Paul d’Ivoi

 

 

 

L’ESPION X. 323 (Volume III)

DU SANG SUR LE NIL

 

 

 

Journal des Voyages 1910 – 1911
sous le titre Les Dix Yeux d’or

Albert Méricant
Collection « Les Récits mystérieux » n°7 – 1912

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LA COMÈTE ROUGE.. 5

CHAPITRE PREMIER  PRÉSAGE DE SANG.. 6

CHAPITRE II  LE MÉNAGE MAUVE.. 11

CHAPITRE III  T. V. 17

CHAPITRE IV  SURPRISE.. 24

CHAPITRE V  LA VIE A PARFOIS L’INCOHÉRENCE DU RÊVE.. 32

CHAPITRE VI  BALLOTTÉ COMME UNE ÉPAVE.. 43

CHAPITRE VII  LE VOL DES DIX OPALES. 54

CHAPITRE VII  LE SECOURS INATTENDU COMPLIQUE LE PROBLÈME.. 62

CHAPITRE IX  DANS LE PALAIS D’EZBEK.. 72

CHAPITRE X  UNE FOLIE SPÉCIALE.. 82

CHAPITRE XI  LE VOLEUR VOLÉ.. 88

CHAPITRE XII  OÙ L’ACTION DE X. 323 SE RÉVÈLE.. 97

CHAPITRE XIII  À TRAVERS LA NUIT.. 106

CHAPITRE XIV  OÙ VÉRITABLEMENT JE SOUPÇONNE X. 323 DE PUISSANCE DIABOLIQUE   115

CHAPITRE XV  LES YEUX D’OR ! ENCORE LES YEUX D’OR ! 125

CHAPITRE XVI  COMME LA FEUILLE AU SOUFFLE DE LA TEMPÊTE.. 133

CHAPITRE XVII  UN COIN DU DÉSERT LYBIQUE.. 143

CHAPITRE XVIII  LE POINT D’EAU D’AÏN-EGGAR.. 151

CHAPITRE XIX  LE PASSÉ.. 161

CHAPITRE XX  LA FIN DU DOUTE.. 172

CHAPITRE XXI  JE REJOINS ELLEN.. 179

DEUXIÈME PARTIE  LES LOTUS VERTS. 185

CHAPITRE PREMIER  QUELQUES PAGES DU « JOURNAL » D’UNE FEMME QUI PLEURE   186

CHAPITRE II  LE « JOURNAL » CONTINUE.. 193

CHAPITRE III  L’ATTENTE DU COUP DE FEU  (Suite du « Journal »). 206

CHAPITRE IV  RÉVEIL.. 217

CHAPITRE V  LE PARFUM DES LOTUS VERTS. 229

CHAPITRE VI  CECI NE RESSEMBLE PLUS DU TOUT AUX PYRAMIDES. 233

CHAPITRE VII  LES JOURS DE SÉQUESTRATION.. 246

CHAPITRE VIII  DE MALLE EN PANIER.. 257

CHAPITRE IX  LA MAISON DE LA RUELLE DES POSSÉDÉS-DERVICHES. 265

CHAPITRE X  JE DEVIENS X. 323. 276

CHAPITRE XI  JE REPRÉSENTE MON NOUVEAU PERSONNAGE AVEC DISTINCTION   284

CHAPITRE XII  UNE FAMILLE D’ASSASSINS. 295

CHAPITRE XIII  L’ESCLAVE DU MEURTRE.. 305

CHAPITRE XIV  UNE SOIRÉE TERRIFIANTE.. 313

CHAPITRE XV  À TRAVERS LA MURAILLE.. 323

CHAPITRE XVI  LA COMÈTE ROUGE.. 335

CHAPITRE XVII  LE GARAGE DU DIRIGEABLE.. 344

CHAPITRE XVIII  UN DRAME À TRAVERS UNE CLOISON.. 355

CHAPITRE XIX  ÉPILOGUE.. 367

À propos de cette édition électronique. 371

 

PREMIÈRE PARTIE

LA COMÈTE ROUGE


CHAPITRE PREMIER

PRÉSAGE DE SANG


Le 15 janvier, dans cet hiver égyptien doux comme un printemps, ma chère Ellen et moi, mariés depuis trois mois, nous étions postés sur la toiture-terrasse de notre joli home du Caire.

 

Allongés sur des chaises longues de bambou, nous rêvions.

 

La nuit opaline de la vallée du Nil nous entourait de sa pénombre bleue, à travers laquelle se confondaient des chants, venant de la ville, ou des daha-biehs (bateaux) amarrées sur le fleuve, d’où se détache le canal Ismaïlieh, en bordure duquel se trouvait notre demeure, poétiquement dénommée Villa de l’Abeille.

 

Dans la rumeur nocturne, il nous semblait discerner les inflexions rauques des âniers excitant leurs bêtes, la mélopée des conteurs narrant, à l’angle des carrefours, les prouesses d’Antar, le héros arabe, ou les aventures de la Mahmoudié aux cheveux verts.

 

Et, toute pénétrée de la mythologie égyptiaque, que, depuis trois mois, nous avions étudiée en de longues et douces excursions à Giseh, à la Forêt pétrifiée, à Zaouyieh-El-Arran, Aboussi, Sakhara, Memphis, Dahehour, Helouan, Ellen murmura :

 

– Ne vous semble-t-il pas, Max, que sur cette plate-forme dominant la ville nous devenons plus que des êtres humains ? Pour moi, je vois en vous le divin Osiris, père du Nil, et je suis Isis, casquée du croissant lunaire ; nous écoutons, du haut d’un olympe, le bourdonnement de l’humanité ; si haut au-dessus d’elle que, dans le murmure imprécis, nous ne distinguons plus le blasphème de la prière.

 

Je la regardai surpris. Elle continua :

 

– Cette sensation d’éloignement, c’est sans doute elle que les prêtres de l’antique Égypte ont voulu exprimer par l’impassibilité des dieux ; l’impassibilité qu’ils considéraient comme la caractéristique de la divinité, à ce point que la Loi Sacrée interdisait aux artistes de reproduire par le ciseau ou la couleur le mouvement, c’est-à-dire la vie apparente. L’Immobilité leur paraissait seule digne des divinités. Être immobile, sans geste de colère ou de pitié !

 

Elle s’interrompit brusquement, dressée d’un seul jet, le bras étendu vers un point du ciel, et son organe frémissant d’une angoisse inexplicable :

 

– Là ! Là !… Voyez, Max… un présage de sang !

 

Je regardai, frissonnant sans savoir pourquoi. Et je demeurai sans voix.

 

Vers l’Ouest, se déplaçant sur le ciel avec rapidité, un astre singulier venait d’apparaître.

 

Cela avait la figure classique attribuée aux comètes. Oui, je découvrais le noyau plus brillant, la queue dont la luminosité s’éteignait par degrés.

 

Une comète ne peut émouvoir un citoyen anglais, ayant fait des études suffisantes pour savoir que ces voyageuses célestes sont inoffensives.

 

Et cependant, mon tremblement s’accentua.

 

D’un geste instinctif, j’attirai Ellen contre moi. Je l’enlaçai, avec l’impression que j’avais à la défendre.

 

Contre quoi ? Contre qui ? Il m’eût été impossible de le dire. Ma raison était en déroute. J’étais livré à la clairvoyance mystérieuse de l’instinct.

 

Et puis… et puis… il y avait autre chose.

 

L’astre, la comète, apparaissait rouge. Elle avait, avec sa chevelure de sang rutilant sur l’indigo du ciel, un je ne sais quoi de menaçant.

 

Tous les journaux du lendemain se trouvèrent d’accord sur ce point, alors qu’ils relatèrent en articles compendieux, la présence inattendue de cet astre errant.

 

J’étreignais Ellen. Je sentais son cœur battre éperdument, et je ne trouvais pas une parole pour apaiser son émoi.

 

La peur était sur nous.

 

Tout à coup, la comète diabolique s’éteignit, ou, plus exactement, une condensation de sa masse s’opéra.

 

Il sembla que les vapeurs empourprées qui la composaient s’arrêtaient en leur course orbitaire, qu’elles roulaient en nuage informe. Puis sa couleur se modifia, passa du rouge au jaune.

 

Elle se fractionna en dix nuées lumineuses. Celles-ci se contractèrent à leur tour, et soudain prirent l’apparence d’yeux ouverts au fond du firmament.

 

Dix yeux d’or vert regardaient la terre.

 

Ils nous regardaient, nous, pantelants sur la terrasse. Et leur ensemble donnait cet aspect :

 

 

Un instant, les yeux d’Ellen se fixèrent sur les miens. Ses lèvres s’entr’ouvrirent, prononçant d’une voix sifflante :

 

– Les lettres ! Les lettres !

 

C’était vrai. Les yeux d’or s’alignaient, figurant un T et un V.

 

Et, grelottant dans mes bras, me communiquant la fièvre d’épouvante qui la secouait toute, Ellen murmura :

 

– Les lettres de mort… Frère, sœur, au secours… Sauvez-le !

 

– Ellen, que dites-vous ? murmurai-je, bouleversé par cette terreur inexpliquée.

 

Ma voix parut redoubler son effroi.

 

Ses dents claquaient, et comme je répétais : « Ellen, ma bien-aimée, revenez à vous ! » elle se renversa tout d’une pièce dans mes bras, évanouie.

 

Je l’emportai, je l’étendis sur son lit. J’appelai à grands cris Nelaïm, un jeune fellah de seize ans tour à tour valet de chambre à l’intérieur de la maison, ânier dans les promenades d’un rayon restreint, drogman (majordome-interprète) lors de nos courses aux déserts Arabique ou Lybique, entre lesquels coule la bande verdoyante de l’Égypte arrosée par le Nil. J’envoyai le garçon chez le docteur Fitz, de la résidence khédiviale.

 

Hélas ! le docteur, avec la franchise d’un vrai savant, m’avoua qu’il ne comprenait rien aux manifestations nerveuses d’Ellen.

 

Et quand, au milieu de la nuit, ma chère femme revenue à elle, je la pressai de m’expliquer ce qui avait pu la terroriser ainsi, elle se blottit dans mes bras et, m’enlaçant étroitement, avec une énergie qui démentait ses paroles, elle murmura du ton d’une enfant prise en faute :

 

– Je ne sais pas… Max ; dites-vous que votre Ellen est une petite folle, et ne me parlez plus de cette heure de faiblesse dont j’ai honte !

 

Comme l’homme, si fier de sa clairvoyance, est aveugle ! Je ne compris pas qu’en cet instant la pauvre mignonne me donnait la plus grande preuve de tendresse que femme donna jamais.

 

Je ne compris pas (cela me restera toujours comme un remords) que, pour m’assurer un esprit paisible, elle accaparait pour elle seule toute l’angoisse du danger planant sur nous, dans l’orbe sanglant de la Comète rouge ; toute la menace formidable des dix yeux d’or vert.

 

CHAPITRE II

LE MÉNAGE MAUVE


– Khoouaga (monsieur), oun papir à la hourme ingilisi ! (une lettre pour la dame anglaise). »

 

C’est avec ces mots que, le lendemain, vers trois heures après-midi, le boy Nelaïm se précipite dans le salon-fumoir où je me tiens auprès d’Ellen, un peu pâle encore, étendue languissante sur un divan.

 

Mais l’arrivée de Nelaïm semble vaincre la langueur d’Ellen.

 

D’un bond elle est auprès de lui. Elle a pris la lettre, considère l’enveloppe. Et avec une joie que j’attribue à l’affection qu’elle ressent pour sa sœur, dont elle est séparée depuis notre mariage, elle clame :

 

– De ma chérie ! C’est de ma chérie !

 

Elle déchire l’enveloppe et lit.

 

Une teinte rosée envahit ses joues ; ses narines délicates palpitent. Elle me tend le papier sans me regarder. On dirait que ses yeux cherchent je ne sais quoi, là-haut, dans le ciel au bleu profond ; ses lèvres s’agitent imperceptiblement comme si elle parlait à un invisible interlocuteur.

 

Mais je lis ce qu’écrit cette sœur si chérie.

 

« Petite Ellen bien-aimée,

 

« De passage à Alexandrie, je voudrais la douceur de tes baisers.

 

« Je ne puis venir au Caire ; mais toi, toi, chérie, tu peux prendre le train de quatre heures. Je t’attendrai en gare d’Alexandrie. Nous passerons la soirée toutes deux et demain matin je te remettrai au train.

 

« Pardonnez-moi, toi et lui, de vous séparer quelques heures. J’ai tort de m’excuser, car je suis certaine de votre pitié pour votre sœur… Oh ! oui, vôtre !

 

« Signé : TANAGRA. »

 

Ellen m’interrogea du regard :

 

– Il faut y aller, murmurai-je.

 

Elle me sourit avec une douceur infinie, et comme si jusque-là elle avait pu douter de mon consentement, elle me dit avec un accent d’indicible gratitude :

 

– Merci, mon aimé. Alors, vous me conduisez à la gare ?

 

J’inclinai la tête. Elle baisa mes yeux et sortit pour se préparer au départ.

 

Une demi-heure après, nous sortions de notre maison.

 

Dix minutes nous suffisaient pour gagner la gare centrale, d’où partent les trains sur Alexandrie et Suez, en traversant le pont Kautaret, jeté sur le canal Ismaïlieh.

 

Nous serions donc en avance pour le train de 4 heures.

 

Mais, avant de sortir, Ellen avait fait à notre serviteur Nelaïm des recommandations qui m’étonnèrent quelque peu.

 

Il devait tenir les portes, les fenêtres, closes durant la nuit, quand je serais rentré ; n’ouvrir à personne sans s’être assuré, à travers le judas grillé ornant la porte de la rue, que le visiteur était un ami.

 

Puis, de son réticule, elle tira un revolver et me le tendit :

 

– Ne vous en séparez pas, je vous en prie, Max, me dit-elle.

 

Je glissai le revolver dans la poche ad hoc de mon vêtement. Elle se montra si joyeuse que je me félicitai de ma condescendance. Pouvais-je deviner que, sous ses terreurs d’apparence puérile, la dévouée et chère mignonne voilait l’horrible secret dont elle ne voulait pas m’inquiéter.

 

Dans la bande d’ombre bleuâtre des murs, nous suivîmes le quai du canal, nous atteignîmes le rond-point de Faggala, et passant devant la petite station de Abbasiyeh, nous nous engageâmes sur le pont Kautaret.

 

Or, à ce moment, je remarquai deux touristes, dont l’aspect bizarre chassa mes pensées moroses.

 

Un homme, une femme. Lui, grand, en chair sans être replet, la face embroussaillée d’une barbe fauve ; elle, robuste, mais élégante ; les cheveux devant évidemment leur ton acajou au concours du henné ; ridicule, mais jolie.

 

Et ce couple, imbu sans doute de l’idée baroque que j’avais constatée chez nombre de touristes du Nil, idée qui consiste à croire à la fois qu’il faut se vêtir d’étoffes légères pour lutter contre la chaleur, et adopter des couleurs inhabituelles afin de ne pas détonner dans le paysage oriental, ce couple était revêtu de la tête aux pieds de complets d’un mauve hétéroclite, criard, ne s’harmonisant avec aucune des nuances ambiantes.

 

Salacco, veston, pantalon ample, espadrilles pour l’homme ; chapeau cloche, saute-en-barque, trotteuse, brodequins de chamois pour la dame, tout était mauve, d’un mauve exaspéré et exaspérant.

 

Avec dix mètres d’avance, ils pénétrèrent dans la gare centrale, s’arrêtant presque aussitôt avec de grandes démonstrations de plaisir, dont la cause nous apparut aussitôt sous la forme de M. et Mme Solvonov, nobles polonais, installés à demeure au Caire, et que fonctionnaires égyptiens ou anglais, riches commerçants, voyageurs titrés, fêtaient à l’envi.

 

Nous avions été reçus à plusieurs reprises dans le palais d’Ezbek qu’ils avaient loué à bail.

 

Force nous fut de nous arrêter pour les saluer. Mme Solvonov, type accompli de la beauté polonaise, respectueuse et tendre pour son époux, de trente ans son aîné, mais conservant grand air sous ses cheveux blancs, Mme Solvonov, dis-je, nous présenta le couple mauve.

 

– Meinherr Alsidorn et son épouse Matilda, propriétaires tyroliens frileux, préférant la douce température du Caire aux frimas de leurs montagnes.

 

Apprenant qu’Ellen serait absente, la charmante Polonaise me pria de passer cette soirée de veuvage au palais d’Ezbek.

 

Ellen me pressa d’accepter, j’y consentis. Puis, ayant pris congé et de Mme Solvonov et des mauves Alsidorn, j’installais ma chère aimée dans un compartiment de première classe, prescrivant au chef de train de veiller à lui servir en cours de route l’orangeade parfumée à la menthe, boisson classique dont s’aromatise la monotonie du voyage, quand une lueur mauve impressionna ma rétine.

 

Je fixai l’origine de cette lueur et je reconnus meinherr Alsidorn. Il ne se cachait pas du reste.

 

Il nous salua au passage, nous apprit qu’il faisait un saut jusqu’à Benha-El-Ash, à 25 kilomètres du Caire, pour visiter une maison de campagne dont on lui avait parlé. Il voyageait en seconde classe : un homme seul n’a pas besoin de toutes les aises nécessaires aux dames, n’est-ce pas ?

 

Sur ce, il reprit sa course le long du train, avec le dandinement burlesque d’un canard qui se hâte.

 

Un employé du chemin de fer parcourait le quai, lançant d’une voix grave ces mots :

 

– Yalla !… Go ahead !… Yalla !… Go ahead !

 

Les deux expressions, la première arabe, la seconde anglaise, ont le même sens. Elles signifient littéralement : « En avant ! » Elles indiquaient que le train d’Alexandrie allait démarrer.

 

D’un mouvement instinctif, Ellen et moi nous nous enlaçâmes. Il me sembla qu’au fond de son être je percevais un sanglot intérieur. Je me sentis envahi par une tristesse sans bornes, et, au lieu du joyeux : « À demain ! » dont je voulais saluer son départ, mes lèvres prononcèrent l’adieu arabe qui est presque une prière décelant l’anxiété des séparations :

 

– Fî Amân Allah, ma chère aimée.

 

Elle me regarda avec une nuance d’étonnement. Elle eut un petit frisson, puis, d’une voix étouffée, elle répéta :

 

– Fî Amân Allah ! (À la garde d’Allah.)

 

Un bruit de fumée qui fuse, de pistons en marche. Le convoi partit.

 

CHAPITRE III

T. V.


Le palais d’Ezbek a sa façade et ses jardins en bordure du superbe parc Ezbekieh, centre de la vie européenne au Caire, qu’entourent l’Opéra, la Bourse, les tribunaux mixtes, le Club khédival et les grands hôtels.

 

J’y reçus le soir une hospitalité charmante.

 

M. Solvonov, vieillard très vert, en dépit de ses treize lustres accomplis (des gens bien informés lui attribuaient 67 ans), s’ingénia, ainsi que sa charmante femme, à me distraire, à dissiper le nuage laissé sur mon esprit par le départ d’Ellen.

 

Herr Alsidorn, – Fritz, pour les pelles tames, me confia-t-il avec son accent tudesque, – sa compagne, Frau Matilda, se mirent également en frais, pour chasser de mon esprit les papillons violets, que les Arabes prétendent être les messagers des idées moroses.

 

Vers minuit, je me retirai.

 

Le couple tyrolien m’accompagna. Rien de plus naturel. Il avait provisoirement élu domicile à l’hôtel Shepheard, à deux pas de l’agence Cook et du consulat d’Autriche.

 

Je les quittai à la porte de leur hôtel. Je subis pendant cinq minutes la pluie de leurs compliments outrés à l’allemande, puis je continuai ma route.

 

Tandis qu’en arrière, dans la ville arabe, les tarbouckas, et autres instruments de musique bourdonnaient encore, tout était silencieux dans le quartier bordant le canal Ismaïlieh.

 

Nelaïm m’attendait. Il mit cinq minutes à m’ouvrir, se conformant avec une rigueur qui m’impatienta aux instructions de ma chère Ellen.

 

Ce fut seulement après avoir du premier étage, plongé sur moi un regard, m’avoir examiné de nouveau, à travers le judas de la porte de la rue, qu’il se décida à décrocher la chaîne de sûreté, à tirer le verrou de cuivre et à entre-bâiller l’huis.

 

Je dus me racler le dos contre le chambranle pour pénétrer chez moi.

 

Nelaïm, un revolver au poing, me conduisit jusqu’à ma chambre et ne se retira qu’après avoir formulé cette recommandation :

 

– Sidi (monsieur), pas oublier… La hourmé (dame) a prié tenir revolver près de toi.

 

Ma foi, la ponctualité du boy détermina chez moi un accès de gaieté. Le geôlier le plus farouche n’aurait pas gardé un prisonnier avec plus de soin.

 

Il ne se formalisa pas. Il rit aussi en montrant ses dents blanches. Après quoi, il se glissa dehors et j’entendis qu’il se couchait dans le corridor, en travers de ma porte.

 

Je riais en me déshabillant, je riais en me mettant au lit, et à cette heure le deuil inexorable était déjà sur moi !

 

Je me réveillai assez tard le matin. Les volets, ajourés à la façon des moucharabiehs de Constantinople, étaient ouverts ; les stores aux rayures blanches et bleues interposaient leur écran transparent entre le soleil matinal et l’intérieur de l’appartement. Sur une petite table, Nelaïm disposait silencieusement le premier déjeuner : tranches de pastèques à la pulpe rose, fruits, confitures et thé.

 

– Sidi pardonner Nelaïm éveiller, gazouilla le boy. Mais penser bon action cela ; puisque sidi devoir aller au train acher sâ’a (de 10 heures).

 

– Tu as bien fait. Quelle heure est-il ?

 

– La moitié après-huit, sidi.

 

– Parfait.

 

À neuf heures un quart, j’étais habillé et je m’installais devant la collation servie par le gamin. J’étais d’excellente humeur. Dans quarante-cinq minutes, je serais à la gare, je recevrais Ellen dans mes bras.

 

J’étais à table depuis quelques instants, quand des clameurs s’élevèrent au dehors.

 

Des jeunes fellahs, nu-pieds, couraient sur le quai, criant le journal de langue anglaise, l’Egyptian News.

 

« Le crime du railway d’Alexandrie ! Assassinat mystérieux d’une jeune lady ! »

 

– Nelaïm, m’écriai-je, un journal de suite !

 

Mon serviteur bondit au dehors. Un moment plus tard, il reparaissait, un Egyptian News à la main.

 

Je le pris brusquement. Je le déployai ; sous le titre de la feuille s’étalait en caractères gras la manchette dont les crieurs répétaient les termes.

 

Et brusquement un brouillard s’épandit sur mes yeux !

 

Les premières lignes de l’article disaient :

 

« Hier, au moment où le train quittant le Caire à 4 heures de relevée (après-midi) entrait en gare d’Alexandrie, les employés du chemin de fer découvrirent le cadavre d’une jeune femme, étendue au milieu d’une mare de sang, dans un compartiment de première classe. »

 

« Les premières constatations établirent que le vol n’avait point été le mobile du crime.

 

« La défunte portait un réticule contenant plusieurs objets de toilette en or, une bourse de même métal renfermant 25 guinées anglaises (650 francs). Au col, la victime portait un gorgerin or, scarabées et saphirs d’Abyssinie, évalué à deux cents livres (5.000 francs). »

 

Le doute n’était plus permis.

 

Ce gorgerin, reproduction moderne du célèbre collier de Rahoser, élégante d’Antinoë qui vécut 2.700 ans avant notre ère, ce gorgerin, nous l’avions acheté ensemble chez Usbek et Stockton, les opulents joailliers de la place Atelbet-El-Khadra !

 

Et cependant, je poursuivis ma lecture, éprouvant une âpre volupté à connaître tous les détails de l’atroce aventure qui sur mon ciel rose de tendresse tirait le voile noir des morts.

 

« La jeune femme a été surprise vraisemblablement au moment où, penchée à la portière, elle considérait le paysage.

 

« L’assassin a dû pénétrer sans bruit dans le compartiment, car la victime a été frappée dans le dos, un peu au-dessous de l’omoplate, d’un coup de kandjara (poignard égyptien). Le cœur a été atteint. La mort a été foudroyante.

 

« Le meurtrier a-t-il été inquiété par quelque bruit suspect ? On ne saurait l’affirmer. Il semble toutefois qu’il s’est retiré précipitamment, car il a oublié son arme dans l’atroce blessure.

 

« Et cette arme elle-même soulève un problème angoissant.

 

« Sur la poignée de bronze sont gravés et patinés en clair dix yeux d’or vert, figurant les deux lettres T. V. L’on se souviendra que l’astéroïde étrange signalé avant-hier dans l’atmosphère se mua en cette même forme.

 

« Y a-t-il une relation entre les deux faits ? »

 

Moi, je me répondis oui sans hésiter. Dans l’espace d’un éclair, je me souvins de la terreur inexplicable d’Ellen.

 

Et la logique, cette impitoyable dominatrice de mon cerveau anglo-saxon, me força à exprimer :

 

– La peur des deux lettres… Elle savait donc ce qu’elles signifiaient. Elle se savait menacée. Cela est-il sûr ?… Oui, car dans le désordre de la terreur elle a appelé sa sœur, son frère à son secours.

 

Un sanglot me secoua. Un sanglot fait de douleur et de colère. Oui, de colère. Pourquoi avait-elle manqué de confiance en moi ? Pourquoi ne m’avait-elle pas dit la cause de son épouvante ?

 

Je ne l’aurais pas laissée partir seule. J’aurais été à ses côtés pour la protéger ou succomber avec elle.

 

La revoir, la revoir une dernière fois. À celle qui ne me sourirait jamais plus, dont jamais plus la douce voix ne résonnerait à mon oreille, il fallait assurer la sépulture. Je ne devais pas la laisser là-bas, toute seule, cadavre perdu dans l’indifférence de la vie avoisinante, cette chère compagne tombant dès la première étape de notre marche à travers l’existence.

 

Je ne pleurais plus. L’acuité même de la souffrance dépassait les limites de ma perception.

 

Il me sembla m’agiter en rêve. J’étais moi-même affolé, terrassé, sans volonté ; et j’étais un autre qui prenait toutes les dispositions utiles.

 

Nelaïm me suivait. Sur sa figure basanée, dans ses yeux noirs allongés à l’égyptienne, se peignait une sorte de stupeur.

 

– Sidi s’en va ?

 

– Oui, à Alexandrie.

 

– La lady ne revient pas ?

 

Je lui montrai le journal.

 

– Lis, tu comprendras. Garde la maison jusqu’à mon retour.

 

J’arrivai à la gare au moment où entrait sous le hall le train de dix heures, celui qui eût dû me ramener la chère absente.

 

Une sorte de rage me secoua en voyant descendre les voyageurs affairés. Une de ces idées absurdes, comme l’on en a dans les heures de désespoir, me fit gronder, les dents serrées :

 

– Que de gens vivants ! Et elle, elle, la seule que j’aime, ne reviendra pas !

 

Et puis, je sautai dans le convoi de sens inverse qui allait partir pour Alexandrie.

 

CHAPITRE IV

SURPRISE


À Alexandrie il me fallait retrouver Ellen.

 

Où avait-on emporté le pauvre cher cadavre de l’aimée ?

 

Le chef de gare me renseigna.

 

La défunte, étant évidemment Européenne, mais n’ayant sur elle aucun papier permettant d’établir son identité, avait été transportée à la Quarantaine-Neuve, au Sud du Port-Vieux.

 

Il me suffirait de réclamer le corps et l’on me faciliterait toutes les formalités d’inhumation.

 

Une voiture de place, que je hélai dans la cour de la gare, me conduisit en une demi-heure au bâtiment circulaire de la Quarantaine, en passant le long des bastions, devant la porte de la Colonne de Pompée, puis en empruntant la rue Ibrahim, le Pont-Neuf jeté sur le canal Mahmoudié et en contournant la vaste ellipse du Gabari (hippodrome).

 

Des portes s’ouvrirent, des subalternes s’empressèrent.

 

Je me trouvai dans une pièce claire, tendue de papier semé de fleurs de lotus bleu, en face d’un homme d’environ cinquante ans que, aux premiers mots, je reconnus pour un compatriote.

 

D’une voix blanche, je lui dis le motif de ma visite.

 

– Dear me ! Poor me ! (Cher moi ! Pauvre moi ! exclamations anglaises exprimant la pitié), s’écria le directeur de la Quarantaine, je regrette d’entrer en relations dans une circonstance aussi affligeante. Mais enfin, il m’est impossible d’empêcher ce qui est, et je veux au moins vous assurer toute la satisfaction compatible avec la triste chose.

 

Sur ce, il se leva, se coiffa d’une casquette agrémentée d’un galon d’or, et ouvrant la porte du bureau :

 

– Je vous accompagne en personne ; oui, pour indiquer la part grande que je prends à votre infortune.

 

Les bâtiments de la Quarantaine sont disposés en cercle autour d’une cour-jardin centrale, dont le milieu est occupé par un pavillon-blockhaus, destiné à recevoir les malades débarqués dans le port et dont l’isolement est obligatoire.

 

Ce fut dans cette construction que le directeur me conduisit.

 

À l’aide de clefs qu’il avait prises avant de partir, nous pénétrâmes à l’intérieur.

 

Cet homme aimable soutenait tout seul la conversation, sans paraître blessé de mon mutisme obstiné.

 

– Nous n’avons aucun pensionnaire en ce moment, disait-il, d’un air aimable, et il est malheureusement trop certain que la jeune lady ne quittera pas la salle qui lui a été affectée. C’est pourquoi Dourlian, le gardien du pavillon central ne se montre pas. Il est sans doute occupé ailleurs.

 

Puis, presque souriant :

 

– Au surplus, nous n’avons pas besoin de lui de suite. Le corps repose dans la logette 23. Si vous reconnaissez votre lady, je sonnerai Dourlian. Il vous accompagnera pour transporter la défunte au Service d’inhumations.

 

L’intérieur du blockhaus était partagé par des corridors à angles droits, au long desquels s’alignaient des portes numérotées.

 

– 23 !

 

Je prononçai ce nombre d’une voix éteinte.

 

– Oui, oui, vous avez bien lu, bredouilla le bavard directeur, 23, le numéro où l’on a porté la pauvre jeune créature… Vous sentez-vous le courage d’être mis en présence…

 

– Oui, fis-je, étreint par une angoisse indicible.

 

Mon guide hocha la tête, glissa une clef dans la serrure, la fit tourner.

 

Le battant fut poussé et, sur le seuil, nous demeurâmes sans mouvement.

 

Aucun meuble dans la petite pièce rectangulaire, éclairée par en haut, grâce à une lucarne, dont une ficelle pendant jusqu’à hauteur d’homme indiquait le maniement.

 

Je m’attendais à voir, posé sur des tréteaux, le cercueil provisoire dans lequel dormait ma chère aimée.

 

Mais, à ma grande stupéfaction, les deux tréteaux-supports ne supportaient rien.

 

Le directeur, lui, se passa la main sur le front, puis parlant pour lui-même :

 

– Ah çà ! on a transféré la jeune dame ! Comment Dourlian ne m’a-t-il pas avisé de cette mutation ?

 

Tout en prononçant ces mots, il faisait quelques pas dans le couloir et actionnait une sonnerie électrique dont le relief s’accusait sur la cloison.

 

Une minute à peine s’était écoulée, que des pas pressés résonnaient dans le corridor.

 

Un grand diable dégingandé, au corps maigre flottant dans une longue blouse d’infirmier, se plantait devant nous, s’exclamant avec un gros rire :

 

– Ah ! c’est vous, monsieur le directeur… Votre appel m’a causé une vraie stupeur ; je me demandais qui pouvait bien sonner dans ce pavillon où il n’y a personne.

 

Mon compagnon l’interrompit :

 

– Où a-t-on mis la… personne qui occupait le 23 ?

 

À cette question, le visage du gardien Dourlian revêtit une expression d’étonnement extraordinaire.

 

– Mais, balbutia-t-il, monsieur le directeur le sait bien.

 

– Comment, je le sais ? Ah çà ! Dourlian, est-ce que vous auriez bu ?

 

– Moi ?… Monsieur le directeur connaît ma sobriété.

 

– En effet, en effet. Seulement, où prenez-vous que je sois renseigné sur le changement au sujet duquel j’interroge ?

 

La stupeur du gardien s’accentua encore.

 

– Où je prends ?… Dans l’ordre même de monsieur le directeur.

 

J’assistais sans un geste à la scène. Un quiproquo macabre se déroulait devant moi, j’en avais conscience. Cependant, je tressaillis en voyant le directeur frapper violemment le sol du talon, tandis qu’il grondait :

 

– Voulez-vous signifier que je vous ai donné pareil ordre ?

 

– Certainement, bégaya Dourlian, évidemment interloqué.

 

– Moi ?

 

– Vous-même. Il pouvait être dix heures un quart… Monsieur le directeur prenait probablement son premier déjeuner. Il m’a envoyé, comme il le fait toujours en pareil cas, Jaspers, son valet de chambre.

 

Le directeur bondit sur place :

 

– Jaspers ! Je vous arrête là. Jaspers s’est trouvé indisposé ce matin. Il est demeuré au lit et n’en a pas bougé.

 

Dourlian secoua la tête avec énergie et d’un ton assuré :

 

– Pour ce qui est de l’indisposition de Jaspers, je ne me permettrai pas de penser autre chose que mon directeur ; mais quant à croire qu’il n’a pas bougé de son lit, cela m’est impossible, attendu que je l’ai vu ici, en personne.

 

Cette discussion m’agaçait. J’intervins :

 

– Ceci pourra être éclairci plus tard.

 

– Eh ! vous avez raison, consentit aimablement le directeur de l’établissement. Nous éclaircirons la chose tout à l’heure. Pour l’instant, Dourlian, dites seulement où vous avez mis le corps ?

 

Cette fois, un ahurissement incommensurable se peignit sur les traits du gardien.

 

– Où je l’ai mis ? répéta-t-il.

 

– Sans doute. Il me semble que la question est claire.

 

– Bien certainement, elle est claire… Ce qui n’est pas clair, c’est que monsieur le directeur me la fasse.

 

– Ah ! rugit mon guide exaspéré. Cela va recommencer. Écoutez, garçon, dispensez-nous de vos réflexions et répondez. Qu’avez-vous fait de la jeune dame ?

 

Dans les yeux de Dourlian, il y eut une flamme ironique.

 

Sûrement, ce garçon résistait à une formidable envie de rire à la face de son supérieur. Il parvint à se dominer cependant et répliqua :

 

– Jaspers est venu…

 

– Encore Jaspers ! clama le directeur.

 

– Ah ! murmura doucement son interlocuteur, si vous voulez que je réponde, il faut pourtant bien me laisser raconter ce qui s’est produit.

 

– Soit… Je vous écoute.

 

– Jaspers est donc venu et ensemble nous avons porté le cercueil dûment vissé, dans la voiture qui avait amené la mère de la défunte.

 

– La défunte n’est plus ici ?

 

– Elle a une mère qui l’a réclamée ?

 

Ces deux phrases rugies jaillirent des lèvres du directeur et des miennes.

 

La morte n’était donc pas Ellen… En dépit des coïncidences, du gorgerin original, du réticule, de la bourse d’or, c’était une autre qui avait succombé.

 

Une joie subite, exorbitante, une de ces joies douloureuses de par leur acuité même m’avait envahi.

 

Je n’avais qu’une idée : reprendre le train, rentrer au Caire, où la chère aimée sans doute m’attendait, ne comprenant rien à mon absence. Mais le directeur me retint quelques minutes encore.

 

– Très heureux de l’incident. Je ne m’explique pas l’histoire, mais enfin la victime n’est point la personne que vous pensiez.

 

– Non, certes ; elle était orpheline.

 

– All right ! Félicitations !

 

Le digne fonctionnaire me secoua les mains avec une énergie toute anglaise, puis revenant à son subordonné :

 

– Et cette mère, comment s’appelle-t-elle ?

 

– Mme Charley, de Glasgow.

 

– Parfait ! Parfait !

 

Je gagnai la sortie sans retard. Je remis à Dourlian un pourboire, pardon ! un bakchich abondant, (en Égypte on dit : bakchich et il convient de conserver la couleur locale) et je sautai dans la voiture qui m’avait attendu, en criant au cocher :

 

– À la gare du Caire ! Vite ! vite !

 

Et comme le véhicule se mettait en marche, mes yeux se portèrent sur Dourlian.

 

Le gardien demeurait sur place, les sourcils froncés, l’air égaré d’un homme qui s’agite au milieu de l’incompréhensible. Son attitude eût dû m’avertir que la conclusion simple, tirée par moi de son entretien avec son chef, ne le satisfaisait pas.

 

CHAPITRE V

LA VIE A PARFOIS L’INCOHÉRENCE DU RÊVE


L’expression « fou de joie » est véritablement juste. Il fallait bien que je fusse fou, moi, si méthodique à l’ordinaire, pour n’avoir pas songé que je n’aurais, pour retourner au Caire, aucun train avant quatre heures de l’après-midi. Et cependant je connaissais les horaires !

 

Heureusement je me souvins n’avoir pas déjeuné. J’allais combler cette lacune et, en traînant un peu, j’arriverais à la gare à l’heure indiquée.

 

Donc, ayant abandonné ma voiture à la station, je me rendis au restaurant Fink, que je jugeai le plus proche et qui, chacun le sait, est situé rue Chérif-Pacha, en face l’Hôtel Khédivial.

 

Je m’étais attablé dans la salle commune du « Fink », quand un personnage, qu’à son aspect je jugeai devoir être un commerçant maltais, vint s’asseoir à une table voisine de la mienne et demanda un café à la turque.

 

Il était à peine servi qu’une exclamation fixa définitivement mon attention sur lui.

 

– Docteur, disait-il, quel heureux hasard de vous voir de ce côté de la ville !

 

Le nouveau venu, homme sec, grisonnant, le nez chevauché par des lunettes d’or, s’approcha.

 

– Enchanté, monsieur Fitzari, enchanté.

 

– Asseyez-vous donc, mon cher docteur Amandias.

 

– Volontiers.

 

Et la conversation s’engagea. Je n’écoutais pas, ce qui eût été indiscret ; mais les deux hommes parlaient sans baisser la voix, j’étais bien forcé d’entendre.

 

– Une corvée, grommelait le médecin ; obligé de prendre le chemin de fer pour me rendre à Kafr-el-Daouar (localité à 5 kilomètres d’Alexandrie)… Un fiévreux qui m’inquiète.

 

– Oh ! se récria le Maltais avec admiration, vous êtes demandé par tous les malades du delta.

 

Le médecin se rengorgea sous l’éloge évidemment exagéré.

 

– Sans doute ! Sans doute !… Et mon dévouement est connu… Seulement, aujourd’hui, j’aurais préféré séjourner à Alexandrie, afin de terminer une enquête intéressante commencée à la Quarantaine-Neuve.

 

La Quarantaine-Neuve ! Ces trois mots me firent dresser l’oreille.

 

– Une enquête ? redit le négociant Fitzari d’un ton interrogateur.

 

– Oui… Ça n’est pas un secret…, tout au plus une énigme agaçante…

 

– Oh ! j’adore les rébus, docteur…

 

Le médecin se prit à rire :

 

– Eh bien, cher monsieur Fitzari, si vous pouvez m’expliquer celui-là, vous me ferez plaisir. Voici les faits. Vous savez qu’une jeune femme inconnue a été assassinée hier, sur le parcours du Caire à Alexandrie ?

 

– Parfaitement ! Les journaux de ce matin…

 

– Juste… On a transporté le corps à la Quarantaine.

 

– Bon !

 

– Il y a une heure et demie environ, un gentleman s’est présenté, se disant le mari de la défunte et réclamant le corps pour l’inhumation.

 

Je tressaillis. Ces étrangers parlaient évidemment de moi.

 

– Tout naturel ! murmura le Maltais.

 

Mais le docteur Amandias l’arrêta.

 

– Attendez, attendez… Le directeur accompagna le visiteur au pavillon d’isolement et là, le gardien, un nommé Dourlian, déclara avoir déjà remis le cercueil à une dame qui se prétendait la mère de la défunte.

 

– Peuh ! La belle-mère avait précédé le gendre, voilà tout, lança ironiquement Fitzari.

 

– Vous n’y êtes pas, mon cher, riposta triomphalement le docteur ; cette mère et ce mari n’appartenaient pas à la même famille. Mais plus fort que cela. Dourlian prétendit avoir agi d’après les ordres du directeur, qui lui auraient été transmis par Jaspers, le valet de chambre de ce dernier.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, mon bon ami, le directeur fait serment qu’il n’a donné aucun ordre semblable, et Jaspers, malade au lit, ce qui vous explique ma présence là-bas, est évidemment hors d’état de se lever et d’aller porter des ordres.

 

– Diable ! Alors, ce Dourlian serait…

 

– Un employé au-dessus de tout soupçon.

 

– En ce cas ?

 

– Il y a un mystère. Quelqu’un a indûment pris livraison du funèbre colis…

 

– Oh ! indûment… En êtes-vous sûr ?

 

– Absolument. Car, au sortir de la Quarantaine, la mère supposée aurait dû se rendre aux Services administratifs d’inhumation, pour acquitter les droits et remplir les formalités prescrites ; elle n’y a pas paru, acheva M. Amandias, en scandant fortement ces derniers mots.

 

– Et vous concluez ? demanda le négociant avec un intérêt non dissimulé.

 

Son interlocuteur eut un grand geste.

 

– Je ne conclus pas. Seulement, j’estime que nous nous trouvons en présence d’un crime mystérieux, qui dépasse de beaucoup les limites du drame ordinaire. On poignarde une jeune femme ; j’oubliais de vous dire que le kandjar…

 

– Je sais, je sais ; les yeux d’or ; les lettres T. V.

 

– C’est vrai, les quotidiens ont narré tout ceci par le détail. Donc, le meurtre en lui-même a déjà un caractère particulier… Les coupables ne se contentent pas de cela. Ils dérobent le cadavre avec une audace, une habileté déconcertantes.

 

– Vous supposez donc que ce sont les assassins…

 

– Eh ! qui serait-ce, cher ami ? Un parent se fût présenté simplement à la direction ; il n’eût pas songé à se mettre en contravention avec les règlements.

 

– Vous avez raison.

 

Il y eut un silence, dans lequel j’entendais mon cœur battre à coups précipités dans ma poitrine.

 

Toute ma joie s’était évanouie.

 

Et poussé par un irrésistible besoin de confier ma détresse morale à quelqu’un, je me penchai vers le docteur Amandias, vers cet homme que je ne connaissais pas.

 

– Vous continuerez l’enquête, monsieur, murmurai-je ?

 

Les causeurs me considérèrent avec étonnement. Le fait d’entrer ainsi dans leur conversation leur apparaissait certainement avoir besoin d’explication.

 

– Je demande votre pardon, repris-je en bredouillant, j’ai entendu sans le vouloir, et vos paroles m’ont frappé d’une terrible douleur. Je suis le gentleman, le mari dont vous parliez, et je puis vous apprendre que la morte n’a plus de mère.

 

Sur les traits de mes interlocuteurs se peignit une pitié profonde. Le médecin me tendit la main, et de ce ton dont ces combattants des misères pathologiques de l’humanité encouragent leurs clients :

 

– Je continuerai l’enquête, me dit-il, je vous le promets… Si vous le souhaitez même, je vous ferai connaître ce que je pourrai découvrir.

 

– Je vous en prie.

 

– En ce cas, je dois vous demander votre adresse.

 

– Trop juste. Max Trelam, Beit Nahla (maison de l’Abeille), quai Ismaïlieh, au Caire.

 

Je lui tendais une carte. Il ouvrit son portefeuille, parut chercher, puis avec un geste dépité :

 

– Allons, je n’ai pas de cartes sut moi. N’importe, je vous écris la chose sur un feuillet.

 

Sur le papier qu’il me remit, je lus :

 

DOCTEUR AMANDIAS

 

MÉDECIN DES HÔPITAUX ET DE LA QUARANTAINE

 

Place Mehemet-Ali

 

ALEXANDRIE

 

J’allais exprimer ma gratitude à cet inconnu, qui m’accordait la consolation de s’intéresser à mon affliction, mais il se leva brusquement.

 

– Quatre heures moins sept. Juste le temps de gagner la gare.

 

Je n’avais plus de raison de prendre le train, maintenant que mon espérance était morte. Cependant la peur de demeurer seul avec ma pensée m’incita à prononcer :

 

– J’y vais également.

 

– En ce cas, pressons-nous. Si vous le voulez bien, nous voyagerons ensemble jusqu’à Kafr-el-Daouar, ma destination. Vous aurez ainsi le temps de me donner tous les renseignements de nature à faciliter mon enquête.

 

À Kafr-el-Daouar, M. Amandias descendit, et le train reprit sa marche vers le Caire, m’emportant seul, terrifié, brisé.

 

Sur mon esprit flottait une brume. Les alternatives d’espoir et de désespérance, subies depuis la veille dépassaient mes forces de résistance.

 

Depuis la rencontre du docteur, il me semblait que j’avais perdu ma bien-aimée femme pour la seconde fois !

 

Un bruit de ferraille me tire de ma torpeur douloureuse.

 

Le train entrait lentement en gare du Caire, et les agents répandus sur le quai clamaient en franc et en arabe le nom de la métropole égyptienne :

 

– Le Caire !

 

– Masr !

 

Allons ! Il fallait regagner mon logis, la villa de l’Abeille, si pleine d’amour hier encore, si effroyablement vide aujourd’hui.

 

Je poussai la portière, je mis le pied sur le quai. Soudain j’eus l’impression qu’un projectile humain se frayait un passage au milieu des voyageurs, et mon boy Nelaïm, la face épanouie, la bouche ouverte en un large rire qui découvrait ses dents blanches, se planta devant moi.

 

– Toi, sidi… Enfin, ça pas malheureux ! Maîtresse attendre ti, tout rempli d’inquiétude.

 

Je reculai d’un pas.

 

– Qu’est-ce que tu dis ?

 

Je devais avoir l’air égaré, car le boy reprit en parlant avec lenteur, comme pour se faire mieux comprendre :

 

– Nelaïm dire maîtresse tout transie pas voir révéni sidi.

 

– De qui parles-tu ? balbutiai-je, me refusant à croire qu’il désignait ainsi Ellen, ma chère morte.

 

Mais lui, les sourcils relevés en accents circonflexes, jugeant de toute évidence ma question saugrenue :

 

– Dé qui ? Et dé qui donc, si pas la bonne et jolie hourmé (dame) Ellen !

 

– Elle est vivante ? balbutiai-je d’une voix étranglée.

 

Nelaïm se reprit à rire et gaiement :

 

– Ah ! oui ! Ti penser journal ce matin. Journal pas dire bien. La hourmé vivante.

 

J’avoue que je chancelai. Un instant, je craignis de tomber, terrassé par l’émotion. Ellen de retour au home, cela prenait à mes yeux le féerique d’une résurrection.

 

– Yalla ! (En avant !) clamai-je.

 

Et je me précipitai vers la sortie de la gare, à une telle allure que Nelaïm dut courir pour me suivre. J’étais dans une surexcitation confinant à la démence.

 

Je parcourus l’avenue de la gare, le pont Kautaret, le quai Ismaïlieh à une vitesse de charge. J’ouvris la porte de la villa de l’Abeille, j’escaladai l’étroit escalier accédant au premier étage, je fis irruption dans la pièce que nous avions transformée en cabinet de travail-salon et, avec un cri, je m’écroulai dans un fauteuil, évanoui.

 

Assise devant ma petite table de travail, le gorgerin d’or, la bourse, le réticule posés à sa dextre, j’avais aperçu Ellen vivante, toute troublée par mon arrivée bruyante !

 

Ceux qui ne comprendront pas que j’aie perdu connaissance ainsi qu’une femmelette… ; ceux-là n’ont jamais aimé.

 

En rouvrant les yeux, je vis Ellen penchée sur moi. Elle me tamponnait le front avec un mouchoir imbibé d’eau de Cologne.

 

Mais ce qui me frappa, ce fut l’air de lassitude, de tristesse répandu sur ses traits.

 

Sous mon regard elle s’efforça de sourire.

 

Oh ! ce sourire ! Il me rappela celui de sa sœur, de « Tanagra », le jour où elle nous avait dit adieu.

 

Même désespérance, même renoncement, même âme lointaine.

 

À quoi vais-je penser ? Ellen a eu peur en face de moi, privé de sentiment. Commotion toute naturelle.

 

Je voulus la rassurer, la presser sur mon cœur, si meurtri par cette journée d’épouvante.

 

Elle se rejeta vivement en arrière.

 

Et comme je la considérais, quelque peu interloqué par ce mouvement, je lus, sur ses traits aimés, je ne sais quoi ; mais quelque chose qui me sembla plus sinistre, plus déchirant que la plus atroce pensée.

 

Ce ne fut qu’un éclair. Son visage se durcit. Je sentis passer en elle la résolution farouche, irrévocable, et de sa voix si douce, elle prononça :

 

– De me croire morte, Max, tu serais mort.

 

– Oui, fis-je simplement entraîné par la majesté incompréhensible de l’instant.

 

– Je le sais, reprit-elle. Aussi, tombée aux mains d’un ennemi, j’ai consenti à tout pour revenir auprès de toi. Il veut notre souffrance. Il a permis mon retour sur mon serment que, vivant auprès de toi, je te demeurerais étrangère.

 

– Mais cet ennemi ?… m’écriai-je. Elle m’interrompit.

 

– N’interroge pas. Je ne dois pas répondre. Mon frère, ma sœur (il me sembla que sa voix se faussait sur ce dernier mot), ne veulent pas que je parle. Ils nous délivrerons peut-être du malheur abattu sur nous.

 

Pourtant sa fermeté l’abandonna une seconde.

 

Un sanglot éperdu la secoua toute et elle s’enfuit, me jetant ces paroles suprêmes :

 

– Nous vivons, Max ; nous vivons… Et vivre, c’est parfois espérer !

 

CHAPITRE VI

BALLOTTÉ COMME UNE ÉPAVE


Il est temps de le dire, je suis correspondant du Times, le puissant journal anglais, et mes tribulations ont commencé le jour où j’écrivis les lignes suivantes :

 

« Moi, Max Trelam, correspondant du Times, je veux élever un monument à la gloire d’un homme, dont la profession n’a pas l’heur de plaire au plus grand nombre.

 

« Cet homme est un Espion.

 

« Oui, un espion ; mais un espion étrange, inexplicable, peut-être unique, d’une audace, d’une clairvoyance incroyables ; un espion loyal, ne consacrant sa puissance exceptionnelle d’observation et de raisonnement qu’au service des causes justes et nobles. »

 

De là, oui de là viennent mes angoisses, car ne connaissant l’Espion étrange que sous le sobriquet chiffré de X. 323, j’aimai d’abord celle de ses sœurs que j’appelais de ce surnom disant sa beauté : « Tanagra ».

 

Oui, j’ai aimé Tanagra et j’ai épousé Ellen sans que mon cœur ait été infidèle, car elles se ressemblent ainsi que des sœurs jumelles.

 

Elles ont mêmes cheveux bruns où courent des fils d’or, mêmes yeux d’un bleu vert, profond comme l’Océan dont ils ont la teinte ; même taille, mêmes visages ; mêmes âmes de courage et de dévouement.

 

Et à présent, seul en face de ma pensée, Ellen ayant quitté mon bureau, je revois le passé.

 

Je revois ma première rencontre avec Tanagra, sur la promenade du Prado, à Madrid.

 

Puis notre présentation au bal, par Lewis Markham, attaché militaire à l’ambassade anglaise de Madrid.

 

Je revois son visage, si semblable à celui d’Ellen, mais empreint d’une incommensurable tristesse.

 

Sœur d’espion, connaissant l’injustice des hommes, si durs à tout ce qui touche à la profession méprisée, elle n’espérait rien de l’avenir que souffrance, solitude, elle qui, ainsi que son frère, s’était donnée à un saint devoir : réhabiliter, venger un père, une mère morts déshonorés par des infâmes.

 

Et puis, les circonstances nous rapprochant ; un voyage de Londres à Boulogne, Bruxelles, Munich, Vienne, lui permettant de comprendre mon âme, assez indépendante pour croire à la noblesse de « Tanagra », assez tendre pour aimer en elle la plus pure et la plus douloureuse des jeunes filles !

 

Et puis, notre arrivée à Vienne ; le comte Strezzi, un formidable malfaiteur se dressant devant nous, nous apprenant qu’Ellen, la sœur cadette, à qui X. 323 et Tanagra avaient voulu éviter les tâches lourdes qui leur incombaient, Ellen qu’ils pensaient en sûreté dans une institution de Londres, qu’Ellen avait été enlevée, qu’elle était au pouvoir de cet ennemi impitoyable.

 

J’entendais Strezzi, avec une cruauté polie, déclarer qu’Ellen mourrait si son frère, sa sœur, ne se remettaient entre ses mains.

 

Et les deux héroïques espions s’immolaient pour sauver leur jeune sœur.

 

Et puis la lutte sans merci contre Strezzi, la découverte du laboratoire où il confectionnait les obus de cristal, projectiles à microbes, au moyen desquels il versait sur la terre les épidémies, faucheuses d’existences humaines. Le bandit titré tué par l’un des projectiles préparés par lui. L’Europe délivrée d’un cauchemar horrifique.

 

À mon oreille tintait la voix de Tanagra qui, la victoire assurée, me criait, déchirante et sublime :

 

– Je ne m’appartiens pas. Un jour, j’ai oublié l’œuvre à laquelle je me suis vouée et mon frère a été vaincu. Je ne dois pas être l’épouse aimée, Max Trelam, car vous êtes de ceux qui donnent tout leur cœur, et mon cœur à moi doit se réserver à un terrible devoir.

 

Et la pauvre enfant avait ajouté :

 

– Aimez Ellen. Elle est moi par les traits, par l’âme, et elle peut être toute à celui qui sera tout à elle.

 

Voilà comment dans l’église Saint-Paul de Londres, Ellen devint ma lady.

 

Après la cérémonie, X. 323 disparut dans la nuit, se renforçant dans son existence de dangers, comme un bolide brillant s’éteint dans les ténèbres de l’espace.

 

Tanagra, heureuse du bonheur de sa sœur, déchirée par sa tendresse pour moi, s’éloigna à son tour. Ne pouvant être ma femme, elle avait voulu nous donner le bonheur à Ellen, à moi ; mais elle se sentait incapable de supporter la vue de ce bonheur qui eût pu être le sien, si les circonstances implacables n’en avaient décidé autrement.

 

Et nous, attristés à la pensée de cette douleur, venant de nous, en dehors de notre volonté, avions résolu un grand voyage de noces. En voyage, il semble normal d’être séparé de ceux que l’on aime, tandis que dans le home familial, l’absence de la famille a la tristesse d’une tombe où s’est englouti ce qui ne peut renaître.

 

Au Caire, nous étions venus abriter notre mélancolique tendresse.

 

Quel réveil, après trois mois de rêve auprès d’Ellen !

 

La chère douce créature m’avait délivré de l’obsession de l’être double formé par elle et par Tanagra.

 

C’était elle seule, du moins j’en demeurais convaincu, elle seule que j’aimais. J’avais oublié sa ressemblance troublante avec sa sœur.

 

Et brusquement, depuis la veille, je me retrouvais plongé dans mes perplexités.

 

Tanagra me réapparaissait à l’instant où l’inexplicable se dressait de nouveau en face de moi.

 

Encore si, à mon retour à la villa de l’Abeille, Ellen s’était jetée dans mes bras, j’eusse été délivré de tout mirage. Le contact de ma chère femme eût chassé les brouillards gris de ma cervelle. Mais Ellen me repoussait, me fuyait, obéissant à un ordre qu’elle refusait d’expliquer.

 

Je m’étais assis à la place qu’elle occupait tout à l’heure devant mon bureau.

 

La nuit était venue. Je ne songeai pas à faire de la lumière.

 

Subitement, une clarté intense m’éblouit.

 

Nelaïm venait d’entrer et avait actionné les cinq ampoules du plafonnier.

 

Derrière lui, j’aperçus les silhouettes des propriétaires tyroliens, Fritz et Matilda Alsidorn.

 

Ils m’expliquèrent que, ayant rencontré mon boy dans la journée, ils avaient appris de lui la terrible inquiétude qui m’avait dirigé vers Alexandrie.

 

Ce soir, ils avaient voulu venir aux nouvelles, et Nelaïm leur ayant affirmé que mes craintes ne s’étaient point réalisées, que ma chère Ellen se trouvait à la maison, ils ne voulaient pas tarder à me dire la part qu’ils prenaient à mon contentement.

 

Ils avaient aujourd’hui remplacé leurs « complets » mauves par des « suits » saumon. Oh ! ces Tyroliens possédaient le génie des nuances criardes.

 

Je les priai d’accepter une tasse de thé, et je chargeai mon boy de prévenir Ellen que nous avions une visite.

 

Cinq minutes plus tard la douce créature entrait à son tour. Je remarquai qu’elle avait changé de robe. Pourquoi ? Avait-elle pensé que nous sortirions dans la soirée, après les émotions de cette terrible journée ?

 

Je n’eus pas le loisir de m’appesantir sur ces réflexions. Une seconde remarque se superposa aussitôt à la précédente.

 

J’eus l’impression nette, précise, indiscutable, qu’Ellen ne reconnaissait pas le ménage Alsidorn. À tel point que je prononçai :

 

– M. et Mme Alsidorn, que nous avons rencontrés hier à la gare Centrale, et avec qui j’ai eu le plaisir de passer la soirée chez les Solvonov.

 

– Ah ! c’est juste, pardonnez-moi, s’exclama aussitôt la chère aimée en serrant les mains des visiteurs. J’étais préoccupée.

 

À tort ou à raison, je crus discerner dans l’intonation d’Ellen une arrière-pensée. Je la regardai attentivement. Ses paupières battirent, mais si vite qu’elles eussent voilé ses grands yeux, j’y avais lu comme une crainte vague, comme une défiance imprécise.

 

Et, par effet réflexe, je cessai subitement de me sentir en confiance avec les Alsidorn.

 

Ceux-ci cependant s’étaient assis, bavardant avec un laisser-aller qui eût dû chasser tout soupçon.

 

Au contraire, plus je les écoutais, plus s’ancrait en moi la méfiance.

 

Leur accent tudesque qui, la veille, me portait à rire, me causait maintenant un malaise indéfinissable. Je ne sais pourquoi, je me rappelai à cette minute précise que les originaires allemands m’avaient toujours été nuisibles.

 

Des noms germaniques sonnèrent dans ma tête : le comte d’Holsbein, à Madrid ; Strezzi, à Vienne ; ces noms qui symbolisaient pour moi d’effrayants souvenirs ; ces noms qui m’avaient mis en face de la mort, qui m’avaient contraint de renoncer à Tanagra, de reporter sur Ellen l’amour avoué d’abord à sa sœur.

 

Est-ce qu’un vocable allemand nous séparerait, Ellen et moi ?

 

La réapparition de Nelaïm m’arracha à ces réflexions.

 

Il apportait le thé, et en même temps une dépêche chiffrée à mon adresse, qu’un employé de l’Eastern Telegraph Company venait de lui remettre, dit-il.

 

Par l’Eastern, ce ne pouvait être qu’un télégramme d’Europe, car on n’emprunte pas pour les communications locales le réseau de cette compagnie, aux tarifs plus élevés que ceux du Télégraphe Égyptien.

 

D’Europe, oui ; de Londres… Ah ! ah ! ceci était important sans doute. Aussi, je bredouillai, tandis qu’Ellen versait le thé parfumé :

 

– Vous permettez ?

 

Et je fis sauter le filet gommé.

 

La dépêche était rédigée au moyen du « chiffre n° 3 », que doit posséder à fond tout correspondant du Times.

 

Elle émanait de mon directeur et était ainsi conçue :

 

« Compliments et regrets troubler nouveaux époux en plein rêve rose. Mais vous êtes au Caire, et les lecteurs doivent être renseignés sur étrange comète signalée par le « fil » égyptien. Compte sur vous pour enquête rapide. Votre vraiment ami.

 

Mais ce ne furent pas ces lignes amicales, me rappelant au souci de ma profession, qui me firent pâlir, comme si tout mon sang avait reflué vers mon cœur.

 

Non, dans la dépêche, un papier étranger était enclos. Un papier de couleur rouge que l’on eût cru teint de sang. Et ce feuillet supplémentaire était chiffré d’or vert. Et cet or dessinait dix yeux ouverts, disposés de façon à former les lettres mystérieuses : T. V.

 

Je ne me demandai pas comment ce vélin avait été glissé dans le télégramme officiel. La phrase, tracée d’une main ferme au-dessous du chiffre, avait accaparé toutes mes forces pensantes. Je venais de lire :

 

« On a volé le corps de ma première victime, à la Quarantaine d’Alexandrie. Mais je ne veux pas que vous bénéficiiez du doute. La morte était bien mistress Max Trelam, née Ellen Pretty. Elle n’a pas souffert, elle ; vous, la sœur, le frère de la morte, vous pleurez et pleurerez d’autant plus longtemps que je vous estime plus ou moins coupables. J’ai le cœur tendre, aussi vous avisé-je que vous serez la seconde victime. »

 

Le billet portait comme signature les deux lettres fatales.

 

Ah ! le péril qui m’était annoncé m’apparaissait indifférent ; une seule phrase s’était gravée dans mon cerveau comme une empreinte au fer rouge.

 

« La morte était bien mistress Max Trelam, née Ellen Pretty. »

 

Une détresse infinie me courba, m’affola. Je me tournai tout d’une pièce vers Ellen, vers cette vivante que l’on me disait morte.

 

Je restai stupéfait. Ellen me regardait, l’index sur les lèvres. Ses grands yeux bleus, son attitude me demandaient le silence.

 

Je compris. Les Tyroliens se trouvaient là. Fraü Matilda, en sa robe saumon, rutilant sous la clarté électrique, nous observait de ses prunelles bleues avec une attention qui me parut inquisitoriale.

 

La crainte vague née un instant plus tôt de la nationalité de nos hôtes se précisa brusquement.

 

Et, sans un mot, je tendis à ma chère femme la dépêche du Times et le feuillet menaçant qu’une main ignorée y avait inclus. Ce geste devait apporter une nouvelle perturbation dans mon cerveau.

 

Ellen parcourut le billet du patron avec un calme parfait ; mais quand ses yeux se portèrent sur la feuille signée T. V., un sursaut la secoua des pieds à la tête, ses traits s’égarèrent, ses lèvres s’ouvrirent.

 

J’eus le sentiment qu’elle allait crier une douleur infinie, qu’elle allait éclater en sanglots, tomber sur le sol, brisée, recroquevillée ainsi qu’une épave humaine.

 

Un phénomène de clairvoyance inexplicable se produisait en ma personne. Je voyais en ma chère aimée, comme si sa pensée se matérialisait en une chape de cristal.

 

Et mon cœur se serra, mon moi intérieur me déclara :

 

– Oui, tu vois Ellen debout devant toi ; et cependant, regarde, elle pleure sur elle, parce qu’elle est morte.

 

Matilda Alsidorn parle. À demi soulevée sur son siège, penchée vers Ellen en une attitude que je jugerais pitoyable si elle n’était Tyrolienne allemande :

 

– Qu’avez-vous donc, chère fraü ?

 

Sa voix produit un effet extraordinaire sur ma bien aimée.

 

Un instant, Ellen m’apparaît figée. Je sens cependant sous son masque immobile un prodigieux effort de volonté.

 

Puis ses bras se lèvent sur un grand geste dont la signification m’échappe. Ses traits reprennent leur élasticité, la flamme se rallume dans ses doux yeux.

 

Son visage sourit… Est-ce bien un sourire ? Et elle répond :

 

– Oh ! peu de chose. Un mouvement de mauvaise humeur bien naturel chez une nouvelle épousée, qui voit le trantran pratique de la vie venir troubler son rêve de doux cœur. Une lettre du Times, le journal de mon cher mari.

 

Cela est clair. Elle ne veut pas accepter la Tyrolienne comme confidente. Ce qui est clair également, c’est le ton avec lequel fraü Matilda répond ce seul monosyllabe :

 

– Ah !

 

Elle a compris que ma femme refusait de s’expliquer.

 

Un mouvement de colère me parcourt. Décidément le ménage, saumon après avoir été mauve, nous espionne. Il est affilié à l’ennemi aux yeux d’or vert.

 

Ellen a-t-elle deviné ma pensée ? Elle fixe sur moi un regard volontaire. Ses prunelles m’intiment l’ordre de me taire, de me forcer au calme.

 

CHAPITRE VII

LE VOL DES DIX OPALES


Soudain, Nelaïm se précipita dans la salle. Le boy agitait les bras, haletait. Ses yeux noirs au blanc bleuâtre roulaient éperdument.

 

– La police, Sidi, la police, clama-t-il. Li vouloir entrer chez toi !

 

Du coup, je fus arraché à mes préoccupations et, retrouvant le calme :

 

– La police ? Qu’est-ce que la police vient faire ici ?

 

– Nelaïm sait pas ça, Sidi. Le cril (terme argotique par lequel les fellahs désignent le chef d’une expédition policière), le cril vouloir dire à toi-même.

 

Je me pris à rire ; oui, à rire, mes angoisses chassées par l’incident nouveau.

 

– Eh bien, Nelaïm, introduis ces messieurs.

 

Et m’inclinant devant Fritz et Matilda Alsidorn qui écoutaient avec une évidente gaieté :

 

– Ceci ne doit pas interrompre notre collation, car ces gens-là se trompent certainement.

 

Ma tranquillité avait réagi sur Nelaïm ; aussi le boy reparut un instant plus tard, lançant avec un respect trop marqué pour être sincère :

 

– Les « môssieu » de la police !

 

Au surplus, les policiers entrèrent sans discerner l’intention gouailleuse du boy.

 

Le cril, puisque cril il y a, était suivi par six gaillards, revolvers à la ceinture, bâtons de policemen à la main.

 

Ils se rangèrent devant la porte, avec la préoccupation visible de s’opposer à notre sortie.

 

Ceci encore me disposa à une douce gaieté.

 

Seulement une constatation s’imposa à mon esprit. Les Alsidorn et moi restions seuls en présence des agents. Ellen avait disparu.

 

À quel moment la chère créature avait-elle quitté la pièce ? Je n’aurais su le dire. Et comme je reportais mon regard sur les Tyroliens, je discernai qu’eux aussi cherchaient autour d’eux.

 

Je voulus les empêcher de formuler une réflexion inopportune. Je brusquai donc le mouvement.

 

– Que puis-je pour votre service, messieurs ? demandai-je.

 

Le cril esquissa un haut-le-corps. Sa figure basanée exprima la surprise.

 

– C’est à Sidi Max Trelam que j’ai l’honneur de parler ? fit-il gravement sans répondre à ma question.

 

– À lui-même, Max Trelam, qui prend le thé, ceci pour vous renseigner de suite, avec M. et Mme Alsidorn, ses hôtes.

 

– Alsidorn, répéta l’homme, Alsidorn… Merci du détail, il m’évitera une course sans but ; j’ai aussi affaire à eux.

 

– À nous ? gloussèrent les Tyroliens en se dressant avec un touchant ensemble.

 

Mais le cril les invita à se rasseoir d’un geste sec, et comme je redisais, un peu agacé par l’air important de ce personnage :

 

– Enfin, que désirez-vous ?

 

Il répliqua froidement :

 

– Vous inviter à ne tenter aucune résistance.

 

– À quoi ?

 

– À l’exécution du mandat dont je suis chargé.

 

– Un mandat ?

 

– Mandat qui consiste à vous arrêter, ainsi que M. et Mme Alsidorn.

 

Nous nous trouvâmes debout, furieux, prêts à jeter dehors le mauvais plaisant qui s’amusait certainement de nous. Mais le cril esquissa un geste et chacun de nous se trouva encadré par deux agents, dont l’air résolu nous avertit que toute rébellion nous serait préjudiciable.

 

– Teufel ! s’exclama Alsidorn, quand on arrête les gens, il est au moins poli de leur dire pourquoi.

 

– Fritz, vous parlez selon la vérité, surenchérit Matilda avec éclat.

 

J’allais jeter ma note dans le concert. La voix du cril arrêta la parole sur mes lèvres.

 

– Votre requête est juste, plaisanta l’homme. La loi égyptienne est respectueuse de la liberté individuelle. Je parlerai donc comme si vous ne saviez rien.

 

– Mais nous ne savons rien, criâmes-nous en chœur, exaspérés par l’ironie tranquille de notre interlocuteur.

 

Notre protestation ne l’émut en aucune façon.

 

– C’est entendu, vous ignorez de quoi vous êtes accusés…

 

– Accusés ? Accusés de quoi ?

 

– Restez paisibles. Il m’appartient de diriger la conversation. C’est bien le moins, n’est-ce pas ?

 

Le ton du policier me portait sur les nerfs. Je croisai les mains derrière mon dos pour résister à l’envie immodérée de le boxer.

 

Lui, cependant, reprenait :

 

– Vous reconnaissez, j’imagine, avoir passé la soirée d’hier au palais d’Ezbek, chez M. Solvonov.

 

– Quel rapport… commençai-je.

 

Il coupa ma phrase rudement.

 

– Répondez d’abord.

 

– Oui, j’y ai passé la soirée ainsi que M. et Mme Alsidorn.

 

La réplique sembla réjouir le cril, car il se frotta les mains avec énergie.

 

– En ce cas, poursuivit-il, tout devient simple. Vous étiez tous trois seuls avec les époux Solvonov ?

 

– Seuls, oui.

 

– Dans le grand salon dont le bow-window donne sur le parc Ezbekieh ?

 

– Oui encore.

 

– Vous l’avouez.

 

– Ah ! grondai-je exaspéré, prenez garde. Les agents n’ont pas mission de se gausser du public. Je me plaindrai à mon plénipotentiaire…

 

La menace n’impressionna aucunement le gaillard. Il la salua même d’un sourire bienveillant.

 

– Je ne doute pas qu’il accueille votre réclamation, surtout si vous consentez à lui apprendre ce que vous avez fait du brassard aux dix opales.

 

Un instant je crus avoir en face de moi un fou, un halluciné.

 

L’attitude de Fritz et de Matilda Alsidorn exprimait si clairement la même pensée que, la surexcitation nerveuse aidant, je fus pris d’une hilarité irrésistible à laquelle les Tyroliens firent chorus.

 

L’agent cette fois fut interloqué. Il demanda avec une hésitation visible :

 

– Cela vous porte à rire. Vous savez donc où se trouve le brassard ?

 

– Eh non ! par la raison simple que j’ignore même de quoi vous nous parlez.

 

La face du cril se rasséréna. Il haussa les épaules, grommela :

 

– Ah bon ! moyen de défense.

 

Et paternel, forçant l’intonation bienveillante :

 

– Je dois vous prévenir qu’à la Police, vous ne vous en tirerez pas de cette manière. Le brassard aux dix opales a disparu au cours de cette soirée où, de votre propre aveu, vous demeurâtes seuls avec vos hôtes du palais d’Ezbek, donc…

 

– Eux-mêmes l’auront déplacé… Est-ce que l’on peut nous soupçonner, nous, d’être des voleurs… ?

 

– Oh ! protesta le policier, on ne vous croit pas capable de dérober un joyau ordinaire, – il appuya sur le mot, – mais M. le Consul de Russie a affirmé sur l’honneur qu’il s’agissait là d’un bijou extraordinaire, que sa perte pouvait avoir des conséquences terribles, et que plus on appartenait à une classe élevée, plus il y avait de motifs de suspicion.

 

Les Alsidorn et moi nous regardâmes avec ahurissement.

 

Le Consul de Russie à présent. C’était à perdre la raison. Pourtant, dans l’espoir d’entendre une parole me mettant sur la voie, je questionnai encore :

 

– Au fait, où était ce brassard ?

 

Le cril ricana :

 

– Vous voulez m’entendre dire que le voleur est un adroit artiste.

 

– Votre opinion m’est indifférente ; veuillez seulement me répondre.

 

– Eh bien, M. Solvonov portait le brassard aux dix opales au bras gauche, sur la peau même, un peu au-dessus du coude.

 

À cette réplique stupéfiante je restai sans voix. Fritz Alsidorn se pencha à mon oreille :

 

– Cet homme est fou, susurra-t-il, une insolation sans doute. Finissons-en ; qu’il nous conduise à la Police. Là, au moins, nous trouverons des gens raisonnables.

 

Ces quelques mots me calmèrent instantanément. Je regardai le cril d’un air pitoyable et je lui dis :

 

– Tout cela n’a pas le sens commun ; mais faites votre devoir. Menez-nous à la Police Centrale.

 

Il s’inclina, satisfait de mon obéissance, ce qui ne l’empêcha pas du reste de m’interdire de dire adieu à ma femme que j’aurais désiré faire appeler.

 

Et chacun des prisonniers entre deux agents, nous quittâmes la villa de l’Abeille. Sur le quai, je levai les yeux vers les fenêtres du premier étage. J’espérais apercevoir la silhouette aimée d’Ellen. Je me trompais, la douce chérie ne se montra pas, et je suivis mes gardiens avec une impression de soudaine et infinie tristesse.

 

CHAPITRE VII

LE SECOURS INATTENDU COMPLIQUE LE PROBLÈME


Je marchais comme en rêve. J’entendais sonner les pas des agents et du ménage tyrolien sur le sol des avenues désertes.

 

On se couche tôt au Caire ; passé 10 heures, la ville est endormie, sauf dans les environs du parc Ezbekieh, où la présence des grands hôtels, de l’Opéra, entretient une animation tardive.

 

Évidemment le cril souhaitait éviter cette région fréquentée, car, en dépit de ma préoccupation, je me rendis compte qu’il nous la faisait tourner à grande distance.

 

Il nous avait entraînés par la large voie de Sharia-El-Madabereh, puis nous avait contraints à nous jeter dans le lacis de ruelles étroites et mal éclairées, qui s’étendent entre cette avenue et celle de Shariaeddin, toute proche de la Police Centrale.

 

La douceur de la nuit me pénétrait, me rendant la faculté de penser.

 

Les volés, M. et Mme Solvonov, avaient déposé une plainte : ceci ne faisait pas doute ; mais je me refusais à croire que ces gens honorables et sérieux eussent orienté les soupçons sur leurs hôtes. La dernière idée qui peut venir à des gens bien élevés, sévères dans le choix de leurs relations, est certainement de considérer leurs amis comme des misérables susceptibles de les dévaliser.

 

D’autres part, qu’était ce brassard aux dix opales ?

 

Un bijou qui devait être autre chose qu’une simple parure. Le souci de M. Solvonov de le porter sur lui, à même le bras, le démontrait surabondamment. Jamais d’ailleurs, ni lui, ni sa charmante femme, n’avaient fait la moindre allusion à l’existence de ce joyau bizarre.

 

Il avait fallu mon arrestation pour que j’apprisse la chose.

 

Et puis le consul de Russie, un personnage important au Caire, comment se trouvait-il mêlé à tout cela ? Comment déclarait-il que la qualité de gentleman n’excluait pas celle de voleur des dix opales ?

 

Je me demandais, seul, vis-à-vis de moi-même, si ma raison ne m’abandonnait pas.

 

Brusquement je fus rappelé à la réalité.

 

Nous suivions la ruelle de Daysa-Sanlyich, quand mes gardiens, me serrant fortement les bras, m’obligèrent à m’arrêter.

 

Je regardai autour de moi, cherchant la cause de cette station.

 

Le cril, qui marchait en tête, venait de rouler sur le sol.

 

Les ruelles du Caire sont mal entretenues et malodorantes ; la chute du policier qui m’avait arraché de mon home ne pouvait que provoquer ma gaieté. Et cependant je n’eus aucune velléité de rire. Le cril, étendu à terre, ne bougeait plus. Il ne manifestait par aucun mouvement le souci de se relever.

 

Le pauvre diable avait-il été frappé de mort subite ?

 

L’interrogation eut tout juste le temps de se formuler dans ma pensée, et floc ! floc ! mes deux gardiens étendent les bras et s’écroulent sur la chaussée. Des exclamations me démontrent que mes compagnons de captivité s’effarent de ces chutes successives.

 

– Kolossal ! modulent les Alsidorn.

 

– Instenna chouayié ! (attends un peu !) clament les policiers demeurés debout.

 

Ah ! nous n’attendons pas longtemps. À leur tour ils mesurent la terre.

 

Herr Fritz et Matilda sont seuls sur leurs pieds ainsi que moi.

 

– Qu’est-ce que cela signifie ? murmurons-nous dans un ensemble ahuri.

 

C’est une voix étrangère à notre trio qui résonne à mon oreille.

 

– Endossez vite ce tob, ce boucko et ce habara. (Tob : ample manteau à larges manches ; boucko : voile du visage ; habara : second voile couvrant le corps. Ces trois vêtements sont la tenue obligée des femmes musulmanes se promenant en public).

 

– J’aurai l’air d’une musulmane, balbutiai-je, stupéfait de ce déguisement inopiné.

 

– Méconnaissable ainsi, riposta brièvement mon interlocuteur, un fellah bronzé sorti je ne sais d’où. On vous sauve. En prison, la mort vous attend. Vos compagnons sont prêts… hâtez-vous !

 

Je tournai la tête vers les Tyroliens. À leur place je discernai la silhouette lourde de deux êtres, que j’eusse pris pour des dames égyptiennes en tenue de ville.

 

Un instant plus tard, sous le tob et le habara, j’avais le même aspect.

 

Le fellah prononça pour mes compagnons et pour moi :

 

– Venez !

 

Il m’avait saisi le poignet et m’entraînait d’un pas rapide.

 

Après un quart d’heure de marche, il s’arrêta devant une petite porte de service, percée dans une longue muraille, au-dessus de laquelle se penchaient les feuillages d’un jardin touffu. J’eus un cri.

 

– Mais c’est le mur des jardins du palais d’Ezbek.

 

Mon guide avait ouvert la porte.

 

– Oui, fit-il. Vous y resterez caché. On vous cherchera partout, excepté chez les Solvonov que vous êtes accusé d’avoir volés.

 

– Mais ils me livreront.

 

– Ils seront ravis de vous mettre à l’abri ; et puis, ce n’est pas eux qui ont porté plainte !

 

La stupéfaction me réduisit au silence.

 

Déjà Fritz et Matilda Alsidorn, sur un signe du fellah, avaient franchi la porte. L’homme me poussa en avant. Je me trouvai dans le jardin du palais d’Ezbek, la porte s’étant refermée sur mes talons.

 

Et comme je restais hésitant, planté ainsi qu’un dieu terme, une ombre jaillit d’un fourré voisin.

 

– Eh bien, Max, ne voulez-vous pas m’accompagner chez les excellents amis qui nous offrent asile ?

 

– Ellen !

 

Oui, Ellen était là. Elle m’avait pris le bras ; elle me conduisait à travers les allées sinueuses, en personne pour qui le jardin n’avait pas de secrets.

 

Je me penchai vers elle.

 

– M’expliquerez-vous, chère aimée…

 

Elle m’arrêta net, chuchotant à mon oreille :

 

– Quand nous serons seuls. Se défier de tout le monde.

 

– Vous pensez donc que les Alsidorn ?

 

– Peut-être ! Mais ne parlez plus…

 

Nous arrivâmes ainsi à la véranda-terrasse, surélevée de cinq marches, qui court tout le long de la façade arrière d’Ezbek, dont la façade principale regarde le parc de l’Ezbekieh.

 

– Montez ! fit doucement Ellen, s’adressant à mes compagnons autant qu’à moi.

 

Il n’y avait aucune lumière ; à tâtons nous traversâmes le grand salon de réception. On eût cru que ma compagne avait reconnu les aîtres par avance, car elle se dirigeait sans hésitation. Pas une fois je ne me heurtai à un meuble, tandis que les époux Alsidorn s’embarrassaient à chaque pas dans les chaises, les fauteuils.

 

Enfin, nous nous trouvâmes dans l’escalier principal de l’Ezbek. Par les hautes verrières ouvertes sur le jardin, la vague clarté de la nuit africaine pénétrait à l’intérieur, nous permettant de discerner confusément les objets.

 

Au premier étage, une porte s’ouvrit devant nous.

 

La lumière d’une lampe électrique à l’abat-jour rose nous frappa au visage.

 

M. et Mme Solvonov étaient là.

 

Ils nous attendaient, cela était visible. Ils se levèrent avec empressement et le sexagénaire russe, nous tendant la main, dit avec une dignité qui m’impressionna :

 

– Soyez les bienvenus. Ma maison sera la vôtre tant que cela sera nécessaire à votre sûreté ! Mais il est tard. Un mot suffira à vous démontrer l’absence de toute arrière-pensée chez vos hôtes. Ce n’est pas nous qui avons porté plainte, je vous l’affirme sur l’honneur. Jamais du reste, je n’eusse commis l’infamie de vous mettre en cause. Vous me croyez, n’est-ce pas ?

 

– Oui, répondîmes-nous sans aucune hésitation.

 

– Alors, nous allons vous conduire dans vos chambres. Elles occupent le pavillon Est du palais. Personne n’y habite. Les domestiques n’ont donc rien à y faire. Nadia, ma femme, et moi-même, serons vos serviteurs. Ainsi le secret de votre séjour sera assuré.

 

Deux grandes salles, meublées avec tout le luxe oriental, nous échurent, à Ellen et à moi. Les Alsidorn disposaient d’un appartement semblable, voisin du nôtre.

 

Avec une discrétion dont je leur sus gré, tous se retirèrent, nous laissant seuls.

 

Et aussitôt jaillit la question que mes lèvres retenaient depuis mon entrée dans l’Ezbek :

 

– Ellen, ne me faites pas languir davantage. Expliquez-moi.

 

– Quoi ? fit-elle avec un mélancolique sourire.

 

– Mon arrestation d’abord.

 

Elle haussa légèrement les épaules.

 

– Cela, je l’ignore. Le comte Solvonov n’a point saisi la justice du vol inexplicable dont il a été victime. Qui a informé le consul de Russie, lequel a mis en mouvement la police officielle ? Ceci, je l’ignore aussi. Mon frère le sait peut-être, lui.

 

– X. 323 ? murmurai-je.

 

– Oui… vous ne l’avez pas reconnu ?

 

– Reconnu ? L’ai-je donc vu ?

 

– Le fellah qui vous a délivré des agents.

 

– Lui ! Est-ce possible ? Il a le génie du déguisement… et du dévouement, ajoutai-je par réflexion, car s’attaquer seul à l’escouade qui nous gardait…

 

Elle sourit de nouveau.

 

– Oh ! il ne courait aucun danger.

 

– Mais comment a-t-il pu les assommer, car je suppose…

 

– Vous supposez mal. Il a simplement usé du procédé des Indiens chasseurs de l’Orénoque : une sarbacane, des projectiles formés d’une balle de coton et d’une pointe trempée dans la sève de curare ; les agents piqués ainsi à distance sont demeurés stupéfaits durant quelques minutes, et maintenant ils doivent se demander avec affolement ce qui leur est arrivé.

 

– Le curare !

 

Ce mot éclairait tout pour moi. Je me souvenais qu’à Madrid j’avais assisté à une curieuse expérience faite par X. 323 lui-même.

 

J’avais pu constater de visu les effets d’un projectile lancé à l’aide de la sarbacane.

 

– Et ce brassard aux dix opales, fis-je soudain ?

 

La curiosité professionnelle du correspondant du Times dictait cette question.

 

Ellen eut un geste vague et se dirigea vers la porte, accédant de la pièce où nous nous trouvions à la seconde chambre mise à notre disposition par nos hôtes.

 

– Où allez-vous, fis-je étonné par ce mouvement ?

 

Elle me regarda, la figure soudainement figée, durcie par une pensée non perceptible pour moi, et d’une voix qui me parut trembler :

 

– Dormir. Il faut dormir. Qui sait ce que nous réserve demain ?

 

– Quoi ! allez-vous me laisser seul ?

 

Je regrettai presque cette exclamation, bien naturelle cependant de la part d’un gentleman marié à la plus aimable des épouses, car les traits de la douce créature exprimèrent une angoisse affreuse, son regard s’obscurcit un instant. Je pensai que des larmes allaient jaillir de ses paupières palpitantes.

 

Mon cœur se serra en devinant au prix de quel effort de volonté elle parvint à bégayer d’un accent voilé, qui semblait appartenir non pas à une créature désolée, mais à la douleur elle-même :

 

– Je vous ai dit. L’ennemi a permis ma présence auprès de vous. Mais je dois, – oh ! croyez-le… ne jetez pas les questions auxquelles il m’est interdit de répondre – je dois, je dois vous demeurer étrangère.

 

Un claquement léger de la porte qui se referme.

 

Ellen a disparu dans la seconde chambre. Je distingue le bruit d’une clef tournant dans la serrure. Elle s’enferme.

 

Et puis, mes jambes me paraissent trop faibles pour me porter. Je me laisse tomber sur un divan et je pleure.

 

Pourquoi ?

 

À travers la porte fermée, j’ai cru entendre un sanglot étouffé.

 

CHAPITRE IX

DANS LE PALAIS D’EZBEK


– Ne pensez-vous pas qu’un bridge nous aiderait à combattre la monotonie de notre séquestration ?

 

Fraü Matilda Alsidorn fait cette proposition, en prenant une pose hiératique empruntée aux figures de Maat, déesse du Droit dans l’ancienne Égypte.

 

Oh ! la jolie et ridicule Tyrolienne occupe ses loisirs en s’exerçant aux attitudes hiératiques et, toujours poursuivie par l’obsession pharaonique, elle a cru que, pour plaider une cause, le geste de la divinité des avocats d’il y a quatre mille ans s’imposait.

 

Et Fritz Alsidorn considère son épouse d’un œil attendri. Cet homme est très épris de sa femme, cela se voit. Il baragouine, la bouche en cœur :

 

– Foilà eine idée grâcieuse qui ne poufait fénir qu’à eine cholie tame !

 

Ellen et moi acceptons le jeu.

 

Nous nous ennuyons tant, depuis quatre jours que nous vivons enclos dans le pavillon du palais Ezbek !

 

Chaque soir, les domestiques endormis, le comte Solvonov et la comtesse Nadia nous font bien une visite.

 

Ils arrivent chargés de vivres pour la journée du lendemain : mets délicats, fruits de choix, vins d’origine, rien ne manque.

 

Ils nous content les nouvelles de la ville. Toute la police est en mouvement. Personne ne s’explique l’évasion des prisonniers prévenus du vol du brassard aux dix opales.

 

Le quatrième jour, on a émis l’avis que les fugitifs avaient sans doute gagné Alexandrie et s’étaient embarqués pour l’Europe.

 

– Ceci, nous expliqua la comtesse avec un sourire satisfait, équivaut à dire que l’on va abandonner les recherches. Les agents égyptiens ne s’obstinent jamais longtemps à d’infructueuses enquêtes. Demain soir, continue la charmante Polonaise, il y a fête teffik dans les quartiers indigènes. J’ai autorisé toute la domesticité à s’y rendre. Ainsi vous pourrez vous promener une partie de la nuit dans les jardins, car la plus hospitalière demeure, alors que l’on n’en peut sortir, devient une insupportable prison.

 

Curieux ! Elle regarde Ellen avec insistance. On croirait qu’elle veut lui faire comprendre :

 

– C’est pour vous que je parle. Devinez le sens caché de mes paroles.

 

Et je remarque une palpitation rapide des paupières de mon aimée.

 

Cela semble une réponse affirmative à une question informulée.

 

Mais mon attention est déviée. Il m’apparaît qu’Alsidorn et sa femme se rendent compte comme moi que des pensées s’échangent en dehors des mots prononcés.

 

Leurs quatre yeux bleus interrogent le visage d’Ellen avec une fixité inquiétante.

 

Oui, inquiétante, car l’idée qui a déjà traversé mon cerveau, le soir de notre arrestation, s’y implante avec plus de force.

 

Ces gens-là sont peut-être des surveillants, à la solde de l’ennemi inconnu.

 

Est-ce que la comtesse Nadia ressent les mêmes soupçons ? Sa conduite justifierait l’hypothèse.

 

C’est au moment de se séparer de nous que, profitant de ce que les Tyroliens ont le dos tourné, elle me glisse une enveloppe épaisse dans la main.

 

– C’est arrivé pour vous à la villa de l’Abeille. Silence.

 

J’ai fait disparaître la missive dans ma poche, et j’ai serré la main de la prudente Polonaise, avec trop d’expansion sans doute, car, délivrée de mon étreinte, elle a secoué ses doigts meurtris, en me lançant cette critique souriante :

 

– Oh ! un vrai cœur anglais !

 

Ce qui a paru stupéfier le ménage tyrolien.

 

Resté seul avec Ellen, j’ai verrouillé ma porte. La grande enveloppe contient deux lettres et un long télégramme.

 

D’abord un « envoi » du boy Nelaïm, d’une écriture et d’une orthographe également maladroites.

 

Mon jeune domestique m’explique que les industriels de la rue (conteurs en plein air, mendiants, porteurs d’eau (sakkas), héalis derviches, débitant des boissons à la fleur d’oranger, à la réglisse, aux raisins secs, gargotiers ambulants, etc.) n’ont jamais été aussi nombreux sur le quai Ismaïlieh.

 

Nelaïm, stylé par ma chère Ellen, affirme que ces personnages surveillent la villa de l’Abeille.

 

Alors, pour me faire parvenir ma correspondance sans désigner spécialement ma retraite, il a eu recours à un subterfuge qui fait honneur à son imagination. À l’aide d’un appareil polycopiste, il a préparé deux cents exemplaires de la circulaire suivante :

 

« Groom égyptien, 16 ans, au courant du service, dés. place. Écrire N. V. A, bureaux du journal l’Egyptian News. »

 

Puis sur le Tableau des adresses du Caire, Boulak et Alexandrie, il a relevé deux cents noms qu’il a reportés sur pareil nombre d’enveloppes dans lesquelles il a enclos sa circulaire.

 

Après quoi, il en a commencé la distribution. De la sorte, la boîte aux lettres du palais d’Ezbek (n° 105 de la distribution) a pu recevoir en même temps mon courrier avec suscription portant Mme la comtesse Solvonov, sans attirer spécialement l’attention des espions que le brave petit soupçonne sur ses talons.

 

La réponse demandée lui permettra d’ailleurs de se rendre tout naturellement dans les bureaux de l’Egyptian News. Il y possède un ami de son âge, bicycliste du quotidien, qu’il chargera, le cas échéant, de jeter à la poste mon « courrier futur » sous bande adressée encore à la comtesse Solvonov.

 

– Brave enfant ! murmure Ellen.

 

– Oh ! chère, répliquai-je, il vous est dévoué à un point incroyable. Si vous aviez vu, le soir où vous étiez à Alexandrie, avec quelle ponctualité il suivit vos instructions !

 

Ma douce aimée m’interrompt avec un sursaut brusque que je ne m’explique pas.

 

– Voyez les autres lettres, prononce-t-elle.

 

Pourquoi sa voix est-elle faussée ? Pourquoi sur son visage cette expression de douleur ?

 

Mes lettres ? L’une est un télégramme chiffré du Times. Le « patron » s’étonne de mon silence.

 

Bah ! demain je remettrai à Mme Solvonov le texte d’une dépêche, également chiffrée, qu’elle expédiera à Londres. J’exposerai, avec les restrictions nécessaires, la situation au patron, lui promettant de réserver au Times tout ce que mon enquête commencée me révélera.

 

Je dis cela à haute voix. J’interroge Ellen du regard, sollicitant son approbation. Qu’a-t-elle encore ?

 

Elle se détourne vivement. Et quand, de nouveau, son visage m’apparaît, je jugerais que ses yeux sont humides de larmes.

 

Mais la dernière missive sollicite ma curiosité.

 

Celle-ci porte le timbre de la poste d’Alexandrie.

 

Alexandrie ! Mon cœur bat. J’ai tant souffert dans cette cité !

 

Je vais de suite à la signature et avec un trouble inexprimable, je lis :

 

DOCTEUR AMANDIAS.

 

Le médecin, rencontré au restaurant Fink, m’écrit, ainsi qu’il me l’a promis. Il a donc découvert quelque fait nouveau.

 

Je clame ceci en levant les yeux vers Ellen, que je suppose aussi désireuse que moi-même d’avoir la clé du mystère de la Quarantaine.

 

Et je reste saisi.

 

Comme elle est pâle ! Comme l’affliction se marque sur ses traits ! À cette heure, elle a le masque douloureux de sa sœur. Elle est bien plus Tanagra qu’elle n’est Ellen !

 

– Lisez !

 

Son accent est sec, bref, autoritaire. Elle commande avec le ton qu’avait « Tanagra » dans les minutes tragiques de la lutte contre Strezzi, le sinistre semeur de microbes, le macabre inventeur de la mort par le rire !

 

Je me sens dominé comme je l’étais naguère et je lis. Voici ce que me mandait le docteur Amandias.

 

« Cher honoré Monsieur,

 

« Mes suppositions sont devenues certitude. Un personnage, doué vraisemblablement d’un talent de grime incroyable, s’est présenté à la quarantaine, sous le nom et les traits de Jaspers, le valet de chambre retenu au lit par une indisposition grave, qui s’est d’ailleurs dissipée dès le lendemain, sans que j’aie pu concevoir le processus de l’étrange malaise.

 

« Probablement, cette maladie était nécessaire à l’exécution du plan des voleurs du cadavre.

 

« Ceci n’est qu’une hypothèse. Mais où je deviens affirmatif, c’est dans les résultats de l’enquête que j’ai poursuivie.

 

« J’ai trouvé le cocher qui avait amené à la Quarantaine la pseudo-mère de la défunte, cette Mme Charley, dont Dourlian a parlé.

 

« Il paraît, au dire de cet homme, que le faux Jaspers attendait cette personne à la porte principale de la Quarantaine. Il y entra avec elle. Au bout de dix minutes, tous deux reparaissaient.

 

« Le faux Jaspers, aidé par Dourlian lui-même (dont la bonne foi ne saurait être suspectée), portait le cercueil de chêne contenant la dépouille de l’infortunée victime. Le coffre funèbre fut placé dans le véhicule. La Mme Charley y monta également, tandis que son complice se hissait sur le siège auprès du cocher, lui disant à haute voix de les conduire à l’administration des Inhumations.

 

« Ceci était pour tromper Dourlian, car, à peine hors de sa vue, le Jaspers n° 2 intima à l’automédon l’ordre de tourner bride, et de se diriger sur El Mekr, situé à 9 kilomètres à l’Ouest d’Alexandrie.

 

« La promesse d’une livre turque (environ 23 fr.) de pourboire enleva au conducteur toute velléité de résistance.

 

« Près d’El Mekr, la route passe entre de hautes dunes qui masquent la vue à peu de distance.

 

« Le personnage sauta du siège, tira le cercueil du véhicule. Le cocher remarqua que, durant la route, la femme avait recouvert la caisse d’une enveloppe en tissu de tente qui en dissimulait la nature.

 

« L’homme chargea le funèbre colis sur son épaule, enjoignit au conducteur de retourner à Alexandrie, place Mehemet-Ali, et il lui remit, non pas une livre turque, selon la promesse, mais trois ; si bien que, le prix de la course déduit, le brave chevalier du fouet se trouvait à la tête de 46 francs de bakchich.

 

« Le faux Jaspers disparut entre les dunes. Seulement le cocher, s’étant retourné à un endroit où la route domine le pays environnant, distingua le personnage mystérieux engagé sur la chaussée qui de El Mekr traverse les marais du lac Mariout et se soude au sentier désertique qui, cent kilomètres plus au Sud, s’embranche, dans la vallée dite du Natron, à l’ancienne voie caravanière du Caire à Tripoli.

 

« Or, dans l’intervalle, le pseudo-Jaspers s’était procuré un chameau et apparaissait juché sur l’animal, avec, en travers de la selle, le cercueil qu’il venait de dérober.

 

« La femme, qui avait joué le rôle de mère de la défunte, descendit à la place Mehemet-Ali et son conducteur ne l’a pas revue.

 

« Voici, cher honoré Monsieur, les faits que j’ai pu recueillir. La défunte n’est sûrement pas une demoiselle Charley, ainsi qu’on l’a écrit sur les registres de la Quarantaine.

 

« Je sais bien qu’en vous démontrant cela je rouvre la porte à l’angoisse effroyable, dont vous étiez envahi ; mais je crois moins cruel de briser une espérance, que de laisser un gentleman espérer toujours ce que la mort a rendu irréalisable. Croyez-moi votre entièrement sympathique :

 

Signé Dr AMANDIAS. »

 

– Ellen vit, j’en suis bien certain… Mais qui donc est celle qui est morte des dix yeux d’or ?

 

En prononçant ces paroles, je levai la tête, le sourire aux lèvres, avec l’idée d’envelopper ma chère femme d’un doux regard.

 

Elle n’était plus là. Je voulus la joindre pour lui exprimer mon bonheur de l’avoir là, à côté de moi, à l’instant où je recevais cette missive.

 

Je m’approchai d’une fenêtre ouvrant sur le jardin. Et comme je regardais au dehors, dans le noir, j’eus l’impression fugitive d’une lueur rouge qui s’éteignit aussitôt.

 

C’était évidemment une illusion d’optique, car le fait ne se renouvela pas.

 

Et au lendemain de cette soirée, Fraü Matilda Alsidorn nous proposait un bridge qu’Ellen et moi-même acceptâmes avec empressement, ainsi que des gens désireux de fuir le tête-à-tête avec leurs pensées.

 

Quelles idées emplissaient le cerveau de ma bien-aimée ? Je l’ignore. Mais moi j’étais envahi par une sensation étrange, lancinante, obsédante.

 

Il m’apparaissait que, de minute en minute, Ellen ressemblait davantage à Tanagra.

 

J’aurais pu me dire qu’il n’y avait, entre les deux sœurs, qu’une différence d’expression dans la similitude absolue des traits : Ellen plus souriante, Tanagra plus mélancolique.

 

Mais, en ce jour, une remarque s’était implantée en moi comme une lame d’acier :

 

Ellen n’avait fait aucune allusion à la lettre du docteur Amandias !

 

CHAPITRE X

UNE FOLIE SPÉCIALE


Je n’étais pas jaloux, non, certes, mais je me trouvais dans une dépression d’esprit analogue.

 

J’avais sous les yeux mon Ellen, et je me donnais un mal énorme pour me démontrer que ce pouvait n’être pas elle.

 

Dans ses gestes, maintenant, dans sa démarche, dans son regard, je retrouvais à chaque instant l’impression de sa sœur Tanagra.

 

Et puis elle me considérait avec une nuance d’inquiétude, de tendresse, et je jugeais qu’elle était bien Ellen.

 

Toutes les aventures des derniers jours passaient au crible de ma critique. Pourquoi Tanagra eût-elle pris la place d’Ellen ?

 

Oh ! elle m’aimait encore, j’en étais d’autant plus assuré que, depuis le voyage de Calais à Vienne dont j’ai parlé, je n’ai jamais pu reconnaître si j’aimais Ellen pour sa beauté intrinsèque, ou si j’aimais en elle une reproduction frappante de Tanagra.

 

Mais, quoi qu’il en fût, j’avais une foi trop grande dans la noblesse d’esprit de Tanagra, pour la supposer capable d’avoir utilisé sa merveilleuse ressemblance avec sa sœur, à l’effet de m’induire en erreur et de se substituer à la morte.

 

Morte ! Mon être se révoltait à la pensée du trépas, que niait cette forme d’Ellen évoluant autour de moi.

 

J’entends bien ce que diront les gentlemen et ladies, discutant mon cas avec la belle placidité de l’indifférence.

 

J’aurais dû chasser toutes ces discussions byzantines au premier chef, de ma cervelle de mari épris… J’aurais dû, by heaven ! oui, j’aurais dû ; seulement je ne le pouvais pas.

 

Si bien que j’arrivai insensiblement à un tel désarroi d’esprit que moi, Max Trelam, si profondément soucieux de la respectabilité de mon home, de ma femme, de moi-même, je me déclarai devoir… espionner (un mot dur à prononcer) Ellen, dans le but de surprendre une preuve évidente de son identité.

 

On le voit, j’étais fou.

 

Par suite, j’agis avec la logique impitoyable de la démence.

 

Ellen s’enfermait dans sa chambre… Ne profitait-elle pas de sa solitude pour reprendre son aspect de Tanagra ? Si elle jouait un rôle, il la devait fatiguer ? Et seule à l’abri des regards, il lui serait doux de déposer le masque.

 

Lancé sur cette piste, mon instinct de reporter me dicta les mesures à prendre.

 

Une chance inespérée me favorisa. Je découvris que la clef, actionnant la porte de ma pièce propre ouvrant sur le corridor, s’adaptait à la serrure de la salle réservée à ma chère douce compagne.

 

Dans les immeubles orientaux sévit, pour les serrures comme pour le reste, le fatalisme musulman. On ne se garde pas plus des cambrioleurs que de la fatalité.

 

Avec adresse, je parvins à fausser la clef d’Ellen et à la déposer devant la porte. Ma chère aimée, – qu’elle me pardonne cet acte n’infirmant en rien mon respect pour elle, – devait croire et crut en effet que l’avarie était le résultat d’un choc.

 

Le résultat me remplit de joie. La clef faussée ne pouvait plus être introduite dans la serrure, ce qui, on s’en rend compte, m’eût empêché d’y glisser celle que je tenais en réserve pour le moment opportun.

 

Du reste, ma chère aimée semblait en proie à une préoccupation étrange.

 

On eût juré qu’elle attendait une chose qui ne se produisait pas.

 

Quoi ? Cela m’intriguait au plus haut point, et me désolait aussi ; car, depuis mon retour d’Alexandrie, et ceci n’était pas une constatation folle, ma chère compagne semblait vivre loin de moi, en dehors de moi.

 

Si elle était Tanagra, cette attitude s’expliquait ; mais si elle était Ellen ?…

 

La nuit vint.

 

Comme la comtesse Solvonov nous en avait prévenus, les domestiques partirent pour la fête. À travers nos persiennes closes, nous les vîmes gagner par le jardin une porte de service. Ils riaient, bavardaient, enchantés de cette soirée de liberté.

 

À dix heures exactement nos hôtes se présentèrent chez nous : le comte Solvonov souriant, empressé comme à l’ordinaire ; la comtesse, en proie à une émotion qu’elle s’efforçait vainement de dissimuler.

 

Je la vois encore avec sa robe de visite, d’un blanc imperceptiblement nuancé de vert, nous disant :

 

– Dînez, chers amis. Ensuite, s’il vous plaît, descendez au jardin. Nos serviteurs ne rentreront qu’au jour. Vous ne craindrez donc pas d’être dérangés.

 

Puis elle me remit une lettre enfermée dans deux enveloppes. La première, ouverte, portait la suscription : « Mme la Comtesse Solvonov, palais Ezbek » entourée des cachets de la poste égyptienne. À l’intérieur, s’en trouvait une seconde, sur laquelle je lus mon nom.

 

Je reconnus l’écriture du boy Nelaïm.

 

J’allais la décacheter. Une phrase de la comtesse Nadia m’arrêta.

 

Elle disait, ses regards fixés sur Ellen, semblant lui transmettre un message mystérieux :

 

– Je m’aperçois que j’ai oublié les journaux. Bah ! rien de curieux. Je vous les remettrai demain.

 

Banales étaient les paroles. Alors, pourquoi la voix de la Polonaise tremblait-elle ? Pourquoi sur les traits d’Ellen cette fugitive expression de joie et de résolution ?

 

La phrase, inintelligible pour moi, avait donc un sens caché.

 

Et je renonçai à lire la missive de Nelaïm afin d’observer. Je la glissai dans ma poche en murmurant avec ironie :

 

– Sans doute, un Amandias quelconque m’affirme-t-il encore le trépas de ma chère vivante Ellen. Cela ne vaut pas de perdre quelques secondes de la visite amicale de nos hôtes. Je verrai cela plus tard.

 

Personne ne souleva la moindre objection. J’avoue que je fus froissé de l’indifférence absolue d’Ellen pour ma correspondance.

 

D’autant plus froissé que les Alsidorn ne cherchèrent pas à cacher leur étonnement.

 

Le dîner fut expédié presque en silence.

 

Mme et M. Solvonov faisaient les frais de la conversation languissante. Herr Fritz et Fraü Matilda répondaient d’un air distrait.

 

Soudain Ellen se leva, laissant tomber l’excuse banale.

 

– Je vous demande pardon… ; une migraine atroce… ; je vais me retirer.

 

– Oh ! chère ! s’exclama Nadia Solvonov, que je vous plains ! Je vais vous apporter mon flacon de men-ophr (liqueur arabe qui dissipe les névralgies). Comme cela, au moins, vous pourrez dormir.

 

Puis se tournant vers son mari :

 

– Je vous confie nos hôtes, n’est-ce pas ?

 

Le comte acquiesça d’un signe de tête. Je surpris dans ses yeux comme un pétillement d’ironique gaieté, tandis qu’Ellen et Nadia sortaient.

 

La pensée me traversa que M. Solvonov était chargé d’assurer, aux deux femmes, la tranquillité d’une conversation sans témoins ; qu’il n’était plus mon hôte à cette heure, mais un gardien qui les avertirait si je cherchais à les surprendre.

 

Tout naturellement, je me sentis aussitôt un désir affolant de réaliser ce qui m’était interdit.

 

CHAPITRE XI

LE VOLEUR VOLÉ


Pour me donner une contenance, j’avais repris dans ma poche la lettre de Nelaïm.

 

Et tandis que les Tyroliens, évidemment plus à l’aise depuis la sortie d’Ellen, débitaient des choses sans intérêt, tout en picorant à travers le dessert, je déchirai l’enveloppe.

 

Par ma foi ! je ne soupçonnais pas que j’allais y trouver un nouveau sujet de perdre la tête.

 

Elle contenait un article de journal, découpé dans l’Egyptian News, dont je reconnus de suite les caractères et la disposition typographique.

 

Oh ! cet article… J’aime mieux le reproduire. On se rendra compte de la perplexité qu’il fit naître en moi. Voici ce que je lus :

 

« Nous entretenions, la semaine dernière, nos lecteurs de l’arrestation de touristes réputés honorables, accusés d’avoir dérobé chez M. le comte Solvonov, un brassard orné de dix opales, et dont la disparition avait ému M. le consul de Russie ».

 

Un des touristes réputés honorables, c’était moi-même. Qu’allais-je apprendre encore ? Commencée par contenance, la lecture excitait maintenant tout mon intérêt.

 

« Or, continuait le publiciste, l’accusation portée contre les personnes en cause est entièrement erronée, par la raison majeure que les accusés, contre qui leur présence au palais d’Ezbek à l’heure du vol, constitue l’unique charge, ne s’y trouvaient pas ; le brassard ayant été dérobé, non pas le soir, mais dans la matinée, exactement à dix heures et demie. »

 

Ouf ! Voilà qui guérirait la migraine d’Ellen. Nous n’étions plus sous le coup des poursuites de la justice égyptienne !

 

Je continuai, avide de connaître les preuves de mon innocence. Rien n’est aussi agréable. Vous serez de mon avis si le destin vous met jamais en pareille posture.

 

« Le vol, disait l’article, a été consommé avec une habileté extraordinaire. Le comte portait le brassard au bras et ne le quittait jamais. Or, à dix heures et demie du matin, il pénétra dans sa salle de bains et se mit en devoir de procéder à ses ablutions.

 

« La salle, au dallage bicolore, est installée à l’orientale, c’est-à-dire qu’au lieu de baignoire, elle comporte une piscine étanche creusée à même le sol. Le revêtement intérieur est de marbre.

 

« Le fond de la piscine avait été enduit d’un corps glissant, ainsi qu’on le constata par la suite.

 

« Si bien que le gentilhomme polonais, dans le simple appareil d’un baigneur, ayant sauté sans défiance dans la cavité, glissa et s’étala tout de son long, l’eau lui passant par-dessus la tête.

 

« La surprise, l’étourdissement du choc (son front avait porté contre la pierre) eussent évidemment déterminé une issue tragique à l’aventure, si le valet de chambre ne fût entré pour le service de son maître. Il l’aida à reprendre pied, et le comte constata que son brassard lui avait été enlevé.

 

« Un malfaiteur d’une audace déconcertante avait dû manigancer l’opération, et il avait disparu, son larcin accompli, sans que personne dans la résidence l’eût aperçu.

 

« M. le consul de Russie n’ignora pas ces détails, et l’on s’étonne qu’il ait laissé peser une accusation déshonorante sur des citoyens estimables. Sa conduite est d’autant plus blâmable, que ce brassard, dont la valeur politique est, paraît-il, inestimable, n’a jamais enserré le biceps du comte Solvonov.

 

« Celui-ci en portait une simple reproduction, dont les opales sont dépourvues des signes mystérieux, qui constituent l’importance du brassard réel.

 

« L’attitude du fonctionnaire russe ne s’explique pas. Il sait où fut caché le brassard réel, et l’on pourrait penser que lui-même a ménagé la cachette, si l’on veut bien remarquer que ce haut personnage semble prendre un plaisir toujours nouveau, à diriger ses promenades vers l’Est de la ville, où se dressent, au delà de la colline des Moulins, les restes grandioses des tombeaux des Khalifes.

 

« Le respect dû à une nation amie nous empêche d’insister. Peut-être M. le consul obéit-il simplement à une attraction de propriétaire, car il a acheté, pour le comte de son gouvernement, le tombeau à coupole d’Adj-Manset, khalife d’origine caucasienne qui régna au Caire !… »

 

Je demeurai immobile, muet, un nouveau point d’interrogation s’enfonçant dans mon intellect.

 

Pourquoi ces deux brassards ? Pourquoi la plainte du consul ? Si ce fonctionnaire, ainsi que l’affirmait l’Egyptian News, savait la vérité, rien n’excusait sa conduite.

 

Le journal soulignait la valeur politique du bizarre joyau, et quand la politique s’en mêle, elle semble traîner dans son sillage la malignité de tous les diables cornus de l’infernal séjour…

 

Je regardais en moi-même, pensant ne rien voir autour de ma personne, et pourtant mes yeux furent impressionnés mécaniquement.

 

Le comte servait le café, maintenu jusqu’à ce moment à la température convenable par une lampe à alcool, brûlant sous la cafetière mauresque.

 

Et j’eus la perception nette, qu’au-dessus des tasses qu’il avait disposées devant les Alsidorn et moi-même, sa main droite décrivait un geste rapide, mais inexplicable.

 

Du coup, j’oubliai momentanément le brassard. Par une brusque projection de la pensée, je repris le raisonnement interrompu par ma lecture. M. Solvonov devait m’empêcher, empêcher les Tyroliens, de troubler la comtesse Nadia durant son entretien avec Ellen.

 

Est-ce qu’il prendrait une précaution contre les velléités de déplacement pouvant se faire jour en nous ?

 

Dans le pays du haschich, des tabacs opiacés, des essences, l’usage des soporifiques est courant. On les emploie par plaisir, pour atteindre à l’extase du rêve ; on n’hésite donc pas à les utiliser pour immobiliser des gens dont les mouvements semblent importuns.

 

Mais oui, c’était cela.

 

Le vieillard avait repoussé sa tasse à l’écart, et au-dessus de celle-ci sa main n’avait exécuté aucune passe.

 

Il boirait comme nous ; il assisterait à notre anéantissement somnifère, et puis il irait chercher les félicitations des deux causeuses, assurées ainsi de n’avoir plus à redouter aucune indiscrétion.

 

Il me fallait trouver, séance tenante, le moyen de réduire à néant la combinaison préméditée.

 

Et ceci, en gentleman, c’est-à-dire sans employer la force, et surtout sans que les assistants soupçonnassent mes intentions.

 

Pendant une minute, je soumis mon esprit à une tension telle que mon crâne eût certainement éclaté si la situation s’était prolongée.

 

Et brusquement, sans que je pusse la retenir, une exclamation de triomphe jaillit de mes lèvres.

 

Le souvenir d’une scène de vaudeville vue à Londres, quelques jours avant mon mariage, avait traversé mon cervelet. Je dis cervelet par égard pour les physiologistes, qui situent la mémoire dans cette part de la substance cérébrale.

 

Et comme Solvonov, Fritz et Matilda s’informaient : « Qu’avez-vous donc ? » je me pris à jouer la scène en question, j’ose le dire, avec un naturel plus grand que le comédien qui me l’avait inspirée.

 

Peut-être ne la trouverez-vous pas très ingénieuse, et irez-vous même jusqu’à la qualifier de stupide.

 

À cela je répondrai qu’une chose qui réussit n’est jamais stupide, et puis aussi que la stupidité apparente confine au génie persuasif, car elle n’éveille la défiance de personne. Le personnage le plus sur ses gardes succombe sous les coups de la naïveté !

 

– Vous n’avez pas vu ? balbutiai-je en me levant et en désignant la fenêtre.

 

– Vu quoi ? répétèrent mes trois auditeurs.

 

– Cet éclair rouge… Sûr, il y a quelqu’un dans le jardin.

 

Je fis mine de m’élancer vers la fenêtre, ce qui déclencha le ressort que je désirais faire jouer. Le comte et les Alsidorn, mus par une curiosité inquiète, se ruèrent vers la croisée.

 

J’étais seul devant la table.

 

Vivement, je troque ma tasse de café contre celle du comte et je rejoins aussitôt mes compagnons.

 

Ils n’ont rien vu, absorbés qu’ils sont par la recherche d’un être vaguant dans le jardin, où il n’y a personne.

 

J’affecte un intérêt énorme. Il faut un bon moment pour que je consente à admettre que j’ai pu me tromper, que j’ai subi une hallucination fulgurante de la rétine, l’expression est de ce brave Fritz, entiché, comme tout être de langue allemande, du galimatias scientifique des gymnases et universités germains.

 

Et comme à regret, M. Solvonov constate que nous laissons refroidir le moka (on a du vrai moka en Égypte), lequel demande à être dégusté brûlant, je condescends à revenir vers la table.

 

Nous humons tous la boisson parfumée. Solvonov a bu également. J’ai peine à dissimuler ma joie.

 

Au fait, pourquoi ne pas continuer la comédie ? Cela occupera mon impatience et m’empêchera de me trahir. Je ferme à demi les paupières, comme si la lourdeur du sommeil pesait sur moi.

 

Cette attitude me dispense de prendre part à la conversation. Et puis, je coule un regard entre mes cils et je constate que le comte a, à mon adresse, un sourire fugitif et narquois. Je ne me suis donc pas trompé. Le noble Polonais souhaite que nous dormions.

 

Au surplus, l’effet espéré ne se fait pas attendre.

 

Les yeux de mes compagnons clignotent ; leurs langues devenues raides empâtent la prononciation des mots.

 

À deux reprises, le comte essaie de se dresser, de quitter son siège. Sa physionomie reflète un effarement indicible. Il doit s’étonner de ressentir l’engourdissement qu’il destinait à nous seuls.

 

Ses yeux ensommeillés vont des Tyroliens à moi-même. Fritz et Matilda luttent encore contre l’influence soporifique ; moi, je m’évertue à simuler l’anéantissement.

 

Je vois que notre hôte se raidit dans un suprême effort ; mais il n’a pas économisé le soporifique et sa générosité opiacée se retourne contre lui.

 

Victoire ! Ils dorment tous les trois. Par acquit de conscience, je les secoue. Ah ! ils n’ont garde de s’en apercevoir. Je crois qu’une batterie d’artillerie pourrait exécuter des tirs dans la chambre, sans provoquer chez eux un tressaillement.

 

Le succès de ma ruse est complet ; mais il redouble la certitude du mystère autour de moi. Quelle chose, que je ne devais pas voir, préparent donc Ellen et la comtesse Nadia ?

 

Je veux savoir. À pas de loup, je gagne la porte.

 

Me voilà dans le couloir. Personne. Je me glisse vers l’entrée de ma chambre.

 

Au moment d’y pénétrer, une réflexion m’arrête.

 

Peut-être l’accident survenu à sa clef a-t-il éveillé la méfiance d’Ellen ? Peut-être surveille-t-elle spécialement l’issue reliant sa chambre à la mienne ?

 

Et alors l’observatoire indiqué serait la porte qui s’ouvre directement sur le corridor.

 

Oh ! écouter aux portes ! What a shame ! Cela n’est pas digne de la respectabilité d’un gentleman !

 

Le procédé incorrect, dans les circonstances ordinaires de la vie d’un citoyen anglais, est véritablement justifié lorsque l’on se débat dans des aventures aussi inexplicables que celles dont je suis présentement victime.

 

Fixé à mon trousseau de clefs, je possède le petit appareil acoustique, dont un correspondant de journal ne se sépare jamais.

 

C’est le petit auditeur secret, que la réclame a popularisé à Londres sous la rubrique connue : Plus de sourds.

 

Au demeurant, un mignon microphone ou enregistreur de sons ténus, doublé d’un renforçateur. Le tout enfermé dans une gaine de la dimension d’une bonbonnière de poche.

 

Les durs d’oreilles en introduisent une extrémité dans le pavillon auriculaire et ils entendent. Nous, au Times, nous avons donné à l’appareil une application inattendue.

 

En l’appuyant sur un panneau de bois, nous avons découvert qu’il permettait d’entendre à travers l’obstacle.

 

Je me hâte. Mon écoutoir sur le panneau de la porte, mon oreille appliquée sur l’objet, j’écoute.

 

J’entends la voix chère d’Ellen, alternant avec celle plus grave de la comtesse Nadia. Ah ! comme mes pressentiments étaient justifiés ! Voici ce que je perçois :

 

CHAPITRE XII

OÙ L’ACTION DE X. 323 SE RÉVÈLE


– Je tremble, disait la noble dame polonaise. Cet article de journal expliquant le vol réel dont le comte a été victime ; cette indication vague, mais suffisante de l’endroit où nous croyions le brassard aux opales en sûreté… Si votre frère se trompait ?

 

– Il ne se trompe jamais. Et c’est le seul moyen d’obliger à se démasquer l’ennemi deviné, mais dont nous ne connaissons ni les traits, ni la retraite.

 

Le voilà donc, le secret que me cache la chère aimée ! Je conçois sa terreur, la tristesse de son doux visage. Un ennemi, plus terrible que tous ceux que X. 323 a vaincus, s’est dressé en face de lui.

 

Un ennemi dont il sait l’existence, mais dont il ignore le visage, et aussi la retraite où s’élaborent les projets qui nous menacent. Il y a un silence. Puis de nouveau s’élève l’organe de la Polonaise.

 

– Ah ! je voudrais partager votre confiance, me sentir votre courage !

 

– Hélas ! pauvre amie, je ne puis vous les donner. J’ai vu mon frère à l’œuvre. Je suis sûre qu’il triomphera… Vous, vous l’ignoriez encore, il y a quelques semaines, lorsqu’il vous pria de vous faire présenter…

 

La phrase d’Ellen demeura suspendue, mais je la complétai sans peine.

 

On nous avait présentés aux Solvonov d’après la volonté de X. 323.

 

Les mystères étaient sur moi depuis plus longtemps que je ne le pensais !…

 

– Je m’efforcerai d’être vaillante, reprit Nadia Solvonov… J’aurai de la peine. Ne m’en veuillez pas de ma faiblesse, mais ce brassard d’opales, s’il tombait entre les mains d’un criminel, noierait la Russie dans un déluge de sang.

 

Bigre ! Je sentis un petit frisson me courir sur la colonne vertébrale.

 

Qui aurait pensé qu’un bijou pouvait contenir en germe une pareille catastrophe !

 

– Chaque opale, avec son signe, peut faire lever une armée de meurtriers. Polonais séparatistes, Cosaques nomades des plaines entre Don et Caspienne, Tcherkesses caucasiens, soumis mais non résignés, associations ouvrières ou agraires qui croient à la liberté naissant de la révolution sanglante, tous obéiraient au Maître des Opales du Serment ; ces opales qui, volées au comité central révolutionnaire russe, par un agent héroïque qui paya de sa vie son action, ont démontré leur pouvoir entre les mains du gouvernement. Elles ont décidé les plus ardents à devenir constitutionnels, à admettre les travaux de l’Assemblée russe, de la Douma, à soutenir le trône qu’ils souhaitaient renverser. Les opales du Serment sont donc bien puissantes, car il est plus difficile de calmer que d’exciter les passions politiques !

 

– Il eût mieux valu les détruire, prononça Ellen d’une voix abaissée.

 

– Certes, je pense comme vous.

 

– Mais puisque le gouvernement russe a préféré conserver à la fois une arme et une inquiétude…

 

– Oh ! oui ! une inquiétude. Le consul de Russie doit être affolé depuis l’article de l’Egyptian News. Voir la cachette, invraisemblable pour ainsi dire, révélée…

 

Je hochai la tête ; le vrai brassard se trouvait donc parmi les tombeaux des khalifes, et vraisemblablement dans celui du khalife tcherkesse Adj-Manset, acquis par le fonctionnaire slave !

 

Mais soudain, j’oubliai le brassard, les opales, la Russie, ramené à ma propre personnalité par cette question d’Ellen.

 

– Pensez-vous qu’ils dorment maintenant ?

 

– Soyez-en certaine. Ce haschich en grains a un effet presque foudroyant. Il est préparé pour ceux qui ont abusé du haschich, qui deviennent à peu près réfractaires à ce poison de rêve… Donc, sir Max Trelam et ces pauvres Alsidorn, qui n’en usent pas…

 

– Oui, vous avez raison. En ce cas, je vais me mettre en route.

 

En route ? Où veut-elle aller ? Je n’ai pas le temps de m’appesantir sur la question.

 

La comtesse Nadia reprend d’un accent troublant :

 

– Ainsi vous êtes décidée ?

 

– En avez-vous douté, chère amie ?

 

Je suis frappé de la décision qui sonne dans le ton d’Ellen. Il me semble que c’est une voix autre qui arrive à mon oreille.

 

– Ah ! j’ai peur pour vous, peur pour votre frère, gémit l’organe de Mme Solvonov.

 

Un bref silence, rempli sans doute par un geste de ma vaillante femme, puis celle-ci parle de nouveau :

 

– X. 323 a découvert la cachette. Soyez certaine qu’il saura la défendre.

 

Puis d’un ton ferme :

 

– L’échelle de corde est bien fixée à la fenêtre. Je pars. N’oubliez pas mes instructions.

 

– Oh ! je n’aurai garde. J’attends votre retour dans cette chambre. Le comte transportera Max Trelam dans la sienne. Au réveil, le pauvre garçon ne soupçonnera rien.

 

– Ah ! oui, pauvre garçon ! soupire Ellen avec une infinie tristesse.

 

On croirait que toute son âme pleure dans ces quelques paroles. Ceci devrait éveiller mes commentaires… Mais mes commentaires demeurent endormis.

 

Une volonté est née en moi. Accompagner Ellen à son insu ; veiller sur elle dans l’expédition… hasardeuse, j’en suis certain, où elle s’engage. La sauver ou succomber avec elle ; voilà ce que je veux.

 

Mon écoutoir est réintégré dans ma poche. Je m’éloigne sans bruit dans le corridor. Je gagne l’escalier, j’atteins la véranda-terrasse dominant le jardin.

 

Je me blottis dans un massif épais, d’où j’aperçois la fenêtre de la chère aimée.

 

Je la vois elle-même, s’encadrant dans la baie de la croisée ouverte. Auprès d’elle se dessine la fine silhouette de la comtesse Nadia. Les deux femmes s’étreignent. Leur attitude dit l’anxiété d’un départ, dont le retour semble problématique.

 

Et puis, je demeure médusé. Ellen s’est élevée à hauteur de la barre d’appui, elle a passé par-dessus l’accoudoir de bois ouvragé. Elle descend vers le sol, à l’aide d’une échelle de corde qui scande ses mouvements d’un balancement rythmique.

 

Jamais je n’aurais soupçonné que la chérie pût se livrer à une pareille acrobatie.

 

Elle prend pied dans le jardin. Elle a un geste de la main vers la comtesse, qui déjà ramène l’échelle dans la chambre, effaçant ainsi toute trace de l’évasion, puis, d’un pas ferme, elle marche dans l’allée que borde le massif où je suis caché.

 

Elle passe à un mètre de moi.

 

J’ai peine à retenir un cri monté brusquement de mon cœur à mes lèvres.

 

Ellen porte une robe que je ne lui connais pas.

 

Et cette robe qui, je le jurerais, ne lui a jamais appartenu, je l’ai vue naguère, couvrant le corps de sa sœur, de Tanagra, alors que celle-ci, sous le nom de marquise de Almaceda, m’était apparue à Madrid, sur la promenade élégante du Prado.

 

Mais toute ma présence d’esprit doit se concentrer sur ce seul objet : suivre Ellen sans qu’elle se soupçonne suivie.

 

À travers les bouquets d’arbres, les buissons d’arbustes fleuris, je m’élance à la poursuite de ma bien-aimée, me couchant sur le sol, me dissimulant derrière tous les obstacles susceptibles de me cacher. J’ai d’ailleurs l’impression de me livrer à des précautions inutiles.

 

Ellen va droit devant elle, en personne qui ne se cache pas, ou qui a la certitude de ne pouvoir être épiée.

 

Ainsi elle arrive devant la petite porte bâtarde qui s’est ouverte devant moi, le soir où X. 323 m’arracha si dextrement aux mains des policiers.

 

Elle ouvre. Elle se glisse au dehors.

 

Je me suis arrêté afin qu’elle prenne un peu d’avance. Dans la rue, je n’aurai plus de buissons pour dissimuler ma marche…

 

Mais la porte se referme sur elle. Le bruit du pêne rentrant dans la gâche provoque chez moi un sursaut de colère.

 

Je n’ai aucun moyen d’ouvrir, moi. Oh ! par l’orteil de Satan, je suis de force à escalader le mur ; mais le temps nécessaire à cet exercice donne à Ellen la possibilité d’être hors de vue.

 

Dès le début de mon expédition, je perds sa trace.

 

Un imperceptible cliquetis métallique me fait tourner les yeux vers la porte.

 

Une silhouette d’homme, perceptible parce qu’elle se dessine en noir plus accusé dans la nuit, frappe mon regard.

 

Ah çà ! lui aussi a une clef ? Tout le monde a donc la clef de cette damnée porte ! Tout le monde, excepté moi ! Le battant tourne lentement sur ses gonds. L’homme inconnu fait un pas pour sortir.

 

Et alors, une clarté éblouissante s’allume dans ma cervelle. J’ai brusquement l’intuition que le personnage est ennemi ; que lui aussi se propose de suivre ma pauvre chère Ellen, non pour la protéger, mais pour la frapper !

 

Une vague de colère m’emplit. Instinctivement, sous une impulsion irraisonnée, je bondis sur l’ombre et lui assène sur le crâne un formidable coup du ball-knap, que je tiens à la main.

 

C’est une arme terrible que ce ball-knap : une tige de bois, de vingt centimètres de longueur, terminée par un anneau, dans lequel passe une petite tresse de cuir souple, de même dimension que la poignée ci-dessus. La tresse se termine par une balle de plomb enchapée de cuir.

 

Cela se met dans la poche, n’embarrasse pas et, en cas de danger, constitue une arme dangereuse dons une main solide.

 

L’homme s’est écroulé. Oh ! il faudrait avoir un crâne en ciment armé pour résister au ball-knap. Je me penche sur lui, non pas que son état m’inspire une indécision. Je suis fixé avant de regarder. Il est assommé aussi complètement qu’un bœuf frappé par le maillet de l’abattoir.

 

Il a un complet noir, excellent pour se dissimuler dans la nuit. Mais par la porte ouverte, une lanterne de l’éclairage urbain jette quelque clarté sur le visage immobile du guetteur.

 

– Fritz Alsidorn ! balbutiai-je. Il ne dormait pas non plus. Lui aussi avait trompé le comte Solvonov. Mes soupçons se confirment. Ce Tyrolien nous était ennemi. Tant pis pour lui.

 

Je saisis le corps par les épaules, je le rejette dans l’ombre d’un fourré.

 

Je franchis la porte. Je regarde.

 

À trente mètres peut-être, je distingue la gracieuse silhouette que je recherche. Ellen marche avec la même tranquillité que dans le jardin.

 

Nous débouchons sur la place Meidan-el-Khaz-negar, dont le square central fait face au péristyle de la Bourse. Là, ma chérie aborde un gentleman portant un costume de touriste gris, le chef couvert d’une casquette de voyage.

 

Je puis les observer sans peine, car ils se sont arrêtés un instant sous un réverbère qui les enveloppe de sa nappe de lumière.

 

Et de nouveau, la voyant là, bien éclairée, je me confie qu’à cette heure Ellen me donne l’impression lancinante que j’ai devant moi Tanagra, le visage de Tanagra, la silhouette, le geste de Tanagra.

 

Tous mes déraisonnables raisonnements assiègent mon cerveau. Ils se compliquent de cette pensée, née en ma personne je ne sais comment, et qui se présente à mon esprit, me procurant la sensation d’éblouissement douloureux que cause à la rétine l’approche subite d’un foyer incandescent :

 

– Mourir pour l’une… ou mourir pour l’autre, c’est la même chose !

 

Où vais-je chercher cette formule dramatique et dépourvue de sens logique ?

 

CHAPITRE XIII

À TRAVERS LA NUIT


Ceux que j’observais s’étaient remis en marche. Machinalement je me remis en mouvement. J’avais deviné dans le touriste une nouvelle incarnation de X. 323, ce beau-frère étrange dont nul, en dehors de ses sœurs et de moi-même, ne connaît le visage véritable.

 

Tout en déambulant derrière eux à travers les voies étroites du quartier Rosetti, je me souvenais de la réponse ironique de l’espion, un jour que je lui exprimais l’ennui qu’il devait ressentir à n’avoir, pour ainsi dire, aucun visage qui lui fût propre.

 

– Être ceci ou cela contient une satisfaction, affirmais-je. Vos transformations continuelles vous dépouillent de toute individualité ; vous avez des aspects divers mais temporaires, vous êtes un anonyme à transformations.

 

Il avait souri, puis doucement :

 

– Ma profession, je ne l’ai pas embrassée de mon plein gré. Vous le savez, Max Trelam, il est un nom qui m’appartient, qui appartient à mes sœurs et qui ne doit pas être prononcé, un nom que vous-même, épousant Ellen, ignorerez. Nous sommes espions parce qu’un gouvernement nous a imposé cette condition ; un gouvernement qui sait que ce nom a été déshonoré injustement, que nos parents sont morts de désespoir immérité, et qui cependant, nous oblige à gagner une juste réhabilitation. Donc, il n’est pas en mon pouvoir de renoncer au genre Protée que vous me reprochez.

 

« Enfin, avait-il conclu, mes ennemis connaissent vingt apparences de moi, dont aucune n’est la véritable. Vous êtes trop intelligent pour ne pas comprendre qu’en un moment de péril extrême, c’est mon réel visage qui me permettrait de passer au milieu de tous mes ennemis, sans qu’ils eussent l’idée que je suis celui dont ils souhaitent la mort. »

 

Devant cet argument dont la valeur m’était apparue indiscutable, j’avais dû m’avouer vaincu.

 

Tandis que je tisonnais mes souvenirs, nous marchions toujours.

 

Nous parcourions à présent, la rue Muski, à gauche de laquelle se dressent les bâtiments du consulat d’Italie.

 

Nous franchissions le canal El-Khalig, puis, arrivés à la petite place dénommée le rond-point de Muski, nous nous rejetâmes dans les ruelles tortueuses pour joindre la voie d’El Hamzarvi, et enfin longeant l’église grecque catholique, les mosquées d’Elghuri, la voie d’El Azhar, l’Université, nous sortîmes de la ville par la porte (Bab) El Ghoraib.

 

Notre but n’était plus mystérieux pour moi.

 

Devant mes yeux se profilait la colline des Moulins, que contournait la route poussiéreuse qui conduit aux tombeaux des khalifes.

 

Et en effet, bientôt, sous la clarté de la lune qui venait de se lever, m’apparurent les ruines avec leurs coupoles gracieuses et leurs minarets élancés.

 

Au sortir de la ville moderne, je ressentis une émotion singulière à me trouver transplanté parmi ces monuments d’un autre âge.

 

Je me figurai sentir peser sur mes épaules des regards curieux et hostiles.

 

La sensation était si nette qu’à plusieurs reprises je fis halte, scrutant les pentes de la colline des Moulins, les groupes de cahutes, attachées ainsi que des moisissures aux flancs des tombeaux des khalifes.

 

J’aurais affirmé sous la foi du serment que des ennemis ne perdaient pas un des gestes de X. 323, d’Ellen, de mon propre individu.

 

Tapi derrière un pan de muraille écroulée, je vis Ellen s’arrêter, ainsi que son frère, devant le tombeau à coupole, attribué au khalife tcherkesse Adj-Manset.

 

Je respirai. On atteignait au but de la promenade nocturne.

 

Hélas ! Comme toujours, ma raison se réjouissait à l’instant même où je mettais le pied sur le seuil de la plus épouvantable aventure.

 

La lune a monté dans le ciel. Elle verse sur la terre sa clarté, que la sécheresse de l’air opalise.

 

Sur le fond indigo de la voûte céleste, les tombeaux des khalifes se profilent en vigueur.

 

Autour de la mosquée-mausolée d’Adj-Manset, séparés par des intervalles plus ou moins grands, où des fellahs ont édifié leurs cabanes aux murailles fragiles de roseaux et de torchis, je reconnais le dé surmonté d’une coupole du monument du sultan El Ghouri, les minarets des mosquées funéraires d’El Achrof et de l’émir Yousouf ; les deux dômes, le double minaret de la mosquée du sultan Barbouk, où dorment de l’éternel sommeil ce souverain, ses femmes, ses fils, Farag et Istag.

 

Je veux reporter mon attention tout entière sur ceux que je surveille, avec le désir de me dévouer pour eux.

 

X. 323 et Ellen ne sont plus visibles.

 

Sans doute ils ont pénétré dans le mausolée d’Adj-Manset.

 

Je veux les joindre. Assez longtemps je les ai filés comme un simple inspecteur de la police. Assez longtemps, ils m’ont tenu à l’écart du péril, dont j’ai appris avec certitude l’existence, à travers la porte close de la chambre de ma bien-aimée.

 

Je veux me présenter devant eux… Je veux leur crier :

 

– Me voici, prêt à vivre ou à mourir avec vous. Je suis l’époux qui aime de toute son âme, le frère dévoué qui vénère les espions pleins d’honneur et de vertu que j’ai reconnus en vous. Acceptez donc franchement ma vie. Je vous la donne.

 

Je ne prends plus la peine de me dissimuler.

 

J’enjambe les murs bas, les éboulis. Je passe auprès de l’ancien abreuvoir en ruines dont la cavité recèle encore une flaque d’eau verdâtre.

 

Je marche ainsi qu’un halluciné, les yeux obstinément fixés sur la porte naguère en trèfle, aujourd’hui éventrée, de la mosquée funéraire d’Adj-Manset.

 

Je distingue, avec une acuité pénétrante, les détails de son ornementation, les mosaïques incomplètes qui l’encadrent, les céramiques multicolores avec leurs solutions de continuité, creusées par la griffe du temps.

 

Je suis à dix pas de l’entrée. Mon cœur saute dans ma poitrine. Je suis dans un état de bonheur affolé.

 

Je vais être en face d’eux ; je ne doute pas de leur mécontentement. Je sais par expérience que mon beau-frère X. 323 n’aime point que l’on agisse contrairement à ses décisions ; mais ceci m’importe peu. Une idée prime toutes les autres pour moi.

 

Je vais donner à Ellen une preuve indiscutable de ma tendresse.

 

Tous mes songes creux se sont envolés. Elle n’est plus l’être double en face de qui mon intellect s’affolait. À ce moment je me considère comme insensé d’avoir pu supposer, une seconde, que ma chérie jeune femme était sa sœur Tanagra.

 

Brusquement un obstacle arrête mon élan.

 

Je manque de tomber en avant ; singulier obstacle ! J’ai l’impression qu’il me redresse.

 

Je ne suis plus seul. Une dizaine d’hommes m’entourent, me maintiennent. Ils portent sur le visage des masques d’une étoffe brillante que l’on dirait découpés dans une feuille d’or vert.

 

Ils sont armés, bien armés : carabines en bandoulière, revolvers au poing, sabres courts à la ceinture.

 

J’essaie de me dégager.

 

Une douleur aiguë entre les deux épaules me contraint à renoncer à la résistance.

 

Un couteau s’appuie sur ma peau, y pénétrant quelque peu.

 

Un individu masqué comme les autres, mais qui doit être le chef, si j’en juge par l’autorité émanant de lui, prononce :

 

– Max Trelam, votre existence maintenant – il appuie sur ce mot, pourquoi ? – m’est à peu près indifférente. Donc, si vous voulez la conserver, soyez obéissant.

 

– Qui êtes-vous ? bredouillai-je encore mal revenu de ma surprise.

 

Mon interlocuteur a un ricanement sinistre dans le silence de la nuit.

 

– Les dix yeux d’or vert.

 

J’avoue qu’un frisson fait vibrer mes nerfs. Cet homme est celui qui nous poursuit, mon aimée et moi-même, depuis de longs jours.

 

Il est le personnage énigmatique révélé par la Comète Rouge, par les initiales T. V., par les yeux d’or, par le poignard du train d’Alexandrie, par le billet enclos dans le télégramme du directeur du Times.

 

Il s’aperçoit de mon désarroi. Son ricanement redouble d’ampleur.

 

– Ah ! Max Trelam, dit-il, quel reportage sensationnel pour votre journal si vous aviez le temps de l’écrire… Mais je ne suis pas cruel, je ne ferai pas luire à vos yeux pareille espérance. Vous êtes aimé des dieux, Max Trelam, votre existence sera brève.

 

– Tuez-moi donc de suite ! m’écriai-je.

 

Et comme il secouait négativement la tête, je repris :

 

– Je vais vous en fournir l’occasion.

 

Le souvenir d’un héros français, très connu en Angleterre, venait de me dicter ma conduite.

 

– Gardez-vous, criai-je à pleins poumons, les Yeux d’Or sont là !

 

Et me croisant les bras, j’attendis le coup mortel que mes ennemis ne pouvaient manquer de me porter, à moi qui venais de révéler leur présence.

 

Vous voyez que j’avais songé au chevalier d’Assas, lequel, tombé dans une embuscade adverse, l’avait rendue sans danger pour ses soldats avertis par ses cris.

 

Il était tombé glorieusement, frappé de vingt blessures. Je ne souhaitais pas, vous le concevez, pareil nombre de boutonnières à mon derme, mais enfin moi aussi je consentais le sacrifice de ma vie.

 

Eh ! bien ! voyez l’injustice distributive des récompenses et des châtiments. Le chevalier, arrêté par de braves gens, des soldats servant loyalement leur patrie, avait succombé, et moi, Max Trelam, tombé aux mains de bandits, de professionnels du meurtre, je fus épargné.

 

Le chef des Masques d’or vert éclata de rire. Oh ! le rire grelottant, sec, métallique, pénétrant le tympan ainsi qu’un stylet !

 

– Vous prévenez vos amis trop tardivement, persifla-t-il. La mosquée d’Adj-Manset est cernée. Nul n’en saurait sortir. Et vraisemblablement X. 323 est trop clairvoyant pour n’avoir pas constaté cela tout seul.

 

Il fit une pause. Pétrifié par son sang-froid, j’étais incapable de rompre le silence.

 

– Je ne vous tuerai donc pas, reprit-il, ainsi que vous l’espériez peut-être.

 

Et, lentement, il conclut par cette phrase qui m’emplit d’épouvante :

 

– Ce serait un meurtre inutile, Max Trelam ; dans quelques heures, vous vous supprimerez vous-même.

 

Je n’eus pas le loisir de me demander ce que signifiait cette menaçante péroraison. Mon interlocuteur fit un signe. Des menottes de cordelette enserrèrent mes poignets, et, poussé par des gaillards, préposés spécialement à ma garde, je fus entraîné dans le mouvement de toute la troupe, se ruant en tempête à l’intérieur de la mosquée d’Adj-Manset.

 

Ce monument funèbre est petit. Il se compose d’une unique salle, mesurant une cinquantaine de mètres carrés en superficie. En face de l’entrée, le mur de fond était percé d’une large brèche. De massifs blocs de granit de la chaîne Lybique, écornés par le temps et par les hommes, figuraient les tombeaux du khalife tcherkesse, de sa femme Ouadi et de son ministre Ramieh. Ces blocs, appuyés aux murs, ne pouvaient dissimuler une personne et, à plus forte raison, deux.

 

Or, le mausolée m’apparaissait vide.

 

X. 323 et Ellen y avaient pénétré cependant… Et ils n’y étaient plus.

 

Sans doute, cette disparition étonnait les bandits des Dix Yeux d’Or, car tous s’immobilisèrent comme moi-même, et un silence impressionnant autant que celui qui précède la tempête pesa sur nous pendant quelques secondes.

 

CHAPITRE XIV

OÙ VÉRITABLEMENT JE SOUPÇONNE X. 323 DE PUISSANCE DIABOLIQUE


L’aboiement plaintif d’un chien errant retentit tout à coup à mon oreille. Je regardai.

 

Le chef des brigands, penché en avant, la face tournée vers la brèche dont j’ai parlé tout à l’heure, me révéla par son attitude que c’était de ses lèvres qu’avait jailli le signal.

 

Du reste, d’autres cris semblables résonnèrent au dehors. Des silhouettes humaines se dressèrent sur des murailles en ruine, sur des éboulis.

 

Je compris. C’étaient là les guetteurs qui cernaient le tombeau d’Adj-Manset.

 

Le chef hocha la tête d’un air satisfait.

 

– Bien, dit-il, comme se parlant à lui-même. Nos sentinelles sont à leur poste ; il nous suffira donc de fouiller le terrain compris entre le point où nous sommes et notre ligne de factionnaires pour cueillir X. 323 et celle que Max Trelam appelle son épouse.

 

De quelle intonation il lance ce dernier membre de phrase !

 

Mon cœur se serre et je ne saurais expliquer pourquoi.

 

– En chasse, garçons !

 

Tous se pressent à la brèche. Mes deux gardiens m’entraînent à la suite des autres.

 

Un cordon de sentinelles entoure le mausolée d’un cercle vivant.

 

Dans ce cercle, le sol est nu, semé de pierrailles, sauf d’un seul côté où des ruines informes vont rejoindre la façade extérieure de la mosquée d’El Barkouk.

 

Mais ces ruines ne sauraient cacher les fugitifs, car trois ou quatre hommes de la bande des Yeux d’Or, les ont escaladées et dominent le terrain.

 

Et cependant on n’aperçoit les fugitifs nulle part.

 

Où peuvent-ils se dissimuler ? Tout est contre eux. Le sol nu, les décombres gardés, le nombre des adversaires, et comme si pareil concours de circonstances défavorables ne suffisait pas, la lune répandant une clarté presque aussi vive que celle du jour.

 

– Ils sont perdus, murmurai-je dans un sanglot intérieur.

 

Mais des imprécations rappellent mes esprits vers les faits se déroulant autour de moi.

 

Accotée au tombeau est une de ces masures édifiées par les pauvres fellahs.

 

Ici, en dehors de la ville, ils échappent aux impôts. De là leur présence dans la nécropole des khalifes.

 

Or, sur le seuil de la cabane, une vieille négresse sèche, parcheminée, vêtue d’un mauvais jupon et d’une grossière chemise de toile qui laisse paraître ses épaules décharnées, ses clavicules saillantes, se démène avec de grands gestes.

 

– Qu’est-ce que je sais… La nuit est pour dormi… mon âne et moi on a porté les jarres de Boulaq tout le jour. Avoir droit se reposer.

 

Elle est furieuse qu’on l’ait tirée du sommeil pour visiter sa cahute, pour s’assurer que ceux que l’on cherche n’y ont pas trouvé un abri.

 

Et le chef de l’expédition, qu’agace probablement la voix glapissante de la noire furie, lui glisse dans la main quelques pièces de monnaie dont j’entends le tintement.

 

La vieille s’apaise aussitôt. Un rire cupide accuse les rides de sa face simiesque.

 

– Bon… bon… toi, Franc riche, toi donner bakchich à Souléma. Quand Souléma jeune danseuse, Francs riches donner beaucoup, beaucoup bakchich, à présent plus jamais. L’herbe fraîche être pas pour le vieux cheval. Aussi Souléma souhaite les regards d’Allah soient sur toi qui donner bakchich !

 

– Alors, tu consens à me répondre sans te fâcher ? questionne le chef des Masques d’Or Vert.

 

– Souléma ta servante, plis sé fâcher contre toi, généreux.

 

– N’as-tu pas vu deux Francs : un homme et une femme ?

 

– Quand cela ?

 

– Il y a quelques minutes à peine.

 

La négresse hausse nerveusement ses épaules pointues :

 

– Quelques minutes, Souléma dormir. Lasse, bien lasse et pauvre âne Balam aussi. Ti vois li, allongé dans la paille, li pouvoir plis remuer patte.

 

Curieusement, je me penche pour voir l’intérieur de la cabane. C’est un petit hangar où l’âne et la négresse vivent apparemment en famille.

 

L’animal est allongé sur sa litière, la tête à même le sol. Et, dans la paille, une forme qui a été moulée indique que la vieille était étendue là lorsque les bandits l’ont dérangée.

 

Le chef a la même impression que moi. Cette pauvresse, engourdie par la fatigue auprès du quadrupède exténué, n’a rien pu entendre, rien pu voir.

 

Encore des pièces de monnaie. La voix glapissante de la négresse appelle les bénédictions d’Allah et de Mahomet, son prophète, sur le seigneur généreux.

 

Tout le cercle environné par les factionnaires est exploré sans résultat.

 

X. 323 et ma chère femme demeurent invisibles. C’est à croire qu’ils se sont volatilisés.

 

L’incertitude des bandits décèle l’indécision, la crainte vague.

 

À travers les ouvertures de leurs masques, leurs yeux luisent, hagards. Les fauves ont peur d’une attaque soudaine, imprévue, jaillissant des nues, des pierrailles, tombant du ciel peut-être, car je constate qu’ils interrogent la coupole indigo où la lune promène son disque argenté.

 

Le chef a ramené tout son monde dans la salle du mausolée d’Adj-Manset.

 

Enfin il parle.

 

– Les Arabes sont les grands constructeurs d’architectures chimériques. Leurs palais, leurs monuments sont remplis de couloirs secrets, de trappes, de panneaux mobiles, et la fuite de nos adversaires s’expliquera tout naturellement.

 

Il hausse les épaules.

 

– Oui, oui, c’est le procédé de X. 323. Des moyens ultra-simples prenant une apparence fantastique. Cela affolait ses adversaires autrefois. Mais moi, j’ai étudié ses procédés et je ne m’affolerai pas.

 

Il désigne trois hommes.

 

– Vous autres, restez aux environs et surveillez quiconque approchera de ce mausolée.

 

Il étend la main vers un autre groupe.

 

– Vous, allez remplir la mission dont je vous ai chargés.

 

Les dix coquins qui l’accompagnaient lorsque je fus capturé restent seuls autour de lui.

 

– Nous, dit-il, nous aurons à nous hâter, car X. 323 n’avait pas prévu que le curieux correspondant du Times voudrait le suivre. Ainsi nous avons un prisonnier.

 

Il se retourna vers moi.

 

– Celui qui doit périr le second, vous vous souvenez. C’est de cela que nous allons nous occuper.

 

À ce moment l’un des hommes s’avança :

 

– Alors, capitaine, on s’en va ?

 

– Tu l’as entendu, je pense.

 

– Et nous abandonnons le brassard aux dix opales ?

 

L’interpellé eut un mouvement dépité et avec une ironie colère :

 

– Eh ! pauvre cerveau, il n’est plus ici !

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– X. 323 a passé. Il est très fort. Il n’a donc pas laissé le joyau à ma portée. J’avais deviné juste. L’article de l’Egyptian News fut inspiré par lui, dans le but de m’attirer ici, de me connaître. J’ai pris mes précautions en conséquence et je remporte une première victoire.

 

Il me frappa sur l’épaule, presque amicalement, j’ose le dire.

 

– Je jouis de la compagnie inattendue de sir Max Trelam. Donc l’escarmouche n’est pas mauvaise ; X. 323 ne me connaît pas plus qu’auparavant, et je tiens un de ceux qu’il prétendait protéger.

 

Mais il s’interrompit.

 

– Le temps court. En route ! Il faut que dans deux jours je puisse rayer le nombre deux sur mes tablettes.

 

Le nombre deux, je savais que ma personne était désignée ainsi. « Biffer le deux » signifiait que j’allais cesser de vivre.

 

Eh bien, je mourrais courageusement.

 

État d’esprit bizarre, je voulais que ce bandit ressentît une certaine estime pour sa victime. Pourquoi ? Uniquement parce que la façon de s’exprimer du personnage m’a révélé une éducation distinguée. Tout à l’heure encore, parlant de moi, n’a-t-il pas dit : sir Max Trelam, ce qui démontre la connaissance de la langue anglaise et l’usage qu’un gentleman peut faire du mot sir, ce mot perfide qui, improprement employé, range un homme dans la catégorie des domestiques.

 

Je ne dédaigne pas les serviteurs, surtout les bons, mais j’estime mauvais de passer pour ce que l’on n’est pas.

 

Toutes ces réflexions, disant, soit le calme exceptionnel, soit le désarroi de ma pensée, (je ne prendrai pas sur moi de départager la chose), se succèdent dans ma boîte crânienne, tandis que, tiré ou poussé, suivant le cas, par mes gardiens, je gagne, en leur compagnie, les tombeaux des khalifes les plus voisins de la citadelle du Caire.

 

Là, parmi une agglomération de cabanes habitées par des âniers porteurs d’eau, nous trouvons une voiture et des montures harnachées.

 

On m’introduisit dans le véhicule. Le chef des Yeux d’Or s’installe auprès de moi, non sans m’avoir charitablement prévenu qu’au moindre appel, à la plus légère tentative d’évasion, il se considérera comme obligé d’enfoncer entre mes quatrième et cinquième côtes, un stylet acéré qu’il me montre avec complaisance.

 

Sous les rayons lunaires, la lame d’acier bleuâtre a des éclairs.

 

Mais ce n’est pas elle qui retient mon regard. C’est la poignée sur laquelle dix yeux d’or vert tracent les lettres tragiques T. V.

 

Je frissonne. Le stylet est sans doute la reproduction de celui qui a frappé, dans le train du Caire à Alexandrie, l’inconnue dont la mémoire pèse douloureusement sur mon esprit.

 

On jugerait que mon terrible compagnon lit dans ma pensée. Il murmure froidement :

 

– Oui. L’autre était semblable. Je signe mon œuvre.

 

– Mais pourquoi ces deux lettres ?

 

– T. V. ?

 

– Oui.

 

– Oh ! je ne vois aucun intérêt à vous le cacher… D’autant moins d’intérêt, que peut-être, je serai appelé à vous faire des confidences… Peut-être, répéta-t-il… J’ai pitié du journaliste, et je pense que quelles que soient les circonstances, il vous sera doux de comprendre enfin dans quelle aventure vous vous agitez.

 

– Certes ! m’exclamai-je d’un ton convaincu, ma curiosité professionnelle prenant le pas sur toutes mes autres préoccupations.

 

Mon interlocuteur se prit à rire :

 

– Vous êtes un publiciste de race, reprit-il aimablement. Il est dommage que nous ne soyions pas du même côté de la barricade.

 

Ses épaules marquèrent une houle insouciante.

 

– Enfin, ni vous ni moi ne pouvons changer ce qui est. Pour en revenir à votre question : les lettres T. V. signifient : Tuer, Venger. Elles sont ma devise.

 

Son ton devint plus dur.

 

– Les dix étoiles d’or vert représentent les dix qui doivent mourir.

 

– Les dix, répétai-je, bouleversé par l’accent irrévocable du criminel inconnu ?

 

Il hocha la tête, consulta sa montre.

 

– À cette heure, cinq sont morts… ; dans 24 heures, au lever du soleil, six étoiles d’or vert ne figureront plus que des cadavres. Il me restera deux têtes à tuer ici.

 

– X. 323 ; sa sœur ? bégayai-je.

 

– Oui, car ceux-ci m’empêcheraient d’atteindre ceux qu’ensuite j’irai attaquer en Europe.

 

– En Europe ?

 

Je ne comprenais plus. Ennemi de X. 323, soit, je concevais l’homme… Mais qu’allait-il chercher en Europe ? N’étions-nous pas tous rassemblés au Caire ou aux environs ?

 

L’insatiable soif de savoir me torturait et, presque sans avoir conscience d’exprimer mon désir, je questionnai :

 

– Pourquoi ceux d’Europe sont-ils les derniers ?

 

– Parce que les plus coupables. X. 323 lui-même avait le droit d’être l’ennemi. Eux ne l’avaient pas.

 

Et comme je demeurais muet devant l’étrange affirmation, il reprit :

 

– Vous autres Anglais, vous êtes impérialistes et religieux. Eh bien, en attendant que nous soyions parvenus à notre destination, priez pour deux empereurs !

 

Instinctivement, je me recroquevillai dans l’angle de la voiture, m’efforçant de me tenir aussi loin que possible de mon sinistre compagnon.

 

Par deux, par trois, ses séides faisaient trotter les ânes leur servant de montures. Nous étions rentrés dans l’agglomération du Caire.

 

Nous traversions le quartier d’El Hilmyieh, nous dirigeant vers le Nil.

 

CHAPITRE XV

LES YEUX D’OR ! ENCORE LES YEUX D’OR !


J’ai dû me tromper, car le véhicule s’arrête brusquement en face d’un mur percé d’une porte de service que je reconnais.

 

Nous sommes parvenus en arrière des jardins d’Ezbek. Voici la sortie par laquelle je me suis élancé si malencontreusement à la poursuite de X. 323 et de ma chère Ellen.

 

Je l’appelle Ellen à présent et je ne doute plus de sa personnalité.

 

Ma situation dangereuse a chassé de mon esprit les suppositions compliquées qui l’assiégeaient.

 

J’ai un mouvement de surprise. La porte du jardin d’Ezbek est ouverte. Devant la baie sont alignés des Masques d’Or Vert, en qui il me semble reconnaître ceux que leur chef a éloignés des tombeaux des khalifes, par cet ordre :

 

– Vous, allez à la mission dont je vous ai chargés.

 

Cela doit être, car mon compagnon questionne :

 

– Eh bien ?

 

Les bandits répondent avec une gaieté qui me cause un malaise, sans que je puisse deviner pourquoi.

 

– L’ouvrage est bien fait.

 

Alors celui dont je suis prisonnier me touche le bras.

 

– Descendez.

 

Je demeure muet, mais j’obéis. À peine ai-je mis pied à terre que deux hommes de l’escorte se placent à mes côtés et posent lourdement leurs mains sur mes épaules.

 

Le chef s’adresse encore à moi.

 

– Venez, Max Trelam. Vous verrez comment je punis. C’est encore une des consolations que je vous prodigue ! On se résigne mieux aux circonstances, alors que l’on est amené à les considérer comme inéluctables.

 

Le sens de ses paroles m’échappe. Il m’annonce que je verrai. Je m’arme de patience jusqu’à l’instant où il me mettra sa pensée sous les yeux.

 

Sur ses pas je rentre dans les jardins du palais d’Ezbek.

 

Tout est calme, tout est tranquille. Évidemment les habitants ne soupçonnent pas l’invasion de leur propriété.

 

Fraü Matilda, le comte Solvonov dorment ; la comtesse Nadia veille, elle, attendant le retour d’Ellen.

 

Que va-t-il se passer ?

 

Mon geôlier a parlé de punir. Qui punira-t-il ? De quoi exige-t-il la punition ?

 

Et tout au fond de moi, il me semble qu’une voix frémissante me répond :

 

– Il veut atteindre les Solnovov, coupables de t’avoir donné asile, coupables d’avoir trompé ses convoitises en se prêtant au jeu du faux brassard aux dix opales.

 

La chose s’impose à moi ainsi qu’une évidence.

 

Le « capitaine » des Yeux d’Or Vert, soit en personne, soit par quelqu’un des siens, a opéré le vol du brassard dans la salle de bain du comte.

 

Nous traversons le jardin sans nous dissimuler.

 

Nous gravissons les cinq degrés accédant à la terrasse, nous pénétrons dans le salon, tout comme le soir où, guidé par Ellen, je me réfugiai dans ce palais d’asile.

 

Seulement mon guide, celle fois, ne craint aucun regard indiscret. Il me le démontre en actionnant une petite lampe électrique qu’il portait vraisemblablement sur lui.

 

Notre marche en devient plus facile.

 

Nous voici dans l’escalier principal montant au premier étage. Nous atteignons le palier. En face de nous se dessine la porte derrière laquelle les Solvonov nous attendaient, durant la soirée qui cacha ma délivrance par l’audacieux X. 323.

 

Mon « maître », – j’emploie le mot avec intention, car je n’ai pas plus qu’un esclave la possibilité de résister à sa volonté, – mon maître, dis-je, passe sans s’arrêter.

 

Il se dirige vers l’aile du palais officiellement inhabitée et que, pour cette raison, le comte nous avait attribuée comme résidence.

 

Il fait halte devant l’huis de la salle où j’ai laissé mes compagnons endormis. Je parle du moins pour Fraü Matilda et le comte Solvonov. En effet, j’ai eu la preuve que Fritz Alsidorn simulait le sommeil, à telle enseigne que j’ai dû l’assommer dans le jardin pour l’empêcher de suivre Ellen.

 

Il m’est pénible de songer que je vais me trouver en face de la ridicule et jolie Tyrolienne.

 

Aussi je baisse modestement les yeux quand le « capitaine », poussant la porte, m’entraîne avec lui dans la chambre.

 

Ainsi j’aperçois les jambes de Solvonov, le bas de la robe de Fraü Matilda. Ah ! cela suffit bien pour ameuter les remords contre ma conscience.

 

Mon « guide » ne saurait deviner le drame mental se déroulant en moi. Il me frappe une fois encore sur l’épaule et fait sonner cet ordre à mes oreilles :

 

– Regardez !

 

Et de la volonté précise de lui dissimuler l’angoisse de mon âme, je tire l’énergie d’ouvrir les yeux en grand.

 

Je reste hébété sur place.

 

J’aperçois le comte, Mme Alsidorn, renversés sur leurs sièges. Les fumées du soporifique ne sont pas encore dissipées. Il est naturel qu’ils soient ainsi. Je m’y attendais. Mais ce qui me bouleverse est que je vois également Fritz Alsidorn à la place où je l’ai laissé quand j’ai quitté la salle.

 

Fritz Alsidorn, que j’ai tué dans le jardin, est revenu dormir ici !

 

Le fantastique de l’incident opprime à tel point ma substance grise, que j’oublie la présence du chef des Yeux d’Or. Une impulsion irrésistible m’entraîne vers le Tyrolien, je le regarde, je lui palpe le crâne. Le crâne est lisse, rien qui indique le coup violent dont je l’ai gratifié.

 

Un ricanement du « capitaine » me fait pivoter sur mes talons. Je le considère. Sous son masque le visage du misérable drôle doit subir les contractions du fou rire.

 

– Ah bon ! fait-il avec effort, c’est vous qui avez assommé mon agent aposté dans le jardin. Je ne m’expliquais pas la chose… Très drôle ! vous avez cru…

 

– Frapper Alsidorn dont je me défiais.

 

Le rire du sinistre personnage masqué redouble.

 

– Ah ! vous vous défiez d’Alsidorn ; vous ne pouviez cependant deviner que j’imposerais sa vague ressemblance à l’un de mes agents.

 

Puis me secouant la main, sans que, ahuri par ce geste, je songeasse à la retirer :

 

– Je ne vous en veux pas. Le défunt fut un sot ! Tant pis pour qui se laisse prendre.

 

Sur cette oraison funèbre quelque peu cavalière, il change le sujet de l’entretien.

 

– Laissons cela. Je n’ai pas fait un long détour à travers le Caire pour pleurer ce stupide gaillard. Veuillez examiner avec attention ce brave Herr Alsidorn. Oh ! de tout près ; n’ayez crainte, il ne s’apercevra pas de votre indiscrétion.

 

Et comme j’interroge de nouveau le visage placide du Tyrolien, le masque d’Or Vert reprend :

 

– Non, pas la figure ; inutile de vous hypnotiser sur la face de ce pauvre sire qui n’est pas un bien joli garçon. Ce n’est point là ce que je souhaite de votre complaisance. Veuillez seulement porter les yeux sur sa poitrine.

 

Avant que la résonnance de ses paroles se soit éteinte dans la salle, mon regard scrute la poitrine de Herr Fritz et je recule, subitement pâle.

 

– Mort !

 

Oui, le pauvre diable ne dort pas, comme je le croyais, ou plutôt il dort de ce sommeil profond qui n’a pas de réveil.

 

Et la cause de son trépas se dessine sur le plastron de sa chemise où quelques gouttes de sang ont dessiné une sorte de pieuvre de pourpre.

 

C’est un stylet enfoncé jusqu’à la garde, un stylet avec dix yeux d’or vert sur sa poignée.

 

Mon recul, mon émotion exaltent la joie du « capitaine » masqué.

 

– Regardez maintenant Fraü Matilda Alsidorn, je vous en prie.

 

Et son hilarité sonne, sonne dans mon crâne, tandis que sur le corsage clair de l’infortunée créature je distingue la même tache sanglante, la même arme dont les yeux d’or vert semblent me considérer avec une ironie atroce.

 

– Et le noble comte Solvonov subira-t-il l’injure de votre indifférence ?

 

Je voudrais ne pas prolonger cette revue de cadavres, mais la voix de mon tourmenteur courbe ma volonté, car je regarde, je vois le stylet, la traînée de sang.

 

Lui, cependant, continuait avec la belle tranquillité d’un mondain poursuivant une insouciante et banale conversation d’entre dix et onze heures :

 

– Comptez, je vous prie. Un, deux, trois défunts. Je vais vous montrer la quatrième.

 

– La comtesse Nadia ? balbutiai-je malgré moi.

 

Il inclina la tête :

 

– Elle-même. Oh ! je ne vous force pas. Si vous vous sentez quelque répugnance à prendre congé d’elle, nous partirons quand il vous plaira.

 

Et me faisant signe de le suivre, il ajouta avec abandon :

 

– Vous êtes aussi convaincu de sa mort que si vous l’aviez constatée de visu, n’est-ce pas ? Vous consentez donc à compter quatre pour cette charmante comtesse ?

 

J’affirmai du geste. Ma langue se refusait à formuler une autre réponse.

 

– Parfait ! Nos relations seront brèves ; mais je tiens à mériter votre confiance. Appelez ce désir : faiblesse, coquetterie, enfantillage ; peu importe. Cela est et j’agis en conséquence.

 

Il m’avait parlé de cinq victimes. Dans sa comptabilité criminelle, il m’avait attribué le sixième rang.

 

Ceci se rappela à mon esprit ainsi qu’un rayon fulgurant.

 

– Qui est la cinquième victime ? murmurai-je angoissé.

 

Le terrible personnage me considéra avec une impertinence railleuse. Puis doucement il répondit :

 

– L’instant n’est pas venu. La vie, voyez-vous, Max Trelam, est une immense pièce de théâtre ; un dialogue n’est goûté que s’il est réservé pour tel milieu, pour telle scène de l’ouvrage. Eh bien, nous ne sommes pas encore arrivés à la scène où le renseignement que vous sollicitez fera naître l’effet que moi, auteur du drame vécu, je prétends obtenir.

 

Je ne cherchai pas à le faire revenir sur sa décision.

 

Le ton sec, froid, tranchant dont il s’était exprimé, me démontrait que la prière même serait inutile. Sa voix avait cette sonorité particulière qui accompagne les résolutions définitives.

 

CHAPITRE XVI

COMME LA FEUILLE AU SOUFFLE DE LA TEMPÊTE


– Embarquez.

 

Nous sommes au bord du Nil, dont les eaux glissent lentement vers la mer. Je descends de la voiture qui a été ma prison roulante depuis le palais d’Ezbek, ce palais des dormants, des dormants pour toujours.

 

Le véhicule s’éloigne aussitôt et disparaît derrière la clôture du palais Ksar-ed-Dubbaba, qui borde le quai du fleuve.

 

À nos pieds sont les embarcadères des sociétés Cook et Gaze ; à notre droite, le grand pont du Nil barre la vue, tandis qu’à ma gauche je discerne la pointe de l’île Gesireh-Roda et sur l’autre rive les lumières électriques, illuminant le musée de Giseh et les avenues du jardin zoologique installé dans le parc qui l’entoure.

 

Une dahabieh à vapeur se balance au long de l’embarcadère.

 

– Embarquez, a dit celui qui pense, parle, veut pour moi.

 

Et je saute sur le pont.

 

À ce moment, il se produit un incident qui me réjouit. Oui, pour la première fois, depuis que je suis parvenu à la sépulture d’Adj-Manset, pour la première fois j’éprouve une émotion agréable.

 

Le « capitaine » est prêt à me suivre. Ses complices se sont déjà répandus à l’intérieur du bateau.

 

Une silhouette grêle se dresse devant lui.

 

By Jove ! Je rêve, c’est la vieille négresse que nous avons laissée dans sa misérable cahute, accotée au mausolée d’Adj-Manset.

 

Elle ! C’est insensé ! Pourquoi serait-elle là ? Comment d’ailleurs a-t-elle supposé qu’elle y rencontrerait mon bourreau ?

 

Eh ! Elle l’explique de sa voix aiguë, stridente, avec des onomatopées gutturales, une abondance de gestes inutiles, qui multiplient pour moi la saveur de son récit.

 

– Salam au Franc généreux qui accorda le bakchich à Souléma.

 

Lui la considère avec surprise. Il ne l’attendait pas non plus, paraît-il. Et il n’aime pas être surpris, car je sens que, sous le masque, il fronce les sourcils. Rude est son organe pour questionner :

 

– Que veux-tu, vieille sorcière ?

 

– Té dire que les djinns de Mohamed, le prophète, œil droit d’Allah, ont étendu leurs ailes noires sur tes serviteurs.

 

Son interlocuteur frappe du pied. La phraséologie islamique l’impatiente.

 

– Allons, tâche de parler clairement. Le bâton suit de près le bakchich.

 

Elle se pelotonne, effrayée par la menace, et lentement :

 

– Tu étais venu en pluie d’or chez la pauvre Souléma. Le désir de dormir était chassé par celui de compter et recompter les pièces, tombées de ta main munificente dans celles de la vieille misérable.

 

– Après, après ! Ma parole, elle se croit obligée à un récit de Théramène !

 

Oh ! oh ! le chef de bandits connaît la littérature classique française. Ceci confirme mon opinion. Cet assassin appartient au meilleur monde. Je dis meilleur dans le sens figuré, car au propre, il est indubitablement du plus mauvais.

 

La négresse continue placidement :

 

– Je m’étais assise devant ma porte et je faisais sauter les piécettes dans les rayons de la lune… Je ne craignais pas les voleurs, puisque j’apercevais à vingt pas de moi les trois serviteurs que tu avais laissés dans la nécropole des Khalifes.

 

– Après, gronda le « capitaine » avec une impatience fébrile ?

 

– Tout à coup, l’un des hommes pousse un juron franc et s’affaisse. Les autres se penchent sur lui, mais ils tombent à leur tour.

 

– Tous les trois, comme cela, c’est invraisemblable. Tu mens…

 

La vieille étendit les bras dans la direction de l’Orient.

 

– La langue de Souléma n’est point menteuse. Qu’Allah projette la colère de sa foudre sur son humble servante noire si elle n’a point parlé selon la vérité !

 

L’interlocuteur de la vieille négresse eut un geste courroucé. Et comme décidé par le désir de savoir, il reprit :

 

– Enfin, soit. Je tiens pour réel ce que tu me racontes. Achève.

 

L’ânière s’inclina, joignit ses mains en forme de coupe au-dessus de son front ridé et baissant la voix, une sorte de crainte grelottant en son accent :

 

– Une ombre a passé, s’est arrêtée auprès des serviteurs immobiles sur le sol.

 

– Une ombre ? Quelle ombre ? clama le masque d’or vert.

 

– Souléma ne sait pas. Cela avait la forme d’un homme, mais n’était pas un homme, car cela plissait sans bruit sur la terre. Aucun pas humain ne sonnait parmi les ruines dont les esprits se réveillent au moindre son.

 

C’est par cette formule que les fellahs désignent l’écho.

 

– Après ? se contenta de répéter l’interlocuteur de la vieille.

 

– Et puis l’ombre s’éloigna, contourna l’une des mosquées voisines et disparut.

 

Le tremblement de son organe s’accentua. Il n’y avait pas à en douter, la négresse se trouvait en proie à une terreur réelle.

 

– Alors, Souléma est une femme ; elle a perdu la jeunesse, la force, mais elle a conservé la curiosité dont Allah a affligé son sexe. J’ai voulu voir de près les serviteurs que je supposais paresseux et indignes de ta confiance.

 

– Tu les croyais endormis. Ne l’étaient-ils pas ?

 

– Ils l’étaient… si profondément qu’ils ne se réveilleront jamais.

 

Le « capitaine » eut un sursaut.

 

– Que prétends-tu me faire entendre ?

 

– Ils sont morts, lit la négresse d’une voix sifflante. Morts, un kandjar (poignard) leur a tranché la gorge. Un seul vivait encore. Il ne pouvait plus parler à cause, de l’atroce blessure, mais il a tracé ces mots sur un papier, me l’a remis et a rendu le dernier soupir.

 

Elle présentait un feuillet froissé à son interlocuteur.

 

Celui-ci s’en saisit, l’exposa à la clarté de la lanterne fixée à la « Coupée » et, dans sa préoccupation, ses lèvres prononçant les mots sans qu’il en eût conscience évidemment, il lut à haute voix :

 

« Se rendre embarcadère Cook. Remettre au chef.

 

« Flursal, Norick, morts ; moi, mourant. Rien vu, rien entendu, rien senti. Alors, je crois que c’est lui, X. 323, qui nous a égorgés ; ouvrir l’œil. Salut suprême du dévoué : KLOBULOTZ. »

 

Durant un instant, le masque d’or vert resta immobile.

 

Il semblait pétrifié. Soudain il leva les yeux, m’aperçut. Son visage se dérida aussitôt ; son accent redevint railleur pour me jeter cette phrase menaçante :

 

– X. 323 a supprimé trois hommes obscurs ; moi j’ai précipité dans la mort ses riches alliés du palais Ezbek ; je vous tiens enfin, vous. Il m’égratigne, je le frappe au cœur. Allez, allez, Max Trelam, ne considérez pas cette soirée comme une dispensatrice de victoire. Si tous mes desseins ne se sont pas réalisés, j’ai cependant lieu d’être satisfait des résultats obtenus…, bien plus satisfait encore que vous ne l’imaginez.

 

Puis offrant à la négresse un bakchich dont l’importance se devina à l’attitude adorante de la vieille femme.

 

– Je te remercie de ta peine, Souléma. Va-t’en et souviens-toi que je sais récompenser qui me sert.

 

D’un bond il passa du quai sur le pont de la dahabieh et lança ce seul mot :

 

– Yalla ! (En avant !)

 

Aucun de ses acolytes ne se montrait aux alentours, et cependant l’hélice se mit en mouvement, le vapeur s’éloigna lentement de l’embarcadère et gagna le milieu du fleuve, divisant de son étrave le courant paresseux.

 

Le « capitaine » gagna la « cabine du pont » et disparut, me laissant à mes réflexions.

 

Pas folâtres, ces réflexions. Se trouver seul, sur un bateau monté par un équipage des bandits, dont on n’a rien de bon à attendre, voilà qui apparaît suffisant pour susciter des pensées moroses.

 

Le steam avait passé sous le grand pont du Nil, il descendait le bras du fleuve coulant entre les quais de Boulak et la rive de l’île (Gésireh) du même nom.

 

L’hippodrome de l’île, l’ouverture du canal Ismaïlieh, au bord duquel la villa de l’Abeille avait abrité un bonheur aujourd’hui disparu, sollicitèrent mes regards. Puis ce fut le port de Boulak, l’hôtel de Ghez-Pal, aux toitures pointant parmi les frondaisons de son jardin touffu. Sur la rive gauche, je reconnus la bourgade d’Embabé, au Nord de laquelle s’étendent les vastes plaines où se livra, le 21 juillet 1798, la bataille des Pyramides.

 

La dahabieh marchait à grande vitesse. Son maître devait avoir hâte d’arriver et il lui communiquait son impatience.

 

Continuant sa course nocturne, la lune se rapprochait de l’horizon et les premières clartés de l’aube blanchissaient l’orient du ciel, quand le vapeur stoppa un peu en avant d’un village que j’ai su depuis être Katâtébé.

 

On me fit débarquer, on m’enferma dans une cabane, sous la garde des drôles qui m’avaient escorté déjà, et le « capitaine » me laissa là sur ces paroles :

 

– On va vous apporter à déjeuner, Max Trelam. Nous séjournerons ici tout le jour. Reposez-vous, car nous aurons à fournir une longue étape la nuit prochaine.

 

Chose singulière, en dépit de mes préoccupations, je m’endormis aussitôt que j’eus pris quelque nourriture.

 

Au demeurant, le traitement auquel je m’étais trouvé soumis depuis vingt-quatre heures justifiait pleinement le besoin physique de repos.

 

Quand je repris conscience de vivre, la journée était avancée. Mes gardiens jouaient aux six dés.

 

Le choix du jeu m’étonna. Les six dés sont spéciaux aux provinces nord de l’Autriche, c’est un jeu essentiellement slavo-tchèque.

 

Tandis que je me faisais ces réflexions, mes gardiens s’aperçurent que j’étais sorti de l’engourdissement du sommeil. Leur partie s’interrompit aussitôt et l’un d’eux, s’approchant de moi, prononça d’une voix rauque :

 

– Le gentleman agira sagement en « soupant », car rien n’est fatigant comme une étape dans les sables.

 

Souper, ce mot encore est une indication. En pays germain, on nomme souper le repas du soir, que les Français désignent par l’appellation de dîner.

 

Je demandai à mon interlocuteur :

 

– Une étape dans le désert ? Où donc allons-nous ?

 

– On ira devant soi, jusqu’à l’heure où le chef commandera halte !

 

La phrase parut aux deux bandits d’une drôlerie irrésistible, car ils éclatèrent de rire.

 

Toute insistance eût excité la verve grossière des lourds personnages. Je me renfermai donc dans un silence prudent et, suivant le conseil qui m’avait été donné, j’expédiai les reliefs de mon repas du matin.

 

Je terminais quand le « capitaine » pénétra dans la baraque me servant de prison.

 

– Vous êtes prêt au départ, Max Trelam ? demanda-t-il.

 

– Prêt à tout, répartis-je en accentuant les mots prononcés.

 

Il comprit le sens étendu qu’il convenait de leur donner ; il répliqua en effet :

 

– Je vous en félicite. Prêt à tout ! Heureuse formule qui facilitera ma tâche, dès que nous aurons atteint le but vers lequel nous allons marcher.

 

Il ne persiflait pas à ce moment. Sa gravité m’encouragea à questionner.

 

– Est-ce bien loin ?

 

– Vers la fin de la nuit nous serons arrivés. Toutefois la route est longue ; aussi allons-nous partir de suite. Ma présence n’avait d’autre but que de vous prier de venir.

 

– Je vous suis.

 

Encadré par mes deux gardiens, je quittai la cabane sur les pas de cet homme.

 

L’annonce que l’aube prochaine nous verrait au but inconnu, vers lequel j’étais irrésistiblement entraîné, me causait un sentiment que je n’oserais appeler de la joie. Qu’était-il au juste, je ne saurais le préciser. Mais j’avais l’impression que ma dépression morale s’atténuait.

 

Dès les premiers pas au dehors, je me rends compte que mon geôlier ne m’a pas trompé. L’étape sera rude. Le mode de transport choisi me le démontre.

 

Une bande de méhara (chameaux de course), dominés par la selle bédouine, sont tenus en mains par des fellahs.

 

Les animaux sont agenouillés sur le sol, afin que l’on puisse prendre place sur leur dos. Ils se relèveront quand nous serons en selle.

 

Le capitaine lève la main. C’est le signal sans doute, car, en un clin d’œil, chaque méhari est chargé de son cavalier. Je me suis juché moi-même sur un de ces vaisseaux du désert, comme les appelle drolatiquement je ne sais plus quel fantaisiste auteur français.

 

Les gredins chargés plus particulièrement de la fonction d’empêcher de ma part toute tentative d’évasion se sont eux-mêmes perchés sur deux braves montures à bosse et, de ce poste élevé, ils me désignent, par des gestes expressifs, les revolvers fixés à leur ceinture et les carabines accrochées à l’arçon.

 

Je leur fais comprendre par signes que leur pantomime m’apparaît claire ; cela semble les réjouir infiniment.

 

CHAPITRE XVII

UN COIN DU DÉSERT LYBIQUE


Durant neuf heures, je n’ai cessé de penser aux navigateurs novices affligés du mal de mer ; subir une semblable obsession en plein désert, alors que l’on parcourt des plateaux dénudés, tantôt sablonneux, tantôt calcaires, et sur lesquels ne se découvre pas trace d’humidité, semble étrange.

 

Pourtant le mouvement imaginatif s’expliquait aisément. Il était le réflexe de la gymnastique désordonnée que m’imposait le trot allongé de ma monture.

 

On saute en l’air, on retombe contre le devant de la selle, on est rejeté en arrière. Et tout cela au milieu d’un nuage de poussière impalpable soulevé par les pieds des quadrupèdes.

 

Au demeurant, nous fîmes énormément de chemin à travers le désert Lybique, partie extrême-orientale du désert du Sahara, lequel, commençant sur la rive de l’Atlantique, s’étend sur toute la largeur de l’Afrique jusqu’à la bande verdoyante arrosée par le Nil, au delà de laquelle le sol désertique reparaît, sous le nom de désert Arabique, enjambe la mer Rouge et occupe les solitudes poudreuses, aux oasis clairsemées, de l’Arabie Pétrée.

 

Étrange et sinistre pays de la soif.

 

Comme la veille, la lune brille. Sa clarté blanche atténue les tons fauves du sable, les glace de reflets bleuâtres, qui accroissent encore la tristesse du paysage.

 

On a l’impression de parcourir une terre morte… ; une terre qui n’a jamais vécu. Ici l’eau a toujours manqué, et l’eau est la vie de la terre !

 

Dans la partie occidentale du Sahara, on trouve de profondes dépressions, lits desséchés d’anciens oueds (rivières), bus par le sol poreux, mais que les puits artésiens remontent à la lumière, répandant la fertilité aux alentours.

 

Ici, c’est un haut plateau, ou plutôt une série de plateaux, inexorablement plats, séparés par des pentes raides, transformant le pays en un escalier gigantesque.

 

De loin en loin, des collines toujours rangées en demi-cercle, massifs de roches résistantes qui ont moins que le terrain environnant subi les effets de l’érosion.

 

À un moment, le capitaine amène sa monture au flanc de la mienne.

 

On gravit à cet instant l’une des rampes partageant la contrée. La conversation est possible, car les méharis ont dû prendre le pas.

 

Mon geôlier en profite, mais je ne lui en ai aucune reconnaissance, car ses paroles ne m’incitent pas plus à la gaieté que le désert lui-même.

 

– Triste pays, dit-il comme entrée en matière ; triste pays, Max Trelam.

 

J’incline la tête. À quoi bon exprimer les choses évidentes jusqu’à la torture !

 

– Je regrette de vous contraindre à si lugubre chevauchée ; – il ricane : – je devrais dire chameauchée, mais le mot n’existe pas, et je ne me sens pas assez littérateur pour accepter la paternité d’un tel néologisme.

 

Il discourrait dans un salon qu’il n’emploierait pas d’autres termes. Étrange bandit !

 

Son accent ironique me secoue. Je veux montrer un esprit aussi libre que le sien, et d’un accent aussi railleur que celui qu’il affecte :

 

– Je ne me plains pas. La tristesse du voyage n’est rien, quand chaque minute rapproche l’instant où l’on goûtera le repos.

 

– Le repos, redit-il avec une intonation bizarre.

 

– Eh oui, reprends-je avec une légèreté affectée ; ne m’avez-vous pas promis que je mourrais à l’aube prochaine ?

 

Il me considère longuement, sans répondre. Évidemment mon attitude l’intrigue. Il se demande quelle pensée se cache sous mon calme. Il ne devine pas et je le sens inquiet.

 

Mon interlocuteur se penche vers moi.

 

– À sept milles de distance, se trouve une nouvelle hauteur à escalader. Nous reprendrons là la conversation.

 

– All right !

 

Je réponds sans manifester le moindre étonnement, bien qu’un entretien, composé de répliques échangées de sept en sept milles, ne puisse passer pour un dialogue vif et animé.

 

Le capitaine m’a quitté d’ailleurs. Il cause à voix basse avec l’un de ses complices.

 

Que disent-ils ? Je ne le puis entendre, mais dans leurs gestes se lit une inquiétude.

 

J’ai bien vu. L’énigmatique personnage se rapproche de moi.

 

– Écoutez, Max Trelam, on m’avertit que peut-être l’on tentera de vous délivrer.

 

– Ah bah !

 

L’exclamation échappée à mon étonnement semble l’irriter.

 

– Dispensez-moi de vos mines stupéfaites. Le renseignement éclaire une chose qui me paraissait inexplicable : votre calme, votre impassibilité. De façon quelconque on vous a prévenu. Comment ? Je ne vous le demande pas, assuré que vous refuseriez de m’informer de ce qui se prépare.

 

– Cela, vous pouvez en avoir la certitude.

 

Je n’ai pu retenir la phrase ironique. Avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait révéler un secret que l’on ignore, n’est-ce pas ?

 

Mais décidément, le bandit n’est point un être ami du rire, rien d’étonnant à ceci étant donné le métier plutôt dramatique qu’il exerce. Il riposte donc sèchement :

 

– Inutile d’affirmer, je ne doute pas ; seulement, continua-t-il, en scandant ses paroles, moi je suis moins discret que vous, et je veux vous apprendre ce qui se produira si une tentative se dessine en votre faveur.

 

– Je vous écoute de toute mon attention, soyez-en persuadé.

 

– Vos gardiens ont ordre, en cas d’attaque, avant de riposter à leurs ennemis, de tirer chacun un coup de revolver dans celle de vos oreilles la plus proche de lui.

 

– La guérison de la migraine, m’exclamai-je en riant.

 

Oh ! ma gaieté ne provenait pas de ma plaisanterie, assez niaise, je le reconnais ; mais bien de l’expression des yeux, du geste de mon interlocuteur.

 

Fermé à la plaisanterie, bouché à l’émeri, selon la locution parisienne. Vous ne devineriez jamais la conclusion qu’il tire de ces neuf syllabes.

 

– Vous pensez que mes ordres ne seront pas exécutés.

 

– Non, non, ce n’est pas cela. Vous êtes trop persuasif pour n’être pas obéi. J’espère seulement que l’attaque, la tentative dont vous me menacez, n’aura pas lieu.

 

– Pouvez-vous donc l’empêcher ?

 

– On peut empêcher ce que l’on connaît.

 

– Qu’entendez-vous par cette phrase sibylline ?

 

– Que je vous prie de me confier ce que vos éclaireurs vous ont rapporté.

 

Il me regarde fixement. Je conserve l’air le plus innocent. Il se décide.

 

– Après tout, vous le verriez au passage. L’un de mes hommes est parti en avant, non pas pour éclairer ma troupe, mais pour transmettre des ordres à de fidèles serviteurs qui m’attendent en un point déterminé.

 

– En quoi cela me touche-t-il ?

 

– En quoi cela vous touche ? Nous y arrivons. L’homme a été tué au moyen d’un lasso.

 

– D’un lasso… Je croyais que cette corde manœuvrée à distance n’était employée que par les vaqueros et cow-boys d’Amérique.

 

Il approuve de la tête.

 

– Vous avez raison. C’est pourquoi je m’inquiète de la chose, qui prouve que l’agresseur a voulu éviter le bruit. Un coup de fusil eût simplifié sûrement sa tâche ; mais on l’eût perçu à grande distance. Le meurtrier ne le voulait pas.

 

Je remarque que le capitaine redevient tout à fait perspicace dès que l’on parle sérieusement.

 

– Le lasso indique que ce n’est point là le fait d’un bédouin pillard. Dès lors qui peut s’attaquer à mes compagnons ? Je vous laisse le soin de répondre.

 

– Je n’en sais rien.

 

Je dis l’exacte vérité, n’est-ce pas. Aussi mon interlocuteur ne me croit pas.

 

– Vous refusez ; à votre aise, grommelle le bandit ; je ne suis pas tenu à la même réserve. Je crois que la main de X. 323 était au bout du lasso.

 

– Je ne suis pas en situation de vous démentir ; seulement je ne saisis pas le rapport que vous prétendez établir entre ce lasso et mon évasion.

 

– Si je le voyais moi-même, j’aurais déjà paré le coup. Je vous ai averti ; vous avez vu la nuit dernière, à Ezbek, que je ne reviens pas sur mes décisions.

 

Ezbek. J’eus un grelottement intérieur à la pensée des morts, des poignards, des dix yeux d’or.

 

Cependant je m’efforçai de prendre un ton indifférent.

 

– Bah ! mourir cette nuit ou au lever du jour, cela aurait quelque intérêt dans une ville… ; j’y appellerais peut-être un notaire, afin de lui dicter mes ultimes volontés. Mais ici, en plein désert, l’heure n’a aucune importance. Croyez cependant que je suis reconnaissant de la bonne grâce avec laquelle vous m’avez renseigné.

 

Il a un geste de rage. Son poing se crispe menaçant.

 

Non décidément, il déteste qu’on le plaisante.

 

Il rend la main à sa monture et va se placer en tête de la colonne.

 

Aussitôt je recommence à bondir sur ma selle. La course folle a repris.

 

À mes côtés trottent mes gardiens ; fidèles à la consigne donnée, ils tiennent le revolver à la main et leurs regards pèsent sur moi.

 

Tous les bandits ont du reste l’attitude de gens redoutant une surprise.

 

Les carabines ne sont plus à l’arçon. Les hommes les gardent à la main, la crosse appuyée à la cuisse. C’est ainsi que déambulent les escadrons en reconnaissance.

 

By Jove ! Malgré ses affirmations aux tombeaux des Khalifes, le capitaine se montre impressionné par les procédés de X. 323.

 

Ma foi, je pense comme lui que X. 323 a manié le lasso.

 

Pourquoi par exemple ? Voici ce dont je ne me doute pas.

 

CHAPITRE XVIII

LE POINT D’EAU D’AÏN-EGGAR


La troupe a fait halte. Les chameaux s’agenouillent. Mes gardiens m’enjoignent de mettre pied à terre. Et comme je leur demande :

 

– Où sommes-nous ?

 

L’un d’eux répond férocement :

 

– Au but du voyage. Ne vous inquiétez pas de cela. Vous n’attendrez pas longtemps.

 

Une voix sèche interrompt le bandit.

 

– Pourquoi refuser d’éclairer Max Trelam ? Sa question n’a rien d’indiscret.

 

Le chef au masque d’or vert est auprès de nous. Seul, il est demeuré en selle. Il continue :

 

– Obligé de vous quitter, Max Trelam. Oh ! une heure à peine. En attendant mon retour, il vous sera doux de savoir où vous vous reposez. Je comprends votre âme curieuse de correspondant du Times, et je veux lui assurer toutes les satisfactions compatibles avec les circonstances.

 

Très curieux ! Sa voix s’est adoucie, me semble-t-il.

 

En lui je devine une anxiété. La mort inexpliquée de son éclaireur opprime toujours son intellect. Une preuve certaine est que nous n’avons pas repris la conversation dont il m’avait annoncé la suite.

 

Le geste attribué à X. 323 a fait rentrer dans sa gorge les paroles qu’il avait l’intention de prononcer. Et de cela j’éprouve un regret, confus. Pourquoi ? Je l’ignore ; mais il m’apparaît déplorable qu’il en soit ainsi.

 

Cependant il reprend avec lenteur, en homme qui veut être compris :

 

– Nous campons à l’extrémité ouest du chapelet d’étangs, qui constituent les oasis de Shagning, Chechekia, et cætera. Vers l’Est vous pouvez apercevoir les bois de dattiers bordant le point d’eau. Celui-ci a nom Aïn-Eggar.

 

Il marque une pause.

 

– Ces noms vous indiquent que nous nous trouvons dans la vallée du Natron, l’Ouadi Natroun, d’où les anciens Égyptiens tiraient le bitume dont ils momifiaient les gens de basse condition. Aux souverains, aux princes, aux prêtres, aux chefs militaires ou civils, les embaumements coûteux à base d’essences précieuses, dont les tarischeutes, ces couturiers des trépassés, conservaient jalousement les mystérieuses formules. Aux gens de peu, le bitume, qui conservait les tissus humains mais les enlaidissait.

 

Ces hauteurs, qui s’étendent au Nord suivant un arc de cercle régulier, sont les Gebel-Natroun, du haut desquelles les nomades du désert guettaient autrefois les caravanes circulant entre le Caire et Tripoli, car ils percevaient un droit de passage. Caravaniers, négociants ou pèlerins revenant de la Mecque, tous devaient l’impôt. Les Bédouins ne se perdaient pas en distinctions oiseuses entre le temporel et le spirituel.

 

Il se prit à rire. Oh ! ce rire exprimant une gaieté de démon ! Cette gaieté douloureuse, si l’on peut accoler ces deux mots.

 

– À l’intérieur de l’arc de cercle des Gebel-Natroun, vous remarquez trois collines isolées. Ce sont les Tombeaux des Vierges. C’était dans leurs flancs calcaires, que les patients entailleurs des nécropoles creusaient les chambres où, vêtues de natron, dormaient de leur dernier sommeil les jeunes filles arrachées à la vie par le trépas indifférent, avant que les fêtes de l’hyménée leur eussent permis de se coiffer de la pintade au plumetis piqueté d’azur.

 

Son regard se riva sur le mien. Sa voix me pénétra ainsi qu’une lame acérée.

 

– Jeunes filles, oui ; parfois aussi des jeunes femmes y trouvèrent l’asile suprême.

 

Il fit résonner dans le silence un rire de dément :

 

– Touchante coutume née d’un sentiment délicat. Mariée depuis moins de six mois, l’épouse fauchée par la mort conservait sa place dans les Tombeaux des Vierges. La femme, en effet, ne méritait véritablement ce nom aux yeux des Égyptiens que lorsqu’elle était mère.

 

Et d’un ton doctoral il continua, étalant avec complaisance son érudition !

 

– Vous le savez, le papillon aux ailes éployées était le caractère hiéroglyphique figurant l’être féminin. Les grammates, ou conservateurs de l’idée écrite, avaient voulu marquer ainsi que trois ères principales coupent l’existence de la femme et du papillon. Celui-ci est chenille, chrysalide, insecte parfait ; celle-là étant enfant, jeune fille et mère.

 

Avec une endiablée ironie, il conclut de cette façon inattendue :

 

– X. 323 sait aussi ces choses oubliées… Il a cru pouvoir abriter ses actes sous la pensée antique ; et c’est précisément cette pensée qui m’a guidé sur sa trace.

 

Que contait-il là ? J’avais beau tendre mon esprit, je ne parvenais pas à discerner le but que visait cette phraséologie obscure.

 

Il lut l’interrogation muette sur mes traits et d’un ton empli de condescendance :

 

– Un peu de patience, Max Trelam ; je serai de retour dans une heure, prêt alors à m’expliquer. Vous avouerez vous-même que j’ai agi amicalement, en vous laissant jusque-là dans l’ignorance des choses que vous devez forcément apprendre

 

Il leva la main, dessina un grand geste circulaire, embrassant le cycle montagneux entourant le point d’eau Aïn-Eggar, et acheva :

 

– Car nous ne sommes ici que pour que vous en soyiez instruit.

 

Sur ce, sans transition, il lança sa monture au trot dans la direction des Gebel-Natroun.

 

Je le suivis des yeux ; mais à cinq ou six cents mètres du campement, il disparut dans une gorge dont je n’avais pas soupçonné l’existence.

 

Alors je m’étendis à terre. Même dans le voisinage immédiat de la nappe d’eau, le sol était revêtu d’une couche épaisse d’impalpable poussière rougeâtre. L’étang m’apparaissait à présent d’une teinte indéfinissable, des taches brunes moiraient sa surface flottant ainsi que des plaques huileuses.

 

C’est là le phénomène qui a motivé l’appellation de vallée du Natron. La terre exsude un liquide goudronneux, analogue à celui qui condamne à la jachère éternelle les rives désolées du lac Asphaltite.

 

J’étais bien loin d’Aïn-Eggar, de sa mare contaminée de naphte, quand la voix du capitaine me rappela à l’heure présente.

 

Il était devant moi, s’entretenant avec mes gardiens.

 

Et il parlait en employant l’idiome allemand. Non pas l’allemand de Prusse, rude et inharmonieux, mais celui d’Autriche, plus doux, plus caressant à l’oreille.

 

Encore un indice. Mon tourmenteur était Autrichien. J’ai vécu à Vienne assez de temps ; pour reconnaître le rythme du langage et ne conserver par suite aucun doute.

 

De plus, il échappa au causeur une ou deux locutions de terroir, peut-on dire, que je me souvenais avoir entendues sur le Ring ou au Prater, ce parc mondain proche du Danube, où se donne rendez-vous tout le monde snob viennois.

 

– Abbasi avait rempli sa mission avant d’être étranglé par le lasso, disait l’homme au masque d’or vert.

 

– Vrai, répliquèrent joyeusement mes geôliers ?

 

– Absolument. Donc, l’affaire faite, notre retour rapide et invisible est assuré. Nos boys arabes ramèneront les méharis au Caire, et nous, nous nous évaporerons !

 

Il appuyait sur les mots que je souligne et dont la signification littérale m’échappait.

 

Oh ! j’en concevais le sens d’intention. Le chef était satisfait, un obstacle qu’il avait redouté ne se présentait pas. Telle était l’assurance qu’il avait pris la peine d’aller chercher. Où ? Auprès de qui ? Je n’en savais rien ; mais le fait en lui-même m’apparaissait évident.

 

Ses interlocuteurs, du reste, ne dissimulaient pas une joie bruyante.

 

À travers les trous du masque, les yeux du capitaine se fixèrent sur moi. Il me vit, à demi soulevé, appuyé sur le coude, écoutant son entretien avec ses acolytes.

 

– Vous parlez l’allemand, Max Trelam ?

 

L’instinct m’incita à la prudence. Aussi répliquai-je :

 

– Mal ! Les gosiers anglais se plient difficilement à la prononciation tudesque.

 

– Cependant, vous avez compris ce que je disais à l’instant ?

 

J’affectai un ton dégagé.

 

– Compris, c’est beaucoup affirmer. Certes, les mots prononcés me sont connus ; mais le sens résultant de leur combinaison m’est resté aussi obscur qu’une inscription hiéroglyphique.

 

Ceci parut lui faire plaisir. Il ne soupçonna pas que j’avais découvert sa nationalité.

 

Il reprit avec un mélange de rudesse et de cordialité :

 

– Alors nous causerons en anglais pour vous être agréable.

 

Et d’un ton impossible à qualifier, où peut-être il y avait du regret :

 

– Levez-vous et accompagnez-moi à l’endroit où tout vous sera clairement démontré.

 

Je me trouvai sur mes pieds d’un seul bond.

 

Le capitaine me prit familièrement le bras et m’entraîna vers les éminences, qu’il avait désignées tout à l’heure sous le nom mélancolique de : Tombeaux des Vierges.

 

À nous voir ainsi déambuler, on nous eût pris pour deux excellents camarades.

 

L’étrangeté de ce bourreau et de sa victime, se promenant avec toutes les apparences d’un parfait accord, s’imposa à ce point à ma pensée, que je ne pus m’empêcher de murmurer :

 

– Ma foi, notre attitude doit surprendre vos serviteurs.

 

Il secoua la tête :

 

– Si l’un d’eux, par hasard, se montrait assez nuancé d’esprit pour faire une remarque semblable, je lui répondrais sans hésiter : « Tes yeux ne t’ont pas trompé. Je ressens une réelle sympathie pour sir Max Trelam, que les événements me contraignent à supprimer.

 

Boum ! Ceci me jette un froid.

 

Mais c’est bien autre chose quand il continue :

 

– Je vous crois un très complètement brave gentleman, incapable d’une traîtrise. En Égypte, comme ailleurs, les mauvaises connaissances vous ont entraîné en des intrigues où vous n’aviez que faire. Vous vous êtes trouvé ainsi sur le passage d’un serment de vengeance qu’il ne m’est pas permis de violer. De par lui, vous périrez ; mais je vous prie de croire que je déplore d’avoir à vous imposer une fin tragique.

 

Il marqua un impatient roulis des épaules.

 

– Avec cela, murmura-t-il encore comme se parlant à lui-même, je ne suis pas certain que mes regrets soient motivés. Je crois même qu’il me saura gré de mettre un terme à ses tribulations.

 

Cependant, nous avions traversé la plaine sablonneuse, qui s’étend entre la flaque d’eau d’Aïn-Eggar et les collines des Tombeaux des Vierges.

 

Ces collines sont au nombre de trois. Leur flanc qui fait vis-à-vis au Gebel-Natroun, c’est-à-dire celui qui tourne le dos à la route caravanière, est percé de nombreuses alvéoles ; il a ainsi l’apparence d’une éponge ou d’un rayon de miel.

 

Le capitaine me désigna du geste ces ouvertures se dessinant en noir sur la surface fauve du roc.

 

– Combien de grâce, de beauté, de jeunesse, sont venues échouer là, dans l’ombre de la montagne, avant d’avoir pu même sourire à la vie !

 

Je l’écoutais avec surprise. Cet individu, qui avait le poignard si facile à l’égard des modernes, semblait pleurer sur les mortes de l’antiquité.

 

Il reprit, comme entraîné par une force intérieure à développer sa pensée :

 

– La mort fut plus cruelle que ma vengeance. Elle tranchait la fleur en bouton ; moi j’ai permis son épanouissement. Qu’importe le trépas brutal, inattendu ! Cesser de vivre n’est rien ; l’horreur réside dans la terreur de la fin qui approche, dont l’on perçoit la marche sinistre dans le noir de l’infini.

 

Il eut un grand geste vers le ciel et vers les sépultures.

 

– Et puis avoir aimé, avoir été aimée ! La minute de tendresse enclôt une éternité… Disparaître sans s’être éveillé du rêve lumineux ! Est-ce que la morale humaine n’est point stupide quand elle appelle assassin, celui qui, dans de telles conditions, aide à l’évasion d’une âme ?

 

Il se tut brusquement.

 

Nous étions arrivés en face de la colline médiane et, de l’une des ouvertures percées autrefois par les patients fouisseurs des hypogées, un homme venait de jaillir ainsi qu’un diable sortant d’une boîte.

 

– Tu m’attendais, Marko, prononça le capitaine sans manifester le moindre étonnement ?

 

– Oui, chef.

 

– Cela signifie que tout est prêt.

 

– Tout. Ainsi que vous l’aviez ordonné, nous nous sommes…

 

Le masque d’or vert l’arrêta.

 

– Inutile. Je te connais, Marko. Je savais, en te chargeant de cette mission, que je pouvais compter sur toi. Rejoins tes camarades et attendez mon appel.

 

L’homme désigné sous ce nom de Marko s’inclina et s’engouffra dans la cavité d’où il était sorti tout à l’heure.

 

Mon compagnon me montra un quartier de roc, détaché naguère de la colline et qui avait roulé tout près de l’endroit où nous nous étions arrêtés.

 

– Asseyons-nous, Max Trelam, dit-il doucement. L’heure est venue. Mais avant de vous mettre en face de ce que je veux vous faire voir, quelques explications sont nécessaires. Êtes-vous prêt à les entendre ?

 

J’affirmai du geste.

 

Une émotion soudaine me rendait inapte à prononcer une syllabe, et mes yeux, je ne pouvais m’expliquer cela, se fixaient sur la cavité noire de la montagne. Je ne pouvais les en détourner. Je me demandais ce que je cherchais dans cette obscurité souterraine, et j’avais l’impression affolante, sinistre, que cela allait m’apparaître.

 

CHAPITRE XIX

LE PASSÉ


– Max Trelam, commença d’une voix sourde l’homme au masque d’or vert, je vous ai dit que j’éprouvais à votre égard une réelle sympathie.

 

« J’ai reconnu en vous un courageux gentleman, un dévouement sûr… Et puis vous n’êtes mon ennemi que… par alliance.

 

Et comme je marquais un geste de surprise :

 

– Oh ! ceci n’aboutira pas à une solution miséricordieuse, reprit vivement le capitaine. Vous-même d’ailleurs ne l’accepteriez pas.

 

– Qu’en savez-vous, m’écriai-je, plutôt pour le contrarier que par une conviction réelle ?

 

– Je suis sûr de ce que j’avance, mais je veux procéder avec ordre. Les sentiments, que je proclame, tendent seulement à vous démontrer le pourquoi de la preuve de confiance, que je vais vous donner avant de vous… sortir de la vie.

 

Sortir de la vie ! Décidément, cet homme possédait l’art des euphémismes.

 

– Vous me considérez comme un bandit redoutable ; vous me méprisez sans doute. Oh ! les apparences justifient cet état d’esprit. Eh bien, comprenez si vous le pouvez le désir qui s’est emparé de moi. Je veux que vous quittiez l’existence, avec la croyance que les événements m’ont contraint à devenir ce que je suis, alors que j’étais évidemment destiné à tout autre chose.

 

Il est impossible de donner une idée, même approximative, du ton dont furent scandées ces dernières paroles.

 

Je me sentis impressionné et mes yeux se fixèrent sur mon singulier interlocuteur.

 

Il eut un sourire fugitif.

 

– Oui, vous pensez que cela est invraisemblable. Ou plutôt non, votre monologue intérieur est plus aimable que cela. Vous admettez que je dis vrai et, correspondant du Times jusqu’à la mort, vous ressentez le désir aigu de savoir le mot de l’énigme.

 

Il lisait dans ma pensée aussi clairement que moi-même.

 

– Dans une heure vous ne serez plus… Je me confie à une tombe. Ce que j’ai renfermé en moi, le secret qui m’étouffe, je l’aurai pu conter à un autre. La joie de la confidence me devient ainsi permise. Moi qui ai été pour vous le malheur, la désespérance, je veux de vous cette joie.

 

Une ironie contracta ses traits, tandis qu’il achevait :

 

– Et vous ne me la refuserez pas, parce que vous désirez ardemment connaître le mot de l’énigme.

 

Je l’interrompis :

 

– Tout ce que vous affirmez est vrai. Par conséquent ne vous attardez pas en un préambule parfaitement inutile. Un échange de satisfactions doit résulter de votre récit : confidence pour vous, curiosité pour moi. Vous serez soulagé d’avoir parlé ; moi, je ne serai pas fâché de savoir au juste pourquoi je meurs. Ceci posé, racontez ; j’écoute.

 

Il me considéra avec insistance. En vérité, il y avait quelque chose d’amical dans son regard.

 

– Vous avez raison, fit-il encore. Les circonlocutions sont inutiles. Nous nous comprenons parfaitement.

 

Il parut fixer un point dans la nuit et lentement :

 

– Un fils a le droit, plus que le droit, le devoir de venger son père, quoi que ce père ait pu faire durant sa vie.

 

« Je ne sais quelle est votre opinion sur ce point ; je vous fais connaître la mienne, la seule qui importe d’ailleurs, puisque seule elle détermine ma conduite.

 

Je hoche la tête avec un plaisir évident. La déclaration est catégorique. Et puis elle m’enseigne un fait nouveau :

 

Le masque d’or vert est un fils vengeant son père.

 

– Ceci posé, reprit mon interlocuteur, je n’éprouve aucun embarras à vous rappeler dans quelles circonstances mon père trouva la mort.

 

– Me rappeler, répétai-je un peu éberlué par ce mot ?

 

– Vous rappeler en effet… Je ne veux pas vous le nommer encore ; c’est vous-même qui le nommerez dans un instant.

 

– Je l’ai donc connu ?

 

Il eut un de ces ricanements dont il m’avait régalé à diverses reprises, depuis mon involontaire entrée en relations avec lui.

 

– Vous l’avez bien connu, et je suis certain que vous n’avez pu l’oublier !

 

L’accentuation de ce dernier membre de phrase ne me laissait aucun doute sur l’intention ironique de l’énigmatique personnage.

 

Au reste, il ne m’accorda pas le temps de relever la raillerie, il continua :

 

– Mon père était un patriote exalté. Certains enferment le patriotisme dans le cercle étroit de conventions humanitaires, de dévouements soi-disant honorables. Mon père ressentait un patriotisme sans limites. Tout ce qui pouvait concourir à la grandeur de sa patrie, cela fût-il qualifié crime par la morale des hommes, lui apparaissait admirable. Je me hâte de vous dire que je pense absolument comme lui.

 

Répondre ? À quoi bon !

 

Il n’attendit d’ailleurs aucune objection de ma part.

 

– Mon père, reprit-il, était un aérostier du génie.

 

– Un aérostier, fis-je en tressaillant, ramené par ce seul mot à l’une des heures les plus tragiques de ma carrière !

 

Il se reprit à sourire.

 

– Oui… Je vois que vos souvenirs se réveillent.

 

– Quoi ? Seriez-vous ?…

 

Il m’interrompit, et la main levée comme pour me recommander le silence :

 

– Il avait imaginé un dirigeable, dont il avait fait don…

 

– À l’Autriche, murmurai-je incapable de contenir mon impatience.

 

– À l’Autriche, sa patrie. Grâce à cet engin qui, par les nuits obscures, filait dans le ciel noir au-dessus de l’humanité endormie, il allait là où sans défiance reposaient les ennemis, les adversaires de l’Autriche. Et caché par les ténèbres, il manœuvrait la manette d’un engin de son invention lançant l’obus de cristal.

 

Je m’étais levé. Je tremblais, incapable de proférer un son.

 

Il me contraignit à me rasseoir.

 

– Du calme, dit-il. Vous avez tacitement promis d’entendre ma confidence sans l’interrompre.

 

J’affirmai d’un geste raide. Il s’inclina et continua :

 

– Vous savez quels projectiles sortaient du canon du sommeil. Un obus extrêmement fragile, contenant du protoxyde d’azote et des colonies de microbes créateurs de maladies épidémiques, que, dans un laboratoire mystérieux, cultivait un savant, un admirable bactériologiste révolutionnaire, que mon père avait arraché aux bagnes de Sibérie, aux mines où viennent mourir tous les militants du nihilisme.

 

– Oui, parvins-je à balbutier. Je me souviens.

 

– Grâce à l’engin, tout individu hostile à l’Autriche disparaissait ; oh ! il y en eut quelques-uns ! et la cité qui lui avait accordé asile était désolée par une épidémie. Trieste, Moscou, Paris, Londres, Barcelone, Madrid furent ainsi visitées par la mort par le rire et par des contagions variées.

 

« Quelques mois encore et l’Autriche, alliée à l’Allemagne, était la maîtresse incontestée du monde. Cela vous semble-t-il exact ?

 

La question me pénétra comme une blessure. De toute évidence cela était vrai. J’avais assisté à ces choses. Parti pour enquêter au profit du Times, j’avais bientôt vu se substituer d’effroyables douleurs personnelles à l’intérêt impersonnel du correspondant du grand journal.

 

– Cela est vrai, je ne saurais le contester.

 

– Je vous remercie de ne point ergoter, fit tranquillement mon interlocuteur. Cela augmente mon estime pour vous. Vous êtes bien le loyal gentleman que j’ai deviné de suite.

 

Puis enchaînant sa narration :

 

– Qui a empêché le rêve patriotique de s’accomplir. X. 323 qui, sans intérêt réel…

 

– L’intérêt et l’amour de la justice, lançai-je.

 

– C’est-à-dire un intérêt en dehors de lui, répliqua rudement le capitaine. J’aurais pu être clément à un intérêt personnel ; j’admets la lutte pour la vie, si cruelle qu’elle me soit ; mais je ne puis avoir que mépris, que haine pour les orgueilleux, sortes de Don Quichottes modernes, qui prétendent redresser les torts de qui ne les attaque pas et protéger la foule niaise, qui ne leur en conservera aucune reconnaissance.

 

Je courbai la tête. Une fois de plus je renonçais à discuter avec ce bandit exceptionnel, inapte à concevoir le dévouement désintéressé des espions admirables devenus à présent ma seule famille.

 

Et lui, satisfait de m’avoir réduit au silence, du moins ses yeux brillants disaient qu’il pensait ainsi, parla de nouveau.

 

– Vous connaissez les phases de la lutte. Mon père vainqueur d’abord sur toute la ligne. Ayant enlevé miss Ellen, maître de sa vie, il obtint de X. 323 et de sa sœur Tanagra (je lui donne le sobriquet que vous lui avez attribué) qu’ils se plieraient à toutes ses volontés. Pour être certain qu’ils ne lui échapperaient pas, il voulut que Tanagra lui accordât sa main.

 

« À cette époque, cette jeune fille vous était fiancée. Mon père savait qu’il vous brisait le cœur, mais il ne lui était pas possible de tenir compte de ce détail. Le triomphe de l’Autriche ne pouvait être mis en balance avec le désespoir d’un individu.

 

« Et puis il connaissait Ellen, sa prisonnière, si semblable à sa sœur que, non prévenu, il aurait été impossible de les distinguer l’une de l’autre. Il avait jugé, ce qui est arrivé, que vous pourriez être consolé.

 

Je secouai nerveusement la tête.

 

– N’avez-vous pas été consolé, fit-il avec un étonnement sincère ?

 

– Ce n’est point là ce que je prétends exprimer. Je proteste contre votre affirmation que les deux sœurs n’étaient point reconnaissables.

 

– Vous les distinguiez donc, vous ?

 

L’interrogation m’apparut ironique. Dans les yeux de mon interlocuteur, la seule partie de son visage que le masque me permît d’apercevoir, je discernai cet éclat particulier qui annonce l’hilarité contenue, et cependant je repris :

 

– Oui, je ne me trompais jamais.

 

– Ah ! ah ! Et quelle différence vous guidait ?

 

– Le regard, prononçai-je nettement, agacé par l’insistance du capitaine.

 

– Oh ! oh ! Des yeux de même forme, de même couleur.

 

– Mais non de même expression, jetai-je avec un accent de triomphe.

 

– Parfaitement. Tout devient clair. Miss Ellen était plus rieuse. Seulement, la gaieté est chose fugitive. Au premier chagrin, à la première inquiétude profonde, le signe de reconnaissance eût disparu.

 

Je restai sans voix.

 

Mes perplexités des jours précédents se représentaient à moi, emplissant mon cerveau d’une épouvante irraisonnée.

 

Cet homme diabolique suivait mes mouvements d’esprit avec une rectitude d’observation bouleversante. Il murmura :

 

– Pauvre Max Trelam ! Il n’affirmerait plus à présent avec la même assurance.

 

Puis pressant son débit, sans doute parce que vers l’Est les cimes du Gebel-Natroun se teintaient des premières blancheurs de l’aube, il acheva :

 

– Vous savez le reste. Enfermés dans une forteresse, X. 323, ses deux sœurs, vous-même, réussites, je n’ai jamais compris comment, à reconquérir votre liberté, à ensevelir mon père, ses fidèles, le savant russe sous les ruines du laboratoire.

 

« Vous savez quel effet produisit la révélation, dans les colonnes du Times, du prodigieux duel dont vous sortiez vainqueur mais séparé de Tanagra.

 

« Vous savez que les souverains d’Allemagne et d’Autriche renièrent le serviteur, qui avait tout sacrifié à la grandeur allemande. Vous savez que l’empereur russe, qui n’avait rien à voir en tout cela, pesa de toute la masse de son empire sur la décision de ses deux… collègues et cousins.

 

« Mais ce que vous ignorez, c’est le serment que je fis. Entendez-le donc et comprenez que je le tiendrai tout entier. Voici, en commençant par les plus coupables, par ceux que je frapperai les derniers, ceux qui seront punis par le fils vengeur.

 

« L’autocrate russe, qui a exigé la flétrissure du comte Strezzi, mon père, sera renversé par la révolution triomphante. Le brassard aux dix opales est un symbole révolutionnaire. Chaque opale porte le signe secret de l’un des grands groupements qui rayonnent de la Finlande à l’Oural, de l’océan Glacial à la mer Noire. Celui qui le détient a les pouvoirs discrétionnaires d’un chef indiscuté. La police russe s’en est emparé, mais le gouvernement a eu la sottise de le conserver, pensant l’utiliser un jour à son profit. Inutile de m’expliquer davantage, n’est-ce pas ?

 

« Les empereurs d’Autriche et d’Allemagne se sont montrés ingrats à l’égard de celui qu’ils encourageaient secrètement. Ils mourront et leur trépas ébranlera l’Europe.

 

« Je passe sous silence les morts que vous avez vus au palais d’Ezbek. Des comparses sans importance, qui avaient consenti à jouer un rôle dans la dissimulation du brassard révolutionnaire. Je n’ai point été dur avec eux. Ils ont cessé de vivre sans souffrance, sans en avoir conscience.

 

« Je dose ma vengeance, vous le voyez ; vous le verrez mieux encore par les quatre condamnés qui vous intéressent plus particulièrement.

 

« N° 4. X. 323, le plus coupable, car il a tout mené… Il restera seul avant de mourir, pleurant sur ses sœurs que ses actes ont condamnées. Il a mis toute sa vie en elles et elles ne seront plus, et il n’aura même pas la satisfaction niaise d’avoir réhabilité le nom de sa famille, ce nom que j’ignore et que je ne me soucie pas de savoir.

 

« N° 3. Tanagra, agent actif des opérations de ce frère. Elle pleurera sa sœur ; elle vous pleurera, vous, Max Trelam, vous le seul être au monde qui ayez fait luire un rayon rose dans sa vie douloureuse ; vous qui lui aviez fait croire à la possibilité du bonheur dans le mariage.

 

« N° 2. Vous, Max Trelam. Je fus avec vous le moins cruel possible, car vous fûtes entraîné dans l’orbe de X. 323 en dehors de votre volonté.

 

« Enfin n° 1. Ellen Pretty. Elle n’a pas souffert ; elle n’a pas eu l’angoisse de la mort, elle presque totalement innocente du passé.

 

Cette fois je me dressai avec un cri rauque.

 

Je balbutiai des phrases entrecoupées, sans suite.

 

– Ellen, morte… Le train d’Alexandrie !… Elle !… Non, cela n’est pas… Elle a échappé à vos coups… Elle vit.

 

Je me tus subitement. Franz Strezzi, je savais son nom à présent, s’était levé lentement.

 

– Pauvre Max Trelam, grommela-t-il. Je lui aurais volontiers épargné la souffrance… Bah ! elle sera brève !

 

Et portant un sifflet à ses lèvres, il en tira une modulation stridente.

 

Son serviteur Marko parut aussitôt à l’entrée de l’hypogée.

 

Strezzi me le désigna du geste.

 

– Suivez-moi.

 

Puis plus doucement :

 

– Un peu de courage encore. Je fais la preuve de tout ce que j’avance. Plus heureux que des milliers d’autres, votre torture ne durera que quelques minutes.

 

Incapable de résister, les idées tourbillonnant sous mon crâne en farandole affolée, je me laissai entraîner dans les ténèbres de l’hypogée.

 

CHAPITRE XX

LA FIN DU DOUTE


Qui ne connaît ces galeries des sépultures souterraines de l’Égypte grandiose et légendaire des Pharaons.

 

La vallée du Nil comptait alors une double succession de villes.

 

Les cités édifiées à la surface du sol, où les vivants commerçaient, chantaient ou versaient des larmes ; où les souverains, adorés à l’égal des divinités, employaient des milliers d’esclaves, tarischeutes, sculpteurs, enlumineurs, à la confection des palais où leur dépouille demeurerait inattaquable à la destruction, durant les siècles.

 

Les cités souterraines où dormaient, protégés, suivant leur caste, leur fortune, par les essences les plus précieuses ou par le vulgaire bitume, le peuple des morts. Et ces cités sans cesse agrandies, dont les ramifications ténébreuses s’allongeaient toujours à travers les strates des chaînes Lybique et Arabique, étaient animées par la présence d’une armée de travailleurs vivant de la mort.

 

À la surface du sol même, les industries des potiers, des mouleurs de figurines, des émailleurs, des sculpteurs de basalte, etc. se voyaient alimentées par les défunts, tout autant que par les oéris (généraux), les scribes, les négociants, fonctionnaires, prêtres, agriculteurs exploitant la vallée alluviale du Nil.

 

Comme à l’ordinaire, les parois du Tombeau des Vierges présentaient une suite ininterrompue de figures creusées en relief méplat.

 

Divinités, Naos (barques) funéraires, scarabées, éperviers sacrés, pintades à la tête cachée sous l’aile, emblème douloureux de celles qui n’avaient point connu le mariage, se succédaient, figés en attitudes hiératiques, vernis de couleurs vives, dont la siccité de l’atmosphère avait assuré la conservation.

 

Je vais devant moi, chacun de mes pas me rapprochant, j’en ai la certitude, de la fin de tout ce qui me fut la douceur de vivre. Je devrais revenir en arrière que je ne le pourrais pas.

 

Mais je dois m’arrêter brusquement.

 

Franz Strezzi et Marko ont fait halte. La galerie s’élargit en chambre que supportent des piliers massifs aux chapiteaux thébains, formés de palmiers et de fleurs de lotus taillés dans la masse rocheuse.

 

Deux Arabes, enveloppés de burnous bruns, sont debout auprès d’une ouverture de cinquante centimètres de hauteur sur soixante de large, forée dans la muraille.

 

Tout autour de la salle se voient des cavités semblables, mais celle-ci a quelque chose de particulier qui fixe mon regard.

 

Une croix, tracée évidemment à la pointe d’un couteau, se découpe en blanc cru sur la muraille que le temps a revêtu d’une patine grise.

 

Que vient faire cet emblème chrétien dans la nécropole des vierges adoratrices d’Osiris !

 

Marko semble attendre un ordre du comte. Celui-ci secoue la tête.

 

– Un instant, encore, mon brave.

 

Et, se rapprochant de moi, il appuie la main sur mon épaule. Je frisonne à son contact ; j’ai un mouvement de recul. Il ne s’en irrite pas. Sa voix murmure, douce, un peu voilée :

 

– Êtes-vous en état de m’entendre ?

 

J’incline le front affirmativement. Il reprend :

 

– C’est bien. Je vais parler. Mais auparavant je tiens à vous démontrer que si je veux absolument faire pénétrer en vous une atroce conviction, je ne cherche pas à vous faire souffrir.

 

J’ai un sourire lamentable. Il comprend ce qu’il signifie, car il ajoute précipitamment :

 

– Montrer la limite de la douleur, n’est-ce point la rendre supportable ?

 

– Si, murmurai-je comme malgré moi, sans doute ; mais où est cette limite ?

 

Il tire de sa ceinture un revolver, va le poser à l’entrée de l’alvéole près de laquelle se tiennent les Arabes, immobiles autant que des statues, puis, revenant auprès de moi.

 

– Ce revolver sera à votre disposition quand il vous plaira.

 

Un frisson de joie me secoue. Ah ! si Ellen est morte ; vive la conclusion rapide et foudroyante !

 

Strezzi a noté mon mouvement. Et d’un geste approbateur il murmure lentement :

 

– Tanagra ne s’était pas trompée. Certain du trépas de votre jeune femme, vous vous seriez tué sans hésitation.

 

– Dites avec bonheur, avec empressement.

 

– Et vous vous sentez actuellement dans la même disposition d’esprit ?

 

– En doutez-vous ?

 

– J’en doute si peu que je vais vous apprendre comment, jusqu’à ce jour, vous avez été maintenu dans l’indécision, en dépit des avis que je vous ai fait tenir.

 

– Dans la dépêche du Times, n’est-ce pas ?

 

– Oui. Et aussi dans la lettre de cet excellent docteur Amandias.

 

Je sursautai.

 

– Quoi ! le docteur est un de vos complices ?…

 

– Sans le savoir, le digne homme. C’est moi qui, sous la casaque d’un policier égyptien, ai conduit son enquête ; l’enquête dont il vous a confié les résultats. Il n’en serait jamais sorti tout seul, ce brave morticole. Tout ce qu’il vous a écrit est d’ailleurs rigoureusement exact ; tout, sauf sa conclusion. Ce n’est point le meurtrier qui a dérobé le corps de la morte à la Quarantaine-Neuve.

 

– Et qui donc, fis-je, secoué par l’affirmation inattendue ?

 

– Ceux qui, craignant de votre part le geste de désespoir dont nous parlions tout à l’heure, désiraient vous assurer la douceur du doute.

 

Et comme je considérais cet homme qui, décidément, semblait prendre plaisir à me faire passer par toutes les alternatives de l’ahurissement, il précisa :

 

– X. 323 ! Tanagra !

 

– Lui ?… Elle ?…

 

– Vous comprenez le raisonnement. Vous pouvez être sauvé, vous pouvez être consolé. Ellen est morte ! Tanagra prend sa place auprès de vous. Elle vous aime, vous continuerez à aimer sa sœur en elle ; et quand la vérité vous sera révélée, celle qui est présente vous retiendra au bord de la tombe de celle qui est partie.

 

– À-t-elle fait ce raisonnement ?

 

Une hésitation se marque dans l’attitude de mon interlocuteur. Il paraît prendre une décision.

 

– À dire vrai, je ne le pense pas, avoue-t-il enfin. Je rends justice à mes ennemis. Tanagra n’a vu qu’une chose : vous sauver, comptant sur sa conduite à votre égard pour vous amener à cet état de raison qu’est la résignation.

 

– Oui, oui, je comprends à présent ses actes inexplicables, cette promesse faite au meurtrier.

 

– Mais, interrompit le comte, X. 323 a peut-être pensé autrement qu’elle. Quoi qu’il en soit, tous deux, sous les déguisements que vous connaissez, ont obtenu la remise du cercueil à la Quarantaine. Près d’El Mekr, un dromadaire attendait X. 323. Ainsi monté, votre beau-frère a traversé le désert, gagné la vallée du Natron. Il a caché la triste dépouille ici, avec la pensée que nul ne l’y découvrirait avant le moment fixé par lui. Seulement, à son retour, il me fut signalé par des Arabes des oasis de Chechegard, et de Chaigruig. Sur ces indications j’ai cherché et trouvé. Et voici comment, vous, Max Trelam, portant le numéro 2 sur ma liste de mort, vous êtes ici. Voici comment je vais vous prier de reconnaître celle qui n’est plus.

 

Je ne pus réprimer un geste d’effroi. Il y avait maintenant huit jours qu’Ellen avait été séparée de moi. Une pensée horrible avait traversé mon cerveau. J’avais songé à la rapidité avec laquelle se défigurent ceux qui ne sont plus.

 

Comme s’il répondait à ma pensée, Franz Strezzi prononça :

 

– Nous sommes dans le pays de l’Immuable. Les anciens assuraient à leurs morts la conservation durant des siècles. Je n’ai pas voulu que cette défunte moderne eût une infériorité sur les vieux Égyptiens.

 

Je le regardai en face, cherchant à percer le sens de ses paroles. Il reprit :

 

– Oh ! je n’ai pas eu à recourir aux procédés compliqués des embaumeurs d’autrefois. Nous aussi, les hommes actuels, pouvons fixer à jamais les traits de nos morts.

 

Et de ce ton scolaire que prennent si volontiers les originaires allemands, quand ils entreprennent une démonstration scientifique :

 

– Nous autres, nous n’ignorons rien des travaux des autres peuples. Ce sont les Français, réputés les plus inconstants des hommes, qui ont trouvé le moyen d’arrêter l’affreuse dissociation du trépas.

 

Il leva la main, comme pour appeler toute mon attention.

 

– André Guasco, le grand spécialiste de l’assainissement, a imaginé des plaques dites intensives qui dégagent de l’aldéhyde formique. Ces plaques, introduites dans le cercueil, fixent irrévocablement les tissus et détruisent dans l’œuf les infiniment petits, dont la pullulation amenait auparavant la disparition du corps.

 

Sa voix se fit caressante.

 

– Ces plaques ont été octroyées à la morte. Vous la pourrez regarder sans horreur. Vos derniers regards se réjouiront du spectacle de sa beauté. Vous comprendrez que la mort n’est point terrible, qu’elle n’est qu’un sommeil prolongé.

 

Il s’interrompit un instant, puis, d’un ton abaissé, il acheva :

 

– Voulez-vous la voir ? Elle dort.

 

CHAPITRE XXI

JE REJOINS ELLEN


– Oui, oui, je veux la voir avant de mourir.

 

Strezzi s’inclina gravement. Il se tourna vers l’homme qui nous avait guidés dans la nécropole, et d’un accent dont je frissonnai tout entier :

 

– Tu as entendu, Marko ?

 

L’interpellé s’approcha des Arabes toujours immobiles. Il leur commanda :

 

– Roûhou ! (Allez !)

 

Ceux-ci firent face à l’alvéole surmontée de la croix blanche. Ils allongèrent leurs bras dans le noir de l’ouverture, semblables à de monstrueux nécrophores se livrant à un mystérieux labeur funèbre.

 

Par mouvements rythmiques, à l’harmonie cadencée par un atavique hiératisme, les êtres revêtus de burnous attirèrent le sinistre cercueil dans le cercle de lumière de la lanterne, puis ils s’écartèrent, se replongeant dans l’ombre environnante, redevenant comme tout à l’heure des formes vagues. Et le comte Franz répéta :

 

– Regardez, Max Trelam. Elle dort !

 

J’obéis machinalement. Je l’ai dit, toute résistance était morte en moi. Je regardai, puisque mon interlocuteur voulait qu’il en fût ainsi.

 

Je restai médusé.

 

La partie supérieure du cercueil avait été enlevée, remplacée par un carreau de verre.

 

À travers la vitre je distinguai Ellen.

 

La pauvre chère petite aimée, enveloppée dans un grand suaire blanc, qui dessinait confusément sa forme immobilisée pour toujours, semblait dormir, ses paupières nacrées abaissées sur ses yeux bleu-vert qui ne me regarderaient jamais plus.

 

Ses mains, croisées sur sa poitrine, en une attitude de grâce infinie, pressaient un petit bouquet de fleurettes des dunes, et je voyais briller à son doigt l’anneau de mariage que je lui avais donné, à Londres, sous la nef de Saint-Paul’s Church, alors que le prêtre nous unissait.

 

Oh ! cet anneau portant gravés nos deux noms et la date où ils s’étaient fondus en un seul !

 

La vue de l’anneau d’or me révélait le scrupule de Tanagra, alors qu’elle avait voulu m’abuser sur le sort de ma chère et douce compagne.

 

Elle avait dépouillé la morte de son gorgerin, de son réticule, de tous les objets dont la réapparition à la Villa de l’Abeille devaient aider à mon illusion.

 

Mais elle ne s’était pas trouvé le courage d’enlever à la morte le mince filet d’or de l’anneau nuptial.

 

À cette heure je lisais dans l’âme de Tanagra. Où était-elle à présent ? Je ne le savais pas.

 

Et cependant, il me semblait que près de moi voletait une émanation impalpable de l’absente, cette absente vivante, si semblable à la morte, rigide dans le cercueil allongé à mes pieds.

 

Le comte interrompit mes réflexions.

 

– Eh bien, Max Trelam, la reconnaissez-vous ?

 

J’affirmai énergiquement du geste.

 

– Que vous conseille la souffrance ?

 

– De sortir de la vie.

 

Le sourire qui me vint aux lèvres en prononçant cet arrêt de mort lui démontra certainement ma sincérité, car il reprit :

 

– Le revolver est là, où je l’ai placé tout à l’heure.

 

Je fis mine de me porter vers l’alvéole à la croix blanche. Il me retint par le bras.

 

– Un instant ! Votre décision m’est agréable. Vous devez disparaître, mais il m’eût été pénible de vous frapper moi-même. Je n’explique pas ma sympathie étrange, je la constate et la subis.

 

Il y eut une mélancolie singulière dans sa voix.

 

– Votre résolution est la plus sage, au demeurant. Mais je répète qu’il m’eût été pénible de vous tuer moi-même, et je veux vous remercier de m’épargner ce souci.

 

Sur ma parole, le ton de ce meurtrier sonnait presque affectueux.

 

– Le revolver est là. Vous le prendrez quand nous serons éloignés. Je souhaite vous assurer quelques minutes de tête à tête avec votre chère morte.

 

Et doucement :

 

– Nous allons retourner, mes serviteurs et moi, à l’entrée de la nécropole. Quand nous entendrons la détonation, ces hommes reviendront et vous enseveliront auprès de l’aimée. La même tombe vous réunira. Vous le voyez, je vous remets une arme, et je suis certain que vous vous en servirez seulement contre vous.

 

D’un geste éloquent je désignai le cercueil. Il approuva de la tête.

 

– Oui, vous avez raison. J’ai tort de souligner ma confiance. Je m’éloigne. Je sais qu’avant d’éteindre à jamais votre voix, vous serez heureux de parler à celle qui vous entendra peut-être… Qui sait ce qui existe dans l’au-delà ; sublime croyance, ou sublime folie de la tendresse, je désire que vous y puissiez sacrifier en liberté, sans que pèse sur vous la gêne de regards étrangers.

 

Ceci correspondait si exactement à mon sentiment intime, que ma bouche s’ouvrit pour laisser échapper ce mot :

 

– Merci !

 

Cette chose paradoxale se produisit. Je remerciai le misérable qui m’avait infligé un désespoir tel que la mort m’apparaissait comme mon unique refuge.

 

Il me salua profondément, appela d’un signe Marko et les deux Arabes, puis tous quatre s’enfoncèrent dans la galerie accédant au dehors, me laissant seul, en face de la morte, qu’éclairait la lanterne électrique posée par le bandit sur un angle du cercueil.

 

Je m’agenouillai auprès de la couche funèbre. Quelques mots montèrent de mon cœur, bruissant dans le silence de la nécropole ?

 

Je ne m’en souviens pas.

 

Le dialogue avec les morts chéris est un dialogue d’âmes. Notre être physique y demeure étranger.

 

Mon âme parla ; voilà tout ce que je puis affirmer. Une sorte d’hallucination fit participer mon moi corporel à l’échange d’esprits.

 

Il m’apparut comme en un songe que les traits d’Ellen exprimaient la joie de se sentir aimée jusque dans la mort.

 

Et tout à coup je me levai, prononçant avec tant de force ces paroles, qu’elles restèrent gravées dans mon cerveau :

 

– Adorée petite chose, je vous rejoins.

 

D’un bond, je fus auprès de l’alvéole à la croix blanche. Le revolver, posé tout au bord de l’excavation, se présenta à mes yeux. Je le saisis.

 

Je revins auprès de la caisse funèbre.

 

Je lançai un baiser dans l’espace, j’eus la perception démente que la douce trépassée me souriait, et j’appuyai l’arme sur mon front.

 

Un dernier regard à l’aimée et je presse la gâchette.

 

Une détonation dont mon crâne semble éclater : une douleur terrible au front, un jet de sang sur mon visage, une sensation à peine perceptible d’écroulement, puis plus rien.

 

DEUXIÈME PARTIE

LES LOTUS VERTS


CHAPITRE PREMIER

QUELQUES PAGES DU « JOURNAL » D’UNE FEMME QUI PLEURE


Voici un fragment du journal de sa vie tenu au jour le jour par Tanagra. Il montre la torture morale dont la pauvre sosie de sa sœur Ellen fut déchirée.

 

« Ellen ! mon Ellen ! Je suis folle de n’avoir pu empêcher ta mort, et à peine la vie s’est-elle éteinte en toi, que je commets ce sacrilège de songer que j’ai aimé, que j’aime de toute mon âme celui dont tu étais l’épouse, celui à qui moi-même je t’ai donnée.

 

« Ne tressaille pas dans la tombe, ignorée de moi, où notre frère te transporte pieusement. La tendresse que je n’ai pu vaincre ne saurait offenser ton cher souvenir.

 

« Elle n’éveille pas en moi des espoirs que du haut du ciel, chère sœurette, tu pourrais me reprocher ; elle me trace seulement un devoir cruel pour moi. Je souhaite protéger Max Trelam contre lui-même.

 

« Je crois qu’il t’aime uniquement, que tu es sa vie ; que la certitude de ta mort le conduirait à s’évader de l’existence par un suicide brutal.

 

« Et je suis certaine que ton esprit fugitif, que je sens voleter autour de moi, m’approuve de m’opposer à cette conclusion désolée.

 

« Il faut que, malgré toutes les suppositions, malgré les racontars des journaux qui, au bénéfice de lecteurs indifférents, analysent sans pudeur les désespoirs ou les joies des individus, il faut, dis-je, que Max ne croie pas à ta mort.

 

« Tu as compris. C’est moi qu’il verra auprès de lui ; moi qu’il appellera Ellen, et cela jusqu’au jour où, le temps ayant fait son œuvre, il me sera loisible, sans crainte pour sa vie, de disparaître, d’aller m’enfermer dans un triste couvent, car je ne me sens plus le courage de vivre.

 

« Mignonne Ellen, du séjour où ton âme réside, tu lis dans le cœur de ta pauvre Tanagra. Tu sais que dans ma décision n’entre aucun calcul personnel. Je serai l’étrangère, une simple image de toi, image qui s’effacera quand les indécisions, les alternatives d’espoir et de désespérance qui attendent Max, auront usé sa pensée, l’auront amené à cet état de lassitude que l’on appelle la résignation.

 

* *

*

 

« La lettre qui t’appelait à Alexandrie était un faux. Jamais je n’ai écrit cela. Bien plus, avec X. 323 (ici, comme partout ailleurs, il ne doit pas avoir d’autre nom), nous nous disposions à gagner le Caire, à veiller sur toi, sur Max.

 

« Je suis demeurée atterrée d’abord. Mais tu sais l’énergie de notre frère. Il m’a prise dans ses bras, m’a étreinte contre sa poitrine, où j’entendais grelotter ses sanglots contenus, et il m’a dit :

 

– La mort d’une fleur est l’irréparable. Mais notre existence appartient à un devoir. C’est pour lui que nous commanderons à nos nerfs, que nous imposerons silence aux hurlements de notre cœur.

 

– Max Trelam est perdu, ai-je murmuré. Il se tuera.

 

« Alors, il m’a considérée avec attention. Son visage a pris une expression très douce, et il a murmuré une phrase que je n’ai pu entendre.

 

« Après quoi, il a repris à haute et intelligible voix :

 

– Eh bien, mais il faut le sauver. Max Trelam est un loyal gentleman. Il nous a donné son affection entière. Il est juste que la nôtre s’emploie à son salut !

 

« Ce fut tout.

 

« Nous nous étions compris.

 

« Oh ! chérie, même dans l’au-delà, je me figure que tu n’as pu ressentir l’épouvante qui me tenait lorsque nous sortîmes de la Quarantaine-Neuve.

 

« X. 323 avait pris toutes ses mesures. Rien ne nous inquiéta dans ce rapt de ton cher corps ; ce rapt qui était la condition sine qua non du salut de Max Trelam.

 

« S’il t’avait vue ainsi, mon Ellen, le doute que je souhaitais jeter dans son esprit n’eût pas été possible.

 

« Notre frère avait pris l’apparence d’un nommé Jaspers, valet de chambre du directeur de la Quarantaine. Moi, je m’étais vieillie, je m’étais donné ce visage qui t’amusait jadis, alors que, me présentant comme ta mère, je venais te voir à la pension.

 

« Cela t’amusait autrefois, et aujourd’hui ! ! ! Ah ! cette pensée m’est venue. Comment ne me suis-je pas trahie ? Comment mes larmes n’ont-elles pas jailli ? Peut-être puisais-je une force insoupçonnée dans les regards de notre frère, fixés sur moi.

 

« Enfin, je remonte dans la voiture qui m’a amenée à la Quarantaine. Ton cercueil, chérie, est déposé près de moi, ainsi que le paquet contenant ta robe, tes bijoux, ton réticule, ton écharpe.

 

« La voiture roule.

 

« Je dois envelopper la caisse sinistre d’un étui de toile de tente que nous avons apporté. Comme mon cœur bat durant cette opération ! Lorsque j’ai terminé, j’étreins la bière, je me meurtris à ses angles. Petite sœur bien-aimée, c’est seulement ainsi qu’il m’est permis de te presser sur mon cœur.

 

« El Mekr est en vue. Le véhicule s’arrête. X. 323 descend du siège, où il s’était hissé auprès du cocher. Il te charge sur son épaule. Il s’éloigne, tandis que, d’après ses instructions, la voiture reprend le chemin d’Alexandrie.

 

« Nous sommes séparées pour jamais, petite morte adorée. X. 323 n’a plus qu’une sœur désolée, et moi, il me semble que j’ai perdu la meilleure moitié de moi-même, ma plus douce raison de vivre.

 

« Mais l’approche de la ville me rappelle à la conscience de la situation effroyable que l’ennemi nous a faite.

 

« La lutte sans merci est engagée. Nous pleurerons plus tard, après le combat. À présent, il faut agir.

 

« J’ai renvoyé la voiture. J’entre dans un hôtel, je demande une chambre. Tout à l’heure je prendrai le train pour le Caire, j’irai attendre Max dans la villa de l’Abeille. Je dois devenir toi, je dois être Ellen.

 

« Et j’ai le courage de revêtir la robe sous laquelle tu as expiré, le chapeau qui couvrait ton front, les bijoux dont les montures métalliques ont vibré aux dernières palpitations de ton cœur.

 

« Il n’existe pas de mots capables de donner l’idée du chagrin épouvanté qui me tient durant cette toilette.

 

« J’ai terminé. Mon cache-poussière dissimulera aux yeux curieux ma métamorphose : mes vêtements prennent la place des tiens dans le paquet. Nos chapeaux de paille sont peu différents.

 

« Ellen sortira de l’hôtel où est entrée Tanagra, sans que la substitution attire l’attention. Je suis toi désormais. Ah ! pourquoi n’ai-je pu l’être tout à fait ? Pourquoi ne suis-je pas dans le cercueil que notre frère emporte à travers le désert Lybique ? Où va-t-il ? Je ne sais pas.

 

* *

*

 

« Quelle noblesse, quelle foi en l’âme de Max Trelam !

 

« Il m’a suffi de lui dire :

 

– Une promesse faite à l’ennemi, dont j’étais prisonnière… Je dois vous demeurer étrangère, ne m’interrogez pas ; il m’est défendu de répondre.

 

« Et j’ai pu vivre près de lui, Ellen lointaine, presque absente.

 

« Notre persécuteur inconnu a d’ailleurs facilité ma tâche. Sans lui, j’ai peur de penser au tête-à-tête avec Max. Au début, je n’ai pas réfléchi. J’ai adopté d’enthousiasme le plan qui seul pouvait arracher Max à la mort.

 

« À présent, près de lui, je comprends que j’aime celui qui fut mon fiancé.

 

« Oui, je l’aime, et je rougis en face de moi-même.

 

« Oh ! petite sœur, pardonne, pardonne ! Tu n’as pas connu cette souffrance aiguë et délicieuse d’être deux dans une pensée aimée.

 

« J’ai failli me trahir à l’instant. Une dépêche du directeur du Times, adressée à Max. Et dans cette dépêche, un papier affirmant la mort d’Ellen. Ton mari m’a tendu ce papier, il y avait une interrogation dans ses yeux. Comprends-tu, je te sais morte, chère petite sœur de mon cœur, et j’ai dû sourire en haussant les épaules.

 

« On annonce des policiers du Caire.

 

« J’ai le pressentiment d’un danger nouveau. Je m’esquive. Je cours là où X. 323 m’a promis que je le trouverais en cas de besoin.

 

* *

*

 

« Oh  ! ces quelques jours au palais d’Ezbek !

 

« Comme j’attends avec impatience, chaque soir, l’heure où je puis m’enfermer dans ma chambre !

 

« Seule, je sanglote éperdument. Ceci devient mon unique plaisir.

 

« Max hors de péril, je m’enfermerai dans un couvent. Notre frère le sait. Il demeurera seul, la tâche accomplie. Il coulera sa vie dans un désert d’affection : toi, morte ; moi, cloîtrée.

 

« Il n’a cependant fait aucune objection. Il m’a répondu :

 

– Ce qui est écrit s’accomplira.

 

« Quelle mélancolie dans son accent ! Il y a quelques jours encore, je lisais en lui-même comme à travers un cristal transparent ; j’ai maintenant l’impression qu’une porte de sa pensée m’est fermée.

 

* *

*

 

« Enfin, nous allons agir.

 

« Ce soir, nous irons au tombeau des Khalifes, là où est caché le brassard révolutionnaire aux dix opales. Un article remis à l’Egyptian News, a certainement attiré l’attention de notre Ennemi.

 

« Il viendra à ce rendez-vous implicitement fixé et nous le connaîtrons enfin.

 

« Voici l’heure du départ. J’embrasse tendrement Nadia Solvonov. Je murmure :

 

– Adieu, Max Trelam !

 

« Il dort sans doute maintenant. Le comte lui a fait prendre du haschich, ainsi qu’à ces braves Tyroliens, les Alsidorn.

 

« Il dort, et peut-être, lorsqu’il se réveillera, le second exemplaire de celle qu’il a aimée sera-t-il aussi un cadavre !

CHAPITRE II

LE « JOURNAL » CONTINUE


« Oh ! ces quarante-huit heures ! Elles compteront pour moi parmi les plus tourmentées de ma vie.

 

« À cent mètres du palais d’Ezbek, X. 323 m’attendait. Il me dit :

 

– L’ennemi espère nous prendre là-bas, au tombeau d’Adj-Manset. Des factionnaires sont apostés tout à l’entour du tombeau. D’autres hommes sont dissimulés dans les ruines et sur la pente de la colline des Moulins.

 

– Mais alors nous ne pourrons échapper ?

 

Il eut ce sourire que je connais depuis si longtemps :

 

– Ils ne réussiront pas. Tu verras.

 

« Quand X. 323 a dit : Tu verras ! ce qui signifie : Je refuse de m’expliquer en ce moment, il est inutile d’insister. Je n’insiste donc pas.

 

« Au surplus, il a passé à un autre ordre d’idées.

 

– Bien longtemps, nous avons cru qu’aucune condition n’était plus triste que celle d’espions.

 

– Je n’ai pas changé d’avis, répliquai-je.

 

– Eh bien, fit-il, moi, j’ai changé.

 

« Et dardant sur moi son regard clair :

 

– Supposons que l’on te propose ce choix : demeurer ce que tu es, ou bien être la sœur d’un assassin.

 

– Oh ! me récriai-je, blessée par l’hypothèse.

 

– Sœur d’assassin te paraît pire, n’est-ce pas ?

 

– Évidemment.

 

« Il hocha la tête d’un mouvement lent, avec une tristesse dont je ne comprenais pas le sens, et il laissa tomber ces paroles énigmatiques :

 

– C’est bien là ce que je pensais.

 

« X. 323 ne parle jamais sans motif. J’allais l’interroger, le prier de me dévoiler le but de son étrange question. Mais à ce moment, m’étant retournée par un mouvement naturel chez qui craint d’être suivi, je tressaillis.

 

– Qu’est-ce ? demanda mon frère à qui mon trouble n’avait pas échappé.

 

« Il suivit la direction de mes yeux, et sans que son organe trahît sa surprise :

 

– Max Trelam. Il a donc évité le haschich du comte Solvonov.

 

« Puis, lentement, avec cette clairvoyance de déduction qui le caractérise, il continua :

 

– J’aurais dû prévoir cela. Un homme de l’énergie de Max, obsédé par le doute, a sûrement examiné ceux qui l’entouraient. Il a surpris le dessein de Solvonov et a trompé le digne gentilhomme. Le comte n’est pas correspondant du Times et il n’a jamais travaillé côte à côte avec des espions.

 

– Mais, interrompis-je, s’il continue à nous suivre…

 

– Il sera pris par notre ennemi, car, à moins de nous sacrifier, de sacrifier le devoir auquel nous avons consacré notre existence, je ne saurais le protéger là-bas.

 

– Alors, il faut l’inviter à nous quitter.

 

« Mon frère secoua la tête avec impatience.

 

– Il refusera. Et je ne puis assurer le salut que de deux personnes.

 

« Puis, plus doucement :

 

– Nous verrons ensuite à le tirer du mauvais pas où il s’engage bénévolement.

 

« Il m’avait saisie par le poignet et m’entraînait irrésistiblement. Une pensée me vient :

 

– Lui sauvé, est-ce que j’aurai la force de me retirer dans un couvent ?

 

« Elle fait monter à mes joues une rougeur ardente. Par bonheur, mon frère ne la voit pas. Que lui aurais-je répondu s’il m’avait interrogée ?

 

« Je frissonne. Nous longeons la colline des Moulins. Devant nous les tombeaux des Khalifes se profilent dans la nuit claire.

 

« Max Trelam nous suit toujours à cinquante mètres en arrière. X. 323 me reprend le bras. Il murmure à mon oreille :

 

– Attention !

 

« Ce simple mot chasse les chimères qui bataillent dans mon esprit. Je redeviens l’alliée sur laquelle il faut qu’il puisse compter.

 

« Une fois de plus nous jouons notre existence.

 

« Nous pénétrons dans le tombeau d’Adj-Manset. D’une voix légère comme un souffle, mon frère ordonne.

 

– Étends-toi sur le sol.

 

« Lui-même s’allonge à terre, puis s’étant assuré d’un regard que j’ai obéi :

 

– Rampe lentement auprès de moi. Pas de bruit !

 

« Dans cette position fatigante, nous nous glissons par la brèche de la muraille faisant face à la porte d’entrée.

 

« La lune est levée. Mais, au pied du mur, une bande d’ombre nous dissimule. Nous la suivons, toujours rampant. Où allons-nous ainsi ? En avant de nous, je distingue une cabane de fellah, appuyée au tombeau. Elle dépasse quelque peu la façade nous barrant le passage.

 

« Une fois là, il nous faudra bien nous risquer en pleine lumière, si nous devons progresser plus loin.

 

« Pourquoi ces réflexions sans portée ? Ne suis-je pas avec X. 323 ? Ne m’a-t-il pas dit que l’ennemi inconnu ne nous trouverait pas ?

 

« La cahute, que je considérais comme un obstacle, va devenir notre refuge.

 

« Une planche tourne lentement sur d’invisibles gonds, créant une ouverture, par laquelle nous nous glissons à l’intérieur. La planche a repris sa place. Impossible de reconnaître celle qui a opéré le mouvement heureux pour nous.

 

« Une vieille négresse s’empresse dans la salle unique, au sol caché sous une épaisse couche de paille Je l’entends marmotter des paroles dont la signification ne m’apparaît que par les gestes de mon frère, gestes qui les soulignent.

 

– Sidi, Souléma tout faire quoi toi dire.

 

– Bien, la peau d’âne ?

 

– Ici, là, par terre.

 

« Mon frère se tourne vers moi. Ses lèvres touchent mon oreille.

 

– Au lieu de ceux qu’ils cherchent, nos adversaires ne trouveront ici qu’une pauvre vieille et un âne endormi.

 

« J’ai compris, la peau de l’animal sera notre cachette.

 

« Un instant après, je suis dissimulée sous la fourrure, X. 323 est accroupi près de moi. Il dit encore :

 

– Silence ! J’ai tout préparé dans la journée. Il faut qu’aux yeux de nos ennemis, notre disparition prenne une apparence fantastique.

 

« Oui, oui, c’est souvent notre tactique : Impressionner l’adversaire par un fait qui semble inexplicable. X. 323 reprend :

 

– La vieille Souléma a disposé la paille de la litière autour de nous. À présent, plus un mot, plus un mouvement. Je puis voir d’où je suis. Ce renseignement pour te rassurer.

 

– Auprès de toi, je ne connais pas l’inquiétude, prononçai-je.

 

« Je dis vrai. Mon anxiété s’est envolée. J’ai la placidité confiante que mon frère impose en quelque sorte à mon esprit, à mes nerfs.

 

« C’est heureux, car presque aussitôt une voix étrangère m’arrive.

 

« Le son est quelque peu assourdi par la peau de l’âne, mais cet organe, coupé par les clameurs furieuses de la vieille Souléma, provoque chez moi une émotion étrange.

 

« J’ai l’impression bizarre que j’ai déjà entendu celui qui parle, et en même temps que la voix qui résonne dans la cahute est plus jeune que celle dont je me souviens.

 

« Où, quand, ai-je perçu ce timbre métallique, sec, autoritaire ?

 

« Paroles, tintement de pièces de monnaie, exclamations reconnaissantes de Souléma, bourdonnent dans l’air, vibrant sur mon tympan. Et puis le silence, des pas qui s’éloignent.

 

« Accroupis dans la peau qui nous a dissimulés aux regards de nos ennemis, la position devient pénible.

 

« Avec impatience j’attends l’instant où il me sera permis d’étirer mes membres qui s’ankylosent. Ah ! ces minutes dans le noir, dans le silence ! Comme cela est long !

 

« Et brusquement, la peau d’âne est soulevée. J’aperçois l’intérieur du taudis, la porte ouverte sur la plaine, semée de pierrailles, toute blanche sous la lumière de la lune, et devant nous la silhouette maigre de la vieille Souléma.

 

« Elle ne parle pas, mais tout son corps frétille, ses bras grêles se lèvent, s’abaissent ; on dirait qu’elle mime la joie d’une monstrueuse araignée.

 

« Elle se couche brusquement vers la terre, écoute, puis se redresse, chuchotant :

 

– Partis, sidi. Toi l’es bien content.

 

« Et mon frère répond :

 

– Très content. Souléma a gagné les cent livres turques (plus de 2.000 francs).

 

« Et les manifestations gesticulées de la vieille redoublent.

 

– Quoi toi besoin encore, sidi ?

 

« X. 323 ne réplique pas. Il s’est traîné vers la porte. À vingt pas, trois hommes sont debout, éclairés en plein par l’astre de la nuit. Ils causent, leurs voix prudentes n’arrivent pas jusqu’à nous ; mais leurs mouvements trahissent l’animation de l’entretien.

 

– Li, espions laissés par le masque d’or vert, bredouille la négresse.

 

– Ils ne nous gêneront pas longtemps.

 

« Ce disant, mon frère porte à ses lèvres une sorte de tube. Je reconnais la sarbacane aux projectiles de curare.

 

« Avant cinq minutes, les bandits auront cessé de voir. Pourtant je ne sens aucune joie d’être délivrée du danger qui nous a menacés.

 

« Un mot de Souléma m’a fait pressentir que notre expédition a été inutile.

 

– L’homme au masque d’or vert, a-t-elle dit.

 

« Si l’ennemi portait un masque, mon frère n’a pu voir ses traits.

 

« Mais la sarbacane remplit son office, tandis que je rêve tristement. J’en ai conscience parce que X. 323 me presse fortement le bras :

 

– Debout, il s’agit à présent de sauver Max Trelam qui est leur prisonnier.

 

« Il n’a pas besoin de répéter. Je me dresse d’un bond.

 

« Max Trelam prisonnier des dix yeux d’or vert ! Pensée atroce !

 

« Mon frère donne des ordres à Souléma, qui incline respectueusement la tête. Quand il a terminé, elle lui saisit la main, y appuie ses lèvres ridées :

 

– Allah le grand conduire ti, sidi. Li étendre sur ton front sa main puissante !

 

« Il me reprend par le bras et m’entraîne.

 

– Où allons-nous ? fais-je dans un murmure.

 

– Nous le saurons en chemin, est la réponse stupéfiante que je perçois.

 

« Cette fois encore, le ton de mon frère m’avertit qu’il refuse de s’expliquer davantage.

 

« Nous marchons vite, très vite. Nous contournons la colline des Moulins, le long des pentes opposées à celles par lesquelles nous sommes venus.

 

« Nous rentrons dans les ruelles du Caire.

 

« Il me semble que nous tournons dans le labyrinthe de voies s’étendant entre les mosquées Seyidna et El Hâkim.

 

« Cette promenade à travers ce dédale tortueux, promenade dont je ne m’explique pas le but, me fait trembler d’impatience. Un moment même, dominée par une pensée lancinante, je ne pus me tenir de dire :

 

– Nous aurions pu délivrer Max Trelam de suite.

 

« Mon frère me regarde avec un sourire mélancolique. J’ai craint de le fâcher ; il me dit doucement :

 

– Oui, nous avons nos revolvers. On tuerait l’homme au masque d’or vert ; seulement, ses complices, trop nombreux pour nous deux, nous assassineraient.

 

– Qu’importe !

 

« Ce cri désolé m’a échappé. Lui me couvre d’un long regard où je sens sa tendresse profonde ; et il reprend, d’une voix caressante mais ferme :

 

– Je ne veux pas que tu meures, pauvre petite sœur. La rançon d’honneur de notre nom est déjà assez lourde.

 

« Il pense à Ellen et me ramène au souvenir de ma chère petite disparue. Il continue :

 

– J’ai la promesse que cette expédition est la dernière. Son succès réhabilite nos morts. Comprends-tu ? Le gouvernement russe n’ose pas donner l’ordre de détruire le brassard aux dix opales. Il craint les critiques de la noblesse, de l’armée. C’est moi qui, secrètement, dois accomplir cette destruction.

 

– Pourquoi ne l’avoir pas détruit au tombeau d’Adj-Manset ?

 

– Il n’y est plus.

 

– Comment ?

 

– Le consul de Russie, croyant entrer dans les vues de son gouvernement, l’a fait prendre hier, dans la journée. On ne saurait le détromper ; le secret professionnel politique, les raisons dynastiques s’y opposent. Nous devons donc vivre.

 

« Un instant il a suspendu sa phrase ; il l’achève enfin :

 

– Vivre au moins jusqu’au devoir rempli !

 

« Quelle désespérance a fait trembler sa voix… J’interroge son visage. Il a repris son habituelle expression de flegme que rien ne saurait troubler.

 

« Nous suivons une ruelle étroite, où, je le jurerais, nous avons déjà passé plusieurs fois.

 

« Brusquement une porte s’ouvre à notre droite. De l’ouverture jaillit une forme féminine ; elle se précipite vers nous. Qu’est-ce ?

 

« Mon frère attendait cela, car il ne manifeste aucune surprise. Mais comme son accent est doux lorsqu’il interroge :

 

– Eh bien, pauvre enfant ?

 

« Elle balbutie, une angoisse étranglant ses paroles dans sa gorge :

 

– Ouadi Natroun… ; allez… ; empêchez le meurtre… Oh ! tout ce sang, tout ce sang me fait horreur !

 

« Mon frère lui a saisi les mains. Il la regarde sans doute bien en face. La ruelle est si obscure que je distingue seulement les deux silhouettes immobiles.

 

« Mais ces mots, prononcés d’une voix abaissée, m’arrivent cependant :

 

– Silence, mademoiselle, silence… Devenez forte, vaillante, jusqu’au jour où vous aurez à choisir entre la vie et la mort.

 

« Elle est dominée certainement, car elle réplique avec plus de calme :

 

– Croyez-vous réellement que je puisse jamais être libre d’opter ?

 

– Je vous en donne ma parole d’honneur.

 

« Elle a un sanglot, mais je comprends que ses larmes soulagent son âme oppressée.

 

– Rentrez et croyez à ma parole, murmure encore mon frère.

 

« Elle s’incline dévotieusement et disparaît à l’intérieur de la maison dont la porte est restée entrebâillée.

 

– Au Nil ! ordonne alors mon frère.

 

« Et comme je ne bouge pas, tout interloquée encore par l’apparition de cette femme, de cet agent au service de mon frère, et que je ne connais pas, lui reprend :

 

– Le masque d’or vert conduit Max Trelam à la vallée de Natron, là où j’avais espéré dissimuler le corps de notre douce Ellen, jusqu’à l’heure où nous le pourrons transporter dans la tombe où dorment nos aïeux. Il conduit Max, là.

 

« Et nous reprenons notre marche précipitée. Seulement, à présent, nous n’errons plus au hasard dans le lacis des ruelles ; nous marchons vers le Nil par le chemin le plus direct…

 

« L’action commencée me restitue la faculté de penser. La curiosité se réveille en moi. Je désire savoir qui est la femme inconnue, cette femme à qui X. 323 croit pouvoir offrir le choix entre l’existence et le trépas. J’interroge :

 

– Frère, qui est cette femme ?

 

« On dirait qu’il hésite à me répondre, puis sa voix sonne si grave que tout mon être frissonne :

 

– Elle n’a pas de nom, prononce-t-il ; on n’a plus de nom quand on repousse de toute sa volonté une appellation odieuse. Ses amis ne doivent jamais prononcer les syllabes qu’elle hait.

 

– Tu es donc son ami ?

 

« On croirait que sa voix défaille sur cette affirmation troublante :

 

– Oui !

 

« Puis comme se reprochant une seconde de faiblesse, il achève avec une énergie qui me surprend encore :

 

– Sois aussi son amie, petite sœur d’espion, petite sœur torturée dans tes affections. Sois son amie, parce qu’elle est plus malheureuse que toi !

 

CHAPITRE III

L’ATTENTE DU COUP DE FEU

(Suite du
« Journal »)

 

« Trente-six heures j’ai vécu en rêve.

 

« Max Trelam, l’inconnue plus malheureuse que moi, Ellen ; ces noms, ces êtres tourbillonnent dans ma pensée.

 

« Et puis il y a autre chose. Mon frère a des secrets pour moi.

 

« Je ne suis plus, comme auparavant, le lieutenant connaissant tout de ses projets, évaluant le danger avec lui, prenant, part aux moindres détails d’organisation.

 

« J’obéis. J’ignore quand, comment il a préparé les moyens d’exécution.

 

« Nous avons traversé le Nil, gagné Giseh sur la rive gauche. Des chameaux de course, des méharis nous ont emportés à travers le désert Lybique.

 

« Une seule explication de mon frère.

 

– Le masque d’or vert entraîne Max Trelam par eau jusqu’à El-Khâtatébé. Nous arriverons là-bas une dizaine d’heures avant lui.

 

« Qui l’a renseigné ? Je ne sais pas. Je vis en rêve réellement.

 

« Un autre fragment de conversation qui m’a laissée meurtrie moralement :

 

– Ah ! ai-je dit, je ne me rappelle plus à quel propos, si l’on connaissait cet ennemi masqué…

 

« X. 323 a répondu tristement :

 

– Je le connais, hélas !

 

« Puis il a parlé d’autre chose. J’ai cru discerner en lui le regret d’en avoir trop dit.

 

« Trop ! Qu’est-ce que cela m’a appris ? Rien ou à peu près.

 

« Vers le début de la nuit, après toute une journée harassante, nous faisons halte dans une cavité du Ghareb-El-Moghra, cette énorme montagne rocheuse trouant le sable du désert, au Sud de l’Ouadi-Natroun.

 

– Tu es brisée, m’a dit tendrement mon frère. Dors, Je t’éveillerai quand il en sera temps.

 

« C’est vrai que je n’en puis plus. Aussi ne me fais-je pas répéter l’invitation.

 

« Je m’étends sur mon manteau, la selle enlevée à mon méhari me servant d’oreiller, et de suite je tombe dans un demi-sommeil, où je ne perçois les choses extérieures qu’à travers un nuage.

 

« Ainsi, il me semble que X. 323 sort de l’anfractuosité qui m’abrite. Je pense entendre le clappement de langue, par lequel on obtient des chameaux qu’ils s’agenouillent, afin que l’on puisse se hisser en selle.

 

« Et puis tout se brouille, s’efface. Je dors complètement.

 

« J’ai dû reposer longtemps ; quand je rouvre les yeux, ma montre m’indique que l’aube est proche. Je cherche mon compagnon.

 

« Je ne le vois pas. Je suis seule. Est-il déjà au dehors, harnachant nos montures pour continuer la route ?

 

« Je me lève. J’arrive à l’entrée de la grotte… Au dehors, mon méhari dessellé et entravé à quelques pas. Il dort, son long cou allongé sur le sable. Mais de mon frère, de sa monture, aucune trace.

 

– Est-ce que j’aurais bien vu au moment de m’abandonner au sommeil ? S’est-il éloigné pour un motif que j’ignore ?

 

« Mais oui. Le voici qui se montre à quelques centaines de mètres, contournant un promontoire granitique qui le dissimulait jusque-là à mes yeux.

 

« Il arrive auprès de moi, jette à terre un ballot d’étoffes, et se laisse glisser à bas de sa selle.

 

« Le méhari souffle, ses flancs halètent, la sueur luit sur sa fourrure brune.

 

« Le méhariste désigne le paquet.

 

– Vite ! deux déguisements ! Le temps presse ; nous devenons deux bédouins de l’oasis d’Aïn-Checheghia.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour sauver Max Trelam.

 

« Ces mots me galvanisent. En peu d’instants, je suis ainsi que mon frère lui-même enfouie sous l’ample burnous des nomades du désert.

 

« Sauver Max Trelam. Je suis prête à tout pour cela.

 

« Mon compagnon a l’air satisfait de mon empressement. Il dispose le Utham, ce voile des nomades, de façon que mes yeux seuls soient à découvert, puis il me serre dans ses bras.

 

– Courage, petite sœur, courage. Règle tes mouvements sur les miens. Et surtout pas une parole, pas un geste d’effroi, de surprise. Le salut de Max est à ce prix.

 

« Nous partons. Nous traversons la sente caravanière d’Égypte à Tripoli. Au delà se dressent des éminences, au nombre de trois.

 

« Il me désigne la hauteur médiane, et sa voix passant sur moi comme une caresse :

 

– L’hypogée des Vierges. L’an 3.000 avant notre ère, Phra-Itenoph, préfet pour le pharaon des provinces de la Basse-Égypte, imposa la population de trente mille journées de travail, pour disposer sous cette colline des réduits souterrains où seraient transportées les dépouilles mortelles des jeunes filles. J’avais pensé que notre Ellen dormirait en paix dans cette nécropole, en attendant de reposer dans la terre natale. Je me suis trompé. Le masque d’or vert veut se rencontrer avec nous auprès du cercueil de sa victime.

 

– Et nous la vengerons, m’écriai-je, prise d’une sorte de vertige !

 

« Il secoua négativement la tête :

 

– Nous le laisserons partir, paisible, croyant qu’auprès de la morte gît le cadavre de Max Trelam.

 

« Et comme j’avais un mouvement violent – surprise, colère, que sais-je ! – il reprit en accentuant les syllabes :

 

– La confiance est une arme terrible quand on sait l’imposer à l’ennemi. Et à l’heure où elle disparaît par suite de l’événement inexplicable, l’homme est bien près de succomber, car il perd toute faculté de raisonnement.

 

« Il haussa les épaules.

 

– Dans la mosquée d’Adj-Manset, il a déclaré orgueilleusement que l’inexplicable ne troublerait jamais sa claire vision. Eh bien ! mais tout dépend de la qualité de l’inexplicable. Nous lui en fournirons de qualité peu commune.

 

« Puis d’un ton bref :

 

– À présent, petite sœur, silence ; entrons en contact avec l’ennemi.

 

« Un homme se montre à peu de distance ; il se tient debout devant l’entrée de l’une des innombrables excavations, qui trouent la colline et lui donnent une vague apparence d’éponge géante.

 

« Il nous fait signe d’approcher.

 

– Vous êtes ceux que m’envoie le cheik.

 

– De l’oasis d’Aïn-Checheghia, répond mon frère.

 

– Rien, je vais vous installer à votre poste.

 

« Il a actionné une lampe de poche. Guidés par lui, nous pénétrons dans l’excavation ; nous parcourons une galerie sinueuse ; nous arrivons dans une salle souterraine dont les parois sont forées de logettes quadrangulaires.

 

« Il nous en désigne une, que surmonte une croix blanche, gravée dans le roc.

 

– Le cercueil est là. Attendez. Je vais au-devant du maître.

 

« C’est un bonheur que ce misérable Marko, je saurai son nom un peu plus tard, nous laisse seuls.

 

« Le cercueil, le cercueil ; ces mots sonnent dans ma tête, font battre mon cœur avec furie.

 

« Tout tourne autour de moi. Si Marko était demeuré, il eût sûrement remarqué mon trouble.

 

« Le cercueil, j’avais compris de suite qu’il s’agissait de celui que nous avions enlevé à la Quarantaine-Neuve.

 

« Ellen ! Chère petite Ellen, innocente victime, le destin me ramène près de toi. Faut-il donc que la morte et la vivante collaborent pour sauver Max Trelam ?

 

« Je me suis mise à genoux instinctivement.

 

« Je prie peut-être ; les paroles que je prononce jaillissent de mon cœur et mon cerveau ne les perçoit pas !

 

« À l’entrée de la galerie par laquelle a disparu Marko, mon frère est immobile, penché en avant. Il écoute les bruits lointains. Merci, frère, tu veilles sur la prière que la sœur vivante murmure à l’oreille de la sœur trépassée !

 

« Une secousse me tire de l’état extatique où je suis plongée.

 

« X. 323 est auprès de moi. Avec une douce violence, il m’oblige à me relever.

 

« Sa voix contenue vibre, pleine d’autorité.

 

– L’instant d’être stoïque est venu, dit-il. Enveloppe-toi dans le burnous, le capuchon sur la tête. Souviens-toi qu’un signe d’émotion nous perd tous deux, et perd Max Trelam avec nous.

 

« Je ne réponds pas ; mais sans doute, il lit dans mes yeux la résolution d’être telle qu’il le souhaite, car il ajoute tendrement :

 

– Bien, petite sœur… Que n’est-il en mon pouvoir de t’épargner la souffrance !

 

« Et semblables à deux statues vivantes, nous restons debout auprès de l’alvéole à la croix blanche.

 

« Une clarté jaillit de l’orée de la galerie. Je discerne trois formes humaines. Oh ! je les reconnais sans peine : Marko, l’Ennemi au masque d’or vert, et surtout lui, lui, Max Trelam.

 

« Un signe d’émotion perdrait Max Trelam, mon frère l’a affirmé, lui qui n’exagère jamais le danger !… Et je veux sauver Max Trelam, je le veux parce que… parce que…

 

« On parle autour de moi. Les voix de l’Ennemi et de Max Trelam alternent. Toute à mon dialogue intérieur, je ne saisis pas le sens des paroles prononcées.

 

« Seuls, les mouvements me sont perceptibles.

 

« L’Ennemi vient jusqu’à la cavité qui recèle le cercueil.

 

« Il a déposé un objet dans l’excavation. Qu’est-ce ?

 

« Je regarde ; un revolver ! Je détourne les yeux avec un frisson. J’écoute à présent, j’écoute de tous mes nerfs surexcités.

 

« Et j’entends l’assassin des dix yeux d’or vert qui prononce ces phrases sinistres :

 

– Il m’aurait déplu de vous frapper moi-même. Votre résolution de vous tuer, Max Trelam, me satisfait. J’ai confiance. Le revolver est là, et je suis certain que vous ne vous en servirez que contre vous-même.

 

« Oh ! mon Ellen ! Tout est clair. Max Trelam va se frapper pour te suivre dans la mort.

 

« Comme il t’aime… ; mais dis, dis, n’est-ce pas aussi mon souvenir qu’il aime en toi, et ne permettrais-tu pas qu’il vive s’il pouvait aimer ton souvenir en moi ?

 

« Que vais-je penser là ? Je suis folle…

 

« Le masque d’or vert parle encore :

 

– Je prétends, Max Trelam, vous accorder la suprême consolation du tête-à-tête avec la morte. Vous lui direz les choses aimantes, démence ou sagesse, que les trépassés entendent peut-être, dont leur sommeil apparent ressent peut-être comme une caresse. Au bruit de la détonation, nous reviendrons, et tous deux serez unis dans la même tombe.

 

« Oh ! l’horrible, l’horrible cauchemar !

 

« Mon frère me serre fortement le bras. L’Ennemi vient de commander, aux deux faux Arabes que nous sommes, de tirer le cercueil de la cavité où il repose, de le placer sur le sol, aux pieds de Max Trelam.

 

« Il faut obéir. Nous extrayons lentement la suprême couchette de notre Ellen de la cavité qui la cachait.

 

« J’ai peine à retenir un cri ; un nuage s’est épandu devant mes yeux.

 

« Le couvercle de la caisse funéraire a été enlevé, remplacé par une vitre, à travers laquelle ma sœur bien-aimée apparaît, jolie, élégante, adorable. Son suaire blanc semble la tunique nuptiale d’une fiancée de l’ancienne Égypte. On croirait qu’elle s’est endormie en attendant le fiancé choisi par sa tendresse.

 

« Notre frère a dû porter le poids à lui seul, car mes mains crispées sur le bois sont sans force, j’en ai conscience.

 

« Enfin ! le masque d’or vert, suivi de Marko, regagne le couloir qui perce la montagne. Tirée par X. 323, je les suis.

 

« Nous laissons Max Trelam seul en face de notre petite morte !

 

* *

*

 

« On s’est arrêté à quelques pas de la sortie de l’hypogée.

 

« L’homme aux dix yeux d’or s’adresse à Marko.

 

– La détonation nous avertira que tout est fini. Tu retourneras là-bas avec ces bédouins et, comme je l’ai promis à cet estimable Anglais, vous creuserez une même tombe pour les deux défunts !

 

– Mais vous, Excellence ?

 

– Moi, les minutes sont précieuses. J’ai hâte d’avoir repris possession de notre… logis…, et de m’occuper un peu de l’espion X. 323 et de sa sœur Tanagra, cette niaise qui a cru que je lui permettrais tranquillement de donner à Max Trelam l’illusion vivante de sa femme morte.

 

« Ce qui nous menace, mon frère et moi, ne m’émeut pas.

 

« Non, ce qui me bouleverse, ce dont mon cœur se contracte effroyablement, c’est la pensée que Max Trelam, muni d’un revolver, dit l’adieu à Ellen. Comment mon frère pourrait-il le sauver maintenant ?

 

« Je le regarde. Il ne fait pas un mouvement. Le capuchon du burnous dissimule ses traits, mais son attitude est paisible, indifférente.

 

« On croirait voir en lui un véritable bédouin, que tout cela ne concerne pas.

 

« L’organe de Marko exprime une question qui accroît encore mon épouvante :

 

– Ne craignez-vous pas, Excellence, que l’Anglais, armé à présent…

 

– En profite pour se venger ? continue le masque d’or vert. Non. Max Trelam est un très loyal gentleman. Il a promis de mourir, il fera honneur à son engagement.

 

« Il conclut avec un sourire :

 

– Je suis persuadé qu’il éprouve pour moi une sorte de gratitude. Je lui fournis le moyen de sortir de l’indécision pénible qu’avait provoquée chez lui Mlle Tanagra.

 

« Je me suis adossée au rocher. Il me semble que je vais tomber.

 

« Soudain, je tressaute des pieds à la tête.

 

« Une détonation stridente a retenti dans l’hypogée. »

 

CHAPITRE IV

RÉVEIL


Ces fragments du Journal de Tanagra qu’elle croyait devoir rester ignorés de tous, moi, Max Trelam, je les lus six jours après m’être brûlé la cervelle.

 

De prime abord, mon affirmation apparaîtra paradoxale, invraisemblable, aux lecteurs du Times.

 

Cependant, s’ils veulent réfléchir que jamais on n’a constaté la moindre velléité épistolaire chez les défunts, ils concluront, avec un bon sens dont je les félicite, que très probablement je ne suis pas mort, puisque j’écris ces lignes.

 

Après le coup de revolver, une douleur que je considérai comme la désagrégation de mon personnage, je demeurai environ trois quarts d’heure (on me l’a affirmé depuis et j’ai tenu ce laps pour exact) absolument privé de sensations.

 

La première qui me fut vaguement perceptible fut une impression de fraîcheur au visage.

 

Une réflexion baroque s’éveilla en moi :

 

– Oh ! oh ! pensai-je, voilà qui est bon après la température torride du désert. Allons, allons, l’autre monde n’est pas désagréable ; le climat y est tempéré.

 

Et comme pour me prouver que la logique était susceptible de résider encore dans un crâne, que je pensais troué de part en part, j’ajoutai dans une forme elliptique qui résumait l’ensemble de mes idées :

 

– L’esprit, cette essence de la pensée, n’a pas besoin d’un crâne et d’un cerveau pour se manifester.

 

Sur quoi, j’ouvris les yeux, ce qui, je dois l’avouer, me parut une opération d’ordre éminemment matériel et, de ce fait, en contradiction flagrante avec la réflexion précédente.

 

Plus contradictoire encore. J’eus le sentiment que je voyais la salle funéraire où je m’étais revolvérisé, la lampe électrique, les piliers, des silhouettes humaines. Plus fort encore, j’entendis une voix tremblante s’écrier :

 

– Frère, ses paupières se lèvent !

 

Et je reconnus Tanagra, agenouillée près de moi, ayant à ses côtés un burnous rejeté à terre. Et aussi X. 323 qui répondit :

 

– Tu as donc douté, petite sœur ? J’avais promis qu’il serait sauvé. À cette heure Strezzi rejoint ses complices. Il a perdu notre trace. Marko ne la lui révélera pas car ses lèvres sont scellées par la mort.

 

Cela m’apparut trop fort. X. 323 connaissait à présent la personnalité du chef au masque d’or vert, le capitaine de la bande des dix yeux d’or.

 

By Jove, le traître m’avait appris tout cela avant ma mort ; mais X. 323 n’était pas là.

 

Mon irrémédiable curiosité me décida à un effort nerveux, et je réussis à balbutier :

 

– Qu’est-ce que tout cela signifie ?

 

Nouveau cri joyeux de Tanagra : « Il parle ! » suivi presque aussitôt de cette recommandation inquiète :

 

– Non, non, gardez le silence…

 

Mais X. 323 l’interrompit :

 

– La seule façon de le calmer est de le renseigner. Max Trelam, ne l’oublions pas, est le correspondant cher au Times, et le désir de savoir, s’il était contrarié, lui serait plus dangereux qu’un lingot de plomb dans la tête.

 

– Oh oui ! fis-je avec une conviction qui provoqua chez mon interlocuteur une cordiale hilarité.

 

Il se penche vers moi et toujours riant :

 

– Vous vous étonnez de vivre ?

 

– Ma foi. Je suis sûr que ma main n’a pas tremblé. La balle a dû pénétrer.

 

– Erreur. Je l’avais enlevée.

 

– Vous ?

 

– Moi-même. Les deux Arabes, vous vous souvenez…, oui…, sous les burnous, Tanagra et moi, le revolver à portée de ma main, un simple tour d’escamotage. Vous vous êtes suicidé à blanc. La bourre vous a déchiré la peau, l’expansion de la poudre vous a ébranlé le crâne ; un peu de fièvre nécessitera quelques heures de repos.

 

– Nous resterons ici ?

 

Il secoua la tête et désignant sa sœur qui me considérait de ses grands yeux, ravis au point que son regard m’enveloppait de la douceur d’une caresse :

 

– Elle vous conduira à l’asile dont vous ne devrez pas sortir de quelque temps. La personne qui vous y servira a droit à votre entière confiance.

 

Je le fixai avec insistance. À peine revenu à la vie, je me sentais de nouveau sous l’emprise du mystère. Il hocha la tête d’un air mécontent :

 

– Quoi ? Quelle hésitation dans votre esprit ? Votre damnée curiosité toujours. Dominez-la : vous saurez tout quand le Times, avant tous les autres, pourra sans péril élucider le mystère de la comète rouge, des dix yeux d’or…, ou bien persistez à vous tuer.

 

En toute sincérité je n’y songeais pas. Mais, par taquinerie, pour ennuyer mon interlocuteur, je répondis sans penser à la cruauté de la réplique :

 

– Cela m’apparaît comme une désirable simplification.

 

Un soupir douloureux me fit frissonner. Je tournai les yeux vers Tanagra. Elle était pâle. Autour de ses paupières, sous lesquelles brillait l’émeraude bleutée de son regard, une meurtrissure dessinait un halo désespéré. Presque rudement X. 323 me lança cette apostrophe :

 

– Alors vous refusez comme guide la comtesse de Graben-Sulzbach ?

 

Graben-Sulzbach ! Ah ! le nom délicieux et déchirant ! C’était sous ce nom qu’autrefois, avant les événements funestes qui nous avaient séparés, Tanagra et moi, fiancés alors, avions voyagé de Boulogne à Munich, à Vienne, où nous attendait le bris de nos espoirs.

 

Que se passa-t-il en moi ? Est-ce que l’on peut analyser les spasmes d’un cœur sans cesse exposé à la dualité des êtres en une tendresse unique ?

 

Tanagra, Ellen, se confondirent une fois de plus dans ma pensée.

 

J’eus la conviction soudaine que les larmes de l’une feraient couler les sanglots de l’autre. Il n’y eut plus pour moi une vivante, une morte ; il y eut deux entités douées d’une vie spéciale, quelque peu brumeuse : deux en une : est-ce que je sais ?

 

J’essaie d’expliquer l’inexplicable, de sonder l’insondable. Je doute que je me fasse comprendre ! Mon seul espoir est de donner à mes lecteurs l’impression du trouble profond qui secoue tout mon être.

 

Une chose me paraît plus désirable que toute autre. Ne pas affliger celle, Tanagra ou Ellen, ou mieux Tanagra et Ellen, que j’ai devant moi.

 

Et le résultat de cette disposition mentale, le voici. Je réponds en bredouillant, tant j’ai hâte de ramener les couleurs de la vie aux joues de celle qui nous écoute.

 

– Je ne peux pas refuser le secours de la comtesse de Graben-Sulzbach. Je ne peux pas, vous le savez bien.

 

Une rougeur de rose s’épand sur la pâleur de Tanagra. Il me semble que ses doux yeux, couleur d’océan, s’emplissent d’une humide buée.

 

Pour dissiper l’embarras que je devine en elle, celui qui m’étreint moi-même, je reprends :

 

– Et Ellen ?

 

Sans doute X. 323 est satisfait de cette diversion, car il riposte du tac au tac :

 

– En sûreté, à l’abri des recherches de Strezzi. Je m’en suis occupé tout à l’heure. Nul ne la troublera jusqu’au jour où nous pourrons lui assurer sa place dans le mausolée de notre famille.

 

Puis sans me permettre de l’interroger davantage, il reprit :

 

– Le temps m’est mesuré. Je pars. Ma sœur a mes instructions. Laissez-vous conduire. Laissez-nous achever ce que nous avons commencé. Sachez seulement qu’il nous faut vaincre ; notre gouvernement estime enfin que nous avons assez souffert pour mériter la réhabilitation des innocents qui nous ont donné le jour. Ce nom honoré nous sera rendu après la défaite de Strezzi. Il nous sera rendu. Tanagra ne sera plus la sœur et l’associée d’un espion.

 

Il eut un cri de détresse poignante.

 

– Pauvre petite Ellen ! Elle seule ne jouira pas du triomphe !

 

Mais secouant la pensée amère d’un geste violent, il enlaça Tanagra, l’étreignit sur sa poitrine, murmurant avec un accent, dont je ne devais comprendre le sens véritable que plus tard :

 

– Je veux réunir sur toi, cher être de courage, de dévouement, d’abnégation, toute la tendresse de mon cœur. Tu verras, tu verras… Je t’ai faite esclave d’un devoir. Il le fallait… ; mais je t’aime, sœurette, crois à ma profonde tendresse. Elle te sera prouvée.

 

Brusquement il éloigna la jeune fille de lui, et nous enveloppant tous deux d’un regard étrange :

 

– Obéissance absolue, dit-il, confiance, – il prit un temps et prononça ce dernier mot : – espoir !

 

Puis rapide comme la pensée, il s’élança vers le couloir conduisant au dehors et disparut.

 

Je me trouvais en tête à tête avec Tanagra.

 

Celle-ci, sans un mot, tira d’une sacoche, que je n’avais pas remarquée jusque-là, un petit fourneau à alcool ; elle fit chauffer une boisson de couleur ambrée, et quand elle fut tiède, elle en versa dans un gobelet de métal et me fit boire.

 

Sans doute le breuvage apaisa mes nerfs surexcités par les terribles événements des dernières journées, car peu à peu je m’assoupis et tombai enfin dans un profond sommeil.

 

Profond, mais réparateur aussi, car j’en sortis la tête libre, mes membres ayant recouvré leur élasticité. Véritablement, me brûler la cervelle n’avait pas été malsain pour moi.

 

De plus, effet de la commotion probablement, j’avais la sensation fort nette que les brouillards qui obscurcissaient naguère mon esprit s’étaient dissipés.

 

Ma situation s’était précisée. Le vague de mes pensées, les indécisions qui se renvoyaient naguère mon moi intérieur ainsi qu’un volant effectuant son va-et-vient entre des raquettes, n’existait plus.

 

Donc je me dressai sur mes pieds, ce qui parut réjouir Tanagra.

 

– La nuit vient, fit-elle d’une voix très douce qui sonna sur mon cœur comme un rappel de la voix d’Ellen, vous sentez-vous assez bien pour nous mettre en route ?

 

– Il me semble n’avoir jamais été plus en forme, répliquai-je.

 

– Alors, s’il vous plaît, nous irons quérir les méhara qui nous porteront jusqu’à Giseh.

 

Je l’interrogeai du regard. Giseh, la bourgade sise en face du Caire. Pourquoi retourner là-bas ? Elle murmura :

 

– C’est l’ordre de mon frère. Il sait ce qui convient le mieux.

 

– Ne vous aurait-il donné aucune explication de cet ordre bizarre ?

 

– Aucune. J’ignore comme vous le pourquoi de cette manœuvre.

 

Et étouffant sur mes lèvres une exclamation de surprise, elle ajouta :

 

– Il a affirmé que vous seriez en sûreté ; cela suffit à me décider. Qu’importe de comprendre si l’on a confiance ! Savoir est bon, croire est mieux. Avoir foi dans l’œuvre est plus grand qu’être apte à la discuter.

 

Puis avec une émotion soudaine, dont la portée ne devait m’être révélée que plus tard, elle mit fin à mes tergiversations par ces paroles :

 

– Obéissez, obéissez pour moi… ; ne comprenez-vous pas qu’en prenant, à la villa de l’Abeille, la place d’Ellen, je n’étais pas seulement un bouclier moral contre votre désespoir ?

 

Pour toute réponse, je me levai, me dirigeant vers la galerie conduisant au dehors.

 

J’avais songé déjà que Tanagra, à mes côtés, avait voulu me protéger également contre les coups de Franz Strezzi.

 

Nous sortîmes silencieux. Peut-être, comme moi-même, la dévouée créature conversait-elle avec son âme ? Oui, cela devait être, car nous n’échangeâmes pas une parole durant la route.

 

La nuit étendait sur nos têtes son vélum indigo, enrichi par la passementerie d’or des constellations. Sous nos pas, le sable craquetait, donnant l’illusion d’un grillon accompagnant de son chant grêle chacun de nos mouvements. La sente des caravanes, reconnaissable aux perches qui, de loin en loin, la jalonnent, resta en arrière de nous. En avant, se dressait, tel un écran gigantesque, la masse granitique du Chared-el-Moghra.

 

Je le désignai du geste. Était-ce là que nous allions ?

 

Tanagra inclina affirmativement la tête. Quelques minutes encore et je compris.

 

Abrités des regards par un éperon rocheux, leur silhouette fantastique se découpant sur l’entrée obscure d’une caverne, deux méharis entravés, couchés sur le sable, semblaient nous attendre.

 

Ils tendirent le cou de notre côté, soufflant avec inquiétude. Mais ma compagne modula un sifflement léger et les animaux s’apaisèrent.

 

Ils nous permirent de les approcher, de les débarrasser de leurs entraves, de nous installer sur les selles dont ils étaient porteurs.

 

Puis sur un nouveau sifflement, ils se dressèrent sur leurs pieds.

 

– En avant ! fit Tanagra d’un ton mélancolique. Il faut qu’au matin nous soyons abrités dans l’Ouadi-Tareg. La clarté du soleil ne vaut rien à ceux qui se cachent.

 

Sa voix trembla pour conclure :

 

– Nous entrons dans l’inconnu, un inconnu voulu par X. 323. Que les regards d’Allah soient sur nous !

 

Je ne pus lui demander la raison qui lui avait fait choisir cette phrase des oraisons arabes ; elle avait rendu la main à sa monture qui trottait déjà sur le sable.

 

Quelle chevauchée dans la nuit ! De deux heures en deux heures, quelques minutes d’arrêt pour permettre aux méhara de reprendre haleine, puis l’on repartait de plus belle.

 

Vers trois heures du matin, nous discernâmes les premières pentes du Ghareb-Rané accédant à un vaste plateau qui s’élève au-dessus de la plaine de sable.

 

Nous entrions dans la vallée (ouadi) désertique de Fareg.

 

Mais nous n’étions pas encore arrivés. Il nous fallut la remonter de bout en bout, c’est-à-dire sur une distance de plus de quarante kilomètres.

 

Le ciel se rosissait d’aurore quand nous atteignîmes l’extrême pointe Est du Ghareb-Rané, dominant le plateau sur lequel se dressent les pyramides de Giseh, les plus célèbres d’Égypte.

 

À cette pointe existent des cavernes creusées aux âges préhistoriques par les hommes. Les touristes venant en excursion à Giseh ne les visitent plus, car les entrées en sont en partie masquées par des éboulis de roches.

 

Nous avions là une cachette admirable. Je comprenais en effet que nous passerions la journée en ce lieu, pour gagner le Caire à la faveur des ténèbres revenues.

 

Nos chameaux furent tirés dans une vaste cavité, qui semblait se prolonger au loin sous la montagne.

 

Vraiment, le logis d’étape avait été préparé pour nous.

 

Un monceau de tiges de riz et de maïs fit ébrouer nos montures ragaillardies par ce festin végétal.

 

Pour nous, une caisse fermée par des toiles métalliques, à l’instar des garde-manger des ménagères anglaises, se montra accrochée à la paroi rocheuse.

 

Ma foi, après plusieurs heures de chevauchée méhariste, les provisions sont assurées de recevoir un accueil cordial, et Tanagra n’eut pas besoin de m’inviter à y faire honneur.

 

La faim calmée, je demandai :

 

– Que faire maintenant ?

 

Elle eut ce sourire énigmatique, caressant et douloureux, dans lequel je retrouvais l’expression d’Ellen en ses heures de tristesse, et elle murmura :

 

– Dormir… tout le jour.

 

Prêchant d’exemple, elle s’enveloppa dans la couverture d’étape enroulée sur le troussequin de sa selle et, s’adossant au rocher, elle ferma les yeux.

 

Un instant, je demeurai là, mes regards invinciblement fixés sur elle, pénétré par l’impression aiguë que devant moi Ellen, ma femme, s’abandonnait au sommeil.

 

CHAPITRE V

LE PARFUM DES LOTUS VERTS


Le soleil descendait vers l’horizon occidental, quand mes paupières se décidèrent à démasquer mes pupilles.

 

Mon premier soin fut de chercher ma compagne. J’eus un petit mouvement de mauvaise humeur, en constatant qu’elle avait sacrifié à Morphée moins longuement que moi-même.

 

Elle n’était plus là.

 

Machinalement, je me rapprochai de l’ouverture de la caverne ; j’espérais sans doute l’apercevoir. Elle ne m’apparut nulle part.

 

Et cependant, de mon observatoire, je dominais tout le plateau des pyramides.

 

Au-dessous de moi, je discernais les Tombeaux des Bédouins, avec leur maigre bouquet de palmiers ; l’ancienne chaussée Sud, les tombeaux ruinés de la cinquième dynastie, les petites pyramides s’étageant entre mon poste et la masse colossale de la grande pyramide de Khéops, dont la diagonale m’amenait à ses sœurs de taille décroissante, édifiées à la mémoire de Khléphren et de Menkeoure.

 

Et au milieu de ces témoins des âges disparus, toute une bande de touristes se démenaient, pygmées agités dans un décor d’Immuable.

 

Escortés, tirés, poussés par leurs guides fellahs, ils escaladaient les escaliers gigantesques formés par les assises des tombeaux des pharaons. Ils venaient irrévérencieusement regarder le sphinx sous le nez, donnant l’impression d’inconscience et d’irresponsabilité, que feraient naître des mouches se promenant sur le piédestal du lion de Belfort.

 

Même petitesse dans la plaine dorée par les rayons obliques du soleil, mêmes mouvements désordonnés, inexplicables, enfantins. Véritablement, dès que l’on observe d’un peu haut l’homme, ce pseudo-roi de la création, on arrive sans effort à la conviction que l’on n’a sous les yeux qu’un infime insecte.

 

Au demeurant, j’étais peut-être mécontent de ne reconnaître nulle part aux environs celle que je cherchais.

 

Tout à coup je la vis à côté de moi. J’eus un accent de reproche pour lui dire :

 

– Je m’inquiétais de votre absence.

 

Exactement ce que j’aurais dit à ma regrettée Ellen. Toujours la confusion des deux sœurs ?

 

Et cela lui sembla certainement naturel, car elle expliqua, ainsi que l’eût fait la chère morte :

 

– La caverne s’enfonce dans la masse rocheuse. Tout près, un couloir accède au sommet du plateau. Je voulais observer le pays environnant sans risquer d’être vue.

 

Puis doucement :

 

– Vous êtes reposé ?

 

– Oh ! moi, un gentleman, j’aurais pu me passer de repos ; mais vous…

 

Elle eut son sourire mélancolique, qui piquait en ses grands yeux comme une flamme d’émeraude.

 

– La vie m’a appris à ne pas sentir la lassitude.

 

Mais brisant la conversation, elle me présenta deux fleurs.

 

Je regardai avec surprise.

 

C’étaient deux magnifiques lotus : seulement, au lieu de la couleur bleue des lotus sacrés, ceux-ci présentaient des pétales glauques, d’un vert analogue à celui des lames de l’océan.

 

– Des lotus verts, murmurai-je un peu surpris ?

 

– Verts et parfumés, répondit-elle lentement. Ne soyez pas surpris. Ce ne sont pas les lotus des fresques égyptiennes, les lotus d’eau. Ceux-ci appartiennent à un jujubier qui croit sur les plateaux dépourvus de toute humidité. Voilà comment j’ai pu les cueillir là-haut.

 

Sa main indiqua la partie supérieure du rocher, puis de nouveau elle me présenta les fleurs en répétant :

 

– Parfumées, rendez-vous compte. Les autres lotus, plus beaux certes, sont dépourvus de cette senteur exquise.

 

De fait, j’avais cru jusqu’à cette heure que le lotus était privé de tout arôme.

 

Je pris les fleurs, les considérai une seconde encore avant de les porter à mes narines.

 

Il me sembla que les sourcils de miss Tanagra esquissaient une légère contraction d’impatience. Je me trompais évidemment.

 

Et j’aspirai longuement l’âme des lotus verts, pour parler comme notre poétesse Mashcliffe.

 

J’eus la perception fugitive que la faculté de penser m’abandonnait. Je cessai de distinguer la plaine, les pyramides, les touristes ; de deviner, au delà des sépultures des Pharaons, le Nil et ses rives verdoyantes, cachés par le plateau, support des construction antiques.

 

J’ai su plus tard que je venais de respirer de l’essence de rose, additionnée d’un protoxyde d’azote quelconque, ce qui m’avait plongé incontinent dans une sorte de léthargie.

 

Cet état, paraît-il, avait paru nécessaire à X. 323 pour m’introduire sans éveiller l’attention dans la retraite qu’il m’avait ménagée au Caire.

 

CHAPITRE VI

CECI NE RESSEMBLE PLUS DU TOUT AUX PYRAMIDES


Une idée, qui n’est certainement pas courante parmi les hommes, consiste à s’installer tant bien que mal dans un de ces grands trunks de cuir, dont mes compatriotes s’embarrassent en voyage.

 

Tout le monde sera de mon avis. Ces malles de cuir ont beau être spacieuses, affecter la forme de parallélipipèdes parfaits, être réputées d’une résistance aux chocs supérieure à tous les engins similaires de bois ; il faut avoir un esprit exceptionnellement fantaisiste pour songer à les transformer en logement.

 

Une malle, n’est-ce pas, n’est ni un cottage, ni même une chaumière.

 

Toutes ces réflexions se bousculèrent dans ma boîte crânienne, lorsque se dissipa la stupeur provoquée par les lotus verts.

 

Car je reprenais le sentiment dans une malle de cuir.

 

Oh ! le couvercle en était levé et maintenu par les tigettes mobiles disposées à cet effet.

 

Il était évident que l’on avait voulu réduire au minimum les inconvénients de ma situation.

 

Néanmoins, on comprendra qu’un gentleman, dont le dernier souvenir est de respirer des fleurs en face des pyramides, soit surpris de se reconnaître assis sur le plancher d’une salle circulaire de quatre à cinq mètres de diamètre, et dont le plafond s’incurve en voûte arrondie.

 

Je me pince, je me fais mal ; donc, je ne rêve pas. Ce que mes yeux voient existe bien réellement.

 

Mes jambes me font l’effet d’être ankylosées. Je parviens cependant à me lever, et je promène autour de moi un regard investigateur.

 

Tout un côté de la salle est meublé par une bibliothèque dont les rayons plient sous les livres.

 

L’autre demi-cercle est complètement nu.

 

Je distingue une couchette, une table-bureau, des sièges ; mais de fenêtre ou de porte, pas l’ombre.

 

Quel singulier appartement !

 

Et puis une autre remarque. Je vois. Une lumière très douce emplit la chambre. D’où vient-elle ?

 

De la coupole, mais oui. Ce que j’ai pris pour un plafond plein est une coupole vitrée aux carreaux dépolis. Ah çà ! il fait jour au dehors. Impossible que, dans les deux ou trois heures de clarté que pouvait encore dispenser le soleil, à l’instant où les pyramides se sont éclipsées à mes yeux, impossible que nous soyons arrivés au Caire.

 

Au fait, sommes-nous au Caire ? Je reste coi devant l’interrogation. Je ne saurais répondre. Cette salle ronde peut se trouver à Giseh, à Boulak, aussi bien qu’au Caire.

 

Si j’explorais d’abord l’endroit où je suis enfermé ? Enfermé, voilà le mot juste, car je le répète, la salle ne possède ni porte, ni fenêtre.

 

J’enjambe le rebord de la malle. Dans mon saisissement, je n’ai pas encore opéré ce mouvement et suis resté debout sur le fond du trunk.

 

Un glissement se produit. Un panneau de bois, dressé contre la paroi de la malle, a été frôlé par mon pied et s’est renversé sur le tapis épais, qui couvre le plancher.

 

Et sur ce panneau, une feuille de papier fixée par des épingles appelle mon attention, l’appelle d’autant plus qu’elle est ornée de caractères énormes.

 

On a dû écrire avec une allumette pour obtenir une écriture aussi épaisse. Je lis ceci :

 

« Silence recommandé. Ici est le lieu d’asile annoncé. Personne ne soupçonne votre présence. Vous êtes entré (malle 3) parmi les bagages de miss Aldine, dactylographe. Avoir confiance en elle. X. 323 se porte caution. TANAGRA. »

 

Tanagra ! Elle, toujours elle ! Présente ou absente, sa pensée veille sur moi.

 

Oh ! je sais que nous fûmes fiancés, que la tendresse profonde nous attira l’un vers l’autre, avant que le criminel comte Strezzi, le père de Franz qui nous poursuit à présent, eût ourdi la trame qui nous sépara.

 

Mais qu’est mon affection pour elle auprès de la sienne ?

 

N’a-t-elle pas voulu, avec une abnégation si haute que tout qualificatif paraît faible, indigne d’elle, que l’agonie de la séparation me fût épargnée, ne m’a-t-elle pas pour ainsi dire fait épouser Ellen ?

 

Et tandis qu’ainsi elle cicatrisait ma blessure, elle s’en allait, tragique et désolée, inconsolable et inconsolée, vers l’isolement, vers le danger, vers la mort.

 

En dernier lieu elle avait reparu ; mais n’était-ce pas encore pour défendre mes jours contre l’ennemi révélé, contre moi-même ? Elle était venue pour soutenir mon désespoir, pour parer les coups d’un adversaire redoutable.

 

– Oh ! Tanagra, murmurai-je, tragique martyre, merci.

 

Ma voix me fit tressaillir. Je me gourmandai. Il est ridicule de parler haut, quand on ne désire pas avoir d’auditeur. Les répliques intimes avec le moi intérieur perdent à être exprimées mécaniquement par les lèvres.

 

– Enfin, repris-je, j’avais résolu de reconnaître mon gîte. Mettons-nous à l’œuvre, en attendant la présentation effective de miss Aldine, dactylographe.

 

La bibliothèque, occupant environ la moitié de la circonférence de la salle, contenait des livres de toute nature : ouvrages scientifiques, documentaires, romans anglais, français, allemands. Le lecteur le plus éclectique pouvait y trouver sa subsistance intellectuelle.

 

Mais je n’étais pas en humeur de lire. Les aventures imaginaires, de personnages créés par la fantaisie des écrivains, m’eussent semblé insipides auprès de celles que je vivais réellement.

 

Je poursuivis mon inventaire.

 

Mais bientôt toute ma curiosité se concentra sur la partie de la muraille, dont j’avais remarqué déjà l’absolue nudité.

 

Ceci m’intriguait.

 

L’ameublement coquet, le tapis luxueux, eussent demandé, comme l’on dit de façon si colorée en France, la présence de quelques tableaux sur cette muraille arrondie.

 

Leur absence déterminait la sensation d’un défaut d’équilibre.

 

Du moins, j’éprouvai ce sentiment et, d’instinct, sans m’appuyer sur un raisonnement quelconque, je m’approchai du mur afin de l’examiner.

 

Je ressentis une surprise.

 

À distance, la paroi m’avait semblé lisse, enduite d’une peinture émaillée légèrement rosée. De près, je distinguai, à hauteur de mon visage, trois petits carrés dessinés par des lignes ténues sur la face polie.

 

L’un de ces dessins se montrait à l’antipode du diamètre central de la bibliothèque ; les deux autres occupaient la droite et la gauche du premier, dont ils étaient éloignés d’environ deux mètres.

 

Que signifiaient ces trois carrés ?

 

En regardant mieux, je reconnus que les lignes, que tout d’abord, j’avais cru tracées au crayon, étaient produites en réalité par des solutions de continuité de l’enduit. Elles avaient été découpées à l’aide d’un instrument acéré.

 

Qu’était cela ? Des panneaux fermant des cavités ménagées dans le plein de la muraille ?

 

Je haussai les épaules. Les carrés mesuraient à peine dix centimètres de côté.

 

Cette dimension réduite excluait l’idée d’armoires ou de placards. Qu’eût-on pu ranger dans si minuscules alvéoles ?

 

Et tandis que je me donnais mentalement ces explications, l’idée s’implantait en moi que les carrés mystérieux devaient s’ouvrir, tourner sur d’invisibles charnières, et que mon intérêt exigeait que je les misse en mouvement.

 

Seulement, entre la pensée et le geste, il y avait un abîme.

 

Ni clef, ni serrure, ni poussoir d’aucune sorte. J’avais beau écarquiller les yeux, je ne discernais rien qui fût de nature à motiver la rotation des damnés carrés.

 

Pour corroborer le témoignage de ma vue, j’appelai le toucher à la rescousse.

 

Mes doigts se promenèrent lentement sur le mur, cherchant une protubérance, un dénivellement quelconque, indiquant l’emplacement du ressort actionnant les petits panneaux.

 

À l’extérieur du carré que j’auscultais, je ne découvris rien.

 

Alors j’exerçai une série de poussées à l’intérieur.

 

J’allais abandonner la partie, quand, rrrrrr ! un grincement à peine perceptible se produisit et la plaque, évoluant à la façon d’un volet, démasqua une ouverture conique qui traversait évidemment la muraille dans toute son épaisseur, car à l’extrémité opposée, là où devait se trouver le sommet du cône, je distinguai un petit cercle lumineux.

 

Au même instant, je perçus un froufrou au-dessus de ma tête, et une obscurité opaque m’enveloppa.

 

Je n’en ressentis aucune inquiétude. L’explication du phénomène s’était présentée à mon esprit. L’ouverture démasquait un judas, permettant de voir dans la pièce voisine sans que l’occupant s’en doutât.

 

Or, pour voir sans être vu, il ne faut pas être trahi par une clarté intempestive. La mise en marche du volet déclanchait un vélum épais qui se tendait sous les vitres dépolies de la coupole.

 

J’avoue que je fus très satisfait de ma découverte.

 

Séquestré de par les volontés amies de X. 323 et de Tanagra, pour une période que j’étais incapable d’évaluer, il m’agréait d’être en mesure d’entrer incognito en relations avec les autres habitants de la demeure ignorée qui m’abritait.

 

Aussi ne perdis-je pas de temps à appliquer l’œil à l’ouverture.

 

J’y trouvai une déception.

 

Mon regard traversait bien le mur, mais il ne distinguait qu’une sorte de grand cabinet de débarras, contenant une garde-robe couverte de rideaux à arabesques, comme en produit par milliers l’usine de Boukhéris. Sur le plancher s’entassaient quatre trunks semblables à celui dont j’étais sorti tout à l’heure.

 

Peut-être qu’en interrogeant les autres carrés, je serais plus heureux.

 

Et clac ! je refermai.

 

Aussitôt le vélum de la coupole se replia et le jour reparut, me démontrant que mes prévisions étaient exactes.

 

Le second judas, celui du milieu, manœuvré à son tour, me permit de pénétrer du regard dans une chambre à coucher, élégante et simple. Divers objets de toilette éparpillés sur une table m’indiquèrent que la propriétaire du lieu devait appartenir au sexe gracieux.

 

Mais comme elle ne se montra pas, que d’ailleurs il me sembla qu’un gentleman correct ne pouvait prolonger l’examen de la résidence d’une dame, je passai au troisième et dernier carré.

 

Cette fois je fus récompensé de mes efforts, récompensé à ce point que j’eus toutes les peines du monde à étouffer un cri de surprise.

 

Je reconnaissais le cabinet de travail du consul de Russie, ce cabinet où, lors de mon arrivée au Caire, avec ma pauvre chère petite Ellen, j’avais été présenté au fonctionnaire slave par le représentant britannique.

 

Je pouvais d’autant moins me tromper que, près de la grande fenêtre, j’apercevais le consul lui-même, avec sa chevelure grisonnante, ses sourcils épais et sa barbe à la Souworof.

 

Ainsi un premier point était acquis. Mon refuge se trouvait dans l’hôtel du consulat de Russie, et la fenêtre du dignitaire s’ouvrant sur l’avenue ou Charia Imâd-ed-Dîn, je savais qu’il m’abritait à sept ou huit cents mètres, à vol d’oiseau, de la villa de l’Abeille, où le plus doux bonheur et le malheur le plus grand de ma vie m’avaient atteint.

 

Mais le consul n’était pas seul. Il dictait un rapport à haute voix. Le cliquettement d’une machine à écrire appela sur mes lèvres ce nom : miss Aldine.

 

Je la trouvai de suite au bout de mon rayon visuel. Assise à une petite table supportant le clavier de la machine à écrire, la dactylographe « tapotait » avec dextérité, levant la tête après l’impression de chaque phrase dictée, comme pour dire au fonctionnaire russe :

 

– J’attends que vous daigniez continuer.

 

Cela dura un bon moment : le consul parlant, miss Aldine pianotant ; le cliquetis des leviers à lettres sur le rouleau, la sonnerie des lignes, le choc du taquet interlinéaire scandant les paroles.

 

J’en profitai pour examiner celle à l’égard de qui Tanagra m’avait prescrit la confiance.

 

Elle pouvait avoir vingt à vingt-deux ans. Autant que j’en pus juger, miss Aldine était grande, très mince, presque maigre. Jolie cependant, avec ses cheveux blonds, d’un blond pâle et doré à la fois, le blond des épis mûrs. Son visage juvénile était grave ; pour être juste, je devrais dire triste.

 

De prime saut on devinait un être sur qui s’est abattue la fatalité.

 

Pour l’instant, mes pensées suivirent un autre cours. La dictée avait pris fin. Miss Aldine s’était levée et présentait au consul les feuilles dactylographiées.

 

Le Consul, après avoir examiné les feuillets que lui présentait la jeune fille, murmura avec satisfaction :

 

– Très bien. Je crois que nous avons eu la main heureuse. La maison Leithaw, d’Alexandrie, qui vous a adressée à moi, est une maison sérieuse.

 

Puis, affable :

 

– J’espère que vous-même vous vous plairez ici.

 

Il consulta sa montre :

 

– Onze heures trois quarts… Nous avons fini pour aujourd’hui. Chaque jour, je viens au bureau de neuf heures à midi environ. Ensuite, bonsoir, je pars à ma maison de campagne de Choubra. Vous, miss, vous déjeunez dans votre chambre ; ensuite vous dactylographiez au net les notes que j’ai pu vous laisser pour cet objet.

 

Il eut un gros rire.

 

– Ne tremblez pas. Il n’y en a ni beaucoup ni souvent. Ensuite vous êtes libre. Aujourd’hui, par exemple, après la sieste, je vous conseille de parcourir un peu la ville.

 

La jeune fille secoua la tête :

 

– Je ne pense pas sortir… Le voyage m’a laissé une fatigue…

 

– Oh ! je ne vous force pas… Pourvu que le travail du consulat soit fait, vous agirez comme vous l’entendrez. Vous êtes arrivée au milieu de la nuit ?

 

– À près de deux heures.

 

– Oui, oui, je comprends la fatigue… Et puis, vous n’avez pas défait vos malles sans doute… Si vous voulez que l’on vous aide, les k’vas (serviteurs interprètes) sont à vos ordres, vous savez. Votre titre de secrétaire vous confère autorité sur eux.

 

– Je vous remercie, monsieur le consul, mais je n’aurai besoin de personne.

 

– Comme il vous plaira.

 

Si je rapporte cette conversation, c’est que je venais d’y puiser un nouvel indice.

 

Le consul ne se doutait aucunement que son toit abritait ma tête. Il ignorait m’avoir pour hôte, et je comprenais la sagesse de l’avis inscrit sur la pancarte que j’avais lue tout à l’heure :

 

« Silence recommandé ».

 

En effet toute proportion gardée, le bruit m’était interdit comme à un véritable gentleman cambrioleur.

 

En vérité, je crois que jamais correspondant du Times ne connut d’aussi déconcertants avatars que moi ! Le consul était sorti. Aldine restait seule. Elle passa derrière le bureau du fonctionnaire.

 

Au mur était accroché un de ces classe-papiers en pailles multicolores, tressées par les femmes des Bédouins nomades des oasis.

 

Elle y fouilla un instant, dans un bruissement de papiers.

 

Puis sa main quitta la grande pochette rectangulaire et je demeurai stupéfait.

 

Entre ses doigts se balançait une sorte de large bracelet de cuir, dans lequel s’encastraient des opales de toute beauté.

 

Et ce fut avec stupeur que je perçus ces paroles de l’étrange jeune fille :

 

– Oui, la théorie d’Edgar Poë. Les cachettes les plus simples sont les plus difficiles à découvrir. Je me refusais à croire que le brassard aux dix opales, le vrai, pût être abandonné au milieu de ces lettres sans importance. Et pourtant mon scepticisme même me démontre l’excellence du choix.

 

Ses traits se contractèrent ; sa voix trembla pour achever :

 

– Dire que ces pierres feraient couler tant de sang… et ce gouvernement qui s’obstine à les conserver… Lui, dont j’ignore le nom, cet homme qui se donne cette appellation bizarre de X. 323 ne peut pas les détruire ; on lui refuserait peut-être la réhabilitation qu’il désire, s’il désobéissait aux ordres du gouvernement. Alors, alors, il faut que la destruction ne lui puisse être imputée.

 

Elle eut un geste douloureux et laissa retomber le brassard dans le classe-papiers.

 

Il y avait en miss Aldine un désespoir que je ne comprenais pas.

 

Mais elle appuyait sur une sonnerie électrique. Au k’vas qui se montra aussitôt, elle dit doucement :

 

– Veuillez faire apporter le déjeuner dans ma chambre. Je n’aurai besoin de personne pour le servir.

 

Et le serviteur s’étant retiré, elle-même ouvrit une porte communiquant avec son logis particulier et disparut.

 

J’aurais pu sans doute me poster au judas de la salle où elle venait de passer ; mais, je l’ai dit déjà j’estime inconvenable d’espionner ainsi une jeune dame. Aussi, fermant le volet de mon observatoire, je rétablis le jour dans ma retraite et allai m’asseoir dans un fauteuil, où je me pris à rêver à tout ce que je venais de voir.

 

CHAPITRE VII

LES JOURS DE SÉQUESTRATION


Le troisième jour de ma claustration dans la salle circulaire s’achève.

 

Je sais maintenant pourquoi mon réduit est aussi bizarrement machiné. La maison, occupée par le consulat fut construite par Yecoub, chef de la police du khédive Mehemet.

 

Un chef de la police a besoin de surprendre maint secret, surtout en Orient. Les judas, la salle secrète s’expliquent d’eux-mêmes.

 

Je sais également comment on entre dans ma retraite.

 

Une portion de la bibliothèque tourne sur elle-même et communique avec le cabinet de débarras, où j’ai constaté la présence des bagages de miss Aldine.

 

C’est la dactylographe qui m’a appris tout cela. Elle m’apporte mes repas, cause avec moi, se montre attentive et bienveillante.

 

Seulement j’ai acquis la certitude qu’elle ignore l’existence des judas, s’ouvrant sur le cabinet de travail du consul et sur les autres pièces. Je ne les lui ai pas révélés.

 

Je ne devrais pas avoir de défiance à son égard. La recommandation de Tanagra est expresse. Sans doute ; mais je me rappelle l’attitude de la jeune fille en face du brassard aux opales et je me tais. De plus, elle est étrange. Au milieu d’une conversation indifférente, elle tressaille, promène autour d’elle des regards troubles ; ses yeux bleus s’emplissent d’épouvante.

 

Puis elle s’apaise brusquement.

 

De quoi a-t-elle peur ?

 

Quelles pensées la font pleurer quand elle se croit seule, à l’abri de toute surveillance ?

 

Car elle pleure alors. À deux reprises, je l’ai vue, par le seul judas que j’utilise, celui qui regarde dans le cabinet du consul.

 

Et la seconde fois, sous l’empire de l’émotion, elle a prononcé à haute voix des paroles qui m’ont paru tragiques, encore que leur sens m’échappât. Elle a dit :

 

– Espérer serait folie ! L’impasse n’a pas d’issue… Oh ! le rêve sans lendemain ! la fleur bleue au bord du gouffre ! La seule espérance est la brièveté du martyre !… Démontrer que je hais le crime et puis… disparaître.

 

J’avoue que je fus très ému. À travers les mots sans signification précise, j’entrevoyais un abîme de désespérance.

 

À la suite de cela, je me suis pris à la considérer avec attention.

 

Une pensée intérieure la dévore. Je lis cela sur son visage, que creuse une indicible angoisse, dans ses yeux qui s’égarent de plus en plus.

 

Hier soir elle est arrivée, chargée de mon repas. Et tandis que je me mets à table, sans grand appétit (j’ai beau me livrer aux douceurs de la gymnastique suédoise, l’exercice dans un espace fermé ne développe pas l’appétit comme le plein air), miss Aldine parle.

 

– Je sais que vous aimez beaucoup X. 323, prononce-t-elle doucement, avec un frissonnement de la voix qui ne me semble pas motivé par la phrase.

 

– Beaucoup est encore trop peu dire, soyez-en certaine.

 

– Je suis sûre. Aussi pensai-je vous faire plaisir en vous apprenant qu’il a réussi à provoquer l’arrestation de deux des hommes de la bande des Yeux d’Or vert.

 

Je tressaille comme bien vous le pensez. Les Yeux d’Or vert. Cette dactylographe mystérieuse est donc au courant ? Sans en avoir conscience je l’interroge :

 

– Vous connaissez les Yeux d’Or, les dix Yeux d’or vert ?

 

Elle frissonne toute et soupire cette réplique déconcertante :

 

– Hélas !… Et je pleure sur Mrs. Ellen Trelam.

 

Puis ses mains se joignent en un geste suppliant :

 

– Ne demandez pas ce qui ne doit pas être dit. Écoutez seulement ce que l’on m’a ordonné de vous apprendre. Deux affiliés aux Yeux d’Or vert ce soir, cinq hier matin et sept dans la journée précédente… cela fait quatorze… Il en reste dix autour du chef…

 

Sur ces dernières paroles, la respiration parut lui manquer, son tremblement s’accentua. Mais elle domina ce trouble si mystérieux pour moi et acheva :

 

– Quatre ou cinq tomberont dans la nuit. Les autres seront hors d’état de nuire demain.

 

Et comme je me frottais les mains, véritablement enchanté de constater que X. 323 vengeait terriblement ma chère morte, miss Aldine eut un geste terrifié.

 

– Ne vous réjouissez pas.

 

– Pourquoi donc ? N’est-il pas naturel…

 

Elle coupa la phrase pour lancer d’une voix nerveuse et voilée :

 

– Rien n’est naturel, rien. À peine arrêtés, tous les yeux d’Or vert sont morts entre les bras des policiers. Ils avaient été empoisonnés avant de se rendre là où ils devaient tomber au pouvoir de la police.

 

– Empoisonnés, répétai-je avec stupeur ! Qui avait pu ?…

 

Elle s’exclama avec épouvante :

 

– Qui ?… Leur chef donc, les mettant ainsi dans l’impossibilité de le trahir.

 

– Il savait qu’ils seraient capturés par les braves agents égyptiens ?

 

– Il devait le savoir, gémit mon interlocutrice.

 

Et je me pris à frissonner comme elle-même. Toutefois, ma satanée curiosité, toujours supérieure à mes émotions, m’incita à poser une question qui eut un résultat inattendu.

 

– Mais ce chef, le connaissez-vous ?

 

J’avais été sur le point de prononcer le nom de Strezzi et vraiment, à cette heure encore, je ne sais pas pourquoi mes lèvres avaient prudemment modifié ma pensée.

 

Comme je m’applaudis de ma réserve en voyant les traits de la dactylographe se couvrir d’une rougeur ardente, se convulser en un rire de folie !

 

– Il me demande si je le connais !… À moi, à moi ? Le chef ! Le chef !… Oh ! qu’il soit vainqueur ou vaincu, les Yeux d’Or vert sont gravés sur mon front, sur mon cœur, sur mon esprit.

 

Brusquement, elle se tut, se précipita vers la bibliothèque et, actionnant le ressort qui déterminait l’ouverture de l’issue secrète, elle disparut, me laissant totalement démoralisé par ce que je venais d’entendre.

 

Pourquoi cette exclamation : Les Yeux d’Or sont gravés sur mon front !

 

Qu’a-t-elle donc de commun avec Strezzi ? Comment obéit-elle à X. 323 ?

 

Et puis une foule de détails, épars jusque-là dans ma cervelle, se groupent, m’apportent un malaise indicible.

 

Miss Aldine n’est pas ce qu’elle s’efforce de paraître. Il y a dans ses gestes, dans le choix de ses expressions, une distinction qui trahit l’habitude d’un monde supérieur, un esprit étonnamment cultivé.

 

Je constate qu’elle est l’égale intellectuelle de Tanagra.

 

Elle conserve, dans le désarroi indéniable de sa pensée, un tact, une mesure que donne seule une éducation élevée.

 

Je suis curieux, on le sait ; je lui ai tendu les pièges auxquels succombent presque toujours les interviewés ; elle les a éludés sans paraître les remarquer, et je dois ainsi arriver à cette constatation désagréable pour le correspondant émérite du Times, que je ne suis pas plus avancé que le premier jour dans la connaissance de l’être intérieur de la charmante dactylographe.

 

Une heure s’écoule dans ces réflexions. Miss Aldine reparaît. En termes choisis elle s’excuse de sa brusque sortie ; elle dit enfermer en elle un secret douloureux, m’arrête quand je veux témoigner mes regrets d’une phrase inconsidérée et conclut :

 

– Je vous en prie, qu’il ne soit plus question de cet incident.

 

Après quoi, du ton le plus naturel :

 

– Ceux que X. 323 a signalés à la police sont bien près d’être arrêtés. J’attends avec impatience de savoir s’ils trépasseront comme leurs devanciers.

 

– Vous serez donc avisée ?

 

– Oui, dans la soirée. Désirez-vous que je vous renseigne aussitôt ?

 

– Vous n’en doutez pas, j’imagine.

 

Elle secoue mélancoliquement la tête. Elle reprend :

 

– Vous avez bien souffert aussi ! Eh bien, lisez ; car peut-être il sera tard quand je reviendrai.

 

– Je vais mettre à jour ma relation pour le Times, cette relation qui, je l’espère, sera publiée… après la victoire de mes amis.

 

Il me sembla qu’elle était agitée par un tremblement.

 

Mais cela fut si rapide que je n’osai m’assurer la certitude de mon impression. Elle reprit d’un ton indéfinissable :

 

– X. 323 avait disposé autrement de votre soirée.

 

– Lui ? m’écriai-je, surpris par l’affirmation inattendue.

 

– Oui.

 

– Et qu’avait-il décidé ?

 

Miss Aldine tira de sa poche un cahier de la dimension d’un carnet block-notes petit format.

 

– Il désire que vous lisiez ceci, et spécialement la partie comprise entre les croix au crayon rouge.

 

Je tenais déjà le carnet. J’allais le feuilleter. Elle m’arrêta encore.

 

– Attendez. Vous devez être seul pour lire. Au revoir.

 

Et l’étrange jeune fille marcha vers la bibliothèque.

 

Le glissement léger de l’issue secrète pivotant sur elle-même m’avertit qu’elle avait quitté ma prison. Et envahi soudainement par un désir irrésistible de connaître la communication de X. 323, j’ouvris le cahier.

 

Je retins un cri.

 

Je reconnaissais cette écriture. Tanagra avait tracé les lignes qui dansaient devant mes yeux.

 

Sans que je pusse me dire pourquoi, mon cœur se prit à battre follement.

 

Au surplus, je ne m’inquiétai pas de ce phénomène cardiaque. Une idée m’absorbait.

 

Je voulais lire, lire, ainsi que l’ordonnait X. 323, ce que la sœur d’Ellen avait écrit.

 

C’est ainsi que parvinrent à ma connaissance les pages du « Journal » de Tanagra, que j’ai reproduites en tête de la seconde partie de mon récit.

 

Ainsi se produisit en moi l’évolution que X. 323, avec sa profonde connaissance du cœur humain, avait certainement escomptée.

 

Il était près de minuit lorsque ma résolution se précisa par cette formule :

 

– J’ai aimé Tanagra dans Ellen ; j’aimerai Ellen en Tanagra.

 

J’avais la tête un peu lourde, je le reconnais. On ne parvient pas à une telle solution sans un puissant effort intellectuel. Aussi demeurai-je étendu sur le fauteuil où avait siégé mon conseil avec moi-même.

 

Brusquement je sursautai, tiré de ma somnolence par ces mots :

 

– Les hommes arrêtés ce soir sont morts comme les autres.

 

Miss Aldine était debout devant moi. Je ne l’avais pas entendue entrer.

 

Ces hommes, les Yeux d’Or vert dont elle me parlait, m’étaient absolument indifférents à cette minute, où je venais de trancher le problème ardu de mon affection pour les deux sœurs de X. 323. Aussi, sans tenir compte de la nouvelle, je brandis le cahier de Tanagra devant les yeux de la dactylographe et, souriant, l’air heureux de qui en a terminé avec les tergiversations :

 

– J’ai lu ! lui dis-je.

 

Elle inclina la tête froidement :

 

– C’est ce que désirait X. 323.

 

– Savez-vous également quelles réflexions il souhaitait me suggérer ainsi ?

 

La question m’apparaissait très subtile. La réponse de mon interlocutrice dissipa cette pensée :

 

– Non, fit-elle, je vous ai rapporté tout ce qui m’a été confié ; je ne sais rien au delà.

 

Et comme je me taisais interloqué par cette réplique que j’aurais dû prévoir – pourquoi, en effet, X. 323, ce parfait gentleman, eût-il remis à la jeune étrangère le secret de l’âme de Tanagra ? – donc, comme je me taisais, une confusion pesant sur moi, miss Aldine reprit :

 

– Je fais des vœux pour que vos désirs soient d’accord. Voilà tout ce que je puis dans mon ignorance de ce qui vous intéresse. Ceci dit, je vous demanderai licence de passer sans transition aux incidents qui motivent ma visite.

 

Je m’inclinai avec une nuance de cérémonie.

 

– Je suis à vos ordres.

 

– Non, non, murmura-t-elle en secouant la tête. Je suis seulement porte-paroles de vos amis. Ces paroles, les voici.

 

Elle leva la main, semblant me recommander l’attention :

 

– En entrant, je vous l’ai dit, six hommes des Yeux d’Or vert ont été pris par la police ce soir. Tous sont morts quelques minutes après, empoisonnés. Le nom du poison, la digitaline concentrée, trahit celui qui le leur a administré avant leur départ…

 

– Franz Strezzi ? jetai-je sans hésiter.

 

Elle fit oui, du geste.

 

– Mais alors, repris-je, il veut donc se débarrasser de ses complices ? Considère-t-il qu’il a achevé son œuvre infâme de haine ? Il considère qu’Ellen, que moi-même sommes morts, ce qui, hélas ! est vrai pour la pauvre enfant. Mais X. 323 ? Mais Tanagra ? Ils vivent, eux !

 

Je me tus brusquement.

 

Mon interlocutrice était devenue d’une pâleur inquiétante. Sa main droite me sembla se crisper sur le dossier d’une chaise. J’eus l’impression qu’elle était sur le point de fléchir sur ses genoux.

 

– Qu’avez-vous donc ?

 

Ma voix parut la galvaniser. Elle se redressa d’un effort, sec comme la détente d’un ressort, et d’un organe douloureux, elle répliqua :

 

– J’apporte les volontés de X. 323. Voici ce que je dois vous dire.

 

CHAPITRE VIII

DE MALLE EN PANIER


– Demain, prononça-t-elle d’un accent raffermi, qui sonna lugubrement dans la pièce, celui que vous avez nommé estime que miss Tanagra aura vécu.

 

– Elle !

 

Je m’étais dressé d’un bond. À l’instant précis où mon cœur venait de décider le devoir d’aimer Ellen en Tanagra, Strezzi préparait la mort de celle-ci !

 

J’eus une minute d’affolement véritable, d’où me tira la voix douloureuse de mon interlocutrice.

 

– X. 323 espère la sauver.

 

– Que ne suis-je auprès d’elle au moment du danger !

 

Sur les traits amaigris de miss Aldine rayonna un vague sourire. Son regard bleu se posa sur moi avec une douceur lumineuse.

 

– Justement, je dois vous enseigner le moyen d’être auprès d’elle.

 

D’un geste inconscient, je lui saisis les mains. Je remarquai qu’elles étaient glacées ; mais emporté par l’espoir né de ses derniers mots, je balbutiai :

 

– Dites ! Dites !

 

Elle ne chercha pas à se dégager. Très calme, comme inattentive à mon étreinte, elle continua :

 

– Nul ne vous sait en cette maison ; nul ne doit apprendre votre sortie. Des yeux surveillent certainement les alentours.

 

– Des Yeux d’Or vert, plaisantai-je. Comment tromper ces Yeux d’Or vert ?

 

D’une voix lente, martelant les syllabes, sans doute pour les faire mieux pénétrer dans mon esprit, miss Aldine s’exprima ainsi :

 

– Le jardinier qui a l’entreprise des fleurs du jardin du consulat russe est Arrow, le pépiniériste de Boulaq. Son magasin du Caire se trouve…

 

– Auprès du palais de Nubar-Pacha.

 

– En effet. C’est là que l’on vous conduira tout d’abord.

 

– Sans être vu par les Yeux à redouter ?

 

– Sans être vu. Voici comment. Arrow, à chaque saison, vous le savez, change les fleurs qui composent les corbeilles du jardin du Consulat.

 

– Ainsi procèdent tous les jardiniers.

 

Sans tenir compte de l’interruption, mon interlocutrice poursuivit :

 

– Ces fleurs, il les apporte dans sa charrette de livraison. Elles sont rangées dans des paniers longs et peu profonds. Ces paniers demeurent ici, dans le garage aux outils, jusqu’au jour où, le pépiniériste ayant quelque loisir, les enlève pour les rapporter chez lui.

 

J’ouvrais de grands yeux, ne pressentant pas où la narratrice en voulait venir.

 

– Vous sortirez dans un de ces paniers, expliqua-t-elle, sans que la drôlerie du procédé amenât sur son visage la moindre trace de gaieté.

 

Et cependant cela apparaissait résolument comique. Dire à un gentleman, entré dans une malle, qu’il va sortir dans un panier, il me semble qu’il y a là une situation rappelant les facéties burlesques des minstrels.

 

– Vous vous y tiendrez coi, jusqu’au moment où Arrow, détachant les liens de jonc qui maintiendront le couvercle, vous invitera à… cesser d’être fleur.

 

Je crus à une plaisanterie et je dis avec un sourire :

 

– Très joli.

 

– Joli ou non, répondit-elle sérieusement, l’expression est un signal. Il signifiera que, dans la maison où l’on vous aura conduit, vous pourrez circuler sans crainte, en évitant toutefois de vous montrer aux fenêtres donnant sur la rue.

 

– Quelle rue ?

 

– Je l’ignore. X. 323 ne l’a pas dit.

 

Toute l’abnégation de l’obéissance volontaire sonnait dans cette dernière phrase.

 

– Il est une heure du matin. Arrow viendra à quatre. Il procède à ses transports au petit jour, car il n’est pas joli de voir un consulat encombré de paniers. Il serait temps de prendre place dans le… véhicule qui vous est offert.

 

– Conduisez-moi.

 

Elle approuva la réponse d’un signe de tête, puis elle chuchota :

 

– Pas de bruit…

 

Les K’vas dorment. Il faut éviter cependant ce qui serait susceptible d’attirer l’attention d’un serviteur atteint d’insomnie.

 

En un instant, j’eus pris mon chapeau ; je glissai dans la poche intérieure de mon vêtement le journal de miss Tanagra et je suivis ma conductrice.

 

La bibliothèque s’ouvrit devant nous.

 

Nous traversâmes le cabinet de débarras que je connaissais, grâce au judas, puis la chambre de miss Aldine, et nous pénétrâmes dans le bureau du consul.

 

– À partir de cette salle, redoublons de précautions murmura la jeune fille.

 

Elle me prit la main et m’entraîna, me donnant à peine le temps de jeter un coup d’œil sournois sur le classe-papiers de paille, où je savais enfoui le brassard aux dix opales.

 

Quel itinéraire suivons-nous à travers le Consulat ? Je n’en ai pas la moindre idée.

 

Nous progressons lentement dans une obscurité complète.

 

Tout à coup, nous nous trouvons dans une pièce carrée, où pénètre un rayon de lune. Je cherche par quelle issue se glisse la clarté. Je l’aperçois, c’est un trou rond, un œil-de-bœuf perçant la muraille au-dessus d’une porte que je devine dans la pénombre.

 

– La remise aux outils, chuchote la dactylographe à mon oreille.

 

Ah ! parfaitement. Maintenant que je suis prévenu, je distingue des bêches, des râteaux, des pelles, alignés le long des parois. Voici le rouleau à gazon et les tuyaux d’arrosage arrondis en couronne.

 

Au fond, de longs paniers s’entassent, accotés aux murs.

 

Miss Aldine en attire un à terre, elle se baisse. J’entends criqueter sous ses doigts les liens de jonc fixant le couvercle qui se soulève.

 

Et elle reprend :

 

– À travers le clayonnage, vous respirerez facilement. Le moment est venu.

 

Elle n’a pas à insister. Je m’étends dans le panier.

 

Bon, je n’y serai pas mal. On a poussé la précaution jusqu’à garnir le fond d’un capiton.

 

Et puis je songe qu’à cette minute même commence la promenade, au bout de laquelle je reverrai Tanagra ; Tanagra à qui je dirai :

 

– J’ai lu les pages qui ne m’étaient pas destinées, ces pages ayant reçu la confidence de votre tristesse, ces pages embaumées du parfum de votre âme aimante. Vous qui fûtes ma première fiancée, Tanagra, reprenons le rêve où la fatalité l’interrompit. Plus de désespoir, plus d’épouvante devant l’âme qui fleurit sur une tombe. La tombe ne saurait être jalouse de vous, car Ellen et vous n’êtes qu’une même aimée.

 

Miss Aldine s’est agenouillée pour rattacher le couvercle.

 

Elle reste ainsi une minute, sans mouvement. Ses yeux bleus sont fixés sur l’ouverture qui livre passage au faisceau argenté des rayons lunaires. Quelle prière monte de ses lèvres vers le ciel sur cette échelle de clarté ?

 

Mais ses mains se portent sur le couvercle. Elle se penche un peu et, d’une voix si faible, si éperdue, que je la perçois à peine et que je frissonne de l’entendre, elle dit :

 

– Vous leur répéterez que mon rêve, mon vœu, est de mourir pour eux. Finir en me dévouant à eux ; c’est la seule solution possible, la seule.

 

Je voudrais répondre, interroger, oindre du baume des paroles d’espérance la détresse infinie que je sens en la jeune fille.

 

Je n’en ai pas le loisir.

 

Avec un grincement le couvercle tourne sur ses charnières de jonc. Il se rabat, m’isolant du monde extérieur. Je ne dois plus révéler ma présence jusqu’à l’heure où le jardinier Arrow m’invitera à cesser d’être fleur.

 

Tout d’abord ma pensée suit celle qui vient de me quitter.

 

Ses ultimes paroles bourdonnent dans mon cerveau :

 

– Mourir en me dévouant pour eux. C’est la seule solution, la seule !

 

Quel drame pèse sur la malheureuse ?

 

Mais bientôt une autre image se substitue à celle de miss Aldine. C’est une autre miss, aussi tragique, aussi douloureuse. Et pour celle-ci, mon cœur a battu aux mêmes souffrances ; j’ai été emporté sur la même route aimante et fatale.

 

Celle-ci, enfin, je me l’avoue avec une joie douloureuse, je l’ai toujours aimée, je l’aime.

 

Rrran ! Vlan ! Rrrran ! Une porte qui s’ouvre avec fracas ; des pas lourds claquant sur le sol ; des voix rudes échangeant des paroles laborieuses.

 

– En retard. S’agit de débarrasser rapidement les paniers.

 

– Cinq minutes, master Arrow.

 

– Mettons-en dix, mais pas davantage. Il est quatre heures vingt. Il faut qu’à la demie nous soyons en route.

 

– On y sera, master Arrow.

 

Je comprends. Le jardinier et ses aides viennent reprendre leurs mannes d’osier. Ils vont les charger sur la charrette de livraison. Mon panier mêlé aux autres n’attirera l’attention d’aucun espion.

 

Ah ! il faudrait véritablement une dose d’astuce surhumaine pour deviner cette façon originale de sortir d’un consulat.

 

La manne est ballotée un instant, on la pousse sur d’autres, cela je le reconnais au crissement du jonc sur le jonc. Un instant de tranquillité, puis une série de cahots provoqués par le roulement de la charrette sur la chaussée.

 

Hurrah ! Nous voici en marche. Chaque tour de roue m’éloigne du consulat, me rapproche de Tanagra.

 

CHAPITRE IX

LA MAISON DE LA RUELLE DES POSSÉDÉS-DERVICHES


– Cessez d’être fleur !

 

La phrase convenue tinte, tandis que mon panier est décapuchonné.

 

Arrow est devant moi. Il me regarde avec un large rire muet, qui lui fend la bouche jusqu’aux oreilles. C’est un homme robuste, courtaud, aux cheveux jaunes, à la face rouge.

 

– Voilà le gentleman chez lui, dit-il. Je retourne à mon travail. Sur la table, là, un paquet ficelé contient tout ce qu’il faut pour se nourrir durant vingt-quatre heures. Voilà !

 

Il va sortir. Je le retiens :

 

– Un instant, master Arrow, je vous prie.

 

– C’est que j’ai de l’ouvrage en retard, sir, et mon épouse Annie me ferait du tapage. Je ne lui ai pas dit qu’au lieu de plantes je livrais un gentleman… La femme, n’est-ce pas, a des fourmis dans la langue. Inutile qu’elle mette ses fourmis en marche dans tout le quartier.

 

– Je vous rends la liberté à l’instant, repris-je sans paraître remarquer l’irrespect du jardinier à l’égard de sa douce moitié. Deux questions, deux réponses, et vous êtes libre.

 

Cet homme joyeux rit de plus belle. Il consent de la tête, du regard, de tout son être.

 

– Questionnez, sir, je répondrai si vos interrogations ne dépassent pas mes connaissances.

 

Malgré moi, je souris ; une face rayonnante appelle la gaieté chez qui la contemple.

 

– Vous pouvez, je pense, me dire où se trouve située la maison dans laquelle vous m’avez amené ?

 

Il souffla avec satisfaction :

 

– Oh ! ça, rien ne s’y oppose. La maison donne sur la petite ruelle des Possédés-Derviches.

 

La ruelle des Possédés-Derviches ! Un nom comme celui-là ne s’oublie pas quand on l’a entendu une fois. Or, précisément, le « journal » de miss Tanagra où la jeune fille contait son retour des Tombeaux des Khalifes avec X. 323, et où elle avait signalé l’apparition d’une femme inconnue d’elle, sortant inopinément d’une habitation en bordure d’une étroite ruelle sise à peu de distance des mosquées Serjidna et El Hakim, m’avait suggéré, au moment où je lisais ce passage, la réflexion :

 

– Ce doit être aux environs de la ruelle des Possédés-Derviches.

 

Mais Arrow attendait en se dandinant. Je remis à plus tard mon monologue intérieur.

 

– Premier point acquis. Je sais où je suis. À présent, quand la jeune dame viendra-t-elle ?

 

Je reconnus de suite que cette nouvelle demande n’était pas de la compétence de mon interlocuteur. Le jardinier écarquilla les yeux, souffla ainsi qu’une otarie remontant à la surface de l’eau, et enfin d’un ton révélant un complet ahurissement :

 

– La jeune dame, c’est bien là ce que le gentleman a voulu exprimer ?

 

– Oui… Et je comprends que vous ignorez à quel moment elle arrivera.

 

– C’est cela même… J’ignore quand… Il ne faut pas m’en vouloir, sir, car j’ignore même de quelle jeune dame vous avez la bonté de me parler ; je ne suis pas au courant.

 

Puis se frappant le front :

 

– À moins qu’il ne s’agisse de miss Aldine ; ce que je ne puis croire, s’empressa-t-il d’ajouter, car les dactylographes du consulat russe ont une conduite irréprochable. Elles se marient toutes très bien. Ainsi Mlle Marfa Sabrakoff, qui a précédé miss Aldine, eh bien, elle a épousé…

 

La chronique matrimoniale des dactylographes du consulat ne m’intéressait aucunement. J’interrompis donc le pépiniériste.

 

– Non, ce n’est pas cette jeune fille que j’attends.

 

Ce à quoi Arrow riposta d’un ton convaincu, prouvant sa haute estime de l’employée :

 

– Oh ! cela, j’en étais sûr. Mais je me sauve.

 

Nous étions au premier étage, car j’entendis le gros homme descendre précipitamment l’escalier. Un instant encore et le bruit sourd de la porte de la rue se refermant m’apprit que je demeurais seul dans la maison inconnue.

 

Seul ? L’étais-je vraiment ? Est-ce que Tanagra ne serait pas arrivée avant moi ?

 

Et sur cette pensée je me mets en route.

 

La maison est vide de meubles, sauf deux couchettes de campement dressées dans deux chambres de l’étage où je suis.

 

Au rez-de-chaussée, même viduité.

 

Miss Tanagra ne se trouve pas dans cette habitation, que les volets soigneusement clos remplissent de la tristesse de la pénombre.

 

Je remonte. Si je déjeunais ? Arrow m’a indiqué la présence de vivres.

 

Je défais le paquet laissé par le jardinier. Allons ! la collation est abondante. Viandes froides, lentilles du Delta, fruits savoureux, et même, attention délicate pour un palais anglais, une formidable tranche de chester, notre fromage national.

 

Je n’ai pas à craindre la mort par inanition. Ma soif s’apaisera également, grâce à des flacons de pale-ale portant la marque de la célèbre maison Bass and C°.

 

Juste au-dessus de la porte accédant à la rue, un moucharabieh s’avance en bow-window, permettant de jouir de la vue des passants.

 

J’y transporte ma table servie, ma chaise. La rue grouille à mes pieds et elle ne saurait soupçonner que je l’observe.

 

Tanagra ne va-t-elle pas paraître ?

 

Je l’appelle de tous mes vœux. Je songe au danger mystérieux planant sur elle. Ce danger que miss Aldine m’a indiqué par ces deux phrases troublantes :

 

« Strezzi pense que demain miss Tanagra aura cessé de vivre.

 

« X. 323 veille sur elle. Il espère la sauver ».

 

Il espère, il espère. Mon expérience propre me rappelle combien est fragile l’espérance. Et à mesure que la journée s’avance, mon anxiété augmente.

 

J’ai déjeuné, j’ai parcouru vingt fois la maison déserte. Vingt fois j’ai repris mon poste d’observation.

 

Le jour baisse. La nuit vient. Les rumeurs de la rue s’apaisent.

 

Neuf heures. J’ai entendu des pas dans la ruelle, silencieuse depuis un grand moment.

 

Je cours au moucharabieh ; je glisse un regard à travers les lamelles ouvragées.

 

Je ne vois personne.

 

Curieux ! On eût cru que plusieurs individus passaient. Seraient-ce des assassins apostés pour attendre ma chère Tanagra ?

 

La réflexion me traverse comme un coup de stylet. Je m’affole. Mes yeux fouillent l’ombre des façades. Et mon angoisse redouble.

 

Je discerne des silhouettes humaines blotties sous la voussure des portes des maisons voisines.

 

Mes soupçons prennent corps. Tanagra est menacée. Comment la sauver, comment la protéger ?

 

Une idée lumineuse éclaire mon cerveau. Rien ne s’oppose à ce que je meure avec elle. C’est elle, qui est elle-même et qui est aussi l’image d’Ellen, la douce disparue, c’est elle seule qui me rattache à la vie. Il n’y a donc pas d’héroïsme à vouloir vivre ou mourir pour elle.

 

Mais où trouver une arme dans cette maison vide ?

 

« Cherchez a dit l’Écriture, et vous trouverez. » Combien cette maxime m’apparut vraie !

 

Des armes, mais j’en ai huit à ma portée ; une panoplie, n’est-ce pas ?

 

Les deux couchettes, dont j’ai indiqué la présence, se composent chacune d’une forte natte tendue entre quatre tiges de fer. Ces tiges, maniées d’une main rigoureuse, représentent de terribles massues.

 

Seulement il convient de me hâter. Moi qui ai impatiemment attendu miss Tanagra tout le jour, je tremble à présent de la voir arriver avant l’achèvement de mes préparatifs de combat. J’ai couru dans l’une des chambres meublées de couchettes.

 

Celle sur laquelle je me jette ne résiste pas longtemps à mes efforts.

 

Avec une joie inexprimable, je brandis deux tiges de fer, d’environ deux pieds de long, tel un paladin prêt à entrer dans l’arène.

 

Dans l’espèce, entrer dans l’arène consiste à sortir de la maison et à tomber sur l’ennemi à l’improviste. La victoire n’est possible qu’à cette condition. Mes ennemis sont plusieurs. J’ai compté six hommes se dissimulant. Je dois avoir de mon côté l’avantage de la surprise ; sinon il est à peu près certain que je succomberai.

 

Je ne m’étais pas trompé. Six bandits, les derniers survivants de la troupe de Strezzi, avaient mission d’assassiner Tanagra.

 

Avant leur départ, leur chef les avait conviés à boire une coupe de champagne à l’heureuse issue de leur entreprise. Le champagne contenait le poison devant agir après un laps de temps déterminé. Strezzi s’était débarrassé ainsi de tous ses autres compagnons. Il supprimait les complices dont il pensait n’avoir plus besoin.

 

X. 323, on comprendra comment tout à l’heure, avait forcé la dose de poison afin d’avancer le trépas des misérables.

 

Sa protection se bornait donc à un gain de quelques minutes sur les prévisions de son sinistre adversaire ; mais comme ceci ne lui assurait pas une certitude absolue, il avait tablé encore sur mon immixtion dans l’aventure.

 

Je me tenais à présent près de la porte de la ruelle.

 

Un guichet grillagé me permettait de surveiller l’extérieur. J’avais doucement tiré la targette ronde du long verrou égyptien. J’étais prêt.

 

Onze heures sonnèrent lentement sur la ville silencieuse.

 

À peine les dernières vibrations du timbre s’étaient-elles éteintes, qu’un bruit nouveau résonna, un bruit qui me sembla palpiter dans mon cœur.

 

On marchait dans la ruelle. Un pas léger, vif, décidé, que je reconnaissais. Le souvenir de la démarche d’Ellen, de Tanagra, s’éveilla, violent et tendre.

 

Tanagra approchait. L’instant d’agir était venu. J’entre-bâillai la porte et je restai là, dans l’ombre protectrice de la voussure, serrant convulsivement les tiges de fer dont je m’étais muni.

 

À vingt pas, s’avançant au milieu de la chaussée, la silhouette aimée se montra.

 

Elle progresse. Ô vaillante jeune fille ! Tu sais cependant que la mort guette toute proche, avide de frapper ta beauté, ta jeunesse, et cependant tu viens au-devant d’elle, sans que rien en ta démarche trahisse l’émotion.

 

Un coup de sifflet strident déchire la nuit. La ruelle, déserte d’apparence un instant plus tôt, s’anime brusquement.

 

Des ombres semblent jaillir des murailles. Elles se ruent vers Tanagra.

 

Elle s’est arrêtée net. Sa main s’est levée. Je devine plus que je ne vois un revolver braqué sur les assaillants. Deux détonations éclatent. Un homme tombe. Mais les autres précipitent leur course.

 

L’un d’eux arrive sur la jeune fille, la renverse en arrière. Il lève le bras, un éclair bleu trahit la lame d’acier prête à fouiller la gorge de celle qu’à cette heure tragique j’aime, oui, j’aime totalement, uniquement, non plus comme une dualité figurant Ellen et Tanagra, mais comme l’exemplaire unique de mon amour.

 

Je me lance dans la mêlée, furieux, hors de moi-même. Mes tiges de fer s’abattent sur le crâne de celui qui va égorger miss Tanagra. Ses os craquent sous le coup ; mais son bras armé du poignard des dix yeux d’or s’est abaissé en même temps.

 

Tanagra a poussé un gémissement :

 

– À moi ! À moi !

 

Tout en frappant, je l’enlace de mon bras gauche, je l’entraîne vers la porte de la maison.

 

L’attaque s’est ralentie. L’élan des assassins semble soudainement coupé. By Jove ! Ils chancellent… Ils étendent les bras en des gestes stupéfaits et implorants, puis ils s’affaissent sur la chaussée.

 

Victoire ! Je comprends ! Le poison a complété son œuvre !

 

Victoire ! Ah ! Ai-je raison de clamer ce mot triomphant ?

 

Tanagra s’est abandonnée dans mes bras et le long de mes mains qui soutiennent son corps inerte, un liquide chaud coule, traçant sur mon épiderme des lignes rouges.

 

Du sang ! Elle est blessée, à mort peut-être ?

 

Alors je m’affole. Je me précipite dans la maison avec la jeune fille que j’ai défendue trop tard. Je referme la porte d’un coup de pied, j’escalade l’étage, je l’étends sur la couchette demeurée intacte, j’allume une bougie. Là, là, au cou, une longue estafilade, à hauteur de la carotide.

 

Et comme, éperdu par cette constatation, je gémis, perdant la tête : « Tanagra ! Tanagra ! Mon aimée, ma toute aimée ! » elle ouvre les yeux, me regarde avec une expression étrange d’épouvante, de remords, de bonheur, et sa voix chantante, faible ainsi qu’un écho lointain, murmure :

 

– Ce n’est rien… Vous avez fait dévier le coup… Mon réticule, du diachylum, une demi-heure de repos…

 

Deux larmes roulèrent sur mes joues. Je fis ce qu’elle ordonnait. Je l’aidai à brider la plaie à l’aide d’une bande de diachylum.

 

Ceci terminé, elle me regarda longuement, une expression indéfinissable dans ses grands yeux verts de mer, sa main se tendit vers moi. Elle murmura comme se parlant à elle-même :

 

– Sauvée par lui. Pourquoi cela s’est-il passé ainsi ?

 

– C’était écrit, fis-je impétueusement, écrit depuis notre voyage à Munich, à Vienne.

 

Cette allusion au passé, ce passé décevant où elle était ma fiancée, amena une teinte rosée à son front. Presque sévèrement elle prononça :

 

– Et Ellen ?

 

– Ellen est avec nous, elle est en vous.

 

Je dis cela sans que ma volonté y fût pour rien ; je traduisais ma conviction avec une sincérité inconsciente, dont Tanagra fut impressionnée sans doute, car ses yeux se levèrent vers le ciel, semblant implorer le secours de lumières supérieures.

 

Puis son visage s’adoucit, douleur et extase s’y peignirent successivement.

 

Dans un frisson de ses lèvres passa une phrase chuchotée :

 

– Est-ce possible !

 

Ses paupières s’abaissèrent, éteignant la radiation émeraude de ses prunelles. Elle dit encore :

 

– Du repos… Du repos… Je veux dormir !

 

Et je restai là, emplissant mon regard de sa chère présence. J’étais heureux. En l’arrachant à la mort, il me semblait avoir reconquis le droit de l’aimer !

 

CHAPITRE X

JE DEVIENS X. 323.


– Mais le but de ce déguisement ?

 

– Mon frère le sait ; moi, je l’ignore. Je crois qu’il est utile, non seulement au succès, à la libération de nos personnes, à la fin de notre existence d’espions, mais aussi au bonheur de celui qui s’est sacrifié toute sa vie.

 

– N’ajoutez rien, je vous en prie. Je serai ce qu’il vous plaira.

 

C’est le matin. Nous échangeons ces répliques dans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches. Tanagra est debout. N’étaient une légère pâleur et la bande de sparadrap dessinant sa ligne sombre sur le cou blanc, sa blessure pourrait passer pour une fantaisie de rêve.

 

Je suis assis devant l’unique table du mobilier, sur laquelle sont des flacons divers, et aussi des postiches. On jurerait voir l’installation d’un comédien se grimant avant d’entrer en scène.

 

De fait, c’est bien cela.

 

Tanagra debout auprès de moi, me fait la figure avec des pinceaux (blaireau, éponge), qu’elle trempe dans divers flacons. Puis elle m’applique une moustache postiche.

 

« C’est fait, dit-elle joyeusement. On vous prendrait pour mon frère, alors qu’il s’était donné, à Vienne, l’apparence du dernier chef de la maison de Graben-Sulzbach. »

 

Elle me présente une glace, j’y jette un coup d’œil et je reste interdit.

 

Je ne suis plus Max Trelam, le correspondant du Times, au visage soigneusement rasé, doué de cette blancheur rosée particulière à la race saxonne, à laquelle je me fais gloire d’appartenir.

 

J’ai l’air d’un Slave, avec ma moustache tombante, d’une nuance blond pâle, avec mon teint un peu brouillé, empreint de lassitude. Je me sens reporté en arrière de plusieurs mois. Je me revois à Vienne, alors que mes fiançailles avec miss Tanagra furent si cruellement rompues par le comte Strezzi, le père de ce Franz qui nous poursuit à cette heure.

 

Ainsi m’apparut X. 323, seigneur de Graben-Sulzbach.

 

– Si l’exactitude suffit pour vaincre, la victoire est assurée, murmurai-je.

 

Tanagra secoue dubitativement sa jolie tête auréolée de cheveux bruns parmi lesquels scintillent des fils d’or.

 

– Le Ciel le veuille, prononce-t-elle du ton profond de la prière. Maintenant, préparons-nous au départ.

 

L’expédition que nous allons entreprendre, expédition dont X. 323 connaît seul le but final, peut nous entraîner au delà de la vie.

 

Mais l’instant n’est point propice à la rêverie même lugubre. Et puis une bouffée de cabotinage de situation souffle sur moi. Je représente X. 323. Je dois jouer le personnage que j’admire, ce personnage qui ne plie sous aucun choc. Et c’est d’un ton dégagé que je reprends :

 

– Veuillez me répéter vos instructions et mettons-nous en route.

 

Elle me toise, un étonnement sur la physionomie. Mais elle doit comprendre ce qui se passe en moi et elle consent :

 

– Nous nous rendons ostensiblement au consulat de Russie.

 

– Bien !

 

– Nous nous présentons au consul. Vous prendrez la parole, car il semblerait invraisemblable que X. 323 me laissât la direction de l’entretien.

 

– Oh ! pour parler, je puis me charger de cela, si je sais bien ce qu’il convient ou non de dire.

 

– Voici le thème. Devant les employés quels qu’ils soient – elle souligna ces mots – j’ai failli être assassinée cette nuit par les bandits aux dix yeux d’or.

 

– Conforme à la vérité, hélas !

 

Elle ne parut pas entendre la réflexion et continua :

 

– Votre affection fraternelle, inquiète du sort qui me menace, alors qu’un deuil récent…

 

Elle ferma les yeux, balbutia avec une tristesse infinie :

 

– Pauvre Ellen !

 

Je sentis dans mon cœur la souffrance qui étreignait le sien et, désireux d’éloigner ce point pénible de l’entretien :

 

– Oui, cela m’est clair. Je sollicite l’hospitalité au consulat qui me semble un asile sûr et pour vous et pour moi.

 

Elle inclina la tête, puis doucement :

 

– Une fois seul avec le fonctionnaire russe, vous lui faites savoir que la crainte avouée est un simple prétexte.

 

– Ce qu’il croira sans peine, X. 323 n’ayant pas la réputation d’un trembleur.

 

Elle me remercia du geste, prononça :

 

– Je sais que vous aimez mon frère.

 

– Je vous aime tous, m’écriai-je impétueusement…

 

Elle m’arrêta aussitôt :

 

– Max Trelam, pourquoi parler ainsi quand l’orage gronde autour de nous, quand la mort nous touche peut-être déjà de son aile ?

 

Et comme je baissais la tête, confus visiblement de la mercuriale méritée, elle reprit du ton de la conversation, ses yeux redevenus doux :

 

– Le consul donnera créance à vos paroles d’autant plus que vous les lui expliquerez ainsi : Notre présence dans sa demeure aura le même effet que le chevreau attaché à un pieu dans la jungle hindoue exerce sur le tigre. Le fauve qui nous hait sera attiré, et nous à l’affût, nous le prendrons ; nous mettrons fin au cauchemar du gouvernement moscovite en ce qui concerne le brassard révolutionnaire aux dix opales.

 

– Non seulement le consul me croira ; mais j’ai la conviction que je parlerai selon la vérité.

 

Elle haussa les épaules pour indiquer qu’elle n’était pas convaincue.

 

– Je suis d’autant plus assuré que Franz Strezzi cherchera à pénétrer au consulat, que le brassard lui-même l’y attirera.

 

Tanagra m’interrogea du regard, évidemment surprise par mon affirmation.

 

– Je sais où il se trouve, ajoutai-je lentement.

 

Elle tressaillit :

 

– Vous le savez, vous ?

 

En quelques mots, je lui appris l’existence des judas dans la chambre circulaire qui m’avait caché à tous les yeux. Je lui dis l’étrange attitude de la dactylographe dans le cabinet de travail, comment elle avait tiré le brassard du classe-papiers arabe.

 

Elle m’écoutait, puis pensive :

 

– Mon frère sait certainement cela. Et voilà ce qui me trouble, ce qui m’empêche d’avoir la certitude que vous exprimiez tout à l’heure.

 

Et comme je la regardais interrogativement :

 

– X. 323, reprit-elle posément, ainsi que si elle résumait les données d’un problème ; X. 323 veut que le brassard, tantôt aux mains du gouvernement, tantôt aux mains de révolutionnaires farouches, cesse d’être une menace sanglante suspendue sur un grand peuple.

 

« S’il le détruisait lui-même, ceux qui, pour rendre l’honneur à nos morts, nous ont imposé l’affreux métier d’espions (affreux même quand on l’exerce honorablement), ceux-là ne nous libéreraient pas, ainsi qu’ils l’ont promis solennellement à la condition que nous débarrasserions le monde du maître des Dix Yeux d’Or vert, du maître de la Comète rouge… Or, mon frère veut qu’enfin il nous soit permis de vivre au grand jour.

 

« Donc il faut que le brassard soit anéanti d’apparence en dehors de sa volonté.

 

– Comment espérez-vous arriver à un résultat semblable, m’écriai-je ?

 

– C’est là le secret de mon frère, celui de miss Aldine.

 

Je me pris le crâne à deux mains.

 

– Miss Aldine, je le crois, est un agent de X. 323 ; il a donc en elle une confiance absolue ? Vous supposez que cette personne sait ce que nous ignorons, nous, dont le dévouement ne fait pas doute ; une confiance pareille est-elle justifiée par quelque chose ?

 

– Je n’en sais rien.

 

À cette réponse stupéfiante je demeurai un instant muet. Pourtant je me ressaisis et je protestai avec énergie :

 

– Alors je ne comprends plus pourquoi vous admettez un sentiment qui, pour vous-même, ne s’appuie sur rien.

 

– Vous vous méprenez, Max Trelam ; elle s’appuie sur la foi entière que j’ai en la parole de mon frère.

 

– Et cette parole est ?…

 

– Je vous redis textuellement la réponse qui me fut faite à une question identique à la vôtre.

 

« Miss Aldine, prisonnière du crime, s’offre en victime expiatoire. Plaignez-la. Elle est plus malheureuse que nous-mêmes. »

 

Ces derniers mots avaient déjà touché mon tympan. Ils y frappèrent comme un reproche. L’image de la dactylographe se dressa devant moi. Je la vis nettement, avec son visage désespéré, ses traits creusés par une souffrance surhumaine contrastant avec son regard pur et affolé.

 

X. 323 l’avait dépeinte. Prisonnière du crime, elle s’offre en victime expiatoire.

 

Et emporté par un désir irrésistible d’effacer jusqu’au souvenir de ma résistance, de mes critiques, j’emprisonnai la main de Tanagra dans les miennes en bredouillant :

 

– J’aime X. 323. J’obéirai sans chercher davantage à pénétrer sa pensée. Je ne veux plus savoir qu’une chose, c’est que je suis auprès de vous, Tanagra, et que nous marchons ensemble à la mort ou à la vie.

 

Une coloration fugitive de son visage me révéla son émotion. Il me sembla que sa main pressait légèrement les miennes, m’apportant la réponse muette, inconsciente, de son âme aimante.

 

Quelques minutes plus tard, nous quittions la maison de la ruelle des Possédés-Derviches et nous nous dirigions vers la Sharia Imad-ed-Din, où se dresse la façade du consulat de Russie.

CHAPITRE XI

JE REPRÉSENTE MON NOUVEAU PERSONNAGE AVEC DISTINCTION


Que de fois, au Times, dans le monde, partout, ai-je entendu épiloguer sur l’état d’âme des comédiens !

 

Toutes les personnes sont d’accord pour critiquer leur vanité, leur désir de paraître, l’affectation de leur allure, de leur ton, qui donnent l’impression fantaisiste qu’à la ville, ils sont en scène tout autant qu’au théâtre.

 

Je viens de reconnaître que cette critique est absurde, comme la plupart des appréciations humaines.

 

Représentant X. 323, sans bien savoir pourquoi, j’ai joué mon rôle avec un cabotinage qui m’a conquis d’emblée la confiance de M. le consul.

 

Introduits en présence du fonctionnaire, Tanagra et moi, le trouvons occupé à dicter un rapport à miss Aldine, tandis que deux k’vas du consulat s’actionnent, avec un froissement continu de papiers, au classement d’une pile de dossiers.

 

J’explique le but de notre visite, l’agression dont ma sœur a été victime ; ode au diachylum, preuve visible du danger couru ; considérations émues sur le bonheur qui a fait dévier le coup et empêché que la carotide soit atteinte.

 

Je continue en sollicitant l’hospitalité du consulat, demeure bien gardée, contenant des serviteurs dévoués, assurant enfin le maximum de protection.

 

Le consul, fort aimablement, – comment ne serait-il pas aimable avec celui qu’il prend pour l’illustre X. 323 ? le mot illustre est de lui, – le consul, dis-je, accède à ma requête. Il enjoint aux k’vas de suspendre leur classement, et de faire préparer deux chambres situées de l’autre côté de l’entrée qui précède le cabinet de travail.

 

Ces chambres, explique le Russe, sont celles qu’il occupe avec sa famille lorsque, retenu par une réception, il ne peut regagner en pleine nuit sa campagne de Choubra.

 

Du coin de l’œil je lui désigne avec insistance miss Aldine, qui, assise devant sa machine, les mains posées sur le clavier, semble attendre que recommence la dictée.

 

Mon interlocuteur comprend enfin et s’adressant à la jeune fille :

 

– Vous êtes libre, mademoiselle ; nous en resterons là pour aujourd’hui.

 

La dactylographe s’incline, se lève, range ses papiers et, glissant sans bruit sur le tapis, gagne la porte s’ouvrant sur son appartement privé.

 

Aussitôt j’attaque la seconde scène concertée avec celle que j’aime.

 

– Mes craintes, Excellence, étaient un prétexte destiné à l’entendement de vos subordonnés. La vérité vraie, la voici. Je dresse un affût où tombera certainement l’ennemi que nous tenons à abattre.

 

– Vous croyez, interroge mon interlocuteur ?

 

– Je suis certain, réponds-je avec un aplomb qui me réjouit moi-même. Deux aimants l’attireront infailliblement ici. Le désir de nous atteindre, de supprimer des adversaires qui barrent sa route criminelle, et celui de s’emparer du brassard aux dix opales.

 

Je comptais sur un effet, mais celui que j’obtiens dépasse assurément mes prévisions. Le consul sursaute. Il bégaie :

 

– Le brassard ? Pourquoi voulez-vous qu’il soit ici ?

 

Son émoi pique ma verve. Aussi je laisse tomber cette phrase :

 

– Parce que le raisonnement m’indique qu’il ne saurait être ailleurs.

 

– Le raisonnement vous indique cela, redit le fonctionnaire totalement éberlué ?

 

– Et comme notre adversaire est très fort, il a fait évidemment le même raisonnement.

 

– Alors vous pensez qu’il connaît la cachette nouvelle…

 

Le pauvre homme se mord la langue. Il s’aperçoit trop tard que, dans son trouble, il vient de lâcher l’aveu.

 

Et son émotion est bien naturelle. Il ignore à n’en pas douter l’existence de la chambre secrète.

 

Il y a sur le visage de Tanagra un nuage d’inquiétude. Elle craint que je ne m’aventure trop. Elle va être rassurée.

 

Je continue avec une apparente modestie :

 

– Excellence, vous dépassez la portée de mes paroles. Franz Strezzi est convaincu comme moi, j’en jurerais, que le brassard se trouve au consulat, mais, comme moi également, il ignore en quel endroit précis.

 

Le Russe pousse un soupir de soulagement. Je lui ai fait peur inutilement. Savoir où il a caché le joyau révolutionnaire serait presque de la sorcellerie. Je devine ces pensées à l’expression de ses traits, aux crispations de ses joues charnues, qui entraînent ses favoris dans de petits mouvements oscillatoires.

 

Et je ne doute plus, quand il prononce d’un ton malicieux :

 

– C’est déjà fort joli d’avoir deviné dans quelle maison gîte le brassard fameux, et si vous pouviez m’indiquer à la faveur de quel raisonnement…

 

Je regarde Tanagra. Elle est inquiète de la tournure de l’entretien. Son inquiétude redouble en m’entendant répliquer d’un air dégagé :

 

– Si cela vous intéresse. La logique expliquée est chose tellement simple, que vous vous étonnerez seulement d’avoir fait la question.

 

Le sourire disparaît des lèvres du Russe. Il me fixe avec de gros yeux effarés.

 

– Enfin, dites toujours.

 

– À vos ordres, Excellence. Le brassard était en sûreté dans le tombeau du khalife Adj-Remeh. Les vicissitudes de la lutte engagée contre Franz Strezzi, qu’il fallait démasquer, vous obligent à assurer précipitamment un autre abri au redoutable bijou.

 

– Oui, précipitamment est le mot.

 

– Et aussi la pierre angulaire du raisonnement. Si vous aviez eu trois mois devant vous, la thèse serait toute autre. Mais vous ne disposiez que de quelques heures et, dès lors, vous aviez le choix entre deux maisons seulement.

 

– Deux, pourquoi deux ?

 

– Parce que c’est le nombre de celles où il vous est loisible d’assurer une surveillance constante.

 

– C’est-à-dire ?

 

– Votre campagne de Choubra et l’hôtel du consulat.

 

Le digne homme me considéra avec ébahissement. En vérité, la déduction lui apparaissait irréfutable Je constatai d’ailleurs un soupçon de sourire sur les lèvres de miss Tanagra. Elle se rassurait, ce qui redoubla mon ardeur.

 

– Pourquoi ai-je choisi le consulat de préférence, murmura mon interlocuteur ?

 

J’affectai de rire.

 

– Trop facile vraiment. À Choubra vous avez votre femme, vos trois enfants. Les exposer aux dangers d’une attaque à main armée ne pouvait entrer dans votre esprit. D’autre part, une maison de campagne, isolée au milieu d’un spacieux jardin, est bien plus facile à dévaliser qu’une habitation sise au Caire, et sur laquelle la police est invitée à veiller. Donc, vous avez caché le brassard dans cet immeuble.

 

Un instant, le personnage garda le silence. Comme je le lui avais prédit, il s’étonnait de n’avoir pas trouvé tout seul une explication aussi simple. Pourtant il domina sa surprise et reprit d’un air agressif :

 

– Soit. Je pense comme vous. Mais la maison est grande. Elle est surveillée par la police, elle contient des serviteurs fidèles. Pour se livrer à des recherches, il faudrait du temps, beaucoup de temps et…

 

– Oh ! par déduction toujours, on peut abréger beaucoup.

 

La réponse jaillit de mes lèvres. Je voulais à présent pour X. 323 un succès étourdissant.

 

Miss Tanagra souriait. Elle avait compris ma manœuvre, et sans doute elle lui semblait avantageuse pour nos intérêts, car ses doux yeux vert de mer me lancèrent une éloquente approbation.

 

Je repartis tranquillement :

 

– Sans doute. Le raisonnement n’a été alloué à quelques hommes que pour leur permettre d’éviter les démarches inutiles.

 

– Qu’appelez-vous démarches inutiles ?

 

– Bouleverser tout l’hôtel, ainsi que vous semblez le croire nécessaire.

 

– Je semble !… mais je crois, monsieur, je crois. Comment trouver la cachette si l’on ne visite pas toute la maison ? Elle peut se trouver à la cave, dans les combles, dans une pièce quelconque…

 

– Non, Excellence. Vous n’avez pas caché les opales dans une pièce quelconque, pas plus qu’à la cave ou au grenier.

 

– Et pourquoi, je vous prie ?

 

– Parce qu’il vous fallait un endroit présentant le maximum de sécurité et le maximum de facilité de surveillance.

 

Du coup, le fonctionnaire pâlit. Comme il est facile d’amener un homme à changer de couleur en présentant les faits avec un peu d’adresse !

 

– Eh bien, voyons. Je sais que l’on vous considère comme un agent exceptionnel ; je vous regarderai comme plus exceptionnel encore si vous me désignez l’endroit, qui vous paraît remplir dans cette maison les conditions que vous venez d’énoncer.

 

L’hésitation de sa voix disait l’anxiété du fonctionnaire.

 

– Oh ! m’écriai-je gaiement. On n’est pas exceptionnel parce que l’on résout une question enfantine.

 

– Enfantine ! Vous estimez ma question enfantine ? bégaya mon interlocuteur médusé.

 

– Complètement, Excellence. Le brassard est, et ne peut-être que dans la salle où j’ai le grand honneur de converser avec vous.

 

Du coup, le visage du Russe passa du blanc au vert.

 

Cette fois il s’avoua vaincu et, d’une voix qui chevrotait un peu, il murmura :

 

– Il ne vous reste plus qu’à me désigner la cachette et, par Saint Pierre et Saint Paul, je croirai que vous êtes le diable en personne.

 

Je ne manifestai le plaisir du triomphe par aucun mouvement. Bien plus, je pris une attitude pensive. J’avais l’air de chercher.

 

– Ceci est plus difficile. Mais quelques minutes de réflexion…

 

– Quoi ? Vous prétendez qu’en réfléchissant quelques minutes, vous saurez…

 

– Je l’espère du moins.

 

Et affectant d’examiner mon interlocuteur avec attention :

 

– Vous êtes certainement un admirateur de l’illustre écrivain américain Edgar Poë ?

 

Durant ma claustration des jours précédents, le judas m’avait révélé la passion du consul pour les œuvres de l’Américain. Ceci explique ma phrase ; mais pour mon interlocuteur, auquel naturellement je ne donnai aucune explication, l’affirmation apparut tenir du prodige. Il meugla :

 

– Qu’est-ce qui vous indique cela ?

 

– Les protubérances de votre crâne, Excellence ; une expression générale de la physionomie que j’ai reconnue chez tous les lecteurs d’Edgar Poë.

 

La réponse était absurde, mais le Russe ne se trouvait plus en état de discuter.

 

– Prodigieux ! balbutia-t-il. Prodigieux ! Déconcertant !

 

– Dès lors, ayant un objet à dissimuler, vous avez songé à la nouvelle du Document Caché.

 

– Vrai, toujours vrai, fit-il d’une voix sifflante.

 

– Et l’aventure qui a inspiré ce conte vous est revenue en mémoire. Vous avez médité la formule lapidaire : « Pour dérober aux yeux un objet de valeur, il faut le placer en un endroit affecté aux objets sans valeur, parce que la pensée normale ne pouvant se plier à voir là une cachette possible pour l’objet dissimulé, les yeux, qui regardent seulement quand la volonté le leur ordonne, ne verront pas. »

 

Le consul soufflait comme un homme qui soutient une lutte.

 

– Et vous concluez ? reprit-il, haletant.

 

– J’élimine d’abord les tiroirs de votre bureau, les cartonniers à fermeture pliante. La pensée normale les désigne comme cachettes possibles ; donc, vous ne les avez pas choisis. Vous avez justement reconnu que des voleurs travailleraient d’abord à forcer les serrures.

 

– C’est invraisemblable. On dirait que vous avez entendu mes réflexions intimes.

 

– Dès lors, repris-je sans relever l’appréciation flatteuse, je ne vois que trois cachettes admissibles dans cet ordre d’idées.

 

– Trois, redit-il avec la vague espérance que j’allais me trouver en défaut ?

 

– Oui. Trois. La première est tout bonnement la cheminée de chêne ouvré que j’aperçois là. Je l’écarte parce que je vois que le brassard ne s’y trouve pas.

 

« La seconde, la meilleure à mon avis, eût été votre bureau lui-même. Les opales jetées négligemment parmi ces papiers en désordre, qui occupent la droite, n’eussent attiré l’attention de personne. Seulement, vous n’avez pas osé.

 

Les yeux du fonctionnaire me dévoraient littéralement. Il était à point pour mon effet final.

 

– Donc, repris-je, il ne me reste plus qu’une cachette admissible, et je parierais que c’est la bonne. J’entends par bonne, celle que vous avez fatalement choisie.

 

– Désignez-la ! Désignez-la ! grommela-t-il d’une voix enrouée.

 

Je m’inclinai avec un respect outré. Et j’allongeai la main vers le classe-papiers arabe suspendu à la muraille.

 

– J’ai la presque certitude que vous n’avez pu choisir une autre cachette.

 

Un instant je craignis d’avoir poussé la plaisanterie trop loin. Les veines du front de mon interlocuteur se gonflèrent à éclater. Son visage, livide tout à l’heure, revêtit subitement une teinte de tomate mûre.

 

Mais je fus rassuré de suite. L’afflux sanguin s’apaisa. Le consul exhala un profond soupir et se laissa retomber sur son siège, en murmurant d’un accent impossible à décrire :

 

– Par saint Serge et sainte Anne, cela est plus fort que de jouer au bridge.

 

Les chers yeux verts de miss Tanagra semblaient, à ce moment deux émeraudes rieuses.

 

Un quart d’heure plus tard, le fonctionnaire, remis de la secousse, nous annonçait qu’il retournait à la campagne de Choubra et que désormais, confiant en un gardien des opales tel que moi, il nous laissait libres d’agir au consulat sans nous occuper de lui, en nous inspirant seulement des circonstances.

 

Et quand il nous eut installés dans les chambres à nous spécialement affectées, – il ne voulut abandonner ce soin hospitalier à personne, – il s’éloigna rasséréné, radieux de ma collaboration défensive (encore un mot de lui).

 

Miss Tanagra et moi devenions les maîtres du consulat russe.

 

CHAPITRE XII

UNE FAMILLE D’ASSASSINS


La journée s’écoula sans incident notable. Tout au plus pus-je m’étonner de l’attitude de miss Tanagra à l’égard de la dactylographe Aldine.

 

Celle-ci se faisait humble devant ma compagne. Et son humilité n’apparaissait point innée. On la sentait imposée par un effort de volonté. On eût cru que toute sa personne cherchait à rendre perceptible cette pensée :

 

– Je ne suis pas digne de votre affection ; mais je vous suis dévouée jusqu’à la mort.

 

Et Tanagra au contraire s’ingéniait à se montrer tendre, je dirais presque fraternelle. Ses gestes, l’accent de sa voix, le charme étrange de la chère créature, protestaient contre l’expression de miss Aldine. Les paroles de cette discussion morale n’étaient point prononcées, mais la mimique disait la réplique de l’esprit :

 

– Si, vous êtes digne. Le malheur n’est point un abaissement. Vous revivrez heureuse par nous.

 

Qu’y avait-il donc sur cette jeune fille ? Quel mystère du passé avait tissé le manteau d’irrémédiable désespérance dont la charge l’écrasait ?

 

Un moment comique, un seul, dans cette journée.

 

Miss Aldine, jusque-là, a pris ses repas dans sa chambre. Les k’vas de service en ont conclu qu’elle recherchait l’isolement.

 

Aussi accueillent-ils par des mines effarées l’ordre de dresser une table pour elle et pour nous.

 

Évidemment ces braves serviteurs se demandent ce qui peut motiver une telle exception en notre faveur.

 

Moi aussi je me le demande. Tanagra connaît la dactylographe beaucoup plus que je ne l’ai supposé. Tantôt l’une, tantôt l’autre des jeunes filles prononce des phrases incompréhensibles pour moi, des phrases qui font allusions à des faits, à des gens que je ne connais pas.

 

Par exemple, à l’instant du dîner, les k’vas s’étant retirés après leur service rempli, j’ai noté ces répliques :

 

– Toujours rien, a interrogé Tanagra ?

 

L’interpellée a répliqué avec une tristesse poignante :

 

– Non, rien… Cette attente me tue… Je voudrais tant…

 

– Écrire le mot fin au bas de la page de douleur, a repris Tanagra. Du courage, Aldine, le moment est proche. Il est renseigné, maintenant, soyez-en certaine. Ce sera pour demain sans doute.

 

Des larmes brûlantes ont roulé sur les joues de la dactylographe.

 

– Oh ! qu’il se décide, qu’il se décide vite ! a-t-elle dit violemment.

 

Qui il ?… C’est assommant de l’ignorer, d’autant que cet il joue un rôle capital dans la vie de l’énigmatique jeune fille, car elle ajoute :

 

– Qu’il se décide, afin de me permettre de déserter la vie.

 

Tanagra lui a pris les mains. Elle l’attire vers elle, enlace sa taille frêle et tout doucement, protectrice et caressante comme une maman apaisant un baby :

 

– Non point la vie, chère ; mais le chagrin vous déserterez.

 

Et miss Aldine a jeté ce cri où gémit une suprême désespérance :

 

– Ah ! détrompez-vous. Vivre sera impossible entre mon sacrifice à la justice et le souvenir du sacrifié.

 

Oh ! elle se débat dans un dédale moral épouvantable.

 

J’ai beau observer, me mettre l’esprit à la torture, minuit arrive sans que j’aie découvert quoi que ce soit.

 

Les deux jeunes filles s’avisent alors qu’il serait temps de dormir.

 

Elles échangent un baiser avant de se séparer.

 

– À demain, à demain l’espoir, murmure ma chère compagne de périls.

 

– Ni demain, ni jamais, soupire son interlocutrice.

 

Les mots ne sont rien. L’accent dont ils sont prononcés leur donne une valeur tragique.

 

Tanagra et moi traversons le bureau du consul, puis l’antichambre. Deux portes sont en face de nous. Celles des pièces mises à notre disposition.

 

Celle que je suis, que je suivrais dans le royaume du laid Satan même, me tend la main ; elle me dit :

 

– Bonsoir. Vous pouvez reposer sans crainte cette nuit. Il ne se produira rien.

 

Pour la première fois depuis notre arrivée au consulat, elle semble m’admettre dans le secret dont j’ai été écarté tout le jour. Et encouragé soudain, je me hasarde à chuchoter :

 

– Qui est donc miss Aldine ?

 

Mon interlocutrice ne peut réprimer un tressaillement. Elle me regarde, semble se consulter, puis comme prenant une résolution :

 

– Je ne veux pas avoir de secret pour vous, Max Trelam. Non, je ne le veux pas. Mon frère l’avait ordonné ; mais cela serait au-dessus de mes forces.

 

J’ai porté sa main à mes lèvres dévotieusement, elle n’a pas paru s’en apercevoir, et elle a repris, la voix tremblante :

 

– Aldine est la cousine germaine de Franz Strezzi.

 

– Oh !

 

C’est un rugissement effaré qui gronde dans ma gorge.

 

Miss Tanagra continue, vite, comme ayant hâte d’en finir :

 

– Cousine pauvre, recueillie et élevée par le père de Franz…

 

– L’inventeur de la Mort par le rire était donc capable de sentiments humains ? bégayai-je totalement désemparé par l’explication inattendue.

 

Elle hocha pensivement la tête.

 

– Cela doit être. Il fut bon pour elle, en fit la personne accomplie que vous avez vue. Succombant dans sa lutte contre nous, il a trouvé en son fils un vengeur. Celui-ci a menti à Aldine, il nous a représentés comme des bandits sans scrupules, ayant assassiné et injustement déshonoré son père. Aldine l’a cru ; elle a consenti à s’associer à la vengeance de son bienfaiteur.

 

– Mais alors, elle nous est ennemie ?

 

– Elle le fut ! Savez-vous pourquoi Ellen s’était penchée à la portière lorsqu’elle fut frappée, la pauvre petite victime ?

 

Mon cœur cessa de battre à cette sinistre question. Incapable de parler, je secouai la tête.

 

– Eh bien, reprit miss Tanagra, une jeune fille, accoudée à la portière du compartiment voisin, lui avait adressé la parole, lui demandant des renseignements sur le pays traversé par le chemin de fer. Distraite par cette conversation, Ellen n’entendit pas Strezzi pénétrer dans son compartiment, elle ne vit pas s’abaisser sur elle le stylet aux dix yeux d’or.

 

– Mais cette Aldine est une misérable !

 

Tanagra essuya furtivement une larme, et doucement, grandie par la puissance de justice émanant de toute sa personne :

 

– Elle pensait agir justement ; elle se dévoue à notre cause pour réparer et, vous l’avez entendu, elle prétend mourir ensuite. Je lui pardonne et, ainsi que mon frère, je vois en elle une victime, plus douloureuse qu’aucun de nous.

 

Être juste à ce point confine à la sublimité. Je fus près de plier le genou, mais toute ma nature de combatif, tout le sens pratique de ma race se révoltaient.

 

Et Tanagra lisant en mon esprit, murmura, penchée sur moi :

 

– Le crime réside seulement dans la volonté mauvaise. Quand la fatalité passe, il y a des victimes, des martyres, il n’y a pas de criminelles.

 

Ce qu’un long raisonnement n’eût pu obtenir, cette image y parvint et je répondis :

 

– Ma pensée est vôtre. Elle sera ce que vous souhaitez.

 

J’entrai dans ma chambre en titubant.

 

Je remarquai qu’en dehors de l’entrée, il existait une autre baie, actuellement fermée et qui, de par sa position, me parut accéder dans la salle occupée par miss Tanagra.

 

– En cas d’alerte, pensai-je, je pourrai aisément me porter au secours de ma compagne.

 

Puis, comme en état de somnambulisme, je me mis au lit.

 

Selon l’avis de miss Tanagra, aucune alerte ne troubla mon repos.

 

Je me levai tard. Tanagra guettait ma sortie, car elle m’arrêta au moment où j’allais gagner le cabinet du consul, m’obligea à réintégrer ma chambre et, à l’aide des pinceaux et des liquides ayant servi la veille à me grimer en X. 323, elle fit les retouches nécessitées par vingt-quatre heures vécues sous ma nouvelle apparence.

 

J’étais incapable de manifester de l’impatience auprès d’elle. Je considérais son travail comme un jeu. Je devais sans retard constater l’utilité pratique de cette réparation de mon masque actuel.

 

À peine l’opération terminée, nous songeâmes à saluer l’excellent consul qui nous hospitalisait.

 

Un coup discret frappé à la porte de l’antichambre fut salué par un Entrez ! retentissant.

 

Nous obéîmes et nous restâmes interdits sur le seuil.

 

Le fonctionnaire, miss Aldine, se trouvaient là, chacun à sa table habituelle. Leur vue ne pouvait nous surprendre, mais ils n’étaient point seuls.

 

Deux inconnus : un homme de condition intermédiaire, aux cheveux fournis, grisonnants, ainsi que sa barbe épaisse, vêtu à la façon d’un négociant aisé, mais dépourvu de ce je ne sais quoi d’impalpable qui fait reconnaître le gentleman ; une jeune femme maigre, brune, drapée de noir, le visage troué par des yeux noirs énormes, quelque peu hagards, causaient amicalement avec le consul.

 

Je crus m’apercevoir qu’ils nous examinaient de côté. Pour moi, je ne quittai plus du regard la jeune femme brune. Elle me rappelait ces étudiantes libres des cours de Cambridge, ces laborieuses et pauvres filles venues de Russie pour s’instruire, ardentes au labeur scientifique, qui pourraient aspirer à de hautes situations dans la médecine, le barreau, etc., si tous leurs efforts n’étaient frappés de stérilité par une étrange et démente déviation intellectuelle, laquelle, chez ces malheureuses déséquilibrées, ramène toute chose à des fins nihilistes.

 

Celle-ci m’apparaissait inquiétante, comme celles dont ma carrière d’étudiant m’avait laissé le souvenir.

 

Au surplus, le consul ne me permit pas de m’appesantir sur ce sentiment, car il s’écria à notre apparition :

 

– Le consulat devient un lieu d’asile très couru. Je vous présente M. et Mme Stephy Neronef qui, taquinés par des ennemis nihilistes, me prient de leur accorder une hospitalité de quelques heures.

 

Nous saluâmes les nouveaux venus, lesquels s’empressèrent de s’incliner avec une obséquiosité de mauvais ton et tinrent à nous apprendre que le mari répondait au prénom de Stephy, la jeune femme ayant pour patronne la bienheureuse Catherine.

 

Puis, tandis que tous deux exprimaient au consul le plaisir qu’ils auraient à jouir de la présence de compagnons tels que nous, miss Tanagra se pencha vers moi et d’une voix à peine perceptible :

 

– Soyez sur vos gardes. Ces gens-là sont des ennemis.

 

– Des ennemis ? fis-je sur le même ton.

 

– Je pense qu’ils sont chargés de nous tuer, vous, X. 323, et moi.

 

– Un ménage d’assassins… Qui vous fait croire ?

 

La jeune fille sourit et plus bas encore :

 

– Regardez le poignet droit de Catherine Neronef ; son gant s’est replié, le laissant à nu.

 

– Eh bien ?

 

– Distinguez-vous un petit tatouage bleu ?

 

– On dirait une tête de mort.

 

– Eh bien ! ce signe est celui des adeptes de la secte criminelle des Effacistes, dont la devise cynique se passe de tout commentaire.

 

– Et elle est, cette devise ?

 

– Toute création doit avoir pour origine le néant.

 

– Ce qui signifie ?

 

– Que la société étant mal comprise, on ne pourra songer à la réformer qu’après avoir tout détruit.

 

Malgré moi j’eus un petit frisson désagréable.

 

Mais ce frisson accordé à l’instinct de la conservation, je songeai qu’un Anglais, sain de corps et d’esprit, était de taille à dompter deux fous nihilistes, et souriant à ma chère Tanagra, je murmurai :

 

– Je ne vous quitterai pas…

 

Je pris un temps, hésitation plus que calcul, avant d’achever :

 

– Ce qui me sera certainement tout à fait le plus agréable.

 

Ceci la fit rosir autant qu’une rose de France et l’amena à oublier sur ma personne un regard tout empli de reproche et de reconnaissance.

 

CHAPITRE XIII

L’ESCLAVE DU MEURTRE


Les nouveaux venus allaient prendre possession de l’appartement réservé pour eux dans l’aile droite du consulat.

 

Il ne fallait pas que ces Effacistes se doutassent que nous avions reconnu en eux des agents de Strezzi.

 

Stephy et Catherine, inquiétants : lui, par sa mine bonasse ; elle, par son regard étrange, où dansait une flamme de folie, passèrent l’après-midi avec nous.

 

Ils s’efforçaient de se montrer aimables, et leur effort visible me remplissait de colère.

 

Il est vrai que misses Tanagra et Aldine, que moi-même, tendions notre volonté pour simuler la confiance. Nous plaignions nos compagnons d’être en butte aux entreprises nihilistes.

 

Et eux, de la meilleure grâce du monde, acceptaient nos condoléances. Ils affectaient de nous rendre confiance pour confiance, nous déclarant qu’ils se proposaient de dépister leurs persécuteurs en quittant leur asile momentané au milieu d’une nuit obscure.

 

Ils espéraient ainsi, disaient-ils, faire perdre leur trace.

 

Nous, nous avions l’air de croire à la véracité de ce conte.

 

Cependant, en notre esprit, les mensonges de ces coquins se rectifiaient d’eux-mêmes.

 

En exprimant le projet de sortir du consulat à toute heure, ils s’étaient assuré la faculté de disparaître aussitôt qu’ils nous auraient tués.

 

Et puis leur attitude vis-à-vis de miss Aldine me donnait à penser.

 

Je remarquai, alors qu’ils ne se supposaient pas observés, leurs regards expressifs à la jeune fille, leurs clignements de paupières, et l’idée me vint qu’ils avaient sans doute à lui faire une communication de la part de Strezzi.

 

Cela devait être. Le chef des Dix Yeux d’Or vert ne soupçonnait évidemment pas que sa cousine avait passé dans notre camp ; dès lors, quoi de plus naturel que de lui envoyer des instructions par ses complices ?

 

Tanagra pensa absolument comme moi. Aussi, à un moment, elle me proposa un tour de jardin que je m’empressai d’accepter. Personne ne songea à nous retenir.

 

Une fois dehors elle murmura :

 

– Seuls avec la pauvre Aldine, ils lui diront ce qu’ils ont à lui communiquer et, d’ici à ce soir, elle trouvera le moyen de nous en informer.

 

Cela me fit rire. Malgré mon aversion pour les menées souterraines, je trouvais comique d’apprendre tous les projets de Franz Strezzi, alors qu’assurément il se promettait de nous surprendre.

 

Une demi-heure de promenade, une station de pareille longueur sur le banc de pierre dressé en face de la fontaine jaillissante, surmontée d’un buste du tsar, puis nous regagnâmes le cabinet de travail, on nous avions laissé nos compagnons de captivité.

 

Miss Aldine tapotait sa machine à écrire, remettant au net des notes du consul.

 

Stephy et Catherine Neronef s’absorbaient dans une partie de trictrac.

 

Le martèlement des touches, le roulement des dés, le claquement des pions déplacés par les joueurs, rendaient toute conversation impossible.

 

Miss Tanagra prit un livre. Je l’imitai. Seulement, moi, j’avoue que je ne regardai même pas le titre. Je considérais mes compagnons avec un agacement énorme.

 

Je suis calme, maître de mes nerfs, tout gentleman anglais est ainsi. Mais dans la circonstance, je bouillais littéralement, et je crois bien que la situation se prolongeant, je me serais livré à quelque sortie intempestive, quand, de l’air le plus naturel, Catherine Neronef exprima le désir de visiter le jardin.

 

– Nous sommes exposés à quitter le consulat d’un instant à l’autre, fit-elle avec une ingénuité que démentait l’éclat fiévreux de ses yeux noirs ; je penserais impardonnable, même pour des touristes… involontaires, de ne point connaître la résidence qui nous abrite.

 

Puis se tournant vers moi :

 

– Tout à l’heure, vous fûtes respirer en la société de la barine (dame), votre sœur. À présent, ce sera notre tour. Par saint Stanislas, on dirait une figure de quadrille.

 

Gauchement, Stephy offrit la main à la maigre brunette. Tous deux sortirent. L’oreille tendue, nous perçûmes leurs pas traversant l’antichambre, puis s’affaiblissant dans l’escalier accédant aux bureaux des k’vas et au jardin.

 

Tanagra leva vivement la tête. Elle allait parler.

 

Mais la dactylographe appuya l’index sur ses lèvres pour recommander le silence, et se remit à pianoter à la machine avec une ardeur nouvelle.

 

La pantomime était claire. Elle craignait que le ménage russe eût marqué simplement une fausse sortie et elle nous recommandait la prudence.

 

Je remarquai qu’elle était plus pâle encore qu’à l’ordinaire.

 

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. La jeune fille se leva brusquement, glissa jusqu’à la porte de l’antichambre, l’ouvrit, jeta un coup d’œil rapide à l’extérieur ; puis, revenant, elle murmura d’une voix légère comme un souffle :

 

– La fenêtre du cabinet de débarras donne sur le jardin. Je vais voir s’ils y sont.

 

Elle passa dans sa chambre. Je l’entendis entrer dans la salle qu’elle venait de désigner. Elle reparut.

 

– Ils y sont. Venez avec moi. En parlant, nous pourrons les surveiller. Il importe qu’ils ne nous surprennent pas.

 

Un instant plus tard, nous étions réunis dans le cabinet, assis tant bien que mal sur les trunks de cuir qui en constituaient le mobilier, et à travers le brouillard de mousseline des rideaux, nous distinguions Stephy et Catherine Neronef, assis devant le bassin, auprès duquel nous nous reposions nous-mêmes tout à l’heure.

 

Certaine de n’être pas espionnée, miss Aldine présenta un papier à ma chère Tanagra.

 

– Une lettre de Lui ; elle m’a été remise par ces deux misérables.

 

Quel mépris et aussi quelle honte dans sa voix !

 

Mais je considérais la feuille. Des chiffres séparés par des points, des tirets, des signes mathématiques +, x, :, et autres s’alignaient sur le papier.

 

– Un chiffre connu de vous ? questionna miss Tanagra.

 

La dactylographe affirma du geste.

 

– Voici ce qu’il écrit, dit-elle : « La nuit prochaine, vers deux heures, je viendrai vous enlever de ce consulat où vous avez bravement consenti à vous enfermer. Il faut que vous ayez sur vous le brassard aux opales.

 

– Vous l’aurez ? murmura Tanagra.

 

L’autre répliqua :

 

– Cela est convenu.

 

– Bien !

 

Ici, je cessais de comprendre. Pourquoi l’aurait-elle ? Pourquoi obéirait-elle aux ordres de son coquin de cousin ?

 

Je ne pus m’appesantir sur cette importante question, miss Aldine continuait sa lecture.

 

« Stephy et Catherine, je leur conserve les noms sous lesquels ils se présentent, supprimeront cette nuit X. 323 et sa sœur. »

 

– Merci bien, grommelai-je.

 

– « Ce soir, au dîner, vous préparerez le café mauresque selon votre habitude. Grâce aux hygiénistes, on sert maintenant le sucre par petits paquets soigneusement isolés de l’air par une enveloppe fermée. La boîte cachetée, que l’on vous remet en même temps que ce mot, contient deux enveloppes de ce genre. Vous les offrirez à nos deux ennemis. Ils s’endormiront. Stephy et Catherine s’arrangeront pour qu’ils ne se réveillent pas. J’aurais pu substituer le poison au narcotique, mais le stylet est plus sûr. Cette nuit, mes adversaires les plus redoutables auront vécu. Le brassard me donnera une puissance surhumaine… Ce sera le tour des empereurs de trembler. Vous, ma sœur d’adoption, vous serez enfin récompensée de vous être associée à ma juste vengeance. »

 

Une horreur nous étreignait tous trois, nous réduisant au silence.

 

Et je regardai miss Aldine avec un mépris que je fus impuissant à dissimuler.

 

Elle réparait certes, mais auparavant son âme de jeune fille ne s’était donc pas révoltée, que son misérable parent lui adressât ses ordres criminels avec une si paisible confiance !

 

Elle dut comprendre ce que je pensais, car ses mains se tendirent vers Tanagra en un geste d’immense détresse.

 

Et Tanagra, la sœur de notre Ellen, excusa celle qui avait frappé la morte :

 

– Il l’a soumise pendant plusieurs mois, sans qu’elle le soupçonnât, à l’influence déprimante du haschich. Il l’a poussée au crime dans un rêve perpétuel. Elle était rose et blonde, gaie, exempte de soucis. Le haschich en a fait cette créature pâle et désolée. Max Trelam, n’accusez pas celle qui, pour racheter ses crimes involontaires, consent à vivre un réveil que peuplent d’horribles souvenirs.

 

Sa voix sonnait pure et mélodieuse comme un chant de séraphin célébrant le mystère divin des miséricordes.

 

Je lui pris la main, j’y appuyai dévotieusement mes lèvres, murmurant sans m’en rendre compte :

 

– Vous avez la bonté sereine, la justice ineffable d’une fille du ciel.

 

Elle riposta par un doux sourire :

 

– Une fille de la souffrance suffit, Max Trelam !

 

Et me désignant Aldine qui la considérait, les pupilles dilatées, semblant, si je puis m’exprimer de la sorte, ressusciter d’entre les désespérées, Tanagra ajouta :

 

– C’est à elle qu’il faut rendre la conviction que tout peut être pardonné aux êtres de bonne volonté.

 

Dominé par la hauteur de pensée, par l’irréel de la scène, je tendis la main à la complice du meurtre de mon Ellen, et je prononçai, obéissant à la suggestion toute-puissante qui me courbait :

 

– Moi aussi, je cesse de vous accuser. Je crois, oui, je crois que l’âme de celle qui n’est plus m’inspire par la voix de celle qui est.

 

Un frisson nerveux secoua la pseudo-dactylographe. Ses doigts se crispèrent sur les miens, pénétrant dans ma chair, me serrant jusqu’à la douleur, puis son étreinte se détendit. Elle eut un mouvement de tête volontaire et d’un accent qui sonna faux :

 

– Les enveloppes de sucre, reprit-elle, seront servies aux assassins.

 

– Bravo ! m’écriai-je, ramené à la situation par une brusque projection de la pensée. Eux endormis, tout est sauvé.

 

Miss Aldine fit peser sur moi un regard dont je ne compris pas l’ironie désespérée ; peut-être allait-elle répondre, mais ses yeux s’étant portés vers la fenêtre, elle se leva précipitamment.

 

– Ils vont rentrer, dit-elle. Reprenons nos places. Qu’ils ne soupçonnent rien. La mort rôde autour de nous.

 

Une minute plus tard, nous étions réinstallés dans le cabinet de travail du consul ; la machine tapotait rageusement ; Tanagra lisait avec une louable assiduité, et moi j’avais pris le parti de fermer les yeux, conservant mon volume ouvert sur les genoux.

 

C’est ainsi que le couple nous retrouva. Notre attitude leur plut sans doute car, à travers mes cils abaissés, je les vis échanger un sourire satisfait.

 

CHAPITRE XIV

UNE SOIRÉE TERRIFIANTE


Oh ! cette soirée ! L’ai-je vécue ? Je ne puis me la rappeler sans m’adresser cette question, tant elle m’a laissé une impression de cauchemar ; tant le bouleversement de mon esprit renaît à l’évocation du passé.

 

Nous avons dîné avec les Neronef. Oh ! ce fut la part agréable de l’aventure. Je ne voyais à ce moment que le plaisir de leur jouer une réjouissante plaisanterie.

 

Je me souviens que je déployai une verve endiablée. Je provoquais à tout instant l’hilarité de cette canaille de Stephy, je décochais des madrigaux à la sinistre Catherine.

 

Je crois que cette misérable, – on a beau être meurtrière, on reste femme, – je crois, dis-je, que la dangereuse créature se figura je ne sais quelle attraction invraisemblable de ses charmes, car ses yeux noirs, énormes dans sa face maigre, se prirent tout à coup à m’inonder des regards les plus doux.

 

Je parvins à répondre au langage de ses yeux. Oui, moi, Max Trelam, qui ai horreur du flirt, que je considère comme une ridicule parodie de l’affection, je flirtai… optiquement, avec cette personne qui rêvait de m’assassiner.

 

La cafetière mauresque fit son apparition sur la table.

 

Je causais toujours, entraîné par une surexcitation dont je n’étais pas le maître. Le liquide parfumé emplit les tasses de la faïencerie d’Eb-Neheh, les enveloppes isolantes de morceaux de sucre circulèrent.

 

Comment s’y prit miss Aldine ? Je n’en sais rien. Mais il est certain que le sucre somnifère fondit dans les tasses des Neronef, car vingt minutes après les avoir vidées, Stephy et Catherine dormaient à poings fermés.

 

Je les considérais, contorsionné par le fou rire. Pour moi tout était terminé. Hélas ! le drame débutait à peine. La voix de miss Aldine figea soudainement ma gaieté.

 

– Il faut les transporter dans vos chambres respectives et les mettre au lit.

 

– Au lit, pourquoi ? Ils sont bien là !

 

Elle ne répondit pas. On eût cru qu’elle n’avait même pas entendu. Elle se tourna vers Tanagra et reprit humblement :

 

– Si vous le vouliez, nous pourrions nous charger de la femme ; tandis que sir Max Trelam s’occuperait de l’homme.

 

Tanagra approuva de la tête.

 

– Oui, ce sera bien ainsi. Max Trelam, tirez le sieur Stephy dans votre chambre. Déshabillez-le et bordez-le soigneusement dans votre lit. Ne craignez pas de le secouer. Rien ne serait actuellement capable de le réveiller.

 

Tout en parlant elle soulevait, aidée par miss Aldine, la chaise sur laquelle Catherine reposait, inerte, ses yeux inquiétants masqués par ses paupières abaissées. Toutes deux, rythmant leurs pas, se dirigèrent ainsi vers l’antichambre.

 

– On ne nous dérangera pas, prononça encore la fausse dactylographe d’une voix qui me parut profondément altérée ; j’ai poussé le verrou de la porte accédant à l’escalier.

 

Je ne pus demander le pourquoi de cette précaution inhabituelle. Elles étaient sorties déjà. J’entendais tourner dans la serrure la clef de la chambre de miss Tanagra.

 

Allons ! Il fallait m’occuper de mon baby. Le mot burlesque m’échappa.

 

Il était lourd, le coquin ! Je ne fus pas fâché d’atteindre ma propre chambre et de déposer mon fardeau sur mon lit.

 

Et pressé d’en finir, je me mis à le dévêtir rapidement. Durant cette opération un objet, sans doute enfermé dans l’une de ses poches, tomba sur te plancher avec un bruit sourd.

 

Je le ramassai et, je l’avoue sans fausse honte, je sentis un malaise tout à fait désobligeant.

 

Je tenais entre mes doigts un stylet à la lame triangulaire, dont la poignée portait les dix yeux d’or vert. C’était cette arme qui, dans la pensée de Strezzi et de ses complices, devait m’ouvrir les grilles d’un monde meilleur.

 

Mais mon danger personnel ne fut pour rien dans mon angoisse. Ce qui durant quelques minutes m’immobilisa, ce fut la pensée extraordinairement douloureuse, qu’une arme semblable avait brutalement tranché les liens qui m’unissaient à la douce et triste Ellen.

 

Je perçois dans la chambre voisine de légers bruits. Ils me rappellent que les jeunes filles se hâtant autour de Catherine. Je dois donc me hâter également.

 

Je jette le poignard sur la table de nuit et je reprends ma besogne.

 

J’ai glissé le lourd Stephy dans mes draps que je lui remonte jusqu’aux yeux ; je le borde comme l’a indiqué miss Tanagra, et puis, désireux de n’avoir plus en face de moi la silhouette du misérable, je passe dans le cabinet de travail.

 

Mes compagnes m’y rejoignent presque aussitôt.

 

Elles sont blêmes. Tout en elles trahit une agitation dont la cause m’échappe totalement.

 

– Onze heures, murmure Tanagra. On vous a annoncé la visite pour deux heures après minuit.

 

– Oui, pour deux heures.

 

L’accent de miss Aldine est pénible à entendre. Quels sanglots contenus faussent son organe !

 

– Nous avons le temps, reprend ma chère alliée. Par où viendra-t-il ?

 

La dactylographe désigne le côté où est sa chambre :

 

– Je pense par là. La fenêtre du cabinet de débarras donne sur le jardin. Les policiers de veille dans la rue ne la peuvent apercevoir.

 

Un geste approbateur et miss Tanagra prononce ces mots :

 

– Oh ! pauvre chère douloureuse, songeons aux opales.

 

Je me souviens. Aldine doit, suivant l’ordre de Franz Strezzi, être nantie du brassard lorsque le chef des Dix Yeux d’Or vert se montrera au consulat.

 

Mais que font donc les deux jeunes filles ?

 

La dactylographe a disparu une minute dans sa chambre. Elle revient, portant la cafetière qui a servi tout à l’heure à la préparation du moka parfumé.

 

Ah çà ! je ne comprends plus le sens des paroles prononcées. Il m’a semblé que l’on parlait d’opales et l’on se dispose à faire le café !

 

Car la lampe à alcool est allumée. Sa flamme lèche les parois du récipient, dans lequel l’eau bouillante chantonne bientôt.

 

Floc ! Floc ! Au son contre les flancs de métal de la bouilloire, je juge que Tanagra vient d’y laisser tomber de petits cailloux.

 

Le liquide bout fortement. Un bruissement de vapeur fusant par la soupape-sirène de l’appareil donne le signal de l’infusion à point.

 

Miss Aldine, alors, va vivement au classe-papiers arabe accroché au mur. Elle y plonge la main, provoque un froissement de feuillets, puis elle revient à la table où chante la bouilloire.

 

Elle tient le brassard révolutionnaire.

 

Je le distingue nettement, avec sa courroie de cuir sur laquelle s’alignent dix opales de la grosseur d’œufs de pigeon, ou plutôt de demi-œufs, car elles sont taillées en cabochons, leur partie convexe en dehors, leur section plane fixée sur le cuir, à l’aide de griffes métalliques.

 

Ah çà ! ces griffes sont des ressorts mobiles. La dactylographe les fait mouvoir, extrait de leur alvéole chacune des opales qu’elle remet en place après les avoir plongées un instant dans la cafetière, dont le couvercle levé laisse monter vers le plafond une colonne de vapeur.

 

Le brassard est reconstitué.

 

– Ici, je dois avoir recours à votre aide, fait doucement miss Aldine en regardant Tanagra, qui a assisté, immobile, à l’incompréhensible manipulation.

 

Ce disant, elle a relevé la manche gauche de son corsage de tulle, mettant à nu son bras grêle, mais d’un galbe très pur.

 

– Cela, je puis me le permettre, riposte l’interpellée ; car je ne vois rien là qui me puisse empêcher d’affirmer que la métamorphose n’est point mon fait, ni celui de mon frère.

 

Sur les faces tragiques des jeunes filles passe la clarté d’un sourire aussitôt effacé, et Tanagra fixe le brassard sur l’épiderme d’Aldine, un peu au-dessus du coude.

 

La manche retombe. Le bras et le joyau révolutionnaire disparaissent.

 

J’ouvre la bouche pour solliciter une explication.

 

Mais la phrase projetée s’étrangle dans ma gorge, figée par l’attitude stupéfiante des jeunes filles.

 

Elles se regardent, les traits contractés, une horreur faisant vaciller leurs regards.

 

Je devine qu’une minute épouvantable se dresse devant elles et, emporté par l’angoisse, je balbutie :

 

– Qu’avez-vous donc ?

 

On croirait que le son de ma voix déclanche chez elles la faculté de mouvement.

 

Toutes deux étendent les bras en un geste crucial. Mon anxiété s’en augmente ; j’insiste :

 

– Mais encore ?

 

Alors miss Tanagra me fait face. Son doux visage est convulsé par une indicible épouvante, ses regards troubles indiquent le bouleversement de son esprit.

 

– Franz Strezzi a ordonné de nous supprimer par le stylet aux dix yeux d’or.

 

– By Jove ! m’écriai-je, je le sais bien. À telle enseigne que j’ai fait tomber de la poche du sieur Stephy le couteau dont je devais être le fourreau.

 

Mes auditrices m’écoutent. Il y a une stupeur dans leurs yeux. Elles n’ont pas l’air de s’expliquer mon ton dégagé.

 

Et sévèrement, avec un durcissement subit de ses traits, Tanagra reprend :

 

– Franz Strezzi va venir. On peut l’empêcher de faire de la lumière. Cela serait susceptible d’attirer l’attention de gens dont il ne désire pas la présence.

 

– Sans doute.

 

– Mais il contrôlera l’exécution de ses ordres. Il faut qu’au toucher au moins, il reconnaisse les armes d’assassinat enfoncées dans des cadavres. Il faut que son odorat soit affecté par le relent du sang versé. Ceux qui dorment doivent donc mourir. Ils doivent… ! Le succès, la délivrance du monde civilisé menacé par un halluciné du crime, dépendent de leur mort. Qui les tuera ?

 

Brrrrr ! J’ai froid. Une chape de glace me paraît emprisonner tout mon corps. Je courbe la tête. Je ne réponds pas.

 

Tuer ces gens endormis… Oh !

 

Ce sont des misérables, des bandits, d’accord. Mais pour les frapper ainsi, traîtreusement, sans défense, il faut se faire une âme de misérable, de bandit, et cela me semble impossible.

 

Rien dans ma vie passée ne m’a préparé à semblable métamorphose.

 

Je tremble plus fort. Miss Aldine parle à son tour.

 

– Je le savais. Ni l’un ni l’autre ne pouvez devenir assassins.

 

Et avec une amertume atroce, plus poignante qu’aucun cri de désespoir :

 

– J’ai aidé à votre deuil ; il m’appartient d’assurer votre triomphe à n’importe quel prix. Aide de meurtrier, je serai meurtrière… Cela est normal ; je monte en grade…

 

– Aldine ! Aldine ! Ô héroïque dévouée !

 

Tanagra crie cela, éperdue, les bras tendus vers la dactylographe.

 

Des pensées confuses font irruption dans mon cerveau. Tanagra a qualifié l’acte d’héroïque, et je sens qu’elle a raison.

 

Les deux jeunes filles sont enlacées. Elles sanglotent. Je perçois des mots entrecoupés :

 

– Pauvre chère Aldine, pauvre fleur arrosée de sang !

 

– Tanagra… Tanagra… Merci de ne pas me repousser… Ne pleurez pas sur moi… Ma vie sera brève. Mais après, après, dites-lui, dites-vous que le destin m’a courbée, que l’affection m’a été refusée, la haine imposée… Soyez-moi miséricordieuse, comme le sera le Dieu qui a voulu que je rampe ma vie dans une flaque rouge.

 

Et puis, miss Aldine s’arrache des bras amis, qui cherchent vainement à la retenir. Elle bondit vers la porte.

 

Elle est sortie. Tanagra et moi nous nous regardons anéantis.

 

Il y a un pesant silence. J’ai le sentiment que mes nerfs se sont soudainement raidis, que mes articulations sont jugulées par l’ankylose. Je voudrais me mouvoir ; ma volonté ne se transmet pas à mes muscles. Je voudrais parler, et ma langue demeure inerte. Et cela dure, cela pèse, cela suffoque, cela écrase.

 

La porte accédant à l’antichambre tourne sur ses gonds avec un léger grincement.

 

Et miss Aldine apparaît sur le seuil.

 

Elle est effrayante ; sa figure semble s’être ratatinée, ses yeux sont devenus énormes par comparaison, le bleu en apparaît noir ; ils flambent d’une clarté de folie.

 

Et puis, et puis le crime de dévouement l’a marquée.

 

Un éclaboussement de sang a semé de pourpre son corsage blanc, et sur sa joue, au coin des lèvres, ainsi qu’une coquetterie macabre des divinités du meurtre, une gouttelette s’est posée ainsi qu’une mouche rouge.

 

Elle parle d’une voix lointaine, extra-humaine. Elle dit :

 

– Franz aura ses deux morts… Il les aura !… Il sera content !

 

Et elle s’abat sans connaissance sur le tapis.

 

CHAPITRE XV

À TRAVERS LA MURAILLE


Deux heures moins un quart.

 

Tanagra et moi, par la porte secrète de la bibliothèque, nous sommes réfugiés dans la pièce circulaire où j’ai été prisonnier naguère.

 

À travers le judas pratiqué dans le mur, nous voyons Aldine, seule, dans le cabinet de travail du consul. Elle est assise devant le bureau du fonctionnaire, le visage enfoui dans ses mains. Elle est immobile. Elle attend Franz Strezzi qui doit pénétrer dans la résidence russe par la fenêtre de la salle de débarras. Cette fenêtre a été ouverte à son intention. Nous avons eu peine à rappeler la pauvre jeune fille au sentiment.

 

Nous y sommes parvenus cependant. Oui, oui, elle possède une âme d’héroïne. À peine revenue à la conscience, elle nous a pressés de disparaître.

 

Mais Tanagra ne consent pas à l’abandonner ainsi.

 

Elle entraîne la malheureuse dans sa chambre, et quand elle la ramène dans le bureau où je les attends, les traces du drame sanglant ont disparu. Un corsage immaculé a remplacé celui qui a vu le meurtre, et sur la joue d’Aldine je cherche vainement la mouche rouge.

 

Ma bien-aimée embrasse longuement sa compagne, avant de m’entraîner dans la cachette où Franz Strezzi ne nous soupçonnera pas. Elle murmure, me semble-t-il, le mot :

 

– Espérez.

 

Je n’oserais l’affirmer ; mon trouble est resté si grand que je me défie du témoignage de mes sens.

 

À présent nous regardons au judas.

 

Ma main a étreint celle de Tanagra et nous sommes restés ainsi, sans chercher à nous séparer.

 

Peut-être, emportés par le courant tragique de cette heure, éprouvons-nous le besoin de nous soutenir, de nous équilibrer l’un l’autre.

 

De fait, je ressens comme un réconfort.

 

– Plus malheureuse que nous, chuchote imperceptiblement ma chère aimée !

 

C’est la troisième fois que j’entends cette appréciation sortir de ses lèvres.

 

– Oui, réponds-je, elle doit bien souffrir ; car c’est une noble et loyale nature.

 

– Plus encore que vous ne supposez… Elle aime. La pauvre triste chose !

 

Les doigts de mon interlocutrice serrent plus étroitement les miens. Elle reprend :

 

– Vous pensez comme elle ; on ne saurait aimer la parente, la complice aveuglée de Strezzi.

 

Et comme je me tais, car c’est bien là, en effet, l’avis de ma raison :

 

– Eh bien, affirma Tanagra d’un ton volontaire, j’espère qu’elle sera aimée. Oui, je l’espère… Ce soir, elle a donné une preuve d’amour terrible, plus grande qu’aucune amante n’en donnera jamais : le meurtre de nos assassins ! Je sursautai.

 

– Cela, une preuve d’amour ?…

 

– Oui, car elle a sacrifié tout, ses rêves de jeune fille, son horrible répulsion de la violence, pour assurer le salut, la victoire, l’honneur reconquis, la liberté de celui qu’elle aime.

 

Je bredouillai, bouleversé par la lumière éclatante éblouissant soudain mon esprit :

 

– C’est X. 323 qu’elle aime ?

 

Ma douce compagne inclina la tête :

 

– Le frère d’Ellen dont elle distrayait l’attention, alors que son misérable cousin s’approchait de sa victime.

 

– X. 323 a frappé quelquefois au nom de la justice. Il devait pardonner à celle qui croyait participer à une œuvre de justice. Et puis encore, quand elle a su la vérité, son désespoir, le dévouement absolu dont elle a fait preuve…

 

Je fuis volontiers la discussion qui m’apparaît sans issue. Aussi m’empressai-je de saisir l’échappatoire d’une question.

 

– Comment a-t-elle appris la réalité des faits ?

 

– Un hasard providentiel. Mon frère lui a sauvé la vie sans la connaître.

 

– Lui ?

 

– Oui ; une nuit, il se rendait de Boulaq à Giseh dans une barque. Il avait choisi la voie du fleuve comme plus agréable et moins propice aux embûches. Aldine, elle, avait porté un ordre de son parent. Elle revenait seule de Giseh dans la maison de la ruelle des Possédés-Derviches où elle résidait.

 

« Pour passer le fleuve, elle avait pris une de ces hastas, sortes de youyous, qu’un aviron fixé à l’arrière suffit à faire glisser sur les eaux.

 

« Un faux mouvement fit chavirer l’embarcation. Un crocodile, témoin de l’accident, allait happer la proie que le destin lui envoyait, lorsque mon frère, tout proche, poussa son bateau sur le saurien, l’étourdit d’un coup d’aviron sur le museau, et profita de l’impuissance momentanée du monstre pour hisser l’inconnue dans son bateau.

 

« Seulement l’épouvante de la malheureuse avait été trop grande. L’idée d’être dévorée par une de ces hideuses bêtes est épouvantable.

 

« Aldine restait plongée dans une torpeur dont rien ne la pouvait tirer.

 

« Si bien que mon frère se décida à l’amener à Giseh, où nous avions établi notre quartier général. Je la déshabillai, je la mis au lit, avec l’idée que quelques heures de repos feraient disparaître l’ébranlement nerveux résultant de l’accident.

 

« Une traite sur une banque du Caire, à l’ordre de Franz Strezzi, que la jeune fille portait sur elle, nous apprit que nous venions de sauver une personne en relations avec ce personnage.

 

« Strezzi est un nom qui pour nous rouvrait des blessures profondes à peine cicatrisées.

 

– Oui, murmurai-je en pressant la main de mon interlocutrice.

 

– Une explication très loyale suivit le réveil d’Aldine.

 

« Or, ce soir-là, c’était le soir où notre Ellen avait succombé.

 

« Une automobile nous emporta à Alexandrie, où nous avons pu vous épargner la brutalité des premières heures de désespoir.

 

« Aldine nous aida de tout son pouvoir. Elle qui avait cru son oncle injustement puni, injustement désavoué par son gouvernement, elle était épouvantée à la révélation de ses crimes.

 

« Depuis… vous l’avez vue à l’œuvre… Elle a tout sacrifié, tout, pour mériter notre pardon.

 

– Je lui pardonne comme vous ; mais de là à s’abandonner à un rêve d’amour…

 

Ma compagne me serra brusquement la main.

 

– Silence ! Voici Strezzi !

 

Je me penchai au judas. Franz venait d’entrer dans le cabinet de travail du consul.

 

Cette fois il ne portait point le masque qui, dans notre précédente rencontre, m’avait constamment caché ses traits.

 

Je voyais enfin le visage de l’homme dont, si cruellement, m’avait été révélée son existence.

 

Et un sentiment subit me bouleversa.

 

Il me parut naturel que Franz fût mon ennemi, parce qu’il représentait la continuation d’une lutte commencée plusieurs mois auparavant.

 

Il était le portrait vivant de son père, de ce sinistre comte Strezzi, dispensateur de la mort par le rire, que X. 323 avait vaincu naguère.

 

En plus jeune évidemment. Mais c’était le même profil sec, le même regard d’acier. Il parla et il me sembla que la voix du criminel défunt s’élevait du fond du tombeau, avec sa politesse cruelle, avec ses inflexions d’ironie impeccablement mondaine.

 

– Ma chère Aldine, ce m’est un vif plaisir de vous revoir.

 

La jeune fille s’était redressée ; debout en face de son terrible cousin, je la sentais tendue à se briser dans la volonté de ne pas trahir son épouvante angoissée.

 

– Moi aussi, vous n’en doutez pas.

 

– Vous me semblez fatiguée… Ne vous en défendez pas. Les jeunes filles ne savent pas flirter avec la mort, ceci dit sans reproche. Enfin, réjouissez-vous ; mes ennemis les plus directs sont écrasés… ; pour punir les trois empereurs, je n’aurai pas besoin de votre concours. Vous vivrez heureuse, sans soucis, tandis que j’achèverai l’œuvre léguée par mon père.

 

Sans doute, la pseudo-dactylographe craignit de ne pouvoir parler, car elle se borna à acquiescer d’un signe de tête.

 

Franz ne remarqua pas son trouble, ou peut-être, accoutumé à considérer sa cousine comme un cœur faible devant le crime, ne s’en inquiéta-t-il pas.

 

– Je devine, reprit-il, combien il vous sera agréable de vivre paisible, sans avoir pour objectif les cadavres d’ennemis irréconciliables.

 

Il riait. Sa figure aux arêtes dures se plissait étrangement en un rictus ironique. Ses yeux lançaient des éclairs gris, que l’on eût cru produits par la réflexion de rayons lumineux sur une lame d’acier.

 

– J’ai pour vous la plus vive affection, cousine Aldine, poursuivit le personnage. Aussi veux-je abréger autant que possible cette dernière aventure où j’ai dû solliciter votre concours.

 

– Je ne vous l’ai pas refusé, fit la jeune fille d’une voix indistincte.

 

– Très obligé, je vous certifie ; mais remettons à plus tard les congratulations. La meilleure manière de vous démontrer ma satisfaction est de mettre fin à votre collaboration à mon œuvre. En sortant d’ici, vous serez délivrée de tout souci à venir. Donc, hâtons votre sortie.

 

Et la voix nette, autoritaire, le chef des Yeux d’Or vert demanda :

 

– Le brassard aux opales ?

 

Aldine leva le bras autour duquel Tanagra avait fixé le bijou révolutionnaire.

 

– Ici.

 

Son interlocuteur palpa le joyau à travers la manche du corsage.

 

– Bon ! Première victoire. Où le consul l’avait-il caché ?

 

La jeune fille désigna le classe-papiers. Franz eut un éclat de rire.

 

– Pas mal ! Pas mal en vérité. Ce digne Russe n’est que la moitié d’une bête… Passons au reste de l’aventure. Stephy ? Catherine ?

 

– Partis.

 

– Partis ? C’est donc qu’ils ont accompli le… travail dont je les avais chargés ?

 

– Ils l’ont accompli.

 

Toute la personne du criminel exprima une joie sauvage.

 

– Alors X. 323, sa sœur, sont dans l’impuissance de contrecarrer désormais mes desseins ?

 

L’index de miss Aldine se pointa vers la porte de l’antichambre.

 

– Je vais voir cela.

 

Ces cinq syllabes me font frissonner, et je sens que les doigts de Tanagra subissent également une palpitation nerveuse.

 

Nous avons eu la même pensée. S’il s’aperçoit de la supercherie… qu’arrivera-t-il ?

 

Et le sang-froid de la fausse dactylographe nous stupéfie.

 

En présence du danger immédiat, elle a retrouvé la fermeté, la résolution.

 

– Oui, rendez-vous compte, dit-elle d’un ton dégagé. Seulement évitez toute lumière.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que la clarté peut attirer les regards. Des yeux indiscrets sont fixés sur cette résidence. Et puis, il y a autre chose. Le consul doit venir ce matin de fort bonne heure. Il désire avoir une conférence avec X. 323.

 

– Bon ! Elle n’aura pas lieu.

 

– Cela est certain ; mais dans le but d’assurer aux Neronef de longues heures pour gagner du large, j’ai remis au gardien de la porte, en lui en disant le contenu, un mot pour le consul. Je dis à ce personnage que X. 323 et sa sœur, quelque peu souffrants, souhaitent n’être pas réveillés demain.

 

– Très drôle, souligne Franz… On ne les réveillera plus. Vous avez le mot pour rire, cousinette. Ne vous fâchez pas de me voir rire… Je n’allumerai pas. Inutile d’inciter un k’vas quelconque à faire du zèle, à venir s’inquiéter si les nobles hôtes du consulat n’ont pas besoin de ses services. Les chambres de ces… dormeurs sont de l’autre côté de l’entrée ?

 

– Oui, les clefs sur la porte.

 

– Décidément, Aldine, vous pensez à tout.

 

Et ce lugubre madrigal décoché avec un sourire de fauve, il quitta le cabinet de travail.

 

Une émotion angoissante nous étreint ; nos mains se serrent convulsivement.

 

L’ouverture du judas nous permet de distinguer miss Aldine, penchée en avant, toute sa personne tendue vers la baie par laquelle Franz Strezzi vient de disparaître.

 

Que Franz ait l’idée de faire flamber une allumette et il reconnaîtra la supercherie !

 

Il s’écoule deux minutes qui marquent dans la vie d’une personne.

 

Strezzi reparaît.

 

Oh ! il n’a rien deviné. Sa bouche mince, ouverte par un rire muet, dit la satisfaction intense. Il veut l’exprimer aussi par des paroles.

 

– Braves gens, ces Neronef… Je me suis rendu compte à tâtons… Cela suffit. Le froid de la mort ne se simule pas et un stylet planté dans le dos, au-dessous de l’omoplate, enlève toute crainte de convalescence.

 

Un rire horrible ponctue la criminelle plaisanterie. Mais il a un geste de dégoût.

 

– Je me suis mis du sang aux mains, pouah ! Le répandre n’est rien, mais se tacher avec est horrible… Un homme bien élevé ne se libère jamais de certaines délicatesses d’éducation.

 

Ma parole, ce meurtrier a pâli. Il ressent des nausées. C’est d’un geste hâtif, énervé, qu’il prend son mouchoir, qu’il essuie violemment ses doigts ensanglantés.

 

– Fumez une cigarette, cousin ; j’ai là des Andrianopoulo, parfumées à l’essence de roses ; elles chasseront l’odeur fade du sang.

 

Il s’esbaudit.

 

– Elle pense à tout, la cousinette. Ah ça ! Vous aviez donc deviné que je me salirais au contact de ces canailles d’espions ?

 

– Vous ne le pensez pas. Seulement, je tenais à contrôler le… travail du couple Stephy… Je sais ma nervosité et je m’étais munie d’un palliatif. Je ne fume pas à l’ordinaire ; mais en état de trouble émotif, le blond tabac d’Orient me ramène au calme.

 

Elle tend à son interlocuteur une boîte historiée. Il y prend une de ces exquises cigarettes Andrianopoulo, dont la fumée répand le parfum des roses. Il l’allume, en aspire la vapeur opaline.

 

– Exquises, en vérité, ces Andrianopoulo. Je vous remercie, cousinette. Non seulement vous déterminez le… départ des adversaires, mais vous guérissez vos alliés. Satanas m’emporte si vous ne mériteriez pas un titre inédit dans ce genre : La Mitrailleuse de la Croix-Rouge.

 

Sous l’atroce plaisanterie, la jeune fille chancelle. Je distingue ses doigts se crispant sur le bureau près duquel elle se tient.

 

Franz, aveuglé par son triomphe supposé, ne voit rien.

 

Il ricane :

 

– Pour l’instant, il s’agit de quitter le consulat. Veuillez prendre ce que vous souhaitez emporter, Aldine.

 

– Mes malles sont faites et bouclées.

 

– Alors, venez sans plus tarder.

 

Dans un souffle Tanagra susurra à mon oreille :

 

– Ouvrez le judas qui regarde dans la chambre de débarras.

 

Je me glissai le long du mur. J’actionnai le poussoir, la plaque quadrangulaire se rabattit.

 

CHAPITRE XVI

LA COMÈTE ROUGE


Et la puissance, la mobilité, le mystère des actions de Franz Strezzi me furent expliquées d’un coup.

 

La croisée du cabinet de débarras m’apparut ouverte. Une ligne droite la barrait verticalement.

 

Je devinai une corde, laquelle aboutissait à un panier d’osier posé sur le plancher. La forme de ce récipient, sa dimension, me rappelèrent aussitôt les nacelles des aérostats sphériques.

 

– Un ballon, murmurai-je !

 

– Un dirigeable, rectifia miss Tanagra. Souvenez-vous que le père de ce misérable avait imaginé un engin de ce genre, à l’aide duquel, par les nuits obscures, protégé par les ténèbres, ce monstrueux criminel allait porter, là où il avait décidé de semer la douleur, ses effroyables Obus de Cristal chargés ; partie de protoxyde d’azote, ce gaz hilarant, liquéfié ; et partie de cultures microbiennes. Le fils a renoncé aux projectiles, dont le secret fut dévoilé par nous… L’arme aurait désigné l’assassin, mais il a utilisé le dirigeable.

 

– Et alors le bolide rouge, les dix yeux d’or ?

 

– Projections lumineuses sur le ciel. Il avait fait des expériences en Hongrie, au-dessus des forêts qui avoisinent la station thermale de Bartfa-Furdô. Nous en avions été avisés. Mon frère avait deviné l’ennemi non encore révélé. Nous avions averti Ellen.

 

Elle se tut. Je regardais de tous mes yeux.

 

– Les malles d’abord, prononçait à ce moment Franz Strezzi.

 

Il détacha le crochet rattachant la corde à la nacelle la passa dans la poignée de l’un des trunks formant le bagage de l’ex-dactylographe. Aussitôt la lourde malle s’enleva par la fenêtre.

 

Un instant plus tard, corde et crochet reparaissaient. Cinq fois se répéta la même manœuvre.

 

– Aux passagers maintenant, reprit le terrible chef des Dix Yeux d’Or.

 

Il me sembla que sa voix avait perdu de sa netteté. Il se passa la main sur le front comme s’il y éprouvait une sensation de lourdeur.

 

Toutefois il enjamba le rebord de la nacelle, aida miss Aldine à prendre place auprès de lui, puis rattachant le crochet, il agita la corde.

 

Celle-ci se tendit aussitôt et les deux personnages disparurent dans l’air.

 

– À notre tour ! murmura ma chère compagne.

 

Je voulus lui demander le sens de cette exclamation, mais déjà elle avait traversé le réduit circulaire et ouvert l’entrée masquée par la bibliothèque. Sur le seuil, elle me faisait signe de la suivre. Et comme j’hésitais, elle prononça avec un peu d’impatience :

 

– Venez !

 

Quelques pas et nous nous trouvons dans la salle de débarras, vide à présent de tous bagages.

 

– Nous allons donc les rejoindre, murmurai-je, non sans étonnement ?

 

– Sans doute.

 

– Mais nous mettre en présence de Franz Strezzi ?

 

– Il ne nous verra pas. Il va dormir.

 

– Dormir ?

 

– Oui, la cigarette que lui a offerte sa cousine.

 

Une seconde je restai muet. Pourtant j’ai vu opérer X. 323 et je devrais être habitué aux surprises.

 

– Soit ! Lui ne nous verra pas ; il reste ses complices, ajoutai-je peu rassuré.

 

– Tous morts… sauf Marko.

 

– Marko… L’homme que j’ai entrevu dans la vallée du Natroun, au Tombeau des Vierges ?

 

– C’est en effet Marko que vous avez vu. Eh bien, Marko a persuadé son chef Strezzi que les complices n’étant plus nécessaires, il convenait de les supprimer, afin d’éviter leurs indiscrétions toujours possibles. Voilà pourquoi tous ont été envoyés en des points où la police égyptienne les a cueillis.

 

– Morts ?

 

– Empoisonnés au moment du départ ; un toast au champagne Strezzi. Plus de danger qu’ils prononcent des aveux dangereux, ni qu’ils remarquent notre présence à bord du dirigeable.

 

– Pourtant, pour assurer la manœuvre ?

 

– Le pilote Marko.

 

– Eh bien ?

 

– Il est dans sa logette de direction. Il croit remonter le couple Neronef.

 

Tout cela ne me satisfaisait pas. J’avais l’intuition que miss Tanagra ne me disait pas tout. Mais je dus renoncer à questionner davantage. Le panier-nacelle se balançait de nouveau au ras de la fenêtre.

 

L’attirer sur le plancher, nous y installer, fut l’affaire d’une seconde et nous montâmes vers l’aérostat.

 

Un instant après, nous prenions pied sur le plancher ajouré de la nacelle allongée d’un grand dirigeable, dont l’enveloppe gonflée en forme de cigare se balançait au-dessus de nos têtes.

 

Naguère j’avais été prisonnier sur le dirigeable du comte Strezzi.

 

Je reconnus de suite que celui de Franz avait été construit sur les mêmes plans.

 

C’est bien cette nacelle, dont la partie centrale forme une sorte de rouf fermé. Aux cordages se balancent les tubes d’hydrogène, permettant de restituer à l’aérostat la force ascensionnelle réduite par les inévitables déperditions de gaz.

 

L’hélice s’est mise à tourner vertigineusement, nous emportant dans l’atmosphère suivant une diagonale, résultante des deux mouvements qui sollicitent le navire aérien verticalement et horizontalement.

 

Au-dessous de nos pieds, je discerne la ville du Caire, étalée sur le sol ainsi qu’un plan en relief. Les lignes de lampadaires indiquent le lacis de ses avenues.

 

Tandis que je regarde, l’aérostat a déjà dépassé l’enceinte de l’agglomération ; il se déplace au-dessus de la campagne voisine.

 

Je reconnais au passage : la butte aux Moulins, l’emplacement des tombeaux des Khalifes, où j’ai éprouvé de si terribles émotions.

 

– Oh ! Tanagra ! Tanagra ! prononcent mes lèvres sans que j’en aie conscience.

 

Celle que j’appelle ainsi est près de moi. Elle suit la direction de mes yeux et sans doute comprend ma pensée, car elle a un sourire indéfinissable, où la tristesse du drame accompli, la douceur de l’avenir espéré se mêlent.

 

Mais soudain son expression se modifie. Son bras se tend vers l’Ouest :

 

– Là ! Là ! Max Trelam ; voyez l’estampille du crime qui marque cette fois sa défaite.

 

Je regarde.

 

Sur la voûte indigo du ciel court une lueur rouge ; elle se précise, prend la forme d’une comète classique, avec son noyau de coloration plus intense que la queue qui lui fait escorte.

 

– Pourquoi cette projection ?

 

J’adresse la question à miss Tanagra, dont les grands yeux se fixent sur la manifestation lumineuse avec une ironie certaine.

 

– Ce soir, me répond-elle, Franz Strezzi a volé le brassard aux dix opales ; il a fait assassiner deux personnes. Il convient donc qu’il signe son œuvre afin que nul n’en ignore.

 

– Mais cette signature sera-t-elle remarquée ?

 

– Les journaux du Caire ont été avisés que l’astre apparaîtrait cette nuit. Dans chaque rédaction, des publicistes, des invités, des curieux de tout ordre surveillent le ciel.

 

Je m’inclinai. Comme à l’ordinaire X. 323 avait tout prévu.

 

Seulement une chose me paraissait obscure et je demandai à mon interlocutrice :

 

– Comment X. 323 pouvait-il savoir que Franz Strezzi réaliserait toutes ses prévisions ?

 

Elle m’enveloppa d’un sourire fier et tendre à la fois.

 

– Attendez, Max Trelam, le moment où il lui plaira de s’expliquer. Vous avez pu voir que tous les mystères vous sont expliqués… Vous êtes certain, n’est-ce pas, que mon frère ne veut pas, et que moi, je ne puis pas avoir de secret pour vous.

 

À cet instant même la comète rouge se condensait en dix yeux d’or vert, reproduisant l’étrange phénomène manifesté dans cette soirée néfaste, où, pour la dernière fois, Ellen avait respiré près de moi.

 

Et puis tout s’éteignit.

 

Le ciel reprit son apparence ordinaire. Les étoiles, indifférentes aux petites luttes des hommes, scintillaient sur la voûte sombre de l’éther, semblant opposer la sérénité de l’immuable au caprice passager des volontés humaines qui avaient jeté un astre rouge parmi elles.

 

– Je vais rejoindre Aldine, chuchota miss Tanagra. La pauvre douce créature doit être si triste.

 

Ces mots m’effarèrent.

 

Triste ! oui, cela m’apparaissait certain. Mais qualifier de douce créature celle qui, par dévouement pour nous, d’accord, avait poignardé les Neronef, j’avoue que l’appellation me semblait excessive, injustifiée, presque ironique.

 

Toutefois je suivis Tanagra.

 

La cabine, occupant le centre de la nacelle, était divisée en trois compartiments séparés par des cloisons légères.

 

Nous trouvâmes miss Aldine dans celui d’avant.

 

La jeune fille nous apparut assise sur un banc courant le long de la paroi.

 

Elle se tenait immobile, les mains jointes s’abandonnant sur ses genoux, le visage livide, troué par ses yeux bleus, hagards.

 

Elle ne nous entendit pas entrer. Ses lèvres frémissantes prononçaient des mots aux consonnances arabes, qui prirent pour moi une apparence cabalistique.

 

– Une demi-heure !… Franchir les monts du désert Lybique, le Gebel-Aiyouchi, Gebel-Mokhattam, la vallée d’Ed-Tih… Et là, là, la Grande Forêt Pétrifiée et mourir, mourir comme les arbres de la forêt antique, dont les troncs pétrifiés gisent sur les flancs pierreux et désolés des falaises.

 

Et tandis qu’elle parlait, je me souvenais de la fatigante excursion que naguère Ellen et moi, ignorants de la terrible aventure qui s’apprêtait à fondre sur nous, nous avions faite à la Grande Forêt Pétrifiée.

 

Aldine continuait, sans nous voir, à s’entretenir avec sa pensée :

 

– La vie est âpre, dure, brutale. Les événements sont des coins de granit qui déchirent le cœur. Broyée par la rudesse rocheuse des choses de la terre, je reposerai dans le sable brûlant et les arbres devenus pierres opprimeront encore ma dépouille.

 

Elle eut comme un sanglot, lança les bras en avant en un geste de supplication.

 

– Ah ! n’y aura-t-il donc jamais pour moi un brin d’herbe, un panache de feuilles vertes pour caresser mes yeux brûlés par le désespoir sans fin de ce qui m’entoure ?

 

Je restai immobile, les pieds cloués au plancher, ma raison vacillant devant cet abîme de souffrance qui se révélait à moi.

 

Et soudain, je sentis sur mes joues la course humide de larmes jaillies de mes yeux sans que j’en eusse conscience.

 

Je pleurais parce que l’organe de cristal de Tanagra venait de jeter sa douceur dans cette agonie d’âme.

 

L’adorable image créée par notre grand poète Milton illumina mon esprit. Je crus, après lui, discerner le sillage de l’ange dans la nuit.

 

Tanagra avait dit :

 

– Aldine, ma douce sœur, espérez !

 

CHAPITRE XVII

LE GARAGE DU DIRIGEABLE


Une sonnerie tinte dans le compartiment où les deux jeunes filles causent à voix basse.

 

Les phrases prononcées ne sont pas perceptibles pour moi ; mais leurs gestes m’indiquent le sens général de leur entretien.

 

Tanagra console. Aldine s’obstine à désespérer.

 

Mais au tintinnabulement elles se dressent toutes deux.

 

Les adorables yeux verts de Tanagra ont le rayonnement annonciateur de la fin de la tristesse. Les prunelles bleues d’Aldine brillent de la satisfaction tragique du martyre accompli.

 

– Nous arrivons, dit la première.

 

Et celle que j’aime enlace l’autre, dont la taille se penche, comme prête à se briser. Elle baise ses yeux bleus en murmurant :

 

– La tombe du passé peut être le berceau de l’avenir.

 

Étrange formule philosophique ! Que prétend exprimer la jeune fille ?

 

La lune éclaire le paysage sur lequel nous planons. Je reconnais la vallée d’Eb-Tih, les falaises abruptes qui l’enserrent, les pentes sur lesquelles s’allongent, tels une assemblée de monstrueux reptiles, les troncs d’arbres de la Forêt Pétrifiée.

 

Le dirigeable évolue au-dessus d’un décor de légende.

 

Mais il a ralenti sa marche, il progresse avec prudence, comme s’il était engagé en un chemin difficile.

 

Il contourne un éperon rocheux qui projette des arêtes vives jusqu’à la partie médiane de la vallée, et cet obstacle franchi, j’ai une exclamation de surprise.

 

La falaise, en face de moi, semble percée d’une immense porte, si haute qu’une maison parisienne de six étages y entrerait sans toucher la voûte.

 

C’est une faille, que les eaux ou une convulsion sismique ont creusée dans la masse granitique.

 

Et j’entends Tanagra murmurer :

 

– Le garage mystérieux de l’aérostat, qui lui permit longtemps d’échapper à nos recherches.

 

Je tourne les yeux vers elle. Elle me regarde. C’est donc pour moi qu’elle a formulé cette explication.

 

Je la remercie d’un signe de tête.

 

Cependant l’aérostat ralentit encore. Doucement il s’abaisse vers le sol, pointant son bec-avant dans l’axe de l’ouverture de la falaise.

 

Puis parvenu à la hauteur estimée convenable par le pilote, il reprend sa marche, pénètre sous le tunnel noir qui l’absorbe.

 

Le froufrou de l’hélice cesse subitement. Un choc léger m’avertit que le plancher de la nacelle touche le sol.

 

Et brusquement je ferme les yeux. Une clarté éblouissante m’aveugle. Des lampes électriques se sont allumées, nous faisant passer soudainement de l’obscurité à la lumière.

 

– Venez ! dit Tanagra.

 

Elle a pris miss Aldine par le bras, et celle-ci se laisse conduire avec l’indifférence désolée de ceux qui se considèrent comme n’étant déjà plus.

 

Derrière elles, je quitte le plancher de la nacelle. Je sens sous mes pieds le sol raboteux de la carrière.

 

Je suis les jeunes filles dans un corridor aux parois tourmentées.

 

Oh ! le passage n’est pas long. Quelques mètres à peine.

 

Puis le boyau s’élargit en une grotte assez spacieuse.

 

Devant nous se dresse une cloison de planches grossièrement accolées, qui divise vraisemblablement l’excavation en deux salles.

 

Oui, c’est bien cela ; je distingue parfaitement la coupure rectangulaire d’une porte.

 

Et comme nous étions là, muets, attendant, Marko entra, portant sur ses larges épaules Franz Strezzi endormi comme il l’eût fait d’un enfant.

 

La vue de ces deux hommes me rappela brutalement les minutes déchirantes vécues aux Tombeaux des Vierges, mais je m’oubliai pour ne songer qu’à miss Aldine. Celle-ci, éperdue, s’était écriée d’une voix rauque :

 

– Franz ! Mort ?

 

Ce à quoi le confident de Strezzi répondit ces paroles bizarres :

 

– Non. Je reviens à l’instant… Je dois vous parler.

 

Il avait poussé la porte de la cloison, la laissant entr’ouverte.

 

Je perçus le bruit d’un corps pesant jeté sur une couchette, un divan, je ne saurais préciser au juste ; puis Marko reparut, seul.

 

L’étrange personnage vint à moi, me serra la main :

 

– Eh bien, Max Trelam, vous ne me reconnaîtrez donc jamais ?

 

J’eus un cri étranglé :

 

– X. 323 !

 

– Lui-même, me répondit mon cher beau-frère.

 

– Les tristesses subies ont nui à votre perspicacité habituelle, mon cher Trelam, reprit X. 323 ; sans cela vous eussiez songé que, pour triompher d’un ennemi, le mieux est de devenir son confident. Je suis celui de Strezzi depuis mon départ de la vallée du Natron.

 

– Mais le véritable Marko ?

 

– Question oiseuse. Ce fanatique n’aurait pas permis que l’on vous sauvât. Il est resté là-bas, tandis que je prenais son apparence et sa place.

 

Il interrompit ses explications.

 

– La cigarette Andrianopoulo cessera d’agir dans une demi-heure. Il faut être prêt au dernier entretien.

 

Et s’adressant à Tanagra qui nous regardait :

 

– Chère sœur, voulez-vous préparer deux tasses de café ?

 

Il désigna une ouverture irrégulière se découpant dans la paroi :

 

– L’office, fit-il, est là. Le garage de ces messieurs a été muni de tout le confort moderne.

 

Puis une affection profonde enrouant sa voix :

 

– C’est le dernier ordre que je vous donne, petite sœur. Après, vous serez libre, libre. Vous n’appartiendrez plus au devoir d’honneur. Vous pourrez vous consacrer tout entière à celui qui jadis s’était donné tout entier à vous.

 

Mélancoliquement il conclut :

 

– Les choses écrites se réalisent en dépit des circonstances adverses.

 

Je considérais Tanagra, les yeux obscurcis par les larmes. Une fois encore, les images identiques d’Ellen et de Tanagra, de la morte et de la vivante, se superposaient dans mon esprit, dans mon cœur.

 

Elle me sourit avec une douceur pénétrante :

 

– Le ciel a voulu que deux sœurs fussent nécessaires pour assurer votre bonheur, Max Trelam. Quand nous fûmes séparés, Ellen assuma ce soin, d’accord avec moi. C’est d’accord avec elle aujourd’hui que je renouerai le fil de tendresse brisé.

 

– Je vous aime, Tanagra… Et vous ?

 

Un nuage passa sur sa physionomie. On eût dit que son émotion intérieure transsudait à la surface de son épiderme délicat.

 

– Oh ! moi, Max Trelam, fit-elle d’une voix éclatante, je n’ai jamais cessé de vous aimer.

 

Puis comme éperdue par cet aveu jailli des profondeurs de son être, elle s’élança dans la cavité que X. 323 avait, tout à l’heure, décorée du nom d’office.

 

Et je restai en extase, étourdi par mon bonheur renaissant de ses cendres, par cette situation exceptionnelle de savoir qu’Ellen et Tanagra étaient deux aimées et de sentir qu’elles ne sont qu’une seule.

 

– Asseyez-vous, miss Aldine ; nous avons à peine quelques minutes pour décider de votre sort.

 

Elle obéit avec un haussement d’épaules découragé.

 

– Mon sort ? Hélas ! Le cycle de ma vie est fermé.

 

Il secoua la tête. Puis lentement, son organe assourdi par une angoisse que jamais je n’avais constatée chez ce rude jouteur, il murmura :

 

– Franz Strezzi dort encore dans la salle voisine. À son réveil je dois, soit le livrer à la justice, soit le retrancher de la vie.

 

– Oh ! fit-elle les mains jointes, tuez-le. Épargnez à son nom, le nom de celui qui me recueillit autrefois, l’atroce et honteuse torture de la cour d’assises.

 

Gravement, X. 323 répliqua :

 

– Il en sera fait ainsi.

 

Il marqua une pause, puis laissa tomber cette sinistre question :

 

– Qui le tuera ?

 

By Jove ! Il se produisit un véritable cyclone dans ma tête. Il me sembla que mes idées se désarticulaient.

 

Le conflit effroyable qui s’était élevé à propos de l’exécution de Stephy et de Catherine Neronef se représentait de nouveau.

 

Sans doute, miss Aldine ressentit l’horreur de la situation, car elle bégaya :

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Qu’il y a là un homme sans défense. Que frapper, même au nom de la justice, c’est assassiner. Ma sœur et Max Trelam sont incapables de cela ; moi, je ne veux pas agir ainsi.

 

Elle se tordit les mains en un geste tragique :

 

– Alors ! Alors ! Vous voulez que je sois son bourreau ?

 

Je grelottais positivement. La prétention de X. 323 m’apparaissait exorbitante. Comment, pourquoi semble-t-il s’acharner ainsi à la recherche de l’horrible ?

 

Aussi mon cœur s’épanouit-il, lorsqu’il répliqua, une infinie pitié dans l’accent :

 

– Pauvre enfant ! Comme elle a souffert, pour me croire une telle pensée !

 

Si douce était l’intonation, si tendre le sentiment qui la modulait, que la jeune fille fondit en larmes, balbutiant à travers ses sanglots :

 

– Pardonnez ! Pardonnez ! Ma vie est finie… Un peu plus ou un peu moins d’épouvante, qu’importe au seuil du tombeau ?

 

Il lui prit la main et, d’un ton redevenu dominateur :

 

– Écoutez-moi !

 

Et comme elle relevait la tête, ses yeux fixes exprimant l’attention de tout son être tendu vers lui, il reprit :

 

– Aucun de nous ne saurait frapper, aucun. Reste dès lors un duel.

 

– Vous pensez vous mesurer avec lui ? gémit-elle.

 

Il haussa les épaules :

 

– Je suis de première force à l’épée, au pistolet, au sabre… Ce serait encore l’assassiner, ce serait encore me marquer de son sang. Sa mort est nécessaire, mais je veux qu’elle ne puisse m’être reprochée…

 

– Reprochée, pourquoi ?

 

Je dis cela en même temps que la jeune fille. Il acheva, sans tenir compte de l’interruption :

 

– Je veux qu’elle ne me puisse être reprochée, parce que j’aurai joué ma vie contre la sienne avec une égalité absolue, ayant autant de chances pour que contre moi.

 

J’avoue qu’à ce moment je me déclarai stupides les scrupules de mon beau-frère.

 

Pourquoi faire tant de façons pour supprimer un fauve ?

 

Cet homme étrange lut-il dans ma pensée ? Il m’imposa silence du geste, puis, introduisant la main dans sa poche, il en tira deux objets, dans lesquels je reconnus avec stupéfaction deux de ces petits parallélipipèdes de sucre, dit hygiéniques, analogues à ceux qui avaient plongé les époux Neronef dans le sommeil.

 

– Qu’est cela ? balbutia Aldine.

 

– Du sucre. Ces deux cubes enveloppés de papier seront déposés sur une soucoupe quand Strezzi se réveillera. Pour dissiper les dernières fumées du sommeil, je lui offrirai le café que prépare ma sœur. Chacun de nous prendra un paquet de sucre, et je le ferai choisir le premier, bien que les enveloppes, vous pouvez vous en assurer, ne portent aucune marque.

 

– Une marque, pourquoi ?

 

– Parce que l’une des portions contient de la strychnine.

 

– Le poison ?

 

– Oui. Aurai-je joué ma vie à égalité ?

 

– Mais je ne veux pas, je ne veux pas ! s’écria-t-elle avec égarement.

 

D’un ton sans réplique, la tenant sous son regard, il l’interrompit :

 

– Ce que j’ai décidé sera. Répondez à la question : Aurai-je joué ma vie à égalité ?

 

– Follement ! m’exclamai-je, incapable de me contenir plus longtemps.

 

L’attitude de miss Aldine démontrait qu’elle approuvait pleinement mon appréciation. X. 323 nous considéra affectueusement.

 

– Je vous remercie de l’adverbe, Max Trelam. Il me prouve que ma conscience ne m’avait pas égaré. Seulement le temps presse, il faut que je finisse.

 

À ce moment Tanagra reparut au seuil de l’office, chargée d’un plateau de métal sur lequel tremblottaient des tasses et une cafetière arabe.

 

Du geste, son frère lui indiqua la porte de la pièce où il avait déposé Strezzi.

 

Elle s’approcha de lui, lui tendit le plateau, afin qu’il pût placer les paquets de sucre hygiénique sur une soucoupe vide, qui semblait les attendre, puis elle passa dans la salle voisine.

 

– Je me hâte, reprit alors X. 323. Il faut, pour la tranquillité de l’Europe, que Franz Strezzi disparaisse. Si je ressens les premiers symptômes de l’empoisonnement, je l’abattrai d’un coup de revolver. Il importera peu alors que je sois marqué de son sang.

 

– Pourquoi jouer la partie alors ?

 

– Et si vous échappez à la mort ? s’est écriée Aldine, dont le visage m’apparaît transfiguré.

 

– En ce cas, ma vie dépendra…

 

Il coupa brusquement la phrase commencée.

 

– Les paroles seraient inutiles jusqu’à ce moment précis.

 

Il s’était levé. Tous deux se regardaient fixement. J’avais conscience d’assister à un dialogue d’âmes exprimant des choses que je ne pénétrais pas.

 

Mais Tanagra, reparaissant soudain, me fit sursauter ; elle chuchota :

 

– Le réveil est proche, il vient de bouger.

 

D’un bond, le pseudo-Marko fut auprès d’elle. Il l’enlaça violemment, baisa ses grands yeux d’émeraude, puis s’engouffra dans la seconde salle.

 

La porte retomba sur lui, nous séparant de cet espace de quelques mètres carrés où allait se livrer le duel à mort voulu par X. 323.

 

CHAPITRE XVIII

UN DRAME À TRAVERS UNE CLOISON


Aldine se précipita vers miss Tanagra, et lui jetant les bras autour du cou :

 

– Oh ! je vous en prie, empêchez cela.

 

Tanagra, fort pâle, l’enlaça tendrement ; mais elle répondit :

 

– Ce qu’il a décidé doit s’accomplir… Et puis, je crois que, dans ma famille, on est condamné à jouer sa vie pour gagner le bonheur.

 

Elle arrêta la réplique sur les lèvres de son interlocutrice.

 

– Silence. La partie décisive est engagée. Un mot de jeune fille peut renverser l’édifice.

 

À travers la cloison de planches, le moindre bruit se produisant dans la salle voisine nous était perceptible.

 

La recommandation de Tanagra avait une saisissante éloquence. Nous entendions, donc on pouvait nous entendre.

 

Car Strezzi se réveillait. Le gémissement de sa couche nous apprit qu’il se dressait sur son séant. Le son de sa voix nous avertit qu’il était revenu à la conscience.

 

– J’ai dormi.

 

Un organe que je ne reconnus pas répliqua :

 

– Oui, la fatigue sans doute. Aussi ai-je pensé qu’un café vous serait agréable à votre réveil.

 

– Marko, tu es décidément le plus parfait des collaborateurs.

 

Marko ! Eh oui ! X. 323 restait Marko et il déguisait sa voix comme sa personnalité. Mais je jetai les yeux sur Tanagra.

 

Ses traits contractés, la douleur infinie affolant son regard, me rappelèrent au drame dont nous séparait un simple rempart de planches.

 

Comme moi, elle avait entendu les mots :

 

– Un café !

 

Les trois syllabes signifiaient :

 

– Le duel au poison va commencer.

 

Et dans un chuchotement, tel un envol d’âmes vers la toute-puissance qui préside aux destinées humaines, la jeune fille murmura :

 

– Mon Dieu !

 

On eût cru qu’un écho s’éveillait dans la salle, plaintif doublement de l’invocation anxieuse. Aldine avait répété après elle :

 

– Mon Dieu !

 

Toutes deux, enlacées, semblaient chanceler en une même oscillation de leurs êtres désemparés.

 

Je me glissai près d’elles, d’instinct, dominé par la pensée unique de leur assurer un appui.

 

Mes bras s’ouvrirent et se refermèrent à la fois sur celle qui m’apparaissait comme la promesse du lendemain de bonheur, et sur celle qui avait été la semeuse du martyre d’hier.

 

Et dans leur désarroi, elles se blottirent également contre ma poitrine, elles aussi obéissant à l’instinct, sensitives cherchant un abri.

 

Cependant le drame se poursuivait par delà la cloison.

 

– Veuillez vous sucrer, herr Strezzi.

 

– Merci, Marko. Décidément tu as eu une bonne idée. Je me sens la tête lourde.

 

– Le café dissipera cela.

 

Un bruit de papier froissé. Les adversaires en présence ont délivré leurs portions de sucre des enveloppes qui les protégeaient contre les poussières de l’air.

 

Des tintements légers contre la porcelaine. Ils viennent de laisser tomber les morceaux dans leurs tasses.

 

Je sens Tanagra, Aldine se serrer plus étroitement contre moi.

 

Et les réunissant dans la même pitié, possédé du désir unique de leur verser l’espoir, je murmure :

 

– Courage ! La justice immanente veille.

 

Les deux jeunes filles frissonnent éperdument. Des cuillères choquent les parois de porcelaine. Les adversaires hâtent la fonte du sucre. Ils vont boire.

 

– Si je lui cassais la tête d’une balle de revolver ?

 

Les mains de Tanagra se crispent sur mes bras. Elle halète :

 

– Non ! Non ! X. 323 a ordonné. Dussions-nous en mourir, il faut subir.

 

Et ces paroles nous parviennent, précisant le drame :

 

– À votre santé, herr Strezzi.

 

– À la tienne, brave Marko.

 

Avec une ironie sauvage, Franz ajoute :

 

– Au repos de nos fatigues, repos bien proche, car il nous reste seulement trois empereurs à punir. Grâce à notre bon dirigeable, rien de plus simple que de descendre une nuit sur le palais de Vienne, une autre sur le palais de Berlin. Quand nous remonterons à bord, deux souverains auront vécu.

 

Je devinai qu’il humait son café. Cette impression se trouva aussitôt confirmée.

 

– Ah ! je renais. Le café, voilà le grand réveilleur. Excellent, du reste. Je ne me hasarderais pas à en offrir à des trépassés, j’aurais trop peur de les inciter à ressusciter.

 

Puis riant :

 

– Tu le juges bon aussi, Marko ; tu as vidé la tasse d’une lampée.

 

– Comme vous-même, herr Strezzi. Je devais d’ailleurs boire jusqu’à la dernière goutte, ayant toasté à votre chère santé.

 

– Formaliste, va ! Mais l’intention est amicale, je t’en sais gré.

 

Le ton du chef des Yeux d’Or vert changea tout à coup :

 

– Où en étais-je donc ?

 

– Deux empereurs morts.

 

– Parfait ! C’est cela. Reste le troisième ; ce Russe maudit qui s’est acharné contre la mémoire de mon père, et que je considère comme le plus coupable de ses ennemis, car les actes du mort que je venge ne le concernaient en rien.

 

Il eut un ricanement aigre :

 

– Ah ! celui-là, je lui réserve du plaisir… J’ai les opales révolutionnaires ; avec elles je vais déchaîner un torrent de sang à travers la Russie, un torrent qui emportera tout : empereur, fonctionnaires, église. Et sur les champs dévastés, sur les cités où rugira l’incendie, sur la terre empourprée de sang, semée de cadavres, je ferai briller dans le ciel sombre des nuits la Comète rouge et les dix Yeux d’Or, joignant ainsi pour les peuples, à la terreur des réalités révolutionnaires, l’épouvante des imaginations d’une sinistre légende. Eh ! eh ! je pense que mon père sera bien vengé.

 

Ce chant de triomphe d’un criminel extraordinaire nous pénétrait, secouant nos nerfs d’une vibration torturante.

 

Je sentais mes compagnes grelotter dans mes bras. Je frissonnais à l’unisson, impuissant à dominer mon angoisse surhumaine.

 

Et brusquement, nous nous raidîmes en une étreinte affolée.

 

Franz venait de prononcer :

 

– À propos, Marko, il faudrait demander à Aldine le brassard aux opales !

 

– J’ai prévu cela. La pauvre demoiselle repose. Avant qu’elle fermât les yeux, je l’ai priée de me confier le joyau.

 

– Tu penses à tout, s’exclama joyeusement l’interlocuteur de X. 323.

 

– Le voici, herr. Comme il y a là un dépôt d’une valeur inestimable, j’ai obtenu de Fräulein Aldine qu’elle enfermât le bijou dans la cassette que voici. Vous en trouverez la clef dans cette enveloppe qu’elle a cachetée elle-même.

 

Nous comprîmes que Strezzi serrait la main à son compagnon, car il prononça avec une nuance d’émotion :

 

– J’aurai plaisir à te faire riche, très riche, mon Marko, quand nous aurons achevé notre campagne.

 

Fuiiit ! L’enveloppe se déchire. Un déclic de serrure. Strezzi ouvre la cassette. Une exclamation triomphante :

 

– Enfin, je les tiens donc, les opales !

 

Puis un silence, un hurlement de bête fauve :

 

– Tonnerre ! On a effacé les signes révolutionnaires !

 

À ces mots, j’oublie mes angoisses. Une stupéfaction profonde les remplace. Je me rappelle que sur leur face plane inférieure, chacune des pierres précieuses portait un signe gravé, indice de commandement pour l’une des dix grandes sociétés révolutionnaires russes. Comment ces signes ont-ils disparu ?

 

Tanagra répond à la question muette :

 

– L’opale se dissout dans la lessive chaude de potasse. Voilà pourquoi Aldine, dans le cabinet du consul, avant la punition des Neronef, a détaché successivement chaque pierre et l’a mise en contact avec une solution de potasse enclose dans la cafetière arabe.

 

Admirable ! Ceci est une première victoire de X. 323. Il ne voulait pas détruire lui-même, pour ne pas se brouiller avec le gouvernement russe… Le brassard n’a plus d’action désormais et l’acte sera attribué à Franz Strezzi. Pourvu que le café empoisonné lui ait été également attribué !

 

Pour l’instant, il n’en a pas l’air. Il s’est levé. Il parcourt la salle voisine, en ébranlant le sol de coups de talon. Il rugit :

 

– Qui a fait cela ? Ce stupide consul ! Ils croient m’échapper ainsi. Soit, je ne déchaînerai pas les fureurs révolutionnaires, mais je frapperai le tsar comme ses… cousins d’Allemagne et d’Autriche… Je le frapperai dans ses enfants, dans sa femme, dans lui-même… et qui sait si les révolutionnaires ne se rangeront pas d’eux-mêmes sous le sceptre du Vengeur, qui signera chacune de ses expéditions de la Comète rouge et des Dix Yeux d’Or.

 

Sa voix sonnait, faussée par l’effort.

 

Et Tanagra, Aldine, moi-même, serrés les uns contre les autres, nous nous regardions avec une crainte croissante.

 

X. 323 ne parlait pas.

 

Est-ce qu’à ce moment la morsure du poison déchirait ses viscères ?

 

– Dans ce cas, murmurai-je, il l’a affirmé, il briserait le crâne de l’ennemi d’un coup de revolver.

 

– C’est vrai ! C’est vrai ! bégayèrent-elles dans un souffle.

 

– Donc, cela seul indiquerait…

 

Ma conclusion fut brutalement coupée.

 

Un hurlement, la détonation d’une arme à feu ébranlèrent l’atmosphère.

 

X. 323 avait tiré ! X. 323 allait succomber au poison !

 

Alors, nous perdîmes la tête. Avec un cri déchirant, nous nous ruâmes vers la porte de la cloison. Nous la poussâmes avec violence, nous fîmes irruption dans la salle où s’étaient enfermés les deux ennemis.

 

Et nous restâmes bouche bée devant un spectacle inattendu.

 

X. 323 debout, un genou appuyé sur la poitrine de Franz Strezzi écumant, le maintenait étendu sur une couchette adossée à la cloison.

 

Il se retourna vers nous, nous présentant son visage.

 

Et ma respiration s’arrêta. Pour la seconde fois de ma vie, je voyais les traits véritables de cet homme extraordinaire, ces traits qui offraient une certaine ressemblance avec ceux de ses sœurs.

 

– J’ai terminé ma tâche d’espion, dit-il, je suis redevenu moi, en attendant que le gouvernement russe me rende mon nom et l’honneur des miens.

 

Puis, désignant Strezzi, dont les mouvements s’atténuaient peu à peu :

 

– C’est lui qui a tiré ! J’ai reconnu en lui les premiers ravages du poison, et j’ai voulu lui donner une chance de se venger. Je savais qu’il me manquerait.

 

Ah ! l’être étrange, dominant toujours les circonstances ! Il disait ces choses d’un ton calme, insouciant. Il venait de jouer deux fois sa vie, avec une recherche du danger que je ne m’expliquais pas, et ses nerfs n’étaient pas plus agités que s’il se promenait dans Hyde-Park.

 

Strezzi ne se débattait plus. Une teinte rouge foncé avait envahi son visage. Il haletait.

 

Ses yeux virevoltèrent avec une expression d’indicible haine. Il bredouilla d’une voix à peine perceptible :

 

– X. 323 !… Comme mon père, comme mon père… Au diable !

 

Une convulsion fit craquer ses jointures, il se raidit et ne bougea plus. Il était mort.

 

Et alors X. 323 se redressa. Il vint lentement à Aldine, nous maintenant d’un simple geste, Tanagra et moi, immobiles.

 

– Miss Aldine, fit-il d’un accent tremblé, le ciel a prononcé pour Franz.

 

Elle le regarda sans répondre, ses yeux bleus comme désorbités par une émotion extrahumaine.

 

– À vous, continua-t-il, à vous de prononcer pour moi.

 

Et comme elle balbutiait :

 

– Que dois-je prononcer ? Je ne comprends pas. Je ne comprends pas.

 

Il reprit, sa voix se chargeant d’une douceur que je ne lui avais jamais entendue :

 

– À dater de ce moment, je ne suis plus l’espion attaché à une tâche, comme les ilotes étaient attachés à la glèbe… Je redeviens le chevalier de Spérat, fils de Pologne, riche, honoré. Mais ceux qui furent toujours heureux ne sauraient me donner l’affection sans laquelle la vie ne vaut pas d’être vécue.

 

Il arrêta les paroles prêtes à s’élancer des lèvres de la jeune fille.

 

– L’habitude de tout subordonner à une œuvre unique entasse chez l’individu un chaos de tendresses réfrénées, de nuances insaisissables, de susceptibilités aiguës. Seule, une compagne qui aura souffert comme moi pourra les comprendre, car elle les ressentira.

 

Il y eut un silence impressionnant. Nous semblions pétrifiés. On eût dit que X. 323, le chevalier de Spérat, s’adressait à une assemblée de statues.

 

– Miss Aldine, j’ai risqué deux fois ma vie aujourd’hui, afin que vous ne me considériez pas comme le meurtrier d’un homme dont la famille vous fut accueillante et bonne. Sans excuse aux yeux de tous, il en devait avoir dans votre souvenir. L’oubli de votre part me donnera seul le droit de vivre. J’ai oublié le meurtre d’Ellen, oubliez le trépas de Franz. La fatalité nous a conduits tous deux à frapper au nom de la justice. Miss Aldine, consentez à fondre nos deux souffrances, à vivre l’un près de l’autre, chacun garde-malade d’une âme endolorie.

 

– Vivre ! Vivre ! gémit-elle avec exaltation. Le puis-je ?

 

– Écoutez votre cœur. Votre décision nous emportera tous deux dans la vie ou dans la mort.

 

– Vous, mourir, non, non, cela ne se peut pas.

 

La jeune fille s’était élancée en avant. Ses mains tremblantes s’agrippèrent aux épaules du chevalier comme si elle eût voulu le retenir de force, elle jeta au hasard des phrases de prière, des supplications !

 

– Mon Dieu, inspirez-moi !… Oh ! vivez ! vivez ! je vous en conjure !

 

Doucement, il l’attira vers lui et, joue contre joue, son haleine faisant voleter les cheveux de la jeune fille :

 

– Avec vous, Aldine, avec vous que j’aime.

 

Elle eut un grand sanglot, son visage s’enfouit dans la poitrine de X. 323, et elle prononça d’une voix éteinte comme accablée de tant de bonheur :

 

– Aimée de vous, de vous… Oh ! oui ! oui ! Louange à Dieu !

CHAPITRE XIX

ÉPILOGUE


Le gouvernement russe a tenu ses promesses.

 

Le chevalier Ivan de Tresca de Spérat a été rétabli dans ses titres, ses dignités et ses biens. La barre de honte qui avait été tirée sur son blason a été effacée par une éclatante réhabilitation, que les mérites de X. 323 avaient gagnée cent fois.

 

L’homme supérieur, qu’un devoir filial avait transformé en espion, le plus loyal, le plus habile qui ait jamais été, doit être connu des lecteurs du Times, qui, faute de ce renseignement, garderaient rancune à mon cher journal.

 

Riche propriétaire de la Pologne russe, non loin de la frontière autrichienne, Stanislas de Spérat, père d’Ivan, de Tanagra, d’Ellen, avait été accusé de complot contre le tsar, par un parent avide de s’approprier son bien.

 

L’accusation de complot c’est l’exil en Sibérie, le travail dans les mines, l’agonie atroce en un pays inclément.

 

Stanislas prit la fuite, avec son épouse Arrina et ses enfants. Il se réfugia sur le territoire autrichien. La haine l’y poursuivit. L’héritier avide, qui avait hérité des vastes domaines en Pologne russe, réussit à gagner des serviteurs, à empoisonner ses victimes, dont les dépouilles furent consumées dans un lit de chaux vive.

 

Et devant les morts, X. 323, âgé de seize ans, sa sœur Tanagra, plus jeune de quelques années, avaient fait le serment de vengeance et de réhabilitation.

 

Deux ans après, révélant un courage inouï, une prodigieuse aptitude à la lutte, X. 323 avait démasqué le calomniateur, l’avait fait accrocher à la potence des criminels.

 

On eût dû réhabiliter le père de cet enfant héroïque.

 

Le gouvernement recula le paiement de cette dette sacrée. Il voulait s’assurer le concours de l’intelligence d’élite du jeune homme.

 

Il l’astreignit durant dix ans à se dévouer sans cesse.

 

Il avait fallu qu’avant de s’engager dans la terrible aventure des Dix Yeux d’Or, Ivan eût une entrevue avec le chef suprême de la police russe et lui fît cette déclaration :

 

– Ceci est ma dernière expédition. Si l’on refuse ensuite ce qui m’est dû, je me tuerai et le tsar, qui est un honnête homme, se sentira frappé au cœur par l’abominable égoïsme de son administration.

 

Un ambassadeur avait rapporté ces paroles à l’empereur, et celui-ci avait engagé sa parole souveraine qu’il tint religieusement, en dépit des manœuvres de fonctionnaires affolés par la pensée de perdre un allié comme X. 323.

 

Voici un an que ces choses sont passées.

 

X. 323 a épousé Aldine. Ils vivent dans le domaine de Spérat, parmi cette population polonaise, éprise de son passé, espéreuse en son avenir.

 

Tanagra et moi avons été unis à Saint-Paul’s Church, à Londres, où nous résidons tous deux, car notre petite Ellen a été transportée dans le caveau funéraire où ma mère, mon père reposaient déjà, et chaque semaine nous allons sur ces souvenirs chéris semer des fleurs.

 

Nous sommes heureux, nous aimant au delà de tout, et cependant il reste une ombre sur nous.

 

J’ai beau me veiller, je ne puis séparer l’idée de Tanagra de l’idée d’Ellen.

 

Et parfois je m’adresse à ma bien-aimée vivante, en lui donnant le nom de ma bien-aimée morte.

 

« Tanagra !

 

« Ellen ! »

 

Elle répond aux deux noms, avec une petite tristesse que je voudrais au prix de ma vie lui épargner.

 

Mais l’unité dans la dualité s’est empreinte dans mon cerveau. Je retombe sans cesse dans la même faute. Et quand je m’accuse, ma compagne chérie m’apaise doucement.

 

– Il faudrait une nouvelle Ellen pour vous guérir, cher Max. Je sais bien qu’il n’y a pas de votre faute.

 

Une dépêche nous arrive de Ragztiz, la bourgade où est le bureau de poste le plus proche du château de Spérat.

 

Nous l’ouvrons, inquiets. Les télégrammes de ceux que l’on aime apportent toujours un peu d’anxiété. Nous lisons ensemble :

 

« Aldine mère d’une petite fille. Tout le monde va bien. Nous appelons l’enfant Ellen. Tout cœur.

 

« SPÉRAT.

 

Et Tanagra, une douceur infinie dans le regard, murmure :

 

– L’autre Ellen ! Max, Max, l’esprit errant ne sera plus entre nous ; car maintenant il est en celle qui vient de naître.

 

Désormais, toute une vie de bonheur s’ouvre à nous ; confiants dans un avenir rempli de promesses nous restons silencieux, n’ayant qu’une même pensée, qu’une seule âme.

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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Décembre 2008

 

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