Paul d’Ivoi

 

 

 

LE SERGENT SIMPLET

À TRAVERS LES COLONIES FRANÇAISES

 

 

 

Voyages excentriques – Volume II

Librairie Furne, Jouvet et cie, 1895
Illustrations Lucien Métivet

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

I.  DEUX SOUS-OFFS. 6

II.  LA TOILE D’ARAIGNÉE.. 23

III  UNE IDÉE DE SIMPLET.. 39

IV  DE LYON À ÉTAPLES. 53

V  PREMIÈRES HEURES HORS DE FRANCE.. 74

VI  ORIGINAL YOUNG LADY.. 94

VII  OBOK.. 123

VIII  CANETÈGNE S’OCCUPE.. 134

IX  DANS LA BROUSSE.. 157

X  LE CHEMIN DE TANANARIVE.. 186

XI  LA CITÉ DE LA LÈPRE.. 199

XIII  À LA RÉSIDENCE.. 220

XIV  EN MARCHE VERS LE SUD.. 242

XV  LE « FADY ». 264

XVI  LE PAYS DES BARES. 295

XVII  LA RÉUNION.. 323

XVIII  TROIS MILLE KILOMÈTRES DANS UN CYCLONE.. 347

XIX  LE PAYS DES PIERRES PRÉCIEUSES. 358

XX  L’INDE TELLE QU’ELLE EST.. 385

XXI  UN COUP DE KANDJAR.. 409

XXII  NAZIR TRAVAILLE.. 423

XXIII  LE MEÏNAM... 447

XXIV  LE ROI. 462

XXV  L’HOSPITALITÉ DE BOB.. 477

XXVI  EN AVANT ! 502

XXVII  À BANGKOK, À SAÏGON.. 518

XXVIII  SIMPLET DEVIENT CHIMISTE.. 533

XXIX  ZÉBUS ET RHINOCÉROS. 543

XXX  LE MÉKONG.. 558

XXXI  LA REVANCHE DE GIRAUD-CANETÈGNE.. 580

XXXII  EN NOUVELLE-CALÉDONIE.. 600

XXXIII  À TRAVERS LE PACIFIQUE.. 624

XXXIV  AU PAYS DES FORÇATS. 644

XXXV  PERDUS EN MER.. 666

XXXVI  DANS LE BAGHIRMI. 691

XXXVII  UN ÉLÉPHANT.. 717

XXXVIII  STRUGGLE FOR LIFE.. 734

XXXIX  LA COUR D’ASSISES. 757

À propos de cette édition électronique. 772

 

 

 

Texte établi d’après l’édition Combet et cie Ancienne librairie Furne (sans date, probablement 1905)

I.

DEUX SOUS-OFFS

 

 

L’horloge de la gare de Grenoble marquait trois heures. Sur la voie montante le train pour Lyon était formé. Les employés pressaient les voyageurs retardataires et, courant le long du train, fermaient les portières avec violence.

 

Un coup de sifflet retentit.

 

Soudain un sergent d’infanterie de ligne parut à la porte des salles d’attente. Il courait tout essoufflé, une valise à la main.

 

Écartant un agent qui prétendait l’arrêter, il s’élança vers le convoi déjà en marche, ouvrit la portière d’un compartiment de seconde classe dans lequel il s’engouffra en coup de vent.

 

– Ouf ! quelle course, fit-il en allant tomber dans le seul coin inoccupé. Il posa sa valise à côté de lui et regarda ses compagnons de voyage.

 

À l’autre extrémité du wagon, deux hommes grands, à la face rougeaude, mi-bourgeois, mi-paysans, causaient à haute voix, avec l’importance de gens bien nourris à qui les écus ne manquent point.

 

En reportant ses yeux en face de lui, le jeune homme murmura :

 

– Tiens un autre pied de banc !

 

En effet son vis-à-vis se trouvait être un sergent d’infanterie de marine, aussi brun qu’il était blond, aussi bronzé qu’il l’était peu.

 

C’était sa vivante antithèse.

 

Alors que le lignard, de taille moyenne mais bien prise, avait l’œil bleu très doux, la moustache blonde relevée en crocs, la figure pleine ; le marsouin était grand, maigre, et des yeux noirs, durs, trouaient son visage cuit par le soleil.

 

Lui aussi portait la moustache ; mais les pointes pendaient mélancoliquement de chaque côté de la bouche, à la façon des vieux Celtes ou des modernes Chinois.

 

Il ne parut pas s’apercevoir de l’examen dont il était l’objet. Immobile, la tête renversée en arrière, il semblait absorbé par une pensée triste.

 

Un bruyant éclat de rire le fit tressaillir.

 

Les « pékins » se tordaient dans un accès de folle gaieté. L’un avait sans doute fait une remarque plaisante à l’adresse du sous-officier, car leurs yeux ne le quittaient point.

 

Il fronça le sourcil. Les rires redoublèrent. Du coup il se redressa et d’une voix sèche :

 

– Pardon, messieurs, ne pourriez-vous rire sans regarder de mon côté ?

 

– Cela vous gêne ? répliqua lourdement le plus jeune paysan.

 

– Énormément. Votre attitude, d’ailleurs, me donne à penser que je ne suis pas étranger à votre hilarité.

 

Ils ne répondirent pas. Ils riaient de plus belle, la bouche fendue jusqu’aux oreilles.

 

Puis celui qui n’avait pas encore parlé, une sorte de colosse, reprit :

 

– Vous avez mauvais caractère.

 

– C’est possible, je ne plaisante qu’avec mes amis.

 

– Oui, et parce que vous portez la livrée militaire…

 

– L’uniforme, rectifia le soldat en se soulevant légèrement.

 

– Vous croyez faire peur aux autres. Vous faites l’avale-tout-cru. Pas la peine avec nous, on est rustique. Allez, calmez-vous, ça vous évitera une mauvaise querelle.

 

Le marsouin était devenu blême ; il fit un mouvement pour s’élancer vers ses interlocuteurs.

 

Mais le rustre souleva un gros bâton sur lequel s’appuyaient ses mains calleuses et goguenard :

 

– Oh ! vous savez, sergent, vous n’êtes pas de force. Un contre deux qui en valent bien quatre.

 

Et pointant son gourdin en avant, il continua :

 

– Avec ces camarades-là… Qu’est-ce que vous pouvez ?

 

Jusque-là le lignard avait assisté à la scène sans un geste.

 

À ce moment, il étendit vivement la main, saisit la canne et d’une saccade l’arracha au paysan, tout en disant d’une voix tranquille :

 

– C’est bien simple, maintenant nous sommes trois de ce côté, y compris le camarade gourdin, et si vous ne vous excusez pas de votre insolence, nous vous battrons.

 

L’attitude calme et résolue du fantassin en imposa aux deux hommes, car en même temps ils s’écrièrent :

 

– Eh ! on ne se moquait pas de lui.

 

– Je veux le penser, mais on en avait l’air.

 

– Vous croyez ?

 

– Parfaitement !

 

– Ben quoi ! on vous fait des excuses alors.

 

– C’est bon !

 

Et tendant la canne au paysan tout penaud.

 

– Reprenez cela. Quand on a l’honneur de porter l’uniforme, on n’a pas besoin d’un morceau de bois pour se faire respecter.

 

Puis sans s’inquiéter davantage de ses adversaires, il se tourna vers le marsouin. Les jeunes gens se serrèrent la main.

 

– Je vous remercie, mon cher collègue, commença celui-ci.

 

Il l’interrompit :

 

– Oh ! c’est tout simple. Vous pouvez, du reste, me causer un grand plaisir en échange.

 

– Parlez !

 

– Parler précisément. J’ai horreur du voyage solitaire et muet. Si vous jugez la glace rompue… ?

 

– Fondue, mon cher collègue – et se levant à demi – Claude Bérard, sergent au 1er régiment d’infanterie de marine, libéré après la campagne au Dahomey et deux mois de convalescence à Toulon.

 

– Et moi, Marcel Dalvan, sergent au 35e de ligne, libéré en garnison d’Embrun, il y a quatre jours. Présentement propriétaire qui vient de s’occuper de vendre ses propriétés à Grenoble, et se dirige vers Lyon. Mais vous-même… ?

 

– Je me rends à Lyon… probablement à Paris ensuite. Pas propriétaire du tout, je suis en quête d’un emploi.

 

– Ah ! avez-vous une préférence quelconque ?

 

– Oui, le commerce.

 

– Bravo !

 

– Pourquoi bravo ?

 

– Parce que j’ai, à Lyon, des amis qui font la commission coloniale, et par eux je pense bien…

 

– Me trouver quelque chose ?

 

– Justement.

 

Le marsouin saisit la main du jeune homme et la serra énergiquement.

 

– Décidément, vous êtes mon sauveur !

 

– Pas du tout. Ça se rencontre comme cela. Et puis un sous-officier offre des garanties. On le prend de préférence à un civil, c’est bien simple.

 

– Il vous plaît à dire. Mais vous êtes en bons termes avec…

 

– Les négociants dont je parle ? Oh !… depuis deux ans je ne les ai pas vus. Mais c’est égal, si mon ami Antonin Ribor m’avait oublié, sa sœur Yvonne, ma sœur de lait à moi, aurait meilleure mémoire.

 

Et d’une voix émue :

 

– Si vous saviez comme elle est gentille et bonne ! C’est ma mère qui nous a nourris tous deux, puis élevés. Le père Ribor, voyageur infatigable, était toujours à trois mille lieues de ses enfants. Ah ! c’est une jolie fille, avec ses cheveux châtains, sa figure rieuse, ses grands yeux bruns et une voix, une vraie musique. Je serais allé au bout du monde, quand elle disait, en me regardant comme cela : Simplet.

 

– Simplet ? interrompit Claude Bérard.

 

– Un sobriquet. J’ai un tic. Il paraît que c’est un tic. Tout me semble simple. Alors…

 

– Simplet s’explique. Et elle, comment l’appeliez-vous ?

 

– Yvonne.

 

Claude sourit :

 

– Vous l’aimez beaucoup ?

 

– Je n’ai qu’elle.

 

– Et l’amitié avec une brave fille conduit au mariage.

 

Marcel Dalvan eut un soubresaut.

 

– Au mariage ! Ah bien ! si vous disiez ça devant elle, je vous garantis qu’elle rirait de bon cœur. M’épouser, elle !

 

Il riait, un peu gêné, un brouillard plus rose montant à ses joues.

 

– Le mariage, reprit-il. Depuis deux ans, elle ne m’a pas écrit.

 

– Pas une lettre ?

 

– Non. J’étais en garnison à Granville, on m’a expédié à Embrun…

 

– Ce n’est pas une raison.

 

– Je me suis montré négligent. Durant plusieurs mois, je n’ai pas écrit, puis je me suis décidé. Seulement elle devrait être vexée ; aucune réponse.

 

– Diable !

 

– C’est qu’elle a sa petite tête. Mais soyez tranquille, cela ne nous empêchera pas de nous embrasser avec plaisir.

 

Les stations se succédaient. Avec la confiance de la vingt-troisième année, les sous-officiers se racontaient leur existence.

 

 

Claude, orphelin, devenu à force de travail petit commis chez un éditeur. Puis le tirage au sort, 18e arrondissement (Montmartre). Le passage en Tunisie, au Tonkin, au Dahomey. Les joies et les souffrances des héros obscurs aboutissant à la libération, à la rentrée plate dans la vie de la métropole. Il disait son embarras, sa tristesse de se sentir seul, et à l’idée d’avoir rencontré un ami, la satisfaction qui faisait briller ses yeux, qui illuminait son visage grave.

 

La voix des employés criant : Lyon-Perrache, tout le monde descend, surprit les soldats.

 

Le voyage s’était accompli rapidement.

 

– Déjà ! firent-ils en même temps.

 

Puis tout réjouis, ils sautèrent sur le quai, traversèrent la salle d’attente remplie d’hommes, de femmes, d’enfants, attendant des voyageurs aimés et sortirent de la gare.

 

La nuit était venue, hâtive ; nuit de novembre.

 

Dans cette partie de la ville, conquise autrefois sur le Rhône et la Saône par le sculpteur Perrache, mais toujours humide, un brouillard épais régnait.

 

– Où allons-nous ? demanda Claude.

 

– Chez mes amis, parbleu. C’est à deux pas, rue Suchet.

 

– Mais c’est l’heure du dîner et je ne sais si…

 

– S’ils nous inviteront ? Vous allez voir ça. La maison de commission A. Ribor et Cie est hospitalière, et vous, qui venez des colonies, serez doublement bien reçu.

 

Tous deux marchaient d’un bon pas, frissonnant un peu sous le manteau froid de la brume, mais heureux à la pensée du gîte tout proche, des hôtes aimables.

 

– Voilà le progrès, murmura Marcel.

 

– Où cela ?

 

Le lignard se prit à rire.

 

– Je continuais à haute voix une pensée commencée tout bas.

 

– Ah ! pardon.

 

– Ce n’est plus un secret depuis que les savants s’en sont occupés. Je me disais : En l’an 500 avant Jésus-Christ.

 

– Pristi ! interrompit Bérard, vous êtes bien renseigné, vous.

 

– C’est de l’érudition locale simplement. Les Gaulois – que nous considérons comme des barbares – savez-vous où ils avaient établi leur oppidum, Lugdunum, – la colline du Corbeau – embryon de la cité actuelle ?

 

– Ma foi non.

 

– Sur les hauteurs de Croix-Rousse, mon cher, où le brouillard est inconnu. Les modernes sont venus s’installer juste au confluent des fleuves, dans un marécage. Est-ce un progrès ?

 

– Certes non. Et le choix de leur demeure prouve leur infériorité.

 

– Comment ?

 

– Il est évident qu’un monsieur perché sur une colline a les idées plus élevées que lorsqu’il est en plaine !

 

Les jeunes gens éclatèrent de rire.

 

– Ah ! voici la rue Suchet, reprit Marcel au bout d’un moment. Tournons à gauche ; c’est la troisième maison. Tenez, une voiture stationne devant la porte.

 

En effet un fiacre fermé, lanternes allumées, était arrêté à quelques pas.

 

Les voyageurs parvinrent à une haute porte cochère.

 

Un des battants était entr’ouvert.

 

– Nous sommes arrivés, déclara Marcel en baissant la voix. J’ai le cœur qui bat. Songez donc, mes seuls amis ! Tiens, mais voici la plaque de la maison, A. Ribor et Cie.

 

Il désignait un large panneau appliqué sur le mur à droite de l’entrée.

 

Pour laisser à son compagnon le temps de se remettre, Claude parut considérer la plaque.

 

– Mais vous vous trompez, fit-il tout à coup.

 

Simplet l’interrogea du regard :

 

– Sans doute. Ce n’est pas la maison Ribor.

 

– Vous avez la berlue.

 

– Voyez vous-même.

 

Avec un haussement d’épaules, Dalvan rejoignit le sous-officier. Il jeta les yeux sur le panneau et eut un geste de surprise :

 

– Canetègne et Cie, murmura-t-il. Qu’est-ce que cela signifie ? Puis se frappant le front :

 

– Ils ont peut-être déménagé. Depuis deux ans, ils en ont eu le temps. Informons-nous.

 

Il se dirigea vers la porte.

 

Mais comme il allait en franchir le seuil, le battant entr’ouvert fut brusquement tiré en arrière. Deux hommes parurent, maintenant une femme qui se débattait.

 

L’un ouvrit la portière du fiacre et d’un ton tranchant :

 

– Montez, mademoiselle, notre consigne est de vous arrêter… Si vous résistez, tant pis pour vous.

 

– Mais c’est une infamie, gémit la prisonnière.

 

– Cette voix, bredouilla Marcel en se cramponnant au bras de son camarade.

 

Il tremblait.

 

– Montez, mademoiselle, répéta l’homme qui déjà avait parlé.

 

Comme malgré lui le sous-officier fit un pas en avant. La clarté de la lanterne frappa en plein son visage pâle.

 

La captive l’aperçut. D’un effort surhumain elle s’arracha des mains de ces gardiens, et se réfugia dans les bras de Marcel :

 

– Simplet, s’écria-t-elle, Simplet, sauve-moi !

 

– Yvonne, répondit le jeune homme, toi !

 

Les agents, étonnés d’abord, intervinrent :

 

– Allons, allons, assez de simagrées. En voiture et lestement.

 

Les yeux de Dalvan eurent un éclair. Yvonne le vit.

 

– Non, dit-elle vivement, ne me défends pas. Reste libre. Il le faut pour me protéger. Écoute : je suis arrêtée comme voleuse sur la dénonciation de M. Canetègne, l’ancien associé de mon frère qu’il a ruiné. Antonin a la preuve de mon innocence.

 

– Bon ! où demeure-t-il ?

 

– Hélas ! il est parti depuis un an. Il parcourt le monde. Je n’ai pas de ses nouvelles.

 

Elle allait continuer. L’un des policiers lui appuya la main sur l’épaule.

 

– La belle enfant, il se fait tard.

 

Et narquois :

 

– Vous savez, sergent, vous pourrez la voir en prison. Une simple demande à présenter. L’administration est paternelle.

 

Marcel eut un mouvement comme pour se ruer sur ce personnage, mais Yvonne l’arrêta :

 

– Simplet, je n’ai que toi !

 

Il redevint calme.

 

– Cela suffira, petite sœur. On t’accuse injustement. Je prouverai la fausseté de tes ennemis. Compte sur moi.

 

 

L’un des agents avait pris place dans le fiacre avec la prisonnière. L’autre se hissait sur le siège.

 

– Hue, gronda le cocher.

 

Comme la voiture s’ébranlait, la jeune fille mit la tête à la portière et avec un accent déchirant :

 

– Adieu, Simplet.

 

– Au revoir, répondit-il, au revoir.

 

Les sous-officiers restèrent seuls sur le trottoir.

 

Très troublé, Claude se taisait, n’osant interrompre la rêverie où son ami était plongé. Il éprouvait le contre-coup de la douleur cuisante qui frappait le pauvre garçon.

 

Deux mots lui avaient fait comprendre l’étendue de l’affection dont Yvonne et Simplet étaient unis.

 

En parlant d’elle, le sous-officier avait dit :

 

– Je n’ai qu’elle.

 

En le voyant, la jeune fille s’était écriée :

 

– Je n’ai que toi !

 

Et le marsouin grommelait entre ses dents :

 

– En voilà une tuile !

 

La phrase était vulgaire, mais le ton profondément sympathique.

 

– Ah ! fit tout à coup Marcel, parlant haut sans en avoir conscience. Antonin est au diable et Yvonne va en prison. Le plus pressé est de l’en faire sortir. Seulement, voilà… dans cette ville où je ne connais personne, où je suis seul…

 

Claude lui toucha le bras.

 

– Pardon, nous sommes deux.

 

Le jeune homme leva la tête.

 

– Oui, poursuivit Bérard. Tantôt vous avez pris mon parti, sans m’avoir jamais vu, poussé uniquement par l’idée de justice. C’est mon tour maintenant, et je répète après vous : nous sommes deux.

 

Dalvan essuya une larme, puis simplement :

 

– Merci, frère, j’accepte.

 

II.

LA TOILE D’ARAIGNÉE

 

 

Le lendemain vers dix heures, Marcel était assis pensif dans la chambre d’hôtel où il avait passé la nuit. On frappa à la porte.

 

– Entrez, dit-il.

 

Claude parut et demanda :

 

– Eh bien, comment ça va-t-il ce matin ?

 

Dalvan eut un sourire :

 

– Bien…

 

– Oui, mais l’affaire de Mlle Yvonne ?

 

– J’y pense.

 

– J’en suis sûr. Seulement qu’allons-nous faire ?

 

Le jeune homme indiqua une chaise à son ami :

 

– Il faut qu’Yvonne soit libre. Or elle peut l’être de deux façons : son innocence prouvée, ou par évasion. Pour l’instant, il s’agit de comprendre l’affaire. Pourquoi et dans quelles circonstances a-t-elle été accusée ?

 

Bérard ricana :

 

– À qui demander cela ? Moi je ne connais rien à la police.

 

– Moi non plus, mais je désire voir Yvonne. À qui cela peut-il déplaire ?

 

– Comment déplaire ?

 

– Sans doute. C’est de celui-là que je dois obtenir l’autorisation, puisque seul il songerait à la refuser.

 

Le marsouin inclina la tête et gravement :

 

– C’est vrai ! rien de plus logique, mais ça n’indique pas le personnage qui…

 

– Au contraire. Qui instruira le délit ?

 

– Un juge.

 

– C’est donc lui qui a intérêt à ce que ma pauvre petite sœur soit au secret.

 

– En effet, s’écria Claude en riant, le raisonnement est simple.

 

– Tout est simple, affirma gravement Marcel.

 

Un hochement de tête de son compagnon l’interrompit :

 

– Quoi encore ? dit-il.

 

– Où trouver l’adresse du juge, son nom ?

 

– Au Palais de Justice.

 

– Au fait, c’est évident. Pour rencontrer un garçon de recettes, on irait à la banque qui l’occupe ; de même pour un magistrat. Alors en route.

 

Quelques instants plus tard les jeunes gens quittaient l’hôtel, s’informaient au premier passant et, sur ses indications, gagnaient le quai qui longe la Saône.

 

Bientôt ils atteignirent le Palais de Justice, monument assez médiocre, malgré la colonnade corinthienne dont il est orné. Le concierge renvoya les sous-officiers au greffe, où un employé leur apprit que l’instruction du vol reproché à Mlle Ribor était confiée à M. Rennard, domicilié place Saint-Nizier, en face la curieuse église de ce nom.

 

Nanti de ce renseignement, Marcel entraîna son ami vers la demeure du magistrat.

 

Celui-ci, un brave homme grassouillet, à la figure paterne, accueillit le soldat avec bienveillance. Il parut ému par le récit de son affection pour Yvonne, et ne fit aucune difficulté de lui signer un permis de visiter la prisonnière.

 

Seulement, quand Marcel lui déclara qu’il apporterait les preuves de l’innocence de la malheureuse enfant, M. Rennard secoua doucement la tête sans répondre. Évidemment il la croyait coupable.

 

Après un déjeuner sommaire, les soldats se séparèrent. Bérard retourna à l’hôtel, tandis que le lignard s’acheminait vers la prison, située vis-à-vis l’ancien quai de la Vitriolerie.

 

Le laisser-passer du juge d’instruction était en règle, et le jeune homme fut bientôt introduit dans la chambre occupée par Yvonne. Munie d’un peu d’argent, la captive avait obtenu sans peine d’être soumise au régime de la « pistole ». Elle n’était d’ailleurs que « prévenue ».

 

– Simplet ! s’écria-t-elle comme la veille.

 

– Moi, tu ne m’attendais pas ?

 

– Comment es-tu arrivé jusqu’ici ? J’étais triste et maintenant il me semble que mon malheur va prendre fin.

 

Rapidement il la mit au courant de ses démarches. Le visage de la jeune fille exprima la stupéfaction et d’un ton hésitant :

 

– Comment ! c’est toi qui as eu l’idée de tout cela ?

 

– Oui, répondit-il sans paraître remarquer l’air singulier d’Yvonne, moi avec mon ami Claude Bérard.

 

– Ah ! bon !

 

Il y avait dans ces deux mots une foule de révélations. Au fond, la détenue ne prenait pas « au sérieux » son frère de lait. Son exclamation signifiait clairement :

 

– C’est ton ami qui t’a guidé, car livré à toi-même tu n’aurais pas trouvé cela.

 

L’affection a de ces injustices. Il n’est pas, dit-on, de grand homme pour son valet de chambre ; encore moins pour ses amis ou ses parents. Et dans ce surnom de « Simplet », Yvonne avait mis, sans le savoir, toute la supériorité protectrice qu’elle pensait avoir le droit de marquer au jeune homme.

 

– Voyons, poursuivit Marcel, mettons à profit les instants. Y a t-il moyen de démontrer la fausseté de l’accusation qui pèse sur toi ?

 

 

Elle secoua la tête :

 

– Non, ou plutôt il y en aurait un, si Antonin était auprès de nous.

 

– Tu m’as déjà dit cela hier soir. Si je suis venu, c’est pour t’encourager et te prier de me raconter ce qui s’est passé depuis que je ne t’ai vue. Pour te défendre, il est indispensable que je sache de quoi tu es menacée.

 

Du même ton d’ironie douloureuse :

 

– Tu veux me protéger, Simplet ?

 

Marcel lui prit les mains :

 

– Oui, petite sœur.

 

– Oh ! je sais bien, reprit-elle d’une voix tremblante, touchée par l’affection du soldat. Je sais bien que, si tu le pouvais, tu me tirerais d’ici ; mais hélas ! comment réussirais-tu ? Contre moi se dressent des charges accablantes…

 

Doucement, il lui coupa la parole :

 

– C’est égal, raconte tout de même, je t’en supplie.

 

– Soit, fit-elle. Quand tu partis au régiment, Antonin avait fondé depuis plusieurs mois sa maison de commission coloniale.

 

– Et Canetègne n’était-il pas son associé ?

 

– Si. Tu ignores comment cette association fut signée ?

 

– En effet.

 

– Oh ! ce fut une infamie. Dans la famille, les hommes sont des « inquiets de mouvement ». C’est de l’atavisme, n’est-ce pas ? Notre bisaïeul, au début du siècle, fit la course. Le corsaire audacieux laissa une certaine fortune que son fils, notre grand-père, augmenta. Il était ingénieur dans le Sud-Américain. Notre père, lui, fut explorateur et ses découvertes géographiques réduisirent notre patrimoine. À sa mort, pauvre papa, il nous restait quatre cent mille francs. Antonin aurait bien couru le monde comme les autres.

 

– Mais tu étais là. Il se devait à toi, petite sœur.

 

– Oui. Aussi ne pouvant se déplacer lui-même, il voulut au moins s’occuper des lointains pays dont l’idée le hantait.

 

– Et sur mon conseil, conseil que je regrette, va, il se lança dans la commission coloniale.

 

Yvonne à son tour enferma dans les siennes la main du sous-officier.

 

– Ne t’accuse pas. Ta pensée était bonne, mais Antonin n’entendait rien aux affaires. Il avait engagé tous nos capitaux dans l’entreprise. La maison marchait bien, mais il avait oublié une chose : conserver un fonds de roulement suffisant. Si bien qu’à la sixième échéance, avec des affaires superbes, il se vit dans l’impossibilité de tenir ses engagements. C’était la liquidation judiciaire, la faillite…

 

Marcel eut un haut-le-corps :

 

– Et vous ne me l’avez pas dit ?

 

– À toi !

 

– Je possède une centaine de mille francs. Votre fonds de réserve était tout trouvé. C’était bien simple.

 

Les yeux de la prisonnière devinrent humides :

 

– Tu trouves, mon bon Simplet ; je ne suis pas de ton avis. J’ai défendu à Antonin de t’apprendre la situation. Il était inutile de t’entraîner dans notre ruine.

 

– C’est mal…

 

– Peut-être as-tu raison, après tout. Enfin, ce qui est fait est fait. Laisse-moi continuer.

 

– Je t’écoute.

 

 

– La veille de l’échéance, il nous manquait vingt mille francs. Notre papier allait être protesté. Après dîner, mon frère et moi étions assis dans le salon l’un en face de l’autre. À ce moment, notre petite bonne nous annonce que Mlle Doctrovée demande à nous parler.

 

– Mlle Doctrovée, votre employée ?

 

– Précisément. Elle était chargée de la manutention.

 

– Je me souviens. Une femme d’une quarantaine d’années, grande, brune de peau et de cheveux, maigre…

 

– C’est cela même. Eh bien ! cette femme entra, nous accabla de protestations, nous confia qu’un M. Canetègne, dont elle se disait l’amie, attendrait Antonin le lendemain et lui compterait la somme qui lui faisait défaut. À huit heures du matin, mon frère courait chez M. Canetègne, qui lui offrit l’argent promis, mais le pria en échange de signer un petit papier.

 

– Un papier ?

 

– C’était un acte d’association reconnaissant au prêteur la moitié de l’avoir social.

 

– Bigre !…

 

La prisonnière leva les yeux au ciel :

 

– Attends pour te récrier. Parmi les clauses de l’acte se trouvaient celles-ci : chacun des associés touchera mensuellement mille francs ; chaque année, il sera procédé à un inventaire, et en cas de perte constatée, l’un des associés aura droit de demander la liquidation de la société.

 

Le visage de la jeune fille se contracta ; elle poursuivit avec un léger tremblement dans la voix :

 

– Les conditions étaient léonines, mais Canetègne, cet Avignonnais rusé, connaissait bien notre situation. À toutes les objections d’Antonin il se borna à répondre : C’est ma manière de traiter l’affaire. Je ne vous force pas. Vous préférez la faillite, à votre aise ! Et mon pauvre frère signa.

 

– Ah ! grommela le sous-officier avec colère. Tout cela plutôt que de s’adresser à moi.

 

Puis se radoucissant soudain :

 

– Petite sœur, tu es trop malheureuse pour que je te gronde ; continue.

 

– C’était notre ruine qu’il venait de signer. À la fin de la première année : inventaire. Lui trouve dix-huit mille francs de gain ; Canetègne, six mille francs de perte.

 

– Comment cela ?

 

– Tu vas l’apprendre. Cet homme d’affaires retors demande la liquidation. Son compte est jugé exact par le tribunal.

 

– Ton frère s’était trompé !

 

– Non, mais il n’avait pas considéré les appointements des patrons, soit vingt-quatre mille francs, comme des dépenses.

 

– Je conçois, M. Canetègne les faisant figurer au compte « frais généraux », l’écart de six mille francs…

 

– Bref, il fut décidé que la maison serait vendue chez un notaire. Sa mise à prix était de cent mille francs… Elle devait être adjugée sur une seule enchère.

 

Et interrompant le jeune homme qui ouvrait la bouche :

 

– Tu vas me dire que là encore nous avons été coupables de ne pas faire appel à ton amitié. C’est vrai, je le reconnais ; mais épargne-nous, nous sommes tellement à plaindre !

 

Pour toute réponse Marcel porta à ses lèvres la main de la captive.

 

– Oh ! Antonin se démena. Deux ou trois amis s’étaient intéressés dans ses affaires. Il alla les voir, leur proposer de lui avancer l’argent nécessaire au rachat de la maison. Par l’acte d’association il représentait 50 p. 100 de la valeur de l’entreprise ; donc, en payant cinquante mille francs à son associé, plus les frais de vente, il se retrouvait seul propriétaire… Mais une surprise l’attendait. Exagérant la déconfiture, M. Canetègne avait racheté à vil prix les créances. Une explication s’ensuivit. Dès les premiers mots l’Avignonnais éclata de rire : Mon ami, dit-il, vous êtes nul en affaires. Je vous sauve malgré vous. Aujourd’hui je représente 80 pour 100 de l’opération, et vous seulement 20. Par conséquent, si vous vouliez me disputer l’entreprise, vous auriez à payer quatre-vingts francs, alors que je n’en débourserais que vingt. Or, j’ai trouvé un commanditaire qui m’autorise à prendre la maison à deux cent mille francs. Voulez-vous en verser huit cent mille ? Eh bien ! je vous fais une offre sérieuse. Laissez-moi maître de la situation. Avec une enchère de dix mille francs j’enlève la vente. Je vous remets intégralement la mise à prix : vingt-deux mille francs comptant, et un chèque de soixante-dix-huit mille francs payable dans dix-huit mois. Vous y gagnez, mon commanditaire aussi. Tout le monde est content. Et comme Antonin le considérait avec stupeur, il ajouta : Avec l’argent touché, vous vous embarquez, vous parcourez les colonies françaises, et me revenez avec des documents, des relations qui décuplent notre chiffre. Je vous alloue 10 pour 100 sur les affaires, et en quelques années je refais votre fortune.

 

– Tiens, tiens, fit le sous-officier ; c’est presque gentil, cela.

 

Yvonne fronça le sourcil.

 

– Il mentait comme toujours. Il exploitait l’humeur aventureuse des Ribor, dont Antonin a hérité. Le pauvre accepta. En son absence Canetègne me gardait comme caissière, aux appointements de deux mille francs. Tout se passa comme il l’avait décidé. Antonin quitta la France en me laissant le chèque de 78,000 francs. Mais poussé par une défiance trop justifiée, hélas ! il photographia ce papier, sans savoir à quoi pourrait servir la reproduction. Malheureusement Antonin est, j’ignore où, et il a emporté cette preuve qui confondrait mes lâches accusateurs.

 

Elle avait pâli en prononçant ces paroles. Une émotion violente la secouait ; sa voix s’étranglait dans sa gorge. Brusquement elle jeta ses bras autour du cou de Marcel et appuyant sa tête sur son épaule :

 

– Mon pauvre Simplet ! Après… oh ! après, j’ai subi toutes les tortures. Antonin m’écrivit pendant six mois. Il visita l’Algérie, la Tunisie. Il gagna le Sénégal. De Saint-Louis une dernière lettre me parvint. Le cher voyageur m’annonçait son intention de remonter au nord du fleuve. Et puis, plus rien. J’ai écrit là-bas. Pas de réponse. Pour comble d’infortune, tandis que je me désespérais, hantée par l’atroce pensée que mon frère était mort, M. Canetègne manifesta l’intention de m’épouser.

 

– Lui !

 

– Oui lui, répéta la prisonnière. Durant des mois, j’ai subi ses sollicitations… J’étais seule, sans fortune, n’ayant pour vivre que mes appointements. Je n’osais pas abandonner mon emploi. J’avais peur de mon isolement dans la ville populeuse.

 

– Comme tu crois peu à mon affection, tu ne m’as pas appelé.

 

– Pardon, je croyais être bientôt délivrée. L’échéance du chèque approchait. Quand je l’aurai touché, pensais-je, je quitterai la maison Canetègne ; je serai libre. Folle ! L’échéance atteinte, je présente l’effet, et je déclare à cet homme que je ne continue plus à faire partie de son personnel. Il tente de me retenir. Il a des paroles mielleuses ; mais il ne peut plus me tromper. Avec ma fortune, je rentre chez moi. C’est fini, je suis affranchie.

 

Elle parlait avec exaltation, dans une sorte d’ivresse. Et devant elle, Marcel joignait les mains, comprenant sa longue peine.

 

– Soudain, reprit Yvonne avec amertume, un abîme s’ouvre sous mes pieds. Des agents de police envahissent ma demeure. Ils font main-basse sur l’argent. Ils m’accusent d’avoir volé cette somme.

 

– Eh bien, il était facile de prouver…

 

– Ah ! je l’ai cru, Simplet. J’ai dit la vérité. Alors ils m’ont traînée chez M. Canetègne. Horreur ! c’est lui qui a porté plainte. Il nie l’existence du chèque, et sur mes livres il montre des surcharges, des ratures, que je n’ai jamais faites, je te le jure…

 

– Je te crois, petite sœur.

 

Yvonne se blottit contre lui et avec une reconnaissance infinie :

 

– Tu me crois, toi. Tu devines qu’une honnête fille ne devient pas voleuse, qu’elle ne falsifie pas ses livres pour piller la caisse qui lui est confiée. Eux, cela ne les étonne pas. Tout crime leur paraît naturel. Canetègne affirme que je suis coupable. Sa parole fait foi. J’en appelle à Mlle Doctrovée. Elle déclare tout ignorer. Tu voulais me sauver ; tu vois bien que c’est impossible !

 

Depuis une minute Marcel semblait avoir oublié où il se trouvait. La figure immobile, les yeux perdus dans le vague, une ride profonde coupant le front entre les sourcils, il était absorbé par une pensée. Mais aux derniers mots de la jeune fille il sortit de sa préoccupation.

 

– Le premier moyen m’a l’air de ne rien valoir, fit-il lentement, nous emploierons le second.

 

Et comme elle le regardait avidement, les lèvres ouvertes pour l’interrogation :

 

– C’est bien simple, reprit-il, tu ne démontreras pas ton honnêteté. La trame est trop bien ourdie. Donc tu t’évaderas, et à nous deux nous rejoindrons ton frère.

 

– Mais personne ne sait où il est !

 

 

– Nous le trouverons… D’ailleurs il n’y a pas autre chose à faire. Il a la preuve. Il nous la faut, car tu ne peux vivre déshonorée.

 

Le gardien entrait pour avertir le sous-officier que sa visite avait assez duré. Tendrement Marcel embrassa sa sœur de lait et lui murmura à l’oreille :

 

– À bientôt !

 

Puis il sortit après un geste brusque dont, ni la prisonnière, ni le geôlier, ne comprirent le sens. Il se jurait d’arracher Yvonne à l’injuste justice.

III

UNE IDÉE DE SIMPLET

 

 

Mlle Doctrovée, dont il vient d’être question, mérite les honneurs du portrait. Elle avait « coiffé sainte Catherine » depuis quelques années, avouait-elle. Or, chacun sait que ladite Catherine est une fée fantasque qui tantôt fait de la vieille fille un être dévoué, tantôt tout le contraire. La vérité nous oblige à confesser que Doctrovée appartenait à la seconde catégorie.

 

Maigre, sèche, revêche, elle affectait, selon l’expression d’un professeur de mathématiques de la ville, la forme d’un polyèdre irrégulier dont les angles masquaient les faces.

 

Sa caractéristique était un nez long, à l’extrémité perpétuellement écarlate. Oh ! ce nez ! Il avait récréé la ville entière ! Sitôt qu’elle se mouchait dans un magasin, un salon, un lieu public, il se trouvait un mauvais plaisant pour s’écrier :

 

– Personne n’a vu le maréchal Ney ?

 

Ce à quoi la foule répondait en chœur :

 

– Pardon ! il fait des armes avec Pif de la Mirandole.

 

On juge du fiel amassé chez Mlle Doctrovée, et l’on comprend facilement qu’elle se fût mise à haïr Yvonne Ribor, qui non seulement avait la gentillesse, l’amabilité, la grâce refusées à son employée, mais qui de plus était la patronne.

 

Pour Doctrovée elle synthétisa l’univers, devint responsable de toutes ses mésaventures. De là à lui nuire, il n’y avait qu’un pas. Il fut fait.

 

L’employée connaissait un M. Canetègne, son cousin à la mode de la forêt de Bondy. Cet homme d’affaires au regard bleu-faïence, aux cheveux blonds, rares au sommet de la tête, souriant, insinuant, bedonnant, orné d’un grasseyant accent venaissin, mais dépourvu de scrupules, jugea à demi-mot l’alliée que la fortune lui amenait.

 

Renseigné par elle, il se substitua facilement à Antonin Ribor et l’éloigna sous le prétexte de lui faire visiter les colonies.

 

Yvonne restait seule à Lyon. M. Canetègne réfléchit qu’elle serait une agréable compagne, et que de plus, en l’épousant, il ferait rentrer dans sa caisse le chèque de soixante-dix-huit mille francs consenti à son ex-associé. La résistance de la jeune fille le surprit. Excité par Doctrovée, il considéra son refus de lui accorder sa main comme une injure grave. Il s’énerva, enragea, voulut la séquestrer moralement. À cet effet, il écrivit au directeur des Postes du département du Rhône une lettre par laquelle sa caissière était censée demander que ses correspondances lui fussent adressées au domicile particulier du négociant, 6, rue Perrache.

 

Voilà pourquoi Yvonne n’avait plus reçu de nouvelles de son frère. M. Canetègne interceptait les lettres. Il apprit ainsi qu’Antonin, capturé par les Touareg, au nord de la boucle du Niger, pouvait recouvrer la liberté en payant rançon. Il se garda, bien entendu, d’en parler à qui que ce soit.

 

Mais Yvonne ne se montrait pas plus clémente à son égard. L’échéance du chèque arriva. Alors voyant du même coup son argent et ses projets matrimoniaux compromis, il eut recours à l’odieux stratagème dont Yvonne avait été victime.

 

Le chèque détruit, les livres grossièrement falsifiés, l’innocente fut jetée en prison.

 

Or le sergent Simplet, après avoir quitté sa sœur de lait, se tint le raisonnement que voici :

 

– Il faut délivrer Yvonne, puis retrouver Antonin. Nous avons un atout dans notre jeu. M. Canetègne songeait à donner son nom à la pauvre petite. Le mariage perdit Troie, il peut bien perdre aussi un simple enfant d’Avignon.

 

Sur cette réflexion il retourna à Grenoble, se fit faire par son notaire une forte avance sur ses propriétés dont, on s’en souvient, il voulait se débarrasser, et de retour à Lyon il se rendit, 6 rue Perrache, au domicile du négociant. Claude l’accompagnait.

 

En quelques mots il conta à l’Avignonnais l’histoire du chèque photographié, l’inquiéta juste assez pour le rendre maniable, puis conclut en déclarant qu’il ne croyait pas à cette imagination.

 

– Personne du reste, dit-il avec le plus grand sérieux, n’admettra qu’un commerçant notable risque de compromettre sa situation par de tels agissements.

 

 

Brusquement il abandonna ce sujet désagréable et parla mariage. Si le commissionnaire voulait s’y prêter, Yvonne serait bientôt remise en liberté. Il suffirait que tous deux déclarassent à l’instruction leur désir de se marier. Les surcharges des livres, la somme trouvée chez la jeune fille ; tout s’expliquerait par une querelle de fiancés. La justice, maternelle quoi que prétendent les cambrioleurs, se ferait un plaisir de réunir des êtres faits pour finir leurs jours en commun. La solution – qui calmait les craintes de Canetègne – fut adoptée par lui. Il fut convenu que l’on obtiendrait du juge d’instruction, M. Rennard, une confrontation du négociant avec Yvonne ; confrontation pendant laquelle ils débiteraient la fable imaginée par Simplet, frère de lait affectueux et ennemi des bisbilles.

 

On se serra la main. Mais une fois dehors, Dalvan murmura à l’oreille du « Marsouin » :

 

– Vous voyez comme c’est simple. Maintenant ma sœur est libre.

 

– Pas encore.

 

– Oh ! il s’en faut de si peu !

 

Le lendemain Marcel se rendit au Palais de Justice, où se trouvait le cabinet du juge d’instruction. Il plongea M. Rennard dans l’ahurissement en lui contant la fable convenue.

 

Peut-être le magistrat n’en crut-il rien, mais il affecta d’être persuadé. Puisque tout le monde était d’accord, à quoi bon se donner des airs de rabat-joie ? Pour la forme il convoqua Mlle Doctrovée, Canetègne, Claude Bérard, qui de près ou de loin « tenaient » à l’affaire.

 

Dalvan s’était institué son piqueur. Durant deux jours il fut sans cesse en mouvement. Du Palais de Justice il courait au magasin de la rue Suchet, à l’appartement de la rue Perrache, à la prison. Les concierges et employés du « Temple de Thémis » le saluaient d’un air de connaissance. Nul ne s’inquiétait de lui voir parcourir les couloirs et les escaliers du monument. Et cependant le jeune homme prenait parfois des chemins détournés, pour gagner le cabinet de. M. Rennard. Il se glissait partout, inspectait les portes, se pénétrait de la topographie de l’édifice.

 

Le soir du deuxième jour il revint à l’hôtel en fredonnant.

 

– Ah ! ah ! fit Claude, vous êtes content ?

 

– Oui. La porte des caves où l’on met le combustible est fermée par une simple barre.

 

– Parfait !

 

– Par cette voie on évite les concierges et le quai. Et vous ?

 

– J’ai suivi vos instructions à la lettre. J’ai acheté des vêtements : un pantalon chez un marchand, un veston chez un autre.

 

– Et ?

 

– Tout est en sûreté près de la gare de Perrache, dans un pavillon que j’ai loué pour un mois. Il existe une entrée particulière, qui permet d’échapper aux curiosités des voisins.

 

– Bon. Nous sommes prêts, on peut interroger Yvonne.

 

Au matin Dalvan apprit au Palais de Justice que la jeune fille serait extraite de prison dans l’après-midi et conduite devant M. Rennard.

 

Nanti de cette nouvelle, il ne fit qu’un bond jusqu’à l’hôtel.

 

Il prit une bonbonnière de verre bleu dont le couvercle était orné d’une figurine en relief. À travers les parois transparentes de petits losanges blancs s’apercevaient.

 

– Les fameux bonbons ! remarqua Claude. Pourvu qu’ils soient efficaces.

 

– C’est un de mes amis de Grenoble, pharmacien, qui les a préparés, ainsi…

 

– Je le sais ; mais c’est égal, je serai plus tranquille après.

 

– Alors, rendons-nous au Palais de Justice.

 

Les deux jeunes gens se mirent en route aussitôt et atteignirent rapidement le but de leur promenade.

 

Gaiement Marcel salua le concierge, qui lui apprit que M. Rennard était déjà enfermé dans son cabinet, où il attendait la prisonnière.

 

– Ah ! pas encore arrivée ?

 

– Non, mais elle ne tardera pas. La preuve, tenez. Un fiacre s’arrêtait en face de l’entrée. Un gendarme et Yvonne en descendaient.

 

– Pauvre petite, soupira le sous-officier, on lui a épargné la voiture cellulaire !

 

– Dame ! c’est à vous qu’elle le doit, fit le concierge d’un air entendu, paraît que vous avez joliment débrouillé son affaire.

 

– J’ai fait de mon mieux.

 

À ce moment Mlle Ribor, suivie par son gardien, arrivait devant Simplet. Son visage pâli, ses yeux cernés d’un cercle bleuâtre, disaient son angoisse.

 

– Bonjour, petite sœur, fit Marcel, aie courage. Tout s’arrangera. Surtout dis bien la vérité.

 

Puis s’adressant au gendarme :

 

– Vous voulez bien que je l’embrasse, la pauvre mignonne ?

 

– Allez-y. Entre soldats, il faut se faire une politesse.

 

L’uniforme du « lignard » disposait en sa faveur le représentant de la force publique. Simplet prit la jeune fille dans ses bras, et tout en appliquant sur sa joue un baiser sonore, il lui glissa rapidement à l’oreille :

 

– Ne t’étonne de rien. Un mouvement de surprise nous trahirait.

 

Il recula d’un pas.

 

– Merci, gendarme, vous êtes un brave homme.

 

– On fait pour le mieux. Quand la consigne et le sentiment peuvent se concilier…

 

La fin de la phrase ne venant pas, il s’engagea dans l’escalier, dont Yvonne gravissait déjà les premières marches.

 

– Je les suis, déclara Dalvan au concierge.

 

– À votre aise, mais vous devrez rester dans l’antichambre.

 

– Bah ! je préfère me trouver là… tout près de ma sœur. Il me semble que l’interrogatoire lui en paraîtra moins pénible.

 

Entraînant Claude stupéfait de sa liberté d’allure, il s’élança sur les traces de la prisonnière. Dans l’antichambre du juge il la rejoignit. Elle allait être introduite chez le magistrat.

 

– Je ne bouge pas d’ici, lui dit-il. Songe qu’une mince cloison nous sépare seule et sois forte.

 

Elle le remercia du geste, incapable de prononcer une parole. Violente était l’émotion qui l’étreignait. Son frère de lait allait tenter de la sauver. – Il l’en avait informée. – Par quel moyen ? Elle l’ignorait, car il avait obstinément refusé de l’éclairer sur ce point. Et ses yeux se portaient alternativement du sous-officier au gendarme.

 

Celui-ci considérait la scène d’un œil paterne. Installé sur une des banquettes de velours qui entouraient la pièce, il avait rejeté son grand manteau en arrière. Sous son bicorne ses yeux brillaient. Positivement l’affection de Marcel pour la captive l’émouvait.

 

Le carillon d’une sonnerie électrique fit tressaillir Yvonne. L’heure de l’interrogatoire était venue. La jeune fille échangea un long regard avec Dalvan, et, frissonnante, elle pénétra dans le cabinet de M. Rennard.

 

La porte retomba sur elle. Claude, Marcel et le gendarme demeuraient seuls dans l’antichambre.

 

– Broum ! Broum ! grommela celui-ci dans sa moustache. Elle est gentille, la pauvre demoiselle.

 

Simplet se rapprocha de lui.

 

– N’est-ce pas ?…

 

– Oh ! oui, bien gentille et elle a l’air si attristé.

 

– Voyez-vous : si on la condamnait, elle en mourrait.

 

Le gendarme toussa encore. Décidément il était ému.

 

Feignant de prendre l’air ahuri du Pandore pour une interrogation, Dalvan lui raconta le roman imaginé par Canetègne. Il ne lui faisait grâce d’aucun détail, et voyait sans rire les gestes apitoyés de son interlocuteur. Tout en parlant, il avait tiré de sa poche la bonbonnière de verre dont il s’était muni. Il l’ouvrit. Elle contenait des losanges blancs assez semblables à de la pâte de guimauve.

 

– Vous êtes enrhumé ? demanda le bon gendarme.

 

– Non, je suis gourmand.

 

– Je ne saisis pas.

 

– Goûtez un de ces petits carrés, et vous comprendrez. C’est une pâte que mon ami a rapportée du Sénégal.

 

– Oui, appuya Claude entre ses dents. Ce sont les noirs qui la fabriquent.

 

– Ça ne l’empêche pas d’être blanche, remarqua le gendarme avec un gros rire.

 

Et il étendit les doigts vers la bonbonnière. Une flamme brilla dans les yeux de Simplet, mais d’une voix très calme :

 

– Prenez-en deux ou trois, ils sont si petits !

 

– Non, je ne veux pas abuser.

 

– Vous n’abusez pas, j’en ai d’autres.

 

– Alors c’est pour vous faire plaisir.

 

Et le brave homme engloutit une série de losanges. Il eut une légère grimace :

 

– Ce n’est pas mauvais, mais cela vous a un goût bizarre.

 

– En effet, seulement on s’y habitue.

 

En conscience, le brave homme mastiqua la préparation du pharmacien de Grenoble et parut éprouver une vive satisfaction en l’avalant.

 

– En voulez-vous davantage ? demanda Marcel souriant malgré lui.

 

Le gendarme fit un geste de dénégation.

 

– Je vous remercie. Entre nous, c’est curieux parce que cela vient du Sénégal, mais j’aime mieux autre chose.

 

La conversation reprit de plus belle. Bientôt cependant l’interlocuteur de Simplet se frotta les yeux. Sa prononciation devint pâteuse. Il bredouilla :

 

– Il fait chaud ici.

 

D’un coup d’épaules il fit glisser son manteau sur la banquette. Il s’appuya au mur, et peu à peu sa tête se pencha sur sa poitrine.

 

– Trop chaud, répéta-t-il.

 

Puis il demeura immobile. Sa respiration régulière indiquait qu’il était endormi. Alors Marcel vint à Claude et d’un ton railleur :

 

– Les pastilles à base de belladone ont produit leurs effets. Aidez-moi à endosser ceux du gendarme.

 

Une minute plus tard Simplet, couvert de l’ample manteau et coiffé du bicorne, était assis à la place de l’infortuné serviteur de la loi. Ce dernier ne s’était pas aperçu de la substitution.

 

Mollement couché sur le plancher, derrière la banquette, il dormait profondément.

 

– Pour enlever Yvonne, plaisanta Dalvan, il était nécessaire d’endormir son gardien. C’est fait. Maintenant allez me chercher une voiture, qui attendra derrière le Palais de justice.

 

– Mais, vous ?

 

 

– Ne vous inquiétez pas. Je vous rejoindrai tout à l’heure.

 

Bérard, conquis par la placidité de son ami, quitta la pièce et le bruit de ses pas s’éteignit bientôt.

 

– Pourvu qu’il ne survienne aucune anicroche ! murmura Simplet. Jusqu’à présent tout marche à souhait.

 

Il achevait à peine que la porte donnant sur l’escalier s’ouvrait et Canetègne paraissait sur le seuil.

 

Le faux gendarme sentit une sueur froide mouiller son front, mais le négociant n’avait aucun soupçon.

 

– M. Rennard est dans son cabinet ? interrogea-t-il sans regarder le soldat.

 

– Oui.

 

– Bon ! Et sans façon il se précipita chez le juge.

 

Quelques minutes s’écoulèrent, puis de nouveau la sonnerie électrique retentit.

 

Dalvan devina que l’interrogatoire de la prisonnière était terminé. Il se leva. Yvonne était devant lui, accompagnée d’un greffier.

 

– Ramenez Mademoiselle, ordonna cet employé.

 

Simplet s’inclina sans répondre, et se dirigea vers la sortie. La captive promenait autour d’elle des regards désolés. Elle n’avait point reconnu son frère de lait, et elle s’épouvantait de sa disparition. Sur le palier, il lui dit d’un ton bref :

 

– Pas un cri, c’est moi, viens.

 

– Toi ?

 

– Silence, suis-moi.

 

Et saisissant la main de la jeune fille prête à défaillir, il la conduisit à travers un dédale de couloirs et d’escaliers. Ils parvinrent aux caves. Là, Marcel se dépouilla du manteau et du bicorne, atteignit la porte de service qu’il avait remarquée. La barre céda sans difficulté ; les fugitifs se trouvèrent dans la rue.

 

À dix pas stationnait une voiture. À la portière se montrait la tête inquiète de Bérard. Yvonne y monta, et Dalvan prit place à côté d’elle, après avoir crié au cocher :

 

– Gare Perrache !

 

IV

DE LYON À ÉTAPLES

 

 

Durant quelques instants Yvonne garda le silence, puis un sanglot la secoua. Elle tendit les mains à ses sauveurs :

 

– Libre, libre, bégaya-t-elle, et par vous ! merci !

 

Marcel arrêta net ces démonstrations.

 

– Ne pleure pas, petite sœur ; cela te rougirait les yeux et nous ferait remarquer.

 

Elle refoula ses larmes, dominée par le ton du jeune homme, et timidement.

 

– Où allons-nous ?

 

– Dans une retraite que Claude a dénichée. À propos, vous n’avez jamais été présentés officiellement. Je comble cette lacune. Claude Bérard, mon ami et mon complice ; Yvonne Ribor, ma sœur. Voilà qui est fait, je reprends. Nous quittons la voiture à Perrache.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que l’on va s’apercevoir de notre fuite. On supposera que notre première pensée a été de nous éloigner. Dans quelle direction ? Vers l’Italie ; la frontière est proche. On retrouvera notre cocher. Il dira où il nous a conduit et l’on enverra immédiatement des télégrammes à Modane.

 

Claude et Yvonne considéraient le sous-officier avec stupeur.

 

– Mais, hasarda la jeune fille, tu nous barres la route.

 

– Jamais de la vie. Pour échapper à ceux qui nous poursuivent, il faut faire précisément ce qui ne leur viendra pas à l’idée.

 

Et tranquillement :

 

– J’ai étudié l’indicateur. On cherchera trois personnes, deux hommes et une femme. Nous allons nous séparer. On nous cherche sur la route de Modane. Adoptons-en une autre. Voici ce que j’ai décidé. Une fois déguisés, Yvonne et moi, nous nous rendons à Saint-Rambert ; nous prenons le train, et à Dijon, nous quittons la ligne de Paris ; nous filons sur Amiens, par Is-sur-Tille ; d’Amiens nous gagnons Étaples et de là, l’Angleterre.

 

– L’Angleterre quand à deux pas, la Suisse, l’Italie !…

 

– Je vous répète que la surveillance s’accroît en raison des facilités qu’ont à leur disposition les fugitifs.

 

Bérard intervint :

 

– Je crois que vous avez raison ; mais moi, qu’est-ce que je deviens ?

 

– Vous, vous quittez Lyon à pied. Vous marchez jusqu’à Venissieux. Là vous montez dans un train pour Chambéry. De cette ville, vous remontez vers Mâcon, par Culoz, et vous nous rejoignez à Étaples. Seulement vous séjournerez à Chambéry le temps nécessaire pour jeter à la poste une lettre que ma petite sœur écrira tout à l’heure.

 

– C’est pour cela que nous nous séparons ?

 

– Pour cela, et pour ne pas voyager ensemble.

 

Le fiacre s’arrêtait devant la gare de Perrache. Marcel fit descendre ses amis, paya le cocher et pénétra dans les salles d’attente. Mais il guettait la voiture.

 

Quand elle se fut éloignée, il fit un signe à ses compagnons, et tous gagnèrent le pavillon loué par Bérard.

 

À ce moment même M. Canetègne, après une longue conférence avec le juge d’instruction, se levait pour prendre congé. L’Avignonnais paraissait enchanté.

 

– Ainsi, disait-il, voilà qui est convenu. Un rapport très bénin, des conclusions favorables ; je compte sur vous.

 

– Absolument, répondait le magistrat avec un sourire malicieux. Il n’y a plus délit. Un simple roman. Voleuse et volé inscrivant le mot « Hyménée » sur les pages du code.

 

– Eh oui. Une prière encore, mon cher juge. Je serai absent deux ou trois jours. Des clients à visiter hors Lyon. S’il se produisait quelque incident nouveau, soyez assez bon pour me prévenir. Un mot au magasin. On me le ferait tenir, et s’il le fallait, je reviendrais immédiatement.

 

– Je vous le promets.

 

– À la bonne heure donc. Il n’est point de serviteur de Thémis plus aimable. Ne vous dérangez pas, je connais les êtres.

 

Le négociant, d’un pas léger, franchit le seuil du cabinet et traversa l’antichambre.

 

Tout à coup il poussa un cri. En même temps il trébuchait et roulait à terre. Au bruit M. Rennard accourut.

 

– Que vous arrive-t-il ?

 

Canetègne se releva en se frottant les reins.

 

– Je ne sais pas ; j’ai buté contre un obstacle là…

 

Il s’arrêta stupéfait. À l’endroit qu’il désignait, un bras humain s’allongeait sur le parquet, sortant de dessous la banquette occupée naguère par le gendarme.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? murmurèrent les deux hommes.

 

Mû par un sentiment de prudence, le magistrat appela son greffier pour déplacer le siège, qui masquait la victime de Marcel, dormant paisiblement.

 

– Un gendarme ! clama le négociant.

 

– Un gendarme ! redit le juge avec surprise.

 

– Celui qui accompagnait la prisonnière, déclara le greffier.

 

Du coup M. Rennard sursauta :

 

– Vous êtes certain de ce que vous avancez ?

 

– Absolument. Je le connais d’ailleurs, c’est le père Cobjois.

 

– C’est bon ! c’est bon ! réveillez-le. Il nous expliquera…

 

Oubliant sa grandeur, le magistrat aida son subordonné à soulever le dormeur et se prit à le secouer.

 

Peine inutile, Cobjois n’ouvrit pas les yeux. Le juge y mit de l’acharnement. Il ne réussit qu’à arracher au pauvre diable un ronflement sonore. Cela devenait inquiétant. Les trois hommes échangèrent un regard.

 

– Ce sommeil n’est pas naturel, formula enfin M. Rennard.

 

– J’allais le dire, appuya Canetègne.

 

Le greffier se contenta d’opiner du bonnet.

 

– Et l’accusée qu’est-elle devenue ?

 

La question demeura sans réponse. Le scribe, pressentant une bourrasque, songea à en détourner les effets et d’une voix insidieuse :

 

– Je cours chez le concierge, monsieur, si vous le permettez. Il a dû la voir passer.

 

– Oui, allez.

 

– Ah ! çà, demanda Canetègne lorsqu’il fut seul avec le magistrat, est-ce que vous croiriez ?…

 

– À une évasion ?

 

– Oui.

 

– C’est possible !

 

M. Rennard prononça ces deux mots avec une sourde irritation ; la colère de l’homme de loi battu sur son terrain. Pour le commissionnaire, il blêmit. Yvonne libre ! C’était le renversement de ses plans. Et tous deux piétinaient autour du soldat ronflant de plus belle.

 

L’arrivée du concierge ne laissa subsister aucun doute. La prisonnière n’avait pas franchi le seuil du Palais de Justice.

 

Alors, sur les ordres brefs du juge, une véritable battue commença. Tous les employés présents furent réquisitionnés. On fouilla les bâtiments, les caves, et, en fin de compte, on découvrit le manteau et le bicorne du gendarme auprès de la porte de service entr’ouverte.

 

La captive s’était évadée. Avec cette certitude, M. Rennard parut retrouver le calme. Imposant silence au commissionnaire qui, furieux, congestionné, faisait du bruit comme quatre.

 

– Le frère de lait de Mlle Ribor était ici pendant l’interrogatoire de l’accusée ?

 

– Oui, répliquèrent le cerbère et le greffier.

 

– C’est donc lui qui a protégé sa fuite. Un soldat à peine libéré ; nous le reprendrons facilement.

 

– Vous pensez ? interrogea Canetègne haletant.

 

– Je l’affirmerais. Seulement les conclusions de mon enquête seront modifiées par cette aventure. Rentrez chez vous, monsieur. Ces jeunes gens se sont moqués de nous. Une dépêche au commissaire central nous les ramènera bientôt confus et repentants.

 

Sur ces paroles, le magistrat, appelant du geste ses subordonnés, disparut avec eux dans son cabinet. Il allait prendre ses dispositions pour ressaisir la proie qui échappait à la justice.

 

Rentré chez lui, le commissionnaire colonial donna cours à sa rage. Lui, si économe et si rangé, brisa un service de « terre de fer ». Hélas ! cet acte de vigueur ne lui procura pas le sommeil. Toute la nuit il se retourna sur son lit, s’assoupissant parfois, mais brusquement éveillé par un horrible cauchemar. Il voyait autour de lui danser une armée de sous-officiers et de jeunes filles, tenant tous une photographie du chèque Ribor.

 

Une visite matinale à Mlle Doctrovée ne le rassura pas. Son associée parut épouvantée. Yvonne libre, tous les malheurs étaient à craindre.

 

Soudain la servante de Doctrovée vint annoncer à sa maîtresse que M. Martin demandait à lui parler. Le visage de la maigre personne s’éclaira.

 

– Lui !… priez-le d’attendre un instant.

 

Et la bonne sortie, elle vint se planter devant le négociant.

 

– Mon cher ami, commença t-elle, vous êtes comme moi. Pas confiance en la police, hein ?

 

Il secoua la tête avec énergie.

 

– Bien, reprit Doctrovée. Alors, voyons Martin. Un ancien policier révoqué pour une peccadille et, mon ami.

 

– Soit donc. Après tout, où nous en sommes, nous n’avons pas le choix.

 

Le négociant se laissa conduire par sa complice dans le salon, où le policier attendait.

 

C’était un homme d’une trentaine d’années, aux épaules larges, au corps bien d’aplomb sur des jambes solides.

 

Le personnage avait la face blême percée de deux yeux clignotants, un front bas surmonté de cheveux rudes taillés en brosse. Il s’inclina devant l’Avignonnais.

 

– Monsieur Canetègne, enchanté de vous voir. Je me suis présenté chez vous. En apprenant votre sortie matinale, j’ai pensé vous rencontrer ici.

 

– Comment cela ? balbutia l’Avignonnais interloqué.

 

– Comment ? Mlle Ribor a pris sa volée hier. Il m’a paru naturel que vous vinssiez faire part de cet événement à la meilleure de vos amies.

 

Il coulait vers son interlocuteur un regard pénétrant. Ce dernier baissa les yeux.

 

La tournure que prenait l’entretien le gênait visiblement. Doctrovée vint à son secours :

 

– Dites toute votre idée, monsieur Martin. Il est possible qu’elle nous convienne.

 

Le visiteur répondit par un signe de tête approbateur.

 

 

– Un aveu d’abord. J’aime la bonne chère, les appartements élégants, les fêtes, et j’en suis sevré depuis des années. Aussi dès que j’ai su l’arrestation de Mlle Ribor, je me suis intéressé à elle ; car je tenais la bonne affaire longuement attendue.

 

Doctrovée eut un rire engageant :

 

– Allez toujours.

 

– Je savais son innocence. J’ai déploré sa pauvreté, car sans cela je lui aurais fait rendre la liberté. Mais il faut vivre, et l’on n’y peut arriver qu’au service de ceux qui ont de l’argent. Je me suis logé dans le même hôtel que les sous-officiers, ses amis. Une chambre voisine de la leur m’a permis de suivre toute l’intrigue. La cloison n’interceptait pas leur voix. Bref, j’ai connu le plan d’évasion simple et ingénieux, imaginé par ces jeunes gens.

 

– Et vous ne m’avez pas averti ? clama Canetègne.

 

– Vous avertir ? vous n’y songez pas.

 

– Mais si, je vous aurais récompensé.

 

– Oui, vingt-cinq louis. Cela ne constitue pas une affaire. J’aime mieux la situation actuelle.

 

Sans prêter la moindre attention aux gestes furibonds du commissionnaire, Martin continua :

 

– Voici ce que je vous propose : Je me suis enquis de votre situation financière. Vous possédiez à la date d’hier cinq cent vingt-cinq mille trois cent quarante-deux francs, soixante-douze centimes, déposés chez MM. Fulcraud, Barrot et Cie, banquiers, cours Bellecour.

 

– Ah ! souligna la manutentionnaire.

 

Canetègne voulut esquisser un geste de dénégation, mais le policier l’arrêta :

 

– J’ai vu votre compte.

 

Et après un silence :

 

– Votre maison brûle ; – c’est une figure – un homme se présente pour aller à travers les flammes sauver votre coffre-fort. Sans lui vous perdez tout. Il me semble qu’en vous demandant 20 pour 100 de votre fortune, il est modéré.

 

– 20 pour 100 ! gémit l’Avignonnais.

 

– Pas même. Cent mille francs payables le jour où je retrouve les fugitifs.

 

– Vous m’assassinez.

 

– Pas le moins du monde. Mon prix ne vous convient pas, je me retire.

 

Déjà M. Martin reprenait son chapeau.

 

Le négociant, partagé entre l’avarice et la peur, céda à la seconde.

 

– Laissez-moi le temps de réfléchir, vous avez une impétuosité.

 

– Toute naturelle. Vos adversaires ne réfléchissent pas, ils filent.

 

L’argument décida Canetègne.

 

– Soit !… Cent mille si vous les trouvez. Rien si c’est la police.

 

– Naturellement, fit l’agent d’un ton goguenard. Maintenant ne perdons pas une minute ; passons à votre magasin. De là, nous irons chez votre banquier – vous y prendrez quelque argent et préparerez un chèque à mon nom. – Enfin je vous montrerai quelque chose que la police n’a pas encore découvert.

 

Il salua Mlle Doctrovée d’un air amical et, suivi du négociant, il quitta la maison. Jusqu’à la rue Suchet, les deux hommes n’échangèrent pas une parole.

 

– Pourquoi sommes-nous venus ici ? demanda l’Avignonnais.

 

– Pour voir votre courrier.

 

– Mon courrier ?

 

– Voyez toujours, vous comprendrez.

 

Obéir était le plus simple. Pénétrant dans le compartiment réservé à la caisse, le commissionnaire se mit à dépouiller le paquet volumineux de correspondances entassées sur son bureau. Soudain il eut un cri.

 

– L’écriture d’Yvonne !

 

– La lettre vient de Chambéry, n’est-ce pas ? questionna l’agent sans paraître étonné.

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Peu importe. Je le sais.

 

D’un geste impatient, Canetègne déchira l’enveloppe et d’une voix tremblante lut ce qui suit :

 

Monsieur,

 

Vous n’appréciez que les choses qui se vendent. L’honneur vous semble sans valeur. Aussi avez-vous essayé d’en priver une pauvre fille dont c’est toute la fortune. Pour cette chose vague, cette fumée comme vous l’appelez, d’autres sont capables de tous les sacrifices. J’espère revenir victorieuse de la lutte à laquelle vous m’obligez. Alors vous ne douterez plus.

 

Yvonne Ribor.

 

Sa lecture terminée, il regarda l’agent :

 

– Eh bien ?

 

– La lettre est conçue dans un noble esprit.

 

– Ce n’est point votre appréciation sentimentale que je sollicite. Le timbre de la poste de Chambéry ne vous paraît-il pas un renseignement ?

 

Le policier le considéra narquoisement :

 

 

– Vous inclinez donc à penser ?

 

– Que mon ex-caissière se dirige sur Modane.

 

– Et comme la frontière est gardée, vous vous réjouissez. Vous n’aurez plus à me verser cent mille francs.

 

– Précisément, je l’avoue. M. Martin fit entendre un petit rire sec.

 

– Cela ne fait rien. Passons chez votre banquier.

 

– Vous voulez, après cette lettre…

 

– Plus que jamais. Il est neuf heures moins le quart, nous avons le temps, car nous prendrons le train de 9 h. 41 pour Mâcon.

 

Et frappant familièrement sur l’épaule de l’Avignonnais qui ouvrait des yeux effarés.

 

– Cette lettre-là, c’est une ruse pour vous dépister.

 

– Allons donc ! Si vous me prouvez cela.

 

– C’est ce que je ferai si vous m’accompagnez. À une condition seulement. C’est que vous me garderez le secret. Je tiens à gagner votre argent, et je ne vous pardonnerais pas de m’en empêcher.

 

Le ton dont il prononça ces paroles était clair. Canetègne ne s’y trompa pas. Il fallait agir loyalement – une fois par hasard – avec un homme qui connaissait son histoire.

 

Dans la rue, le policier héla une voiture et donna au cocher l’adresse de la banque Fulcraud, Barrot et Cie.

 

Chez les banquiers, l’Avignonnais se fit remettre vingt mille francs et annonça qu’il serait peut-être présenté à l’encaissement un chèque de cent mille. Un employé prit note de cette déclaration. Puis toujours flanqué de M. Martin, le négociant remonta en voiture.

 

– 9 h. 3, murmura l’agent, c’est juste !

 

Bientôt le véhicule s’arrêta devant le pavillon où Yvonne et ses amis avaient passé la veille. Le policier tira de sa poche une clef qu’il introduisit dans la serrure.

 

– Qu’est cela ? demanda Canetègne.

 

– La première cachette de vos ennemis. J’ai pris une empreinte à la cire et me suis fait fabriquer une clef, ce qui nous permet d’entrer comme chez nous.

 

Sur ces mots il ouvrait la porte et pénétrait dans le pavillon. Il faisait sombre, et durant quelques secondes le commissionnaire ne distingua rien. Mais ses yeux s’accoutumèrent à la pénombre, il vit sur le plancher des vêtements d’hommes et de femme.

 

– C’est ici, déclara l’agent, que les fugitifs ont changé de costumes. Ici également que, grâce à un indicateur pointé au crayon, j’ai pu reconnaître la route choisie par eux.

 

Il s’interrompit :

 

– 9 h. 30, ne manquons pas le train ; décampons.

 

À 9 h. 38, les deux hommes s’installaient dans un compartiment de première classe, et bientôt le convoi les emportait vers Mâcon.

 

De son côté, Claude Bérard, après une nuit passée à Chambéry, avait fait route sur Culoz, et laissant cette gare en arrière, filait à toute vapeur sur la même destination.

 

Il n’accordait qu’une attention distraite au paysage. Ni Ambérieu avec sa jolie rivière l’Albarine, ni Bourg, dominée par le clocher de l’église de Brou, ne lui semblèrent dignes de remarque. Sa pensée était ailleurs. Elle volait, précédant le chemin de fer trop lent, vers Étaples où il devait rejoindre ses amis. Le jeune homme s’exaspérait à chaque arrêt du train. Polliat, Mézériat, Vonnas, Pont-de-Veyle eurent tour à tour leur part dans ses malédictions. Enfin la machine ralentit pour la dernière fois.

 

– Mâcon, Mâcon, crièrent des voix d’employés.

 

Claude bondit sur ses pieds, empoigna sa valise couchée dans le filet, sauta sur le quai et traversa la gare d’un pas pressé.

 

Il heurta violemment un homme au visage glabre qui se tenait près de la sortie, regardant curieusement les voyageurs. Il n’y prit pas garde. Celui qu’il avait heurté n’en parut pas formalisé, au contraire. Sa bouche s’ouvrit dans un rire silencieux.

 

– Le voici, dit-il seulement à un personnage qui se dissimulait derrière lui.

 

– Ce blond ? interrogea l’individu.

 

– Mais oui, mon bon monsieur Canetègne. J’ai omis de vous prévenir. Le brun est devenu blond. Il s’agit maintenant de ne pas le perdre de vue.

 

Et d’un ton intraduisible, tout en s’élançant sur les traces de Bérard :

 

– Il m’est cher ce jeune homme. Il représente le tiers de mon chèque.

 

La réflexion ne plut pas au négociant. Une grimace le prouva, mais il allongea les jambes pour se maintenir à hauteur de son compagnon. La course ne fut pas longue. Le sous-officier atteignit le guichet de distribution des billets. Ses ennemis l’entendirent demander un ticket pour Paris.

 

– Dans une heure, monsieur, répondit le receveur. Le premier train est à 2 heures 54.

 

Le voyageur frappa le sol d’un talon impatient, puis il se décida, quitta la gare et pénétra dans un café voisin. Le policier n’avait pas perdu un de ses mouvements.

 

– Attendons comme lui, fit-il.

 

 

L’heure venue, ils retournèrent à la gare sur les pas de Claude et prirent place dans le train de Paris. À 10 h. 37 du soir ils atteignaient enfin la capitale. Toujours suivant Claude qui ne se doutait de rien, ils traversèrent en bourrasque les salles d’attente et gagnèrent la cour que les réverbères, les lanternes de voitures et d’omnibus constellaient de lueurs dansantes. Le sous-officier héla un fiacre. Aussitôt, Martin poussa l’Avignonnais dans un autre véhicule, et s’y engouffra après avoir bouleversé le cocher par ces paroles magiques :

 

– Deux louis pour toi, garçon, si tu ne perds pas de vue ce « sapin ».

 

À trente mètres de distance les voitures s’ébranlèrent, se dirigeant vers la Bastille. Elles allaient grand train. Elles passèrent à droite de la colonne de Juillet, longèrent le canal, parcoururent le boulevard Voltaire, la place de la République, le boulevard Magenta et s’arrêtèrent, à dix secondes d’intervalle, devant la haute façade de la gare du Nord.

 

 

Onze heures sonnaient.

 

Claude, son automédon payé, se mit à courir. Martin et Canetègne trottèrent dans ses pas. Comme lui, ils se munirent au guichet de billets pour Étaples, et sautèrent dans le train de 11 h. 5 sur Creil, Amiens, Abbeville et Calais.

 

Il était temps, la longue file de wagons s’ébranlait.

 

– Nous allons à Étaples, dit l’agent, rien ne nous empêche de dormir. Bonsoir, monsieur Canetègne.

 

Sur ce, il s’accota dans son coin et ferma les yeux. Le négociant, brisé par les émotions de cette journée, lutta un instant contre le sommeil ; mais le convoi était à peine à hauteur de Saint-Denis que sa tête se pencha en avant et qu’un ronflement nasillard annonça sa défaite.

 

Au moment où le train quittait Abbeville, une secousse le rappela au sentiment de la réalité.

 

Il ouvrit les yeux et aperçut M. Martin souriant, qui lui présentait une paire de lunettes bleues et un cache-nez.

 

– Pour n’être pas reconnu ? dit seulement le policier.

 

– Reconnu, par qui ?

 

– Par ceux que nous poursuivons.

 

– Où sont-ils ?

 

– Je l’ignore encore, mais mon instinct m’avertit que nous les rencontrerons à Étaples.

 

Canetègne n’en demanda pas davantage. Il cacha ses yeux sous les verres bleus et jeta le cache-nez sur ses épaules. À 7 h. 58, on entrait en gare d’Étaples, et presque aussitôt l’agent en observation à la portière s’écriait :

 

– Les voici !

 

Il désignait un homme aux cheveux bruns et une jeune femme abominablement rousse qui attendaient sur le quai. L’Avignonnais se précipita pour descendre, mais son compagnon l’arrêta :

 

– Un instant. Inutile de les effaroucher, tout serait à recommencer.

 

Claude Bérard avait rejoint ses amis et tous trois s’éloignaient.

 

– À notre tour, reprit Martin, qui saisit le bras du commerçant et le contraignit à régler son pas sur le sien.

 

Tout en marchant, il parlait :

 

– Mon cher monsieur, j’ai tenu ma promesse ; j’ai retrouvé les fugitifs. À vous de tenir la vôtre en faisant passer de votre poche dans la mienne, le petit papier que vous savez.

 

Canetègne poussa un soupir désolé.

 

– Cent mille francs, c’est cher !

 

– Vous refusez, bon. Je cours prévenir ces jeunes gens.

 

– Non, ne faites pas cela, je me résigne. Mais quand on a amassé un petit pécule dans les affaires…

 

– Les affaires, c’est l’argent des autres. Supposez que vous restituez.

 

Sans relever l’impertinence, le négociant tira de son portefeuille le chèque préparé à Lyon et le remit au policier.

 

– À la bonne heure, dit celui-ci dont les yeux brillèrent, vous devenez raisonnable. Tenez, notre gibier niche à l’hôtel de la gare. On va se raconter les péripéties du voyage. Profitons-en pour courir au télégraphe. Nous prierons M. Rennard d’expédier le mandat d’amener au commissaire central de la localité. Il est 8 h. 10 ; à midi sa réponse arrivera et le tour sera joué.

 

V

PREMIÈRES HEURES HORS DE FRANCE

 

 

Cependant Marcel et Yvonne avaient conduit Claude dans une chambre de l’hôtel de la gare.

 

– Reposez-vous, conseilla Dalvan, car la soirée sera fatigante.

 

– Comment cela ?

 

– Nous ferons une promenade en mer. Un patron de barque nous emmène à la pêche. On part à trois heures.

 

Le « Marsouin » voulut obtenir une explication, mais Simplet quitta la chambre. Puis laissant Yvonne s’enfermer chez elle, il s’en alla flâner par la ville.

 

Bientôt il gagna la rive de la Canche, dont l’embouchure forme le port d’Étaples, et il descendit vers la mer.

 

Une cabane dressait son toit de chaume à quatre ou cinq cents mètres de lui. Des « chaluts », soutenus par des perches, séchaient à l’entour. Sur la porte un homme de cinquante ans, dont la barbe grisonnante paraissait presque blanche à cause du hâle du visage, fumait une courte pipe. En voyant le jeune homme, il souleva son bonnet de laine.

 

– Bonjour, patron, fit le sous-officier. Ça tient toujours notre partie de pêche ?

 

– Bien sûr, monsieur. Si vous êtes à bord de la Bastienne à l’heure du jusant, je vous emmènerai certainement. C’est une bonne barque allez. Tenez, regardez-la, là-bas, comme elle roule. On dirait qu’elle a hâte de partir.

 

– Nous ne la ferons pas attendre, soyez tranquille.

 

Marcel serra la main du patron et revint vers son logis. Comme il passait devant la maison du commissaire central, il entendit un bruit de voix ; le nom de « Ribor » lui parvint distinctement.

 

Il s’arrêta net. Ribor ! Yvonne s’appelait ainsi. Qui donc prononçait ces deux syllabes. Puis il sourit. Évidemment il ne s’agissait pas d’elle, mais d’autres Ribor. Quelle apparence que l’on s’occupât de la jeune fille chez le magistrat ?

 

Pourtant, il ne pouvait se décider à s’éloigner. Immobile sur le trottoir, il prêtait l’oreille, concentrant toute son attention pour saisir les paroles qui s’échappaient par la porte entre-bâillée. Il se rapprocha de l’ouverture. Les sons lui arrivèrent plus nets, et avec stupeur il surprit les répliques suivantes :

 

– Vous me dites que le mandat d’arrêt m’arrivera de Lyon vers midi ?

 

– Oui.

 

– Alors, je serai tout à votre disposition, et nous procéderons à l’arrestation de cette fille.

 

– Devançons un peu le moment.

 

– Je ne le puis. Plainte a été portée devant les autorités lyonnaises, et je ne veux agir que sur avis d’elles. Question d’égards. Après tout, votre voleuse ne s’envolera pas. Tenez, je vais vous montrer ma bonne volonté. Je vous donnerai un de mes agents pour surveiller l’hôtel de la gare et pour s’opposer au départ de cette personne.

 

– Parfait !

 

Un bruit de chaises remuées indiqua à Simplet que les interlocuteurs se levaient. D’un bond il quitta son observatoire et s’élança de toute la vitesse de ses jambes dans la direction de l’hôtel.

 

Claude et Yvonne causaient.

 

Le « Marsouin », qui avait bien dormi en wagon, s’était contenté de réparer le désordre de sa toilette, puis il avait rejoint la jeune fille. Ils furent terrifiés quand Dalvan leur apprit ce qu’il venait de surprendre. Mais le sous-officier étouffa leurs exclamations :

 

– Il faut décamper. Prenons dans nos valises ce qui a une valeur ; abandonnons le reste et partons.

 

– Mais où ? gémit Yvonne éperdue.

 

Marcel, qui déjà se livrait à un tri des objets enfermés dans son sac de voyage, releva la tête.

 

– C’est bien simple.

 

– Toujours simple, clama la jeune fille avec une nuance de colère.

 

– Évidemment. On va d’abord nous chercher loin d’ici, cachons-nous donc à deux pas.

 

– C’est facile à dire…

 

– Et à faire. La cabane du père Maltôt est proche. Sous couleur de déjeuner, nous y attendons l’heure de la marée. En route Claude, que personne ne connaît en ville, achètera un jambonneau, du saucisson, du pain et quelques bouteilles. À trois heures, toutes voiles dehors, nous sortirons du port.

 

– Mais il faudra revenir, la pêche terminée.

 

Dalvan eut à l’adresse de sa sœur de lait un regard plein de reproche.

 

– Essaye donc d’avoir confiance en moi, commença-t-il. Puis changeant de ton : Y êtes-vous, Bérard ?

 

– Je vous attends.

 

– Bien, venez donc.

 

Sans affectation les fugitifs descendirent, traversèrent la cour de l’hôtel et s’échappèrent par une porte s’ouvrant sur une ruelle qui longeait les derrières de l’établissement.

 

Il était temps. Canetègne, flanqué de M. Martin et de l’agent mis à sa disposition par le commissaire central, paraissait sur la place du Chemin-de-Fer. Fort de la présence de son nouvel allié, le négociant se présenta à la grande entrée de l’hôtel de la Gare. Les précautions devenaient inutiles, il s’enquit de ceux qu’il poursuivait.

 

– Ces messieurs et cette dame sont dans leurs chambres, répondit l’hôtesse qui n’avait pas vu sortir Marcel et ses amis. Si vous le désirez, je vais les faire prévenir.

 

– Inutile, s’empressa de répliquer l’Avignonnais. Veuillez seulement nous donner à déjeuner. Nous les verrons plus tard.

 

Et il se plaça dans la salle commune, de façon que nul ne pût franchir le seuil de la maison sans être aperçu.

 

Il rayonnait. Enfin il allait reprendre Yvonne. Ses craintes cesseraient aussitôt. Sa vie calme et confortable recommencerait. Il continuerait à dérober aux Lyonnais leur considération et leur argent.

 

Telle était sa satisfaction qu’il oubliait de quel prix exorbitant il la payait. La face épanouie du policier ne lui rappelait pas ce chèque de cent mille francs que cet autre honnête homme lui avait extorqué. Il mangea comme un loup, but ainsi qu’une éponge. Tout était parfait : poisson ou rôti, cidre ou vin. L’eau-de-vie de pommes de terre, qu’on lui servit avec le café, lui parut même exquise. Jamais, il ne s’était senti si gai, si léger. Martin du reste, content de son opération, non plus que l’agent, ravi du bon repas, n’engendraient la mélancolie.

 

Bref, en dégustant le moka douteux, le trio devisait avec de grands éclats de rire ; quand le commissaire central fit irruption dans la salle. Sous sa redingote, on apercevait son écharpe.

 

– J’ai la dépêche de M. Rennard, dit-il. À ces paroles magiques, tous se levèrent.

 

– Procédons immédiatement à l’arrestation, continua le magistrat, et s’adressant à l’aubergiste qui regardait toute émue par sa présence. Quelles chambres occupent les gens que nous cherchons ?

 

La bonne femme leva les mains au ciel.

 

– Quels gens ?

 

– Ceux dont nous parlions avant déjeuner, expliqua le négociant.

 

– Qu’est-ce que vous leur voulez donc ?

 

– Les mettre à l’ombre. Ce sont des voleurs.

 

– Des voleurs chez moi… Et ils ont couché ici ? C’est affreux !

 

La commère, effarée, s’assit sur une chaise, sa face bouffie devenue blême.

 

– Répondez donc… quelles chambres ?

 

– Au premier : 5, 7 et 9.

 

Elle fit un effort pour se remettre sur ses pieds.

 

– Je vais vous conduire.

 

Mais elle chancelait. Le commissaire l’arrêta.

 

– Inutile, nous n’avons pas besoin.

 

Suivi de ses compagnons, il s’élança dans l’escalier. Au premier, courait un long couloir bordé de portes numérotées.

 

– Un homme au haut de l’escalier, dit-il.

 

– Voilà, fit Martin, se plantant à l’endroit désigné.

 

Alors, d’un pas posé, ses talons sonnant sur le carrelage du corridor, le magistrat s’avança vers les portes numérotées 5, 7, 9, auxquelles il frappa successivement.

 

Canetègne se frottait nerveusement les mains. Dix secondes s’écoulèrent. Pas de réponse.

 

– Au nom de la loi, ouvrez ! dit le commissaire d’une voix forte.

 

Toutes les portes, sauf celles que l’Avignonnais dévorait des yeux, tournèrent aussitôt sur leurs gonds, et les voyageurs montrèrent leurs têtes étonnées.

 

– Ah ! s’écria un petit homme rond en sortant du 8 ; c’est aux personnes d’en face que vous avez affaire. Elles sont en promenade.

 

 

– En promenade, rugit Canetègne. Puisque l’hôtelière nous a affirmé qu’elles n’étaient pas sorties.

 

– Moi je les ai vues descendre il y a une heure à peu près.

 

Le commissaire regarda l’agent. Celui-ci tourna les yeux vers le négociant.

 

Martin avait disparu. Presque aussitôt il revint.

 

– J’ai pris les clefs au bureau. Voyons si nos « clients » ne se sont pas envolés.

 

Il ouvrit la porte de la chambre de Claude.

 

– Ils reviendront, déclara-t-il. Voyez, la valise est là… Nous n’avons qu’à les attendre.

 

L’observation paraissait juste ; on s’y conforma. Les quatre personnages retournèrent dans la salle commune.

 

Les petits verres rendaient la faction moins rude, pourtant Canetègne et ses acolytes tournaient la tête au moindre bruit. À chaque instant, quelqu’un se levait, allait à la fenêtre et fouillait la place du regard. Peine inutile. Les fugitifs ne se montraient pas et pour cause.

 

Une heure, deux heures sonnèrent. Martin, qui réfléchissait, quitta brusquement sa place et entra dans le bureau. Pour la dixième fois le commissaire central collait son visage aux vitres de la croisée, quand le policier lyonnais se montra à la porte de la pièce.

 

– Messieurs, dit-il froidement, nous sommes joués. Nos voleurs ne reviendront pas.

 

Un cri d’indignation échappa à Canetègne.

 

– C’est comme je vous l’affirme, poursuivit Martin. Les valises abandonnées étaient une ruse ; j’aurais dû me défier. Je viens de les ouvrir. On y a pris un certain nombre d’objets, c’est aisé à constater.

 

– Où sont-ils ? interrogea le commissionnaire d’une voix qui n’avait rien d’humain.

 

– Je n’en sais rien ; mais ils n’iront pas loin, si monsieur le commissaire veut bien courir à la gare et télégraphier sur la ligne.

 

Le magistrat bondit vers la sortie.

 

– J’y vais !

 

Un quart d’heure après il était de retour. À la gare, nul n’avait vu les fuyards. Sûrement ils s’étaient dirigés vers la campagne.

 

– Alors, déclara Martin, il faut avertir la gendarmerie, mettre sur pied les agents disponibles et organiser une battue. La petite ne marchera pas longtemps. Je parcours la ville en m’informant. Rendez-vous sur le port.

 

Tous se dispersèrent. Pour Canetègne, il s’accrocha désespérément au policier et le suivit à travers la cité. Nulle part on ne les renseigna. Pas un instant l’agent ne songea à entrer dans les magasins, où Claude avait fait emplette. Il ne pouvait lui venir à l’esprit que les jeunes gens, pressés de gagner la campagne, avaient perdu en achats un temps précieux. Logique était son raisonnement, mais faux son point de départ. Aussi ramena-t-il le commerçant sur le port sans avoir obtenu le moindre éclaircissement.

 

Furieux et penaud, il malmenait l’infortuné Canetègne ; lui faisant remarquer que ses démarches, il les accomplissait bénévolement, par-dessus le marché. Par leur contrat, il n’y était pas tenu, etc.

 

À l’instant où ils rejoignaient le commissaire et ses subordonnés, un bateau de pêche, incliné sous ses misaines, franchissait lentement l’entrée du port.

 

C’était la Bastienne ! Masqués par le bordage, les passagers : Yvonne et ses amis, considéraient le groupe hostile massé sur le rivage, et la pauvre caissière, en fuite sans avoir mal agi, frissonnait en voyant son bourreau Canetègne se démener furieusement. Comme l’avait décidé Marcel, on avait déjeuné chez le père Maltôt ravi de rencontrer des touristes si aimables, et l’heure venue, on avait embarqué sans encombre.

 

 

– Oui, murmura Mlle Ribor, nous sommes sauvés pour l’instant ; mais demain, quand nous reviendrons…

 

– Tu crois que nous serons en danger ?

 

C’était Dalvan qui répliquait ainsi. Yvonne le toisa.

 

– Tu ris, quand nous sommes plus prisonniers dans cette barque que dans l’hôtel d’où nous venons.

 

– Oui, parce qu’il y a un moyen bien simple de n’être pas capturés au retour.

 

– Lequel ?

 

– Ne pas revenir.

 

La jeune fille poussa une exclamation joyeuse :

 

– C’est vrai !

 

Mais son visage se rembrunit aussitôt :

 

– Et impossible, acheva-t-elle. Comment décider le patron de ce bateau ?

 

– Avec du sentiment, car c’est un brave homme, et un peu d’argent, car il est pauvre. Seulement il est indispensable que tu dises comme moi.

 

– Je te le promets.

 

La couleur remontait au visage d’Yvonne ; l’espoir brillait dans ses yeux fixés sur ceux de son interlocuteur. Le sous-officier sourit :

 

– Tout ira bien. Écoute. Nos parents s’opposent à notre mariage.

 

– À notre mariage, redit-elle d’un ton moqueur, tandis que le rose de ses joues devenait plus vif.

 

– Oui ; nous fuyons ces parents sans entrailles. Nous comptons nous marier en Angleterre, faire légaliser cette union au consulat, et revenir en France. En priant bien le patron je suis sûr qu’il nous conduira à la côte anglaise !

 

– Eh bien, dit Claude, tentez la démarche.

 

De nouveau, Yvonne parut surprise. Le « Marsouin » s’effaçait devant Marcel. Avec son entêtement de femme elle se cramponnait à l’idée préconçue. Elle avait décidé que Bérard, brun, aux traits énergiques, devait avoir l’initiative ; et il s’en remettait à son ami.

 

Le jeune homme répondit :

 

– Non, pas maintenant.

 

– Tu hésites ?

 

– J’attends seulement que nous ayons atteint la haute mer.

 

La côte française apparaissait encore nettement, mais elle rapetissait à vue d’œil, s’enfonçant sous l’horizon de mer sans cesse élargi. Bientôt les couleurs perdirent leur netteté. La terre prit l’apparence d’une ligne violacée, puis grise. Maintenant ce n’était plus qu’un brouillard léger, flottant sur l’eau verte. Quelques encablures encore et les fugitifs eurent l’illusion d’être seuls, sous l’immense cloche nuageuse du ciel posée sur le plateau mouvant de l’Océan. Alors, Dalvan se leva et rejoignit le patron Maltôt.

 

Autour d’Étaples une véritable chasse à l’homme était organisée. Gendarmes, agents de police battaient les environs avec ardeur, excités par l’appât d’une prime de mille francs, promise par Canetègne à qui arrêterait les « voleurs évadés ».

 

Les vagabonds, les « roulants » ont conservé le souvenir de cette journée. Tous ceux dont les papiers n’étaient pas suffisamment en règle, furent arrêtés ; la prison se trouva trop petite pour les recevoir tous. On occupa militairement la maison de ville et l’école transformées en lieux de détention.

 

Cent onze malheureux furent logés aux frais de l’État ; mais ceux qui causaient tout ce remue-ménage demeuraient introuvables. L’Avignonnais écumait. Vers le soir, n’y pouvant plus tenir, il sortit d’Étaples et courut sur les routes comme un renard en chasse. Il allait, dans la nuit, flairant le vent, proférant de sourdes menaces.

 

Tout à coup le terrain manqua sous ses pas. Une tranchée coupait la route jusqu’au milieu de la chaussée. Le négociant ne l’avait pas remarquée, et il avait roulé au fond du trou. Pour comble de malheur, de l’eau provenant d’infiltrations remplissait la cavité.

 

Trempé, bouleversé, le commissionnaire avala quelques gorgées du liquide boueux, réussit à se redresser et, les vêtements collés au corps, couvert de glaise jaunâtre, il parvint à remonter sur la route.

 

Rentrer à Étaples pour changer d’habits était sa pensée. Afin d’éviter la fluxion de poitrine, il prit le pas gymnastique. Des pas lourds donnèrent derrière lui sur le revêtement du chemin. Des voix impérieuses lui crièrent :

 

– Arrêtez !

 

Peu brave par nature, démoralisé d’ailleurs par son accident, Canetègne s’affola. Il crut être poursuivi par des brigands. Ses jarrets se détendirent ainsi que des ressorts, et une course folle, vertigineuse, commença.

 

Les cris continuaient en arrière, le cinglant comme des coups de cravache. Il bondissait ; son cœur faisait dans sa poitrine de brutales embardées ; l’air s’engouffrait dans ses poumons avec des sifflements. Son sang affluait à la tête, ses tempes palpitaient, et dans le grossissement de l’épouvante, les poursuivants lui paraissaient approcher dans un roulement de tonnerre. Les premières maisons de la ville se montraient. Le négociant se crut sauvé, mais une ombre se dressa brusquement au milieu de la voie.

 

– Halte-là !

 

À cette vue, Canetègne s’arrêta net, la respiration lui manqua, ses jambes plièrent et il s’abattit à terre sans connaissance.

 

Quand il revint à lui, il s’aperçut qu’il était couché sur le dos, dans une pièce basse qu’un rayon de lune éclairait vaguement. En suivant la traînée lumineuse, il se rendit compte qu’elle pénétrait par une fenêtre garnie de barreaux. Il se passa la main sur le front, et comme il est d’usage au sortir d’un évanouissement.

 

– Où suis-je ? bégaya-t-il.

 

Des ricanements lui répondirent. Dans tous les coins de la chambre des ombres s’agitèrent.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

– Ça, mon vieux, fit une voix rauque, c’est le clou. Quand on n’a pas de papiers, l’État vous offre l’hospitalité.

 

– Comment ! je suis en prison ?

 

– Comme nous. Après ça, si ça ne convient pas à monsieur, il n’a qu’à parler, on lui retiendra un appartement à l’hôtel.

 

Un éclat de rire ponctua la plaisanterie. L’Avignonnais se demanda s’il ne rêvait pas.

 

L’aventure était simple. Deux gendarmes, revenant sur la route, avaient remarqué son allure désordonnée. En le voyant disparaître dans la tranchée, ils avaient pensé qu’il cherchait à se cacher, s’étaient précipités, l’avaient poursuivi et arrêté, grâce à un collègue embusqué aux abords de la ville. Aucun n’avait reconnu dans cet homme souillé de glèbe, aux cheveux trempés de sueur, le « notable » à la prime de cinquante louis, et, fidèles à leur consigne, ils avaient transporté leur prise dans une des salles de l’école, occupée déjà par plusieurs autres habitants.

 

– En prison, reprit le négociant, mais c’est de la folie.

 

Chancelant, il se leva, gagna la porte qu’il frappa à coups redoublés. Un agent se montra aussitôt.

 

– Monsieur, s’écria l’Avignonnais, mon arrestation est le résultat d’une erreur.

 

– C’est pour me conter cela que vous me dérangez, grommela le gardien moitié fâché, moitié railleur.

 

– Sans doute, je suis monsieur Canetègne.

 

– Vraiment ?

 

– À preuve que je dois payer une prime de mille francs à celui qui ramènera…

 

L’agent eut un large rire.

 

– Vous expliquerez cela au commissaire, demain matin.

 

– Mais…

 

– Et surtout restez tranquille. C’est un conseil que je vous donne. La porte se referma au nez du commerçant ahuri.

 

Il n’eut pas le loisir de se plaindre. Une main s’appuya lourdement sur son épaule. Il se retourna. Devant lui, ses compagnons de captivité étaient debout.

 

– Tu viens d’affirmer que tu es Canetègne, gronda le premier ; que tu as promis une prime à la rousse, est-ce vrai ?

 

– Parfaitement.

 

– Alors, c’est à cause de toi que l’on nous a ramassés ?

 

Le danger de sa confidence pénétra l’Avignonnais.

 

– Je vais vous expliquer…

 

– Pas besoin, c’est compris. Ah ! tu tracasses le pauvre monde, tu couvres d’or les gendarmes. Tu es seul maintenant, nous allons voir si tu déchantes.

 

Et prenant la position du boxeur, l’homme ajouta :

 

– Gare-toi. Je t’offre le duel des zigs, à un pas, autant de coups de poing que l’on veut. Y es-tu ?

 

– Mais, monsieur, gémit le négociant terrifié.

 

– Monsieur ! as-tu fini. Je te dispense de mettre des gants.

 

La main du vagabond s’avançait menaçante. Canetègne se recula et, d’une voix étranglée par l’émotion, cria :

 

 

– Au secours !

 

Il n’acheva pas. Son adversaire l’avait frappé en pleine figure. Durant quelques instants une grêle de taloches s’abattit sur lui. Aveuglé, contusionné, il tomba à genoux, cachant son visage de ses bras relevés.

 

La nuit parut longue au commissionnaire. À chaque minute il tremblait de recevoir une nouvelle correction. Blotti dans un coin, car les prisonniers ne lui permettaient pas de s’étendre auprès d’eux, il attendit le jour avec angoisse. Enfin l’aurore entr’ouvrit les portes de l’Orient ; mais pendant de longues heures encore, le malheureux dut subir les quolibets de ses voisins.

 

Extrait de la prison et conduit au commissariat, il eut peine à se faire reconnaître. Les yeux pochés, le nez gonflé, la face meurtrie, il ne rappelait en rien le commerçant de la veille. Le magistrat, convaincu cependant par ses explications, le remit en liberté. Il poussa même la délicatesse jusqu’à lui donner la formule d’une lotion excellente pour bassiner les plaies contuses. Boitant et pestant, Canetègne se rendit à l’hôtel et étendit ses membres endoloris dans un lit moelleux. Mais il était écrit que le séjour à Étaples ne lui procurerait aucune satisfaction. Le marché se tenait sous ses fenêtres. Les hennissements des chevaux, les appels des marchands faisaient un tintamarre tel qu’il ne lui fut pas possible de fermer l’œil.

 

Et, pour comble de disgrâce, vers trois heures de l’après-midi, M. Martin vint lui annoncer que la Bastienne entrait au port, ayant transporté les fugitifs en Angleterre, et que lui-même, estimant son rôle terminé, partait pour Lyon où, grâce à son chèque, il comptait se donner du bon temps. C’était trop. Le négociant pensa étouffer de rage. Ses ennemis lui échappaient. Il perdait cent mille francs. Il retrouva des forces pour vomir des imprécations qui eussent épuisé le souffle des héros d’Homère.

 

Pourtant, le lendemain, en dépit d’une forte courbature, il se rendit à la gare et monta dans le train pour Paris. À l’arrivée il déjeuna copieusement, puis sautant dans une voiture qui passait.

 

– Cocher, dit-il, au Petit Journal !

 

Et se laissant aller sur les coussins, il murmura avec un accent intraduisible :

 

– Tout n’est pas perdu. Ils se croient sauvés. Nous verrons bien !

VI

ORIGINAL YOUNG LADY

 

 

Marcel et ses amis avaient été déposés sur le rivage anglais par le patron Maltôt. Descendus à Hastings, ils avaient obéi à l’instinct des êtres poursuivis, en cherchant à augmenter la distance qui les séparait de leurs ennemis.

 

La station du South-Coast-Railway était proche. Par le premier train, les jeunes gens avaient filé à toute vapeur sur Brighton et Portsmouth ; puis par Salisbury, Bristol, Gloucester, Birmingham, Stafford, Stoke et Manchester, ils gagnèrent Liverpool, cet immense entrepôt commercial, situé au bord du profond estuaire de la rivière Mersey, à quelques kilomètres de la mer d’Irlande.

 

Dans ce voyage encore, Simplet guidait ses compagnons.

 

– Tout le monde est attiré par Londres, avait-il dit. Pour dépister la police, il suffit de tourner du côté opposé.

 

Et c’est ainsi que, le 2 décembre, les trois Français entrèrent en gare de Liverpool, tête des lignes de London, Manchester, Preston et Southport. De leurs perruques ils s’étaient débarrassés en route, et ils avaient repris, non sans satisfaction, leur apparence habituelle.

 

Ils suivaient à petits pas la file des voyageurs. Auprès des employés recevant les tickets, un domestique était debout, considérant avec un sourire bon enfant ceux qui passaient sous ses yeux. Sous ses yeux est l’expression juste, car il avait plus de six pieds.

 

Blond, rose, sanglé dans une superbe livrée à deux nuances, marron sur marron, le colosse continuait son inspection. Ses regards se fixèrent sur les Français. Il les scruta des pieds à la tête, eut un clignement des paupières et s’avança vers eux.

 

– Gentlemen, fit-il du ton le plus respectueux, lady, vous êtes attendus, s’il vous plaît, sur le Fortune. La voiture à votre disposition stationne dans la cour.

 

Tous trois s’entre-regardèrent.

 

– Le Fortune, qu’est-ce ? demanda tout bas Yvonne.

 

– Un hôtel sans doute, répliqua Marcel.

 

Claude gonfla ses joues :

 

– Mâtin ! s’il est tenu comme ce domestique…

 

– Il fait notre affaire. Les milieux élégants sont moins surveillés.

 

Et sur cette réflexion, Dalvan se tourna vers le géant qui attendait et lui dit :

 

– Marchez devant, mon ami.

 

Dans la cour, une calèche élégante stationnait. Le domestique ouvrit la portière.

 

– Sapristi ! grommela Bérard, un huit-ressorts ! Gare à l’addition !

 

À l’intérieur se tenait un monsieur grave, cravaté de blanc, lequel s’empressa de s’asseoir sur le strapontin pour faire place aux voyageurs. Ceux-ci installés, il salua, et de l’air le plus aimable :

 

– Before going into the Fortune, I wan visit two chops Allow-mo.

 

Marcel fit signe qu’il ne comprenait pas. Le personnage sourit.

 

– Êtes-vous Français ? dit-il presque sans accent.

 

– Oui. Et c’est heureux, car sans cela nous risquerions de ne pouvoir converser.

 

– Du tout, je sais également l’allemand, l’italien et l’espagnol.

 

Et sans paraître remarquer le mouvement de surprise de ses interlocuteurs, il poursuivit :

 

– Je vous demandais la permission d’entrer dans deux magasins tout en vous conduisant au Fortune.

 

– Accordée.

 

– Je vous remercie.

 

– Une question, je vous prie. À qui ai-je l’honneur de parler ?

 

– À William Sagger, licencié ès sciences géographiques, intendant de miss Diana Pretty, propriétaire du Fortune.

 

Les Français échangèrent un regard ahuri. Le factotum de l’hôtelière, de cette miss Diana Pretty, était licencié. Et pour la troisième fois revenant à son idée, Bérard mâchonna entre ses dents cette phrase désespérée.

 

– Quelle addition, mon empereur !

 

La voiture avait stoppé devant un superbe magasin de maroquinerie. William Sagger y entra. Cinq minutes après il revenait, et la calèche continuait sa route, longeant un vaste parc bordé de grilles.

 

– Le Sefton park, dit l’intendant, un des plus spacieux du monde, car il ne contient pas moins de cent soixante hectares.

 

– À la bonne heure, souligna Marcel, vous connaissez la ville.

 

– J’y suis arrivé avant-hier pour la première fois.

 

– Bah !

 

– Oui, mais j’ai parcouru le monde dans les livres. Et tenez, savez-vous où nous sommes en ce moment ?

 

Le véhicule traversait une place formée par deux bâtiments dont l’un occupait trois côtés à lui seul. William le désigna.

 

– La Bourse de Liverpool.

 

Puis étendant la main vers l’autre monument agrémenté d’un portique corinthien et surmonté d’un dôme couronné par une statue assise de Minerve :

 

– L’hôtel de ville, inauguré en 1754, mais restauré et considérablement augmenté depuis.

 

Un peu plus loin, il fit remarquer aux jeunes gens une construction basse, d’aspect triste :

 

– L’hôpital des Enfants-Bleus, où l’on recueille les orphelins.

 

Il se constituait décidément le cicerone des voyageurs.

 

– Ville curieuse, disait-il, et féconde en institutions étranges : ainsi le Saint-Georges-Hall, monument énorme au portique formé de seize colonnes de dix-huit mètres de haut, est affecté à la fois aux assises, aux concerts et aux meetings. Le Sailor’s Home est une hôtellerie monstre où les matelots trouvent à bon marché le vivre et le couvert. Le cimetière Saint-James, ancienne carrière de pierre rouge, a vu ses galeries transformées en catacombes.

 

Marcel et ses compagnons écoutaient charmés. William Sagger, avec une mémoire imperturbable, leur citait les noms des soixante-seize églises anglicanes, dépeignait la procathédrale de Saint-Pierre, les théâtres, les collèges, Royal Institution school et University-college.

 

Un second arrêt de la voiture coupa court à sa conférence, puis on repartit. Enfin on atteignit une station de chemin de fer, et l’intendant invita les voyageurs à descendre.

 

– Nous sommes arrivés ? demanda Yvonne.

 

– Pas encore, lady. Nous nous rendons à Birkenhead, le faubourg de la rive gauche de la Mersey. La traversée en bateau est ennuyeuse à cause du brouillard perpétuel qui couvre la rivière. Le chemin de fer supprime cet inconvénient, car il suit le tunnel creusé sous le lit du cours d’eau.

 

Pendant le trajet, il ne manqua pas d’apprendre à ses compagnons que le tunnel, éclairé à l’électricité, date seulement de 1880.

 

– À propos, interrompit Marcel, et la voiture qui nous a amenés ?

 

– Ne vous en inquiétez pas ; elle a sa remise à Liverpool.

 

Le sous-officier ne dissimula pas une grimace. L’hôtel de miss Diana Pretty lui paraissait vraiment trop luxueux.

 

– Bah ! pensa-t-il. Nous n’y séjournerons pas.

 

Le train déposa William et ceux qu’il guidait à Birkenhead presque au bord de la Mercey. L’intendant avait dit vrai. Un épais brouillard couvrait la surface du fleuve et débordait sur la rive. Gris, lourd, opaque, il limitait la vue à quelques mètres et les Français avaient peine à ne pas perdre leur conducteur. Bientôt celui-ci leur montra un escalier étroit s’enfonçant entre deux murailles de pierre.

 

– Dans deux minutes nous serons à bord.

 

– À bord, répétèrent les jeunes gens, c’est donc un navire ?

 

– Le Fortune est en effet un bateau de plaisance ; mais il se distingue de tous ceux que vous avez pu voir comme le soleil d’une chandelle.

 

– Allons donc voir le soleil, gouailla Bérard en s’engageant derrière William dans l’escalier.

 

Sur la dernière marche un homme se tenait debout, un pied appuyé sur l’avant d’un canot dont la silhouette se dessinait vaguement dans la brume.

 

– Le Fortune est à l’ancre à deux encablures ; ce bassin est le Great float le plus étendu de Birkenhead.

 

C’était, bien entendu, Sagger qui formulait ce renseignement. Tous prirent place dans l’esquif, qui aussitôt s’éloigna du quai.

 

– Tiens, murmura Marcel, il file bien et avec un seul homme d’équipage.

 

En effet, le matelot qui les avait reçus paraissait seul à l’arrière :

 

– Bateau électrique, déclara William.

 

– Ah !

 

Doucement Claude tira son ami par la manche et d’une voix navrée :

 

– Un canot électrique maintenant. Informez-vous des prix. On va nous demander tout ce que nous possédons.

 

– Peuh ! j’ai cent mille francs sur moi.

 

– Pour faire le tour du monde, pas pour visiter Liverpool. Sous prétexte de nous mener à la Fortune, cet English m’a l’air de nous conduire à la ruine.

 

L’inquiétude du « Marsouin » commençait à gagner Simplet. Il se pencha vers William.

 

– Que désirez-vous, gentleman ? questionna celui-ci.

 

– Apprendre de vous quels sont les tarifs du Fortune ?

 

– Les tarifs ?

 

La bouche de l’Anglais s’ouvrit en accent circonflexe. Ses traits exprimèrent la surprise.

 

– Les tarifs ? redit-il.

 

– Oui, sur le Fortune, on prend une chambre ?

 

– Pardon, une cabine.

 

– Soit ! une cabine. On déjeune, on dîne ?

 

– Aussi parfaitement qu’il est possible de manger.

 

– Je n’en doute pas ; mais quel est le prix pour tout cela, service compris ?

 

– Vous voulez demander combien vous devez payer ?

 

– C’est cela même.

 

– Rien du tout.

 

À son tour, Marcel fut stupéfait.

 

– Quel singulier hôtel ! laissa-t-il échapper.

 

L’intendant prit un air gourmé :

 

– Le Fortune n’est pas un hôtel. C’est un yacht appartenant à miss Diana Pretty, citoyenne de la libre Amérique et unique héritière de feu Gay-Gold-Pretty, que l’on avait surnommé le roi de l’acier.

 

Avant que le sous-officier fût revenu de son étonnement, le canot arrivait auprès du yacht. La ligne élégante du navire s’estompait dans le brouillard. Un escalier mobile se déroula, affleurant de son extrémité le bordage de l’embarcation.

 

 

En quelques secondes les passagers se trouvèrent sur le pont et le canot fut fixé à ses palans.

 

– Joli navire ! murmura Bérard : du bois de teck comme plancher et les bastingages plaqués d’arek et de cèdre rouge.

 

Cependant William menait les hôtes de miss Diana à leur cabine, un double boudoir avec porte de communication ; le tout ménagé dans l’entrepont. Après quoi il les laissa sur ces mots :

 

– Après le voyage un peu de toilette repose. Quand vous serez disposés, veuillez sonner.

 

Les Français regardaient autour d’eux. Les tapis, les meubles artistiques, les bronzes rares, originaires d’Europe ou de Chine, les palmiers nains s’élançant jusqu’au plafond, les vases énormes du plus pur japon ; tout cela, au sortir de la ville anglaise brumeuse, prenait un aspect de rêve.

 

Mais il ne fallait pas faire attendre la princesse des Mille et une Nuits, qui les recevait si magnifiquement. Yvonne s’enferma donc dans l’un des salons, tandis que ses amis prenaient possession de l’autre. Des armoires à glissoires contenaient des lavabos de marbre blanc.

 

Tous les ustensiles de toilette d’or et d’argent, les boîtes, les flacons de cristal taillé, enchâssés de bronze précieusement travaillé, enchantaient les jeunes gens. Et sur chaque objet, ils retrouvaient les lettres D. P. Diana Pretty, qui leur rappelaient l’enchanteresse dont ils étaient les convives. Une sorte d’émotion les prenait en songeant qu’ils seraient présentés à cette jeune fille, si colossalement riche.

 

Le nom de Gold-Pretty leur avait causé un éblouissement. Tout le monde le connaissait, ce gigantesque industriel américain.

 

Les journaux en avaient assez entretenu leurs lecteurs. C’était lui qui, un jour que le Conseil fédéral des États-Unis lui refusait une concession de mines, avait décidé qu’aucun train ne circulerait sur ses voies ferrées jusqu’à ce que les difficultés pendantes fussent aplanies. Durant quatre fois vingt-quatre heures le commerce de la République transatlantique s’était vu arrêté, et le Conseil avait cédé. Puis ce tout-puissant du milliard était mort, et les feuilles publiques, évaluant sa fortune, avaient fait ruisseler dans leurs colonnes des cascades de chiffres à ébranler le plus solide cerveau.

 

L’héritière de cette fabuleuse fortune était à bord du yacht. Elle attendait les voyageurs. Malgré eux, ils se sentaient embarrassés. Pourtant il fallut mettre un terme à leurs ablutions. Après tout, c’était trop naïf. Deux soldats français, une honnête fille, n’avaient point à rougir d’être moins riches que l’Américaine. Sur cette conclusion, Yvonne appuya le doigt sur la sonnerie électrique. Le tintement avait à peine cessé qu’un laquais, revêtu de la livrée marron, se montra sur le seuil.

 

Les jeunes gens se mirent en marche sur ses pas, et par les coursives gagnèrent un délicieux réduit ménagé à l’arrière. Deux larges sabords s’ouvraient à droite et à gauche permettant de voir des deux côtés du navire. Au plafond un globe dépoli montrait la moitié de sa sphère et indiquait le mode d’éclairage nocturne de la pièce.

 

– Miss Diana prie ces gentlemen et lady de l’attendre un instant, fit le laquais d’un ton monotone.

 

Après quoi il disparut, laissant les voyageurs dans « le parloir ».

 

 

Partout des causeuses, des poufs, des crapauds se coudoyaient, invitant à la causerie. Au centre un divan circulaire entourait une vasque nacrée emplie de fleurs. Sous des vitrines s’étalaient mille trésors arrachés à l’Océan : coquillages bizarres, perles d’un admirable orient, coraux ; puis des pièces de monnaie, des fragments de métaux portant des étiquettes, et sur celles-ci des noms qui évoquaient de grandes catastrophes maritimes : Vigo, où coulèrent les galions chargés d’or ; Vanikoro, tombe de corail des navires de Lapérouse.

 

– Sans doute, dans ses voyages, remarqua Marcel, miss Diana met des dragues à la remorque. C’est ainsi qu’elle a pu former cette remarquable collection.

 

Le grincement léger d’une porte qui s’ouvrait avertit les Français qu’ils n’étaient plus seuls. D’un même mouvement ils tournèrent la tête, et demeurèrent immobiles dans une muette contemplation.

 

Sur le seuil une jeune fille de vingt ans à peine venait de se montrer. Des cheveux blond cendré, un teint éblouissant, une taille svelte et gracieuse rehaussée encore par la simplicité de sa mise : une robe de tulle agrémentée de mignonnes roses ; telle était miss Diana Pretty.

 

Ce qui frappait surtout en elle, c’était l’expression singulière de sa physionomie. Elle était jolie incontestablement avec ses grands yeux d’un bleu profond, son nez droit aux narines délicates, sa bouche bien dessinée ; mais sur ces traits charmants, une ombre s’épandait ; l’ombre des esprits moroses. Le regard clair était froid ; sa lèvre rose était dédaigneuse.

 

Elle considérait ses convives inconnus avec une persistance gênante, et dans ses cheveux un diamant énorme, – seul bijou de la milliardaire, – semblait un œil supplémentaire lançant des flammes.

 

Le premier, Claude, se sentit agacé par le silence. Il salua.

 

– Miss Diana Pretty, sans doute, dit-il.

 

L’Américaine inclina la tête.

 

– Elle-même. Enchantée de vous voir.

 

– Un instant, reprit Bérard, nous avons le grand plaisir de vous connaître maintenant ; permettez-moi de compléter la présentation – et désignant Yvonne – Mademoiselle…

 

Diana l’interrompit :

 

– Inutile. Demain matin vous retournerez à terre ; je ne vous reverrai jamais… à quoi bon des noms ?

 

Il y avait dans ses paroles une indifférence qui piqua le sous-officier.

 

– À quoi bon ? à n’être pas soupçonnés s’il vous manquait un couvert.

 

La jeune fille eut un petit rire sec.

 

– Le saurais-je seulement ? Du reste, avant votre départ on offrira à chacun de vous une bourse d’or contenant cent livres.

 

– Cent livres ? répéta le « Marsouin ».

 

Elle se méprit sur le sens de l’exclamation, et avec cet accent dédaigneux qui lui semblait habituel :

 

– C’est l’usage à bord du yacht Fortune !

 

Claude avait rougi. Il allait répliquer, Marcel le prévint.

 

– Mademoiselle, dit-il d’une voix ferme, vous êtes trop bonne mille fois. Permettez-moi de vous adresser une prière.

 

– Je permets.

 

– Veuillez faire remettre à l’eau votre canot ; je donnerai cent livres au matelot qui nous conduira à quai.

 

Claude et Yvonne ajoutèrent en même temps :

 

– Nous vous en serons fort obligés, mademoiselle.

 

Diana ne répondit pas tout de suite. Un instant elle regarda fixement les Français.

 

L’on eût cru que ses yeux se faisaient plus doux. La riposte un peu vive des jeunes gens paraissait lui causer une surprise agréable. Enfin elle ouvrit la bouche.

 

– Je ne puis déférer à votre désir, d’abord parce que l’embarcation n’est pas parée et ensuite…

 

Elle eut une légère hésitation, mais elle acheva cependant :

 

– Je tiens à vous garder à dîner, maintenant.

 

Et profitant du mutisme de ses hôtes, étonnés de la tournure que prenait l’entretien :

 

– Comme preuve, je renonce à mes habitudes, je vous demande de vous nommer. Vous, mademoiselle, voulez-vous ?

 

Sa voix avait une caresse. Yvonne fit un pas vers l’Américaine.

 

– Yvonne Ribor, mon frère de lait Marcel Dalvan, et son ami Claude Bérard, tous trois voyageant…

 

Ici un temps d’arrêt. On ne pouvait apprendre la vérité à miss Diana…

 

– Pour votre plaisir, acheva celle-ci ?

 

– Oui.

 

– Ah ! vous êtes riches ! très bien.

 

La sœur de lait de Marcel frémit. La phrase de son interlocutrice la cingla comme une insulte. La millionnaire supposait que l’on avait refusé ses cent livres, uniquement parce que l’on était muni de la forte somme.

 

– Pas riches du tout, mademoiselle, fit-elle vivement. Je ne voudrais pas acheter votre considération par un mensonge. Une accusation déshonorante pèse sur moi. Mon frère Marcel a réuni toute sa fortune, cent mille francs, et aujourd’hui, avec son ami M. Claude Bérard, il va risquer sa vie et sa liberté pour confondre mes accusateurs.

 

Miss Pretty hocha doucement la tête.

 

– Ah ! murmura-t-elle seulement.

 

L’entrée d’un laquais mit fin à la conversation. Il venait annoncer que le dîner était servi. L’Américaine s’écria joyeusement :

 

– Passons à la salle à manger.

 

Et gracieuse, toute différente de ce qu’elle était tout à l’heure, elle s’avança vers Claude encore renfrogné :

 

– Voulez-vous m’offrir le bras, monsieur Bérard ?

 

Le moyen de résister à pareille sirène ? Le « Marsouin » s’exécuta. Une minute après tous étaient assis autour de la table. À voir les cloisons de vieux chêne tendues de cuir frappé, la vaisselle d’argent, les cristaux renvoyant en éclairs les feux des lampes électriques, les hôtes du yacht Fortune se demandaient s’ils étaient éveillés, s’ils se trouvaient bien à bord d’un vaisseau perdu sous le brouillard de la Mersey.

 

Diana se mit en frais. Très instruite, intelligente, douée d’un esprit original, elle charma ses invités, les amena à se départir de leur réserve.

 

Au dessert, les vins de première marque aidant, – tous des compatriotes de Bourgogne, Champagne ou Bordelais, avait fait remarquer miss Pretty, – les Français étaient gagnés. Yvonne surtout s’abandonnait à une sympathie qu’elle ne s’expliquait pas pour la jeune citoyenne des États-Unis.

 

Pressée par elle, elle lui contait son histoire, n’omettant aucun détail malgré les gestes suppliants de Marcel. Il était bien imprudent de se confier ainsi à une inconnue de la veille ; mais Mlle Ribor n’en avait pas conscience. D’ailleurs, l’Américaine prenait à tâche d’appeler sa confiance. Sa raideur s’était évanouie. Elle parlait, s’expliquait : elle disait sa tristesse à la mort de son père, peu tendre cependant, mais son seul parent ; son éblouissement en se voyant, au sortir du pensionnat, une des plus riches héritières du globe. Puis la douleur cuisante qui la frappait lorsqu’elle comprenait son isolement.

 

Pas d’amis autour d’elle, mais des courtisans, avides de mordre à belles dents à sa fortune, la flattant jusqu’à l’exaspérer. Elle avouait que le monde, composé de fripons et de plats adorateurs de l’argent, lui était devenu insupportable. La misanthropie l’étreignait.

 

Alors, pour échapper à la meute des affamés, elle avait eu l’idée de vivre sur mer, entourée d’un équipage sûr. Elle allait de port en port, jetant l’ancre où il lui plaisait. Elle avait ainsi trouvé le bonheur relatif. De la société elle prenait le plaisir en écartant les ennuis. Son intendant se rendait dans les gares, sur les promenades, choisissait des gens de visage agréable. Elle les recevait à dîner sans les connaître, les renvoyait de même.

 

– La première fois, déclarait-elle, les personnes bien élevées sont toujours supportables. J’écrème le meilleur de l’humanité, j’ignore le reste.

 

– Tant pis pour vous, fit Claude à ce point de ses confidences.

 

Elle l’interrogea du regard.

 

– Parce que vous ne connaissez pas tout ce que cette humanité a de bon au fond. Vous avez vu les agents d’affaires, les parasites, et vous avez jugé l’homme sur ces tristes modèles. Il y a de braves gens, miss, et plus qu’on ne le croit. Seulement ceux-là restent chez eux, et pour les rencontrer, il faut prendre la peine de les chercher.

 

Elle souriait sans trop d’incrédulité.

 

– Peut-être, poursuivit-il, n’avez-vous pas besoin d’affection.

 

– Oh si ! si !

 

– Alors acceptez un conseil. Livrez-vous à la recherche des nobles, des courageux, des droits ; de ceux qui préfèrent l’idée au coffre-fort, l’étoile au louis. Rêveurs, disent les autres. Honneur d’un pays, répondrai-je. Ceux-là, c’est l’officier qui meurt pour le drapeau ; le marin qui s’engloutit avec son navire ; le savant qui use sa vie à résoudre un problème ; l’artiste qui jette son âme sur le papier, sur la toile, dans le marbre ; les modestes qui se privent de tout pour apprendre à leurs enfants le moyen de vivre avec probité.

 

– Où sont-ils ceux-là ?

 

– Partout où l’on travaille, non pas à empiler des écus, mais à créer, à inventer, à arracher un secret à l’inconnu.

 

La conversation devint générale, tantôt gaie, tantôt sérieuse, et vers onze heures, quand les voyageurs rentrèrent dans leurs cabines, ils eurent une impression de vide, de réveil pénible après un songe heureux.

 

Au jour, ils s’apprêtèrent à partir. Ils devaient quitter le yacht sans revoir sa propriétaire. Sans se l’avouer, ils en éprouvaient un regret. Claude surtout avait peine à cacher son mécontentement, et grommelait sans cesse des aphorismes comme celui-ci :

 

– Quand on ne veut pas recevoir les remerciements des gens, on ne les dérange pas pour leur faire un tas d’amabilités.

 

Comme on le voit, les premières minutes d’entrevue étaient oubliées ; les dernières en avaient effacé la trace.

 

Munis de leur mince bagage, les Français montèrent sur le pont et vinrent se poster près du canot, en attendant le moment du départ. La brume s’était envolée. Il faisait froid ; mais le soleil pâle d’hiver animait le paysage et permettait de distinguer la flottille de navires de commerce, de ferry-boats sillonnant dans tous les sens le grand bassin de Birkenhead. À l’est le cours de la Mersey se dessinait, et sur la rive droite, une forêt de mâts indiquait l’emplacement des divers bassins de Liverpool.

 

– C’est un superbe port ! fit derrière eux une voix.

 

C’était William Sagger déjà vêtu de noir, déjà cravaté de blanc. Après une inclination, il reprit :

 

– Mais, hélas ! combien de misères à côté de cette prospérité ! Croiriez-vous, gentlemen, que sur les cinq cent quatre-vingt mille habitants de la ville, un trentième demeure dans les caves, sans air et sans clarté ? Croiriez-vous que cette cité si riche lésine pour se procurer de bonne eau potable ; que sur dix mille enfants qui naissent, la moitié à peine atteint l’âge de cinq ans ?

 

Et d’un ton pénétré :

 

– Aussi la débauche, le crime fleurissent. Chaque année la police opère, à Liverpool, cinquante mille arrestations. Songez un peu, un cinquième de la population totale. En aucun pays du monde on ne rencontre pareille proportionnalité.

 

Lancé sur ce terrain, le licencié ès sciences géographiques aurait continué longtemps. Par bonheur, un domestique parut sur le pont et vint lui murmurer quelques paroles à l’oreille. William laissa échapper un geste d’étonnement, regarda les voyageurs en roulant des yeux effarés, s’éloigna de quelques pas avec le laquais et, finalement, revint aux passagers.

 

– Gentlemen, lady, une communication invraisemblable, mais vraie cependant. Miss Diana Pretty vous prie de vous rendre au salon d’arrière où elle vous attend.

 

– Cela vous étonne ? interrompit Claude dont le visage s’illumina. Il me semble tout naturel d’être admis à présenter nos adieux à votre maîtresse.

 

– C’est que vous ne savez pas ?

 

– Quoi donc ?

 

– Cela ne s’est jamais fait !

 

– Ne prolongeons pas l’attente de miss Pretty, dit Yvonne. Répondre par quelque empressement à une exception flatteuse est obligatoire.

 

– C’est juste !

 

Et les voyageurs se dirigèrent vers l’arrière. L’Américaine était déjà au parloir.

 

En les apercevant, elle vint à eux les mains tendues :

 

– Asseyez-vous, je vous prie, j’ai à vous parler.

 

Ils obéirent.

 

– Si j’ai bien compris votre récit, miss Yvonne, fit-elle alors, vous partez à la recherche de votre frère qui détient le précieux document…

 

– Dont la production me réhabilitera. C’est exact.

 

– Étant donnée votre situation… particulière vis-à-vis de la justice de votre pays, vous devez éviter de naviguer à bord de bateaux français, bien qu’ils aient les services les plus rapides pour le Sénégal. C’est vers cette région, n’est-ce pas, que vous vous dirigez ?

 

– Oui, puisque c’est là que mon frère a cessé de m’écrire.

 

 

– Vous prendrez donc passage sur un steamer anglais.

 

– Affrété pour Sierra-Leone ou une colonie voisine.

 

– Tenez-vous absolument à être couverts par les couleurs de la Grande-Bretagne ?

 

– Pourquoi cette question ?

 

– Pour savoir si vous auriez une aversion insurmontable pour un autre pavillon.

 

– Un autre ?

 

– Celui de l’Union, par exemple.

 

D’un même mouvement, les Français se dressèrent. Calme, Diana poursuivit :

 

– Mon yacht est bon marcheur, et vous arriverez aussi vite.

 

Puis avec expansion :

 

– Acceptez, vous me ferez plaisir. C’est un service que je sollicite de vous. Ma cervelle est peuplée d’idées noires ; aidez-moi à les chasser.

 

Et malicieuse, regardant Claude en face :

 

– Voilà le fruit de vos conseils d’hier soir, monsieur Bérard. Cherchez les honnêtes gens, m’avez-vous dit. Chercher… c’est dur, je suis si paresseuse ! J’en ai trouvé sans me donner de peine, je préfère m’y tenir.

 

Elle coupa court aux remerciements des voyageurs :

 

– Maintenant vous êtes chez vous. S’il manque quelque chose dans vos cabines, il vous suffira d’en avertir William. Ici est le salon commun. Nous quitterons Liverpool après-demain.

 

Les yeux d’Yvonne étaient humides. Elle fit un pas vers l’Américaine. Celle-ci lui sourit, les jeunes filles s’enlacèrent et échangèrent un affectueux baiser.

 

– Nous serons amies, affirma miss Pretty.

 

– Certainement, répliqua Mlle Ribor.

 

 

Quand le personnel du bateau sut que le Fortune prenait des passagers, ce fut une surprise générale ; mais on se garda d’en rien faire voir. Seulement tous les domestiques, depuis Sagger jusqu’au cuisinier Jobson, tout l’équipage, depuis le blond capitaine Maulde et le gros lieutenant Follway, jusqu’au mousse Jack, firent assaut de prévenances. Tous s’ingéniaient à charmer les étrangers assez heureux pour avoir changé l’humeur de la millionnaire Diana.

 

Un mouvement inaccoutumé se produisit à bord. Des provisions, du charbon, des armes, des munitions s’empilèrent dans les soutes. On se préparait au départ.

 

Le lendemain matin en entrant au parloir, Marcel et Claude poussèrent une exclamation de joie. Tout un assortiment d’armes était rangé sur la table : des winchester à répétition, des rifles à balles explosibles pour la chasse au gros gibier, des revolvers, etc.

 

Auprès, un paquet de journaux du jour. À côté des feuilles anglaises, de l’américain New-York-Herald, des papiers français le Petit Journal, le Figaro.

 

– Ah ! murmura Yvonne en prenant le premier. Miss Diana est adorable, elle nous gâte.

 

– Certes, appuya Marcel, et j’en éprouve quelque confusion.

 

Claude ne dit rien, mais il eut, à l’adresse de l’absente, une mimique expressive.

 

Tout en parlant, Mlle Ribor déployait le journal et le parcourait des yeux, heureuse, après deux journées d’Angleterre et de Saxons, de contempler ces colonnes où les mots de la langue maternelle se pressaient en lignes serrées. Soudain elle tomba en arrêt sur un sous-titre.

 

– Tiens ! s’écria-t-elle.

 

Au même instant, Marcel qui tenait le Figaro le lui tendit :

 

– Regarde, petite sœur.

 

Elle lui désigna le Petit Journal. Dans les deux la même note s’étalait en première page. Elle était ainsi conçue :

 

Diego-Suarez, 1er décembre 1892.

 

L’explorateur Antonin Ribor vient d’arriver ici, après un voyage des plus mouvementés à travers le continent noir.

 

Parti de Saint-Louis (Sénégal), il a visité les tribus touareg du désert ; puis, revenant par le Tchad et le Soudan, il a gagné la région des lacs et la côte de Mozambique.

 

Aucun des prédécesseurs du courageux voyageur n’a effectué parcours aussi long dans l’intérieur des terres africaines.

 

Bien que très fatigué par les fièvres, M. Ribor compte, après quelques jours de repos, poursuivre sa route.

 

On sait, en effet, qu’il visite les colonies françaises, en vue de s’assurer de visu des débouchés que le commerce de la métropole peut trouver dans chacune d’elles.

 

Yvonne parcourut cette dépêche, puis subitement pâlie, elle la lut d’une voix altérée.

 

– À Madagascar, termina-t-elle, c’est là qu’il faut aller. Mon frère, mon pauvre frère !

 

La secousse était violente. La jeune fille pleurait, lorsque Diana survint.

 

– Tant mieux, s’écria-t-elle après explication. Le Sénégal c’était trop près, Madagascar me va, je vous posséderai plus longtemps.

 

Le 4, de grand matin, le Fortune, actionné par son hélice, quitta le bassin de Birkenhead et gagna la Mersey.

 

Lentement, pour éviter les collisions avec les nombreux vapeurs qui incessamment évoluent d’une rive à l’autre, il descendit le cours du fleuve, rasa le Floatingpier, colossal quai flottant construit en 1857, brûlé en 1874 et réédifié depuis.

 

Un instant les passagers purent embrasser sa surface, qui n’a pas moins d’un hectare et demi et qui perpétuellement est encombrée de caisses, de balles de coton, de café, de colis expédiés de tous les points du globe.

 

Ils admirèrent les sept ponts qui relient au rivage ce quai sans rival, puis ils le laissèrent en arrière, saluèrent en passant la ligne interminable des docks, les chantiers de construction, puis le faubourg de Bootle.

 

Enfin le Fortune doubla la pointe de New-Brigthon que couronne un phare et s’élança à toute vapeur dans la mer d’Irlande.

 

Presque à la même heure, le paquebot Tropagine, de la Compagnie havraise péninsulaire, fendait les flots de la Méditerranée à la hauteur de la Sardaigne.

 

Sur le pont un voyageur se promenait songeur.

 

C’était Canetègne.

 

– Pourvu, mâchonnait-il entre ses dents, que la note que j’ai remise au Petit Journal et au Figaro leur ait passé sous les yeux ! Ah ! c’est probable. La petite lit son journal chaque jour, et ceux-là se trouvent facilement en Angleterre. S’ils l’ont lue, ils viendront à Madagascar, et là…

 

Le négociant fit claquer ses doigts d’une façon menaçante.

 

– Je voudrais être arrivé !

 

Pour des raisons différentes, les passagers du Fortune exprimaient la même pensée, et Diana, qui les écoutait d’un air attendri, murmura si bas qu’ils ne l’entendirent point :

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! comme je m’ennuierai, après !

 

VII

OBOK

 

 

– William Sagger, mon intendant… Mais c’est un gentleman, M. Bérard.

 

– Alors, si je comprends qu’il soit licencié,… un autre problème se pose.

 

– Lequel ?

 

– Pourquoi gentleman et intendant ?

 

– Vous êtes curieux de le savoir ?

 

– Je l’avoue.

 

– Écoutez donc.

 

Ces répliques échangées, miss Diana sourit à ses auditeurs assis autour d’elle sur le pont du Fortune.

 

Le yacht avait contourné les côtes de France et d’Espagne, franchi le détroit de Gibraltar et filait, au sud de la Sicile, sur les flots bleus de la Méditerranée. Aucune aventure n’avait troublé le voyage. Claude et Simplet avaient seulement décidé qu’ils se tutoieraient désormais, et ils se donnaient du « tu » à qui mieux mieux.

 

À quelques pas du groupe, le factotum de l’Américaine, penché sur le bastingage, semblait absorbé par la contemplation des remous de l’hélice.

 

– Monsieur William Sagger ! appela doucement Diana.

 

Il se retourna aussitôt.

 

– Vous désirez, miss ?

 

– Approchez, je vous prie.

 

Et quand il eut obéi.

 

– Mes passagers, reprit-elle, ne sont pas des indifférents. J’ai été amenée à leur dévoiler votre qualité de gentleman. Ils me pressent de questions, trouvez-vous bon que je leur dise tout ?

 

– Si vous le jugez à propos, miss.

 

– Asseyez-vous donc.

 

Puis s’adressant aux Français, Diana commença ainsi :

 

– Vous saurez donc que sir William – pour un instant, je lui rends l’appellation qui lui convient – que sir William, dis-je, est un homme qui n’a pas de chance.

 

– Comme moi, murmura Yvonne.

 

– Comme moi, répéta Claude.

 

– Moi, fit à son tour Marcel, j’en ai et c’est…

 

Mlle Ribor l’interrompit.

 

– Tout simple. Nous connaissons le refrain. Je vous en prie, miss, continuez.

 

– Géographe des plus distingués, membre de la plupart des sociétés savantes d’Amérique, il avait épousé une femme charmante qu’il adorait. Une scierie à vapeur lui rapportait, bon an, mal an, quinze mille dollars. Il possédait deux enfants. Il était heureux.

 

Sagger détournait la tête, ses joues tremblotaient.

 

– Une nuit le feu consuma l’usine et, sous les décombres noircis, on chercha longtemps trois cadavres : mistress Sagger et ses babies surpris pendant leur sommeil…

 

– Permettez que je m’éloigne, demanda William. C’est trop pénible.

 

Il était pâle. Sur un signe de miss Pretty, il se leva, et à grandes enjambées, gagna l’avant du navire.

 

– Pauvre homme ! dit Yvonne d’une voix émue.

 

– Attendez. Le notaire, chargé de ses intérêts, avait négligé d’acquitter la prime d’assurance de la scierie. Sir Sagger se trouva donc isolé, ruiné et sans courage pour les luttes à venir. Il réfléchit et, seul en face de lui-même, résolut de mourir. Ainsi il fuirait sûrement la misère, et il rejoindrait peut-être les chers disparus.

 

Tous les yeux étaient humides.

 

– Alors, poursuivit l’Américaine avec un accent tremblé, un duel étrange s’engagea entre lui, pressé d’en finir, et la mort qui ne voulait pas de lui. Il essaya de tout. En vain ! Le pistolet rata ; la carabine éclata sans lui faire aucun mal ; la corde se rompit ; le poignard rencontra une côte et se brisa. Il s’était fusillé, pendu, poignardé pour arriver à se faire une égratignure ! La camarde résistait ; mais sir William est entêté. Sans armes il s’enfonça dans le Far-West, parcourut les territoires des Indiens insoumis. Surpris de son audace, ceux-ci le déclarèrent grand sorcier. Le poteau du supplice, le scalp se métamorphosèrent en présents. Un jour il aperçoit une bande de bisons migrateurs. Ces animaux renversent tout sur leur passage. – Enfin, pense le désespéré, voici le trépas ! Résolument il se campe en face de la colonne beuglante dont le galop ébranle la terre. Malédiction ! les bisons s’arrêtent à dix pas de lui et s’agenouillent. Ce n’était pas pour l’adorer, je me hâte de vous le dire ; mais pour lécher plus commodément des plaques de sel gemme qui affleuraient le sol ; ils en sont friands. Furieux, notre ami continue sa route. Les pieds et les mains solidement attachés, il se laisse tomber dans le Missouri. Il va se noyer. Erreur ! Une bande de pécaris, poursuivie par un jaguar, cherche un refuge dans les eaux et entraîne avec elle sur l’autre rive l’amant malheureux du suicide.

 

– Une déveine carabinée ! fit Marcel en riant.

 

– Lassé, découragé, conclut Diana, il se fit présenter à moi par une agence. Je recrutais le personnel de mon yacht ; je l’engageai, sans me douter qu’il espérait mourir par mes soins.

 

– Par vos soins ?

 

– Mon Dieu oui. On me disait folle. – Une jeune fille très riche qui fuit le monde, vous comprenez ? – Sir William avait pensé qu’un bateau conduit par une lunatique ne naviguerait pas longtemps. Il m’a tout avoué plus tard, lorsque les brises saines de la mer eurent ramené le calme dans son esprit.

 

Et avec une grâce charmante, miss Pretty s’inclina devant son auditoire muet :

 

– Maintenant, vous savez pourquoi sir William est intendant.

 

Le steamer se trouvait alors par le travers de l’île de Malte.

 

Le 13 décembre, le phare d’Alexandrie fut signalé ; le lendemain, le Fortune traversait la rade de Port Saïd à l’entrée du canal de Suez et, bientôt halé par un remorqueur, il glissait mollement sur les eaux du chenal. Il passa à Suez et s’engagea sur les flots de la mer Rouge.

 

Le cinquième jour, au matin, le pavillon français de l’île Doumeïrah apparut. Le navire entrait dans les eaux du territoire d’Obok.

 

– Obok et non Obock, remarqua Sagger, bien que l’on ait l’habitude d’écrire incorrectement ce nom suivant la dernière orthographe.

 

En face, à l’extrême pointe de la péninsule Arabique, les voyageurs aperçurent le petit territoire de Cheik-Saïd, acheté mais non encore occupé par la France. Rangeant les îles Dzesirah-Soba, le steam longea les bancs du Curieux et du Surcouf qui ferment le port d’Obok, et reçut à son bord le pilote-major qui le guida à travers la passe du Sud.

 

Bientôt il s’arrêtait sur une ancre, en face du plateau des Gazelles, dominé par les habitations des fonctionnaires de la colonie, et près du dépôt de charbon de la pointe Obok. Ce voisinage était utile, car le steamer avait besoin de refaire du combustible.

 

L’escale en ce point n’avait pas d’autre but.

 

– Ma foi, dit Marcel, puisque nous sommes immobilisés pour vingt-quatre heures, visitons le pays. À nous, exilés de France, il sera doux de fouler une terre française. Et puis, ajouta-t-il après réflexion, depuis notre départ de Liverpool, il a pu arriver des nouvelles de Madagascar.

 

Aussi, au point du jour, les voyageurs, accompagnés par miss Diana et William Sagger, prirent-ils place dans le canot du Fortune, qui les conduisit à la côte, en face du village indigène établi entre la résidence du gouverneur et la mer.

 

D’un même mouvement tous regardèrent du côté du large. Un superbe spectacle s’offrait à eux. Fuyant vers l’est, les falaises du Ras-Bir venaient mourir au pied du plateau des Sources, qui borde au nord la rade d’Obok et supporte la factorerie Mesnier et la Tour Soleillet. À l’ouest, dans la dépression qui sépare les collines des Sources et des Gazelles, la vallée des Jardins, luxuriante oasis arrosée par la rivière d’Obok et limitée par une rangée de palétuviers penchés sur la mer.

 

Les voyageurs montèrent lentement la rampe du plateau des Gazelles. Bientôt ils atteignirent les premières maisons du quartier arabe, et pénétrèrent dans l’unique rue dont il est composé. De chaque côté s’alignaient les maisons en pierres ou en terre glaise, revêtues d’une couche de chaux.

 

La ville rapidement parcourue, les promeneurs se rapprochèrent des établissements du gouvernement, élevés au sud du plateau. Ils visitèrent l’hôpital, les casernes, les magasins, les mess des officiers et des fonctionnaires ; baraques provisoires à charpentes de fer appuyées sur des piliers de maçonnerie.

 

Ils achevaient cette rapide promenade quand un personnage, qui débouchait de l’avenue de l’Hôpital, s’avança vers les voyageurs. Un pantalon de toile, un veston de surah ouvert sur une chemise large serrée aux flancs par une ceinture de flanelle, indiquaient sa qualité de blanc ; la façon dont il salua de son casque colonial trahit celle de civilisé.

 

– Mesdames, messieurs, dit-il, j’ai été averti, un peu tard, que des touristes visitaient nos établissements. N’importe, j’ai tenu à me mettre à votre disposition. Je suis le gouverneur.

 

Et comme tous ébauchaient un remerciement, il les arrêta :

 

– Si vous saviez combien cela m’est agréable. Ils sont rares ceux qui s’aventurent sur notre plage, et je leur suis obligé de leur visite.

 

Puis, changeant de ton :

 

– À la guerre comme à la guerre. Présentons-nous, et permettez-moi de vous offrir à dîner à la Résidence, sans façon. Je le répète, vous m’enchanterez. Votre nationalité m’est déjà connue ; le pavillon américain flotte à la corne de votre steamer.

 

Claude ouvrit la bouche pour répondre ; Marcel le prévint et avec un flegme très saxon :

 

 

– Yes, sir, fit-il.

 

Après quoi, il présenta ainsi ses compagnons :

 

– Miss Diana Pretty. – Le gouverneur s’inclina, il avait sûrement ouï parler de la riche Américaine. – Miss Mable, sa sœur.

 

Yvonne, désignée ainsi, ouvrit des yeux effarés. Simplet poursuivit :

 

– Sir William Sagger, notre ami ; sir Claudio, et moi sir James, cousins de miss Diana.

 

Le fonctionnaire répétait ses saluts. Enfin offrant le bras à Diana, il la guida vers son habitation.

 

Yvonne retint son frère de lait en arrière.

 

– Pourquoi toutes ces inventions ?

 

– Parce que, petite sœur, dans notre situation alors même qu’aucun danger n’apparaît, il convient d’être prudent. C’est tout…

 

– Simple, acheva la jeune fille avec un peu d’impatience. Mais permets-moi de te le dire. En ce moment ta simplicité m’a l’air d’une complication.

 

– C’est possible. Souviens-toi seulement que tu es Mable ; Claude, Claudio ; et moi, James.

 

Le gouverneur était marié. Sa femme, gracieuse mais loquace personne, se surpassa. Elle était enchantée de pouvoir débiter comme nouvelles de vieilles histoires usées dans le cercle habituel de la colonie.

 

Elle mit les « petits plats dans les grands ». L’outarde et la gazelle figurèrent sur la table, assaisonnées de récits incroyables, où la faune du pays jouait un rôle un peu exagéré sans doute. Rencontres avec les guépards, tigres minuscules ; chasses à l’âne sauvage, à l’autruche, au chacal, à l’hyène ; tout y passa.

 

La flore même eut son tour. Madame la gouverneur la décrivit, ne faisant grâce d’aucun détail. Elle vanta le mimosa dont le feuillage court, sous le nom de kabata, nourrit les troupeaux ; les palétuviers, les genêts, les euphorbes. Et pour finir en artiste qui ménage ses effets, elle laissa tomber cette phrase :

 

– Ah ! mes chers hôtes, que je suis heureuse de vous savoir Américains ! Dire que si vous étiez Français, je ne pourrais vous recevoir sans arrière-pensée.

 

Marcel lança un regard à Yvonne.

 

– Et pourquoi donc ? demanda-t-il tranquillement.

 

– Je vais vous l’apprendre. Mon mari me fait les gros yeux, mais cela m’est égal. Voilà-t-il pas un mystère ! Figurez-vous que le parquet de Lyon nous a envoyé, en même temps qu’aux fonctionnaires de toutes les colonies françaises, l’ordre d’arrêter trois Français : deux hommes et une femme, accusés de vol, d’évasion.

 

– Mais, ma chère amie, interrompit le gouverneur, cela n’a aucun intérêt.

 

– Aucun intérêt. Est-ce la fonction d’un résident d’arrêter les voleurs ? Mes chers hôtes, je vous fais juges.

 

Tous demeuraient immobiles, pétrifiés par la révélation de l’aimable femme. Canetègne, qu’ils avaient cru vaincu, les pourchassait au delà des océans, ayant la justice française pour servante !

 

– Et comment se nomment ces misérables ? questionna Simplet.

 

Sa voix était calme.

 

– Je ne me souviens plus. Ah si ! Yvonne Ribor, Marcel Dalvan et Claude Bérard.

 

– Pauvres diables ! je vous remercie, madame.

 

Le repas terminé, on se sépara avec de grandes effusions. Le gouverneur accompagna ses hôtes jusqu’à leur canot. L’embarcation quitta le rivage se dirigeant vers le Fortune, dont la silhouette élégante se découpait dans la pénombre bleutée de la nuit. Alors Marcel murmura :

 

– Nous sommes gentils maintenant ! La police nous guette sur toutes les terres françaises, et précisément nous n’avons à faire que là ?

 

– La main de la justice est sur nous, gémit Yvonne. Le sous-officier l’empêcha de continuer sur ce ton.

 

– Tu sais ce que l’on fait pour éviter une main menaçante ?

 

– Non !

 

– C’est bien simple. On glisse entre ses doigts.

 

VIII

CANETÈGNE S’OCCUPE

 

 

Sous une véranda de bois, dont les piliers légers étaient emprisonnés dans un fouillis de vanilles, d’ibokas, de haricots odorants, M. Canetègne écrivait.

 

Sur la table de bambou, plusieurs feuillets de papier couverts d’une écriture commerciale, régulière et froide, attestaient le labeur du négociant. Enfin sa plume cessa de courir. Il prit son mouchoir, s’épongea le front et, se renversant dans son fauteuil de rotin, il promena les yeux autour de lui.

 

Certes, le panorama était fait pour séduire. S’étageant en gradins, les toitures des maisons d’Antsirane semblaient un escalier géant descendant jusqu’à la mer.

 

Plus bas s’étendait le golfe de Diego Suarez, ce port merveilleux creusé par la nature au nord de l’île de Madagascar.

 

Du vaste lac bleu, profond, émergeaient des îles verdoyantes, allant rejoindre avec des serpentements de farandole l’îlot de la Lune, – Nossi-Volane, – sentinelle avancée qui garde le chenal du port. De larges estuaires s’ouvraient à droite, à gauche, baies creusées dans le pourtour du golfe où pourraient s’abriter les marines du monde : Dourouch-Foutchi, Dourouch-Varats, Dourouch-Vasah, baies des Cailloux, du Tonnerre, des Français. Plus loin, le bassin de la Nièvre et enfin le cap de Diego que dominent l’artillerie, l’hôpital, le casernement des disciplinaires, la gendarmerie de la colonie.

 

En se tournant vers la droite, M. Canetègne apercevait la hauteur de Madgindgarine, couronnée d’un fortin, et les baraquements primitifs où campent les volontaires sakalaves, nos alliés malgaches.

 

De temps à autre, un coup de sifflet aigu déchirait l’air. Il annonçait le départ d’un convoi. Car Antsirane possède un chemin de fer, à voie étroite et à traction de mules, il est vrai, mais qui compte douze kilomètres et met la ville en communication avec Mahatsinso.

 

L’Avignonnais hocha la tête, s’essuya le front derechef, puis rassembla les feuilles éparses sur la table et les classa. Après quoi, il se mit à lire à haute voix, de l’air satisfait d’un bon élève dont le devoir est primé.

 

Antsirane, ce 29 décembre 1892.

 

Ma chère demoiselle Doctrovée,

 

J’espère que cette nouvelle lettre vous trouvera en bonne santé. Pour moi, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement.

 

Comme je vous l’écrivais à l’escale d’Obok, c’est à ne pas croire combien les pays que je vois sont différents du nôtre. À ne pas croire, je vous dis. Moi, qui fais la commission coloniale, je ne me doutais pas de ce que sont nos colonies.

 

Si on le savait en France, je vous donne mon billet qu’un tas de gens, qui traînent la misère, s’expatrieraient et viendraient chercher la fortune où elle est, c’est-à-dire ici.

 

Mais procédons avec ordre.

 

Après notre départ d’Obok, quelques jours de pleine mer ; puis les escales successives des Comores, chapelet d’îles qui réunit Madagascar à la côte d’Afrique.

 

La grande Comore avec son énorme volcan actif Caratala ou Djoungou-dja-Dsaha (marmite de feu).

 

J’ai l’air très fort en géographie. Ne vous en étonnez pas, c’est le capitaine qui m’a enseigné tout cela.

 

Nous avons reçu la visite d’une princesse du pays, noire mais superbe. Vêtue de nattes multicolores, la tête couverte d’une sorte de capuchon percé à hauteur des yeux d’un trou carré, elle est venue à bord, sur son boutre.

 

Qu’est-ce qu’un boutre, direz-vous ? C’est un bateau à la poupe très élevée, en usage dans toute la région.

 

La princesse voulait surveiller l’embarquement d’une équipe de femmes maçons. Vous avez bien lu, les limousins du pays appartiennent exclusivement au sexe joli.

 

Il faisait chaud sur le pont. Aussi bientôt cette grande dame se dépouilla de ses nattes. Elle portait, tatoué sur le dos, un soleil rayonnant.

 

Cet enjolivement, m’a appris l’interprète, indique que la personne est de souche royale et descend d’une certaine Douhani, de la race des Bé-Tsi-Mitsaraks, qui eut, d’après la légende, l’insigne honneur d’être distinguée par le dieu-Soleil Zanahar, lequel s’établit sur la terre pour l’épouser. Mais après quelques jours de ménage, Zanahar dut retourner au ciel, parce qu’il incendiait tout autour de lui. C’est de cette époque que datent les déserts.

 

Nous avons pris dans l’île un passager qui se rend à Sainte-Marie. Djazil est son nom. Retenez-le, car notre rencontre est des plus heureuses. Je vous dirai le pourquoi dans une prochaine lettre.

 

Puis nous avons gagné Anjouan où furent déportés, en 1801, Rossignol et ses complices dans le complot de la machine infernale. Aperçu de loin, l’île Moheli ; fait une promenade dans l’île Mayotte, une autre à Nossi-bé.

 

Pays merveilleux, verdoyants, bien arrosés, où réussissent à souhait le café, la canne à sucre.

 

Nous avons doublé le cap d’Ambre ou d’Amb à l’extrême nord de Madagascar, et tandis que nous voguions vers Diego Suarez, le capitaine nous parla cyclones. C’est très rassurant. Ainsi le 24 février 1885, au moment où la France s’établissait à Antsirane, un ouragan détruisit ou jeta à la côte le transport l’Oise, le vapeur Arya et le voilier la Clémence de la flotte de la Réunion, le navire américain Sara-Burk et l’Armide de l’île Maurice. Plus récemment le naufrage du Labourdonnais est dû à la même cause.

 

Enfin je foule le sol malgache, et de suite les habitants me deviennent sympathiques. Ils sont « processifs » comme nos paysans normands.

 

Quand ils s’abordent, au lieu de se dire :

 

– Comment vous portez-vous ?

 

– Pas mal et vous ?

 

Ils se saluent cérémonieusement et prononcent :

 

– Akouré kabar ?

 

– Tsichi kabar.

 

Ce qui peut se traduire par :

 

– Avez-vous des procès ?

 

– Je n’ai pas de procès.

 

Une nation animée de cet esprit est appelée à un brillant avenir. J’espère l’aider à l’atteindre. On m’a entretenu d’une affaire de premier ordre. Je vous en parlerai longuement plus tard. J’attends en ce moment le personnage avec lequel je dois opérer.

 

Travaillez bien ; car nos ennemis pris, je compte séjourner quelque temps à Diego Suarez avant de rentrer en France, et la maison ne saurait péricliter.

 

Avec mes sentiments très distingués, recevez, ma chère demoiselle Doctrovée, mes meilleurs souhaits de santé.

 

Signé : Canetègne.

 

P. S. – Pourvu qu’ils aient lu les journaux, et que bientôt je sois délivré du cauchemar qui me hante.

 

Sa lecture terminée, le négociant demeura pensif.

 

– Oui murmura-t-il, l’idée de faire annoncer l’arrivée de Valentin Ribor à Madagascar était bonne. Maintenant le numéro est-il tombé entre leurs mains ? Tout est là. Si oui, ils arriveront sûrement par le prochain paquebot. Si non…

 

Il donna un coup de poing sur la table.

 

– Si non, mes transes redoublent, car, il n’y a pas à se le dissimuler, il suffit d’un rien pour me perdre.

 

Canetègne s’était levé. À grands pas il arpentait la veranda.

 

– Mousié, fit une voix, le vertueux Ikaraïnilo demande s’il peut parler avec toi ?

 

Un Cafre, reconnaissable à sa toison laineuse, à ses lèvres épaisses, à son nez écrasé, venait de paraître.

 

C’était le domestique du négociant. Domestique sans livrée ; un simple pagne, fixé par une ficelle à la ceinture, le couvrait des reins aux genoux.

 

– Ikaraïnilo, répéta Canetègne dont le visage s’éclaira. Amène-le ici. Apporte aussi du vin de palmier.

 

Le cafre sortit et reparut au bout d’un instant, chargé d’un plateau sur lequel vacillaient des verres et un carafon empli d’une liqueur rosée du plus alléchant aspect. Un homme d’une cinquantaine d’années le suivait. Malais de type, les cheveux grisonnants, le nouveau venu était sec, nerveux ; ses yeux vifs, perçants, étaient toujours en mouvement. Aussi le regard insaisissable ne se prêtait jamais à l’observation.

 

Tout décelait en lui l’astuce, la fourberie. Il toucha la main de Canetègne et s’assit, entr’ouvrant sa veste soutachée. Il allongea béatement ses jambes, autour desquelles flottait une sorte de pantalon large, fait d’une lamba, – jupe – serrée aux chevilles.

 

L’Avignonnais avait pris place en face de lui. Tous deux demeurèrent un instant sans parler, chacun attendant l’autre. Le premier, le négociant rompit le silence.

 

– Ikaraïnilo a à me parler ?

 

– Le Hova Ikaraïnilo a à te parler, répliqua le visiteur.

 

Une nouvelle pause eut lieu. Agacé, Canetègne commença.

 

– Sur le bateau qui m’a amené ici, dit-il, j’ai rencontré ton associé Djazil.

 

– Il l’était, en effet.

 

– Obligé de partir pour se fixer à l’île Sainte-Marie, il m’a vanté les opérations qu’il faisait avec toi.

 

– C’est bien là ce qu’il m’a affirmé.

 

– Il m’a promis de nous mettre en rapport. Il a tenu parole. Maintenant jouons cartes sur table.

 

 

Ikaraïnilo avança un peu son siège.

 

– Va, j’écoute.

 

L’Avignonnais eut un vague sourire :

 

– Tu es puissant parmi les Hovas, reprit-il. Tu crains de risquer ta situation car, général commandant les troupes qui cernent la léproserie d’Antananarivo, capitale des pays Hovas, et empêchent les lépreux d’en sortir, tu gagnes sûrement de vingt à vingt-cinq mille thalaris.

 

Le Malgache ne bougea pas.

 

– D’autre part, comme la loi des tiens admet que toute la terre appartient à la reine, et que nul autre n’a le droit de posséder, tu n’es pas fâché d’avoir des ressources ignorées pour acheter du terrain dans la grande Comore. Tu rêves de résilier un jour tes grades, – tes honneurs, comme vous appelez cela, – pour devenir propriétaire et indépendant.

 

Un imperceptible signe de tête encouragea l’orateur à continuer. Le commerçant ne se fit pas prier.

 

– Or, avec Djazil, tu as eu l’idée ingénieuse d’exploiter une superstition de tes compatriotes. Ils se figurent qu’un mort a de grosses dépenses à faire dans l’autre monde. Ils enterrent donc leurs défunts avec une forte somme. Souvent ils n’ont pas l’argent nécessaire, et ils l’empruntent à gros intérêts. Tu fais le prêt aux héritiers.

 

– Tu es au courant, murmura le Hova.

 

– Né malin, tu as perfectionné la profession. Prêter, toucher des intérêts exorbitants, c’est bien. Tu vas plus loin. Les sépultures sont au milieu des forêts, nul ne les surveille. Alors que fais-tu’? Au milieu de la nuit qui suit l’inhumation, tu déterres le mort ; tu l’allèges de la somme dont ses parents l’ont, avec piété et bêtise, inutilement chargé ; si bien que tu supprimes tous les risques de l’opération.

 

– Tais-toi, si on entendait.

 

– On n’entend pas. Tandis que tu paradais à Antananarivo, Djazil accomplissait la besogne utile que je viens de dire. Lui parti, tu désires un autre associé. L’affaire me convient, j’accepte.

 

Un instant le regard d’Ikaraïnilo se fixa sur l’Européen.

 

– Tu acceptes ?

 

– Oui, aux mêmes conditions. Partage par moitié des bénéfices. Grâce à ta situation, tu fournis les meilleurs clients, tu me protèges au besoin.

 

– Oseras-tu commettre le sacrilège ?

 

– Tiens ! Bon pour les esprits faibles d’hésiter. Les morts n’ont besoin de rien, et les vivants doivent lutter pour la vie.

 

– Alors tu veux remplacer Djazil ?

 

– Oui.

 

Le Malgache sembla réfléchir. On eut dit qu’il hésitait encore. Pourtant il se décida :

 

– Écoute.

 

– Je ne demande pas mieux, cela me reposera de parler.

 

– Notre association commence dès ce moment.

 

– Adjugé !

 

– Mais je veux te voir à l’œuvre.

 

– Le plus tôt sera le mieux.

 

– J’ai un prêt à deux jours de marche, à Port-Louquez, sur les bords de la rivière Andrezijama. Veux-tu partir avec moi ce soir ?

 

– Je serai revenu pour l’arrivée du prochain paquebot ?

 

– Sûrement.

 

– Car tu le sais, je dois livrer au gouverneur des criminels venant de France.

 

– Je le sais.

 

– Partons donc. Puis ma tâche remplie ici, je te rejoindrai à Antananarivo.

 

Le général de la léproserie se leva.

 

– À ce soir.

 

– À ce soir.

 

– Nous voyagerons par mer en suivant la côte. Mon boutre attendra à la pointe Diego.

 

De nouveau les dignes associés se serrèrent la main, et Canetègne, se frottant les paumes, reconduisit jusqu’à la porte extérieure le seigneur Ikaraïnilo.

 

Comme l’Avignonnais l’avait écrit à Mlle Doctrovée, sa rencontre avec Djazil était heureuse. L’ex-associé du Hova, après avoir visité ses propriétés des Comores, s’était embarqué sur le même steamer que le négociant ; car la course du navire se terminait à Sainte-Marie de Madagascar, où il se rendait pour ses propres affaires.

 

Le loup sent le loup, le vautour appelle le vautour. Avant même de s’être adressé la parole, Canetègne et Djazil s’étaient reconnus. Ils différaient de couleur, de coutumes, de langage ; mais ils étaient confrères en affaires louches. L’intimité s’établit vite, et la conversation qui précède en a fait concevoir les bienfaisants résultats.

 

À la nuit, l’Avignonnais quitta sa demeure, traversa les rues endormies d’Antsirane et, longeant le bord de la mer, contourna le cap Diego. À la pointe du promontoire une pirogue l’attendait. Elle le conduisit à bord du boutre du général Ikaraïnilo.

 

Le navire, tanguant lourdement sous sa voilure, se mit en marche. On fit une station assez longue, le lendemain, dans la rade d’Ambavarano ; et le second jour, vers deux heures, le boutre jeta l’ancre à Port-Louquez. Ikaraïnilo chargea l’Avignonnais d’un sac de toile contenant une pioche et une bêche démontées. C’étaient les armes du fossoyeur.

 

Sur le rivage, une vingtaine de volontaires sakalaves, garnison de la ville, commandés par un sous-officier d’infanterie de marine, se tenaient sur deux rangs, l’arme au pied.

 

– Que font-ils ? demanda Canetègne en prenant place dans la pirogue avec le général.

 

– Ils s’apprêtent à me rendre les honneurs.

 

– À vous ?

 

– Sans doute. La flamme blanche à cercle bleu qui flotte au mât du boutre indique ma qualité ; il est d’usage que vos soldats nous reçoivent comme leurs officiers, et alors…

 

– Je comprends.

 

En effet, quand les voyageurs débarquèrent, les sakalaves présentèrent les armes, tandis qu’un mauvais clairon sonnait aux champs. Puis le sous-officier s’avança vers Ikaraïnilo, et lui demanda s’il désirait être escorté pendant son séjour à terre.

 

À la grande surprise du négociant, le général répondit affirmativement. Aussitôt dix soldats se détachèrent et le suivirent, tandis que l’autre moitié de la garnison regagnait les baraquements, pompeusement décorés du nom de casernes.

 

– Pourquoi t’être embarrassé de ces hommes ? grommela l’Avignonnais.

 

– Pour n’être pas détroussé par des rôdeurs. Les populations sont très hostiles aux Hovas qui les ont vaincues.

 

– Oui, mais pour notre affaire ?

 

– Eh bien ?

 

– Les Sakalaves nous gêneront.

 

– Du tout, ils nous aideront.

 

– Eux ? Tu veux leur confier… ?

 

– Rien du tout. Seulement, écoute. L’endroit où l’on a enterré notre client est à deux heures de marche de la côte. C’est un bois de ravenalas et de fougères arborescentes. L’escorte montera la garde autour ; comme cela nous ne serons pas dérangés.

 

– Mais que leur diras-tu ?

 

– Que je vais saluer la tombe d’un frère.

 

Canetègne fit la grimace. Au fond, il aurait préféré moins nombreuse compagnie, mais il était trop tard pour discuter. Il se résigna.

 

Comme son associé, il se rendit chez les parents du mort, leurs débiteurs ! Ceux-ci parurent reconnaissants de la visite, et selon l’usage du pays, convièrent les voyageurs à venir insulter la veuve du défunt.

 

Dans une case isolée la malheureuse était enfermée, revêtue de ses plus beaux atours. L’akantzou de soie brodée, sorte de veston court, le lamba de même étoffe, les gorgerins, les bracelets contrastaient avec sa tignasse ébouriffée, ses joues tachées de meurtrissures. Elle frissonna en entendant les visiteurs.

 

 

Il y avait de quoi. Chacun à son tour lui administra un soufflet. Pour ne pas se faire remarquer, Canetègne frappa aussi fort que les autres ; puis la bande se retira en insultant la pauvre créature.

 

– C’est ainsi que l’on traite les veuves à Madagascar ? interrogea l’Avignonnais.

 

– Sans doute.

 

– C’est pour leur faire regretter leur mari ?

 

– Non, pour marquer que la femme est l’être pernicieux qui abrège les jours de l’homme. Ainsi elle porte le deuil pendant des semaines, des mois, parfois des années. Après quoi les parents prononcent le divorce, afin qu’elle n’ait plus rien de commun avec le trépassé.

 

Le négociant murmura :

 

– À leur place je ne me marierais pas.

 

– Personne ne les y contraint, répliqua Ikaraïnilo. Jusqu’au jour où il lui plaît de se choisir un maître, la jeune fille malgache est aussi libre que les jeunes hommes. Si elle se marie, c’est que la liberté lui pèse, voilà tout.

 

Avec de grandes démonstrations les visiteurs prirent congé de la famille en larmes, et reprirent ostensiblement le chemin de Port-Louquez. Mais lorsque le village eut disparu à leurs yeux, le Hova donna un ordre, et la petite troupe, obliquant à droite, suivit une sente difficile qui serpentait au flanc d’un massif rocheux.

 

Des lianes aux fleurs rouges, dont la corolle mesurait au moins vingt centimètres de diamètre, poussaient dans les interstices et se déroulaient sur les parois de granit. Canetègne allongea la main pour cueillir un de ces superbes calices rubescents, mais un Sakalave lui saisit le poignet et le repoussa en arrière avec ce mot :

 

– Freadilavar !

 

Étonné, le négociant l’interrogea du regard.

 

– La plante-tonnerre, expliqua Ikaraïnilo. Quand on la touche, on ressent une commotion électrique quelquefois assez forte pour déterminer la mort.

 

– Bigre ! fit le commissionnaire en s’écartant prudemment des lianes.

 

– Dans la saison sèche, continua le général, la freadilavar jaunit, s’étiole. On peut alors en faire la récolte. Elle sert à combattre la fièvre sous forme d’infusion.

 

– Une infusion de tonnerre ! Merci, je préfère la bourrache.

 

À l’horizon le soleil était près de disparaître.

 

Le crépuscule n’existant pas dans les contrées intertropicales, la nuit allait venir dans quelques minutes.

 

– On n’y verra plus, et on risquera de frôler une de vos satanées plantes, grommela le négociant.

 

– Nous sommes arrivés, répondit le Hova.

 

Le sentier débouchait sur un plateau boisé. Des fougères lançaient à sept ou huit mètres de haut leurs panaches verts découpés en dentelle ; des ravenalas aux larges feuilles, dont les naturels tirent leurs toitures et leur vaisselle, s’étalaient en parasols sombres supportés par des troncs trapus. Sur le sol une herbe courte, épaisse, raide, s’écrasait sous les pieds avec un claquement sec.

 

– Destre malo ! ordonna le général.

 

L’escorte fit halte. Puis après un colloque rapide avec Ikaraïnilo, l’un des Malgaches prit le commandement, et les soldats, se déployant en tirailleurs, disparurent dans le fourré.

 

– Maintenant, fit le Hova, à l’ouvrage, mousié Canetègne.

 

Et désignant un arbre voisin :

 

– Notre client dort sous son ombre.

 

Le négociant ne put se défendre d’un frisson. Il allait débuter dans la carrière de violateur de sépultures. Si peu chargé de scrupules qu’il fût, il se sentit mal à l’aise. Mais le général le regardait. Il fallait faire bonne contenance. Et puis l’appât du gain facile l’encourageait.

 

– Allons, dit-il.

 

Il se débarrassa du sac de toile qu’il portait en bandoulière depuis son départ du boutre, et en tira la bêche démontée. Il ajusta manche et fer, puis marcha vers l’arbre indiqué. Comme pour faciliter sa tâche, la lune remplaçait le soleil éteint, et glissait à travers les branches des rayons argentés.

 

Légèrement oppressé, Canetègne commença à creuser la terre. Bien qu’elle eût été fraîchement remuée, elle lui semblait lourde à retourner. Ses bras engourdis par l’appréhension ne donnaient pas l’effort dont ils étaient capables. Le Hova regardait impassible, les traits contractés par un ironique sourire.

 

Ce fut un coup de fouet pour son associé. Brusquement il retrouva le calme ; l’anxiété dont il était étreint s’évanouit, et il attaqua sa besogne avec une sorte de rage.

 

En peu d’instants un trou profond d’un pied, long de deux mètres se creusa devant lui. Un choc sonore le fit tressaillir. La bêche avait heurté le cercueil. Bientôt celui-ci fut dégagé.

 

– Assez, commanda Ikaraïnilo. Décloue le couvercle.

 

Sans hésitation maintenant, le commissionnaire glissa son couteau entre les planches. Une pesée les écarta. Par l’ouverture il introduisit la bêche, et grâce à ce levier improvisé la partie supérieure de la bière se souleva lentement.

 

Une odeur âcre saisit le négociant aux narines. Les aromates, dont le cadavre était enduit, dégageaient leur senteur pénétrante. Mais il n’interrompit pas son travail. Un dernier effort et le couvercle joua sur ses charnières, découvrant le mort enroulé dans un pagne de lin.

 

La lune frappait en plein son visage bronzé, lui prêtant un caractère presque surnaturel. On eût dit une de ces apparitions étranges que relatent les légendes. Et de fait, ces deux hommes penchés sur la fosse violée, face à face avec le malheureux dont ils troublaient le dernier sommeil, formaient un tableau terrifiant.

 

– À sa droite, au fond. L’argent est dans un sac de peau.

 

Prononcés presque à voix basse par le Hova, ces mots sonnèrent lugubrement. Canetègne promena autour de lui un regard effaré. Il lui semblait que, sur l’aile du vent, le son s’éloignait grossissant toujours, allant porter au loin la nouvelle du crime.

 

 

– À droite, au fond, répéta le général.

 

Les lèvres serrées, le cœur tournant follement dans sa poitrine, l’Avignonnais se pencha ; sa main frôla le corps. Il laissa échapper un gémissement épouvanté. Pour un peu il se serait relevé et à toutes jambes aurait fui.

 

– Eh bien ? demanda Ikaraïnilo.

 

Le négociant tendit ses nerfs, honteux de son trouble. Il empoigna la sacoche de cuir et la tendit à son complice. Puis il rabattit le couvercle et se mit en devoir de combler le trou. Mais soudain il resta immobile, comme pétrifié.

 

Un faible cri avait retenti auprès de lui.

 

– C’est le mort, bégaya-t-il, le mort qui se plaint.

 

– Quelqu’un nous épiait ! gronda le général.

 

– Quelqu’un ?

 

– Oui. N’avez-vous pas entendu ? Et tenez, il s’éloigne, emportant notre secret.

 

Un bruit de branches brisées arrivait aux deux hommes.

 

– Il faut empêcher ce curieux de nous trahir.

 

D’un bond le Malgache gagna le fourré, et après un long cri d’appel, il s’élança à la poursuite de l’ennemi inconnu qu’il venait de dépister.

 

Une seconde Canetègne hésita sur la conduite à tenir. La crainte de rester seul l’emporta. Abandonnant ses outils, il suivit son associé.

 

Du reste, la poursuite était aisée. L’espion, si c’était un espion, devait être embarrassé ; car il se frayait bruyamment un chemin à travers les arbustes.

 

Un cri résonna dans la nuit, aigu, éperdu, cri de femme apeurée. Des exclamations gutturales répondirent, suivies d’un bruit de lutte. Les poursuivants s’arrêtèrent. Puis d’une allure plus lente, évitant de froisser les feuillages, ils rampèrent vers l’endroit où des voix confuses s’élevaient.

 

Bientôt ils atteignirent la lisière d’une clairière que la lune inondait de clarté. Leur escorte était réunie en cet endroit. Des soldats achevaient de garrotter des prisonniers : deux hommes et une femme. D’autres entravaient un mulet portant une selle grossière.

 

D’un coup d’œil le Hova se rendit compte de la situation, et entra dans l’espace éclairé. Canetègne l’imita. Aussitôt le chef du détachement vint à eux. Avec de grands gestes il leur expliqua ce qui venait de se passer : les Sakalaves étendus sur l’herbe, dormant pour la plupart ; la brusque irruption des étrangers, leur attitude belliqueuse. Heureusement le mulet sur lequel était juchée la femme avait buté ; il était tombé sur les genoux, et tandis que les hommes s’efforçaient de le relever, on avait pu les entourer et s’en rendre maître. En terminant, le Malgache déclara que c’étaient des gens d’Europe.

 

– Des gens d’Europe ? redit l’Avignonnais.

 

Le général fronça le sourcil. Des Européens connaissaient son secret. Seul avec eux en cet endroit, il eût chargé son poignard de le garantir contre toute révélation dangereuse.

 

La présence des soldats le gênait. Alliés des Français, ils n’eussent pas empêché le crime, mais ils le publieraient ensuite ; et alors il serait nécessaire d’entrer dans des explications qui ne satisferaient sûrement pas tout le monde.

 

Des réflexions du même genre tracassaient le négociant. Sans avoir conscience de son mouvement, il se rapprochait peu à peu du groupe formé par les captifs. Il les dévorait du regard. Soudain il se passa la main sur les yeux :

 

– Je rêve, dit-il.

 

Il fit encore un pas, regarda de nouveau. Un hurlement de triomphe s’échappa de ses lèvres, et appelant le général stupéfait :

 

– Les criminels que j’attendais ! cria-t-il.

 

Ceux qu’il désignait ainsi s’étaient retournés.

 

– Monsieur Canetègne ? firent-ils d’une seule voix.

 

– Lui-même, qui vous tient, mademoiselle Yvonne Ribor ; qui vous tient aussi, messieurs Marcel Dalvan et Claude Bérard.

 

C’étaient en effet les fugitifs que le hasard venait de jeter dans les griffes de leurs ennemis.

 

– La Providence nous abandonne ! gémit Yvonne.

 

Elle regardait Claude, semblant attendre de lui un expédient, un moyen d’échapper à la fatalité. Le « Marsouin » secoua la tête avec découragement, et ce fut Simplet qui répondit à la jeune fille :

 

– Tu voudrais bien être libre ?

 

– Cette question ?

 

– Tu le seras dans cinq minutes.

 

– Ne plaisante pas.

 

– Je suis très sérieux. M. Canetègne nous arrête, il est tout naturel qu’il nous remette en liberté.

 

Et avec l’expression narquoise qui lui était habituelle :

 

– Monsieur Canetègne, appela-t-il.

 

– Hein ? fit le négociant, qui parlait avec animation à son associé.

 

– Venez donc, j’ai à vous dire deux mots.

 

– Tout à l’heure, quand j’aurai le temps.

 

– Non, tout de suite… Si vous refusez, je prie mon ami Claude, qui a été en garnison à Madagascar et écorche le malgache tout comme un autre, de narrer notre rencontre sous un ravenala.

 

– Je suis à vous, exclama l’Avignonnais.

 

Et, d’un pas pressé, il courut vers les prisonniers.

 

– Là, plaisanta Marcel. Tu vois bien, petite sœur, il fait déjà des concessions.

IX

DANS LA BROUSSE

 

 

Comment les voyageurs s’étaient-ils trouvés à huit kilomètres de Port-Longuez, tout exprès pour se faire arrêter par les Sakalaves d’Ikaraïnilo ?

 

En quittant Obok, le yacht Fortune, laissant de côté les escales des Comores, avait piqué droit vers la côte orientale de Madagascar. Avertis qu’ils étaient signalés à l’autorité judiciaire dans les diverses colonies françaises, les jeunes gens n’avaient pas voulu atterrir à Diego-Suarez.

 

– On nous guette du côté de la mer, avait dit Marcel. Faisons une chose toute simple, arrivons par terre.

 

Le steamer avait donc déposé ses passagers à la Pointe-aux-Îles, un peu au sud de Port-Louquez. Après des adieux touchants à miss Diana Pretty, ceux-ci avaient bravement fait route vers Antsirane, les hommes à pied, Yvonne assise tant bien que mal sur une mule achetée à un fermier Betsimisarak.

 

Ils marchaient de nuit, sans perdre de vue la mer. De cette façon ils évitaient toute chance d’insolation et ne risquaient point de s’égarer.

 

Or, ils avaient passé la journée du 31 décembre à l’autre extrémité du plateau boisé, sur lequel Canetègne avait débuté comme vampire, et la lune ayant allumé son flambeau, ils s’étaient mis en route vers le nord. Comme aux étapes précédentes, Mlle Ribor veillait sur son frère de lait. Pour elle, il était resté enfant en quelque sorte. Elle le plaignait d’avoir à supporter de telles fatigues.

 

– Monsieur Bérard, expliquait-elle, a fait son congé dans l’infanterie de marine ; il est habitué à la vie coloniale, tandis que Simplet n’y connaît rien. J’ai peur de tout pour lui : les serpents, les caïmans, les bêtes féroces et surtout la maladie. Ah ! si cela avait été possible, je l’aurais laissé à bord du navire. Mais c’eût été trop exiger de la gracieuse Américaine. Elle avait déjà changé sa voie pour nous être agréable. La forcer à attendre là, la fin de nos démarches aurait été un comble d’indiscrétion.

 

Et elle sermonnait Marcel, qui la laissait dire. Toujours calme, il continuait à penser que tout est simple. De fait, après les marches nocturnes à travers les rochers ou les marécages, il s’endormait au matin d’un sommeil aussi paisible que s’il eût été couché sur le plus doux des lits. Il conservait son teint rosé et sa confiance.

 

Contournant les massifs d’arbustes, la petite caravane avançait allègrement. De temps à autre, Yvonne donnait un conseil à son frère de lait pour escalader un bloc de granit ou pour éviter une plante épineuse. Il la remerciait tranquillement, nullement agacé par sa surveillance protectrice.

 

Claude, lui, haussait parfois les épaules. Autrement que la jeune fille, il jugeait son compagnon de voyage ; mais il n’avait point à intervenir, Dalvan ne se plaignant pas.

 

– Chut ! fit-il en s’arrêtant soudain. N’entendez-vous rien ?

 

Simplet prêta l’oreille.

 

– Si, et – la supposition est folle sur ce plateau désert – on jurerait qu’un ouvrier travaille la terre.

 

– Encore une de tes idées, railla Yvonne.

 

– Encore, petite sœur. Et plus j’écoute, plus je me persuade que je ne me suis pas trompé.

 

Avec prudence, tous s’avancèrent dans la direction du son. Bientôt le doute ne fut plus possible. Le choc du fer sur le sol se percevait distinctement.

 

– Qui diable cultive à cette heure ? grommela Bérard.

 

– Allons voir, répliqua Simplet.

 

La mule attachée à un arbre, tous trois se faufilèrent entre les broussailles et arrivèrent à quelques pas de l’endroit où Canetègne, surveillé par Ikaraïnilo, accomplissait sa lugubre besogne.

 

Tout d’abord, ils ne comprirent pas. Mais l’Avignonnais, tenant le sac de monnaie, démasqua le mort dont la face immobile se montra sous un rayon de lune.

 

Yvonne ne put retenir un cri d’horreur. Brusquement Marcel la saisit par la main, la ramena en courant à la place où avait été laissée sa monture, la mit en selle et, tenant l’animal par la bride, fila droit devant lui, dans une course folle, accélérée encore par l’appel dont Ikaraïnilo fit retentir la brousse. Ni les uns ni les autres n’avaient reconnu le travailleur.

 

– Le tonnerre emporte les femmes ! maugréait Claude. Nous voilà sur les bras une affaire avec des gens qui, à en juger par leur occupation, sont exempts de scrupules.

 

Il galopait comme son ami. Avec lui, il déboucha dans une clairière, où une dizaine d’hommes armés de fusils étaient étendus.

 

– Des Sakalaves ! fit-il… et en service encore. Tout va bien.

 

À ce moment, la mule s’abattit sur les genoux. Avant que les sous-officiers eussent pu la remettre sur pied, ils furent saisis, garrottés et couchés sur l’herbe à côté de leur compagne de voyage. Les Malgaches avaient perçu le signal lancé par le Hova, et ils traitaient en ennemis ces inconnus qui semblaient fuir.

 

Tandis que Claude et Yvonne désespéraient, Simplet, ayant reconnu Canetègne, venait de lui intimer l’ordre d’avoir à l’écouter.

 

– Tu vois bien, petite sœur, avait-il déclaré en riant ; l’ogre fait déjà des concessions.

 

C’était vrai. L’Avignonnais se souvenait du petit soldat, qui l’avait si joliment berné à Lyon. Il avait démêlé dans son accent comme une menace, et il s’empressait de le joindre. Sans plaisir d’ailleurs, à en juger par le ton rogue dont il demanda :

 

– Qu’est-ce que vous voulez ?

 

– Vous voir, monsieur Canetègne.

 

– Je vous préviens que je ne suis pas en humeur de plaisanter.

 

– Moi non plus. Causons donc. Il est probable que nous nous entendrons.

 

– Vous croyez ?

 

L’air dégagé du prisonnier déplaisait à son interlocuteur.

 

– En tout cas, faisons vite.

 

– À vos ordres, monsieur Canetègne. Une question d’abord : À quoi devons-nous le plaisir de cette rencontre inattendue ?

 

Le commissionnaire hésita. À ce sous-officier qui paraissait le défier, il aurait eu joie à conter le piège tendu ; mais le jeune homme allait être mis en présence de juges ; on l’interrogerait. Il était inutile de l’éclairer, car le procédé de M. Canetègne eût semblé inexplicable aux magistrats. Il se décida donc à biaiser.

 

– Ma foi ! j’ai lu une dépêche du Petit Journal annonçant l’arrivée, à Diego-Suarez, de M. Antonin Ribor.

 

– Comme nous ! soupira Yvonne.

 

– Et vous êtes accouru pour qu’il nous soit plus facile de vous confondre ?

 

Le négociant grimaça :

 

– Pour l’éloigner uniquement. Ce à quoi j’ai réussi. Si bien que je puis sans crainte vous conduire à Diego-Suarez et vous remettre aux mains des autorités.

 

– Lesquelles, continua Dalvan, nous renverront en France où l’on nous emprisonnera comme voleurs, complices d’évasion, etc.

 

– Précisément !

 

– Très bien imaginé, monsieur Canetègne.

 

– N’est-ce pas ? Les choses se passeront comme vous le dites, à moins…

 

– À moins… cher monsieur Canetègne ?

 

– Que Mlle Ribor ne consente à m’accorder sa main.

 

– Vous pensez encore à cela ?

 

– Toujours. Dans ce cas, j’arriverais à étouffer l’affaire et tout le monde serait content.

 

– Excepté ma sœur de lait.

 

– Oh ! vous savez, je l’aime beaucoup. Elle serait heureuse et…

 

– Malheureusement, monsieur Canetègne, elle préfère sa liberté…

 

– La seule chose que je ne puisse lui offrir.

 

– Oh ! que si.

 

– Oh ! que non.

 

– La preuve est que vous allez la lui donner.

 

– Moi ? Si je vois cela…

 

– Pas de propos téméraires. Asseyez-vous, cher monsieur Canetègne, et prêtez-moi, – pas d’argent, c’est trop cher chez vous, – simplement un peu d’attention.

 

Dominé, l’Avignonnais obéit. Quant à Yvonne, elle paraissait stupéfaite. Ses regards allaient de Marcel au négociant ; elle pensait rêver. Comment ! c’était son frère de lait qui parlait ainsi, qui se faisait écouter ?

 

– Cher monsieur, reprit Simplet, vous raisonnez faux, parce que votre point de départ est faux. Vous nous considérez comme vos prisonniers.

 

– Mais il me semble, hasarda le commissionnaire ahuri…

 

– Il vous semble mal, voilà tout. C’est vous qui êtes mon prisonnier.

 

– Moi ?

 

Yvonne leva les yeux au ciel. Le sous-officier lui paraissait s’enferrer.

 

– Vous même, continua celui-ci, et vous allez être de mon avis.

 

– Pour cela, non.

 

– Supposez que j’appelle les soldats sakalaves qui m’ont arrêté, que je leur dise, – par l’organe de mon ami Claude, il parle le malgache, – à quelle opération vous vous livriez quand nous vous avons aperçu.

 

Canetègne ne répondit pas :

 

– Il est aisé de prouver. Votre compagnon – la tête de pain d’épice – a le sac d’argent. On vous arrête tous deux. Vous êtes jugés, condamnés pour violation de sépulture. Votre cas est plus grave que le nôtre ; vous avez plus à perdre que nous. Donc, c’est vous qui êtes en notre pouvoir.

 

– Bravo ! souligna Claude.

 

– Mais c’est qu’il a raison, murmura Mlle Ribor. Qui l’aurait cru capable de trouver cela ?

 

– Monsieur Canetègne, fit Marcel d’une voix insinuante, vos soldats ont serré les cordes qui me lient les bras et les jambes ; déliez-moi.

 

Et comme le commissionnaire, maté par son raisonnement, s’empressait de le satisfaire, le sous-officier ricana :

 

– Ça me rappelle la Tour de Nesle. Buridan enchaîné et… Oh ! non, vrai, il n’a rien de Marguerite de Bourgogne !

 

Puis, plus gracieusement encore :

 

– Rendez donc le même service à mes amis.

 

Le négociant eut un geste de révolte. Cela l’ennuyait d’être joué.

 

– Violation de sépulture ! susurra Simplet.

 

L’Avignonnais s’exécuta puis, rouge de colère :

 

– Enfin, où voulez-vous en venir ?

 

– C’est bien simple, cher monsieur Canetègne. – Le jeune homme lança un coup d’œil à Yvonne ; elle n’avait pas sourcillé cette fois en entendant la locution favorite de son frère de lait. – C’est bien simple, nous pouvons réciproquement nous faire emprisonner ; il est moins bête de nous rendre mutuellement la liberté. Expliquez à vos Sakalaves qu’il y a erreur, que nous sommes des gens paisibles. Nous tirons de notre côté, emportant le secret dangereux pour vous.

 

Les poings du négociant se crispèrent. Il était pris dans la logique du jeune homme, comme la mouche dans la toile de l’araignée. Mais si sa raison rendait pleine justice à celle de l’adversaire, le sentiment de son impuissance le rendait furieux. Après tout, il n’y avait pas à hésiter.

 

– Soit, dit-il. Mais vous garderez le silence ?

 

– À une condition cependant.

 

– Encore ?

 

– Vous ne nous dénoncerez pas, j’en suis certain. Seulement, votre complice serait peut-être moins bienveillant. Je tiens à le connaître et à le tenir.

 

– Cela se peut. Vous vous livreriez en nous livrant ; aussi j’ai confiance. Mon associé est le général hova Ikaraïnilo, commandant la garde de la léproserie d’Antananarivo.

 

– Bien.

 

Le négociant fit un pas vers les soldats qui assistaient de loin à la conférence. Marcel l’arrêta :

 

– Un petit mot.

 

– Dites vite.

 

– Vous avez éloigné Antonin Ribor. Vous l’avouiez tout à l’heure ?

 

– Oui.

 

– Soyez assez complaisant pour m’indiquer où vous l’avez expédié.

 

Un instant Canetègne garda le silence, puis un sourire étrange flotta sur ses lèvres.

 

– Cela, non. Vous comprendrez les motifs de ma réserve. Tout ce que je puis vous apprendre, c’est qu’il a quitté Diego-Suarez, qu’il s’est rendu à Antananarivo, et que maintenant il navigue vers une colonie où il espère retrouver sa sœur.

 

– Vous l’avez saturé de mensonges. Ce bon monsieur Canetègne ! Cela suffit. Faites que nous nous séparions, notre rencontre a trop duré.

 

Sans relever l’impertinence du sous-officier, l’Avignonnais rejoignit ses compagnons et, après une courte conférence, s’éloigna avec sa troupe, laissant les jeunes gens seuls dans la clairière.

 

 

Mais tout en marchant, il racontait au général ce qui venait de se passer.

 

– Tu es puissant à Antananarivo, conclut-il. Je leur ai désigné cette ville dans l’espoir que tu m’aiderais à les écraser. Je pars avec toi.

 

– Tu as bien fait, répondit tranquillement le Hova. Dans notre capitale ils trouveront la mort.

 

Et sur un signe interrogateur :

 

– Tu es lié à moi par notre crime commun. Je n’ai rien à te cacher. Nous sommes las de la domination française. Dans un mois, nos guerriers seront armés, grâce à nos amis d’Angleterre, et alors pas un de nos maîtres n’échappera à notre vengeance.

 

– Bigre ! interrompit le commissionnaire, je ne t’accompagne plus.

 

– Non. Tu sais et tu dois par conséquent rester auprès de moi. Tu n’as rien à craindre d’ailleurs, je te protège.

 

Tandis que Ikaraïnilo faisait planer sur les Français cette menace de soulèvement, Marcel et ses amis tenaient conseil. Se rendre à Diego-Suarez, maintenant était inutile. Autant gagner Antananarivo. Le résident, installé dans la capitale Hova, aurait sûrement vu Antonin. Peut-être saurait-il vers quelle contrée l’explorateur s’était dirigé.

 

Le mieux était de revenir à la Pointe-aux-Îles. Si le Fortune y était encore, les voyageurs demanderaient à miss Pretty de les conduire à Tamatave, d’où ils atteindraient en huit jours la ville d’Antananarivo.

 

– Et si le yacht est parti ? demanda Yvonne.

 

– Nous suivrons la côte et chercherons une embarcation indigène qui nous transporte, voilà tout !

 

Sur ces mots, la jeune fille fut hissée sur sa mule, et la petite troupe quitta la clairière.

 

Marcel voulut repasser près de la sépulture violée, et Yvonne elle-même l’approuva lorsqu’il lui montra la bêche oubliée par Canetègne, et surtout le sac où l’instrument avait été enfermé. Sur la toile des caractères latins se dessinaient en bleu, formant des mots que Bérard traduisit ainsi :

 

– Ikaraïnilo, xvie honneur.

 

– Seizième honneur, répétèrent les amis du « Marsouin », cela signifie ?

 

– Général, tout simplement. Au lieu de grades, on a des honneurs. Les généraux vont de douze à vingt-deux. Les Tsimandos, ou courriers royaux, qui en réalité font la police, sont neuvième honneur. Le premier ministre et son épouse la reine occupent le sommet de l’échelle avec trente trois honneurs.

 

Après cette explication, sac et bêche, placés sur la mule, la marche fut reprise.

 

À la Pointe-aux-Îles, une première désillusion attendait les voyageurs. Le yacht Fortune n’était plus au mouillage. Les indigènes des environs déclarèrent n’avoir pas de pirogues assez grandes pour tenir la mer.

 

Ils semblaient affligés de ne pouvoir rendre service aux Européens. On sentait dans leurs paroles comme une hésitation. En réalité, ils obéissaient à un mot d’ordre donné. Depuis quelques jours, les Tsimandos de la reine Hova parcouraient le pays, annonçant aux populations les plus terribles représailles si elles entraient en contact avec les blancs. Ils disaient ces derniers atteints d’un mal redoutable, dont serait frappé quiconque les recevrait. Sous couleur d’hygiène ils faisaient le vide autour de nous.

 

Les voyageurs ignoraient cette situation. Ils crurent donc les Malgaches. La route de la mer leur était fermée, ils se contenteraient de la voie de terre. Bravement ils se mirent en route à travers la forêt continue, qui va de la côte aux premières rampes des plateaux du centre. Sous le feuillage des baobabs, des tecks, des ébéniers, ils allaient, arrêtés à chaque instant par l’un des innombrables ruisseaux qui se jettent dans l’océan entre Diego-Suarez et la baie d’Antongil.

 

Plus ils avançaient, plus le mauvais vouloir des indigènes s’accentuait. Maintenant on les fuyait ; on leur refusait les vivres dont ils avaient besoin.

 

Pendant la cinquième journée de marche, une flèche lancée par un ennemi invisible frappa la mule d’Yvonne au défaut de l’épaule. Marcel et Bérard battirent le fourré sans découvrir aucune trace. La pauvre bête étant morte, Mlle Ribor dut suivre ses compagnons à pied.

 

Tout le jour suivant elle chemina sans une plainte ; sa fatigue se trahissant seulement par la contraction de son visage. Au soir elle se coucha sur le sol, brisée, grelottant de fièvre.

 

Dans le sac léger qu’il portait sur le dos, Marcel avait heureusement une petite provision de quinine, ce remède universel dans les pays intertropicaux. Cette fois encore, la panacée triompha du mal. Quand l’aurore se montra, la fièvre avait disparu ; mais il était évident qu’elle guettait sa victime, et qu’à la moindre fatigue elle reparaîtrait. Il fallait à tout prix trouver une monture à la jeune fille.

 

Celle-ci se lamentait, désolée d’être un embarras pour ses amis. Alors Marcel la gronda doucement, lui fit promettre d’être bien sage ; et la laissant à la garde du campement, établi au bord d’un ruisselet murmurant, se mit avec Claude en quête d’un moyen de transport.

 

Un bois de pandanus vacoua, dont la fibre se prête au tissage, s’élevait à peu de distance. Ils s’enfoncèrent sous son ombre. Autour des troncs, de grandes orchidées aux fleurs éclatantes s’enroulaient en interminables spirales, lançant des rejets d’une branche à l’autre, formant au-dessus de la tête des Français un dôme odorant. Un battement d’ailes, un bruissement rapide dans les herbes indiquaient seuls la présence d’êtres vivants, dérangés dans leur tranquillité par le passage des jeunes gens.

 

Puis les arbres s’espacèrent, se firent plus rares, et les voyageurs débouchèrent dans une prairie dont un étang occupait le centre.

 

À la surface de l’eau, l’ouvirandrona balançait ses feuilles découpées à jour en fine dentelle, et dans les joncs géants de formidables froissements décelaient la présence de caïmans.

 

Les sous-officiers ne s’arrêtèrent pas. Au fond d’un vallonnement ils avaient aperçu une ferme. Là, ils trouveraient des porteurs, ou bien on leur vendrait un zébu de selle ; car ici comme dans l’Hindoustan, leur pays d’origine, ces superbes buffles sont des bêtes de somme appréciées. On les élève par centaines de mille, et ils représentent une des principales richesses de la grande île africaine.

 

Des travailleurs étaient épars dans la plaine. Marcel avait hâté le pas. Soudain un cri d’épouvante déchira l’air :

 

– Aïbar Imok !

 

Et les indigènes s’enfuirent à toutes jambes vers les huttes de bois et de limon, dont l’ensemble représentait la ferme.

 

– Qu’est-ce qui leur prend ? fit Simplet.

 

– Je ne sais, riposta Bérard. Aïbar Imok signifie : la peste. Pourquoi ce cri ? Pourquoi cette épouvante ? Mystère.

 

– Approchons toujours ; ils nous le diront.

 

Mais à cinquante mètres des habitations il fallut s’arrêter. Les Malgaches, debout sur le seuil des cabanes, brandissaient des fusils d’un air menaçant. Un homme, qui paraissait être le chef, s’avança, et à distance respectueuse, adressa aux voyageurs un discours dont ils ne comprirent pas un mot. Les gestes en revanche étaient clairs. Ils signifiaient nettement :

 

– Allez-vous-en, ou nous tirons sur vous.

 

– Ils sont tous fous dans l’île, murmura Dalvan tout en obéissant à cette injonction peu parlementaire. Eh bien ! je les trouve gentils, les protégés de la France ! Après cela, c’est l’histoire universelle ; les protecteurs sont partout détestés.

 

Et sur cette réflexion empreinte de philosophie il prit le large, suivi de Claude qui mâchonnait furieusement sa moustache.

 

Dans deux autres agglomérations des scènes identiques se renouvelèrent. C’était à se briser la tête contre un arbre. Vouloir acheter un zébu, et n’obtenir que des imprécations ou des menaces !

 

Avec cela la journée s’avançait. Les jeunes gens éprouvaient une vague inquiétude en songeant à leur compagne restée seule, sans défense, dans cette région agitée par un démon hostile.

 

Ils reprirent le chemin du campement. Comme ils atteignaient le bois de Pandanus traversé le matin, un bruit sourd les cloua sur place. On eût dit la chute d’un corps pesant. Presque aussitôt une exclamation gutturale parvint jusqu’à eux, étouffée par un formidable grincement de dents. Les voyageurs armèrent leurs revolvers.

 

– Que se passe-t-il ? fit Marcel.

 

Des grondements, des cris humains bourdonnaient à leurs oreilles.

 

– Allons voir.

 

Tous deux s’élancèrent éventrant les buissons, et subitement ils s’arrêtèrent.

 

Sur le sol un groupe hurlant se tordait. Au bout d’un instant ils distinguèrent un indigène enlacé par un lémurien géant. Quadrumane comme le singe, mais armé de griffes redoutables, l’animal cherchait à étouffer l’homme.

 

 

Celui-ci s’efforçait d’éviter son étreinte, et les bras lacérés, le visage sanglant, luttait. Mais déjà la fatigue l’avait abattu sur le sol où son ennemi l’appuyait de tout son poids.

 

Sans hésiter, Marcel s’avança et déchargea son arme dans l’oreille du lémurien. Foudroyée la bête eut une contraction qui la fit bondir à plusieurs pas, puis elle s’aplatit à terre sans mouvement. Rapide comme l’éclair, le Malgache s’était relevé :

 

– Des blancs ! dit-il en considérant ses sauveurs.

 

Il fit mine de fuir, mais se ravisant il vint à Marcel, le flaira cérémonieusement – c’est ainsi que les Hovas se saluent – et dans un français émaillé de mots anglais et malais :

 

– Tu as sauvé la vie de Roumévo, courrier de la reine ; tu es blanc, donc ennemi. Cependant, tu n’as plus rien à craindre, car Roumévo est reconnaissant. Il veut faire avec toi le serment de sang.

 

– Accepte, souffla Bérard à son ami. Ce moricaud va nous sauver.

 

– Faisons le serment de sang.

 

– À la halte, chez le chef, afin qu’il soit garant que nous devenons frères. Viens chercher la jeune fille blanche qui voyage avec toi, puis nous gagnerons le village tout proche de Sambecoïré.

 

Le sous-officier avait tressailli.

 

– Tu sais qu’une jeune fille…

 

– T’accompagne ? Oui. Roumévo sait beaucoup de choses. Sans plus, il courut au lémurien, sorte de maki haut de un mètre cinquante, au pelage noir et gris. À l’aide de son couteau il l’eut tôt écorché. Il choisit alors quelques morceaux de viande – les plus savoureux sans doute – les enroula dans la dépouille sanglante qu’il jeta sur son épaule et s’adressant aux Français :

 

– Venez, il nous faut arriver avant la nuit.

 

Tout en marchant, il expliquait à Dalvan comment il avait été surpris par le maki. Suivant l’habitude de ses congénères – Madagascar en compte dix-huit espèces dont la plus petite a la taille d’une souris – l’animal était perché sur une maîtresse branche lorsque Roumévo l’avait aperçu. Lui envoyer une flèche avait été l’affaire d’un instant. Mais sur une liane le projectile avait dévié, blessant la bête sans l’atteindre dans les œuvres vives.

 

Furieux, le lémurien s’était laissé tomber. Surpris par son mouvement, le Hova s’était senti étreint par ses bras vigoureux avant d’avoir songé à l’éviter. Il était perdu sans l’intervention du blanc. Des confidences l’indigène passa à l’interrogation :

 

– Où vas-tu ?

 

 

– À Antananarivo.

 

– Bien. J’y retourne moi-même ; tu verras qu’un frère peut aplanir la route de son frère.

 

– Décide les habitants à nous vendre des provisions et…

 

– Je les déciderai.

 

– Tu sais pourquoi ils refusent ?

 

Roumévo eut un rire railleur.

 

– Oui.

 

– Et c’est ?…

 

– Je ne dois pas parler avant le serment de sang. Après je n’aurai plus de secrets pour toi, car ta langue se refuserait à répéter les confidences de ton frère malgache.

 

– Vois-tu, expliqua Claude à son compagnon, le serment dont il te parle est sacré. Fourbe, menteur, voleur, le Hova devient loyal quand il l’a prêté. Il accorde à son « frère » la confiance la plus absolue, et lui-même mérite qu’on ait foi entière en lui.

 

– Qu’est ce serment ?

 

– Tu le verras.

 

On atteignait le campement, et Yvonne, inquiète de la longue absence de ses fidèles, accourait au-devant d’eux.

 

En dix minutes la petite troupe fut prête à partir. Longeant le lit du ruisseau voisin, elle se dirigea, guidée par Roumévo, vers le village de Sambecoïré. Une promenade de trois quarts d’heure la conduisit en face d’une cinquantaine d’habitations, aux toits pointus couverts en ravenala et supportés par des poutres formant véranda tout à l’entour.

 

Établies au fond d’une vallée riante, où le ruisseau élargi formait un lac miniature, les maisons coquettement groupées s’abritaient sous des cocotiers au tronc flexible, des arbres à pain, des sagoutiers dont la moelle séchée fournit une excellente farine. Des rafias énormes, au tronc trapu, aux palmes découpées en mille folioles, suspendaient à dix mètres de hauteur leurs grappes de fruits lourdes de cent à cent cinquante kilogrammes. Et sans craindre la chute de ces régimes dangereux pour le promeneur, des indigènes couchés à l’ombre écoutaient un sekaste, qui chantait en s’accompagnant de la guitare à une corde.

 

Vêtu ainsi qu’une femme, le visage fardé, le musicien prenait des attitudes bizarres, faisait des effets de hanches.

 

– Un troubadour, murmura Claude.

 

– Ce singe ?

 

À l’exclamation de Marcel le « Marsouin » répliqua :

 

– Comme tu le dis. Ce singe va de village en village. Il improvise un chant de guerre, d’amour ; il conte les luttes des dieux. Tu le sais, les Malgaches sont superstitieux en diable. On l’héberge, on lui fait des présents. Avec les troubadours, cela ne se passait pas autrement.

 

Un certain mouvement se manifesta parmi les auditeurs du sekaste. Les blancs avaient été aperçus. Mais Roumévo partit en avant, parla longuement au chef et enfin fit signe à ses compagnons d’approcher.

 

Cette fois personne ne les insulta. Plusieurs hommes débarrassèrent une cabane. On l’offrit aux voyageurs. Puis des jeunes filles leur apportèrent des noix de coco emplies de vin de palme, du filet de sanglier, des boules vertes de l’arbre à pain cuites sous la cendre. De bon appétit ils dînèrent. Comme le repas touchait à sa fin, Roumévo s’adressa à Marcel :

 

– Viens, c’est l’heure du serment.

 

Sur un signe de Bérard, Marcel tendit la main au Malgache, et tous deux, suivis par leurs amis, se dirigèrent vers la place centrale du village.

 

Déjà tous les habitants y étaient rassemblés. Assis en cercle, ils avaient laissé libre un assez large espace, au milieu duquel était un vase de terre.

 

À l’arrivée des héros de la cérémonie tous poussèrent un cri guttural.

 

Puis il se fit un grand silence. Le chef du village se leva. Pour faire honneur à ses hôtes il avait noué sur ses épaules la fourrure du maki, dont Roumévo lui avait fait présent. Il prononça quelques paroles et aussitôt un ombiache – espèce de sorcier – drapé dans une pièce d’étoffe rouge, entra dans le cercle. À sa ceinture une sagaie, un couteau triangulaire et une petite pochette de cotonnade jaune se balançaient. Il portait une cruche à la main. Dans le vase posé à terre il vida l’eau contenue dans le récipient. Deux fois il en fit le tour en prononçant une incantation bizarre, et prenant la sagaie, il en trempa la pointe dans le liquide. Sur son invitation, Marcel et Roumévo saisirent la hampe de l’arme à pleines mains.

 

La foule semblait pétrifiée. Pas un mouvement, pas un murmure.

 

Le silence impressionnait le sous-officier. Il avait craint de rire d’abord, maintenant, à l’attitude de tous, il comprenait que Bérard lui avait dit vrai : le serment du sang est chose sacrée.

 

Cependant l’ombiache, puisant dans son sac jaune, en tirait des pièces de monnaie d’argent, de la poudre, des pierres à fusil, des balles, de petits morceaux de bois. Après quoi, il se prosterna dans la direction de chacun des points cardinaux, ramassant chaque fois une pincée de terre, qu’il jeta avec tout le reste dans l’eau.

 

À cet instant, les guerriers de la tribu entre-choquèrent leurs armes, et le sorcier, empoignant son couteau triangulaire, en frappa à petits coups la hampe de la sagaie que tenaient Roumévo et Marcel. Son visage se contracta ; ses yeux eurent des lueurs, et, comme inspiré, d’une voix surhumaine, il appela les divinités de la nuit, les chargeant de punir celui des deux contractants qui enfreindrait les obligations du serment.

 

Les assistants courbaient la tête. Sous les arbres, les échos endormis s’éveillaient pour renforcer les imprécations de l’ombiache. Il se tut enfin.

 

Alors Roumévo prit le couteau, s’incisa légèrement la poitrine et fit tomber quelques gouttelettes de sang dans un cornet contenant de l’eau puisée au vase. Marcel procéda de même. Échangeant alors leurs cornets, ils burent leur contenu, s’infusant ainsi le sang l’un de l’autre.

 

Une clameur joyeuse s’éleva. Le serment du sang était juré. Dalvan et le Hova devenaient frères. Quant à Bérard, il se frottait les mains, expliquant à Yvonne toute émue par la solennité de la représentation, que les liens ainsi formés sont plus respectés que ceux de la fraternité de naissance. Deux frères de sang doivent partager leur fortune, se soutenir dans le danger, mettre en commun tous les biens et les maux de la vie. En cas de guerre, alors même qu’ils appartiennent à deux tribus ennemies, ils sont tenus de se protéger, de s’entr’aider. Si l’un pensait que l’autre pût tomber dans une embuscade tendue par les siens, il le préviendrait, trahissant la tribu plutôt que la fraternité.

 

Des danses terminèrent la cérémonie, et chacun s’en fut dormir.

 

Au jour la caravane, augmentée de Roumévo et d’un superbe zébu vendu par le chef du village, prit congé de ses hôtes.

 

Le buffle portait Yvonne, toute joyeuse maintenant. Sa joie devait croître encore. Partout on les recevait avec déférence. Il suffisait au Hova de montrer le cachet rouge, insigne des courriers de la reine, pour que tous les indigènes se missent en frais d’amabilité. Ils montraient une sorte de respect effrayé. C’est que tous connaissaient les Tsimandos. Ils savaient la terrible puissance de ces émissaires qui parcourent les provinces, correspondent directement avec le premier ministre hova et condamnent sans appel l’homme qu’ils désignent comme suspect.

 

On passa la nuit dans un village dont la plus belle case fut donnée aux étrangers.

 

– Dans vingt-quatre heures nous atteindrons la baie d’Antongil, dit Roumévo au moment du départ. Là nous trouverons de grandes pirogues pour aller à Tamatave.

 

Un seul incident se produisit dans la journée. De peu d’importance en soi, il amena une conversation dont Marcel tira profit.

 

Vers midi, la petite troupe avait fait halte à l’ombre d’un bouquet de bananiers. Engourdis par la chaleur, tous s’abandonnaient au sommeil, quand des chants appelèrent leur attention. Des Betsimisaraks s’avançaient processionnellement, braillant à tue-tête ce refrain :

 

– Kalamaké ! Kalamaké ! Arouné !

 

Roumévo imposa silence aux chanteurs qui s’éloignèrent.

 

– Pourquoi les renvoyer ? demanda Dalvan.

 

Le courrier secoua la tête :

 

– Parce qu’ils insultaient mon frère de sang.

 

– Eux ?

 

– Sans doute. La complainte qu’ils récitaient se nomme : « les Ennuis du peuple ».

 

– J’en suis donc ?

 

– Les ennuis sont les blancs.

 

– Ah !

 

– Et leur refrain est : « Il sera bon de les manger avec des haricots. »

 

– L’amour de la musique ! Attends un peu ; je vais leur montrer qu’un blanc ne se mange pas comme cela.

 

Le jeune homme s’était levé. Roumévo l’obligea à se rasseoir.

 

– Ne t’éloigne pas, tu serais en danger.

 

– En danger ?

 

– De mort.

 

– Écoute, interrogea Dalvan, il se passe quelque chose d’insolite dans cette région. On nous fuit, on nous tracasse. Toi, au contraire, tu es choyé. Réponds. Qu’y a-t-il ?

 

La question parut embarrasser le Tsimando. Pourtant après un instant :

 

– Tu es mon frère, commença-t-il, je te dois la vérité. Mais laisse-moi t’apprendre d’abord que si tu avouais la tenir de moi, je serais décapité.

 

Il avait un ton solennel. Marcel répliqua :

 

– Tu es mon frère. Jamais par ma faute le malheur ne t’atteindra.

 

– Je parle donc.

 

Et baissant la voix :

 

– Frère, depuis trois siècles les Français se sont établis dans l’île pour asservir les peuples qui l’habitent. Les noms de leurs chefs rappellent de sanglants combats. Pronis, La Case, de Flacourt, de Maudave, Benyouski, l’amiral Pierre. Ils nous ont canonnés, fusillés. Sous la terre, nos morts nous appellent aux armes. Un seul n’a pas fait couler le sang ; c’est M. Le Myre de Vilers, mais il nous a diminués plus que tous les autres. Alors la reine a appelé ses courriers et leur a dit : « Il faut que les Hovas soient maîtres de Madagascar. Je vais rassembler mes guerriers. Vous, partez. Allez chez les Sakalaves, les Betsimisaraks, les Antankares. Ordonnez-leur de cesser toutes relations avec les envahisseurs. Et s’ils hésitent, apprenez-leur que les blancs répandent la peste autour d’eux, que leur contact est mortel.

 

– Et ? fit Marcel stupéfait mais prodigieusement intéressé.

 

– Nous avons obéi. Les populations que nous avons visitées sont plus nombreuses que nous. Elles aiment les Français, mais elles nous craignent. Par peur elles obéissent. Tu as pu t’en convaincre.

 

– C’est vrai. Et que compte faire la reine ?

 

Le Tsimando hésita encore :

 

– Bon ! murmura Marcel d’un air bon enfant, tu peux parler sans crainte. Tout cela ne me regarde pas.

 

– Que veux-tu dire ?

 

– Je ne suis pas Français.

 

– Pas Français, toi qui parles leur langue ?

 

– Dans mon pays on l’apprend ; je suis né en Suisse.

 

– Qu’est-ce que la Suisse ?

 

– Une région montagneuse, où l’on vit pauvre mais libre.

 

– Ah ! frère, tu me causes une grande joie. J’étais triste de devoir trahir ma souveraine ; tu me rends le repos de l’esprit. Pas Français ! Sache donc qu’un jour prochain notre reine Razatindrahety donnera le signal du massacre des Français. Tous seront exterminés et les Hovas achèveront la conquête de Madagascar.

 

Pas un muscle du visage de Marcel ne bougea. Il renfonça son émotion, apaisa les battements de son cœur et souriant par un prodige de volonté :

 

– C’est très bien imaginé, tout cela. Mais, sapristi ! vous devriez bien faire des distinctions entre les blancs. Si je ne t’avais rencontré, nous étions exposés à mourir de faim.

 

Le soleil descendant vers l’horizon était moins chaud. La marche fut reprise.

 

– Nous approchons de la mer, s’écria tout à coup Bérard. Je sens cela.

 

Il aspirait bruyamment l’air.

 

– Ton compagnon a raison, affirma le courrier. Dans une heure nous serons sur la côte d’Antongil.

 

Le vent arrivait par bouffées fraîches chargées d’effluves salins. Le sol devenait rocailleux.

 

Les voyageurs s’engagèrent dans une sente pierreuse, qui descendait en pente rapide à travers une véritable forêt de fougères. Soudain Marcel glissa et disparut à moitié dans un trou que la verdure l’avait empêché d’apercevoir. Un cri de douleur lui échappa et il bondit hors de la cavité en secouant ses mains avec une sorte de rage. Le courrier s’élança vers lui, sa face bronzée devenue grise.

 

– Un serpent ? interrogea-t-il.

 

– Je ne sais pas, mais je souffre. C’est intolérable ; j’ai du feu sur les mains.

 

Il les tendait au Tsimando. Celui-ci les considéra et poussa un soupir de soulagement.

 

– Ce n’est rien que le zapankare.

 

– Le zapankare ?

 

– Oui. Tu vois ces petites épines blanches, presque transparentes, implantées dans la peau ; je les retire, la douleur cesse aussitôt. Elles appartiennent à une ortie sur laquelle tu es tombé. De danger, aucun. Seulement il te viendra, à l’endroit des piqûres, des taches rouges semblables à celles qui indiquent le début de la lèpre. Au bout d’un mois, elles disparaîtront.

 

Puis avec un regard ironique :

 

– Un ami à moi, condamné aux fers, s’est servi de cette apparence pour se faire enfermer à la léproserie d’Antananarivo. La nuit il s’est enfui. Il n’y avait pas de gardes alors ; on en a mis depuis et on a creusé des fossés.

 

– Brrr ! j’aimerais mieux les fers que la société des lépreux.

 

– Tu ignores ce que c’est, attends avant de te prononcer.

 

Quelques pas encore en avant et le rideau d’arbres s’ouvrit, démasquant la surface verte de l’océan.

 

– La baie d’Antongil, prononça lentement Roumévo.

X

LE CHEMIN DE TANANARIVE

 

 

Comme l’avait annoncé le Tsimanclo, les voyageurs se procurèrent facilement une grande pirogue creusée dans le tronc d’un seul arbre et huit rameurs habiles. L’embarcation n’aurait pu tenir la haute mer ; mais comme elle devait seulement longer la côte, elle avait une stabilité suffisante, et le 12 janvier 1893, on se confia aux flots.

 

Après avoir noté au passage Mananara, l’un des plus anciens établissements français, Isvaviharivo-Mora, Volabel et Tintingue, ils atteignirent, le 15, le port d’Amboudifote, situé dans l’île Sainte-Marie, laquelle n’est séparée en cet endroit de la grande terre que par un canal de sept kilomètres.

 

Ils y séjournèrent deux heures, non pour visiter la ville aux légères maisons de bois entourées de jardins. Ils ne déambulaient pas en touristes, hélas ! Ils n’eurent pas un regard pour l’îlot aux Forbans où furent déportés les condamnés de la Réunion lors du complot Timagène-Houat. S’ils mirent le pied sur le second îlot englobé dans le port – l’îlot Madame – c’est qu’il contient, outre son phare, la demeure de l’Administrateur de la colonie, et qu’ils désiraient s’assurer que ce fonctionnaire n’avait aucun renseignement à leur fournir au sujet d’Antonin.

 

De leur visite il résulta clairement que le frère d’Yvonne n’avait jamais atterri dans l’île.

 

Alors, ils se rembarquèrent, sans même songer à franchir les deux ponts, sur pilotis et bateaux, qui relient l’îlot à la côte.

 

De nouveau leur pirogue longea le rivage : Ténériffe, Mahambo, Foulepointe défilèrent devant eux. Enfin, une semaine après leur départ d’Antongil, ils se trouvèrent en vue de Tamatave.

 

Congédiant leurs rameurs, ils contournèrent la ville et gagnèrent le chemin de Tananarive, appelée par les indigènes Antananarivo, c’est-à-dire les mille villages.

 

Ils allaient escalader les rampes du plateau central par une route qui ne mesure pas moins de trois cent cinquante kilomètres. Route difficile au possible ! Presque partout c’est un simple chemin bordé de précipices, de lacs de boue.

 

Sur le conseil du courrier, les voyageurs louèrent des filanzanes ou fitacons, litières bizarres du pays.

 

Sur deux longues perches est installé un siège grossier ; le patient y prend place. Aussitôt quatre porteurs saisissent les extrémités des perches, les posent sur leurs épaules et partent au trot, riant, sifflant. En cinq ou six jours ils effectuent le trajet.

 

Le voyage se fit rapidement. Parfois on rencontrait un troupeau de bœufs que des agriculteurs conduisaient à la côte pour les embarquer. Alors il fallait s’arrêter et laisser passer la foule beuglante. D’autres fois, c’étaient des soldats escortant la dîme prélevée pour la reine, et durant de longues heures, le défilé coulait lentement devant les jeunes gens enragés par ces retards.

 

Le pays devenait de plus en plus accidenté. Toute l’ancienne activité volcanique de l’île se décelait dans les amoncellements titanesques des rochers couverts d’une chevelure verdoyante d’arbres, de lianes, de mousses. Le chemin avait alors une altitude de mille mètres, et à la température ardente de la côte avait succédé une fraîcheur relative.

 

Marcel en était enchanté, car l’ortie zapankare, qui l’avait si malencontreusement piqué, continuait son œuvre : ses mains, ses bras se couvraient de larges plaques rouges, au centre blanchâtre, sur lesquelles la peau commençait à se détacher en bandes sèches. Et quoi qu’en eût dit le Tsimando Roumévo, la douleur était agaçante. La brise plus fraîche calmait en partie la démangeaison, les picotements dont se plaignait le sous-officier.

 

Le sixième jour, au départ, le courrier annonça à ses amis que vers midi ils seraient à Tananarive. Réconfortés par cette assurance, tous plaisantaient gaiement, quand ils se trouvèrent en présence d’une lamentable caravane.

 

Une dizaine d’hommes la composaient. Ils empierraient la route défoncée en cet endroit ; mais, détail horrible, chacun avait le col entouré d’un lourd collier de fer, auquel se rattachait une barre de même métal descendant jusqu’à mi-cuisse, et rattachée par un anneau à deux autres tiges rivées à des carcans entourant les chevilles. Tous étaient liés ensemble par leurs colliers. Pâles, hâves, la figure convulsée par la souffrance et le désespoir, ces infortunés travaillaient sous le bâton d’un surveillant.

 

 

– Qu’est-ce ? questionna Marcel.

 

Roumévo secoua la tête.

 

– C’est la peine à laquelle l’ami dont je te parlais l’autre jour a préféré quelques heures de léproserie. Les fers ! Chacun de ces pauvres diables porte vingt kilos de chaînes ; il travaille toute la journée. Au soir on l’enferme, sans le débarrasser de son appareil, dans une sorte de dortoir. On ne le nourrit pas, et si quelques parents ne lui apportent de quoi manger, il meurt de faim. Alors on lui coupe la tête et les pieds pour le retirer des fers, et les autres continuent à porter l’attirail du défunt.

 

– Horrible ! murmura le jeune homme. Et pour quelle faute est-on condamné à ce supplice ?

 

– Pour avoir volé, incendié, commis un faux, conspiré, fait provision de poudre sans autorisation de la reine, insulté celle-ci ou l’un des objets dont elle se sert. Parfois, quand le délit est politique, le condamné obtient une commutation de peine. On le conduit au sommet de la montagne Analamanga sur laquelle est bâtie Tananarive. À la crête même s’élève le palais de la reine, dominant un abîme de trois cents mètres. L’homme s’y précipite et meurt en quelques secondes au lieu de souffrir longuement.

 

Pendant cette digression criminelle, les porteurs couraient toujours, et à un coude de la route, les Français poussèrent un cri d’admiration. Tananarive était devant eux.

 

Étagée sur les gradins de la montagne, la ville avait un aspect de civilisation, qui les satisfaisait après leurs pérégrinations dans les contrées barbares. Partout des maisons à l’européenne, et tout en haut, semblant planer sur les constructions vassales, le palais de la reine se découpait dans le ciel bleu.

 

Avec ses pavillons d’angle, ses balcons, ses innombrables fenêtres, on eût dit un de ces châteaux d’Asie, transporté sur le roc par quelque génie malfaisant des contes des Mille et une Nuits. Même par l’architecture, l’origine malaise des Hovas se trahissait.

 

Contrairement aux pronostics du courrier, le 25 janvier, à midi, la troupe dut faire halte à deux kilomètres de la ville, dans un vallon verdoyant. Une véritable armée passait sur la route et les filanzanes eussent été infailliblement renversées si les porteurs s’étaient obstinés à remonter le courant.

 

Tous mirent pied à terre et s’installèrent au bord d’un petit torrent qui bondissait à grand bruit entre les pierres, dont sa route était obstruée. En face d’eux un mur de basalte se dressait, régulièrement stratifié, figurant des colonnes. Une ouverture sombre, sorte de porche haut de dix mètres, creusait un trou de nuit dans la paroi baignée de soleil.

 

– C’est sans doute une grotte ? demanda curieusement Yvonne.

 

Roumévo fit « non » de la tête.

 

– C’est le temple des Bienfaisants.

 

– Des Bienfaisants ?

 

– Oui, ceux qui sont chargés de maintenir l’ordre et la prospérité du pays.

 

– Des esprits ?

 

– Les prêtres le disent. Chaque année, la reine s’y retirait autrefois et se plongeait dans l’eau claire qui remplissait une baignoire naturelle.

 

– La fête du Bain, compléta Claude. La reine se baigne, asperge ses sujets avec l’eau que son précieux corps a touchée. Cette cérémonie donne lieu à des bousculades terribles, car les Hovas sont convaincus que celui qui reçoit une goutte du liquide est heureux toute l’année. La chose certaine est que, chaque fois, il y a un certain nombre de bras cassés et de têtes fendues. C’est ce que l’on appelle la cérémonie du bain de la reine.

 

– Oui, compléta le Tsimando, mais la civilisation a pénétré chez nous. La fête fut qualifiée de sauvage, et maintenant la cérémonie du bain a lieu dans une salle du palais royal.

 

Yvonne s’était levée.

 

 

– Allons voir, dis, Simplet, veux-tu ? Pour la première fois, c’est de son frère de lait qu’elle sollicitait une permission. Depuis le serment du sang, il avait fait un pas dans sa considération.

 

– Allons, petite sœur.

 

Roumévo suivit ses compagnons. Tous pénétrèrent dans la caverne sans prendre garde à quelques soldats hovas qui, assis à proximité de l’entrée, jouaient au badok, sorte de jeu d’osselets.

 

Un phénomène cosmique avait fait tous les frais de premier établissement. Les murailles, aux cristaux étrangement encastrés les uns dans les autres, les colonnes trapues ou les élégantes colonnettes jaillissant du sol au plafond, s’infléchissant en arcades, se ramifiant en nervures, disaient la part du volcan.

 

Puis l’homme était venu. Semant des ors, des bleus, des rouges sur la pierre, il avait transformé le temple plutonique en œuvre d’art. De la réalité, issue des feux souterrains, il a fait un rêve de poète bercé par le haschich. Et dans le silence de la crypte les jeunes gens marchaient, impressionnés par la répercussion du bruit de leurs pas. Dans la pénombre, un groupe s’agita devant eux. Une voix, trop connue hélas ! résonna à leurs oreilles.

 

– Té ! disait-elle. C’est beau certainement, mais que d’argent dépensé inutilement, avec lequel on aurait pu faire des affaires !

 

C’était M. Canetègne qui, arrivé depuis plusieurs jours à Antananarivo, se promenait avec le général Ikaraïnilo.

 

Apeurée, Yvonne se serra contre son frère de lait. Mais celui-ci, tranquille comme toujours, salua le négociant et d’un air aimable :

 

– Cher monsieur Canetègne, enchanté de vous rencontrer. Je vous souhaite fortune et mémoire ; mémoire surtout, car il serait bien fâcheux pour vous d’oublier nos petites conventions. Silence pour silence !

 

L’Avignonnais grommela des paroles que l’on n’entendit pas et s’éloigna avec son compagnon.

 

À peu de distance Ikaraïnilo l’arrêta :

 

– Tu es bien un blanc impatient, dit-il. Que t’importent les railleries de ton ennemi ; il vient lui-même se livrer. Sous trois jours la révolution éclatera et, comme tous les Français, toi seul excepté, il mourra. Il rit, il périra.

 

Cette parodie du mot de Mazarin : « Ils chantent, ils payeront », ne dérida pas le commissionnaire :

 

– Je voudrais sauver la jeune fille, murmura-t-il.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que ses dédains m’ont piqué et que je souhaite l’avoir pour femme. Privée de ses défenseurs, elle serait impuissante à résister à ma volonté.

 

– La sauver seule est possible ; j’ai des soldats qui m’obéissent aveuglément.

 

– Seule, bien entendu. Que les deux hommes disparaissent ; eux, je les hais. Quand je songe au mal qu’ils m’ont fait !…

 

Il serrait les poings, frappait le sol du pied. Ikaraïnilo ricana :

 

– Toujours rageur. Sois paisible ; il sera fait ainsi que tu le désires.

 

Tandis que les dignes acolytes conspiraient, Marcel se plantait devant une sorte de grand tableau de basalte poli, sur lequel s’alignaient en creux d’interminables lignes d’écriture.

 

– Ciel ! fit-il. Les tablettes d’un romancier !

 

Le courrier, après une révérence profonde au tableau, répliqua :

 

– C’est la gravure sur pierre du premier code écrit, édicté le 29 mars 1881 par la reine de Madagascar.

 

– Ma foi, dit Marcel, j’en veux prendre copie. Traduis-moi cela, frère Roumévo.

 

Et rapidement il écrivit sous la dictée du courrier.

 

– Maintenant, fit gravement Roumévo sa traduction achevée, venez voir le bain de la reine, puis rejoignons nos porteurs. Les troupes ont sans doute fini de défiler.

 

Une galerie sinueuse conduisit les voyageurs dans une salle régulière à ciel ouvert. En y pénétrant, ils s’arrêtèrent stupéfiés d’admiration. Les parois verticales, s’élevant à la hauteur d’une maison de cinq étages, étaient littéralement couvertes de figurines en relief, rehaussées des couleurs les plus vives. C’était l’histoire fouillée dans la pierre du Coq blanc, l’oiseau qui porte bonheur et est consacré au géant Derafif, enfant aimé du bienfaisant génie Zanahary.

 

Au centre, un trou elliptique se creusait dans le sol.

 

– Le bain ! dit seulement le courrier.

 

Tous se rapprochèrent.

 

– Mâtin ! fit Marcel. Elle est profonde, la baignoire ; je comprends que lorsqu’elle est remplie d’eau, on puisse asperger le peuple.

 

Et par réflexion :

 

– Mais la reine devait s’y tenir debout ; un mètre soixante de creux au moins.

 

Avant que personne eût pu prévoir son mouvement, le jeune homme, à l’appui de sa démonstration, sautait légèrement dans la baignoire naturelle.

 

Roumévo eut un cri d’angoisse. Sa figure se contracte ; un tremblement convulsif le secoue.

 

– Qu’avez-vous ? demande Yvonne troublée par ces signes de terreur.

 

Le courrier n’a pas le temps de répondre. De toutes parts des hululements douloureux s’élèvent. Des prêtres, à la tunique blanche agrémentée de vertes passementeries, font irruption dans la salle.

 

– Fuis ! hurle le Tsimando d’une voix rauque. Tu as commis un sacrilège ; c’est la mort ou les fers à perpétuité.

 

D’un bond Marcel est hors de l’excavation. Il s’élance, renversant les indigènes qui veulent l’arrêter.

 

Il gagne le couloir, mais là de nouveaux ennemis le saisissent, le maintiennent et l’entraînent hors du temple.

 

Éperdus, ses compagnons suivent la meute hurlante des prêtres. Livides, ils se regardent, se reconnaissant à peine sous la lumière crue du soleil. Des lames brillantes étincellent. Marcel va tomber, frappé de mille coups. Roumévo tire son poignard recourbé. Il doit défendre son frère de sang.

 

Tout à coup un mouvement se produit. Les prêtres reculent avec des hoquets d’épouvante. Ils se montrent les mains du sous-officier, avec les taches rouges, les squames pelliculaires. De leurs lèvres blêmies un mot s’échappe :

 

– Ourvati !… la lèpre !

 

Un sourire éclaire le visage du courrier. Il remet son poignard au fourreau et, profitant de la stupeur générale, il vient à Marcel.

 

– Ils croient que tu as la lèpre.

 

– Ah !

 

– Ils te conduiront à la léproserie.

 

– Moi ! mais c’est horrible ! Je ne veux pas.

 

– Fais comme mon ami. Moi, je m’emploierai à te sauver.

 

Les prêtres ont aperçu Ikaraïnilo et ses soldats, les mêmes qui jouaient aux osselets, et auxquels ni Marcel ni ses compagnons n’avaient pris garde. On court à eux ; on les amène.

 

– Général, conduisez cet homme à la léproserie !

 

Comme chez tous les peuples où existe encore l’atroce maladie, elle cause aux populations malgaches une sorte de terreur superstitieuse.

 

Canetègne, flanquant toujours le général, a un ricanement de triomphe. Le hasard le venge cruellement. Yvonne aussi a entendu, compris. Elle veut parler ; Roumévo lui impose silence. Un mot perdrait Marcel que l’on peut encore sauver.

 

– Allons, suivez-nous ; ordonne au prisonnier le général.

 

Déjà les soldats l’ont entouré. Brusquement Simplet redevient souriant. Il écarte d’un coup d’épaule le soldat le plus proche, se penche vers le Tsimando. Il lui montre Yvonne et Bérard.

 

– Je te les confie, dit-il à voix basse ; emmène-les chez toi. Ce soir je serai libre.

 

Et s’éloignant de Roumévo stupéfait, il reprend sa place au milieu des soldats, et docilement se met en marche avec son escorte.

XI

LA CITÉ DE LA LÈPRE

 

 

Au lieu de reprendre la route de Tananarive, le prisonnier et ses gardes suivirent la vallée, qui contourne la montagne où la ville est juchée.

 

Bizarre, cette vallée formée de prairies minuscules, reliées entre elles par d’étroites passes déchirant le massif rocheux.

 

Tous allaient muets, l’esprit assiégé d’un rêve sombre.

 

Car il est affreux de se dire : au-dessus de cette île merveilleuse, peuplée d’hommes intelligents, énergiques, parmi les piaillements d’oiseaux multicolores, parmi les parfums des fleurs, un fantôme errant va, cherchant sa proie. Rien ne le désarme, ni les nuits lumineuses, ni le flot voluptueux s’allongeant en une longue caresse sur la grève. Dans les bruissements de la forêt, dans le scintillement d’étoiles, dans les soupirs de la mer, il marche sans trêve, sans repos, acharné à la destruction. Il est le mangeur d’hommes. Il a pour nom : la lèpre !

 

Les blancs en sont rarement atteints. Une hygiène bien comprise les en défend ; mais les indigènes, les Hovas surtout, sont sa proie favorite. Toutes les mesures prises pour enrayer le mal avaient échoué avant l’occupation française, car la police sanitaire était mal faite. Pour un malade que l’on enfermait dans les léproseries, dix, avec l’aide de leurs parents, de leurs amis, dissimulaient leur terrible affection et devenaient, en se promenant libres parmi leurs concitoyens, de véritables foyers de contamination.

 

Depuis l’établissement de notre protectorat, et grâce à la surveillance de nos résidents, le nombre des lépreux a sensiblement diminué. L’époque n’est point éloignée où la maladie chinoise – ainsi nommée en souvenir de sa patrie d’origine – n’existera plus à Madagascar qu’à l’état de souvenir.

 

Il a suffi pour cela de tenir la main à ce que toute personne atteinte du fléau fût séparée du reste des humains. Devoir pénible sans cloute ; le malheureux que l’on interne dans la léproserie entre dans une tombe anticipée, dont il ne sortira que mort ; mais devoir supérieur.

 

L’escorte avançait toujours. Enfin après avoir franchi un dernier défilé, on atteignit une sorte de cirque fermé de toutes parts par des murailles de granit verticales. Occupant le centre, une agglomération de cabanes entourées de fortes palissades de bois et d’un fossé profond. Ceux qui sont enfermés là doivent perdre tout espoir d’en sortir. Un pont-levis, levé en ce moment, permet seul d’accéder à l’intérieur.

 

C’était la léproserie. Des factionnaires se promenaient de distance en distance. Alors, Marcel appela Ikaraïnilo.

 

– Éloigne un peu tes soldats, général, et entends mes paroles.

 

Le Hova fit ce que le prisonnier demandait. Il ordonna même une halte. Puis se plantant à deux pas du sous-officier.

 

– J’attends, dit-il.

 

Le jeune homme cligna des yeux, sourit et débuta ainsi :

 

– Puisque je devais être arrêté, je suis charmé que ce soit par toi.

 

– Tant mieux !

 

– Car toi, tu n’ignores pas que, près de Port-Louquez, au bord d’une tombe profanée, tu as abandonné dans ta précipitation une bêche.

 

– Peuh ! une bêche ne prouve rien. Tu essayes de m’intimider bien inutilement.

 

– Très juste, observa Simplet goguenard. Mais tu as oublié également un sac de toile, sur lequel on lit : Ikaraïnilo, xvie honneur.

 

Le Hova tressaillit.

 

– Ce sac, continua le sous-officier, ainsi que d’autres preuves recueillies aux environs, sont entre les mains de mes amis. À cette heure, ils sont à Antananarivo et ils les ont mises en lieu sûr.

 

Puis d’un air engageant :

 

– Tu serais désolé qu’elles fussent placées sous les yeux de ta souveraine. Moi je n’y tiens pas. Seulement mes compagnons, inquiets de me voir arrêté, m’ont déclaré que, si demain matin je n’étais pas auprès d’eux, ils agiraient.

 

– Demain ?

 

– Ils savaient que tu commandes à la léproserie et ils ont pensé sagement que tu ne m’y enfermerais pas.

 

– Ils ont mal pensé, bredouilla Ikaraïnilo. Ces soldats qui m’entourent sont autant d’espions. Si j’enfreignais la loi, le premier ministre en serait aussitôt informé et ma tête vacillerait sur mes épaules.

 

– Ah !

 

Un nuage passa sur le visage de Simplet. Ses regards se fixèrent avec une vague expression d’épouvante sur les palissades enceignant le village des lépreux. Il lui fallait donc pénétrer dans cet enfer !

 

Mais le petit sous-officier avait l’âme vigoureusement trempée. Bien vite il domina la révolte de sa chair et reprenant l’entretien :

 

– Soit ! tu vas m’enfermer là. Mais, cette nuit, je m’évaderai avec ton aide.

 

– C’est également impossible, commença le général.

 

Marcel l’interrompit impétueusement :

 

– Prends garde ! Que mes amis ne me voient pas demain matin et tu es sûrement perdu.

 

La menace troubla le Hova. Ses lèvres eurent un frémissement.

 

– Comment pourrais-je t’aider ? Des factionnaires veillent autour des fossés. L’unique entrée, ce pont-levis que tu aperçois, s’ouvre seulement pour laisser passer les malheureux atteints de la contagion, ou sortir ceux que le trépas a guéris. Les vivres sont hissés par-dessus la palissade au moyen de cordes et dans des paniers que les captifs brûlent après les avoir vidés.

 

Marcel riait.

 

– Tu ne me crois pas ?

 

– Si ; mais permets-moi une question. Comment êtes-vous avisés des décès qui se produisent ?

 

– Chaque semaine on ordonne aux malades de se tenir enfermés dans leurs cabanes à une certaine heure. Un de mes lieutenants ou moi entrons dans la cité. Chaque hutte est à claire-voie afin que l’air y circule librement. Il est donc facile de se rendre compte de l’état des habitants. Sur nos indications, des condamnés à mort enlèvent les défunts et les ensevelissent dans ce bois, en face du pont-levis.

 

Dalvan se frottait les mains :

 

– Parfait. Je m’évade cette nuit.

 

– Tu n’as donc pas compris ?

 

– Au contraire. C’est très simple : cette nuit, vers onze heures, tu fais toi-même la reconnaissance dont tu me parlais.

 

– Ce n’est pas le jour fixé.

 

– Cela m’est égal. À onze heures donc, le pont s’abaisse. Je me charge du reste.

 

– Mais…

 

– Plus de détours, mon brave général : ma liberté cette nuit ou ta tête demain matin.

 

On ne résiste pas à certains arguments. Ikaraïnilo céda.

 

– Soit ! je ferai ce que tu désires.

 

– Bien.

 

Et avec un frisson le jeune homme conclut :

 

– Conduis-moi dans ce village de misère.

 

Cinq minutes après Marcel franchissait le pont, qui se relevait derrière lui. Il était prisonnier dans la cité de la lèpre.

 

Cependant le général fort soucieux s’éloignait avec sa troupe. Canetègne marchait à ses côtés, très intrigué par sa longue conversation avec le Français. Il attendait une explication ; elle ne vint pas. Il dut se décider à la provoquer. À sa première question, le Hova répondit par le récit de ce qui venait de se passer. On juge de la colère de l’Avignonnais.

 

– Et tu vas obéir à ce drôle ?

 

– Sans doute. Il s’agit de sauver ma tête. Au surplus, qu’il s’évade cette nuit, il n’échappera pas aux coups du peuple révolté. C’est quarante-huit heures d’existence que je lui donne en échange de ma sécurité.

 

Il s’arrêta. Le commissionnaire secouait la tête.

 

– Tu protestes ; ce n’est pas juste. Voyons, parle, que pouvais-je faire ?

 

– Oh ! tu n’avais qu’à exaucer ses vœux.

 

– Tu le reconnais ?

 

– Oui. Mais rien ne t’empêche de lui ménager une surprise pour ce soir.

 

Le général regarda son associé en face :

 

– Il faut qu’il soit réuni à ses amis avant le jour, sinon…

 

– Au diable ! tu as raison.

 

Canetègne habitait un pavillon dépendant du palais d’Ikaraïnilo. Il rentra chez lui furieux, et seul donna carrière à sa mauvaise humeur.

 

– Cet imbécile de général se sauve ! grommelait-il. Mais il embrouille ma situation. Libre, ce Marcel est bien capable de quitter la ville avant que la révolution éclate, et alors cela me fait une belle jambe, leur révolution ! On massacre tous les Français, hormis ceux qui me sont nuisibles.

 

Et, le sentiment du danger aidant, l’homme d’affaires se sentit devenir patriote.

 

– C’est absurde de laisser occire tous les Français. La base de ma fortune est la commission coloniale ; si nos colonies se séparent de la métropole, plus de commission. Je serais donc l’artisan de ma ruine !

 

Cette idée l’exaspéra davantage.

 

– L’ennui, voilà. Ce damné Marcel et sa sœur de lait connaissent mes relations financières avec les trépassés, sans cela la chose marcherait toute seule. Ce soir, une fois Ikaraïnilo parti, j’emmènerais vers la léproserie quelques soldats, qui ne demanderaient pas mieux que de tuer le lépreux évadé. Et d’un. Seulement les deux autres dénonceront Ikaraïnilo et moi du même coup. C’est dommage. Quelle belle balle à jouer ! Une occasion unique d’attraper la décoration. Aller trouver le résident général, l’aviser de la conspiration ourdie par les Hovas. Honneur et patrie ! Va te faire lanlaire ! Yvonne et Claude parleront.

 

Il eut un geste violent, puis se calmant soudain :

 

– Mais non… Cela n’est pas certain du tout ; en parlant, ils se livrent eux-mêmes. Oui, mais pour venger leur ami… C’est un cercle vicieux.

 

Tout à coup il se frappa le front :

 

– Je suis bête !… Qu’est-ce que cela me fait qu’ils parlent, si j’ai pris les devants ? Je n’y songeais pas. Comme on est obtus parfois ! J’écris au résident : je m’accuse d’avoir aidé Ikaraïnilo à violer une tombe ; si j’ai commis ce sacrilège, c’était pour découvrir les rouages de la conjuration. Pour la gloire de son pays, que ne ferait-on pas ! Eurêka !

 

 

La face illuminée, M. Canetègne s’installa devant une table, et sur une feuille de papier traça, d’une magistrale écriture, ces mots :

 

« À Son Excellence Monsieur le Résident général de la République française, à Tananarive. »

 

Il exultait, et il lui faut rendre cette justice, il trahissait son associé hova avec la même désinvolture qu’un compatriote.

 

Tandis que l’Avignonnais ourdissait sa trame, Marcel, angoissé, parcourait le village des lépreux. La vaste enceinte était pleine d’animation. Dans les avenues, sur le seuil des cabanes bien alignées, la population vaquait à ses occupations. Des hommes passaient munis, qui d’un balai, qui d’une brouette ; d’autres arrosaient les gazons. Les femmes travaillaient aussi, épluchant des légumes, façonnant des plats artistement découpés dans des feuilles de ravenala, débarbouillant les enfants.

 

Le jeune homme fut surpris. Autour de lui il sentait le mouvement d’une ville de vivants. Mais la réalité le prit aux yeux. Les faces marbrées, tuméfiées, les yeux louches, les traits bouffis d’œdème indiquaient que tous étaient condamnés.

 

Son arrivée fit sensation. Les mains dans les poches, il se promenait, et derrière lui un groupe de badauds se formait.

 

– Quel est celui-là ? se demandaient-ils.

 

Avec son teint rose, sa mine fraîche, ses yeux clairs, le nouveau-venu ne pouvait être un malade. Alors que venait-il faire en ce lieu ? On ne rend pas visite à ceux qui ne sont déjà plus.

 

Au premier rang une jeune fille, à la peau dorée, fixait sur le sous-officier le regard triste de ses yeux noirs. Elle rayonnait de beauté ; la maladie à sa première période était encore localisée.

 

Le mal n’avait attaqué que le bras droit, marqué d’une large tache blanchâtre. Drapant son lamba bleu, arrangeant les fleurs piquées dans sa chevelure – presque toutes les femmes étaient ainsi ornées, l’amour de la parure survivant en dépit du mal – elle tâchait d’attirer l’attention du nouveau venu.

 

Marcel allait toujours, la poitrine serrée par l’angoisse de ce qu’il voyait.

 

Assise devant sa porte, une femme coiffait un baby ; elle lui sourit. Jeune et déjà hideuse, la face grimaçante, l’œil gauche demi-rongé, elle lui tend l’enfant, gentil, mignon, potelé, l’œil étonné comme les idoles égyptiennes ; il semble bien portant, mais sur la jambe, un peu au-dessus du genou, se montre une tache rosée de la grosseur d’un pois. Le stigmate de la lèpre !

 

Le sous-officier a vu. Une immense pitié lui serre le cœur. Ce tout petit déjà marqué par le fléau le bouleverse. Il étend les mains en avant comme pour repousser l’affreuse vision. Un murmure satisfait part du groupe de badauds. Ils ont aperçu les plaques dont les mains de Marcel sont marbrées. Ils s’éloignent ; celui-là est des leurs.

 

Seule, la jeune fille demeure. Ses yeux douloureux ont une lueur. Elle s’élance dans les traces de Simplet, qui s’en va très vite, haletant.

 

Et tout à coup, à l’oreille du prisonnier, dominant les bourdonnements dont elle est assourdie, une voix pure, cristalline, résonne ainsi qu’une harmonie :

 

– Frère, dit-elle, Rara Houva te salue.

 

Le jeune homme tressaille. Ce timbre si pur dissipe ses noires visions. Avec reconnaissance il se tourne vers celle qui a parlé. Enfin il a sous les yeux un visage humain.

 

Mais son regard se porte sur le bras de la pauvrette. La marque hideuse étend son disque sur l’épiderme doré. L’horrible angoisse étreint de nouveau Marcel, et sans pouvoir parler, ressaisi plus impitoyablement par l’horreur de ce qui l’entoure, il reste immobile, les prunelles fixées sur la trace odieuse du fléau, souverain maître de la bourgade des lépreux.

 

La jeune fille se méprend à ce silence. Une teinte rosée s’épand sur ses joues ; dans ses longs cils perle une larme ; et d’une voix plaintive, hésitante, elle répète :

 

– Frère, Rara Houva te salue !

 

Dalvan se sent ému. La pitié lui donne la force de dominer ses nerfs. Ses lèvres tremblantes répondent :

 

– Je te salue, Rara Houva !

 

Le visage de la malade s’éclaire. Ainsi qu’une brume légère chassée par le vent, le chagrin cesse de planer sur ses traits juvéniles. Le sourire refoule les pleurs prêts à jaillir. Elle se rapproche du Français.

 

Ses paupières s’abaissent, étendant sur ses joues brunes la frange sombre de ses cils, et doucement, dans une sorte de gazouillis hésitant, elle dit :

 

– Écoute, frère. Ne m’interromps pas. La gazelle a envie de fuir, mais elle est retenue parce qu’elle sait ses heures comptées. Je suis belle aujourd’hui. Dans un an le mal terrible me fera laide, et puis, quelques mois plus tard, viendra la seconde des adieux sans retour !

 

Elle parlait simplement, sans trouble, de cet avenir menaçant. Et Simplet écoutait. Rara Houva reprit :

 

– Qu’importe le temps si, durant une seconde seulement, on a connu le bonheur ?

 

Comme Dalvan esquissait un geste :

 

– Ce bonheur, il est à portée de notre main.

 

Puis très vite, comme pressée de dire toute sa pensée :

 

– Mon père est ministre de la reine ; il est 27e honneur. J’étais son enfant préférée, mais maintenant il ne me verra plus. Il serait heureux, j’en suis sûre, de m’accorder la joie suprême que je solliciterais de lui.

 

– Que puis-je à cela ? hasarda le sous-officier, bouleversé par l’étrangeté de la scène.

 

– Tu peux tout, frère, car c’est sa volonté que je confirme être la mienne.

 

Sans laisser à Simplet le loisir d’exprimer son étonnement, elle poursuivit avec cette poésie troublante des êtres condamnés au hâtif trépas :

 

– Ainsi que moi, frère, tu es voué à la mort cruelle. Vivant, tu portes le germe des tortures. Un cycle d’épouvante nous environne. Eh bien ! mets ta main dans la mienne. Jetons des fleurs sur notre détresse, chantons dans le sépulcre ; du malheur sans bornes tressons la chaîne infinie des félicités.

 

Elle s’arrêta, respira longuement ; enfin elle acheva très bas :

 

– Frère ! sois mon époux.

 

De la tête aux pieds, Dalvan frissonna. Au-dessus du front courbé de l’infortunée, il crut voir apparaître le spectre hideux du funèbre faucheur ricanant à l’agonisante qui osait songer à l’hyménée, à la marche triomphante et blanche des fiancées. Son cœur battait par brusques soubresauts. Que répliquer à cette enfant qui le jugeait, ainsi qu’elle-même, captif en la cité fatale jusqu’à l’heure dernière ?

 

– Dis un mot, fit-elle encore. Je parlerai à l’instituteur.

 

– L’instituteur, bégaya le sous-officier. Il y a un instituteur ici ?

 

– Oui. Il transmettra ma prière à mon père, et sous trois jours, nous pourrons être unis.

 

– Il transmettra ? dis-tu. Est-il donc libre de sortir ?

 

– Non pas. Il s’est enfermé ici volontairement pour instruire les enfants, nous consoler tous, il n’est point atteint par le mal. Aussi il peut écrire ; ses lettres sont acceptées au dehors.

 

Puis souriante :

 

– Consens, je t’en prie, frère. Comprends que l’un près de l’autre nous vaincrons le désespoir. Vois-tu ! le maître m’a appris qu’au pays des blancs, bien loin, par delà les mers, il existe un insecte dont l’existence entière est enfermée dans quelques minutes.

 

– L’éphémère.

 

– Tu l’as nommé, frère.

 

Et douce, insouciante, persuasive :

 

– Accepte. Quitte ce visage grave. Pourquoi pleurer sur nous ? Nous sommes des éphémères, voilà tout.

 

Ses grands yeux imploraient. Marcel n’osa la dissuader. D’ailleurs pour le faire, il eût été forcé de lui dire la vérité. Il répondit par un geste vague, et, joyeuse, elle le quitta avec ces mots :

 

– Je parlerai au maître. Avant trois jours il aura la permission du gouvernement.

 

Dalvan, navré, poursuivit sa promenade. Comme il passait devant la maison d’école, il vit un homme qui parlait à une fillette de cinq ou six ans, couverte d’un long sarrau de calicot à raies jaunes et blanches. Debout devant un tableau noir, l’enfant écrivait avec un bâton de craie.

 

Le sous-officier s’avança. L’instituteur leva la tête, aperçut Marcel et lui adressa un regard plein de douceur. Le promeneur comprit. Il se trouvait devant celui dont Rara Houva lui avait parlé, devant ce héros obscur qui avait sacrifié sa vie pour instruire les lépreux. Il le salua respectueusement et alla plus loin. La journée lui parut interminable. Chaque minute apportait une horreur nouvelle. Il était pris de vertige au milieu de la foule. Partout des épidermes fendus, des tumeurs éclatées, des ongles noircis et presque détachés. Tous les tableaux de lumière, de joie, de famille parodiés par des êtres faits de hideur. Jamais dans ses imaginations les plus folles, dans ses ivresses les plus pesantes, aucun peuple ne rêva aussi épouvantable cauchemar. À cinq heures, le prisonnier eut un instant de détente. Un ordre avait été jeté du dehors par-dessus la palissade, et un héraut le proclamait par la cité. Les habitants étaient invités à s’enfermer chez eux à partir de dix heures, le général Ikaraïnilo devant visiter l’enceinte. Le Hova tenait sa promesse, et Dalvan lui en sut un gré infini. Il allait fuir, quitter ce lieu de désolation ! Et avec un tremblement de terreur, il murmurait :

 

– S’il avait manqué à son engagement aujourd’hui ; demain il aurait été trop tard. Je serais devenu fou !

 

À l’heure prescrite, il se retira dans une case libre ; mais lorsque tout bruit se fut éteint, il se glissa dans la rue et, rampant le long des murs, il gagna le pont-levis. Son cœur battait avec violence, mais la gaieté lui revenait. Enfermé dans un des cercles de Dante, il remontait vers la clarté du jour.

 

Tapi contre le tablier vertical de l’étroite passerelle, il tendait l’oreille au moindre bruit, n’entendant encore que le pas régulier du factionnaire qui, de l’autre côté du fossé, accomplissait sa garde.

 

– Ce soldat me gênera, pensa Marcel. Il s’agit de le rendre inoffensif.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Ikaraïnilo, précédant une dizaine de ses guerriers, pénétrait à cette heure dans le cirque où s’élève la léproserie.

 

Entre les files des soldats, des hommes chargés de fers portaient péniblement des civières. C’étaient les condamnés qui allaient procéder à l’enfouissement des trépassés.

 

À chacun de leurs mouvements, ils rendaient un cliquetis sinistre. Cependant dans leurs yeux aucune crainte. La contagion n’était pas pour les effrayer. Le sacrifice de leur existence était fait. N’ayant plus rien à attendre de ce monde, ils considéraient la mort comme une amélioration de leur sort.

 

Dans le petit bois, cimetière où dormiront tous ceux que la cité de douleur enferme dans ses palissades, la troupe s’arrêta et le général continua sa marche vers l’entrée. Presque aussitôt, une ombre accroupie derrière un buisson se redressa et courut aux guerriers. Sous la lune claire, le visage du nouveau venu apparut, gras, rond, auréolé de cheveux blonds, rares au sommet de la tête. M. Canetègne commençait à mettre son plan à exécution. Dans les traces du Hova, il avait quitté Tananarive, évitant de se faire voir.

 

Les soldats sautèrent sur leurs armes, mais reconnaissant l’ami de leur chef, ils reprirent leur attitude de repos.

 

Très vite, l’Avignonnais leur expliqua que le blanc arrêté dans la journée devait tenter de s’évader. Il avait appris la chose à l’instant. Il avait couru pour rejoindre Ikaraïnilo. Trop tard il arrivait, puisque le Hova entrait en cet instant dans le village des lépreux, assez tôt cependant pour les avertir et les mettre à même de frapper sans pitié le malade récalcitrant.

 

Un murmure de colère accueillit ce discours.

 

Canetègne se frotta les mains – tic familier indiquant chez lui l’intérieure jubilation. Évidemment Marcel allait passer un mauvais quart d’heure.

 

Le général était arrivé près du pont-levis. Correctement, le factionnaire lui rendit les honneurs, puis, déposant à terre son remington, baïonnette au canon, il saisit la poignée de la manivelle servant à manœuvrer du dehors le tablier mobile. Absorbé, les yeux baissés, Ikaraïnilo attendait. Une anxiété indéfinissable pesait sur lui. Il tournait sa consigne, risquait sa vie et sa fortune ; les morts malgaches dépouillés par lui avaient trouvé un vengeur.

 

Et ce vengeur, ce Français maudit, qu’allait-il faire ?

 

S’il avait levé les yeux, il aurait, certes, poussé un cri de stupeur.

 

Le pont descendait lentement.

 

Dépassant le bord des planches, une tête railleuse se montrait. C’était Simplet qui riait en découvrant ses dents blanches.

 

Lassé d’attendre, s’aidant des chaînes, il avait grimpé sur la passerelle. De cet observatoire, il avait suivi tous les mouvements de ses ennemis.

 

D’abord, à l’apparition de l’escorte, une grimace de mécontentement crispa ses traits, puis il murmura :

 

– Au fait, ce sera plus drôle.

 

Et maintenant, allongé sur les planches, il se rapprochait peu à peu.

 

Penché sur la manivelle, le soldat ne se doutait de rien. Il tournait la mécanique d’un air lassé, ses gestes rythmés par le décliquement de l’engrenage. Le pont était à un mètre de terre quand Marcel s’enleva brusquement à la force des poignets et tomba à cheval sur les reins du guerrier.

 

Renversé par le choc, celui-ci n’eut pas le loisir d’appeler. Bâillonné, ligoté avec les cuirs de son fourniment, il roula, demi-assommé, dans le fossé. Et Dalvan, ramassant son remington, se planta devant le général ahuri :

 

– Voilà !

 

Mais des cris gutturaux déchirèrent l’air ; l’escorte avait tout vu de loin. Sur la lisière du bois, les soldats se montraient ; ils accouraient brandissant leurs armes.

 

– Toi, dit Simplet à son compagnon, à la manivelle, remonte le pont.

 

Le Hova, déconcerté, exécuta l’ordre du jeune homme, tandis que ce dernier, d’un pas alerte, marchait à la rencontre de ses adversaires.

 

La lune versait des torrents de rayons argentés sur la prairie. Il faisait clair comme en plein jour. À portée de la voix, Simplet fit halte.

 

Amoureusement, il passa ses mains sur la baïonnette, et d’un ton de commandement :

 

– Halte et demi-tour ! cria-t-il.

 

Les guerriers hésitèrent, surpris.

 

– La lèpre me dévore, reprit le Français ; au contact de ma peau, ma baïonnette s’est empoisonnée, celui que la lame égratignera est perdu.

 

Avec une énergie sauvage, il clama :

 

– En avant !

 

Et il fonça sur les guerriers. Ce fut un sauve-qui-peut général.

 

Ces soldats, fort braves, en somme, s’enfuirent comme des lièvres devant la menace de la lèpre. Dans leur déroute, ils entraînèrent les condamnés qui abandonnèrent leurs civières, et tous, hurlant, se poussant, troupeau aveuglé par la panique, disparurent bientôt au loin.

 

Dalvan se tenait les côtes ; subitement il redevint grave.

 

– Ce n’est pas le tout de rire, prononça-t-il entre haut et bas, il faut tâcher de sauver mes compatriotes menacés. Je ne saurais trahir moi-même la confiance de mon frère de sang Roumévo. Je lui ai promis le silence, mais Ikaraïnilo parlera pour moi.

 

Il revint au général, qui, sa besogne terminée, promenait autour de lui des regards effarés.

 

– Ikaraïnilo, tu vois cette baïonnette ? elle donne la lèpre maintenant que je l’ai touchée : si tu me désobéis, je te frappe !

 

Tremblant, pris de la même terreur que ses subordonnés, le Hova bégaya :

 

– Qu’exiges-tu de moi ?

 

– Ordonne d’abord aux factionnaires voisins qui se rapprochent de retourner à leur poste.

 

Et, la chose faite :

 

– À présent, conduis-moi au palais du Résident général.

 

XIII

À LA RÉSIDENCE
[1]

 

 

Le général se fit prier. Mais de la logique des faits, il résultait qu’il était l’esclave de Marcel. Aussi bientôt il se rendit et se mit en marche, suivi, à longueur de fusil, par le Français.

 

Au bout d’une demi-heure, tous deux passaient entre les tours de brique qui défendent la « Porte dite de Tamatave » et s’engageaient dans les étroites ruelles de la ville.

 

Ruelles ne donne pas une idée de ce que sont ces sentiers établis au bord des gradins de granit sur lesquels Antananarivo se développe en étages. Sinueuses, encombrées de pierrailles, côtoyant des ravines et des précipices, elles sont les voies de communication les plus incommodes que l’on puisse voir. Le peuple qui les a établies semble avoir joué la difficulté.

 

Afin d’ôter à son guide et prisonnier toute envie de fuir, Dalvan le débarrassa du mince baudrier au bout duquel ballottait son sabre, lui attacha les poignets et conserva en main l’extrémité de la lanière de cuir. Durant cette opération, le général se lamentait.

 

Les doigts du sous-officier avaient effleuré son épiderme, et il gémissait :

 

– Tu me communiques la lèpre.

 

– Tais-toi ! ordonna Simplet. Tu n’es pas sûr d’être malade ; mais si tu geins encore, tu peux être certain que je t’embroche.

 

– Ah ! maudit soit le jour où les méchants esprits m’ont jeté sur ta route !…

 

Un coup de crosse coupa la parole au malheureux Hova, qui repartit, tenu en laisse par Marcel.

 

Tout en avançant avec précaution, il maugréait in petto. En somme, son mécontentement était excusable : un général, habitué à parler en maître à ses soldats, réduit tout à coup à l’état de chien d’aveugle ! La métamorphose n’avait rien de récréatif.

 

De détours en détours, les promeneurs atteignirent la rue Centrale, large voie allant du bas de la montagne au palais de la reine. Là encore, Dalvan fit halte.

 

Passant son fusil en bandoulière, après avoir retiré la baïonnette, il prit celle-ci de la main droite, détacha son captif et lui passa amicalement la main gauche sous le bras.

 

– Dans cette grande avenue, dit-il, on peut rencontrer du monde. Il est inutile que l’on s’attroupe autour de nous. En avant ! mon gros Hova. Tu sais que ma baïonnette te menace !

 

Certes, Ikaraïnilo ne considérait la lame triangulaire qu’avec un respect voisin de l’effroi, mais le contact de son compagnon lui causait une répugnance aussi grande. Il eut une velléité de résistance.

 

Une bousculade le calma sur-le-champ. Il se soumit encore. Après tout, en rentrant chez lui, il se ferait désinfecter, brûlerait ses habits, de façon à se débarrasser de toutes souillures.

 

L’ascension commença.

 

L’avenue centrale est une succession de paliers et de pentes raides, qui ne présentent qu’une lointaine ressemblance avec nos rues les plus accidentées.

 

Enfin les deux hommes débouchèrent sur la place d’Andohalo, où se tiennent les kabars et les foires de Tananarive. À leur droite s’élevait une construction d’aspect élégant.

 

– La Résidence, prononça le général.

 

Tenant le bras de son captif, Dalvan lit une courte station. Toutes les fenêtres étaient brillamment éclairées, et les accords d’un orchestre passaient dans l’air en bouffées joyeuses.

 

– Ah çà ! on danse’?

 

Le Hova ne répondit pas. En regardant mieux, on apercevait dans l’ombre une foule grouillante, plèbe tananarivienne prenant sa part de la fête.

 

– Arrive ! et surtout pas un mouvement pour t’échapper.

 

Sur cet ordre, entraînant son compagnon, Simplet fendit le flot de curieux et parvint auprès du factionnaire qui gardait la porte.

 

– Camarade, où est le chef de poste ? demanda-t-il.

 

Le soldat sourit en entendant la langue maternelle.

 

– Sous le porche, à gauche.

 

– Bien !

 

Quelques pas encore et le jeune homme se trouva devant un sous-lieutenant, commandant la garde du Résident.

 

– Mon lieutenant, commença-t-il, l’homme qui m’accompagne est mon prisonnier. Il faut que tous deux nous voyions Son Excellence le Résident sur l’heure, car nous avons à lui apprendre des choses si graves que tout retard mettrait en danger, non seulement la vie des Français établis dans l’île, mais encore la domination de la France elle-même.

 

L’officier esquissa un geste d’incrédulité.

 

– Croyez-moi, mon lieutenant. En septembre dernier, j’étais sergent en activité. Si je vous trompais d’ailleurs, il vous serait aisé de me punir.

 

Il parlementa et déploya tant d’éloquence que le chef de poste se laissa persuader. Il conduisit Marcel et le Hova dans un salon d’attente.

 

– Restez là. Je préviens le Résident.

 

– Sans attirer l’attention des invités, je vous en prie, recommanda encore Dalvan.

 

Le lieutenant inclina la tête et sortit. Simplet était ravi. Mais le sentiment d’Ikaraïnilo paraissait tout autre. Les sourcils froncés, la tête basse, il ne bougeait non plus qu’un terme. Un rictus farouche tirait ses lèvres, découvrant ses dents aiguës noircies de laque, selon l’usage hova.

 

– Général, tu peux t’asseoir, fit malicieusement le sous-officier en lui avançant un siège.

 

À ce moment la porte s’ouvrit, et dans l’encadrement un homme d’une cinquantaine d’années, grand, à la figure bonne et énergique, élargie par des favoris gris, se montra. Marcel rapprocha les talons et salua militairement :

 

– Vous avez demandé à me parler, dit lentement le nouveau personnage.

 

– Pardon, Excellence, il y a erreur.

 

– Erreur ?

 

Le Résident eut un regard sévère.

 

– Parfaitement, continua le jeune homme sans se troubler. J’ai sollicité la faveur d’une audience, afin de faire parler ce singe que je vous présente.

 

Et pointant sa baïonnette vers le Hova.

 

– Lève-toi devant Son Excellence. Bien… Monsieur le Résident, je vous amène Ikaraïnilo, 16e honneur, général chargé de la surveillance de la léproserie.

 

 

Il fit une pause, puis avec un accent si profondément gouailleur que le représentant de la France à Madagascar comprit qu’il se jouait devant lui une comédie dont la clef lui manquait, il termina :

 

– La léproserie d’où je sors – il étendit ses mains en pleine lumière. – Vous le voyez, j’ai les mains en triste état… La lèpre, Excellence, l’affreuse lèpre !

 

Il tournait le dos au général et montrait au résident un visage souriant, qui contrastait avec ses paroles lamentables. Changeant de ton :

 

– Excellence, veuillez prendre place. Ce que va vous apprendre mon compagnon est d’une importance capitale, et peut-être…

 

– Je reçois ce soir et ne puis vous donner longtemps… Le premier ministre Rainilaiarivony est au nombre de mes invités.

 

– Lui ! s’écria Dalvan, vraiment c’est une chance !

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Vous allez comprendre, Excellence.

 

Et revenant au général, la baïonnette menaçante :

 

– Ikaraïnilo, ordonna-t-il d’une voix grave en scandant bien ses paroles, raconte à M. le Résident de quelle façon les Français doivent être égorgés, au signal qui partira du palais de la reine.

 

Il s’interrompit. Le plénipotentiaire était près de lui, les yeux étincelants :

 

– Quels mots avez-vous prononcés ?

 

– Ceux qui expriment la vérité… N’est-ce pas qu’elle est intéressante ? Mais vos minutes sont brèves… Hâtons-nous… Allons, général, parle.

 

Le Hova leva ses paupières, un défi dans le regard.

 

– Non, articula-t-il nettement.

 

– Non ?

 

– Non.

 

– Alors, une piqûre !… Une simple piqûre…

 

Et brandissant son arme, Dalvan fit mine de transpercer son adversaire. Celui-ci poussa un cri étranglé.

 

– Non, pas cela, pas cela !

 

– Parle donc.

 

– Oui, je parlerai.

 

Ses velléités de résistance étaient vaincues. La lame empoisonnée qui miroitait devant lui en avait eu raison.

 

Le Résident assistait à la scène, sans la comprendre ; mais sa sympathie était pour le jeune allié qui lui apportait la preuve du complot. Dans son cerveau un travail rapide se faisait. Il n’avait rien appris des préparatifs homicides du gouvernement hova. Quelle responsabilité eût injustement pesé sur lui devant l’histoire, si les Malgaches, imitateurs inconscients des Siciliens, avaient eu leurs vêpres madécasses !

 

Maté, Ikaraïnilo parlait :

 

– Après-demain, à la nuit, une fusée verte s’élèvera au-dessus du palais. De montagne en montagne le signal sera répété, portant à tous les soldats l’ordre de courir sus aux Européens. Les troupes, cantonnées à peu de distance, marcheront sur Antananarivo ; des réserves de poudre et de plomb remplissent les caves du palais. Elles seront distribuées aux guerriers.

 

Le Résident tira le cordon d’une sonnette. Le lieutenant entra aussitôt.

 

– Lieutenant, commanda-t-il, faites prier le premier ministre de me rejoindre ici. Avec quatre hommes vous vous tiendrez prêt à venir à mon premier appel. Que nul ne sorte de cette habitation.

 

L’officier s’éloigna pour exécuter ces ordres.

 

– Le premier ministre ! gémit le général, je suis perdu !

 

– Non pas, riposta vivement Marcel. De ce jour, tu es protégé Français. Je suis certain que Son Excellence ne me contredira pas.

 

– Et vous avez raison.

 

Ikaraïnilo parut soulagé d’un poids énorme. Décidément le faux lépreux avait du bon, puisqu’il veillait à la sûreté de ceux qui servaient ses desseins.

 

La porte se rouvrit, livrant passage au premier ministre malgache Rainilaiarivony. Grand, maigre, le crâne dénudé, le visage sillonné d’innombrables rides, l’œil inquiet, fuyant, le grand dignitaire était revêtu d’un uniforme couvert de broderies, de décorations.

 

– Qu’est-ce donc ? vous me demandez en grand mystère, mon cher Résident ?

 

Sa voix aigrelette sonna faux dans le silence.

 

– Il se passe des choses graves, répliqua froidement le plénipotentiaire français.

 

Le ministre leva au ciel ses bras maigres.

 

– Des choses graves ! Aurait-on molesté quelqu’un de vos protégés ? Dites-le. Justice sera faite.

 

Un sourire éclaira le visage du Résident :

 

– Je suis heureux de vous entendre parler ainsi.

 

– J’ai donc deviné juste ?

 

– Presque…

 

– Je ne saisis pas bien…

 

– Pourquoi je dis presque ? Je m’explique. Ce n’est pas un de mes protégés qui est menacé, mais tous mes protégés de Madagascar et la France elle-même, dont je suis le représentant.

 

Les paupières de Rainilaiarivony papillotèrent, son regard parcourut la salle avec l’expression effarée d’un renard traqué. Mais déjà le Résident barrait la porte, et Marcel, appuyé contre la fenêtre, jouait avec la baïonnette de son remington.

 

Le Malgache essaya de ruser. Ses mains se serrèrent, sa physionomie prit le masque de la stupéfaction.

 

– Que me contez-vous là ? fit-il, les Français courraient un danger ?

 

– Terrible. Demain à la nuit, la population se levant en masse doit les assaillir traîtreusement et les anéantir.

 

L’accusation était nette ; mais il est dans le caractère hova de mentir.

 

Le dignitaire haussa les épaules.

 

– Contes à dormir debout. La population n’agirait que sur l’ordre de sa reine et…

 

– Et le mouvement a été préparé par la reine et par celui qui, d’après la Constitution, est forcément son mari. Vous, monsieur le premier ministre.

 

– Moi ?

 

– Vous-même.

 

– Et vous croyez cela ?

 

Le Résident ne répondit pas tout de suite. Rainilaiarivony se figura qu’il hésitait :

 

– Non, vous ne le croyez pas. C’est tellement absurde de penser que nous, qui aimons les Français et vous particulièrement, nous allons vous tendre un guet-apens… C’est un fou, ou un malheureux ivre de vin de palme qui vous a fait ce rapport. En toute autre circonstance, je mépriserais pareil adversaire, mais cette fois, l’allégation est trop grave ; il faut qu’il soit puni. Amenez-le en ma présence, que je le confonde…

 

Sur un signe du Résident Marcel s’avança :

 

– Ce misérable est présent, c’est moi, et il vous défie de le confondre.

 

Le Hova s’était arrêté court au milieu de sa tirade. Ses paupières tremblotaient de plus en plus…

 

– Quoi ! c’est vous qui ?…

 

– Moi-même.

 

– Mais cette comédie est odieuse, clama Rainilaiarivony, s’adressant au Résident. J’accepte votre hospitalité. J’entre dans votre maison, aussi confiant que si elle était mienne. Et vous, que je croyais mon ami, vous auquel j’étais lié d’affection comme l’eau et le riz…

 

La comparaison malgache, la plus haute expression de l’amitié puisque le riz croît et cuit dans l’eau, fit long feu.

 

– Vous soudoyez des aventuriers pour m’insulter, continua le sec personnage, et vous pensez que je mettrai ma parole en opposition avec celle de cet individu ? Détrompez-vous. L’injure part de trop bas pour que je daigne me défendre.

 

Dalvan avait interrogé son supérieur du regard. Celui-ci fit un mouvement de tête qui pouvait s’interpréter :

 

– Allez !

 

Aussitôt, le sous-officier s’inclina, et d’un ton respectueusement ironique :

 

– Vous vous méprenez, monsieur le premier ministre, on ne vous demande pas de vous défendre.

 

– Ah bah !

 

– Ce serait trop difficile. Il vous sera plus aisé de vous accuser.

 

– Leno-Reno ! gronda le Malgache.

 

– Cela veut dire ? interrogea Simplet.

 

– Drôle !

 

– Fort bien. Le plus drôle des deux ce sera vous, quand vous avouerez votre petite combinaison assassine.

 

– Avouer cela, moi ? jamais !

 

– Jamais… Serment d’amoureux, cela n’a aucune valeur politique. Voyons, voulez-vous, oui ou non, vous exécuter ?

 

Rainilaiarivony haussa les épaules, mais étendant une main menaçante vers le Résident :

 

– Monsieur, dit-il, je me plaindrai à votre gouvernement. Je doute qu’il approuve les procédés dont vous usez.

 

– Il fait le malin, interrompit Marcel, cela ne durera pas longtemps. Il parlera.

 

– Comment ?

 

C’était le Résident, quelque peu inquiet des suites de l’aventure, qui posait la question.

 

– Vous allez voir. C’est simple comme bonjour.

 

Et en aparté :

 

– Quand un truc est bon pour des soldats et des généraux, il ne peut pas être mauvais pour un Ministre.

 

Sur ce, il fit un pas vers l’accusé et lui mit ses mains sous les yeux. Aussitôt l’effet accoutumé se produisit. L’époux de la reine poussa un cri et, la face convulsée par le dégoût, se jeta précipitamment en arrière.

 

– Bon, déclara le sous-officier, premier point acquis : j’ai la lèpre ; second point, faites bien attention. Je mets ma baïonnette en contact avec mes plaies. Ceux qu’elle blessera seront sûrement la proie du fléau… Ceci posé, monsieur le ministre, je vous enferme dans ce dilemme : ou bien vous garderez le silence et je vous embrocherai, ou bien vous parlerez et vous éviterez la lèpre.

 

Négligemment il se rapprochait de Rainilaiarivony terrifié.

 

– Grâce ! bredouilla celui-ci.

 

– Volontiers, avouez.

 

Puis faisant osciller la lame aiguë, ce qui provoquait de la part du Malgache les plus amusantes contorsions :

 

– Je vais vous aider. Est-il vrai que, sur votre ordre, les milices hovas mobilisées sont réunies à peu de distance de la ville ?

 

Le ministre grinça des dents, il se ramassa comme pour bondir sur son interlocuteur, mais la baïonnette s’approcha de sa poitrine.

 

– Oui, fit-il d’une voix rauque.

 

– Bien. Est-il vrai que le signal de la destruction des Français doit partir du palais ?

 

– C’est vrai.

 

– Que ce signal est une fusée verte ?

 

– Oui encore… Ah ! qui donc nous a trahis ?

 

– Que les caves sont bondées de poudre et de balles pour les soldats ?

 

– Oui.

 

– À la bonne heure. Reposez-vous – et souriant au Résident qui écoutait – Vous le voyez, Excellence, mes renseignements sont exacts.

 

Le représentant français hocha la tête d’un air songeur.

 

– Oui, murmura-t-il, comme se parlant à lui-même, le complot est évident. Il n’aura pas lieu à la date fixée, mais dans quelques semaines il éclatera soudain. Comment réduire ces gens à l’impuissance ?

 

– C’est bien simple.

 

Il leva la tête. Dalvan était auprès de lui, les lèvres encore ouvertes du passage de son axiome favori.

 

– Votre Excellence veut-elle me continuer sa confiance pendant cinq minutes ?

 

– Ma foi, au point où nous en sommes, il y aurait injustice de ma part à me défier de vous. Je vous donne carte blanche.

 

– Si vous vouliez y ajouter du papier de même couleur, des enveloppes, de l’encre et un porte-plume ?

 

Sur un coup de sonnette du Résident, on apporta les objets réclamés par le sous-officier. Celui-ci les disposa sur la table, plaça une chaise devant et appela Rainilaiarivony.

 

– Monsieur le ministre, prenez donc la peine de vous asseoir ici, dit-il en balançant son arme d’une façon significative.

 

Et le Hova ayant obéi.

 

– Vous êtes le mari de la reine ?

 

– Parfaitement.

 

– Veuillez donc lui écrire une lettre très tendre, non une froide épître d’époux blasé, mais un poulet galant de fiancé. Priez-la de venir vous rejoindre ici.

 

 

– Mais ce n’est pas l’usage…

 

– Ce n’est pas l’usage non plus de communiquer la lèpre à l’aide d’une baïonnette, et cependant… Mais je ne veux pas réitérer mes menaces, je suis persuadé de votre bon vouloir. Allons, écrivez gentiment à votre chère femme… et surtout trouvez un prétexte assez adroit pour qu’elle se décide à se mettre en route au milieu de la nuit, car si elle hésitait, votre position deviendrait extrêmement dangereuse.

 

Rongeant son frein, Rainilaiarivony écrivit à sa royale moitié un billet dont le Résident prit connaissance.

 

– Êtes-vous satisfait, Excellence ? demanda Simplet.

 

– Oui, ceci est parfait.

 

– Alors continuons.

 

Il allongea la main vers le ministre qui faisait mine de se lever et qui, à ce simple geste, se rassit précipitamment.

 

– Je désire de vous encore un petit autographe. Écrivez au chef de vos Tsimandos d’expédier, au reçu de ce papier, des courriers vers tous les généraux commandant les troupes. Ils leur porteront l’ordre de se rendre à la Résidence française pour y déposer leurs armes.

 

– Écrire cela ? gronda le ministre.

 

– Par la vertu de ma baïonnette, dépêchez-vous.

 

Et tandis que le Hova, fou de rage impuissante, traçait l’ordre qui désarmait ses régiments et rendait toute révolte impossible pendant de longs mois, Marcel, que le Résident remerciait avec effusion, l’interrompit :

 

– Ne parlons plus de cela, Excellence, cela n’en vaut pas la peine. Expédiez le petit mot à la reine. Elle viendra. Vous la garderez prisonnière, ainsi que ce vilain magot de ministre, jusqu’à ce que vous ayez procédé au désarmement de l’armée ennemie. Alors vous les laisserez libres sous la condition qu’ils fassent transporter à Tamatave, pour être remises à nos navires de guerre, les provisions d’explosifs et de projectiles accumulées dans les souterrains du palais. J’ai l’air de vous donner des conseils, pardonnez-moi ; vous savez mieux que moi ce qu’il convient de faire… mais j’étais emporté par le raisonnement.

 

Trois quarts d’heure s’étaient à peine écoulés, que la reine arrivait avec une faible escorte et apprenait avec stupeur qu’elle était prisonnière. Aussitôt un exprès quittait la Résidence, chargé de la dépêche adressée au chef des courriers.

 

Les invités du Résident, auxquels on avait fait dire que le premier ministre était parti accompagné de son hôte, s’étaient retirés en se demandant quel événement avait pu déterminer cette brusque retraite. Après les explications indispensables, le représentant des droits français à Madagascar allait donner l’ordre de conduire ses prisonniers dans les appartements où ils seraient gardés à vue.

 

– Excellence, un instant encore, implora Dalvan.

 

Son interlocuteur le questionna du regard.

 

– Oh ! simple amour-propre d’auteur. La pièce qui s’est déroulée devant vous aurait pu être un drame. Nous en avons fait un vaudeville, il faut donc qu’elle finisse gaiement.

 

Et venant à Ikaraïnilo, immobile à côté du premier ministre :

 

– Messieurs, dit-il, dans cette soirée où j’ai eu l’honneur d’entrer en relations avec vous, il est advenu à diverses reprises que mes mains ont effleuré vos vêtements. Ces pauvres mains sont en pitoyable état et, sans nul doute, vous vous proposez de brûler vos habits afin d’éviter le microbe de la contagion. Je prétends vous épargner cette dépense. Messieurs, ce que vous avez pris pour l’effrayante lèpre est tout simplement la trace des épines de l’ortie zapankare.

 

Du coup le Résident éclata de rire. Quant aux indigènes, rien ne peut rendre l’expression de leurs physionomies. C’était de la colère, de la honte. Le sous-officier les avait bernés, bafoués. Il les avait amenés à se livrer pieds et poings liés en les épouvantant avec une piqûre d’ortie.

 

On les entraîna dans les salles de la Résidence transformées en prison. Marcel demeura seul en face du Résident. Ce dernier s’avança vers lui, les mains tendues.

 

– Monsieur, dit-il lentement, aujourd’hui vous avez fait acte de grand patriote et d’homme d’esprit. La France a contracté une dette d’honneur envers vous. Elle la payera, je m’y engage pour elle. Veuillez m’apprendre le nom du sauveur du protectorat.

 

Mais Dalvan secoua la tête.

 

– De nom, je n’en ai plus depuis que je me suis imposé une mission de justice – puis les lèvres distendues par un sourire – mais j’espère mener ma mission à bonne fin, alors, je reprendrai mon nom, et dame ! il ne me serait pas désagréable qu’il fût un peu honoré… Comment faire ?

 

Il se frappa le front :

 

– Ah !… un moyen. Excellence, vous me laisserez partir tout à l’heure. Vous consentirez, n’est-ce pas, à me donner un guide pour me conduire à la demeure du Tsimando Roumévo, mon frère de sang ? Demain, j’aurai quitté la ville. Alors faites venir un homme qui habite Antananarivo. C’est mon ennemi mortel, mais il sait mon nom ; il vous le dira… et si le succès couronne ma mission…

 

– Vous pourrez compter sur moi comme sur vous-même… Il sera fait ainsi que vous le désirez.

 

Un coup discret fut frappé à la porte.

 

– Qu’est-ce encore ? grommela le Résident. Entrez.

 

Un soldat parut ; il tenait à la main une lettre.

 

– C’est un soldat de la léproserie qui vient de l’apporter pour Votre Excellence.

 

– Donnez… C’est bien, allez.

 

Le troupier se retira et le Résident, ouvrant la missive, chercha la signature :

 

– Canetègne, dit-il.

 

Simplet poussa une exclamation.

 

– Ah !

 

– Qu’avez-vous ?

 

– Ce Canetègne… Monsieur le Résident, vous m’avez promis de me renvoyer tout à l’heure.

 

– Et je tiendrai ma promesse. Après le service que vous m’avez rendu ce soir, je ne me reconnais pas le droit de vous contrecarrer en rien.

 

– Je vous remercie. Eh bien donc, ce Canetègne est l’ennemi mortel dont je vous parlais à l’instant.

 

– Lui ?

 

– Oui, Excellence.

 

– Alors, je connais votre nom.

 

– Vous…

 

– Oui : blond, teint rose… Marcel Dalvan ; j’ai votre signalement. Vous accompagnez une jeune fille, coupable d’un vol que…

 

Une pâleur subite décolora les joues de Simplet. D’une voix frémissante :

 

– Vous blasphémez, monsieur le Résident… elle, voleuse ?

 

Et rapidement, en phrases hachées, ardentes, il raconta l’odyssée de sa sœur de lait, l’infamie du négociant, la recherche d’Antonin Ribor, détenteur de la preuve de l’innocence d’Yvonne.

 

Tandis qu’il parlait, le Résident parcourait la lettre de l’Avignonnais. Elle relatait le complot. Dans un style amphigourique, le commissionnaire narrait complaisamment au prix de quels dangers il l’avait surpris. Il insistait sur l’horrible métier de violateur de sépultures qu’il lui avait fallu faire. Marcel se tut. Son interlocuteur lui tendit la missive.

 

– Lisez et déchirez. La prose de ce personnage ne mérite pas un autre sort. Pour vous, monsieur Dalvan, croyez à ma gratitude et à ma profonde estime. Je souhaite que vous réussissiez à confondre votre ennemi, à rendre l’honneur à cette jeune fille que, sur une note de justice, j’ai injustement accusée comme les autres.

 

Et défaisant le ruban rouge fixé à sa boutonnière, il l’attacha à la vareuse de Simplet.

 

– Excellence… vous n’y songez pas, bredouilla le jeune homme tout troublé.

 

– Si, demain, je télégraphierai le récit sommaire des événements. Un inconnu a sauvé le protectorat français d’un désastre. J’ai attaché à sa boutonnière, assuré d’être approuvé par le gouvernement, le ruban de la Légion d’honneur. Cette nomination figurera sur les listes de l’Ordre, jusqu’au jour où la mention « Inconnu » sera remplacée par le nom d’un brave.

 

Il prit le jeune homme par le bras, l’accompagna jusqu’au corps de garde, et après avoir désigné un soldat pour le guider vers l’habitation de Roumévo :

 

– Allez, monsieur, dit-il, et bonne chance. C’est un ami qui vous serre la main.

 

Un moment plus tard, Simplet, suivant de près son conducteur, s’enfonçait de nouveau dans les ruelles sombres de Tananarive.

 

Marcel venait de réduire les Hovas à l’impuissance pour près de deux années, donnant ainsi à la République française, le temps de préparer l’expédition qui devait nous rendre maîtres de Madagascar[2].

XIV

EN MARCHE VERS LE SUD

 

 

Juste au-dessous du palais, bordant un chemin que continue hors de la cité l’une des rares sentes qui contournent la montagne, s’élevait une maison basse dont le toit couvert de tuiles – luxe digne d’envie dans le pays – se prolongeait en auvent. C’est là que le guide de Marcel le quitta. Le jeune homme était arrivé. Au premier coup dont il heurta la porte, celle-ci s’ouvrit. Roumévo parut, les bras ouverts. Toute la nuit, il avait attendu son frère de sang, et l’énergie de son accolade en disait long sur ses inquiétudes.

 

– Tes amis reposent. Tu dois être las ; viens, ta natte est préparée. Si tu as faim, voici des fruits, des bananes, du poulet froid. Demain tu me raconteras comment tu as pu tenir ta promesse : être libre cette nuit.

 

Après une rapide collation, dont le besoin se faisait impérieusement sentir, Dalvan s’allongea sur sa natte et s’endormit du sommeil profond des hommes d’action. Au matin, après s’être plongé avec délices dans un bassin naturel, qu’alimentait un ruisselet traversant le jardin du Tsimando, le Français regagnait l’habitation. Une voix qui le fit frissonner prononça son nom :

 

– Marcel !

 

Les pieds subitement cloués au sol, il regarda. Yvonne accourait, rayonnante de bonheur, toute rose d’émotion :

 

– Sauvé, libre !

 

Elle jeta ses bras autour du col de son frère de lait, et ses lèvres fraîches firent claquer des baisers sur ses joues. Puis elle s’éloigna un peu, le considérant :

 

– Pas de blessures, rien… quelle chance !

 

Ses yeux se fixèrent à ce moment sur la poitrine de Dalvan. Le ruban attaché par le Résident y dessinait sa ligne rouge.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle.

 

Son doigt curieux effleurait l’insigne.

 

– Ça, répondit Simplet, c’est la Légion d’honneur.

 

– Tu es donc décoré ? murmura-t-elle saisie.

 

Ses paupières s’ouvraient toutes grandes, ses narines étaient agitées de petits frissonnements.

 

– Qui t’a décoré ?

 

– Le Résident général.

 

– Ah !… et pourquoi ?

 

– Parce que je l’ai averti d’un complot ourdi par le gouvernement malgache ; nous avons pincé la reine, le premier ministre, actuellement prisonniers à la Résidence. Nous avons ri comme des fous. Et le ministre de France, s’étant bien amusé, m’a octroyé le ruban rouge. Voilà !

 

Puis taquin :

 

– J’ai faim, tu sais. Allons déjeuner.

 

Mais elle ne l’entendait pas ainsi. Elle voulait savoir, et Simplet dut lui narrer par le menu les aventures de la veille.

 

Devant lui, elle écoutait, rendue muette par la surprise. Lui, souriant, disait ses petits moyens, éclatait de rire au souvenir de la mine terrifiée des Hovas en face de sa baïonnette, ne semblant point soupçonner qu’il avait couru un danger.

 

– Tiens, conclut-elle, tu es brave, adroit, mais tu n’es pas sérieux.

 

– Tu dis ?

 

– Je dis que tu t’exposes inutilement, que tu m’oublies, moi. S’il t’arrivait malheur, que deviendrais-je ?

 

– Tu continuerais ton voyage, petite sœur, avec Claude ; tu n’as pas besoin de moi.

 

Un flot de sang empourpra le visage de la jeune fille, ses yeux se remplirent de larmes.

 

– Tiens, fit-elle d’une voix entrecoupée, tu es méchant !

 

Et elle s’enfuit vers la maison, laissant Simplet tout interloqué par ce brusque accès de mauvaise humeur. Bientôt Bérard le rejoignit. Il lui fallut recommencer le récit de ses aventures, et l’incident s’effaça de son esprit. Le déjeuner rassembla tout le monde autour de la table de Roumévo.

 

On agita la question du départ.

 

De l’entrevue de Marcel avec le Résident il ressortait clairement qu’Antonin Ribor, s’il était venu à Tananarive, n’avait point visité le délégué français. Donc, il importait de retourner à Tamatave. Là on s’embarquerait à destination d’une autre colonie. Antonin était parti pour l’une d’elles, suivant la déclaration de Canetègne. Dût-on les parcourir toutes, on découvrirait le jeune explorateur. Dalvan l’affirmait sans hésiter. Il déclarait même que cette recherche d’un homme à travers les cinq parties du monde était chose fort simple.

 

– Songez donc, disait-il à l’appui de sa thèse, nous cherchons qui ? Un explorateur, un personnage qui ne vit pas comme aucun autre, et qui par conséquent est remarqué. À peine aurons-nous posé le pied sur le sol où il pérégrine, qu’il nous sera signalé de toutes parts. Le problème est donc celui-ci : Trouver le pays… C’est bien facile, étant donné surtout qu’il s’agit d’une terre française. Or, j’élimine tout de suite la terre de Kerguelen située à la limite de l’océan Antarctique et nos colonies d’Afrique ; la première, parce qu’elle est inhabitée ; les secondes parce que Antonin les a visitées tout d’abord. Que reste-t-il : La Réunion, les établissements de l’Inde, l’Indo-Chine, la Nouvelle-Calédonie, les archipels Polynésiens, la Guyane, les Antilles, Terre-Neuve avec les îles Saint-Pierre et Miquelon, soit : huit parcelles du globe. Un véritable jeu.

 

Bérard s’amusait, et Yvonne elle-même, secouant l’embarras qui depuis l’origine du repas semblait peser sur elle, se déridait aux saillies de Simplet.

 

Tout à coup un bruit éclatant résonna au dehors.

 

– Le bimbao, expliqua le courrier.

 

Tous se portèrent aux fenêtres. Au milieu de la ruelle un indigène, revêtu d’un manteau bleu garni de broderies, tenait dans chaque main une demi-sphère de bois creuse. Il choquait ces castagnettes gigantesques, et produisait ainsi le son qui avait attiré l’attention des voyageurs.

 

– C’est un héraut, reprit Roumévo, il va proclamer sans doute une ordonnance du gouvernement.

 

En effet, le Malgache interrompit son assourdissant concert et clama avec un organe sonore :

 

– Ordre du Ministre de la justice, 22e Honneur, 3e colonne de l’édifice gouvernemental.

 

« À tout citoyen il est enjoint de demeurer enfermé en sa maison, tandis que les agents de l’ordre vont perquisitionner. Un lépreux s’est enfui hier soir. Il convient de l’arrêter. »

 

– C’est de toi qu’il s’agit, murmura Roumévo en serrant le bras de Marcel.

 

– Probablement !

 

Le jeune homme avait pâli. La pensée de retourner dans l’enceinte de la léproserie, de reprendre l’horrible rêve dont le souvenir faisait perler à ses tempes une sueur glacée, lui causait une épouvante bien justifiée. Comment le poursuivait-on encore ? Ikaraïnilo était captif.

 

Il se souvint alors de M. Canetègne, entrevu dans la déroute de l’escorte du général.

 

Le coup devait partir de là. Le raisonnement était exact. Canetègne, après avoir fui éperdu, avait retrouvé le calme.

 

Envoyant par un des soldats sa dénonciation à la Résidence, il s’était fait mener de grand matin chez le ministre de la justice. L’annonce du héraut résultait de cette visite. Yvonne avait pris la main de son frère de lait :

 

– Tu ne retourneras pas parmi les lépreux, fit-elle frissonnante, nous allons partir.

 

– Il faut traverser toute la ville pour gagner la route de Tamatave.

 

– La route de Tamatave, interrompit le courrier… Mais vous seriez repris avant la nuit. C’est le seul chemin par lequel un Européen puisse quitter Antananarivo. Aussi, votre disparition constatée, est-ce là que se centraliseront les recherches.

 

Tous baissèrent la tête. Ils sentaient la vérité de l’observation.

 

– Alors je n’ai plus qu’à me laisser arrêter ?

 

– Non. Tu es mon frère de sang, je te sauverai. La rue que j’habite est continuée par un sentier qui contourne la hauteur et conduit dans les ravins du plateau de l’Ankaratra. Seuls les Tsimandos connaissent le dédale rocheux qui s’étend au loin. Pendant des journées nous marcherons dans un chaos de granit, et quand nous en sortirons, nous serons dans le pays des Betsileos. Toujours en guerre avec mon peuple, ils t’accueilleront, toi proscrit, et ils t’aideront à atteindre la côte.

 

Peu de minutes suffirent aux préparatifs du départ. Roumévo s’aventura le premier dans la ruelle. Elle était déserte. Nulle silhouette menaçante n’apparaissait à l’horizon. À l’appel du courrier, Yvonne et ses amis sortirent à leur tour et suivirent l’indigène. Celui-ci marchait en avant, se tenant aussi loin que possible de l’extrémité du gradin longé par la route. Ses regards perçants se fixaient partout à la fois. Veillant à tout, le Tsimando avait à ce moment, selon l’expression populaire, des yeux derrière la tête. Le chemin faisait un coude. L’angle d’une habitation s’avançait presque au bord de la pente.

 

Soudain les fugitifs virent Roumévo, qui les précédait d’une vingtaine de pas, s’arrêter brusquement. De la main il les appela près de lui. Et dissimulés derrière le mur, ils aperçurent à cinquante mètres, un soldat hova qui, le fusil sur l’épaule, montait la garde sur le chemin.

 

– La police a pris ses précautions, fit le Tsimando dans un souffle. Les issues de la ville sont gardées.

 

– Alors nous sommes bloqués ?

 

Roumévo réfléchit un instant. Les veines de son front se gonflèrent ; ses traits exprimèrent l’indécision, et soudain il sembla prendre son parti :

 

– Frère, dit-il, mon premier devoir est de te sauver. Attendez-moi là, je vais déblayer la route.

 

Et il franchit l’angle du mur. Prenant sa place, Marcel avança la tête et assista à un terrible spectacle. À la vue du courrier, le soldat avait croisé la baïonnette ; mais Roumévo montra le cachet rouge distinctif de sa fonction, et le guerrier reprit une attitude pacifique. Bientôt les deux hommes furent l’un près de l’autre. Ils conversaient comme de bons amis ; seulement le Tsimando, à petits mouvements, tournait autour du factionnaire de façon à ce que ce dernier fût enfermé entre lui et l’abîme.

 

Tout à coup, les bras de Roumévo se détendirent, ses mains s’appuyèrent avec une vigueur irrésistible sur les épaules du soldat. Sous ce choc, le malheureux recula d’un pas, son pied se posa dans le vide… Il essaya de se retenir, un hurlement étranglé sortit de ses lèvres, et comme une masse, frôlant la pente rocailleuse, il alla s’écraser sur le gradin inférieur, cent mètres plus bas. Marcel, suivi de ses amis, courut à Roumévo.

 

– Pourquoi pas un coup de poignard, dit-il, cette chute dans l’abîme est horrible.

 

Le Tsimando eut un sourire triste.

 

– Le poignard dénoncerait des fugitifs. La chute n’est qu’un accident fréquent dans la cité. Ne me reproche rien… C’est pour ton salut que j’ai agi. Mais hâtons notre marche, tout péril n’a pas disparu.

 

La ruelle se rétrécissait ; bientôt le chemin praticable fut réduit à une largeur de trente centimètres à peine. À droite, une muraille perpendiculaire montait jusqu’aux terrasses du palais.

 

 

À gauche, un abîme s’ouvrait. C’était la corniche dans toute son horreur.

 

Tout alla bien d’abord ; mais au bout d’un instant, Yvonne, avec un faible cri, se laissa glisser sur les genoux. Si Claude ne l’avait retenue, elle eût glissé dans le précipice.

 

Elle était prise de vertige !

 

La caravane fit halte. Tous les fronts étaient soucieux. Le vertige, sur l’étroit sentier bordant le précipice, devenait une effrayante complication.

 

La jeune fille, étendue sur le sol, semblait morte. Le visage exsangue, les paupières closes, les lèvres crispées découvrant les dents nacrées, elle ne faisait aucun mouvement.

 

– Encore un kilomètre à descendre ainsi, grommela Roumévo. Plus loin la route est moins périlleuse.

 

– Oui, mais il faut l’atteindre.

 

Il y avait du découragement dans cette phrase de Bérard. Marcel ne disait rien. Il songeait. Tout à coup il releva le front.

 

– Un clou chasse l’autre, dit-il. Une peur en fait oublier une autre… Attendez.

 

Passant avec précaution par-dessus le corps de sa sœur, il remonta le sentier.

 

– Où vas-tu ? lui cria Claude.

 

– Je cherche une issue.

 

– Tu déraisonnes.

 

– Pas le moins du monde.

 

Et sur ces mots, il disparut au détour de la corniche. À cet instant, Yvonne rouvrit les yeux ; ses regards se fixèrent aussitôt sur le vide et, avec un gémissement, elle appliqua les mains sur ses paupières.

 

– Allons, mademoiselle, un peu de courage, pria le « Marsouin », le plus fort est fait. Relevez-vous.

 

Elle secoua la tête avec une expression de souffrance.

 

– Je ne peux pas ; je sens auprès de moi ce trou immense. Il me semble que les rochers m’y poussent, m’y tirent… C’est affreux !… Je ne peux pas ; je ne peux pas !

 

Un coup de feu se fait entendre, répercuté par les échos du ravin. Claude et le courrier tressaillent. Yvonne, comme galvanisée, bondit sur ses pieds. Et en arrière Dalvan reparaît. Il descend la pente avec rapidité.

 

– Alerte ! crie-t-il, des soldats hovas sont à notre poursuite.

 

Roumévo n’en demande pas davantage ; à grandes enjambées, il dévale la sente. Claude, la jeune fille, le suivent. Simplet ferme la marche.

 

Du vertige, plus personne n’a cure ; on n’a pas le temps d’y songer. En courant, les fugitifs prêtent l’oreille. Ils croient entendre au loin les pas précipités des poursuivants. Ils courbent les épaules, craignant de recevoir une balle. Ils sont essoufflés ; leurs tempes battent ; leur cœur saute éperdument dans leur poitrine. Ils marchent toujours. Et le sentier, cessant de suivre le précipice, se glisse entre deux hautes murailles de granit.

 

– Halte ! crie Marcel.

 

– Mais ils vont nous rejoindre, proteste Yvonne.

 

– Les Hovas ?

 

– Oui.

 

– Rassure-toi, petite sœur, il n’y en a jamais eu.

 

– Comment ?… Que dis-tu ?

 

– Que j’ai chassé le vertige par la peur des fusils, voilà tout. C’est bien simple.

 

Elle le regarde. Elle comprend. Une fois encore, il a tiré ses amis d’une situation terrible.

 

Alors, il s’approche d’elle, il l’enserre dans ses bras. Une larme brûlante tombe sur son visage.

 

Les yeux de la jeune fille se rivent sur ceux de Dalvan.

 

– Tu pleures ? dit-elle.

 

– Oui, répond-il, en s’efforçant de cacher son émotion sous un sourire, j’ai eu si peur que tu n’aies pas assez peur…

 

Et il donne le signal du départ. Escaladant les rocs superposés en escaliers gigantesques, se glissant dans d’étroites fentes où ils ont peine à passer, suivant des gorges sauvages désolées, lits de torrents à sec, les voyageurs s’éloignent d’Antananarivo.

 

Yvonne ne paraît pas sentir la fatigue. Muette, elle marche comme en songe. Mais, de temps à autre, ses paupières s’ouvrent ainsi qu’un écrin sur des pierres précieuses, laissant filtrer son regard bleu qui va se poser, avec une expression étrange, sur Marcel éclairant la route avec Roumévo.

 

À la nuit, on campa dans une caverne.

 

Durant une longue semaine, les mêmes paysages dénudés défilèrent devant les Français. Ils tournaient, montaient, descendaient dans ce prodigieux massif de l’Ankaratra, notant au passage les sources de l’Onibé qui finit dans l’océan Indien, près d’Ambodibarina et celles de la rivière Italambo.

 

Passant à l’est de Betafo, ville frontière du pays hova, ils gagnèrent la fertile vallée de Valavato, traversèrent le fleuve Ambositra.

 

Là, ils étaient en sûreté sur le territoire des Betsileos. Le voyage y fut aisé. Les tribus de noirs superbes – véritables carabiniers en deuil, comme les appela plaisamment Bérard – se montrèrent hospitalières. Après les fatigues de la montagne, les voyageurs se délectaient à parcourir ces plaines élevées, où l’air était doux, la végétation luxuriante, les habitants bienveillants.

 

À chaque halte, ils se régalaient de légumes frais, de viandes savoureuses qu’ils arrosaient de betsabesse étendu d’eau. Ce breuvage, composé de jus de canne à sucre, de riz fermenté et d’écorces amères, leur avait été désagréable tout d’abord ; maintenant ils y étaient faits et, ainsi que les indigènes, en usaient avec plaisir.

 

Suivant le conseil de Roumévo, ils se dirigeaient vers une passe, qui coupe la cordillère parallèle à la côte Est et débouche en face, du petit port de Vatomasina. De ce point, ils pourraient quitter l’île.

 

Mais le sort en avait décidé autrement.

 

Le treizième jour, après leur départ de Tananarive, (le chiffre fatidique eut-il une influence dans leur aventure ?) ils s’arrêtèrent dans un petit village couché au pied de mamelons, sentinelles avancées de la chaîne qu’ils avaient à franchir. Selon la coutume, le chef leur fit un cordial accueil et mit à leur disposition une case.

 

Or, tous commençaient à s’endormir, quand un bruit léger attira leur attention. On eût dit le grattement d’un rat dans la muraille.

 

Celle-ci étant de bois, l’animal s’en donnait à cœur joie. Il rongeait, grignotait avec une telle ardeur que bientôt une plaque de la cloison se détacha, laissant une ouverture carrée, large de deux pieds au moins et, avec stupeur, Marcel et Roumévo, éveillés par le tapage, aperçurent une silhouette humaine se glissant dans la cabane. Le rat était un voleur.

 

Mais les voyageurs ne tenaient pas à être volés. Aussi, échangeant un regard, le Hova et le Français se levèrent d’un bond, happant chacun un bras du dévaliseur. Un cri étouffé, une courte lutte et l’homme fut couché à terre, solidement maintenu par ses ennemis.

 

Bérard, accouru au bruit, alluma la torche de résine – éclairage primitif des indigènes – et à sa fumeuse clarté, on put voir le prisonnier. Celui-ci souriait ironiquement :

 

– Vous me faites souffrir, dit-il, mais vous expierez ce crime.

 

– Il a du toupet ! s’écria Dalvan à qui Roumévo venait de traduire cette phrase ; il vient nous voler et…

 

Son frère de sang lui imposa silence du geste et s’adressant au captif :

 

– Tu te trompes. Tu seras puni comme voleur.

 

– Comme voleur ? Que t’ai-je pris ?

 

– Rien, parce que le temps t’a manqué. Mais ta façon d’entrer dans notre cabane ne laisse aucun doute.

 

– Tu n’es pas du pays, cela se voit. Je dirai aux miens : « J’ai percé la muraille, car j’avais entendu le Scarabée rouge bourdonner, et je voulais l’éloigner de nos hôtes par la puissance du Coq blanc. » Pour cette incantation qui doit chasser l’esprit du mal, on ne peut pénétrer dans une habitation par les ouvertures habituelles.

 

– Tu te moques de moi.

 

– Non, mais je suis le sorcier de la tribu.

 

– Eh bien, nous dirons le contraire, nous, et le chef croira ses hôtes.

 

– Tu te trompes encore. Il doutera et ordonnera l’épreuve du tanghin.

 

Roumévo frissonna. Le tanghin, plante vénéneuse de l’espèce des strychnos, sert aux épreuves judiciaires. Deux hommes sont en procès, le juge ordonne l’épreuve. Celui que le poison terrasse est réputé avoir tort. Les naturels, dès l’enfance, s’accoutument à mâcher la feuille vénéneuse, si bien que sa toxicité s’amoindrit et s’annihile pour eux. – Toujours les poisons de Mithridate.

 

Mais de ce fait résultait pour Marcel une infériorité marquée.

 

Il succomberait au poison végétal, et le sorcier larron serait proclamé victime d’une erreur. En dix secondes, le courrier entrevit les conséquences de la situation. Il les développa à ses compagnons. Il fallait faire la paix avec le voleur, lui rendre la liberté sous peine d’ennuis incalculables.

 

– Eh bien ! dirent les jeunes gens, lâchons-le.

 

Roumévo revint au prisonnier qu’il avait attaché et le délia.

 

– Tu as dit vrai, sans doute. Nous te croyons et le prouvons en te permettant de t’en aller avec nos mille et mille souhaits heureux.

 

L’autre secoua la tête :

 

– Ton discours est incomplet. Si tu es prompt à l’accusation, nous ne sommes point pressés de pardonner.

 

– Parle plus clairement.

 

– Je le veux bien. Vous m’avez terrassé, heurté contre terre. Tout cela sans raison. Et moi, je suis demeuré calme, je n’ai pas cherché à me défendre, désireux de conserver intact mon bon droit.

 

– Nous le reconnaissons, appuya le Tsimando.

 

Il avait hâte de se débarrasser de l’indigène ; seulement sa condescendance n’était pas le moyen d’arriver à un bon résultat. Il s’aperçut de sa faute – trop tard – quand le sorcier reprit :

 

– Vous avouez vos torts ; je serai donc clément et me contenterai d’une indemnité peu importante.

 

– Une indemnité !

 

Roumévo esquissa un geste violent, mais une réflexion rapide le calma et paisiblement :

 

– Qu’exiges-tu ?

 

– Presque rien.

 

– Mais encore ?

 

– J’aurais le droit, continua le voleur, qui semblait s’amuser de l’impatience de son interlocuteur, de vous demander de l’argent, des thalaris sonnants et trébuchants, ou bien l’une de vos armes, dont les Hovas, nos ennemis, nous ont appris l’usage. Mais je ne prétends pas abuser. Je me contenterai d’un objet sans valeur.

 

Roumévo respira. Ses amis attendaient, mis au courant par lui à mesure que la conversation avançait.

 

– Enfin que veux-tu ?

 

– Tu n’as pas compris ?

 

– Eh ! non.

 

– Tu oublies donc l’adage des Betsileos : « Qui est moins qu’un chien ? Un Hova. Moins qu’un Hova ? Rien. Moins que rien ?… Une femme. »

 

– Une femme ? répéta le courrier, tellement absorbé par sa fonction de négociateur qu’il ne songea pas à s’irriter contre l’homme, qui lui lançait en plein visage ce proverbe, suprême outrage à la nation hova.

 

– Eh bien ? interrogea le sorcier.

 

– Tu demandes ?

 

– La femme qui t’accompagne. Je la consacrerai au culte de nos divinités.

 

Du doigt il désignait Yvonne. Demi-soulevée sur sa natte, la jeune fille écoutait appuyée sur le coude.

 

– Il veut ta sœur, fit Roumévo à Marcel.

 

Elle eut un petit cri de frayeur.

 

– Que ça ?

 

– Consens tu ? questionna le larron.

 

– Ce que tu sollicites est impossible. Une femme d’Europe ne saurait être traitée comme une Malgache. Choisis dans notre léger bagage…

 

– Inutile. C’est elle que je veux.

 

– Et si nous refusons ?

 

– Alors au lieu du pardon, c’est la vengeance qui s’abattra sur vous, et l’épreuve du tanghin vous jettera mourants sur le sol. La fille blanche m’appartiendra quand même.

 

Bérard, Marcel et le Hova se regardèrent :

 

– Que faire ? murmura ce dernier tout pensif.

 

Marcel sourit :

 

– Parbleu ! étrangler ce coquin.

 

– Mais demain, on nous demandera compte…

 

– De cet acte de justice. Demain, nous ne serons plus ici.

 

– Comment ?

 

– Nous allons partir à l’instant, après avoir garrotté solidement notre ennemi. Ne perdons pas de temps. Il faut qu’au lever du soleil nous soyons loin de ce village.

 

Le jeune homme parlait avec calme. Le sorcier se méprit à cette tranquillité. Il pensa que l’on se rendait à sa requête, et cauteleux, s’efforçant de donner à sa face rusée une expression aimable, il s’approcha du groupe.

 

– Dois-je te faire le salut d’amitié ? dit-il. Tu es le chef, puisque ceux-ci te consultent. À toi de répondre.

 

Le sous-officier le considéra, une lueur dans ses yeux bleus.

 

– Ma réponse, la voici.

 

D’un croc-en-jambe il envoya le Betsileo rouler sur le plancher. En l’espace d’un éclair, le voleur fut de nouveau chargé de liens, réduit à l’impuissance, bâillonné.

 

Ses regards étincelants, ses sourcils agités de brusques contractions trahissaient seuls sa rage. Rapidement, chacun reprit ses armes et quitta la cabane où se débattait le sorcier écumant.

 

Le village dormait. Sans encombre, la petite troupe dépassa les dernières cases et s’élança dans la campagne.

 

– Guide-nous vers la passe de Vatomasina, ordonna Marcel à Roumévo.

 

– Non. Tu as dit au chef du village que telle était ta direction. Au soleil levant, on se mettra à notre poursuite de ce côté et nous serions atteints avant le soir, car les guerriers marcheront plus vite que ma sœur blanche.

 

– Alors tu penses ?

 

– Que le mieux est d’incliner vers le sud-ouest, quitte à nous rabattre dans deux ou trois jours vers l’océan Indien.

 

 

– Ton conseil est sage, allons.

 

Dans les pas du courrier, les voyageurs traversèrent les champs cultivés aux abords du village, et bientôt ils se trouvèrent dans la brousse. Mais là, ils durent ralentir leur allure. Des fourrés épineux les arrêtaient à chaque instant, les obligeant à de longs détours.

 

Et chaque fois le Tsimando vomissait un torrent d’imprécations, chose facile pour lui, car la langue hova en foisonne.

 

– Il existe sûrement un sentier, répondit-il à une question de Bérard. Si près des habitations, il est inadmissible que le fourré soit impénétrable. Si nous avions la chance de le découvrir, nous ferions, avec moins de fatigue, un chemin double. Mais il n’y faut pas compter. En plein jour, peut-être, arriverions-nous à nous diriger ; mais la nuit, avec un horizon borné, je n’ose l’espérer.

 

Ce pronostic désagréable devait se réaliser. Durant des heures, on erra à travers le dédale des buissons, et ce fut seulement lorsque les premiers rayons du soleil dissipèrent l’ombre que le courrier trouva le sentier. Yvonne était exténuée. Son frère de lait parla de faire halte. Mais le Tsimando, étendant son bras vers le nord, prononça ce seul mot :

 

– Regarde.

 

Le jeune homme obéit. À deux kilomètres à peine, dépassant le voile du brouillard matinal, les toitures du village betsileo apparaissaient. Pour parcourir cette faible distance, les voyageurs avaient employé toute la nuit. Et la marche fut reprise, silencieuse, attristée.

 

Chacun sentait le danger proche. Ils comprenaient que le temps perdu dans la brousse pouvait amener d’irréparables malheurs. Cependant les arbustes devenaient plus clairsemés ; une plaine nue, rocailleuse succédait, et au centre s’élevait une colline isolée, aux flancs dénudés, et couronnée d’un bouquet d’arbres. Roumévo désigna la hauteur :

 

– Nous nous reposerons là.

 

– C’est juste. En cas de poursuite, nous aurons l’avantage de la position. Trois hommes résolus tiendraient contre une troupe nombreuse de là-haut.

 

Un aboiement lointain fit expirer la parole sur ses lèvres.

 

– Un chien ! murmura-t-il.

 

– Pressons-nous ! s’écria le courrier.

 

– Pourquoi ?

 

– Les Betsileos ont lancé un chien à notre piste, j’en ai peur.

 

– Ah ! bégaya Yvonne toute pâle.

 

Un second aboiement, plus rapproché cette fois, passa dans l’air.

 

– Plus de doute, reprit le Tsimando. En avant ! Il faut à tout prix atteindre le sommet de la colline avant que nos ennemis nous aient rejoints.

 

– Si je restais en arrière pour abattre le chien ? demanda Claude.

 

– Non, il est tenu en laisse, les guerriers l’accompagnent. C’est la coutume des tribus betsileos.

 

Bien avant les armées d’Europe, les sauvages de Madagascar avaient compris quel parti on peut tirer, au point de vue militaire, du flair des chiens et s’en servaient comme éclaireurs. Les aboiements ne discontinuaient plus ; la piste était trouvée. Sans chercher à se dissimuler, les fugitifs s’élancèrent au pas de course dans la direction du monticule.

XV

LE « FADY »

 

 

L’élévation unique, se dressant au milieu de la plaine aride, avait un aspect singulier. On eût dit deux troncs de cônes superposés, formant à mi-hauteur une corniche circulaire. Sur les flancs, pas une pousse verte, et sur le plateau supérieur, un épais bouquet d’arbres. Tout en courant, la petite troupe faisait ces remarques. La route était difficile ; partout des éclats de pierre, brillants, coupants.

 

– Du cristal de roche ? remarqua Marcel.

 

Roumévo acquiesça du geste. C’était un des gisements communs dans le massif central.

 

Glissant, haletante, Yvonne allait comme les autres, encouragée par son frère de lait, soutenue dans les passages difficiles. Rencontrait-elle un obstacle à franchir, d’instinct elle cherchait son bras, et ce, jamais en vain. Il veillait sur elle, toujours prêt à l’aider ; il semblait que pour lui les difficultés n’existaient pas. Ils approchaient du but. Cent mètres à peine les séparaient de l’éminence quand, à l’autre extrémité de la plaine, les ennemis débouchèrent du taillis. Un hurlement avertit les fugitifs qu’ils étaient découverts.

 

Comme cinglés par un coup de fouet, ils précipitèrent leur allure, arrivèrent au pied de l’escarpement. Sans prendre le temps de souffler, ils commencèrent l’ascension. La pente était rapide ; la terre calcinée glissait sous les pieds. Ils montaient toujours.

 

Tout à coup, la voix joyeuse de Marcel s’éleva :

 

– Regardez donc ces moricauds !

 

Tous se retournèrent. Dans la plaine, les Betsileos avaient fait halte. Formés en groupe, ils discutaient, montrant la hauteur avec de grands gestes.

 

– Ils se disent que la redoute sera difficile à enlever, déclara le « Marsouin. »

 

– Probablement. Profitons toujours de ce répit pour gagner le plateau.

 

La montée fut reprise aussitôt. En peu d’instants, Yvonne et ses compagnons se hissèrent au sommet de la colline, et prirent pied sur un plateau couvert d’herbes et ombragé par quatre ou cinq arbres aux proportions gigantesques.

 

Cette prairie mesurait une cinquantaine de pas dans tous les sens. Au centre, un bassin naturel déversait son trop plein sous forme d’un ruisselet qui courait sous l’ombrage, jusqu’au bord du plateau opposé à celui par lequel étaient arrivés les voyageurs.

 

Ce coin verdoyant, au milieu de la plaine brûlée, s’expliquait par la présence de cette source. Les Français, après la course folle qu’ils venaient de fournir, éprouvaient un véritable bien-être à se trouver sous l’ombre fraîche. Déjà ils se penchaient sur la fontaine, trempant leurs mains dans l’eau transparente. Une exclamation de Roumévo les fit sursauter. Immobile au pied d’un arbre, l’air désolé, le Hova figurait une statue de la douleur. Marcel courut à lui. Qu’avait-il ? D’où venait son désespoir ?

 

– Ah ! frère, murmura le courrier, nous avons commis le crime contre les esprits de la mort.

 

– Diable ! fit le sous-officier en riant, et quel crime ?

 

– Cette montagne est « fady » ; nul pied humain ne devait fouler son sol.

 

– Fady ? Qu’est-ce que fady ?

 

– Cela signifie que la montagne est sacrée ; sans doute elle sert de sépulture à un grand chef.

 

– Et alors ?

 

– En la gravissant, nous avons été sacrilèges.

 

Philosophiquement, Dalvan secoua les épaules :

 

– Ça vaut encore mieux qu’être aux mains des Betsileos. Du reste, il n’y a que le premier pas qui coûte, et si les noirs nous attaquent, je leur ferai tomber sur la tête le tombeau du grand chef.

 

Puis changeant de ton :

 

– À quoi reconnais-tu que cette colline est fady ?

 

– À ceci.

 

Roumévo désigna un bâton de bois rouge planté en terre près du tronc de l’arbre. À la partie supérieure, la forme d’un coq se profilait, et sur les faces des entailles entre-croisées figuraient ces lignes.

 

 

– Tu sais ce que signifient ces signes ?

 

– Non, répliqua Roumévo. Jadis, lorsque tous les Malgaches adoraient Zenahari, les prêtres écrivaient ainsi. Mais la tradition s’est perdue. Aujourd’hui le sens de ces lettres nous échappe. On pense seulement que ceci est la formule qui place un lieu sous la garde du soleil.

 

– Parfait ! Nous occupons donc un terrain placé sous la garde de Phébus et, par bonheur, gardé de lui par un épais ombrage. Visitons notre propriété.

 

D’un regard, le jeune homme s’assura qu’aucun danger immédiat ne menaçait ses amis du côté de la plaine. Les Betsileos continuaient leurs discours. Ils ne s’étaient pas rapprochés.

 

Tranquille sur ce point, Marcel poursuivit l’exploration de son domaine. Quelques enjambées le conduisirent à l’endroit où le ruisseau, quittant la surface plane, descendait en cascade la pente du coteau. Un cri d’admiration appela ses compagnons auprès de lui, et tous demeurèrent muets devant le spectacle qui s’offrait à eux. L’eau avait creusé le flanc de l’éminence et bondissait, de marche en marche, sur un escalier transparent que les rayons du soleil piquaient de feux multicolores. C’était une succession de degrés de diamant. Partout des lueurs, partout des étincelles, donnant aux voyageurs l’éblouissement d’un conte des Fées réalisé par la nature.

 

– Cristal de roche, dit encore Marcel.

 

Le mot expliquait les apparences. Sous la morsure du courant, la terre avait été entraînée, laissant le roc à nu ; et ce roc, poli par l’incessante caresse de la chute, était de cristal.

 

Sur chaque bord, de hautes herbes, des lianes fleuries formaient un rempart impénétrable de verdure. Plus loin dans la plaine, une bande verte indiquait le cours du ruisseau et allait rejoindre une forêt épaisse, dont les cimes ondulaient ainsi qu’une mer jusqu’aux confins de l’horizon.

 

– Comme c’est beau ! fit Yvonne.

 

Ses compagnons n’eurent pas le temps de lui répondre.

 

– Aux armes ! cria Roumévo. Ils approchent.

 

Les Français installèrent la jeune fille auprès de la source et vinrent se poster à la limite du plateau.

 

Le courrier avait dit vrai. Les Betsileos s’étaient formés suivant une grande ligne, ainsi que des tirailleurs, et dans cet ordre, ils s’avançaient sans hâte vers la colline « Fady ».

 

– Ah çà ? demanda Dalvan, est-ce qu’ils oseront violer le mont consacré au soleil ? L’histoire de Roumévo m’avait rassuré, mais maintenant, je vois bien que la piété des Madécasses est une légende.

 

Puis il adressa un sourire à son revolver et attendit.

 

– Que font-ils donc ? reprit-il après un instant, quelle singulière manœuvre !

 

À trente pas du monticule, le centre de la ligne ennemie s’était arrêté et les ailes opéraient, chacune en sens inverse, une conversion qui devait les amener en contact.

 

– Ils forment le cercle autour de notre bastion. Auraient-ils l’intention de nous attaquer de tous côtés à la fois ?

 

Le sous-officier devenait soucieux :

 

– La pente est raide, fit-il encore, mais nous sommes trois contre une centaine d’hommes. Il en arrivera toujours la moitié sur le plateau. Sapristi ! c’est trop ! beaucoup trop !

 

Il tourna la tête vers l’endroit ou il avait laissé Yvonne.

 

Elle n’avait pas bougé, mais ses yeux ne quittaient pas Marcel. Les regards des jeunes gens se rencontrèrent. Une seconde ils demeurèrent ainsi, hypnotisés, éprouvant au cœur comme une brûlure, puis tous deux abaissèrent leurs paupières.

 

– Eh bien non ! grommela Dalvan, il n’en arrivera pas la moitié de ces Betsileos, il n’en arrivera pas un.

 

Et avec un frisson :

 

– Il ne faut pas qu’ils s’emparent d’Yvonne… je la tuerais plutôt.

 

Il se tut brusquement. Une expression étonnée se peignit sur son visage. Tout bas, comme s’il eût eu honte de son aveu.

 

– Est-ce que je l’aimerais comme une fiancée, elle, ma sœur de lait ? Je me sens devenir fou à la pensée qu’elle serait captive de ces sauvages !… Eh ! eh ! peut-être bien.

 

Froidement il reprit par réflexion :

 

– C’est une complication cela… Elle est ma sœur de lait, elle a de l’amitié pour moi ; mais elle n’a pas l’idée de m’épouser. Donc, si elle s’apercevait de ma sottise, elle serait froissée… C’est bien simple, elle ne la saura pas.

 

Son ton devint douloureux :

 

– Oh ! oui, c’est bien simple ! Je la verrai chaque jour, je lui rendrai l’honneur et après… ah ! après, il faudra m’éloigner, disparaître… voilà le coup dur… Au diable les Betsileos qui me font faire ces réflexions-là !

 

L’ennemi avait achevé son mouvement. Un cercle de guerriers entourait la colline « Fady ».

 

Mais ils ne paraissaient pas vouloir procéder à une attaque de vive force. Tous prenaient leurs dispositions pour camper.

 

– Saprelotte ! s’écria Bérard posté à droite de Simplet, c’est un blocus en règle. Ils veulent nous prendre par la famine.

 

– La famine ! alors rien à craindre, repartit ce dernier.

 

– Nous n’avons aucune provision.

 

– Dans nos poches, c’est vrai, mais sur les arbres…

 

Et du doigt Simplet montrait des boules vertes se balançant à l’extrémité des branches. Ils étaient à l’ombre d’arbres à pain.

 

– Le vivre et le couvert, déclara joyeusement Marcel, nous allons être ici comme des coqs en pâte. Des repas succulents. Comme menu : pommes de l’arbre à pain ; comme liquide, eau de source hygiénique et rafraîchissante. Un blocus, ah ! la bonne idée. J’ai lu dans un certain Homère qu’il y eut autrefois une ville du nom de Troie, dont le siège dura dix ans. Le siège de cette butte sera plus long encore, à moins que nous ne trouvions un moyen de fausser compagnie à ces estimables moricauds.

 

Toute sa belle humeur était revenue. Les Betsileos respectaient le Fady. Donc, rien à craindre pour les voyageurs, tant qu’ils occuperaient le plateau. Roumévo lui-même partagea cette conviction.

 

Il abandonna son poste de combat, et s’installa auprès de la fontaine avec un soupir de satisfaction. Peut-être songeait-il en s’étendant sur l’herbe épaisse, en respirant l’air rafraîchi par le voisinage de la source, que les assistants devaient griller dans la plaine sans ombre et sans eau. De grand appétit tous déjeunèrent. Les baies de l’arbre à pain furent déclarées exquises. Puis désœuvrés, les assiégés firent la sieste.

 

La nuit vint sans amener aucun changement à leur situation. Seulement, à l’instant fugitif du crépuscule, le cercle d’investissement se resserra, enceignant de plus près la colline. Les Betsileos ne voulaient pas lâcher leur proie. Marcel avait suivi leurs mouvements avec attention. Les noirs n’étaient plus qu’à dix pas de l’éminence.

 

– Claude ! appela-t-il doucement.

 

– Que veux-tu ?

 

– Ces Malgaches nous tracassent, nous n’allons pas les laisser tranquilles.

 

– Si nous avions des fusils, cela irait tout seul ; mais nos revolvers ne porteraient pas jusqu’au bas de la pente.

 

– Aussi, je te propose de descendre.

 

– Tu dis ?

 

– Nous nous trouvons dans un fort admirable, puisque les assiégeants n’en tenteront pas l’assaut. Nous sommes donc assurés d’y trouver un refuge, Tu le disais toi-même, nous manquons de fusils… ou plutôt j’en ai un, mon remington de la léproserie, sans cartouches, hélas !… Prenons-en à nos ennemis, et alors nous les obligerons bien à élargir le cercle.

 

Yvonne n’avait rien entendu. Les sous-officiers se levèrent sans bruit et traversèrent le plateau. Au moment de s’engager sur la descente, ils prêtèrent l’oreille. Aucun bruit ne montait de la plaine. Il semblait que la troupe betsileo se fût éloignée. Mais ce calme était trompeur. Une pierre détachée sous le pied de l’un des Français roula sur le flanc du coteau. Aussitôt un cliquetis d’acier résonna dans la nuit.

 

– Ils sautent sur leurs armes, souffla Dalvan à l’oreille de son compagnon. Ils veillent.

 

Le silence s’était rétabli. Sans doute, les indigènes, comprenant le motif de leur alerte, avaient repris leur somme interrompu. Lentement, posant le pied à terre avec des précautions infinies, les Français s’aventurèrent sur la pente. Comme des ombres ils se rapprochaient de leurs adversaires, retenant leur haleine, tremblant d’éveiller l’attention. Parfois des pierrailles filaient avec un bruissement de pluie sur les vitres.

 

Et durant de longues minutes, aplatis sur le sol, les jeunes gens n’osaient bouger. Enfin, rassurés par le calme qui les environnait, ils repartaient, arrêtés bientôt par une nouvelle chute de pierres. Cependant ils avançaient. À leurs yeux apparaissait la surface noire de la plaine. Familiarisés avec l’obscurité, ils distinguaient des taches plus sombres.

 

Au-dessous d’eux, à quelques mètres, un guerrier était placé en sentinelle. Appuyé sur son fusil, la tête penchée, il semblait écouter ; se défiant de ses yeux, il s’en rapportait à son ouïe.

 

Ce fut le salut pour les assiégés ; sans cela, l’homme les aurait aperçus. Marcel se laissa glisser encore un peu, et d’un bond de tigre, se trouva à côté du Betsileo. Lui fracasser la tête d’un coup de revolver, lui arracher sa cartouchière et son fusil, tout cela fut fait dans l’espace d’un éclair. Des détonations pressées indiquaient que Claude ne restait pas les bras croisés.

 

Radieux, Dalvan se disposa à regagner sa retraite, mais il se sentit retenu par sa blouse de chasse. Il se retourna. Une forme obscure était accroupie derrière lui. Un grognement sourd lui fit comprendre à quel adversaire il avait affaire.

 

– Un chien !

 

D’un geste rapide il reprit son revolver. Mais lorsqu’il voulut tirer, il dut faire pivoter le corps sur ses hanches. Le chien tourna aussi.

 

Comme une tempête hurlante, les Betsileos se précipitaient sur le théâtre de la lutte. Marcel entrevit Bérard courant à la colline.

 

– À moi ! cria-t-il.

 

 

Et soudain un hurlement lamentable retentit. Le chien lâcha prise et s’affaissa avec des tressauts convulsifs. Une fusillade nourrie crépita aux oreilles de Simplet, brisant l’élan des ennemis, zébrant la nuit de raies de feu, tandis qu’une voix claire dont le timbre argentin était faussé par la terreur criait :

 

– Simplet, je t’en supplie, reviens !

 

– Chère Yvonne ! balbutia-t-il en rejoignant la vaillante enfant qui venait de le délivrer.

 

Son intervention était naturelle. Elle avait entendu la conversation des deux amis et avait voulu, au besoin, protéger leur retraite. Avec Roumévo elle avait quitté le plateau derrière eux.

 

Mais il importait de profiter de l’indécision des indigènes, et rapidement la petite troupe regagna son campement.

 

Les Betsileos ne tiraient pas. Les Européens leur échappaient après avoir tué ou blessé cinq à six des leurs ; mais le fanatisme était plus fort que la colère. On ne dirige pas son arme contre un lieu « fady », fût-ce pour tuer son plus mortel ennemi. Aussi Yvonne et ses amis arrivèrent sans encombre auprès de la source. Marcel avait saisi sa petite main. Moins troublé, il aurait remarqué combien elle était agitée, mais il songeait bien à observer en cet instant ! Il bredouilla :

 

– Merci, petite sœur. Sais-tu que tu es brave ?

 

Et elle, avec un mélange d’orgueil et d’humilité, répondit doucement :

 

– C’est toi qui m’as appris.

 

Ces mots indiquaient une complète évolution d’esprit chez Mlle Ribor. Le matin encore, elle prétendait diriger son frère de lait. En marchant à son secours, elle s’était senti des qualités d’audace, de sang-froid qu’elle s’ignorait. Elle s’était dit qu’elle devait cette valeur insolite au contact du tranquille courage de Simplet. L’ayant tiré du danger, c’est de lui qu’elle était fière. Le protégé était devenu le maître.

 

Roumévo ne leur permit pas de se livrer à leurs épanchements. Il réunissait le butin de l’expédition : deux fusils, ce qui, avec celui que la petite troupe possédait déjà, suffisait à l’armement de la garnison, une cinquantaine de cartouches et une gourde de betsabesse que Claude, dans sa précipitation, avait enlevée à un assiégeant, avec ses munitions.

 

– Au jour, nous pourrons ouvrir le feu, dit-il.

 

La face du Hova rayonnait. Il combattait l’ennemi héréditaire, le Betsileo.

 

– Moi, déclara Dalvan, je pense qu’il faut nous attacher à tuer les chiens.

 

– C’est de la rancune.

 

– Non, de la raison. On peut tromper la vigilance des hommes, non celle des bêtes.

 

Claude le toisa :

 

– Tu penses donc à quitter ce nid ?

 

– Parfaitement !

 

– Et serait-il indiscret de te demander de quelle façon ?

 

– Très indiscret ; mon idée n’est pas mûre, mais elle mûrira…

 

– Car elle est espagnole, fredonna le « Marsouin » ravi de son à peu près.

 

– En attendant, conclut Marcel, j’en suis pour ce que j’ai dit. Il faut détruire les chiens.

 

Comme personne ne répondit, le jeune homme s’allongea sur l’herbe et s’endormit ainsi que ses compagnons. Tous étaient fatigués. La journée avait été rude, et certes, si les Betsileos n’avaient été tenus à distance par le Fady, ils auraient eu beau jeu de surprendre les voyageurs.

 

Le soleil était déjà haut sur l’horizon lorsque Yvonne se réveilla. La mine reposée, elle s’assit et promena autour d’elle ses regards encore obscurcis par le sommeil. À quelques pas d’elle, Roumévo et Claude dormaient profondément. Le courrier ronflait en basse profonde, tandis que Bérard émettait sa respiration suivant un mode aigu.

 

La jeune fille sourit et chercha Marcel. Il n’était plus là. Elle tourna la tête de tous côtés, et finit par l’apercevoir presque à l’extrémité du plateau. Le sous-officier se livrait à une occupation qui intrigua Mlle Ribor.

 

De distance en distance, il enfonçait dans le sol des bâtons, et ceux-ci formaient une ligne sinueuse partant de la source et semblant devoir aboutir au bord même de la pente. Curieuse, Yvonne rejoignit son frère de lait.

 

– Que fais-tu donc ? interrogea-t-elle.

 

Il ne répondit pas directement, mais demanda :

 

– Tu ne t’ennuies pas ici ?

 

– Non, pas encore.

 

– Mais cela viendrait vite. Aussi je prépare notre fuite.

 

– Avec tes petits bâtons ?

 

– Avec mes petits bâtons.

 

Elle le regarda d’un air incrédule.

 

– Sois attentive, reprit-il doucement ; réfugiés sur une montagne sacrée, nous sommes bloqués par des gens qui ont le Fady en grande vénération. Or, nous avons profané le sol ; nos ennemis trouveraient donc naturel que les divinités en colère montrent de manière sensible leur mauvaise humeur.

 

– Oui, un miracle.

 

– Justement. Je prépare le miracle et j’espère, à la faveur de l’abêtissement dans lequel il plongera ces bons Malgaches, nous sortir d’ici.

 

– Ah ! fit-elle, prise par la confiance du jeune homme, et ce miracle ?

 

– Oh ! simple…

 

– Comme bonjour, acheva Yvonne, je n’en doute pas, mais dis toujours.

 

– Je veux bien. Voyons, suppose que d’un foyer incandescent jaillisse une source limpide, cela t’étonnerait ?

 

– Certes ; seulement si tu trouves cela simple…

 

– Mais oui. Que faut-il pour ces gens-là ? Leur donner l’illusion ; voici comment nous y arriverons. Les fruits de l’arbre à pain sont enveloppés de bogues aussi épaisses, que celles des châtaignes. Aucune récolte n’étant faite en ce lieu, nous avons sous les arbres une provision considérable de ces bogues desséchées qui ne demandent qu’à flamber.

 

– Je l’ai remarqué, en effet.

 

– Eh bien ! nous les entassons ici.

 

– Voilà le feu, mais l’eau ?

 

– Il faut l’apporter aussi. C’est à quoi je m’occupais tout à l’heure.

 

Et riant de l’expression étonnée dont le visage de Mlle Ribor était envahi :

 

– Mes morceaux de bois indiquent les points où jusqu’à quarante centimètres de profondeur il n’y a pas de roche. La terre se creuse facilement. Nous établissons un petit canal de dérivation entre la source et l’endroit où nous sommes ; la nuit venue, nous enflammons notre combustible et renversons la dernière barrière conservée pour l’eau. Les bogues brûlent, le ruisseau se précipite, dévale la pente semblant jaillir du brasier. Les Betsileos accourent, se prosternent, et nous, nous descendons l’ancien lit du cours d’eau. Protégés contre les regards par les végétations qui le bordent, nous gagnons la forêt, là-bas, au sud, et le tour est joué. Qu’en dis-tu ?

 

Elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre, appela Bérard, Roumévo, et fit tant qu’ils se réveillèrent. Mis au courant, ils applaudirent à l’idée de Dalvan.

 

– Seulement, objecta celui-ci, l’important est de nous débarrasser des chiens betsileos, car le miracle n’aura aucune influence sur leur flair. Nous allons aviser à cela, Claude et moi, tandis que Roumévo commencera à creuser le canal.

 

– Et moi, à quoi m’emploieras-tu ? réclama Yvonne.

 

– Toi, petite sœur, tu transporteras les cosses des fruits, après les avoir choisies.

 

Après un repas frugal, chacun se mit à la besogne. Simplet emmena le « Marsouin » et tous deux explorèrent la plaine. Une surprise leur était réservée. Loin déjà, une file de femmes, portant des vases de terre s’en retournait vers le village. Les ménagères avaient approvisionné les guerriers, tandis que les assiégés déjeunaient, mais les assiégeants avaient disparu. Autour du monticule, aucune silhouette d’homme ne se montrait.

 

– Pourtant, grommela Bérard, ils ne sont pas partis.

 

Soudain, il se frappa le front :

 

– Je comprends. Ils se sont terrés.

 

Souvent les indigènes, qui guettent un ennemi, creusent un trou en terre. Ils s’y étendent, recouvrent leur corps de sable et abritent leur tête, qui sort du sol, au moyen de pierres superposées.

 

De petits monticules disposés à distances régulières bossuaient la surface de la plaine. Ils avaient donné le mot de l’énigme à Bérard qui, on s’en souvient, avait habité Madagascar.

 

– Bon, fit Marcel, les hommes sont retrouvés, cherchons les chiens.

 

Mais il eut beau explorer les alentours, les bêtes malignes demeurèrent invisibles. Il s’impatienta, et s’adressant à son ami :

 

– Ton revolver est chargé ?

 

– Oui.

 

– Réserve-le pour l’ennemi à quatre pattes. Pour les autres, des coups de fusil seulement.

 

Puis il appela Roumévo.

 

– Tiens-toi en réserve derrière nous.

 

– Où vas-tu ? questionna Yvonne accourue aussitôt.

 

– Simuler une sortie, petite sœur, et tenter d’être aussi canicide que possible.

 

Et la voyant pâlir.

 

– N’aie pas peur, ajouta-t-il, nous serons prudents. Mais il faut bien que nous reprenions la recherche d’Antonin ; nous ne pouvons rester ici… Tu n’oublies pas que tu es toujours réputée coupable, et que chaque heure augmente la distance qui nous sépare de ton frère ?

 

Elle fit oui de la tête, incapable de parler, éprouvant une angoisse délicieuse. Simplet allait au-devant du danger pour elle, pour elle seule, et il le lui disait sans phrases. Son cœur battait avec force, sa vue se troublait. Un instant elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, les Français étaient engagés sur la pente. Roumévo les suivait à quelques pas, le fusil à la main, prêt à faire feu, et son visage bronzé exprimait une cruelle satisfaction. Yvonne croisa les mains et dans un souffle :

 

– Pourvu qu’il revienne sain et sauf !

 

Puis elle resta là à regarder. Les sous-officiers atteignaient la plaine. Un sifflement, léger comme celui du vent dans les joncs, courut dans l’espace ; enveloppant la colline d’un cercle sonore.

 

– On nous signale, dit Claude.

 

– Je m’en doute. Avançons, répondit Marcel.

 

De la main, il fit signe au courrier de garder la place qu’il occupait.

 

– Allons !

 

Et tous deux marchèrent droit sur les cachettes des assiégeants. Au tiers de la distance, Marcel commanda :

 

– Halte ! Genou terre !

 

Bérard exécuta le mouvement.

 

– Et maintenant, prends pour but ce tas de pierres, je choisis celui-ci… De la précision.

 

Chacun mit en joue. Dans le silence solennel, deux coups de feu éclatèrent ; le sable s’éleva en léger nuage aux points visés, et un guerrier, couvert de poussière, se dressa avec un hurlement. Comme s’ils avaient attendu ce cri, tous les assiégeants bondirent sur leurs pieds ainsi que des spectres vomis par leurs tombeaux.

 

En même temps des aboiements brefs résonnaient, et plusieurs chiens, détachés par leurs maîtres, se précipitaient en avant.

 

– Un… trois… cinq ! compta Marcel. Un tué cette nuit… Ça fait les six que nous avons remarqués… En retraite… revolver à la main.

 

Sans daigner riposter aux ennemis qui, tout en courant, déchargeaient leurs armes en poussant d’assourdissantes clameurs, Dalvan et son compagnon jouèrent des jambes.

 

À vingt mètres de la butte, la meute les joignit. Pressées, les détonations des revolvers se succédèrent. Quatre chiens roulèrent sur le sable.

 

Un seul était encore debout. Énorme, hérissé, l’œil sanglant, il barrait la route aux jeunes gens qui avaient épuisé leurs munitions.

 

Les Betsileos arrivaient. Yvonne, de son observatoire, suivait la scène. Elle tomba sur les genoux.

 

– Il est perdu !

 

Mais d’un mouvement rapide, Marcel avait tiré la baguette de son fusil.

 

– Le chien le plus féroce, disait-il à Claude, s’enfuit s’il est frappé aux pattes, donc…

 

La baguette siffla dans l’air. Le chien eut un aboiement rauque et se jeta de côté, livrant passage aux sous-officiers. D’un coup de fusil, Roumévo l’abattait aussitôt et avec ses amis reprenait le chemin du plateau, tandis que les assaillants, désappointés, regagnaient leurs cachettes en maudissant leurs insaisissables ennemis.

 

L’expédition avait réussi au delà de toute espérance. Maintenant il fallait travailler au miracle. Les trois hommes se mirent donc à creuser avec acharnement le canal, grâce auquel ils comptaient détourner le ruisseau.

 

Actionnés à leur besogne, ils ne remarquèrent pas qu’Yvonne avait pleuré. Les yeux rougis de la jeune fille disaient l’émotion qui l’avait secouée. Elle s’était remise à transporter les bogues à l’endroit désigné par son frère de lait.

 

Lorsqu’elle passait auprès de lui, elle le considérait longuement, heureuse de le voir vivant après l’avoir entrevu aux portes de la mort.

 

Au soir, malgré leurs efforts, les assiégés n’avaient effectué que les deux tiers de leur travail. Ils étaient harassés. Sans outils appropriés, la terre est dure à remuer. Cependant après avoir mangé quelques baies, l’obscurité s’étant faite, Marcel voulut encore préparer la portion du canal débouchant sur la rampe. De jour, les manœuvres des travailleurs eussent pu attirer l’attention de l’ennemi et nuire ainsi au succès final du stratagème.

 

Il était environ onze heures quand la garnison du mont « Fady » se livra à un repos bien gagné.

 

Sous le ciel paré d’étoiles, dans la tiédeur nocturne, des insectes décrivaient des zigzags bourdonnants, rythmant des palpitations de leurs ailes le sommeil des assiégés. Ils passaient, repassaient, tourbillonnant en farandoles dans les raies argentées dont la lune perçait le feuillage.

 

C’étaient le hanneton nacré, aux élytres changeants ; la libellule tricolore, au corps allongé, rayé de rose, de jaune et de bleu, aux longues ailes vertes ; les papillons de nuit, mesurant vingt centimètres d’envergure. Et puis aussi quelques moustiques dorés qui, du fond de la plaine, avaient été attirés par la présence d’une proie facile sur le plateau.

 

L’un d’eux piqua Marcel. Le jeune homme s’éveilla en sursaut. Au cou, il éprouvait une douleur vive, analogue à celle que causerait une forte piqûre d’aiguille. Il sourit. La cause du mal lui était révélée par la fanfare des moustiques.

 

Et, de suite, il songea à protéger contre eux sa sœur de lait, dont l’épiderme délicat était pour tenter ces insectes sanguinaires.

 

Un mouchoir remplirait l’office de moustiquaire. Doucement, pour ne pas troubler le repos de la jeune fille, il se glissa près d’elle.

 

Mais à deux pas, il s’arrêta surpris. Sur les épaules de la dormeuse une forme étrange s’agitait. C’était une boule plus grosse qu’une tête d’homme. Et deux appendices se mouvaient lentement comme deux bras.

 

Marcel se frotta les yeux. La vision persista. Alors Dalvan sauta sur ses pieds, armé d’un bâton qui se trouvait à sa portée.

 

L’objet inconnu quitta aussitôt sa place et s’éleva avec un grand bruit d’ailes. Mais un coup violent, porté par le sous-officier, le fit tomber juste sur la poitrine de Bérard, qui se dressa avec un juron.

 

L’objet se débattait et lui labourait le thorax de ses griffes. Avec l’aide de son ami, il réussit pourtant à s’en rendre maître. C’était une chauve-souris, de la taille d’une poule, bizarrement teintée de noir et de jaune. Le « Marsouin » la reconnut :

 

– Vampire, dit-il, excellente à manger. Variera un peu notre ordinaire demain matin ; mais assurons-nous qu’elle n’a pas mordu Mlle Yvonne.

 

 

L’observation avait sa portée. Ces chauves-souris, en effet, profitent du sommeil des hommes et des animaux pour les piquer sur une veine et se gorger de sang. Parfois elles absorbent jusqu’à un litre du précieux liquide. Point n’est besoin d’indiquer les résultats funestes d’une aussi copieuse saignée.

 

Yvonne avait été épargnée. Elle dormait les lèvres entr’ouvertes, son doux visage contracté par une expression de souffrance, et sous ses paupières closes, une larme avait filtré et glissait lentement sur sa joue.

 

Marcel la considérait, se demandant quelle douleur survivait en ce jeune corps anéanti dans le sommeil. La jeune fille fit un brusque mouvement ; elle murmura sur un ton de prière :

 

– Antonin… revenir en France… l’épouser !

 

Elle respira avec force et ne bougea plus. En face d’elle, Simplet restait comme pétrifié. Les paroles de la dormeuse l’avaient blessé au cœur. Pas un instant il ne pensa qu’elle rêvait de lui. Dans son esprit, un doute avait surgi.

 

– Elle aime quelqu’un en France. Elle a hâte de retrouver son frère et de retourner là-bas, où est celui qu’elle a distingué, pour l’épouser. Pourquoi ne m’a-t-elle jamais confié le secret de son cœur ?

 

Amère était la plainte, mais chez le brave garçon le reproche ne pouvait avoir une longue durée. Il revint vite à l’indulgence :

 

– C’est tout naturel, et je suis un butor de m’en étonner. La réserve d’une fillette ne s’accommode pas de ces confidences.

 

Et avec un accent de tendresse infinie :

 

– Ne crains rien, petite sœur, je t’appartiens quand même. Je travaillerai à ton bonheur. Tu reverras la France, rayonnante, honorée. Je t’amènerai, couronnée de fleurs, vers celui à qui ton âme rêve. J’éviterai ainsi la plus cruelle douleur qui me puisse atteindre : te savoir malheureuse.

 

Ses mains s’étendirent au-dessus de la tête d’Yvonne comme pour un serment, et il regagna sa place.

 

Seulement il passa la nuit à se tourner sans cesse. Un voile de deuil avait été brusquement jeté sur ses imaginations rosées. Son affection avait perdu l’espoir, et il restait au jeune homme une plaie cuisante que son dévouement, tout absolu qu’il fût, était impuissant à guérir. Lorsque le matin colora les cimes lointaines de la cordillère orientale, Dalvan se leva.

 

– À l’ouvrage ! se dit-il ; il faut délivrer Yvonne des Betsileos… pour l’autre, celui de France.

 

Puis haussant les épaules, il continua mélancolique et narquois :

 

– Il n’y a pas à le nier, les chauves-souris, ça présage le malheur.

 

Avec une activité fiévreuse, il se reprit à creuser le canal. Plus de deux heures s’écoulèrent, avant que ses compagnons vinssent le rejoindre. Le travail, ce grand consolateur, avait fait tomber sa surexcitation, apaisé les révoltes de sa pensée. Le calme lui était revenu et personne ne soupçonnait le drame intérieur qui l’avait torturé.

 

À midi tout était disposé pour le « miracle ». Le nouveau lit du ruisseau coupait d’une tranchée sinueuse la surface de la prairie. Près de la source on avait laissé un simple barrage facile à détruire. Les bogues sèches, amoncelées un peu en arrière du bord du plateau, afin de n’être pas aperçues par les assiégeants, formaient un bûcher de la hauteur d’un homme. Il n’y avait plus qu’à attendre les ombres propices de la nuit.

 

Entre les assiégés aucune conversation. Rassemblés auprès de la cascade, route de cristal qui devait les conduire à la liberté, ils gardaient le silence, absorbés par leurs pensées.

 

Toutes les inquiétudes du captif, durant les heures lentes qui précèdent l’évasion, assiégeaient les voyageurs. À chaque instant un visage se rembrunissait, montrant que son propriétaire se posait la redoutable question :

 

– Le stratagème réussira-t-il ?

 

Le mutisme de Marcel n’étonna donc personne. Tous crurent le jeune homme en proie aux préoccupations générales.

 

Ils ne remarquèrent pas le regard doux et triste, résigné comme celui du chien battu, qu’il oubliait souvent sur sa sœur de lait. Simplet disait l’adieu pénible aux illusions disparues. Il se traçait sa ligne de conduite. Toujours on ignorerait sa tendresse, pauvre oiselet, aux ailes trop faibles, tombé du nid avant d’avoir pu monter aux splendeurs bleues du firmament. Il serait l’ami fidèle, d’un dévouement sûr, car il n’en attendrait aucune récompense.

 

Et avec un serrement de cœur, il se promettait de jouer ce rôle ardu de gagner la confiance complète d’Yvonne, d’apprendre d’elle-même le songe mystérieux de son âme virginale.

 

Chez le sous-officier, un phénomène curieux s’accomplissait. Sous l’étreinte de la douleur, son être s’affinait, devenait immatériel. L’âme du petit soldat accoutumée aux devoirs simples : l’amitié, le drapeau, acquérait des complications de poète.

 

Non sans trouble, Simplet assistait à cette genèse de l’homme qu’il serait à l’avenir, et ses yeux se troublaient à sonder l’horizon toujours élargi du sacrifice.

 

Cependant Roumévo, pratique comme un homme familiarisé avec les vicissitudes de la vie sauvage, prépara un dîner succulent.

 

– Nous aurons à marcher cette nuit, affirma-t-il, il est utile de prendre des forces.

 

La chauve-souris, rôtie avec soin, parut délicieuse. Et de fait, la chair de l’animal rappelait celle des meilleurs poulets de Bresse.

 

Quoi qu’il en eût, Dalvan lui-même y fit honneur. Quand la mélancolie est soumise à des exercices violents, qu’elle est perchée sur une colline balayée par tous les vents du ciel, elle ne perd pas l’appétit, et maint rêveur anémique deviendrait vigoureux s’il promenait ses idées noires par des chemins de montagne. Du reste, l’instant d’agir était proche. Les Betsileos, auxquels les femmes avaient apporté de nouvelles provisions, avaient pris leur repas. Au lieu de se terrer de nouveau, ils s’étaient réunis par petits groupes, autour des tombes élevées aux guerriers tués pendant la sortie de la veille. Cette manœuvre avait inquiété les Français. Mais le courrier leur avait expliqué, que les assiégeants attendaient l’apparition de la lune pour entonner le chant de mort, hommage suprême auquel a droit l’homme frappé les armes à la main.

 

– Ils attendront peut-être longtemps, remarqua Simplet, le ciel est couvert de nuages, et madame la Lune semble avoir tiré ses rideaux.

 

En effet, au déclin du jour, des nuées épaisses poussées par un vent d’est – pluvieux à Madagascar alors qu’il est sec en Europe – avaient envahi la coupole céleste.

 

– Bon ! répliqua Roumévo, il suffit qu’elle se montre un instant.

 

Phœbé, presque aussitôt, glissa un pâle rayon entre deux nues, et un chant grave, solennel, s’éleva dans la plaine.

 

Parfois il s’abaissait ainsi qu’une plainte, puis les voix devenaient aiguës s’éraillant en cris de vengeance, et les strophes de la lugubre cantilène s’achevaient en sons hoquetés, heurtés, figurant des sanglots.

 

La lune de nouveau voilée, le plateau semblait une île perdue au milieu d’un océan d’ombre, et c’était sinistre d’entendre monter de la nuit le chant de mort des Betsileos.

 

– Maintenant, dit le courrier qui écoutait avec attention, ils nous maudissent et nous vouent à l’exécration des génies malfaisants.

 

– Alors, s’écria Marcel, c’est l’heure du miracle. Ils se croiront exaucés… Claude, allume le bûcher ; avec Roumévo, nous allons détruire le barrage.

 

Peu de minutes après, une flamme claire dansait au bord du plateau ; elle grandissait, grandissait au milieu de pétillements ; des gerbes d’étincelles s’éparpillaient avec des éclats stridents. Dans la plaine, des pas résonnaient, des froissements d’acier passaient nets dans le silence. Évidemment les assiégeants s’inquiétaient de la lueur brusquement apparue.

 

Et soudain un grand cri traversa l’espace. Le ruisseau dérivé avait empli son nouveau lit et roulait impétueusement sur la pente. Le canal passait sous le bûcher. L’onde semblait jaillir des flammes.

 

– Zenahari !… Zenahari !

 

À cet appel au dieu Soleil, Marcel répondit par une exclamation moqueuse.

 

– Ils coupent dans le pont ! Filons, et lestement.

 

 

Suivi par ses amis, il gagna l’ancienne cascade et la descente commença. Difficile, périlleuse même ; les pieds glissaient sur les rochers polis par les eaux. Ici la paroi devenait lisse, et les ceintures, ajustées bout à bout permettaient à peine d’arriver au gradin inférieur. Plus bas, les degrés faisaient défaut, remplacés par une rampe raide, sur laquelle les fugitifs s’abandonnaient non sans anxiété. Ils glissaient dans la nuit opaque, brusquement arrêtés par un palier invisible.

 

Enfin, tous se trouvèrent les pieds dans l’eau, au fond d’une sorte de bassin vaseux. Ils avaient atteint le niveau de la plaine.

 

De l’autre côté de la colline sacrée, les vociférations continuaient. Sans nul doute, tous les Malgaches étaient réunis en face du point où se produisait le prodige.

 

Suivant le lit du ruisseau, la troupe reprit sa marche. Elle avançait difficilement sur le sol détrempé, parsemé de pierres et de trous encore emplis d’eau. Aussi, après un quart d’heure de ce fatigant exercice, certains d’avoir dépassé la ligne d’investissement, les fugitifs escaladèrent le talus et, côtoyant la haie d’herbes qui marquait le cours du ruisselet, ils se dirigèrent vers le sud.

 

Une clarté livide courut sur la plaine et s’éteignit. Tous s’arrêtèrent surpris. Un grondement formidable emplit l’atmosphère.

 

– L’orage ! cria Roumévo, hâtons-nous vers la forêt.

 

Mais quelque diligence que fissent les Européens, la tempête éclata avant qu’ils eussent gagné le fourré. De tous les points de l’horizon des éclairs lançaient leurs lumineux zigzags, des détonations ininterrompues éclataient dans les nues, et une pluie diluvienne s’abattit sur le sol subitement transformé en lac.

 

Aveuglés, courbés sous l’averse, tous se mirent à courir. En avant d’eux, une ligne plus sombre indiquait le taillis. Ils allaient l’atteindre, quand une nappe de feu les enveloppa avec un fracas assourdissant. Précipités à terre, ils entrevirent une masse énorme se renverser, et ils perdirent connaissance, à demi cachés sous les branches extrêmes d’un géant de la forêt terrassé par la foudre.

XVI

LE PAYS DES BARES

 

 

La première, Yvonne retrouva le sentiment. Elle était étendue sur le sol, la face tournée vers le ciel redevenu bleu. Elle regarda sans comprendre tout d’abord. Puis le souvenir lui revint ; elle se rappela et, très inquiète, elle chercha à se soulever pour apercevoir ses compagnons.

 

Son mouvement lui arracha un cri de douleur. Il lui sembla être contusionnée par tout le corps. Ses membres n’avaient plus de force. Mais elle lutta et parvint à s’asseoir.

 

Devant elle, une énorme boule verdoyante lui barrait la vue. C’était la cime de l’arbre déraciné par la tourmente. En regardant mieux, la jeune fille distingua ses compagnons enfouis sous les branches.

 

– Ils sont morts ! murmura-t-elle avec épouvante.

 

D’un héroïque effort elle se mit debout et, la poitrine serrée par l’angoisse, elle écarta les feuillages.

 

– C’est vous, mademoiselle Yvonne ? fit une voix faible.

 

– Oui, c’est moi… Mais Marcel, mais Roumévo sont ensevelis sous les branchages !

 

– Mâtin !

 

Et Claude, se traînant péniblement, sortit de sa verte prison. Une fois debout, il se livra à un vigoureux moulinet, afin de rétablir la circulation, et il aida Yvonne à délivrer ses amis. Dalvan avait reçu une blessure à la tête, plus effrayante que dangereuse heureusement, et bientôt les voyageurs constatèrent qu’en somme, l’aventure ne leur avait laissé qu’une forte courbature. Le meilleur moyen de combattre cette fâcheuse affection est l’exercice. Aussi, après s’être félicités, les amis franchirent la lisière de la forêt. Seulement Yvonne, si contente en découvrant que son frère de lait était sain et sauf, avait maintenant un visage assombri.

 

En lui disant son plaisir de la revoir vivante, Marcel lui avait paru froid, gêné, compassé. Elle ne se trompait pas. Mais dans l’impossibilité de deviner la brusque évolution produite dans l’esprit du jeune homme par son rêve parlé, elle lui fit un crime de son calme. Rougissante, elle se demanda s’il n’avait pas compris ses tendres inquiétudes.

 

– Mais si, se répondit-elle, ses regards, son accent, tout proclamait qu’il me savait gré de l’aimer davantage. Alors que signifie son attitude présente ? Veut-il me donner à entendre que son affection ne saurait aller au-delà de l’amitié ?

 

Et toute surprise de sa pensée :

 

– En vérité, qui donc lui demande cela… Eh bien ! je lui montrerai qu’il fait fausse route, je l’amènerai à regretter l’amitié qu’il refuse, car ce n’est que de l’amitié… Oh ! oui, rien que de l’amitié, rien que de l’amitié.

 

Avec l’adorable esprit de contradiction qui fait le charme de la femme et le malheur de l’homme, elle affirmait rondement, bien qu’ayant conscience de déguiser la vérité.

 

Seulement, ce qu’elle ne put déguiser, ce furent de grosses larmes qui jaillirent de ses yeux. Elle les essuya bien vite pour que Marcel ne les vît pas. Pourtant elle n’eût pas été fâchée qu’il les surprît, afin de lui faire honte. Songez donc, un homme qui coûte des pleurs à une femme, – c’est si lâche !

 

Partagée ainsi entre la crainte de parler et celle de se taire, tiraillée par des désirs adverses, Yvonne cheminait sans prendre garde aux merveilles végétales que sa jupe effleurait. Les sirikis noirs, perchés à l’intersection des branches, fixaient sur elle leurs yeux vifs ; les perroquets à collerette rouge, les perruches vertes babillaient sans réussir à attirer son attention.

 

Une fois ou deux seulement, le passage bruyant d’un cochon sauvage, l’envolée d’une poule sultane à la robe violette, la tirèrent de sa rêverie. Elle s’empressait d’y retomber.

 

Au soir, on dîna merveilleusement d’une sarcelle à tête rose, abattue par Roumévo, et d’œufs de caïman à l’enveloppe verdâtre trouvés sur le bord d’un étang.

 

Durant deux jours encore, les voyageurs firent route à travers les arbres. Un simple incident culinaire marqua les étapes. Roumévo escalada un palmier, dont la découverte avait amené un large rire sur sa face bronzée. Il coupa l’extrême cime et convia ses compagnons à s’en régaler. Ce qu’ils firent volontiers, car ce nouvel aliment n’était autre que le chou palmiste, dont les palais les plus délicats s’accommodent parfaitement.

 

La végétation devenait plus rare. Les herbes avaient disparu, et les amis d’Yvonne foulaient un terrain d’aspect jaunâtre. Les arbres se distançaient et perdaient leurs dimensions colossales. Des buissons chétifs leur succédèrent.

 

– C’est le désert, affirma Bérard. Quand j’étais en garnison dans l’île, on nous apprenait qu’au sud des provinces betsileos se trouve un désert, parsemé de buissons et habité par des peuplades sauvages, les Bares, dont les mœurs sont semblables à celles des Bushmen, voisins de la colonie du Cap.

 

Sur cette déclaration, les gourdes avaient été remplies à un maigre cours d’eau, et la caravane s’était portée en avant. Bientôt les assertions du « Marsouin » s’étaient vérifiées. Plus de chants d’oiseaux, plus de traces d’animaux. À perte de vue le feuillage grisâtre des plantes épineuses, qui croissent seules dans cette région. Plus de lacs, plus de rivières. Partout une terre sèche aux tons dorés.

 

Avec cela un soleil implacable. Il fallut renoncer à avancer pendant le milieu de la journée. C’eût été provoquer des insolations qui eussent arrêté la petite troupe. Et s’arrêter en ces lieux était se vouer à une mort certaine.

 

Au soir, haletants, la gorge séchée par la fine poussière que soulevait le moindre vent, les voyageurs s’arrêtèrent et inconsidérément vidèrent leurs gourdes. Quand Roumévo conseilla de garder une petite provision d’eau pour le lendemain, il était trop tard.

 

– Bah ! fit Claude, le désert malgache n’est pas grand : deux jours de marche à peine. Nous en sortirons demain.

 

Cependant une vague appréhension pesait sur tous, lorsqu’ils s’endormirent. Ils se réveillèrent avec une soif ardente. Le vent avait soufflé. Ils étaient couverts de poussière ; leurs narines, leurs lèvres desséchées se fendillaient.

 

– Debout ! ordonna Roumévo, marchons avant que le courage nous fasse défaut.

 

Vers dix heures, il fallut s’arrêter. La chaleur devenait intolérable. L’air semblait chassé par la gueule d’un four. Suffoqués, assommés par cette température, Marcel et ses amis se glissèrent sous des buissons, afin de se dérober aux brûlures du soleil. Et là, étendus à terre, la face congestionnée, ayant l’impression d’être enfermés dans une étuve, ils attendirent.

 

– Nous pouvons repartir.

 

Cette phrase, prononcée par Roumévo d’une voix spectrale, secoua les sous-officiers. Rampant sur les coudes et les genoux, ils quittèrent leur abri et se levèrent. Ils chancelaient. Dans leur crâne, il leur semblait que la cervelle bouillait et, pris d’une sorte de vertige, ils pensaient qu’autour d’eux les arbustes se mouvaient. Cependant ils vainquirent cette faiblesse et se disposèrent au départ.

 

– Et Yvonne ? demanda Dalvan.

 

Elle était restée étendue, les yeux clos. Il s’approcha.

 

 

– Yvonne, murmura-t-il doucement. Un peu de courage ; nous allons sortir de ce pays désolé.

 

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Un sourire se joua sur ses lèvres.

 

– Des arbres verts, des moissons, de l’eau… Ah ! que c’est bon !

 

Le courrier avait entendu.

 

– Le délire, fit-il tristement ; si nous ne trouvons pas d’eau, elle ne pourra nous suivre.

 

Il se tut. Marcel l’avait saisi. Il le regardait d’un air égaré :

 

– Qu’as-tu dit ?

 

– La vérité, hélas !

 

– Alors, ma sœur ?…

 

– Est atteinte de la fièvre du désert et le seul remède, c’est l’eau.

 

Un instant, Simplet parut accablé ; puis se redressant :

 

– Eh bien, puisqu’il faut de l’eau à Yvonne, trouvons-en.

 

En vain le courrier essaya de lui démontrer l’inutilité d’une pareille recherche. Le jeune homme s’entêta. Profondément troublé, il répétait sans cesse cette phrase :

 

– Yvonne a besoin de boire ; c’est bien simple, il faut trouver de l’eau.

 

De guerre lasse, Roumévo céda. On chercherait pendant deux heures ; après quoi, on porterait la jeune fille sur les fusils entre-croisés, et on marcherait tant que les forces le permettraient.

 

En attendant, pour que les explorateurs ne se perdissent pas, le Tsimando attacha deux remingtons l’un au bout de l’autre, et surmonta le mât improvisé d’une baguette, à l’extrémité de laquelle il noua un mouchoir. Ce signal dépassait le niveau des arbustes d’un mètre cinquante environ, et devait s’apercevoir d’assez loin.

 

Toutes les précautions prises ainsi, les trois voyageurs partirent à la découverte. Mais ils eurent beau fouiller les fourrés, sonder le sol, nulle trace d’humidité ne leur apparut. De temps à autre, ils rencontraient des ravines creusées par les averses de la saison des pluies, mais la terre poreuse avait absorbé depuis longtemps les eaux du ciel.

 

Un à un, découragés, torturés eux-mêmes par la soif, ils revinrent au campement. Les yeux fixes, ils se regardaient. Leurs langues gonflées se refusaient à la conversation, et leur salive rare humectait insuffisamment leurs gosiers brûlants. Une sorte de torpeur les envahissait. Leur cervelle, subitement racornie, ballottait dans leur crâne ainsi qu’une amande sèche. Leur tête vacillait sur leurs épaules. Ils tentèrent un effort. Soulevant avec précaution leur compagne, ils la placèrent sur un brancard formé de deux fusils. Ils voulaient fuir droit devant eux, gagner une région plus clémente, avec de claires rivières aux rives ombreuses. Mais ils avaient trop présumé de leurs forces. Après cent mètres, ils durent s’arrêter. La frêle enfant pesait trop encore pour leurs bras affaiblis, et avec un désespoir farouche, ils la reposèrent sur le sable. Marcel appela ses compagnons.

 

– Partez, leur dit-il ; seuls vous réussirez peut-être à sortir de cette effroyable solitude.

 

Et comme ils refusaient :

 

– Il est inutile que vous périssiez avec nous.

 

– Mais toi-même, s’écria Bérard, pourquoi te condamnes-tu à périr de soif ?

 

Dalvan haussa les épaules.

 

– Je reste auprès d’elle.

 

– C’est la mort que tu cherches ?

 

– N’est-ce point le repos ?

 

Le ton de Simplet indiquait une résolution arrêtée.

 

Bérard cessa de discuter. Tranquillement il se coucha et ferma les yeux.

 

– Que fais-tu ? interrogea Marcel.

 

– Tu le vois, je reste aussi.

 

Un éclair passa dans l’œil du sous-officier. Il se mit debout et, d’un mouvement rageur, frappa la terre du talon. Un cri fou jaillit de ses lèvres, rugissement de damné apercevant le ciel. Sous le choc, la terre avait cédé, et des gouttelettes d’eau sautaient de tous côtés sur le sable.

 

– De l’eau !

 

Roumévo s’était précipité, et avec précaution il dégageait la partie supérieure d’une cavité ovoïde aux trois quarts emplie d’eau. Un peu bourbeuse peut-être, mais potable, mais capable de rendre l’existence à Mlle Ribor.

 

Les gourdes furent garnies, et Dalvan radieux, riant et parlant tout seul, fit couler quelques gorgées entre les lèvres serrées de sa sœur de lait. On eût dit que chaque goutte absorbée chassait une portion du mal. Les yeux de la malade s’ouvraient ; son regard voilé redevenait intelligent ; les roses de la vie remontaient à ses joues. Puis elle parla pour dire :

 

– Encore ! encore !

 

Elle but près d’un litre d’eau, et elle put se soulever, s’asseoir.

 

– Il me semble, déclara-t-elle, que je marcherais.

 

– Dans une heure, répondit le Tsimando, remettez-vous maintenant et laissez votre frère se rafraîchir à son tour.

 

Alors Marcel se souvint de sa soif, il l’apaisa et revint auprès d’Yvonne. Les gourdes pleines, les voyageurs largement abreuvés, la cavité se trouva vide. Claude, étonné de sa forme régulière, murmura :

 

– Ma parole, on dirait un œuf.

 

– C’en est un, en effet, répliqua Roumévo ; c’est un œuf d’œpiornis. Autrefois vivait dans l’île un oiseau gigantesque, auprès duquel l’autruche d’Afrique n’est qu’un oiselet. Ses œufs que l’on découvre parfois – jamais plus heureusement que celui-ci, par exemple – contiennent jusqu’à huit litres d’eau, c’est-à-dire six fois plus que l’œuf d’autruche. On peut juger ainsi de ce qu’était l’animal qui les pondait.

 

Le brave Hova mettait quelque orgueil à enseigner aux Français l’existence préhistorique du volatile unique au monde. C’était une production de sa terre natale, et s’il en était fier, un patriotisme un peu exagéré en était seule cause.

 

– Mais l’eau ? questionna Yvonne qui écoutait.

 

– Lors des dernières pluies, elle se sera infiltrée par une fente de la coquille. Une croûte sablonneuse a bouché l’ouverture et conservé, tout exprès pour vous sauver, un liquide dont vous ne rencontreriez pas trace à vingt kilomètres à la ronde.

 

Ragaillardis, oublieux des souffrances passées, les voyageurs partirent allègrement. Dans les bidons soigneusement bouchés, l’eau captive se démenait avec des glouglous encourageants. Nulle mélodie n’eût paru aussi douce aux oreilles de gens à peine échappés aux affres de la soif.

 

Toute la nuit, ils allèrent de l’avant, étonnés eux-mêmes de leur vaillance. Ils ignoraient que la soif tue avant l’épuisement des forces. Elle suspend la vie, qu’un peu d’humidité rend avec toute son activité. Aux approches du jour d’ailleurs, des signes certains montrèrent que le mauvais pas était franchi. Des plantes vertes, rares d’abord, succédaient aux buissons épineux. Puis vinrent des arbres, de taille exiguë encore, avant-garde naine des puissantes futaies.

 

Enfin, alors que l’horizon oriental rougissait, la caravane, épuisée mais joyeuse, fit halte au bord d’une petite rivière, qui couvrait de cinquante centimètres d’eau un fond sableux brillant comme de l’or. Sur chaque berge, des arbres s’élevaient ainsi que des colonnes et unissant leurs branches à cinquante pieds du sol, formaient une voûte feuillue impénétrable aux ardeurs solaires.

 

Les voyageurs se baignèrent. Yvonne avait remonté le courant et, à peu de distance, elle avait découvert une petite crique formant un ravissant cabinet de verdure. Avec délices la jeune fille barbota dans l’eau courante ; puis rafraîchie, elle rejoignit ses compagnons. Ceux-ci, établis dans une clairière gazonnée, parsemée de troncs abattus – sans doute un cyclone avait passé par là – étalaient leurs provisions sur le tapis vert.

 

Profitant de l’absence de la jeune fille, ils avaient fait une ample cueillette de fruits. Noix de coco, mangues, bananes s’amoncelaient, tandis que Roumévo, accroupi auprès d’un foyer formé de deux pierres, assujettissait au-dessus de la flamme une superbe pintade qu’il venait de capturer.

 

– Dans un quart d’heure, mademoiselle sera servie, s’écria Marcel en apercevant sa sœur de lait.

 

– Ah ! fit-elle, tant mieux ; je meurs de faim.

 

– Le meilleur des assaisonnements, affirment les philosophes.

 

– Je le possède à ce point que j’en oublie la fatigue.

 

– Tu dévoreras, petite ogresse, et après… tout le monde au dortoir… Comme les noctambules parisiens, nous nous blottirons dans les bras de Morphée à huit heures du matin.

 

Curieuse, Mlle Ribor alla jeter un coup d’œil sur la broche qui traversait la pintade. Elle était primitive. Une baguette de fusil supportée par deux pieux fichés en terre.

 

– Le triomphe du remington, avait déclaré Dalvan ; cette arme sans pareille sert à abattre le gibier, et à le faire cuire au besoin.

 

Le volatile, soigneusement retourné par le courrier, commençait à prendre une teinte dorée du plus appétissant aspect.

 

La jeune fille regarda autour d’elle. Pour le repas, il ne manquait rien. Ses compagnons fournissaient la volaille et le dessert. Elle voulait apporter sa part de contribution cependant. Et elle songea que les fleurs sont le complément de tout bon dîner. Elles sont la gourmandise des yeux. Faire un bouquet était facile. Des fleurs multicolores émaillaient la clairière. Yvonne se mit à en cueillir une gerbe.

 

Les muguets sauvages, les rouges arkatra, les lombodi à la corolle bleue veinée de noir s’entassaient en odorante botte sur le bras de la blonde voyageuse. Bientôt le fardeau devint gênant. Du regard la jeune fille chercha un endroit, où elle pût disposer ses fleurs.

 

À la lisière même du fourré, entre des buissons étoilés de blanches floraisons, était couché un jeune arbre, au tronc poli, renversé depuis peu certainement, car son écorce ne présentait pas ces moisissures qui rongent les géants sylvestres terrassés. Le coin semblait être fait exprès. La jolie bouquetière y courut, s’assit sur le siège mis à sa disposition par la forêt et jeta devant elle son tas de fleurs.

 

Déjà, entre ses doigts menus, elle tenait les tiges dont les brisures laissaient goutter la sève ainsi que des larmes, quand il lui parut que le tronc d’arbre s’agitait. Étonnée, elle pensa se lever. Elle n’en eut pas le temps. Renversée brutalement en arrière, elle se sentit enlacée par une spirale vivante, et au-dessus de son visage, elle aperçut une gueule énorme dont l’ouverture ne mesurait pas moins de quarante centimètres. Elle poussa un cri aigu et ferma les yeux, n’osant pas regarder venir la mort.

 

Le tronc d’arbre, sur lequel Yvonne avait pris place, était le corps d’un boa constrictor de grande taille. L’animal, sans doute engourdi par une digestion laborieuse – on a vu des boas rester plusieurs heures sans mouvement après la déglutition d’une proie – n’avait pas bougé tout de suite. Mais, si légère que fût Mlle Ribor, son poids avait causé au reptile un sentiment de gêne tel, que surmontant sa paresse, il avait songé à se venger de l’être importun qui l’étouffait.

 

Au cri d’Yvonne, ses amis s’étaient élancés. Puis ils étaient demeurés cloués sur place devant le terrible tableau. Le boa avait à peine dardé sur eux le regard de ses yeux jaunes et, d’un mouvement presque insensible, il abaissait sa tête vers le visage blêmi de sa victime. Sa gueule allait toucher le front de la vierge…, les mâchoires distendues se refermeraient, et le sacrifice serait consommé.

 

Claude épaula son fusil. Mais, plus rapide que lui, Marcel releva l’arme.

 

– Comme cela, c’est elle que tu atteindras.

 

Yvonne eut une plainte :

 

– J’étouffe !

 

Le constrictor se mettait à serrer celle qu’il tenait captive dans ses anneaux. Dalvan bondit, et soudain ses compagnons le virent s’arrêter ; un sourire courut sur sa physionomie bouleversée.

 

– Que je suis bête ! dit-il.

 

Ils crurent qu’il devenait fou. Mais lui continuait :

 

– Simple comme tout de le faire lâcher, la flûte des charmeurs !

 

Et doucement il se prit à siffler. Presque bas au début, le son s’enfla bientôt. Comprimant le frisson d’angoisse dont son être était secoué, Marcel lançait aux échos de la clairière l’enlaçante mélodie de la Vague. Le grand artiste, qui fut Olivier Métra, ne se doutait pas qu’il serait exécuté un jour dans de telles conditions.

 

Dès les premières notes, le reptile avait été parcouru comme par une commotion galvanique. Sa tête allongée s’était redressée et ses yeux, subitement couverts d’un voile, s’étaient fixés sur le musicien. Puis il se balança d’un mouvement rythmé, et comme le sous-officier, sifflant toujours, s’éloignait un peu, le serpent abandonna sa proie, ses anneaux glissèrent avec un frottement métallique sur la robe d’Yvonne, et il rampa vers le charmeur improvisé.

 

 

La hideuse bête se rapprochait, tout le corps oscillant en mesure. Marcel, à quelques pas, s’était arrêté. Mais l’attraction musicale continuait. Le boa, arrivé près de lui, avait levé la tête jusqu’à la hauteur de celle du jeune homme, et là, les regards papillotants, il semblait littéralement boire les sons.

 

Bérard et le courrier, qui assistaient immobiles à ce surprenant duel, virent Marcel prendre son revolver, porter lentement le canon en face de la gueule entr’ouverte du monstre. Le coup partit, et la tête éclatée, le constrictor se convulsa furieusement sur l’herbe, fauchant de sa queue les arbustes à sa portée.

 

Insoucieux de son agonie, son vainqueur courut à Yvonne, auprès de qui ses compagnons s’empressaient déjà. La jeune fille n’avait point perdu connaissance. Comme en rêve, elle avait vu le danger et le sauveur. À l’arrivée de Marcel, elle fit un mouvement pour se jeter dans ses bras.

 

Lui-même allait l’étreindre contre sa poitrine. Mais ils se souvinrent de leur douloureuse erreur. Dans un éclair, ils se dirent : lui, qu’elle en aimait un autre ; elle, qu’il ne l’aimait point ! Et ils restèrent glacés, muets, embarrassés d’être en présence. Enfin, Mlle Ribor surmonta son trouble et tendant la main à son frère de lait :

 

– Merci, Marcel, murmura-t-elle en détournant la tête.

 

Et Dalvan, comprimant avec peine les paroles affectueuses qui se pressaient sur ses lèvres, répondit comme inconscient :

 

– Il n’y a pas de quoi, petite sœur.

 

Bérard, qui ne pouvait comprendre le malentendu existant entre les jeunes gens, haussa les épaules et grommela rageusement :

 

– En voilà une petite drogue ! Son frère de lait passe sa vie à sauver la sienne. Elle le remercie du bout des dents. On dirait que ça lui est dû. J’ai déjà remarqué d’ailleurs son indifférence. Pour sûr que si ce n’était pas pour Marcel, je l’abandonnerais et je m’amuserais à la voir se débrouiller toute seule.

 

Décrivant un cercle afin d’éviter de passer auprès du boa toujours agité par l’agonie, tous allèrent prendre place à l’endroit où étaient déposées les provisions. Le repas fut silencieux. L’émotion avait paralysé l’appétit. La pintade parut coriace, les fruits amers.

 

Le déjeuner expédié, on pensa à dormir. Mais l’aventure récente avait prédisposé les esprits à l’inquiétude. Il fut convenu que chaque homme veillerait à tour de rôle. Le premier quart échut à Bérard. Roumévo s’étendit aussitôt sur l’herbe. Yvonne fit de même. Pour Marcel, il se retira à l’écart. La tête appuyée sur ses mains, mécontent de lui-même et des autres, il se reprocha de souffrir, comme si la volonté de l’homme pouvait enrayer la douleur.

 

Trois jours plus tard, le 19 février, ayant traversé une riche contrée où l’air était embaumé de jasmin et les nuits semées de mouches à feu, étincelles vivantes, les voyageurs atteignirent la mer. Là, Roumévo leur désigna un promontoire qui se profilait à l’horizon.

 

– Fort Dauphin ! dit-il. Vous y serez en sûreté et trouverez certainement un moyen de quitter Madagascar. Moi, j’ai rempli ma mission. Mon frère de sang n’est plus en danger ; je retourne à mon devoir auprès de ma souveraine.

 

En vain les Européens cherchèrent à le détourner de son projet. Il persista. Et tous éprouvèrent la tristesse de la séparation. Ils s’étaient attachés à ce compagnon fidèle, qui pour eux avait risqué sa vie, sa liberté. Il ressentait peut-être les mêmes choses, mais son visage sombre ne trahissait point sa pensée ; seulement, à l’heure du départ, il réunit dans sa main celles d’Yvonne et de Marcel. Il les considéra un moment comme absorbé, et avec un accent vibrant qui leur causa un inexplicable malaise :

 

– Vous serez heureux, prononça-t-il ; vous oublierez le frère Hova. Roumévo, lui, se souviendra toujours.

 

Puis il saisit son fusil, le jeta sur l’épaule et s’éloigna vers le nord d’un pas rapide, sans regarder en arrière. Longtemps les Français le suivirent des yeux, et quand il eut disparu, ils se décidèrent à prendre la route du sud.

 

À une vingtaine de kilomètres se trouvait Fort-Dauphin, l’un des premiers établissements français à Madagascar, fondé en 1643 par Pronis, gouverneur de la Compagnie de l’Orient, pour le compte de Louis XIV, roi de France.

 

Tout alla bien d’abord. Un chemin, qualifié de route dans le pays, longeait la côte. La marche était facile ; mais à mi-chemin les voyageurs atteignirent une petite crique. La mer montait lentement, mettant à flot des pirogues laissées sur le sable.

 

– Tiens, fit Marcel, si un pagayeur voulait nous conduire à Fort-Dauphin, il nous économiserait quelques heures de fatigue.

 

– Bonne idée, appuya le « Marsouin » ; seulement, si les rames sont dans les embarcations, les rameurs restent invisibles.

 

– Ils ne sauraient être loin.

 

– C’est probable.

 

Et tous deux scrutèrent les environs d’un regard circulaire ; aucun être humain n’apparaissait. De grands arbres, dominés par le parasol des palmiers, formaient un obstacle à la vue.

 

– Ma foi, reprit Marcel, faisons comme en France, quand le passeur a abandonné son bachot.

 

– Quoi donc ?

 

– Prenons place dans une pirogue ; cela fera accourir le propriétaire, qui nous guette, j’en jurerais.

 

La proposition était raisonnable. En un instant, tous trois furent assis au fond d’une des frêles embarcations. Ils s’étaient un peu mouillé les pieds, mais bah ! Dalvan plaçait les avirons et déclarait :

 

– Si le piroguier tarde, je lui tire ma révérence et je nage. C’est ainsi que vous dites dans la marine, n’est-ce pas, Claude ?

 

Le « Marsouin » sourit, prêt à répondre, mais le temps lui manqua. Des sifflements se firent entendre ; il sembla un instant qu’une armée de serpents évoluât autour des Français ; une grêle de projectiles s’abattit, faisant jaillir l’eau, et dans le bordage, clouant la manche de Bérard, une longue flèche se planta en vibrant. Tous regardèrent du côté du rivage. L’explication du phénomène se présenta aussitôt à eux. En avant des arbres, une cinquantaine de Malgaches au torse nu, les hanches ceintes d’un jupon de cotonnade, bondissaient en brandissant leurs arcs.

 

– Nous allons essuyer une seconde bordée ! s’écria Marcel ; prévenons-les.

 

Il avait épaulé son fusil. Claude avait déjà accompli le même mouvement. Deux assaillants, atteints par les balles, s’affaissèrent. Les ennemis s’arrêtèrent indécis.

 

– Aux avirons ! ordonna Claude, profitons de ce court répit.

 

 

Les sous-officiers se penchèrent sur les rames, et la pirogue, glissant sur les eaux ainsi qu’un oiseau, s’éloigna du rivage. Mais le premier mouvement de surprise passé, les Malgaches gagnaient la grève. Rapidement ils montaient dans les pirogues restées près du bord, et se lançaient à la poursuite des Européens.

 

– Ce sont des Bares, déclara Bérard, je les reconnais à leurs tatouages. Ce sont des sauvages féroces, vivant de chasse et de rapines. Tout plutôt que de tomber entre leurs mains.

 

Redoublant d’efforts, les jeunes gens ramaient vers la haute mer. La pirogue filait, laissant en arrière un sillage d’écume. Mais les indigènes conservaient leur distance. Durant dix minutes, la chasse continua sans avantage appréciable. Mais alors les Français comprirent qu’ils seraient fatalement vaincus dans cette lutte à l’aviron, car les Bares, plus nombreux, se relayaient.

 

 

– Tant pis ! gronda Marcel, reprenons les fusils.

 

Mais Yvonne secoua la tête :

 

– Non, au contraire, ramez, ramez toujours ! Il nous arrive du secours.

 

Sa main se tendait vers l’océan.

 

– Qu’est-ce ? interrogea Simplet, faisant écumer les flots sous la poussée nerveuse de la cuiller de l’aviron.

 

– Un navire !

 

– Appelle son attention ?

 

– Comment ?

 

– En déchargeant nos armes.

 

La jeune fille attira les fusils à elle. Les détonations vibrèrent dans l’air et, dépassant les volutes de fumée rampant à la surface des vagues, l’embarcation poursuivit sa course rapide. Deux fois encore, Yvonne tira. Alors elle eut un cri joyeux :

 

– Ils ont entendu ! Le vaisseau modifie sa route, il vient vers nous.

 

Soudain, un ronflement leur fit lever les yeux. Un obus passa au-dessus de leurs têtes et alla couper en deux l’une des pirogues de la flottille bare. Le bruit assourdi de la détonation arrivait en retard de quelques secondes.

 

Terrifiés, les indigènes retournaient vers le rivage à force de rames. Les voyageurs n’avaient plus rien à craindre de leur côté. Alors une nouvelle inquiétude les prit.

 

Si le navire était français, il leur faudrait déguiser leurs noms, raconter une histoire de brigands pour expliquer leur présence, car ils étaient sous le coup de la loi, et une maladresse aurait eu des conséquences désastreuses.

 

En peu de mots, ils arrêtèrent les grandes lignes de leur fable. Le temps pressait. Le vaisseau avait mis un canot à la mer. Bérard ne disait rien ; il regardait dans la direction du steamer :

 

– Sapristi ! exclama-t-il, est-ce que j’ai la berlue ?

 

– La berlue ?

 

– Certainement, il me semble que je reconnais ce bateau-là ?

 

Marcel examina le navire avec attention.

 

– Ce n’est pas possible ! fit-il avec étonnement.

 

– Ah ! tu le reconnais aussi ?

 

– Comment serait-il dans ces parages ?

 

– Je n’en sais rien, mais maintenant, je ne doute plus. C’est le Fortune.

 

À ce nom, Yvonne eut un mouvement brusque qui pensa faire chavirer l’embarcation :

 

– Le Fortune ? le yacht de cette charmante miss Pretty ? Êtes-vous certain de ce que vous affirmez ? Moi, je suis incapable de distinguer un vaisseau d’un autre.

 

– Oh ! c’est bien lui, reprit Marcel ; et tenez, regardez l’homme assis à l’arrière du canot qui vient à nous ?

 

– L’intendant !

 

– William Sagger ?

 

– En chair et en os.

 

Le digne licencié ès sciences géographiques trônait en effet à l’arrière de la chaloupe. Lui aussi avait reconnu les voyageurs il leur adressait des signes incompréhensibles. Bientôt les embarcations furent bord à bord. Abandonnant la pirogue, Yvonne et ses amis prirent place auprès de l’intendant, non sans lui avoir vigoureusement secoué la main. Ils n’osaient l’interroger, bien qu’ils eussent sur les lèvres cette question curieuse :

 

– Comment nous rencontrons-nous au sud de Madagascar, à sept cents kilomètres du point où nous nous sommes quittés ?

 

Du reste, la réponse ne se fit pas longtemps attendre, et ce fut miss Pretty elle-même qui la leur donna. Elle les attendait sur le pont, et son premier mot fut :

 

– Ah ! mes chers amis, que je vous ai cherchés !

 

Elle embrassa follement Yvonne, pressa les mains des jeunes gens à les briser et les entraîna dans le petit salon d’arrière, où elle les avait reçus pour la première fois. Toute sa hauteur yankee avait disparu ; elle parlait avec volubilité, comme hors d’elle-même. Les paroles se pressaient, s’élançant impétueusement de sa bouche rose comme un torrent aux digues rompues.

 

– J’ai pour vous beaucoup d’affection… oh ! beaucoup.

 

Ici un regard à Claude Bérard.

 

– Je m’en suis aperçue après votre départ à la Pointe-aux-Îles. Vous me manquiez trop. Alors je me suis rendue à Diego-Suarez. Je voulais vous faire la surprise. Je vous ai attendus toute une semaine. Personne ! Je mourais d’impatience. Que vous était-il advenu ? Par bonheur, un soldat sakalave vint de Port-Louquez ; il racontait la rencontre d’étrangers. Il était de l’escorte d’un chef… Ikaraïnilo.

 

– Le misérable ! interrompit Mlle Ribor.

 

Sans prendre garde à l’interruption, l’Américaine continua :

 

– Au signalement, je vous reconnus. Vous descendiez au sud. Il fallait vous retrouver… Le Fortune leva l’ancre. De port en port, j’allais, cherchant vos traces. À Tamatave, j’appris une partie de vos aventures. On ignorait votre identité. Mais ces deux jeunes gens, accompagnant une demoiselle, dont on me parlait, ne pouvaient être que vous. Je sus ainsi que vous aviez quitté Tananarive pour éviter la vengeance des Hovas. Comme vous n’aviez pas reparu sur la route de Tamatave, le Résident – un homme charmant qui s’était mis à mon entière disposition – pensait que vous aviez dû vous enfoncer dans les territoires du sud. Je repartis ; mais je commençais à désespérer. En aucun point de la côte vous n’aviez été signalés. Partout où je m’arrêtais, je laissais une lettre pour vous à l’adresse naïve : Deux gentlemen et une lady. Enfin, vous voici… ; et maintenant nous allons faire le voyage ensemble, je ne vous quitte plus.

 

– Excepté quand nous descendrons à terre, déclara Bérard.

 

– Si, si, même alors.

 

– Du tout, miss. Vous resterez à bord, et je pense que mademoiselle Yvonne consentira à vous tenir compagnie.

 

– Moi ! s’écria la jeune fille.

 

– Il le faut. Vous n’êtes pas assez forte pour supporter les fatigues auxquelles on est condamné dans les pays neufs. Votre présence double les chances d’insuccès. Souvenez-vous ; dix fois, nous avons failli rester en panne. Ce n’est pas votre faute, mais vous seriez coupable de vous obstiner.

 

Et comme Yvonne baissait la tête, un peu saisie de la mercuriale, le « Marsouin » reprit, s’adressant cette fois à miss Pretty :

 

– On vous racontera nos aventures. Vous verrez qu’avec une femme, nous avons eu bien du mal à traverser Madagascar… Avec deux nous serions morts à la peine.

 

Toute la rancune du soldat, contre celle qui avait été un impedimentum, et à qui il reprochait de se montrer ingrate, vibrait dans la voix de Claude. Lui, qui d’ordinaire était doux, silencieux, parlait avec autorité, forçant la note brutale. Et chose curieuse, l’Américaine autoritaire, l’enfant gâtée de la fortune inaccoutumée aux résistances, n’avait aucune révolte. Son attitude était celle du baby que l’on gronde. Claude était le premier homme qui eût osé ordonner, elle présente. Cependant, quand les sous-officiers furent rentrés dans leur cabine, laissant les jeunes filles seules en présence, miss Pretty enlaça calmement la taille d’Yvonne et baissant la voix :

 

– Ma chère amie, vous avez entendu ce qu’a dit M. Bérard ?

 

– Oui, oui.

 

– Et quel est votre avis ?

 

– Il a raison, par malheur. Ces semaines passées à l’intérieur de l’île n’ont servi qu’à me décourager.

 

– Vous vous soumettrez donc à ses conditions ? Vous resterez sur ce navire alors que nos amis affronteront le péril ?

 

Mlle Ribor eut un geste vague. La déclaration du « Marsouin » l’avait attristée. Sans nul doute, il avait dû s’entendre avec Marcel, et Marcel pensait comme lui qu’elle ne pouvait les suivre. Mais sa résignation parut exaspérer l’Américaine.

 

– Eh bien donc, ma chère amie, vous obéirez s’il vous plaît, mais moi…

 

– Vous, que ferez-vous ?

 

– Je suivrai M. Claude – elle se reprit vivement – ces messieurs partout où ils iront.

 

XVII

LA RÉUNION

 

 

Le soir, après le dîner, tout le monde se réunit au salon. À la demande de Marcel, qui étudiait une carte détaillée de l’île de la Réunion, William Sagger avait été convié à déposer sa livrée d’intendant et à prendre le thé, comme gentleman, avec les voyageurs.

 

– Miss Pretty, déclara Dalvan, désire nous aider dans nos recherches et mettre son navire à notre disposition. L’offre est trop généreuse, le plaisir trop grand pour que nous refusions. Donc, nous allons cingler vers l’île de la Réunion, la possession française la plus proche de Madagascar.

 

– Sept cent quatre-vingts kilomètres, articula nettement William.

 

– Merci bien. Je compte sur vos connaissances géographiques pour me guider.

 

– À vos ordres.

 

– Trop aimable.

 

– Vous voulez savoir ?

 

– Voici. Pour retrouver Antonin Ribor, il faut le chercher là où il peut aller. Voyageur commercial par métier, scientifique par goût, quelles choses ont pu l’intéresser à la Réunion ?

 

L’intendant réfléchit une minute, puis tranquillement :

 

– Le port de la Pointe des Galets, port artificiel ouvert le 1er septembre 1886, qui reçoit toutes les expéditions de l’île.

 

– Nous gagnons donc le port de la Pointe aux Galets, dit l’Américaine, et après ?

 

– Après, l’explorateur a vu le chemin de fer qui entoure presque complètement l’île, se prolongeant à l’ouest jusqu’à la ville de Saint-Pierre, à l’est jusqu’à Saint-Benoist, en passant par Saint-Denis, chef-lieu du gouvernement. Il a dû pencher pour la direction de Saint-Denis - Saint-Benoist.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’à une journée de marche du point terminus se dresse la merveille de l’île, le Grand Brûlé.

 

– Le Grand Brûlé ?

 

– Volcan en activité !

 

Bérard se leva d’un bond :

 

– Un volcan français ! Enfin. Depuis que j’ai l’âge de raison, on m’assomme avec les volcans italiens, islandais ou autres. Le Vésuve, l’Etna, l’Hékla. Tout le monde en a plein la bouche, et nous faisions triste figure avec nos volcans éteints d’Auvergne… Mais nous en possédons un en activité, crachant du feu, des laves, du soufre, capable de causer des tremblements de terre, de couvrir de cendres Herculanum et Pompéia, si ces villes étaient à sa portée. Mon patriotisme se dilate. Et est-il seulement beau ce Grand Brûlé ?

 

– Je vous crois, trois fois la hauteur du Vésuve.

 

– Bravo ! Enfoncée l’Italie !

 

– Au milieu d’un cirque, dont le développement est de quarante-cinq kilomètres…

 

– Quarante-cinq kilomètres ! je bois du lait.

 

–… Et dont les parois, coupées de rares chemins d’accès, forment un mur vertical de 250 à 300 mètres…

 

– Délicieux !

 

–… S’élève à 2,625 mètres le piton Bory, ancien cratère obstrué maintenant.

 

– Ah ! protesta Claude, obstrué le cratère !

 

– Attendez donc ; le nouveau, moins haut de 100 mètres, le piton de la Fournaise, est perpétuellement couronné de vapeurs, et ses éruptions envoient à 20 kilomètres des coulées de laves former des promontoires sur la côte.

 

Le « Marsouin » exultait. Il donna au géographe un vigoureux shake-hand, et il allait sans doute s’abandonner à un accès de lyrisme, quand Marcel prit la parole.

 

– Il me paraît évident que notre ami a dû choisir la route que vous indiquez ; aussi, si notre aimable capitaine – il regardait Miss Pretty – ne s’y oppose pas, le Fortune jettera l’ancre à la Pointe aux Galets.

 

L’Américaine approuva d’un signe de tête.

 

– Là, je descendrai seul à terre. Le chemin de fer me conduira à Saint-Benoist, où le yacht viendra m’attendre.

 

– Pourquoi seul ? hasarda Yvonne.

 

– Parce que l’île est petite.

 

– Soixante et onze kilomètres sur vingt et un, murmura Sagger.

 

– Que la côte est très habitée et que, si nous sommes signalés aux autorités, seul, je n’attirerai pas l’attention.

 

– Voilà, appuya Claude, si enchanté qu’Yvonne ne fût pas du voyage, qu’il ne protesta pas pour lui-même.

 

En somme, les raisons de Simplet étaient plausibles. La séparation durerait deux jours à peine. Yvonne ne résista pas davantage.

 

Le lendemain, au coucher du soleil, le yacht, pavillon américain déployé, passa devant la Pointe des Galets. Parcourant de bout en bout le bassin, le steamer gagna l’une des darses ou bras ménagés au fond de chaque côté du terre-plein, supportant les magasins-docks à étage, et accosta près d’un solide appontement, à la racine duquel passait l’embranchement ferré qui, 500 mètres plus loin, se reliait à la ligne principale.

 

Après une dernière nuit à bord, le 21 de grand matin, Dalvan débarqua, et d’un pas allègre se rendit à la gare.

 

– Il fait beau temps, monsieur, dit un employé en se découvrant. C’est rare en cette saison. Vous faites bien d’en profiter, car cette éclaircie finira dans un cyclone, ou je me tromperais fort.

 

– Vous croyez ?

 

– Voici vingt ans que j’habite l’île. Chaque fois que durant la saison des pluies, le ciel s’est nettoyé comme ça… cela n’a pas manqué. Une tempête à tout casser.

 

– Est-elle proche à votre avis ? demanda le sous-officier, déjà inquiet pour ses amis.

 

– Ah ! on ne sait jamais. Peut-être demain, peut-être dans huit jours.

 

La voix d’un agent cria :

 

– Les voyageurs pour la Possession, Saint-Denis, Sainte-Marie, Sainte-Suzanne, Saint-André, Cap-Fontaine et Saint-Benoist… En voiture !

 

– Que de saints, murmura Simplet en courant prendre place dans un véhicule, assez semblable aux wagonnets du petit chemin de fer Decauville qui desservit l’Exposition de 1889.

 

Deux heures après le convoi déboucha dans la vallée de la rivière de Saint-Denis. En arrière, sur les hauteurs, apparaissaient les casernes, le plateau de la redoute et, à gauche de la voie, au bord de la mer, les abattoirs. Le viaduc qui traverse la rivière et le canal latéral des Moulins fut franchi. Le train longea la rade, s’écarta un peu de la mer, à la pointe des Jardins, passa sous les murs de la batterie de l’Arsenal et stoppa enfin en gare de St-Denis.

 

 

Un commissionnaire s’offrit à guider Marcel vers le Gouvernement. Celui-ci accepta et traversa, à la suite de son guide, les rues de la Boucherie, du Conseil, Barachois, larges, bien alignées, bordées de jardins fermés de grilles – le barreau, comme on dit dans le pays – et plantés de cannes à sucre à la tige svelte surmontée d’une aigrette, de bananiers aux lourdes grappes pendantes, de cocotiers élancés, de manguiers au feuillage touffu, de pignons d’Inde chargés de noix, de papayers dont le tronc lisse et sans branches est couronné de melons verts.

 

Au fond de ces réduits d’ombre et de parfums, le passant aperçoit les varangues, galeries ouvertes autour des maisons, où les habitants se réunissent le soir.

 

– La rue de Paris, dit enfin l’homme en désignant une avenue plantée d’arbres, l’Évêché et la place du Gouvernement, en face.

 

Il désignait une maison spacieuse, formée de deux corps de bâtiments inégalement élevés et pourvue d’un jardin verdoyant enclos d’un mur bas supportant une grille, soutenue de distance en distance par des piliers de maçonnerie.

 

– C’est là.

 

Le moment de régler les honoraires de l’insulaire était arrivé. Marcel, après lui avoir serré la main, le pria d’accepter une pièce de deux francs toute neuve.

 

– Ah ! s’écria l’autre, ce jour est béni. De l’argent ! je vois de l’argent qui brille au soleil !

 

Il faisait de telles démonstrations de joie que Simplet en voulut connaître la raison :

 

– Comment ? Vous ne savez pas ? L’argent est rare ici. La monnaie courante se compose de bons du trésor divisés en coupures de un, trois, cinquante et cent francs.

 

Et sur ce renseignement financier, l’homme s’éloigna.

 

Simplet pénétra dans l’hôtel. Le Conseil administratif, composé du Gouverneur, du directeur de l’Intérieur, du procureur général et de deux notables ayant voix consultative, était en séance. Mais un secrétaire renseigna complaisamment le jeune homme…, insuffisamment aussi, car il lui avoua n’avoir jamais ouï parler d’Antonin Ribor. Il était peu probable que l’explorateur eût touché à la Réunion, sans que les autorités en fussent averties. Aussi le sous-officier revint vers la gare, avec le désir de gagner Saint-Benoist ; où le Fortune devait l’attendre, de s’embarquer et de se diriger, à toute hélice, vers d’autres rivages.

 

Un homme vêtu de toile, coiffé d’un casque colonial, agrémenté d’un voile vert qui dissimulait ses traits, se promenait dans la cour de la gare. À l’aspect du sous-officier, il eut un geste de surprise. Il le suivit sur le quai ; il tourna autour de lui à le frôler et, assuré sans doute de ne pas se tromper, il alla en toute hâte prendre un ticket. Il était temps, le convoi arrivait. L’inconnu s’installa dans un wagon voisin de celui dans lequel Dalvan était assis.

 

Un coup de sifflet. La machine se mit en marche. Le trajet n’atteint pas deux heures ; Marcel prit donc plaisir à admirer le panorama qui se déroulait sous ses yeux. La voie longe la mer, dont la plaine mobile reste toujours visible à gauche de la ligne. À droite, des pentes douces vont rejoindre les plateaux de l’intérieur de l’île, plaines des Fougères, des Salazes, des Palmistes, des Cafres.

 

De Cap-Fontaine à Saint-Benoist les rochers reparaissent.

 

Dans cette dernière ville, Dalvan courut à la rade, fort mauvaise d’ailleurs, que bouleversent les tempêtes. Le Fortune n’était pas arrivé. Un habitant enseigna au jeune voyageur qu’aucun navire ne pouvait pénétrer dans le port avant dix heures du soir, à raison de la marée. Il en était deux à peine. Marcel était mécontent : huit heures à tuer ! Ceux qui ont attendu savent combien est pénible cet assassinat partiel du Temps. Aussi eut-il un mouvement de joie quand l’habitant, auquel il s’était adressé, lui proposa :

 

– Vous semblez contrarié, monsieur. La ville, il est vrai, offre peu de distractions, autant dire pas. Mais vous pourriez profiter de votre passage pour pousser jusqu’au Grand Brûlé.

 

– Tiens ! c’est une idée ! Quelle distance ?

 

– Trente-cinq kilomètres.

 

– Bigre !

 

– Je vous louerai des chevaux et un guide. En deux heures et quart – la route est bonne – vous serez dans le grand Enclos, le cirque au milieu duquel se trouve le volcan. Cinq kilomètres à pied vous conduiront au cratère de la Fournaise.

 

– Va pour le cratère !

 

Aucun des interlocuteurs n’avait fait attention à un personnage qui, à trois pas, semblait absorbé par la contemplation de l’océan. C’était le voyageur au voile vert, monté dans le train à Saint-Denis. Sans doute, la visite de Dalvan au Grand Brûlé ne lui déplut pas, car il se frotta les mains et murmura :

 

– C’est une occasion de voir ce volcan, dont on me corne les oreilles depuis que j’ai mis le pied dans l’île.

 

Puis il s’éloigna, arrêta le premier habitant venu, et se fit indiquer l’emplacement de la mairie de la commune de Saint-Benoist.

 

Cependant Marcel faisait prix pour la location des chevaux et, moyennant vingt-cinq francs, devenait propriétaire, pour le reste du jour, de trois bêtes nerveuses et de deux guides, l’un Cafre, l’autre immigré hindou. Il sortait de la ville avec ses serviteurs, passait à la pointe de la Ravine-Sèche, où s’embranche le chemin de Saint-Pierre, et rendant la main à son cheval – manœuvre aussitôt imitée par ses guides – se lançait au grand trot sur la route Nationale qui fait le tour de la Réunion. Les caps du Bambou et des Cascades, dominés par le Piton-Rouge, se montrèrent. La route s’enfonçait dans une épaisse futaie.

 

– La forêt du Bois-Blanc, déclara le guide hindou, qui s’était fait le « Conti » de la promenade.

 

Brusquement les arbres furent remplacés par un rempart de rochers. La route s’encaissa, bordée d’entassements granitiques donnant l’impression d’une redoute construite par des Titans.

 

– La muraille du Grand Enclos, fit encore l’Hindou. Dans un instant nous verrons le Grand Brûlé.

 

Le chemin, en effet, débouchait entre deux murs perpendiculaires dans le cirque du volcan.

 

Dalvan ne put réprimer un cri. Le terrain montait en pente douce d’abord, plus accentuée ensuite vers le cratère, qui développait son panache de fumée à dix kilomètres de là. Partout des traces de l’œuvre du feu : des scories, des laves, les plus anciennes déjà reconquises par la végétation. Çà et là, des îlots de forêts respectés par les éruptions.

 

Un sentier partait de la route Nationale. Les chevaux le prirent sans hésiter, en bêtes accoutumées à cette excursion. À mi-hauteur, la cavalcade fit halte sur un plateau. L’Hindou allait y rester avec les montures. Le Cafre seul accompagnerait Marcel jusqu’au cratère. Le noir emporta un paquet de cordes attaché sur la croupe de son cheval.

 

– Pourquoi nous charger de cela ? questionna Dalvan.

 

– Pour la descente dans le cratère.

 

L’ascension commença. Devant la force sans bornes, le sentiment de son impuissance écrasait le sous-officier. Partout le travail du feu se marquait. La terre fendillée, coupée de lézardes, livrait passage à des exhalaisons sulfureuses ; des grondements souterrains imprimaient à la montagne de longs frissons.

 

À mesure que l’on montait, le guide observait avec plus d’attention le sommet du cône actif.

 

 

– Nous entrons dans la région des pierres, expliqua-t-il au Français. Imitez bien tous mes mouvements.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Voilà. Tous les quarts d’heure à peu près, une colonne de matières solides est projetée au dehors du cratère ; il s’agit de ne rien recevoir sur la tête, quand cela retombe.

 

– Alors il faut un parapluie, soupira ironiquement Simplet.

 

– Non ; il y a sur le sentier deux relais où l’on s’abrite ; il faut calculer son ascension.

 

– Et vous pensez que je descendrai dans le cratère ?

 

– Oh ! au bord même et au fond, il n’y a aucun danger. Il existe, autour de la cheminée, une bande large de cent mètres, sur laquelle aucune matière n’est projetée. Tenez, voici une « fusée » – c’est le mot du pays – qui vient de se produire ; en route !

 

La sente en lacet devenait raide. Il fallut une demi-heure aux deux hommes pour arriver au cratère. Comme l’avait annoncé le Cafre, ils avaient dû s’abriter dans des grottes situées au bord du chemin, pour laisser passer des « fusées ». Une véritable tempête de pierres brûlantes avait dévalé à leurs pieds avec un vacarme assourdissant.

 

On atteignit le cratère. Devant les voyageurs s’ouvrait un gouffre de cinquante mètres de diamètre. En se penchant, Dalvan aperçut une cavité affectant la forme d’un entonnoir renversé. Le fond était formé par une galerie circulaire au milieu de laquelle un trou noir vomissait d’instant en instant des tourbillons de fumée brune.

 

– Je comprends, dit-il, on descend à l’aide de cordes et l’on se promène autour de la cheminée centrale.

 

Il se fit répéter que les scories projetées ne retombaient jamais dans le gouffre, et se laissa amarrer par le Cafre. Celui-ci, un hercule, maniait Dalvan comme un petit enfant. La descente commença. Suspendu dans le vide, sans autre point d’appui que les solides poignets du noir, Simplet n’éprouvait aucune crainte. Il était en quelque sorte hypnotisé par le bouillonnement perpétuel qu’il remarquait dans la cheminée. Une chaleur intense faisait perler à sa peau des gouttes de sueur ; la situation étrange soulignait la faiblesse de l’homme, ballotté au bout d’un câble entre ciel et feu.

 

Il se trouva debout sur la galerie. À ses pieds était l’abîme incandescent. Et, tout à coup, il se prit à rire. Il se souvenait d’une notice publiée par Victor Pâris, le célèbre explorateur du Vésuve et de l’Etna. Une phrase surtout lui revenait, provoquant sa gaieté.

 

« Le volcan a l’air de fumer sa pipe ! »

 

Et la comparaison lui semblait extraordinairement juste. De la cheminée s’échappaient régulièrement des bouffées de fumée.

 

– Pouh ! pouh ! pouh !

 

Le bruit – plus fort naturellement – rappelait celui du fumeur exhalant les vapeurs de nicotine. Tout à coup, il se fit un mouvement dans la lave en fusion. Le bouillonnement redoubla. Une explosion sèche vibra dans l’air, et une gerbe de feu s’élança au dehors du cratère.

 

– Non, décidément ! murmura Marcel, j’aime mieux m’en aller.

 

Il revint à la corde et commença de s’attacher. Soudain il s’interrompit. D’en haut, une voix affaiblie par l’éloignement avait prononcé son nom. Il frissonna. Cette voix, il lui semblait la reconnaître. Elle s’éleva de nouveau.

 

– M. Marcel, disait-elle, cette fois je vous tiens bien. Je vous informe que j’attends votre arrivée avec un gendarme colonial, chargé de vous mettre sous les verrous.

 

– Vraiment, monsieur Canetègne !

 

Le jeune homme retrouvait la parole.

 

– Oui, monsieur Marcel. Je vous suis depuis Saint-Denis. Je vous coffre, et je guette le bateau qui doit vous prendre à Saint-Benoist. Vos complices vous rejoindront bientôt dans la prison municipale.

 

– Eh bien, monsieur Canetègne, votre plan est bien conçu, seulement…

 

– Seulement ?…

 

– Il contient une petite erreur.

 

– Et laquelle, s’il vous plaît ?

 

– C’est que vous pensez que je vais remonter.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, je reste, voilà tout.

 

Cette dernière réplique fit bondir le commissionnaire.

 

Après son échec à Tananarive, il s’était transporté à la Réunion, certain que ses ennemis y viendraient. Constamment il rôdait autour de la gare de Saint-Denis ou du palais du Gouvernement. C’est ainsi que, caché sous un voile vert, il avait dépisté Marcel. À Saint-Benoist, le maire, informé par lui qu’un contumax excursionnait sur le Grand Brûlé, avait enjoint à l’unique gendarme de la localité d’accompagner l’Avignonnais et de procéder à l’arrestation du délinquant. Celui-ci au violon, rien de plus simple que de « pincer » ses complices au débarquement. Et voilà que le sous-officier remettait tout en cause.

 

Il refusait de quitter le fond du cratère, de revenir à la lumière du jour se constituer prisonnier. S’il s’entêtait, impossible de retourner assez tôt à Saint-Benoist. Que faire ? Malgré les exhortations de Canetègne, le gendarme refusait d’aller rejoindre le brigand. Les règlements de la gendarmerie ne prescrivent pas les perquisitions dans les cratères.

 

Et les minutes s’écoulaient. Dans sa rage, le négociant se dit qu’après tout il pouvait bien descendre lui-même. Il était muni d’un revolver, et n’avait rien à redouter de Marcel. Sous l’œil de l’autorité – un peu loin de cet œil, il est vrai, – l’accusé n’oserait se livrer sur sa personne à aucune voie de fait.

 

Bref, après s’être assuré que le barillet de son arme était garni de cartouches, il sollicita le concours du Cafre. La corde remontée, Canetègne, solidement lié, opéra à son tour la descente. Dalvan, tranquillement assis sur un bloc de basalte, regardait le commissionnaire se balancer dans les airs. À quelques mètres du sol, celui-ci fit craquer la batterie de son revolver.

 

– Prenez garde, railla le sous-officier, vous allez vous blesser !

 

L’Avignonnais ne répondit pas. Il toucha terre, se débarrassa de la corde, et braquant son arme sur le jeune homme :

 

– Monsieur, dit-il, il vous a plu de vous jeter dans mes jambes, de troubler mon commerce, de défendre…

 

– La Belle contre la Bête… féroce.

 

– Oh ! raillez, il m’importe peu. Si je rappelle vos torts, c’est…

 

– Pour excuser les vôtres, peut-être ?

 

– C’est, continua Canetègne sans relever l’interruption, pour vous convaincre que vous n’avez à attendre de moi aucune indulgence.

 

– Je m’en doutais, cher monsieur. Vous réunissez dans votre nom deux fléaux : la canne et la teigne.

 

– Sous-officier ! fit le négociant avec hauteur.

 

– Sous-officier, c’est ce qui fait ma supériorité sur vous. Vous vous êtes inspiré, pour régler votre conduite, de la vie et des œuvres du célèbre Cartouche ; moi, je n’ai fréquenté de cartouches que celles du fusil Lebel. Résultat : je sais tirer, vous pas, et votre revolver ne m’effraye nullement.

 

Les plaisanteries du jeune homme exaspérèrent son interlocuteur.

 

– Je ne suis pas descendu au fond de ce cratère pour écouter vos fariboles. En face de vous, je ne suis plus un homme, je suis la loi.

 

– Est-elle vraiment si laide que ça ?

 

– Et je vous somme, rugit l’Avignonnais, de vous attacher à la corde. À mon signal, on vous hissera vers l’orifice…

 

– Et si, par hasard, je refusais de gagner la « sortie » ?

 

– Alors je n’hésiterais pas : je vous casserais la tête d’un coup de revolver. Je le déplorerais, mais il faut que je capture vos complices. Je fais œuvre d’épuration sociale.

 

– Vous m’annoncez votre suicide ? mille grâces.

 

Cette fois, c’en était trop. Le négociant leva son arme ; mais il n’acheva pas le mouvement commencé. Marcel souriait. La joie d’un adversaire est toujours inquiétante, et Canetègne s’inquiéta. Or, depuis quelques minutes, le sous-officier observait à la dérobée la cheminée centrale. Ses répliques mordantes n’avaient d’autre but que de détourner l’attention de son ennemi. Il attendait quoi ?… : La « fusée ». Et le bouillonnement précurseur du phénomène s’accusait. Soudain un tourbillonnement se produisit dans la masse ignée, les gaz captifs détonèrent, et un jet de lave fusa vers le ciel.

 

Surpris, le commissionnaire tourna la tête. Avec l’impétuosité française – la furia, comme disent les Transalpins – Marcel se rua sur lui, lui arracha son revolver et, portant le canon à hauteur du nez de Canetègne stupéfait :

 

– La roue a tourné, cher monsieur, fit-il ; à moi d’opérer comme épurateur social.

 

En face de l’arme menaçante, toute la faconde du Tartarin d’Avignon tomba.

 

– Vous n’oserez pas faire cela ! clama-t-il.

 

– Et pourquoi donc ? Les honnêtes gens se défendent parfois contre les rôdeurs louches.

 

– J’appelle à l’aide.

 

– Appelez ! je tire.

 

– Cap de biou ! gémit Canetègne terrifié. Que le diable l’emporte ! – et par réflexion : – Té, c’est pas possible, c’est le diable lui-même !

 

 

Dalvan s’inclina :

 

– Trop flatteur en vérité. Mais votre exclamation indique un retour à la raison ; je crois que nous allons entrer en arrangement.

 

– En arrangement ? protesta l’autre…

 

– Ne récriminez pas. À mon tour, je vous tiens. Vous êtes un bandit, vous avez déshonoré ma sœur Yvonne après l’avoir ruinée. Si je rappelle vos torts, comme vous le disiez tout à l’heure, c’est pour vous convaincre que vous n’avez à attendre de moi aucune indulgence.

 

Son interlocuteur baissa la tête :

 

– Je songeais, poursuivit Simplet, que, dans la situation actuelle, prouver l’innocence de ma sœur serait simple au possible. Il suffirait que vous écrivissiez la vérité… Mais vous m’objecteriez qu’il vous manque de quoi écrire, et là-haut – il montrait le cratère – vous prétendriez que cet écrit vous a été extorqué par force. J’abandonne cette idée, je me contenterai de m’en aller.

 

– Oh ! gronda Canetègne, nous verrons bien.

 

– Mais c’est tout vu. Vous avez le sens des affaires trop développé pour ne pas comprendre que je vous ai à ma merci. Tenez, je vais me montrer confiant, la confiance en ma force, ne vous y trompez pas, et vous dévoiler mes projets.

 

Comme le négociant faisait un pas en avant, Dalvan le mit en joue :

 

– Pas de familiarités. La conversation à distance. Là, vous êtes bien ; je reprends : Vous avez un veston blanc, un casque et surtout un voile vert qui me plaisent infiniment. Avec ces accessoires, le voile sur la figure, tous les hommes se ressemblent. Vous me les donnez.

 

– Moi ? bégaya l’associé de Mlle Doctrovée ?

 

– Vous même. Grâce à ce déguisement, je remonte là-haut, et suis libre, je m’en charge.

 

– Si je n’accepte pas ?

 

– C’est plus simple encore. Je vous fais sauter la cervelle, je prends les vêtements que je convoite et je précipite votre dépouille dans la cheminée centrale. – Le feu purifie tout, cher monsieur. – Cette attention aidant, votre âme immortelle – les canailles en ont une comme les autres – votre âme arrivera peut-être au ciel en odeur de sainteté.

 

Cette déclaration énergique était à peine terminée que Canetègne se mettait en manches de chemise. Marcel endossa la vareuse blanche, se coiffa du casque, s’emmitoufla dans le voile vert. Il paraissait cependant chercher encore.

 

– Tiens, dit-il tout à coup, vous avez des bretelles.

 

– Oui, pour tenir mon pantalon, balbutia le négociant.

 

– Ici, cela n’a pas d’importance. – Ôtez les bretelles.

 

– Mais…

 

– Dépêchons.

 

L’Avignonnais s’exécuta :

 

– Là. Maintenant, soyez assez aimable pour réunir vos poignets derrière votre dos.

 

– Pourquoi ?

 

– N’interrogez pas. Vous aurez tout le plaisir de la surprise.

 

Et de l’une des bretelles, il ligotta avec soin les mains de son ennemi.

 

– Vous me faites mal, gémit celui-ci.

 

– Oui, mais je vous mets dans l’impossibilité de m’en faire.

 

Dextrement, le jeune homme bâillonna Canetègne, à l’aide de la seconde bretelle.

 

– Parfait ! dit-il ; vous ne serez pas tenté de crier pendant que j’opérerai mon ascension.

 

Tandis que, tout déconfit, le commissionnaire se laissait tomber sur le bloc de basalte qui, un peu avant, servait de siège à Dalvan, le sous-officier fixait la corde autour de ses reins, et avec un accent fort bien imité :

 

– Eh ! là-haut ! Hisse, mon bon !

 

Ses pieds quittèrent aussitôt le sol et, à l’extrémité du câble halé avec vigueur par le Cafre, il remonta vers le cratère.

 

En bas, dans la pénombre, Canetègne s’agitait furieusement, faisant de vains efforts pour se débarrasser de ses liens. L’homme d’argent eût certes donné une belle somme pour faire manquer l’évasion de son adroit adversaire. Mais les bretelles étaient solides. – Comme il s’en vantait, il n’achetait que de la bonne marchandise, – ses contorsions ne servaient qu’à les serrer davantage autour de ses bras endoloris.

 

Et pendant ce temps Marcel approchait du cratère, il y arrivait, il disparaissait aux yeux du négociant. Alors la rage donna de la mémoire au vilain personnage. Il se remémora les évasions célèbres. Les prisonniers usaient leurs chaînes en les frottant sur la pierre. Eh bien ! il userait ses bretelles. Son cœur en saignait. Encore une dépense que ce maudit Dalvan lui imposait. Mais la volonté de poursuivre le fugitif fut plus forte que la parcimonie. L’opération commença. Elle était peu commode. Les mains attachées derrière le dos, on n’a pas une grande liberté de mouvements.

 

Avec cela, les bretelles résistaient. Trop bonne marchandise, décidément ! Et la nuit venait. Le cercle lumineux du cratère s’estompait d’ombre. Il devait être près de neuf heures. L’Avignonnais tendit ses muscles ; ses liens éclatèrent. Secouant ses mains engourdies, il détacha son bâillon. Haletant, furieux, il appela :

 

– Hé ! gendarme !

 

La voix du Pandore colonial résonna, railleuse, dans le vaste entonnoir.

 

– Ah ! vous vous décidez, mon garçon !

 

Mon garçon ! La familiarité exaspéra Canetègne, très monté déjà.

 

– Imbécile ! rugit-il.

 

– Soyez poli, n’aggravez pas votre situation !

 

C’était la seconde fois que cette phrase malencontreuse sonnait aux oreilles du négociant, depuis le jour fatal où il s’était lancé à la poursuite de ses insaisissables ennemis. Il s’affola.

 

– Crétin ! butor ! âne bâté !

 

Lancé, il aurait continué longtemps sur ce ton, si l’organe placide du gendarme ne s’était élevé de nouveau.

 

– Allez toujours, disait le représentant de l’autorité, je verbalise. Insultes à la force publique, outrages à un agent. Ça m’ennuie d’être de garde toute la nuit sur ce piton, mais vous êtes encore plus mal que moi, cela me console.

 

– Toute la nuit ! glapit le prisonnier ; mais je veux remonter.

 

– Impossible, le guide a emporté la corde.

 

– Il est parti ?

 

– Avec M. Canetègne, qui est allé capturer vos complices. Vous, il était bien sûr que vous ne vous évaderiez pas.

 

– Mais, Canetègne c’est moi.

 

Un éclat de rire sonore répondit à cette déclaration.

 

– Farceur, va !

 

L’Avignonnais poussa un hurlement de fauve et se mit à tourner au fond du cratère. Les fusées, les détonations excitaient encore sa frénésie. Il était joué. Les soldats de la loi faisaient le jeu de Marcel. Celui-ci, tout en remontant vers le jour, s’était tenu ce raisonnement :

 

– Il faut que je rejoigne mes compagnons, et que le Fortune ait le temps de quitter la rade. Donc, Canetègne doit rester au fond du cratère une bonne partie de la nuit.

 

En vertu de ce postulatum, il avait sauté sur le cône, requis le Cafre de le suivre, mis le gendarme de planton au bord du cratère. Cela fait, il avait rejoint les chevaux, toujours sous la garde de l’Hindou et, à fond de train, avait regagné Saint-Benoist. Le Fortune était en rade. Se faire conduire à bord, informer ses amis de ses démarches, fut l’affaire de cinq minutes. La machine était sous pression, car un cyclone était annoncé, et il importait de quitter sans retard cette rade ouverte. C’est la seule manœuvre possible pour les navires, car en dehors du port de la Pointe aux Galets, aucun mouillage de l’île n’est sûr. La mer était étale. Le steamer put donc prendre le large.

XVIII

TROIS MILLE KILOMÈTRES DANS UN CYCLONE

 

 

Rassemblés sur le pont, les passagers du Fortune interrogeaient l’horizon. Une bande noire s’étendait peu à peu sur le ciel. L’armée des nuages, poussée par la tempête lointaine, s’avançait avec la rapidité d’un express.

 

Le yacht allait avoir à subir un rude assaut. Silencieux, tous se regardaient. Pas une parole ne venait à leurs lèvres. À l’approche des grands cataclysmes, la voix de l’homme se tait. Un duel effrayant se préparait entre la tourmente et le frêle navire, point imperceptible au milieu de l’Océan.

 

Nul abri, nul port de refuge à proximité. Un seul moyen de défense : la fuite devant l’ouragan. Attaché sur la passerelle, le capitaine donnait ses ordres. À la première « claque » du vent, la machine stopperait. On déploierait tout ce que le vaisseau pourrait porter de toile, et on se laisserait emporter par le cyclone.

 

– Cette manœuvre, expliqua William Sagger, est celle à laquelle on s’est définitivement arrêté dans la marine. Elle offre deux avantages : le premier, de ménager la machine, car par une mer forte, l’hélice tourne souvent « à vide », c’est-à-dire hors des flots, et il en résulte des secousses capables de fausser l’arbre de couche ; le second est de donner au navire une rapidité égale à celle de la lame, si bien que le pont n’est pas couvert par les montagnes d’eau, et que la membrure fatigue moins.

 

Tout était paré. Mais l’inquiétude persistait. La plus effrayée était miss Pretty. La voyageuse, qui avait choisi la mer comme patrie, était pâle. Mais en regardant avec attention, on comprenait qu’elle avait peur en dehors d’elle-même. Ses yeux ne quittaient pas Claude Bérard.

 

La ligne noire des nuées arrivait au-dessus du navire.

 

– Rentrons dans nos cabines, proposa l’Américaine.

 

– Ma foi non, répliqua Claude ; secousses pour secousses, je les aime mieux en plein air.

 

Elle n’insista pas. Ce fut William qui prit la parole.

 

– Vous avez tort, monsieur Bérard. Un paquet de mer a tôt fait d’enlever un homme et…

 

La phrase demeura inachevée. Le navire fut secoué comme une plume, tandis que des rugissements, des sifflements aigus traversaient l’air. Et, dominant le fracas de la tempête qui s’abattait sur le steamer, la voix du capitaine s’éleva :

 

– Stoppez !… Aux voiles !

 

L’hélice cessa de battre les flots, le navire se couvrit de toile, et comme un coursier généreux, fila follement dans la tourmente.

 

– Mâtin ! murmura Claude, quelle gifle !

 

– Que les voiles tiennent, fit doucement miss Pretty, et tout ira bien.

 

Puis, avec une nuance d’orgueil :

 

– Un fin voilier, mon Fortune ; il ne met pas le nez dans la plume.

 

L’expression maritime était bizarre dans sa jolie bouche. Personne du reste n’y fit attention. La splendide horreur du tableau les prenait. Sur les côtés, en avant, en arrière, des vagues monstrueuses se précipitaient, échevelées, bondissant les unes sur les autres. Entre elles, des gouffres livides se creusaient. Et le yacht montait et descendait, pour remonter encore ; tel un oiseau rasant les flots de ses blanches ailes. D’incessantes détonations déchiraient l’air ; partout des éclairs démesurés fendaient la nue, jetant sur la mer démontée des lueurs blafardes. Et comme une basse continue, dans cet effrayant concert, le vent hurlait sans relâche, tandis que les lames se fracassaient les unes sur les autres. Des flammèches bleutées dansaient à la pointe des mâts, à l’extrémité des vergues. Le feu Saint-Elme montrait la puissance de la tension électrique. Aveuglés, assourdis, sans voix, trempés par les embruns, subissant un anéantissement moral devant ce colossal déchaînement, les voyageurs se retirèrent dans le salon d’arrière.

 

Ils ne pouvaient se résoudre à se séparer, à s’enfermer dans leurs cabines durant l’effroyable cataclysme. Et là, comme engourdis, ils attendirent le jour. Mais avec la lumière, la tempête sembla redoubler d’intensité. Aidée par Bérard, miss Pretty se hissa sur la passerelle auprès de l’officier.

 

– Où sommes-nous ? demanda-t-elle.

 

– Je l’ignore, Miss. Impossible de faire le point ; mais nous sommes entraînés vers le sud avec une grande rapidité. Du reste, je vais faire jeter le loch, et nous aurons ainsi une idée approximative de notre situation.

 

Le loch indiqua une vitesse de plus de soixante-dix kilomètres à l’heure.

 

– Nous devons profiter d’un courant, déclara l’officier, car l’ouragan seul ne nous communiquerait pas cette allure.

 

À ce moment même un choc se produisit : une des bonnettes avait cédé, emportée par une rafale, et une énorme vague s’abattait sur le yacht. Surpris, Bérard se sentit enlacé par la lame. Il allait être emporté et, dans l’espace de l’éclair, la réflexion de William Sagger traversa sa pensée.

 

– Cela a tôt fait de vous enlever un homme !

 

Mais une petite main nerveuse avait saisi son poignet. Le flot passé, il se retrouva couché sur la passerelle, encore retenu par l’Américaine. Habituée à la mer, elle avait vu le danger. Se cramponnant d’une main au garde-fou, de l’autre elle avait empoigné le sous-officier. Il se releva.

 

– Merci, miss ; sans vous, je partais pour l’autre monde.

 

Et elle, animant d’un sourire son visage blêmi :

 

– Vous voyez bien qu’une femme est capable de donner un coup de main.

 

Il rougit, mécontent qu’elle rappelât ses paroles.

 

– Ne vous fâchez pas de ma remarque, reprit-elle sur le ton de la prière ; en refusant à Mlle Ribor et à moi la joie de vous accompagner si vous parcourez encore des pays peuplés de dangers, vous nous avez fait de la peine.

 

– Pour vous, je le regrette.

 

– Et pour elle ?

 

– Pour elle, non.

 

– Vous lui en voulez donc bien ?

 

– Miss, j’ai horreur des ingrats. Eh bien, j’ai vu Marcel faire pour elle des choses que j’admirais, moi soldat, habitué à la vie des colonies. C’est à peine si elle a daigné le remercier.

 

– Timidité peut-être.

 

– Du tout, seulement elle croit que cela lui est dû, et alors… je m’entends.

 

Grâce au dévouement de l’équipage, une nouvelle bonnette avait pu être établie et le Fortune avait repris sa course effrénée. Le jour s’écoula ainsi, le lendemain encore. Le yacht se comportait admirablement, et les passagers avaient fini par s’accoutumer à la tempête. Les conversations recommençaient.

 

Mais Yvonne, à qui l’Américaine avait raconté l’incident de la passerelle, n’avait pas cru devoir lui confier son douloureux secret. Elle était restée triste, et sa froideur envers Marcel s’était accentuée. Au contraire, un amical rapprochement se faisait entre miss Pretty et le « Marsouin ». Celui-ci adoucissait son abord quelque peu rude, pour parler à la jeune fille.

 

 

Intelligent, plus instruit que la moyenne des hommes, car avec son naturel sérieux, il avait cherché à se rendre compte de ce qu’il avait vu ou entendu, il avait avec elle de longues causeries. Sevré de tendresse, il n’avait jamais été tendre jusque-là. Son dévouement inné était demeuré brutal. Maintenant il se sentait changé. Il cherchait des mots plus doux, des périphrases atténuées pour exprimer sa pensée devant la charmante propriétaire du steamer. Et parfois il avait conscience de n’être plus le même. Alors il s’arrêtait court, promenait autour de lui un regard étonné et longtemps gardait le silence.

 

Enfin, le 26 février au matin, c’est-à-dire après plus de trois jours, la tempête s’apaisa. Le vent tomba, le ciel s’éclaircit et le matelot de vigie cria :

 

– Terre !

 

Ce cri avait à peine retenti que matelots et passagers se précipitaient sur le pont. Entraînés vers le sud par l’ouragan, en vue de quelle terre se trouvaient-ils ? Les cartes n’en indiquaient aucune. Le Fortune était à l’entrée d’une vaste baie. À l’est, une montagne formait promontoire. Au fond de l’estuaire s’ouvraient une série de fjords, aux falaises plongeant à pic dans la mer ; à l’ouest une multitude d’îles, d’îlots, de rochers, séparés par d’étroites passes.

 

– Des hommes, fit Yvonne désignant des êtres rangés en ligne sur le rivage.

 

– Non, des pingouins, riposta miss Pretty qui, à l’aide d’une lorgnette, examinait la contrée.

 

En effet, les grotesques oiseaux se distinguaient, avec leurs becs allongés, leurs embryons d’ailes, leurs pattes courtes comme écrasées sous le poids des ventres énormes.

 

– Et, reprit l’Américaine, le pays semble assez désolé. Pas d’arbres, des plaques d’herbes ou de mousses. À l’intérieur, des montagnes couvertes de neige.

 

– Il fait froid du reste.

 

Le thermomètre consulté marquait 8° centigrades. Pour des voyageurs arrivant de régions inondées de soleil, cette température pouvait à bon droit passer pour fraîche.

 

– Mais où sommes nous ?

 

À l’avant, William Sagger dessinait sur une plaque de carton appuyée au bastingage. Miss Pretty l’appela.

 

– Voyons, monsieur le géographe, dit-elle, ne pourriez-vous nous apprendre en quelle contrée du monde nous sommes en ce moment ?

 

Pour toute réponse l’intendant présenta son dessin à la jeune fille.

 

– Tiens, la carte de la baie, pourquoi ?

 

– Je l’ai dressée. Précisément, Miss, pour vous donner l’explication que vous cherchez.

 

– Ce croquis ne me renseigne pas.

 

– Aussi vais-je le compléter. J’ai dans la tête la forme cartographique des moindres parcelles de terre. J’ai donc établi le plan de ce que j’ai sous les yeux.

 

– Et ?

 

– Cette terre est une possession française.

 

– Ça ?

 

Marcel, Claude et Yvonne poussèrent en même temps cette exclamation !

 

– Ça, poursuivit le savant. Découverte en 1772 par un navigateur français… Il s’appelait Kerguelen, et c’est aussi la désignation de l’île.

 

– Kerguelen, répéta Dalvan, je voulais laisser cette terre de côté dans notre voyage, le ciel en a décidé autrement.

 

– C’est impossible, fit une voix.

 

Tous se retournèrent. Le capitaine était près d’eux. Il avait tout entendu.

 

– Pourquoi impossible ? interrogea Sagger.

 

– Parce que nous avons quitté la Réunion par 21° de longitude et que nous serions par 49°.

 

– Eh bien ?

 

– Le cyclone nous aurait donc portés à trois mille kilomètres au sud ?

 

– Comme l’archipel Kerguelen n’a pas bougé, il me paraît évident que le navire a franchi cette distance. D’ailleurs, vous pourrez vous en assurer bientôt. Le ciel est clair, le soleil brillant. Le point nous départagera.

 

À midi, le capitaine fit le point. Le Fortune était par 49° 7’de latitude et 67° 10’de longitude. L’intendant avait eu pleinement raison.

 

Dans ce port, on procéda à une visite du Fortune qui démontra que le navire avait peu souffert. Il était encore en état de faire une longue traversée.

 

– Pouvons-nous gagner l’Inde ?

 

À cette question de l’Américaine, le capitaine inclina la tête.

 

– Parfaitement, miss. Mais là, il sera nécessaire de procéder à une réparation sérieuse. Sans cela, les avaries légères s’aggraveraient et compromettraient un bon et brave navire.

 

Deux journées employées à faire la toilette du yacht, un peu « ébouriffé » par la tourmente, lui rendirent son aspect coquet. Et le 1er mars, sous petite vapeur, le steamer franchit les passes de la baie Hillsborough et se dirigea droit au nord. Mais une fois au large, on fit éteindre les feux et on navigua à la voile. Le vent favorable le permettait et il était urgent d’économiser le combustible. La cale, en effet, contenait du charbon pour deux jours seulement. La brise ayant tourné, il fallut de nouveau recourir à l’hélice, si bien que, le 5, le navire dut mettre en panne, ses chaudières refroidies, pour attendre un vent favorable. Le vapeur n’était plus qu’un voilier, et pour se ravitailler, il devait atteindre l’île Maurice par 20° de longitude sud.

 

L’équipage connut tous les ennuis de la navigation à voiles. Retardé par des vents contraires, immobilisé par un calme plat qui dura une semaine entière, le navire ne mouilla en rade de Port-Louis, chef-lieu de l’île Maurice, que le 28 mars au soir. Il avait mis près d’un mois à effectuer le trajet, que la tempête lui avait fait parcourir en trois jours. Le 29 fut employé à remplir les soutes de charbon. Le lendemain, le yacht reprit la mer, et le 10 avril, il jetait l’ancre en face de Mahé, le seul port français de la côte de Malabar. À un kilomètre au nord, on apercevait le remous causé par l’embouchure de la rivière de Mahé, et le mât de pavillon se dressait, avec sa flèche menue et ses cordages, en face de la route qui va du débarcadère à la ville. Les voyageurs posèrent le pied sur le sol de l’Inde.

 

XIX

LE PAYS DES PIERRES PRÉCIEUSES

 

 

– Serons-nous plus heureux dans nos recherches, sur cette terre classique des monuments grandioses, de l’or, du diamant, des turquoises, des émeraudes, des saphirs, des rubis, le pays des contes fabuleux ruisselants de pierreries, où les poètes, pour atteindre le merveilleux, se bornaient à dépeindre la nature ?

 

Ainsi Marcel salua la patrie des rajahs. William Sagger, devant qui s’exhalait cette bouffée d’enthousiasme, eut un sourire moqueur, mais ne répondit rien. Ils étaient sur le quai, regardant le Fortune qui déjà s’éloignait couronné d’un panache de fumée. Le vaillant navire se rendait à Bombay pour y être radoubé. Avant son départ, on avait tenu conseil. Et Dalvan avait ainsi résumé la discussion :

 

– Ces demoiselles – il s’agissait bien entendu d’Yvonne et de miss Pretty – peuvent sans inconvénient nous suivre à terre. Les établissements français de l’Inde ont à peine 510 kilomètres carrés de superficie, soit le dixième d’un département français. Tandis que le yacht sera en réparation, nous irons de l’un à l’autre, par chemin de fer ou par bateaux. Donc, pas de grosses fatigues, pas de gros dangers légaux, puisque nous voyageons presque constamment en pays anglais.

 

Et avec un soupir de regret, il avait ajouté :

 

– Aux temps des Martin, Dupleix, Bussy, La Bourdonnais, vous seriez restées à bord, car alors de Surate au cap Comorin, tout le pays au sud des monts Vindhya était à nous.

 

– Eh mais ! fit l’intendant, vous me faites concurrence comme géographe.

 

– Non, n’ayez point cette crainte. Ce que je dis est l’épitaphe de la grandeur française dans l’Inde ; grandeur que les Anglais ne nous ont pas enlevée par la force des armes – les raclées que leur infligèrent Dupleix et La Bourdonnais sont légendaires – mais qu’ils nous dérobèrent traîtreusement, profitant de nos embarras en Europe pour nous vendre leur venimeuse neutralité, au prix de honteux traités. L’Inde est pour moi une Alsace-Lorraine coloniale, et ce n’est pas sans une joie réelle que je vois la Russie s’avancer par le nord, alors que nous sommes solidement établis en Indo-Chine. Je suis soldat comme nos ancêtres gaulois et ma devise est : Toutes les revanches !

 

Yvonne écoutait, les yeux agrandis par une émotion intérieure. Dire que c’était là ce frère de lait, qu’elle avait considéré comme un être sans importance, presque un jouet !

 

– Que pensez-vous de cela ? demanda l’Américaine à Claude pensif.

 

– Moi, mais je pense comme Marcel ; en ma qualité de « Marsouin », je suis encore plus vexé que lui, si c’est possible.

 

– À la bonne heure.

 

– Cela vous fait plaisir ?

 

– Énormément.

 

– Pourquoi ?

 

– Pourquoi ? mais parce que…

 

Elle s’arrêta, rougit un peu et acheva tranquillement :

 

– Parce que je suis Américaine.

 

Puis, désireuse de changer le sujet de la conversation :

 

– Si nous songions à notre voyage ?

 

– J’y pensais, interrompit William, et j’ai une proposition à vous faire.

 

– Nous écoutons.

 

– Le territoire de Mahé est coupé en deux. La presqu’île comprise entre la mer et l’Arou.

 

– L’Arou ?

 

– La rivière, c’est le terme indien. Cette presqu’île, dis-je, contient la ville et son mouillage. Les aldées ou villages formant le territoire sont situées sur la rive droite de l’Ar-Mahé, (ruisseau de Mahé), et séparées de l’eau par une bande de terrain appartenant aux Anglais. Ils ont morcelé vos possessions autant qu’ils l’ont pu. Eh bien, traversez le pont et arrêtez-vous sur la route des aldées qui lui fait suite. En pays étranger, vous ne courez aucun risque, puisque l’Administration française devrait, pour vous arrêter, demander l’extradition. Pendant ce temps, j’irai chez l’administrateur, et je m’informerai de M. Antonin Ribor.

 

Sage était le plan. Il fut aussitôt adopté. L’intendant se dirigea vers la résidence. Quant à Marcel et à ses amis, ils s’engagèrent sur le pont de bois jeté en accent circonflexe sur la rivière, et atteignirent l’autre berge entre les aidées anglaises de Great Coloy et de Caclon-house. À gauche de la route, sur une butte peu élevée, on distinguait les bastions du fort Saint-Georges, dominant les ruines du bourg du même nom. À droite, au-delà des agglomérations de Less Coloye et d’Agroen, la première anglaise, la seconde française, se dressait le mont Chalakara, aux pentes couvertes de cocotiers.

 

– Installons-nous près des ruines, proposa miss Pretty.

 

– Volontiers, lui répondit-on en chœur.

 

Tous s’assirent à l’ombre d’un pan de mur recouvert, comme d’un manteau, d’une liane énorme, dont le feuillage vert était semé de larges fleurs violettes. On eût dit des volubilis. Non pas nos frêles corolles d’Europe, ici, elles s’épanouissaient en coupe de la dimension d’un hanap germain. Des frétillements agitèrent les feuilles ; des lézards, dérangés dans leur sieste, filèrent entre les pierres. L’un, à la robe dorée, s’arrêta à quelques pas, et de ses yeux vifs considéra les importuns. Soudain, une lanière de couleur sombre décrivit une parabole en l’air et vint s’abattre sur l’inoffensif saurien. L’Américaine eut un cri de frayeur.

 

– Un naja.

 

C’était un serpent long d’un mètre environ, vulgo serpent à lunettes, dont la morsure occasionne une paralysie générale qui, en peu d’instants, détermine la mort.

 

Le reptile, happant sa proie, rampait vers un buisson voisin. Au cri de miss Pretty, Claude avait bondi devant elle ; il courait sus au naja. Elle l’appela. Il ne répondit pas, mais profitant de ce que la gueule de l’animal était obstruée par le corps du lézard, il saisit le reptile par le cou, lui appuya la tête à terre et d’un coup de talon la broya.

 

– Oh ! monsieur Claude, murmura miss Pretty, pourquoi vous exposer ainsi ?

 

Le « Marsouin » hésita, puis :

 

– J’étais furieux. Il vous avait fait peur.

 

– Ah !

 

Un silence embarrassé suivit. L’Américaine et Bérard baissaient les yeux, Dalvan souriait ; quant à Yvonne, un nuage de tristesse couvrit son doux visage. Ses lèvres s’agitèrent, et dans un souffle, si bas que personne ne l’entendit, cette plainte s’échappa de ses lèvres :

 

– Elle est bien heureuse !

 

Que voulait-elle dire ? Mystère ! Obscurs sont les cœurs des jeunes filles. Muets, les yeux mi-clos errant sur la campagne ruisselante de soleil, les voyageurs songeaient. La mousson du nord-est qui, à peu de jours de là, devait être remplacée par celle du sud-ouest, passait sur eux en un frôlement caressant. Une sensation d’engourdissement, un bien-être anéanti les envahissait. Marcel se souleva brusquement.

 

– Qui sont ces gens-là ?

 

Tous, secoués par le son de sa voix, portèrent les yeux sur la route.

 

 

Un étrange cortège y défilait.

 

En tête, un homme et une femme, coiffés de mitres d’or agrémentées de pierreries étalaient, sur leurs longues tuniques aux plis lourds, une profusion de colliers, de chaînettes, d’arabesques en passementerie.

 

Les saphirs alternaient avec les diamants, les rubis sanglants chatoyaient auprès des émeraudes, la topaze se mariait aux turquoises, aux chrysolithes, aux grenats, aux sardoines, aux malachites. Derrière ces châsses vivantes, une douzaine de personnages marchaient à la queue-leu-leu en habits de fête. Turbans aux aigrettes de pierreries, tuniques et dhoutils – pantalon indien – d’éclatantes couleurs. Le dernier, un Européen reconnaissable à ses vêtements blancs de coupe anglaise, à son casque de toile, semblait le plus satisfait de la bande. Il se frottait les mains avec une énergie qui attira l’attention de Marcel.

 

– Voilà un geste qui ne m’est pas inconnu, fit-il.

 

Au même moment Yvonne s’écria :

 

– Je rêve… mais je crois voir…

 

– M. Canetègne, petite sœur ?

 

– Oui.

 

– Tu ne te trompes pas.

 

– Oh ! le vilain homme ! dit miss Pretty. Nous le rencontrerons donc partout !

 

L’Avignonnais avait aperçu ses ennemis ; tirant des jumelles de sa poche, il les braquait sur eux.

 

– Regarde, regarde, plaisanta Marcel, nous sommes en pays anglais ; tu ne peux rien contre nous.

 

Cependant, le négociant appela sans doute ses compagnons, car ceux-ci se rassemblèrent en cercle autour de lui.

 

– Que leur raconte-t-il ?

 

La réponse à cette question de Marcel ne se fit pas attendre ; quittant la route, la troupe hindoue se dirigea vers eux.

 

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

À dix pas, les indigènes s’arrêtèrent, se courbèrent en un profond salut, puis l’homme qui marchait le premier s’adressa à Dalvan en français assez pur.

 

Il est à remarquer, en effet, que grâce aux écoles établies partout et aux louables efforts du gouvernement, la plupart des Hindous, habitant les enclaves françaises et les environs, possèdent notre langue.

 

– Sahib, dit l’homme – sahib est l’équivalent de seigneur – j’ai à adresser à ta bonté une prière.

 

– J’écoute, répliqua le jeune homme, étonné de cette entrée en matière.

 

L’Indien s’inclina.

 

– À mon costume, tu comprends que je me marie. J’épouse Maïssoura qui m’accompagne, pour laquelle Vishnou, conservateur des Êtres, m’a inspiré l’affection.

 

– Félicitations à Vishnou et à toi.

 

– Maïssoura est belle, elle a dix ans.

 

– Dix ans ! se récria Yvonne.

 

– Oui, expliqua Dalvan ; c’est l’âge de l’hyménée dans l’Inde. Ici la femme se marie entre huit et onze ans ; elle est fanée à vingt et archivieille à trente. Question de climat. Ainsi que les fleurs, les humains croissent plus vite et s’étiolent aussi plus tôt.

 

Et s’apercevant que l’indigène attendait.

 

– Continue.

 

– J’obéis, Sahib. Tu sais que les Invisibles Esprits remplissent le Ciel embrasé et la Terre féconde, veillant sur nous et donnant le bonheur à ceux qui écoutent leurs inspirations. Or, je souhaite que la félicité habite la demeure qu’embellira Maïssoura. J’ai fait tout ce que recommandent les traditions pour atteindre ce résultat. J’ai brûlé le bois d’Arek, jeté l’opium et le gingembre dans le lait d’une génisse sans tache. Depuis un mois, j’entretiens au-dessus de la deuxième ouverture de ma maison, en commençant par l’est, un nid de koubaous, les colombes aux reflets bleus. Chaque matin je leur ai donné, en tenant la fourche à trois dents, un grain de maïs, deux d’orge, trois de riz. J’ai accompli les cent vingt-quatre prières, les douze macérations ; sur un pied, j’ai salué à son lever le Soleil, huitième représentation de Brahma Créateur. Et pour que Siva Destructeur, et son épouse Kali se détournent du Bapota, champ paternel, j’ai tracé devant ma porte les trois cercles concentriques, répandu le sang d’un agneau de trois mois, tout blanc, avec la tache noire sur le dos. J’ai ceint mes reins de l’écharpe des pèlerins avec la pierre rouge consacrée sur le nombril. Bref, je n’ai négligé aucune des prescriptions des livres saints, Brahmanas et Soutras.

 

– Quel bavard ! fit Marcel.

 

– Or maintenant, une inspiration est venue à ce sage, – l’Hindou appuya le doigt sur la poitrine de Canetègne.

 

– Ah ! nous y voilà. Et quelle est l’inspiration ?

 

– L’Esprit du fleuve lui a parlé. Il lui a dit : « Près des ruines de Saint-Georges des étrangers se reposent. Qu’ils assistent au repas auquel sont conviés nos amis, et de longues années de félicité leur sont assurées. » Par cinq fois, nombre cher au héros Rama, je te prie de te joindre à nous avec les tiens.

 

Tous se regardèrent avec surprise. L’Avignonnais se tenait modestement en arrière, semblant prêter peu d’intérêt à ce qui se passait. Mais Marcel se frappa le front.

 

– Où nous conduis-tu ?

 

– À Bentaguel, Sahib.

 

– En territoire français ?

 

– Oui, Sahib.

 

Le jeune homme alla vers le négociant et lui tapa sur l’épaule.

 

– Pas mal, ça, mon brave monsieur Canetègne ; seulement je m’informe et je n’irai pas.

 

– Vous vous trompez, mon brave monsieur Marcel.

 

– Ah bah !

 

– J’ai exploité la superstition de ces imbéciles, et ils vous traîneront de force dans leur village.

 

– Alors bataille ?

 

– Si vous voulez. Seulement comme vous aurez blessé des sujets français, les autorités anglaises vous livreront sans demande d’extradition préalable. Il existe une convention de police à cet effet.

 

– Diable ! pensa le sous-officier.

 

Soudain il se prit à rire et revenant au marié indigène :

 

– Mon ami, dit-il, j’accepte, mais moi aussi, je suis inspiré par les esprits flottants et ils me parlent.

 

– Que t’ordonnent-ils, Sahib, questionna l’Hindou, croyant sans hésiter à l’invention de son interlocuteur.

 

– Toutes les prospérités promises, déclara Dalvan avec le plus grand sérieux, toutes sans exception, disparaîtront si le blanc qui t’a conseillé se sépare de moi une seconde en ce jour. Je vais lui donner le bras. Veille à tout instant qu’il ne s’éloigne pas de moi.

 

Canetègne ne put maîtriser une grimace de dépit, mais comme lui, Simplet exploitait la crédulité du marié, il fallait s’exécuter. Bras dessus, bras dessous, les deux hommes regagnèrent la route des Aldées, suivis par toute la troupe qui manifestait bruyamment sa joie. Comme ils l’atteignaient, William Sagger débouchait du pont en compagnie d’un personnage brun de figure, à l’allure européenne. Ils approchèrent.

 

– Mes amis, déclara William, au gouvernement, aucun indice ; seulement vous êtes signalés de façon particulière, et monsieur, attaché à la police, a tenu absolument à me suivre.

 

Et le personnage inconnu, qui venait de consulter un carnet, s’avança vers Marcel :

 

– Monsieur Marcel Dalvan, au nom de la loi, je vous arrête.

 

– Pardon, je suis en pays anglais.

 

– Du tout, la route est française. Les talus appartiennent à Sa Gracieuse Majesté l’Impératrice des Indes, mais la chaussée est républicaine… Donc…

 

Avec une habileté surprenante, l’agent avait mis les menottes au sous-officier. Les Hindous murmuraient. Le marié expliqua la situation à l’agent. Ce dernier parut embarrassé. Arrêter un contumax était son devoir, mais les règlements d’administration prescrivent de n’offusquer en rien les croyances indigènes. Il songea que cette prudence était inspirée par les événements de 1857, année où la distribution aux cipayes de cartouches enduites de graisse de porc amena la terrible insurrection, qui inonda de sang Barakpour, Meerut, Delhi, le Pendjab, Nassirabad, Lucknow, Benarès, Allahabad, Cawapour. Le porc, réputé impur, avait coûté la vie à plusieurs centaines de mille individus. Ce souvenir aidant, le policier se décida à transiger. Son captif et ses amis assisteraient au repas nuptial, puis il les ramènerait à Mahé et les écrouerait à la prison.

 

Les visages bronzés s’éclairèrent. Le cortège reprit sa marche. Auprès de Marcel, toujours empêtré des menottes, Canetègne s’était placé. Toute sa figure riait, plissée de rides qui traçaient des sillons ironiques dans la chair grasse. Ses mains frétillaient, irrésistiblement attirées l’une vers l’autre pour le frottement favori. Il triomphait sans pudeur.

 

Dalvan l’observait du coin de l’œil, et peu à peu son regard devenait malicieux, au grand contentement d’Yvonne qui, de son côté, saisissait au vol les impressions de son frère de lait, afin de savoir s’il fallait s’abandonner au désespoir ou espérer.

 

– Monsieur Canetègne, commença le jeune homme d’un air aimable.

 

– Monsieur Dalvan, répondit le commissionnaire.

 

– Je suis votre prisonnier.

 

– Je m’en flatte.

 

– Ce n’est pas une raison pour bouder. La bouderie est muette, partant mélancolique. Invités à une noce, rions aujourd’hui, nous pleurerons demain.

 

– Vous pleurerez, rectifia l’Avignonnais.

 

Simplet prit un air contrit.

 

– Je le crois, et je regrette bien d’avoir engagé une lutte inégale contre vous.

 

Canetègne tourna vers son interlocuteur une face effarée. Quoi, il s’excusait ! C’était pour se moquer. Mais le visage du captif était si penaud ; il traduisait si bien l’ennui que le gros homme fut persuadé. Il se rengorgea. Le dindon et l’homme inférieur expriment leur satisfaction de la même manière. Le jabot du négociant se gonfla.

 

– Oui, poursuivit Dalvan de plus en plus humble, j’aurais dû prévoir ce qui arrive. Avec votre grande habitude des affaires, vous étiez assuré du succès final. J’ai compris tout à l’heure le sourire railleur avec lequel vous avez accueilli mes menaces, chez vous, à Lyon.

 

Canetègne rayonna. Il avait eu très peur, lors de la scène que rappelait le sous-officier ; aussi était-il doublement heureux que ce dernier ne s’en fût pas aperçu. Il ne remarqua pas la légère contraction des lèvres de Marcel, le vacillement joyeux de son regard. Aveuglé par l’éloge, il prit un ton paterne :

 

– Vous n’êtes pas maladroit, mon ami, pas du tout. C’est même pour cela que vous êtes attaché alors que vos amis sont libres. Les menottes vous donnent la mesure de mon estime. Seulement, vous êtes jeune ; une ou deux fois, à l’aide de farces très drôles – j’en ai ri après, vous voyez que je rends justice à mes adversaires – une ou deux fois, vous m’avez glissé entre les doigts. Mais cela ne pouvait se répéter souvent. Un homme averti en vaut deux. Cependant je reconnais qu’en vous guidant quelque peu, vous deviendriez un sujet remarquable.

 

Simplet garda le silence. Une envie de rire le prenait, en voyant son ennemi s’engluer à sa feinte humilité. Il n’aurait pu ouvrir la bouche sans se trahir.

 

Le cortège, après avoir suivi le chemin sinueux des Aldées, bordé par les futaies de Chambra-Cannoa et de Palour, empruntait la route de Paroly à Choely, pour rejoindre le sentier de Bentaguel. À cent mètres, les ruines de la redoute de Chankaly apparaissaient, drapées de végétations fleuries.

 

– Oui, je me suis trompé, reprit Dalvan, dominant ses velléités de gaieté ; je suis arrivé, j’ai vu une jeune fille que vous vouliez épouser malgré elle.

 

– Elle vous a paru jolie, et avec un doux espoir, vous vous êtes déclaré son chevalier. J’ai deviné vos sentiments.

 

La suffisance perçait dans cette réplique de l’Avignonnais.

 

– C’est surprenant ! s’écria le sous-officier, vous auriez été mon confident que…

 

– L’observation, mon jeune ami, l’observation et l’expérience.

 

– Eh bien ! je reconnais mes torts et je veux vous proposer un traité.

 

– Un traité ?

 

Le négociant dressa l’oreille.

 

– Oui.

 

– Allez. On doit toujours écouter.

 

– Vous désirez épouser Yvonne ?

 

– Je ne puis dire le contraire.

 

– Reprenez donc votre idée.

 

– Que je…

 

Vraiment le négociant était ahuri.

 

– Vous me rendrez la liberté, conclut Simplet, après le mariage.

 

– Après, c’est possible.

 

– Oh ! je suis très sincère. À ce point que je vous donnerai un bon conseil.

 

– Donnez ?

 

– Ne rentrez pas de suite en France.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que la résistance de ma sœur de lait, résistance qui m’a embarqué dans ce sot voyage, provient…

 

– De ?…

 

– De ce qu’elle a peut-être distingué quelqu’un…

 

Un cri de Canetègne lui coupa la parole.

 

– Vous en êtes sûr, mon bon ; je conçois tout. Adieu l’espoir, adieu le dévouement. Je savais bien que vous étiez pratique. Des fatigues sans récompense, la lutte au profit d’un autre, il n’en faut pas. À présent, je considère la proposition comme sérieuse. Prisonnier pour elle, certain que son cœur ne vous appartiendra jamais – car vous en êtes certain, bien que vous disiez : Peut-être ! On ne me trompe pas, moi. – Dans cette mauvaise posture, vous avez réfléchi. Vous vous êtes affirmé que le seul moyen de sortir de l’impasse était de faire votre paix avec moi, de renoncer à cette course autour du globe. C’est parfait, et cela fait honneur à votre jugement.

 

Et avec abandon :

 

– Vous pressentez bien qu’une fois sorti du Grand Brûlé, j’ai couru chez le procureur général à Saint-Denis et, séance tenante, je lui ai fait câbler à tous les établissements français de l’Inde. À peine débarqué, le télégraphe a joué. Dans chaque ville, je solde un agent qui ne quitte pas le gouvernement et moi, je vous attendais ici, tout en faisant du commerce.

 

Une poussée d’orgueil colora ses joues.

 

– Car je ne perds jamais mon temps, moi. Les Hindous, quand ils s’épousent, adorent se parer comme le couple qui nous précède. La tiare, les pierreries, coûtent trop cher pour la bourse de la plupart, tel le mien qui appartient à la caste des koumhar ou potiers. Alors, on les leur loue.

 

– C’est une grosse mise de fonds, souligna sérieusement Marcel.

 

– Erreur, mon jeune ami ; mes diamants sont de verre, mes ors de cuivre. Ils l’ignorent, payent une location… salée…, et me signent un renoncement à leurs propriétés, au cas où ils égareraient quelqu’un des joyaux. Puisque vous devenez raisonnable, je vous associe à mes opérations. J’ai besoin d’un second actif et adroit pour lancer l’affaire sur d’autres points. Ça va-t-il ?

 

– Vous le demandez ?

 

– Alors, avant dix ans, nous serons les plus gros propriétaires fonciers de l’Inde. Vous voyez que rien ne me presse de retourner en France.

 

– Vous êtes prodigieux ! déclara Marcel avec une apparence d’admiration si bien jouée, que l’Avignonnais le prit amicalement par le bras et marcha ainsi près de lui jusqu’au village.

 

Au milieu d’un bois touffu, abritées par la ramure, les paillottes de l’aidée étaient semées au hasard. Chaque famille avait choisi un emplacement à sa convenance, sans souci des alignements. Sous un bananier une table était dressée. Des amoncellements de fruits, de végétaux, des flacons de spiritueux aux étiquettes anglaises la couvraient.

 

– Les Hindous, professa William, ne mangent point de viande ; le brahmanisme en a fait des végétariens. C’est même ce qui empêche la propagation du bétail. Les buffles superbes de la péninsule sont utilisés seulement comme bêtes de trait ou de labour.

 

Profitant de l’inattention générale, Marcel s’était glissé près d’Yvonne et la mettait rapidement au courant de sa conversation avec Canetègne. Il se sentit brusquement tiré en arrière et jeté contre le négociant. Les deux hommes poussèrent une exclamation. Le marié était devant eux.

 

– Sahib ! gémit-il, tu veux donc attirer le malheur sur ma maison ?

 

– Moi, mais non !

 

– Alors pourquoi te sépares-tu de Canetègne, Sahib ? Tu sais bien que les Esprits ont parlé.

 

– Ah ! c’est vrai.

 

– Tu m’as dit de veiller à ce que leurs ordres soient exécutés, permets-moi donc de prendre une précaution.

 

Sur un signe, l’un des invités avait disparu dans une paillotte. Il en sortit presque aussitôt avec un lien de paille. L’époux s’en saisit et attacha le bras droit de Dalvan au bras gauche de l’Avignonnais.

 

– Pardonne-moi, mais c’est une existence de bonheur que j’assure ; grâce à ce lien, plus de danger que vous cessiez d’être ensemble.

 

Le négociant et le jeune homme se regardèrent en riant.

 

– Vous nous avez fait une bonne farce, mon bon, fit le premier.

 

– Bah ! riposta Simplet, c’est le symbole de notre association.

 

– Très juste !

 

– Vous voyez bien qu’il faut en prendre notre parti.

 

On se mit à table. Au bout de cinq minutes, Dalvan pestait.

 

 

– Ces menottes me gênent horriblement.

 

– Oh ! fit Canetègne, rien ne s’oppose à ce que l’on vous en débarrasse ; notre hôte a pris soin, avec sa tresse, de les rendre inutiles.

 

Et l’agent remit l’appareil dans sa poche, laissant les mains libres au sous-officier.

 

Yvonne se trouvait en face du négociant. Celui-ci éleva son verre empli jusqu’aux bords de Porto-Wine.

 

– Chère demoiselle Ribor, fit-il, je considère ce festin comme notre repas de fiançailles ; je bois à notre heureuse union.

 

La jeune fille ferma les yeux.

 

– Ce toast, s’empressa d’ajouter Dalvan, est le résultat d’un entretien que nous venons d’avoir, M. Canetègne et moi. Nous sommes arrêtés, sous le coup de la prison. Miss Diana Pretty Gay Gold, qui a été si bienveillante, risque d’être inquiétée. Pour sauver tout le monde, il suffit que tu te dévoues. Nous avons fait le possible pour toi, à ton tour maintenant.

 

– Très bien, appuya l’Avignonnais. Voilà qui est parler.

 

D’une main tremblante, Yvonne éleva son verre et le choqua contre celui du commissionnaire.

 

– À nos fiançailles ! murmura-t-elle d’une voix éteinte.

 

Dalvan l’avait prévenue. Elle savait se prêter à un jeu destiné à endormir la défiance de l’ennemi commun. Pourtant une émotion poignante la torturait. Il lui semblait commettre un sacrilège. L’affection, cette divinité de la jeunesse, se révoltait contre la ruse à laquelle on la mêlait. Et sans doute aussi la jeune fille pensait :

 

– Pour que Simplet imagine une telle comédie, il faut bien qu’il ne songe pas à m’épouser. Autrement tout son être se soulèverait de colère et de dégoût.

 

Se méprenant sur la cause de son trouble, l’Avignonnais voulut « lui remonter le moral », et avec des grâces qu’un éléphant eût enviées :

 

– Remettez-vous, chère demoiselle. Dans les cervelles de jeunes filles naissent des projets éphémères, que la réalité se charge de dissiper. Je vous tiens en grande estime et vous trouverez le bonheur dans notre union. Elle ne vous passionne pas ; vous aviez pensé à un autre ; votre frère de lait m’a prévenu.

 

– À un autre ! répéta Yvonne surprise.

 

Interrompu par le superstitieux marié, Dalvan n’avait pas eu le loisir de donner des détails à sa compagne. Elle ignorait donc « le conseil » qui avait convaincu le négociant. Ses yeux étonnés interrogèrent le visage de Simplet. Elle le vit pâle, les orbites marquées d’une tache bleuâtre. Emporté par le désir de persuader son adversaire, le sous-officier avait senti l’importance de l’annonce faite à l’Avignonnais. Il avait parlé, triomphé des dernières défiances du madré personnage. Mais en lui entendant rappeler ses paroles, il avait éprouvé une douleur cuisante. Son cœur s’était contracté. Un instant la circulation avait été suspendue, et devant ses yeux voilés s’était profilée la silhouette du mont Fady. À ses oreilles avaient résonné les mots échappés au rêve de sa chère Yvonne :

 

« Antonin ! revenir en France… L’épouser ! »

 

Dès le premier instant il s’était sacrifié, il n’avait donc pas le droit de se complaire aujourd’hui dans sa souffrance. Il se raidit, rappela les couleurs à ses joues, le sourire sur ses lèvres, la vie dans son regard. Et sûr de lui-même, incapable d’émotion désormais, le cœur pétrifié, le front d’airain, il présenta, à celle qui avait mis en lambeaux son espoir, un masque froidement impassible de gladiateur condamné. Canetègne continuait à piétiner les plates-bandes du rêve.

 

– Oui, disait-il, un souvenir de France, l’idéal entrevu un soir de bal, fantoche dont l’imagination fait un demi-dieu. Cela, ma chère demoiselle, n’a pas d’importance. Nous laisserons à ce brouillard le temps de se dissiper. Et après, munie du vrai bonheur, du seul qui puisse fixer les esprits sérieux, de l’argent, vous me remercierez de m’être jeté à la traverse, d’avoir immobilisé le char de la féerie en mettant dans ses roues le bâton du réalisme grossier. Aux fumées d’ambroisie, aux vapeurs du nectar, vous préférerez le plat solide, le vin généreux.

 

Ouf ! Il respira, satisfait de son improvisation. De nouveau son verre heurta celui d’Yvonne. Trop violemment, car des gouttes de porto sautèrent sur la table. Un gémissement sortit de tous les gosiers hindous.

 

– Du vin répandu, malheur sur nous !

 

– Eh non ! s’écria l’Avignonnais, couvrez de sel les taches de liquide, et la prospérité descendra sur vos maisons.

 

De toutes parts des poignées de sel s’abattirent sur l’endroit mouillé par le vin rose.

 

L’on buvait sec. Canetègne poussé par « son associé » – c’est ainsi qu’il désignait Dalvan – asséchait coup sur coup la noix de coco curieusement ouvragée qui lui servait de verre. Le policier, encouragé par son patron, vidait les flacons dans sa coupe d’un air pâmé. Il se penchait vers son voisin, William Sagger, et tandis que les spiritueux s’échappaient du goulot avec un glouglou brutal, il murmurait, les paupières baissées, la face enluminée :

 

– Quelle musique, monsieur, quelle musique !

 

Les époux avaient disparu. Au son de la guitare au manche allongé et de la flûte, les invités se balançaient en cadence. Sans doute, les fumées des spiritueux augmentaient les oscillations de leurs corps, leur faisaient perdre la mesure ou esquisser des pas imprévus. Mais ils s’en tiraient tout de même. Seulement, après chaque figure chorégraphique, – et Brahma sait si elles sont nombreuses, – c’étaient de nouvelles libations. Bientôt la scène d’ivresse, ultime de toute fête hindoue, commença. Ruisselants de sueur, les yeux hors de la tête, tous se prirent à tourner avec des contorsions simiesques. Le mouvement de rotation s’accéléra, devint vertigineux. Un à un les danseurs roulèrent à terre. Le plus grand nombre, se trouvant couché, jugea opportun de dormir.

 

Quelques-uns, plus résistants, luttèrent encore ; l’alcool anglais les terrassa à leur tour. Le lieu du repas ressembla bientôt à un champ de bataille. Et dans le silence, coupé par les rauquements de respirations embarrassées, une voix chevrotante s’éleva :

 

Madame la marquise,

Votre bras est bien fait ;

Votre taille est bien prise

Et votre pied parfait.

 

Canetègne chantait, et avec la tendresse des ivrognes :

 

– Écoute ça, mon petit Marcel, disait-il ; c’est une chanson d’autrefois. On n’en fait plus comme ça.

 

Et reprenant avec les variantes les plus réjouissantes :

 

J’aime sur votre joue

Ces mouches de velours,

Votre coquette moue

Et vos piquants discours.

 

Mais, ô ma toute belle,

Songez-vous qu’à l’instant,

Votre fille Isabelle

Revient de son couvent ?

 

Adieu, vos succès à la cour,

Il faut que chacun ait son tour.

 

Ses paupières clignotaient ; ses yeux promenaient sur toutes choses un regard noyé.

 

Du geste Dalvan désigna à William et à Claude le policier qui, sans cérémonie, dormait les coudes sur la table.

 

Les deux hommes soulevèrent l’agent et le portèrent avec sa chaise à la place de Simplet. Celui-ci s’était levé. Le mouvement troubla l’Avignonnais, toujours attaché au sous-officier par le lien de paille.

 

– Reste donc tranquille, mon petit Marcel, fit-il d’une voix pâteuse.

 

– Je me lève pour mieux t’entendre.

 

– Pour mieux m’entendre ?

 

– Parfaitement ! la voix monte et alors…

 

– C’est juste ! Alors elle te plaît, ma chanson. Écoute-moi le second couplet. Allons bon ! je l’ai oublié.

 

Canetègne pencha le front, ferma les yeux, cherchant.

 

– Ah ! je l’ai, bredouilla-t-il, c’est la réponse de la marquise. Tu vas voir si c’est touché :

 

Marquis, si la franchise

Est votre qualité,

Souffrez que je vous dise

Aussi la vérité.

 

Il s’interrompit. Profitant de sa préoccupation, Dalvan avait dénoué le lien qui fixait son bras droit au bras gauche de son ennemi.

 

– Qu’est-ce que tu fais encore ? questionna le commissionnaire.

 

– Je desserre leur satanée corde.

 

– Non, pas ça. Les Hindous ne plaisantent pas, rattache vite.

 

– Volontiers.

 

Et tranquillement, le jeune homme glissa dans l’anneau de paille le bras de l’agent.

 

– À la bonne heure, approuva Canetègne trop ivre pour s’apercevoir de la substitution. Je poursuis le couplet de la marquise :

 

Aussi la vérité.

Vous portez à merveille

Manchettes à sabot,

Chapeau rond sur l’oreille,

Rubans, poudre et jabot.

Mais, ô très noble père,

Songez-vous qu’à l’instant

Votre grand fils Valère

Revient du régiment ?

 

Le chanteur enflait sa voix. Il fit un couac, et sans en paraître troublé attaqua le refrain :

 

Adieu, vos succès à la cour,

Il faut que chacun ait son tour.

 

Le doigt sur les lèvres, Dalvan invita ses amis à le suivre. Tous sur la pointe des pieds, évitant de froisser les branches, gagnèrent la limite de la clairière.

 

– Té, mon petit Marcel, où vas-tu ?

 

Cette question, sortie de la bouche de l’Avignonnais cloua les fugitifs sur place. Mais un regard dans la direction de l’ivrogne les rassura. Penché sur le policier dont le front s’appuyait à la table, Canetègne continua :

 

– Tu dors. Tu ne veux pas connaître le troisième couplet. C’est le plus beau. Le triomphe de l’amour paternel… et maternel aussi. Non… tu as ton compte. Ça m’est égal, je le chanterai pour moi !

 

Et avec un accent de mépris grotesque :

 

– Ces jeunes gens. Ça ne sait pas se modérer. Ça boit comme des éponges et ça s’endort. Mais regardez-moi donc. J’ai ri comme tout le monde sans perdre mon sang-froid.

 

Il fit un mouvement comme pour quêter les félicitations des assistants, mais l’équilibre lui manqua. Il s’agrippa à la table et réussit à se rasseoir.

 

– Sont-ils bêtes, ces Hindous ! grommela-t-il. Ils s’installent sur un terrain pas solide… et la terre se dérobe sous les pieds. Sont-ils bêtes !

 

Puis sans transition, passant à un autre ordre d’idées :

 

– Troisième et dernier couplet, clama-t-il d’une voix de Stentor :

 

– C’est ma fille Isabelle !

– C’est Valère, mon fils !

Marquise, qu’elle est belle !

– Qu’il est galant, marquis !

– Je crois voir ta figure,

Marquise, à dix-huit ans.

– Je crois voir ta tournure,

Marquis, en ton printemps.

Si notre place est prise,

N’en soyons point jaloux.

– Acceptez une prise

Et raccommodons-nous.

 

Adieu, nos succès à la cour,

Il faut que chacun ait son tour.

 

Sous les arbres les fugitifs avaient disparu, et tandis que l’écho affaibli des chants de Canetègne leur parvenait encore, Simplet disait à ses compagnons qui le félicitaient de les avoir délivrés :

 

– Ne parlons pas de ça. On est à table. Un monsieur vous gêne, on le grise. C’est vraiment trop simple !

XX

L’INDE TELLE QU’ELLE EST

 

 

Lorsque la noce fut dégrisée, on s’aperçut que Canetègne n’avait plus le même compagnon – de chaîne.

 

Furieux, il ne pouvait expliquer l’aventure. Aussi dans toute l’Aldée des lamentations retentirent. Les invités européens avaient disparu. Le bonheur du jeune ménage était compromis. Le mari et ses parents songèrent d’abord à déchiqueter le policier et son compagnon.

 

Par bonheur pour eux, un brahme en promenade les tira d’affaire. Moyennant quelques roupies, il déclara aux indigènes que Marcel était issu de Rama ; qu’il était descendu sur terre avec sa suite pour combler de prospérités les pauvres Hindous ; que le lien de paille était une relique, et que le négociant lui-même, dont le bras avait eu l’insigne honneur de demeurer en contact avec le divin visiteur, était personne sacrée.

 

Alors ce fut autre chose. Chacun prétendit posséder un fragment de relique. Les habits de Canetègne, voire même ceux de l’agent, furent découpés en petits morceaux. Les gens de l’Aldée, ceux des villages voisins accourus au bruit de la merveilleuse visite, se les partagèrent. Les cheveux même des deux hommes excitèrent les convoitises des derniers venus, et on les rasa de près.

 

Bref, au soir, saturés d’adorations, mais couverts seulement de petits jupons de toile, obligeamment prêtés par le marié radieux, le négociant et son policier firent dans Mahé une rentrée qui n’était pas positivement triomphale.

 

L’agent, après s’être nanti d’une toilette présentable, se rendit de bon matin chez l’administrateur pour lui rendre compte de sa mission. Pour plus ample informé, l’administrateur expédia un secrétaire chez Canetègne. Ce secrétaire confia l’affaire à un négociant, qui la colporta aussitôt chez tous ses confrères. Les occasions de rire sont rares à Mahé. Aussi toute la ville fut-elle bientôt au courant. On stationnait devant la maison occupée par l’Avignonnais. On voulait le voir. Les dames, qui occupent leurs loisirs à déchiffrer nos partitions parisiennes introduisaient une légère variante dans celle de Kosiki et fredonnaient :

 

Ah ! Par Bouddha ! par Bouddha ! par Bouddha !

Le joli Rama que voilà !

 

En un mot, le commissionnaire connut, à sa profonde mortification, tous les inconvénients de la célébrité. Il n’osait sortir de peur d’une ovation burlesque.

 

Tout le jour il resta enfermé chez lui, tournant dans les chambres, s’irritant de plus en plus à la pensée que ses ennemis fuyaient sans être inquiétés, maudissant Marcel et lui-même, justement puni de sa sotte confiance. L’agent, d’après ses ordres, avait retenu un bateau côtier. L’ombre venue, Canetègne s’embarquerait, gagnerait Calicut à quelques lieues au sud de Mahé. Cette ville étant tête de ligne du railway transpéninsulaire, qui finit sur la côte de Coromandel, à Négapatam, port distant de neuf kilomètres seulement du territoire français de Karikal, il comptait bien rejoindre ses astucieux adversaires. Et une fois qu’il les tiendrait, il ne les lâcherait plus. Il formulait les plus terribles serments de vengeance, quand sa domestique indienne – les pieds nus, la jupe courte, le torse à demi couvert par une écharpe de cotonnade – le prévint qu’un indigène demandait à lui parler :

 

– Un indigène !… Sans doute pour une location de costumes de mariage. Impossible, je m’absente et n’engage aucune affaire nouvelle. Renvoyez-le.

 

Un instant après, la servante reparaissait. L’inconnu insistait. Il s’agissait d’une chose intéressant personnellement M. Canetègne. Le négociant reçut le visiteur. C’était un homme de taille moyenne, à la peau foncée. Il portait le turban blanc, la longue tunique de cotonnade bleue, serrée aux hanches par une ceinture à maillons de cuivre, dans laquelle était fiché un kandjar recourbé. Ses pieds nus sortaient d’un dhoutil également bleu, étroit aux chevilles, plus large sur la jambe.

 

– Canetègne-Sahib ? fit-il en entrant.

 

– C’est moi.

 

– Bien. Ton aventure à l’Aldée de Bentaguel fait l’objet de toutes les conversations. J’ai des oreilles, j’ai entendu. J’ai appris que tu poursuis des brigands français, qu’ils t’échappent toujours, et j’ai pensé que nous aurions intérêt peut-être à nous allier.

 

L’Avignonnais examinait l’Hindou. Il était frappé de l’audace de son regard, de l’intelligence de sa face large.

 

– Qui est-tu, interrogea-t-il ?

 

– Je suis Nazir, de la nation des Ramousis.

 

– Qu’est-ce que les Ramousis ?

 

– Une race noble entre toutes celles qui peuplent l’Inde. Comme les brahmines, nous refusons de travailler. Nous prenons ce dont nous avons besoin aux Hindous des castes inférieures.

 

– Sans payer ?

 

– Naturellement.

 

– Alors vous êtes des voleurs ?

 

– C’est ainsi que les Anglais nous appellent.

 

Et Nazir se redressa avec l’orgueil d’un gentilhomme.

 

– Eh bien ! Nazir, que veux-tu ?

 

– Je suis pauvre ; les Anglais aux favoris rouges troublent notre industrie. Toi, tu es riche ; prends-moi à ta solde. Je poursuivrai tes ennemis et morts ou vifs, je les arrêterai.

 

– Oh ! morts !… Je ne tiens pas à verser le sang.

 

Le Ramousi haussa les épaules.

 

– Tu as tort. Le poignard est l’ami le plus fidèle. Cependant j’exécuterai tes ordres. Nous savons l’art des ruses et des déguisements. Notre courage est grand, mais notre adresse n’y perd rien.

 

– Et si j’acceptais, que demanderais-tu ?

 

– Dix roupies par mois. De plus, je veux être traité avec déférence. En signant le pacte, je deviens ton allié, non ton serviteur.

 

 

Évidemment Nazir avait dit vrai. C’était un gaillard qui n’avait pas froid aux yeux. Canetègne, qui n’était pas très certain de son propre courage, comprit que l’Hindou lui serait un aide précieux. Peu coûteux d’ailleurs. Avoir à sa solde, pour dix roupies mensuellement, un brave capable de jouer du kandjar, c’était véritablement une occasion.

 

– Peux-tu quitter la ville aujourd’hui ?

 

– À l’instant même.

 

– Alors j’accepte ta proposition.

 

– J’en étais sûr.

 

– À neuf heures, sois au débarcadère.

 

– J’y serai.

 

Et déjà le Ramousi se dirigeait vers la porte. Le négociant le rappela.

 

– Tu ne me demandes pas où nous allons ?

 

– Que m’importe. Tu me payes, je te suis. Le but m’est indifférent.

 

Sur ces mots, il fit une sortie majestueuse, laissant le commissionnaire tout surpris. Sans qu’il voulût se l’avouer, Canetègne était impressionné par les grands airs de son nouvel employé. Nazir fut exact au rendez-vous et, vers la dixième heure, le caboteur loué par le policier quitta la rade de Mahé et cingla vers Calicut.

 

Conseillés par William, pour qui le réseau de la voie ferrée Cisgangétique n’avait pas de secrets, Marcel et ses amis avaient atteint la ville anglaise le matin même, et à cette heure, ils filaient à toute vapeur à travers les plaines du Naghiri.

 

Des Bania ou marchands, des officiers de l’armée indo-anglaise étaient les seuls voyageurs que contenait le train. Au matin, les Français atteignirent la ville de Koûnbatore, située près des sources de la Cavery, qui à son embouchure arrose Karikal. Mais au lieu de suivre le cours du fleuve, le railway remonta vers le Nord jusqu’à Ostaramund, où les voyageurs durent séjourner plusieurs heures pour attendre la correspondance sur Negapatam. Cet arrêt, du reste, leur fut profitable.

 

Et Marcel, si enthousiaste de la péninsule Hindoustan, toucha du doigt les dessous de son apparente prospérité. Une promenade dans la ville suffit. La population était morne. Près des habitations riches, arrêtés par les grilles, des misérables Hindous se pressaient. Maigres, hâves, l’œil luisant, avec une résignation grosse de colère, ils attendaient l’aumône.

 

Parfois une voix hurlait un des nombreux jurons, où les noms de Brahma, Vishnou, Siva, Kali s’associent à une injure. Un grondement courait dans la foule. Puis un silence plus lourd succédait à cette explosion. Et comme les voyageurs regardaient, étonnés par ce spectacle farouche, William Sagger dit simplement :

 

– La famine.

 

– La famine, ici, dans ce pays béni du ciel ! se récria Dalvan.

 

– Ma foi oui, et le tableau que vous avez sous les yeux n’est pas exceptionnel. Chaque année où la récolte n’est pas superbe, la faim prend les Hindous aux entrailles et, dans certaines provinces, détruit un tiers de la population.

 

– Mais on ignore cela en Europe.

 

– Certes. Les Anglais ont tout intérêt à le cacher. Ils ne disent pas que les négociants de Calcutta, de Madras, de Bombay spéculent sur les grains, augmentant ainsi la misère. Ils ne disent pas que lorsque des millions d’hommes râlent d’inanition, ils exportent les mêmes quantités de céréales. Il ne faut pas que leur commerce souffre.

 

– Comment les deux cent cinquante millions d’Hindous n’ont-ils pas le courage d’exterminer les cent mille Anglais qui détiennent la fortune de l’Inde ?

 

– Ils sont doux en général. Le brahmanisme, la croyance en la métempsycose les rendent respectueux de la vie des moindres animaux. En tout, il y a quarante ou cinquante millions d’indigènes attendant une occasion pour se soulever.

 

– Ce serait suffisant, il me semble, pour chasser les occupants européens.

 

– La force des Anglais provient uniquement de la faiblesse de leurs sujets. Ceci m’amène tout naturellement à une comparaison. En France, naïfs comme vous l’êtes, vous déclarez à tout propos et hors de propos, que les Saxons vous sont supérieurs en fait de colonisation.

 

– Ma foi, affirma Marcel, il me semble…

 

– Il vous semble mal. Les colonies françaises deviennent françaises : voyez le Canada, la Louisiane, l’Algérie, la Guadeloupe, la Réunion. Les colonies anglaises ne subissent aucune assimilation. Pourquoi ? Parce que vous entreprenez la conquête morale des peuples, tandis que les habitants de la Grande-Bretagne cherchent seulement à les confisquer commercialement. Nulle part l’exemple n’est aussi frappant qu’ici. Un proverbe typique est celui des Mahrattes. « Les jours de liberté reviendront, disent-ils, quand les pavillons tricolores franchiront les portes de l’Occident. » Je m’arrête, fit brusquement l’intendant, l’heure de prendre le train est arrivée.

 

Tous revinrent à la gare. Ils étaient pensifs. La digression de Sagger, en face des meurt-de-faim, pâles victimes de l’occupation saxonne, les avait attristés, et tout bas Yvonne, se penchant à l’oreille de Diana, répéta la devise citée la veille par Marcel :

 

– Toutes les revanches !

 

– Oui, toutes, appuya l’Américaine ; je les souhaite toutes, au nom de la civilisation et du progrès.

 

De nouveau les voyageurs roulèrent sur la voie ferrée. Au passage, ils notèrent les villes de Kumbakouam, Trichinopol. Prévenus maintenant, ils découvraient partout les traces de la faim. Des malheureux aux joues caves, aux membres grêles, guettaient les voyageurs. Ils s’offraient à porter les bagages pour un cashe ou un paice. Et William, encyclopédie vivante, disait :

 

– La roupie vaut actuellement non pas 2 fr. 06, comme on le croit, mais 1 fr. 84. Elle se décompose en 8 fanons, le fanon en 2 annas, l’anna en 12 cashes ou paices. C’est-à-dire que ces pauvres diables transporteront une malle, souvent à plusieurs centaines de mètres, pour un centime environ.

 

Dans les champs, les paysans au torse nu, les reins serrés dans une bande de toile, demeuraient accroupis, immobiles, attendant la mort avec ce stoïcisme silencieux de ceux qui vivent près de la terre. Et dans le convoi, dont le roulement formidable troublait le calme de tombeau de la plaine embrasée, les officiers anglais riaient, les marchands jouaient, sans un regard, sans une pitié pour ces moribonds qui bordaient la voie ainsi qu’une armée de spectres.

 

À Négapatam, les voyageurs passèrent la nuit dans un boarding house tenu par la veuve d’un major, et le lendemain, de grand matin, ils se mirent en marche vers Karikal. Les neuf kilomètres qui les séparaient de la limite de la possession furent franchis en une heure trois quarts, sur une belle route soigneusement entretenue.

 

Tout de suite, ils comprirent qu’ils avaient quitté la terre anglaise après avoir traversé le pont jeté sur le Nagour-Odaï, ou rivière de Nagour. Sur la rive droite, la campagne stérile, desséchée, au sol crevassé par le soleil dévorant. Sur la rive gauche, un pays fertile découpé en rizières, vergers, bouquets de palmes, plantations d’indigotiers, de cotonniers, de tabac. Et comme ils s’étonnaient :

 

– Tout cela, fit ironiquement Sagger, vient de ce que le Français n’est pas colonisateur. Les Hindous anglais périssent de faim, les Hindous soumis à la France vivent dans l’abondance. On a construit ici deux cents réservoirs, lesquels alimentent six grands canaux avec de nombreuses ramifications. Le résultat est que le pays a mérité d’être appelé « le Jardin de l’Inde méridionale » et peut nourrir cent quatre-vingt-quinze habitants par kilomètre carré, soit cent vingt-quatre de plus que le sol de la métropole.

 

Puis ils tinrent conseil. Claude fit remarquer que la maison de l’administrateur devait être surveillée par un agent à la solde de Canetègne. L’Avignonnais l’avait positivement déclaré lors de leur rencontre à Mahé. Il était prudent de ne pas s’y rendre ; autant rester en dehors de la ville, et trouver un expédient pour se renseigner sur Antonin Ribor. Mais Dalvan haussa les épaules.

 

– Nous avons une avance sur notre ennemi. Donc, rien à craindre ; laissez-moi faire.

 

L’habitude de la confiance était venue à tout le monde. On suivit donc le brave garçon. Il laissa les amis sur le port. Sur la place du Gouvernement, il n’eut pas de peine à reconnaître le policier chargé par Canetègne de le saisir au passage. Chaque profession a ses stigmates. Un avocat ne saurait être confondu avec un barbier, encore que tous deux soient « rasants » ; un « cabotin » se distingue d’un laquais, bien que l’un et l’autre soient rasés.

 

 

L’agent était à la fois grand, fort et… blond filasse. Il avait de gros yeux bleus, le nez bulbeux, décoré d’un aimable carmin, la bouche fendue en coup de sabre, les épaules larges, la poitrine bombée, des pieds et des mains pour deux. Debout devant un pilastre de la façade, il causait amicalement avec un secrétaire de l’administrateur. Marcel l’enveloppa d’un regard.

 

– Nous allons rire un peu, dit-il.

 

Et tranquillement, ainsi qu’un homme qui n’a rien à craindre, il s’approcha. Les causeurs s’étaient tus.

 

– Pardon, messieurs, vous êtes sans doute attachés à la Résidence ?

 

– Oui, monsieur, répondit le secrétaire.

 

– Enchanté, monsieur, car vous pourrez, j’espère, me donner un renseignement.

 

– À votre disposition.

 

– Merci. Sur dépêches du Procureur général de Saint-Denis, Réunion, et de M. Canetègne, négociant, un agent doit être en observation aux environs, attendant des personnages qui ont échappé à la justice métropolitaine.

 

– Que lui voulez-vous ? questionna le policier.

 

– Lui faire une communication de la part de M. Canetègne. Aussi vous serais-je obligé de me mettre en rapport avec lui.

 

L’agent parut se consulter. Il jugea qu’il pouvait parler.

 

– C’est facile, dit-il.

 

– Ah !

 

– Car c’est moi-même.

 

– Très bien. Je ne perdrai pas de temps alors, car je dois encore me rendre à Pondichéry…

 

– À deux pas, une journée de mer par steamer, deux à la voile.

 

 

– Je sais bien, mais je suis pressé. Pour en revenir à nos moutons, vous êtes chargé d’arrêter des filous. Vous les reconnaîtrez à ceci : ils viendront s’enquérir d’un certain Antonin Ribor qui probablement n’a jamais paru en cette ville.

 

– Jamais !

 

Dans un sourire fugitif, Dalvan songea :

 

– Je suis fixé sur ce point. Maintenant taquinons Canetègne.

 

Et gravement :

 

– Avertis sans doute de la surveillance dont ils sont l’objet, ces coquins ont imaginé une ruse, pas maladroite en vérité. L’un, assez gros, à la chevelure rare, paraissant friser la cinquantaine, bien qu’il soit tout jeune – juste punition de ses fautes, – l’un donc se fait passer pour M. Canetègne. Vous ne connaissez pas cet honorable négociant, il serait possible que vous ajoutiez créance aux dires du drôle. C’est pour éviter cet inconvénient que j’ai effectué le voyage.

 

Le jeune homme avait l’air très sérieux. Rien dans sa physionomie n’indiquait qu’il faisait une formidable farce à son ennemi. Pourtant le policier crut devoir demander :

 

– Pourquoi M. Canetègne ne vient-il pas ?

 

– Il est retenu à Mahé.

 

– Il aurait pu télégraphier.

 

– Ah bien ! parlez-lui de ça. Il prétend que le télégraphe seul est capable de l’avoir trahi, d’avoir informé de ses dispositions ceux qu’il poursuit ; et il a préféré me charger d’avertir et vous et vos collègues.

 

– C’est pour cela que vous gagnez Pondichéry ?

 

– Précisément.

 

– Portez donc le bonjour de ma part à mon confrère Barton.

 

– Volontiers.

 

– De la part de Mariolle.

 

– Entendu.

 

– Quand aux gredins, soyez tranquille. Le premier qui me dit : « Je suis Canetègne », je le coffre.

 

– Vous aurez bien raison.

 

Serrant la main du policier, Marcel rejoignit ses compagnons. Ce fut un concert de rires quand il raconta son entretien avec le digne représentant de la loi. De leur côté, Yvonne et ses amis n’avaient pas perdu leur temps. Ils avaient soldé leur passage, à bord du vapeur « Victoria » de la British India Company, qui fait le service des côtes de la péninsule, à destination de Pondichéry.

 

Le départ devait avoir lieu le soir même. En attendant, les voyageurs remplacèrent leur garde-robe, un peu appauvrie par le voyage, à des prix inconnus en Europe. Pour cinquante francs, Marcel et Claude se vêtirent de la tête aux pieds. Yvonne elle, acquit moyennant trois pagodes (25 fr. 80), un délicieux « touriste confectionné », sous lequel elle avait l’air le plus avenant du monde. Leurs emplettes terminées, ils se rendirent sur le « Victoria », dont les cheminées vomissaient des tourbillons de fumée noire, indice précurseur du départ.

 

Un coup de sifflet, un coup de cloche et lentement le steamer tourne sur lui-même, présente l’avant à la haute mer. L’hélice bat les flots en un tourbillonnement.

 

On part, on est parti. Une journée de navigation et le navire entre dans le port de Pondichéry, après avoir longé la côte de Bahour. C’est le soir, toute démarche doit être remise au lendemain 15 avril. Les voyageurs cherchent un gîte, dînent et se couchent.

 

De grand matin, ils se rendirent au gouvernement. Ils voulaient s’assurer qu’Antonin n’avait pas été vu. De crainte, ils n’avaient aucune, puisque Marcel devait écarter tout soupçon en offrant au policier Barton les amitiés de son collègue Mariolle, de Karikal.

 

L’agent Barton les accueillit cordialement, leur affirma que l’explorateur Antonin était inconnu à Pondichéry et, pour faire honneur aux messagers de son confrère, s’offrit à leur servir de cicerone. Aucun départ sur Yanaon, enclave française, sise à trois journées de navigation, avant le surlendemain. La proposition du policier fut donc agréée. Celui-ci mit de planton à sa place un camarade et guida la petite troupe. Puis enchanté de la promenade, il leur offrit de les mener en excursion.

 

– Venez. Nous prendrons le chemin de fer à Villadour, nous le quitterons à Nalloor, où nous trouverons des porteurs pour gagner ma villa des champs.

 

Ce plan s’exécuta de point en point. En wagon, tandis que le convoi filait entre des plaines fertiles, aux routes plantées de cocotiers, Barton pérorait, cicerone infatigable. À l’instant où le train franchissait un pont dominant la rivière :

 

– Nous entrons au pays anglais, l’enclave de Fivorandarcovil.

 

– Déjà ?

 

– Oui, les terrains ressortissant à Pondichéry sont très morcelés. La commune de Vadanoor surtout…

 

– N’est-ce point là que vous nous conduisez ?

 

– Si. Cette commune, allais-je vous dire, est indivise. Les parts de propriété attribuées à la Grande-Bretagne et à la France sont respectivement de 7/12 et de 5/12, si bien que – le cas ne s’est jamais présenté, heureusement – un criminel y serait comme en un lieu d’asile.

 

Les voyageurs échangèrent un regard. Et Marcel curieusement :

 

– Qu’entendez-vous par là, monsieur Barton ? Je vous fatigue peut-être de mes questions, mais vos explications m’intéressent au suprême degré.

 

Flatté, l’agent s’inclina.

 

– Vous allez me comprendre. L’extradition est indispensable pour arrêter un coupable en pays étranger.

 

– En effet !

 

– Eh bien ! supposez un voleur irlandais, écossais, gallois réfugié à Vadanoor. Les autorités anglaises ne sauraient lui mettre la main au collet, puisqu’il est pour cinq douzièmes en terre française. D’autre part, la France ne pourrait accorder l’extradition, puisque l’extradition doit être entière et non fractionnée. Le seul moyen d’en sortir serait que l’un des États rétrocédât à l’autre sa part de propriété. Vous le voyez, légalement, le criminel serait en sûreté.

 

L’orateur s’arrêta, ébahi. Simplet lui serrait cordialement la main.

 

– Qu’est-ce ? fit-il.

 

– De la reconnaissance. Vous nous pilotez dans des endroits incroyables ; à mon retour en France, je parie que personne ne croira à ce que je raconterai.

 

– Ah ! nos compatriotes ne sont pas forts en géographie.

 

– Bah ! ils sont remplis de bonne volonté. Quand on leur enseigne quelque chose, soyez-en certain, la leçon ne tombe pas dans l’oreille de sourds.

 

Le convoi ralentissait à l’arrêt de Nalloor. Quittant le train, Barton, décidément très féru de ses hôtes, se démena tant et si bien qu’il eut bientôt réuni assez de porteurs et de chaises, pour assurer aux Européens un transport commode jusqu’à son logis. Bientôt, la rivière ou Ar de Pambé se montra.

 

– Sur l’autre rive, dit Barton, commence la commune de Vadanoor.

 

Le pont traversé, tous voulurent mettre pied à terre. Il leur plaisait de poser le pied sur ce sol hospitalier, où grâce aux douzièmes de propriété saxonne et gauloise, il leur était loisible de se promener avec un agent de police sans rien craindre pour leur liberté. La maison de leur guide était charmante. Un simple rez-de-chaussée, précédé d’un péristyle à la colonnade gracieuse et surmonté d’une terrasse fleurie bordée d’un balcon, aux balustres entourés de plantes grimpantes. Le tout revêtu d’un crépi aurore qui, sous la lumière crue d’un soleil implacable, était d’un délicieux effet.

 

On se disposait à entrer dans l’habitation quand soudain Yvonne s’arrêta et, désignant à son frère de lait une troupe qui s’avançait, elle murmura d’une voix frémissante :

 

– Lui !

 

Au milieu de plusieurs personnages, Canetègne apparaissait. Suant, soufflant, les cheveux ébouriffés, les vêtements en désordre, le visage lacéré d’égratignures, l’Avignonnais courut sus à ses ennemis :

 

– Enfin, je vous rencontre !

 

Et prenant par la main un de ses compagnons :

 

– Monsieur le Directeur de l’intérieur de la colonie, dit-il, suivi de quelques agents. Cette présentation afin de vous prouver que toute résistance est inutile.

 

Puis se croisant les bras, foudroyant Marcel du regard :

 

– Ah ! vous faites des farces ! Ah ! vous me faites arrêter à mon arrivée à Karikal par un policier imbécile qui sera révoqué, car il m’a frappé, assommé à demi.

 

Simplet n’avait pas bougé. À ce moment il parut s’émouvoir.

 

– Quoi, mon bon monsieur, vous avez été si malheureux que cela ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Allons, tant mieux. Au moins cette fois, le « passage à tabac » ne s’est pas égaré.

 

Canetègne serra les poings. Mais se calmant soudain :

 

– Plaisantez, jouissez de votre reste. J’ai le beau rôle et vous allez nous suivre à Pondichéry…

 

– Pourquoi cela, cher monsieur ?

 

– Pour être jeté en prison et expier vos forfaits.

 

Dalvan eut un petit rire sec.

 

– Cela ne me tente pas.

 

– Peu importe, votre adhésion n’est pas nécessaire.

 

– Vous vous trompez.

 

– Je me…

 

– Complètement. Nous sommes ici en terre d’asile. La France n’a que cinq douzièmes de propriété. Vous ne pouvez arrêter que les cinq douzièmes de moi-même. Or, je suis indivis, ainsi que la commune de Vadanoor. Donc, tant que je n’aurai pas l’obligeance de rentrer en territoire complètement français, je reste libre.

 

Le personnage, que le négociant avait désigné sous le titre de Directeur de l’intérieur, inclina la tête.

 

– C’est vrai.

 

– C’est vrai ! hurla Canetègne exaspéré par ce nouveau contre-temps.

 

– Oui, et si je vous ai accompagné, c’est uniquement parce que j’espérais les accusés ignorants de cette particularité. De bonne grâce ils auraient quitté ce lieu de refuge, et l’arrestation aurait pu être opérée.

 

– Ah ! gronda l’Avignonnais, qui donc les a si bien instruits ?

 

Le policier Barton avait assisté à toute la scène. Son visage avait exprimé la colère, le doute. Ses yeux se portaient du négociant à ses hôtes. Irrésolu, ne sachant auquel entendre, il semblait pourtant emporté vers ces derniers par un courant sympathique. À la question du commissionnaire, il voulut répondre. Simplet le prévint. D’un ton grave :

 

– Monsieur Canetègne, fit-il, depuis que vous nous poursuivez, vous avez dû constater qu’un pouvoir mystérieux déjoue toutes vos combinaisons.

 

Et avec un regard à l’adresse de Barton :

 

– C’est lui qui a suscité un brave homme pour nous donner, cette fois encore, la parade à votre attaque. Si on le mettait en notre présence, je suis certain qu’il n’aurait aucun regret. On sait que la loi n’est pas toujours la justice, qu’elle se met parfois au service des plus détestables causes. Il suffit du reste de consulter votre visage et le nôtre pour en être assuré.

 

– Des mots, essaya de protester l’Avignonnais.

 

Mais Dalvan lui imposa silence du geste, et d’une voix claire, nette, vibrante qui impressionna les assistants :

 

– Vous êtes entouré d’agents, accompagné par un des plus honorables fonctionnaires des établissements français, M. le Directeur de l’intérieur. Eh bien ! tous sentiront que je dis vrai en affirmant, ce que vous savez aussi bien que nous, que vous êtes un escroc.

 

Canetègne esquissa un mouvement. Simplet n’y prit pas garde.

 

– Un escroc, continua-t-il ; à force d’habileté processive, vous avez fait emprisonner ma sœur de lait. Claude et moi, à peine libérés du service militaire, l’avons aidée à s’évader. Et aujourd’hui, vous nous traquez, non pas au nom de la justice, mais pour éviter le châtiment ; pour nous empêcher de rejoindre le frère d’Yvonne, Antonin Ribor que vous avez ruiné, exilé, et qui peut fournir la preuve de votre infamie. Cette preuve, malgré vous, nous la trouverons ; nous la produirons, et ceux qui m’écoutent en ce moment béniront le hasard, qui nous a mis face à face sur ce coin de terre, où ils sont désarmés.

 

Malgré son audace, le négociant resta muet. Le regard flamboyant de Marcel exerçait sur lui une sorte d’hypnotisme. Les personnages présents éprouvaient une gêne réelle ; ils comprenaient qu’ils venaient d’entendre la vérité. Représentants de la loi, ils avaient honte d’être astreints à prêter main-forte à celui qu’ils considéraient comme le coupable. Et Barton traduisit cette impression.

 

– Monsieur, dit-il à Dalvan, vous vous êtes un peu moqué de moi ; mais j’ai écouté, je vois. Dès ce moment je n’ai aucun regret. Bien plus, je serai heureux de vous recevoir dans ma maison.

 

Le sous-officier lui tendit la main, puis souriant :

 

– Après cet entretien déjà long, je me reprocherais, messieurs, de vous retenir encore. Mes amis et moi allons vous quitter.

 

Il fit un signe à l’intendant.

 

– Nous avons besoin de votre géographie.

 

– Elle est à vos ordres.

 

– Où se trouve la frontière anglaise ?

 

– À cinq cents mètres, à l’est.

 

– Tiens, murmura Barton, c’est presque juste. Exactement la limite séparative est à…

 

– Cinq cent vingt-quatre mètres, acheva Sagger.

 

L’agent salua.

 

– Oh ! j’ai étudié, expliqua modestement William, et je m’en félicite, puisque mes connaissances sont utiles à de braves gens. Miss Diana Gay Gold Pretty, ici présente, pense de même. Elle n’a pas cru pouvoir employer mieux sa fortune qu’à aider Mlle Yvonne Ribor à confondre son accusateur.

 

Le nom de la riche Américaine eût levé les derniers doutes, s’il s’en fût trouvé encore dans l’esprit des auditeurs. Aussi toutes les figures s’épanouirent, lorsque Dalvan s’écria :

 

– Gagnons donc la frontière. Monsieur Canetègne, inutile de nous signaler aux autorités anglaises ; vous savez que nous marchons vite.

 

Un quart d’heure après, le jeune homme et ses amis franchissaient la limite du territoire de Vadanoor et, après un salut amical aux fonctionnaires français, disparaissaient bientôt derrière un bouquet d’arbres.

 

XXI

UN COUP DE KANDJAR

 

 

Le Directeur de l’intérieur, les agents étaient partis. Seul Canetègne demeurait les pieds cloués au sol, près de la ligne fictive limitant les possessions françaises. Dans son cerveau grondait l’orage. Tout ce qu’il tentait contre ses adversaires échouait piteusement. La police elle-même le secondait avec mollesse, pour ne pas dire avec mauvaise volonté.

 

Il rêvait ainsi lorsqu’une main se posa sur son épaule. Il tressaillit, leva la tête et reconnut le ramousi Nazir qu’il avait embauché à Mahé. L’Hindou riait. Il s’était tenu à l’écart durant l’entretien précédent. Il avait observé et deviné ce qui se passait. L’Avignonnais le regarda avec colère.

 

– Tu ris ? commença-t-il.

 

– Oui, parce que j’avais raison en te disant : le kandjar est l’ami le plus sûr.

 

– Oui, peut-être.

 

Dans son irritation, Canetègne, rebelle par nature aux moyens violents, arrivait à en admettre l’utilité.

 

– Écoute, Sahib, ce que Nazir a pensé.

 

– Parle.

 

– Les pays français sont trop peu étendus. Ceux que tu chasses t’échapperont toujours. Il faudrait les arrêter en un point de l’Inde anglaise, assez longtemps pour que tu puisses obtenir leur arrestation de la police britannique.

 

– Et le moyen ?

 

– Ils fuient vite, donc ils emploieront le cheval de feu.

 

– Hein ?

 

– Le railway, comme disent les blancs. À Madras, ils seront obligés de reprendre la mer pour gagner Yanaon. Viens à Madras. Je prendrai passage sur le même navire qu’eux et…

 

Le Ramousi termina sa phrase par un geste expressif. Sa main caressa la poignée du kandjar recourbé qui ne le quittait jamais. Puis, tranquillement, comme s’il se fût agi de la plus licite des besognes :

 

– Combien te faut-il de jours pour tes démarches auprès du gouvernement de l’Inde britannique ?

 

– Trois semaines, un mois.

 

– Bon. Partons pour Madras. Là, tu attendras de mes nouvelles et agiras aussitôt que je t’informerai de la réussite de mon projet.

 

Canetègne se leva sans ajouter une parole. À son tour il quitta le territoire de Pondichéry et se dirigea vers la plus prochaine station du South India Railway.

 

Le 18 avril, à deux heures, il descendait à la gare de Madras. Sur le conseil de Nazir, il s’enferma dans une chambre d’hôtel. Quant au Ramousi, il se mit en quête des amis de Mlle Ribor. Il avait calculé juste. Ceux-ci, vu l’impossibilité de gagner Yanaon par terre, avaient résolu de rejoindre à Madras un steamer de la British India Company, et de ne pas quitter le navire jusqu’à Calcutta. À l’escale d’Yanaon, l’Américaine descendrait à terre, et de Calcutta elle se rendrait à Chandernagor afin de s’enquérir, dans l’une et l’autre enclave, du voyageur Antonin. Ainsi, tous les établissements auraient été visités ; il était évidemment inutile de se rendre dans les factoreries ou loges que nous possédons à Surate, Calicut, Mazulipatam, Balassore, Dakkou, Patna et Jangdia.

 

En avance de quelques heures sur Canetègne, tous avaient atteint Madras. Le vapeur Nerbadah, qu’ils devaient prendre à Pondichéry lors de la rencontre fâcheuse de l’Avignonnais, était attendu dans la soirée et ne repartirait qu’au jour. Ils retinrent leurs places à l’agence maritime, puis tranquilles de ce côté, ils songèrent à se reposer. Douze heures passées en chemin de fer justifiaient cette préoccupation. Malheureusement, vers le soir, ils crurent bon de s’assurer que le navire attendu était en rade. Et Nazir qui, depuis son entrée dans la ville, se tenait en sentinelle vigilante aux abords de l’appontement de l’embarcadère, les rencontra.

 

L’Hindou eut un sourire de satisfaction. Adroitement il se rapprocha des voyageurs, saisit au vol leurs questions au sujet du départ du steamer, et bien renseigné, retourna à l’hôtel où Canetègne l’attendait.

 

Aussi, lorsqu’à six heures du matin, par un temps couvert, le Nerbadah quitta la rade de Madras, il emportait, avec les compagnons d’Yvonne, le « bravo » gagé par son mortel ennemi. Il ventait frais, la mer était dure. La plupart des passagers demeuraient enfermés dans les cabines.

 

Le Ramousi eut donc toute liberté d’action. Il en profita, du reste, et apprit avec joie que Marcel et ses amis s’étaient réservé l’usage exclusif d’une cabine par personne. Chacune contenant deux couchettes superposées, il est de coutume de la partager avec un passager, mais miss Diana avait une trop haute idée du confort pour se plier à pareille incommodité. Elle avait insisté de telle sorte, que l’on s’était rendu à ses raisons. Et Marcel était seul ; Marcel, que l’Hindou avait choisi pour victime, pensant, comme un diplomate européen, qu’il faut priver une troupe de son chef pour la réduire à l’impuissance.

 

La brise tomba peu à peu. Le pont se peupla de « terriens » en toilettes claires. Ladies aux longues dents, officiers, banians vêtus de cotonnades à fleurs, radjahs avec leur suite brillante.

 

À la nuit, le paquebot mouilla en rade de Bellore. Le lendemain, il prolongea la côte des Circars, eut un court arrêt à Mazulipatam et jeta l’ancre, à la nuit, à l’embouchure de la rivière Godavery, sur les bords de laquelle se trouve l’enclave française d’Yanaon. Le Nerbadah devait rester sur son ancre le jour suivant, et Diana se proposait de remonter jusqu’à la ville de grand matin. En conséquence, elle souhaita le bonsoir à ses compagnons de voyage et se retira dans sa cabine, bientôt imitée par Yvonne, William et Claude.

 

Marcel resta seul sur le pont. Il songeait, non à la cité d’Yanaon, jadis la capitale d’un empire conquis par Dupleix et Bussy, dont les Anglais nous ont restitué, en 1839, une parcelle minuscule, mais à Yvonne. Ils ne se parlaient presque plus, évitant de se trouver ensemble, chacun s’enfonçant de plus en plus dans son erreur. La poursuite d’Antonin Ribor devenait nerveuse, exaspérée… Le sous-officier, la jeune fille, avaient hâte de l’atteindre, afin que le voyage fût terminé, qu’ils pussent se séparer, briser la chaîne qu’un amical dévouement avait rivée à leurs corps. Car ils le comprenaient, ou croyaient le comprendre, pas d’autre solution n’était possible.

 

Dalvan n’avait pas une seconde songé à renoncer à la recherche du jeune explorateur, et pas une fois, Mlle Ribor n’avait pensé qu’elle pût être abandonnée par son frère de lait. Penché à l’arrière, bercé par le clapotis des vagues se brisant sur la coque du steamer, Simplet se laissait aller à sa tristesse. Tapi derrière un rouleau de cordages, ramassé sur lui-même comme pour bondir, le Ramousi l’observait.

 

– Allons, prononça tout haut Dalvan, le mieux est encore de me coucher. À la cabine, maudit rêveur ; là au moins tu oublieras en dormant.

 

Glissant sur le pont ainsi qu’un spectre, Nazir gagna aussitôt l’escalier et plongea dans la pénombre des coursives. Marcel n’avait rien vu. Il quitta sa place, et lentement, de cette allure lasse de ceux qui ne sont point pressés d’arriver, il descendit à son tour dans le couloir des cabines. Mais au lieu de se diriger tout de suite vers la sienne, il alla d’abord écouter à la porte de sa sœur. Aucun bruit.

 

– Elle repose, murmura-t-il encore.

 

Et revenant sur ses pas, il prit le chemin de l’étroite chambrette dont il disposait.

 

– Tiens, fit-il en poussant la porte, je n’avais pas fermé.

 

Sans attacher d’importance à cette remarque, il entra et commença à se dévêtir. Il tournait le dos aux deux couchettes étagées. Soudain, au bord de la plus élevée, une figure noire aux yeux brillants se montra. C’était le Ramousi. Il considéra le jeune homme et brusquement bondit sur lui. Renversé par le choc, Dalvan ne poussa pas un cri. Le bras de l’assassin se leva, la lame de son kandjar descendit dans un éclair et s’enfonça avec un bruit mat dans l’épaule du sous-officier.

 

Son crime accompli, l’Hindou s’élança vers la porte, la referma et courut se verrouiller dans sa cabine en ricanant :

 

 

– Canetègne-Sahib a tout au moins un mois devant lui !

 

Simplet était étendu sur le plancher de sa cabine, au milieu d’une mare de sang qui filait en rigole vers la porte. La violence du coup lui avait fait perdre connaissance. Bientôt cependant il rouvrit les yeux. Il regarda autour de lui, ne comprenant pas. Puis le souvenir lui revint. Un corps lourd était tombé sur lui et l’avait précipité à terre. Qu’était-ce ? Il voulut se lever pour s’en assurer, mais une douleur aiguë parcourut son épaule droite, amena un frisson qui le fit trembler de tout son être. Alors il s’aperçut qu’il était mouillé ; sa main baignait dans le sang. La réalité lui apparut ; il était blessé.

 

D’un effort surhumain, il réussit à s’asseoir. De nouveau la douleur le reprit. Il grinça des dents, sentant perler à ses tempes des gouttes de sueur. Mais la saignée abondante l’avait affaibli, ses yeux se troublèrent ; il rassembla ses forces pour appeler, un faible gémissement sortit de ses lèvres contractées. Autour de lui tout tournait, sa cabine lui semblait montée sur un pivot, les couchettes décrivaient des cercles. Puis, ses oreilles s’emplirent de bourdonnements, les cloisons se strièrent de raies de feu, et il retomba en arrière privé de sentiment.

 

Dans le couloir des cabines, un passager noctambule passa. Soudain son talon glissa sur une surface humide.

 

– Qu’est-ce ? fit-il à haute voix.

 

Les lampes qui éclairaient les coursives étaient assez distantes, et dans la demi-obscurité, le promeneur distingua seulement un filet liquide tremblotant sur le plancher. Il frotta une allumette, se baissa.

 

– Du sang, balbutia-t-il pris d’angoisse.

 

Et secoué par la terreur, il s’enfuit, escalada l’escalier du pont et, rejoignant l’officier de quart sur la passerelle, lui annonça sa lugubre découverte. Des matelots pénétrèrent dans la cabine et emportèrent Marcel à l’infirmerie. Le médecin du bord hocha la tête en le voyant.

 

– La blessure n’est pas mortelle par elle-même, mais le malheureux a perdu beaucoup de sang. Lui restera-t-il assez de vitalité pour résister à l’assaut de la fièvre.

 

Au jour, tout le monde connut le crime. La nouvelle sinistre parcourut le navire avec une rapidité vertigineuse. Équipage, passagers furent rassemblés sur le pont en quelques minutes. Des groupes se formaient. On pérorait. Quel pouvait être l’assassin ? Et parmi les plus diserts, les plus irrités, Nazir se faisait remarquer.

 

C’est au milieu de cette effervescence que Diana, donnant le bras à Yvonne, parut, En les voyant, on fit silence. On se sentait ému devant ces belles jeunes filles que le malheur touchait de sa griffe. Un officier s’approcha d’elles. Avec ménagement, il leur apprit l’accident survenu. Elles ne prononcèrent pas une parole, et d’un pas lent se dirigèrent vers l’infirmerie.

 

Sur une couchette, Marcel était étendu, pâle, exsangue, les yeux clos. Yvonne s’agenouilla.

 

– Mort ! il est mort, murmura-t-elle en appuyant son visage sur le drap.

 

Elle ne bougeait plus. Miss Pretty, très émue elle-même, voulut lui adresser quelques paroles d’encouragement, mais elle secoua la tête d’un air d’ennui, de lassitude irrémédiable. À ce moment, le médecin, prévenu de leur visite, arriva. D’un mouvement automatique, les jeunes filles se dressèrent devant lui, une ardente interrogation dans les yeux. Le praticien haussa les épaules.

 

– Il est très affaibli, fit-il entre haut et bas. La fièvre va le prendre.

 

 

Il tâta le pouls du blessé.

 

– Oui, oui, voilà que ça commence. Nous lutterons. Après tout, le sujet est jeune, bien constitué, il surmontera peut-être la crise. Mais il faut du repos, une tranquillité absolue. Je veux rester seul auprès de lui. Vous m’entendez, seul absolument !

 

Il avait pris les jeunes filles par le bras et les conduisait vers la porte. Elles eurent une résistance.

 

– Laissez la nature agir. Un cri, une parole, un sanglot peuvent paralyser la vie dans sa lutte contre la destruction. Le malade paraît insensible. Ne vous y fiez pas. Le cerveau veille souvent alors que le corps est anéanti. Combien de fois, des amis, des parents, croyant pouvoir donner libre cours à leur douleur, ont tué par l’émotion réflexe celui qui aurait été sauvé ! Je ferai pour le mieux.

 

Une fois hors de la vue du blessé, le docteur reprit :

 

– Maintenant, mesdemoiselles, il y a autre chose.

 

– Quoi donc ? interrogèrent-elles, surprises du ton du docteur.

 

– Un crime a été commis. Votre compagnon a été frappé par derrière d’un coup de poignard hindou.

 

– Hindou !

 

Elles répétèrent le mot en échangeant un regard. Toutes deux avaient eu la même pensée. Pour elles, l’assassin s’appelait Canetègne. Que venait faire ici cette arme indienne ?

 

– Oui, poursuivit le médecin. La lame a traversé l’épaule, perforé l’omoplate et est ressortie sous la clavicule, en frisant l’articulation de l’humérus. J’ajoute : nous ne sommes pas en présence d’un crime ordinaire, mais d’une vengeance. Tout le prouve : l’argent resté dans le portefeuille, la montre dans le gousset du pantalon, tout. Vous avez deux devoirs. Me laisser tenter de sauver la victime et aider la justice à découvrir l’assassin.

 

Comme figées, Yvonne et Diana écoutaient. Découvrir l’assassin ! Ah ! certes, elles le devinaient ! Elles étaient sûres que la main de l’Avignonnais avait dirigé l’arme, mais il leur était interdit de parler. Pour accuser, elles devraient raconter les origines de la haine du négociant. Et alors elles seraient prisonnières. Le blessé lui-même deviendrait captif. Il n’échapperait au trépas que pour être la proie de la geôle.

 

– Ne connaissez-vous au passager aucun ennemi ? articula nettement le docteur.

 

Le visage des jeunes filles prit des tons de cire. Mais la liberté de Marcel dépendait de leur énergie. Elles regardèrent leur interlocuteur bien en face, et d’un ton calme, assuré :

 

– Non, dirent-elles, aucun ennemi.

 

– Alors, un crime banal. Une vengeance d’Hindou froissé dans ses sentiments de religion ou de caste.

 

– Probablement.

 

– Ah ! les sauvages ! grommela le médecin complètement trompé par leur réponse. Enfin, je vous quitte. Je vais m’occuper de notre malade. Soyez tranquilles, il est en bonnes mains.

 

Après un cordial shake-hand, il rentra à l’infirmerie. Pas un instant il n’avait paru surpris de voir ces « misses » venir seules au chevet d’un jeune homme. Il était Anglais, médecin d’un steamer anglais, habitué à voir les Anglaises agir librement et ignorant du « potin », plaie de notre patrie française. Comme Diana et Yvonne s’éloignaient, elles rencontrèrent Claude qui arrivait tout bouleversé. Elles lui racontèrent leur entrevue avec le docteur. Lui, leur apprit que William Sagger, comprenant que miss Pretty ne pourrait quitter le bord, venait de s’embarquer pour Yanaon. Il s’enquerrait d’Antonin et rapporterait ce qu’il croyait utile au blessé. L’Américaine eut un mouvement de dépit.

 

– William ne devait pas sans me consulter…

 

– Le temps pressait, riposta Claude, et je l’ai approuvé, certain qu’elle – il montrait Yvonne – aurait besoin de vous.

 

– Ah !… en effet, vous avez raison.

 

– À la bonne heure, vous voici raisonnable.

 

Ils se serrèrent la main sans savoir pourquoi. Longue fut la pression. Ils demeurèrent ainsi, les yeux dans les yeux, s’oubliant. Soudain, comme en un choc, ils eurent conscience de leur attitude et se séparèrent avec embarras. La journée fut interminable. Vers cinq heures, Sagger reparut. Antonin n’avait pas été vu à Yanaon, et le géographe avait dû se borner à faire provision d’oranges. Tous les portèrent aussitôt à l’infirmerie.

 

Le docteur les reçut fort bien, mais ne laissa personne pénétrer auprès du malade. Le délire commençait son œuvre. À travers la porte close, des éclats de voix parvenaient jusqu’aux visiteurs. Yvonne tremblait, les yeux fixés sur le panneau de bois, qui lui dérobait la vue de son frère de lait. Un instant l’aide du docteur entre-bâilla l’huis pour appeler son supérieur. Un rugissement passa dans l’air.

 

– Yvonne ! Yvonne ! défends-toi, me voici ! Puis un éclat de rire lugubre.

 

– C’est bien simple.

 

Frissonnante, éperdue, Mlle Ribor fut entraînée presque de force par Claude et Diana. Le docteur revint auprès de son client. La face empourprée, Dalvan s’agitait, combattant des ennemis imaginaires que l’hallucination suscitait autour de lui. Toute la nuit, le médecin le veilla. De deux en deux heures, il lui faisait absorber une dose de sulfate de quinine. Dans l’intervalle, il lui exprimait dans la bouche le jus d’une orange.

 

Le Nerbadah avait repris la mer. Durant les jours suivants la lutte contre le mal continua. Peu à peu les symptômes alarmants disparurent, et en arrivant en vue de l’embouchure de l’Hougly, bras méridional du Delta du Gange, sur lequel est bâti Calcutta, capitale des possessions anglaises, le praticien put dire à Yvonne :

 

– Il est hors de danger. Mais il lui faudra plus d’un mois de repos. Enfin il est assez bien pour être transporté au logis que vous choisirez.

 

Pour la première fois depuis le départ d’Yanaon, le sourire reparut sur les lèvres de la jeune fille. Elle entraîna miss Pretty sur le pont. Heureuse de savoir Simplet sauvé, elle semblait revivre. Et ainsi qu’il arrive souvent, dans le deuil où dans la joie, elle se persuadait que les objets extérieurs se mettraient à l’unisson de ses sentiments.

 

Jamais une journée ne s’était annoncée plus belle. Cette matinée du 25 avril était exceptionnelle. Comme le soleil se montrait radieux ; quelles délicieuses senteurs venaient de terre apportées par la brise ; comme le spectacle de l’immense lagune qui forme le Sunderbund, ou bouches du Gange, était merveilleux ! Cependant, laissant à droite la rade de Sangor et le banc sableux de Mizra, le steamer embouquait l’estuaire de l’Hougly, large de plus de douze kilomètres et remontait vers Calcutta. Le navire doublait le cap Hougly surmonté d’un sémaphore, brûlait Folta, près de son lac poissonneux, Atchipoor, Oolahburnia, le fort Gloucester, gardien du pont tournant de Budge-Budge.

 

Brusquement le cours d’eau s’infléchissait à l’est, et sur la rive gauche se montraient les premières villas de Garden-Reach, faubourg lointain de Calcutta. Un nouveau coude, et Calcutta s’étale sur les deux rives en panorama devant les voyageurs. À leur droite les docks, les bassins, le canal de Tolly-Nallah, l’arsenal ; à gauche le jardin botanique et le faubourg de Sihpoor. Le vapeur avance toujours, se glissant entre les embarcations nombreuses qui sillonnent la surface du fleuve, passant à une encablure des vaisseaux de toutes nationalités amarrés au quai du Strand, promenade de trois kilomètres, fréquentée par le high-life de la capitale indo-britannique. Presque à la limite de la ville noire, Black-Town, il s’arrête le long du quai élevé de quinze mètres, et la planche est jetée sur l’un des larges escaliers, ou ghats, qui permettent de descendre de la promenade au niveau des eaux.

XXII

NAZIR TRAVAILLE

 

 

Depuis un mois, Marcel était installé dans une chambre confortable dont les fenêtres grandes ouvertes donnaient sur le fleuve. Le Sunderbund-Hôtel l’avait reçu ainsi que ses compagnons. Après deux rechutes peu graves, la convalescence commençait. Le médecin lui avait permis de se lever. Assis auprès de la croisée, ayant à côté de lui Yvonne et Diana attentives au moindre signe, il aspirait délicieusement l’air tiède qui baignait son visage. La porte s’ouvrit ; Claude parut. Le « Marsouin » agitait triomphalement une dépêche.

 

– Pour miss Pretty, dit-il.

 

Celle-ci l’ouvrit. Le capitaine du Fortune lui mandait que le steamer, complètement radoubé, quitterait Bombay sous deux ou trois jours et ferait route pour Calcutta, où il arriverait vers le 20 juin.

 

– Juste ce qu’il faut à Simplet pour se remettre tout à fait, s’écria Yvonne.

 

Le blessé sourit.

 

– Et nous pourrons reprendre notre voyage.

 

– Ne t’occupe pas encore de cela.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Tu es malade.

 

– Justement. Nos pérégrinations terrestres me semblent peu de chose ; j’ai pensé en faire une plus longue… de l’autre côté de la vie.

 

Et voyant Mlle Ribor pâlir au souvenir des angoisses endurées :

 

– Mais c’est fini, bien fini. Donne-moi la main, petite sœur, et ne me garde pas rancune pour la peur que je t’ai causée.

 

– Rancune !

 

La jeune fille l’embrassa sur le front, puis elle se rassit, abandonnant au sous-officier sa main qu’il tenait serrée dans les siennes. Il avait fermé les yeux. Elle n’osait faire un mouvement, croyant qu’il dormait. Il se disait :

 

– Pourquoi cela ne peut-il durer toujours ?

 

Miss Pretty causait avec Claude un peu à l’écart. Cela leur arrivait souvent maintenant ; mais tandis que l’Américaine devenait chaque jour plus joyeuse, Bérard s’assombrissait progressivement. Un domestique vint demander si M. Dalvan voulait recevoir M. Nazir.

 

– Oui, répondit le jeune homme.

 

Le Ramousi entra, échangea des poignées de main avec tout le monde, et s’adressant au blessé :

 

– Je vous apporte quelques primeurs introuvables en ville. Je les tiens d’un de mes amis, agronome distingué, qui a été heureux de s’en dessaisir au profit d’un gentleman victime d’un guet-apens.

 

Tous le remercièrent avec effusion.

 

Il ne laissait jamais passer une occasion d’être aimable. De fait, l’Hindou s’était introduit dans l’intimité des voyageurs. À Calcutta, il était descendu dans le même hôtel, se donnant pour un négociant. La pension était chère, mais ce voleur possédait quelques économies, et deux lettres confidentielles écrites par Canetègne lui assuraient le remboursement de ses dépenses. Il s’était mis à la disposition des amis de Marcel.

 

– J’étais sur le bateau Nerbadah, avait-il dit, j’ai été très ému de votre malheur, mais j’aurais pensé être importun en me présentant à vous. Ici, il n’en est plus de même. Je connais la ville qui vous est étrangère, et tout en m’occupant de mes affaires, je suis à même de vous être utile.

 

Tout doucement il s’était rendu indispensable. Il avait amené le meilleur médecin de Calcutta. Pour le blessé il dénichait les plus beaux fruits, les légumes les plus savoureux. Quand il rentrait, il ne manquait jamais de visiter Marcel. Il lui apportait les journaux, les livres parus, lui narrait les anecdotes piquantes de l’agglomération. Peu à peu, tous s’étaient pris à son amabilité, sans se douter qu’ils serraient la main à un agent de leur ennemi. Dès l’arrivée, Nazir avait télégraphié à Canetègne.

 

– Activez démarches. Avez un mois ou six semaines pour conclure affaire. Plus que suffisant.

 

À cette dépêche de tournure commerciale, l’Avignonnais avait répondu, à quarante-huit heures d’intervalle, par deux lettres ; l’une bourrée d’instructions, l’autre annonçant son départ de Madras pour Pondichéry, où il allait prier le gouvernement de réclamer des autorités anglaises l’extradition du sieur Dalvan.

 

Depuis, plus de nouvelles. Nazir trompait l’ennui de l’attente en trompant ceux qu’il désirait perdre. Cependant le silence de son « chef » l’agaçait un peu. Et ce jour-là, en écoutant les projets de départ des voyageurs, une vague inquiétude le saisit. Est-ce qu’ils allaient lui échapper ? Aurait-il donné un maître coup de kandjar, fait un voyage long et pénible pour n’arriver à aucun résultat ? À quoi s’occupait donc Canetègne-Sahib ? Les formalités d’extradition sont rapides dans l’Inde. On y sait la valeur du temps, et l’on tient à arrêter les criminels. Comment l’arrestation n’était-elle pas opérée ?

 

Il remonta pensif dans sa chambre.

 

Les jeunes filles, sur le conseil de Marcel, allèrent se promener.

 

– Le séjour chez un malade ne vous vaut rien, déclara le sous-officier, et je n’aurai pas besoin de vous. Je suis guéri.

 

Il avait insisté pour que Claude les accompagnât. Celui-ci s’y refusa. Et quand il fut resté seul avec son ami :

 

– Je voulais te parler, dit-il.

 

– À moi ?

 

– Oui.

 

– Quelque chose que tu ne voulais pas dire devant nos amies ?

 

– Par une bonne raison. Ce que j’ai à te confier concerne miss Diana.

 

– Ah !

 

Marcel eut un sourire.

 

– Peut-être bien que je suis déjà au courant.

 

– Non, car tu ne rirais pas.

 

– Ah çà, qu’as-tu donc ?

 

– Je suis malheureux !

 

Et se décidant brusquement, Claude reprit :

 

– Elle est jolie et elle est bonne ; j’aurais dû me défier, mais je ne savais pas. Moi et l’affection nous nous sommes rarement rencontrés. Elle me parlait avec une jolie petite voix douce. M. Claude par-ci, M. Bérard, par-là. Et puis elle vous a des grands yeux…

 

– Bref, tu ressens une vive amitié pour elle ?

 

– Je crois que oui.

 

Le « Marsouin », en faisant cet aveu, avait l’air si penaud que Dalvan ne put s’empêcher de rire, malgré ce que venait de dire son ami. Ce dernier fit claquer les doigts avec impatience.

 

– Tu ne comprends donc pas que c’est un désastre ?

 

– Un désastre ! Non, car il me semble bien que miss Pretty de son côté…

 

– Tu es fou !

 

En prononçant ces mots le visage de Claude s’illumina, mais il se rembrunit aussitôt.

 

– Et quand même cela serait…

 

– Rien de plus simple alors. Vous vous aimez, le mariage est indiqué.

 

– Le mariage ! Ne plaisante pas, je souffre.

 

Marcel devint grave.

 

– Explique-toi. Vous êtes toujours ensemble. Vous tenez des conciliabules. Quel est l’obstacle qui vous empêche d’unir vos destinées ?

 

– Tu le demandes ?

 

– Tu l’entends bien.

 

– Elle est millionnaire ! gémit Claude d’un air désolé.

 

Simplet lui prit la main.

 

– Tu es un brave garçon, commença-t-il.

 

– Ah ! tu vois bien, tu penses comme moi.

 

– Je pense surtout que tu devrais me laisser finir. Je trouve bien que tu aies songé à son argent, que tu te sois dit : Je suis pauvre, je n’ai pas le droit d’épouser cette fortune.

 

– Voilà ce qui me rend le plus triste des hommes.

 

– Seulement, tu ne l’aimes pas pour son or, tu l’aimes malgré lui. Je ne comprendrais pas que tu veuilles la prendre pour femme parce qu’elle est riche, mais rien ne s’oppose à ce que tu l’épouses quoiqu’elle le soit.

 

Claude secouait la tête, entêté dans son scrupule de désintéressement. Et Marcel, touché de sa résistance, éleva la voix :

 

– Sapristi ! tu deviens cruel. Parce qu’une fille est riche, tout honnête homme sans fortune doit s’éloigner d’elle, la livrant aux coureurs de dot, aux faquins sans cœur et sans esprit, incapables d’une vibration généreuse ; pour qui tout s’évalue ; pour qui la pureté, la bonté, la droiture ne sont que des accessoires sans importance. Ton cœur lui appartient, dis-tu, et tu veux l’abandonner aux immondes croqueurs d’or. Jolie façon de comprendre la vie !

 

Les yeux de Bérard lancèrent un éclair :

 

– Si l’un de ceux-là se présentait, je le tuerais.

 

– Eh bien, alors ?

 

– Seulement, raisonnons. Tu as parlé juste, mais tu supposes qu’elle répond à ma tendresse. Est-ce exact ? Est-ce possible ?

 

– Pourquoi pas ?

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