Paul Féval (père)

QUATRE FEMMES ET UN HOMME

1862

 

 

 

Table des matières

 

CORINNE LEROUGE. 4

I 5

II 15

III 26

IV.. 38

V.. 41

VI 54

FORCE ET FAIBLESSE. 71

I  DEUX FRÈRES. 72

II  MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL. 83

III  LA TOUR-LE-BÂT. 94

IV  PÉRIPÉTIES. 105

DEUX DON JUAN.. 115

I  ONCLE ET NEVEU.. 116

II  DEUX AMOURS. 124

III  M. DE GUISE ET ANNE DE NAPLES. 133

IV  MONCADE. 141

V  MARIAGE. 150

VI  LA SOURICIÈRE. 158

VII  UNE PARTIE NULLE. 169

LE MARIN ET LA NOVICE. 177

I  MARTHE ET ANTOINE. 178

II  LE SERMENT. 185

III  LE PIRATE. 188

IV  UNE TROMBE. 194

V  À LA MER.. 198

JOUVENTE DE LA TOUR.. 203

À propos de cette édition électronique. 219

 

CORINNE LEROUGE[1]

I

Nous sommes une dynastie de commerçants sérieux. Ce mot, dans le langage des marchands de Paris, a une acception austère et presque solennelle. Le commerce sérieux est celui qui ne joue pas et opère constamment sur des bases certaines. Ces bases certaines manquent parfois ; car les meilleurs ponts peuvent crouler, et les négociants sérieux font la culbute. Ils passent alors à l’état de faillis sérieux. Leur naufrage entraîne presque toujours d’obscures et lugubres catastrophes, précisément parce que la confiance inspirée était générale et robuste. Le contre-coup se fait sentir la plupart du temps jusqu’aux couches sociales où le besoin est une règle. Mais il n’est pas rare de voir l’estime publique s’obstiner ; on pourrait même dire que la perte complète de la considération personnelle est ici l’exception. Si le commerçant sérieux ne s’est pas rendu coupable du crime de luxe, si les cachemires de sa femme n’ont pas blessé la vue de mesdames les négociantes aux jours de la prospérité, on lui jette volontiers la corde de sauvetage. Il a des parents nombreux et bien posés ; car ce monde est à part, et forme une sorte de tribu dans la grande ville. Il a des amis aussi : tout commerçant sérieux a prêté je ne sais quel serment tacite, et l’on se tient ici comme dans les loges maçonniques. La Révolution, qui fauchait de haut, n’a point touché beaucoup l’humble niveau de ces têtes. C’est une aristocratie, cependant, et tel bonnetier pourrait remonter, d’échevin en syndic, jusqu’au temps des croisades, tout comme un Rohan ou un Montmorency.

Dans cette classe qui a, comme toutes les classes, ses vices propres et ses vertus particulières, l’honneur marchand atteint souvent des proportions chevaleresques. On n’y compte plus les fils qui ont employé leur vie loyalement et noblement à relever la barque sombrée de leur père. Il y a là des histoires où l’effort patient, résigné, inépuisable, pourrait-on dire, arrive à l’héroïsme. Le cercle est étroit, c’est vrai, le champ de bataille est modeste ; et l’égoïsme, point de départ de toute passion commerciale, reste au fond du mobile qui sonne la charge de ce rude assaut ; mais tout cela nous semble être à la gloire du champion à qui ont manqué, dans l’accomplissement de son prodigieux labeur, l’ardent attrait de la vocation, et tous ces entraînements qui s’appellent l’ambition, l’amour de la gloire, l’esprit de conquête.

L’honneur marchand est une vigoureuse vertu : il a pour vice correspondant, l’orgueil marchand, monstre entêté, stupide, venimeux et implacable.

Nous faisons les gants de Paris dans la maison Lerouge, depuis le temps de Clovis. Portait-on des gants à cette époque barbare et troublée ? C’est la seule question à élucider ; car, si les gants existaient, nous les faisions. Nous devions ganter sainte Clotilde. Il est à croire que nous avons inventé les gants.

Aussi, nous irions des réputations nouvelles qui vont et viennent. Nous gantons l’univers à la sourdine. Les lions de nos boulevards connaissent Jouvin ou tel autre conquérant dont la jeune renommée fait claquer son drapeau tout neuf. Nous ne sommes point jaloux ; peut-être que nos fils et nos neveux, les jeunes Lerouge, les jeunes Naquart, les jeunes Monnerot et les jeunes Goujon-Ducerceau, achètent en tapinois leurs gants chez Jouvin. Peu nous importe. L’Europe est à nous, l’Amérique nous appartient, l’Asie et l’Afrique sont nos vassales ; nous faisons jusqu’à l’Océanie !

L’article-Paris, croyez-moi, se moque de Paris. La quatrième page des journaux est faite pour les chasseurs à la petite bête. Nous sommes les gants Lerouge. L’an dernier, sept millions d’affaires dans les chevreaux seulement ! – Sérieux, ennemis des prétendues réformes et des innovations puériles, dédaignant les coupes nouvelles, foulant aux pieds les futures mécaniques, mais à cheval sur la qualité de la peau et la bonne fabrication : nous sommes les gants Lerouge !

Notre sieur Naquart a quatre fils qui promettent ; l’aîné possède une jolie organisation gantière ; notre sieur Monnerot est l’heureux père de deux jeunes personnes qui ont été fort remarquées cet hiver chez les Bonafous (bas de Paris), et à l’hôtel de ville ; notre sieur Goujon-Ducerceau s’est donné le choix du roi : un fils et une fille. Vous voyez que nous ne manquons pas d’héritiers. C’est une aimable famille, instruite et bien élevée ; mais la fleur, ce sont les fils Lerouge. Nous avons ganté bien des ducs et bien des princes ; les fils Lerouge, sans compliment, sont plus comme il faut que tout cela.

Notre sieur Lerouge, chef de nom et d’armes, est maintenant un homme de soixante-cinq ans, conservé comme une boîte de petits pois, et allant à pied tous les jours, de son bel hôtel du Marais, à son château de Saint-Mandé. Si vous le rencontriez dans l’avenue du Bel Air, vous ne lui donneriez pas plus de soixante ans ; sa tournure est encore leste, et tout le monde lui fait compliment sur la fraîcheur de ses joues. C’est le fruit d’une conduite régulière. Sa vie fut paisible et tout émaillée d’excellentes opérations. Dans l’espace de treize lustres, il n’eut qu’une seule secousse. La charmante Corinne, sa fille aînée, fut l’héroïne de ce drame.

Il est bon de faire savoir que nos sieurs Lerouge, de père en fils, ont toujours été des hommes à système. L’usage de la maison est que le dauphin de la famille pousse ses humanités aussi loin que possible. Ainsi, nous avons maintenant Stanislas Lerouge qui a remporté deux grands prix, classe de rhétorique, au dernier concours. Au premier abord, l’art de Démosthènes et de Cicéron semble assez inutile dans les gants ; mais on peut être nommé membre d’une assemblée délibérante ou juge au commerce. Quoique l’éloquence ici ne soit pas indispensable, il est flatteur d’en avoir, ne fût-ce qu’à titre de talent d’agrément.

Ces trésors de connaissances que nos sieurs Lerouge amassent dans leur jeunesse, restant volontiers en magasin, dès qu’ils prennent la direction de la maison, fermentent et s’aigrissent. Ils n’en savent positivement que faire, et s’en servent un peu à tout hasard pour tourner le sang des autres, et le leur par-dessus le marché. Notre sieur Bernard Lerouge, qui mourut pendant les Cent Jours, avait la manie des inventions. Il inventait tout ; sa femme en tomba folle. Il la soigna lui-même par un procédé qu’il avait trouvé : la gamme des douches. La pauvre dame s’en alla après quinze jours de traitement. Le patron dit :

– La mort n’est qu’un accident, et ne prouve rien. Ma femme était déjà presque guérie.

C’était un très-bon ménage ; je dois dire que, parmi nos patrons, il n’y a jamais eu de mauvais sujets.

Notre sieur Amédée Lerouge, le patron actuel, s’adonna dès son jeune âge à l’étude du croisement raisonné des races humaines. Il avait remarqué ce fait que les Israélites de sa connaissance se mariaient rarement dans la localité même habitée par eux, et qu’ils allaient, de préférence, chercher leurs femmes au loin. Les Israélites sont, en général, des hommes prudents et réfléchis, qui gardent avec soin de sages traditions et qui font merveilleusement leurs petites affaires. Notre sieur Lerouge, approfondissant le phénomène particulier qu’il avait sous les yeux, arriva à cette conclusion, que ces lettres de change matrimoniales, tirées de place en place par les fils de Jacob, découlaient d’un haut principe d’hygiène et de conservation. Un fort médecin qu’il consulta lui dit que, sans cette mesure, la race juive, en peu d’années, arriverait à un état de complet abâtardissement.

Un autre médecin, encore plus ferré sur la question, lui communiqua un document statistique qui courait alors dans les académies et qui prouvait, clair comme le jour, qu’il n’y a point de Parisiens de la troisième génération. S’il s’en trouve, en dépit de la règle, ils sont singes, d’abord, en second lieu, condamnés à vivre sans postérité.

Notre sieur Lerouge fut effrayé, positivement. Il n’y a rien au monde de si parisien que les Lerouge. Leurs gants seuls voyagent. Pour eux, les colonnes d’Hercule sont à Port-Creteil, dont un Lerouge fut suzerain seigneur au milieu du XVIIIe siècle. Il reste encore des vestiges de sa petite maison, où il eut l’honneur d’héberger le jeune La Harpe, ne pouvant se procurer Voltaire. Notre sieur Lerouge se regarda dans la glace pour s’assurer qu’il ne marchait pas à quatre pattes.

Cependant, à sa connaissance personnelle, il n’était que de la deuxième génération. Son aïeule maternelle avait vu le jour à Pontoise. Jusqu’alors, il ne s’était guère inquiété de cette aïeule, qu’il n’avait point connue ; mais, à dater de ce moment, il lui voua un culte. Le fait est qu’il l’avait échappé belle, et que, sans cette aïeule…

Il fit copier à l’huile son portrait en miniature et le pendit à la place d’honneur dans son salon.

Veuillez noter ceci : notre sieur Lerouge était déjà marié, et il avait épousé une Parisienne. Jusqu’alors, cette union était restée inféconde.

Notre sieur Lerouge prit de la mélancolie, bien qu’il eût acquis la certitude de ne jamais figurer au Jardin des Plantes. Cela ne lui suffisait pas : il voulait avoir un rejeton. Il s’adressa à un jeune lettré sans ouvrage et lui commanda l’histoire généalogique des Lerouge depuis le début de la monarchie française jusqu’à nos jours. Ce travail curieux présentait assurément quelque difficulté ; car Grégoire, de Tours, Frédégaire, le sire de Joinville et même Froissard, ont ourdi contre cette grande maison Lerouge la conspiration du silence ; mais il y avait trois malles pleines de vieux papiers au grenier, outre les archives numérotées dans les cartons. Le lettré se mit à l’œuvre. On le payait à la toise. Jamais poëme ne fut élaboré plus gaiement. Au bout de trois mois, le manuscrit était au net.

J’ai eu communication, moi qui parle, de cette monographie véritablement attachante. Ce sont des aspects nouveaux, et l’on est heureux, je le déclare, de suivre la marche des grands faits historiques à travers les actes de naissance, de mariage et de décès d’une famille honorable et bien posée.

À ce point de vue, je suppose que notre sieur Amédée lut le travail de son lettré avec plaisir ; mais, s’il avait fait la dépense d’un historiographe, ce n’était pas pour arriver à ce frivole résultat. Il avait son but. Son but était de savoir si, dans la succession des âges, il y avait eu jamais trois générations exclusivement parisiennes dans la dynastie Lerouge : j’entends trois générations de suite. Il avait arrangé d’avance la phrase à l’aide de laquelle il comptait turlupiner son médecin :

– Docteur, voici les pièces, et cependant je suis fondé à croire que tous mes ancêtres ont eu des enfants. Quant à la métamorphose en singe…

Ici une suspension, ponctuée par un sourire tellement malicieux, que ce malheureux docteur devait rentrer sous terre avec ses almanachs.

Mais voici une chose étrange : dans cette longue série d’années, les trois générations parisiennes, pures de tout alliage, ne se rencontraient point. Quel enseignement ! La Providence avait veillé. Dieu qui protège la France ne peut fermer les yeux sur le destin des Lerouge. Quand les jeux de l’amour et du hasard avaient produit deux générations de Lerouge sans mélange de sang provincial, une Bourguignonne venait, ou une Angevine, ou une Languedocienne. L’aveugle tribu ne savait pas ce qui la sauvait, mais elle était sauvée. Ainsi va le monde. Les progrès de la philosophie soulèvent chaque jour un petit coin du voile qui couvre l’excellence de l’œuvre divine.

Notre sieur Lerouge fut convaincu de cette vérité, que, si le nom de Lerouge vit encore après quatorze siècles, c’est grâce au concours des quatre-vingt-six départements, dont chacun lui prêta au moins une Sabine.

Et n’est-ce pas, après tout, le cas de Paris lui-même ? Paris ne doit-il pas mille fois son existence à cette magnifique et constante transfusion du sang provincial ? Paris est le cœur de la France, on a dit cela très-souvent ; je me défie des banalités de ce genre qui, presque toujours, contiennent une grosse impertinence : unique raison de leur succès. Mais ici le proverbe dit vrai par hasard. Paris est bien un cœur, puisqu’il lui faut tout le sang du grand corps qui vit par lui et surtout pour lui.

Notre sieur Lerouge devint père sur ces entrefaites Madame Amédée lui donna une petite fille grosse comme un rat, qu’on appela Corinne, en considération du chef-d’œuvre de madame de Staël. La petite Corinne était la troisième génération. Lors du dîner qui se donna pour son baptême, notre sieur Lerouge, un peu enflé de son succès, prononça des paroles entachées d’orgueil. Il dit en portant la santé de madame Amédée :

– Ce que le soin de la Providence a fait jusqu’ici sera désormais dévolu à la prévoyance éclairée du chef de la famille. La science a marché. Nous avons le secret dérobé par Prométhée. Les races s’améliorent et se conservent par les alliances croisées. Ma fille sera nourrie en province, élevée en province, mariée en province. Ceux d’entre vous à qui Dieu prêtera vie seront témoins des résultats.

Il était le maître chez lui, notre sieur Lerouge ; mais madame Amédée y était la maîtresse. La petite Corinne fut nourrie par une provinciale de Bercy, et mise en pension, plus tard, en province, à Chaillot. À douze ans, c’était une jolie enfant, un peu mièvre, mais exécutant sa sonate avec un aplomb d’enfer et sachant déjà se mettre. Notre sieur Amédée jugea qu’elle serait à marier de bonne heure. Il promena ses regards aux quatre points cardinaux, afin de choisir le terroir où il trouverait un bon époux. Son lettré qui, à la longue, était devenu très-fort sur la question Lerouge, lui dressa un état des alliances contractées depuis quatre siècles seulement. D’après cet exposé statistique, la Normandie méritait le premier rang comme provenance d’époux, et le Maine comme production d’épouses. Notre sieur Lerouge décida que son gendre serait un Normand. Restait à choisir le sujet. La maison avait à Domfront un correspondant pour les chevreaux, un cousin des Monnerot de Paris ; ce correspondant avait un fils d’âge convenable. Notre sieur Lerouge arrêta que ce fils Monnerot serait le père de ses petits enfants. Ayant pris cette décision, il se reposa dans le calme de sa prévoyante sagesse, jusqu’au jour où sa fille atteignit l’âge charmant de dix-huit ans.

J’ai sous les yeux un portrait qu’on fit d’elle à cet âge. C’était une délicieuse créature. Le peintre qui dessina ces contours si délicats et si suaves était amoureux, je ne le cache pas ; mais j’ai mes souvenirs, il n’était pas possible de flatter le portrait de Corinne.

Elle s’était développée brusquement dans ces deux dernières années ; sans atteindre à la taille de sa mère, qui était ce qu’on appelle une très-belle femme, genre tragédie et sujet de pendule-empire, Corinne était grande, mince, gracieuse en tous ses mouvements.

Mais j’ai, moi aussi, mes systèmes. Pourquoi s’attarder à une description détaillée, quand une série de noms et de dates peut suffire à conditionner un tableau parfait, bon teint et garanti pour la ressemblance ? Les Parisiennes sont purement des reflets. Elles n’existent qu’à l’état de miroir, reproduisant la vogue ambiante. C’est peut-être là ce qui fait leur irrésistible attrait.

Je m’explique, car ceci est une idée fort ingénieuse et souverainement exacte. Il convient de ne la point exprimer à demi. Pour ceux qui n’aiment pas les idées, je dirai mieux : c’est une découverte. Elle donne la clef d’une foule de petits mystères ; elle résout mille petits problèmes ; elle peut même guérir une grande quantité de petites maladies, problèmes, mystères, essentiellement parisiens, bien entendu.

La Parisienne est un miroir. Vous tous qui l’aimez d’amour, vous surtout qui avez le bonheur et la gloire de l’épouser, méditez avec soin ce théorème. Jusqu’à présent, vous avez pu croire que la Parisienne, ce bijou de la création, pensait, sentait, voyait, goûtait, possédait enfin ses attraits propres et ses répulsions personnelles. Vous l’avez cru et chaque jour de la vie a posé devant vous une énigme nouvelle. Vous avez usé votre patience et votre perspicacité à deviner ce vivant rébus, dont cent fois par heure le mot change. Peut-être a-t-il lassé votre longanimité ; peut-être avez-vous atteint ce degré de découragement où l’homme le plus vaillant prend son toit en horreur et donne sa démission de père de famille : chose lugubre entre toutes ! Le mot, je vous l’apporte. Restez chez vous désormais. Flairez au vent seulement ou consultez la girouette qui marque la mode : vous saurez d’avance le temps qu’il fera dans votre intérieur. N’est-ce rien ? Nous irons plus loin sous peu. Je suis en train d’inventer le paramode.

Non, elles ne pensent pas, si ce n’est par le cerveau détraqué du philosophe en vogue ; non, elles ne sentent point, sinon par le cœur du poëte régnant ou du romancier en faveur ; leurs yeux divins s’aveuglent volontairement derrière le lorgnon d’un critique myope qui les force à trouver le bleu vert ; leur goût exquis se fait l’esclave de je ne sais quels palais énervés ou blasés. Elles aiment ce que tel dieu leur a ordonné d’aimer ; elles détestent ce que tel lama leur a montré du doigt en criant : « Haïssez ! » Voici maintenant la série explicative des noms et des dates que j’ai promise. Les noms donnés aux enfants sont symptomatiques. Ils peignent en pied la mère.

La mère de madame Amédée, née vers 1770, s’appelait Alzire ; madame Amédée, née en 1795, s’appelait Virginie (ô Paul !) ; notre héroïne était née en 1812. Pendant les deux cent soixante et dix nuits de sa grossesse, madame Amédée avait rêvé qu’elle accouchait d’un bronze doré, représentant un pâle jeune homme, assis sur un rocher que baignait la mer courroucée : cheveux et manteau flottants, lyre brisée, tablettes ouvertes et style antique. Elle l’eût nommé Oswald. Une fille vint : ce fut Corinne.

Mais, depuis la naissance de Corinne, la mode avait changé. C’était la Restauration. Le vaudeville ingénieux faisait fureur au théâtre de Madame. Notre Corinne renia madame de Staël, sa marraine, comme madame Amédée avait renié son parrain Bernardin de Saint-Pierre. Sa vie, au lieu d’être un poëme en prose ou une douce élégie, fut un vaudeville en un acte, orné de couplets.

II

L’hôtel Lerouge est situé rue Pavée, au Marais. C’est un Louvre. Il a, du reste, un nom historique que vous connaissez tous ; mais il m’est défendu de le prononcer. Ce serait désigner trop ouvertement nos patrons.

Allez donc un jour, si vous voulez connaître une des plus sincères beautés de la grande ville, allez faire un tour au Marais, qui redeviendra quelque jour le quartier à la mode. Entrez à l’hôtel Carnavalet, ce joyau ; franchissez le seuil austère de l’hôtel Lamoignon, ce palais. Le faubourg Saint-Germain a volé sa réputation ; il est d’une platitude désolante. Le Marais possède encore cinquante hôtels dignes de loger Rohan et Matignon. Ce sont les Parisiennes du temps de Louis XIV qui ont inventé le faubourg Saint-Germain. Il a la mine de Versailles. C’est un petit gentilhomme qui enfle ses preuves pour monter dans les carrosses du roi.

Le Marais parle encore de l’hôtel Saint-Pol et du château des Tournelles. La place Royale, coiffée de ses nobles toitures, est une page complète et correctement écrite dans le bon style de Malherbe, et, quoique Paris nouveau ait canalisé la rue Saint-Antoine, l’intérieur du pays garde fermement sa physionomie. Aussi est-ce toujours le domaine de la véritable aristocratie parisienne : les commerçants sérieux se font très-volontiers un nid au Marais, dans les anciennes demeures des mignons de Henri III et du favori de Louis XIII. Ces lambris dorés, qui ont vu autrefois en action des historiettes assez légères, sont sanctifiés aujourd’hui par la vie de famille et le travail honorable ; où folâtrait Schomberg, on établit ces boîtes charmantes qui servent à mettre les bonbons du Fidèle Berger. Le poëte des devises habite les combles où chantait Bussy ; on frappe des boutons de livrée où la belle Navailles aimait ; on coule des levrettes et des chèvres de bronze pour serre-papier où M. de Rosny économisait ; tous articles Paris, articles sérieux, menant droit à la présidence du tribunal de commerce.

Que le faubourg Saint-Germain inscrive au frontispice de ses maisonnettes tous les noms de l’armorial, que la Chaussée-d’Antin épuise le procédé Ruolz pour changer son plâtre en or, que le faubourg Saint-Honoré bâtisse en marbre ses palais riches et lourds comme des millions, nous avons pris le bon coin, nous autres. Nos plafonds sont de Jouvenet ou de Coypel, quelque élève de Paget a fouillé nos frises, et vous reconnaîtrez l’inimitable délicatesse du ciseau de Goujon si vous vous arrêtez devant les cariatides de notre façade. Ont-ils cela dans leurs latitudes parvenues ? Le bon marché n’était pas inventé quand on éleva nos solides murailles. Elles ne furent point bâties pour nous, c’est vrai, mais nous les avons conquises. Les Gaulois ont eu leur revanche sur les Francs. Nous sommes les seigneurs de ces châteaux, et nous ne les avons gagnés ni par la hache ni par l’épée. Nulle tache de sang, Dieu merci, ne ternit la fraîcheur des gants de Paris, doux et pacifiques comme les innocents chevreaux dont la peau les compose !

La chambre à coucher de Corinne donnait sur le vaste jardin. De sa fenêtre, elle voyait nos arbres géants, qui sont les aînés des tilleuls des Tuileries. Corinne avait tous les talents ; elle peignait l’aquarelle avec succès, et passait pour une des meilleures élèves de Zimmermann. Sa mère avait pincé de la guitare, son aïeule de la harpe ; elle touchait du piano. Le monde marche, la mode aussi. Cependant, de quel instrument joueront nos nièces ? C’est l’impénétrable avenir.

Au delà des grands arbres, il y avait une maison moderne, dont notre sieur Lerouge avait fait couvrir les murs de treillages verts pour sauvegarder son paysage. Cette maison, qui donnait sur la rue Culture-Sainte-Catherine, appartenait à un jeune colonel de chasseurs, le seul des colonels du Gymnase qui ait jamais existé. Il avait trente ans à peine, et il avait déjà mangé trois cent mille livres de rente. C’était, dans toute la force du terme, un adorable garçon, bien mis, doux comme une femme douce, mauvaise tête et terrible l’épée à la main, élégant souverainement, spirituel à miracle, bon, généreux, que sais-je ? Vous l’avez vu dans six douzaines de pièces qui, toutes, ont eu beaucoup de succès à cause de lui. C’est lui qui épouse la jeune veuve à la fin.

Il s’appelait, de son vrai nom, le baron de Saint-Arthur ; mais M. Scribe n’a jamais osé l’étiqueter ainsi, trouvant le fait romanesque, fade et même ridicule. Vous dire le nombre de jeunes veuves qu’il avait occupées en grignotant ses cent mille écus de rente, est au-dessus de mon pouvoir. Relisez l’opéra-comique de M. Etienne, Joconde, ou les Coureurs d’aventures, vous aurez une faible idée de ses mœurs. Personne n’avait pu fixer jamais ce papillon brillant et léger qui voltigeait de fleurs en fleurs, prenant à chacune à peine un atome de parfum : personne, ni brune ni blonde, ni ange ni démon. C’était le tout petit don Juan des théâtres sucrés, le Lovelace à l’eau de fleurs d’oranger qui répond aux sanglots par une pirouette, et force ses victimes à sauter le cotillon : un monstre de colonel, mais un amour.

Il y avait déjà huit jours qu’il regardait Corinne par une fenêtre de derrière.

Et il y avait déjà quatre jours que Corinne savait son histoire sur le bout du doigt. Par quel moyen ? Je répondrai en vous demandant si vous avez pu penser un seul instant que la fille unique de notre sieur Lerouge fût sans demoiselle de compagnie. Elle possédait, en vérité mieux que cela : une femme de chambre de bon style. La femme de chambre et la demoiselle de compagnie étaient toutes les deux de confiance. Je suppose que vous êtes fixés. En outre, madame Amédée venait de subir une crise de langueur qui n’était pas sans tenir un peu à son âge. Elle gardait la chambre depuis près d’un mois. Son médecin, ami de la famille, ne la quittait pas. C’était un praticien qui choisissait ses malades et qui vivait honnêtement d’une douzaine de bonnes maisons. Il avait du loisir, il savait les cancans ; ses clientes, à qui toujours il conseillait la chose que précisément elles voulaient faire, lui trouvaient de grandes qualités.

Il fallait peut-être cette réunion de conjonctures fortuites pour donner de l’importance à ce dangereux colonel. On n’est réellement pas trop badaud, dans la maison Lerouge, et madame Amédée, femme du grand monde, s’occupe médiocrement de ce qui se passe dans le voisinage. Mais voilà que notre sieur Lerouge avait dit un jour, après déjeuner, en montrant M. de Saint Arthur, qui fumait sa pipe turque auprès de sa fenêtre :

– Je vais faire prendre à Saint-Mandé un arbre de trente ans, et je le planterai en motte devant la croisée de ce fat !

C’était une affaire de quatre ou cinq cents francs. Pour madame Amédée, le colonel grandit aussitôt à la taille d’un événement ; car les Lerouge, sans être pince-maille, ne jettent pas du tout leur argent dans la rue. Quant à Corinne, elle eut ce petit sourire des ingénues de théâtre, et se retira dans son boudoir pour rêver. Sur l’honneur, Corinne rêvait de parti pris, comme on fait une lecture. Elle aimait cela. Il lui venait, dans ses rêveries, des phrases entières de M. Mélesville. Elle pleurait aussi parfois. Quand elle pleurait, sa pose était toujours adorable.

Je ne sais si Corinne aimait le colonel. L’hiver passé, elle avait essayé de distinguer deux jeunes gens parmi ses danseurs d’habitude. Elle s’y était employée sincèrement et de tout son cœur, afin d’avoir un peu de théâtre à la maison ; mais elle n’avait pas pu. Ces deux adolescents, jolis et bien couverts, appartenant tous deux, dans d’excellentes conditions, à l’article de Paris, n’entraient pas comme il faut dans son rêve. Ils ne fournissaient pas les monologues entremêlés de soupirs, qui font si bien au début d’un lever de rideau. Corinne conclut de là qu’il fallait attendre ou chercher ailleurs. Son heure n’était pas venue, ou l’article-Paris ne valait rien pour le roman.

La demoiselle de compagnie de Corinne était son ancienne institutrice, mademoiselle Joséphine Commandeur, personne douce, honnête et pleine des bonnes intentions qui, dit-on, pavent l’enfer. Depuis longtemps, elle flottait entre deux âges, essayant toujours de remonter le courant. Elle était imbue des principes de l’éducation préventive. Madame Amédée s’endormait tous les soirs en se faisant lire Télémaque. Notre sieur Lerouge la regardait avec cette bienveillance qu’inspire un meuble d’habitude. Corinne l’aimait. Il ne faut pas vous y tromper, Corinne avait un bon et cher petit cœur. Les travers que nous découvrirons en elle, chemin faisant, appartenaient tous à l’article-Paris, au Gymnase, à l’Opéra-Comique, à madame Amédée, à notre sieur Lerouge, à mademoiselle Commandeur ou à Félicie. Félicie était la soubrette ; une bonne pièce qui appelait le patron mon bienfaiteur. Méfiance ! Félicie pensait bien que Corinne aimait le colonel ; mademoiselle Commandeur en tremblait. Madame Amédée n’y avait pas encore songé. Elle conservait des restes de beauté, empaillés soigneusement. Comme le jardin était grand et qu’elle savait les effets adoucissants de la perspective, c’était pour son propre compte qu’elle se formalisait des hardiesses du colonel. Quant à notre sieur Lerouge, sa colère contre M. de Saint-Arthur avait-elle sa source dans le sentiment paternel ou dans la susceptibilité conjugale ? Nul n’aurait su le dire. Il y avait du froid dans la maison, à cause du mariage projeté avec le Monnerot de Domfront. Le patron s’était donné le tort impardonnable de ressasser les avantages de cette union, tous les jours depuis dix ans. Parisiennes ou non, les dames ont la coutume de prendre en grippe le dada de leur époux. C’est bien naturel. Madame Amédée avait horreur du mariage Monnerot. Elle avait dit souvent à son petit cercle que notre sieur Lerouge l’inquiétait avec son idée fixe. On a vu des gens devenir maniaques en partant de plus loin. Corinne partageait, à l’égard du mariage Monnerot, toutes les idées de sa mère. Elle s’était arrangé un Monnerot de fantaisie qui lui servait de jouet et de plastron ; une sorte de Pourceaugnac mitigé qu’on devait berner de toutes les façons quand viendrait l’heure de la bataille ; car il était bien entendu qu’on userait de tous les moyens indiqués par les répertoires réunis des divers théâtres pour conjurer cette ridicule union. Le Monnerot de Domfront n’avait, ma foi, qu’à se tenir ferme. On lui préparait des croupières. Félicie et mademoiselle Commandeur, elle-même, étaient déjà du complot.

Notre sieur Lerouge seul connaissait le Monnerot. Ces dames avaient formellement refusé de le voir. Le Monnerot, du reste, paraissait peu désireux de quitter sa ville natale. Notre sieur Lerouge avait été obligé de faire le voyage de Domfront pour se mettre en rapport avec la famille. Il était revenu chaque fois disant que Domfront était un délicieux pays, que les Monnerot étaient des gens tout à fait comme il faut, et que son gendre futur pouvait lutter, comme savoir-vivre, esprit, distinction, élégance, avec les plus remarquables héritiers de l’article-Paris. De tout cela, ces dames croyaient ce qu’elles voulaient.

Cependant, la guerre n’était pas encore déclarée.

Il faut à toute rébellion un motif actuel et déterminé. Notre sieur Lerouge n’ayant jusqu’alors menacé que l’avenir, on le laissait dire. Les rancunes s’accumulaient en silence. On peut dire, en employant une métaphore sans doute trop hardie (mais nous sommes comme cela dans les gants : rien ne nous résiste, pas même la langue) ; on peut dire que, si les barricades ne sortaient pas de terre, elles étaient déjà semées, et que la graine en fermentait déjà sous le sol. On savait, du côté de ces dames, que la manie du patron était inflexible, et le patron s’attendait à une belle résistance. De part et d’autre, les canons étaient chargés et la mèche allumée.

Un dernier trait, cependant, car il serait insensé de représenter une famille de l’article-Paris sérieusement désunie : madame Amédée aimait beaucoup son mari, Corinne adorait son père, et notre sieur Lerouge chérissait sa femme et sa fille comme la prunelle de ses yeux.

Par une belle matinée d’avril, en cette année 1830, où l’article-Paris devait faire une révolution politique et fabriquer un roi, la cloche de l’hôtel Lerouge sonna pour le déjeuner à onze heures moins cinq minutes ; c’était l’usage. Tout cordon bleu qui ne s’y conformait pas strictement était mis à pied dans les vingt-quatre heures. Les cinq minutes étaient données aux convives pour faire leurs petits préparatifs ; onze heures sonnant au magnifique coucou Louis XV qui ornait la salle à manger, tout le monde devait être derrière sa chaise. Voici quel était le personnel accoutumé de la table de notre sieur Lerouge : madame et mademoiselle Lerouge, M. Constantin Lerouge, cousin entre trente et quarante, qui avait une sinécure de mille écus dans les bureaux, mais qui les gagnait durement à faire les commissions délicates de madame ; mademoiselle Joséphine Commandeur, M. J.-T. Rocambeau, secrétaire intime du patron. Ce Rocambeau était le lettré qui avait fait l’histoire de France au point de vue Lerouge, ainsi que le relevé statistique des alliances de cette dynastie.

Le pauvre garçon, disait parfois notre sieur Amédée quand il lui plaisait de montrer une aimable gaieté, est bien heureux de m’a voir rencontré sur son chemin. Il allait tout droit à l’Académie !

Ceci peut vous donner une idée de l’esprit que notre sieur Lerouge avait.

Par le fait, Rocambeau, qu’il eût ou non suivi le glorieux sentier qui mène à l’Académie, avait maintenant d’autres chats à fouetter. Il mettait au net les comptes du patron et recevait ses confidences. Depuis une semaine environ, notre sieur Lerouge était embarqué dans une entreprise fort ardue. Seul au monde J.-T. Rocambeau savait ce que cette tête un peu pointue pouvait contenir de calculs subtils et de combinaisons diplomatiques.

Un couvert de surplus était mis à demeure et attendait toujours ce bon docteur Mirabel, qui trouvait moyen de partager les avis complètement opposés de monsieur et de madame. C’était un homme bien précieux. Quand sa place restait vide, quelque chose manquait à la maison.

Les vibrations de la cloche ébranlaient encore l’atmosphère, lorsque M. Constantin Lerouge fit son entrée dans la salle à manger, où tout annonçait l’opulence et aussi le bon goût ; car l’argent a du goût à Paris, et, quand il en manque, il lui est loisible d’en acheter. Ses deux bahuts Louis XV, qui se regardaient, montraient d’admirables porcelaines du Japon et des pièces d’argenterie poinçonnées à la Monnaie du grand roi. Les châteaux et les palais conquis par l’article-Paris ont recouvré leurs anciens meubles. Notre sieur Lerouge avait son potage servi dans la soupière de Lauzun, et buvait dans le verre de Bassompierre. Ces races mortes avaient sans doute négligé les croisements.

M. Constantin, vêtu d’une redingote marron et d’un pantalon écossais, fit le tour de la table élégamment servie, en sifflotant un couplet des Nouveautés. Il regarda, sans les voir, les quatre natures mortes d’Houdry qui couronnaient les portes, et vint battre la générale aux carreaux de la fenêtre donnant sur le jardin.

– Pas bête, ce grand fainéant de colonel ! grommela-t-il ; – dans quelle pièce y a-t-il une croisée ouverte et une pipe turque ? J’ai vu aussi sa robe de chambre au théâtre, et sa calotte, et ses airs penchés !…

Il se retourna, prit une pose cérémonieuse, et salua profondément. Madame Amédée entrait, appuyée sur le bras de mademoiselle Commandeur. Une autre porte s’ouvrit en même temps : Rocambeau parut en habit noir et cravate blanche.

– Monsieur fait demander à madame, dit-il, la permission de ne point quitter sa robe de chambre et ses pantoufles : il est légèrement indisposé.

J’espère que ces mœurs courtoises et véritablement chevaleresques feront une forte impression sur la généralité des lecteurs. Ce sont les nôtres. Nous n’avons pas hérité seulement des palais et de la vaisselle ; on ne trouve plus guère que chez nous les vrais échantillons de la galanterie de famille.

Madame Amédée répondit :

– M. Lerouge sait bien que nous ne sommes pas à cheval sur l’étiquette.

Rocambeau, satisfait, salua et sortit pour reparaître bientôt, donnant le bras au patron. Depuis un temps immémorial, Rocambeau faisait chaque matin cette demande, et obtenait cette réponse.

Le patron était peut-être indisposé, mais il n’en avait pas l’air. Il donna un gros baiser au front blanc et charmant de Corinne, après avoir effleuré de sa lèvre rasée la main encore très-belle de madame. Mademoiselle Commandeur eut un signe de tête amical, et Constantin un cordial bonjour. Ces deux comparses ne prirent place qu’au moment où notre sieur Lerouge fut assis et eut déplié sa serviette, roulée dans un rond d’or massif, ciselé avec art et orné d’une très-belle émeraude. Ce luxe peut sembler un peu fastueux ; mais c’était une offrande honorifique du comité directeur de la production du chevreau.

Le froid qui était dans la famille à cause de la question Monnerot n’enlevait l’appétit à personne. Pendant que Berlin découpait sur la table de service en chêne gris sculpté, les hors-d’œuvre furent attaqués assez gaiement… Ceux qui ont parlé du faible appétit des Parisiennes sont d’infimes calomniateurs.

– Deux faillites ce matin, dit le patron ; Virginie, vous ne me parlerez plus des diamants de madame César Troupeau… C’est leur terre de Touraine qui les a ruinés…

– Pauvre femme murmura madame Amédée, la bouche pleine.

– Nous sommes couverts, fit observer le patron. Que dit-on de nouveau, Constantin ?

– On parle d’un changement de ministère…

– Vieilleries… Bertin ! poussez le volet du côté droit. De ma place, je vois cet impertinent bonnet grec et la fumée de la pipe turque !

– Ce pauvre jeune homme fume vraiment beaucoup trop, dit madame Lerouge avec douceur.

– L’oisiveté…, commença Constantin.

– Quand on a un grade comme le sien à son âge…, interrompit Corinne.

– La faveur…, riposta Constantin.

Notre sieur Lerouge se frotta les mains énergiquement.

– Une chose certaine, dit-il en s’adressant à ces dames, c’est que vous m’avez tiré une fière épine du pied en refusant d’aller lundi prochain à la soirée des Lecouteux. Je savais que ce précieux M. de Saint-Arthur… (Saint-Arthur !…) devait y être.

Une nuance plus rose vint aux joues veloutées de Corinne, tandis que les sourcils fiers de madame Amédée se fronçaient à demi. Il y eut en elle un travail mental qui dura le quart d’une seconde.

– Avais-je donc oublié de vous le dire, mon ami ? prononça-t-elle avec un calme parfait. Nous nous étions ravisées, Corinne et moi ; la lettre d’acceptation est partie… Mais on peut revenir là-dessus si vous le voulez absolument.

Corinne perdit ses jolies couleurs roses et baissa les yeux sur son assiette. Le cousin Constantin avala trois bouchées d’un coup. C’était lui qui répondait aux invitations. Madame Lerouge venait de mentir ; le cousin Constantin était aussi sûr de cela que Corinne elle-même. Pourquoi madame Lerouge avait-elle menti ?

Quant à notre sieur Amédée, il fut admirable, comme toujours, de convenance et de dignité.

– Virginie, répondit-il aux dernières notes de sa femme, – je vous ai dit ma façon de penser sur ce militaire. Il n’a pas mon estime. Mais ce serait lui accorder aussi par trop d’importance que de modifier, à cause de lui, les projets de plaisir ou d’affaires de madame et de mademoiselle Lerouge. Vous irez à la soirée dansante des Lecouteux, et je me charge de vous y accompagner en personne.

III

– Docteur, vous arrivez au dessert !

– Docteur, vous voilà bien ! vous n’en faites jamais d’autres !

– Bertin, servez le docteur. Nous le regarderons déjeuner pour sa peine !

Oh ! le charmant état ! oh ! l’agréable et douce profession ! Si votre fils a du goût pour la médecine, demandez-lui tout d’abord s’il veut soigner tout le monde ou seulement les gens comme il faut. S’il veut soigner tout le monde, croyez-le ! mieux vaut aller au bagne. Le médecin de tout le monde est un pur et simple forçat. Si, au contraire, votre fils manifeste la sage vocation de ne soigner que les grands propriétaires et les notables commerçants, pressez-le sur votre sein, heureuse mère : cet enfant-là fera son paradis ici-bas.

Notez bien qu’il n’y a pas besoin d’être très-fort. Il suffit de savoir s’y prendre. On peut procéder de deux manières : par la brutalité, ce qui est un excellent moyen, ou par la complaisance, qui réussit mieux auprès de certaines natures. Nous avons des praticiens diplomates qui sont brusques dans une moitié de leur clientèle et doux comme des agneaux dans l’autre. Ces diverses mises en scène peuvent fatiguer au premier abord ; mais on s’y habitue, et c’est moins pénible, en somme, que de sécher au lit du vrai malade ou de pâlir sur les bouquins. Un médecin qui s’y connaît doit non-seulement ne traiter que des gens riches, mais encore il doit fuir tous les clients dont la santé laisse quelque chose à désirer. Que ceux-là prennent les médecins de tout le monde, les médecins qu’on paye, les médecins qui travaillent. Ceux-là guérissent quelquefois, et alors on peut rogner leur mémoire comme la note d’un tailleur. Mais les vrais, mais les heureux, mais les indispensables, on ne les paye pas, morbleu ! aussi, coûtent-ils cher. On les gâte, on les comble ; ils sont de luxe, et vous savez bien qu’à Paris l’article fantaisie atteint des prix fous.

– Bon teint, cher monsieur, dit le docteur Mirabel en s’essuyant le front. Qu’avez-vous besoin de moi avec ces yeux-là, belle dame ?… Pardonnez-moi ; il faut bien être un peu tout à tous. La duchesse me prend les trois quarts de ma vie avec ses frayeurs… Vous souriez… Mon Dieu ! c’est aussi une maladie… Je le disais hier à la maréchale… qui m’a chargé de vous faire bien tous ses compliments, belle dame… Rien qu’un blanc, Bertin, mon ami… Mademoiselle Commandeur a une mine superbe… Corinne, j’ai de vos nouvelles : votre coiffure du bal Peyran a fait époque : on en parle au faubourg. J’ai la fatuité de dire partout que je suis votre vieil ami…

Partout ! chez la maréchale et chez la duchesse. Il ne faut rien cacher : l’article-Paris a un faible pour le noble faubourg. Certes, notre sieur Lerouge ne mettait pas sa position au-dessous de celle d’un duc et pair, et il avait bien raison ; cependant une des forces du docteur Mirabel était de soigner la duchesse et la maréchale.

– Ces dames daignent donc s’occuper de notre petit monde bourgeois, mon ami ? demanda négligemment Corinne.

Notre sieur Amédée ne laissa pas répondre le docteur.

– Ce pauvre petit monde bourgeois, prononça-t-il avec cette sûreté de débit d’un chef de famille à qui personne ne fait remarquer jamais les sottises qu’il peut dire, ce pauvre petit monde gouverne l’univers. Chaque chose a son temps. Je respecte la noblesse antique et j’honore également les illustrations plus modernes dont le blason a été conquis sur le champ de bataille de l’ère impériale. Mais ces deux aristocraties sont bien forcées de s’incliner désormais devant la puissance impérissable du travail, dont nous sommes, nous, les Lerouge, un échantillon à la fois honorable et remarquable. C’est une troisième aristocratie dont la source, limpide comme un cristal de roche…

Notre sieur Amédée toussa sec et fit le geste d’une personne qui a eu le malheur d’avaler sa salive de travers. Cela peut arriver à tout le monde ; mais il abusait de ce moyen et avalait ainsi de travers chaque fois qu’il s’embarquait dans une harangue périlleuse dont Rocambeau, son lettré, ne lui avait point jalonné les détours.

Constantin, qui avait des opinions avancées, dit :

– Nos pères ont combattu pour l’anéantissement des privilèges…

– Toi, tu vas le noyer, Tintin ! s’écria notre sieur Amédée en retrouvant plante ; tes pères étaient les Lerouge, gantiers du roi. Il ne s’agit pas de politique. Si j’avais l’idée d’être pair de France… Un verre de bordeaux, médecin des ducs !

Corinne grignotait un biscuit, Madame Amédée épluchait avec distraction une superbe pêche confite. Elles tressaillirent toutes deux, parce que le docteur répartit à haute et intelligible voix :

– Ma foi, cher ami, les ducs dont je suis le médecin me font au moins l’honneur d’avoir confiance en moi, et, quand ils marient leurs filles, ils daignent me mettre dans la confidence.

Il y eut autour de la table un silence embarrassé. Mirabel but son verre de bordeaux à petites gorgées. D’ordinaire, il était d’une discrétion à toute épreuve. C’est dans l’emploi. Mais, ce jour-là, loin de faire retraite après cette sortie évidemment intempestive, il demanda rondement :

– Ces Monnerot de Domfront sont-ils parents de nos Monnerot de la rue Boucherat ?

Le patron fit un petit signe de tête affirmatif en souriant. Puis il mit un doigt sur sa bouche en regardant d’un air malicieux « ses deux femmes, » comme il appelait madame Amédée et Corinne.

– Est-ce au faubourg Saint-Germain qu’on vous a appris cette nouvelle ? demanda madame Lerouge d’un air pincé.

Puis elle ajouta, en caressant la joue de sa fille :

– Prends la voiture avec mademoiselle Commandeur, et va voir un peu chez Alexandrine ce qui se fait pour soirée dansante ; j’entends pour moi… Surtout rien de trop jeune, tu sais, mon ange ; j’aime mieux qu’on dise que j’ai la manie de me vieillir.

Puis, avec une toute petite nuance d’amertume :

– Moi, mes coiffures ne font plus époque chez la maréchale !

Corinne était déjà levée, ainsi que cette bonne mademoiselle Commandeur, qui avait l’infirmité de rougir comme une tomate après le repas, malgré sa sobriété scrupuleuse. Je ne sais si ce fut pour garder contenance en ce moment difficile, mais ce bon docteur Mirabel regarda notre sieur Amédée en clignant de l’œil.

– Allons, dit-il sans paraître déconcerté le moins du monde, j’ai fait un pas de clerc. Je veux m’en tirer par un cancan. Vous avez ici près un beau ténébreux qui occupe toutes langues du dixième arrondissement… là-bas, de l’autre côté de votre jardin… un superbe garçon, colonel à vingt-huit ans, très-gentilhomme et encore plus ruiné…

Corinne s’attardait maintenant à plier sa serviette ; mademoiselle Commandeur était à moitié chemin de la porte ; madame Amédée avait pris une tenue grave. Constantin pointait son lorgnon sur la fameuse croisée que notre sieur Lerouge voulait boucher à l’aide d’un tilleul de trente ans, planté en motte.

– M. de Saint-Arthur ?… dit le patron, qui haussa les épaules. Il faut avoir bien du temps à perdre pour s’occuper de ce mauvais sujet.

– Il est remarquablement distingué, protesta madame Amédée.

Corinne faisait lentement le tour de la table pour aller embrasser son père.

– Non pas M. de Saint-Arthur, s’il vous plaît, répliqua le docteur Mirabel, M. Arthur tout court… Nous habitons là-bas un petit appartement, au troisième étage, sous le voile du plus romanesque incognito… Nous avons strictement rompu avec le grand monde.

– Bah ! se récria le patron, il était mardi dernier au thé de Fauvel jeune, et il sera lundi à la soirée dansante de Lecouteux !

Madame Amédée se prit à sourire et dit :

– M. Lerouge n’a pas de temps à perdre et ne s’occupe pas de ce mauvais sujet !

– M. Lerouge, ma bonne amie, répliqua le patron avec une douce autorité, a l’habitude de savoir ce qu’il fait. Il est époux et père.

Les yeux de madame Lerouge brillèrent et son teint s’anima brusquement. Elle fut jolie pendant une minute, tant la réponse du patron lui donna d’aise. Le pourquoi de cette bonne humeur est oiseux à expliquer. Corinne donna son front au baiser de son père, et se dirigea lentement vers la porte. Avant de passer le seuil, elle put entendre encore le docteur qui disait :

– Chacun de nous a son grand monde. Le grand monde du colonel ne va pas chez les Fauvel jeune, quoique la compagnie qui se rassemble dans ces salons, aussi riches qu’élégants, soit assurément fort respectable. Aller chez les Fauvel et chez les Lecouteux, c’est précisément déserter l’hôtel de B*** et l’hôtel de R***. Et, permettez, il y a de quoi causer, je vous le garantis. Tout ruiné qu’il est, ruiné à plate couture, le beau colonel a refusé la semaine dernière mademoiselle de K***, la plus riche héritière de la rue de Varennes.

La porte se referma sur Corinne. Pour le coup son cœur battait. Elle était heureuse et fière de sentir battre son cœur. Il leur arrive, en vérité, d’avoir peur d’être des poupées.

– Refusé ! se récria cependant la patronne.

– Décliné, si le mot vous semble plus décent, belle dame. C’était la duchesse qui s’attelait à ce mariage. Elle est furieuse, et dit que le colonel va mettre le feu à quelque famille du négoce.

– Sachons pardonner à cette caste son langage amer et impertinent, prononça notre sieur Amédée avec modération. Les vaincus doivent garder quelques privilèges, si le vainqueur a de la grandeur d’âme.

Le déjeuner était achevé. Le docteur offrit son bras à madame Amédée, qui fit signe à Constantin de ne pas s’éloigner. Le cousin s’attendait à cela ; il savait quelle allait être sa besogne.

– Monsieur Mirabel, dit la patronne en passant au salon, j’ai confiance en vous, quoique vous vous entendiez tous entre hommes.

– Chère dame, répliqua le docteur, nous autres médecins, nous sommes des moitiés de bonnes femmes. Rarement prenons-nous le parti du bon mari… et vous savez bien qu’avant tout je vous appartiens, chère dame.

– Vous devinez de quoi je vais vous parler, docteur ?

– Vous allez me parler de l’odieux moment…

– Vous riez.

– Je serai sérieux pour peu que vous me l’ordonniez, madame.

– Docteur, je n’ai qu’une fille, et il s’agit du bonheur de toute ma vie… Avez-vous travaillé un peu M. Lerouge ?

– Je l’ai tourné et retourné dans tous les sens, selon votre désir.

– Et il a été inflexible ? Les hommes sont tous ainsi…

– Belle dame, sous ce rapport, rien ne ressemble tant à l’homme que la femme. Quand on a une fois une idée fixe…

– Est-ce que j’ai des idées fixes, moi, monsieur ? s’écria impétueusement la patronne. Vous êtes injuste comme les autres !

Le docteur s’assit auprès d’elle sur le divan du salon.

– Quand vous aurez fini avec madame, lui cria du seuil le patron, je vous attends dans mon cabinet, docteur.

Mirabel consulta sa montre et murmura :

– La marquise doit avoir envoyé chez moi trois fois déjà pour le moins… Si fait, belle dame, reprit-il en se tournant vers la patronne, vous avez une idée fixe qui est juste l’envers de l’idée fixe de votre mari. M. Lerouge veut pour gendre le Monnerot de Domfront, et vous ne voulez pas du Monnerot de Domfront pour gendre.

– Corinne déteste les provinciaux, monsieur !

– Son père les adore, madame… Son système de croisement…

– Une ineptie ! compte-t-il vendre ses petits-enfants à la livre ?

– Ce système a du bon, chère madame, croyez-moi. Seulement, comme tous les gens qui n’ont pas fait d’études spéciales, M. Lerouge exagère… Notez bien que je n’ai nullement l’intention de vous convaincre ni l’un ni l’autre. J’ai dit à M. Lerouge tout ce que la franchise d’un vieil ami peut se permettre. À vous, belle dame, je répète que j’ai pris sur le jeune Monnerot de Domfront les renseignements les plus précis. Il est bien tourné, bien élevé, spirituel, bon, brave, charmant.

Madame Amédée frappa du pied.

– Nonobstant quoi, acheva le docteur, comme je vous l’ai prouvé ce matin en jetant la question Monnerot sur le tapis, je suis prêt à faire tout au monde pour rompre ce mariage, qui me paraît convenable, raisonnable, excellent ! Puis-je mieux dire ?

Madame Amédée lui tendit sa main de cet air de reine que prennent les duchesses à la Comédie-Française ; Mirabel la baisa.

– Docteur, prononça-t-elle à demi-voix et en minaudant quelque peu, j’ai le malheur d’avoir des idées élevées. Je les ai inculquées à Corinne et c’est peut-être un tort. Voyons, de bon compte, s’appelle-t-on Monnerot ?

– Quand les jeux de l’amour et du hasard…, commença le médecin en riant.

– Ne plaisantons plus, je vous prie, l’interrompit sévèrement la patronne.

– Si nous ne plaisantons plus, belle dame, reprit le docteur d’un ton sérieux, je vous répondrai que je m’appelle Mirabel comme une prune, et vous Lerouge… Vous aurais-je offensée ?

– Non, répliqua la patronne, qui secoua la tête lentement ; vous avez fortifié ma résolution. Je ne veux pas que ma fille ait un de ces terribles noms… Quel que soit votre avis, moi je vous dis qu’on ne s’appelle pas Monnerot… pas plus qu’on ne s’appelle Leblanc, Lecamus ou Leborgne… Corinne encore avec cela !… Vous figurez-vous Corinne Monnerot !

– J’avoue que je n’avais pas creusé la question à cette profondeur…

– Taisez-vous !… pour sûr que vous me comprenez… Vous connaissez la famille de ce jeune colonel ?

Le docteur sauta sur son fauteuil. Madame Lerouge le regardait en souriant.

– Il n’y a rien de prémédité là dedans, poursuivit-elle ; c’est une idée qui me passe. En somme, il n’y a pas besoin d’un Monnerot pour perpétuer la race.

Ceci fut dit avec amertume.

– Et le véritable moyen, ajouta-t-elle en s’animant, serait d’allier des castes dissemblables… Du gant au chevreau, il n’y a toujours que la main !

Mirabel s’inclina en souriant à son tour.

– Ceci est un point de vue scientifique, répondit-il, qu’on pourrait soumettre à M. Lerouge… Mais la famille du colonel est parisienne ; lui-même a reçu le jour à Paris, rue Taranne, à l’hôtel Taillebault…

– Taillebault de Saint-Arthur ! prononça mélancoliquement la patronne.

Et le Mirabel répéta sans rire :

– Madame Corinne Taillebault de Saint-Arthur !

– Colonelle ! ajouta Virginie, et bientôt générale, sans doute, car elle ne pourrait manquer d’avoir de l’avancement… Ces Taillebault n’ont-ils point de titres ?

– S’il vous plaît que je m’en informe…

– Comment ! si cela me plaît ! mais vous ne comprenez donc rien, aujourd’hui ?… Pensez-vous que, si ce jeune homme a refusé un riche mariage, là-bas, dans le faubourg Saint-Germain, ce soit pour le roi de Prusse ?

Pour le coup, le docteur affecta un grand étonnement et baissa les yeux comme un homme discret qui reçoit à bout portant une confidence inattendue.

– Je croyais…, commença-t-il ; – on m’avait dit…

– Mon bon ami, interrompit la patronne lestement, – j’ai eu mon temps… et jamais les méchantes langues n’ont trouvé à mordre… Maintenant, je suis dans l’emploi des mères… Vous avez mal cru, et ceux qui vous ont dit sont des niais !

– Alors, murmura le docteur en soulignant son trouble, c’est bien pour notre petite Corinne ?

– Il y a des moments, tenez ! s’écria la patronne, où je jurerais que vous jouez double jeu… Mais voilà : Constantin ne peut me servir à cela ; je n’ai que vous… Voyez un peu ce jeune homme… soyez adroit… Ne pourrait-il être né en Auvergne ou en Bretagne ?… Vous comprenez, quand le motif est honorable… Pour finir, nous ne serons jamais Monnerot, c’est dit… et maintenant, allez retrouver M. Lerouge, qui doit s’impatienter… Nous recauserons demain.

– Ce que femme veut…, murmura le docteur Mirabel d’un air très-fin ; et cependant, il y a du bon dans le principe du mélange des races.

Il sortit. Constantin Lerouge montra sa redingote de fantaisie et son gilet voyant à la porte opposée.

– Tintin, lui dit la patronne, c’est pour écrire aux Lecouteux. Vous savez : « M. et madame Lerouge, etc., ont l’honneur, etc. » enfin, une acceptation… vous daterez d’avant-hier… Et, s’il arrivait quelque chose, vous auriez gardé la lettre dans votre poche.

– J’aurais… ? répéta le cousin.

– Vous le diriez, Tintin ! s’écria la patronne avec impatience ; voilà-t-il pas une affaire !

Dans la voiture, Corinne, pensive et un peu triste, répondait avec distraction au babil didactique de la bonne Commandeur, qui devenait bavarde comme une pie dès qu’elle n’était plus en présence des patrons.

– Ma chère enfant, lui dit l’excellente demoiselle en arrivant à la porte d’Alexandrine, voici le moment où mes conseils et mon expérience vont devenir pour vous plus précieux que jamais. En vain, j’ai fait mon possible pour me le dissimuler jusqu’ici. Vous touchez à cette heure critique où le destin d’une jeune fille se décide. Vous connaissez mon affectueux respect pour madame. Je ne crois pas manquer à ce que je lui dois, en disant qu’il vous faut peut-être un autre guide. Ce n’est pas dans les romans, voyez-vous bien, qu’on doit chercher ici une règle de conduite. Si votre inclination naissante…

Elle s’arrêta, parce que Corinne relevait sur elle son grand œil noir, paisible et un peu railleur.

– Vous êtes toutes folles du colonel, prononça la fillette d’un ton de gaieté maligne ; il n’y a que moi de sage ! ma pauvre Commandeur.

Les lèvres minces de l’ancienne institutrice se pincèrent. On montait l’escalier de la modiste.

– En sommes-nous déjà à vouloir nous tromper nous-mêmes ? murmura-t-elle.

Corinne entra, et, pour exécuter à la lettre les ordres de sa mère, elle se fit montrer un assortiment de coiffures pour jeunes femmes de vingt-cinq à vingt-huit ans. Elle savait que madame Amédée avait la manie de se vieillir.

IV

Corinne était seule ; Corinne avait vu tomber le papier. Elles voient tout : ceci soit dit une fois. Un petit rais de soleil, passant par l’entre-bâillement des rideaux, mettait un reflet au satin du papier. C’était sûrement une idée ; mais Corinne croyait sentir je ne sais quel parfum doux et pénétrant ; elle l’attribuait à ce pli tombé. Oh ! que ce n’était point une de ces odeurs violentes et communes qui font fuir le voisinage des grosses dames endimanchées ! Il y avait dans cette senteur, perceptible à peine, une délicatesse infinie ; cela ressemblait aux lointaines effluves que la brise emporte sur la montagne, quand il y a, tout au fond de la vallée, de beaux acacias en fleurs.

Corinne se laissa tomber sur sa causeuse ; ses regards ne pouvaient se détacher du papier, dont la blancheur avait ces glacés bleuâtres, suaves à l’œil et qui produisent l’effet d’une discrète caresse. Eut-elle la pensée de le prendre ? eut-elle la tentation de l’ouvrir ? Je ne peux pas vous dire, moi, comme elle était jolie en ce moment. Sa tête pensive s’appuya sur sa main et un pauvre long soupir s’exhala de sa poitrine. Croyez-moi, l’échelle des mystères du cœur a des degrés infinis. L’amour, le véritable amour peut venir au travers des plus étranges enfantillages. Souriez, si vous voulez, mais point d’amertume ! Je vous défends le dédain. Chacun de vous a sa fantaisie, avouée ou non. Il n’est pas un cœur dont on ne pût extraire un bizarre et risible caprice. Moi qui n’ai pas la folie du Gymnase et qui nourris pour le vaudeville en général une tendresse absolument modérée, je dois avoir d’autres faiblesses, plus drôles encore peut-être. L’histoire des lunes du cœur serait un livre curieux, mais invraisemblable. C’est toujours la parabole de la paille et de la poutre, mais en sens inverse. Si parfaitement féru que l’on soit, on a peine à croire aux mignonnes extravagances de sa voisine.

Pour le coup, mademoiselle Lerouge rêvait et rêvait tout de bon. Sa rêverie, nous vous l’accordons, affectait une forme singulière, mais qui n’en comportait pas moins de trouble et pas moins d’émotion. Qu’on nous permette l’analyse succincte : nous rassemblons ici d’humbles matériaux pour le grand livre des curiosités d’amour. Pendant que ses beaux regards mouillés nageaient dans le vague et qu’un va-et-vient léger agitait les contours jolis de son corsage, mademoiselle Lerouge se disait :

– Je suis presque brune, et mademoiselle Irma serait rouge si elle ne mettait pas beaucoup de poudre blonde dans ses cheveux. Paul, au contraire, est très-brun. Il a du caractère. Nous deux, ce serait l’opposé. Le colonel est blond ; sa moustache paraît un peu plus foncée que ses cheveux. Il a le teint un peu trop frais pour un militaire. Mais cela ferait bien cependant, et le blond sied merveilleusement aux officiers supérieurs de cavalerie. C’est à peu près la même différence de taille qu’entre Paul et Irma, quoique Paul soit une idée moins grand que le colonel… et moins joli garçon aussi… et moins distingué… Comme le colonel jouerait bien les rôles de Paul !

Elle sourit : un ravissant sourire. Que voulez-vous ! étant donnée la fantaisie où nous sommes, ce rêve du Gymnase est juste aussi entraînant que toute autre poésie. Bien entendu, Irma et Paul étaient la jeune première et le jeune premier à la mode.

Corinne se leva et gagna d’un pas languissant le coussin de velours de son prie-Dieu. Elle s’y agenouilla. Ses deux mains se baignèrent dans les masses de ses cheveux. Sa prière fut ardente, et des larmes lui vinrent aux yeux pendant qu’elle demandait au Seigneur aide et bon conseil. Dans l’avant-dernière pièce en deux actes, Irma avait un rôle où elle priait, pendant que le colonel était sur le terrain. Et Paul revenait avec un bras en écharpe. Corinne eut une grave distraction. Elle vit passer devant ses yeux fermés Saint-Arthur avec un bras en écharpe. Il était pâle. Il y avait une tache rouge à son linge blanc…

Corinne s’éveilla. Je crois qu’elle avait parlé haut, comme une belle petite Parisienne, habituée à entendre les monologues d’Irma et ceux de Paul. Elle pesa sur le cordon de sonnette et Félicie entra aussitôt ; trop tôt. L’œil et l’oreille de Félicie devaient être bien près du trou de la serrure.

– Ma fille, lui dit sèchement Corinne, vous avez perdu une lettre : tâchez de mieux serrer vos correspondances à l’avenir.

Le soir, madame Amédée convoqua extraordinairement son docteur Mirabel.

– Mademoiselle Commandeur et Félicie sont unanimes, lui dit-elle, car elle avait des mots superbes dans les grandes occasions ; notre Corinne a le cœur frappé.

– Tant pis ! répondit le docteur.

– Vous avez de mauvais renseignements sur le colonel ? Je vous fais observer tout d’abord qu’il faut que jeunesse se passe, et que tous ces tapageurs sont d’excellents maris à l’user.

– Le colonel m’inquiète peu, belle dame ; mais M. Lerouge…

– M. Lerouge verra s’il convient de creuser la tombe de sa fille unique ! prononça solennellement la patronne ; elle en est déjà à s’agenouiller devant son prie-Dieu pour pleurer. Si elle succombe, je la suivrai ; M. Lerouge pourra épouser ses Monnerot tout seul ! Mais voyons un peu, docteur, racontez-moi le colonel.

V

Notre sieur Lerouge se promenait les mains derrière le dos, dans son beau cabinet aux boiseries sculptées et dorées. Son lettré Rocambeau, assis à un petit bureau, toujours en habit noir et cravate blanche comme un notaire de bon style, écrivait sous sa dictée. La lettre était ainsi tournée :

À M. Monnerot aîné, de la maison Monnerot et fils, à Domfront.

« Monsieur et cher correspondant,

» La faveur de votre chère du 17 courant m’est bien parvenue en temps, et la note qui de raison en a été prise pour les petites échéances particulières et les achats de madame, à qui S. V. P., tous saluts et bons souhaits de la mienne, dont la santé se soutient, selon que vous vous en informez obligeamment.

» Votre honorée demande mon avis personnel sur l’avenir des cours, au début de la saison nouvelle. La peau brute se tiendra ferme que devant, sauf événements ultérieurs, modifiant occasionnellement l’état de la place. Comme j’ai eu l’avantage dans ma précédente, nous possédons notre plein. Videz-vous aux meilleures.

» Passant au paragraphe de votre honorée qui mentionne votre cher fils, dont vous êtes inquiet par défaut de réponse, je m’empresse d’y satisfaire avec détail. Le jeune homme, arrivé voilà huit ou dix jours, a bien pris dans la famille, où madame Amédée, comme de juste, dans sa position, lui a offert le possible. Il a préféré loger en ville et nous l’avons dans le quartier, à proximité, mangeant avec nous et plaisant beaucoup à notre jeune fiancée par son aimable caractère. Prière de ne prendre aucun souci à son sujet ; mille tendresses de sa part, en attendant une lettre de lui, comme il le doit, pour vous annoncer sans doute l’époque de la noce.

» Pour le surplus, m’en référant aux précédentes, agréez mes meilleures salutations. »

Notre sieur Lerouge, en dictant ces derniers mots, s’était arrêté non loin de son Rocambeau et le regardait en face d’un air triomphant.

– Comment la trouvez-vous, celle-là ? demanda-t-il.

– Monsieur…, répondit l’ancien lettré avec un sourire flatteur.

– Certes, certes, dit notre sieur Lerouge ; mais je n’entends pas parler du style… La chose, mon garçon, comment trouvez-vous la chose ?

Rocambeau déposa la plume.

– Je n’ai jamais eu le plaisir de voir le jeune M. Monnerot à votre table, prononça-t-il en baissant la voix.

Il avait peur de déplaire. Sa position était enviable mais précaire, et désormais il était bien tard pour rentrer dans la critique, dans le roman ou dans la tragédie.

– Je crois bien ! s’écria le patron, qui éclata de rire ; ni moi non plus, mon garçon, ni moi non plus ! Merci de nous ! Qu’est-ce que dirait madame, si on lui servait un Monnerot ?

Notre sieur Lerouge riait rarement ; encore plus rarement employait-il ces tournures de phrases risquées qui mettent du pittoresque dans le discours aux dépens du bon goût et de la convenance. Les hautes têtes de l’article-Paris n’ont pas l’habitude de se comporter comme des artistes. Mais notre sieur Lerouge était dépassé ! Il semblait chanter au dedans de lui-même un hymne victorieux, et c’est tout au plus s’il pouvait réprimer les trop bruyantes manifestations de son triomphe.

– Je n’ai jamais été homme de lettres, moi, mon garçon, poursuivit-il ; je n’ai jamais mis sur mon enseigne : « Ici on vend de l’esprit, du bon sens, du style, de l’imagination, etc., etc. » Rocambeau, mon ami, entendez-vous ? Mais, si le hasard avait voulu que j’eusse besoin de tout cela pour vivre… Je n’ajoute pas un mot… Vous verrez sous peu de quel bois je me chauffe.

Il se plongea dans un voltaire et ramena sa robe de chambre sur son ventre, légèrement proéminent, soutenu par des jambes un peu maigres, mais trop longues et portant leurs rotules en dedans. J’ai remarqué dans l’article-Paris deux espèces de jambes : la monture en coq et la monture en canard. Il faudrait croiser ces deux catégories. Le coq a plus de distinction, évidemment, surtout quand il est debout ; le canard, fier de la grosseur de ses mollets, marche à genoux et dandine son séant à quinze pouces du pavé. Mais, une fois assis, il a bien bonne tournure ! Quand j’étais enfant, je m’amusais à juger nos divers patrons par leurs jambes. Les coqs étaient toujours plus bruyants, plus vains, plus chevaleresques ; les canards plus graves et plus lourdement orgueilleux.

Notre sieur Lerouge sortit de sa poche un pli de papier glacé, et se mit à le parcourir en souriant.

– Mon cher monsieur Rocambeau, dit-il tout à coup, voilà du temps que vous me suivez. Je ne suis pas de ceux qui mettent leurs idées sous cloche. Si vous m’avez écouté attentivement et bien compris, vous devez posséder maintenant tous les éléments. Voyons, étant donnés les principes généraux de l’alliance des races, quel sujet choisiriez-vous pour l’appareiller avec mademoiselle Lerouge, ma fille ? Le tempérament, d’abord ?

– Sanguin-bilieux, répondit le lettré sans hésiter.

C’était à ces menues représentations qu’il gagnait sa vie.

– Très-bien ! s’écria le patron, vous avez de l’intelligence : mademoiselle Lerouge est nerveuse, un quart lymphatique ; par conséquent, le tempérament bilieux-sanguin me semble indiqué. Bilieux-sanguin, vous entendez, plutôt encore que sanguin-bilieux, à cause de la prédominance du fluide nerveux chez le sujet à pourvoir. Deuxièmement, les cheveux ?

– Blonds, s’il se peut, je pense.

– Vous pensez profondément juste, mon cher monsieur Rocambeau. Seulement, les cheveux blonds sont rares, très-rares dans les qualités bilieuses. Elles viennent en majeure partie des pays méridionaux qui fournissent le brun de la chevelure et de la peau ; mais peu importe la rareté de l’article. Vous avez dit juste et je vous en fais mon compliment… En troisième lieu, la complexion ?

– Robuste, mais non pas obèse, à cause des tendances à la lymphe.

Notre sieur Lerouge décroisa ses jambes et mit ses deux poings sur ses genoux.

– Ah çà ! ah çà ! fit-il, vous êtes fort tout à fait, Rocambeau, plus fort que je ne croyais… Et connaissez-vous à Paris beaucoup de jeunes messieurs qui puissent allier ces trois qualités fondamentales et sine quâ non aux autres conditions d’âge, d’éducation, de morale, de tenue, de fortune, etc., qui doivent être réunies chez le futur époux de mademoiselle Corinne Lerouge ?

– Je cherche dans vos connaissances, répliqua le lettré ; mais j’avoue que je ne vois pas…

– Rocambeau ! s’écria le patron en touchant son front du bout de son doigt ; Dieu seul est créateur, je ne vais pas contre cela ; mais l’homme a son effort fécond dont il faut tenir compte. Je puis certifier que cette affaire m’a donné beaucoup de peine. L’être suprême est incontestablement l’auteur de l’arbre ; mais c’est le jardinier qui fait l’espalier. J’ai dans mes notes le compte de mes voyages à Domfront : onze excursions aux confins de la Normandie ! Vous verrez ce jeune homme, Rocambeau, vous le verrez ! Il réunit tout, et, si les résultats physiques de cette union ne sont pas de premier choix, ma théorie est jugée, je renonce au labeur de toute ma vie et je reconnais avec amertume que l’alliance des races n’est qu’un vain mot… Écrivez !

La plume de Rocambeau retomba aussitôt en arrêt sur une belle feuille de papier à lettre bleu, timbré à la griffe de notre sieur Lerouge. Celui-ci dicta :

À monsieur Denis Lecouteux, en ville.

« Monsieur et ami,

» Je prends la liberté de vous demander un service. Je désire présenter à madame et procurer le plaisir de votre connaissance à un de mes jeunes voisins… »

La plume du lettré s’arrêta net. Il déchira la feuille de papier et en prit une autre, où il recopia la phrase en l’amendant ainsi : « Présenter à madame un de mes jeunes amis et lui procurer le plaisir de votre connaissance. »

Notre sieur Lerouge vint lire par-dessus son épaule et regagna sa place la tête haute, en disant :

– Vous avez raison au fond ; mais la forme épistolaire, exempte de roideur et de prétention, permet certaines licences. Enfin, n’importe… allez !

» … De votre connaissance. Je n’ai pas besoin de vous dire que je réponds très-personnellement de ce jeune homme, que des circonstances un peu romantiques, mais honorables, ont porté à ne prendre pour le moment que le simple nom d’Arthur. J’ajoute, pour votre gouverne, que le mystère de cet incognito est percé à jour dans notre quartier et ailleurs. C’est le secret de la comédie, et les langues légères colportent des hypothèses à perte de vue. La position de mon jeune ami est telle, qu’on peut bien s’occuper de lui ; mais quoi que vous entendiez dire, veuillez vous rappeler que je vous donne ma garantie de père de famille entière et absolue. En conséquence, lundi prochain, j’aurai l’honneur de le conduire à votre soirée, à moins toutefois qu’un contre-ordre formel ne nous barre le passage.

» Veuillez agréer, monsieur et ami, mes salutations choisies. »

Rocambeau lui tendit la plume pour la signature. Notre sieur Lerouge, après avoir dessiné le magnifique et hardi parafe qu’il ajoutait à son nom, se croisa les bras sur sa poitrine ; puis, d’une voix de capitaine de vaisseau qui commande la manœuvre, il dit encore :

– Écrivez !

Le lettré avait une question sur les lèvres, et notre sieur Lerouge voyait celle question. Il eut un sourire de modeste orgueil.

– Mon bon, dit-il, certains hommes sont peu connus, même de leur plus intime entourage. L’occasion leur a manqué souvent pour développer des qualités qui sont en eux, qui dorment en eux, si je puis ainsi m’exprimer. Je sens fort bien que, lancé dans la carrière diplomatique, j’aurais eu un aplomb étonnant. C’est un jeu pour moi que de tenir d’une main ferme les fils de l’intrigue la plus compliquée. Je me sers aujourd’hui de cette faculté jusqu’à présent oisive, je m’en sers dans un intérêt à la fois scientifique et de famille. Où est le mal, je vous prie ?

– Je suis loin de prétendre…, commença Rocambeau.

– Écrivez ! interrompit notre sieur Amédée.

« M. A. Lerouge présente ses compliments les plus amicaux au docteur Mirabel et le prévient que l’affaire est tout à fait arrangée. Les témoins sont d’accord. Ces messieurs se battront au pistolet à quinze pas. Tout se passe comme je l’ai dit, et demain, au déjeuner, on fera jouer la mine. À demain donc : nous aurons le susdit gigot de chevreuil. Prudence et adresse ! »

Quand ce mystérieux billet fut achevé, notre sieur Lerouge alla s’asseoir à son bureau. La cloche du dîner sonna.

– Veuillez aller près de madame, dit-il à Rocambeau, et demandez-lui si je puis me présenter à table en robe de chambre et en pantoufles, pour aujourd’hui, me trouvant légèrement indisposé.

Au déjeuner du lendemain, notre sieur Lerouge, se trouvant légèrement indisposé, avait obtenu la permission de s’asseoir à table en pantoufles et en robe de chambre. Corinne était très-pâle ; autour de ses beaux yeux, il y avait un cercle d’un gris bleuâtre que la fatigue avait tracé ; madame Amédée essayait de garder son attitude grave, mais l’agitation lui sortait par tous les pores. Elle regardait sa fille avec inquiétude et son mari avec un dépit concentré qui, à chaque instant, semblait près d’éclater. De temps en temps, les cils de Corinne brillaient comme si une larme fût venue jusqu’au seuil de sa paupière. Mademoiselle Commandeur était roide et presque lugubre. Constantin Lerouge égrenait les nouvelles du jour, mais il parlait dans le désert, tandis que le lettré Rocambeau, plus adroit, mangeait abondamment et silencieusement. La place du docteur Mirabel restait vide. Notre sieur Amédée, sans faire semblant de rien, lorgnait de temps en temps la porte.

Au moment où le gigot de chevreuil faisait son entrée, salué par le sourire affable de Rocambeau, le docteur tomba comme une bombe au milieu de la salle à manger.

– Il les rendra folles ! s’écria-t-il parlant et gesticulant comme un médecin dont la tête déménage, et moi aussi, par contre coup ! La duchesse a ses spasmes ; la maréchale est en plein dans sa névralgie et crie à incommoder ses voisins ! Que le diable emporte ce beau monsieur avec ses bonnes fortunes et ses duels ! Je regrette en sa faveur les lettres de cachet du bon vieux temps !

Il marcha, déclamant ainsi et le chapeau sur la tête, jusqu’à la place qui lui était destinée à la droite de madame Lerouge. Celle-ci fixait sur lui ses yeux agrandis par l’ébahissement. Mirabel était un praticien courtois dans la maison de notre sieur Amédée ; il jouait au docteur-gâteau ; il faisait la bonhomie spirituelle, saupoudrée d’un petit grain de sucre aristocratique. Depuis qu’il avait son compte sur notre grand livre, il n’avait jamais prononcé une parole plus haut que l’autre. Son entrée fit un énorme effet, quoiqu’il ôtât brusquement son chapeau en arrivant près de madame, et que, pris par un remords soudain, il se confondît en excuses entrecoupées d’étonnements : étonnements ayant trait à sa propre conduite. Mais les excuses n’eurent aucun succès ; il fallait des explications. La curiosité faisait déjà bouillir le sang de madame. Quant à Corinne, elle était toute tremblante : ses pauvres nerfs ébranlés vibraient sous cette secousse.

Un observateur eût eu quelque peine à analyser, en ce moment, la physionomie de notre sieur Amédée.

Qu’on nous permette de remplacer une description détaillée par une simple comparaison : il avait l’air d’un inventeur qui voit pour la première fois fonctionner sa machine. Il essayait de garder son calme magistral, ou tout au moins de cacher son agitation sous un masque de pure surprise ; mais le contentement perçait. L’entrée de Mirabel lui plaisait. Il y avait des bravos dans son silence.

– Pour Dieu ! docteur, s’écria madame, la première, en lui tendant sa main en signe de pardon, qu’avez-vous ? Jamais je ne vous ai vu ainsi !

Les comparses, Rocambeau, Constantin et mademoiselle Commandeur gardaient, comme de raison, le silence. Corinne semblait près de se trouver mal. Notre sieur Amédée dit froidement :

– Je ne veux de chagrin à personne, mais, quand on voit ces fous qui prétendraient ramener dans notre belle France, épurée par les cruelles épreuves des révolutions, les mœurs dissolues du XVIIIe siècle, j’avoue que je ne suis pas assez faible pour m’attendrir sur leurs mésaventures. Ils se ruinent : cela les regarde ; ils attrapent par-ci par-là quelque bon coup d’épée d’un mari outragé : c’est justice. Asseyez-vous, docteur, et déjeunez. J’ai vu, en me levant, ce freluquet avec son bras en écharpe ; je n’ai aucune envie, pour ma part, de connaître sa banale histoire !

La voix de Corinne s’éleva, si changée, que tous les regards se fixèrent à la fois sur elle.

– La blessure est-elle dangereuse ? demanda-t-elle.

Mirabel déplia sa serviette et hocha la tête avec lenteur.

– Dangereuse ! répéta-t-il ; nous nous servons rarement de ces mots vagues qui ont pour nous le tort de ne rien exprimer du tout. Il est impossible que l’intromission d’un corps étranger dans les tissus n’y occasionne pas des désordres pouvant amener ce que vous appelez un danger. Lors même qu’aucune partie noble n’est affectée, vous avez nécessairement à compter avec la fièvre traumatique et les éventualités d’inflammation, surtout quand il s’agit de muscles déchirés par un corps contondant comme la balle d’un pistolet.

– Bah ! fit notre sieur Lerouge, qui était en train de se servir une belle tranche de chevreuil, ils n’en meurent jamais.

– J’ai vu de ces gaillards…, commença Constantin.

– Je vous prie de vous taire ! l’interrompit si vertement madame Amédée, que le cousin complaisant resta bouche béante avec la parole coupée net au ras des lèvres.

– Mon père, dit tout bas Corinne, pendant le silence embarrassé qui suivit, voici la première fois qu’une de vos paroles me serre le cœur !

Le lecteur n’a pas été sans s’apercevoir que notre sieur Lerouge, aussi dramatique pour le moins que sa femme et sa fille, aimait passionnément les mots à effet. Il fut frappé en pleine poitrine par le mot de sa fille ; il en eut de l’émotion et aussi de la fierté.

– Tu vois bien, chérie, dit-il, non sans un certain trouble, que le docteur n’a pas d’inquiétude.

Mirabel fit une grimace. Sa mauvaise dent venait de rencontrer un grain de plomb dans la chair succulente du chevreuil. Il prit le grain de plomb entre l’index et le pouce et le déposa sur la table.

– Voici qui est beaucoup moins gros qu’une balle de pistolet, prononça-t-il lentement, et cependant cela a tué un animal jeune, vif, robuste…

Les lèvres de Corinne devinrent blanches et ses paupières battirent. Mademoiselle Commandeur lui prit les deux mains précipitamment. Constantin se leva pour aller chercher l’éther, et le lettré Rocambeau courut au foyer faire rôtir une plume d’oie.

– Allez-vous m’assassiner mon enfant ! s’écria madame Amédée avec élan.

Mirabel tranchait déjà, à l’aide de son couteau de table, le lacet du corset de Corinne. Ah ! c’était un homme habile et ne reculant jamais devant les moyens énergiques. Corinne rouvrit bientôt ses yeux charmants. Elle ne manqua pas de dire : « Où suis-je ? » Elle ajouta même, en promenant sa blanche main sur son front froid : « Que s’est-il passé, mon Dieu ? »

– J’espère, dit notre sieur Lerouge, employant toute sa force d’âme à composer son maintien, que cette syncope a sa source uniquement dans un sentiment d’humanité.

– Monsieur, lui répondit la patronne sans avoir égard à l’élégante tournure de cette phrase, je crains que vous ne soyez un mauvais père !

L’attaque de nerfs vint. Ainsi naît la guerre dans les ménages. Le déjeuner s’acheva entre hommes : toutes ces dames s’étaient retirées. Constantin et Rocambeau avaient cru devoir d’abord prendre des figures de circonstance ; mais notre sieur Lerouge et son Mirabel firent honneur au chevreuil si gaillardement, que les comparses se décidèrent. Au fond, Rocambeau et Constantin auraient bien voulu faire ainsi, chaque jour, des repas de garçon. À quoi servent les femmes ?

Après le déjeuner, notre sieur Amédée, qui avait bu un petit verre de liqueur, frappa sur le ventre de Constantin et fit je ne sais quelle autre niche à Rocambeau, en le regardant de haut avec bonté. L’ensemble de ces privautés signifiait : « Mes enfants, vous n’avez pas inventé la poudre ! »

Pendant cela, madame Amédée et mademoiselle Commandeur entouraient le lit de repos où Corinne était étendue. La colère de la patronne avait atteint son paroxysme. Elle eût divorcé en ce moment avec plaisir, et la seule pensée de notre sieur Lerouge amenait un tic nerveux à son visage. Mademoiselle Commandeur, qui savait, elle aussi, quand il le fallait, parler comme au théâtre, avait déjà dit plusieurs fois :

– Bonne madame, contenez votre légitime courroux au nom du ciel ! il est son père !

C’est l’affaire de quelques semaines pour s’y habituer. Dès que le pli est pris, ce langage noble et pur des sommités de l’article-Paris devient une chose fort agréable.

Corinne était faible et très-abattue. Quoique madame eût été jusqu’à lui promettre formellement de faire des barricades, plutôt que de la laisser en proie au Monnerot de Domfront, on n’avait pu obtenir d’elle une seule parole. Vers deux heures après midi, le docteur Mirabel se fit annoncer. Il fut mal reçu. La patronne prit pour le coup ses grands airs et lui fit entendre qu’il avait radicalement perdu ses bonnes grâces. Mirabel, qui sortait du cabinet de notre sieur Lerouge, s’approcha du lit de repos et tâta paisiblement le pouls de Corinne.

– Suis-je encore le médecin de mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix grave.

La patronne hésita. Le docteur prit son chapeau et sa canne.

– Donnez-nous au moins un conseil ! s’écria madame Lerouge.

– Si je suis encore le médecin de mademoiselle, prononça solennellement Mirabel, qui avait déjà fait un pas vers la porte, j’exige qu’on me laisse seul avec elle à l’instant.

Madame Lerouge consulta du regard mademoiselle Commandeur, qui ne crut point devoir donner son avis. Corinne restait immobile et muette.

– Docteur, dit enfin la patronne en se levant et d’une voix qui tremblait d’émotion, voilà des années que vous avez notre confiance. Dieu voit nos cœurs. Qu’il soit fait selon votre volonté !

Elle se retira aussitôt, suivie de Commandeur.

Mirabel déposa sa canne et son chapeau. Il s’approcha du lit de jour, où Corinne, blanche et belle comme une statue de marbre, semblait véritablement inanimée. Il prit sa main qui était froide. Il se pencha jusqu’à son oreille et murmura :

– Nous le sauverons ; j’en fais le serment… et il vous aime !

Un long soupir souleva la poitrine de mademoiselle Lerouge, tandis qu’une nuance rosée montait à ses joues. Ses longs cils balancés battirent sa joue et laissèrent couler deux larmes qui brillèrent comme deux perles de cristal, avant d’aller se perdre dans les masses éparses de sa chevelure.

VI

Le petit homme rouge, comme mademoiselle Félicie appelait le groom du colonel de Saint-Arthur, n’avait plus descendu de lettres au bout de sa ficelle. Cette tentative romanesque et trop hardie avait eu le succès qu’elle méritait. Le colonel était un séducteur trop habile et trop parfaitement rompu à toutes les finesses du métier pour s’obstiner en un sentier impraticable. Le petit homme rouge avait reçu l’ordre de ne plus même regarder mademoiselle Félicie. On naît Lovelace. Ce jeune et beau colonel de Saint-Arthur avait reçu, je ne dirai pas du ciel, mais sans doute de l’enfer, ces dons redoutables qui bouleversent les faibles cœurs de femmes. Il ne s’agit pas seulement d’avoir la taille élancée et bien prise, les traits gracieux et réguliers ; on peut même avancer que ces deux qualités sont à peu près insignifiantes. Ce qu’il faut, c’est le je ne sais quoi, comme l’ont répété à satiété les écrivains de toutes les écoles. C’est médiocrement explicite ; mais il ne serait ni prudent ni moral de donner aux lycéens des leçons de séduction trop complètes. Don Juan a déjà bien assez de famille.

Les moindres actions du colonel avaient un indescriptible attrait. Vous a-t-on dit qu’il portait le bras en écharpe ? C’était la suite de son duel. Si la balle eût dévié de deux pouces, elle touchait le cœur ! Corinne s’était déjà dit cela bien des fois en regardant le colonel derrière son rideau. Vous savez l’opinion de Corinne : il ne fallait à Saint-Arthur qu’un bras en écharpe pour être parfait. Comme s’il y eût eu au service de ce jeune et brillant amour qui naissait dans ces deux cœurs un sylphe, un génie, une fée, ce vœu, à peine exhalé, s’était accompli. Mais combien Saint-Arthur portait son écharpe et son bras mieux que Paul du Gymnase ! On voyait bien qu’il n’y avait pas de blessure dans l’écharpe de Paul. C’était une écharpe pour rire, – une écharpe de théâtre. Cette chère petite Corinne se mettait à dédaigner le théâtre depuis qu’elle avait la réalité.

Comparer le descendant des Saint-Arthur à Paul du Gymnase ! à Paul tout court ! à Paul, – un comédien ! n’était-ce pas un impardonnable blasphème ?

À tout prendre, il m’est venu en écrivant cette petite histoire un singulier scrupule. J’ai tranché au début une question qui me paraît toujours pendre. J’ai dit que nos charmantes Parisiennes étaient les Galathées de nos Pygmalions en vogue. Est-ce bien cela ? Ne sont-ce pas, au contraire, nos Pygmalions qui gagnent leur pain à fabriquer de petites poupées qui ressemblent un peu, de loin, – à nos Parisiennes ? De telle sorte que nos Parisiennes font la mode dans les arts et dans les lettres comme dans les chiffons ? À mesure qu’elles se transforment, ces reines, la plume écrit, le ciseau fouille et le pinceau caresse la toile. Elles ont fait Voltaire, Rousseau, Crébillon fils, Bernardin le doux et le blond, Florian le frais et le tendre ; elles ont fait l’opéra-comique, le drame, le vaudeville. Elles nous mènent. Nous disions qu’elles sentaient, qu’elles pensaient, qu’elles vivaient par leurs poètes ; mais, avant Galilée, ne disait-on pas aussi que le soleil tournait autour de la terre ? C’est un mensonge d’optique. Ce sont leurs poètes qui rêvent par elles et qui par elles chantent, vivent, fleurissent.

Au fond, cela revient au même, et nous n’avons plus le temps de discuter ces vaines théories.

Corinne était derrière son rideau. Le colonel faisait tout bien, tout, même sa barbe. Il mettait, au gré de mademoiselle Lerouge, dans cet acte si vulgaire, un abandon, une hardiesse, une grâce inimitables. S’il lisait, c’était un enchantement que de le regarder ; s’il fumait, les bleuâtres spirales de sa pipe turque s’envolaient romantiquement vers l’azur du ciel, – comme les douces fantaisies d’un songe amoureux ; s’il s’accoudait à son balcon, si les regards de son œil ardent et profond traversaient le jardin, si sa main se posait sur son cœur…

Vous pensez bien qu’il n’était plus besoin du petit homme rouge, du papier glacé, ni de la ficelle.

C’était tout, cependant ; il n’y avait eu qu’un échange de regards et cette muette déclaration de la main sur le cœur. Certes, personne d’entre vous n’a été sans voir un militaire en garnison se livrant à cette innocente pantomime. Mais il y a militaire et militaire. Ce colonel savait mettre dans son geste toute une tirade suave et fleurie. Vingt-huit ans, veuillez y songer ! Tout le brillant de la jeunesse uni à une vieille expérience ! Il avait dû commencer à dix-huit ans, au sortir de l’école de Saumur. Dix ans de campagnes mignonnes ! cent jolies batailles ! autant de victoires ! Plus de cœurs attachés à son char qu’une peau-rouge de Cooper ne porte de chevelures à sa courroie ! Hélas ! notre Corinne soupirait bien un peu et songeait à tout cela ; c’était effrayant. Mais la séduction est dans la terreur même, on n’aime passionnément que les choses qui font peur. Parfois, il est vrai, un autre rêve vient à la traverse : on souhaiterait la virginité de l’âme. Mais on ne peut tout avoir.

Corinne était tout à fait remise du choc qu’elle avait reçu le jour du chevreuil. Les nerfs de madame Amédée s’étaient également raffermis. Commandeur seule était triste et maussade, parce qu’elle voyait croître les niveaux mystérieux et qu’elle n’avait aucune part aux confidences. Corinne gardait pour elle son secret, et, le soir, la patronne lui faisait lire un livre entier de Télémaque, sans faire autre chose que s’endormir. Aux heures des repas, la table était un terrain neutre où M. et madame Lerouge se battaient froid sans cesser de garder les convenances. Deux fois par jour, notre sieur Amédée, se trouvant légèrement indisposé, envoyait demander permission de paraître en robe de chambre et en pantoufles. On causait de choses et d’autres : madame avec son Constantin, monsieur avec son lettré ou son docteur. Corinne mangeait comme un oiseau et restait en proie à ses pensées. Par un accord tacite, le nom du colonel n’était jamais plus prononcé. En vérité, ce calme n’était pas sincère. Un nuage menaçait à l’horizon, un de ces nuages qui portent la tempête.

Commandeur, la bonne fille, aurait donné un mois d’appointements pour savoir s’il y avait eu une explication entre la mère et la fille. Une chose bizarre, c’est que le docteur Mirabel et Corinne étaient maintenant une paire d’amis. Rocambeau soupirait en regardant madame Lerouge à la dérobée : il soupirait visiblement comme s’il avait eu un gros secret sur le cœur. C’étaient, non des symptômes, mais des énigmes. Le mot manquait.

Le dimanche au matin, la patronne entrait un peu dans l’agitation de toilette pour la soirée dansante du lundi, chez les Lecouteux. Sa femme de chambre lui annonça M. Rocambeau. C’était une heure avant le déjeuner. La patronne répondit :

– Très-bien ! très-bien ; dites à M. Lerouge qu’il peut mettre ses pantoufles, sa robe de chambre et même son bonnet de nuit.

C’était inconséquent. Le germe de la révolte était là dedans. Mais le lettré insista. Il ne s’agissait pas de la légère indisposition deux fois quotidienne de notre sieur Lerouge. On fit entrer Rocambeau, habillé en notaire, comme d’habitude, et portant sur son visage les traces d’un pénible embarras. Il demanda le particulier.

– Madame, dit-il, dès que la femme de chambre fut partie, la démarche que j’ose va peut-être me ravir ma position ; mais on ne peut vivre comme je l’ai fait auprès de vous et de mademoiselle votre fille sans être pris par un dévouement respectueux et tendre. J’ai beaucoup hésité. Les secrets que M. Lerouge me confie sont un dépôt sacré. Je ne me dissimule pas que je commets ici un acte audacieux et en apparence coupable. Madame, au fond de la chute que j’affronte volontairement et avec réflexion, j’aurai votre estime et ma conscience.

Ceci fut dit d’un ton posé ; débit du rôle de genre : Ferville, dans sa jeunesse. Madame Lerouge regarda Rocambeau comme si elle l’eût vu pour la première fois. Il n’avait pas un physique avantageux ; mais, pour ces emplois de tenue, on n’a pas besoin d’être un Apollon.

– Comptez sur moi, mon cher monsieur Rocambeau, répondit-elle d’un ton de noble protection, et veuillez vous expliquer.

– Madame, je serai bref. Et croyez bien qu’il a fallu une circonstance aussi extrême… Enfin, voici la chose : Je viens d’écrire, sous la dictée de monsieur, une lettre à la famille Monnerot de Domfront, une lettre qui convoque à Paris le père, la mère, les frères, les sœurs, etc., pour le mariage du fils aîné Monnerot avec mademoiselle Corinne.

La patronne essaya de parler ; mais elle ne put. Sa figure était écarlate.

– Mariage, continua Rocambeau, qui doit être célébré cette semaine.

La patronne put enfin pousser un cri. Cela lui fit un bien extrême.

– Ah !… ah !… ah !… proféra-t-elle par trois fois. Et où le prend-on, ce fils aîné Monnerot ?

– Il est à Paris depuis du temps déjà, répliqua le lettré ; j’ignore où monsieur le cache.

Madame Amédée bondit sur son siège comme une tigresse. Rocambeau a dit, depuis, que sa figure ressemblait à deux chandelles dans une pivoine.

– Jour de Dieu ! s’écria-t-elle en fermant les poings et avec la sauvage énergie d’une mère de la Porte-Saint-Martin, – est-ce ainsi que la chose se joue ! Eh bien, le colonel nous enlèvera ! ou ce n’est qu’une poule mouillée !

Ces excès sont rares dans l’article-Paris. L’Odéon y est le nec plus ultra. Mais la patronne était à cet âge où le sang joue de méchants tours. Elle eût étranglé notre sieur Lerouge, en ce moment, de ses propres mains.

Ce fut l’affaire de quelques secondes. Rendue à elle-même, elle regretta son emportement, et dit avec une fierté calme :

– Mon cher monsieur Rocambeau, je vous remercie et ne me bornerai point à ce vain témoignage de reconnaissance. Soyez discret. Nous aviserons.

Le lettré sortit. Après le déjeuner, où chacun fut grave et taciturne, notre sieur Lerouge monta dans sa voiture pour aller faire un tour à son château de Saint-Mandé. C’était la promenade habituelle du dimanche. Pendant la première portion de la route, il resta plongé dans ses pensées ; mais, en arrivant à la barrière, il s’écria :

– Plus j’examine ce garçon-là, plus je suis certain de mon affaire. L’avenir de la maison Lerouge est fixé !… Qu’a dit madame Amédée ?

Le lettré raconta son entrevue avec la patronne. Sous sa tenue propre et décente, Rocambeau cachait l’âme d’un séide ou d’un traître.

Notre sieur Lerouge fit la moue quand il sut que sa dame avait juré « jour de Dieu ; » mais la réflexion amena un sourire sur ses lèvres, et il dit :

– C’est moi qui ai dompté cette nature. Elle eût dominé un autre que moi ! Elle eût aplati Lecouteux par exemple ! aplati, c’est le mot ! – Eh bien, Gérard, vieux et digne travailleur, demanda-t-il à son jardinier, qui venait à lui le chapeau à la main, quoi de nouveau, mon ami ?

C’était bien l’accent du paternel châtelain qui ne craint pas de se familiariser jusqu’à un certain point avec ses vassaux. Les parvenus ne savent pas trouver cette nuance.

– Pas épais, pour quant à ça, répondit Gérard ; que les petits pois ont brûlé par la gelée de vendredi et que le vent d’hier a saccagé les vitrines… Faudrait de la pluie en douceur pour les pêchers, qui vont fleurir… Par ce temps bleu, c’est la gelée blanche… Le grand carré d’asperges où j’ai piqué les pattes à l’automne va bien, et les buttes de cardons…

– N’est-il venu personne, cette semaine, visiter la propriété, Gérard ?

– Si fait… un jeune monsieur qui n’a pas dit son nom.

– Beau garçon ?

– Assez.

– Bien planté ?

– Tout de même…

– Qu’a-t-il dit ?

– Il a dit comme ça qu’il y avait de quoi faire.

– Comment ?

– Et que c’était gentillet pour une chose de Paris, et que, si c’était à lui, il changerait ci et là, et l’autre… enfin, approchant tout !

Notre sieur Lerouge n’interrogea plus. En revenant à Paris, il dit à Rocambeau :

– Les angles ! c’est étonnant ! On eût commandé à cette fabrique sublime qui s’appelle la nature un sujet tout exprès, qu’on n’aurait pas mieux réussi. La douceur calme et ferme de ma Corinne neutralisera cet esprit d’aventures, cette manie du changement… Gentillet ! mon parc de quatre-vingt trois arpents ! comme il y va le gaillard !

Le lendemain, la maison Lerouge avait la fièvre. Immédiatement après le déjeuner, madame s’occupa de sa toilette. Rien de trop jeune ! elle détestait cela. Tout entre vingt-cinq et trente !

– Comme mademoiselle est défaite ! disait Félicie en commençant, beaucoup plus tard, les apprêts de la coiffure de Corinne. On ne penserait guère qu’il s’agit d’une partie de plaisir.

Corinne essaya de sourire ; mais les larmes lui vinrent aux yeux. La patronne avait-elle parlé ? Corinne savait-elle que la fatalité la plaçait entre le malheur et le crime ? Un mariage abhorré – ou un enlèvement !

Eh bien, de tout près, ce brave colonel de Saint-Arthur ne ressemblait pas tant que cela à don Juan Tenorio. Vers neuf heures, il était devant sa glace à mettre sa cravate et il semblait sérieusement embarrassé : l’habitude du hausse-col militaire sans doute. Le petit homme rouge lui donnait, ma foi, des conseils. Et il y avait déjà quatre ou cinq cravates blanches hors de combat. Sa blessure au bras ne pouvait être extrêmement grave, car il se servait de ses deux mains pour faire son nœud. C’était un beau blond, grand et bien bâti, l’air un peu fade, en dépit de ses moustaches cirées, et porteur d’une carnation un peu trop éclatante, malgré le sang qu’il avait dû perdre. Mais ne vous fiez pas à ces apparences ingénues. Cela fait partie des ruses du métier.

À dix heures, le concierge vint dire qu’une voiture attendait en bas. Il paraît que c’était un moment solennel, car les fraîches couleurs de M. de Saint-Arthur pâlirent un peu, pendant qu’il passait ses gants blancs en toute hâte. Il descendit. La portière d’un coupé cossu, très-richement attelé, était ouverte. Le colonel s’y introduisit. Une voix de basse-taille lui dit :

– Pardon de vous prendre ainsi sans façon, mais j’ai dû laisser l’équipage à ces dames.

Les bals de l’article-Paris ont une certaine réputation en Europe. C’est un monde comme il faut, poli et bien élevé. Il touche aux grandeurs par sa municipalité. Il compte dans son sein de très-belles fortunes, généralement bien acquises et qui datent de loin. Je craindrais de passer pour partial en disant trop haut que le gant occupe une position du premier ordre dans l’article-Paris. C’est pourtant la vérité pure. Le gant peut avoir des égaux dans cette aimable aristocratie ; il n’a point de supérieur. Et, dans le gant, la maison Lerouge est tout à fait hors ligne.

Les salons Lecouteux étaient déjà fort bien garnis, lorsque notre sieur Lerouge entra, tenant par la main son jeune protégé. Notre sieur Lerouge savait que ses femmes n’étaient pas encore arrivées. Il n’est plus temps, sans doute, d’apprendre au lecteur que ce commerçant jouait ici une ingénieuse et bizarre comédie. Mais qui trompait-on ? Et quel était le but de notre sieur Lerouge ? Voilà ce qui me semble assez difficile à deviner. Puisqu’il est convenu, dans cette monographie d’une famille amie du théâtre, que le théâtre est la règle de la vie et que la vie n’est que l’image et l’ombre du théâtre, on doit chercher une explication dans les répertoires courants. Je me souviens d’une pièce où le père, financier avisé, rapproche ainsi sa fille du colonel. Voici le pourquoi : Émelina a vu Florange de loin et au travers du prisme des illusions. M. Bernier se dit : « Qu’elle le fréquente et le voile tombera. » En effet, Florange a de si mauvaises habitudes, que Émelina, guérie d’un amour immodéré, accepte la main du jeune Adolphe, le compagnon de ses jeux.

Mais ici, ce n’était pas le cas. Le colonel de Saint-Arthur était bien différent de ce colonel Florange. Impossible de voir une tenue plus modeste, et s’il n’eût pas eu le bras en écharpe, vous l’eussiez pris pour la plus timide de toutes les fleurs commerciales qui émaillaient, ce soir, les salons Lecouteux. Ah ! certes, on ne pouvait rien gagner à une semblable épreuve ; pour la mener à bien, il faut se procurer un joueur, un buveur ou une personne affligée d’un faux toupet. Voilà ceux qui perdent à être vus de trop près.

La présentation de notre héros eut lieu dans les formes. Nous devons avouer qu’elle fit peu d’effet, attendu que les Lecouteux étaient dans tous leurs états. M. Lecouteux dit : « Les amis de M. Amédée Lerouge sont sûrs d’être bien accueillis partout. » Madame Lecouteux murmura : « Trop heureuse, monsieur… et bien sincèrement flattée… » Puis elle alla recevoir M., madame et mesdemoiselles Delacroix-Desmarets, du conseil général. Quant au gros des invités, personne ne donna la moindre attention à ce fatal jeune homme dont la seule présence – ou plutôt la simple vue, de croisée à croisée, au travers d’un jardin de trois mille cinq cents mètres superficiels – avait bouleversé l’intérieur d’un notable commerçant. La chose peut sembler étrange au premier aspect, mais Paris est si grand !

Les cancans du Marais ne sont pas ceux du quartier des Jeûneurs. Nul ne savait que ce monsieur très-blond avec des moustaches cirées avait l’honneur d’être le parent de la duchesse et le parent de la maréchale ; nul ne savait qu’il était colonel du Gymnase et qu’il allait jusqu’à s’appeler Saint-Arthur ! Les deux ou trois demoiselles en mal de contredanse, qui avaient pris la peine de demander le nom de ce cavalier avaient reçu pour réponse : « Arthur. » Tous les commis de rayon s’appellent ainsi dans les magasins de nouveautés. Quand ces messieurs portent le bras en écharpe, c’est qu’ils ont un panaris.

Le colonel était seul. En le quittant avec une certaine précipitation, au moment où les dames Lerouge faisaient une entrée solennelle, notre sieur Amédée lui avait dit ces propres paroles :

– Vous comprenez qu’elles ne doivent pas nous voir ensemble. Vous avez la réputation d’être un gaillard : montrez-vous, faites feu des quatre pieds, corbleu ! Taillez, ravagez, enlevez ! Je suis aveugle et sourd : vous avez carte blanche !

Eh bien, malgré cela, le colonel était timide et gauche comme un collégien, quand il vint demander une contredanse à mademoiselle Lerouge. J’aurais voulu que vous vissiez la ravissante beauté de Corinne à ce moment. Elle avait le cœur serré par une émotion si puissante et si vraie, que le oui s’arrêta sur ses lèvres tremblantes. J’aurais voulu aussi que vous pussiez voir l’étonnante et très-expressive physionomie de madame Amédée. C’était pour elle une de ces heures qui décident de l’existence entière. Sa fantaisie prenait tous les caractères de la passion. Il lui fallait littéralement ce gendre ou la mort !

Corinne dansa. Que se dirent-ils ? Notre sieur Lerouge, invisible, était en observation quelque part.

Tout de suite après la contredanse, Corinne se trouva faible, et ces dames se retirèrent.

– Eh bien ? demanda notre sieur Amédée, qui fondit comme un oiseau de proie sur le colonel.

Saint-Arthur avait l’air d’un homme ivre.

Il regarda le patron d’un œil égaré et balbutia quelques paroles incohérentes. Le patron lui donna un grand coup de poing sur l’épaule en s’écriant :

– Chaud ! chaud ! ne nous endormons pas sur le rôti ! prenez un fiacre et brûlez le pavé !

– À cette heure, objecta le colonel, je n’oserais…

– Entrez de force si l’on vous refuse la porte. Au besoin, escaladez la fenêtre de madame Lerouge. Tombez à ses genoux ! Ah ! morbleu ! si j’étais à votre place !

Ce style commun, ces façons de parler presque triviales n’étaient pas du tout dans les habitudes de notre sieur Amédée, qui ne s’écartait jamais des formes dignes et nobles usitées dans l’article-Paris ; mais la situation l’emportait. Saint-Arthur et lui étaient au vestiaire. Il passa lui-même le paletot du colonel, et le poussa dehors un peu lestement.

Quand le patron rentra dans les salons Lecouteux en se frottant les mains, tous les regards se fixèrent sur lui. Parmi ce monde qui est le vrai Paris, c’est-à-dire la province de Paris, l’auto-Paris, le Paris où l’on est de Paris, comme les Monnerot sont de Domfront ; parmi ce monde, disons-nous, les cancans vont vite. Ils sont alertes à la manière de ces boudins de poudre franche qui servent à allumer d’un coup toutes les pièces d’un feu d’artifice. Le feu avait pris au cancan. Le départ de ces dames avait été l’étincelle : la présence du jeune inconnu l’étoupe. Je ne sais par quelle fente de porte l’histoire du colonel de Saint-Arthur était entrée en sifflant comme un vent coulis. Elle allait et venait, cette histoire, arrangée, embellie, poétisée, envenimée, aggravée ; elle emplissait les salons, elle brouillait les quadrilles ; elle incommodait l’orchestre. Et M. Lecouteux disait à chacun, avec une compassion hypocrite sous laquelle perçait le rire :

– C’est ce bon M. Lerouge qui nous l’a amené lui-même !

Cela mit beaucoup d’animation et de gaieté dans la soirée dansante. Ce sont des aubaines. Chacun se divertissait à contempler notre sieur Lerouge pendant qu’il prenait sa glace au moka, dans la joie de son cœur.

Au fond de la voiture de famille, chaudement emmitouflée dans sa sortie de bal, notre jolie Corinne frissonnait. Madame Amédée lui tenait les deux mains et disait :

– Le docteur Mirabel vient de me révéler la vraie cause de son duel. On parlait de ta mère avec légèreté, ma fille, de ta mère, entends-tu ? Il s’est élancé, bouillant d’indignation ; sa main a châtié le calomniateur…

De manière ou d’autre, le docteur Mirabel gagne l’argent qu’on lui donne.

En rentrant, la patronne serra Corinne contre son cœur et lui demanda :

– S’est-il déclaré ?

– Maman, répondit Corinne, ma vie est entre les mains de mon père.

La patronne sourit avec protection.

– Je te protégerai, même contre un époux ! prononça-t-elle vaillamment. Va prendre du repos. Aie confiance en ta mère !

Cinq minutes après, un homme était introduit dans la chambre à coucher de madame Lerouge. C’était le colonel. Vous voyez ici la propre allure du drame et toutes les convenances foulées aux pieds avec hardiesse. Il était une heure après minuit. Notre sieur Amédée prenait une seconde glace à l’ananas dans les salons Lecouteux. Les salons Lecouteux se demandaient : « Que se passe-t-il en ce moment chez ce malheureux homme ? »

Deux ans auparavant, madame Amédée s’était fait faire un costume de voyage. Les autres personnes du sexe se déplacent avec facilité ; mais, dans la vie d’une Parisienne pure, quand arrive cette heure véritablement solennelle où il faut franchir les frontières du département, un costume de voyage est commandé à la couturière. Le costume de voyage de madame Amédée avait été jusqu’à Orléans. Elle avait passé une nuit à l’hôtel. Son costume de voyage lui rappelait les émotions de cette odyssée. Il reposait dans un carton avec du poivre et du camphre.

Cinq heures du matin sonnant, notre sieur Lerouge était dans son premier sommeil. Sa porte s’ouvrit brusquement. Madame Amédée marcha d’un pas grave et ferme jusqu’à son lit. Elle l’éveilla.

– Monsieur Lerouge, lui dit-elle pendant qu’il se frottait les yeux, veuillez voir comment je suis habillée et calculer le temps qui s’est écoulé depuis celui où, pour la dernière fois, je suis venue vous rendre visite à pareille heure.

– Ma foi, ma bonne amie, répliqua le patron, je pense qu’il y a longtemps… et vous me paraissez avoir une robe de soie brune.

– Il y a treize ans, Amédée, prononça madame Lerouge avec une grave émotion, et j’ai mon costume de voyage !

Le patron se dressa sur le coude. Il connaissait bien parfaitement sa femme, car il dit du premier coup :

– Virginie ! auriez-vous conçu la pensée de m’abandonner ?

– J’ai conçu la pensée de suivre mon enfant, répondit madame Lerouge ; ceux-là seuls auront le courage de me blâmer qui ne comprennent pas le cœur des mères !

Entre ces deux excellentes âmes, rompues à tous les effets dramatiques, il n’y eut pas besoin d’autres explications. Notre sieur Lerouge sauta hors de son lit comme un ressort. Pour la première fois depuis treize ans, Virginie le vit chausser ses pantoufles et passer la fameuse robe de chambre qui, chaque jour, motivait une paire d’ambassades. Elle espéra peut-être une scène de violence ; du moins, prit-elle la posture acceptée des mères fortes qui vont combattre pour leur enfant. Mais notre sieur Lerouge alla droit à son secrétaire qu’il ouvrit. Il en retira deux lettres, non encore pliées. L’une était pour son notaire, l’autre pour M. Arthur. Il les tendit à sa femme en lui disant :

– Je les ai écrites moi-même, en rentrant, malgré l’heure avancée : j’avais tout deviné. Vous aurez ce gendre, Virginie, et Corinne aura cet époux. Soyez heureuses ; moi, je suis habitué à souffrir.

La patronne ne s’attendait guère à cela. Un instant elle resta vaincue et abasourdie.

– Je suis seulement fâché, continua notre sieur Lerouge abusant de sa victoire, que vous ayez abaissé votre caractère, jusqu’à présent intact, à cette odieuse et inutile démarche.

– Amédée ! Amédée ! s’écria la patronne, nous ne connaissions pas votre cœur !… N’accusez que moi : notre Corinne voulait attendre ses vingt et un ans pour vous faire les sommations respectueuses… C’est moi qui avais engagé le colonel à nous enlever… Et pendant que j’y songe, Amédée, envoyez vite ; car il fait une pluie glaciale et le pauvre garçon nous attend dans la rue.

À quelques jours de là, il y eut à l’hôtel Lerouge une solennité de famille. Virginie aurait voulu donner à l’univers entier le spectacle de sa gloire et montrer au moins à tout l’article-Paris le gendre qui était sa conquête ; mais notre sieur Amédée avait ordonné le huis-clos. Le docteur Mirabel, Rocambeau le fidèle lettré, Constantin Lerouge et mademoiselle Commandeur furent seuls admis, avec le notaire indispensable, à la signature du contrat. Corinne était en robe blanche ; sa pâleur la faisait plus jolie ; la patronne s’était donné la consolation d’arborer une toilette éblouissante. Le notaire lut le préambule en remplaçant les noms par des etc., que couvrirent les chuchotements aimables du docteur, tous adressés à madame Amédée. Corinne signa avec une modestie charmante et qu’on eût certes appréciée au théâtre.

– À vous, colonel ! dit Virginie.

Saint-Arthur la regarda d’un air étrange. Il prit la plume et fit à son nom, écrit en belles lettres, un splendide parafe commercial. Notre sieur Amédée signa. Quand ce fut au tour de Virginie, elle voulut voir la griffe de son gendre. Un cri sauvage s’échappa de sa poitrine.

– Allons ! ferme ! dit tout bas le patron au colonel ; c’est le moment !

M. de Saint-Arthur tomba aussitôt aux genoux de Corinne et colla les blanches mains de celle ci à ses lèvres.

– Vengeance ! criait Virginie suffoquée, malgré les efforts du docteur ; infamie ! trahison ! nous sommes les victimes d’une indigne supercherie !

Saint-Arthur disait tout bas :

– La mort ! j’en fais serment : la mort ! si je m’éveille de ce rêve divin !

Il était beau. Son cœur tremblait dans sa voix.

– Repoussez-le ! rugissait la patronne, qui avait saisi le contrat ; un faux !… Il n’est pas colonel ! Il n’est pas gentilhomme ! Arthur… Arthur Monnerot ! ! !

À ce nom odieux, les yeux de Corinne battirent et se baissèrent.

– Relisez mes lettres, dit timidement l’ancien colonel : toutes sont signées Arthur.

J’avais loué mon appartement si voisin de votre hôtel sous le nom d’Arthur… M. Lerouge avait exigé de moi…

– Il va me charger, le coquin ! pensa notre sieur Amédée.

– Imposteur ! rugit Virginie dans le paroxysme de sa rage.

– Je n’ai rien dit, je n’ai rien fait…, commença le pauvre amoureux.

– Imposteur ! imposteur ! ! !

L’histoire ne dit pas quelle était la mine du notaire. Rocambeau, Constantin et mademoiselle Commandeur se divertissaient positivement. Le docteur Mirabel, seul complice des machinations de notre sieur Lerouge, compère dans toutes ses petites fraudes, inventeur des cancans de la marquise, des histoires de la maréchale, et même de la blessure, le docteur Mirabel, collaborateur pour la création audacieuse de ce colonel apocryphe, avait fait une manœuvre habile du côté de la porte qui assurait sa retraite.

Corinne hésitait véritablement. Elle tenait le contrat que venait de lui donner sa mère. Sur sa main froide, elle sentit une larme qui la brûla en tombant.

– Ma mère, murmura-t-elle, je l’aime !

On emporta la patronne en proie à une solide attaque de nerfs.

Le soir, notre sieur Lerouge passa un joli diamant au doigt du docteur en disant du haut de son triomphe :

– Je n’ai plus rien à désirer ici-bas. Dieu est juste et ma race est croisée !

FORCE ET FAIBLESSE[2]

I

DEUX FRÈRES


Le château de Saint-Maugon était bien vieux déjà au XVIIe siècle ; il était presque aussi vieux que la noble race de Mauguer, dont les aînés juraient hommage au riche duc, debout et couverts, ni plus ni moins que la Marche et Porhoët. Maintenant, Porhoët, la Marche et Mauguer sont morts ; le trône ducal de Bretagne s’est écroulé depuis des siècles ; mais Saint-Maugon dresse encore ses cinq tours grises, tout en haut de la montagne d’Ernec-le-Vicomte, à trois lieues de la bonne ville de Rennes. Son donjon, dix fois centenaire, domine toujours la plaine, comme au temps où la plaine, vassale, obéissait à Mauguer depuis Châtillon jusqu’à Saint-Hellier. La mousse, cette rouille du granit, a rongé ses murailles ; le lierre a monté de la base au faîte, pour redescendre ensuite des créneaux jusqu’au sol, multipliant d’année en année ses grêles festons, jetant une bouture dans chaque fente, couvrant chaque crevasse d’un sombre bouquet de verdure, si bien que la pierre disparaît sous son luisant et noir feuillage comme se cachent parfois la décrépitude et la vieillesse sous les plis opulents d’un manteau de velours. Ainsi drapé, Saint-Maugon fait une vénérable ruine. Le jour, on l’aperçoit de bien loin ; son aspect met au cœur du passant une vague mélancolie ; il est comme ces vieux hommes qui restent dans la vie, tristes et seuls, après avoir vu mourir leurs petits-fils : ces hommes ne peuvent point accoutumer leurs yeux de cent ans à contempler des choses nouvelles ; ils ont vu mieux que le présent, ils regrettent ; ils ne se sont point assez hâtés de mourir. – De même l’antique manoir, débris d’un passé trop lointain, fait tache au milieu des bourgeoises villas qui s’asseyent aux croupes des collines environnantes. Il ne les connaît pas ; elles ne sont point de sa famille.

La nuit, quand la voie lactée étend au-dessus des toits aigus sa diaphane et blanche banderole, Saint-Maugon semble grandir et redresser sa gothique façade. Aux villas le soleil, à lui les ténèbres : la nuit, il est suzerain encore, – il règne. Le voyageur s’arrête au pied de la montagne ; il regarde cette masse opaque, dont les hautains profils découpent le pâle azur du firmament ; il regarde et s’incline. Des hommes dorment dans les villas ; au château, des souvenirs veillent. Dix siècles sont derrière ses murailles : elles ont vu l’âge d’or, les jours de sincérité, de vaillance, de chevalerie, et l’âge d’airain qui jeta l’armure pour revêtir la soie, et l’âge de fer qui trancha la tête des rois, et cet autre âge enfin qui trafique, corrompt, trahit et se parjure, – l’âge de plomb où nous sommes !

Deux avenues conduisent de la plaine au château de Saint-Maugon. L’une, dont la pente est peu sensible, aboutit au pignon méridional ; l’autre, ménagée dans la direction de Rennes, suit en ligne droite la rampe abrupte et escarpée. Ces deux avenues ne sont plus marquées que par des talus. Le taillis de coupe réglée couvre uniformément leur large voie ; mais, au XVIIe siècle, époque où les Mauguer de Saint-Maugon faisaient encore figure aux états de Bretagne, une quadruple rangée de grands chênes alignait ses robustes troncs le long des talus. Ces magnifiques allées, longues chacune d’une demi-lieue, gardaient au manoir son apparence seigneuriale.

Par une journée d’hiver de l’an 1683, deux cavaliers s’engagèrent presque en même temps sous les arbres dépouillés du parc. L’un prit l’avenue méridionale ; l’autre, celle qui venait de Rennes. Tous deux étaient jeunes, beaux, et portaient comme il faut le costume blanc, galonné d’argent, des officiers du régiment de la couronne. Celui qui arrivait de Rennes, montait un cheval frais qu’il maniait d’une merveilleuse façon. Il paraissait avoir vingt-deux ans ; son visage était grave et doux, son regard ferme, intelligent, intrépide. De son feutre à plumes s’échappaient les boucles abondantes d’une chevelure noire qui tombait en gracieux anneaux sur ses épaulettes de capitaine.

L’autre cavalier était plus jeune encore. Il arrivait de loin ; car sa monture, haletante, avait de la boue jusqu’au poitrail. Ses traits, qui présentaient avec ceux du capitaine une remarquable ressemblance étaient plus délicats et plus fins. Il y avait dans son regard moins de fermeté, mais plus de fougue, et sa chevelure blonde efféminait davantage l’ensemble de sa physionomie. Il n’avait que l’épaulette d’enseigne.

Il poussait vivement son cheval, qui n’en pouvait plus guère, et semblait fort pressé d’atteindre le château. Tout ce qu’il put faire fut d’arriver au portail en même temps que le capitaine, qui pourtant ne se hâtait point.

Dès que nos deux cavaliers s’aperçurent mutuellement, ils poussèrent un joyeux cri de reconnaissance, quittèrent la selle et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

– Roger ! dit le capitaine en appuyant un baiser presque paternel sur le front de l’enseigne.

– Monsieur mon frère ! répondit celui-ci avec une tendresse mêlée de respect.

– Fi ! Roger ; au régiment ou devant la foule, passe encore ; mais, ici, appelle-moi Bertrand, rien que Bertrand ! Les autres sont aînés et cadets ; nous sommes frères, nous !

– Oh ! oui, frères, répéta Roger, qui avait une larme dans les yeux.

Les deux jeunes officiers se prirent par la main et franchirent le seuil de la cour. C’étaient MM. de Saint-Maugon, fils de Hervé Mauguer de Saint-Maugon, chevalier, baron de Kernau, mort brigadier des armées. Il y avait six mois qu’ils ne s’étaient vus. Roger, pendant ce temps, avait tenu garnison à Nantes ; Bertrand était resté à Rennes. Or, Bertrand et Roger ne s’étaient jamais quittés jusqu’alors ; ils s’aimaient comme se peuvent aimer deux frères qui n’ont plus de famille, et sont désormais tout l’un pour l’autre. La tendresse de Bertrand était forte comme son cœur, inaltérable, patiente, dévouée ; l’amour de Roger se ressentait de l’enfantine frivolité de son caractère et de l’infériorité réelle de son rang. Roger était cadet : son frère avait sur lui l’autorité d’un père. À cause de cela, Roger était plus respectueux, mais plus exigeant ; il prenait tous les droits de la faiblesse. Comme il devait obéir, il prétendait qu’on lui cédât. Cette déduction peut ne point paraître logique, mais elle est vraie, et votre puissant empire, belles dames, suffit à le prouver surabondamment.

– Tu as grandi, Roger, disait Bertrand en traversant les grandes salles du rez-de-chaussée de Saint-Maugon. – Te voilà fort, maintenant ; tu es un homme.

Roger toucha l’impondérable duvet qui commençait à poindre sur sa lèvre supérieure.

– Je suis un soldat, frère, dit-il. Mais toi… tu as bruni, Bertrand. Comme tu sais bien porter ta moustache ! Sur ma foi, je parie qu’il n’y a pas un autre officier du régiment de la couronne qui soit de moitié aussi beau que toi.

Et Roger contemplait avec une admiration naïve le mâle visage du capitaine. Celui-ci souriait doucement et passait sa main dans les blonds cheveux de l’enseigne. C’était un tableau gracieux et touchant : rien n’est saint, rien n’est suave comme les joies de la famille.

Ils s’arrêtèrent dans une salle de moyenne grandeur, où Hervé Mauguer avait coutume de recevoir ses hôtes. Tous deux se découvrirent devant le portrait de leur père, tous deux dirent un Ave au fond du cœur pour le salut de la dame de Saint-Maugon, dont le doux regard semblait encore leur sourire sur la toile du cadre sculpté. Puis ils s’assirent, bien près l’un de l’autre, sous un trophée d’armes surmonté de l’écusson de Mauguer, qui est « d’or au massacre de sable, chevillé de dix cors. »

Leurs mains étaient enlacées, ils se parlaient du regard avant d’ouvrir la bouche, et leurs yeux disaient tout le bonheur qu’ils éprouvaient à se revoir.

– Six mois ! c’est bien long, frère, dit enfin Roger ; si M. de Gadagne, notre colonel, ne m’eût rappelé à Rennes, je crois que j’aurais quitté mon poste pour venir t’embrasser.

– Toujours étourdi comme autrefois, et toujours bon ! répliqua Bertrand. Et, dis-moi, qu’as-tu fait durant cette longue absence ?

– Bien des choses, frère. Il y a de nobles fêtes à Nantes, et les jeunes gentilshommes du Nantais tirent volontiers l’épée…

– Tu t’es battu ! interrompit vivement Bertrand.

– Plaisante question, frère ! J’ai bientôt dix-neuf ans.

– Et avec qui t’es-tu mesuré ?

– Je ne sais… Avec l’un, puis avec l’autre… Mais laissons là ces bagatelles.

Il y avait plein contraste entre l’inquiète sollicitude de Bertrand et l’indifférence de Roger.

– Laissons cela, en effet, dit l’aîné de Saint-Maugon. Je vois que, sur ce sujet, nous ne pourrions point nous entendre. Je n’aime pas, moi, ces combats de mode, où deux bons serviteurs du roi se vont tuer par plaisanterie, et comme on va danser une courante.

– C’est le devoir d’un gentilhomme.

– C’est la manie d’un fou, quand ce n’est pas la faiblesse d’un enfant… Moi, aussi, j’ai tiré l’épée, Roger ; mais ce fut à contre-cœur, et malgré moi.

– Vous êtes sévère, monsieur mon frère, dit Roger d’un ton de reproche.

– Pardonne-moi… c’est vrai… J’aurais dû garder ces paroles de blâme. Mais je t’aime tant, Roger !

Celui-ci rappela son sourire et pressa la main de Bertrand contre son cœur.

– Frère, dit-il d’une voix caressante et pleine de joyeuse malice, à ma prochaine affaire, je viendrai prendre tes graves conseils… Et, puisque tu ne veux point parler de duels, parlons amour.

– Es-tu donc amoureux ?

– J’ai dix-neuf ans, répéta Roger avec une comique emphase.

– C’est juste… Et peut-on connaître ?

– Chut !… Nous savons sur le bout des doigts notre code de galanterie, monsieur le capitaine, et nous serons sévère à notre tour… Fi ! vous êtes bien curieux !

– Je confesse ma faute… Ce nom-là ne se dit point… Moi-même…

– Es-tu donc amoureux, toi aussi ? interrompit en riant Roger.

Bertrand fit un grave signe d’affirmation.

– Tant mieux ! s’écria Roger ; en cela, du moins, nous nous comprendrons. Nous parlerons d’elles. Il ne faut point te méprendre, frère ; je n’aime point comme je fais tout le reste, à la légère et en riant…

– Tant pis ! prononça involontairement le capitaine.

– Pourquoi ? Elle est noble, riche, belle…

– T’aime-t-elle ?

– Je le crois… Souvent j’ai cru lire dans son sourire un aveu…

– Les sourires sont trompeurs, mon frère.

Roger devint triste ; ses traits prirent une expression de pitié.

– Serais-tu malheureux en amour ? demanda-t-il.

– Non, répondit Bertrand.

– C’est que tes paroles… Mais je suis fou ! La femme que tu aimes doit être fière, en effet. Celle-là sera heureuse entre toutes.

– S’il ne faut pour cela que l’aimer, elle sera heureuse, mon frère, car je l’aime.

– C’est comme moi.

– Je l’aime plus que femme ne fut jamais aimée… Elle est si belle !

– Oh ! pas plus belle que la mienne ! s’écria vivement Roger.

– Plus belle que toutes les autres femmes, frère. Si tu la voyais !…

– Si tu voyais la mienne !

– N’ai-je pas vu tout ce que Rennes contient de beautés ? Elle brille comme une reine au milieu de toutes ses compagnes.

Roger fit un geste d’impatience.

– Nantes est plus grand que Rennes, dit-il, et celle que j’aime est la perle de Nantes.

– Rennes est le centre de la noblesse, répondit Bertrand, qui prenait feu sans le savoir ; – quel autre qu’un amoureux s’aviserait de comparer les marchandes du Nantais aux nobles dames qui suivent les états ?

– Mais elle suit les états ! s’écria Roger avec violence ; elle est noble, et, de par Dieu ! si tu n’étais mon frère !…

Il toucha brusquement son épée ; puis, honteux de ce mouvement, il cacha son front rougissant dans le sein du capitaine. Celui-ci s’était calmé tout à coup.

– Enfant ! murmura-t-il en jetant ses bras autour du cou de Roger, c’est moi qui ai tort, ou plutôt nous venons de faire assaut d’étourderie. Elles sont belles toutes deux, puisque nous les aimons.

Roger se releva et rendit à Bertrand son accolade ; mais il restait sur son gracieux visage quelques traces de méchante humeur.

– Je veux que tu la voies ! dit-il. Je veux que tu te déclares vaincu…

– Je le fais d’avance, puisque cela te plaît.

– Non pas ! il faut juger en connaissance de cause.

– Mais, objecta Bertrand, il y a loin d’ici à Nantes.

– Elle n’est plus à Nantes, elle est à Rennes ; et, la prochaine fois que quelqu’un de messieurs des états donnera bal…

– C’est fête ce soir chez M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, interrompit Bertrand.

– À merveille ! alors je te provoque formellement, mon frère, et la question sera vidée ce soir… Ah ! monsieur le capitaine, l’amour ne connaît point le droit d’aînesse, et je vous présage une rude défaite.

– Nous verrons ! dit Bertrand moitié riant, moitié piqué au jeu ; j’accepte la bataille.

Quelques heures après, à la nuit tombante, MM. de Saint-Maugon, cachant sous de sombres manteaux leurs galants uniformes, montèrent à cheval dans la cour du château. Six écuyers, à la livrée de Mauguer, et quatre laquais armés les suivirent. C’était, pour le temps, une escorte noble ; mais, cent ans auparavant, il eût fallu cinquante hommes d’armes pour accompagner comme il faut le premier-né de Mauguer.

Les deux frères, impatients de vider leur différend, éperonnèrent vaillamment leurs montures, et laissèrent loin derrière eux écuyers et valets. Tout le long de la route, Roger chanta victoire, et accabla son frère de joyeuses et innocentes fanfaronnades. Celui-ci le laissait dire, sûr qu’il croyait être de triompher dans quelques instants.

On arriva aux portes de Rennes. L’anguleux cailloutage des rues fit feu sous les pieds des chevaux. Après avoir galopé un quart d’heure dans les rues étroites et fangeuses de la basse ville, les deux frères revirent le ciel que leur avaient caché jusqu’alors les toits surplombants des vieux hôtels. Ils étaient sur la place du Palais. À droite, un édifice de noble architecture montrait ses nombreuses fenêtres brillamment illuminées. C’était l’hôtel de M. le lieutenant du roi.

MM. de Saint-Maugon jetèrent la bride de leurs chevaux aux laquais rangés devant le seuil, et montèrent le grand escalier, que remplissait déjà l’harmonie du bal. L’huissier les annonça, ils firent leur entrée.

Il y avait foule dans les salons et foule dans les galeries. Autour des lambris sculptés ou couverts de riches tentures, régnait un double cordon de femmes. C’étaient partout des fleurs, des perles, du satin, des dentelles. Les parures scintillaient ; les regards se croisaient, éblouissants ou timides, hardis ou suppliants ; les pourpoints de velours tranchaient auprès des corsages fourrés de cygne ; les gardes des épées scintillaient comme les agrafes des ceintures, et les éclatants panaches des gentilshommes ondulaient doucement à la brise parfumée des éventails. C’était délicieux à voir. L’œil charmé ne savait point choisir entre tous ces enchantements, et, quand les violons entamaient l’ouverture du menuet en vogue, composé d’ordinaire par Lulli, on oubliait la terre pour se croire au fabuleux pays des rêves.

Bertrand et Roger firent le tour des salles, interrogeant du regard ce parterre de femmes, cherchant et s’étonnant de ne point trouver.

– Salut à M. le baron de Kernau, disaient en passant quelques jeunes officiers de la couronne.

Bertrand saluait d’un geste distrait et continuait sa recherche.

Quant à Roger, il n’avait point de titres, et ses camarades ne lui jetaient qu’un familier « Bonsoir, Saint-Maugon. »

Nos deux frères avaient parcouru toutes les salles et toutes les galeries.

– Elle n’est pas là ! dit Bertrand.

– Elle n’est pas là ! répéta Roger.

– Frère, reprit l’aîné de Saint-Maugon, il nous faudra remettre notre gageure.

Un huissier souleva la portière de la porte principale.

– Peut-être ! dit Roger, qui tendait l’oreille avidement.

– M. le président de Montméril ! annonça l’huissier.

Les deux frères tressaillirent.

Un vieillard, portant le costume des présidents à mortier au parlement de Bretagne, franchit la portière. À son bras s’appuyait une jeune fille de la plus exquise beauté.

– La voilà ! dirent ensemble les Saint-Maugon avec un accent de triomphe.

Ce mot fut pour tous deux un coup de foudre. Ils se regardèrent. Bertrand avait pâli, mais son œil ne gardait d’autre expression qu’une douleur amère et profonde ; au contraire, dans celui de Roger, il y avait de la rage.

– Et tu dis qu’elle t’aime ? murmura-t-il.

Bertrand ne répondit point. Roger lui saisit fortement le bras. Deux larmes jaillirent de ses yeux et coulèrent sur sa joue.

Puis il ferma les yeux, et Bertrand le reçut, évanoui, sur la poitrine.

II

MADEMOISELLE DE MONTMÉRIL


L’huissier de M. le marquis de Poulpry, lieutenant de roi, annonça ce soir-là de bien illustres noms. À part les seigneurs tenant charges royales, tels que Vignerod-Duplessis, duc d’Aiguillon, gouverneur de Bretagne, M. de Pontchartrain, intendant (nommé) de l’impôt, le chef d’escadre Coëtlogon et bien d’autres, toutes les grandes maisons de Bretagne avaient des représentants dans les salons de M. de Poulpry. Rohan causait avec Goulaine, Rieux s’appuyait au bras de la Chevière, Penhoët donnait la main à Combourg. Il eût fallu aller jusqu’à Versailles pour trouver une autre et aussi noble assemblée.

L’arrivée du président de Montméril et de sa fille fit événement, non-seulement pour MM. de Saint-Maugon, mais pour tout le reste de l’assistance. M. de Montméril, en effet, doyen des présidents à mortier du parlement breton, était fortement soupçonné de mauvais vouloir à l’encontre du gouvernement de Sa Majesté. Il fomentait, au sein des états, cette opposition hardie, et jusqu’alors victorieuse, qui repoussait l’intendant royal de l’impôt, et prétendait conserver à la province le droit d’administrer elle-même ses revenus. Hors des états, son rôle n’était pas moins actif, mais devenait, disait-on, plus coupable. Beaucoup affirmaient qu’il n’était point étranger à cette révolte partielle, peu offensive, mais obstinée, des paysans de la haute Bretagne, qui ne demandaient rien moins que l’annulation du pacte d’union consenti par la duchesse Anne, malgré son peuple. Madame de Sévigné, dans ses lettres, traite fort sévèrement cette insurrection ; les historiens la citent à peine pour mémoire et ne se donnent point souci de discuter la légitimité de ses motifs. Ceci ne nous doit pas surprendre, attendu que les insurgés furent vaincus.

Mais l’Irlande aussi peut être vaincue. À Dieu ne plaise qu’il nous vienne à l’esprit une comparaison injurieuse pour la France ! La France fit de chaque Breton un Français, tandis que l’Angleterre, ce gigantesque comptoir qui spécule sur tout, sur le sang et sur les sueurs, ne prit l’Irlande que pour la pressurer. Néanmoins la Bretagne était un peuple, et l’on doit concevoir qu’il se puisse trouver parmi un peuple des esprits pour ne vouloir point comprendre qu’une femme ait le droit de capitaliser leur nationalité, afin de l’apporter en dot à l’étranger. Ces esprits ont tort dans tel cas donné ; leur révolte est peut-être condamnable ; mais, de toutes les révoltes, n’est-ce point celle-là qui se peut le plus naturellement excuser ?

Quoi qu’il en soit, quand la Bretagne s’insurge, ce n’est pas pour un jour, d’ordinaire, et ce n’est jamais tout à fait en vain. La révolte dont nous parlons, soutenue en quelque sorte par la résistance des états aux volontés souveraines de Louis XIV, fut souvent redoutable, et empêcha plus d’une fois de dormir les ministres du grand roi. En 1683, elle avait subi une recrudescence soudaine, et, quelques jours avant le bal du marquis de Poulpry, on avait vu, aux portes mêmes de Rennes, une manière de bataille. Les paysans s’étaient retirés laissant une centaine de prisonniers aux gens du roi ; mais ils avaient promis de revenir, et Dieu sait qu’ils tenaient toujours les promesses de ce genre. Les captifs avaient été enfermés à l’ancien château ducal de la Tour-le-Bât, où l’on faisait bonne garde aux portes de la ville.

On doit penser que, dans ces circonstances extrêmes, il y avait, de la part de M. de Montméril, suspect de connivence avec les insurgés, une téméraire audace à venir braver jusqu’en son hôtel le représentant de l’autorité royale. Aussi son nom, prononcé, provoqua dans l’assemblée un chuchotement général et d’augure équivoque. Tous les yeux se fixèrent à la fois sur lui. C’était un vieillard de haute taille, à la physionomie sévère et dont le caractère principal indiquait une inflexible détermination. Il ne parut point prendre garde à l’émotion de la foule, et s’avança d’un pas lent et grave vers le marquis de Poulpry, qu’il salua avec une froide courtoisie. Cela fait, sans gêne aucune et sans affectation, il se mêla aux groupes des invités.

Quant à mademoiselle de Montméril, elle fit aussi sensation, mais non point de la même manière. Sa vue mit dans le cœur des femmes le dépit et l’envie ; au cœur des hommes elle fit naître, comme toujours et partout dès qu’elle se présentait, une admiration sans bornes. Bertrand et Roger avaient raison tous les deux : c’était bien la plus belle !

Elle avait dix-huit ans ; sa taille haute et flexible gardait de la fierté dans sa grâce ; elle marchait de ce pas correct et majestueusement naturel que ne peuvent point imiter les comédiennes affublées d’un rôle de vierge noble. Son front pur s’encadrait de boucles blondes qui ondulaient, élastiques et molles, jusqu’à la naissance de ses épaules, chastement voilées. Son œil d’un bleu obscur, pensait et parlait ; sa bouche sérieuse savait sourire, et l’ovale exquis de son visage semblait emprunté aux tableaux de ces peintres d’Italie qui voyaient Marie et les anges dans les saintes extases de leur génie. Tout était beau dans cette belle fille ; son nom même lui était une parure ; elle s’appelait Reine.

Roger l’avait vue à Nantes, où M. de Montméril avait fait un voyage au commencement de l’hiver, pour s’entendre avec les mécontents de Clisson. Le cadet de Saint-Maugon, jeune, ignorant la vie, fougueux et faible à la fois, fut pris d’une de ces passions subites et accablantes qui croissent seulement au cœur des adolescents. Il aima Reine ardemment et sans mesure ; cet amour fut plus fort que sa timidité, il balbutia des mots de tendresse, et ne fut point repoussé.

Qui pourrait dire où s’arrête la légèreté, où commence la coquetterie ? Reine écouta Roger, il était beau, et puis il aimait tant ! Mais lorsque Reine quitta Nantes pour revenir avec son père en la capitale de la Bretagne, ce fut sans douleur bien amère et sans regrets fort cuisants.

Tandis que Roger se morfondait en pensant à elle, mademoiselle de Montméril n’était pas cependant, il faut le dire, sans songer un peu à lui. Voici comment : elle avait trouvé à Rennes Bertrand de Saint-Maugon, lequel ressemblait à son frère comme une bonne épée de combat ressemble à une rapière de parade. Ce fut en comparant que Reine se souvint. Or la comparaison n’était point à l’avantage du pauvre Roger. Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron de Kernau, capitaine au régiment de la couronne, était chef d’armes, et succédait aux biens considérables de Mauguer ; Roger n’avait, lui, que son épaulette d’enseigne.

Cette différence importait assez peu à mademoiselle de Montméril ; mais elle avait un père, et nous devons en tenir compte. À part cela, d’ailleurs, Bertrand, vaillant soldat et cavalier accompli, ne le cédait en rien à son frère par les avantages extérieurs ; pour les choses de l’intelligence et de l’âme, il était évidemment son maître. Reine vit cela. Qui sait ? le pauvre Roger avait frayé peut-être la voie qui conduisait au cœur de sa maîtresse. Le chemin frayé, ce fut Bertrand qui passa. Reine crut voir en lui sans doute un autre Roger plus parfait et plus digne.

Mademoiselle de Montméril était une de ces femmes qui accaparent les regards et monopolisent les hommages. Bertrand, au contraire de Roger, prétendit résister à l’attrait qui l’entraînait vers elle. Il se savait fort ; il se confiait en lui-même, mais sa force le trahit. Et, comme il avait résisté davantage, l’amour entra plus profondément dans son âme. Ce fut une passion en quelque sorte réfléchie, où il y avait de la tristesse, mais de l’extase. Bertrand mit en Reine tous ses espoirs de bonheur. Il l’aima comme savent aimer les natures d’élite, avec une tendresse de père, un culte de servant et un dévouement d’ami.

Nous l’avons dit, et le mot est à peine assez énergique ; ce fut pour les deux frères un coup de foudre lorsqu’ils se virent rivaux. Roger fut frappé au cœur ; un monde de pensées navrantes fit irruption dans son cerveau ; il était jeune : il fléchit sous le poids de cette fatalité écrasante, inattendue ; l’angoisse de Bertrand fut plus mortelle encore, mais il soutint le choc. Les gens comme lui ne tombent qu’une fois : c’est pour mourir.

Son frère était là, près de lui, renversé sur un siège, pâle, sans mouvement. À quelques pas, mademoiselle de Montméril, entourée d’un triple rang d’admirateurs, jetait au hasard ses sourires que l’on se disputait au passage. Son regard croisa celui de Bertrand, et tout aussitôt son sourire changea ; elle y mit des paroles, et le triple cercle tressaillit d’envie. Bertrand posa la main sur son cœur qui battait à soulever son uniforme ; puis, au lieu d’obéir au sourire qui était un appel, il salua gravement et se dirigea vers la porte.

Il était fils d’Adam. Avant de passer le seuil, il se retourna. Le regard de Reine, perçant la foule, arriva jusqu’à lui et l’interrogea timidement.

– Ayez pitié, mon Dieu ! murmura Bertrand qui fit un pas vers la jeune fille.

Mais son œil tomba sur le front pâli de Roger. Il refoula toute égoïste pensée, et souleva brusquement la portière, derrière laquelle il disparut.

– Qu’a donc, ce soir, M. le baron de Kernau ? demanda le jeune M. de Kercornbrec en précipitant les véloces roulades du grasseyement de Quimper.

– Le bonheur le rend fou, répondit un cadet de Trégaz avec l’accent chromatique du pays nantais.

– Le fait est, s’écria M. de Châteautruel, un gros homme rose et blanc, qui nasillait comme c’est le devoir et le droit de tout habitant de Rennes, – le fait est que le petit baron est un fortuné mortel !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo firent tour à tour leurs réflexions : à Vitré, l’on clapote ; à Vannes, les mots passent des deux côtés des langues épaisses ; à Saint-Brieuc, la voix se dandine lentement sur d’incroyables cadences ; à Saint-Malo… Mais, à tout prendre, où parle-t-on comme il faut ? Le véritable accent français est-il ce cahoteux et bruyant roulement à l’aide duquel s’étourdissent réciproquement les riverains de la Garonne ? Est-ce plutôt le débonnaire gloussement du Picard ? la traînante chanson du Normand ? le grêle et glapissant fausset du Parisien ? ou le choli bârler des pons hâpitants de l’Alsace ?

Reine n’écoutait point ces questions et ces réponses qui se croisaient autour d’elle. C’était, pour son oreille, un bourdonnement dépourvu de signification. Son regard restait fixé sur la porte par où venait de sortir Bertrand.

– Ne m’aime-t-il donc plus ! murmura-t-elle.

Reine fut bien triste pendant une grande demi-heure. Puis elle fut saisie par la fièvre du bal. Sa tête tourna au vent de ces frivoles pensées qui sont dans les notes joyeuses de l’orchestre, dans l’éblouissant éclat des girandoles, dans l’atmosphère de la fête, toute saturée de parfums. Elle dansa : ses rivales furent écrasées sous le poids de son triomphe ; son triomphe l’étourdit et l’exalta.

Soyons cléments. D’honnêtes cœurs, des hommes graves ont oublié parfois de sérieuses douleurs au milieu d’un succès de tribune ou d’académie ; nul ne résiste au prestige de l’ovation ; nous ne pouvons exiger que l’âme d’une jeune fille ait cette mémoire précise, tenace, imperturbable, que possède tout seul ici-bas l’estomac d’un député des centres.

Lorsque Roger parvint à secouer enfin l’affaissement physique et moral qui s’était emparé de lui, ses idées se prirent à rouler confusément dans son esprit, comme il arrive si l’on est éveillé en sursaut après un pesant sommeil. Il jeta autour de lui son regard étonné.

– Il s’est passé quelque chose ! murmura-t-il enfin avec frayeur, comme s’il eût craint maintenant de renouer le fil brisé de ses souvenirs.

C’était entre deux menuets. Des couples passaient et repassaient. Entre mille voix, Roger reconnut la voix lointaine de mademoiselle de Montméril. Cette voix, entendue, précipita le mouvement de son sang. La mémoire des faits récents envahit son cœur avec violence.

– Il l’aime ! pensa-t-il ; Bertrand ! mon frère… C’est mon frère qui me prend tout mon bonheur !

Sa tête brûlait.

– Mon frère ! répéta-t-il avec amertume et colère ; n’avait-il pas assez de tout ce que le hasard lui avait donné à mon préjudice ?… Titres, fortune… De par Dieu ! nous sommes égaux devant cette femme ! Et je la lui disputerai, fallût-il… !

Il s’arrêta. De grosses gouttes de sueur coulaient de son front sur sa joue. Son visage décomposé annonçait le paroxysme d’une effrayante exaltation. Seul, dans un angle obscur de la galerie, abrité par l’ombre d’une colonne, il semblait un mauvais génie, égaré au milieu des splendides joies de cette fête.

À ce moment, mademoiselle de Montméril, appuyée sur le bras d’un brillant cavalier, montra son radieux sourire au bout de la galerie. Roger l’aperçut. Cette vue, au lieu d’attiser sa colère, mit une larme de repentir dans ses yeux.

– Peut-on ne la point aimer ! se dit-il ; – pauvre frère !

Tandis que Reine passait, Roger, le cou tendu, l’œil grand ouvert, la couvrait de son regard fixe. Quand elle eut disparu à l’angle de la galerie, Roger se leva et fit quelques pas en chancelant. Il voulait chercher son frère, lui parler, l’interroger, savoir…

Son frère n’était plus au bal ; mais, en le cherchant, il se trouva bientôt face à face avec Reine qui le reconnut, rougit, et ne parut point prendre souci de cacher son émotion. Roger l’aborda. Reine était parfaitement remise de cette attaque de mélancolie qui l’avait prise au commencement de la nuit. Il lui restait seulement un peu de rancune contre Bertrand, ce qui, naturellement, fut tout profit pour Roger. Mademoiselle de Montméril voulut bien se souvenir, en effet, des belles fêtes de Nantes et des longs entretiens qu’elle avait eus avec le cadet de Saint-Maugon. Celui-ci était transporté. Il se croyait aimé. Il en venait parfois à plaindre son frère dont Reine, pour cause, ne disait pas un mot. Elle n’avait garde. Le charmant abandon qu’elle montrait à Roger était peut-être une petite vengeance à l’adresse de Bertrand. Parler de ce dernier, c’eût été montrer son dépit ; – or, fi donc !

Tout prend fin, hélas ! les choses qui plaisent, surtout, ne durent point. Roger fut forcé bientôt de donner le baise-mains et de se retirer.

Il avait épuisé son contingent de joie pour cette nuit. Pendant tout le reste du bal, il erra dans les salons, tâchant de ne point perdre de vue un instant la belle Reine, et réussissant très-bien à attirer l’attention des observateurs, gens qu’on n’appelait peut-être point encore alors des badauds.

– Hé ! hé ! hé ! fit par trois fois le jeune M. de Kercornbrec, qui trouva moyen de grasseyer d’une façon déplorable, quoiqu’il n’y ait point d’r dans ses monosyllabes, – je crois que le petit Saint-Maugon, qui sera bien quand il aura moustache, veut marcher sur les brisées de son aîné !

Le cadet de Trégaz procéda par demi-tons pour répondre :

– Hé ! hé ! hé ! cela pourrait bien être.

À quoi M. de Châteautruel répartit, en imitant de son mieux l’organe d’un oiseau aquatique fort différent du cygne :

– Hen ! hen ! hen !… cela ne me paraît pas impossible !

Les gens de Vitré, de Vannes, de Saint-Brieuc et de Saint-Malo énoncèrent des opinions non moins ingénieuses, à l’aide de voix encore plus surprenantes.

En dehors de ce groupe aimable, un autre personnage observait, lui aussi, le cadet de Saint-Maugon. Ce n’était rien moins que M. le président de Montméril en personne. Plusieurs fois il parut être sur le point de s’approcher de Roger ; mais toujours, au moment de l’aborder, il se ravisait.

Roger ne prenait point garde. Il ne voyait que Reine. Un coup de tonnerre ne l’eût point distrait de son ardente contemplation.

Mais, pour un soldat, la voix du chef parle plus haut que le tonnerre. Ce fut Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte de Verdun, colonel du régiment de la couronne, qui vint enfin le tirer de son rêve.

– Où est votre frère, monsieur de Saint-Maugon ? lui demanda le colonel vers la fin du bal.

Roger ne pensait plus à son frère. Ce mot réveilla en lui un souvenir.

– Je ne sais, monsieur, répondit-il avec embarras.

– J’ai des ordres à lui donner… une mission à lui confier… Vous êtes brave, monsieur de Saint-Maugon : êtes-vous prudent ?

– Monsieur !…

– Je n’ai pas voulu vous offenser ; mais les circonstances sont difficiles ; écoutez-moi.

M. de Montméril s’était approché d’eux sans bruit. Il appuya son épaule à la colonne voisine et prêta l’oreille. – Nous ne prétendons point excuser le président à mortier ; mais, quand on veut savoir ce que les gens disent, c’est un moyen.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit le colonel, nous avons cent insurgés prisonniers à la Tour-le-Bât. On craint une nouvelle attaque pour demain. Je comptais charger votre frère du poste de la Tour… Le temps presse… S’il vous plaît, vous le remplacerez.

– Cela me plaît, monsieur, et je vous rends grâces de votre confiance.

– Vous la mériterez, j’en suis sûr… Allez vous préparer sur-le-champ, je vous prie.

Le colonel salua d’un geste et aborda un autre officier. Il était évident que des mesures d’urgence étaient prises et que l’insurrection se faisait plus menaçante que jamais. Roger se dirigea vers la porte. Comme il allait sortir, il se sentit toucher le bras.

– Je voudrais vous entretenir, monsieur de Saint-Maugon, dit une voix à son oreille.

Il se retourna. Le président de Montméril était à ses côtés. En ce moment, Roger se fût excusé vis-à-vis de tout autre. Mais le père de Reine !…

– Je suis à vos ordres, monsieur, dit-il.

– Dans deux heures, où pourrais-je vous rencontrer ?

– Au château de la Tour-le-Bât, qu’on vient de m’assigner pour poste.

– Je m’y rendrai, monsieur, dit le président de Montméril, qui se perdit aussitôt dans la foule.

III

LA TOUR-LE-BÂT


On voyait encore à Rennes, il y a quelques mois à peine, le vieux château ducal de la Tour-le-Bât dresser confusément ses donjons, ses corps de logis, ses remparts, au milieu de gracieux jardins et de maisons blanches. Il semblait honteux, l’antique castel, non de son grand âge, mais de l’insulte qu’on avait faite à sa vieillesse. La demeure des riches ducs était devenue prison. La salle d’armes était transformée en ignoble pistole ; les terrasses servaient de préau ; les croisées saxonnes, barrées de fer, ne laissaient passer que des jurons de bas lieu et d’abjectes paroles.

Nous nous trompons : pêle-mêle avec les scélérats vulgaires, se trouvaient là, dans ces dernières années, des cœurs loyaux, – de saints vieillards qui pouvaient reconnaître le cachot qu’ils avaient occupé déjà durant la Terreur, d’intrépides adolescents qui savaient souffrir et confesser leur croyance, comme firent leurs pères en des temps d’héroïque martyre ; de vaillantes femmes enfin, de ces femmes qui vivent pour prier, secourir, aimer, anges de la terre qu’attendent et admirent les anges du ciel, trésors de fidélité, de force, de patience ; de ces femmes qui craignent la renommée, fuient les bravos du monde, et cachent, sous un voile de modestie, leur magnifique et silencieux dévouement.

Il ne fallait rien moins que ces hôtes pour réhabiliter la vieille forteresse. Elle avait vu les ancêtres de ces captifs mourir sur ses murailles en combattant l’Anglais : les siècles passent sur la robuste Bretagne, et ne changent point le cœur de ses enfants ; la forteresse ducale reconnut les arrière-petits-fils des preux dans ces hommes qui regardaient en face l’échafaud menaçant, et disaient : « Quand même ! »

On a démoli la Tour-le-Bât.

En 1683, elle n’avait point de destination bien précise. C’était un arsenal et un poste militaire. Dans les moments d’urgence, la partie des bâtiments qui bordait les remparts de l’est et qui dominait le cours de la Vilaine, de concert avec le fort Saint-Georges, servait au besoin de prison de guerre.

C’était là qu’on avait déposé les cent paysans faits prisonniers à la dernière rencontre.

Le soleil venait de se lever et dispersait capricieusement toutes les nuances du prisme sur les prés humides qui séparaient la tour de la rivière. Roger de Saint-Maugon, assis sur l’appui du rempart, donnait son âme entière aux récents souvenirs du bal de M. le lieutenant de roi. Plongé dans ce demi-sommeil qu’impose la fatigue, il voyait passer devant ses yeux Reine, qui lui souriait doucement, puis son frère, triste, morne, vaincu.

– Il se croyait aimé ! murmurait alors le cadet de Saint-Maugon. Pauvre Bertrand !

Les voix des sentinelles, qui refusaient passage à un étranger, le jetèrent brusquement hors de son rêve. Cet étranger était de grande taille. Son chapeau rabattu ne permettait point de voir ses traits, et le reste de sa personne disparaissait sous les plis abondants d’un vaste manteau.

– Monsieur de Saint-Maugon, cria-t-il de loin, je viens à notre rendez-vous.

– Le président de Montméril ! pensa Roger, qui avait oublié cette circonstance.

Puis il ajouta tout haut :

– Laissez passer !

Les soldats baissèrent leurs mousquets et s’écartèrent. Le président traversa lentement le terre-plein, et vint se poser en face de Roger.

– Merci, dit-il.

Son regard inquiet fit le tour du terre-plein, mesura la distance qui le séparait des sentinelles, comme s’il eût voulu se bien assurer que ses paroles ne pourraient point être entendues.

– Monsieur de Saint-Maugon, reprit-il brusquement après cet examen et en se tournant vers Roger, vous aimez ma fille.

Le jeune homme ne put retenir un geste de surprise.

– Vous aimez ma fille, répéta Montméril d’un ton positif et péremptoire. Vous l’aimez depuis six mois, je le sais. J’avais deviné cet amour à Nantes, et si j’avais pu garder quelques doutes, le bal de la nuit dernière me les eût enlevés. Ma fille vous aime-t-elle, monsieur ?

Roger balbutia quelques paroles inintelligibles.

– Elle vous aime. Vous le croyez, au moins.

– Si je pouvais l’espérer !… commença Saint-Maugon avec chaleur.

– Espérez, si cela vous peut être un plaisir, interrompit M. de Montméril ; mais laissez-moi poursuivre. Je ne suis pas venu ici pour entendre des serments d’amour.

Il y avait quelque chose de brutalement forcé dans le ton de cet homme. Sa voix raillait, tandis que son front restait grave, et son regard indécis accompagnait mal la rudesse tranchante de ses paroles. Il jouait un rôle. – C’est pitié de voir la peine que se donne un bon fils de la Bretagne quand, par hasard, il essaye le masque de l’intrigue à son simple et franc visage. Montméril était à la gêne et faisait un pauvre acteur ; mais un plus naïf encore eût réussi auprès de Roger, qui éprouvait, en face du père de Reine, cette terreur stupéfiante qui empêche le païen de voir que son idole est un vil morceau de bois.

– Je suis venu pour vous dire, reprit le président, que Reine de Montméril ne peut point être votre femme.

– Ô monsieur… monsieur ! s’écria Roger avec accablement ; pourquoi cet arrêt cruel ?

– Parce que je suis un Breton, monsieur, et que vous, vous n’êtes qu’un Français.

Roger se redressa offensé.

– Monsieur le président, dit-il, vous oubliez que votre robe passe après mon épée ; vous oubliez que vos aïeux se perdaient dans la foule quand les miens s’asseyaient aux marches du trône ducal !

– Tant mieux pour eux qui suivaient une glorieuse route ! s’écria Montméril, tant pis pour vous qui désertez leurs traces !

Il n’y avait plus ici de rôle appris. Le vieux Breton était fort, et digne, et solennel en prononçant ces mots qui jaillissaient de son cœur, exalté par l’amour de la Bretagne.

– Vos pères, reprit-il, servaient un duc ; un roi est venu, qui, puissant et inique, a volé l’héritage de ce duc. Entre ce duc et ce roi, monsieur, quel parti eussent pris vos pères ?

– Mais vous me parlez de deux cents ans ! voulut répliquer Roger ; il n’y a plus de duc…

– Les souverains ne meurent pas, monsieur, prononça lentement Montméril, et leurs droits ne sont point de ceux qui se peuvent prescrire. – M. de Montméril ôta respectueusement son feutre. – Monseigneur Julien d’Avaugour, héritier légitime et direct de la maison de Dreux, sans armée, sans argent, exilé, proscrit, est, par la grâce de Dieu, duc de Bretagne, tout comme s’il avait cent mille soldats, des trésors et une patrie !

– Je respecte le malheur de M. d’Avaugour, mais je suis né sujet du roi, et je porte l’uniforme de son armée.

– Tant pis pour vous ! dit une seconde fois le président.

Il se fit un instant de silence. M. de Montméril avait parlé avec éloquence et noblesse, parce que ses paroles, pour être témérairement appliquées, énonçaient néanmoins un principe fondamental et d’une éternelle vérité. Mais il se souvint qu’il était venu pour faire un marché ; son langage changea.

– Je suis un homme de robe, reprit-il au bout de quelques secondes, et vous me l’avez rappelé à propos, car j’avais tentation de parler plus qu’il n’est besoin… Ma volonté est irrévocable. Toute discussion serait superflue. Vous n’avez, pour la fléchir, qu’un moyen… un seul !

Roger tendit avidement l’oreille. C’était son arrêt qu’on allait prononcer.

– Je ne vous demande point, continua M. de Montméril, de vous faire Breton après avoir été Français.

Nous sommes assez nombreux, Dieu merci, pour n’avoir pas souci de quêter des défenseurs ; mais il se trouve dans ces murs cent malheureux dont le seul crime est d’avoir été fidèles, dévoués, intrépides… Soyez leur sauveur ; la main de ma fille est à ce prix.

– C’est une trahison que vous me proposez ! s’écria le cadet de Saint-Maugon qui recula d’un pas.

– C’est un marché, répondit froidement Montméril, un marché où vous gagnez et où je perds. Les plus nobles partis se disputent la main de ma fille, je vous l’offre, à vous, quand je pourrais la garder à votre frère.

– Mon frère ! interrompit Roger dont la jalousie serrait le cœur.

– Votre frère, qui est aussi riche que vous êtes pauvre, aussi puissant que vous êtes faible.

Roger mit sa tête entre ses mains.

Un sourire de triomphe vint à la lèvre de M. le président de Montméril.

– Vous n’agirez pas, reprit-il encore ; vous laisserez faire… Fermer les yeux, ce n’est point trahir… Je crois, moi aussi, que Reine vous a distingué, monsieur de Saint-Maugon.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura Roger aux abois.

– Il est vaincu ! pensa le président. – Eh bien, continua-t-il tout haut, voulez-vous être l’époux de mademoiselle de Montméril ?

– Pitié ! s’écria renseigne. Pitié, monsieur, vous voyez bien que ma raison se perd… Retirez-vous !

– Votre refus la jette aux bras d’un autre…

– Ah ! tenter une sentinelle à son poste, est acte indigne d’un chrétien et d’un gentilhomme, monsieur… Laissez-moi !

– Adieu donc ! dit Montméril en tournant le dos. Reine, la pauvre enfant, espérait une autre réponse.

Roger poussa un sanglot déchirant et arrêta Montméril par son manteau.

– Monsieur, dit-il avec le calme de la démence, donnez-moi Reine et prenez mon honneur !

Le milieu du jour était passé. Le ciel gris et sombre se fondait en torrents de pluie glacée. Le lugubre tintement du tocsin se faisait entendre à la fois aux cinq paroisses de Rennes, et le bourdon de la tour de l’Horloge était en branle. Les bourgeois avaient prudemment fermé leurs portes ; quelques-uns même, donnant un exemple qui ne devait pas être perdu pour les bourgeois à venir, se cachaient jusque dans leurs caves.

Bertrand de Saint-Maugon, qui revenait de son château, afin de remplir les devoirs de son grade, entendit de loin les cloches et hâta le trot de sa monture.

Il était pâle comme on est après une nuit sans sommeil, passée au milieu des hésitations et des angoisses. Lorsqu’il avait quitté le bal de M. le marquis de Poulpry, ç’avait été pour monter à cheval et prendre au grand galop la route de Saint-Maugon. Le vent des nuits, en glissant sur son front qui brûlait, ne pouvait y mettre sa fraîcheur. Il allait, murmurant de ces paroles sans suite que dicte le trouble de l’âme.

En arrivant au château, il traversa la longue suite d’appartements qui conduisaient au salon où nous l’avons vu naguère avec Roger. Là, il se jeta épuisé sur un siège.

C’était un valeureux et robuste cœur ; mais force et vaillance peuvent fléchir, à condition de se relever. Bertrand demeura quelque temps comme accablé. Au bout d’une heure d’apathique désespoir, son regard tomba sur le portrait de son père, dont le fier visage semblait vivre encore et refléter de loyales pensées. Bertrand, ranimé par cette vue, retrouva courage.

Il traversa le salon d’un pas ferme, et vint se mettre à genoux devant le portrait.

– Monsieur mon père, dit-il avec un saint recueillement, priez Dieu d’avoir pitié de vos fils et donnez-moi conseil.

Les heures de la nuit s’écoulaient. Bertrand demeurait à genoux ; mais il avait maintenant la force de combattre contre lui-même. Il mit son frère avant son amour, et, refoulant l’ardente protestation de sa passion, il résolut d’attirer à soi toute la souffrance, afin de laisser à Roger le bonheur.

Après cette douloureuse victoire, il se sentit plus calme. Les premiers sons du tocsin qui frappèrent son oreille, au moment où il reprenait la route de Rennes, jetèrent à travers son martyre une sorte de joie sauvage. Il devina de loin un danger matériel, et piqua des deux, impatient de trouver la mêlée, le péril, la mort peut-être.

On se battait bel et bien, en effet, par les rues de Rennes. Les paysans étaient venus en nombre, de la forêt, de Saint-Aubin-du-Cormier, et jusque de Louvigné-du-Désert. Les troupes royales avaient presque partout le dessous, d’autant mieux qu’elles étaient attaquées sur leurs derrières par la populace, à laquelle se joignaient les cent captifs qui, au moment du combat, avaient recouvré la liberté comme par enchantement. C’était, on en conviendra, hasard déplorable ou fort noire trahison.

Nul ne vit, ce jour-là, dans la mêlée, le cadet de Saint-Maugon.

En revanche, au plus fort de la bataille, un cavalier portant l’uniforme du régiment de la couronne, rehaussé par les deux petites épaulettes dragonnes qui indiquaient le rang de capitaine, déboucha, vers deux heures après midi, du côté du faubourg Saint-Hellier. Il prit seul, et armé uniquement de son épée, les assaillants à revers, perça comme un boulet de canon leurs rangs tumultueusement formés, et se vint mettre à la tête d’un gros de fusiliers qui se défendaient de leur mieux, à la tête du pont Viarmes. C’était Bertrand Mauguer de Saint-Maugon, baron de Kernau.

Son arrivée changea le cours de la bataille. Bien qu’il fût renommé déjà pour sa brillante valeur, jamais on ne l’avait vu charger comme il le fit en cette occasion. Les pauvres paysans tombaient sous son épée comme le sainfoin et le trèfle sous le fer du faucheur.

Ils résistèrent longtemps, puis ils se débandèrent. Ce mouvement détermina la retraite générale des insurgés. Mais les gens du roi de France payèrent chèrement leur victoire. En fuyant, les paysans gardèrent leurs prisonniers, au nombre desquels était Gilbert de Gadagne d’Hostung, comte de Verdun, en personne.

Cependant, lorsque la fièvre du combat se fut calmée, un bruit courut parmi les officiers et soldats du régiment de la couronne. On disait que le président de Montméril, lequel était en fuite maintenant, avait acheté l’officier chargé du poste de la Tour-le-Bât, ce qui avait causé l’évasion des cent captifs.

Quel était cet officier ? Personne ne pouvait le dire. C’était Gilbert de Gadagne lui-même qui l’avait mis à ce poste, et le malheureux colonel n’était point là pour répondre.

Bertrand ne donnait point attention à ces bruits. Couvert de sueur et de sang, il allait par les rues et demandait à tout passant des nouvelles de son frère qui n’avait pas paru au combat.

Les passants répondaient que Roger de Saint-Maugon était sans doute à son poste ; quelques-uns disaient qu’il était prisonnier des rebelles, et il se trouva un bourgeois, de ceux qui sortaient de leurs caves, pour affirmer que lui, bourgeois, avait sauvé la vie au cadet de Saint-Maugon en mettant à mort deux douzaines de paysans. – N’avons-nous pas vu, il y a treize ans, d’autres bourgeois piper des places et des rubans à l’aide de mensonges analogue ?

Bertrand, dévoré d’inquiétudes, interrogeait toujours.

Enfin, l’un de ses camarades, qu’il rencontra, le força d’entendre le récit de la trahison qui entachait l’honneur du régiment de la couronne.

Au nom du père de Reine, Bertrand pâlit, et un funeste soupçon lui traversa le cœur. Il remit son cheval au galop, et poussa vers la Tour-le-Bât.

Le terre-plein était désert ; mais, en pénétrant dans le corps-de-garde, Bertrand se trouva face à face avec son frère qui le regarda d’un œil fixe et affolé.

– Ce n’est pas toi ! s’écria Bertrand ; dis-moi que ce n’est pas toi qui as trahi !

Roger demeura muet ; Bertrand, l’âme navrée, s’assit auprès de lui.

– Frère, reprit-il d’une voix suppliante, ce n’est pas toi, n’est-ce pas ?

Même silence.

Un éclair d’indignation brilla dans l’œil de Bertrand.

À ce moment, on entendit au dehors la voix des officiers qui s’entretenaient vivement et se disaient :

– Il faut pourtant que nous sachions le nom du traître !

Roger se leva, posa la main sur son cœur et retomba, brisé, sur le sol.

Bertrand se pencha et mit un baiser sur le front glacé de son frère. Puis il sortit du corps-de-garde et ferma la porte à clef.

– Le nom du traître ! répétaient les officiers.

– C’est moi, dit Bertrand de Saint-Maugon en s’avançant vers eux.

Les officiers reculèrent étonnés.

– Monsieur de Saint-Maugon, dit Hugues de Maurevers, lieutenant-colonel, je vous ai vu si bien faire aujourd’hui que je ne puis vous croire.

– C’est moi, vous dis-je ! répéta Bertrand.

Maurevers réfléchit un instant.

– Il y a en ceci un mystère que je ne comprends point, reprit-il enfin. Quoi qu’il en soit, je dois faire mon devoir… Au nom de Sa Majesté le roi, monsieur de Saint-Maugon, je vous requiers de me rendre votre épée.

Bertrand obéit aussitôt.

IV

PÉRIPÉTIES


Le lendemain, dans une chambre basse de la Tour-le-Bât, les deux Saint-Maugon étaient réunis. Roger dormait d’un sommeil fiévreux et plein d’angoisses ; il était couché tout habillé sur le lit de camp, qui formait, avec deux escabelles, le mobilier de cette espèce de prison.

Bertrand, à genoux devant un crucifix de bois pendu à la muraille, achevait sa prière du matin. Il avait le regard serein et le front calme.

Tout à coup un roulement de tambour qui se fit au dehors pour appeler le corps-de-garde sous les armes, éveilla Roger en sursaut. Son premier regard tomba sur Bertrand, et un doux sourire vint épanouir sa lèvre.

– Ce n’était qu’un songe ! murmura-t-il, un songe effrayant et cruel… Ô frère, j’ai fait cette nuit un bien terrible rêve !

Bertrand se leva sans répondre, et s’approcha lentement du lit de camp.

– Que Dieu te bénisse, frère ! dit-il d’une voix grave, mais exempte de toute amertume.

– Si tu savais ce que j’ai rêvé ! reprit Roger en tendant son front au baiser de Bertrand. J’en frémis encore, et il ne faut rien moins que ta vue… mais où sommes-nous donc ?… ces froides murailles… ce sol humide.

Roger retomba sur son lit.

– Malheur ! Malheur ! s’écria-t-il avec désespoir. Ce n’était pas un rêve, et le nom de notre père est flétri !

Bertrand prit sa main qu’il serra entre les siennes. Il y avait tout l’amour d’un père dans le regard triste et résigné de l’aîné de Saint-Maugon. Roger pleurait et ne cherchait point à retenir les sanglots qui soulevaient sa poitrine.

– C’est toi qui seras son époux ! prononça-t-il d’une voix entrecoupée ; – misérable et insensé que je suis ! cet homme m’a trompé.

– Il était bien fort contre toi, pauvre frère ! ce fut de sa part une tentation perfide.

– Oh ! oui, s’écria Roger, perfide en effet ! ses paroles… il me semble les entendre encore ! troublaient mon cœur, aveuglaient ma raison. Que sais-je ? s’il m’eût demandé davantage ; mais que pouvait-il me demander de plus ?

Il retira d’un geste brusque la main que pressait Bertrand, et détourna la tête.

– Vous me méprisez, monsieur mon frère, dit-il.

– Je t’aime et je te plains, répondit doucement le capitaine.

– Vous me plaignez ! votre rôle est facile : vous êtes heureux, vous.

Bertrand regarda le ciel.

– Frère, dit-il, tu souffres, je te pardonne.

– Je n’ai que faire de votre pardon, s’écria Roger en se levant, et je repousse votre pitié, monsieur… Reine m’aimait, je le sais, j’en suis sûr… entendez-vous, j’en suis sûr !

Il se mit à parcourir la salle basse à grands pas.

– Elle m’aime… on me tuera… vous pourrez être son époux… mais…

– Je le souhaite, répliqua Bertrand qui ne perdit pas cette inaltérable mansuétude que donne la vigueur morale.

Roger s’arrêta et regarda son frère en face. La souffrance vicie profondément les cœurs faibles. Roger se sentit venir un fougueux mouvement de haine.

– Hypocrisie !… pensa-t-il. Il me raille en héritant de mon bonheur.

Puis il ajouta tout haut avec rudesse :

– Que faites-vous ici ? Je suis prisonnier, vous êtes libre : ne puis-je au moins jouir de tout mon cachot ?

– Pauvre enfant, murmura l’aîné de Saint-Maugon ; qu’elle doit être poignante l’angoisse qui met ces paroles dans la bouche d’un frère !

Il jugeait Roger d’après lui, et se trompait. Certes, Roger souffrait ; mais, dans sa souffrance, il y avait autre chose qu’un remords. Ignorant le dévouement de son frère, il se croyait prisonnier ! sous le coup d’une accusation de trahison. Le châtiment prochain lui semblait une expiation. Ce qui le transportait de rage, c’était l’inutilité de sa faute. Reine lui échappait. Son honneur, cet inestimable enjeu, était joué, était perdu. En revanche, au lieu du bonheur espéré, il recueillait la honte.

La honte mortelle qui ne se rachète point : l’échafaud.

Mais sa jalousie, furieuse et folle, l’aveuglait à l’endroit de sa honte. Sa torture était dans son amour.

La veille encore, Roger était un enfant loyal, mais faible ; aujourd’hui, c’était une âme déchue, un gentilhomme indigne, un soldat dégradé, un mauvais frère.

C’est que, pour un cœur faible, l’existence est une périlleuse loterie. La vieillesse peut venir sans chute, par hasard ; mais, le plus souvent, le déshonneur la gagne de vitesse. Le droit chemin, pour employer une expression poétique dans sa trivialité, est un très-étroit sentier qui passe au-dessus d’un abîme. Comment l’homme, si pur et bon qu’il soit, résistera-t-il aux passions qui l’attirent vers le précipice, s’il n’a point la force, cet appui auquel seule l’antiquité accordait le nom de vertu ? L’honneur, la probité, la fidélité, chez les cœurs débiles, sont comme ces couleurs éclatantes qui brillent sur les tissus de bas prix. Le matin, elles éblouissent ; le soir, après quelque rude averse, il ne reste qu’un haillon terne et misérable.

Bertrand ne voyait en Roger que le malheureux et non point le coupable. Généreux et dévoué comme tous ceux qui sont forts, il avait résolu, dès le premier moment, d’attirer à lui la tempête pour en préserver son frère. Mais il ne voulait pas dévoiler son dessein, de peur d’éprouver un obstacle de la part de Roger lui-même. Celui-ci se croyait captif ; il fallait lui laisser cette croyance. Aussi, lorsque Roger le somma brusquement de sortir, Bertrand se retira aussitôt. Il était, lui, bien réellement prisonnier, et dut s’arrêter dans la pièce d’entrée qui formait une espèce d’antichambre. Comme il y mettait le pied, une clef tourna dans la serrure de la porte extérieure, et un soldat parut, suivi d’une femme voilée.

– Entrez, madame, dit le soldat. La consigne est sévère ; mais, dût-on me pendre, je ne me repentirai pas, si votre visite fait plaisir à M. le baron.

Ce que disait ce soldat, tous ses camarades l’eussent dit à sa place : Bertrand était si brave et si bon !

La femme voilée entra et se découvrit le visage. C’était mademoiselle de Montméril.

Bertrand n’était point préparé. La vue de Reine amollit son cœur. Il se sentit fléchir dans sa résolution. Sa passion, vaincue, se releva plus irrésistible, et recommença la lutte. Il aimait Reine de cet ardent et profond amour que l’homme n’a point deux fois en sa vie, et qui, refoulé un instant, reprend l’âme de vive force et la domine tyranniquement.

– J’étais résigné, pensa-t-il ; pourquoi Dieu m’envoie-t-il maintenant ce calice de suprême amertume ?

Reine ne ressemblait guère à cette brillante jeune fille que nous avons admirée au bal de M. le marquis de Poulpry. Plus de diamants dans ses cheveux, plus de sourire à sa bouche : une robe sombre, des yeux fatigués de larmes, et de la pâleur sur sa joue. Mais elle était belle ainsi, plus belle encore que la veille, entourée qu’elle était alors de tant de splendeurs et de tant d’hommages.

Bertrand, cachant son trouble sous une froideur respectueuse, s’était incliné en silence, et lui avait montré du doigt l’unique siège qui se trouvât dans l’antichambre. Reine ne voulut point s’asseoir.

– Monsieur, dit-elle, je viens vers vous d’après la volonté de mon père.

Elle s’attendait peut-être à quelque tendre reproche touchant la froideur de ce début. Son attente fut déçue.

– Monsieur de Montméril, répondit Bertrand avec tristesse, peut-il rendre à Mauguer l’honneur qu’il vient de lui ravir ?

– L’honneur ! répéta Reine interdite ; il s’agit de votre liberté, monsieur… Et, au nom du ciel ! ajouta-t-elle, ne pouvant soutenir plus longtemps ce rôle glacial, ne me parlez pas ainsi, Bertrand ! Que vous ai-je fait ? Qu’avez-vous depuis hier ?

– Depuis hier ! murmura le capitaine, dont tout le cœur s’élançait vers Reine ; oh ! je suis bien malheureux depuis hier, mademoiselle !

– Tout peut être réparé… commença Reine.

– Non ! dit Bertrand.

Et comme mademoiselle de Montméril le couvrait de son regard perçant et doux, regard d’ange auquel on ne résistait point, il courba la tête afin de fuir l’enivrement qui montait de son cœur à son cerveau. Sa piété fraternelle aux abois fit un dernier effort.

– Non, répéta-t-il sans relever les yeux ; mais vous parliez de liberté ?…

– Je viens vous sauver, ne le devinez-vous point ? Dans un quart d’heure, les postes vont être relevés ; les sentinelles sont gagnées…

– Dites-vous vrai ? interrompit le capitaine avec vivacité.

– Tout est prêt ! répondit Reine. Des chevaux attendent au dehors.

– Il sera donc sauvé ! s’écria Bertrand, dont l’œil se releva fier et brillant.

L’amour était vaincu de nouveau. Son héroïque abnégation avait le dessus.

Reine ne comprenait point.

– De qui parlez-vous ? demanda-t-elle.

– Écoutez, dit Bertrand avec entraînement ; c’est par vous qu’il est malheureux ; c’est par votre père qu’il fut coupable. Votre dette est grande : il faut l’acquitter, mademoiselle.

– C’est vous que je veux sauver.

– C’est lui que vous sauverez !… Lui, mon pauvre Roger, mon frère, dont hier encore la vie était si pure et l’avenir si riant ; lui que la mort de notre père a fait mon enfant ; lui qui vous aime et qui vous a tout donné, jusqu’à notre honneur !…

– Mais vous… vous ! interrompit Reine.

– Moi, mademoiselle…

Bertrand s’arrêta. Sa bouche, rebelle, se refusait à consommer le sacrifice.

– Moi, reprit-il enfin d’une voix altérée ; moi… Je ne vous aime pas.

Reine s’appuya au mur humide de la salle basse. Elle défaillait.

– Vous voyez bien qu’il faut le sauver ! dit encore Bertrand.

– Oui, répondit Reine qui ressaisit sa fierté de femme ; je le vois, et je suis prête, monsieur.

Roger était toujours assis sur le lit de camp, immobile, morne, le corps affaissé, l’âme engourdie. L’approche de Reine qu’introduisait Bertrand le galvanisa tout à coup.

Lorsqu’on lui dit de suivre Reine, il se leva et obéit. Il ne demanda point comment, prisonnier, il lui était permis de sortir. Il ne vit point que son frère demeurait à sa place. Pas un mot pour ce dernier, pas un geste d’adieu. Reine était là. Son esprit ébranlé n’avait plus de ressort que pour une pensée : Reine. Il la suivit machinalement et d’instinct, comme un somnambule, dominé par le despotique fluide, suit le magnétiseur qui l’appelle.

Reine, au contraire, en quittant la salle basse, ne put retenir un douloureux soupir, qui descendit jusqu’au fond du cœur de Bertrand.

Les deux fugitifs partirent. Bertrand, resté seul, croisa les bras sur sa poitrine. Il resta ainsi, les yeux au ciel, et le visage content. Lorsque le bruit des lourds battants de la maîtresse porte du château lui apprit que les fugitifs étaient hors de danger, il remercia Dieu.

 

Il y avait des guirlandes de fleurs aux vénérables lambris du château de Saint-Maugon. L’or de l’écusson de Mauguer scintillait aux feux de mille flambeaux. La musique inondait les hautes salles où se pressait une noble foule. – C’était dix-huit mois après les événements que nous venons de raconter.

– Ma foi de Dieu ! disait M. de Kercornbrec, natif de Quimper, M. le baron de Kernau peut se vanter d’avoir la plus belle femme de la Bretagne.

– C’est-à-dire la plus belle du monde ! solfia avec la plus excellente méthode le cadet de Trégaz, Nantais fort éloquent.

– C’est tout un ! nasilla le Rennais Châteautruel.

Les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo firent à ce sujet des observations analogues et qui ne méritent point d’être rapportées. Après quoi M. de Kercornbrec reprit, en grasseyant de la façon la plus remarquable :

– Ce pauvre baron l’échappa belle, s’il vous en souvient, messieurs, il y a un an ou dix-huit mois. Si ces damnés paysans de Louvigné n’avaient pas rendu la liberté au colonel de Gadagne, l’aîné de Saint-Maugon se laissait condamner au lieu et place de son frère, ce qui eût été, ma foi de Dieu ! grand dommage.

– Le fait est que Gilbert de Gadagne revint fort à propos… c’était lui qui avait assigné le poste au petit Roger de Saint-Maugon. Son témoignage sauva le pauvre baron.

Un valet passait en ce moment avec un plateau chargé de vins choisis. M. de Châteautruel choisit cette occasion pour parler du nez.

– Je propose, dit-il, de boire à la santé des nouveaux époux.

Cette motion fut acceptée avec enthousiasme.

– Et Roger, demanda Trégaz, s’il vous plaît, qu’est-il devenu ?

– Il était amoureux fou de mademoiselle de Montméril, qui est depuis hier la baronne de Kernau. Mais la belle Reine ne l’aimait point. Quand le témoignage de M. de Gadagne eut mis la vérité en lumière, Roger, qui se cachait à Montméril, prit la fuite.

– C’était un pauvre cœur.

– Tout beau, messieurs, interrompit Châteautruel ; il est mort comme il faut, en Breton et en gentilhomme… Il est mort devant la ville africaine d’Alger, en combattant pour le roi.

– Donc, que Dieu ait son âme ! dit le reste du groupe.

Un étranger était entré dans la salle. Son feutre rabattu cachait son visage. Il portait la double épaulette de capitaine. En entendant l’oraison funèbre de Roger il se prit à sourire.

Pendant cela, Bertrand de Saint-Maugon, assis auprès de Reine, sa femme, se recueillait en son bonheur, au milieu de toute cette joie bruyante ; mais son bonheur n’était point sans mélange.

– Vous semblez triste, Bertrand ? dit Reine avec tendresse.

– Je suis heureux, répondit l’aîné de Saint-Maugon, bien heureux, car vous êtes à moi, et je vous aime… Mais notre père mourant l’avait mis à ma garde. Il était mon frère et mon fils… Pauvre Roger !

– Pauvre Roger ! répéta Reine.

– Mon frère ! mon noble frère ! dit une voix émue à leurs côtés.

Puis Bertrand se sentit prendre à bras-le-corps, et une bouche s’appuya passionnément contre son front.

Le feutre de l’étranger tomba et laissa voir les traits de Roger, brûlés par le soleil des côtes africaines. Bertrand poussa un cri de joie.

– De par Dieu ! murmura le jeune M. de Kercornbrec, il paraîtrait qu’il n’est pas mort !… Il a gagné une épaulette, voilà tout.

– J’ai voulu voir votre bonheur, dit Roger ; demain, je repars pour l’armée.

– Quoi ! sitôt ? demanda Reine.

– Madame ma sœur, répondit le jeune homme en baissant les yeux et avec un léger trouble dans la voix, il faut la gloire pour effacer la honte.

– Dieu est bon ! murmurait Bertrand, plongé dans une sorte d’extase. – Reine, Roger… tout ce que j’aime !…

Sa voix fut couverte par le nez de M. de Châteautruel, qui proposait de boire à la santé du cadet de Saint-Maugon ; ce à quoi obtempérèrent, avec satisfaction, MM. de Kercornbrec et de Trégaz, ainsi que les gens de Vitré, de Saint-Brieuc, de Vannes et de Saint-Malo.

DEUX DON JUAN[3]

I

ONCLE ET NEVEU


En 1649, sous le ministère du cardinal Mazarin, Henri de Lorraine, duc de Guise, se prit à désirer une couronne.

C’était alors un charmant seigneur de vingt-neuf à trente ans, beau, brave, spirituel, mais bizarre, capricieux, et viveur effréné. Heureusement, sa fortune était considérable, et, quoi qu’il fît, il ne pouvait entamer son capital.

De là peut-être sa nouvelle fantaisie. Les enjeux étaient trop minces aux brelans de la cour.

D’un côté, un trône ; de l’autre, ses châteaux, ses hôtels, ses forêts, sa vie : une telle partie était digne d’un rejeton des Guises, cette race qui fut en tous siècles la même, ambitieuse et inquiète.

Une fois que l’idée eut germé dans son cerveau, elle n’en sortit plus et s’y établit en souveraine ; c’est à peine s’il trouvait quelque charme à nouer çà et là une intrigue amoureuse.

Chacun, à la cour, voyait avec chagrin le pitoyable état du chef de la maison de Guise.

Ses amis le plaignaient et voulaient le distraire ; mais il repoussait la pitié, dédaignait les distractions et couvait opiniâtrement son idée.

Son spleen, pardon pour l’anachronisme, en vint à ce point qu’on fut maintes fois obligé, durant cette période, de lui rappeler que le velours de son pourpoint accusait au moins quatre semaines d’âge et que ses dentelles avaient tout l’air d’avoir subi la poussière de la veille.

Or, cela passait les bornes.

Un matin, pourtant, le bon seigneur se leva radieux.

L’idée avait percé sa coquille de brouillards ; il en était sorti un projet.

Vous n’auriez point reconnu M. de Guise, si sombre si morose la veille, lorsque, pour gagner son carrosse, il passa fièrement, la tête haute, au milieu de ses gens ébahis.

– Tudieu ! disait sa livrée à demi-voix, voici monseigneur aussi gaillard que sous les murs de Gravelines, lorsqu’il battait ces marauds de Flamands !

Mais la valetaille était loin de compte.

Monseigneur était plus gaillard cent fois que jamais.

Il avait découvert son royaume.

Le galop de ses quatre chevaux eut bientôt amené son carrosse devant l’hôtel du vieux duc de Chevreuse, cadet de la maison de Lorraine.

D’un bond, M. de Guise fut sur le perron ; d’une enjambée, dans l’antichambre.

– Monsieur mon oncle ! dit-il d’une voix brève.

Et, sans attendre la réponse, il s’élança dans le premier salon.

Cette irruption inattendue, cette violation de l’étiquette, sans précédent aucun à l’hôtel de Chevreuse, laissa les valets du vieux duc dans un abasourdissement complet.

Longtemps ils regardèrent en silence la porte du salon, ouverte par une autre main que celle de l’huissier ordinaire, comme s’ils s’attendaient à voir les lourds battants se fermer d’eux-mêmes.

Puis ils hasardèrent tous ensemble, mais à voix basse et discrètement, comme des laquais de bonne maison, mille suppositions à l’appui de cet événement extraordinaire.

– Madame la reine mère sera malade, firent les uns.

– Monseigneur le cardinal sera mort, firent les autres.

L’un d’eux, vieux grognard d’antichambre, qui avait gagné ses chevrons de laquais émérite sous trois générations de Lorraine, jura ventre-saint-gris que feu ce diable à quatre… de Béarnais pouvait bien être ressuscité.

Un autre, jeune valet de soixante ans, benjamin de la livrée de Chevreuse, insinua que les circonstances étaient bien assez difficiles pour rendre fou un bon sujet du roi comme M. de Guise.

En ce temps, la politique, filtrant par les fissures des portes du salon, envahissait déjà l’antichambre.

M. de Chevreuse était sérieusement occupé lorsque son neveu, après avoir traversé une longue suite de pièces d’apparat, tomba comme la foudre dans sa chambre à coucher.

Un valet-barbier lissant d’une main les quelques cheveux blancs qui s’étalaient sur la tête de son maître, tenait dans l’autre une petite pince d’or, et arrachait le plus doucement possible les poils qui dépassaient la ligne creusée à la longue par l’arête d’une magnifique perruque blonde.

– Attention, Versac ! disait le duc, tes yeux commencent à se perdre. Madame de Châtillon a trouvé hier trois cheveux blancs sur ma tempe gauche… C’est humiliant.

Le valet ouvrit son instrument ; mais, à la brusque entrée de son neveu, M. de Chevreuse fit un bond sur son siège.

– Que le diable emporte !… commençait-il.

À la vue de M. Guise, il s’arrêta. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’un ton où l’affection paternelle se mêlait à un certain respect involontaire. On reconnaissait le cadet parlant au chef de sa branche aînée.

– Monsieur mon neveu, dit-il, vous êtes le bienvenu à toute heure à l’hôtel de Chevreuse. Cependant, cette irruption soudaine…

M. de Guise s’était jeté dans un fauteuil en entrant.

– Mes droits sont incontestables, interrompit-il évidemment emporté par une distraction puissante. Oh ! je les soutiendrai, pardieu !

– Certes, monsieur… certes ! balbutia le bonhomme au comble de la surprise.

Puis, après avoir congédié d’un geste son valet, il continua d’un ton de profond mécontentement :

– Je ne sache pas, monsieur, que nous ayons jamais failli à nos devoirs envers nos aînés de Guise… Vos droits !… vos droits !… Monsieur mon neveu, il me faut l’explication de cette conduite étrange.

Le duc de Guise, plongé dans une invincible rêverie, regardait fixement son oncle, sans comprendre un mot de son discours.

– Me direz-vous, monsieur… ? reprenait celui-ci.

– Regardez… regardez plutôt, interrompit encore Henri de Lorraine en montrant le médaillon armorié qui décorait l’entablement de la porte : voyez le cinquantième quartier…

– Eh bien !… semé de France à bordure de gueules, monsieur,… il n’y a pas à dire non !

– Sans doute !…

– Nous sommes, aux droits de René d’Anjou, notre aïeul, monsieur, roi de Sicile et de Naples… de Naples… de Naples, monsieur.

– Mais, mon neveu !…

– Oui… Et, s’il ne faut dépenser que ma fortune et la vôtre…

– La mienne ?

– Palsambleu !

– Je le ferai, monsieur… Et vous serez alors l’oncle d’un roi, monsieur de Chevreuse… Et les Espagnols n’y verront que du feu !

– Oh !

– Monsieur mon oncle, écoutez bien mes paroles, continua le duc de Guise en se dirigeant vers la porte, et levant la main avec emphase : voici une ère nouvelle pour la maison de Lorraine et… au revoir ! Je fais grand fonds sur vous, et prends note de votre promesse ; au revoir !

À ces mots, M. de Guise reprit sa course à travers les appartements.

– Ma promesse ! criait le vieux duc. Quelle promesse ? Henri ! mon neveu !… Hélas ! voilà un affreux malheur ! Le pauvre Henri est fou !… Mon neveu !

Mais celui-ci, sautant lestement dans son carrosse, lancé aussitôt après ventre à terre, était déjà sans doute à moitié chemin de son hôtel, que le bonhomme l’appelait et se lamentait encore.

M. de Guise passa cette journée et celle du lendemain enfermé dans ses appartements.

Sa porte fut rigoureusement défendue, et ni son frère, M. le chevalier de Lorraine, ni son oncle ne purent parvenir jusqu’à lui.

Cependant M. de Chevreuse avait parlé. Le bruit se répandit bientôt qu’un grand malheur venait de frapper la maison de Guise.

Le duc Henri était fou à lier.

Ce fut pendant deux jours la nouvelle de la cour et de la ville.

C’était bien la peine, disait-on, que le sort eût pris soin d’élaguer les uns après les autres ses quatre frères, pour faire de lui l’aîné de la famille !

Mieux eût valu pour le pauvre seigneur rester clerc et archevêque à Reims.

Ses occupations ne lui auraient pas tourné la tête.

Et tout le monde cherchait la cause probable de cette folie subite et complète.

C’était, suivant quelques-uns, le châtiment exemplaire et mérité de ses innombrables débauches.

Suivant d’autres, il était tombé dans la disgrâce du cardinal.

Des gens, soi-disant mieux informés, haussaient les épaules et rejetaient bien loin ces vagues suppositions ; n’était-ce pas tout bonnement chagrin d’amour ?

On avait appris depuis peu à Paris que la belle Anne de Mantoue, la dernière maîtresse du duc Henri, lassée de ses infidélités publiques, avait pris un parti violent.

Elle s’était mariée en Espagne, par inconstance ou par dépit.

Or, le duc ne s’était jamais bien guéri de cette passion, la seule qui eût traversé les joyeuses frivolités de sa vie.

Quoi qu’il en fût, Henri de Lorraine était fou.

Voilà le fait notoire, incontestable !

Aussi, lorsque, le matin du troisième jour, il prit la route du Louvre, beaucoup suivirent son carrosse à la course pour voir sa nouvelle figure.

Ceux-là furent désappointés.

Le duc se fit descendre à la porte du cardinal ministre, et monta les degrés lentement, d’un pas calme et fier.

On fut obligé de convenir qu’il n’avait point trop l’air d’un insensé ce jour-là.

L’audience fut secrète, et nous ne pouvons en raconter les détails. Mais, d’après le résultat, il paraît que le cardinal, sur la requête de M. de Guise, voulut bien lui accorder licence de guerroyer en Italie contre les Espagnols, voire de conquérir le royaume de Naples, auquel lui, duc de Guise, prétendait à bon droit du chef de son royal ascendant René d’Anjou.

Le ministre appuya cette autorisation de beaucoup de promesses, suivant la coutume de Son Éminence, et de quelques secours effectifs en hommes et en argent.

Au sortir de cette audience, M. de Guise, dont les deux jours de retraite avaient considérablement refroidi le cerveau, eut une nouvelle entrevue avec son oncle. Cette fois, ils s’entendirent parfaitement, et le vieillard, honteux de sa méprise, jura sur l’âme du Balafré de vendre tout, plutôt que de laisser son beau neveu en chemin.

Henri de Lorraine devait partir pour l’Italie, suivi seulement de son gentilhomme ordinaire, le baron de Modène, serviteur actif et dévoué.

Ils agiraient là-bas ; M. de Chevreuse et le chevalier de Lorraine assiégeraient à Paris le cabinet du ministre.

L’étoile de M. de Guise ferait le reste.

Ainsi fut convenue, en famille, la conquête du royaume de Naples.

II

DEUX AMOURS


Quelques années auparavant, en quittant les ordres, Henri de Lorraine avait épousé mademoiselle de Berghes, veuve du comte de Bossut.

Ce mariage était l’œuvre de M. de Chevreuse, qui avait fait le voyage de Flandre tout exprès pour tirer son neveu des lacs d’amour de la princesse Anne de Mantoue, de la maison de Gonzague ; – ceci sur un simple mot du cardinal de Richelieu.

Anne avait une promesse écrite de la main de M. de Guise ; mais elle se résigna. Sa tendresse pour lui était si grande à cette époque, et le cardinal était un si terrible ennemi !

Mademoiselle de Berghes était une belle et grande Flamande, portant sur un corps parfait, bien qu’un peu lourd et massif, une de ces physionomies bataves, épaisses, inexpressives ; sorte de masque irréprochable de forme, mais dépourvu de caractère et de vie, ne reflétant jamais ni la joie, ni la douleur, ni aucune autre émotion quelconque.

Elle avait été dans sa première jeunesse d’une éclatante fraîcheur ; maintenant, comme beaucoup de dames de la cour, elle avait le teint qui lui plaisait le mieux.

D’ordinaire, elle le voulait rose et blanc.

Au moral, elle était douce, mais de cette douceur flasque et sans charmes qui s’appellerait mieux somnolence ou impassibilité.

Comme elle ne parlait jamais, à moins que ce ne fût pour demander son rouge et ses mouches, nous nous abstiendrons de porter un jugement sur son esprit.

Les mémoires du temps, à défaut d’autre sujet de louange, s’extasiaient sur son appétit miraculeux.

On doit penser qu’un tel caractère, peu récréatif, il est vrai, était du moins une garantie de fidélité conjugale.

Cette considération avait puissamment contribué à déterminer M. de Chevreuse.

Il connaissait le monde, et savait, d’ailleurs, que ses aînés de Guise étaient, de père en fils, ensorcelés à l’endroit du ménage.

Mieux valait, pour imposer silence à certains méchants discoureurs, la pesante et rigide Flamande que telle gentille Française, étourdie et sujette à quitter la bonne voie par mégarde.

C’était l’avis du vieux duc. Feu M. le comte de Bossut n’était pas là pour lui dire le sien.

Durant les premiers mois, la conduite de madame de Guise sembla confirmer pleinement cette bonne opinion.

Aux bals de la cour, elle se tenait sévère et silencieuse.

Le menuet la faisait sortir de son immobilité ; mais alors sa danse roide suivait machinalement la mesure.

Elle saluait du même air Chavigny, le laid ministre, et le brillant duc de Candale.

Elle était sourde aux triomphantes douceurs des beaux esprits du temps.

Elle ne connaissait point la galante navigation du fleuve de Tendre, n’ayant jamais visité le port des Petits-Soins, ni le village érotique des Billets-Doux.

Les plus fins disciples de Voiture émoussaient leurs pointes près de cette belle statue toute cuirassée de vertu, au dire des uns, d’ineptie, au dire des autres.

M. de Chevreuse était aux anges ; il prenait chaque jour son neveu de Guise à témoin de l’excellence de son choix.

Celui-ci n’avait garde d’entrer en discussion.

Il avait assidûment courtisé sa femme pendant huit grands mois ; – quatre jours de plus que ses maîtresses ordinaires ; – ensuite, il avait repris ses anciennes brisées : le vin, le jeu, les belles, cette admirable trilogie inventée depuis par un membre de l’Académie française.

À l’abandon subit et complet de son mari, madame la duchesse de Guise avait opposé la résignation la plus méritoire ; pas une plainte, pas un reproche ; seulement, les âmes délicates et sensibles remarquèrent avec attendrissement qu’elle se jetait dans les bras de la religion avec plus de transport que ne semblait en comporter sa nature.

Sans doute, elle demandait au ciel des consolations pour ce mal secret qu’elle ne daignait pas confier à la terre.

Tous les jours, à la même heure, son carrosse s’arrêtait devant l’église Saint-Paul, au Marais. Ses gens l’attendaient au dehors, longtemps quelquefois, car sa ferveur était grande. Une fois même, la livrée entendit sonner la clôture de l’église, sans que la dame fût de retour. Inquiets, le valet et le cocher y entrèrent.

Vainement ils fouillèrent partout, interrogeant chaque pilier, chaque trou de confessionnal.

Comme ils revenaient désolés de leur recherche inutile, une voix impérieuse sortit du carrosse pour leur reprocher leur absence.

Madame de Guise était là. D’où venait-elle ? Un soupçon traversa l’esprit des valets étonnés ; mais, après tout, madame la duchesse avait pu prendre une porte latérale.

Et puis une femme si froide ! quelle apparence ?

Le lendemain et les jours suivants, madame de Guise fut plus exacte.

Sa livrée commençait à oublier ce petit incident mystérieux, lorsque advint une catastrophe qui, divulguée, ne l’eût éclairée que trop bien.

Dans la rue des Jardins-Saint-Paul, derrière l’église, demeurait une antique dame citée pour sa beauté durant les premières années du règne de Louis XIII.

Madame de Châtillon avait alors soixante-trois ans bien comptés.

Nonobstant, un adorateur de sa jeunesse, le plus fervent, le plus respectueux, par suite le plus maltraité, lui était demeuré fidèle. M. de Chevreuse, plus âgé qu’elle de deux années, avait demandé sa main, en 1604 (quarante-trois ans auparavant).

Éconduit alors, et sacrifié à un rival, il vit sa maîtresse, mademoiselle de Tavannes devenir madame de Loudun.

Son chagrin fut violent et faillit le tuer.

Plus tard, madame de Loudun devint veuve.

M. de Chevreuse, plein d’espoir, renouvela sa demande, et n’eut pas un meilleur succès ; sa dame épousa sous ses yeux le marquis de la Châtre.

Cette fois, le duc fut malade, mais moins dangereusement ; et, lorsque sa maîtresse, veuve une seconde fois, lui préféra M. de Châtillon, il supporta ce coup en homme habitué désormais aux mécomptes, se réservant, si Dieu lui prêtait vie, de tenter une quatrième fois la fortune.

Comme pour éprouver sa constance, madame de Châtillon enterra son troisième mari.

Elle avait alors la quarantaine. M. de Chevreuse laissa passer le temps rigoureusement voulu par la décence, et, revenant bravement à la charge, offrit sa main si souvent refusée. Madame de Châtillon fut émue par ce miracle de fidélité patiente.

Elle n’accepta pas ; mais, comme elle était décidée à ne plus se remarier, elle promit de ne jamais prendre d’autre époux que lui.

M. de Chevreuse, content de cette faveur, attendit.

Il attendit vingt-trois ans, et ce modèle des amants délicats était, au temps où se passe notre histoire, aussi empressé, aussi galant, tranchons le mot, aussi amoureux qu’aux premiers jours de sa recherche semi-séculaire.

Madame de Châtillon, de son côté, ne s’était point relâchée.

Bien plus, devenue pour tout le monde grave et respectable à cause de son âge, elle était restée, vis-à-vis de lui, jeune femme coquette, exigeante, capricieuse.

Lorsque le vieux ligueur, doyen de la livrée de Chevreuse, venait chaque matin lui offrir l’hommage de son maître et le bouquet obligé, elle l’admettait parfois à sa toilette.

Au retour, le duc lui enviait ardemment cette précieuse faveur, qu’il n’avait jamais osé solliciter pour lui-même.

Ces jours-là, il interrogeait longuement le vieux Comtois ! Qu’avait-elle dit ? le galant message avait-il mené un doux sourire sur sa lèvre tant aimée ? Une fois, frémissant d’un respectueux désir, il fit à son vénérable Mercure une question tant soit peu délicate.

– Ventre-saint-gris ! monseigneur, répondit celui-ci, vous me parlez de quarante ans, je pense.

À ce mot, M. de Chevreuse se leva tremblant de colère, et Comtois n’évita un châtiment prompt et positif qu’en se sauvant de toute la vitesse de ses vieilles jambes.

Les entrevues de Chevreuse et de sa dame eussent été, pour un tiers, un spectacle curieux et bouffon.

Lui, petit vieillard pomponné, parfumé, coiffé d’une monumentale perruque blonde à la Louis XIII, dont les longues boucles se jouaient sur ses épaules et descendaient jusqu’à mi-dos ; elle grande, sèche, plâtrée, du front à la gorge, de bleu, de blanc et affectant, sous ce masque, une ingénuité mutine et folâtre.

Le duc parlait avec la précieuse tendresse, l’idolâtrie exagérée et emphatique de l’époque ; la dame répondait avec cette gentille mignardise qui ravit un amant au ciel.

Puis, tout à coup, par un brusque et piquant contraste, autre séduction de jolie femme, elle faisait à M. de Chevreuse une querelle sans motif.

Elle trépignait, l’espiègle sexagénaire, elle avait des vapeurs, elle pleurait.

Et M. de Chevreuse, lui, se jetait à ses genoux : deux beaux yeux en pleurs ont tant de charme ! il saisissait avec transport une main blanche encore, et la serrait doucement.

Une quinte de toux, survenant à l’un des deux amants, mettait ordinairement fin à la scène.

De l’autre côté de la rue, dans une maison de petite apparence, habitait un gentilhomme espagnol, arrivé à Paris vers l’époque du mariage de M. de Guise.

Souvent, des fenêtres de sa maîtresse, M. de Chevreuse l’avait vu accoudé sur un étroit balcon de pierre faisant saillie sur la rue.

L’Espagnol semblait attendre la venue de quelqu’un.

Souvent le vieux duc apercevait une dame voilée, rasant les maisons avec mystère.

À son approche, l’Espagnol fermait sa fenêtre et disparaissait.

C’étaient aussi deux amants.

Un jour, M. de Chevreuse sortait d’assez méchante humeur, madame de Châtillon ayant été plus maussade qu’il n’est permis à une jolie femme.

Comme il passait devant la maison de l’Espagnol, pour regagner son carrosse, qui l’attendait discrètement à l’angle de la rue, la dame au long voile, pressée sans doute, franchit le seuil en courant, et se jeta étourdiment sur lui.

Le duc, en galant seigneur, allait s’excuser humblement d’une maladresse qui n’était pas la sienne, lorsque la dame poussa un cri aigu, et recula brusquement. M. de Chevreuse tressaillit.

Avec la promptitude d’un jeune homme, il saisit la fugitive par le bras.

Certes, il fallait un motif bien grave pour porter M. de Chevreuse à un acte en apparence aussi discourtois.

Nous l’avons dit, le bonhomme, bien malgré lui, était resté célibataire.

Sa plus grande affection en ce monde, après madame de Châtillon, était pour son neveu Henri de Lorraine. Il le chérissait comme un fils, et avait usé presque de son influence paternelle pour le porter à épouser sa nièce actuelle, madame de Guise.

Or, il croyait reconnaître dans la maîtresse de l’Espagnol cette femme qu’il avait donnée à son neveu.

Celle-ci ne faisait aucun effort pour se dégager.

Au bout de quelques secondes, comme le duc hésitait à porter la main sur son voile, elle le releva tranquillement.

– Quoi ! c’est donc bien vous, madame ma nièce ? s’écria piteusement le vieillard, qui, jusque-là, espérait encore se méprendre.

Madame de Guise le regardait en face, de ce même œil calme, placide, qu’il avait pris jadis pour une si belle garantie.

– Et vous allez vous justifier, madame ! reprit sévèrement le duc après un instant de silence.

Point de réponse.

Le duc était stupéfait de la rencontre en elle-même et de l’incroyable tranquillité de cette femme.

Il en vint à douter.

L’explication la moins plausible eût suffi à le convaincre.

Rien n’est plus impudent que ces natures inertes, lorsqu’une fois elles ont levé le masque.

Madame de Guise, au lieu de répondre, s’appuya sur le bras du vieillard, et l’entraîna vers son carrosse.

À la vue de la livrée attendant sur les marches de l’église, le vieux duc devina la monstrueuse hypocrisie, et fit un geste de dégoût.

Sa nièce monta le marchepied, le salua en souriant, et dit d’une voix douce :

– À l’hôtel !

Le lendemain, M. de Guise reçut une lettre de sa femme, où elle lui annonçait son départ pour l’Italie. Par un prodige d’audace, elle le renvoyait, quant aux motifs de ce départ, à M. le duc de Chevreuse, qui lui donnerait, disait-elle, de plus amples explications.

Mais elle avait beau jeu de ce côté. M. de Guise, rendu à ses habitudes premières, n’avait point de temps à perdre.

Durant les deux années qui s’écoulèrent jusqu’à l’époque où commence notre récit, il ne songea même pas à demander cette explication qu’il croyait deviner de reste : sans doute sa femme n’avait pu soutenir la vue de ses rivales ; elle s’était éloignée pour se dérober à son supplice.

Confiance honorable ou fatuité, cette opinion vint en aide à la répugnance du vieux duc, qui, cause innocente du malheur, n’avait garde d’entamer le premier ce chapitre, et M. de Guise partit pour Naples, ignorant encore sa mésaventure.

III

M. DE GUISE ET ANNE DE NAPLES


Le vice-roi de Naples, pour les Espagnols, était alors don Juan d’Autriche, fils naturel de Philippe IV et de la belle Maria Calderon ; mais il résidait habituellement en Castille, dont il était grand prieur.

Son lieutenant, qui portait aussi à Naples le titre de vice-roi, était don Alvare de Moncade y Avalos, marquis de Pescaire.

Le marquis, charmant cavalier, froid de manières, mais cachant, sous sa taciturnité calculée, l’esprit le plus fin et le plus hardi, était aussi excellent homme de guerre que galant, aimable et heureux.

Il était marié depuis quelques mois seulement. Pourtant, au dire des méchantes langues napolitaines, il tenait enfermée dans sa villa de Portici une dame d’une beauté merveilleuse, qu’il cachait à tous les regards avec la jalouse rigueur d’un Espagnol de bonne race.

Sa femme était belle aussi ; et beaucoup trouvaient que l’époux d’Anne de Mantoue était inexcusable de porter son amour ailleurs. Elle ignorait ou voyait avec une singulière indifférence la conduite de son mari ; digne et fière, elle affectait, sinon le bonheur, du moins la tranquillité.

Celles de ses femmes qui l’avaient servie en Flandre, au temps du séjour de M. de Guise, auraient seules pu dire le mal mystérieux qui consumait l’ardente Italienne.

Sur ces entrefaites, on vit arriver à Naples, avec une suite nombreuse de gentilshommes français et italiens, MM. de Guise et de Modène.

Le noble voyageur (car il ne prenait que cette qualité, bien entendu) tint fort grand état dans la ville ; et, Moncade l’accueillant avec la chevaleresque courtoisie de l’époque, ce ne furent plus bientôt que bals, fêtes et brillantes cavalcades.

Le vice-roi n’eut, dès l’abord, aucun soupçon des desseins de son hôte.

Loin de là : sachant les amours passées d’Anne de Mantoue et de Henri de Lorraine, et se fondant sur le caractère bien connu de ce dernier, il regarda son voyage à Naples comme une excursion galante : le duc était venu tout exprès pour baiser la main de sa belle amie.

Aussi crut-il menacée la sûreté de la ville, bien moins que la vertu de sa femme.

Mais il avait en celle-ci grande confiance, et toute sa jalousie s’épuisait à surveiller l’inconnue de la villa de Portici ; car il laissa se voir et se parler à l’aise les deux anciens amants, semblant ainsi s’endormir dans une sécurité diamétralement opposée au caractère de sa nation.

Eût-il connu les intentions de M. de Guise, il n’aurait pu employer une plus fine politique.

Chez ce dernier, en effet, la vue seule de la marquise de Pescaire avait suffi pour rallumer un feu mal éteint.

Bientôt il ne rêva plus que bals et galantes sérénades, si bien que, malgré la présence de M. de Modène, le don Juan lorrain, rendu à ses frivoles habitudes, avait à peu près oublié, au bout de quinze jours, le but sérieux de sa présence à Naples.

Après un mois de séjour, des sommes considérables apportées de Paris, il ne restait presque plus rien.

Partie, entre les mains de Modène, était passée à fomenter la haine naturelle des Napolitains contre l’Espagne ; partie avait filé entre les doigts de ce bizarre conspirateur, M. de Guise, et gonflaient maintenant les poches des musiciens de ses orchestres nocturnes ou des fournisseurs qui, sur son ordre, prodiguaient à ses gentilshommes montures de prince et somptueux habits, à cette fin, disait-il, « de faire plus honnête figure, et d’humilier vertement ces mendiants d’Espagnols, aux yeux de ses fidèles sujets de Naples. »

À cette époque, il n’aurait point fallu demander à M. de Guise des nouvelles de l’expédition, car il eût répondu, avec un tendre soupir, qu’il espérait grandement que sa belle maîtresse avait récompensé d’un bracelet la dernière sérénade chantée sous ses balcons ; et que son dernier billet doux, enserré dans un œuf d’or, lequel œuf était posé lui-même sur un nid de filigrane, tout parsemé d’émeraudes, pour imiter la mousseline verdoyante des nids des passereaux, avait été reçu d’une main tremblante, au dire d’un messager fidèle autant que discret ; ce qui était un triste présage pour M. le vice-roi.

Quant à la révolte de Naples et à l’expulsion des Espagnols, pas un mot.

Oh ! c’est que le beau duc avait maintenant des choses plus sérieuses en tête.

Sa manie de royauté ne l’empêchait plus de dormir ; mais, s’il s’était lui-même refroidi à ce point, ceux que son enthousiasme premier avait jetés dans l’entreprise n’étaient pas d’humeur à l’abandonner.

M. de Modène, entre autres, s’évertuait à susciter des ennemis aux Espagnols, et réussissait bien, il faut le dire.

Si M. de Guise avait voulu, non pas en faire autant mais seulement rester neutre et modérer ses dépenses, il se serait éveillé roi de Naples, quelque beau matin.

Lorsque les finances commencèrent à manquer pour la première fois, les Français avait déjà dans la ville un parti formidable.

Il y avait quelque temps déjà qu’on attendait des nouvelles (de l’argent) de l’hôtel de Chevreuse.

Un jour que Modène et le duc de Guise étaient réunis dans le cabinet de ce dernier, le conspirateur sérieux voulut entamer le chapitre des représentations.

– Sire (la maison de M. de Guise le nommait ainsi par anticipation), vous perdez la partie par votre fâcheuse imprévoyance. Si nous avions, à cette heure, l’or dépensé en galanteries folles…

– Trouvez-vous pas, interrompit le duc avec un fade et distrait sourire, que madame Anne est plus belle cent fois que jadis ? Modène, parlez-moi franchement, je vous prie.

– Ainsi ferai-je, pardieu ! s’écria celui-ci, cadet de Provence, hardi d’actions et davantage encore de paroles. Sire, je voudrais de grand cœur que madame Anne fût à cinq cent mille lieues par delà les antipodes !

– Oh ! Modène ! soupira le duc épouvanté du chemin qu’il lui eût fallu faire pour la rejoindre à cette hyperbolique distance.

– Je le voudrais, sire, reprit le Provençal en s’échauffant, je le voudrais au prix d’un an de purgatoire ! C’est affaire à vous, de perdre un royaume pour un cotillon. Vive Dieu ! la postérité ne voudra pas le croire… et votre grand aïeul en gémit là-haut, j’en suis sûr.

Le duc ferma les yeux à demi.

– Anne, ma beauté, murmura-t-il languissamment, le malheureux n’a pas vu tes grands yeux lui sourire… – Modène, ajouta-t-il tout haut, je crois que vous passez les bornes, vous êtes un fidèle ami ; mais…

– Et c’est pour cela, sire, voulut interrompre Modène.

Mais il s’arrêta.

Le duc, redressant tout à coup sa riche taille, avait mis le point sur la hanche, et le regardait sévèrement.

– Modène, dit-il enfin, je vous tiens quitte de vos remontrances. Henri de Lorraine, a, Dieu merci, la tête assez forte pour mener de front deux entreprises.

M. de Guise avait repris, en parlant ainsi, toute la hautaine dignité de son rôle présent.

Le reproche de Modène avait porté.

Soit disposition actuelle, soit revirement subit des pensées de son versatile cerveau, il rentrait franchement et à toutes voiles dans le courant des rêves ambitieux qui l’avaient porté naguère jusqu’au réduit de toilette de son vénérable oncle.

Anne était, pour une heure, pour un jour peut-être, brusquement renvoyée au second plan.

– Et… où en sommes-nous, monsieur ? reprit-il après un moment de silence, énonçant ainsi seulement la conclusion d’une sorte d’examen de conscience qu’il venait de faire en quelques secondes.

– Sire, dit Modène enchanté et lui prenant la main pour la porter à ses lèvres, je remercie Dieu qui a béni mon audacieux dévouement… Nous sommes au but, puisque vous voilà des nôtres. Il faut, si j’ose vous donner un conseil, vous montrer sur l’heure au peuple, qui vous aime.

– Eh ! Modène, je ne fais que cela tous les jours.

– C’est vrai, sire, dit le Provençal avec un reste d’amertume : tous les jours, le peuple peut voir M. de Guise aux pieds de la vice-reine de Naples.

– Assez, monsieur ! vous prenez goût aux remontrances… mais je vous comprends.

» Les temps sont mûrs, n’est-ce pas ? Nous allons mener la guerre maintenant, le front haut et le visage découvert.

– Soit.

– Je vaux mieux pour ceci que pour les sourdes menées, Modène. Montons à cheval, et vous verrez que la main qui a tracé tant de galantes et merveilleuses épîtres, sait aussi tenir comme il faut l’épée à l’occasion.

M. de Guise avait prononcé ces mots rapidement et tout d’un trait.

Modène, qui avait vainement essayé de l’interrompre, saisit enfin la parole, et dit avec tristesse :

– Hélas ! sire, Dieu me garde d’en douter ! mais, si les temps sont mûrs, nos coffres sont vides, et M. de Chevreuse fait furieusement attendre ses envois. Si nous avions maintenant l’or prodigué…

– Encore !… Pour Dieu ! laissons là nos prodigalités, qui, à tout prendre, sont moins folles qu’il ne vous plaît de le dire. Le peuple aime les rois magnifiques, Modène, et… Que reste-t-il dans nos coffres ?

– Cinq ou six mille ducats, tout au plus.

– En français, je vous prie.

– Quelques mille louis, sire, si mieux vous aimez.

– Tudieu ! dit le duc à part lui, nous avons mené grand train le nerf de la guerre, en effet… Voyons, Modène, ajouta-t-il tout haut, monsieur mon oncle ne peut tarder à nous faire tenir de nouveaux fonds ; il faut employer utilement ceux-ci ; qu’en dites-vous ?

– Sire, ordonnez.

– Largesse au peuple, hein ? Je veux me montrer à lui suivant votre bon conseil, et l’arroser d’une pluie d’or pour ma bienvenue.

M. de Modène hésitait.

Certes, l’idée était grande et politique ; mais les coffres allaient se vider tout à fait.

Une réflexion vint qui le décida.

– Si les six mille ducats restent au palais jusqu’à ce soir, se dit-il, demain ils auront suivi les millions apportés de France. Mieux vaut encore soudoyer des meneurs pour notre cause que des histrions pour le plus grand plaisir de madame de Pescaire… Soit fait suivant votre volonté, sire, ajouta-t-il à voix haute.

Mais ces quelques secondes d’hésitation avaient suffi au mauvais génie de M. de Guise.

Les six mille ducats allaient rejoindre, en effet, les millions apportés de France.

Au moment où Modène s’avançait vers la porte, un page à la livrée de Gonzague fut introduit.

– À monseigneur Henri de Lorraine, duc de Guise, dit-il en mettant un genou en terre et en présentant un billet délicatement plié.

M. de Guise porta le précieux message à ses lèvres avant de rompre les fils de soie que réunissait le cachet armorié.

Puis, retenant d’un geste M. de Modène, il lut avidement.

À mesure qu’il parcourait les lignes d’une écriture fine et mignonne, un contentement ineffable se peignait sur sa physionomie.

La missive achevée, il se leva radieux, et dit au page en contenant à peine son transport :

– Ma noble dame recevra de ma bouche la réponse, beau page.

En même temps, il détacha d’un geste plein de grandeur la lourde chaîne d’or qui descendait jusqu’aux derniers crevés de son pourpoint, et la passa au cou de l’enfant, rouge de honte et de plaisir.

Modène était consterné.

D’un coup d’œil, il avait mesuré la portée de ce funeste incident.

– Ferai-je assembler le peuple, sire ? dit-il tandis que le page, saluant jusqu’à terre, sortait à reculons.

– Point, Modène, point ! répondit le duc distraitement. Réflexion faite, ce serait prodigalité folle d’employer ainsi nos dernières finances à si pauvre objet.

Le Provençal secoua la tête en silence et gagna la porte avec lenteur, navré de ce cruel hasard, qui détruisait en un instant l’effet de son dévouement.

Du seuil, il put entendre son maître qui disait, rêvant tout haut :

– Ce pauvre M. de Pescaire ! sa femme et sa vice-royauté du même coup… Le tour est piquant, sur ma parole !

Le soir, les derniers ducats furent glorieusement employés à donner une magnifique sérénade, durant laquelle le duc, s’avançant jusque sous les balcons de sa dame, fit au bienheureux message qui fixait un premier rendez-vous la réponse la plus délicate et la plus galante qui se puisse imaginer.

IV

MONCADE


Plusieurs mois s’étaient écoulés.

La belle marquise de Pescaire, qui d’abord avait résolu de jouer avec l’amour de M. de Guise et de lui faire payer cher son mariage et ses infidélités passées, avait senti peu à peu sa cruauté s’évanouir et son ancien amour reprendre le dessus.

Cependant, jusqu’alors, fidèle à son premier système de coquetterie, elle n’avait accordé autre chose que de platoniques rendez-vous, où de fades rébus et d’innocents baisers s’échangeaient du premier étage à la rue.

Une seule chose donnait du piquant à ce commerce.

Le vice-roi était instruit de tout ; lui-même dictait à sa femme, depuis plus d’un mois, ses épîtres galantes, et M. de Guise le savait.

Bien souvent, derrière la jalousie, le mari était là, écoutant les doux propos de l’amant, et l’amant ne l’ignorait pas.

Et cet imbroglio, sauf madame de Pescaire, divertissait toutes les parties.

M. de Guise, qui, d’ordinaire, détestait les délais, attendait ici assez patiemment.

Mais son amour n’y perdait rien.

Par contre-coup, une velléité de vengeance personnelle contre Moncade lui était venue à la longue.

Depuis un mois, il suivait sa conspiration avec une sorte de zèle.

Or, M. de Chevreuse avait fait son devoir d’oncle de comédie ; les coffres étaient pleins.

L’entreprise avait marché rapidement ; sans trop le savoir, Henri de Lorraine était réellement sur le point de réussir.

Mais sa galanterie devait encore ici lui susciter un obstacle.

Parmi les serviteurs que M. de Modène avait emmenés de Paris, était un Milanais, du nom de Strada, qui, des plus infimes occupations domestiques, s’était peu à peu élevé jusqu’au rang de factotum.

C’était un véritable Italien de l’époque, adroit, rampant, menteur et traître.

Quelque temps avant le départ de l’expédition pour Naples, Strada s’insinua dans les bonnes grâces de M. de Guise, et devint pour lui une manière de confident de second ordre.

La cause de cette faveur subite était une charmante cantatrice du théâtre de la Foire, connue sous le nom de Carlotta, et sœur du Milanais.

Le duc, en effet, – à l’insu du frère, ou par ses soins, nous ne saurions dire au juste, – avait noué une de ces passagères intrigues qui faisaient alors toute sa vie.

Il se trouvait libre ou à peu près, puisque madame de Guise, prenant goût au climat d’Italie, voyageait depuis deux ans, ne donnant guère de ses nouvelles qu’aux échéances de sa pension.

Carlotta, passablement intrigante, et poussée, d’ailleurs, par son frère, qui voyait dans cet amour tout un avenir de fortune, essaya de mettre à profit l’absence de la femme légitime.

Elle s’imposa au duc, pour ainsi dire, de vive force.

Lui, insouciant et faible, ne prit pas même la peine de résister à cette obsession, et, lors du départ, il la laissa monter sur le navire qui le conduisait à Naples.

Là, le frère de la chanteuse, par son caractère insinuant et délié, fut d’un puissant secours à M. de Modène.

Il servait en même temps d’interprète, de meneur et d’espion.

Pendant les premières semaines, il fit réellement preuve du plus grand zèle et travailla de franc jeu au succès de l’entreprise.

Mais, quand l’amour de M. de Guise pour Anne de Mantoue ne fut plus un mystère, et que l’Italien put se convaincre du délaissement complet de sa sœur, le zèle se changea en haine.

Tout en continuant à servir, en apparence, la cause du prétendant, il alla trouver sous main Moncade, et lui dévoila d’un bout à l’autre les secrets de son maître.

Le marquis tomba des nues à cette nouvelle ; jamais il n’aurait vu dans M. de Guise la tête d’une conspiration. Il écouta le récit de Strada d’un front impassible, sans émotion ni surprise apparentes ; mais son visage était un masque discret, et son indifférence n’alla pas jusqu’à mépriser l’avis.

Le traître, largement payé, retourna vers M. de Modène, avec mission de surveiller de près les mouvements des conjurés.

Le jour même, Moncade expédia des courriers à Madrid, et il prit toutes ses mesures pour rendre une surprise impossible.

Depuis lors, tous les matins, Strada venait faire son rapport, divulguant non-seulement les actes de M. de Guise, mais encore les progrès de son intrigue amoureuse.

Moncade ne disait pas un mot : parfois seulement, aux passages les plus décourageants des récits du Milanais, un fier sourire crispait imperceptiblement ses lèvres.

Le rapport fait, Moncade remerciait du geste, payait, et d’un autre geste congédiait.

L’Italien était hardi ; mais cette froideur le clouait à distance. Aussi, pendant deux mois qu’il fit le service d’espion, malgré la curiosité qui l’étouffait, malgré l’ardent désir qu’il avait de s’insinuer davantage, il n’osa jamais risquer une seule question touchant la belle recluse de Portici et les mystérieuses amours du vice-roi.

Cependant, sous le double rapport qu’elles embrassaient, les communications de Strada devenaient de plus en plus accablantes.

Un matin, il se précipita, effaré, dans la chambre du marquis, et, lui montrant d’une main une lettre ouverte, de l’autre une large pancarte imprimée en gros caractères, il se laissa tomber sur un siège, haletant et incapable de prononcer une parole.

Moncade prit d’abord la proclamation.

D’un regard rapide, il la parcourut d’un bout à l’autre, et la posa ensuite froidement sur son bureau.

Pour la lettre, il ne prit même pas tant de soin, un coup d’œil lui suffit.

À peine ouverte, et comme s’il en avait su par cœur le contenu, il la referma.

Le Milanais, essoufflé, – car, pour apporter plus vite ces précieux documents, il avait couru depuis le palais de M. de Guise, jusqu’à celui du vice-roi, – regardait faire ce dernier avec un étonnement inexprimable.

– Mais, monseigneur, dit-il, l’excès de la surprise lui rendant la parole, – mais… vous n’avez donc pas lu cette proclamation ?

– Si, fit Moncade du bout des lèvres.

– Eh bien, vous n’avez pas compris ?… La révolte doit éclater demain.

L’Espagnol ne daigna pas répondre cette fois, et se mit à jouer distraitement avec la lettre fermée. Strada revint à la charge.

– Du moins, monseigneur, dit-il, vous n’avez pas pris connaissance de la lettre ?

Cette question, un moins bavard l’aurait faite.

Quelle que fût l’impassibilité habituelle de Moncade, sa conduite, ici, devenait inqualifiable.

L’épître, en effet, portait comme signature : « Anne, marquise de Pescaire, » et la belle Italienne, dans des termes évidemment dictés par la passion la plus vive, y consentait à un enlèvement qui devait avoir lieu le soir même.

Et pourtant le vice-roi répondit seulement, de ce ton glacial qui défend toute question ultérieure, un second « Si ! »

Le Milanais, atterré de cette étrange indifférence, s’en allait assez mécontent de l’effet produit par ses deux grandes nouvelles, lorsque Moncade, qui avait tracé à la hâte quelques lignes, le rappela.

Strada revint aussitôt et couva d’un œil avide le bienheureux écrit, qu’il supposait un bon sur la trésorerie de Son Excellence.

– M. de Guise vous emploie-t-il seul pour cet office que vous avez ? demanda le marquis.

– M. le duc a en moi une confiance…, commençait emphatiquement l’espion.

– Je vous demande, reprit Moncade en l’interrompant, si nul autre que vous, parmi les Français, n’a connaissance particulière de cette intrigue.

Strada craignit une concurrence.

Il crut que le marquis lui cherchait un adjoint, un remplaçant peut-être ; et, pour éviter ce coup, il se hâta de répondre :

– Monseigneur, je suis seul, absolument seul dans cet important secret.

Alors Moncade écrivit la suscription du billet, le cacheta et le remit entre les mains de l’Italien en le congédiant de son geste ordinaire.

Nous dirons tout de suite que le pauvre diable, ravi d’avoir arraché trois phrases au vice-roi, et, se voyant déjà, dans l’avenir, l’indispensable de Moncade comme il avait été celui de M. de Guise, s’empressa de porter le prétendu bon à don Ruy Ratunez de Hervada, majordome de Son Excellence.

Celui-ci, après lecture, fit enfermer d’abord le porteur, puis l’embarqua sur le premier navire partant pour l’Espagne.

À moitié route, le navire mit son passager à bord d’une galiote faisant voile pour le nouveau monde, où, pensons-nous, le frère de la virtuose finit honorablement ses jours.

Dès que Moncade se trouva seul, il ouvrit la lettre et se mit à la lire ou plutôt à la savourer lentement.

Chaque ligne, chaque mot, était salué d’un sourire d’orgueil et de triomphe.

– Par la mère de Dieu ! dit-il enfin en éclatant, je suis content de moi !

» La lettre est dictée de main de maître, et m’aurait trompé tout comme ce pauvre M. de Guise… Oh ! oh ! monsieur le duc, nous savons aussi, nous, tourner de galantes épîtres.

Après cet accès inusité de gaieté, l’Espagnol, froissant la lettre, l’approcha d’un brasier allumé ; puis il ajouta, toujours à son adversaire absent :

– C’est mal à vous, monsieur le duc, de laisser prendre ainsi votre correspondance amoureuse.

» Ces missives, en bonne loi de chevalerie, se doivent brûler sur l’heure.

» Vous l’avez oublié, je le fais pour vous…

» Pardieu ! reprit-il en changeant tout à coup de ton, Naples ne vous suffisait pas, monseigneur ! il vous fallait encore la femme du vaincu après la victoire ! C’est bien ; je vous remercie.

» J’avais besoin de vos insultes, mon bon rival.

» Maintenant que nous jouons le même jeu, peut-on m’accuser d’être le plus heureux ?

En ce moment, son regard tomba par hasard sur la lettre, qui commençait à prendre feu.

Il jeta un cri, et se leva pâle de surprise et de colère.

Ce papier, dont la lecture l’avait mis de si joyeuse humeur produisait sur lui l’effet de la tête de Méduse.

Entre les lignes dictées par lui, la chaleur du brasier avait fait éclore, pour ainsi dire, d’autres lignes de la même écriture, mais qui rendaient son triomphe au moins prématuré.

Voici quelques passages de la seconde lettre, écrite avec cette encre connue de temps immémorial, et à laquelle une jolie dame donna la première, dit-on, le nom ingénieux d’encre sympathique.

« Monsieur le duc,

» Tout à l’heure, on me dictait des mots d’amour. Hélas ! devrais-je l’avouer ? ces mots, je les trouvais bien faibles, car ils vous étaient adressés… Cet homme est traître et cruel, Henri.

» Il veut vous perdre ; il se sert de moi pour vous attirer dans le piège ; vous n’y tomberez pas, je veille sur vous et je vous aime… Je tremble ! si vous alliez oublier d’approcher du feu ce papier ; si vous ne lisiez que les lignes menteuses écrites sous ses yeux, par son ordre ! Si vous alliez venir à ce rendez-vous de minuit !… Henri, ses perfides mesures seront déjouées.

» Venez dès huit heures ; venez, venez seul, sous l’habit d’un simple gentilhomme.

» Je suis à vous, prête à tout quitter pour vous suivre. »

Suivait une longue page, pleine de ces charmants reproches que se fait toute femme au moment de succomber ; puis – singulier mélange ! – force prières à Dieu pour qu’il lui conservât bien longtemps l’amour de M. le duc, etc.

Moncade laissa échapper la lettre, et tomba dans une profonde rêverie.

Longtemps il resta debout, les yeux fixes, la bouche ouverte, semblant lire au plafond les accablantes paroles que son œil seul avait aperçues, et qui pourtant vibraient dans l’air autour de lui, comme si une voix de stentor les eût criées à son oreille.

Enfin, il gagna la fenêtre à pas pénibles, et présenta son front brûlant à l’air frais du matin.

Il étouffait.

Peu à peu cependant, ses pensées prirent une tournure moins chagrine.

Sa belle tête recouvra son expression ordinaire de confiance et de fierté.

À peine si un léger dépit se lisait encore sur son visage, lorsqu’il dit en quittant la fenêtre :

– M. de Guise aura pris un point. Qu’importe ! ne peut-on gagner la partie sans que l’adversaire soit repic et capot ?… On ne m’écrit pas, à moi ; mais qu’est-ce qu’une lettre en comparaison d’un fait ?

Puis, guidé par une pensée soudaine, il saisit son feutre, jeta son manteau sur ses épaules et sortit précipitamment, en disant :

– À ce soir, monsieur de Guise ! Je serai, moi aussi, au rendez-vous.

Il était alors neuf heures du matin.

Le vice-roi prit à la hâte ses dispositions, en habile homme de guerre, pour déconcerter, au besoin, par la force, la révolte du lendemain.

À dix heures, il galopait sur la route de Portici.

Là, il eut avec la recluse un long et mystérieux entretien.

À en juger par le résultat, l’amour ne fit point les frais de la conversation.

Une importante affaire fut discutée et conclue.

Ensuite, la belle inconnue monta dans le carrosse du marquis de Pescaire, qui choisit l’heure de la sieste pour rentrer à Naples et introduire secrètement sa compagne au palais.

V

MARIAGE


Cependant, à Paris, lettres sur lettres arrivaient de Naples, qui toutes concluaient ainsi :

« De l’argent.

» Il ne nous manque que de l’argent.

» Ne laissez rien à l’hôtel de Guise, voire à l’hôtel de Chevreuse. Et envoyez-nous de l’argent. »

Le vieux duc envoyait toujours.

Déjà plusieurs millions étaient passés à Naples, sans qu’aucun résultat fût venu récompenser tant de zèle généreux.

M. de Chevreuse était riche ; mais il n’y a pas de fortune pour résister à de si terribles assauts.

Deux mois environ avant les événements rapportés au précédent chapitre, il fit venir le chevalier de Lorraine, frère de M. de Guise, et lui déclara nettement qu’il était à bout de ses ressources.

Celui-ci voulut bien faire quelques objections ; mais M. de Chevreuse lui ferma la bouche, en montrant la copie d’un message où il priait monsieur son neveu de ne plus compter sur son secours.

La lettre était en route pour Naples.

– Et il était grand temps de m’arrêter, Charles, ajouta-t-il. Sauf mon château de Chevreuse et mon hôtel, je ne me connais pas, grâce à M. de Guise, un pouce de terre en France, à l’heure qu’il est.

La réponse au message dont nous venons de parler ne se fit pas attendre.

C’était une longue et piteuse lamentation. L’entreprise était à point.

Encore un effort, et tout se terminerait à souhait :

« Enfin, monsieur mon oncle, disait le duc en finissant, envoyez ce que vous pourrez (le plus sera le mieux), et, si vous n’avez pas de nouvelles avant huitaine, embarquez-vous hardiment.

» Votre soumis neveu vous recevra la couronne en tête et vous donnera place sur son trône. »

– Manquer si magnifique aubaine, faute de quelques milliers de louis ! soupira le vieux duc, tandis que son secrétaire déposait la lettre en grande cérémonie dans un coffret où reposaient toutes les missives royales de M. de Guise.

» Laisser Henri, mon neveu, en si beau chemin !… Vive Dieu ! vive Dieu !… c’est à en perdre la tête !… Comtois !

Le valet contemporain de Henri le Grand montra silencieusement sa tête chauve à la porte entr’ouverte.

– Mon carrosse ! tout de suite… Allons donc ! dit impatiemment le duc.

Comtois s’inclina et obéit de son mieux ; mais il paraît que le ton de son maître l’avait grandement mécontenté, car ses camarades purent l’entendre murmurer, pendant qu’il traversait l’antichambre :

– Ventre-saint-gris ! depuis le jour où le feu roi (Henri IV, sans doute) fut malement assassiné, on ne m’a pas parlé sur ce ton à l’hôtel de Chevreuse… « Mon carrosse tout de suite ! Allons donc !… » Ventre-saint-gris !

M. de Chevreuse se fit conduira à l’hôtel de Guise, afin de faire argent de ce qui s’y trouvait ; mais tout avait disparu déjà ; le dernier envoi de Charles de Lorraine se composant du prix des meubles de l’hôtel.

Ces salles immenses privées de meubles, ces cheminées de six pieds de haut, nues, sans candélabres ni horloges, ces murailles veuves des tentures qui leur prêtaient naguère leur somptueux éclat, amenèrent plus d’une réflexion pénible dans l’âme du vieillard. M. de Guise était ruiné !

Lui-même avait tout vendu ; ses pierreries ornaient les devantures des joailliers ; sa vaisselle d’or avait pris la route de la Monnaie.

Il mangeait maintenant dans l’argenterie, comme un gentilhomme de province.

– Si c’était en vain ! se disait-il en parcourant tristement ces pièces que leur vide rendait plus vastes encore.

» Si M. de Guise allait s’en revenir comme il est parti ! et cela faute d’un dernier sacrifice !… Eh ! vive Dieu ! quand on s’est avancé à ce point, il n’est pas temps de reculer.

» Voici vide et nu l’hôtel de la branche aînée ; c’est une honte que la demeure des cadets soit pourvue encore ; il faut mettre ordre à cela.

Quelques heures après, en effet, des tapissiers, convoqués, faisaient main basse sur tout ce qui était meuble à l’hôtel de Chevreuse, et bientôt la demeure de l’oncle n’eut rien à envier à celle du neveu.

Il va sans dire que la somme provenant de cette vente fut immédiatement expédiée à Naples.

Après ce suprême sacrifice, M. de Chevreuse se fit celer pendant huit jours, ne sortant que pour faire une courte visite à madame de Châtillon.

Ceux qui pouvaient approcher de lui disaient qu’il semblait dans un état d’anxiété maladive.

Tous les matins, en se levant, c’était avec la mine d’un coupable attendant son arrêt qu’il demandait le courrier de Naples.

Il tremblait comme la feuille, et retrouvait seulement quelque calme lorsque son valet l’assurait que nul message n’était arrivé pendant la nuit.

Quel pouvait donc être le motif de ce changement étrange ?

Lui qui naguère souhaitait plus que chose au monde des nouvelles de son neveu de Guise, semblait maintenant les craindre comme si chaque missive devait lui amener la peste.

Et cette frayeur allait toujours croissant, au point de devenir une fièvre véritable.

C’est que le vieux duc avait mûrement lu et médité la dernière lettre de M. de Guise. Il avait pris fort au sérieux surtout ce passage :

« Si, avant huit jours, vous n’avez pas de mes nouvelles, vous pouvez hardiment vous mettre en chemin, etc. »

Certes, M. de Chevreuse avait agi par dévouement avant tout ; mais où est le cœur dans lequel l’intérêt personnel ne trouve pas un petit coin à son aise ? Le bonhomme brûlait réellement d’être reçu par son neveu, la couronne en tête, et de s’asseoir avec lui sur son trône, pour se reposer des fatigues du voyage.

En outre, ceci était un espoir timide, mille fois rejeté, puis repris : il pensait que, si madame de Châtillon se décidait à lui confier le soin de son bonheur, il aurait à offrir à sa beauté une position enviable.

Que de fois, dans de longues et juvéniles rêveries, le vieillard s’était exalté à cette pensée !

Le septième jour, il fut obligé de rester étendu sur une chaise longue, tant était grand son émoi ; mais, quand la matinée du huitième se fut passée sans nouvelles, il sauta gaillardement à bas de son lit, se fit habiller sans prendre le temps de confier sa tête aux soins de Versac, et s’achemina vers l’hôtel de Châtillon.

Il ne faisait pas jour encore chez la belle veuve.

Comtois, cette fois, n’avait point précédé son maître, et madame de Châtillon, réveillée en sursaut par sa fille de chambre annonçant M. de Chevreuse, refusa d’abord tout net de le recevoir.

Il s’ensuivit une série d’ambassades du salon à la chambre à coucher.

Enfin, un dernier message porta cet ultimatum : M. de Chevreuse faisait humblement et respectueusement ses adieux à madame de Châtillon. Quittant Paris au plus tard dans une heure, il aurait le mortel déplaisir de ne point la saluer avant son départ.

Madame de Châtillon n’avait point fait sa toilette ; mais, cette fois, la curiosité fut plus forte que la coquetterie ; elle ordonna que M. de Chevreuse fût introduit.

Il entra le corps en double, osant à peine lever les yeux, et respirant, narines gonflées, l’air enivrant de ce sanctuaire de la beauté.

Plus audacieux, il n’aurait pas vu davantage ; madame de Châtillon était bien la demi-couchée sur son lit, un large peignoir jeté négligemment sur ses épaules et la tête embéguinée d’un flot de dentelles ; mais, sur son ordre exprès, la femme de chambre avait poussé les contrevents.

Outre cela, les doubles rideaux de soie étaient hermétiquement tirés.

Bref, il restait juste assez de jour pour distinguer une masse blanche et indécise au fond de l’alcôve.

Libre à M. de Chevreuse de parer à son gré l’idole.

La scène d’adieux fut longue et des plus touchantes ; lorsque M. de Chevreuse se leva enfin pour prendre congé, madame de Châtillon, vu la circonstance, voulut bien lui abandonner sa main à baiser.

Jusqu’à ce moment, le vieux duc avait passablement gardé son secret ; mais, emporté par cette faveur inattendue, il s’écria tout à coup avec enthousiasme :

– Uranie, que vous seriez belle sur un trône !

Et il dévoila ses espoirs, et, pour la centième fois, peut-être, il mit son cœur et sa main aux pieds de madame de Châtillon.

Un quart d’heure auparavant, celle-ci eût repoussé bien loin cette prétention téméraire ; mais le vieux duc avait parlé ; il ne s’agissait de pas moins pour elle à présent que d’être la tante du roi de Naples.

Tante d’un roi ! cette idée la transportait d’aise, et, sans l’obscurité presque complète qui régnait dans la chambre à coucher, M. de Chevreuse aurait pu constater sur le visage de sa maîtresse un changement trop subit pour être bien flatteur.

Mais il ne voyait rien, et, sentant que le moment était décisif, il s’évertuait à plaider sa cause.

– Ce n’est point là, disait-il, un espoir chimérique.

» Pour remplacer ma fortune employée à le servir, mon royal neveu me donnera quelque apanage… la Sicile, peut-être…

» Belle dame, vous signerez vos précieuses épîtres à vos amis de France : « Uranie, princesse souveraine de Sicile ! »

Madame de Châtillon ne demandait pas mieux : le mariage fut célébré presque immédiatement et avec pompe.

Après la cérémonie, le couple regagna précipitamment l’hôtel de Chevreuse, suivi des félicitations légèrement équivoques du populaire.

– À Naples, la fête des épousailles, avait dit le vieux duc.

– À Naples ! avait répété madame de Chevreuse avec un soupir d’impatience.

M. de Chevreuse ne se possédait pas de joie.

Il partageait son temps entre sa femme et les préparatifs du départ.

Bien que bon maître, il ne communiquait guère d’habitude avec sa livrée ; mais, ce jour-là, il donnait à tous un mot de bienveillance ou d’encouragement.

Comtois se vanta jusqu’à sa mort d’avoir eu l’oreille gauche tirée de la propre main de monseigneur, qui lui dit en souriant :

– Eh bien, mon vieux ventre-saint-gris, que dis-tu de notre mariage ?

– Monseigneur, avait répondu Comtois avec effusion, je remercie Dieu de m’avoir fait vivre assez pour voir si noble fête !…

» Et cependant, ajoutait-il comme conclusion de son récit, feu M. le cardinal de Lorraine avait un proverbe qui donnait grandement tort à monseigneur :

» Mieux vaut jamais que tard !

» Mais monseigneur était si amoureux !

VI

LA SOURICIÈRE


Le matin du jour où M. de Guise devait enlever madame la marquise de Pescaire ; la veille de celui fixé pour la révolte du peuple de Naples, le soleil se leva radieux et pur ; chaque palais de la cité de marbre resplendissait ; la ville étincelait comme une gerbe de cristal.

On eût dit que le ciel aussi voulait fêter le triomphe prochain de M. de Guise.

Celui-ci était monté à cheval dès l’aube, parcourant la ville à la tête de ses gentilshommes richement vêtus, souriant à la foule et lui jetant de l’or à pleines mains.

M. de Guise était bien véritablement roi ce jour-là.

Naples n’était pas plus italienne qu’espagnole en ce moment ; elle était toute française ; Modène, ravi de la tournure que prenait l’affaire, avait quitté son maître vers la fin du jour.

À peine débarrassé de cet austère conseiller, le duc piqua des deux, et regagna son palais à toute bride, laissant à sa maison le soin d’achever de le rendre populaire.

Aussitôt arrivé, sans quitter son brillant costume d’apparat, il jeta sur le tout son manteau couleur de muraille, et regarda, plein d’une amoureuse impatience, les derniers rayons du soleil empourprant les balustrades des terrasses voisines.

L’heure avançait lentement.

Quand le duc se fut convaincu, à l’aide d’un miroir de Venise, qu’il était encore un des plus beaux cavaliers de l’époque, malgré la légère teinte brune dont le climat de Naples avait estompé son visage ; quand il eut complaisamment lissé les boucles lustrées de ses cheveux noirs, il se trouva livré entièrement à cet insupportable supplice, l’attente, et dut songer à tromper son ennui.

Nous n’avons sur ceci aucune donnée bien positive ; mais nous pensons qu’il dut s’ingénier à faire l’anagramme du nom de sa maîtresse, c’est-à-dire à trouver dans les lettres de ce nom, convenablement retournées, quelque subtile et ingénieuse fadeur.

À moins que l’idée ne lui vînt d’élaborer un acrostiche.

L’un et l’autre de ces utiles passe-temps étaient alors fort en vogue, et, comme ils ont des charmes égaux, nous ne saurions trop dire auquel des deux M. de Guise donna la préférence.

Quoi qu’il en soit, dès que le crépuscule fut venu, il sortit secrètement, et, s’enveloppant dans son manteau, se dirigea vers le lieu du rendez-vous.

Il faisait nuit noire lorsqu’il arriva seul devant le palais du gouvernement.

Quelques groupes de promeneurs traversaient encore la rue.

Henri de Lorraine se mourait d’impatience, car il voyait osciller la jalousie et savait que la belle Anne attendait comme lui.

Enfin, dix minutes se passèrent sans qu’aucun pas troublât le silence de la nuit.

L’aventureux Français s’avança jusque sous le balcon ; une échelle de soie vint tomber à ses pieds.

Le duc la saisit, et déjà la tendait avec effort pour en essayer la solidité, lorsqu’une ombre sembla se détacher de la colonnade d’un palais voisin.

Il n’y avait pas à hésiter.

En homme qui possède à fond son code des aventures nocturnes, le duc, rabattant son manteau, marcha droit à l’importun et le pria courtoisement de se retirer.

L’inconnu ne répondit rien ; mais, montrant du doigt un balcon dont la jalousie s’agitait doucement, il continua sa promenade taciturne.

Au geste de cet homme, M. de Guise tressaillit et retint l’injonction péremptoire de vider la place qui allait succéder, toujours suivant les règles strictes de la galanterie de nuit, à son premier avertissement.

L’inconnu, en levant le bras avait découvert sa poitrine, et le duc avait vu briller les insignes de la vice-royauté.

Passionné comme il était pour les aventures bizarres, cette rencontre lui fit plus de plaisir que de peine.

– M. de Pescaire, pensa-t-il, a devancé l’heure par hasard.

Le moyen de croire qu’Anne de Mantoue eût pu le trahir ? Donc, loin de perdre contenance, il se mit en devoir de jouer son adversaire, pensant que l’audace était ici un gage de succès.

– Je comprends parfaitement votre geste, l’ami, dit-il en s’attachant aux pas du marquis, d’autant mieux que nos situations se ressemblent.

» Là votre belle, ici la mienne, ajouta-t-il en montrant bravement à Pescaire le propre balcon de sa femme.

» Gentilhomme de M. de Guise, je courtise une des femmes de la vice-reine, et je ne changerai que tout juste ma dame contre celle de mon maître, soyez sûr.

» Çà ! compagnons d’aventures se doivent soutien, vous savez.

» En cas d’accident, comptez sur ma rapière comme je compte sur la vôtre en échange, et… bonne chance je vous souhaite, mon gentilhomme !

À ces derniers mots, le duc de Guise, s’inclinant avec grâce, était revenu vers le balcon.

– Pardieu ! le cas est étrange, se disait-il en tendant l’échelle pour avertir Anne de Mantoue.

» Poser ce pauvre marquis en sentinelle, tandis que… En conscience, j’ai pitié de lui.

Pour Pescaire, il n’en disait pas si long ; mais il n’était pas non plus sans une sorte de pitié pour M. de Guise.

L’infortuné conspirateur venait là perdre la plus belle partie du monde et se faire prendre au moment de réussir.

Un instant, le vice-roi eut une velléité passagère de clémence ; mais, s’il laissait échapper le duc ce soir, demain peut-être c’en était fait de Naples.

En outre, il n’était pas la seule partie intéressée. Une intrigue que nous avons laissée, à tort ou à raison, dans le vague, avait besoin d’un dénoûment.

La belle recluse de Portici commençait à s’ennuyer dans sa retraite.

À cause de tout cela, il laissa les événements suivre leur cours.

Le duc avait tiré l’échelle, puis toussé, appelé à voix basse : personne n’avait répondu.

La femme qui était derrière la jalousie avait ses raisons pour jouer son rôle comme il faut, et ce rôle exigeait le silence.

Ce n’était point, en effet, la brune et sentimentale marquise de Pescaire, mais une grande et lourde beauté ; ce n’était point la femme de Moncade, mais celle qui passait pour sa maîtresse, la dame mystérieuse qui, depuis cinq mois, donnait du travail aux méchantes langues de Naples, et intriguait tout le monde sous le sobriquet de recluse de Portici.

Le marquis avait pris soin d’éloigner Anne de Mantoue aussitôt après la découverte du message sympathique dont les lignes, apparaissant tout à coup, l’avaient jeté le matin dans une si grande surprise.

En son lieu et place, il avait mis, pour cause, la belle inconnue.

Cependant, M. de Guise, impatienté, saisit l’échelle, et, mettant son poignard entre ses dents, monta rapidement les degrés de soie.

L’instant d’après, il sautait dans la chambre de la marquise.

– Anne ! dit-il à voix basse.

Mais, avant que le temps voulu pour obtenir une réponse se fût écoulé, une clarté subite illumina l’appartement.

Le duc se trouva en présence d’une femme voilée, et entourée de soldats espagnols, l’épée nue au poing.

Résister eût été folie ; aussi M. de Guise, faisant contre fortune bon cœur, remit son poignard à sa ceinture, et se croisa les bras en silence.

Au même instant, la porte du fond s’ouvrant, le marquis de Pescaire apparut, suivi de ses principaux lieutenants et conseillers.

– Tout le monde ne peut entrer par les fenêtres, dit-il en saluant profondément M. de Guise.

Celui-ci n’était pas homme à s’étonner pour si peu.

Une seule chose le peinait plus vivement que toutes les conséquences possibles de sa mésaventure.

Anne l’avait donc trahi ! Cependant, luttant de sang-froid avec son adversaire, il s’avança tranquillement vers lui.

– Don Alvare de Moncade réclamera, je pense, la satisfaction due à tout gentilhomme en pareil cas, dit-il.

» Je suis prêt, monsieur.

» Fixez l’heure et le lieu, et souffrez que je me retire.

L’Espagnol, au lieu de répondre à cette belliqueuse invitation, étendit gravement la main, et dit :

– Au nom du roi mon maître, Henri de Lorraine, duc de Guise, je vous demande votre épée.

– Étrange manière de venger ses affronts domestiques ! murmura M. de Guise croyant à ce coup ressaisir l’avantage.

» M. de Pescaire, ajouta-t-il en parlant à l’oreille du vice-roi, ne songe donc pas que, mon épée rendue, je n’en serais pas moins ce qu’il sait bien, mais qu’il ne pourra plus décemment venger son outrage.

– Votre épée, monsieur, répéta froidement Moncade.

Le duc recula d’un pas.

– Vrai Dieu ! messieurs les Espagnols, dit-il en élevant la voix, c’est affaire à vous de vivre sur de vieilles renommées !… Le monde vous croit gens délicats et pointilleux touchant certaines matières, toujours prêts à dégainer ; mais que Dieu me prête vie, et je vous jure, moi, de refaire l’opinion du monde à cet égard !… Et maintenant, je vous le demande, sommes-nous en guerre avec l’Espagne ? Sous quel prétexte M. de Moncade ou son maître ose-t-il demander l’épée d’un sujet du roi très-chrétien ?

Le marquis, toujours calme, toujours avare de paroles, déploya une longue pancarte et la tendit silencieusement au duc.

Celui-ci eut à peine jeté les yeux sur le papier, qu’il changea de couleur.

– Encore trahi ! murmura-t-il.

Puis, tirant sa rapière, il ajouta :

– Voici mon épée, monsieur le marquis de Pescaire.

» Peut-être eût-il été plus digne d’un gentilhomme de me la demander sur un champ de bataille.

» Mais ceci vous regarde, non moi.

Quand l’Espagnol eut pris son épée, Henri de Lorraine continua en se tournant vers les assistants :

– Sur ma part du paradis, messieurs, je vous jure qu’en ce moment même où me voilà prisonnier de l’Espagne, je ne changerais pas de place avec monsieur votre vice-roi.

» C’est un pauvre soldat que celui qui, non content d’employer la trahison, met en avant une femme pour attirer ses adversaires dans le piège.

» À quoi bon traîner au flanc une rapière, quand on combat avec la glu, dites-moi ?

Déjà plusieurs fois les officiers de Moncade avaient froncé le sourcil aux insultantes bravades du Français.

À ces derniers mots, un murmure se fit entendre, et deux ou trois épées furent tirées à demi hors du fourreau.

Le vice-roi fit un geste ; tout rentra dans l’ordre.

Nulle émotion ne paraissait sur son visage ; seulement, sous sa moustache tordue, un sourire calme et railleur relevait les coins de sa lèvre.

M. de Guise croyait avoir un talisman, capable de changer en rage tout ce beau semblant d’indifférence, mais il hésitait.

Son âme frivole, mais loyale et chevaleresque, répugnait à compromettre la femme qui l’avait trahi.

Malheureusement, la patience n’était pas son fort.

La grimace hautaine de Moncade le détermina.

– Après tout, dit-il, de quelque manière que soit arrivé le fait, M. le marquis est vainqueur.

» Gloire donc à lui ! Mais, comme la générosité sied mal au vaincu, je veux user devant tous de mes faibles avantages…

» Une belle dame est plus difficile à garder qu’une couronne, mon vaillant adversaire !

Ce disant, il fouillait en désespéré les unes après les autres toutes les poches de son pourpoint.

– Qu’on apporte un brasier ! ajouta-t-il. J’ai là un magnifique message qui amusera, je l’espère, ces gentilshommes…

Et il cherchait toujours.

Mais l’amoureuse épître ne pouvait être à la fois dans les tablettes du vice-roi, et dans le pourpoint de M. le duc.

Ce dernier, après avoir inutilement retourné toutes ses poches, laissa tomber ses bras avec un dépit concentré.

– Monsieur de Moncade, dit-il en le dévorant du regard, vous avez d’habiles émissaires.

Le sourire du noble Espagnol devenait de plus en plus railleur.

M. de Guise, qui, jusqu’alors, avait conservé une apparence de calme, perdit en ce moment toute mesure, et, saisissant le bras du vice-roi, il dit avec violence, bien qu’à voix basse :

– Ne raillez plus !… ou, par la mort Dieu, j’arrache le voile d’Anne de Mantoue !

– Anne de Mantoue ! répéta Pescaire à voix haute et sans cesser de sourire.

» M. de Guise ne prétendait naguère qu’à une des femmes de la vice-reine.

– Le croyez-vous ? dit le duc en reculant étonné.

– Pardieu ! monsieur le marquis, la mystification n’est pas pour moi seul…

– À Dieu ne plaise que je vous détrompe !

À ce moment, on entendit un grand bruit, et une forte odeur de violette et de tubéreuse fit irruption dans l’appartement.

Puis apparut sur le seuil la perruque blonde de M. de Chevreuse, légèrement froissée par le voyage ; derrière, une longue et sèche figure de femme ; derrière encore, le chef pelé du vieux Comtois.

L’époux de madame de Châtillon promena son regard autour de la chambre.

Apercevant son neveu, il prit galamment la main de sa femme, et mit le chapeau sous le bras pour faire une entrée solennelle.

À la vue de son oncle, M. de Guise était resté comme frappé de la foudre. M. de Chevreuse, écartant avec dignité les rangs des Espagnols, s’avança gravement vers Henri de Lorraine.

Tandis que sa femme exécutait une pompeuse révérence, il balaya le sol de la plume de son feutre, et dit :

– Monsieur mon neveu… sire, devrais-je dire plutôt… je vous amène madame la duchesse de Chevreuse.

M. de Guise baisa machinalement la main de sa nouvelle tante.

Le pauvre seigneur n’y était plus.

– Voilà qui vous étonne, n’est-ce pas ? continua joyeusement le vieillard.

» Moi aussi, vive Dieu ! c’est à peine si je puis croire à ma félicité.

Et son regard caressait l’antique visage de sa compagne.

– Mais parlons de vous, s’il vous plaît, sire, reprit-il avec volubilité.

» Figurez-vous que tout ce populaire napolitain, habitué qu’il est à ses croquants de vice-rois, ne voulait m’indiquer à toute force que le palais de la vice-royauté…

» – Drôles, ai-je dit, il n’y a plus à Naples de vice-roi !…

» Madame de Chevreuse a bien voulu approuver ce mot… Eh bien, monsieur mon neveu, vous ne répondez pas ?

Le duc n’avait garde, comme on pense.

Ce fut Moncade qui, se tournant vers le vieux couple avec une froide courtoisie, lui indiqua du doigt des sièges.

– Merci ! merci ! fit M. de Chevreuse d’un ton protecteur… Sans doute un de vos nouveaux officiers, monsieur mon neveu ?

– Monsieur le duc, dit tout bas la belle Uranie, pourquoi tous ces uniformes espagnols ?

– En effet… je n’avais pas remarqué, balbutia le vieillard.

Madame de Chevreuse secoua prophétiquement la tête.

– Monsieur le duc, monsieur le duc, dit-elle, il y a là-dessous quelque affreux malheur.

VII

UNE PARTIE NULLE


Pescaire, par une sorte de méchant instinct, avait deviné, ou à peu près, l’histoire du bon M. de Chevreuse ; mais, fidèle à son système de laconisme, il se contenta de lancer à son compétiteur un regard de malicieuse pitié.

Ce coup d’œil fut, pour le pauvre duc, ce qu’est au cheval de race épuisé le dernier coup d’éperon qui s’enfonce tout entier dans ses flancs.

Il se redressa brusquement, et, quittant sa position près de la dame voilée, il vint se placer au milieu de la chambre.

– Monsieur mon oncle, dit-il, j’ai beaucoup à vous apprendre ; mais, de vous à moi, les communications doivent se faire en famille, non devant cette hostile et nombreuse assemblée…

» Quant à vous, marquis de Pescaire, ordonnez de moi ce qu’il vous plaira.

» Je suis prêt.

– Malheureuse ! s’écria la duchesse en tombant sur un siège et faisant jouer énergiquement son éventail. Je l’avais deviné, tout est perdu.

Mais le vieux duc ne l’écoutait plus.

Au nom du marquis de Pescaire, il avait levé les yeux pour la première fois sur le prétendu officier de son neveu.

– Le jeune Espagnol de l’hôtel de Châtillon, avait-il dit à part lui.

Puis, s’avançant vers le vice-roi, il avait touché fièrement son épée, et dit, comme le Cid à Gormas :

– Un mot, s’il vous plaît !

L’Espagnol se mit aussitôt à ses ordres.

Tous deux allaient sortir, lorsque, M. de Guise, qui se creusait la tête pour trouver un moyen de prendre, de quelque façon que ce fût, sa revanche, éleva la voix :

– Monsieur le marquis, dit-il, vous avez refusé un défi déjà ; je vous en porte un second.

» Mettons entre nous deux cette belle dame… qui est vôtre, quoi que vous disiez, ajouta-t-il plus bas, et prions-la de faire un choix.

» Voulez-vous ?

– Ventre-saint-gris ! que veut dire tout cela ? grommelait, en secouant sa tête chauve, le vieux Comtois, qui était allé se placer aux côtés de madame de Chevreuse.

Celle-ci, depuis dix minutes, cherchait l’occasion de s’évanouir, inutilement.

En attendant, elle respirait des sels, et répétait sur tous les tons :

– Malheureuse ! perfide Gaston ! ma principauté de Sicile.

Au singulier défi porté par M. de Guise, Moncade s’inclina et alla prendre la dame voilée, qu’il conduisit respectueusement près de lui.

Mais, au lieu de la laisser faire elle-même son choix aux termes du bizarre cartel, il prit sa main, qu’il mit sans mot dire dans la main de Henri de Lorraine.

– Vive Dieu ! monsieur mon neveu, à quelle fête sommes-nous, je vous prie ? exclama le vieux duc avec humeur.

– Monsieur mon oncle, c’est à M. le vice-roi qu’il vous faut demander cela.

» Le voici qui me donne et confère la main de madame Anne de Mantoue…

– Anne de Mantoue ?… répéta encore Pescaire avec son éternel sourire.

– Et qui donc, s’il vous plaît ?… commençait le vieux duc triomphant à son tour.

Mais la dame releva tout à coup son voile.

– Madame de Guise !… dit le duc en reculant de trois pas.

Celle-ci lui lança un foudroyant regard.

– Madame ma nièce ! s’écria piteusement le vieux duc.

Puis il ajouta tout bas :

– Je comprends le reste à présent… L’Espagnol maudit… Ah ! vive Dieu ! vive Dieu ! quel voyage !

Pour Moncade, il fit aussitôt retirer ses gens.

Madame de Guise avait joué à ravir son rôle de statue.

Restait maintenant à expliquer sa présence au palais du gouvernement espagnol.

Moncade lui avait bien appris, le matin, une longue tirade de reproches mérités, de récriminations jalouses ; mais, outre qu’elle avait mauvaise mémoire, sa nature de femme lui fournit un expédient plus simple et de beaucoup supérieur.

– Vous êtes bien coupable, dit-elle à l’oreille de son mari ; mais vous êtes malheureux, je vous pardonne.

La belle physionomie du vice-roi avait perdu toute expression sardonique.

Quand il fut seul avec la famille de Lorraine, il s’avança vers M. de Guise, et dit avec douceur :

– Monsieur le duc me pardonnera, j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belle dame en quête de son inconstant époux.

– Ah !… fit amèrement le duc en interrogeant l’Espagnol du regard.

Celui-ci ne broncha pas.

C’était un don Juan plein de délicatesse.

– Madame de Guise, reprit-il avec un sang-froid merveilleux, est à Naples depuis hier seulement, monsieur.

C’était l’exacte vérité ; la veille, madame de Guise était à Portici.

Le duc devint distrait et prit la main du vice-roi.

– Monsieur de Moncade, dit-il avec bonhomie, je m’efforce d’y croire.

À cet aveu suffisamment comique, l’Espagnol eut peine à garder son sérieux.

Mais une diversion lui vint, dont il se fût passé à la rigueur.

Tout à coup, en effet, les miquelets rentrèrent à reculons et en tumulte. M. de Modène les poussait l’épée dans les reins à la tête des Français.

M. de Guise s’était précipité au-devant d’eux.

– Dieu soit loué ! s’écria-t-il en prenant l’épée de Modène. Je n’ai pas donné ma parole… Au fort Saint-Elme, messieurs !

– Bien dit, monsieur mon neveu !… Assurez-vous du vice-roi, je vous conseille, et en avant !…

Cependant, sur un ordre de Moncade, les miquelets, revenus de leur première surprise, s’étaient rangés près de la porte.

Tout présageait une affreuse mêlée dans ce lieu étroit où les ennemis se coudoyaient avant d’en venir aux mains.

Madame de Chevreuse se préparait sérieusement à s’évanouir.

Un nouveau personnage vint encore compliquer la situation.

Anne de Mantoue, pâle, mais l’œil brillant d’une détermination calme et réfléchie, parut sur le seuil.

Les deux parties s’écartèrent avec respect pour lui ouvrir un passage.

– Que cherche ici madame de Pescaire ? dit le vice-roi étonné.

Anne ne répondit pas.

Marchant droit à M. de Guise, elle dit un mot à voix basse. Celui-ci s’inclina profondément, remit au fourreau son épée, et dit en s’adressant à Moncade :

– Monsieur, je vous offre trêve pour ce soir. À demain les hostilités !

Pour que le lecteur n’aille pas faire de suppositions gratuites et nuisibles à la réputation posthume de la belle vice-reine, nous nous croyons obligé, au risque de ralentir l’action, d’expliquer en peu de mots cet incident.

Anne, éloignée par les ordres de Moncade, avait facilement prévu le piège tendu à M. de Guise.

Le nom de Mantoue allait servir à consommer une trahison.

La fière Italienne, indépendamment du tendre intérêt qu’elle portait au duc, se souleva contre cette honte. Suivie seulement de son page, elle traversa nuitamment les rues de Naples et gagna le palais de Guise.

C’était elle qui avait prévenu Modène et envoyé ce secours inespéré.

Mais, si elle voulait bien sauver le duc, elle n’entendait pas perdre le vice-roi.

Rappelant le service rendu, et s’adressant à l’honneur de Henri de Lorraine, elle ne pria pas, elle exigea.

Moncade avait froncé le sourcil et relevé fièrement sa moustache ; il se couvrit, et fit un pas vers M. de Guise.

Les Français, de leur côté, murmuraient hautement.

– Monsieur mon neveu, dit à demi-voix M. de Chevreuse en le prenant par le bras, ne plaisantons pas, je vous supplie. Si vous n’êtes roi, madame la duchesse plaide en séparation.

» Vive Dieu ! vous ne voudriez pas ruiner mon bonheur domestique !

Henri de Lorraine se dégagea doucement, imposa silence aux siens d’un geste impérieux, et s’avança vers Moncade, voulant lui épargner la moitié du chemin.

– Monsieur le vice-roi, dit-il, non sans une légère teinte d’ironie, monsieur le vice-roi me pardonnera, j’espère.

» J’ai dû céder au désir d’une belle dame, en quête de son inconstant époux.

C’étaient les propres termes de Moncade.

La riposte s’était fait attendre ; mais elle venait à point encore.

Le marquis furieux voulut élever la voix.

– Chut ! fit mystérieusement M. de Guise.

» Madame de Pescaire vous croyait en tête-à-tête avec madame de Guise.

L’Espagnol, hors de lui, fit un geste de menace.

– Je suis à vos ordres, vous savez, reprit impitoyablement M. de Guise. Mais, à votre place, je m’efforcerais de le croire.

À ces mots, laissant le vice-roi maugréer et froncer le sourcil à son aise, il revint vers Modène et le vieux duc.

– Messieurs, dit-il, depuis quand mène-t-on la guerre devant les dames ? Rengainez, je vous prie.

Puis, baisant gaiement la main de sa femme, il lança à l’adresse de madame de Pescaire une longue et tendre œillade accompagnée de ces mots à double entente :

– Ce soir, je suis tout au bonheur, je retrouve un cœur que je croyais perdu pour jamais ; demain, il sera temps !

Le lendemain, une flotte espagnole était en vue de Naples.

M. de Guise ne recueillit point l’héritage du bon roi René, mais il ramena sa femme à Paris.

Tout nous porte à penser que M. le marquis de Pescaire suivit le conseil de son noble rival, il s’efforça de le croire.

Nos deux don Juan firent partie nulle. Le seul gagnant dans tout ceci fut le bon M. de Chevreuse ; il parvint, en effet, à calmer les fureurs de la belle Uranie, qui ne plaida point en séparation.

– Monsieur mon neveu, dit-il à Henri de Lorraine, en touchant le sol de France, vous m’avez fait perdre ma fortune, et je n’y ai point regret.

» J’étais riche ; maintenant, je suis heureux. Vive Dieu ! de grand cœur, je vous donnerais du retour.

LE MARIN ET LA NOVICE[4]

I

MARTHE ET ANTOINE


C’était la nuit, sur l’océan Atlantique, à quelque soixante lieues S.-E. des Açores.

La mer dormait. Pas une ride à sa surface polie. On eût dit un gigantesque miroir de jais reflétant à perte de vue la pâle lumière des étoiles. Le brick la Torpille, immobile, dressant vers le ciel son symétrique édifice de bois et de chanvre, semblait ainsi éclairé par une lumière douteuse, un de ces modèles d’architecture navale livrés sous verre à la curiosité du dimanche des honnêtes badauds.

Son équipage, en apparence du moins, dormait comme lui, comme le vent, comme la mer. Le pas de l’officier de quart, arpentant avec lenteur le plancher du gaillard d’arrière, rompait seul ce silence absolu. Encore s’arrêtait-il quelquefois, prêtant craintivement l’oreille. Puis il recommençait sa promenade, frissonnant et tâchant de se reprendre à quelque souvenir de jeunesse, à quelque rêve d’avenir.

Il ne pouvait. Son énergie native s’affaissait sous cette angoisse indéfinissable, avant-goût de la destruction, qui saisit l’homme dans l’absence complète de mouvements extérieurs et de bruits.

L’air était tiède et lourd, le firmament limpide. Parfois pourtant, une brume fugitive élevait entre les vergues ses diaphanes et capricieuses vapeurs. L’officier, naïf Breton qui avait gardé superstitions et croyances sous la calleuse enveloppe du marin, se signait pieusement alors. Il croyait voir grimper ou s’affaler le long des cordages les âmes en souffrance de ses parents trépassés.

Le pauvre diable eût changé volontiers ces quelques heures d’inquiétude vague et de méditation forcée contre deux nuits entières de belle et bonne tempête. Et pourtant il n’était pas au bout ; le sablier, indifférent à tout, même à la mauvaise humeur d’un lieutenant de brick du commerce, mesurait le temps grain à grain. Plus s’impatientait ce dernier, plus la primitive horloge montrait de patiente et minutieuse exactitude.

Parfois, l’envie prenait à l’officier de lancer toute la bordée de quart dans les agrès. Et, en effet, n’était-il pas honteux de voir ces fainéants de matelots faire corps avec le pied des mâts ou s’adosser, immobiles, contre le bastingage ?

Mais à quoi bon les déranger ? Les voiles étaient dûment serrées sur leurs vergues, comme, dans l’armoire, attendant son tour, le linge d’une ménagère soigneuse. Les cordages, bien abraqués, donnaient au brick ce vernis de fashion nautique, privilège exclusif d’ordinaire des bâtiments de l’État. Dieu sait qu’on avait eu le temps de reste, depuis quinze grands jours de calme.

Que faire donc ? Imiter la mer, et le navire, et les matelots, se taire.

Le Breton voulait bien ; mais la fièvre le gagnait. Ce silence de mort se transformait dans sa cervelle surexcitée en bruyant et fantastique tintamarre. Cette immobilité prenait vie ; c’était un mouvement désordonné, furibond ; un glas tintait à son oreille, dominé par des chants de fête. Sa mère l’appelait ; mais un branle joyeux l’enlaçait de ses étourdissantes spirales ; sa mère, sa bonne mère ! disait : « Viens ; je meurs. » Lui, se mêlait haletant à cette joie folle ; il dansait.

Sa mère mourait ; il dansait toujours.

Enfin, vaincu par cette prostration qui suit la fièvre, il se laissa tomber sur le banc de quart, incapable de voir, de parler et d’entendre.

Ce fut, en vérité, grand dommage ; sans cet accident, il eût pu voir quelque chose de bien réellement vivant s’agiter, parler à voix basse, et enfin s’asseoir à quelques pieds de lui.

Ce quelque chose était un homme et une femme : Antoine Malo, le second du brick, et une toute jeune fille de la plus exquise beauté. Celle-ci se nommait Marthe.

– Antoine, disait-elle, ce doit être mal, ce que je fais là, mais… vous l’avez voulu.

Antoine s’efforçait d’élever jusqu’à sa lèvre une main qu’on retirait obstinément.

– Voyons, monsieur, reprit la jeune fille, vous aviez un grand secret à me révéler, ce me semble. J’écoute.

– Marthe, murmura le second, ne l’avez-vous pas deviné ?

La jeune fille se tut, Antoine s’anima.

– Ô Marthe ! dit-il, depuis longtemps vous savez que je vous aime ; ne niez pas, vous le savez.

– Puisque je savais votre secret, Antoine, dit la jeune fille avec une raillerie enfantine, pourquoi me faire venir ici, à cette heure ?

– C’est que je voulais savoir… Oh ! ne regardez pas ainsi autour de vous avec inquiétude, Marthe. J’ai compté sur ce calme quand je vous ai donné rendez-vous. Voyez ! le lieutenant dort sur son banc de quart, le timonier à sa barre, les matelots je ne sais où… perchés sur les vergues comme des oiseaux du large… N’ayez donc point de crainte, et dites-moi…

Antoine s’arrêta, embarrassé. Marthe perdit son sourire et baissa les yeux en rougissant.

– Vous ne voulez pas, Marthe ? reprit le second d’une voix à peine intelligible.

Il se sentait timide outre mesure devant cette enfant de seize ans, pure, sans défiance ni protection. Il ajouta pourtant encore :

– Vous ne voulez pas me dire si vous m’aimez ?

Marthe leva les yeux. Une larme se balançait aux longs cils de sa paupière.

– Antoine, dit-elle, Dieu a rappelé à lui celle qui me tenait lieu de mère. J’ai cru en vous ; je vous ai dit : « Remplacez-la… » N’est-ce pas preuve que je vous aime, Antoine ? Aurais-je agi autrement avec un frère ?

– Un frère ! répéta tristement le second.

– Vous êtes trop jeune pour me servir de père, dit Marthe avec simplicité.

– Oh ! certes !… mais il est un autre lien…

La jeune fille fit un mouvement pour s’éloigner.

– Non ! par pitié, restez ! s’écria Antoine ; c’est la dernière fois que je vous parle ainsi. Hélas ! j’avais cru… mon désir était si ardent !… Pardonnez-moi d’avoir espéré, Marthe ; je suis bien cruellement puni.

Marthe s’était arrêtée et regardait son compagnon avec une tendresse mêlée de pitié. Nous savons plus d’un honnête homme, fait comme vous ou moi, pas davantage, qu’un tel regard eût rendu satisfait de lui-même de fond en comble ; mais le second de la Torpille n’était pas d’un naturel facile à encourager sans doute, ou bien plutôt il connaissait Marthe mieux que nous. Toujours est-il que ce doux regard ne dissipa point sa tristesse.

– Avoir trouvé la femme qu’il fallait à mon bonheur, murmura-t-il, et rester seul au monde !

Marthe laissa échapper un soupir.

– Pauvre Antoine ! dit-elle.

– Oui, vous me plaignez ! s’écria-t-il avec amertume. Vous faites assez pour me laisser croire que, sans un hasard fatal, vous m’auriez aimé peut-être… Savez-vous que c’est à prendre en haine le Dieu qui vous enlève à moi, Marthe ?

La jeune fille recula effrayée.

– Oh ! Antoine ! Antoine ! dit-elle.

Mais celui-ci ne voulait pas écouter. Son esprit, à l’affût d’un moyen de fléchir sa compagne, venait de se cramponner à une chance extrême. Comme ces remèdes violents qui sauvent ou tuent, son moyen devait amener une crise : il le saisit avec transport :

– Avez-vous donc espéré me voir céder sans murmure ? reprit-il. Si j’avais eu un rival heureux, je l’aurais tué, Marthe. Vous vous donnez à Dieu, je le blasphème.

Et, comme la jeune fille, pâle d’épouvante, cherchait à l’arrêter d’un geste suppliant, sa voix prit un accent mélancolique.

– J’étais chrétien, dit-il. Ma bonne mère m’avait dit autrefois : « Prie ; » et je priais au souvenir d’elle… Mais voilà qu’un jour la félicité se trouve sur mon passage : une femme que j’aime de mon premier amour… Et Dieu vient, qui se met entre moi et le bonheur… Je crois encore, mais je maudis.

– Grâce ! grâce ! dit Marthe.

– Je maudis, répéta Antoine avec violence ; car cette jeune fille, qui m’eût fait bon avec son amour, me rejette loin des principes de ma jeunesse. Par elle je suis malheureux ; pour elle je serai criminel, peut-être…

Marthe s’était mise à genoux.

– Mais, continua Antoine, dont la voix grave et mordante arrivait comme une menace aux oreilles de sa compagne, mais la jeune fille sera en paix avec sa conscience ; elle aura rempli son vœu… Que sa volonté soit faite ! elle aura damné celui qui l’aimait plus que la vie.

Le silence, que nous avons essayé de décrire au commencement de ce récit, régna de nouveau, troublé seulement par les sanglots étouffés de Marthe et un bruit vague, inexplicable. Nulle oreille à bord ne s’ouvrit pour le saisir.

– Antoine, dit enfin la jeune fille, que Dieu ait pitié de moi !… je vous aime.

Le second, ivre de joie, tomba aux genoux de Marthe.

Ce fut un de ces instants si rares, si courts, où l’âme se recueille pour savourer à loisir son bonheur ; Antoine regardait, idolâtre et fou, cette pure enfant qui venait de lui donner son cœur. Sa main pressait à peine la main de Marthe : un religieux respect avait remplacé sa fougue : de bonne foi, il s’étonnait de son audace.

Une heure après, il était encore à genoux. La tête de Marthe s’était penchée, et les longues mèches de ses beaux cheveux blonds venaient frôler la rude et épaisse chevelure du marin. Il se faisait entre eux comme un suave et silencieux échange de pensées.

Qu’avaient-ils à faire de paroles ?

Le quart touchait à sa fin. La mer s’était insensiblement couverte d’un brouillard épais. Le brick donna un léger coup de tangage.

Deux ou trois têtes se levèrent le long du plat-bord.

– As-tu senti, matelot ?

– Oui, le brick flaire le vent d’une lieue.

– Si ça pouvait tant seulement être ça !

Et le premier interlocuteur présentait successivement sa joue à toutes les aires du vent.

– Pas plus qu’à fond de cale ! dit-il enfin avec désappointement.

Cependant les oscillations du navire devenaient plus fréquentes et moins problématiques ; plusieurs matelots s’étaient déjà mis sur leurs jambes.

– Venez, Marthe, dit Antoine à voix basse.

La jeune fille effrayée de ce réveil soudain, se levait pour suivre son compagnon, lorsque, tout à coup, sortit du brouillard…

Mais j’aimerais à vous dire maintenant ce qu’étaient le brick la Torpille, la jolie Marthe et Antoine Malo, son heureux amant.

II

LE SERMENT


Sous le règne de Louis XV, un enfant inconnu fut recueilli par les sœurs de la charité de Vannes : c’était une fille ; on la nomma Marthe. Pendant quinze ans, elle vécut avec les bonnes religieuses, n’écoutant que des paroles de paix, ne voyant que des actes de miséricorde et de dévouement. Marthe sut apprécier leur vie ; personne n’influença sa vocation ; elle demanda elle-même à faire son noviciat.

Ce fut une joie générale à cette nouvelle, car Marthe était la fille chérie de la communauté. On avait vu souvent quelque sainte sœur, rigide pour elle-même, et nouant à peine le grossier cordon de sa jupe de bure sans taille, fixer soigneusement les plis de la robe de Marthe, et lisser avec une indicible coquetterie les soyeux bandeaux de ses longs cheveux blonds. Marthe était si douce, elle était si modeste, malgré sa merveilleuse beauté !

La jeune fille eut à peine commencé son noviciat, qu’un enthousiasme ascétique s’empara d’elle. La placide existence de ses compagnes ne lui sembla plus suffisamment méritoire. Elle désira des dangers, des tortures, au sein desquels on pût confesser la foi du Christ : elle rêva le martyre.

La religion, cette chose que l’homme n’a point faite, est trop forte souvent pour le cœur et la tête de l’homme.

La mère prieure du couvent allait partir pour Cayenne. Ignorante et fougueuse, la jeune novice crut que là étaient le martyre et aussi le salut. Elle sollicita si ardemment, qu’elle obtint la permission de suivre la mère Cécile. Toutes deux s’embarquèrent à Lorient.

Il y eut bien à bord du brick de la compagnie des Indes, la Torpille, quelques chenapans pour railler ce fret de nouvelle espèce ; mais la beauté de Marthe lui fit un défenseur de chaque officier. Bientôt, d’ailleurs, le zèle charitable des deux femmes changea la raillerie en respect.

Au bout de deux semaines, quiconque eût prononcé à bord le nom de la mère Cécile, sans y mettre le respect convenable, aurait trouvé vingt bras, poings fermés, manches relevées, prêts à lui faire rentrer les paroles dans le corps.

Le voyage commença sous de tristes auspices. Les vents contraires prirent le navire à la sortie du port et ne le quittèrent plus. Il y avait un mois entier que la Torpille avait perdu de vue les côtes de France au moment où nous l’avons rencontrée, arrêtée par un calme plat dans les eaux des Açores.

Marthe, en montant sur le navire, avait senti faiblir sa résolution. C’était la première fois qu’elle se trouvait ainsi au milieu d’hommes. Or, quoi qu’aient pu dire certaines personnes dans leur excusable partialité, l’aspect premier des matelots n’est pas toujours fait pour séduire. La pauvre enfant traversa tremblante cette haie de visages hâlés par la mer ; elle écouta, stupéfiée, cette langue de bord toute hérissée de jurons et mugie par des voix rauques et éraillées. Quelque temps était nécessaire pour qu’elle pût découvrir, sous cette repoussante écorce, les éminentes qualités qui distinguent le caractère des hommes de mer.

Cependant elle entra dans la cabine, déjà plus qu’à demi consolée. Sur son passage, un regard plein d’une muette et soumise adoration avait croisé son regard. Elle se sentait une protection et prenait espérance.

Ce bienfaisant regard était parti d’un œil noir magnifique, dont le propriétaire, second du brick, n’était autre qu’Antoine Malo. Les liaisons se nouent vite à bord. Antoine était beau, et meilleur encore. La vieille religieuse aimait à causer. Bientôt il y eut une sorte d’intimité entre les passagères et Antoine.

Celui-ci vit Marthe chaque jour, il lui parla, et put apprécier le trésor d’amour et de pudeur que recelait cette jeune âme, qui ne s’était point souillée au contact du monde. Antoine naviguait depuis son enfance ; il ne connaissait guère les femmes que par les récits à la fois attendrissants et grotesques de quelque sentimental conteur du gaillard d’avant : Marthe était plus ignorante encore ; à leur insu, ils s’aimèrent.

Lorsque Antoine, sondant son cœur, y découvrit sa passion, déjà forte, il ne s’effraya point. Voir Marthe, écouter sa voix douce et pénétrante, était alors son seul désir. Un mois ou deux de traversée lui semblait un inépuisable avenir de bonheur.

Pour Marthe, elle gardait son heureuse sérénité. Que pouvait-elle craindre ? Son ignorance lui sauvait inquiétudes et remords.

Après trois semaines de traversée, la mère Cécile tomba dangereusement malade. Quand approcha la mort, elle ne pleura point sur elle-même : sa vie entière n’avait-elle pas été une longue attente de ce suprême moment ? Elle pleura sur Marthe, la pauvre enfant qui restait seule.

Elle la recommandait au capitaine ; mais le capitaine avait autre chose à penser. La dernière heure de Cécile eût été amère si Antoine, la main sur le cœur, n’eût fait serment de protéger Marthe.

La vieille religieuse sourit et s’en alla vers Dieu.

Jamais serment fait de bon cœur ne fut plus largement tenu.

III

LE PIRATE


Mais, pendant que nous avons fait ce récit, les événements ont marché. Le pont du brick est le théâtre d’un épouvantable tumulte.

Ce n’était pas la brise qui avait fait tanguer le navire. L’avant d’une longue barque, qui sortit tout à coup de la brume, dut être pour l’équipage une terrible explication du mouvement de la mer.

En un instant, la bordée de quart fut sur pied ; mais les assaillants étaient déjà sur le pont. Le pauvre lieutenant breton passa sans transition du sommeil à la mort. Avant que le capitaine fût éveillé, avant qu’il eût été tiré un seul coup de fusil, les hommes de l’équipage tombaient égorgés à la mer, ou gisaient garrottés dans le faux pont.

Aussi faut-il le dire, le seigneur capitaine don Salvador Viéyra de Tondaylas Campanas avait, pour son coup d’essai, agi en maître forban. Son embarcation s’était approchée silencieuse comme la mort. Le premier, il avait escaladé la Torpille ; son poignard avait goûté le sang le premier.

C’était un déserteur des gardes françaises. Embarqué à bord d’une goélette espagnole, il avait trouvé la discipline nautique plus sévère encore que les lois de la subordination militaire. Ne pouvant ici déserter, il fit révolter l’équipage, tua les officiers, etc., etc.

Vieille histoire.

Ensuite, moitié de gré, moitié de force, il prit le commandement de la goélette.

Le capitaine Salvador n’était point un homme à dédaigner. Il avait mis la main sur un nom formidable, portait barbe rousse, cheveux en friche et mine mélodramatique. S’il eût vécu dans ce temps heureux, le XIXe siècle, on en aurait pu faire un rapin estimable ou un fort rôle des théâtres du boulevard. En 1760, la médiocrité n’était point encore une profession. Boileau avait dit :

Soyez plutôt forban, si c’est votre talent.

Boileau avait de nécessité trouvé cela quelque part.

Depuis plusieurs mois, le capitaine Salvador croisait dans ces parages sans qu’une seule prise fût venue consolider son autorité chancelante. La veille, enfin, la vigie avait crié : « Navire ! »

Malheureusement pour l’ex-garde française, le navire était un marchand corsaire de Saint-Malo. Quand la pauvre goélette, remorquée par embarcation à cause du calme, fut arrivée à portée de pistolet, le maloan démasqua sa batterie. La goélette s’en alla comme elle était venue.

Je me trompe ; elle s’en alla honteuse et battue, la coque criblée, traînant après soi les débris de sa mâture.

Au point du jour, Salvador vit la Torpille à l’horizon. Le brick, lui, ne pouvait apercevoir la malheureuse goélette, rasée comme un ponton, et que les nombreuses avaries de sa coque tenaient enfoncée à fleur d’eau. Il fallait au seigneur capitaine une revanche pour se mettre en bonne humeur, et un autre navire pour tenir ses pieds secs. La nuit vint, la brume s’éleva ; il eut revanche et navire.

Un seul homme fit résistance. Antoine, averti par le cliquetis des armes, se retourna au moment de quitter le pont, et, prenant les pirates par derrière, essaya de rétablir le combat. Quelque temps, il se soutint seul contre tous, faisant des efforts inouïs. Enfin son bras tomba épuisé le long de son corps.

– Qu’on le prenne vivant ! s’était écrié Salvador.

Un marin de la goélette s’élança ; mais Antoine saisit à deux mains le sabre d’abordage avec lequel il combattait : le pirate tomba roide mort sur le pont.

– Qu’on le prenne vivant ! s’écria encore Salvador.

Au moment où vingt forbans se précipitaient, Antoine jeta son sabre par-dessus le bord, et se croisa les bras sur la poitrine. Une minute après, on le déposait garrotté auprès de Salvador.

Celui-ci contempla une seconde le front calme, l’œil résolu de cet homme en face d’un trépas presque assuré.

– Qu’espérais-tu ? dit-il enfin.

– Vous prouver que j’étais bon à quelque chose, mon commandant, répondit Antoine. Il y a longtemps que je m’ennuie à bord des navires de la Compagnie ; votre équipage était au complet ; j’ai fait ma place.

Le jeune marin montra d’un geste le cadavre du pirate étendu sur le pont. Un sourd murmure éclata parmi l’équipage de la goélette.

– Silence, vous autres ! hurla Salvador. Toi, continua-t-il en s’adressant à Antoine, tu es un audacieux gaillard, et tu me plais. Tu auras le hamac du mort !… va !

À ces mots, prononcés avec la grâce convenable, Salvador ajouta un geste plein de majesté. Antoine disparut. Alors le forban se tourna vers le capitaine de la Torpille et son malheureux équipage, parqués autour du grand mât.

– Messieurs, dit-il en portant la main à son feutre, vous devez sentir que vous êtes désormais de trop à bord de mon brick… Que vous semble de cette gentille goélette que vous voyez à l’ancre là-bas ?

Le brouillard s’était levé. On voyait, en effet, à quelque distance la gentille goélette, rasée, désemparée, et qui semblait une étroite ligne noire sur le miroitant azur de l’Océan.

Les marins de la Torpille frémirent d’indignation à cette dérisoire demande, ce qui parut singulièrement divertir le seigneur Salvador. Quoi qu’ils en eussent, une embarcation les reçut jusqu’au dernier et les transporta à bord de la goélette. À peine l’échange était-il fait, que le brick se balançait doucement, caressé par les premiers souffles de la brise. Salvador mit aussitôt à la voile.

Je ne saurais trop dire ce que devinrent le légitime commandant de la Torpille et son équipage ; Notre-Dame de la Garde eut sans doute pitié d’eux.

Il va sans dire que Salvador avait gardé Marthe sur son brick. Le garde française avait été jadis le héros de maintes aventures galantes ; il se sentait grande impatience de voir un peu de près sa jeune captive, et trépignait d’aise à l’idée de l’aubaine que lui envoyait ainsi le hasard.

En entrant dans la cabine, il trouva Antoine assis près de Marthe sur le divan, – son propre divan à lui, depuis une heure. – Le sang lui monta violemment au visage.

– Voilà un maraud qui passe les bornes ! s’écria-t-il.

Et, saisissant Antoine au collet, il le poussa vers la porte. Le jeune marin se retourna. Un seul bond le porta si près du pirate, que leurs visages se touchaient. Mais il s’arrêta, baissa la tête et sortit sans faire un geste, sans prononcer une parole.

Dès ce moment, son plan fut tracé :

S’humilier et se taire afin de vivre ;

Vivre afin de ne pas abandonner Marthe.

Salvador prit cavalièrement la place d’Antoine ; son visage resplendissait de cette fatuité soldatesque si comiquement exploitée dans une toile spirituelle s’il en fut, et qui jouit d’une vogue légitime. Il tordit victorieusement sa moustache, et, passant une main derrière Marthe, il voulut l’attirer à lui.

Marthe leva son grand œil bleu. L’étonnement, l’effroi, la fierté se lisaient dans ce regard. Telle fut sa puissance, que le forban honteux, se sentant pris d’une timidité inconnue, baissa la tête en murmurant quelque banale excuse.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Il reprit bientôt en partie son assurance et entama une vive escarmouche. Marthe restait immobile près de lui ; elle était plus surprise encore qu’effrayée ; la pauvre enfant avait compris naguère les paroles et les regards d’Antoine : l’amour vrai porte avec soi son truchement ; mais la grotesque galanterie de l’ancien conquérant de caserne était pour elle lettre close. Salvador s’étonnait grandement de son côté ; en se voyant ainsi embarrassé, presque timide, il se demandait s’il n’était plus ce vainqueur dont l’éloquence amoureuse triompha jadis de tant de vertus parisiennes.

Enfin, après une heure de siège infructueux, il lâcha prise. Il fit mieux : Marthe avait produit sur cette âme, où restaient quelques germes oubliés de sentiments généreux, une impression vive et profonde ; en se retirant, il déclara que la cabine demeurait affectée au service de sa belle inhumaine ; il déclara même que lui, Salvador, n’y entrerait qu’avec la permission de la jeune fille. La promesse peut surprendre de la part d’un pirate. Voici qui est encore plus surprenant : il tint parole.

Un mois se passa. Marthe résistait toujours, ou plutôt une sorte de mystérieux respect, qui s’emparait toujours du capitaine à la vue de sa captive, avait suffi jusqu’alors à le tenir à distance.

Durant cette période, la jeune novice n’était qu’à demi malheureuse ; elle pouvait voir souvent Antoine à la dérobée.

Celui-ci, pour veiller sur elle, s’était fait le valet du forban. Quand Salvador était sur le pont, les deux amants échangeaient quelques mots.

– Antoine, disait Marthe, Dieu nous a punis ; je le prévoyais ; mais pouvais-je écouter mes craintes ?… vous étiez là.

Puis on entendait le pas lourd de Salvador descendant l’échelle d’une écoutille, et tout était dit.

Cependant cet état de choses ne pouvait durer éternellement. Toute patience a un terme, fût-ce la patience d’un pirate. Le jour vint où Salvador, mettant la main sur la garde de son poignard, dit :

– Je le veux !

Marthe pleura ; le capitaine ne l’en trouva que plus belle. Il lui donna trois jours pour réfléchir, et remonta sur le pont, la tête en feu, les jambes ivres. La jeune fille dut voir que son arrêt était définitivement prononcé.

IV

UNE TROMBE


La Torpille cinglait sous toutes ses voiles, par une brise molle qui allait s’affaiblissant de plus en plus. L’équipage se croyait menacé d’un calme : on était alors dans le golfe du Mexique, à plus de cent lieues de toutes terres.

Le capitaine était dans la cabine, aux pieds de Marthe, suppliant encore, mais sur le point de commander : le terme fatal donné aux réflexions de la jeune fille venait d’expirer.

Derrière la porte de la cabine, la main passée sous sa veste et tourmentant la lame d’un long poignard, Antoine Malo se tenait debout. Il écoutait et attendait.

Tout à coup un bruit retentit dans la mâture : la vigie avait signalé des brisants. Antoine n’eut que le temps de se jeter en arrière ; Salvador poussa la porte et s’élança sur le pont.

Marthe et Antoine tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

– J’étais là, dit Antoine.

Marthe était tombée à genoux.

– Je l’aurais tué, dit encore le jeune marin.

Marthe, interrompant sa prière, leva sur lui son œil plein de larmes.

– Je le savais, oh ! je le savais ! dit-elle. Dieu me pardonnera de vous aimer, Antoine, car il vous a fait mon ange gardien.

Quand Salvador mit la tête à l’écoutille, l’épouvante était sur tous les visages. Et en effet, il y avait des brisants à l’avant, à l’arrière, partout. Le brick semblait en avoir franchi plusieurs avec un bonheur extraordinaire ; il aurait dû avoir touché déjà vingt fois.

En même temps, bien que le ciel fût toujours resté serein, un grain tomba sur le navire avec la soudaineté de la foudre ; les mâts craquèrent, sollicités par l’immense poids de toutes leurs voiles déployées en grand. Le brick aurait sombré si son mât de misaine ne se fût rompu dès l’abord au ras du pont.

Les plus hardis matelots s’étaient lancés dans les vergues ; malgré l’effort du vent, ils réussirent à ferler la grande voile. Deux ou trois étaient montés jusqu’aux barres du perroquet, mais le mât fouettait avec une violence irrésistible. Ils furent obligés de descendre, et le grand hunier continua de peser sur le navire ébranlé jusqu’à la quille.

Cependant, la mer s’était soulevée furieuse, le navire courait comme le vent ; mais il avait beau courir, les brisants semblaient le suivre. La mer était blanche d’écume dans un rayon de deux cents toises.

Salvador n’était pas marin ; il perdit la tête.

Pour les matelots, nul d’entre eux ne s’était jamais trouvé à pareil enfer. Ce n’était point une tempête, le ciel était bleu, le soleil inondait le navire de ses rayons éblouissants. Ceci même était un obstacle de plus, car le poudrin des lames, réfractant cette éclatante lumière, aveuglait les marins, qui fermaient les yeux et restaient impuissants à la manœuvre.

Et le vent redoublait, et les vagues irrégulières, furieuses, surgissaient instantanément, mues par une puissance inconnue. Elles ne suivaient point la direction du vent ; elles allaient se heurtant l’une l’autre et noyant la pauvre Torpille sous les écumants débris de leurs chocs gigantesques.

Antoine était demeuré près de Marthe ; il écoutait ce bruit sans inquiétude, sachant qu’il ne pouvait se trouver de brisants dans ces eaux. Il monta enfin, et ce fut pour voir le grand mât de hune se rompre et tomber du même côté que le mât de misaine. Le navire se coucha ; l’eau fit irruption par-dessus le plat-bord.

Salvador agitait fébrilement son porte-voix, abasourdi par cette série de désastres, incapable de prononcer une parole.

Antoine lui arracha des mains le signe du commandement.

– Du monde à la hune ! s’écria-t-il ; coupez, débarrassez le bas mât.

Personne ne bougea ; l’eau entrait toujours. Antoine pensa à Marthe, saisit une hache et s’élança vers la hune.

Le mât supérieur, débarrassé de ses cordages, tomba à la mer. Le brick se releva.

Ceci avait lieu pendant une sorte d’accalmie ; la mer brisait toujours, mais les vagues diminuaient : le navire, privé de toutes voiles, demeurait stationnaire. Antoine regarda la mer avec attention ; il vit les brisants changer sensiblement de place.

– Vite ! s’écria-t-il en courant au capitaine, commandez qu’on borde la grande voile, monsieur ; nous sommes sur un volcan ; chaque minute peut être la dernière.

Salvador le regarda d’un œil stupéfait. S’il avait pu couper son dernier tronçon de mât pour offrir moins de prise au vent, il l’eût fait de grand cœur.

– Commandez ! reprit Antoine.

Mais il fut interrompu par un cri général :

– Une trombe !

La mer s’élevait en forme de dôme à cinquante toises environ de l’avant. Du sein de ce mamelon liquide, une vis colossale s’élança rapide, tourbillonnante vers le ciel. Sa base labourait la terre, sa tête se cachait dans les nuages. Elle se dirigeait droit sur le navire.

– Borde la grande voile ! cria le capitaine.

– Il n’est plus temps ! dit Antoine.

Et il se précipita dans l’entre-pont.

Une seconde après, il reparut tenant Marthe dans ses bras ; puis, montant rapidement sur le plat-bord, il se laissa tomber à la mer avec son fardeau.

Salvador, fou de frayeur, suivit machinalement son exemple.

Au même instant, la trombe s’empara du navire, qu’elle enleva, le fit tournoyer une minute, et le rejeta disloqué, brisé en mille pièces.

V

À LA MER


Une heure après, la mer s’était calmée. Un navire, passant sur le lieu du désastre, n’aurait trouvé nulle trace du terrible phénomène. Seulement, une quantité innombrable de débris hachés menu et comme à plaisir jonchaient une étendue circulaire d’un quart de lieue.

Un seul mât restait entier, celui dont Antoine avait déterminé la chute. Flottant à fleur d’eau, il n’avait point donné prise à la trombe. Sur ce mât, Marthe, Antoine et le capitaine se cramponnaient, ballottés par les derniers ressentiments de la tempête. Des autres matelots de la Torpille, il ne restait rien.

Tous trois étaient accablés de fatigue. Malgré le peu d’agitation de l’eau, le mât roulait sans relâche. Un calme plat pouvait seul prolonger de quelques instants leur existence.

Antoine était au milieu du mât, près de Marthe, qu’il soutenait. Salvador se cramponnait des deux mains à un fragment de la barre de perroquet. Tant que le mât roula, le capitaine n’osa quitter cette position.

Quand vint le calme, il se retourna et jeta un regard vers ses compagnons d’infortune. Antoine serrait Marthe contre son cœur.

La résistance de la jeune fille avait exalté le désir du forban jusqu’à la passion ; ce fut avec un mouvement de jalousie furieuse qu’il la vit entre les bras d’un homme, – de son valet.

Il s’avance en rampant le long du mât. Arrivé à portée, il étend le bras pour saisir Marthe par ses vêtements.

– Laissez ! dit Antoine avec menace.

– Insolent ! s’écria le capitaine en portant la main au poignard resté à sa ceinture.

Antoine sourit amèrement. D’un geste il montra la mer sans bornes.

– Ils sont morts ! dit-il ; nous sommes seuls ! un misérable et un homme de cœur… Arrière, te dis-je.

Salvador mit le poignard à la main ; Antoine fit passer Marthe derrière lui.

Alors il y eut un combat, – si l’on peut appeler combat les efforts désespérés de deux hommes qui, pressés par la mort de toutes parts, se cramponnant d’une main au faible appui que les flots secouent, se tendent l’autre, non pour se prêter aide, mais pour se plonger mutuellement un poignard dans le cœur.

Salvador était robuste et brave, Antoine ne lui cédait en rien ; de plus, il avait Marthe à protéger. Déjà il tenait son adversaire étouffé contre le mât et choisissait la place pour frapper, lorsqu’un bruit sourd retentit derrière lui.

Marthe avait disparu.

Alors il lâcha prise, le capitaine se releva, et ils attendirent avec angoisse l’instant où la jeune fille reviendrait à la surface. Elle tardait : Antoine allait se précipiter. Enfin un lambeau de robe assombrit la transparence des flots.

Tous deux se penchèrent, Marthe fut péniblement soulevée et placée sur le mât, entre eux, puis ils se tendirent la main.

Cela valait un serment de rester là pour veiller sur elle jusqu’à la mort. Ils s’étaient compris : Marthe n’était plus qu’un symbole de paix, un être faible, aimé, réclamant un double dévouement.

Cependant un seul espoir leur restait. Ils étaient pour ainsi dire sur la grande route de France aux Antilles : un navire pouvait passer ; mais il fallait que ce fût promptement, car ils étaient sans vivres. Antoine avait seulement un petit flacon d’eau-de-vie qu’il donnait à Marthe goutte à goutte, quand la pauvre jeune fille s’affaiblissait sous le poids de la fatigue et du besoin.

Une fois, vaincu par la soif, il porta machinalement le flacon jusqu’à ses propres lèvres ; mais il le laissa retomber sans y toucher : c’était la vie de Marthe.

Douze heures se passèrent ainsi, douze heures d’angoisse indicible, de torture qu’il ne faut point essayer de peindre.

Vers le soir, comme le soleil se couchait, Salvador aperçut une voile.

Le garde-française, moins habitué à la mer qu’Antoine, était plus épuisé. Il montra l’horizon d’un geste morne, et ne put prononcer une parole. Il pressentait que, pour lui, le navire arriverait trop tard. Antoine releva vers le ciel un regard de reconnaissance passionnée.

– Marthe sera sauvée, dit-il.

Et, pour conserver les dernières forces de la jeune fille il l’assit sur le mât, la soutenant complètement de son bras tendu en dossier ; cet effort le tuait, il le sentait ; mais qu’importait cela ?

La nuit tomba. Le navire était à un demi-mille encore ; mais il avait aperçu le mât : une embarcation s’approchait à force de rames.

À cette heure, qui semblait devoir être celle du salut, la scène atteignit son suprême degré d’horreur.

La nuit était devenue si noire, que les trois naufragés ne se voyaient plus ; ils entendaient l’embarcation passer tantôt à droite, tantôt à gauche. Les hommes qui la montaient hélaient incessamment, demandant un cri, un mot qui les guidât dans leur recherche.

Et les malheureux ne pouvaient produire un son saisissable ; ils n’avaient plus de voix.

– Marthe ! râlait Antoine, que Dieu te sauve et je te rends à lui !

La pauvre fille n’entendait plus.

En ce moment la chaloupe passa si près d’eux, qu’ils virent l’écume phosphorescente de son sillage. Puis elle vira de bord et reprit la route du navire.

Antoine avait suivi d’un œil fixe les mouvements de l’embarcation. Quand il la vit s’éloigner, un reste de vie parut se ranimer dans ce corps épuisé par un travail qui passe l’imagination. Serrant autant qu’il était en lui la main de Salvador, il poussa Marthe jusqu’au près du garde française mourant. Celui-ci, par un dernier effort, retint la jeune fille. Alors Antoine se laissa tomber de tout son poids à la mer.

Marthe ne vit point cela, elle était évanouie.

La chute d’Antoine produisit un bruit sourd et prolongé dans le silence profond de cette nuit de calme.

Le jeune marin ne s’était pas dévoué en vain, les hommes de la chaloupe l’entendirent.

Ils firent sur-le-champ force de rames et heurtèrent bientôt la tête du mât. Salvador, à bout d’énergie, mais soutenu encore par l’instinct d’une prodigieuse volonté, garda sa position jusqu’au dernier moment. Les matelots saisirent Marthe dans leurs bras.

Au même instant, les muscles de Salvador se détendirent, sa main abandonna son appui, il tomba et disparut comme Antoine.

Ce dernier seul put être retrouvé par les marins de la chaloupe. Couché au fond de l’embarcation, il reprit lentement ses sens ; son regard terne et déjà glacé par la mort parcourut les bancs et s’arrêta sur Marthe.

– Sauvée ! murmura-t-il.

Son œuvre de dévouement était accomplie. Il était mort déjà que ses mains jointes semblaient encore remercier le ciel.

Marthe, toujours évanouie, fut ramenée à bord du navire, qui était un bâtiment français.

Quelques années après, à Lorient, une foule considérable de marins de tous grades escortaient un cercueil ; c’était celui d’une femme, d’une religieuse. Elle avait trouvé la mort à bord d’un navire en quarantaine apportant la fièvre jaune.

Cette femme avait été longtemps comme la providence de Lorient ; on citait d’elle des traits de dévouement si admirables, que l’imagination se refusait à les croire.

Ce dévouement s’exerçait presque uniquement en faveur des hommes de mer : aussi les matelots l’avaient-ils surnommée la Sainte femme. Il n’en était pas un qui n’eût l’œil humide en escortant son convoi funèbre.

C’était Marthe.

JOUVENTE DE LA TOUR[5]

Beaucoup d’Anglaises d’un certain âge fréquentent le bac de Jouvente, qui est en rivière de Rance, à une demi-lieue de Saint-Servan. Ces filles majeures d’Albion, trompées par une ressemblance de nom, viennent chercher là le fabuleux cosmétique célébré par les poètes du moyen âge. Mais il n’y a point de fontaine dans les petites îles qui se groupent en gracieux archipel au milieu de la rivière ; les bateliers de Solidor, intéressés à prolonger l’erreur des naïves ladies, les promènent de rocher en rocher, ils auraient scrupule d’oublier le moindre écueil. Aussi, le soir venu, les Anglaises, courbaturées, regagnent tristement leur hôtel avec un appétit britannique et quelques rides de plus à leurs fades visages.

À Jouvente, la Rance est dix fois plus large que la Seine. Ses rives, dont les pentes régulières semblent ménagées par la main d’un paysagiste habile, se couvrent à perte de vue de parcs magnifiques, de châteaux séculaires, de villas toutes neuves, et de clochers à dentelles. Les îles jetées au milieu du courant forment, dans toute la bonhomie du terme, un délicieux séjour. Bernardin de Saint-Pierre eût volontiers planté sa tente dans l’une de ces microscopiques solitudes, aussi vertes que les tableaux de chevalet qui veulent représenter le paradis terrestre. Son inoffensive misanthropie eût été là fort à l’aise ; car, à part les Anglaises dont nous ayons parlé, on n’y rencontre que des courlis, des barnaches, et quelques douaniers très-mal vêtus qui sont un peu plus sauvages que les oiseaux de mer.

En face des îles, sur la rive gauche de la Rance, gît un monceau de ruines à demi-caché par un bouquet de hauts châtaigniers. C’est l’ancien prieuré de Jouvente, qui, suivant l’opinion commune, a donné son nom au passage. L’opinion commune se trompe ici comme en beaucoup d’autres cas : le passage et le prieuré furent baptisés tous deux par le même parrain, et l’histoire de ce baptême se trouve consignée dans les vénérables lambeaux d’un manuscrit sur parchemin, écrit en langue latine, qui forme la partie intéressante de la bibliothèque publique du bon bourg de Langourla (Côtes-du-Nord). L’excellent curé de Langourla, tout en attachant à ce précieux débris l’importance convenable, le communique libéralement, et va même jusqu’à traduire les passages les plus remarquables aux personnes qui n’ont point fait leurs humanités.

La Rance est une des plus charmantes rivières qui soient au monde, et il y a des soles héroïques au bon bourg de Langourla. Aussi invitons-nous ceux de nos lecteurs qui sont gens de loisir, à diriger, par quelque belle matinée d’été, leur promenade vers le passage de Jouvente. C’est un peu loin ; mais ils pourront feuilleter le manuscrit latin, si mieux ils n’aiment ouïr la version du digne curé.

Voici la nôtre :

À une époque fort reculée et qu’il n’est point possible de préciser autrement, vivait sur la rive gauche de la Rance un batelier nommé Jouvente (Juventus). Il était beau, robuste, vaillant et de race noble. Le manuscrit s’explique formellement sur ce dernier point ; ce qui induit à penser que Jouvente n’était pas un batelier ordinaire, mais un tenancier de la châtellenie voisine, qui possédait à fief le passage. Il habitait une petite tour au bord de l’eau. Sa vie était solitaire et laborieuse. Toujours prêt à sauter dans son bac dès que le cor résonnait sur la rive opposée ou que la main impatiente du voyageur mettait en branle la cloche de son donjon, Jouvente ne dormait jamais que d’un œil ; nuit et jour, il orientait sa voile ou appuyait sur ses avirons pour couper l’inégal courant de la Rance.

Il avait dix-huit ans. Quel ermite de dix-huit ans n’a ses rêves ? Quand le crépuscule du soir surprenait Jouvente à l’autre bord et qu’il revenait seul à sa tour par un beau clair de lune, souvent, bien souvent, ses mains cessaient de peser sur la rame, sa tête s’inclinait, sa bouche murmurait des paroles que nul n’aurait su comprendre ; une vague langueur voilait son regard qui suivait une lueur lointaine, brillant à travers les châtaigniers de la rive. Pendant cela, le bac, abandonné à lui-même, suivait impétueusement le courant. Les îles disparaissaient dans le brouillard des nuits, la lumière elle-même se cachait derrière l’arête d’un cap. Jouvente alors s’éveillait brusquement, comme si un lien mystique eût existé entre la lueur lointaine et son rêve. Il saisissait ses avirons et remontait le fleuve à force de rames. Puis, quand le cap doublé laissait voir de nouveau la lumière, Jouvente souriait doucement, et sa bouche se fronçait comme pour donner un baiser.

Arrivé au bord, il gagnait la plate-forme de sa tour, et, avant de s’étendre sur sa couche, il jetait un dernier regard vers la lumière, qui, plus rapprochée maintenant, scintillait capricieusement entre les feuilles des arbres. Le plus souvent il demeurait bien longtemps à cette place, et, quand la lumière s’éteignait, Jouvente devenait triste et murmurait :

– Bonsoir !

Il se couchait ; le sommeil venait lentement ; mais, dès que sa paupière était close, sa bouche se prenait à sourire. On eût dit qu’une vision aimée descendait à son chevet pour enchanter ses nuits. – Il dormait et souriait ainsi jusqu’à ce que la rude voix d’un passager attardé vînt le jeter hors de son rêve.

À une portée d’arbalète de la tour de Jouvente, il y avait un modeste manoir habité par un vieillard et sa fille. Le vieillard se nommait Rostan du Bosc, et sa fille avait nom Nielle. C’était une douce enfant qui soutenait pieusement dans la vie les derniers pas de son vieux père. Elle était belle ; de longs cheveux blonds encadraient son visage, plus suave que celui d’une sainte ; l’angélique pureté de son âme rayonnait dans la prunelle bleue de son grand œil, et, lorsqu’elle courait gaiement dans les bruyères, on pensait involontairement à ces gentilles fées que voyaient, dans leurs hautes extases, les bardes inspirés de l’antique Bretagne.

C’était au manoir de Rostan du Bosc, dans la chambrette de Nielle, que brillait cette lueur lointaine qui faisait dériver chaque soir le bateau de Jouvente. Jouvente aimait Nielle. Quant à celle-ci, le manuscrit latin dit qu’elle n’aimait point autre chose que son vieux père, l’ombre des chênes, la fleur d’or des genêts et la douce voix du rossignol qui chantait, les nuits d’été, devant sa fenêtre ouverte. Mais Nielle n’avait que quinze ans : l’amour prend son temps avec les jeunes filles de cet âge ; il sait que l’heure vient où tombe tout à coup cette enfantine indifférence, et il attend, en dieu d’esprit, sûr de son fait.

Jouvente attendait aussi ; mais c’était fort à contrecœur. À mesure que passaient les jours, sa solitude se faisait plus triste ; la pensée de Nielle, qui, autrefois, emplissait son âme de joie, amenait maintenant avec soi d’inquiets désirs et de douloureuses aspirations. Le soir, la lumière brillait toujours, mais Jouvente ne la voyait plus qu’à travers des larmes ; il souffrait et n’avait point de cœur ami pour prendre une part de sa souffrance. Peut-être savait-il un remède à son mal. Parfois, quand toute la largeur de la rivière le séparait du manoir de Rostan du Bosc, il se sentait venir un fier courage ; son cerveau s’exaltait ; il faisait dessein d’aller vers le vieillard et de solliciter la main de sa fille ; à moitié route, sa résolution chancelait ; il se demandait si mieux ne vaudrait point attendre Nielle sous la châtaigneraie, tomber à ses genoux et lui dire…

Mais la rive approchait ; à travers l’eau verte et diaphane, on distinguait déjà l’or du sable de la grève. Jouvente avait peur et tremblait ; les deux expédients, si aisés de loin, lui apparaissaient tout pleins de terribles difficultés ; il montait, la tête basse, les degrés de sa tour ; il demeurait morne et pensif jusqu’à la nuit. – La nuit, il s’asseyait sur sa plate-forme ; la lumière se montrait dans la chambrette de Nielle, et Jouvente, le pauvre fou, lui disait tout bas des mots d’amour.

Si bien que ses affaires n’avançaient pas le moins du monde.

L’auteur du manuscrit en langue latine exécute une fort habile et longue transition qui fait les délices du bon curé de Langourla ; mais l’immense majorité des lecteurs dédaigne les transitions, et nous respectons cette faiblesse d’une classe estimable à tant d’autres égards. – Passons.

Un matin, Rostan du Bosc appela sa fille à son chevet. Il était pâle, sa voix chevrotait et sa tête chauve oscillait lentement.

– Ma fille, dit-il, Dieu m’a donné de longs jours et je l’en remercie, car tu n’as plus de mère et j’ai veillé sur toi… Mais la vie me quitte enfin et il te faut un protecteur.

Nielle ne répondit point ; elle saisit la main de son père, qu’elle pressa sur sa bouche en pleurant.

– Il faut te marier, ma fille, reprit le vieillard.

– Je veux rester avec vous, mon père, avec vous toujours !

Le vieillard secoua sa tête chenue.

– Toujours ! répéta-t-il en souriant tristement : – c’est bien long à ton âge, ma fille ; au mien, c’est un mois, une semaine, une journée peut-être…

– Non ! oh ! non ! murmura Nielle, dont les sanglots étouffaient la voix.

Rostan lui mit au front un baiser et poursuivit :

– Il te faut un époux dont le bras fort remplace mon bras, qu’ont affaibli les années… Réponds, ma fille : n’as-tu point choisi déjà, dans ton cœur, l’homme dont tu voudrais être la compagne ?

– Jamais je n’y ai songé, mon père.

– N’as-tu point remarqué que Jouvente de la Tour est beau et bien fait ?

– On dit qu’il a le cœur noble et bon, mon père.

– On le dit, ma fille… Ne voudrais-tu point être la femme de Jouvente de la Tour ?

Nielle rougit, puis elle essaya de sourire ; elle voulu éluder cette explication, dont le début avait été si douloureux, mais Rostan du Bosc répéta sa question d’une voix grave et ferme ; Nielle mit sa blonde chevelure dans le sein du vieillard et répondit enfin :

– S’il vous plaît que je devienne la femme de Jouvente de la Tour, cela me plaît aussi, mon père.

Une heure après, le vieux Rostan sonnait la cloche de Jouvente. Celui-ci était en rivière et ne se doutait point de l’heureuse aubaine qui l’attendait au retour. Il avait été appelé sur l’autre rive par un pauvre voyageur portant besace et pèlerine, comme les gens qui reviennent de terre sainte.

– Combien paye-t-on pour le passage ? demanda ce pauvre étranger.

– Mon compagnon, répondit Jouvente, on paye un denier rennais, – à moins qu’on ne préfère gagner le gué qui est à six lieues d’ici, au-dessus de la ville de Dinan.

L’étranger retourna tristement ses poches ; elles étaient vides.

– Mes pieds saignent et je suis bien las, murmura-t-il ; mais il me faudra remonter jusqu’à la ville de Dinan, afin de trouver le gué.

– Ne faites point cela, mon compagnon, dit Jouvente touché de compassion ; entrez dans mon bateau, je vous passerai pour l’amour de Dieu.

L’étranger n’eut garde de faire la sourde oreille. Il sauta dans le bac assez lestement malgré sa fatigue, et s’assit à l’arrière auprès du gouvernail. C’était un homme arrivé à cette période de la jeunesse qui précède immédiatement l’âge mûr. Il était beau ; sa riche chevelure noire tombait abondamment sur son front sans rides ; il y avait du feu dans sa prunelle, et ses façons étaient celles d’un noble homme. Jouvente ramait, le dos tourné à l’avant de la barque, de sorte que l’étranger et lui se trouvèrent face à face. Tous deux se regardèrent, et tous deux eurent la même pensée.

– Dans un combat corps à corps, se dirent-ils chacun à part soi, mon voisin ferait rudement sa partie.

Mais c’était là une pensée vague et inspirée seulement par les mœurs batailleuses de l’époque. Loin d’avoir motif de querelle, Jouvente et l’étranger se devaient assistance et bon vouloir mutuel à cause du service rendu. En arrivant au bord, ils se serrèrent la main.

– Mon compagnon, dit l’étranger, je prie Dieu qu’il me permette de vous payer ma dette quelque jour. En ce moment, je ne suis qu’un pauvre voyageur, sans ressource et sans asile ; mais mon père est un riche seigneur et sa mort me fera puissant.

– Le peu que j’ai fait pour vous, répondit Jouvente, je l’ai fait de bon cœur, et, s’il y avait place pour deux sous mon toit, je vous offrirais l’hospitalité… Vous plaît-il partager ma bourse ?

Jouvente versa dans le creux de sa main le contenu de son escarcelle et en fit deux parts égales.

– Merci-Dieu ! s’écria l’étranger, vous êtes un généreux cœur, mon homme, et je veux mériter l’enfer si cette aumône ne vous porte pas bonheur… Enseignez-moi, je vous prie, la demeure de quelque noble du voisinage, afin que j’aie la nourriture et le repos.

Jouvente se retourna pour indiquer du doigt le manoir de Rostan du Bosc ; ce mouvement lui fit apercevoir le vieillard lui-même, qui se dirigeait vers la grève aussi rapidement que le lui permettaient ses jambes alourdies par l’âge.

– Voici l’hôte de tous les nécessiteux, dit Jouvente. Nul n’a jamais frappé en vain à la porte de Rostan du Bosc. Adressez-vous à lui.

Mais Rostan du Bosc avait autre chose en tête pour le moment ; il attendait Jouvente depuis une heure et prétendait lui parler sur-le-champ. Lorsque l’étranger s’avança vers lui, découvert et dans une humble posture, il l’écarta d’un geste. Celui-ci n’avait point menti : son père, Éloi de Coëtquen, sire de Combourg, était un opulent seigneur ; mais Robert de Coëtquen (c’était le nom de l’étranger) avait encouru la colère paternelle et se voyait réduit depuis longtemps à errer de manoir en manoir, réclamant partout un gîte et place à table, chose que l’hospitalité bretonne ne sait point refuser. Le malheur abat la fierté ! Robert de Coëtquen, tout fils de baron qu’il était, obéit au geste du vieillard et se retira en silence à quelques pas.

– Mon fils, dit Rostan du Bosc à Jouvente, je te connais pour honnête, vaillant et craignant Dieu ; si tu veux, tu seras l’époux de ma fille.

Jouvente devint pâle et ne répondit point. La joie frappe aussi rudement parfois que la douleur. Jouvente étouffait ; ses jambes fléchissaient sous le poids de son corps.

– Refuserais-tu ? demanda tristement le vieillard, qui se méprenait à ce silence.

Deux larmes jaillirent des yeux de Jouvente et sillonnèrent lentement sa joue pâlie. Ne pouvant parler, il prit la main du vieux Rostan, qu’il pressa contre sa poitrine. Celui-ci comprit et fut heureux.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! dit enfin Jouvente, j’ai bien prié, mais je n’espérais pas tant de joie. Merci, mon père ! Je l’aime ; elle est la pensée de mes jours et le rêve de mes nuits…

Et Jouvente couvrait de baisers les mains du vieux Rostan, lequel souriait au ressouvenir de ses jeunes années et répétait doucement :

– Tant mieux ! mon fils, tant mieux ! Nielle sera une heureuse femme et n’aura plus besoin de moi.

Ce soir-là, Jouvente regardait gaiement la lumière de Nielle briller à travers les branches des châtaigniers. Il lui envoya de loin des millions de baisers, et, quand elle s’éteignit, Jouvente se prit à sourire en murmurant ; « À bientôt ! »

Quant à Robert de Coëtquen, le pauvre étranger, il passa la nuit au manoir de Rostan du Bosc. On doit croire que l’hospitalité du vieillard lui plut outre mesure, car il resta le lendemain et la nuit du lendemain ; le jour suivant, il resta encore ; puis des semaines se passèrent, et il restait toujours. À l’aide de la bourse de Jouvente, il avait acheté, en la ville de Saint-Malo, des habits de noble homme, et le manuscrit latin dit que, sous ce nouveau costume, on eût difficilement trouvé plus fière mine que la sienne, depuis l’embouchure de la Rance jusqu’à sa source. Il avait vu du pays et savait le monde, ce qui rendait sa conversation pleine d’attraits. Rostan l’écoutait durant de longues heures sans fatigue et sans ennui ; Nielle surtout dévorait avidement les récits de galanterie ou de guerre que savait si bien faire l’étranger. La bouche demi-ouverte, l’œil fixé sur le beau visage de Robert, elle donnait son âme entière à ses émouvantes paroles. Sa naïve intelligence s’exaltait aux poétiques tableaux du conteur ; son cœur se passionnait pour ces héros d’amour qui, dans toute honnête légende, enlèvent de douces recluses, injustement enchaînées et fiancées à de détestables tyrans.

– Que ne puis-je ainsi vous donner ma vie, Nielle ? disait Jouvente à la fin de ces récits.

Mais Nielle ne trouvait point à Jouvente un air suffisamment chevaleresque ; elle l’aimait d’une amitié de sœur et le considérait comme son futur époux. Là se bornait son obéissance aux volontés de son père. Cette fine fleur de tendresse qui est au fond du cœur de toute jeune fille, ce n’était point Jouvente qui devait la cueillir.

Il était bien heureux pourtant. L’année qui sépare les fiançailles du mariage suivait son cours ; encore quelques mois, et Nielle serait sa femme !

Avant cette époque, il arriva deux événements au manoir. D’abord, le vieux Rostan du Bosc rendit son âme à Dieu, qui lui gardait place en son paradis ; ensuite, Robert de Coëtquen hérita du château de Combourg et autres fiefs du seigneur son père, ce pour quoi Robert partit en toute hâte ; mais, avant de partir, il dit à l’oreille de Nielle, qui rougit sous son voile de deuil :

– Je reviendrai.

Nielle aimait bien son vieux père ; elle fut inconsolable. Tant que durait le jour, elle pleurait. Le manuscrit, en une phrase obscure et de mauvaise latinité, laisse percer l’opinion que le souvenir de Robert était pour quelque chose dans cette douleur amère et obstinée. Nous ne donnerons point notre avis là-dessus. Toujours est-il que Jouvente perdit son temps à vouloir sécher les larmes de sa fiancée ; le pauvre garçon se désolait, car le jour du mariage approchait, et c’est une lugubre fête qu’un mariage où l’épousée pleure.

La veille des noces, Jouvente se rendit comme d’habitude au manoir, où l’attendait cette fois une agréable surprise. Nielle ne pleurait plus ; elle avait même disposé avec une sorte de coquetterie sa sombre toilette. C’était un changement aussi rapide que complet.

– Aurais-je amené le bonheur dans mon bac ? demanda joyeusement Jouvente. Hier, j’ai conduit sur cette rive un cavalier qui ne m’a point voulu montrer son visage.

Nielle détourna vivement la tête ; mais Jouvente poussa un franc éclat de rire.

– Il m’a donné un écu d’or pour son passage, continua-t-il, j’en aurais donné vingt, moi qui suis un pauvre homme, pour retrouver ton doux sourire, Nielle, ton sourire que tu me cachais depuis si longtemps.

Il baisa le front de sa fiancée et regagna sa tour, impatient de voir le soleil du lendemain.

Le soir de ce jour, il faisait grande tempête en rivière de Rance. Vers dix heures avant minuit, la cloche de la tour résonna bruyamment Jouvente mit sa tête à une fenêtre.

– Je suis un chrétien et ne veux point tenter Dieu, dit-il ; passez votre chemin, mon bac ne prendra pas l’eau par cette terrible nuit.

– Descends, mon homme, répondit une voix brève et impérieuse.

– Je connais cette voix ! pensa Jouvente ; c’est celle de mon voyageur à l’écu d’or… Attendez à demain, ajouta-t-il tout haut.

– Demain, il sera trop tard. Descends, te dis-je… As-tu donc peur ?

Jouvente descendit. Le voyageur était en effet l’inconnu qu’il avait passé la veille. Une femme, qui cachait son visage derrière un long voile, s’appuyait à son bras et tremblait.

– Embarque ! dit l’inconnu.

– J’embarquerai parce que tu m’as défié, répondit Jouvente ; mais je veux voir ta figure.

– Tu la verras sur l’autre bord.

L’inconnu et la femme voilée entrèrent dans le bac, que Jouvente poussa au large d’un vigoureux coup de pied.

La tempête faisait rage ; la Rance, grossie par le flux, avait de grandes vagues comme l’Océan. À peine lancé, le bac fut pris par le ressac et tressauta si violemment, que Jouvente même crut qu’il allait se briser ; mais le bac était bon et Jouvente savait son métier. On franchit sans accident la ligne d’écume qui bordait la grève ; c’était un péril évité ; il en restait mille. La nuit était si sombre, que nul indice ne pouvait guider la marche du bac ; parfois seulement un éclair, déchirant le ciel au-dessus des montagnes de Saint-Souliac, éclairait subitement les deux rampes qui encaissent le fleuve comme deux berges gigantesques, allumait au loin la crête blanchie des lames et allait s’éteindre, du côté de Saint-Malo, dans l’opaque nuit du large. Quand les éclairs manquaient à Jouvente, il tournait ses yeux vers le manoir de Rostan du Bosc, espérant s’orienter à l’aide de la lumière de Nielle ; mais, ce soir-là, Nielle n’avait sans doute point allumé sa lampe, Jouvente ne voyait rien.

Il ne perdait pas courage pourtant et ramait avec énergie ; le bac était à moitié route, et les contre-courants du petit archipel commençaient à tourmenter sa coque fatiguée. Jouvente pensait à Nielle et au bonheur du lendemain ; cette pensée lui fit jeter les yeux sur la femme voilée dont chaque éclair lui montrait la taille gracieuse. L’inconnu et cette jeune femme étaient deux amants sans doute : Jouvente était content de servir deux amants.

Tout à coup le vent déferla furieusement sur le bateau, qui venait de dépasser le groupe des îles ; le manteau de l’inconnu fut arraché de ses épaules, le voile de la jeune femme eut le sort du manteau. En même temps que le ciel s’embrasa, Jouvente vit les traits de ses deux passagers : les avirons s’échappèrent de ses mains et il demeura comme foudroyé.

La femme voilée était Nielle, l’homme était Robert de Coëtquen-Combourg.

Le bac s’en allait à la dérive ; Jouvente se leva, chancelant et la tête égarée ; il mit sa main sur l’épaule de Robert.

– Autrefois je t’ai fait l’aumône, dit-il, et maintenant tu me voles mon bien le plus cher… Est-ce ainsi que tu payes ta dette, monseigneur ?

Un sourire railleur vint à la lèvre de Robert.

– Ma dette ! répéta-t-il ; je te l’ai payée hier au soir.

Jouvente lâcha l’épaule de Robert et fouilla son escarcelle, où il prit l’écu d’or qu’il avait reçu la veille ; puis, faisant un pas en arrière, il lança l’écu, qui frappa Coëtquen en plein visage. Celui-ci tira son poignard. Jouvente était en garde déjà.

Ce fut un étrange combat ; le bac, qui n’était plus dirigé, présentait son travers à la lame et menaçait naufrage à chaque coup de vent ; le roulis était si violent, que les deux adversaires avaient peine à se soutenir ; ils chancelaient, ils tombaient, mais ils frappaient. L’obscurité restait profonde, la foudre seule éclairait la lutte, qui se poursuivait silencieuse, acharnée, au milieu du redoutable choc des éléments soulevés.

Nielle, accablée d’épouvante et peut-être de remords, s’était évanouie et gisait au fond du bac.

– Renonce à elle ! cria Jouvente, qui venait de terrasser son adversaire.

Robert sourit sous le poignard levé.

– Tu peux me tuer, mais elle m’aime.

Cette idée n’était point venue encore à Jouvente. Il croyait combattre le ravisseur de Nielle, et non pas son amant. Il fut frappé au cœur.

– Elle t’aime ! répéta-t-il machinalement ; mais alors… elle ne m’aime pas, moi.

Robert sourit plus fort.

À ce moment le bac toucha contre un écueil. Les débris de sa coque se dispersèrent, il ne resta sur l’eau que le mât pourvu de sa longue vergue. Robert songea d’abord à lui-même et saisit le mât. Jouvente ne pensa qu’à Nielle. Il la soutint sur l’eau et parvint à s’accrocher à la vergue, qui fléchit sous son poids.

Au choc, Nielle avait repris ses sens.

La situation de nos trois naufragés était désespérée, le mât ne pouvait les supporter tous trois. Jouvente soutenait d’une main Nielle, que la terreur affolait ; de l’autre, il cherchait son poignard à sa ceinture. Robert avait laissé échapper le sien.

Jouvente trouva son poignard. Chaque vague submergeait le mât ; il fallait en finir. Jouvente leva son arme et se dressa pour frapper.

Robert n’essaya point de se défendre, mais il dit avec une résignation pleine de triomphe :

– C’est moi qu’elle aime !

Jouvente retint son bras et se sentit hésiter. L’angoisse du doute déchirait son cœur. Son regard désolé errait de Nielle à Robert. Enfin, il se pencha vers cette dernière.

– Est-ce vrai ? demanda-t-il d’une voix tremblante.

Nielle, à son tour, hésita.

– Il a menti, n’est-ce pas ? s’écria Jouvente, dont un espoir passionné réchauffa l’âme. Dis-moi qu’il a menti, Nielle.

Il brandissait de nouveau son poignard.

– Je l’aime, prononça faiblement la jeune fille.

Jouvente jeta son poignard loin de lui. Il était pâle comme la mort, et ses yeux sans larmes regardaient le ciel.

– Il n’y a place ici que pour deux, murmura-t-il ; monseigneur, faites-la bien heureuse !

Ce disant, il lâcha prise et disparut sous une vague. Le mât à demi submergé se releva.

– Jouvente ! Jouvente ! cria Nielle en pleurant.

Le vent apporta un adieu lointain déjà. Puis on n’entendit plus rien que l’assourdissant fracas de la tempête.

Le flux et le courant poussèrent le mat dans le havre de Solidor, sur les bords duquel s’élèvent maintenant les blanches maisons de la ville de Saint-Servan. Nielle et Robert furent sauvés.

Nielle devint dame de Coëtquen et de Combourg et d’autres lieux encore, mais elle ne fut point heureuse. Au bout de quelques années de mariage, elle quitta le monde pour se renfermer dans une pieuse retraite qu’elle fit bâtir de ses propres deniers à la place du manoir de Rostan du Bosc. Elle donna à cette fondation le nom du pauvre Jouvente de la Tour, dont le souvenir venait bien souvent visiter sa solitude. Ce nom de Jouvente resta au monastère quand on en fit un prieuré, et le passage l’a conservé jusqu’à nos jours.

À ce propos, le manuscrit latin fait une réflexion assez raisonnable dans sa naïve banalité. Il dit que le tardif repentir de Nielle ne valait pas, en bon compte, la dixième partie d’un denier rennais, bien qu’il faille douze de ces deniers pour faire un sou. Le digne curé de Langourla ajoute d’ordinaire à cette observation quelques paroles de blâme à l’adresse des femmes sensibles.

Le bedeau de la paroisse, qui sait aussi un peu de latin, réserve toute sa mauvaise humeur pour Jouvente, et prétend que ce fluvialis nauta (il traduit naturellement cette expression par marin d’eau douce) fit preuve en tout ceci d’une bonhomie approchant de la sottise. Il déclare que lui, bedeau, eût noyé Robert et peut-être Nielle par-dessus le marché.

Il y a du bon, suivant nous, dans l’opinion de ce bedeau.

FIN

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Septembre 2009

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[1] Le Paris-journal, 19 mai – 7 juin 1859.

[2] La Quotidienne, 25 – 29 juillet 1843.

[3] Le Commerce, 7 – 12 août 1841.

[4] Le Parisien, 19 – 20 octobre 1841 (sous le pseudonyme Daniel Sol).

[5] La Mode, 15 décembre 1843.