Paul Féval (père)
MADAME GIL BLAS
TOME II
Souvenirs et aventures d'une femme de notre temps
(rédigés d'après ses Notes et Manuscrits par Paul Féval)
La Presse 22 juillet 1956 au 16 septembre 1857
Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/
Table des matières
DEUXIÈME PARTIE MES VINGT ANS (SUITE)
XIV La maison Marc Bonnin de La Forest.
XV Mécanique de la petite sage-femme.
XVI Quelques considérations en faveur de l’état de sage-femme.
XVII Ma première aventure de sage-femme.
XIX Rendez-vous. – Ma deuxième aventure de sage-femme.
TROISIÈME PARTIE LA PRINCESSE MAXIME
IV Valet de cœur et dame de trèfle.
XV Où je fais mes adieux au lecteur.
À propos de cette édition électronique
Je n’eus pas le temps de faire beaucoup de réflexions sur mes lectures. La nuit était venue sans que j’y eusse pris garde, et cela n’est pas étonnant, puisque la nuit et le jour se ressemblaient comme deux gouttes d’eau dans l’ancien bureau de M. Fontanet. Comme j’achevais les dernières lignes, le patron et la patronne appelèrent tous les deux à la fois : le patron à l’aide de son verre, la patronne avec sa voix sourde et altérée. Je fourrai vivement la feuille dans mon sein, et bien m’en prit car, au même instant, Félicité parut au seuil de sa chambre. Elle se frottait les yeux, les poings fermés, et chancelait sur ses jambes amollies.
– Que faites-vous là, Suzanne, me dit-elle, et pourquoi êtes-vous levée avant le jour ?
– Le jour, madame ? répondis-je, le jour est venu et parti : nous sommes au soir.
Elle passa le revers de sa main sur son front.
– Que m’est-il donc arrivé ?… murmura-t-elle ; – en vérité, je ne sais plus…
Le fait est qu’elle avait l’air d’une pauvre idiote. Testulier avait dû lui faire boire quelque chose de bien bon. Le père Fontanet cogna de nouveau son verre. Elle frappa du pied avec impatience.
– Attendra-t-il, celui-là ! s’écria-t-elle ; ma parole, j’ai la tête perdue… Suzanne, dites-moi un peu ce que nous avons fait hier au soir.
– Vous avez amené l’agent d’affaires, madame.
– Ah ! fit-elle, tandis que son regard s’éclairait tout à coup ; voilà !… Je me souviens à présent… Le testament est signé… Comment va mon pauvre mari ?
– Beaucoup mieux, madame.
Elle ne put retenir une grimace.
– Lui avez-vous bien donné à boire, au moins, à ce pauvre homme ?… reprit-elle.
– Aussi souvent qu’il l’a voulu, madame.
– Et m’a-t-il demandée ?
– Oh ! pour cela, bien des fois !
Les idées lui revenaient. Elle avait assez de sang-froid déjà pour chercher une explication de sa conduite.
– Voyez-vous, Suzanne, me dit-elle en parlant haut pour que le vieillard pût l’entendre, je suis sortie hier soir avec M. Testulier afin de causer avec lui des affaires de mon gros chéri… Il m’a fait entrer au café pour prendre une demi-tasse… et… et…
Elle hésitait. Je jugeai le moment favorable pour exécuter la promesse que j’avais faite au père Fontanet, touchant la disparition du registre confidentiel. Je lui avais dit : « Je prends tout sur moi. » En définitive, ce n’était pas pour rien que j’étais née en pleine Basse-Normandie. Je ne suis pas menteuse, mais ceux de mon pays savent tout naturellement arranger la vérité.
– Madame, lui dis-je, – il y a une chose que mon devoir m’oblige à vous raconter. D’abord, ce sommeil qui vous a tenue engourdie toute la journée n’est pas naturel…
– C’est vrai ! m’interrompit Félicité, qui se rapprocha, c’est vrai… Va fermer la porte du bonhomme.
J’obéis. Elle vint s’asseoir auprès de moi.
– Vous êtes une fine mouche, ma petite, reprit-elle en me caressant le menton ; j’ai déjà vu cela… nous ferons quelque chose ensemble… Voyons, soyez franche, que savez-vous ? Qu’avez-vous deviné ?…
– Je n’ai rien deviné, madame, répondis-je gravement : j’ai vu.
Elle me regarda d’un air ébahi.
– Qu’avez-vous vu, Suzanne ? murmura-t-elle.
– Aviez-vous donné l’ordre à M. Testulier, dis-je au lieu de répondre, de s’introduire chez vous au milieu de la nuit et de fouiller dans votre pupitre ?
Elle sauta sur sa chaise, comme si on l’eût piquée.
– Ah ! le scélérat ! s’écria-t-elle, rouge déjà de colère ; ah ! le malheureux… il m’aura volé mes clefs pendant que je dormais dans le cabinet du restaurant… J’ai bien vu que le vin blanc avait un goût… Ah ! le scélérat !
Elle fouilla précipitamment dans sa poche. Ses clefs y étaient ; celle du pupitre lui tomba justement sous la main. Elle tremblait si fort, qu’elle fut du temps avant de pouvoir la mettre dans la serrure.
– Tu l’as vu ? répétait-elle ; comment l’as-tu vu ?
– Par là, répondis-je en montrant le carreau de ma soupente.
– Ah ! fit-elle en détournant les yeux ; et auparavant… avais-tu vu quelque chose ?
Elle songeait au décarrelage du bureau. Je répondis :
– Auparavant, je n’avais rien vu.
La clef tourna enfin dans la serrure. Elle ouvrit le pupitre avec une violence convulsive. D’un coup d’œil, elle vit que le Confidentiel n’était plus là.
Je redoutais ce moment, mais j’eus la force de me composer et de garder une contenance sereine. La tablette du pupitre retomba. Les deux poings de la Fontanet se crispèrent, et l’écume vint aux coins de sa bouche.
– Je le ferai condamner comme voleur ; s’écria-t-elle d’une voix que la rage étranglait ; tu témoigneras… n’est-ce pas que tu témoigneras ?
– Si vous le voulez, madame.
– Si je le veux ! grinça-t-elle entre ses dents serrées ; mais tu ne sais donc pas ce qu’il m’enlève !… Il y a plus de cinquante mille livres de rentes là-dedans… il y avait ma fortune… je suis ruinée… ruinée… Mais ce n’est pas fini, reprit-elle avec violence : je lui arracherai plutôt l’âme pour le ravoir !… Il verra !… il verra…
La Fontanet resta un instant assise auprès de son pupitre refermé.
– Va au vieux, me dit-elle brusquement ; raconte-lui ce que tu voudras pour m’excuser de ne pas aller près de lui…
Je passai dans l’arrière-boutique, où Fontanet était dans des transes. Il l’avait entendue crier. Il tremblait de tous ses membres. Pendant que je lui versais à boire, il me demanda :
– Qu’a-t-elle dit ? Se doute-t-elle de quelque chose ?
– Chut ! fis-je, pas un mot… Elle doit être aux écoutes… Je vous raconterai tout quand elle sera partie.
– Que chantez-vous là ? fit la placeuse à la porte.
– Monsieur me demandait, répondis-je, ce que vous aviez à crier.
– Est-ce que ça le regarde ? fit-elle sans entrer ; ne te fais pas de mauvais sang, gros chéri… je m’occupe de nos intérêts tant que je peux… mais, tu sais, quand il n’y a pas d’homme dans une maison… Fais un somme et ne nous tracasse pas.
Je placerai ici un détail que je n’appris que beaucoup plus tard par Testulier lui-même, qui s’en vanta à moi comme d’une excellente plaisanterie. Le lecteur pourra juger, par cette circonstance, jusqu’où devait aller la rage de Félicité Fontanet ! C’était elle-même qui avait acheté de l’opium chez un droguiste de ses connaissances. Cet opium, qu’elle avait remis au notaire, était destiné pour le père Fontanet, qu’on voulait endormir, pour décarreler l’arrière-boutique comme on avait décarrelé le bureau. Félicité ne pouvait donc ignorer d’où lui venait ce sommeil de plomb qui l’avait accablée pendant dix-huit heures. Son Testulier l’avait trahie : elle brûlait de se venger.
– Oui, oui, disait-elle en se parlant à elle-même, quand j’arrivai près du pupitre, il faut un homme, il en faut un… de toute manière… On lui mettra le pistolet sous la gorge… et il cherchera un trou de souris pour s’y cacher !… Ce n’est brave qu’avec les femmes !
Elle tira sa montre d’argent pour voir l’heure. La montre, qu’elle avait oublié de monter, s’était arrêtée.
– Viens m’aider à passer ma robe de soie, me dit-elle ; – on en trouvera un homme !… et un jeune !… et un crâne !… et qui le fera marcher, ton Testulier !
Il était environ huit heures du soir quand Félicité Fontanet sortit, parée comme une châsse, avec une robe de soie noire, un châle boiteux, une chaîne d’or et des boucles d’oreilles en pendeloques qui semblaient arrachées à un lustre de théâtre.
Dès qu’elle fut partie, j’entendis le bonhomme qui chantait. Je faillis tomber de mon haut. Mais ce n’était pas une illusion, il chantait. Je trouvai ce moribond de la veille gaillardement assis sur son séant et fredonnant d’une voix tremblotante, sur l’air de larifla :
Ça va mieux, mieux, mieux,
Ça va mieux, mieux, mieux,
Ça va mieux, mieux, mieux !…
Il essaya de se lever, mais la tête lui tourna. J’obtins de lui qu’il restât dans son lit.
– Allons, Suzette, me dit-il gaîment, nous avons de la besogne… Elle n’aura rien, la coquine, que ses yeux pour pleurer. Elle n’aura ni argent, ni bureau, ni registre… Demain, je veux que mes neveux et nièces soient ici pour la mettre à la porte.
– Mais elle est votre femme, monsieur Fontanet, objectai-je.
– As-tu fini ! s’écria-t-il : ma femme à la mode de Paris !… le treizième arrondissement n’est pas fait pour le roi de Prusse. Je te dis que je veux la mettre sur la paille. Elle a essayé de me tuer… elle m’a fait écrire malgré moi… Ah ! le bon testament qu’elle a… mon ancienne femme !
Il s’interrompit pour boire un petit coup.
– Et pourtant, reprit-il d’un ton radouci, elle ne me marchandait pas la qualité du rhum… Il faut être juste… Je la placerai… chez un rentier… Va vite me chercher une feuille de papier timbré de sept sous, Suzette.
Il m’expliqua que je trouverais cela chez le marchand de tabac, et que je le paierais neuf sous parce que les bureaux de timbre étaient fermés. Il avait la parole libre et l’esprit très-présent. Je revins quelques minutes après avec ma feuille de papier timbré. Le bonhomme chantait toujours. Il s’interrompit pour me dire de lui apporter tout ce qu’il fallait pour écrire et une planchette.
– Tu me tiendras la lampe, ajouta-t-il, car les yeux n’y sont plus beaucoup, mais ça reviendra.
Je devinais bien que son intention était de faire un nouveau testament. Il me paraissait, dans mon ignorance, que la présence de l’homme d’affaires avait prêté à l’autre une force que celui-ci n’aurait point. Le père Fontanet ne me laissa pas dans mon erreur. Il était en train de bavarder, et à l’exemple de tous les gens de sa sorte, il savait son code sur le bout du doigt.
– Il m’a conduit la main, le scélérat… commença-t-il en trempant sa plume dans l’encre ; nous allons voir si je peux écrire sans lui, voilà toute la question… et encore, tu m’aiderais bien un peu, n’est-ce pas, Suzette ?… pour empêcher les neveux et les nièces de mourir de faim… La loi est précise… Tout testament annule les dispositions antérieures… nous connaissons notre affaire… Regarde, si tu peux lire.
Il me tendit la feuille où il avait déjà tracé une ligne. Ce n’était pas assurément cette écriture fine et régulière du registre confidentiel ; la main ne s’appartenait plus tout à fait : il y avait des écarts et des défaillances ; mais, en somme, c’était très-suffisamment lisible. Je le lui dis.
– Ça va bien ! me répondit-il en reprenant son papier ; ce n’est pas un exemple d’écriture que nous faisons là, Suzanne. Va mettre le verrou de la porte de la cour.
Il ne s’agit que de se mettre en train ; une fois les premières lignes tracées, l’écriture du vieux placeur se fit plus courante, et il ne fut pas plus de dix minutes à libeller son testament olographe.
– Lis-nous cela ! s’écria-t-il joyeusement ; tu vas voir que nous savons encore assez bien notre affaire !
Je pris le papier et je lus :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, sous la protection de la loi, je soussigné, Jean-François Fontanet, natif de Troyes (Aube), rentier, jouissant, comme il appert par la teneur même des présentes dispositions du plein et entier exercice de mes facultés, déclare vouloir annuler et annuler par le présent testament olographe toutes autres dispositions antérieures, nommément le testament prétendu olographe, passé en faveur de la femme Félicité-Anne-Élisabeth Monnier, portant par tolérance mon nom de Fontanet et se disant mon épouse, le 16 octobre 1836.
« Item : fais savoir à qui il appartiendra que la présente révocation a pour cause la captation et les violences dont j’ai été l’objet, tant de la part de la susdite Félicité que de la part de son agent d’affaires et complice, le nommé Testulier, ancien huissier, lequel me guidait la main pendant que j’écrivais le susdit testament.
« Item : disposant, selon l’étendue de mes droits, de tous mes biens, meubles et immeubles, tels qu’ils se porteront au jour de mon décès, fais donation pure et simple desdits biens à mes neveux et nièces, fils et filles de ma sœur : François Poinsot, mon filleul majeur ; Juliette Poinsot, majeure Nicolas ; et Lucie Poinsot, mineurs, pour être partagés entre eux également et de bonne foi.
« Item : nomme François Poinsot, mon filleul, mon exécuteur testamentaire.
« En foi de quoi, après avoir invoqué la Très Sainte-Trinité, je signe cet écrit, qui est entièrement de ma main, sans surcharges ni ratures.
« Ce 17 octobre 1836, neuf heures du soir, à Paris,
« J.-F. FONTANET. »
– Vois-tu, Suzanne, me dit-il quand j’eus fini, toutes ces formules-là donnent une physionomie comme il faut à la chose. Ce n’est pas là le testament d’un épicier… et si j’avais voulu écrire tout ce que je sais, petite fille, il est bien certain que j’aurais fait ma fortune dans les lettres.
Il me prit le papier des mains, le plia en quatre et me le rendit.
– J’espère bien ne pas mourir de cette fois, reprit-il ; mais enfin, si je me laisse glisser, comme on dit, les pauvres enfants auront du pain.
On savait au moins par où le prendre, ce pauvre Jean-François Fontanet ; il avait tout un côté humain : les enfants de sa sœur étaient sa conscience.
– Mets cela dans ta poche, continua-t-il, et prends bien garde de le perdre : nous allons passer à un autre exercice !
Il s’agissait ici d’un trésor, comme dans la fameuse histoire de Caroline Renaud ; mais la cachette du vieux placeur ne pouvait guère ressembler à cette cave féerique où les princes-abbés de Morevault avaient enfoui leur opulence. Le trésor du père Fontanet devait tenir sous un carreau.
– Es-tu assez forte pour déranger le lit ? me demanda-t-il.
– Je peux essayer, répondis-je en mettant la main à l’œuvre.
Il m’arrêta.
– Avant de pousser, me dit-il, mets une marque au carreau qui est sous le pied, en dehors, au chevet.
Avec mes ciseaux, je fis une croix au carreau.
– Là ! dit-il ; marche, si tu veux !
Je donnai une poussée au lit, qui roula aisément.
– Comme c’est fort, ces enfants ! murmura le bonhomme ; ah ! si jeunesse savait ! Descelle le carreau, s’interrompit-il, et prends ce qui est dessous.
J’obéis. C’était une besogne fort aisée. Le carreau ne tenait que par la pression du pied du lit. Sous le carreau, il y avait un sac de cuir assez rondelet qui sonna l’or quand je le pris. Le père Fontanet se mit à rire au son de cette musique.
– Si la coquine avait pu mettre la main dessus ! dit-il en savourant son triomphe et sa vengeance ; mais, après tout, vois-tu bien, elle n’a jamais changé la qualité du rhum… Ce n’est pas étonnant qu’elle ait cherché à se faire un sort… je ne lui en veux pas tant que j’en ai l’air… je la placerai… chez un rentier.
Quand il eut le sac de cuir entre les mains, il le vida sur sa couverture. Je remis le lit en place.
Le bonhomme comptait ses économies avec un mélancolique plaisir. Il y avait aux environs de trois mille francs en or. Mais ce n’était pas tout. Cette Félicité n’avait pas de si bons yeux que je l’avais cru d’abord. Le vieillard ouvrit en effet sa chemise, puis son gilet de flanelle. Je vis qu’il portait sur la poitrine un petit portefeuille plat, attaché par un cordonnet de soie. Dans le portefeuille, il y avait un titre de huit cents francs de rentes. Vingt mille francs au cours du jour !
– Quand elle saura cela demain, me dit le vieux placeur en riant, elle se pendra, c’est sûr… Pauvre chatte ! je crois bien qu’elle m’aurait étranglé si elle avait pu se douter de la chose… Quelle heure est-il ?
– Neuf heures et demie.
– Allons, Suzanne, en route ! Combien t’ai-je promis ?
– Oh ! cela ne fait rien, monsieur Fontanet…
– Pas de sottises… Rien qu’à t’entendre parler comme cela, voilà que j’ai peur !
Il me regardait avec défiance ; je ne devinais point pourquoi.
– Vois-tu, reprit-il brusquement, je ne te connais ni d’Ève ni d’Adam, moi… Et quand on fait fi d’un salaire honnête, c’est qu’on a de mauvaises pensées.
– Je ne vous prie pas de vous servir de moi, répondis-je, blessée au vif ; donnez l’adresse de vos neveux au commissionnaire du coin, ne lui dites pas ce que contient le paquet, et envoyez…
– Tu es une honnête fille ! m’interrompit-il ; je ne veux que toi pour commissionnaire… Je t’ai promis neuf louis, je m’en souviens bien… en voilà dix… prends tes jambes à ton cou, et va porter tout cela au n° 21 de la rue Moreau, au faubourg Saint-Antoine… tu reviendras après.
– Mais vous, pendant ce temps-là ? objectai-je.
– Moi, je me porte comme père et mère… Tu diras au neveu François qu’il vienne demain et qu’il amène un commissaire… Nous la mettrons à la porte… elle aura beau faire du bruit ; on peut fouiller chez moi, maintenant que ce diable de Confidentiel est parti… Je le sais par cœur, c’est vrai, mais les commissaires de police ne peuvent pas dire à la mémoire : Ouvrez, au nom du roi !… Va !
Comme je gagnais la porte, il me rappela.
– En revenant, me dit-il, pour le cas où elle serait rentrée, tu rapporteras quelque chose… histoire de te donner l’air d’avoir fait une commission dans le quartier… Tu rapporteras un demi-poulet rôti et une tranche de pâté de jambon… Nous ferons la soupaille… Je me sens en appétit… Allons, Suzanne ! trois quarts d’heure pour aller, trois quarts d’heure pour revenir… En avant, marche !
Il fit le tambour à la suite de ce commandement militaire. Moi, je me mis à courir. La commission me plaisait.
Il n’y avait pas bien longtemps que j’étais prisonnière, et pourtant je sentis un mouvement de joie en respirant l’air libre. Je gagnai tout de suite le boulevard, et je me mis à courir dans la direction de la Bastille. Le père Fontanet m’avait dressé mon itinéraire. Je fus un peu plus d’une demi-heure à franchir la distance qui sépare la rue de Cléry de la rue Moreau ; j’allais plus vite que les voitures. Encore, m’égarai-je dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine.
J’étais en nage quand j’arrivai à la porte du numéro 21. J’attribue en partie à cet état les accidents qui suivirent ma visite à la famille du vieux placeur.
C’était une maison sans portier, une maison très-pauvre, située au fond d’une grande cour pleine de fumiers. Des étables à vaches étaient à droite et à gauche. Il y avait une laiterie sur le devant. Je demandai à la laiterie si l’on connaissait la demeure de M. François Poinsot ; on me répondit : Derrière l’écurie dans la cabane, à gauche. Une fois passé la cour aux fumiers, il faisait nuit noire. On se serait cru à cent lieues de Paris, dans un de ces villages où la civilisation n’a pu encore apporter la propreté. Au bout d’un long couloir, servant en même temps de canal aux eaux de la cour, se trouvait une écurie à demi ruinée qui contenait une demi-douzaine de ces ânesses à lait qui vont par la ville au secours des phthisiques. Derrière l’écurie était une cabane en planches et torchis dont la fenêtre laissait passer une faible lueur par ses carreaux de papier huilé. Je frappai. Un grognement sourd me répondit. Je redoublai. Le grognement sourd ne fut point répété. Alors, je soulevai le loquet et j’entrai.
Les odeurs méphitiques qui remplissaient le couloir étaient parfums de roses auprès de l’affreux mélange de miasmes qui attaqua mon odorat. Comme mes yeux étaient habitués à l’obscurité, je pus embrasser d’un regard l’ensemble de ce misérable spectacle, éclairé par une mèche-veilleuse brûlant dans un tesson de pot. C’était la misère dans tout ce qu’elle a d’horrible quand la maladie vient s’y joindre. Il n’y avait pour tous meubles qu’une planche sur deux tréteaux. Trois tas de paille humide servaient de couches à trois fantômes dont l’aspect glaçait le cœur. Un quatrième spectre était accroupi par terre, aux pieds de la table. C’était l’aîné des neveux, c’était François Poinsot, le filleul du vieux placeur. J’eus froid dans les veines en songeant que la Fontanet avait osé dire que ces misérables êtres gagnaient de l’argent assez pour se montrer ingrats.
François Poinsot me demanda d’une voix creuse ce que je voulais. Quand je lui dis que j’apportais de l’argent, il eut un sourire stupide. Il ne voulut point me croire. Quand je jetai le sac d’or sur la table, des râles sans nom s’élevèrent dans les coins où étaient les tas de paille. Je suffoquais littéralement, et pourtant je ne pouvais sortir avant d’avoir accompli ma mission. François Poinsot me dit :
– Ces trois-là ont la petite vérole. Moi, je sors de l’avoir. Je me suis guéri, je ne sais pas comment… mais je me meurs de faim.
– Et un médecin ? demandai-je.
Le même rire idiot fut la seule réponse que j’obtins. Et les trois patients, couchés sur la paille, se prirent à murmurer :
– Donnez à boire ! donnez à boire !
Il n’y avait pas d’eau dans la masure. De l’eau ! ce que Dieu met partout ! À Paris, l’eau se vend. On peut mourir de soif.
– Mes amis, dis-je les larmes aux yeux, je vais aller vous chercher ce qu’il vous faut.
– Elle ne reviendra pas ! fit-on sur la paille.
Il paraît que des gens étaient entrés là qui avaient promis de revenir et qui n’avaient point tenu parole.
– Du pain ! dit François, qui serrait sa poitrine à deux mains.
– De l’eau ! de l’eau ! râlaient les trois malades.
Et l’aînée, cette Juliette dont le père Fontanet parlait si souvent :
– Par pitié, aidez-moi à me retourner ; mon côté n’est qu’une plaie !
– Non, non ! cria François, du pain !
– Non, non ! firent les deux autres, qui étaient des enfants, de l’eau… de l’eau !
J’allai à Juliette, et je la soulevai. Elle jeta autour de mon cou ses deux bras rouges et brûlants. Je sentis le frisson d’horreur qui pénétrait jusqu’à la moelle de mes os. Je parvins à la retourner. Elle ne me dit pas merci.
Je sortis cependant en courant pour aller acheter ce qu’il fallait à ces pauvres malheureux. Je revins bientôt avec du pain, du vin et de l’eau. J’allumai une chandelle que j’avais apportée. Je me sentais déjà des alternatives de froid et de chaud, mais je n’y prenais pas garde. Je ne savais pas ce que c’est que d’être malade.
L’aîné se mit à dévorer ; je crus qu’il allait étouffer. Les trois malades, dont la lumière blessait les yeux endoloris, grouillaient sur leur paille et s’attachaient à moi, demandant à boire encore après avoir bu. Le cœur me manquait.
L’angoisse qui précède toute grande maladie me tenait déjà. Je sortis pour aller chercher un médecin. J’en trouvai un dans la rue même. C’était un digne homme. Il sauta hors de son lit dès qu’il entendit parler de misère. Moi, je n’avais plus qu’une pensée, c’était de regagner le bureau. La distance à parcourir pour cela me semblait maintenant énorme.
Quand je fus dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, ma tête commença à tourner : je voyais les réverbères doubles, et mes jambes se dérobaient sous le poids de mon corps. Il me semblait toujours sentir autour de mon cou ces bras brûlants et rouges. Je ne saurais dire l’épouvante que me causait le roulement des voitures. Mes oreilles bourdonnaient, et la voix des passants m’arrivait comme un concert de grandes et confuses clameurs. Enfin, des lueurs éblouissantes passèrent devant mes yeux. Je ne sais où j’étais quand je sentis mon cœur défaillir tout à coup. J’eus une vive douleur au sommet du crâne : j’éprouvais la sensation que je me figure être celle d’une personne qui se noie. Et je restai comme morte ; je ne souffrais plus…
Un matin, je vis le pâle soleil d’hiver qui glissait sur un paysage inconnu. J’étais couchée sur un lit de sangle dans une chambre proprette dont les deux croisées donnaient sur un vaste espace vide.
Au loin, derrière une rangée d’arbres dépouillés, s’élevaient de grands bâtiments que surmontait un dôme. En me soulevant sur le coude, je pus voir qu’un canal me séparait des arbres et des constructions. Mais c’était là un effort prématuré ; je retombai brisée, et je m’endormis.
Deux voix me réveillèrent. On causait tout doucement auprès de mon lit. Une main saisit mon poignet, et cela me fit ouvrir les yeux. Je vis à mon chevet une vieille femme et un jeune homme portant l’habit noir et la cravate blanche. Les convalescents sont comme les enfants, parce que la maladie refait à nos sens une sorte de virginité. Ce que nous voyons au réveil d’une de ces grandes crises qui menacent l’existence nous frappe fortement.
Le jeune homme parlait peu ; la petite bonne femme, au contraire, n’était rien moins que taciturne. Quand elle s’adressait à lui, c’était avec une sorte de respect.
– Que vous avais-je dit ? murmura-t-il en me voyant ouvrir les yeux.
– Oui, oui, répondit madame Louise, ou sœur Louise, car elle portail ces deux titres dans le quartier des Quinze-Vingts ; vous êtes un sorcier, bon docteur… et je commence à croire à votre médecine… tout à fait.
– Comment ! tout à fait, ma sœur ?
– Que voulez-vous ?… Je suis vieille… les vieilles gens sont entêtés… J’ai cru en vous bien longtemps avant de croire à votre science… Ne vous moquez pas de moi. Je ne m’exprime peut-être pas bien, mais ma pensée est claire pour moi-même. J’ai vu tant de médecins que je suis devenue un peu incrédule… J’ai trop d’âge pour accepter tout d’un coup ce système nouveau… Cette grande découverte de Hahnemann, comme vous appelez votre lama… Je ne peux pas nier les résultats que j’ai vus, mais je les attribue à je ne sais quelle puissance que Dieu a mise en vous personnellement.
– Cela est injuste, ma bonne sœur, répondit le jeune médecin, et cela n’est pas digne de vous.
Elle se prit à sourire et vint m’embrasser, comme aurait pu le faire maman marquise au temps où elle m’appelait sa fille.
– Puisque je vous accorde les résultats ! s’écria-t-elle, est-ce vous qui avez empêché cette pauvre petite d’aller à l’hôpital ?
– C’est vous très-certainement, chère sœur, répliqua M. Méran. Il y a dans les hôpitaux de Paris des colosses de science… je regarde leur doctrine comme erronée, mais je ne me reconnais aucunement le droit de détourner un malade du chemin qui conduit chez eux.
– Si pourtant ce chemin mène à un abîme ?…
– Dieu me garde de le dire, ma sœur. J’ai mon principe ; ils ont probablement leur foi… entre eux et nous le juge est à trouver… En attendant, le corps médical auquel nous avons les uns et les autres l’honneur d’appartenir a sa dignité qui défend…
– De crier gare à un malheureux qui se noie ? interrompit sœur Louise avec pétulance ; c’est très-bien, mais moi qui n’appartiens à aucun corps, moi qui n’ai point de dignité, par conséquent je crie gare et de tous mes poumons… d’où il suit, cher docteur, que mes doutes valent mieux que votre foi, puisque votre foi précieuse vous laisse inerte, et que mes doutes ne m’empêchent pas du tout d’agir… Allez à vos malades !
Le docteur Méran lui donna une bonne poignée de main et sortit. La petite vieille prit sur la table de nuit un verre qui me sembla contenir de l’eau parfaitement claire, l’agita un instant et m’en fit boire une cuillerée.
– N’ayez pas peur, mon ange, me dit-elle, vous ne serez pas marquée… ; c’eût été dommage, car vous êtes jolie comme un cœur. On dit que la beauté est un triste présent du hasard, ajouta-t-elle ; d’abord, il n’y a point de hasard ; c’est un fort vilain nom que les ignorants donnent au bon Dieu… et le bon Dieu ne fait point de tristes présents… C’est notre propre folie qui trouve moyen d’empoisonner les dons les meilleurs et de les changer en afflictions… Mais vais-je vous faire un sermon ?… Voilà les vieilles femmes !… Pensez-vous que Dieu les ait faites comme cela ?
Elle vit que je faisais effort pour répondre, et m’embrassa une seconde fois.
– La paix ! me dit-elle ; c’est moi seule qui bavarde aujourd’hui… vous ne parlerez que demain ! tel est l’arrêt de notre charlatan !
Elle s’assit auprès de mon lit et se mit à tricoter un gros bas d’enfant avec une prodigieuse agilité de mains.
– Je devine tout ce que vous voulez savoir, me dit-elle en fixant sur moi ses yeux noirs, qui avaient gardé toute leur éloquence ; je vais vous répondre à tout, sans que vous ayez la fatigue de me faire des questions… Est-ce gentil ?… Ah ! voilà ! Je vous ai accaparée de ma propre autorité pour vous mettre entre les mains d’un charlatan qui se permet de sauver ses malades et de guérir par des moyens autres que ceux employés par la science académique pour tuer… vous avez été prise assez singulièrement, ma chère petite : deux ou trois maladies à la fois, débutant par une double congestion cérébrale… petite vérole fort maligne dès le début, compliquée le second jour de fièvre typhoïde… et de je ne sais plus quoi encore… je vous ai trouvée au milieu de la rue, à minuit ; je n’ai pas pu empêcher qu’on ne vous portât chez le pharmacien : c’est la règle… et nos bons faubouriens, qui se disent révolutionnaires, ne sont rien moins que novateurs… Leurs idées sont déjà des vieilles de soixante ans, encroûtées, routinières, étroites… Si vous saviez comme ils ont, bon cœur, avec cela ! Mais où en étais je ?… Au pharmacien. Du pharmacien à l’hôpital, il n’y a qu’un saut. Par bonté d’âme, nos faubouriens allaient vous porter là-bas tout droit, lorsque j’ai dit : Menez-la chez moi. – Sœur Louise ! voilà sœur Louise ! s’est-on écrié de toutes parts ; c’est dommage que son hôpital n’ait qu’un lit, car on n’en sort jamais que sur ses jambes… Et voilà qu’on vous amène dans mon petit trou en m’accablant de bénédictions. Ils m’en donnent toujours, ces braves âmes, cent fois plus que je n’en mérite… Avez-vous remarqué, s’interrompit-elle, ce grand garçon qui sort d’ici ? C’est mon médecin, le médecin de mon petit hospice. Il ne gagne pas gros avec nous, mais ça ira tout droit en paradis, et mon hospice y sera pour quelque chose. Ce grand garçon, c’est le docteur Méran, un fou qui a déjà dépensé vingt bonnes mille livres de rentes, qu’il avait, à soigner le tiers et le quart. Savez-vous comment il me fait payer ses visites ? Je vais vous le dire : quand il me manque dix louis pour mes malades du dehors, il me les donne.
La petite bonne femme avait les larmes aux yeux.
Moi-même, je me sentais près de pleurer.
– Ta ta ta ! fit-elle en voyant que mes paupières battaient, voulez-vous garder vos yeux rouges le restant de votre vie ! Voilà bien de quoi pleurnicher ! Il fait cela parce que ça l’amuse… quoi ! comme il y en a d’autres qui ont quatre maîtresses ou qui se donnent des indigestions… Ça coûte aussi cher, mais chacun son goût… hein ? Dans ce quartier-ci, on n’a qu’à regarder un petit peu autour de soi pour avoir bon cœur… Nous avions deux ou trois dandies bêtes dans le faubourg, des messieurs à chevaux et à filles d’Opéra ; ils se sont sauvés parce qu’ils ont eu honte d’eux-mêmes… Le faubourg n’est bon qu’à la misère, au travail et à la charité. J’ai idée qu’un jour le travail y restera tout seul. La misère, en mourant, dira à la charité de s’en voler au ciel. On la regrettera, quand même on n’en aurait plus besoin sur la terre… La bonne petite vieille cessa de tricoter et alla ouvrir une armoire, où elle prit une épaisse tranche de pain bis sur laquelle elle étendit un peu de beurre.
– Je vas dîner, dit-elle en revenant près de moi ; ça vous fait-il envie ? Non. Le docteur l’avait bien dit, le charlatan qu’il est… ce sera pour demain… Mais vous dînerez avec autre chose… Le pain bis et le beurre, c’est bon pour ceux qui se portent bien… Où en étions-nous ?… Vous voilà donc chez moi… Vous dormiez : Méran venait vous voir le matin et le soir ; j’avais pris une petite du quartier pour vous veiller pendant que j’allais à mes autres malades. Je ne peux pas vous dire que je n’ai pas eu peur ; ce serait mentir. Je m’y connais, voyez-vous, à ces coquines de maladies J’en ai tant vu. J’ai bien cru que vous alliez mourir. Mais ce charlatan de Méran, avec sa poudre de perlimpinpin qu’il met dans de l’eau claire, – avec ses globules, comme il dit, fait des choses étonnantes. Je trouve, moi, que les autres médecins, les savants, ceux de l’Académie, sont bien bons de le laisser guérir comme ça le monde. C’est criant, ma parole d’honneur !
Elle mangeait son pain et son beurre avec un appétit ! Quand elle eut achevé son énorme tartine, elle but un grand verre d’eau. Puis elle mit sur ses épaules une petite pèlerine de bure noire et me dit :
– Je vais voir mes autres… dormez un somme, mon ange… Je reviendrai à six heures pour votre médicament.
Elle partit, leste comme une jeune fille. Elle n’était pas au bas de l’escalier, que je dormais déjà ! Est-ce ma jeunesse qui combattit aussi victorieusement ce faisceau de maladies mortelles ? est-ce la vigueur de ma constitution ? Mon sang et mon âge ne nuisirent pas à ma guérison, je le crois ; mais tant que je vivrai, je me souviendrai de cette bonne petite sœur Louise et de son charlatan de docteur Méran. Ils avaient l’habitude de causer philosophie ensemble, et s’entendaient comme chien et chat. Mais le docteur respectait sa vieille amie autant que si elle eût été sa mère. Il faisait un bien immense dans le quartier. On le persécutait un peu. Les pharmaciens ameutaient même contre lui les pauvres qu’il guérissait. Sœur Louise se mettait alors en grande colère, mais le docteur Méran lui disait :
– Bonne mère, il faut que toute vérité soit crucifiée au moins une fois.
Cette petite sœur Louise avait une étrange histoire. C’était la veuve d’un fournisseur des armées impériales. Son mari avait scandalisé l’Europe par sa fortune. Quand il mourut, il laissa trois parts de ses biens : deux à des fils qu’il avait d’un premier lit, une à sa veuve. La veuve employa sa part intégralement à fonder deux hôpitaux considérables : l’un à Strasbourg, lieu de naissance de son mari ; l’autre à Nantes, sa ville natale. Elle essaya successivement de vivre dans chacun d’eux, mais elle se brouilla avec les médecins et avec les religieuses. Les malades seuls l’aimaient. Ce que voyant, elle vint habiter Paris. À l’époque où elle me recueillit, elle était depuis vingt ans dans le faubourg Saint-Antoine, où la confiance universelle la mettait à la tête de sommes assez importantes. Sa maison était un hôpital où il n’y avait qu’un lit ; mais au dehors elle secourait de nombreux malades.
Quant au docteur Méran, il existe encore, Dieu merci ! C’est ce médecin qui n’est d’aucune académie, qui ne porte ni titre ni croix, et qui vieillit, importuné de sa renommée.
Le lendemain, il put m’interroger à sa première visite. Vers midi, j’avalai quelques cuillerées de bouillon ; la fièvre était passée. Je pus parler à sœur Louise et lui témoigner ma reconnaissance. L’affection typhoïde avait en quelque sorte avorté sous l’influence du traitement. La petite vérole seule suivait son cours, énergiquement combattue par les poudres de perlimpinpin du charlatan, pour employer les expressions de la petite vieille. Je ne souffrais pas. Les démangeaisons étaient presque éteintes. Je ressentais seulement une extrême faiblesse, qui n’était pas sans bien-être. Quand j’étais bien étendue sur le dos, les mains et les bras appuyés, il me semblait presque que j’aurais pu me lever et courir. Mais aussitôt que je faisais un mouvement, soit de la tête, soit même des mains, j’éprouvais le sentiment de mon impuissance.
Il faisait chaud dans cette chambre. Je priai sœur Louise d’ouvrir un peu la fenêtre pour laisser entrer le soleil d’hiver, qui caressait les rideaux.
– Pas de ça, Lisette, me dit-elle ; notre docteur est bien le meilleur chrétien que je connaisse ; mais une fois qu’il a donné ses ordres, si on les enfreint, il vous plante là roide comme balle !… Il doit son temps, dit-il, à ceux qui ont bonne volonté de se guérir. Ceux-là obéissent… Quant aux imprudents et aux indociles, comme il ne peut pas les enchaîner à triple cadenas, il leur souhaite le bonsoir. Voudriez-vous voir ce qu’il y a derrière la croisée ? reprit-elle ; c’est la place de la Bastille et l’éléphant. Dans deux jours, vous contemplerez l’éléphant, monument très-intelligent qui sert d’hôtel à plusieurs milliers de rats… À gauche, l’arsenal ; derrière, le boulevard Bourdon… À gauche encore, le grenier d’abondance, la Seine, le Jardin des Plantes et tout le paysage du faubourg Saint-Marceau… La vue est belle, l’air est bon ; c’est mon charlatan qui m’a choisi mon petit appartement… Il s’y connaît.
Je la voyais avec regret mettre sa pèlerine de bure pour sortir.
– Ma chère petite, continua-t-elle, je n’ai guère qu’une douzaine de maisons à voir aujourd’hui ; je rentrerai de bonne heure et je vous raconterai une petite histoire pour vous endormir. Demain, si notre charlatan le permet, vous me direz la vôtre… Je suis curieuse, c’est mon moindre défaut… Du reste, j’entends gratter à la porte ; vous ne passerez pas la journée toute seule ; on sait déjà que vous pouvez recevoir.
Elle alla ouvrir. C’était une bonne grosse ouvrière du faubourg, qui apportait une demi douzaine de petits bonnets d’enfants. Sœur Louise l’embrassa et lui dit :
– Donnez un tour à mon tricot, madame Morin, et recevez ceux qui viendront.
Il y avait au pied de mon lit un tronc que je n’avais pas aperçu. Elle l’ouvrit et prit de l’argent dans un gros sac de toile qui lui servait de porte-monnaie.
– Et ne lui dites pas trop de mal de nous, mère Morin ! fit elle en riant et en se sauvant.
Mère Morin la reconduisit jusqu’à la porte. Avant de prendre le tricot, elle me regarda.
– Est-ce bien Dieu possible ! fit-elle : voilà trois jours que c’était presque une morte !
– J’ai donc été bien bas, ma bonne dame ? demandai-je.
Elle se mit à tricoter vigoureusement.
– Bien bas ! reprit-elle en me faisant un petit signe d’amitié, quant à ce qui est de ça, on ne peut guère plus bas !… Est-ce qu’on meurt dans c’te maison du bon Dieu !… C’est des saints, quoi ! de vrais saints du paradis.
– Eh ! bonjour, mère Morin ! dit une voix cassée à la porte.
Elle se leva précipitamment et fit une respectueuse révérence. C’était un prêtre de grand âge, voûté, courbé, tremblotant sur ses vieilles jambes, mais courant encore le guilledou de la charité.
– Ne vous arrêtez pas, dit-il en se dirigeant vers mon lit ; travaillez, travaillez ; c’est pour les pauvres. Notre anguille est donc déjà partie ?… Je me lève trop tard depuis quelque temps… Voilà bien huit jours que je ne me suis recommandé à ses prières… Ah ! mère Morin, que je voudrais accrocher ma pauvre âme pécheresse à ses ailes d’ange quand elle s’en ira dans le ciel !
– Vous qui êtes le saint des saints, monsieur Bruant !… se récria la bonne femme.
Le vieux prêtre secoua sa tête blanche et vénérable.
– Devant ma petite sœur Louise, dit-il avec une humilité convaincue et profonde, il me semble que je n’ai rien fait en ma vie !
Il s’approcha de moi et me prit les mains.
– Allons, allons, me dit-il, le docteur Méran n’en fait jamais d’autres… Voilà encore une résurrection… Je crois que je ne risque rien d’envoyer demain un pot de confitures.
La porte s’ouvrit de nouveau. C’était une jeune femme en toilette très-simple, mais souverainement élégante. Elle se recula en voyant la place doublement occupée.
– Entrez, madame la marquise, dit l’abbé Bruant, dont les vieilles rides eurent un beau sourire ; nous vous y prenons !… Mais n’ayez pas trop de honte… Tenez, voici une brave femme qui a affaire chez elle. Prenez le tricot à votre tour, et voyons si vous allez aussi vite qu’elle !
Mère Morin céda le tricot à madame la marquise, qui lui serra la main en lui demandant des nouvelles de son mari et de ses enfants. Avant de se retirer, mère Morin mit deux sous dans le tronc.
Je ne puis exprimer ce que je ressentais en face de ce spectacle si nouveau pour moi. J’avais vu de bonnes gens en ma vie, mais je n’avais aucune idée de cette promiscuité angélique que la passion charitable établit tout naturellement, sans effort ni emphase, entre les différentes classes sociales. J’avais peur de rêver. Madame la marquise prit le tricot de la sœur Louise. Elle ne marchait pas aussi rondement que mère Morin, mais, pour une marquise, elle n’allait pas mal. Je n’en aurais certes pas fait autant qu’elle.
Pendant qu’elle travaillait, le vieux curé la lutinait d’importance. Il lui demandait combien de contredanses elle avait manquées au bal de l’ambassade sarde, quels progrès avait faits sa gastrite aux eaux de Wiesbaden, cette saison ; si elle avait fait moins que la petite baronne au sermon de charité du père Lacordaire, si elle avait enfin réussi à englober tous les juveigneurs de son cercle dans la société de Saint-François-Régis, etc., etc. Chaque monde a son genre d’esprit et de comique. Les vieux saints sont presque toujours un peu loustics. Madame la marquise déposa un instant son tricot et prit dans son sac une bourse de velours noir qu’elle tendit au vieillard.
– Ceci n’est pas pour me venger de vos méchancetés, monsieur l’abbé, dit-elle.
Le bonhomme lui baisa la main, ma foi, fort galamment.
– Voilà huit jours à peine que vous m’avez apporté votre tribut ! dit-il.
Elle répondit en souriant :
– C’est qu’on danse beaucoup cet hiver.
Et elle reprit son tricot. Cette jeune femme me paraissait belle comme la reine des anges.
Il en vint d’autres ; il vint des jeunes filles du faubourg, des religieuses, que sais-je ! Et toutes me firent une caresse fraternelle, et toutes avancèrent d’autant le tricot de la sœur Louise. Toutes déposèrent leur offrande dans le tronc des pauvres malades. Les unes des sous, comme mère Morin, les autres une pièce d’argent, un louis d’or, madame la marquise un billet de banque. Elle pouvait danser, celle-là ! les belles joies de ses matinées expiaient l’ennui mondain de ses soirs.
Vers cinq heures, sœur Louise revint. Elle était contente de sa journée. Elle avait dépensé tout ce qu’elle avait emporté.
En mangeant sa lourde beurrée, elle me raconta l’histoire promise : une bonne histoire qui me fit sourire. Sœur Louise n’entretenait guère de mélancolie. Le lendemain, comme elle me l’avait annoncé, il fallut lui dire la mienne, avec la permission du charlatan qui voyait les progrès de ma guérison avec une joie d’enfant. Je mangeai un blanc de volaille et des confitures du bon abbé Bruant, pendant que sœur Louise dévorait son éternelle beurrée. Elle me dit, quand je lui eus conté succinctement les principales aventures de ma vie :
– Vous êtes une digne enfant, ma chère Suzanne, mais il faut prendre garde à l’orgueil… L’orgueil a perdu jusqu’à des anges.
Je me souviens avec une sorte d’ivresse du moment où je pus enfin m’accouder sur le balcon par un rayon de soleil et respirer l’air libre du dehors. J’étais devenue pieuse dans cette maison où la piété, dépourvue d’austérités inutiles, était si simple, si naïve, si belle. Je remerciai Dieu du fond du cœur. Sœur Louise était derrière moi.
– Et maintenant, ma bonne petite, me dit-elle avec un peu de mélancolie dans la voix, qu’allons-nous faire ?
Je ne comprenais pas. Elle m’attira vers elle et me baisa au front.
– Notre vie serait trop heureuse et trop douce, murmura-t-elle, si nous pouvions nous entourer de ceux ou de celles que nous avons sauvés… Même en tenant compte des ingrats, ce serait le paradis sur la terre… Mais, ajouta-t-elle après un silence, le paradis est ailleurs. Nous nous séparons de ceux que nous aimions déjà pour courir aux inconnus qui souffrent… Il y a un proverbe populaire qui dit : Cœur d’hôpital !… Le proverbe raille, mais il a tort ; ce sont les grands cœurs, ce sont les cœurs chrétiens qui marchent sans cesse en avant, travaillant toujours et ne jouissant jamais.
– Est-ce que vous allez me chasser ? demandai-je les larmes aux yeux.
Elle me pressa contre son sein avec une véritable tendresse.
– Cœur d’hôpital ! murmura-t-elle en tâchant de sourire. Ma maison n’a qu’un lit ; ce lit est aux malades en danger de mort !… Vous voilà guérie, Suzanne…
Dès le lendemain, les ouvriers du faubourg apportèrent sur un brancard un pauvre jeune homme atteint de fluxion de poitrine double.
– Suzanne, me dit sœur Louise, revenez nous voir. Si vous êtes heureuse, apportez-nous vos offrandes ; si vous êtes malheureuse, venez chercher près de nous des consolations et des secours.
Elle m’avait proposé de me placer ; je n’avais pas accepté. Pourquoi ? – Pourquoi n’avais-je pas écrit dans le temps à maman marquise pour lui demander son témoignage ? J’étais orgueilleuse sottement et follement.
– Je reviendrai vous voir, chère sœur, dis-je à ma bienfaitrice, si je suis heureuse.
Elle secoua la tête. J’allai mettre deux louis dans le tronc. Son visage prit une expression très-sévère pendant qu’elle me disait :
– Je n’ai pas le droit de refuser ce qu’on donne aux pauvres… Que Dieu vous conduise, Suzanne !
– Que Dieu vous récompense, chère sœur, répondis-je ; – pour vous oublier, il me faudra mourir !…
J’étais encore bien faible quand je sortis de chez sœur Louise. Ce n’était pas sa faute assurément si je me trouvais sans asile, car elle m’avait fait des offres de toutes sortes.
Je louai une petite chambre sur le boulevard Beaumarchais. Je n’étais pas très-inquiète de mon avenir. Cette famille Poinsot, les neveux et les nièces du père Fontanet devaient être maintenant dans l’aisance. Je comptais sur eux. Pendant huit jours, j’achevai de me rétablir. J’allai voir plusieurs fois sœur Louise, qui me reçut toujours parfaitement, mais ne me renouvela point ses offres. Si elle l’avait fait, peut-être eussé-je accepté, car la réflexion était venue. Ce n’est pas que j’eusse perdu espoir du côté des Poinsot, au contraire. Je m’étais rendue rue Moreau et j’avais pris des renseignements. Les Poinsot avaient quitté leur misérable baraque depuis plus de trois semaines. On disait dans le quartier qu’ils avaient fait un héritage et qu’ils étaient établis dans Paris.
Je savais où les trouver. L’établissement qu’ils avaient pris ne pouvait être que l’ancien bureau du père Fontanet. Mais tout en restant convaincue qu’ils me tiendraient compte du salut que je leur avais apporté tout au fond de leur détresse, j’avais comme un remords à l’égard de sœur Louise. À la moindre avance, je me serais jetée dans ses bras. Elle ne me fit point d’avance.
Lasse d’attendre une proposition qui ne devait plus venir, je m’habillai un matin du mieux que je pus et je pris l’omnibus du boulevard pour gagner la rue de Cléry. J’étais alors parfaitement rétablie, sauf un peu de faiblesse qui me restait. Dans l’omnibus, je faisais le bilan de ma situation. Ce n’était pas sans crainte que je m’approchais du bureau de Fontanet. Ma crainte n’avait pour objet ni le vieux placeur ni les Poinsot : ils étaient mon espoir. Mais je redoutais Félicité.
En descendant de voiture, avant d’entrer dans la sombre allée à l’ouverture de laquelle se trouvait la pancarte, je pris langue chez les boutiquiers d’alentour. On me dit que le père Fontanet était mort depuis une semaine, et que ses neveux l’avaient remplacé. Il ne fut point question de Félicité. Je n’osai interroger davantage. Après avoir croisé un instant devant la porte, je me déterminai à entrer. Le cœur me battait. Arrivée au bout de la première cour, je fus sur le point de rebrousser chemin. Mais je me fis honte à moi-même : ce n’était point ici pudeur exagérée ; c’était tout simplement poltronnerie. La Fontanet me faisait peur. Ce coup d’éperon me suffit. Je traversai la seconde allée d’un pas résolu et je me trouvai devant ces fenêtres grillées d’où s’échappait en plein midi la pâle lueur de la lampe.
J’entrai sans frapper. Félicité n’était pas là. Je reconnus au travers du grillage François Poinsot, le squelette vivant que j’avais trouvé accroupi sur la paille, et Juliette la pestiférée, dont j’avais étanché la soif au péril de ma vie. Ils n’étaient certes pas dans un très-florissant état de santé. C’était un sang parisien lymphatique et pauvre, mais enfin je les trouvai bien changés à leur avantage. Ils portaient le grand deuil. En dehors du grillage, les deux enfants se poussaient en riant.
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ? me demanda François, tandis que Juliette levait la lampe pour m’examiner.
Je m’attendais à un cri de surprise. Juliette reposa froidement la lampe sur la table, et dit à François :
– C’est cette jeune fille…
Les enfants cessèrent de jouer et me regardèrent. François, sans discontinuer d’écrire, me demanda pour la seconde fois :
– Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?
J’ignore ce que je balbutiai. J’étais atterrée.
– Est-ce que c’est elle qui est venue dans la rue Moreau ?… se disaient les enfants.
– Entends-tu comme elle parle ? prononça Juliette, tu devrais la faire arrêter ?
– Me faire arrêter ! m’écriai-je indignée, et pourquoi ?
– Point de bruit, la fille ! dit François, qui déposa enfin sa plume ; nous connaissons les pratiques de votre espèce, et il n’y a pas bien loin d’ici chez le commissaire !…
– Mais de quoi m’accusez-vous, grand Dieu !
– Va-t-elle nous affronter ?… s’écria Juliette, qui fit mine de se lever.
– Tiens-toi en paix, toi ! ordonna le frère ; elle va passer la porte et aller se faire pendre ailleurs.
Je n’avais pu faire un mouvement, tant était grande la stupéfaction qui m’écrasait.
– Vous allez bien pour votre âge, la fille, reprit François d’un ton goguenard ; vous nous avez soufflé un billet de cinq cents francs pour le moins, de l’aveu même de feu notre oncle. Je ne sais pas comment vous avez le cœur de vous présenter devant nous.
– Sur mon honneur ! m’écriai-je.
– Entends-tu ? m’interrompit Juliette en s’adressant à son frère ; son honneur !…
Et les enfants répétèrent de confiance en me tirant par ma robe et en me pillant comme des roquets :
– Son honneur à celle-là… son honneur !…
J’étais restée là trop longtemps : je me redressai et je gagnai la porte.
– Voilà comme vous me récompensez, dis-je sur le seuil, pour vous avoir sauvé la vie.
Juliette éclata de rire, et François me dit :
– Allons ! dehors ! dehors, espèce !… et plus vite que ça !
Je rentrai chez moi tellement abattue et découragée, que je fus obligée de me mettre au lit. J’eusse mieux aimé la rage franche de la Fontanet que l’atroce hypocrisie de ces misérables.
J’avais subi bien des injures, et je n’étais pas à connaître la souffrance ; mais c’était la première fois que je me trouvais ainsi face à face avec l’ingratitude humaine. Mon sens moral en fut attaqué… Je cessai d’aller chez la bonne sœur Louise, ne voyant pas qu’en agissant ainsi, je me rendrais moi-même coupable d’ingratitude. Je me disais, pour m’excuser auprès de moi-même :
– Elle ne me doit rien, celle-là ; qu’irais-je lui demander ?
Me devait-elle donc quelque chose le jour où elle me recueillit, inconnue et mourante, dans la boutique d’un pharmacien. Le lendemain et les jours suivants, j’errai comme une âme en peine, au bord de l’eau ou dans les allées du Jardin des Plantes. Puis, je fus prise tout à coup d’une fièvre d’audace. On m’avait parlé des Petites Affiches. J’entrai dans un salon de lecture et je demandai les Petites Affiches. Je copiai la liste des personnes qui avaient besoin de servantes.
Je voulais bien être servante.
Je me souviens que je retrouvai dans ce cahier des Petites Affiches le nom de ce fameux spéculateur, M. Marc Bonnin de la Forest, boulevard Saint-Martin et rue Meslay, qui prenait tant de nègres à son service ; celui chez qui j’avais envoyé ce pauvre Cupidon, au temps de mon éphémère splendeur. M. Marc Bonnin de la Forest demandait toutes sortes d’employés : caissiers, teneurs de livres, chefs de correspondance, etc. ; il leur offrait à tous des appointements très-honorables, mais leur demandait à son tour des cautionnements.
Je me présentai dans cinq ou six des maisons indiquées. Je regarde cela, maintenant que j’y songe, comme une marque de courage. Dès la première maison, en effet, on me renvoya tambour battant, après m’avoir demandé mes papiers et mes certificats.
Le chagrin avait coupé ma convalescence : je souffrais beaucoup, et bien que la petite vérole ne m’eût laissé aucune trace sur le visage, j’étais tellement changée, que mes anciens amis auraient eu peine à me reconnaître. Quand je me regardais dans mon miroir, j’avais peur. Je vivais avec une extrême économie, et cependant mes petites ressources s’en allaient de jour en jour. J’étais entrée dans ma chambre du boulevard Beaumarchais avec cent quinze francs, provenant du cadeau que m’avait fait le vieux placeur. Au bout d’une quinzaine de jours, la pile de mes pièces de cinq francs était tellement diminuée que l’angoisse me prit. Seule dans ce Paris ! pensais-je, malade et sans ressources. Il y avait bien une ressource : retourner chez cette excellente sœur Louise et implorer sa pitié : mais ceci me répugnait à tel point que j’eusse préféré entreprendre les métiers les plus durs. Ma sotte fierté se faisait des fantômes ; je me figurais que sœur Louise, tout en me faisant un charitable accueil, aurait aux lèvres un sourire railleur. Je l’entendais dire à son beau docteur Méran :
– Voici la brebis égarée qui revient au bercail…
Pauvre folle que j’étais. J’ai mieux connu depuis les gens qui se dévouent aux pauvres et aux souffrants. Ils ne peuvent pas avoir, comme tout le monde, la mémoire de l’affection. Ce n’est pas leur devoir. Il faut leur accorder le droit d’oublier ceux qu’ils ont sauvés.
Une fois, l’idée me vint de me déguiser en homme et de me faire ouvrier. Quand je passais devant les théâtres, je voulais être actrice. J’arrêtai une fois un porteur de pain dans la rue Saint-Antoine pour lui demander la permission de soulever son panier : il était trop lourd. Si j’avais su l’adresse de Ninette, mon ancienne compagne de voyage, j’aurais été la trouver. Il n’y a rien de paradoxal comme la vanité. J’aurais consenti plus volontiers à m’humilier devant Ninette que devant sœur Louise.
Les pauvres pièces de cinq francs s’en allaient.
Il y avait près de six semaines que j’étais dans ma chambrette. – Je cherchais, mais toujours en vain. Un matin, j’ouvris ma petite armoire : il n’y avait plus que deux pièces de cinq francs. Je les regardai longtemps, puis je les pris toutes deux. Je ne saurais dire pourquoi.
Je sortis. Au bout de quelques pas, la fatigue me saisit et j’allai m’asseoir sur un banc au boulevard Bourdon, en face de la maison de sœur Louise. La fenêtre, où je m’étais accoudée si souvent était fermée, malgré le beau temps. Non loin de moi, il y avait un vieil aveugle qui jouait de la serinette. Des enfants cruels s’amusaient à jeter de petits cailloux dans la tirelire qui était au-devant du pauvre aveugle. Et le pauvre aveugle, croyant que c’étaient des pièces de monnaie, disait pour eux des Pater et des Ave.
Je regardai cela tristement, mais sans indignation : j’avais l’âme engourdie. Tout à coup je vis une petite fille qui courait le long du canal, regardant derrière elle comme si elle eût craint d’être poursuivie. Je la reconnus, non pas tant à son visage ou à ses haillons qu’à la harpe qu’elle portait et qui gênait grandement sa course. C’était ma petite bohémienne de la place de la Bourse, à qui j’avais donné une fois cinq sous pendant qu’elle chantait devant le théâtre Nautique.
Je ne sais si elle me reconnut, mais elle vint s’asseoir à l’autre bout de mon banc. Je la regardais presque avec envie, me souvenant qu’il y avait ordinairement une vieille femme avec elle. Cette petite chanteuse des rues n’était pas seule. Il n’y avait que moi pour être complètement abandonnée.
– Je ne sais pas où je vous ai vue, me dit-elle en fixant sur moi ses yeux hardis ; vous avez l’air malade.
Puis sans attendre ma réponse :
– J’ai fait courir la Pêcheux ! elle me poursuit depuis la rue du Pont-aux-Choux… Elle veut me battre parce que j’ai laissé tomber ma harpe qui s’est cassée, tenez !
Elle me montra le couronnement de sa harpe, qui était en effet fendu. Les cordes qu’elle pinça rendirent un son fêlé. Je la regardais. Elle était jolie, malgré la malpropreté de son visage et le désordre de ses cheveux brouillés. Sa taille trop maigre avait de la grâce et de la souplesse. Ses grands yeux noirs croisaient les miens et souriaient.
– Si vous vouliez me donner de quoi faire raccommoder ma harpe, me dit-elle, la Pêcheux ne me battrait pas ?
– Comment vous nommez-vous, ma pauvre enfant ? demandai-je.
– Je suis bien aussi âgée que vous, me répondit-elle d’un ton piqué ; je m’appelle Suzanne.
Mon visage dut exprimer de l’étonnement, car elle dit en fronçant le sourcil :
– Qu’est-ce qu’il y a de drôle à ça ?
Il me semblait reconnaître dans son accent des traces du langage que j’avais entendu dans mon enfance. L’idée de Gustave me vint et mit des larmes dans mes yeux.
– Bon ! s’écria la petite chanteuse, la voilà qui pleure maintenant !… Qu’est-ce que vous avez à pleurer ?
– Je n’ai rien, répliquai-je en essuyant mes yeux. D’où êtes-vous, Suzanne ?
– De là-bas, du côté de Vire, en Normandie, me répondit-elle.
– Vraiment ! m’écriai-je ; et quel âge avez-vous ?
– Seize ou dix-sept ans… je ne sais pas trop au juste…
Mon nom, mon pays, mon âge ! On ne se connaît pas bien soi-même. J’aurais voulu avoir une glace devant moi pour savoir si cette petite me ressemblait. Elle regardait de temps en temps du côté de la Bastille.
– Est-ce que vous allez me donner de quoi faire raccommoder ma harpe ? me dit-elle tout à coup.
– Je suis presque aussi pauvre que vous, Suzanne, répondis-je ; combien cela coûterait-il le raccommodage de votre harpe ?
– Ah ! dame !… au moins cent sous…
– Et la Pêcheux vous battrait bien fort si votre harpe n’était pas raccommodée ?
– Elle m’assommerait, ma bonne petite demoiselle.
Ceci fut dit d’un ton suppliant. La mendiante perçait.
Cinq francs ! c’était la moitié de mon avoir. Mais mon regard tomba sur la fenêtre fermée de sœur Louise.
– Celle-là, me dis je, ne calcule jamais quand il s’agit de faire le bien.
Je pris cent sous dans ma poche, et je les donnai à mon homonyme, la petite chanteuse. Elle ne s’attendait pas du tout à cela. Elle resta un instant stupéfaite.
– Et vous dites que vous n’êtes pas riche ! murmura-t-elle.
– Je dis la vérité, Suzanne !… dans deux ou trois jours je manquerai de pain.
– Ah ! dit-elle, en jetant la pièce de cinq francs en l’air pour la rattraper fort adroitement : dans deux ou trois jours on a le temps de se retourner !
Elle mit la pièce dans la poche de son tablier.
– Merci, ma bonne demoiselle, me dit-elle en rechargeant sa harpe ; je prierai bien le bon Dieu pour vous… La Pêcheux m’aurait assommée, bien sûr… Ça vous portera bonheur.
– Dieu le veuille, Suzanne, lui dis-je pendant qu’elle s’éloignait toute joyeuse.
Avant de tourner l’angle du boulevard Bourdon, elle m’envoya un signe de tête avec un baiser.
Gustave ! je n’aimais plus à penser à Gustave. C’était mon tourment. Je l’avais bien cherché depuis que j’étais à Paris ; pendant les premiers jours, il me semblait étrange de ne point le rencontrer. Maintenant, c’était l’excès contraire ; je désespérais de le revoir jamais. Était-il vivant seulement ? Dans quelques jours j’allais savoir cela, car je ne me donnais guère que quelques jours à vivre. J’arrivais du reste rapidement à un état complet de marasme. Je ne pensais plus qu’avec paresse et à mon corps défendant. Je vécus huit jours avec mes cinq francs ; puis, je ne sortis plus de ma chambre.
Elle était payée pour une semaine encore. J’avais le droit d’y mourir de faim. Je fus tellement sur le point d’user de ce droit, que j’ai le vertige quand mon souvenir se reporte aux deux jours qui suivirent. Dès le premier jour, je crus que j’allais m’éteindre, car la faim est un mal étrange que l’imagination peut hâter et décupler. J’étais assise auprès de mon petit secrétaire ; j’avais écrit deux lettres, une à Gustave, l’autre à maman marquise.
J’avais mis la lettre de Gustave dans celle de maman marquise je la priais de faire tous ses efforts pour le trouver, et de lui être secourable s’il avait besoin d’aide. Quelques mots, tracés sur un bout de papier, donnaient mission aux gens qui les premiers entreraient dans ma chambre de jeter cette lettre à la poste. Elle était adressée au château du Meilhan.
Je dormis cette nuit profondément et jusqu’au matin. En m’éveillant je sentis comme une main de fer qui m’étreignait l’estomac. J’étais tout habillée sur mon lit : je n’eus pas la force de me lever. Ce ne pouvait être l’inanition ; c’était la peur peut-être. Vers midi, les premiers troubles physiques se firent sentir : j’eus des étourdissements et des crampes d’estomac. Ce rêve affreux qui vient aux affamés rangea autour de moi une table bien servie. Je craignis de devenir folle avant de mourir.
Il faut me pardonner si je n’entre pas dans de bien longs détails sur cette poignante journée. Personne mieux que moi ne pourrait décrire la mort par la faim. Je suis allée jusqu’au délire et jusqu’à la perte de la connaissance, mais je manque de courage. Le frisson qui parcourait alors tous mes membres me revient ; les mêmes éblouissements passent devant mes yeux. J’ai au front des gouttes de sueur froide.
Oh ! j’eus peur, moi qui, dans ces pages, me suis vantée plus d’une fois d’être brave ! J’eus horriblement peur. On ne sait pas comme on tient à la vie.
Je pleurai, je criai, je me révoltai, je mordis mes draps, je priai Dieu et la Vierge, tour à tour avec détresse ou emportement, de m’envoyer un morceau de pain. Il me semblait qu’avec un morceau de pain je serais sauvée. Je n’avais pas assez cherché, je n’avais rien fait, je me reprochais d’avoir été maladroite et lâche, je me reprochais de n’avoir pas mendié au coin d’une rue, alors que j’avais encore la force de tendre la main. Sœur Louise ! oh ! bonne sœur Louise ! vous ne m’auriez pas laissée mourir ainsi !
J’arrive tout de suite au hasard qui me sauva. Je venais de reprendre connaissance, mais je n’avais pas la force de crier ni de bouger. Il était environ huit heures du soir. Sur le même carré que moi demeurait une pauvre ouvrière, qui allait en journée dès le matin et ne rentrait qu’à la nuit. Elle avait coutume de venir de temps en temps allumer sa lumière à la mienne. Elle vint : j’eus du pain.
Pauvre chère Jeanne ! humble cœur, sanctifié par le travail ! Je me suis assise un jour au chevet de ton lit de souffrance et je ne l’ai quitté qu’après avoir fermé tes yeux. Sois béni, ange de la pauvreté compatissante !
Combien parmi les heureux de la terre auront ta bonne place au ciel ?
Jeanne ne voulut point me laisser dans ma chambre. Elle m’emporta comme un enfant dans ses bras. Je couchai auprès d’elle dans son lit. Pendant huit jours, elle fut ma mère. Je convins avec Jeanne qu’elle m’apprendrait son état (elle était giletière) et que je me mettrais dans son atelier. Mais, avant de me cloîtrer tout à fait, je voulus remplir un devoir trop longtemps retardé. Mes deux jours de torture avaient porté fruit. Je sentais le besoin d’aller embrasser sœur Louise. Je me rendis à sa maison le matin d’un dimanche. On me dit qu’elle était partie, avec le docteur Méran, pour les forges du Ménot, où le typhus régnait avec violence.
J’allai entendre la messe aux Quinze-Vingts. On retrouve ses idées de piété quand on s’est vu si près de la mort. Aux Quinze-Vingts, je revis ce bon vieux prêtre, qui était venu me visiter lors de ma convalescence, mais je n’osai point lui parler. Je sortis de l’église toute réconfortée. J’avais prié du fond du cœur. Au lieu de rentrer à la maison, je suivis, sans trop y penser, la ligne du boulevard. J’avais comme le pressentiment d’une aventure et, chaque fois qu’il en était ainsi, c’était Gustave qui se présentait toujours à ma pensée. Mon cœur y mettait de l’obstination. L’espoir, sans cesse trompé, ne mourait jamais tout à fait. Mais l’aventure qui planait pour moi dans l’air ne devait point encore avoir trait à Gustave.
J’étais arrivée, marchant toujours devant moi, jusqu’au boulevard Saint-Denis. Je venais de jeter un regard de convoitise sur l’étalage du marchand de galette, mais le vide était dans ma poche, et pour déjeuner il me fallait retourner chez ma bonne Jeanne. Je fus interrompue tout à coup dans mes réflexions par un nègre en grande livrée jaune et bleue, qui se tenait les côtes en regardant l’effigie de son collègue, qui sert d’enseigne à un marchand de pendules de ce même boulevard Saint-Denis. D’un coup d’œil, je reconnus mon protégé Cupidon. Il était comme en extase devant l’enseigne, et disait à la grande joie des passants :
– Li gros vente !… li gourmand !… li cadran où li boyaux !…
Et il riait à se tordre ! Il se retourna, comme font ordinairement les noirs, pour chercher de l’approbation parmi ceux qui l’entouraient. Il me vit, cessa de rire et s’élança aussitôt vers moi.
– Ah ! ah !… s’écria-t-il en prenant ma main qu’il baisa devant tout le monde : – Vous, bon Dieu !… Moi, chez li, messié, qui prené les nègres… Moi, plus faim !
Et il me montrait avec orgueil son superbe costume jaune et bleu. Tout à coup, il me regarda des pieds à la tête, et le blanc de ses yeux s’agrandit. Toute l’expression de sa physionomie décela soudain une étonnante intelligence.
– Vous avoir faim ! me dit-il ; vous pauvre… moi connè ça !
Je voulus nier, parce que la foule qui m’entourait me faisait honte ; mais il m’entraîna jusqu’au marchand de galette et m’en fit couper une tranche. Les badauds riaient. On croyait que le nègre me faisait la cour.
Cupidon me raconta, dans son langage bizarre, qu’il était allé au bureau de placement pour me remercier, mais qu’il ne m’y avait plus trouvée. Il avait vu le convoi du vieux placeur ; il avait assisté à une scène violente à la suite de laquelle Félicité avait été expulsée du bureau par l’intervention de la police. Il était maintenant chez M. Marc Bonnin de la Forest et déclarait que cette maison pouvait passer pour un paradis terrestre. On y buvait, on y mangeait à discrétion et, qui mieux est, on n’y faisait œuvre de ses dix doigts.
Le nègre m’avait dit, sur le boulevard, en me présentant galamment sa tranche de galette :
– Vous, vouloir ? vous entrer chez maîtresse ?
Je désirai avoir à ce sujet quelques explications. La rencontre du nègre remettait en mémoire ce que j’avais lu peu de jours auparavant, dans les Petites Affiches, au sujet de la maison Marc Bonnin de la Forest. Cette maison demandait partout des employés avec cautionnement, même des femmes, pour tenir dans Paris des comptoirs de vente de la boisson dite Constantine, faite expressément pour remplacer le vin. Je déclarai à Cupidon que j’étais hors d’état de fournir un cautionnement.
– Cautionnement ! répéta-t-il ; pas savoir… Vous lire dans les livres ? maîtresse pas… Vous écrire vite, vite… maîtresse pas… Vous apprendre à maîtresse.
Je compris qu’il s’agissait d’être l’institutrice de quelqu’un. Mon cœur battit. Mon plus grand désir allait-il se réaliser ? Mais ce pauvre Cupidon ne me paraissait point être une caution bien sérieuse pour répondre des talents d’une institutrice. Cependant, je ne voulus point négliger cette chance, si faible qu’elle pût être.
– Il y a donc une jeune fille à la maison ? demandai-je.
– Moi pas dire jeune fille, répondit Cupidon.
– Mais, objectai-je, pour que je lui apprenne à lire et à écrire…
– Li vieille femme, m’interrompit-il, mais si li pas savoir !
Il me regarda d’un air triomphant. Je ne me contentai pas encore de cette explication ; il me donna les détails qui suivent.
La veille, il avait servi le déjeuner de M. et madame Bonnin de la Forest. M. Bonnin de la Forest avait déclaré à sa femme qu’il avait honte de sa complète ignorance, et il avait été convenu qu’on la mettrait à l’école. Ces gens m’inspiraient beaucoup de curiosité. J’insistai pour savoir à peu près l’âge de cette madame Bonnin de la Forest, dont on voulait commencer l’éducation.
– Li vieille ! me répéta Cupidon, li grosse bonne femme !
Puis m’arrêtant court au milieu de la rue :
– Vous venir tout de suite.
J’hésitai. J’avais été si souvent repoussée.
– Mais… demandai-je, me recevra-t-on ?
– Moi passer partout ! repartit Cupidon, vous passer avec moi !
En somme, au pis-aller, ce n’était qu’un coup d’épée dans l’eau. Je n’étais pas à cela près.
Je jetai un coup d’œil sur mon costume plus que modeste, je donnai un tour à ma pauvre petite robe et je dis à Cupidon, devenu mon protecteur :
– Conduisez-moi… je vous suis.
Cupidon grandit aussitôt d’un demi-pied et se mit à marcher en avant à grands pas.
C’était une superbe maison que celle de M. Marc Bonnin de la Forest. On y entrait par deux portes cochères, dont l’une donnait sur la rue Meslay, l’autre sur le boulevard Saint-Martin.
Cupidon me conduisit droit au cabinet de monsieur et fut prévenir madame.
Dix minutes après, mes services étaient agréés ; le soir même, j’entrais en fonctions.
M. Marc Bonnin de la Forest était un homme d’assez belle taille, large d’épaules, front bas et couronné d’une épaisse chevelure noire. Ses yeux souriaient seuls au milieu d’une figure sérieuse et presque dure. Je ne crois pas avoir vu jamais d’yeux aussi brillants. Cela blessait. Le reste des traits présentait un aspect assez régulier. Il y avait là dedans une certaine beauté à la Fontanarose et je ne sais quelle apparence de théâtrale majesté.
Il m’avait fait, de prime abord, subir un interrogatoire, pendant lequel il avait trouvé moyen de me demander mon nom, mon âge, etc., sans jamais m’appeler mademoiselle. Quant aux différentes choses que je pouvais savoir, il n’en avait pas fait la liste très-longue. Ce fameux Marc Bonnin de la Forest ignorait jusqu’au nom des choses qu’on pouvait savoir.
Madame Bonnin était constamment chargée de velours, de rubans, de dentelles et de passementeries. C’était une femme de quarante-cinq ans à peu près. Elle n’avait jamais dû être jolie, mais l’expression de son visage était douce et bonne. Elle semblait adorer son mari.
C’était évidemment un fort bon ménage, et Marc Bonnin pouvait passer alors près de moi pour un brave homme. Je me disais : Où la fortune va-t-elle se nicher ! Je ne me doutais pas du tout que la Fortune, considérée comme déesse du hasard, n’était pour rien dans la réussite de Marc Bonnin. C’était un de ces innocents qui font sauter la coupe. Sa sottise s’alliait à une adresse profonde et à d’éminentes qualités de chevalier d’industrie.
S’il eût seulement parlé français et signé couramment son nom, cet homme aurait bouleversé la place de Paris. C’était un Bilboquet de génie.
C’était un fleuve d’or qui coulait dans cette maison. Je n’exagère pas. Si Marc Bonnin avait eu une parcelle de bon sens, il eût fait sa fortune et celle de ses commettants. Mais vous ne vîtes jamais caverne semblable ; chacun prenait de toutes mains. Il y avait pillage organisé du haut en bas. Point de livres, ou du moins des livres pour rire. Une effrayante armée d’employés qui ne faisaient rien du matin au soir. Vous eussiez dit un gouffre que cette caisse, où l’argent tombait sans cesse et ne se montrait jamais. Car on ne payait point. Les fournisseurs venaient faire des scènes jusque dans la cour. On les renvoyait avec des injures, j’en suis encore à me demander les raisons possibles de la conduite de cet homme. Il avait entre les mains six entreprises florissantes. Pendant quelques mois, ses maisons prospérèrent malgré lui. Il était entouré de protecteurs puissants qui se croyaient ses protégés. Ses spéculations avaient sur la place une faveur inouïe. Et il allait comme un fou, tête baissée, vers le puits ignoble où se noient les escrocs vulgaires !
Les actions judiciaires intentées contre lui révélèrent plus tard qu’il avait reçu de quinze à vingt millions, espèces, en échange des titres divers négociés par lui dans l’espace de dix-huit mois ! Ceci ne regardait que ses sociétés par actions. Il avait négocié en outre de folles quantités de billets de fabrique. Enfin, l’instruction révéla que tous les employés de sa maison et même la majeure partie des domestiques avaient déposé un cautionnement en entrant chez lui. Pour les employés, les moindres de ces cautionnements étaient de quatre mille francs ; il y en avait de vingt mille. Or, sa maison était un vrai ministère de l’oisiveté, où cent cinquante Olibrius passaient leur vie à fumer le cigare en buvant de l’absinthe.
Le caissier, qui prit la fuite peu de temps avant la banqueroute, emporta deux millions en billets de banque. La veille, on protestait des broches de cent francs. Je ne fais pas entrer en ligne de compte la masse considérable de marchandises : vins, étoffes, denrées coloniales, quincailleries, fabrications de toutes sortes qu’on lui avait livrées sur son crédit et qui encombraient ses divers dépôts. Suivant la croyance commune, qui est le bas mot, je suis certaine, la maison Marc Bonnin de la Forest engloutit plus de quarante millions en dix-huit mois. Quarante millions qui ne laissèrent point de trace ! qui furent rongés, gaspillés, dévorés par une nuée impure de sauterelles !
Quarante millions !
Stéphanie Marc Bonnin de La Forest, sous bien des rapports, était infiniment supérieure à son auguste époux. Elle avait au moins la conscience de ses incapacités. Quand on la mettait en présence d’une personne comme il faut, elle souffrait le martyre. Ses belles robes la gênaient aux entournures. Quand elle jetait un regard sur elle-même, on voyait bien qu’elle ne se reconnaissait pas. Le luxe qui l’entourait lui faisait honte. Elle se sentait déplacée parmi ses splendeurs nouvelles. À peine osait-elle s’asseoir sur ses fauteuils, et quand sa femme de chambre venait, elle était toujours tentée de lui faire la révérence. Quoiqu’elle n’eût aucune idée du gaspillage affreux qui avait lieu dans les bureaux, elle voyait couler l’argent autour d’elle, cela lui donnait le vertige. Si Bonnin avait pu se confier à lui-même une place de garçon de bureau avec douze cents francs d’appointements, cette bonne Stéphanie aurait été bien plus heureuse.
J’étais donc l’institutrice d’une femme de quarante-cinq ans, mal conservée et complètement réfractaire à l’instruction, malgré ma bonne volonté.
La position était certes bizarre, et ne me déplaisait point ; j’avais conscience de pouvoir être utile à cette excellente madame Bonnin, en dehors surtout du programme officiel de mes fonctions. Je me sentais attirée vers elle. L’humilité est quelque chose de si rare chez les parvenus, de quelque genre que ce soit ! Je lui tenais grand compte de sa naïve modestie.
Au bout d’une quinzaine de jours, nous dûmes renoncer à tout espoir de progrès littéraires. Chaque matin, Stéphanie apprenait couramment ses lettres, mais chaque soir elle les oubliait. Ses progrès calligraphiques se bornaient toujours aux bâtons, qu’elle traçait, du reste, avec une perfection rare.
Un matin, elle me dit :
– Je m’ennuie de ne plus voir madame Mutel.
Je ne connaissais pas du tout madame Mutel. Stéphanie m’expliqua que c’était une sage-femme assez en renom, qui demeurait sur le même carré qu’elle, rue de la Jussienne. Madame Mutel, au dire de Stéphanie, était une femme d’un esprit choisi, qui avait toujours le mot pour rire et dont la présence seule mettait de la gaîté dans une société. L’auguste Bonnin l’avait froidement reçue lors de sa dernière visite. Elle n’était pas revenue depuis cette époque. Bonnin, qui se regardait comme compromis par l’ignorance de sa femme, ne pouvait voir d’un bon œil sa liaison intime avec de si petit monde.
J’étais admise de temps en temps à dîner en tiers avec M. et madame Bonnin. Je pouvais voir, en ces occasions, combien ce grand homme avait de complaisance pour sa femme. Il redescendait pour elle des hauteurs sublimes de sa pensée jusqu’aux plus minces de ces détails qui occupent le sexe faible. Parfois, il faisait mieux encore, il élevait Stéphanie jusqu’à lui. Il lui confiait ses projets, ses désirs ; il lui laissait entrevoir, dans un avenir prochain, une vie plus tranquille en Angleterre ou en Allemagne. Jamais en France. – Je me demandai plus d’une fois pourquoi cela.
Pour en revenir à madame Mutel, la sage-femme, le soir même du jour où Stéphanie me parla d’elle, je dis tout haut devant M. Bonnin, qui me paraissait assez bien disposé :
– Eh bien ! madame, quand allons-nous voir madame Mutel ?
Stéphanie rougit. Elle était prise à l’improviste. Elle crut presque que je la trahissais.
– Madame Mutel ! répéta-t-elle en balbutiant ; il y a bien longtemps…
– Je ne suis pas un ogre, interrompit Bonnin, et tu peux voir cette brave femme quand tu voudras. Je vais lui écrire de venir…
Puis se ravisant :
– Au reste, fais-lui écrire par ta secrétaire.
J’avais déjà la main à la plume.
La lettre partit. Le lendemain, vers deux heures après-midi, je vis arriver une petite femme noire comme une taupe, vive, alerte, pointue, avec des yeux perçants comme des canifs. Elle était mise avec une certaine élégance, mais les étoffes qui concouraient à l’ensemble de sa toilette étaient de médiocre qualité.
Elle pouvait avoir trente ans à trente-cinq ans. Au bout d’une demi-heure, on la trouvait presque jolie. C’était madame Eugénie Mutel, ancien premier prix des hôpitaux de Paris, sage-femme reçue par la Faculté.
– Eh bien ! la mère, s’écria-t-elle en serrant vigoureusement la main de Stéphanie, nous nous souvenons donc du pauvre monde ? Comment va ce gros farceur de Bonnin ?… Dites donc ! il a joliment appris à écrire depuis le temps, et je vais lui faire mon compliment.
Je compris, sans avoir besoin d’autres explications, pourquoi l’illustre Marc détestait madame Mutel. Stéphanie l’embrassa de bon cœur.
– Excusez ! fit la sage-femme en regardant tout autour d’elle : c’est assez bien meublé, ici… Ça n’était plus ça là-bas, rue de la Jussienne, dans le commencement surtout… Ah ! vous avez grimpé vite, la mère, et c’est sans reproche, ce que je vous dis là, car vous êtes une brave femme, vous !
Stéphanie ne sentit point la distinction blessante que ce vous établissait entre elle et une autre personne qu’on ne nommait point.
Moi, je me mis à observer plus attentivement madame Mutel. Son esprit était comme son visage : il déplaisait au premier abord. Mais on s’y habituait. Il y avait là dedans je ne sais quelle franchise vigoureuse qui étonnait, partant d’un être si exigu et si frêle. Madame Bonnin prétendait que madame Mutel avait fait de grandes passions dans sa vie. J’arrivais à penser que cela n’était pas impossible. Je pensais encore que madame Mutel ne devait point avoir avec tout le monde ce ton ultra-commun et cette affectation de rondeur presque brutale.
– Qu’est-ce que c’est que cette jolie enfant-là ? demanda-t-elle en m’adressant un sourire amical ; – une nièce ?
– Je le voudrais bien, répondit madame Bonnin : mais elle ne m’est rien… c’est comme qui dirait un secrétaire…
– Bon, bon ! fit la sage-femme, qui ajouta malignement :
– Vous avez une jolie écriture, ma mignonne.
Stéphanie rougit. Je sus mauvais gré de cet éloge à madame Mutel. Mais cela lui était bien égal.
– En ai-je vu ! s’écria-t-elle, de ces nègres, de ces voitures, de ces hommes décorés dans les antichambres… Vous savez, on ne parle que de ce gros farceur de Bonnin dans Paris… Quand je dis que je le connais et que je lui ai tapé sur le ventre, on me regarde comme un événement… Ah ! dame ! quand il vint louer dans la rue de la Jussienne, ce n’était pas un si grand seigneur… Mais nous amusons-nous, au moins, la mère ? avons-nous notre loge aux Italiens, à l’Opéra, aux Français ?… De quel côté est votre château ?… Et les ducs, et les marquis, et les princesses, nous plaisons-nous dans cette compagnie ?
– Ma petite Eugénie, répondit la pauvre Bonnin d’un ton de profonde tristesse, vous me connaissez pourtant bien…
La sage-femme se jeta à son cou et l’embrassa au moins six fois de suite.
– Vous êtes une âme du bon Dieu, vous ! s’écria-t-elle. Je comprends que vous ne pouvez pas le dénoncer, puisque vous êtes sa femme…
Elle n’acheva pas : Stéphanie était devenue livide.
– Le dénoncer ! répéta-t-elle avec effort, tandis que ses yeux brûlaient au fond de leurs orbites tout à coup creusés, le dénoncer !… dénoncer qui ?… parlez-vous de mon mari ?…
La figure expressive de la petite sage-femme peignit en une seconde plusieurs sentiments. Ce fut d’abord un vif étonnement, puis quelque chose comme du contentement, puis un regret qui était presque de la douleur. Elle glissa vers moi un regard rapide. Ma stupéfaction confirma ce qui n’était encore pour elle qu’un soupçon. Je lus sur son visage, aussi clairement que si elle l’eût prononcé à voix haute, cette phrase :
– La pauvre femme ne se doute encore de rien !
– Répondez donc ! s’écriait cependant Stéphanie, qui tremblait à la fois de colère et d’effroi.
– Là, là, fit la petite sage-femme, dont je devais admirer plus d’une fois l’adresse, quelle mouche nous pique, la mère ?… Est-on pendu pour ne savoir ni lire, ni écrire.
La pauvre Stéphanie poussa un profond soupir. Elle ne savait rien, c’était bien vrai ; mais il est impossible qu’elle n’eût pas eu parfois quelques doutes. Elle avait interprété les paroles de madame Mutel dans le sens de ses vagues terreurs. – Quant à moi, je n’étais pas dupe de l’adroite retraite de la petite sage-femme. Je me promettais déjà d’avoir l’œil et l’oreille ouverts.
– Vous auriez bien pu ne point parler de cela devant cette enfant, ma bonne, dit Stéphanie avec douceur, mais d’un ton de reproche.
– Dame ! fit Eugénie naïvement, puisque c’est la petite qui m’a écrit… Moi, je croyais qu’elle savait la chose. Et puis, s’interrompit-elle en riant, ne voilà-t-il pas une histoire… Allons, la mère, ne me grondez pas, ou je m’en vais. M’en veut-on encore ?
Elle avait pris les joues de Stéphanie à deux mains. Celle-ci se mit enfin à sourire, et la paix fut faite. Au dîner, qui fut servi presque aussitôt après, la petite sage-femme montra un appétit sincère et à l’épreuve. Elle ne s’étonna point de l’absence de Bonnin, que Stéphanie déplora maintes fois avec prolixité. Je dus même remarquer la réserve qu’elle mettait désormais dans ses plaisanteries à l’égard de l’auguste Marc.
Je vis aussi avec un certain étonnement que madame Mutel multipliait avec moi les petits signes d’amitié et même les regards d’intelligence. Je crus d’abord que c’était pour me mettre de moitié dans ses moqueries un peu hasardées, et je n’en fus point contente. Mais je me trompais. Il s’agissait de quelque chose de beaucoup plus sérieux.
Après le dessert, elle prit, ainsi que Stéphanie, le café, accompagné de nombreux accessoires. Elles y allaient toutes deux de bon cœur. Stéphanie était rouge comme un coquelicot. Les yeux de la petite sage-femme, tout à l’heure si tranchants, nageaient maintenant dans je ne sais quel voluptueux fluide. Quand on se leva de table, elle s’approcha de moi sans faire semblant de rien et me dit rapidement à l’oreille :
– J’ai à vous parler.
Je ne m’attendais pas le moins du monde à cela, malgré tous ses signes et tous ses regards. Je me creusai la tête aussitôt pour deviner ce que madame Mutel pouvait avoir à me dire. Comme je me retournais vers elle vivement, elle mit un doigt sur sa bouche. Puis elle rejoignit Stéphanie en se disant :
– Faisons-nous un piquet ou un mort ?
Je savais le whist pour avoir fait maintes fois la partie de maman marquise au château du Meilhan ; mais, à l’âge que j’avais, on ne se vante de posséder ce talent qu’à la dernière extrémité.
Cupidon vint préparer la table pour le piquet.
– Nous chanterez-vous quelque chose, ma belle enfant ? me demanda madame Mutel. Mon petit doigt m’a dit que vous étiez excellente musicienne.
Je me mis sur-le-champ au piano. Les souvenirs sont au bout du doigt de l’artiste comme dans l’esprit du penseur. Je ne sais pourquoi je choisis pour prélude ce motif de la chanson de Charette, qu’Irène avait arrangé en petit rondeau pour plaire à tous ces vieux royalistes du pays de Mauges.
– Tiens ! dit madame Mutel, vous savez cet air-là ?
Je m’inclinai en signe d’affirmation.
– Est-ce que vous avez été dans le pays ? me demanda-t-elle.
– Longtemps, répliquai-je sans cesser de jouer.
– C’est gentil, ce morceau là, dit Stéphanie.
– Je crois bien ! fit madame Mutel avec emphase ; chantez-nous donc les paroles, ma petite.
Elle vint en même temps se mettre derrière mon tabouret. Je commençai le refrain de la Marseillaise des chouans :
Prends ton fusil, Grégoire ;
Prends ta poudre et ta poire ;
Prends ta gourde pour boire.
Nos messieurs sont partis
À la chasse aux perdrix.
– Bravo ! fit la sage-femme ; je suis de ce pays-là, moi !… Nos messieurs sont partis ! morbleu ! il faut me suivre, si on a du cœur… Comprenez-vous, la mère ? « À la chasse aux perdrix. » C’est pour la frime !
– Moi, dit Stéphanie, j’aime mieux les romances où il y a du sentiment.
Depuis longtemps j’aimais Adèle !…
– Laissez-nous la paix ! commanda madame Mutel. Allons, petite : « Monsieur Charette a dit… »
Je continuai :
Monsieur Charette a dit à nos amis
D’Ancenis :
Le roi va ramener les fleurs de lis !
Prends ton fusil, Grégoire, etc., etc.
La sage-femme battait la mesure comme un diable, ce qui ne l’empêcha point de s’incliner jusqu’à mon oreille et de me dire :
– Tâchez de me reconduire un peu quand je m’en irai. Et tout haut :
– Voilà ce que j’appelle une crâne chanson ! Ce n’est pas bêtasse comme votre Parisienne… Allons, mignonne : « Monsieur Charette… »
Je repris…
Monsieur Charette a dit à ceux d’Clisson :
Le canon
Vaut mieux pour danser que le violon !
Prends ton fusil, Grégoire, etc.
– Ah ! ah ! s’écria la petite sage-femme d’un air tout à fait belliqueux, j’ai un oncle qui était là-dedans ! Il a pris son fusil comme Grégoire !…
– Faisons notre piquet, opina la bonne Stéphanie.
– Encore un couplet, petite !… « Monsieur Charette… »
Monsieur Charette a dit aux du Louroux :
Mes bijoux,
Pour mieux viser, mettons-nous à genoux !
Prends ton fusil, Grégoire, etc.
– Merci, mignonne, me dit madame Mutel ; ça me fait pourtant pleurer, ces bêtises-là.
Je la regardai : elle avait des larmes plein les yeux.
Madame Mutel resta jusqu’à près de minuit. Elle voulait que tous les domestiques fussent couchés et qu’on eût éteint le gaz dans les escaliers, afin de me donner un prétexte pour l’accompagner.
Quand elle eut remis son châle et son chapeau, il se trouva que le nègre Cupidon était encore debout dans l’antichambre. Mais cette petite sage-femme n’était jamais embarrassée. Elle prit un flambeau des mains de Cupidon scandalisé, et me le présenta.
– Chère bonne, dit-elle à Stéphanie, qui sourit de pitié, ces moricauds me font une peur affreuse… Je ne suis pas maîtresse de ça.
Nous descendîmes. Madame Mutel ne me dit pas une parole jusqu’au bas de l’escalier. Sous la voûte, elle me souffla brusquement la bougie au nez.
– Vous direz que le vent l’a éteinte, murmura-t-elle ; écoutez-moi.
Il n’y avait pas besoin de me faire cette recommandation. L’aventure m’intriguait au plus haut point. J’étais tout oreilles.
– Je crois que vous avez l’âme honnête, reprit la sage-femme en parlant rapidement et à voix basse ; j’ai lu ça sur votre figure et je ne m’y trompe guère… Vous ne savez pas où vous êtes, ici ?…
– Je sais… voulus-je dire.
– La paix ! m’interrompit-elle ; nous n’avons pas le temps de causer… Quand vous pourrez vous échapper et venir me voir chez moi, nous en dirons plus long… Vous savez mon adresse… En attendant, voulez-vous faire une bonne action ?
– Je le veux, répondis-je.
– On est en train, reprit-elle, de dépouiller ici une respectable famille que j’aime et de qui je tiens le pain dont je vis… Vous pourriez m’aider à la sauver.
– Par quels moyens ? demandai-je.
– Avez-vous vu parfois ici, me dit la sage-femme au lieu de me répondre, un homme nommé Pidoux ?
– Pidoux ! répétai-je avez stupéfaction.
– Un médecin, continua madame Mutel, récemment élu par le département de Maine-et-Loire…
– Pidoux !… fis-je encore ; vous avez dit Pidoux !…
Elle me serra le bras. Une voiture s’arrêtait dans la rue, de l’autre côté de la porte cochère. C’était Marc Bonnin de la Forest qui rentrait. Madame Mutel n’eut que le temps de me dire :
– Surveillez ce Pidoux… et venez me voir… Votre intérêt est ici d’accord avec votre conscience, car la prospérité de ce triste fou n’est qu’un feu de paille… Adieu.
Je passai une nuit extrêmement agitée. Je ne pus fermer l’œil un seul instant. Ce nom de Pidoux, jeté à l’improviste par la sage-femme, me revenait sans cesse à l’esprit. Pidoux était à Paris ! Pidoux était député ! Pidoux venait dans la maison Bonnin ! Et ces mots : On est en train ici de dépouiller une famille respectable… Je ne savais rien encore de ce que j’ai dit plus haut touchant l’histoire de Marc Bonnin, mais il y avait un mois que j’étais dans la maison. J’avais vu déjà bien des choses que je ne pouvais point m’expliquer.
Il y avait un mot qui restait dans ma mémoire et qui m’épouvantait. Madame Mutel avait parlé de dénonciation. Elle avait, il est vrai, retourné la chose avec adresse et vivacité ; mais j’avais compris clairement sa pensée première. Je sentais comme un honteux secret dans l’air qui m’entourait. Stéphanie, la pauvre femme, ne savait rien, j’en aurais fait serment sur l’Évangile ; mais qu’importait son innocence ? C’était en dehors d’elle que tout se faisait.
Une autre chose me préoccupait encore : c’était le nom de Mutel qui m’avait frappée dès l’abord, sans que j’eusse su en dire la raison. J’avais pensé tout de suite : J’ai entendu ce nom-là quelque part. Je cherchai ; j’eus beaucoup de mal à trouver, mais je trouvai enfin.
C’était le cocher de madame la marquise de Meilhan qui s’appelait Antoine Mutel. Or, la sage-femme avait eu les yeux mouillés en m’écoutant chanter la chanson de Charette. Elle avait dit avec orgueil : « J’ai un oncle là dedans ! » La sage-femme était-elle donc la nièce du bon père Antoine, mon plus ancien et mon meilleur ami, après Gustave, mon parrain ?
À six heures du matin, on frappa doucement à ma porte :
– Messié levé, dit la voix de Cupidon ; messié vous demander tout de suite !
Je sautai hors de mon lit, pensant qu’il se trompait de sexe et qu’il venait de la part de madame. Mais c’était bien M. Marc Bonnin de la Forest en personne qui me faisait appeler. Je trouvai cet homme illustre, en robe de chambre et en calotte, dans le boudoir qui attenait à son cabinet. Il me laissa debout et se coucha sur son divan… Ce n’était pas un homme galant, et je l’aimais beaucoup mieux ainsi.
– Vous avez de la capacité, me dit-il en jouant avec la riche cordelière de sa robe de chambre.
Je m’inclinai respectueusement.
– Je vous nomme mon secrétaire.
– Mais, dis-je, car je n’étais point éblouie de cet immense honneur, madame…
– Pas un mot de plus !… Ma volonté est une loi !…
Je le remerciai.
Si le lecteur s’étonne de voir Marc Bonnin, tout paillasse qu’il était, confier un pareil emploi à une jeune fille, je répondrai que dès ce matin même, M. Marc Bonnin annonça dans ses bureaux qu’il avait mis son secrétaire à la porte, et que désormais il ferait lui-même sa correspondance intime. Comprend-on le but de l’opération ? Marc Bonnin voulait faire taire les lâches calomniateurs qui l’accusaient de ne pas savoir écrire.
Au premier moment, j’avais accepté ce poste avec une véritable répugnance ; mais il ne me fallut qu’un instant de réflexion pour me raviser. Certes, je devais regretter ma tranquille retraite auprès de la bonne Stéphanie ; mais, d’un autre côté, sans le hasard, qui me prenait en quelque sorte par la main, j’aurais eu, toutes les peines du monde à exercer la surveillance que madame Mutel m’avait recommandée. Or, j’étais déterminée à faire tout au monde, dussent mes efforts me compromettre et me perdre, pour sauver mes anciens protecteurs. La fantaisie de Marc Bonnin me mettait là aux premières places pour tout observer et tout voir. Dieu sait que j’en vis de toutes les couleurs !
Il ne m’arriva jamais de faire une seule observation, ni sur les lettres qu’on me donnait à lire, ni sur celles que j’écrivais d’après les inspirations de mon auguste maître. Il dut croire que j’étais profondément pervertie, ou – malgré ma capacité – idiote parfaitement.
J’étais un instrument muet et docile. Marc Bonnin ne m’aurait pas cédée pour cent mille écus d’actions de l’Alambic, future compagnie anonyme pour la fabrication des produits chimiques.
Pendant les premiers temps, je n’entendis nullement parler de Pidoux. Je crus que madame Mutel avait été induite en erreur. J’eus beau fureter partout et fouiller les correspondances, nulle trace du précieux enchanteur.
J’avais retrouvé chez Marc Bonnin une ancienne connaissance : cette verte langue, Jeanne-Marie, la grosse cuisinière, qui m’avait donné l’éveil au sujet de Félicité Fontanet. Jeanne-Marie était seconde cuisinière dans la maison. Je l’avais vue dès le second jour. Elle m’avait arrêtée aux abords de la cuisine pour m’offrir une partie de cancans.
– Ah ! vous voilà ici, jeunesse ! m’avait-elle dit : quelle case !… le diable n’y verrait goutte !… J’attends mes gages, moi qui vous parle… mais c’est pas l’embarras… on se paye autrement, si on veut… suffit d’avoir le fil !
Elle se mit alors à m’en conter. Je ne croyais pas un mot de son bavardage. Marie-Jeanne n’était pas très-bien instruite. Elle n’avait pas trouvé la clef de l’énigme Bonnin. Ce qu’elle savait, c’est que la caisse était expressément faite pour ne jamais payer, et que des scènes fâcheuses éveillaient déjà la méfiance du quartier. Nous étions auprès d’une fenêtre qui donnait sur la cour.
– En voilà un pourtant ! s’écria-t-elle tout à coup en me montrant un homme de trente-cinq ans, assez beau garçon et mis avec une élégance de goût douteux ; en voilà un qui connaît bien la couleur de notre argent… C’est le plus fin de tous, celui-là !… Il ne s’en retourne jamais les mains vides… Je ne sais pas quel commerce qu’il fait, mais on le paye tous les mois recta !… Il a la chance !
Je ne donnai pas pour le moment beaucoup d’attention à ces paroles. Cependant, je remarquai le personnage assez pour le reconnaître à l’occasion. Une fois en fonctions auprès de Marc Bonnin, je le vis venir à différentes reprises dans le cabinet. C’étaient des conférences mystérieuses. On se taisait dès que je m’approchais. De près, ce fashionable, dont je n’entendais jamais prononcer le nom à la maison, avait quelque chose de déplaisant dans la physionomie. Malgré ses cheveux bien bouclés et sa barbe soyeuse, on eût dit que ses élégants habits s’étaient trompés de maître. Il ne se retirait jamais sans recevoir quelque marque de la libéralité du patron. J’avais mon franc parler, justement à cause de mon aveuglement prétendu. Je demandai un matin au patron :
– Qu’est-ce que c’est que ce beau brun ?
– Ah ! ah ! qui c’est ? me répondit-il. – C’est un paratonnerre !
J’avais déjà deviné bien des choses, mais ceci était au-dessus de ma portée. Je m’habituai seulement à désigner ce lion dans ma pensée sous le nom de Paratonnerre.
Vers le milieu de la sixième semaine de mon séjour dans la maison Bonnin, le patron me dit :
– Nous allons nous occuper d’une grande affaire… Compagnie des grands propriétaires vendéens, – revenu du sol décuplé, – desséchement des marais de Saugé…
Bonnin n’était pas un observateur. Sans cela, il eût vu ma main trembler.
J’étais donc sur la voie ! C’était là sans nul doute le précipice où l’on voulait pousser la famille du Meilhan. Compagnie des grands propriétaires vendéens ! Marais de Saugé ! Cette fois, je copiai machinalement et sans l’amender tout ce que le patron me dicta. Je n’avais qu’une idée : courir chez la sage-femme.
Un doute me restait pourtant. Je n’avais aucune raison pour croire que Pidoux eût des relations avec Bonnin. Il me fallait à cet égard les explications de la sage-femme.
Mais les hasards se groupent. Après avoir cherché en vain une trace pendant plus de cinq semaines, je devais rencontrer le pied de la bête aujourd’hui tout le long de mon chemin. En quittant Marc Bonnin, je passai par le corridor dont les fenêtres donnaient sur la cour. Je mis l’œil aux carreaux, et je fis un saut en arrière comme Robinson Crusoé découvrant, incrustés dans le sable de son île déserte, les cinq doigts du pied de Vendredi. Je venais de reconnaître dans la cour, auprès d’un tilbury d’assez grotesque apparence, un affreux petit paysan de Saint-Philibert qui faisait autrefois les courses de Pidoux. Ce jeune pataud se nommait Pelard ; il était bancal et un peu bossu. Pidoux lui avait mis sur le corps une livrée burlesque. C’était le groom de Pidoux, député.
Je ne rentrai même pas chez Stéphanie, qui m’attendait. Je sortis sans chapeau, comme pour faire une commission dans le quartier ; je me jetai dans le premier fiacre venu, et je me fis conduire rue de la Jussienne.
– Il a été malade, me dit en me voyant madame Mutel ; la compagnie des grands propriétaires a failli tomber dans l’eau.
Je vis qu’elle était au fait. Elle parlait évidemment de Pidoux.
– Ah ! ah ! reprit-elle, j’ai joliment travaillé… Mon oncle est venu à Paris…
– Antoine ?… m’écriai-je.
Elle me regarda étonnée.
– C’est vous, m’empressai-je d’ajouter, qui m’avez dit le nom de l’oncle que vous avez en Vendée.
– Drôle d’enfant ! murmura-t-elle.
Puis, elle reprit :
– Et vous appelez comme ça mes oncles par leur nom de baptême, sans leur donner du monsieur… Voilà qui va bien !… Mais nous reparlerons de cela… Pour le moment, nous avons d’autres chiens à fouetter… La mère va bien ?
– Toujours la même.
– Pauvre créature !… Si je n’avais pas peur de la tuer ! Ah çà ! vous êtes avec le Bonnin, maintenant ?
– Vous savez cela, madame ?
– Oh ! j’ai ma police, ma mignonne… Quand je prends quelque chose à cœur, rien ne me coûte… Je parie que vous connaissez déjà votre Bonnin sur le bout du doigt ?
– En effet…
– Faut-il que les honnêtes gens soient bêtes pour donner dans de pareils panneaux !… Si vous étiez venue plus tôt, j’aurais eu quelque chose à vous apprendre… maintenant, c’est fait, tant mieux !… Je n’aime pas bavarder… Quelles nouvelles ?
Je lui dis ce qui m’amenait.
– Tenez, s’écria-t-elle, ma petite, il ne faut mettre le procureur du roi là dedans qu’à la dernière extrémité… à cause de cette bonne mère… Quelle taie elle a sur les yeux, celle-là… il faut biaiser… j’ai besoin de vous.
– Je suis prête à faire tout ce qui me paraîtra convenable, répondis-je.
– Peste ! nous ne nous engageons pas beaucoup… En passant, je vous dirai, ma toute belle, que je n’ai pas une bien belle position à vous offrir quand vous sortirez de là.
– Je ne vous demande rien, madame.
– Peste ! peste ! répéta-t-elle, nous sommes fière !… Allons, on ne peut pas dire le contraire, vous êtes une jolie enfant. Si vous voulez, je vous prendrai avec moi… Vous apprendrez mon état… Ce n’est pas le Pérou… Mais, enfin, ça fait vivre.
Elle me regardait attentivement en parlant ainsi.
– Je serais heureuse d’apprendre votre profession, madame, dis-je avec calme ; tout ce que je désire, c’est de vivre de mon travail… d’un travail honorable… Mais, je vous le répète, qu’il y ait récompense ou non, j’agirai suivant ma conscience.
– Elle parle comme un livre ! s’écria madame Mutel ; quelle jolie petite sage-femme !… Voyons… votre conscience, ma belle, vous défend-elle de chercher à savoir le nom du drôle qui protège la maison Bonnin à la préfecture de police ?
La pensée du paratonnerre me vint comme un coup de foudre.
– Je le connais, m’écriai-je.
Madame Mutel battit des mains.
– Alors, reprit elle, vous allez me dire son nom ! Je connais justement quelqu’un de la préfecture… Nous serons bien vite en rapport. J’ai inventé une petite mécanique. Ce n’est pas bien fort… mais ce sont ces machinettes-là qui réussissent.
Son enthousiasme tomba quand je lui avouai que j’ignorais le nom de notre homme.
– Il faut le savoir, ma mignonne, me dit-elle ; il faut le savoir aujourd’hui même… Notez que c’est pour la pauvre mère Stéphanie… Je suis sûre que vous vous intéressez à elle.
Je m’intéressais bien davantage aux autres, mais je ne le dis point. Il y avait en moi je ne sais quel sentiment vigoureux que vous appellerez, à votre choix, orgueil ou délicatesse, et qui me portait à me cacher des Meilhan, même quand je me dévouais à les servir. Madame Mutel poursuivit :
– Quant à moi, ma petite, malgré toute l’amitié que j’ai pour la mère, si on me mettait au pied du mur, je n’hésiterais pas… je ne pourrais pas hésiter… Mon père, avant mon oncle, était le serviteur de ces gens-là (elle parlait des du Meilhan sans les nommer). Le premier pain que j’ai mangé était à eux… et, comme je vous l’ai dit déjà, c’est à eux que je dois mon état… Ainsi, comprenez-moi bien : j’en sais assez long pour abattre ce grand Bonnin dès que je le voudrai… Si je peux sauver nos maîtres sans que les tribunaux s’en mêlent, tant mieux… sinon, à la grâce de Dieu !
En revenant à la maison, je me creusais la tête pour trouver un moyen de savoir le nom du paratonnerre. Ce n’était pas chose aisée, puisque Marc Bonnin avait déjà refusé de me le dire. Je descendis de voiture sans avoir trouvé le moindre expédient. Au moment où je traversais la cour, perdue dans mes réflexions, j’entendis la voix de Jeanne-Marie qui m’appelait.
– Comme nous passons fière, mam’selle Suzanne ! me dit le gros cordon bleu. Est-ce qu’on nous a nommé gérant de la caisse, des modistes réunies ou de la société générale des couturières ?
C’était ainsi chez Bonnin. Les domestiques n’avaient guère autre chose à faire qu’à se moquer de la maison. Je m’approchai de Jeanne-Marie.
– Est-ce que, par hasard, lui demandai-je, vous auriez appris le nom de ce monsieur qui touche de l’argent tous les mois ?
– Le seul et unique ! s’écria-t-elle ; – le plus fin de tous… Non… mais vous avez de la chance… si vous voulez l’interroger, il est là.
– À la caisse ? fis-je vivement.
– En propre original.
Comme elle achevait, le paratonnerre montra sa figure fade et inquiète à la porte principale.
– Hé ! monsieur ! cria Jeanne-Marie, qui était l’effronterie même, – voilà une petite minette qui voudrait savoir votre nom.
Le paratonnerre tressaillit et rougit. Il enfonça son chapeau sur ses yeux. Jeanne-Marie enjamba la fenêtre basse de la cuisine et courut après lui. Elle lui barra la porte de la rue. Moi, je venais d’apercevoir Cupidon à une croisée du premier étage. Je lui fis signe de venir. Jeanne-Marie, cependant, dessinait une belle révérence, et disait, en se redressant, les deux poings sur les hanches :
– Moi, ça m’est égal de savoir votre nom, mon beau monsieur ; mais je vous donnerais bien quelque chose de bon si vous vouliez me dire comment vous faites pour toucher de l’argent à c’te caisse-là.
Le paratonnerre l’écarta de la main et passa.
– Propre à rien ! lui dit-elle ; ça doit demeurer quelque part du côté de la rue de Jérusalem.
Jeanne-Marie avait lancé cette injure au hasard. Le paratonnerre courba l’échine et disparut entre les voitures qui stationnaient devant la porte cochère. Mais il ne s’en alla pas seul. J’avais eu le temps de dire à Cupidon :
– Il me faut le nom et l’adresse de cet homme-là… Suivez-le !
Le nègre s’élança sur ses pas. Une heure après, j’étais à déjeuner avec Stéphanie, lorsque Cupidon montra sa face noire et ruisselante de sueur à la porte qui me faisait face.
Il avait suivi le paratonnerre jusqu’à la Préfecture de police, où celui-ci s’était rendu directement. Là, Cupidon avait appris que le paratonnerre s’appelait Germain Loyseau, qu’il faisait des biographies de contemporains, et qu’il demeurait au numéro 3 de la rue de la Barillerie.
Restait à informer la sage-femme du résultat de mes investigations. Il ne m’était pas facile de faire deux longues absences dans la même journée.
– Cette dame, dis-je, à Stéphanie à qui nous avions écrit l’autre jour, ne reviendra-t-elle pas bientôt ?
– Eugénie !… elle vous a donc plu, Suzanne ?
– Beaucoup, madame… et puis… elle m’avait promis de m’apprendre à broder les points clairs…
– Ah ! petite intéressée !… Eh bien ! nous l’inviterons à dîner pour demain.
– Qui inviterons-nous, mes enfants ? demanda derrière moi la voix gaillarde de la sage-femme.
Elle venait d’entrer par la chambre à coucher de madame Bonnin.
– Quand on parle du loup… s’écria celle-ci.
La sage-femme nous donna des poignées de main.
– J’ai déjeuné, dit-elle ; j’ai pris mon café… et ses accessoires… Ne vous occupez pas de moi.
Elle bavarda de choses et d’autres pendant une heure, au bout duquel temps madame Bonnin s’endormit profondément. C’était son habitude chaque jour après le déjeuner. La sage femme savait cela. Elle avait compté sur cette sieste quotidienne.
Au nom de M. Germain Loyseau, que je prononçai tout de suite, elle fit un bond de joie.
– Mais c’est le mien ! s’écria-t-elle.
– L’homme que vous connaissez à la préfecture.
– Justement ! c’est mon propre Loyseau… qui me doit cinquante francs pour avoir accouché sa femme.
– Alors, vous comptez vous servir de lui.
– Pas si simple, mignonne !… Il doit gagner bon ici, et il a intérêt à tirer la ficelle. S’il savait un mot de nos projets, il viendrait demain toucher quinze ou vingt louis d’extra… Je veux seulement que vous alliez le voir.
– Moi ! m’écriai-je.
– Sous prétexte de lui demander mes cinquante francs.
– Mais, si je ne le trouve pas chez lui.
– Ce sera parfait… Il ne faut pas que vous le trouviez.
Je priai madame Mutel de s’expliquer. Elle était triomphante.
– C’est ma petite mécanique, me dit-elle, ma machinette… Nous tenons le Bonnin par les deux oreilles… Voilà, ma mignonne : vous irez chez mon Loyseau tout à l’heure… Je me charge d’amuser la mère… C’est le moment où il est dans son bureau… Vous direz à la concierge qu’il vous a priée de l’attendre… On vous donnera la clef, parce qu’il n’y a rien à traîner chez lui et que vous êtes jolie comme un cœur…
– Mais, madame ! objectai-je sans cacher ma répugnance, cet homme peut rentrer…
– N’avez-vous pas mon histoire des cinquante francs ?… D’ailleurs, il ne rentrera pas… je vous dis que c’est l’heure de son bureau… Il faut qu’il soit assidu l’après-midi pour se faire pardonner ses courses du matin… C’est donc entendu… vous montez…
Stéphanie fit un mouvement dans sa bergère. La petite sage-femme m’entraîna sur le carré.
– Vous ouvrez sa porte, continua-t-elle, et vous prenez dans le tiroir de sa table, qui ne ferme pas à clef, pour un sou de papier, moyennant quoi, je le tiens quitte de ses cinquante francs.
Je restais devant elle bouche béante.
– Bien entendu, poursuivit-elle en me poussant dans l’escalier, que ce papier doit porter en tête, à gauche, cette formule imprimée : Préfecture de police.
* * * * * * * * * *
La sage-femme était encore là, quand je revins, vers trois heures, avec ma tête de lettre en poche. Cette pauvre Stéphanie était dans tous ses états. Madame Mutel, remplissant mes fonctions, lui avait lu, pendant mon absence, une lettre autographe par laquelle madame la comtesse de Marloret priait M. et madame Bonnin de la Forest de lui faire l’honneur de venir passer la soirée chez elle le jeudi suivant. L’auguste Bonnin avait décide qu’il fallait accepter. La fièvre de toilette venait de saisir la pauvre Stéphanie. Elle voulait mettre toute sa garde-robe à la fois. Madame Mutel, consultée, donnait son avis d’un air grave. Les avantages du satin étaient opposés dogmatiquement aux agréments du velours, qui amincit la taille et adoucit les épaules.
Quand la sage-femme annonça qu’elle allait partir, ce fut une désolation.
« – Que diable ! dit madame Mutel, vous avez huit jours pour vous retourner ; nous vous reverrons d’ici là.
Stéphanie était trop occupée pour reconduire sa voisine et amie. Je me chargeai de ce soin.
– Le député Pidoux est parti pour une semaine, me dit la petite sage-femme sur le carré ; nous serons tranquilles pendant tout ce temps-là… Mais, comme il est en Vendée, dès qu’il reviendra, ce sera le coup de feu !
Je lui remis la tête de lettre que j’avais prise chez M. Germain Loyseau.
Tout s’était passé, du reste, comme elle l’avait prévu dans la maison de ce fonctionnaire. Il était à son bureau ; mais, sur ma demande, et quand j’eus dit qu’il m’avait priée de l’attendre chez lui, sa portière me remit sa clef avec un sourire. Il paraît que M. Germain Loyseau avait des mœurs un peu régence. Au bout de quelques minutes d’attente, pendant lesquelles je tremblais de le voir revenir au logis, je redescendis quatre à quatre. Je mis la clef sur la table de la concierge en disant :
– Vous lui direz que je ne suis pas habituée à attendre. Et je partis, feignant une grande colère.
Madame Mutel m’embrassa et se sauva.
Cependant le jeudi arriva.
Vers huit heures et demie, M. et madame Bonnin s’installèrent dans une grande voiture, devant et derrière laquelle six nègres trouvèrent moyen de se placer.
Bonnin cria par la portière, de façon à ce que tout le quartier l’entendît :
– Chez ce clampin de comte de Martoret… celui qui a ce bel hôtel dans la rue de Varennes !…
Je regretterai toute ma vie de n’avoir pu assister à l’entrée de M. et madame Marc Bonnin de la Forest dans les salons de l’hôtel de Martoret. Ce dut être tout simplement splendide.
Je montai en fiacre tout de suite après le départ du couple, et je me rendis chez ma petite sage-femme. Elle m’attendait.
– Voilà nos vacances qui vont finir, Suzanne, me dit-elle ; M. Pidoux est arrivé ce soir par la diligence de Nantes… Il faut nous tenir prêtes à tout.
Je lui demandai de m’expliquer en peu de mots la nature exacte du danger qui menaçait cette famille vendéenne à laquelle elle portait un si vif intérêt.
Madame Mutel me menaça du doigt par forme de caresse en disant :
– Miss Suzanne, je ne vous dis pas tout ce que je pense de vous. Il faudra bien, un jour ou l’autre, que vous me racontiez votre histoire… Mais ce sera quand vous me connaîtrez mieux et que la confiance y sera tout à fait. Voici ce qu’elle répondit ensuite à ma question.
– C’est la coutume parmi les sages-femmes de prendre le titre de madame. Je serais bien embarrassée de vous montrer mon mari ou son acte de décès. Quand on m’interroge là-dessus, je dis que mon mari est parti, – depuis longtemps. Il y a si longtemps, que je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu. Mon père, feu Mathurin Mutel, était garde-chasse au château de Meilhan, près de Saint-Philibert-en-Mauges, à quelques lieues de Beaupréau. Je sais très-bien que tous ces noms-là vous donnent de l’émotion, j’ai déjà pu le voir ; mais je vous jure sur l’honneur que j’ignore pourquoi. Par exemple, je le saurai quand je voudrai, parce que mon oncle Antoine aime sa nièce de Paris – quand il la voit – et n’a point de secret pour elle. Vous m’avez vu les larmes aux yeux, pendant que vous disiez cette chansonnette vendéenne, parce que mon père est mort au combat de Ségré, en 1814. J’avais neuf ans alors. J’en ai trente passés. Je crois que j’en parais un peu davantage. Cela m’est égal : j’ai aimé pour toute ma vie. Désormais, je mourrai fille. Mon oncle Antoine, qui venait de jeter le bréviaire pour prendre le mousquet, me serra dans ses bras quand il revint de la guerre. Il me dit : Je serai ton papa, Eugénie. Il a tenu parole. J’ai demeuré chez lui pendant huit ans. La femme qu’il épousa était une belle et bonne femme. Mais quand j’eus dix-huit ans, j’étais presque aussi jolie que vous, miss Suzanne, quoiqu’il n’y paraisse plus guère aujourd’hui. J’ai passé vite. Il y a eu des raisons pour ça. J’étais donc fort jolie, en ce temps-là. Ma pauvre tante, esprit faible et timide, devint jalouse de moi. Notez que mon oncle Antoine l’adorait.
Ce ne fut pas mon oncle Antoine qui s’aperçut de cela, ce fut moi. Je le lui dis. Il ne voulut pas me croire. Je lui en donnai des preuves. Il n’avait qu’un enfant, sa fille qui est morte ; mon cousin François, un brave et joli soldat maintenant, n’est que son neveu, comme moi. Il fut le plus malheureux des hommes pendant un mois que je pris pour réfléchir. Au bout du mois, je vins à son secours.
– Mon oncle, lui dis-je, je vais partir pour Paris et me faire un sort.
– Ah !… fit-il, tu vas partir, Eugénie… et on ne te verra plus ?
– Le moins possible, mon oncle… Vous savez ce que je vous ai dit.
– Oui… je le sais… la femme est folle, quoi !
– Ne parlons pas de cela… Ma tante vous aime, et c’est une sainte femme…
Il me serra dans ses bras, car, je vous l’ai dit, sa femme, il l’adorait !
– Mon père a-t-il laissé quelque argent ? demandai-je.
– Quant à ça, pas un rouge liard, ma pauvre enfant… Il aimait à boire un coup, le bon Mathurin…
– Alors, mon oncle, c’est tant pis pour vous ! l’interrompis-je, car il me faut bien un peu d’argent pour aller à Paris et pour y vivre.
– C’est juste, petiote, mais c’est que je n’en ai pas.
– Et pourtant il faut que je parte, mon oncle.
Ce n’est pas un ignorant, que mon oncle, quoiqu’il ait repris depuis longtemps le langage des paysans de là-bas. Mais quand il s’agit d’argent, il ne sait plus. Il fallut que je lui dise :
– Empruntez à nos maîtres.
Nos maîtres, c’étaient les du Meilhan. Une noble race, Suzanne ! des gens dont les grandes qualités et les petits défauts ne sont plus de notre temps. La marquise du Meilhan se mit à rire quand Antoine lui demanda de l’argent à emprunter.
– Que veux-tu faire de cela ? lui dit-elle.
Antoine la mit au fait. Elle voulut me voir.
– Eugénie, me dit-elle, ton père était notre ami, et il est mort en servant le roi… Je te dois quelque chose, ma fille, et je veux m’acquitter… Tu as tes intentions en allant à Paris ?
Je lui dis que je voulais me faire sage-femme.
– C’est très-bien, me répondit-elle ; voilà cinq louis pour ton petit voyage, cinq louis pour ton trousseau, trois louis pour le premier mois de pension… Quand tu seras en état de gagner ta vie, tu me le diras… Bon voyage, ma fille !
Elle m’embrassa et je partis.
– Tiens ! fit madame Mutel en s’interrompant brusquement, voilà que vous pleurez, Suzanne !
J’avais en effet des larmes plein les yeux.
– Qui ne serait attendri au récit de tant de bonté ! murmurai-je.
– Bien, bien ! fit la sage-femme qui me regardait en dessous ! je ne vous demande pas votre confession, miss Suzanne. Voilà donc comme quoi je vins à Paris, et pourquoi j’aimerais mieux me jeter du haut de mon troisième étage que de laisser faire du mal à ces gens-là ! Je fus quatre ans avant d’écrire à la marquise que je n’avais plus besoin d’aide ; quand j’ai voulu lui rendre son argent, elle s’est fâchée. Voici maintenant ce qu’on trame contre cette bonne vieille marquise et contre ses proches :
Il n’y a point d’homme dans cette maison-là. Les deux fils sont exilés. L’oncle Isidore est presque en enfance, et l’héritier Gaston n’a pas l’âge… Mais je vous parle d’eux comme si vous les connaissiez…
– Allez toujours, répondis-je en souriant.
– À la bonne heure ! dit la petite sage-femme, bien sûr que nous finirons par nous déboutonner !… Je continue : Pidoux, le député, est une manière de furet qui est entré dans les châteaux vendéens je ne sais par quelle porte. Il y a dans ces excellentes gentilhommières une porte spéciale, toujours grande ouverte pour les intrigants. Voici un an à peu près que Pidoux échoua dans un grand projet qu’il avait. Il voulait épouser la vieille marquise, qui a trente ans de plus que lui.
N’ayant pu réussir, il brigua la députation et chercha des idées… Ces idées étaient absurdes, mais il se trouva par hasard dans le pays un homme qui avait une véritable idée, une idée grande et belle. C’était un pauvre bonhomme, moitié chevalier errant, moitié parasite, qui a nom le Commandeur de la Brousse. La ferme démantelée qu’il appelle son manoir est située au bord des grands marais de Saugé. Son père tenait de son aïeul que cette contrée inondée contenait autrefois des châteaux, des forêts et des moissons. Le soir de l’élection de Pidoux il y eut fête au Meilhan. Au souper, Pidoux fit un de ces discours dont il a l’habitude. Dans ce discours, il promit monts et merveilles au département qui avait eu le bon goût de le choisir pour mandataire : routes améliorées, églises reconstruites, landes défrichées, marais desséchés… Tout cela fait partie de la formule. Mais au mot de marais desséchés, le bonhomme de la Brousse l’arrêta et parla en faveur des fosses de Saugé. C’était une idée, tout le monde en convint. Séance tenante, il y eut là, autour de la table, un noyau d’actionnaires de formé. Le lendemain, Pidoux alla examiner les lieux. Le surlendemain, il réunit les voisins ses amis pour leur communiquer un travail en tête duquel était déjà le titre fameux : Compagnie des grands propriétaires vendéens, desséchement des marais de Saugé. C’était superbe, ce travail ! Les capitaux bondirent de joie. Il fut convenu que Pidoux partirait dès le lendemain pour Paris afin de choisir le banquier de la compagnie.
Il y a environ six semaines de cela. – Je vis arriver mon oncle Antoine. Tonton marquis avait fait aussi le voyage à Paris pour contrôler les actions de Pidoux. Antoine est défiant comme tous les paysans ; mais l’affaire est si évidemment profitable que je vis Antoine tout content. La fortune des du Meilhan allait être doublée. Les choses devaient se passer ainsi : Les biens allaient subir hypothèque dans leur entier, et pour ce, on poursuivait déjà l’émancipation du jeune Gaston. La marquise donnait sa signature pour ses réserves et son douaire. Moyennant cet apport considérable, le jeune Gaston, malgré son âge, devait être nommé directeur-gérant de la compagnie des grands propriétaires, sous la tutelle industrielle de M. Pidoux. Mais tout cela n’était rien ; ce qu’il y avait de mieux, c’est que ce Pidoux, dont la main était véritablement heureuse, avait trouvé un banquier pour l’affaire. Que dis-je : un banquier ! un dieu protecteur ! Un homme dont la caisse était comme le lit d’un grand fleuve, où les millions coulaient majestueusement. Le héros de cette croisade industrielle qui passionnait en ce moment Paris. Celui dont le nom éclate comme un coup de grosse caisse : M. Marc Bonnin de la Forest !
Or, ma mignonne, s’interrompit madame Mutel, je suis peut-être la seule à Paris qui connaisse mon Marc Bonnin sur le bout du doigt. Il a été voisin ; je l’ai vu commencer ; je le sais par cœur. Il vous importe peu de savoir comment j’ai appris les détails de son histoire. C’est un coquin, voilà le principal.
Vous pensez bien que le nom de Bonnin, prononcé par Antoine, fut pour moi un coup de massue. Je l’interrogeai. Je pus me convaincre que, du côté de la famille elle-même, il n’y a rien à faire. La captation est complète. Vouloir dessiller les yeux de la marquise au sujet de Pidoux, ce serait peine perdue. On augmenterait son influence, et voilà tout. L’attaque doit donc être dirigée contre Bonnin lui-même. Mais Bonnin est protégé pour moi par sa femme, cette pauvre créature qui est bonne comme le bon pain et qui mourrait de sa mort. Pour ne pas être obligée de le dénoncer j’ai songé à ce Germain Loyseau. Un avis que Bonnin croirait émané de Germain Loyseau, qui est bien véritablement, comme il vous l’a dit, son paratonnerre, changerait la face des choses, j’en suis sûre. Mais maintenant que j’ai l’arme qu’il faut pour porter ce coup, j’hésite. Le coup pourrait être terrible et faire sauter la maison comme si on l’avait minée. Je ne renonce pas à cette arme dont je ne mesure pas bien la portée, mais avant de m’en servir, je veux essayer d’une autre. Les gens qui n’ont point la conscience tranquille cèdent souvent aux avis secrets, quelque vagues qu’ils soient. J’ai préparé une lettre. Jetez-la dans sa boîte en rentrant ; vous en connaîtrez tout naturellement le contenu, puisque c’est vous qui lui lisez sa correspondance. Si la lettre fait effet, le ciel soit loué ! – Sinon, il sera toujours temps de faire jouer la mine.
* * * * * * * * * *
Je quittai madame Mutel sans lui avoir dit encore cette fois quelles avaient été mes relations avec la famille du Meilhan ; mais je la laissai dans cette conviction que j’étais aussi dévouée qu’elle-même à la cause qu’elle défendait. En entrant, je déposai la lettre dans la boîte qui était à la porte de Marc Bonnin.
Minuit sonnait à la pendule comme je me mettais au lit. Les patrons n’étaient point encore de retour. J’étais extrêmement fatiguée, d’autant plus que depuis quelques jours ma santé n’était pas bonne ; mais le sommeil appelé ne vint point.
Je me rendais désormais un compte précis du danger qui menaçait mes protecteurs. Je savais ce que c’était que le gérant d’une société en commandite, et quelle énorme responsabilité pesait sur lui. Ce n’était pas seulement la fortune tout entière de Gaston qui allait être engagée, c’était aussi son honneur. Une fois le pied posé au bord du gouffre, il n’y avait aucune chance d’échapper au naufrage.
À minuit et demi, on frappa à la porte cochère. Je sautai hors de mon lit, et je regardai dans la cour en soulevant le coin de mon rideau. C’était M. Pidoux. Il causa un instant avec la portière par le vasistas ouvert de la loge, et se retira. Une visite à minuit et demi !
Je m’habillai. Je descendis à la loge. On avait coutume de me remettre les dépêches personnelles à Marc Bonnin. Il y avait trois cartes cornées de Pidoux. Sur la dernière je lus quelques mots tracés au crayon : « Pour affaires de la plus haute importance. » J’ai oublié de dire qu’une lettre d’Antoine, reçue ce jour-là même, annonçait à madame Mutel l’arrivée des du Meilhan pour le surlendemain. L’affaire touchait à sa crise. Je me sentis froid dans les veines. Je vis, comme en un rêve funeste, toute cette famille chassée de la maison de ses pères ; il fallait les sauver à tout prix, dût-on se perdre soi-même. C’était un devoir.
Deux heures, trois heures sonnèrent. Marc Bonnin et sa femme ne rentraient point. Vers quatre heures, je commençais à m’endormir, lorsqu’un grand bruit se fit. C’était le retour aussi pompeux que le départ. Quand je me rendormis, le jour commençait à poindre. Il était onze heures du matin quand je me réveillai. Je courus au cabinet du patron.
Ce cabinet était précédé d’une antichambre et d’un salon. Dans le salon il y avait une porte donnant sur un petit couloir qui conduisait à la chambre où Marc Bonnin me cachait quand il venait du monde. Les garçons de bureau, habitués à me voir prendre ce chemin, ne m’arrêtèrent point. J’entrai dans le couloir et je gagnai la chambre de derrière. Dès que je fus là, j’entendis que le cabinet était plein de monde. On parlait haut, je crus que l’on se disputait. La voix de Marc Bonnin n’était pas, à beaucoup près, la plus haute. Mais le nombre même des exécutants de ce tumultueux concert m’empêchait, la plupart du temps, de saisir le sens des paroles prononcées. À peine entendais-je çà et là quelque bribe de phrase :
– Vous nous trompez !… Vous avez des affaires que nous ne connaissons pas… Prenez garde !… Nous vous tenons bien, et nous ne vous lâcherons pas !
Ceci était dirigé contre Bonnin qui se défendait de son mieux, autant que je pouvais l’entendre.
J’étais sur des charbons ardents. J’arrivais là avec la conscience d’avoir fait défaut à ma mission, et avec la pensée que les choses avaient marché à mon insu depuis le matin… marché peut-être à pas de géant ! L’idée me venait que tout était fini, et que là, près de moi, on achevait de se partager les dépouilles de mes protecteurs. J’avais beau coller mon oreille à la serrure, je n’entendais qu’un mélange confus de récriminations et de menaces. Tout à coup une voix aigre, s’écria :
– C’est moi qui le dis, Marc Bonnin !… C’est moi qui dis que vous avez fait retenir un logement à Bruxelles… C’est moi qui dis que vous comptiez filer demain après avoir palpé pour votre compte les deux ou trois millions que ces oies de la Vendée vont apporter pour leur premier versement.
Bonnin répondit, mais ses paroles m’échappèrent.
– Ce Pidoux, reprit une autre voix qui m’était inconnue, a peut-être déjà versé le magot entre les mains de Bonnin.
Il y eut un frémissement dans l’assemblée.
– Si cela était, gronda la première, je l’étranglerais plutôt de mes propres mains !
Je tâchai de voir les visages, mais la clef était dans la serrure.
Au moment où j’avais ainsi l’œil à la serrure, la porte qui me faisait face s’ouvrit tout à coup et un profond silence succéda au brouhaha qui emplissait jusqu’ici le cabinet du patron. Je n’entendis plus rien absolument, sinon, de temps en temps, ce sifflement de gens qui parlent à voix basse. Évidemment, un entretien calme, mystérieux et d’une haute importance remplaçait la folle discussion qui venait d’avoir lieu. Pourquoi ce changement ? Qui donc était entré ?
Je devinai derrière la porte Pidoux ou les Meilhan eux-mêmes.
Si c’était les Meilhan, dans quelques minutes il allait être trop tard ! Le marquis et Gaston, pauvres dupes, avaient déjà la plume à la main, sans doute, pour signer leur perte et leur ruine. Tout le plan de la sage-femme tombait, à moins qu’une diversion ne se fît, à moins qu’un obstacle ne survînt. D’où pouvait venir cette diversion ? quel pouvait être cet obstacle ?
Je me montai la tête. Je préparai les paroles que j’allais prononcer pour bien prouver du premier coup à mes anciens protecteurs qu’ils étaient dans une caverne de bandits, puis je poussai brusquement la porte, et j’entrai, la tête haute, dans le cabinet de Marc Bonnin. Ce fut un coup de théâtre pour tout le monde et aussi pour moi, car je ne trouvai rien là de ce que j’attendais. La plupart des assistants ne me connaissaient pas, et j’étais à leur égard dans la même ignorance. Ils jetèrent sur moi des regards surpris et irrités.
Une chose m’occupa tout d’abord ; c’était la tenue de l’un de ces messieurs qui cachait ostensiblement son visage derrière son chapeau. Comme on peut le penser, le motif qui m’avait portée à entrer se trouvant être une erreur, je n’avais plus de plan. Toute ma ligne de conduite était rompue. J’allai désormais au hasard. Et cependant, ma présence d’esprit ne me quitta point. Je sentis qu’il fallait me maintenir dans celle maison, fût-ce de force, et que mon expulsion laisserait la famille de Meilhan sans défenseur. Je regrettais mon imprudence, mais je ne désespérais pas de la mettre à profit.
– Monsieur, dis-je à celui qui se cachait, vous prenez une peine inutile ; je vous connais… Vous êtes M. Germain Loyseau, employé à la Préfecture de police.
Il tressaillit et laissa choir son chapeau. C’était un pauvre diable. Il fut désarçonné de ce coup.
– Qu’est-ce ! demanda Bonnin, rouge de colère.
– Voulez-vous que j’aille dire à votre femme ce qui se passe ici ? lui demandai-je avec beaucoup de calme.
Il changea de couleur et garda le silence.
J’étais la plus tranquille de toute la compagnie. Il y avait là une douzaine d’individus : des lions manqués pour la plupart, de ces becs à cigares qui font de la fumée aux environs du café Tortoni. Deux ou trois figures pouvaient cependant passer pour patibulaires. Parmi elles, il faut placer au premier rang la face plate et coupante à la fois de M. Constantin Legrand de Viefboys, ancien élève de l’école des Chartes. Il me regarda fixement, et son sourire était cynique.
– Et qu’est-ce que vous aviez besoin, me dit-il, ma jolie enfant, de savoir ce que nous disons ici ?
– C’est mon affaire, répondis-je.
Puis aux autres :
– Messieurs, dis-je, j’en sais trop long pour ne pas tout savoir… Voici plus d’un mois que je tiens la correspondance intime de M. Marc Bonnin… Cela m’a donné l’idée de faire fortune… je veux être des vôtres.
– Bah ! s’écrièrent en riant tous ces messieurs.
– Et si nous ne voulons pas ?… demanda Constantin Legrand.
– Ce sera tant pis pour vous ! répliquai-je.
– Messieurs, dit le gérant de la Constantine, cela ne diminue pas beaucoup notre part : je propose d’admettre mademoiselle…
– Je m’appelle Suzanne…
– Je propose d’admettre mademoiselle Suzanne au nombre des membres du conseil d’administration de la Société des spéculateurs réunis… Elle nous amusera.
Il y eut peu d’opposition. Ils comptaient bien se débarrasser de moi quand ils voudraient.
– Messieurs, dis-je en m’asseyant auprès de Bonnin qui n’avait pas soufflé mot, je vous remercie… Je tâcherai de me rendre digne de cette haute faveur… je sais tout ce que vous savez et encore quelque chose que vous ne savez pas… Ce que je désire connaître, c’est ce qui s’est passé ce matin par rapport à l’affaire du Meilhan-Pidoux…
Bonnin sauta sur son siège.
– Mon enfant, reprit Constantin en s’approchant de moi, voici la situation : notre ami Loyseau vient de nous apporter cette terrible nouvelle que la police s’avise de s’occuper de nous… comme si elle ne ferait pas mieux d’arrêter les conspirateurs !… Au moment où vous êtes sortie de votre trappe, nous convenions de quitter Paris demain matin, tout de suite après la cérémonie du versement à opérer par ces braves de la Vendée… Le Pidoux a cinq cent mille francs de commission ; nous les lui soufflerons comme de raison… Le total sera divisé en autant de parts qu’il y a ici d’honorables assistants, car nous n’en voulons pas même exclure ce polisson de Bonnin, bien qu’il l’ait mérité… Ensuite de quoi, chacun des susdits oiseaux prendra sa volée dans la direction qu’il voudra choisir en consultant la rose des vents… Paris se verra momentanément privé de notre présence… et la Société des spéculateurs réunis sera de l’histoire !
– Tout ceci serait fort bien, dis-je, si vous étiez sûrs de cet homme.
Je regardais Germain Loyseau en face ; il baissa les yeux. Il n’y eut pas là une face qui ne pâlit.
– Je ne suis pas tout à fait étrangère, continuai-je, à la Préfecture de police…
Germain Loyseau releva les yeux sur moi avec vivacité. Tous les autres se rapprochèrent d’un commun mouvement, et Bonnin murmura mélancoliquement :
– Elle a de la capacité !
Je poursuivis, forte de l’importance que je prenais :
– À quelle heure doit-on signer demain l’affaire des grands propriétaires vendéens ?
– À neuf heures du matin.
– Êtes-vous bien sûr, monsieur Germain Loyseau, demandai-je, qu’il n’y aura rien d’ici là ?
– Je crois en être sûr, répliqua-t-il.
– Moi, prononçai-je gravement, je crains le contraire.
– Qui connaissez-vous à la Préfecture, mademoiselle ? balbutia-t-il.
Je fis de la main un geste digne qui voulait dire : Vous êtes indiscret. Germain Loyseau me salua.
– En tous cas, murmura-t-il, s’il y avait du nouveau, j’enverrais un exprès.
– Vous feriez bien, dis-je, obtenant là d’un seul coup tout ce que je voulais ; mais, si vous m’en croyez, vous déguiserez votre écriture… car vous êtes surveillé !
Le pauvre malheureux était blême comme un linge. Je m’approchai de lui et j’ajoutai d’un ton capable :
– Une simple tête de lettre et quelques mots sans signature, cela suffira !
– Ah çà ! s’écria l’archiviste, la voilà qui préside, cette minette ! Elle est adorable !
Bonnin se leva et prit sa pose, mais il ne put dire que ces mots :
– Elle a de la capacité !
On paya Germain Loyseau suivant l’habitude, et le conseil se sépara. Il n’y avait rien à faire aujourd’hui. Seulement, on prit rendez-vous pour le soir. Les membres du conseil s’offraient à eux-mêmes un splendide repas d’adieux, auquel je fus naturellement invitée.
Je restai seul avec Marc Bonnin de la Forest, qui reprit son air vainqueur aussitôt que ses tyrans furent partis.
– Petite, me dit-il, si tu me sers jusqu’à demain matin six heures, tu auras cent mille francs pour ta dot…
– C’est donc avancé de trois heures ? demandai-je.
– Tiens ! fit-il au lieu de répondre, lis-moi cela.
Il tira en même temps de son portefeuille la lettre de la sage-femme. En la dépliant, je me disais :
– Il faut que la mine saute cette nuit !
« Une ancienne connaissance de M. Bonnin, disait la lettre, qui lui porte encore quelque intérêt, malgré la voie où il s’est engagé, le prévient qu’on ne le laissera pas toucher à la fortune de la famille du Meilhan. Qu’il prenne cet avis pour bon et qu’il s’abstienne. »
– Hé ?… fit l’auguste Marc : c’est tout ? Je méprise les lettres anonymes !… Assieds-toi et écris.
Il dicta :
« Monsieur,
« Vous aurez à prévenir vos commettants que le dépôt des « fonds doit être effectué demain, à six heures, en mon hôtel et « entre mes mains. Un grave motif, qui vous sera expliqué, me « force à me rendre aux ordres du roi de Hollande.
« Recevez, etc.
« MARC BONNIN DE LA FOREST. »
Je pensai d’abord à écrire tout autre chose, car j’étais plus que convaincue de l’ignorance absolue de Bonnin. Mais cette lettre devait être adressée à Pidoux, et Pidoux viendrait demander des explications.
J’écrivis la lettre telle quelle. L’auguste Marc me dicta on effet l’adresse de Pidoux, rue de l’Université, 29, à Paris. Je ne pus me résoudre à perdre ainsi trois heures. J’écrivis sur l’adresse : « À monsieur Pidoux, cours Boïeldieu, n° 2, à Rouen. La lettre partit.
Dix minutes après, mon Cupidon partit au grand trot pour la rue de la Jussienne, portant un billet qui contenait ces mots :
« Il faut que la tête de lettre arrive vers dix heures, et leur donne jusqu’à minuit. – Tout est préparé. »
* * * * * * * * * *
À sept heures sonnantes, on se mit à table dans la grande salle à manger de l’hôtel. Nous étions treize. Ce nombre menaçant jeta d’abord quelque tristesse dans l’honorable assemblée, car ces messieurs sont en général imbus de superstition et gardent leur incrédulité pour Dieu seul ; mais les huîtres et le sauterne chassèrent cette brume, et bientôt la plus aimable gaîté régna parmi les convives.
Je m’étais placée, malgré le galant archiviste, qui voulait m’avoir auprès de lui, entre Bonnin, président du festin, et M. Souillard-Chamelot, gérant de la Constantine. Vers huit heures, on était à point. Le bordeaux circulait. Les domestiques furent renvoyés après que le dessert eut été mis sur la table pêle-mêle avec le second service.
Au dessert, chaque convive raconta son histoire.
Ah ! si j’étais bavarde !…
Mais non, je ne vous narrerai pas la légende de chacun de ces messieurs ; je ferais trop au-dessous de mon glorieux modèle.
Au lieu de ces beaux écrits de la caverne de Gil Blas, au lieu de ces confidences si pleines de moralité que le capitaine Rolando et ses compagnons échangèrent pour l’édification de leur jeune prisonnier, je n’aurais, moi, à vous raconter que de pâles filouteries.
Chacun parla à son tour. Puis, tout le monde parla à la fois.
Dix heures sonnaient à la pendule…
Cupidon, la figure bouleversée, se précipita dans la chambre.
– Le feu est-il à la maison ? cria-t-on de toutes parts.
Le feu n’était pas à la maison.
Mieux eût valu cent fois : la maison était assurée. Cupidon apportait une lettre, et cette lettre contenait le manè tekel pharès du festin de Balthazar.
– Mander pardon, m’sié ! dit Cupidon rapidement d’un seul mot, comme s’il eût craint d’être chassé de vive force avant d’avoir achevé ; li qu’apporté ça dit bien pressé !
Donnin prit la lettre et l’ouvrit. Il fit semblant de la lire. Sa figure ne changea point. Je n’avais pas besoin de cette nouvelle preuve de son ignorance.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Constantin Legrand.
Bonnin jouait avec la lettre qu’il tenait à la main, comme ces enfants qui ont pris un pistolet chargé dans le tiroir du père, et qui ne savent pas ce que c’est.
– Est-ce de Pidoux ? demanda l’un des convives.
Mon cœur battait, et il y avait de la sueur froide sous mes cheveux.
– Ce n’est rien, mes enfants, dit Bonnin, qui fit le geste de mettre la lettre dans sa poche.
Je cherchais déjà un moyen de rapprocher la mèche de cette mine qui faisait long feu, lorsque Constantin Legrand de Viefboys se jeta sur Bonnin et lui arracha la lettre.
– Qu’en sais-tu, si ce n’est rien ? s’écria-t-il avec violence ; depuis quand as-tu appris à épeler les lettres ?
Le sang monta au visage de Bonnin ; mais sa colère n’eut pas le temps d’éclater. Constantin Legrand poussa un grand cri et froissa le papier avec rage. Les autres s’en saisirent. Il fit ainsi le tour de la table.
Un morne silence régna dans la salle à manger.
Quand la lettre vint à Souillard-Chamelot, je lus par-dessus son épaule :
« Pas une minute à perdre. Tous vos dossiers sont dans le cabinet du préfet. Je tâcherai que les agents ne cernent la maison que vers minuit. »
Pas de signature. Mais le fameux entête : Préfecture de police de la Seine. Décidément, ma petite sage-femme s’y entendait : le coup était porté de main de maître.
Après quelques secondes de stupeur, l’archiviste se jeta sur Bonnin de nouveau. L’archiviste ne valait pas une chiquenaude ; Bonnin était un Hercule ; néanmoins je crus que ce dernier allait être étranglé. Lui seul dans l’assemblée ignorait le contenu de la lettre. Je le vis s’esquiver dès que Constantin Legrand eut lâché prise. Je crus qu’il allait éveiller sa femme pour l’emmener avec lui.
J’espérais empêcher le pillage… mais c’était impossible. En un instant l’argenterie était dans les poches. Puis chacun prit un flambeau, et dix minutes après les caisses étaient dévastées. Ils sortirent je ne sais comment. Je ne les vis ni ne les entendis. À dix heures et demie, la maison était déserte. Les domestiques et le concierge lui-même ignoraient ce qui s’était passé. Je rentrai par le cabinet de Bonnin. Il y avait de la lumière. Je vis près du secrétaire, dont la serrure avait été brisée à coups de marteau, Cupidon qui tremblait de tous ses membres.
– Qui a fait cela ? lui demandai-je. – M’sié, me répondit-il.
– Monsieur !… qui a forcé lui-même son propre secrétaire !
– Li avoir la chef dans sa main, me dit Cupidon ; li pas savoir ; li fou. – Et où est-il ? – Li parti. – Sans sa femme ?
Il secoua la tête affirmativement.
– Et comment est-il parti ? demandai-je encore. – Li parti dans quatre voitures… grand galop ! me répondit le nègre.
Je descendis aux écuries. Elles étaient vides.
La nuit se passa. Je restai debout. Je n’osais pas éveiller la pauvre Stéphanie, qui dormait paisiblement. Le lendemain, à l’ouverture des bureaux, ce fut une scène que je n’essaierai même pas de décrire. Employés et domestiques s’acharnèrent au pillage pendant une heure environ ; puis la maison Bonnin, naguère si splendide, ressembla à une prairie d’Égypte après le passage de la plaie des sauterelles.
Stéphanie était folle ; elle allait cherchant son chéri de Marc, et ne reconnaissant plus les murs écorchés de sa maison.
À midi, madame Mutel vint et nous emmena tous les trois.
L’affaire Marc Bonnin de la Forest occupa longtemps Paris. Quoi que je pusse faire, j’y fus mêlée, et cela donna plus tard des armes contre moi.
Les tribunaux condamnèrent Bonnin et consorts à de très-fortes peines, mais je ne saurais dire exactement en quoi elles consistaient. Du reste, on ne put arrêter un seul des associés.
Le nom de Pidoux ne parut point au procès. Il n’y avait aucun écrit de sa main. À plus forte raison, la famille du Meilhan fut complètement sauvegardée.
Je me mis à étudier, pour être sage-femme, sous la direction d’Eugénie. Elle était instruite dans sa spécialité. Son coup d’œil était perçant, sa main habile. Elle avait beaucoup d’intelligence, et ne manquait même pas de cette dose de savoir-vivre qui détermine le succès. Mais elle était un peu trop honnête pour sa partie. Elle le savait. Elle le disait trop haut. Les autres sages-femmes et les petits médecins qui courent la pratique la détestaient. Sa clientèle était fort nombreuse. Avec un peu de banque, elle se fût posée tout de suite en première ligne. Je faisais des progrès rapides. Je suivais les cours exactement : j’étais assidue à la clinique. Le soir, nous faisions la veillée, madame Mutel et moi ; cela se prolongeait parfois très-tard. Elle me donnait des explications sur ce que je n’avais point compris. Mais, le plus souvent, nous causions. Je lui avais raconté mon histoire dans tous ses détails. Elle m’en aimait mieux. Elle eût voulu me rapprocher de la famille du Meilhan, pour laquelle je m’étais dévouée deux fois, mais je m’y opposais énergiquement.
Elle cessa de me presser à ce sujet. Mais, deux mois après la catastrophe Bonnin, je commençai à recevoir des cadeaux dont je ne devinais point l’origine. Cela débuta par un frais et gracieux chapeau de printemps. Mon pauvre chapeau d’hiver n’en pouvait plus. Qui pouvait m’envoyer cela ? Ma première idée fut de refuser, car j’eus la fatuité de penser que c’était quelque amoureux. Mais madame Mutel m’embrassa, et me dit sérieusement que je pouvais accepter. J’acceptai. Après le chapeau vint un châle, après le châle une écharpe, après l’écharpe des boucles d’oreilles. Un jour que ma petite patronne m’apportait, de la part de mon fournisseur inconnu, une belle trousse de sage-femme, je lui dis tout bas et les yeux déjà mouillés :
– Est-ce que c’est maman marquise ?
Elle m’embrassa encore.
– Écoutez, Eugénie, dis-je à madame Mutel avec qui je devenais familière, je suis contente que vous m’ayez trahie. Quelque jour, quand j’aurai retrouvé mon Gustave, j’irai vers maman marquise, et je lui demanderai de me servir de mère pour mon mariage.
Madame Mutel me répondit gravement :
– Madame la marquise du Meilhan consentira à vous servir de mère, Suzanne, j’en suis sûre… vous l’avez bien mérité.
Puis elle ajouta :
– Il y a bien des points de ressemblance entre nous, Suzanne, nous venons du même lieu, et toutes deux nous avons quitté une position tranquille pour permettre à ceux que nous aimons d’être heureux… Vous avez à peu près l’âge que j’avais… Vous êtes plus jolie que je ne l’étais, mais j’étais fort jolie… Puissiez-vous, ma chère enfant, je souhaite cela du fond de l’âme, puissiez-vous avoir plus de bonheur que moi ! Je quittai le Meilhan comme je vous l’ai dit, et je vins droit à Paris. J’avais de quoi vivre, grâce à notre bonne marquise, mais j’étais seule et bien abandonnée ! Ma nature n’est pas si forte que la vôtre, Suzanne. Je ne sais pas supporter la solitude. Je passai les premiers temps de mon séjour à Paris dans un découragement morne. Au bout d’une quinzaine de jours, je fis quelques connaissances à la clinique, et vous savez quelles connaissances on y peut faire. Ces demoiselles me menèrent au bal et au spectacle dans les petits théâtres. Si elles ne m’avaient pas montré leurs amants, j’étais perdue. Mais, un dimanche, ces messieurs nous conduisirent à la campagne. Ce fut ma dernière partie de plaisir. Une seule, parmi ces demoiselles, continua de me venir voir. C’était une bonne fille, un peu folle et qui n’apportait pas dans le vice ce dévergondage glacé, cette extravagance technique qui donne une couleur si particulièrement odieuse aux orgies des apprentis de la science quel que soit leur sexe. J’entrepris de convertir Elisa. J’obtins ce résultat de devenir à peu près aussi folle qu’elle. Nous passions nos jours à tirer les cartes et à deviner l’avenir. Elisa était convaincue qu’elle mourrait femme d’un millionnaire. C’était presque une enfant. Elle avait trois ans de moins que moi. Elle vint une fois à la maison tout effarée. – Il y a une somnambule étonnante ! me dit-elle, une somnambule qui n’a jamais menti… Elle vient de faire retrouver les deux bagues de Delphine qu’on lui avait volées… Elle a prédit le mois passé à M. Adolphe la mort de son oncle dont il mange déjà l’héritage… Ça coûte dix francs par tête… J’en ferai une maladie si je n’y vais pas ! Dix francs pour elle, dix francs pour moi, cela devait terriblement écorner mon budget mensuel. Mais je ne puis cacher que j’avais un très-vif désir de consulter aussi la somnambule… Je pris un louis dans mon secrétaire et nous nous dirigeâmes vers la rue du Pont-de-Lodi où demeurait la somnambule. Nous la trouvâmes dans une grande chambre presque nue. Ces gens-là ont beau gagner de l’argent, ils sont toujours pauvres. C’était une très-belle femme, une des plus belles femmes que j’aie vues. Elle était mise avec une remarquable élégance. Un nom que j’entendis prononcer peu après fixa mon attention. On annonça le prince Maxime de…
– C’était donc Marie-Caroline Renaud ! m’écriai-je interrompant ici malgré moi la petite sage-femme.
Elle me regarda d’un air étonné.
– Vous êtes bien jeune, Suzanne, me dit-elle, pour avoir entendu parler, là-bas, des liaisons du prince avec cette femme… Il y a longtemps que tout cela est étouffé… Enfin, il est certain que vous avez deviné… Cette femme était Marie-Caroline Renaud.
J’étais muette et j’écoutais désormais avec une fiévreuse avidité.
– La somnambule était endormie d’avance, reprit-elle. Elisa se mit la première en communication avec elle. – Questionnez-la, dit la voix d’une personne que nous ne voyions pas. – Je veux savoir mon avenir, dit Elisa. – Qui le sait ?… murmura la somnambule. – Répondez ! ordonna la voix. La somnambule, immobile et froide, répondit aussitôt : – Vous mourrez femme d’un millionnaire. – Hein !… fit Elisa radieuse ; elles disent toutes la même chose ! À mon tour, je me mis en communication avec la sibylle. Elle tressaillit à mon contact et sans que je l’interrogeasse. – Vous êtes ici entourée de votre malheur ! prononça-t-elle entre ses dents ; trahie, abandonnée, accusée de meurtre… condamnée… parce que vous êtes venue dans cette maison ! – Qu’a-t-elle dit ? me demanda Elisa. Au lieu de lui répondre, je lui saisis la main et je l’entraînai dehors, après avoir jeté mon louis sur la table…
Madame Mutel s’essuya le front et s’arrêta. Elle était plus pâle qu’une morte ; la sueur découlait de ses tempes. Moi, j’écoutais stupéfaite. Mon cœur se serrait comme au pressentiment d’un grand malheur. Comme elle ne poursuivait point, je demandai :
– Et ces terribles prédictions se sont-elles réalisées ? – En partie, me répondit-elle ; vous allez voir.
Elle reprit après un court silence :
– Un homme sortit de la maison derrière nous. Je ne le remarquai point. Il nous suivit jusqu’à la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel, où je demeurais. Ce fut Elisa qui me dit cela. Elle était ivre de joie, cette pauvre fille, et répétait sur tous les tons : Je mourrai femme d’un millionnaire !
À dater de ce moment, chaque fois que je sortais, je rencontrais sur mon chemin un homme de grande taille, bizarre dans sa mise et d’une remarquable beauté. Les regards de cet homme me blessaient. Il ne m’adressait jamais la parole ; mais la nuit, éveillée ou endormie, je le voyais toujours à mon chevet.
Au commencement de 1829, je fus reçue sage-femme. Je pris pour aide Elisa, qui n’avait pu passer ses examens, et qui était dans la misère. À cette époque, je fus plus d’un an sans voir mon mystérieux persécuteur. Un jour, à la fin de l’année 1829, un domestique en livrée me demanda. Il fut introduit.
– Monsieur Brodard-Peyrusse… me dit-il.
– Mais qu’avez-vous donc, Suzanne ! s’écria ici madame Mutel en voyant que je chancelais sur mon siège.
– Brodard-Peyrusse !… répétai-je.
– Connaissez-vous donc aussi ce nom ?
– Avez-vous su, demandai-je au lieu de répondre, quel fut le sort de cette somnambule, de Marie-Caroline Renaud ?
– On m’a dit, répliqua madame Mutel, que cette femme avait disparu.
– Disparu, comment ?
– On ne m’a pas dit comment.
Je baissai les yeux. Madame Mutel rapprocha son siège du mien.
– Je crois que vous aurez quelque chose à me dire quand j’aurai fini, miss Suzanne ?
– Oui, répliquai-je aussi à voix basse ; j’aurai quelque chose à-vous dire… mais sous le sceau du secret.
– Le domestique en livrée, reprit-elle, me dit : M. Brodard-Peyrusse a chez lui une femme de charge en mal d’enfant… Il réclame les soins de madame. Je ne connaissais même pas de nom M. Brodard-Peyrusse. Je demandai qui c’était. – Qui c’est ! se récria le valet offensé ; mais c’est M. Brodard-Peyrusse !… l’ancien médecin… celui qui a ce grand hôtel rue des Mathurins… un des hommes les plus riches de Paris ! Ma clientèle était à faire. Je pris mon châle et mon chapeau. La voiture de M. Brodard-Peyrusse était à ma porte, j’y montai. Ce fut dans un palais qu’on m’introduisit. Le salon dépassait tout ce que mon imagination avait pu rêver de luxe et d’élégance. J’attendis le quart d’une minute et je vis entrer M. Brodard-Peyrusse. C’était mon mystérieux inconnu. – Il vint s’asseoir près de moi et prit ma main qu’il baisa. – Je n’ai pas de femme de charge en mal d’enfant, me dit-il ; mais j’ai besoin de vous, et je suis assez riche pour partager en deux ma fortune.
Je ne me levai point, je ne le repoussai pas, je restai dans sa maison. Je l’aimais depuis le premier jour où je l’avais vu…
Sa voix s’éteignit ; elle était pleine de sanglots. Je la serrai dans mes bras, tandis qu’elle pressait son mouchoir contre ses yeux en larmes.
– C’était ma destinée, n’est-ce pas ! s’écria-t-elle ; que cet homme si riche, si puissant soit venu justement me choisir, moi, pauvre fille, dans cette position de sage-femme, voisine du ridicule et qui, d’ordinaire, ne prête point aux passions romanesques… C’était ma destinée… Je suis sûre qu’il était avec moi dans la maison de la rue du Pont-de-Lodi.
– J’en suis sûre aussi, dis-je.
– Pourquoi en êtes-vous sûre ? demanda-t-elle brusquement.
– Parce que, répliquai-je, à l’époque où vous allâtes consulter la somnambule, M. Brodard-Peyrusse était très-pauvre et qu’il magnétisait, pour vivre, Marie-Caroline Renaud.
– Ah !… s’écria madame Mutel, qui vous a dit cela ?
– Je le sais de source certaine.
– Vous le connaissez donc ?
– Je ne l’ai jamais vu.
Elle me saisit les deux mains.
– Écoutez, dit-elle, parlez, Suzanne… vous me faites mourir !
– Achevez votre récit, répondis-je ; je m’engage à vous dire ensuite tout ce que je sais.
Son récit fut abrégé par la fiévreuse envie qu’elle avait de savoir.
Elle reprit en parlant avec rapidité :
– Il me promit mariage et ajourna seulement notre union sous différents prétextes. Je me défendis pendant quelques jours plutôt contre moi-même que contre lui ; – puis, je fus sa maîtresse. Je crois qu’il m’a aimée. Je crois qu’il n’est pas dans sa nature d’aimer longtemps. À force d’importunités, j’avais obtenu que notre mariage serait fixé au mois de janvier 1830. Le 16 janvier de cette année, il enleva mon aide Elisa, et l’emmena dans le midi de la France.
– Les avez-vous revus ? demandai-je.
– Une seule fois Elisa, me répondit-elle ; il y a déjà longtemps de cela… Elle était bien changée… On me la montra au théâtre, où elle était dans une loge avec des jeunes gens. On me dit : Voilà madame Brodard-Peyrusse, la femme du millionnaire. Elle me vit. Elle fut prise d’un tremblement nerveux et se rejeta violemment au fond de la loge. Elle était pâle et ses yeux s’égaraient. Elle criait en me montrant au doigt :
– Cette femme veut me tuer ! cette femme veut me tuer !
Les gens qui étaient autour de moi disaient bien : C’est une folle ! Mais cela faisait scandale, et je fus obligée de me retirer. Je fis prendre des renseignements. Elisa était bien véritablement mariée. Il courait des bruits singuliers. On parlait de scènes terribles qui avaient eu lieu dans le ménage. La raison d’Elisa avait paru chanceler souvent. Dans ces moments, elle disait qu’on voulait la tuer.
Son mari la laissait fort libre et l’entourait même de jeunes gens. Mais, quelques jours après sa rencontre au théâtre, le commissaire de police de mon quartier me fit inviter à l’aller trouver.
Il me dit :
– Femme Mutel, vous avez proféré d’imprudentes menaces contre une personne haut placée, dont le mari a eu le tort d’entretenir avec vous autrefois des relations passagères. On a l’œil sur vous. Prenez garde.
Je voulus me défendre ou demander au moins des explications.
– Mention de l’avertissement est faite sur mon livre, me dit le commissaire de police : femme Mutel, vous pouvez vous retirer.
Elisa disparut de Paris quelque temps après. Des bruits coururent. J’ai entendu des choses bien contradictoires. Les uns prétendent qu’elle est morte ; les autres qu’elle voyage en Italie ; d’autres encore qu’elle est renfermée dans une maison de santé de la banlieue. Il y a un an, j’ai été appelée au parquet du procureur du roi où j’ai subi un interrogatoire tout à fait inexplicable pour moi. On semblait croire que j’avais eu de récentes relations avec Elisa. On me demandait de faire connaître sa retraite. À cette époque, je trouvai un protecteur dans la personne d’un digne et fier jeune homme, parent de la famille du Meilhan. Le prince Maxime de…, qui venait d’être nommé pair de France, m’abrita derrière son crédit.
Elle s’arrêta, voyant que je secouais la tête.
– Enfin, vous, Suzanne, me demanda-t-elle, que pensez-vous ?
– Vous ne m’avez pas encore dit, répliquai-je, si vous avez revu M. Brodard-Peyrusse.
– Oh ! lui, je l’ai revu souvent… de loin… Il fait semblant de ne me point reconnaître… Sa fortune augmente… Il s’est lancé dans le monde officiel… C’est tout à fait un personnage.
Elle se tut. Moi, je réfléchissais. Il me semblait que j’étais sur la voie de quelque machination dont les rouages restaient pour moi dans l’ombre, mais dont j’allais deviner l’ensemble.
– Ce Rodolphe, dis-je, a-t-il pu croire quelquefois que vous saviez son passé ?
Son passé ? répéta-t-elle. Quel passé ?
– Un passé terrible, ma bonne Eugénie, prononçai-je lentement.
– Vous le connaissez donc ? murmura-t-elle.
– Je vous l’ai dit : je ne l’ai jamais vu… Mais je le connais, en effet… Rappelez bien vos souvenirs… Quelque plaisanterie… quelque petite colère… quelqu’une de ces menaces que les amoureux s’adressent au hasard ont-elles pu lui faire croire jamais que vous supposiez un secret dans sa vie ?
– Non, me répondit Eugénie, qui tâchait de se recorder ; non… Pourtant… attendez donc… oui… je lui ai dit une fois… mais c’était une folie !… – Nous causions de ses anciennes maîtresses et je faisais la jalouse… je lui ai dit une fois : vous avez si bien caché votre somnambule, qu’on ne peut plus prendre de renseignements auprès d’elle ! – Ah !… fis-je, en lui prenant les deux mains, vous avez dit cela !
Il paraît que ma figure avait une expression étrange, car je vis ses lèvres blêmir et trembler.
– Suzanne ! s’écria-t-elle, vous savez quelque chose… Quelque chose de bien grave, j’en suis sûre… Au nom de Dieu, Suzanne, ce que vous savez, dites-le-moi !
C’était grave, en effet, si grave que j’avais peur de n’être point crue.
– Je ne veux pas qu’il reste en vous un doute, Eugénie, re-pris-je, parce que je prétends rester près de vous. Je vaux bien un autre garde-du-corps, allez… Je suis très-brave, et votre Rodolphe n’est pas au bout de ses peines !… – Penseriez-vous qu’il médite quelque chose contre moi ? – Je ne le pense pas, j’en suis sûre… Mais répondez encore : ne vous êtes-vous jamais aperçue qu’il eût des terreurs nocturnes ?
Pour le coup, elle recula son siège.
– Êtes-vous sorcière ? s’écria-t-elle. – Il ne voulait jamais coucher seul, n’est-ce pas ? continuai-je. – Jamais, répondit-elle en baissant la voix ; et pourtant, ce n’était pas un lâche ! – Contre les hommes, peut-être, murmurai-je ; mais contre les fantômes ?…
Elle me regardait avec une sorte d’épouvante.
– C’est vrai, fit-elle comme malgré elle ; je l’ai vu trembler comme un enfant… J’ai entendu ses dents claquer… J’ai senti la sueur froide le long de son corps… Il avait peur des revenants. – Et il ne vous a jamais dit pourquoi ? – Jamais. – Moi, je vais vous le dire : c’est que Marie-Caroline Renaud, la somnambule de la rue du Pont-de-Lodi, lui avait dit : Tu me reverras, la nuit où elle fut assassinée. – Assassinée !… par qui ?… – Assassinée par lui… et par deux autres. – Le nom des deux autres ! – Agost et Rondel. – Les deux inséparables ! balbutia la sage-femme qui s’affaissa, brisée. Je la laissai un instant perdue dans ses réflexions, puis je repris :
– Je vous expliquerai, quand vous voudrez, comment je sais toutes ces choses. Mais dites-moi auparavant si vous connaissez cet Agost et ce Rondel. – Jamais je ne les ai vus, répondit madame Mutel, mais Rodolphe parlait d’eux sans cesse… Rondel était dans ses immenses propriétés de l’Ariége ; Agost voyageait en Allemagne. – J’aimerais mieux que vous les eussiez vus, dis-je ; il faut connaître ses ennemis… Mais récapitulons. Vous savez que Brodard, Agost et Rondel sont riches tous trois à millions et inséparables, selon vos propres expressions… Vous pourriez dire mieux que personne la date où commença cette grande prospérité de Brodard… Vous savez qu’il avait des relations avec Marie-Caroline Renaud ; vous vous doutez bien même que cette voix mystérieuse qui commandait de loin à la somnambule, le jour où vous allâtes la consulter avec Elisa, lui appartenait… Je vous ai fait avouer en outre qu’il avait horreur de la solitude nocturne et que, malgré une certaine bravoure naturelle qu’il a, ses nuits sont pleines de vagues épouvantes. Écoutez-moi donc maintenant ; je vais trahir pour vous le secret qui ne m’appartient pas. Écoutez-moi, et n’enviez pas le sort d’Elisa, car la prédiction de la somnambule est accomplie ou s’accomplira à la lettre. Si elle n’est pas morte, elle mourra femme d’un millionnaire. Et cela ne tardera pas, il n’est pas à son coup d’essai, comme vous allez le voir. Je racontai alors toute cette bizarre histoire de l’abbaye de Morevault, telle qu’elle était, nette et précise, dans mes souvenirs. La nuit tout entière s’était écoulée tandis que nous échangions ces confidences. Le petit jour nous retrouva toutes deux serrées l’une contre l’autre, pâles et voyant tout en noir.
* * * * * * * * * *
Je travaillais sérieusement et avec courage. Il ne faut qu’un an d’ordinaire pour arriver au diplôme de sage-femme ; mais j’étais trop jeune et madame Mutel voulait faire de moi une praticienne hors ligne. Les deux années qui suivirent furent à peu près vides d’événements. Mes études les remplirent. Je dois cependant rapporter un fait que je ne communiquai point à ma bonne Eugénie, mais qui m’inquiéta beaucoup à son endroit.
Nous avions une jeune domestique arrivant de la province, qui était assez intelligente pour répondre aux clients en notre absence. Un jour que j’étais dans ma chambre, j’entendis dans la salle à manger, où Jeannette travaillait, une voix qui ne m’était pas inconnue.
Jeannette ne savait pas que j’étais rentrée. Mon piano, qui annonçait ordinairement ma présence, se taisait.
– Madame Eugénie Mutel ? demanda le nouveau venu. – Elle est sortie, monsieur, répondit Jeannette.
Puis, la formule ordinaire :
– Est-ce quelque chose qu’on puisse lui dire ?
Au lieu de répondre, la voix baissa. Je crus comprendre qu’on demandait la permission d’attendre. Puis, j’entendis un nom : Elisa… Mon oreille savait se coller aux serrures. L’étranger demandait :
– N’avez-vous jamais vu ici une jeune femme très-pâle ?… l’air un peu fou ?… – Jamais, répondit Jeannette.
Un son argentin se fit, après que quelques paroles, trop bas prononcées, eurent été échangées. Je mis l’œil à la serrure. Je vis notre Jeannette qui recevait de l’argent des mains de qui ? de maître Testulier, l’ancien complice de Félicité Fontanet ! Jeannette fut chassée le soir même ; mais que voulait dire cela ? Testulier avait-il des accointances avec Brodard-Peyrusse ? La guerre allait-elle recommencer ? Testulier venant demander chez nous Elisa, qu’on savait fort bien n’y point être, c’était comme le premier coup de feu d’un siège en règle.
Cependant, les jours passèrent, et nous n’entendîmes parler de rien.
J’avais dix-neuf ans. Malgré ma beauté qui allait se développant, je m’arrangeais pour paraître beaucoup plus âgée. Toutes les femmes savent que ceci est une affaire de toilette. Comme je n’avais point d’extrait de naissance, je comptais obtenir mon diplôme dès cette année 1839, à l’aide d’actes de notoriété et par la protection de quelques belles connaissances que ma petite patronne avait. J’obtins en effet la permission de passer mon examen par l’intervention du prince Maxime de ***, que je ne vis point, mais qui m’écrivit et fut d’une obligeance extrême. Je reçus à cette occasion une lettre de félicitations de maman marquise : trois lignes où elle me nommait sa chère petite fille ; je mouillai le papier de mes larmes.
Mon examen fut très-brillant. Il devait l’être. J’en savais réellement beaucoup plus que le commun des accoucheuses. Outre l’excellente éducation première que je tenais de mademoiselle Irène (présentement madame la baronne d’Avray), j’étudiais depuis près de trois ans, ce qui n’est pas ordinaire. Je ne m’étais pas bornée aux cours de la Faculté ; j’avais pris des leçons particulières d’un médecin célèbre et suivi assidûment plusieurs pratiques. Je me fis inscrire sous le nom de madame Suzanne Lodin.
Je prenais ainsi par avance le nom de mon futur mari, Gustave Lodin.
Selon mon estime, au moment où j’obtins mon diplôme, j’étais dans ma vingtième année. Au lieu de réparer des ans l’irréparable outrage, j’avais été obligée de le hâter. Je pense que Dieu me pardonnera cette petite supercherie. C’était tout à fait à la fin de 1839. Le jour même où j’eus mon parchemin, vers dix heures du soir, on sonna à la porte de madame Mutel. Celle-ci était harassée de fatigue. Elle venait de se mettre au lit. J’allai ouvrir. Un homme entre deux âges se présenta : figure honnête et bourgeoise, œil débonnaire.
– Est-ce vous qui êtes la sage-femme ? me demanda-t-il.
– C’est moi, répondis-je sans hésiter.
La chambre n’était éclairée que par une lampe chargée de son abat-jour. L’étranger jeta sur moi un regard et reprit :
– C’est pour un accouchement, tout de suite. – Le temps de prendre mon châle et mon chapeau, dis-je, je suis à vous.
Il est certain que j’avais de fâcheux pressentiments par rapport à ma bonne Eugénie. Les courses de nuit ne sont pas sans danger pour les sages-femmes. Je voulais autant que possible les lui éviter. J’avais abrégé mon colloque avec le client nouveau, parce que j’espérais qu’elle n’aurait point entendu. Je me trompais. Pendant que je m’habillais rapidement, elle m’appela.
– Que veut-on ? me demanda-t-elle. – Rien, répondis-je ; une femme qui venait se faire visiter… j’ai dit que vous n’étiez pas là.
Elle se rendormit. J’étais prête. Je descendis avec mon gros chauve, qui avait l’air tout innocent. Un fiacre nous attendait à la porte. Je regardai dedans, car j’avais la tête pleine d’histoires plus ou moins romanesques, et je n’étais pas très-rassurée.
– Est-ce que vous croyez que j’ai amené l’accouchée ? me demanda candidement mon chauve.
Cette bêtise me donna confiance. Je ne sais pourquoi on a confiance dans les gens qui ont l’air bête. C’est un grave tort. Du reste, le fiacre était vide. Nous y montâmes.
– Où donc allons-nous ? demandai-je. – Oh ! pas bien loin, me répondit mon chauve : là-bas, du côté de l’Hôtel-Dieu… vous savez.
Je le regardai plus attentivement. Il jouait tant qu’il pouvait avec les brassières du fiacre.
Je voulus savoir qui l’avait adressé à la maison. Je le lui demandai.
– Ma foi, me répondit-il, vous savez… c’est M. Moreau… ou M. Martin… les connaissez-vous ?
Nous arrivions au pont de l’Hôtel-Dieu. Le fiacre allait bon trot, il dépassa l’hospice et se mit à courir le long des quais.
– Vous m’aviez dit, m’écriai-je, que c’était du côté de l’Hôtel-Dieu. – Oh ! fit mon chauve, vous savez… un peu plus loin… place Maubert… montagne Sainte-Geneviève… rue Mouffetard… Moi, je ne connais pas bien Paris…
Cette réponse me mit martel en tête. J’eus un instant l’idée d’appeler au secours par la portière. Mais il y avait encore beaucoup de monde dans les rues. Les marchands de vins et les estaminets restaient ouverts. Je me raillai moi-même et me traitai de poltronne. Nous traversâmes la place Maubert. Malgré la méchante apparence de ses rosses, le fiacre se mit à gravir au grand trot la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève.
– Vous savez, me dit le chauve en passant derrière le Panthéon, nous voilà presque arrivés.
Une fois dans la rue Mouffetard, nous rencontrâmes moins de monde. Les bouchons fermaient ou étaient fermés. Je vis de loin le corps-de-garde, et je sus faire un mouvement qui indiquait mon dessein, car le chauve me dit bonnement :
– Vous savez… c’est la quatrième porte après le factionnaire.
Je respirai : j’avais eu une belle peur ! Mais je ne cessai de surveiller mon chauve. S’il fût resté immobile en passant la quatrième porte après le factionnaire, j’aurais certainement crié. Il ne resta pas immobile. Il tourna le bouton d’appel, et la sonnette retentit.
– Nous allons descendre, me dit-il ; tiens ! on dirait qu’il a de la peine à arrêter ses chevaux !
Au son du timbre, le cocher de fiacre, au lieu d’arrêter, avait fait prendre à ses rosses un galop cahotant et désespéré. Ce timbre était manifestement un signal convenu. Le corps-de-garde était maintenant hors de la portée de la voix : rue déserte, boutiques fermées.
Il eût été dangereux d’appeler. Mon chauve disait en riant tranquillement :
– Est-ce que nos haridelles ont pris le mors aux dents ?
Puis, s’adressant à moi :
– Vous savez, n’ayez pas peur… On veut faire la chose sans chandelle… Vous allez gagner cent écus à tâtons… Voilà.
Le fiacre tournait court l’angle de la rue du Banquier. Cela s’appelle une rue, mais c’est, en réalité, une manière de chemin pratiqué entre des murs de jardins. Il n’y a pas une âme en plein jour. La nuit, les voleurs eux-mêmes n’auraient garde d’y venir, sûrs qu’ils seraient d’être volés. Le fiacre s’arrêta au milieu de la rue à peu près. Je ne disais plus rien. J’observais tout avec une scrupuleuse attention. Maintenant que le danger était certain, toute ma fermeté me revenait. J’éprouvais une certaine jouissance à mesurer l’étendue de mon sang-froid.
Je vis sortir d’une porte de jardin deux individus dont le visage disparaissait derrière le collet remonté de leurs paletots.
– Vous savez, me dit mon chauve, restez là… Voici les bourgeois… Vous allez parler avec eux.
Les bourgeois s’avançaient. Mon chauve descendit, puis monta sur le siège, à côté du cocher. Je venais de chercher des yeux le numéro du fiacre, afin d’avoir au moins un indice en cas de malheur. Mais le fiacre n’avait pas de numéro. Si j’avais vu cela plus tôt !…
Les deux bourgeois montèrent à la place du chauve, qui leur dit :
– Elle n’a pas trop fait la méchante. Vous savez !
Je ne voyais absolument pas leurs figures. En s’asseyant, celui des deux qui semblait être le maître s’écria en me regardant :
– Mais il y a erreur !… Ce ne peut être la femme Mutel… Celle-ci est toute jeune !
Il ouvrit la portière qui était derrière lui.
– Où as-tu été nous chercher ça, Verlaëns ? cria-t-il. – Vous savez, répondit le chauve, rue de la Jussienne, maison des bains. – Est-ce que vous tenez beaucoup à madame Mutel ? demanda le second bourgeois ? – C’était pour jouer un tour à cette racaille de Rodolphe, répondit le maître ; ça lui aurait fait une peur d’enfer… – Si vous n’y tenez pas, dit l’autre, dépêchons… le temps presse !
Le maître s’adressa à moi d’un ton hautain.
– Vous êtes bien sage-femme ? me demanda-t-il. – Oui, monsieur, répondis-je. – Diplômée ? – Diplômée. – Vous avez l’air bien jeune !… grommela-t-il. – Si vous n’avez pas confiance… commençai-je. – Je n’ai qu’à vous ramener chez vous, n’est-ce pas ? acheva le maître. Non, non, ce n’est pas ainsi que la chose se passera… On se sert de ce qu’on a… et puis, vous êtes peut-être très-habile… – Je ne me vante pas de cela, répondis-je. – C’est-à-dire que vous avez bonne envie qu’on vous envoie mettre au lit… c’est impossible… Il s’agit maintenant de la vie d’une femme… Sur votre conscience, saurez-vous accoucher sans voir ? – S’il s’agit de sauver une femme, sur ma conscience, je le puis. – Les yeux bandés ? – Oui, les yeux bandés. – Alors, tout est au mieux… laissez-vous faire, et vous serez honorablement récompensée.
Celui des deux bourgeois qui semblait être en sous-ordre tira de sa poche un volumineux foulard, l’arrangea en bandeau et me le noua sur les yeux. Je ne fis aucune résistance.
– Encore une fois, me dit le maître, êtes-vous sûre de pouvoir opérer ainsi sans danger ? – J’en suis sûre, dans les cas ordinaires… Dans les cas exceptionnels, la loi nous oblige à réclamer un médecin. – À la grâce de Dieu !… grommela le maître. En route !
L’autre inconnu fit tinter le timbre. Le fiacre s’ébranla aussitôt. Je ne doutai pas un seul instant que nous n’allions fort loin du quartier Mouffetard. Cette comédie, jouée par le chauve, était toute préparatoire et destinée seulement à rendre inutile ce premier et prudent coup d’œil que j’avais jeté à l’intérieur du fiacre en quittant la maison. Je rassemblais toutes mes facultés en un seul travail. Mesurer ou juger la route que j’allais faire, afin de la reconnaître à l’occasion. Pour cela, j’avais imaginé un procédé que le Petit-Poucet ne dédaignerait point en une occasion où il n’aurait ni vesces, ni pois, ni cailloux blancs. Seulement, il exige de la mémoire.
Je comptais en moi-même un, deux, trois, quatre, cinq, six, etc., jusqu’au moment où le fiacre changeait de direction. Je notais alors en mon souvenir le nombre acquis, et je recommençais jusqu’à un nouveau détour. En même temps, j’observais divers autres indices : le son du pavé, qui varie suivant la largeur des rues, les pentes, facilement appréciables par la position même du corps dans la voiture, les bruits extérieurs, les odeurs, etc. Je me promettais d’écrire tout cela à mon retour, si jamais je revenais de là. L’ensemble de mes observations, pendant une route qui dura près d’une grande demi-heure, peut se résumer ainsi ; trente-sept détours, dont je croyais avoir la mesure à peu près exacte par mes chiffres, deux descentes principales, dont l’une était très-certainement la montagne Sainte-Geneviève, et une montée. Deux passages de ponts, que j’avais reconnus au son particulier des roues sur le pavé et à l’air plus vif frappant sur ma joue ; au vingt-unième détour, cris de geindre, odeur de pain chaud : à l’avant-dernier, fumée de houille, bruit d’une machine à vapeur. On ne s’avise jamais de tout. Mes compagnons de roule auraient pu bien facilement tromper et mêler tous mes calculs en m’adressant la parole. Mais ils étaient sans doute fort préoccupés : pas un mot ne fut prononcé le long du chemin.
Au dernier détour, nous quittâmes le pavé pour prendre la terre franche. Presque aussitôt après, on s’arrêta, un marteau retentit contre une porte qui devait être presque monumentale, car elle sonna plein et grave.
– Donnez-moi votre main, me dit le maître, qui était descendu le premier.
J’obéis. Je fus introduite dans une cour où un chien aboya très-loin de moi : donc elle était vaste. On me fit tourner brusquement au bout de six pas et monter un tout petit escalier dont la rampe était humide.
– Il fait aussi noir ici la nuit que le jour, grommela le maître.
Je notai cette parole et j’en profitai, comme on pourra le voir. Dès la première volée, j’entendis les cris de la femme en couches.
Certes, ce début dans la carrière était rude et plus d’une eût trébuché à ce premier pas.
On m’introduisit dans une chambré qui précédait celle de l’accouchée et où plusieurs personnes s’entretenaient.
– Est-ce enfin la sage-femme ?
La voix qui fit cette question me frappa. Je ne l’avais jamais entendue ; mais je me sentis certaine de la reconnaître à l’occasion. Comme j’arrivais au seuil de la seconde chambre, en un moment où la patiente se taisait, mon oreille se tendit parce qu’on chuchotait derrière moi. D’après le nombre de voix, je présumais qu’ils étaient cinq dans cette pièce, y compris mes deux compagnons. Il y avait une femme. Je ne pus saisir avec précision chaque mot des chuchotements, mais je compris en gros quelque chose comme ce qui suit :
– Ils ont voulu lui faire une niche ? – Ils voulaient voir le nez que ferait Rodo en face de son ancienne. – Pourquoi n’est-il pas là, Rodo ?
Et la voix de femme :
– Il y avait une niche à lui faire, c’était de lui planter une balle dans la tête, à quinze pas, sur le terrain.
Celle-là devait être une luronne !
Comme je passais le seuil, il me sembla qu’on prononçait le nom d’Agost tout à l’autre bout de la chambre. Je n’aurais pu absolument l’affirmer. Mais j’étais montée à ce diapason où rien n’étonne plus. Je me faisais en quelque sorte la complice des bizarreries qui m’entouraient, et je tâchais, à mon insu, d’augmenter encore ce que la situation avait en soi d’extraordinaire. Il y a bien des Rodolphe, dans ce monde. J’avais entendu une fois Rodolphe, deux fois Rodo. Ce devait être le même individu. On avait parlé de l’ancienne de Rodo ou Rodolphe, et du nez qu’il ferait à sa vue. N’était-ce pas tout comme si on eût dit son nom de famille ?
Ce n’était pas moi, en effet, que l’on avait cru avoir à cette fête, c’était madame Mutel, ma patronne. Madame Mutel n’appelait jamais le docteur Brodard-Peyrusse que Rodolphe. Si Brodard-Peyrusse se trouvait mêlé à ceci, qu’y avait-il d’étonnant à ce que son ami Agost fût de la partie ?
L’accouchée recommençait à crier quand j’entrai dans sa chambre. On ne m’avait pas trompée. C’était une jeune fille. L’accent de ses plaintes le disait. Mon intelligence était surexcitée à un point vraiment prodigieux ; tous mes sens me paraissaient avoir doublé de puissance. J’avais la certitude de voir clair au fond de ce mystère avant d’avoir quitté la maison. En approchant du lit, je me souviens que je classais avec méthode chaque fait, chaque observation dans ma mémoire, et que, gourmandant ma propre impatience, je me disais : – Attendons pour conclure !
– Quand tu crieras, dit auprès de moi la voix de femme qui s’adressait à l’accouchée ; il faut que ce soit comme ça. Tu aurais mieux fait de crier il y a neuf mois… et quand même j’aurais dû faire le coup moi-même, le vieux coquin aurait eu la tête cassée !… – Oh ! mère !… mère !… fit la patiente, que je souffre ! – Sacrebleu ! prononça la voix de femme en accentuant carrément chacune de ces trois syllabes : il me le paiera de façon ou d’autre !
Le son s’étouffa. Je compris qu’elle baisait l’accouchée. Je crois bien pouvoir affirmer qu’elle l’appela ma fille.
– Allons, vous, me dit-elle en me prenant par le bras, faites votre affaire, et marchez droit… Je vous préviens que je m’y connais un peu.
Je pratiquai immédiatement le toucher. C’était pendant une douleur. La jeune femme criait. L’autre me dit avec un accent vraiment maternel :
– Vous lui faites mal !
Il n’y avait que nous trois dans la chambre. Dans la pièce voisine, on causait et l’on riait.
– Bavards ! grommela la femme.
Puis elle reprit rudement en s’adressant à moi :
– Vous vous occupez trop de ce qui se passe, ma bonne : à votre affaire !
Mon affaire n’était pas bien difficile. C’était un accouchement magnifique. L’enfant serait venu tout seul. Je le dis. La femme me frappa sur l’épaule.
– Voilà qui est bien ! s’écria-t-elle ; voilà qui est bien… Au moins, vous ne nous en faites pas accroire !… Entends-tu, Bichette… il n’y a pas de danger, et ça va être bientôt fini. L’accouchée gémissait. Entre deux douleurs, elle me dit :
– Je ne veux pas qu’on emporte mon enfant dans la chambre là-bas… je veux le garder près de moi… Entends-tu ! – Oui… ne t’inquiète pas…
Un grand bruit se fit tout à coup dans la pièce voisine.
– Rodo ! Rodo ! voilà Rodo !
La patiente tressaillit sous ma main.
– Qu’il ne vienne pas ! murmura-t-elle. – Il n’y a pas de danger ! répliqua la femme.
Les voix étaient tellement confuses de l’autre côté de la porte, que je ne comprenais plus rien. Tout le monde parlait à la fois. Le brouhaha ne se taisait même pas lorsque l’accouchée poussait ces grands cris des dernières douleurs, que personne ne peut entendre sans avoir le cœur serré. Dans la crise suprême qui la souleva et la tordit, elle appela :
– Edmond ! Edmond !
– Veux-tu bien te taire ! s’écria la femme, qui lui mit la main sur la bouche.
Je tenais l’enfant. Un bruyant éclat de rire retentit dans la pièce voisine. Ce dernier nom, prononcé par la jeune accouchée, détruisait tous mes calculs et me jetait dans une étrange perplexité.
– Voyons ! voyons ! coupez le cordon ! s’écria la mère ; vous ne pourrez pas deviner nos petites histoires, c’est moi qui vous le dis !
Je nouai le cordon. L’enfant, qui était du sexe masculin, eut tout de suite de l’air dans les poumons et jeta ce premier cri qui est la naissance. Et presque toujours à ce cri répond ce murmure indistinct, ce roucoulement, comment dire ? cette caresse chantée qui est presque la même chez la femelle de l’animal et chez l’épouse de l’homme : grand soupir de joie qui rend le cœur sonore…
– Mon enfant ! dit la jeune femme ; donnez-moi mon enfant !
La porte s’ouvrit. La voix du maître demanda :
– Est-ce fait ?…
Il y eut un mouvement dans la chambre. L’œil seul aurait pu me dire ce qui se passait.
– Mon enfant ! répétait l’accouchée ; donnez-moi mon enfant ! Je sentis qu’on le prenait entre mes mains : je crus que c’était pour le porter à sa mère ; mais presque au même instant, la femme à la grosse voix me dit :
– Allons ! délivrez-la !
Elle me guida vers le lit. L’accouchée ne parlait plus. Pendant que je la délivrais, je sentis qu’elle pleurait.
– Lavez-vous ! ordonna la femme en me présentant de l’eau.
– Mais l’enfant ?… dis-je.
Un sanglot souleva la poitrine de l’accouchée.
– L’enfant ! répétai-je avec force ; je n’entends plus ses cris !
– L’enfant est avec sa nourrice, me répondit la femme ; ne vous inquiétez pas de cela !
Depuis quelques minutes, l’idée d’un crime m’avait quittée. Elle revint avec plus de force. Quelque chose d’horrible me passa devant les yeux. Je me dis : On a tué l’enfant là, dans cette chambre qui semble vide maintenant ; on l’a tué à deux pas de sa mère !… Et en ce moment, dans la cour ou dans le jardin, sous les fenêtres, on fait un petit trou dans le sol… Je lavai ma main droite, et je glissai l’autre, qui resta tout imprégnée de sang, sous mon châle. Je reçus l’argent qu’on m’offrit dans ma main droite.
– Faites-moi sortir, dis-je, j’étouffe ici !
Ce fut la femme qui me guida au travers de la première chambre déserte. Nous descendîmes ensemble le petit escalier. J’avais la rampe à ma gauche ; j’y appliquai à plusieurs endroits, en dessous, ma main, imprégnée de sang. Il y avait vingt-deux marches ; je fis cinq marques. En sortant, j’essuyai ma main contre le bois de la porte d’entrée. La femme n’était plus là. Mais j’entendais un bruit sourd par-dessus un mur voisin, à droite de l’entrée.
– Vous savez, me dit-on ; montez.
Je reconnus la voix de mon chauve. Après une demi-heure de marche, il tourna le bouton et délia lui-même mon bandeau, qu’il mit dans sa poche. Le jour naissait, nous étions entre l’Observatoire et la grille du Luxembourg.
– Vous savez, me dit-il, on est bien embarrassé dans les familles quand il arrive des choses comme ça… Bonsoir.
Je venais de descendre. Le fiacre partit au galop. Il n’avait pas plus de numéro à l’extérieur qu’à l’intérieur. Je fis la route à pied de l’allée de l’Observatoire à la rue de la Jussienne. En arrivant mes jambes ne pouvaient plus me soutenir. Eugénie m’attendait, folle d’inquiétude. Je tombai sur un siège, et je lui demandai un verre d’eau. Il me fut impossible de répondre à ses questions. L’idée fixe de retrouver la maison où s’était commis le crime me tenait avec une violence incomparable. Je prononçai machinalement ces mots :
– Je n’ai rien !… je n’ai rien !… je vous dirai tout !
Il y avait, près du siège où j’étais tombée en entrant, une table, et sur la table ce qu’il fallait pour écrire. J’attirai à moi le papier, la plume, l’encre. Eugénie me vit avec stupéfaction aligner des colonnes de chiffres, posées de cette sorte :
1. – 59. – Droite.
2. – 33 – Droite.
3. – 114. – Gauche.
4. – 47. – Droite.
Ainsi de suite jusqu’au nombre 37 à la première colonne. En regard du nombre 24, j’écrivis cette mention : Cris de geindre, odeur de pain chaud à gauche. En regard du numéro 36, cette autre : Fumée de houille, bruit de machine à vapeur ; fin du pavé. Les 13 et 15e nombres avaient en regard le mot pont. La petite sage-femme crut que j’avais perdu la raison.
– Gardez-moi ce papier, lui dis-je après l’avoir plié. Je vais faire une grande maladie. Vous me le rendrez après.
Loin d’avoir perdu la raison, j’avais, à cette heure qui précéda le premier accès de fièvre, une lucidité d’intelligence extraordinaire et que je n’ai peut-être jamais possédée à un degré pareil. Pendant que la patronne faisait la couverture de mon lit, me regardant avec effroi et voyant en moi déjà les symptômes de délire, mon esprit combinait avec une précision admirable un système de probabilités où tous les faits, perçus depuis mon départ, la veille, à dix heures, étaient casés et disaient leur mot. Je n’avais rien oublié, absolument rien. Chacune de mes sensations était si vivante qu’il me semblait, en me la rappelant, l’éprouver encore. De l’ensemble de ces faits, de leur choc, de leur confrontation, je tirais des conséquences peut-être fautives, mais dont l’évidence me frappait comme un éclair.
Il faut bien que je le dise. Je ne retrouvai point cela intact après ma maladie. Car je fus malade, très-malade. Ce qui brillait avant la fièvre devint après terne et confus.
Au début de ma convalescence, je ne me souvenais absolument pas de ce qui s’était passé. Ma tête était vide. Ce qui éveilla ma mémoire, ce fut le récit des paroles prononcées dans mon délire. On a coutume de répéter aux malades ce qu’ils ont dit dans la fièvre. C’est peut-être un tort. Cela les frappe trop violemment.
Eugénie était de cet avis ; mais la domestique, transgressant ses ordres, me parla de mes dénombrements fantastiques, – et de la rampe sanglante. Cela la faisait beaucoup rire, cette bonne fille.
Quand Eugénie rentra, elle dut croire que j’étais retombée au plus fort de mon mal. La fièvre m’avait reprise. C’était l’effort terrible que je faisais pour me souvenir qui me l’avait rendue. Je recommençais à compter laborieusement, je prononçais des paroles que nul ne pouvait entendre, et ce mot revenait sans cesse parmi l’apparente incohérence de mon discours :
– La rampe !… On trouvera du sang à la rampe.
Eugénie, épouvantée, envoya chercher le médecin. Le médecin avait dit qu’une rechute serait probablement fatale. Mais je la priai de renvoyer la bonne et de fermer les portes. Dès que nous fûmes seules, je me levai sur mon séant.
– Je crois que je me souviens, lui dis-je d’un ton très-calme ; mais peut-être est-ce un mauvais rêve… Vous allez prononcer mon arrêt… Vous ai-je remis, oui ou non, à une époque que je ne saurais préciser, un écrit où se trouvent des chiffres et quelques notes, inintelligibles pour vous ?
La petite sage-femme eut d’abord la présence d’esprit de me répondre négativement, mais cela ne réussit point. Je pris ma tête à deux mains, et me laissai retomber sur mon oreiller comme si j’eusse reçu un coup de massue.
– Alors, m’écriai-je, que Dieu ait pitié de moi… Je vois bien que je suis folle !
Eugénie eut peur. Elle alla chercher ce papier que j’avais écrit au retour de mon excursion nocturne. Je le reconnus du premier coup d’œil, et je restai comme fascinée.
– C’est donc bien vrai ! m’écriai-je, saisie d’un tremblement qui ne fit qu’augmenter l’effroi de ma compagne ; j’ai vu !… j’ai entendu cela !
Puis avec une violence soudaine :
– Les vers, dis-je, les vers ont déjà dévoré le corps du pauvre enfant ! – Calmez-vous, Suzanne, me dit Eugénie ; je vous en prie, ma fille, calmez-vous ! – Combien y a-t-il de temps que je suis au lit ? demandai-je. – Trois semaines, me répondit la sage-femme.
Je levai les mains au ciel. Que de choses on avait pu faire depuis trois semaines pour dépister mes recherches !
– Mais, repris-je, répondant à mes propres réflexions, la maison reste, l’escalier est là… l’escalier de vingt-deux marches… la rampe a dû garder des traces de sang… en bêchant la terre du jardin, on retrouvera du moins les pauvres petits ossements de l’enfant !… – Mais, au nom du ciel, m’interrompit Eugénie, c’est moi qui vous le demande maintenant, Suzanne : rêvez-vous ou parlez-vous selon votre raison ?
Je levai mon papier.
– Voilà mon témoin ! m’écriai-je, mon témoin contre moi-même, car je voulais douter… J’ai vu quelque chose de hideux… non pas avec mes yeux, qui étaient bandés, mais avec mon âme qui était libre… et il me semble que j’aurai un feu ardent dans la conscience tant que je n’aurai pas dévoilé le meurtre !… – Le meurtre !… répéta Eugénie, qui se rapprocha involontairement. – Écoutez ! lui dis-je, je vais vous raconter… – Non ! pas à présent ! s’écria-t-elle, le médecin a défendu… Vous vous fatigueriez… – Qu’importe la fatigue ! m’écriai-je à mon tour, ce secret-là m’étouffe… Je veux que vous m’écoutiez !
– Je vais défendre qu’on ne nous interrompe, me dit Eugénie. – Vous avez raison, répondis-je, personne autre que vous ne doit entendre ce que je vais vous révéler.
Elle sortit. Pendant qu’elle était dehors, je pris instinctivement la résolution de lui cacher les noms qui rapportaient si étrangement mon aventure à sa propre histoire et à d’autres événements qu’elle connaissait par moi. Fis-je bien ? Je ne sais. Je crois que les coups qui nous frappèrent ne pouvaient pas être parés par la prudence humaine.
Dès qu’elle fut de retour, je commençai. Dès que j’eus commencé, le soin que je prenais de supprimer tout ce qui avait trait à elle me gêna. Mon récit fut embarrassé, dénué de clarté, dénué surtout d’élément probant et d’intérêt. Car, ce qui faisait l’intérêt de l’aventure, en dehors du crime lui-même, c’était cette lugubre espièglerie, cette idée de jouer en assassinant, et de placer Brodard en face de sa victime en un instant si solennel. Ces noms d’Agost et de Rodolphe auraient fait tressaillir chaque fibre du cœur de la petite sage-femme. Le nom d’Elisa l’aurait bouleversée. Elle écouta mon récit assez froidement.
– Ma pauvre chère enfant, me dit-elle, on voit bien que vous êtes novice. Je ne veux pas dire qu’il soit fort rassurant d’avoir tout à coup les yeux bandés et de se sentir entre deux inconnus dans un fiacre, à une heure du matin… Mais remerciez Dieu qu’ils n’aient rien tenté contre votre personne… Nous n’avons pas de défense : on nous dit de marcher, nous marchons… Nous sommes exposées chaque nuit à des équipées de ce genre… Quant à ce meurtre, il me paraît bien problématique… L’enfant a disparu pour aller avec sa nourrice : quoi de plus simple ? Vous ne l’avez plus revu : c’est la coutume… La mère l’a demandé en pleurant quand il n’était plus là, c’est la règle… Allons, vous voici harassée… je vous atteste sur mon expérience qu’il n’y a pas de quoi vous faire une once de mauvais sang !… Calmez-vous, dormez un petit somme, et ne songez plus à tout cela.
Vous dire l’impatience que j’éprouvais à lui entendre prononcer tant de paroles en l’air est chose impossible. La réfuter me semblait une lassitude inutile. Je me dis : Quand j’aurai la force, nous verrons ! Au bout de huit jours, j’avais la force.
Il y avait maintenant quatre semaines que j’étais au lit.
Le matin, en me levant, je dis à Eugénie :
– Sur ma conscience, calme comme je suis, libre d’esprit, guérie de corps, je vous jure qu’un meurtre a été commis devant moi… Voulez-vous m’aider à en obtenir justice ?
Elle haussa les épaules avec mauvaise humeur.
– Je vous demande si vous voulez m’aider, oui ou non ? insistai-je. – Non, mille fois non ! s’écria-t-elle avec une véritable colère ; vous savez combien je vous aime, et votre entêtement prouve un mauvais cœur… Je n’ai pas assez d’ennemis comme cela, n’est-ce pas ? – Ce ne seront pas de nouveaux ennemis que vous vous ferez ! répliquai-je, non sans une certaine vivacité.
Elle comprenait tout et très-vite. Elle me regarda.
– Vous m’avez donc caché quelque chose, Suzanne ? dit-elle en se calmant subitement. – Ma bonne et chère Eugénie, repris-je au lieu de répondre, puisque vous ne voulez pas m’aider, je travaillerai toute seule.
Je mettais mon châle et mon chapeau.
– Obstinée ! murmura-t-elle en frappant du pied.
Elle mit aussi son chapeau et son châle. J’étais déjà fâchée de n’être pas partie toute seule.
– Réfléchissez, lui dis-je ; vous n’êtes pas forcée d’entrer en lice… Ce sont des êtres pervers et puissants… Vous n’êtes pas comme moi… vous n’avez rien vu…
– Étourdie et folle ! s’écria-t-elle, tu crois que je vais te laisser aller seule !
Elle m’embrassa en me poussant dehors. L’instant d’après, nous montions dans un fiacre, place des Victoires, et je disais au cocher :
– Rue du Banquier. – Quel numéro, ma petite dame ? – Allez toujours, on vous arrêtera.
Ce n’était pas à Eugénie qu’il fallait expliquer bien longuement un plan comme le mien. Elle avait eu plus d’une aventure en sa vie. Elle devina du premier coup quel était mon dessein.
– Je t’ai tutoyée tout à l’heure sans le vouloir, dit-elle quand le fiacre fut parti ; je continuerai : cela m’est plus commode… Moi, vois-tu, il me semble que tu es ma fille !
Je me jetai à son cou, les larmes aux yeux. Mon cœur se serrait à l’idée du danger que peut-être je lui faisais courir. Elle ne songeait plus à cela.
– Marchons ! reprit-elle ; il paraît que c’était écrit. Je suis bien aise de savoir comment tu t’en tireras avec tes chiffres… J’ai eu la même pensée une fois… C’est une pensée qui doit venir à tout le monde en pareil cas… Mais la mémoire !… Il faut une mémoire véritablement diabolique ! – Je suis sûre de ne m’être pas trompée, dis-je. – Cela ne suffit pas… Tous les chevaux de fiacre ne marchent pas de la même manière… – Je remarquais justement, l’interrompis-je, que ceux-ci ont à peu près le pas des autres. – Nous allons voir ! nous allons voir ! C’est un colin-maillard un peu prolongé !… Dans ma jeunesse, nous avions un jeu là-bas, à Saint-Philibert-en-Mauges. On se faisait bander les yeux, on prenait en main une gaule, et on marchait vers un œuf de pie, posé par terre à douze pas… Quand on cassait l’œuf d’un coup de gaule, on avait un sou… On ne le cassait pas souvent. – Oui, répondis-je, mais vous marchiez vous-même, et la passion de gagner le sou vous trompait… Enfin, nous allons voir !
Au jour, cette rue du Banquier me parut plus triste encore et plus déserte.
– Dans ton idée, reprit Eugénie, où places-tu ta maison mystérieuse ? – Rue Saint-Lazare, répliquai-je, ou du moins aux environs, dans ces quartiers nouveaux où l’on bâtit la gare du chemin de fer.
Il n’y avait alors qu’un seul chemin de fer, qui était celui de Saint-Germain.
– Et tes raisons ? – J’ai eu deux descentes ; j’ai passé deux ponts… j’ai trouvé une montée qui, selon moi, doit être celle de la rue des Frondeurs… Il m’a semblé traverser le boulevard, et une traite en ligne droite, pendant laquelle j’ai compté jusqu’à trois cents, pourrait bien être la rue Louis-le-Grand, prolongée, sauf un coude peu appréciable, par la rue de la Chaussée-d’Antin. – Tu as un parti pris, m’interrompit Eugénie ; cela te gênera. – Oui, répliquai-je, mais j’ai un moyen de recouvrer toute mon impartialité.
Je tirai de ma poche un foulard que j’arrangeai en cravate, et je la priai de me le nouer sur les yeux.
– À la bonne heure, fit-elle, on ne peut rien t’apprendre.
Le fiacre était arrêté au milieu de la rue du Banquier. Nous fîmes descendre le cocher.
– Mon brave, lui dit Eugénie, il s’agit d’une gageure… Nous laissons la portière de devant ouverte… madame, qui a les yeux bandés comme vous voyez, va vous commander la manœuvre… Si vous marchez toujours d’un trot égal, tournant juste à son commandement, je vous promets un bon pour-boire.
J’entendis le cocher qui grondait en remontant sur son siège. Cependant il toucha ses chevaux. Après avoir compté jusqu’à cinquante-neuf, je commandai :
– À droite !
Je sentis que la voiture obéissait. Je comptai trente-trois.
– À droite encore ! – Bravo ! dit Eugénie ; les rues se trouvent juste à point. – À gauche ! m’écriai-je, après avoir compté cent quatorze.
Il fallut faire quelques pas de plus pour trouver une rue, mais, au bout de dix-sept nombres, on put tourner à droite. J’étais sûre désormais de la précision de ma mécanique.
– Nous devons être sur un pont ! dis-je au treizième détour. – Nous sommes sur un pont, me répondit Eugénie. – À gauche !… Nous voici maintenant sur un autre pont. – C’est juste. Nous allons y arriver : j’y engagerais ma vie ! – Ma foi, dit madame Mutel, je commence à le croire.
Au bout de cinq minutes, je lui dis :
– Regardez à notre gauche s’il n’y a point un boulanger. – Non, me répondit-elle, je n’en vois point. – Regardez bien. – Ah ! si fait… dans l’enfoncement. – Nous devons être aux environs de Saint-Roch, n’est-ce pas ? – Ah ! pour cela non ! s’écria Eugénie, qui se prit à rire. – Où sommes-nous donc ? – Derrière le théâtre de l’Odéon.
Je fus un instant déconcertée.
– Compte, ma fille, compte ! s’écria Eugénie ; tu vas te brouiller.
C’était déjà fait. Nous fûmes obligés de retourner en arrière jusqu’au dernier détour. En revenant ainsi sur nos pas, Eugénie me dit :
– Toute l’erreur vient des ponts… tu as cru traverser les deux bras de la rivière, et tu as traversé deux fois le même bras, une fois au pont de l’Archevêché, une fois au pont Notre-Dame… Deux angles droits que tu n’as pas saisis… Cela suffit tout juste pour s’en revenir à Paris, quand on croit aller à Pantoise… Mais l’important n’est pas là : tu as une boussole ; marche !
Je commençai, en effet, à compter. J’avais mon papier en cas de manque de mémoire, mais je ne fus pas obligée de le consulter une seule fois. Bien que je fusse un peu humiliée d’avoir pris la montée de l’Odéon pour la butte Saint-Roch, je ne perdis pas un instant confiance.
– Nous devons être auprès du but, dis-je à ma compagne au bout d’un quart d’heure ; cherchez une usine à vapeur à gauche. – L’usine y est : une fonderie de fer. – Tournez à gauche… le pavé va cesser.
Le pavé cessa.
Je comptai jusqu’à vingt, et je dis :
– Halte !
La voiture s’arrêta aussitôt. J’arrachai avidement mon bandeau. En regardant autour de moi, je vis une longue allée de grands arbres. Je ne connaissais pas ce lieu.
– Nous sommes, me dit Eugénie, qui était pâle et fort émue, sur le boulevard des Invalides, au bout de la rue de Sèvres.
Il me semblait que mon cœur allait briser ma poitrine. Vis-à-vis de nous, de l’autre côté du boulevard, c’étaient des guinguettes, entrecoupant des chantiers de bois à brûler. Au-delà de la rue de Sèvres, un couvent s’élevait. Tout près de nous, à deux pas du fiacre, il y avait une élégante porte cochère, soutenue par deux pilastres surmontés de vases à fleurs. Le pignon de la maison s’enclavait dans le mur, à gauche ; à droite, c’était le jardin. Mon premier regard fut pour le battant de la porte, où je cherchai la trace de ma main sanglante. La trace n’existait plus.
– L’endroit était trop apparent ! Murmurai-je ; c’est la rampe qu’il faudrait voir.
Comme nous étions arrêtées, debout devant la porte, l’horloge d’un chantier voisin sonna midi. Je serrai le bras d’Eugénie.
– J’ai entendu cette horloge-là sonner minuit, lui dis-je.
Au son de ma voix, deux grosses pattes de chien sortirent sous la porte, et un féroce aboiement retentit.
– C’est bien le chien, dis-je encore.
Puis, montrant avec assurance le pan de mur qui s’étendait à droite de la porte cochère, j’ajoutai :
– Ici, derrière, on a enterré la pauvre innocente créature.
Je parlais encore que la porte cochère s’ouvrit. Je n’eus que le temps de rabattre mon voile sur mon visage. C’était mon chauve qui ouvrait la porte.
– Ne restons pas là, dit Eugénie.
Nous fîmes semblant de nous promener.
Une calèche découverte sortit de la cour. Elle contenait une femme de quarante-cinq ans environ, un vieillard à cheveux blancs, à l’aspect sévère et vénérable, qui portait la rosette de la Légion d’honneur, et une jeune fille souriante et jolie. Les deux dames étaient en toilette de promenade. Elles passèrent sans nous remarquer.
Derrière la calèche, la porte se referma. Nous restâmes plusieurs minutes immobiles et silencieuses.
– Que vas-tu faire ? me demanda Eugénie.
– Celle qui vient de passer, répondis-je, c’est l’accouchée, j’en jurerais… C’est elle qui a dit : Edmond ! Edmond !
– Prends bien garde ! fit Eugénie effrayée.
Mais je l’interrompis, et je repris d’un ton résolu :
– L’enfant est là… À qui s’adresse-t-on pour dénoncer un meurtre ?
* * * * * * * * * *
À deux heures nous étions au parquet du procureur du roi. Nous attendions depuis longtemps déjà. On vint nous dire que M. le substitut nous priait d’entrer.
C’était un jeune homme très-pâle, le front dégarni, l’œil fatigué. Il était beau, mais sa physionomie ne brillait pas par la fraîcheur. Il fut poli jusqu’au moment où nous déclinâmes notre qualité de sages-femmes. À dater de cet instant, il fut défiant et à la fois curieux.
Je lui fis ma déclaration en termes que je trouvai très-clairs et très-précis. Il prit quelques notes d’un air distrait. Il était évident pour moi qu’il pensait déjà à toute autre chose lorsqu’il nous dit :
– Ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… La morale, la religion, la loi…
Il s’interrompit, réfléchissant à temps qu’il n’y avait là personne pour l’entendre plaider.
– Et vous, madame ? dit-il en s’adressant à ma compagne, n’avez-vous rien à déclarer ? – Madame Suzanne Lodin a fait ses études chez moi, répondit Eugénie ; je lui sers de mère. – Ah ! fit le substitut, qui ouvrit un journal ; alors, cela suffit… Ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… Le glaive de la loi ne doit point rester au fourreau, quand… Cela suffit, mesdames ; vous serez appelées demain au cabinet de M. le procureur général… C’est affaire de cour d’assises… Il y a peine de mort… Notez que ces crimes d’infanticide se multiplient dans une proportion effrayante… Mesdames, vous pouvez vous retirer… J’ai votre adresse ? oui… J’ai l’honneur de vous saluer.
Nous nous levâmes. Il salua, remit son bonnet de velours, qu’il avait ôté, et reprit son journal. Comme nous passions le seuil, il se ravisa.
– Voyons vos notes, dit-il ; est-ce bien tout ? Accouchement clandestin, opération faite dans l’obscurité. Enfant refusé à la mère. Cessation subite de tous cris. Maison du crime retrouvée à l’aide d’un calcul très-curieux. Rampe ensanglantée… Vous ne m’avez pas dit le nom des personnes… – Je l’ignore, monsieur, répondis-je. – Mais l’adresse, au moins, vous la savez ? – Depuis ce matin… La maison est située au numéro… du boulevard des Invalides.
La figure du jeune substitut ne broncha pas, je dois lui rendre cette justice ; mais ses jambes tressaillirent au point que ses deux genoux se choquèrent l’un contre l’autre sous son bureau. Sa plume resta suspendue au-dessus du papier. D’où j’étais, je la voyais trembler dans sa main. Cet homme faisait en ce moment sur lui-même un prodigieux effort. Je le voyais, quoique les causes de cette étrange et subite émotion m’échappassent complètement. Eugénie s’aperçut seulement que sa voix était légèrement altérée lorsqu’il dit :
– Cela suffit, mesdames… ces crimes d’infanticide se multiplient… L’instruction aura besoin de vous… – As-tu vu ? me dit Eugénie quand nous fûmes dans le corridor. – J’ai vu, répondis-je. – Dieu veuille que tu n’aies pas tué du premier coup ta carrière, ma pauvre enfant !…
Le cocher eut son pour-boire et nous félicita.
Il n’y avait pas une demi-heure que nous étions rentrées, lorsque notre petite bonne nous annonça une visite. C’était le substitut. Il était tout de noir habillé et raide dans sa cravate.
– Madame, dit-il en s’adressant à moi, la justice ne peut avoir que des éloges pour une conduite semblable à la vôtre… Les crimes d’infanticide se multiplient, et nous avons dû user de diligence… Nos renseignements sont pris… La maison du n°… boulevard des Invalides, appartient à M. le général C***. Ne vous effrayez pas… La loi est si haute et si forte, que la position des accusés importe peu… Seulement, il faut agir avec prudence et célérité : dès demain, une descente de justice aura lieu… Jusque-là, pas un mot… Et si vous aviez quelques communications à faire au parquet, souvenez-vous qu’elles doivent m’être adressées personnellement : M. de Gérin ; voici ma carte.
Je restai longtemps les yeux fixés sur cette carte.
– C’est pair ou non ! me dit Eugénie, qui devinait le motif de cette préoccupation ; il s’appelle peut-être Edmond.
Il était dit que nous verrions trois fois dans cette même journée le jeune et grave magistrat. Nous avions eu fantaisie, pour dissiper nos idées sombres, de faire une petite débauche. On jouait la Dame blanche à l’Opéra-Comique : nous louâmes deux stalles. Cette bonne et belle musique de Boïeldieu a le don de me réconforter comme un cordial. Au moment où nous sortions toutes ragaillardies, sous le péristyle brillamment éclairé, j’entendis derrière moi une voix qui disait :
– Edmond est allé chercher sa voiture.
– Qu’as-tu donc, petite ? demanda Eugénie.
Il paraît que mon bras était devenu de glace.
– C’est elle ! murmurai-je, prête à me trouver mal.
Eugénie se retourna. À deux pas de nous, elle vit les trois personnes qui étaient, le matin, dans la calèche découverte.
La belle jeune fille rose et rieuse, le vieillard à cheveux blancs, la femme de quarante-cinq ans.
– Il tarde bien ! dit celle-ci.
Je reconnus la voix de mon assistante, la voix qui avait dit : « Malheureuse ! veux-tu bien te taire ! » quand l’accouchée avait prononcé le nom d’Edmond.
– Le voici ! le voici ! fit la jeune fille, mais il ne nous voit pas… il est si myope !… Appelez-le, mon oncle ! – Edmond ! prononça la voix mâle du vieillard.
Je ne me souvins pas de l’avoir entendue, la nuit de l’accouchement. Edmond, cependant, monta les degrés du péristyle. J’eus bien de la peine à retenir le cri qui voulait s’échapper de ma poitrine. Edmond était M. de Gérin, le substitut.
Le lendemain, je fus convoquée, seule, par lettre du parquet. Eugénie voulut venir avec moi, mais elle dut m’attendre dans l’antichambre. Lorsque j’entrai, M. Edmond de Gérin était en conférence avec son chef, M. le procureur du roi. Celui-ci, homme jeune encore, mais affectant un profond dédain de son extérieur, formait un entier contraste avec le pâle Edmond. Le lecteur peut bien croire que désormais je n’attendais absolument rien de bon de mes démarches. Ce hasard qui, pour moi, rattachait M. de Gérin, non pas au crime, mais aux coupables, laissait à la vérité trop peu de chance de se faire jour. J’ai grande confiance en l’intégrité de la magistrature ; mais, dans certains cas, les magistrats eux-mêmes se récusent, faisant la part des imperfections humaines. Du moment que M. de Gérin ne se récusait pas purement et simplement, comme les causes qui eussent motivé cette abstention étaient un mystère pour tout le monde (même pour moi dans sa pensée), j’avais bien le droit de me défier de lui. Si quelqu’un eût pu me rendre le courage qui allait m’abandonnant, c’était bien le rustique procureur du roi. Il avait l’air d’un brave homme dans toute la force du terme, autant que ce mot peut s’appliquer au parquet, dont la mission n’est réellement pas d’être débonnaire. Il était brusque ; il semblait franc dans sa sévérité. Il avait un œil sagace sous un front demi-chauve qui manquait peut-être un peu de développement. Le point de jonction de ses arcades sourcilières faisait saillie, annonçant cette mémoire des objets extérieurs, qui est si nécessaire aux gardiens de la sûreté publique. Si j’avais parlé d’abord à cet homme-là, les choses eussent tourné autrement.
– Très-cher, disait-il à M. de Gérin au moment où j’entrais, je comprends fort bien, comme vous le répétez souvent avec raison, que les cas d’infanticide se multiplient, et qu’il faut mettre ordre à cela… Il pourrait se faire, en définitive, qu’une des servantes du général eût essayé de cacher une faute au moyen d’un crime… Mais tout ceci me paraît tellement romanesque… – Aussi n’ai-je fait aucune espèce de bruit, répondit M. de Gérin ; j’ai pris le plan des lieux chez mon propre architecte, qui, par hasard, se trouvait être celui du général. – N’êtes-vous pas lié avec cette famille… un peu ? – Lié, non… mais en très-bonnes relations. – C’est cela que je voulais dire… Voyons le plan des lieux.
Gérin déroula un grand papier qu’il avait et le plaça sous les yeux de son chef. En même temps il me fit signe d’approcher.
– Elle est très-jeune, comme vous voyez, ajouta-t-il en me saluant de la main ; l’autre est beaucoup plus âgée… Il y a peut-être quelque chose. – Si vous parlez de madame Mutel, ma compagne et mon amie, monsieur, dis-je, elle a fait tout au monde pour m’empêcher d’agir. – Elle a eu tort, répliqua sèchement le procureur du roi ; veuillez ne parler, madame, que quand on vous interrogera.
Il parcourut des yeux le plan qui lui était présenté.
– Par où seriez-vous entrée, madame ? me demanda-t-il.
Et me regardant tout à coup.
– Vous êtes bien jeune, s’interrompit-il, pour être sage-femme ?
– J’ai mon diplôme dans ma poche, répondis-je.
Il me fit signe de répondre à sa première question. Je montrai du doigt la porte cochère.
– Et ensuite ? continua-t-il. – Vous savez, monsieur, dis je, que j’avais un bandeau sur les yeux… – Et ensuite ? répéta-t-il avec une visible impatience. – Je tournai à gauche, répondis-je ; le chien aboyait très-loin de moi… Je montai un escalier… – Un grand escalier ? – Au contraire… un fort petit escalier. – Que vous disais-je ! s’écria Gérin ; les communs… tout cela s’est passé dans les communs !
– Je n’avais rien à dire contre cela : c’était ma propre opinion. Cependant, je sentais bien que Gérin tirait d’un fait vrai des conséquences mensongères.
Avant mon arrivée, il avait eu l’adresse de persuader à son chef qu’il s’agissait d’une servante. Le procureur du roi venait d’avoir un sourire.
– Sachez, très-cher, dit-il à son subordonné, si ma voiture est prête… Voulez-vous venir avec moi ?… Non, n’est-ce pas ? vos bonnes relations avec cette famille.
Gérin s’inclina et sortit. Pendant son absence, le procureur du roi ne m’adressa pas la parole. Quand Gérin fut de retour :
– Partons, madame, me dit-il.
Même silence pendant la route.
– Monsieur, lui dis-je, au moment d’arriver, au nom de Dieu ! écoutez-moi… Il n’y a peut-être plus de sang à la rampe… – Ah ! vraiment ?… m’interrompit-il. – Écoutez-moi !… Regardez bien en dessous… Hier, on voyait encore l’endroit où la porte cochère a été lavée… Quant au corps de l’enfant, je suis bien sûre qu’il a disparu ! – Pourquoi ?… – Parce que… je n’accuse personne… mais la jeune fille ou la jeune femme que j’ai accouchée a prononcé un nom dans les douleurs. – Quel nom ? – Edmond.
Le procureur du roi me jeta un regard si perçant que je baissai les yeux.
– Ah ! diable ! fit-il.
Et ce fut tout.
Le chef du parquet avait avec lui un commis-greffier en bourgeois. Il fit demander le général. Ce fut la femme de quarante-cinq ans qui vint. Le procureur du roi la salua comme une vieille connaissance.
– Madame la baronne, lui dit-il, ne nous effrayons pas, et tâchez que votre vaillant frère ne nous fasse pas d’algarade… Je ne viens pas ternir la gloire des armées françaises… Il faut seulement que je visite ce petit bâtiment qui est à gauche… et ce coin du jardin qui est à droite.
– Et pourquoi cela, monsieur ? demanda madame la baronne avec un peu de hauteur.
– Parce qu’il le faut, répondit le chef du parquet ; donnez ordre à vos domestiques de m’obéir et allez présenter mes hommage à votre charmante fille.
J’ai tout lieu de croire que madame la baronne me reconnaissait parfaitement, car elle ne faisait nulle attention à moi.
– Ne puis-je assister ?… commença-t-elle.
– À quoi ? demanda sévèrement le magistrat.
Mais madame la baronne était une femme de poids.
– À ce que vous allez faire chez moi, monsieur le procureur du roi, répondit-elle sans se déconcerter le moins du monde. – Non, madame, répliqua celui-ci ; j’ai l’honneur de vous présenter mes hommages.
Il salua. Madame la baronne comprenait fort bien que cette enquête sous-main et dépourvue de caractère légal était un passe-droit en faveur de sa position. Elle se retira en grondant. Le procureur du roi monta l’escalier. Je le suivis.
– Vingt-deux marches, dis-je ; c’est bien ici.
L’escalier était fort obscur. Le procureur du roi jeta en montant un regard distrait sur la rampe. Nous traversâmes la première chambre ; il y avait dedans quelques débris de caisses et de pots à fleurs. Dans la seconde, nous trouvâmes des bouteilles vides. J’étais stupéfaite.
– Descendez, dit le chef du parquet au greffier, rapportez moi une bougie.
Il atteignit son portefeuille et mouilla sa mine de plomb.
– Ces noms ? me dit-il. – Quels noms ? demandai-je.
Il frappa du pied.
– Ces noms que vous avez entendus ici ? – Agost, Rodolphe, Edmond. – Vous aviez parlé de Brodard-Peyrusse ? – C’est Rodolphe… – Comment savez-vous cela ?
Peu s’en fallut que je ne lui racontasse l’histoire de la somnambule. Je n’osai.
La façon dont je l’ai appris, répondis-je, ne prouverait rien à vos yeux… Mais hier soir, M. de Gérin était à l’Opéra-Comique… Il est allé chercher la voiture du général, dont la nièce l’a appelé par son nom : Edmond…
Le greffier revenait. Le procureur du roi prit lui-même la bougie ; il regarda le dessous de la rampe et fit tomber avec l’ongle une écaille noirâtre qu’il mit dans son portefeuille. Nous passâmes dans le jardin, sous les platanes. Le procureur du roi fit les cent pas le long du mur.
– C’était bien ici ? me demanda-t-il. – C’était bien ici, répondis-je.
Il frappa deux fois le sol de son talon. La première fois, le talon enfonça ; la seconde fois, non.
– Mes respects à ces dames, dit-il brusquement au domestique qui nous suivait.
Et il partit.
Il n’y avait pas de chien dans la niche, et nous n’avions point rencontré mon chauve.
– Je ne sais pas ce que je ferai, grommela-t-il comme en se parlant à lui-même… il y a ce sang… mais le corps du délit doit être enlevé. – Madame, ajouta-t-il en s’adressant à moi, vous avez fait votre devoir et prouvé une très-remarquable intelligence. Si l’on vous inquiétait, adressez-vous à moi…
* * * * * * * * * *
Il y avait huit à dix jours que ces choses étaient passées, lorsque nous vîmes dans les journaux que M. D*** (notre procureur du roi) était nommé procureur général près la cour de Toulouse. Nous n’entendîmes plus parler de l’instruction.
Vis-à-vis de chez nous, rue de la Jussienne, il y avait un petit café d’où nous faisions venir notre chocolat, le matin. La femme du café nous dit vers cette époque qu’un mauvais sujet, qu’elle nous dépeignit et que je crus reconnaître pour l’agent d’affaires Testulier, était venu ivre chez elle, avait proféré des menaces contre madame Mutel, qu’il accusait d’avoir tué une pauvre folle nommée Elisa. Et quand la femme du café lui avait demandé ce que c’était que cette Elisa, l’ivrogne avait répondu :
– Elle a plus de mille francs de rentes que vous n’avez de sous vaillant… Et je connais quelqu’un qui paierait bien cher pour… Mais, motus ! mêlez-vous de vos affaires !
Ceci n’eut pas de suite pour le moment. J’ai à raconter une tout autre histoire dont les conséquences devaient changer complètement la face de ma vie.
Depuis quelques jours, le voisin qui demeurait sur le même carré que nous, occupant l’ancien appartement de Marc Bonnin, trois chambres et une petite cuisine, avait déménagé. Je me souviens que les nouveaux locataires entrèrent en jouissance le jour même où nous apprîmes le changement de mon procureur du roi. Je ne les vis point, mais madame Mutel me parla d’eux en manifestant la crainte d’avoir désormais des nuits peu tranquilles. Ces nouveaux voisins étaient des comédiens de province : le mari et la femme. La pauvre Eugénie, qui avait le sommeil difficile, se plaignait par avance du tapage qu’ils feraient. Mais, si mauvaise idée qu’elle se fût faite de ce ménage, l’événement dépassa de beaucoup ses craintes. La chambre à coucher des deux artistes confinait à la chambre à coucher de madame Mutel. Jusqu’à une heure du matin, on entendait un bon bruit de noces et festins : la comédienne était avec tous ses amis, comme madame de Franc Boisy. Vers une heure et demie, le mari rentrait. Le mari avait trouvé un engagement dans un des théâtres du boulevard. Aussitôt le mari rentré, c’étaient des querelles éclatantes, des scènes à réveiller toute la maison. La comédienne avait dix ans de plus que son époux, comme cela se fait généralement. Elle était méchante comme une jeune première. Elle battait le pauvre diable d’artiste, et quand elle l’avait bien battu, elle poussait des cris de détresse, l’accusant d’avoir porté la main sur une femme enceinte.
Madame Mutel entendait tout cela. C’était un enfer. Elle parlait de changer de logement. Je lui proposai de prendre sa chambre. J’avais mon sommeil de vingt ans qui eût bien bravé des querelles et des batailles de comédiens accouplés venant des quatre-vingt-six départements de la France ! D’ailleurs, j’étais rarement à la maison pendant la nuit. La santé d’Eugénie devenait mauvaise et je tâchais, autant que possible, de lui épargner les grandes fatigues. Je ne dormais guère que le jour.
Un matin que nous déjeunions ensemble (je n’étais rentrée que deux heures après minuit), Eugénie me raconta je ne sais quelle scène atroce qui lui avait procuré une nuit blanche. La comédienne avait dû lancer les meubles à la tête de son mari, tant ç’avait été un effroyable tintamarre ! Elle n’accusait que la femme, maintenant. Le mari, disait-elle, supportait toutes ces avanies avec une patience d’ange.
On vint la chercher comme nous achevions de déjeuner. Je restai seule. Je me couchai tout habillée sur mon lit. J’étais bien lasse, et pourtant je ne pus dormir.
On rapporte tout à soi, c’est la nature humaine. Ce n’étaient certes pas les querelles du ménage voisin qui m’occupaient. Je m’étonnais même de l’attention que ma bonne Eugénie accordait à ces choses ; mais involontairement, je faisais un retour sur moi-même, et je médisais :
– Faut-il qu’il y ait des gens malheureux dans cet état de mariage où d’autres trouveraient un si parfait bonheur !
D’autres voulait dire moi. L’état de mariage signifiait Gustave. Gustave était pour moi le mariage, l’amour, la félicité tranquille.
* * * * * * * * * *
La petite domestique entra doucement.
– Dormez-vous, madame ? demanda-t-elle tout bas. – Non… Pourquoi ? – Une lettre… une lettre pour vous.
Je ne recevais jamais de lettres. Je fus tentée de me fâcher de ce mystère.
Je pris la lettre. L’adresse portait :
« À madame Lodin, chez madame Mutel, sage-femme. »
L’écriture de la lettre, élégante et fine, m’était tout à fait inconnue. On eût presque dit une écriture de femme. La lettre était ainsi conçue :
« Madame,
« Vous portez le nom d’une personne que j’ai beaucoup aimée, d’un parent, je dirai même d’un autre moi-même. Je n’ai aucun titre à la faveur que je vous demande, sinon mon grand désir de me rapprocher de vous et de parler de lui. Aujourd’hui, à une heure, je me promènerai aux Tuileries, terrasse du bord de l’eau. Si vous y veniez, vous pourriez compter sur tous les respects de celui qui fut l’ami de votre mari et qui donnerait beaucoup pour devenir le vôtre.
« ADOLPHE DANICOURT. »
Je lus cette lettre trois fois. La troisième fois je me levai. Ma tête tournait. Je ne pouvais pas me tenir sur mes jambes.
Je suis de votre avis. Vous avez raison, cette lettre n’avait pas le sens commun. Il y a des centaines de Lodin en France, d’abord. Ensuite, comme je n’étais femme ni veuve d’aucun de ces Lodin, je ne pouvais prendre le change. Il fallait déchirer cette lettre absurde et la jeter au feu. Il fallait se dire : C’est quelque don Juan de magasin qui prend cette voie ingénieuse pour faire connaissance.
Je regardai la pendule. Il était midi et demi. Je mis mon châle de travers, je coiffai mon chapeau Dieu sait comme, et je sortis comme une folle, sans même voir le sourire narquois de notre petite domestique.
Notre voisine, la comédienne, était sur sa porte, en déshabillé du matin très-galant et très-ridicule. Elle ne me parut pas avoir plus de trente ans. Je m’étonnai que madame Mutel eût pu la trouver si vieille et si laide. Mais je l’avais oubliée avant d’avoir atteint la première volée de l’escalier.
Gustave ! Gustave ! on allait me parler de Gustave ; j’avais la tête perdue et le cœur plein. Ce n’était pas la lettre qui était absurde, mais bien moi qui étais folle ! Est-ce que je savais ce que disait la lettre ? Pour moi, la lettre criait : Gustave ! Gustave !
Je ne fus pas plus de vingt minutes à gagner les Tuileries. Une heure sonnait comme je passais devant le pavillon de l’horloge.
– S’il allait être parti ! me dis-je en prenant ma course.
J’arrivai hors d’haleine en haut de la rampe de la terrasse du bord de l’eau. Je m’arrêtai. Mon regard embrassa la longue rangée d’arbres. Il y avait une demi-douzaine de promeneurs qui allaient paisiblement. J’essuyais mon front baigné de sueur, lorsqu’un pas léger et rapide se fit entendre derrière moi. Je me retournai. C’était un beau jeune homme, le chapeau à la main, qui était tout rouge et qui balbutiait je ne sais quoi. Un bien beau jeune homme ! Cheveux châtains bouclés, figure fine et fière, éclairée par des yeux si doux qu’une femme les eût enviés ; bouche charmante où se jouait une moustache légère et soyeuse, taille souple que faisait valoir un élégant costume du matin. Gustave seul pouvait être encore plus beau que cela ! C’était l’ami de Gustave : c’était Adolphe Danicourt, son parent, son autre lui-même. Les expressions de la lettre me revenaient. L’idée qu’on m’avait trompée ou que du moins on avait écrit tout cela au hasard, l’idée qu’un millier de lettres semblables circulent chaque jour dans Paris, en un mot, l’idée qui vient à tout bon sens vulgaire ne me venait pas à moi. Je cherchais dans les paroles que M. Adolphe Danicourt balbutiait le nom de Gustave.
– Merci d’être venue ! me disait-il avec cette fadeur des amoureux de rencontre : cela me prouve que vous avez pardonné mon audace…
– Je vous en prie, m’écriai-je ; parlez-moi de lui… tout de suite.
Cette troisième personne du pronom rembrunit son charmant sourire.
– Lui ! répéta-t-il avec un peu d’étonnement.
Le séducteur avait, je crois, oublié les termes de sa lettre.
– Gustave ! Gustave Lodin ! repris-je avec force ; n’était-ce pas votre ami ? n’était-ce pas votre frère ?
Son étonnement changea de nature. Ses yeux s’agrandirent. La rougeur de son front fit place à une subite pâleur.
– Oh ! m’écriai-je encore, ayez pitié de moi… parlez !
Il passa deux ou trois fois la main sur son front. Je vis qu’il faisait effort pour me répondre et qu’il ne pouvait pas. Jamais je n’ai éprouvé une angoisse semblable en ma vie. Seigneur ! surtout quand je vis deux grosses larmes rouler le long de ses joues.
Comment ne l’avais-je pas reconnu tout de suite ?
Je me pendis à son cou en criant :
– Gustave ! mon parrain ! mon parrain !
Nous restâmes longtemps embrassés devant tout le monde. Ce n’était pas Gustave qui donnait le plus de baisers. Il aimait moins que moi, ce Gustave. Ce fut lui qui vit le ridicule de notre position. Il eut honte. Ah ! je valais mieux que lui.
– Viens, Suzanne, me dit-il, viens, ma petite sœur ; nous ne pouvons pas rester ici.
Cela me réveilla de mon extase.
Je pris le bras de Gustave, qui m’entraîna vers le quai. Il marchait à grands pas. Je le suivais en courant et en sautillant comme une petite fille. J’avais retrouvé mes douze ans. Sur le quai, nous saisîmes une voiture à la volée.
– Enfin ! m’écriai-je, quand nous fûmes assis sur le vieux velours d’Utrecht du fiacre, je vais pouvoir t’embrasser à mon aise, mon parrain, mon cher parrain !
Il répondit de bon cœur à mes baisers.
– Mais comme te voilà grande et belle, maintenant, Suzanne ! me dit-il. – Et toi, mon Gustave ! comme te voilà grand et beau !… Laisse-moi te regarder… J’aurais eu beau faire, vois-tu !… Tu ne te ressembles plus à toi-même… je ne t’aurais jamais reconnu !
Il porta ma main à ses lèvres. J’en fis autant de la sienne. Il sourit.
– Ah ! dis-je, c’est que rien n’a changé que mon visage… Tu es toujours mon maître. – Mais, m’interrompis-je, pourquoi m’as-tu écrit comme cela ?
Il me donna l’explication qu’il voulut. Je ne l’écoutais pas : je l’adorais.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! m’écriai-je pendant qu’il parlait, mon Dieu ! que vous êtes bon !… Quand je pense que j’étais là ce matin, songeant à lui, l’appelant, et que justement voilà sa lettre qui m’arrive !… Où demeures-tu, mon Gustave ? – Bien loin d’ici, me répondit-il en feignant de regarder par la portière.
Et comme j’insistais, il me dit :
– Je demeure au théâtre. – Au théâtre !… Est-ce que tu es comédien ? – Oui, répliqua-t-il avec une sorte d’amertume ; j’ai ce malheur-là.
L’instant d’auparavant, je n’aimais peut-être pas l’état de comédien. Mais vous chercheriez longtemps avant de rencontrer un amour comme le mien, un amour robuste et bon enfant, résolu à trouver tout superbe et prenant son parti à la minute.
– Tant mieux ! tant mieux ! fis-je en battant des mains ; c’est charmant d’être comédien !… Je me ferai comédienne… J’aurai du talent pour te ressembler… Car tu dois avoir bien du talent, mon parrain… Et comme tu dois être joli sur la scène !
Je fronçai un petit peu le sourcil.
– Est-ce qu’on te fait beaucoup de déclarations ? demandai-je.
Il sourit. Mais je ne lui laissai pas le temps de me répondre.
– Méchant ! m’écriai-je, m’avoir laissée si longtemps sans nouvelles… Ah ! de nous deux il n’y a que moi pour bien aimer !
– Suzanne, me répliqua-t-il, et je sentais ma main brûlante dans ses mains froides, je te jure que je t’aime.
Je ne devinais pas le genre d’émotion qui l’agitait. Ce que je voyais bien, c’est qu’il était profondément troublé. Cela me faisait heureuse.
– Et notre mariage ? demandai-je brusquement ; je te préviens que je ne te laisse plus échapper… À quand notre mariage ?
Gustave était très-pâle.
– Tu n’es donc pas mariée ? murmura-t-il.
J’éclatai de rire comme s’il eût dit là quelque chose de très-plaisant.
– Non, je ne suis pas mariée, m’écriai-je. Est-ce que tu voudrais que je fusse mariée !… – Ah ! Suzanne ! fit-il seulement d’un ton de reproche.
Je lui demandai pardon. L’idée ne me vint même pas de lui demander à lui-même s’il était marié, tant cela me paraissait impossible !
Je ne sais comment le temps passa. Il était quatre heures que je me croyais encore aux environs d’une heure et demie. Gustave me dit :
– Il faut que j’aille m’habiller pour le théâtre.
– Tu joues donc ?… Où joues-tu ? – Au théâtre de la Gaîté.
Il me baisa et fit arrêter le fiacre.
– Suzanne, me dit-il, je suis seul sur la terre et bien malheureux… Aime-moi, petite sœur…
Il était descendu, moi je restais dans le fiacre. Je voulus des explications, mais il me baisa la main en me disant :
– À bientôt !
Le lendemain, je revis Gustave. Je lui parlai de notre mariage. Il répondit d’une façon très-satisfaisante. Il était tout prêt ; – et même il ne demandait pas mieux que de me traiter comme sa femme en attendant. Il ne s’agissait que d’avoir ses papiers au pays. Quant à moi, nous pensions que je pourrais me marier au moyen de l’acte de notoriété qui m’avait servi pour mon examen de sage-femme. Gustave me proposa de me louer un petit appartement, car il était peu commode et presque mal séant de se voir ainsi dans la rue. Je refusai pour le moment. À vrai dire, le seul motif de mon refus, c’était l’amitié que je portais à madame Mutel, car je n’avais point de défiance. Gustave ne me pressa point, mais je vis son chagrin. Je ne sais, en vérité, comment cet épisode aurait fini, si les événements ne m’avaient, tout à coup, emportée dans une sorte de tourbillon.
Mon parrain m’avait demandé quinze jours pour avoir ses papiers. Un dimanche au soir qu’il ne jouait pas, je m’habillais pour aller le retrouver, lorsque j’entendis la petite bonne qui annonçait à pleine voix dans la chambre d’Eugénie :
– M. le prince Maxime de ***.
Presque aussitôt après, Eugénie vint fermer la porte qui communiquait avec mon appartement. Me voilà furieuse ! On manquait de confiance en moi ! on m’outrageait ! Mais lorsque j’entendis au travers de la porte des sanglots étouffés, ma colère tomba, et la curiosité, mon péché d’habitude, me saisit violemment à la gorge. Il n’y avait point de serrure à la porte de ma chambre. Impossible de voir ! Qui pleurait là ? madame Mutel ou le prince Maxime ? Il y avait longtemps déjà que j’écoutais. Je n’avais rien deviné. Quoique je fusse habillée de pied en cap, je ne songeais point à partir pour mon rendez-vous. Je voulais savoir. Mais comment savoir ?
Derrière ma chambre, il y avait un cabinet noir qui donnait sur l’escalier de service. Je fis ce raisonnement :
– Il est manifeste que je ne peux pas sortir par l’appartement de madame Mutel, puisqu’on m’a fort impoliment enfermée. Or, j’ai à sortir et je suis libre. Donc il est tout simple que je prenne l’escalier de service. Ce ne sera pas ma faute si je rencontre en bas, sous la voûte, les gens qui viennent faire des visites mystérieuses à madame Mutel.
En conséquence, j’ouvris tout doucement la porte du cabinet noir et je descendis l’escalier. Je n’osai attendre sous la voûte, à cause de la concierge. Je traversai la rue, non sans jeter un coup d’œil curieux à un élégant coupé qui stationnait au-devant de la porte. Ce coupé était aux armes du prince Maxime.
À peine étais-je de l’autre côté de la rue, que je vis un mouvement dans l’ombre de la voûte. Je revins sur mes pas brusquement comme une personne qui s’aperçoit d’un oubli. Au moment où je tournai le coupé pour la seconde fois, le prince Maxime sortait de notre maison, donnant le bras à une jeune femme voilée.
Je n’aurais su dire si elle était laide ou belle, tant son voile était chargé. Mais je la rangeai du premier coup d’œil dans la catégorie des femmes qui cachent une grossesse. J’ajoute qu’il fallait être du métier pour cela. Sa taille haute et très-élégante n’avait presque rien perdu de sa souplesse. Je jugeai qu’elle devait être enceinte de six à sept mois. Ce n’était pas en plus que je me trompais. Je passais fort rapidement, mais le prince Maxime me reconnut, me regarda, et me salua.
Je l’entendis qui disait à sa compagne :
– C’est elle !
Je ne me retournai point. Il me semblait d’abord fort surprenant que le prince m’eût reconnue, plus surprenant encore qu’il s’occupât de moi. Je remontai par l’escalier de service. Je m’attendais à trouver Eugénie dans ma chambre, aussi dis-je en entrant :
– C’est ma bourse que j’ai oubliée.
Eugénie était là, en effet. Elle vint à moi, la main tendue.
– Suzanne, me dit-elle, il y a une bonne action et une besogne difficile à faire. Il s’agit d’opérer en quelque sorte sous les yeux d’un mari très-clairvoyant et très-jaloux. As-tu reconnu le prince Maxime ? – Je l’avais entendu annoncer, répondis-je. – As-tu vu la jeune femme qui était avec lui ? – Oui, elle est enceinte de six mois. – Elle est à terme. – Bah ! fis-je avec une véritable surprise. – C’est sa sœur, madame la comtesse de Champmas-d’Argail. – Bah ! fis-je encore. Et M. le comte de Champmas-d’Argail ?… – Il aura quatre-vingt-deux ans viennent les roses !
Madame Mutel me raconta alors que le vieux diplomate, cousin-germain de notre ancienne connaissance, le terrible duc de Champmas-Mauges, qui mettait le feu aux barils de poudre, avait épousé mademoiselle Florence-Angélique de ***, sa petite-nièce à la mode de Bretagne, afin de lui donner toute sa fortune. Le prince Maxime, son frère, alors âgé d’une vingtaine d’années, s’était opposé à ce mariage. Mais la jeune fille (elle avait juste quinze ans) ne manifesta aucune espèce de répugnance. Elle aimait le vieux homme comme on aime un aïeul, et ne voyait rien dans le mariage au-delà de ce genre d’affection.
Si M. le comte de Champmas-d’Argail n’eût pas eu le tort de dépasser sa quatre-vingtième année, il aurait pu se vanter, en arrivant dans l’autre monde, de l’entière fidélité de sa femme.
À vingt-quatre ans, Florence aima pour la première fois de sa vie. Ce fut un coup de foudre. Elle n’eut pas même l’idée de résister, tant sa passion inconnue l’étreignit puissamment.
Florence avait pris Maxime pour confident, non point de ses amours, mais de ses périls. Elle se savait adorée de son frère. Elle avait pu sortir aujourd’hui, dimanche, sous prétexte d’aller à l’office. Huit grands jours allaient se passer sans retrouver une occasion pareille. Des signes certains annonçaient que sa couche aurait lieu dans l’intervalle de ces huit jours et probablement, au commencement de la semaine. Il fallait qu’elle fût délivrée à l’hôtel de Champmas, dans sa chambre qui confinait à celle de son mari. Il y avait plus d’un an que M. le comte de Champmas-d’Argail n’avait franchi le seuil de sa porte cochère. Et depuis quelques mois il était triste. Il avait des soupçons.
En vérité, Eugénie avait raison de le dire. La besogne était excessivement difficile.
Ils étaient venus tous deux, le prince Maxime et la jeune comtesse, sans plan arrêté, sans idée de défense. Elle avait dit : Sauvez-moi ! Le prince avait répété : Sauvez-la !
Nous savons combien Eugénie était profondément dévouée à toute cette famille ; mais contre certains obstacles, le dévoûment lui-même est impuissant. Eugénie, après avoir bien réfléchi, avait demandé à la comtesse :
– Y a-t-il un piano dans votre chambre à coucher ?
Sur la réponse affirmative, elle avait prononcé mon nom. Le prince et sa sœur avaient grande répugnance à mettre un tiers dans le secret, mais Eugénie raconta ce que deux fois j’avais fait pour les du Meilhan. Le prince dit :
– J’ai vu cette jeune fille autrefois ; je me souviens d’elle.
Pourquoi la moindre parole de cet homme avait-elle le don de me troubler ?
Le prince et sa sœur consentirent à user de moi. De quelle façon ? Mon Dieu ! c’était bien puéril ce qu’ils avaient trouvé. Je devais être présentée le soir même à madame la comtesse, au milieu d’une soirée qu’elle donnait. Elle recevait tous les dimanches. Nous devions nous lier tout à coup ; – je donne l’invention pour ce qu’elle vaut, – devenir inséparables. Et si l’accouchement arrivait de jour, je devais, à l’aide du piano, jouer le rôle fameux de l’orgue dans l’assassinat de M. Fualdès.
Je me déshabillai de la tête aux pieds. Ma toilette, trop riche et d’un goût douteux, était bonne pour une promenade avec Gustave. Il m’en fallait une autre pour être présentée. Eugénie, en une demi-heure de temps, fit de moi une jeune demoiselle noble de province, très-simple, un peu puritaine ; en un mot, admirablement réussie.
Nous montâmes en voiture vers neuf heures du soir.
– Est-ce que c’est vous qui allez me présenter ? demandai-je. – Bonne idée ! répliqua Eugénie en riant : on ne reçoit pas beaucoup de sages-femmes au faubourg Saint-Germain… Si l’on en recevait, ce ne serait pas le cas, puisque nous voulons éloigner toute idée d’accouchement. – Alors, c’est le prince ? – Les hommes ne présentent pas. – Mais qui donc ? – Une de vos anciennes connaissances, madame la baronne d’Avray. – Irène ! m’écriai-je ; alors la comtesse est perdue ! – Il y a des cavaliers qui savent maîtriser les chevaux les plus vicieux, me répondit Eugénie ; le prince Maxime prétend qu’il sait comment tenir le mors dans cette belle bouche.
Je secouai la tête ; je n’étais point persuadée. J’ignorais, du reste, qu’Irène fût à Paris, et j’allais demander des renseignements, lorsque notre voiture s’arrêta devant une assez belle maison de la rue Jacob.
La rue Jacob n’est pas tout à fait le grand faubourg Saint-Germain. C’est le vestibule. Nous trouvâmes madame la baronne dans un charmant boudoir. Je ne m’attendais pas à la revoir si parfaitement belle. Elle était en demi-deuil. J’appris là seulement qu’elle était veuve. – Le pauvre sourd était mort depuis près de deux ans. Du reste, Irène l’avait entouré de soins véritablement angéliques. Elle avait, dans le faubourg, une position d’Artémise. Elle était seule quand nous entrâmes, mais le prince venait évidemment de la quitter. Comme je la saluais respectueusement, elle m’attira contre son cœur et m’embrassa avec beaucoup d’effusion.
– Chère Suzanne, me dit-elle, on m’a dit que vous aviez été malheureuse… et vous n’êtes pas venue à moi !
J’avoue que je n’en avais pas même eu l’idée. Elle montra un siège à Eugénie et me mit auprès d’elle sur le canapé.
– Nous causerons, reprit-elle, j’ai bien des choses à vous dire… Aujourd’hui, je suis chargée de vous présenter à l’hôtel de Champmas, comme ma cousine… Je ne sais pas pourquoi, notez bien. Mais dès qu’il s’agit de vous, je vais les yeux fermés.
Ce « je ne sais pas pourquoi, notez bien, » sonna mal à mon oreille. J’eus peur d’une trahison. Mais j’étais là un instrument, et voilà tout. Je remerciai Irène de sa bonne volonté et nous partîmes. Eugénie prit congé de nous comme nous montions en voiture. Elle me dit à l’oreille :
– Je vais rôder autour de l’hôtel.
Je fus éblouie en entrant dans le salon, complètement éblouie, non point par l’éclat matériel du lieu, mais par ma propre émotion. Je ne sais absolument pas ce que me dit la comtesse lors de la présentation ni ce que je lui répondis.
On dansait. Le prince Maxime m’invita tout de suite. C’était madame la comtesse qui tenait le piano. Au début du quadrille, le prince me serra la main doucement et me dit un seul mot :
– Merci !
Je reprenais mes sens. Il y eut réaction. Je sentis en moi-même un flux de hardiesse. Je promenai tout autour de moi mon regard en disant :
– Je suis ici pour faire le bien.
Madame la comtesse de Champmas-d’Argail était une très-belle femme, avec des traits un peu trop grands, des mains d’enfant et des pieds ravissants. Il y avait de la dureté dans les lignes de son visage : le mot dureté pris au point de vue sculptural. Son nez, mince et vivement aquilin, descendait trop vers sa bouche aux arêtes tranchantes ; mais il y avait tant de charme dans le regard expressif de ses grands yeux noirs, tant de grâce dans son galbe et dans son air de tête, qu’on n’avait réellement pas le loisir de la détailler. On était séduit trop vite. Rarement ai-je vu un plus noble front, mieux coiffé par une plus délicieuse chevelure brune. J’ai parlé de sa taille, que son état n’avait pu déformer complètement. C’était une taille française au plus haut degré.
Son mari, M. le comte de Champmas-d’Argail, était un grand vieillard qu’Hoffmann eût payé fort cher. Il ne ressemblait pas du tout à son cousin, le vieux duc de Champmas-Mauges. Sa vie entière était dans ses yeux. Des yeux d’un gris terne, largement recouverts de paupières ridées dans le style Talleyrand-Périgord. Au repos, ses yeux semblaient sommeiller en pensant. Mais, aussitôt que le moindre objet excitait l’attention de M. le comte, ses grandes paupières avaient un tremblement soudain et convulsif. Elles ne se relevaient pas ; au contraire, elles baissaient d’un cran, tandis qu’un prodigieux rayon s’échappait de cette prunelle tout à l’heure immobile. Il vous eût semblé que vous pouviez saisir ce rayon entre l’index et le pouce, tant il saillait violemment hors de la paupière. Au bout d’une seconde, il y semblait rentrer. Je ne puis le mieux comparer qu’à cette langue agile et tranchante que les reptiles dardent et retirent. À part ses yeux, M. le comte de Champmas-d’Argail était purement un spectre, – spectre fort élégamment couvert, avec le cordon de la Légion d’honneur et différents crachats. Ses cheveux, rares et plantés droits sur un crâne luisant, étaient incolores ; sa figure, dont le dessin disparaissait sous les bizarres hachures d’une myriade de rides, avait dû être régulière. Mais il y avait soixante ans que cet homme était vieux. Tout en lui semblait mort depuis des années. On se surprenait à craindre que son squelette ne craquât sous l’habit noir. Il marchait, cependant, quoique avec peine ; il parlait et je le vis plusieurs fois pencher le cou avec une certaine grâce pour remplacer cette inclination du torse à laquelle ses côtes raides se refusaient. À vingt pas, il faisait encore l’effet d’un vivant.
Ma pensée était double. J’excusais cette pauvre femme, et je comprenais qu’elle aimât mieux mourir que de paraître coupable vis-à-vis de cette ombre.
À la dernière figure, Maxime me dit :
– Elle est en douleurs depuis neuf heures.
Il était onze heures. J’hésitais à le croire. Mais, en regardant mieux la comtesse, je vis à ce moment-là même une si affreuse angoisse sous sa paupière demi-baissée, que j’en eus froid jusqu’au fond du cœur.
– Où est madame Mutel ? demanda le prince en me reconduisant à ma place. – Ici près, dans la rue, répondis-je. – Excellente femme ! murmura le prince qui me salua et disparut.
Je vis la comtesse qui causait gaîment au milieu d’un groupe de cavaliers. Elle fit un tour de salons, échangeant sur son passage de vives reparties. À un moment, je la vis pâlir, mais pâlir comme une morte. J’entendis derrière moi une respiration courte et sifflante. Je n’eus pas besoin de me retourner : c’était le vieux comte.
Le sang était déjà revenu aux joues de Florence. Moi, j’avais de la sueur froide aux tempes. Maintenant que j’étais sur la voie, je faisais mes observations. Cette douleur, dont je venais de voir à distance l’effrayant symptôme, était de celles qui précèdent le grand travail. Qu’allait-il advenir de tout ceci ?
Le comte toussa presque dans mon oreille. Il me dépassa et fit jouer sa nuque imperceptiblement, pour me saluer. Je vis sa bouche s’ouvrir : c’était un trou noir, bordé par des lèvres qui n’avaient plus d’inflexion.
– Mademoiselle, me dit-il d’une voix faible, mais qui ne tremblait pas, nous devons beaucoup à madame la baronne d’Avray, qui nous a procuré l’honneur…
Il s’arrêta court, et le rayon sortit de son œil. La comtesse cachait sa joue souriante, mais livide, derrière son éventail. Elle vint droit à lui.
– Vous vous fatiguerez, si vous restez ainsi debout, comte, dit-elle en lui prenant affectueusement la main. – Est-ce que vous vous sentez bien, Florence ? demanda-t-il, les yeux presque entièrement fermés. – Ah ! fit-elle, vous vous êtes aperçu… J’ai mes spasmes. – Vos spasmes… répéta le vieillard, ils viennent souvent, maintenant !
Florence montra effrontément sa taille. J’en frissonnai pour elle, tant il me sembla douloureux qu’une faute pût faire déchoir ainsi une belle âme.
– Vous voyez bien que je ne puis plus me serrer ! dit-elle ; on n’en arrive pas là pour son plaisir ! – Vous avez l’air bien souffrant, madame, lui dit en ce moment Irène, qui s’approchait au bras d’un beau jeune homme ; voulez-vous que je vous remplace au piano ? – M. le vicomte ne me le pardonnerait pas, répliqua Florence avec une imprudente amertume.
La grande prunelle du vieux diplomate tressaillit comme une aile de chauve-souris. Était-ce ici le revers du drame ? Le beau vicomte avait l’air de don Juan bourgeois. Il rougit légèrement. Mais ce n’était pas de cela qu’il fallait s’occuper. Qu’importait le nom du serpent qui avait tenté cette belle Ève ? Il fallait la sauver.
Je compris qu’elle avait plus d’une raison pour refuser Irène. Ce piano était une torture, mais c’était aussi un refuge. Là, demi-cachée, elle pouvait résister mieux aux horribles épreintes qui allaient la tordant. L’œil de la foule ne voyait là que sa figure.
– Je ne vous propose point de vous remplacer, moi, madame, dis-je en lui offrant la main ; je ne suis capable que de vous aider… Nous pouvons, si vous le voulez, jouer le prochain quadrille à quatre mains.
Irène me regarda avec surprise. Elle ne savait point que j’étais sage-femme et ne connaissait pas madame Mutel. J’ignore ce que le prince Maxime lui avait dit pour l’amener à me présenter dans cette maison.
La comtesse saisit ma main avec une sorte d’avidité. Je sentis qu’elle la serrait violemment.
– Où est Maxime ? me demanda-t-elle tandis que nous allions au piano. – Il est allé chercher madame Mutel, répondis-je. – Ah ! fit-elle, et ses doigts glissaient sur les miens tant ils étaient humides. Ah ! je crois bien que je vais mourir !
Je regardais sa figure en ce moment : elle souriait. Seulement, ces deux larges traces estompées que nous avons sous l’œil, et que les médecins nomment, je crois, les taches hectiques, avaient l’apparence de deux fortes meurtrissures circulaires et affectaient la couleur d’une peau de serpent. Je m’assis au piano, à la basse.
Elle me poussa légèrement : je compris. Je changeai de place et pris le dessus. Comme je levais la tête pour regarder la musique, je vis, juste en face de nous, la figure immobile du vieux comte, dont les yeux fermés laissaient échapper leur rayon comme une frange. Je frappai les accords du prélude.
– Je me meurs ! murmura Florence ; mon Dieu ! je me meurs !
Ses doigts trouvaient encore les touches pourtant, et elle souriait toujours.
– Courage ! lui dis-je. – Maxime ne revient pas. – Le voici !
Nous étions en plein quadrille. Dieu sait que nous allions franchement et de bon cœur.
– Voilà ce qui s’appelle enlever une contredanse ! dit une vieille dame auprès de nous.
Florence faisait sa part. Mais je sentais contre mes flancs les tressaillements profonds de son pauvre corps. Entre deux figures, elle s’essuya le front avec son mouchoir.
– C’est de l’air qu’il me faudrait, dit-elle tout haut.
Elle voulait peut-être préparer son mari à sa sortie. Mais le mot eut un tout autre résultat. Le vieux comte se dirigea lentement vers une porte que Maxime venait de me montrer de l’œil pour me dire :
– Madame Mutel est là.
La seconde figure du quadrille marchait. – Comme je sentis que les doigts de Florence faiblissaient, ma main gauche prit les basses, et je lui dis :
– Elle est là… Empêchez votre mari d’entrer. – Pardon, me dit-elle tout haut, et en souriant, – je suis à vous.
Elle quitta lestement sa place. Je dis lestement, et je n’exagère point. Tous les miracles sont possibles, à la volonté. Elle passa devant son mari.
– Ne faites donc pas attention à moi, mon ami, lui dit-elle ; ce n’est rien… je reviens dans trois minutes !
Elle poussa une porte et disparut. Le quadrille marchait. Personne, j’ai la fatuité de le croire, ne s’apercevait qu’il y avait deux mains de moins. Au moment où le vieux comte allait pousser la porte à son tour et suivre sa femme, je vis Maxime le prendre par le bouton de son habit. Je n’avais pas une goutte de sang dans les veines.
– Ami, lui dit Maxime d’un ton dégagé, puisque je vous tiens, je ne vous lâche plus… Je suis chargé de vous faire des ouvertures…
Le vieillard se débattait avec une impatience visible. En même temps, il essayait de rapprocher son oreille de la porte.
– Plus tard, plus tard, disait-il. – Non pas, repartit Maxime ; tout de suite ou jamais !… Vous sentez bien, bon ami, que nous ne manquons pas de postulants… Il faut que nous sachions, une fois pour toutes, si vous êtes avec nous ou contre nous… – Mais ce n’est pas le moment, neveu… s’écria le vieillard.
Il appelait toujours ainsi le prince Maxime, bien qu’ils fussent beaux-frères en réalité.
Je commençais en ce moment, et le plus bruyamment qu’il m’était possible, la troisième figure du quadrille. Le comte me regarda avec impatience comme pour m’accuser de l’empêcher d’entendre. J’écoutais, moi aussi ; j’écoutais de toute ma force. Aucun son ne vint jusqu’à moi.
– Je suis chargé… officiellement… reprenait Maxime, de vous offrir l’ambassade de Londres… Cela vous remettrait tout d’un coup au premier rang.
La figure du fantôme s’éclaira. Ce fut quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu. Je crois qu’il vécut des pieds à la tête pendant une bonne minute.
– Mon neveu, dit-il en homme qui ne veut plus être retenu, je resterai fidèle à la branche aînée des Bourbons… Laissez-moi entrer ici : madame la comtesse est souffrante, et je veux m’informer de ses nouvelles.
Les dames qui étaient là tout près entendirent ce mot : « Madame la comtesse est malade. » Il y eut un mouvement. Un cercle empressé se forma autour des deux beaux-frères. C’était pendant le repos entre la troisième et la quatrième figure du quadrille. Quelques danseuses quittèrent leurs places. Ma tête tournait. Il me semblait à chaque instant que j’allais entendre un cri révélateur, traversant les planches sculptées et dorées de la porte. Je voyais que le prince Maxime, dans son trouble excessif, ne trouvait plus rien à dire pour arrêter le comte. Nos regards se rencontrèrent. Je ne sais ce que lui dirent mes yeux. Il fit sur lui-même un violent effort et se remonta tout d’un temps.
– Mesdames, dit-il, je vous en supplie !… ma sœur est frappée !… très-frappée… Si on lui marque de l’inquiétude, tout est perdu.
Le fantôme releva sur lui une œillade si étrange, que le rire faillit se faire jour au travers de ma terreur. Et cette question sortit de toutes les bouches :
– Qu’a donc madame la comtesse ? qu’a donc madame la comtesse ?
J’attaquai vaillamment la quatrième figure. Maxime se mit à expliquer compendieusement une série de symptômes. Il était interrompu de temps en temps par le vieillard, qui disait :
– Je n’ai jamais remarqué cela.
On dansait. Les quelques femmes restées autour des deux beaux-frères répondaient :
– Les maris ne remarquent jamais rien !
Ce beau vicomte que j’avais vu au bras d’Irène, s’appuyait, tout pâle, à l’angle du salon. Irène était de l’autre côté du piano et semblait m’épier. Tout à coup, au moment où j’entamais la dernière figure, je crus saisir un bruit léger derrière la porte. Tout mon sang reflua vers mon cœur. Le vieux comte venait de mettre sa main rigide et osseuse sur le bouton. Maxime ne le retenait plus. Il y a des inspirations. Maxime disait aux dames, avec un calme parfait :
– Faites comme si vous ignoriez tout, je vous en prie, et surtout ne vous occupez pas d’elle.
Chacun aime à être mis dans un secret et à jouer son petit bout de comédie. Ces dames reprirent leurs places en toute hâte. Florence entra. Je n’ai jamais vu figure plus doucement sereine.
Le front du fantôme eut comme un reflet fugitif de cet éclat. Florence lui toucha la main en passant et lui dit :
– Cela va mieux.
Puis elle revint s’asseoir auprès de moi. Nous achevâmes le quadrille ensemble ; les couples de danseurs qui n’étaient pas immédiatement voisins de la porte ne s’étaient pas même aperçus de son absence. En tout, madame la comtesse de Champmas-d’Argail avait été absente un peu plus de dix minutes.
– Cette pauvre comtesse, se disait-on dans les groupes, croirait-on qu’elle est malade imaginaire !
L’explication de Maxime, altérée, dénaturée, transformée, faisait le tour du salon. On écoutait. Puis on regardait cette belle jeune femme souriant, et l’on souriait. Florence me dit :
– Je ne suis pas délivrée.
– Madame Mutel est-elle encore là ? demandai-je.
– Non… elle a emporté mon enfant. – Souffrez-vous ?
– Horriblement.
Je portai tout à coup mes deux mains à ma poitrine. Un coup d’œil m’avait montré le vieux comte adossé contre la porte. Il était rassuré, mais comme un jaloux. Il ne voulait plus que sa femme sortît.
– Qu’est-ce donc ? demanda Irène, complice de mon stratagème, sans le savoir.
– Le buse de mon corset vient de se briser, répondis-je, altérant ma voix de mon mieux ; j’ai peur d’être blessée.
– Venez, venez ! s’écria la comtesse.
Irène se leva ; mais, pour nous rejoindre, il lui fallait faire le tour du piano. À moitié chemin, elle trouva Maxime. Le vieux comte me demanda gracieusement, comme nous passions la porte :
– Voulez-vous, mademoiselle, que j’envoie chercher mon médecin ?
Trois minutes après, la comtesse, délivrée, me serrait dans ses bras. Elle avait dépensé depuis deux heures vingt fois plus d’héroïque courage que Scœvola brûlant son poignet au brasier de Porsenna.
– Je suis votre amie, me dit-elle ; souvenez-vous de cela ; moi, je ne l’oublierai jamais… Puis, les larmes aux yeux : – Mon enfant… vous allez voir mon enfant… moi, je ne le verrai pas… Ah ! si l’on pouvait gagner la joie des mères à force de souffrances, comme je demanderais à Dieu de souffrir encore !
Nous entendîmes des pas dans la chambre voisine. J’arrachai précipitamment mon busc et je le brisai. C’étaient des empressées.
– Est-ce dangereux ? demanda-t-on.
Pour réponse, nous rentrâmes dans le bal en nous tenant par la main. Le vieux comte me prit, en passant, mon buse brisé. Tout était dit.
Ces soirées se terminaient de bonne heure. Le comte vint en personne me remercier de mon obligeance. Le prince Maxime me dit comme je regagnais la voiture d’Irène :
– Mademoiselle, je souhaite qu’il me soit donné de m’acquitter un jour envers vous.
Quand nous fûmes en route, Irène me prit la main.
– Qui trompe-t-on là-dedans ? me dit-elle.
Je la regardai en feignant l’étonnement.
– Mademoiselle Suzanne, reprit-elle, on a généralement le tort de se défier de moi… Vous qui êtes plus intelligente que les autres, ferez-vous comme tout le monde ? – En vérité, répondis-je, je ne comprends pas bien… – À la bonne heure ! fit-elle d’un ton léger.
Puis, me lâchant la main, elle récita, comme les enfants qui ont appris une fable pour la fête du grand-papa :
– Il y avait une fois une princesse qui accoucha d’un jeune prince…
Je crus qu’elle avait tout deviné.
– Les fées, continua-t-elle, se rassemblèrent autour du berceau, et chacune d’elles fit un don au nouveau-né… Mais le maître des cérémonies avait oublié d’inviter la fée Carabosse… La fée Carabosse se vengea. – J’avoue, dis-je, que je comprends de moins en moins.
J’avais eu le temps de me remettre.
– Ma belle petite, me répliqua-t-elle, celles dont on se défie sont naturellement portées à jouer le rôle de la fée Carabosse. Mais, s’interrompit-elle comme la voiture s’arrêtait à ma porte, je ne connaissais pas la rue de la Jussienne… c’est un affreux quartier… Adieu, Suzanne. – Adieu, madame.
Eugénie dormait quand je rentrai. Auprès de son lit, il y avait un berceau. Dans le berceau, un beau petit garçon qui ne fut pas longtemps sans crier. C’était à cause de l’enfant qu’Eugénie avait été obligée de quitter précipitamment la comtesse de Champmas. Il faut qu’un nouveau-né crie ou meure.
Nous ne dormîmes pas beaucoup cette nuit-là. Je vins m’installer dans un fauteuil, afin de soigner l’enfant. Nous causâmes. Je racontai à Eugénie ce qui s’était passé dans le salon. Il me souvient qu’elle me dit :
– Ma pauvre Suzanne, je crois que ni toi ni moi nous n’avons agi par intérêt, mais qui sait si nous n’aurons pas bientôt besoin de protecteurs ?
Elle songeait toujours à cette affaire du boulevard des Invalides. Sa conviction était que nous nous étions fait là des ennemis puissants, et qu’il nous en arriverait malheur.
Vers sept heures du matin, elle se rendit aux voitures de Chartres, avec l’enfant dans ses bras. Elle prit une place pour Rambouillet et me fit dire par Fanchette, qui l’avait accompagnée, qu’elle serait de retour dans la soirée. L’enfant devait être déclaré à Rambouillet par sa mère-nourrice.
Je restai seule et je me mis au lit. Il était nuit quand je m’éveillai. J’éprouvais un sentiment d’affaissement général et une tristesse profonde.
Les paysans de Vendée disent que les grands malheurs sont dans l’air.
J’avais envie de pleurer sans savoir pourquoi. J’appelai Fanchette, qui ne me répondit point ; elle était sortie. Je me demandais si c’était la peine de me lever, puisque l’heure approchait où l’on se couche, lorsqu’un cri long et déchirant vint à mon oreille. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était un cri de femme en travail. D’un saut, je fus hors de mon lit. Il me semblait que le cri venait de chez nous. En dix minutes je fus habillée, et je m’élançai vers la chambre où Eugénie mettait ses pensionnaires. La chambre était vide, ainsi que toute la maison. Mais, de là, je pus reconnaître que le cri venait de l’appartement voisin, occupé par ce ménage d’artistes dont il a été plusieurs fois parlé. Ce n’était pas seulement la clameur de détresse que poussa la femme en mal d’enfant. On prononçait distinctement le mot au secours. Il n’y avait pas à hésiter. Je traversai le carré et je frappai à la porte de nos voisins. On ne me répondit point. Mais la porte n’était que poussée ; elle s’ouvrit d’elle-même quand je frappai plus fort. J’entrai. La première pièce était déserte. Les hurlements de notre voisine l’emplissaient littéralement. J’en demeurai comme étourdie. Elle dut entendre le bruit de mon entrée, elle me demanda :
– Est-ce toi, Annette, ma drôlesse ?… Voleuse que tu es !… Tu viens encore de boire avec la bonne de ces deux coquines qui demeurent sur le carré… N’aie pas peur ! Dès que je vais être sur mes jambes, je te jetterai à la porte à coups de pied ! La manière dont cette femme nous traitait, Eugénie et moi, m’eût fait sans doute rebrousser chemin en toute autre circonstance, mais il s’agissait ici de vie et de mort ; le sentiment du devoir domina ma répugnance : je poussai la porte, et j’entrai.
C’était une de ces misères luxueuses qui font mal à voir. La chambre était en désordre et fort sale. Un manteau d’homme servait de couverture au lit, dont l’oreiller avait une taie malpropre, mais garnie de festons. Les meubles boiteux se cachaient à demi sous des housses en toile de Perse commune de couleur éclatante. La seule bougie qui éclairât cette confusion était dans un cruchon de curaçao qui servait de chandelier. Il y avait sur la table sans nappe les débris d’un repas. Une odeur détestable et composée, où se reconnaissaient le café, le tabac et l’eau-de-vie, imprégnait énergiquement l’atmosphère. Sous le manteau d’homme, la voisine, tête nue et les cheveux épars, se tordait.
– Va me chercher les médecins, malheureuse ! s’écria-t-elle, croyant toujours que j’étais sa servante Annette, va me chercher tous mes médecins !… et tous mes chirurgiens… M. Ourry, M. Lavallée, M. Schneider… et M. Da Costa… et Henri… et Jules… et le vieux docteur Mimeret… Mais va donc, coquine !… Penses-tu que mademoiselle Ida… du théâtre de Toulouse, puisse accoucher comme cela !… – Je suis sage-femme, madame, dis-je en l’interrompant et en m’approchant.
Elle se leva sur son lit. Ç’avait dû être une belle créature.
– Ah ! fit-elle, vous êtes sage-femme !… la sage-femme d’à côté… et vous courez la pratique ?… Savez-vous que si je n’avais pas fait la folie de me marier, je serais jeune premier rôle fort à la Porte-Saint-Martin !… Je suis mademoiselle Ida, du théâtre de Toulouse… et du théâtre de Bordeaux… Dans trois semaines, j’aurai une audition à l’Odéon. Et vous pensez que je peux me faire accoucher par une sage-femme… la première venue… comme l’épicière du coin !… – Il suffit, madame, l’interrompis-je, je me retire.
Une douleur la prenait. Elle se mit à pousser ces clameurs épouvantables qui m’avaient éveillée. En même temps, elle blasphémait comme un charretier.
– Eh bien ! s’écria-t-elle quand l’épreinte fut passée ; effrontée !… vous me plantez là ?… Faites votre métier, entendez-vous, ou je vous dénonce !
Je m’approchai du lit aussitôt. La forme brutale de l’invitation ne pouvait point m’arrêter. Je lui tâtai le pouls en la regardant en face.
– Si vous ne voulez pas être morte avant une demi-heure, lui dis-je d’un ton très-froid, il faut vous tenir en repos.
Elle eut peur et fit un visible effort pour se calmer. Je voyais très-bien ce qu’il en était. Les douleurs l’avaient prise à la suite d’un copieux repas. Mademoiselle Ida était aux trois quarts ivre. Je m’assis auprès de son lit et je me demandai avec compassion quel pouvait être le mari d’une pareille créature. Dès que la douleur cessa, elle se reprit à parler avec volubilité, disant qu’elle connaissait dix médecins, tous décorés, cinq chirurgiens, dont l’un avait accouché la duchesse d’Orléans, et que c’était bien humiliant de tomber entre les mains d’une simple sage-femme. Elle vomissait en même temps des injures contre Annette, sa servante, et contre son mari absent. Comme je vis qu’elle s’échauffait de nouveau, je lui ordonnai péremptoirement le silence. Elle s’en dédommageait, pendant les épreintes.
Il était environ onze heures quand j’amenai un superbe enfant du sexe masculin. Annette rentrait juste pour le recevoir. Mademoiselle Ida, au lieu de demander son enfant, s’occupa incontinent d’injurier Annette.
J’avais achevé de remplir mon office, et je me préparais à sortir sans prendre congé de ma redoutable cliente, lorsque la porte du carré s’ouvrit.
– Le voilà ! s’écria l’accouchée. Ah ! le sans-cœur ! ah ! le brigand ! ah ! la panne d’homme !…
Je ne pensais à rien, sinon à m’esquiver. Cet orage qui s’amoncelait n’était point fait pour moi. Personne ne fut jamais moins préparé à recevoir un coup de foudre.
Ce fut sur moi pourtant que la foudre tomba.
Un homme entra en disant :
– Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?
Mes jambes fléchirent sous le poids de mon corps. Cet homme m’aperçut et poussa un grand cri.
C’était Gustave.
Gustave était le mari de mademoiselle Ida.
J’étais tombée à la renverse au milieu de la chambre, non loin de la table où restaient les débris du repas. Je n’avais pas perdu tout à fait connaissance. Je vis Gustave s’élancer vers moi. J’entendis Ida qui criait :
– Ah ! misérable, c’est ta maîtresse !
Je crois me souvenir que je repoussai Gustave violemment en disant :
– Jamais !… jamais !…
Il passa les deux mains sur son front et courut tout autour de la chambre comme un être privé de raison. Puis il revint vers moi en se tordant les bras. Puis encore, il s’enfuit.
Ida était restée un instant immobile. La stupéfaction et la rage la paralysaient. Le premier mot qu’elle prononça, en s’adressant à Annette sans doute, fut celui-ci :
– Donne-moi un couteau, que je la tue !
J’eus une vague sensation de bien-être en écoutant cela.
Annette se sauva comme avait fait Gustave.
Ida sauta hors de son lit. Elle se traîna vers moi. Elle me frappa au visage et par tout le corps. Puis, avec ses pieds, au risque de se tuer, dans la position où elle était, elle me poussa petit à petit vers la porte. Elle était ivre de rage. Je l’entendis qui disait :
– Je vais la jeter par dessus la rampe !
Je ne me défendais pas. Chacun de mes membres se refusait au mouvement. Cependant, je sentais les coups qu’elle me portait avec furie. Arrivée sur l’escalier, elle essaya de me soulever afin de me jeter, comme elle l’avait dit, par-dessus la rampe. Elle ne put y parvenir. Ses forces étaient à bout.
Elle rentra, demi-morte, me laissant sur la première marche ; la face contre terre. Ce fut ainsi que madame Mutel me trouva en revenant de Rambouillet, à minuit. Gustave n’avait trouvé rien de mieux à faire que de s’en aller à la Seine, où il s’était jeté tête première. Un sauveteur le repêcha avec un croc, dont il garde encore la cicatrice à l’heure où j’écris ces lignes.
Gustave ne revint point à la maison de la rue de la Jussienne. Il s’éloigna de Paris. Pendant plusieurs mois, il eut la cervelle dérangée. Il était bien coupable. Je ne songe pas à le défendre. Mais il n’était pas aussi coupable que le lecteur peut le penser. C’était moi qui, dès notre première rencontre, avais impérieusement exigé qu’il n’y eût entre nous d’autre lien que l’amour. Gustave n’avait pas mieux demandé que d’être mon frère J’avais forcé sa tendresse à devenir passion. Il me trompait malgré lui, et pour ainsi dire par contrainte. C’était moi qui méritais d’être punie. Mais je l’étais trop ! Je ne sais pas comment je ne suis pas morte, ce jour-là, de honte et de douleur.
Madame Mutel, aidée de Fanchette, me porta sur mon lit. Elle fut longtemps à savoir ce qui s’était passé. Fanchette n’avait rien entendu. – Moi, je fus pendant plusieurs jours incapable de parler. Et, dans cet intervalle, le sort acheva de nous briser.
Cette pauvre Eugénie avait bien raison de redouter les suites de l’affaire du boulevard des Invalides. Elles ne se firent pas attendre. Nos ennemis, trop forts déjà qu’ils étaient contre deux pauvres femmes, ne dédaignèrent point d’employer la ruse. Nous fûmes vaincues, avant d’avoir vu briller l’arme qui nous égorgeait.
C’était le matin du jour qui suivit cette ignoble scène chez mademoiselle Ida. J’étais dans un état pitoyable. Eugénie venait de panser mes blessures. La fièvre traumatique était diminuée et faisait place à un affaissement si complet, que je ne puis le comparer qu’à la mort même.
Je vis le jour venir comme au travers d’un voile. Il y avait du temps que j’apercevais cette clarté molle et diffuse, lorsque je sentis la bouche d’Eugénie sur mon front.
– Tu t’inquiètes par trop, chérie, me dit-elle ; il faut que je sorte… On nous appelle toutes deux ce matin chez le procureur du roi.
Ce mot de procureur du roi ne réveilla chez moi aucune espèce d’idée. Il m’était égal qu’Eugénie sortît. Mon indifférence sur toutes choses était complète.
– Je vais être bien vite revenue, me dit-elle.
Puis je ne l’entendis plus. J’étais seule dans la maison avec la petite bonne qui faisait la chambre d’Eugénie.
Je cessai d’entendre à un moment le bruit que Fanchette faisait dans cette chambre. Le soleil se jouait dans les rideaux de ma fenêtre, et j’éprouvais un puéril plaisir aux éblouissements qu’il me donnait. Le bourdonnement qui était dans mes oreilles me semblait de temps à autre une musique… Madame Mutel arriva au parquet vers dix heures. Elle déclara que j’étais au lit et incapable de me lever. – Le procureur du roi était assisté du jeune substitut, M. de Gérin. – C’était le nouveau chef du parquet. Il fut question, comme Eugénie s’y attendait, de l’affaire du boulevard des Invalides. Une plainte en diffamation avait été portée par le général. Mais laissons de côté tout de suite cette fausse attaque, et arrivons au fait.
Cinq minutes après l’entrée d’Eugénie, on apporta une lettre, sur l’adresse de laquelle était écrit en gros caractère : « Très-pressée. » Le procureur du roi fronça le sourcil en la lisant, puis il la passa à son substitut. Celui-ci lut à son ton tour et parut fort ému :
– Ces crimes se multiplient dans une effrayante proportion, murmura-t-il. – Avez-vous eu parfois des rapports contre cette femme ? demanda le chef du parquet. – Mon Dieu, non… sauf une très-vague accusation d’avoir poursuivi de sa haine la femme de son ancien amant… une malheureuse qui déshonore depuis longtemps un nom honorable… – Veuillez parler clairement, dit le procureur du roi. – Cette femme, répondit M. de Gérin en montrant d’un signe de tête Eugénie, a eu des relations avec le docteur Brodard… Le docteur Brodard, dont la jeunesse fut orageuse… Vous savez qu’il a maintenant une immense fortune… Le docteur Brodard fit un triste mariage… Il épousa une fille du nom d’Élisa, aide de madame Mutel, ici présente… Cette Élisa ne vit plus depuis longtemps avec son mari… elle court le monde… Un crime semblable à celui qui est mentionné dans cette lettre lui fut imputé en 1838… Elle fut renvoyée des fins de la plainte faute de preuve…
Eugénie écoutait et ne comprenait pas. Elle regardait cette lettre avec une indicible épouvante. En me racontant ces choses, quand j’eus recouvré l’usage de mes facultés, elle me dit :
– La première pensée qui me vint, ce fut celle-ci : Je suis perdue !
Elle ne savait encore ni pourquoi ni comment, mais elle était sûre qu’on allait lui porter le coup mortel. Les paroles de la somnambule de la rue du Pont-de-Lodi sonnaient à son oreille :
– Accusée de meurtre… et condamnée !
Dans son idée, le jeune substitut, M. de Gérin, était notre plus terrible ennemi. Quant à moi, je suis loin d’avoir une certitude à cet égard. Je pose d’abord en fait que le chef du parquet avait agi de bonne foi et fut trompé par une trame ourdie avec une infernale habileté. Le substitut partagea sans doute son erreur.
En présence d’une pareille communication, reprit le chef du parquet, signée par un fonctionnaire public, nous n’avons qu’une chose à faire, c’est de nous transporter immédiatement sur les lieux. – C’est mon avis, répondit M. de Gérin. – Madame, dit le procureur du roi à Eugénie, vous allez nous suivre.
Elle ignorait toujours ce que contenait la lettre, signée par un fonctionnaire public. Elle ne le sut que lors de l’instruction de son procès. Mais je crois utile de mettre dès à présent cette lettre sous les yeux du lecteur. Elle était ainsi conçue :
« Monsieur le procureur du roi,
« Chargé par M. Brodard-Peyrusse, dans un intérêt facile à comprendre, d’éclairer les démarches de sa femme, dont l’intelligence semble dérangée depuis fort longtemps, j’ai tâché plus d’une fois, mais toujours en vain, de mettre un terme aux dérèglements de sa vie. Sous son nom d’Élisa qu’elle a repris, et malgré la pension que lui sert son mari, madame Brodard était tombée, dans ces derniers temps, aussi bas qu’on peut tomber. Enceinte, et craignant de donner, par cette position même, des armes contre elle à son mari, madame Brodard s’est approchée d’une femme que longtemps elle regarda comme sa mortelle ennemie. Un crime a été commis. Peut-être est-il double. La justice appréciera. Madame Brodard se meurt d’une métro-péritonite aiguë, provoquée par une opération chirurgicale. Elle est au domicile de la femme Mutel, sage-femme, rue de la Jussienne, no…
« J’ai l’honneur d’être, monsieur le procureur du roi, etc.
« TESTULIER,
« Ancien huissier à ***, près Paris. »
Je pense que Testulier ne mentait point en disant qu’il éclairait depuis longtemps les démarches de la pauvre Élisa. Ce qui est certain, c’est qu’il rôdait depuis bien des mois autour d’Eugénie. Ceux qui avaient ourdi cette trame avaient un double but que j’expliquerai tout à l’heure. Le procureur du roi ne fit à Eugénie qu’une seule question ayant trait à la lettre.
– Avez-vous des pensionnaires en ce moment ? lui demanda-t-il.
– Non, repartit Eugénie ; je n’ai chez moi que mon élève et associée, mademoiselle Suzanne Lodin, reçue sage-femme comme moi, et présentement indisposée.
Cette réponse fut faite avec un tel accent de vérité que le substitut se pencha à l’oreille de son chef et lui dit tout bas :
– Peut-être le corps du délit a-t-il déjà disparu.
Le procureur du roi regarda l’enveloppe de la lettre :
– Elle n’est pas venue par la poste, dit-il, et l’écriture est toute fraîche… Hâtons-nous !
On fit monter Eugénie dans une voiture, qui partit au grand galop pour la rue de la Jussienne. Les deux magistrats l’accompagnaient. Je n’essaierai même pas de peindre la stupéfaction, l’épouvante, l’écrasement d’Eugénie, quand elle trouva chez elle, dans cette chambre de pensionnaire qu’elle avait laissée vide, Élisa couchée et demi-morte, entourée de cinq hommes, dont l’un était le commissaire de police du quartier.
Les quatre autres étaient M. Brodard-Peyrusse, « accouru en toute hâte, » disait-il, Testulier et deux médecins. Quand Élisa vit Eugénie, elle cacha son visage sous sa couverture avec effroi. Il fut impossible de l’interroger. Elle n’avait plus de parole. Elle mourut dans la journée.
L’autopsie confirma l’avis unanime des gens de l’art. Il y avait eu grossesse et avortement, provoqué par un sondage à trois mois. Il y avait en quelque sorte flagrant délit. Nous couchâmes Eugénie et moi, la nuit suivante, à la prison de Saint-Lazare.
Je n’eus point connaissance immédiate de cette catastrophe. Quand on me prit dans mon lit pour me porter à la voiture, je crus que madame Mutel me faisait mettre à l’hôpital.
Cela me causa du chagrin. Je hais l’hôpital. Cette aversion instinctive surnageait dans le naufrage de mes facultés. Je pleurai. Dès qu’on m’eut couchée dans mon nouveau lit, à l’infirmerie de la prison, je m’endormis d’un profond sommeil. Eugénie fut mise immédiatement au secret.
Si l’on désire maintenant savoir comment tout cela était advenu, je puis donner en peu de mots les explications les plus catégoriques.
Brodard voulait se débarrasser à la fois des deux femmes qui, selon lui, connaissaient son secret. Il ne se doutait pas que j’étais la plus savante de toutes. Sans cela, je crois bien que ma longue maladie n’aurait point eu de convalescence. Pour perdre Eugénie, il lui suffisait de la mettre en telle position que son témoignage fût entaché de suspicion indélébile. Mais il lui fallait la mort d’Elisa pour ses projets de mariage. Le double coup frappait juste dans la mesure qu’il voulait. Pour ce qui est de l’opération qui avait précédé l’entrée d’Elisa dans notre maison, je n’ai pas de données certaines, mais les probabilités vont ici jusqu’à l’évidence. La malheureuse Elisa était tombée au dernier degré de l’abaissement. Elle s’enivrait habituellement. Testulier, qui ne la quittait guère et qu’elle croyait son meilleur ami, ne dut point avoir de peine à la déterminer à une opération en lui montrant comme un épouvantail les droits que sa grossesse donnait à son mari. À moins qu’on ne suppose le crime plus grand encore. N’oublions pas que Brodard était médecin. Lors de l’autopsie, on crut découvrir dans l’état cérébral de la morte quelques traces d’une récente éthérisation. L’avait-on endormie pour l’assassiner ?
Le crime une fois commis dans les circonstances précises où il ne pouvait produire son effet, restait à placer la machine infernale. Il fallait qu’Elisa, opérée et blessée, pût être trouvée par la justice dans le domicile de madame Mutel.
Étant donnée, même la trahison de Fanchette, que le lecteur a bien pu deviner, la chose restait très-malaisée. D’abord, la maison était toujours gardée par l’une de nous deux. Ensuite il y avait une concierge à chacune des deux portes (l’une, rue Montmartre, l’autre, rue de la Jussienne). Les deux concierges déclaraient n’avoir vu passer depuis le matin aucune civière, aucun brancard, et il était pourtant bien matériellement impossible que la pauvre Elisa fût venue chez nous de son pied. Mais l’entrée donnant dans la rue Montmartre, qui servait surtout à l’établissement des bains, restait ouverte jusqu’à dix heures du soir. La concierge, comme les cinq sixièmes de ses pareilles, avait la bonne habitude de s’endormir vers neuf heures, et de ronfler jusqu’au moment de se coucher. Elisa avait été introduite entre neuf et dix heures du soir. Et pourtant, je n’avais commencé à entendre les gémissements de la mourante que le lendemain matin, longtemps après le départ d’Eugénie. Il n’y a pas de doute, en outre, que si Elisa eût été dans la chambre dite des pensionnaires avant le départ d’Eugénie, celle-ci s’en serait aperçue. Elisa n’avait donc été introduite que plus de douze heures après son entrée dans la maison.
Qui lui avait donné asile ?
Pour répondre à cette question, je suis forcée de remettre en scène une bien vieille connaissance.
Parmi les témoins de l’instruction, je vis le nom de Félicité Fontanet. L’ancienne placeuse demeurait, depuis le terme, à deux étages au-dessus de nous, dans le même escalier. Ai-je besoin d’ajouter que les rapports de cette femme avec Brodard-Peyrusse et ceux de Testulier lui même avaient leur source dans quelque réminiscence du fameux Confidentiel ?
Elle fut longue, cette instruction, elle dura huit terribles mois ! Sans l’état de maladie où je m’étais trouvée au moment du crime, et qui éloignait si énergiquement toute idée de participation matérielle, j’aurais, selon toutes les probabilités, partagé le sort d’Eugénie en qualité de complice. Je suis bien forcée de dire que le jeune substitut, M. de Gérin, fit tout ce qu’il put pour cela. S’il ne réussit pas, ce ne fut pas faute d’employer à cette œuvre beaucoup de talent, une remarquable adresse et infiniment de persistance. On eût dit qu’il dirigeait l’instruction contre moi encore plus que contre madame Mutel. Le juge, qui fit preuve d’une entière impartialité, dut résister plus d’une fois à cette influence. Quand ma mise en liberté fut enfin prononcée, le parquet fit opposition.
Je ne me défendis pas moi-même ; j’en étais incapable, comme on va le voir. Mon meilleur avocat fut cette chère et généreuse Eugénie, qui, du fond de sa cellule, oubliant son propre péril, me protégeait encore et me sauvegardait. En dehors d’elle, je ne restai point sans appui. Madame la comtesse de Champmas-d’Argail me paya sa dette autant que cela lui fut possible ; le prince Maxime fit pour moi des démarches incessantes. Il m’envoya un avocat célèbre, qui ne put rien tirer de moi d’abord, vu mon état complet d’affaissement, mais qui se prit à m’aimer par pitié. En plusieurs circonstances de ma vie, j’ai été heureuse de retrouver cette affection paternelle. M. B*** est toujours resté mon ami. Enfin, je suis forcée de nommer deux autres personnes qui s’occupèrent aussi de moi : la belle Irène et le député Pidoux.
Madame la baronne d’Avray vint me voir une fois. Sa visite avait été précédée d’un billet du prince Maxime qui me priait de ne me point fier à elle. Quant au député Pidoux, il vint me visiter fort souvent. Il fatigua le parquet de ses sollicitations.
– Que ne suis-je avocat, me disait-il, au lieu d’être médecin… je vous prêterais l’appui de ma parole.
Il ne m’appelait plus chaste Suzanne. Je m’étonnais parfois du changement de ses manières, et je me demandais si véritablement mon malheur l’avait touché. Au bout de huit mois, j’eus le fin mot de cette conversion. Pidoux m’apprit qu’on connaissait mon histoire au Meilhan, et que j’étais l’objet d’un intérêt général. Maman marquise, tonton marquis et le brave commandeur de la Brousse, Rose-sans-Épines, discutaient chaque jour mon affaire au dessert. On en avait caché les détails à Zoé et à Lily, parce que ce n’était point le fait de jeunes personnes ; mais elles savaient vaguement que j’étais accusée d’un grand crime, et toutes deux priaient pour moi. Lily surtout, la pauvre enfant à qui, sans le vouloir, j’avais fait tant de mal. Gaston était fou. Il voulait partir et mettre tout à feu et à sang dans le parquet. Il disait à sa grand’mère, quand Lily n’était pas là :
– Il n’y a qu’un moyen de la sauver, c’est que je l’épouse. Les coquins n’oseraient pas condamner, je l’espère, une comtesse du Meilhan !
C’était toujours un enfant.
J’appris par Pidoux, qu’après mon départ du château, il avait fait une longue et cruelle maladie. À peine guéri, il s’était échappé du Meilhan pour courir après moi. Il était venu à Paris vers le temps où j’étais malade chez la bonne sœur Louise, dont je vais reparler tout à l’heure, On avait eu toutes les peines du monde à le faire revenir.
– En somme, me disait Pidoux, maintenant libéral, – sans les préjugés stupides de la naissance, ce garçon-là vous épouserait et serait le plus heureux des hommes.
Chaque fois qu’il venait, il me faisait des compliments de tout le monde, sans oublier le bon curé, Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, ni même le terrible Brunet, cet homme contre qui une révolution avait échoué ! Pidoux m’avait offert ses services comme médecin, mais je restai entre les mains des hommes de l’art que le gouvernement entretient à Saint-Lazare, jusqu’au moment où l’idée me vint de réclamer le secours de sœur Louise et de son charlatan.
J’avais grand besoin de régler mon compte avec la médecine. Je m’en allais littéralement, et ma maladie de langueur faisait d’effrayants progrès.
Sœur Louise vint au premier appel. Elle eut grand’peine à me reconnaître, non point pour les changements qui s’étaient opérés dans ma pauvre personne, mais parce que, me dit-elle, il lui en passait tant par les mains ! Quand elle me reconnut enfin, et que je voulus lui faire des excuses de n’être point allée la remercier, elle me répondit :
– C’est me remercier, chère enfant, que d’avoir recours à moi de nouveau.
Aux premiers mots que je lui dis pour protester de mon innocence, elle m’interrompit :
– Je vous crois, je vous crois, ma fille… Mais je ne suis pas juge… et tout cela ne me regarde pas.
J’ai dû le dire : c’était un pur et simple outil du bon Dieu que cette petite sainte. Il ne fallait rien lui demander en deçà ni au-delà de sa spécialité. Je trouvai son beau charlatan vieilli. Sa noble tête d’apôtre se dépouillait de cheveux, et ses joues creuses accusaient une accablante fatigue.
– Je l’use trop vite, me dit-elle tout bas ; – mais il fait des élèves…
Il l’entendit, sourit et lui serra la main.
– Il était temps ! murmura-t-il en m’examinant.
Il mit ses globules dans un verre d’eau et ajouta :
– Trois fois par jour, une cuillerée… Je reviendrai lundi.
On était au jeudi. Depuis deux mois, je ne m’étais point levée. La sœur Louise m’embrassa, et je les entendis tous deux descendre l’escalier quatre à quatre. Ceux-là ne perdaient point de temps.
Quand le médecin de service vint avec la sœur de charité, et qu’il vit sur ma table de nuit ce verre d’eau limpide avec la cuiller en travers, il recula comme si une guêpe l’eût piqué.
– L’homœopathie ! s’écria-t-il, cela se glisse partout !… Ma sœur, nous n’avons rien à faire ici… Préparez seulement un drap pour l’office que vous savez…
C’était pour m’ensevelir. Il y a seize ans de cela. Je me porte bien. Je souhaite qu’il en soit de même de lui, le cher homme. Faire l’histoire, logique et régulière, de ces huit mois passés à Saint-Lazare me serait absolument impossible. Dès que j’essaie de regarder en face cette époque de ma vie, ma vue se trouble, mes souvenirs se mêlent.
Au bout de ces huit mois, Eugénie parvint à me faire passer de ses nouvelles. Sa santé n’avait pas extraordinairement souffert, mais elle avait la mort dans l’âme. Son défenseur lui-même lui annonçait qu’elle serait condamnée. Selon lui, l’évidence de sa culpabilité sautait aux yeux. Les explications qu’elle essayait de donner touchant l’introduction frauduleuse et clandestine d’une femme mourante dans sa propre maison rentraient dans le domaine invraisemblable du roman. Il fallait chercher un autre système.
– La sage-femme m’a dit de vous rapporter textuellement ces paroles, ajouta l’infirmière qui venait de la visiter : « Souviens-toi de la somnambule. »
Hélas ! je ne l’avais point oubliée ! Mais Gustave était là sans cesse. En dehors de lui, mon être était comme une corde détendue qui a donné sa dernière vibration…
Un matin, la concierge de notre ancienne maison, rue de la Jussienne, vint m’apporter une lettre.
– C’est venu par la poste, me dit-elle, il y a longtemps… Mais je ne peux pas souvent sortir.
Je la laissai mettre la lettre sur la table de nuit, et je la remerciai d’un signe de tête. J’étais retombée malade, et cette fois je ne voulais pas même prendre la peine d’appeler sœur Louise. – Il y avait environ quatre mois que j’étais à Saint-Lazare. Madame Laurent, la portière, me tendit charitablement la corde pour savoir si je ne désirais point connaître les cancans que l’on faisait à notre endroit dans le quartier. Je fermai l’oreille. Mais au moment où elle se retirait assez mécontente, mon idée fixe se fit jour malgré moi.
– Ces gens qui demeuraient sur notre carré, demandai-je, sont-ils encore là ?
– Les artisses ?… répliqua la concierge ; – ah ben oui !… ça ne reste jamais plus d’un terme… En voilà une qui en a dit de belles sur votre compte, la dame !… que vous lui aviez enlevé son Adolphe, et autres… N’empêche qu’ils ont été se faire pendre ailleurs…
Quand madame Laurent fut partie, je pris la lettre. Bonté du ciel ! j’aurais regardé le soleil en face, que je n’aurais pas été pareillement éblouie ! C’était l’écriture fine et élégante, presque féminine de cette lettre qui me donnait rendez-vous aux Tuileries.
La lettre était de Gustave !
J’aurais voulu la dévorer d’un seul coup, mais la force me manquait. Il y avait un nuage au devant de mes yeux. J’éprouvais le supplice de Tantale.
J’ai oublié de dire que j’avais retrouvé à Saint-Lazare cette pauvre petite Bohémienne, Suzanne, la harpiste en plein vent. Elle avait été obligée de vendre sa harpe, et s’était fait arrêter pour vagabondage. Elle me servait de femme de ménage et venait plusieurs fois dans la journée voir si j’avais besoin de quelque chose. Je lui tendis la lettre en lui ordonnant de me la lire, puis, jalouse des secrets qu’elle pouvait contenir, je la lui arrachai.
– De l’eau ! lui dis-je ; donne-moi de l’eau !
J’étais sous l’empire d’un spasme. L’eau fraîche le fit passer. Je renvoyai Suzanne, et j’ouvris ma lettre. Que pouvait-il me dire, ce Gustave qui m’avait si indignement trompée ? En ce moment, son plus cruel ennemi ne l’eût pas accusé plus sévèrement que moi.
… C’était la prière d’un coupable qui s’agenouille dans son repentir. La lettre avait été écrite huit jours après la scène honteuse qui l’avait chassé de chez lui. Il n’y était jamais rentré. Il avait fait prendre l’enfant, qui était en nourrice à Rueil. Mademoiselle Ida n’avait nullement essayé de retenir l’enfant. La lettre était datée de Rouen.
Gustave allait s’embarquer pour le Nouveau-Monde.
« … Suzanne, me disait-il, je ne sais si tu me pardonneras. Notre malheur, c’est de nous être séparés autrefois à l’auberge de Condé-sur-Noireau. Je t’aimais comme un frère aîné aime sa petite sœur… Je ne savais pas que je te reverrais si belle, et que, pour la première fois, je connaîtrais la passion à tes pieds. Je ne suis pas de la même nature que toi, Suzanne. Je suis au-dessous de toi. C’était un bonheur trop grand que ton amour. Dieu n’a pas voulu me le laisser… Je te savais au château du Meilhan, heureuse, élevée dans des mœurs qui n’étaient point les miennes. J’avais honte de me présenter à toi. Et ce fut pour me rendre digne de toi que j’abandonnai le travail manuel pour essayer de conquérir une renommée. Je me fis comédien. À Toulouse, je la rencontrai. Je n’avais de toi qu’un souvenir d’enfant. Je te voyais toujours petite fille. Elle était belle. Quand tu l’as vue, elle ne ressemblait plus à elle-même. – Il y a sept ans que nous sommes mariés. – Sept siècles, tant la chute de ces femmes est rapide ! Mais n’est-ce pas trop parler d’elle ? Tout ce qu’elle m’a fait souffrir, je le lui aurais pardonné. – Je la hais, parce que c’est à cause d’elle que tu me détestes… »
Il m’expliquait ensuite un peu confusément, je l’avoue, sa conduite à mon égard. Mais l’intelligence que j’en avais était plus claire que son explication même. Il m’avait écrit, la première fois, avant de m’avoir reconnue : péché véniel, après tout, dans nos mœurs parisiennes. Depuis qu’il m’avait reconnue, je lui avais en quelque sorte coupé la parole chaque fois qu’il avait voulu faire un aveu. Il laissait aller le temps, il cherchait un moyen, il inventait un expédient lorsque la foudre avait éclaté.
« Suzanne, achevait-il, ma Suzanne bien-aimée, je me condamne moi-même à la souffrance et aux regrets tout le reste de ma vie. Je sais bien que tu ne peux plus m’aimer. Moi, ce n’est pas de l’amour que j’ai pour toi, c’est de l’adoration. Je vais quitter la France ; nous ne nous reverrons jamais. Pense quelquefois, je t’en supplie, qu’il y a là-bas, bien loin, au-delà de la mer, un cœur qui t’appartient et qui saigne au souvenir de toi. Je te recommande mon pauvre enfant. J’ai payé une année d’avance à la nourrice. C’est toi qui l’as mis au monde ; il m’en est plus cher, car tu es presque sa mère… »
Je retombai, brisée, sur mon lit. Il ne savait pas que j’étais en prison. Il ne savait rien. Et maintenant, l’Océan était entre nous !…
* * * * * * * * * *
Quatre mois s’écoulèrent. Ma santé reprenait peu à peu le dessus. Ce qui ne se pouvait guérir, c’était ma mortelle tristesse. Pour une fois que je lus le journal dans ce long espace de huit mois, je vis qu’il s’était formé au Havre une troupe française, sous la direction de Josuah Hornley, de Boston, pour l’exploitation des théâtres de l’Amérique du Nord. Au nombre des comédiennes inscrites se trouvait mademoiselle Ida Gosse, ancien premier rôle du théâtre de Toulouse. Je lus cette mention vers le sixième mois de mon séjour, et le journal avait pour le moins quatre mois de date. Quand arrivèrent les derniers événements qui me restent à raconter, la femme de Gustave était donc partie depuis six mois pour les États-Unis.
À mesure que l’instruction avançait, on me laissait jouir d’une liberté de plus en plus grande, car il devenait évident pour tout le monde que la procédure se terminerait à mon égard par une déclaration de non-lieu. Je m’étais établie dans un petit logement situé derrière la lingerie et dépendant de l’appartement de la maîtresse lingère. J’avais deux chambres en location ; on me laissait promener dans le jardin de l’administration. Suzanne-à-la-Harpe était tout à fait à mon service.
Depuis huit jours environ, M. Pidoux, qui toujours savait tout, m’avait annoncé officiellement, à son dire, que la pauvre Eugénie était renvoyée devant la cour d’assises, et que je devais être mise en liberté. Le malheur d’Eugénie m’affectait profondément. Je n’avais pu obtenir encore la permission de la voir. Un soir du mois de mai 1841, la directrice de Saint-Lazare m’accosta dans le jardin et me dit :
– Vous allez nous quitter, madame… Demain, après-demain au plus tard, votre écrou sera levé.
Je remontai dans ma chambre immédiatement. Croirait-on que cette annonce, loin de me réjouir, me causait de l’embarras et de la peine ? Je ne parle pas même de la douleur que j’éprouvais en songeant au coup qui allait frapper ma bonne Eugénie ; je me renferme dans ce qui me regarde personnellement. L’idée de rentrer dans le monde me remplissait d’effroi. J’allais être seule, et la prison, alors même que l’innocence est hautement déclarée, laisse toujours une mauvaise odeur d’infamie. Que faire ? rentrer dans l’exercice de la médecine avec cette note funeste ? apprendre un autre état ?…
Je passai la nuit entière à m’adresser ces questions, auxquelles je ne trouvais point de réponse. Au matin, j’étais accablée de fatigue et plus découragée que jamais. Il pouvait être huit heures, lorsque j’entendis une voix criarde et cassée, douée d’un véhément accent bas-normand, qui parlementait avec Suzanne, mon garde-du-corps.
– À j’vous dis que j’veux entrais ! disait la voix, a qu’a sera ben aise comme tout de m’vouair, la pauv’ berbis !
Il y avait longtemps que je n’avais entendu cet accent-là. Les souvenirs déjà si lointains du pays de Saint-Lud me revinrent en foule. Je criai à Suzanne de laisser entrer.
– Voyais-vous ben ! dit mon Bas-Normand avec triomphe.
Je vis, l’instant d’après, paraître sur le seuil un petit homme d’une soixantaine d’années, moitié bourgeois, moitié paysan, avec des guêtres sur des bas bleus et un bon fouet sous le bras ; il tenait à la main son chapeau de cuir ciré, mais sa tête, longue, pointue et jetée en arrière, restait couverte d’un bonnet de soie noire ; il avait de petits yeux gris perçants, souriants et clignotants, qui luisaient sous des sourcils incolores, ressemblant à deux gros tampons de filasse. Il me sembla bien que j’avais vu quelque part cette figure hétéroclite.
– Allons, allons, ça va bien ? tant mieux, me dit-il en entrant. Vous v’là ici, ma berbis, pas vrai ; ça ne regarde personne… Y a tout de même du temps que nous ne nous sommes point vus ! – Qui êtes-vous, mon brave homme ? demandai-je, ne pouvant fixer mes souvenirs. – Pour quant à ça, oui, que je suis un brave homme, me répondit-il, et bien connu tout partout, là-bas dans les foires… Ah ! dame ! quand c’est que je vous rencontrai tous deux, mes bénis enfants, vous et ce grand petit gars, j’avais dix ans de moins… Ce fut tout de même un malheur qu’il soit mort comme ça, le cheval que je vous recédai par amitié, car pas vrai ? c’était une fière bête.
Ma mémoire s’éclaira tout à coup. J’avais devant les yeux notre première rencontre, le premier coquin qui se moqua de Gustave et de moi quand nous prîmes notre volée vers Paris, – le bon père Gilles Macé, du bourg de Campagnolles, – qui nous avait fait coucher dans sa chambre si obligeamment, à la Descente des maquignons, au bourg de Viessois, – de peur des voleurs, – qui s’était contenté de cinquante pour cent de commission dans l’affaire de nos gros sous, qui nous avait donné place dans sa carriole, qui nous avait vendu Bijou, le cheval peint en rouge…
Par exemple, si j’attendais quelqu’un, ce n’était pas celui-là.
– V’là donc que vous me remettez, ma bénie garçaille, reprit-il, quoique je n’eusse point ouvert la bouche. On ne va point mal là-bas… Maman Guénée est défunte, mais l’auberge boulotte tout doucement… J’ai passé par Saint-Lud le mois dernier. – La Noué ? l’interrompis-je. – Bien cassée… Ah ! dame ! l’âge vient, pas vrai ?… Y a donc que je me promenais quéque’part par ici et que je m’ai dit : Faut que j’aille voir ma petite berbis de là-bas chez nous… – Vous saviez que j’étais dans cette maison ? – Je m’ai informé, ma bénie fillette… Quoique je n’aie point d’intérêt à ça, dà ! pas vrai ?
Il avait quelque chose à me demander. Règle générale : pour savoir la pensée de ces pauvres diables de finauds, prenez le contre-pied de ce qu’ils disent.
– Et comme ça, reprit-il, il paraît que vous allez avoir la clef des champs ?… Faut de l’argent pour vivre à Paris. – M’en apportez-vous, père Macé ? lui demandai-je en riant.
– Nenni ! répliqua-t-il vivement. Puis se reprenant et souriant avec douceur, il reprit : – Je m’en vas vous dire, pas vrai, ma berbis ? les affaires étaient trop crevantes dans le bétail… je m’ai mis à acheter de petits lopinets de terre, quoi… Faut-il pas vivre ? – Et croyez-vous que j’aie de la terre à vous vendre ? demandai-je encore. – Pas gros ! me répliqua-t-il ; mais enfin… je m’en vas vous dire… L’homme de loi… M. Ducros… vot’père… – Mon père ! m’écriai-je stupéfaite. – Vous ne saviez donc point ça ? fit l’honnête Macé, qui se gratta l’oreille.
Il sembla supputer rétrospectivement quel avantage il eût pu tirer de mon ignorance.
– V’là ce qu’on dit dans le pays… murmura-t-il ; quoique ça, M. Ducros est mort… Vous pourriez bien faire un petit hérit de ce côté-là.
Mes yeux devinrent humides, parce que je pensais à ma pauvre mère. Le père Macé tira de sa poche un gros sac de cuir où il y avait des pièces de cinq francs.
– Vous êtes majeure, reprit-il, puisqu’on vous a signé vot’parchemin de sage-femme… et c’est à cause des papiers que vous avez fait venir là-bas, pas vrai ? que j’ai su où vous restiez, rue de la Jussienne… Étant comme ça majeure, vous pouvez me vendre l’hérit de M. Ducros, si vous voulez.
Je ne répondais point. Cette aventure réveillait en moi un monde de souvenirs. L’homme de loi qui, seul dans le village de Saint-Lud, me détestait si cruellement, c’était mon père !
– Ah ! dame ! poursuivit l’ancien maigrisseur, présentement brocanteur de terre, ça ne doit point être le Pérou que l’hérit de M. Ducros… Il passait souvent au bourg de Champagnolles… Il n’avait point l’air cossu… Parce que c’est vous, ma berbis, j’en donnerai cent pistoles… – Il faut que je connaisse un peu mieux cette affaire-là, père Macé, lui dis-je.
– V’là comme on perd les occasions ! s’écria-t-il. Tenez ! j’irai jusqu’à cinq cents écus… et vous signerez un papier marqué par-devant notaire, comme quoi j’aurai tous vos droits n’importement quelconques… et je vous promets ben qu’ils ne sont pas épais, vos droits !
C’était, en vérité, mon avis. Si un autre que le père Macé m’eût proposé cela, peut-être que j’aurais accepté, car je trouvais l’affaire superbe. J’avais besoin d’argent pour m’établir en redevenant libre. Mais il me semblait par trop extraordinaire que le père Macé m’offrît ainsi quinze cents francs d’un seul coup.
– Si minces que soient mes droits, dis-je à tout hasard, je ne les donnerais pas pour dix mille francs.
Le père Macé ouvrit sa blouse aussitôt et prit dans la poche de sa veste un portefeuille crasseux.
– Les affaires sont bien crevantes ! murmura-t-il ; mais puisque c’est vous, ma petite berbis…
Il se mit à manier des billets de mille francs. J’étais muette d’étonnement.
– Ne prenez pas la peine de compter, dis-je enfin, je ne veux rien vendre.
L’ancien maquignon me regarda de travers.
– C’est pas bien de se dédire… en affaires ! gronda-t-il. – J’ai dit, repartis-je, que je ne donnerais pas mes droits pour dix mille francs. – Onze mille, alors ? – Pas davantage ! – Ah ! béni Jésus ! n’y a plus d’enfants !… douze mille. – Vous perdez votre temps… – Treize mille… quatorze mille !… Le père Macé monta ainsi jusqu’à vingt mille. Mais il accusa bien des fois en chemin les affaires d’être crevantes. En suivant la marche ascendante de cette affaire, moi, je prenais une idée fort haute de l’héritage de l’homme de loi. Pour que le père Macé offrît vingt mille francs, il fallait que le bien valût au moins le double J’étais encore loin de compte comme on va le voir.
Au moment où le père Macé refermait son portefeuille avec colère, Suzanne-à-la-Harpe m’annonça M. Pidoux. L’enchanteur entra. – Ils échangèrent tous deux, le maquignon et lui, un regard hostile. Ils se devinaient rivaux.
– Combien vous offrait-il de votre succession ? me demanda Pidoux du premier coup. – Vingt mille francs, répondis-je.
L’enchanteur redressa sa courte taille et montra la porte d’un doigt impérieux.
– Les affaires sont si crevantes !… essaya de balbutier Gilles Macé.
Avant de sortir, il s’approcha de moi et me dit rapidement à l’oreille :
– Ça doit être un leveur, ce petit-là !… Né lâchez pas à moins de deux cent mille francs… Bonsoir, ma brebis !
Deux cent mille francs ! Je restais bouche béante à regarder le père Macé, qui sortait en adressant un signe de tête coquet à Pidoux. – Profonde immoralité des populations campagnardes ! déclama l’enchanteur quand le vieux Macé eut passé le seuil.
Il s’avança ensuite vers mon lit d’un air digne et à la fois galant.
Je pus remarquer l’élégance inusitée de son costume. Il avait un pantalon de nankin et une cravate blanche. Sa barbe était faite. Je crois qu’il portait des gants de fil d’Écosse.
– Ma chère Suzanne, me dit-il d’un ton affectueux, voilà encore un danger dont je vous sauve… C’est un grand bonheur pour moi que d’avoir été ainsi depuis quelque temps votre protecteur et votre ange gardien.
Je le remerciai beaucoup de ses bontés. Il reprit en se caressant le menton :
– Ma chère Suzanne, j’ai quelques années de plus que vous… c’est vrai… mais je suis jeune de caractère… et sans aucune infirmité… Il y a des constitutions privilégiées qui ne vieillissent jamais… J’ose dire que je possède un de ces tempéraments hors ligne…
Il s’arrêta pour darder vers moi une œillade éminemment expressive. Je fis semblant de ne point comprendre, bien que le père Macé m’eût expliqué d’avance la chose.
J’étais une héritière. L’enchanteur cherchait à s’établir. En ce temps-là, la députation était gratuite, et Pidoux avait échoué dans plusieurs affaires analogues à la compagnie des grands propriétaires vendéens.
Voyant que je gardais le silence, il poursuivit :
– Certes, ma chère Suzanne, nos positions sont fort différentes… Mais à force de m’intéresser à vous, depuis votre malheur, j’ai appris à vous aimer… sans m’en douter… je me suis dit : elle a besoin d’un nom qui la relève… Achevons notre œuvre… Ne soyons pas à demi le bienfaiteur de cette chère enfant… Bref, vous me connaissez, je ne sais pas faire de phrases : je vous offre mon cœur et ma main.
Il ne tenait qu’à moi d’être madame Pidoux ! L’enchanteur remonta sa cravate et prit une pose agréable, pour attendre ma réponse. Malheureusement, la porte s’ouvrit tout à coup, et Antoine entra sans dire gare, Antoine mon vieil et cher ami.
Je poussai un cri de joie et je lui tendis les bras. Pidoux se mordit la lèvre. Il me fit un froid et cérémonieux salut.
– Réfléchissez, mon enfant, me dit-il ; nous sommes gens de revue. – Tiens ! c’est M. Pidoux ! s’écria Antoine ; voilà qui est bien gentil de venir visiter notre petite prisonnière !
Moi, je répondis à l’enchanteur :
– Je suis bien honorée… assurément… et je n’espérais pas… – Bien ! bien ! m’interrompit le précieux Pidoux, qui regardait Antoine avec inquiétude ; cette affaire est entre nous, chère enfant.
Il était si pressé de s’enfuir qu’il ne demanda même pas des nouvelles de Meilhan.
– En voilà un, me dit Antoine, qui vient d’essayer quelque tour de son métier.
– Il était en train de me demander en mariage, répondis-je.
Antoine éclata de rire. Puis il m’embrassa une fois, dix fois, comme un bon père qu’il était pour moi.
– Je sais tout ce que vous avez fait, Suzanne, me dit-il ; et la marquise aussi le sait… et tout le monde… Vous êtes un cher petit ange ! Ah ! quel dommage que vous n’ayez pas pu aimer mon fils François… qui est maintenant capitaine ! – Et un beau capitaine, j’en suis sûre ! – Pour cela, oui !… et brave !… et bon enfant !… Mais parlons de nos affaires… La marquise va venir ici tout à l’heure… – La marquise ! m’écriai-je. – Elle vous le doit bien, Suzanne !… Et nous payons toujours nos dettes, là-bas, en Vendée… Moi qui vous parle, je n’ai pas oublié ce que vous fîtes pour moi certain jour où la balle d’un tourlourou vous siffla aux oreilles !… Quelle jolie enfant vous étiez, Suzanne !… Mais vous avez embelli depuis. Je connais un gaillard qui va être bien heureux !…
Il s’interrompit brusquement comme s’il eût craint de trop dire, et jeta sur mon lit une liasse de papiers.
– Voilà, dit-il ; j’ai demandé un congé à notre bonne dame, le mois passé… j’ai été à Saint-Lud… j’ai réglé vos petites affaires pour la succession de l’homme de loi… Je savais, Dieu merci, l’histoire de votre enfance… Tout est arrangé, il ne manque plus que votre signature… vous avez douze bonnes mille livres de rentes… – Que Dieu soit loué ! m’écriai-je, la pauvre Eugénie ne manquera jamais de rien !
Antoine me serra dans ses bras.
– Ne parlons pas d’Eugénie maintenant, me dit-il ; les yeux rouges ne seraient pas de mise pour ce qui va se passer… Tenez… Entendez-vous ?
Le cœur me battit. Une voix flûtée disait dans la chambre voisine : Entvez, Dovothée… Je n’auvais jamais cvu venih à la pvison de Saint-Lazave !… pavole !
– Tonton marquis ! m’écriai-je.
Un autre cri répondit au mien : – Suzanne ! mon enfant chérie.
C’était maman marquise qui tombait dans mes bras.
Oh ! que je l’embrassai de bon cœur !
Tonton marquis, en grande tenue, et portant à la main la fameuse canne à pomme d’or qui avait été fée autrefois par la vertu du fluide de Pidoux, me faisait de jolis petits signes d’amitié.
– Tu es libre, ma Suzanne, me dit la marquise entre deux baisers. – Nous sommes, ajouta tonton, des messagers de libevté et d’amouv ! – Chut !… fit Dorothée ; Isidore, vous ne vous corrigerez jamais !
Elle prit un air solennel.
– Ma bonne petite Suzanne, poursuivit-elle, je viens vers vous en suppliante. – Demander la gvâce d’un gvand coupable… ajouta tonton. – Laissez-moi parler, Isidore.
Maman marquise changea de ton et passa son bras autour de mon cou pour me parler de tout près.
– Les mères sont égoïstes, me dit-elle en souriant, je viens plaider ma cause… Mon Gaston vous aime toujours… je ne serai tranquille que le lendemain de vos noces, Suzanne.
– Je crus, en vérité, qu’elle allait me parler de Pidoux. Mais ce fut un autre nom qu’elle prononça, un nom qui me serra le cœur et fit monter la pâleur à mes joues.
– Au nom du ciel ! m’écriai-je, ne renouvelez pas mon supplice ! – Pardonnez-lui, chère enfant, dit la marquise, il vous aime tant !
Et Antoine lui-même ajouta :
– Pardonnez-lui, Suzanne… Il est bien malheureux ! – Mais vous ne savez donc pas, m’écriai-je ; il est marié !…
Maman marquise déplia un de ces immenses journaux qu’on publie aux États-Unis.
– Vous savez l’anglais, me dit-elle, – lisez vous-même.
Je lus, à travers mes éblouissements, un article qui disait : « Au nombre des victimes de l’explosion du steamer le Président, nous avons oublié de mentionner une des artistes de la troupe française, engagée par M. Hornley, mademoiselle Ida, ancienne pensionnaire du théâtre de Toulouse… »
Quand le journal tomba de mes mains, je vis Gustave qui était agenouillé auprès de mon lit.
Nos yeux se baignèrent de larmes en même temps. Je pris sa tête bien-aimée dans mes mains, et je déposai un baiser sur son front. Ils pleuraient tous autour de moi.
J’entendais tonton marquis qui disait d’une voix entrecoupée :
– Ah ! Dovothée… si vous vouliez ?… On peut-êtve heuveux à tout âge.
Mais Dorothée lui imposa silence d’un coup de son mouchoir brodé. Puis, unissant nos mains, elle dit :
– À quand la noce ?…
À l’époque où je reprends le fil de mon récit, je suis, selon mon estime, dans ma vingt-unième année. Si j’en crois un portrait que fit faire mon Gustave au printemps de 1841, j’avais l’air beaucoup plus jeune que mon âge. J’étais alors remarquablement belle. C’est à Naples que fut fait ce portrait. Il me rappelle les heures les plus fortunées de ma vie. Le bonheur embellit et rajeunit, c’est certain. Dans ce portrait, je me vois éblouissante.
Ce fut au mois de février 1841 que je quittai mon petit logement de la prison Saint-Lazare. Je n’eus point la consolation de voir ma pauvre Eugénie avant de partir. On la tenait toujours rigoureusement au secret, comme si elle eût été une criminelle d’État. Elle put cependant bientôt me faire parvenir une lettre. La vue seule de son écriture me mit les larmes aux yeux. Ceux qui aiment bien savent cela : l’écriture a sa physionomie changeante comme le visage lui-même. L’écriture peut exprimer le découragement ou le triomphe et tous les sentiments intermédiaires. L’écriture parle.
Il y avait des larmes sur cette lettre. Le papier avait bu l’encre, et quand je déchirai l’enveloppe, il était humide encore. Eugénie ne me parlait que de moi. Elle remerciait Dieu de ne m’avoir point entraînée dans sa chute. Elle se voyait perdue sans ressource et me conjurait de ne point compromettre mon propre salut en essayant de la sauver.
Sa lettre se terminait par deux recommandations principales :
« Évite-les, ne te trouve jamais sur leur chemin, ma petite Suzanne, me disait-elle en parlant de Brodard-Peyrusse, Agost, Rondel et autres, que le hasard avait faits nos irréconciliables ennemis ; – tu es isolée, tu es faible ; ils sont nombreux et puissants. Tâche de te cacher si bien qu’ils te puissent oublier. L’oubli, voilà ton seul refuge. Tu ne peux rien contre eux ni pour moi, je te l’affirme, – et tant que je te sais libre, sinon heureuse, il me reste un petit coin où reposer ma pensée. Si je te savais encore menacée, mon malheur serait complet. Tu as un devoir : veille sur l’enfant de Rambouillet. (Elle désignait ainsi la petite fille de madame la comtesse de Champmas-d’Argail.) J’avais promis de lui servir de mère. Remplace-moi. »
Au moment où je reçus cette lettre, j’étais déjà en liberté depuis quelques jours. J’avais obtenu d’emmener avec moi Suzanne-à-la-Harpe, ma première protégée. Maman marquise nous donnait l’hospitalité dans un petit hôtel qu’elle avait loué rue de Grenelle, en attendant que mon appartement fût prêt à me recevoir.
Je me faisais arranger un appartement rue de Courcelles, avec vue sur le beau parc de Monceaux. J’avais là cinq ou six pièces toutes fraîches et toutes charmantes dans une maison de bon style qui avait dû appartenir à quelque modeste Richelieu, du temps où ces messieurs se bâtissaient des folies. Il y avait un jardinet de quelques cents pieds carrés qui était un paradis terrestre en miniature. Gustave était le grand arrangeur. Il avait bon goût ; il aimait, – ce qui exalte les délicatesses de l’esprit, comme la douce chaleur dégage les effluves odorants des aromates. Quand j’allais visiter notre retraite future, je trouvais que Gustave avait produit là un vrai chef-d’œuvre. C’était commode, c’était avenant, c’était charmant !
Comme Suzanne-à-la-Harpe va prendre tout à coup l’importance d’un personnage et tenir beaucoup de place dans cette partie de mes souvenirs, il nous faut lui trouver un nom qui la distingue de moi. Nous l’appellerons Suzon, ainsi que je le faisais moi-même au temps où elle me servait de camériste.
Suzon avait à peu près mon âge, mais c’était une petite fille auprès de moi. À plusieurs égards, elle était restée enfant. Ses instincts la portaient aux petites choses. On peut bien dire, du reste, que les divers métiers qui composent la bohème laissent d’ineffaçables empreintes. J’avais mendié, il est vrai, moi aussi, mais c’était avant d’entrer dans la vie. La fierté était née en moi avec une soudaineté dont le lecteur a peut-être souvenir, le jour même où j’avais cessé de courir après la diligence. Suzon avait porté sa harpe sur le dos longtemps après l’âge de raison, et parfois je la surprenais à regretter sa vie errante. C’était une étrange nature. On ne peut pas dire qu’elle fût méchante, mais, elle n’avait point de bonté. Je crois qu’elle avait pour moi quelque chose qui ressemblait vaguement à de la reconnaissance. Cette reconnaissance venait presque tout entière, non point des récents bienfaits dont je l’avais comblée, mais de ma première aumône : la pièce de cinq francs donnée sur le boulevard Bourdon, un jour que sa vieille maîtresse la poursuivait pour la battre. Cette reconnaissance n’allait pas du tout jusqu’au dévoûment. Suzon me servait à peu près comme elle voulait. Cela ne lui suffisait point. Elle eût préféré être ma maîtresse.
J’avais certes, en ce temps-là, une mise très-simple. La position où je me trouvais éloignait toute idée de faste ou de coquetterie. Suzon me trouvait encore trop parée. Je lui faisais beaucoup de cadeaux. Elle ne voyait point ce que je lui donnais, occupée qu’elle était à regarder ce que je portais. Ses regards me dépouillaient.
Quant à sa moralité, même vague, même clair-obscur. Ce n’était pas tout à fait une voleuse, mais elle allait tout naturellement à la picorée. Elle était maraudeuse dans la moelle de ses os. Je ne crois pas qu’elle eût été capable de prendre une somme d’argent dans le tiroir de mon secrétaire. Là se borne ma confiance. Toutes les pièces de monnaie qui traînaient étaient à elle. Elle empruntait aussi très-volontiers des petits objets de toilette – Elle n’avait rien à elle. Je ne sais pas ce qu’elle faisait des colifichets qu’elle empruntait, ni de la monnaie qu’elle trouvait. La bohème engendre une telle quantité de vices que nous n’avons du reste qu’à choisir.
Suzon sortait beaucoup. Je dois m’accuser de faiblesse à son égard. Je la grondais peu, et encore c’était par boutades. Un matin, elle me dit :
– L’argent n’a pas d’odeur… Sans ça, il paraît que le vôtre sentirait fièrement mauvais, madame Lodin !
On continuait à m’appeler ainsi. La mauvaise odeur que pouvait avoir mon argent n’empêchait point Suzon de le mettre dans sa poche. Au lieu de répondre, je lui dis :
– Il ne faut point toucher à ce que je laisse sur la cheminée, ma fille, ou bien je serai forcée de me séparer de vous.
– Ça veut-il dire que vous me renverrez ? me demanda-t-elle en fixant sur moi ses grands yeux effrontés.
J’inclinai la tête en souriant. Elle haussa les épaules.
– Vous me donnerez toujours bien de quoi avoir une autre harpe ! me dit-elle.
Ce fut tout. Elle se mit à épousseter mes rideaux en chantant. La figure de Suzon ressemblait comme deux gouttes d’eau à son caractère. C’était un mélange fort surprenant et surtout très-heurté de laideur et de gentillesse. Ses yeux étaient superbes, mais son front bas se couvrait de cheveux incultes et révoltés. Elle avait la figure trop courte, le nez retroussé insolemment et la bouche trop grande. Dans cette grande bouche, il y avait deux rangées d’admirables perles. Elle souriait bien. Sa taille aurait été ravissante, si seulement elle eût pris le soin d’agrafer sa ceinture. Elle avait de grosses mains et des pieds plats.
Quand Suzon eut épousseté les rideaux et fini sa chanson, elle passa au salon où j’étais.
– Je sais bien, me dit-elle d’un air presque repentant, qu’il y en aurait joliment qui m’auraient déjà renvoyée… mais quand je vais être riche, je vous rendrai tout ça. – Tu avoues donc que tu m’as pris quelque chose ? demandai-je. – Quelque chose, non… mais des vingt sous et des quarante sous, par-ci, par-là, qui traînaient… – Et tu espères être bientôt riche, Suzon ? – Ça, c’est une autre paire de manches !… Je ne sais pas encore mon propre secret, sans ça, je vous le dirais tout de même… Il y a un héritage… Dame ! s’interrompit-elle en relevant sur moi ses yeux hardis, puisque vous avez bien hérité, vous !
Elle vint à moi pour agrafer mes pendants d’oreilles. Depuis quelques minutes, je réfléchissais. Ce n’était pas la première fois qu’une sorte de dégoût me prenait à la pensée de cet héritage qui m’était tombé du ciel d’une façon si parfaitement inopinée. J’avais exprimé autrement l’idée de Suzon, mais c’était bien la même idée. Je m’étais dit : – Pour amasser une somme si considérable dans ce pauvre pays de Saint-Lud, combien de malheureux n’a-t-il pas fallu réduire à la misère ! Ce qui va faire mon aisance, c’est la ruine de vingt familles, peut-être… Il y a là-dedans bien des larmes, il y a peut-être du sang !
Du reste, quand Suzon accusait mon argent d’avoir mauvaise odeur, c’était une métaphore pure, car je n’avais encore rien touché de l’héritage de l’homme de loi. Tout ce que j’avais, pour le moment, me venait de maman marquise. Les papiers de la succession étaient bien en mon pouvoir, mais l’héritage lui-même restait sous le séquestre. Il fallait un jugement pour que je pusse entrer en possession. Mes amis regardaient ce jugement comme une simple formalité. Je doutais moi-même si peu du résultat, que je travaillais déjà à classer les restitutions possibles. Je comptais me rendre à Saint-Lud, provoquer une sorte d’enquête, et indemniser les familles spoliées par M. Ducros, dût l’héritage entier y passer. Mais alors, demandera-t-on, cette chère petite maison de la rue de Courcelles ? ce paradis préparé ?… Hélas ! je viens de me montrer sévère à l’égard de la pauvre Suzon ; mais je dois bien avouer que mon cœur, à cette époque surtout, valait mieux que ma tête. Il y avait en moi un ébranlement que le lecteur comprendra, s’il veut jeter un coup d’œil en arrière.
– Je n’aime pas cette forme-là, me dit Suzon en attachant mes boutons d’oreilles ; j’ai vu ceux que j’achèterai… au Palais-Royal.
Comme je ne lui répondais plus, elle ajouta :
– En voilà un homme qui en sait long sur tout le monde, ce docteur Pidoux !
Je tressaillis involontairement. Suzon avait passé derrière moi pour lacer mon corsage. Je devinai qu’elle riait. J’eus un mouvement d’impatience.
– Où avez-vous vu le docteur Pidoux ? demandai-je.
Il venait très-rarement, et la famille du Meilhan lui témoignait désormais beaucoup de froideur.
– Ça ne m’irait donc pas bien, à moi aussi, me dit Suzon, des robes de soie et des boutons en brillants ?…
Je ne saurais dire pourquoi je donnai si peu d’attention à ces paroles. Elles me revinrent plus tard. En ce moment, j’étais à mille lieues de comprendre leur véritable sens. En général, je n’attachais pas la moindre importance à ce que disait Suzon, petit animal sauvage que je n’avais plus la prétention d’apprivoiser. Ce que je me rappelle parfaitement, c’est qu’après les avoir prononcées, elle traversa la chambre en minaudant et en se donnant des airs de grande dame. Je vis dans la glace qui était au-dessus de la cheminée l’espièglerie impertinente de son sourire. Avait-elle voulu menacer ? Pourquoi ? et à quel propos ? L’enchanteur Pidoux avait-il fait là quelque nouvelle dupe ? Mais dans quel but ? L’enchanteur Pidoux était un peu comme Bonnin de la Forest : il ne donnait pas dans les fredaines amoureuses.
On vint me chercher pour déjeuner, et j’oubliai tout cela. Je mangeais avec la famille. J’étais traitée en tout et pour tout comme si j’eusse été de la famille. Ce matin-là, je trouvai maman marquise radieuse. Elle venait de recevoir une lettre de Gaston, qui était à Nantes pour les courses. Car Gaston était maintenant un sportman, et la bonne Dorothée se montrait bien fière de ses succès sur le turf.
– Vois, Suzanne ! s’écria-t-elle dès qu’elle me vit ; la seule annonce de ton mariage avec M. Gustave Lodin a produit un véritable miracle ! Mon Gaston est guéri ! bien guéri ! C’est lui-même qui le dit… et jamais le cher ange n’a su mentir !… surtout à sa mère… Tu ne sais pas, ma petite Suzanne, quel service tu nous as rendu là… mais tu n’as jamais su nous faire que du bien, pauvre chérie… Je voudrais que tu fusses encore pauvre, afin de te faire ta dot, moi toute seule… Tu te souviens bien ? Je te dois cela : je te l’avais promis.
Elle m’embrassait de tout son cœur, l’excellente femme !
Nous étions seules. Zoé et Lily n’avaient point été prévenues, Tonton marquis restait à sa toilette.
Le vieux couple avait peu changé. Isidore était toujours ce même vieillard fluet, propre, bien conservé. Sa voix flûtée n’avait rien perdu de sa féminine douceur. Il avait gardé la passion des canaris. Dorothée avait un peu engraissé, ce qui la faisait exactement ronde. Sa voix avait gagné encore quelques notes hautes. Elle avait l’ut, non pas de poitrine, mais de pharynx, car le son se produisait chez elle quelque part entre les fosses nasales et la voûte du palais. Toujours fidèle aux couleurs tendres, elle avait remplacé sa sortie de bal tourterelle par un coin-du-feu rose glacé de lilas clair, qui reposait bien agréablement la vue. Son énorme figure était coiffée d’un tout petit bonnet mignon, coquet, fleuri, que sa modiste parisienne lui avait déclaré être du meilleur goût. Dorothée avouait que son petit bonnet était trop jeune, – mais elle le portait avec plaisir, parce qu’il allait bien à son air de tête.
– Voilà ce que me dit Gaston, reprit maman marquise, qui avait hâte de me faire ses confidences ; tiens, lis toi-même, petite Suzanne, ce sera plus tôt fait.
Elle déplia la lettre d’une main un peu tremblante, mais c’était de joie qu’elle tremblait. Gaston écrivait comme il parlait, avec cœur. Il aimait sa grand’mère comme il m’aimait, proportions gardées entre ces deux sentiments si divers. Sa lettre était un fouillis de caresses écrites et de baisers lancés à la volée. En arrivant à mon article, je vis bien que le style changeait. L’écriture elle-même ne se ressemblait pas. Mon article était court. Il contenait en substance les propres paroles rapportées par maman marquise. Gaston se déclarait guéri « d’un enfantillage et d’une folie de jeunesse. » Il chargeait sa grand’mère de me faire ses sincères compliments sur mon prochain mariage.
Quand j’eus fini le paragraphe, maman marquise m’arrêta et me dit : – C’est tout.
Puis elle ajouta :
– Je connais ton cœur, Suzanne, tu dois être bien contente. – Un de mes souhaits les plus ardents ici-bas, madame, répondis-je les yeux toujours fixés sur la lettre, c’est de vous voir tous bien heureux ensemble ! – Ensemble ! répéta l’excellente femme ; nous ne pouvons être heureux qu’ensemble, ma Suzanne chérie… Je te remercie pour ce mot-là… Mais que regardes-tu donc ? s’interrompit-elle. – Il me semble, répondis-je, que je vois encore mon nom, là-bas, à la fin du post-scriptum. – Quels yeux ont ces enfants ! soupira maman marquise. Voyons donc ce qu’il dit dans le post-scriptum… je ne m’en souviens plus.
Je m’approchai d’elle et je lus à demi-voix : « Dans la réponse, bonne mère, donne-moi quelques détails sur ce M. Gustave Lodin. Je dois penser que c’est un bon sujet, puisque vous approuvez tous le mariage ; mais quelle est sa position ? que fait-il ? Je m’intéresse toujours à Suzanne, à cause surtout de l’intérêt que tu lui portes. Elle doit être bien belle à présent. Je ne sais pas si je la reconnaîtrais. Fais-moi un peu son portrait quand tu me répondras. »
– Tu vois bien ! tu vois bien ! s’écria maman marquise ; il ne sait pas même s’il te reconnaîtrait… Je vais lui dire que tu es toujours fort gentille… Mais… Tu comprends, ma Suzanne, ce n’est pas le cas de te flatter. – Ah ! chère dame ! faites-moi aussi laide que vous le voudrez ! répondis-je. – Et cette phrase, poursuivit-elle : « Je lui porte toujours de l’intérêt, parce que tu t’intéresses à elle… « Ah ! mon Gaston est guéri ! Dieu soit loué ! bien guéri !
Nous autres femmes, nous avons toutes ce genre de fatuité. Nous ne croyons pas volontiers à la guérison des blessures que nous avons faites. Même avant d’avoir lu le post-scriptum, je n’avais aucune foi à la guérison de Gaston. Après, je restai parfaitement convaincue que Gaston n’était pas même en voie de convalescence.
– Le reste de la lettre, me dit maman marquise, ne parle que d’affaires. Il fait courir. Il est lié avec tous ces messieurs du Jockey-Club… Tu sais que le Jockey-Club pense supérieurement, et que ces messieurs n’ont pas voulu admettre Poulot…
Je ne pus m’empêcher de sourire. Il y avait des années que je n’avais entendu nommer ainsi monseigneur le duc d’Orléans. Maman marquise me jeta un regard d’inquiétude.
– Tu n’as pas tourné, je suppose ?… me dit-elle. – À vous parler franchement, ma bonne mère, répondis-je, je me suis occupée bien peu de politique…
Puis, m’attirant à elle et me baisant, tout émue :
– Tu ne peux pas deviner comme je t’aime, petite Suzanne ! murmura-t-elle ; c’est peut-être parce qu’il t’a aimée… Quand tu m’appelles ta bonne mère, j’ai envie de pleurer…
Et ses yeux étaient humides.
– Vois-tu ? reprit-elle, s’il avait eu une femme comme toi… Mais est-ce que je vais devenir folle, moi aussi ?… Lily est aussi jolie que toi, aussi bonne que toi.
– Plus jolie et meilleure, répondis-je de tout cœur.
Maman marquise soupira. Puis elle alla sonner pour qu’on appelât tonton marquis et ces demoiselles.
– Ne parle pas de la lettre, me dit-elle en confidence : ce sont nos petits secrets à nous trois.
S’il avait été dans ma destinée d’aimer M. le comte Gaston du Meilhan-Grabot, il est certain qu’un pareil entretien n’eût pas jeté de l’eau sur le feu. Maman marquise était de bonne foi. Elle croyait servir les intérêts de Lily. Heureusement pour elle, j’étais invulnérable.
– Suzanne, me dit-elle encore avant que ces demoiselles ne fussent arrivées, si tu veux, tu me feras mon brouillon pour répondre à Gaston… tu lui diras que ton Gustave est la fleur des pois… J’y pense, s’interrompit-elle, craignant de m’avoir blessée, il a l’air timide et embarrassé avec nous. L’aurions-nous mécontenté sans le savoir ? – Ah ! madame ! fis-je, vous avez été parfaite, comme toujours. – Il est bien, Suzanne… il est vraiment bien, ce garçon… Si nos rois légitimes étaient sur le trône, je crois, sans me flatter, que je jouirais de quelque crédit dans le gouvernement… nous pourrions le pousser… Mais les choses peuvent changer, ma petite, et sois sûre que ta belle conduite, lors des événements de 1832, ne serait pas oubliée.
Ces demoiselles entrèrent. Tonton donnait le bras à Zoé. Zoé me tendit la main. Lily m’embrassa.
– Toujouvs fvaîche comme une vose ! dit tonton en baisant la main de maman marquise.
Lily était un peu moins grande que sa sœur Zoé, mais incomparablement plus belle. Son tempérament avait pris le dessus : les petites misères de son enfance maladive allaient adorablement à sa physionomie si charmante et si douce. Il lui restait en outre une extrême sensibilité nerveuse. Jamais je ne vis de regard plus limpide et plus pur que le sien. On peut dire sans métaphore que ses yeux reflétaient l’exquise candeur de son âme. Elle avait la taille bien proportionnée, quoique un peu grêle. Sa simplicité mettait une grâce pudique et attirante à chacun de ses mouvements. C’était une délicieuse jeune fille. Elle m’aimait comme autrefois, mais je n’étais plus sa confidente. Jamais elle ne me parlait de Gaston, ni de l’état de son cœur. L’âge et peut-être l’habitude de souffrir avaient développé en elle une résignation douce et à la fois stoïque. Ses tristesses étaient pour elle toute seule. Ce qu’elle endurait ne paraissait point derrière son angélique sourire. Son amour pour Gaston était sous-entendu dans la famille. Personne ne l’ignorait ; personne n’y faisait allusion. Elle était, la douce vierge, comme ces veuves devant qui on ne prononce plus le nom de l’époux décédé. Le voyage de Paris avait été entrepris en grande partie pour elle. On voulait lui faire voir le monde, la distraire, la dépayser. Les du Meilhan avaient, dans le faubourg Saint-Germain de nombreuses relations de famille. On espérait que le plaisir serait un remède à cette mélancolie incurable. Il se trouva que Lily s’ennuyait où les autres s’amusaient. Elle n’aimait point ce que Paris appelle le plaisir.
Il se trouva encore que le voyage, fait pour Lily, profita à sa sœur. Zoé se révéla tout de suite femme du monde. Vous eussiez dit, au bout de quelques mois, qu’elle était née rue de Varennes-Saint-Germain, et que ce beau pays d’Anjou avait été pour elle un exil. Elle était Parisienne dans la meilleure acception du mot. Il y avait en elle une élégance innée. C’est en la regardant que j’ai compris le sens un peu vague, un peu fantasque, mais nécessaire et pittoresque, de ce mot si offensant dans la bouche des profanes : la distinction. Zoé du Meilhan était souverainement distinguée. Elle avait le cœur, l’esprit, la figure qu’il faut pour cela. Elle avait la taille ; elle avait la tournure, le je ne sais quoi ; elle avait la mesure, ce don qui ne s’acquiert point. Elle avait tout. Elle était belle comme il fallait, ni trop ni trop peu. Elle se possédait d’une merveilleuse manière. Elle se mettait comme si c’eût été l’étude de toute sa vie. L’âge venait. Elle était dans sa vingt-quatrième année ; mais la distinction a rarement seize ans. D’ailleurs, à voir mademoiselle du Meilhan dans un salon, vous l’eussiez prise pour une très-jeune fille. Elle n’avait jamais eu à proprement parler de fraîcheur. Celles qui sont ainsi ne vieillissent point. Je la voyais, depuis que j’étais en liberté, toujours brillante et toujours en l’air. Maman marquise, enchantée de la conduire dans le monde, lui reprochait déjà pourtant un peu de coquetterie. Tonton s’était fait faire un habit à la mode : il était le cavalier obligé de ces dames. Il regrettait amèrement d’avoir passé les plus belles années de sa jeunesse dans le fond de l’Anjou.
Ma croyance personnelle était que mademoiselle Zoé du Meilhan voulait s’étourdir ou se marier ; peut-être les deux à la fois.
Le prince Maxime ne venait point à la maison, et je n’avais pas entendu prononcer le nom de Georges du Roncier. J’avais entrevu au château, jadis, le prologue d’un roman très-intéressant et très-compliqué. Mais combien de prologues ici-bas se jouent en attendant la pièce qui ne vient point !
On venait de se mettre à table, lorsqu’un homme entra sans se faire annoncer, comme s’il eût été de la maison. Il portait un costume de voyage.
– Georges ! s’écria Zoé, qui se leva. – Le voi des pveux ! le fiev Voland ! ajouta tonton tranquillement.
Et maman marquise :
– Quelle aimable surprise ! nous ne vous attendions que dans huit jours !
Georges baisa la main de Zoé, qui rougit en me regardant. Lily lui tendit sa joue. Il embrassa maman marquise comme un fils embrasse sa mère. Il paraît que notre roman avait marché. Mais pourquoi m’avait-on fait mystère de ce dénoûment, qui semblait heureux pour tout le monde ?
Mon beau Georges, mon chevalier vendéen, était maintenant un homme de vingt-huit à trente ans, qui avait pris, il faut bien l’avouer, un peu trop de corps. Il ne ressemblait plus guère à cet adolescent aventureux et timide que j’avais vu, la nuit où l’on fabriquait des cartouches dans la chambre du marquis Théodore. Je crois qu’en ce temps-là je l’avais bien vu. À douze ans, aucun écran poétique ne gêne la précision du coup d’œil chez les enfants. Georges du Roncier était alors l’idéal du sauvage coureur de bruyères, transformé tout à coup en héros. C’était un vrai cavalier de Walter Scott, et sa naïveté chevaleresque embellissait encore ce front de vingt ans. Mais la prose avait si vite remplacé la poésie ! La Vendée n’avait point renouvelé sa tentative royaliste, et tous ces petits Montrose avaient dû rentrer dans la vie réelle.
Georges, l’indomptable, était amnistié, purement et simplement. Il vivait à Paris ou en province comme le commun des mortels. Il allait et venait selon sa fantaisie, et la préfecture lui délivrait des passeports sur lesquels il y avait : Propriétaire. C’était encore un fort beau garçon, mais son encolure s’était trop alourdie. Le nécessaire, pour un pur sang, c’est de courir. L’oisiveté est un abâtardissement.
J’ai parlé du passé à propos de Georges, parce que la première idée qui me vint en le revoyant, c’est qu’il y avait quelque conspiration sous jeu. En rapprochant ces deux circonstances qu’il entrait à l’hôtel comme chez lui, et que depuis l’arrivée des Meilhan à Paris, aucun membre de la famille n’avait prononcé son nom devant moi, je me disais : Il se cache ! il est proscrit… Sa tournure tranquille, sa physionomie débonnaire, j’allais presque dire bourgeoise, semblait bien démentir ce soupçon, mais comment expliquer alors le mystère de sa présence ?
Ces souvenirs marchent rapidement désormais vers un drame assez fort pour que je ne prenne point la peine de le charger. Le centre des événements qui vont se dérouler désormais sous les yeux du lecteur, c’est moi, moi seule, car mon Gustave ne fit guère que côtoyer ma vie. Jusqu’à présent, enfant ou jeune fille, la vérité m’a forcée à laisser le premier rôle à autrui. D’abord, je n’ai pu que voir, et j’ai raconté ce que j’avais vu, comme un témoin fidèle. En second lieu, j’ai aidé, subordonnant mon action à d’autres volontés plus vigoureuses. Maintenant, je suis femme. La tournure de ces mémoires va changer, non pas parce qu’il me plaît de la modifier, mais parce que l’âge et les événements m’ont émancipée. Je vais agir désormais par moi-même toujours, sinon toujours pour moi-même.
Mon beau Georges ne se cachait point, mon beau Georges n’était point proscrit. Sa présence n’était point un mystère. Il entrait là comme chez lui parce qu’il était de la famille ou à peu près. Le temps des folies était passé. Georges avait rompu depuis des années avec la belle Irène, veuve de M. le baron d’Avray. Il avait voyagé, – faut-il le dire ? – pour surveiller les intérêts de son oncle, M. Lemonnier-Duroncier, l’un des plus opulents fabricants de Paris. Georges était le neveu de ce riche négociant par suite d’une mésalliance qui se trouva être un excellent mariage. La sœur de son père avait épousé M. Lemonnier par amour, et celui-ci, suivant l’usage établi dans le commerce parisien, avait ajouté à son nom roturier le noble nom de sa femme. Georges était riche. Il avait un intérêt dans la maison Lemonnier.
Dans une de ces excursions de chasseur qu’il faisait annuellement au pays de Mauges, Georges avait revu Zoé. La fascination exercée sur lui par Irène ayant pris fin, il avait senti renaître son ancienne passion pour mademoiselle du Meilhan. Il avait demandé et obtenu sa main. Rien ne semblait donc s’opposer à ce que Zoé fût la plus heureuse femme du monde, car Georges avait le cœur excellent ; il aimait, il était aimé.
L’obstacle au mariage de Zoé venait de M. Lemonnier un peu, et beaucoup des autres membres de la parenté dans le commerce. Les Lemonnier avaient eu peut-être à souffrir autrefois des insolences de la parenté de mademoiselle du Roncier, leur alliée. Les petitesses vont et viennent. C’est le jeu de la vie.
Les du Meilhan n’ignoraient pas tout à fait l’éloignement de M. Lemonnier pour ce mariage. Et cependant les du Meilhan n’y renonçaient point. Georges était l’héritier présomptif de toutes ces fortunes réunies ; Georges était un parti de toute beauté. Est-ce à dire que ces bonnes gens que nous avons toujours vus si nobles, derrière leurs petits ridicules, si honnêtes et si généreux avaient changé ? Mon Dieu, non. Mais chaque siècle a son courant qui entraîne. On ne sait pas seulement qu’on le suit. On dérive.
Il y avait d’ailleurs prétexte à patience : les deux jeunes gens s’aimaient.
Peut-être le marquis Théodore eût-il brisé violemment cette situation, qui rabaissait sa maison ; mais l’exil avait tué le marquis Théodore. Le comte Henri, lui, avait bien épousé la Corsaire !
Le comte Henri était Dieu sait où. Il avait hérité de sa femme, morte d’une attaque d’apoplexie en 1838, et vivait à l’étranger… Cette famille manquait d’hommes. Gaston ne comptait point : nous saurons bientôt pourquoi.
Le conseil des parents se composait uniquement de tonton marquis et de maman marquise, auxquels s’adjoignaient, quand on était en province, le commandeur Rose-sans-Épines, et le bon M. Jouault, curé de Saint-Philibert-en-Mauges. Rose-sans-Épines aurait eu des velléités d’honneur castillan. Il était seul de son avis. Le curé Jouault disait qu’avec une grande fortune on pouvait faire beaucoup de bien, et tonton marquis répétait : – Il faut mavchev avec son siècle !
L’excellente Dorothée, la plus sage de tous, pensait : – Voilà ma pauvre Zoé qui a vingt-quatre ans…
Il y avait un an que cette situation durait. Georges trouvait bien moyen de l’adoucir un peu en mettant les hésitations de son oncle sur le compte de ses anciennes fredaines politiques. M. Lemonnier, conservateur effréné, devait avoir beaucoup de mal à pardonner l’échauffourée de 1832. Cette échauffourée lui servait de cheval de bataille pour tenir toujours Georges en tutelle. Mais enfin, le statu quo devenait irritant. Tonton marquis, un soir qu’il avait bu deux doigts de frontignan, déclara que cette affaire lui échauffait les oreilles. Georges apporta quelques jours après le quasi-consentement du fabricant Lemonnier. Il avait montré les dents pour l’obtenir. Le mariage était donc résolu en principe, et la présence presque continuelle de Georges au Meilhan avait sa raison d’être. Seulement une foule de points diplomatiques restaient à régler. Les deux familles ne s’étaient point encore abouchées. C’était une union traitée sur le pied de guerre. Qui ferait la première visite ? Où aurait lieu la première entrevue ? Questions grosses de tempêtes !
Voilà pourquoi personne ne m’avait parlé du mariage de Georges avec mademoiselle Zoé du Meilhan.
En entrant, Georges me regarda et ne me reconnut pas. Maman marquise me présenta ; puis elle me dit en rougissant un peu :
– M. Georges du Roncier, ma bonne petite… Tu peux te souvenir de l’avoir vu autrefois à Saint-Philibert. Il est ici comme mon fils, et nous pensons bien… Mais je te conterai tout cela.
Son regard interrogea Zoé pour voir si cette promesse était de son goût. Zoé était redevenue sérieuse et froide. Georges vint me baiser la main et me dit :
– Quand vous fûtes mon ange gardien, mademoiselle, je devinai déjà que vous seriez plus tard une ravissante jeune fille… mais vous avez tenu plus encore que vous ne promettiez.
C’était peut-être un peu banal de forme, mais cela fut dit d’un ton de franchise charmant. Il me sembla que Georges était moins épais, et je trouvai dès lors en lui plus de souvenirs de lui-même.
– Ah ! fit maman marquise avec un soupir qui allait je savais bien où, – notre Suzanne est la plus belle !… Et si bonne avec cela !
– Ce scélévat de bevger Pàvis, ajouta tonton, – lui auvait décevné la pomme…
Lily me serra la main en souriant avec un peu de tristesse.
Zoé était distraite. Le déjeuner fut court. Tonton et Georges firent à peu près tous les frais de la conversation. Georges m’adressait la parole souvent. Tonton essayait d’amener l’entretien sur le terrain de la question d’Orient. Car la question d’Orient était à la mode alors comme aujourd’hui.
Il était évident pour moi que j’arrêtais quelque épanchement confidentiel. Je gênais, et cela me mettait à la gêne. Aussitôt après le dessert, je me dirigeai vers la porte. Je venais d’entendre Georges qui disait tout bas à Zoé, ma voisine de droite : – Il doit être maintenant à Paris.
Et il avait ajouté en me regardant : – Cela ne m’étonne plus !…
Je ne sais si Lily entendit, mais elle devint plus pâle. Pendant que je gagnais la porte, je saisis encore quelques mots. C’était Georges qui les prononçait. Il disait : – Au moins soixante mille francs…
Je sortis, et fus fort étonnée de voir Zoé sortir après moi.
– J’ai quelques emplettes à faire cette après-midi. Suzanne, me dit-elle, vous avez fort bon goût, et je vous serais reconnaissante si vous vouliez bien m’accompagner.
J’acceptai avec empressement. Sa main n’avait point quitté le bouton de la porte. Elle me fit un petit signe de tête amical qui n’était pas dans ses habitudes et rentra.
Je descendis au jardin. C’était l’heure où Gustave venait me rendre sa visite quotidienne. On ne nous laissait guère seuls, Gustave et moi. Maman marquise était toujours présente à nos entrevues. La plupart du temps, ces entrevues avaient même lieu au salon, devant la famille assemblée. Cette surveillance me plaisait plus que je ne puis le dire. C’était non-seulement une marque d’affection, mais cela me rehaussait au rang des demoiselles du Meilhan. Il faut pardonner à une pauvre fille cet innocent enfantillage. Je faisais fi de cette liberté que j’avais eue à foison depuis mon enfance. Je cessais d’être une fille sans conséquence puisqu’on me surveillait. J’avais des convenances à garder.
Vous figurez-vous cela, moi, Suzanne, le pauvre oiseau des champs, je m’applaudissais d’être en cage !
Les trois fenêtres du salon donnaient sur le jardin. Je vis Gustave tout pensif derrière les carreaux. Je l’appelai. Il franchit le perron en courant.
– Suzanne, ma chère petite Suzanne, me dit-il dès que nous fûmes cachés par les massifs : je croyais que je ne te verrais plus jamais seule ! – Depuis quand nous tutoyons-nous, mon parrain ? dis-je en riant.
Car, dans le salon, nous parlions bien raisonnablement et nous nous disions vous. Gustave supportait impatiemment cela. Moi, je ne m’en étais même pas aperçue.
C’était le tour de Gustave. Il était maintenant de beaucoup le plus ardent de nous deux et le plus impatient. Ce grand bonheur, qui m’était tombé du ciel au plus profond de ma détresse, m’avait donné comme une plénitude de joie. Je désirais à peine, tant je me sentais heureuse ainsi.
Gustave me prit les deux mains pour y coller ses lèvres.
– Tu ne t’es pas aperçue que je souffrais, ma Suzanne, me dit-il ; – c’est précisément cette étiquette qui m’irrite et me tue. Je respecte ces gens là, ne crois pas le contraire ; je fais mieux, je les aime pour l’amour de toi… Mais je ne me sens pas à mon aise auprès d’eux… Toi, ils t’ont adoptée ; tu es d’entre eux ; ils me tolèrent à cause de toi, mais cela ne me met pas à leur niveau… Dans ce salon, je ne sais ni comment parler, ni comment me taire… Je suis embarrassé, je suis malheureux… Ils m’ont vu petit vagabond et garçon d’auberge : je leur pardonnerais cela… Mais ils savent que j’ai été comédien…
Il n’y a rien comme les paroles qui échappent pour peindre exactement la pensée. Mon pauvre Gustave eût pardonné aux du Meilhan de l’avoir vu vagabond et garçon d’auberge ! Il avait quelque chose à pardonner, – lui. Comme toute rancune est tenace en raison même de son absurdité, je n’essayai pas de ramener mon parrain. Je lui dis :
– Tu as un excellent moyen de mettre fin à ton martyre, c’est de hâter l’arrivée des pièces nécessaires à notre mariage.
La principale de ces pièces était l’acte de décès de sa femme.
– J’ai écrit dix fois, vingt fois, me répondit-il ; – mais tout est biscornu dans ce pays. La loi, là-bas, a l’air d’une folle. L’attorney que j’avais d’abord chargé de mes intérêts a été tué, aux dernières élections, d’un coup de revolver… Son successeur, mon second sollicitor, suit Fanny Essler de ville en ville et s’attèle à sa voiture au sortir du spectacle… J’en avais choisi un troisième, homme d’un âge respectable et père d’une nombreuse famille. Il vient de quitter son office pour fonder une religion nouvelle qui défend la reproduction de l’espèce.
Il se prit tout à coup la tête à deux mains.
– Je raille, s’interrompit-il ; mais j’ai beau faire : je suis à bout, je n’ai plus de courage. – Et avançons-nous, là-bas, rue de Courcelles ? demandai-je pour rompre l’entretien.
Il me regarda avec une véritable colère.
– Un jouet d’enfant, murmura-t-il, qu’on m’a mis entre les mains pour tromper mon impatience !… il y a des jours où j’ai envie de partir ! – Ce serait peut-être le plus sage, dis-je. – Partir seul ! fit Gustave, que je vis pâlir : Oh ! Suzanne, tu ne m’aimes plus !
Il prêta l’oreille tout à coup. Des pas se faisaient entendre du côté de la maison.
– Moi qui avais tant de choses à te dire ! s’écria-t-il ; ne peux-tu donc sortir, Suzanne ? Ne peux-tu me venir trouver ? – Non, répliquai-je, c’est impossible. – Mais tu le faisais autrefois… Qu’y a-t-il donc de changé ?
La question ne laissait pas que d’être insidieuse. Naguère, je courais après lui, libre comme un oiseau. Maintenant, je me tenais à cheval sur ce mot qui m’eût fait rire aux éclats quelques mois auparavant, les convenances. Valais-je mieux que jadis, ou valais-je moins ?
– Parle vite, mon Gustave, fis-je au lieu de répondre, si tu as quelque chose à me dire.
Il essaya de se recueillir. Puis, changeant de couleur soudain :
– Est-ce que tu connais, me demanda-t-il, un beau jeune homme, un jeune homme à tilbury… cheveux blonds… vingt ou vingt-un ans ?… Ne ris pas, Suzanne, je t’en prie… je souffre et tout me semble menacer mon bonheur ! – J’ai rencontré en ma vie, répondis-je le plus sérieusement que je pus, plus d’un beau fils qui ressemblait à ce portrait. – Et quelqu’un d’eux t’a fait la cour, Suzanne ? murmura Gustave dont la paupière se baissa. – Bon ! m’écriai-je, te voilà jaloux, à présent !
Tout plaît au commencement ; je n’étais pas trop fâchée que mon parrain fût un peu jaloux.
– Tu ne me réponds pas, Suzanne ! fit-il avec reproche. – C’est que je n’ai pas souvenir, mon parrain.
Il soupira. Je compris bien. Pour lui, j’étais trop étroitement gardée maintenant, mais autrefois je ne l’avais pas été assez.
– C’est que… reprit-il en hésitant, il s’est passé quelque chose de singulier, là-bas, rue de Courcelles. – Et que s’est-il donc passé ? – Ce jeune homme… cet élégant… est venu demander à la concierge quand tu viendrais occuper ton appartement.
Je fus étonnée, et je dis :
– Il savait donc mon nom ? – Oui, me répondit Gustave qui m’observait attentivement du coin de l’œil, il savait ton nom… il a dit qu’il connaissait tes parents en province. Tu as peut être maintenant des parents que je ne connais pas. – Je n’ai qu’un parent, qu’un ami, Gustave, répliquai-je en lui prenant la main, c’est toi.
Il serra ma main contre son cœur.
– Merci, Suzanne, me dit-il ; je vois bien que ce jeune homme a dû mentir… – Comme mon seul parent et ami, Gustave, l’interrompis-je en souriant, lorsqu’il écrivit cette lettre à sa petite voisine de la rue de la Jussienne. – C’était un instinct qui me poussait alors, Suzanne… c’était ma destinée… c’était Dieu !… Mais il y a encore autre chose… La concierge de la rue de Courcelles lui a montré nos travaux à ce jeune homme… Il regardait tout ; il ne disait rien… Il a seulement demandé : Vient-elle souvent ?
Gustave s’arrêta comme pour attendre une observation.
– Vient-elle souvent ? répéta-t-il, voyant que je ne parlais point ; vient-elle seule ?… À quelles heures vient-elle ?
Je réfléchissais, me demandant déjà sérieusement quel pouvait être ce beau jeune homme.
– Devines-tu, ma petite Suzanne ? interrogea Gustave sournoisement. – J’en suis à mille lieues ! répliquai-je.
On causait dans l’allée de tilleuls qui longeait le mur du jardin. Gustave continua rapidement :
– Il s’est fait montrer le pavillon. Il a dit : C’est ici qu’elle se repose quand elle vient… Je reconnais son piano… La concierge prétend qu’il pleurait presque. – Quelle folie ! m’écriai-je. – Tu vas voir !… La nuit suivante, la concierge ne dormait pas. Elle entendit marcher dans les allées. Elle se leva et sortit… Il n’y avait personne dans le jardin… – Tu vois bien ! l’interrompis-je. – Attends donc !… Il y avait eu quelqu’un… puisque la concierge entendit le piano résonner en sourdine dans le pavillon. – Est-ce possible ! dis-je intriguée au plus haut degré. – La concierge riait de tout son cœur en me racontant cela, reprit Gustave ; mais moi, j’avais la mort dans l’âme… Tu es mon bien, ma Suzanne ; tu es mon cher trésor… Tu me demandais tout à l’heure si j’étais jaloux… J’ai cette jalousie qui est de la frayeur, et qui se glisse en nous malgré la confiance… Je crois en toi comme aux anges, mais tous ceux qui te voient doivent t’aimer… J’ai peur, oh oui ! j’ai peur ! – La rue de Courcelles est loin des Invalides ! dis-je en essayant de sourire. – Une demi-heure de chemin, répliqua-t-il ; je me connais en amour… Cet amour est de ceux qu’une distance de mille lieues n’arrêterait point ! – Tu crois donc sérieusement ?… commençai-je.
Il m’interrompit avec colère et dit :
– Suzanne ! tu le sais mieux que moi !
Je relevai sur lui mon regard où certes il dut lire ma parfaite innocence, car il eut honte et repentir.
– Pardonne-moi ! pardonne-moi ! balbutia-t-il : si tu étais ma femme, je ne serais plus jaloux !… Mais tu n’es pas à moi, mais je vis loin de toi… Je voudrais si bien, non pas te surveiller, Suzanne, Dieu m’en préserve, mais te protéger, et te garder !… Ici, tu habites un pavillon isolé… tes fenêtres donnent sur une ruelle déserte… Bien souvent, je m’éveille la nuit en sursaut et je me dis : Si on allait me ravir mon bonheur !… – Mais, mon pauvre Gustave, répondis-je, il n’y a plus guère de romans, de notre temps… Les échelles de soie ont disparu et, depuis que j’habite Paris, je n’ai point entendu dire qu’on ait enlevé une demoiselle malgré elle.
Il secoua la tête et prit un air plus triste.
– Je sais une chose, prononça-t-il à voix basse ; je sais que je serais capable de tout, s’il y avait un obstacle entre toi et moi !
Je lui jetai mes deux bras autour du cou. J’étais en vérité ravie. Jamais je n’avais si bien mesuré l’étendue de son amour.
– L’as-tu vu, toi, ce jeune fou ? demandai-je. – Non… je ne le connais que par le rapport de la concierge… Mais le portrait est si bien dessiné… – Et, dis-moi… qu’a fait la concierge ? – Au premier abord, la pauvre femme n’était pas très-rassurée ; mais il n’y avait pas à s’y méprendre : ce ne pouvait pas être un voleur… La concierge s’avança à pas de loup jusqu’à la porte du pavillon qui était entr’ouverte. L’inconnu jouait toujours le même air : une valse. Il la joua si longtemps que la concierge s’en est souvenue et qu’elle a pu me la fredonner. Je la connais, cette valse, et toi aussi, Suzanne ! – Quelle valse ? demandai-je d’une voix un peu altérée.
Un frisson venait de me parcourir le corps. J’étais sûre par avance de ce que Gustave allait me répondre.
– La valse que tu joues si souvent, me dit-il en baissant les yeux d’un air sombre…
Il y a des souvenirs extraordinairement tenaces, et cette tyrannie des souvenirs n’est pas toujours en proportion de l’importance des faits auxquels ils se rattachent. Il y avait, en effet, une valse que je jouais très-souvent. Cette valse faisait partie d’un groupe de souvenirs qui sont restés en moi vivaces, jeunes, frappants, jusqu’à l’heure même où j’écris ces lignes. Ils ne m’étaient pas précisément personnels, mais j’avais été initiée, ou plutôt je m’étais mêlée avec un plaisir enfantin au petit roman nuageux et clair de lune qui était leur point de départ. C’était l’aventure du kiosque, la nuit qui précéda mon départ du Meilhan. Deux âmes en peine dans cette nocturne solitude : Zoé, que Georges n’aimait plus ; Maxime, qui n’avait plus l’amour de Zoé. Puis moi-même, enfant, aspirant vaguement à la passion inconnue et venant chercher sur l’ivoire froid de ces touches les fugitives tristesses qu’on y avait déposées. Je vois cette nuit, qui, du reste, détermina une des phases les mieux tranchées de mon existence. Toutes les impressions que j’y recueillis sont en moi. Gustave n’eut pas même besoin de me spécifier plus clairement de quelle valse il voulait parler. Je savais qu’il s’agissait de la valse composée par Georges du Roncier, de la valse bien-aimée que Zoé allait toujours répétant autrefois, quand elle était seule dans son réduit. Mais qui avait joué cette valse, là-bas, dans mon jardin de la rue de Courcelles ?
L’idée du prince Maxime me vint la première.
Il y avait en moi quelque chose qui me disait : cet homme t’aime ou t’aimera…
Cependant, la pensée du prince Maxime ne pouvait tenir contre la réflexion. Le portait du mystérieux rôdeur de nuit n’allait pas du tout au prince Maxime.
– Suzanne ! appela-t-on du côté du perron.
C’était la voix de Zoé. Gustave m’arrêta comme je voulais reprendre la route de la maison.
– Il est riche, me dit-il ; il a donné dix louis à la concierge avant de s’enfuir.
– Suzanne ! cria encore Zoé.
* * * * * * * * * *
Nous étions seules toutes deux dans la calèche, mademoiselle du Meilhan et moi. Ce n’était pas Antoine qui menait.
Bien que Zoé m’eût annoncé le matin qu’elle réclamait mon aide pour une campagne d’emplettes, elle donna l’ordre au cocher de gagner le Champ-de-Mars. Il y a peu de magasins de nouveautés de ce côté. Nous passâmes devant l’École-Militaire, nous traversâmes cet immense terrain de manœuvres qui est aussi un hippodrome, puis nous suivîmes le quai dans la direction de Grenelle. Je trouvais, dans mon for intérieur, que mademoiselle du Meilhan aurait bien pu me laisser à mon entretien avec Gustave, si plein d’intérêt pour moi et qui n’avait point eu sa conclusion.
Zoé ne parlait point. Elle avait rabattu son voile sur son visage. Je l’entendais seulement qui poussait de temps à autre quelque soupir étouffé. Moi, je songeais à mes affaires. Je cherchais le mot de l’énigme posée par Gustave. Quel était ce beau jeune homme blond qui faisait à mon endroit des folies d’Amadis ?
Gaston ?… Mais Gaston était à Nantes. En dehors de Gaston et du prince, je ne voyais personne. Je m’y perdais absolument.
– Suzanne, me dit tout à coup Zoé, comme si elle eût pris une grande résolution, je vous crois mon amie. – Je voudrais être à même de vous le prouver, mademoiselle, répondis-je.
Elle leva son voile. Elle avait aux joues cette rougeur que donne une violente migraine.
– Vous êtes bien heureuse, Suzanne ! murmura-t-elle.
Et comme elle pouvait lire un profond étonnement dans mon regard :
– Oh ! oui, répéta-t-elle par deux fois, bien heureuse !… bien heureuse ! – Je ne me doutais guère, mademoiselle, répondis-je d’un ton léger, que je fusse en position de faire des envieux.
Elle sourit amèrement.
– Vous n’avez pas vingt et un ans, dit-elle ; vous êtes toute jeune… et vos jours de malheur sont déjà écoulés. – Dieu puisse-t-il vous entendre, chère demoiselle !… – De tout mon cœur, ainsi soit-il, Suzanne… Vous êtes belle et bonne, vous avez mérité votre bonheur…
J’ouvrais la bouche pour répondre, elle me la ferma d’un geste.
– Je sais, je sais ! fit-elle, vous n’êtes pas encore mariée… et il reste à remplir quelques petites formalités pour assurer votre position… Mais qu’est-ce que cela ? Aucun obstacle sérieux ne se présente… aucun ne se présentera… Votre futur vous adore… – Et vous, mademoiselle, l’interrompis-je, n’êtes-vous pas ardemment aimée ? – Ardemment !… répéta-t-elle, pendant que son sourire s’attristait davantage, je ne sais… Georges est bon et loyal… Il y eut un temps où ce mot que vous employez eût bien été à la fougue de sa jeunesse… Mais ces belles années que j’eusse épargnées, moi, comme un avare économise un trésor, une autre les a eues, une autre me les a prises… Je sens que je serai jalouse du passé de mon mari…
Je ne répondis point, parce que l’expression de ce sentiment me faisait faire sur moi-même un pénible retour.
– Vous ne me plaignez pas, Suzanne ? dit Zoé. – En comparaison de l’avenir qui est à vous, répliquai-je, le passé me paraît si peu de chose. – Je vous dis que je souffre ! s’écria-t-elle, tandis que deux larmes jaillissaient de ses yeux ; ne me regardez pas ainsi, comme si j’étais folle… Le passé !… ne voyez-vous pas que j’essaie de me mentir à moi-même… Que me fait le passé ?… Mais vous êtes donc aveugle, Suzanne, si vous ne devinez pas que le présent est pour moi un supplice ?… ne devrais-je pas déjà être mariée depuis longtemps ?… que dit le monde de tous ces retards ?… ne sais-je pas bien que mon nom prononcé fait sourire ? – Assurément, mademoiselle, vous vous trompez… – Merci, Suzanne, merci !… vous perdriez votre peine à vouloir me consoler… Je ne pense pas que vous sachiez au juste l’étendue de ma peine… Quand même vous la sauriez, peut-être ne seriez-vous pas à même de l’apprécier… Je suis mademoiselle du Meilhan… ce n’est pas dans mon cœur seulement que je souffre.
Elle m’apprit alors, d’une manière décousue et confuse, une partie de ce que j’ai rapporté au précédent chapitre, touchant la situation des deux familles. Sa fierté était blessée au plus haut degré. Mais il me semblait qu’elle me cachait encore quelque chose, car son trouble était hors de proportion avec ces motifs de chagrin. Je la voyais tantôt pâle et fort abattue, tantôt animée d’une sorte de fièvre. – Ses yeux brillaient en ces moments, son front et ses joues devenaient écarlates.
– Quelle différence entre nous deux, Suzanne ! s’écria-t-elle en un de ces instants où la colère réagissait contre son affaissement ; vous ne pouvez pas dire, il est vrai : Je me marierai tel jour, à telle heure… mais ce sont des obstacles réels qui s’opposent à votre mariage… il y a des empêchements définis par la loi… Vous pouvez répondre à ceux qui vous interrogent : Je serai la femme de Gustave dès que la loi le permettra… Moi, je suis à bout de prétextes et de subterfuges… On a demandé ma main, j’ai accordé mon consentement, et les délais s’ajoutent aux délais… et je deviens un personnage de comédie !
Elle passa son mouchoir sur ses tempes où il y avait de la sueur.
– Cette famille, reprit-elle, je la hais… Elle m’a repoussée… Est-ce du bonheur que d’entrer ainsi en ennemie dans la maison de son mari ? – Vous pardonnerez… voulus-je dire. – Jamais je ne pardonne ! m’interrompit mademoiselle du Meilhan.
Puis, tressaillant soudain.
– Mais il est tard ! dit-elle ; – comme le temps s’en va, mon Dieu ! déjà quatre heures.
Je la regardais à ce moment. Elle était pâle, et un cercle bistré entourait ses yeux. L’idée me vint pour la première fois qu’un redoutable instant approchait pour elle. Évidemment, elle appréhendait quelque chose, et le plus dur de son supplice n’était point dans les misères dont elle venait de me parler. Mon rôle ne pouvait être d’interroger. Je me tus. Zoé tira le cordon en murmurant :
– Il faut pourtant retourner.
Le cocher arrêta.
– Rue du Bac ! lui dit-elle.
Elle mit sa tête entre ses mains. Cela dura quelques minutes. Quand elle se découvrit le visage, elle avait plus de calme, mais le découragement était peint sur ses traits.
– Nous n’avons pas causé ensemble, Suzanne, me dit-elle, depuis cette nuit où vous vîntes dans le kiosque au bout du jardin… Vous n’étiez qu’une enfant… Bien peu de femmes se fussent conduites avec autant d’honneur et de dignité que vous… J’ai pensé à cela souvent… bien souvent… et je me suis dit plus d’une fois : Si jamais j’avais besoin d’un second, – car les femmes ont des duels aussi, des duels où l’on ne se sert ni du pistolet ni de l’épée, – entre toutes celles que je connais et qui m’aiment, je choisirais Suzanne pour m’assister.
Elle ne tournait point les yeux vers moi en parlant ainsi. C’était manifestement un jalon posé. Je le compris et j’attendis. Quoique j’eusse peut-être une sympathie plus tendre pour ma pauvre chère Lily, Zoé bénéficiait pour sa part de l’affection sincère et profonde que je portais à toute la famille du Meilhan. C’est elle-même qui m’avait tenue à distance autrefois, et si je l’aimais moins, c’est que certains côtés de sa nature étaient pour moi des mystères. Elle n’avait pas voulu de moi pour confidente. Certes, je ne lui en gardais point rancune, mais, entre elle et moi, le lien ne s’était pas serré. Je ne savais si elle attendait mes offres de service. Elle fut du temps avant de reprendre la parole.
– Nous ne sommes pas faites pour être heureuses ! dit-elle enfin avec un accent de mélancolie si vraie que j’en fus émue jusqu’au fond de l’âme. Nous avons perdu dès l’enfance notre père et notre mère… nous n’avons point de frère pour nous protéger… Peut-être, moi qui vous parle, ai-je quelque chose à me reprocher : j’étais hautaine et méprisante dans les premières années de ma jeunesse… Mais Lily, notre pauvre ange, qu’a-t-elle fait pour tant souffrir !… – Oh ! m’écriai-je, Dieu est juste !… Lily sera heureuse ! – Vous n’en oseriez pas dire autant de moi !… murmura mademoiselle du Meilhan. – Et pourquoi non ? demandai-je ; je ne sais rien de vos secrets, mademoiselle… je ne sais pas si vous avez des secrets… et, en tout cas, ils ne pourraient qu’être honorables comme votre nom et votre cœur… Si vous n’avez pas de secrets, il ne s’agit que d’un peu de patience : vos ennuis vont bientôt finir… Si vous avez des chagrins autres et plus sérieux, soyez forte, combattez : la victoire en ce monde est toujours aux vaillants.
Un sourire vint éclairer son visage. Ce sourire était triste, mais il valait mieux que l’atonie qui naguère affaissait ses traits.
– Combattre ! répéta-t-elle ; je crois que je suis brave !… J’aimerais combattre… Mais notre nom me gêne… Il me semble que je combattrais mieux si je ne m’appelais pas mademoiselle du Meilhan. – Moi qui n’ai pas de nom pour me gêner, dis-je vivement, voulez-vous que je sois votre champion ?
À ce coup, elle se tourna vers moi. Ses yeux brillèrent. Elle se pencha, et je crus qu’elle allait m’embrasser. Mais je ne sais quelle froideur vint à la traverse de ses épanchements.
– Cela est bien dit, Suzanne, murmura-t-elle. Vous faites tout bien, quand vous voulez… si vous étiez à ma place, vous auriez bien aisément la victoire. – C’est mon cœur qui a parlé, mademoiselle… commençai-je. – Je n’en doute point, ma chère Suzanne… Dieu me garde d’en douter !… Je vous ai dit tout à l’heure ce que je pensais de vous… Mais… – Mais ?… répétai-je. – J’ai deux raisons pour ne pas accepter votre offre chevaleresque… La première… il faut me pardonner, Suzanne, vous n’êtes pas mon amie… C’est Lily qui est votre amie. Le dévoûment que vous avez pour moi, c’est votre reconnaissance même envers maman marquise.
Je voulus protester : elle me ferma la bouche en souriant.
– Ma seconde raison, poursuivit-elle, c’est que, dans le combat auquel on me provoque, mon adversaire n’admettrait pas de remplaçant… Mais je vous remercie, Suzanne, et j’accepte votre aide avec reconnaissance.
Nous repassions la barrière. La visite de l’octroi rompit le cours des pensées de Zoé, qui dit avec distraction :
– Il y a loin d’ici jusqu’au Palais-Royal…
Son anxiété était désormais visible. Elle regrettait chaque minute écoulée. C’était donc pour aujourd’hui même, cette grande bataille où je ne pouvais la suppléer ?…
– Suzanne, me dit-elle, quand les deux chevaux de maman marquise eurent repris leur allure débonnaire, il y a du moins un lien entre nous : c’est ma sœur ; j’aime notre pauvre petite Lily autant et plus que moi-même… Répondez-moi, je vous en prie, et ne vous fâchez point de ma question ; je sais combien vous êtes loyale et sûre : avez-vous jamais revu mon cousin, le comte Gaston du Meilhan ? – Jamais, répondis-je, et je ne croyais pas que vous puissiez garder des doutes à cet égard. – Je ne vous parle pas de longtemps, Suzanne… mais, dans ces derniers jours… – Mademoiselle, l’interrompis-je, vous avez raison de penser que mon dévoûment pour votre sœur est sans bornes. Je lui dois cela. Je suis la cause involontaire de sa souffrance, et je ne sais rien au monde que je ne fisse pour lui rendre le bonheur… J’ai à vous apprendre une nouvelle qui va vous causer beaucoup de joie : M. le comte Gaston du Meilhan est guéri, bien guéri de la folle passion que, malgré moi, je lui avais inspirée.
J’eus lieu de grandement m’étonner du résultat de cette déclaration. Loin de s’éclairer, le visage de Zoé devint plus sombre. Il y eut une véritable méfiance dans le regard oblique qu’elle me jeta.
– Ah !… fit-elle, Gaston est guéri !…
Puis elle ajouta en baissant la voix : – Et je vous prie, Suzanne, comment pouvez-vous savoir cela, si vous ne l’avez point vu ?
Mes traits durent exprimer un mécontentement fort vif, car elle posa sa main sur la mienne, et continua d’un ton presque suppliant : – Ne vous fâchez pas, Suzanne, et répondez-moi… Ma sœur et moi nous sommes trop malheureuses pour qu’il soit permis d’avoir de la colère contre nous.
Le Champ-de-Mars était à notre droite.
– Comme ces chevaux vont vite ! murmura-t-elle.
Puis, s’adressant au cocher : – Jean ! au petit trot !… Nous avons le temps.
– Je ne saurais me fâcher contre vous, mademoiselle, répliquai-je, et je me ferais toujours un devoir de répondre à toutes vos questions… J’affirme que je n’ai jamais revu M. le comte Gaston depuis le jour où je quittai le château, il y a cinq ans… – C’est étrange ! fit-elle, entre haut et bas. – Quant aux nouvelles que j’ai pu vous donner de lui, je crois les tenir d’une bonne source… Madame la marquise… – Pauvre mère ! interrompit Zoé, qui eut encore son mélancolique sourire. – Madame la marquise, continuai-je, a reçu une lettre hier. – De Paris ? – De Nantes.
Zoé fit un geste de surprise, puis ses sourcils se froncèrent.
– De Nantes !… répéta-t-elle ; le voilà descendu jusqu’au mensonge !… Il a quitté Nantes depuis plus de huit jours ! – La lettre a le timbre de la poste. – Et cette lettre dit que Gaston ne vous aime plus ?
– En propres termes.
Zoé changea de ton.
– Y a-t-il longtemps que vous n’avez été à votre appartement de la rue de Courcelles, Suzanne ? me demanda-t-elle.
Je ne sais pourquoi ce mot fit en mon esprit une vague, mais soudaine lumière. Je me souvins de la jalousie de Gustave et de cette singulière histoire du jeune homme blond qui avait donné dix louis à ma concierge.
– C’est lui ! m’écriai-je étourdiment. – Lui qui ? demanda Zoé, qui se redressa.
J’allais répondre, lorsqu’elle prit mes mains entre ses mains froides.
– Voilà le Pont-Royal ! murmura-t-elle en une sorte de gémissement.
Je sentais ses mains trembler.
J’eus peur. Cette malheureuse profession de sage-femme que j’avais exercée récemment et mes dernières aventures chez ma pauvre Eugénie Mutel me laissaient dans cet état moral où l’on croit voir le mal partout. J’eus peur. J’abaissai un regard inquisiteur et rapide vers la ceinture de mademoiselle du Meilhan.
Elle ne s’en aperçut même pas. Ce regard m’avait rassurée. Mais d’où pouvait venir un si violent désespoir ?
– Voyons ! lui dis-je, soyons forte… Avez-vous besoin de moi ?… Commandez : je m’engage sous serment à vous obéir.
Elle me jeta ses deux bras autour du cou et mouilla mes joues de ses larmes.
– Merci, murmura-t-elle ; du fond du cœur, merci !
Puis, essuyant ses yeux, et très-rapidement :
– Je ne connais pas Paris… Il ne faut pas que le cocher sache où nous allons… Savez-vous dans ce quartier quelque maison qui ait une double entrée ?
On conviendra qu’une question pareille n’était pas faite pour calmer mes frayeurs. C’est là un stratagème qui, dans nos mœurs parisiennes, suppose déjà une vulgaire et triste habitude d’astuce. Je réfléchis. Je répondis :
– Il y a l’église de Saint-Germain-des-Prés qui donne d’un côté sur la place, de l’autre sur la rue d’Erfurth.
Elle joignit ses mains avec une joie d’enfant.
– Une église s’écria-t-elle ; c’est cela… grâce au ciel, je n’ai rien à cacher à Dieu !
J’attirai le bout de ses doigts jusqu’à mes lèvres, et je lui demandai pardon dans mon cœur.
– À l’église Saint-Germain-des-Prés ! commanda-t-elle en mettant la tête à la portière.
Quand nous arrivâmes devant l’antique abbatiale, l’horloge de la tour Childebert marquait trois heures et demie. Nous descendîmes. Il fallut à Zoé l’appui de mon bras pour gravir les degrés du perron.
Le silence de la nef n’était rompu que par le chuchotement sourd du confessionnal.
Zoé se mit à genoux devant le maître-autel. Sa prière fut courte, mais ardente. – Moi, je l’observais, – et je me disais : Celle-là n’a rien à se reprocher devant Dieu.
Puis elle baissa son voile et se dirigea d’un pas affermi vers la porte latérale, donnant sur la rue d’Erfurth. Arrivée sous le vestibule, elle vida sa bourse dans le tablier des pauvresses. Elle me prit le bras. Je sentis qu’elle le serrait involontairement contre son sein.
– Suzanne, me dit-elle à voix basse, nous parlions de duel… C’est un duel dont il s’agit… Voulez-vous être mon témoin ?
Je puis bien me rendre cette justice que mademoiselle du Meilhan ne faisait point là un trop mauvais choix. En fait de bravoure féminine, le lecteur m’a jugée à l’œuvre.
Je n’étais point batailleuse, mais je ne savais pas reculer.
– Je vous ai dit déjà, chère demoiselle, répondis-je en lui rendant son étreinte, que je suis à vous de tout cœur et sans réserve… Usez de moi à votre guise : vous ne m’en demanderez jamais trop ! – Que Dieu vous récompense, Suzanne ! murmura-t-elle ; je n’oublierai point cela…
Nous avions gagné la rue Sainte-Marguerite, et nous la descendions rapidement. J’avais aussi baissé mon voile. Les passants nous remarquaient.
– Vous m’avez dit tout à l’heure, repris-je, que vous ne connaissiez point Paris… Où voulez-vous aller ? – Je sais mon chemin désormais, me répondit-elle ; nous avons une parente qui demeure ici près, rue de l’Échaudé. Je me reconnais.
Elle pressait le pas. Nous tournâmes en effet l’angle de la rue de l’Échaudé. J’étais étonnée de son silence.
– Chère demoiselle, commençai-je, si vous voulez que je vous sois bonne à quelque chose… – Oh ! m’interrompit-elle, il n’y a pas besoin d’explication… vous allez voir… vous allez voir !
Tout son trouble était revenu. J’étais littéralement obligée de la soutenir. Et cependant, son pas se faisait à chaque instant plus rapide. Elle allait répétant :
– Il faut nous dépêcher… Jean se doutera de quelque chose…
Si elle m’eût parlé comme le simple bon sens aurait dû l’y porter, je crois bien que j’aurais mieux gardé mon sang-froid. Mais cette détresse silencieuse où je la voyais m’attaquait les nerfs. L’épouvante se gagne.
Tout à coup, Zoé me dit :
– C’est ici.
– Elle m’entraîna sous une porte cochère. Dès le premier coup d’œil, j’eus comme un vague souvenir d’être venue en cet endroit.
– Qui donc habite cette maison ? demandai-je.
Zoé balbutia d’une voix défaillante :
– Vous allez voir ! vous allez voir !…
Elle était ivre. Elle se précipita dans l’escalier. J’avais peine à la suivre. Au milieu de la première volée, elle s’arrêta suffoquée. Elle prit sa poitrine à deux mains et murmura :
– J’étouffe ! – Au nom du ciel ! m’écriai-je, ne me laissez pas dans cette complète ignorance !…
Je vis son sein se soulever. C’était une sorte d’éclat de rire. Mon cœur se serra ; je la crus folle. Mais elle recommença de monter répétant comme un enfant qui n’a pas conscience de ses paroles :
– Vous allez voir ! vous allez voir !
Moi, je faisais un appel désespéré à mes souvenirs. Je ne me rappelais pas être entrée jamais dans une maison rue de l’Échaudé.
Mais étions-nous bien rue de l’Échaudé ? Cet escalier ne m’était pas inconnu. Il me semblait que j’avais touché déjà cette vieille rampe de fer forgé, maladroitement rajeunie par un appui en acajou. Au premier étage, Zoé sonna. Je me disais :
– Je vais reconnaître le domestique.
En même temps, je m’orientais, cherchant le nom des rues qui avoisinent la rue de l’Échaudé.
Le domestique qui vint ouvrir portait une livrée omnibus, marron, avec des boutons d’or. Je ne l’avais jamais vu.
– Peut-on la voir ? demanda Zoé qui s’appuyait au montant de la porte.
C’était donc une femme. Au milieu même de ma préoccupation, je fus distraite par cette forme employée par Zoé.
– Peut-on la voir ?
Cela seul m’eût donné la mesure du désarroi de son esprit. Car Zoé était formaliste et à cheval sur l’étiquette. Cette forme, cependant, se pourrait employer, à la rigueur, près d’une personne que l’on voit tous les jours. Mais je ne puis même pas égarer mes suppositions dans cette voie, car le valet regarda Zoé avec surprise et lui demanda presque brutalement :
– Voir qui ?
Zoé hésita. Elle porta sa main à son front. On eût dit qu’elle ne se souvenait plus. Au contraire, moi, je me souvins. Ce fut à ce moment que ma mémoire répondit à la question posée depuis notre entrée sous la porte cochère. La rue la plus voisine de la rue de l’Échaudé est la rue Jacob. J’étais venue une fois dans la rue Jacob. Ç’avait été le début de cette aventure étrange : l’accouchement au piano, la soirée chez madame la comtesse de Champmas-d’Argail. Je m’écriai sans réfléchir :
– Ce doit être la maison d’Irène !
Le valet me toisa. Zoé dit :
– C’est cela… je veux voir Irène !
Mais j’étais déjà remise.
– Allez annoncer à madame la baronne, ordonnai-je au valet, que madame Suzanne Lodin désire la voir.
Tout mon sang-froid était revenu, puisque je songeais déjà à sauvegarder Zoé. À tout hasard, j’évitai de prononcer dans cette maison le nom de mademoiselle du Meilhan. Zoé me comprit et me serra la main.
– Du courage ! lui dis-je ; vous avez fait une grande faute en me refusant une explication… Mais il est trop tard, et tout peut se réparer par du courage.
Le domestique nous avait fait entrer dans un petit salon d’attente de fort bon goût. Les yeux de Zoé se fixaient avec effroi sur la porte qui nous faisait face.
– Je ne sais pas… fit-elle ; je ne sais pas… Il y a plus d’une heure que je n’ai plus ma tête à moi… Cette femme me tuera si elle veut… J’ai demandé du courage au bon Dieu, là-bas, à l’église… J’ai cru qu’il m’avait exaucée… Mais non… – Ne dites pas cela ! l’interrompis-je en la prenant dans mes bras. Je suis là… Qu’avez-vous à craindre ? – Ah !… soupira-t-elle, si j’avais autant de cœur que vous, Suzanne !…
Jusqu’à ce moment, nous avions entendu dans la pièce voisine le piano qui, sous la main habile d’Irène, faisait jaillir en pluie pressée les notes babillardes d’un morceau brillant, comme on appelle cela. Le piano se tut brusquement.
– Mais certes… mais qu’elle entre, la chère enfant ! dit Irène.
Le tabouret cria. Je n’eus que le temps de glisser à l’oreille de Zoé :
– Au nom du ciel, remettez-vous !
Le valet vint à la porte. Irène disait à la cantonnade :
– J’attendais une visite, miss Suzanne, mais ce n’était pas la vôtre. C’est charmant à vous… mais entrez donc !
Le valet s’effaça. Je passai le seuil en tenant Zoé par la main. La phrase commencée s’arrêta sur les lèvres d’Irène.
– Ah !… fit-elle, tandis que son sourire tout aimable se faisait sarcastique. Deux bonheurs au lieu d’un ! Bonjour, Zoé, chère petite… André, je n’y suis plus pour personne.
Le valet disparut aussitôt derrière la porte refermée.
Le boudoir de madame la baronne d’Avray était une pièce assez vaste, haute d’étage et tendue de lampas bleu à ramages fondus. L’ameublement affectait ce genre fouillis, si fort à la mode vers le milieu du règne de Louis-Philippe. Le sofa était Louis XV, la pendule remontait au règne précédent ; les fauteuils et les chaises, disparates à dessein, racontaient les variations de la mode en France depuis Marie de Médicis jusqu’à cette reine charmante et bien-aimée, qui a trouvé des insulteurs par-delà l’échafaud ! Le tapis était une copie de Rubens, du meilleur temps de la Savonnerie. Les murailles disparaissaient sous une boiserie sculptée, encadrant de petits cartouches de cuir cordouan, repoussé et doré. Quatre superbes miroirs de Venise se renvoyaient l’éclat diamanté de leurs biseaux. Puis, c’était un pêle-mêle gracieux de fantaisie et d’objets d’art, vieux Sèvres, biscuits de Saxe, verres de Bohême, orfèvreries, peintures.
Madame la baronne d’Avray s’était révélée auteur et auteur de talent. Quelques numéros de la Revue des Deux-Mondes et de la Revue de Paris s’empilaient à part sur un guéridon. Ils contenaient ses œuvres, signées de son pseudonyme Karl Wolf, qui déjà était presque illustre.
Elle était toujours belle. Je ne sais vraiment que dire à ce sujet. Mon avis est qu’elle était plus belle que jamais. Son négligé du matin, délicieux et décent, allait bien parmi toutes ces petites merveilles d’art, dont le désordre savant était, certes, calculé. Elle était aisée et posée, s’il est permis d’ainsi s’exprimer, comme un ravissant tableau, sûr de son cadre.
Ce qu’il y avait de sarcasme dans son sourire disparut bien vite. Elle vint à nous d’un air gracieux, quoiqu’un peu protecteur.
– Vous vous êtes fait attendre, chère petite, dit-elle à la pauvre Zoé qui la saluait cérémonieusement ; Dieu me pardonne, vous avez changé…
Elle jeta vers une des glaces de Venise un regard de radieux triomphe. La glace lui montra l’exquise beauté de son visage, à côté de la figure pâle et souffrante de Zoé. Cela lui suffit pour le moment. Elle se tourna vers moi :
– Vous, miss Suzanne, reprit-elle en me détaillant d’un coup d’œil, vous êtes comme moi… cristal de roche… vous ne vieillirez pas.
Elle s’interrompit, et, tout en avançant un siège pour Zoé, elle ajouta :
– Ce petit fou de Gaston a raison… vous feriez une adorable comtesse !
Elle prit la main de Zoé, qui tressaillit à son contact.
– Asseyez-vous, cher ange, lui dit-elle.
Il ne faudrait point croire qu’il y eût jusqu’à présent aucune impertinence, appréciable pour un tiers, dans les façons d’agir d’Irène à l’égard de mademoiselle du Meilhan.
Quand Zoé fut assise, elle se tourna vers moi pour la seconde fois :
– Miss Suzanne, me dit-elle en riant, mais avec un peu de tristesse dans la voix, il est donc écrit que nous serons ennemies ! – Je ne sais si cela est écrit, madame, répondis-je, je sais que je ne le serai qu’à mon corps défendant. – Toujours et partout, poursuivit-elle en baissant la voix et en s’approchant si près de moi qu’elle eût pu me donner un baiser, je vous trouve avec mes ennemis !
L’expression d’épouvante qui se peignit sur le visage de Zoé me fit comprendre le but perfide de ce mouvement. Je me reculai fort ostensiblement. Zoé respira. Je répondis :
– Madame, vous me trouvez avec mes amis… et je ne puis croire qu’aucune personne, portant le nom de du Meilhan, puisse être rangée par vous au nombre de vos ennemis.
Elle prit un petit air hautain qui lui allait, ma foi, parfaitement.
– Retournez votre phrase, miss Suzanne, répliqua-t-elle, et dites qu’il n’est pas en mon pouvoir d’être l’ennemie de quelqu’un qui porte le nom du Meilhan… vous avez raison… Je ne puis haïr… mon cœur est ainsi fait… Cette excellente et chère marquise était pour moi presque une mère… C’est pour cela que j’ai prié notre chère Zoé de venir chez moi au lieu de lui rendre ma visite.
Ce disant, elle provoqua Zoé de l’œil. Les paupières de Zoé se baissèrent. Mais je n’en étais plus déjà aux soupçons. Je connaissais madame la baronne d’Avray ; je connaissais mademoiselle du Meilhan. En moi-même, je me disais : – Tu n’as pu la pervertir autrefois, tu voudrais la briser aujourd’hui.
– Madame, dit Zoé, dont la voix était à peine intelligible, nous avons peu de temps. Je vous serais obligée de me dire tout de suite ce que vous voulez de moi. – Ce ne sera pas long, chère petite, répliqua Irène qui s’assit en face d’elle. Je veux que vous renonciez à devenir madame Georges du Roncier, voilà tout, absolument.
Zoé appuya son mouchoir contre ses lèvres.
Je ne puis dire que le sens de cette réponse me causa de la surprise. Je m’attendais positivement à quelque chose de semblable depuis notre entrée chez madame la baronne d’Avray. Ce qui m’étonnait, c’est que ma présence n’apportât pas plus de ménagement dans la forme employée par Irène. Je pensais assister à quelque scène de diplomatie transcendante. Irène brisait les vitres du premier coup. Elle devait avoir ses raisons pour cela.
Quand elle eut achevé de parler, elle disposa fort artistement les plis amples et soyeux de son peignoir ; puis, les yeux fixés sur mademoiselle du Meilhan, elle parut attendre sa réplique. Zoé garda le silence. Irène abaissa les beaux cils de sa paupière et glissa vers moi son regard plutôt espiègle que moqueur.
– Est-ce vous qui allez plaider pour notre chère Zoé, miss Suzanne ? me demanda-t-elle.
Zoé devint pourpre et fit un geste d’indignation.
– Croyez bien, chère belle, s’empressa de dire la baronne, que je n’ai point eu l’intention de vous désobliger. – Madame, prononça lentement et distinctement cette fois mademoiselle du Meilhan, il n’y a point de plaidoyer à faire… Suzanne a bien voulu m’accompagner parce qu’elle m’aime et que ma coutume n’est pas de sortir seule… – Beau petit chaperon ! murmura Irène ; mais qui n’a pas la physionomie de son emploi ! – Ma réponse, poursuivit Zoé, est que j’aime M. Georges du Roncier, et que je l’épouserai.
Irène s’inclina et dit froidement :
– Je suis fâchée de voir les choses prendre cette tournure… Ceci n’est pas une formule de banale politesse… J’en suis sincèrement et sérieusement fâchée… Je n’avais conservé de vous, mademoiselle, et de votre famille que d’excellents souvenirs… Personne n’oserait dire que vos parents ont été mes bienfaiteurs… j’en mets au défi le dévoûment même de votre alliée… Elle me regardait en prononçant ces paroles. – Mais, poursuivit-elle, – j’ai été honnêtement traitée au château du Meilhan. C’est beaucoup. Quand le fort se montre seulement doux et poli envers le faible, il faut lui en savoir un gré infini. J’ai cette reconnaissance, maintenant que j’ai monté en grade et que je suis devenu forte à mon tour.
Elle se renversa sur le dossier de sa bergère.
– Si la bascule s’opérait complètement, continua-t-elle ; si vous descendiez, comme cela arrive, et que vous prissiez, vous, les du Meilhan, mon ancienne posture de vaincue, eh bien ! je crois que je vous paierais avec usure le capital et les intérêts de vos petites bontés. J’ai souffert, je saurais m’y prendre pour être efficacement secourable à ceux qui souffrent… Mais, s’interrompit-elle en affectant beaucoup de nonchalance et en étouffant même un bâillement léger, Dieu merci, vous n’en êtes pas là… On peut arrêter à temps M. le comte Gaston, qui me paraît prendre un peu le mors aux dents… On peut… – Madame, dis-je, car je ne savais comment lui témoigner ma colère, j’ignore les affaires privées de la famille du Meilhan ; ce n’est pas par vous que je désire les apprendre.
Irène me fit un geste presque caressant. Le rouge me monta au front, humiliée que j’étais de ne pouvoir l’irriter.
– Vous, mignonne, me dit-elle, vous êtes de l’avenir. Pourquoi faites-vous la folie d’attacher le passé comme un poids à vos ailes ?
Zoé avait les yeux baissés. Du moment qu’on s’attaquait au lien qui m’unissait à elle, la fierté farouche de mademoiselle du Meilhan ne voulait même pas m’influencer par un regard. Elle était droite et immobile sur le devant de son fauteuil. La pâleur de ses tempes avait des tons bistrés. Elle devait éprouver une véritable torture, et j’avais peur à chaque instant de la voir se trouver mal. Irène était tranquille. Si nous avions été des hommes, je jure que je l’aurais provoquée. Irène s’enveloppait dans sa belle nonchalance. Elle avait laissé retomber la frange brillante et recourbée de ses cils, comme si elle eût voulu nous donner le loisir de l’admirer et de l’envier.
Elle avait tout, cette femme ! Le temps avait glissé sur le charme exquis de son sourire. Ses cheveux avaient aux tempes ces purs et pleins reflets qui sont de la jeunesse. Pas un pli à ce front, pas un hâle à ces lèvres, dont le rose un peu tendre rappelait les nuances harmonieuses du camélia-hortensia. Le col ondulait, libre comme à seize ans. La magnifique richesse des épaules se dessinait sous la décente élégance du peignoir. La taille… Écoutez ! je suis partiale peut-être dans mon admiration comme dans ma haine : cette femme était le chef-d’œuvre de Dieu !
– Je vous l’ai dit autrefois, reprit-elle d’un accent distrait ; je vous le répète aujourd’hui, parce que c’est la vérité ; vous êtes des nôtres… Plus tard, il vous arrivera de me rendre justice… En ce moment, il ne s’agit pas de vous… Nous sommes ici deux femmes en face l’une de l’autre, et il y a une différence entre nous… Je ne refuserais point de vous prendre pour arbitre, Suzanne, si vous n’étiez gagnée d’avance à ma partie adverse… Je vous sais juste… et malgré votre partialité avouée, je veux plaider ma cause devant vous. Vous m’entendez : je dis plaider. Je consens à plaider, moi : je n’ai point de vain orgueil. Et cependant, si vous êtes mademoiselle du Meilhan, Zoé, mon enfant, je suis, moi, la baronne d’Avray. Je ne permettrais pas qu’on l’oubliât !…
Le jour mourant, glissant à travers les rideaux, venait frapper en plein sur son usage. Elle nous regardait en face tour à tour, sans vaine forfanterie, mais avec une fermeté si digne et si vraie, que le plus fin observateur en eût subi le charme.
– Je m’adresse à vous, Suzanne, reprit-elle ; vous aimez, vous aimez véritablement, puisque vous renoncez à un titre de comtesse pour épouser M. Gustave Lodin… Vous allez être heureuse… vous comptez les instants qui vous séparent du bonheur… Eh bien ! je vous adjure de me répondre en toute sincérité, Suzanne, malgré le dévouement honorable que vous avez pour la famille du Meilhan, et ce dévouement vous l’avez prouvé à vos risques et périls, comme une courageuse fille que vous êtes ; si mademoiselle Zoé ici présente… ou mieux encore si Lily que vous préférez venait se placer entre vous et votre Gustave, le souffririez-vous ?
Elle parlait ainsi d’un ton doux et calme. Je fus un instant désorientée, tant l’argument était spécieux. Il est certain que la liaison d’Irène avec Georges du Roncier était la plus ancienne en date. C’était, on s’en souvient, le premier secret surpris par moi, lors de mon arrivée au château du Meilhan.
J’hésitai. J’entendais la respiration oppressée de Zoé. Irène attendait. Je sentis qu’il fallait répondre à tout prix, et je répondis un peu au hasard :
– Il n’y a pas d’analogie. – Comment ! fit Irène avec son sourire tranquille ; je serais curieuse d’apprendre en quoi nos positions diffèrent. – Gustave m’appartient, répondis-je, saisissant au vol une inspiration soudaine ; nous avons échangé notre foi. – N’est-ce pas notre cas à Georges et à moi, s’écria Irène ; vous étiez témoin… – Je suis témoin que vous avez aliéné votre droit en rompant vous-même l’alliance conclue… Vous venez de nous engager à ne point l’oublier : vous êtes la veuve de M. le baron d’Avray.
Zoé respira fortement. Elle était comme ces pauvres accusés qui trouvent superbe chacun des arguments mis en avant par leur défenseur. Les lèvres d’Irène pâlirent un peu, mais elle ne perdit rien de la sérénité de son regard.
– Très-bien ! répliqua-t-elle ; miss Suzanne, vous êtes un parfait casuiste… Il est certain que nous combattons sur le terrain des distinctions subtiles et que votre réplique est fort habile… Mais je réponds à cela que, depuis mon mariage avec M. le baron d’Avray… – Ah ! madame, l’interrompis-je, nous ne vous demandons pas vos secrets…
Elle m’interrompit à son tour :
– Voilà qui est mal, Suzanne, me dit-elle avec sévérité ; voilà qui est très-mal… Je consens à discuter, bien que je sois d’avance victorieuse… ce n’était pas à vous de me faire repentir de cet excès de bonté… Depuis mon veuvage… – Eh ! madame ! fis-je, emportée par un mouvement d’impatience, nous nous souvenons de plus loin que cela !… Le lendemain du départ de Georges… c’était avant votre veuvage, cela, vous dites à M. le docteur Pidoux, sous la charmille du Meilhan où j’étais pour vous entendre, vous dites : Il faut que dans trois mois je sois baronne d’Avray ! – Le lendemain !… murmura Zoé. – Et M. Pidoux vous répondit, continuai-je : À la bonne heure, mais alors je veux mon douaire de trente mille livres de rentes ! – Oh !… fit Zoé avec dégoût.
Je ne puis analyser comme il faut le regard qu’Irène me lança. Il y avait là-dedans du courroux, mais surtout du chagrin. Il est sûr qu’Irène avait un grand faible pour moi.
– Avez-vous gardé cette coutume d’écouter aux portes, miss Suzanne ? me demanda-t-elle.
Je fus étonnée qu’elle ne songeât même pas à nier.
– J’ai rarement écouté pour mon compte, madame, répondis-je. Le hasard qui me fit surprendre ce jour-là votre entretien avec M. Pidoux me permit plus tard d’empêcher une union à la fois odieuse et ridicule. – Ah !… fit Irène ; M. Pidoux sait-il qu’il vous a cette obligation ?
Et avant que je ne prisse le temps de lui faire réponse :
– Notre discussion s’égare, prononça-t-elle d’un ton bref et sec ; je vais la replacer sur son véritable terrain ? J’aime M. Georges du Roncier, qui s’est engagé envers moi… J’ai une rivale qui semble devoir l’emporter… Je possède le moyen de perdre cette rivale, et je lui dis : Choisissez entre la paix ou la guerre !
Les bras me tombèrent. Cette menace était proférée sans colère, avec froideur, avec précision, peut-on dire. On voyait que madame la baronne d’Avray en avait pesé les termes. Ce n’était point un coup de boutoir. C’était bien plutôt la mise à exécution d’une tactique habile et mûrement calculée : quelque chose comme l’explosion foudroyante d’une batterie tout à coup démasquée, et qui écrase à bout portant les bataillons imprudemment engagés.
« Je possède les moyens de perdre ma rivale. » Zoé entendait cela. C’était à elle de nier ou de mettre madame la baronne au défi d’exécuter sa menace. Mais Zoé se taisait. Bien plus, Zoé cachait son visage entre ses mains. Il me paraissait qu’elle avouait ainsi implicitement sa défaite. Il me paraissait même qu’elle avouait connaître les moyens qu’Irène avait de la perdre. Or, quels moyens de perdre une jeune fille dans la position de mademoiselle du Meilhan, sinon la connaissance de sa chute ?
J’étais littéralement atterrée. Je ne savais que penser. Ou plutôt je croyais n’avoir que trop de raisons d’en penser trop long. L’effet avait été sur moi d’autant plus terrible que je m’y attendais moins. Depuis quelques minutes, madame la baronne me semblait rendre la main et se préparer des moyens de retraite. Elle parlait moins haut ; elle avait l’air moins sûre d’elle-même. Au contraire, Zoé se redressait peu à peu. Mais tout changeait. Nous venions d’être touchées par la foudre. Et, comme il arrive toujours dans les déroutes, je m’étonnais que cette folle bataille eût pu même être tentée.
Je revenais au point de départ. Je me disais : Le seul fait d’une visite clandestine rendue par mademoiselle du Meilhan à madame la baronne d’Avray était déjà par lui-même l’aveu d’une situation désespérée. Certes, j’avais raison. Joignez à cela les découragements de Zoé, sa tristesse profonde, ses larmes. N’était-ce pas chose tout à fait illusoire que d’en appeler à mes souvenirs de Vendée ? J’avais laissé, il est vrai, au château du Meilhan, Zoé, jeune fille pieuse, sage, réservée et pure, malgré l’élément dangereux qui était entré dans son éducation. De tout cela j’aurais mis ma main au feu. Zoé avait résisté victorieusement à la funeste influence des principes d’Irène, son institutrice. Mais que pouvais-je répondre des années qui avaient suivi ?
Toutes ces réflexions, il est à peine besoin de le dire, furent en moi rapides comme la pensée.
– Chère demoiselle, dis-je à Zoé, avez-vous quelque chose à faire dire à madame la baronne d’Avray ?
Je l’entendis sangloter derrière son mouchoir. Irène avait peine à réprimer l’expression de triomphe qui voulait envahir son visage. Un regard que je jetai sur elle suffit à me rendre toute ma colère.
– Je ne sais rien, continuai-je en m’adressant à elle : on ne m’a rien confié… Mais je connais mademoiselle du Meilhan et je vous connais, madame… Il doit y avoir ici quelque comédie où vous n’avez pas le beau rôle.
Elle prit son air le plus hautain. J’avais tort dans la forme, mais j’étais lancée, comme on dit familièrement. Et, ma foi, dans ces cas-là, il faut une muraille pour m’arrêter.
– Je vous prie de vouloir bien vous souvenir, ma chère, me dit Irène du bout des lèvres, que nous ne sommes pas ici des sages-femmes ! – C’est parce que je ne suis pas du tout une grande dame, répliquai-je en tâchant de ressaisir mon calme, que je vous supplie de ne faire aucune attention à mes mauvaises manières… Nous parlons de choses sérieuses, et, je vous en préviens, madame la baronne, vis-à-vis d’une personne comme moi, qui ai beaucoup écouté aux portes, pour employer une de vos expressions que je n’ai point relevée, nous parlons de choses qui pourraient devenir terribles !… Ayons donc un peu d’indulgence, s’il vous plaît, tant qu’il ne s’agit que de détails.
Irène essayait de sourire encore en me regardant ; mais sa physionomie m’avait été longtemps familière, et, derrière son sourire, je devinais déjà de l’inquiétude. Quelqu’un a dit, et celui-là devait être un observateur de haute originalité : Prenez au hasard un homme dans la rue, approchez-vous de lui, frappez-lui sur l’épaule, regardez-le en face, et prononcez ces simples mots : Je sais tout ! Sur cent hommes, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui tressailleront, qui pâliront, qui auront peur. Où est, en effet, la conscience qui n’a son secret, petit ou grand, grave ou frivole !
Irène prit un écran sur la cheminée et plissa de parti pris ses lèvres un peu blêmies, pour marquer un dédain qu’elle n’avait plus.
– Miss Suzanne me donne des leçons et me fait des menaces ! murmura-t-elle.
Puis s’adressant à Zoé, elle ajouta : – Pensez-vous, chère petite, qu’elle arrange ainsi vos affaires ?
Un instant de réflexion m’avait convaincue de cette vérité que, reculer en ce moment, c’était abandonner la partie. Je n’avais même pas besoin d’interroger la pauvre Zoé pour comprendre que je n’avais aucun secours à attendre d’elle. Tout son être moral était comme paralysé.
– Il ne s’agit pas, dis-je, en répondant à la dernière insinuation d’Irène, de ce que peut penser mademoiselle Zoé. Je ne suis pas comme vous, madame : je dois beaucoup à la famille du Meilhan. Je saisis, quand je le peux, les diverses occasions qui se présentent pour lui payer une partie de ma dette. J’ai la certitude d’avoir en ce moment l’esprit plus libre que mademoiselle Zoé. Je la vois attaquée ; je veux savoir au juste quelle est cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.
– Vous voulez !… répéta ironiquement la baronne.
– Oui, madame, je veux… et c’est à mademoiselle du Meilhan que je m’adresse.
Zoé devint livide, je crus qu’elle allait se trouver mal. Elle garda le silence.
– La confiance qu’on a en vous, miss Suzanne, dit Irène avec son sourire aigre, me paraît singulièrement limitée. – Répondez, mademoiselle, je vous en prie ! fis-je en me tournant vers Zoé.
Celle-ci demeura muette encore. Et Irène de dire en agitant gracieusement son écran, pour s’en faire un éventail :
– Miss Suzanne, votre curiosité, cette fois, ne sera pas satisfaite.
Je me levai.
– Mademoiselle, dis-je avec douceur, mais avec fermeté surtout, je n’ai plus rien à faire ici… Je vous prie de ne point trouver mauvais que je me retire. – Suzanne !… m’abandonnez-vous !… balbutia Zoé, qui eut les larmes aux yeux. – Je vois, dit Irène qui s’arrangea dans son fauteuil, que nous allons jouer une petite comédie… Zoé, ma chère enfant, je vous préviens d’une chose : si vous étiez venue seule, j’aurais parlé autrement et nous nous serions entendues à merveille. – Raison de plus pour que je quitte la place, dis-je en me dirigeant vers la porte. – Suzanne ! Suzanne ! s’écria Zoé, ayez pitié de moi !
Je m’arrêtai.
– Chère demoiselle, lui dis-je, parlant distinctement et comme une personne dont la détermination est bien faite ; je sors d’ici pour m’occuper encore de vous.
Irène dressa l’oreille.
– Je vais trouver, continuai-je, madame la marquise du Meilhan-Grabot, votre grand’mère…
Zoé poussa un cri de détresse.
Irène dit entre ses dents serrées : – Voilà qui est lâche et odieux !
– Je vais lui dire, continuai-je encore, sans rien perdre de ma tranquillité devant cette insulte : Madame du Meilhan, votre fille aînée se trouve dans un grand danger, puisqu’elle est à la merci d’une femme que vous n’estimez point…
Irène haussa les épaules. Je poursuivis imperturbablement :
– Je ne puis prendre la responsabilité de ce danger, puisque je n’en connais point la nature. J’ai fait mon devoir ; vous êtes avertie ; c’est à vous d’aviser.
À son tour, Zoé se leva en chancelant et se traîna jusqu’à moi.
– Vous laisserez-vous prendre à ce piège grossier, chère petite ? dit Irène.
Zoé ne l’écoutait pas.
– Épargnez-moi ! épargnez-moi ! disait-elle. Que ma bonne mère ne sache jamais !… – Quoi ! Zoé ?… demandai-je en la soutenant dans mes bras, qu’avez-vous pu faire de mal, vous dont le cœur est pur et l’esprit calme ?… J’engagerais ma foi, voyez-vous, qu’on a trompé votre conscience timorée… et que vous n’avez rien à vous reprocher. – Hélas ! si fait, Suzanne ! balbutia-t-elle en cachant sa tête brûlante dans mon sein.
Cet aveu n’avait pas de sens pour moi. Je n’y croyais pas.
– Au nom du ciel, faites-moi juge ! m’écriai-je ; dites-moi de quel crime vous vous êtes rendue coupable.
Je l’aimais à cette heure comme une fille chérie, et pendant que je la tenais pressée contre ma poitrine, mon regard défiait madame la baronne d’Avray. Celle-ci s’éventait toujours avec son écran.
– Chère petite, prononça-t-elle avec nonchalance, on ne revient pas sur un aveu… J’ai été discrète… Votre secret est entre nous deux et Dieu… Croyez-moi : n’y mettez pas un tiers.
Je sentis Zoé frissonner dans mes bras. Je penchai mon oreille jusqu’au niveau de sa bouche. Je l’entendis qui murmurait :
– J’ai écrit une lettre… – Autrefois ?… – Avant que vous ne veniez au château.
Je respirai comme si l’on m’eût ôté un poids de cent livres de dessus la poitrine. Mais les sanglots de Zoé redoublaient.
– Je vous ai prévenue, dit en ce moment madame la baronne d’Avray ; quoi qu’il arrive désormais, je m’en lave les mains. – À qui avez-vous écrit ? demandai-je.
Zoé hésitait, maintenant. Moi, je repris :
– Je sais à qui vous avez écrit.
Elle tressaillit et me regarda étonnée.
– Vous avez écrit, continuai-je, à M. Léon, votre ancien professeur de piano. – Comment est-il possible que vous sachiez cela, Suzanne ? balbutia-t-elle. – Je sais encore bien autre chose, chère demoiselle, répondis-je en souriant, et les yeux mouillés, moi aussi, tant j’avais de joie ; si vous m’aviez dit seulement cette seule parole, je vous aurais épargné une visite pénible… Je sais que vous écrivîtes cette lettre, un soir… après une causerie intime avec votre institutrice… Que vous dûtes rire beaucoup toutes deux de ce badinage sans conséquence. – C’est vrai !… mais tout cela est vrai ! s’écria Zoé. – Que le lendemain vous cherchâtes la lettre pour la brûler et que vous ne la trouvâtes plus… – Oh ! c’est bien vrai, Suzanne, car ce n’était pas pour l’envoyer à ce jeune homme.
Je la baisai au front. Elle répéta tout bas : – Mais comment avez-vous pu deviner tout cela ?
Je me retournai vers Irène qui, désormais, jouait l’impassibilité.
– Je connais, répondis-je, le système des exemples d’écriture…
On se souvient de cette page d’écriture peinte par moi et mise adroitement sous les yeux du pauvre baron d’Avray. Ç’avait été le motif déterminant du mariage d’Irène. Irène se leva et sonna.
– Le système est bon, dit-elle, car j’ai la lettre.
Et à sa femme de chambre, qui entra :
– Préparez ma toilette… je dîne en ville.
– Le système ne vaut rien, madame la baronne, répondis-je quand la femme de chambre fut sortie ; dans cette occasion du moins… Je suis là, et vous ne ferez point usage de cette lettre. – Vous m’en empêcherez, miss Suzanne ? – Par la persuasion, je l’espère… Et si vous vous en serviez, ce ne serait pas la robe d’innocence de mademoiselle du Meilhan qui en serait tachée.
Madame la baronne d’Avray bailla et regarda la pendule.
– Ceci est du haut style, miss Suzanne, me dit-elle ; mais je veux bien vous apprendre que j’ai d’autres cordes à mon arc… Ce sont mes petits secrets, cette fois, et ma pauvre Zoé, qui est bien la plus naïve demoiselle de vingt-quatre ans qui soit sur la terre, ne pourra point vous les révéler… Partons de ce principe : je défends mon bien, et j’ai le droit de choisir mes armes… Zoé n’épousera pas Georges du Roncier. – L’avenir nous le dira, l’interrompis-je. – Et lors même, poursuivit-elle, que mademoiselle du Meilhan épouserait Georges, la vengeance me resterait… je l’ai toute prête… Elle n’a pas de rapport avec cette lettre, badinage innocent, candide enfantillage, – que mademoiselle du Meilhan a écrite et adressée (elle appuya sur ce mot) à mon frère.
– Moi, je dis en scandant bien chaque syllabe de ma phrase : – Vous n’avez pas de frère !
C’était assurément faire un angle très large, et changer du tout au tout le terrain de la question. Zoé le sentit et ne put retenir un mouvement d’étonnement. Mais madame la baronne ne jugea pas à propos de relever mon assertion.
– Je prétends, reprit-elle en rentrant dans ce ton incisif et léger qui lui était habituel dans la discussion, je prétends que personne, pas même vous, puissante Suzanne, n’a le droit de faire ainsi des catégories entre les consciences… Nous sommes ici deux… Le monde nous accepte toutes les deux également… Mon blason conquis ne vaut-il pas celui que donne le hasard de la naissance ?… Et si nous nous mettons à parler vertu, sentiment, quintessence, ne puis-je pas bien entrer en lice contre celle qui a oublié le prince Maxime à l’époque où il était déshérité ?… qui a oublié ensuite ce pauvre Léon pour M. Georges du Roncier, héritier présomptif de quatre cent mille livres de rentes ?…
C’était là le bout de l’oreille. Irène défendait son bien. Quatre cent mille livres de rentes en espoir !
– Sortons ! me dit Zoé.
Je n’avais rien à objecter à ce désir. J’avais fait moi-même un mouvement vers la porte. Du moment que la belle Irène lâchait un pan de ce manteau d’emprunt qui la déguisait si parfaitement en grande dame, on ne pouvait plus savoir où elle allait descendre.
– Un mot encore, miss Suzanne, me dit-elle, je veux vous parler un peu de vous… Il y a longtemps que nous ne nous sommes vues ; vous pardonnerez ma curiosité en considération de l’intérêt que je vous porte… Dites-moi, je vous prie, si vous continuez l’honnête métier que vous faisiez avant votre mésaventure ?
Zoé voulut m’entraîner, mais je lui résistai. Je fis même un pas en revenant vers la cheminée.
– Tous les métiers utiles sont honnêtes, madame, répondis-je, quand on les fait honnêtement. – C’est, en effet, un métier utile, répliqua-t-elle ; vous l’avez bien prouvé durant le peu de temps que vous l’avez exercé… On parlait hier de vous chez madame de Vauxelles, la nièce du président… de vous et de cette malheureuse qui a tué madame Brodard-Peyrusse. – Madame ! m’écriai-je, l’infortune a mis cette femme excellente et si pure devant Dieu bien au-dessus des vulgaires calomnies… Je ne la défendrai pas contre vous. – Moi, je l’ai défendue, miss Suzanne… Je ne crois pas à la certitude judiciaire… et je ne sais pas comment il se trouve des hommes assez osés pour être magistrats… Si j’avais condamné en ma vie une créature humaine à vingt-quatre heures de prison, l’histoire de Calas me ferait mourir… Étant données nos passions, nos infirmités, nos défaillances, il faut, pour porter la robe de juge, une insensibilité idiote ou un dévoûment héroïque… J’ai défendu cette femme et vous aussi… J’étais à peu près seule de mon avis… Ceci est pour arriver à vous dire, miss Suzanne, que, dans votre position, qui est fâcheuse, – plus fâcheuse et plus précaire que vous ne croyez, il y a maladresse à se faire de nouveaux ennemis. – Je vous remercie de votre bon conseil, madame. – En profiterez-vous ?… Je ne crois pas… Vous pensez être forte par je ne sais quels petits secrets, surpris je ne sais où… Tout à l’heure, sans besoin, vous avez laissé échapper une parole agressive au sujet de mon frère. – Je la regrette, madame. – Cela ne suffit pas, Suzanne… Ce sont là, croyez-moi, des armes faibles et qui éclatent presque toujours dans la main qui s’en sert… Nul ne sait rien de l’avenir… Vous pouvez monter très-haut, bien que vous ayez déjà rogné vos ailes… mais, pour le moment, il est certain que je suis beaucoup trop forte contre vous… Sans écouter aux portes, je sais, moi aussi, bien des choses ; vous ne pouvez pas l’ignorer… Et, par parenthèse, donnez-moi donc des nouvelles de cette pauvre petite créature qui vint au monde si gaîment à l’hôtel de Champmas-d’Argail… Si cet enfant n’avait pas de goût pour le piano, il mentirait à sa naissance.
Je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil vers Zoé, qui me parut ne point écouter.
– Madame, dis-je en baissant la voix, prenez garde !… le prince Maxime vous a défendu de parler de cela ! – Ah ! point de mystères, s’il vous plaît, miss Suzanne ! s’écria Irène ; élevons la voix. Je n’ai, Dieu merci, rien à dissimuler. Vous dites que le prince Maxime avait grand intérêt à cacher cette histoire… Je vous crois sans peine. Tenez ! voici cette chère petite qui dresse l’oreille au nom du prince Maxime… Mais, pour revenir à ce qui vous concerne, savez-vous que c’est là une aventure très-piquante et qui ferait fortune dans le monde ?
Je m’approchai d’elle rapidement. L’idée du mal que pouvait faire cette femme m’exaspérait.
– Prenez garde vous-même ! lui dis-je en la touchant du doigt ; je mourrais à la peine pour défendre ceux que j’aime… je vous connais mieux encore que vous ne croyez, Irène Renaud !…
Elle tressaillit violemment à ce nom. Nous étions figure contre figure.
– Quels sont donc vos rapports avec le prince ?… balbutia-t-elle.
Il y avait réellement de la terreur sur son visage. Je continuai :
– Ce n’était pas le métier de sage-femme que faisait votre sœur Marie-Caroline… Si vous ne le savez pas, je pourrai vous dire à quelle date et en quel lieu elle est morte assassinée…
Elle chancela et fut obligée de se retenir au marbre de la tablette. Nous étions tout contre le foyer.
– Plus bas !… plus bas !… murmura-t-elle.
Mais je ne parlais plus. Je restais bouche béante et les yeux fixes. Dans le mouvement que j’avais fait pour la soutenir, mes yeux étaient tombés par hasard sur une carte de visite, oubliée sur le marbre, devant la pendule. Ce fut pour moi comme la tête de Méduse. La carte portait, gravé en lettres majeures sur le vernis de son vélin, le nom du docteur BRODARD-PEYRUSSE. Au-dessous, quelques mots étaient écrits au crayon. Je les déchiffrai d’un coup d’œil. Il y avait : « Chère, à ce soir. »
– Qu’avez-vous, Suzanne ? me demanda-t-elle, étonnée au milieu de son effroi. – Brodard-Peyrusse ! m’écriai-je.
Il me passait devant les yeux des éblouissements. Je répétais sans savoir ce nom qui sonnait en moi comme un cri funeste : – Brodard-Peyrusse ! Brodard-Peyrusse !
Je m’élançai vers Zoé que j’entraînai. Sur le seuil, je dis :
– Ce serait horrible !… horrible ! et je suis sûre que cela est !
Je poussai violemment la porte. Nous sortîmes. Dans la rue, Zoé me dit :
– Je connais ce M. Brodard-Peyrusse… c’est un homme très-riche… S’il est du parti de cette femme, ce sera un nouvel obstacle à mon mariage. – Pourquoi cela ? demandai-je. – Parce que, me répondit Zoé, c’est un des parents de Georges… et le plus riche de la famille.
Nous regagnâmes l’église de Saint-Germain-des-Prés par la rue de l’Échaudé. Le jour commençait à baisser. Notre visite avait duré longtemps. Zoé s’agenouilla, mais elle me dit :
– Je ne peux pas prier.
Elle était comme étourdie. Quand nous sortîmes de l’église, le cocher Jean battait la semelle contre le pavé du parvis. Zoé, dès qu’elle fut dans la voiture, se mit à frissonner.
– Suzanne, me dit-elle, je vous promets bien que je n’avais pas écrit cette lettre pour l’envoyer. – Vous n’avez pas besoin de me l’affirmer, chère demoiselle, répondis-je en prenant ses mains qui étaient humides et froides. – C’est vrai, fit-elle, vous devinez tout.
L’ébranlement de son esprit était grand. Sa voix avait les mêmes inflexions que celles d’un enfant.
– Il ne faut pas craindre, poursuivis-je ; madame la baronne d’Avray ne fera pas usage de cette lettre. – Vous croyez, Suzanne ?… Peut-être avez-vous eu tort de l’irriter en lui disant qu’elle aimait Georges pour ses quatre cent mille francs de rentes.
Zoé en était restée là de l’entretien. Tout le surplus lui avait échappé. Elle ne songeait même pas à me remercier. Elle disait de temps en temps : – À quels dangers la moindre imprudence expose une jeune fille !
Puis, d’autres fois : – Ah ! cette femme a dit qu’elle saurait bien se venger !
Bientôt ses mains se mirent à brûler entre les miennes. Avant même d’arriver à l’hôtel, elle avait une terrible fièvre. Je faisais tout ce que je pouvais pour la calmer. Je lui donnais les meilleures raisons du monde. Le fait qu’Irène avait été son institutrice prêtait à cette machination un caractère si révoltant, qu’il n’y avait pas même à redouter qu’Irène mît à exécution sa menace. En supposant qu’elle la mît à exécution, tout l’odieux devait retomber sur elle. Zoé m’écoutait. Elle me croyait, car elle était désormais comme un enfant près de moi.
Mais, dès que je cessais de parler, ses frayeurs la reprenaient.
Malgré moi, je discontinuais parfois de m’occuper d’elle. Ma pensée revenait en arrière. Il me semblait voir ce carré de carton où des lettres, qui rayonnaient pour moi un éclat sinistre, traçaient le nom de Brodard-Peyrusse, « Chère, à ce soir ! »
Était-ce lui qui avait tracé ces mots ? Je ne connaissais pas son écriture. Savait-il, cet homme, que la brillante baronne d’Avray était la jeune sœur de la somnambule Marie-Caroline Renaud ? Et savait-elle, Irène, le lugubre mystère de la nuit du 17 octobre 1828, dans les ruines de l’antique abbaye de Morevault ?
En arrivant à l’hôtel, Zoé se mit au lit. On rejeta son malaise sur cette trop longue station faite à Saint-Germain-des-Prés.
Il y avait du monde au salon ; le commandeur de la Brousse, en costume de voyage d’un parfait gothique, causait avec maman marquise. Deux ou trois vieilles dames de ce quartier qui est encore un peu le faubourg Saint-Germain, mais un faubourg Saint-Germain de province, faisaient cercle autour du foyer. Tonton marquis papillonnait au milieu d’elles avec une grâce incomparable. Gaston était seul sur le canapé, dans une posture sans gêne et d’assez mauvais goût. Il ne se leva point à mon entrée, mais je remarquai tout de suite la pâleur qui lui montait au visage.
– Comment va Zoé ? demanda maman marquise. – Elle repose, répondis-je… Le médecin a dit que ce n’était rien.
Les vieilles dames et tonton marquis écoutaient. Gaston passa la main dans ses cheveux et prit une pose encore plus abandonnée.
– Nous connaissons ces maladies-là, dit-il, d’un ton qu’il voulait faire très-dégagé, mais qui touchait presque à la grossièreté ; c’est Roncier, le médecin qu’il fallait appeler.
– Gaston !… Gaston ! fit maman marquise.
Ceci était une réprimande. Mais il y avait tant d’admiration sous ce reproche ! Les vieilles dames se pincèrent un peu les lèvres. Tonton dit en pirouettant : – Voilà comment ils sont faits à pvésent nos gaillavds !
Il se pencha vers les vieilles dames et ajouta : – Nous étions aussi des gaillavds dans le temps, mais nous étions faits autvement !
Il mit le dos au feu, se tint sur une jambe, et caressa l’espoir tard-venu de ses moustaches. J’entendis maman marquise qui murmurait à l’oreille de Rose-sans-Épines :
– Si vous saviez comme il est devenu mauvais sujet ! – Belle dame, répondit le commandeur avec une certaine franchise, je ne connais pas la mode de Paris, mais les manières de M. le comte ne me paraissent pas avoir gagné dans ses voyages. – Mon Dieu ! mon cher monsieur de la Brousse, repartit la bonne dame, nous n’y entendons rien… nous sommes dépassés… C’est le genre jockey-club… ou américain… Il paraît que c’est charmant ! – Tout est donc pour le mieux, belle dame.
Je ne peux pas prétendre que j’eusse une grande connaissance du monde, et cependant je devinai d’un coup d’œil que ce ravissant jeune homme se noyait dans quelque absurde et maladroite comédie. Ce ne pouvait être le Gaston du Meilhan. Ou plutôt, ce ne pouvait être que Gaston, métamorphosé par la baguette d’une méchante fée. Il s’appliquait de force sur le visage un masque grotesque.
J’ai prononcé le mot. Gaston était un ravissant jeune homme. Comme beauté, en général, je le trouvai beaucoup au-dessus de cette gracieuse image qui était restée dans mes souvenirs. Sa figure avait allongé et pris un peu la courbe aquiline : c’était un fils des Francs. Il avait le teint blanc et un peu trop délicat pour un homme ; mais cela cadrait bien avec la douce nuance de sa chevelure épaisse, soyeuse et longue, qui bouclait jusque sur ses épaules. C’était la mode alors : une réaction un peu exagérée contre les titus de l’Empire, contre les faces symétriques de la Restauration, contre les toupets monumentaux des premières années de Louis-Philippe. Son front intelligent et d’une exquise pureté manquait peut-être de vigueur virile. Sa majorité ne datait que de trois mois. Il avait les yeux d’un bleu sombre, des yeux adorables ombragés par une frange aiguë et recourbée de cils plus noirs que le jais. Ce sont bien les plus doux yeux que j’aie vus en ma vie. Et les fameuses moustaches ! En vérité, cette pauvre maman marquise avait raison d’en être folle ! C’étaient deux légères touffes de soie, un peu plus brunes que les cheveux. Il les retroussait. Cela lui donnait un petit air garde-française qui lui allait à ravir. Sa bouche en paraissait plus rose, ses dents plus blanches, sa joue plus veloutée. Les cent et quelques mille francs qu’il avait dévorés si lestement pour célébrer les premières semaines de sa majorité ne l’avaient point trop fatigué. Son regard était brillant et c’est à peine si deux traits d’estompé brunissaient doucement le dessous de sa paupière inférieure. Là s’arrêtait le joli. Le costume, aussi bien que les manières, jurait avec ce visage de Fronsac et cette élégante tournure. C’était artiste dans le mauvais sens du mot ; c’était lâché, voyant, prétentieux. Il y avait du Caremblot dans le choix audacieux de ces couleurs. La haine de l’habit noir a produit parfois de cruels excès. Gaston était en révolte contre tout ce qui sent la tenue, le salon bien élevé, le coin du feu et la famille. Il subissait cette maladie de méchante fanfaronnade qui porte les enfants trop longtemps retenus à secouer à la fois tous les jougs et à se jeter, tête première dans toutes les rébellions. On le rendait heureux en l’accusant d’avoir un ton pitoyable. Il se faisait honneur et gloire des violents parfums de cigare que toute sa personne exhalait. Mais, que voulez-vous ? il était charmant avec cela. Charmant comme la jeunesse et l’insouciance. Charmant, non pas seulement aux yeux prévenus de sa bonne grand’mère et de Lily, sa fiancée, mais charmant aussi à mes yeux, plutôt sévères désormais qu’indifférents. En le voyant, l’esprit faisait tout seul et de lui-même la part de ses ridicules d’enfant jouant au débraillé. On l’isolait de ses travers. On comprenait les faiblesses amoureuses de l’aïeule, la tendresse entêtée de l’amante.
Mais ce qu’il y avait de précieux et de sincèrement comique, c’était la sourde lutte d’émulation engagée par cet Isidore (qui jamais ne devait se corriger) contre son écervelé de neveu. Isidore haussait les épaules quand Gaston contrariait trop effrontément les convenances, mais il essayait, l’instant d’après, quelque excursion timide dans ces mêmes sentiers où s’égarait son neveu. Et il se rengorgeait, tout heureux de ses audaces. Isidore affectait cette tournure fatiguée et sans gêne qu’il reprochait à Gaston. Isidore laissait croître ses moustaches. Isidore, ces trois derniers jours, avait essayé en cachette de fumer aussi des cigares, et cela ne lui avait pas réussi. Personne ne pouvait prévoir dès lors où cette funeste ambition de rivaliser avec Gaston conduirait l’honnête Isidore.
Je me dirigeai du côté de maman marquise pour l’embrasser, selon ma coutume.
– Mon cousin, dit Lily à Gaston, voici Suzanne qui a voulu vous voir.
Je fus positivement décontenancée. Les trois vieilles dames me regardaient en branlant leurs bonnets à fleurs. Tonton dit, dans sa passion de faire le mauvais :
– De mon temps, un chou comme cela eût gagné cent mille écus pav an, sans chanter ni danser… – Marquis ! marquis ! firent les vieilles dames du même ton que Dorothée venait de prendre pour dire : Gaston ! Gaston !
Tonton, enchanté, remonta sa cravate noire. Il avait une cravate noire !
Cependant, Gaston s’était levé à demi, rouge depuis le menton jusqu’aux cheveux. Ce Richelieu avait l’air d’une rosière.
– Que dit donc Lily ? demanda maman marquise, pendant que Rose-sans-Épines s’embarquait, en ma faveur, dans un compliment que j’aurais pu lui réciter de mémoire.
– Venez donc, Suzanne, reprit Lily avec impatience.
Je crois que maman marquise devina quelle avait été son intention, car son regard prit une expression anxieuse.
– Va, petite, va ! dit-elle pourtant ; il faut en avoir le cœur net.
Gaston se leva tout à fait. Il y avait en lui un combat violent, cela se voyait. Je crus qu’il allait s’élancer vers moi, tant son regard m’enveloppa de la tête aux pieds. J’entendais auprès de moi la respiration oppressée de Lily. L’effort que je fis pour rompre par la parole cette intolérable situation m’épuisa.
– Eh bien ! monsieur le comte, dis-je, vous ne me reconnaissez donc pas ?
Il était muet. Une pâleur presque livide avait remplacé le rouge de son front.
– Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura par deux fois Lily.
J’étais prête à la soutenir, car je m’attendais à la voir défaillir dans mes bras. Mais Gaston mit son lorgnon dans son œil. Il me regarda froidement, effrontément, comme un vrai sportman.
– Tiens ! tiens ! fit-il en me saluant de la main, je ne vous aurais pas reconnue… Vous êtes vraiment très-belle… Je suis fort content de vous revoir.
Lily chancela. Maman marquise joignit les mains et dit à Rose-sans-Épines :
– Est-il assez radicalement guéri ! – Plus guéri que poli, répliqua le commandeur. – Ne divait-on pas, chantait la voix flûtée d’Isidore, que mon chev neveu examine un puv-sang ?… Ah ! nous étions des gaillavds, c’est cevtain, mais pas de ce calibve-là !… pavole !
Gaston me salua une seconde fois et se rassit. Il appela Lily du doigt. Quand elle fut auprès de lui, il se renversa sur son divan en disant :
– Donnez-moi votre main, belle cousine, que je la baise avec respect. – Tvès-joli ! approuva tonton ; à la bonne heuve ! – Mon Dieu, mon oncle, répliqua Gaston, nous ferions le rococo bien mieux que vous, si nous voulions nous en donner la peine.
La pauvre Lily était radieuse. Elle revint près de maman marquise, qui l’embrassa passionnément, comme pour la féliciter.
– Nous paierons ses dettes, dit tout bas la bonne dame à Rose-sans-Épines ; ce n’est pas une affaire… Ah ! s’il veut, nous serons tous bien heureux !
Gaston ne me regardait plus. J’en étais presque à me dire que sa guérison était aussi par trop radicale. Pour ne pas aimer quelqu’un, il n’est pas nécessaire de lui témoigner un pareil dédain. Mais, en définitive, les joueurs corrigés craignent la vue même des cartes. Gaston avait peut-être raison.
– Comment vont les canaris, mon oncle ? demanda-t-il de loin. – Mon neveu, répondit très-sérieusement tonton, je vous sais gvé de cette question : elle pvouve un bon natuvel… Ils se povtent tous comme des chavmes pouv le moment.
Ce disant, il arrangeait sa perruque devant la glace.
Neuf heures sonnèrent à la pendule. Gaston vint baiser sa grand’mère. En passant près de moi, il détourna les yeux. Mais ce fut une bonne embrassade qu’il donna à maman marquise. Je n’espérais plus qu’il sût embrasser ainsi son aïeule. Il me sembla que je retrouvais mon Gaston tout entier. Plus de mauvaises façons ici, parce que le cœur parlait. Il se pencha très-bas, jusqu’à la main de la vieille dame et la toucha de ses lèvres, comme un enfant, comme un aimable et cher enfant qu’il était toujours, malgré cette méchante peau de lion qui le déguisait ; il se mit à genoux auprès de maman marquise et la combla de naïves caresses. Maman marquise riait et pleurait. Elle lui prit la tête à pleines mains, sans respect pour sa coiffure récemment rajustée. Elle lissa sa moustache, elle baigna ses doigts dans les belles boucles blondes qui dansaient à chaque mouvement brusque de cette délicieuse tête de fou.
Je fus étonnée d’entendre Lily murmurer à mon oreille en me tutoyant comme autrefois :
– Je ne craignais que toi, Suzanne… Je ne te crains plus… Je ne sais pas s’il y a quelqu’un au monde de plus heureux que moi !
Pauvre petite Lily ! ses beaux grands yeux remerciaient le ciel. Elle me dit encore :
– Je te croyais la cause du malheur qui me tuait… mais je t’aimais toujours, Suzanne !
J’étais émue jusqu’aux larmes et je balbutiai :
– Dieu doit le bonheur à ses anges.
Ce n’étaient pas seulement les douces et bonnes paroles de Lily qui causaient en moi cette grande émotion. Je venais de surprendre le regard de Gaston attaché sur moi. Ce regard changeait tout. Il n’y avait que mensonge dans la froideur et dans la grossièreté de Gaston. Gaston m’aimait encore.
– Pourquoi cette feinte ? Gaston, enfant gâté, idole et tyran de la maison, ne pouvait avoir pour unique but de tromper ceux qui l’adoraient. Jamais il n’avait pris cette peine. Il vint donner la main à Lily et fit une grosse voix presque impertinente pour me dire :
– Bonsoir, mademoiselle !
– Quand il fut parti, tonton, déployant tout à coup une désinvolture nouvelle, alla prendre sa place sur le divan. Il essaya tour à tour plusieurs de ses poses. Son émulation était si évidente, que la bonne Dorothée ne put s’empêcher de rire.
– Vous tvouvez qu’il me singe un peu, n’est-ce pas ? dit tonton ; il m’a pvis mon tailleuv… Pavole ! nous le fovmevons !
Il était dix heures du soir, à peu près, quand je regagnai mon pavillon. J’avais pris des nouvelles de Zoé en passant : son sommeil était assez tranquille. En traversant le jardin, je crus entendre un bruit léger sous les massifs. J’ordonnai au domestique qui m’accompagnait de lever sa lanterne. Le bruit avait cessé. J’eus beau regarder de tous côtés, je ne vis rien. Le domestique riait de mes terreurs. En montant le petit perron de mon pavillon, je me retournai toute frémissante. J’étais sûre d’avoir entendu bruire les feuilles sèches.
– Le vent les fait chanter comme ça tous les soirs, me dit le domestique, qui était un vieux serviteur du Meilhan ; bonne nuit, mademoiselle Suzanne.
Je refermai la porte sur lui avec une sorte de précipitation, et je mis moi-même la barre en dedans. Jusqu’alors, cette précaution avait été négligée. Puis, j’éteignis ma lumière et je me glissai dans la salle à manger, dont les fenêtres regardaient le jardin. Le domestique avait raison, sans doute. Je restai là plus de dix minutes, et je ne pus rien apercevoir. Mais soudain, je me sentis venir la sueur froide ; j’avais entendu une voix à l’intérieur même du pavillon.
Il est bon, pour expliquer ma frayeur, moi qui ai la prétention d’être brave, et pour expliquer aussi certains événements qui suivirent, il est bon que je dise un peu comment j’étais logée.
Mon pavillon était un appartement complet, avec cuisine, salle à manger et salon ; le tout fort petit, mais élégant et confortable. Les chambres à coucher étaient au premier étage. L’exhaussement des rues voisines avait amené ce fait que le jardin de l’hôtel était en contre-bas, de telle sorte que le premier étage de mon pavillon formait rez-de-chaussée. Le dehors, c’était une petite ruelle fort déserte qui rejoignait la rue Saint-Jean-Gros-Caillou, et qui s’appelait, je crois, la rue Sainte-Marguerite. Le pavillon avait dû être occupé, depuis la Révolution, par une famille séparément, car on voyait encore la trace d’une séparation destinée à former un jardin privatif autour du perron. En outre, une porte, maintenant condamnée, donnait aux locataires une sortie particulière sur la ruelle Sainte-Marguerite. Cette porte condamnée était naturellement à la hauteur du premier étage, les chambres à coucher se trouvant de plain-pied avec la ruelle.
Au bruit de voix qui avait tout à coup attiré mon attention, mes inquiétudes changèrent d’objet. Je fus incontinent de l’avis du vieux domestique.
– À quoi bon, me dis-je, escalader les hautes murailles du jardin, quand il serait si facile de s’introduire chez moi par les fenêtres.
J’avais donc désormais cette idée fixe qu’on pouvait avoir intérêt à s’introduire chez moi. C’était bien la première fois que me prenait pareille tramontane. Aussi me tenait-elle tout de bon. J’avais la poitrine serrée et je sentais mes jambes trembler sous le poids de mon corps. Je regrettais amèrement de n’avoir point accepté les offres de maman marquise, qui m’avait proposé dans le temps de faire coucher le jardinier dans ma cuisine. J’avais répondu en riant, – je m’en souvenais avec colère contre moi-même, – que Suzon suffirait bien pour me garder. Suzon couchait comme moi au premier étage. Les voix venaient précisément de là.
Je crois avoir laissé voir que je n’avais pas désormais en mademoiselle Suzon une confiance illimitée.
Je me recueillis pour savoir ce qu’il fallait faire en une semblable circonstance. La réflexion me rendit le sang-froid qui m’est naturel. Je me demandai où allaient mes craintes, et ce fut la pensée de Gaston qui me répondit. Son dernier regard était devant mes yeux, dans l’obscurité, comme un avertissement, comme une menace. Était-ce donc ce fou de Gaston qui parlait là-haut avec Suzanne-à-la-harpe ? Que faire en ce cas ? Monter l’escalier bien doucement, s’assurer du fait, et agir en conséquence. Maître Gaston, je dois le dire, ne me semblait pas un Tarquin bien difficile à foudroyer. Je comptais sur ma supériorité d’autrefois. Aussitôt fait que dit : je commençai a gravir les marches à tâtons, en ayant soin de mettre à profit cette observation expérimentale que j’avais recueillie dans le corridor du Meilhan, – le plus indiscret des corridors, – c’est-à-dire en marchant tout près de la muraille. Aucune marche ne cria et j’arrivai, sans avoir fait le moindre bruit, jusqu’à la porte de ma chambre. C’était là qu’on parlait. On voyait, du reste, de la lumière entre les battants et le seuil. Je mis mon œil à la serrure, contenant à deux mains les battements de mon cœur. Puis je me rejetai en arrière en poussant un franc éclat de rire. Mademoiselle Suzon était installée tranquillement à ma table et satisfaisait une passion qu’elle avait. Elle se tirait les cartes à elle-même.
Suzon entendit mon éclat de rire, mais elle ne se déconcertait pas pour si peu. Quand je poussai la porte, c’est à peine si elle tourna la tête pour voir qui entrait.
– Riez, riez, me dit-elle en levant à la hauteur de ses cheveux ébouriffés un doigt prophétique, n’empêche que voilà encore le valet de cœur à vos trousses… C’est la septième fois que ça sort… Je lèverais la main qu’il y a un blond qui vous en veut ! – Vous vous occupez donc de moi, Suzon ? – Faut bien faire quelque chose, me répondit-elle en brouillant ses cartes ; – il n’y a que des vieux chez votre marquise, à la cuisine… C’est trop ennuyant, aussi !
Les événements de cette journée avaient chassé de ma mémoire mon entretien avec Gustave. J’avais perdu complètement souvenir de cette bizarre aventure de la rue de Courcelles : un jeune homme pénétrant la nuit dans l’appartement que je n’habitais pas encore, et jouant cette valse qui me rappelait la première impression romanesque de ma jeunesse. Les paroles de Suzon éveillèrent brusquement ma mémoire. C’était aussi l’expression employée par Gustave : un jeune homme blond…
Le langage des cartes, comme chacun peut le savoir, divise la nature humaine en deux catégories : les blonds et les bruns. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que mademoiselle Suzon se fût servie de ce terme. Ce qui était étonnant, c’était la coïncidence. Suzon battait ses cartes et se disposait à recommencer.
– Avez-vous fermé les contrevents du côté de la rue ? lui demandai-je. – Quoi donc qu’il y a à voler ici ? fit-elle au lieu de répondre ; tiens ! voilà encore le blond !… Est-il ostiné, cet olibrius ! Je vous ai prise en dame de trèfle, rapport à ce que je garde la dame de cœur pour moi… Il rôde… il rôde, ce blondasse… Savez-vous qui c’est ?
Elle releva les yeux sur moi en me faisant cette question. Les yeux de mademoiselle Suzon n’avaient pas leurs pareils pour l’effronterie.
– Allez fermer les contrevents, lui dis-je, et qu’il ne m’arrive plus de les trouver ouverts à cette heure ! – Tiens ! fit-elle en remettant ses cartes en paquet, nous n’avions pas encore pensé à ça… C’est drôle !… Vous l’avez donc vu ? – Suzon, lui répondis-je, indignée cette fois, – je vous passe beaucoup, mais vous lasserez ma patience !
Elle quitta sa chaise avec un sourire insolent et sournois.
– On y va, on y va, dit-elle ; comme c’est drôle, les cartes !… Ça voit tout.
Je restai seule auprès de la table, pendant qu’elle allait fermer les croisées. Je l’entendais qui chantait à pleine voix. Cela m’impatientait. L’insolence de cette fille allait décidément au-delà des bornes. Mon regard tomba sur la table. Il y avait auprès des cartes de Suzon un chiffon de papier qui, sans doute, lui servait à les serrer. C’était un fragment de lettre. Je crus reconnaître l’écriture de M. le docteur Pidoux. Machinalement, je repassai le chiffon sur mon genou pour voir si je ne me trompais point. Le papier était déchiré de manière à garder seulement les extrémités d’une demi-douzaine de lignes. La première contenait ces mots : votre droit ; la seconde, un seul mot : avenir ; la troisième, un mot encore : usurpation ; la quatrième : en justice ; la cinquième : sentiments ; la sixième, deux lettres : ux, et la queue d’un paraphe. C’était bien la fin de la signature du précieux Pidoux. L’idée ne me vint même pas que cet ancien enchanteur, devenu député, pût écrire à mademoiselle Suzon. Celle-ci prenait ses repas avec les domestiques de l’hôtel. Je pensai qu’elle avait ramassé ce chiffon soit à l’office, soit au jardin : maman marquise devait correspondre avec M. Pidoux. Je dois vous avouer, du reste, qu’au lieu d’accorder mon attention aux bouts de lignes qui étaient sous mes yeux, je cherchais en moi-même un moyen doux et honnête de me séparer de mademoiselle Suzon.
– Où avez-vous été aujourd’hui toute la journée ? demandai-je au moment où elle rentrait, toujours chantant. – Tiens ! me répondit-elle, ordinairement ça ne vous fait rien de savoir où j’ai été. – Aujourd’hui, je veux que vous me le disiez. – Vous voulez ! répéta-t-elle en me regardant de travers ; ça vous a joliment changée, madame Lodin, d’avoir trouvé comme ça quelques sous dans le pas d’un cheval… Cet argent-là n’est pourtant pas fait pour rendre une personne si fière… à ce qu’on dit… Bien volé ne profite… – Suzon, l’interrompis-je, c’est la dernière fois que vous coucherez dans ma maison. – Oh ! oh !… fit-elle dans son premier moment de révolte ; – la maison de madame…
Puis, s’humiliant sans transition et tout à coup :
– Je sais bien que vous êtes trop bonne, allez, me dit-elle avec un sourire de chatte ; vous ne mettrez pas comme ça une pauvre fille sur le pavé. – Vous avez agi, Suzon, lui répondis-je, de manière à me prouver que vous ne teniez pas à rester chez moi.
Elle vint s’accroupir auprès de mon fauteuil.
– Eh bien ! j’ai été ici et là, me dit-elle ; je suis née là-dedans, je ne peux pas rester entre quatre murs. Ça vous a fâchée que je vous aie dit qu’il y avait un blond… Les cartes, c’est des bêtises. N’empêche, reprit-elle, dès qu’elle vit que je ne menaçais plus, n’empêche que le bonheur peut venir à tout le monde. Suffit d’un petit moment de chance… Quand j’aurai mon héritage, moi, ça ne m’en rendra pas plus rogue… – Vous espérez donc faire un héritage, Suzon ? lui demandai-je.
Elle rougit à cette question. Cela lui arrivait rarement.
– Dame ! fit-elle pour la seconde fois, puisque ça vous est bien arrivé.
Je lui ordonnai de me laisser seule. Elle remit ses cartes dans la lettre de Pidoux et se dirigea vers la porte. Sur le seuil, elle me dit avec son impertinence revenue :
– Il n’y a pas de contrevents aux fenêtres du côté du jardin !…
Puis elle jeta la porte et reprit sa chanson où elle l’avait laissée. Je poussai les verrous de ma porte. Je mis un grand fauteuil dans chacune de mes embrasures. J’étais, ce soir, faible comme un enfant. Dès que je fus dans mon lit, une sorte de fièvre nerveuse me prit. J’avais des tressaillements violents, quand mes yeux se fermaient ; si je les tenais ouverts, je voyais des fantômes.
* * * * * * * * * *
Le lendemain, à mon réveil, mademoiselle Suzon m’apporta une lettre.
– Est-ce que nous ne sommes pas de meilleure humeur, ce matin ? me demanda-t-elle.
Je ne répondis point. Les familiarités de cette fille m’impatientaient de plus en plus. La lettre était d’une écriture à moi inconnue. Elle ne portait point de signature. Elle contenait seulement ces quelques mots :
« Une personne bien placée pour savoir ce qui se passe au parquet, et s’intéressant vivement à l’infortunée E. M***, prévient madame Suzanne Lodin que sa présence à Paris causera un terrible préjudice à son ancienne amie. Madame E. M*** est étrangère à cette communication. On espérerait la sauver si l’on pouvait dire à certains personnages influents, qui ont leurs raisons pour ne point désirer la rencontre de madame Suzanne Lodin : Elle a quitté Paris ; elle n’y reviendra jamais. Que madame Suzanne Lodin consulte son cœur et se rappelle le souvenir de deux années de bienfaits. »
Oh ! non, ce n’était pas de ma pauvre Eugénie qu’émanait cette lettre. Elle ne l’avait ni écrite ni fait écrire. Je ne sais pas s’il était dans sa nature de faire appel au cœur d’un ami. Il y avait en elle une fierté que j’ai reconnue chez moi-même en certaines circonstances.
Je réfléchis beaucoup à cette lettre. Je vais plus loin : la pensée de cette lettre ne me quitta plus un seul instant à dater de l’heure où je l’eus reçue. Elle m’inspira de la défiance. Elle m’en eût inspiré bien plus encore sans les paroles échappées, la veille au soir, à mon bon vieil ami Antoine. Entre ces paroles et le contenu de la lettre, il y avait une manifeste coïncidence.
La lettre, plus explicite qu’Antoine, indiquait en quoi mon absence pouvait servir la petite sage-femme. L’accusation qui pesait sur elle n’était pas son seul danger. Les preuves, en apparence si solides qui militaient contre elle, les charges nombreuses et accablantes qui semblaient devoir l’écraser, n’étaient pas ses seuls ennemis. Il y avait des gens qui avaient juré sa perte. Ces gens, je les connaissais ; je savais d’où provenait leur haine. Qu’ils eussent intérêt à m’éloigner de Paris, ma conscience ne le niait pas, et là n’était point mon doute. Mon doute concernait le prix dont les ennemis d’Eugénie devaient payer mon absence. La lettre ne parlait point de cela. Elle semblait écrite par une personne qui eût obtenu par hasard les renseignements dont elle usait. C’étaient paroles vagues.
– Madame déjeune-t-elle dans son lit ? me demanda Suzon, qui montra son minois moqueur à ma porte.
Je répondis négativement.
– J’ai bien pensé à ce que madame m’a dit hier au soir, reprit-elle en se pinçant les lèvres ; – je crois que madame a raison. Je ne garde pas toujours le respect que je devrais à madame… Mais aussi, c’est un peu la faute de madame… Madame m’avait accoutumée à tant d’indulgence que je me croyais presque l’amie de madame…
Et ainsi de suite. Elle en dit, ma foi, fort long sur ce ton-là. C’était la première fois qu’elle employait cette formule que les maîtres ont tant de peine souvent à enseigner aux domestiques novices. On voit que mademoiselle Suzon l’avait supérieurement apprise du premier coup.
Je lui fis signe de se retirer.
– Alors, madame m’en veut toujours ? dit-elle en retenant avec peine quelque fusée d’impertinent bavardage. – Non, Suzon, répliquai-je, mais laissez-moi.
Elle me fit la révérence et me dit cérémonieusement : – Je suis bien obligée à madame.
Puis, au lieu de se retirer, elle reprit :
– Si je ne voyais pas madame préoccupée, je lui demanderais un renseignement qui me serait bien utile. – Parlez, Suzon, lui dis-je. – Madame est bien bonne de quitter ses réflexions pour rendre service à une pauvre fille comme moi… Voilà ce que je voulais lui demander : Madame a-t-elle quelque chose contre M. le docteur Pidoux ? – Pas le moins du monde, Suzon… Je suis seulement étonnée que vous me fassiez une pareille question. – C’est qu’il me semblait qu’hier madame avait pris une figure un peu… rembrunie, pendant que je lui parlais de M. le docteur Pidoux. – M’aviez-vous parlé du docteur Pidoux, Suzon ?… Je ne m’en souvenais pas.
Elle rougit et se pinça les lèvres. Évidemment, il y avait quelque chose de commun entre elle et le docteur Pidoux. Elle ne voulait pas qu’on la traitât à la légère.
– Je sais bien, reprit-elle avec une nuance d’amertume dans la voix, que madame a autre chose à faire que de penser à M. le docteur Pidoux… Mais madame la marquise du Meilhan ne le regarde pas de si haut… M. Pidoux donne des conseils à madame la marquise.
Je ne l’ignorais pas, et c’était bien là ce qui me fâchait.
– En somme, dis-je plus sèchement, où voulez-vous en venir, Suzon, je vous prie ? – Seigneur Dieu ! répliqua-t-elle, feignant de me croire en colère, si j’avais cru mécontenter madame, je n’aurais pas seulement ouvert la bouche… Je n’ai rien oublié de ce que je dois à madame… Je lui parlais de M. le docteur Pidoux parce qu’il veut bien s’intéresser à moi, qui suis une pauvre abandonnée… – Est-ce lui qui vous a engagée, Suzon, à prendre vis-à-vis de moi ce ton ridicule et qui vous va si mal ?
Elle joignit les mains et leva les yeux au ciel. Mais je devinais toutes les peines qu’elle avait à s’empêcher de rire.
– Je fais ce que je peux pour plaire à madame, me répondit-elle ; mais, depuis quelque temps, madame m’a prise en grippe… Rien ne me réussit : quand je parle comme autrefois, madame trouve que je lui manque de respect ; quand je prends le langage des servantes vis-à-vis de leurs maîtresses, madame croit que je me moque d’elle… Je suis bien malheureuse !…
Elle mit son mouchoir sur ses yeux, qui, j’ai à peine besoin de le dire, étaient parfaitement secs.
Cette petite scène, en apparence si frivole, avait pour moi un caractère menaçant. J’essayais de me nier le fait à moi-même, mais mon instinct me criait : tes ennemis travaillent ; ceci est une déclaration de guerre. Une inconcevable fatigue me prenait en face de ces complications nouvelles, qui étaient comme des piqûres d’épingle autour d’une grande blessure.
– Et n’avez-vous pas autre chose à me dire, Suzon ? demandai-je.
Elle hésita.
– Si madame me renvoyait, par cas… balbutia-t-elle, M. le docteur Pidoux me prendrait avec lui. – Eh bien ! Suzon, si vous avez envie d’aller avec M. le docteur Pidoux, vous êtes libre.
Elle fit aussitôt semblant de sangloter et reprit :
– Je ferai mes huit jours, si madame n’a personne. – Vous ferez ce que vous voudrez, Suzon. – Et j’aurai bien soin de fermer les volets, ajouta-t-elle en changeant de ton tout à coup. Vous aviez joliment raison hier au soir, dites donc !… Le blond que j’ai vu en valet de cœur rôde… il rôde !… Je n’avais jamais regardé c’te ruelle, moi ! On entrerait ici comme chez soi… – Vous avez vu un homme dans la ruelle ? demandai-je. – Un amour de petit homme !… et qui regardait aux croisées avec des yeux en coulisse… Il y a eu déjà un enlèvement dans ce pavillon… les gens qui étaient ici avant nous… J’ai su ça dans le quartier… une jeune fille de dix-huit ans… La voiture était là, sous les fenêtres… Mais pourquoi vous enlèverait-on, vous, puisque vous êtes votre maîtresse ?
Elle reprit son balai en même temps que sa chanson et disparut. Je ne pouvais pas être plus triste qu’avant son entrée, mais je restai plus inquiète.
– Ah ! si j’étais la femme de mon Gustave, pensai-je, comme je fuirais ce Paris ! Sur l’honneur, je ne coucherais pas dans mon lit ce soir !
Je repris cependant la lettre anonyme ; je la relus, je la méditai de nouveau. Il me sembla que le sens en était plus clair. L’idée de partir était née en moi. Seulement, je me disais :
– À l’heure des débats, mon témoignage ne serait-il donc d’aucune utilité pour ma pauvre Eugénie ?
Je ne pouvais faire de réponse à cette question, car j’ignorais profondément les formes judiciaires. La pensée me vint, – chose extravagante, – de me jeter en voiture et d’aller chez madame la baronne d’Avray. Qui peut dire ce qui fût arrivé si j’avais pris cette femme pour alliée ?
Je repoussai bien loin ce conseil de ma fièvre. On ne va pas contre sa destinée. Je me dis : À supposer même qu’un traité d’alliance avec la belle Irène ait été jamais possible, il est maintenant trop tard. Je suis contre elle, puisque je suis avec mademoiselle du Meilhan, son ennemie. Et d’ailleurs, cette carte que j’avais vue sur sa cheminée, cette carte du docteur Brodard-Peyrusse, où il y avait, écrit au crayon : Chère, à ce soir…
Vers onze heures, on me fit dire que Zoé me demandait. Je la trouvai pâle et brisée comme au jour d’autrefois, quand le découragement chronique étreignait son pauvre cœur. Elle était encore couchée, mais la fièvre avait disparu.
– Eh bien ! Suzanne, me dit-elle, cette femme n’a pas perdu de temps pour engager la bataille… J’ai ressenti déjà ses premiers coups… Georges n’est pas venu hier au soir… Ce matin, il m’écrit que de nouveaux obstacles… des obstacles qu’il m’expliquera… ont surgi, et qu’il s’occupe à les vaincre… Que n’ai-je suivi mon dessein de me réfugier dans un cloître !
On n’a qu’un cœur. Chaque cœur ne peut contenir qu’une certaine somme d’angoisse. Je sentis que j’étais trop froide en face du désespoir de la pauvre Zoé. Mais il n’y avait plus de place en mon âme pour l’ardente compassion. J’étais à Eugénie ce matin. Les coups que l’on frappait sur moi m’engourdissaient au lieu de m’éveiller. Je ne sais pas ce que je dis pour consoler mademoiselle du Meilhan. Ce dut être froid et mal placé, car ses regards se détournèrent de moi. Je me souviens qu’elle me répondit :
– Je ne vous en veux point, Suzanne… La pitié se lasse, et vous avez déjà fait beaucoup pour moi. – Je souffre, lui répliquai-je : tout se réunit ce matin pour m’accabler !
Elle me prit la main et me dit :
– Suzanne, prenez garde à Gaston !
Hélas ! il fallait que je prisse garde à tout !
En quittant Zoé, j’avais un poids vague sur le cœur. Fuir ! fuir ! je ne songeais qu’à fuir ! Ma vaillance native sommeillait. L’idée de combattre encore m’inspirait un dégoût sans nom. N’étais-je pas vaincue d’avance ? Au moins, en fuyant, je servais Eugénie.
Dans le salon, où je me rendis, je trouvai Lily radieuse. Elle était au piano. Elle se leva dès qu’elle me vit et vint à moi les bras ouverts. Mais la vue de mon visage bouleversé fit tomber ce grand redoublement de tendresse. Le meilleur d’entre nous a coutume de rapporter à soi les émotions d’autrui. C’est l’égoïsme des bonnes gens.
– Est-ce que mon bonheur vous fait de la peine, Suzanne ? me demanda Lily tout à coup défiante.
Je l’embrassai. – Elle me regardait en face.
– Vous avez dû passer une bien mauvaise nuit, murmura-t-elle.
Je répondis comme j’avais fait à Zoé.
– Je souffre.
La bonne petite Lily m’accabla aussitôt de caresses. Tout de suite après le déjeuner, j’allai trouver Gustave, qui m’attendait au jardin. Si j’avais été dans mon état ordinaire, je crois que j’aurais remarqué vivement le trouble de mon parrain. Ce trouble sautait aux yeux. Mais je n’étais plus moi-même. J’eus conscience de ce trouble. Je n’y donnai point attention. Gustave me parla d’une lettre qu’il venait de recevoir d’Amérique. Tous les obstacles étaient levés. Les papiers devaient venir au premier jour.
– Ah ! que n’arrivent-ils aujourd’hui ! m’écriai-je.
Je vis qu’il m’examinait à la dérobée. Ses yeux avaient des regards sournois. On eût dit qu’il attendait de moi une parole qui ne venait point.
À deux ou trois reprises, il me parla de la confiance que je devais avoir en lui, dans le cas d’événements qu’il ne prévoyait point, mais qui pourraient me séparer de mes excellents protecteurs. Puis il s’arrêtait, comme pour me laisser le temps de répondre.
Une fois, je crus comprendre, et je m’écriai :
– Au nom du ciel, ne me cache rien !… Explique-toi !… si tu sais quelque chose d’Eugénie Mutel, dis-le-moi !
L’étonnement qui se peignit sur son visage me rejeta bien loin de mes soupçons. Par le fait, mon pauvre parrain ne savait rien.
L’entrevue finit à l’heure ordinaire.
– Tu n’as rien à me dire, Suzanne ? me demanda-t-il en me quittant. – Rien, répondis-je, puisque tu n’as pas tes papiers. – Et si j’avais mes papiers ? insista-t-il. – Je ne sais pas, fis-je, je ne sais pas… Que Dieu m’envoie un bon conseil, car je sens que je deviens folle ! – Suzanne, murmura-t-il en me serrant la main, c’est que tu n’as pas confiance en moi !
Comme nous nous séparions, je vis le vieil Antoine assis sur un banc à gauche du perron de l’hôtel. Il ne me parla point quand je montai. Je ne sais pas si je me trompais, mais il me sembla que ses regards timides me suppliaient. Je fus sur le point de rappeler Gustave.
Pourquoi faire ? Je n’avais pas encore de réponse à cette question.
Le salon était désert. J’entendis que l’on causait dans la chambre de maman marquise. J’allais me retirer lorsque la porte s’ouvrit. La vue de la personne qui parut sur le seuil faillit me faire tomber à la renverse.
C’était mon accouchée du boulevard des Invalides.
Ou, du moins, c’était cette belle jeune fille que j’avais vue dans la calèche du général, le jour où, par un prodige de calcul, j’avais retrouvé la maison à la rampe sanglante. Cette belle jeune fille aussi que j’avais revue, le soir de ce même jour, sous le péristyle de l’Opéra-Comique, pendant que le jeune substitut, M. de Gérin, allait chercher la voiture. Celle-là qui m’avait causé une si grande et si légitime frayeur en m’apprenant involontairement que M. de Gérin s’appelait Edmond de son nom de baptême.
Elle était en grande toilette de visite. C’est à peine si je crois pouvoir dire qu’elle eut un petit tressaillement à ma vue. Ce premier et presque imperceptible mouvement une fois passé, elle fixa sur moi, sans trouble aucun, ses beaux yeux un peu trop hardis.
– Voici, je crois, la jeune personne dont vous me parliez, dit-elle en se tournant vers maman marquise qui la suivait.
– Permettez que je vous la présente, répondit la bonne Dorothée.
Ces deux dames s’effacèrent en même temps pour me laisser entrer, et derrière maman marquise j’aperçus une autre tête de Méduse : mon jeune substitut du procureur du roi, M. Edmond Gérin, qui trouvait que les crimes d’infanticide se multipliaient dans une proportion effrayante, était là, ganté de frais et le chapeau à la main. Je ne m’attendais certes pas à rencontrer là mon accouchée, mais la présence du substitut m’étonna bien autrement. À son aspect, je cessai de marcher ; je demeurai immobile et comme anéantie.
Une douce voix se fit entendre au fond de la chambre, du côté de la cheminée, et me fit l’effet de cette bouffée de bon air qui vient rendre la vie aux asphyxiés.
– Bonjour, Suzanne, chère petite, disait cette voix.
Je levai les yeux machinalement. Toutes mes clientes nocturnes s’étaient-elles donné rendez-vous chez maman marquise ? Je reconnus, assise au coin du foyer, madame la comtesse de Champmas-d’Argail, cette belle et fière Florence, la femme du diplomate disséqué.
Je n’eus que le temps de la saluer de loin. Maman marquise m’avait pris la main, et tonton disait déjà en parlant à la première accouchée :
– Ne la dénoncez pas à votve pavquet, belle dame ! mais elle était comme nous tous de la conspivation, en 1832… Si le mavéchal avait vempli sa pvomesse… enfin, n’impovte. Adovons les décvets de la Pvovidence… Si le gouvevnement actuel veut entver dans une voie de conciliation… – Parlez pour vous, Isidore ! interrompit sévèrement maman marquise. Moi, je mourrai, ensevelie dans mon drapeau !
Madame la comtesse d’Argail souriait derrière son mouchoir brodé.
– Chère madame, reprit maman marquise, puisque nous allons être alliées, ce qui est beaucoup d’honneur pour nous, je vous présente toute ma famille. Ma petite Suzanne en est. Je n’ai rien à renier de son passé ; je connais toute son histoire, et je ne sais personne au monde que j’eusse plus de bonheur à nommer ma fille.
Je baisai avec effusion la main de cette excellente femme. Mon accouchée m’adressa un sourire tout-gracieux. M. de Gérin s’inclina en même temps qu’elle, ce qui me donna fort à penser. Étaient-ils ensemble ? – Étaient-ils mariés ? Les doutes furent de courte durée. M. de Gérin passa devant la marquise et offrit son bras. Au moment où il franchissait le seuil, son coude me toucha. Il se retourna aussitôt pour me faire des excuses très-polies, mais ceci était un prétexte. En effet, il ajouta tout bas avant de s’éloigner :
– Vous pouvez beaucoup… faites ce qu’on vous a dit… mais je vous préviens que le temps presse ! – Elle est charmante, cette petite madame de Gérin ! dit maman marquise dès qu’ils furent partis. – Je ne trouve pas, répliqua madame de Champmas d’Argail. – Bouvgeois ! bouvgeois ! fit tonton en pirouettant, touvnuve de noblesse d’empive !… Pouah ! – Et pourquoi ces gens-là viennent-ils chez vous, madame ? demandai-je à Dorothée sans savoir ce que je disais. – Ah ! pouvquoi !… dit tonton ; pouvquoi n’avons nous pas véussi en Vendée !… – Je vous prie, mon cher Isidore, l’interrompit maman marquise, d’être plus réservé à l’avenir… Vous vous lancez, vous vous lancez… et puis vous êtes obligé de faire des concessions… – Ma bonne petite chérie, reprit-elle, répondant à ma question, ces gens-là, comme tu les appelles, vont devenir nos alliés par le mariage de notre Zoé… M. de Gérin, un jeune homme fort bien élevé, est le parent de Georges du Roncier. – Non pas M. de Gévin… rectifia Isidore. – Ou peut-être sa femme, poursuivit Dorothée ; j’avoue que cela m’est égal… Ils venaient tout uniment nous faire leur visite de noces… La mariée est la fille d’un général… elle tient à la famille du Roncier… – Non pas elle… rectifia encore tonton. – Et qui donc alors ? demanda aigrement la marquise. – Dovothée, chève amie, répondit tonton, advessez-vous toujouvs à moi quand il s’agit des tenants et aboutissants… M. le docteuv Bvodavd-Peyvusse, homme vespectable et puissamment viche, qui fait pavtie de la famille Lemonnier-Duvoncier, a constitué une dot magnifique à cette jeune pevsonne qui n’en avait point… M. Bvodavd est quelque chose comme son père adoptif… De là les politesses que les jeunes époux vendent à tout le cevcle d’alliance de ce M. Bvodavd…
J’écoutais comme en un rêve. La seule idée qui se dégageât bien nettement de mon cerveau était celle-ci : Il y avait autour de moi comme une ligue fatale, toute composée d’ennemis, qui allait sans cesse se rétrécissant et se serrant, – pour faire l’espace où je me mouvais plus petit. J’étais libre encore, mais jusques à quand ? Je ne pouvais faire un pas sans me heurter à une menace.
– Et vous ne la trouvez pas bien, chère cousine ? demanda maman marquise en se rapprochant du foyer. – Si fait, si fait, répondit la comtesse. – Quand j’ai dit qu’elle était charmante… – Charmante, non, bonne cousine. Mais très-bien… très-bien… pour la femme d’un procureur du roi.
Isidore exprima son enthousiasme par une pirouette.
Je restais debout au milieu du salon.
– Eh bien ! Suzanne, vous ne venez pas m’embrasser ? me dit la comtesse.
C’était un peu la formule qu’on emploie avec les petites filles. Je fis comme les petites filles : je m’avançai docilement et sans mot dire. La comtesse me fit asseoir auprès d’elle. Pendant qu’Isidore et maman marquise discutaient sur la tournure de M. de Gérin et sur la toilette de sa jeune femme, je sentis que Florence me serrait le bras.
– Vous me disiez autrefois d’avoir du courage, murmura-t-elle.
Je levai sur elle mon regard si éteint, qu’elle eut pitié.
– Vous souffrez donc bien, Suzanne ! me dit-elle. – Pvenez gavde ! s’écria tonton ; si vous avez des secvets, belle nièce, j’ai l’oveille fine comme un démon… pavole !
Le doigt de Florence lui fit une caressante menace. Il fut content.
– Avez-vous reçu la lettre de Maxime ? me demanda la comtesse. – Ah ! m’écriai-je, c’est donc lui ? – Comment ! vous ne le saviez donc pas ?
Je répondis, et ce fut un hasard funeste :
– J’aurais dû m’en douter !
Elle ne me comprit point. Et peut-être attacha-t-elle peu d’importance à ma réponse. Le principal pour elle, c’était que j’eusse reçu la lettre de Maxime. Le lieu et le moment étaient peu favorables à une explication en règle.
– C’est pour vous que je suis venue, reprit-elle ; Maxime est fort inquiet… il a pu voir cette malheureuse femme… c’est une sainte… Mais tout se tourne contre elle… Elle n’a plus d’espoir qu’en vous !
Mes yeux restèrent secs.
– En moi !… répétai-je.
Puis j’ajoutai :
– Je suis prête… Si elle m’avait demandé ma vie, je la lui aurais donnée de bon cœur.
Florence me regarda, étonnée.
– Pourquoi parlez-vous ainsi, Suzanne ? me dit-elle. On ne vous demande rien que de très simple.
Mais tonton et maman marquise vinrent décidément se jeter à la traverse de notre entretien. Il fut impossible de le renouer. Tout ce que Florence put faire, ce fut de me glisser à l’oreille, au moment de partir :
– Redevenez vous-même, Suzanne… Ayez confiance en nous… et surtout ne nous manquez pas !
Que de péripéties terribles dont l’origine fut un frivole malentendu.
Il fallait le trouble où j’étais pour que je pusse avoir la pensée d’attribuer la lettre anonyme au prince. Pourquoi le prince aurait-il déguisé son écriture et parlé comme un inconnu ? D’un autre côté, un seul mot de la comtesse eût fait cesser l’erreur. Si nous avions été libres, en tête-à-tête, ce mot aurait été très-certainement prononcé.
Mais il ne le fut pas, et je m’endurcis dans mon erreur.
Quand Florence fut partie, je redescendis au jardin. Antoine était toujours à la même place. Je l’abordai. Je lui dis :
– À tout prix, il faut que je voie M. Gustave Lodin avant le dîner… le salut de notre Eugénie en dépend.
Antoine se leva tout droit. Il me prit entre ses bras. Il ne pouvait point parler. Mais je le vois encore, le pauvre vieillard, franchir les marches du perron avec ses jambes de quinze ans, tout à coup retrouvées. Au haut des degrés, il m’envoya un baiser et disparut.
Je revins au pavillon, où je ne trouvai personne. Mademoiselle Suzon était sortie, selon son habitude. Je me mis à faire mes malles ou plutôt à entasser dedans pêle-mêle le contenu de mes armoires. En ce premier instant, mon idée était de quitter Paris purement et simplement, sans faire aucun mystère. Je me souviens que j’arrangeais dans ma tête mes paroles d’adieu à maman marquise, mes remercîments, mes regrets. Je prenais congé par avance de Lily et de Zoé. C’était un départ officiel. Puis la réflexion me vint ; – tout était déjà chez moi sens dessus dessous. Je repris mes robes à brassées, je les refoulai dans mes armoires. Je poussai mes malles dans leurs coins. Je m’assis, la tête vide et lourde, sur le pied de mon lit. J’allais avoir un combat à soutenir. Les du Meilhan ne pouvaient pas me laisser partir ainsi.
Le lecteur a parfaitement compris quelles étaient les généreuses intentions de cette femme excellente et véritablement dévouée : maman marquise. Elle avait voulu, en me prenant chez elle, me donner non-seulement une position mais encore une famille. La manière dont récemment encore elle me présentait à la jeune madame Gérin, ne peut laisser aucun doute à cet égard. Maman marquise, que sa tendre affection faisait ingénieuse et adroite, forçait pour moi patiemment les barrières du monde. Elle me rendait possible, comme on dit en politique. À son point de vue, ce serait trop peu dire que de montrer mon passé comme exempt de reproches. Je n’étais pas seulement pour elle une jeune fille honnête et pure ; une héroïne. Elle s’exagérait, dans sa cordiale reconnaissance, les services que j’avais rendus à sa maison. Elle me l’avait dit plus d’une fois à moi-même : j’étais le bon ange de la famille. Mais elle ne se dissimulait point que les gens du dehors pouvaient avoir de moi une autre opinion. Aux yeux du monde, les aventures, si honorables qu’elles puissent être au fond, sont rarement inscrites au bon côté du livre de crédit d’une femme. Or, j’avais eu des aventures tant et plus.
Ne pouvant me mettre au front un écriteau qui confondît incessamment la calomnie sans cesse renaissante, la bonne Dorothée avait voulu me placer au-dessus de la calomnie. Elle avait voulu faire de moi sa fille. Elle avait voulu me donner l’autorité de son nom. J’étais pour elle une du Meilhan. Elle avait la forfanterie de croire qu’un jour ou l’autre le monde m’accepterait comme telle.
Voilà ce qui me fit renoncer à mon premier dessein de partir en plein jour et de faire officiellement mes adieux. J’ajoute ceci : ma lassitude était si extrême, que je ne pouvais songer sans frémir à l’entrevue que je devais avoir avec la pauvre Zoé. Zoé comptait sur moi. J’étais de moitié dans la lutte que j’avais engagée. Et voilà que je l’abandonnais tout à coup seule, faible, emportant la conviction qu’elle ne pourrait pas soutenir un combat inégal. Cette pensée était pour moi la plus irritante parmi celles qui m’obsédaient. Pour me sauver d’elle, je me disais : – Au moins Lily sera heureuse… Gaston ne me verra plus. Car je ne croyais guère à cette guérison subite de M. le comte du Meilhan.
L’heure passait. Gustave allait bientôt venir. Je mis sur ma table du papier, une plume et de l’encre. Je me dis : il faut écrire à maman marquise. C’était le moins, en effet. Mais je restai dix minutes la plume à la main. Ma tête était vide. Je me levai pour aller prendre une petite caisse où je plaçai les choses dont je ne pouvais absolument me priver. Je ne voulais pas d’autres bagages. De temps en temps, je m’arrêtais pour pleurer. Ce n’était pas l’idée de la séparation qui provoquait ces larmes. Je dois bien m’expliquer : c’était le découragement, c’était un vague instinct qui faisait, par intervalles, le jour dans la nuit de mon intelligence, et qui me disait : – Où vas-tu ? Que fais-tu ? Es-tu bien sûre de suivre la bonne route ?
L’idée de courir à la prison me vint bien, non pas une fois, mais cent fois. Mais comment parvenir jusqu’à Eugénie ? Et, d’ailleurs, quel motif me portait à partir ? J’entends mon motif avoué, principal : n’était-ce pas l’idée que les ennemis de ma pauvre Mutel lui tiendraient compte de mon éloignement ? N’était-ce pas l’opinion fausse ou vraie qu’on escompterait en sa faveur de l’impossibilité où nous serions désormais de nous voir, de comploter, de nous venger en commun ? Hors de là, il n’y avait même pas de prétexte à suivre les injonctions de la lettre anonyme. Eh bien ! une visite à la prison n’allait-elle pas directement contre ce but ?
Du fond de ma conscience, à cette heure où rien ne peut m’empêcher de parler avec franchise, j’affirme qu’avec les éléments que j’avais je ne pouvais pas agir autrement que je le fis.
Gustave entra chez moi vers quatre heures et demie. Je lui trouvai l’air embarrassé ; son regard me parut manquer de franchise, mais je n’avais pas le loisir de m’arrêter à ces détails.
– Est-ce qu’il t’est arrivé quelque chose, Suzanne ? me demanda-t-il d’une voix qui tremblait un peu.
Moi, je m’interrogeais en ce moment, ne sachant plus pourquoi j’avais fait venir Gustave. Qu’avais-je besoin de Gustave ? Étais-je un enfant pour ne pouvoir partir sans aide ? Ce fut dans cet ordre d’idées que je répondis :
– Il ne m’est rien arrivé… je voulais seulement te prévenir que je suis forcée de quitter Paris.
Il tressaillit et dit tout bas : – Avec moi ? – Sans toi, prononçai-je froidement, car je n’étais déjà plus à l’entretien.
Son regard exprima un sentiment double : la surprise et le dépit.
– Et où vas-tu aller, Suzanne ? me demanda-t-il encore.
Je répliquai : – Je ne sais pas.
Ses yeux tombèrent sur la lettre à maman marquise qui était sur la table. Il n’y avait qu’une ligne d’écrite, une ligne ainsi conçue : « Pardonnez moi, bonne mère, si je ne vous ai pas embrassée avant mon départ, qui ressemble à une fuite… » Il n’en fallut pas davantage pour éveiller toutes les jalousies de mon pauvre Gustave.
– Suzanne ! Suzanne ! s’écria-t-il, tu me caches quelque chose… On a voulu te contraindre… J’ai un rival. – Tu te trompes, répondis-je sans perdre ce ton glacial qui le désespérait ; il ne s’agit pas de cela. – Alors, pourquoi pars-tu ? – Parce que j’y suis forcée. – Pourquoi pars-tu sans moi ?
Je passai ma main sur mon front, où il y avait de la sueur froide.
– Tiens, mon parrain, lui dis je, laisse-moi… je ne sais pas !
Il me regardait avec des yeux enflammés.
– Écoute ! s’écria-t-il, celui qui t’enlèverait à moi serait un homme mort !
Je lui fis signe de s’asseoir auprès de moi. Cela me faisait du bien de le voir m’aimer. Mais je ne pus répondre autre chose que ceci : – Il faut que je parte… il faut que je parte !
Comme je le voyais bouleversé, je lui pris les deux mains. Et ma pensée tourna. J’eus une lueur.
– Au fait, repris-je, mes ennemis seront toujours plus forts que mes amis. Jamais ils ne me laisseront être heureuse comme l’entend cette bonne madame du Meilhan… C’est folie que d’espérer vivre au milieu de ce monde où je me heurterais chaque jour contre une haine nouvelle… Je n’ai pas besoin de plaire au monde, puisque je renonce à lui… Gustave, viens avec moi.
Il se laissa glisser à deux genoux et dévora mes mains de baisers.
– Nous partirons, repris-je, nous irons d’abord voir un pauvre enfant qui ne connaît pas encore les baisers de sa mère… une pauvre petite fille qui m’appelle maman, et qu’on avait confiée aux soins d’Eugénie Mutel… Nous la prendrons avec nous : je l’aime… et nous prendrons aussi ton fils, Gustave… et nous irons en Normandie, dans quelque petit village… à Saint-Lud, si tu veux, ou ailleurs. Je serai ta femme dès que tu auras accompli les formalités qui nous arrêtent… On nous oubliera… nous serons heureux. – Et tu me diras le nom de la mère de cet enfant ?… murmura Gustave.
Je souris et je répondis : – Quand je saurai si tu es capable de garder un secret. – Ne me le dis pas, si tu veux, ma Suzanne ! s’écria-t-il. Je suis un fou, mais je t’aime tant… Oh ! va, j’ai confiance en toi… Quand partons-nous ? – Ce soir, répliquai-je. – Bravo !… et comment ? – En chaise de poste… Ces croisées donnent de plain-pied sur une ruelle déserte… tu m’enlèves.
– Bravo ! répéta-t-il en se levant tout joyeux.
Sa figure rayonnait. Mais tout à coup il changea de visage. Encore une chose que je ne pouvais point comprendre.
– Qu’as-tu donc, mon parrain ? fis-je avec étonnement. – J’avais oublié… balbutia-t-il ; une affaire… où mon honneur est sérieusement engagé… Si tu pouvais remettre notre départ à la nuit suivante. – Cela me peinerait, Gustave, lui répondis-je. Il s’agit aussi pour moi… et pour d’autres… d’affaires bien sérieuses ; mais si ton honneur est engagé…
Il avait la tête baissée.
– Écoute, ma petite Suzanne ! s’écria-t-il ; j’ai plus de hâte que toi, je le parie !… Je vais faire tout au monde pour terminer ce soir… Tiens-toi toujours prête… je te ferai parvenir un avis si je suis libre, et, en ce cas, à minuit… – À minuit, l’interrompis-je, il faut qu’une chaise de poste nous attende dans cette ruelle qui n’est pas éclairée… – Je descendrai par la fenêtre avec mon petit bagage… – Et clic et clac ! brûlez le pavé !… Ah ! comme nous allons être heureux, ma petite Suzanne chérie !… À bientôt ! à bientôt !… Dans quelques heures, tu auras de mes nouvelles.
Il partit en courant. J’entendis gratter à la porte. C’était Antoine. Il vint me baiser les mains en pleurant et me dit :
– Je vous ai devinée… C’est toujours moi qui vous chasse, mademoiselle Suzanne, moi qui vous aime comme si vous étiez un ange du bon Dieu… Mais votre Gustave a l’air d’un homme de cœur… et vous serez heureuse ! – Antoine, mon bon ami, l’interrompis-je, j’ai une commission à vous donner. – Je voudrais que ce fût bien difficile et bien dangereux, mademoiselle Suzanne, répliqua-t-il, afin de vous montrer comme je suis tout à vous… Mais j’ai, moi aussi, quelque chose à vous demander… une prière à vous faire… Voyons… j’avais pourtant arrangé mon commencement… C’est que j’ai si grand’peur de vous fâcher, mademoiselle Suzanne !
Je lui tendis la main.
– Voilà, reprit-il : je vous ai vue toute bambine, n’est-ce pas ?… ça autorise… Il y a donc que vos affaires ne sont pas terminées là-bas, et que vous ne touchez pas vos petites rentes… Je me souviens bien que la première fois vous vous êtes sauvée avec une cinquantaine d’écus dans votre poche… Ça n’est pas raisonnable… J’ai fait des économies, moi, plus que je n’en mangerai, car les dents me manqueront avant le pain…
Il tâchait de se faire plaisant, le brave cœur, pour dissimuler son embarras.
– Vous n’allez pas vous fâcher, pas vrai ? s’interrompit-il, voyant que je ne souriais pas ; vous me les rendrez, si vous voulez… quoique le fils François, qui est maintenant capitaine, se moque bien de ma tirelire… mais vous me les rendrez, c’est dit…
Il tirait de sa poche un boursicot de cuir.
– Ça tient trois cents pistoles, sans que ça paraisse, acheva-t-il en poussant un large soupir de soulagement.
Je me jetai à son cou. Depuis son entrée, j’avais envie de l’embrasser.
– Père Antoine, mon vieux père Antoine ! lui dis-je, si jamais j’ai besoin d’argent, je vous promets de m’adresser à vous… Gardez-moi cela.
Il secoua la tête et murmura tristement : – J’aimerais mieux vous voir le prendre tout de suite, mademoiselle Suzanne. Mais, enfin, à votre volonté. – Écoutez-moi bien, Antoine, poursuivis-je, et souvenez-vous de mes paroles : Vous n’êtes pas un serviteur ordinaire. La façon dont vous m’avez parlé de la visite faite par mademoiselle du Meilhan et moi à l’église Saint-Germain-des-Prés me prouve que votre esprit travaille, et que peut-être vous avez surpris un secret… Je ne vous le demande pas, Antoine ; mais si, pendant mon absence, mademoiselle du Meilhan était tout à coup violemment attaquée, informez-vous, tâchez de savoir si le coup porté vient de madame la baronne d’Avray – J’en étais sûr ! s’écria l’ancien cocher, dont les poings se fermèrent. – Je ne vous ai rien dit, Antoine ; ceci est une supposition… Mais si la supposition s’accordait avec le fait… si véritablement mademoiselle du Meilhan était jamais offensée ou opprimée par cette femme, allez à elle hardiment et dites-lui : Si je veux, Suzanne sera demain à Paris. – De loin comme de près, vous veillerez sur mes chers maîtres ! murmura Antoine, dont les yeux se mouillèrent. – Ce que vous direz sera vrai, ajoutai-je, car j’étais bien loin de deviner que les circonstances allaient me pousser au-delà de la mer ; vous aurez mon adresse le lendemain de mon arrivée au lieu de ma destination… Et, sur un mot de vous, je serai toujours prête à revenir.
Il ne put que balbutier un remercîment.
– Mais ce n’est pas là ma commission, mon vieil ami, re-pris-je. Les dernières bontés de madame la marquise ont fait d’elle pour moi une véritable mère… Je sens que je ne pourrais garder mes yeux secs en me séparant d’elle… Je veux éviter sa présence… À l’heure du dîner, vous lui direz que je garde la chambre et que je désire reposer. – Voilà tout ? me demanda Antoine. – Voilà tout… embrassez-moi… et souhaitez-moi bon voyage.
Il me serra sur son cœur avant de me baiser la main, puis il s’enfuit.
Je restai seule de nouveau. Mes préparatifs étaient presque achevés. Je m’assis devant ma table pour terminer ma lettre à maman marquise. Je la fis très-courte, et cependant je fus bien longtemps à l’écrire. Mes doutes, mes soupçons, mon incertitude revenaient sans cesse à la traverse. Vers sept heures, Suzon rentra.
– Tiens ! fit-elle, vous n’êtes pas au salon, madame Lodin ?… Il y a donc du nouveau ? Mais, se reprit-elle avec un sourire moqueur, me voilà qui retombe encore dans le péché de familiarité !… Je fais bien mes excuses à madame.
Elle releva mes couvertures pour préparer mon lit. Je voyais parfaitement qu’elle me regardait du coin de l’œil. Cette investigation me pesait plus que je ne puis le dire.
– Ah ! s’écria-t-elle tout à coup, comme madame va être bien couchée !… des draps tout blancs dont madame va faire l’étrenne !… Tout de même, si j’héritais, moi aussi, j’aurais un bon lit, pareil à celui-ci, avec un sommier élastique et deux gros matelas ! Tiens ! j’y songe ! s’interrompit-elle, j’ai une commission pour madame !
Elle posa l’édredon sur ma couverture et vint vers moi.
– De la part de qui ? demandai-je, affectant l’indifférence.
Mademoiselle Suzon leva un doigt et me dit : – Or, devinez ! – Je ne suis pas en train de rire, ma fille, commençai-je avec mélancolie plutôt qu’avec sévérité. – Parbleu ! s’écria-t-elle, on sait cela !… nous nous occupons de choses sérieuses… Mais, puisque madame n’a pas le loisir de chercher, je ne veux pas faire languir madame… Je viens de rencontrer M. Gustave Lodin à la porte de l’hôtel.
Je dus pâlir, car son impertinente curiosité augmenta visiblement.
– Nous attendions des nouvelles de ce côté-là, murmura-t-elle, ou d’un autre…
Mon regard lui coupa la parole ; elle perdit même son sourire effronté.
– C’est égal ! grommela-t-elle ; quand j’aurai mon héritage, je veux prendre ces grandes manières… Est-ce difficile, madame Lodin ? – Suzon, lui dis-je doucement, vous passez tellement les bornes… – Que vous allez me renvoyer, n’est-ce pas ?… Est-ce bien la peine pour si peu de temps ? – Comment savez-vous ?… m’écriai-je ?
Elle éclata de rire.
– Madame vient de manquer d’atout ! dit-elle ; je ne sais rien… Je voulais seulement dire à madame que je ne comptais pas rester à son service. Mais je vois bien que j’impatiente madame, se reprit-elle ; M. Gustave Lodin ne m’en a pas dit bien long… C’est un beau brun, j’en réponds… et pas fier… il m’a priée de dire à madame que la chose était pour aujourd’hui… Quelle chose ?… Voilà ! Je n’en sais pas plus long.
Ceci était une étrange maladresse de la part de mon parrain. Pourquoi choisir une pareille messagère quand il avait accès chez moi ? Je fus contrariée, mais je n’eus pas de soupçons. Gustave était pressé, il me l’avait dit. Peut-être aussi avait-il voulu faire un peu de mystère. Un enlèvement ne vaut rien sans cela.
– Vous pouvez me laisser, Suzon, fis je en me remettant à ma lettre. – Faut-il fermer les volets, ce soir ? me demanda-t-elle avec une évidente ironie.
Le sang me monta au visage. Était-il possible de penser que Gustave eût commis une indiscrétion vis-à-vis de celle fille ?
– Fermez les volets, Suzon, lui dis-je, et revenez me déshabiller : je vais me mettre au lit.
Elle passa en chantant dans la chambre voisine, qui donnait sur la ruelle. Je fermai ma lettre, brusquement achevée, et j’écrivis l’adresse : À madame la marquise du Meilhan. J’avais à peine eu le temps de la glisser dans ma poche que Suzon rentra. Le lecteur trouvera peut-être bien puériles toutes ces cachoteries que je prenais la peine de faire vis-à-vis de mademoiselle Suzon, mais je voulais à tout prix éviter les adieux, les conseils, les prières, et cette fille, qui était un véritable gamin déguisé en camériste, aurait pu, par espièglerie pure, me jouer un tour de son métier. En rentrant, elle me dit avec son rire qui crispait les nerfs :
– C’est fermé… Le petit valet de cœur aura beau rôder… Il lui faudrait du canon !
J’étais debout auprès de mon lit. Elle commença à me déshabiller.
– Madame déjeunera-t-elle demain dans son lit ? demanda-t-elle. – Je vous le dirai, Suzon. – Et madame veut-elle que je mette cette lettre à la poste ? – Quelle lettre ? – Celle que madame vient d’écrire… Si c’est près d’ici, je la porterai. – Vous saurez cela demain, Suzon. – Demain ?… répéta-t-elle en m’aidant à monter dans mon lit ; demain, il fera jour, comme on dit… Si j’étais riche, moi, j’aimerais voyager… Bonne nuit, madame !
Mademoiselle Suzon voulut bien enfin me quitter. Je l’entendis chanter dans sa chambre jusqu’à dix heures du soir environ. Je ne dormais pas, bien entendu ; je n’en avais pas même envie. Cependant, il m’était impossible de réfléchir. La voix de Suzon m’irritait à un point qui maintenant me paraît inconcevable. Elle me donnait la fièvre. Elle me blessait si cruellement qu’elle faisait taire mes autres souffrances. Dès que je ne l’entendis plus, je me levai et je traversai ma chambre pieds nus pour aller écouter à la porte. Le vent froid sifflait dans les jointures. Je ne pus saisir aucun bruit. Suzon dormait sans doute. Je me chaussai ; je m’habillai. En repassant ma robe, je sentis qu’il y avait deux lettres dans la poche où j’avais glissé celle de maman marquise. La vie dépend de ces hasards. Je fouillai vivement dans ma poche pour voir quelle était cette seconde lettre. J’en pris une au hasard : c’était la mienne, adressée à la marquise. Si je l’avais regardée, cette seconde lettre, adieu le voyage et l’enlèvement !
Ce qui augmenta ma paresse, peut-être, ce fut ce fait que ma chambre n’était éclairée que par une veilleuse, dont la lumière tremblante mêlait tous les objets. Je cherchais ma mante pour couvrir mes épaules et je ne la trouvais point. Le froid me glaçait. J’étais véritablement malade.
Je m’assis, tout habillée et toute préparée à partir, au pied de mon lit. La petite caisse où j’avais enfermé mes bagages était auprès de moi. La première heure d’attente me sembla longue comme un siècle. Je grelottais, enveloppée dans ma mante. J’essayais, mais en vain, de rassembler mes idées. Littéralement, je ne pensais point.
Onze heures sonnèrent. C’est le moment où les voitures commencent à devenir plus rares dans ce quartier reculé. Ce bourdonnement sourd qui descend par les tuyaux des cheminées allait diminuant de plus en plus. La ville s’endormait autour de moi. Aux environs de minuit, ce fut un silence profond qui me fit peur. Ma frayeur redoubla parce que je crus entendre marcher avec précaution sur le carré, près de ma porte. Je ne saurais dire ce que je craignais. J’avais la faiblesse d’un enfant.
À minuit juste, un bruit de roues sonna au loin, – puis se rapprocha. Mes vitres tremblèrent. Une voiture s’engageait dans la ruelle. Jamais mon cœur n’avait battu ainsi. Je crus que je ne pourrais pas me lever. On frappa tout doucement à ma fenêtre, en dehors. La voiture était arrêtée. Les chevaux battaient du pied dans la boue. Je me levai péniblement. Je passai dans la chambre voisine. Je fus plusieurs minutes avant de pouvoir ouvrir le contrevent. Cette fois, mademoiselle Suzon les avait fermés en conscience. Quand la fenêtre fut ouverte, je me trouvai en face d’un grand gaillard, portant le carrick des cochers. Ma chaise de poste était une voiture de louage.
– Donnez votre malle, la petite mère, me dit-il. – Et Gustave ? demandai-je. – Y en a-t-il comme ça qui s’appellent Gustave !… Donnez votre malle ! – Gustave est-il dans la voiture ? – parbleu !
J’allai chercher ma caisse et je la remis au cocher.
– N’oubliez-vous rien ? me demanda-t-il.
Je tâchai de me recueillir.
– Non, répondis-je, je crois que je n’oublie rien.
Au moment où je montais, chancelante, sur l’appui de la croisée, il me prit dans ses bras et me mit sur le pavé. Je pus voir alors Gustave qui était dans l’ombre, le visage caché par les plis d’un vaste manteau. Il vint à moi et me prit par la main. Je sentis sa main aussi froide et plus tremblante que la mienne. Comme nous marchions vers la voiture, un éclat de rire retentit derrière nous. Je me retournai. Je vis quelqu’un à la fenêtre ouverte de mon pavillon.
– Je souhaite un bien bon voyage à madame, dit la voix moqueuse de mademoiselle Suzon ; j’avais vu le blond dans les cartes, en valet de cœur… Mes jambes se dérobèrent sous moi. On me prit à bras-le-corps et l’on me poussa dans la voiture. L’instant d’après elle partit au grand galop. Je n’étais pas évanouie tout à fait, car je sentais le mouvement de la voiture et je voyais les réverbères, mais je subissais un affaissement profond. Il me semblait entendre toujours cet éclat de rire strident qui avait salué mon départ.
Je me souviens que Gustave chercha et trouva ma main. Il la garda entre les siennes. Il ne parla point. Je lui savais gré vaguement de son silence qui respectait mon anéantissement. Il m’arriva une fois de lui serrer la main et je le sentis frémir dans tout son corps. Les chevaux étaient excellents et ne ralentissaient jamais leur allure. Nous étions en pleine campagne depuis bien longtemps. Le mouvement de la voiture me fatiguait et me berçait en même temps. Il me semblait à chaque instant que le sommeil allait me prendre. Je ne puis mieux exprimer mon état qu’en disant que je me laissais aller à une sorte de rêve. J’étais brûlante maintenant ; les deux mains de Gustave brûlaient aussi. Il y avait des moments où j’aurais bien voulu parler. Cela m’était impossible. Je faisais alors de mon mieux pour distinguer le visage de Gustave, et voir au moins si ses lèvres remuaient. Mais l’obscurité était si profonde que je distinguais à peine une masse noire au-devant de moi.
Chaque fois que je voulais réfléchir à ma situation présente, il se faisait dans mon cerveau un vide subit, un vide affreux.
Je cessai de faire aucun effort pour parler ou pour réfléchir. Je n’avais plus qu’une volonté : voir Gustave, ou tout au moins l’entendre. Et comme je n’avais aucun moyen de satisfaire ce désir, il me prit à la fin un désespoir d’enfant. Je me mis à fondre en larmes.
À mes larmes des sanglots répondirent, de vrais sanglots, convulsifs, étouffés, qui certes devaient partir d’un cœur plus profondément blessé que le mien. Qu’avait donc Gustave ? Pourquoi ne parlait-il pas ? Je cessai de pleurer dès que je l’entendis sangloter.
Cela ne m’étonnait pas trop. La réduction de mon intelligence s’étendait à autrui. Je rapetissais tout sans le vouloir et pour tout rapporter à mon niveau. Je n’étais pas surprise de voir pleurer un homme, parce que mon enfance en faisait un enfant.
Peu à peu, sans que j’eusse conscience, mes yeux se fermèrent. Je m’endormis d’un lourd et profond sommeil.
Il faisait grand jour quand je rouvris les yeux. Toute mon intelligence était revenue. Il me suffit d’un coup d’œil pour entrer pleinement dans la situation. Je venais de voir Gustave, là, devant moi, immobile et toujours enveloppé dans un grand manteau. Il me semble que Gustave tremblait. Moi, je n’avais plus froid. Je refermai les yeux, parce que la lumière, trop vive, me blessait.
– Dors-tu, mon parrain ? demandai-je.
Mon parrain ne répondit point, mais je sentis ses jambes glisser contre les miennes. J’ouvris encore les yeux. Je vis qu’il s’était mis à genoux. Après tout, cela se fait ainsi dans les livres. Un amant agenouillé, quoi de plus simple ? Ce fut, je le confesse, pour mettre un baiser sur son front que j’écartai les plis du manteau qui me cachait toujours son visage.
Je poussai un grand cri. Je venais de voir, à la place des beaux cheveux bruns de mon parrain, une chevelure plus belle, blonde et gracieusement bouclée. Ce n’était pas avec Gustave que j’avais voyagé toute cette nuit. Ce n’était pas au pouvoir de Gustave que je m’étais trouvée, moi, malade, presque folle, incapable de me défendre même par la parole. L’homme qui se trouvait là, prosterné devant moi, était le comte Gaston du Meilhan. Il me regardait d’un air suppliant. Il avait les yeux pleins de larmes. Il élevait vers moi ses mains jointes, comme si, pour lui, j’eusse été Dieu.
– Vous ! m’écriai-je en me rejetant au fond de la voiture ! vous, Gaston, vous avez commis une action aussi lâche et aussi infâme !
Sa tête tomba sur sa poitrine et il murmura : – Pitié !… pitié !
J’avais en ce moment le cerveau dans un état de lucidité exceptionnelle. Je devinai tout. Je devinai que j’avais été trahie, je devinai que Gustave avait été trompé. Je compris la conduite de Gaston le soir précédent, au salon. Il avait mal joué son rôle, mais l’intention y était.
Le sens des insolentes malices de Suzon me sauta aux yeux. Elle était complice ; elle était probablement payée.
Mais tout cela était rétrospectif. Ce qui me frappa au cœur, ce qui me désola, ce fut la pensée qu’à l’heure où nous étions, toute la famille du Meilhan savait que je m’étais fait enlever par Gaston. Que de malédictions tombaient en ce moment de toutes ces bouches bien-aimées ! Maman marquise ! Zoé ! Lily ! Maman marquise surtout, ma bienfaitrice et ma mère ! Lily ! ma chère petite sœur !
Il y a des faits dont on peut douter, qu’on peut repousser d’abord comme calomnie. Mais ici, l’évidence ! J’étais partie ! Gaston était parti ! et cette fille, Suzon, avait dû parler, et qui sait si Gustave lui même, trompé par les apparences !…
– Pitié ! répétai-je, pitié !… Mais je vous aurais pardonné, monsieur le comte, pour votre mère et aussi pour vous qui avez été mon frère si vous m’aviez assassinée !…
Il embrassait mes genoux en balbutiant :
– Ah ! j’ai fait plus, n’est-ce pas, Suzanne !… Je suis un malheureux ! J’irai chercher Gustave… et je me tuerai pour expier mon crime ! – Votre crime ! répétai-je avec une indicible angoisse, car les souvenirs de cette nuit étaient pour moi un chaos.
Il rougit. Ses yeux se baissèrent.
– Si ma sœur avait été près de moi dans cette voiture, prononça-t-il tout bas, je ne l’aurais pas mieux respectée.
Je le croyais ; rien n’était dans ma mémoire pour contredire bette assertion. Cependant, mon visage exprimait encore un doute, car il s’écria : – Je vous le jure, Suzanne… sur moi, sur Dieu, sur ma mère !… Je vous le jure par cette passion qui est ma vie, qui sera ma mort, l’amour insensé que j’ai pour vous !
Je le regardais, pâle, défait, l’angoisse sur le visage. Eh bien ! oui, j’avais pitié !
– Gaston, lui dis-je, vous avez brisé aujourd’hui plus d’un cœur : je ne sais pas ce qui s’est passé entre vous et Gustave, mais je devine une trahison. – Oui, prononça-t-il tout bas ; cela peut s’appeler une trahison. – Vous n’avez pas eu compassion de votre mère, Gaston !… Vous avez été impitoyable envers Lily, la compagne de votre enfance… – Tout cela est vrai, Suzanne… Me voici calme, vous voyez bien, et sorti de mon accès de fièvre… Quand vous êtes là, je retrouve ma raison, parce que c’est ma raison qui parle dans votre bouche, Suzanne… Vous êtes ma conscience comme vous êtes mon amour…
Je n’avais pas peur de Gaston. Je savais que, pour le moment, du moins, Gaston ne pouvait plus rien contre moi. Ma miséricorde me plaçait tellement au-dessus de lui que je n’avais plus à surveiller ses paroles. Il le sentait, et comme c’était un enfant orgueilleux, son chagrin profond ne lui épargnait point une sorte de honte puérile.
– Suzanne, reprit-il, depuis le jour où vous quittâtes le château du Meilhan, je n’ai eu qu’un désir et qu’une pensée : vous revoir… Je suis heureux que vous me laissiez vous parler ainsi, et j’en suis triste, Suzanne. Cela me prouve que vous me prenez pour ce que je suis : un fou malheureux et incurable… – Non pas incurable, Gaston ! l’interrompis-je.
Il secoua la tête et poursuivit lentement :
– J’ai fait ce que j’ai pu… S’il ne fallait donner que ma vie à la pauvre Lily, je serais trop heureux, Suzanne, car ma vie n’est plus qu’un martyre… Mais mon cœur est à vous, malgré vous, et malgré moi-même… C’est une maladie, vous le savez bien, puisqu’il n’y a rien dans vos yeux… pas même du courroux !…
Il fit un geste de découragement et ajouta : – Suzanne, je suis prêt à tout pour réparer ma faute… C’était une des phrases que j’avais arrangées, s’interrompit-il avec un sourire amer ; je me disais dans ma vanité : Un titre de comtesse a bien de quoi consoler un peu… Mais maintenant que je ne rêve plus, Suzanne, mes paroles changent de signification. Réparer, c’est remettre les choses à l’état où elles étaient hier au soir… Voulez-vous me donner vos ordres ? je ne suis plus ici que pour vous obéir.
L’idée m’était venue, comme on peut le penser, depuis bien longtemps, d’exiger un retour immédiat à Paris. Mais le pas de nos chevaux se ralentissait d’une façon tellement significative, qu’il n’était plus permis de compter sur eux pour une longue traite. Il était près de huit heures du matin. Ils marchaient depuis minuit, et ne s’étaient arrêtés qu’une fois en chemin.
J’ouvris la portière, et je regardai en dehors. Le soleil d’hiver se levait sur un magnifique paysage que je ne connaissais point. C’étaient, à perte de vue, des collines boisées, dont la disposition avait quelque chose de théâtral. On eût dit que la main d’un paysagiste, surhumain avait ménagé ces effets à plaisir. Chaque pas variait l’aspect et faisait jaillir de la perspective des beautés nouvelles, comme l’acier arrache incessamment des étincelles au caillou inépuisable.
Ce fut à ce moment que je ressentis pour la première fois une sorte d’inquiétude générale et toute physique. Je n’eus pas ce qui s’appelle un éblouissement, mais les diverses nuances du paysage s’adoucirent et se fondirent de telle sorte que l’horizon s’arrondissait autour de moi comme un vaste arc-en-ciel.
– Où sommes-nous ? demandai-je à Gaston.
Il me regarda et je vis son visage tout à coup bouleversé.
– Mon Dieu ! Suzanne ! s’écria-t-il, comme vous êtes pâle !
Moi, je sentais mes yeux devenir immobiles, mais je gardais parfaitement la perception visuelle. J’étais dans un état de calme absolu. Ce dont je me souviens le mieux, c’est de la façon énervante et terrible dont l’angoisse me vint. La frayeur me prit par les pieds au milieu de ma tranquillité profonde. Ne souriez pas : je peins rigoureusement et je parle vrai. Personne n’ignore qu’il y a une frayeur physique. Voyez les animaux à l’approche d’un orage. Mes pieds eurent froid et tressaillirent, mes pieds eurent peur. Puis le frisson passa dans mes jambes : l’horreur, pourrai-je dire, l’horreur envahit mes reins, mes flancs, mon sein. Quand cette épouvante inouïe toucha mon cerveau, je poussai un cri rauque, comme un être vivant qu’on égorge.
– Suzanne ! Suzanne ! fit Gaston tout tremblant ; au nom du ciel qu’avez-vous ?
C’était déjà passé. Seulement je voyais des étincelles tournoyer devant mes yeux. Elles partaient d’un centre commun. Cela ressemblait à ces bizarres effets d’optique que M. Comte, le magicien, savait jadis produire, à la grande joie des habitués de son théâtre.
Je répondis à Gaston : – Je ne sais pas ce que j’ai.
Puis, pour la deuxième fois :
– Je vous en prie, dites-moi où nous sommes. – À une quinzaine de lieues de Paris, me répliqua-t-il d’une voix très-altérée ; dans les environs de Fontainebleau.
En même temps, je vis qu’il étendait les bras comme pour me soutenir. Il paraît que je chancelais sur place. Je ne m’en apercevais point. J’étais droite, comme à l’instant où j’avais cessé de regarder à la portière. Mon dos ne touchait point au fond de la voiture. Un premier trouble eut lieu dans le sens de ma vue. J’avançai les mains vivement, parce qu’il me sembla que Gaston s’affaissait sur moi. Mes mains rencontrèrent le vide, et j’en éprouvai une vive surprise.
– Suis-je folle, demandai je, ou le dessus de la voiture descend-il sur ma tête ?
Je le voyais distinctement tomber. Gaston avait les mains jointes. L’expression de terreur qui était sur son visage ne me faisait rien. Je la rapportais cependant à moi, car ma pensée était très-lucide à certains égards. Mais tant que je ne subissais point cette épouvante physique dont je parlais tout à l’heure, cette horreur qui allait montant le long de mon corps comme un bain subtil et glacé, j’étais tranquille. J’observais avec une sorte de curiosité les phénomènes successifs qui se produisaient en moi.
– Je voudrais avoir le temps d’arriver à Fontainebleau ! pensai-je tout haut.
Gaston ordonna au cocher de presser le pas.
J’eus un grand et rapide éblouissement qui produisit sans doute une paralysie momentanée et partielle du nerf optique, car je ne voyais plus qu’annulairement, si je puis m’exprimer ainsi. Le milieu des objets disparaissait quand je fixais mes yeux.
En même temps, j’eus des sentiments d’enflure. Il me paraissait que telle partie de mon corps devenait soudain énorme. Ce fut d’abord un de mes doigts de pied, puis mes deux genoux, puis ma tête. Je ne peux dire la rapidité fantastique avec laquelle ces sensations se modifiaient. Je voulus m’adosser. Mon corps était inflexible comme une barre d’acier.
– Gaston, demandai-je en un moment où ma vue était libre, êtes-vous véritablement repentant de ce que vous avez fait ?… puis-je compter sur vous ? – Ô Suzanne ! balbutia-t-il d’une voix entrecoupée par les sanglots, suis-je donc cause de l’état où je vous vois ? – Je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir vous parler, Gaston, répondez-moi. – Ne savez-vous pas que je suis à vous, Suzanne ? Ordonnez ! c’est un esclave qui est à vos pieds. – En ce moment, dis-je, je n’ai pas besoin d’un esclave, mais d’un frère.
Son visage s’éclaira. Il me dit merci d’un ton si pénétré, que si j’avais gardé l’ombre même d’une crainte, elle aurait disparu en ce moment-là.
– Je ne sais pas ce dont je suis menacée, Gaston, repris-je, mais j’ai éprouvé cette nuit quelque chose de bien étrange… peut-être est-ce là ce qu’on ressent pour mourir… – Ne parlez pas ainsi, Suzanne, je vous en supplie ! m’interrompit Gaston. – À quoi bon, en effet ?… Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir… Peut-être aussi n’est-ce que le retour d’un mal très-grave que j’eus autrefois à la suite d’un choc trop violent… Voici ce que je vous demande, monsieur le comte… Aussitôt notre arrivée à Fontainebleau, vous me descendrez à l’hôtel… Vous irez loger, vous, dans un autre hôtel. Mais comment veillerai-je sur vous, Suzanne ? – Ceci est ma volonté… peut-être ma dernière volonté…
J’eus un spasme de larynx qui m’empêcha de parler et même de respirer pendant les deux tiers d’une minute. Gaston se tordait les mains… Quand le souffle me revint, je voulus m’essuyer le front, où je sentais couler de la sueur… Mon bras était de pierre.
– Gardez tout votre calme, Gaston, dis-je, vous en aurez besoin… Quand vous m’aurez déposée à l’hôtel, vous irez chercher un prêtre et un médecin… après quoi, vous vous retirerez, afin d’écrire une lettre à Gustave… Celle lettre, vous l’enverrez par exprès… il faut qu’il soit ici demain.
Il avait la tête baissée, et je voyais ses sourcils se froncer convulsivement.
– Me refusez-vous, Gaston ? lui demandai-je. – Pouvez-vous le penser, Suzanne ! Ce n’est que me déchirer le cœur ; je ferais davantage encore !
À mon tour, je voulus lui dire merci, mais je ne pus. Un de ces terribles frissons me monta de l’extrême pointe des pieds. Il s’arrêta aux flancs, et me fit autour des reins une ceinture d’acier. Les muscles de ma face se contractèrent en même temps. J’eus un éclat de rire spasmodique et haletant. Mes dents se choquèrent avec force. La racine de mes cheveux me piqua. Mes oreilles perçurent un bourdonnement aigu et plaintif, comparable au vol d’un cousin dans le silence de la nuit. J’aurais juré que ma langue se tordait à triple nœud dans mon gosier. Nonobstant cela, je respirais sans trop de gêne. Mon poids avait décuplé. L’idée même de soulever un de mes doigts m’épouvantait. C’était comme si l’on m’eût parlé de déranger, en la poussant de l’épaule, une des tours de Notre-Dame. Je ne puis affirmer que je fusse dès lors paralysée, puisque je n’essayai point de me mouvoir. Mais il y a toute apparence que mon effort eût été infructueux. Cependant, je me tenais toujours droite sur ma banquette, ce qui exige, comme chacun peut le savoir, une action musculaire considérable et fort compliquée. Mais ces apparentes contradictions se rencontrent à chaque pas dans ces affections singulières et mystérieuses que la science désigne sous le nom générique de névroses, ou maladies du système d’innervation. Je ne pouvais ni bouger ni parler, mais l’ouïe, mais la vue, mais l’odorat me restaient. Seulement, je ne voyais que droit devant moi. Mes yeux ne roulaient plus. Quand la voiture prit le pavé, je fus jetée sur le côté par le contre-coup. J’y serais restée, si Gaston ne m’eût redressée. Il m’accota dans l’angle de la caisse. J’y fus bien : cela me reposa.
Je m’aperçus de notre entrée en ville par les voix qui venaient de la rue et par l’ombre des maisons qui obscurcissait l’intérieur de la voiture. Je pourrais répéter mot pour mot tout ce qui se dit lors de notre arrivée à l’auberge. C’était l’hôtel du Roi chevalier, en face du château. Gaston réclama l’aide des domestiques pour m’enlever de la voiture. Les curieux s’ameutèrent. Fontainebleau, qui fait l’admiration des étrangers, n’avait jamais rien vu de si extraordinaire que moi.
On fit descendre un matelas, et l’on me porta dans une chambre du premier étage. Ce ne fut pas sans avoir longtemps parlementé, car le maître de l’hôtel ne voulait pas recevoir une morte. Gaston dut payer ma chambre un prix fou. Ma chambre donnait sur la rue. Il y avait émeute sous ma fenêtre.
On doit penser qu’une arrivée aussi dramatique ne pouvait manquer d’attirer l’attention de l’autorité. Je n’en puis vouloir à Gaston de n’avoir pas exécuté mes ordres à la lettre. Il fallait bien colorer notre aventure. En conscience, il ne pouvait pas dire : C’est une jeune fille que j’ai enlevée.
Gaston avait, heureusement pour nous, le passeport qui lui avait servi lors de son voyage de Bretagne. Il put montrer ses papiers et se faire reconnaître pour M. le comte du Meilhan-Grabot. Quant à moi, je passai pour sa sœur, mademoiselle Suzanne du Meilhan. Nous venions tout uniment visiter le château et la forêt, lorsque cette terrible crise m’avait saisie en chemin.
Le pauvre Gaston fut obligé de me laisser longtemps seule, pendant tous ces pourparlers. Ma porte restait ouverte. Les domestiques des deux sexes venaient, à tour de rôle, me considérer comme une bête curieuse. Il y en avait qui s’étonnaient de me trouver encore chaude. J’écoutais, je comprenais, mais je restais aussi indifférente, – sinon beaucoup plus, – que s’il se fût agi d’une personne étrangère.
Enfin Gaston rentra et vint à mon lit en courant. Derrière lui était un prêtre qui marchait lentement à cause de son âge.
Le dernier mot de la valetaille fut celui-ci :
– C’est de la moutarde après dîner.
– Vous voyez bien qu’elle n’est pas morte ! s’écria Gaston en se tournant vers le vieux prêtre.
Celui-ci me tâta le pouls. Je le vis secouer la tête.
– Approchez votre visage de sa bouche ! reprit Gaston ; elle respire !
Le vieux prêtre fit ce qu’on lui disait. Son visage exprima un grand étonnement.
– Non seulement elle respire, murmura-t-il, mais c’est comme une personne en santé… son souffle est égal et facile.
Gaston se laissa choir sur ses deux genoux.
– Elle n’est pas morte ! répéta-t-il avec une joie folle ; elle ne mourra pas !
Le bon prêtre pensait tout haut : – J’ai entendu parler de maladies nouvelles, inventées depuis peu… C’est peut-être une de celles-là.
Il rapprocha son visage du mien. Sa présence me donnait du soulagement. C’était une honnête et candide figure de prêtre avec cette petite nuance de scepticisme naïf à l’endroit des choses mondaines, qui est comme l’atmosphère même du presbytère. Je sentais d’une façon claire et précise que ce bonhomme priait pour moi dans son cœur.
Gaston vint à son tour interroger mon souffle. Ses yeux se fermèrent comme s’il allait se trouver mal. Il paraît que ma respiration s’était arrêtée.
Le curé m’imposa les mains, et ce fut sur mon front comme un bandeau de bien-être. Il pria. J’affirme que je perçus en moi sa prière aussi nettement que le palais distingue une saveur. Il fit le signe de la croix. J’éprouvai la même sensation que si mon bras droit paralysé eût imité son mouvement.
– C’est une belle et charmante créature, dit-il ; ce doit être une bonne âme… – Ah ! sanglota Gaston, c’est un ange ! – Avez-vous mandé un médecin ? – J’en ai fait appeler trois, monsieur l’abbé ! – Pauvre jeune fille ! murmura le vieux prêtre. – Est-ce que vos médecins ?… commença Gaston.
– Ah ! si fait, si fait, jeune homme, l’interrompit l’abbé Roger avec un louable sentiment de patriotisme ; nous avons de bien bons médecins à Fontainebleau !… Savez-vous les noms de ceux qu’on a été prévenir ?
Gaston tira un petit papier de sa poche.
– Le docteur Charamel, lut-il en premier.
– Un savant praticien, fit observer l’abbé. – Le docteur Desglayeulx… – Un homme énorme… à ce qu’on dit. – Et le docteur Fallot… – Du génie, tout simplement, celui-là ! C’est l’opinion de tous les survivants…
Les trois médecins mandés vinrent successivement et formulèrent chacun une prescription différente.
– Est-ce qu’ils reviendront ? demanda le vieux prêtre après m’avoir examinée. – Oui, répondit Gaston. – Elle aurait peut-être échappé à l’un d’eux, murmura l’abbé ; mais, puisqu’ils sont trois contre elle, administrons ! administrons !
Gaston ne voulait pas qu’on lui enlevât son dernier espoir. L’idée de cette cérémonie de mort le révoltait. Il s’accrochait à je ne sais quelles chimères. Le curé dut lui dire que j’avais beaucoup baissé dans cet espace de deux heures. C’était la vérité. J’avais même perdu bien plus que l’abbé ne se le figurait. Je gardais toute mon intelligence ; mon calme, au lieu de diminuer, augmentait, mais ma vitalité décroissait rapidement. Quand les gens d’église entrèrent avec le saint viatique, j’élevai mon âme à Dieu, franchement, avec foi et confiance. Je suivis de mon mieux les prières. Ceci était grave, et j’y mettais tout mon cœur. Cependant, je ne pouvais me défendre d’une sorte de curiosité enfantine qui donnera au lecteur le niveau de mon état moral.
Une partie des serviteurs de l’hôtel assistait à la cérémonie. Ne pouvant changer l’angle de mon rayon visuel, à cause de la complète immobilité à laquelle j’étais condamnée, je cherchais dans les glaces ceux qui, par leur position, échappaient à mon regard. J’essayais de compter les assistants. Je m’occupais de mesurer sur l’expression de leur visage la dévotion qui était en eux. En général, je n’y trouvai point d’excès. La plupart étaient là par curiosité. D’ailleurs, l’opinion commune était que, déjà depuis longtemps, j’avais rendu le dernier soupir.
Je dis ce qui fut. Le contact des saintes huiles me fit éprouver ce bien-être passager qui, déjà, s’était produit à la première approche du bon curé. J’eus cette consolation, ce contentement qui suit les préparatifs achevés d’un grand voyage. J’avais conscience d’être désormais en règle. Avant de se retirer, le curé dit à Gaston.
– À cet âge, la nature a bien de la puissance. Dieu est bon… Défendez cette pauvre enfant contre les charlatans et les fous ! – Puis-je donc la laisser sans secours ? demanda Gaston. – Des secours ! répéta l’abbé ; je ne suis pas un homme de science, et il m’arrive bien rarement d’exprimer mon opinion comme je le fais ici… mais cette chère enfant m’intéresse… Écoutez ! mon ministère m’amène chaque jour au lit d’un malade avec quelqu’un de ces messieurs les médecins. Si j’avais une sœur, je me coucherais nuit et jour en travers de la porte pour empêcher les secours de passer.
Il sortit. Gaston restait seul avec moi. Il revint s’agenouiller à mon chevet.
Je subis alors une peine morale plus grande et plus irritante surtout que mes précédents malaises. Je voyais bien que Gaston était innocent de sa désobéissance. Il n’y mettait point de mauvaise volonté, mais, dans son trouble, il oubliait d’écrire à Gustave. Et le dernier espoir que j’avais de revoir mon bien-aimé parrain, avant de mourir, s’en allait. Je m’étais dit jusqu’à ce moment : Quand tous ces gens seront partis, Gaston se souviendra. Il écrira. Nous étions seuls. Gaston n’écrivait point. Il me parlait, comme un pauvre fou qu’il était, avec la certitude que je ne pouvais point l’entendre. Il me demandait pardon de m’avoir aimée. Il priait Dieu ardemment, et du fond du cœur, de prendre sa vie à la place de la mienne. C’étaient des sanglots et des gémissements. Sa bouche trouvait ma main au travers des couvertures. La moitié de ce qu’il disait s’étouffait dans ce bâillon qu’il collait violemment à ses lèvres. Il était là, vautré dans sa douleur, comme l’enfant dans la première ivresse qui l’a surpris. Tantôt il roulait sa figure mouillée sur le drap, tantôt il se redressait, croisant ses bras sur sa tête en feu et balbutiant je ne sais quelles plaintes insensées. Je recevais distinctement le contre-choc de l’effort désespéré qu’il faisait pour introduire en moi sa propre vie. Il est certain que mon être était sourdement galvanisé par cette passion qui débordait de lui.
Gaston, au chevet de mon agonie, c’était le cri même du cœur déchiré. C’était fou, mais cela faisait honte aux fades éloquences de nos amours diserts et traduits du vieux. C’était la jeunesse et la fièvre. Ce fut, à de certains moments, le délire avec des aspirations qui ne se peuvent rendre. Puis la prostration, puis l’anéantissement profond et navré. Puis encore de douces plaintes parlées, une adoration si virginale et si suave qu’elle montait à mon cœur comme un parfum. Oh ! qu’il savait bien chanter l’amour, cet enfant qui vivait et qui se mourait d’amour !
Oh ! si ce miel enivrant des divines tendresses avait flué des lèvres de Gustave ! Cela est vrai : je songeais à Gustave. À tous ces cris de sauvage idolâtrie, mon âme répondait ; Gustave ! Gustave ! Je pardonnais à celui-ci, mais c’était à l’autre qu’allaient mes pensées.
Tout à coup, Gaston se frappa le front et se leva. Il courut vers la table et saisit un des cahiers de papier qui avaient servi aux docteurs pour formuler leurs ordonnances. J’eus un si grand contentement, que je voulus me lever. J’avais oublié que j’étais morte. Gaston se souvenait, le cher, le loyal enfant ! Gaston allait écrire à Gustave. Onze heures du matin venaient de sonner à la pendule. Gustave pouvait être à Fontainebleau cette nuit. J’espérais bien pouvoir durer jusque-là.
Gaston écrivit quatre lignes en une minute. C’était sa lettre. Il la plia, l’adressa en une autre minute. Puis il sonna. Il demanda le maître-d’hôtel, et s’arrangea avec lui pour qu’on fît partir sur-le-champ un exprès à destination de Paris. Gaston lui dit, comme il fermait la porte :
– Que personne ne monte ! pas même les médecins.
Au bout de quelques minutes, je cessai complètement de l’entendre. Au moment où ce qui restait de moi s’engourdit ainsi, il pouvait être onze heures et demie du matin. Le temps passa. J’entendis sonner quatre heures. J’eus une de ces peurs singulières qui me montaient le long du corps en partant de la plante des pieds. Elle fut très-forte et me laissa froide. Mes yeux se dessillèrent durant quelques minutes. Gaston était auprès de moi. Il ne parlait pas. Il avait l’air d’un déterré. Ces quatre ou cinq heures de torture l’avaient changé comme une longue maladie. Ses yeux étaient sur les miens. Je ne sais s’il y vit renaître quelque rayon, mais il murmura d’une voix brisée :
– Suzanne ! Suzanne ! pourquoi ne me répondez-vous pas ?
Vers six heures et demie, je l’entendis qui me disait : – Je ne te verrai pas mourir, ma Suzanne… Je mourrai avant toi ! Mais je cessai de l’écouter.
Quelque chose passa devant mes yeux. Comment exprimer cela ? Un vif et cuisant éblouissement. Puis vint une série de petits chocs internes. Puis vint un réveil éclatant et complet : toujours à l’intérieur, car mes membres gardaient leur inertie. Puis encore une perception claire, nette, et cependant indéfinissable, de l’arrivée de la lettre entre les mains de Gustave. On ne fait pas de mots pour les choses inconnues. Deviner ne rend pas tout ce qu’il y eut de précis dans cette perception anormale. Sentir est trop général. C’est un sens déterminé, comme la vue, comme l’ouïe, comme le tact. J’essaierai de me faire comprendre en disant : JE VIS QUE GUSTAVE RECEVAIT LA LETTRE. Et non pas : Je vis Gustave recevoir la lettre.
Puis j’eus successivement et de la même manière notion de toute une série de faits secondaires : Gustave prenait la résolution de partir ; Gustave partait ; Gustave était en route. Je le voyais avancer, ou plutôt, je voyais qu’il avançait, aussi distinctement que je vois, à l’heure où je poursuis ces pages, ma plume courir sur le papier. Il était à cheval. Quelque chose m’embarrassait et m’inquiétait. Il tenait un objet à la main. Je ne pouvais pas voir ce que c’était. Je m’efforçais avec la ténacité d’un oisif qui veut deviner une charade. C’était un objet long et double. Impossible d’en reconnaître la nature. Quand je forçais le sens mystique à fixer trop attentivement cet objet, je voyais noir… Gustave lui-même disparaissait comme dans une fumée. Et cet objet inconnu qui m’intriguait si obstinément, je le craignais, je le détestais ; il m’était hostile.
Je ne quittai pas Gustave jusqu’au moment où il changea pour la première fois de cheval. Je me reposai enfin, accablée de fatigue.
Lorsque mon rêve cessait, je recommençais de voir Gaston debout à mes côtés. Il était toujours à son poste.
Une lampe éclairait maintenant la chambre. Il faisait nuit complète au dehors. J’eus cette pensée tout à coup : – Que va dire Gustave quand il va voir Gaston à mon chevet ?
Gustave allait, allait ; il dévorait l’espace. Je le voyais mieux, bien que j’eusse conscience que la nuit l’enveloppait. Il brandissait justement cet objet dont la nature restait pour moi une énigme insoluble. Il s’en servait pour hâter le galop de son cheval. Ce n’était pas un fouet pourtant, et ce n’était pas une cravache.
Quand onze heures de nuit sonnèrent à la pendule de notre chambre, j’étais tellement harassée de lassitude que je me sentais mourir.
Le maître-d’hôtel vint demander à Gaston s’il ne voulait point manger. Depuis que nous étions partis de Paris, Gaston n’avait pris aucune nourriture. Il refusa. Sa voix était faible. Il dit : – S’il vient un voyageur de Paris me demander, vous le ferez monter sur-le-champ.
C’était un gentilhomme, cet enfant ! Je le remerciai en moi-même du fond du cœur. Et je me rassurai. En face de tant de loyauté, que pouvait faire Gustave ?
Gustave ! c’était le vent ! La route fuyait derrière lui. Je le suivais épuisée, haletante, comme le cheval rendu qui galopait sous lui. Je le vis entrer dans Fontainebleau. J’essayais déjà d’ouïr le pas de son cheval.
J’entendis le pavé sonner… Et un effet magique se produisit pour moi. À l’instant même où le premier son me parvint, Gustave tournait l’angle de la rue. Le marteau de la porte cochère retentit bruyamment.
Gaston, lui aussi, avait entendu le pas du cheval. Sa respiration s’embarrassa dans sa poitrine. Au bruit du marteau, il appuya ses deux mains contre son cœur. Gustave montait. Gaston fit un pas vers la porte. Tout ce qu’il y avait en moi de vie se concentra au cœur. Je crus que j’allais me lever et marcher devant Gustave.
Mais la chaîne terrible qui me garrottait ne desserra pas un seul de ses anneaux. Je retombai, brisée par mon espoir déçu, jusqu’au fond de mon indicible misère.
Un coup violent jeta le battant de la porte en dedans. Gustave parut. Je vis alors ce qu’il tenait à la main, – cet objet double et long. C’étaient deux épées nues. Elles ne m’eussent pas blessée plus cruellement si leur pointe m’était entrée dans le sein. Je les vis, avec mes yeux, dans la glace qui faisait face à l’entrée. Elles me renvoyèrent en fugitives étincelles la lumière de la lampe.
Le premier cri de Gustave fut celui-ci. – Édouard ! j’en étais sûr !
Édouard ! pourquoi ce nom ? Je devinai dès l’abord une partie de ce qui s’était passé. Gaston avait dû prendre un faux nom pour tromper Gustave.
– Et Suzanne ! et Suzanne ! ajouta ce dernier.
Il paraît que les gens de l’hôtel ne lui avaient rien dit, – ou plutôt, il ne les avait sans doute pas écoutés. Son regard se tourna vers le lit avec épouvante. Ses bras tombèrent le long de ses flancs, et j’entendis cliqueter les épées.
– Morte ! morte ! murmura-t-il, étranglé par le sang qui montait de son cœur à sa tête.
Gaston était immobile au milieu de la chambre. Il avait les bras croisés sur la poitrine. Il se tenait droit, de cette façon exagérée et presque convulsive qui rejette la tête en arrière. Que se passait-il en lui ?
Je ne le devinais point. Mais ce n’était plus l’enfant timide qui, tout à l’heure, sanglotait à mes côtés. Cela, je le voyais bien… Il répéta d’une voix plus changée que celle de Gustave lui-même : – Morte…, morte ! – Misérable ! râla mon parrain ; c’est toi qui l’as tuée… je devrais te tuer !
Gaston reprit : – C’est moi qui l’ai tuée.
Mon parrain poussa un cri de rage, et une des épées vint tomber sur le parquet, au devant de Gaston. Il la repoussa du pied en murmurant : – Je suis le comte Gaston du Meilhan ; je te hais ; ne me tente pas !
Gustave s’avançait vers lui le fer haut, disant : Tu es donc lâche comme tu es menteur et infâme !
Je crois que c’étaient mes ardentes prières qui prolongeaient l’immobilité de Gaston. Cette insulte ne le fit pas bouger.
Gustave, se servant de l’épée comme d’un bâton, voulut l’en frapper au visage. Gaston para du bras sans se ranger, sans reculer, et dit : – Tu ne pourrais pas te défendre contre moi… prends garde !… quand une fois on a l’épée en main, on ne sait plus… – Lâche ! lâche ! répéta Gustave qui redoubla.
Gaston ne para plus. Son bras resta immobile le long de son flanc. L’épée marqua en rouge sur sa joue livide. On eût dit qu’il avait besoin de ce suprême outrage. C’était le prix auquel il achetait le droit de tuer. Il sauta sur l’épée : un rire terrible et muet éclaira son visage. À seize ans, je me souvenais de cela, Gaston était un des meilleurs tireurs de la Vendée.
C’était en apparence une chose violente, inusitée, horriblement tragique : un duel à mort dans la chambre d’une morte ! Car ce combat ne pouvait qu’être mortel.
Mais combien l’horreur apparente était loin encore de la poignante réalité ! La morte vivait, la morte sentait, la morte voyait ces deux fers flamboyants qui tout à l’heure allaient se ternir dans le sang. Ils m’obéissaient, ceux-là, tous les deux. Ils étaient à moi. Une prière, moins que cela, un mot, moins encore, un geste, un soupir, un rien eût suffi à les arrêter. Le fer aurait sauté de lui-même hors de leurs mains. Je le savais, j’en étais sûre. Et mon âme, emprisonnée dans son enveloppe inerte, comme l’eau courante se cache sous la couche glacée que l’hiver épaissit, mon âme n’avait aucun moyen de se manifester au dehors.
Le cauchemar est cela, en tout petit ; mais le cauchemar n’est qu’un rêve. Ici, c’était le vrai : de vraies épées qui frémissaient dans des mains convulsives, des regards flamboyant d’un fou sombre, des respirations courtes et pressées, des poitrines où la soif du sang s’allumait.
Pourquoi donc ne venaient-ils pas, ces gens de l’hôtel, si indiscrets tout à l’heure et si curieux ? Où était ce prêtre qui semblait m’aimer ? Où étaient ces docteurs ? Où était Dieu, que j’appelais avec toutes les larmes de mon être ? où était Dieu, qui ne m’entendait plus ?
Quand les deux épées se touchèrent en grinçant, tout mon corps vibra comme si j’eusse été une corde tendue, et qu’un archet rude eût appuyé sur moi et lourdement glissé. Gustave était perdu ; j’en avais double conscience, par le raisonnement et par le sens propre qui remplaçait en moi la vie absente. Hélas ! il ne m’était pas permis de fuir le navrant spectacle qui était sous mes regards. Mes paupières étaient de marbre. Je ne pouvais pas fermer les yeux.
Oh ! que faisaient-ils, que faisaient-ils tous ceux-là qui vivaient et qui auraient pu se jeter au devant du meurtre ! Dans un hôtel ! à Fontainebleau ! quand la salle des soupers est encore ouverte et que le gaz brûle dans tous les escaliers, n’y a-t-il personne pour accourir alors que deux hommes s’égorgent !
C’est qu’ils avaient parlé tout bas. L’instinct de haine, plus fort que la colère elle-même, avait contenu leurs voix. Ils ne voulaient pas qu’on les vînt déranger. La porte était close. – Leur tragédie allait à pas de loup. – C’était bien plus lugubre et bien plus effrayant.
Ils étaient en garde. Gustave attaqua le premier, furieusement, mais en silence. Gaston para de pied ferme et ne riposta point. Mon parrain n’était pas sans avoir pris des leçons d’armes en sa vie, mais il avait ces grands mouvements maladroits et poseurs des comédiens. Les gens de théâtre sont trop habitués à faire les choses pour rire. Dans la vie réelle, ils ne savent plus rien.
Mon parrain était, dès ce premier instant, aussi parfaitement à la merci de Gaston, que si Gaston lui eût tenu déjà la gorge sous son genou. C’était un mur de fer qui était au-devant du jeune comte. Sa garde haute et ferme repoussait l’épée comme s’il avait eu un bouclier magique et impénétrable.
– Vous voyez bien, dit-il tout bas après quelques passes, – que vous ne pouvez pas vous battre contre moi.
Gustave, au lieu de répondre, se fendit à outrance et lui porta un coup à transpercer un mur. Quand il se releva il n’avait plus d’épée. Gaston l’avait désarmé.
Gustave, grinçant des dents, se baissa pour ramasser son arme. Gaston lui dit encore : – Prenez garde !
Puis l’épée de mon parrain sauta une seconde fois. Gaston mit le pied dessus.
– Je vous préviens que je vais vous tuer, monsieur Lodin, lui dit-il de cette voix compassée qui veut cacher ses tremblements, et sous laquelle la colère concentrée a de sourds éclats.
Gustave se baissa de nouveau pour ressaisir son arme. Gaston ne l’en empêcha point. Il ôta même son pied, mais la tête de mon parrain emporta le corps. Tout son sang était dans son front. Il tomba le visage contre terre…
Gaston le releva et le mit dans un fauteuil. Mon parrain resta une minute comme anéanti. Puis il se couvrit la face de ses deux mains frémissantes.
– Morte ! balbutia-t-il ; morte !
Ils me tournaient le dos tous les deux : Gustave assis, Gaston un genou en terre auprès de lui. Les épées restaient au milieu de la chambre. J’entendais qu’ils sanglotaient tous les deux. Tous deux côte à côte, tous deux, ces rivaux, ces ennemis !
Cet intermède d’abattement ne me donnait plus d’espoir. La colère devait revenir. Je sentis cela dès le premier mot de Gaston.
– Ce n’est pas moi, dit-il, c’est la fatalité… ou plutôt, c’est vous, vous seul… car sans vous elle m’eût aimé ! – Assassin ! murmura Gustave, assassin !
Gaston tendit ses bras vers moi. Gustave essaya de se jeter sur lui, mais il retomba vaincu. Et tous deux pleuraient, je vous le dis, car tout devait être étrange dans cette scène, tous deux pleuraient et gémissaient comme des enfants. Ce fut parmi ses sanglots que Gaston recommença la querelle insensée.
– Je vous ai écrit, reprit-il ; c’était sa volonté… Elle vous aimait… c’est pour cela que je ne vous ai pas tué tout à l’heure… Mais maintenant, vous n’avez plus rien à faire ici… La mort me l’a donnée… Je suis chez moi… Votre vue me rend fou… Sortez !
Gustave eut un rire étranglé à travers ses larmes.
– Fou ! fou ! prononça-t-il avec effort ; – oh ! oui !… misérable fou !
Il y eut un silence. – Puis Gaston souleva mon parrain par les deux épaules, tandis que celui-ci le saisissait à bras-le-corps. Ce fut une sorte de lutte ivre. Ils chancelaient tous les deux.
Gaston dit : – Va-t’en ! – Oh ! je ne peux pas !… balbutia Gustave ; je ne peux pas t’étouffer ! – Va-t’en ! va-t’en ! répétait Gaston, dont le délire ressemblait à l’idiotisme… Écoute ! s’écria-t-il tout à coup en lâchant Gustave, qui retomba sur le fauteuil, tu as raison, elle est à toi… Mais tu ne l’aimes pas comme moi… Est-ce que tu peux seulement comprendre ce qu’il y a dans mon cœur ?… Veux-tu me la céder ? Je suis riche : veux-tu toute ma fortune ? Es-tu ambitieux ? J’ai des parents puissants… Je ferai de toi, obscur comédien, un homme… un grand seigneur !… Veux-tu ? réponds !… Tu n’as que faire de mon sang… mais, à part mon sang, tout ce qui est à moi, je te le donne… veux-tu ? – Fou ! misérable fou ! répéta Gustave.
Gaston se laissa glisser sur ses genoux.
– Eh ! oui… eh bien ! oui… dit-il, je suis fou… fou et misérable !… Aie pitié de moi… donne-la moi !… vends-la-moi !
Les yeux de Gustave s’agrandirent tout à coup. Il regarda son ennemi dans le cœur.
– Ah !… fit-il en jetant un grand cri.
L’idée naissait en lui, mais si confuse qu’il ne la pouvait point saisir.
Et moi, j’avais espoir. Cet espoir se peut formuler ainsi : – Si sa main effleure la mienne, je suis une vivante !
Gustave prit sa tête à deux mains. Je l’aidais d’un prodigieux effort interne. Enfin, il s’écria, et que la bonté de Dieu soit bénie ! il s’écria :
– Mais… mais… si tu la veux… Elle n’est donc pas morte !
Je me laissai aller à une sorte d’extatique repos. J’étais sûre désormais qu’il viendrait, malgré Gaston, obstacle terrible et vivant qui était entre nous deux. Gaston pâlit.
– Tu te trompes ! dit-il ; elle est morte. – Je veux voir ! s’écria mon parrain.
Gaston le maintint de force et prononça entre ses dents serrées : – Moi, je ne veux pas ! Je te défends de l’approcher ! – Mais, si elle vit, répliqua mon parrain en se débattant, tu ne sais donc pas que toute ma haine tombe… pauvre enfant pour qui l’amour a été comme un breuvage trop violent !… Tu ne sais donc pas que je te plains… que j’ai pitié de toi… que je voudrais te consoler et t’aimer !
Gaston répondit : – Je ne veux pas que tu me plaignes… ni que tu aies pitié de moi… ni que tu me consoles… ni que tu m’aimes… parce que, moi, je te hais !
Mon parrain essaya de se dégager de son étreinte.
– Reste ! lui dit le jeune comte ; elle est morte…
Ils luttaient, et Gustave s’écriait : – Tu mens !… tu mens ! quelque chose me dit que tu dois mentir… Il y a dans mon cœur une joie secrète… – C’est que tu deviens fou, toi aussi… Elle est morte !
Je voyais les forces de mon parrain revenir et grandir.
– Si elle vivait, reprit Gaston, penses-tu donc que je t’aurais laissé vivre !… Si je t’ai épargné par deux fois, c’est qu’elle est morte !
L’argument porta. Je sentis la sueur froide qui perça sous les cheveux de Gustave. Gaston put le dominer de nouveau, quoiqu’en réalité la vigueur de mon parrain fût de beaucoup supérieure. Ce n’était pas la fatigue de la route qui le brisait, c’était la peine. Il était lâche, en outre, devant l’idée d’éclaircir ses doutes. Il redoutait mon approche peut-être autant qu’il la souhaitait, car il ne me voyait encore que de loin et dans l’ombre. Il lui avait suffi d’une parole de Gaston pour troubler son naissant espoir. Sans cette crainte, et malgré l’affaissement où il était, on ne lui aurait pas barré longtemps le passage. Gaston eut un rire cruel quand il sentit que son adversaire faiblissait de nouveau.
– Je te hais, répéta-t-il, et sais-tu pourquoi je te hais ! C’est que cela m’humilie d’avoir été ton rival… de m’être fait ton ami d’un jour, d’avoir bu et mangé en face de toi, à la même table… Bien plus de t’avoir trompé, ce qui me fait descendre si bas que je suis au-dessous de toi !… Je te hais parce que tu m’as rendu menteur vis-à-vis de toi, traître vis-à-vis d’elle, à qui j’aurais donné mon bonheur et mon honneur !… Je te hais parce que tu échappes à cette loi qui nous tient, nous autres gentilshommes… Tu apportes des épées, mais tu échappes à l’épée ! on croise les bras au lieu de te frapper !… Je te hais, parce que je fais à cause de toi le malheur de ma vieille mère… parce que, à cause de toi, je jette au vent les forces de ma jeunesse et le patrimoine de mon père… C’est toi qui es mon malheur et ma chute… C’est toi que je fuis dans l’orgie du vin et du jeu…
Il râlait. Il reprit haleine. Gustave dit avec un calme étrange :
– Monsieur le comte, elle vit : j’en jurerais !… Et, plus je vous écoute, mieux je sonde la blessure envenimée de votre âme… – Appelle-la donc, si elle vit ! s’écria Gaston ; si elle dort, éveille-la ! – Suzanne ! appela en effet Gustave, – Suzanne !
Tout mon cœur s’élançait vers lui. En ce moment, Gaston me faisait horreur et pitié. Il éclata de rire pendant le silence qui suivit l’appel de mon parrain. Celui-ci pâlit d’indignation.
Gaston poursuivit : – Je ne croyais pas pouvoir encore éprouver une jouissance en ce monde : je me trompais, puisqu’il me reste à te voir souffrir !… Crie ! crie ! amant heureux ! crie, fiancé ! on ne te répondra pas !
Gustave avait la tête entre ses mains.
– Elle n’était pas morte quand vous m’avez écrit cette lettre, dit-il, comme s’il eût espéré encore fléchir la rage de Gaston ; cette lettre est d’un homme de cœur… c’est la première folie de la douleur qui m’a poussé, quand j’ai pris ces épées… Vous dites que vous êtes gentilhomme, vous avez dû vous conduire en gentilhomme.
Une joie fauve se peignit sur les traits de Gaston. Je crus qu’il allait se calomnier lui-même. Mais son cœur soulevé ne laissa pas passer cet odieux mensonge. Il aima mieux insulter encore.
– Monsieur Gustave Lodin, dit-il avec ce brutal dédain qui le faisait si différent de lui-même ; vous ne savez pas vous servir de mes armes, moi, j’ignore l’usage des vôtres… Je n’ai pas fait ce que vous auriez fait à ma place… Je voulais que Suzanne fût comtesse du Meilhan ; je ne l’ai pas oublié… Mais ne m’interrogez plus ; je ne vous répondrais pas… je n’ai pas achevé ce que j’avais à vous dire… J’ai d’autres raisons encore de vous haïr. Voulez-vous que je vous donne la meilleure ? C’est que vous n’aimez pas Suzanne ! – Oh !… se récria Gustave. – Elle vous aimait, elle, je le sais bien. C’est l’éternel malheur de ces pauvres belles créatures : entre deux cœurs, jamais elles ne choisissent celui qui est véritablement dévoué… L’aimiez-vous, monsieur Gustave Lodin, le jour où vous l’abandonnâtes pour une fille d’auberge ?… L’aimiez-vous, le jour où vous la laissâtes partir, vous son protecteur et son tuteur, avec une famille inconnue ?… L’aimiez-vous pendant les longues années où vous n’avez pas même donné signe de vie ?… L’aimiez-vous, quand vous épousiez cette femme qui était si digne de porter votre nom… cette comédienne ! L’aimiez-vous, quand, marié, et sur le point d’être père, vous cherchiez à entraîner, à séduire la compagne de votre enfance, en lui promettant de l’épouser ?…
Je ne puis cacher que j’avais le cœur serré en écoutant cela. Mais Gustave répondit en se levant : – Monsieur du Meilhan, je ne dois compte de mon cœur qu’à elle et qu’à Dieu. Retirez-vous !
Il était debout. Il avait sa force et sa dignité. Il repoussa Gaston sans violence et poursuivit : – De vos insultes, monsieur le comte, je ne ferai même pas mention… Je sais ce que votre famille respectable a fait pour Suzanne, ma femme. – Ta femme ! se récria Gaston qui bondit vers les épées. – Ma femme devant Dieu ! repartit mon parrain avec un calme qui accompagne souvent les terribles résolutions ; vous faites bien de ramasser les épées, monsieur le comte, car si ma femme est morte, comme vous le dites, je vais mourir ici ou vous punir… Faites-moi place ! Il faut que je sache enfin la vérité.
Il s’avançait d’un pas lent et ferme vers le lit. Gaston, rugissant et affaibli par son exaspération même, voulut se jeter sur lui. Non-seulement Gustave l’écarta, mais il lui arracha les deux épées. Sous son calme apparent, je voyais la tempête près d’éclater. Il s’arrêta à deux pas de mon lit, avant même d’avoir fixé sur moi un véritable regard d’examen. Il prit les deux épées à poignée et les brisa sur son genou, de façon à garder aux pointes une longueur d’un demi-pied. Il poussa les gardes sous le lit. Avec son mouchoir entortillé, il fit une sorte de manche à l’une des pointes et lança l’autre au bout de la chambre.
– Ceci est l’arme de tout le monde, monsieur le comte, dit-il, l’arme qui n’a besoin, pour être bien emmanchée, que d’une main ferme et d’un cœur brave… J’ai la mienne ; préparez la vôtre… Avec cela votre science et mon ignorance seront parfaitement à l’aise, et entre nous, Dieu jugera.
Gaston eut un cri de joie sauvage, il s’élança sur le tronçon d’épée comme sur une proie.
– Ah ! dit-il, qu’elle soit morte ou vive, maintenant tu ne peux plus m’échapper !
Gustave me regardait. Je vis deux grosses larmes s’échapper de ses yeux.
– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il.
Il me croyait morte.
– Eh bien ! fit Gaston qui emmanchait son poignard.
Gaston déroula son mouchoir qui ne s’adaptait pas bien autour de la lame. Cela donna un peu de temps. Gustave se pencha. Ses larmes me mouillèrent. Sa bouche effleura mes lèvres. Je vis ses cheveux se dresser sur son crâne. – Sans doute que mes lèvres étaient froides. Il se retourna et dit à Gaston : – Je suis prêt, monsieur le comte, je sais tout ce que je voulais savoir… L’un de nous deux va mourir ici !
Mais comment exprimer ce qui se passa dans cette enveloppe glacée que mon Gustave venait de prendre pour un cadavre ? Un mouvement indéfinissable commença, au moment où les lèvres de Gustave touchèrent ma bouche. Je ne sentis point son baiser à la place où il me le donnait ; je le sentis au plus profond de mon cœur. Ils étaient tous deux au milieu de la chambre, Gaston et Gustave, pied droit contre pied droit, œil contre œil, main contre main. Leurs haleines se croisaient. Ils ne prononcèrent plus une parole. J’entendais et je distinguais leurs respirations l’une de l’autre. Gaston était une hyène en ce moment. Il attendait le coup de Gustave pour prendre son avantage. Je crois qu’il avait quelques vagues données sur l’escrime possible en ce genre de combat, car son bras gauche était en garde, prêt à parer. Gustave ne savait pas. La colère s’était allumée en lui. Il voulait tuer, lui aussi ; mais par suite de cette irrésolution débonnaire qui était sa nature même, il répugnait à frapper le premier coup.
Gaston devait se lasser le premier. Il appela la parade de mon parrain au ventre, puis au visage et lui lança un coup terrible en plein cœur. Un cri triomphant s’échappa de sa poitrine. Il crut avoir percé son rival de part en part. Mais le tronçon d’épée, rencontrant le bras gauche de Gustave, trop lent à la parade, s’était engagé dans l’étoffe de la manche, et Gaston fut obligé de se jeter en arrière pour éviter la riposte qui lui venait à la gorge. Il y eut du sang à sa chemise. La pointe du poignard de Gustave était rouge. Gustave se remit en garde, Gaston resta à distance, pliant les jarrets et se ramassa, comme un tigre qui va bondir. Il est bien vrai que cette façon de combattre lui enlevait toute sa supériorité. Le sang-froid résigné de mon parrain valait autant que sa fougue, et son agilité était plus que compensée par la vigueur virile de Gustave.
Ce fut un bond de tigre qu’il fit en effet. Gustave se jeta de côté, Gaston l’avait prévu et son coup ne perdit rien de son aplomb. Gustave chancela. Il avait une blessure au flanc. Il frappa. Gaston passa sous son fer, mais il manqua le corps en se relevant, et son coup, qui devait être mortel, s’égara sous l’aisselle de mon parrain. Gustave serra le bras instinctivement. Le bras de Gaston se trouva pris comme dans un étau. Il fut réduit à saisir de la main gauche le bras droit de Gustave et la lutte corps à corps commença.
Elle dura longtemps. Des deux côtés, l’acharnement était au comble. Ils tombèrent dix fois et dix fois se relevèrent sans lâcher prise ni l’un ni l’autre.
Le bruit de leurs chutes s’amortissait sur le tapis déjà taché de sang. Et pas une parole, deux râles qui se répondaient. Enfin Gaston poussa un cri d’angoisse et de rage. Ses reins cédaient sous la pression plus puissante de la main de Gustave. Il se renversait, cassé en deux, pour ainsi dire, et n’était plus soutenu que par son adversaire lui-même. Sa main gauche, engourdie, faiblit et lâcha prise. Il se vit mort. Il ne se défendit plus. Mais sa fureur survivait à ses forces, et, comme s’il eût craint la pitié, il cria dans le visage de Gustave, première et dernière parole de cette lutte de bêtes fauves : – Elle est morte ! elle est morte ! tu ne l’auras pas ! Gustave, enragé à son tour, l’écrasa sous le poids de son corps et chercha la bonne place où mettre son poignard. Gaston riait, grinçait des dents, l’excitait follement, répétant : – Tu ne l’auras pas ! elle est morte ! elle est morte !
Mais tout à coup, au moment où Gustave levait le bras, la figure de Gaston se décomposa, exprimant une stupéfaction subite et profonde où se mêlaient la terreur et la joie. Et Gustave ne frappa point, parce qu’une main qui n’appartenait pas à son ennemi, venait de lui saisir le poignet. Il se retourna.
Il se dressa de son haut. Son poignard tomba. Il étendit ses deux bras et se laissa choir à genoux, auprès de Gaston, qui était déjà prosterné et qui avait les mains jointes.
– Suzanne ! prononcèrent-ils en même temps tout bas, comme s’ils eussent craint de faire évanouir la vision.
J’étais debout, au-devant d’eux, vêtue de mon drap blanc et blanche comme un fantôme. Était-ce une morte qui se levait pour empêcher le meurtre ? Était-ce une vivante éveillée du lourd sommeil de l’agonie ?
– Suzanne !… Suzanne !… répétaient-ils tous deux.
Mais la vision était muette. Ma bouche restait comme un marbre, et l’effrayante immobilité de ma prunelle les glaçait. Je tendis le bras vers la porte.
Gaston me comprit. Il se traîna toujours à genoux, jusqu’au seuil. Sur le seuil, il s’arrêta. Il leva vers moi ses mains jointes, et renversa en arrière sa belle tête, qui disait éloquemment son mortel désespoir.
– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il ; ce n’est pas moi qui ai fait tout cela, c’est mon amour !… Adieu, Suzanne !… adieu ! adieu !…
Il fit un geste d’amer découragement et s’enfuit. Gustave me reçut dans ses bras. Pendant une minute encore, mon mal lutta contre sa vivifiante influence. Puis, tout mon être sembla se fondre, et un torrent de larmes s’échappa de mes yeux. C’est ainsi que revient la vie : par les larmes. Je vivais et je m’écriai : – Gustave ! Gustave !…
Quatre jours après ces violences et ces déchaînements, nous courions, mon parrain et moi, gais, insouciants, heureux, sur le chemin de Marseille.
Mais, avant d’entrer dans le récit de notre voyage d’Italie, je dois régler quelque petit arriéré avec le lecteur.
À la suite de la scène qui termine le chapitre précédent, je m’évanouis aussitôt que j’eus recouvré la parole et la faculté de pleurer. Ces mots : Gustave ! Gustave ! furent les seuls que je prononçai. Ils disaient tout. Je ne retrouvai mes sens que pour m’endormir d’un paisible et délicieux sommeil. Gustave veilla auprès de moi.
Le lendemain, je reçus une lettre de Gaston : lettre soumise, douce, repentante. Il avait songé à sa mère au moment de se tuer : car il avait voulu se tuer. Il me disait :
« Suzanne, maman marquise vous aurait accusée de ma mort. J’ai pensé à cela. Je veux vivre. »
Gustave lut la lettre de Gaston d’un bout à l’autre, et ne dit que ce mot : – Pauvre enfant !
Il n’y avait pas un atome de rancune contre Gaston dans le cœur de Gustave. Il ne me raconta même pas tout de suite les perfides moyens dont Gaston s’était servi contre lui.
Il y a une chose que je ne pourrais pas expliquer clairement, parce que mon ignorance restait entière au moment dont je parle, c’est la question des motifs mêmes qui m’avaient déterminée à quitter Paris et à me faire enlever par Gustave. Évidemment, il y avait du Gaston là-dedans. Il avait dû me tendre un piège pour m’attirer à lui. Mais il y avait aussi autre chose. Que Gaston eût réussi à tromper la bonne foi de mon vieil ami Antoine, c’était possible ; que Gaston eût séduit mademoiselle Suzon, ma fidèle camériste, ce n’était pas difficile. Mais la lettre si pressante du prince Maxime ! Le pouvoir de Gaston n’avait pu s’étendre, assurément, jusqu’au prince Maxime. Il en était de même de madame la comtesse de Champmas-d’Argail, qui m’avait tirée à part l’avant-veille pour me dire : – La pauvre Eugénie Mutel n’a plus d’espoir qu’en vous. Ce n’était pas Gaston qui lui avait dicté cela.
Cependant, je gardais un doute, et ce doute ressemblait presque à un remords. Eugénie m’avait écrit quelques jours auparavant. Eugénie ne m’avait rien dit qui pût se rapporter à tout ceci. Je la savais fière et surtout si bonne ! Peut-être avait-elle craint de m’imposer un sacrifice. J’ai besoin d’appuyer sur ces faits, et j’avoue franchement au lecteur que ceci est une justification préalable. Je veux prouver que mon voyage d’Italie ne fut pas un acte d’ingratitude ou même de légèreté.
Mon départ fut, dès le principe, un acte de dévoûment. Maintenant, l’attrait de la liberté, le bonheur de voyager avec mon Gustave, ne pesèrent-ils point un peu dans la balance ? Je n’ai jamais voulu me poser en stoïcienne. Voilà ce que je dois avouer, c’est que mes doutes existaient. La preuve, c’est que je voulus relire cette fameuse lettre du prince Maxime. J’avais changé de robe en me levant. Cependant, je trouvai la lettre dans ma poche. Je ne réfléchis point pour le moment à ce détail. La lecture de la lettre ne put qu’augmenter mes doutes. Je connaissais l’écriture du prince pour avoir vu sa correspondance avec Eugénie, lors de l’aventure de la comtesse Florence. Ceci n’était point l’écriture du prince. Chose singulière ! si je n’eusse point changé de robe, la vérité m’aurait apparu dès ce moment plus claire que le jour.
Nous tînmes conseil, Gustave et moi. Gustave était naturellement l’avocat du voyage. Il mit en avant des arguments fort sensés. Les raisons qui m’avaient déterminée à partir étaient toujours les mêmes. En outre, après la campagne que venait de faire Gaston, ma présence chez maman marquise n’était plus guère possible. Que répondre à cela ?
Il y avait bien un motif de ne pas déployer trop largement mes ailes : j’étais sans argent, Gustave aussi. Mais je me souvins de l’offre de mon bon Antoine. J’écrivis à maman marquise une lettre où je tâchai de faire Gaston le moins coupable qu’il me fut possible, – et j’écrivis une lettre à Antoine pour lui demander ses mille écus. Puis nous agitâmes, Gustave et moi, la question de savoir où nous dirigerions notre vol. Gustave prononça le mot Italie. Le choix fut fait.
J’avais demandé trois jours pour m’occuper du fils de Gustave et de la fille de la comtesse Florence.
C’était un amour que le fils de Gustave. Je trouvais déjà qu’il ressemblait à son père. Il est, m’a-t-on dit souvent, dans la nature même de la femme de ne point aimer l’enfant d’une rivale. Je conviens de la vérité du fait, en général. Mais l’affection que j’avais pour Gustave, quoique ce fût réellement une passion, n’avait point les allures ordinaires de la passion. Il y avait dans cette tendresse une nuance de fraternelle amitié. Cette tendresse était peu susceptible de jalousie. C’était l’amour des épouses dévouées, l’amour qui dure… Mon amour était bon, mon amour était indulgent, mon amour acceptait l’objet aimé tel qu’il était et ne s’ingéniait jamais qu’à le parer ou à lui chercher des excuses.
Je suis franche parce que j’ai été clémente. L’objet aimé en avait bien un peu besoin, et les philippiques de maître Gaston contre mon parrain renfermaient quelques grosses vérités parmi leurs exagérations folles. À dater de l’histoire de Fanchon, la servante de Condé-sur-Noireau, jusqu’au jour où mon Gustave avait été crocheté par un sauveteur, l’objet aimé n’avait pas été positivement le modèle des amants. Mais c’était mon Gustave, mais c’était mon parrain, mon mari, mon compagnon choisi pour tout le voyage de ma vie !
J’adorai son fils comme s’il eût été le mien. La petite Florence était charmante aussi. Nous les mîmes ensemble tous deux chez la femme de Rambouillet, qui était de la connaissance d’Eugénie. Nous payâmes plusieurs mois d’avance, et nous partîmes. Mon château en Espagne était d’avoir ces deux chers petits à la maison, lors de notre retour en France.
À Fontainebleau je trouvai une lettre de mon bon vieil Antoine, contenant les trois mille francs qui étaient toute sa fortune.
La lettre dans laquelle il me remerciait d’avoir pensé à lui était singulièrement triste. Elle ne me parlait de personne, pas même d’Eugénie. Elle contenait seulement, à la fin, une phrase ainsi faite : « Je commence à me faire bien vieux, ma chère demoiselle Suzanne, et je vois tout en noir. Je n’ai plus à aimer que vous, mon Eugénie et mon fils François, qui vient d’être nommé chef d’escadron de spahis, sur le champ de bataille, là-bas en Afrique, et qui se fera bien casser la tête quelque jour, au train où il va. Adieu, je vous embrasse bien tendrement, et je vous le dis maintenant comme je vous le dirai plus tard : s’il arrive malheur en cette terrible semaine, vous aurez votre conscience pour vous. »
Je le confesse : je m’appliquai à moi-même ces mots terribles : terrible semaine. Je crus qu’Antoine faisait allusion à la conduite de Gaston, et qu’il s’inquiétait pour ses maîtres. Gustave avait toujours ses papiers de comédien. Nous prîmes, ce jour-là même, nos passeports pour Naples. Le lendemain, nous nous installions dans le coupé de la diligence de Marseille.
* * * * * * * * * *
À Montargis, pendant qu’on relayait, j’entendis, autour de la voiture, des badauds causer de l’affaire de la sage-femme qu’on devait juger à Paris.
Je pris les mains de Gustave et je lui dis :
– Il n’y a qu’une chose au monde que je ne pourrais pas te pardonner… Mon parrain, je t’en prie, ne me cache jamais rien de ce qui concerne Eugénie. – Je ne t’ai rien caché, Suzanne, me répondit Gustave. – Tu savais qu’elle devait être jugée à cette session ? – Je l’avais vu dans les journaux… Je ne croyais pas que tu pusses l’ignorer. Mais, m’écriai-je, on s’occupe donc bien de cette affaire-là ? – Les journaux s’occupent de toutes les affaires… Veux-tu descendre, Suzanne ?
Il tournait la tête feignant de vouloir ouvrir la portière.
– Non, répondis-je. Écoute-moi, mon parrain… tu ne sais pas le mal que tu me fais !… Si je n’avais plus confiance en toi… confiance entière, absolue, je serais malheureuse… Au nom de Dieu, ne me cache rien !
Il eut un moment d’impatience en répondant : – Tu es folle, Suzanne !… Pourquoi veux-tu que je te cache quelque chose ?
Mais il rougissait. Mais ses regards n’osaient point se fixer sur moi. J’abandonnai sa main.
– Gustave, lui dis-je, ouvre la portière, je vais descendre.
Il obéit en murmurant le mot caprice.
– Ce n’est point un caprice, continuai-je ; il faut que je retourne à Paris.
Il se mit entre moi et la portière ouverte.
– Je veux interroger, continuai-je, ceux qui n’ont pas d’intérêt à me tromper. – Suzanne ! Suzanne ! s’écria Gustave, as-tu donc pu penser que je t’avais trompée ! Je t’ai caché quelque chose, c’est vrai… mais cela ne regarde que moi… Quand on aime bien, on est jaloux, Suzanne… – Sur ton honneur, l’interrompis-je, tu n’as rien appris d’Eugénie ? – Une seule personne m’a parlé d’elle, c’est le vieux domestique de madame la marquise du Meilhan… l’ancien cocher Antoine… Quand je suis allé pour te voir le lendemain de ton départ, il m’a dit : « Nous la sauverons… grâce à mademoiselle Suzanne qui est un ange… » J’avais oublié cela, parce que l’annonce de ton départ me jeta tout de suite après dans le plus terrible trouble que j’aie éprouvé en ma vie… Mais, ajouta-t-il en baissant la voix, je n’ai pu oublier une autre circonstance… Tu connais le prince Maxime, Suzanne ?
Le lecteur doit comprendre que certains épisodes de ma vie, qui étaient positivement le secret d’autrui, restaient un mystère pour Gustave. Je ne sais pas si j’avais jamais prononcé devant lui le nom du prince Maxime.
– Je connais en effet le prince Maxime, répondis-je ; c’est un parent de la famille du Meilhan. – Et qui ne voit pas la famille du Meilhan, m’a-t-on dit ? – Qui la voit du moins très-peu. – Et toi, Suzanne ?… es-tu son amie ? La voix de Gustave était altérée. Je ne sais pourquoi mon trouble était si grand. Je voulus sourire et je dis :
– Il faut au prince Maxime de plus grandes dames que moi pour amies. – C’était pourtant toi, Suzanne, répliqua Gustave avec une certaine vivacité, que ce prince Maxime venait chercher à l’hôtel du Meilhan. – Tu l’as vu ? m’écriai-je. – Oui, je l’ai vu. – Et il ne t’a point parlé d’Eugénie ?
Gustave poussa un long soupir de soulagement.
– Ah !… fit-il en me baisant la main, c’est donc encore pour cette Eugénie ! – Réponds ! réponds !… disais-je toute pâle et les larmes aux yeux. – Cette Eugénie ! répéta Gustave ; je crois que tu l’aimes mieux que moi !
Puis, comme je fronçais le sourcil, dans ma fiévreuse impatience, il ajouta :
– Non, Suzanne, le prince Maxime n’a pas parlé d’Eugénie ; il a parlé de toi, et il a dit : – Comment a-t-elle pu partir sans me voir ?
Le cœur humain est plein de ces mystères que nul n’éclaircira. Je n’aimais que Gustave au monde ; mais dès que la pensée du prince Maxime entrait en moi, j’éprouvais un trouble si grand que, déjà plus d’une fois, j’avais dû interroger ma conscience. Je puis me rendre cette justice, que j’étais franche avec moi-même : qualité beaucoup plus rare qu’on ne le croit. Eh bien ! ma conscience interrogée restait muette. Je ne pouvais obtenir aucun renseignement précis auprès de moi-même. J’écoutais bien en dedans de moi une voix qui me disait : Tu ne l’aimes pas. – Et comment l’aurais-je aimé, puisque j’adorais mon Gustave ? Mais je sentais qu’il exerçait sur moi, sur mes actions, sur toute ma vie, une influence tout à fait disproportionnée à l’intimité de nos relations. Lui avais-je parlé quatre ou cinq fois ? C’était tout au plus. Et chaque fois que je lui avais parlé, jamais il ne s’était agi de lui ni de moi.
Mais lui, Maxime, avait-il parlé à Gustave et savait-il réellement du nouveau au sujet d’Eugénie ?
À Cosne, nous descendîmes, et je priai Gustave de demander une chambre.
– J’ai une lettre à écrire, lui dis-je. – À qui ? – La lettre est, par le fait, pour madame la comtesse de Champmas-d’Argail, mais je ne puis la lui adresser à elle-même.
Gustave pâlit.
– Alors, murmura-t-il, c’est au prince Maxime, son frère.
Je répondis affirmativement, et je dus rougir, car je songeais aux réflexions qui m’avaient occupée une partie de la route. Gustave n’ajouta pas une parole. Il fit apporter dans notre chambre, pendant que les autres voyageurs prenaient leur repas, tout ce qu’il fallait pour écrire. Je pris la plume et je la trempai dans l’encre. – Mais elle resta suspendue au-dessus du papier. Gustave était tout à l’autre bout de la chambre. Il affectait de me tourner le dos. Il battait la retraite avec ses doigts sur les carreaux de la croisée. On n’a pas besoin d’expérience pour traduire ces grimaces du cœur. Je devinai que, sous ces grands airs d’indifférence, mon pauvre parrain était à la torture. Je l’appelai. Il vint en sifflant un air de vaudeville. Il avait les mains derrière le dos.
– C’est étonnant, lui dis-je, depuis ma crise, chaque fois que je veux écrire, le sang me porte au cerveau… Veux-tu me servir de secrétaire ?
Il ne fit qu’un saut jusqu’à la table. En me prenant la plume des mains, il me donna un gros baiser sur la joue. Un baiser d’autrefois, un baiser de parrain, comme il m’en donnait sous le petit bouquet d’ormes, dans notre hameau de Saint-Lud. Je lui sus gré d’avoir jeté bas son rôle. Du reste, je dois dire que, près de moi, Gustave ne sentait jamais le comédien. Il m’aimait franchement et de tout son cœur.
– Je te remercie, lui dis-je, je vais dicter : écris. – Ah ! Suzanne, ma Suzanne ! s’écria-t-il, tu m’as cru jaloux, et tu te venges ! Ce qui me console, vois-tu, c’est que les autres ne sont pas plus que moi dignes de toi. – Me suis-je trompée, mon parrain ? demandai-je, es-tu jaloux ?
Il attira ma main contre ses lèvres, et, au lieu de répondre :
– Voyons ce que tu dis à ton beau prince Maxime, j’attends. Je dictai :
« Monsieur, ma femme me charge de vous informer… »
Il se leva et me saisit entre ses bras. Il pleurait en m’embrassant.
– Eh bien ! lui dis-je, ne suis-je pas ta femme ? – Suzanne ! ma petite Suzanne ! balbutiait-il, que je suis heureux ! que je suis heureux !… – Le temps passe, mon parrain, fis-je ; on va nous appeler.
Il se rassit bien vite et reprit la plume.
La lettre au prince Maxime fut ainsi conçue :
« Monsieur,
« Ma femme me charge de vous informer que, par suite de son départ, elle ne peut plus veiller sur le dépôt qui lui a été confié. Avant de quitter la France, elle s’est rendue à R… chez la femme que vous connaissez et dont vous avez l’adresse. Dès que les circonstances nous auront permis de régulariser notre situation, ma femme se chargera elle-même du dépôt, si vous le voulez bien. Elle a pour cela mon consentement, car, en l’unissant à moi, j’épouse tous ses dévouements. « Veuillez agréer, etc.
« GUSTAVE LODIN. »
Mon parrain écrivit cette lettre en silence. Quand il l’eut achevée, il se tourna vers moi.
– Cette lettre en dit beaucoup, Suzanne, murmura-t-il ; as-tu bien réfléchi ? – Mon parrain, répondis-je, je ne veux plus que tu sois jaloux.
Il m’embrassa, et nous descendîmes.
La lettre fut mise à la poste à Cosne.
C’était le 19 janvier 1841. – Remarquons bien cette date.
À Nevers, nous entrâmes à l’hôtel avec une faim dévorante. Nous n’avions pas mangé depuis Fontainebleau.
Je ne parlerais pas de cette station, si je n’avais souvenir d’un fait étrange qui se passa à table.
Il y avait entre Gustave et moi un journal parisien, la Gazette des Tribunaux. Ce souvenir est tellement précis en moi que je vois encore la date devant mes yeux : 18 janvier 1841.
Pressée par l’appétit comme je l’étais, je remis à quelques minutes ma curiosité, qui me sollicitait à ouvrir ce journal. Après le potage je voulus le prendre. J’avais si bien remarqué la place où il était que j’avançai la main, sans regarder, en avalant ma dernière cuillerée. Je ne rencontrai que le pain de Gustave. Le pain de Gustave était à la place du journal.
– C’est toi qui l’as pris ? m’écriai-je. – Quoi donc ? me demanda Gustave. – Le journal. – Quel journal ?
Il ne l’avait pas vu. J’appelai le garçon. Le garçon n’avait pas pris le journal. On le chercha partout. On le cherchait encore quand nous remontâmes en voiture. L’idée ne me vint pas alors que Gustave avait pu le soustraire.
Ce journal du 18 janvier contenait l’acte d’accusation d’Eugénie Mutel, renvoyée, pour crime d’infanticide, devant la cour d’assises de la Seine. Eugénie Mutel, au moment où je prenais mon repas à l’auberge de Nevers, était devant ses juges.
Je n’ai point ici à accuser Gustave. À l’heure où nous étions je ne pouvais plus rien pour ma pauvre Eugénie. C’était une grande douleur qu’il m’épargnait. Peut-être était-ce là son seul but. Mais il est constant que si j’avais eu entre les mains ce numéro de la Gazette des Tribunaux, je n’aurais pas voulu quitter la France sans connaître l’arrêt d’Eugénie Mutel.
Cet exil n’avait en effet qu’un prétexte, et, de ma part, ce prétexte était souverainement sincère. Donner à Eugénie une chance d’amortir la haine de ses persécuteurs. Gustave aimait. En m’entraînant, il cédait à son amour. En me cachant un horrible malheur, il écartait de nos joies un voile de deuil. Que dire ? Condamnez Gustave, si votre justice ne peut l’absoudre entièrement, lecteur ; – mais ne niez pas la fatalité qui fut en tout ceci.
Nous arrivâmes à Marseille le 20.
Le 21, dès le matin, nous montâmes à bord du Mongibello, ce paquebot fameux sur lequel a passé et repassé toute notre génération.
Le soir du premier jour nous étions assis sur le pont, Gustave et moi, non loin du timonier, occupé à sa manivelle. La mer était splendide : sombre de trois côtés et profonde comme l’infini ; du quatrième côté, la lune demi-pleine mettait un diamant à chaque pointe de vague. Il voguait, ce croissant d’argent, comme une nef sereine au sein de cette autre mer bleue aussi et plus profonde encore, qui était sur nos têtes. Pas un nuage au ciel. Sur l’eau, la nuit, rayée par cette trace éblouissante, où foisonnaient des myriades d’étincelles. Et, dans le grand silence, le bruit turbulent de nos roues qui laissaient derrière nous, à perte de vue, l’écume confuse, longue comme un ruban déroulé. Gustave était joyeux et recueilli. Il venait de me dire :
– Tu ne m’appartiens bien que d’aujourd’hui, Suzanne. Depuis que nous avons quitté ce rivage, il me semble qu’il n’y a plus rien entre toi et moi.
J’étais distraite. Je songeais. Je ne connaissais pas la mer avant cette heure. J’étais comme baignée dans ces tranquilles immensités. Je respirais à pleine poitrine la brise aux saveurs sévères. J’écoutais Gustave, mais j’écoutais surtout mon propre cœur. J’aimais. J’aimais Gustave en quelque sorte indépendamment de lui-même. Je me créais mon Gustave. Je ne veux point dire que ma nature soit poétique par excès ; je crois tout simplement le contraire ; mais il est des heures et des lieux qui font jaillir la poésie d’un cœur comme le tranchant du caillou tire l’étincelle de l’acier.
Une jeune fille, – une enfant, – que je n’avais pas encore aperçue, sortit de la cabine avec une femme d’un certain âge qui semblait être sa gouvernante. La jeune fille avait l’air languissant. À sa taille je lui aurais donné de treize à quatorze ans. Elle vint s’appuyer contre le bordage pour regarder la mer. La duègne resta derrière elle. Au bout de quelques minutes, la duègne dit :
– Avez-vous assez pris l’air, mademoiselle ?… Monsieur vous attend.
La jeune fille se retourna à demi. Elle était ainsi à contre-jour ; je ne distinguais pas du tout son visage. Mais sa pose avait des grâces délicates et charmantes. Je devinais une exquise beauté dans les lignes perdues de son profil.
– J’étouffe en bas, bonne amie, répondit-elle.
Quel écho cette voix réveilla-t-elle en moi ? Je n’avais jamais vu cette jeune fille. Je ne connaissais aucune jeune fille de son âge. Mon cœur battit. Un frisson, léger et subtil me parcourut le corps. Adieu mon rêve !
Gustave me parlait. Je n’aurais pas su dire quelles paroles il prononçait à mon oreille. Ce n’était certes pas ce qu’avait dit cette jeune fille qui m’impressionnait ainsi. Il n’y avait là nul roman : un enfant qui se sauve de la cabine pour éviter le mal de mer.
Était-ce la voix ? Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais entendue. Savais-je au moins, en ce moment, à quelle voix connue ressemblait la voix de cette jeune fille ?
Non. Mon esprit, vivement éveillé, sollicitait en vain mes souvenirs. Ce n’était qu’une impression, mais elle était profonde.
Quelques minutes encore se passèrent. Une tête se montra en haut de l’escalier des premières. Le corps auquel appartenait cette tête restait dans la cage de l’escalier. C’était un homme, coiffé par le capuchon d’un caban de voyage. Il appela : – Madame Gastier ! La duègne se dirigea aussitôt vers lui.
J’essayai de distinguer les traits de cet homme. Au risque d’être monotone ou de passer pour maniaque, je dois dire que le son de sa voix m’avait encore frappée tout particulièrement. Mais non point de la même manière que la voix de la jeune fille. Le capuchon du caban me cachait presque entièrement le visage du nouveau venu. Je pouvais apercevoir seulement, à la lueur d’une lanterne de ronde, placée à quelques pas de là sur les planches mêmes du pont, une grosse paire de favoris grisonnants. Parmi les gens avec lesquels je m’étais trouvée en rapport, nul n’avait de favoris semblables. Et pourtant, ce n’était ici ni un reflet, ni un écho. – C’était une identité. – J’avais entendu cette voix-là quelque part. Procédant logiquement, je me demandai aussitôt à moi-même quelles étaient les personnes dont j’avais entendu la voix sans voir les traits de leur visage. Dès que je me fus adressé cette question, j’eus comme un vague serrement de cœur, annonçant que j’allais toucher dans mon passé des cordes douloureuses ou terribles. Ce sentiment n’est pas de ceux qu’on ait exprimés souvent, mais chacun l’éprouve à différents degrés, tous les jours de la vie. L’instinct, ou plutôt le sens intime, précède la pensée comme la lumière d’un coup de feu devance la détonation. L’homme, cependant, disait à madame Gastier : – Faites rentrer Marie. J’entendis ce nom, bien qu’il fût prononcé à voix basse. Cela donna le change à mes investigations. Je changeai de piste, je m’attachai à ce nom de Marie. Avais-je connu des Marie ? Pas une ! L’enfant, accoudée contre la balustrade, respirait avec délices l’air frais et pur qui nous venait des côtes de Sardaigne. C’était une frêle et charmante créature. Je pense qu’elle n’avait pas pris garde à l’apparition de l’homme encapuchonné. Celui-ci disparut.
Dès que je ne le vis plus, une sorte d’illumination éclaira tout à coup mon esprit. Je cherchais à me rappeler les circonstances où j’avais entendu sans voir. Il en était une frappante et que je ne devais oublier de ma vie. L’accouchement à tâtons, l’accouchement du boulevard des Invalides ! Cette voix, – je l’aurais juré, – était une de celles que j’avais entendues dans la chambre, autour du lit de douleur.
L’imagination commet parfois d’étranges erreurs. L’idée du temps se voila dans mon esprit et je pensai à l’enfant que j’avais mis au monde en regardant la jeune fille. Cette aventure qui me poursuivait si loin me rendait folle ! L’enfant du boulevard des Invalides n’avait pas un an, – si un miracle lui avait conservé la vie. Quant à la mère, je l’avais revue à Paris ; elle était mariée ; c’était madame Edmond de Gérin.
La duègne revint vers la jeune fille. – Allons, mademoiselle Marie, dit-elle, monsieur est venu lui-même nous appeler !
– À quoi songes-tu donc, Suzanne ? me demandait en ce moment Gustave, tu ne me réponds pas ! – Silence ! lui dis-je brusquement.
Il me regarda étonné, puis ses yeux interrogèrent tous les objets environnants. Il n’avait rien vu, rien entendu. Et, par le fait, qu’y avait-il à voir et à entendre ! À chaque instant quelqu’un sortait de la cabine comme avait fait cette jeune fille. On pouvait remarquer de plus ici un père venant appeler sa fille, pour laquelle il redoutait peut-être la brise trop fraîche des nuits. L’enfant semblait faible. – À ce moment-là même elle toussa. Gustave avait donc raison de s’étonner. Mais peu m’importaient, en vérité, ses surprises. J’écoutais, – j’écoutais passionnément, guettant la réponse de la jeune fille. Cette réponse ne fut qu’un mot : – Déjà ! dit-elle d’un accent de regret. Et Gustave : – Mais qu’as-tu donc, Suzanne ?… Tu tressailles et voici ta main toute froide !
J’avais tressailli, c’est certain. Ma main était glacée. Une émotion extraordinaire me serrait la poitrine. Mais, sur l’honneur, je ne savais pas encore pourquoi. Ce tressaillement, en effet, ne se rapportait plus à l’homme inconnu, mais à la jeune fille elle-même.
La jeune fille jeta un dernier regard sur la mer. Je vis un fugitif éclair dans ses yeux, où se mirèrent un instant les paillettes du large. Mais le dessin de sa figure m’échappait. Elle avait la tête baissée. Madame Gastier, la duègne, la prit sous le bras. Elles se dirigèrent toutes deux vers l’escalier des premières. Quand elles y arrivèrent, elles me présentaient le dos, tout naturellement ; il le fallait pour descendre les premières marches. Je me dis avec dépit :
– Je ne pourrai la voir !
Le mot de dépit n’est pas assez fort. J’eusse donné tout ce que j’avais au monde pour voir le visage de cette enfant. C’est au point que je fus obligée de me retenir pour ne pas me précipiter vers elle. Mais il n’était pas besoin. L’escalier tournait. Quand la jeune fille eut descendu trois marches, la lumière de la lanterne vint frapper d’aplomb son visage. Je poussai un cri qu’elle entendit. Ses beaux yeux noirs, mélancoliques et doux, essayèrent de percer la nuit où j’étais.
– Allons, allons, mademoiselle ! dit la voix sévère de madame Gastier.
Marie continua de descendre. Gustave murmurait d’une voix sourde à mon oreille : – Saurai-je le mot de cette énigme ? – L’as-tu vue ! fis-je malgré moi ; comme elle est belle !… et comme elle lui ressemble ! – À qui ? demanda mon parrain.
Je gardai le silence. J’étais brisée comme si j’eusse éprouvé une grande et longue fatigue.
– À qui ? répéta Gustave.
Je répondis et cette fois je mentis : – À sa mère,… murmurai-je, une pauvre femme que j’ai connue… autrefois… au château du Meilhan.
Gustave se tut à son tour. Moi, je cherchais à mettre de l’ordre dans mes pensées. Non, ce n’était pas à une femme qu’elle ressemblait, cette jeune fille si admirablement belle ! Non, je n’avais point connu, au Meilhan, ni ailleurs, de femme qui eût ce front royal et ce regard profond ! Ce fier profil appartenait, dans mes souvenirs, au plus beau de mes héros, à celui qui m’était apparu un jour, grand comme la chevaleresque noblesse, entraînant comme la jeunesse vaillante, haut comme la douleur résignée, qui m’était apparu, dis-je, au chevet d’un rival préféré, Maxime, le brigand, comme l’appelait alors ce pauvre bon père Antoine. C’était au prince Maxime que Marie ressemblait.
Le hasard, c’est chose convenue, préside aux ressemblances. Une ressemblance ne prouve rien. Je me disais cela, et mon esprit, néanmoins, travaillait. Je sentais que j’étais au seuil de quelque découverte dont le contre-coup allait influer assurément sur mon repos présent et peut-être changer tout mon avenir. Jusqu’alors tout ce que j’avais deviné m’avait nui. Mais ma vocation irrésistible était de savoir. Je m’efforçais, je travaillais, je fouillais.
Cette rencontre se rapportait à deux groupes de souvenirs distincts : le prince Maxime et les aventures de sa jeunesse ; la maison du boulevard des Invalides et les ténébreuses péripéties auxquelles j’avais assisté les yeux bandés. La voix et le visage de la belle jeune fille me parlaient de Maxime. La voix de l’homme au capuchon me reportait à cette nuit étrange où j’avais fait mes débuts comme sage-femme. Mais, entre ces deux groupes de faits, il y avait un lien qui ne pouvait longtemps m’échapper : une femme, une morte, la somnambule Marie-Caroline Renaud. D’un côté, c’était l’homme qui l’avait aimée : Maxime. De l’autre, ses trois assassins ; Brodard-Peyrusse, Agost et Rondel. L’homme au capuchon ne devait pas être Brodard-Peyrusse. Ce n’était pas cette voix-là qui avait parlé quand on avait annoncé l’entrée de Rodolphe dans la chambre de l’accouchée. Mais ce devait être, j’en avais la conscience certaine, un des trois « qui ne voulaient point coucher seuls, la nuit, » pour employer la formule du Confidentiel, un des trois qui étaient devenus riches tout à coup en 1828. Lequel ? Rondel ou Agost ? Je ne connaissais ni l’un ni l’autre et peu m’importait.
Et la jeune fille ? Car tout ce travail n’avait qu’un motif : l’intérêt involontaire et puissant que je portais à la jeune fille.
Elle avait, selon l’apparence, de treize à quatorze ans. Or, je connaissais le roman de Maxime avec la belle somnambule. En 1827, Maxime, à peine sorti de l’adolescence, avait enlevé Marie-Caroline Renaud pour l’emmener en Italie. Il avait aimé cette femme passionnément et de toute la fougue du premier amour. Je savais cela. Je savais aussi quels efforts incessants et infatigables il avait faits pour connaître son sort. De 1827 à 1841, quatorze ans. Marie était-elle la fille du prince Maxime et de la somnambule ?
Nous avions fait dessein, Gustave et moi, de passer une partie de la nuit sur le pont pour voir au clair de la lune les rivages de la Corse et de la Sardaigne. Mais je prétextai ma fatigue et je voulus rentrer. J’espérais voir quelqu’un au salon ou au buffet. Je me trompais. L’homme au capuchon, la jeune fille et la duègne n’étaient nulle part. J’interrogeai les garçons et les servantes affectées au service des dames : personne ne put me donner le moindre renseignement. La cabine particulière que Gustave avait retenue pour moi était la dernière et la plus petite. La suivante, qui était au contraire la principale, s’ouvrait sur le petit salon des dames. Quelque chose me disait que mes gens étaient dans cette cabine. Mais ils dormaient, sans doute, car aucun son de voix ne parvint jusqu’à moi.
Au jour, nous avions franchi le détroit qui sépare les deux îlots, et nous voguions de nouveau en pleine mer. Je restai jusqu’à dix heures dans le salon, guettant l’ouverture de cette porte. À dix heures, la duègne sortit. Je plongeai avidement mon regard à l’intérieur. Je ne vis personne. La duègne rentra bientôt avec un garçon qui portait le déjeuner.
Pour quiconque connaît les paquebots de la Méditerranée en général et le Mongibello en particulier, mon raisonnement paraîtra net et clair : il faut avoir besoin de se cacher, pour déjeuner, pour séjourner dans cette sorte de réduit qu’on nomme une cabine particulière.
Je montai sur le pont pour jouir des dernières fraîcheurs de la matinée. Gustave m’observait ; je lui dis : – Un homme est plus à même d’interroger qu’une femme… Je voudrais savoir le nom de cette famille qui habite la cabine voisine de la nôtre. – Pourquoi faire ? me demanda Gustave. – C’est un désir que j’ai, lui répondis-je.
Mon parrain secoua la tête.
– Ma petite Suzanne chérie, me dit-il, tu conteras peut-être quelque jour ton histoire entière à ton mari… Jusqu’à présent, ton fiancé ne la sait pas encore… Mais il en sait assez, soit par ce qu’il a vu, soit par ce que tu as bien voulu lui confier, pour te conseiller de prendre garde… Depuis hier, je te vois préoccupée, inquiète, distraite… Il faut que ce soit encore quelqu’une de ces diaboliques histoires, puisque tu gardes le silence vis-à-vis de moi… Crois-moi, ne nous mêlons plus des affaires d’autrui : cela ne porte pas bonheur.
C’était fort sage. Je fronçai le sourcil… Il était si bon, mon Gustave ! Quand je fronçais le sourcil, il avait peur de moi. Il voulait la paix, bien qu’il apportât toujours sur le tapis de gros cas de guerre.
– Ne te fâche pas, Suzanne, me dit-il ; c’est pour toi que je crains… ou plutôt c’est pour notre bonheur. – Et quel tort peut faire à notre bonheur, répliquai-je en haussant les épaules, un renseignement pris avec adresse ? – Tu le veux… me voilà prêt… – Non, l’interrompis-je, je ne le veux plus… reste !
Et je boudai. Bouder sous ce ciel radieux ! aux caresses de cette brise qui ride si doucement l’azur de ces mers sereines ! Bouder comme une Anglaise sur qui pèse le brouillard empoisonné de Greenwich !
Au bout de quelques minutes, Gustave me quitta sans mot dire.
Je pensais déjà : – Il a raison !… Que m’importe cela ?… Ne saurai-je donc jamais vivre pour moi et rester dans le cercle de mon bonheur ?
Gustave revenait. J’allai au-devant de lui et je serrai sa main dans les miennes. C’était un pardon muet que je lui demandais.
– Ce sont des étrangers, me dit-il ; le père, la fille et la gouvernante… On pense qu’ils vont à Rome.
Pendant toute cette journée, le père, la fille, ni la gouvernante ne se montrèrent dans le salon. Je passai presque toute la nuit sur le pont, et je ne vis point revenir Marie. Nous étions, cependant, dans la mer Tyrrhénienne. Le lendemain, le jour naissant nous montra les rivages d’Ischia et le continent au lointain. Une heure après, le merveilleux panorama du golfe de Naples, tout inondé de soleil, s’offrait à nos yeux éblouis.
Pendant que le Mongibello sillonnait les eaux bleues du golfe, nous admirions en extase. Il était environ neuf heures du matin quand, laissant à notre gauche la plage de la Marinella, nous doublâmes la pointe du môle. Le môle et la Strada del Piliero qui fait office de quai, le long du port, étaient pleins de gens que je pris pour des curieux. Mais à Naples, bien que tout le monde soit franchement fainéant, il n’y a point d’oisifs proprement dits. Ce peuple intelligent est parvenu à faire de la paresse un métier : c’est le comble de l’art. Tous ces curieux étaient là pour gagner leur vie.
Je quittai le bord, contrainte et en quelque sorte entraînée par mon parrain impatient. J’aurais voulu rester encore pour guetter le départ de ma mystérieuse trinité : l’homme au capuchon, la jeune fille, la duègne. Mon trio ne sortit point. Quand nous partîmes, il n’y avait plus sur le pont que les matelots et quelques retardataires. Je venais de descendre au salon, sous prétexte d’y reprendre un objet oublié. La porte de la cabine où l’on semblait cacher Marie était toujours fermée. Gustave m’appelait : je fus obligée de remonter. Nous mîmes le pied sur le pont-levis qui rejoignait le débarcadère. Dès que nous parûmes, cent bras s’entrelacèrent autour de nous. Nos bagages disparurent d’abord comme par enchantement, au milieu d’un concert de cris, de rires et d’invectives. Car les Napolitains font tout en riant. Nos gamins de Paris sont, auprès d’eux, des personnages mélancoliques.
Quand il n’y eut plus de bagages, on s’en prit à nous. Tout ce que nous portions nous fut arraché avec respect. Je me souviens d’un grand gaillard en costume d’Ambigu-Comique, qui ne voulut jamais permettre que je m’embarrassasse de mon mouchoir de poche. Il prit, pour me faire plaisir, cette chose tout intime dans ses mains sales et marcha fièrement auprès de moi, tout prêt à moucher « Son excellence, » pour peu qu’elle en eût le désir. Obligeante et hospitalière contrée que ce pays de Naples !
Ils étaient deux pour porter la canne de Gustave. Chacune de nos malles reposait sur une demi-douzaine d’épaules. Une certaine boîte à chapeau en cuir, trop lourde pour un seul, fut divisée entre trois hercules. L’un portait le dessous, un second le chapeau, un troisième le couvercle. Et ils y mettaient un cœur ! Ils allaient, le jarret tendu, prenant, quand ils s’arrêtaient, ces grandes poses italiennes qui font le ravissement des peintres. En général, le costume n’était pas tout à fait celui que nos souvenirs prêtent aux descendants de Masaniello. Il y avait beaucoup de vieux habits noirs, quelques vestes rondes et une imposante majorité de bras de chemise. Les femmes, peu nombreuses et presque toutes jolies, se distinguaient par leur épique malpropreté. Quand on peignait la princesse des contes de fées, c’étaient des perles fines que ramenait le râteau d’ivoire. Ces dames, pour passer le temps, se rendaient les services de se peigner mutuellement, assises sur la chaîne du môle. Il tombait aussi des perles de leur chevelure, mais des perles animées que le doigt agile de la coiffeuse avait peine à joindre dans leur fuite.
Nous n’étions point venus à Naples pour descendre à l’hôtel. Le hasard nous fit trouver tout juste le logis que nous cherchions, une adorable petite maisonnette, meublée avec une élégante simplicité et située sur la route de Pouzzoles, au pied du Pausilippe, à un quart de mille de Villanova. C’était aux portes de la ville. Cela coûtait quarante-cinq ducats (environ deux cents francs). Tout était loué, excepté cet ermitage. Les familles nombreuses ne pouvaient s’y caser, parce que, sur cinq chambres à coucher, trois se trouvaient dans un pavillon au bout du jardin. Cela n’était pas commode. Mais pour nous, cette disposition semblait faite exprès. J’eus la maison où je couchai près d’une bonne femme de la terre de Bari, que nous avions prise pour servante, et Gustave habita le pavillon.
C’est ici, lecteur, une des plus riantes oasis où j’aie reposé la fatigue de mon voyage en cette vie. Il n’y a point ici-bas de jours qui soient exempts de souffrance, mais je n’éprouvai sur ces plages si belles que les chères souffrances de l’amour heureux et pur, qui grandit, impatient, qui compte les heures, qui s’éblouit lui-même au prestige du bonheur inconnu et rêvé, – l’amour des fiancées. Je ne sais pas si je dois raconter en détail ces peines délicieuses et ces douloureux plaisirs. Ce fut une vie si calme en apparence et si dépourvue des incidents qui font le drame ! Tout cela peut se dire en deux mots : nous nous aimions et nous étions ensemble. Mais que de choses, mon Dieu, sous cette immobilité ! Il me semble, si je voulais tout dire, que cette page égalerait en étendue l’histoire de ma vie entière. Pour moi, ces jours sont pleins. Je n’y vois pas de lacunes. Les heures succédaient aux heures, apportant sans cesse un bonheur nouveau.
Je voyais, avec un ravissement infini, croître l’amour de mon Gustave comme la jeune mère suit les progrès de l’enfant idolâtré. Ses désirs que je repoussais, m’étaient chers. Ma parole réprimait en lui des ardeurs que mon âme eût voulu rendre plus vives. Je souhaitais qu’il me parlât d’amour sans cesse, et je lui imposais silence. Tout mon être tressaillait à sa voix. L’amour était venu, le grand amour ; désormais, il eût suffi d’une étincelle pour allumer l’incendie.
Jadis, nous pouvions rester de longues heures, la main dans la main, sans que mon cœur se serrât, sans que l’angoisse douloureuse et charmante vînt embarrasser mon souffle et obscurcir ma vue. Maintenant, oh ! maintenant, le simple contact de sa main me brûlait comme un feu. Quand sa lèvre effleurait mes cheveux, je me sentais mourir. Était-ce ce ciel d’amour, cette atmosphère où passent tant de senteurs embaumées ? Était-ce ce soleil radieux, cette mer d’azur aux horizons noyés ? Était-ce l’Italie, où l’on aime si bien ? Naples, la ville élue entre toutes les cités d’Italie ? Je ne sais. – C’était moi plutôt, et c’était lui. Quand vient l’heure, les oiseaux frémissants vont en quête de la plume tombée et du brin de paille que le vent a roulé ; ils ne savent pas, et pourtant, ces matériaux enlacés vont bâtir le nid pour le trésor des amours nouvelles. L’heure vient, l’heure sainte, marquée par la volonté de Dieu. Honte à qui la devance, car l’excuse n’est plus, si la vierge n’a pas frémi comme l’oiseau et si la loi d’amour n’a pas pesé sur elle, irrésistible comme un destin. Malheur peut-être, malheur à qui l’a laissé sonner sans la vouloir entendre.
Je ne l’avais jamais vu si beau. Je ne le connaissais pas. Il était au-dessus de lui-même, et souvent je me repentais de ne l’avoir pas assez admiré. Il était tout jeune, mon Gustave ! son front le disait bien, son beau front où je voyais naître et grandir la pensée. Sur ce front, tantôt si doux, tantôt si fier, comme elles tombaient gracieusement ces larges boucles d’un brun châtain, aux reflets chauds et virils ! Il était grand. Comment n’avais-je pas remarqué ces mâles souplesses de sa démarche ? Il parlait bien. Sa voix me remuait le cœur mieux qu’un chant. Et personne au monde sut-il jamais dire mieux que lui : Je t’aime ?…
Chose singulière, et que j’exprimerai peut-être mal : il était à la fois plus hardi et plus timide, plus craintif et plus entreprenant. Il attendait mon regard ; il me guettait ; il savait me lire comme un livre. Parfois sa bouche restait sur ses mains jointes, et j’avais beau faire, il les gardait, elles étaient à lui. D’autres fois il n’osait approcher son siège du mien. C’était la crise. Il ne se plaignait pas. Il sentait que, précisément à ces heures, je l’aimais mieux, puisque je faisais la sévère. Je l’aimais au point de craindre ! Et c’était moi que je craignais bien plus encore que lui-même. Il me semble voir son sourire sournois et joyeux quand il devinait cela.
La mer était à nos pieds, bordée par ses larges franges d’or, la mer, aussi bleue que le ciel. De temps en temps, une voile latine, qui semblait plonger son antenne dans le flot, doublait le cap Pausilippe. Elle venait, felouquette ou tartane, courir sa bordée jusqu’au vent de Villanova, pour virer, gracieuse comme un oiseau du large, et reprendre sa course vers le port en baignant son écoute dans la vague. Nous la suivions de l’œil jusqu’à la pointe du château de l’Œuf, où elle disparaissait derrière les vieux murs de la forteresse. L’avions-nous vue ? Était-ce elle que nos regards pensifs accompagnaient, ou bien était-ce notre rêve ?
Entre Naples et notre villa, sur la gauche, il y avait un grand bosquet de platanes, à l’abri desquels croissaient de beaux orangers, des citronniers énormes et des camélias-arbres. C’était la limite d’un délicieux jardin appartenant à la maison de plaisance des ducs de Noja. L’habitation de l’intendant s’élevait parmi les platanes : une riante demeure qui semblait couronnée de fleurs. Je voyais là tous les jours de beaux enfants jouer à l’ombre du bosquet. Ils se roulaient dans l’herbe en poussant des cris joyeux, et la jeune mère attentive surveillait doucement leurs ébats. Combien de fois j’ai passé mes heures à contempler ce tableau qui mettait des larmes dans mes yeux ! Je me cachais dans les cytises qui bordaient notre jardinet. Je regardais au travers du feuillage léger et transparent. Il y avait deux petites filles et un petit garçon. Je cherchais à choisir mon préféré là-dedans ; mais je les préférais tous les trois tour à tour. Dans les bras de la mère un blond amour reposait. Et souvent les trois enfants, interrompant leurs jeux, venaient tous à la fois embrasser le petit frère endormi. C’étaient alors de grandes précautions, – des chut ! des jalousies. Chacun trouvait que les autres embrassaient trop longtemps et trop fort. Chacun se plaignait de sa part de baisers. Et la mère, moitié rieuse, moitié sévère, chassait l’essaim turbulent. Et l’essaim s’envolait, bruyante et folâtre nichée, riant, dansant, se poussant, – fuyant et poursuivant.
Oh ! celle-là était trop heureuse ! J’aimais son bonheur, et je priais pour elle chaque soir, – mais je l’enviais.
Vers le coucher du soleil, son mari venait : un jeune homme grave et doux, pâli par le travail sédentaire. Il y avait place pour les trois aînés sur ses genoux. La mère soutenait le bambino entre les trois – et le père se penchait, encombré de caresses. Le cœur contient donc tant d’amour ! Il se baignait, cet homme, avec des délices infinies, dans la joie de sa paternité ! Il était ivre de tous ces baisers, et quand sa femme, venant la dernière, effleurait son front de ses lèvres, il relevait son visage transfiguré. La nuit tombait. La famille heureuse rentrait dans la maisonnette, après avoir pris en plein air le repas du soir. Je n’entendais plus ces petits cris espiègles et perçants qui me réjouissent comme le ramage des oiseaux piauleurs. Une lueur brillait aux fenêtres de la maison fleurie. Le bonheur faisait la veillée.
La villa, – ce que nous appellerions en France le château, – palais de marbre aux terrasses sereines, aux blancs péristyles, calmes, purs, froids comme l’art grec lui-même, était habitée par une femme seule, la jeune marquise de G***, des princes de Bénévent. Elle était belle comme un ange. Elle avait dix-huit ans. Son mari la délaissait pour une danseuse qui avait de fausses dents, de faux cheveux et de vraies moustaches. Je la connaissais bien, cette pauvre belle jeune femme. Je l’avais rencontrée plusieurs fois dans son carrosse, toujours triste, toujours seule. Elle portait admirablement son malheur. Il devait pourtant être dur et lourd, le malheur, parmi ces éternels sourires de la nature, dans ce séjour choisi où le bonheur aurait eu tant de douces ivresses. Il y avait quelque chose de touchant et de charmant, quelque chose qui serrait le cœur en faisant naître une douce pitié. Tant que durait le jour, la jeune marquise laissait le bosquet de platanes et ses abords fleuris à la famille de l’intendant. On la voyait parfois, de loin, errer sous les treilles désertes, mais jamais elle ne descendait jusqu’à la lisière des orangers. On devinait bien que sa tristesse voulait donner le champ libre à toutes ces bonnes joies. Elle se cachait comme si elle eût craint que sa souffrance, contagieuse, ne mît en deuil toutes ces allégresses. Mais, le soir venu, à peine la famille de l’intendant était-elle retirée, que je voyais apparaître, parmi les troncs noirs des grands platanes, une ombre blanche, gracieuse et frêle comme une vision. C’était la pauvre âme en peine, c’était la marquise Carita de G***, qui venait à son tour respirer cet air encore tout imprégné de félicité. Elle s’asseyait à la place même où naguère était Juliette, la femme de l’intendant avec son dernier né dans les bras. Carita n’avait point d’enfant. Oh ! si Dieu avait voulu donner cette consolation à sa solitude ! Elle restait là, immobile autant qu’une statue. Je savais qu’elle pleurait. Ses deux coudes s’appuyaient à ses genoux parfois, et sa tête lourde tombait entre ses deux mains. Il me semblait que je lisais dans son âme. J’aurais pu réciter le cantique douloureux de ses sanglots. Elle se levait. Avant de s’éloigner, elle jetait un regard à travers les carreaux de la maisonnette. Puis elle s’en allait lentement la tête inclinée sur sa poitrine. Et quand disparaissait dans l’ombre cette blanche vision, mes yeux étaient toujours pleins de larmes… C’était le mariage sous ses deux aspects, la vie sous ses deux faces. Mais le bonheur de Juliette me donnait espoir, et la détresse de Carita ne me faisait pas peur. Mon Gustave me disait, en me montrant cette grappe d’enfants pendue au jeune père : – Ce sera ainsi… Puis il ajoutait : – Mais cet homme ne songe pas assez à sa femme, ma Suzanne chérie… Vois donc ! il attend froidement son baiser. – Crois-tu, disais-je, que chaque caresse donnée à l’enfant n’aille pas droit au cœur de la mère ?…
Je l’entendais soupirer derrière moi, et il murmurait : – J’aimerai mes enfants… tes enfants, Suzanne, mille fois plus que moi-même… Mais je t’aimerai bien plus encore que nos enfants !
Et nous partions de là pour faire de longues excursions dans l’avenir inconnu. C’était beau de gravité frivole. Tout était réglé dans nos prévoyantes théories. – Il semblait que ces lointains horizons de la vie fussent à nous. À moi l’éducation des filles !
– Et qu’elles seraient belles ! L’aînée, Suzanne ; la seconde, Augustine. À Gustave, l’éducation des garçons. Voyez-vous Gustave II dans son berceau ! ce prince héréditaire de notre humble royaume ! Les grands yeux qu’il aurait ! Et ses petits cheveux blonds que nous voyions déjà boucler sur sa grosse tête de marmot ! Mais ce qui nous fâchait, c’est qu’il faut attendre un mois pour le premier sourire. J’espérais bien, moi, sournoisement et sans le dire, que notre enfant sourirait au bout de quinze jours.
J’aimais ces entretiens. Ils sont de ceux qui amusent la passion et tiennent le danger à distance, le danger. Voilà le mot prononcé.
Entre Gustave et moi, le danger avait surgi, du jour où la crainte était née. Tant que je pouvais, j’amenais la conversation sur mes chers châteaux en Espagne. Gustave s’y laissait prendre souvent.
Il m’arriva, tant c’est une chose fantastique, l’amour, de trouver que trop souvent il s’y laissait prendre. Mais, parfois, il ne voulait pas, – il ne pouvait pas, plutôt. Il est des heures où le malade a besoin de parler souffrances. Les médecins qui ne savent pas admettre cela ne sont que des docteurs.
Je combattais alors, entraînée moi-même, hélas ! par le courant qui l’emportait. Je faisais la sourde oreille ou je fuyais. Mais ce que je n’avais pas voulu entendre, mon âme me le disait. Ce qu’on ne peut fuir, c’est sa conscience. Et ma conscience ne savait plus parler qu’amour…
Un soir que nous prenions le frais sur notre petite terrasse, je regardais le large et beau panorama étendu devant nous. Je ne connais aucun nom de couleur qui puisse dire les nuances douces et à la fois profondes qui teignent le golfe de Naples au moment où le soleil se couche derrière le mont Procida. L’or et la pourpre se répandent sur tous les objets à flots, si prodigues, que l’œil ébloui croit à une féerie. Puis tout cela descend de ton peu à peu et se dégrade selon une gamme chromatique dont les transitions produisent d’incomparables accords.
Le soleil venait de se coucher. Je regardais Naples, éclairé si nettement par ce jour qui passait par-dessus nos têtes, qu’on aurait pu détailler chaque ligne de ses monuments. Placés comme nous l’étions, nous avions au premier plan, derrière les beaux ombrages de la Villa-Reale, prolongeant la courbe de la Chiaja, le Pizzo-Falcone, appuyé à la jetée du château de l’Œuf ; à gauche, le château Saint-Elme se dressait sur sa colline, et immédiatement au-dessus, tout en haut de la ville, le royal séjour de Capodimonte étageait ses merveilleux bocages entre la villa Regina-Isabella et l’albergo de Poveri. Puis c’était, derrière le Pizzo-Falcone, le Palais-Royal, le Castello-Nuovo qui domine le port militaire, puis tout un immense amphithéâtre de maisons superposées, de monuments civils, d’églises et de palais.
Je contemplais cela et je n’osais parler, parce que j’entendais auprès de moi le souffle de Gustave, court et presque haletant ! C’était une de ces heures où l’on pèse en soi-même chaque parole, avant de la prononcer, parce que chaque parole peut servir de pont volant pour aborder un sujet redouté.
– À quoi penses-tu, Suzanne ? me demanda Gustave. – Je pense, répondis-je, que dans cette vaste capitale qui nous apparaît si brillante sur l’horizon assombri, bien des gens souffrent…
– Tu songes à cela, toi, Suzanne !… s’écria mon parrain avec une véritable colère ; tu as le temps !… Tu peux réfléchir… Je crois que tu deviens philosophe… Moi, s’interrompit-il en changeant de ton brusquement, je songe à toi, Suzanne !… je songe à toi sans cesse et je ne songe jamais qu’à toi… Tu ne t’aperçois pas de cela, toi, Suzanne !… Tu regardes Naples et les couchers du soleil !… Veux-tu que je te dise : si je ne deviens pas fou, je mourrai !
C’était la première fois qu’il me parlait sur ce ton de violence. Ma frayeur s’évanouit. Ce n’était pas ainsi que je le redoutais. Je suis faite de telle sorte qu’une seule arme va au défaut de ma cuirasse : c’est la plainte. La souffrance éloquente me bouleverse, et je n’ai jamais su résister aux larmes. Mais le dépit bruyant et violent m’endurcit. Je me sentis forte à ce point que je pris la main de mon parrain pour l’appuyer contre mon cœur.
– Que me reproches-tu, Gustave ? lui demandai-je ; trouves-tu que je sois trop tranquille ? Console-toi, je souffre… pour toi et pour moi… – Pour moi, parce que tu es bonne et que tu as pitié ! m’interrompit-il ; voilà déjà bien des jours que je m’aperçois de cela, Suzanne… tu as pour moi l’amitié d’une sœur… mais tu ne m’aimes pas d’amour.
Sont-ils sincères quand ils parlent ainsi ? Est-ce tout bonnement le cri de l’impatience et de l’inquiétude ? Ou bien est-ce un moyen ? comme disent les avocats au Palais. Au moment où ils parlent, nous autres, pauvres filles, nous les croyons toujours sincères.
– Que puis-je faire pour te prouver mon amour, Gustave ? m’écriai-je, perdant déjà toute prudence.
Il retira sa main qui était entre les miennes. Il me semble que, si l’attaque était possible de notre côté, nous saurions mieux qu’eux comme il faut attaquer.
– Moi aussi, reprit-il amèrement, je regardais Naples… et je me disais que, parmi ses quatre cent mille habitants, il n’en était certes pas un seul aussi malheureux que moi !… Qui donc, ici-bas, ne trouve pas une âme pour répondre à la sienne ?… Et s’il en est d’assez misérables pour n’être pas aimés, du moins ne subissent-ils pas cette torture de vivre auprès de leur bourreau !
On rit en lisant ces phrases insensées. On rit parce qu’on ne sait pas encore, ou parce qu’on ne se souvient plus. L’amour est tout plein de ces lubies.
Je pris la peine de me défendre et je plaidai la cause de mon inaltérable tendresse. Mais je ne fis que me défendre. Quelque chose en moi répugnait à prendre l’offensive. J’aurais eu trop à dire. Du reste, Gustave, passant tout à coup d’une extrémité à l’autre, se mit à mes genoux, pâle comme un mort, et me demanda pardon. J’attirai vers moi sa pauvre tête brûlante, et j’effleurai son front d’un baiser.
Il ne mentait point, nous étions malheureux dans ce bonheur qui était, la veille, le comble de nos désirs. Et chaque jour, et chaque heure de chaque jour, notre martyre devait augmenter.
Je ne sais pas ce que pensait notre brave servante de Bari. C’était une belle fille, forte comme un homme et plus paresseuse qu’une couleuvre. Sans porter de jugement téméraire, je crois bien qu’en semblable circonstance elle n’eût point fait tant de façons. Elle s’étonnait, je le voyais bien parfois. Notre vie était pour elle une énigme insoluble. Quand elle était là au moment où Gustave prenait congé de moi pour gagner son pavillon solitaire, elle nous lançait de longs regards sournois. Qui sait si plus d’un lecteur ne partagera pas le charitable étonnement de cette bonne fille ? D’après la manière dont je me suis peinte moi-même dans ces souvenirs, étais-je donc de celles qui résistent à l’homme aimé ? Étais-je de ce monde où la faute est un désastre et un naufrage ? Moi, la prisonnière de Saint-Lazare ; moi, l’ancienne sage-femme ? Avais-je ces principes religieux, enracinés fermement, qui sont la première et la plus sainte des sauvegardes ? Belle égide, celle-là ! fier palladium ! mais qu’on a vu parfois insuffisant contre les magiques talismans de la passion. Étais-je insensible ? Étais-je défiante ? Rien de tout cela, non. Je n’étais pas défiante. Si j’avais pu croire un seul instant que Gustave fût assez lâche pour donner prétexte à la défiance, j’aurais cessé de l’aimer sur l’heure. Non, je n’étais pas insensible. Tout mon cœur s’élançait vers lui. Non, je ne sacrifiais pas à la crainte du monde. La pensée de braver le monde ne me plaît pas ; mais je n’étais pas du monde, et d’ailleurs le monde était si loin de nous ! Non encore, malheureusement non, je ne puis me targuer d’avoir eu en ce temps ce bouclier de la religion, qui n’est pas invincible, quoiqu’il soit le meilleur de tous. J’avais la foi, le respect, la tendance, mais, de ce côté, rien ne m’arrêtait. Je m’explique d’un mot : je ne croyais pas que Dieu fût entre Gustave et moi. J’aurais pris sans scrupule Dieu lui-même à témoin de notre mystérieuse union. Qu’y avait-il donc entre nos deux amours également sincères, également impatients ? Qu’y avait-il, si ce n’était pas le sommeil de mes sens ? si ce n’était pas la défiance ? si ce n’était pas la frayeur du monde ? Et si ce n’était pas la crainte de Dieu ? Il y avait moi. Moi seule, dirai-je comme Médée. Il y avait mon amour lui-même, si solide et si grand, que je m’y sentais à l’abri comme en une forteresse. Je pouvais souffrir, je ne pouvais pas tomber. C’est ici la plus haute volonté que j’aie eue en ma vie. Jugez-moi, lecteur, comme il vous plaira, trop hardie et trop savante pour une jeune fille, trop cuirassée pour une amante, il m’importe peu. Ceci touche de trop près à mon cœur pour que j’accepte une autre juridiction que ma conscience…
Nous vivions dans une retraite absolue. Aucun écho de Paris n’arrivait jusqu’à nous. Je ne m’étonnais pas de ne point recevoir de lettres, puisque personne parmi ceux qui auraient pu m’écrire ne savait où me prendre, mais je ne pouvais m’empêcher de trouver étrange le silence de Gustave lui-même. Il sortait beaucoup plus que moi ; il allait à Naples presque tous les jours, quoiqu’il eût donné notre adresse à la poste pour qu’on lui envoyât par exprès toute lettre des États-Unis. Or, quoi qu’on dise sur la prétendue muraille chinoise qui entoure politiquement le royaume des Deux-Siciles, les journaux étrangers abondent à Naples. Gustave n’en avait-il jamais ouvert un seul depuis notre arrivée ? C’est ce qu’il prétendait, quand je l’interrogeais.
– Te voilà ici, près de moi, Suzanne, me disait-il, qu’ai-je à m’occuper d’autre chose ? Pourquoi m’inquiéterais-je des lieux où tu n’es plus ? Ma patrie, c’est l’air qui t’entoure et que tu respires. Je ne vois rien au-delà : pour moi, ce qui n’est pas toi n’est rien.
Il mentait peut-être par omission, mon Gustave, mais son affirmation était vraie. Il m’aimait comme cela. J’en étais si heureuse, que l’engourdissement du bonheur me prenait. Je m’étonnais presque d’avoir gardé des regrets et des souvenirs. Je m’accusais de ne pas aimer aussi bien que Gustave. Je ne demandais plus rien depuis longtemps, lorsqu’un beau jour il m’apporta un numéro du Journal des Débats. Je me jetai dans ses bras comme s’il m’eût fait mon cadeau de noces. Cette double feuille, lourdement imprimée, me donna comme un éblouissement. Quand je touchai ce dur papier, mon cœur battit. C’était la France, pour moi, et je n’ai point de mère.
À la première ligne de ce journal, – papier gris, maculé d’encre, – était le mot : Paris. Il avait pour moi des rayons, ce mot ! Avais-je donc été si heureuse à Paris ? N’était-ce pas à Paris que j’avais tant souffert ? J’oubliais les larmes : je ne me souvenais que des sourires. Paris ! mon Paris adoré ! Je crois que j’approchai le vilain journal de mes lèvres.
Ce que je cherchai d’abord, ce fut l’article tribunaux, car la pensée de ma pauvre Eugénie ne m’avait pas quittée un seul instant. Mes sentiments ont tous cette ténacité. Je n’oublie rien, sauf parfois le mal. À l’article des tribunaux, je trouvai l’histoire d’un mari étranglé par sa femme, et l’histoire d’une vieille dame coupée en petits morceaux par son neveu : c’est le pain quotidien. Il y avait en outre l’anecdote facétieuse et célèbre d’un portier faisant mourir de chagrin un de ses locataires, officier de la grande armée. Il y avait enfin l’aventure du petit vagabond bien gentil qui est réclamé par un cordonnier généreux. Ces quatre motifs principaux, susceptibles de variations nombreuses, ont fait la fortune de la Gazette des Tribunaux. Nous sommes le peuple le plus spirituel de l’univers. Pas un mot de l’affaire d’Eugénie. Je respirai. Il me sembla qu’Eugénie était sauvée, puisque ce journal ne parlait point d’elle.
Je gardais vaguement mémoire du petit incident de l’hôtel de Nevers : le journal disparu. Si j’avais désiré si ardemment d’avoir un journal français, c’est que j’avais l’idée que tous les journaux français devaient parler d’Eugénie. Celui-là était, certes, pris au hasard ! Pourquoi n’aurait-il pas parlé d’Eugénie, si son affaire occupait Paris ? La presse est un écho si fidèle !
Je fus contente et rassurée. Je ne songeai même pas à demander d’autres nouvelles. N’est-ce pas peut-être que les gens heureux ne cherchent qu’un prétexte pour s’endormir dans leur bonheur ? Dès qu’ils l’ont, le prétexte, ils l’opposent victorieusement à leur conscience. Et le doute, déclaré ennemi, est chassé chaque fois qu’il se présente au seuil du cœur.
Pendant les absences de Gustave, j’écrivais. Je composais une sorte de journal que je comptais adresser à Eugénie. Le lendemain de ce jour où j’avais lu les Débats, je lui fis une véritable lettre que j’adressai à la prison de Saint-Lazare. Je la priais de me répondre poste restante à Naples. Gustave devait prendre ma lettre dans sa visite quotidienne aux bureaux de la poste.
Ce fait donne la mesure de ma confiance.
Gustave ne me cachait point les messages qu’il recevait de New-York. Il en venait assez souvent. Chaque lettre était numérotée, pour qu’on pût établir la note du sollicitor. Il y avait dans chaque lettre trois lignes ainsi conçues : « Cher monsieur, l’affaire suit régulièrement. J’ai pris bonne note de votre estimable du… Je m’en réfère pour le surplus à la mienne du… Saluts choisis. ». »
Ces odieuses lettres américaines se suivaient et se ressemblaient, sur papier bleu, vergé, enfermé dans de lourdes enveloppes carrées. Leur vue seule me donnait mal aux nerfs. L’Américain, Anglais perfectionné, trouve moyen de faire toute chose d’une manière plus riche, plus pesante, plus gauche, plus glaciale que l’Anglais lui-même.
Gustave me disait toujours : – Tu vois bien que l’affaire marche… Ce n’est qu’une question de temps… Mais il pâlissait. Ses yeux avaient je ne sais quelles lueurs sombres. Il me semblait que ses joues étaient plus creuses. Son joyeux appétit avait disparu. Nous nous asseyions tous deux à notre table pour voir défiler les mets qui s’en allaient en proie à notre bonne fille de Bari. C’est un proverbe menteur celui qui dit : On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche. On vit d’amour.
Notre brave servante Costanza avait probablement le cœur libre, car elle dévorait avec une conscience admirable tout ce qui était préparé pour nous. Rien ne se perdait.
Gustave, cependant, devenait triste. Je sentais naître en moi une humeur querelleuse. Pour un mot, je me retirais tout en larmes. C’était là un grand changement, car j’avais toujours été citée pour l’égalité de mon caractère. Costanza, l’heureuse fille, nous regardait en riant dans la barbe qu’elle avait, lorsque commençaient nos luttes intestines. Puis elle allait manger.
Mais les querelles ne sont rien. La chose terrible, c’est le raccommodement. On sait quel est le dénoûment ordinaire du dépit amoureux. Je craignais cela comme le feu. On eût dit, au contraire, que mon parrain se fâchait tout exprès pour arriver au raccommodement. C’était le soir, toujours, dans la tonnelle qui donnait sur la plage. Nous arrivions là, boudeurs ou courroucés, et je ne sais comment nos voix peu à peu s’adoucissaient, nos yeux devenaient humides ; Gustave glissait à genoux ; mes mains s’égaraient dans ses cheveux. Que me disait-il ? Sont-ce de vraies paroles ? Quand on veut les écrire, c’est comme si l’on essayait d’enfermer un rayon de soleil. C’est le cœur qui chante. Répéteriez-vous ce que dit la tourterelle au renouveau du printemps ? Cela ne se dit pas. Aurions-nous pu fixer la brise embaumée qui venait rafraîchir nos fronts ? Rayons, parfums, chansons d’amour, douces et fugitives choses ! Enthousiasme des sens, ivresse du cœur, belles flammes qui brillent un instant et ne laissent rien après elles, pas même des cendres !… Non, ce ne sont pas de vraies paroles. La langue humaine, à ces heures, grandit en s’épurant jusqu’à l’éloquence céleste. Je me souviens bien mieux de nos silences. Quand tout était dit, tout ce qui peut se dire, quand nos lèvres se fatiguaient de répéter ce mot qui est, lui seul, tout le langage des jeunes tendresses : Je t’aime ! je t’aime ! nous nous taisions. Le vent parlait pour nous, caressant la cime des platanes. La mer répondait, caressant l’or aplani des grèves. L’horizon souriait derrière son voile de pourpre. Sourires, caresses, calme délicieux, ravissements de ces contrées où revit le paradis, tout nous disait : bonheur. Il n’y avait qu’amour dans l’air et sur la terre. Tous ces murmures venaient comme de voluptueux baisers à notre oreille. Le sommeil apporte parfois de ces rêves où l’être entier semble se baigner en des langueurs divines. J’écoutais le souffle oppressé de Gustave. Combien de fois je sentis ses larmes brûlantes tomber goutte à goutte sur mes mains. Je vous le dis, c’était un supplice où passaient, comme d’ardentes lueurs, les joies devinées du ciel. Un matin, je dis à Gustave : – Tu es malheureux, et je souffre… Nous avons agi comme des enfants ou comme des fous… nous nous sommes fait une situation impossible… Je sens qu’ici je perdrais la raison : je veux fuir.
Je vis qu’il changeait de couleur et qu’il tremblait. Moi-même j’avais peine à parler. Mon cœur se révoltait contre ma raison. Je sentais que le moindre mot ferait chanceler ma résolution. Gustave n’en savait qu’un.
– Tu ne m’aimes pas, Suzanne, dit-il ; tu songes à me quitter !
Ma pensée n’avait pas été jusque-là, non. Je sentis mon cœur se déchirer, parce que l’idée de la séparation nécessaire me vint à ce moment, et me vint par Gustave lui-même.
– Écoute, mon parrain, m’écriai-je, lui donnant ce nom pour me cramponner à quelque chose qui ne fût pas notre mortel amour, il faut avoir pitié de toi et de moi… Ces nouvelles d’Amérique peuvent tarder encore… Nous sommes à bout de courage… Il semble que la vie se retire de nous… Je ne peux plus, je ne veux plus continuer ce jeu cruel… – Ah !… dit-il avec un pâle sourire, tu t’aperçois donc bien que tu me fais mourir !… Et que je meurs avec toi, mon pauvre Gustave…
Je voulus lui prendre la main. Il la retira violemment.
– Tu ne m’aimes pas ! répéta-t-il, selon cet éternel radotage d’amour.
Je saisis de force la main qu’il me refusait, et je lui dis : L’heure où je me séparerai de toi, Gustave, sera la plus douloureuse de toutes celles qui composeront mon existence… Je n’y songe pas sans avoir d’avance l’âme meurtrie et navrée… Mais il le faut… ; je me sens capable de souffrir quelques jours encore… Je donne jusqu’à la fin du mois aux nouvelles d’Amérique pour venir… et j’espère qu’elles viendront… car Dieu est bon, et Dieu nous voit… Mais si, à la fin du mois, elles ne sont pas venues, je quitterai cette maison… – Et tu retourneras en France ? m’interrompit Gustave. – Non… Je ne veux pas rentrer en France… Les raisons qui m’en ont chassée subsistent toujours…
Je me souviens que le rouge lui monta au front quand je prononçai ces paroles. Mais je ne fis même pas effort pour deviner la cause de ce trouble subit. Je continuai :
– En Italie, comme chez nous, il y a des couvents où une femme peut se retirer temporairement… Je ferai choix d’une semblable retraite… et quand les pièces nécessaires à notre mariage seront arrivées…
Il arracha une seconde fois sa main d’entre les miennes et s’éloigna précipitamment. Ce jour-là, il me laissa m’asseoir à la table toute seule. Mais il revint le soir, les cheveux en désordre, les traits décomposés. Il se laissa tomber à mes genoux. Il m’adora comme une madone. Dieu sait que nous étions meilleurs amis que jamais ! Si bons amis, que ma résolution de fuir à la fin du mois me parut dès lors tout à fait insuffisante.
Je dus songer au moyen de rompre l’énervante monotonie de notre solitude. Nous n’avions rien vu encore des merveilles historiques ou naturelles accumulées aux environs de Naples. Je manifestai le désir de tout visiter. Gustave fut ravi. Dans ces excursions, ne devions-nous pas toujours être ensemble ? Dès le lendemain, nous quittâmes la maisonnette pour nous rendre au mont Vésuve et faire le tour du cratère.
Quand nous descendîmes de voiture à Resina pour prendre nos porteurs, je me souviens qu’il y avait devant nous une famille anglaise, composée du père, du fils et de trois jeunes demoiselles, haut montées sur jambes, qui ressemblaient de loin à nos hérons drapés dans des châles tartans à carreaux bleu de ciel et rose vif.
Qu’on ne m’accuse pas de poursuivre les Anglais : c’étaient bien plutôt les Anglais qui me poursuivaient. Je subissais du reste le sort commun. Les Anglais encombrent littéralement l’Italie. De Venise à Païenne, de Tarente à Milan, les oreilles du touriste sont incessamment offensées par leur prodigieux ramage.
Nos trois miss à longues jambes avaient ce pas viril et bondissant des vierges d’Albion. Il semblait que leurs larges pieds de palmipèdes eussent des semelles en caoutchouc. Elles allaient toutes trois à la file, coiffées de chapeaux de paille à rubans écossais où toutes les couleurs, bizarrement réunies, blasphémaient contre le bon goût avec tout le sans-gêne britannique. Chacune d’elles portait au cou un petit sac de voyage en cuir verni qui pendait à une chaîne d’argent. Elles avaient en outre à la main une palette à herboriser, et leur ceinture soutenait de mignons marteaux de géologues. La plus âgée pouvait avoir dix-huit ans. Elles emmanchaient à leurs corps disgracieux et fluets de charmantes têtes blondes, souriantes, pleines, ingénues.
À dix pas en arrière, venait le fils. Le fils portait encore le costume du premier âge : une veste ronde et une casquette. Il avait avec cela la taille d’un carabinier : il était si long et si effilé, ce jeune boy, que vous eussiez dit une ficelle.
À dix pas derrière le boy, venait le dad, – le père, chef souverain de cette intéressante famille. Le dad pouvait bien avoir cinquante-cinq ans. Son visage était rouge et rugueux comme la crête d’un dindon. On y remarquait un nez de forme tuberculeuse, accusant l’habitude invétérée de trop bien vivre. C’était tout : les yeux disparaissaient sous deux touffes de cils blancs et jaunes. La bouche, mignonne et délicate comme une bouche de fillette, se cachait entre deux forêts de favoris. Le dad était moins grand que sa postérité, mais il était plus large. Ses grosses épaules faisaient craquer une veste de nankin ouverte sur le devant pour laisser passer un ventre nettement dessiné, comme une moitié de sphère. Pour porter ce ventre, le dad avait deux petites jambes assez délicatement tournées.
Son fils et lui tenaient en main, comme les trois demoiselles, la palette à herboriser ; le sac de cuir verni et le marteau de géologue étaient à leur place. De plus, ils étaient munis chacun d’une paire de pistolets à trois coups, afin de se défendre contre les brigands qui infestent les grandes routes de l’Italie. C’était le dad qui réglait despotiquement l’enthousiasme de la famille. Il ne s’adressait jamais aux trois miss. Quand il jugeait à propos d’appeler l’attention générale sur un objet quelconque, il s’arrêtait, ôtait avec méthode ses lunettes de leur étui, les posait sur le nez bulbeux précédemment décrit, et disait en français : – Tony, véné voar ! Aussitôt Tony tendait son cou d’ibis blanc, orné d’une toute petite collerette à la Colin et répondait : – Yes, daddy !
Le dad, le boy et les trois miss rapportèrent de cette excursion une grande quantité d’herbages. Leurs sacs de cuir verni furent en outre remplis de fragments de lave, de terres et de petites pierres. C’était une bonne journée.
Gustave et moi, nous mangeâmes au retour, pour la première fois depuis bien longtemps. Je m’applaudis d’avoir inventé ces promenades.
Le jour suivant, nous partîmes de meilleure heure encore. Nous avions fait dessein de passer la journée dans les fouilles de Pompeï. Comme nous arrivions à Torre dell’Annunziata, nous vîmes venir à nous un fiacre de taille inusitée. Ce fiacre s’arrêta derrière notre voiture et s’ouvrit. Il en sortit les trois miss, ornées comme il est dit ci-dessus, le boy, puis le dad. Ils avaient le même accoutrement que la veille, sauf les pistolets et la palette à herboriser. Le dad avait une longue-vue en bandoulière. Il l’ouvrit et vint se camper sur la plage. Après avoir mis sa lunette au point, il la braqua sur le cap Misène et les îles, de l’autre côté du golfe. Puis il dit : « Tony ! véné voar ! » Le long jeune homme braqua la lunette à son tour et dit : « J’été étonné fotémenté ! » Les trois miss jetèrent aussitôt toutes ensemble un court et singulier aboiement. Mais on ne leur permit pas de regarder dans la lorgnette. Le dad la referma gravement et la remit en bandoulière.
Instruite par mon expérience de la veille, je persuadai Gustave de se séparer du dad et de ses enfants dès que nous fûmes descendus dans l’enceinte de la ville décédée. Je n’étais pas venue à Pompeï pour étudier les mœurs de la Grande-Bretagne. Je pus voir seulement qu’ils emmenaient un guide ou cicérone et qu’ils avaient tous les cinq à la main d’énormes calepins pour fixer sur le papier leurs impressions et leurs conquêtes historiques.
Ce sont de véritables savants que ces guides de Pompeï. Le nôtre possédait réellement des connaissances archéologiques fort distinguées. Grâce à lui, la ville morte ressuscita pour nous. Il y avait des instants où l’illusion était si frappante, que nous nous attendions presque à voir quelque sujet de l’empereur Vespasien, contemporain des deux Pline, de Tacite et de Juvénal, errer dans ces rues droites, où reste marquée encore la trace du dernier char qui la traversa, monter ou descendre le perron, passer dans les froids vestibules pour entrer dans l’atrium silencieux.
Nous allions, tantôt écoutant le cicérone, tantôt emportés par nos propres méditations. Nous n’apercevions plus la famille anglaise, mais, de temps en temps, l’écho des souterrains nous apportait le son lointain d’une voix creuse et rauque qui disait : – « Tony ! véné voar ! »
– Ce sont ces gens-là, nous dit notre guide, qui sont cause que les meubles et objets d’art ont été transportés au musée de Naples. Il aurait fallu une armée pour défendre contre leurs déprédations nos statuettes, nos urnes, nos amphores… Vous avez entendu parler de cet Anglais, surpris à Rome, au moment où il essayait de casser avec son marteau de poche un petit morceau de la Vénus Anadyomène… Celle histoire se répète journellement dans tous les musées d’Italie… – Mais, ne peut-on les punir ! m’écriai-je. – Quand on les prend sur le fait, me répondit le guide, ils se plaignent à leur ambassadeur, qui les fait relâcher… Dans ces cas-là, les journaux anglais disent que le pape est un coquin… Quelque orateur de la Chambre des Communes prononce un discours pour demander jusques à quand la grande prostituée s’asseoira sur les sept collines… Les Anglais aiment l’Italie si tendrement qu’ils finiront bien par la mettre dans leur poche…
Nous restâmes huit heures dans cette nécropole, que notre guide nous fit traverser dans tous les sens, depuis la villa de Diomèdes, située à l’extrémité sud-ouest, jusqu’à l’amphithéâtre, qui termine la ville du côté de Nocera ; mais vous trouverez partout la description de Pompeï, de ses temples, de sa basilique, de ses auberges, de ses boutiques, de ses gymnases et de ses tribunaux, bien autrement exacte que je ne pourrais vous la faire avec la meilleure volonté du monde.
Après Pompeï, ce fut le tour d’Herculanum ; puis nous visitâmes les îles. Le temps passait, rien ne venait des États-Unis. Tous les deux ou trois jours, nous trouvions une lettre du sollicitor, à la maison, mais c’était toujours la même lettre.
À mesure que la fin du mois avançait, je voyais que Gustave s’observait davantage, espérant peut-être me faire changer de résolution. Vous eussiez dit qu’il craignait maintenant le tête-à-tête autant et plus que moi. Il poussait aux voyages, aux excursions, aux distractions de toute sorte. Il n’eût pas mieux fait si notre campagne avait eu pour objet exclusif d’explorer à fond les environs de Naples. Il était gai, ou du moins il faisait tout son possible pour le paraître. Il avait l’esprit libre, au point de m’impatienter souvent par ses plaisanteries inopportunes. Ce n’était pas trop son caractère d’être plaisant hors de propos. Si j’avais réfléchi, j’aurais pris sans doute de la méfiance. Mais il s’agissait bien de méfiance ! J’étais tout uniment désolée. Je regrettais mes peines, mes terreurs, mes dangers. Depuis que j’avais le repos, il me paraissait que ma fièvre passée était le paradis. Comment Gustave s’était-il fait sage si vite ? Pourquoi tout ce brûlant amour de la première quinzaine s’était-il changé subitement en froide amitié ? Oh ! certes, je ne pouvais plus rien reprocher à mon parrain : ni larmes, ni rêveries, ni colères folles, ni retours passionnés. Il y avait calme plat dans notre union. Au retour de nos excursions, il me baisait la main avec un sourire tranquille et me disait : – « Ma Suzanne, cela ne vaut-il pas mieux que de souffrir ? » C’était pourtant moi qui avais inventé le remède ! Et voilà qu’il se targuait de la cure ! Oh ! non ! mille fois non, cela ne valait pas mieux.
Si je ne fis pas comme autrefois Gustave, si je n’entamai pas à mon tour les mille variations de ce thème : Tu ne m’aimes plus, c’est que j’avais ma fierté. Quel biais prendre ? J’avais exigé la sagesse, on était sage : quel prétexte de me plaindre ? Je préférai me fâcher sourdement et profondément. J’amassai en moi tout un trésor de ces puériles rancunes qui se massent, qui se bourrent dans un cœur comme la charge, composée de petits grains de poudre, – dans le canon d’un fusil, et qui font de même explosion au moindre choc. Je me disais : s’il a cessé de m’aimer, qu’il ne voie point saigner ma blessure ; si, au contraire, c’est un jeu cruel, prouvons-lui qu’il a compté sans ma patience et sans ma fermeté. Et je m’endurcissais. Je présentais mon front serein à son baiser du soir. Le matin, il me trouvait toujours gaie et prête à partir pour une campagne nouvelle.
Je suis bien sûre qu’il était absolument dans la même situation que moi, et que mes sourires le mettaient à la torture.
– À quoi bon le couvent, désormais ? me demandais-je parfois. Hélas ! pauvre Gustave ! c’était là précisément qu’il avait voulu en venir. Il n’avait d’autre but que de me suggérer cette bonne pensée : l’inutilité du couvent, et, par conséquent, de la séparation. Mais cette question, je ne la faisais qu’à moi-même. C’était mon secret, mon grand secret. J’aurais brisé mon cœur si je l’avais cru capable de me trahir. Et la réponse à cette question n’était point telle que la pouvait désirer mon parrain. C’était, en effet, ma rancune qui répondait. Et voici ce qu’elle disait, ma rancune :
– Il faut un dénoûment à cette comédie qui fera peut-être mon malheur, mais qui me laissera du moins le repos de ma conscience. J’ai annoncé mon départ, je ne reculerai pas… Si Gustave m’aime, il viendra me chercher au couvent… S’il a changé, pourquoi lui imposerai-je ma présence comme une gêne… Je ne veux pas être la femme de Gustave que si Gustave m’a gardé tout son amour…
Trois jours avant la fin du mois, je dis à Gustave : – Je vais sortir seule aujourd’hui.
Il s’attendait à cela, car il me demanda doucement : – Pourquoi faire, ma Suzanne ?
Je trouvai son calme offensant. Il pâlit bien un peu, mais pas assez. J’avais espéré qu’il changerait de couleur.
– Pour chercher un couvent et faire mes conditions, répondis-je.
Il tourna la tête et dit d’un ton léger : – Ah ! tu n’as donc pas renoncé à l’idée du couvent ?
Il jouait son rôle. Il avait son idée. Mais, grand Dieu ! que j’eus contre lui, en ce moment, un furieux mouvement de haine ! Si j’avais été homme, je l’aurais souffleté. Je me mis à chanter, tout comme une grisette en querelle avec son amoureux. Je pris mon écharpe et mon chapeau.
– Tu ne veux pas que je te conduise à Naples ? me demanda Gustave. – Il n’est pas besoin, répondis-je.
Et je sortis. Gustave courut après moi.
– Tu es fâchée !… murmura-t-il. – Par exemple ! m’écriai-je ; pourquoi donc serais-je fâchée ? – Tu ne m’as pas embrassé…
Je lui tendis mon front, et je tournai le dos lestement. Je sentais en marchant que son regard était sur moi.
J’allais exprès d’un pas vif et léger. Je ne me retournai pas une seule fois. Il y aurait un étrange livre à faire avec les petites méchancetés de l’amour. Car ce qui me soutenait, voulez-vous le savoir ? c’était la pensée que Gustave me suivait des yeux en pleurant. Je restai absente tout le jour. Je convins avec la supérieure de Sainte-Marie-de-la-Visitation, sous Capodimonte, d’entrer dans son couvent le samedi suivant. Nous étions au mercredi.
Au retour, je trouvai Gustave qui venait au devant de moi sur la route. Il s’informa tendrement de ce que j’avais fait : je lui répondis en peu de mots.
– Tu ne me demandes pas l’emploi de ma journée, Suzanne, me dit-il ensuite.
J’avais pris cette résolution de ne pas même lui donner la joie de voir mon dépit. Je répliquai avec douceur : – Tu ne m’en as pas laissé le temps, mon parrain… Qu’as-tu fait en mon absence ? – Tu ne devines pas, Suzanne ? – Non, je ne devine pas. – Ces derniers jours sont à moi ; tu me les as donnés ; tu n’as pas le droit de me les reprendre. Penses-tu donc que j’aie pu rester si longtemps sans te voir ?
Ceci rentrait dans le ton de nos anciens entretiens. Il y avait pour le moins deux semaines que Gustave ne m’avait parlé de la sorte.
Un moyen bien simple de provoquer une explication se présentait. Il suffisait, pour cela, de feindre l’étonnement ou de laisser tomber une parole de reproche. Je ne fis ni l’un ni l’autre. Je ne voulais pas d’explication. Mon cœur battait, c’est vrai, mais je réprimai les battements de mon cœur. Voyant que je ne parlais point, Gustave poursuivit tristement : – Je suis parti derrière toi, Suzanne… J’ai été, moi aussi, à Naples. – Ah ! fis-je avec indifférence.
Il baissa les yeux. Que j’aurais voulu me jeter à son cou ! Je ne l’avais jamais tant aimé qu’à cette heure où je le torturais à plaisir. Sa voix avait des larmes, tandis qu’il reprenait : Je sais la retraite que tu as choisie, Suzanne… Jusqu’au dernier moment, j’ai douté… j’ai espéré… – Qu’as-tu espéré, mon parrain ?
Nous arrivions à la maison. Il me prit la main. Les siennes étaient glacées.
– Suzanne, me dit-il, si je croyais que nous ne nous entendons plus, rien ne me forcerait à vivre… tu étais mon dernier espoir.
Je serrai sa main légèrement. Je n’étais pas encore assez vengée. Ce soir-là Gustave se retira le premier. Il était réellement malade. Dès que je fus seule dans ma chambre, je fondis en larmes. Il me faudrait des siècles d’existence pour oublier cette nuit, – nuit tranquille et claire, au dehors comme au dedans, belle nuit, bercée par le murmure de la mer, et dont aucun orage ne vint troubler le calme profond.
Il était dix heures du soir, quand je me jetai tout habillée sur mon lit. J’essayai d’abord de m’endormir. Les pleurs sont parfois somnifères ; mais ce sont les pleurs qui suivent les grandes batailles perdues, les pleurs de l’affaissement découragé. Ceux-là, en effet, endorment. Les miens brûlaient mes yeux comme un feu. C’était la fièvre qui jaillissait sous mes paupières. J’étouffais. Mille inquiétudes me couraient par le corps. À onze heures, je sautai en bas de mon lit. Je crois que je serais morte, si j’étais restée une minute de plus dans ce brasier. J’allai m’accouder à ma fenêtre.
Il y avait encore de la lumière aux croisées de Gustave, dans le pavillon, au bout du jardin. Je me souviens que je dis tout haut : – C’est la dernière nuit que je souffre ici !
Je n’avais pas du tout réfléchi à cela. Bien des gens me comprendront quand je dirai qu’il y a des paroles qui n’expriment pas la pensée actuelle, mais la nécessité même de la situation. La bouche les prononce avant que la conscience les ait dictées. Cela est si vrai qu’elles étonnent celui qui les prononce. On tressaille comme si une voix mystérieuse laissait tomber dans l’ombre un conseil, une menace ou un arrêt. C’était un arrêt. Je le sentis et je me pris à dire adieu dans mon cœur à tous les objets qui m’entouraient. Il n’y avait qu’un mois que j’étais là. Il me semblait que j’y avais passé la plus chère part de ma vie. Pauvre jardinet, où si souvent nous avions erré, poursuivant ces silencieuses causeries où deux cœurs se parlent sans le secours de la bouche muette ! Belle petite chambre, d’où j’apercevais, à travers mes rideaux, la lampe de mon Gustave ! Blanche couchette où tant de fois j’avais vu s’allumer, à l’autel de la Vierge, la riante rangée de cierges bénis éclairant tous ces visages amis qui devaient sourire à nos noces ! Horizons purs, brise parfumée, douce chanson de la mer ! N’y avait-il qu’un mois ? En un mois, peut-on si bien chérir une patrie ?…
Minuit sonna aux pendules de la maison. Le son des timbres me piquait le tympan. Je me pressais les tempes à deux mains. Quand la lampe de Gustave s’éteignit ce fut comme une mort. Il me sembla que j’étais plus seule et plus délaissée. Je tombai sur un siège. Un égarement sombre et silencieux me prenait. J’avais ce rêve et je le suivais avec une dévorante passion : Je me voyais sortir de ma chambre, longer le corridor, ouvrir ma porte et descendre les trois marches du petit perron. Où allais-je ainsi ? Je n’allais pas au hasard. Je savais où j’allais. Mon pas était ivre ; mais je suivais tout droit ma route. J’allais au pavillon de Gustave. Je frappais, il m’ouvrait, il reculait à ma vue. Il me prenait pour folle, et moi je lui souriais, disant : – Mon mari, je viens ici, moi, ta femme. Gustave étendait ses deux bras pour me saisir et m’emporter… Ce fut le réveil.
Au réveil, je me dis, au lieu de repousser la fiévreuse chimère : – Cela devrait être ainsi…, Puis j’eus le remords de la faute non commise. Je me méprisai moi-même. Je m’exhortai à fuir seule, dès cette nuit et sur l’heure. Puis encore, je me révoltai. Il y eut en moi une de ces luttes turbulentes qui finissent par le délire.
Je me levai. Je fis un pas vers la porte de ma chambre. Était-ce pour fuir ? était-ce pour me rendre auprès de Gustave ? Je ne sais. Je sais que mon transport souriait à cette théâtrale vision d’une femme, qui était moi, et qui se présentait tout pâle, échevelée, demi-nue, demi-morte, à l’époux, en lui disant : Me voici.
Je franchis le corridor en chancelant ; comme dans le rêve ; je descendis les marches du perron en me tenant à la rampe de pierre. Je pris la première allée qui se trouva devant moi. L’allée conduisait droit à notre tonnelle. Je m’assis sur le banc. J’étais épuisée. J’ignore combien de temps je restai là toute seule. Mes idées se mêlaient, de plus en plus confuses. Je me souviens vaguement que je vis cette femme, – la femme de Gustave, – la comédienne, – ivre de rage comme à l’h