Paul Féval (père)

 

 

 

MADAME GIL BLAS

TOME I

 

 

 

Souvenirs et aventures d'une femme de notre temps

(rédigés d'après ses Notes et Manuscrits par Paul Féval)

 

 

 

La Presse 22 juillet 1956 au 16 septembre 1857

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  MA NAISSANCE.. 4

I  De mes premières années et de mon parrain. 5

II  Les amours de la Noué. 17

III  La paillasse de la Noué. – Comment finirent ses amours. 28

IV  Départ de Saint-Lud. – Le petit père Macé. 33

V  Le cheval rouge. 58

VI  D’un marché d’or que nous fîmes. 62

VII  Où l’on rencontre la force armée. – L’auberge du Pélican. 86

VIII  Festin de Balthazar – Quart d’heure de Rabelais. – Grand événement. 103

IX  Maman marquise et tonton marquis. 129

X  Personnages. – Le précieux Pidoux. 156

XI  L’enchanteur. 175

XII  Des choses surprenantes et mystérieuses que j’entendis à l’auberge de Laval. – Brunet. 194

XIII  Les hôtes du Meilhan. – Mystères. – La chambre à coucher du marquis Théodore  216

XIV  Conspiration. 245

XV  Où je suis initiée à d’épouvantables secrets. 257

XVI  Les Bleus. 280

XVII  Conseil de régence. 309

XVIII  Le Roncier. 329

XIX  Où le bon Antoine reparaît avec deux personnages nouveaux. 354

DEUXIÈME PARTIE  MES VINGT ANS. 371

I  Mon portrait. – Projets de mariage. 372

II  Mariage manqué. 393

III  Où les fantômes vont et viennent. 408

IV  Départ. 426

V  Voyage. 450

VI  Arrivée à Paris. 470

VII  Bureau de placement. 492

VIII  Monsieur et madame Fontanet. 514

IX  Le Confidentiel. 525

X Maître Testulier. – Commencement de la première histoire. 552

XI  Seconde histoire. 580

À propos de cette édition électronique. 600

 

PREMIÈRE PARTIE

MA NAISSANCE


I

De mes premières années et de mon parrain.


Si je prends au plus illustre des romanciers français le titre de son livre immortel, ce n’est pas que j’espère cacher longtemps au lecteur mon véritable nom. L’entreprise serait folle. J’ai pour cela trop d’ennemis et trop d’amis. Les uns et les autres me devineront à la première ligne tombée de ma plume, et tous se divertiront à révéler mon secret aux indifférents. Loin d’être un voile, ce sobriquet sera un indice, car on me l’a donné dans le monde, – au temps où je vivais dans le monde. On me l’a donné ; je le garde, non point pour me mettre à l’abri derrière lui, mais par je ne sais quel scrupule qui m’empêche de livrer à la publicité l’étiquette même de mon bonheur tranquille.

 

Les aventures de ma vie ont été, du reste, assez bizarres, assez nombreuses, pour que je puisse dire qu’aucune femme même pourrait s’appliquer mieux que moi le nom de cet enfant perdu de la fortune, Gil Blas de Santillane. J’ai souvent et beaucoup souffert ; plus d’une fois j’ai été cruellement vaincue ; je me suis trouvée mêlée à tant de comédies et à tant de drames qu’il me faudra choisir dans le nombre pour ne point dépasser l’étendue d’un livre frivole, par la forme du moins ; – mais, en définitive, je vois dans mon passé plus de sourires que de larmes. Ma vie a été amusante à vivre ; si bien que je m’amuse encore à la raconter. Je souhaite que personne ne s’ennuie à la lire.

 

Au début de son impérissable chef-d’œuvre, Lesage met en garde le lecteur contre la manie dangereuse des allusions. Je n’ai pas cette ressource, je n’ai pas non plus ce besoin. Les mœurs ont changé : je ne suis qu’une femme ; la plume d’une femme doit fuir le scandale, même anonyme. Je n’ai à fournir à l’avance ni faux-fuyant, ni excuses. Les personnages de ce récit vivent ou ont vécu : tous et toutes. Il n’y aura pas dans ces pages un seul fils de mon imagination. Ce que je dirai, je l’ai vu. Tout ce que je puis faire, c’est de changer les noms de ceux qui jouèrent autour de moi des rôles déshonnêtes ou seulement douteux.

 

Cela dit, j’entre en matière.

 

Je suis née au hameau de Saint-Lud, à deux lieues de Vire, en Basse-Normandie, vers 1819 ou 1820. Cela me donne trente-six ans à l’heure où j’écris.

 

Le hameau de Saint-Lud est situé sur la route de Condé-sur-Noireau, petite ville commerçante, dont les habitants ne passent pas pour des aigles aux yeux des bourgeois de Vire. Ce pays est un vrai paradis terrestre. Je possède depuis 1852 une assez belle propriété que je vais voir chaque année. Elle a nom la Liriays, comme plusieurs châteaux de l’ouest de la France. J’avoue que ce nom n’a pas été étranger à mon envie de l’acquérir. Le château de Santillane s’appelait Lirias, et ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai fantaisie de ressembler à Gil Blas.

 

Mes premiers souvenirs me montrent à moi-même pauvre petite enfant de cinq à six ans, chétive et maigre. La grande route est boueuse ou couverte de neige. Je me vois courir après la diligence de Rennes à Caen, qui passait devant Saint-Lud ; je me vois tendre la main en criant à perdre haleine le refrain de la mendicité bas-normande :

 

« Charitais, s’i vous plaît,

 

« Pour l’amou di bon Diais ! »

 

À un gros quart de lieue de Saint-Lud, après qu’on a passé le ruisseau du Rioux, affluent de la Vire, la côte commence. La montée est rude. C’est là que je rattrapais la diligence ; la malle-poste elle-même était forcée de m’attendre en ce lieu.

 

Ce n’était pas pour moi que je demandais ; j’avais ma tâche tracée. La Noué gardait les vaches dans la prairie, au-dessous de la route. Il ne s’agissait pas de faire à moitié son devoir. La Noué avait des yeux de lynx. Si je ne fatiguais pas de mes supplications tous les compartiments de la diligence, la Noué me battait au retour avec la heude de Gorette.

 

Je ne parle pas hébreu. Ceci est du bas-normand. Gorette était une vilaine vache rousse qu’on appelait ainsi à cause de sa malpropreté chronique. Goret veut dire jeune porc en vieux français et en bas-normand. La heude est un bout de corde servant à entraver les vaches méchantes : on attache ensemble les deux jambes du même côté, ce qui fait boiter l’animal ainsi enheudé et l’empêche de courir. La heude sert aussi de discipline. Je suis payée pour ne pas l’oublier.

 

La Noué était une femme de vingt-cinq à vingt-huit ans, qui en paraissait bien cinquante. Son père, impotent et paralysé (noué), tenait à bail, moyennant vingt écus par an, une logette couverte en chaume, entourée de cinq ou six perches de mauvais terrain.

 

Le bonhomme s’appelait Simon Lodin et sa fille Scholastique, mais personne ne les nommait autrement que le et la Noué. Le père avait bon cœur. La fille ne valait pas le diable. Elle laissait jeûner le vieillard pour emplir sa bouteille ou sa bétunière[1], et c’était sur moi qu’elle comptait le mieux pour assouvir ses deux passions favorites.

 

Quelquefois les voyageurs me jetaient leur offrande dès le bas de la montée : c’était les bons jours ; mais quand la diligence contenait quelques illustres Gaudissart, faisant dans les rubans ou dans la quincaillerie, j’étais obligée de monter en courant et en m’égosillant jusqu’au haut de la côte. Ils me montraient leur sou par la portière, les cruels, et répétaient en copiant mon pauvre accent :

 

« Charitais, s’i vous plaît,

 

« Pour l’amou di bon Diais ! »

 

Ils ne lâchaient leur sou qu’au moment où l’attelage prenait le grand trot pour redescendre la montée. Moi, je tombais sur la terre, haletante, essoufflée. – Mais je n’y restais pas longtemps. La voix mâle de la Noué se faisait entendre dans la prairie :

 

– Suzette ! reste de bâtard !

 

C’était le plus doux de ses appels. Je reprenais ma course. Elle m’attendait au pont, sur le Rioux. Je crois la voir encore, après tant d’années écoulées, sèche, grande, mal bâtie, portant sur ses cheveux rudes un long bonnet de coton blanc à mèche bleue, la figure jaune, le nez rouge et noir, – tenant sa quenouille au côté comme une arme.

 

– Combein qu’t’as ïu, faillie ?

 

Question sacramentelle qui jamais ne variait. Au lieu de répondre, je vidais ma pochette dans son tablier. Cela ne lui suffisait pas. Elle n’avait pas confiance. Elle me fouillait chaque fois avec un soin minutieux. L’argent compté, la Noué tournait son fuseau. C’était une travailleuse infatigable.

 

– À ta besogne, faillie ! me disait-elle en descendant le talus qui menait à la prée.

 

Ma besogne, je ne vous en ai point encore parlé. Pour courir après la diligence, j’avais déposé à la tête du pont ma grêle et ma torche. La grêle est un panier carré, fait de bois taillé en larges lanières ; la torche est le coussinet qu’on pose sur son crâne pour le protéger contre le contact des fardeaux trop durs. C’étaient, avec une petite palette de bois, les instruments de mon étal. J’étais bousière.

 

Pour ceux qui ne connaissent point cette position sociale, je dirai que les bousiers et bousières du beau pays de France ne peuvent pas être évalués à moins de cent mille. Ce sont ces enfants ou adolescents des deux sexes qui vont le long des grandes routes ramasser ce que laissent tomber en passant, par suite de loi de nature, les attelages ou bestiaux voyageurs. Cela fait des engrais. Ma grêle bien pleine et qui m’écrasait la tête, malgré la torche protectrice, valait un sou, prix courant. J’aimais ce métier-là, qui était ma liberté. Pour emplir la grêle, il fallait aller loin parfois, et la Noué ne pouvait pas quitter ses trois vaches.

 

À moitié chemin de la loge de la Noué, au hameau de Saint-Lud, derrière un bouquet de hêtres, il y avait une grande masure, bâtie en boue, mais dont les murailles étaient fraîchement blanchies à la chaux. On l’appelait le lieu du Theil. Elle était habitée par le bourrelier Guéruel qui était le maître de mon parrain.

 

Au-devant de ce logis, deux poiriers à cidre s’élevaient : deux arbres vraiment magnifiques, dont la récolte, mise en tas, tenait la moitié de la cour. On dit dans le pays :

 

« Poëre d’étringlârd.

 

« N’en faut éq’trouais pou tuais un gars. »

 

Mais ces poires d’étranglard, dont il ne faut que trois pour tuer un gars, je les croquais par demi-douzaines. – Vingt ans plus tard, je voulus en mordre une : la sève âcre et violemment astringente me brûla. J’étais déjà une Parisienne.

 

Je passais sans m’arrêter devant la maison de Guéruel, qui n’était pas beaucoup plus tendre que la Noué ; quand j’arrivais entre les deux poiriers, je me mettais à chanter la Nouzille :

 

Chez not’père, j’étions trouais filles,

Lon lan la,

Bêta-bêta ;

J’allions crochais la nouzille ;

Bêta-bêta,

Lon lan la !

 

C’était le signal convenu entre mon parrain et moi.

 

Il travaillait à ses selles et à ses colliers devant une fenêtre basse, d’où l’on apercevait la grande route. Il m’entendait. Et Dieu sait quelle dépense de ruses il faisait pour s’absenter un instant et me rejoindre ! J’allais l’attendre sous un petit bouquet d’ormes qui était au revers de la route. Je ne l’attendais jamais longtemps. Il venait, il me prenait sur ses genoux, il me dévorait de baisers. La Noué pouvait me battre avec sa heude, j’avais mon parrain qui m’aimait.

 

Pendant que j’écris cela, j’ai les larmes aux yeux. Gustave ! pauvre moitié de ma vie ! mon premier, mon dernier amour !…

 

Gustave était le fils du bonhomme Simon Lodin et le frère cadet de la Noué. La différence d’âge entre eux était grande. Gustave n’avait que cinq ans de plus que moi.

 

C’était un beau petit gars de dix à onze ans, grand et bien découplé : tête blonde, œil hardi et rieur. Si je lui avais dit en ce temps-là que sa sœur me battait il l’aurait assommée à coups de pierre.

 

Un dimanche matin, Gustave avait trouvé devant le pauvre seuil de la loge un paquet de linge. C’était moi. Scholastique n’était pas encore la maîtresse ; le bonhomme gardait l’usage de ses membres, Scholastique dit :

 

– Mettez-moi ça sur le pont. Ceux qui passeront s’en chargeront s’ils veulent.

 

Mais Gustave me tenait déjà dans ses bras, il ne voulut pas me lâcher. Le père Simon Lodin fut d’avis de me garder : c’est un grand porte-malheur que de repousser les innocents que Dieu envoie. Le peu que je sais de ma mère me vient de Gustave et de sa sœur. Je ne sais rien de mon père, sinon que la clameur publique accusa un instant l’homme de loi de Saint-Lud, rustre entre deux âges, d’une vigueur extraordinaire et d’un aspect repoussant.

 

J’emploie ce mot accuser, parce que ma naissance fut le fruit d’un crime. Ma mère était une pauvre fille errante, privée de raison. Le jour où mon berceau fut déposé à la porte du bonhomme Lodin, on trouva le corps de ma mère dans le Rioux : elle s’était noyée à un endroit guéable où le ruisseau n’avait pas quatre pieds de profondeur. Les enfants du village de Saint-Lud, quand Gustave n’était pas là, m’appelaient la fille de la diote. Et chaque fois que la Noué me battait, elle me disait :

 

– Tu seras diote comme ta mère !

 

L’homme de loi de Saint-Lud, M. Ducros, fêla deux ou trois têtes dans la commune, et nul n’osa plus l’accuser d’avoir abusé de la pauvre diote.

 

Du plus loin que je me souvienne, je vois cet homme avec sa grosse figure rouge et ses cheveux plantés jusque sur le nez, faisant mouliner son bâton quand il m’apercevait et criant :

 

– Passe au large, vermine !

 

Une fois qu’il était ivre, il me poursuivit à coups de pierre jusque dans la grange à M. Guéruel. Gustave vint à mon secours et lui fit une blessure à la main avec son couteau de bourrelier. Au lieu de le punir, l’homme de la loi lui donna une pièce blanche, en disant :

 

– Petiot, ne parle point de cela.

 

Ce fut vers ma troisième année que le bonhomme Lodin tomba perclus. La Noué devint la maîtresse. Elle mit Gustave en apprentissage. Il cessa d’habiter la loge.

 

Dans notre petit bosquet d’ormes, Gustave et moi, nous n’avions pas de temps à perdre. Le père Guéruel ne donnait pas de longues vacances. Gustave m’embrassait, me contemplait, me caressait comme si j’eusse été son enfant ; il lissait mes cheveux ; il tirait de sa poche quelque rustique friandise qu’il s’était procurée à mon intention. Nous ne parlions guère, parce que je ne voulais pas me plaindre des traitements de sa sœur aînée. Il ma disait parfois :

 

– Te voilà bien maigre et bien pâle, Suzanne… Patience ! quand nous serons grands, je t’épouserai !

 

J’aurais beau faire, je ne saurais pas dire comment j’aimais Gustave. Il était pour moi, non-seulement toute la famille, mais encore le monde entier.

 

Quant à notre mariage, c’était chose absolument convenue. Nous l’avions fixé d’un commun accord à l’époque où j’aurais seize ans. Ma septième année n’était pas encore accomplie. Mais Gustave m’avait dit :

 

– Le temps passe vite.

 

Et comme j’avais l’habitude de le laisser réfléchir pour moi, je ne m’inquiétais point. Chaque fois que la Noué prenait sa terrible heude, je me disais : Bah ! le temps passe vite… C’était précisément l’idée exagérée que j’avais de la puissance de Gustave qui m’empêchait de me plaindre à lui. J’allais jusqu’à mentir pour ne pas réveiller cette colère que j’avais vue si terrible le jour où l’homme de loi m’avait poursuivie. Une fois Scholastique m’avait donné de l’argent pour aller à Saint-Lud faire remplir une bouteille où elle mettait son tabac. Je perdis l’argent et je rapportai la bouteille vide. Scholastique me jeta contre l’angle d’un bahut, et je me fis une blessure à la joue. Le lendemain, quand Gustave vint au rendez-vous, je le vis pâlir.

 

– Qui t’a fait cela, Suzanne ? me demanda-t-il.

 

– La Gorette avec ses cornes, répondis-je.

 

Il s’élança et prit sa course en disant :

 

– Je vais tuer la Gorette !

 

Je ne pus l’arrêter qu’en lui rappelant, les larmes aux yeux, que la Gorette avait été ma nourrice.

 

Gustave savait lire un peu. Le vicaire du bourg de Viessois, qui venait dire la messe à la chapelle de Saint-Lud, l’avait pris en affection : c’était un tout jeune prêtre, d’une angélique douceur, aussi pâle et aussi maigre que moi. Il se nommait l’abbé Daudel.

 

Gustave restait avec moi dix minutes dans le bosquet. C’était juste le temps de m’embrasser cent fois. Quand il m’avait bien regardée et caressée, il me disait :

 

– Voici encore un jour de passé, Suzanne.

 

– Et ça doit approcher, notre mariage, répondais-je de bonne foi.

 

Il souriait, il me donnait un dernier baiser et s’enfuyait à toutes jambes.

 

Moi, je reprenais ma torche et ma grêle, et je continuais loyalement mon métier de bousière. Quand je repassais devant les beaux poiriers d’étranglard, je criais, sans me retourner :

 

– À demain !

 

En rentrant, la Noué faisait la soupe. Elle était à la fois très-soigneuse et très-sale : très-soigneuse pour ne pas casser, pour conserver, ranger ; très-sale pour tout ce qui était nettoyage de luxe. Je n’étais pas délicate assurément, mais je ne mangeais pas toujours de bon cœur la trempée de Scholastique, qui, craignant peut-être d’user ses mains, ne leur faisait jamais voir l’eau. La trempée faite, dans l’été, j’épluchais la filasse de Scholastique, ou je savonnais les lambeaux qui lui servaient de mouchoirs ; l’hiver, on allait se coucher pour ne point user de chandelle.

 

Scholastique pleurait toujours misère, surtout quand le bonhomme demandait quelque douceur. Mais on ne cache rien aux enfants. Il y avait dans la paille de Scholastique un vieux bas de laine qui contenait plusieurs louis d’or avec des écus de cent sous. Si elle avait su que j’avais surpris ce secret-là, Scholastique m’aurait étranglée. Elle se couchait toujours la première. Je lui portais dans son lit une grande écuelle de la contenance d’une pinte, toute pleine de cidre chaud avec du miel et du poivre. Elle buvait cela à petites gorgées, tandis que le bonhomme, cloué sur son grabat, la contemplait d’un air de convoitise, puis elle se mettait à ronfler violemment jusqu’au jour. Je ne crois pas que Dieu ait jamais fait une créature aussi souverainement haïssable.

 

La journée était finie, mais non point sans peine. – J’allais me coucher au pied du bonhomme, dont les jambes paralysées, humides et froides comme du marbre, glaçaient mes flancs. Gustave ne savait point cela et ce n’était pas Scholastique qui me l’avait ordonné. Le pauvre perclus se réchauffait à mon contact et souriait de plaisir : j’étais payée. Les délices de ma couche n’étaient pas faites pour me rendre paresseuse. Le premier rayon du soleil mettait en lumière toutes les souillures de la loge, qui semblait pleine toujours d’une sorte de vapeur épaisse. Je me glissais dehors, afin de me baigner un peu dans l’air libre. À onze heures, la première diligence passait, et je commençais mon double office de mendiante à la course et de bousière. Trois ans se passèrent ainsi, depuis ma sixième jusqu’à ma neuvième année. On me connaissait bien au hameau de Saint-Lud, parce que la Noué me menait à la messe chaque dimanche. On disait, en nous voyant passer : La Noué n’est pas riche, mais avec sa quenouille et ses trois petites vaches, elle trouve moyen de nourrir son vieux père et la fille de la diote. Ces paroles souvent répétées entamèrent mon éducation. Je compris vaguement que le monde aimait à se laisser tromper. Je n’en conçus ni mépris ni rancune, parce que son erreur m’était parfaitement indifférente. La Noué ne m’inspirait point de haine.

 

Un jour, vers ce temps-là, et c’est de ce jour que je date ma vie agissante, Gustave me dit :

 

– Il nous faudra de l’argent pour nous marier, Suzanne.

 

– Ah ! fis-je, en as-tu de l’argent, mon parrain ?

 

– Je vais en ramasser, me répondit-il.

 

En le quittant, je pensais :

 

– Si j’en ramassais, moi aussi, de l’argent !…

 

II

Les amours de la Noué.


Tant que dura le jour, je songeai à cela ; le soir également ; la nuit, je ne pus fermer l’œil. De l’argent, pour nous marier, Gustave et moi.

 

Un instant je fus avare dans toute la force du terme. La passion d’amasser me saisit avec une véritable violence. Je creusai ma petite cervelle afin de trouver un moyen de thésauriser. Thésauriser quoi ? je ne gagnais rien et je n’avais rien. Vers le matin, je sautai hors de mon lit. Comme Archimède, j’avais trouvé !

 

Je m’élançai au dehors et je gagnai tout d’un temps le haut de la côte. Je m’orientai. À l’endroit juste où la diligence avait coutume de reprendre le trot, je découpai une belle motte de gazon sur le bas côté de la route. Sous la motte coupée, mon eustache me servit à creuser un trou carré, sur lequel je remis proprement la motte de gazon. Ma tirelire était fabriquée. Il n’y avait encore rien dedans, mais patience ! Il ne s’agissait plus que de l’emplir.

 

À onze heures, quand la première diligence passa, mon cœur battit bien fort. C’était une grande épreuve. Ma combinaison, comme disent les Parisiens habiles, était-elle praticable, oui ou non ? J’allais le savoir.

 

Jamais la Noué ne m’avait vu jeter ma torche et ma grêle d’une si grande ardeur. Je bondis jusqu’au milieu de la route et d’une voix éclatante :

 

« Charitais, s’i vous plaît,

 

« Pou l’amou di bon Diais ! »

 

Les voyageurs se montrèrent généreux. J’eus sept sous depuis le bas de la côte jusqu’en haut, où je fis une belle révérence pour témoigner ma gratitude. Puis je me couchai par terre pour reprendre haleine, suivant ma coutume. J’en avais besoin. Mais je ne manquai pas de choisir, pour me reposer, l’endroit où j’avais creusé mon trou carré, sous la motte de gazon. Je pris la motte aux cheveux, je la soulevai, je glissai un sou dans le trou. Eh bien ! j’ai remporté quelques victoires en ma vie, de grandes victoires assurément, eu égard à ma faiblesse et à mon point de départ : je ne me souviens pas d’avoir jamais triomphé au-dedans de moi-même avec autant d’enthousiasme. Quand je remis la motte de gazon, ma tête était en feu, mon cœur défaillait. Sous ce petit carré d’herbe était la fortune de Gustave et mon bonheur. Il n’y avait encore qu’un sou, mais je l’aurais défendu au prix de tout mon sang !

 

La Noué ne se douta de rien. Je ne m’étais pas arrêtée plus longtemps que d’ordinaire au haut de la côte, et je rapportais six sous : bonne aubaine.

 

Il passa deux grandes diligences chaque jour, sans compter les messageries départementales. Ces dernières donnent peu, Les voyageurs de clocher à clocher ne sont pas prodigues. Mais, enfin, je ne peux pas évaluer à moins d’un franc par jour le bénéfice que la Noué tirait de moi. Là dessus, je prélevai désormais la dîme. Tous les soirs, mon trésor s’augmentait de deux ou trois sous.

 

J’arrivais à ma dixième année, lorsqu’un changement se fit dans mon existence jusqu’alors si uniforme. Un matin, la Noué mit ma torche et ma grêle sur la plus haute planche du dressoir et me dit :

 

– C’est toi qui garderas les vaches aujourd’hui.

 

Je pensai de suite à Gustave et à notre rendez-vous quotidien, mais il fallait obéir. À midi, la Noué mit son mouchoir de cou des dimanches et fourra une pièce blanche dans sa poche, ce qui ne lui arrivait jamais. Elle sortit. Je la vis monter la côte à longues enjambées, puis disparaître au tournant de la route. Je conduisis les vaches à la prairie. C’était la première fois que je passais un jour tout entier sans voir Gustave. Je pleurai bien. Comme j’avais les yeux rouges, la diligence, attendrie, me donna plus qu’à l’ordinaire, et je mis cinq sous dans ma cachette.

 

À la brune, je vis la taille haute et dégingandée de la Noué au sommet de la côte. Elle me jeta un petit gâteau dans la prairie et me fit un signe de tête presque amical. Elle était contente. Elle ne fila point de toute la soirée et donna du cidre chaud au bonhomme étonné.

 

Je remarquai que son haleine empestait l’eau-de-vie.

 

Le lendemain, elle mit encore son beau mouchoir de cou et fourra une autre pièce blanche dans sa poche. Je ne vis point Gustave. Je pris de la tristesse et j’eus envie de mourir. La Noué revint plus tard que la veille. Elle avait le teint rouge et la voix rauque. Je l’entendis cette nuit qui remuait son argent dans sa paillasse.

 

Le jour suivant, au lieu de faire sortir les vaches, je la suivis par les prairies. Les haies et les saussaies me cachaient ; d’ailleurs, elle était sans défiance. Il y avait, à un quart de lieue de la loge, sous le parc du beau château de la Liriays, un bouchon misérable et mal hanté qui ouvrait sa porte basse sur un chemin de traverse. Je vis la Noué qui entrait dans ce cabaret. Je restai cachée dans les broussailles qui bordaient le bas chemin. Un instant après, Ducros, l’homme de loi, parut, cheminant à travers champs. Il entra, lui aussi, dans la guinguette. Mon cœur se serra ; j’eus frayeur, sans savoir pourquoi. Mais la curiosité me talonnait, plus forte que la crainte. Je quittai mon poste, je fis le tour du cabaret et me mis en observation derrière la haie de ronces qui entourait le jardinet. La Scholastique et M. Ducros étaient attablés déjà devant une large mesure d’eau-de-vie, dans une chambrette donnant sur le jardin. L’homme de loi lui tenait la main ; la Noué l’écoutait les yeux baissés. Il voulut l’embrasser, elle lui planta un solide soufflet sur la joue ; mais ceci n’est pas toujours un refus en Basse-Normandie. D’autant mieux qu’ils se remirent à boire paisiblement après avoir trinqué.

 

Je m’enfuis, et cette vague épouvante que je ressentais ne me quitta point. Je sortis les vaches et fis ma besogne. Ce soir-là, en rentrant, Scholastique était si contente, qu’elle voulut me donner du cidre chaud et du tabac.

 

Je savais désormais comment gagner une demi-heure sur le repas de mes pauvres vaches. Le lendemain, après le repas de Scholastique, je pris le chemin de la maison du Theil. Je trouvai en route Gustave, qui venait voir si j’étais malade. Je ne lui dis rien du secret que j’avais surpris ; je lui dis seulement le surcroît de besogne qui me tombait sur les bras.

 

– Le temps marche, me répondit-il. Patience !… J’ai déjà étrenné ma tire-lire.

 

Puis, s’arrêtant au milieu de la route pour me regarder :

 

– Voilà trois jours que je ne t’avais vue, Suzanne. Il me semble que tu as grandi et que tu as embelli… Si un autre plus riche que moi t’aimait, est-ce que tu m’oublierais ?

 

Je levai sur lui de grands yeux étonnés. Puis je lui jetai mes deux bras autour du cou en pleurant et en disant :

 

– Ah ! mon parrain, voilà une mauvaise pensée !

 

Il me serra contre son cœur si joyeux et si ému que je sentais ses jambes trembler.

 

– Si c’est comme ça, ma Suzette chérie, me dit-il, nous serons bien heureux, va !

 

Et moi, j’ajoutai :

 

– Nous n’avons plus guère que six ans à attendre !

 

C’était plus de la moitié de mon âge, mais j’avais une arrière-pensée : je songeais à mon trésor et je voulais le temps de l’augmenter.

 

La Noué revint qu’il était tout à fait nuit ; elle balbutiait en parlant, elle chancelait en marchant ; elle était ivre. Jamais je ne l’avais vue ainsi, car elle pouvait boire considérablement sans perdre la raison ni l’équilibre. En entrant, elle regarda autour d’elle d’un air étonné, comme si elle n’eût point reconnu la cabane.

 

– À ta niche ! me dit-elle.

 

Et comme je n’obéissais pas assez vite, elle leva la pioche sur ma tête. Je courus me blottir aux pieds du vieillard, qui tournait vers elle ses yeux éteints et qui tremblait. Elle ne me demanda point le compte de ma journée.

 

Au lieu de sa pinte de cidre, elle mit chauffer un pot tout entier. Elle avait un paquet sous le bras, elle le défit. C’était un grand carré de serpillière usée et tachée.

 

– N’aie pas peur, vieux Lodin ! dit-elle au bonhomme qui la suivait toujours d’un œil inquiet, il y en a trop pour t’ensevelir !

 

Cela la fit rire longtemps et péniblement. Elle s’appuyait au bahut pour ne point tomber. Elle ouvrit le bahut pour prendre la mailloche et les clous. Puis elle cloua la grande serpillière de façon à diviser la chambre en deux compartiments presque égaux. Son lit était dans l’un, celui du bonhomme dans l’autre. La porte d’entrée restait de notre côté. Quand la serpillière fut tendue, Scholastique vint auprès du grabat de son père.

 

– Vous voyez bien ça, dit elle, ce sera tant pis pour ceux qui chercheront à voir ou à savoir ce qui se passera de l’autre côté.

 

Le bonhomme s’agita sur son grabat ; le rouge lui vint aux joues.

 

– Ma Dais ! reprit-elle en riant, vous m’auriez battue autrefois, not’papa… c’est sûr, mais mes’huy vous ne pouvez point… restez en repos.

 

Elle alla mettre le miel et le poivre dans son cidre. Je dois dire que je ne devinais pas du tout ce qui allait se passer.

 

– Faut que jeunesse s’égaie ! grommela-t-elle en gagnant son lit en zig-zag ; d’ailleurs, il m’a promis mariage !

 

Le bonhomme y voyait plus clair que moi en ce moment, car il essaya de se mettre sur son séant, et son visage, d’ordinaire immobile, exprimait une douloureuse indignation. La Noué chantait de l’autre côté de la serpillière. Sa chanson lugubre, coupée par de longs intervalles de silence, arrivait comme une psalmodie de cimetière. On frappa tout doucement à la porte. Elle dit d’une voix ferme :

 

– Entrez, mon compère !

 

Le battant s’ouvrit avec lenteur. La figure brutale et cauteleuse de M. Ducros se montra sur le seuil. Il recula en voyant que la porte était en dehors de la serpillière. La serpillière était manifestement une idée à lui. La preuve, c’est qu’il grommela :

 

– À quoi cela sert-il ?

 

Ce fut seulement bien longtemps après que je compris la signification de cette scène. Mais elle me frappa d’autant plus qu’elle contenait pour moi une plus grande somme de mystère.

 

– Entrez ! répéta la Noué à haute voix ; – le bonhomme n’en peut plus et l’enfant ne sait pas !

 

Je crus que l’homme de loi allait se retirer. On lui avait promis le mystère. La serpillière avait été achetée pour masquer au moins son entrée, et voilà que deux paires d’yeux étaient fixées sur lui. La Noué avait-elle commis cette faute à dessein, ou était-ce la suite de son ivresse ? Il faut pencher pour la première opinion, car elle dit d’un ton de colère :

 

– Avez-vous honte de moi, l’homme !

 

C’était donc un tour qu’elle lui jouait. L’homme de loi avait sa position à garder, et peut-être cette redoutable conquête lui faisait elle honte en effet. La Noué avait une réputation de laideur qui s’étendait à dix lieues à la ronde. À cause de cela, et aussi pour sa belle conduite envers son père et moi, on la respectait comme un corps saint.

 

L’homme de loi, après avoir hésité pendant une minute, jeta son bonnet par-dessus les moulins et entra. En passant devant le grabat du père Lodin, il me fit un signe de menace. Je vis quelque chose d’extraordinaire et qui me fit mal : l’intelligence du vieillard sembla renaître pour un instant. De grosses larmes roulèrent de ses yeux sur sa joue. Ducros souleva la serpillière.

 

– À la fin ! dit la Noué ; prenez le cidre et soufflez la chandelle.

 

Ce fut Scholastique qui m’éveilla le lendemain matin. L’homme de loi n’était plus là.

 

Elle me montra la hache à fendre le bois.

 

– Ça te couperait bien le cou, dit-elle ; moi, je ne m’embarrasse pas qu’on parle… il m’a promis mariage… mais lui ne veut pas… prends garde à lui !

 

Il vint depuis ce temps-là toutes les nuits. Bien souvent, il était question du mariage qu’il retardait sans cesse sous différents prétextes. La Noué devenait coquette, sans cesser d’être horriblement sale. Elle s’achetait des fanfreluches aux foires, et j’entendais que Ducros la grondait derrière la serpillière. Il ne voulait pas de dépenses. Il lui reprochait aussi son eau-de-vie et son tabac.

 

Le bonhomme baissait de jour en jour, mais il ne mourait point. Ducros trouvait que c’était long. Il avait mis dans la tête de Scholastique de me faire apprendre un métier pour que je gagnasse plus d’argent. Il approuvait mes courses derrière les diligences, mais l’état de bousière lui semblait médiocre. Je fus d’abord bien heureuse de leur décision, car on me mit pendant deux heures par jour chez M. Guéruel, le patron de Gustave. C’était Gustave lui-même qui me donnait des leçons. Le métier nouveau que j’apprenais là valait mieux que l’ancien. Je nattais des lanières de cuir pour faire des fouets. Que n’eussé-je pas appris avec un maître comme Gustave ? Au bout de deux mois, j’étais bonne ouvrière. Ce furent deux bons mois ; mais comme les heureux jours passent vite ! Et comme je me retrouvai seule et triste dans la loge quand il m’y fallut passer des journées entières devant ma tâche ingrate ! Près de Gustave, le travail était un plaisir ; nous avions toujours quelque chose de joli et d’intéressant à nous dire, et si quelque témoin nous gênait, avions-nous besoin de paroles ?

 

Dans le pays, on disait que la Noué m’avait fait apprendre un état sédentaire pour que le vieux Lodin ne fût jamais sans société. Ducros clabaudait pour lui faire obtenir un prix Montyon. Rien de ce qui se passait dans la loge ne transpirait au-dehors. Le bonhomme était muet ; la frayeur me fermait la bouche. Gustave venait parfois le matin, car sa sœur aînée s’était réconciliée avec lui à l’occasion de mon apprentissage : mais, le matin, la Noué n’était qu’une femme très-laborieuse, à qui son travail faisait un peu oublier les soins de la propreté. Elle ne commençait à boire que vers midi : elle buvait toute seule, depuis qu’on n’avait plus besoin du rendez-vous au cabaret.

 

Tout en travaillant à mes nattes, j’avais l’oreille au guet. J’entendais au loin la diligence, et deux fois chaque jour j’allais à sa rencontre. Plus je grandissais, plus les voyageurs devenaient aimables. Désormais, ce n’était pas seulement par mon parrain que je savais que j’étais jolie. Les voyageurs me le disaient de reste, – et aussi le tesson de miroir de la Noué.

 

Il fut question de ma première communion. Ducros s’opposa de son mieux à ce que j’allasse à confesse, car il craignait mes révélations ; mais on compta sur ma frayeur, et, pour obtenir le fameux prix Montyon, il fallait bien quelques dehors. Je dois dire ici que ce prix Montyon était une idée de l’homme de loi. La Noué, plus vicieuse que méchante, n’y songeait pas beaucoup. Cette femme était une espèce de bête brute qui satisfaisait ses instincts et ne voyait point au-delà. Ducros était un coquin capable de tout.

 

L’obstacle à ma première communion était le temps perdu au catéchisme. La Noué ne voulait pas que je quittasse mon travail, – et les bonnes gens de dire : Écoutez donc ! la brave femme a de lourdes charges ! Il faut bien que le pain vienne à la maison !

 

À la prière de Gustave, le jeune abbé Daudel consentit à venir deux fois par semaine me faire l’instruction à la loge : c’était bien un cœur d’or que ce pauvre jeune abbé, et c’était un saint.

 

À ma première confession, je lui dis tout, tout ce que je savais, tout ce qui se passait autour de moi. Je me souviens encore de la figure du pauvre abbé. Il avait la sueur au front et les traits bouleversés.

 

– Est-ce que j’ai fait de bien gros péchés ? demandai-je effrayée.

 

Il sourit tristement et secoua la tête.

 

– Pas vous, me répondit-il.

 

Puis il me demanda :

 

– Mon enfant, n’avez-vous pas d’autres protecteurs ?

 

– Hormis mon parrain… commençai-je.

 

Il m’interrompit pour dire :

 

– Gustave Lodin est un digne enfant, mais c’est un enfant… Et pourtant, ma fille, vous ne pouvez pas rester ici.

 

Un grognement se fit entendre du côté du grabat où le paralytique restait immobile depuis bientôt trois ans. Je crus que c’était pour protester ; mais nous le vîmes avec étonnement se soulever à demi et faire avec sa tête des signes d’énergique approbation. L’abbé Daudet s’approcha de lui et lui donna sa croix à baiser. Il pleura comme le jour où sa fille lui avait apporté la serpillière. Ses lèvres remuèrent un peu par l’effort désespéré qu’il fit, mais il ne put pas parler. Seulement, quand l’abbé dit qu’il allait tâcher de me faire entrer à la Visitation de Coutances, où l’on élève les jeunes filles orphelines, le pauvre bonhomme laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux.

 

Il était content, il m’aimait bien.

 

III

La paillasse de la Noué. – Comment finirent ses amours.


Depuis quelque temps, je dormais mal, parce que ma raison naissait, et avec elle je ne sais quel instinctif dégoût de tout ce qui m’entourait. La nuit précédente, un bruit singulier qui se faisait de l’autre côté de la serpillière m’avait tenue éveillée presque jusqu’au jour. C’était comme un frôlement de paille continu et patient. La Noué ronflait terriblement selon son habitude, et pourtant ce bruit, plus rapproché d’elle que de moi, agissait sur elle, car on cessait parfois d’entendre ce râle sonore qui accompagnait toujours son sommeil. À ces instants où elle s’arrêtait de ronfler, le bruit de paille froissée se taisait également. Mais il reprenait aussitôt que le silence avait rendu bruyant de nouveau le sommeil de Scholastique.

 

J’eus envie deux ou trois fois de me lever pour aller voir, mais on m’avait interdit sous de si rudes menaces le compartiment fermé par la serpillière, que je n’osai. Je finis même par m’endormir avant que ce bruit mystérieux n’eût cessé. Le jour fait évanouir tout ressentiment des terreurs nocturnes, surtout chez les enfants. Du moment où je m’éveillai jusqu’au soir, c’est à peine si j’eus un vague souvenir de cette paille remuée. La visite de l’abbé Daudet donna du reste un autre cours à mes petites méditations. Mais la brune vint, puis la nuit. J’avais défense d’allumer la chandelle avant le retour de Scholastique, et Scholastique ne rentrait point. Ces ténèbres qui m’entouraient me remirent dans le courant d’idées où j’étais la nuit précédente. Que s’était-il passé, là, tout près de moi ! J’entr’ouvris la porte et j’écoutai au dehors. Aucun pas ne résonnait sur la grande route, La Noué devait encore être loin. Je passai sous la serpillière et je m’avançai jusqu’au lit. Des brins de paille grincèrent sous mes pieds nus. Je portai vivement la main à la paillasse. Elle était éventrée. Quelque chose de froid était sous mon pied. Je me baissai : c’était un écu de cinq francs.

 

La Noué poussa la porte au moment où je repassais sous la serpillière. Je n’ai jamais éprouvé une plus grande terreur en ma vie. Il y avait de quoi. Elle ne me vit point, et je pus regagner le chevet du bonhomme. Elle alluma la chandelle en chantonnant. Je la devinais ivre. Quand la lumière brilla, je vis son visage d’un rouge sombre qui me sembla plus effrayant. Elle tenait un litre d’eau-de-vie sous le bras.

 

– Avance, faignante ! me dit-elle ; je suis de bonne humeur… je veux te soûler ce soir.

 

Elle me versa au moins une demi-écuellée d’eau-de-vie.

 

– Marraine, répondis-je en tremblant, j’ai été malade toute la journée.

 

– Ah ! fit-elle en haussant les épaules, malade !… Est-ce que je suis jamais malade, moi ?… Je n’aime plus le poiré chaud, c’est trop fade… je vas boire ta part.

 

Elle avala d’un trait l’énorme rasade et posa le litre sur la table.

 

– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le prêcheux ? reprit-elle.

 

Et sans attendre la réponse, elle ajouta :

 

– On va avoir affaire à lui… tu seras bientôt de noce… Ah ! ah ! ils croyaient qu’on resterait toujours fille !

 

Je compris, à l’orgueil brutal qui éclatait sur ses traits, que l’homme de loi avait enfin fixé l’époque du mariage.

 

– Bonsoir, petiote ! dit-elle tout à coup en me faisant un signe de tête amical ; je, l’entends qui vient… ne parle pas de ça… Bonsoir, bonsoir !

 

Elle disparut derrière la serpillière. Mais elle s’était trompée. L’homme de loi ne venait pas.

 

Je l’entendis qui se couchait. Une heure entière se passa. J’avais le frisson et je ne pouvais dormir. Chaque fois qu’elle se retournait dans son lit, je tressaillais de la tête aux pieds. Au bout d’une heure elle se releva et vint boire à même au litre d’eau-de-vie.

 

– Dors-tu ? me dit-elle.

 

Je fermai les yeux et ne répondis point.

 

– Il n’est jamais venu si tard que ça ! grommela-t-elle.

 

Un premier doute lui traversa l’esprit, car ses sourcils se froncèrent tout à coup. Elle ouvrit la porte et se prit à écouter au dehors. La nuit était noire ; la campagne était déserte. Il pouvait bien être déjà onze heures du soir. Je l’entendis qui pensait tout haut :

 

– S’il lui était arrivé malheur !

 

Elle rentra précipitamment et courut droit au lit.

 

– Ah ! fit-elle avec un commencement d’angoisse, il a emporté son bonnet de nuit.

 

Mes dents claquèrent. Je songeais à la paillasse. En effet, presque aussitôt après, elle poussa un cri si sauvage que le bonhomme se dressa galvanisé. Elle venait d’apercevoir le trou de sa paillasse. Elle la saisit et la jeta au milieu de la chambre comme si c’eût été une plume. La paillasse, en tombant, rendit un son sourd.

 

– Volée ! volée ! s’écria-t-elle, échevelée déjà et les yeux sortis de la tête.

 

Elle ne fit qu’un bond jusqu’à moi, et son poing fermé m’écrasa le visage tandis qu’elle râlait :

 

– Tu m’as volée !… volée !

 

J’étais presque évanouie. Je n’avais pas la force de parler. Mais je voyais et j’entendais. Je la vis prendre la hachette au coin du foyer, et je l’entendis qui disait :

 

– Il faut que je fasse un malheur !

 

Je donnai mon âme à Dieu, car cette femme était une folle furieuse. Mais au moment où elle revenait, la hache s’échappa de ses mains. Elle s’affaissa sur elle-même, éclatant en sanglots.

 

– C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, il ne m’aimait pas ! il m’a volée !

 

Tout son corps se contracta horriblement. Elle se roula dans d’effrayantes convulsions, tandis que sa bouche pleine d’écume râlait :

 

– C’est mon argent qu’il voulait !… mon argent !

 

Un invincible engourdissement me tenait enchaînée. C’était comme un de ces cauchemars que donne la fièvre. Il fallait un choc puissant pour m’éveiller.

 

Le choc vint.

 

Je sentis comme un collier glacé autour de mon cou ; c’était la main du paralytique. Je vis avec un indicible effroi son visage livide auprès du mien. Sa voix, que je n’avais jamais entendue, – une voix étrange et qui n’était pas de ce monde, – murmura tout près de mon oreille :

 

– Va-t’en, Suzanne… va chez le jeune prêtre… dis-lui qu’il vienne m’enterrer demain… et ne reviens jamais ici !

 

La vue d’un mort sortant de sa tombe ne m’aurait pas frappée plus violemment. La main étendue du bonhomme Lodin me montrait la porte que Scholastique avait laissée ouverte. Je me glissai hors du lit et je gagnai le seuil en chancelant. J’entendis le vieillard retomber sur son grabat comme une masse. La Noué ne criait plus.

 

Dès que je fus dehors, je me mis à courir de toutes mes forces et sans savoir où j’allais.

 

IV

Départ de Saint-Lud. – Le petit père Macé.


Je m’éveillai le lendemain matin dans les champs, au pied d’une haie. J’étais tombée là sans doute épuisée. Je ne me souvenais de rien, hormis de ce qui s’était passé à la loge.

 

Je regardai tout autour de moi. Le hasard m’avait conduite à quelques centaines de pas de la maison du Theil. Je vis Gustave qui était en train d’ouvrir les portes. J’allai à lui. Le coup que m’avait porté la Noué au premier instant de son délire me laissait la figure ensanglantée. Gustave s’élança vers moi tout tremblant. Cette fois, je ne lui cachai rien. Si mon récit ne fut pas des plus clairs, c’est que j’avais la tête à moitié perdue. Quand j’eus achevé, je lui dis :

 

– Je viens te dire adieu, mon parrain… L’abbé Daudel va me faire entrer à la Visitation de Coutances.

 

Gustave m’avait écoutée, immobile et muet. À ce mot d’adieu, je vis des larmes dans ses veux.

 

– Tu souffrais comme cela, ma pauvre petite Suzanne, dit-il enfin, et moi, je ne le savais pas !

 

Il me tenait les deux mains. Nous étions dans la cour de la maison du Theil. Le bourrelier vint sur la porte et se mit à rire.

 

– Ne dirait-on pas deux amoureux ! s’écria-t-il. Allons, Guste, ça n’avance pas l’ouvrage… à la besogne !

 

Gustave, au lieu de lui répondre, me dit :

 

– Tu souffrirais peut-être encore, et je ne le saurais pas davantage.

 

– Allons ! allons ! dit M. Guéruel avec un commencement de colère, obéit-on quand je parle ?

 

Gustave lâcha une de mes mains et garda l’autre pour me conduire jusqu’à lui.

 

– J’ai travaillé ma dernière journée ici, monsieur Guéruel, dit-il avec tristesse, mais d’un ton ferme.

 

– Comment, Gustave ! s’écria le bourrelier ; est-ce que tu n’es pas content de moi ?

 

– Vous avez des défauts comme les autres, patron, répondit mon parrain ; mais vous avez été pour moi un bon maître, et je ne me plains pas de vous.

 

– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ?

 

– Pour faire mon tour de France, patron… Mais entrons chez vous, j’ai à vous causer.

 

Il y avait du monde dans la cour. J’entendis qu’on disait :

 

– La Noué a l’air d’une diote !… elle est à faire la veille auprès du bonhomme Lodin qui a passé cette nuit.

 

L’idée me vint qu’on m’accuserait d’ingratitude, mais cela ne m’occupa point.

 

M. Guéruel nous fit entrer, Gustave et moi, dans sa maison. C’était un homme sévère et intéressé, mais il avait de l’honneur.

 

Gustave allait bientôt avoir dix-sept ans. Jusqu’alors il s’était montré beaucoup moins avancé qu’on ne l’est à cet âge. Peut-être son intimité avec moi contribuait-elle à cela. C’était un enfant : l’abbé Daudel avait eu raison de le dire. M. Guéruel s’attendait sans doute à quelque propos d’enfant.

 

– Patron, lui dit-il dès que la porte fut fermée, – je suis le frère aîné de cette petite fille-là… Je suis son père, pour parler mieux… et je serai son mari dans quelques années… Voyez l’état où elle est. On l’a frappée… on a fait pis… je ne dirai pas ce qu’on a fait, parce que cela s’est passé dans la maison de mon père… Elle ne peut plus rester où elle est ; je vais l’emmener avec moi.

 

Ce petit discours fut prononcé d’un ton si grave, que je me demandais en l’écoutant si c’était bien mon parrain qui parlait. Guéruel se mit à rire.

 

– La Noué n’est donc pas si sainte qu’on le dit ? murmura-t-il.

 

– Je n’ai pas prononcé le nom de ma sœur, répondit Gustave presque sévèrement ; laissons, s’il vous plaît, ma sœur de côté.

 

Guéruel le regarda tout surpris. Gustave continua :

 

– Patron, j’ai voulu vous causer pour l’affaire de l’enterrement du bonhomme : je n’y assisterai pas, mais je veux le payer.

 

– Tu n’assisteras pas à l’enterrement de ton père ! s’écria le bourrelier.

 

– Dans une heure, cette petite fille-là et moi, nous serons en route.

 

– Pour où aller ? demanda le bourrelier.

 

– Ici ou là, peu importe… Suzanne ne peut pas rester avec ma sœur… Je n’ai pas voulu vous quitter sans parler avec vous, patron. Regardez-moi bien dans le blanc des yeux… pour dire à ceux qui jaseront : Guste était un honnête homme ; la petite fille sera sa sœur jusqu’à ce qu’elle soit sa femme.

 

Le bourrelier lui tendit la main comme malgré lui.

 

– Tu fais un drôle de petit gars, tout de même ! murmura-t-il avec une véritable émotion.

 

Gustave tira de sa poche six pièces de cinq francs et les mit sur la table.

 

– Voilà pour qu’on lui chante une messe, fit-il ; et à ce moment les larmes lui vinrent aux yeux. Que ça soit fait comme il faut, patron, je m’en rapporte à vous… Le pauvre père est bien là où il est, et s’il voit mon cœur, il est content… Adieu, patron !

 

– Attends donc ! fit le bourrelier ; as-tu d’autre argent ?

 

– J’ai encore trente francs et de bons bras… Ne vous inquiétez point.

 

– Est-ce que tu ne comptes pas revenir un temps qui sera, Gustave ?

 

Mon parrain prit un air sombre.

 

– J’allais oublier une commission que vous ferez pour moi, patron… Dites à l’homme de loi que si je reviens jamais, il s’en aille, et vite, car je promets bien que nous ne nous rencontrerons qu’une fois.

 

– Là ! là ! gronda Guéruel, voilà bien les jeunesses !… S’il t’a fait tort, mène-le chez le juge de paix.

 

Mais mon parrain ne voulait point entamer de discussion là-dessus. Il serra brusquement la main du bourrelier et m’emmena dans sa chambrette, où nous fîmes son petit paquet. Après quoi, nous sortîmes par la porte de derrière.

 

Nous voilà sur la grand’route, après avoir traversé deux ou trois champs. Je n’étais pas bien sûre de ne point rêver. Nous allions du côté de Vire, lorsque, tout à coup l’idée de mon trésor me revint.

 

– Par ici, mon parrain ! m’écriai-je ; – nous avons de l’argent là-haut, de l’autre côté de la loge.

 

Il s’arrêta pour me regarder.

 

– De l’argent ! répéta-t-il.

 

– Dame !… tu m’as dit dans le temps qu’il fallait de l’argent pour nous marier.

 

Comme je voyais son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter :

 

– C’est à moi, va ! je te fais juge !

 

Je lui racontai alors comment j’avais amassé mon pécule.

 

– N’est-ce pas que ça m’appartient ? demandai-je, étonnée de son silence.

 

Il avait les yeux braqués sur les cailloux du chemin.

 

– Oui, oui, c’est bien à toi, Suzanne, me répondit-il, mais traverser de nouveau le village pour quelques sous !

 

– Mais il y a trois ans, m’écriai-je, et j’ai agrandi le trou plus de vingt fois !

 

Il me reprit par la main, et nous franchîmes le fossé de la route. Il voulait tourner le hameau. Nous passâmes derrière ce cher petit bosquet d’ormes où avaient lieu nos rendez-vous d’autrefois.

 

– Ah ! Suzanne, coquinette ! murmura-t-il, tandis que je lui montrais les ormes en riant et en pleurant, tu étais déjà une petite femme ! tu avais des secrets pour moi.

 

– Mon parrain, répondis-je, je n’en aurai plus : pardonne-moi !

 

Allant toujours à travers champs, nous atteignîmes le sommet de la côte. J’allai droit à ma motte de gazon, que je soulevai. Gustave resta tout ébahi à la vue du tas de gros sous qui était là-dedans. Il y avait pour plus de soixante francs de pièces de billon ; c’était presque sa charge. Comme nous étions occupés à nouer cette fortune dans une de ses chemises, un chant grave et lointain monta jusqu’à nous. C’était l’abbé Daudel qui venait lever le corps du bonhomme Lodin. Nous reconnûmes les principaux de Saint-Lud, Guéruel en tête. Gustave et moi, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes avec ferveur. Quand la procession se remit en marche vers la chapelle, nous vîmes la Scholastique marcher derrière le corps. Nous restâmes à genoux tant que le cortège fut en vue.

 

– Elle est ma sœur, dit Gustave ; que Dieu lui pardonne !

 

Moi, je dis aussi et de tout mon cœur :

 

– Que Dieu lui pardonne ! Si je pouvais lui faire du bien, je lui en ferais !

 

Mon trésor fut donc cause qu’au lieu de nous diriger vers la Bretagne, nous allâmes du côté de Falaise. Je portais le petit paquet de Gustave au bout d’un bâton ; lui s’était chargé de la sacoche aux gros sous. Dieu sait que je n’étais pas payée pour regretter la loge : cependant j’avais le cœur bien gros. Cette funèbre cérémonie que nous venions de voir plaçait le début de notre voyage sous des auspices tristes. Gustave était taciturne. Nous marchâmes longtemps sans parler. Quant à avoir une inquiétude quelconque sur les dangers ou le but de notre pèlerinage, je déclare que la pensée de craindre ne me vint même pas. J’étais sous la protection de Gustave. Gustave était pour moi supérieur à tous les périls.

 

La tristesse ne tient pas chez les enfants, et personne n’ignore l’effet souverain du voyage sur la mélancolie. Une fois passé le cabaret borgne où j’avais surpris le rendez-vous de la Noué avec Ducros, tout était nouveau pour moi. Au sommet de la montée suivante, je battis des mains en poussant un cri de plaisir. Nous laissions la Liriays sur notre gauche ; un autre château, d’un aspect seigneurial, se dressait à mi-côte vers le gros bourg de Viessois, notre paroisse, que je n’avais jamais vue. Devant nous, la route se déroulait comme un long ruban, à travers la plaine, les taillis, les guérêts. On apercevait jusqu’à deux ou trois clochers dans la campagne.

 

– Que le monde est grand ! m’écriai-je.

 

Gustave sourit d’un air de supériorité. Ce n’était pas un novice comme moi : il avait été une fois jusqu’à Vire.

 

Il faisait brune déjà quand nous arrivâmes au gros bourg de Viessois, où la route de Caen se sépare du chemin de Falaise. J’étais rendue de fatigue et de faim. Gustave avait les deux épaules meurtries du poids de mon trésor. Une auberge assez proprette, devant laquelle stationnaient bon nombre de carrioles, balançait son enseigne au vent : À la descente des maquignons, bon logis à pied et à cheval… Là-bas, ce mot de maquignon est loin de passer pour un terme de mépris ; il désigne une classe très-nombreuse d’industriels campagnards qui ont beaucoup de savoir-faire et peu de préjugés. C’est l’aristocratie d’argent des hameaux bas-normands. Nous nous arrêtâmes devant l’enseigne que Gustave venait de déchiffrer à haute voix. J’étais d’avis d’entrer ; mais Gustave, que j’avais vu si brave, si véritablement homme en face de maître Guéruel, me sembla pris d’une hésitation inexplicable.

 

– Qu’as-tu donc ? dis-je, déjà troublée de son trouble.

 

– C’est que… me répondit-il en hésitant, je ne sais pas comment on fait dans les auberges.

 

Les jeunes filles n’éprouvent pas au même degré ces étranges défaillances des jeunes hommes aux premiers pas dans la vie.

 

– Viens toujours, mon parrain, lui dis-je d’un ton où il y avait déjà de la protection ; – nous ferons comme nous pourrons.

 

Il me fallut le prendre par la main et presque l’entraîner.

 

Le seuil de l’auberge était élevé de trois ou quatre marches au-dessus du niveau de la route. La salle commune où se faisait la cuisine était très-vaste et contenait les lits de la famille, deux par deux, l’un sur l’autre. Cette salle était presque pleine au moment où nous entrâmes. Il y avait là une quinzaine de maquignons et marchands de bestiaux qui revenaient de la foire de Bernières. On buvait, on mangeait, on marchandait, on fumait. L’atmosphère, épaisse et chaude, s’imprégnait de miasmes violents. Heureusement que je n’étais pas une petite-maîtresse.

 

Notre entrée ne fit aucune espèce d’effet, je dois l’avouer. Gustave avait eu grand tort de se troubler : on ne nous accorda pas la moindre attention. Du premier coup d’œil, on avait pu voir que nous n’achèterions point de bestiaux et que nous n’en avions point à vendre. Nous nous assîmes modestement au bout de la table et nous attendîmes. Il est temps que je dise un peu quel était notre équipage.

 

Gustave avait meilleure mine que moi, mais cependant je n’étais pas trop mal couverte pour une fille de mon âge. J’avais de bons petits souliers à semelles de bois, des bas de coton bleu, une jupe d’épluche rayée et une cotte d’indienne un peu trop juste. Je portais le bonnet de coton sur l’oreille. Les bourgeoises parisiennes, qui n’ont vu cette coiffure que sur la tête de leur mari, ne peuvent deviner combien elle est coquette et crâne sur le front d’une jeunesse normande. Gustave avait un chapeau de paille à larges bords, une veste courte en coutil bleu et un pantalon de toile. Son élégance naturelle donnait de la tournure à tout cela. Il avait presque l’air d’un petit monsieur.

 

On ne venait point à nous. Deux servantes, coiffées comme moi du casque à mèche national, s’essoufflaient à servir les autres pratiques. Gustave avait appelé déjà deux ou trois fois, mais si bas qu’on ne l’avait point entendu. Ce fut moi qui découvris le talisman à l’aide duquel on pouvait attirer l’attention des deux servantes. Je vis que les maquignons frappaient sur leur verre. Il y en avait un devant nous. Je carillonnai dessus avec mon eustache, et tout aussitôt, du fond de la cheminée, une voix de tonnerre s’éleva :

 

– Voyez voir ! dit-elle.

 

La mère Guenée, maîtresse et souveraine de la Descente des maquignons, au bon bourg de Viessois, était une femme énorme, avec des sourcils noirs et des cheveux gris coupés ras comme ceux d’un homme. Elle était assise sous le manteau de la cheminée, les sabots au feu, le ventre passé dans la concavité d’une petite table chantournée qui lui servait de comptoir. De là, elle dominait son monde.

 

– Qui vous faut ? demandèrent à la fois les deux servantes en accourant vers nous.

 

Je regardai Gustave, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Décidément, j’étais la plus forte.

 

– De ça ! répondis-je d’un ton résolu en montrant la terrine fumante du groupe le plus voisin.

 

– Couchez-vous ?

 

– Pardienne !

 

– V’là qu’est bon ! comment qu’on vous nomme ?

 

– Gustave et Suzanne Lodin.

 

L’une des servantes était allée nous chercher notre provende. Celle qui m’interrogeait cria :

 

– Une couchée ! Gustave et Suzanne Lodin !

 

L’énorme bonne femme prit un cahier couleur de graisse et se mit à inscrire nos noms. On était au commencement de 1832, et la police des routes se faisait en toute rigueur.

 

– D’où qu’ous venez ? demanda encore la servante.

 

– De Saint-Lud.

 

– Et vous allez ?

 

– À Vassy.

 

– De Saint-Lud à Vassy !… cria la fille.

 

Ce fut tout. Gustave me contemplait avec une profonde admiration.

 

– Tu as vite fait de répondre, toi ! me dit-il, non sans une légère nuance de jalousie.

 

On nous apportait notre plat. Je remarquai en ce moment un petit vieillard d’honnête mine qui était seul de son écot, sur le même banc que nous, et qui me faisait signe de la tête bien amicalement. Je le montrai à Gustave, qui me dit :

 

– Faut se méfier dans les auberges !

 

Le petit vieillard cligna de l’œil et sourit en le regardant.

 

– Voilà qui sent bon ! dis-je en parlant de notre plat ; ça doit faire un fier ragoût !

 

– Oui, oui, dit auprès de moi une voix doucette ; quant à bien cuisiner, maman Guenée est connue pour ça…

 

Je me retournai. C’était mon petit vieillard souriant, qui s’était glissé tout doucement le long du banc et qui avait apporté auprès de nous son morceau de lard, son pain et sa chopine. Il se pencha derrière mon épaule et dit à Gustave en clignant de l’œil :

 

– On est bien embarrassé, comme ça, quand on voyage tout seul, monsieur Lodin ?

 

Gustave tressaillit en s’entendant appeler par son nom. Moi-même, je ne réfléchis pas que la fille d’auberge venait de le prononcer à haute voix.

 

– Vous me connaissez, vous ? demanda Gustave.

 

– Je vas et je viens, répliqua le petit vieux ; les affaires sont si crevantes !… Ici et là… de droite et de gauche… on gagne son pain, pas vrai ?… Je connais bien du monde à Saint-Lud… et le père Lodin m’a vendu plus d’une génisse en sa vie.

 

Gustave, qui portait la première bouchée à ses lèvres, la remit sur son assiette.

 

– Il ne vous en vendra plus, dis-je tout bas.

 

– Il est mort ! prononça solennellement le bonhomme, qui ôta son chapeau, découvrant ainsi une tête longue et jetée en arrière où se collait un vieux bonnet de soie noire ; que Dieu lui fasse paix ! – C’était un chrétien ! Si vous lui aviez parlé du vieux Gilles Macé, du bourg de Campagnolles… Mais nous nous en irons tous, mes bénis enfants… et moi plus tôt que vous. Le principal est de songer à cela pour ne jamais mal faire.

 

Il but un petit coup et se tailla une mince bouchée de lard, qu’il mit sur un gros carré de pain.

 

Gustave me poussa le coude.

 

– Voilà un vieux qui a l’air bien doux et bien poli, me dit-il.

 

– J’en réponds, mon parrain !… il ne ressemble guère aux autres.

 

– Et quel âge avons-nous ? reprit Gilles Macé d’un ton si paternel, que nous fûmes touchés jusqu’à l’âme. – Douze à treize ans, la gentille poulette… seize ans, le beau garçon… Ah ! dame ! j’ai été jeune aussi un temps qui fut… si j’en avais su aussi long qu’aujourd’hui !… Mais vous ne pourrez pas faire que les jeunesses écoutent ceux qui ont de l’âge… C’est égal, je m’intéresse à vous, mes bénis enfants, et je veux vous donner un conseil : si quelqu’un de ceux-là qui sont au bout de la table voulait faire amitié avec vous, méfiance !

 

Il avait baissé la voix et ses yeux roulaient sous ses sourcils grisâtres. Nous devinâmes tout de suite, Gustave et moi, qu’il y avait là près de nous quelque grand danger, que notre inexpérience seule nous empêchait de voir. Nous regrettâmes d’avoir franchi le seuil de ce repaire ; – mais il était trop tard. L’effroi que je vis dans les yeux de Gustave augmenta le mien.

 

– Méfiance ! répétai-je en me tournant vers notre voisin, – et pourquoi ?

 

– Je ne suis pas avec eux, au moins ! protesta vivement le bon père Macé ; mais on ne peut pas coucher dehors, pas vrai, parce qu’il y a des mauvaises pratiques dans une auberge ?

 

– Qui sont donc ces gens ? demanda Gustave.

 

Le père Macé se rapprocha et baissa la voix encore plus. Il me sembla que son regard se fixait sur la chemise que Gustave avait nouée en sacoche pour porter nos sous.

 

– Quant à dire du mal de quelqu’un, reprit le bonhomme, jamais !… Chacun vit à sa guise, pas vrai ? et le mieux est de ne pas s’occuper des affaires des autres… Ces gens-là sont ci et ça, mie et croûte, quoi ! ça les regarde… pas vrai ?… Voilà Perrin Doulais, le grand qui tient le manche de son fouet… c’est un chrétien… mais j’ai ouï dire qu’il ne fait point bon le croiser à la brune dans une basse route…

 

– Comment !… nous écriâmes-nous tous deux à la fois.

 

– Chut ! chut ! fit le père Macé ; – on jase, pas vrai ?… Voici là-bas la Michonne, celle qui met son nez dans son écuelle… Quand elle est dans une auberge avec son compère Pachu, – le gros de droite, – je n’aimerais pas coucher seul, la clé sur la porte.

 

– Pas possible ! fit Gustave.

 

Moi, la frayeur me prenait pour tout de bon.

 

– Oh ! dame ! continua le brave homme, c’est une idée à moi, pas vrai ?… L’autre femme, la Provans, pour ce qui est de celle-là, je voudrais bien de ses rentes, mais point de son métier… Quoique ça, que si on écoutait toutes les mauvaises langues…

 

– Quel est donc son métier ? interrompit Gustave.

 

– Vous saurez ça quand la barbe y sera, mon ami béni.… On ne dit pas tout, pas vrai, devant les poulettes ?… Tenez, le gros sans-souci de Guillou, celui qui est derrière la Provans, en voilà un qui ne se fait pas de mauvais sang !… Depuis vingt-cinq ans qu’il est maigrisseur, il a acheté bien des lopins de terre…

 

Le maigrisseur est un voleur de bestiaux, mais ce n’est pas un voleur ordinaire. Pour être maigrisseur, il faut un établissement, une ferme, des étables. L’état consiste à dénaturer un cheval enlevé, à l’aide de la diète et de la séquestration. Un bon maigrisseur pourrait vous revendre à vous-même la propre génisse qu’il vous a pipée, et vous n’y verriez que du feu.

 

– Et celui qui vient après, demanda Gustave, est-ce aussi un maigrisseur ?

 

– Non fait !… c’est Mahouriaux du bourg de Presle… un fin teindeur, ou je ne m’y connais pas, par exemple !… N’y a pas de bête de réforme avec lui, tant il sait bien rébouir la marque !

 

Le teindeur est un larron qui enchérit sur l’art du maigrisseur : il change le poil des bêtes au moyen de teintures et caustiques. Rébouir la marque, c’est coller du poil aux endroits où le fer chaud des commissions de remonte a cautérisé les chevaux réformés.

 

– Mais c’est donc ici une caverne de brigands ! s’écria Gustave.

 

– Allons-nous-en, mon parrain ! Allons-nous-en bien vite ! ajoutai-je.

 

Le regard du père Macé caressa notre sacoche.

 

– Quand on a de quoi comme ça, murmura-t-il, la grande route est encore moins sûre que l’auberge.

 

Cet entretien avait coupé notre appétit. Je regardais le père Macé avec de grands yeux épouvantés. Gustave murmurait :

 

– Si la route n’est pas sûre et que nous soyons dans un coupe-gorge, comment faire ?

 

Le bonhomme se mit à rire tout doucement.

 

– Comme ils y vont, les bénis enfants ! dit-il ; un coupe-gorge !… Parce que voilà quinze ou seize bons lurons qui gagnent leur vie comme ils peuvent… les affaires sont si crevantes depuis le temps !… Mais ils n’ont peut-être pas vu c’te sacoche…

 

Gustave posa ses hardes dessus.

 

– Hi ! hi ! fit le bonhomme, moi j’aurais commencé par là… mais l’expérience ne vient pas comme ça avant les grosses dents… Pas vrai ?

 

– Mais si on se confiait à la maîtresse de l’auberge ? murmura Gustave.

 

– La maman Guénée, repartit Gilles Macé qui sourit en se grattant l’oreille, c’est peut-être des histoires ce qu’on raconte sur elle… le monde sont si bavasses !… Quoique ça, elle n’a jamais été en prison qu’une fois…

 

– Elle a été en prison ! m’écriai-je en repoussant mon assiette.

 

– Chut ! chut !… rien qu’une fois… et les juges peuvent se tromper, pas vrai ?… Mangez et buvez, mes bénis enfants, ce que vous laisserez, vous le paierez tout de même.

 

Nous n’avions plus faim. L’idée que nous étions entourés de malfaiteurs nous serrait l’estomac. Je glissai un coup d’œil vers la cheminée où l’immense aubergiste brûlait la semelle de ses sabots. Tous les crimes, tous, étaient sur ce visage écarlate et huileux.

 

– Ah ! ah ! fit Gilles Macé, qui versa le restant de sa chopine dans son verre ; – ils en ont fait de belles à la foire d’aujourd’hui… Mais ça les regarde, pas vrai ?… La Guenée est d’ensemble avec eux, on dit ça… Moi, je n’en sais rien…

 

– Mais pourquoi, l’interrompis-je saisie par une pensée soudaine, pourquoi êtes-vous descendu à cette auberge, vous qui la connaissez si bien ?

 

Il cligna de l’œil, et regarda Gustave comme pour s’adresser à son intelligence supérieure.

 

– Pourquoi se met-on les pieds dans l’eau pour passer la rivière où n’y a point de pont ? murmura-t-il, quoique ça qu’il y a une autre auberge deçà du bourg… Mais, comme l’on dit, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois… L’autre aubergiste a été trois fois ès assises.

 

Voilà un pays que ce bon bourg de Viessois !

 

– Tu sens bien, Suzanne, – me dit Gustave, – que si M. Macé avait pu faire autrement…

 

– Pas vrai ? interrompit le bonhomme ; c’est-il pas tout clair ? Vous avez compris ça, vous, jeune homme, parce que vous ferez un futé compère quand l’âge y sera… Je m’y connais !

 

Gustave était désormais tout acquis au père Macé, à cause de la distance qu’on mettait entre nous. Gustave était bien aise de ressaisir la supériorité que ma vaillante entrée à l’auberge lui avait enlevée. J’avoue que je crus découvrir en ce moment je ne sais quels reflets sournois sous la paupière clignotante du bonhomme ; mais tous ces brigands qui faisaient orgie à l’autre bout de la table et cette criminelle aubergiste, assise sous le manteau de la cheminée, m’occupaient trop pour que je pusse réfléchir.

 

– Au fond, reprit le bonhomme, ça ne me fait ni chaud ni froid qu’on vous dévalise, pas vrai ?… C’est donc la bonté de mon âme, et puis voilà… Ce que je vous en dis, vous ne me le paierez pas… Mais, dès que je vous ai vus, j’ai pensé : voilà deux amours avec un sac où y a de quoi ; on va les lever ; c’est chiennant ?… Je suis comme ça ; quoique j’aie déjà pas mal souffert du bien que j’ai fait, je ne me corrige pas… Je me suis donc approché de vous, joint à ça que je connaissais votre père… Il y a moyen de moyenner, voyez-vous ; j’ai ma chambre ici, parce que j’y viens tous les jours de foire ; elle ferme bien ; j’ai fait mettre deux verrous… et puis, d’ailleurs, je ne voyage jamais sans mes deux chiens de garde…

 

Je me baissai vivement pour voir sous la table. Le père Macé se prit à rire et entr’ouvrit sa veste de futaine pour nous montrer les grosses crosses de deux massifs pistolets. Cela devait dater de l’invention de la poudre.

 

– Tout ça est bon pour vous, dit Gustave avec un soupir d’envie, mais nous !

 

– Mais nous ! répétai-je prête à pleurer, car la vue des pistolets tournait de plus en plus mes idées au tragique.

 

– Vous ne m’avez donc pas deviné ? fit le père Macé, qui eut, ma foi, la larme à l’œil. Je vais vous céder la moitié de ma chambre…

 

Pour le coup, je l’embrassai, et de bon cœur. Gustave lui serra les deux mains. Nous étions sauvés ! Sa chambre ! une forteresse ! et de l’artillerie pour soutenir le siège ! Ah ! le digne homme ! ah ! l’excellent cœur !

 

– Allons-y tout de suite ! s’écria Gustave, qui se leva.

 

Je l’imitai. Le père Macé ne se fit pas prier. Il acheva son dernier verre de cidre et se mit sur ses courtes jambes. Je ne l’aurais jamais deviné si petit. Au moment où nous nous ébranlions, un formidable éclat de rire s’éleva à l’autre bout de la table.

 

– Bien ! bien ! dit Gustave, riez, bandits, nous nous moquons de vous !

 

– Vous n’aurez pas notre sacoche ! ajoutai-je triomphalement.

 

Je crus entendre, parmi la gaîté bruyante, la voix de la Michonne, la commère du terrible Pachu, qui disait :

 

– Encore deux pigeonneaux pour papa Macé !

 

Je me retournai pour lui tirer la langue. En passant près du foyer, le bonhomme dit à la vaste aubergiste :

 

– C’est les petits à Lodin de Saint-Lud, mon compère… je les mets dans ma chambre.

 

La chambre de Gilles Macé était un grenier assez large où il y avait deux lits. Il se mit sur l’un ; nous dédoublâmes l’autre, Macé plaça sur une petite table, à son chevet, sa montre d’argent et ses deux pistolets. Il avait préalablement tiré les verrous. Gustave et moi nous nous étions couchés tout habillés, parce qu’il n’y avait point de draps au second lit. Le bonhomme n’avait ôté que sa veste. Il se mit sur le coude et nous regarda d’un air paternel.

 

– Je n’ai pas besoin de connaître vos secrets, et vous en avez, mes bénis enfants, commença-t-il avec une sorte de solennité ; les affaires sont si crevantes au jour d’aujourd’hui qu’on n’a guère le temps de s’occuper de celles des autres… Et pourtant je ne voudrais pas vous laisser dans la gueule du loup.

 

– Comment ! nous écriâmes-nous à la fois, est-ce que nous ne sommes pas encore hors de peine ?

 

– C’est selon de quel côté vous allez, répondit gravement Gilles Macé.

 

– Mon Dieu ! fit Gustave, nous allons un peu tout droit devant nous… je cherche de l’ouvrage… Ça m’est égal de tourner à droite ou à gauche, pourvu que je ne revienne pas à Saint-Lud.

 

Le bonhomme secoua la tête avec lenteur.

 

– Vous n’avez pas de chance, murmura-t-il ; – je ne connais de sûre que la route de Saint-Lud.

 

– En plein jour… commença Gustave.

 

– Connaissez-vous le pays ? interrompit notre bienfaiteur Gilles Macé.

 

Nous fûmes bien obligés de répondre que non.

 

– Si vous ne voulez pas retourner à Saint-Lud, reprit-il, vous avez trois routes à choisir : celle de Bernières qui mène à Alençon, celle de Presles qui vous conduira jusqu’à Caen, celle de Vassy qui va droit à Falaise.

 

– C’est la nôtre, dit Gustave.

 

– Bon… elle n’est pas plus dangereuse que les autres, quant à ça… seulement, il y a le fond de la Morinière, à trois quarts de lieues d’ici, où Pierre Danet et sa femme, – un gentil petit ménage, – furent étranglés sous l’arche du Pont-Féru, comme ils allaient porter le prix de leur ferme à Vassy…

 

– Par qui étranglés ? demandai-je.

 

– Si vous y passez à pied, mes bénis enfants, peut-être bien que vous le saurez.

 

– Il y a longtemps de cela ?

 

– Sept semaines demain.

 

– Et c’était la nuit ?

 

– C’était le jour.

 

– Alors, dit Gustave, nous irons du côté de Presles.

 

– Quant à ça, c’est une jolie route… des arbres tout le long… jusqu’à la ravine aux Foulons, où le pauvre Jean-Marie Coipeau a eu son compte le mois passé…

 

– Son compte ?… répéta Gustave.

 

Moi, ma poitrine se serrait. Nous n’avions aucune idée à Saint-Lud des effroyables dangers d’un si proche voisinage.

 

– Jean-Marie Coipeau, reprit le père Macé, avait vendu trois paires de bœufs à la dernière foire de Bernières… on l’a trouvé coupé par petits morceaux dans la ravine.

 

Nous poussâmes en commun, Gustave et moi, un cri d’horreur.

 

– Reste donc le chemin de Bernières, poursuivit notre protecteur ; voilà où il fait beau marcher ! c’est refait à neuf de l’an passé, ferré au macadam, comme ils disent… pas une ornière, pas un trou !… Dommage qu’y ait à traverser le bois Baudry, de l’autre côté des carrières…

 

– C’est encore un mauvais endroit ? fîmes-nous.

 

– Des fois oui, des fois non… Ç’a été un mauvais endroit pour les deux Simonnot, le père et le fils, que le messager d’Alençon a trouvés tout saignants, et le nez dans l’eau de la grand’mare…

 

– Ils étaient blessés ?…

 

– Mieux que ça, mes bénis enfants… ils étaient morts !

 

Il y eut un long silence. J’avais peine à respirer. J’entendais le souffle de Gustave qui s’embarrassait dans sa poitrine.

 

– Et dire, murmura-t-il, ayant à son tour la même pensée que moi, – que nous n’entendions jamais parler de ça à Saint-Lud !

 

Le père Macé enfonça son bonnet de coton sur ses oreilles et fit mine d’éteindre la chandelle. Nous protestâmes énergiquement tous les deux.

 

– Oh ! quant à présent, fit le bonhomme, vous n’avez rien a craindre… c’est pour la route.

 

– Je vous en prie ! s’écria Gustave, donnez-nous le moyen d’éviter ces dangers… je n’ai pas peur pour moi, mais ma pauvre petite Suzanne…

 

– Mon bijou, répliqua le père Macé qui remit la chandelle sur la table ; si je savais où vous allez, pas vrai ?… ce que vous voulez faire… combien vous avez d’argent dans votre sacoche…

 

– Mais je ne demande pas mieux que de vous dire tout cela.

 

– Pas vrai ?… bien entendu que c’est dans votre intérêt…

 

– Sans doute…

 

Ici Gustave raconta notre histoire en quelques mots. Elle ne me parut intéresser notre sauveur que très-médiocrement.

 

– Et la sacoche ? dit-il ; ça doit bien contenir quatre ou cinq cents écus…

 

– La sacoche ne contient que des sous, répondit Gustave.

 

La figure du père Macé changea si subitement que je me levai sur mon séant. Mais ce fut l’affaire d’une seconde ; il reprit tout de suite son air doucereux.

 

– Des sous ? répéta-t-il ; alors, c’est cinquante à soixante francs, pas vrai, qu’il y a dedans ?

 

– À peu près soixante francs.

 

– À ce métier-là, mes bénis enfants, vous volerez les voleurs… Mais ils vous attaqueront tout de même. Je vous propose d’abord de vous changer vos sous au cours de la foire. Ensuite nous voirons.

 

Il tira de dessous son oreiller un bon sac de cuir, plein de pièces de cinq francs.

 

– Au cours de la foire ? répéta Gustave. – Est-ce que vingt sous ne valent pas un franc, par ici ?

 

Notre bienfaiteur le regarda d’un air si profondément étonné que j’eus honte pour mon pauvre Gustave.

 

– Ah çà, dit le bonhomme, Saint-Lud est donc le bout du monde, si l’on n’y sait pas encore que la monnaie de billon va disparaître, et qu’elle perd déjà vingt pour cent aux caisses des impositions… Dans trois jours, on ne les recevra plus du tout… La semaine prochaine, on mettra en prison ceux qui en garderont.

 

– Par exemple !…

 

– N’avez-vous pas vu la grimace que j’ai faite quand vous m’avez parlé de vos damnés sous ?…

 

– Si fait ! m’écriai-je ; mon parrain, moi, j’ai bien vu la grimace !

 

– La petite fille est plus intelligente que le jeune garçon ! dit le père Macé en se parlant à lui-même.

 

J’avais donc ma revanche. C’était désormais ce bon Gilles Macé qui nous classait dans notre propre estime.

 

– Y a donc, reprit-il, que vous ne trouverez pas d’ici Condé-sur-Noireau à changer votre monnaie, pour la bonne cause que chacun se défait des sous qu’il a, loin d’en reprendre… À Condé, s’il est encore temps, vous perdrez cinq sous par franc.

 

– Et vous allez nous faire l’amitié de nous changer ça, vous, mon bon monsieur Macé ? demandai-je timidement.

 

Il secoua la tête d’un air de répugnance. Gustave n’osait plus parler depuis qu’on lui avait démontré combien il était arriéré. À son âge, ne pas savoir encore qu’il fallait vingt-cinq sous pour faire un franc !

 

– Voyez-vous, dit notre bienfaiteur, – voilà comme je suis, pas vrai ?… Je me promets toujours bien comme il faut de ne plus me mêler du tintoin des autres, et à la première occasion, bernique !… je ne peux pas voir un quelqu’un d’embourbé, c’est plus fort que moi… Il m’en cuira, je le sais bien, un jour ou l’autre, pas vrai ? mais alors comme alors !

 

Il ouvrit son sac de cuir et ajouta :

 

– Apportez votre mitraille.

 

Gustave sauta hors du lit et vint mettre notre sacoche sur la petite table. Le bonhomme fit aussitôt des piles de vingt-cinq sous en face de chacune desquelles il mettait un franc ou une pièce de cent sous pour cinq. Il comptait nos sous lui même, et, au-dessus de son lit, dont la couverture restait un peu béante, je crus voir bien des fois des décimes disparaître par cette voie ; mais le moyen de soupçonner un si parfait homme ! Nos soixante et quelques francs nous rapportèrent trente cinq francs à son compte et il nous dit bien qu’il s’était trompé un petit peu en notre faveur. Son arithmétique coûta juste aussi cher que l’enterrement du bonhomme Lodin, mais au moins nous étions débarrassés de cette funeste monnaie dont le volume apparent devait attirer les voleurs et nous faire mettre en prison avant la fin de la semaine. Du reste, là ne devaient point se borner les bienfaits de notre excellent protecteur.

 

V

Le cheval rouge.


En regagnant son matelas, qui était de l’autre côté de mon lit Gustave me dit :

 

– Comme cela, nous n’avons plus que soixante-cinq francs.

 

J’ai lieu de croire que le brave Gilles Macé l’entendit.

 

– Maintenant, mes bénis enfants, nous dit-il, vous allez me laisser éteindre ma lumière, pas vrai ?… J’ai fait là une affaire de dindon, mais ça vous a rendu service et je n’en serai pas beaucoup plus pauvre… Dormez comme de bons petits amours. Demain matin, vous monterez avec moi dans ma carriole, et je vous ferai passer sans danger ce fameux fond de la Morinière où Pierre Danet et sa femme ont été étranglés.

 

Nous nous confondîmes en actions de grâces. Quelle chance était la nôtre ! avoir précisément trouvé un homme pareil sur notre chemin, dans un pays souillé de tant de crimes ! Je fus longtemps avant de m’endormir. L’idée d’aller en carriole m’affolait. Je commençais à reposer, lorsque la voix de notre sauveur m’éveilla en sursaut.

 

– Allons, mes bénis enfants, nous ferons une autre fois la grasse matinée, pas vrai ? disait-il ; debout, et vitement. Je vais me détourner de ma route pour vous charroyer. Si nous pouvons sortir avant que cette séquelle soit éveillée, nous serons sûrs au moins de n’être pas suivis.

 

Le jour commençait à peine à poindre. Nous nous levâmes docilement, Gustave et moi. Notre toilette ne fut pas longtemps à faire. Pendant que je secouais ma jupe et que je passais à l’eau mes mains et ma figure, le bon Gilles Macé était descendu à l’écurie pour atteler lui-même sa carriole. Gustave et moi nous ne tarîmes pas sur ses éloges. Sans cette rencontre providentielle, combien de calamités seraient tombées sur nous ! Dieu avait mis, dans sa bonté, le remède auprès du mal. Il avait suffi de ce juste pour paralyser les mauvais desseins de Perrin Doulais, de la Michonne et du reste. Ah ! pourquoi ne pouvait-il pas suivre le même chemin que nous et guider ses protégés tout le long du voyage !

 

– En roule ! dit-il aussitôt qu’il rentra ; j’ai dans ma carriole quelque chose de trop précieux pour l’exposer. Dépêchons-nous, pas vrai ? et vite !

 

Nous payâmes la considérable mère Guénée, qui était déjà debout, et qui nous jeta, je m’en souviens bien, le même regard de compassion dont elle nous avait gratifiés la veille. De la compassion ! à nous qui allions voyager en carrosse !

 

– Quoi donc avez-vous là derrière ? demanda une des servantes à Gilles Macé.

 

Celui-ci mit un doigt sur sa bouche.

 

– Ça vaut cher, répondit-il ; j’ai fait un bon marché là-bas… quoique les affaires sont bien crevantes… À vous revoir !

 

La carriole s’ébranla. Elle était divisée en deux compartiments par une toile qui me rappela la serpillière de la Noué. Nous étions sur le devant. Le père Macé n’avait pas voulu dire à la servante ce qu’il y avait derrière.

 

– Mes bénis enfants, nous dit le digne homme quand nous eûmes fait une demi-lieue, vous ne croiriez pas ça, pas vrai ? Eh bien ! ça me fait de la peine de vous quitter.

 

– Déjà ! m’écriai-je toute désolée.

 

– Bientôt… Dès que nous aurons passé le fond, je prendrai la traverse pour descendre à Presles… Mais vous êtes si novices que j’ai peur pour vous… Je gage bien que votre argent ne tiendra pas longtemps dans vos poches.

 

Il pouvait en effet tenir cette gageure-là, le traître maquignon.

 

– Si vous nous donniez de bons conseils… commença Gustave.

 

– Ta ta ta !… les conseils !… ça entre par une oreille, ça sort par l’autre… Vous ne savez pas à quoi je pense ?

 

– À quoi pensez-vous, mon bon monsieur Macé ?

 

– À changer votre pauvre argent en quelque chose qui vaille autant et mieux, mais qui ne puisse pas vous être volé.

 

Nous le regardâmes émerveillés.

 

– En quelque chose, poursuivit-il, qui puisse par-dessus le marché vous servir de carriole et vous faire éviter les mauvaises rencontres…

 

– Quoi donc, fîmes-nous à l’unisson, qui pourrait nous servir de carriole et remplacer notre argent ?

 

Depuis le commencement du voyage, le bonhomme glissait souvent sa main derrière la toile qui fermait le fond de son véhicule. On aurait dit qu’il donnait le grain à des poules.

 

Au lieu de répondre, il cligna de l’œil comme il faisait toujours dans les grandes circonstances, et souleva brusquement la draperie.

 

Nous nous retournâmes en même temps, Gustave et moi. Nous vîmes un grand diable de cheval rouge qui était couché tout de son long sur la paille.

 

VI

D’un marché d’or que nous fîmes.


C’était, en vérité, un bel animal que ce grand cheval rouge. Il était seulement un peu maigre, et je fus étonnée du regard ardent qu’il avait. Gustave se mit à rire.

 

– Vous nous croyez donc bien riches, papa ? dit-il.

 

– Je vois que vous vous y connaissez, répliqua Gilles Macé ; ça vaut des écus, ça, mon fils ! mais est-ce que ça ne vous ferait pas bien plaisir et à la petiote aussi d’aller ensemble à califourchon sur cette croupe qui en porterait une demi-douzaine comme vous ?

 

– Tout de même, répliqua Gustave.

 

Puis il ajouta tristement.

 

– Mais il ne faut pas seulement y penser !

 

J’avoue que l’idée de voyager en croupe derrière Gustave me flattait on ne peut pas plus.

 

– Pas vrai que ce serait gentil ? reprit notre bienfaiteur ; avec ça que je m’en vas vous dire : on manque de chevaux à Condé… ils disaient ça hier en foire… J’ai eu la bête pour rien à cause d’un petit bobo de rien du tout qu’elle a sous les naseaux… ça se voit : des ânes qui vendent des chevaux… Je vous cède le marché, si vous voulez…

 

– À combien ? demandai-je.

 

– Attention ! fit le bonhomme ; – voilà le fond de la Morinière… hue ! la Grise… galope comme pour du pain !

 

Nous traversâmes à fond de train un petit val qui passait entre deux taillis rocheux qui avaient, en vérité, assez mauvaise mine.

 

– C’est le Pont-Féru, nous dit Gilles Macé, en montrant avec le manche de son fouet une arche moussue que le jour naissant laissait dans l’ombre ; on dit que les deux défunts y reviennent… hue ! la Grise !

 

Au haut de la côte, la Grise s’arrêta pour souffler. Une traverse s’ouvrait sur la gauche.

 

– Soixante francs, dit le bonhomme en sautant en bas de la carriole ; descendez voir, mes bénis enfants… Voici ma route et voilà la vôtre.

 

Nous nous regardâmes. Il nous restait soixante-trois francs, l’auberge payée.

 

– Ce n’est pas pour m’en défaire, au moins, pas vrai ? reprit le bonhomme en arrangeant le harnais de la Grise ; je le donne au prix coûtant pour vous laisser un souvenir de moi… À Condé-sur-Noireau, vous en aurez le double et le triple.

 

Quelle superbe spéculation ! Gustave me dit :

 

– Suzette, si tu veux, nous mangerons du pain sec jusqu’à Condé-sur-Noireau.

 

– Je veux bien, répondis-je.

 

– Allons ! s’écria notre bienfaiteur, ça ne vous va pas ? C’est bon ! n’en parlons plus. J’aime autant fourrer le bénéfice dans ma propre poche, pas vrai ?…

 

Il mit le pied sur l’étrier de sa carriole.

 

– C’est fait, papa ! s’empressa de dire Gustave.

 

– Donnez-nous le cheval ! ajoutai-je, nous allons vous compter les vingt écus.

 

Le père Macé se gratta l’oreille sous son bonnet.

 

– Voilà pourtant comme je suis ! murmura-t-il ; ah ! pour quant à ça, je n’amasserai jamais de mousse !

 

Nous avions grand’peur que l’idée ne lui vînt de se dédire. La réflexion gâte parfois ces premiers mouvements généreux. Nous aidâmes le père Macé à déboucler la sous-ventrière de la Grise et la carriole bascula lentement. Il ouvrit la toile par derrière. La carriole était évidemment installée pour ce genre de fonction.

 

– Debout, Coco ! dit-il ; – Allons, bibi !

 

Coco se mit sur ses jambes assez gaillardement. En touchant terre, il frémit et secoua ses crins.

 

Gustave ne se connaissait pas beaucoup plus que, moi en chevaux, mais nous en savions assez pour être bien convaincus que ce n’était ni le double ni le triple que nous allions gagner. Une bête pareille ne pouvait valoir moins de cinq cents francs. Le père Macé fit une caresse à Coco, qui commença à jeter la tête à droite et à gauche comme l’ours Martin du Jardin des Plantes.

 

– Tiens, tiens ! dit Gustave, qu’a-t-il donc ?

 

– Il bâille, répondit le bonhomme ; quand il va être lancé, vous allez le voir !…

 

– Tenez, mes bénis enfants, s’interrompit-il, si je reste une minute de plus je sens bien que je vas l’emmener… Ça me fend le cœur, pas vrai, de me séparer de cet animal-là.

 

Gustave s’empressa de lui mettre les soixante francs dans la main.

 

Le père Macé nous embrassa l’un après l’autre et remonta dans sa carriole, tandis que Coco, les jambes écartées et la queue frémissante, exécutait des mouvements de tête extravagants.

 

– Il bâille ! il bâille ! nous dit le bonhomme ; vous allez le voir quand il sera lancé !

 

Il s’assit et reprit son fouet.

 

– Mes bénis enfants, dit-il en touchant la Grise, vous vous souviendrez du père Macé, du bourg de Campagnolles… Dans un temps où les affaires sont si crevantes, vous avez fait un marché d’or pour votre début… Ne vendez pas Coco moins de cinquante écus !… À vous revoir, mes biribis, vous avez de l’esprit comme tout et vous ferez votre chemin dans le monde !

 

À ce moment même, Gustave se frappa le front.

 

– Eh ! père Macé ! cria-t-il ; mon paquet que vous avez oublié de me rendre !

 

La carriole s’engouffrait déjà dans le chemin de traverse. Notre bienfaiteur n’entendit sans doute point, car la Grise continua de galoper comme si le diable l’eût emportée.

 

– Mon paquet ! mes hardes ! criait Gustave qui courait de toutes ses forces après la carriole. Je restais seule auprès de Coco. Coco soufflait et balançait sa tête. Je lui trouvais maintenant l’air malade. Au bout de quelques minutes, Gustave revint, crotté jusqu’à l’échine. Il n’avait pu rattraper notre sauveur.

 

– Il sera bien fâché, dis-je, quand il verra qu’il a emporté tes nippes.

 

Une bonne petite pluie commençait à tomber.

 

– Heureusement, me répondit Gustave, qu’avec le prix de Coco j’achèterai, si je veux, toute une garde-robe !… J’aurais cru le bonhomme plus malin que ça !

 

Il se mit à rire et moi aussi. Enfants méchants que nous étions ! nous nous applaudissions d’avoir trompé notre excellent protecteur.

 

– Allons, Coco, ma biche ! s’écria Gustave, tu vas nous mener à Vassy en deux temps, n’est-ce pas ?

 

Il parvint à se mettre à califourchon sur le dos de la pauvre bête, dont les naseaux semblaient des soufflets de forge.

 

– A-t-il grande envie de courir ! pensais-je.

 

Gustave me donna la main pour monter à mon tour. J’étais ainsi entre ciel et terre lorsque Coco eut un violent tressaillement intérieur. Il hennit plaintivement ; ses oreilles se dressèrent ; une ruade qu’il détacha nous lança tous deux au milieu de la route.

 

Nous nous relevâmes tout étourdis.

 

– Il est vicieux ! grommela Gustave ; je vas couper une gaule.

 

Il n’eut pas seulement le temps d’ouvrir son couteau. Coco lança une seconde ruade, et je me souviens que ses pauvres gros yeux exprimèrent une angoisse profonde. Les animaux ont aussi les horreurs de l’agonie. Pendant trois ou quatre secondes, il trépigna sur place, puis il tomba lourdement. Les convulsions le prirent. Gustave et moi, nous le regardions sans mot dire. Je n’essaierai pas de peindre notre consternation. Plus tard, j’ai eu la manie des chevaux. Je puis expliquer au lecteur ce dont je ne me doutais point alors. Coco était un très-beau normand de brancard qui se mourait à la fois de deux maladies : une sorte d’éparvin, que l’on nomme là-bas le fuel, et l’épilepsie. L’honnête Gilles Macé n’avait point trouvé de dupe à la foire de Bernières et s’en revenait avec son moribond lorsque sa bonne étoile nous avait amenés à l’auberge de Viessois. Il avait d’abord compté sur une plus forte aubaine, pensant que la chemise de Gustave était pleine d’écus. Mais, enfin, il n’avait aucun reproche à se faire, puisqu’il emportait notre dépouille tout entière. De si près qu’on tonde une brebis, on ne peut lui prendre que la laine qu’elle a. C’est en soi un spectacle triste que l’agonie d’un noble animal ; mais nous avions, Gustave et moi, trop de sujets de chagrin pour plaindre le pauvre Coco. Je suis forcée d’avouer que nous songions surtout à notre trésor perdu. Mais, pendant que le malheureux Coco se débattait dans les convulsions suprêmes, la pluie tombait toujours et plus dru. Nous remarquâmes avec étonnement que l’eau qui ruisselait des flancs de Coco était toute rouge.

 

– Vois comme il saigne ! me dit Gustave.

 

– Il saigne donc de partout ? répondis-je.

 

– De partout, la pauvre bête !… ah ! béni Jésus ! comme il avait du sang !

 

C’était, en effet, une large mare écarlate qui entourait maintenant Coco agonisant. En même temps, son poil pâlissait sensiblement. Nous nous approchâmes, et nous vîmes que le sang prétendu était de la teinture. La robe naturelle de Coco était gris-pommelé.

 

– Ah ! si le père Macé voyait cela ! fit Gustave.

 

– Il aura été trompé à la foire par un de ces teindeurs ! ajoutai-je.

 

Et tous deux ensemble :

 

– En aurons-nous à lui raconter !

 

Une carriole apparut à l’horizon du côté de Viessois. Quand elle approcha, nous reconnûmes sous la toile deux de nos convives de la veille : la Michonne et le compère Pachu. L’idée que nous n’avions plus rien à perdre put seule nous rassurer. Pachu dormait. La Michonne tenait le fouet et les rênes. Elle allait faire un détour pour passer de côté, lorsque son regard tomba sur notre cheval qui ne bougeait presque plus. Elle poussa un grand cri et sauta sur la route d’un seul bond.

 

– Eh ! Pachu ! appela-t-elle en saisissant Gustave au collet, arrive ici voir !… Je tiens ceux qui ont volé Bijou !

 

Pachu, éveillé en sursaut, descendit plus prudemment. Il avait au poignet un gourdin noueux.

 

– Pour lors, dit-il en faisant le moulinet, nous allons rire !

 

Nous étions littéralement atterrés. Pachu me prit le bras et me secoua d’importance, tandis que la Michonne reprenait :

 

– Dans quel état ils ont mis le pauvre Bijou !

 

– Ce n’est pas Bijou qu’il s’appelle, c’est Coco ! murmura Gustave.

 

– Ce n’est pas Bijou ! se récria la Michonne ; méchant vagabond !… faut pas mettre les bêtes teindues à la pluie !… Tu as eu beau le maigrir et l’assassiner, je le reconnais bien !

 

– Le bon père Macé… commençai-je, voulant m’abriter sous le respect qu’on devait avoir pour cet excellent homme.

 

– Hé ?… firent-ils tous à la fois en dressant l’oreille comme si j’eusse parlé du diable.

 

Ils nous regardèrent plus attentivement. Pachu me lâcha. La Michonne cessa de serrer la cravate de Gustave.

 

– C’est les pigeonneaux d’hier ! murmura la bonne femme.

 

– N’empêche que si je rencontre le père Macé, ajouta Pachu, je verrai bien s’il a le crâne plus dur que le bout de ma gaule !

 

Nous commencions à comprendre, et cependant quelque chose en nous se révoltait à l’idée d’accuser notre Providence. Tout à coup, je demandai :

 

– Est-ce vrai qu’il faut vingt-cinq sous pour faire un franc dans ce pays-ci ?

 

Michonne et Pachu se mirent à rire. Mais Gustave, les poings fermés et les sourcils froncés, ajouta :

 

– Répondez, l’homme et la femme ! S’il nous a trompés pour cela, il nous a trompés pour tout le reste… et je vous dirai où le trouver !

 

– Combien y a-t-il de temps qu’il est parti ?

 

– Une demi-heure.

 

– Alors, cherche ! fit la Michonne ; il a la meilleure jument du pays !

 

– Mais il a eu l’imprudence de nous dire où il allait.

 

Pachu et sa commère haussèrent les épaules.

 

– Il vous a dit ce qu’il a voulu, mes pauvres innocents. Quand on est assez diot pour croire qu’il faut vingt-cinq sous pour faire un franc…

 

– Puisque l’on va tous les mettre en prison, murmurai-je, ceux qui auront de la monnaie de cuivre…

 

Malgré leur fureur, la Michonne et son Pachu éclatèrent de rire.

 

– Voilà de ces histoires ! dirent-ils de ce ton que prennent les amateurs pour apprécier une bonne chose : ah ! c’est un damné vilain ! il a de l’esprit comme quatre !

 

Au fond du cœur de tout Bas-Normand, il y a un vieux levain de tendre admiration pour les histoires de ce genre. Ils se fâchent après les adroits filous comme une bonne mère gronde un enfant mutin. Quand nous leur dîmes que nous avions payé Coco, ou Bijou, vingt écus, ils se tinrent les côtes.

 

– Voici ce que c’est que de se tenir dans son coin, au lieu de parler avec les chrétiens, reprit Pachu.

 

– Vous étiez avec un tas de scélérats, répliqua Gustave ; des rôdeurs de nuit, des maigrisseurs, des teindeurs et des gens dont M. Macé n’osait pas seulement nommer le métier !

 

Je n’aurais pas dit cela. J’étais déjà fixée sur le compte de notre protecteur. Désormais, chacune de ses paroles valait pour moi un mensonge Aussi ne fus-je pas étonnée du tout lorsque j’entendis la Michonne et son compère Pachu retourner complètement la question. Les prétendus bandits de l’auberge de Viessois étaient des métayers et des maquignons, honnêtes comme on l’est en Basse-Normandie, tandis que le bon Gilles Macé, coquin célèbre, et qui, jusqu’alors, avait eu l’adresse d’échapper aux tribunaux, exerçait à la fois toutes ces professions interlopes dont il nous avait donné le détail. Il n’avait point de domicile fixe : c’était l’homme de la foire. On ne connaissait pas, à vingt lieues à la ronde, un maigrisseur ni un teindeur qui eût le quart de son mérite. Quand nous parlâmes de nous mettre à sa poursuite, la Michonne nous dit :

 

– Autant vaudrait suivre le son des cloches ! Il aura fait un crochet à deux cents pas d’ici, et Dieu sait où il va travailler aujourd’hui… Il a bien une masure au bourg de Campagnolles, mais il l’a mise sous le nom de sa fille, qui ne vaut pas mieux que lui… Il sait le Code comme un avocat… Le plus sage est de n’y plus penser.

 

– Mais il ne nous reste plus rien ! fit Gustave qui avait bonne envie de pleurer.

 

– Alors, il faut travailler.

 

– Et de l’ouvrage ?

 

– Que savez-vous faire ?

 

– Je suis bourrelier de mon état… et ma petite Suzanne sait tresser les fouets de cuir.

 

La Michonne et son compère se consultèrent un instant du regard.

 

– Ça va mourir sur la grand’route comme le pauvre Bijou ! dit la Michonne ; ça fait pitié.

 

– Si on les menait au cousin Bréjot, qui est justement bourrelier ? opina Pachu.

 

– Allons, montez, les innocents ! fit la bonne femme ; le cousin vous donnera de l’ouvrage en attendant que vous soyez rentiers.

 

Nous étions loin d’espérer de si bonnes paroles. Nous obéîmes à demi consolés, non sans avoir jeté un mélancolique regard sur Bijou, qui avait décidément vécu.

 

Jésus-Dieu ! c’est Vassy qui nous sembla une capitale ! Dans la principale rue, Gustave lut l’enseigne de Bréjot, bourrelier-sellier. Il me toucha le coude, et nous composâmes nos figures pour nous présenter à notre avantage.

 

Denis Bréjot était un bel homme d’une quarantaine d’années, maigre et un peu louche. Il avait la voix forte et parlait à pleine bouche, comme un gaillard sûr de son fait. Voici comme la Michonne nous présenta. Elle dit sans descendre de sa carriole :

 

– Bonjour, Bréjot, la femme et la maison ! Voilà deux innocents qui veulent gagner leur pain chez vous. Ils sont de votre état… et à vous revoir !

 

Elle nous fit signe de la tête, et la carriole reprit le trot. Nous étions plantés comme deux mais des deux côtés de la porte. Bréjot sortit pour crier à la cousine :

 

– Vous ne prenez pas une écuellée ?…

 

Mais la carriole tournait déjà le coude de la rue. Bréjot revint vers nous, et, dans un aparté fait à haute et intelligible voix :

 

– Deux innocents ! ça m’en a bien l’air !… gagner leur pain !… le pain est cher… mais je ne voudrais pas mécontenter la cousine, qui n’a point d’enfants… Hé ! la femme !

 

La femme était beaucoup plus maigre et plus sèche que son mari.

 

– Comment les trouves-tu ? toi ? demanda Bréjot.

 

– Ça doit manger comme une paire de loups, répondit la femme.

 

Nous restions silencieux et les yeux baissés.

 

– Après ça, dit l’homme, ils ne mangeront que ce que tu leur donneras… et il ne faut pas mécontenter la cousine.

 

– Entrez, marmaille ! ordonna la femme d’un air assez doux. Il était l’heure de déjeuner. Derrière une petite table couverte d’outils, il y avait une place vide qui semblait attendre Gustave. On l’y plaça. Il commença tout de suite à coudre un collier. Moi, j’eus un tabouret et des lanières de cuir. Je me mis en besogne.

 

– Voilà ! dit Bréjot de sa bonne voix large et franche, qui contrastait avec l’expression pointue de son maigre visage ; si vous étiez arrivés cinq minutes plus tôt, vous auriez déjeuné avec nous… Maintenant, vous attendrez le dîner.

 

Nous avions bon appétit, mais il fallut bien se résigner.

 

Gustave était un remarquable ouvrier : sans me vanter, je n’étais pas manchote. Nous fîmes de notre mieux, dans ce premier moment, pour obtenir des conditions avantageuses. Gustave piqua son collier en maître, et mes lanières se changèrent en un corps de fouet, natté carré, qui était tout bonnement un chef-d’œuvre. Bréjot nous regardait travailler du coin de l’œil, tandis que sa femme allait et venait, balayant, époussetant, frottant, nettoyant.

 

– Voilà, dis-je tout bas à Gustave, une femme bien propre, mais qui ne paraît pas songer beaucoup à préparer le dîner.

 

Bréjot avait une longue oreille diaphane et cartilagineuse, montée en cornet acoustique.

 

– Qu’est-ce que tu racontes, toi, petiote ? prononça-t-il d’un ton de bonne humeur.

 

Il se leva sans attendre ma réponse, et vint inspecter notre ouvrage. Il ne put retenir un mouvement de surprise en voyant le travail de Gustave.

 

– Eh bien, fit-il, ce n’est pas trop gâché pour des ouvriers de pays… Avec quelques mois d’apprentissage, on pourra marcher.

 

Et à moi :

 

– La petiote aussi… C’est lâche, mais on mouillera, Dis donc, la femme, fais-nous un bon dîner : les garçailles doivent avoir faim.

 

– Ne t’inquiète pas, répondit la femme. Dieu merci, on dépense assez chez nous pour le manger !

 

En attendant, elle se remit à frotter, balayer, épousseter. Ce Bréjot pouvait se vanter d’avoir une ménagère qui n’aimait pas la poussière. Je ne sais si notre estomac avançait, mais il nous semblait que l’heure du dîner était bien longue à venir. Enfin, nous fûmes environ dix minutes sans voir le balai de la Bréjot, et tout d’un coup nous entendîmes ces bienheureuses paroles :

 

– À la soupe !

 

– À la soupe ! répéta gaîment Bréjot ; nous allons donner un coup de dent un peu soigné !

 

Nous nous levâmes lestement, et nous passâmes dans l’arrière-boutique, où madame Bréjot nous attendait. Ces gens n’avaient point d’enfants. Je pense que c’était par économie. Leur famille se composait de deux chats étiques que l’on gardait parce que l’état de bourrelier entretient beaucoup de souris. Au milieu de la table, il y avait une soupière de bonne taille, fendue et raccommodée en maints endroits. Il s’en échappait une vapeur à peu de choses près inodore, mais qui trompa un instant notre ventre affamé.

 

– En veux-tu épais, l’homme ? demanda madame Bréjot.

 

– Tout de même, répondit l’époux en avançant son écuelle.

 

Épais veut dire beaucoup dans l’Ouest. Employé autrement, ce mot n’aurait eu ici aucune signification, car la soupe de madame Bréjot était de l’eau claire dans laquelle nageaient, comme autant de barques légères, de petites croûtes impénétrables qu’elle s’était procurée je ne sais où. Je n’ai jamais revu ailleurs d’aussi dures petites croûtes. On devait les lui apporter de loin. Nous mangeâmes notre soupe, qui me fit regretter énergiquement la trempée de la Noué. Après la soupe, Bréjot dit rondement :

 

– Allons ! la femme, qu’est-ce que tu nous donnes aujourd’hui ?

 

– Une omelette, répondit madame Bréjot.

 

– Eh bien ! va pour l’omelette !

 

– Avec des œufs frais et de bon beurre, ajouta-t-il en se tournant vers nous ; je ne déteste pas ça, moi, l’omelette.

 

Nous avions tous deux l’eau à la bouche. Nous vîmes revenir madame Bréjot, mais elle ne rapportait point l’omelette. Elle poursuivait les deux chats d’un air irrité en disant :

 

– Impossible de rien laisser dans la cuisine avec ces bêtes-là !

 

Gustave regarda les deux chats avec colère ; moi je n’avais garde d’accuser ces pauvres animaux. Leur étonnante maigreur témoignait hautement contre cette habitude de larcins qu’on leur reprochait.

 

– Est-ce qu’ils ont mangé l’omelette ? demanda ingénûment Bréjot.

 

– Eh oui ! répliqua la femme ; comme ils ont mangé le gigot hier et avant-hier la rouelle.

 

Ce devait être en effet tout comme.

 

– Mais pourquoi gardez-vous ces chats-là ? grommela mon parrain.

 

– Tuerez-vous les souris, jeune homme ? repartit aigrement madame Bréjot.

 

– Là ! là ! fit le mari qui se leva ; cet enfant ne sait pas, ma bonne… Tu es douce comme un agneau, et tu as toujours l’air de vouloir manger quelqu’un.

 

– C’est quelque chose, moi, que je voudrais bien manger, dit Gustave.

 

– Bah ! fit Bréjot, nous en souperons mieux.

 

Il regagna sa table en chantant. Gustave et moi, nous le suivîmes.

 

– Voyons, enfants, voyons, à la besogne ! dit-il. – J’espère que nous pourrons nous arranger ensemble si vous n’êtes pas trop portés sur votre bouche… Je vous préviens que ma femme n’aime pas les gourmands…

 

C’était là un aveu tout à fait superflu. On le voyait bien. Gustave fut triste toute l’après-dînée, et son travail s’en ressentit. Je sortis, et je lui achetai une fouace. Bréjot le vit bien manger, mais il ne fit pas semblant.

 

Le soir venu, Bréjot nous ramena triomphalement dans l’arrière-boutique.

 

– Cette fois, dit-il, les chats ne nous mangeront peut-être pas notre souper !

 

– Je les ai enfermés, répondit doucettement la femme.

 

Bonne précaution ! Mais, tandis qu’elle s’en vantait, un bruit vint de la cuisine. Elle y courut. Le feu venait de prendre à la friture qu’elle avait laissée sur son fourneau. Ces choses-là peuvent arriver à tout le monde. Nous nous couchâmes sans souper, et l’imperturbable Bréjot nous consola en disant :

 

– Nous n’en déjeunerons que mieux demain matin !…

 

Le lendemain matin, nous devions avoir de la soupe au lait ; mais, malheureusement, le lait tourna. Ces temps d’orage n’en font jamais d’autres ! À dîner, nous eûmes cette même mer de bouillon limpide, avec sa flottille de croûtons imperméables. Les chats, coupables par récidive, mangèrent le lard qu’on nous destinait. – Nous vécûmes, Gustave et moi, avec des fouaces achetées de notre argent. Au souper, nous eûmes enfin des pommes de terre. Elles se trouvèrent gâtées ; mais madame Bréjot n’avait pas pu voir dedans – nous dit-elle. Bréjot comprenait tout cela. Bréjot était d’une humeur superbe. Les mécomptes ne pouvaient rien sur lui. Quand il entrait dans cette décevante arrière-boutique, il répétait avec une invariable effronterie :

 

– Nous allons donner aujourd’hui un joli coup de dent !

 

Et quand il venait des amis ou des parents :

 

– Voyons ! une écuellée avec nous !… Vous savez si la femme la fait bonne !

 

Il faut croire qu’on le savait, car nous ne vîmes jamais personne se prendre à la cordiale perfidie de celle invitation. Je ne sais pas si l’homme et la femme Bréjot mangeaient en cachette, mais il est à parier que non. Leurs estomacs étaient faits à ce régime. Le Caleb de Walter Scott nourrissait son maître de pieuses fraudes. Madame Bréjot ne mangeait que des escamotages ; son mari partageait ce subtil ordinaire. Ils n’en étaient pas plus gras pour cela. Les deux chats émissaires mangeaient au moins leurs souris. Ce que les souris pouvaient manger dans cette maison, Dieu le sait !

 

À part cette diète homicide que les époux Bréjot faisaient subir à leurs apprentis, ce n’étaient pas de méchantes gens. Le mari avait le mot pour rire. Un jour que je donnai un morceau de ma fouace à la femme, elle me caressa le menton en m’appelant : Mon cœur :

 

Mais elle disait intrépidement à tous venants :

 

– Depuis que nous avons ici ces garçailles-là, c’est étonnant ce qu’on dépense pour le manger !

 

À quoi Bréjot répondait, le cruel :

 

– Bah ! quand on mange bien, on travaille bien !

 

Nous restâmes chez eux jusqu’au moment où nos trois francs furent dévorés, sou à sou, en fouaces. Après un jour de jeûne complet, Gustave prit une grande résolution. C’est la faim qui fait sortir le loup du bois.

 

– Combien comptez-vous nous payer nos journées, patron ? demanda-t-il à Bréjot qui chantait en piquant un bât.

 

Bréjot laissa tomber du coup son alêne. Quand il était ému ou surpris, la divergence de ses yeux se faisait plus apparente. Il loucha cette fois comme jamais nous ne l’avions vu loucher.

 

– Combien je compte vous payer vos journées ? répéta-t-il. – Eh ! la femme !

 

La femme sortit de ses profondeurs et vint à l’ordre.

 

– Sais-tu ce qu’ils me demandent ? fit Bréjot avec une amertume singulière.

 

– À manger, peut-être… grommela madame Bréjot, qui s’appuya crânement sur son balai : – ça n’est jamais rassasié.

 

– Tu n’y es pas… devine !

 

Madame Bréjot n’avait pas le temps : elle jeta sa langue aux chiens, parce que, dit-elle, il lui fallait surveiller la poitrine de mouton aux carottes qui cuisait pour notre souper. Je vis la figure de Gustave s’adoucir à ce mot de poitrine de mouton. Je lui glissai à l’oreille :

 

– Les chats vont la manger…

 

Il se redressa vaillant et résolu.

 

– Tu fais bien de jeter ta langue aux chiens, dit l’homme ; tu n’aurais jamais deviné… Et qui donc devinerait ? Des petits malheureux que nous avons pris ici pour faire plaisir à la cousine… qui est capable de nous faire du tort en donnant ses quatre liards à son Pachu…

 

– Quant à ça, je l’ai toujours dit ! interrompit la femme.

 

– Des mendiants, quoi, reprit le mari ; des vagabonds qui viennent on ne sait d’où !… ils me demandent… Ça fait rire, ma parole !… ils me demandent… on raconterait des choses comme ça que les gens ne voudraient pas le croire !… ils me demandent combien je compte leur payer leurs journées !

 

La femme Bréjot joignit ses mains qu’elle leva vers le ciel.

 

L’indignation lui coupa la parole.

 

Je donnai un coup de coude à Gustave en murmurant :

 

– Va toujours !

 

– Est-ce que vous pensiez que nous travaillerions pour rien ? demanda-t-il un peu ébranlé.

 

– Pour rien ! se récria Bréjot ; l’ingrat !

 

– Pour rien ! reprit la femme, dont la langue recouvra tout à coup sa volubilité ; pour rien !…

 

– On les habille, ou les éclaire ! s’écria le mari.

 

– On les chauffe, on les loge ! riposta la femme.

 

– On les blanchit, on les nourrit !

 

– Gustave voulut interrompre cette fantastique énumération, mais le couple Bréjot s’était échauffé en parlant. Le mari se leva ; la femme vint se mettre au-devant de nous le poing sur la hanche, et tous deux ensemble :

 

– N’est-ce rien que cela !

 

Puis la femme au mari :

 

– Tu n’as que ce que tu mérites !… On ne prend pas des inconnus.

 

– C’est vrai, ça, s’écria Bréjot ; – ni répondants ni papiers !…

 

– Pourquoi ça a-t-il quitté son pays, le sait-on ?

 

– Pour quelque mauvais coup, bien sûr !

 

– Tu ne sais pas ce que tu devrais faire, l’homme ?… Les mener par le collet chez le juge de paix !…

 

C’était l’heure où les petits marchands de Vassy prenaient le frais sur le pas de leur porte. Les époux Bréjot criaient comme des sourds ; d’ailleurs, dans les gros bourgs bas-normands, ce mot juge de paix s’entend d’aussi loin qu’un son de cor.

 

Nous vîmes les voisins se rassembler dans la rue au-devant des fenêtres.

 

Bien que je n’eusse rien dit absolument, et que Gustave eût à peine prononcé quelques paroles, la Bréjot nous accusa d’avoir ameuté les voisins.

 

– Ouvre-leur la porte, l’homme ! dit-elle ; faut qu’on sache comme on est récompensé quand on fait la charité à tort et à travers.

 

Bréjot ouvrit la porte, et tout aussitôt un chœur de clapissements nazillards demanda :

 

– Quouais donc qu’y a ?

 

– Il y a… commença Gustave.

 

– Des menteries ! interrompit la Bréjot ; – voilà tantôt quinze jours qu’ils sont là à manger notre soupe sans rien faire, et ça nous menace du juge de paix si nous ne les payons pas !

 

– C’est vrai que j’ai entendu parler du juge de paix ! dit une voisine.

 

– Savez-vous de quoi ça se plaint ? reprit Bréjot ; de la nourriture !

 

– Trois repas par jour ! poursuivit la Bréjot ; la soupe le matin, la soupe et un plat à midi, le soir, la ratatouille.

 

– Mais… voulus-je dire.

 

– C’est elle qui est la plus enragée ! firent ensemble les époux Bréjot.

 

– Oh ! dit une voisine, les sainte-n’y-touche, m’en parlez pas !

 

– Le jour qu’ils sont arrivés, énuméra Bréjot en comptant sur ses doigts, nous avions la soupe et une omelette à midi ; le soir, une friture de tanchettes…

 

– Le lendemain, alterna la femme, de la soupe au lait à déjeuner, du lard à dîner, des tripes à souper.

 

– C’est pourtant bien vivre, ça ! décida le chœur des voisins et voisines.

 

– Ce matin, ajouta la Bréjot, nous avions la bouillie de froment ; à midi, l’omelette…

 

On nous avait, en effet, annoncé tout cela ; mais la bouillie était tombée dans le feu, et les chats, les terribles chats, avaient avalé l’omelette.

 

La Bréjot omit de noter ces deux circonstances, et acheva :

 

– Ce soir, nous avons la poitrine de mouton aux carottes…

 

– Est-ce donc si mauvais, ça ! demanda Bréjot à la ronde.

 

Gustave était désarçonné ; mais moi, je crus le moment opportun pour frapper le grand coup.

 

– Je parie que les chats ont mangé l’épaule de mouton ! m’écriai-je : nous n’avons vu ni la bouillie ni l’omelette. Je défie bien madame Bréjot de nous montrer sa casserole !

 

Il y eut un moment d’hésitation dans la foule des voisins et voisines. En somme, le bourrelier et sa femme étaient bien connus. Au défi porté par moi. Bréjot pâlit et loucha furieusement. Mais quelque méchant démon se mêlait de nos affaires. La Bréjot partit comme un trait et revint l’instant d’après portant les deux chats dans son tablier et à la main une casserole où mijotait une superbe épaule de mouton entourée de carottes. Une joyeuse surprise se peignit sur les traits de Bréjot. Il ne s’attendait pas à cela plus que nous. Je suis encore à me demander en l’honneur de quel grand saint la Bréjot avait fait ce soir ce prodigieux extra. Elle leva la casserole fumante en même temps qu’elle ouvrit son tablier. Les chats étiques se coulèrent entre les jambes des voisins.

 

– Voilà le ragoût ! dit-elle, et voilà les deux pauvres bêtes qu’on accuse de manger tous les jours la nourriture de quatre personnes !

 

Tout ce que la langue bas-normande, si riche, contient d’invectives pittoresques et de criardes malédictions tomba sur nous comme une avalanche. On ne parlait de rien moins que de nous garrotter tous les deux pour nous mener à la gendarmerie. Mais les époux Bréjot, magnanimes dans leur victoire et satisfaits d’avoir montré à tous de quel bois ils se chauffaient, se contentèrent de nous jeter à la porte avec la formule d’usage :

 

– Qu’ils aillent se faire pendre ailleurs !

 

Heureusement pour nous que la nuit devenait noire et que les champs étaient tout proches. Les sages habitants de Vassy nous perdirent bientôt de vue et nous échappâmes à leurs huées.

 

VII

Où l’on rencontre la force armée. – L’auberge du Pélican.


Nous marchâmes longtemps côte à côte, Gustave et moi, sans prononcer une parole. S’il faut ici montrer à nu sa conscience, j’avouerai qu’au milieu de mes réflexions morales, l’idée de la poitrine de mouton aux carottes surgissait parfois comme un remords. Si du moins nous ne nous étions fait chasser qu’après souper.

 

La maison du bourrelier et de sa femme n’était pas le paradis terrestre, mais nous étions aussi dénués que nos premiers parents. La faim chronique nous travaillait l’estomac, et nous n’avions pas, comme la veille, la ressource d’un lit tel pour tromper, endormant, les exigences de notre appétit. C’était une dure entrée dans la vie que la nôtre. Nous ne savions pas encore de quelle façon dame fortune s’y prend pour sourire. La nuit s’annonçait belle, heureusement. Les étoiles commençaient à briller au ciel : la lune se levait rouge et large à l’horizon.

 

– Où allons-nous ? demandai-je à Gustave.

 

Il ne me répondit point.

 

Certes, je sentais bien qu’il ne devait pas avoir beaucoup de joie dans le cœur. Il était tout naturellement le chef de notre association, et la responsabilité de ce qui nous arrivait pesait en quelque sorte sur lui. Cependant son silence me déplut et je me dis :

 

– Si j’étais homme, j’aurais plus de courage !

 

En courant ainsi à travers champs, repris-je, nous nous égarerons. Il faut regagner la route.

 

– Regagnons la route, me répondit-il avec un abattement profond.

 

Je m’arrêtai tout court et je lui pris les deux mains.

 

– Embrasse-moi, mon parrain, lui dis-je ; nous ne sommes pas encore loin de Saint-Lud… C’est pour moi que tu t’es mis dans l’embarras ; tu étais heureux chez ton maître Guéruel…

 

– Ah ! oui, murmura-t-il, bien heureux.

 

– En une nuit, continuai-je, nous pouvons retourner à Saint-Lud… Tu rentreras chez ton maître Guéruel, et moi j’irai trouver l’abbé Daudel qui me mettra aux orphelines de Coutances.

 

Gustave se pencha au dessus de moi. Pendant qu’il m’embrassait, je sentis une larme tomber sur mon front. Je me pendis aussitôt à son cou.

 

– Tu pleures, mon parrain, mon pauvre parrain ! m’écriai-je.

 

– Ce n’est pas pour moi ! me répondit-il ; j’ai grand’faim, et j’ai bien de la peine, mais je peux supporter ça : je suis un homme… Toi, ma pauvre petite Suzette…

 

– Ne t’inquiète pas de moi, mon parrain… je n’ai pas déjà si grand’faim, et je me sens le courage de tout supporter avec toi… Mais réfléchissons pendant qu’il en est temps encore. Veux-tu me ramener jusqu’au presbytère de Viessois ?

 

– Non, répondit Gustave. – Si on te mettait aux orphelines de Coutances, je ne te verrais plus.

 

Je l’embrassai encore.

 

– Est-ce que tu pourrais me quitter, toi, Suzette ? me demanda-t-il.

 

– Pour ton bien, oui, je le pourrais, mon parrain, répondis-je.

 

Il s’éloigna de moi en disant tout bas :

 

– C’est que tu ne m’aimes guère !

 

Ce reproche amena des larmes dans mes yeux. Je n’aimais au monde que Gustave, et je l’aimais de toutes les forces de mon cœur.

 

– Mon parrain ! m’écriai-je, que faut-il faire pour te prouver que je t’aime ?

 

– Il faut me dire, répliqua-t-il sans hésiter, que tu ne me quitteras jamais !

 

– Jamais ! jamais ! mon parrain, répétai-je.

 

Il me prit dans ses bras et m’enleva de terre. La réaction se faisait en lui.

 

– Quand on est tout en bas de l’escalier, on remonte, dit-il, j’ai idée, ma petite Suzette, qu’il va bientôt nous arriver quelque bonne chance.

 

– Ça c’est sûr ! répondis-je.

 

– Quoi donc ! reprit Gustave, se décourager parce qu’on n’a pas à souper ! Allons donc ! nous en verrons bien d’autres !

 

– Et nous n’en mourrons pas, mon parrain !

 

– Tu as douze ans, j’en ai seize et demi… Nous n’avons plus que trois ans à attendre pour nous marier.

 

– Et c’est si vite passé, trois ans !

 

– Quand on les passe ensemble… Tu ne sais pas ? nous allons prier le bon Dieu…

 

– Ah ! je le veux bien ! l’interrompis-je en me mettant à genoux sur l’herbe.

 

– Là… bien comme il faut, ajouta-t-il, du fond de l’âme… de tout notre cœur… toi pour moi… moi pour toi…

 

– Et l’abbé Daudel dit que le bon Dieu écoute toujours la prière des enfants… Mets-toi auprès de moi, Gustave…

 

Il s’agenouilla et prononça à haute voix l’adorable prière : « Notre père qui êtes dans les cieux… »

 

Mon cœur bat encore et mes yeux se mouillent au souvenir de cet instant. C’était une nuit de mai, fraîche, belle et calme. Le ciel était profond. Il n’y avait pas un nuage au devant des étoiles. Le firmament étincelait de mille feux. Notre père, celui que nous appelions ainsi du bas de notre enfantine détresse, notre père était là, caché derrière ces prodigieuses splendeurs…

 

Notre prière parlée fut courte. Nous n’en savions qu’une à nous deux. Mais nous restâmes longtemps agenouillés, muets sous la grandeur de notre émotion. Je me souviens que ces bruits mystérieux qu’épand la nuit dans les campagnes arrivaient à mon oreille comme un chant. Les étoiles semblaient se détacher de ce dôme d’azur, et pendre comme ces lampes sempiternelles qui brûlent dans le silence du sanctuaire.

 

Il faudrait de longues pages pour raconter ce que je rêvai, ce que je sentis. Je n’étais plus moi-même. Mes pensées planaient tellement au-dessus de ma propre sphère que j’étais comme éblouie. Gustave se leva le premier.

 

– Me voilà fort, dit-il. À Condé-sur-Noireau, nous trouverons de l’ouvrage… Viens, Suzette, nous allons regagner la grande route.

 

Il fallait nous voir ! Nous avions coupé chacun un bâton dans le taillis. En traversant un pâtis, nous avions trouvé une charrette toute chargée de pommes d’hiver pour le marché. Un des sacs avait fui tout exprès pour nous.

 

C’étaient des pommes de reinette. Le proverbe dit : Ce qui tombe est pour le soldat. – Pauvres enfants naïfs, nous crûmes que Dieu nous envoyait cette aubaine. Nous mangeâmes chacun deux ou trois pommes, et jamais je n’en ai goûté de si bonnes. Il fallait nous voir quand nous eûmes atteint la voûte. Nous marchions à grands pas en nous tenant par la main. L’exaltation succédait en nous à l’affaissement. Nous sautions jusqu’à perdre haleine, nous bavardions, nous chantions. Nous parlions de tous nos mécomptes avec une gaîté folle. L’avenir était pour nous couleur de rose, et il nous semblait que nos temps d’épreuves étaient finis.

 

– J’irais de même jusqu’à Paris, moi ! me disait Gustave.

 

– Et moi, donc !

 

– On est bien bête de travailler pour avoir du pain et de la soupe… les pommes tombées sont à tout le monde.

 

Ceci, à la rigueur, peut paraître discutable, mais c’était l’opinion commune au hameau de Saint-Lud. Je ne repoussai point le principe ; seulement, je jugeai que mon parrain s’égarait en ce qui touche l’utilité du travail. Gustave m’embrassa, tant il trouva que j’avais d’esprit.

 

La lune enfilait maintenant la grande route. Au sommet d’une côte, deux redoutables silhouettes se détachèrent tout à coup en noir sur le ciel clair. Quiconque a voyagé de nuit sait quelles proportions prennent les objets éclairés à contre-jour.

 

C’étaient deux cavaliers qui nous semblaient grands comme le colosse de Rhodes. Au jugé, nous aurions pu passer entre les jambes des chevaux.

 

Gustave me dit :

 

– Ce sont des gendarmes !

 

– Après ? fis-je ; – avons-nous plus peur des gendarmes que des voleurs ?

 

– Oh ! que nenni… Chantons !

 

D’où il résulta l’unisson fameux :

 

Chez not’père j’étions trouais filles, etc.

 

Nous ne savions que cette chanson-là, et c’était grand dommage. Plus tard j’en appris de belles, entre autres la chanson de Nadaud, où il s’agit aussi de deux gendarmes. Ici, comme dans la chanson de Nadaud, c’était un brigadier et son subordonné. Ils s’arrêtèrent tous deux en travers de la route au moment où nous approchions.

 

– Halte ! fit le brigadier. Qu’est-ce que c’est que ce tapage-là, vous autres ?

 

– Nous chantons pour nous tenir éveillés, répondit Gustave, il n’y a pas de risque de réveiller personne, hormis les pies !

 

– Montrez voir vos papiers, jeune homme, dit le brigadier avec la majestueuse sévérité de son emploi.

 

Gustave n’avait pas de papiers.

 

– Bonnet !

 

– Brigadier ?

 

– Les menottes !… et s’ils tentent de s’échapper en prenant la fuite ou autre, une balle dans la patte… voilà l’ordre du jour !

 

Ce dernier commandement cloua Gustave sur place.

 

– Arrivez qu’on vous les mette ! ordonna encore le gendarme.

 

– Mon bon monsieur ! m’écriai-je, nous n’avons rien fait… Bien sûr que vous vous trompez.

 

– Arrête voir, Bonnet ! s’écria le brigadier, il me semble que cet organe appartient à l’autre sexe féminin.

 

– C’est une petite fille, brigadier.

 

– As-tu les signalements gravés dedans la mémoire ?

 

– Oui, brigadier.

 

– Quelles tailles est-ce qu’ils espécifient ?

 

– Cinq pieds six pouces le vieux… cinq pieds sept pouces le jeune.

 

– Bonnet !

 

– Brigadier ?

 

– Je présuppose que ce ne sont pas eux !

 

Il s’en fallait de six pouces pour Gustave et de plus d’un pied pour moi. Le brigadier avait de la marge. Bonnet ayant donné son opinion conforme à celle de son chef, celui-ci reprit :

 

– Nonobstant, il est bon d’opérer les questions d’usage : Jeunes gens !

 

– Brigadier ! répondis-je, imitant Bonnet de mon mieux.

 

– Vos noms, âges, professions, domiciles et lieux de destination.

 

Gustave se chargea de le satisfaire, et comme le brigadier lui demandait pourquoi il avait quitté son dernier patron, je lui contai en quelques mots un petit bout de notre histoire.

 

– Bonnet ! dit le brave sous-officier.

 

– Brigadier ?

 

– Cela t’a-t-il l’air que la sincérité ait dicté leurs paroles ?

 

– Oui, brigadier.

 

– Pour lors, ils doivent avoir en tout et pour tout néant dedans l’estomac… As-tu du biscuit ?

 

– Pas une miette, brigadier.

 

– Pour lors, borne toi à ta gourde au vis-à-vis du jeune garçon, dont je vais communiquer la mienne à la fillette de bon cœur et avec plaisir.

 

Il me tendit sa large main, pendant que Bonnet disait à Gustave :

 

– Arrivez !

 

Un pied sur l’étrier du bon brigadier, je mouillai mes lèvres à sa gourde. Gustave dut faire plus de tort à celle de Bonnet. Quand j’eus fini de boire, le brigadier me mit paternellement ses moustaches sur le front. Je sentis en même temps qu’il glissait quelque chose dans ma pochette.

 

– C’est pas l’occasion, dit-il, qui manque au militaire pour exercer l’élan de son cœur, c’est les moyens. Bonne chance, jeunesse, et à vous revoir !

 

– À vous revoir ! disait en même temps Bonnet à Gustave.

 

L’excellent brigadier n’eut qu’un grand merci à la volée. Je n’avais pas encore fouillé dans ma pochette. Quand je songeai enfin à regarder ce qu’il m’avait donné, on n’entendait déjà plus le pas sonore et mesuré des deux chevaux. Je poussai un cri de joie.

 

– Une pièce blanche, une pièce de vingt sous !

 

Gustave se mit à danser en rond autour de moi. Nous eûmes presque envie de courir après le bon gendarme pour l’embrasser encore. Une pièce blanche ! La fortune ! Un copieux déjeuner pour le lendemain matin ! Gustave ne se possédait pas de joie.

 

Tout le long de la route, depuis Vassy, nous avions rencontré nombre de meules petites et grandes où nous aurions pu faire un somme délicieux. Mais il s’agissait bien de dormir ! Gustave vous l’a dit : il eût été ainsi jusqu’à Paris. Moi de même, et plus loin encore au besoin. Nous nous sentions infatigables, et c’étaient des regards de dédain que nous jetions à la paille hospitalière. Au bout de deux ou trois heures de marche, notre opinion changea un petit peu.

 

– Es-tu fatiguée, Suzette ? me demanda Gustave.

 

– Par exemple ! répondis-je.

 

– Ni moi non plus, fit-il.

 

Et nous continuâmes de marcher. Mais nous ne dansions plus. À une montée où je voulus entonner le couplet pour nous donner du cœur, Gustave ne fit point chorus. Il marchait courbé en deux.

 

– Es-tu fatigué, mon parrain ? lui demandai-je à mon tour.

 

– Par exemple ! me répondit-il d’un air piqué.

 

– Dame ! fis-je, c’est que moi, je commence.

 

Il poussa un soupir de soulagement. Il avait eu peur que je ne fusse point encore lasse. À droite de la route, la lune nous montrait une masure qui ressemblait à la hutte d’un berger.

 

– Veux-tu dormir, ma pauvre Suzette ? fit-il d’un ton protecteur. On ne peut s’attendre à trouver chez une petite fille la même force que chez un jeune homme.

 

J’eus bonne envie de refuser, mais les jambes me rentraient dans le corps. Nous approchâmes de la hutte. Elle était abandonnée depuis la pousse des foins. La paille du berger restait dans un coin ; à peine l’eus-je touchée pour ma part que je m’endormis d’un profond sommeil. Gustave ne dut pas rester beaucoup en arrière. Lorsque je m’éveillai, la première, il faisait grand soleil. Je secouai Gustave, dont le premier mot fut : J’ai faim. Quant à moi, je me sentais prise d’un appétit véritablement sauvage.

 

C’est à cet instant que nous envoyâmes d’ardentes bénédictions à ce bon brigadier, grâce à qui nous allions déjeuner en arrivant à Condé.

 

Nous apercevions de loin le clocher de la ville. Nous eûmes une sorte de plaisir gourmand à mesurer la distance qui nous séparait encore de notre repas. C’était juste le temps qu’il fallait pour en concerter mûrement le menu. Rien ne résiste à une pièce blanche. Avec une pièce blanche, nous avions de quoi faire un festin de roi.

 

– Qu’aimerais-tu mieux manger, toi, Suzette ? me demanda Gustave.

 

– Une poitrine de mouton aux carottes, répondis-je sans hésiter.

 

Il se mit à rire.

 

– J’y pensais pourtant, moi aussi, me dit-il ; ça m’est resté dans la tête… Avait-elle assez bonne odeur, celle d’hier soir ?

 

– Nous allons en manger ! décidai-je souverainement, et de l’omelette aussi, à cause des deux que la Bréjot nous avait promises.

 

– Avec de bon beurre et des œufs tout frais.

 

Ce disant, Gustave passa sa langue sur ses lèvres.

 

Je ne sais pourquoi tous les mets que nous n’avions pas mangés chez les Bréjot nous revenaient en mémoire. La friture, les tripes, le lard aux choux nous mettaient tour à tour l’eau à la bouche. Pour ne point nous embarquer dans un choix toujours difficile, il fut convenu que nous mangerions de tout cela.

 

– Pour le coup, dit Gustave, contrefaisant la voix de l’époux Bréjot, – les chats ne nous prendront pas notre déjeuner !

 

– À la soupe, à la soupe ! ajoutai-je ; – quand on mange bien, on travaille bien !… Nous allons donner un fier coup de dents !

 

Et tous deux de rire à gorge déployée sur la grande route sillonnée déjà de carrioles, de bidets et de piétons qui se rendaient aussi à Condé-sur-Noireau. On riait à nous voir rire de si bon cœur ; on nous faisait même en passant des signes d’amitié. Mais nous allions réservés et fiers ; nous n’avions besoin de personne. D’ailleurs, l’expérience nous avait appris à ne point lier ainsi connaissance avec le premier venu. Nous nous étions dit déjà plus d’une fois dans notre orgueil : Gilles Macé n’aurait plus si beau jeu avec nous ! Après avoir passé en revue tous les mets fantastiques à l’aide desquels la Bréjot avait prolongé pour nous le supplice de Tantale, nous trouvâmes que notre appétit n’était pas encore satisfait. Je fis appel aux souvenirs de Gustave, et je lui demandai quels bons plats on servait aux grands jours chez notre maître Guéruel.

 

Ses narines s’enflèrent aussitôt, et ses paupières, baissées à demi, laissèrent échapper un voluptueux regard.

 

– Y a la hocquelle, me dit-il.

 

Ce mot, eut pour moi je ne sais quelle harmonie sensuelle. Mon estomac vide tressaillit et des saveurs inconnues chatouillèrent les papilles de mon palais.

 

– La hocquelle ! répétai-je avec un respect pieux ; ça doit être fameusement bon !

 

– Oh ! si c’est bon ! s’écria Gustave, on s’en lèche les doigts jusqu’à l’aisselle !

 

– Comment donc que c’est fait ?

 

– C’est une croûte… comme qui dirait un pâté, quoi ! mais c’est chaud… La croûte n’est que pour mettre le ragoût dedans… Le ragoût est un mêli-mêla de toutes sortes de bonnes choses : des morceaux de poulet et de veau, des rognons, des gésiers, avec des oignons et des champignons, du poivre, du sel, de la muscade et des couennes de lard.

 

Je m’étais arrêtée bouche béante pour écouter mieux la description de ce plat-phénomène, digne de rassasier les élus au paradis.

 

– Et tu as mangé de ça, toi, Gustave ! m’écriai-je quand il eut fini.

 

– Y en avait chaque année à la fête du patron.

 

Je regardai Gustave. Il me parut grandi. Il avait mangé de la hocquelle !

 

Nous arrivions aux premières maisons de Condé. Le Noireau, moins rapide que le Rhône, moins large que le Rhin, fumait aux rayons du soleil dans la prairie. Condé nous parut une cité bien plus belle encore que Vassy. Gustave me fit remarquer le pavé, pointu et tranchant, ce qui, à son sens, devait être un luxe réservé aux grandes villes. Nous cherchâmes une auberge. Il y en avait bien plusieurs à l’entrée du faubourg, mais elles ressemblaient trop à la Descente des Maquignons.

 

Leurs enseignes, tournant sur gonds ou balancées à des tiges de fer, ne nous revenaient point. Nous ne voulions pas d’une auberge de petites gens. Toutes les fois que nous apercevions des carrioles à la porte, nous passions, en mémoire du père Macé, notre bienfaiteur. Nous traversâmes ainsi la ville de Condé tout entière, et nous arrivâmes à l’autre bout sans avoir fait notre choix.

 

– Il faut demander, me dit Gustave en regardant en arrière.

 

Je fus étonnée de n’avoir point eu cette bonne idée, et j’allai droit à un groupe de Condéens qui causaient des affaires du temps.

 

– Si c’est un effet… leur dis-je bien poliment, nous voudrions savoir censément ous’qu’est la meilleure auberge ?

 

Pour une débutante, j’entrais assez bien dans la langue noble. Nos gens se mirent à rire et nous toisèrent de la tête aux pieds.

 

– Ça n’a pourtant pas l’air d’être des pratiques pour le Pélican, dit l’un d’eux.

 

– À moins que ça n’ait fait un mauvais coup, ajouta un autre.

 

Un troisième reprit :

 

– Il n’en manque pourtant pas d’auberges par chez nous !

 

Après quoi ils nous tournèrent le dos et se reprirent à causer tranquillement. Une réponse catégorique est la chose impossible à obtenir en basse Normandie. Je vis bien que Gustave avait envie de jouer du bâton ; mais cela eût retardé la hocquelle. Je l’entraînai. Il restait acquis pour moi que le Pélican était la meilleure auberge de Condé. Nous n’avions plus qu’à trouver le Pélican. Nous nous mîmes en quête. Il était là, je le vois encore après tant d’années, tout blanc et ouvrant son sein rouge pour abriter ses pauvres petits enfants ; il était là sur la place de l’Église, tournant lentement sur sa tige de fer rouillé et rendant d’étranges gémissements à chaque souffle de la brise. Je vois encore le perron à larges fentes où l’herbe poussait, les hautes fenêtres grises et cette façade revêche qui nous fit presque peur.

 

Le Pélican était vraiment une auberge noble. Point de carrioles à la porte. Point de bidets retenus à la muraille par des anneaux de fer. Point d’affiches en papier bleu collées aux croisées et représentant un soldat, une payse, un verre, une bouteille : la bouteille versant sa bière toute seule dans le verre stupéfait. Je m’étonnai en vérité du courage que j’eus d’entrer la première dans la cour de ce magnifique établissement. Mais nous avions fait bien du chemin depuis l’auberge de Viessois. Je me disais en moi-même :

 

– Ce que c’est que d’avoir couru le monde !

 

Dans la cour, il y avait un hangar sous lequel remisaient deux voitures. Ce hangar servait en même temps d’écurie à trois vigoureuses paires de chevaux qui assurément n’avaient jamais été ni maigris ni teindus. La première des deux voitures était une énorme berline de voyage avec coupé devant ; un briska, si vous voulez, mais de taille tout à fait inusitée ; la seconde était une sorte de char-à-bancs couvert, qui n’avait pas une très-riche apparence. Les chevaux mangeaient l’avoine. Un domestique était occupé à graisser les essieux des voitures.

 

– Eh ! l’homme ! lui dis-je, ous’qu’on mange là-dedans ?

 

Il releva la tête. C’était presque un vieillard.

 

– Ma petite poule, me répondit-il avec un accent qui m’était inconnu, ressortez, montez le perron, et demandez à la maison.

 

Cela valait bien une révérence. Je la lui fis, et il m’envoya un baiser. Nous suivîmes de point en point son conseil, et nous entrâmes à l’auberge du Pélican par la porte de la rue. Sur la dernière marche du perron, j’avais dit à Gustave :

 

– Mon parrain, il ne s’agit pas de faire les petites gens et d’aller nous cacher dans un coin comme à Viessois… J’ai déjà deviné qu’à l’auberge on juge les gens sur le ton et la mine. Parlons haut, et tenons-nous bien. Nous avons de quoi payer…

 

– Pour une fois, acheva Gustave en riant.

 

– Pour aujourd’hui, nous n’avons besoin de déjeuner qu’une fois, répondis-je ; – après, nous chercherons de l’ouvrage.

 

Je poussai la porte, et nous nous trouvâmes dans une grande salle à manger d’aspect triste et froid où deux femmes et un homme étaient en train déjà de faire leur repas du matin. Gustave, suivant mon conseil un peu trop à la lettre, enfonça son chapeau sur l’oreille et donna sur la table un coup de bâton qui fit tressaillir les trois convives.

 

– Holà ! dit-il – à la boutique !… Nous voulons déjeuner un peu bien… Arrivez !

 

VIII

Festin de Balthazar – Quart d’heure de Rabelais. – Grand événement.


Au coup de bâton donné par Gustave, les deux femmes et l’homme attablés à l’autre bout de la salle levèrent la tête vivement. L’homme était proprement habillé ; les deux femmes nous semblèrent des duchesses. La plus âgée pouvait avoir quarante ans ; l’autre était une toute jeune fille à la mine friponne et rieuse. L’homme était un assez beau garçon d’une trentaine d’années.

 

J’étais assez habituée à voir les gens rire sur notre passage, et pourtant le rire de ces deux femmes fut sur le point de me désarçonner. Par contenance, je fis comme Gustave, je donnai un bon coup de bâton sur la nappe.

 

– Ils sont drôles, ces petits ! dit l’homme.

 

– Voilà ! voilà ! criait-on dans le corridor.

 

Une grosse servante, joufflue et rouge comme une cerise, parut sur le seuil.

 

– Ce n’est que ça, dit-elle en nous apercevant.

 

– Oh ! dame ! fit Gustave au lieu de se mettre en colère ; en voilà une qu’est gentille, par exemple !

 

Je me tournai vers lui. Ses yeux brillaient et il y avait un sourire d’admiration sur ses lèvres. Je ne savais guère ce que c’était que la jalousie : je l’appris. Mon cœur se serra. Je fus fâchée d’être venue à la meilleure auberge de Condé-sur-Noireau.

 

– Que vous faut-il ? demanda cependant la grosse fille d’un air indolent.

 

Si Gustave n’avait pas dit qu’il la trouvait jolie, peut-être m’eût-elle intimidée. Mais je pris mon courage à deux mains et faisant un pas vers elle :

 

– La fille, lui dis-je, nous voulons déjeuner… et nous voulons aussi qu’on soit honnête avec nous… sans quoi nous allons aux maîtres et nous leur disons de mettre leurs domestiques insolents à la porte !

 

Ce ne fut plus la grosse fille que Gustave regarda avec admiration, ce fut moi.

 

– Peste ! firent les trois convives du bout de la table ; voilà une caillette qui n’a pas sa langue dans sa poche !

 

La servante grommela je ne sais quoi entre ses dents. Je la regardai en face ; elle baissa les yeux en devenant écarlate.

 

– Qu’est-ce qu’il vous faut ? répéta-t-elle.

 

– Il nous faut, dis-je, en revenant au menu mûrement arrêté entre Gustave et moi ; il nous faut de la poitrine de mouton aux carottes, des tripes, du lard, une omelette et une hocquelle.

 

– Tout ça pour vous deux ? demanda la servante.

 

– Qu’est-ce que ça vous fait, si nous avons de quoi payer ?… Et dépêchez-vous !

 

– Tu es trop vive, Suzette ! murmura Gustave quand la fille fut partie.

 

Je ne l’avais jamais regardé de travers. Il baissa les yeux comme avait fait la servante. J’entendais qu’on disait à l’autre bout de la table :

 

– Hein ! Justine, en voilà une qui a le fil !

 

– Il vous faudrait une femme comme ça, Besançon, répliqua celle qu’on appelait Justine.

 

La vieille, qui avait nom madame Honoré, comme nous l’apprîmes plus tard, suçait silencieusement l’aile d’un pigeon et ne me quittait pas des yeux. Nous étions trop novices pour deviner que nous avions affaire là à des domestiques. Sans le respect qu’ils m’inspiraient, je ne sais à quels excès ma mauvaise humeur aurait pu me porter. En attendant, nous mourions littéralement de faim. Avec un peu d’expérience, nous eussions modéré ce menu ambitieux, ne fût-ce que pour être servis tout de suite. Mais il nous fallait des leçons de toute sorte.

 

Une ou deux minutes après le départ de la grosse servante, la porte se rouvrit. Nous pensions bien que c’était au moins l’omelette : nous nous trompions. C’était un homme en veste brune avec une serviette sur le bras.

 

– Madame Honoré, dit-il eu entrant, madame la marquise vous demande.

 

– C’est bien, répliqua madame Honoré qui ne bougea pas.

 

– Votre vin blanc était meilleur à l’automne, monsieur Musnier, fit observer Besançon, l’élégant cavalier de ces dames.

 

Et la jeune Justine ajouta :

 

– Avez-vous encore de ce noyau ?… Vous savez ?

 

M. Musnier passa la serviette du bras gauche au bras droit et lui sourit d’une façon tout aimable. Depuis son entrée, il nous considérait du coin de l’œil. Il vint à nous et passa la serviette du bras droit au bras gauche.

 

– Hé ! hé ! fit-il, nous avons donc bon appétit, nous deux, jeunes gens ?… Nous sommes du pays ici tout près, je parie… cinq ou six lieues tout au plus… entre Vassy et Vire ?… Sommes-nous venus par le messager ?… Elle n’est pas mauvaise, la voiture de Séguin, s’il mettait des ressorts neufs… mais c’est un garçon regardant… Il a un mignon magot, pour son âge… Comment vous appelez-vous, mes brebis ?

 

Gustave déclina nos noms. Je frappai du pied avec impatience. La serviette de M. Musnier repassa du bras gauche au bras droit.

 

– Hé ! hé ! fit-il encore, une hocquelle ne se fait pas comme cela, mes brebis… Allez faire un tour et revenez sur le coup de midi…

 

– C’est tout de suite qu’il nous faut à manger ! m’écriai-je, ou nous allons descendre ailleurs.

 

– Madame Honoré, dit paisiblement l’aubergiste, je vous préviens que madame la marquise avait l’air d’être pressée.

 

Madame Honoré, qui venait de se servir un œuf sur le plat répondit plus paisiblement encore :

 

– Je ne fais jamais attendre mes maîtres.

 

Elle trempa son pain dans le jaune de son œuf et le déclara frais.

 

– Quant à descendre ailleurs, mes petits lapins, reprit M. Musnier, je crois bien que ça ne me ferait pas perdre une fameuse pratique… L’auberge du Pélican a sa clientèle faite… Mais je ne vous refuse pas à manger si vous avez la poche bien garnie.

 

– Nous l’avons peut-être mieux garnie que vous, l’ancien ! dis-je en faisant mine de me retirer. Ne voilà-t-il pas bien des embarras pour un déjeuner de gargotte !

 

– Papa, fit de loin Besançon, vous n’aurez pas le dernier mot… Faites passer les cure-dents.

 

La serviette de M. Musnier s’étendit tout à coup au-devant de nous sur la table. Besançon venait de lui lancer une œillade significative en frappant sur son gousset.

 

– Voyons, voyons, reprit-il ; ne nous fâchons pas, mes brebis… vous aurez tout ce que vous avez demandé, sauf la hocquelle…

 

Mais il eût fait beau me voir démordre.

 

– C’est justement la hocquelle que je veux ! m’écriai-je.

 

Besançon frappa encore sur son gousset.

 

– Allons ! allons ! fit l’aubergiste ; on va chauffer le four exprès pour vous… ça vous regarde… Vous êtes bien heureux d’être si calés à votre âge !… Fanchette !

 

La grosse servante parut aussitôt.

 

– Sachez à qui vous vous adressez à l’avenir, pataude ! lui dit sévèrement M. Musnier ; voilà des amours qui ne se sont pas même plaints de vous… faites-leur des excuses et tout de suite !

 

– Pour quant à ça, barbouilla la grosse fille, je suis tout de même bien fâchée de ce que ça s’est trouvé que j’aie été dans le cas…

 

Je l’arrêtai d’un geste souverain, et je dis :

 

– En voilà assez ! L’omelette.

 

Je n’avais pas bien compris pourquoi M. Musnier nous avait félicités d’être si calés à notre âge. J’avais vu pourtant le geste de Besançon. Mais à Saint-Lud, on met son argent dans sa pochette et non point dans son gousset. La pantomime de Besançon n’avait point de signification pour moi.

 

Quant à Gustave, il était tout rêveur. Il me laissait parler. Lorsque la grosse fille s’était embarrassée dans ses excuses, il avait baissé les yeux et rougi presque autant qu’elle. J’avais douze ans. Pourquoi cette tristesse qui me passa dans le cœur ?

 

Au moment où Fanchon nous apportait enfin notre omelette, madame Honoré se levait pour se rendre aux ordres de sa maîtresse. En même temps, cet homme si poli que nous avions trouvé sous le hangar occupé à soigner les chevaux, entrait par la porte de la rue. Il vint se placer entre Besançon et Justine.

 

– Vous les connaissez donc, Antoine ? lui demanda cette dernière qui le vit nous adresser un petit signe de tête amical.

 

– En voilà qui ont un joli coup de fourchette ! s’écria Besançon émerveillé.

 

Notre appétit sauvage s’abattait sur l’omelette avec une véritable fureur. En un clin d’œil, elle fut engloutie. Le lard et les tripes qui vinrent après eurent le même sort. Nous nous arrêtâmes pour boire un coup de cidre : nous étouffions ! J’entendis à ce moment le beau Besançon qui murmurait :

 

– Je serais bien fâché que nous partions avant le quart d’heure de Rabelais.

 

Qu’est-ce que c’était que ce quart d’heure ? Mademoiselle Justine nous regardait d’un air goguenard, et l’homme aux chevaux, qu’ils appelaient Antoine, avait au contraire dans les yeux cette expression de pitié qui m’avait tant choquée chez la mère Guénée, à l’auberge de Viessois. Mais nous entrions, Gustave et moi, dans cet état de béatitude qui arrive au milieu d’un bon repas longtemps attendu. La grosse faim s’abattait ; l’appétit parlait encore.

 

J’étais presque réconciliée avec la rouge Fanchette. J’avais surpris des sourires et des signes échangés entre elle et ce scélérat de Gustave, mais je me disais maintenant : c’est pour m’amuser. Mon bien-être me disposait à une bienveillance universelle. Mademoiselle Justine savourait son deuxième verre de noyau. Besançon lui prenait parfois le menton d’un air protecteur. Antoine faisait comme nous : il mangeait sérieusement et solidement. La poitrine de mouton aux carottes eut encore un assez joli succès. Il n’en resta que les os. Mais quand vint la hocquelle tant souhaitée, nous étions, à peu de chose près, complets.

 

– Dix sous qu’ils la mangeront ! dit Justine.

 

– Dix sous qu’ils ne la mangeront pas ! riposta Besançon.

 

Les enjeux furent déposés sur la nappe. Ce Besançon me déplaisait. Pour le faire perdre, je me servis une énorme assiette du ragoût contenu dans la croûte chaude et toute fraîche sortie du four. On l’avait allumé pour nous ! L’estomac des enfants est quelque chose de miraculeusement élastique. Besançon perdit son pari. La hocquelle disparut comme tout le reste.

 

– Bravo ! fit Justine.

 

– Maintenant, dit Besançon d’un air moqueur, le dessert !

 

– Ah ! répondis-je, en soufflant comme un petit phoque, j’en ai assez !… je n’en peux plus… Et toi, Gustave ?

 

Gustave desserra la ceinture de son pantalon de toile. La communication était cependant établie entre les deux bouts de la table.

 

– Pour faire passer ça, reprit Besançon, il faut le café et le pousse-café !

 

– Va pour le café ! m’écriai-je.

 

Gustave avait pris la taille de la grosse Fanchon qui était en train de desservir. Je ne voyais plus cela. Bien qu’il eût bu beaucoup de cidre, Gustave eut pourtant une lueur de raison ; il me dit :

 

– Est-ce que nous aurons assez ?

 

Je souris avec pitié.

 

– Un seul déjeuner ! répondis-je ; une pièce blanche !… Il nous en restera…

 

La grosse Fanchette apporta l’eau-de-vie et le café.

 

– Ils vont bien, ces deux petits-là, dit mademoiselle Justine.

 

Je ne sais pas comment ce Besançon avait deviné l’état de nos finances, mais il est certain qu’il attendait impatiemment la venue de la carte à payer. Comme nous commencions à savourer notre moka, madame Honoré revint et dit :

 

– Il paraît qu’on ne va pas coucher ici. Madame se trouve mieux. M. le marquis ne tient pas en place.

 

– A-t-on dit d’atteler ? demanda Antoine.

 

– On va le dire, repartit la vieille femme de chambre ; à moins que le vent ne tourne.

 

J’étais en train d’écouter, curieuse de savoir qui étaient cette madame et ce marquis. Un éclat de rire comprimé me fit tourner la tête. C’était la grosse servante à qui Gustave avait pris un baiser. J’ai toujours peur de n’être point crue quand je raconte quelqu’une des impressions de mon enfance, de celles du moins qui avaient trait à Gustave, tant il me semble qu’elles sont pareilles à celles des femmes faites. Je fus plus blessée encore que chagrine. Ma pensée principale fut qu’on me manquait. Certes, j’avais la langue bien pendue et la main leste. J’aurais pu instantanément me venger sur Gustave et sur sa complice. Je n’y songeais pas. Je repoussai ma tasse de café à demi pleine et je tournai la tête pour cacher une larme de dépit qui me venait aux yeux. Depuis que nous étions partis de Saint-Lud, Gustave ne m’avait embrassée qu’une fois. Je ne formai en ce moment aucun dessein. Mais il y eut en germe dans ma tête je ne sais quelles vagues idées de séparation.

 

Gustave s’était aperçu du changement qui s’était fait en moi depuis quelques minutes. Il ne lutinait plus la grosse Fanchon. Deux ou trois fois, il essaya de renouer l’entretien sur un ton d’affectueuse gaîté. Je répondis oui et non. Il se tut.

 

– Eh bien ! mes brebis, nous dit M. Musnier, en entrant, la serviette sur le bras ; sommes-nous contents ?

 

– Quant à ça, oui, répondit Gustave.

 

Moi, je demandai froidement :

 

– Combien vous doit-on ?

 

– Je vas faire votre petit compte, mes trésors, répondit l’aubergiste.

 

Puis, se tournant vers l’autre bout de la table, il ajouta :

 

– Attelez, monsieur Antoine ; on veut partir tout de suite.

 

Le cocher se leva aussitôt. Besançon tenait ses yeux fixés sur nous. Il y avait sur sa figure narquoise une nuance de désappointement. Mademoiselle Justine lui dit :

 

– Vous voyez bien qu’ils ont de quoi payer !

 

Besançon se mit à siffler un couplet et haussa les épaules. Il avait espéré mieux. Je devinais presque en ce moment le sens de sa locution littéraire : quart d’heure de Rabelais. Pour le décourager tout à fait, cet ennemi inconnu, j’eus une triomphante idée.

 

– Pas besoin de faire tant de façons, l’homme, dis-je à Musnier ; payez-vous et rendez-nous notre monnaie.

 

En même temps je tirai de ma poche la pièce blanche du bon brigadier, et je la jetai fièrement sur la nappe. Besançon et Justine crurent d’abord que c’était un louis d’or, et ils enflèrent leurs joues en se regardant. Mais l’aubergiste était plus près et il avait la vue meilleure. Il saisit la pièce de vingt sous entre l’index et le pouce, la contempla un instant d’un air de souverain mépris, puis il la laissa retomber sur la nappe.

 

L’inquiétude me revint. Gustave était déjà pâle comme un linge.

 

Madame Honoré radotait je ne sais quoi à ses collègues, là-bas, mais ils n’écoutaient point.

 

– Ce n’était que vingt sous ! dit Besançon.

 

– C’est pourtant vrai ! fit Justine ; ce n’était que vingt sous ! Et tous deux ensemble d’ajouter en s’accoudant sur la table comme au rebord d’une loge :

 

– Ça va être drôle !

 

M. Musnier avait les yeux baissés. Sa serviette voltigeait avec rapidité du bras droit au bras gauche, et réciproquement. Je voyais ses oreilles rougir par le haut et sa joue qui devenait pâle.

 

– Vingt sous ! grommela-t-il entre ses dents serrées, et j’ai fait chauffer le four !

 

Je tremblais bien un peu, mais je n’étais vraiment pas fâchée, au fond, de décharger ma rancune sur quelqu’un.

 

– Eh bien ! l’homme ! fis-je insolemment, avons-nous fini ?… Je veux ma monnaie.

 

C’était approcher la mèche enflammée du tonneau de poudre. Gustave courba la tête sous le regard terrible que Musnier lui jeta. – Celui-ci fit le tour de la table pour venir à nous.

 

– Attention ! commanda Besançon.

 

– La petite a du cœur, dit Justine.

 

Je venais en effet de me lever pour me mettre au-devant de Gustave. J’avais la tête haute ; je tenais les poings fermés.

 

– Ah ! paire de filous, débuta Musnier, qui brandit sa serviette au-dessus de ma tête, il vous a fallu de l’omelette, du lard, des tripes, de la poitrine de mouton aux carottes et une hocquelle !

 

– Ça suffit pour attendre le dîner, dit le cruel Besançon.

 

– Ils ne se plaignent pas, ajouta mademoiselle Justine.

 

Je crus entendre madame Honoré qui disait :

 

– Chut !… voici monsieur et madame.

 

Mais j’avais le dos tourné, je ne pris pas garde.

 

– Dix sous d’omelette, continua Musnier, huit sous de lard, huit sous de tripes… Combien ça fait-il ?

 

– Je ne sais pas, répondis-je sans sourciller ; vous avez la pièce blanche.

 

– La pièce blanche ! la pièce blanche ! répéta Musnier écumant de rage ; me voilà bien loti avec la pièce blanche !… Vous aurez la prison, vous, couple d’escrocs ou j’y perdrai mon nom !

 

– La prison ! soupira Gustave, qui prit un air suppliant.

 

– On lui en ratisse, de la prison ! m’écriai-je ; il a la pièce blanche !

 

Musnier, hors de lui, leva la serviette sur moi. Gustave sauta sur ses pieds comme malgré lui.

 

– Ne la frappez pas ! dit-il ; faudrait que je vous descende !

 

Je demande pardon pour certaines expressions. Nous n’avions pas été à l’école.

 

– Ah ! tu t’en mêles, toi, s’écria Musnier, qui le prit par le cou ; tu vas la danser !

 

Mais je le pris, moi, par les jambes, et il tomba lourdement sur le carreau.

 

– Bravo ! cria Besançon.

 

– Bis ! fit mademoiselle Justine.

 

Musnier poussait de véritables hurlements.

 

Tout à coup, nous cessâmes d’entendre les excitations de la valetaille. Une voix chevrotante et flûtée s’éleva du côté de la porte, et dit avec ce grasseiement coquet à la mode du temps du Directoire.

 

– N’entvez pas, mavquise… n’entvez pas !… je cvois qu’on s’avvache les cheveux ici !… Vous auviez encove vos cvises !

 

Je lâchai Musnier, qui se releva ; je regardai derrière moi, et je vis un respectable couple à cheveux blancs arrêté sur le seuil.

 

À la vue du couple vénérable, Musnier remit sa serviette sous le bras gauche et fit un grand salut.

 

Gustave restait tout interdit. Moi, je n’étais pas trop déconcertée.

 

Le vieux monsieur et la vieille dame n’entraient pas. Ils bouchaient la porte ; mais on entrevoyait derrière eux d’autres têtes beaucoup plus jeunes. En outre, par les jours qui restaient entre les jambes maigres du vieillard, j’apercevais une titus blonde qui remuait, faisant de vaillants et inutiles efforts pour forcer le passage. Le vieux monsieur se tenait droit encore, bien qu’il eût évidemment atteint un âge fort avancé. Il portait culotte courte, bas de soie et frac noir sur les épaules duquel la poudre mettait un nuage blanchâtre. Sa perruque, admirablement frisée, avait une petite queue emprisonnée dans un ruban mat et noir. Son jabot était chiffonné ; sa vaste cravate de mousseline brodée et non empesée retombait à triple nœud sur sa poitrine. La vieille dame, habillée au contraire selon la mode la plus nouvelle, était amplement chargée d’embonpoint. Sa figure rubiconde et luisante sortait d’un petit chapeau qui eût été bien coquet sur une tête de vingt ans. Elle avait une robe rose et un de ces mantelets de couleur tendre qu’on met pour sortir du bal.

 

Ce ne fut point la différence de date de ces costumes qui me frappa, car je ne connaissais pas plus l’un que l’autre. À Saint-Lud, le peu d’objets d’art qu’on voit représente des saints, sauf les deux lions à la boule qui ornent la grille du château de la Liriays. On ne rencontrerait dans toute la commune ni une gravure de mode ni une caricature de vieux Lauzun. Je fus seulement émerveillée de l’élégance de ces toilettes. La sortie de bal, tourterelle en dessus, bleu de ciel en dessous, m’éblouit.

 

Besançon et mademoiselle Justine s’étaient levés de table et se tenaient dans une attitude respectueuse. Ils ne disaient plus rien.

 

La vieille dame était la marquise douairière du Meilhan-Grabot, veuve de ce fameux Meilhan qui commanda par deux fois, en 1793 et 1814, une division de l’armée vendéenne, et belle-sœur du général Meilhan, qui suivit au contraire l’empereur et mourut dans la retraite de Russie. Le vieux monsieur était le marquis du Meilhan Coispel, cousin des deux héros sus-nommés, et se contentant des reflets de leur gloire. Il était frais malgré sa maigreur, bien conservé, ferme sur le jarret, et gardait parmi ses rides nombreuses un air de moqueuse bonne humeur.

 

Le silence le plus profond régna pendant une minute au moins dans la salle basse de l’auberge du Pélican. Cette pause fut employée par le vieux monsieur à nettoyer et à mettre ses lunettes, par la vieille dame à nettoyer et à braquer le riche binocle d’or qui lui pendait au cou.

 

J’avoue que cela me fit grand effet, d’être regardée ainsi à travers quatre lentilles grossissantes qui mettaient de larges plaques blanches à la place des yeux de nos juges.

 

Pendant qu’ils nous regardaient, une voix d’enfant cria derrière eux :

 

– Laisse-moi passer, tonton marquis, je veux les voir se battre !

 

Je reconnus alors que l’organe doux appartenait à tonton marquis, car la vieille dame parla. Vous avez entendu sans doute avec étonnement ces piauleries de moineau-franc qui sortent de la gorge éléphantine d’une très-grosse femme. C’est un des jeux les plus amusants de la nature. La marquise de Meilhan-Grabot avait une de ces voix serinettes. Mais, de même que la serinette, vilain instrument quand il est neuf, devient insupportable après un long usage, de même les notes suraiguës du soprano de la marquise, usées et désaccordées, frappaient l’oreille péniblement. Le ténor chevrotant de tonton marquis était bien autrement agréable. Ai-je oublié de dire que tonton signifie oncle dans les départements de l’Ouest ?

 

– Isidore ! chanta la marquise sur sa clé d’ut, serrez les jambes et empêchez Gaston de passer !… il ferait quelque malheur !

 

Tonton marquis s’appelait donc Isidore. Il en avait, en vérité, bien l’air.

 

– Je vas te pincer les mollets ! menaçait cependant Gaston, cette jolie tête blonde qu’on apercevait entre les jambes maigres du vieillard.

 

– Elle est dvolette, cette petite ! grasseya Isidore en se campant sur un pied ; elle est dvolette au devnier point… pavole !

 

– Je lui trouve l’air effronté, répliqua la marquise.

 

Cela devait être vrai. J’étais animée par le combat récent, et je les regardais sans trop me gêner. La marquise ajouta :

 

– Le jeune homme est un beau garçon.

 

– Tvop gauche, tvop gauche, fit tonton marquis. J’aime mieux la petite… qui est dvolette au supvême degvé… pavole !

 

– Vous ne vous corrigerez jamais, Isidore ! dit marquise, qui lui donna, ma foi, un petit coup de binocle sur les doigts. Votre bras !

 

Nous entendîmes le métal frapper sec sur l’os, qui n’était protégé que par une peau chagrinée. Isidore offrit son bras avec beaucoup de grâce. Le couple s’ébranla. Tout aussitôt la tête blonde fit irruption dans la salle basse. C’était une houppe de soie, bouclant au-dessus du plus radieux visage d’enfant que j’aie vu jamais : de grands yeux bleus, profonds et doux comme ceux d’un ange, un nez aquilin déjà, une petite bouche rose, adorablement sculptée entre deux bonnes joues fermes et brillantes comme des pommes d’api. D’un saut, Gaston fut sur une chaise ; d’un autre saut, sur la table. Il se mit à marcher résolument sur la nappe et vint jusqu’à nous ainsi. Quand il fut vis-à-vis de moi, il s’arrêta et dit ce seul mot :

 

– Tiens !

 

Sa charmante tête se pencha. Une expression étrange changea son regard et les roses de sa joue pâlirent. Je le regardais en souriant. Il pouvait avoir mon âge, mais il était loin d’être aussi grand et aussi fort que moi. Le marquis dit tout bas à la grosse dame :

 

– Ne le gvondez pas, Dovothée !… ou bien il va avoiv sa cvise !

 

Il paraît que ce blond chérubin avait aussi des crises. On ne le gronda point. Il resta sur la table à me contempler d’un air farouche. Derrière les deux vieilles gens, trois autres personnes étaient entrées : une fillette de onze ou douze ans, faible et mignonne, qui avait des yeux hardis sous de fiers sourcils noirs ; une demoiselle de dix-sept ans, à l’air doux et rêveur ; enfin, une très-belle jeune femme dont le visage parfaitement distingué respirait l’ennui et la tristesse. Celle-là était mise très-simplement.

 

Malgré ma complète inexpérience, je devinai bien qu’elle n’occupait pas un rang égal à celui des autres. J’appris ce jour-là même qu’elle servait à la fois d’institutrice aux deux jeunes filles et de demoiselle de compagnie à la marquise de Meilhan-Grabot.

 

C’est pour le coup que la serviette de M. Musnier se prit à voltiger du bras droit au bras gauche, aller et retour.

 

– Je demande bien pardon à monsieur et à madame… balbutia-t-il.

 

– De quoi s’agit-il ? interrompit la marquise avec solennité.

 

Et tonton marquis ajouta en touchant légèrement son jabot :

 

– Vacontez-nous cela, mon bvave ! Et appovtez des sièges ! nous allons juger ce pvocès-là !

 

Besançon se hâta d’obéir. Isidore s’assit auprès de Dorothée, tandis que la petite Lily, faisant le tour de la table, venait pincer la jambe de Gaston, toujours debout et immobile à la même place. Depuis qu’il était là, ses grands yeux bleus ne m’avaient pas quittée. Il ne répondit même pas à l’agacerie de la gentille Lily. L’aînée des demoiselles, qui se nommait Zoé, et l’institutrice restaient en arrière, ne donnant à cette scène qu’une très-médiocre attention.

 

Musnier fit manœuvrer sa serviette, et salua comme pour accepter la compétence du tribunal improvisé.

 

Je voulus voir quelle mine avait Gustave : il regardait la porte et n’était guère en état de plaider notre cause. C’était à moi de faire tête à l’orage.

 

– Il y a donc, reprit Musnier, monsieur, madame et la compagnie, que c’est tombé ici sans dire gare sur les neuf heures, ce matin… Au lieu d’appeler la fille, ça a tapé sur la table avec leurs bâtons, comme au cabaret… La fille est arrivée : ça a insolenté la fille, sauf le respect que je vous dois… Je suis venu à mon tour… C’était fier comme Artaban !… si bien que j’ai cru que ça avait les poches pleines.

 

Le marquis Isidore et la marquise Dorothée échangèrent ici un regard.

 

– Comme quoi, continua Musnier, ils ont demandé les yeux de la tête : une omelette où j’ai mis huit œufs… pas un de moins… des tripes et du lard… une poitrine de mouton aux carottes et une hocquelle.

 

– Cela démontve une chose, prononça gravement tonton marquis ; c’est que ces petits mavauds sont de tvès-bon appétit !

 

Musnier fronça le sourcil à cette conclusion, mais la marquise éclata de rire, ce qui lui procura une quinte de toux suraiguë.

 

– Vous ne vous corrigerez jamais, Isidore ! dit-elle comme on parle à un enfant gâté ; vous savez bien qu’il m’est défendu de rire… Je vais avoir ma crise !

 

Tonton marquis lui pointa aussitôt la pomme d’or de sa canne sur le front. Le gros visage de Dorothée prit une expression de bien-être.

 

– Ah ! ce M. Pidoux ! murmura-t-elle ; quel fluide !

 

– C’est tout simplement un sovcier ! dit tonton marquis, – un enchanteuv… un… mais pevmettez !… je désivevais demander un venseignement à ce bvave M. Musnier…

 

– À vos ordres, monsieur le marquis.

 

– Qu’est-ce que c’est qu’une hocquelle ?

 

– C’est fièrement bon ! répondis-je.

 

– Effrontée !… grommela l’aubergiste.

 

– Elle est vavissante ! murmura Isidore, – pavole !

 

En ce moment, le chérubin blond, sautant brusquement en bas de la table, vint me prendre par la main. Lily, jalouse, voulut le tirer de son côté ; il la repoussa. Les larmes lui vinrent aux yeux. La marquise s’écria :

 

– Lily va avoir sa crise !

 

Lily aussi, malgré son regard brillant et vaillant, malgré l’arc audacieux de ses sourcils noirs, Lily avait des crises !

 

Tonton marquis la visa de loin avec la canne à pomme d’or, chargée du fluide de M. Pidoux.

 

– Comment t’appelles-tu ? me dit le petit Gaston.

 

– Suzanne, répondis-je.

 

Il resta près de moi, me regardant toujours fixement. Lily pleurait à chaudes larmes, quoi que pût faire le fluide de M. Pidoux, contenu dans la canne à pomme d’or. Pendant cela, Musnier expliquait laborieusement à tonton marquis ce que c’était qu’une hocquelle.

 

– Mais c’est un vol-au-vent ! s’écria Dorothée, marquise du Meilhan-Grabot.

 

– Pvécisément, appuya Isidore ; c’est un godiveau ! Continuez les plaidoivies !

 

Dorothée et lui reprirent leur attitude majestueuse.

 

Musnier raconta avec de longs détails comme quoi nous l’avions contraint à chauffer le four ; comme quoi, non contents de ce repas ultra-substantiel, nous nous étions fait servir le café et l’eau-de-vie ; comme quoi, enfin, j’avais bien eu le cœur, en lui donnant ma pièce blanche, de lui demander ma monnaie.

 

Quand il eut fini, tonton marquis dit à Gustave :

 

– Vépondez, jeune homme ! vous avez la pavole !

 

Gustave resta muet.

 

– Mon jeune ami, dit Dorothée, qui braqua sur lui son binocle, la révolution nous a fait perdre beaucoup de nos privilèges, mais nous avons encore le droit de ramener la concorde et d’apaiser les différends… Ce privilège…

 

– Quoi donc ! l’interrompis-je sans façon, vous avez l’air tout de même d’une brave et bonne dame ; je crois bien que ce que vous en faites là n’est point pour nous donner de la peine… Mais mon parrain n’en sait pas plus long, voyez-vous bien…

 

– Ah ! fit le petit Gaston, qui lança à Gustave un regard farouche, c’est ton parrain, ce grand-là !…

 

– À Saint-Lud, dont nous venons, continuai-je, on déjeune tant qu’on veut pour une pièce blanche, et même pour la moitié : c’est pour ça que j’ai redemandé ma monnaie… Gardez-la tout entière, l’homme ! ajoutai-je fièrement en m’adressant à Musnier ! on vous la laisse !

 

– Tvès mignonnette ! tvès mignonnette ! murmura tonton marquis.

 

– Il ne se corrigera jamais ! soupira Dorothée en baissant son binocle pour regarder son compagnon avec une tendresse toute maternelle.

 

– Ce n’est pas moi qui la fais parler, s’écria l’aubergiste, dont les lèvres blêmissaient : elle ne se gêne pas, au moins, pour me payer en monnaie de singe !

 

Je fermai les poings et je m’avançai vers lui en disant :

 

– C’est-il nous deux mon parrain que vous appelez singes ?

 

– Maman marquise, dit mon ami Gaston, il en a l’air, lui, d’un singe !

 

– La paix, comte, lit Dorothée ; cela ne vous regarde pas !

 

– Mais si, maman marquise, ça me regarde… et si tu me grondes, je vas avoir ma crise !

 

– Chavmant enfant ! fit tonton marquis, pouv peu qu’il n’ait jamais affaive qu’à sa gvand’mève, il iva loin.

 

La grosse dame était la grand’mère de Gaston, et Gaston était comte.

 

– Les voitures sont attelées, annonça Antoine à la porte de la rue.

 

– Il faut en finiv ! déclara tonton marquis en se levant. Bvave homme, à combien évaluez-vous la dépense de ces deux jeunes gens ?

 

– À quatre livres dix sous, au plus juste ! répondit Musnier.

 

Isidore mit la main à sa poche.

 

– Toujours bon ! murmura Dorothée ; il ne se corrigera jamais.

 

Je vis le mouvement. Moi qui n’avais pas passé un seul jour sans mendier depuis que je me connaissais, je ne sais pourquoi il me déplut aujourd’hui de recevoir l’aumône. Était-ce parce que je sentais sur moi les grands yeux bleus de Gaston ? J’ôtai mon bonnet de coton, qui laissa voir les boucles abondantes de mes cheveux châtains, et je dis en faisant la révérence :

 

– Merci bien, monsieur et madame ; si nous devons nous paierons.

 

– Vous avez donc de l’argent ? demanda la marquise.

 

– Nous avons de bons bras, mon parrain et moi… Nous savons un état… Nous travaillerons.

 

Gustave me donna un coup de coude. Je puis dire que, depuis la fin du déjeuner, tout ce que faisait mon parrain me déplaisait. Je voyais toujours du côté de la fenêtre la figure rougeaude de Fanchette, et j’avais cru surprendre entre elle et Gustave plus d’un signe d’intelligence. À son tour, madame la marquise fit mine de se lever. Pour cela, elle réclama l’aide de son fidèle cavalier Isidore. Je ne veux pas oublier cette circonstance que la jolie petite Lily la tirait par sa robe en me jetant des regards craintifs, et répétait depuis un quart d’heure : Allons-nous-en, allons-nous-en !

 

Mais ma proposition n’était pas du goût de M. Musnier.

 

– Ta ta ta ! fit-il ; à d’autres… Si on vous laisse partir, Dieu sait où l’on vous conduira ! je veux mon dû, je l’aurai, ou bien (sauf le respect que je dois à monsieur, à madame et à la compagnie) vous irez en prison !

 

– Non ! s’écria mon ami Gaston ; pas elle !… lui, ça m’est égal.

 

On entendait les chevaux qui battaient impatiemment le pavé de la cour.

 

– Pavtons ! dit tonton marquis.

 

– Non, répliqua le chérubin blond ; – je reste avec celle-là.

 

– Jusqu’à quand, trésor ? demanda la grand’mère en souriant.

 

– Jusqu’à toujours.

 

– Tvès-naïf et tvès-joli ! fit Isidore.

 

– Écoutez ! dis-je tout à coup ; Gustave ira travailler ; je resterai ici servante tant que je n’aurai pas gagné vos quatre livres dix sous.

 

– Elle a de la fievté, savez-vous, Dovothée ? remarqua tonton marquis.

 

Musnier haussa d’abord les épaules ; mais, se ravisant :

 

– Le garçon fera plutôt mon affaire, dit-il ; qu’il reste une semaine… au bout du temps, s’il est honnête, on s’arrangera pour les gages.

 

Je me sentis chanceler sur mes jambes. L’idée de la séparation me venait. Gustave avait les yeux cloués au sol.

 

– Réponds !… – lui dis-je impérieusement.

 

– Dame !… fit-il sans me regarder.

 

Ses yeux sournois cherchaient la grosse Fanchette, qui souriait là-bas. Gustave avait ses dix-sept ans. Je levai la tête si haut, qu’il me sembla à moi-même que j’avais grandi de deux pouces.

 

– Voulez-vous m’emmener avec vous ? demandai-je brusquement à la marquise.

 

– Non, oh ! non ! s’écria Lily en joignant ses petites mains d’un air suppliant.

 

– Si, si, si ! cria de son côté Gaston ; si maman marquise ne veut pas, je vas avoir ma crise.

 

Tonton marquis me tenait le menton.

 

– Dovothée, dit-il, pavole ! c’est une dvôle de petite gaillavde !

 

La marquise hésitait grandement entre Lily, qui la tirait à droite, et Gaston, qui la tirait à gauche. Gustave me regardait avec de grands yeux ébahis.

 

– Nous la mettvons sur le siège avec Antoine, grasseya encore ce bon tonton marquis ; – la canne du docteuv Pidoux ne peut vien suv ce petit scélévat de Gaston. Puisqu’il a la bonté de ne pas demander la lune, accordons le veste, et bien vite.

 

– Allons, dit la marquise en embrassant le chérubin, seras-tu bien content si on l’emmène ?

 

– Je n’aurai plus jamais de crises, répondit Gaston sans hésiter.

 

La marquise, excellente femme, s’il en fut, l’enleva dans ses bras et me dit :

 

– S’il pouvait ne pas se tromper, fillette, tu aurais une belle dot, à l’âge de te marier !

 

IX

Maman marquise et tonton marquis.


J’avais pris cette grande détermination de me séparer de Gustave, sans réfléchir. J’ai pu remarquer que les principaux actes de ma vie avaient été accomplis ainsi.

 

Mon cœur se serra bien douloureusement quand mon parrain vint me prendre les deux mains et me dit, les larmes aux yeux :

 

– Suzanne… c’est toi qui veux me quitter !

 

– Oui, répondis-je en assurant ma voix de mon mieux ; nous ne faisons ensemble que des sottises… Je t’empêche de retourner à Saint-Lud… et d’ailleurs…

 

– Et d’ailleurs ?… répéta Gustave.

 

Je ne voulais pas dire ma véritable raison qui était un dépit beaucoup plus vif que ne le comportait mon âge.

 

Ma véritable raison était là avec sa coiffe d’indienne collante, ses cheveux ébouriffés et tirant sur le roux, ses joues tombantes et ses extravagants appas : ma véritable raison avait nom Fanchette. Je dégageai mes mains de celles de Gustave et je dis comme les enfants dans leurs querelles :

 

– Ce n’est pas moi qui ai commencé, mon parrain.

 

– Mais que t’ai-je fait, Suzanne, ma petite Suzanne ! s’écria Gustave, tu ne veux donc pas te marier avec moi ?

 

J’hésitai pour le coup. C’était là le rêve le plus doux de ma vie.

 

– Eh bien ! si, répondis-je ; je serai ta femme… Je vais aller gagner ma dot là-bas et je t’attendrai… Si tu m’aimes encore à mes quinze ans, viens… Si tu ne m’aimes plus, ne te gêne pas, il en viendra d’autres.

 

Nous étions seuls en ce moment dans la salle à manger. La famille du Meilhan venait de descendre dans la cour et entourait les voitures. M. Musnier était sur son perron, saluant quatre fois par minute et faisant voyager sa serviette. Tonton marquis lui avait mis une pièce de vingt francs dans la main en lui recommandant que Gustave ne manquât de rien. Tonton marquis aurait mieux fait de donner son louis à Gustave. Celui-ci, en m’écoutant parler, essuya ses yeux du revers de sa main. Il me regarda d’un air indigné.

 

– Je suis plus vieux que toi, Suzanne, me dit-il, mais tu es déjà plus avisée que moi, je sais cela… J’ai fait pour toi de mon mieux et c’est bien peu de chose… Si j’avais été ton mari, j’aurais tâché de te rendre heureuse… Mais puisque tu ne veux plus, tout est dit : Bonsoir, Suzanne, je te souhaite bien du bonheur !

 

Je ne m’attendais pas à cela.

 

– Vous avez de quoi vous consoler ici, mon parrain ! m’écriai-je en pleurant à mon tour ; – moi aussi je vous souhaite bien du bonheur !

 

Je m’élançai hors de la salle à manger. On m’appelait déjà dans la cour.

 

Le marquis, la marquise, Zoé, Lily, l’institutrice et Gaston avaient pris place dans la vaste caisse du briska. L’autre voiture était pour Justine, Besançon, madame Honoré et une manière de paysanne qui servait de bonne aux deux enfants.

 

Le siège du briska étant à trois, on aurait pu donner une place à mon pauvre Gustave ; je le croyais du moins ; mais Besançon apporta une énorme cage toute pleine de serins, qui fut placée dans le compartiment antérieur dont elle tenait juste la moitié.

 

– Petite, me dit tonton marquis en riant, tu vas faive en sovte de ne pas gêner mes canavis.

 

On procédait au chargement de Dorothée, œuvre pénible et qui demandait du temps.

 

Besançon était entré dans la caisse, Antoine poussait la marquise par derrière. À l’aide de leurs efforts réunis, on vit enfin disparaître la robe rose et la sortie de bal tourterelle. Isidore, qui avait été un remarquable danseur autrefois, s’avança sur la pointe des pieds et s’élança sur le marchepied avec grâce. Il y demeura un instant suspendu en équilibre, puis il plongea à son tour dans la caisse. J’entendis Dorothée qui lui disait :

 

– Vous ne vous corrigerez donc jamais ?

 

À bien considérer l’âge du coupable, il y avait en effet à parier pour l’impénitence finale.

 

– Ma petite brebis, me dit Musnier quand je passai près de lui, tu peux te vanter d’être née coiffée.

 

– Vous, on ne vous parle pas, l’homme ! répondis-je avec fierté.

 

Et j’ajoutai en jetant un regard haineux vers Fanchette :

 

– Surveillez seulement vos domestiques.

 

Je m’étais mise à la tête des chevaux.

 

Je vis Gustave qui s’avançait vers moi lentement. Ses yeux paraissaient plus rouges parmi la pâleur de son visage. Les deux jeunes filles et la demoiselle de compagnie entrèrent dans le briska.

 

– Allons, viens, Gaston, mon amour ! cria la vieille dame complètement installée !

 

– Viens donc, Bibi ! ajouta Lily qui mit sa jolie tête inquiète à la portière.

 

Le chérubin ne bougea pas. Besançon, député vers lui en parlementaire, reçut un maître coup de pied dans le devant des jambes.

 

– Est-ce que tu veux rester ici, mon chéri ? demanda la marquise.

 

– Non, répondit Gaston.

 

– Eh bien ! monte, mon trésor.

 

– Non, répondit encore Gaston.

 

Puis il ajouta en riant sournoisement :

 

– Je veux qu’on mette les serins à ma place !

 

– Et qu’on te mette à la place des canavis, n’est-ce pas, amouv ? dit tonton marquis.

 

– Oui, répliqua Gaston.

 

– C’est pour aller avec celle-là ! dit Lily qui me montra au doigt.

 

– Non, Gaston, non, mon chéri ! faisait la vieille dame ; il y a des courants d’air sur le siège, tu t’enrhumerais…

 

– Je veux bien m’enrhumer, moi ! interrompit le chérubin.

 

– Et d’ailleurs, les oiseaux ont de l’odeur… ils tiennent bien plus de place que toi…

 

Sans faire semblant de rien, Isidore le visait avec la canne contenant le propre fluide du docteur Pidoux. Mais le fluide de cet enchanteur était ici sans pouvoir. Gaston se mit à crier comme un aigle en agitant ses bras d’une façon désordonnée.

 

– La crise ! la crise ! gémit Dorothée.

 

Aux cris de Gaston, ceux de Lily répondirent aussitôt.

 

– Autve cvise ! fit tonton marquis en prenant l’enfant dans ses bras.

 

– Isidore ! soupira la marquise en se renversant dans l’intérieur, voici la mienne qui vient.

 

– Tvois cvises !… madame Honové ! le vinaigre anti-spasmodique ! Justine ! des compvesses d’eau à quatve degvé centigvades !… Besançon ! les pilules de movphine !…

 

Ce fut, durant un instant, une confusion inexprimable. On ne savait auquel entendre. La marquise sifflait comme un serpent, Lily poussait des cris aigus ; Gaston, furieux, les yeux changés, la bouche crispée, se débattait entre les bras d’Antoine et tâchait de le mordre. J’allai droit à Gaston. Je ne saurais dire d’où me vint le courage que j’eus.

 

– Si vous ne vous tenez pas en repos, l’enfant, lui dis-je durement, je ne m’en irai pas avec vous.

 

Instantanément il se tint immobile et tout frémissant entre les bras d’Antoine étonné.

 

– Allez avec votre maman, ajoutai-je, et tout de suite !

 

– Et tu vas venir au Meilhan ? dit-il.

 

– Oui… si vous êtes sage.

 

Il alla de lui-même vers la voiture et monta près de sa grand’mère.

 

– Pvodigieux ! murmura tonton marquis, pavole !

 

En voyant son petit cousin, Lily sourit à travers ses larmes. La marquise le dévorait déjà de baisers.

 

– Voici le Neptune qui a calmé l’ovage ! dit Isidore en me désignant ; – son fluide me pavait valoiv mieux encove que celui du docteuv Pidoux.

 

Et la marquise ajouta d’un ton d’émotion vraie et profonde :

 

– Ah ! Isidore, c’est un miracle !… Le bon Dieu a envoyé cette enfant sur notre chemin !

 

Pour la première fois, mademoiselle Zoé et son institutrice me considérèrent avec attention.

 

– Elle a l’air remarquablement intelligent, fit l’institutrice.

 

– Elle sera très-belle ! ajouta Zoé.

 

– Une bvune ! ajouta tonton marquis d’un ton de connaisseur ; – piquante ; tvès-piquante !

 

Antoine me donna un petit coup sur l’épaule. La rêverie m’avait prise. Je vis que tout le monde avait les yeux fixés sur moi ; je rougis.

 

Il y avait déjà de la jalousie dans les regards de Justine et de madame Honoré. Besançon avait toujours son sourire insolent et narquois. C’était un beau domestique. Je crus qu’Antoine allait me parler bas, tant ses yeux me semblaient expressifs en ce moment, mais il se borna à me dire :

 

– Montons, bichette !

 

– En voute ! en voute ! commandait tonton marquis ; nous avvivevons au milieu de la nuit… Embvasse ton pavvain, petite, et en voute !

 

Gustave était là tout près de moi.

 

– Non ! non ! cria en ce moment le chérubin qui recommençait à s’agiter : – renvoyez celui-là !… Je ne veux pas qu’elle l’embrasse !

 

Isidore et Dorothée échangèrent un regard. Zoé sourit. L’institutrice pinça les lèvres. Comme on avait l’habitude d’obéir religieusement aux ordres du chérubin, Besançon s’avança pour me séparer de Gustave. Mais avant qu’il ne fût arrivé, j’étais déjà pendue à son cou.

 

– Mon parrain ! mon parrain ! m’écriai-je, car tout mon cœur était en lui.

 

– Adieu, Suzanne ! murmura-t-il en sanglotant ; tu ne m’aimais pas ! – Il y a une destinée. Mon âme se brisait ; rien ne me forçait à le quitter, car les vagues pensées d’ambition qui pouvaient être en moi depuis une heure ne comptaient point auprès de ce sentiment profond qui m’attachait à Gustave. Quant à la jalousie, je ne songeais même plus à cette Fanchette. S’il m’avait dit : Reste ! sais-je ce que j’eusse fait ? Il ne prononça pas ce mot. Pourquoi ? peut-être parce qu’il n’avait point espoir. Il m’aimait bien pourtant, et je n’ai jamais bien aimé que lui. Nous étions fous. Ce fut un instant de providentiel aveuglement. Nous nous laissâmes séparer sans résistance, et tous deux pleurant, tous deux accablés de douleur, nous nous quittâmes. Je ne saurais, du reste, dire au juste comment je le vis retourner vers la maison ; j’étais assise sur le siège à côté d’Antoine qui fouettait déjà ses chevaux.

 

– Jeune homme, cria celui-ci au moment où le briska s’ébranlait, si vous voulez écrire à la petite, adressez au château de Meilhan, commune de Saint-Philibert-en-Mauges, par Beaupréau (Maine-et-Loire).

 

Nous n’avions même pas songé à cela. Gustave se retourna et fit un signe de tête qui pouvait s’interpréter négativement. Je me serrai contre Antoine, et je lui dis merci tout bas.

 

L’entrée de la cour était mauvaise, le briska, bien qu’il fût attelé de quatre forts chevaux, eut de la peine à la franchir.

 

Au-devant de l’hôtel du Pélican, on préparait la lace ; nous fûmes obligés de faire un long circuit pour gagner la roulé de Domfront qui s’ouvrait à l’autre bout. Quand le briska, qui avait d’abord tourné le dos à la façade de l’hôtel, revint sur ses pas, j’aperçus Gustave à une fenêtre de la salle basse où nous avions déjeuné. Je me levai, les bras tendus, d’un mouvement si soudain que, sans Antoine, je serais tombée sous la roue.

 

– Écris-moi, dis-je, écris-moi, mon parrain… Je vais apprendre à écrire pour te répondre…

 

Je ne sais s’il m’entendit, car la voix me manquait. Il agita la main lentement. Il y avait sur son visage une tristesse navrée…

 

– Descendez-moi ! ordonnai-je à Antoine.

 

Antoine regarda, lui aussi, du côté de l’auberge.

 

– Ils sont deux, murmura-t-il.

 

Je prie le lecteur de me pardonner la vulgarité de ce détail. Je dis tout. À une autre fenêtre, la grosse Fanchette s’accoudait. Elle me fit ce qu’on appelle un pied de nez.

 

Je retombai sur le siège comme si j’eusse reçu un coup de massue. Je couvris ma figure de mes mains et pleurai toutes les larmes de mon corps. Je ne saurais dire combien de temps je fus ainsi.

 

Quand je m’éveillai, nous étions en pleine campagne, et le soleil de midi éclairait un riant horizon.

 

– Quand vous aurez fini de pleurer, mignonne, me dit Antoine qui souriait bonnement, nous causerons tous deux ! – J’étais comme ivre. Le soleil m’éblouissait. Le pas des deux chevaux me répondait dans la tête. La campagne me semblait un immense entassement d’objets confus où je ne distinguais rien.

 

– Vous l’aimez donc bien, votre parrain ? me dit Antoine qui voyait ma détresse.

 

– Je n’ai que lui à aimer sur la terre, répondis-je en pleurant de nouveau.

 

– Alors, pourquoi l’avez-vous quitté ?

 

– Je ne sais pas… murmurai-je, tandis que les sanglots soulevaient ma poitrine ; mon Dieu ! je ne sais pas !

 

– C’est encore possible, grommela Antoine ; j’ai déjà vu des choses comme ça… toutes les fillettes sont un tantinet folles.

 

Non, je ne savais pas, je le répète ici du fond du cœur. Quelque chose de supérieur à moi-même m’avait entraînée.

 

– D’ailleurs ce n’est pas la mer à boire, ajouta le bon Antoine, que d’aller de Condé à Beaupréau. Si votre parrain a envie de vous voir, il prendra ses cliques et ses claques : en trois jours de temps, ça sera fait.

 

– Mon parrain est fâché contre moi ! m’écriai-je ; je ne le reverrai jamais !

 

Antoine allongea un coup de fouet à son limonier de gauche, qui faisait le paresseux.

 

– Ta ta ta ta ! répliqua-t-il, ça passera… tout passe… Vous avez aux environs de douze ans, pas vrai, mignonne ?

 

– Douze ans, douze ans et demi.

 

Il tourna la tête, mais je vis bien qu’une idée triste passa au travers de sa gaîté.

 

– Pourquoi ne vous dirais-je pas ça ? fit-il brusquement, ça vous donnera confiance… Si Dieu avait voulu me laisser ma pauvre petite Catherine, elle aurait tout juste votre âge… quoi ! voilà le fin mot ! je ferais quelque chose pour vous si je pouvais.

 

– Vous avez perdu un enfant ! m’écriai-je.

 

– Oui, oui… et une jolie créature… personne ne peut dire le contraire…

 

– Mais, s’interrompit-il d’un accent bourru, il ne faut pas parler de ça trop longtemps… je me mettrais à pleurer… et voici la côte Saint-Julien où j’aurai besoin de mes deux yeux… Contez-moi voir votre petite histoire, ma bichette ; ça va vous épancher, comme on dit, et peut-être qu’après vous serez soulagée.

 

Je n’avais aucune répugnance à le satisfaire. C’était une honnête figure de vieux serviteur. Tout en lui respirait la franchise et la probité, non sans un grain de finesse.

 

Je lui racontai tout.

 

Quand j’en fus au récit de ma dernière soirée à la loge, suivie de ma fuite et de notre départ à Gustave et à moi :

 

– Votre parrain est un honnête garçon, me dit-il ; si j’avais su tout cela…

 

Il s’arrêta, et moi je dis :

 

– Qu’auriez-vous fait, monsieur Antoine ?

 

– On ne sait pas, ma poule… Les choses arrivent comme ça, des fois, par la volonté de Dieu… Ce n’est pas la mer à boire que d’aller de Condé à Beaupréau !

 

Je crus comprendre qu’il désapprouvait ma séparation d’avec Gustave.

 

– Ça se peut que oui… ça se peut que non, répondit-il à une question que je lui fis à cet égard ; il y a des moments où tout le monde est forcé de parler normand. Tout ne sera pas couleur de rose pour vous… Mais où est le paradis terrestre ?… L’enfant a bon cœur, et si on l’élevait pour en faire un homme… Mais nous reparlerons de ça… Dormez un petit somme, ma bichettte ; pleurer, ça donne envie de dormir, c’est drôle, mais c’est vrai.

 

Mes yeux battaient, en effet et se fermaient malgré moi. J’appuyai ma tête contre la cage. Aussitôt nous entendîmes qu’on frappait aux carreaux de l’intérieur.

 

– Pvenez gavde à mes canavis ! cria la voix flûtée de tonton marquis.

 

Antoine se mit à rire dans sa barbe.

 

– Pauvre bonhomme ! murmura-t-il ; c’est innocent des goûts pareils, au moins !… ça ne fait de mal à personne !

 

Deux minutes après, j’étais endormie. Je rêvai de Gustave.

 

Il fallut pour m’éveiller le pavé de Domfront. Dès que la voiture le toucha, elle se mit à danser de telle sorte que j’ouvris les yeux en sursaut. Domfront, vieille et respectable ville bas-normande des pieds à la tête, ne me frappa pas à beaucoup près autant que Condé. J’étais déjà un peu habituée aux merveilles. Nous nous arrêtâmes à la meilleure auberge du lieu. Avant de descendre, Antoine me dit à l’oreille :

 

– Faites pour aujourd’hui tout ce que le petit voudra… Demain, nous causerons à notre aise.

 

On eut recours aux cérémonies déjà décrites pour retirer Dorothée de la voiture. Isidore lui offrit son bras, et tous deux montèrent le perron de l’auberge. En rentrant, Isidore dit à l’aubergiste :

 

– Mon bvave, on va vous appovter mes canavis… si vous avez des chiens ou des chats, enfevmez-les… D’apvès la pvésente déclavation, je vous regavde comme vesponsable de tout ce qui leuv avvivevait de mal !

 

Tonton marquis prononça ce discours sans rire.

 

La vie de voyage était ainsi réglée : les maîtres mangeaient ensemble, dans la chambre de la marquise ; mademoiselle Irène, l’institutrice, prenait ses repas dans son appartement, bien qu’elle eût place à table au château ; enfin, les domestiques se restauraient à table d’hôte. Il y eut conseil sur la question de savoir dans laquelle de ces trois catégories je serais rangée. On parla d’abord de la table d’hôte, – puis de la chambre de mademoiselle Irène. – Gaston trancha la difficulté en déclarant que, si je n’étais pas auprès de lui, non-seulement il ne souperait point, mais encore qu’il aurait une crise.

 

– Tu l’auras auprès de toi, mon amour, lui dit la vieille dame ; – tu l’auras !

 

– Dovothée ! fit le marquis solennellement, – voilà une aventuve qui pouvva avoiv des suites dangeveuses… tvès dangereuses !

 

– Bah ! Isidore !… ils n’ont que douze ans !

 

– Petit poisson deviendra grand !… murmura tonton marquis.

 

Il eut un coup de binocle, et l’on se contenta de cela.

 

Je ne fis pas beaucoup d’honneur au souper, qui, du reste, fut triste. On était venu annoncer à Isidore qu’un de ses serins était indisposé. Il s’écria :

 

– Et nous n’avons pas le docteuv Pidoux !… voilà en quoi ces voyages sont intolérables !

 

Depuis ce moment, il broya du noir.

 

Mademoiselle Zoé avait demandé la permission de souper avec Irène, son institutrice ; Lily boudait ; Gaston avait sommeil. Seule, madame la marquise du Meilhan-Grabot jouissait en son entier du valeureux appétit que la nature lui avait prodigué. Elle commanda son souper avec une grande liberté d’esprit, ôta sa sortie de bal, fit lâcher sa robe rose d’avancé et se mit à table jusqu’au menton, de l’air que doit avoir un vrai soldat en marchant à l’assaut. Elle mangea pour toute sa famille, et n’eut qu’une légère indigestion. Plût au ciel que le serin du marquis n’eût pas été plus malade ! Mais, vers la fin du souper, Besançon, la figure longue d’une aune, vint annoncer que le malheureux animal semblait approcher de sa dernière heure.

 

– Lequel est-ce ? demanda la marquise entre deux bouchées.

 

– C’est Fvédévic, répondit Isidore avec des larmes dans la voix ; le fils de Célestine… Le docteuv Pidoux l’avait déjà sauvé d’une fièvve cévébvale…

 

– Puisqu’il était d’une mauvaise santé… commença la marquise.

 

Isidore leva les yeux au ciel.

 

– On s’attache à ces petits êtves-là, dit-il, pav les soins même qu’on leuv pvodigue… Fvédévic était mon favovi !

 

– A-t-il des frères et sœurs ? interrogea encore la marquise.

 

– Fils unique ! prononça tristement tonton marquis.

 

La bonne Dorothée jeta un regard mélancolique sur Gaston et laissa un petit reste dans son assiette.

 

– Enfin, Isidore… voulut-elle dire.

 

– Tenez, Dovothée, interrompit le brave homme, épavgnez-moi ces consolations banales… Pavlons d’autves choses.

 

La marquise commença par se servir une aile de volaille avec un beau morceau de barde.

 

– Le voilà encore ! s’écria Lily ; maman marquise, Gaston ne veut pas mettre sa tête sur mon épaule !

 

Le blond chérubin était assis entre Lily et moi. Il avait fait choix de mon épaule pour y reposer sa tête bouclée. À vrai dire, je n’étais pas extrêmement sensible à cet honneur. Je n’avais pu toucher à aucun des mets qui couvraient la table. Mon cœur était gros et mes yeux brûlaient.

 

– Laisse, Lily, ma chérie, dit la marquise ; tu commences à être trop grande pour que Gaston te traite comme un enfant.

 

– Mais celle-là est plus grande que moi ! objecta Lily en me montrant au doigt, suivant son habitude.

 

– Ce n’est pas la même chose, répliqua Dorothée ; je t’expliquerai cela.

 

– Explique tout de suite !…

 

– La paix ! interrompit le marquis d’un ton presque viril.

 

Tout le monde le regarda ; la marquise ouvrait de grands yeux ; Gaston lui-même s’éveilla à demi.

 

Le marquis laissa tomber sa tête poudrée dans sa main.

 

– Pavdon, Dovothée ! fit-il d’un accent plaintif ; je me suis empovté malgvé moi… Je ne cvois pas manquer de patience… Mais entendve pavler d’enfantillages dans un paveil moment !…

 

Quand un serin est à l’agonie ! Et quel serin ! Frédéric, seul fils de Célestine ! La marquise comprit cela. Elle imposa silence à Lily, et cessa un moment de manger pour prendre les mains de son vieux sigisbé.

 

– Si vous alliez le voir un peu, risqua-t-elle.

 

– Je ne pouvvais pas suppovter l’aspect de ses souffrances ! répondit Isidore.

 

La marquise prit un grand parti. Je crois même qu’elle repoussa son assiette.

 

– Laissons donc cela, dit-elle, j’ai à vous parler d’une chose bien importante.

 

Elle se rapprocha et ajouta d’un ton confidentiel :

 

– Je ne suis pas fâchée que mademoiselle Irène prenne l’habitude de manger seule.

 

– Pouvquoi cela ? demanda Isidore avec distraction.

 

– Parce que, vous sentez bien, repartit la marquise, nous ne savons pas quelles sont, au fond, les opinions politiques de cette jeune personne… Dans les circonstances où nous allons nous trouver en arrivant à Meilhan… Quand il s’agit d’une conspiration…

 

– Chut !… fit le marquis en regardant tout autour de lui avec terreur.

 

Ce fut sans doute ce grand air de mystère qui éveilla ma curiosité, car ces mots : opinions politiques, conspiration, n’avaient pour moi aucune espèce de sens. Je compris seulement qu’on voulait éloigner un témoin indiscret. Je devins tout oreilles.

 

La curiosité tint toujours le premier rang parmi mes péchés mignons.

 

– Je ne conçois pas, Dovothée, reprit le marquis tremblant, comment vous commettez de semblables impvudences !

 

– Mais il n’y a personne ici !

 

– Les muvs ont des oveilles ! prononça solennellement Isidore. Puis il ajouta entre haut et bas :

 

– On a bien tovt de confier de cevtains secvets aux femmes !

 

– Allons ! fit la marquise, je confesse ma faute ; Isidore, soyez généreux !

 

– S’il ne s’agissait que de povter ma tête suv l’échafaud… commença celui-ci.

 

– Je sais que nous avons entre nos mains les destinées de la France, interrompit Dorothée ; mais, soyez tranquille, mon ami, je me montrerai digne de la responsabilité qui pèse sur moi… Je disais donc que cette jeune fille, ayant pris pendant le voyage l’habitude de manger dans sa chambre, ne pourra entendre nos délibérations… Vous jugez que si l’on savait qu’il y a au château un dépôt de poudre…

 

Tonton marquis sauta sur son siège comme si toutes les poudres déposées au château eussent fait explosion.

 

– Au nom de Dieu ! Dovothée ! s’écria-t-il, vous voulez donc nous faive massacver !… Songez que nous sommes ici dans un pays de bleus… et qu’il y avait, quand nous sommes entvés, tvois gvands coquins de gendavmes à la povte !

 

Comme il n’est pas nécessaire que le lecteur partage mon ignorance, je rappellerai que nous étions en 1832. Certaines choses mortes essayaient alors de renaître. En politique, toutes les résurrections sont possibles.

 

Je faisais semblant de dormir et je me demandais : Qu’est-ce que les bleus ? Pourquoi ces gens qui voyagent en voiture ont-ils peur des gendarmes ? Ma curiosité ne devait point être satisfaite ce soir-là. La porte s’ouvrit tout à coup. Je crus que tonton marquis allait sauter par la fenêtre, tant son visage exprima de terreur. Mais ce ne furent point les bleus qui entrèrent. Besançon, le premier, puis Justine, puis madame Honoré, puis Toinon, la bonne, montrèrent successivement leurs figures en grand deuil.

 

– Est-ce que nous sommes cevnés ? demanda Isidore, qui ne pensait plus à Frédéric.

 

Ses dents claquaient. J’ai bien vu des conspirateurs, mais jamais un plus drôle. La voix lugubre de Besançon répondit :

 

– Il est mort !

 

Et les trois femmes répétèrent en chœur :

 

– Il est mort !

 

Cette peste de Justine avait toutes les peines du monde à s’empêcher de rire. Isidore comprit enfin. Il s’essuya d’abord le front, et son mouchoir dut être plein de sueur froide. Puis il poussa un long soupir de soulagement.

 

– Nous pouvons dive, Dovothée, murmura-t-il à l’oreille de la vieille dame, que nous l’avons échappé belle !

 

– Taisez-vous, répondit-elle, j’en ai froid dans le dos !

 

– Que faut-il faire du corps ? demanda Besançon.

 

Tonton marquis, à ces mots, se replongea de bonne grâce tout au fond de sa désolation. Il cacha son visage entre ses mains.

 

– Soyez homme ! lui dit la marquise.

 

– C’est l’affaive du pvemier moment, repartit Isidore d’une voix étouffée ; – il n’y a que le temps pouv ces choses-là, vous compvenez bien.

 

– Si vous désirez qu’il soit empaillé ?… reprit la bonne Dorothée.

 

– Non ! s’écria tonton marquis avec un geste d’horreur ; vous me connaissez… ce sevait étevniser ma douleuv !… Enveloppez-le dans un mouchoiv… cveusez-lui une petite tombe… et bvûlez du sucve dans la cage pouv puvifîer l’aiv… Je suis sûv que Célestine ne s’en consoleva jamais !… pavole !

 

Cette soirée de deuil se termina dans une morne tristesse. La marquise se leva de table tout de suite après le dessert, et ordonna qu’on fît sa couverture. On emporta Lily et Gaston endormis dans leurs lits respectifs. Le désolé marquis gagna le sien en s’appuyant mélancoliquement sur sa canne à pomme d’or. Je l’entendis qui disait à Besançon dans le corridor :

 

– Célestine n’en éléveva jamais, j’en ai la cevtitude. C’est le tvoisième qui meuvt avant l’âge de pubevté.

 

On me mit à coucher dans la chambre de madame Honoré. C’était une douce et discrète personne qui en prenait bien à son aise pour tout ce qui regardait son service. Elle n’était point méchante. On ne peut dire qu’elle fût plus bavarde que le commun des chambrières de son âge. Elle me fit quelques questions auxquelles je répondis à ma guise. Antoine m’avait recommandé la prudence. Je pense qu’elle avait bien quelques petits secrets de toilette, car elle éteignit la lumière longtemps avant de se mettre au lit. Il est vrai que c’était, suivant elle, pour dire son oraison du soir. Mais j’entendis des bruits qui n’annonçaient point l’immobilité de la prière.

 

Toute cette nuit, je fus fort agitée. C’est à peine si je pus fermer l’œil. Chaque, fois que j’allais m’endormir, j’étais prise de cette pensée que je faisais un mauvais rêve. J’avais la fièvre, une fièvre ardente.

 

Je me levai pour boire un peu d’eau. La commode sur laquelle était la carafe se trouvait à un angle de la chambre, près d’une porte qui donnait dans l’appartement de l’institutrice. Je fus bien étonnée de voir encore de la lumière par le trou de la serrure. Je m’approchai. Il pouvait être à peu près deux heures du matin. Irène et Zoé n’étaient point encore couchées. J’ai fait d’avance ma confession ; j’étais curieuse de coller mon oreille à la serrure.

 

– Souvenez-vous d’une chose, Zoé, chère enfant, disait mademoiselle Irène, tout ce qu’on veut fortement arrive.

 

– Sais-je ce que je veux ? soupira Zoé.

 

Je mis mon œil à la place de mon oreille. Zoé était assise sur le pied de son lit ; mademoiselle Irène, demi-couchée dans une bergère, tenait une des mains de Zoé entre les siennes.

 

Mademoiselle Irène était beaucoup plus belle que Zoé ; mais celle-ci, avec sa figure douce et ses traits un peu effacés, m’inspirait une sorte de sympathie. Je la plaignais sans trop savoir pourquoi. Mademoiselle Irène avait dû souffrir beaucoup en sa vie. C’était une nature résistante et forte, malgré sa frêle enveloppe. Sous ses longs cils noirs il y avait du feu.

 

– De quoi vous plaignez-vous ? reprit-elle ; vous n’aimez plus le prince ?… Tant mieux, puisqu’il ne vous aime pas !

 

– Sais-je si je ne l’aime plus ! murmura encore Zoé.

 

– Puisque vous aimez Léon…

 

Zoé secoua la tête lentement et dit :

 

– Je suis bien découragée !

 

– Il ne faut jamais être découragée, repartit Irène.

 

Puis, relevant tout à coup son beau front plein de fierté :

 

– Que serait-ce donc, s’écria-t-elle, si vous étiez à ma place !… Que serait-ce donc si le sort injuste vous eût fait naître dans cette classe où tout est obstacle, où tout est misère ?… Vous avez des parents peu éclairés, mais bons… vous êtes mademoiselle du Meilhan… vous avez vingt mille livres de rente en vous mariant… sans compter de magnifiques espérances…

 

– Qu’importe tout cela ?… fit Zoé.

 

Irène quitta la bergère où elle était assise. Il y avait un éclair de dédain dans ses beaux yeux.

 

– Avec la moitié de cela, dit-elle, avec le nom de Meilhan tout seul, il y aurait longtemps que je serais princesse !

 

Zoé lui tendit la main en silence et se fourra entre ses draps.

 

Certes, je n’avais aucune idée des connaissances qu’une institutrice peut inculquer à son élève. Mais il y a l’instinct. Je devinai que mademoiselle Irène n’aurait point dû parler ainsi à Zoé. Je devinai davantage. Une intrigue m’apparut vaguement.

 

Je me recouchai toute pensive et sans même avoir bu cette goutte d’eau qui me faisait si grand besoin tout à l’heure. Mon esprit travaillait et nageait dans une mer de pensées confuses : ce château où l’on cachait de la poudre, ces gens qui appelaient les gendarmes des coquins, – les bleus, – ce prince dont on n’avait point dit le nom, et ce Léon que Zoé aimait, au dire de mademoiselle Irène…

 

Je m’endormis enfin. Au point du jour, madame Honoré, qui avait déjà son corset et sa jupe, m’éveilla. Nous devions faire ce jour-là une grande traite et ne nous arrêter qu’à Laval. Madame Honoré frappa à la porte de l’institutrice.

 

– Comment mademoiselle Zoé a-t-elle passé la nuit ? demanda-t-elle.

 

– Merci, ma bonne, répondit la jeune fille elle-même ; je n’ai fait qu’un somme depuis hier soir.

 

– J’avais cru entendre causer… grommela madame Honoré ; cette demoiselle Irène peut en savoir bien long… Dieu veuille qu’elle n’en sache pas trop long ! Je trouve Zoé triste depuis quelque temps ; elle a les yeux battus… à dix-sept ans !… Si quelqu’un lui mettait amourette en tête…

 

J’étais en train de nouer les cordons de ma jupe. Ma bouche s’ouvrit pour apprendre à madame Honoré ce que j’avais entendu. Mais Antoine m’avait dit d’être prudente. Plût à Dieu que j’eusse toujours gardé la même réserve ! Madame Honoré tourna par hasard les yeux vers moi.

 

– Est-ce que vous m’écoutiez, vous ? dit-elle ; qu’ai-je dit ?

 

– Je n’en sais rien, ma bonne dame, répliquai-je sans hésiter.

 

– Tant mieux pour vous, fillette… Moins on en sait, chez nous, mieux ça vaut !

 

Puis elle ajouta, en me regardant pour la première fois de la tête aux pieds :

 

– Vous avez trouvé la pie au nid, l’enfant !… Si vous tenez bien vos cartes, vous aurez un gentil magot à vos seize ans… La fantaisie du petit comte durera tant qu’elle pourra ; mais, chez nous, on ne renvoie jamais personne.

 

Il y avait là-dedans des métaphores au-dessus de ma portée ; néanmoins, je compris et je répondis :

 

– Je ferai de mon mieux, ma bonne dame, et j’écouterai les conseils de ceux qui sont au-dessus de moi.

 

Madame Honoré prit cela pour elle et me donna une tape sur la joue.

 

– Une fois décrassée, dit-elle, ça fera une jolie fille… Descendons, maintenant.

 

La famille était déjà réunie dans la chambre de la marquise. Dès que Gaston me vit, il quitta Lily pour courir à moi.

 

– Est-ce que tu me trouves joli ? me demanda-t-il.

 

– Certes, monsieur le comte, répliquai-je.

 

Il éclata de rire.

 

– Lily me disait que tu me trouvais laid ! s’écria-t-il.

 

– Maman marquise, tu vois bien, Lily est une menteuse !

 

Lily me jetait des regards étincelants.

 

– Luttons, me dit le chérubin.

 

En même temps, il me prit à bras-le-corps ; je me laissai mettre par terre.

 

– Elle est trois fois plus forte que lui, murmura tonton marquis ; – est-ce que la gaillarde aurait de l’esprit par-dessus le marché ?

 

Dorothée disait à Lily, qui s’était réfugiée dans ses bras et sans doute pour répondre à quelque plainte de la jalouse enfant :

 

– Ce n’est pas la même chose, mignonne, ce n’est pas la même chose !

 

– Mais vous m’avez déjà dit cela hier soir, maman marquise !… Quelle différence y a-t-il donc ?

 

Toutes les femmes savent payer de finesse à l’occasion. La marquise regarda Isidore et repartit en haussant les épaules :

 

– Est-elle simple, cette pauvre Lily !

 

– Pourquoi suis-je simple, maman marquise ?

 

Maman marquise baissa le ton ; mais j’avais l’oreille subtile au dernier point. J’entendis très-bien qu’elle disait :

 

– Il aime celle-là pour s’amuser… il t’aimera pour t’épouser !

 

Sait-on quelles réflexions profondes peut faire un enfant ? Gaston, qui avait voulu recommencer la lutte, me sentit faiblir entre ses bras :

 

– Es-tu malade ? me demanda-t-il.

 

Puis, m’embrassant :

 

– Est-ce que tu as aussi des crises ?

 

– Non, répondis-je avec amertume, je suis trop pauvre pour cela.

 

La marquise ne prenait point garde. Elle continuait d’endoctriner Lily et de lui parler bas à l’oreille. J’étais humiliée jusqu’au fond de l’âme, mais j’étais aussi bien heureuse. J’étais un jouet pour ces gens-là ; mais c’était Fanchette qui était un jouet pour Gustave ! La lumière se faisait en moi, éclairant vivement ces deux faces de ma situation. Gustave m’aimait pour m’épouser ; il aimait Fanchette de l’autre manière ! J’étais sûre de cela ! Je m’étonnais de ne l’avoir point deviné plus tôt. Mais qu’elle était l’autre manière ?

 

Tonton marquis était un peu défait. Il avait eu sa crise. La douleur que lui faisait éprouver la mort prématurée de Frédéric, fils cadet de Célestine, tournait déjà à la mélancolie. Il parlait ce matin avec complaisance des dispositions qu’avait ce jeune animal et de son brillant avenir. La conclusion était :

 

– Si nous avions eu ici le docteuv Pidoux, Fvédévic sevait encov en vie !

 

Je commençais à avoir une certaine envie de voir le docteur Pidoux.

 

Quand la marquise eut fini de prêcher Lily, celle-ci vint à moi les yeux humides :

 

– Ah ! pauvre petite Suzanne, me dit-elle en m’embrassant ; je ne savais pas, je ne savais pas !

 

Elle avait un cœur d’ange, cette Lily. C’était une de ces âmes qui aiment trop pour être heureuses. J’essayai de lui sourire. Je l’aimais déjà. Seulement, une idée me préoccupait. Que lui avait donc dit encore maman marquise ? La pitié me blesse mille fois plus cruellement que le mépris.

 

À dater de ce moment, Lily ne fut plus jalouse. Quand Gaston me faisait des caresses, je lisais souvent sur le minois expressif de la petite fille cette pensée :

 

– Ah ! que je ne voudrais pas qu’il m’embrassât ainsi !

 

Et je souffrais à mon tour, non point dans ma tendresse, mais dans mon orgueil. Gaston qui, malgré le pronostic de la marquise, devait m’adorer jusqu’à la folie ; Gaston, mon esclave né, mon fanatique, était pour moi un de ces êtres qu’il est impossible d’aimer d’amour. J’avais dans le cœur, après des années, un préservatif infaillible : le mot de la marquise. Cela ne devait pas empêcher Lily de souffrir, cela devait empêcher Gaston d’être heureux.

 

X

Personnages. – Le précieux Pidoux.


Nous partîmes à huit heures du matin, après que maman marquise se fut mis un ample déjeuner sur l’estomac. Cette bonne dame eût mérité de naître en Belgique, où l’on dîne tout le temps qu’on ne déjeune pas, à moins cependant que l’on ne soupe. Elle buvait généreusement et parlait avec reconnaissance des bons repas qu’elle avait faits.

 

Ce matin, on mit la cage aux serins dans la seconde voiture. Isidore craignait la sensibilité de son cœur. On obtint de Gaston qu’il resterait à l’intérieur pour éviter les courants d’air. Nous étions seuls sur le siège, Antoine et moi.

 

– Eh bien ! minette, me dit-il en me regardant, quand ses chevaux furent lancés, nous avons donc eu de gros chagrins, cette nuit ?

 

– C’est vrai que j’ai pleuré un petit peu, monsieur Antoine.

 

– Ça ne fait pas de mal, une fois le temps… ça purge… Nous disions donc…

 

– Ah ! monsieur Antoine, l’interrompis-je, j’ai bien des choses à vous demander, allez.

 

– Voyons, minette.

 

– D’abord, qu’est-ce que c’est qu’une conspiration ?

 

Il me regarda tout étonné, puis il éclata de rire.

 

– Les vieux moutards ! dit-il.

 

Ce fut la propre expression de mon ami Antoine. Et quand il eut ri tout son soûl :

 

– Après ? fit-il.

 

– Après ?… Qu’est-ce que c’est que des opinions politiques ?

 

– C’est des bêtises… Après ?

 

– Il y a donc beaucoup de poudre, au château où nous allons ?

 

– De la poudre d’escampette, oui, ma biche… Après ?

 

– Dame !… fis-je ; c’est tout ce qu’ils ont dit.

 

– Et ils n’ont pas parlé des bleus ?

 

– Ah ! si fait !… des bleus et des gendarmes… des coquins de gendarmes !

 

Mon ami Antoine se remit à rire en disant :

 

– Comme c’est ça ! comme c’est ça !

 

Je trouvais, moi, qu’il aurait bien pu me répondre autrement.

 

– Et voilà tout ce que vous avez à me demander ? reprit-il.

 

– Non pas… Qu’est-ce que c’est que M. Léon ?

 

– Hein ?… fit-il en dardant sur moi son petit œil gris, nous changeons de gamme ?

 

– Qu’est-ce que c’est que le prince ? continuai-je.

 

Antoine tressaillit :

 

– Est-ce encore monsieur et madame qui parlaient de ceux-là ? demanda-t-il.

 

– Non… C’est la plus grande des deux demoiselles, et l’autre…

 

– L’institutrice ?

 

– Oui, je crois l’avoir entendu appeler comme ça.

 

Le limonier de droite reçut un maître coup de fouet qu’il n’avait pas mérité. Antoine me parut être en proie à une grande agitation.

 

– Est-ce tout, cette fois-ci ? me demanda-t-il à voix haute.

 

– Oui, monsieur Antoine, répliquai-je, excepté que je voudrais bien savoir ce que c’est que ce sorcier qui a béni la canne à pomme d’or.

 

Il sourit. Puis il resta quelque temps silencieux.

 

– Suzon, me dit-il ensuite, je vas me mettre à te tutoyer, si tu veux.

 

– De tout mon cœur, monsieur Antoine.

 

– Et tu m’appelleras père Antoine, c’est convenu ; si tu n’épouses pas Gustave…

 

– Oh ! père Antoine !… l’interrompis-je.

 

– On a vu des choses plus étonnantes que ça !… Si tu ne l’épouses pas, tu seras peut-être la femme de mon neveu François, qui s’appelle comme moi Mutel de son nom de famille… quoiqu’il y a gros à parier qu’il se fera casser la tête avant ce temps-là… C’est un bon cœur… et qui a du sang dans les veines !… Tu es un peu haute sur jambes à présent, Suzette, reprit-il après m’avoir examinée attentivement ; tes épaules sont pointues et tes mains rouges… Mais les filles comme toi deviennent belles… trop belles…, pour elles-mêmes… et pour les autres.

 

– Est-ce qu’on peut jamais être trop belle, père Antoine ? demandai-je.

 

– Voilà ! fit le bon cocher au lieu de répondre ; je destinais ma petite Catherine qui aurait ton âge à mon neveu François… parce qu’il s’appelle comme moi Mutel de son nom de famille… si ça s’arrange, ça s’arrangera… En attendant, il en passera de l’eau sous le pont du Treilh !… Et il faut que tu saches pas mal de choses avant d’arriver au Meilhan.

 

Cette conclusion me fit d’autant plus de plaisir que je ne l’espérais plus. Je m’arrangeai pour écouter. Antoine toucha ses chevaux par prévision, pour être d’autant moins interrompu dans son histoire.

 

– Quand nous arriverons demain en haut de la côte de Saint-Philibert, commença-t-il, je te montrerai toutes ces maisons-là : Mauges, qui est un fier château, vieux comme Hérode ; le Roncier, une tanière à loup ; la bicoque blanche de l’enchanteur Pidoux qu’il appelle sa villa ; enfin, le Meilhan, la maison du bon Dieu. C’est un pays riche et franc où les gens ne sont pas menteurs comme en Normandie. Sauf le sorcier Pidoux qui est un Parisien, et le prince Maxime qui est un bandit…

 

– Ah ! ah ! m’écriai-je ; – vous allez me parler du prince !…

 

– Pas beaucoup, fillette… on en dit long sur celui-là, mais qui sait la vérité ? J’ai vu son aïeul avec une plume blanche à son chapeau et un cœur enflammé sur la poitrine, monter à l’échafaud sur la place de Nantes…

 

– C’était donc aussi un brigand ?

 

– C’était un saint !… J’ai vu son père, au temps de la petite Vendée… Le colonel des soldats de l’empereur l’embrassa sur les deux joues avant de le faire fusiller.

 

– Qu’est-ce que c’est que ça, fusiller ?

 

– C’est mettre une demi-douzaine de balles de plomb dans la poitrine d’un coquin ou d’un brave… Le colonel pleurait comme une femme : une vieille moustache grise… On dit que le fils s’est fait bleu…

 

– Mais qu’est-ce que c’est donc qu’un bleu ? demandai-je.

 

– Un bleu ? répéta Antoine ; tu ne sais pas ça ? c’est drôle !

 

– Eh bien ! reprit-il en se grattant l’oreille, les bleus, au jour d’aujourd’hui, c’est comme qui dirait un peu tout le monde, excepté ceux du Meilhan, de Mauges, du Roncier et l’enchanteur Pidoux… et puis encore le curé de Saint-Philibert… le vieux duc, le commandeur… et puis moi !

 

– Et les gendarmes sont des bleus ? demandai-je encore.

 

– Ça dépend du temps… les gendarmes, c’est des miroirs.

 

– Mais, dis-je, pourquoi M. le marquis appelle-t-il coquins les gendarmes qui sont si bons ?

 

– Les lièvres n’aiment pas les chiens de chasse, repartit Antoine, et tout le monde sait bien que les chiens sont de bonnes bêtes…

 

Je comprenais, par le fait, mieux que je ne le pensais moi-même. Seulement, je donnais à mes acquisitions une forme naïve et légendaire. Je voyais dans mon imagination une grande masse d’hommes réunis pour écraser tonton marquis, Dorothée, leurs voisins du château de Mauges et du Roncier, le docteur Pidoux, le curé de Saint-Philibert, mon ami Antoine, le vieux duc et le commandeur. Pourquoi ? Voilà où s’arrêtait net ma science. Je me disais : il n’y a pas besoin de tant de monde pour mettre à la raison ces pauvres bonnes gens-là !

 

Antoine travaillait sérieusement à trouver des formules capables de m’inculquer ses connaissances politiques.

 

– Vois-tu, Suzette, me dit-il, puisque tu ne sais rien, faut commencer par le commencement.

 

– Je sais bien que le roi s’appelait Charles X, répondis-je, et qu’il en est venu un autre… puisqu’on a changé le drapeau, voilà deux ans, sur la vieille tour de Saint-Lud.

 

– C’est déjà pas mal, Suzon, ma biche ! Mais je te parle maintenant de bien plus vieux que de deux ans… du temps de la première révolution.

 

– Où on tuait les nobles et les prêtres ?

 

– Précisément. Voilà que tu vas en savoir aussi long que moi !… Du temps de la première révolution, il y eut chez nous, en Vendée, une guerre à feu et à sang… que le grand Napoléon disait que nous étions un peuple de géants… Et c’est flatteur, vois-tu, fillette, parce que celui-là s’y connaissait… Nous avions des armées aussi nombreuses que celles de la République… C’est dans ces guerres-là que moururent le père et le grand-père du prince Maxime.

 

– Et ces guerres vont recommencer ? demandai-je.

 

Antoine secoua la tête.

 

– Nos paysans n’en veulent plus, répondit-il ; mais enfin, il y a encore des entêtés comme nous autres.

 

– Et le prince Maxime ? insinuai-je.

 

– Lui ! s’écria Antoine en serrant les poings tout à coup, car le vieux chouan se réveillait en lui violemment. Le prince Maxime !… Il a craché sur la tombe de son aïeul et de son père… il a trahi ! il a renié ! Il s’est fait bleu ! il est colonel d’un régiment de dragons !

 

– Tiens, tiens ! fis-je ; ce n’est donc pas un bandit, comme vous le disiez !

 

– Mais si fait, petite sotte !… c’est justement pour cela.

 

– Alors, tous les militaires sont donc des bandits ?

 

– Normande ! gronda Antoine avec une véritable colère ; ça raisonne déjà comme un procureur… Me comprends-tu si je te dis que le passé tient au présent par une chaîne… dans certaines familles surtout… et qu’il y a des gens qui ne doivent pas se conduire comme tout le monde…

 

Je réfléchis un instant, puis je répondis :

 

– Je vous comprendrai, père Antoine.

 

– Il y a donc, reprit-il, que mon bêta de neveu François a pris, lui aussi, l’uniforme… et qu’il est fourrier dans le régiment du prince Maxime.

 

– Et vous songiez à donner votre fille à un bleu ! m’écriai-je imprudemment.

 

Antoine devint rouge jusqu’aux oreilles. Il baissa les yeux et balbutia :

 

– Je te dis, fillette, que le temps n’y est plus !… La haine est morte… On fera peut-être des sottises… Il y aura des coups de fusil… mais… enfin, voilà : oui, cent fois oui, j’aurais donné ma pauvre Catherine au neveu François.

 

– Ne vous fâchez pas, père Antoine, fis-je bien doucement ; mais, en ce cas-là, votre prince Maxime…

 

– Ah ! lui, c’est différent ! interrompit le bonhomme ; c’est un gueux !… je ne sais pas trop pourquoi, mais tout le monde le dit !… Voilà qui est donc bon !… Faut que tu saches maintenant que madame la marquise est une demoiselle de Champmas-Mauges et la sœur aînée de la défunte princesse de ***, mère de Maxime… Il y a dix-sept ans, quand mademoiselle Zoé vint au monde…

 

– Mademoiselle Zoé est la sœur de Gaston ? demandai-je.

 

– Sa cousine… comme la petite Lily… ce sont les deux filles de feu le vicomte Hector du Meilhan-Grabot, troisième fils de la marquise… Quand Zoé vint au monde, on fit dessein de la marier à Maxime qui avait alors une dizaine d’années et qu’on élevait au château de Mauges. Le vieux duc de Champmas-Mauges devait donner sa pairie à Maxime…

 

– Et le mariage a été rompu ?

 

– Le moyen d’épouser un brigand !… Le vieux duc de Champmas-Mauges l’a déshérité bel et bien… et on lui a fait dire par le docteur Pidoux de ne plus se présenter au Meilhan.

 

– Uniquement parce qu’il était bleu ?

 

– N’était-ce pas suffisant, dis donc ?… Mais il y avait encore autre chose… il jouait un jeu d’enfer… il avait des maîtresses… Tonnerre de Brest ! c’est lui qui vous manie un peu un cheval !… et je ne sais s’il ne conduit pas mieux que moi !… Là-bas, de l’autre côté d’Andrezé, où est son château, les paysans l’adorent comme s’il était le bon Dieu… Mon neveu François, l’imbécile, se ferait tuer pour lui, j’en suis sûr… Mais c’est un bandit, quoi ! voilà !

 

– Aimait-il mademoiselle Zoé ?

 

– Comme les autres… C’est l’amoureux des trente-six mille vierges.

 

– Et mademoiselle Zoé l’aimait-elle ?

 

– Quant à ça, oui… Elle a fait une maladie… Mais puisqu’elle parle de M. Léon, la nuit, avec la belle Irène… La belle Irène est une futée commère, elle fera voir du chemin à tous ceux qui lui offriront leur bras pour promener ou autre… Si bien que mademoiselle Zoé, depuis son entrée au château, en sait plus long qu’autrefois, c’est certain… mais est-ce de l’orthographe ou de la géographie, allez-y voir !…

 

– Cette Irène est-elle bonne ou méchante ? demandai-je.

 

– Oh ! oh ! bichette, fit Antoine, peste ! nous ne cherchons pas midi à quatorze heures !… Bonne ou méchante ?… il y a bien des choses entre deux… Je ne la crois pas bonne, à vrai dire, parce qu’elle est supérieure à tout ce qui l’entoure, et obligée d’obéir. Je ne la crois pas bonne, parce qu’elle est ambitieuse. Mais méchante, dame ! il faudra voir par la suite… On n’est pas méchant, dans la foule, pour bousculer un peu le monde à droite et à gauche, les jours où l’on est pressé.

 

– Enfin, père Antoine, faut-il se méfier d’elle ?

 

– Quant à ça, petiote, tant que tu pourras !… Il n’y a pas grand danger que tu sois croquée par le loup… dans deux ou trois ans s’entend… Son régiment est à tous les diables…

 

– C’est donc le prince Maxime que vous appelé le loup ? fis-je en riant.

 

– Mais, continua le père Antoine, la belle Irène voudra peut-être faire ton éducation : ça ne vaut rien.

 

– On m’a déjà annoncé que je prendrais des leçons de tout…

 

– De tout, c’est trop… Il y a donc que, sans cette belle Irène, le mariage se serait peut-être fait tout de même… Zoé est agréable et bonne au fond ; le prince l’aimait assez… Après les immortelles… c’est les trois journées de juillet 1830, où Charles X fut obligé de s’en aller… Après les immortelles, le prince avait donné sa démission de chef d’escadron. Il vint dans le pays. Mademoiselle Zoé avait l’air d’en tenir pas mal… Mais tout à coup il se fit deux ou trois querelles, parce qu’il ne connaissait pas les calembours de la Mode. La Mode est un petit livre qui a tant d’esprit que ça en a l’air bête ! Et puis encore le prince n’avait pas voulu conspirer avec ces messieurs qui avaient comploté d’établir un gouvernement provisoire à Saint-Philibert-en-Mauges… Et puis enfin, la comtesse Henri du Meilhan valsait trop souvent avec lui.

 

– Qu’est-ce que c’est que celle-là, père Antoine ?

 

– Une rude gaillarde !… la femme du second fils de maman marquise.

 

– Le prince est donc bien beau ?

 

– Ça dépend des goûts… un grand pâle… Le comte lui parla haut : il donna un coup d’épée au comte… La semaine d’avant, il avait mis sur le flanc une paire de petits gentilshommes, pour les calembours… Tout ça n’était rien ; mais il s’avisa de dire au vieux duc de Champmas que ces conspirations de hobereaux étaient des sottises… Le duc se fâcha, le duc le déshérita, le duc le chassa… et voilà comme quoi le prince reprit du service.

 

– Je ne vois pas que mademoiselle Irène fût mêlée à tout ceci.

 

– Et qui donc mit la puce à l’oreille de M. le comte ?… Mademoiselle Irène ne veut pas que le prince et Zoé se marient.

 

– Parce que ?…

 

– Parce qu’elle aimerait passionnément être princesse… Or, il fallait occuper un petit peu les rêveries de cet esprit romanesque… car mademoiselle Zoé a une pauvre tête bien faible… un peu comme toute sa famille… M. Léon, frère aîné de mademoiselle Irène, est un artiste… Sais-tu ce que c’est qu’un artiste ?

 

– Ah ! dame, non ! répondis-je.

 

– C’est un monsieur à grands cheveux, à col rabattu, à redingote boutonnée, qui roule des yeux en chantant et qui ne sait pas dire deux sans accompagnement de piano. M. Léon est donc un artiste. La belle Irène dit un jour à Zoé : Vous êtes aussi forte musicienne que moi ; je ne peux plus rien vous apprendre. Désormais, il vous faudrait un professeur. Elle dit cela devant maman marquise, qui répondit aussitôt : Ayons un professeur. Jamais le bon Dieu n’a créé une meilleure femme qu’elle. Mais M. Léon, le professeur choisi par mademoiselle Irène, avait une position à Paris, toujours suivant mademoiselle Irène. Il fallut lui faire une position équivalente au pays. On lui assura de beaux appointements d’abord, puis des leçons qu’on alla solliciter dans le voisinage. M. Léon, après quelques pourparlers, céda aux instances de sa sœur et daigna apporter dans le département de Maine-et-Loire sa redingote boutonnée, ses gants de paille, ses grands cheveux, ses yeux roulants, et sa voix qui, sauf respect, ressemble au brai de notre âne… On pourra pousser mademoiselle Zoé dans un piège, mais on ne pourra pas faire qu’elle aime un olibrius comme ça… Mon Dieu ! ça pourrait servir à désennuyer madame Henri, qui, après tout, n’est pas la fille d’un corsaire… Mais une Meilhan-Grabot !… tâche !

 

– Alors, il faut se méfier aussi de ce M. Léon ?

 

– Il faut lui rire au nez quatre fois par jour, et, s’il n’est pas content, l’envoyer paître… Si tu pouvais faire en sorte que ce beau gamin de Gaston le prît en grippe, ce serait une fameuse affaire !

 

– Nous verrons, père Antoine. Et comment sont faits le comte Henri et sa femme ?

 

– Le comte Henri était lieutenant-colonel en 1830. Il a donné sa démission comme tout le monde : ça n’est ni bien ni mal… Il chasse, il pêche, il boit… peut-être un petit peu trop… Mais, en définitive, c’est un gentilhomme, et si ça chauffe chez nous, il sera de la danse. J’essaierai de t’expliquer cela… Il n’y a pas que la conspiration de l’enchanteur Pidoux, du curé et de tonton marquis… La comtesse Henri nous vient de Saint-Malo, beau port de mer, à ce qu’on dit… Elle a cinquante mille livres de rentes… Son père, le capitaine Masson, a pris dans le temps je ne sais plus combien de navires aux Anglais… Mais c’est du petit sang : ça se fâche quand on ne l’appelle pas madame la comtesse à pleine bouche, ça fait la renchérie et ça se compromet… Bref, ça aurait été à merveille dans une maison de négoce, mais chez nous, ça ne fait pas bien… Le comte Henri s’est mésallié, quoi ! voilà ! On n’en meurt pas !…

 

Nous arrivions à Mayenne où nous devions nous arrêter une couple d’heures pour dîner et donner l’avoine aux chevaux. Tonton marquis sauta du coffre tout guilleret. Le temps avait produit son effet ordinaire, qui est d’user les grandes douleurs. La mort de Frédéric était un peu oubliée.

 

Je ne puis dire combien je trouvai changées mademoiselle Zoé et son institutrice. Ce que je venais d’apprendre sur leur compte augmentait tellement leur importance à mes yeux, que je détaillai leur visage curieusement, trait pour trait. La supériorité de la belle Irène m’apparut évidente ; mais de cette supériorité même se dégagea pour moi quelque chose d’antipathique. Quant à Zoé, je ne saurais trop dire ce qu’elle fût devenue en d’autres mains. C’était une jolie et douce enfant. Le bonheur l’eût peut-être faite charmante. Mais elle était fatiguée, ennuyée et déjà désespérée. Je n’étais pas encore capable de reconnaître la maladie de la pauvre Zoé, mais je vis bien qu’elle était victime de je ne sais quel ensorcellement. Je la plaignais et je l’aimais. J’avoue que c’est elle qui a fait naître ma rancune chronique contre les jeunes hommes qui enseignent le solfège.

 

Comme j’entrais dans la chambre où nous devions dîner, Gaston et Lily vinrent à moi en se tenant par la main.

 

– Lily n’est plus en colère contre toi, me dit Gaston ; alors je la r’aime !

 

Lily m’embrassa en ajoutant :

 

– Pauvre petite Suzanne, je suis bien fâchée de t’avoir fait la moue, va !… Je ne savais pas.

 

Il y avait encore au fond de ces paroles un sentiment pénible pour moi : ce que je déteste le plus, de la pitié. Mais cette petite Lily avait un si angélique sourire ! Je lui rendis ses caresses de bon cœur, et nous fûmes amies.

 

On se mit à table. Dorothée, comme d’habitude, entama solidement sa fonction, tandis qu’Isidore suçait des petits pieds.

 

– Eh bien ! petite, me dit-il, en se versant un doigt de muscat, commençons-nous à tvouver que le monde est plus gvand qu’un mouchoih ?

 

– Il ne se corrigera jamais ! murmura Dorothée.

 

Mais Gaston fronça le sourcil et dit :

 

– Je ne veux pas qu’on se moque d’elle !

 

– Non, nous ne voulons pas, ajouta Lily.

 

– Diable ! reprit Isidore ; je vous fais mon compliment, mignonne ; vous êtes bien pvotégée !

 

Gaston attira un poulet tout entier et le mit devant moi.

 

– Je te le donne, dit-il, comme pour me venger.

 

– Remarquez, fit cependant observer Dorothée, que l’enfant n’a pas eu de crise depuis hier.

 

– Nous fevons examiner la petite par le docteuh Pidoux, reprit tonton marquis ; elle doit avoih pvécisément la qualité de fluide qu’il faut.

 

Gaston s’était mis en tête de découper le poulet lui-même et de me donner la becquée comme à un oiseau. Je résistai, il se fâcha.

 

– Ne le contrariez pas ! s’écria la marquise.

 

– Gvand Dieu ! appuya le marquis, ne le contvaviez pas !

 

– Et si elle veut me contrarier, elle ! riposta aigrement Gaston.

 

Il ajouta en se levant pour m’embrasser :

 

– Laisse faire ! quand nous allons être au Meilhan, c’est toi qui seras la maîtresse !

 

Puis, avec cette brusque versatilité des enfants :

 

– Est-ce que papa y est, au Meilhan, maman marquise ? demanda-t-il.

 

Je dressai l’oreille. Sans avoir aucune raison pour cela, je m’étais figuré que le blond chérubin, si chèrement gâté par son aïeule, n’avait plus ni père ni mère.

 

Je surpris un rapide regard que Dorothée échangea avec Isidore avant de répondre :

 

– Cela se pourrait bien, mon enfant.

 

– S’il y est, dit Gaston, vous lui direz que j’ai été sage, pas vrai ?

 

– N’as-tu pas été sage ? fit la marquise.

 

– Comme une image, ajouta Isidore avec une petite pointe d’ironie.

 

Gaston éclata de rire.

 

– Ah ! mais non, je n’ai pas été sage ! s’écria-t-il ; et je ne le serai pas non plus au Meilhan !… que si papa y est…

 

– Tu ne nous aimes donc pas, Gaston ? dit la marquise avec tristesse.

 

Je ne sais pas comment il fit, mais il ne lui fallut que deux bonds pour tourner la table et se jeter dans les bras de sa grand’mère. Il se mit à califourchon sur ses grosses jambes et la dévora de baisers. Tonton marquis le regardait avec une véritable émotion.

 

– Que faire avec un amouh comme ça, murmurait-il.

 

La grosse Dorothée le pressait contre son cœur. Elle était ivre de tendresse maternelle.

 

– Puisque ça t’amuse, disait Gaston parmi ses baisers souriants, que je vous fasse enrager !

 

– Vois-tu, Suzanne, me dit Lily que la place vide du chérubin faisait ma voisine, je l’aime tant que je suis contente de voir qu’on l’aime mieux que moi !

 

Pour le coup, les larmes me vinrent aux yeux. Je pris la main de ce pauvre petit ange, et je la serrai contre mon cœur. Le dîner de Mayenne s’acheva sans autre incident. La première parole que je prononçai en m’asseyant auprès d’Antoine fut celle-ci :

 

– Gaston a donc un papa ?

 

– Ah ! ah ! fit le cocher ; on a parlé du marquis Théodore ?

 

– C’est Gaston qui en a parlé.

 

– Gaston est un bon petit cœur.

 

– Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit cela, père Antoine ?

 

– Parce que je ne t’ai pas tout dit, fillette ; compte sur tes doigts : il nous reste pas mal de gens à connaître… D’abord la petite Lily…

 

– Oh ! je la connais, celle-là, m’écriai-je, et je l’aime !

 

– Tu fais bien… Vois-tu, Suzette, si jamais il arrivait malheur à cet ange-là par ta faute, je me mettrais contre toi…

 

– Malheur à Lily… par moi !

 

– Tu l’as déjà fait pleurer… mais c’est malgré toi… Je disais donc : d’abord, Lily ; secondement, Gaston lui-même… ensuite, madame la marquise… enfin, M. le marquis… Quand nous aurons épluché ceux-là, nous n’aurons plus que le fretin : Besançon, Justine, madame Honoré… Mais ce ne sera pas fini pour cela… il y a les intimes : le duc de Champmas-Mauges, le commandeur de la Brousse, le baron d’Avray, le précieux Pidoux, le curé, Georges du Roncier et d’autres… Gaston est jusqu’à présent l’unique héritier mâle du nom de Meilhan… Son père était l’ami du roi… du roi Charles X, cela va sans dire… il a suivi le roi en exil… et je ne sais pas s’il ferait bon pour lui à repasser la frontière de France… Gaston a été élevé, non pas sévèrement, mais sagement par le marquis Théodore, son père… C’est une belle et bonne nature, un peu faible, mais où l’on aurait pu trouver de l’étoffe… Il y a trois ou quatre ans, pour le soustraire aux réprimandes de son père, la marquise, aveugle dans sa tendresse, obtint du docteur Pidoux je ne sais quelle consultation amphigourique, où il était constaté que l’enfant, nerveux à l’excès, était sujet à des crises… Crises de quoi ? on ne sait pas… Du reste, ce précieux Pidoux en a donné à tout le monde : madame la marquise, le marquis Isidore, Lily, mademoiselle Zoé, mademoiselle Irène, M. Léon, Justine et madame Honoré ont leurs crises. Je crois que j’en aurais, et de belles, si j’étais seulement une demi-heure avec le précieux Pidoux… Notre monsieur, c’est ainsi que nous appelons le marquis Théodore, ne croyait pas beaucoup aux crises ; mais il adorait l’enfant, et les affaires politiques se mirent à l’absorber dès ce temps là… Il n’y eut plus que des jupes autour de Gaston…

 

– Excepté tonton marquis.

 

– Tonton marquis a plus de bon sens qu’on ne croit… pour certaines choses, tonton marquis n’aurait pas élevé l’enfant comme cela. Mais il n’a pas de fortune… et d’ailleurs il est réellement habitué, depuis plus de vingt ans, à voir par les yeux de la marquise… Ne t’y trompe pas, Suzette, le marquis, avec tous les ridicules que tu connais et bien d’autres que tu découvriras à la longue, est un homme parfaitement loyal et honnête… un chevalier, moins la bravoure. C’est une femme, sous bien des rapports… une vieille femme. Il ne tient pas à ce qu’on croie le contraire… Il est fanfaron de poltronnerie comme d’autres le sont de courage… ceci quelquefois… Une heure après, il se campera sur la hanche comme un vieux Saint-Georges… Il n’y a pas d’enfant plus versatile et plus bizarre. Je crois qu’il rendrait des points à Gaston… Mais à ses heures, il a des éclairs de sagesse et une espèce d’esprit en tout temps.

 

– Dans le premier moment, dis-je, je l’ai pris pour le mari de la marquise.

 

– C’est à peu près tout comme… S’ils ne craignaient pas de faire rire le voisinage, je crois bien qu’ils auraient donné de l’ouvrage au curé. Mais madame la marquise a soixante-trois ans sonnés et le marquis a passé soixante-dix ans… Pour en finir avec eux, je te dirai que madame est meilleure encore que tonton marquis. Elle est capable de tout ce qui est bon, tendre, généreux… mais elle est capable aussi de bon nombre de folies… et l’histoire rapporte qu’elle ne s’est pas privée d’en faire en temps et lieu… Je ne connais pas de maîtresse plus douce et plus secourable… Aussi, ses domestiques l’adorent, la trompent et se moquent d’elle… La brave dame a fiancé Gaston comme elle avait fiancé mademoiselle Zoé… à Lily… et j’espère que ces fiançailles-là réussiront mieux que les autres… Mais toi qui as de bons yeux, petite fille, vois donc, là-bas… Est-ce que cet homme à cheval ne nous fait pas des signes avec son chapeau ?…

 

– Mais si, père Antoine… tant qu’il peut !

 

Le bon cocher mit sa main au-dessus de ses sourcils.

 

– Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, je ne me trompe pas !… C’est le précieux Pidoux ! À vingt lieues de Saint-Philibert-en-Mauges… Il doit y avoir du mic-mac là-bas, c’est sûr et certain… Que le diable l’emporte !…

 

XI

L’enchanteur.


C’était un petit homme assez maigre, sauf le ventre qu’il avait proéminent : une figure plate avec des cheveux gras d’un blond sale et une bouche ouverte jusqu’aux oreilles. Le chapeau dont il se servait pour faire le télégraphe était rond et recouvert de toile cirée. Des bottes fortes lui montaient jusqu’au genou. Il avait derrière lui une petite valise de cuir et un parapluie dans son étui. Le reste du costume se composait d’un pantalon noisette, à pont, d’un gilet de soie grise, et d’un habit bleu à boutons d’étoffe noire. Son cheval bai-brun était une vilaine bête qui trottait assez bien. Quand Antoine frappa aux carreaux de l’intérieur et cria : Voilà M. le docteur Pidoux, – ce fut un soudain concert de miaulements.

 

– Arrêtez ! arrêtez ! Ah ! quelle charmante surprise !

 

– Ce chev ami ! Avvêtez ! Vavissant ! vavissant !

 

– Le bon ami Pidoux ! criaient Lily et Gaston.

 

– Le bon M. Pidoux ! disait Irène moins familière.

 

Et toutes les têtes pendaient en grappes aux portières. Et de loin la basse-taille cuivrée du Pidoux.

 

– Bonjour ! bonjour ! bonjour !… Serviteur, madame la marquise !… serviteur, monsieur le marquis !… serviteur, mesdemoiselles !… Et Gaston ! quelle fraîcheur !… bonne mine tout le monde !… Que vous disais-je des bains de mer mitigés à la température de 23 degrés ?

 

Mais il convient de réparer ici une omission bien pardonnable. Le voyage avait eu lieu par ordonnance du médecin. On était parti en plein mois de janvier ; on revenait un peu avant l’époque où d’ordinaire les baigneurs partent pour les grèves. Le voyage avait duré quatre mois. Pidoux, qui valait, à lui seul toutes les facultés de France, avait décidé que les bains de mer ne produisaient plus aucun effet salutaire, passé le mois de mai. Mais, en hiver, pris dans des baignoires, vers l’embouchure d’une rivière, les bains devaient faire miracle, pourvu qu’ils ne fussent ni au-dessus ni au-dessous de 23 degrés centigrades. M. Pidoux avait conseillé Trouville, bien qu’il y eût des grèves beaucoup plus voisines. Trouville n’était alors qu’un hameau de pêcheurs ; mais le mélange des eaux de la Seine avec celles de la Manche s’y faisait naturellement, et, juste dans la proportion voulue. Il ne restait qu’à chauffer le bienfaisant liquide à 23 degrés pour avoir raison des diverses crises qui tourmentaient la famille du Meilhan.

 

Antoine découvrit que les bonnes gens à qui M. Pidoux avait adressé la marquise à Trouville, pour y prendre les bains de mer mitigés, étaient des cousins du probe praticien. Cela devait ajouter encore au mérite du mélange des eaux douces de la Seine avec les eaux salées de la mer.

 

– Que vous disais-je des bains de mer ? demanda le docteur.

 

– Merveille ! s’écria la bonne marquise.

 

– Mivacle ! fit tonton marquis ; pavole !

 

Les autres dirent : prodige ! ou tout autre équivalent. Seule, la pauvre Lily, qui était vraiment malade, ne put joindre son mot à cette glorification du système Pidoux. Gaston dit :

 

– On s’amuse joliment avec les coquillages, va !

 

– Beau petit démon ! fit le docteur qui arrivait à la portière.

 

Les embrassades commencèrent.

 

– Ce cher docteur ! ce bon docteur !

 

– Ah ! c’est une adovable idée que d’êtve venu au devant de nous.

 

– Et le voisinage ? demanda la marquise ; le duc ? le commandeur ?

 

– Tout le monde va bien, répondit le modeste Pidoux, n’étais-je pas là ?

 

– Faut-il avancer ? demanda Antoine.

 

– Le docteur va monter avec nous, répliqua maman marquise ; Besançon conduira le cheval.

 

On s’attendait à des façons ; mais Pidoux dit avec solennité :

 

– Oui, mes excellents amis, je vais monter dans la voiture. Il faut que nous nous entretenions sérieusement : j’ai des nouvelles de la plus haute importance à vous communiquer.

 

– Aïe ! aïe ! fit Antoine, qui entendit cela. Il descendit en même temps de son siège, sur l’ordre de la marquise, pour tenir la bride du docteur, en attendant que la seconde voiture, où était Besançon, fût arrivée. Je crus voir qu’Antoine mettait un certain empressement à descendre. Je crus deviner qu’il espérait, en se rapprochant ainsi de la portière, entendre mieux ce qui allait se dire dans l’intérieur. Comme le docteur Pidoux mettait le pied sur le montoir, Gaston l’arrêta.

 

– Va-t’en regarder Suzanne, avant ça, lui dit-il.

 

Le docteur ne comprenait point. Il ne m’avait sans doute même pas aperçue. Il voulut repousser en riant la main de l’enfant gâté ; mais celui-ci n’en demandait pas tant pour se fâcher tout rouge.

 

– Je te dis d’aller voir Suzanne ! s’écria-t-il en trépignant déjà de colère ; tu ne monteras pas si tu ne vas pas la voir !

 

– Il pavle de la petite qui est suh le siège, expliqua tonton marquis.

 

Et la marquise suppliante :

 

– Vous savez, mon bon docteur, que c’est raison de santé, si nous n’aimons pas le contrarier.

 

Le bon docteur fit aussitôt le tour du briska et vint complaisamment me regarder. Je baissai les yeux en rougissant, parce que le docteur avait aux lèvres un sourire moqueur.

 

– L’as tu vue ? demanda Gaston, quand Pidoux revint à la portière.

 

– Oui, mon ange.

 

– La trouves-tu bien jolie ?

 

– Certes, très-jolie.

 

– Alors, monte ! s’écria Gaston, nous sommes amis, nous deux !

 

Le docteur se faufila dans l’intérieur où il prit place en face de Dorothée. Gaston et Lily se serrèrent un peu. Avec de la bonne volonté, dans cette caisse monumentale, il y aurait eu place pour dix personnes. L’autre voiture arrivait. Antoine donna le cheval du précieux Pidoux à Besançon, qui se mit en selle.

 

– Ce Pidoux n’est pas un aigle ! murmura Antoine en se rasseyant près de moi, s’en faut !… mais il est plus fin que les pauvres bonnes gens… Quel diable de coup vient-il monter par ici ? Quel air avait-il en te regardant ?

 

– L’air de se moquer de moi, répondis-je.

 

– Tant mieux !… Laisse-le se moquer de toi, petiote… Je crois que tu as de l’esprit : mets-le dans un coin, ton esprit… ça lui ferait peur.

 

– Est-ce qu’il est le maître ?

 

– Approchant, et puis, qui sait ?

 

Il n’acheva pas. Ses chevaux, qui n’y pouvaient rien, eurent une demi-douzaine de coups de fouet. Antoine était de mauvaise humeur. Il reprit :

 

– Je n’ai plus besoin de te faire le portrait de Pidoux : tu l’as vu ; comment le trouves-tu ?

 

– Dame !… fis-je ; pas mal drôle avec son petit corps et sa grosse voix.

 

– Madame la marquise, répondit Antoine, qui a une petite voix et un gros corps, le trouve superbe ! C’est l’homme à la mode dans le pays… S’il avait voulu, il aurait pu choisir entre les trois ou quatre plus riches héritières de la bourgeoisie de Beaupréau… Mais il vise plus haut que cela… Je donnerais bien quelque chose pour savoir au juste où il vise… mais il a une adresse de chat pour les petites choses, et quand il tourne à hue, on peut être sûr que c’est pour aller à dia en fin de compte. Il arriva un soir de Paris, voici de cela cinq ou six ans. Il était gueux comme un rat ; il avait cette mine pointue des gens qui ne mangent pas leur content. Ses habits ne valaient pas mieux que sa mine. Nous étions au bout de l’avenue, ma défunte femme et moi, quand il passa sur la grande route, à pied, son petit paquet au bout d’un bâton. Il nous demanda le nom des maîtres du château, bien poliment, et je t’assure que sa grosse voix, dans ce temps-là, était douce comme du miel. Le nom de la marquise du Meilhan-Grabot sembla lui plaire, car il ôta son vieux chapeau en souriant et nous souhaita toutes sortes de prospérités avant de reprendre sa route. Nous fûmes plus de deux ans sans entendre parler de lui. Mademoiselle Irène arriva au château, et, dès le premier soir, elle demanda, pendant le souper, si le médecin de la maison était le célèbre docteur Pidoux, de Paris. La famille se faisait traiter alors par un bon vieil homme qui recommandait bien à tout le monde de se tenir les pieds chauds, la tête fraîche et le ventre libre. C’était à peu près toute sa science. Mais personne n’avait encore de crises. On demanda à mademoiselle Irène ce que c’était que le célèbre Pidoux.

 

– C’est, répondit-elle, l’élève de l’illustre Trufalier qui a inventé les tabatières électro-chimiques et les ventouses sphéroïdales.

 

Cela fit beaucoup d’effet. Tonton marquis avait un gros rhume. Il eut tout de suite envie d’essayer des ventouses sphéroïdales. Mais, dans ces vieilles familles, on a cela de bon qu’on tient aux vieux serviteurs. On recula devant cette dure extrémité de congédier le bonhomme Morin, l’ancien docteur. Le rhume de tonton marquis se guérit sans ventouses. Mais, de temps en temps, mademoiselle Irène citait à propos quelque cure miraculeuse faite par le célèbre Pidoux.

 

Le curé de Saint-Philibert-en-Mauges avait, de naissance, une verrue au bout du nez. Une fois, nous le vîmes arriver sans verrue. Seulement, son gros nez avait un trou à mettre le petit doigt. Il déclara que le célèbre Pidoux l’avait débarrassé de cette excroissance comme par enchantement, avec un bistouri, une pierre infernale, de la charpie, de l’onguent et quelques autres bagatelles. Pour le coup, tonton marquis cria : Mivacle ! et mademoiselle Irène regretta bien que les enfants fussent privés des soins de cet homme étonnant. Mais les choses restèrent telles quelles. Un matin que madame la marquise avait bien déjeuné, selon sa coutume, on me fit atteler pour une promenade en voiture. La marquise monta seule dans la calèche avec Irène, et ce fut Irène qui me dit de tourner vers les bois de Champmas. À une demi-lieue de Meilhan, nous rencontrâmes un cavalier dont je n’ai pas besoin de te faire la description, puisque tu viens de le voir. Il salua en passant, puis, tout à coup, il serra le mors et me cria d’une voix tonnante :

 

– Arrêtez ! arrêtez, au nom de l’humanité !

 

Je le crus fou. Il mit pied à terre précipitamment et s’élança à la portière où maman marquise montrait sa bonne figure étonnée.

 

– Madame, lui dit Pidoux d’un accent tragique, je ne sais pas qui vous êtes… Mais s’informe-t-on du malheureux qui se noie ?… Donnez-moi votre bras, je vais vous saigner.

 

La marquise se rejeta en arrière et cria au meurtre. Je levais mon fouet pour allonger un maître coup au camarade, lorsque j’entendis Irène qui s’écriait :

 

– Mais c’est le docteur Pidoux !

 

Et tout de suite après :

 

– Grand Dieu ! comme madame la marquise est changée !

 

Rien ne m’ôterait de l’idée que c’était là une comédie concertée à l’avance. Quand je descendis de mon siège, madame la marquise était en effet très-changée, mais il y avait fichtre bien de quoi ! On venait de lui dire qu’elle était sous le coup d’une attaque d’apoplexie foudroyante. Pidoux préparait froidement sa trousse.

 

– Obéis-moi ! me dit-il impérieusement ; tu me réponds de la vie de ta maîtresse !

 

Ah ! tonnerre ! il joua bien son rôle !

 

Nous parvînmes tant bien que mal à sortir la pauvre dame de la voiture. Elle avait un regard idiot, sa face était violette ; il y avait positivement de quoi la tuer. Nous l’assîmes sur les coussins de la voiture. Pidoux la saigna, la banda et dit très-haut à Irène :

 

– Je remercie la Providence de m’avoir amené sur votre chemin, mademoiselle… cette dame est sauvée !

 

La marquise rouvrit les yeux à ces mots et joignit les mains en silence pour rendre grâces à son libérateur. Pidoux remit sa trousse dans sa poche et monta à cheval.

 

– Vous ne demandez même pas le nom de celle que vous avez sauvée ! murmura Irène d’un ton pénétré.

 

– Je sais que c’est une créature de Dieu, répliqua Pidoux, qui leva les yeux au ciel : cela me suffit… Cocher, je vous recommande d’aller au pas et de rentrer à la maison.

 

Il piqua des deux et disparut.

 

– Je ne sais pas si tu comprends bien tout ça, petiote ?

 

– Je comprends, répondis-je, que c’était une frime pour entrer au château.

 

– Le lendemain, tout le pays savait que le docteur Pidoux avait arraché au tombeau madame la marquise du Meilhan. On le fit appeler. Il refusa de venir. Tonton fut obligé d’aller le chercher lui-même dans la calèche et le ramena de force. Son entrée au Meilhan fut un véritable triomphe. Il fut superbe ! Il fut brusque, gauche, embarrassé de sa personne. On voyait bien que cette ovation n’était pas de son goût. À chaque instant tonton marquis disait :

 

– Assez ! assez ! vous allez effavoucher sa modestie !

 

Au bout d’une demi-heure il se sauva.

 

Depuis, il est planté au château plus solidement que les vieux chênes de la futaie de Champmas ne sont enracinés en terre.

 

Depuis encore, la marquise eut des crises ! Gaston eut des crises ; tonton marquis eut des crises ; Lily, Irène et jusqu’aux serins eurent des crises ! Mais le précieux Pidoux se moque bien de cela. Il n’y a pas de crises qui résistent à son fluide.

 

– Son quoi ? demandai-je, j’ai déjà entendu prononcer ce mot-là.

 

– Son fluide… quant à ça, je ne peux pas t’expliquer bien clairement… c’est une manigance, comme qui dirait une machine, quoi… enfin, une affaire qu’il a par tout le corps et qui passe dans les autres quand il veut… ça calme ceux qui ne souffrent point… Une fois que j’avais mal aux dents, il m’envoya un peu de son fluide, et je fus guéri tout net, parce que j’arrachai ma dent. Tant il y a, pour parler d’autre chose, je suis bien sûr que mademoiselle Irène, M. Léon et lui, sont meilleurs amis qu’ils ne le paraissent Ce qu’ils veulent, je n’en sais trop rien, mais ils se tiennent comme larrons en foire, j’en mettrais ma main au feu. C’est Pidoux qui est le secrétaire du conseil de régence…

 

Ici Antoine s’arrêta brusquement.

 

– Motus ! fit-il ; – leurs secrets ont beau être cocasses, je n’ai pas le droit de les révéler… S’ils parlent de ça devant toi, ça les regarde. Venons au curé. Le curé est un brave bonhomme qui aime presque autant manger que la marquise, mais il aime mieux boire. Du reste, charitable et toujours prêt à vider sa bourse dans la main des malheureux, simple comme un enfant, sans fiel, ne demandant pas mieux que de tomber dans les pièges qu’on prend la peine de lui tendre. Son caractère d’ecclésiastique lui donne de l’influence au château. À cause de cela, Pidoux le caresse.

 

Après le curé, dans l’ordre de l’intimité, vient le commandeur de la Brousse. Celui-là est le plus inoffensif de tous les personnages : une tête d’oiseau sur un long corps déjeté. Pidoux l’a choisi pour but de ses plaisanteries. Le commandeur est pauvre. Le commandeur dîne au château trois fois par semaine. Trois fois par semaine, au moment où l’on se met à table, le colloque suivant s’engage entre le commandeur et la marquise.

 

– Madame la marquise, dit le commandeur en souriant dans sa vaste cravate blanche, je réclame de votre obligeance bien connue, si toutefois vous en avez sur vous, une épingle pour attacher ma serviette.

 

– Bien volontiers, commandeur, répond la marquise.

 

– Ah ! s’écrie alors le bonhomme, et toujours sur le même ton de ravissement, j’étais bien sûr de ne pas vous solliciter en vain, madame, car il n’y a pas de roses sans épines.

 

C’est réglé. On manquerait plutôt de dire le benedicite.

 

Quand les serins se portent bien et que le marquis est de bonne humeur, il approuve en disant :

 

– Tvès joli, ce mot-là !… et nouveau ! Pavole !

 

Quand le marquis a des malades dans sa cage, c’est la marquise qui se charge de répondre.

 

– Monsieur le commandeur, murmure-t-elle en faisant la révérence, a toujours quelque chose de gracieux à dire aux dames.

 

Le baron d’Avray, au contraire, est fort riche. C’est un vieux garçon dévoré par ses valets. On a parlé un temps de son mariage avec la belle Irène. Je crois que madame la marquise était complice. Mais le baron a éloigné ses visites et ne parle plus à la demoiselle.

 

Enfin, l’homme important du pays, M. le duc de Champmas-Mauges, était pair de France sous Charles X. Sa fortune est considérable. Il peut avoir huit ou dix ans de plus que tonton marquis, mais il ne lui ressemble guère. C’est du vif argent, de l’esprit de vin, de la poudre à canon ! Au moindre mot, il veut tout briser et ne parle jamais de rien moins que de jeter l’univers dans un cul de basse-fosse. Au demeurant, secourable et bon maître pour ceux qui le servent.

 

Tonton marquis, le curé, le précieux Pidoux, le commandeur de Brousse, le baron d’Avray et M. le duc de Champmas, sont les principaux membres du conseil de régence. Le conseil de régence est une association pour rire, comme tout ce qui se fait chez nous… Plût à Dieu qu’il n’y eût pas d’autres conspirateurs plus sérieux dans la Vendée. Mais il y en a un pour le moins dont il faut que je te parle, parce qu’il vient chez nous : c’est Roncier, le sanglier, le lion, le sauvage ; Roncier, qui tiendrait tête à une armée, comme un fou et un brave qu’il est. Quand je vois celui-là, il y a quelque chose en moi qui remue. Je sens bien que le vieux chouan n’est pas mort et qu’il pourrait arriver un jour… Georges du Roncier est un solide, et il n’est pas seul de son écot. Il n’y a que le bon Dieu qui puisse savoir comment tout ça finira.

 

Nous n’avons plus à parler que des domestiques. Je commence par moi, parce que je suis le plus ancien et le moins mauvais… Te voilà bien attentive, petite fille ! je n’en dirai pourtant pas bien long sur mon compte. Le temps n’est pas bon pour se vanter d’avoir chouanné, mais là, comme il faut, quand on était jeune…

 

Je suis né sur les terres du Meilhan. Feu le mari de la marquise, qui aurait maintenant plus de quatre-vingts ans, me fit élever au château. Je fus chouan, que je n’avais pas encore la force de charger mon fusil. Quand vint la pacification, j’entrai au séminaire pour me faire prêtre. Si tu avais vu le monde, je n’aurais pas besoin de te dire que ça se devine que j’ai eu de l’éducation un petit peu. J’en sais bien aussi long que la plupart de nos gentilshommes ; et il n’y a pas de quoi se vanter. Quand je veux, je parle gentiment… Mais à quoi que ça sert ?

 

Tonton marquis n’a jamais fait la guerre, mais il avait deux cousins qui se battaient crânement. Le marquis du Meilhan-Grabot était brigadier à l’armée de Charrette ; le comte était général sous Napoléon. Ça fait qu’ils étaient l’un contre l’autre… Les autres Meilhan-Grabot et Meilhan-Coispel, pendant cela, étaient en émigration. Tonton marquis restait seul au château. Tu l’entendras raconter plus d’une fois en ta vie ce que je vais te dire.

 

Quand les bleus venaient, il les recevait à bras ouverts.

 

– Connaissez-vous Meilhan ? disait-il ; Meilhan le général ?

 

Tout le monde connaissait le général Meilhan. Tonton marquis se rengorgeait et ajoutait :

 

– C’est mon cousin germain.

 

Les bleus n’avaient garde de rien toucher au château.

 

Quand les chouans se présentaient à leur tour, il les comblait de caresses.

 

– Connaissez-vous le brigadier marquis du Meilhan ? demandait-il ; l’ami du général Charrette ?

 

Qui ne connaissait le brave marquis du Meilhan ? Tonton se frottait les mains et achevait :

 

– C’est mon cousin germain.

 

Les chouans respectaient le château.

 

Tonton marquis a gardé ainsi par le fait l’héritage de famille. J’allais être ordonné prêtre, lorsque je rencontrai un jour, là-bas, du côté de Saint-Philibert, ma défunte femme assise entre deux sacs de farine sur un bon cheval. Je causai avec elle, et quand je revins me coucher, j’étais triste. C’était un beau brin en ce temps-là que Jeannette Gaubert. On frappa à ma porte sur les onze heures de nuit. C’était le jeune marquis Théodore, le fils aîné, qui venait me dire : On recommence ; en es-tu ? À minuit, j’avais le fusil sur l’épaule et je dévalais vers Bressuire. Après la campagne, j’épousai Jeannette. Tout ça est pour te dire que je suis dans la famille tout naturellement comme les vieux poiriers sont dans le jardin. Une fois, la corsaire dit que les vieux poiriers étaient laids et qu’il fallait les couper. La marquise ne répondit seulement pas. Une autre fois, elle dit, la corsaire :

 

– Est-ce que vous garderez encore longtemps votre vieux cocher Antoine ?

 

Elle vient de Saint-Malo, la marchande ! Chez les marchands, quand les serviteurs sont vieux on les renvoie. La marquise lui dit :

 

– Ma bru, Antoine se porte bien, Dieu merci… Mais s’il meurt avant moi, je l’enterrerai… Ici, au Meilhan, nous ne nous séparons pas autrement de nos serviteurs fidèles.

 

La corsaire pinça ses grosses lèvres tant qu’elle voulut.

 

Pour famille, j’ai mon neveu François et ma nièce Eugénie. Ma nièce Eugénie est à Paris. Ma défunte femme ne l’aimait pas. Je ne lui ai connu que ce défaut-là en sa vie.

 

Après moi, vient madame Honoré, une brave femme qui brûlerait le monde pour se réchauffer les pieds quand il fait froid. Madame Honoré pense à elle avant tout ; en second et en troisième lieu, encore à elle, et puis voilà. Elle est honnête ; je ne la crois pas très-méchante. Elle vaut mieux que Justine qui vaut mieux que Besançon…

 

Fais-moi le plaisir de regarder devant toi : voici la ville de Laval, une jolie préfecture… Mais moi qui ai vu Nantes, ça ne me fait pas d’effet.

 

Une charmante ville, en effet, que ce vieux Laval, gardant à l’intérieur de ses quartiers anciens toute la physionomie d’une cité du moyen âge, et parsemant au dehors, sur les riants coteaux qui bordent la Mayenne, la fraîcheur coquette de ses villas toutes neuves !

 

Nous descendîmes à l’hôtel des Messageries royales. La première chose que je remarquai en entrant dans la chambre de la marquise, ce fut un signe d’intelligence adressé par Pidoux à la belle Irène. Je ne pus pousser beaucoup plus loin mes observations, parce que le blond chérubin s’empara de moi comme à l’ordinaire.

 

– Luttons, Suzanne, veux-tu ? me dit-il en me serrant à bras-le-corps.

 

– Tu sais, minette, qu’il est défendu de le venvevser ! me dit tonton marquis à l’oreille.

 

– Qu’est-ce que tu dis, toi !… s’écria Gaston en s’élançant vers lui les poings fermés.

 

Tonton marquis l’enleva de terre et l’embrassa. Gaston reprit :

 

– Écoute-moi bien, tonton ; je ne veux pas qu’on l’ennuie ! Il faut qu’elle soit comme moi et qu’elle fasse tout ce qui lui passe par la tête…

 

– Oui, mon tvésoh ! oui !… répondit Isidore en le couvrant de caresses.

 

– Si on la gronde, reprit Gaston, j’aurai des crises à chaque fois… et le bon ami Pidoux n’y pourra rien !

 

– Vas-tu m’attaquer, marmouset, dit le docteur.

 

Gaston le regarda d’un air malin.

 

– Toi, dit-il, tu es un bon garçon !

 

– C’est M. le docteur Pidoux qu’il a toujours aimé le mieux ! murmura la marquise.

 

Gaston éclata de rire et revint à moi en répétant :

 

– C’est un bon garçon !

 

Et il ajouta tout bas :

 

– On lui fait croire ce qu’on veut, à ce médecin-là !

 

Avant de me reprendre pour la lutte, il dit au cercle de famille qui l’entourait :

 

– Est-ce que je me mêle de vos affaires ?… Laissez-moi Suzanne ; elle est à moi !… Sans cela, je déferai vos fortifications, et je mettrai de l’eau dans votre petit tonneau de poudre !

 

Tonton marquis, maman marquise et le précieux Pidoux jetèrent aux portes des regards terrifiés. Voilà comme les conjurations se découvrent ! Heureusement, il n’y avait pas de domestiques dans la chambre, et les portes étaient toutes fermées. On tremble en songeant que la fille aurait pu être là pour mettre le couvert !

 

– Il voit tout ! dit cependant Dorothée avec admiration.

 

– C’est un petit pvodige ! ajouta Isidore.

 

– Qui sait quel avenir repose sur cette blonde tête, acheva le précieux Pidoux.

 

Puis ils se parlèrent à l’oreille, et j’entendis qu’on se recommandait mutuellement la prudence, la discrétion, la réserve la plus rigoureuse. En effet, quand on vint poser la nappe, Dorothée et Pidoux entamèrent adroitement une conversation sur la pluie et le beau temps, tandis que tonton marquis, renouant sa cravate devant une glace, chantait faux un récitatif de la Vestale, qu’il affectionnait beaucoup :

 

Ah ! je vespive !… il faut que je vepvenne halei-é-é-ne !…

 

Son asthme donnait à la phrase musicale une physionomie tout à fait frappante.

 

Quand la nappe fut mise et que la fille fut partie, nos trois conjurés se rapprochèrent pour se serrer furtivement la main.

 

– On ne soupçonne rien ! prononça très-bas Dorothée.

 

– Rien ! fit Pidoux.

 

– Vien ! répéta Isidore.

 

Gaston me jeta par terre sans résistance. J’obéissais à l’ordre qu’on m’avait donné.

 

– Il est plus fort que toi, me dit Lily toute joyeuse.

 

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Gaston ; maman marquise, Suzanne ne veut pas jouer avec moi !…

 

– Comment ! mademoiselle !… commença la bonne dame.

 

– Ne la gronde pas, sais-tu ! interrompit le chérubin ; dis-lui que tu veux bien qu’elle me batte !

 

– Par exemple !…

 

– Dis tout de suite, maman marquise, ou je vais être malade !

 

– Ah ! cher monsieur Pidoux ! s’écria Dorothée ; cet enfant-là me fera mourir !

 

– Ne le contvaviez pas, bonne amie…

 

– Voyons, petite fille, me dit le précieux Pidoux du haut de sa grandeur, résistez-lui, puisqu’il vous le permet.

 

Gaston fronça le sourcil et le regarda de travers.

 

– Vous, dit-il, si vous parlez encore comme ça à Suzanne, je dirai à maman marquise de prendre un autre médecin… Ainsi !

 

Dorothée tamponna son front mouillé avec son mouchoir, Gaston se jeta aussitôt sur elle et la baisa tant et tant, que la bonne femme, d’abord consolée, puis radieuse, se tourna vers Pidoux et dit les larmes aux jeux :

 

– Y en a-t-il un autre comme cela ?

 

Pidoux essaya une flatterie ; mais Gaston, en me rejoignant, le menaça du doigt.

 

Nous luttâmes de nouveau. C’était un pauvre enfant gracieux, mais faible, malgré sa grosse tête blonde. Moi, j’étais forte et aguerrie par cette gymnastique quotidienne que j’avais faite depuis si longtemps en suivant les diligences jusqu’au haut de la côte. Je ne voulais pas abuser de mon avantage, mais je n’eus en quelque sorte qu’à peser sur les reins de Gaston pour le jeter à la renverse. Il tomba en éclatant de rire.

 

– Embrasse-moi pour la peine, me dit-il.

 

Et pendant que j’étais penchée sur lui :

 

– Suzanne, reprit-il, est-ce que tu penses encore à ton parrain ?

 

Il était devenu tout à coup sérieux.

 

– Je penserai toujours à lui, répondis-je.

 

– Ah ! fit-il en se relevant, toujours !…

 

Il s’éloigna de moi et alla embrasser la petite Lily, qui rougit de plaisir.

 

XII

Des choses surprenantes et mystérie
uses que j’entendis à l’auberge de Laval. – Brunet.

On apportait le souper. Pidoux s’étonna de deux choses : de me voir à table et de n’y point voir la belle Irène. La marquise lui ayant déclaré qu’elle n’était pas suffisamment fixée sur les principes politiques de cette jeune personne, Pidoux eut un sourire et dit en me montrant :

 

– Prenez garde !

 

– Nous pvenons gavde, ami, répondit tonton marquis avec dignité.

 

– Nous ne sommes plus des enfants ! ajouta un peu vivement Dorothée.

 

Pendant tout le repas, les trois conspirateurs se continrent et ne laissèrent échapper, en effet, que des demi-mots. Comme tous les conjurés possibles, ils parlaient une langue à eux. Je n’y comprenais rien, malgré ma bonne envie.

 

– Voilà Brunet ! dit le précieux Pidoux en voyant arriver un dindon rôti.

 

Tonton marquis et maman marquise pensèrent se pâmer à force de rire. À voir le succès qu’eut ce simple mot, ce devait être une plaisanterie par allusion et de haut goût. Antoine, cependant, ne m’avait point parlé de ce Brunet.

 

– Pauvre Brunet ! dirent ensemble Isidore et Dorothée quand Pidoux porta le couteau à découper dans les chairs fumantes du dindon.

 

– En prenez-vous, madame ? demanda le docteur.

 

– Une aile de Brunet ? oui, répondit Dorothée malignement.

 

Et, à la même question, Isidore répliqua :

 

– Un blanc de Bvunet !

 

Il n’y a pas jusqu’à Lily et Gaston, singes comme tous les enfants, qui ne demandassent pied ou aile de ce mystérieux Brunet. Au dessert, on but à la santé de Brunet disséqué. Et l’on se lançait des œillades ! et l’on se faisait de petites grimaces d’intelligence !

 

Nous allâmes jouer, Lily, Gaston et moi. Le docteur Pidoux avait apporté un livre d’images. Nous fîmes un peu moins de bruit qu’à l’ordinaire. Zoé avait été rejoindre la belle Irène. Nos trois conspirateurs s’étaient retirés tous à l’autre bout de la chambre. De temps en temps, un mot de leur entretien parvenait jusqu’à mon oreille avidement tendue. C’était toujours le même nom : Brunet… Brunet… Brunet…

 

Une fois, je saisis ce membre de phrase :

 

– Renverser Brunet !…

 

Mais au moment où l’on allait poursuivre et où j’allais peut-être savoir, la fille entra pour ôter le couvert.

 

Pidoux, quand elle fut partie, alla faire une ronde dans le corridor. Après quoi, il mit le verrou à la porte. Sa prudence obtint l’assentiment général.

 

– On ne sauvait pvendve tvop de pvécaution, dit sentencieusement tonton marquis, quand il s’agit d’aussi gvands intévêts !

 

Gaston et Lily s’étaient endormis en regardant les estampes. Moi, j’étais éveillée comme une souris, mais je me tenais renversée sur un coussin et je feignais le sommeil le plus profond. J’entendis Isidore qui disait :

 

– Ils dovment comme une nichée de canavis !

 

– Pauvres petits ! ajouta la marquise ; – ils ne sont pas encore à l’âge où de graves préoccupations amènent l’insomnie.

 

Pidoux et tonton soupirèrent, comme pour regretter les jours insoucieux où ils ne songeaient pas encore à renverser Brunet. Mais ce Pidoux n’était pas un homme vulgaire, il ne s’attachait pas aux apparences.

 

– Dorment-ils véritablement, dit-il, – je vais m’assurer de cela !

 

– Poltvon ! grommela le marquis.

 

La marquise lui pinça le gras du bras en murmurant :

 

– Isidore ! vous ne vous corrigerez jamais !

 

Tonton marquis était toujours content quand on lui disait cela. Le précieux Pidoux, cependant, prit une bougie et s’avança vers nous sur la pointe des pieds. Je ne bougeai pas, bien que j’eusse bonne envie de rire. Il passa la lumière devant les yeux de Lily.

 

– Et d’une ! dit-il.

 

La bougie passa ensuite devant les yeux de Gaston.

 

– Et de deux !

 

C’était à mon tour. L’examen de Pidoux fut plus long à mon égard, mais enfin il prononça son arrêt :

 

– Et de trois !

 

– Enfin ! reprit-il tandis qu’il rejoignait Isidore et Dorothée, nous allons pouvoir parler à cœur ouvert !

 

J’étais tout oreilles dans mon coin. J’allais enfin savoir ! Je me souviens que mon cœur battait à l’idée des choses terribles que j’allais apprendre.

 

– Je ne veux pas vous cacher un instant de plus, dit le précieux Pidoux, qui prit pour faire cette importante communication un accent solennel, que je suis envoyé vers vous par nos amis et porteur de nouvelles de la plus haute gravité.

 

– Voyons ! voyons ! dirent à la fois tonton marquis et Dorothée.

 

– Je n’ai point à blâmer, reprit le docteur, le voyage que vous avez entrepris, puisque c’est moi-même qui l’avais conseillé… Mais il est des circonstances où la santé passe après l’intérêt public.

 

– Sans doute, sans doute.

 

– Nos amis, privés trop longtemps du concours de vos lumières, commençaient à murmurer : d’un autre côté, ce scélérat de Brunet…

 

– Oh ! le coquin !

 

– Oh ! le dvôle !

 

– Ce scélérat de Brunet s’asseyait de plus en plus dans son usurpation… on s’habituait à le voir où il est… De quoi s’agit-il pour un spoliateur ?… de gagner du temps ?

 

– Pas davantage ! fit la marquise, qui vous avait un air d’importance admirable.

 

– Cevtes, cevtes !… appuya tonton ; mais les nouvelles ?

 

– D’un autre côté encore, continua Pidoux, les fonds commençaient à manquer…

 

– Nous en avons envoyé de là-bas ! interrompit Dorothée.

 

– La France saura un jour ce qu’elle vous doit, chère dame… Mais l’argent passe, passe ! c’est effrayant !

 

– Effrayant ! répéta Isidore avec conviction ; mais les nouvelles ?

 

– Les nouvelles ? nous en avons de plusieurs sortes. D’abord, pour déblayer d’un seul coup tout ce qui n’est pas politique pure, je vous dirai que nos bureaux sont organisés… Cela me semble un détail.

 

– Il n’y a pas de petit détail dans ces choses-là, dit Dorothée, – voilà mon opinion.

 

– Il ne faut vien mépviser ! appuya tonton marquis.

 

– Nous avons le petit sacristain, continua Pidoux, celui que M. le curé a été obligé de renvoyer pour cette malheureuse histoire… C’est fidèle comme l’acier ! Il tiendra la correspondance. Nous avons ensuite la vieille Julienne pour les courses ; elle boite, mais elle va tout de même… Quant à la caisse, je continuerai à la tenir moi-même, malgré mes occupations nombreuses, tant qu’on ne me jugera pas indigne…

 

– Ah ! monsieur Pidoux ! interrompit la marquise avec reproche.

 

– Ah ! chev ami !… voilà qui n’est pas aimable !

 

– Quant aux faits politiques, continua le docteur après avoir répondu aux serrements de main du vieux couple, j’établirai deux catégories… on ne saurait mettre trop d’ordre là dedans : nous diviserons les communications dont je suis chargé en politique intérieure et en affaires étrangères.

 

– C’est cela ! s’écria la marquise, qui frappa ses grosses mains l’une contre l’autre.

 

Tonton marquis garda mieux sa dignité d’homme, mais il était manifestement aux anges.

 

Vous ne sauriez croire à quel point tout cela les divertissait.

 

La veille et l’avant-veille, Dorothée s’était assoupie dans son fauteuil tout de suite après le souper. Aujourd’hui, elle vous avait des yeux qui luisaient comme des escarboucles. Moi, j’écoutais patiemment, espérant bien que l’histoire fameuse de Brunet renversé finirait par venir.

 

– Nous débuterons, s’il vous plaît, reprit le précieux Pidoux, par les affaires étrangères… Peut-être aurais-je dû garder cela pour la bonne bouche, tant c’est providentiel et inespéré… Nous avons pour nous le fils d’une tête couronnée !

 

– Ah bah !… qui donc ?

 

– Le fils aîné d’un prince régnant… le prince héréditaire de Lippe !

 

– De… quoi ? fit Dorothée, qui crut avoir mal entendu.

 

– Vépétez, je vous pvie, demanda tonton marquis.

 

– De Lippe ! prononça pour la seconde fois Pidoux.

 

Il y eut un froid. Le vieux couple était visiblement désappointé.

 

Pidoux mit le pouce dans le petit pont de son pantalon noisette.

 

– Après cela, dit la marquise, il n’y a pas de petit détail ?

 

– Petit détail ! petit détail ! s’écria Pidoux avec chaleur ; peste ! je ne m’attendais pas à ce que cette importante affaire serait ainsi accueillie !… Savez-vous bien que la principauté de Lippe est située entre le Hanovre et la Westphalie ; que la Westphalie touche à la Hollande ; que le Hanovre côtoie le cercle du Haut-Rhin, qui va en Autriche ?… Savez-vous bien que nous avons par là une main à Berlin, une main à Vienne, un pied à Amsterdam, l’autre à Saint-Pétersbourg ? Savez-vous qu’en quelques heures on va d’Amsterdam à Londres ?… Vous trouvez que les États du prince de Lippe sont petits… Faites-moi la grâce de me dire ce que c’était qu’Athènes et ce que c’était que Sparte ? Et Rome, la maîtresse du monde, faites-moi la grâce de me dire ce que c’était que Rome sous ses rois ? Et Venise, cette autre reine…

 

– Je ne suis qu’une femme, monsieur Pidoux, interrompit noblement Dorothée, je ne puis avoir la même sûreté de coup d’œil que vous.

 

– Le fait est, dit tonton, qu’Athènes, Spavte, Vome, Venise… Vous nous en divez tant, chev monsieur Pidoux !… Si nous avions pav ce jeune pvince de Lippe la Pvusse, l’Autviche, la Bavière, la Hollande, l’Angletève et la Vussie… Mais plaise au ciel que nous puissions véussiv sans l’aide de l’étvanger !

 

– Je respecte toutes les délicatesses, dit Pidoux, répondant aux dernières paroles du marquis ; mais il faut d’abord que Brunet saute, n’est-ce pas ?

 

– Il le faut ! repartit le vieux couple à l’unisson.

 

– À la bonne heure !… Maintenant que vous comprenez toute l’importance de cette grande nouvelle, je vais vous dire par quelle voie elle nous est parvenue… Nous avons des intelligences à la cour de Hanovre… Le fils de Madeleine Moreau, la mercière, est second cuisinier chez le grand chambellan Spurzeim… Il a su la chose par le cordonnier-bottier de Son Altesse Sérénissime, qui est un de ses amis.

 

– C’est par de semblables canaux que la vérité vient le plus souvent, fit observer Dorothée.

 

– Il est donc évident, conclut Pidoux, que dans un temps donné… quand le prince régnant sera mort et que son fils sera monté sur le trône, nous avons une chance sérieuse pour nous… La position géographique de Lipstadt parle assez haut par elle-même pour me dispenser de toute explication… Brunet n’a qu’à se bien tenir, le drôle !

 

– Le malheureux !

 

– Le scélévat !

 

– Passons, reprit Pidoux, aux choses de l’intérieur… C’est pour celles-là que le conseil a jugé votre présence indispensable.

 

La marquise et le marquis rapprochèrent leurs sièges.

 

– On dit, prononça tout bas Pidoux, que Madame va venir en Vendée…

 

– Quoi faire, celle-là ? interrompit la marquise aigrement ; nous gêner ?

 

– Pavalyser nos mouvements ? ajouta Isidore ; entvaver nos opévations !

 

– Qu’a-t-elle à faire en Vendée ?… mettre en branle tous les fous du pays !

 

– Tous les vomantiques ! tous les jeunes-fvances !

 

– C’est malheureusement ce que tout le monde se dit, approuva l’enchanteur Pidoux.

 

– Ne peut-elle pas nous laisser agir ! s’écria la marquise.

 

– Ne sommes-nous pas capables de faive une vestauvation, nous tout seuls ?

 

Le vieux couple haussa les épaules et grommela :

 

– Malheureux roi !

 

– Malheuveuse Fvance !

 

– En tous cas, conclut Pidoux, c’est matière à délibération… il ne faut pas se décourager pour cela. On peut écrire à Madame une lettre respectueuse, mais ferme.

 

– Fevme suvtout ! Moi, je suis pouv la fevmeté !

 

– Peut-être qu’elle entendra la voix de la raison… Il n’y a pas à se dissimuler qu’en prenant cette détermination elle a cédé aux vœux et aux conseils des brouillons que je ne veux pas nommer.

 

– Des petits jeunes gens… des têtes sans cervelle ! dit la marquise avec indignation.

 

– Des conspivateuvs pouv vive ! ajouta tonton marquis d’un ton de magnifique mépris.

 

– C’est à planter là ce parti, qui se perdra toujours lui-même ! s’écria Dorothée.

 

Ce n’était point, à ce qu’il paraît, le compte de l’enchanteur Pidoux.

 

– Vous n’y songez pas, chère dame, dit-il ; après tant et de si héroïques efforts, après de si beaux sacrifices.

 

Mais Dorothée était en colère.

 

– Si Brunet sait cela, gronda-t-elle, il doit rire !

 

– De tout son cœuv… pavole !

 

– Je connais trop la loyauté inébranlable de vos principes, dit Pidoux avec un peu de sévérité dans la voix, pour craindre les suites d’un moment d’humeur… Attendons avec calme les événements et ne dévions pas de la droite voie… Je vous avouerai que l’annonce de l’arrivée de Madame a jeté quelque trouble dans nos délibérations… M. le duc de Champmas…

 

– Un vieux brandon ! s’écria Dorothée.

 

– M. le duc trouve l’entreprise sublime… C’est un homme influent… un noble caractère… Souvenez-vous bien que nous avons besoin de lui pour renverser Brunet.

 

Et Pidoux se frotta les mains tout doucement en regardant ses compagnons d’un air espiègle.

 

– Il branle dans le manche ! dit-il à demi-voix.

 

– Qui ça ? Brunet ?

 

– Lui-même… Depuis trois mois, sans faire semblant de rien, je le magnétise à rebours tous les dimanches, à la grand’messe… Il ne bat déjà plus que d’une aile.

 

– Vous êtes un tevvible homme, docteuh ! murmura tonton marquis.

 

Dorothée ne dit rien, parce que l’idée de cette magnétisation à rebours, faite à la grand’messe, effarouchait sa naïve et sincère piété. Mais, en définitive, c’était pour un bon motif : le renversement de Brunet ! Brunet renversé, on pouvait faire pénitence.

 

– Et qu’en est-il vésulté ? demanda Isidore.

 

– Il en est résulté, répondit l’enchanteur, que Brunet a perdu la tête… Il a chanté tout de travers dès la première fois… À vêpres, il s’est trompé de psaume… Tout le monde s’en est aperçu… Le curé est venu au lutrin et lui a demandé s’il était ivre, et le dimanche suivant on l’a payé, on l’a renvoyé…

 

Tonton marquis battit des mains en s’écriant :

 

– Bvavo ! bvavissimo !

 

– Chut ! fit Pidoux en nous regardant ; de la prudence…

 

Je me disais, moi, entre Gaston et Lily qui ronflaient :

 

– Est-ce que ce redoutable Brunet ne serait qu’un chantre de paroisse ?

 

– En cette occasion, reprit le précieux Pidoux, M. le curé s’est assez bien montré… On accuse le clergé de ménager la chèvre et le chou : mais M. Jouault n’a pas eu de faiblesse : il vous a dégommé le Brunet sans façon, et il a mis à sa place Houziaux…

 

– Houziaux ? fit la marquise ; c’est tomber de fièvre en chaud mal !

 

– Du tout, chère dame… et voici le beau de la chose : Houziaux et Brunet sont depuis ce temps-là à couteaux tirés… Houziaux a tourné… Nous avons Houziaux !

 

Du coup, tonton marquis et maman marquise se levèrent.

 

– Nous avons Houziaux ! répétèrent-ils ensemble, et vous ne nous disiez pas cela tout de suite !

 

– Et par Houziaux, ajouta Pidoux triomphant, nous avons son neveu Thorel…

 

Le marquis et la marquise se prirent par la main. Une larme de joie roula sur la joue de Dorothée.

 

– Nous avons Thorel aussi ! fit-elle.

 

– Mais, dit tonton, les bleus doivent êtve dans la constevnation !

 

– Je vous en fais juge ! répliqua Pidoux ; – ce n’est pas tout encore… Thorel a fait tourner les deux Morinais.

 

– Alors, alors ! s’écria la marquise, la victoire est à nous ! Tonton marquis, dans l’excès de sa jubilation, lui fit faire une passe ou deux de menuet, ce à quoi elle se prêta de fort bonne grâce.

 

– Nous tenons le Bvunet ! criait-il en dansant ; la France est sauvée !

 

Lily et Gaston se réveillèrent en sursaut. Je feignis de faire de même.

 

– Pas un mot de plus ! recommanda Pidoux.

 

– De la pvudence ! murmura le marquis en se rasseyant.

 

Et la marquise, avec la finesse qui n’appartient qu’à son sexe, ajouta d’un ton dégagé :

 

– Docteur, vous nous avez bien divertis avec votre histoire de revenants !

 

Toute cette nuit, je rêvai de Brunet.

 

– Brunet ! qu’est-ce que c’est que Brunet ? m’écriai-je le lendemain matin en m’asseyant sur le siège auprès d’Antoine.

 

– Ah ! ah ! fit-il en riant, ils ont parlé de Brunet ?

 

– Toute la soirée !

 

– De renverser Brunet ? de dévorer Brunet ?

 

– Ce n’est pas le roi Louis-Philippe, dis-je, puisque M. le curé l’a dégommé… Mais pour qu’un marquis, une marquise, un duc, un baron et le reste se réunissent contre lui…

 

– Il faut que Brunet soit un bien grand personnage, n’est-ce pas ? interrompit Antoine ; – il y aura peut-être un jour ou l’autre des paysans qui seront de grands personnages… mais ce ne sera pas Brunet… Brunet est un pauvre diable qui ne sait ni lire ni écrire. Le gouvernement de Juillet l’a nommé maire, parce que tous les gentilshommes du pays refusaient le serment… Brunet a pris la chose au sérieux à sa manière : il n’a plus salué ni M. le marquis, ni madame la marquise, ni M. le duc, ni M. le baron… En outre, il s’est rendu dans les châteaux, escorté par les onze gardes nationaux de la commune, pour forcer les propriétaires à contribuer à l’achat des blouses d’uniforme et du drapeau tricolore qui est sur le clocher… Georges du Roncier et le duc de Champmas furent les seuls qui refusèrent… Le duc fit mettre tout uniment la députation à la porte… Roncier offrit à M. le maire une volée de coups de canne dont celui-ci ne se vanta pas… Ce n’est pas du tout un méchant homme ; il est un peu idiot seulement, et ses hautes fonctions lui ont tourné la tête.

 

– Il était donc chantre en même temps que maire ?

 

– Meilleur chantre, quoiqu’il eût la voix aigre et fausse… C’est un adversaire tout à fait digne du parti Pidoux.

 

– Et Houziaux ?

 

– C’est l’adjoint… Qu’a-t-il fait ?

 

– Il a tourné !

 

– Jour de Dieu ! voilà une affaire !

 

– Et il a fait tourner Thorel… Qu’est-ce ?

 

– Le facteur rural… encore une fameuse acquisition !

 

– Et Thorel a fait tourner les frères Morinais.

 

– Miserere ! s’écria Antoine ; la Restauration est faite !… L’aîné des Marinais est garde champêtre, le second bat le tambour les jours de fête !…

 

J’étais désappointée. Les enfants n’aiment pas les attrapes.

 

– Et Madame ? demandai-je, pensant bien que c’était encore une farce.

 

– Quelle Madame ?

 

– Ils l’appellent comme ça.

 

– Et que disent-ils de cette Madame ?

 

– Ils disent qu’elle va venir en Vendée.

 

Antoine releva sur moi ses yeux agrandis.

 

– Madame ! en Vendée !… murmura-t-il en devenant tout pâle. Puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même :

 

– Ça devait arriver… Roncier me l’avait dit… La duchesse de Berry est Bourbon deux fois !… Il n’y a plus qu’elle d’homme dans la famille !

 

– Qui est cette Madame-là ? demandai-je ; car ce nom de duchesse de Berry ne m’apprenait rien.

 

– C’est la mère de notre roi, me répondit Antoine.

 

– Quel roi ? Charles X ou Louis-Philippe ?

 

– Ni l’un ni l’autre… Henri V.

 

– Ah ! fis-je, on s’y perd dans tous ces rois-là !… Et que vient-elle faire en Vendée, la mère de ce roi ?

 

Antoine réfléchissait. Il fut du temps avant de me répondre.

 

– Ce qu’elle vient faire ? répéta-t-il enfin d’un air triste et distrait, tu le verras bien, petite fille !

 

À dater de ce moment, Antoine fut silencieux. J’eus beau l’interroger, il me fut impossible de tirer de lui une parole. Au déjeuner, rien de particulier n’eut lieu. Nos trois conspirateurs cachaient avec soin leur allégresse. Tonton marquis avait dit :

 

– Si l’on nous voit tvop contents, on se douteva bien de quelque chose !

 

Je pus remarquer seulement avec quelle gracieuse politesse Pidoux salua les gendarmes arrêtés à la porte de l’auberge.

 

Il y avait trois heures environ que nous étions montés en voiture. Je savais que c’était notre dernière étape ; Antoine continuait d’avoir la bouche close.

 

– On ne peut pas empêcher ça, dit-il brusquement. Puis, se tournant vers moi tout à coup : Les as-tu vus se parler, demanda-t-il, le Pidoux et l’institutrice ?

 

– Non, répondis-je.

 

Mais je me souvins du signe d’intelligence que j’avais surpris en entrant à l’auberge de Laval, et j’en fis part à Antoine.

 

– Au temps où j’étudiais pour être prêtre, me dit-il, j’ai appris bien des choses… mais ces deux pestes-là en savent plus long que moi… Et puis, à quoi bon se faire du mauvais sang ?… il en restera assez pour Lily et Gaston… Les bonnes gens sont bien vieux… La corsaire n’est pas de la famille… Et nos deux messieurs vont la danser, s’il y a comme cela des violons !…

 

Je ne comprenais pas, et pourtant j’avais le cœur serré.

 

– Suzette, continua-t-il, tu as vu de vieux enfants qui conspiraient pour rire… tu verras bientôt des hommes tomber dans le sang…

 

J’étais bien jeune, et pourtant j’ai présente la physionomie du père Antoine tandis qu’il prononçait ces paroles, étranges dans la bouche d’un valet. C’était un robuste cœur et une intelligence à part. J’ai gardé en moi tout ce qu’il me disait… Chaque jour écoulé m’expliqua plus tard quelqu’une de ses leçons.

 

Nous avions passé la Loire vers les trois heures de l’après-midi. Le soir venait quand nous traversâmes la petite rivière d’Èvre pour monter le coteau d’Andrezé. Ce fut par un beau coucher de soleil que je vis pour la première fois le pays de Mauges. Beaupréau était derrière nous, caché par les plis du terrain fertile. Tout à l’entour, c’était un vert horizon de culture. La Normandie aussi est riche, mais ici la végétation affecte déjà les élégances méridionales. La vigne monte à l’arbre comme dans un distique de Virgile, et les raisins mûrs pendent parmi les pommes vermeilles. Je parle du voyage tel que je le vis plus tard, car on était alors au commencement du printemps, et c’est à peine si les premières feuilles verdissaient aux branches des arbres. Je ne savais rien, je n’avais rien vu. Le peu qu’Antoine avait pu m’apprendre, acquisition trop récente, s’entassait confusément dans mon esprit. Ce n’était pas le souvenir des grandes luttes de la Vendée contre la France républicaine qui me serrait le cœur. Dans ces champs de bataille, je ne voyais point glisser les ombres héroïques du paysan Cathelineau et de ses compagnons. J’étais émue violemment, et je n’aurais su dire pourquoi. Sans doute les dernières paroles d’Antoine pesaient sur ma jeune imagination comme une menace mystérieuse. Ce paradis terrestre qui se présentait à moi, c’était le décor où le drame sanglant allait se jouer.

 

Antoine me dit, quand nous arrivâmes en haut de la côte :

 

– Voilà la vallée de Mauges.

 

Je vis un vaste paysage, dont le modeste clocher de Saint-Philibert occupait à peu près le centre. À gauche, et tout près du village, le château du Meilhan s’élevait, grand, carré, manquant d’aspect de loin, comme toutes les maisons bâties au temps de Louis XV, mais entouré de bois magnifiques. Les murailles étaient blanches et crépies à neuf. Un autre groupe de verdure, un sombre amas de colossales futaies noircissait l’horizon derrière le village lui-même et servait d’entourage au fier château de Mauges, antique et féodal manoir qui était la gloire du paysage. En me le montrant, Antoine me dit :

 

– Ça aurait été un jour à Zoé si Maxime avait voulu.

 

Il y avait longtemps que je n’avais songé au prince Maxime, ce brillant soldat, – ce brigand, – mais de toutes les personnalités décrites par Antoine, c’était celle-là peut-être qui m’avait le plus frappée. Vous n’évoquerez jamais en vain ces images romanesques auprès d’une fillette.

 

Je regardai de tous mes yeux ce superbe château de Mauges. La silhouette du prince, telle que je me le représentais, passa devant moi comme un éblouissement. Je me retournai pour jeter un coup d’œil à Zoé au travers de la glace. Au lieu de Zoé, ce fut la belle Irène que je vis, car elles avaient changé de place. Il me semble que la belle Irène était bien la femme qu’il fallait pour lutter contre ce démon de prince Maxime.

 

Mais le doigt d’Antoine me désignait déjà une autre masse d’arbres, à droite du village au sommet d’un coteau abrupt et rocheux. Il y avait là un petit manoir à pignons pointus, dont les murailles ternes ressortaient à peine parmi l’ombrage. Au contraire, les fenêtres, frappées en ce moment par les rayons du soleil couchant, renvoyaient des lueurs ardentes et rouges. On eût presque dit un incendie.

 

– C’est la bauge du sanglier, murmura Antoine ; c’est le Roncier.

 

Puis il ajouta :

 

– Le premier coup de fusil sera tiré là !… j’en donne ma parole !

 

Le flamboyant manoir semblait nous regarder avec des yeux sinistres.

 

À droite encore, mais beaucoup plus loin, Antoine me montra la maison coquette et toute neuve du baron d’Avray, l’un des membres du conseil de régence, celui qui n’avait pas su comprendre tout le bonheur que lui aurait donné une alliance avec la belle Irène. Nous descendions et la nuit tombait. Peu à peu le paysage se voilait.

 

– Eh ! père Antoine, dit une voix douce et toute jeune sur le bas-côté de la route, ramenons-nous tout notre monde bien portant ?

 

Je sentis le bon cocher tressaillir.

 

– Assez comme ça, monsieur, répondit-il en ôtant son chapeau.

 

Celui qui venait de parler quitta le bas-côté de la route et vint vers la voiture. Aux dernières lueurs du crépuscule, je vis un jeune homme de belle taille, portant un costume de chasse et le fusil à deux coups sur l’épaule.

 

En s’approchant de la voiture, il souleva sa casquette qui coiffait une charmante tête couverte d’une profusion de cheveux blonds. Antoine arrêta les chevaux. Besançon continua sa route au grand trot pour aller annoncer l’arrivée. Le chasseur salua les dames d’un air timide et doux. Il me sembla que ses joues avaient rougi comme celles d’une jeune fille.

 

– Est-ce que c’est là M. Léon ? demandai-je.

 

Antoine me regarda d’un air stupéfait.

 

– M. Léon !… répéta-t-il. Puis il ajouta en grondant : Va me chercher des Léons comme ça, Suzette !…

 

L’accueil fait au chasseur fut loin de ressembler à celui qu’on avait fait au précieux Pidoux. Cependant, Gaston l’appela son ami Georges. Il y eut seulement quelques politesses échangées. Le chasseur demanda :

 

– Savez-vous la nouvelle ?

 

– Oui, monsieur, lui fut-il répondu froidement.

 

– Si la Vendée ne se lève pas comme un seul homme, dit Georges avec sa voix timide et douce, il faudra gratter les pierres tombales qui disent ce qu’ont fait nos pères !

 

– Allez, Antoine ! commanda maman marquise.

 

Le jeune chasseur rougit et salua encore une fois. La route faisait un grand circuit pour descendre la montée. Il y avait un sentier à travers champs qui conduisait droit à la grille du château. Le jeune chasseur prit ce sentier. En tournant le coude de la route, je l’aperçus qui franchissait la grille. Il avait dû courir.

 

Sur le perron d’honneur du château, il y avait de nombreux domestiques avec des flambeaux, car il faisait maintenant presque noir. Une double file de paysans faisait haie dans la cour. La grille était grande ouverte. Au bruit que fit la voiture en entrant, nous vîmes sortir du vestibule une femme encore jeune et trois ou quatre messieurs. La jeune femme portait une toilette voyante ; elle avait des fleurs dans les cheveux. Elle vint embrasser maman marquise au moment où celle-ci mettait pied à terre.

 

– C’est la corsaire, me dit Antoine.

 

Mon attention fut détournée par le jeune chasseur qui toucha furtivement le bras de la belle institutrice et lui dit tout bas :

 

– Irène, il faut que je vous parle !

 

Tonton marquis échangeait des poignées de main avec ces messieurs.

 

– Bonjouh, bavon ! bonjouh, commandeuh ! bien vavi de vous vevoih !… pavole !

 

Gaston était déjà dans les jambes et faisait le diable tant qu’il pouvait.

 

– Ah çà ! qui est donc ce beau jeune homme ? demandai-je à Antoine en montrant le chasseur qui se cachait parmi les paysans.

 

– C’est Georges du Roncier, parbleu ! me répondit Antoine.

 

– Roncier ! le sanglier ! cette figure si douce et si timide ! Mais je n’eus pas le temps de m’étonner. La corsaire aborda Irène pour lui dire.

 

– Vous êtes changée, ma bonne… et pâlie affreusement ! Puis avec un sourire méchant : Le prince est à Mauges depuis un mois… pensez-vous que ce soit pour vous ?

 

Elle tourna le dos en ricanant plus fort. Irène baissa les yeux et ne répondit point. Cette Irène prenait pour moi une importance extraordinaire. Elle était comme l’héroïne du drame mystérieux où j’allais peut-être avoir un rôle…

 

XIII

Les hôtes du Meilhan. – Mystères. – La chambre à coucher du marquis Théodore


Il m’avait suffi d’un coup d’œil pour mettre des noms sur tous les visages. Antoine m’avait fait connaître d’avance les hôtes du Meilhan. Je reconnus parfaitement ce bon commandeur de la Brousse, surnommé Rose-sans-Épines, à cause de la galante formule qu’il employait invariablement pour demander une épingle à maman marquise. Je reconnus le baron d’Avray, je reconnus surtout Léon, le séducteur. Ce Léon était un fade jeune homme, beau comme une ancienne lithographie de Grevedon. Il se donnait un air pensif et triste. Sa barbe était taillée à la Jeune-France, comme on disait alors, et ses cheveux pendaient en masses lourdes sur ses oreilles. Son costume consistait en une redingote à corset rembourrée vers les hanches et boutonnée jusqu’au col de satin noir qui lui couvrait la poitrine. Pour épingle, il portait une petite tête de mort en ivoire. Le romantisme, alors en vogue, rendait plus niais encore ce parfait nigaud. Le baron d’Avray avait une bonne et belle figure de vieux gentilhomme, mais il était sourd et ne le voulait point paraître, ce qui donnait parfois naissance à de singuliers quiproquos. Le commandeur de la Brousse, tête étroite, déprimée, long nez, menton absent, long cou, long torse, longues jambes, avait l’air d’un grand oiseau égaré loin de son nid. Il était fier, bien qu’il vécût un peu aux dépens d’autrui. Je l’ai toujours pris pour un fort honnête homme. Quant à madame la comtesse du Meilhan, la corsaire, c’était une toute petite femme, ronde comme une boule, avec d’assez jolis petits pieds courts et des mains plus que potelées. Elle avait une trentaine d’années, à son compte ; mettons cinq de plus pour rester en deçà du vrai. Son alliance avec la famille du Meilhan n’avait pas beaucoup changé ses manières. Elle parlait haut, très-haut ; elle se fâchait à table quand les choses n’étaient point de son goût. Vers le dessert, elle devenait fort rouge. Son père, le capitaine Masson, lui avait légué son caractère ; elle tenait tête à son mari et faisait peur à sa belle-mère. Rien n’était capable de la faire trembler, sinon une histoire de revenant ou une chauve-souris. On ne peut dire qu’elle fût jolie, mais, à part ses yeux ronds, les hommes la trouvaient piquante. Elle était, en outre, folle de la toilette, ce qui est toujours bien.

 

Il y eut souper le soir de l’arrivée. Chose remarquable, ce fut le précieux Pidoux qui me présenta, et la belle Irène, qui ne m’avait pas adressé la parole pendant tout le voyage, déclara que j’avais tout plein d’esprit et les plus heureuses dispositions pour la musique. Gaston n’en dit pas si long. Il promit que si quelqu’un me faisait du chagrin, on mettrait ce quelqu’un à la porte, sans quoi il aurait des crises.

 

– Tu as donc toujours des crises, Gaston ? lui demanda sa tante Anaïs.

 

La corsaire avait ce joli nom d’Anaïs. Gaston lui répondit :

 

– Tu as bien toujours tes chauves-souris, toi !

 

– Allons, maman, dit Anaïs, je vois que mon cher neveu Gaston est aussi bien élevé qu’au départ.

 

Maman marquise caressa la tête blonde du chérubin.

 

– J’ai le vegvet d’annonceh à tous ceux qui l’ont connu, dit tonton marquis pour rompre l’entretien, que Fvédévic est movt bien malheuveusement pendant le voyage.

 

Gaston me pinça le bras.

 

– Voilà le bonhomme La Brousse qui va chanter sa chanson, me dit-il.

 

– Madame la marquise, prononça en effet le commandeur d’une voix douce et claire, je réclame de votre obligeance bien connue, si toutefois vous en avez sur vous, une épingle pour attacher ma serviette.

 

La marquise répondit :

 

– Bien volontiers, commandeur !

 

Celui-ci prit l’épingle, et d’un ton de sincère ravissement :

 

– Ah ! s’écria-t-il, j’étais bien sûr de ne pas solliciter en vain, madame, car il n’y a pas de roses sans épines !

 

– Dis donc, tonton La Brousse, lui demanda Gaston, à qui donc prenais-tu des épingles quand maman marquise n’était pas là ?

 

Le commandeur rougit jusqu’au blanc des yeux à cette accusation d’infidélité.

 

– À quelque autre rose, répondit M. Léon.

 

– Puisqu’elles ont toutes des épines ! ajouta la corsaire.

 

M. Léon avait pris la voix qu’avait l’excellent comédien Bocage dans le rôle d’Antony.

 

– Très-plaisant ! dit le baron d’Avray, qui n’avait pas entendu.

 

Des entretiens particuliers s’établirent : M. Léon se mit à causer avec Anaïs, qui, seule, semblait le comprendre, malgré la tournure peu romantique qu’elle avait ; le docteur Pidoux entreprit le baron d’Avray ; Irène et Zoé échangèrent quelques brèves paroles à voix basse.

 

Tonton marquis entama le récit de notre odyssée à l’usage du bon commandeur de La Brousse, qui mangeait en homme dont la fonction est accomplie. Je voyais de temps en temps les regards de la belle Irène rencontrer ceux du docteur Pidoux. J’avais remarqué trois choses : d’abord la protection subite qu’ils voulaient bien m’accorder tous deux à l’improviste. En second lieu l’absence de Georges du Roncier, qui n’était même pas entré au château, et qui avait disparu tout de suite après avoir parlé à Irène dans la cour d’honneur. Enfin, le silence à coup sûr étonnant que chacun gardait sur deux membres importants de la famille : le père de Gaston et le mari d’Anaïs, le marquis Théodore et le comte Henri.

 

Gaston avait bien demandé en entrant :

 

– Papa est-il là ? – mais c’est à peine si on lui avait répondu.

 

C’était une singulière maison.

 

– Tu ne dis rien, Lily ! cria de loin la corsaire.

 

– Nous sommes un peu jalouse, répondit Irène avec un visible empressement, depuis que notre cousin Gaston a une autre petite amie.

 

– La jalousie ! récita M. Léon, – un des plus amers poisons que l’âme humaine puisse boire !… Enfer ! quand la jalousie dévore un cœur de femme…

 

– Mauvais plaisant ! dit le baron qui le guettait ; encore un calembour !

 

Je ne sais pas du tout quel genre de drôleries le pauvre sourd mettait dans la bouche de M. Léon, mais on peut affirmer qu’il était seul de son avis. Dans l’univers entier, l’homme-piano ne divertissait que lui.

 

On semblait éviter avec soin toute allusion politique. La corsaire passait pour être mal pensante.

 

Il y eut tout à coup un grand mouvement autour de la table. Chacun se leva, excepté la corsaire, qui se contenta de se tourner à demi vers la porte.

 

– M. l’abbé Jouault ! annonça Besançon, qui avait endossé une livrée d’apparat. Gaston courut au bon curé ; Lily fit de même. C’était une honnête et naïve figure de prêtre, un peu lourde, et où l’intelligence n’était pas par excès. Il embrassa les deux enfants tout paternellement, et fit à la ronde un salut modeste.

 

– Que vous êtes aimable, monsieur le curé ! cria la voix perçante de Dorothée.

 

– Monsieuh le cuvé, vous êtes le plus chavmant des saints ! ajouta Isidore.

 

La corsaire lui adressa un signe de tête protecteur. Irène et Zoé coururent à lui comme avaient fait Gaston et Lily.

 

Ce fut le précieux Pidoux qui conduisit le curé à la marquise, après l’avoir préalablement pressé dans ses bras. On fit une petite place au bon prêtre, qui commença incontinent à s’entretenir tout bas avec Dorothée. Je vis celle-ci pâlir et s’éventer avec son mouchoir. Pidoux, qui s’était éloigné, revint, mais le bon curé se tut à son approche.

 

– Ce sont des secrets ?… dit le docteur.

 

– Oui, monsieur, répondit l’abbé Jouault ; ce sont des secrets.

 

– Je parie qu’on parle de mon papa, s’écria Gaston ; je veux savoir !

 

Il y avait là évidemment une foule de petits mystères qui se croisaient et s’enchevêtraient. Les renseignements fournis par Antoine ne me suffisaient plus pour marcher au milieu de ce dédale. Il fallait deviner : j’étais dans mon centre.

 

La corsaire, avec ses yeux ronds, hardis et brillants, m’inspirait une instinctive aversion ; je ne comprenais pas bien la conduite de la belle Irène et de Pidoux, mais j’avais bonne opinion de moi. Cela m’inquiétait peu. C’était une affaire de temps. L’homme qui m’intéressait le plus était celui que je connaissais le moins : Georges du Roncier. Après toutefois un autre homme que je ne connaissais pas du tout : le prince Maxime. Tous les deux étaient en rapport avec Irène. La comtesse Anaïs s’était vantée de la présence de l’un d’eux comme d’un triomphe. Je sentais vaguement, malgré mon ignorance profonde et le milieu où j’avais vécu jusqu’alors, que la comtesse Anaïs était odieusement déplacée dans ce manoir. Le ridicule y abondait, mais les ridicules de la corsaire n’étaient pas de la même famille que ceux de toutes ces bonnes gens.

 

Mais il ne s’agissait pour moi en ce moment ni de la corsaire, ni de l’institutrice, ni même de mes deux héros, Georges et Maxime. Un élément nouveau venait de naître et piquait violemment ma curiosité.

 

Gaston avait eu raison quand il s’était écrié :

 

– Je parie qu’on parle de mon papa !

 

Mon oreille subtile avait parfaitement saisi le nom du marquis Théodore et aussi le nom du comte Henri. C’était le bon abbé Jouault qui les avait prononcés. Qu’avait-il dit ? Je l’ignorais, mais ce devait être quelque chose de bien grave, à considérer la profonde émotion qui avait saisi maman marquise. L’idée me vint tout de suite qu’il était arrivé malheur au père de Gaston et au mari d’Anaïs.

 

– Est-ce que vous avez des nouvelles d’Henri ? demanda celle-ci au travers de la table.

 

– Non, répondit maman marquise.

 

Tout de suite après le dessert, la marquise passa dans son appartement en compagnie de l’abbé Jouault. Personne n’eut permission de la suivre.

 

Gaston me dit :

 

– Je sens papa !… papa est ici !

 

Il était comme une âme en peine et ne pouvait rester en place. Mais il ne dit son secret qu’à moi. Tonton marquis et la comtesse Anaïs étaient désormais chargés du soin de faire les honneurs. La comtesse trôna au coin du feu, entourée de Pidoux, de M. Léon, du baron d’Avray, etc. Irène s’était esquivée en même temps que la marquise. Tonton marquis s’était emparé de Rose-sans-Épines.

 

– Qui donc arrive ? s’écria en ce moment la corsaire.

 

On entendait, en effet, distinctement, un bruit de chevaux dans la cour. Anaïs s’élança vers la fenêtre, écartant brusquement ceux qui se trouvaient sur son passage. Elle entr’ouvrit le rideau, regarda dans la cour et poussa un cri étouffé.

 

– Qu’y a-t-il ? qu’y a-t-il ? s’écria-t-on de toutes parts.

 

– Est-ce que tu as vu ta chauve-souris, tante Anaïs ? demanda Gaston.

 

Tonton marquis, déjà tout blême, laissa échapper ce nom redouté : Les Bleus…

 

Le baron d’Avray frappa sur l’épaule de Léon en disant :

 

– Vous lui avez fait encore quelque niche, mauvais plaisant !

 

Pendant cela, Rose-sans-Épines déroulait un mouchoir à carreaux dans lequel était enveloppé un petit pistolet de poche, dit coup-de-poing. Sa figure d’oiseau prit une expression chevaleresque. Il prononça ces paroles remarquables :

 

– Sachons du moins vendre chèrement notre vie !

 

Tonton marquis, à la vue du pistolet, passa derrière le baron, qui regardait de tous ses yeux sans comprendre.

 

– Est-ce qu’on va se battre ? criait Gaston en trépignant de joie ; ah ! quel bonheur !

 

– Combien sont-ils, chève nièce ? interrogea tonton marquis d’un ton lamentable. Y a-t-il plus d’un végiment ?

 

La corsaire, qui avait eu le temps de se remettre, haussa les épaules avec mépris. Elle abaissa un second regard vers le pavé de la cour, où l’on n’entendait plus aucun bruit.

 

– Allez-y voir ! dit-elle.

 

Puis elle traversa de nouveau la chambre et vint à M. Léon qu’elle attira à l’écart. Elle lui parla bas.

 

Léon sortit sans jurer enfer ni damnation. Il avait l’air tout à fait d’un professeur de chant qui n’est pas rassuré. Presque au même instant, Antoine entra et vint chercher Gaston de la part de sa grand’mère. Le précieux Pidoux s’était glissé jusqu’à la fenêtre. Je l’entendis qui demandait tout bas à la comtesse Anaïs :

 

– M. le comte était-il seul ?

 

La corsaire le toisa d’un dédaigneux regard.

 

– Messieurs, fit-elle au lieu de répondre, je vous prie de m’excuser si je vous quitte : j’ai ma migraine.

 

Elle prit un flambeau sur la cheminée et sortit à grands pas. J’avais la fièvre, tant ces mouvements mystérieux exaltaient ma curiosité incurable. Que se passait-il donc dans ce château ?

 

Il n’y avait plus au salon que tonton marquis, Pidoux, le baron d’Avray, Rose-sans-Épines, Lily et moi. Rose-sans-Épines, voyant le danger passé, était en train d’envelopper de nouveau et avec soin son petit pistolet de poche dans son grand mouchoir à carreaux. Le baron d’Avray interrogeait chacun du regard en homme gai, mais sourd, qui craint d’être laissé en dehors d’un joyeux complot. Pidoux avait mis son dos à la cheminée. Il réfléchissait. Tout à coup il tendit la main à tonton marquis.

 

– Miséricorde ! s’écria-t-il ; j’oubliais que M. le duc m’attend ce soir… Je vais piquer un temps de galop jusqu’à Mauges.

 

On ne peut employer une autre expression : il s’enfuit. Comme il sortait, madame Honoré parut à la porte et appela Lily pour la coucher. Quand madame Honoré fut partie, tonton marquis nous compta du regard avec une visible inquiétude.

 

– Est-ce que vous allez nous quitter aussi ? demanda-t-il à M. le baron d’Avray.

 

Celui-ci prit précipitamment sa canne et son chapeau.

 

– Que ne le disiez-vous ! s’écria-t-il ; je vous gêne ?… Bien le bonsoir !

 

– Mais non, chev ami, mais non… au contvaive…

 

– S’il fallait faire des compliments entre voisins… continuait le sourd en courant vers la porte.

 

– Vestez, bavon, vestez !… on va vous dvesser un lit dans ma pvopve chambve !…

 

– Bien, bien, marquis… faites vos affaires… Hommages à ces dames !

 

Et il disparut.

 

– Quelle infivmité ! s’écria Isidore.

 

Il s’élança vers Rose-sans-Épines, qui prenait aussi son chapeau.

 

– Pav exemple ! fit-il, je ne souffvivai pas… Je suis en tvain de vaconter des histoives… Venez, commandeuv !… nous allons êtve cette nuit compagnons de chambvée.

 

Rose-sans-Épines se laissa faire. Tonton marquis l’emporta comme une proie. Il avait craint un instant de coucher seul.

 

Je restai seule dans l’immense salon. La pendule marquait onze heures. Il n’y avait plus qu’une bougie sur la cheminée et le feu s’éteignait. – Les lambris sombres absorbaient la lumière, qui mettait çà et là un point brillant aux moulures rougies des portraits de famille. – C’est à peine si les ténèbres étaient visibles. Je n’avais pas peur : je suis brave. Mais l’idée de mon isolement profond me saisit. Je n’étais rien dans cette famille ; je ne tenais à rien. Gustave, mon pauvre parrain, je songeai à toi en ce moment, comme toujours à mes heures d’embarras ou de tristesse, et les larmes me vinrent aux yeux. Je me demandai comment il était possible que je l’eusse quitté. Que faisais-tu, tandis que j’étais là toute seule et abandonnée ? On va loin sur la route sentimentale des souvenirs et des regrets. Heureusement, ce demi-jour tremblant des nuits où veille une lueur indécise se peuple aisément de fantômes. Je vis rire dans l’ombre l’insolente et grosse figure de Fanchette. Je ne pleurai plus. J’allai à la croisée. La cour était noire comme de l’encre. Peu à peu, les bruits allaient mourant à l’intérieur du château. On m’avait évidemment oubliée. J’étais en train de choisir le meuble où j’allais m’installer pour dormir, car je n’aurais osé sortir du salon, lorsque la porte par où tonton marquis et Rose-sans-Épines étaient sortis, s’ouvrit tout doucement. La corsaire, en robe de chambre et en cornette, parut sur le seuil avec un bougeoir à la main. Que venait-elle chercher là ? Cette femme avait des yeux de lynx. Malgré les demi-ténèbres, elle m’aperçut dans le coin où j’étais.

 

– Tiens ! dit-elle entre ses dents, c’est la petite Normande.

 

Si je n’avais pas oublié mon mouchoir sur la cheminée, reprit-elle avec tout l’aplomb qu’elle avait, tu aurais donc couché ici, fillette ?

 

– Dame !… répondis-je en constatant du coin de l’œil qu’elle faisait semblant de reprendre un mouchoir qui n’y était point, – je ne sais pas, moi !

 

– Quel peuple, grommela-t-elle ; cette petite bête-là manquait à notre ménagerie !

 

Elle sortit et frappa à une porte dans le corridor en appelant madame Honoré à haute voix. Celle-ci entr’ouvrit sa porte.

 

– Honoré, lui dit la comtesse très-sévèrement ; est-ce moi qui suis la femme de confiance de ma belle-mère ?… Si je n’étais venue ici reprendre mon éventail, voyez ce qui serait arrivé !

 

Le mouchoir était maintenant un éventail.

 

Madame Honoré passa lestement une camisole, et vint me prendre par la main, tandis que la comtesse regagnait son appartement. Je crus que madame Honoré allait me faire entrer dans sa chambre ; il n’en fut rien. Ce n’était pas pour le roi de Prusse que cette camériste d’un certain âge passait tant de temps à sa toilette. Elle était d’humeur détestable, et grommelait en montant avec moi l’escalier du premier étage :

 

– C’est comme cela qu’on gagne des douleurs.

 

Une large galerie régnait dans toute la longueur du premier étage, madame Honoré tourna le bouton d’une porte. La porte résista :

 

– Tiens, fit-elle, madame la marquise ne s’enferme pourtant jamais.

 

Elle eut manifestement envie de mettre l’œil au trou de la serrure, mais ma présence la retint. Elle ajouta seulement :

 

– M. le curé est pourtant parti depuis longtemps.

 

Elle frappa. On ne répondit point.

 

– Si le diable sait le jeu qui se joue dans cette baraque-là !… gronda-t-elle ; je ne veux pas du tout qu’on prenne l’habitude de mettre quelqu’un avec moi dans ma chambre.

 

Elle me fit traverser toute la longueur du corridor. Nous nous arrêtâmes devant une petite porte basse qui donnait entrée dans un cabinet où se trouvait un lit. Le cabinet était dépendant d’une vaste chambre entièrement tendue de tapisseries flamandes à personnages. Il communiquait avec la chambre par une baie sans porte, fermée seulement d’une draperie libre. Il y avait une ouverture pareille sur l’alcôve de la pièce principale. Ces deux pièces répandaient une énergique odeur de renfermé. Une couchette avec des draps était dans le cabinet.

 

– Si je ne gagne pas des douleurs à ce métier-là, radotait madame Honoré, j’aurai de la chance !… Tu vas être là comme une reine, petiote… Les draps sont presque blancs, et d’ailleurs, Hervé, le valet de chambre du marquis Théodore, était une personne très-propre. Es-tu peureuse ?

 

Et avant que je n’eusse le temps de répondre :

 

– Bah ! bah ! reprit-elle ; une nuit est bientôt passée… Il ne faut pas croire à toutes ces faridondaines de trépassés qui vont par les corridors et de revenants.

 

– Personne ne couche donc de ce côté-ci du château ? demandai-je.

 

– Personne, depuis que monsieur est parti. Et, ajouta-t-elle en baissant la voix malgré elle, depuis que le vicomte Hector s’en est allé au cimetière.

 

Elle me quitta sur ces mots, emportant la lumière. J’entendis pendant quelques secondes ses pas pressés dans le corridor, puis un grand silence se fit dans les ténèbres qui m’entouraient.

 

C’était une nuit de printemps, orageuse et venteuse. Jusqu’à minuit, l’obscurité fut profonde. Vers cette heure, la lune à son dernier quartier commença à blanchir les nuages qui couraient follement au ciel. L’ouragan sifflait au loin dans les futaies et faisait gémir les châssis trop vieux des fenêtres. Je m’étais coulée dans le lit, et je m’étonnais d’attendre si longtemps le sommeil. Je n’avais pas peur, mais une agitation que je ne puis rendre m’empêchait de m’assoupir. Les heures sonnaient lentement à l’horloge du château dont le timbre enrhumé avait des vibrations étranges. À minuit et demi, les rayons de la lune commencèrent à entrer dans la chambre voisine. La draperie était soulevée à demi. Je pouvais voir les meubles hauts et de forme antique découper un instant leur silhouette éclairée, puis se replonger tout à coup dans le noir quand un nuage passait sur le croissant. De temps en temps, lorsque le sommeil allait enfin me prendre, un bruyant craquement des boiseries sans peintures m’éveillait en sursaut. Je finis cependant par fermer les yeux et perdre connaissance.

 

Je ne sais combien de temps je dormis. Un bruit de voix m’éveilla. Il partait de la chambre dont mon cabinet dépendait. Je crus d’abord être le jouet d’un rêve. J’ouvris les yeux et je vis la chambre éclairée, non plus par les rayons pâles du croissant, mais par la lumière de deux lampes. – On avait soigneusement fermé les rideaux des croisées.

 

Je me levai bien doucement et j’allai mettre mon œil à la fente de la draperie. Je vis six hommes et une femme, assis en rond autour d’un baril tout noir d’où ils tiraient de la poudre pour faire des cartouches. Je dis cela comme je le sus plus tard. En ce moment, j’ignorais ce qu’ils faisaient. Parmi les hommes, je ne connaissais que M. Léon et Antoine. Il m’étonna de les voir réunis. Mais la vue de la femme m’étonna bien davantage. C’était la belle Irène, l’institutrice de mesdemoiselles du Meilhan, la dame de compagnie de maman marquise. Des quatre hommes que je ne connaissais pas, deux étaient arrivés à l’âge mûr. Ils avaient entre eux un air de famille, et je devinai du premier coup d’œil que le plus âgé devait être le père de Gaston. L’autre était sans doute son frère cadet, le comte Henri, mari de la corsaire. C’était une tête sévère et hautaine que celle du marquis Théodore, un beau visage, intelligent et triste. Je n’avais pas vu encore en face de moi un vrai gentilhomme. Je sentis en moi comme un grand respect, mêlé d’admiration. Le comte Henri n’était pas fait pour produire la même impression. Figurez-vous un beau grand chasseur campagnard ou un chef d’escadron de dragons. La corsaire avait dû adorer ce mari-là, ne fût-ce qu’un mois, ces trente jours qui font la lune de miel. Les deux autres me firent l’effet de deux jeunes hobereaux.

 

– Alors, disait le comte Henri au moment où je m’approchais de la draperie, ça va bien là-bas dans le Morbihan ?

 

– Bras et cœurs de fer, répondit le marquis Théodore.

 

– Et du côté de Vitré ?

 

– Une véritable armée… Cette fois, la Bretagne ne veut pas rester derrière la Vendée… Voici M. de Kervoz qui peut vous donner des nouvelles du Finistère.

 

M. de Kervoz, l’un des deux jeunes gentilshommes qui m’étaient inconnus, répondit avec cet accent du pays de Callac, qui donnerait à penser que ces gaillards ont au fond du gosier une machine à broyer les cailloux.

 

– Ma foi de Dieu ! nous comptons les hacher comme chair à pâté.

 

L’autre hobereau était de Belle-Isle-en-Terre, beau pays aussi !

 

– S’ils ne sont que dix contre un, grasseya-t-il, c’est bon !… les voilà avalés !

 

– Tonnerre du ciel ! s’écria le comte Henri ; quels diables d’instruments fabriquez-vous donc là, monsieur Léon ?… Vos cartouches ont l’air de cigarettes mal faites !

 

– Je ne suis pas un soldat, monsieur, répondit le ténor avec dignité ; je suis un artiste… L’idée de voir une femme… une princesse, affronter les périls de cette guerre implacable, m’a transporté d’admiration. J’ai offert mon épée…

 

– L’épée de M. Léon vaut mieux que ses cartouches, interrompit le marquis Théodore.

 

Un salut souriant adressé à Irène expliqua pourquoi la maladresse de M. Léon trouvait un défenseur. Ces preux du drapeau blanc aimaient les Clorindes.

 

Il y eut à cette époque de l’échauffourée vendéenne de véritables héroïnes, de belles jeunes filles, embellies encore par la passion enthousiaste, et dont les noms, oubliés déjà, seraient illustres si la victoire eût tourné de ce côté. Il n’y en avait certes pas de plus belles qu’Irène. Mais je ne pense pas qu’Irène fût une héroïne. Elle voulait monter, cette charmante fille, n’importe par quel moyen. Dieu et le roi l’inquiétaient peu. Elle combattait pour sa propre fortune. Elle était là, silencieuse et calme. Ses jolies mains, noires de poudre, roulaient prestement la cartouche. Elle répondait à la courtoisie du marquis Théodore par une inclination respectueuse, puis elle dit :

 

– Mon frère est comme moi, il n’a à donner que sa vie.

 

Le comte Henri lui baisa la main.

 

Je regardais mon ami Antoine qui fabriquait silencieusement ses cartouches et se tenait à l’écart.

 

– Eh bien ! vieux chouan ! lui cria le comte Henri, tu ne dis rien ?

 

– J’ai de la peine à m’y remettre, répliqua Antoine.

 

– Est-ce que le cœur n’y est pas ?

 

– Heu ! heu !… fit Antoine, qui emplit son écuelle de poudre, ça me fera tout de même plaisir d’y aller un petit peu… mais je n’ai pas confiance.

 

L’horloge du château sonna deux heures après minuit.

 

– Voilà qui est étrange ! murmura le marquis Théodore ; Roncier est en retard de plus de deux heures.

 

Comme il achevait, je crus entendre au loin des pas de chevaux dans la campagne. Le marquis entendit aussi sans doute, car il se leva vivement pour se rapprocher de la fenêtre. Chacun se tut pendant qu’il prêtait l’oreille.

 

– Ce sont eux, dit Antoine.

 

Il parlait encore qu’un son de trompe retentit du côté de l’avenue.

 

– Va ouvrir ! ordonna le marquis Théodore.

 

Antoine sortit aussitôt. Le marquis revint vers la table et ceignit une écharpe blanche. Sa figure était changée. C’était un noble et fier soldat.

 

– Pour recevoir la personne qui va venir, dit-il avec une émotion soutenue, – il faut être debout et découvert !

 

Le marquis Théodore donna l’exemple en ôtant sa casquette de chasse. Les autres se levèrent. Je surpris un regard échangé entre M. Léon et la belle Irène.

 

– Qui donc allons-nous recevoir ? demanda M. de Kervoz.

 

La porte s’ouvrit. Georges du Roncier entra. Il était en costume de paysan. Il se tint au-devant de la porte et courbé en deux, la main sur le cœur ; il fit signe à un personnage invisible. Un silence solennel régnait dans la chambre. Mon âme était dans mes yeux. Je m’attendais à voir entrer un être tout couvert de soie, d’or et de diamants, tel que les enfants de la campagne se représentent un roi. Je vis entrer un petit paysan qui jeta un regard rapide autour de lui et qui demeura immobile sur le seuil. Un cri étouffé s’échappa de toutes les poitrines. Le marquis Théodore vint mettre un genou en terre devant le petit paysan et lui baisa la main. De grosses larmes roulaient sur les joues des deux gentilshommes bas-bretons. Le comte Henri, cet homme d’apparence si insouciante, pleurait comme un enfant. Le petit paysan tira de son sein un parchemin roulé qu’il remit à l’aîné du Meilhan. Ce faisant, il lui dit, et ce fut alors seulement que je reconnus son sexe :

 

– Monsieur le marquis, le roi m’a chargé de vous faire accepter ceci. Veuillez en prendre connaissance.

 

Le marquis Théodore déroula le parchemin et lut : « Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous ceux qui verront ces présentes, salut. Ayant en considération les loyaux et fidèles services rendus à notre maison par notre ami et féal Charles-Marie-Théodore du Meilhan, chevalier, marquis du Meilhan-Grabot, et voulant lui donner un témoignage de notre confiante estime, avons nommé et nommons ledit marquis du Meilhan-Grabot maréchal de nos camps et armées, pour en remplir les fonctions aussitôt les présentes reçues, sous les ordres de M. le maréchal comte de… généralissime de nos armées de l’Ouest. Donné au château de Holy-Rood, le 3 avril de l’an de grâce 1832. »

 

– Point de remercîments, monsieur le marquis, dit le petit paysan, aussitôt que la lecture fut achevée, vous méritez mieux que cela. Puis, se tournant vers les deux gentilshommes bretons :

 

– Vous êtes major du régiment d’Artois, monsieur de Kervoz… monsieur de Peugny, vous êtes capitaine des chasseurs de Berry.

 

Ils joignirent tous deux les mains, et le même cri naïf s’échappa de leurs poitrines :

 

– Son Altesse Royale sait mon nom ! dirent-ils tous deux à la fois.

 

Le petit paysan sourit et frappa sur l’épaule de Roncier.

 

– Notre Georges est colonel, dit-il en s’adressant au marquis. Quant à vous, comte, votre place est ailleurs : vous n’êtes soldat que jusqu’à voir. En attendant, veuillez accepter ce bon souvenir de Sa Majesté votre maître.

 

Le comte Henri reçut un écrin contenant la croix de Saint-Louis.

 

– Monsieur Léon, reprit le petit paysan, nous savons que votre vocation vous enchaîne à la culture des beaux-arts. La cour aimera les beaux-arts : je ne parle pas de moi, qui ai fait mes preuves… Approchez, mademoiselle !

 

C’était à la belle Irène qu’elle parlait. Celle-ci s’avançait avec cette grâce digne qui la faisait si charmante. Je voyais le cœur de Georges du Roncier battre sous sa veste villageoise. Ce fut à ce moment que j’eus une vague compréhension du jeu que jouait cette adroite fille.

 

– Mademoiselle, lui dit le petit paysan, qui la baisa au front sans la laisser s’agenouiller tout à fait, il est des dévouements pour lesquels je ne sais qu’un genre de reconnaissance, c’est l’admiration… Je vous donne ceci, non point pour vous récompenser, mais pour avoir l’honneur de garder une place dans votre souvenir.

 

Les genoux du pauvre Georges fléchirent. – À son tour, il pleurait. Le petit paysan, devant qui tout le monde fléchissait le genou, venait de passer au cou d’Irène une chaîne d’or à laquelle pendait un médaillon. Irène, toute pâle, lui baisa la main, puis elle porta le médaillon à ses lèvres.

 

– Georges, reprit le petit paysan, qui souriait, je ne m’étonne plus si vous rêvez tout éveillé… Vous nous amènerez aux Tuileries notre plus belle comtesse.

 

Georges du Roncier, cet ardent et loyal enfant de la nature, fut obligé de se retenir aux lambris. Ses jambes fléchissaient. Il était ivre.

 

– Messieurs, continua le petit paysan, le temps me presse. MM. de M*** et G*** m’attendent à Beaupréau ; je vais faire dix lieues cette nuit sur la route de Nantes… Êtes-vous tous prêts ?

 

– Tous prêts ! répondit-on d’une seule voix.

 

– Messieurs, nous sommes au dernier jour de mai, j’ai fixé le 4 juin…

 

La joie parut sur tous les visages.

 

– Enfin ! s’écrièrent les deux Bretons. Et le comte Henri ajouta : – Nous ferons la Saint-Michel avant son tour.

 

– Vos mains encore une fois, messieurs. Je n’ai pas besoin de votre promesse de bien faire.

 

On n’entendit que ces mots :

 

– Vaincre ou mourir !

 

Et, sauf le frère et la sœur qui étaient là, Dieu sait comme tous devaient accomplir leur serment.

 

Le petit paysan, que je n’appelle pas autrement pour ne point jeter à tout propos un nom auguste dans ces pages, histoire d’une vie obscure, prononça l’adieu et sortit, escorté de tous ceux qui étaient dans la chambre.

 

Je savais bien que c’était une femme, et Antoine m’en avait dit assez pour que je puisse deviner quelle illustre visite avait honoré, cette nuit, le château du Meilhan. Antoine resta le dernier pour éteindre les lampes. Je l’entendis qui murmurait :

 

– Si le temps y était, il n’en faudrait pas plus… Celle-là vaut cinquante mille hommes… mais je n’ai pas confiance.

 

L’instant d’après, la chambre du marquis Théodore était déserte, et la grosse clé grinçait dans la serrure pour refermer la porte. Je regagnai mon lit à tâtons et m’endormis d’un sommeil fiévreux et plein de rêves. Je vis des batailles, j’entendis le fracas inconnu du canon. Vingt fois je m’éveillai en sursaut, effrayée maintenant de l’obscurité et du silence qui m’entouraient.

 

– Debout ! dit une voix près de moi. Je sautai hors du lit, en proie à une inexprimable épouvante. Le jour naissait. Madame Honoré était à mon chevet. Je m’élançai d’un bond dans la chambre voisine ; je promenai tout à l’entour mon regard avide. Aucune trace n’était restée de cette scène, dont le souvenir me poursuivait. Sur la grande table, il n’y avait plus de lampes. Les sièges hauts et gothiques étaient rangés autour des lambris. Les lourds rideaux, relevés sur leurs patères, laissaient voir l’horizon rougi par le soleil qui allait paraître. Et la chambre avait toujours ce parfum de solitude, cette humide odeur de renfermé qui emplit les appartements sans maîtres.

 

– Que fais-tu là ? me dit madame Honoré, qui m’examinait du seuil.

 

– Rien, répondis-je.

 

Et je cherchais la place des sièges rapprochés en rond autour de la table, l’endroit où Antoine était seul à l’écart auprès de son écuelle pleine de poudre, j’essayais de reconnaître sur le parquet la trace circulaire du tonneau. Un songe ne frappe pas l’esprit si violemment. D’ailleurs, j’en avais eu cette nuit, des songes, et je faisais la différence entre eux et la réalité. Il y avait dans ce que j’avais vu des choses que mon imagination n’était pas capable de deviner ou d’inventer ; ce brevet de maréchal-de-camp, lu à voix haute (j’ignorais jusqu’au nom de ce grade), ce médaillon suspendu au cou d’Irène, tandis qu’on prononçait des paroles qui mettaient le chevaleresque Georges de moitié dans le bienfait reçu, ce titre enfin qu’on avait employé pour désigner le petit paysan et dont je n’avais même pas l’idée : Son Altesse Royale !

 

– Allons ! allons ! fit madame Honoré, en route ! Je ne veux pas que madame la marquise sache que tu as couché ici.

 

– Les femmes déguisées en hommes paraissent plus petites, n’est-ce pas ? repris-je au lieu de répondre.

 

– Tu as vu quelque chose ! s’écria la chambrière, qui me saisit par le bras.

 

– Ah ! fis je en fixant mon regard entre ses deux yeux. – Il s’est donc passé quelque chose ?

 

Elle me lâcha le bras.

 

– Est-ce qu’on sait ? grommela-t-elle ; est-ce que le diable y connaîtrait goutte dans cette maison-là ?… On entend des chevaux dans la cour… des pas dans les corridors… Madame la comtesse Anaïs est somnambule et fait la chasse aux chauves-souris…

 

Elle haussa les épaules en grommelant des paroles inintelligibles ; elle n’osait exprimer toute sa pensée.

 

– Mais, reprit-elle, madame la comtesse est restée tranquille cette nuit, j’en suis sûre… et ça ne m’étonne pas, puisque je viens de trouver dans le corridor la blague à tabac du comte Henri… Il est au château ou bien il a dû y venir.

 

Ses yeux m’interrogeaient. Je gardai instinctivement le silence.

 

– Et Antoine n’a pas couché à l’écurie, poursuivit-elle avec volubilité ; et M. Léon n’a pas défait son lit… et mademoiselle Irène…

 

Elle s’interrompit pour me demander tout bas :

 

– Est-ce qu’ils en sont, ces trois-là ?

 

Je fis semblant de ne point comprendre.

 

– Au fait, murmura-t-elle, c’est bête comme des choux, ces petites jeunesses normandes… Celle-ci a dû dormir toute la nuit… Allons, viens-t’en pendant qu’il n’y a encore personne dans le corridor… Tu sortiras de ma chambre sur les sept heures, et si on te demande où tu as passé la nuit, tu répondras : j’ai couché avec la bonne madame Honoré.

 

– Mais ce sera mentir ! m’écriai-je.

 

Elle me regarda de travers.

 

– Petiote, me dit-elle, c’est ton affaire ; si on savait que tu as couché ici, tu irais en prison.

 

Bien que les jeunesses normandes soient bêtes comme des choux, je ne fus point la dupe de cette menace. Je courbai la tête pour mettre fin à la discussion, et je suivis madame Honoré le long des corridors déserts. Elle me montra, chemin faisant, la porte de la corsaire en disant.

 

– La boutique aux chauves-souris et aux revenants…, bon petit ménage !

 

Madame Honoré couchait au rez-de-chaussée, parce qu’elle avait la surveillance de l’office. En entrant chez elle, un véhément parfum de pipe me saisit à la gorge. Elle s’en aperçut et me dit :

 

– C’est moi qui fume de temps en temps pour mon mal de dents.

 

J’avais une idée fixe : voir Antoine et l’interroger. Plus mon esprit s’éveillait, plus j’étais dominée par les souvenirs étranges de ma nuit. Je me disais en songeant avec une émotion profonde à l’épisode d’Irène et de Georges :

 

– Qu’il était beau ! qu’elle était belle !

 

Cela me prenait comme un roman intéressant et amoureux saisit les lecteurs novices, récemment échappés du collège ou de la pension. Mais quelque chose de triste battait en brèche ma sympathie. On m’avait montré le dessous des cartes. Il n’y avait rien dans le cœur de cette Irène. Roncier, le chevalier, le sanglier ! Roncier, que je m’étais représenté si terrible, et que j’avais vu si beau, si doux, si timide, voilà mon héros. Le prince Maxime pouvait-il être plus entraînant que ce Georges : visage d’agneau, renommée de lion !

 

J’étais fâchée que le prince Maxime fût sous un autre drapeau que Georges. Mais j’avais un autre crève-cœur, c’était Gustave, mon parrain. Il ne faut pas croire que la pensée de Gustave fut absente. À aucun jour de ma vie je n’ai oublié Gustave. C’est le fond de mon cœur. Mes autres impressions ont pu varier, vivre, mourir : celle-là est immuable, parce qu’elle fait partie de moi-même. Seulement, j’éprouvais aujourd’hui, pour la première fois, une difficulté, un chagrin que j’ai bien souvent ressenti depuis.

 

La pensée de Gustave m’embarrassait. Je ne savais où le classer parmi ce monde nouveau qui m’entourait. Je ne lui trouvais point de place sur cette échelle dont j’occupais pourtant moi-même un échelon. Était-ce donc que les hommes ne passent pas, pour gravir l’escalier de la vie, par la même porte que les femmes ?

 

À neuf heures, madame Honoré me permit de sortir de sa chambre au moment où plusieurs domestiques passaient, et sans doute pour constater ma présence chez elle.

 

Besançon lui demanda :

 

– Madame est-elle levée ?

 

– La porte est toujours fermée, répondit Honoré ; – on n’entend rien chez elle.

 

– C’est comme chez M. le marquis, fit Besançon.

 

– Mademoiselle Zoé dort, ajouta Justine ; – elle a eu la fièvre toute la nuit… La petite Lily est malade… Le docteur Pidoux a déjà fait sa visite.

 

Besançon passa en haussant les épaules et en grommelant :

 

– C’est tout de même une drôle de cassine !

 

– Où est le docteur ? demanda madame Honoré.

 

– Chez la belle Irène, qui est malade aussi, répondit Justine. Ce genreas-tu fini !… Je crois que ce grand pied de céleri, M. Léon, s’avise aussi d’avoir la colique !

 

La bonne de Gaston vint me prévenir que son jeune maître me demandait.

 

– Vous direz à madame, s’écria Honoré, profitant de l’occasion, – que c’est bien de l’embarras pour moi d’avoir cette enfant-là dans ma chambre.

 

La bonne m’emmena. Je trouvai Gaston jouant auprès du lit de sa cousine Lily. Lily me tendit sa pauvre petite joue pâlotte.

 

– Bonjour, Suzette, me dit-elle, tu n’es pas riche… Si je meurs, je te donnerai tout ce que j’ai.

 

– Suzanne sera riche ! repartit Gaston entre haut et bas.

 

Puis, se tournant vers la bonne, il ajouta :

 

– Je veux aller me promener avec Suzanne.

 

La bonne prit aussitôt son tricot pour nous suivre. Gaston l’arrêta.

 

– Je ne veux pas que tu viennes, dit-il.

 

La bonne se rassit et déroula son bas. Lily venait de refermer ses yeux assoupis. Gaston me prit par la main, et nous sortîmes. Je voulus le conduire du côté de l’écurie, pour voir si nous rencontrerions Antoine ; mais il m’entraîna du côté du jardin.

 

J’y descendais pour la première fois, et je n’avais rien vu de pareil. C’était un très-grand jardin, dessiné à la Louis XIV, avec de longues allées d’arbres taillés et des charmilles impénétrables.

 

– Ah ! que c’est beau ! m’écriai-je.

 

– Tout cela, me répondit Gaston, sera à ma femme… c’est moi qui aurai le Meilhan.

 

– Lily sera bien heureuse ! fis-je sans attacher la moindre importance à mes paroles.

 

Gaston s’arrêta pour me regarder.

 

– Allons plus loin, me dit-il.

 

Nous descendîmes de la terrasse dans le parterre. Je remarquai seulement alors que Gaston avait les yeux battus et qu’il était très-pâle. Quand nous fûmes sous les charmilles, il s’arrêta de nouveau.

 

– Je veux te dire un secret, murmura-t-il. On me l’a bien défendu.

 

– Alors, je ne veux pas l’entendre, monsieur le comte.

 

– À quoi cela te sert-il de me faire du chagrin… Je t’avais priée de me tutoyer.

 

– Je suis ici pour vous obéir, commençai-je.

 

– Encore ! s’écria-t-il en frappant du pied.

 

Tout son sang montait à son visage.

 

– Quand vous êtes comme cela, vous me faites peur, dis-je tout bas.

 

Il se calma aussitôt, et sa figure souffrante eut un sourire.

 

– Tu n’es pas ici pour m’obéir, Suzanne, prononça-t-il avec douceur ; tu es ici pour m’aimer… Tutoie-moi, je t’en prie, et appelle-moi Gaston.

 

– Eh bien ! Gaston, repartis-je en riant, je te tutoierai.

 

– Merci, Suzanne… J’ai bien promis de ne pas dire mon secret, mais cela regarde les autres… À toi, je te dirai toujours tout. J’ai vu mon papa cette nuit. Je t’avais bien dit que je le sentais… Si l’on voulait te cacher à moi, Suzanne, je te retrouverais. Quand ceux que j’aime sont auprès de moi, je le sens.

 

Nous étions arrêtés auprès d’un gros vieux charme bossu, dont les branches noueuses et noires s’étendaient à quinze pas de là. Gaston jouait avec mes cheveux. C’était un être charmant, qui tenait de la femme comme tous les enfants gâtés. Sa riche chevelure blonde inondait son front et ses joues. Une larme se balançait à sa paupière.

 

– Mon pauvre papa était bien triste, poursuivit-il ; voilà longtemps que je ne l’avais vu… Il ne veut jamais me dire où il va quand il me quitte… je l’aime mieux que tout !…

 

Il s’arrêta et reprit :

 

– Excepté toi, Suzanne !

 

XIV

Conspiration.


– Je ne sais pas ce que mon papa et mon oncle Henri ont dit à maman marquise, poursuivit Gaston, dont les idées tournaient déjà ; elle a eu sa crise. Elle a fermé sa porte à tout le monde, à tonton marquis et même au docteur Pidoux. As-tu remarqué ? quand quelqu’un marche dans le corridor, toute la maison entend… Tonton marquis dit que c’est exprès, et qu’il y avait, voilà longtemps, un de mes bons-papas qui était jaloux… Alors, il avait voulu un plancher qui craque pour entendre quand sa femme marchait la nuit… Moi, j’entends souvent tantine Anaïs quand elle se sauve de sa chambre par peur des revenants et des chauves-souris… je reconnais son pas… Cette nuit c’étaient d’autres pas…

 

Il secoua sa blonde tête et se mit à rire.

 

– Mon oncle Henri se fâche quand on parle des chauves-souris, dit-il.

 

Puis, tout à coup, changeant d’idée :

 

– Alors, tu trouves que celle qui aura les jardins du Meilhan sera bien heureuse.

 

Cela l’avait frappé.

 

– Si tu es un bon mari, Gaston, répondis-je, et qu’elle t’aime bien.

 

– Qui, elle ?

 

– Ta femme.

 

– Est-ce que tu ne m’aimerais pas bien, Suzanne, si j’étais ton mari ?

 

– C’est Gustave qui sera mon mari, repartis-je d’un ton ferme.

 

Il baissa les yeux et un voile de tristesse se répandit sur ses traits délicats.

 

– Pourtant il t’a laissée partir !… murmura-t-il ; et puis, il n’a pas de château…

 

– En travaillant il en gagnera, peut-être.

 

– Oh ! fit-il avec une nuance de dédain dans la voix ; j’en vois ici qui travaillent depuis longtemps et qui n’ont pas gagné de château.

 

– D’ailleurs, repris-je, on n’a pas besoin de château pour être heureux.

 

Quand il vous regardait, il avait de grands yeux qui allaient jusqu’à l’âme.

 

– C’est vrai, me répondit-il, je serais heureux avec toi partout.

 

Cet entretien me donnait de la gêne. Je lui proposai de courir, de sauter à la corde et de lutter. Il ne voulut pas.

 

– Nous ne voyons rien ici, Gaston, lui dis-je ; montre-moi tout.

 

Il se mit aussitôt à marcher en avant. Nous sortîmes de la charmille et nous entrâmes dans le fruitier, qui descendait en amphithéâtre à une vaste pelouse au centre de laquelle était une pièce d’eau. Du jardin fruitier, on apercevait à peu près le même paysage que du sommet de la côte où Antoine m’avait montré les manoirs du voisinage.

 

– Qui demeure là ? demandai-je en désignant le château de Mauges, en ce moment éclairé par le soleil du matin.

 

– C’est tonton Champmas… et mon ami Maxime.

 

– Ah !… Maxime est ton ami, Gaston ?

 

– Maxime et Georges, qui est là-bas au Roncier… En voilà deux que j’aime bien !… Tiens, tonton marquis a mis des poissons rouges plein là-dedans !

 

Nous étions au bord de la pièce d’eau. C’était un ravissant petit lac où se miraient des bouquets de saules et d’aulnes.

 

– C’est drôle, continua Gaston ; un homme si vieux !… il passe tout son temps avec les poissons rouges et les canaris… Mais il est bien savant, va, tonton marquis, et joliment adroit pour faire les fortifications… Les vois-tu, les fortifications ?

 

– Où sont-elles ?

 

– Mais devant toi, Suzanne, me répondit-il en prenant un petit air impatient et contrarié.

 

Cela l’humiliait que je n’aperçusse pas du premier coup les fortifications de tonton marquis. Je devinai que mon ami Gaston n’était pas étranger à cette œuvre importante. À force de chercher je découvris, au bout de la pièce de gazon, une bande circulaire où la terre avait été fraîchement remuée. Le sol fléchissait brusquement au-delà de cette bande. Le mur du jardin, masqué à dessein par des buissons et des lianes, était déjà dans le ravin et ne se voyait pas du tout. De sorte que ces charmants parterres, ces allées de grands arbres, ces pelouses bien peignées, ces charmilles centenaires, dont la haute voûte ne laissait percer jamais un rayon de soleil, avaient l’air d’être en pleine campagne. L’œil passait par dessus le mur vêtu de verdure, et l’immense paysage semblait être la continuation du parc lui-même. Il faut encore ici avouer mon ignorance. Je n’avais aucune idée de ce que peuvent être des fortifications. Saint-Lud n’est pas une place de guerre.

 

Cependant, quand pour la première fois Antoine m’avait parlé de fortifications, mon imagination avait fait son devoir. On se crée toujours une maquette pour chaque chose inconnue. J’avais vu de vieilles tours à Domfront, un château à Mayenne : je bâtis en moi-même un formidable système de grosses murailles et de tours brèche-dents. Je mis dessus des drapeaux, des soldats et la machine fantastique qui, selon moi, devait être un canon. C’était effrayant à voir !

 

Ici, rien de semblable : un peu de terre remuée, affectant certains dessins bizarres et cornus.

 

– Je vois ! je vois ! m’écriai-je pourtant ; c’est ici qu’on va les bâtir !

 

– Quoi donc ? demanda Gaston.

 

– Tiens ! pardi ! les fortifications.

 

Gaston me regarda d’un air consterné.

 

– Mais elles sont finies ! me répondit-il.

 

Et je vis qu’il avait envie de pleurer.

 

– Écoutez, monsieur le comte, repris-je, écoute, Gaston, tu sais bien que je suis une petite sotte et que je viens de mon village… Je n’ai rien vu… c’est à toi de m’apprendre… Viens me montrer ce que c’est que des fortifications.

 

Ses yeux brillèrent et une expression de vive joie vint éclairer son visage. L’idée de m’enseigner quelque chose le rendait tout heureux.

 

– C’est cela, dit-il, viens, ma Suzanne !… Tu vas voir ! tu vas voir !

 

Il me reprit la main et nous franchîmes la pelouse en courant.

 

De près, les fortifications ne faisaient pas beaucoup plus d’effet que de loin. C’était une série de petits talus, taillés en pente raide du côté du château, en pente douce du côté de la vallée. Leur ensemble avait à peu près la figure d’un demi-cercle ; mais cette moitié de circonférence était formée à l’aide de lignes droites qui allaient se contrariant et décrivant des angles aigus. Il y avait ça et là de petits trous carrés dans les parapets qui étaient bien hauts d’un demi-pied… Figurez-vous les fortifications de Paris, réduites au point de mesurer trois pieds de haut, tout au plus, construites en terre meuble par une bande d’enfants qui vont jouer au soldat.

 

– Est-ce que tu ne trouves pas cela bien fait, Suzanne ? me demanda Gaston.

 

– C’est très-bien fait, mais à quoi cela peut-il servir ?

 

– À se défendre, donc ?

 

– Contre qui ?

 

Gaston prit un petit air mystérieux et regarda tout autour de lui pour voir si personne n’écoutait. Ceci était évidemment une réminiscence.

 

– Contre les Bleus, me répondit-il quand il eut achevé ses mines.

 

Puis, avec une volubilité pleine d’emphase :

 

– C’est moi, Lily, les deux petits gars de la ferme et tonton marquis… rien que nous… il a fallu bien travailler pour arranger tout ça, pense donc !… Besançon n’a fait que bêcher et brouetter… Je n’aime pas Besançon, parce qu’il a toujours l’air de se moquer… tantine comtesse aussi… Mais tonton marquis lui a bien dit qu’elle était une ignorante, va !

 

Nous marchions sur le petit talus, en dedans du parapet. Gaston contemplait son ouvrage avec une admiration sans mélange.

 

– Enfin, continua-t-il, nous avons eu la chance de mettre la dernière main, comme dit tonton marquis, avant l’arrivée des Bleus.

 

– C’est bien heureux ! fis-je au hasard.

 

– Tonton dit que c’est providentiel !… Il est bien savant, va, quoiqu’il ne fasse pas d’embarras comme le docteur Pidoux ! Autrefois, on ne faisait pas les fortifications comme ça. Il fallait du mortier et des pierres, mais tonton a dit qu’on devait profiter, pour la bonne cause, du progrès des lumières et marcher avec son siècle… Moi, ça m’était bien égal, pourvu qu’on s’amuse… On s’est bien amusé.

 

– Mais si les Bleus viennent, objectai-je, ils détruiront peut-être votre ouvrage.

 

– Ah ! ouiche ! fit le blond chérubin : on leur en souhaite !… Ça n’a pas l’air fort pour ceux qui ne s’y connaissent pas, mais c’est fort comme tout !… Tonton marquis a de fort gros livres où il y a un tas de dessins… Il a choisi le meilleur pour nos fortifications : c’est fait à la Vauban !

 

Ce mot fut prononcé par Gaston d’un ton tranchant et décisif. Bien qu’il n’eût pour moi aucune espèce de sens, je pris un air respectueux pour répondre.

 

Me voyant ainsi convaincue, Gaston se modéra.

 

– Tiens, me dit-il, voici la guérite de tonton.

 

C’était un trou pratiqué dans le feuillage même de la charmille. Gaston m’y fit entrer. On apercevait de là toute la vallée.

 

– C’est ici qu’il vient tous les matins avec sa longue-vue, continua le chérubin ; il a si bien étudié le terrain, qu’il sait par où les Bleus viendront… Tu vois bien, là-bas, au bout des peupliers, il y a un gué dans la rivière… Ils passeront par là. Dès qu’ils se montreront, nous tirerons le canon dessus.

 

– Vous avez donc des canons ?

 

– Maman marquise a promis à tonton qu’elle lui en achèterait un… Je sais bien charger les canons : j’en ai un petit pour moi jouer… et ils seront bien camus, n’est-ce pas, les Bleus, quand ils verront arriver les boulets ! Dame ! ils viennent pour nous faire du chagrin… Nous les tuerons tous : maman marquise l’a dit… ce sera tant pis pour eux !

 

Je plaignis ces pauvres Bleus à qui un si triste sort était réservé.

 

– Après la chaude, continua Gaston, nous ouvrirons la petite porte du bout et nous ferons une sortie pour aller ramasser les blessés… Nous les apporterons et nous les soignerons au château. Lily a épluché la charpie.

 

– Et après ? demandai-je.

 

Gaston perdit son air belliqueux. Ses grands yeux reprirent leur expression de féminine tendresse.

 

– Après ? répéta-t-il ; oh ! après, mon papa ne sera plus obligé de se cacher… Il ne sait pas tout cela… Il sera bien surpris quand on lui dira que les Bleus sont tués… Après, mon papa reviendra demeurer avec nous… comme autrefois… et je lui dirai que je t’aime…

 

Nous entendîmes la cloche qui tintait pour le déjeuner.

 

Au jour la salle à manger du Meilhan était plus triste. C’était une très-grande pièce, boisée de chêne noir, avec une haute cheminée où brûlait perpétuellement un feu de souches. Autour des lambris pendaient six trophées de chasse, séparés par de grands carrés où s’encadraient des panneaux sculptés. Des peintures noircies et coulées couronnaient le dessus des portes.

 

Ce matin, la plupart des places restaient vides autour de la vaste table. Je dus remarquer la disproportion qui existait entre la plantureuse abondance du repas et le nombre des convives. Maman manquait, tonton marquis aussi. Ce précieux Pidoux faisait défaut ainsi que tous les hôtes de la veille. Lily, malade, gardait la chambre.

 

Il n’y avait là que M. Léon, la belle Irène, sa sœur, Zoé, Gaston et moi, plus un convive nouveau, M. le comte Henri du Meilhan. La table était présidée par la corsaire, en grande tenue dès le matin. Le mari et la femme étaient placés en face l’un de l’autre. Ils mangèrent tous deux consciencieusement et ne s’adressèrent point la parole. En entrant, Gaston alla embrasser son oncle qui passa sa main caressante dans les boucles de ses blonds cheveux.

 

– Te voilà qui grandis, Gaston, lui dit-il ; tâche de devenir fort, mon chéri… le nom de Meilhan est lourd à porter… et tu le porteras seul.

 

Il enleva l’enfant de terre et l’embrassa tendrement. Sa figure me sembla moins épaisse et je l’aimai mieux. La corsaire riait un rire insolent. Elle parlait bas à M. Léon, qui rougissait, qui pâlissait, qui ne savait quelle contenance garder. J’entendis Irène qui murmurait à l’oreille de Zoé :

 

– La position du pauvre garçon n’est pas tenable… Cette femme a dû être autrefois madame Putiphar.

 

Il me parut que Zoé recevait cette communication avec une profonde indifférence. Gaston dit au comte :

 

– Voilà Suzanne, ma petite amie… embrasse-la.

 

– Tubleu ! fit le cadet du Meilhan, les choisis-tu déjà si bien que cela, petit homme ?

 

Il mit un baiser retentissant sur mon front et ne s’occupa plus de nous. Zoé avait comme toujours sa figure rêveuse et triste, son regard absorbé. Le comte ne parla qu’à elle pendant tout le repas. Zoé répondit par monosyllabes. La corsaire ne parla qu’à M. Léon, qui continuait de s’asseoir sur un fagot d’épines.

 

Le déjeuner fut triste à mourir. Au dessert, madame Honoré vint me dire que la marquise me demandait. Gaston se révolta.

 

– Elle n’est pas à maman marquise ! s’écria-t-il.

 

– C’est clair, cela, mon bijou, dit la comtesse, aussi vrai que tu es un enfant bien élevé.

 

– Monsieur le comte, répondis-je en me levant et en m’adressant à Gaston, je ne suis à personne.

 

– Petite pécore ! gronda la corsaire.

 

Le comte Henri me caressa la joue. Gaston se leva en même temps que moi.

 

– Alors, je veux y aller aussi, déclara-t-il.

 

– Madame la marquise vous le défend ! dit Honoré d’un ton péremptoire.

 

– Bon ! fit Anaïs à voix basse, – c’est qu’il y a conseil.

 

À ce mot de conseil, je vis un sourire naître sur toutes les bouches, sans excepter celle des domestiques qui servaient à table. Le comte Henri seul garda son sérieux.

 

– Antoine est-il de retour ? demanda-t-il à la femme de chambre.

 

– Pas encore, répondit celle-ci.

 

– Si on ne veut pas me laisser aller avec Suzanne, dit Gaston, je vais avoir une crise.

 

– Bravo ! fit la corsaire ; oh ! le charmant enfant !

 

Gaston la regarda d’un air irrité.

 

– Qu’as-tu donc fait cette nuit, toi, dit-il, qu’on ne t’a pas entendue courir les corridors ?

 

La corsaire saisit son verre pour le lui jeter au visage. Le comte se mit devant l’enfant.

 

– N’attaquez jamais personne, madame, croyez-moi, murmura-t-il, – pas même ceux qui ne comprennent pas encore…

 

– Je ne vous ai pas demandé vos conseils, monsieur, riposta aigrement Anaïs.

 

Le comte Henri se pencha vers Gaston.

 

– Viens avec moi, chéri, lui dit-il très-bas ; nous allons voir ton papa.

 

– Hein ? fit la corsaire qui se dressa vivement.

 

Le comte la salua et sortit, tenant par la main Gaston qui ne lui résistait plus. Moi, je suivis madame Honoré. Elle m’introduisit dans l’appartement de la marquise ; mais il paraît qu’elle n’avait pas la permission d’entrer, car elle me laissa dans la pièce qui suivait l’antichambre, et me dit en se retirant :

 

– Frappe trois coups, deux et un.

 

Je ne compris pas cette dernière façon de parler. Je frappai trois coups de suite à la porte qui était en face de moi. On ne me répondit point. Je redoublai. Alors, la voix douce et flûtée du marquis parvint jusqu’à moi.

 

– Deux et un ! criait-elle ; petite étouvdie ! on t’a dit : deux et un !

 

Et comme je ne comprenais point encore, il frappa deux coups, puis un de l’autre côté de la porte. Je fis comme lui aussitôt, et l’on m’ouvrit.

 

XV

Où je suis initiée à d’épouvantables secrets.


Tonton marquis était là qui m’attendait.

 

– Si tu n’avais pas bien fait le signal, ma bvebis blanche, me dit-il avec un grand sérieux, on ne t’auvait jamais ouvevt… Tu compvendvas que dans une conspivation, il ne faut vien mépviser, en fait de pvécautions et autves.

 

J’entendais maintenant que l’on causait vivement dans la chambre voisine.

 

– Voici pouvquoi on t’a fait appeler, continua tonton ; je suis chavgé de t’instvuive… Il s’agit ici pvès de choses qui ne sont pas à la povtée de ta faible intelligence… Ce sont des questions de vie et de movt. La moindve indiscvétion pouvvait tout pevdve… Veux-tu faive entve mes mains le serment de ne rien révéler de ce que tu vas voih et entendve ?

 

– Dame ! répondis-je en hésitant, moi je ne sais pas faire les serments.

 

– Suvpvenante innocence ! murmura tonton ; ceux qui savent tvop bien faive les sevments savent aussi les tvahiv ! Le mot est assez piquant, je le vépétevai au conseil.

 

Il me caressa la joue paternellement.

 

– Mon petit vat, continua-t-il, madame la mavquise du Meilhan-Gvabot, ma vespectable pavente, a un faible pouh toi… Comme nous avions besoin de quelqu’un pouh faive notve petit sevvice d’intévieur, et que nous étions embavvassés de choisih, madame la mavquise a vépondu de toi.

 

– Qu’aurai-je à faire ? demandai-je.

 

– À ôter le couvevt, me répondit tonton marquis, et à vegavder par la fenêtve.

 

Cela ne me parut pas dépasser mes capacités. Je répondis que j’étais prête. Le marquis me fit mettre alors la main dans la sienne et répéter mot à mot une longue formule de serment.

 

– Lève la main dvoite et dit : Je le juve !

 

J’obéis à sa satisfaction, car je l’entendis murmurer :

 

– Petit poisson deviendva gvand !… ça se fovmeva, ça se fovmeva… Pavole !

 

– Écoute-moi bien ! reprit-il ; dans une conspivation, il ne faut vien mépviser… Tu vas d’abovd enlever le couvevt… ensuite, tu te tiendvas en sentinelle suv le balcon, pavce qu’il fait tvès-louvd et que madame la mavquise veut délibéver les fenêtres ouvevtes… Suh le balcon, tu veillevas à ce que personne ne se tienne dans le javdin sous les fenêtres… Cav une seule de nos pavoles, suvpvise par l’oveille d’un tvaîtve, pouvvait occasionner d’affveux malheuvs… En outve, tu auvas l’œil sur la campagne, afin de voih si les Bleus avvivent… As-tu compvis ?

 

– Parfaitement, répondis-je.

 

– On feva quelque chose de toi… Si tu voyais quoi que ce soit de nouveau, tu te veplievais vapidement suh nous, et tu nous avevtivais… Viens !

 

Il s’approcha de la porte, derrière laquelle on entendait causer, et imita le cri du coq. Vous dire avec quelle perfection tonton marquis imitait le cri du coq est chose impossible.

 

– Qui est là ? demanda-t-on derrière la porte en réponse à son cocorico.

 

– Vous auviez dû d’abovd imiter le cvi de la chouette, cria tonton marquis à travers la porte ; il ne faut pas mépviser aucune pvécaution… C’est moi, ouvvez !

 

La porte tourna sur ses gonds, et nous nous trouvâmes en présence de Rose-sans-Épines, qui avait sur l’épaule un vieux fusil de taille colossale. Nous étions dans la chambre de la marquise. Les rideaux de l’alcôve étaient fermés, et la table était dressée. Une forte odeur de victuaille et de café mélangé d’eau-de-vie me porta au cerveau. Je pus voir que nos conspirateurs n’avaient pas négligé le repas du matin.

 

Il y avait huit convives, tous membres du conseil de régence.

 

C’étaient, par rang d’ordre, M. le duc de Champmas-Mauges, M. le commandant de la Brousse, qui portait, outre son mousquet, sa serviette attachée à l’aide d’une épine empruntée à maman marquise. Celle-ci était la troisième. La quatrième était mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui portait coiffe comme une nonne. Celle-là me parut d’une redoutable laideur. Les dents de sa mâchoire supérieure, fortes et plantées en avant comme celles des chevaux, relevaient énergiquement sa lèvre. Elle avait un tour en soie qui lui descendait jusque sur les yeux, une paire de lunettes d’argent sur son nez crochu, et un spencer de soie puce à boutons sur une jupe de laine noire. Son sac était un monument. Il contenait plusieurs Journées du chrétien, des sous et une grande quantité de pains de bougie pour lire à l’église, où l’éclairage était peu connu, bon nombre de numéros du Journal des Villes et des Campagnes, diverses bouteilles pharmaceutiques et un jeu d’aiguilles à tricoter, dont les pointes, perçant la laine usée, sortaient au dehors et faisaient de ce sac une arme terrible.

 

En cinquième ligne, venait Isidore-Louis-Prudence, marquis du Meilhan-Coispel, surnommé tonton marquis, instaurateur des fortifications du Meilhan ; puis, en sixième rang, le brave sourd qui trouvait M. Léon si aimable, M. le baron d’Avray. M. l’abbé Jouault, curé de Saint-Philibert-en-Mauges, et le docteur Pidoux faisaient les septième et huitième.

 

Il y avait là, parmi ces huit personnages politiques, un homme qui faisait tache, parce que son visage énergique et remarquable éloignait toute pensée de ridicule. C’était le duc de Champmas-Mauges. Dix ans auparavant, s’il se fût agi de conspirer, il eût joué un autre jeu. Mais l’âge pesait trop lourdement sur ses facultés amoindries, et il était aveugle. – Il avait près de quatre-vingts ans.

 

C’était un petit vieillard, sec comme allumette, mais vif encore dans ses mouvements. Ses cheveux blancs se hérissaient sur son front étroit et haut. À la moindre émotion tous ses membres tremblaient et son visage devenait écarlate. Chacun le traitait avec une déférence qui ressemblait presque à de la frayeur.

 

Outre les huit membres du conseil de régence, deux bonnes gens en vestes et en guêtres, deux paysans du bourg de Saint-Philibert étaient debout et savouraient lentement leur tasse de café. C’était le fameux Houziaux, l’adjoint du féroce Brunet ! C’était le célèbre Thorel, facteur rural.

 

Tonton marquis m’amena au centre de la réunion. Ces messieurs eurent pour moi de bienveillants regards.

 

– Est-elle bien pensante ? demanda d’une voix sèche mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, présidente de l’association des demoiselles de la Providence de Beaupréau.

 

– Pavole ! répondit tonton marquis, je cvois qu’elle ne pense pas à gvand chose, la chève petite !… Elle a fait le sevment !

 

– Je réponds d’elle, prononça solennellement maman marquise.

 

– C’est plus que suffisant ! déclara Pidoux.

 

Tonton marquis me fit traverser la chambre dans sa largeur et entr’ouvrit les rideaux qui masquaient la croisée. Je passai sur le balcon.

 

– Vigilance et discvétion, me dit tonton marquis, en laissant retomber les rideaux.

 

Je m’assis de manière à pouvoir tout entendre et tout voir. On continua de prendre le café. Il était convenu que je desservirais, mais l’impatience de délibérer tenait chacun. Ils étaient tous comme Chicanneau, qui voulait aller juger.

 

La table resta telle quelle. Tonton marquis souleva seulement un coin de la nappe pour poser un cahier de papier, une écritoire et des plumes. Il mit ensuite une sonnette devant le vieux duc de Champmas, président d’âge, qui déclara immédiatement la séance ouverte. Il fut arrêté que l’adjoint Houziaux et le facteur Thorel auraient le droit de s’asseoir sur des tabourets, mais seulement quand ils seraient fatigués.

 

– Afin de gavder les distances, avait expliqué tonton marquis.

 

Ces deux hommes du peuple, conquis à l’opinion de Pidoux, devaient avoir voix consultative.

 

– Nous allons consulter le buveau, dit tonton ; – ce sont des fovmalités ; menons cela tambouv battant.

 

On alla aux voix pour la nomination du président définitif et du secrétaire. La chance fut pour les dames. Madame la marquise fut nommée présidente et mademoiselle de la Beaumelle secrétaire.

 

Le duc céda galamment le fauteuil et eut le plaisir de donner l’accolade.

 

Maman marquise agita sa sonnette et dit en mettant ses conserves.

 

– La poudre !

 

Tonton alla aussitôt chercher dans un coin un beau petit baril et l’apporta.

 

Chacun tira de sa poche des cornets de papier, que l’on vida dans le baril. Ainsi se formaient et grandissaient peu à peu les ressources guerrières de cette puissante association. Les cornets homicides du conseil de régence ne pouvaient inspirer aucune inquiétude aux agents de la police : ils ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux cornets de tabac de la Noué. – En soupesant le baril, tonton marquis murmura mélancoliquement :

 

– Il y a de quoi bviser bien des existences !

 

– Vita brevis !… soupira le bon curé, qui parlait volontiers latin quand il y avait des dames.

 

– Mes amis, reprit Isidore en se tournant vers Houziaux et Thorel, qui regardaient le baril du coin de l’œil, vous voyez que notve confiance en vous est sans bovnes !… Nous espévons beaucoup de cette gvande alliance du peuple et de la noblesse… Il faut vous dive, cependant, que nous ne sommes pas des cevveaux bvûlés comme les fous de la petite conspivation… Nous ne fevons usage de la fovce qu’à la devnière extvémité.

 

Je compris bien que les fous de la petite conspiration étaient les gens que j’avais vus cette nuit dans la chambre du marquis Théodore. Le vieux duc de Champmas s’agita sur son siège.

 

– Allons ! allons ! dit-il, car il n’était point endurant ; vous n’avez pas la parole, marquis… Causons raison.

 

Tonton alla reporter sous le lit son petit tonneau de poudre, et la secrétaire fit passer à la présidente un carré de papier qu’elle avait pris dans son sac, parmi la collection complète du Journal des Villes et des Campagnes.

 

– Messieurs, fit la marquise en dépliant le papier, je crois être l’organe de la majorité en invitant chacun ici à mettre dans ses discours la plus bienveillante douceur et l’aménité la plus parfaite. L’ordre du jour, épela-t-elle, appelle la discussion sur…

 

Jusque-là tout allait bien. Elle continua :

 

– Sur les… mal… ver… sa… hum !…

 

– Malversations, dit la secrétaire avec un sourire de supériorité.

 

– Pensez-vous que je ne sais point lire, mademoiselle ? demanda aigrement Dorothée. Puis elle continua :

 

– Sur les malversations commises par Étienne Brunet, maire de Saint-Philibert-en-Mauges, dans le ma… ni… hum !

 

– Maniement, fit encore Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

– Maniement, je le vois bien !… maniement des fonds publics de la commune.

 

– Je demande la parole, dit le duc de Champmas.

 

– Il y a des orateurs inscrits, répondit maman marquise.

 

– À la bonne heure ! cria le baron d’Avray, piqué par je ne sais quelle mouche ; je le connais mieux que vous, puisqu’il est mon fermier… C’est un imbécile, mais c’est un honnête garçon.

 

– La parole est à M. le docteur Pidoux ! prononça gravement la présidente.

 

– Et vous croyez, demanda brusquement le vieux duc, que je vais m’occuper de pareilles sottises !…

 

Il y eut un long murmure.

 

– Monsieur le duc… commença la présidente.

 

– Au moment où le pays est en feu ! reprit M. de Champmas.

 

Tonton marquis cligna de l’œil.

 

– La petite conspivation, n’est-ce pas, mon vespectable ami ; dit-il ; vous cvoyez à cela, vous !

 

– Je crois à ceux qui ont de la barbe et du cœur, reprit le damné petit vieillard en frappant la table à coups de poing ; – vous êtes de vieux enfants…

 

– Ah ! monsieur le duc ! se récria la présidente.

 

– Sommes-nous ici au cabaret ? demanda Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

– Messieurs ! mesdames ! au nom du ciel ! faisait la conciliante basse-taille de Pidoux.

 

Tonton disait :

 

– C’est vévoltant… vévoltant… pavole !

 

Et le sourd, à pleins poumons :

 

– Imbécile, mais honnête garçon !… vous ne me ferez pas sortir de là !…

 

Houziaux et Thorel, hommes du peuple, étaient absolument ahuris. La sonnette tintait à se rompre.

 

– Ah ! ah ! jarnicoton ! vociférait le vieux duc, j’en ai bien vu d’autres !… Ces gens-là croient-ils me faire peur !

 

– Permettez ! faisait Pidoux.

 

– À l’ordre ! grondait la secrétaire.

 

– Couvrez-vous, madame la présidente ! conseilla Rose-sans-Épines en un moment lucide.

 

Et il lui tendit son chapeau. Dorothée le mit sans rire. Tout le monde se tut.

 

Mais les regards courroucés se croisaient. Au milieu du silence, le sourd reprit d’une voix ferme :

 

– Vous êtes tous dans l’erreur !… je suis seul dans le vrai… Imbécile, mais honnête garçon !… voilà !

 

Maman marquise, coiffée du chapeau de Rose-sans-Épines, faisait ce qu’elle pouvait pour se donner un air de reine.

 

– La paix ! fit-elle impérieusement.

 

Puis elle ajouta d’un ton pénétré :

 

– Je voudrais pouvoir oublier qu’il vient de se passer ici une scène inconvenante.

 

– Scandaleuse ! appuya Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

– M. le duc a prononcé des paroles… reprit Rose-sans-Épines, d’un ton pénétré.

 

– Je ne les retire pas, s’écria le due, hérissé comme un porc-épic.

 

– Je pvopose, insinua Isidore, dont la voix flûtée perça le tumulte, de clove l’incident… Nous donnons à ces simples habitants des campagnes un spectacle que j’osevai dive aussi dangeveux qu’affligeant.

 

Il se pencha vers Dorothée, et montrant le vieux duc :

 

– Notve vespectable ami va s’endovmiv fout à l’heure, fit-il avec un fin sourire.

 

Les yeux de l’irascible vieillard commençaient, en effet, à se fermer malgré lui. Il avait l’habitude de faire sieste tous les jours après son déjeuner. – Du temps qu’il était pair de France, on appréciait beaucoup cette qualité à la Chambre.

 

– M. le docteur Pidoux a la parole, répéta maman marquise.

 

Pidoux tira de sa poche un volumineux cahier de notes.

 

– Mesdames et messieurs, commença-t-il en adoucissant sa voix.

 

– Je demande la parole ! fit le sourd en sautant sur sa chaise ; je ne souffrirai pas cela ! un imbécile n’est pas un fripon !

 

– Mesdames et messieurs, répéta l’orateur Pidoux, dans les temps difficiles où nous avons le malheur de vivre, deux qualités sont nécessaires : la circonspection et l’audace… La circonspection, qui n’est autre que la prudence ; l’audace, qu’on pourrait aussi nommer courage. On pourrait comparer un État au corps de l’homme… La capitale est la tête et le cœur… les provinces sont les membres… l’administration est le sang qui circule dans les veines… Si nous blessons les fonctionnaires, nous tuons le gouvernement !… Le sang, c’est la vie… Sanguis vita… Empoisonner le sang, c’est donc détruire la vie… De quoi se compose le sang ? d’environ treize cent trente parties de cruor, six cent cinquante d’albumine, vingt-un de fibrine, fers et sels cent cinq, matières grasses cent cinq à cent dix, eau sept mille six cent deux…

 

– Quelle science ! fit maman marquise.

 

– L’équilibre entre l’albumine et la fibrine, mesdames et messieurs, joue un rôle immense…

 

Ici le précieux Pidoux avala une gorgée d’eau sucrée.

 

Voici quelle était la situation du conseil de régence à ce moment : le duc et le curé ronflaient. Le baron d’Avray, combattant le sommeil qui secouait ses pavots au-dessus de son front, murmurait, pour se tenir éveillé :

 

– Un imbécile et un fripon, ça fait deux, que diable !

 

Rose-sans-Épines tournait ses pouces, occupé consciencieusement à digérer le bon déjeuner qu’il avait fait. Maman marquise, tonton marquis et mademoiselle de la Beaumelle applaudissaient du regard, de la voix et du geste. C’étaient trois connaisseurs. L’approbation d’un pareil trio valait vingt triomphes remportés près de la vile multitude. Je fus curieuse de savoir quelle mine faisaient l’ami Houziaux et l’ami Thorel, je soulevai un peu le rideau et je les vis assis tous les deux sur des tabourets, les genoux à la hauteur du menton et le chapelet entre les jambes. Ils se croyaient au prône.

 

– Le fait dont on accuse Étienne Brunet, reprit l’enchanteur Pidoux, est double : concussion et détournement… Au mois de février de la présente année, la fabrique de la paroisse de Saint-Philibert-en-Mauges vota des fonds pour faire relever le mur du cimetière… Deux sommes furent séparément allouées. La première, qui était de trente-sept francs soixante-quinze centimes, devait être affectée à boucher la brèche du sud-est, et la seconde beaucoup plus importante, puisqu’elle s’élevait au chiffre rond de cinquante-neuf francs, était destinée tant aux brèches du nord qu’au dallage du porche de l’église… Des réparations insignifiantes et insuffisantes qu’on ne peut évaluer, en somme, à plus de vingt-six francs cinquante centimes, ont été faites aux diverses brèches sus-indiquées. Le dallage reste à l’état d’espoir. Mais on a mis un drapeau tricolore au-dessus du coq de l’église.

 

Ces derniers mots furent prononcés de ce ton d’ironie fine et mordante qui donne tant de montant aux discussions de la tribune.

 

– Quel prodigieux talent, murmura la marquise.

 

– Placé dans une sphère, je ne dirai pas plus élevée, mais plus en vue, appuya le secrétaire, – M. le docteur Pidoux eût sauvé l’univers chancelant au bord de l’abîme !

 

– C’est vavissant, conclut Isidore ; il n’y a pas d’autve mot… vavissant de pvécision, de logique, de gvâce et de fovce !… Voilà ce malheureux Brunet bien bas !

 

Le défenseur de Brunet, le baron d’Avray, dormait en compagnie du duc et du curé. Rose-sans-Épines était comme l’univers ; il chancelait. Ses pouces ralentissaient leur mouvement. Il commençait à rêver qu’il empruntait une épingle à la marquise. Les deux hommes du peuple, généreusement admis à ce congrès, eussent bien voulu s’en aller. Mais Pidoux avait besoin d’eux pour sa mise en scène.

 

– Il semblerait, dit tout à coup l’enchanteur en s’adressant spécialement à Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui faillit se trouver mal de joie ; – il semblerait que, dans ce siècle de fer, le sens politique et moral, la beauté, la vigueur et la pureté d’intelligence se sont réfugiés dans ce sexe que l’injustice humaine a placé au second rang. La femme est le flambeau qui éclaire le monde !

 

– Vemavquablement sublime ! ne put s’empêcher de dire Isidore.

 

– Vous venez, mademoiselle, continua Pidoux, de prononcer une parole dont je m’empare.

 

– Ah ! docteur, s’écria Michelle-Gabrielle, dont les yeux étaient pleins de vilaines larmes, – tout ce que j’ai est à vous !

 

Elle n’avait rien, hélas ! que quatorze cents livres de rentes à fonds perdu.

 

– Vous avez dit, poursuivit l’enchanteur : l’univers chancelle au bord de l’abîme. C’est la vérité, la triste, la déplorable, la redoutable vérité… Eh bien ! je vous le dis, moi : Dieu est là qui retient l’univers prêt à sombrer. Et voulez-vous savoir de quel instrument providentiel Dieu se servira pour relever le monde penché vers sa ruine ?… Je vais vous le dire.

 

Il se campa, la main dans l’habit boutonné.

 

– Debout, Thorel, s’écria-t-il d’une voix retentissante ; Houziaux, debout !

 

Le duc, le curé, le baron tressaillirent dans leur sommeil. Rose-sans-Épines, réveillé à demi, murmura :

 

– L’occasion fait le larron… Je la garde (l’épingle de la marquise) pour avoir un souvenir de vous !

 

Les deux paysans s’étaient levés en sursaut, tandis que les trois fervents auditeurs restaient la bouche béante, attendant ce qu’allait dire l’ingénieux Pidoux.

 

– Les voilà, prononça-t-il en modérant les accents de sa voix et avec une admirable onction, les voilà ces hommes simples et sans artifice, ces cœurs naïfs, ces mains calleuses, ces fils du peuple, puisqu’il faut leur donner leur vrai nom !… les voilà, ceux qui seront le bras de Dieu dans l’œuvre de reconstruction sociale. Voilà Thorel ! voilà Houziaux, les premiers venus à nous, les chefs de cette immense armée que nous sommes appelés à commander… Saluez le peuple, vous qui avez dans vos veines le sang des grands seigneurs… saluez le peuple qui vient à vous de la part de Dieu !

 

La présidente, la secrétaire et le dernier membre éveillé se levèrent comme un seul homme.

 

Maman marquise et mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle firent chacune une belle révérence. Tonton marquis salua, la main au jabot. Thorel et Houziaux étaient immobiles comme des poteaux.

 

– Commencez votre œuvre, leur dit le docteur ; dévoilez à nos yeux les méfaits de Brunet !

 

– La parole est à Houziaux et à Thorel, prononça la marquise d’une voix tremblante.

 

Elle avait peine à se remettre.

 

– À té ! fit Houziaux en poussant le coude de Thorel.

 

– Madé, nennin ! répondit celui-ci ; à té !

 

– Quand je te dis : à té !…

 

– Quand je te dis, mé itout : à té !

 

Une discussion, entamée dans ces termes, se prolonge jusqu’au premier croc-en-jambe. Pidoux dut s’interposer.

 

– Voyons, Houziaux, mon garçon, dit-il, parle le premier.

 

– Ah ! je veux ben, fit Houziaux obéissant ; je ne demande point mieux !

 

À ce début, Pidoux et son auditoire s’arrangèrent pour écouter. Mais l’adjoint au maire de Saint – Philibert se tut, bien qu’il ne demandât pas mieux que de parler.

 

– Le vespect le vetient, dit tonton ; voyons, Thovel… cause-nous un petit peu.

 

– Ça se peut, répondit Thorel ; vrai comme il n’y a qu’un Dieu !… pourquoi point ?

 

– Allons ! mavche !

 

Le facteur rural fit comme l’adjoint, il resta muet. Le marquis, homme de ressource, dit :

 

– Il faut les intevvoger ou nous n’en finirons pas !

 

– Eh bien, Houziaux, mon bon gars, commença Pidoux, quelle est ton opinion sur Brunet ?

 

– Ah ! mais dame ! répliqua Houziaux ! ça n’est point malaisé à dire… À té, Thorel !

 

– Ne pensez-vous pas tous deux que Brunet est un concussionnaire ?

 

– Je ne sais point ce que c’est, répliqua Houziaux.

 

– Toi, tu le sais ? fit Pidoux en s’adressant à Thorel.

 

– Si je le sais ?… répondit celui-ci. Oh ! mais dame !… Nennin, je ne le sais point !

 

Ils eurent tous deux le même rire idiot.

 

– Asseyez-vous, dit Pidoux brusquement, nous vous avons compris.

 

Les deux bonnes gens ne cherchèrent point à dissimuler leur étonnement. Ils s’assirent.

 

– En présence de dispositions aussi précises, reprit l’effronté Pidoux, je ne crois pas que l’opinion du conseil puisse rester un moment douteuse… Vous l’avez vu, ces natures franches, honnêtes, primitives, ont essayé charitablement de couvrir un voisin, un ancien ami peut-être… Mais la vérité s’est fait jour à travers leurs généreuses précautions oratoires… Oui, Étienne Brunet est coupable d’avoir dilapidé les finances de sa commune… Outre cet excès de pouvoir, la pose du drapeau en fer-blanc sur le clocher de l’église, on pourrait lui demander un compte sévère des sommes engouffrées dans ce tonneau des Danaïdes qu’il appelle sa caisse… Oui, Étienne Brunet doit être frappé… sévèrement frappé… frappé sans pitié, afin que son châtiment serve d’exemple… Et, pour en revenir avant de conclure au mot brillamment philosophique de M. le marquis, ainsi qu’à ma comparaison : si toutes les communes de France en faisaient autant que nous… si, au lieu d’organiser des bataillons pour rire, tous les nobles du territoire français, réunis en comités de résistance parlementaire, attaquaient leurs Brunet comme nous chargeons le nôtre… car Brunet est partout… Brunet est un type et un symbole… Brunet, poussé à une certaine puissance, s’appelle le juste milieu…

 

– Bravo ! firent les deux dames.

 

– Si, dis-je, il y avait un assommoir tout prêt pour chaque Brunet, ce grand corps lymphatique et poitrinaire – le système – verrait aussitôt son sang vicié par défaut d’équilibre entre l’albumine et la fibrine… il tomberait en décomposition… Et bientôt, il n’y aurait plus en face de nous que le cadavre du géant empoisonné… Je propose la mise en accusation de Brunet !

 

Il y eut un tonnerre d’applaudissements.

 

– Aux voix ! glapit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

– Aux voix ! aux voix ! répétèrent Isidore et Dorothée.

 

Rose-sans-Épines vota des deux mains avant d’être complètement éveillé. Le duc de Champmas, se croyant dans sa chambre à coucher, appela son maraud de valet pour chasser tous ces chats qui faisaient orgie autour de lui. Le baron d’Avray ouvrit les yeux et prononça ces paroles remarquables :

 

– J’ai tout entendu… C’est un imbécile… mais un honnête garçon… et mon fermier !

 

– Aux voix ! aux voix !

 

– J’ai demandé la parole ! fit le vieux duc en se levant furieux.

 

Il essaya de parler au milieu du bruit. Un nom se fit jour : le nom de ce petit paysan qui avait nommé le marquis Théodore maréchal des camps et armées du roi. Ce fut, dès lors, un tumulte inexprimable.

 

– L’ordre du jour ! criait maman marquise en agitant sa sonnette.

 

– Non pas l’ordre du jour ! opposait Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, dans un pareil cas, c’est la question préalable !

 

Un ardent débat s’engagea aussitôt entre les partisans de la question préalable et les partisans de l’ordre du jour, jusqu’à ce que Pidoux eût dit :

 

– Je demande la parole contre la question préalable !

 

On fit silence. Pidoux se leva d’un air sombre et promena son regard sur l’assemblée. Il mit du premier coup sa main sous son habit boutonné.

 

– Eh bien ! oui ! commença Pidoux d’une voix creuse ; je ne voulais pas en parler, mais on m’y force… parlons donc de l’alliance carlo-républicaine !

 

– Vous êtes un infâme coquin, vous ! dit le duc à pleine bouche.

 

Pidoux croisa ses bras sur sa poitrine, tandis que les protestations de la présidente et de la secrétaire le vengeaient de ce brutal outrage.

 

– Monsieur le duc, répliqua l’enchanteur au bout de quelques secondes, votre âge et votre caractère vous font invulnérable… Vous regretterez tout à l’heure cette insulte…

 

– Je vous retire ma pratique ! grinça le vieux Champmas, qui mit son mouchoir sur sa bouche.

 

– Je double le prix de ses visites ! s’écria maman marquise.

 

– En vérité, grommela le baron d’Avray, la question est pourtant bien simple… imbécile, mais non pas filou !

 

Tonton marquis serrait les mains de l’enchanteur avec effusion.

 

– Monsieur le duc, reprit celui-ci, je m’étonne que de semblables questions soient apportées à cette barre. Je ne suis pas ici médecin, mais homme public… L’auguste personne dont vous avez parlé le premier n’a pas de serviteur plus dévoué que moi ; mais j’aurais voulu qu’elle nous laissât le temps d’opérer la révolution pacifique qui marche aujourd’hui à pas de géants…

 

Le duc haussa les épaules.

 

– Je suis désolé, continua Pidoux, désolé qu’elle se soit mise entre les mains des fous… des cerveaux brûlés… des petits conspirateurs…

 

– Mais, dit la marquise, est-ce que vous avez des nouvelles fraîches ? Est-ce qu’elle est réellement en Vendée ?

 

– Le navire à vapeur le Carlo-Alberto l’a débarquée à Marseille il y a un mois, répondit Pidoux ; l’affaire n’a pas réussi dans le Midi. Elle est en ce moment parmi nous et on a trompé cette nuit la religion de madame la marquise en ouvrant son propre château à un conciliabule…

 

– Elle y assistait ? demanda maman marquise d’une voix tremblante.

 

Pidoux fit un signe de tête affirmatif.

 

– J’aurais voulu savoir… murmura Dorothée dont les yeux devinrent humides.

 

Le vieux duc lui prit la main et dit brusquement :

 

– Vous, voisine, vous êtes une brave femme !

 

Pidoux passa le revers de sa main sur ses yeux, afin d’essuyer une larme absolument fantastique.

 

– Et moi aussi ! s’écria-t-il, et moi aussi j’aurais voulu qu’il me fût donné de pouvoir me jeter à ses pieds !… Je lui aurais dit quel est notre plan, je lui aurais dit quelles sont nos ressources… et peut-être l’ordre fatal n’eût point été envoyé…

 

– Quel ordre ? s’écrièrent tous à la fois les membres du conseil de régence de Saint-Philibert-en-Mauges.

 

– L’ordre de prendre les armes.

 

Les bras de tonton marquis tombèrent.

 

– Heuveusement que les fovtifications sont tevminées ! soupira-t-il.

 

– Nous allons donc voir les horreurs de la guerre ! murmura Dorothée avec abattement.

 

– Chère madame, repartit l’enchanteur, il ne faut pas exagérer les choses… L’ordre a été donné déjà plusieurs fois, puis repris… Cela ressemble beaucoup à un jeu d’enfance.

 

– Et pour quand la prise d’armes ? demanda Dorothée.

 

– Pour le 4 juin.

 

– Dans quatre jours !…

 

– Tranquillisez-vous, chère madame… tout cela finira en chansons… Je connais nos pèlerins… ce ne sont pas des gens sérieux comme nous…

 

Je regardais le vieux duc. Il était violet.

 

– Par la mort-Dieu ! s’écria-t-il en secouant un peu trop fort le bras de la marquise qui sauta sur son fauteuil, laisserez-vous ce drôle parler ainsi devant vous, madame ?

 

Il se leva, tremblant sur ses jambes, pendant qu’un long murmure accueillait cette nouvelle violence.

 

– Avez-vous oublié, reprit-il en s’adressant toujours à la marquise, que vos deux fils sont là-dedans ?

 

Les deux paysans écoutaient maintenant de toutes leurs oreilles.

 

– Notre honorable présidente, riposta Pidoux avec un commencement d’aigreur, n’a pu du moins oublier que le prince Maxime, neveu de M. le duc, est avec les autres…

 

– Bien touché ! s’écria Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

Mais le triomphe de Pidoux fut de courte durée. – La canne à pomme d’or de tonton marquis était auprès de l’irascible vieillard ; cette canne, imbue du propre fluide de Pidoux, le duc la saisit à deux mains et la brisa supérieurement sur les épaules de l’enchanteur. Les deux dames se jetèrent aussitôt entre les combattants. Il y eut mêlée générale. Thorel et Houziaux, tous deux accroupis, se regardaient en riant sournoisement. Le baron d’Avray criait comme un sourd qu’il était :

 

– Messieurs !… Ah ! messieurs !… on s’explique avant d’en venir aux mains… que diable ! je vous ai dit le fin mot de la chose…

 

La séance solennelle du conseil de régence de Saint-Philibert-en-Mauges finit au milieu de cet inqualifiable tumulte. Michelle-Gabrielle reçut dans ses bras maigres Pidoux suffoquant. La présidente se couvrit et eut une crise le chapeau sur la tête. Le commandeur de la Brousse fut chargé d’ôter toutes les épines de cette rose afin de lui donner de l’air. Le vieux duc sortit, emportant le tronçon de la canne qui avait désarçonné l’enchanteur Pidoux. Quant aux deux hommes du peuple, ils remirent leurs chapelets dans leurs poches et s’en allèrent tout édifiés.

 

XVI

Les Bleus.


Je restais là sur le balcon où l’on m’avait oubliée. Malgré mon ignorance, les fous, les brouillons, les petits conspirateurs m’inspiraient une bien autre crainte que les sages membres du conseil de régence. Le jour baissait. Du balcon où j’étais, on dominait la vallée tout entière. Mes regards se portèrent malgré moi vers cette demeure isolée et austère qui était pour moi pleine de menaces depuis le récit d’Antoine. Je veux parler de la bauge du sanglier : du Roncier. C’était là qu’habitait le chevaleresque et beau jeune homme que j’avais vu rougir et pâlir sous le regard d’Irène. Que faisait-il, lui qui avait juré de mourir pour son drapeau vaincu ? L’ombre descendait dans la vallée. Le paysage se voilait déjà indistinct et confus. Je crus pourtant voir comme un vague mouvement dans les prairies qui entouraient le Roncier. Des silhouettes passaient rapidement et disparaissaient sous les arbres. Puis trois fenêtres s’éclairèrent à la façade de la maison de Georges. Les trois lumières formaient un triangle. Au sommet de la colline qui monte vers Beaupréau, trois lueurs brillèrent bientôt, également disposées en triangle. Du côté opposé, dans les hautes futaies qui couronnent les sommets du midi, d’autres lumières dessinèrent aussi des triangles. C’était tout un système de signaux. Les Chouans se parlaient de loin. La guerre civile veillait, cette nuit.

 

Le lendemain, de grand matin, un bruit qui se faisait dans la cour m’éveilla. Je courus à la croisée de la chambre qu’on m’avait donnée, et je reconnus Antoine qui sellait un cheval à la porte de l’écurie. Je m’habillai lestement. Le temps de descendre, Antoine était déjà en selle. Il me parut tout pâle et tout défait. Je l’appelai du perron où j’étais. Il me fit un signe amical, mais, au lieu de m’attendre comme je l’en priais, il secoua la tête en souriant tristement ; piqua des deux et franchit au galop le portail de la cour. Je le suivis : il s’engageait dans la vallée et prenait la direction du Roncier.

 

Pidoux avait couché au château. Il gardait une courbature des sincères coups de canne que le vieux lui avait prodigués.

 

Ce jour-là tout le monde déjeuna à table. Je ne sais par quel canal la corsaire avait appris l’affaire des coups de canne, mais elle y fit des allusions fort transparentes. Pidoux n’était pas fier, il fit semblant de ne point comprendre. Au dîner, il avait repris tout son aplomb vainqueur. Grâce à son fluide, qu’il prodigua généreusement en cette circonstance, le marquis et la marquise ne se ressentaient plus de leurs ébranlements. On était gai ; les demi-mots se croisaient ; on avait presque envie d’être au 4 juin pour voir la déroute des fous et des brouillons de la petite conspiration. Deux tentatives d’embauchage furent dirigées contre le comte Henri. On essaya de le faire entrer dans la faction des gens sérieux, qui bornaient leur but politique au renversement de Brunet. On échoua totalement. Le comte refusa de consacrer ses talents militaires à la défense des fortifications à la Vauban, construites par l’honnête Isidore.

 

Le soir de ce jour, je vis encore des feux sur toutes les collines environnantes. Antoine ne rentra pas au château, ou du moins je ne l’aperçus point.

 

Ce fut le lendemain dimanche que j’aperçus pour la première fois face à face cet infâme Brunet, tyran de Saint-Philibert-en-Mauges et fermier de M. le baron d’Avray. J’allais oublier de dire que, la veille au soir, j’avais surpris un petit colloque entre la belle Irène et le précieux Pidoux. Ils échangèrent seulement quelques paroles dont le sens peut se résumer ainsi :

 

– Ne faisons plus rien jusqu’à la prise d’armes ; la marquise et le baron sont trop occupés. Je n’avais jamais jusqu’alors rassemblé dans ma pensée le baron et la marquise, qui ne faisaient, à mon sens, aucune attention l’un à l’autre. De quoi s’étaient donc occupés jusqu’alors la belle Irène et l’enchanteur, par rapport au baron et à maman marquise ? Et de quoi comptaient-ils s’occuper après la prise d’armes ?

 

Le matin du dimanche, en allant à la grand’messe, où je devais enfin contempler Brunet le prévaricateur, mademoiselle Irène se trouva placée près de moi.

 

– Pourquoi ne me parlez-vous jamais, Suzanne ? me dit-elle ; vous savez bien pourtant que c’est moi qui vais être chargée de votre éducation.

 

– Je l’ignorais, mademoiselle, répondis-je.

 

– Est-ce que cela vous fait du chagrin ?

 

– Assurément, non… Mais je suis si ignorante, et j’aurais besoin de tant d’indulgence !

 

Elle me serra la main en souriant.

 

– Nous serons deux amies, me dit-elle, petite Suzanne… La première fois que vous prendrez leçon, nous aurons bien des choses à nous dire.

 

– Voici la paroisse ! cria Gaston, qui n’aimait pas voir les autres causer avec moi : viens, Suzanne, regarde le coq comme il est beau !

 

Tous les membres du conseil de régence se trouvèrent réunis à la grand’messe. Je ne sais pas si l’église de Saint-Philibert-en-Mauges est encore installée comme en ce temps-là. En ce temps-là l’égalité évangélique y était formellement méconnue : il n’y avait de sièges que pour les propriétaires. Devant l’autel, à droite et à gauche, on voyait trois ou quatre bancs fermés, comme ceux des marguilliers. Ces bancs étaient la propriété des différents châtelains de la vallée. Derrière, c’était le sol nu, où paysans et paysannes se tenaient debout. Après l’Évangile, on avait la permission de s’accroupir un petit peu sur ses talons.

 

Le maire, Brunet, tout couvert de forfaits qu’il était, avait sa place au chœur. C’était un beau gros paysan d’une quarantaine d’années, à la physionomie candide et douce. Quand Gaston me le montra, il se prit à sourire et me dit :

 

– Trouves-tu qu’il a l’air méchant ?

 

– Ma foi, non, répondis-je.

 

– Eh bien, voilà ce qui te trompe… Il veut faire à sa tête !

 

Après l’élévation, Gaston ajouta :

 

– Nous allons nous en aller, parce qu’on va chanter le Domine, salvum.

 

Comme mon regard l’interrogeait, il ajouta :

 

– C’est la prière pour le roi des Bleus !

 

En effet, quelques minutes après, le vieux duc quitta solennellement son banc, au moment même où le curé Jouault, pour obéir aux ordres du préfet, entonnait en faux bourdon l’hymne politique. Le conseil de régence tout entier tourna le dos au tabernacle et suivit M. le duc.

 

– Vois-tu bien ! me dit Gaston, que cela divertissait.

 

Mais il y eut un coup de théâtre. À peine avions-nous quitté nos bancs pour traverser cette église muette, car il n’y avait à chanter que le maire : le curé lui-même l’avait abandonné ; à peine arrivions-nous au centre de la nef, qu’un bruit inaccoutumé fit tressaillir de la tête aux pieds toute la population de Philibert-en Mauges. Ce fut comme un choc électrique. Le tambour battait au dehors, – non pas l’humble tambour de la mairie, – mais le tambour bien tendu, frappé par des baguettes guerrières, le vrai tambour des batailles, derrière lequel marchent des soldats. Le tambour battait, juste devant la porte de la paroisse, une marche au pas accéléré. Il n’y eut dans l’église que deux hommes pour ne pas interrompre leur besogne : M. le duc de Champmas-Mauges et l’infâme Brunet. Le duc continua sa route vers la porte ; Brunet acheva son Domine, salvum. Tonton marquis, notre chef de file, s’arrêta court au milieu de la nef.

 

– Que veut dive cela ? murmura-t-il avec le tremblement qui lui était habituel dans les grandes circonstances.

 

– Avancez ! avancez ! ordonna Michelle-Gabrielle qui était la bravoure même, il faut lui rendre cette justice.

 

Autour de nous, les paysans disaient en échangeant des regards sournois :

 

– C’est les Bleus !

 

– Avance, tonton marquis, s’écria Gaston, nous allons nous battre avec eux !

 

C’était ma foi bien le moyen de faire avancer le vaillant Isidore.

 

– Pevmettez ! pevmettez ! fit-il ; nous vepvésentons un gvand pavti !… nous n’avons pas le dvoit d’agih en étouvdis !

 

– Je crois qu’Isidore a raison, murmura Dorothée.

 

Le curé était tout blême à l’autel. Brunet entonna la seconde reprise du Domine, salvum. Antoine était maintenant le centre d’un groupe où l’on parlait tout bas et vivement.

 

– Avancez toujours, dit le baron d’Avray, qui n’avait rien entendu ; j’ai mon parapluie pour ces dames.

 

Le temps s’était couvert. Le baron pensait qu’on restait là crainte de l’averse. Le tambour cessa de battre. Dans l’intervalle de la deuxième à la troisième reprise, nous entendîmes distinctement l’officier qui commandait :

 

– Peloton, halte !… front !… fixe !… reposez vos armes !… formez vos faisceaux !

 

Les dents de tonton marquis battaient la générale.

 

– S’il faut périr pour ces dames, dit Rose-sans-Épines, je suis prêt !

 

Maman marquis lui serra la main. Le duc venait de franchir le seuil de l’église. Nous vîmes disparaître sa tête blanche et haut portée. Quelques membres du conseil de régence fermèrent les yeux, s’attendant à ouïr des coups de fusil.

 

Nous restâmes au milieu de l’église jusqu’après la bénédiction. Brunet quitta le chœur et vint à nous !

 

– Notre bonne dame, dit-il à la marquise avec un sincère et bienveillant respect, voulez-vous que je vous conduise, si vous avez peur ?

 

– Rien de commun entre nous et cet homme ! commença Michelle-Gabrielle.

 

Mais Pidoux l’interrompit.

 

– C’est cela, Brunet, mon bon ! répondit-il ; conduisez-nous.

 

Brunet se mit à marcher devant nous. L’église s’était vidée en un clin d’œil. Chacun voulait voir les soldats. Il ne restait plus dans la nef avec nous qu’Antoine et son petit groupe. L’enchanteur offrit son bras à la marquise en disant :

 

– N’ayons pas l’air d’y toucher… c’est toute la science politique.

 

Nous sortîmes. Tonton marquis s’appuyait sur Rose-sans-Épines, qui était un chevalier sans peur et sans reproche. Michelle-Gabrielle tenait en arrêt son sac hérissé d’aiguilles à tricoter. Malheur à qui eût fait mine de l’attaquer !

 

– Eh bien ! dit le sourd en arrivant sur le porche, – il fait un temps superbe… Que parliez-vous donc d’ondée… Bon ! voilà les Bleus !

 

Il venait d’apercevoir les soldats.

 

Il y avait des soldats plein la place de la paroisse. Ils regardaient curieusement la grosse Dorothée, qui avait mis de prodigieux falbalas en l’honneur du dimanche, et s’amusaient un peu des culottes courtes de tonton marquis.

 

– Quelles figuves sinistves ! dit celui-ci en se plaçant au dernier rang.

 

Le pauvre tonton voyait les soldats au travers de sa frayeur. C’était presque tous des conscrits avec d’excellentes faces de Jean-Jean. Pidoux leur faisait de grands saluts en passant. Il s’arrêta même devant un groupe qui jouait à la galoche et leur dit quelque chose de très-aimable. Brunet nous conduisit jusqu’au bout de la place et ne nous quitta qu’après avoir cligné et ragalé. Ce sont les deux parties distinctes du salut vendéen. Ce clignage consiste à se tirer poliment une gousse de cheveux ; le ragalage est l’action de gratter la terre en arrière avec son pied droit, comme font les poules qui cherchent dans le fumier. Mais ces courtoisies de Brunet ne fléchirent nullement le courroux du conseil de régence.

 

– Notre tour viendra, dit Pidoux.

 

Et il fit remarquer que ce détestable Brunet avait en ce moment même la lâcheté d’entrer dans un bouchon avec le sergent du détachement et deux caporaux.

 

On regretta bien de ne pas avoir la voiture, mais enfin, à la guerre comme à la guerre, on dut regagner le château à pied.

 

– Pourquoi que nous ne nous sommes pas battus contre les Bleus ? demanda Gaston.

 

– Il sera brave comme un lion ! fit observer la marquise.

 

– Mon cher ami, répondit le précieux Pidoux, tu comprendras cela plus tard… il y a des moments où il faut tout sacrifier à la prudence.

 

– Est-ce que tu n’es pas toujours dans ces moments-là, toi, monsieur Pidoux ? reprit Gaston.

 

– Ce sera un démon pour l’esprit ! roucoula maman marquise.

 

– Un vrai démon ! répéta Pidoux, qui caressa les joues du chérubin.

 

– Oui, oui, dit le baron, qui crut qu’on parlait de la taille de Gaston ; ça pousse et ça nous repousse… Mais pourquoi ces tourlourous sont-ils venus sans tambour ni trompette ?

 

Au moment où nous arrivions dans la cour du château, le comptable vint dire à l’oreille de maman marquise :

 

– M. le comte Henri est parti… Il y a là au salon les trois officiers du détachement avec madame la comtesse.

 

Gaston sauta de joie.

 

– Nous allons tuer ceux-là, toujours ! s’écria-t-il.

 

– Tu es donc méchant, Gaston ? lui dis-je pendant qu’on ne faisait pas attention à nous.

 

– Parce que je veux tuer les Bleus ?…

 

Il se mit à rire, et ajouta sérieusement.

 

– Puisqu’ils veulent nous tuer, eux !

 

Il s’élança en avant pour voir plus tôt ces Bleus qui étaient avec tantine Anaïs. Le conseil de régence, au contraire, s’arrêta. Il s’agissait de savoir si l’on entrerait, oui ou non, au salon, souillé par la présence des patauds. Autre nom des Bleus, qui s’appellent aussi des Fédérés.

 

Pidoux déclara que la dissimulation était l’essence même de la vie politique. Il faut tromper ses ennemis. Qu’est-ce que l’escrime, sinon une suite de coups perfides et de feintes ?

 

En ce moment, mes yeux s’étant tournés par hasard vers la campagne, je vis une colonne de fumée qui s’élevait au devant du Roncier. Peu à peu, les collines où brillaient, cette nuit, les feux disposés en triangles, se mirent à fumer pareillement. J’entendis le pas d’un cheval. C’était Antoine, tout pâle et les cheveux au vent, qui descendait au grand galop le chemin de la vallée. Avant d’entrer au salon, je fus chargée d’aller prendre dans la chambre de maman marquise certain bonnet, garni de pivoines rouges, qu’elle mettait les jours de grande cérémonie.

 

On voulait réduire les Bleus. Tonton marquis me suivit sous je ne sais quel prétexte. Quand nous fûmes seuls dans la chambre, je le vis entrer dans le cabinet de toilette de la marquise et y prendre un objet qu’il cacha sous son frac. Il passa ensuite sous les rideaux de l’alcôve.

 

– Vois-tu, petite, me dit-il en ressortant de là tout guilleret, c’est une gvande vesponsabilité que d’avoiv la suvveillance des munitions de guevve… J’ai voulu voiv si le tonneau de poudve était bien à sa place.

 

Je me souvins alors du petit baril qu’on emplissait avec des cornets de papier. C’était là, en effet, qu’on mettait le baril. Mais il était évident pour moi que le marquis mentait. Il avait fait autre chose qu’inspecter les poudres. J’essayai de voir ce qu’il reportait dans le cabinet de toilette : je ne pus. Nous redescendîmes en même temps, et j’eus l’honneur de déposer sur la tête de la marquise le fameux bonnet orné de pivoines rouges. Cela se passait dans la salle à manger.

 

Dans le salon, la corsaire était assise sur le canapé entre le capitaine et le lieutenant. Gaston dansait déjà sur les genoux du sous-lieutenant.

 

– Ah ! s’écria-t-il en s’adressant toujours à moi, ils sont bons enfants, va, les Bleus !…, mais je ne veux pas qu’ils t’embrassent comme tantine Anaïs.

 

Maman marquise devint pâle et fronça le sourcil. Michelle-Gabrielle montra ses énormes dents aux officiers effrayés, et dit, en désignant Gaston :

 

– Le petit a déjà tourné !

 

Ces messieurs du conseil de régence étaient à peindre. Le mot de Gaston n’avait pas du tout embarrassé la corsaire, qui riait très-haut et faisait ses grâces de Saint-Malo. Les officiers en étaient déjà à se moquer d’elle. Jugez si elle avait perdu son temps.

 

Les membres du conseil de régence de Saint-Philippe-en-Mauges firent positivement assaut de caresses à l’endroit de ces militaires.

 

Quand le domestique vint annoncer que madame la marquise était servie, tout le monde était parfaitement compère et compagnon. La corsaire prit d’un côté le bras de son capitaine, de l’autre le bras de son lieutenant. Je crois qu’elle chercha son autre bras, comme l’avare de Molière, regrettant de ne pouvoir utiliser le troisième officier.

 

Michelle-Gabrielle arrêta cependant Pidoux par la basque de son habit bleu à boutons noirs.

 

– Je suis profondément indignée, lui dit-elle.

 

– Comment, chère demoiselle ! vous ! une femme politique !

 

– Alors, vous avez votre but ?

 

– Mais certainement… cela saute aux yeux… les griser… les faire parler…

 

– Et vous n’avez pas l’intention de tourner ?

 

– Pouvez-vous croire !…, se récria le pur Pidoux.

 

– Jurez-le, je serai rassurée.

 

Elle tendit en même temps son sac plein de paroissiens et de vieux journaux. Pidoux mit sa main poilue sur cet objet digne de vénération et dit :

 

– Je le jure par mon passé sans tache, qui répond de mon avenir !

 

Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, émue jusqu’à l’épilepsie, lui jeta ses bras maigres autour de son cou et l’embrassa à l’improviste, malgré la belle défense qu’il fit. La marque des dents compromettantes de Michelle-Gabrielle resta sur sa joue. Il eut l’honneur de la conduire à table.

 

À table, on était d’une gaîté folle. Je prends sur moi d’affirmer que les trois officiers, dupes de cet adroit manège, auraient laissé échapper tous les secrets de l’État s’ils en avaient su le premier mot. Mais l’État a généralement ce travers de ne point confier ses secrets à MM. les officiers. Voilà où la politique de Pidoux faisait défaut. Il n’en est pas moins vrai que ni le capitaine, ni le lieutenant, ni le sous-lieutenant ne se doutèrent un seul instant qu’ils étaient dans un manoir où l’on conspirait le renversement de Brunet.

 

Aveugles officiers ! Ils mangèrent, ils burent, ils chantèrent, ils dansèrent sur ce volcan ! Le chant fut inauguré par la comtesse Anaïs qui dit avec beaucoup d’animation des couplets malouins, poésie goudronnée, musique aimable comme le grincement du cabestan. Elle eut un succès d’estime.

 

Vint ensuite tonton marquis. On l’applaudit. Cela le mit en train. Il promit de danser un menuet après le dessert.

 

En fait de véritable artiste il n’y avait là que M. Léon. M. Léon se fit longtemps prier. Au moment où personne n’insistait plus, il rejeta en arrière les boucles pommadées de sa chevelure, fit les yeux de poule et entonna :

 

Larmes de l’âme,

Soupirs de femme,

Regard jaloux,

Tendre et bien doux !

Trop cher délire,

Né d’un sourire,

Passé d’amour,

Sois de retour !

 

Le baron d’Avray, son fanatique admirateur, l’attendait là.

 

– Ah ! ce scélérat de M. Léon ! s’écria-t-il en se démenant comme un diable, toujours la gaudriole !…

 

Et il se prit à fredonner :

 

Petite couturière, etc.

 

– La paix ! cria le capitaine ; vous chanterez après !

 

– N’est-ce pas, qu’il est drôle ? dit ingénument le sourd.

 

Ce n’était pas du tout l’avis de MM. les officiers. Il n’y avait de content que Rose-sans-Épines, qui était troubadour de naissance et qui aimait les filandres poétiques.

 

M. Léon soupira le deuxième couplet.

 

Tout à coup, Michelle-Gabrielle, sans qu’on l’en priât, désarticula sa grande mâchoire et laissa échapper une série de sons vraiment surprenants :

 

Soyez sensibles à nos peines

Et laissez-nous la liberté,

Car ce n’est pas pour la beauté

Que sont faites les chaînes !

 

Un tonnerre d’applaudissements suivit cette manifestation d’un talent tout à fait inconnu. On trinqua. Puis le capitaine, d’une voix vibrante :

 

– Garde à vous !

 

Chacun tressaillit, excepté le lieutenant et le sous-lieutenant, qui prirent leurs couteaux à la main. Pidoux pensa involontairement à ces festins tragiques où l’on assassine les convives après avoir pris le café. Mais ce n’était pas une tragédie : c’était un chant de garnison. Les trois officiers frappèrent sur leurs verres en mesure avec leurs couteaux et répétèrent douze fois sur un air composé ad hoc par quelque chef de musique militaire :

 

Versez à boire à nos dragons,

Versez à boire à nos dragons !

 

La corsaire et maman marquise prirent aussi leurs couteaux.

 

– Va donc, Suzanne, me cria Gaston, qui frappa un peu trop fort sur son verre et le cassa.

 

Ma foi, je me mis de la partie, et de bon cœur. Ce furent des hurlements d’allégresse.

 

À un signal du capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant se levèrent. Le capitaine s’empara de la corsaire ; le lieutenant conquit maman marquise ; le sous-lieutenant, pauvre enfant qui sortait de l’école, eut en partage mademoiselle Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, présidente de la Providence de Beaupréau. Léon se mit au piano.

 

Tonton marquis, Rose-sans-Épines, Pidoux et le baron purent alors échanger quelques paroles sérieuses.

 

– Leur avons-nous assez jeté de la poudre aux yeux ! dit Pidoux triomphant.

 

– Le fait est, répliqua tonton, – que les malheuveux n’y voient que du feu !

 

– Ah ! messieurs, dit Rose-sans-Épines, le cœur saigne à penser qu’on est obligé d’employer de pareils moyens !

 

Pidoux fit signe qu’il voulait parler, mais très-bas, on se rapprocha.

 

– Vous ne savez pas l’idée qui me vient, murmura l’enchanteur, si on essayait de faire tourner ces officiers ?

 

Cette ouverture eut un succès d’enthousiasme.

 

Tout le monde s’arrêta enfin essoufflé. Les trois officiers étanchèrent la sueur de leurs fronts. Tonton marquis poussa l’astuce jusqu’à leur servir lui-même des rafraîchissements dont ils avaient si grand besoin. La corsaire voulait redoubler à toute force, mais le capitaine et ses lieutenants se proclamèrent satisfaits.

 

Le jour s’en allait baissant déjà.

 

– Viens-nous-en, me dit Gaston ; je ne m’amuse plus.

 

Il m’entraîna vers l’embrasure d’une fenêtre, tandis que tonton marquis prenait position pour le menuet. Gaston me fit toucher sa tête, qu’il avait brûlante.

 

– Est-ce que tu n’es pas comme moi, Suzanne ? me dit-il ; je suis toujours à penser que je serai malheureux quand je serai grand.

 

– Quelle idée ! m’écriai-je, toi qui es riche et noble…

 

– Il n’y a pas longtemps que je pense comme cela, continua Gaston.

 

– Depuis quand ? demandai-je.

 

– Depuis le jour où je t’ai vue, Suzanne.

 

– Eh bien ! dis-je, je m’en irai… tu redeviendras joyeux.

 

Il secoua lentement sa tête blonde, et je vis une larme dans ses grands yeux bleus.

 

– Oh ! non, murmura-t-il, ne t’en va pas !… tu retournerais près de ce Gustave !

 

Je n’en étais plus à lui parler de mon inaltérable affection pour mon parrain avec cette franchise du premier jour. Je savais que cela lui faisait mal. Je ne répondis point.

 

– Quand je pense que je ne serai pas heureux, reprit-il, c’est que je me dis : Suzanne ne peut pas m’aimer…

 

Nous étions tout contre la fenêtre qui était entr’ouverte à cause de la chaleur. Je crus entendre mon nom prononcé dans le jardin. Je ne pris pas garde, C’était sans doute une illusion. Qui pouvait m’appeler ainsi ? Une seconde fois, mon nom arriva jusqu’à mon oreille. Il n’y avait pas à s’y tromper : on m’appelait ; mais je ne reconnaissais point la voix.

 

J’attendis que Gaston fût endormi ; je posai un coussin à la place de mon épaule, et je m’esquivai au moment où tonton, essoufflé, mais radieux, recevait les sincères félicitations des officiers.

 

Après avoir descendu les marches du perron, je me dirigeai en toute hâte vers les fenêtres du salon. La nuit était venue. J’aperçus comme une ombre humaine accroupie dans le parterre.

 

– Tu as bien tardé, me dit-on.

 

– Antoine, père Antoine, est-ce vous ? demandai-je, tant sa voix me parut changée.

 

– Oui, Suzette, c’est moi, me répondit-il ; mais je ne vaux pas grand’chose, et j’ai besoin de toi.

 

Je m’étais rapprochée vivement. La lueur qui passait par les carreaux du salon éclairait vaguement son visage, qui me parut plus pâle que celui d’un mort.

 

– Je parie que vous êtes blessé ! m’écriai-je.

 

– Tais-toi, fit-il en mettant sa main froide sur ma bouche ; je suis blessé, c’est vrai, mais ce n’est rien… ce qui m’accable, c’est la fatigue et la fièvre… je voudrais bien être dans mon lit.

 

Il fallut tourner le château pour arriver à l’écurie, où était le réduit du bon Antoine. Je lui proposai l’appui de mon bras.

 

– Saurais-tu bien trouver ta route jusqu’au Roncier ? me demanda-t-il au lieu de répondre.

 

J’avais regardé si souvent de ce côté qu’il me semblait que j’y serais allée les yeux bandés.

 

– Et irais-tu bien au Roncier pour me rendre service ? demanda encore le bon cocher.

 

– Pour cela, oui, père Antoine : au Roncier, et partout où vous voudrez m’envoyer.

 

Il m’attira à lui.

 

– Tu es un cœur, me dit-il ; j’avais deviné ça… Tu sais qu’il faut traverser la rivière ?

 

Je haussai les épaules.

 

– Un ruisseau que votre rivière ! dis-je.

 

– Allons ! me dit Antoine, qui se souleva péniblement, mène-moi à ma niche… Je vas te dire ce qu’il y a à faire… et puis, à la grâce de Dieu !…

 

Eh bien ! je l’avouerai, à part le plaisir d’obliger ce brave homme d’Antoine, je n’étais pas fâchée de tremper un peu dans l’autre conspiration, la conspiration des brouillons et des fous, la Petite. Le beau visage de Georges était resté gravé dans ma mémoire, ainsi que la hautaine figure du marquis Théodore.

 

Le Roncier, ce lieu marqué pour la bataille, m’attirait invinciblement. Je n’avais rien assurément contre ces pauvres officiers qui étaient là dans le salon, mais j’avais quelque chose pour leurs poétiques et mystérieux adversaires. Je songeais toujours à cette femme, déguisée en petit paysan, et qui était la mère d’un roi.

 

En arrivant à l’écurie, Antoine s’étendit épuisé sur son lit. Il fut plusieurs minutes sans pouvoir parler.

 

– J’ai crevé quatre chevaux aujourd’hui, petite Suzette, me dit-il enfin ; ah ! ah ! j’ai bien vu que je n’avais plus vingt ans !

 

– Et pourquoi donc avez-vous crevé quatre chevaux, père Antoine ?

 

– Pour porter les contre-ordres… Mais tu ne comprends pas cela.

 

– Si fait, père Antoine… je comprends bien des choses où je n’entendais goutte il y a trois jours, allez !

 

– Oui, oui… pauvre minette !… tu as dû en écouter des sottises !

 

– Et de belles paroles aussi, près Antoine.

 

Il me regarda étonné.

 

– J’ai vu le petit paysan… commençai-je.

 

– Chut !… fit-il avec effroi.

 

– Soyez tranquille, personne ne nous écoute… J’étais là pendant que vous faisiez des cartouches, l’autre nuit.

 

– Pas possible !… Où donc ?

 

– On m’avait couchée dans le cabinet qui est derrière l’alcôve.

 

– Dans la chambre de notre monsieur ! s’écria Antoine, qui essuya la sueur de son front ; alors, tu sais tout ?

 

– Tout ce qui a été dit.

 

– Et tu n’as rien révélé ?

 

– À qui donc ?

 

– Tu as causé avec mademoiselle Irène en allant à la messe ; lui as-tu parlé de cela ?

 

– Puisqu’elle y était…

 

– Lui as-tu parlé de cela ?

 

– Non… je ne lui en ai pas ouvert la bouche.

 

– La marquise t’a fait venir ce matin à son chevet. Elle t’aimera à la folie, celle-là, si tu veux… Tu ne lui as rien dit ?

 

– Rien.

 

– Ni à Gaston ?

 

– Ni à Gaston.

 

– Pourquoi ? me demanda brusquement Antoine, dont les yeux exprimaient une singulière curiosité.

 

– Parce que, répondis-je, j’aime le petit paysan, le marquis Théodore et M. Georges.

 

– Ah !… fit Antoine, et moi… tu ne m’aimes donc pas ?

 

Je lui pris la main et je la serrai entre les miennes.

 

– À la bonne heure ! me dit-il en m’embrassant ; eh bien ! Suzette, ma fille, puisque tu es si savante, tu vas comprendre mon affaire… Le général Dermoncourt est en Vendée.

 

– Je ne connais pas celui-là, répondis-je.

 

– C’est un général comme tous les autres généraux, ni plus ni moins, reprit Antoine ; mais, enfin, il est venu pour nous… Il y a un plus grand général, le comte d’Erlon, qui est à Nantes et qui nous surveille… Le pays est plein de troupes, et il n’y a pas un garde-champêtre qui ne sache maintenant que Madame court les champs… Nous ne sommes pas prêts contre tant de monde… Ceux qui criaient le plus haut sont entrés dans des trous de taupes…

 

– Est-ce de M. Georges que vous parlez ! l’interrompis-je…

 

– Ah bien oui ! s’écria Antoine ; celui-là se battrait tout seul contre un régiment !… Mais je m’entends : il y a des ânes pour braire… Ce sont eux qui ont fait venir le petit paysan, comme tu l’appelles, et ce sont eux maintenant qui obligent à donner contre-ordre… J’ai fait quarante lieues sans débrider pour porter les chiffres du maréchal… Je n’avais plus à prévenir que nos gens du Roncier, lorsque, ce soir, vers quatre heures dans le bois de la Roche-Maritot, je suis tombé dans un détachement de bleus. Qui vive ? – Que veux-tu ? je ne sais pas répondre ami à ces moutons-là… J’ai répondu : Vive le roi ! comme un fou que je suis, et je leur ai passé sur le ventre… Ils ont tiré… j’ai eu du plomb dans l’aile…

 

– Votre blessure n’est pas dangereuse, père Antoine ?

 

– Eh ! non… C’est la mauvaise humeur que j’ai… Que m’avaient-ils fait, ces pousse-cailloux-là, pour que je ne leur réponde pas poliment ?… Est-ce qu’ils sont cause, eux ?… Bref, le sang m’a monté à la tête, j’ai perdu connaissance, je suis tombé dans la futaie de Mauges, et l’on vient de me rapporter ici à bras… C’est bien fait : je suis un vieux nigaud… Voilà !

 

Il but une gorgée d’eau dégourdie par une goutte d’eau-de-vie et reprit :

 

– Voilà !… Il faut qu’ils aient l’ordre ce soir au Roncier, car la chose était pour demain matin.

 

– Eh bien, père Antoine, je suis prête.

 

– Alors apporte-moi ma veste.

 

J’obéis. Dans la poche de la veste était une blague à tabac. La blague avait un double fond qui contenait un papier pelure d’oignon, plié menu.

 

Antoine le prit et me le tendit.

 

– Si tu trahissais un pauvre homme qui te veut du bien, Suzette, me dit-il solennellement avant de me donner le papier, Dieu te punirait.

 

– Ah ! père Antoine !… m’écriai-je offensée.

 

– Ce n’est pas le père Antoine qui dit ça, murmura-t-il ; c’est le courrier d’état-major de la troisième division… Embrasse-moi, fillette… Ah ! si nous avions seulement quinze bons jours devant nous !

 

Il soupira, me donna un gros baiser et s’étendit sur son lit. Je me dirigeai vers la porte de l’écurie.

 

– Ah ! j’oubliais, s’écria-t-il ; nom de nom ! est-ce que j’ai la tête à l’envers ?… Après le qui-vive, là-bas, on te dira : Vendée ; tu répondras : Victoire… N’oublie pas… et que le bon Dieu te bénisse !

 

Je faisais déjà le tour du château en courant. Le bon sens aurait dû m’indiquer qu’il fallait d’abord prendre la porte de la cour pour suivre le chemin qui longeait le mur du parc, mais la fièvre des aventures me montait au cerveau. Ces obstacles n’existaient plus pour moi. Je pris au travers du jardin, en droite ligne, traversant plates-bandes et parterres. C’est tout au plus si je condescendis à faire un détour pour ne pas me noyer dans la pièce d’eau. Je franchis les fortifications ; je passai par-dessus le mur, et je me mis à descendre à pleine course, au risque de me casser le cou, la rampe abrupte qui tombait dans le ravin. Tout cela n’était pas le moins du monde nécessaire, mais j’avais la fièvre.

 

En passant devant l’octroi de Saint-Philibert, un Qui-vive prononcé d’une voix criarde me fit changer de route. La nuit était déjà noire. Pourtant, au second qui-vive, j’aperçus parfaitement la sentinelle qui épaulait gauchement son fusil. C’était un pauvre diable de conscrit. Il avait l’air bien autrement en peine que moi. Je continuai de courir sans répondre, désireuse d’imiter la crânerie de mon ami Antoine. Je nourrissais le léger espoir de rapporter une légère blessure à la maison. Le brave conscrit prononça un troisième qui-vive. Sa voix chevrotait. Il tourna la tête et lâcha la détente. La balle alla casser une branche de peuplier à cinquante pieds au-dessus de ma tête. Je bondis en avant avec un cri de joie folle, et je m’enfonçai dans le taillis.

 

J’avais eu l’honneur de faire une alerte. Le détachement de Saint-Philibert prit les armes, et les trois officiers, qui entendirent le coup de feu, furent contraints de s’arracher à ces délices de Capoue, dont le conseil de régence les entourait perfidement.

 

Moi, je continuais ma route, perçant les taillis, coupant les guérêts. Pour traverser la rivière, je me mis bravement dans l’eau jusqu’aux hanches. Est-ce que les fluxions de poitrine atteignent les courriers d’état-major ? Je me guidais par je ne sais quel instinct. Il était bon, car je tombai juste sur la prairie qui précédait le Roncier.

 

Ce n’était pas un château, ni même une ferme. C’était ce que l’on appelle dans le pays une borderie ; un bâtiment rustique assez vaste, percé de fenêtres de deux côtés seulement. On l’avait choisi pour poste de défense, à cause de sa situation, qui dominait les alentours, à cause de la solidité de sa construction antique, et surtout parce qu’il était entouré d’un mur d’enceinte en parfait état. Les du Roncier étaient une vieille famille vendéenne dont plusieurs membres avaient fait établissement à Paris, dans le commerce. Georges était moitié étudiant parisien, moitié paysan campagnard. Le Roncier lui servait de pied-à-terre pour les chasses.

 

Quand j’arrivai en vue de la borderie, mon cœur battait bien fort. Je ralentis ma course involontairement. Du château, le Roncier avait l’air perdu dans les futaies, mais le bois ne commençait en réalité qu’à deux ou trois cents pas de l’enceinte. Tout récemment, et peut-être à dessein, on avait fait une coupe qui l’éloignait encore davantage. L’enceinte avait une brèche, fermée par un échalier mobile. Un échalier est une porte de broussailles ou une forte branche d’arbre enclavée dans la brèche d’un talus. L’échalier du Roncier était de broussailles. Je le mis en dedans d’un coup de pied, et j’entrai.

 

Personne dans l’enceinte.

 

Toutes les croisées de la borderie fermées, et pas une lumière derrière les volets.

 

– Ils sont peut-être partis, me dis-je.

 

Mais cette pensée ne tint pas. Est-ce que ce beau Georges pouvait fuir ?

 

L’enceinte était une manière de prairie qui avait été verger naguère. On voyait encore çà et là les troncs sciés à ras du sol des arbres fruitiers. Il y avait à peu près soixante pas de la brèche à la porte de la borderie. Je franchis cette distance posément, mais tête haute. Sur mon salut, je n’avais pas peur. Dans le trajet, je n’aperçus pas une âme. Je soulevai le marteau de la porte et je frappai. Le bruit retentit longuement dans le silence, puis s’éteignit.

 

– Holà ! criai-je de toute ma force, n’y a-t-il personne dans la maison ?

 

– Frappe plus dur, petiote, me dit une voix qui venait de la brèche ; c’est jeune : ça dort ferme !

 

Je me retournai : c’était un bon paysan qui s’avançait un bâton à la main.

 

Il me semblait pourtant que j’avais entendu cette voix quelque part.

 

– Comment ! ça dort ferme ! m’écriai-je dans mon étonnement ; – est-ce qu’on dort ici ?

 

Le paysan fit halte à quelques pas de moi, et il se mit à me regarder, appuyé sur son bâton.

 

– On dort partout, répondit-il, pourvu qu’on ait une bonne conscience.

 

Ceci ne sentait pas trop son paysan ; et pourtant, chaque contrée a ses dictons philosophiques.

 

– Est-ce que ce n’est pas ici le Roncier ? demandai-je ?

 

– Si fait, c’est ici le Roncier… As-tu peur de frapper ?

 

– Si c’est le Roncier, dis-je résolument, je n’ai pas besoin de frapper deux fois… Il n’y a pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre.

 

Le paysan fut quelque temps avant de me répondre.

 

– Que veux-tu à ceux qui habitent le Roncier ? demanda-t-il enfin.

 

– Je veux leur remettre un message.

 

– De la part de qui ?

 

– De la part de quelqu’un qui leur veut du bien.

 

Je vis briller tout à coup dans la main du paysan le canon d’un long pistolet.

 

– Ah ! ah ! m’écriai-je, voilà donc enfin à qui parler !

 

– Peste ! fit le paysan avec un grave sourire, tu n’as pas froid aux yeux, petite fille ! Mais j’ai déjà vu des espions qui n’avaient pas froid aux yeux. Que répondrais-tu si on te disait Vendée ?

 

– Victoire, prononçai-je sans hésiter.

 

– Que Dieu t’entende, ma fille, murmura le paysan, dont le sourire se fit plus triste.

 

En même temps, il souleva son large chapeau, qui m’avait caché ses traits jusqu’à ce moment. Je reconnus avec stupéfaction la noble et belle figure du marquis Théodore.

 

– Est-ce sur toi qu’on a tiré là-bas, du côté de Saint-Philibert ? me demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur le marquis… c’est sur moi.

 

– Tu sais donc que je suis un marquis ?… Pauvre privilège par le temps qui court ! Tu es bien jeune, ma fille, pour savoir tant de choses.

 

Ceci me parut un reproche indirect adressé à mon ami Antoine. Je répondis :

 

– Antoine a fait quarante lieues à cheval… Antoine a été blessé d’un coup de feu sous la Roche-Maritot… sans cela, il serait venu lui-même.

 

– Grièvement blessé ! interrogea le marquis.

 

– J’espère bien que non.

 

– Si tu viens de la part d’Antoine ; parle, ma fille.

 

Je tirai de mon sein le papier qu’on m’avait confié.

 

– Antoine, dis-je, m’a chargée de remettre cela aux gens du Roncier.

 

– Sais-tu ce que contient ce papier ?

 

– Oui, je le sais.

 

– Ce papier nous ordonne de prendre les armes demain, au point du jour, n’est-ce pas ? dit-il.

 

Il m’interrogeait ainsi, moi enfant, avec une émotion extraordinaire. Et, malgré la nuit noire, ses yeux cherchaient à déchiffrer la teneur du message. Je devinai que ma réponse allait lui déplaire, et ce fut tout bas que je prononçai :

 

– Ce papier vous ordonne tout le contraire.

 

– Un contre-ordre ! Encore ! murmura le marquis entre ses dents serrées ; l’as-tu vu ?

 

– Je ne sais pas lire… mais Antoine me l’a dit… et il a porté le même contre-ordre aujourd’hui dans vingt paroisses.

 

Le marquis Théodore croisa ses bras sur sa poitrine, et sa tête se pencha en avant. Je l’entendis qui pensait tout haut :

 

– Faudra-t-il donc un coup de tonnerre pour les tirer de leur engourdissement ?

 

Le papier froissé roula entre ses doigts. Il en fit une boule et l’avala.

 

– Que faites-vous ?… m’écriai-je.

 

– Ils auront le coup de tonnerre ! se répondit-il à lui-même.

 

Sa grande taille s’était subitement redressée.

 

– Va-t’en, jeune fille, reprit-il, je sais le reste… Il y a des troupes à Saint-Philibert, il y a des troupes partout… C’est bien… ceux qui sont là-dedans, il montrait la borderie, – approuveraient ce que j’ai fait, mais je veux en garder la responsabilité pour moi tout seul devant les hommes et devant Dieu… Répète ces paroles à Antoine… et dis-lui qu’il y a là trente-six gentilshommes et neuf paysans qui vont donner un signal en mourant qui s’entendra de loin !

 

Son doigt étendu me montrait la brèche. J’obéis à cet ordre muet. Vingt minutes après, j’étais dans l’écurie du Meilhan, au chevet du lit d’Antoine. Il avait plus de calme. Mais quand je lui eus rapporté le résultat de mon message, le transport le prit. Il se dressa tout droit sur son lit, disant :

 

– J’irai !… j’irai !… on me portera sur une civière !

 

XVII

Conseil de régence.


C’était vrai ce qu’Antoine m’avait dit. Maman marquise m’avait fait appeler la veille à son chevet. La bonne dame m’avait fort caressée. Elle aimait si passionnément son petit Gaston, qu’une part de cette tendresse rejaillissait sur moi tout naturellement. Dans son idée, j’étais cause que Gaston n’avait pas eu de crise depuis le retour au château.

 

– Ma petite Suzanne, me dit-elle, mademoiselle Irène va être chargée de t’instruire tout comme si tu étais la fille de la maison. Travaille bien, profite bien ; quand tu seras en âge nous tâcherons de t’établir comme il faut.

 

M’ayant ainsi parlé raisonnablement et cordialement, elle me fit approcher plus près de son lit. Je devinai que le vent virait, et que la fantaisie allait remplacer la réalité.

 

– Tu es intelligente, Suzanne, reprit-elle en baissant la voix : ces messieurs et mademoiselle de la Beaumelle t’ont trouvée fort gentille… Tu as pu voir quelle haute position j’occupe personnellement… On ne t’oubliera pas après le succès, petite…

 

Je la remerciai comme je le devais.

 

Le lendemain de mon excursion au Roncier, elle me fit appeler de nouveau. Elle était un peu fatiguée de la bonne chère qu’elle avait faite la veille « pour amuser les officiers. »

 

Le coup de fusil tiré sur moi par le conscrit avait causé une grande sensation au Meilhan. Tonton marquis, après le départ des officiers, avait proposé, vu la gravité des circonstances, d’émigrer en Angleterre.

 

Maman marquise me confia divers secrets, tous de la plus haute importance, et me prévint qu’il y aurait ce jour-là grand conseil dans sa chambre à coucher. C’était le lundi 4 juin, jour de la prise d’armes.

 

Je la quittai pour aller visiter Antoine. Je le trouvai plus calme. Son fils François, qui était brigadier dans le régiment du prince Maxime, était venu le voir.

 

– Voilà qu’il est déjà onze heures, me dit le bon cocher, et l’on n’entend rien du côté du Roncier… le marquis Théodore aura fini par donner le contre-ordre.

 

On n’entendait rien, en effet, du côté du Roncier, rien d’aucun côté. La campagne était déserte aussi loin que le regard pouvait se porter.

 

Les paysans ne s’étaient point rendus aux champs. Quant aux militaires, ils restaient consignés dans leurs cantonnements. Nous n’avions plus aperçu nos trois officiers. J’avais regardé la vallée du haut de la terrasse. Cette solitude et ce silence m’avaient paru lugubres. Là-bas, parmi les hautes futaies qui semblaient l’ombrager, le Roncier se dressait derrière son enceinte. Vous eussiez dit une maison abandonnée. Partout le silence sourd, l’immobilité morne.

 

Était-ce ce calme plein de menaces qui précède l’explosion des grandes tempêtes ?…

 

J’avais mon idée en allant voir le bon cocher : une idée caressée chèrement depuis deux ou trois jours. Je l’embrassai d’abord bien comme il faut, puis je lui dis :

 

– Père Antoine, j’ai un service à vous demander…

 

Il ne me répondit point d’abord, tant ses préoccupations l’absorbaient. Mais je continuai bravement :

 

– Vous ne savez pas ? nous allons écrire un petit mot à Gustave, mon parrain… ça va vous désennuyer.

 

– Qu’as-tu à lui dire, à ton Gustave ? fit-il brusquement.

 

– Oh ! père Antoine, pouvez-vous me demander cela ! J’ai à lui dire que je suis en bonne santé, et que je souhaite que la présente le trouve de même… que je l’aime tout plein et qu’il faut qu’il m’aime aussi… et encore…

 

– Et encore ?…

 

– Dame ! ce qu’on dit dans les lettres, père Antoine ; moi, je ne sais pas.

 

– Et moi, donc ?…

 

– Mais puisque vous avez étudié pour être prêtre, père Antoine !

 

Il se prit à sourire et me dit d’ouvrir le coffre où il mettait ses hardes. Dans un coin du coffre, il y avait une vieille plume, un cahier de papier et une écritoire. Je lui apportai tout cela dans son lit.

 

– Faites-moi ça gentiment, lui dis-je.

 

– Veux-tu lui parler de Gaston ? me demanda-t-il.

 

Je réfléchis un instant, puis je répondis négativement.

 

– Veux-tu lui parler de cette grosse rougeaude de là-bas qui se nomme Fanchette ?…

 

– Non, père Antoine, je ne veux pas lui parler de Fanchette.

 

Il me caressa la joue et murmura :

 

– C’est déjà femme !

 

Puis il installa son papier de son mieux et commença d’écrire. Pendant qu’il écrivait, mille choses me venaient à l’esprit que je voulais toutes dire à mon parrain. À mesure qu’elles m’arrivaient, je les dictais au bon Antoine. Je voulais que mon parrain sût que j’étais heureuse, qu’on m’avait habillée en demoiselle, que j’allais apprendre à lire, à écrire, et même à jouer du piano, que je n’en serais pas plus fière pour cela, que je l’attendrais pour me marier avec lui, etc., etc.

 

Antoine écrivait. Je pensais qu’il mettait tout mon bavardage sur son papier.

 

– Voilà ! me dit-il enfin, après avoir couvert la première page de gros bâtons épais et lourds ; voilà quelque chose de ficelé, comme dit mon gars François.

 

– Lisez-moi ça, père Antoine.

 

Antoine lut.

 

Je trouvai sa lettre superbe. Je le remerciai, la joie dans le cœur, et tout le reste de cette journée, malgré la gravité des événements qui suivirent, je songeai au plaisir qu’un message si habilement tourné allait faire à mon parrain.

 

Je fus obligée de me sauver, parce que Gaston m’appelait à cor et à cris. Il avait rêvé de son père, et ses pauvres nerfs étaient encore plus ébranlés qu’à l’ordinaire. Nous allâmes jouer au bout du jardin avec Lily, qui faisait sa première sortie.

 

– Tantine Anaïs est bien en colère, me dit Gaston en riant, parce que les Bleus n’ont pas couché au château.

 

– Et qu’est-ce que cela lui fait ? demandai-je.

 

– Ça lui fait, répliqua le blond chérubin, que les revenants et les chauves-souris l’ont laissée tranquille.

 

Je demandai une explication, Gaston s’écria :

 

– Tu ne sais donc pas ! c’est M. Léon qui faisait peur aux chauves-souris ces temps-ci… mais elles se sont accoutumées à lui… Tantine Anaïs en veut un autre pour les renvoyer… Elle avait déjà demandé au capitaine s’il avait peur des revenants… Et quand tantine Anaïs n’a personne pour chasser les revenants et les chauves-souris, elle reste tranquille dans sa chambre, et ça la met de mauvaise humeur.

 

Rien de plus exact. Au dîner, la corsaire fut d’une humeur détestable. Elle envoya promener son M. Léon, dont Zoé ne voulait point voir l’amoureuse peine, malgré les soins de l’institutrice. Celle-ci jouait toujours son rôle de belle ténébreuse. Elle se tenait parfaitement à sa place. Certes, pour le ton et les manières, la corsaire était à cent lieues d’elle. Jamais la belle Irène ne parlait en public au docteur Pidoux. Je savais cependant que c’était une paire d’amis.

 

Tout de suite après le repas, je dus reprendre mon poste de sentinelle sur le balcon de la chambre à coucher de maman marquise. Le conseil allait en effet se réunir. Mes regards se portèrent vers le Roncier, car le jour s’avançait. J’entendis justement la voix du bon cocher du côté de l’écurie. D’où j’étais, je ne pouvais voir sa fenêtre. Il s’adressait à quelqu’un qui restait masqué pour moi par l’aile droite du manoir et lui disait :

 

– Vous jouez un jeu de coquin ou un jeu de lâche… ça vous portera malheur !

 

On ne répondit point, mais tout de suite après, je vis M. Léon qui entrait dans le parterre et qui était très-pâle…

 

* * * * * * * * * *

 

Les membres du conseil étaient en train de s’installer. Cela se faisait bruyamment et gaîment. La déconvenue des brouillons et des fous mettait tout le monde en liesse.

 

Je ne sais pourquoi il y a bien plus de méchant vouloir et d’aversion entre deux nuances d’un même parti qu’entre deux opinions profondément tranchées.

 

Michelle-Gabrielle de la Beaumelle entra en disant :

 

– Entendez-vous les coups de fusil ? Entendez-vous les coups de canon ? Ah ! quels terribles gens que nos cerveaux brûlés !

 

– Le fait est, répondit tonton marquis en riant, que c’est une tevvible mêlée !… Entendez-vous les cvis des mouvants, Dorothée ?

 

– Isidore ! Isidore ! murmura maman marquise, quand donc vous corrigerez-vous !

 

– Avais-je prédit ce qui arrive ? demanda le sorcier Pidoux de son ton le plus capable.

 

Le curé, le commandeur et M. d’Avray entrèrent ensemble. C’était la partie modérée du conseil, le centre.

 

– Quelles nouvelles des Bleus ? demanda-t-on de toutes parts.

 

– Les Bleus, répondit l’abbé Jouault, sont bien tranquilles à Saint-Philibert.

 

– Sans le coup de fusil qui a donné l’alarme hier au soir, dit Michelle-Gabrielle en baissant les yeux, nous les tenions… Le sous-lieutenant me disait des choses…

 

– Le lieutenant était aussi fort aimable, ajouta maman marquise.

 

– Encove une soivée comme celle-là, conclut tonton, ces tvois bvaves sont à nous ! Ils touvnent. Ils font touvner la compagnie… c’est la moindve des choses !… La compagnie fait touvner le bataillon… le bataillon fait touvner le végiment… le végiment fait touvner la division ;… de sovte que nous auvons du même coup toute l’avmée !

 

C’était d’une logique écrasante. On cria vive l’armée ! – et à bas Brunet ! L’arrivée du vieux duc de Champmas-Mauges éteignit un peu cet enthousiasme. Depuis sa scène avec Pidoux, le protégé de la majorité, M. le duc n’était pas en bonne odeur dans le conseil. On n’osait point l’éliminer, mais on le regardait de mauvais œil. Aussitôt l’armée tournée, on comptait bien faire un coup d’État contre lui.

 

Il fut reçu avec un froid respect, et la séance s’ouvrit incontinent par le versement des petits cornets de poudre dans le baril, caché derrière les rideaux de maman marquise.

 

– Mesdames et messieurs, dit tonton, je cvois utile de vous pvévenir que notve petite sentinelle est à son poste suv le balcon… dans les conspivations, il ne faut vien mépviser : c’est ma maxime… je vous dis cela pouh que vous n’épvouviez pas de secousse si vous l’entendiez tousser, cvacher ou même étevnuer…

 

– Je nie cela ! s’écria le baron d’Avray avec un soudain emportement ; Brunet est mon fermier… il a bu avec les soldats… mais il n’a pas crié : Vive la Charte !

 

– Eh ! mon bon, fit Isidore, qui pavle de cela ?

 

– Ta ta ta ! riposta aigrement le sourd ; vous dansiez bien le menuet… en l’an VI de la République… Mais Brunet est mon fermier !

 

– La lecture du procès-verbal, commanda la présidente pour clore ce débat intempestif.

 

Michelle-Gabrielle de la Beaumelle se hâta de mettre à cheval sur son nez crochu ses lunettes d’argent massif. Elle était tout agaçante ce matin. Elle lut d’une voix distincte, quoique un peu nasillarde, une étonnante chose qui était le procès-verbal. On put bien voir à son style quel abus vertueux elle avait fait de la lecture du Journal des Filles et des Campagnes. C’était d’une force considérable. Elle trouvait moyen de parler dans ce morceau de littérature politique, des favoris de Louis-Philippe, du nez de M. d’Argout, des souliers ferrés de M. Dupin, du toupet de M. de Salvandy, et de relater toutes ces charmantes plaisanteries qui firent de la Mode et du Charivari une lecture si amusante pour nos coquins d’oncles.

 

Tout cela eut un succès frénétique. Le bon curé retardait son somme habituel pour écouter ces aimables jeux de l’esprit. Le vieux duc avait grand’peine à garder sa gravité. Il ne fut point question des coups de canne que ce vénérable gentilhomme, en un moment vif, avait communiqués à l’enchanteur Pidoux. Ce vide se trouva comblé par une piquante allusion au cheval blanc de M. Lafayette.

 

Maman marquise déplia ensuite son petit carré de papier et lut avec difficulté :

 

« L’ordre du jour appelle la discussion sur les mesures à prendre en cas de défection totale ou partielle de l’armée. »

 

– Je demande la parole ! dit le vieux duc en fermant les poings.

 

– Je demande la parole ! dit aussi M. d’Avray ; un mot seulement de ma place pour bien constater que Brunet est mon fermier, et que…

 

– À l’ordre ! s’écria Michelle-Gabrielle de la Beaumelle.

 

– J’ai bien le droit… voulut poursuivre le sourd.

 

– À l’ordre, à l’ordre !

 

– Je vous apporterai son bail, si vous ne voulez pas me croire !

 

– Je demande, dit tonton marquis gravement : j’ai le vegvet de demandeh que mon honovable ami le bavon d’Avvay soit vappelé à l’ovdve avec mention au pvocès-vevbal.

 

– Monsieur d’Avray, prononça maman marquise, majestueuse comme Junon, je vous rappelle à l’ordre !

 

Le sourd prit un air tout content.

 

– À la bonne heure, à la bonne heure, fit-il en se rasseyant ; nous sommes tous d’accord… il ne s’agissait que de s’entendre !

 

– La parole, reprit Dorothée, est à M. le docteur Pidoux, orateur inscrit.

 

À cette annonce, le vieux duc et le centre s’arrangèrent unanimement pour faire leur petit somme d’habitude. Pidoux débuta ainsi :

 

– Pareils au cèdre, ils cachaient dans les cieux leurs fronts audacieux… Je n’ai fait que passer, ils n’étaient déjà plus ! Ainsi tomberont, mesdames et messieurs, nécessairement, j’oserai même dire fatalement, tous ceux qui, méconnaissant les tendances intellectuelles et morales de notre époque, chercheront des armes ailleurs que dans l’arsenal si plein, du reste, de l’opposition légale et parlementaire… Où sont-ils, ces chevaliers errants, ces preux, ces paladins ? j’ai beau prêter l’oreille, je ne les entends pas… Travaillent-ils sous terre comme ces animaux fouisseurs dont l’industrie détériore nos moissons ?

 

– Ah ! fit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, les taupes ?… quelle jolie métaphore !

 

– Sont-ils invisibles, reprenait Pidoux, sont-ils muets ? Ont-ils caché leur étendard sous ces gerbes de jeunes pousses que le bûcheron lie avec soin pour l’usage de ces ingénieuses rotondes fermées à la lumière et à l’air, où la chaleur concentrée fait de Cérès réduite en poudre l’aliment le plus nécessaire à l’humanité ?…

 

– Trois à la fois ! s’écria Michelle-Gabrielle étouffée par l’admiration ; trois métaphores : fagots, four et pain !

 

– Ils sont vaincus, poursuivit Pidoux, avant d’avoir tiré le glaive ; la vue seule des uniformes a fait évanouir leurs chimériques phalanges. – Que reste-t-il debout ? Nous. Nous seuls, et c’est assez. Nous, les ouvriers prudents, nous, les sages soutiens du principe. Nous qui allons, non pas massacrer la belle armée qui couvre le sol français, mais la convertir et la dominer !…

 

Depuis une ou deux minutes, je ne prêtais plus à l’improvisation de Pidoux qu’une attention un peu distraite. J’avais sous les yeux un échantillon de cette belle armée que l’enchanteur voulait dominer et conquérir. Un détachement nombreux descendait, en tenue de campagne, la côte qui menait au bourg. Ce n’était pas le détachement dont nous avions eu au château les trois officiers. Celui-là était beaucoup plus nombreux, et son chef, qui portait la grosse épaulette, marchait à cheval. Je le vis se perdre dans les bois, et j’éprouvai un singulier serrement de cœur. La campagne était toujours déserte et morte. Le Roncier avait toujours ses fenêtres closes. De ce côté surtout, l’aspect de la campagne avait une effrayante immobilité.

 

Le discours de Pidoux s’était continué pendant que je surveillais le dehors. Je ne saurais dire par quelle transition. Il en était arrivé à vaincre, puisque déjà il profitait de la victoire. Au moment où je reportai mon attention vers la chambre de la marquise, Pidoux s’occupait de partager équitablement le pays conquis.

 

– Point de représailles ! disait-il ; que Brunet traîne dans l’obscurité le restant de sa misérable vie…

 

– Cependant… voulut objecter Michelle-Gabrielle en aiguisant ses longues défenses, cet homme-là a fait bien du mal dans le pays.

 

– Sa punition seva le mépris ! décida Isidore.

 

– Le mépris et l’oubli ! ajouta Pidoux ; maintenant est-il bien décidé que le siège du gouvernement français sera transféré à Bourges ?

 

– Pourquoi pas à Beaupréau ? demanda très-sérieusement Michelle-Gabrielle.

 

– Parce qu’il y a trop de gens mal pensants, répondit l’enchanteur sans hésiter. – Bourges est le centre d’une population tranquille, adonnée à l’élève des moutons. Je n’ai pas à vous enseigner quelle influence la profession exerce sur l’homme. Le Berrichon est généralement doux et même un peu bonasse. Si j’accepte la position de garde-des-sceaux, comme le conseil semble l’exiger…

 

– Oui ! oui ! s’écria-t-on de toutes parts, nous l’exigeons !

 

– Fovmellement ! ajouta tonton marquis.

 

– Notez, mesdames et messieurs, qu’un médecin garde-des-sceaux…

 

– Pas de discussions, docteur, interrompit maman marquise : c’est un point réglé !

 

– À condition, reprit Pidoux, que notre honorable voisin, le duc de Mauges, prendra les cultes, M. le marquis du Meilhan-Coispel la maison du roi, le commandeur de la Brousse la guerre, et M. le baron d’Avray l’agriculture… L’abbé Jouault ne veut être que grand-aumônier de France, c’est un tort… Mais le plus grand tort, s’interrompit ici le pieux Pidoux, – ou plutôt le plus grand malheur, c’est le préjugé, qui nous force à écarter de l’administration notre aimable présidente et notre secrétaire chérie. Je mourrai à la peine, j’en fais serment, ou je réformerai cet abus !

 

Le curé, le duc et le baron ronflaient à faire plaisir. Quatre heures sonnèrent à la pendule.

 

– Vous ne croiriez pas, dit la présidente, oubliant la position si importante qu’elle occupait, vous ne croiriez pas que toute la journée j’ai cru entendre des coups de fusil !… Mes oreilles tintent.

 

Tonton marquis et Michelle-Gabrielle haussèrent les épaules.

 

– Si tous ceux que nous appelons les fous, dit Pidoux plus adroit, étaient comme les deux fils de madame la marquise…

 

– Oh ! certes, certes ! appuyèrent Isidore et Michelle-Gabrielle.

 

– Mais, ajouta tonton marquis, il n’y a que mes deux neveux, les autves ne valent pas une cvoquignole.

 

En ce moment, un cri s’étouffa dans ma gorge. Je sentis que mon cœur cessait de battre.

 

Au milieu de ce grand silence qui planait sur la campagne, un son lointain frappa mon oreille : c’était un air vif et gai, dont les notes semblaient mourir en arrivant à moi. Je tournai la tête du côté du Roncier, car c’était toujours pour le Roncier qu’était mon premier regard. Un drapeau blanc déployait ses longs plis au vent au-dessus de la borderie. En même temps, le son des instruments lointains devint plus distinct. Les battants de la porte s’ouvrirent : deux jeunes gens, portant le costume du pays de Nantes, sortirent les premiers : ils soufflaient dans des clairons. Derrière eux, quarante-trois hommes bien armés, parmi lesquels je reconnus parfaitement, malgré la distance, le marquis Théodore, le comte Henri, mon beau Georges, et les deux gentilshommes bas-bretons, sortirent à leur tour, et vinrent se ranger derrière le mur d’enceinte, que l’on avait percé de meurtrières pendant la nuit.

 

De quatre côtés différents, quatre détachements de troupes réglées se montrèrent dans la vallée. Ils marchaient tous au pas de charge vers le Roncier. Ils buvaient encore, ces grands conspirateurs ; ils continuaient d’échanger gravement leurs enfantines fadaises, et déjà le drame se glissait là-bas sombre et muet, tout prêt à tirer son rideau lugubre sur leur burlesque comédie.

 

Ils bavardaient encore, raillant ceux qui allaient mourir ! Ils les accusaient de frivolité, d’enfantillage et presque de poltronnerie.

 

Ce furent les Chouans qui tirèrent le premier coup. Un homme parut sur le toit de la borderie, au pied du drapeau. Il visa. Je vis la fumée de son coup avant d’entendre l’explosion. Le chef à cheval roula dans l’herbe de la prairie. Au même instant, les Bleus exécutèrent, de quatre côtés, une décharge générale qui fit trembler les vitres derrière moi. Puis les tambours battirent, et je vis les quatre détachements s’élancer à l’assaut. Le mur d’enceinte restait muet. Les Chouans gardaient leur poudre. À l’intérieur de la chambre à coucher, Pidoux eut la parole coupée par le premier coup de fusil. Au bruit de la décharge, tous, éveillés et dormeurs, se mirent sur leurs pieds en sursaut. Ce fut une seule voix épouvantée et déjà chevrotante :

 

– Qu’est cela ! qu’est cela !

 

– Les Bleus font peut-êtve de l’exevcice à feu… murmura tonton marquis pour tromper sa propre frayeur.

 

Mais la charge battue en même temps par les quatre colonnes d’attaque ne permettait pas de se faire illusion.

 

– Est-ce qu’ils assiégent ? balbutia maman marquise.

 

Michelle-Gabrielle, je dois le dire, était une vieille fille très-courageuse. Elle prit son sac à la main et s’élança sur le balcon. Rose-sans-Épines, le curé, le baron et Pidoux la suivirent, mais celui-ci se tint prudemment derrière les autres.

 

– Le Roncier ! firent-ils tous à la fois ; c’est au Roncier !

 

– Mes fils ! s’écria la marquise en se couvrant le visage de ses mains ; mon pauvre Théodore et mon pauvre Henri !

 

Le vent du sud apportait le son haletant et précipité de la charge. Le vieux duc de Mauges avait percé le groupe qui était maintenant avec moi sur le balcon. Tout son corps s’agitait de secousses nerveuses. Il écoutait de toute sa force ; il respirait bruyamment.

 

– Courage, enfants ! s’écria-t-il en tendant ses mains vers le Roncier ; à genoux ! dites votre prière… relevez-vous… et balayez-moi tout cela à bout portant !

 

– Silence ! fit Pidoux.

 

– C’était notre méthode, ajouta le vieillard ; c’est la bonne… Allons ! allons ! Dieu et le roi… Feu ! feu !

 

Il était en proie à une exaltation indicible. Comme si son commandement eût été entendu là-bas derrière le mur d’enceinte, quatre colonnes de fumée s’élevèrent, puis quatre détonations distinctes eurent lieu. C’étaient les Chouans, massés par quart, aux quatre points d’attaque. Vues et mains de chasseurs, armes excellentes braquées sur le point d’appui : tous les coups portèrent.

 

Nous vîmes tomber les soldats par grappes. Nous vîmes les quatre détachements hésiter à la fois. L’épée des officiers brilla ; je crus entendre le cri : En avant ! en avant ! qui accompagnait ce geste. La charge recommença de battre.

 

– Ça ne va pas durer longtemps désormais, dit Pidoux derrière moi.

 

– Courage ! courage ! criait le vieux duc.

 

Les Chouans avaient tous des fusils doubles. Quelques-uns avaient même deux fusils et par conséquent quatre coups. Trois des colonnes d’attaque vinrent se briser contre l’enceinte ; la quatrième fit retraite avant d’atteindre le retranchement.

 

Pidoux se trompait. Cela devait durer longtemps.

 

– Seigneur ! Seigneur ! dit la vieille fille transportée, en voyant la déroute générale qui entraîna les trois colonnes à la fois ; la bonne cause est victorieuse !… Tombons à genoux et rendons grâce au Dieu des armées !

 

Le vieux duc la chercha de la main dans le groupe et l’attira jusqu’à lui.

 

– Je n’ai pas vu ! fit-il de sa voix brisée ; je suis aveugle… dites-moi… dites-moi !…

 

– Les Bleus sont en fuite ! lui répondit-on de toutes parts.

 

Il se laissa glisser sur ses genoux. Il tira de son sein un scapulaire qu’il baisa passionnément, et se prit à réciter à haute voix le psaume : Magnificat anima mea Dominum.

 

– Mes fils ! mes fils ! demanda maman marquise, restée seule dans la chambre.

 

– On ne peut les distinguer… commença le curé.

 

– Moi, je les distingue, interrompis-je ; ils ne sont blessés ni l’un ni l’autre… Il n’y a de blessé que l’homme qui a tiré le premier coup de feu au pied du drapeau.

 

Les Bleus se reformaient cependant à distance. On n’entendait plus rien, sinon le duo des deux clairons vendéens qui jouaient vive Henri IV.

 

Le tocsin se prit à sonner à Saint-Philibert-en-Mauges. Quand le vent donnait, d’autres tocsins résonnaient comme de lugubres échos. Les sommets des coteaux voisins, tout à l’heure si mornes, s’animèrent peu à peu. Des spirales de fumée montèrent sur les hauteurs. On entendit de longues huchées auxquelles répondait au loin le cri des trompes de boulanger. Des groupes de paysans se montrèrent çà et là.

 

– Serait-ce un soulèvement général ? murmura Pidoux qui était livide.

 

– Avmons les fovtifications, opina tonton marquis.

 

– Ma voiture ! s’écria le vieux duc, le château de Mauges et les métairies peuvent fournir au moins cinquante soldats… Par la mort-Dieu ! si mon neveu Maxime fait le méchant, je lui brûle la cervelle !

 

Mais la voiture du vieux duc franchissait en ce moment au grand trot la grille du Meilhan. Je crus reconnaître la silhouette de M. Léon à la portière. En même temps, Zoé, mademoiselle Irène, Gaston et Lily, firent irruption dans la chambre de maman marquise. Les domestiques vinrent après. Madame Honoré avait une fourche, Justine un sabre ; Besançon était armé jusqu’aux dents.

 

– On se bat à la Fresnaye, dit madame Honoré.

 

– On se bat au château de Bourjal, ajouta Justine.

 

– On se bat partout ! poursuivit Besançon ; le drapeau blanc est sur la mairie de Beaupréau, et le jeune roi Henri V a été proclamé à Saint-Nazaire, de l’autre côté de Nantes.

 

– C’est une vévolution ! fit tonton marquis plus stupéfait encore que joyeux.

 

– Eh ! Suzanne ! s’écria Gaston qui ne pouvait arriver jusqu’à moi, as-tu entendu les coups de fusil ?… Tantine Anaïs vient de partir dans la voiture de tonton Champmas avec M. Léon.

 

– Je propose, dit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, de décréter la déchéance de Louis-Philippe.

 

La petite Lily cachait sa tête dans le sein de la marquise.

 

L’enchanteur Pidoux regarda du coin de l’œil la position des Bleus, qui vraiment n’avaient point trop l’air de vouloir se frotter de nouveau aux retranchements du Roncier. Il échangea une rapide œillade avec la belle Irène et prit son parti.

 

– Mesdames et messieurs, dit-il, et vous aussi, mes braves amis, – car les sentiments que vous montrez vous élèvent au-dessus de votre humble profession, – nous venons de traverser une époque particulièrement difficile, dans laquelle il fallait non-seulement de la discrétion, mais encore de la diplomatie… Pardonnez-moi, monsieur le duc, pardonnez-moi, madame la marquise, et vous tous, mes collègues, dans l’utile et grande association que nous avons formée… Vous trouverez peut-être un simple roturier bien osé de s’être mis plus avant que vous dans un complot ayant pour but de rendre à la noblesse sa splendeur et ses privilèges… Si j’ai eu tort, punissez-moi… J’étais de la conspiration armée, et cette noble jeune fille (il montrait Irène d’un air attendri) servait de trait d’union entre moi et ceux qui ont amené Madame en Vendée.

 

– Est-ce vrai, cela ? murmura le vieux duc, qui tendait déjà la main à l’enchanteur.

 

– C’est vrai, prononça la belle Irène de sa voix froide et ferme.

 

– C’est moi, reprit cet effronté Pidoux, c’est moi qui ai tout organisé… Du fond de mon humble retraite, dans ce département de Maine-et-Loire, j’entretenais des correspondances avec nos amis, réfugiés dans les États du roi Charles-Albert… C’est parce qu’on n’a pas voulu suivre mes conseils que nos affaires ont périclité dans le Midi… et si maintenant le succès semble couronner nos efforts, c’est que la voix de mon expérience a été enfin écoutée.

 

– Ah ! docteur, murmura maman marquise, vous ne nous aviez pas dit cela !

 

Michelle-Gabrielle de la Beaumelle fondait en larmes. Elle eût voulu avoir un petit morceau de Pidoux pour en faire une relique. Le curé Jouault regardait le même précieux Pidoux d’un air méfiant.

 

Ce coquin prenait des proportions énormes, et la petite conspiration des fous, naguère si cruellement vilipendée, devenait tout à coup populaire dans le cénacle de la marquise. La pauvre bonne femme était bien aise. Cela relevait ses fils, qu’elle n’eût osé défendre une demi-heure auparavant. Du moment que Pidoux le permettait, les défenseurs du Roncier étaient des héros. Pidoux seul pouvait produire ces changements à vue. Les domestiques le regardaient en clignant de l’œil comme s’il avait été le soleil. C’était bien peu de rapetisser un tel homme à la position de garde-des-sceaux ! Michelle-Gabrielle de la Beaumelle proposa de rétablir pour lui la charge de grand-connétable.

 

XVIII

Le Roncier.


Il y a dans l’histoire des nations nombre d’exemples de ces vicissitudes. C’est au moment où la victoire semble certaine que le destin moqueur se plaît à vous infliger un grand revers. Au moment où le précieux Pidoux allait être proclamé grand-connétable du royaume restauré, la charge battit de nouveau dans la vallée et le tocsin de Saint-Philibert se tut. Au sommet des collines, les paysans se dispersèrent tout à coup comme des volées d’oiseaux effrayés.

 

Une forte colonne d’infanterie parut, drapeau en tête, sur la route de Beaupréau. Une autre, composée de troupes de ligne et de garde nationale, déboucha dans la direction du midi.

 

L’homme qui avait tiré le premier coup de feu remonta, le bras en écharpe, sur le toit de la borderie. Il avait à la main un fusil double. De ses deux coups, il mit à terre un officier dans chacune des deux colonnes nouvellement arrivées. Puis toute la troupe réglée, tambours battant, se rua sur le mur d’enceinte. Les Bleus étaient au nombre de mille à douze cents à cette seconde attaque. Le mur d’enceinte résista, défendu qu’il était par quarante-cinq hommes, y compris les deux clairons, depuis cinq heures du soir jusqu’à la nuit. À la nuit, il fut abandonné. Les Chouans, clairons en tête, firent retraite et se retranchèrent dans la borderie.

 

Du balcon du Meilhan, nous ne pouvions plus rien voir, mais le feu incessant prouvait que la défense ne se ralentissait point. La borderie était, comme je l’ai dit, percée de fenêtres sur ses deux façades seulement. Les pignons étaient pleins et ne présentaient aucune ouverture. Vers dix heures du soir, après une effroyable décharge, nous vîmes des torches s’allumer dans l’ancien verger, sous le pignon nord. Une haute échelle fut dressée contre le mur, et des hommes commencèrent à monter, portant des haches, des pioches et des fascines. Rien n’apparaissait sur le toit du Roncier. Mais ces hommes ne redescendirent pas vivants. Quand les torches arrivèrent au niveau du toit, je vis distinctement huit ou dix hommes couchés au pied du drapeau blanc. Une ligne de feu raya la nuit. Soldats et fascines enflammées tombèrent au bas du pignon. Puis un long cri de triomphe s’éleva, et, dans le silence, le cuivre joyeux des deux clairons sonna la Vendéenne.

 

Une sorte de trêve suivit cette tentative inutile. Le feu ne recommença que vers deux heures du matin. Pendant cet intervalle, le pays environnant présenta des symptômes qui pouvaient faire croire à une commotion générale pour le lendemain. La campagne était pleine de feux qui semblaient des signaux. Le son des cloches arrivait de loin en loin, coupé par les sinistres huchées. Il y eut même quelques coups de fusil isolés, tirés sur les derrières de la troupe de ligne.

 

Mais Pidoux était très-abattu. Pidoux avait cru un instant que la bataille était gagnée. Il s’était avancé ; il avait assumé sur sa tête étroite et pointue la responsabilité de l’insurrection.

 

Des paysans vinrent dire sur les minuit que le feu avait cessé à la Fresnaye, et que le château de Bourjal était pris. L’enchanteur Pidoux se mordit la lèvre jusqu’au sang. Quelle occasion il perdait d’écraser sous sa supériorité les brouillons, les fous, les cerveaux brûlés ! Il fallait aviser. Le conseil, en permanence dans la chambre de maman marquise, commençait à prendre une physionomie de deuil. Les domestiques parlaient déjà des vengeances de l’autorité. On sait les exécutions qui suivent les révoltes manquées. Brunet allait grandir. Le fantôme de Brunet passa devant tous ces regards éblouis. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle qui l’avait appelé manant une fois, deux fois Philipotard, trois fois pataud, etc., etc., sentait que son tour de soie coiffait une tête curieusement menacée. Le bon curé Jouault songeait à rétablir Brunet dans ses fonctions de chantre. Tonton marquis murmurait :

 

– Après tout, M. le bavon doit bien le connaître, puisqu’il est son fevmier. C’est peut-êtve un bvave gavçon… au fond.

 

Pidoux réfléchissait. Pidoux mesurait la profondeur de l’ornière où il s’était embourbé. Pidoux creusait sa cervelle pour y trouver quelqu’un de ces stratagèmes héroïques qui sauvent les grandes destinées sur le point de mal finir. Il y a un de ces stratagèmes qui est fort célèbre, c’est celui de Christophe-Colomb ordonnant à la lune de se voiler, au moment d’une éclipse. Pidoux ne regardait pas que la découverte de l’Amérique fût une bien grande affaire ; néanmoins, il n’avait aucun mépris personnel pour Christophe-Colomb. Il voyait bien que tous les yeux étaient fixés sur lui. On le guettait. Tonton marquis avait déjà dit entre haut et bas :

 

– Il sevait bon de savoiv jusqu’à quel point on nous a compromis…

 

Pidoux se frappa le front. Il avait trouvé son éclipse de lune. Il tira de sa poche une belle grosse montre qu’il avait et la posa bruyamment sur la table après l’avoir consultée.

 

– Minuit et demi ! dit-il de sa voix la plus grave et en plissant son petit front ; ils sont déjà d’une demi-heure en retard.

 

– Qui donc ? qui donc ? demanda-t-on de toutes parts.

 

Pidoux ne répondit point. Il se leva, soupira profondément, et se mit à arpenter la chambre à grands pas.

 

– On n’entend plus vien ! insinua tonton marquis ; les Bleus sont peut-êtve pavtis.

 

– Non… répliqua le vieux duc, qui était tout près de la fenêtre, immobile et l’oreille aux aguets : ils sont là… je les sens.

 

– Quelle horrible nuit ! fit la marquise ; mais de qui donc parlait M. Pidoux ?

 

Pidoux s’arrêta brusquement devant elle. Il avait les yeux fixes et son drôle de visage peignait une sorte d’égarement.

 

– N’est-ce pas, dit-il avec une amère ironie, n’est-ce pas que Dieu est juste !… N’est-ce pas que la Providence n’est point aveugle !

 

– Prenez garde, monsieur ! dit sévèrement le curé.

 

Pidoux eut un éclat de rire véritablement satanique.

 

– Quand on a donné son esprit à une pensée, reprit-il en crispant ses doigts dans ses cheveux ; quand on a livré son âme à une foi, ses bras à une œuvre, n’est-ce pas qu’on devait bien savoir d’avance, puisque tout est sarcasme et folie sur cette terre, tout !… savoir que la pensée était vide, la foi vaine, l’œuvre insensée… n’est-ce pas ?… n’est-ce pas ?

 

– Il s’arracha sept cheveux, que plus tard Michelle-Gabrielle de la Beaumelle fit mettre dans un cœur en métal d’Alger.

 

– Voyez, dit-elle, quelle étrange expression de physionomie !

 

– Qu’avez-vous, monsieur Pidoux, au nom du ciel ! s’écria maman marquise.

 

Pidoux les regarda sans les voir. Il mit le doigt sur le cadran de sa grosse montre.

 

– Je lui accorde le quart d’heure de grâce ! prononça-t-il d’un accent tragique.

 

– Mais à qui ?… à qui ?…

 

– Au maréchal.

 

– Quel maréchal ?

 

– Au maréchal de Bourmont, qui devait être ici, minuit sonnant, avec dix mille hommes !

 

Chacun tomba de son haut. Pidoux était grand comme un chêne.

 

– Le mavéchal de Bouvmont ! répéta Isidore ! dix mille hommes !

 

– Croyez-vous que, sans cela, répliqua effrontément l’enchanteur, j’aurais permis l’événement du Roncier ?

 

Michelle-Gabrielle de la Beaumelle le contemplait bouche béante. Le commandeur et maman marquise allèrent tous deux à la fenêtre, pensant ouïr la marche lointaine de cette armée de dix mille hommes. Le baron d’Avray conclut, et c’était là le fruit de mûres réflexions :

 

– Souvenez-vous de ce que je vous dis : on regrettera les tambours !

 

L’aiguille marchait cependant sur le cadran de la grosse montre. Le corps de dix mille hommes ne venait point. Pendant les dernières minutes, ce fut un silence solennel. Le vieux duc lui-même était pris et prêtait l’oreille. Quand la grosse montre marqua une heure moins le quart, Pidoux frappa un grand coup de poing sur la table.

 

– J’ai été trompé, s’écria-t-il, appropriant son geste à cette énergique déclaration, – j’ai été lâchement trompé ! Je proclame bien haut que je n’accepterai point la place de garde-des-sceaux sous un gouvernement pareil !

 

– Alors, gémit Michelle-Gabrielle, à qui donnera-t-on le portefeuille ?

 

– Je m’en lave les mains ! poursuivit Pidoux, qui les avait rarement propres ; – je n’ai plus rien de commun avec ces gens-là… Je demande pardon à Dieu et aux hommes d’avoir pu croire un instant à leurs promesses… Je rentre dans la vie privée… je ne suis plus rien… que l’Europe se gouverne à sa guise : cela ne me regarde plus !

 

Un silence morne suivit cette énonciation si ferme et à la fois si découragée des sentiments de l’enchanteur Pidoux.

 

– Malheuveux voi ! malheuveuse France ! balbutia tonton.

 

– Voilà à quoi aboutissent les fautes d’un parti ! ajouta maman marquise.

 

– Silence ! fit le vieux duc impérieusement ; tandis que vous radotez, les hommes meurent.

 

On n’eut pas le temps de relever ce que cette expression avait d’extraparlementaire. Le vent nocturne apporta le son vif et gai des clairons qui prenaient ensemble leur air favori : Vive Henri IV ! Presque aussitôt après, la fusillade recommença.

 

Je ne sais pas ce qu’aurait fait en ce pays une armée de dix mille hommes commandée par un maréchal de France. Je sais que, tout près de nous, il y avait une poignée de héros accomplissant un fait d’armes qui restera dans l’histoire. Quand le bruit des mousquets se taisait, on entendait parfaitement, dans le silence de la nuit, le commandement des chefs et le cri des combattants. C’était, des deux côtés, le même cri : Vive le roi ! Vive la France ! Chose cruelle à penser ! Même courage et même cœur ! Ils étaient là, frères contre frères. Il n’y avait à les séparer que le nom d’un homme et la nuance d’un drapeau. Vive la France ! vive le roi ! – Ils s’entretuaient bravement. – Sombre folie des guerres civiles ! Il y a des moments où je serais tentée de penser que la sagesse était dans le petit cénacle idiot présidé par la pauvre maman marquise.

 

La fusillade dura jusqu’à cinq heures du matin sans discontinuer. Vers ce moment, les Bleus dirigèrent une attaque contre la façade orientale de la borderie. En même temps, des échelles furent dressées à bas bruit contre le pignon du nord. Le toit fut percé de ce côté, et les assaillants parvinrent à lancer par les ouvertures de la paille, des fascines et des artifices. Peu de minutes après, la fumée et les flammes se firent jour. Le Roncier eut soudain un flamboyant panache. Pendant quelques secondes, nous vîmes le bataillon sacré massé autour du drapeau blanc, dont les plis s’éclairaient vivement aux lueurs de l’incendie. Je reconnus le beau Georges, en avant de tous, la main gauche sur le cœur, la main droite au drapeau. Le bataillon sacré se composait de huit hommes et d’un clairon. Il fit et subit, ainsi à découvert, deux décharges successives, puis nous le vîmes disparaître sous les combles où le feu le pressait de toutes parts. Le drapeau resta seul, flottant au milieu des flammes. Nous regardions cela. C’était parmi nous le silence de la stupeur.

 

Le crépuscule naissait. Les mouvements confus des assaillants recommençaient à devenir visibles. Le gros de l’attaque s’était retranché derrière le mur d’enceinte. Par trois fois, pendant que la toiture du Roncier flambait, les Bleus tentèrent l’assaut. Ils s’approchèrent la dernière fois jusqu’à vingt pas de la maîtresse-porte ; mais le feu des Chouans, loin de se ralentir, semblait redoubler de vivacité. Les Bleus se replièrent encore laissant le verger jonché de cadavres. Les deux clairons, infatigables, sonnaient, sonnaient sans cesse…

 

Il ne faut rien moins que le mémorable incident que je vais conter et dont je fus presque victime, pour me porter à interrompre le récit du siège de la borderie ; mais l’événement eut lieu au beau milieu du siège ; je suis l’ordre chronologique.

 

Vers six heures du matin, je donnai moi-même l’alarme au conseil de régence en l’avertissant qu’un détachement sortait du bourg de Saint-Philibert et se dirigeait vers le château. On vint sur la fenêtre, mais la troupe venait d’entrer dans les taillis. Le son du tambour seul indiquait sa marche.

 

Il y eut incontinent une grande confusion dans la chambre de maman marquise. Tonton proposa tout de suite d’émigrer à l’étranger. Le précieux Pidoux fut d’avis de se cacher dans les caves. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle se mit vivement à découdre la doublure de son spencer puce, et y introduisit les procès-verbaux du conseil.

 

– Brunet ne les aura qu’avec ma vie ! dit-elle.

 

– Les voilà qui passent la prée du Bois-Minaud, dit Besançon à la porte ; allons-nous nous battre, monsieur le marquis ?

 

– Nous battve ! répéta le pauvre homme ; docteuv ! passez-moi un peu votve éthev… Quand je songe à ces dames, je me tvouve mal !…

 

Pidoux, tout sorcier qu’il était, n’avait pas besoin d’éther, il fit deux ou trois passes sur le front d’Isidore, qui se mit à gigoter comme un chat qu’on empoisonne.

 

Maman marquise, voyant tonton gigoter, perdit plante aussitôt. C’était sa crise.

 

Pidoux lui mit la main sur la tête. Le fluide agit. La pauvre grosse femme entra en convulsions. Lily tremblait. Il ne lui fallut qu’un peu de fluide pour suivre sa grand’mère. Gaston roula comme un furieux sur le plancher ; le fluide de l’enchanteur lui mit l’écume à la bouche. Pidoux était bien beau dans ces moments-là. Il faisait semblant de provoquer la crise, de la régler et enfin de la vaincre. Toujours le système Christophe-Colomb pour l’éclipse.

 

Pendant que Rose-sans-Épines jetait de l’eau vinaigrée au visage de Dorothée, et que le sourd cognait dans la main ouverte de tonton, le bruit d’un tambour malhabile, battant un pas accéléré fantastique, grandissait de plus en plus. La troupe qui venait de Saint-Philibert avait traversé la prairie de Bois-Minaud. On distinguait maintenant fort bien ceux qui la composaient. C’était la garde nationale de Saint-Philibert, commandée par M. le maire en personne, en grand uniforme, tambour en tête. Je reconnus dans les rangs nos deux hommes du peuple : Houziaux et Thorel, l’adjoint et le facteur rural. Ils avaient tourné, les infâmes ! Brunet les avait reconquis ! Il fallait le voir, ce Brunet, ce tigre affamé de chair humaine, il fallait le voir avec son chapeau de cuir, ses gros sabots et sa blouse bleue sur laquelle pendait son écharpe tricolore. Il n’avait point de fusil, à cause de sa dignité, mais il s’appuyait sur un bâton de houx qui pouvait devenir à l’occasion une arme redoutable.

 

– Si nous avions un canon, dit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, qui aiguisait ses dents à la fenêtre, je suis sûre que, du premier coup, je le couperais en deux !

 

Cette idée la fit sourire involontairement. Elle était épouvantable quand elle souriait.

 

Cependant les quatre crises allaient leur train. Tonton marquis revint à lui le premier. Il se pendit au cou du sourd en pleurant, et lui dit :

 

– Mouviv n’est vien, c’est notve devniève heuve !… je suis résigné !

 

Puis, en se tournant vers Besançon :

 

– Mes canavis ont-ils déjeuné ? demanda-t-il.

 

Comme Besançon hésitait, tonton reprit avec une gravité douce :

 

– Mes canavis ne sont pas la cause de cela.

 

La marquise étira ses bras. Rose-sans-Épines, le larron galant, profita de ce moment pour baiser le bout de ses doigts. Pidoux remit la pauvre Lily aux mains de la bonne. Je l’avais déjà calmée à demi ainsi que Gaston. Gaston ne voulut pas s’en aller.

 

Le tambour, dépassant tout à coup un bouquet de châtaigniers qui le masquait, retentit comme si on l’eût battu dans la chambre même.

 

– Fermez les portes ! commanda le duc qui se leva tout droit ; fermez les fenêtres !… En ma qualité de pair du royaume, je prends ici le commandement !

 

– Mais… objecta Pidoux.

 

– Vous, la paix… ou je vous fait fusiller comme un chien !

 

Bien qu’il n’y eût pas de fusils, Pidoux jugea prudent de garder le silence.

 

– Où est Antoine ? demanda le vieux duc.

 

Cela me fit penser que je ne l’avais pas vu depuis la veille au matin.

 

– Antoine, répondit Besançon, s’est échappé tout malade qu’il était… On croit bien qu’il est allé là-bas.

 

– Avez-vous des armes et des munitions ? demanda encore M. de Champmas.

 

– Voici de la poudre, répondit Besançon qui montra le tonneau ; et j’ai une trentaine de cartouches que j’ai cachées dans un pot à confitures.

 

– Et des armes ?

 

– Le comte Henri a emporté les fusils et les pistolets.

 

– J’ai le mien, tonton Champmas ! s’écria Gaston, et j’ai aussi les petits canons de mon vaisseau !

 

– Déplorable négligence ! grommela le vieux duc, n’avoir pas seulement de quoi vendre sa vie !

 

Au moment où Besançon montrait le baril de poudre, tonton marquis avait fait un mouvement, et le rouge lui était monté au visage.

 

Je mis cela sur le compte de sa faiblesse habituelle. Je me trompais. Tonton marquis, cette fois, n’avait pas peur.

 

– Peut-êtve, dit-il seulement, fevait-on mieux d’obteniv une capitulation honovable.

 

– Il n’y a point de capitulation honorable ! répliqua le vieux duc, dont la joue était marbrée de rouge et de livide. Par la morbleu ! vous allez voir ce qui me reste de sang dans les veines !

 

Il avait des mouvements spasmodiques dans les membres. Ses cheveux blancs se hérissaient sur son front.

 

– Barricadez ! barricadez ! cria-t-il ; montez les pavés de la cour… Soutenons à tout le moins un siège.

 

– Le vieux fou va nous jouer quelque méchant tour ! grommela l’enchanteur Pidoux, qui le considérait avec inquiétude.

 

On frappait en ce moment à la porte extérieure. Nous ne pouvions plus rien voir. L’appartement de maman marquise donnait sur le jardin. Mais nous dûmes comprendre tout de suite qu’il était trop tard pour soutenir un siège. Des traîtres ou tout simplement les gens de la cuisine avaient ouvert la porte à l’invasion.

 

– Jetez les meubles dans l’escalier, commanda le vieux Champmas, dont la figure avait cette expression de colère exaltée si étrange chez les aveugles.

 

D’ordinaire, c’est l’œil qui dit la passion. Ici, l’œil est muet, mais tout le reste de la physionomie parle avec une énergie double. La fièvre est dans le front injecté, dans les narines convulsivement ouvertes, dans les lèvres crispées.

 

Mais la marquise ne fut point d’avis qu’on sacrifiât ses meubles. Le dévouement politique a des bornes.

 

– Avec la commode, la table, les armoires, le lit et les fauteuils, poursuivit M. de Champmas qui se démenait comme un énergumène, on peut défendre l’escalier… Puis, à l’exemple d’Ajax, fils de Télamon : – Grand Dieu ! s’écria-t-il, rends-moi le jour, ne fût-ce que pour combattre !

 

– Est-ce qu’il va avoir aussi sa crise ? demanda le sourd, qui, selon sa coutume, ne savait pas du tout ce dont il s’agissait.

 

Le tambour ne battait plus. Rose-sans-Épines s’était mis au-devant des deux dames avec une baïonnette qu’on avait trouvée je ne sais où. Pidoux préparait le discours qu’il allait adresser aux assaillants.

 

– Il faut nous vendve à discvétion ! disait le pauvre tonton, qui suait à grosses gouttes ; si Bvunet est un homme, il ne nous massacveva pas sans nous entendre !

 

– Les voilà ! les voilà ! fit Justine dans le vestibule.

 

Le vieux duc inclina du côté de la porte sa tête bouleversée. Je ne plaisante plus : il était à la fois effrayant et beau. Quand il entendit les sabots des assaillants sonner sur les marches du grand escalier, il eut un sombre sourire.

 

– Ah ! ah ! fit-il, on ne veut pas se défendre, ici !

 

Sa main droite tâtonna derrière lui : il trouva le marbre de la cheminée.

 

– Monsieur l’abbé Jouault, prononça-t-il d’une voix retentissante, donnez-nous à tous l’absolution : nous allons mourir !

 

Le bon curé fit un soubresaut. Rose-sans-Épines, qui avait deviné l’idée du vieux Champmas, se précipita vers lui. Mais Rose-sans-Épines n’était plus très-ingambe, et le vieux duc avait en ce moment une vie extraordinaire. D’avance il s’était assuré en tâtonnant que le baril de poudre était resté sur la table. Il le saisit et, sans hésiter, le jeta dans le foyer.

 

Pidoux se coula sous le lit comme une anguille, tandis qu’un râle d’horreur sortait de toutes les poitrines. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle mit son grand sac au-devant de ses yeux. Le baron d’Avray, qui voyait parfaitement, s’il n’entendait pas, Rose-sans-Épines et le curé opérèrent tous trois à la fois un mouvement de retraite, se prirent dans la robe rose de la marquise, qui déjà gisait sur le plancher, et tombèrent pêle-mêle sur cette infortunée présidente. Il n’y eut pour faire un pas en avant que mon ami Gaston. Celui-là n’avait pas peur. Il voulait voir. Comme on le pense bien, ce que je raconte là en dix lignes ne dura pas la dixième partie d’une seconde.

 

S’il faut rendre compte de mes impressions personnelles, j’avoue qu’elles furent très-confuses. Quand la poudre prit feu, il me sembla que je sautais en l’air à une prodigieuse hauteur, voilà tout. Une chose tout à fait extraordinaire, c’est que tonton marquis fut, après Gaston et ce terrible duc de Champmas, le moins épouvanté de l’assemblée. Beaucoup de ceux qui l’ont pris pour un poltron n’auraient certes pas eu son sang-froid dans cette circonstance difficile. Au moment où le tonneau tomba dans le feu, il y eut une explosion sourde, qui produisit un bruit qui peut se rendre par ces six lettres : chouff ! Ce fut l’instant suprême. Je donnai mon âme à Dieu. Gaston sauta de joie en criant :

 

– Ah ! c’est gentil !… As-tu vu, Suzanne ?

 

C’était le contingent de la journée précédente : ce que renfermaient les petits cornets de papier qu’on avait apportés la veille. Il y avait la valeur d’une douzaine de cartouches. C’en fut assez pour emplir la chambre d’une épaisse et lourde fumée. Mais tout n’était pas fini. Le baril contenait au moins huit livres d’excellente poudre de chasse. Au milieu de la vapeur noirâtre qui nous entourait, vous vîmes tout à coup briller le soleil.

 

Le soleil était dans la cheminée. Miracle ! le baril, au lieu de sauter, brûlait impétueusement, jetant de splendides gerbes et produisant le plus magnifique bouquet d’artifice qu’il m’ait été donné de contempler. Sur ce fond ardent, je vois encore se découper la fière silhouette du vieux duc, qui, les bras croisés sur la poitrine, la tête haute, le jarret tendu, espérait toujours l’explosion…

 

L’explosion ne devait pas venir. Elle ne vint pas par une raison toute simple.

 

On se souvient que j’avais surpris tonton marquis l’avant-veille au moment où il s’introduisait furtivement derrière les rideaux de Dorothée. Il était allé prendre dans le cabinet de toilette un objet dont je n’avais pu reconnaître la nature et l’y avait ensuite reporté. C’était tout bonnement là une action mémorable et qui devait marquer dans la vie d’Isidore. L’objet que tonton marquis avait été prendre dans le cabinet de Dorothée était un verre d’eau.

 

Mettant en pratique son axiome que : Dans les conspivations, il ne faut vien mépvisev, tonton marquis ne méprisait pas du tout le baril de poudre. Il le respectait au contraire au point de s’occuper de lui sans cesse. Chaque fois que les conjurés apportaient leurs petits cornets homicides, Isidore faisait clandestinement une visite au tonneau. Pour chaque contingent de cornets, il versait un verre d’eau dans le baril. C’était réglé, il appelait cela noyev les poudves. Ainsi remplissait-il son office de gardien supérieur des munitions du conseil de régence. Sans lui le farouche Champmas eût immolé ce jour-là bien des victimes.

 

Cependant, nous n’étions pas tirés de presse. À défaut d’explosion, nous étions menacés à la fois par l’incendie et l’asphyxie. L’atmosphère était de plomb. Les habits du vieux Champmas prenaient feu, ainsi que les meubles voisins de la cheminée. Cette monumentale fusée semblait ne devoir jamais finir.

 

Un concert de cris de détresse emplissait la chambre. La voix de maman marquise atteignit en cette circonstance à des notes qu’on n’entendra plus jamais.

 

Au moment où le feu d’artifice nous donnait déjà une forte odeur de roussi, un seau d’eau vigoureusement lancé éteignit le vieux duc, qui commençait à flamber. Un second, puis un troisième baignèrent le tas formé par le curé, le sourd, Rose-sans-Épines et Dorothée. Un quatrième alla chercher Pidoux sous le lit. Je m’accuse d’avoir dirigé celui-là.

 

La fusée s’était enfin éteinte faute d’aliment, le courant d’air balayait péniblement la fumée. On ne voyait pas encore, mais on barbottait dans un lac et l’on se poussait pour sortir. C’était Brunet qui avait dirigé les efforts intelligents grâce auxquels le conseil de régence fut une seconde fois rendu au pays. Ce terrible Brunet avait lui-même envoyé le premier seau d’eau à M. le duc de Champmas.

 

– Ah çà ! ah çà ! s’écriait le sourd en secouant M. de Champmas, savez-vous que c’est une très-mauvaise plaisanterie !… Il faut que l’alcôve de madame la marquise soit diantrement humide pour que le baril ait fait long feu… Bonjour, Brunet ! ne reste pas le chapeau sur la tête devant moi, mon garçon !

 

M. le maire se hâta d’ôter son chapeau de cuir, qu’il tortilla entre ses doigts d’un air innocent. Les membres du conseil de régence attendaient qu’il parlât.

 

– Comme çà, dit-il en baissant les yeux ; bien des pardons à mame la marquise, à notre monsieur et la compagnie… J’étions venus pour en cas qu’on ait besoin de nous.

 

Le plus profond silence suivit cette déclaration. Tout le monde était fort ému. Maman marquise, trempée jusqu’aux os, prenait le rhume.

 

– Si je vous gênons, poursuivit le premier magistrat municipal de Saint-Philibert-en-Mauges, vlà qu’est bon !… j’allons nous en aller.

 

Point de réponse encore. Brunet, déconcerté, glissa une œillade timide vers les gardes nationaux en blouse. Mais, en ce moment, l’enchanteur Pidoux, perçant la foule, le prit dans ses bras et le pressa contre son cœur.

 

– Belle et grande nature ! s’écria-t-il ; vertueux laboureur ! Tous ceux qui vous entourent rendent hommage à votre beau caractère.

 

– Je leur avais bien dit, cria de son côté le baron d’Avray, que tu étais plutôt bête que méchant… Que viens-tu faire ici ?…

 

– Notre monsieur, répondit le cruel Brunet, quand j’avons vu qu’on tirait des coups de fusil là-bas, devers le Roncier, j’ons dit : Faut aller au château, crainte qu’il n’arrive quelque chose.

 

Il poussa un gros soupir et ajouta :

 

– C’est ben du deuil pour le pays, de voir de si braves messieurs dans l’embarras où ils sont mes’hui !

 

Michelle-Gabrielle poussa le coude de l’enchanteur et lui dit tout bas :

 

– Il joue au fin !… Dissimulez !

 

Pidoux prit un air indigné.

 

– Et quoi ! déclama-t-il ; vous les plaignez, vous, Étienne Brunet, investi de la confiance du gouvernement paternel sous lequel nous avons le bonheur de vivre !…

 

Le vieux duc qu’on avait assis dans une bergère, et qui était violemment étourdi, commença de s’agiter en écoutant Pidoux. Celui-ci continuait avec chaleur :

 

– Vous les plaignez, ces nobles égoïstes qui ne craignent pas de jeter le trouble dans une contrée paisible !… Ces anciens seigneurs si durs au pauvre peuple… Ces vivants débris d’un passé qui n’a rien oublié, rien appris !…

 

– Tais-toi, coquin de charlatan, interrompit ici M. de Champmas.

 

Maman marquise se pencha à son oreille et lui dit :

 

– Ne voyez-vous pas qu’il leur dore la pilule !…

 

Elle dit cela, la pauvre excellente créature. C’était la bonté, l’honneur mêmes. Mais Pidoux l’avait ensorcelée.

 

– Je vois qu’il se conduit comme un lâche maraud qu’il est, riposta le vieux duc ; as-tu ton bâton, Étienne ?

 

– Oh ! oui, monsieur le duc, répondit Brunet.

 

– Prête-moi voir ton bâton, que je l’assomme une bonne fois pour toutes !…

 

Une expression de répugnance vint sur le candide visage du maire de Saint-Philibert-en-Mauges.

 

– Ne l’assommez point tout à fait, monsieur le duc, dit-il en tendant son bâton docilement.

 

Pidoux prit la porte, tandis que la marquise disait :

 

– Monsieur le duc, votre voiture est en bas… vous êtes mouillé, allez vous changer.

 

– Je sors de chez vous, en effet, répliqua le vieux duc ; vous êtes une bonne femme, et d’ailleurs je n’aurais pas le cœur de rien dire contre la mère des deux Meilhan, qui sont là-bas avec mon Georges… Bonsoir, commandeur… bonsoir, baron… bonsoir, monsieur le curé… Notre parti est comme le tonneau de poudre : il fait long feu… pourquoi ? parce que parmi les héros et les saints, il y a trop de gredins et de vieilles folles… Bonsoir, monsieur Pidoux ; bonsoir, mademoiselle de la Beaumelle.

 

Le baron d’Avray et Rose-sans-Épines le reconduisirent jusqu’à la grille. Le sourd n’avait pas entendu, le commandeur voulait une explication. Le vieux duc l’embrassa et lui donna un grand coup de poing.

 

– Ce n’est pas pour toi que j’ai parlé, ruine d’Alcindor ! lui dit-il.

 

C’était un grand parti, tout plein de nobles cœurs et de fières intelligences. Je ne sais pas s’il y a encore des partis. S’il en reste, celui-là n’est pas mort. C’était un grand parti. L’histoire était avec lui. L’ombre des chevaliers faisait flotter son drapeau sur le passé de la France.

 

Je me souviens que la fusillade nous fit de nouveau tressaillir au moment où maman marquise m’ordonnait de monter à ma chambre pour me changer, car j’étais trempée. Au lieu d’obéir, je grimpai les escaliers quatre à quatre, et je ne m’arrêtai qu’après avoir atteint les combles du château.

 

Il y avait une petite terrasse où se dressait le pivot d’une lunette d’approche, dont se servait tonton marquis pour espionner un peu le voisinage. Je braquai aussitôt la lunette sur le Roncier. Mon âme entière passa dans mes yeux.

 

Il pouvait être neuf heures du matin : les Chouans tenaient déjà depuis quinze heures. De la terrasse, avec ma lunette, j’embrassais parfaitement l’ensemble de cette miniature de siège. Le toit brûlait toujours. Quelques hommes étaient là qui essayaient de l’éteindre, mais l’eau manquait, et d’ailleurs la défense avait besoin de tous les bras. Il y avait une vingtaine d’hommes au rez-de-chaussée et autant au premier étage. Les deux clairons étaient ensemble au premier étage, protégés par le montant d’une croisée. Il fallait qu’on eût fait au Roncier un amas de munitions considérable, car le feu roulait incessamment. Les assaillants avaient subi des pertes énormes. Derrière le mur d’enceinte, qui était maintenant un abri pour les Bleus, je vis qu’on enterrait des morts. Un peu plus loin, on préparait des fascines, et il y avait là une petite troupe d’ouvriers avec des pioches et des pinces. Je cherchais à deviner où l’attaque allait se diriger cette fois.

 

Je vis, dans l’espace d’une heure, donner et repousser trois assauts. La troupe de ligne, malgré le désavantage de sa position, combattait avec une ardeur héroïque ; mais c’était quelque chose de terrible que de voir avec quelle précision le feu des Chouans portait.

 

Quand le soleil enfila par derrière les croisées ouvertes, je pus explorer l’intérieur de la borderie. Il paraît que la chaleur qui tombait du plafond était accablante, car tous les combattants s’étaient dépouillés de leurs habits. Je les apercevais demi-nus, les cheveux en désordre, le visage noir de poudre. C’étaient comme autant de démons. Il me sembla que le marquis Théodore était le commandant en chef. Georges transmettait ses ordres. Je ne pus découvrir Antoine.

 

Le feu que la troupe avait allumé dans les combles faisait peu de progrès, à cause de la tendance qu’a la flamme à monter toujours. Un homme, qui portait les insignes de chef de bataillon, vint inspecter les travaux qui se faisaient à l’abri du mur d’enceinte. Il les trouva suffisamment avancés sans doute, car, presque aussitôt après, la colonne des pionniers se forma et chargea les fascines sur ses épaules, tandis que le tambour battait la charge. Les officiers, brandissant leurs épées, se précipitèrent en avant… Je vis tomber ce pauvre capitaine qui avait soupé au Meilhan, la veille. C’était encore un jeune homme. À table, il nous avait parlé de sa mère. Les larmes me vinrent, et je cessai de voir pendant un instant, mais j’essuyai mes yeux bien vite.

 

Ce spectacle me brisait le cœur, et il m’eût été impossible de m’en détacher. L’instant avait suffi pour changer l’aspect. On va vite, au pas de charge. Pour la seconde fois, les Bleus atteignaient la maîtresse porte. Les travailleurs firent aussitôt leur office. La porte fut enfoncée. Georges porta un ordre du marquis Théodore. Les défenseurs du rez-de-chaussée se replièrent.

 

Les Bleus, se croyant vainqueurs, se ruèrent dans la borderie. Mais le premier étage était décarrelé.

 

On avait pratiqué des trous entre les solives. Par ces ouvertures, où passaient les canons des fusils et des tromblons, une décharge eut lieu. Ce fut horrible.

 

Une foule était entrée. Quelques fuyards sortirent, le visage brûlé, les habits tout sanglants. Les clairons lancèrent une éclatante fanfare. À la fanfare des clairons, le tambour des Bleus répondit en battant de nouveau la charge. On arriva sans peine jusqu’au rez-de-chaussée, qui n’était plus défendu. Au lieu d’y jeter des hommes, on y empila des fascines enflammées, puis on fit retraite, et la troupe, rangée derrière l’enceinte, tira aux fenêtres. Le vent se leva en ce moment comme pour ranimer le feu de la toiture, qui se prit de nouveau à flamber. La hampe du drapeau prit feu et tomba.

 

En même temps, la flamme rouge et fumeuse sortit à la fois par toutes les fenêtres du rez-de-chaussée, laissant de grandes traces noires sur la muraille de la borderie. La troupe poussa trois longs hurrahs auxquels les Chouans répondirent par une décharge meurtrière. Quand le silence se rétablit, le son des deux clairons infatigables arriva encore jusqu’à moi.

 

Le feu gagnait dessus et dessous. Je disais tout à l’heure que ces hommes étaient des démons. C’était bien maintenant un enfer que leur brûlante citadelle. Je voyais le plancher fumer. Ils piétinaient déjà pour ne pas rôtir leurs pieds. Ils tiraient toujours. L’imperturbable fanfare passait toujours par les fenêtres ouvertes.

 

Le marquis Théodore, calme et brave, était debout au milieu de la chambre. Je voyais Georges, le tromblon à la main. Je devinais, au mouvement de ses lèvres, la parole qui incessamment sortait de sa bouche :

 

– Feu ! feu !

 

Le cordon qui entourait le mur d’enceinte s’éclairait parfois de sinistres lueurs, un roulement se faisait qui ressemblait à un long coup de tonnerre. C’était un feu de file, dirigé contre le Roncier.

 

Le Roncier répondait avec ses cris d’enthousiasme, avec sa poudre qui décimait toujours les rangs des assaillants, avec l’éclat furieux de ses fanfares.

 

Je vis bientôt la flamme passer par les trous mêmes que les assiégés avaient pratiqués dans le plancher. Je vis l’intérieur du premier étage s’éclairer de lueurs rougeâtres. Figurez-vous des damnés se tordant parmi des flots de feu ! Et le cri de guerre montait, je l’affirme sur ma parole, et les décharges redoublaient, et la fanfare enragée sonnait ! Je me laissai choir sur mes genoux, criant et pleurant : j’étais folle.

 

Je me souviens que le vent d’ouest emportait vers les futaies la masse roulante de la fumée. Le beau soleil de juin argentait les arêtes de ce nuage immense qui allait se précipitant comme un fleuve aérien. Toute une moitié de l’horizon avait un voile noir. Quand je me relevai, galvanisée par l’angoisse, pour mettre de nouveau mon œil à la longue-vue, j’aperçus encore une fois le marquis Théodore debout et immobile au milieu de l’ardent tourbillon, encore une fois Georges épaulant son tromblon ; puis un grand craquement se fit, tandis qu’une colonne de flamme s’élançait jusqu’au ciel. C’était la partie sud de la toiture qui s’écroulait.

 

Il y eut pendant une minute un silence de mort. Puis un cri s’éleva, soutenu par la diabolique fanfare. Puis une décharge bien nourrie, comme si le Roncier moribond exhalait le trépas dans son dernier soupir…

 

Ces choses ne seraient point crues sur mon témoignage. J’aurais beau dire : j’ai vu ; j’aurais beau montrer la sueur froide qui colle mes cheveux à mes tempes au moment où j’écris ces lignes, on douterait, si ce n’était de l’histoire. Mais c’est de l’histoire. Les rapports officiels sont à Nantes et à Paris. C’était du reste trois jours auparavant que les républicains de Paris, poussés par les philosophes qui restèrent bien tranquilles chez eux, livrèrent cette épique bataille de la barricade Saint-Merry.

 

Que d’héroïsme prodigué follement dans l’impiété de ces guerres civiles !

 

Il y avait encore debout une moitié du Roncier, et, chose miraculeuse, tous ses défenseurs vivaient. La chute de l’aile méridionale s’était arrêtée juste à un mur de refend, de sorte que rien n’était à découvert. Le combat reprit plus acharné que jamais.

 

Ici se place le fait véritablement incroyable : la retraite des chouans en plein jour, sous le feu de la troupe réglée, entourant la maison de trois côtés.

 

Après la chute de la partie sud, le détachement qui menaçait le pignon s’était, en effet, replié. En un instant où le vent plus vif balayait la fumée, j’aperçus au fond de la salle où combattaient les chouans un mouvement extraordinaire. La fusillade ne discontinuait pas un seul moment, non plus que les fanfares. J’apercevais les deux clairons qui se relayaient. Il me parut tout à coup qu’un jour se faisait dans le mur de refend. Presque aussitôt après, je vis qu’on déroulait une corde. Le comte Henri et le marquis Théodore s’embrassèrent. Puis il y eut des poignées de main échangées çà et là comme pour un adieu. Les deux clairons restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre. C’étaient deux frères.

 

Le comte Henri passa le premier par l’ouverture pratiquée à la muraille. Trente-six chouans le suivirent un à un ; parmi eux était le plus jeune des deux clairons. Pendant cela, le clairon restant sonnait vive Henri IV à pleins poumons ; et les huit autres chouans tiraient aux fenêtres. Le marquis Théodore et Georges étaient parmi ces derniers.

 

Une longue minute s’écoula. Le mur me cachait les fugitifs. Ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine. Tout à coup, une fanfare nouvelle retentit dans le verger, et je vis la petite troupe du comte Henri s’élancer au pas de course, clairon en tête, vers la brèche par où j’étais entrée le soir du dimanche. Il n’y avait là que deux sentinelles. Il n’y eut bientôt plus personne.

 

Les Bleus s’avancèrent à droite et à gauche, mais la brèche était franchie. Les chouans n’avaient plus que deux ou trois cents pas pour gagner les taillis. Ils firent volte-face à la lisière du bois, et le comte Henri agita son chapeau dans la direction du Roncier.

 

Trois chouans étaient tombés dans l’herbe durant le trajet. Deux autres furent tués à la lisière du bois. Les survivants disparurent derrière les arbres, poursuivis par la moitié environ des assaillants. L’autre moitié ne resta pas longtemps devant le Roncier. Au bout d’un quart d’heure, le reste de la borderie s’abîma, ne gardant debout que la muraille du nord qui était en pierres de taille. Cette fois, les fusils des chouans se turent en même temps que la fanfare du pauvre clairon.

 

XIX

Où le bon Antoine reparaît avec deux personnages nouveaux.


Ce n’était plus qu’une tombe ardente où se consumaient ensemble le reste des ennemis et des amis. Si la résistance avait été dans les idées du Vendéen, le marquis Théodore eût assurément atteint son but. Le combat du Roncier était un fait éclatant, un signal qui devait s’entendre de loin. La Vendée était sourde désormais, puisqu’elle ferma l’oreille à ce coup de tonnerre.

 

La troupe régulière fit le tour des décombres fumants. Puis les soldats mirent l’arme à l’épaule et se retirèrent tristement. La victoire coûtait trop cher.

 

Ce fut vers midi que le Roncier s’écroula. De midi à deux heures la solitude régna autour de ces décombres fumants. À ce moment, quelques paysans approchèrent. Un mouvement se fit dans un angle rentrant qui restait au sommet du mur. Le clairon se montra et agita son instrument. Les paysans se sauvèrent. Mais trois hommes sortirent presque aussitôt après de la futaie. Du premier coup d’œil, je reconnus Antoine qui marchait courbé en deux. Ses compagnons étaient un jeune soldat dont l’uniforme m’était inconnu, et un jeune homme de haute taille, portant le costume de chasse des nobles du pays. Ils s’approchèrent en courant.

 

Le grand jeune homme lança une corde au clairon, qui la saisit. Alors eut lieu pour moi une de ces péripéties dont le souvenir, après des années, fait encore battre le cœur. L’enfoncement ou retraite de la muraille rendit un homme, puis deux, puis trois… Tous ceux qui s’étaient dévoués pour favoriser la retraite de leurs compagnons étaient là sains et saufs. La destruction s’était faite autour d’eux sans les toucher.

 

Dès que le clairon eut assujetti la corde, il commença à descendre avec précaution, car le bas de la muraille brûlait comme un charbon. Les autres suivirent, le marquis Théodore vint le dernier. Tous parvinrent à sortir des décombres fumants.

 

Mais j’avais beau chercher parmi eux, je ne voyais point Georges.

 

Antoine baisa la main du marquis Théodore. Le grand jeune homme et le soldat se tinrent à l’écart. Ils n’échangèrent avec les fugitifs qu’un cérémonieux salut. L’idée me vint que ce grand jeune homme était peut-être le prince Maxime.

 

Au moment où le marquis et ses chouans allaient s’éloigner dans la direction des futaies, le grand jeune homme montra le pan de muraille et prononça quelques paroles. Le marquis Théodore désigna aussi le pan de muraille et secoua la tête tristement. Mon cœur se serra. Georges était là ; j’en étais sûre. Georges était mort. Je l’aimais comme mon frère, ce Georges. Saurais-je dire pourquoi ?

 

Ma première idée fut de courir aux ruines du Roncier. Mais ce que je vis me cloua sur place. Si Georges était là, Georges n’avait pas besoin de moi. Tout de suite après le départ du marquis Théodore, Antoine, le soldat et le grand jeune homme essayèrent de s’approcher du mur. Cela devait être bien difficile, car ils s’y prirent à plusieurs fois. Le soldat courut au puits, tira de l’eau et l’apporta. Tous les trois trempèrent leurs chaussures dans le seau et se firent en outre des galoches avec de l’herbe mouillée. Ainsi armés, ils parvinrent jusqu’au pied du mur. Le soldat se suspendit à la corde pour monter. La corde lui vint dans la main, brûlée qu’elle était vers le milieu de sa longueur par le contact du mur lui-même. Ils se regardèrent tous les trois, et le grand jeune homme se prit le front à deux mains. Je vis qu’ils appelaient, comme si quelqu’un eût pu leur répondre du haut de la muraille. Mais personne ne leur répondait.

 

Ils quittèrent le pied de la muraille, traversèrent de nouveau les décombres et se séparèrent, furetant chacun de son côté autour de l’enceinte. Le soldat trouva une échelle. Antoine le serra dans ses bras. Ce soldat devait être François, le fils d’Antoine, et le domestique du prince Maxime.

 

On apporta l’échelle. Le grand jeune homme et le soldat montèrent tous les deux. Ils redescendirent bientôt portant le corps de Georges du Roncier. Je dis le corps, car mon beau Georges ne donnait aucun signe de vie. Je voyais, à travers mes larmes, les pieds des libérateurs fumer en marchant sur les décombres. Ils déposèrent leur fardeau sur l’herbe. Le grand jeune homme jeta de l’eau fraîche au visage de Georges, qui se ranima peu à peu. Mes mains se joignirent d’elles-mêmes pour remercier Dieu. J’aurais voulu embrasser ce grand jeune homme.

 

Des branches d’arbres, coupées à la lisière du bois, firent une civière, et Georges fut déposé dessus. Je vis Antoine qui montrait le château de Meilhan ; le soldat désignait, au contraire, le château de Champmas ; on hésitait, lorsqu’un détachement d’infanterie qui se portait, tambour battant, par les hauteurs, vers l’habitation du vieux duc, trancha la difficulté. On prit le chemin du Meilhan, et l’on eut soin de suivre autant que possible le couvert. Je perdis de vue presque tout de suite notre petite caravane, et je descendis au salon.

 

Maman marquise m’avait fait chercher partout et Gaston pleurait, disant que j’étais perdue. La maison était encore très-agitée. La marquise et son cercle savaient l’issue de l’affaire du Roncier. Brunet et les autres hommes du peuple, après avoir fait un plantureux repas à la cuisine, venaient prendre congé.

 

Au souper, tout le monde était si parfaitement remis que Rose-sans-Épines put adresser, dans toute la rigueur du cérémonial, sa requête habituelle à maman marquise.

 

Pidoux envoya son fluide à la ronde et promit que personne n’aurait de crise.

 

– Tu ne sais pas, Suzanne, dit Gaston, je ramasserai tout l’argent qu’on me donnera pour acheter de la poudre… et je ferai encore une fusée comme celle de tonton Champmas… En voilà une qui était jolie !

 

Mais je ne prêtais guère intérêt aux enfantillages de mon ami Gaston. J’avais la tête en feu. J’étais plongée dans une inquiétude mortelle.

 

Il y avait plusieurs heures que Georges aurait dû être arrivé au château. Qu’était-il devenu ? Avait-on rencontré les Bleus ? Était-il mort en chemin ? On avait fait appeler mystérieusement Irène vers les quatre heures. Zoé l’avait suivie. Ni l’une ni l’autre n’avaient reparu.

 

Quelques instants plus tard, on était venu chercher aussi M. le curé. M. le curé ne s’était point montré au souper, bien que ce fût son meilleur repas. L’avait-on appelé pour remplir le triste et suprême devoir du prêtre au chevet d’un mourant ?

 

Quand on se leva de table, je m’esquivai. Antoine, à tout le moins, devait être de retour. Je voulais voir Antoine, l’interroger. Je descendis lestement à l’écurie. Il n’y avait point de lumière. Je frappai ; on ne me répondit pas. Je poussai la fenêtre qui n’était pas fermée en dedans ; j’escaladai l’appui et j’entrai. Le lit d’Antoine n’avait pas été défait :

 

Que faire ? À qui m’adresser ? De guerre lasse, je revenais au salon bien découragée, lorsqu’en tournant la maison j’entendis qu’on parlait à voix basse derrière les grandes caisses d’orangers, alignées à l’entrée du parterre. Mon nom prononcé vint jusqu’à mon oreille. Puis la voix de la belle Irène reprit :

 

– Est-ce que vous êtes bien sûr de cette enfant ?

 

– Sûr comme de moi-même, répondit Antoine.

 

– Eh bien ! parlez-lui, la voilà qui rôde autour de la maison.

 

Je ne remarquai point l’intention malveillante qu’il y avait dans ce mot rôde. Antoine m’appela tout de suite par mon nom, et je m’approchai.

 

– Il y a ici un homme qui est bien malade, me dit-il.

 

– Je le sais, répondis-je étourdiment.

 

– Ah ! fit mademoiselle Irène.

 

Puis elle ajouta en s’adressant à Antoine :

 

– Cette enfant voit tout, sait tout, devine tout !

 

Elle m’embrassa, comme si ces paroles eussent été un éloge.

 

– Comment as-tu appris cela, petiote ? me demanda Antoine sévèrement.

 

– J’étais en haut, répondis-je, j’ai vu avec la lunette.

 

L’institutrice m’embrassa pour la seconde fois.

 

– Eh bien ! reprit Antoine, Suzon, ma fille, il faut que ce malade soit servi et soigné… Nous n’osons pas nous adresser aux domestiques…

 

– Je le soignerai et je le servirai ! interrompis-je vivement.

 

– Tu sais son nom ?

 

– C’est Georges du Roncier.

 

En ce moment, la fenêtre du salon s’ouvrit. Maman marquise avait besoin d’air. L’enchanteur Pidoux, continuant une conversation commencée, dit :

 

– Je soutiens qu’on ne devrait pas se mettre dans l’embarras pour le premier venu… pour une bête fauve comme ce Roncier, par exemple… J’ai le courage de mes opinions, voyez-vous !… Si ce Roncier venait me demander asile, je lui répondrais : Votre serviteur très-humble !…

 

– Cependant…, voulut objecter la bonne Dorothée.

 

– Moi, d’abord, interrompit Michelle-Gabrielle de la Beaumelle, je me range à l’avis de M. Pidoux.

 

– On ne peut pas se compvomettve comme cela pouv un oui, pouv un non, ajouta tonton.

 

– Mes pauvres bons maîtres !… murmura Antoine.

 

Il savait bien que le cœur de tonton marquis n’avait pas parlé. Mademoiselle Irène me prit sous le bras, et me dit :

 

– Chère enfant, ceci doit t’apprendre combien la discrétion est nécessaire.

 

– Il y a longtemps que je le sais, répondis-je.

 

– Viens donc, petite philosophe… Le bon Antoine a confiance en toi : cela nous suffit. Nous nous glissâmes derrière les orangers, et nous gagnâmes un escalier de service qui menait à la partie du château où j’avais couché la première nuit. En montant, Antoine me dit tout bas :

 

– Petite, tu vas voir quelqu’un dont je t’ai bien souvent parlé…

 

Je pensai au prince Maxime, mais Antoine ajouta tout de suite :

 

– Mon fils François, le soldat. Il est rudement joli-cœur !

 

Irène me prit par la main quand nous fûmes dans le corridor. Antoine ouvrit sans bruit une porte, et nous nous trouvâmes dans la chambre du marquis Théodore.

 

Georges était couché dans le lit du marquis. Il semblait assoupi. Zoé faisait de la charpie à son chevet. Elle était plus pâle que de coutume, et ses jolis doigts tremblaient. François, le fils d’Antoine, se tenait debout auprès de la porte. Antoine ne se trompait point : son fils était un joli soldat. Mais il y avait là un quatrième personnage dont la vue m’éblouit en quelque sorte et m’empêcha de voir les autres.

 

Figurez-vous une de ces têtes charmantes que la fantaisie des poètes sait peindre avec la plume : un front pâle et grand, couronné de cheveux blonds bouclés gracieusement ; des yeux d’un bleu obscur, sous deux sourcils noirs, un nez grec hardiment sculpté ; une bouche qui eût paré la beauté d’une femme et dont la lèvre supérieure s’ombrageait d’une fine moustache brune. Avec cela, une taille haute, flexible et merveilleusement proportionnée. Tel était le prince Maxime à vingt-cinq ans. C’était bien le plus admirable héros de roman que l’on pût voir. Et c’était, en vérité, mieux que cela, un homme de cœur dans la plus large acception du mot. Quand j’invoque le souvenir de ces deux fiers jeunes gens, Georges et Maxime, je me demande parfois lequel des deux était le plus digne de l’amour d’une femme. Maxime était encore plus beau que Georges ; mais je crois que Georges savait mieux aimer. Ils avaient été amis dès leur enfance. La politique les avait séparés.

 

Dans nos sentiments bourgeois, il pourra paraître grand que Maxime eût tant fait pour sauver Georges. Georges était en effet son rival dans l’affection du vieux duc de Champmas. Chaque fois que celui-ci parlait de déshériter Maxime, il lui donnait Georges pour remplaçant. Mais tous les deux, Maxime et Georges, étaient absolument au-dessus de ces considérations vulgaires.

 

Ce qui rendait l’action de Maxime généreuse et grande, c’était une autre rivalité. Rivalité d’amour, dans laquelle Georges opprimait Maxime. Je puis bien dire cela tout de suite, car il ne me fallut pas plus de dix minutes pour le deviner. Georges, sans le vouloir, faisait obstacle au bonheur de Maxime. Il y avait eu là quelque sourde intrigue, un de ces empoisonnements du cœur qui ne se peuvent faire que par les femmes. La main de la belle Irène était en tout ceci.

 

Si vous vous souvenez bien des rapports d’Antoine, pendant que je voyageais avec lui sur le siège, le mariage de Zoé et du prince Maxime avait été chose convenue entre les deux familles dès leur enfance. Le prince avait eu une jeunesse un peu impétueuse : cela n’empêche rien. On peut même dire que c’est une séduction de plus. Le premier élan du cœur de Zoé avait été pour le prince. Peut-être qu’en ce moment, le prince, entraîné par le tourbillon des plaisirs, n’avait pas entouré sa jeune fiancée de toutes les attentions désirables. Irène s’était mise entre eux deux. Je ne saurais aller jusqu’à dire qu’Irène avait été la maîtresse de Maxime. Je crois qu’elle était trop habile pour tomber. Cependant la chose est possible. La générosité chevaleresque du jeune prince présentait une sauvegarde assurée. Irène était femme à calculer cela. Ce qui est certain, c’est qu’elle avait eu, ne fût-ce qu’un instant, l’espoir d’être princesse.

 

Zoé, nature pleine de réserve, avait replié en elle-même ses aspirations froissées. Elle avait mis son orgueil, comme un baume cuisant, sur la blessure de son cœur. Et quand le prince l’avait admirée quelque jour dans son réveil de jeune fille, quand il s’était étonné lui-même de n’avoir point remarqué, si près de lui, cette fraîche et douce fleur qui était à lui, Zoé ne pouvait déjà plus lui pardonner.

 

Le prince, enfant gâté du succès amoureux, s’éprit peut-être de cette froideur même. Le fait est que sa passion fut profonde et qu’elle dura longtemps. Zoé subissait, sans le savoir et fort tyranniquement, l’influence de la belle Irène. Mais il y a des choses qu’on ne peut raccommoder. Quand Irène eut perdu tout espoir vis-à-vis du prince, elle n’eût pas mieux demandé que de le laisser à Zoé. Zoé ne voulait plus. Ce fut alors qu’Irène fit venir de Paris ce pauvre mannequin de coiffeur, M. Léon, prototype des professeurs de chant en carton-pâte. Ce choix prouvait de la part de mademoiselle Irène un grand mépris pour son élève et amie. C’était un tort. Zoé ne consentit jamais à deviner les intentions de mademoiselle Irène, et le musiquet tomba en pâture à la corsaire. Mais, autre menée de cette belle Irène, Georges du Roncier, timide et hardi comme un étudiant dans un salon, fut présenté au château par le vieux duc de Champmas. Georges était amoureux comme un fou. Pour se rapprocher d’Irène, il commit le crime de feindre une inclination naissante pour Zoé. Le pauvre Georges n’y voyait point de malice. Or, une inclination naissante, un amour sachant se tenir à distance, je ne sais quoi de nuageux et de timide, voilà précisément ce qui devait plaire à Zoé.

 

Zoé devint éprise de Georges.

 

Georges était le dernier espoir de la belle Irène, qui avait manqué le prince Maxime et qui n’était pas même bien sûre de se rattraper à ce dur pis-aller : le bon M. d’Avray. Irène, acculée, essaya un coup de partie. Elle se déguisa en héroïne, elle se fit chouanne. Le coup réussit. Georges, éperdûment amoureux, ne cacha plus sa passion. Le parti trouva tout simple qu’on épousât une Jeanne-d’Arc. Nous avons vu que le petit paysan lui-même, ou Son Altesse Royale, comme on voudra l’appeler, avait pris cette alliance romanesque sous son auguste protection. Pour la seconde fois, Zoé refoula en elle-même son découragement. Mais naguère l’abandon de Maxime n’avait blessé que son orgueil. Aujourd’hui, c’était son cœur qui saignait.

 

La situation était donc ainsi faite dans ce petit monde mystérieux où j’étais introduite en qualité de garde-malade.

 

Georges aimait la belle Irène.

 

Zoé aimait Georges qui n’en savait trop rien.

 

Le prince Maxime aimait Zoé qui était de glace à son endroit.

 

La belle Irène n’aimait personne.

 

La belle Irène avait ici une sorte de droit officiel, le droit des fiancées. Au chevet de Georges, elle était chez elle. Zoé, au contraire, ne pouvait prétexter que de sa charitable sympathie. Je voyais tout cela comme je l’exprime ; clairement et précisément. J’étais un petit chevalier errant. Je n’avais qu’une idée : redresser les torts ! J’aurais très-positivement, dès ce temps-là, rompu quelques lances contre Irène, s’il n’y avait eu impossibilité complète de mettre les choses en passable état.

 

Réunir Georges et Zoé, c’était briser le cœur de Maxime. Et je les aimais tous deux, Maxime et Georges.

 

Georges fut huit jours au château. Il refusa les soins du précieux Pidoux, qu’Irène avait proposé de mettre dans le secret ; aussi guérit-il très-rapidement. La première fois qu’il reprit connaissance et qu’il vit le prince Maxime de *** à son chevet, les larmes lui vinrent aux yeux. Ils s’embrassèrent comme deux frères, et je sentis mon cœur s’épanouir. Ils ne faisaient aucune attention à moi. Ce fut moi cependant qui racontai à Georges comment Maxime l’avait sauvé.

 

De jour en jour, les visites du prince devinrent plus courtes et plus rares. Il ne parlait qu’à Georges. Zoé aussi borna ses apparitions. François, Antoine, Irène et moi, nous étions les fidèles. Gaston s’apercevait bien de mes absences, et cela le rendait malheureux ; mais il n’osait me gronder, encore moins me faire gronder. Quand le bon Antoine et son fils étaient absents, Irène faisait à Georges devant moi des scènes de sentiments très-bien jouées. Cette créature savait s’arrêter juste à la limite du ridicule. Elle était comédienne jusqu’au bout des ongles. Le pauvre Georges était bien le plus heureux des hommes.

 

Cependant rien n’avait transpiré. La présence du blessé au château était un mystère pour les maîtres et pour les domestiques. Le soir du huitième jour, à table, la corsaire qui était revenue le lendemain de la bataille, et qui opprimait le conseil de régence sous ses airs de Brennus, dit à maman marquise :

 

– Henri s’est embarqué à Grandville… Nous n’aurons pas sitôt le plaisir de le revoir.

 

– Vous avez reçu des nouvelles, ma bru ?

 

– Pas de lui ! Mais ce pauvre petit sot de Léon a fait semblant de se croire compromis… Je crois qu’il avait une grande passion dans le cœur pour ma nièce Zoé… Ne rougissez pas, mon cœur : les chiens regardent bien les évêques… et ce garçon n’est pas mal…

 

– Vous parle-t-on de mon fils aîné, ma bru ? demanda maman marquise.

 

– Votre fils aîné, répondit la corsaire, ne vaut pas mieux que mon époux, ma chère belle-mère… J’ai vu le général… Il a dû être bel homme… On va prendre des mesures… Ah ! ah ! la vieille noblesse a fait assez d’embarras… Je suis comtesse comme vous êtes marquise, mais je n’y tiens pas : mon père a gagné des millions sans avoir un de devant son nom… Aussi, j’ai dit au général : Faites visiter le château.

 

– Vous avez dit cela, ma bru ! s’écria la marquise dont les lèvres devinrent blêmes.

 

– Oui, je l’ai dit… Après ?

 

– Madame la comtesse, voulut expliquer le précieux Pidoux, n’a pu dire cela que dans une bonne intention… Nous devons tous notre concours au gouvernement.

 

– Laissez, monsieur Pidoux ! prononça Dorothée avec une véritable dignité, je connais ma bru.

 

Elle se leva et ajouta, en s’adressant à la corsaire, qui la regardait insolemment :

 

– Ma bru, on vous servira dans votre appartement si vous le voulez bien… Si vous ne le voulez pas, on me servira dans le mien… je vous cède la place…

 

Elle se retira, appuyée sur le bras de Rose-sans-Épines, tonton marquis la suivit sans mot dire. Pidoux prit le temps de saluer la corsaire, qui lui rit au nez. Gaston était allé tirer des oiseaux avec Besançon : sans cela, c’eût été une bien autre affaire. Nous restions seules à table, la corsaire, Irène et moi. J’étais déjà levée pour sortir. Irène roulait tranquillement sa serviette.

 

– Est-ce que vous me fuyez aussi, belle étrangère ?… demanda la comtesse avec ironie.

 

– Madame, lui répondit Irène qui avait des ongles de panthère quand elle voulait, je suis payée ici et j’endure tout ce qui est raisonnable… mais je ne sais point de prix qui pût me faire supporter vos familiarités.

 

Elle passa sa serviette dans son rond. La corsaire écumait de rage.

 

– Comment, malheureuse fille !… commença-t-elle.

 

– Madame, interrompit Irène qui fit la révérence cérémonieusement, quand j’étais chez moi, il m’est arrivé de mettre à la porte les maîtresses de mon frère… Ici, je ne suis pas chez moi.

 

La corsaire saisit une carafe par le goulot. Elle était violette.

 

Irène, qui avait fait un pas pour sortir, se retourna et croisa ses bras sur sa poitrine.

 

La corsaire lâcha la carafe pour se verser un bon verre de vin. Puis elle sonna et ordonna d’atteler.

 

Comme je rentrais dans la chambre de mon malade, le prince Maxime en passait le seuil. Georges était levé, il avait quitté son lit pour la première fois le matin. Le prince avait l’air très-préoccupé.

 

– Je suis content de vous trouver debout, dit-il ; je venais vous annoncer qu’il fallait partir cette nuit.

 

– Partir ! répéta Georges, qui changea de couleur en regardant du côté d’Irène. Pour où ?

 

– Pour l’Angleterre, répondit Maxime ; c’est le plus près.

 

Zoé tenait les yeux baissés sur son ouvrage. Je vis une larme qui perlait entre ses cils.

 

– Je vous suivrai, Georges, dit Irène résolument.

 

Le visage du blessé rayonna, tandis que Zoé devenait livide. Mais le prince Maxime dit :

 

– C’est impossible.

 

– Pourquoi cela ? interrogea Irène, qui soutint vaillamment son regard.

 

Le prince, se détournant d’elle et s’adressant à Georges, répondit :

 

– Le passeport n’est que pour un.

 

– Ah ! fit Georges, vous avez déjà le passeport ; d’où vient que vous y mettez tant de hâte ?

 

– On a fait hier une visite domiciliaire à Mauges, répliqua Maxime ; on en fera une demain au Meilhan.

 

– C’est juste, fit Georges ; vous savez ça d’avance, vous, Maxime.

 

Le prince garda le silence. La belle Irène avait aux lèvres un sourire sardonique. Au bout d’un instant, le prince reprit :

 

– Nous étions amis autrefois, Georges… Vous pensez sans doute me devoir un peu de reconnaissance : ce serait de votre part une erreur… J’ai agi un peu pour moi, beaucoup pour mon vénérable oncle, M. le duc de Champmas… pas du tout pour vous…

 

Le malade s’inclina et prit en se redressant une pose de réserve curieuse.

 

– Il serait possible, continua Maxime, que nous devenions bientôt ennemis.

 

– Je ne le souhaite pas, monsieur le prince.

 

– Ni moi, monsieur du Roncier… Mais je dois déclarer qu’il y a plusieurs raisons pour cela.

 

– Peut-on les connaître ?

 

– Pour le présent, non…

 

– Ce sera donc à la volonté de Dieu, dit Georges.

 

– Ce sera plutôt à votre propre volonté… Soyez prêt à minuit… François, Antoine et moi nous vous accompagnerons jusqu’à Saint-Nazaire, où votre passage est retenu sur un sloop de Jersey.

 

– Je serai prêt à minuit.

 

Ils se touchèrent la main, et le prince se retira. Georges se coucha tout habillé sur le lit. Irène vint s’agenouiller au chevet. Zoé se sauva, parce que ses larmes l’étouffaient. Il y eut une scène fort attendrissante.

 

– Georges, mon loyal et vaillant Georges, dit Irène, je ne vous reverrai jamais !

 

– Que dites-vous ? s’écria le blessé.

 

– Cet homme qui s’en va, répliqua Irène d’un accent tragique, a juré de détruire mon bonheur… je le sais… et comment me défendre contre lui ?

 

Georges eut un beau sourire et prit ses deux mains, qu’il appuya contre ses lèvres.

 

– Cet homme ne peut rien, dit-il parmi ses baisers ; l’univers entier ne pourrait pas plus que cet homme… Je n’ai qu’un cœur et je n’ai qu’une foi, Irène.

 

– Je sais que vous êtes noble ! je sais que vous êtes grand !… N’est-ce pas pour cela que je vous aime de toutes les forces de mon âme ? Mais la calomnie…

 

– La calomnie !… répéta Georges, qui fronça le sourcil.

 

– Je n’ai point de parents, moi, Georges, point de défenseurs…

 

– Vous avez moi, Irène… Il n’oserait !

 

La soirée entière se passa dans des protestations d’amour mutuel. Irène parlait la tendresse comme un ange, la tendresse noble, chaste, digne. C’était un charme de l’entendre. Ils échangèrent leurs serments. Georges avait fait un geste en me regardant. Irène avait dit :

 

– Qu’avons-nous à cacher ?

 

Rien, assurément ! Le spectacle de semblables amours est bon, même pour les enfants. Il élève l’âme. Et cependant, en écoutant Irène, j’avais le cœur serré. Ce Georges était si franc, si tendre, si loyal !

 

Comme minuit sonnait à la pendule, nous entendîmes le pas des chevaux dans le chemin qui bordait le parc. Georges se leva. Irène se pendit à son cou.

 

– Jusqu’à la mort ! dit-elle.

 

Georges eut grand’peine à s’échapper de ses bras. Il partit.

 

Le lendemain, j’étais seule sous la grande charmille. J’entendis que l’on causait dans le parterre. Je prêtai l’oreille à travers le feuillage.

 

– Il faut qu’avant trois mois, disait la belle Irène à Pidoux, je sois baronne d’Avray !

 

– Le Georges ne va donc plus ? demanda l’enchanteur.

 

– C’était une folie, répondit Irène froidement, j’y ai renoncé.

 

– Soit !… fit Pidoux ; mais troc pour troc… Si je vous donne le baron, je veux mon douaire de trente mille livres de rente !

 

DEUXIÈME PARTIE

MES VINGT ANS


I

Mon portrait. – Projets de mariage.


La plus belle action que j’aie faite en ma vie, c’est d’avoir empêché cette pauvre maman marquise d’épouser le docteur Pidoux. Je prétends lui avoir rendu ainsi tout ce qu’elle m’a donné.

 

La trame était bien ourdie. Maman marquise avait un faible pour l’enchanteur, et la belle Irène, pour le besoin de cette cause, en était venue à la dominer complètement.

 

Je n’ai jamais bien su d’où elle sortait, cette belle Irène. On l’avait prise au château après la mort de madame la duchesse de Champmas, qui lui avait laissé en mourant quelques marques de sa libéralité. Elle était venue chez madame la duchesse sur la recommandation d’une personne pieuse de Paris. Les maisons pieuses se trompent souvent dans les recommandations qu’elles donnent. Les saintes gens n’ont pas de défiance ; il est facile de les abuser.

 

Irène avait en elle les trois quarts de ce qu’il faut pour forcer honnêtement le rempart au-delà duquel est le monde. Il ne lui manquait guère que le cœur. Sans le cœur, on monte tout près du but ; on n’atteint pas le but.

 

Parmi les femmes qui se sont trouvées sur mon passage dans la vie, Irène est à coup sûr celle que j’ai le plus soigneusement observée. Elle a barré mon chemin plus d’une fois ; j’ai dû l’écarter : cela instruit. Je lui dois tout ce que je sais : elle a été pendant trois ans mon institutrice. Elle se servait de moi comme d’un outil humain. Je ne crois pas que son mobile égoïste me puisse dispenser de toute reconnaissance. Je ne crois pas non plus qu’elle ait droit de rien exiger de moi : je l’ai payée.

 

Mais avant d’aller plus loin, je dois prendre moi-même la peine de faire mon portrait.

 

J’ai bientôt seize ans : je suis une grande fille. Il y a plus de trois années que je suis au château du Meilhan. J’entends dire autour de moi que je suis belle. Mon miroir n’est pas d’un autre avis. Voici ce que me montre mon miroir. Toute suspecte que je puis être de partialité, je vais vous le dire : Une chevelure d’un beau noir, abondante et fine, bien plantée sur un front blanc ; des tempes un peu découvertes où s’attache une toute petite oreille que maman marquise a fait percer depuis peu. Maman marquise adore mon oreille. Ai-je besoin de vous dire que je suis sa favorite ? Elle vit par Gaston, et Gaston m’idolâtre.

 

Au-dessous du front vient une paire de sourcils noirs que je trouve trop mutins, surtout placés qu’ils sont au-dessus d’une paire d’yeux trop espiègles. J’aimerais mieux avoir le regard langoureux de ma pauvre chère Lily. C’est plus femme. Mais on ne se fait pas.

 

Gil Blas était blond. Il eût aimé une brune. Je suis brune : vous représentiez-vous madame Gil Blas autrement.

 

Un nez légèrement aquilin va rejoindre une fossette souriante qui sous-tend l’arc de la lèvre supérieure. Voilà ce que j’aime en moi, c’est ma bouche. On ne peut pas n’être point franche avec une bouche pareille. Ma bouche rit de si bon cœur et montre en riant des dents si fines, si bien enchâssées.

 

Je voulais glisser sur mon nez, qui a un défaut. Confessons-nous. Mon nez remue un peu quand je parle. C’est une qualité qui a fait le succès de plusieurs comiques au Palais-Royal et aux Variétés. Je suis une comique. Cela m’a fait longtemps beaucoup de chagrin. J’avais quelque vocation sentimentale. Mais soyez donc romanesque avec un nez qui remue !

 

Sous ma lèvre inférieure, qui est un peu renflée, le menton s’arrondit assez bien. J’ai le galbe fort gracieux, à ce que disent mes amis artistes. Rien à reprocher aux épaules, rien que des choses aimables à dire de la poitrine et des bras. Mais la taille, les mains, la jambe et le pied !…

 

Écoutez, lecteur, je vous parle de vingt ans écoulés, peut-être un peu plus : le pied était fin, cambré, coquet ; la jambe était ronde et si détachée ! les mains semblaient sculptées par un de ces patients polisseurs d’ivoire ; la taille était tout uniment délicieuse. Si vous trouvez des gens pour prétendre le contraire, accusez-les hardiment d’imposture. Hélas ! j’étais ainsi. Combien de temps la rose de mai garda-t-elle sa virginale fraîcheur ?…

 

Gaston était devenu un bel adolescent. Lily était maintenant une jeune fille, toujours un peu maladive, mais charmante. Mademoiselle Zoé avait vingt ans. Elle était de celles qui se forment tard. Ces trois années l’avaient beaucoup embellie. Elle était triste comme autrefois, taciturne et cachée. Je crois qu’elle commençait à se défier d’Irène. Elle causait avec moi parfois et me témoignait de l’affection. Lily m’aimait tendrement, bien que la jalousie la consumât. Celle-là était une sainte enfant, à qui Dieu devait le bonheur. Les autres habitants du château étaient restés tels quels ou à peu près. Isidore et Dorothée avaient peu vieilli, bien que le premier eût pleuré depuis le temps plusieurs canaris et quantité de poissons rouges. Rose-sans-Épines cultivait toujours la galanterie, le bon curé engraissait, le baron d’Avray était plus sourd que jamais. Michelle-Gabrielle de la Beaumelle répétait à qui voulait l’entendre qu’elle ne se mêlait plus de politique, parce que les partis étaient trop ingrats.

 

Le précieux Pidoux avait engraissé et, en même temps qu’il engraissait, avait pris de l’importance. On parlait de lui dans tout le département.

 

Bien que les nobles du pays ne s’occupassent plus de conspirations sérieuses ou burlesques, on disait volontiers :

 

– Si le maréchal Bourmont avait tenu parole à M. Pidoux, Louis-Philippe la dansait !

 

En conséquence, on attendait les élections générales pour envoyer M. Pidoux à la Chambre des députés.

 

Quelques mois auparavant, le vieux duc de Champmas-Mauges s’était laissé mourir. Tous ses biens appartenaient maintenant au prince Maxime de ***, qui avait définitivement quitté le service à la suite d’un duel avec son général, – et que le roi Louis-Philippe venait de nommer pair de France. Michelle disait que c’était une grande honte pour la famille. Le prince Maxime était le plus jeune membre de la Chambre des pairs.

 

Je passe ces trois ans et quelques mois pour arriver tout de suite à la fin de 1835, parce que cet espace de temps fut pour moi à peu près vide d’événements :

 

Je fis ma première communion la seconde année de mon séjour au château ; je savais déjà lire et passablement écrire à cette époque. Mademoiselle Irène me fit suivre les cours de Lily, et Gaston exigea que j’assistasse aux leçons que lui donnait son précepteur. Le désir d’apprendre me saisit. Je fis des progrès étonnants. Irène et le précepteur me donnaient tous deux pour modèle à leurs élèves. Irène, je dois le dire, ne faisait aucune différence entre Lily et moi. Elle était vraiment au-dessus des petites méchancetés du vulgaire des mauvaises femmes.

 

Nous n’avions plus entendu parler de M. Léon, mais Irène était une pianiste fort distinguée, quoi qu’elle en eût dit à l’époque où elle voulait faire venir le musiquet. Dès les premières leçons, elle me dit que je deviendrais forte. L’événement lui donna raison. J’ai vécu plus tard de mon piano en un moment difficile.

 

En fait d’éducation, en fait d’instruction, en fait d’arts, Irène me donna tout ce qu’elle avait. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir voulu aller au-delà. Irène voulut me donner sa philosophie. Elle me proposa d’être son alliée.

 

– Tu es comme moi, me dit-elle, Suzanne, belle, intelligente, isolée. Un jour, qui n’est pas éloigné, tu vas être seule contre tous. Apprends à combattre.

 

– Combattre qui ? Mes bienfaiteurs ? Non.

 

D’ailleurs, j’avais une sauvegarde contre ces dangereuses suggestions, une sauvegarde qui manquait à la belle Irène, Irène n’aimait pas. Moi, j’aimais.

 

Qui donc aimais-je ? Le chevaleresque Georges ? Le prince Maxime, ce héros de roman ? Gaston, ce charmant adolescent qui grandissait près de moi ?

 

Le lecteur va sourire, j’en ferais la gageure. J’aimais Gustave, j’aimais mon parrain. C’était mon mari ; j’avais envie de grandir pour le faire grand.

 

Je ne l’avais pas revu ; notre correspondance consistait en deux lettres.

 

Le lecteur connaît la première, qui fut écrite par mon bon ami Antoine dans l’écurie du Meilhan.

 

La seconde est la réponse de Gustave, qui me parvint un mois après ; la voici, sauf orthographe :

 

« Ma chère filleule Suzanne,

 

« Ça me fait bien plaisir d’apprendre de toi tout ce que tu me marques dans ta dernière que tu vas apprendre toutes sortes de choses où tu es, et que ta santé va bien, Dieu merci, comme la mienne, qui jusqu’ici ne s’est pas dérangée. Nous avons la foire au bétail demain samedi, dimanche et lundi, dont tu penses que je suis trop occupé pour t’en dire plus long. J’ajoute toutefois, cependant, que je suis consentant de même que toi pour que tu m’attendes pour nous entremarier, quand l’âge y sera de ton côté, de quoi je finis en te souhaitant continuation de bonne chance dans ta prospérité, me disant :

 

« Ton parrain chéri pour la vie,

 

« GUSTAVE LODIN. »

 

Je renonce à expliquer pourquoi ce chiffon de papier, chargé d’informes caractères, me met la larme à l’œil, et pourquoi ma main frissonne en le touchant. Je le relisais dix fois chaque jour, ce billet où vous ne voyez rien. Je l’ai bien lu mille fois, et le contact de mes lèvres en a presque effacé l’écriture. Ce fut le premier et le dernier. J’adressai plusieurs lettres à l’auberge du Pélican, et ma passion d’écrire à Gustave fut sans doute la principale cause de mes étonnants progrès. Aucune de ces lettres n’obtint de réponse. Ce fut par hasard et seulement au bout de deux ans que j’eus des nouvelles de Gustave. Il avait quitté l’auberge du Pélican. Il n’était pas parti seul. La grosse Fanchette l’avait suivi. Voilà les premiers pleurs vraiment amers que j’aie versés. Les coups de la Noué ne battaient que mon corps, autrefois. Je connus la souffrance de l’âme.

 

Comme je me défiais d’Irène depuis le premier jour, et que je la savais en quelque sorte par cœur sans qu’elle pût s’en douter, je répondis à ses ouvertures avec une extrême prudence. La plupart du temps, je faisais mine de ne la point comprendre. Quand elle me poussait, je prenais la chose en riant. Elle vit bien vite qu’elle ne gagnerait rien sur moi, et que jamais je ne serais son alliée. Cela ne la fit point changer à mon égard. Elle fut toujours vis-à-vis de moi la plus douce et la plus intelligente des institutrices. Seulement, comme je n’étais pas de force à lutter contre elle, toute prévenue que j’étais, elle parvint à se servir de moi malgré moi.

 

Nous arrivons à cette grande affaire du double mariage de Pidoux avec maman marquise et du baron d’Avray avec la belle Irène. Je contribuai à empêcher le premier ; je prêtai innocemment les mains au second. Eussé-je voulu l’entraver, je crois que je n’aurais pas réussi. Vaincre le précieux Pidoux, c’était un jeu ; mais barrer la route à Irène !… Je sus plus tard, en une lutte bien autrement importante, de quoi elle était capable. Pourtant elle fut beaucoup plus longtemps fille qu’elle ne l’avait pensé. Trois mois, tel était le terme fixé le lendemain du départ de Georges. Elle avait dit à Pidoux : Dans trois mois, je veux être baronne d’Avray. Il lui fallut trois ans pour faire le siège de l’entêtement du sourd. La ligue était étroitement scellée entre l’enchanteur et l’institutrice. Irène, qui avait une très-grande influence sur maman marquise, travaillait pour Pidoux. Pidoux, qui avait plus d’un tour dans son sac de charlatan, travaillait pour Irène. Voici comment s’y prit l’enchanteur. Il fit faire à Beaupréau un cornet acoustique à l’aide duquel on pouvait à peu près causer avec M. le baron, qui lui sut beaucoup de gré de l’attention. La première chose que lui dit Pidoux dans le cornet fut ceci :

 

– Je vais vous mettre en traitement sympathique… Avec mon fluide et l’ayapana de l’île Bourbon, vous serez guéri dans six mois.

 

Le sourd bénit les circonstances qui avaient éloigné cet homme éminent de la politique, et qui lui permettait de se consacrer au soulagement de l’humanité souffrante. Pidoux eut sa chambre au Sinaï. C’était le nom du château de M. d’Avray. Pidoux lui acheta une bague électrique et une chaîne galvanique. Il lui fit mettre en outre ses jambes dans une botte en cuivre à laquelle s’adaptait une machine pneumatique. On fait le vide dans la botte, et la jambe crève comme un boudin blanc sur le gril. On devient impotent, mais on reste sourd.

 

Pidoux fit boire au baron d’Avray beaucoup d’ayapana de Bourbon pour remettre ses jambes en état. Un matin, il lui dit :

 

– J’ai guéri en ma vie soixante et onze cas de surdité opiniâtre.

 

– Cher docteur, répliqua M. d’Avray, j’entends déjà un peu mieux avec le cornet.

 

L’enchanteur Pidoux fronça le sourcil.

 

– Je ne suis pas content ! déclara-t-il.

 

Le pauvre sourd eut peur. Il se vit abandonné par ce grand praticien Pidoux.

 

– Tenez-vous beaucoup au célibat ? lui demanda brusquement l’enchanteur.

 

M. d’Avray se fit répéter trois fois la question, puis il répondit d’une façon tout affirmative.

 

– Eh bien, dit M. Pidoux, qui prit son chapeau recouvert de toile cirée, je crois que nous allons en rester là.

 

– Mon cher monsieur Pidoux ! s’écria le sourd, vous désespérez donc de moi !

 

– Écoutez, répliqua l’enchanteur, je n’aime pas parler science avec les profanes, mais je vous porte un véritable intérêt… Qu’est la surdité ? paralysie du nerf auditif ? atrophie du tympan ? obstruction de la trompe d’Eustache ? Âneries, vieilleries ! absurdité !… Amenez-moi ici toute la Faculté : je la dauberai comme une oie !… La surdité est un état particulier du sang ou l’albumine et la fibrine, appauvries toutes deux, mais (notez bien cela) dans des proportions inégales, ne peuvent plus tenir le cruor en limpidité. Qu’arrive-t-il ? Les matières grasses et séreuses déposent. Voyez le vin qui n’est pas collé. Comprenez-vous ?

 

– Ah ! certes, docteur, répondit le baron émerveillé.

 

– En conséquence de quoi, conclut Pidoux, il vous faut le mariage.

 

Il prit son chapeau, cette fois, définitivement et sortit. Le sourd resta plongé dans d’amères réflexions. Il pensait :

 

– De quoi vont se mêler cette fibrine et cette albumine !

 

Pendant cela, au château du Meilhan, Irène faisait la lecture à maman marquise. Elle lisait comme elle faisait tout, c’est-à-dire très-bien. Maman marquise aimait les romans avec passion : Irène lui lisait ceux de M. le vicomte d’Arlincourt, qui était alors fort à la mode. La lecture des romans, nuisible aux jeunes filles, rend aux vieilles dames des illusions jolies et peu dangereuses. Quel mal de se rappeler un peu vivement ce premier battement du cœur qui vint à seize ans, ce petit drame dont on fut la jeune première vers la vingtième année, cette comédie où l’on joua la grande coquette à vingt-cinq ans, et cette héroïne incandescente qui ferma entre le septième et le huitième lustre la carrière regrettée des amours ?

 

– Ces écrivains, dit un jour Irène, ne peignent jamais que les amours de la jeunesse. C’était une lacune : le cœur n’a pas d’âge.

 

Maman marquise poussa un gros soupir. Son rhumatisme la tenait.

 

– Moi, reprit Irène, si j’avais à choisir entre un jeune homme et un vieillard, je prendrais le dernier, afin de l’aimer comme un père.

 

– Vous, Irène, vous êtes un ange ! murmura Dorothée.

 

Irène reprit :

 

– Je connais au moins un homme qui est du même avis que moi… c’est le docteur Pidoux.

 

– Ah ! fit maman marquise, c’est qu’il n’y a pas beaucoup d’hommes comme le docteur Pidoux.

 

– Il me disait encore l’autre jour, continua Irène négligemment : Je n’ai jamais aimé qu’une femme en ma vie : cette femme a juste vingt ans de plus que moi.

 

Maman marquise sourit et se drapa dans son mantelet de couleur tendre. L’enchanteur avait quarante-quatre ans et maman marquise soixante-quatre.

 

Quand Pidoux revint au Sinaï, M. d’Avray lui cria du plus loin qu’il l’aperçut :

 

– Docteur, vous allez être content de moi ; je suis décidé, je me marie !

 

Le précieux docteur descendit de cheval et entra. Il tâta le pouls du sourd et releva tout doucement ses paupières pour regarder le dedans de ses yeux. Ensuite, il mit son oreille contre son flanc. Ces choses font toujours un effet diabolique.

 

– Hum ! hum ! fit l’enchanteur ; mal, mal !… De quel côté vous couchez-vous la nuit ?

 

– Ma foi, je n’en sais rien.

 

– L’homme est toujours son plus mortel ennemi… où achetez-vous vos gilets de flanelle ?

 

– À Beaupréau.

 

– Et qui comptiez-vous épouser ?

 

Remarquez qu’il employait l’imparfait de l’indicatif. Il avait deviné qu’il ne s’agissait point d’Irène.

 

Une personne fort bien, répondit le sourd.

 

Mettez-vous au lit.

 

Le sourd se coula tout frissonnant entre ses draps.

 

– Qui vous veille quand vous êtes ainsi ? demanda l’enchanteur.

 

– C’est mon valet de chambre.

 

Pidoux haussa les épaules d’un air de profonde pitié.

 

– Je vous prie, monsieur le baron, dit-il, de ne plus me parler de mariage… Le zèle est une chose fort dangereuse dans notre profession… L’intérêt sincère et profond que je vous porte m’a entraîné au-delà des bornes… Le mariage n’est pas un médicament : j’ai eu tort.

 

– Mais, docteur… au contraire, ma future…

 

– Je vous soigne, n’est-ce pas, avec ma conscience, avec le talent que je puis avoir… Personne au monde ne peut rien demander de plus… Que diable ! je ne suis pas un agent de mariages !…

 

– Mais, docteur…

 

– Mais, monsieur, s’écria Pidoux en s’animant, je sais ce que je dis, peut-être. Quand un médecin a fait rigoureusement son devoir, que peut-on lui reprocher en cas de malheur ?

 

– Mais, docteur, s’écria pour la troisième fois le pauvre sourd, qui se mit sur son séant ; vous me rendriez fou, voyez-vous bien !

 

Pidoux venait de voir sur la table une lettre adressée à madame veuve de la Cour du Champ. Il savait son affaire.

 

– Ce sont, monsieur le baron, des choses excessivement délicates… Le fluide d’une femme de quarante-deux ans est tout à fait impuissant à produire les effets que je veux obtenir… Prenez l’ayapana… mettez-vous aux amers… couchez-vous de trois quarts… Je suis bien votre serviteur !

 

Le baron sua la fièvre toute la journée. Il eut une nuit déplorable. La lettre ne fut point envoyée.

 

– Vous êtes bien plutôt pour moi une mère qu’une maîtresse, madame, disait Irène à la marquise, après la lecture du soir ; je ne suis pas expansive ; je ne sais pas dire comme j’aime… Mais il est certain que je me sens le cœur léger quand je vous vois heureuse…

 

– Si je ne souffrais pas tant de mes douleurs… commença la marquise.

 

– Vous souffrez, chère dame, parce que vous le voulez bien.

 

La marquise la regarda avec étonnement, Irène baissa les yeux.

 

– Madame, reprit-elle en balbutiant, les personnes comme moi, qui vivent de leur travail et qui sont toujours ici-bas comme l’oiseau sur la branche, acquièrent une certaine subtilité de jugement et d’observation inconnue aux heureux de ce monde… Nous voyons tout sans même essayer de voir…

 

– Et qu’avez-vous vu, s’il vous plaît, Irène, ma fille ? demanda maman marquise, dont les grosses joues étaient écarlates.

 

– Me pardonnerez-vous, madame ?

 

– Je vous le promets d’avance.

 

– Eh bien, j’ai vu… d’abord, j’ai remarqué une chose, et ceci est le résultat d’observations nombreuses… Le docteur Pidoux…

 

– Ah ! fit maman marquise avec coquetterie, il s’agit encore du cher docteur ?

 

– J’ai remarqué que M. Pidoux agissait surtout avec une puissance inouïe sur les personnes qui lui sont sympathiques.

 

– C’est tout simple, mon enfant, répondit la marquise d’un ton professoral ; le fluide se communique plus aisément entre natures amies… La science nous offre plusieurs exemples…

 

– Chère dame, je suis une ignorante sur ces sujets que vous avez approfondis… Je cite seulement ce que j’ai vu… La présence seule du docteur vous soulage.

 

– C’est un fait et rien de plus naturel.

 

– Je me demande, continua Irène, pourquoi le docteur n’est pas toujours près de vous.

 

Maman marquise se mit à rire.

 

– Ah ! chère enfant, s’écria-t-elle, je ne suis pas assez riche pour avoir un médecin à gages !

 

– À gages ! répéta Irène qui secoua la tête ; le docteur Pidoux est-il un homme qu’on puisse acheter ?

 

Le siège allait bien plus vite de ce côté que de l’autre. Il y avait plusieurs raisons pour cela. D’abord, l’assiégeant était plus fort ; en second lieu, la place était plus faible. Si la belle Irène avait poussé franchement sa pointe, le siège n’eût pas duré plus de quinze jours.

 

Mais la belle Irène ne voulait pas vaincre trop vite. La victoire de Pidoux devait être le signal de sa victoire. Telles étaient les conditions du contrat entre l’enchanteur et l’institutrice. Or, le baron se défendait vaillamment. Il était sur le flanc, mais son compatriote Ducouédie commanda la manœuvre pendant plusieurs heures, après avoir eu le corps coupé en deux par un boulet. Il fit planter son tronc sans jambes dans un baril de son, et battit encore les Anglais. Ces Vendéens sont entêtés, même quand ils ne sont pas sourds ; et le baron était sourd. Le baron, d’ailleurs, avait déjà refusé une fois la belle Irène. C’était une détestable condition. Il fallut qu’Irène elle-même vînt en aide à son allié. Et il fallut aussi que je prêtasse la main à la savante diversion qu’elle fit.

 

Irène avait une écriture anglaise d’une extrême élégance. Elle était en train de me la donner. Gaston et Lily écrivaient comme des chats. Au contraire, j’étais vraiment une assez bonne élève. Aussi Irène, feignant d’y mettre de l’amour-propre, me donna quelques leçons particulières dans sa chambre. Elle m’écrivait de beaux exemples que je copiais pieusement, m’attachant à peindre la lettre et non point à comprendre le sens. Tranchons le mot : je ne savais pas du tout ce que je copiais.

 

Le baron continuait ses visites au château.

 

Un soir, c’était la fête de maman marquise. Il y avait grande réunion. Rose-sans-Épines avait composé une pièce de vers en l’honneur de Dorothée, et j’avais été chargée de la copier. Lily et Gaston avaient aussi préparé des compliments.

 

Maman marquise, émue et tout heureuse, voulut voir les cahiers.

 

– Comme Suzanne écrit bien ! s’écria-t-elle.

 

Tout le monde fit chorus, excepté Irène, qui dit entre haut et bas :

 

– Je ne suis pas contente d’elle.

 

On se récria. Irène caressa mes cheveux et dit en souriant :

 

– Elle fait mieux que cela… Si vous voyiez ses exemples !

 

Tout le monde voulut voir mes exemples. J’allai chercher mon petit bagage de calligraphe en herbe. J’apportai mon carton ; chacun s’en partagea les feuilles, tandis que Gaston se montrait plus joyeux que si le succès eût été à lui. Le baron d’Avray et Pidoux étaient ensemble comme les deux doigts de la main ; ils eurent la même feuille. C’était Pidoux qui l’avait choisie. Je vis avec étonnement le sourd qui pliait furtivement le papier et qui le glissait dans son sein. Pourquoi ce vol ?

 

En reportant mon carton, je comparai mes feuilles aux exemples écrits de la main d’Irène, et je trouvai ainsi celle qui manquait. C’était un exemple d’écriture fine, courante, ainsi conçu :

 

« Plusieurs femmes célèbres de l’antiquité choisirent de leur plein gré des vieillards pour époux. Rien ne me semble rehausser notre sexe autant qu’une conduite pareille. La femme, que certains écrivains appellent une vivante providence, accomplit ainsi pleinement sa mission sur la terre. Placée par son dévouement au-dessus des vulgaires passions, elle entre dans le mariage comme la jeune et ardente novice franchit le seuil du cloître. Elle donne à l’époux la jeunesse de son cœur, et, comme la déesse Aurore, fille de Titan et de la Terre, elle fait une vie nouvelle à l’objet de son chaste amour, qui dépasse, nouveau Tithon, les bornes de l’existence humaine. »

 

Je me promis de lire, à l’avenir, les exemples d’écriture composés par la belle Irène. Remarquez, cependant, avec quelle adresse ceci était fabriqué. Sauf l’excentricité de l’idée, c’était parfaitement un de ces alinéas bêtes dont les professeurs d’écriture font élection pour exercer la main et l’esprit de leurs élèves. Il n’y manquait rien, pas même la réminiscence mythologique qui fait besoin à ces sortes de morceaux. On était tenté de se dire : J’ai lu cela dans la Morale en actions ou ailleurs.

 

Ma trouvaille me fit sourire, je me souvins alors qu’au moment où le pauvre sourd avait glissé mon papier dans son sein, Pidoux lui avait dit :

 

– Vous sentez qu’elle ne pouvait deviner qu’on demanderait à voir les cahiers de la petite !…

 

Le sourd n’entendit pas. Pidoux, au lieu de répéter, lui écrivit cela sur un coin de carte avec un crayon, et le sourd approuva du bonnet. Franchement, il m’était fort indifférent que M. le baron d’Avray épousât mademoiselle Irène. Je ne me croyais point le droit de mettre des bâtons dans ses roues. Je revins au salon comme si de rien n’eût été. À dater de ce moment, la défaite de ce pauvre baron ne fut plus qu’une affaire de temps. Il hésita encore douze ou quinze mois, comme s’il eût pris à tâche d’affoler le précieux Pidoux, mais la chose était bien décidée en principe. Enfin la demande fut faite et acceptée avec dignité, sans empressement comme sans répugnance. Irène avait la science infuse des convenances et des formes.

 

Aussitôt cette victoire remportée, Irène dut en payer le prix. Elle avait préparé dès longtemps maman marquise, chez qui les rhumatismes plaidaient beaucoup plus haut que le sentiment. Maman marquise, pour jouir de Pidoux sans partage et se faire de lui un bouclier permanent contre ses douleurs, consentit à donner sa main à ce précieux disciple d’Hippocrate. Aussitôt qu’elle eut pris ce grand parti, elle se sentit mieux : l’albumine et la fibrine effrayées cessèrent de se quereller dans ses veines.

 

– Cela te paraîtrait-il bien ridicule, petite Suzanne, me dit-elle un matin, non sans embarras, si tu me voyais me remarier ?

 

– Mais du tout, lui répondis-je, M. le marquis est un si digne homme !

 

Elle ferma les yeux à demi en rougissant comme une jeune fille.

 

– Isidore est bien vieux ! murmura-t-elle.

 

Je vis que j’avais fait fausse route. Avant que je n’eusse le temps de reprendre la parole, elle m’attira contre elle et m’embrassa.

 

– Va pianoter, Suzanne, me dit-elle, demain je t’apprendrai le nom de mon futur.

 

Comme je montais à notre chambre d’étude, j’entendis que l’on causait à voix basse dans la chambre du précieux Pidoux. C’étaient Irène et lui qui célébraient leur double victoire. Irène disait :

 

– Je veux être citée comme un modèle. Avant un an, le monde aura authentiquement ratifié ma conquête. Je serai une grande dame, et mon mari sera heureux.

 

– Moi, répliquait l’obscène Pidoux, je serai bien vêtu, bien chauffé, bien nourri… j’aurai des domestiques, des voitures, des chevaux… je m’amuserai à faire quelques réparations à la maison… et ma femme ne mourra certes pas avant de m’avoir fait donation pleine et entière de tout ce dont elle peut disposer en faveur du parangon des époux !

 

Ce Pidoux me fit honte et dégoût. Je sentis mes joues brûler.

 

Au lieu d’aller à mon piano, je descendis quatre à quatre, et je poussai d’un coup de pied la porte de l’écurie. Antoine était là avec son fils François, qui venait d’arriver en semestre.

 

– Allez-vous-en un petit peu, lui dis-je ; j’ai à parler à votre père.

 

– Qu’y a-t-il donc, mam’zelle Suzanne ? me demanda Antoine quand son fils fut parti.

 

Au lieu de répondre, je me promenais en frappant du pied. Il s’approcha de moi et me donna un petit coup de coude.

 

– Dites donc ! fit-il en riant, comment le trouvez-vous cette année ?… Il vous trouve bien mignonne, lui !

 

– Antoine, m’écriai-je, ça porterait malheur à tout le monde ici !… Il n’y a pas à dire : cela ne se peut pas !

 

– Quoi donc qui porterait malheur ?… Si vous vous épousiez avec mon gars François ? On ne vous y prendra pas par le collet pour ça, allez, mam’zelle Suzanne !

 

Il ne me tutoyait plus depuis quelque temps. Je lui tendis la main en riant de son erreur.

 

– Il ne s’agit ni de moi ni de votre fils François, père Antoine, lui dis-je, il y a une grande nouvelle… madame la marquise va se remarier.

 

– Ah ! ah ! fit le bon cocher, tonton marquis aura une couronne de fleurs d’oranger !

 

– Pas avec tonton marquis, père Antoine.

 

– Avec qui donc ?

 

– Avec M. le docteur Pidoux.

 

Il resta bouche béante ; ses lèvres tremblaient.

 

– C’est que… c’est que… balbutia-t-il tout suffoqué, il ne faut pas plaisanter… elle en est bien capable ! Et lui aussi le gueux !

 

Je lui racontai alors tout ce que m’avait dit la marquise et tout ce que je venais d’entendre dans la chambre de Pidoux. Il resta quelque temps à réfléchir.

 

– Ne lui dites rien, mademoiselle Suzanne, reprit-il, tenez-moi seulement au courant… À une botte comme ça, on ne peut pas trouver la riposte tout de suite… Mais j’aimerais mieux l’étrangler, quoi, ce coquin-là, que de laisser ma pauvre bonne maîtresse verser comme ça sur le pavé !

 

Maman marquise me fit le lendemain confidence entière. Je feignis l’étonnement et gardai un respectueux silence. Cela la frappa beaucoup. Ce jour-là aussi, Irène m’annonça son mariage, et me demanda si je voulais aller habiter avec elle au Sinaï. Sur mon refus elle me dit :

 

– Suzanne, vous ne m’aimez pas… c’est une chose étrange : presque jamais nous ne nous aimons entre nous… Au lieu de faire une famille, nous autres qui n’avons point de famille, nous nous prenons d’un dévoûment inepte pour les heureux… Mais vous avez beau ne pas m’aimer, Suzanne, quelque chose m’attire vers vous… Je voudrais vous faire tant de bien que vous ne puissiez jamais, en conscience, être mon ennemie.

 

– Vous m’avez déjà fait beaucoup de bien, mademoiselle, commençai-je.

 

– Mon temps ici, le peu que je savais, mes pauvres talents, tout cela appartenait à madame la marquise du Meilhan… C’est elle qui vous a donné ce que vous avez de moi.

 

Elle prononça ces paroles avec amertume. Je protestai.

 

– Écoutez, Suzanne, reprit-elle ; vous serez de celles avec qui il faut compter… Je vais vous donner