Jean-Henri Fabre

 

 

 

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES

Livre IX

 

 

 

Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes

 

 

 

(1905)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE I  LA LYCOSE DE NARBONNE – LE TERRIER.. 4

CHAPITRE II  LA LYCOSE DE NARBONNE – LA FAMILLE.. 21

CHAPITRE III  LA LYCOSE DE NARBONNE – L’INSTINCT DE L’ESCALADE.. 32

CHAPITRE IV  L’EXODE DES ARAIGNÉES. 42

CHAPITRE V  L’ARAIGNÉE-CRABE.. 58

CHAPITRE VI  LES ÉPEIRES – CONSTRUCTION DE LA TOILE.. 67

CHAPITRE VII  LES ÉPEIRES – MA VOISINE.. 79

CHAPITRE VIII  LES ÉPEIRES – LE PIÈGE À GLUAUX.. 94

CHAPITRE IX  LES ÉPEIRES – LE FIL TÉLÉGRAPHIQUE.. 100

CHAPITRE X  LES ÉPEIRES – GÉOMÉTRIE DE LA TOILE.. 109

CHAPITRE XI  LES ÉPEIRES – LA PARIADE – LA CHASSE.. 120

CHAPITRE XII  LES ÉPEIRES – LA PROPRIÉTÉ.. 132

CHAPITRE XIII  SOUVENIRS MATHÉMATIQUES – LE BINÔME DE NEWTON.. 140

CHAPITRE XIV  SOUVENIRS MATHÉMATIQUES – MA PETITE TABLE.. 154

CHAPITRE XV  L’ARAIGNÉE LABYRINTHE.. 165

CHAPITRE XVI  L’ARAIGNÉE CLOTHO.. 183

CHAPITRE XVII  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA DEMEURE.. 196

CHAPITRE XVIII  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – L’ALIMENTATION.. 211

CHAPITRE XIX  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LE VENIN.. 224

CHAPITRE XX  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – IMMUNITÉ DES LARVES. 240

CHAPITRE XXI  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LES PRÉLUDES. 256

CHAPITRE XXII  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA PARIADE.. 270

CHAPITRE XXIII  LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA FAMILLE.. 281

CHAPITRE XXIV  LA DORTHÉSIE.. 297

CHAPITRE XXV  LE KERMES DE YEUSE.. 309

À propos de cette édition électronique. 324

 

CHAPITRE I

LA LYCOSE DE NARBONNE – LE TERRIER


Michelet nous raconte comment, apprenti imprimeur au fond d’une cave, il entretenait des rapports amicaux avec une Araignée. À certaine heure, un rayon de soleil filtrait par la lucarne du triste atelier et illuminait la casse du petit assembleur de lettres de plomb. La voisine à huit pattes descendait alors de sa toile et venait, sur le bord de la casse, prendre sa part des joies de la lumière. L’enfant laissait faire ; il accueillait en ami la confiante visiteuse, pour lui douce diversion aux longs ennuis. Lorsque nous manque la société de l’homme, nous nous réfugions dans celle de la bête, sans perdre toujours au change.

 

Je n’endure pas, Dieu merci, les tristesses d’une cave : ma solitude est riante d’illumination et de verdure ; j’assiste, quand bon me semble, à la fête des champs, à la fanfare des merles, à la symphonie des grillons ; et cependant, avec plus de dévotion encore que n’y en mettait le jeune typographe, je fais commerce d’amitié avec l’Araignée. Je l’admets dans l’intimité de mon cabinet de travail, je lui fais place au milieu de mes livres, je l’installe au soleil sur le bord de ma fenêtre, je la visite passionnément chez elle, à la campagne. Nos rapports n’ont pas pour but de faire simple diversion aux ennuis de la vie, misères dont j’ai ma part tout comme un autre, ma très large part ; je me propose de soumettre à l’Araignée une foule de questions auxquelles, parfois, elle daigne répondre.

 

Ah ! les beaux problèmes que suscite sa fréquentation ! Pour les exposer dignement, ne serait pas de trop le merveilleux pinceau que devait acquérir le petit imprimeur. Il faudrait ici la plume d’un Michelet, et je n’ai qu’un rude crayon mal taillé. Essayons, malgré tout : pauvrement vêtue, la vérité est encore belle.

 

Je reprends donc l’histoire des instincts de l’Araignée, histoire dont le précédent volume a donné très incomplet essai. Depuis ces premières études, le champ des observations s’est beaucoup agrandi. De nouveaux faits, et des plus remarquables, sont venus enrichir mon registre de notes. Il convient de les mettre à profit pour une biographie plus développée.

 

L’ordre et la clarté du sujet m’exposent, il est vrai, à quelques redites. C’est inévitable quand il faut disposer en un tableau d’ensemble mille détails cueillis au jour le jour, souvent à l’improviste et sans liaison entre eux. L’observateur n’est pas maître de son temps ; l’occasion le mène, par des voies insoupçonnées. Telle question suscitée par un premier fait n’a de réponse que des années après. Elle s’élargit d’ailleurs, se complète par des aperçus glanés en chemin. Dans un travail ainsi fragmenté, des redites s’imposent donc, nécessaires à la coordination des idées. J’en serai sobre du mieux possible.

 

Remettons en scène nos vieilles connaissances, l’Épeire et la Lycose, principaux représentants de nos Aranéides. La Lycose de Narbonne, ou Tarentule à ventre noir, fait élection de domicile dans les garrigues, terrains incultes, caillouteux, aimés du thym. Sa demeure, forteresse plutôt que chalet, est un terrier d’un empan de profondeur environ et du calibre d’un col de bouteille. La direction en est verticale autant que le permettent les obstacles fréquents dans un sol pareil. Un gravier, cela s’extrait, se hisse au dehors ; mais un galet est bloc inébranlable que l’Araignée contourne en coudant sa galerie. Si telle rencontre se répète, l’habitation devient un antre tortueux, à voûtes de pierrailles, à carrefours communiquant entre eux par de brusques défilés.

 

Ce défaut d’ordre est sans inconvénient, tant la propriétaire connaît, par une longue habitude, les recoins et les étages de son immeuble. Si quelque chose bruit là-haut, de nature à l’intéresser, la Lycose remonte de son manoir anfractueux avec la même célérité qu’elle le ferait d’un puits vertical. Peut-être même trouve-t-elle des avantages aux sinuosités de son gouffre quand il faut entraîner dans le coupe-gorge une proie qui se défend.

 

D’ordinaire, le fond du terrier se dilate en une chambre latérale, lieu de repos où l’Araignée longuement médite et tout doucement se laisse vivre lorsque le ventre est plein.

 

Un crépi de soie, mais parcimonieux, car la Lycose n’est pas riche en soierie à la façon des filandières, revêt la paroi du tube et prévient la chute, des terres désagrégées. Cet enduit, qui cimente l’incohérent et lisse le rugueux, est réservé surtout pour le haut de la galerie, au voisinage de l’embouchure. Là, de jour, si tout est tranquille à la ronde, stationne la Lycose, soit pour jouir du soleil, sa grande félicité, soit pour guetter le passage de la proie. Les fils du revêtement soyeux donnent dans tous les sens solide appui aux griffettes, s’il convient de rester des heures et des heures immobile dans les ivresses de la lumière et de la chaleur, ou bien s’il faut d’un bond happer la proie qui passe.

 

Autour de l’orifice du terrier se dresse, tantôt plus, tantôt moins élevé, un parapet circulaire, formé de menus cailloux, de fragments de bûchettes, de lanières empruntées aux feuilles sèches des graminées voisines, le tout assez dextrement enchevêtré et cimenté avec de la soie. Cet ouvrage, d’architecture rustique, ne manque jamais, serait-il réduit à un simple bourrelet.

 

Une fois domiciliée, quand vient l’âge mûr, la Lycose est éminemment casanière. Voici trois ans que je vis en intimité avec elle. Je l’ai établie en de larges terrines sur le bord des fenêtres de mon cabinet, et journellement je l’ai sous les yeux. Eh bien, il est très rare que je la surprenne dehors, à quelques pouces de son trou, où vivement elle rentre à la moindre alerte.

 

Il est dès lors certain que, dans la liberté des champs, la Lycose ne va pas cueillir au loin de quoi bâtir son parapet et qu’elle utilise ce qui se trouve sur le seuil de sa porte. En de telles conditions, les moellons bientôt s’épuisent, et la maçonnerie s’arrête faute de matériaux.

 

Le désir m’est venu de voir quelles dimensions prendrait l’édifice circulaire si l’Aranéide était indéfiniment approvisionnée. Avec des captives dont je suis moi-même le fournisseur, la chose est aisée. Ne serait-ce que pour venir en aide à qui voudrait un jour reprendre ces relations avec la grosse Araignée des garrigues, disons en quoi consiste l’installation de mes sujets.

 

Une ample terrine, profonde d’un empan, est remplie de terre rouge, argileuse, riche de menus cailloux, enfin conforme à celle des lieux hantés par la Lycose. Convenablement humecté de façon à faire pâte, le sol artificiel est tassé, couche par couche autour d’un roseau central, de calibre pareil à celui du terrier naturel de la bête. Quand le récipient est plein jusqu’au bout, je retire le roseau, qui laisse béant un puits vertical. Voilà obtenue la demeure qui remplacera celle des champs.

 

Trouver l’ermite qui doit l’habiter est l’affaire d’une course dans le voisinage. Déménagée de sa propre demeure que vient de bouleverser ma houlette, et mise en possession du gîte de mon art, la Lycose aussitôt s’y engouffre. Elle n’en sort plus, ne cherche pas mieux ailleurs. Une grande cloche en toile métallique repose sur le sol de la terrine et prévient l’évasion.

 

Du reste, la surveillance à cet égard ne m’impose pas assiduité. Satisfaite de la nouvelle demeure, la prisonnière ne manifeste aucun regret de son terrier naturel. De sa part, aucune tentative de fuite. Ne manquons pas d’ajouter que chaque terrine ne doit recevoir qu’un seul habitant. La Lycose est très intolérante. Pour elle, une voisine est pièce de venaison, qui se mange sans scrupule quand on a pour soi le droit du plus fort. Au début, ignorant cette sauvage intolérance, plus âpre encore en saison de famille, j’ai vu se perpétrer d’atroces ripailles sous mes cloches trop peuplées. J’aurai l’occasion de raconter ces drames.

 

Considérons les Lycoses isolées. Elles ne pratiquent pas de retouches à la demeure que je leur ai moulée avec un bout de roseau ; tout au plus, de loin en loin, dans le but peut-être de se créer au fond une chambre de repos, rejettent-elles au dehors quelques charges de déblais ; mais toutes, petit à petit, construisent la margelle qui doit cerner l’embouchure.

 

Je leur ai donné en abondance des matériaux de premier choix, bien supérieurs à ceux qu’elles utilisent livrées à leurs propres ressources. Ce sont d’abord, pour les fondations, de petites pierres lisses, dont quelques-unes ont le volume d’une amande. Avec ce cailloutis sont mélangées de courtes lanières de raphia, souples rubans, faciles à courber. Elles représentent l’habituelle vannerie de l’Aranéide, fines tigelles et feuilles sèches de graminées. Enfin, trésor inouï dont jamais la Lycose n’a fait encore usage, je mets à la disposition de mes captives de gros fils de laine, coupés, en tronçons d’un pouce de longueur.

 

Comme je tiens en même temps à m’informer si mes bêtes, avec leurs superbes lentilles oculaires, sont aptes à distinguer les couleurs et préfèrent certaines d’entre elles, je fais un mélange de brins, de laine de teintes diverses : il y en a de rouges, de verts, de jaunes, de blancs. Si elle a ses préférences, l’Araignée choisira dans l’ensemble.

 

La Lycose travaille toujours de nuit, condition fâcheuse, qui ne me permet pas de suivre l’ouvrière en ses méthodes. Je vois le résultat, et c’est tout. Viendrais-je visiter le chantier à la clarté d’une lanterne, que je n’obtiendrais pas davantage. Très timide, la bête plongerait à l’instant dans son repaire, et j’en serais pour mes frais d’insomnie. D’autre part elle n’est pas très assidue à l’ouvrage, elle aime à prendre son temps. Deux ou trois brins de laine ou de raphia mis en place, c’est toute la besogne d’une nuit. À cette lenteur ajoutons de longs chômages.

 

Deux mois s’écoulent, et le résultat de mes prodigalités dépasse mon attente. Riches à ne savoir que faire de leurs trouvailles, cueillies dans une étroite proximité, mes Lycoses se sont bâti des donjons comme leur race n’en connaissait pas encore de pareils. Autour de l’orifice, sur un talus à faible pente, de petites pierres plates et lisses ont été disposées en un dallage discontinu. Les plus volumineuses, blocs cyclopéens par rapport à l’animal qui les a remuées, sont utilisées aussi abondamment que les autres.

 

Sur ce cailloutis s’élève le donjon. C’est un entrelacement de lanières de raphia et de fils de laine cueillis au hasard, sans distinction des couleurs. Le rouge et le blanc, le jaune et le vert s’y mélangeant sans ordre. La Lycose est indifférente aux attraits chromatiques.

 

Le résultat final est une sorte de manchon, haut d’une paire de pouces. Des liens de soie fournis par les filières, fixent les morceaux entre eux de façon que l’ensemble a l’aspect d’une grossière étoffe. Sans être d’une correction irréprochable, car il y a toujours à l’extérieur des pièces récalcitrantes, mal domptées par l’ouvrière, l’édifice polychrome ne manque pas de mérite. L’oiseau feutrant la conque de son nid n’obtiendrait pas mieux. Qui voit dans mes terrines les singuliers ouvrages multicolores, les prend pour un produit de mon industrie, en vue de quelque malice expérimentale, et sa surprise est grande lorsque j’avoue le véritable auteur de la chose. L’idée ne viendrait à personne que l’Araignée est capable de pareil monument.

 

Il va de soi qu’en liberté, dans nos maigres garrigues, la Lycose ne s’adonne pas à cette luxueuse architecture. J’en ai dit les motifs : trop casanière pour aller à la recherche de matériaux, elle fait emploi de ce qui se trouve autour d’elle, ressource bien limitée. Des lopins de terre, de menus éclats de pierre, quelques brindilles, quelques gramens secs, et voilà tout à peu près. Aussi l’ouvrage est-il en général modeste et se réduit à un parapet qui n’attire guère l’attention.

 

Mes captives nous apprennent que si les matériaux abondent, surtout les matériaux textiles avec lesquels l’écroulement n’est pas à craindre, la Lycose se complaît aux tourelles élevées. Elle connaît l’art des donjons et le met en pratique toutes les fois qu’elle en a les moyens.

 

Cet art se rattache à un autre, dont il est apparemment le dérivé. Si le soleil est violent ou bien si la pluie menace, la Lycose clôt l’entrée de sa demeure avec un treillis de soie où elle incruste des matériaux divers, parfois les restes des proies dévorées. L’antique Gaël clouait sur la porte de sa hutte les têtes des ennemis vaincus. De même la farouche Araignée enchâsse dans l’opercule de sa tanière les crânes de ses victimes. Pareils moellons font très bien sur le dôme de l’ogre, mais gardons-nous d’y voir des trophées belliqueux. La bête ne connaît pas nos sauvages glorioles. Est indifféremment utilisé tout ce qui se trouve sur le seuil du terrier, reliques de Criquets, débris végétaux et parcelles de terre, surtout. Une tête de Libellule cuite au soleil, vaut un gravier, ni plus ni moins.

 

Donc, avec de la soie et de menus matériaux, quelconques, la Lycose bâtit une calotte operculaire sur l’embouchure de son logis. Les motifs qui la portent à se barricader, chez elle ne me sont pas bien connus, d’autant plus que la réclusion est temporaire et de durée fort variable. Une tribu de Lycoses dont l’enclos se trouve peuplé à la suite de mes recherches sur la dispersion de la famille, ainsi qu’on le verra plus loin, me donne à cet égard des renseignements précis.

 

Lors des torrides insolations du mois d’août, je vois mes Lycoses, tantôt les unes, tantôt les autres, se maçonner à l’entrée du terrier un plafond convexe, difficile à distinguer du sol environnant. Serait-ce pour se garantir d’une lumière trop vive ? C’est douteux, car, peu de jours après, les ardeurs du soleil restant les mêmes, le plafond est crevé et l’Araignée reparaît sur sa porte, où délicieusement elle se pénètre des feux de la canicule.

 

Plus tard, octobre venu, si le temps se fait pluvieux, autre réclusion sous une toiture, comme si la Lycose se précautionnait contre l’humidité. N’affirmons rien cependant : bien des fois, la pluie tombant, l’Araignée crève son toit et laisse en plein sa demeure ouverte.

 

Peut-être le couvercle n’est-il mis que pour les graves affaires du ménage, pour la ponte notamment. J’observe, en effet, de jeunes Lycoses qui s’enferment non encore mères, et reparaissent quelque temps après avec la sacoche des œufs appendue à l’arrière. En déduire qu’elles ferment la porte dans le but d’obtenir tranquillité plus grande au moment de filer le cocon, maternel, ne serait pas d’accord avec l’insouciance de la plupart. J’en trouve qui pondent au fond d’un terrier sans clôture ; j’en rencontre qui tissent leur cocon et le bourrent d’œufs en plein air, avant de posséder un logis. Bref, je ne parviens pas à démêler les motifs, qui font clôturer le terrier, n’importe le temps, chaud ou froid, sec ou humide.

 

Toujours est-il que l’opercule se rompt et se rétablit à plusieurs reprises, parfois dans le même jour. Malgré le revêtement terreux, la trame de soie lui donne souplesse suffisante pour se déchirer sous la poussée de la recluse et s’ouvrir sans tomber en ruine. Refoulé sur le périmètre de l’embouchure et augmenté des loques fournies par les plafonds suivants, il devient parapet, que la Lycose exhausse petit à petit en ses longs moments de loisir. Le bastion surmontant le terrier a donc pour origine l’opercule temporaire. Du plafond crevé dérive la tourelle.

 

À quoi bon ce dernier édifice ? Mes terrines vont nous le dire. Passionnée de chasse à courre tant qu’elle n’est pas domiciliée, la Lycose, une fois établie, préfère se tenir à l’affût et attendre le gibier. Tous les jours, au fort de la chaleur, je vois mes captives doucement remonter de dessous terre et venir s’accouder sur les créneaux de leur castel en brins de laine. Elles sont alors vraiment superbes de pose et de gravité. Le ventre bedonnant inclus dans l’embouchure, la tête au dehors, les yeux vitreux fixement braqués, les pattes rassemblées pour le bond, des heures et des heures elles attendent immobiles et voluptueusement saturées de soleil.

 

Qu’une pièce de son goût vienne à passer, aussitôt, du haut de sa tour, la guetteuse s’élance, prompte comme un trait. D’un coup de poignard à la nuque, elle jugule Criquet, Libellule et autre gibier dont je suis le fournisseur ; non moins prompte, elle escalade le donjon et rentre avec sa proie. C’est merveilleux d’adresse et de célérité.

 

Bien rarement une pièce est manquée, pourvu qu’elle passe à proximité convenable, dans le rayon de l’élan du chasseur. Mais si le gibier se trouve à quelque distance, par exemple, sur le treillis de la cloche, la Lycose n’en tient compte. Dédaigneuse d’une poursuite, elle laisse la proie vagabonde. Pour faire son coup, il lui faut succès certain. Elle l’obtient au moyen de sa tour. Dissimulée derrière la muraille, elle voit venir l’arrivant ; elle le surveille, et quand l’autre est à sa portée, soudain elle bondit. Avec cette méthode de brusque surprise, l’affaire est certaine. Serait-il ailé et de rapide essor, l’étourdi qui s’approche de l’embuscade est perdu.

 

Cela suppose, il est vrai, de la part de la Lycose une belle patience, car le terrier n’a rien qui puisse servir d’appât et attirer les victimes. Tout au plus, le relief de la tourelle tentera peut-être de loin en loin, comme reposoir, quelque passant fatigué. Mais si le gibier ne vient pas aujourd’hui, il viendra demain, après-demain, ou plus tard, car dans la garrigue les Criquets sautillent innombrables, peu maîtres de leurs bonds. Un jour ou l’autre, la chance finira par en amener quelqu’un aux abords du terrier. Ce sera le moment de se jeter sur le pèlerin du haut du rempart. Jusque-là, vigilance imperturbable. On mangera quand on pourra, mais enfin on mangera.

 

Très au courant de ces tardives éventualités, la Lycose attend donc, non bien inquiète d’ailleurs d’une abstinence prolongée. Elle a l’estomac complaisant, aujourd’hui bien gorgé de nourriture, puis indéfiniment vide, il m’arrive d’oublier des semaines entières mes devoirs d’approvisionneur, et mes pensionnaires ne s’en portent pas plus mal : Après un jeûne de quelque durée, c’est, chez elles, non dépérissement, mais fringale de loup. Tous ces voraces ripailleurs sont les mêmes : ils engloutissent à l’excès aujourd’hui en prévision de la pénurie de demain.

 

En sa jeunesse, alors qu’elle n’a pas encore de terrier, la Lycose gagne sa vie d’autre manière. Costumée de gris comme l’adulte, mais sans le tablier de velours noir que lui vaudra l’âge nubile, elle vagabonde parmi les maigres gazons. C’est maintenant la véritable chasse à courre. Si quelque gibier à sa convenance se présente, l’Araignée le poursuit, le débusque de ses retraites, en grande hâte le talonne. Le poursuivi gagne les hauteurs, fait mine de s’envoler. Il n’en a pas le temps. D’un bond vertical, la Lycose le happe avant l’essor.

 

Je suis ravi de la prestesse avec laquelle mes plus jeunes pensionnaires, nées de l’année, appréhendent les mouches que je leur sers. En vain le Diptère se réfugie à une paire de pouces d’élévation, sur quelque brin d’herbe. D’une brusque détente, l’Araignée bondit en l’air et saisit la proie. Le chat n’est pas plus prompt à gripper la souris.

 

Mais ce sont là prouesses du jeune âge, non alourdi par l’obésité. Plus tard, lorsqu’il faut traîner lourde panse, gonflée d’œufs et de soie, cette gymnastique est impraticable. La Lycose se creuse alors une demeure fixe, une hutte de chasse, et guette le gibier du haut de son manoir.

 

Quand et comment est obtenu le terrier où, d’errante devenue casanière, la Lycose doit désormais passer sa longue vie ? – C’est en automne, en saison déjà fraîche. Ainsi fait le Grillon champêtre. Tant que les journées sont belles et les nuits pas trop froides, le futur choriste du printemps vagabonde par les guérets, insoucieux d’un gîte. Comme abri momentané, le couvert d’une feuille morte lui suffit en temps critique. Enfin, le terrier, demeure permanente, se creuse à l’approche de la rude saison.

 

La Lycose partage là-dessus les idées du Grillon ; elle trouve, comme lui, mille délices à la vie errante. Vers septembre est venu l’insigne nuptial, le plastron de velours noir. De nuit, aux douces clartés de la lune, on se rencontre, on se lutine, on se mange quelque peu après les noces ; de jour, on bat le pays, on traque le gibier sur le tapis des courtes herbes, on prend sa part des joies du soleil. Cela vaut bien mieux que de méditer solitaire au fond d’un puits. Aussi ne sont pas rares les jeunes mères qui, tramant le sac des œufs ou même déjà chargées de leur famille, n’ont pas encore de domicile.

 

En octobre, il est temps de s’établir. On trouve alors, en effet, deux sortes de terriers, différents par le diamètre. Les plus gros, de l’ampleur d’un col de bouteille, appartiennent aux vieilles matrones, propriétaires de la demeure au moins depuis deux ans. Les plus petits, du calibre d’un fort crayon, logent les jeunes mères, nées de l’année. Par de longues retouches, faites à loisir, les terriers des débutantes gagneront en profondeur ainsi qu’en diamètre et deviendront spacieux logis, pareils à ceux des aïeules. Dans les uns comme dans les autres se trouve la propriétaire avec sa famille, celle-ci tantôt éclose et tantôt encore renfermée dans la sacoche de satin.

 

Ne voyant pas d’outillage de terrassier tel que me semblait l’exiger l’excavation de la demeure, je me suis demandé si la Lycose ne profiterait pas de quelque galerie fortuite, ouvrage de la Cigale ou du Lombric. Ce boyau de rencontre, me disais-je, doit abréger les fouilles de l’Aranéide, en apparence si mal outillée ; il suffirait de l’agrandir et de le régulariser. J’étais dans l’erreur : de l’entrée au fond, le terrier se creuse par le travail direct de l’Aranéide.

 

Où sont alors les instruments de forage ? On songe aux pattes, aux griffettes ; on y songe, mais la réflexion dit que de pareils outils, trop longs et de manœuvre difficultueuse dans un étroit espace, seraient insuffisants. Il faut ici le pic à manche court du mineur pour cogner dur, s’insinuer au-dessous, soulever, arracher ; il faut la pointe aiguë qui plonge dans la masse terreuse, la fait crouler en miettes. Il reste alors les crocs de la Lycose, armes fines qu’on hésite d’abord à faire intervenir en semblable travail, tant il semble illogique de creuser un puits avec des bistouris.

 

Ce sont deux pointes acérées et courbes qui, dans l’inaction, se ploient à la manière d’un doigt fléchi et s’abritent entre deux forts piliers. Le chat rentre ses griffes dans des gaines, sous le velours de la patte, afin de leur conserver leur acuité et leur tranchant. De même, la Lycose protège ses poignards empoisonnés en les repliant sous l’abri de deux puissantes colonnes, qui descendent d’aplomb sur la face et contiennent les muscles chargés de les mouvoir.

 

Eh bien, cette trousse de chirurgie, destinée à juguler la proie, la voici devenue pic pour le rude travail du forage. Assister aux fouilles sous terre n’est pas possible ; on peut du moins, avec quelque patience, être témoin du charroi des déblais. Si je surveille mes captives, sans me lasser, à des heures très matinales, car l’ouvrage se fait surtout de nuit et par longues intermittences, je finis par la surprendre remontant des profondeurs avec une charge.

 

Contrairement à ce que j’attendais, les pattes ne prennent aucune part, au charroi. La brouette est la bouche. Une pelote de terre se trouve entre les crocs. Elle est soutenue par les palpes, petits bras au service des pièces buccales. Circonspecte, la Lycose descend de sa tourelle, va à quelque distance déposer son fardeau, et vite s’engouffre pour en remonter d’autres.

 

Nous en avons assez vu : nous savons que les crochets de la Lycose, armes d’égorgement, ne craignent pas de mordre sur l’argile et le gravier. Ils pétrissent en pilules les déblais de l’excavation, happent la masse terreuse et la transportent au dehors. Le reste va de soi ; ce sont les crocs qui piochent, fouillent, arrachent. De quelle trempe sont-ils donc pour ne pas s’émousser dans cette besogne de puisatier, et servir après à la chirurgie du coup à la nuque !

 

Je viens de dire que la réparation et l’agrandissement du terrier se font par longues intermittences. De loin en loin le parapet annulaire se restaure, s’exhausse un peu ; plus rarement encore l’habitation s’amplifie et gagne en profondeur. D’habitude, le manoir reste tel quel des saisons entières. Sur la fin de l’hiver, en mars mieux qu’en toute autre saison, la Lycose semble désireuse de se donner un peu plus de large. C’est le moment de la soumettre à certaines épreuves.

 

On sait que le Grillon champêtre, extrait de son terrier et mis sous cloche dans des conditions qui lui permettraient de se creuser un nouveau domicile si le désir lui en venait, préfère vagabonder d’un abri fortuit à l’autre, ou plutôt ne songe plus à se créer une habitation permanente. Il y a pour lui une courte saison où s’éveille, impérieux, l’instinct de la galerie souterraine. Cette saison passée, l’artiste excavateur, accidentellement privé de son chez soi, devient errant bohème, insoucieux d’un logis. Il y a perdu ses talents et couche à la belle étoile.

 

Que l’oiseau délaisse son art de constructeur de nids quand il n’a pas de couvée à soigner, c’est d’une parfaite logique ; il édifie pour sa famille, et non pour lui. Mais que dire du Grillon, exposé à mille mésaventures hors de sa demeure ? La protection d’un toit lui serait très utile, et l’étourdi n’y songe pas, quoique vigoureux et apte mieux que jamais à fouir de sa robuste mâchoire.

 

Quelle raison donner de cette négligence ? Aucune, si ce n’est que l’époque des fouilles opiniâtres est passée. Les instincts ont leur calendrier. À l’heure requise, brusquement ils s’éveillent ; brusquement ils s’endorment après. L’ingénieux devient l’inepte quand est finie la période réglementaire.

 

En pareil sujet, l’Araignée des garrigues est à consulter. Sous cloche, dans un terrier où j’ai préparé un sol de son goût, je loge une vieille Lycose, apportée le jour même, de la campagne. Si mes artifices, à l’aide d’un bout de roseau, ont moulé d’abord un terrier représentant en gros celui d’où je l’ai extraite, l’Araignée aussitôt y descend et paraît satisfaite de ce nouveau domicile. Le produit de mon art est accepté comme propriété légitime et ne subit presque pas de retouches. Avec le temps tout se borne à dresser un bastion autour de l’embouchure, à cimenter de soie le haut de la galerie. En cet établissement de ma fabrication, la conduite de la bête reste ce qu’elle serait dans les conditions naturelles.

 

Mais déposons la Lycose à la surface du sol sans préalable moulage d’un terrier. Que va, faire l’Aranéide privée de gîte ? Se creuser apparemment une demeure. Elle en a la force, elle est en sa pleine vigueur. Et puis, le sol, pareil à celui d’où je l’ai délogée, se prête, très bien à l’opération. On s’attend donc à voir prochainement l’Araignée établie dans un puits de sa façon.

 

Nous sommes déçus. Les semaines se passent, et rien n’est entrepris, absolument rien. Démoralisée par le manque d’embuscade, la Lycose accorde à peine attention au gibier que je lui sers. En vain les Criquets passent à sa portée ; le plus souvent elle les dédaigne. L’abstinence, l’ennui, lentement la consument. Enfin elle périt.

 

Reprends donc, pauvre sotte, ton métier de mineur ; fais-toi une demeure, puisque tu en as les moyens, et la vie, longtemps encore, aura pour toi des douceurs : la saison est bonne, les victuailles abondent. Fouille, excave, descends en terre ; le salut est là. Stupidement tu n’en fais rien et tu péris. Pourquoi ?

 

Parce que l’industrie d’autrefois est oubliée ; parce que l’âge des fouilles persévérantes est passé et que ton pauvre intellect ne peut remonter le cours des choses. Faire une seconde fois ce qui a été déjà fait dépasse ton savoir. Avec ton aspect si profondément méditatif, tu ne peux résoudre le problème du disparu à reconstruire.

 

Adressons-nous maintenant à des Lycoses plus jeunes et dans la période d’excavation. Vers la fin de février, j’en exhume une demi-douzaine. Elles sont de taille moitié moindre que celle des vieilles ; leurs terriers ont le calibre du petit doigt. Des déblais, tout frais encore et répandus autour du puits, certifient des fouilles récentes.

 

Internées sous cloche, ces jeunes Lycoses se comportent de façon différente suivant que le sol mis à leur disposition est ou n’est pas muni d’un terrier, mon ouvrage. Un terrier, c’est trop dire ; je ne leur donne qu’un commencement de puits, qu’une amorce profonde environ d’un pouce. En possession de ce gîte rudimentaire, l’Araignée n’hésite pas à poursuivre le travail que je viens d’interrompre dans les champs. De nuit, vaillamment elle creuse. Je le reconnais à la masse des déblais rejetés. Enfin elle obtient une habitation suivant ses goûts, habitation surmontée d’une tourelle, comme de règle.

 

Au contraire, les autres, à qui l’empreinte de mon crayon n’a pas ménagé un vestibule représentant à peu près la galerie naturelle d’où je les ai délogées, se refusent absolument au travail et périssent malgré l’abondance des vivres.

 

Les premières poursuivent la besogne qui est de saison. Elles creusaient quand je les ai prises, et, entraînées par le courant de leur activité, elles creusent encore dans mes appareils. Trompées par une amorce de puits, elles approfondissent l’empreinte du crayon comme elles auraient approfondi leur réel vestibule. Elles ne recommencent pas le travail ; elles le continuent.

 

Les secondes, dépourvues de ce leurre, de ce semblant de terrier pris pour leur ouvrage, renoncent aux fouilles et se laissent mourir, parce qu’il faudrait rétrograder dans la série des actes et reprendre les coups de pioche du début. Recommencer demande réflexion, aptitude qui leur est étrangère.

 

Pour l’insecte, – en bien des cas déjà nous l’avons reconnu, – ce qui est fait est fait, et plus ne se reprend. Les aiguilles d’une montre ne rétrogradent pas. À peu près ainsi se comporte l’insecte. Son activité l’entraîne dans un sens, toujours en avant, sans lui permettre le recul, même lorsqu’un accident le rend nécessaire.

 

Ce que nous ont appris jadis les Chalicodomes et les autres, voici que maintenant la Lycose le confirme à sa manière. Incapable de se créer à frais nouveaux une seconde demeure lorsque la première est ruinée, elle vagabondera, elle pénétrera chez quelque voisine, au risque d’être mangée si elle n’est pas la plus forte, mais elle ne s’avisera pas de se domicilier en recommençant.

 

Ah. ! le singulier intellect que celui de la bête, mélange de rigidité mécanique et de souplesse cérébrale ! Y a-t-il là des éclaircies qui combinent et des vouloirs qui poursuivent un but ? Après tant d’autres, la Lycose nous permet d’en douter.

 

CHAPITRE II

LA LYCOSE DE NARBONNE – LA FAMILLE


Trois semaines et plus, la Lycose traîne la sacoche des œufs appendue aux filières. Que le lecteur veuille se rappeler les épreuves racontées dans le précédent volume, en particulier celles de la bille de liège et de la pelote de fil stupidement acceptées en échange de la vraie pilule. Eh bien, cette mère si obtuse, satisfaite de n’importe quoi lui battant les talons, va nous émerveiller de son dévouement.

 

Qu’elle remonte de son puits pour s’accouder à la margelle et prendre le soleil, qu’elle rentre brusquement dans le souterrain s’il y a péril, ou bien qu’elle vagabonde avant de se domicilier, jamais elle ne quitte la chère sacoche, objet bien encombrant dans la marche, l’escalade, le bond. Si quelque accident la détache du point de suspension, elle se jette affolée sur son trésor, amoureusement l’enlace, prête à mordre qui voudrait le lui enlever. Je suis parfois moi-même le larron. J’entends alors grincer la pointe des crocs venimeux sur l’acier de mes pinces, qui tiraillent d’un côté tandis que la Lycose tiraille de l’autre. Mais laissons la bête tranquille. D’un rapide contact des filières, la pilule est remise en place, et l’Araignée s’éloigne à grands pas, toujours menaçante.

 

Sur la fin de l’été, toutes les domiciliées, vieilles ou jeunes, soit en captivité sur le bord de la fenêtre, soit en liberté dans les allées de l’enclos, me donnent chaque jour l’édifiant spectacle que voici. Le matin, dès que le soleil se fait chaud et donne sur leur terrier, les recluses remontent du fond avec leur sac et viennent stationner à l’orifice. Toute la belle saison, de longues siestes au soleil sur le seuil du manoir sont d’usage courant, mais à cette heure la pose n’est plus la même.

 

Auparavant, la Lycose venait au soleil pour elle-même. Accoudée sur le parapet, elle avait en dehors du puits la moitié antérieure du corps, et en dedans la moitié postérieure. Les yeux se rassasiaient de lumière, la panse restait dans l’obscur. Chargée du sac aux œufs, l’Araignée renverse la pose : l’avant est dans le puits, et l’arrière au dehors. Avec les pattes postérieures, elle tient soulevée au-dessus de l’embouchure la blanche pilule gonflée de germes ; doucement elle la tourne, la retourne, pour en présenter toutes les faces à la vivifiante illumination. Et cela dure la moitié de la journée, tant que la température est élevée ; et cela recommence avec une exquise patience durant trois à quatre semaines. Pour les faire éclore, l’oiseau couvre ses œufs de l’édredon de sa poitrine ; il les presse sur le calorifère de son cœur. La Lycose fait tourner les siens devant le foyer souverain ; elle leur donne pour incubateur le soleil.

 

Dans les premiers jours de septembre, les jeunes, éclos depuis quelque temps, sont mûrs pour la sortie. La pilule se fend d’une déchirure sous le repli qui cerne l’équateur. Le volume précédent nous a instruits de l’origine de ce repli. Est-ce la mère qui, sentant la nitée en émoi dans l’enveloppe de satin, rompt elle-même l’ampoule au moment opportun ? C’est probable. Peut-être encore y a-t-il déhiscence spontanée, comme nous le montrera plus tard le ballon de l’Épeire fasciée, sacoche tenace qui s’ouvre d’elle-même d’une brèche à une époque où depuis longtemps la mère n’existe plus.

 

En une seule séance, la famille entière émerge du sac. Tout aussitôt les petits grimpent sur le dos de la mère. Quand au sac vide, loque sans valeur, il est rejeté hors du terrier. La Lycose n’y accorde plus attention. Étroitement groupés l’un contre l’autre, parfois en une couche double et triple, suivant leur nombre, les jeunes occupent toute l’échine de la mère, qui, pendant sept mois, nuit et jour, va désormais porter sa famille. Nulle part ne se trouverait spectacle familial plus édifiant que celui de la Lycose vêtue de ses petits.

 

De temps à autre, il m’arrive de voir passer sur la grand’route un groupe de bohémiens se rendant à quelque foire du voisinage. Sur le sein de la mère, dans un hamac formé d’un mouchoir, vagit le nouveau-né. Le dernier sevré est à califourchon sur les épaules ; un troisième chemine agrippé aux jupons ; d’autres suivent de près, le plus grand en arrière et furetant dans les haies, riches de mûres. C’est superbe d’insoucieuse fécondité. Joyeux et sans le sou, ils vont. Le soleil est chaud, et la terre fertile.

 

Mais comme ce tableau pâlit devant celui de la Lycose, l’incomparable bohémienne dont la marmaille se compte par centaines ! Et tout ce monde, de septembre en avril sans un instant de répit, trouve place sur le dos de la patiente, s’y laisse doucement vivre et promener.

 

Ils sont bien sages, d’ailleurs, les petits ; nul ne bouge, ne cherche noise aux voisins. Mutuellement enlacés, ils forment une draperie continue, une souquenille hirsute sous laquelle la mère est méconnaissable. Est-ce un animal, est-ce une pelote de bourre, un ramassis de petites graines accrochées ? Le premier coup d’œil laisse indécis.

 

L’équilibre de ce feutre vivant n’est pas tel que des chutes ne soient fréquentes, surtout lorsque la mère remonte de chez elle et vient sur le seuil du terrier faire prendre le soleil aux petits. Le moindre frottement contre la galerie culbute une partie de la famille. L’accident est sans gravité. La poule, inquiète de ses poussins, cherche les égarés, les rappelle, les rassemble. La Lycose ne connaît pas ces transes maternelles. Impassible, elle laisse les culbutés se tirer d’affaire tout seuls, ce qu’ils font avec une admirable prestesse. Parlez-moi de ces marmots pour se relever sans geindre, s’épousseter et se remettre en selle. À l’instant, les précipités trouvent une patte de la mère, habituel mât d’ascension ; ils l’escaladent au plus vite et regagnent l’échine de la porteuse. En un rien de temps, l’écorce animale est refaite.

 

Parler ici d’amour maternel serait, je crois, excessif. La tendresse de la Lycose pour ses fils ne dépasse guère celle de la plante qui, étrangère à tout sentiment affectueux, a néanmoins, à l’égard de ses graines, des soins d’une exquise délicatesse. La bête, en bien des cas, ne connaît pas d’autre maternité. Qu’importe à la Lycose sa marmaille ! Elle accepte celle d’autrui non moins bien que la sienne ; elle est satisfaite pourvu qu’une foule grouillante lui charge le dos, foule venue de ses flancs ou d’ailleurs. Le réel amour maternel est ici hors de cause.

 

J’ai dit ailleurs les prouesses de la mère Copris, surveillant des cellules qui ne sont pas son ouvrage et ne contiennent pas ses fils. D’un zèle difficile à lasser par l’excès de travail que je lui impose, elle expurge de leurs moisissures les coques étrangères, dépassant de beaucoup le nombre des réglementaires nitées ; doucement elle les ratisse, les polit, les répare ; attentive, elle les ausculte et s’informe par l’ouïe des progrès des nourrissons. Sa réelle collection ne serait pas mieux soignée. Famille véritable et famille d’autrui, pour elle c’est tout un.

 

Même indifférence de la part de la Lycose. Avec un pinceau, je balaye la charge de l’une de mes Aranéides et je la fais choir au voisinage d’une autre, couverte de ses petits. Les délogés trottinent, trouvent étalées les pattes de la nouvelle mère, vite y grimpent et montent sur le dos de la bénévole, qui tranquillement laisse faire. Ils s’insinuent parmi les autres, ou, lorsque la couche est trop épaisse, ils gagnent l’avant, passent du ventre sur la poitrine, sur la tête même, mais en laissant la région des yeux à découvert. Il ne faut pas éborgner la porteuse, la sécurité générale l’exige. Ils le savent et respectent les lentilles oculaires, si populeuse que soit l’assemblée. Toute la bête se couvre d’un tapis de marmaille, sauf les pattes, qui doivent conserver leur liberté de mouvements, et le dessous du corps, où sont à craindre les frottements du terrain.

 

À la surchargée, mon pinceau impose une troisième famille, pacifiquement acceptée elle aussi. On se serre un peu plus, on se superpose par strates, et tout le monde trouve place. La Lycose n’a plus alors figure de bête ; c’est un hérissement sans nom qui déambule. Les chutes sont fréquentes, suivies de continuelles ascensions.

 

Je m’aperçois que j’ai atteint, non les limites du bon vouloir de la porteuse, mais celles de l’équilibre. L’Araignée adopterait indéfiniment d’autres enfants trouvés, si l’échine lui permettait de leur donner position stable. Tenons-nous-en là. Rendons à chaque mère sa famille en puisant au hasard dans l’ensemble. Il y aura forcément des échanges, mais cela ne tire pas à conséquence : fils réels ou fils adoptifs sont même chose aux yeux de la Lycose.

 

On désirerait savoir si, loin de mes artifices, dans des circonstances où je n’interviens pas, la débonnaire éducatrice se charge parfois d’un supplément de famille ; on tiendrait à savoir aussi ce que devient cette association du légitime et de l’étranger. Pour la réponse à la double question, je suis on ne peut mieux servi.

 

J’ai établi sous la même cloche deux vieilles matrones chargées de petits. Chacune a sa demeure éloignée de celle de l’autre autant que le permet l’ampleur de la terrine commune. La distance est d’un empan et au-delà. Ce n’est pas assez. Le voisinage allume bientôt de féroces jalousies entre ces intolérantes, obligées de vivre à l’écart l’une de l’autre pour se faire un suffisant domaine de chasse.

 

Un matin, je surprends les deux commères en querelle à la surface du sol. La vaincue gît sur le dos ; la victorieuse, ventre contre ventre avec son adversaire, l’étreint des pattes, l’immobilise. Des deux parts, les crocs venimeux sont ouverts, prêts à mordre sans l’oser encore, tant ils sont redoutables pour l’une comme pour l’autre. Après une assez longue attente avec simple échange de menaces, la plus vigoureuse, celle qui occupe le dessus, ferme sa machine de mort et broie la tête de la gisante. Puis tranquillement, par petites bouchées, elle mange la défunte.

 

Or, tandis que la mère est dévorée, que font les petits ? Aisément consolables, insoucieux de la scène atroce, ils montent sur le dos de la victorieuse et paisiblement s’y installent, pêle-mêle, avec la famille légitime. L’ogresse ne s’y oppose, les admet comme siens. Elle fait ripaille de la mère, elle donne asile aux orphelins.

 

Ajoutons que, de longs mois encore, jusqu’à l’émancipation finale, elle les portera sans les distinguer des siens. Désormais les deux familles, si tragiquement réunies, n’en feront plus qu’une. On voit combien il serait déplacé de faire intervenir ici l’amour maternel et ses tendresses.

 

La Lycose nourrit-elle au moins les petits qui pendant sept mois lui grouillent sur le dos ? Les convie-t-elle quand elle a fait capture ? Je l’ai cru tout d’abord, et, désireux d’assister aux agapes familiales, j’ai mis, une attention spéciale à surveiller les mères au moment du manger. Le plus souvent la consommation se fait dans le terrier, à l’abri des regards ; mais il arrive aussi que la pièce est mangée en plein air, sur le seuil de la demeure. D’ailleurs il est aisé d’élever la Lycose et sa famille sous cloche en toile métallique, avec couche de terre où la captivité ne s’avisera jamais, de creuser un puits, pareil travail n’étant plus de saison. Tout se passe alors à découvert.

 

Eh bien, tandis que la mère mâche, remâche, exprime et déglutit, les jeunes ne bougent de leur campement sur le dos. Pas un ne quitte sa place, ne fait mine de vouloir descendre pour prendre part à la réfection. Du côté de la mère non plus aucune invitation à venir se sustenter, aucun relief mis en réserve pour eux. Elle se repaît, et les autres regardent, ou plutôt sont indifférents à ce qui se passe. Leur parfaite quiétude pendant la ripaille de la Lycose certifie, chez eux, un estomac sans besoins.

 

Avec quoi sont-ils donc substantés pendant leurs sept mois d’éducation sur le dos maternel ? L’idée vient d’exsudation fournies par le corps de la porteuse ; les jeunes se nourriraient de leur mère à la façon d’une vermine parasite et l’épuiseraient petit à petit.

 

Abandonnons cette idée. Jamais on ne les voit appliquer la bouche sur la peau qui devrait être pour eux une sorte de mamelle. D’autre part, la Lycose, loin de s’épuiser et dépérir, se maintient en parfait embonpoint. À la fin de l’éducation, elle est aussi bedonnante que jamais. Elle n’a pas perdu, tant s’en faut ; au contraire, elle a gagné ; elle a acquis de quoi procréer, l’été suivant, une autre famille aussi populeuse que celle d’aujourd’hui.

 

Encore une fois, de quoi se sustentent les petits ? Pour suffire aux dépenses vitales de la bestiole, on n’ose songer à des réserves venues de l’œuf, surtout quand ces réserves, si voisines de rien, doivent s’économiser en vue de la soie, matière d’importance capitale, dont il se fera tantôt copieux usage. Autre chose doit être en jeu dans l’activité de l’animalcule.

 

Avec l’inertie se comprendrait l’abstinence totale, l’immobilité n’est pas la vie. Mais les jeunes Lycoses, bien que d’habitude tranquilles sur le dos de la mère, ne cessent d’être prêtes au mouvement et à la rapide escalade. Tombées de la voiture maternelle, vite elles se relèvent, vite elles grimpent le long d’une patte et remontent là-haut. C’est superbe de prestesse et d’animation.

 

Et puis, une fois en place, il faut conserver dans l’amas un équilibre stable ; il faut tendre et raidir ses petits membres pour se maintenir accrochée aux voisines. En réalité, de repos complet, il n’y en a pas pour elles.

 

Or, la physiologie nous dit : pas une fibre ne travaille sans une dépense d’énergie. Assimilable, dans une large mesure, aux machines de notre industrie, l’animal exige, d’une part, la rénovation de son organisme usé par l’exercice, d’autre part, l’entretien de la chaleur transformée en mouvement.

 

On peut le comparer à la locomotive. En travaillant, la bête de fer détériore par degrés ses pistons, ses bielles, ses roues, ses tubes de chauffe qu’il faut, de temps en temps, remettre en bon état. Le fondeur et le chaudronnier la restaurent, lui servent, en quelque sorte, l’aliment plastique, l’aliment qui s’incorpore à l’ensemble et fait partie du tout.

 

Mais serait-elle récemment sortie des ateliers de construction, elle est encore inerte. Pour devenir apte à se mouvoir, il faut que le chauffeur lui fournisse l’aliment énergétique, c’est-à-dire lui allume quelques pelletées de houille dans le ventre. De cette chaleur se fera travail mécanique.

 

Ainsi de l’animal. Comme rien ne se fait avec rien, l’œuf fournit d’abord les matériaux du nouveau-né ; puis des aliments plastiques, chaudronniers des êtres vivants, accroissent le corps jusqu’à certaines limites et le remettent à neuf à mesure qu’il s’use. En même temps, sans discontinuer, fonctionne le chauffeur. Le combustible, source de l’énergie, ne fait dans l’organisme qu’une station temporaire ; il s’y consume et fournit la chaleur, d’où dérive le mouvement. La vie est un foyer. Chauffée par son manger, la machine animale se meut, chemine, s’élance, bondit, nage, vole, met en branle de mille manières son outillage de locomotion.

 

Revenons aux jeunes Lycoses. Jusqu’à l’époque de leur émancipation, elles ne prennent aucun accroissement. Telles je les voyais naissantes, telles je les retrouve sept mois après. L’œuf a fourni les matériaux nécessaires à leur minuscule charpente ; et comme pour le moment, les pertes de substance usée sont excessivement réduites, nulles même, un surplus d’aliments plastiques est inutile tant que la bestiole ne grandira pas. Sous ce rapport, l’abstinence prolongée n’offre aucune difficulté. Mais il reste l’aliment énergétique, indispensable, car la petite Lycose se meut, et très activement, lorsqu’il le faut. D’où ferons-nous dériver la chaleur dépensée dans l’action, lorsque l’animal ne prend absolument aucune nourriture ?

 

Un soupçon se présente. On se dit : sans être la vie, la machine est plus que matière, car l’homme y a mis un peu de son âme. Or, la bête de fer, consommant sa ration de houille, broute en réalité l’antique frondaison des fougères arborescentes, où s’est accumulée l’énergie du soleil.

 

Les bêtes de chair et d’os ne font pas autrement. Qu’elles se dévorent entre elles ou qu’elles prélèvent tribut sur la plante, c’est toujours par le stimulant de la chaleur solaire qu’elles s’animent, chaleur emmagasinée dans l’herbe, le fruit, la semence et ceux qui s’en nourrissent. Le soleil, âme du monde, est le souverain dispensateur de l’énergie.

 

Au lieu d’être servie par l’intermédiaire de l’aliment et de passer par l’ignominieux détour de la chimie intestinale, cette énergie solaire ne pourrait-elle pénétrer directement l’animal et le charger d’activité, de même que la pile charge de force un accumulateur ? Pourquoi : ne pas se sustenter de soleil lorsque, en dernière analyse, nous ne trouvons pas autre chose dans la grappe et le fruit mangés ?

 

La chimie, audacieuse révolutionnaire, nous promet la synthèse des substances alimentaires. À la ferme succédera l’usine. Pourquoi la physique n’interviendrait-elle pas, elle aussi ? Elle abandonnerait aux cornues la préparation de l’élément plastique ; elle se réserverait l’aliment énergétique, qui, ramené à son exacte expression, cesse d’être matière. À l’aide d’ingénieux appareils, elle nous infuserait notre ration d’énergie solaire, dépensée après en mouvement. Où se remonterait la machine sans le secours, souvent pénible, de l’estomac et de ses annexes ? Ah ! le délicieux monde, où l’on déjeunerait d’un rayon de soleil !

 

Est-ce rêverie ? est-ce prévision d’une lointaine réalité ? Sur la possibilité de ce problème, l’un des plus hauts que la science puisse agiter, écoutons d’abord le témoignage des jeunes Lycoses.

 

Sept mois durant, sans aucune nourriture matérielle, elles dépensent de la force en mouvements. Pour remonter le mécanisme de leurs muscles, elles se restaurent directement de chaleur et de lumière. À l’époque où la sacoche des œufs lui traînait au bout du ventre, la mère, aux meilleurs moments de la journée, venait présenter sa pilule au soleil. Des deux pattes d’arrière, elle l’exhaussait hors du terrier, en pleine clarté ; doucement elle la tournait, la retournait, afin que chaque face reçût sa part de la vivifiante radiation. Or, ce bain de vie, qui a donné l’éveil aux germes, maintenant se continue pour maintenir actifs les tendres nouveau-nés.

 

Chaque jour, si le ciel est clair, la Lycose, chargée de ses petits, remonte du fond du terrier, s’accoude à la margelle et de longues heures stationne au soleil. Là, sur l’échine maternelle, les jeunes délicieusement s’étirent, se saturent de chaleur, se chargent de réserves motrices, s’imprègnent d’énergie.

 

Ils sont immobiles, mais pour peu que je souffle sur eux, vivement ils trépignent comme au passage d’un ouragan. À la hâte ils se dispersent, à la hâte ils se rassemblent, preuve que, sans aliment matériel, la machinette animale est toujours sous pression, apte à fonctionner. Quand l’ombre vient, mère et fils redescendent, rassasiés d’effluves solaires. Le banquet énergétique au restaurant du soleil est terminé pour aujourd’hui. Même en hiver, si l’atmosphère est clémente, tous les jours on recommence de la sorte, jusqu’à l’émancipation suivie des premières bouchées.

 

CHAPITRE III

LA LYCOSE DE NARBONNE – L’INSTINCT DE L’ESCALADE


Le mois de mars finit, et, par un temps superbe, aux heures les plus chaudes de la matinée le départ des jeunes commence. Chargée de sa marmaille, la mère Lycose est hors du terrier, accroupie sur le parapet de l’embouchure. Comme indifférente à ce qui se passe, elle laisse faire, sans encouragement et sans regret. S’en va qui veut, reste qui veut.

 

Maintenant les uns, maintenant les autres, à mesure qu’ils se sentent saturés de soleil, les petits quittent la mère par escouades, trottinent un moment sur le sol, puis gagnent vite le treillis de la cloche, qu’ils escaladent avec une singulière ardeur. Ils passent à travers les mailles, ils grimpent là-haut tout au sommet de l’acropole. Sans exception aucune, tous se portent dans les hauteurs, au lieu d’errer sur le sol, comme il était rationnel de s’y attendre d’après les habitudes éminemment terrestres des Lycoses ; tous gravissent le dôme, manœuvre étrange dont je ne soupçonne pas encore l’utilité.

 

L’éveil m’est donné par l’anneau vertical terminant la cloche. Les jeunes y accourent. C’est pour eux un portique de gymnase. Dans son ouverture, ils tendent des fils ; ils en disposent d’autres allant de l’anneau aux points voisins du treillis. Sur ces passerelles, ils font des exercices de voltige en des allées et des venues interminables. Les mignonnes pattes de temps en temps s’ouvrent, s’étalent comme pour atteindre des points plus éloignés. Je soupçonne, enfin des acrobates désireux de hauteurs supérieures à celles du dôme.

 

Je surmonte le treillis d’un rameau qui double la hauteur accessible. La remuante compagnie à la hâte y grimpe ; elle atteint, l’extrémité des plus hautes ramilles, et de là laisse flotter des fils qui prennent adhésion sur les objets du voisinage. Voilà, autant de ponts suspendus ; mes bestioles prestement y cheminent, sans cesse allant et revenant. On dirait qu’elles désirent monter plus haut. Je vais vous satisfaire.

 

Un roseau de trois mètres d’élévation est garni tout au long de menues ramilles. Il surmonte la cloche. Les petites Lycoses y grimpent, jusqu’à la cime. Là des fils plus longs sont tirés de la corderie, tantôt flottants, tantôt convertis en ponts par le simple contact de leur bout libre avec les appuis d’alentour. Les funambules s’y engagent. Cela forme des guirlandes que le moindre souffle d’air balance mollement. Le fil étant invisible quand il ne se trouve pas entre le regard et le soleil, on dirait des files de moucherons se trémoussant en un ballet aérien.

 

Puis soudain, tiraillée par les agitations de l’air, la subtile amarre se rompt, s’envole dans l’espace. Voilà les émigrants partis, appendus à leur fil. Si le vent est propice, ils peuvent atterrir à de grandes distances. Une semaine ou deux, en bandes plus ou moins nombreuses suivant la température et l’éclat de la journée, ainsi se continue le départ. Si le ciel est gris, nul ne songe à s’en aller. Il faut aux partants les caresses du soleil, qui donnent animation et vigueur.

 

Enfin toute la famille a disparu, transportée au loin par les véhicules funiculaires. La mère est seule. La privation de ses fils ne semble guère la chagriner. Elle a le coloris et l’embonpoint habituels, signe que les fatigues maternelles ne lui ont pas été trop lourdes.

 

Je lui reconnais aussi plus de ferveur à la chasse. Chargée de sa famille, elle était d’une remarquable sobriété, n’acceptant qu’avec beaucoup de réserve le gibier mis à sa disposition. Le froid de la saison s’opposait peut-être aux copieuses réfections ; peut-être aussi le faix des petits gênait ses mouvements et la rendait plus réservée dans l’attaque de la proie.

 

Aujourd’hui, ragaillardie par le beau temps et libre d’allures, elle accourt du fond de son repaire toutes fois que je fais bruire une pièce de son goût à l’entrée du terrier ; elle vient prendre au bout de mes doigts le savoureux Criquet, la corpulente Anoxie, et cela se répète chaque jour si mes soins en ont le loisir. Après la sobriété hiémale, le temps est venu des plantureuses ripailles.

 

Cet appétit nous apprend que la bête n’est pas près de mourir ; on ne festoie pas de la sorte avec un estomac défaillant. Mes pensionnaires entrent, en pleine vigueur, dans leur quatrième année. L’hiver, aux champs, je trouvais portant leurs petits des mères de grande taille et d’autres presque de moitié moindres. L’ensemble représentait donc une triple filiation. Et maintenant voici que, dans mes terrines, après le départ de la famille, les vieilles matrones persistent, aussi robustes que jamais. Toutes les apparences le disent : devenues bisaïeules, elles se maintiennent aptes à procréer.

 

Les faits répondent à ces prévisions. Septembre revenu, mes captives trament une sacoche aussi volumineuse que celle de l’an passé. Longtemps, même alors que les autres pontes sont écloses depuis quelques semaines, elles viennent chaque jour, sur le seuil du terrier, présenter leurs pilules à l’incubation du soleil. Leur persévérance n’aboutit pas ; rien ne sort de la bourse de satin. Rien n’y bouge. Pourquoi ?

 

Parce que, dans la captivité de mes cloches, les œufs n’ont pas eu de père. Lassées d’attendre et reconnaissant, enfin la stérilité de leur produit, elles repoussent le sac aux œufs hors du terrier et plus ne s’en occupent. Au retour du printemps, alors que la famille, développée suivant les règles, aurait été émancipée, enfin elles périssent. Mieux que le Scarabée sacré, son voisin, la puissante Araignée des garrigues connaît donc la longévité patriarcale ; à tout le moins, elle vit cinq années.

 

Laissons les mères à leurs affaires et revenons aux jeunes. Ce n’est pas sans quelque surprise que l’on voit les petites Lycoses, dès les premiers moments de l’émancipation, se hâter de gagner les hauteurs. Destinées à vivre à la surface du sol, parmi les courts gazons, ensuite domiciliées dans un puits, demeure permanente, les voici qui débutent en passionnés acrobates. Avant les bas niveaux, leur séjour réglementaire, il leur faut les hauts lieux.

 

Monter plus haut, plus haut encore, est leur premier besoin. Avec un mât de trois mètres d’élévation et convenablement embroussaillé pour faciliter l’escalade, je n’ai pas atteint, paraît-il, les limites de leur instinct ascensionnel. Tout à la cime sont des accourues qui, gesticulant des pattes, interrogent l’étendue comme pour saisir des brindilles supérieures. Il convient de recommencer, et dans des conditions meilleures.

 

Si la Lycose de Narbonne, dans sa propension momentanée vers les hauteurs, est plus intéressante qu’une autre Aranéide à cause de sa demeure habituelle, le sous-sol, elle est aussi d’essaimage moins frappant, parce que les jeunes, loin d’émigrer tous à la fois, quittent la mère à des époques différentes et par petites escouades. Le spectacle sera plus beau avec la triviale Araignée des jardins, l’Épeire diadème (Epeira diadema Lin.), décorée sur le dos d’une triple croix blanche.

 

Elle fait sa ponte en novembre et meurt aux premiers froids. La longévité de la Lycose lui est refusée. Sortie de la sacoche natale au début du printemps, elle ne voit jamais le printemps suivant. Cette sacoche, récipient des œufs, n’a rien de l’industrieuse structure que nous ont fait admirer l’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse. Ici, plus de configuration en gracieux aérostat ou bien en paraboloïde étoilé à la base ; plus d’étoffe en satin, tenace, imperméable ; plus d’édredon pareil à une fumée rousse ; plus de tonnelet central où les œufs sont encaqués. L’art des tissus robustes et des enceintes multiples est inconnu.

 

L’œuvre de l’Épeire diadème est une pilule de soie blanche, travaillée en feutre lâche, que les nouveau-nés pourront aisément traverser, sans le secours de la mère, morte depuis longtemps, et sans la ressource d’une déhiscence spéciale se déclarant à l’heure voulue. Sa grosseur est à peu près celle d’un médiocre pruneau.

 

D’après sa structure, on peut juger de son mode de fabrication. Comme la Lycose, que le volume précédent nous a montrée à l’ouvrage dans une de mes terrines, l’Épeire diadème, sur l’appui de quelques fils tendus entre les objets voisins, construit d’abord une soucoupe de peu de profondeur et suffisamment épaisse pour n’avoir pas besoin de retouches ultérieures. La manœuvre se devine. D’une oscillation régulière, le bout du ventre descend et monte, monte et descend, tandis que l’ouvrière se déplace un peu. Chaque fois, les filières appliquent un bout de fil sur le molleton déjà fait.

 

Lorsque l’épaisseur convenable est obtenue, la pondeuse, en un flux continu, vide ses ovaires au centre de l’écuelle. Agglutinés entre eux par leur moiteur, les œufs, d’un beau jaune orangé, forment un amas globulaire. Le travail des filières reprend. Le globe de germes se recouvre, d’une calotte soyeuse, confectionnée de la même façon que la soucoupe. Les deux moitiés de l’ouvrage sont si bien assemblées que le tout forme une sphère d’une seule pièce.

 

Versées dans l’industrie des tissus imperméables, l’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse disposent leurs pontes en haut lieu, sur des broussailles, sans aucun abri. La forte étoffe des sacoches suffit à protéger les œufs contre l’inclémence de l’hiver, contre l’humidité surtout. Pour la sienne, enveloppée d’un feutre non hydrofuge, l’Épeire diadème a besoin d’un réduit. Dans un tas de pierrailles bien exposé au soleil, il lui arrive de faire choix de quelque large bloc qui servira de toiture. Là-dessous elle loge sa pilule, en compagnie de l’Escargot hibernant.

 

Plus souvent encore, elle préfère l’épais fouillis d’une broussaille naine, s’élevant à peine d’un empan et conservant son feuillage en hiver. Faute de mieux, une touffe de gazon lui suffit. Quelle que soit la cachette, le sac aux œufs est toujours près de terre et dissimulé du mieux possible au milieu des ramilles environnantes.

 

Sauf le cas de la toiture fournie par une large pierre, on voit que l’emplacement adopté ne répond guère aux besoins d’une hygiène bien entendue. L’Épeire paraît s’en rendre compte. Comme supplément de protection, même sous une pierre, elle ne manque pas de donner à sa ponte une toiture de chaume. Avec des brins de fines graminées sèches, cimentées d’un peu de soie, elle lui bâtit un couvert. L’habitacle des œufs devient une paillote.

 

Au bord d’un sentier de l’enclos, dans des touffes de santoline, la bonne fortune me vaut deux nids de l’Épeire diadème. Voilà bien ce que réclament mes projets. La trouvaille vient d’autant mieux à propos que l’époque de l’exode s’approche.

 

Deux bambous sont préparés, hauts de cinq mètres environ et garnis dans toute leur longueur de menus bouquets de broussailles. L’un est implanté verticalement dans la touffe de santoline, tout à côté du premier nid. Je dénude un peu le voisinage, dont la végétation touffue pourrait, à la faveur de quelques fils amenés par le vent, détourner les émigrants de la voie que je leur ai préparée. Je dresse l’autre bambou au milieu de la cour en plein isolement, à quelques pas de tout appui. Le second nid, déplacé tel quel avec son entourage de santoline, est fixé à la base de la haute quenouille buissonneuse.

 

Les événements attendus ne tardent guère. Dans la première quinzaine de mai, un peu plus tôt pour l’une, un peu plus tard pour l’autre, les deux familles, gratifiées d’un bambou d’ascension, émergent de leurs sacoches. La sortie n’a rien de remarquable. L’enceinte à traverser est un lacis très lâche où s’insinuent les sortants, débiles bestioles d’un jaune orangé avec tache noire triangulaire sur le croupion. Une matinée suffit à l’apparition de toute la famille.

 

À mesure, les libérés grimpent aux ramuscules voisins, les escaladent et y tendent quelques fils. Bientôt ils se rassemblent en un groupe serré, de forme globuleuse et de la grosseur d’une noix. Ils s’y tiennent immobiles. La tête plongée dans l’amas, l’arrière au dehors, doucement ils somnolent, ils se mûrissent aux caresses du soleil. Riches d’un fil dans le ventre pour tout avoir, ils se préparent à la dispersion dans le vaste monde.

 

Du choc d’une paille, provoquons un émoi dans l’assemblée pilulaire. À l’instant tous s’éveillent. Le groupe mollement se dilate, se diffuse, comme mis en branle par une impulsion centrifuge ; il devient un orbe transparent où mille et mille petites pattes se trémoussent, tandis que des fils sont tendus sur le trajet. De l’ensemble du travail résulte un voile subtil qui englobe la famille étalée. C’est alors une gracieuse nébuleuse où, sur le fond opalescent de la tenture, les animalcules brillent en points stellaires orangés.

 

Cet état de dispersion, bien que durant de longues heures, n’est que temporaire. Si l’air fraîchit, si la pluie menace, le groupe globulaire promptement se reforme. C’est là moyen de protection. Le lendemain d’une averse, je trouve, sur l’un et l’autre bambou, les deux familles en aussi bon état que la veille. Le voile de soie et le groupement en pilule les ont assez bien défendues de l’ondée. De même, surpris dans les champs par l’orage, les moutons se rassemblent, se serrent l’un contre l’autre et de leurs échines font rempart commun.

 

Par un temps calme et radieux, le rassemblement en amas pilulaire est de règle aussi après les fatigues de la matinée. Dans l’après-midi, les ascensionnistes se réunissent en un point plus élevé, s’y tissent une large tente conique dont le sommet est le bout d’une ramille, et, serrés en peloton compact, ils y passent la nuit. Le lendemain, la chaleur revenue, l’escalade reprend par longs chapelets, suivant des cordages dont quelques explorateurs ont jeté les fondations et que les survenants augmentent de leur ouvrage.

 

Chaque soir rassemblés en troupeau globulaire et abrités sous une nouvelle tente, chaque matin, aux heures d’un soleil non encore trop chaud, ainsi, pendant trois ou quatre jours, mes petits émigrants s’élèvent, étage par étage, sur l’un et l’autre bambou. Ils parviennent à la cime, à cinq mètres d’élévation. L’escalade finit faute d’appui.

 

Dans les conditions habituelles, l’ascension serait plus brève. Les jeunes Épeires ont à leur service les buissons, les broussailles, où de tous côtés se trouvent des appuis pour les fils ondulant au gré des remous de l’air. Avec ces ponts funiculaires jetés à travers l’étendue, la dispersion est des plus aisées. Chaque émigrant part à son heure et voyage comme il lui convient.

 

Mes artifices ont quelque peu changé ces conditions. Mes deux mâts broussailleux sont éloignés des arbustes environnants, celui surtout que j’ai planté au milieu de la cour. Des ponts sont impossibles, car les fils livrés à l’air ne sont pas assez longs. Pressés de s’en aller, les acrobates montent donc toujours, jamais ne redescendent, invités à chercher dans une station supérieure ce qu’ils n’ont pas obtenu dans la station d’en bas. La cime de mes deux bambous n’est probablement pas la limite de ce que mes fervents grimpeurs sont capables d’atteindre.

 

Nous allons voir tout à l’heure le but de cette propension à monter, instinct bien remarquable déjà chez les Épeires, qui, pour domaine, ont les médiocres broussailles où se tendent leurs filets ; instinct plus singulier encore chez la Lycose, qui, hors du moment où se quitte l’échine maternelle, n’abandonne jamais le sol, et se montre dès ses premières heures aussi passionnée des hauteurs que le sont les jeunes Épeires.

 

Considérons en particulier la Lycose. En elle, au moment de l’exode, un instinct soudain surgit, qui disparaît sans retour, avec la même promptitude, quelques heures après. C’est l’instinct de l’escalade, inconnu de l’adulte et bientôt oublié de la jeune émancipée destinée à vagabonder longtemps à terre, sans domicile.

 

Ni l’une ni l’autre ne s’avise de monter à la cime d’un gramen. L’adulte chasse à l’affût, s’embusque dans sa tour ; la jeune chasse à courre à travers les maigres gazons. Dans les deux cas, pas de filet, et de la sorte nul besoin de points d’attache élevés. Quitter le sol et gravir les hauteurs leur est interdit.

 

Or, voici que la petite Lycose, désireuse de s’en aller du manoir maternel et de voyager au loin par les moyens les moins pénibles et les plus rapides, devient tout à coup ardente ascensionniste. Fougueusement elle escalade le treillis de la cloche où elle est née, à la hâte elle grimpe au sommet du long mât que je lui ai préparé. De même elle se porterait à la cime des broussailles de sa garrigue.

 

Son but, nous l’entrevoyons. De là-haut, ayant au-dessous d’elle un large espace, elle laisse flotter un fil qui, saisi par le vent, l’emporte suspendue. Nous avons nos aérostats, elle a son véhicule aérien. Le voyage accompli, plus rien ne reste de cette ingénieuse industrie. Soudainement venu à l’heure requise, l’instinct de l’escalade non moins soudainement disparaît.

 

CHAPITRE IV

L’EXODE DES ARAIGNÉES


Une fois mûres dans leurs fruits, les graines sont disséminées, c’est-à-dire dispersées à la surface du sol, pour germer en des points encore inoccupés et peupler les étendues où se trouvent réalisées les conditions favorables.

 

Parmi les décombres, au bord des chemins, vient une cucurbitacée, l’Ecbalium élastique, vulgairement Concombre d’âne, dont les fruits, âpres et petits concombres d’une amertume extrême, ont la grosseur d’une datte. À la maturité, la chair centrale se résout en un liquide dans lequel nagent les semences. Comprimé par la paroi élastique du fruit, ce liquide presse sur la base du pédoncule, qui, peu à peu refoulé en dehors, cède à la manière d’un tampon, se désarticule et laisse libre un orifice par où brusquement s’élance un jet de graines et de pulpe fluide. Lorsque d’une main novice on ébranle la plante chargée de fruits jaunis par un soleil ardent, ce n’est jamais sans une certaine émotion que l’on entend bruire dans le feuillage et que l’on reçoit à la figure la mitraille du concombre.

 

Les fruits de la Balsamine des jardins, pour peu qu’on les touche lorsqu’ils sont mûrs, se partagent brusquement en cinq valves charnues, qui s’enroulent sur elles-mêmes et projettent au loin leurs semences. Le nom botanique d’Impatiente, que l’on donne à la Balsamine, fait allusion à cette soudaine déhiscence des capsules, qui ne peuvent, sans éclater, supporter l’attouchement.

 

Dans les lieux humides et ombragés des forêts, se trouve une plante de la même famille qui, pour des motifs semblables, porte le nom plus expressif encore d’Impatiente ne me touchez pas.

 

La capsule de la Pensée s’étale en trois valves, creusées en nacelle et chargées au milieu d’une double rangée de graines. Par la dessiccation, les bords de ces valves se recroquevillent, pressent sur les graines et les expulsent.

 

Les semences légères, celles des Composées surtout, ont des appareils aérostatiques, aigrettes, volants, panaches, qui les soutiennent dans l’air et leur permettent de lointains voyages. C’est ainsi qu’au moindre souffle les semences du Pissenlit, surmontées d’une aigrette plumeuse, s’envolent de leur réceptacle desséché et flottent mollement dans l’atmosphère.

 

Après l’aigrette, l’aile est l’appareil le plus favorable à la dissémination par les vents. À la faveur de leur rebord membraneux, qui les fait ressembler à de minces écailles, les semences de la Giroflée jaune atteignent les hautes corniches des édifices, les fentes des rochers inaccessibles, les crevasses des vieux murs, et germent dans le peu de terre legs des mousses qui les ont précédées.

 

Les samares de l’orme, formées d’un large et léger volant au centre duquel est enchâssée la graine ; celles de l’Érable, associées deux par deux et figurant les ailes déployées d’un oiseau ; celles du Frêne, taillées comme la palette d’un aviron, accomplissent, chassées par la tempête, les plus lointaines migrations.

 

Or, comme la plante, l’insecte a, lui aussi, parfois des appareils de voyage, des moyens de dissémination, qui permettent aux familles nombreuses de se disperser rapidement dans la campagne, afin que chacun, sans nuire à ses voisins, ait son domaine au soleil ; et ces appareils, ces méthodes, luttent d’ingéniosité avec la samare de l’Orme, l’aigrette des Pissenlits, la catapulte du Concombre d’âne.

 

Considérons en particulier les Épeires, superbes araignées qui, pour capturer leur proie, tendent verticalement, d’un buisson à l’autre, de grandes nappes à mailles, rappelant celle de l’oiseleur. La plus remarquable de ma région est l’Épeire fasciée (Epeira fasciata Walck.), si joliment ceinturée de jaune, de noir et de blanc argenté. Son nid, gracieuse merveille, est une sacoche de satin, en forme de mignonne poire. Le col de l’objet se termine par une embouchure concave dans laquelle est enchâssé un opercule également en satin. Des rubans bruns, capricieux méridiens, ornent la pièce d’un pôle à l’autre.

 

Ouvrons le nid. Qu’y trouvons-nous ? Nous l’avons déjà vu dans le précédent volume ; répétons-le. Sous l’enveloppé générale, aussi tenace que nos tissus, et de plus parfaitement imperméable, est un édredon roux d’exquise finesse, une bourre soyeuse rappelant un flocon de fumée. Nulle part les tendresses maternelles ne préparent couchette aussi moelleuse.

 

Au centre de ce doux amas est suspendue une fine bourse de soie ayant la forme d’un dé à coudre, et fermée d’un couvercle mobile. Là sont enfermés les œufs, d’un beau jaune orangé et au nombre d’un demi-millier environ.

 

Tout bien considéré, le gracieux édifice n’est-il pas un fruit animal, un coffret à germes, une capsule comparable à celle des végétaux ? Seulement la sacoche de l’Épeire, au lieu de semences, contient des œufs. La différence est plus apparente que réelle, car œuf et graine c’est tout un.

 

Comment se fera la déhiscence de ce fruit animé, qu’achève de mûrir la chaleur aimée des Cigales ? Comment surtout s’opérera la dissémination ? Ils sont là des centaines et des centaines. Il faut se séparer, s’en aller au loin, s’isoler chacun dans un poste où ne soit pas trop à craindre la concurrence entre voisins. De quelle manière vont-ils s’y prendre pour ce lointain exode, eux les chétifs, trottant très menu ?

 

La première réponse m’est donnée par une autre Épeire, bien plus précoce, dont je trouve la famille, au commencement de mai, sur un Yucca de l’enclos. La plante a fleuri l’an passé. Sa hampe florale, bien rameuse et haute d’un mètre, est encore en place, toute desséchée. Sur les feuilles vertes, en lame d’épée, grouillent deux familles récemment écloses. Les menues bestioles sont d’un jaune terne, avec une tache triangulaire noire sur le croupion. Plus tard, la triple croix blanche, ornement du dos, m’indiquera que ma trouvaille se rapporte à l’Épeire porte-croix ou diadème (Epeira diadema Walck.).

 

Le soleil venu en ce point de l’enclos, l’un des deux groupes est en grand émoi. Agiles acrobates, les petites Araignées grimpent, maintenant l’une, maintenant l’autre, et atteignent le sommet de la hampe. Là, marches et contremarches, tumulte et confusion, car le vent souffle un peu et met le désordre dans le troupeau. Je ne vois pas bien les manœuvres suivies. De la cime de la hampe, elles partent de moment en moment, une par une ; elles s’élancent d’un brusque essor ; elles s’envolent, pour ainsi dire. On les dirait douées des ailes du moucheron.

 

Tout aussitôt elles disparaissent à ma vue. Rien à mes regards n’explique cette étrange envolée, car l’observation précise est impraticable dans le tumulte du plein air. Il faut ici tranquille atmosphère et le calme de mon cabinet.

 

Avec une large boîte aussitôt refermée je cueille la famille et je l’installe dans le laboratoire aux bêtes, sur une petite table en face de la fenêtre ouverte, à deux pas de distance. Averti par ce que je viens de voir de leur propension à se porter sur les hauteurs, je donne à mes sujets, comme mât ascensionnel, un faisceau de brindilles d’une coudée d’élévation. Toute la bande se hâte d’y grimper et d’en atteindre la cime. En peu d’instants, nul ne manque au groupement dans le haut. L’avenir nous apprendra le motif de cet assemblage sur les points saillants des broussailles.

 

Maintenant les petites Araignées filent de-ci, de-là, à l’aventure ; elles montent, descendent, reviennent sur leurs pas. Ainsi se tisse un léger voile de fils divergents, une nappe anguleuse qui pour sommet a l’extrémité du rameau, et pour base le bord de la table, sur une largeur d’une paire d’empans. Ce voile est le champ de manœuvre, l’atelier où se font les préparatifs du départ.

 

Là courent empressées les humbles créatures, allant et revenant infatigables. Visitées du soleil, elles deviennent des points brillants et forment sur le fond laiteux de la toile une sorte de constellation, image des points reculés du ciel où le télescope nous montre les infinis fourmillements d’étoiles. L’immensément petit et l’immensément grand sont d’aspect semblable. C’est une affaire de distance.

 

Mais la nébuleuse animée ne se compose pas d’étoiles fixes ; les points en sont, au contraire, dans un mouvement continuel. Les jeunes Araignées ne cessent de se déplacer sur leur nappe. Beaucoup se laissent choir, appendues au bout d’un fil que le poids de la précipitée soutire des filières. Puis, rapidement elles remontent le long du même fil, qu’elles empaquettent à mesure en écheveau et qu’elles allongent par de nouvelles chutes. D’autres se bornent à courir sur la nappe et me font l’effet aussi de travailler, à un paquet de cordages.

 

Le fil, en effet, ne s’écoule pas de la filière ; il en est tiré par un certain effort. C’est une extraction, et non une émission. Pour obtenir sa cordelette, l’Araignée doit se déplacer et tirer à elle, soit par la chute, soit par la marche, de même que le cordier recule en ouvrageant sa filasse. L’activité déployée maintenant sur la nappe de manœuvre est le préparatif de la prochaine dispersion. Les voyageuses font leurs paquets.

 

Voici que bientôt, entre la table et la fenêtre ouverte, quelques Épeires prestement trottinent. Elles courent dans l’air. Mais sur quoi ? Si l’incidence du jour est propice, je parviens à voir par moments, en arrière de la bestiole, un fil semblable à un trait de lumière, qui paraît un instant, flamboie, disparaît. En arrière donc une amarre, tout juste perceptible avec une grande attention ; mais en avant, vers la fenêtre, rien de visible.

 

En vain j’examine, dessus, dessous, de côté ; en vain je varie l’incidence du regard. Je ne parviens à distinguer un appui sur lequel cheminerait l’animalcule. La bestiole, dirait-on, rame dans le vide. Elle donne l’idée d’un oiselet qui, lié par la patte avec un fil, s’élancerait en avant.

 

Mais ici, l’apparence est trompeuse : l’essor est impossible, il faut nécessairement à l’Araignée un pont pour franchir l’étendue. Ce pont que je ne vois pas, je peux du moins le ruiner. D’un coup de baguette, je fends l’air en avant de l’Aranéide qui s’achemine vers la fenêtre. Il n’en faut pas davantage : aussitôt la bestiole cesse d’avancer, retombe. La passerelle invisible est rompue. Mon fils, le jeune Paul, qui m’assiste, est ébahi de ce coup de baguette magique, car lui non plus, avec ses yeux tout neufs, ne parvient pas à voir en avant un appui où puisse s’engager la petite Araignée.

 

En arrière, au contraire, un fil est perceptible. Cette différence s’explique aisément. Toute Araignée qui chemine file en même temps un cordon de sûreté qui sauvegardera la funambule d’une chute toujours possible. En arrière, le fil se double donc et devient de la sorte visible ; en avant, il est encore simple et ne peut guère être perçu.

 

Cette passerelle invisible, la bête évidemment ne la lance pas ; elle est entraînée et déroulée par un souffle d’air. Riche d’un pareil cordon, l’Épeire le laisse flotter, et le vent, si faible soit-il, l’entraîne, le dévide. Ainsi monte et se déroule la volute de fumée venue du fourneau d’une pipe.

 

Que ce fil flottant vienne à toucher un objet quelconque du voisinage, cela suffit pour l’y fixer. Le pont suspendu est jeté, l’Aranéide peut se mettre en marche. Les Indiens de l’Amérique du Sud traversent, dit-on, les abîmes des Cordillères sur des escarpolettes de lianes, la petite Araignée franchit le vide sur l’invisible et l’impondérable.

 

Mais pour transporter ailleurs le bout du fil flottant, il faut un courant d’air. Actuellement ce courant est établi entre la porte de mon cabinet et la fenêtre, l’une et l’autre ouvertes. Je ne le sens pas, tant il est modéré ; j’en suis averti par la fumée de ma pipe, qui doucement tourbillonne dans cette direction. De l’air froid arrive du dehors par la porte, de l’air chaud s’échappe de l’appartement par la fenêtre. C’est ce courant qui entraîne les fils et permet aux Araignées de partir.

 

Je le supprime en fermant les deux ouvertures, et je romps toute communication en passant ma baguette entre la fenêtre et la table. Désormais, dans l’atmosphère immobile, plus de partants. Le flux aérien manque, les écheveaux ne se déroulent pas, et la migration devient impossible.

 

Bientôt elle reprend, mais dans une direction à laquelle j’étais loin de songer. Sur un point du parquet, le soleil donne, ardent. En cette partie, plus chaude que le reste, se produit une colonne d’air ascendant, plus léger. Si cette colonne saisit les fils, mes Araignées doivent monter au plafond de l’appartement.

 

La curieuse ascension s’accomplit en effet. Malheureusement mon troupeau, qu’ont beaucoup réduit les départs par la fenêtre, ne se prête pas à une longue expérimentation. C’est à recommencer.

 

Le lendemain, sur le même Yucca, je cueille la seconde famille, aussi, populeuse que la première. Les préparatifs d’hier se répètent. Ma légion ourdit d’abord une nappe divergente qui, partie du sommet de la broussaille mise à la disposition des émigrantes, aboutit au bord de la table. Cinq à six cents animalcules fourmillent sur cet atelier.

 

Pendant que ce petit monde travaille, très affairé, et prend ses dispositifs de départ, moi, je prends les miens. Toutes les ouvertures de l’appartement sont closes, afin d’obtenir une atmosphère aussi calme que possible. Au pied de la table est allumé un petit réchaud à pétrole. Au niveau de la nappe où les Aranéides filent, mes mains n’en sentent pas la chaleur. Voilà le très modeste foyer qui, avec sa colonne d’air ascendant, doit dévider et entraîner les fils dans les hauteurs.

 

Informons-nous d’abord de la direction et de la force du courant. Des aigrettes de Pissenlit, allégées par l’ablation de leurs semences, me servent d’indicateurs. Abandonnées au-dessus du réchaud, au niveau de la table, elles montent doucement et, pour la plupart, atteignent le plafond. Ainsi et mieux encore doivent monter les cordelettes des émigrantes.

 

C’est fait : sans rien de visible pour les trois spectateurs que nous sommes, une Araignée fait son ascension. De ses huit pattes, elle trottine dans l’air ; elle monte et mollement oscille. Toujours plus nombreuses, d’autres suivent par des voies différentes, quelquefois par la même voie. Qui n’aurait pas le mot de l’énigme, serait stupéfait de cette magique ascension sans échelle. En quelques minutes la plupart sont là-haut, plaquées contre le plafond.

 

Toutes n’y arrivent pas. J’en vois qui, parvenues à une certaine élévation, cessent de monter et même reculent, bien que progressant des pattes avec toute la prestesse dont elles sont capables. Plus elles cheminent vers le haut, plus elles descendent. Cette dérive, qui annule le chemin fait et même le convertit en un déplacement inverse, est d’explication aisée.

 

Le fil n’a pas atteint le plafond ; il flotte, fixé seulement à sa base. Tant qu’il est de longueur convenable, il peut, quoique mouvant, soutenir le poids de l’animalcule. Mais à mesure que l’Araignée monte, le flotteur se raccourcit d’autant, et un moment arrive où l’équilibre se fait entre la force ascensionnelle du fil et la charge soutenue. Alors la bestiole reste stationnaire, quoique grimpant toujours.

 

Puis la charge l’emporte sur le flotteur, de plus en plus raccourci, et l’Araignée rétrograde, malgré sa continuelle marche en avant. Enfin elle est ramenée sur le rameau par le fil rabattu. Là, bientôt, l’ascension est reprise, soit sur un nouveau fil, si les burettes à soie ne sont pas encore épuisées, soit sur un fil étranger, travail des devancières.

 

D’ordinaire le plafond est atteint. Il est élevé de quatre mètres. La petite Épeire peut donc, comme premier produit de sa filature, avant d’avoir pris aucune réfection, obtenir un cordon de quatre mètres au moins de longueur. Et tout cela, le cordier et sa corde, était contenu dans l’œuf, un globule de rien. À quel degré de ténuité peut donc se travailler la matière soyeuse dont est pourvue la jeune Araignée ! Notre industrie sait obtenir des fils de platine qu’on ne peut voir qu’en les portant au rouge par la chaleur. Avec des moyens bien plus simples, la petite Épeire tire de sa tréfilerie des cordelettes que l’illumination par le soleil ne parvient pas toujours à faire soupçonner.

 

Ne laissons pas toutes les ascensionnistes échouer au plafond, parages inhospitaliers où la plupart périront sans doute, incapables de produire un autre fil avant d’avoir mangé. J’ouvre la fenêtre. Un courant d’air tiède, venu du réchaud à pétrole, s’échappe par le haut de l’ouverture. Des aigrettes de Pissenlit, prenant cette direction, m’en avertissent. Les fils flottants ne peuvent manquer d’être entraînés par ce flux et de se développer au dehors, où souffle un vent léger.

 

Avec de fins ciseaux, je romps sans secousse quelques-uns de ces fils, visibles à leur base épaissie d’un second brin. Le résultat de ma section est merveilleux. Suspendue au filament aéronautique que le vent du dehors emporte, l’Araignée franchit la fenêtre, brusquement s’envole et disparaît. Ah ! la commode façon de voyager si le véhicule avait un gouvernail qui permît d’atterrir où l’on veut ! Jouets des vents, où prendront-elles pied les mignonnes ? À des cent, à des mille pas de distance peut-être. Souhaitons-leur bonne traversée.

 

Le problème de la dissémination est maintenant résolu. Si les choses, au lieu d’être provoquées par mes artifices, se passaient dans la liberté des champs, qu’adviendrait-il ? C’est visible. Acrobates et funambules de naissance, les jeunes Épeires gagnent le haut d’un rameau afin d’avoir au-dessous d’elles une étendue libre suffisante au déploiement de leur appareil. Là, chacune tire de sa corderie un fil qu’elle abandonne aux remous de l’air. Mollement soulevé par les courants ascendants venus du sol que chauffe le soleil, ce fil monte, flotte, ondule, fait effort sur son point d’attache. Enfin il se rompt et disparaît au loin, emportant avec lui le filateur appendu.

 

L’Épeire à triple croix blanche, celle qui vient de nous fournir ces premières données sur la dissémination, est de médiocre industrie maternelle. Comme récipient des œufs, elle tisse une simple pilule de soie. Combien modeste est son ouvrage à côté des ballons de l’Épeire fasciée ! C’est de ces derniers que j’attendais les meilleurs documents. J’en avais fait provision en élevant des mères en automne. Afin que rien d’essentiel n’échappât à ma surveillance, mon avoir en ballons, ourdis la plupart sous mes yeux, formait deux séries. Une moitié restait dans mon cabinet, sous une cloche en toile métallique, avec menus bouquets de broussailles pour supports ; l’autre moitié subissait les vicissitudes de l’air libre sur les romarins de l’enclos.

 

Ces préparatifs, riches de promesses, ne m’ont pas valu le spectacle que j’attendais, c’est-à-dire un exode superbe, digne du tabernacle habité. Quelques résultats cependant sont à noter, non dépourvus d’intérêt. Exposons-les brièvement.

 

L’éclosion se fait aux approches de mars. Cette époque venue, ouvrons avec des ciseaux le nid ampullaire de l’Épeire fasciée. Nous y trouverons des jeunes déjà sortis de la loge centrale et répandus dans l’édredon environnant, tandis que le reste de la ponte persiste encore en un amas compact d’œufs orangés. L’apparition des jeunes n’est pas simultanée ; elle se fait par intermittences et peut durer une paire de semaines.

 

Rien encore ne donne à soupçonner la future livrée, si richement bariolée. Le ventre est blanc et comme farineux dans sa moitié antérieure ; il est brun noirâtre dans l’autre moitié. Le reste du corps est d’un blond pâle, sauf à l’avant, où les yeux forment bordure noire. Laissés en repos, les petits se tiennent immobiles au sein du moelleux édredon roux ; troublés, ils piétinent paresseusement sur place, ou même déambulent d’une façon hésitante et mal équilibrée. On voit qu’ils ont besoin de se mûrir avant de se risquer au dehors.

 

La maturité s’accomplit dans l’exquise bourre qui cerne le sac natal et gonfle le ballon. C’est la station d’attente où les chairs s’affermissent. Tous y plongent à mesure qu’ils sortent de l’outre centrale. Ils n’en partiront que quatre mois plus tard, lorsque seront venues les fortes chaleurs.

 

Leur nombre est considérable. Un relevé que j’impose à ma patience me donne près de six cents. Et tout cela sort d’un sachet guère plus gros qu’un pois. Par quel miracle de parcimonie y a-t-il place pour telle famille ? Comment tant de pattes trouvent-elles à s’y développer sans entorses ?

 

Le sac aux œufs – nous l’avons appris dans le précédent volume – est un court cylindre arrondi au bout inférieur. Il est formé d’un satin blanc, serré, barrière infranchissable. Il s’ouvre en un orifice rond, dans lequel est enchâssé un opercule de la même étoffe, à travers laquelle les débiles animalcules seraient incapables de passer. Ce n’est pas un feutre perméable, mais bien un tissu de résistance égale à celle du sac. Par quel mécanisme se fait alors la délivrance ?

 

Remarquons que la rondelle operculaire s’infléchit en un bref repli qui s’engage dans l’orifice du sac. De même, le couvercle d’un pot s’adapte à l’embouchure au moyen d’un ourlet saillant, avec cette différence qu’ici la pièce est libre, tandis qu’elle est soudée dans l’ouvrage de l’Araignée. Or, à l’époque de l’éclosion, cette rondelle, se décolle, se soulève et livre passage aux nouveau-nés.

 

Si la pièce était mobile et simplement enchâssée, si d’ailleurs, la naissance de la famille s’effectuait à la même heure, on pourrait croire que la porte est refoulée par la houle vivante qui concerterait en un effort commun la poussée des échines. Nous trouverions une image approchée de l’affaire dans le pot dont le couvercle bâille par le tumulte du contenu en ébullition.

 

Mais l’étoffe de l’opercule fait corps avec l’étoffe du sac, il y a entre elles intime soudure ; et puis, l’éclosion se fait par humbles escouades, incapables du moindre effort. Il doit donc y avoir ici une déhiscence spontanée, indépendante du concours des jeunes et comparable à celle des capsules végétales.

 

Quand il est mûr à point, le fruit sec du Muflier se perfore de trois fenêtres ; celui du Mouron se divise en deux calottes, rappelant celles d’une boîte à savonnette ; celui de l’Œillet, descellant en partie ses valves, s’ouvre au sommet en un pertuis étoilé. Chaque coffret à semences a son système de serrurerie, que fait délicatement jouer la seule caresse du soleil.

 

Eh bien, cet autre fruit sec, la boîte à germes de l’Épeire fasciée, a pareillement son mécanisme de déhiscence. Tant que les œufs n’éclosent pas, la porte tient bon, solidement fixée dans son embrasure ; dès que les petits grouillent et veulent sortir, elle s’ouvre d’elle-même.

 

Arrivent juin et juillet aimés des Cigales, non moins aimés des jeunes Épeires désireuses de s’en aller. La difficulté est grande de s’ouvrir un passage à travers la robuste paroi du ballon. Pour la seconde fois, une déhiscence spontanée semble nécessaire. Où se fera-t-elle ?

 

L’idée vient d’emblée qu’elle se produira sur les bords de l’opercule terminal. Rappelons-nous les données du précédent volume. Le col du ballon se termine en un large cratère, que ferme un plafond excavé en godet. La résistance du tissu y est aussi forte que partout ailleurs ; mais comme ce couvercle a terminé l’ouvrage, on s’attend à des soudures incomplètes, qui permettraient un descellement.

 

Cette structure nous trompe : le plafond est inébranlable ; en aucune saison mes pinces ne parviennent à l’extraire, à moins de détruire de fond en comble l’édifice. La déhiscence se fait ailleurs, en un point quelconque des flancs. Rien ne l’annonce, rien ne la fait prévoir en telle région plutôt qu’en telle autre.

 

Et puis, à vrai dire, ce n’est pas une déhiscence, préparée au moyen d’un délicat mécanisme ; c’est une déchirure très incorrecte. De façon assez brusque, sous une insolation violente, le satin se rompt ainsi qu’une peau de grenade trop mûre. D’après les résultats, on songe à la dilatation de l’air intérieur qui, surchauffé par le soleil, serait la cause de cette rupture. Les signes d’une poussée exercée de dedans en dehors sont manifestes : les loques du tissu déchiré sont dirigées vers l’extérieur, en outre, par la brèche s’épanche toujours une coulée de l’édredon roux remplissant la sacoche. Au sein de la bourre sortie, les petites Araignées, chassées de chez elles par l’explosion, s’agitent affolées.

 

Les ballons de l’Épeire fasciée sont des bombes qui, pour libérer leur contenu, éclatent sous les rayons d’un soleil torride. Il faut à leur rupture l’averse de feu des jours caniculaires. Conservés dans l’atmosphère clémente de mon cabinet, la plupart ne s’ouvrent pas, et la sortie des jeunes n’a pas lieu, à moins que je n’intervienne moi-même ; d’autres, assez rares, se percent d’un pertuis rond qui semble fait à l’emporte-pièce, tant il est net. Cet orifice est l’ouvrage des reclus, qui, se relayant, ont, d’une dent patiente, troué l’étoffe en un point quelconque de l’ampoule.

 

Exposés, au contraire, aux violences du soleil, sur les romarins de l’enclos, les ballons éclatent en expulsant un flot roux de bourre et d’animalcules. C’est de la sorte que les choses se passent dans la libre insolation des champs. Sans abri aucun, parmi les broussailles, la sacoche de l’Épeire fasciée, quand viennent les ardeurs de juillet, se déchire par la poussée de l’air inclus. La mise en liberté est une explosion de la demeure.

 

Une minime partie de la famille est expulsée avec le flot de bourre fauve ; la grande majorité reste dans la sacoche, éventrée, mais toujours gonflée d’édredon. Maintenant que la brèche est ouverte, sort qui veut, à son heure, sans se hâter. D’ailleurs, avant l’émigration, un acte grave doit s’accomplir. Il faut faire peau neuve, et la mue n’est pas pour tous événement de même date. L’évacuation des lieux dure donc plusieurs jours. Elle se fait par petites escouades, à mesure que sont rejetées les défroques épidermiques.

 

Les partants grimpent sur les ramuscules du voisinage, et là, dans un bain de soleil, procèdent à la dissémination. La méthode est celle que nous a montrée l’Épeire diadème. Les filières livrent au vent une cordelette qui flotte, se rompt, s’envole et emporte avec elle le cordier. Le petit nombre de partants dans la même matinée enlève au spectacle la majeure part de son intérêt. Cela manque d’animation, parce qu’il n’y a pas foule.

 

À mon vif désappointement, l’Épeire soyeuse, elle non plus, n’a pas tumultueux exode, remarquable d’entrain. Remettons-nous en mémoire son ouvrage, la plus belle des sacoches maternelles après celle de l’Épeire fasciée. C’est un conoïde obtus, ayant pour clôture un disque étoilé. L’étoffe en est plus tenace et surtout plus épaisse que celle du ballon de l’autre Épeire ; aussi, mieux que jamais, une rupture spontanée est-elle nécessaire.

 

Cette rupture se fait sur les flancs du sac, non loin des bords du couvercle. De même que l’éventrement du ballon, elle exige le rude concours des chaleurs de juillet. Son mécanisme semble encore reconnaître pour cause l’expansion de l’air surchauffé, car il y a de nouveau projection partielle de la bourre soyeuse dont la poche est remplie.

 

La sortie de la famille s’effectue en un seul groupe, et cette fois avant la mue, peut-être faute du large nécessaire à la délicate excoriation. Le sac conique est loin d’avoir l’ampleur du ballon ; les entassés s’y fausseraient les pattes au moment de les extraire de leurs fourreaux. La famille sort donc au complet et va s’établir à proximité sur quelque rameau.

 

C’est un campement provisoire où, filant en commun, les jeunes ont bientôt ourdi une tente à claire-voie, séjour d’une semaine environ. Dans ce reposoir de fils entrecroisés s’opère la mue. Les peaux rejetées s’amassent au bas de la demeure ; sur les escarpolettes d’en haut s’exercent et prennent des forces les récents dépouillés. Enfin, à mesure que la maturité se fait, ils partent, maintenant les uns, maintenant les autres, petit à petit et toujours de façon discrète. D’audacieuses envolées sur l’aérostat d’un fil, il n’y en a pas. Le voyage s’accomplit par modestes étapes.

 

Suspendue à son fil, l’Araignée se laisse choir, suivant la verticale, à la profondeur d’un empan. Un souffle d’air la fait osciller à la manière d’un pendule, parfois la chasse contre un rameau voisin. C’est un pas de fait dans la dispersion. Au point atteint, nouvelle chute, nouvelle oscillation pendulaire suivie d’un accostement en parage plus éloigné. Par brèves bordées, car le fil n’est jamais bien long, la petite Épeire voit ainsi du pays, jusqu’à la rencontre d’une localité qui lui convienne.

 

Si le vent a de la force, l’expédition s’abrège : le fil pendulaire se rompt, et la bestiole est transportée à quelque distance par le véhicule de son cordon.

 

En somme, bien qu’au fond la tactique de l’exode se maintienne à peu près la même, les deux filandières de ma région les mieux versées dans l’art des sacoches maternelles n’ont pas répondu à mes espérances. Pour un maigre résultat, je me suis mis en frais d’éducation. Où donc retrouverai-je le merveilleux spectacle que m’a fortuitement offert l’Épeire diadème ? Je le retrouverai – et plus frappant encore – chez les humbles, négligés de mon attention.

 

CHAPITRE V

L’ARAIGNÉE-CRABE


L’Aranéide qui m’a fait assister à la pleine magnificence de l’exode s’appelle, d’après la nomenclature officielle, Thomisus onustus Walck. S’il n’éveille rien dans l’esprit du lecteur, ce nom a du moins l’avantage de ne pas offenser le larynx et l’oreille, comme le font trop souvent les dénominations savantes, plus voisines de l’éternuement que du langage articulé. Puisqu’il est de règle d’honorer bêtes et plantes d’une étiquette latine, respectons au moins l’antique euphonie ; abstenons-nous des expectorations rocailleuses, qui crachent le nom au lieu de le prononcer.

 

Que fera l’avenir devant la marée montante d’un vocabulaire barbare qui, sous prétexte de progrès, étouffe le réel savoir ? Il relèguera le tout dans les bas-fonds de l’oubli. Mais ne disparaîtra jamais le terme vulgaire, qui sonne bien, fait image et renseigne de son mieux. Telle est la dénomination d’Araignée-Crabe appliquée par les anciens au groupe dont fait partie le Thomise, dénomination assez juste car il y a dans ce cas analogue manifeste entre l’Aranéide et le Crustacé.

 

À la façon du Crabe, le Thomise marche de côte ; il a de même les pattes antérieures plus puissantes que celles d’arrière. Pour compléter la ressemblance, il ne manque à la paire d’avant que des gantelets de pierre, en posture de boxe.

 

L’Araignée à tournure de Cancre ne connaît pas l’industrie des rets où se prend le gibier. Sans lacs, sans réseau, elle attend dans une embuscade, au milieu des fleurs, l’arrivée d’une proie qu’elle jugule savamment d’un coup à la nuque. En particulier, le Thomise, objet de ce chapitre, s’adonne avec passion à la chasse de l’Abeille domestique. J’ai décrit ailleurs les démêlés du patient et de son bourreau.

 

L’Abeille survient, toute pacifique et désireuse de butiner. De sa langue, elle sonde les fleurs ; elle choisit un point d’exploitation fructueuse. La voici bientôt absorbée dans sa récolte. Tandis qu’elle s’emplit les corbeilles et se gonfle le jabot, le Thomise, bandit à l’affût sous le couvert des fleurs, émerge de sa cachette, contourne l’affairée, sournoisement s’en approche et d’un brusque élan la happe derrière la tête, à la naissance au cou. En vain l’Abeille proteste et darde au hasard son aiguillon, l’assaillant ne lâche prise.

 

Du reste, la morsure à la nuque est foudroyante, à cause des ganglions cervicaux atteints. En un rien de temps, la pauvrette étire les pattes, et c’est fini. À son aise, maintenant, l’assassin hume le sang de sa victime ; puis, dédaigneux, il rejette le cadavre tari. De nouveau il s’embusque, prêt à saigner une autre récolteuse si l’occasion s’en présente.

 

Cet égorgement de l’Abeille dans les saintes joies du travail m’a toujours révolté. Pourquoi des laborieux afin de nourrir des oisifs, des exploités afin d’entretenir des exploiteurs ? Pourquoi tant de belles existences sacrifiées à la plus grande prospérité du brigandage ? Ces odieuses dissonances dans l’harmonie générale troublent le penseur ; d’autant plus que nous allons voir le féroce buveur de sang devenir un modèle de dévouement à l’égard de sa famille.

 

L’ogre aimait ses enfants ; il mangeait ceux des autres.

 

Tyrannisés par le ventre, bêtes et gens, nous sommes tous des ogres. Dignité du travail, joie de vivre, tendresses maternelles, affres de la mort, tout cela ne compte chez autrui ; l’essentiel est que le morceau soit tendre et de haut goût.

 

D’après l’étymologie de son nom qwmizw  (je lie avec une corde), le Thomise serait le licteur antique, qui liait au poteau le patient. La comparaison ne manque pas d’à-propos au sujet de nombreuses Araignées qui ligotent la proie d’un fil pour la maîtriser et la consommer à l’aise ; mais il se trouve précisément que le Thomise est en désaccord avec son étiquette. Il ne garrotte pas son Abeille, qui, tuée soudainement par la morsure à la nuque, n’offre aucune résistance à son consommateur. Entraîné par la tactique d’habituel usage, le parrain de notre Aranéide n’a pas vu l’exception ; il ne connaissait pas la perfide attaque où l’emploi du lacet est inutile.

 

Le prénom d’onustus, chargé, lourd, appesanti, n’est pas non plus des mieux trouvés. De ce que le chasseur d’Abeilles traîne lourde bedaine, ce n’est pas une raison d’en faire un signe distinctif. Presque toujours, les Araignées ont volumineuse panse, entrepôt de soie où s’élabore pour les unes le cordage du filet, et pour toutes le molleton du nid. Le Thomise, nidificateur de haut titre, fait comme les autres : il thésaurise dans son ventre, sans exagérer néanmoins l’obésité, de quoi loger chaudement sa famille.

 

Le terme d’onustus ferait-il simplement allusion à la démarche oblique et lente ? L’explication m’agrée sans me satisfaire en plein. À moins de vive alerte, toute Araignée est d’allure grave et de pas circonspect. En somme, la dénomination savante est faite d’un contresens et d’un qualificatif sans valeur. Ah ! qu’il est difficile de dénommer rationnellement les bêtes ! Soyons indulgents, pour le nomenclateur : le lexique s’épuise, et le flot à cataloguer monte toujours, intarissable, lassant nos combinaisons de syllabes.

 

Le nom technique ne lui disant rien, comment renseigner le lecteur ? je ne vois qu’un moyen : c’est de le convier aux fêtes du mois de mai, dans les garrigues du Midi. Le bourreau des Abeilles est un frileux ; en nos pays, il ne s’écarte guère de la région de l’olivier. Son arbuste de prédilection est un Ciste (Cistus albidus) à grandes fleurs roses, chiffonnées, éphémères, qui durent une matinée et sont remplacées le lendemain par d’autres, écloses dans la fraîcheur de l’aube. Cette splendide floraison dure cinq à six semaines.

 

Là butinent passionnément les Abeilles, très affairées dans l’ample collerette des étamines, qui les enfarinent de jaune. Leur persécuteur est au courant de cette affluence. Il se poste sous la tente rose d’un pétale pour lui hutte d’affût. Promenons le regard sur la fleur, un peu de partout. Si nous voyons une Abeille inerte, étirant pattes et langue, approchons-nous : le Thomise est là neuf fois sur dix. Le bandit vient de faire son coup ; il suce la trépassée.

 

Après tout, l’égorgeur d’Abeilles est une jolie, très jolie créature, malgré sa lourde panse taillée sur le modèle d’un tronc de pyramide et bosselée à la base, de droite et de gauche, d’un mamelon en gibbe de chameau. La peau, caressante au regard mieux qu’un satin, est chez les uns d’un blanc de lait, chez les autres d’un jaune citron. Il y a des élégants qui se parent les pattes de multiples bracelets roses, et l’échine d’arabesques carminées. Un mince ruban vert-céladon fait parfois bordure sur les côtés de la poitrine. C’est moins riche que le costume de l’Épeire fasciée, mais combien plus gracieux par la sobriété, la finesse et le fondu des teintes ! Les doigts novices, à qui répugnerait toute autre Araignée, se laissent persuader par ces élégances ; ils saisissent sans crainte le beau Thomise, d’aspect si pacifique.

 

Or, que sait-il faire, ce bijou des Aranéides ? D’abord un nid digne de son constructeur. Avec des radicelles, des crins, des flocons de laine, le Chardonneret, le Pinson et les autres maîtres dans l’art de bâtir construisent une conque aérienne dans l’enfourchure des rameaux. Ami des hauteurs, lui aussi, pour l’emplacement de son nid, le Thomise choisit sur le Ciste, son habituel domaine de chasse, un ramuscule élevé, flétri par la chaleur et possédant quelques feuilles mortes, recroquevillées en cabane. C’est là qu’il s’établit en vue de la ponte.

 

Montant et descendant d’une oscillation douce, un peu de tous côtés, la navette vivante, gonfle de soie, ourdit une sacoche dont la paroi fait corps avec les feuilles sèches d’alentour. En partie visible, en partie voilé par ses appuis, l’ouvrage est d’un blanc pur et mat. Sa forme, moulée dans l’intervalle angulaire des feuilles rapprochées, est celle d’un conoïde, rappelant, sous un moindre volume, celui de l’Épeire soyeuse.

 

Lorsque les œufs sont en place, un couvercle de la même soie blanche clôt, de façon hermétique, l’embouchure du récipient. Enfin quelques fils tendus en léger rideau font ciel de lit au-dessus du nid et délimitent, avec l’extrémité courbe des feuilles, une sorte d’alcôve où s’établit la mère.

 

C’est mieux qu’un lieu de repos après les fatigues de la ponte : c’est un corps de garde, un poste de surveillance où la mère se tient, étalée à plat, jusqu’à l’exode des jeunes. Très émaciée par le dépôt des œufs et la dépense de soierie, elle ne vit plus que pour la protection de son nid. Si quelque vagabond passe à proximité, vite elle sort de sa guérite, lève la patte et met en fuite l’importun. À mes tracasseries avec un brin de paille, elle riposte par de grands gestes, rappelant ceux du pugilat. Elle fait le coup de poing contre mon arme. Si je me propose de la déloger en vue de certaines épreuves, je n’y parviens pas sans quelque difficulté. Elle se cramponne au plancher de soie, elle déjoue mes assauts, que je modère d’ailleurs pour ne pas la blesser. À peine amenée dehors, l’opiniâtre rentre dans son poste. Elle ne veut pas quitter son trésor.

 

Ainsi bataille la Lycose de Narbonne quand on veut lui enlever sa pilule. Chez les deux, même audace et même dévouement. Mêmes ténèbres aussi pour distinguer son bien de celui des autres. La Lycose accepte sans hésiter toute pilule étrangère donnée en échange de la sienne ; elle confond le produit d’autrui avec le produit de ses ovaires et de sa filature. Le terme sacré d’amour maternel serait ici déplacé : c’est l’impulsion fougueuse, presque machinale, d’où la réelle tendresse est exclue. L’élégante Araignée des Cistes n’est pas mieux douée. Transportée de son nid sur un autre de même espèce, elle s’y établit et plus n’en bouge, bien que l’enceinte des feuilles arrangées dans un ordre différent soit de nature à l’avertir qu’elle n’est pas réellement chez elle, pourvu qu’elle ait du satin sous les pattes, elle ne s’aperçoit pas de sa méprise ; elle surveille le nid d’une autre avec la même vigilance qu’elle aurait surveillé le sien.

 

En fait d’aveuglement maternel, la Lycose va plus loin. Elle se colle aux filières et trimbale, en guise de sac aux œufs, la bille de liège ouvrage de ma lime, la boulette de papier, la pelote de fil. Pour savoir si le Thomise peut commettre erreur analogue, j’ai disposé en conoïde clos des fragments de cocon de ver à soie, fragments que je retournais de façon à présenter au dehors la face intérieure plus fine et plus unie. Ma tentative n’a pas eu de succès. Délogée de chez elle et transportée sur la sacoche artificielle, la mère Thomise a refusé obstinément de s’y établir. Serait-elle plus clairvoyante que la Lycose ? Peut-être bien. Ne l’en louons pas trop : l’imitation du nid était des plus grossières.

 

À la fin de mai sont terminés les travaux de ponte. Alors, couchée à plat sur le plafond du nid, la mère ne sort plus de son corps de garde, ni de nuit ni de jour. La voyant si maigre, si ridée, je me figure lui être agréable en l’approvisionnant d’Abeilles, comme je le faisais auparavant.

 

J’ai mal jugé de ses besoins. L’Abeille, sa passion jusqu’ici, ne la tente plus. En vain, tout à côté, la proie bourdonne, capture facile sous la cloche ; la gardienne ne se dérange pas de son poste, ne fait cas de la bonne fortune. Elle ne vit que de dévouement maternel, louable nourriture, mais peu substantielle. Aussi je la vois de jour en jour dépérir, se rider davantage. Qu’attend-elle pour mourir, la desséchée ?

 

Elle attend la sortie des siens, à qui la moribonde est encore utile. Quand ils émergent de leur ballon, les petits de l’Épeire fasciée sont orphelins depuis longtemps. Nul ne doit leur venir en aide, et ils ne sont pas de force à se libérer eux-mêmes. Il faut que, par le mécanisme d’une déhiscence spontanée, le ballon crève en expulsant les jeunes pêle-mêle avec le matelas de bourre.

 

La sacoche du Thomise, doublée de feuillage au dehors sur la majeure partie de sa surface, ne se déchire jamais ; le couvercle ne se soulève pas, tant les scellés sont bien mis. Après la libération de la nitée, on voit cependant, au bord de l’opercule, un petit trou béant, lucarne de sortie. Qui l’a pratiquée, cette lucarne, qui d’abord manquait ?

 

Le tissu est trop épais et trop tenace pour avoir cédé aux tiraillements des reclus, si petits et si faibles. C’est donc la mère qui, sentant sous le plafond de soie la marmaille trépigner d’impatience, a troué le sac elle-même. Cinq à six semaines elle a persisté à vivre toute délabrée afin d’ouvrir la porte à sa famille d’un dernier coup de dent. Ce devoir accompli, elle se laisse doucement mourir, cramponnée à son nid et devenue aride relique.

 

Juillet venu, les petits sortent. En prévision de leurs mœurs acrobates, j’ai disposé au sommet de la cloche où ils sont nés un bouquet de fines ramilles. Tous, en effet, traversent le treillis et se groupent à la cime de la broussaille, où rapidement est ourdi un ample reposoir de fils entrecroisés. Une paire de jours, ils y stationnent assez tranquilles, puis des passerelles commencent à se tendre d’un objet à l’autre. C’est le moment opportun.

 

Je dresse le bouquet chargé de bestioles sur une petite table, à l’ombre, devant la fenêtre ouverte. Bientôt l’exode débute, mais lent et troublé. Il y a des hésitations, des retours en arrière, des chutes verticales au bout d’un fil, des ascensions qui ramènent le suspendu. En somme, beaucoup de tumulte pour un médiocre résultat.

 

Les choses traînant en longueur, je m’avise, vers les onze heures, de placer sur la fenêtre, aux ardeurs du soleil, la broussaille où fourmillent les petites Araignées, impatientes de s’en aller. En quelques minutes de chauffe et d’illumination, le spectacle prend un tout autre aspect. Les émigrants accourent à la cime des ramilles, activement s’y trémoussent. C’est un étourdissant atelier de corderie où des milliers de pattes tirent l’étoupe des filières. Les cordages fabriqués, abandonnés flottants aux caprices de l’air, je ne les vois pas ; je les devine.

 

Trois, quatre Araignées partent à la fois, chacune à sa guise, dans des directions indépendantes de celles des voisines. Toutes montent, toutes grimpent le long d’un appui, ce que l’on reconnaît à la preste agitation des pattes. Du reste, à l’arrière de l’ascensionniste, la voie est visible, doublée qu’elle est d’un second fil. Puis, à une certaine hauteur, l’immobilité se fait. L’animalcule plane dans l’espace et brille, illuminé par le soleil. Mollement il se balance, puis soudain prend l’essor.

 

Qu’est-il arrivé ? Il règne au dehors un léger souffle d’air. L’amarre flottante s’est rompue et la bête est partie, entraînée par son parachute. Je la vois qui s’éloigne et se détache, comme un point radieux, sur la verdure sombre des cyprès voisins, à une vingtaine de pas de distance. Elle monte, elle franchit le rideau de cyprès, elle disparaît. D’autres suivent, qui plus haut, qui plus bas et dans des directions changeantes.

 

Mais voici que la foule a terminé ses préparatifs ; l’heure est venue de la dispersion par larges essaims. C’est alors, sur la cime de la broussaille, un jet continu de partants, qui s’élancent pareils à des projectiles atomiques, et montent en gerbe diffuse. À la fin, c’est le bouquet d’un feu d’artifice, le faisceau de fusées simultanément lancées. La comparaison est exacte jusque dans l’éclat. Flamboyant au soleil en ponctuations radieuses, les petites Araignées sont les étincelles de cette pyrotechnie vivante. Quel glorieux départ, quelle entrée dans le monde ! Agrippé à son fil aéronautique, l’animalcule monte dans une apothéose.

 

Tôt ou tard, près ou loin, se fait la chute. Pour vivre, il faut descendre, hélas ! souvent bien bas. L’Alouette huppée, émiettant sur la grand’route le crottin de mulet, y cueille sa nourriture, le grain d’avoine qu’elle ne trouverait pas en planant dans les cieux, le gosier gonfle de chansons. Il faut descendre ; le manger inexorablement le veut. La petite Araignée atterrit donc. La gravité lui est clémente, modérée qu’elle est par le parachute.

 

Le reste de son histoire m’échappe. Avant d’être de force à juguler l’Abeille, de quels infimes moucherons fait-elle capture ? Quelles sont les méthodes, les ruses de l’atome en lutte avec l’atome ? En quels abris enfin passe-t-elle l’hiver ? Je l’ignore. Nous la retrouverons au printemps, grandelette et tapie parmi les fleurs où l’Abeille butine.

 

CHAPITRE VI

LES ÉPEIRES – CONSTRUCTION DE LA TOILE


Le filet de l’oiseleur est une des ingénieuses scélératesses de l’homme. Au moyen de cordages, piquets et de quatre bâtons, deux grandes nappes de mailles couleur de terre sont tendues sur le sol, l’une à droite, l’autre à gauche d’une aire dénudée. Une longue corde que manœuvre, au moment opportun, le chasseur blotti dans une hutte de broussailles, les fait mouvoir et brusquement les rabat à la façon de volets qui se ferment.

 

Entre les deux sont réparties les cages des appelants, linottes et pinsons, verdiers et bruants jaunes, proyers et ortolans, qui, d’ouïe subtile, perçoivent à distance le passage d’une bande des leurs et lancent aussitôt une brève note d’appel. L’un d’eux, le sambé, irrésistible, tentateur, sautille et bat des ailes en apparente liberté. Un cordon le retient à son poteau de forçat. Si, brisé de fatigue, désespéré de ses vains efforts pour s’en aller, le patient se couche sur le ventre et refuse de fonctionner, il est loisible à l’oiseleur de le ranimer sans bouger de sa hutte. Une longue ficelle fait jouer un petit levier mobile sur un pivot. Soulevé de terre par la diabolique machinette, l’oiseau vole, retombe, remonte à chaque secousse du cordon.

 

Au doux soleil d’une matinée d’automne, l’oiseleur attend. Soudain, vive agitation dans les cages. Les pinsons coup sur coup jettent leur cri de ralliement : pinck ! pinck ! Il y a du nouveau dans les airs. Vite le sambé. Ils arrivent, les naïfs ; ils descendent sur l’aire perfide. D’un prompt effort, l’embusqué tire sa corde. Les nappes se referment toute la bande est prise.

 

Il y a dans les veines de l’homme du sang de bête fauve. L’oiseleur accourt au massacre. De la pression du pouce, il étouffe le cœur aux captifs, il leur défonce le crâne. Les oisillons, lamentable gibier, iront au marché, assemblés par douzaines avec un fil passé dans les narines.

 

En ingéniosité scélérate, le filet de l’Épeire peut soutenir la comparaison avec celui de l’oiseleur ; il la dépasse même si, patiemment étudié, il nous révèle les principaux traits de sa haute perfection. Quel art d’exquise délicatesse pour arriver à faire curée de quelques mouches ! Nulle part, dans l’entière série des bêtes, le besoin de manger n’a inspiré industrie plus savante. Que le lecteur veuille bien méditer l’exposé qui va suivre, et certainement il partagera mon admiration.

 

Tout d’abord, il convient d’assister à la confection du filet ; il faut voir construire, revoir et puis revoir encore, car le devis d’un ouvrage si complexe ne se lit que par fragments. Aujourd’hui l’observation nous livre un détail ; demain elle nous en livrera un second, donnant éveil sur des aspects nouveaux ; les séances se multiplient, et chaque fois un fait, corroborant les autres ou lançant l’idée en des voies non prévues, s’ajoute à la somme des données acquises.

 

La pelote de neige, roulant sur le blanc tapis, devient boule énorme, si mince que soit chaque fois la couche superposée. Ainsi de la vérité dans les sciences d’observation : elle se fait avec des riens amassés par la patience. Si la récolte de ces riens est dispendieuse en temps pour qui s’occupe de l’industrie aranéenne, du moins elle n’impose pas des recherches lointaines et aléatoires. Le moindre jardin a des Épeires, ourdisseuses de haut titre.

 

L’enclos dont je dispose, peuplé d’ailleurs par mes soins des sujets les plus renommés, soumet à mon examen six espèces différentes, toutes les six de taille avantageuse, toutes les six filandières de haut talent, savoir l’Épeire fasciée (Epeira fasciata Walck., l’Épeire soyeuse (Epeira sericea Walck.), l’Épeire angulaire (Epeira angulata Walck.), l’Épeire pâle (Epeira pallida Oliv.) l’Épeire diadème (Epeira diadema Clerck), l’Épeire cratère (Epeira cratera Walck.).

 

Aux heures requises, toute la bonne saison, il m’est loisible de les interroger, de les suivre dans leurs travaux, tantôt l’une, tantôt l’autre, suivant les chances de la journée. Ce que je n’ai pas bien vu la veille, je peux le voir le lendemain en de meilleures conditions, et les jours d’après à souhait, jusqu’à ce que le fait étudié se dévoile en pleine clarté.

 

Allons pas à pas tous les soirs d’une bordure de hauts romarins à l’autre. Si les affaires traînent en longueur, asseyons-nous au pied des arbustes, en face de la corderie, sous une bonne incidence de la lumière, et regardons, infatigables d’attention. Chaque tournée nous vaudra un détail comblant un vide dans les idées déjà cueillies. Plusieurs années de file et pendant de longues saisons, s’établir de la sorte inspecteur de toiles d’Araignées est un métier peu encombré, je le reconnais. On n’y amasse pas des rentes, j’en atteste le Ciel. N’importe, tout esprit méditatif revient satisfait de cette École.

 

Pour chacune des six Épeires dire en particulier la marche du travail, serait inutilement se répéter ; toutes les six ont les mêmes méthodes et tissent des filets semblables, sauf en certains détails dont l’exposé viendra plus tard. Je résume donc en un commun ensemble les données fournies soit par l’une, soit par l’autre.

 

Mes sujets sont en premier lieu des jeunes, à faible corpulence, bien éloignée de ce qu’elle doit devenir dans l’arrière-saison. Le volume du ventre, sacoche de la corderie, ne dépasse guère celui d’un grain de poivre. Que cette exiguïté des filandières ne nous fasse pas mal préjuger de l’ouvrage ; chez elles le talent n’atteint pas le nombre des années. Les adultes, scandaleusement pansues, ne savent pas mieux faire.

 

D’ailleurs, les débutantes ont pour l’observateur un avantage très précieux : elles travaillent de jour, même au soleil, tandis que les vieilles ne tissent que de nuit, à des heures indues. Les premières nous montrent, sans grave difficulté, les secrets de leurs ateliers ; les autres nous les cachent. C’est en juillet, une paire d’heures avant le coucher du soleil, que le travail commence.

 

Alors les filandières de l’enclos quittent leurs cachettes diurnes, choisissent leurs postes et se mettent à filer, qui d’ici, qui de là. Elles sont nombreuses ; nous pouvons choisir à notre convenance. Arrêtons-nous devant celle-ci, surprise au moment où se posent les bases de la construction.

 

Sans aucun ordre appréciable, elle parcourt la haie de romarins, d’une sommité de rameau à l’autre, dans l’étendue d’une paire d’empans. À mesure elle met en place un fil, tiré de sa tréfilerie au moyen des peignes des pattes postérieures. En cet ouvrage préparatoire, nulle apparence de plan combiné. Fougueuse, la bête va, vient comme au hasard ; elle monte, descend, remonte, replonge et consolide chaque fois les points d’attache avec des amarres multiples, çà et là réparties. Le résultat est un maigre échafaudage désordonné.

 

Est-ce désordonné qu’il faut dire ? Peut-être non. Mieux expert que le mien en ces sortes d’affaires, le regard de l’Épeire a reconnu la disposition générale des lieux ; puis l’édifice funiculaire s’est construit en conséquence, très incorrect à mon avis, très convenable aux projets de l’Aranéide. Que veut l’Épeire en effet ? Un solide cadre où se puisse enchâsser le réseau du filet. L’informe charpente qu’elle vient de construire remplit les conditions requises ; elle délimite une aire plane, libre et verticale. C’est tout ce qu’il faut.

 

L’ouvrage en son entier est d’ailleurs maintenant de brève durée ; chaque soir il est refait de fond en comble, car les événements de la chasse le délabrent en une nuit. Le filet est encore trop délicat pour résister aux efforts désespérés du gibier pris. Au contraire, celui des adultes, formé de fils plus solides, est apte à persister quelque temps ; aussi l’Épeire lui donne-t-elle un encadrement plus soigné, comme nous le verrons ailleurs.

 

En travers de l’aire si capricieusement circonscrite est tendu un fil spécial, première pièce du véritable réseau. Il se distingue des autres par son isolement, sa position à distance de toute brindille qui pourrait gêner son oscillante longueur. En son milieu, un gros point blanc ne manque jamais, fait d’un coussinet de soie. C’est le jalon qui marque le centre du futur édifice ; c’est la mire qui guidera l’Épeire et mettra de l’ordre dans l’étourdissante mêlée des évolutions.

 

Le moment est venu de tisser la nappe de chasse. L’Araignée part du centre, porteur de la mire blanche, et, à l’aide du fil transversal, gagne précipitamment la circonférence, c’est-à-dire le cadre irrégulier qui ceint l’air libre. Toujours d’un brusque élan, elle retourne de la circonférence au centre ; elle recommence le va-et-vient, se porte à droite, à gauche, en haut, en bas ; elle se hisse, elle plonge, elle remonte, elle dévale, pour aboutir constamment au jalon du point central par des voies d’une obliquité des plus inattendues. Chaque fois, un rayon est posé, ici, puis là, puis ailleurs, en un fol désordre, dirait-on.

 

L’opération est si capricieusement conduite qu’il faut un examen soutenu pour s’y reconnaître à la fin. L’Araignée gagne la marge de l’aire par l’un des rayons déjà tendus. Elle s’éloigne sur cette marge à quelque distance du point d’accès, fixe son fil au cadre et retourne au centre par le même chemin qu’elle vient de suivre.

 

Le fil obtenu pendant le trajet en ligne brisée, partie sur le rayon et partie le long du cadre, est trop long pour la distance exacte entre le périmètre et le point central. Revenue en ce point, l’Araignée rectifie son fil, le tend au degré convenable, le fixe et rassemble l’excédent sur la mire centrale. Pour chaque rayon tendu, même emploi du surplus, de façon que la mire va s’accroissant d’ampleur. C’était d’abord un point, c’est à la fin pelote, et même coussinet de quelque étendue.

 

Nous verrons tout à l’heure ce que devient ce coussinet où l’Araignée, parcimonieuse ménagère, dépose ses économies de bouts de fil ; pour le moment, constatons que l’Épeire le travaille de la patte après chaque rayon posé, le cadre de ses griffettes, le feutre avec une assiduité qui s’impose à l’attention. Ce faisant, elle donne aux rayons un solide appui commun, une sorte de moyeu comparable à celui des roues de nos voitures.

 

La régularité finale de l’ouvrage semblerait affirmer que les rayons sont filés dans l’ordre même de leur succession sur la toile, de proche en proche, chacun immédiatement après son voisin. Les choses se passent d’une autre manière, qui paraît d’abord désordre, mais est en réalité judicieuse combinaison.

 

Après avoir tendu quelques rayons dans un sens, l’Épeire accourt du côté opposé pour en tendre d’autres dans la direction contraire. Ces brusques changements d’orientation sont d’une haute logique ; ils nous montrent à quel point l’Araignée est versée dans l’équilibre des cordages. S’ils se succédaient régulièrement, les rayons d’un groupe, n’ayant pas encore d’antagonistes, déformeraient l’ouvrage par leur tension, le ruineraient même, faute d’appui stable. Avant de continuer, il est nécessaire de tendre un groupe inverse qui maintient l’ensemble par sa résistance. À tout système qui tire dans un sens doit aussitôt s’en opposer un autre qui tire en sens contraire. Ainsi l’enseigne notre statique, ainsi le pratique l’Araignée, passée maître, sans apprentissage, dans les secrets des constructions funiculaires.

 

De ce travail discontinu, en apparence désordonné, va résulter, dirait-on, un ouvrage confus. Erreur : les rayons sont équidistants et forment un soleil d’une belle régularité. Leur nombre est caractéristique de chaque espèce. Dans sa toile, l’Épeire angulaire en met 21 ; l’Épeire fasciée, 32 ; l’Épeire soyeuse, 42. Sans être absolument fixes, ces nombres varient très peu.

 

Or, qui de nous, d’emblée, sans longs tâtonnements, sans instruments de mensuration, se chargerait de partager le cercle en telle multiplicité de secteurs d’égale ouverture ? Alourdies de besace et titubant sur des fils que le vent agite, les Épeires, sans y prendre garde, pratiquent la délicate division. Elles y parviennent par une méthode que notre géométrie qualifierait d’insensée. Avec le désordre elles font de l’ordre.

 

N’allons pas leur attribuer cependant plus qu’il ne leur revient. L’égalité des angles n’est qu’approximative : elle satisfait aux exigences du regard sans pouvoir supporter l’épreuve d’une mensuration rigoureuse. La précision mathématique serait ici superflue. N’importe, on est émerveillé du résultat obtenu. Comme fait l’Épeire pour réussir dans son difficultueux problème, si étrangement conduit ? Je me le demande encore.

 

La pose des rayons est terminée. L’Araignée se campe au centre, sur le coussinet provenant de la mire initiale et des bouts de fils retranchés. À la faveur de cet appui, doucement elle tourne sur place. Un minutieux travail l’occupe. Avec un fil d’extrême finesse, elle décrit d’un rayon à l’autre, à partir du centre, un trait spiral à tours très serrés. La région centrale travaillée de la sorte atteint, dans les toiles des adultes, l’ampleur de la paume de la main ; dans les toiles des jeunes, elle est très réduite, mais ne manque jamais. Pour des motifs dont l’explication sera fournie dans le courant de cette étude, je l’appellerai désormais l’aire de repos.

 

Puis le fil augmente de grosseur. Le premier se voyait à peine, le second est nettement visible. À grands pas obliques, l’Araignée se déplace, tourne un petit nombre de fois en s’éloignant de plus en plus du centre, fixe à mesure sa cordelette sur le rayon traversé, et aboutit enfin à la marge inférieure du cadre. Elle vient de décrire une spire à tours d’ampleur rapidement croissante. Un centimètre est la distance moyenne d’un tour à l’autre. Même dans les constructions des jeunes.

 

Que ce terme de spire, impliquant l’idée d’une ligne courbe, ne nous égare pas. Toute courbe est bannie de l’ouvrage des Épeires ; il n’y est fait emploi que de la droite et de ses combinaisons. On a simplement en vue ici une ligne polygonale qui serait inscrite dans une courbe telle que l’entend la géométrie. À cette ligne polygonale, ouvrage temporaire destiné à disparaître à mesure que se file le véritable lacs, je donnerai le nom de spirale auxiliaire.

 

Elle a pour objet de fournir des traverses des échelons d’appui, surtout dans la zone marginale où les rayons, trop distants l’un de l’autre, ne peuvent donner base convenable de sustentation. Elle a pour objet aussi de diriger l’Araignée dans le travail d’extrême délicatesse qu’elle va maintenant entreprendre.

 

Mais avant, un dernier soin s’impose. L’aire occupée par les rayons est très irrégulière, déterminée qu’elle est par les appuis de la ramée, indéfiniment variable. Il y a des recoins anguleux qui, longés de trop près, troubleraient l’ordre de la nappe à construire. Il faut à l’Épeire un espace correct, où, par degrés réguliers, elle puisse disposer son fil spiral. En outre, elle ne doit pas laisser de vides où la proie trouverait des issues.

 

Experte en ces matières, l’Araignée a bientôt reconnu les recoins qu’il importe de combler. D’un mouvement alternatif, dans un sens, puis dans l’autre, elle y pose, sur l’appui des rayons, un fil qui brusquement se coude par deux fois aux confins latéraux de la région défectueuse et décrit un trait en zigzag ayant quelque analogie avec l’ornement appelé grecque.

 

De partout voici les angulosités garnies de grecques de remplissage ; le moment est venu de travailler à l’essentiel, au lacs captateur pour lequel tout le reste n’est qu’un support. Agrippée d’une part aux rayons, d’autre part aux traverses de la spirale auxiliaire, l’Épeire fait en sens inverse le trajet qu’elle a fait en posant cette spirale ; elle s’éloignait du centre, maintenant elle s’en rapproche, et par des circuits plus serrés, plus nombreux. Elle part de la base de la spire auxiliaire, non loin du cadre.

 

Ce qui suit est d’observation pénible, tant les mouvements sont prestes et saccadés. C’est une suite de petits élans brusques, d’oscillations, de courbettes qui déconcertent le regard. Il faut une attention soutenue et des examens répétés pour démêler un peu la marche du travail.

 

Les deux pattes postérieures, outils de tissage, sont en continuelle activité. Désignons-les d’après leur position sur l’atelier. J’appelle patte intérieure celle qui fait face au centre de l’enroulement lorsque l’animal chemine et patte extérieure celle qui se trouve en dehors de cet enroulement.

 

Cette dernière tire le cordonnet de la filière et le passe à la patte intérieure, qui, d’un geste gracieux, le dépose sur le rayon traversé. En même temps, la première patte s’informe de la distance ; elle harponne le dernier circuit mis en place et amène à portée convenable le point du rayon où le fil doit se souder. Aussitôt le rayon touché, le fil s’y fixe par son propre gluten. Pas de lents procédés, pas de nœuds ; la soudure se fait d’elle-même.

 

Cependant, à mesure qu’elle tourne par étroits degrés, la filandière se rapproche des traverses auxiliaires qui viennent de lui servir d’appui. Quand, enfin, elles sont trop près, ces traverses doivent disparaître ; elles gêneraient la régularité de l’ouvrage. L’Araignée harponne donc, pour soutien, les échelons d’un rang supérieur ; elle cueille, un à un, à mesure qu’elle chemine, ceux qui ne lui servent plus, et les rassemble en une subtile pelote au point d’attache sur le rayon suivant. De là résulte une série d’atomes soyeux jalonnant le trajet de la spire disparue.

 

Il faut une incidence favorable de la lumière pour distinguer ces points, seuls restes du fil auxiliaire ruiné. On les prendrait pour des granules de poussière si leur distribution, d’une impeccable régularité, ne faisait songer à la spirale disparue. Ils persistent, toujours reconnaissables, jusqu’au délabrement final du réseau.

 

Et, sans arrêt aucun, l’Araignée vire, vire encore, vire toujours, se rapprochant du centre, et répétant la soudure de son fil sur chaque rayon traversé. Une bonne demi-heure, une heure même chez les adultes, se dépense en circuits de spirale, au nombre d’une cinquantaine pour la toile de l’Épeire soyeuse, d’une trentaine pour celles de l’Épeire fasciée et de l’Épeire angulaire.

 

Enfin, à quelque distance du centre, sur les confins de ce que j’ai appelé l’aire de repos, l’Araignée termine sa spirale de façon brusque, alors que l’espace suffirait encore pour un certain nombre de tours. Nous verrons tout à l’heure le motif de cet arrêt soudain. Alors, à la précipitée, l’Épeire, n’importe laquelle, jeune ou vieille, se jette sur le coussinet central l’extirpe et le roule en une pelote que je m’attendais à voir rejeter.

 

Pas du tout : l’économie ne lui permet pas cette prodigalité. Elle mange le coussinet, d’abord jalon initial, puis amas de bouts de fil ; elle remet en fusion dans le creuset digestif ce qui doit rentrer sans doute dans le trésor de la soie. La bouchée est coriace, d’élaboration stomacale pénible, mais enfin c’est précieux et ne doit pas se perdre. Cette déglutition termine le travail. Tout aussitôt l’Épeire s’installe à son poste de chasse, au centre de la toile, la tête en bas.

 

La manufacture que nous venons de voir fonctionner suscite une réflexion. Nous naissons droitiers. Par une dissymétrie dont l’explication n’est pas encore venue, nous avons la moitié droite plus vigoureuse, plus habile en mouvements que la moitié gauche, inégalité manifeste surtout dans les deux mains. Avec les termes dextérité, adroit, adresse, qui font allusion à la main droite, le langage traduit cette suprématie du côté favorisé.

 

L’animal, à son tour, est-il droitier, gaucher, ou bien indifférent ? L’occasion s’est déjà présentée d’établir que le Grillon, le Dectique et tant d’autres raclent de leur archet, situé sur l’élytre droit, l’appareil sonore, situé sur l’élytre gauche. Ils sont droitiers.

 

Pour une pirouette non préméditée, nous tournons sur l’appui du talon droit. Autour du pivot du côté droit, plus robuste, évolue le côté gauche, plus faible. De même, les mollusques à coquille turbinée enroulent presque tous leurs volutes de gauche à droite. Parmi les nombreuses espèces tant de la faune aquatique que de la faune terrestre, quelques-uns à peine font exception et virent de droite à gauche.

 

Il ne serait pas sans intérêt de démêler un peu comment se partage en droitiers et gauchers la série animale à structure binaire. La dissymétrie, source de contrastes, serait-elle une règle générale ? Y a-t-il des neutres, doués des deux côtés d’une égale adresse, d’une égale énergie ? Oui, il y en a, et de ce nombre est l’Épeire. Par une prérogative bien enviable, elle a le côté gauche non moins habile que le côté droit. Elle est ambidextre, comme en témoignent les observations que voici.

 

Pour la pose de son fil captateur, toute Épeire tourne indifféremment dans un sens ou dans l’autre, une surveillance assidue le démontre. Des motifs dont le secret nous échappe déterminent le sens adopté. Une fois telle ou telle direction prise, la filandière n’en change plus, même après des incidents qui viennent parfois troubler la marche du travail. Il peut arriver qu’un moucheron se prenne dans la partie déjà tissée. Brusquement alors l’Araignée suspend son ouvrage, accourt à la proie, la ligote, puis revient au point d’arrêt continuer la spirale dans le même ordre qu’avant.

 

Au début du travail, la giration dans un sens étant usitée aussi bien que la giration dans le sens opposé, on voit que, dans la confection de ses toiles renouvelées, la même Épeire présente, vers le centre de l’enroulement, tantôt son côté droite tantôt son côté gauche. Or, nous l’avons dit, c’est toujours avec la patte postérieure interne, la patte regardant le centre, c’est-à-dire dans certains cas avec la droite et dans certains autres avec la gauche, qu’elle met en place le fil, opération très délicate où doit se déployer une exquise adresse à cause de la promptitude de l’acte et de la conservation des distances, strictement égales. Qui voit cette patte dans ses manœuvres de haute précision, aujourd’hui la droite, demain la gauche, reste convaincu que l’Épeire est supérieurement ambidextre.

 

CHAPITRE VII

LES ÉPEIRES – MA VOISINE


Dans ses traits essentiels, le talent des Épeires n’est pas modifié par l’âge. Comme travaillaient les jeunes, ainsi travaillent les vieilles, riches de l’expérience d’une année. Dans leur corporation, pas d’apprentis et pas de maîtres ; dès la pose du premier fil, chacune sait à fond son métier. Renseignés sur les débutantes, interrogeons maintenant leurs aînées ; informons-nous de ce que les exigences de l’âge leur imposent de plus.

 

Juillet commence, et je suis servi à souhait. Tandis que sur les romarins de l’enclos la population nouvelle ourdit ses cordages, un soir, aux dernières lueurs du crépuscule et devant ma porte, je fais trouvaille d’une superbe Araignée à puissante bedaine. C’est une matrone, celle-ci ; elle date de l’année dernière ; sa majestueuse corpulence, si exceptionnelle en cette saison, hautement l’affirme. J’y reconnais l’Épeire angulaire (Epeira angulata Walck.), costumée de gris avec deux galons sombres qui lui cernent les flancs et convergent en pointe à l’arrière. De droite et de gauche, elle se gonfle la base du ventre en bref mamelon.

 

Cette voisine, voilà bien mon affaire, à la condition qu’elle travaille à des heures non trop tardives. Les choses s’annoncent bien ; je surprends la ventrue qui tend ses premiers fils. Ce début promet un succès peu coûteux d’insomnies. Et, en effet, tout le mois de juillet et la majeure partie du mois d’août, entre huit et dix heures du soir, je peux suivre la confection de la toile, plus, ou moins ruinée chaque nuit par les événements de la chasse, et refaite le lendemain quand elle est trop délabrée.

 

Pendant les deux mois caniculaires, alors que l’obscurité se fait profonde et qu’un peu de fraîcheur succède à la fournaise de la journée, il m’est facile, une lanterne à la main, de suivre les diverses opérations de ma voisine. Elle s’est établie, à hauteur commode pour l’observation, entre une rangée de cyprès et un fourré de lauriers, vers l’entrée d’un défilé que fréquentent les papillons nocturnes. La place est bonne, paraît-il, car de toute la saison l’Épeire n’en change pas, bien que renouvelant son filet presque chaque soir.

 

À la fin du crépuscule, nous allons ponctuellement lui rendre visite en famille. Grands et petits, nous sommes émerveillés de tant de ventre et de telles voltiges au milieu de cordages tremblants ; nous admirons, à mesure qu’il se forme, le réseau d’impeccable géométrie. Tout reluisant aux clartés de la lanterne, l’ouvrage devient féerique rosace, qui semble ourdie avec des rayons de lune.

 

Si je m’attarde, désireux d’élucider certains détails, la maisonnée, déjà couchée, m’attend avant de s’endormir. Qu’a-t-elle fait ce soir ? me demande-t-on ; a-t-elle pris un papillon ? Je raconte les événements. Demain on sera moins pressé d’aller dormir, on verra tout, jusqu’à la fin. Ah ! les naïves, les délicieuses soirées passées devant l’atelier de l’Araignée !

 

Les éphémérides de l’Épeire angulaire, enregistrées séance par séance, nous apprennent d’abord de quelle manière sont obtenus les cordages qui forment la charpente de la construction. Invisible tout le jour, blottie qu’elle est dans la verdure des cyprès, voici que, sur les huit heures du soir, l’Araignée sort gravement de sa retraite et gagne la cime d’un rameau. De ce poste élevé, quelque temps elle combine ses moyens d’après les lieux ; elle interroge le temps, s’informe si la nuit sera belle.

 

Puis, soudain, les huit pattes largement étalées, elle se laisse choir suivant la verticale, appendue au cordon qui lui sort des filières. De même que le cordier obtient par le recul la régulière venue de son étoupe, l’Épeire obtient par la chute la sortie de la sienne. Son poids est la force d’extraction.

 

La descente n’a pas d’ailleurs la brutale accélération que lui imprimerait la pesanteur seule. Elle est réglée par le jeu des filières, contractant ou dilatant leurs pores, les fermant tout à fait, au gré de la précipitée. Aussi avec douce modération s’allonge ce fil à plomb vivant, dont ma lanterne me montre très bien le plomb, mais pas toujours le fil. La lourde ventrue semble alors étaler ses pattes dans le vide sans aucun appui.

 

À deux pouces du sol, brusque arrêt, la bobine soyeuse ne fonctionne plus. L’Araignée se retourne, agrippe le cordon qu’elle vient d’obtenir, et remonte par cette voie, toujours en filant. Mais cette fois, la pesanteur ne venant plus en aide, l’extraction s’opère d’autre façon. Les deux pattes d’arrière, d’une rapide manœuvre alternée, tirent le fil de la besace et l’abandonnent à mesure.

 

Revenue à son point de départ, à la hauteur d’une paire de mètres et davantage, l’Araignée est donc en possession d’un fil double, bouclé en anse, qui flotte mollement dans un courant d’air. Elle fixe à sa convenance le bout dont elle dispose et attend que l’autre, agité par le vent, ait engagé son anse dans les ramilles du voisinage.

 

Le résultat espéré peut tarder beaucoup. S’il ne lasse pas l’inaltérable patience de l’Épeire il lasse bientôt la mienne. Aussi m’est-il arrivé de collaborer parfois avec l’Araignée. Du bout d’une paille, je cueille la boucle flottante et la dépose sur un rameau, à hauteur convenable. La passerelle établie par mon intervention est jugée bonne au service, comme si le vent lui-même l’avait mise en place. Je mets au nombre des bonnes actions dont il me sera tenu compte cette collaboration avec la bête.

 

Sentant son fil arrêté, l’Épeire le parcourt d’un bout à l’autre à plusieurs reprises et l’augmente chaque fois d’un brin. Que je collabore ou non, ainsi s’obtient le câble suspenseur, maîtresse pièce de la charpente. À cause de sa structure, je l’appelle câble, malgré son extrême finesse. Il paraît simple, mais aux deux bouts on le voit se décomposer et s’épanouir, sous forme d’aigrette, en divers éléments qui sont le produit d’autant de traversées. Ces brins divergents, avec leurs points d’attache variés, donnent aux deux extrémités fixité plus grande.

 

D’une solidité hors ligne par rapport au reste de l’ouvrage, le câble suspenseur est d’une permanence indéfinie. En général délabrée après les chasses de la nuit, la toile est presque toujours recommencée le lendemain au soir. Après extirpation des ruines, sur le même emplacement déblayé à fond, tout se refait, moins le câble où doivent se suspendre les divers réseaux renouvelés.

 

La mise en place de cette pièce est affaire assez difficultueuse, parce que le succès de l’entreprise ne dépend pas uniquement de l’industrie de l’animal. Il faut attendre qu’un mouvement de l’air porte le cordon sur l’appui des broussailles. Parfois le calme règne ; parfois le fil s’accroche en un point non convenable. De la grande dépense de temps pour une réussite incertaine. Aussi lorsque ce câble suspenseur est obtenu, solide, et de bonne direction, l’Épeire n’en change plus, à moins d’événements de gravité majeure. Chaque soir elle y passe, elle y repasse, le fortifiant de nouveaux fils.

 

Quand elle ne dispose pas d’une chute suffisante pour obtenir le fil doublé, dont la boucle doit se fixer au loin, l’Épeire fait usage d’une autre méthode. Elle se laisse tomber, puis remonte comme nous venons de le voir ; mais cette fois, le fil brusquement se termine en pinceau nuageux, en aigrette dont les éléments restent désunis et tels qu’ils sortent de la pomme d’arrosoir des filières ; Puis cette espèce de queue de renard touffue se tronque comme sous un coup de ciseaux, et, déployé, le fil total double sa longueur, maintenant suffisante. Du bout en rapport avec l’Araignée, il est fixé ; de l’autre, il flotte à l’air avec son aigrette épanouie, d’enchevêtrement aisé parmi les broussailles. Ainsi doit opérer l’Épeire fasciée quand elle jette en travers d’un ruisseau les hardiesses de son pont suspendu.

 

Une fois le câble tendu, de cette façon ou de l’autre, l’Araignée est en possession d’une base qui lui permet de se rapprocher et de s’éloigner à sa guise des appuis de la ramée. Du haut de ce câble, limite supérieure de l’ouvrage en projet, elle se laisse couler, à médiocre profondeur, en variant les points de chute. Elle remonte par le fil qu’a produit la descente. Le résultat de la manœuvre est une double cordelette qui se développe tandis que l’Araignée chemine sur sa grande passerelle et gagne le rameau d’attache où elle fixe, plus ou moins bas, l’extrémité libre de son fil. Ainsi s’obtiennent, de droite et de gauche, quelques traverses obliques reliant le câble à la ramée.

 

À leur tour, ces traverses en supportent d’autres à direction chaque fois changeante. Lorsqu’elles sont assez multipliées, l’Épeire n’a plus besoin de recourir à la chute pour tirer ses fils ; elle va d’un cordage au voisin, tréfilant toujours avec les pattes d’arrière et mettant à mesure en place son produit. De là résulte un assemblage de droites où ne préside aucun ordre, sauf le maintien dans un même plan, à peu près vertical. Ainsi se délimite une aire polygonale très irrégulière, où doit s’ourdir le filet, lui-même ouvrage d’une magnifique régularité.

 

Inutile de revenir sur le travail du chef-d’œuvre ; les jeunes nous ont assez renseignés à cet égard. De part et d’autre, même pose de rayons équidistants avec mire centrale pour guide ; même spirale auxiliaire, échafaudage d’échelons provisoires qui bientôt vont disparaître, même spirale captatrice à circuits nombreux et serrés. Passons outre, d’autres détails nous appellent.

 

La pose de cette spirale captatrice est opération d’extrême délicatesse, à cause de la régularité de l’ouvrage. Je tenais à savoir si, dans le tumulte de bruits insolites, l’Araignée hésite, commet des erreurs. Travaille-t-elle imperturbable ? Lui faut-il se recueillir dans le calme ? Je sais déjà que ma présence et mon luminaire ne l’émeuvent guère. Les éclairs soudains que lui projette ma lanterne ne parviennent pas à la distraire de sa besogne. Comme elle tournait dans l’obscur, elle continue de tourner dans la lumière, ni plus vite, ni plus lentement. C’est de bon augure pour l’expérience que je médite.

 

Le premier dimanche du mois d’août est la fête patronale du village, la fête de saint Étienne le lapidé. Nous sommes au mardi, troisième jour des réjouissances. Ce soir, à neuf heures, doit se tirer le feu d’artifice, terminaison des liesses. Les choses vont se passer précisément sur la grand’route, devant ma porte, à quelques pas du point où travaille mon Araignée. La filandière en est à sa grande spirale juste au moment où les édiles arrivent, avec tambour, fanfare et galopins porteurs de torches en résine.

 

Plus curieux de psychologie animale que de spectacle pyrotechnique, je suis, lanterne en main, les actes de l’Épeire. Le brouhaha de la foule, les détonations des boites, les pétarades de paquets de serpenteaux éclatant dans les airs, le sifflement des fusées, la pluie d’étincelles, les soudains éclairs blancs, rouges ou bleus, rien n’émeut la travailleuse, qui méthodiquement vire et revire comme elle le fait dans le calme des soirées ordinaires.

 

Autrefois, l’artillerie que je faisais tonner sous les platanes ne troublait pas le concert des Cigales ; aujourd’hui, les éblouissements des roues d’artifice et le bombardement des pétards ne peuvent distraire l’Araignée de son tissage. Et qu’importait, en effet, à ma voisine l’écroulement du monde ! Le village sauterait-il, bouleversé par la dynamite, elle ne s’affolerait pas pour si peu. Tranquillement elle continuerait sa toile.

 

Revenons à l’Araignée manufacturant son filet dans le calme habituel. La grande spirale vient d’être terminée, de façon brusque, sur les limites de l’aire de repos. Alors le coussinet central, feutre de bouts de fils économisés, s’extirpe et se mange. Mais avant d’en venir à cette bouchée, clôture du travail, deux Épeires, les seules de la série, la fasciée et la soyeuse, ont encore à parapher leur ouvrage. Une large bandelette blanche est disposée, en zigzag serré, depuis le centre jusqu’au bord inférieur de l’orbe. Parfois, mais non toujours, un second ruban de même forme et de longueur moindre occupe le haut, à l’opposite de l’autre.

 

En ces bizarres paraphes, je verrais volontiers des appareils de consolidation. D’abord les jeunes Épeires n’en font jamais usage. Pour le moment, insoucieuses de l’avenir et prodigues de soie, elles recommencent chaque soir leur nappe, qui, non trop délabrée, pourrait encore servir. Au soleil couché, un rets tout neuf est chez elles de règle. Peu importe un surcroît de solidité lorsque l’ouvrage doit se refaire demain.

 

Au contraire, dans l’arrière-saison, les adultes, sentant s’approcher l’époque de la ponte, sont astreintes à l’économie, en vue de la grande dépense de soie, nécessitée par la sacoche des œufs. À cause de ses larges dimensions, le filet est alors ouvrage coûteux qu’il convient d’utiliser le plus longtemps possible, crainte d’avoir les réserves épuisées lorsque viendra la dispendieuse confection du nid.

 

Pour ce motif ou pour d’autres dont je n’ai pas le secret, l’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse jugent à propos de faire travail durable et d’affermir leur piège avec un ruban transversal. Les autres Épeires, sujettes à moins de frais dans la fabrication de la sacoche maternelle, simple pilule, ignorent le zigzag consolidateur et recommencent leur toile presque chaque soir à la façon des jeunes.

 

Ma grosse voisine, l’Épeire angulaire, consultée à la clarté d’une lanterne, nous dira comment s’opère le renouvellement du filet. Aux dernières lueurs du crépuscule, elle descend, circonspecte, de son manoir diurne ; elle quitte la verdure des cyprès et vient sur le câble suspenseur de son piège. Là, quelque temps elle stationne ; puis, descendant sur la toile, elle en cueille les ruines par grandes brassées. Tout vient sous les râteaux des pattes, spirale, rayons et charpente. Une seule chose est épargnée : c’est le câble suspenseur, la robuste pièce qui a servi de base aux constructions précédentes et va servir à la nouvelle après quelques retouches de consolidation.

 

Des ruines rassemblées résulte une pilule que l’Araignée consomme avec autant de gloutonnerie qu’elle le ferait d’une proie. Rien n’en reste. Pour la seconde fois se montre la haute économie des Épeires en matière de soierie. Nous les avons vues, après la confection du réseau, manger la mire centrale, modeste bouchée ; les voici maintenant qui déglutissent la toile entière, morceau copieux. Affinés par l’estomac et redevenus liquides, les matériaux du vieux filet serviront à d’autres usages.

 

Une fois l’emplacement nettoyé de partout, commence le travail du cadre et du réseau sur l’appui du câble suspenseur respecté. Ne serait-il pas plus simple de remettre en état la vieille toile qui, bien des fois, pourrait servir encore après réparation de quelques accrocs ? Oui, semble-t-il ; mais l’Araignée sait-elle raccommoder son ouvrage comme une ménagère ravaude son linge ? Là est la question.

 

Refaire des mailles rompues, remplacer des fils cassés, ajuster correctement le neuf au vieux, enfin rétablir l’ordre primitif en rassemblant des ruines, ce serait prouesse de grande portée qui prouverait, supérieurement bien, des éclaircies aptes à des combinaisons intellectuelles. Nos ravaudeuses excellent en semblable travail. Elles ont pour guide la raison qui mesure les vides, combine les arrangements et met en place requise le morceau. L’Araignée possède-t-elle l’analogue de cette lucidité ?

 

On l’affirme sans y avoir regardé de bien près apparemment. Pour gonfler des vessies théoriques, les scrupules de l’observation ne sont pas nécessaires. On va de l’avant, et cela suffit. Quant à nous, moins audacieux, informons-nous d’abord ; demandons à l’expérience si, réellement, l’Araignée sait restaurer son ouvrage.

 

L’Épeire angulaire, cette proche voisine qui m’a déjà fourni tant d’autres documents, vient de terminer sa toile à neuf heures du soir. La nuit est superbe, calme et chaude, propice aux rondes des Phalènes. La chasse promet d’être bonne. Au moment où, la grande spirale terminée, l’Épeire va manger le coussinet central et s’installer en son aire de repos, avec de fins ciseaux je fends la toile en deux suivant un diamètre. Par le retrait des rayons qui n’ont plus d’antagonistes, il se fait un vide où pourraient passer trois doigts de la main.

 

Réfugiée sur son câble, l’Araignée regarde faire, non bien effrayée. Quand j’ai fini, tranquillement elle revient. Sur l’une des moitiés, elle se campe au point qui fut le centre de l’orbe entière ; mais, les pattes d’un côté ne trouvant pas d’appui, elle ne tarde pas à reconnaître que le piège est défectueux. Alors deux fils sont tendus en travers de la brèche, deux fils, pas davantage ; les pattes qui manquaient d’appui s’y étendent, et désormais l’Épeire ne bouge plus, attentive aux événements de la chasse.

 

Lorsque j’ai vu poser ces deux fils reliant les lèvres de la fente, l’espoir m’est venu d’assister à un ravaudage. L’Araignée, me disais-je, va multiplier ces fils transversaux d’un bout à l’autre de la brèche, et si la pièce ajoutée n’est pas conforme au reste de l’ouvrage, du moins elle remplira le vide, et la nappe continue sera d’usage efficace à l’égal de la nappe réglementaire.

 

La réalité n’a pas répondu à mon attente. De toute la nuit, la filandière n’a rien entrepris de plus. Elle a chassé vaille que vaille avec son réseau pourfendu, car, le lendemain, j’ai retrouvé le filet dans l’état où je l’avais laissé la veille. De ravaudage, il n’y en avait pas eu en aucune façon.

 

Les deux fils tendus en travers de la brèche ne peuvent même être pris pour un essai de restauration. Ne trouvant pas d’appui pour les pattes d’un côté, l’Araignée était allée s’informer de l’état des choses en franchissant la fente. Sur le trajet de l’aller et du retour, elle avait laissé un fil comme il est d’usage pour toute Épeire qui chemine. Ce n’était pas de sa part un essai de raccommodage, mais le simple résultat d’un déplacement inquiet.

 

Peut-être l’éprouvée a-t-elle jugé inutile de se mettre en nouveaux frais, car telle qu’elle est après mon coup de ciseaux, la toile peut très bien servir ; les deux moitiés, en leur ensemble, représentent la surface primitive propre à capturer. Il suffit que l’Araignée, stationnaire en un poste central, trouve l’appui nécessaire à ses pattes étalées. Les deux fils tendus d’une rive à l’autre de la crevasse le lui fournissent à peu près. Mes malices ne sont pas allées assez loin. Imaginons mieux.

 

Le lendemain, la toile se renouvelle, après déglutition de la précédente. Lorsque le travail est fini et que l’Épeire est immobile en son poste central, avec une paille, dextrement conduite de façon à respecter les rayons et l’aire de repos, je saccage, j’extirpe la spirale, qui pendule en loques. Ruiné dans ses fils captateurs, le filet est hors de service, une Phalène passant ne s’y laisserait prendre. Or, que fait l’Épeire devant ce désastre ?

 

Elle ne fait rien du tout. Immobile en son aire de repos que j’ai laissée intacte, elle attend la prise du gibier ; elle l’attend en vain toute la nuit sur sa toile impuissante. Au matin, je trouve le lacs tel qu’il était la veille. La faim, mère de l’industrie, n’a pas décidé l’Aranéide à restaurer un peu son siège saccagé.

 

Peut-être est-ce trop exiger de ses moyens. Les burettes à soie peuvent être épuisées après la pose de la grande spirale, et recommencer coup sur coup la même dépense est impossible. Je désire un cas où cet épuisement ne puisse être invoqué. Mon assiduité l’obtient.

 

Au moment où je surveille l’enroulement de la spirale, un gibier vient donner dans le piège encore incomplet. L’Épeire suspend son travail, accourt à l’étourdi, l’enveloppe et s’en repaît sur place. Pendant la lutte, un segment de la nappe s’est déchiré sous les yeux mêmes de l’ourdisseuse. Un ample vide compromet le bon fonctionnement du filet. Que va faire l’Araignée devant ce fâcheux accroc ?

 

C’est le moment où jamais de rétablir les fils rompus : l’accident vient de se passer à l’instant, même, entre les pattes de la bête ; il est connu à coup sûr, et de plus la corderie est en pleine fonction. Cette fois est hors de cause l’épuisement de l’entrepôt de soie.

 

En bien, dans ces conditions, très favorables au ravaudage, l’Épeire ne raccommode nullement. Elle rejette sa proie après en avoir humé quelques gorgées, et reprend sa spirale au point où elle avait interrompu son travail pour courir sus à la Phalène prise. La partie déchirée restera ce qu’elle est. La navette gouvernée par des rouages mécaniques ne revient pas sur le tissu détérioré ; ainsi de l’Araignée travaillant sa toile.

 

Et ce n’est pas ici distraction, individuelle incurie ; chez toutes les grandes filandières se retrouve semblable inaptitude à rapiécer. L’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse sont à remarquer sous ce rapport. L’angulaire refait en entier sa toile presque tous les soirs ; celles-ci ne la recommencent que de loin en loin et l’utilisent encore bien que très délabrée. Elles continuent de chasser avec des loques informes. Pour les décider à tisser une nouvelle nappe, il faut que l’ancienne soit une ruine méconnaissable.

 

Or, bien des fois, il m’est arrivé de noter l’état de l’une de ces ruines, et le lendemain je l’ai retrouvée telle quelle, sinon plus délabrée. Jamais de réparations, au grand jamais. J’en suis désolé pour le renom que les besoins de nos théories lui ont fait : l’Araignée ne sait absolument pas raccommoder. Malgré son aspect méditatif, l’Épeire est incapable du peu de réflexion nécessaire pour intercaler une pièce dans un vide accidentel.

 

D’autres Aranéides ignorent le réseau à grandes mailles et tissent des satins où les fils, croisés à l’aventure, forment étoffe continue. De ce nombre est l’Araignée des habitations (Tegenaria domestica Lin.). Dans l’angle des murs de nos maisons, elle tend de larges nappes que fixent des prolongements anguleux. En un recoin latéral, le mieux protégé, est l’appartement secret de la propriétaire. C’est un tube de soie, une galerie d’ouverture conique, où l’Aranéide surveille les événements, à l’abri des regards. Le reste du tissu, dépassant en finesse nos plus souples mousselines, n’est pas, à vrai dire, un engin de chasse ; c’est une estrade où l’Araignée, de nuit surtout, fait sa ronde, attentive aux choses de son domaine. Le vrai traquenard consiste en un fouillis de cordages tendus au-dessus de la nappe.

 

Le piège, construit d’après d’autres règles que chez les Épeires, fonctionne aussi de façon différente. Ici, pas de fils visqueux, mais de simples lacets, rendus invincibles par leur multitude. Qu’un moucheron se jette dans le perfide enchevêtrement, et il est pris, d’autant mieux lié qu’il se débat davantage. L’empêtré tombe sur la nappe. La Tégénaire accourt et le jugule.

 

Cela dit, expérimentons un peu. Dans la nappe de l’Araignée domestique, je pratique une ouverture ronde, large d’une paire de travers de doigt. Tout le jour le trou reste béant, mais le lendemain il est invariablement fermé. Une gaze d’extrême ténuité clôt la brèche, qui, par son aspect sombre, fait contraste avec la blancheur opaque du tissu environnant. La gaze est tellement subtile que, pour m’assurer de sa présence, j’ai recours à un brin de paille plutôt qu’à la vue. L’ébranlement de la toile lorsque cette région est touchée affirme un obstacle.

 

Ici l’affaire paraîtrait évidente. Pendant la nuit, la Tégénaire a raccommodé son ouvrage ; elle a mis une pièce au tissu déchiré, talent inconnu des Épeires. Ce serait très beau de sa part, si une étude plus attentive n’amenait une autre conclusion.

 

La toile de l’Araignée domestique est, disons-nous, une aire de surveillance et d’exploration ; c’est aussi une nappe où tombent les insectes captés par les agrès d’en haut. Cette aire, domaine sujet à des battues indéfinies, n’est jamais assez résistante, exposée qu’elle est à la surcharge de menus plâtras détachés de la muraille. La propriétaire y travaille constamment ; chaque nuit, elle y ajoute une nouvelle couche.

 

Toutes les fois qu’elle sort de sa retraite tubulaire ou qu’elle y rentre, elle applique sur le chemin parcouru le cordon qui lui pend à l’arrière. Comme témoignage de ce travail, on a la direction des fils superficiels, qui, droits ou sinueux suivant les caprices de la promenade, convergent tous vers l’entrée du tube. Chaque pas fait ajoute, sans doute, un filament à la nappe.

 

C’est ici l’histoire de la Processionnaire du pin, dont j’ai raconté ailleurs les habitudes. Quand elles sortent de la bourse de soie pour aller pâturer de nuit, et quand elles y rentrent, les chenilles ne manquent jamais de filer un peu à la surface de la demeure. Chaque expédition vaut à l’enceinte un supplément d’épaisseur.

 

Allant et revenant sur la bourse que mes ciseaux viennent de fendre tout au long, les Processionnaires, sans plus y faire attention qu’au reste de la paroi, tapissent la brèche comme elles tapissent l’intact. Indifférentes à l’accident, elles agissent de même façon que sur une demeure non éventrée. La crevasse se ferme à la longue, non intentionnellement, mais le seul jeu de l’habituelle filature.

 

Même conclusion au sujet de l’Araignée domestique. Déambulant chaque nuit sur son estrade, elle a stratifié de nouvelles assises sans distinction du vide et du plein. Elle n’a pas mis expressément une pièce au tissu déchiré ; elle a continué l’habituelle besogne. S’il se trouve qu’en définitive le trou est bouché, l’heureux résultat est la conséquence, non d’une intention spéciale, mais d’une invariable méthode de travail.

 

D’ailleurs il est d’évidence que si l’Araignée voulait en réalité raccommoder sa toile, tous ses soins se porteraient sur la déchirure. Elle y dépenserait toute la soie dont elle dispose et obtiendrait en une séance une pièce peu différente du reste du tissu. Au lieu de cela, que trouvons-nous ? Presque rien, une gaze à grand’peine visible.

 

C’est évident : l’Araignée a fait sur le trou ce qu’elle a fait partout ailleurs, ni plus, ni moins. Loin d’y prodiguer la soie, elle l’a économisée afin d’en avoir pour l’ensemble de la nappe. La brèche se bouchera mieux plus tard, petit à petit, à mesure que de nouvelles couches fortifieront la nappe entière. Et ce sera long. Deux mois plus tard, la lucarne, mon ouvrage, transparaît encore et fait tache sombre sur la blancheur mate du tissu.

 

Ni les tapissières ni les filandières ne savent donc réparer leur ouvrage. À ces merveilleuses manufacturières de toileries, il manque toute lueur de ce lumignon sacré, la raison, qui permet à la ravaudeuse la plus bornée de remettre en état le talon d’un vieux bas. N’arriverait-il qu’à nous débarrasser d’une idée fausse et malfaisante, le métier d’inspecteur de toiles d’Araignée aurait son utilité.

 

CHAPITRE VIII

LES ÉPEIRES – LE PIÈGE À GLUAUX


Le réseau spiral des Épeires a des combinaisons d’effroyable science. Donnons de préférence notre attention à celui de l’Épeire fasciée ou bien à celui de l’Épeire soyeuse, observables l’un et l’autre dès le matin dans leur pleine fraîcheur.

 

À la simple vue, le fil qui les compose diffère de celui de la charpente et des rayons. Il miroite au soleil, paraît noduleux et donne l’idée d’un chapelet d’atomes. L’observer avec la loupe sur la toile même n’est guère praticable, à cause de l’agitation du tissu, qui tremblote au moindre souffle. En passant une lame de verre sous la nappe et la soulevant, j’emporte quelques tronçons du fil à étudier, tronçons qui restent fixés sur le verre en lignes parallèles. Maintenant loupe et microscope peuvent intervenir.

 

Le spectacle est stupéfiant. Ces fils, touchant aux confins du visible et de l’invisible, sont des torsades à tours très serrés, semblables à ces enroulements élastiques que notre industrie prépare avec des fils de laiton. De plus, ils sont creux. L’infiniment subtil est un tube, un canal plein d’une humeur visqueuse pareille à une forte dissolution de gomme arabique. Cette humeur, je la vois s’épancher en traînée diaphane par les extrémités rompues. Sous la pression de la mince lamelle qui les recouvre sur le porte-objet du microscope, les torsades s’étirent, deviennent des rubans tordus, parcourus d’un bout à l’autre, en leur milieu, par un trait sombre qui est la capacité vide.

 

À travers la paroi de ces fils tubulaires, roulés en lignes torses, l’humeur contenue doit suinter petit à petit et de la sorte rendre le réseau visqueux. Il l’est, en effet, et de façon à provoquer la surprise. D’une fine paille, je touche à plat trois ou quatre échelons d’un secteur. Si doux que soit le contact, l’adhérence est soudaine. Avec la paille soulevée, les fils viennent, s’étirent, doublent et triplent leur longueur à la façon d’un fil de gomme élastique. Enfin, trop tendus, ils se détachent sans rupture, ils se rectifient de nouveau dans leur position première. Ils s’étirent en déroulant leur torsade, ils se raccourcissent en l’enroulant de nouveau ; enfin ils deviennent adhésifs en se vernissant de l’humeur visqueuse dont ils sont pleins.

 

En somme, le fil spiral est un tube capillaire comme jamais notre physique n’en possédera d’aussi menus. Il est roulé en torsade afin d’avoir une élasticité qui lui permette, sans se rompre, de se prêter aux tiraillements du gibier capturé ; il tient en réserve dans son canal une provision de viscosité, afin de renouveler par une incessante exsudation les vertus adhésives de la surface à mesure que l’exposition à l’air les affaiblit. C’est tout naïvement merveilleux.

 

L’Épeire ne chasse pas aux lacets, elle chasse aux gluaux. Et quels gluaux ! Tout s’y prend, même l’aigrette de pissenlit qui mollement les effleure. Néanmoins l’Épeire, en rapport continuel avec sa toile, ne s’y prend pas. Pourquoi ?

 

Rappelons d’abord que l’Araignée s’est ménagé au milieu de son piège une aire dans la structure de laquelle n’entre pas le fil spiral visqueux. Nous avons vu que ce fil s’arrête brusquement à quelque distance du centre. Il y a là, dans une étendue qui sur les grandes toiles représente à peu près la paume de la main un tissu formé de rayons et du commencement de la spirale auxiliaire, tissu neutre où la paille exploratrice n’obtient nulle part adhésion.

 

En cette région centrale, aire de repos, et uniquement là, stationne l’Épeire, attendant des journées entières l’arrivée du gibier. Si intime et si prolongé que soit son contact avec cette partie de la nappe, elle ne court le risque de s’y engluer, l’enduit visqueux manquant, ainsi que la structure torse et tubulaire, dans toute la longueur des rayons et dans toute l’étendue de la spire auxiliaire. Un fil simple, rectiligne et plein compose ces pièces, de même que le reste de la charpente. Mais lorsqu’une proie vient de se prendre, souvent tout au bord de la toile, il faut vite accourir pour la ligoter et maîtriser ses efforts de délivrance. L’Araignée marche alors sur son réseau, et je ne m’aperçois pas qu’elle en éprouve le moindre embarras. Les gluaux même ne sont pas soulevés par le déplacement des pattes.

 

En mon jeune temps, lorsque nous allions, en bande, le jeudi, essayer de prendre un chardonneret dans les chènevières, avant d’enduire de glu les vergettes, on se graissait les doigts avec quelques gouttes d’huile, pour ne pas s’empêtrer dans la viscosité. L’Épeire connaîtrait-elle le secret des corps gras ? Essayons.

 

Je frotte ma paille exploratrice avec du papier légèrement huilé. Appliquée sur le fil spiral de la toile, maintenant elle n’adhère plus. Le principe est trouvé. Sur une Épeire vivante, je détache une patte. Mise telle qu’elle est en contact avec les gluaux, elle n’y adhère pas mieux que sur les cordages neutres, rayons et pièces de la charpente. Il fallait s’y attendre, d’après l’immunité générale de l’Araignée.

 

Mais voici qui change à fond le résultat. Je mets cette patte macérer, un quart d’heure dans du sulfure de carbone, dissolvant par excellence des corps gras. Avec un pinceau imbibé de ce liquide, je la lave soigneusement. Cette lessive faite, la patte s’englue très bien au fil captateur, et y adhère tout autant que le ferait le premier objet venu, la paille non huilée par exemple.

 

Ai-je rencontré juste en considérant une matière grasse comme le préservatif de l’Épeire exposée aux perfidies de sa rosace de gluaux ? L’action du sulfure de carbone semble l’affirmer. Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce que pareille matière, si fréquente dans l’économie animale, ne vernisse très légèrement l’Araignée par le seul fait de la transpiration. Nous nous frottions les doigts d’un peu d’huile pour manier les baguettes où devait se prendre le chardonneret ; de même l’Épeire se vernit d’une sueur spéciale pour opérer en tout point de sa toile sans crainte des gluaux.

 

Cependant une station trop prolongée sur les fils visqueux aurait des inconvénients. À la longue, un contact continuel avec ces fils pourrait amener certaine adhésion et gêner l’Araignée, qui doit conserver toute sa prestesse pour courir sus à la proie avant qu’elle ne se dégage. Aussi dans la structure du poste aux interminables attentes, n’entre-t-il jamais des fils glutineux.

 

C’est uniquement dans son aire de repos que l’Épeire se tient, immobile et les huit pattes étalées, prêtes à percevoir tout ébranlement de la toile. C’est encore là qu’elle prend sa réfection, souvent d’une longue durée, lorsque la pièce saisie est copieuse ; c’est là qu’après l’avoir liée et mordillée, elle traîne toujours sa proie au bout d’un fil, afin de l’y consommer à l’aise, sur une nappe non visqueuse. Comme poste de chasse et comme réfectoire, l’Épeire s’est ménagé une aire centrale exemple de glu.

 

Quant à cette glu, il n’est guère possible d’en étudier les caractères chimiques, à cause de sa faible quantité. Le microscope nous la montre s’épanchant des fils rompus sous forme d’une traînée hyaline, quelque peu granuleuse. L’expérience que voici nous en apprend davantage.

 

Avec une lame de verre passée à travers la toile, je cueille une série de gluaux qui restent fixés en traits parallèles. Je couvre cette lame d’une cloche reposant sur une couche d’eau. Bientôt, dans cette atmosphère saturée d’humidité, les fils s’enveloppent d’une gaine aqueuse qui, petit à petit, s’accroît et devient coulante. Alors la configuration en torsade a disparu, et dans le canal du fil se voit un chapelet d’orbes translucides, c’est-à-dire une série de gouttelettes d’extrême finesse.

 

Au bout de vingt-quatre heures, ces fils ont perdu leur contenu et se trouvent réduits à des traits presque invisibles. Si je dépose alors sur le verre une goutte d’eau, j’obtiens une dissolution visqueuse comme m’en donnerait une parcelle de gomme arabique. La conclusion est évidente : la glu des Épeires est une substance très hygrométrique. Dans une atmosphère saturée d’humidité, elle s’imprègne abondamment et filtre par exsudation à travers la paroi des fils tubulaires.

 

Ces données nous expliquent certains faits relatifs au travail de la toile. L’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse adultes s’occupent du tissage à des heures très matinales, bien avant l’aube. Si l’air devient brumeux, il leur arrive de laisser l’ouvrage inachevé ; elles édifient la charpente générale, tendent les rayons, décrivent même la spirale auxiliaire, pièces qui sont toutes inaltérables par un excès d’humidité ; mais elles se gardent bien de travailler aux gluaux, qui, imprégnés par le brouillard, se résoudraient en loques visqueuses et perdraient leur efficacité en se délavant. Le filet commencé s’achèvera la nuit suivante, si l’atmosphère est propice.

 

Si la haute hygrométrie du fil captateur a des inconvénients, elle a surtout des avantages. Les deux Épeires, chassant de jour, affectionnent les chaudes expositions, violemment ensoleillées, où les Criquets se complaisent. Sous les torridités de la canicule, à moins de dispositions spéciales, les gluaux seraient donc exposés à se dessécher, à se racornir en filaments inertes et rigides. C’est tout le contraire qui arrive. Aux heures les plus brillantes, ils se maintiennent toujours souples, toujours élastiques et de mieux en mieux adhésifs.

 

Comment cela ? Par le seul fait de leur puissante hygrométrie. L’humidité dont l’air n’est jamais dépourvu lentement les pénètre ; elle délaye au degré requis l’épais contenu de leurs tubes et le fait transsuder au dehors, à mesure que s’épuise la viscosité précédente. Quel oiseleur serait capable de rivaliser avec l’Épeire dans l’art des gluaux ? Que de savante industrie pour capturer une Phalène !

 

Et puis, quelle fougue de fabrication ! Connaissant le diamètre de l’orbe et le nombre de tours, il est aisé de calculer la longueur totale de la spire à gluaux. On trouve ainsi qu’en une séance, toutes les fois qu’elle refait sa toile, l’Épeire angulaire produit une vingtaine de mètres de fil visqueux. L’Épeire soyeuse, plus habile, en produit une trentaine. Or, pendant deux mois l’Épeire angulaire, ma voisine, a renouvelé son piège presque chaque soir. Dans cette période, elle a manufacturé plus d’un kilomètre de ce fil tubulaire qui se roule en torsade serrée et se gonfle de glu.

 

J’aimerais qu’un anatomiste mieux outillé que je ne le suis, et doué d’une vue moins fatiguée que la mienne, nous expliquât le travail de la merveilleuse corderie. Comment la matière à soie se moule-t-elle en tube capillaire ; comment ce tube s’emplit-il de glu et se dispose-t-il en torsade serrée ? Et comment encore la même tréfilerie fournit-elle des fils communs, travaillés en charpente, en mousseline, en satin ; puis une fumée rousse dont se gonfle la sacoche de l’Épeire fasciée ; puis les galons noirs tendus en méridiens sur la même sacoche ? Que de produits venus de cette curieuse usine, la panse d’une Araignée ! Je vois les résultats sans parvenir à comprendre le fonctionnement de la machine. Je livre le problème aux maîtres du scalpel et du microtome.

CHAPITRE IX

LES ÉPEIRES – LE FIL TÉLÉGRAPHIQUE


Des six Épeires objet de mes observations, deux seulement, la fasciée et la soyeuse, se tiennent constamment sur leurs toiles, même aux ardeurs d’un violent soleil. Les autres ne s’y montrent, en général, qu’à la nuit close. À quelque distance du filet elles ont, dans les broussailles, une retraite sommaire, une embuscade formée de quelques feuilles que rapprochent des fils tendus. C’est là que le jour, le plus souvent, elles stationnent, immobiles et recueillies.

 

Mais cette vive lumière qui les importune est la joie des champs. Alors, mieux que jamais, l’Acridien bondit, et divague la Libellule. D’ailleurs la nappe à gluaux, malgré les déchirures de la nuit, est d’ordinaire en état de servir encore. Si quelque étourdi s’y laisse prendre, l’Araignée, retirée au loin, ne saura-t-elle profiter de l’aubaine ? N’ayons crainte. À l’instant elle arrive. Avertie comment ? Expliquons l’affaire.

 

La trépidation de la toile, bien mieux que la vue de l’objet, donne l’éveil. Une expérience très simple le démontre. Sur les gluaux d’une Épeire fasciée, je dépose un Criquet asphyxié à l’instant même par le sulfure de carbone. La pièce morte est mise en place soit en avant, soit en arrière, soit sur les côtés de l’Araignée, stationnaire au centre du filet. Si l’épreuve doit porter sur une espèce à cachette diurne, parmi le feuillage, le Criquet mort est déposé sur la toile, plus ou moins loin du centre, n’importe comment.

 

Dans l’un et l’autre cas, d’abord rien, l’Épeire persiste dans son immobilité, même quand le morceau est en face d’elle, à une faible distance. Elle est indifférente à la présence du gibier, elle ne semble pas s’en apercevoir, si bien qu’elle finit par lasser ma patience. Alors, avec une longue paille, qui me permet de me dissimuler un peu, je fais trembloter le mort.

 

Il n’en faut pas davantage. L’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse accourent de l’aire centrale, les autres descendent de la ramée ; toutes vont à l’Acridien, l’enveloppent de rubans, le traitent enfin comme elles l’auraient fait d’un gibier vivant, capturé dans les conditions normales. Il a fallu l’ébranlement de la toile pour les décider à l’attaque.

 

Peut-être la couleur grise du Criquet n’est-elle pas de visibilité assez nette pour provoquer à elle seule l’attention. Essayons alors le rouge, coloration des plus vives pour notre rétine et probablement aussi pour celle des Aranéides. Aucun des gibiers en usage chez les Épeires n’étant vêtu d’écarlate, je fais avec de la laine rouge un menu paquet, un appât du volume d’un Criquet. Je l’englue à la toile.

 

Mon artifice réussit. Tant que la pièce est immobile, l’Araignée ne s’émeut ; mais du moment que le paquet tremble, agité par ma paille, elle accourt empressée.

 

Il y a des naïves qui touchent un peu la chose du bout des pattes et, sans autre information, l’emmaillotent de soie à la façon de l’habituel gibier. Elles vont même jusqu’à mordiller l’appât, suivant la règle de l’intoxication préalable. Alors seulement la méprise est reconnue, et la dupée se retire, ne revient plus, si ce n’est longtemps après, pour rejeter hors de la toile l’encombrant objet.

 

Il y a des rusées. Comme les autres, elles accourent au leurre de laine rouge, que ma paille fait insidieusement remuer ; elles y viennent de leur pavillon dans la verdure aussi bien que du centre de la nappe ; elles l’explorent des palpes et des pattes ; mais, reconnaissant bientôt que la chose n’a pas de valeur, elles se gardent bien d’y dépenser leur soie en liens inutiles. Mon appât trépidant ne parvient pas à les tromper. Cela se rejette après bref examen.

 

Cependant les rusées comme les naïves accourent même de loin, du fond de l’embuscade dans la ramée. Comment sont-elles renseignées ! Ce n’est pas certes par la vue. Avant de reconnaître leur erreur, il leur faut tenir l’objet entre les pattes et même le mordiller un peu. Elles sont d’une extrême myopie. À un travers de main de distance, la proie inerte, non apte à faire trembler la toile, reste inaperçue. D’ailleurs, en bien des cas, la chasse se pratique dans la profonde obscurité de la nuit, alors que la vue, serait-elle bonne, est hors de service.

 

Si les yeux sont des guides insuffisants, même de très près, que sera-ce quand il faut épier la proie de loin ! Dans ce cas, un appareil d’information à distance devient indispensable. Trouver cet appareil n’offre aucune difficulté.

 

Derrière la toile d’une Épeire quelconque à cachette diurne, regardons attentivement : nous verrons un fil qui part du centre du réseau, monte en ligne oblique hors du plan de la nappe et aboutit à l’embuscade où se tient l’Araignée pendant le jour. Sauf au point central, nul rapport entre ce fil et le reste de l’ouvrage, nul entrecroisement avec les cordons de la charpente. Libre de toute entrave, le trait va droit du centre du filet au pavillon d’embuscade. Sa longueur est d’une coudée en moyenne. L’Épeire angulaire, haut établie dans les arbres, m’en a montré de deux à trois mètres.

 

À n’en pas douter, ce fil oblique est une passerelle qui permet à l’Araignée de se rendre à la hâte sur la toile lorsque des affaires pressantes l’y appellent, et puis, la tournée finie, de rentrer dans sa hutte. C’est, en effet, le chemin que je la vois suivre, allant ou revenant. Mais est-ce tout ? Non, car si l’Épeire avait uniquement pour but une voie de rapide parcours entre son pavillon et le filet, la passerelle se rattacherait au bord supérieur du réseau. Le trajet serait plus court, et la pente moins rapide.

 

En outre, pour quel motif ce cordon a-t-il invariablement son origine au centre du réseau visqueux, jamais ailleurs ? Parce que ce point est le lieu de concours des rayons, et de la sorte le centre commun des ébranlements. Tout ce qui remue sur la toile y transmet ses trépidations. Il suffit alors d’un fil issu de ce point central pour porter à distance l’avis d’un gibier se débattant en un point quelconque de la toile. La cordelette oblique, hors du plan de la nappe, est mieux qu’une passerelle ; c’est avant tout un appareil avertisseur, un fil télégraphique.

 

Consultons à cet égard l’expérience. Je dépose un Criquet sur le réseau. L’englué se démène. À l’instant l’Araignée sort fougueuse de sa hutte, descend par la passerelle, court sus à l’Acridien, l’enveloppe et l’opère suivant les règles. Peu après, elle le hisse fixé à la filière par un cordage, et l’entraîne dans sa cachette, où se fera longue réfection. Jusque-là, rien de nouveau, les choses se passent comme d’habitude.

 

Je laisse l’Aranéide à ses propres affaires pendant quelques jours avant d’intervenir moi-même. C’est encore un Criquet que je me propose de lui donner ; mais cette fois, d’un léger coup de ciseaux, sans rien ébranler, je coupe au préalable le fil avertisseur. Le gibier est alors déposé sur la toile. Succès complet ; l’empêtré se débat, fait trembler le filet ; de son côté, l’Araignée ne bouge, comme indifférente aux événements.

 

L’idée pourrait venir qu’en cette affaire l’Épeire reste immobile dans sa hutte parce qu’elle ne peut accourir, la passerelle étant rompue. Détrompons-nous ; cent voies pour une lui restent, toutes bonnes à la conduire sur les lieux où sa présence serait maintenant nécessaire. Le réseau se rattache à la ramée par une foule de cordons, tous de transit très facile. Or, l’Épeire ne s’engage sur aucun, elle persiste dans le recueillement et l’immobilité.

 

Pourquoi ? Parce que son télégraphe détraqué ne lui donne plus avis des tremblements de la toile. Elle ne voit pas le gibier pris, trop éloigné, elle l’ignore. Une grosse heure se passe, l’Acridien ruant toujours, elle impassible et moi regardant. À la fin, néanmoins, éveil de l’Épeire, qui, ne sentant plus sous ses pattes l’habituelle tension du fil avertisseur rompu par mes ciseaux, vient s’informer de l’état des choses. L’accès de la toile se fait, sans difficulté aucune, par un cordon de la charpente, le premier venu. Le Criquet est alors aperçu et tout aussitôt enveloppé. Après quoi, le fil informateur est refait, remplaçant celui que je viens de rompre. Par ce chemin, l’Araignée rentre chez elle, traînant sa proie.

 

Ma voisine, la puissante Épeire angulaire, avec son télégraphe de trois mètres de longueur, me réserve mieux encore. Dans la matinée, il m’arrive de trouver sa toile, maintenant déserte, à peu près intacte, preuve que pendant la nuit la chasse n’a pas été bonne. La bête doit être en appétit. Avec l’amorce d’un gibier, parviendrai-je à la faire descendre de sa retraite élevée ?

 

J’empêtre dans la toile une pièce de choix, une Libellule, qui désespérément se débat et fait trembler tout le filet. L’autre, là-haut, quitte sa cachette dans la verdure du cyprès, descend par rapides enjambées le long de son fil télégraphique, vient à la Libellule, la ligote et tout aussitôt remonte chez elle par le même chemin, avec sa capture qui lui pendille sur les talons au bout d’un fil. La consommation de la pièce se fera dans la tranquillité du vert reposoir.

 

Quelques jours après, les conditions restant les mêmes, je recommence en coupant au préalable le fil avertisseur. En vain je fais choix d’une forte Libellule, gibier très remuant, en vain je patiente ; l’Araignée ne descend pas de toute la journée. Son télégraphe étant rompu, elle n’a pas avis de ce qui se passe là-bas, à trois mètres de profondeur. La pièce empêtrée reste sur place, non méprisée, mais non connue. Le soir, à la nuit close, l’Épeire quitte sa case, vient sur les ruines de sa toile, trouve la Libellule, et sur les lieux mêmes en fait curée. Après quoi le filet est renouvelé.

 

L’une des Épeires que l’occasion a soumises à mon examen simplifie le système, tout en conservant le mécanisme essentiel d’un fil transmetteur. C’est l’Épeire cratère (Epeira cratera Walck.), espèce printanière, qui se livre surtout à la chasse de l’Abeille domestique, sur les romarins fleuris.

 

À l’extrémité feuillée d’un rameau, elle se construit avec de la soie une sorte de conque ayant l’ampleur et la forme d’une cupule de gland. C’est là qu’elle se tient, la panse incluse dans la niche ronde, les pattes d’avant appuyées sur le bord et prêtes au bond. Cette pose est chère à la paresseuse, qui vient rarement stationner sur la toile, la tête en bas, comme le font les autres. Bien à l’aise dans le creux de sa coupe, elle attend la venue du gibier.

 

Sa toile, verticale d’après la règle des Épeires, possède assez belle ampleur et se trouve toujours très voisine de la cuvette où repose l’Araignée. De plus, elle est contiguë à cette cuvette par un prolongement anguleux, et dans cet angle est toujours compris un rayon que l’Épeire, assise pour ainsi dire dans son cratère, a constamment sous les pattes. Ce rayon, issu du centre commun où convergent les trépidations venues d’un point quelconque du réseau, est éminemment apte à renseigner l’Araignée. Il a double fonction : il fait partie de la rosace supportant les gluaux, il avertit l’Épeire par ses vibrations. Un fil particulier n’est plus ici nécessaire.

 

Les autres tendeuses, au contraire, habitant de jour une retraite éloignée, ne peuvent se passer d’un fil spécial qui les met en communication permanente avec la toile déserte. Toutes l’ont en effet, mais seulement lorsque l’âge est venu, l’âge ami du repos et des longues somnolences. Jeunes et alors très alertes, les Épeires ignorent l’art de la télégraphie. Du reste, leur toile, ouvrage fugace dont il ne reste presque rien le lendemain, ne comporte pas semblable industrie. Il est inutile de se mettre en frais d’un appareil avertisseur pour un piège ruiné où ne se prendra plus rien. Seules les vieilles, méditant ou somnolant dans leur pavillon de verdure, sont averties à distance, au moyen d’un fil télégraphique, de ce qui se passe sur la toile.

 

Pour s’exempter d’une surveillance qui deviendrait pénible à force d’être assidue, pour se reposer tranquille et connaître les événements même en tournant le dos, au filet, l’embusquée a constamment le fil télégraphique sous la patte. De mes observations sur semblable sujet, relatons celle-ci, suffisante à nous renseigner.

 

Une Épeire angulaire, des mieux bedonnantes, a filé sa toile entre deux Lauriers Tins, sur une largeur de près d’un mètre. Le soleil donne sur le piège, quitté bien avant l’aube. L’Araignée est dans son manoir diurne, qu’il est aisé de trouver en suivant le fil télégraphique. C’est une casemate de feuilles mortes, rapprochées à l’aide de quelques brins de soie. Le refuge est profond ; l’Araignée y disparaît en entier, moins la rotondité de l’arrière-train, qui fait barrière à l’entrée de la cachette.

 

Ainsi plongée de l’avant dans le fond de sa hutte, l’Épeire ne voit certainement pas sa toile. Posséderait-elle une bonne vue au lieu d’être myope, elle est dans l’impossibilité absolue de suivre du regard l’arrivée de la proie. À cette heure d’illumination vive, renoncerait-elle à la chasse ? Pas du tout. Regardons encore.

 

Merveille ! L’une des pattes postérieures est tendue hors de la cabane de feuillage, et juste à l’extrémité de cette patte aboutit le fil avertisseur ! Qui n’a pas vu l’Épeire en cette posture, le télégraphe en main, ignore l’une des plus curieuses ingéniosités de la bête. Qu’un gibier survienne, et la somnolente, aussitôt mise en émoi par la patte réceptrice des vibrations, s’empresse d’accourir. Un Criquet que je dépose moi-même sur le filet lui vaut cette agréable alerte et ce qui s’ensuit. Si elle est satisfaite de sa capture, je le suis encore plus de ce que je viens d’apprendre.

 

L’occasion est trop belle pour ne pas savoir, en de meilleures conditions d’accès, ce que m’a déjà montré l’habitante des cyprès. Le lendemain, je coupe le fil télégraphique, long cette fois d’une brassée et tenu comme hier de l’une des pattes postérieures tendue hors de la cabane. Je dépose alors sur la toile proie double, Libellule et Criquet. Celui-ci lance des ruades avec ses longs tibias éperonnés, l’autre frémit des ailes. La toile est agitée de telle façon que, tout à côté de la niche de l’Épeire, quelques feuilles de l’arbre remuent, mises en branle par les fils de la charpente en rapport avec elles.

 

Et ce tremblement, même dans un étroit voisinage, n’émeut du tout l’Araignée, ne la fait pas se retourner pour s’informer de ce qui se passe. Du moment que son cordon avertisseur ne fonctionne plus, elle ne sait plus rien des faits. De tout le jour elle ne bouge. Le soir, vers les huit heures, elle sort pour tisser la nouvelle toile, et trouve enfin la riche aubaine qu’elle a ignorée jusqu’ici.

 

Un mot encore. La toile est bien des fois agitée par le vent. Les diverses pièces de la charpente, secouées et tiraillées par les remous de l’air, ne peuvent manquer de transmettre leur ébranlement au fil avertisseur. Néanmoins, l’Araignée ne sort pas de la hutte, indifférente aux commotions du réseau. Son appareil est donc mieux qu’une sorte de cordon de sonnette qui tire et propage l’impulsion ; c’est un téléphone capable de transmettre, comme le nôtre, les frémissements moléculaires origine du son. Agrippant d’un doigt son fil téléphonique, l’Araignée écoute de la patte ; elle perçoit les vibrations intimes ; elle distingue ce qui est vibration venue d’un captif et ce qui est simple secousse déterminée par le vent.

 

CHAPITRE X

LES ÉPEIRES – GÉOMÉTRIE DE LA TOILE


Me voici aux prises avec un chapitre à la fois d’un haut intérêt et d’une rédaction difficultueuse : non que le sujet soit obscur, mais il suppose, chez le lecteur, une certaine dose de géométrie, forte nourriture trop négligée. Je ne m’adresse pas à des géomètres, en général peu soucieux des choses de l’instinct ; je ne m’adresse pas non plus à des entomologistes collectionneurs, eux-mêmes indifférents aux théorèmes mathématiques ; j’écris pour toute intelligence capable de prendre goût aux leçons de l’insecte.

 

Comment faire ? Supprimer ce chapitre, ce serait négliger le trait le plus remarquable de l’industrie arachnéenne ; le traiter comme il le mérite avec l’appareil de formules savantes, ce serait entreprise déplacée en ces modestes pages. Prenons un moyen terme ; ni vérités abstruses, ni complète ignorance.

 

Portons notre attention sur les réseaux des Épeires, de préférence sur ceux de l’Épeire soyeuse et de l’Épeire fasciée, si fréquents en automne dans ma région et si remarquables d’ampleur. Nous reconnaîtrons d’abord que les rayons sont équidistants ; ils forment de l’un à l’autre des angles sensiblement égaux, et cela malgré leur multiplicité, qui dépasse la quarantaine dans l’ouvrage de l’Épeire soyeuse. Nous avons vu par quelle étrange méthode l’Aranéide parvient à ses fins : diviser l’aire où doit s’ourdir le filet en un nombre considérable de secteurs d’égale ouverture, nombre à peu près constant pour chaque espèce. Une manœuvre sans ordre, régie, dirait-on, par un fougueux caprice, a pour résultat une belle rosace digne de notre compas.

 

Nous reconnaîtrons aussi que, dans chaque secteur, les divers échelons, éléments des tours de spire, sont parallèles entre eux et deviennent, petit à petit, plus rapprochés les uns des autres à mesure qu’ils sont situés plus avant vers le centre. Avec les deux rayons qui les limitent, ils forment d’un côté un angle obtus et de l’autre un angle aigu, angles qui se maintiennent constants dans le même secteur, à cause du parallélisme.

 

Il y a plus : d’un secteur à l’autre, ces mêmes angles, l’obtus comme l’aigu, ne changent pas de valeur, autant que peuvent en juger les scrupules du regard seul. En son ensemble, l’édifice funiculaire est donc une série de traverses qui coupent obliquement les divers rayons sous des angles de valeur invariable.

 

À ce caractère se reconnaît la spirale logarithmique. Les géomètres appellent de ce nom la courbe qui coupe obliquement, sous des angles de valeur constante, toutes les droits ou rayons vecteurs s’irradiant d’un centre appelé pôle. Le tracé des Épeires est donc une ligne polygonale inscrite dans une spirale logarithmique. Il se confondrait avec cette spirale si le nombre des rayons était illimité, ce qui rendrait les éléments rectilignes infiniment courts et changerait la ligne polygonale en une ligne courbe.

 

Désireux de faire entrevoir pourquoi cette spirale a tant exercé les méditations de la science, bornons-nous maintenant à quelques énoncés dont le lecteur trouvera la démonstration dans les traités de géométrie supérieure.

 

La spirale logarithmique décrit un nombre sans fin de circuits autour de son pôle, dont elle se rapproche toujours sans pourvoir y parvenir. Ce point central, à chaque tour plus voisin, est indéfiniment inaccessible. Il va de soi que cette propriété n’est pas du domaine de nos sens. Même aidée des meilleurs instruments de précision, la vue ne pourrait suivre ses interminables circuits, et renoncerait bientôt à poursuivre la division de l’invisible. C’est un enroulement auquel l’esprit ne conçoit pas de bornes. Seule, la raison cultivée, plus perspicace que notre rétine, voit en pleine clarté ce qui défie la perception du regard.

 

L’Épeire se conforme de son mieux à cette loi de l’enroulement illimité. Les tours de spire se serrent d’avantage l’un de l’autre en se rapprochant du pôle. À une certaine distance, brusquement ils s’arrêtent ; mais alors fait suite au fil la spirale auxiliaire, non détruite dans la région centrale, et l’on voit, non sans quelque surprise, celle-ci continuer d’avancer vers le pôle en tours de plus en plus serrés, à peine discernables. Ce n’est pas, bien entendu, la rigueur mathématique, mais une approximation très nette de cette rigueur. L’Épeire cerne son pôle de plus en plus près, autant que le lui permet son outillage, défaillant comme le nôtre. On la dirait versée à fond dans les lois de la spirale.

 

Continuons d’énoncer sans explications quelques-unes des propriétés de la curieuse courbe. Imaginons un fil flexible enroulé sur la spirale logarithmique. Si nous le déroulons en le tenant toujours tendu, son extrémité libre décrira une spirale en tout pareille à la première. La courbe aura seulement changé de place.

 

Jacques Bernouilli, à qui la géométrie doit ce magnifique théorème, fit graver sur sa tombe, comme un de ses beaux titres de gloire, la spirale génératrice et sa pareille engendrée par le déroulement du fil. Une inscription disait : Eadem mutata resurgo, je ressuscite identique à moi-même. Difficilement la géométrie trouverait mieux que cette superbe envolée vers le grand problème de l’au-delà.

 

On connaît une autre épitaphe géométrique non moins célèbre. Cicéron, étant questeur en Sicile, cherchait, parmi les ronces et les folles herbes qui font sur nous l’oubli, la tombe d’Archimède, et la reconnut, au milieu des ruines, à la figure géométrique gravée sur la pierre : le cylindre circonscrit à la sphère. Le premier, en effet, Archimède connut le rapport approximatif de la circonférence au diamètre ; il en déduisit le périmètre et la surface du cercle, ainsi que la surface et le volume de la sphère. Il démontra que cette dernière a pour surface et pour volume les deux tiers de la surface et du volume du cylindre circonscrit. Dédaigneux d’inscription pompeuse, le savant Syracusain se glorifia de son théorème pour toute épitaphe. La figure géométrique disait le nom du personnage aussi clairement que l’auraient fait des caractères alphabétiques.

 

Pour en finir, encore une propriété de la spirale logarithmique. Faisons rouler la courbe sur une droite indéfinie. Son pôle se déplacera en se maintenant toujours sur une même ligne droite. L’enroulement sans fin conduit au trajet rectiligne ; le perpétuellement varié engendre l’uniforme.

 

Or, cette spirale logarithmique, si curieuse de propriétés, est-elle une simple conception des géomètres, combinant à leur gré le nombre et l’étendue pour imaginer un abîme ténébreux où s’exercent après leurs méthodes de sondage ? Est-ce une pure rêverie dans la nuit du difficile, une énigme abstraite jetée en pâture à notre entendement ?

 

Non, c’est une réalité au service de la vie, un tracé dont l’architecture animale fréquemment fait usage. Le Mollusque, en particulier, n’enroule jamais la rampe à vis de la coquille sans consulter la savante courbe. Les premiers-nés de la série l’ont connue et pratiquée, aussi parfaite aux premiers âges du monde qu’elle peut l’être aujourd’hui.

 

Étudions, à ce sujet, les Ammonites, vénérables, reliques de ce qui fut autrefois la plus haute expression des vivants, lorsque s’ébauchait la terre ferme avec les boues océaniques exondées. Taillé et poli dans le sens de sa longueur, le fossile nous montre une superbe spirale logarithmique, norme générale de l’habitation qui fut un palais de nacre, à chambres multiples traversées d’un siphon.

 

Aujourd’hui, le dernier représentant des Céphalopodes à coquille cloisonnée, le Nautile des mers de l’Inde, reste fidèle à l’antique devis ; il n’a pas trouvé mieux que ses lointains prédécesseurs. Il a changé le siphon de place, l’a mis au centre au lieu de le laisser sur le dos, mais il enroule toujours logarithmiquement sa spire comme le pratiquaient les Ammonites aux premiers âges du monde.

 

Et n’allons pas croire que ces princes des Mollusques aient le monopole de la savante courbe. Dans les eaux tranquilles de nos fossés herbeux, les coquillages aplatis, les humbles Planorbes, parfois guère plus grands qu’une lentille, rivalisent de haute géométrie avec l’Ammonite et le Nautile. Tel d’entre eux, le Planorbis vortex, par exemple, est une merveille d’enroulement logarithmique.

 

Dans les coquillages de forme allongée, la structure devient complexe, tout en étant soumise aux mêmes lois fondamentales. J’ai sous les yeux quelques espèces du genre Terebra, venues de la Nouvelle-Calédonie. Ce sont des cônes très effilés, d’une longueur atteignant presque l’empan. La surface en est lisse, toute nue, sans aucun des ornements habituels, plis, nodosités, cordons de perles. L’édifice spiral est superbe, uniquement paré de sa simplicité. J’y compte une vingtaine de tours qui, par degrés, s’amoindrissent et se perdent dans les délicatesses de la pointe. Un fin sillon les délimite.

 

Je trace au crayon une génératrice quelconque de ce cône, et, m’en rapportant au seul témoignage de ma vue, quelque peu exercée aux mensurations géométriques, je trouve que le sillon spiral coupe cette génératrice sous un angle de valeur constante.

 

La conséquence de ce résultat est facile à déduire. Par projection sur un plan perpendiculaire à l’axe de la coquille, les génératrices du cône deviendraient des rayons, et le sillon qui monte en tournant de la base au sommet se convertirait en une courbe plane qui, rencontrant les rayons sous un angle invariable, ne serait autre qu’une spirale logarithmique. Inversement, on peut considérer le sillon de la coquille comme la projection de cette spirale sur une surface conique.

 

Il y a mieux. Concevons un plan perpendiculaire à l’axe de la coquille et passant par le sommet. Imaginons en outre un fil enroulé sur le sillon spiral. Déroulons-le en le tenant tendu. Son extrémité ne sortira pas du plan et y décrira une spirale logarithmique. C’est, à un degré plus grand de complication, une variante de l’eadem mutata resurgo de Bernouilli : la courbe à logarithmes conique se change en courbe à logarithmes plane.

 

Semblable géométrie se retrouve dans les autres coquilles en cône allongé, les Turritelles, les Fuseaux, les Cérithes, ainsi que sur les coquilles en cône surbaissé, les Troques, les Turbo. Ne font pas exception les globuleuses, les enroulées en volute. Toutes, jusqu’au trivial Escargot, sont construites dans l’ordre logarithmique. La spirale célèbre parmi les géomètres est le plan général suivi par le Mollusque enroulant son étui de pierre.

 

D’où provient telle science chez ces glaireux ? – On nous dit : le Mollusque dérive du Ver. Or, un jour, émoustillé par le soleil, le Ver s’émancipa, brandit sa queue, la tire-bouchonna d’allégresse. Du coup était trouvé le plan de la future coquille spiralée.

 

Voilà ce qui s’enseigne très sérieusement aujourd’hui, comme le dernier mot du progrès scientifique. Reste à savoir jusqu’à tel point l’explication est acceptable. Pour part, l’Araignée n’en veut absolument pas. Non parente du Ver, dépourvue d’appendice apte à se tire-bouchonner, elle connaît cependant la spire à logarithmes. De la célèbre courbe, elle n’obtient qu’une sorte de charpente ; mais, tout élémentaire qu’elle est, cette charpente affirme clairement l’édifice idéal. L’Épeire travaille d’après les mêmes principes que le Mollusque à coquille convolutée.

 

Ce dernier, pour construire sa spire, a des années entières, et il met dans l’enroulement une perfection exquise. L’Épeire pour tendre son réseau, n’a qu’une séance d’une heure au plus ; aussi la rapidité de l’exécution lui impose-t-elle ouvrage plus simple. Elle abrège, en se bornant au croquis de la courbe que l’autre décrit en pleine perfection.

 

L’Épeire est donc versée dans les secrets géométriques de l’Ammonite et du Pompile ; elle pratique, en la simplifiant, la ligne à logarithmes chère à l’Escargot. Quel est son guide ? Nul moyen d’invoquer ici un tortillement quelconque, comme on le fait au sujet du Ver, ambitieux de devenir Mollusque. Il faut nécessairement que la bête ait en elle-même le tracé virtuel de sa spirale. Jamais le hasard, si fécond que nous le supposions en surprises, n’a pu lui enseigner la haute géométrie où notre intelligence, sans forte culture préalable, ne tarde pas à s’égarer.

 

Convient-il de reconnaître dans l’art de l’Épeire un simple effet de l’organisation ? On songe volontiers aux pattes qui, douées d’une extension très variable, feraient office de compas. Plus ou moins fléchies, plus ou moins étalées, elles détermineraient machinalement l’angle sous lequel la spire doit couper le rayon : elles conserveraient le parallélisme des traverses dans chaque secteur.

 

Quelques objections se présentent, affirmant que l’outil n’est pas ici l’unique régulateur de l’ouvrage. Si la longueur des pattes déterminait l’arrangement du fil, on devrait trouver les tours de spire d’autant plus écartés l’un de l’autre que la filandière est plus longuement outillée. C’est ce que nous montrent, en effet, l’Épeire fasciée et l’Épeire soyeuse. La première, à pattes plus longues, écarte davantage ses traverses que ne le fait la seconde, à pattes plus courtes.

 

Mais ne comptons pas trop sur cette règle, nous disent les autres. L’Épeire angulaire, l’Épeire pâle et l’Épeire diadème, toutes les trois relativement courtaudes, rivalisent avec la svelte Épeire fasciée dans l’espacement de leurs gluaux. Les deux dernières les disposent même à des distances plus grandes.

 

Sous un autre rapport, on reconnaît que l’organisation n’impose pas immuable ouvrage. Avant d’entreprendre la spirale à gluaux, les Épeires en filent une première, simple auxiliaire destinée à fournir des points d’appui. Celle-ci, formée d’un fil ordinaire, non gluant, part du centre et aboutit à la circonférence par des tours d’ampleur rapidement croissante. C’est une construction provisoire dont il ne persiste que la partie centrale lorsque l’Araignée a posé ses gluaux. La seconde spirale, partie essentielle du piège, progresse, au contraire, en tours serrés, de la circonférence vers le centre, et se compose uniquement de traverses visqueuses.

 

Voilà donc, coup sur coup, par un brusque changement dans la mécanique, deux volutes d’ordre tout différent sous le rapport de la direction, du nombre de tours et de l’angle d’intersection. L’une et l’autre sont des spirales logarithmiques. Je ne vois aucun mécanisme des pattes, longues ou courtes, qui puisse rendre compte de ce changement.

 

Serait-ce alors, de la part de l’Épeire, combinaison préméditée ? Y aurait-il calcul, mensuration d’angles, vérification du parallélisme faite par le regard ou autrement ? J’incline à croire qu’il n’y a rien du tout, du moins rien d’autre qu’une propension innée, dont l’animal n’a pas à régler les effets, pas plus que la fleur ne règle l’agencement de ses verticilles. L’Épeire fait de la haute géométrie sans le savoir, sans y prendre garde. Cela marche tout seul, le branle étant donné par un instinct imposé dès l’origine.

 

Le caillou lancé par la main revient à terre en décrivant certaine courbe ; la feuille morte détachée et entraînée par un souffle d’air fait son trajet au sol suivant pareille courbe. Ni d’un côté ni de l’autre aucune intervention du mobile pour régler la chute ; néanmoins la descente s’accomplit suivant une trajectoire savante, la parabole, dont la section d’un cône par un plan a fourni le prototype aux méditations des géomètres. Une figure, d’abord simple aperçu spéculatif, devient réalité par la chute d’un caillou hors de la verticale.

 

Les mêmes méditations reprennent la parabole, la supposent roulant sur une droite indéfinie, et se demandent quel trajet suit alors le foyer de cette courbe. La réponse vient : le foyer de la parabole décrit une chaînette, ligne très simple de forme, mais dont le symbole algébrique doit recourir toutefois à une sorte de nombre cabalistique, brouillé avec toute numération et que l’unité se refuse à traduire, si loin qu’on la subdivise. On l’appelle le nombre e. Sa valeur est la série suivante, prolongée sans fin :

 

e = 1 + 1/1 + 1/1.2 + 1/1.2.3 + 1/1.2.3.4 + 1/1.2.3.4.5 + etc.

 

Si le lecteur avait la patience d’effectuer le calcul des quelques premiers termes de cette série, qui n’a pas de limites, puisque la série des nombres naturels n’en a pas elle-même, il trouverait :

 

e = 2,7182818…

 

Avec ce nombre étrange, sommes-nous cantonnés cette fois dans le strict domaine de l’imagination ? Pas du tout : la chaînette apparaît dans le réel toutes les fois que la pesanteur et la flexibilité agissent de concert. On appelle de ce nom la courbe suivant laquelle s’infléchit une chaîne suspendue en deux de ses points non situés sur la même verticale. C’est la forme d’un cordon souple que l’on abandonne à lui-même en tenant les deux bouts ; c’est la ligne qui régit la configuration d’une voile gonflée par le vent ; c’est la courbure de la sacoche à lait de la bique revenant de remplir sa traînante mamelle. Et tout cela fait appel au nombre e.

 

Que de science abstruse pour un bout de ficelle ! N’en soyons pas surpris. Un grain de plomb qui oscille à l’extrémité d’un fil, une goutte de rosée qui ruisselle le long d’une paille, une flaque d’eau qui se ride aux caresses de l’air, un rien, en somme, exige un échafaudage de Titans lorsqu’il faut y plonger le regard du calcul. Il nous faut la massue d’Hercule pour dompter un moucheron.

 

Certes, nos méthodes d’investigation mathématique sont ingénieuses ; on ne saurait trop admirer les puissantes cervelles qui les ont inventées ; mais combien lentes et pénibles en face des moindres réalités ! Ne nous sera-t-il jamais donné de scruter le vrai de façon plus simple ? L’intelligence pourra-t-elle un jour se passer du lourd arsenal des formules ? Pourquoi pas ?

 

Voici que l’abracadabrant nombre e reparaît, inscrit sur un fil d’Araignée. Considérons, par une matinée brumeuse, le réseau qui vient d’être construit pendant la nuit. À cause de leur hygrométrie, les gluaux se sont chargés de gouttelettes et, fléchissant sous le poids, sont devenus autant de chaînettes, autant de chapelets de gemmes limpides, gracieux chapelets rangés en ordre exquis et retombant en courbes d’escarpolette. Si le soleil perce le brouillard, l’ensemble s’illumine de feux diaprés et devient splendide girandole. Le nombre e est dans toute sa gloire.

 

La géométrie, c’est-à-dire l’harmonie dans l’étendue, préside à tout. Elle est dans l’arrangement des écailles d’un cône de pin comme dans l’arrangement des gluaux d’une Épeire, elle est dans la rampe d’un Escargot, dans le chapelet d’un fil d’Araignée, comme dans l’orbite d’une planète ; elle est partout, aussi savante dans le monde des atomes que dans le monde des immensités.

 

Et cette géométrie universelle nous parle d’un Universel Géomètre, dont le divin compas a tout mesuré. Comme explication de la logarithmique de l’Ammonite et de l’Épeire, j’aime mieux cela que le Ver se tortillant le bout de la queue. Ce n’est peut-être pas bien conforme aux enseignements d’aujourd’hui, mais c’est d’une plus haute envolée.

 

CHAPITRE XI

LES ÉPEIRES – LA PARIADE – LA CHASSE


Malgré l’importance du sujet, je serai bref sur les épousailles des Épeires, natures frustes où les amours tournent aisément au tragique dans les mystères de la nuit. Je n’ai assisté qu’une seule fois à la pariade, et je dois la bonne fortune de cette curieuse observation à ma grosse voisine, l’Épeire angulaire, si souvent visitée à la clarté d’une lanterne. Racontons la chose.

 

C’est dans la première semaine du mois d’août, vers les neuf heures du soir, par un ciel superbe, un temps calme et chaud. Sa toile n’est pas encore construite, et l’Araignée se tient immobile sur son câble suspenseur. Pareil chômage, à l’heure où le travail devrait être dans son plein, est faite pour m’étonner. Se préparerait-il des choses insolites ?

 

Oui, en effet. Je vois accourir des broussailles du voisinage et s’engager sur le câble un mâle, un nain qui vient, lui gringalet, présenter ses hommages à la grosse pansue. Comment a-t-il appris, en son coin reculé, la présence de la nubile ? Chez les Araignées, ces choses-là s’apprennent dans le silence de la nuit, sans appel, sans signal, on ne sait comment.

 

Autrefois, le Grand-Paon, averti par des effluves magiques, accourait de quelques kilomètres à la ronde et venait visiter dans mon cabinet la recluse sous cloche. Le nain de ce soir, autre pèlerin nocturne, traverse sans erreur l’inextricable fouillis de la ramée et va droit à la funambule. Il a pour guide l’infaillible boussole qui sait rapprocher chacun de sa chacune.

 

Il monte l’oblique voie du cordon suspenseur ; il s’avance circonspect, pas à pas. Il s’arrête à quelque distance, indécis ? S’approchera-t-il davantage ? Est-ce le bon moment ? Non. L’autre lève la patte, et le visiteur redescend, effaré. Remis de l’émoi, il grimpe de nouveau, se rapproche un peu plus. Autres soudaines fuites, autres retours, chaque fois plus près. Ces inquiètes allées et venues sont la déclaration de l’énamouré.

 

Aux persévérants le succès. Maintenant ils sont face à face, elle immobile et grave, lui tout agité. Du bout de la patte, il ose toucher la ventrue. Il en a trop fait, l’audacieux. Pris de panique, il se précipite suivant la verticale, appendu à son fil de sûreté. C’est l’affaire d’un instant. Le voici qui remonte. À certains indices, il a compris qu’on cédait à ses instances.

 

Des pattes et des palpes surtout, il lutine la bedonnante commère, qui lui répond par des haut-le-corps singuliers. Agrippée à un fil par les tarses d’avant, elle fait coup sur coup un certain nombre de culbutes en arrière, pareilles à celles d’un gymnaste opérant sur le trapèze. Ce faisant, elle présente au nain le dessous de la panse et lui permet ainsi de tapoter un peu du bout des palpes au bon endroit. Plus rien, c’est fini.

 

Le but de l’expédition est atteint. Le gringalet en toute hâte déguerpit comme s’il avait une Furie à ses trousses. S’il restait, apparemment il serait mangé. Ces exercices sur la corde raide ne se répètent pas. En vain j’ai fait le guet les soirées suivantes, je n’ai plus revu le sire.

 

Lui parti, l’épousée descend du câble, file sa toile et se met en posture de chasse. Il faut manger pour avoir de la soie, il faut avoir de la soie pour manger, et surtout pour ourdir le dispendieux cocon de la famille. Donc pas de repos, même après les émotions nuptiales.

 

En leur piège à gluaux, les Épeires sont admirables de patiente immobilité. La tête en bas et les huit pattes largement étalées, l’Aranéide occupe le centre de la nappe, point récepteur des avis donnés par les rayons. Si quelque part, en arrière aussi bien qu’en avant, une trépidation se fait, signe d’un gibier pris, l’Épeire en est avertie, même sans le secours de la vue. Aussitôt elle accourt.

 

Jusque-là, nul mouvement ; on dirait la bête hypnotisée par l’attention. Tout au plus, à l’apparition de quelque chose de suspect, se met-elle à faire trembler sa toile. C’est sa manière d’en imposer à l’importun. Si je veux provoquer moi-même la curieuse alerte, je n’ai qu’à taquiner l’Épeire avec un brin de paille. Au jeu de l’escarpolette, il nous faut un aide qui nous mette en branle. L’effrayée qui veut se faire effrayante a trouvé beaucoup mieux. Sans impulsion, elle se balance avec sa machine de cordages. Pas d’élans, pas d’efforts visibles. Rien de la bête ne remue, et cependant tout tremble. De l’inertie en apparence procède véhémente secousse. Le repos fait l’agitation.

 

Le calme revenu, elle reprend sa pose ; elle médite, inlassable, le rude problème des vivants : mangerai-je ? ne mangerai-je pas ? Certains privilégiés, exempts des angoisses alimentaires, ont le vivre à profusion et sans lutte pour l’obtenir. Tel l’asticot, qui nage, béat, dans le bouillon de la couleuvre dissoute. D’autres – et, par une étrange dérision, ce sont en général les mieux doués – n’arrivent à dîner qu’à force d’art et de patience.

 

Vous êtes de ce nombre, ô mes industrieuses Épeires ; pour dîner, vous dépensez chaque nuit des trésors de patience, et bien des fois sans résultat. Je compatis à vos misères, car, soucieux autant que vous de la pâtée quotidienne, je tends, moi aussi, obstinément mon filet, le filet où se prend l’idée, capture plus difficile et moins généreuse que celle de la Phalène. Ayons confiance. Le meilleur de la vie n’est pas dans le présent, encore moins dans le passé ; il est dans l’avenir, domaine de l’espoir. Attendons.

 

Tout le jour, le ciel uniformément gris a paru couver l’orage. En dépit des menaces d’averse, ma voisine, clairvoyante dans les événements de la météorologie, est sortie du cyprès et s’est mise à renouveler sa toile aux heures réglementaires. Elle a deviné juste ; la nuit sera belle. Voici que le suffocant autoclave des nuées se déchire, et par les trouées la lune regarde, curieuse. Lanterne en main, je regarde aussi. Un souffle de bise achève de nettoyer les régions supérieures ; le ciel se fait superbe ; en bas règne un calme parfait. Les Phalènes se mettent à pérégriner pour leurs affaires nocturnes. Bon ! l’une est prise, et des plus belles. L’Épeire dînera.

 

Ce qui se passe alors dans un douteux éclairage se prête mal à l’exacte observation. Il est préférable de recourir aux Épeires, qui ne quittent jamais leur toile et chassent principalement de jour. La fasciée et la soyeuse, hôtes des romarins de l’enclos, nous montreront, en pleine clarté, les détails intimes du drame.

 

Je dépose, moi-même, sur les gluaux une proie de mon choix. Sans plus, les six pattes sont empêtrées. Si l’un des tarses se lève et tire à lui, le fil perfide suit, déroule un peu sa torsade et se prête, sans lâcher prise et sans casser, aux secousses du désespéré. Un membre délivré ne fait qu’engluer davantage les autres et ne tarde pas à être ressaisi par la viscosité. Nul moyen de fuir, à moins de rompre le traquenard par un brusque effort dont les vigoureux ne sont pas toujours capables.

 

Avertie par l’ébranlement, l’Épeire accourt ; elle tourne autour de la pièce, elle l’inspecte à distance afin de reconnaître, avant l’attaque, le degré du péril couru. La vigueur de l’englué décidera de la manœuvre à suivre. Supposons d’abord – et c’est le cas habituel – un gibier médiocre, Phalène, Teigne, Diptère quelconque.

 

Faisant face au captif, l’Araignée ramène un peu le ventre au-dessous d’elle et, du bout des filières, touche un instant l’insecte ; puis, avec les tarses d’avant, elle met son sujet en rotation. L’Écureuil, dans le cylindre mobile de sa cage, n’a pas dextérité plus gracieuse et plus rapide. Une traverse de la spire gluante sert d’axe à la machinette, qui vire, prestement vire, ainsi qu’une broche de rôtisserie. C’est régal pour les yeux que de la voir tourner.

 

Dans quel but ce branle circulaire ? Voici : le bref contact des filières a donné l’amorce d’un fil, qu’il faut maintenant tirer de l’entrepôt de soie et enrouler à mesure sur le captif, pour envelopper celui-ci d’un suaire qui maîtrisera tout effort. C’est ici l’exacte procédé en usage dans nos tréfileries : une bobine tourne, actionnée par un moteur ; de son élan, la bobine entraîne le fil métallique à travers l’étroit œillet d’une plaque d’acier, et du même coup l’enroule, aminci au point, sur l’étendue de sa gorgerette.

 

Ainsi du travail de l’Épeire Les tarses d’avant de l’Araignée sont le moteur ; la bobine tournante est l’insecte capturé ; le pertuis d’acier est le pore des filières. Pour lier le patient avec précision et célérité, rien de mieux que cette méthode, peu dispendieuse et de haute efficacité.

 

Plus rarement, il est fait usage d’un second procédé. D’un rapide élan, l’Araignée tourne elle-même autour de l’insecte immobile, en traversant la toile par-dessus et par-dessous, et déposant à mesuré le lien de son fil. La grande élasticité des gluaux permet à l’Épeire de se lancer coup sur coup à travers la toile et de passer outre sans endommager le filet.

 

Supposons maintenant un gibier périlleux, une Mante religieuse, par exemple, brandissant ses pattes ravisseuses à croc et double scie ; un Frelon, dardant furieux son atroce stylet ; un robuste coléoptère, un Pentodon, invincible sous son armure de corne. Ce sont là des pièces exceptionnelles, très peu connues de l’Épeire. Seront-elles acceptées, venues de mes artifices ?

 

Elles le sont, mais non sans prudence. Le gibier étant reconnu d’approche dangereuse, l’Épeire lui tourne le dos au lieu de lui faire face ; elle braque sur lui sa machine à cordages. Rapidement, les pattes postérieures tirent des filières bien mieux que des cordons isolés. Toute la batterie sérifique fonctionnant à la fois, ce sont de vrais rubans, des nappes, qu’un ample geste des pattes épanouit en éventail et projette sur l’enlacé. Attentive aux soubresauts, l’Épeire lance ses brassées de liens sur l’avant et sur l’arrière, sur les pattes et sur les ailes, d’ici, delà, de partout, à profusion. Sous pareille avalanche, le plus fougueux est promptement dompté. En vain la Mante essaye d’ouvrir ses brassards dentelés ; en vain le Frelon joue du poignard, en vain le Coléoptère se raidit sur pattes et fait le gros dos : une nouvelle ondée de fils s’abat et paralyse tout effort.

 

Ces prodigues rubans, lancés à distance, menacent d’épuiser la manufacture ; il serait bien plus économique de recourir au procédé de la bobine ; mais pour faire tourner la machine il faut s’en approcher et l’actionner de la patte. L’Araignée ne l’ose, à cause du danger. Donc à prudente distance, des jets continus de soie ; quand il n’y en a plus, il y en a encore.

 

Cependant l’Épeire paraît soucieuse de cette dépense exagérée. Si les circonstances le lui permettent, volontiers elle revient au mécanisme de la bobine tournante. Je l’ai vue pratiquer ce brusque changement de manœuvre sur le gros Pentodon, à corps rondelet et uni, se prêtant très bien à la rotation. Après avoir immobilisé la bête avec des brassées de cordages, elle s’en est approchée et s’est mise à faire tourner la corpulente pièce comme elle l’aurait fait d’une médiocre Phalène.

 

Mais avec la Mante religieuse, étalant ses longues pattes et ses ailes de large envergure, la rotation cesse d’être praticable. Alors, jusqu’à ce que la proie soit domptée à fond, le jet de lacets ne discontinue, dussent les burettes à soie se tarir. Pareille capture est ruineuse. Il est vrai qu’en dehors de mon intervention, je n’ai jamais vu l’Épeire aux prises avec cette formidable victuaille.

 

Faible où vigoureux, voici le gibier ficelé à point, par l’une ou l’autre des méthodes. Suit une tactique, toujours la même. L’empaqueté est mordu, sans insistance et sans blessure apparente. Alors l’Araignée se retire et laisse la morsure agir, ce qui est bientôt fait. Elle revient.

 

Si le gibier est petit, une Teigne par exemple, la consommation a lieu sur place, au point même de la prise. Mais avec un morceau de quelque importance, dont il se doit festoyer de longues heures, parfois des jours entiers, il faut un réfectoire à l’écart, où ne soit pas à craindre la viscosité du réseau. Pour s’y rendre, elle fait d’abord tourner sa pièce en sens inverse de la première rotation. Son but est de dégager les rayons voisins, qui fournissaient leurs pivots à la mécanique. Ce sont des éléments essentiels qu’il importe de conserver intacts, en sacrifiant au besoin quelques croisillons.

 

C’est fait ; les brins tordus sont remis en état. Détaché de la toile, tout emmailloté, le gibier est enfin appendu à l’arrière avec un fil. L’Araignée chemine, et la charge suit, véhiculée à travers la toile et hissée dans l’aire de repos, à la fois station de surveillance et salle à manger. Si l’Épeire est d’espèce lucifuge et possède cordon télégraphique, c’est par ce cordon qu’elle monte dans sa cachette diurne avec le gibier lui battant les talons.

 

Tandis qu’elle se restaure, demandons-nous quels sont les effets de la petite Morsure préalablement pratiquée sur le garrotté de soie. L’Araignée met-elle à mort le patient dans le but d’éviter des soubresauts intempestifs, des protestations déplaisantes au moment de consommer ?

 

Diverses raisons me font douter. D’abord l’attaque est si discrète qu’elle a toutes les apparences d’un simple baiser. De plus, elle se fait en un point quelconque, le premier venu. Les savants tueurs ont des méthodes de haut précision ; ils frappent à la nuque ou sous la gorge ; ils blessent les ganglions cervicaux, foyer d’énergie. Les paralyseurs, anatomistes accomplis, intoxiquent les ganglions moteurs, dont ils savent le nombre et la position. L’Épeire n’a rien de cette effrayante science. Elle implante ses crochets à l’aventure, comme le fait l’Abeille de son dard. Elle ne choisit pas tel point plutôt qu’un autre ; elle happe indifféremment ce qui se trouve à sa portée.

 

Il faudrait alors que son venin fût d’une virulence inouïe pour produire à bref délai l’inertie cadavérique, n’importe le point atteint. Je n’ose croire à la mort instantanée, surtout chez des insectes, organismes de haute résistance.

 

Et puis, est-ce bien un cadavre qu’il faut à l’Épeire, nourrie de sang beaucoup plus que de chair ? Il serait avantageux pour elle de sucer un corps vivant où l’afflux des humeurs, mises en mouvement par les pulsations du vaisseau dorsal, ce cœur rudimentaire des insectes, doit mieux se faire que dans un corps inerte, à fluides stagnants. La proie que l’Araignée va tarir pourrait bien ne pas être morte. Il est facile de s’en assurer.

 

Je dépose sur les toiles de ma ménagerie, maintenant sur l’une, maintenant sur l’autre, des Criquets d’espèces variées. L’Araignée accourt, enveloppe le gibier, doucement le mordille et se retire à l’écart, attendant que la morsure ait produit son effet. Je m’empare alors de l’Acridien et le dépouille soigneusement du suaire de soie. L’insecte n’est pas mort, de bien s’en faut ; on dirait même qu’il n’a rien éprouvé. En vain je promène ma loupe sur le délivré, je n’aperçois aucune trace de blessure.

 

Serait-il indemne, malgré l’espèce de baiser que je viens de lui voir donner tantôt ? Volontiers on l’affirmerait, tant il lance entre mes doigts de fougueuses ruades. Cependant, mis à terre, il marche gauchement, il hésite à bondir. C’est peut-être un trouble passager, causé par les terribles émotions du ligotage sur la toile. Cela se dissipera bientôt, semble-t-il.

 

Mes Criquets sont logés sous cloche, avec une feuille de laitue qui les consolera de leurs épreuves. Or, voici qu’ils ne se consolent pas de leur trouble. Un jour se passe et puis deux. Nul ne touche à la feuille de salade ; l’appétit a disparu. Les mouvements se font plus indécis, comme entravés par une irrésistible torpeur. Le deuxième jour ils sont morts, tant qu’il y en a, irrémissiblement morts.

 

De sa délicate morsure, l’Épeire ne tue donc pas brusquement sa proie ; elle l’intoxique de façon à produire une défaillance graduelle, qui donne largement à la suceuse le temps de saigner sa victime, sans aucun danger, avant que l’inertie cadavérique arrête le flux des humeurs.

 

Le repas dure des vingt-quatre heures, si la pièce est volumineuse, et jusqu’à la fin l’égorgée conserve un reste de vie, condition favorable à l’épuisement des sucs. Encore une savante boucherie, bien différente des tactiques en usage chez les maîtres paralyseurs ou tueurs. Ici aucun art anatomique. Non versée dans la structure, du patient, l’Épeire pique à l’aventure. La virulence de l’inoculation fera le reste.

 

Il est d’ailleurs des cas assez rares où la morsure est rapidement mortelle. Mes notes mentionnent une Épeire angulaire aux prises avec la plus forte Libellule de ma contrée (Æschna grandis Lin.). J’avais moi-même empêtré sur la toile la formidable pièce, de capture peu fréquente chez les Épeires.

 

Le filet tremble violemment, paraît devoir s’arracher de ses amarres. L’Araignée s’élance de son chalet de verdure, accourt audacieuse au géant, lui lance un seul paquet de cordages et, sans autres précautions, l’enlace des pattes, cherche à le maîtriser, puis lui implante les crocs dans le dos. La durée de la morsure se prolonge au point de m’étonner. Ce n’est plus ici le superficiel baiser qui m’est familier ; c’est la blessure profonde, acharnée. Son coup fait, l’Épeire se retire à quelque distance, attend les effets du venin.

 

Aussitôt je m’empare de la Libellule. Elle est morte, ce qui s’appelle morte. Déposée sur ma table et laissée vingt-quatre heures en repos, elle ne fait le moindre mouvement. Une piqûre dont ma loupe ne peut trouver les traces, tant les armes de l’Épeire ont la pointe subtile, a suffi, en insistant un peu, pour tuer la vigoureuse bête. Toute proportion gardée, le Crotale, le Céraste, le Trigonocéphale, et autres serpents d’odieux renom, n’obtiennent pas, sur leurs victimes, des effets aussi foudroyants.

 

Et ces Épeires, si terribles pour l’insecte, je les manie sans crainte aucune. Mon épiderme ne leur convient pas. Si je les décidais à me mordre, que m’adviendrait-il ? À peu près rien. Un poil d’ortie est plus à craindre pour nous que le poignard fatal aux Libellules. Le même virus agit de façon différente sur tel et tel organisme, ici redoutable et là bénin. Ce qui fait succomber l’insecte peut très bien se trouver inoffensif pour nous. N’allons pas cependant généraliser outre mesure. La Lycose de Narbonne, autre fervent chasseur d’insectes, nous ferait payer cher nos familiarités avec elle.

 

Voir l’Épeire attablée ne manque pas d’intérêt. J’en surprends une, l’Épeire fasciée, au moment où, sur les trois heures de l’après-midi, elle vient de capturer un Criquet. Campée au centre de la toile, en son aire de repos, elle attaque la venaison à la jointure d’un cuissot. Nul mouvement de sa part, pas même dans les pièces buccales, autant qu’il m’est possible de m’en informer. Au point mordu pour la première fois, la bouche persiste, étroitement appliquée. Pas de bouchées intermittentes, avec des avances et des reculs mandibulaires. C’est une sorte de baiser continuel.

 

De temps à autre, je visite mon Épeire. La bouche ne change pas de place. Je la visite une dernière fois à neuf heures du soir. Les choses en sont exactement au même point, après six heures de consommation, la bouche hume toujours à la base du cuissot droit. Le contenu fluide du patient se transvase, je ne sais comme dans la panse de l’ogre.

 

Le lendemain matin, l’Épeire est encore à table. Je lui enlève sa pièce. Du Criquet, il ne reste que la peau, à peine déformée, mais tarie à fond et trouée en divers endroits. Pendant la nuit, la méthode a donc changé. Pour extraire les résidus non coulants, les viscères et les muscles, il a fallu mettre en perce l’enveloppe rigide, ici, puis là, puis ailleurs. Après quoi la guenille, reprise en bloc sous le pressoir mandibulaire, aurait été mâchée, remâchée et finalement réduite en une pilule, que la repue rejette. Ainsi aurait fini la proie si je ne l’avais pas retirée avant l’heure.

 

Qu’elle blesse ou qu’elle tue, l’Épeire mord sa capture en un point quelconque, n’importe lequel. C’est, de sa part, excellente méthode, à cause de la variété du gibier. Je la vois accepter indifféremment tout ce que le hasard lui amène, Papillons et Libellules, Mouches et Guêpes, petits Scarabées et Criquets. Si je lui offre une Mante, un Bourdon, une Anoxie, l’équivalent du vulgaire Hanneton, et autres pièces probablement inconnues de sa race, elle accepte tout, le gros comme le menu, le mol comme le cuirassé, le pédestre comme le doué d’essor. Elle est omnivore, elle exploite tout, jusqu’à ses pareilles si l’occasion s’en présente.

 

S’il lui fallait opérer d’après la structure, une encyclopédie anatomique lui serait nécessaire, et l’instinct est essentiellement étranger aux généralités ; sa science, se cantonne en des points toujours restreints. Les Cerceris connaissent à fond leurs Charançons et leurs Buprestes ; les Sphex, leurs Ephippigères, leurs Grillons, leurs Criquets ; les Scolies, leurs vers de Cétoine et d’Orycte. Ainsi des autres paralyseurs. À chacun sa victime, hors de laquelle tout le reste est inconnu.

 

Parmi les tueurs, mêmes goûts exclusifs. Rappelons à ce sujet le Philanthe apivore, et surtout le Thomise, l’élégante Araignée qui jugule les Abeilles. Ils connaissent le coup mortel, soit à la nuque, soit sous le menton, chose que ne sait pas l’Épeire ; mais, par le fait même de ce talent, ils sont spécialistes. Leur domaine est l’Abeille domestique.

 

L’animal est un peu comme nous : il n’excelle dans un art qu’à la condition de se spécialiser. L’Épeire, omnivore, obligée de généraliser, renonce aux méthodes savantes et distille, en compensation, un venin capable d’engourdir et même de tuer, n’importe le point mordu.

 

La grande variété de gibier reconnue, on se demande comment fait l’Épeire pour ne pas hésiter au milieu de tant de formes diverses ; comment, par exemple, elle passe du Criquet au Papillon, si différent d’aspect. Lui attribuer pour guide un savoir zoologique très étendu, ce serait follement outrepasser ce qu’il est permis d’attendre de son pauvre intellect. Cela remue, donc c’est bon à prendre. En cela se résume, apparemment, la sapience de l’Aranéide.

 

CHAPITRE XII

LES ÉPEIRES – LA PROPRIÉTÉ


Un chien a trouvé un os. Couché à l’ombre, il le tient entre les pattes, amoureusement l’étudie. C’est son bien intangible, sa propriété. Une Épeire a tissé sa toile. Encore une propriété, et de plus haut titre que l’autre. Favorisé du hasard et servi par le flair, le chien a fait simple trouvaille, de coût nul en débours ainsi qu’en industrie. L’Araignée est mieux que propriétaire fortuite ; elle est créatrice de son bien. Elle en a tiré la substance de ses entrailles, et la structure de ses talents. S’il est une propriété sacrée, c’est bien celle-là.

 

Bien, au-dessus est le travail de l’assembleur d’idées, qui ourdit un livre, autre toile d’Araignée, et de sa pensée fait quelque chose capable de nous instruire ou de nous émouvoir. Pour protéger chez nous l’analogue de l’os du chien, nous avons le gendarme, expressément inventé dans ce but. Pour protéger le livre, nous n’avons que des moyens dérisoires. Mettons l’une sur l’autre quelques pierres avec du mortier, et la loi défendra notre mur. Construisons par l’écrit un édifice de nos méditations, et, sans graves entraves, il sera loisible à chacun d’y puiser des moellons, de prendre même le tout si cela lui convient. Une casemate à lapins est une propriété, l’œuvre de la pensée ne l’est pas. Si la bête a ses travers au sujet du bien d’autrui, nous avons aussi les nôtres.

 

La raison du plus fort est toujours la meilleure, a dit notre fabuliste, au grand scandale des pacifiques. Les exigences du vers, la cadence, la rime ont outrepassé ce qu’avait dans l’esprit le bonhomme ; il voulait dire que, dans une rixe entre dogues et autres conflits entre brutes, le plus fort reste maître de l’os. Au train dont vont les choses, il savait très bien que le succès n’est pas un certificat d’excellence. D’autres sont venus qui, malfaiteurs insignes de l’humanité, ont fait loi de la sauvage formule : la force prime le droit.

 

Nous sommes les larves à peau changeante, les vilaines chenilles d’une société qui lentement, très lentement, s’achemine vers le droit primant la force. Quand s’accomplira-t-elle, cette sublime métamorphose ? Pour nous affranchir de ces brutalités de fauves, faut-il attendre que les masses océaniques amoncelées dans l’hémisphère austral se déversent de notre côté, changent la face des continents et renouvellent l’époque glaciaire du Renne et du Mammouth ? Peut-être bien, tant est lent le progrès moral.

 

Nous avons bien la bicyclette, l’automobile, l’aérostat dirigeable et autres mirifiques moyens de nous casser les os ; mais tout cela ne fait pas monter la morale d’un cran. On dirait même qu’elle recule à mesure que nous asservissons davantage la matière. La plus avancée de nos inventions consiste à coucher les hommes sous la mitraille et les explosifs avec la célérité du moissonneur fauchant les épis.

 

Voulons-nous la voir dans toute sa beauté, cette raison du plus fort ? Vivons quelques semaines en compagnie de l’Épeire. Elle est propriétaire d’une toile, son ouvrage, son bien éminemment légitime. Une première question se présente. À certaines marques de fabrique, l’Araignée peut-elle reconnaître son tissu et le distinguer de celui de ses pareilles ?

 

Par mon intervention, il est fait échange de toiles entre deux Épeires fasciées voisines. Aussitôt déposée sur le réseau étranger, chacune gagne l’aire centrale, s’y installe la tête en bas et plus ne bouge, aussi satisfaite du filet de sa voisine que de son propre filet. Ni de jour, ni de nuit, un déménagement n’est entrepris qui mettrait les choses dans l’état primitif. Les deux Aranéides se croient sur leur réel domaine. Je m’y attendais presque, tant les deux ouvrages se ressemblent.

 

Je m’avise alors de faire échange de toiles entre deux espèces différentes. Je transporte l’Épeire fasciée sur le filet de l’Épeire soyeuse, et celle-ci sur le filet de l’autre. Les deux réseaux diffèrent maintenant ; celui de l’Épeire soyeuse a la spire de gluaux formée de tours plus serrés et plus nombreux. Que vont faire les Araignées ainsi mises à l’épreuve de l’inconnu ?

 

Trouvant sous les pattes l’une des mailles trop larges pour elle, l’autre des mailles trop étroites, elles vont, semble-t-il, s’inquiéter de ce brusque changement et déguerpir affolées. Pas du tout. Sans aucun signe de trouble, elles restent, se campent au centre et attendent la venue du gibier, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé. Elles font mieux. Les jours se passent, et, tant que la toile insolite n’est pas ruinée au point de ne pouvoir plus servir, elles n’en tissent pas une autre conforme à leur système.

 

L’Épeire est donc incapable de reconnaître sa toile. Elle prend pour sien l’ouvrage d’autrui, même venu d’une étrangère à sa race. Arrivons au côté tragique de cette confusion.

 

Désireux d’avoir journellement à ma portée des sujets d’étude sans m’imposer des courses aléatoires, je fais récolte des diverses Épeires rencontrées à la campagne, et je les établis sur les broussailles de mon enclos. Une haie de romarins, à l’abri du vent et bien ensoleillée, devient ainsi populeuse ménagerie.

 

Extraites des cornets de papier où je les avais incarcérées une à une pour le transport, les Épeires sont déposées sur la verdure sans autre précaution. C’est à elles de s’établir à leur convenance. Habituellement, de tout le jour elles ne bougent guère du point où je les ai mises ; elles attendent la venue de la nuit pour rechercher un emplacement convenable et s’y tisser un filet.

 

Sur le nombre, il s’en trouve de moins patientes. Tantôt, entre les joncs d’un ruisselet ou dans les taillis d’yeuses, elles possédaient une toile, et voici qu’elles n’en ont plus. Elles se mettent en quête pour retrouver leur bien ou s’emparer de celui d’une autre, ce qui pour elles est tout un.

 

Je surprends une Épeire fasciée, nouvellement importée, qui s’avance sur la toile d’une Épeire soyeuse établie chez moi quelques jours avant. Cette dernière est à son poste, au centre du filet. Impassible en apparence, elle attend l’étrangère. Immédiatement prise de corps, bataille acharnée. La soyeuse a le dessous. L’autre l’enveloppe de liens, l’entraîne sur l’aire dépourvue de gluaux et, le plus tranquillement du monde, la mange. Mâchonné vingt-quatre heures et tari jusqu’au dernier suc, le cadavre, lamentable pilule, est enfin rejeté. La toile, atrocement conquise, reste la propriété de l’étrangère, qui l’utilise tant que le délabrement ne l’a pas mise hors d’usage.

 

Il y a ici un semblant d’excuse. Les deux Aranéides étaient d’espèces différentes, et la lutte pour la vie est coutumière de pareilles exterminations entre dissemblables. Qu’adviendrait-il si les deux Épeires appartenaient à la même espèce ? C’est bientôt vu. Ne pouvant compter sur des invasions spontanées, rares peut-être dans les conditions normales, je dépose moi-même une Épeire fasciée sur la toile de sa pareille. Aussitôt, attaque furieuse. La victoire, un moment balancée, se décide encore pour l’étrangère. La vaincue, cette fois une sœur, est mangée sans le moindre scrupule. Sa toile deviendra la propriété de la victorieuse.

 

La voilà dans sa pleine horreur, la raison du plus fort : dévorer son semblable et lui prendre son bien. Ainsi faisait l’homme d’autrefois ; il détroussait et mangeait son pareil. On continue à se détrousser entre nations comme entre individus, mais on ne se mange guère plus ; la chose est tombée en désuétude depuis qu’on a trouvé mieux dans la côtelette de mouton.

 

N’allons pas cependant noircir l’Épeire plus qu’il ne convient. Elle ne vit pas de bataille entre pareilles ; elle ne va pas d’elle-même à la conquête du bien d’autrui. Il faut des circonstances extraordinaires pour éveiller en elle semblable scélératesse. Je l’enlève de sa toile et je la dépose sur celle d’une autre. Dès ce moment, nulle distinction entre le mien et le tien ; la chose touchée de la patte est du coup réelle propriété. Enfin l’intruse, si elle est la plus forte, mange l’occupante, moyen radical de couper court aux contestations.

 

En dehors de troubles analogues à ceux que provoque mon intervention, troubles possibles dans le conflit perpétuel des événements, l’Épeire, très jalouse de sa toile, semble respectueuse de la toile des autres. Elle ne s’adonne au brigandage entre semblables que privée de son filet, de jour surtout, alors que le tissage ne se pratique pas, ce travail étant réservé pour la nuit. Mais, dépossédée de ce qui la fait vivre et se sentant la plus forte, elle attaque sa voisine, lui ouvre le ventre, s’en repaît et prend possession de son bien. Excusons-la, et passons outre.

 

Interrogeons maintenant des Épeires plus éloignées de murs. La fasciée et la soyeuse diffèrent beaucoup de forme et de coloration. La première a le ventre rebondi, configuré en olive, richement ceinturé de blanc, de jaune vif et de noir ; la seconde l’a déprimé, d’un blanc soyeux et découpé sur le bord en festons. À ne considérer que la configuration et le costume, on ne s’aviserait pas d’associer étroitement les deux Aranéides.

 

Mais au-dessus des formes dominent les aptitudes, caractères majeurs, que la classification, si pointilleuse sur les minuties de la forme, devrait largement consulter. Les deux Aranéides dissemblables ont des façons de vivre exactement semblables. Toutes les deux chassent de préférence le jour et ne quittent jamais leurs toiles ; toutes les deux signent leur ouvrage d’un paraphe en zigzag. Leurs filets sont presque identiques, à tel point que la fasciée fait usage de celui de la soyeuse après en avoir mangé la propriétaire. De son côté, la soyeuse, quand elle est la plus forte, exproprie la fasciée et la dévore. Sur la toile d’autrui, chacune est chez elle lorsque le droit du plus fort a terminé la contestation.

 

Soit maintenant l’Épeire diadème, hirsute et d’un roux variable. Elle a sur le dos de gros points blancs disposés en triple croix. Chassant de nuit surtout, elle fuit le soleil et se tient de jour sur les arbustes voisins, dans un refuge ombreux communiquant avec le réseau de gluaux au moyen d’un fil télégraphique. Sa toile, d’ailleurs, diffère à peine de celles des deux autres pour la construction et l’aspect. Qu’adviendra-t-il si mes malices lui valent la visite d’une Épeire fasciée ?

 

De jour, en plein soleil et par mon intermédiaire, la triple croix subit l’invasion. La toile est déserte ; la propriétaire est dans sa hutte de feuillage. Aussitôt le fil télégraphique fonctionne ; l’envahie accourt, fait à grands pas le tour de son domaine, voit le péril et précipitamment rentre dans sa cachette sans rien entreprendre contre l’intruse.

 

Celle-ci, de son côté, ne semble pas être à la fête. Déposée sur la toile de l’une de ses pareilles, ou bien sur celle de l’Épeire soyeuse, elle se serait campée au centre aussitôt la lutte terminée par l’égorgement. Cette fois, il n’y a pas de lutte, la toile étant déserte ; rien ne l’empêche de prendre position au centre, point stratégique principal, et pourtant elle ne bouge de la place où je l’ai mise.

 

Je la stimule doucement du bout d’une longue paille. Tracassée de la sorte quand elle est chez elle, l’Épeire fasciée, comme les autres du reste, fait trembler véhémentement la toile pour intimider l’agresseur. Maintenant rien ; malgré mes agaceries répétées, l’Araignée ne détale. On la dirait stupéfiée par la terreur. Il y a de quoi : l’autre la guette du haut de son belvédère.

 

D’autres motifs pourraient bien être en cause dans son effarement. Lorsque ma paille la décide à faire quelques pas, je la vois lever les pattes avec certaine difficulté. Elle tiraille un peu, traîne les tarses au point de rompre les fils d’appui. Ce n’est plus la marche d’une preste funambule ; c’est le pas hésitant d’une empêtrée. Peut-être les gluaux sont-ils plus tenaces que chez elle. La glu est de qualité différente, et les sandales ne sont pas graissées au point qu’exigerait la nouvelle viscosité.

 

Toujours est-il que, pendant de longues heures, les choses restent en l’état, l’Épeire fasciée immobile au bord de la toile, l’autre retirée dans sa hutte, toutes les deux apparemment fort inquiètes. Le soleil couché, l’amie de l’obscur reprend ouvrage. Elle descend de son pavillon de verdure et, sans se préoccuper de l’étrangère, va droit au centre de la toile, où la conduit le fil télégraphique. Saisie de panique à cette apparition, l’Épeire fasciée se dégage d’un soubresaut et disparaît dans le fourré de romarins.

 

Recommencée à diverses reprises avec des sujets différents, l’épreuve ne m’a pas donné d’autres résultats. Peu confiante en une toile non conforme à la sienne, sinon par la structure, du moins par la viscosité, l’audacieuse Épeire fasciée se fait poltronne et refuse d’attaquer l’Épeire diadème. Cette dernière, de son côté, ne bouge de son manoir diurne dans le feuillage, ou bien y rentre précipitamment après un rapide coup d’œil donné à l’étrangère. Elle y attend la venue de la nuit. À la faveur de l’obscur, qui lui rend courage et activité, elle reparaît sur la scène et met en fuite l’intruse par sa seule apparition, au besoin par quelques bourrades. La victoire reste au droit opprimé.

 

La morale est satisfaite, mais n’en félicitons pas l’Araignée. Si l’étrangère respecte l’envahie, des motifs bien graves l’y poussent. D’abord, il faudrait engager la lutte avec un adversaire réfugié dans un château fort dont on ne connaît pas les embûches. En second lieu, la toile conquise serait d’utilisation incommode, à cause des gluaux non pareils de viscosité à ceux dont on connaît si bien l’emploi. Risquer sa peau pour une chose de valeur douteuse serait double sottise. L’Araignée le sait et s’abstient.

 

Mais que l’Épeire fasciée, privée de sa toile, rencontre celle de l’une de ses semblables, ou bien celle de l’Épeire soyeuse, travaillant de même façon les torsades à glu, alors plus de réserve : féroce éventrement de la propriétaire et prise de possession de la propriété.

 

La force prime le droit, dit la brute, ou plutôt, de droit, il n’y en a pas chez elle. Le monde de la bête est une cohue d’appétits sans autre frein que l’impuissance. Seule capable d’émerger des bas-fonds des instincts, l’humanité fait le droit, le crée lentement à mesure que se clarifie la conscience. De ce lumignon sacré, si vacillant encore, mais accru d’âge en âge, elle fera resplendissant flambeau qui mettra fin, chez nous, au principe des brutes et changera de fond en comble, un jour, la face des sociétés.

 

CHAPITRE XIII

SOUVENIRS MATHÉMATIQUES – LE BINÔME DE NEWTON


Le problème de la toile des Épeires, est vraiment superbe. Volontiers je l’aurais exposé avec tous les développements qu’il mérite, si je n’avais craint de lasser l’attention. Peut-être même, dans le peu que j’ai dit, ai-je dépassé la mesure. Je dois alors un dédommagement au lecteur. Voulez-vous que je raconte, lui dirai-je, comment je me suis assez nourri d’algèbre pour voir clair dans le réseau logarithmique, et comment je suis devenu arpenteur de toiles d’Araignées ? Le voulez-vous ? Cela nous reposera un moment de l’histoire des bêtes.

 

Je crois entrevoir un signe d’acquiescement. On a jadis accueilli avec quelque indulgence mon école de village, visitée des poussins et des porcelets ; pourquoi ma rude école de l’isolement n’aurait-elle pas son intérêt ? Essayons de la raconter. Et qui sait ? Ce faisant, peut-être raffermirai-je le courage de quelque autre déshérité, avide, lui aussi, de savoir.

 

Apprendre sous la direction d’un maître m’a été refusé. J’aurais tort de m’en plaindre. L’étude solitaire a sa valeur ; elle ne vous coule pas dans un moule officiel, elle vous laisse votre pleine originalité. Le fruit sauvage, s’il arrive à maturité, a une autre saveur que le produit de serre chaude ; il laisse aux lèvres qui savent l’apprécier un mélange d’amertume et de douceur dont le mérite s’accroît par le contraste.

 

Si c’était en mon pouvoir, oui, je recommencerais, face à face avec l’unique conseiller, le livre, pas toujours bien clair ; volontiers je reprendrais mes veillées solitaires, mes luttes contre le ténébreux d’où, sous les coups de sonde opiniâtres, jaillit enfin une lueur ; je referais mes rudes étapes d’autrefois, stimulé par le seul désir qui ne m’ait jamais fait faillite, le désir d’apprendre et de communiquer après mon peu de savoir à d’autres.

 

Au sortir de l’École Normale, mon bagage mathématique était des plus modestes. Une racine carrée à extraire, la surface de la sphère à évaluer avec démonstration, étaient pour moi les points culminants de la science. Le terrible logarithme, lorsque par hasard j’en ouvrais une table, me donnait le vertige, avec son amoncellement de nombres ; certaine frayeur, mêlée de respect, me prenait rien que sur le seuil de cette caverne à calculs. De l’algèbre, aucune notion. J’en savais le nom, et sous ce vocable tourbillonnait en ma pauvre cervelle la cohue de l’abstrus.

 

D’ailleurs aucune velléité de fouiller un peu dans le grimoire. C’était là un de ces mets indigestes que l’on vante de confiance sans y toucher. Combien je lui préférais un beau vers de Virgile, que je commençais à comprendre ! M’eût bien surpris qui m’aurait annoncé que j’allais, de longues années durant, me passionner pour pareille étude, mon effroi. La bonne fortune me valut la première leçon d’algèbre, leçon donnée et non reçue, cela va de soi.

 

Un jeune homme me vint, à peu près de mon âge, me priant de lui apprendre l’algèbre. Il se destinait aux ponts et chaussées et préparait un examen. Il venait à moi, me prenant, le candide, pour un puits de science. Ah ! qu’il était loin de compte, le naïf postulant !

 

Sa demande me valut un soubresaut de surprise, aussitôt réprimé par la réflexion. Donner des leçons d’algèbre, me disais-je en moi-même ; ce serait insensé, je n’en sais pas le premier mot ! Et je restai là, quelques instants, pensif, tiraillé par l’indécision. Faut-il accepter ? faut-il refuser ? continuait la voix intérieure.

 

Bah ! acceptons. Un moyen héroïque que d’apprendre à nager, c’est de se jeter hardiment à la mer. Jetons-nous dans le gouffre de l’algèbre, tête première, et peut-être le péril d’une noyade imminente suscitera des efforts capables de me tirer d’affaire. Je ne sais rien de ce qu’on me demande. C’est égal, allons de l’avant, piquons une tête dans le ténébreux. J’apprendrai en enseignant.

 

Ah ! la belle audace qui me lance d’un bond dans un domaine ou je n’avais pas encore songé à pénétrer ; ah ! l’incomparable levier que la confiance des vingt ans !

 

C’est entendu, répondis-je. Vous viendrez après-demain, à cinq heures, et, nous commencerons.

 

Ce délai de vingt-quatre, heures, dissimulait un plan. J’avais une journée de répit, le bienheureux jeudi, qui me donnera le loisir de combiner un peu mes moyens. Ce jeudi est venu. Le ciel est gris et froid. Par ce vilain temps, une grille bourrée de coke est chose délectable. Chauffons-nous et méditons.

 

Eh bien, mon garçon, te voilà dans une belle aventure ! Comment feras-tu demain ? Avec un livre, piochant toute la nuit s’il le faut, tu pourrais préparer un semblant de leçon, juste de quoi remplir vaille que vaille, l’heure redoutée. On verrait après. À chaque jour sa peine.

 

Mais ce livre, tu ne l’as pas. Courir chez le libraire est inutile. Un traité d’algèbre n’est pas marchandise courante. Il faudra le faire venir, ce qui prendra la quinzaine tout au moins. Et c’est pour demain, demain sans faute, j’en ai fait la promesse. Autre raison, et celle-là sans réplique : les fonds sont bas ; mes dernières ressources pécuniaires roulent en un coin de tiroir. Je les ai comptées ; il y a douze sous, somme insuffisante.

 

Faudra-t-il me dédire ? Oh ! que non ! Une ressource me vient en mémoire, peu délicate, il est vrai, et confinant presque au larcin. Graves sérénités de l’algèbre, vous me vaudrez l’excuse de ce péché véniel. Confessons le détournement temporaire.

 

La vie en mon collège a quelque chose de claustral. Au prix d’une modeste rétribution, nous sommes, la plupart des maîtres, logés dans l’établissement et nous mangeons à la table du principal. Le professeur de sciences, gros personnage de l’état-major, loge en ville, et a néanmoins, comme nous, ses deux cellules, et de plus une terrasse où les manipulations de la chimie dégagent en plein air leurs gaz irrespirables. Aussi trouve-t-il plus commode de faire la classe chez lui, la majeure partie de l’année.

 

Là, en hiver, devant une grille bourrée de coke comme la mienne, se rendent les élèves. Ils y trouvent tableau noir, cuve pneumatique, ballons de verre sur la cheminée, panoplie de tubes courbés appendus aux murs, et enfin certaine armoire où j’ai entrevu dans le temps une rangée de livres, oracles consultés du maître au cours de ses leçons.

 

Parmi ces livres, me disais-je, se trouve apparemment un volume d’algèbre. Le demander à qui de droit ne me sourit guère. Le cher collègue m’accueillerait du haut de sa grandeur, prendrait en dérision mes visées ambitieuses. Je serais éconduit. J’en ai la certitude. L’avenir devait me prouver combien ma méfiance avait raison. L’étroitesse d’esprit, la jalousie mesquine partout se retrouvent.

 

Ce livre, qu’on me refuserait si je le demandais, allons le prendre. C’est jour de congé. Le maître n’apparaîtra pas d’aujourd’hui, et la clef de ma chambre est, de peu s’en faut, pareille à la sienne.

 

Je vais l’oreille et l’œil au guet. Ma clef force légèrement dans la serrure, hésite, reprend, pèse plus fort. C’est fait, la porte s’ouvre. L’armoire est visitée. Un livre d’algèbre s’y trouve, en effet, copieux comme on les écrivait alors, épais de trois gros travers de doigt. Les jambes me flageolent. Ah ! pauvre crocheteur de portes, si tu étais surpris en pareille équipée ! Tout se passe à souhait. Vite refermons et rentrons chez nous avec le livre larronné.

 

À nous deux maintenant, ténébreux bouquin dont le nom arabe a comme un relent de sciences occultes et fraternise avec ceux d’almageste et d’alchimie. Que vas-tu me montrer ? Feuilletons au hasard. Avant d’arrêter la vue sur un point déterminé du paysage, il convient de s’informer de l’ensemble. Les pages rapidement se succèdent, ne me disant rien. Au cœur du volume, un chapitre m’arrête ; il a pour titre : Binôme de Newton.

 

Ce titre m’allèche. Que peut bien être un binôme, et surtout un binôme de Newton, le grand savant anglais qui a pesé les mondes ? En quoi la mécanique du ciel a-t-elle affaire là ? Lisons, essayons d’y voir clair. Coudes sur la table, pouces derrière l’oreille, je fais appel à toute mon attention.

 

La surprise me gagne : je comprends. Il y a là certain nombre de lettres, signes généraux qui s’amalgament en groupes de toutes les façons, se placent ici, puis là, puis ailleurs à tour de rôle ; il y a, comme dit le texte, des arrangements, des combinaisons, des permutations. Plume aux doigts, je combine, j’arrange, je permute. C’est un exercice fort récréatif, ma foi, un jeu où l’expérience du résultat écrit confirme les prévisions de la logique et vient en aide aux défaillances de la réflexion.

 

Ce sera pain bénit, me disais-je, si l’algèbre n’est pas plus difficile. Je devais revenir de cette illusion quand au binôme, friande brioche, succéda plus tard l’indigeste galette. Mais pour aujourd’hui, nul avant-goût des difficultés futures, nul pot au noir où l’on s’empêtre plus avant à mesure que l’on persiste à se débattre.

 

Ah ! le délicieux après-midi, devant ma grille au milieu des arrangements et des combinaisons ! La nuit venue, je possédais à peu près mon sujet. Lorsque, à sept heures, la cloche sonna le repas commun à la table du principal, je descendis tout gonflé des joies du néophyte admis aux honneurs de l’initiation. Les a, les b, les c, entrelacés en savantes guirlandes, me faisaient cortège.

 

Le lendemain, mon élève est là. Tableau noir et craie, tout est prêt. Ce qui l’est moins, c’est le maître. Bravement j’entame mon binôme. Mon auditeur, s’intéresse aux lettres combinées. Pas un instant il ne se doute que, révolutionnaire scandaleux, je mets la charrue avant les bœufs et débute par où nous aurions dû finir. J’agrémente mes explications de quelques menus problèmes, haltes où l’esprit se recueille et prend des forces pour un nouvel élan.

 

Nous cherchons ensemble. Discrètement, afin de lui laisser le mérite de la trouvaille, je lui soumets les éclaircies qui me viennent. La solution se trouve. Triomphe de mon écolier ; de ma part aussi triomphe, mais tacite, dans les replis de la conscience, qui me dit : « Tu comprends, puisque tu parviens à faire comprendre. » Pour l’un et pour l’autre, l’heure passa vite, très agréable. Mon jeune homme me quitta satisfait. Je ne l’étais pas moins ; j’entrevoyais une originale façon d’apprendre.

 

Les ingénieux et faciles arrangements du binôme me donnèrent le loisir d’attaquer mon livre d’algèbre par le vrai commencement. En trois ou quatre jours j’avais fourbi mes armes. De l’addition et de la soustraction, rien à dire : c’est d’une simplicité qui s’impose à la première lecture. Avec la multiplication, les choses se gâtèrent. Il y a là certaine règle des signes affirmant que moins multiplié par deux moins donne plus. Ai-je pâti sur cette espèce de paradoxe !

 

Là-dessus, paraît-il, le livre s’expliquait mal, ou plutôt employait méthode trop abstraite. J’avais beau lire, relire, méditer, le texte obscur gardait son obscurité. C’est là le mauvais côté du livre en général, il dit ce qui est imprimé, rien de plus. Si vous ne comprenez pas, nul conseil de sa part, nul essai dans une autre voie qui vous conduirait à la lumière. Un mot de rien parfois suffirait à vous remettre en bon chemin, et ce mot il ne le dit pas, figé qu’il est dans sa rédaction.

 

Combien lui est préférable la parole ! Elle avance, recule, recommence, fait le tour de l’obstacle et varie les moyens d’attaque, si bien que le ténébreux à la fin s’illumine. Ce phare incomparable de la parole autorisée me manquait, et je naufrageais, sans espoir de secours, dans cette perfide mare de la règle des signes.

 

Mon élève devait s’en ressentir. Après un essai d’explication où je rassemblais le peu de lueur que je me figurais entrevoir : Comprenez-vous ? lui demandais-je. Question inutile, mais bonne à gagner du temps. Ne comprenant pas moi-même, j’étais bien convaincu d’avance qu’il ne comprenait pas non plus. – Non, répondait-il, s’accusant peut-être, le candide, d’intelligence réfractaire à ces transcendantes vérités.

 

Essayons d’une autre manière. Et je reprends comme ceci ; comme cela, puis autrement. Le regard de mon élève me sert de thermomètre, il me dit le progrès de mes assauts. Un petit clignotement de satisfaction m’annonce le succès. Je viens de frapper juste ; j’ai trouvé le joint. Le produit de moins par moins nous livre ses arcanes.

 

Ainsi se continuaient nos études, lui, passif récepteur où se logeait l’idée acquise sans effort, moi, âpre pionnier, pétardant le roc du livre, à grand renfort de veillées, pour en extraire la gemme du vrai. Un autre rôle me revenait, non moins ardu : je devais dégrossir l’abstruse trouvaille, la dépouiller de sa rugosité et la présenter à l’intelligence sous un aspect moins farouche. Ce travail de lapidaire, jetant un peu de jour dans les flancs du caillou, était, en mes loisirs, besogne favorite. Je lui dois beaucoup.

 

Résultat final : mon élève passe son examen ; il est reçu. Quant au livre clandestinement emprunté, il est depuis bien longtemps remis à sa place et remplacé par un autre qui, cette fois, m’appartient.

 

En mon École Normale j’avais appris, sous la direction d’un maître, un peu de géométrie élémentaire. Dès les premières leçons, je goûte assez bien cet enseignement. J’y soupçonne, une méthode guidant la raison à travers les broussailles de l’idée ; j’entrevois la recherche du vrai sans trop broncher en chemin, parce que chaque pas en avant a ferme appui sur le pas déjà fait ; je devine dans la géométrie ce qu’elle est excellemment avant tout : une école d’escrime intellectuelle.

 

Peu m’importe en ses applications la vérité démontrée ; ce qui me passionne, c’est la marche qui la met en évidence. On part d’un point très clair, et, de degrés en degrés, on s’engage dans l’obscur, qui s’illumine à son tour en irradiant de nouvelles clartés pour une ascension supérieure. Cette invasion progressive du connu vers l’inconnu, cette lanterne scrupuleuse éclairant ce qui suit des clartés de ce qui précède, c’était là vraiment mon affaire.

 

La géométrie devait m’apprendre la marche logique de la pensée ; elle devait me dire comment le difficile se subdivise en tronçons qui, élucidés l’un après l’autre, se groupent en levier capable d’ébranler le bloc directement invincible ; comment enfin s’engendre l’ordre, base de la clarté.

 

Si jamais il m’a été donné d’écrire quelques pages parcourues du lecteur sans trop de fatigue, je le dois pour une bonne part à la géométrie, merveilleuse éducatrice dans l’art de conduire sa pensée. Certes, elle ne donne pas l’idée, fleur délicate éclose on ne sait comment et non apte à prospérer dans tous les terrains ; mais elle coordonne l’embrouillé, elle émonde le touffu, elle calme le tumultueux, elle filtre le trouble et donne le clair, produit supérieur aux tropes de la rhétorique.

 

Comme ouvrier de la plume, oui, je lui dois beaucoup. Aussi mes souvenirs reviennent volontiers à ces belles heures de noviciat, lorsque, retiré dans un coin du jardin pendant la récréation, un petit carré de papier sur le genou, un bout de crayon aux doigts, je m’exerçais à déduire correctement telle ou telle autre propriété d’un assemblage de lignes droites. On s’amusait à la ronde ; je me délectais avec un tronc de pyramide. Peut-être aurais-je mieux fait de me fortifier les jarrets aux trois sauts, de m’assouplir les reins aux cabrioles du gymnase. J’en ai connu qui, versés dans la cabriole, ont mieux prospéré que le penseur.

 

En mes débuts dans l’enseignement, voici donc que je possède assez bien les éléments de la géométrie. Au besoin, je saurais manier l’équerre et le jalon de l’arpenteur. Mes vues ne vont, pas au-delà. Cuber un tronc d’arbre, jauger un tonneau, mesurer la distance d’un point inaccessible, me semblent le plus haut essor des connaissances géométriques. Y a-t-il une envolée supérieure ? Je ne le soupçonnais même pas, quand une éclaircie fortuite m’apprit combien était mesquin le petit coin que j’avais défriché dans l’immense domaine.

 

En ce temps-là, le collège où je faisais depuis deux ans mes premières armes d’éducateur venait de dédoubler ses classes et d’augmenter largement son personnel. Les nouveaux venus logeaient tous, comme moi, dans l’établissement, et nous mangions en commun à la table du principal. Nous formions une ruche où, dans nos cellules respectives, aux heures de loisir, s’élaborait le miel de l’algèbre et de la géométrie, de l’histoire et de la physique, du grec et du latin surtout, tantôt en vue de la classe, prochaine, tantôt et plus souvent, en vue d’un grade à conquérir. Les parchemins universitaires manquaient de variété. Tous mes collègues étaient bacheliers ès lettres, mais rien de plus. Il fallait, si possible, s’armer un peu mieux pour faire sa trouée. On travaillait dur et ferme. J’étais le plus jeune du laborieux phalanstère, et non moins désireux qu’un autre d’augmenter mon humble bagage.

 

D’une chambre à l’autre les visites étaient fréquentes. On venait se consulter pour une difficulté, causer un peu pluie et beau temps. J’avais pour voisin de cellule un ex-fourrier qui, las de la caserne, s’était réfugié dans l’enseignement. En sa qualité de préposé aux écritures de la compagnie, il avait quelque peu fréquenté le chiffre, et l’ambition lui était venue d’acquérir le diplôme de bachelier ès sciences mathématiques. La pulpe cérébrale, paraît-il, s’était durcie au régiment. D’après ce que m’apprenaient les chers collègues, malins colporteurs des misères d’autrui, deux fois il s’était déjà présenté aux examens, deux fois il avait été refusé. Tenacement il revenait à ses cahiers et à ses livres, non rebuté par deux échecs.

 

Ce n’est pas qu’il fût séduit par les beautés mathématiques, oh ! non ; mais le grade ambitionné favoriserait ses projets. Il espérait régir lui-même, lucrativement, le légume et le beurre. Le passionné d’étude pour la seule satisfaction du savoir, et l’opiniâtre trappeur chassant le diplôme ainsi qu’une proie à mettre sous la dent, n’étaient pas faits pour se comprendre et s’associer. Le hasard fit la conjonction.

 

Bien des fois j’avais surpris mon homme qui, le soir, à la clarté d’une chandelle, les coudes sur la table et le front dans les mains, longuement méditait devant un grand cahier noirci de signes cabalistiques. De temps à autre, l’idée venue, il prenait la plume et traçait à la précipitée une ligne d’écriture où les lettres, grandes ou petites, se groupaient sans signification grammaticale. Les x et les y revenaient souvent, entremêlés de chiffres. À la fin de la rangée, le signe de l’égalité et zéro. Puis nouvelle réflexion, les yeux clos, et nouvelle rangée de lettres disposées dans un autre ordre et suivies pareillement de zéro. Ainsi se remplissaient des pages bizarres dont chaque ligne avait pour finale rien.

 

Que faites-vous donc là avec tous ces alignements de valeur, zéro ? lui demandai-je un jour. Le mathématicien me regarda d’un air narquois, venu de la caserne. Certain pli malicieux du coin de l’œil dénotait en quelle commisération était prise mon ignorance. Le collègue à zéros n’abusa pas cependant de sa supériorité. Il m’apprit qu’il s’occupait de géométrie analytique.

 

Ce terme me fit un étrange effet. Silencieux, je ruminais ceci : il y a une géométrie supérieure, s’apprenant surtout avec des combinaisons de lettres où dominent les x et les y. Quand il réfléchit si longuement, le front dans les mains, mon voisin de cellule cherche à découvrir le sens caché de son grimoire ; il voit danser dans l’espace la traduction figurée de ses calculs. Qu’aperçoit-il ? Comment les signes alphabétiques, arrangés d’une manière, puis d’une autre, peuvent-ils donner une image des formes, image visible des seuls yeux de l’esprit ? Je m’y perds.

 

Il faudra, dis-je, que j’apprenne un jour la géométrie analytique, m’aiderez-vous ?

 

– Je veux bien, fit-il, avec un sourire où se lisait son peu de confiance dans mes velléités.

 

N’importe, un pacte fut convenu ce soir-là, nous défricherions ensemble le champ de l’algèbre et de la géométrie analytique, base du baccalauréat ès sciences mathématiques ; nous mettrions en commun, lui l’expérience de ses méditations, moi mon ardeur juvénile. On commencerait dès que j’en aurais fini avec le baccalauréat ès lettres, ma grande préoccupation du moment.

 

En ces temps lointains, il était de règle de faire précéder la science de quelques sérieuses études littéraires. Il fallait avoir fréquenté les bons esprits de l’antiquité, conversé avec Horace et Virgile, Théocrite et Platon, avant de toucher aux toxiques de la chimie, aux leviers de la mécanique. À ces préparatifs, les délicatesses de la pensée n’avaient qu’à gagner. Les exigences de la vie, toujours plus âpres à mesure que le progrès nous afflige de plus de besoins, ont changé tout cela. Foin du langage correct ; avant tout les affaires !

 

Cette hâte eût convenu à mon impatience. Je maugréais, je le confesse, contre le règlement qui m’imposait le latin et le grec avant de me permettre d’entrer en relation avec le sinus et le cosinus. Aujourd’hui, mieux renseigné, mûri par l’âge et par l’expérience, je suis d’un autre avis. Je regrette vivement que mes humbles études littéraires n’aient pas été mieux conduites et davantage prolongées.

 

Pour combler un peu, sur le tard, cette énorme lacune, je suis respectueusement revenu à ces bons vieux livres qu’il est d’usage d’écouler chez le bouquiniste à peine défraîchis. Vénérables feuillets, annotés du crayon dans mes veillées du jeune âge, je vous ai retrouvés, et plus que jamais vous êtes mes amis.

 

Vous m’avez appris qu’une obligation s’impose à qui manie la plume : c’est d’avoir quelque chose à dire, capable de nous intéresser. Si le sujet est de l’ordre des sciences naturelles, l’intérêt est presque toujours assuré ; le difficile, le très difficile est de l’émonder de ses épines et de le présenter sous un aspect avenant.

 

La Vérité, dit-on, sort nue du fond d’un puits. Soit, mais reconnaissons qu’elle gagne à se trouver décemment vêtue. Elle réclame, non les falbalas tapageurs empruntés au vestiaire de la rhétorique, mais au moins une feuille de vigne. Seuls les géomètres ont le droit de lui refuser ce modeste costume. En des théorèmes, la clarté suffit.

 

Les autres, le naturaliste surtout, ont le devoir de nouer, avec quelque élégance, une tunique de gaze autour des reins de la vérité.

 

Si je dis : Baptiste, donne-moi mes pantoufles, je m’exprime dans un langage clair, peu riche de variantes. Je sais très bien ce que je dis et ma parole est comprise. D’aucuns prétendent, et ils sont nombreux, qu’en tout cette rudimentaire méthode est la meilleure. Ils parlent science avec leurs lecteurs, comme ils parleraient pantoufles avec Baptiste. Une syntaxe de Cafre ne les effarouche pas. Ne leur parlez pas de la valeur d’un terme choisi, mis en sa vraie place ; parlez-leur encore moins d’une construction cadencée, sonnant à peu près bien. Enfantillages que tout cela, disent-ils ; minuties d’un esprit à courtes vues !

 

Peut-être ont-ils raison ; l’idiome de Baptiste est grande économie de temps et de tracas. Cet avantage ne me tente pas ; il me semble que le relief de l’idée veut expression lucide, sobrement imagée. Un terme convenable, casé en sa vraie place et disant sans fracas les choses qu’il veut dire, impose un choix, souvent laborieux. Il y a des mots ternes, triviaux moellons du discours ; il y en a de colorés, pour ainsi dire, et comparables aux coups de pinceau qui sèment des plaques de lumière sur le fond gris d’un tableau. Ces mots faisant image, ces traits saillants où s’accroche l’attention, comment les trouver et comment les associer en un langage soucieux de la syntaxe et non déplaisant à l’oreille ?

 

On ne m’a rien appris de cet art. D’ailleurs cela s’apprend-il dans les écoles ? C’est fort douteux. Si le feu naturel de nos propres veines, si l’inspiration ne vient en aide, vainement nous feuilletterons le vocabulaire ; le mot voulu ne viendra pas. À quels maîtres alors recourir pour faire éclore et pour développer l’humble, germe qui est en nous latent ? À la lecture.

 

En mon jeune âge, j’ai toujours été fervent liseur ; mais les délicatesses d’un langage bien conduit ne m’intéressaient guère : je ne les comprenais pas. Assez tard, je touchais à la quinzaine, j’ai vaguement entrevu que les mots ont leur physionomie. Les uns m’agréaient mieux que d’autres par le relief de leur signification et la sonorité de leur cadence ; ils faisaient en mon esprit image plus nette ; à leur manière, ils me donnaient peinture de l’objet décrit. Coloré par son adjectif et animé par son verbe, le nom devenait réalité vivante ; ce qu’il disait, je le voyais. Ainsi lentement se révélait la magie des mots, lorsque les chances de mes lectures sans guide me valaient quelques pages faciles et de bon aloi.

 

CHAPITRE XIV

SOUVENIRS MATHÉMATIQUES – MA PETITE TABLE


C’est l’heure de commencer la géométrie analytique. Mon associé, le mathématicien, peut venir ; il me semble que je comprendrai ce qu’il dira. J’ai déjà feuilleté mon livre et me suis aperçu que le sujet traité, récréatif par sa méthode, n’est pas hérissé de difficultés bien graves.

 

On débute chez moi, devant un tableau noir. Après quelques séances, prolongées dans le recueillement de la nuit, je reconnais, à ma vive surprise, que mon maître, vétéran du grimoire, est en réalité mon écolier le plus souvent. Il ne voit pas très clair dans les combinaisons des abscisses et des ordonnées. Je m’enhardis à prendre moi-même la direction du bâton de craie, à saisir le gouvernail de notre barque algébrique. Je commente le livre, je le traduis à ma manière, je fouille le texte, je sonde les écueils jusqu’à ce que le jour se fasse et nous conduise au rivage de la solution. C’est d’ailleurs de logique si pressante, d’allure si allègre, si lucide, que bien des fois on croit se ressouvenir plutôt qu’apprendre.

 

Et nous allons ainsi, les rôles renversés. Je pioche le tuf, l’émiette, l’ameublis jusqu’à permettre le plongeon de la pensée. Mon camarade, – je peux maintenant me servir de l’expression égalitaire – mon camarade écoute, m’oppose des objections, me suscite des difficultés que nous cherchons à résoudre en concertant nos efforts. Des deux leviers combinés, introduits dans la fissure, le bloc s’ébranle, se culbute.

 

Je ne vois plus au coin de l’œil du fourrier le pli narquois qui m’avait accueilli au début. C’est maintenant la franche cordialité, l’entrain communicatif qui donne le succès. Petit à petit, l’aube se fait, bien nébuleuse encore, mais pleine de promesses. Nous sommes émerveillés tous les deux, et ma part de satisfaction est double, car c’est doublement voir que de faire voir aux autres. Ainsi se passe, en heures délicieuses, la moitié de la nuit. On cesse quand le sommeil nous a par trop appesanti les paupières.

 

Rentré dans sa chambre, mon camarade dort-il, insoucieux pour le moment de la fantasmagorie que nous venons d’évoquer ? Il m’avoue bien dormir. Cet avantage, je ne l’ai pas. Passer l’éponge sur ma pauvre cervelle de même que je la passe sur le tableau noir pour en effacer le contenu, n’entre pas dans mes moyens. Le réseau des idées persiste, il forme comme une mouvante toile d’araignée où le repos s’empêtre, incapable d’y trouver équilibre stable.

 

Quand le sommeil est enfin venu, ce n’est bien des fois qu’une somnolence qui, loin de suspendre l’activité de la pensée, l’entretient au contraire et l’avive mieux que ne le ferait, la veille. En cette torpeur, qui n’est pas encore la nuit cérébrale, il m’arrive de résoudre des difficultés mathématiques contre lesquelles, le jour d’avant, j’ai lutté sans succès. Il se fait dans mon esprit un phare extralucide dont je n’ai presque pas conscience.

 

Alors d’un bond je saute à terre, je rallume ma lampe, et je me hâte de noter ma trouvaille, dont le souvenir m’échapperait au réveil. Pareilles aux éclairs de l’orage, ces lueurs s’effacent avec la même soudaineté qu’elles apparaissent.

 

D’où proviennent-elles ? Probablement d’une habitude que je me suis faite de très bonne heure : avoir dans l’esprit un continuel aliment, verser l’intarissable goutte d’huile au lumignon de la pensée. Voulez-vous réussir dans les choses de l’intelligence ? L’infaillible moyen est d’y penser toujours.

 

Ce moyen, je le pratiquais plus assidûment que ne le faisait mon camarade, et de là, sans doute, l’inversion des rôles, le disciple devenu le maître. Ce n’était pas d’ailleurs obsession accablante, pénible surmenage ; c’était récréation au contraire, presque régal de beau poème. Dans la préface de son livre Les Rayons et les Ombres, notre grand lyrique l’a dit :

 

« Le nombre est dans l’art comme dans la science. L’algèbre est dans l’astronomie, et l’astronomie touche à la poésie ; l’algèbre est dans la musique, et la musique touche à la poésie. »

 

Exagération de poète ? – Non, certes ; Victor Hugo disait vrai. L’algèbre, poème de l’ordre, a de magnifiques envolées. Je trouve ses formules, ses strophes, superbes, sans m’étonner du tout qu’on soit d’un autre avis. Mon collègue reprenait son pli moqueur du coin de l’œil si j’avais l’imprudence de lui confier mes ébullitions extragéométriques. Billevesées, faisait-il, pures billevesées. Reprenons notre tangente à la courbe.

 

Il avait raison, le fourrier : les étroites sévérités de notre futur examen excluaient ces élans de rêveur. De mon côté, avais-je bien tort ? Réchauffer au foyer de l’idéal les froideurs du calcul, élever sa pensée au-dessus de la formule, animer d’un rayon de vie les cavernes de l’abstrait, n’est-ce pas alléger l’effort de pénétration dans l’inconnu ? Où mon camarade peinait, dédaigneux de mon viatique, j’accomplissais voyage d’agrément. Si j’avais pour appui le rude bâton de l’algèbre, j’avais pour guide une voix intérieure aux essors entraînants. L’étude devenait une fête.

 

L’intérêt s’accrut encore lorsque, après les angulosités d’une combinaison de droites, j’appris à portraiturer les grâces d’une ligne courbe. Que de propriétés ignorées du compas, que de savantes lois contenues en germe dans une équation, noix mystérieuse qu’il faut artistement énucléer pour en extraire le théorème, riche amande ! Devant ce terme mettons le signe +, et c’est l’ellipse, la trajectoire des planètes, avec ses deux foyers amis, se renvoyant de l’un à l’autre une somme constante de rayons vecteurs ; mettons le signe -, et c’est l’hyperbole aux foyers répulsifs, la courbe désespérée qui plonge dans l’espace aux tentacules infinis, se rapprochant de plus en plus d’une droite, l’asymptote, sans parvenir jamais à l’atteindre. Supprimons ce terme, et c’est la parabole, qui cherche inutilement à l’infini son deuxième foyer perdu ; c’est la trajectoire de la bombe ; c’est la voie de certaines comètes qui viennent un jour visiter notre soleil, puis s’enfuient en des profondeurs d’où elles ne reviennent jamais. Formuler ainsi les orbites des mondes, n’est-ce pas merveilleux ? Je le croyais, et je le crois encore.

 

Après une quinzaine de mois de pareils exercices, nous nous présentâmes ensemble devant la faculté de Montpellier. L’un et l’autre nous fûmes reçus bachelier ès sciences mathématiques. Mon compagnon s’était exténué : je m’étais récréé avec la géométrie analytique.

 

Fourbu par la course aux sections coniques, mon associé n’en veut plus. Vainement, je fais miroiter la perspective d’un nouveau grade, celui de licencié ès sciences mathématiques, qui nous conduirait aux magnificences du haut calcul et nous initierait à la mécanique des cieux : je ne peux l’entraîner, lui faire partager mon audace.

 

C’est, à son avis, projet insensé, qui nous tarira les veines et n’aboutira pas. Sans conseils d’un pilote expérimenté, sans autre boussole qu’un livre, non toujours bien clair à cause de son laconisme figé en des termes invariables, notre pauvre barque doit sombrer sur les premiers écueils. Autant vaudrait braver, dans une coquille de noix, les houles des immensités océaniques.

 

Sinon en ces termes, du moins en aperçus décourageants sur l’extrême difficulté, il m’explique son refus de m’accompagner plus loin. Libre à moi d’aller me casser le cou en d’inhospitaliers parages ; lui, prudent, ne me suivra pas.

 

Je devine une autre raison, non avouée de mon déserteur. Il vient d’acquérir le titre utile à ses projets. Que lui importe le reste ? Vaut-il bien la peine de pâtir en d’exténuantes veillées pour le seul plaisir d’apprendre ? Celui-là est un fou qui, sans l’appât du profit, prête attention aux blandices du savoir. Rentrons dans notre coquille, fermons notre opercule aux importunités du jour, vivons de la vie du mollusque. Là est le secret du bien-être.

 

Cette philosophie n’est pas la mienne. Ma curiosité ne voit dans une étape accomplie que les préparatifs d’une nouvelle étape vers le fuyant inconnu. Donc mon associé me quitte. Désormais je suis seul, misérablement seul. Plus personne avec qui, à la veillée, en des causeries récréatives, puisse se débattre le sujet étudié. Dans mon entourage, nul qui me comprenne, nul qui sache opposer, même passivement, son idée à la mienne et participer au conflit d’où naîtra la lueur, de même que l’étincelle jaillit du choc de deux cailloux.

 

Quand une difficulté se dresse, falaise à pic, nulle épaule amie qui me prête son appui pour tenter l’escalade. Seul je dois m’agripper aux aspérités de l’obstacle, choir souvent, me relever meurtri et recommencer l’assaut ; seul, sans le moindre écho d’encouragement, je dois jeter mon cri de triomphe lorsque, parvenu sur la crête et brisé par l’effort, il m’est enfin permis de regarder un peu par-delà.

 

Ma campagne mathématique sera dépensière en méditations obstinées ; je m’en aperçois dès les premières lignes de mon livre. J’entre dans le domaine de l’abstrait, âpre terrain que pourra seule défricher la tenace charrue de la réflexion. Le tableau noir, propice aux courbes de la géométrie analytique, étudiées en commun avec un ami, est maintenant négligé. Je lui préfère le cahier, main de papier habillée d’une couverture. Avec ce confident, qui permet la station assise et laisse les jarrets en repos, je peux chaque soir, jusqu’à une heure avancée de la nuit, me recueillir sous l’abat-jour de ma lampe et maintenir active la forge de l’idée où se ramollit et se martèle l’indomptable problème.

 

Grande comme un mouchoir, occupée à droite par l’encrier, fiole d’un sou, à gauche par le cahier ouvert, ma table de travail fournit tout juste la place nécessaire au maniement de la plume. J’aime ce petit meuble, l’une des premières acquisitions de mon jeune ménage. Cela se déplace aisément où l’on veut, devant la fenêtre si le temps est obscur, dans un recoin d’éclairage discret si le soleil est importun ; cela permet en hiver l’intime voisinage du foyer où se consume une bûche.

 

Pauvre petite planche de noyer, voici un demi-siècle et davantage que je te suis fidèle. Maculée d’encre et balafrée du canif, tu fournis maintenant ton support à ma prose comme jadis à mes équations. Ce changement de service te laisse indifférente, ton dos patient fait le même accueil aux formules de l’algèbre et aux formules de la pensée. Je n’ai pas cette quiétude ; je trouve que mon repos n’a pas gagné à ce revirement ; la chasse aux idées trouble la cervelle encore plus que ne le fait la chasse aux racines d’une équation.

 

Tu ne me reconnaîtrais plus, chère amie, si tu pouvais donner un regard à ma crinière grise. Où donc est la bonne figure d’autrefois, fleurie d’enthousiasme et d’espoir ? J’ai bien vieilli. De ton côté, quelle ruine depuis le jour où tu m’es venue de chez le marchand, luisante, polie et fleurant bon la cire ! Comme ton maître, tu as des rides, mon œuvre souvent, je le reconnais, car, dans mon impatience, que de fois il m’arrive de te labourer de la plume, lorsque la pointe métallique sort de l’encrier boueuse, incapable d’une écriture décente !

 

Un de tes angles est ébréché ; les ais commencent à se disjoindre. Dans ton épaisseur, j’entends, de temps à autre, le coup de rabot de la Vrillette, l’exploiteuse des vieux meubles. D’une année à l’autre, de nouvelles galeries sont creusées, compromettantes pour ta solidité. Les anciennes bâillent au dehors en minuscules orifices ronds. De ces dernières, excellents domiciles obtenus sans fatigue, un étranger s’est emparé. Je vois l’audacieux me passer prestement sous le coude lorsque j’écris, et pénétrer aussitôt dans le tunnel abandonné de la Vrillette. C’est un giboyeur, tout fluet, vêtu de noir, amassant pour ses vers une bourriche de pucerons. Un peuple t’exploite les flancs, ô ma vieille table ; j’écris sur un grouillement d’insectes. Nul appui ne convenait mieux à mes souvenirs entomologiques.

 

Que deviendras-tu, le maître n’étant plus là ? Seras-tu vendue vingt sous à un encan lorsque ma famille se disputera mes pauvres dépouilles ? Deviendras-tu l’appui de la cruche en un coin de l’évier ? Seras-tu la planchette où s’épluche le chou ? Les miens, au contraire, s’entendront-ils, disant : « Conservons la relique ; c’est là qu’il a tant peiné pour s’instruire et se rendre capable d’instruire les autres ; c’est là que si longtemps il a tari ses moelles pour nous valoir la becquée du jeune âge. Gardons la sainte planche ? »

 

Je n’ose croire à pareil avenir. Tu passeras, ô ma vieille confidente, en des mains étrangères, insoucieuses de ton passé ; tu deviendras table de nuit, chargée de bols de tisane, jusqu’à ce que, décrépite, boiteuse, les reins cassés, tu sois mise en pièces pour alimenter un moment le feu sous une marmite de pommes de terre. Tu t’en iras en fumée rejoindre mon labeur, dans cette autre fumée, l’oubli, ultime repos de nos vaines agitations.

 

Mais revenons, ma table, à notre jeune temps, celui de ton vernis à la cire et de mes riantes illusions. C’est dimanche, jour de repos, c’est-à-dire de travail de longue séance, non interrompue par le devoir scolaire. Je lui préfère, et de beaucoup, le jeudi, non férié et mieux propice au calme de l’étude. Telle qu’elle est avec ses dissipations, la sainte journée me laisse du loisir. Profitons-en du mieux possible. Il y en a cinquante-deux dans l’année, presque l’équivalent des grandes vacances.

 

Il se trouve qu’aujourd’hui j’ai à débattre superbe question, celle des trois lois de Kepler, qui, explorées par le calcul, doivent me montrer la mécanique fondamentale des mondes. La première dit : les aires décrites par le rayon vecteur d’une planète sont proportionnelles au temps écoulé. Je dois en déduire que la force qui maintient la planète sur son orbite est dirigée vers le soleil. Doucement sollicitée par l’équation différentielle et l’intégrale, déjà la formule parle. Mon recueillement redouble, ma pensée se condense pour bien saisir dans sa splendeur l’éclosion du vrai.

 

Soudain au loin : Brrroum, brrroum, brrroum !… Cela se rapproche, cela se renfle. Misères de nous ! Peste soit du Pavillon chinois.

 

Expliquons la chose. J’habite un faubourg, à l’entrée de la route de Pernes, à distance du tumulte de la ville. À dix pas de ma demeure, en face, vient de s’établir une guinguette portant l’écriteau Pavillon chinois. Là, dans l’après-midi des dimanches, filles et garçons des fermes voisines accourent se trémousser en contredanses. Pour attirer la clientèle et pousser à la consommation des rafraîchissements, l’entrepreneur du bal termine la sauterie dominicale par une tombola.

 

Deux heures à l’avance, sur les Promenades publiques, il fait circuler le trophée des prix, que précèdent fifres et tambours. Au bout d’un mât enrubanné que porte un solide gars à ceinture de laine rouge, pendillent gobelet argenté, foulard de Lyon, paire de chandeliers et paquets de cigares. Avec tel appât, qui n’entrerait à la guinguette ?

 

Brrroum, brrroum, brrroum ! fait le cortège. Il arrive sous ma fenêtre, il oblique à droite et pénètre dans l’établissement, vaste baraque de planches, enguirlandée de buis. Et maintenant, si vous redoutez le vacarme, fuyez, et bien loin. Jusqu’à la nuit close vont beugler les ophicléides, sibiler les fifres et corner les pistons. Allez donc, en pareil orchestre de Cafres, déduire les conséquences des lois de Kepler ! On y deviendrait fou ! Décampons au plus vite.

 

Je sais, à une paire de kilomètres, une étendue désolée, caillouteuse, aimée du Motteux et du Criquet. Là, calme parfait, et de plus quelques buissons d’yeuse qui me prêteront leur ombre avare. Je prends mon livre, quelques feuilles de papier, un crayon, et je m’encours dans cette solitude. Ah ! le beau silence, la magnifique tranquillité ! Mais le soleil est accablant sous le maigre couvert des broussailles. Hardi, mon garçon ! Pioche les lois de Kepler en compagnie des Criquets à ailes bleues. Tu rentreras, tes calculs débrouillés, mais l’épiderme rôti. Une insolation sur la nuque sera la suite de la loi des aires comprise. Ceci dédommage de cela.

 

Le reste de la semaine, j’ai le jeudi, j’ai les soirées employées en séances d’étude jusqu’à ce que le sommeil me terrasse. En somme, malgré la servitude scolaire, le temps ne fait pas défaut. L’essentiel est de ne pas se laisser décourager par les inévitables obscurités du début. Je m’égare aisément dans cette forêt touffue, encombrée de lianes qu’il faut abattre à coups de hache pour obtenir une éclaircie. En quelques détours heureux, je me retrouve. Je me perds encore. La hache opiniâtre fait sa trouée sans obtenir toujours clarté satisfaisante.

 

Le livre est le livre, c’est-à-dire un texte laconique invariable, très savant, j’en conviens, mais, hélas ! en bien des cas obscur. L’auteur, semble-t-il, l’a écrit pour lui-même. Il a compris, donc les autres doivent comprendre. Pauvres novices, livrés à vous-mêmes, tirez-vous de là comme vous le pourrez.

 

Pour vous nul retour de la difficulté présentée d’une autre manière ; nul circuit adoucissant la route ardue et préparant l’accès ; nulle ouverture auxiliaire par où filtre un peu de jour. Incomparablement inférieur à la parole qui recommence avec d’autres moyens d’attaque et sait varier les sentiers acheminant a la lumière, le livre dit ce qu’il dit, et rien de plus.

 

Sa démonstration terminée, que vous compreniez ou non, l’oracle est inexorablement muet. Vous relisez le texte, obstinément le méditez ; vous passez et repassez votre navette dans la trame du calcul. Efforts inutiles, l’obscurité persiste. Souvent que faudrait-il pour donner le rayon illuminateur ? Un rien, un simple mot ; et ce mot, le livre ne le dit pas.

 

Heureux celui que guide la parole d’un maître ! Sa marche ne connaît pas les misères des énervants arrêts. Que faire devant la décourageante muraille qui, de temps à autre, se dressait en barrant le chemin ? Je suivais le précepte de d’Alembert dans ses conseils aux jeunes mathématiciens. Ayez foi et, allez de l’avant, disait le grand géomètre.

 

La foi, je l’avais, et j’allais, courageux. Bien m’en prenait, car la clarté que je cherchais devant le mur, souvent je l’ai trouvée derrière. Le mauvais pas délaissé dans l’inconnu, il m’arrivait de cueillir au-delà l’explosif capable de le pétarder. C’était d’abord grain timide, humble pelote roulant et s’accroissant. D’une pente à l’autre des théorèmes, la pelote devenait bloc, le bloc devenait puissant projectile qui, revenant sur ses pas, lancé à reculons, éventrait le ténébreux et l’étalait en nappe de lumière.

 

Il y a du bon, de l’excellent, dans le précepte de d’Alembert, à la condition de ne pas en abuser. Trop de précipitation à tourner le feuillet revêche exposerait à bien des mécomptes. Il faut avoir usé ongles et dents contre le difficile avant de l’abandonner. De cette rude escrime résultera l’intellectuelle vigueur.

 

Douze mois de méditations, en compagnie de ma petite table, me valent enfin le titre de licencié ès sciences mathématiques. Me voici capable de remplir, un demi-siècle plus tard, les fonctions éminemment lucratives d’arpenteur de toiles d’Araignée.

 

CHAPITRE XV

L’ARAIGNÉE LABYRINTHE


Si les Épeires, superbes tendeuses de rets verticaux, sont des filandières incomparables, bien d’autres Aranéides excellent en ingéniosités pour se remplir l’estomac et laisser descendance, lois primordiales des vivants. Il s’en trouve de célèbres, connues depuis longtemps et mentionnées dans tous les livres.

 

Certaines Mygales habitent un terrier, à l’exemple de la Lycose de Narbonne, mais avec un perfectionnement ignoré de la brutale Araignée des garrigues. Celle-ci dresse à l’embouchure de son puits un simple parapet, assemblage de graviers, de bûchettes et de soie ; les autres y mettent une rondelle mobile, un volet avec charnière, feuillure et système de serrurerie. La Mygale rentrée chez elle, le couvercle s’abat dans la feuillure avec telle précision que le joint est indiscernable. Si l’agresseur persiste et cherche à soulever la trappe, la recluse tire le verrou, c’est-à-dire implante ses griffettes dans certains trous à l’opposé de la charnière, s’arc-boute contre la paroi et maintient la porte inébranlable.

 

Une autre, l’Argyronète, se construit au sein de l’eau, avec de la soie, une élégante cloche à plongeur où elle emmagasine de l’air. Ainsi pourvue de l’élément respirable, elle guette au frais la venue de la proie. En temps de canicule, c’est vraie demeure de sybarite, comme l’homme insensé en a parfois entrepris sous les flots, à grand renfort de blocs de marbre et de pierres de taille. Les plafonds sous-marins de Tibère ne sont plus qu’un odieux souvenir ; la délicate coupole de l’Argyronète prospère toujours.

 

Si je disposais de documents venus de l’observation personnelle, j’aimerais à parler de ces industrieuses, je voudrais pouvoir ajouter à leur histoire quelques traits inédits. Je dois y renoncer. L’Argyronète ne se trouve pas dans ma région. La Mygale, versée dans l’art des portes à charnières, s’y trouve, mais très rare. Je l’ai vue une seule fois, au bord d’un sentier longeant un taillis. L’occasion, on le sait, est fugace. L’observateur, plus que tout autre, est obligé de la saisir aux cheveux. Préoccupé d’autres recherches, je ne fis que donner un coup d’œil au magnifique sujet offert par la bonne fortune. L’occasion s’envola et n’a plus reparu.

 

Dédommageons-nous alors avec des trivialités, de rencontre fréquente, condition favorable aux études suivies. Le commun n’est pas l’indifférent. Accordons-lui attention soutenue, et nous lui découvrirons des mérites que notre ignorance nous empêchait de voir. Sollicitée patiemment, la moindre créature ajoute sa note aux harmonies de la vie.

 

Dans les champs des alentours, parcourus aujourd’hui d’un pas fatigué, mais toujours exploré d’un regard vigilant, je ne rencontre rien d’aussi commun que l’Araignée labyrinthe (Agelena labyrinthica Clarck.). Il n’est pas de haie qui, à sa base, parmi les herbages, dans les recoins tranquilles et bien ensoleillés, n’en abrite quelques-unes. En rase campagne, et surtout dans les lieux montueux, dénudés par le bûcheron, les emplacements préférés sont les touffes de broussailles, cistes, lavandes, immortelles et romarins tondus court par la dent des troupeaux. C’est là que je m’adresse, l’isolement et la bénignité des supports se prêtant à des manœuvres que ne permettraient pas toujours les férocités de la haie.

 

En juillet, aux heures matinales, avant que le soleil tape dur sur la nuque, je vais, plusieurs fois la semaine, étudier sur place mes araignées. Les enfants, m’accompagnent, munis du viatique d’une orange, en prévision de la soif qui ne tardera pas. Ils me prêtent leurs bons yeux et leurs souples jarrets. L’expédition promet d’être fructueuse.

 

Voici bientôt de hauts édifices de soie, trahis, à distance par le miroitement des fils que l’aube a convertis en chapelets de rosée. Les enfants sont émerveillés de ces glorieuses girandoles, au point d’en oublier momentanément l’orange. De mon côté, je n’y suis pas indifférent. C’est spectacle superbe que celui du labyrinthe de notre Araignée, chargé des pleurs de la nuit et illuminé par les premiers rayons du soleil. Accompagné de la sonate des merles, cela seul vaut la peine de se lever matin.

 

Une demi-heure de chauffe, et la magique joaillerie se dissipe avec la rosée. C’est le moment de visiter les toiles. Celle-ci étale sa nappe sur un large bouquet de cistes ; son ampleur est celle d’un mouchoir. De capricieuses angulosités et des amarres distribuées à profusion la fixent sur les broussailles. Il n’est pas un brin saillant dans le fouillis qui ne fournisse point d’attache. Enlacée de partout, contournée, surmontée, la touffe disparaît, voilée de mousseline blanche.

 

Plane vers les bords, autant que le permettent les inégalités du soutien, la nappe, par degrés, s’excave en cratère et représente assez bien le pavillon d’un cor de chasse. La partie centrale est un gouffre conique, un entonnoir dont le col, graduellement rétréci, s’enfonce vertical dans le fourré de verdure et plonge à un empan de profondeur environ.

 

À l’entrée du tube, ténébreux coupe-gorge, se tient l’Araignée, qui nous regarde non bien émue de notre présence. Elle est grise, modestement parée sur le thorax de deux rubans noirs, et sur le ventre de deux galons où alternent des points les uns blanchâtres, les autres bruns. À l’extrémité du ventre, deux petits appendices mobiles forment une sorte de queue, détail assez étrange chez une Araignée.

 

La nappe cratériforme n’est pas de même structure dans toute son étendue. Sur les confins, c’est une trame évanouissante de fils clairsemés ; plus avant vers le centre, le tissu devient légère mousseline, puis satin ; plus loin, sur les rapides pentes de l’évasement, c’est un lacis de mailles grossièrement losangiques. Enfin le col de l’entonnoir, station habituelle, est formé d’un solide taffetas.

 

L’Araignée ne cesse de travailler à son tapis, pour elle estrade d’investigation. Toutes les nuits, elle y vient, le parcourt, surveillant ses pièges, prolongeant son domaine et l’accroissant de nouveaux fils. Le travail se fait avec la soie constamment appendue aux filières et constamment extraite à mesure que la bête chemine. Le col de l’entonnoir, plus souvent parcouru que le reste de la demeure, est donc pourvu de la tapisserie la plus épaisse. Par-delà sont les pentes du cratère, lieux très fréquentés aussi. Des rayons de quelque régularité en ont réglé l’évasement ; une marche oscillante et le concours directeur des appendices caudaux ont tendu sur ces rayons des mailles losangiques. Des parcours répétés d’une nuit à l’autre ont consolidé cette région. Viennent enfin des étendues peu visitées, et de la sorte pauvres en épaisseur de tapis.

 

Au fond de la galerie plongeant dans la broussaille, on s’attendrait à trouver une cabine secrète, une cellule capitonnée où l’Araignée prendrait refuge en ses heures d’inaction. Ce n’est pas cela du tout. Le long col d’entonnoir est librement ouvert à son bout inférieur. Il y a là, toujours béante, une porte dérobée par où la bête traquée peut fuir à travers les herbages et gagner la campagne.

 

Si l’on désire capturer l’Aranéide sans crainte de la blesser, il est bon de connaître cette disposition du domicile. Attaquée directement, la poursuivie descend et s’évade par la poterne du fond. La rechercher dans le fouillis bouleversé souvent n’aboutit pas, tant la fuite a été preste ; et puis, des perquisitions que rien ne guide risquent fort de l’estropier. Sans violence, de médiocre succès, maintenant rusons.

 

L’Araignée est aperçue à l’entrée de son tube. À pleines mains, lorsque la chose est praticable, serrons dans le bas la touffe où plonge le col de l’entonnoir. Cela suffit ; la bête est prise. Se sentant la retraite coupée, aisément elle s’engouffre dans le cornet de papier qu’on lui présente ; au besoin, les excitations d’un brin de paille l’y contraignent. Ainsi je peuple mes cloches de sujets non démoralisés par des contusions.

 

La nappe du cratère n’est pas précisément un piège. Que des passants, des piétons s’empêtrent un peu les pattes dans le soyeux tapis, c’est à la rigueur possible ; mais ils doivent être bien rares, les étourdis qui viennent se promener là. Il faut ici un traquenard capable de retenir la proie qui bondit et qui vole. L’Épeire a son perfide réseau visqueux ; l’Araignée des buissons a son labyrinthe, non moins perfide.

 

Regardons au-dessus de la nappe. Quelle forêt de cordages ! On dirait les agrès d’un navire désemparé par la tempête. Il en part de chaque brindille du support, il s’en rattache à la cime de chaque rameau, il y en a de longs et de courts, de verticaux et d’obliques, de droits et de coudés, de tendus et de relâchés ; et tout cela se croise, s’enchevêtre, dans un désordre inextricable, jusqu’à la hauteur d’une paire de coudées. C’est un chaos de lacets, un labyrinthe que nul ne pourra traverser s’il n’est doué d’un vigoureux essor.

 

Ici, rien de pareil aux gluaux en usage chez les Épeires. Les fils ne sont pas visqueux ; ils n’agissent que par leur confuse multitude. Tenons-nous à voir le jeu du traquenard ? Jetons un menu Criquet dans les agrès. Sans position stable sur ces branlants appuis, l’insecte se démène, et plus il se débat, plus il embrouille ses entraves. Au guet sur le seuil de son gouffre, l’Araignée laisse faire. Elle n’accourt pas happer le désespéré dans les haubans de la mâture ; elle attend que le lien des fils tordus et retordus le fasse tomber sur la nappe.

 

Il tombe ; l’autre arrive, se jette sur le précipité. L’attaque n’est pas sans péril. La proie est démoralisée plutôt que ligotée ; à peine traîne-t-elle aux pattes quelques bouts de fils rompus. L’audacieuse ne s’en préoccupe. Sans recourir à l’ensevelissement sous un suaire paralyseur comme le font les Épeires, elle palpe le morceau, le reconnaît de bonne qualité et lui implante les crocs en dépit des ruades.

 

Le point mordu est habituellement la base d’un cuissot : non que ce point soit plus vulnérable que tout autre à peau fine, mais probablement parce, qu’il est, de meilleur goût. Les diverses toiles visitées dans le but de connaître les victuailles me montrent, en effet, parmi d’autres pièces, diptères variés et petits papillons, des cadavres de Criquets à peine entamés, et tous dépourvus des pattes postérieures, au moins de l’une d’elles. Sur les bords de la nappe, aux crocs de la boucherie, fréquemment pendillent les gigots de l’Acridien, vidés de leur succulent contenu.

 

En mon temps de gaminaille, temps libre de préjugés en matière de choses mangeables, je savais, comme bien d’autres apprécier le morceau. C’est, en très petit, l’équivalent des grosses pattes de l’Écrevisse.

 

La tendeuse d’agrès à qui nous venons de jeter un Criquet attaque donc la proie par la base d’une cuisse. La morsure est persistante ; une fois ses crochets implantés, l’Aranéide ne lâche prise. Elle boit, elle hume, elle extrait par succion. Ce premier point tari, elle passe à d’autres, au second cuissot en particulier, si bien que la proie devient carapace vide sans être déformée.

 

Nous avons vu les Épeires s’alimenter de façon pareille, saigner leur venaison et la boire au lieu de la manger. À la fin cependant, en des heures de douce digestion, elles reprennent la pièce tarie, la mâchent, la remâchent et la réduisent en une pelote informe. C’est le dessert qui amuse les dents. L’Araignée labyrinthe ne connaît pas ces distractions de table ; sans les mâcher, elle rejette de sa toile les reliefs épuisés. Bien que de longue durée, la consommation se fait en pleine sécurité. Dès la première morsure, le Criquet devient chose inerte ; le venin de l’Aranéide l’a foudroyé.

 

Très inférieur comme œuvre d’art au fil de l’Épeire, combinaison de haute géométrie, le labyrinthe, malgré son ingéniosité, ne donne pas une idée favorable de son constructeur. Ce n’est guère qu’un échafaudage informe, érigé au hasard. L’ouvrière de cet édifice sans règles doit cependant avoir, comme les autres, ses principes du correct et du beau. Déjà l’embouchure du cratère, si joliment treillissée, nous le fait soupçonner ; le nid, chef-d’œuvre habituel des mères, va nous le démontrer en plein.

 

Quand approche le moment de la ponte, l’Aranéide, change de domicile ; elle abandonne sa toile en excellent état, elle n’y revient plus. Prendra possession de l’immeuble qui voudra. L’heure est venue de fonder l’établissement de famille. Mais où ? L’Araignée le sait très bien ; moi, je l’ignore. Des matinées se dépensent en recherches sans résultat. En vain je fouille les fourrés supportant les toiles, je n’y trouve jamais rien qui réponde à mes espérances.

 

Le secret m’est enfin connu. Une toile se présente, déserte, mais non délabrée encore, signe d’un abandon récent. Au lien de chercher dans la broussaille qui lui donne appui, inspectons les alentours, dans un rayon de quelques pas. S’il s’y trouve une touffe peu élevée, de bonne épaisseur, le nid est là, dérobé aux regards. Il porte avec lui certificat authentique de son origine, car l’a mère invariablement l’occupe.

 

Par cette méthode d’investigation, loin du traquenard à labyrinthe, me voici possesseur d’autant de nids qu’il en faut pour satisfaire ma curiosité. Ils ne répondent pas, de bien s’en faut, à l’idée que je me fais du talent de la mère. Ce sont de grossiers paquets de feuilles mortes, confusément assemblées avec des fils de soie. Sous cette rustique enveloppe est une poche de tissu fin contenant le réceptacle des œufs, le tout en fort mauvais état à cause des déchirures inévitables pendant l’extraction hors de la broussaille. Non, ce n’est pas avec ces loques que je pourrai juger du savoir de l’artiste.

 

Dans ses constructions, l’insecte a ses règles architecturales, règles non moins immuables que les caractères anatomiques. Chaque groupe bâtit d’après les mêmes principes, où s’observent les lois d’une esthétique naïve ; mais, bien des fois, des circonstances dont le constructeur n’est pas maître, l’espace disponible, l’irrégularité des lieux, la nature des matériaux et autres causes fortuites viennent détourner l’ouvrier de ses plans et troubler l’édifice. Alors la virtuelle régularité se traduit en réalité confuse ; l’ordre dégénère en désordres.

 

Ce serait un intéressant sujet de recherches que celui du type adopté par chaque espèce lorsque le travail s’accomplit sans entraves. L’Épeire fasciée ourdit la sacoche de ses œufs dans l’espace libre, sur l’appui peu gênant d’un maigre rameau, et son ouvrage est une ampoule de superbe élégance. L’Épeire soyeuse a pareillement les coudées franches, et son outre en paraboloïde étoilé ne manque pas de grâce. L’Araignée labyrinthe, autre filandière de haut titre, serait-elle ignorante des préceptes du beau quand elle doit tisser la tente des petits ? Je ne connais d’elle encore qu’un paquet disgracieux. Est-ce là tout ce qu’elle sait faire ?

 

Je m’attends à mieux si les circonstances la servent. Travaillant au sein d’un épais fourré, dans l’encombrement des feuilles mortes et des ramilles, elle produirait ouvrage très incorrect ; mais obligeons-la de construire hors des embarras, et alors, j’en ai d’avance la conviction, appliquant sans gêne ses talents, elle se montrera versée dans l’art des nids gracieux.

 

Aux approches de la ponte, vers le milieu du mois d’août, j’établis isolément une demi-douzaine d’Araignées sous de grandes cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable. Au centre, un rameau de thym fournira des appuis à la construction ; le treillis de l’enceinte en fournira aussi. Rien autre comme ameublement. Pas de feuilles mortes qui déformeraient le nid si la mère s’avisait de les appliquer en couverture. Comme vivres, journellement des Criquets, très bien acceptés, à la condition qu’ils soient tendres et de médiocre taille.

 

L’expérience marche à souhait. Le mois d’août à peine fini, je suis en possession de six nids, magnifiques de forme et d’éclatante blancheur. La liberté de l’atelier a permis à la filandière de suivre sans entraves sérieuses l’inspiration de son instinct, et le résultat est chef-d’œuvre d’ordre et d’élégance, abstraction faite des quelques angulosités nécessaires aux points de suspension.

 

C’est une enceinte ovoïde en exquise mousseline blanche, une demeure diaphane où la mère doit séjourner longtemps pour surveiller la nitée. Le volume en est à peu près celui d’un œuf de poule. La cabine est ouverte aux deux pôles. Le pertuis d’avant se prolonge en galerie évasée ; le pertuis d’arrière s’effile en col d’entonnoir. Le rôle de ce col m’échappe. Quant à l’ouverture antérieure, plus large, c’est, à n’en pas douter, une porte d’approvisionnement. Je vois, de loin en loin, l’Araignée y stationner, y guetter le Criquet, qu’elle consomme au dehors, se gardant bien de souiller de cadavres l’immaculé sanctuaire.

 

La structure du nid n’est pas sans analogie avec celle de la demeure en saison de chasse. Le vestibule d’arrière représente le col d’entonnoir qui descendait au voisinage du sol et donnait une issue de fuite en cas de grave péril. Celui d’avant, épanoui en une embouchure que des cordons, çà et là tendus, font largement bâiller, est un souvenir du gouffre où tombait autrefois le gibier. De la vieille habitation, tout s’y retrouve, même le labyrinthe, très amoindri, il est vrai. Devant l’embouchure évasée s’enchevêtrent des fils où les passants se prennent. Il y a ainsi, pour chaque espèce, un prototype de construction, maintenu dans son ensemble malgré des conditions changeantes. L’animal sait très bien son métier, mais il ne sait et ne saura jamais autre chose, incapable qu’il est d’innover.

 

Or, ce palais de soie n’est en somme qu’un corps de garde. Derrière la douce nébulosité laiteuse de la paroi, transparaît le tabernacle des œufs, étoilé en vague croix d’honneur. C’est une ample poche, d’un superbe blanc mat, isolée de partout au moyen de piliers rayonnants qui l’immobilisent au centre de la tenture. Amincis au milieu, dilatés d’un bout en chapiteau conique et de l’autre en base de même forme, ces piliers, au nombre d’une dizaine, s’opposent l’un à l’autre et déterminent des corridors cintrés qui permettent de circuler dans tous les sens autour de la chambre centrale. La mère gravement déambule sous les arcades de son cloître ; elle stationne ici, puis ailleurs ; longuement elle ausculte la sacoche des œufs ; elle écoute ce qui se passe sous l’enveloppe de satin. La troubler serait une barbarie.

 

Pour un examen plus intime, mettons à profit les nids délabrés apportés des champs. Abstraction faite de ses piliers, la poche des œufs est un conoïde renversé, rappelant l’ouvrage de l’Épeire soyeuse. L’étoffe en est de quelque résistance ; le tiraillement de mes pinces ne la déchire pas sans difficulté. À l’intérieur du sac, rien autre qu’une ouate blanche, d’extrême finesse, et enfin les œufs, au nombre d’une centaine et relativement assez gros, car ils mesurent un millimètre et demi. Ce sont des perles d’un jaune ambré très pâle, non agglutinées entre elles et roulant libres dès que j’écarte l’édredon qui les enveloppe. Mettons le tout en tube de verre pour suivre l’éclosion.

 

Revenons maintenant un peu sur nos pas. L’époque de la ponte venue, la mère abandonne sa demeure, son cratère où roulaient les précipités, son labyrinthe où s’échouait l’essor des moucherons ; elle quitte intacts les appareils qui grassement la faisaient vivre. Soucieuse des devoirs maternels, elle va fonder au loin un autre établissement. Pourquoi s’éloigner ?

 

Quelques longs mois de vie lui revenant encore, la nourriture lui est nécessaire. Alors ne serait-il pas mieux de loger la ponte dans l’étroit voisinage du domicile actuel et de continuer la chasse avec l’excellent piège dont on dispose ? La surveillance du nid et la victuaille d’acquisition facile marcheraient de pair. L’Araignée est d’un autre avis, et j’en soupçonne le motif.

 

La nappe du filet et le labyrinthe qui la surmonte sont, par leur blancheur et leur situation en haut lieu, des objets visibles de loin. Leur scintillement au soleil, en des passages fréquentés, attire moustiques et papillons, comme le font les lampes de nos appartements et le miroir de l’oiseleur. Qui vient voir de trop près la radieuse affaire périt victime de sa curiosité. Rien de mieux pour duper l’étourderie des allants et des venants, mais aussi rien de plus périlleux pour la sécurité de la famille.

 

À ce signal, largement étalé, sur la verdure, ne manqueront pas d’accourir des exploiteurs ; ils trouveront assurément la précieuse bourse, renseignés qu’ils sont par la toile ; et un ver étranger, faisant régal d’un cent d’œufs à la coque, ruinera l’établissement. Ces ennemis, je ne les connais pas, n’ayant pu disposer de matériaux suffisant au relevé des parasites. D’après des indications venues d’ailleurs, je les soupçonne.

 

L’Épeire fasciée, confiante dans la robusticité de son étoffe, établit son nid à la vue de tous, les suspend aux broussailles, sans précaution aucune pour le dissimuler. Mal lui en prend. De son ampoule, j’ai obtenu un Ichneumon porteur de lardoire inoculatrice, un Cryptus qui, larve, s’était nourri des œufs de l’Aranéide. À l’intérieur du barillet central, rien ne restait que les coques taries ; l’extermination des germes était complète. On connaît, du reste, d’autres Ichneumonides adonnés à l’exploitation des nids d’Araignées ; un panier d’œufs frais est la nourriture réglementaire de leurs fils.

 

L’Araignée labyrinthe redoute, tout comme une autre, la venue scélérate du sondeur de sacoches ; elle la prévoit, et, pour s’en garantir du mieux possible, elle choisit une cachette hors de sa demeure, loin de la toile dénonciatrice. Se sentant les ovaires mûrs, elle déménage, s’en va de nuit explorer les environs, en quête d’un refuge moins périlleux. Les points préférés sont les courtes broussailles, traînant à terre, gardant l’hiver dense verdure et bourrées de feuilles mortes venues des chênes voisins. Des touffes de romarins qui gagnent en épaisseur ce qu’elles perdent en élévation sur le roc incapable de les nourrir, particulièrement lui conviennent. C’est là que, d’habitude, je rencontre son nid, non sans longues recherches, tant il est bien caché.

 

Jusqu’ici, rien ne s’écarte des usages courants. Comme le monde est plein de consommateurs en recherche de tendres bouchées, toute mère a ses appréhensions ; elle a aussi sa prudence, qui lui conseille d’établir sa famille en de secrets réduits. Bien peu négligent cette précaution ; chacune, à sa manière, dissimule sa ponte.

 

Pour l’Araignée labyrinthe, la sauvegarde de la nitée se complique d’une autre condition. Dans l’immense majorité des cas, une fois logés en lieu propice, les œufs sont abandonnés à eux-mêmes, exposés aux chances de la bonne et de la mauvaise fortune. Mieux douée en dévouement maternel, l’Araignée des broussailles doit, au contraire, surveiller les siens jusqu’à l’éclosion, ainsi que le fait l’Araignée-Crabe.

 

Avec quelques fils et des folioles rapprochées, cette dernière bâtit au-dessus de son nid aérien une guérite sommaire, où elle se tient en permanence, très amaigrie, aplatie en une sorte d’écaille ridée, par suite du vide des ovaires et du défaut total de nourriture. Et cette guenille, presque une peau qui s’obstine à vivre sans manger, défend hardiment sa capsule aux œufs, fait le pugilat contre qui s’en approche. Elle ne se décide à mourir que lorsque les petits sont partis.

 

L’Araignée labyrinthe est mieux partagée. Après la ponte, loin d’être émaciée, elle conserve excellente apparence et ventre rondelet. De plus, toujours dispose à saigner le Criquet, elle garde bon appétit. Une demeure avec poste de chasse lui est donc nécessaire tout à côté des œufs surveillés. Nous la connaissons, cette demeure, édifiée suivant les rigoureux principes de l’art sous l’abri de mes cloches.

 

Rappelons-nous le magnifique corps de garde ovalaire, prolongé en vestibule à l’un et l’autre bout, la chambre des œufs suspendue au centre et isolée de partout au moyen d’une dizaine de piliers ; le vestibule d’avant, dilaté en large embouchure et surmonté, comme traquenard, d’un lacis de fils tendus. La translucidité de l’enceinte nous permet le spectacle de l’Araignée en affaires de ménage. Son cloître à couloirs voûtés lui permet de se porter en tout point de la bourse, étoilée, récipient des œufs. Inlassable dans ses circuits, elle s’arrête de çà et de là ; elle palpe amoureusement le satin, ausculte les secrets de la sacoche. Si j’ébranle un point avec un bout de paille, vite elle accourt, s’informe de l’événement. Telle vigilance en imposera-t-elle à l’Ichneumon et autres amateurs d’omelettes ? Peut-être bien. Mais si ce péril est conjuré, d’autres viendront lorsque la mère ne sera plus là.

 

L’assiduité de la surveillance ne fait pas oublier le danger. Un des Criquets que je renouvelle de temps à autre sous les cloches vient de se prendre dans les cordons du grand vestibule. L’Araignée précipitamment arrive, happe l’étourdi et le démembre de ses gigues, qu’elle vide de leur contenu, le meilleur de la proie. Le reste du cadavre est ensuite plus ou moins tari, d’après l’appétit du moment. La consommation se fait en dehors du corps de garde, sur le seuil de la porte, jamais à l’intérieur.

 

Ce ne sont pas ici bouchées capricieuses, bonnes à tromper un moment les ennuis de la surveillance ; ce sont repas substantiels, bien souvent renouvelés. Pareil appétit m’étonne après avoir vu l’Araignée-Crabe, elle aussi fervente gardienne, refuser les Abeilles que je lui présente et se laisser périr d’inanition. L’actuelle mère aurait-elle, tant que cela, besoin de manger ? Oui, certes, elle en a besoin, et pour un motif impérieux.

 

Au début de l’ouvrage, elle a dépensé beaucoup de soie, peut-être tout ce que contenaient ses réserves, car la double demeure, pour elle et pour ses fils, est édifice vaste, très coûteux en matériaux ; et cependant, près d’un mois encore, je la vois ajouter couche sur couche tant à la paroi de la grande cabine qu’à celle de la chambre centrale, à tel point que le tissu, d’abord gaze translucide, devient opaque satin. L’épaisseur de l’enceinte ne semble jamais suffisante ; l’Araignée y travaille toujours. Pour suffire à cette prodigalité, elle doit donc gonfler incessamment, par l’alimentation, les burettes à soie à mesure qu’elle les épuise par la filature. Se nourrir est le moyen d’entretenir l’inépuisable usine.

 

Un mois s’écoule, et, vers le milieu de septembre, les petits éclosent, mais sans quitter leur tabernacle, où ils doivent passer l’hiver au sein d’une douce ouate. La mère continue de surveiller et de filer, de jour en jour moins active. À de plus longs intervalles elle se restaure d’un Criquet ; il lui arrive de dédaigner ceux que j’empêtre moi-même dans son traquenard. Cette sobriété croissante, signe de décrépitude, ralentit et enfin arrête le travail des filières.

 

Quatre à cinq semaines encore, la mère ne cesse d’inspecter à pas lents, heureuse d’entendre grouiller les nouveau-nés dans la sacoche. Finalement, lorsque s’achève octobre, elle se cramponne à la chambre des fils et périt desséchée. Elle a fait tout ce que peut le dévouement maternel, la providence des petites bêtes fera le reste. Quand viendra le printemps, les jeunes sortiront de leur douillet habitacle, se répandront dans les alentours par la méthode du fil aérostatique, et tisseront sur les touffes de thym leurs premiers essais de labyrinthe.

 

Si corrects de structure et si nets de soierie, les nids des captives sous cloche ne nous apprennent pas tout ; il convient de revenir sur ce qui se passe dans les conditions complexes des champs. Vers la fin de décembre, je me remets en recherche, aidé de tous les miens, juvéniles collaborateurs. Au bord d’un sentier qu’abrite un talus rocheux et boisé, on visite les romarins chétifs, on soulève les ramifications couchées à terre. Le succès répond à notre zèle. En une paire d’heures, je suis possesseur de quelques nids.

 

Ah ! les piteux ouvrages, rendus méconnaissables par les assauts de la mauvaise saison ! Il faut avoir les yeux de la foi pour reconnaître dans ces masures l’équivalent des édifices bâtis sous cloche. Lié au rameau qui traîne, le disgracieux paquet gît sur le sable qu’ont amassé les pluies. Des feuilles de chêne, confusément assemblées au moyen de quelques fils, de partout l’enveloppent. L’une d’elles, plus ample que les autres, fait toiture et donne attache à la totalité du plafond. Si l’on ne voyait saillir les restes soyeux des deux vestibules, et si l’on n’éprouvait certaine résistance en séparant les pièces du paquet, on prendrait la chose pour un amoncellement fortuit, œuvre de la pluie et des vents.

 

Examinons de plus près l’informe trouvaille. Voici la grande loge, la cabine maternelle, qui se déchire à mesure que s’enlève le revêtement de feuilles ; voici les rondes galeries du corps de garde ; voici la chambre centrale et ses piliers, le tout en tissu blanc, immaculé. Les souillures du sol humide n’ont pas eu accès dans la demeure que protégeait une enceinte de feuilles mortes.

 

Ouvrons maintenant l’habitacle des fils. Qu’est ceci ? À mon extrême surprise, le contenu de la chambre est un noyau de matières terreuses, comme si des infiltrations avaient laissé pénétrer les eaux pluviales chargées de boue. Écartons cette idée, nous dit la paroi de satin, elle-même d’une netteté parfaite à l’intérieur. C’est bel et bien ouvrage de la mère, travail intentionnel, minutieusement exécuté. Les grains de sable en sont agglutinés par un ciment de soie, et le tout offre à la pression des doigts certaine résistance.

 

L’énucléation continuée nous montre, au-delà de cette couche minérale, une dernière tunique soyeuse qui fait globe autour de la nitée. À peine cette ultime enveloppe déchirée, les petits, apeurés, s’enfuient et se dispersent avec une agilité singulière en cette saison de froid et de torpeur.

 

En somme, quand elle travaille en liberté, l’Araignée labyrinthe construit autour des œufs, entre deux feuillets de satin, une muraille composée de beaucoup de sable et d’un peu de soie. Pour arrêter la sonde de l’Ichneumon et la dent des autres ravageurs, elle ne pouvait guère trouver mieux que ce système de blindage où se combinent les duretés du caillou et les mollesses de la mousseline.

 

Ce moyen défensif semble d’usage assez fréquent chez les Aranéides. La grosse Araignée de nos habitations, la Tégénaire domestique, enclôt sa ponte dans une pilule fortifiée d’une écorce de soie et de débris poudreux tombés du mortier des murs. D’autres espèces, vivant aux champs sous les pierres, pratiquent semblable industrie. Elles enveloppent leur ponte d’une coque minérale que maintiennent des soieries. Les mêmes craintes ont inspiré les mêmes méthodes de protection.

 

Alors comment se fait-il que des cinq mères élevées sous mes cloches, aucune n’ait eu recours au rempart de pisé ? Le sable abondait cependant, les terrines où reposaient les cloches en étaient remplies. D’autre part, dans les conditions naturelles, il m’est arrivé de rencontrer des nids dépourvus de la couche minérale. Ces nids incomplets étaient disposés à quelque distance du sol, dans l’épaisseur de la broussaille ; les autres, munis d’une assise de sable, reposaient à terre, au contraire.

 

La marche du travail explique ces différences. Le béton de nos maçonneries s’obtient par la manipulation simultanée du cailloutis et du mortier. De même l’Araignée mixtionne le ciment de la soie et les granules sablonneux ; les filières ne cessent de fonctionner, tandis que les pattes jettent sous le flot agglutinatif les matériaux solides cueillis dans l’immédiat voisinage. L’opération serait impraticable s’il fallait, après chaque grain de sable cimenté, suspendre le travail, des filières et aller chercher à distance d’autres éléments pierreux. Ces matériaux doivent se trouver sans recherches sous les pattes ; sinon l’Araignée y renonce et continue tout de même son ouvrage.

 

Dans mes cloches, le sable est trop loin. Pour en avoir il faudrait quitter le haut du dôme où le nid se bâtit avec l’appui du treillis, il faudrait descendre à un empan de profondeur. L’ouvrière se refuse à ce déplacement qui, répété à chaque grain, rendrait trop difficultueuse la marche de la filature. Elle s’y refuse aussi lorsque, pour des motifs dont je n’ai pas le secret, l’emplacement choisi se trouve à quelque élévation dans la touffe de romarin. Mais si le nid touche le sol, le rempart de pisé ne fait jamais défaut.

 

Verrons-nous dans ce fait la preuve d’un instinct modifiable, soit en voie de décadence et négligeant par degrés ce qui fut la sauvegarde des ancêtres, soit en voie de progrès et s’acheminant, avec des hésitations, vers l’art de la maçonnerie ? Il n’est permis de conclure ni dans un sens ni dans l’autre. L’Araignée labyrinthe vient simplement de nous apprendre que l’instinct a des ressources mises en pratique ou gardées latentes d’après les conditions du moment.

 

Mettons-lui du sable sous les pattes, et la filandière pétrira du béton ; refusons-lui ce sable, tenons-le éloigné, et l’Araignée restera simple taffetassière, toujours prête d’ailleurs à maçonner, si les conditions se trouvent favorables. L’ensemble des choses accessibles à l’observateur affirme qu’il serait insensé d’attendre d’elle d’autres innovations, qui changeraient à fond son industrie et lui ferai abandonner, par exemple sa cabine à double vestibule et son tabernacle étoilé, pour l’outre piriforme de l’Épeire fasciée.

 

CHAPITRE XVI

L’ARAIGNÉE CLOTHO


Celle-ci s’appelle Clotho de Durand (Clotho Durandi Latr.), en souvenir de celui qui, des premiers, appela l’attention sur cette Aranéide. S’en aller dans l’éternité avec le sauf-conduit d’une petite bête qui sauvegarde de l’oubli, si vite venu sous les roquettes et les mauves, n’est pas avantage à dédaigner. La plupart disparaissent sans laisser un écho qui répète leur nom ; ils sont ensevelis dans l’oubli, la pire des sépultures.

 

D’autre, parmi les naturalistes, afin de surnager un peu, ont pour esquif la dénomination donnée à tel ou tel autre objet des trésors de la vie. Une croûte de lichen sur les vieilles écorces, un brin d’herbe, une frêle bestiole transmettent un nom à l’avenir aussi vaillamment que le ferait un nouvel astéroïde. Malgré ses abus, elle est infiniment respectable, cette façon d’honorer les disparus. Pour graver une épitaphe de quelque durée, où trouver mieux que l’élytre d’un scarabée, la coquille d’un colimaçon, la toile d’une araignée ? Le granit ne les vaut pas. Confiée à la pierre dure, une inscription s’efface, confiée à l’aile d’un papillon, elle est indestructible. Donc, va pour Durand.

 

Mais que vient faire ici Clotho ? Est-ce par caprice de nomenclateur, à court de syllabes pour dénommer le flot toujours montant des bêtes à cataloguer ? Pas tout à fait. Un nom mythologique lui est venu à l’esprit, sonnant bien, et par surcroît non déplacé dans la désignation d’une filandière. L’antique Clotho est la plus jeune des trois Parques ; elle tient la quenouille où se filent nos destinées, quenouille garnie de bourre sauvage en abondance, de quelques brins de soie, et bien rarement d’un maigre fil d’or.

 

Gracieuse de forme et de costume autant que peut l’être une Araignée, la Clotho des naturalistes est, avant tout une filandière de haut talent, et tel est le motif qui lui a valu le nom de l’infernale divinité porteuse de quenouille. Il est fâcheux que l’analogie ne s’étende pas plus loin. La Clotho mythologique, très avare de soie et prodigue de bourre grossière, nous file une rude vie ; la Clotho à huit pattes ne fait usage que de la soie exquise ; elle travaille pour elle, l’autre travaille pour nous, qui n’en valons guère la peine.

 

Désirons-nous faire sa connaissance ? Sur les pentes rocailleuses que le soleil calcine au pays de l’olivier, retournons les pierres plates, de quelque largeur ; visitons surtout les amas que les bergers dressent pour se faire un siège et surveiller de haut les moutons paissant parmi les lavandes. Ne nous laissons pas décourager ; la Clotho est rare, tous les cantonnements ne lui conviennent pas. Si la bonne fortune sourit enfin à notre persévérance, nous verrons, adhérant à la face inférieure de la pierre soulevée, un édifice d’extérieur fruste, en forme de coupole renversée, du volume à peu près d’une moitié d’orange mandarine. À la surface sont incrustés ou pendillent de menus coquillages, des parcelles de terre, et surtout des insectes desséchés.

 

Le bord de la coupole rayonne en une douzaine de prolongements anguleux, dont la pointe épanouie se fixe à la pierre. Entre ces lanières de suspension s’ouvrent autant de spacieuses arcades renversées. C’est, mais dans une position inverse, la demeure en poil de chameau, la tente de l’Ismaélite. Un toit aplati, tendu entre les lanières d’attache, clôt en haut l’habitation.

 

Où donc est l’entrée ? Toutes les arcades du bord s’ouvrent sur la toiture, aucune ne conduit à l’intérieur. En vain le regard explore, rien ne dénote un passage de communication entre le dedans et le dehors. Cependant la propriétaire de la case doit sortir de temps à autre, ne serait-ce que pour aller aux vivres ; sa tournée faite, elle doit rentrer. Par où passe-t-elle ? Un bout de paille va nous dire le secret.

 

Promenons-le sur le seuil des diverses arcades. De partout résistance à la paille exploratrice, de partout rigoureuse clôture. Ne différant en rien des autres pour l’aspect, un seul des festons, adroitement sollicité, se dédouble sur le bord en deux lèvres et bâille un peu. Voilà la porte, aussitôt refermée par sa propre élasticité. Ce n’est pas tout : rentrée chez elle, l’Araignée fréquemment met les verrous, c’est-à-dire qu’avec un peu de soie elle rapproche et maintient fixes les deux battants de l’huis.

 

Dans son terrier à couvercle non distinct du sol et mobile autour d’une charnière, la Mygale maçonne n’est pas mieux en sécurité que la Clotho dans sa tente, inviolable pour tout ennemi non au courant de la méthode. En péril, celle-ci vite accourt chez elle ; d’un coup de griffette, elle fait bâiller la fissure ; elle entre, elle disparaît. La porte se ferme d’elle-même, munie au besoin d’une serrure de quelques fils. Jamais larron, dérouté par la multiplicité des arcades, toutes pareilles, ne découvrira comment la poursuivie a disparu soudain.

 

D’ingéniosité plus simple en mécanisme défensif, la Clotho est incomparablement supérieure à la Mygale sous le rapport du bien-être chez soi. Ouvrons sa cabine. Quel luxe ! On raconte qu’un Sybarite de l’antiquité ne pouvait reposer, se sentant blessé dans son lit par le pli d’une feuille de rose. La Clotho n’est pas moins exigeante. Comme finesse, sa couchette est mieux que le duvet du cygne, et comme blancheur, mieux que le coton des nuées où couvent les orages d’été. C’est l’idéal du molleton. Au-dessus est un ciel de lit de même souplesse. Entre les deux, bien à l’étroit, repose l’Araignée, courte de pattes, costumée de sombre, avec cinq cocardes jaunes sur le dos.

 

Le repos en cet exquis réduit exige stabilité parfaite, surtout les jours de tourmente, lorsque des vents coulis pénètrent sous la pierre. Cette condition est des mieux remplies. Promenons un regard attentif sur l’habitation. Les festons qui cernent la toiture d’une balustrade et supportent le poids de l’édifice se fixent à la dalle par leur extrémité. En outre, de chaque point d’attache part un faisceau de fils divergents, qui rampent sur la pierre, y adhèrent dans toute leur longueur et se prolongent à de grandes distances. J’en ai mesuré qui atteignaient un empan. Ce sont des câbles d’ancrage ; ils représentent les piquets et les cordes qui stabilisent la tente du Bédouin. Avec de tels appuis, si nombreux et si méthodiquement disposé, le hamac ne saurait être arraché de sa base, à moins que n’interviennent des brutalités dont l’Araignée n’a pas à se préoccuper, tant elles sont rares.

 

Un autre détail attire l’attention. Si l’intérieur de la demeure est d’une délicieuse propreté, l’extérieur abonde en souillures, lopins de terre, miettes de bois pourri, menus graviers. Fréquemment il y a pire ; le dehors de la tente devient un charnier. Là se trouvent, incrustés ou suspendus, des cadavres secs d’Opâtres, d’Asides et autres Ténébrionides amis des abris sous roche ; des tronçons d’Iule blanchis au soleil, des coquilles de Pupa, hôte des pierrailles, enfin des Hélices choisies parmi les moindres.

 

Pour la majeure part, ces reliques sont des reliefs de table évidemment. Non versée dans l’art des lacets, la Clotho pratique la chasse à courre, et se nourrit de la bohème errant, d’une pierre à l’autre. Qui pénètre de nuit sous la dalle est jugulé par la maîtresse de céans. Le cadavre tari, au lieu d’être rejeté à distance, est appendu à la muraille de soie, comme si l’Araignée voulait faire un épouvantail de son logis. Mais ce n’est certes pas là son but. Agir en ogre qui suspend ses victimes aux fourches patibulaires de son castel, n’est pas le moyen de rassurer les passants dont on guette la capture.

 

D’autres motifs aggravent le doute. Les coquillages appendus le plus souvent sont vides, mais il s’en trouve aussi d’occupés par le mollusque, intact et vivant. Que peut faire la Clotho d’un Pupa cinerea, d’un Pupa quadridens et autres étroites spires où l’animal recule à des profondeurs inaccessibles ? Incapable de casser l’étui calcaire et d’atteindre le reclus par l’embouchure, pourquoi l’Araignée cueille-t-elle pareille trouvaille, dont les chairs visqueuses ne sont probablement pas de son goût ? Le soupçon vient que c’est ici simple affaire de lest et d’équilibre stable. Pour empêcher sa nappe, filée dans l’angle des murs, de se déformer au moindre souffle d’air, la Tégénaire domestique la charge de plâtras ; elle y laisse s’amasser les menues ruines du mortier. Serions-nous en présence d’une industrie du même ordre ? Essayons l’expérimentation, préférable à toutes les conjectures.

 

Élever la Clotho n’est pas entreprise onéreuse, obligeant de transporter chez soi la pesante dalle où l’habitation est assise. Une manœuvre des plus simples suffit. Avec la pointe d’un canif, je détache de la pierre les amarres de suspension. Il est rare que l’Araignée détale, tant elle est casanière. Du reste, je mets à l’enlèvement de la case toute la réserve possible. J’emporte ainsi dans un cornet de papier le logis avec sa propriétaire.

 

Tantôt des rondelles de sapin, débris de vieilles boîtes à fromage, tantôt des tablettes de carton remplacent les pierres plates, trop lourdes à transporter et trop encombrantes sur ma table. J’y dispose isolément le hamac de soie, en fixant, un par un, les prolongements anguleux avec des bandelettes de papier gommé. Trois brefs piliers supportent la préparation. Voilà, sous forme de petits dolmens, suffisamment imités les abris sous roche. Pendant tout ce travail, si l’on a soin d’éviter les chocs et les secousses, l’Araignée ne sort de chez elle. Enfin les appareils sont mis sous des cloches en toile métallique que reçoivent des terrines pleines de sable.

 

Le lendemain, on peut avoir déjà réponse à la question. Si sur le nombre des cabines appendues au plafond des dolmens en sapin ou en carton, il s’en trouve quelqu’une de délabrée, de déformée outre mesure au moment de l’extraction, l’Araignée l’abandonne pendant la nuit et va se domicilier ailleurs, parfois sur le treillis même de la cloche.

 

La nouvelle tente, ouvrage de quelques heures, atteint à peine comme ampleur le diamètre d’une pièce de deux francs. Construite d’ailleurs d’après les mêmes principes que les vieux manoirs, elle se compose de deux maigres nappes superposées, la supérieure plane et formant ciel de lit, l’inférieure courbe et façonnée en pochette. Le tissu en est d’extrême ténuité ; un rien le déformerait aux détriments de l’espace disponible, déjà si réduit et tout juste suffisant à la recluse.

 

Eh bien, pour maintenir tendue la gaze délicate, la stabiliser et lui conserver la plus grande capacité, qu’a fait l’Aranéide ? Précisément ce que lui conseilleraient nos traités de statique ; elle a lesté sa construction ; elle en a abaissé, de son mieux, le centre de gravité. De la convexité de la poche pendent, en effet, de longs chapelets de grains de sable liés par des cordelettes de soie. À ces stalactites sableuses, dont l’ensemble forme une barbe touffue, s’adjoignent quelques lourdes masses isolées au bout d’un fil et descendant plus bas. Le tout est un lest, un appareil d’équilibre et de tension.

 

L’édifice actuel, construit à la hâte dans l’intervalle d’une nuit, est la fragile ébauche de ce que deviendra plus tard la demeure. Des assises successives seront ajoutées, et la paroi deviendra finalement épais molleton apte à conserver en partie de lui-même la courbure et la capacité requises. Alors sont abandonnées les stalactites de sable, si utiles à la tension de la pochette initiale, et l’Araignée se borne à plaquer sur sa demeure tout objet un peu lourd, principalement des cadavres d’insectes, parce que, sans recherches, elle les a sous les pattes après chaque réfection. Ce sont là des moellons et non des trophées ; ils tiennent lieu des matériaux qu’il faudrait cueillir à distance et hisser là-haut. Ainsi s’obtient un blindage qui fortifie la demeure et la stabilise. En outre, un surcroît d’équilibre résulte souvent de menus coquillages et autres objets longuement appendus.

 

Qu’adviendrait-il si l’on dépouillait de son revêtement une vieille case, depuis longtemps parachevée ? En ce désastre, l’Araignée reviendrait-elle aux stalactites de sable, moyen rapide de stabilisation ? C’est bientôt reconnu. Dans mes bourgades sous cloche, je fais choix d’une cabine de belle dimension. J’en dénude l’extérieur ; j’en enlève soigneusement tout corps étranger. La soie y reparaît dans son originale blancheur. La demeure est magnifique, mais elle me semble trop flasque.

 

C’est aussi l’avis de l’Araignée, qui se met à l’ouvrage la nuit suivante pour remettre les choses, en bon état. Et comment ? Encore avec des chapelets de sable appendus. En quelques nuits, la sacoche de soie se hérisse d’une épaisse et longue barbe de stalactites, ouvrage singulier, excellent pour maintenir le tissu dans une invariable courbure. De même les câbles d’un pont suspendu sont stabilisés par le poids du tablier.

 

Plus tard, à mesure que l’Araignée s’alimente, les reliefs des victuailles sont incrustés, le sable ébranlé tombe petit à petit, et le logis reprend son aspect de charnier. Nous voici revenus à la même conclusion : la Clotho connaît sa statique ; par des poids additionnels, elle sait abaisser le centre de gravité et donner de la sorte à sa demeure l’équilibre et la capacité convenables.

 

Or, que fait-elle en son logis, si mollement capitonné ! Rien que je sache. L’estomac satisfait, les pattes délicieusement étalées sur le moelleux tapis, elle ne fait rien, ne songe à rien ; elle écoute le bruit de la terre qui tourne. Ce n’est pas le sommeil, encore moins la veille ; c’est un état moyen où persiste seul un vague sentiment de bien-être. Sur le point de nous endormir dans un bon lit, nous avons quelques moments de béatitude, prélude de l’extinction de la pensée et de ses tracas, et ces moments ne sont pas les moins doux. La Clotho semble en connaître de pareils, et largement elle en jouit.

 

Si je fais bâiller l’huis de la cabine, invariablement je trouve l’Araignée immobile, comme dans une interminable méditation. Il faut les agaceries d’un brin de paille pour la tirer de son recueillement. Il faut l’aiguillon de la faim pour la faire sortir ; et comme elle est d’une extrême sobriété, ses apparitions au dehors sont fort rares. En trois ans d’observations assidues, dans l’intimité de mon cabinet, il ne m’est pas arrivé une seule fois de la voir explorer, de jour, le domaine de la cloche. C’est de nuit, à des heures très avancées, qu’elle s’aventure dehors, en quête de victuailles. La suivre dans son expédition, n’est guère praticable.

 

La patience m’a valu de la trouver, vers les dix heures du soir, prenant le frais sur le toit plat de sa maison. De là, sans doute, elle épiait le passage du gibier. Effrayée par la clarté de ma bougie, l’amie de l’obscur est à l’instant rentrée chez elle, se refusant à toute révélation de ses petits secrets. Seulement, le lendemain, un cadavre de plus pendait à la muraille de la case, preuve de la chasse reprise avec succès après mon départ.

 

Timide à l’excès et nocturne, la Clotho nous dérobe ses mœurs ; elle nous livre ses œuvres, précieux documents pour l’histoire, mais elle nous cache ses actes, en particulier la ponte, que je rapporte par approximation au mois d’octobre. Le dépôt des œufs est fractionné en cinq ou six pochettes aplaties, de forme lenticulaire dont l’ensemble occupe la majeure part du logis maternel. Ces capsules ont chacune leur paroi propre en superbe satin blanc, mais elles sont tellement soudées d’une part entre elles, d’autre part avec le plancher de la demeure, qu’il est impossible de les séparer sans déchirures et de les obtenir isolées. L’ensemble des œufs atteint environ la centaine.

 

Sur le monceau des pochettes se tient la mère, avec la dévotion d’une poule sur sa couvée. La maternité ne l’a pas flétrie. Quoique amoindrie en volume, elle a toujours excellent aspect de santé ; son ventre replet et, sa peau bien tendue affirment tout d’abord que son rôle n’est pas fini.

 

L’éclosion est précoce. Novembre n’est pas arrivé que les pochettes contiennent des jeunes tout petits, costumés de sombre avec cinq points jaunes, exactement comme les adultes. Les nouveau-nés ne quittent pas leurs alcôves respectives. Serrés l’un contre l’autre, ils y passent toute la mauvaise saison, tandis que la mère, accroupie sur l’amas des loges, veille à la sécurité générale, sans connaître sa famille autrement que par les douces trépidations perçues à travers les cloisons des chambrettes. Ce que nous a montré l’Araignée labyrinthe, en permanence pendant deux mois dans son corps de garde, pour y défendre au besoin sa nitée, qu’elle ne verra jamais, la Clotho le fait pendant près de huit mois, méritant ainsi de voir un peu sa famille trottiner autour d’elle dans la grande cabine et d’assister à l’exode final, le grand voyage au bout d’un fil.

 

Quand arrivent les chaleurs de juin, les jeunes, aidés probablement par la mère, percent les parois de leurs loges, sortent de la tente maternelle, dont ils connaissent très bien, la secrète issue, prennent quelques heures l’air sur le seuil, puis s’envolent, emportés à distance par un aérostat funiculaire, premier travail de leur tréfilerie.

 

La vieille Clotho reste, insoucieuse de cette émigration qui la laisse seule. Loin d’être fanée, elle semble rajeunie. Sa fraîche coloration, son vigoureux aspect font soupçonner une longévité capable d’une seconde famille. Sur ce sujet, je n’ai qu’un document, assez probant d’ailleurs. Les rares mères dont ma patience ne s’est pas lassée de surveiller les actes, malgré les minuties de l’éducation et la lenteur du résultat, ont quitté leurs demeures après le départ des jeunes, et sont allées en tisser d’autres, chacune la sienne, sur le treillis de la cloche.

 

C’étaient des ébauches sommaires, ouvrages d’une nuit. Deux tentures superposées, celle d’en haut plane, celle d’en bas concave et lestée de stalactites en grains de sable, constituaient la nouvelle habitation, qui, épaissie par des assises de jour en jour multipliées, serait devenue semblable à l’ancienne. Pourquoi l’Araignée abandonne-t-elle son vieux manoir, non délabré, de bien s’en faut, et d’excellent usage encore, d’après les apparences ? Si je ne me fais illusion, je crois en entrevoir le motif.

 

La cabine d’autrefois, si bien capitonnée, a de graves désavantages ; elle est encombrée par les ruines des chambrettes des fils. Extirper ces ruines, que mes pinces n’arrachent pas sans difficulté, tant elles font corps avec le reste du logis, serait pour la Clotho besogne exténuante, peut-être au-dessus de ses forces. C’est ici résistance de nœuds gordiens, que ne peut dissoudre la filandière même qui les a noués. L’encombrant monceau restera donc.

 

Si l’Araignée devait être seule, peu lui importerait, après tout, la réduction de l’espace ; il lui en faut si peu, juste de quoi se mouvoir ! Et puis, quand on a passé sept à huit mois en la gênante présence de ces alcôves, pour quel motif le brusque besoin de plus ample étendue ? Je n’en vois qu’un ; il faut à l’Araignée spacieux logis, non pour elle-même, satisfaite d’un étroit réduit, mais pour une seconde famille.

 

Où placer les pochettes des œufs, si les ruines de la précédente ponte font obstacle ? À la nouvelle nitée il faut nouveau logis. Voilà pourquoi, sans doute, se sentant les ovaires non taris, l’Araignée déménage et va fonder un autre établissement. À cette mutation de demeure se bornent les faits observés. Je regrette que d’autres préoccupations et les difficultés d’un long élevage ne m’aient pas permis de continuer et d’établir à fond, comme je l’ai fait pour la Lycose, les pontes multiples et la longévité de la Clotho.

 

Avant de quitter cette Aranéide, revenons rapidement sur un problème déjà proposé par les fils de la Lycose, lorsque, portés pendant sept mois sur le dos de la mère, ils se maintiennent agiles gymnastes sans prendre aucune nourriture. À la suite d’une chute, cas fréquent, escalader une patte de leur monture et se remettre prestement en selle est pour eux exercice familier. Ils dépensent de l’énergie sans se restaurer matériellement.

 

Les fils de la Clotho, de l’Araignée labyrinthe et de tant d’autres nous soumettent la même énigme ; ils se meuvent et ne mangent pas. À tout époque du jeune âge, même au cœur de l’hiver, par les âpres journées de janvier, je déchire les pochettes de l’une, le tabernacle de l’autre ; je m’attends à trouver la marmaille dans une profonde inertie, engourdie par le froid et le défaut de nourriture. Eh bien, ce n’est pas cela du tout. Aussitôt leurs loges effractionnées, les reclus à la hâte sortent, fuient de tous côtés, aussi agiles qu’aux meilleurs moments de leur vie émancipée. C’est merveille de les voir ainsi trottiner. La nichée de perdreaux surprise par un chien n’est pas plus prompte à se disperser.

 

Les poussins, encore mignonnes boules de duvet jaune, accourent à l’invitation de la mère, se hâtent vers l’assiette garnie de menus grains de riz. L’habitude nous a rendus indifférents aux spectacles de ces gracieuses machinettes animales d’un fonctionnement si prompt et si précis ; nous n’y accordons pas attention, tant cela nous paraît simple. La science scrute et voit autrement les choses. Elle se dit : rien ne se fait avec rien ; le Poussin s’alimente, il consomme, ou pour mieux dire il consume, et de l’aliment fait chaleur qui se convertit en énergie.

 

Si l’on nous parlait d’un poussin qui, sept à huit mois d’affilée, se maintiendrait apte à courir, toujours dispos, toujours de preste allure, sans se restaurer de la moindre becquée depuis la sortie de l’œuf, nous n’aurions pas de termes suffisants pour exprimer notre incrédulité. Or, ce paradoxe de l’activité sans le soutien du manger, la Clotho et les autres le réalisent.

 

Je crois avoir démontré que les jeunes Lycoses, tant qu’elles restent avec leur mère, ne prennent pas de nourriture. À la rigueur, des doutes seraient admissibles, l’observation restant muette sur ce qui peut se passer tôt ou tard dans les mystères du terrier. Là, peut-être, la mère repue dégorge-t-elle à sa famille quelques miettes du contenu de son jabot. À tel soupçon, la Clotho se charge de répondre.

 

Comme la Lycose, elle habite avec sa famille, mais elle en est séparée par les cloisons des cellules où sont hermétiquement enclos les petits. En cet état, nulle possibilité de transmission d’aliments solides. Si l’on songeait à des humeurs nutritives qui, expectorées par la mère, s’infiltreraient à travers les cloisons où les reclus viendraient boire, l’Araignée labyrinthe nous dissuaderait de cette idée. Quelques semaines après l’éclosion des jeunes, elle périt, et les petits, toujours renfermés dans leur chambre de satin pendant la moitié de l’année, n’en sont pas moins agiles.

 

Se sustenteraient-ils des soieries enveloppantes ? Mangeraient-ils leur maison ? L’hypothèse n’est pas absurde, car nous avons vu les Épeires, avant d’entreprendre une nouvelle toile, déglutir les ruines de l’ancienne, l’explication n’est pas admissible, nous affirme la Lycose, dont la famille est dépourvue de tout rideau soyeux. Bref, il est certain que les jeunes, tant des unes que des autres, ne prennent absolument aucune nourriture.

 

Enfin on se demande s’ils n’auraient pas en eux-mêmes des réserves venues de l’œuf, matières grasses ou autres dont la combustion graduelle se traduirait en travail mécanique. Si la dépense d’énergie était de faible durée, de quelques heures, de quelques jours, volontiers on s’arrêterait à cette idée d’un viatique moteur, attribut de toute créature venant au monde. Le poussin le possède à un haut degré ; il se tient stable sur ses pattes, il se meut quelque temps avec le secours seul de l’aliment que lui a fourni l’œuf ; mais bientôt, si la pâtée manque à l’estomac, le foyer énergétique s’éteint, l’oiseau périt. Que serait-ce s’il lui fallait, des sept et des huit mois sans discontinuer, se tenir debout, se trémousser, fuir devant un danger ? Où logerait-il les économies nécessaires à telle somme de travail ?

 

La petite Araignée, à son tour, corpuscule de rien comme volume, où pourrait-elle emmagasiner assez de combustible pour suffire à la mobilité pendant une si longue période ? L’imagination recule, effarée devant un atome riche de graisses motrices inépuisables.

 

Force nous est alors de recourir à l’immatériel, en particulier aux radiations calorifiques venues de l’extérieur et converties par l’organisme en mouvement. C’est la nutrition énergétique ramenée à son expression la plus simple : la chaleur motrice, au lieu d’être dégagée des aliments, est utilisée directement, telle que la rayonne le soleil, foyer de toute vie. La matière brute a des secrets déconcertants, témoin le radium ; la matière vivante a les siens, plus merveilleux encore. Rien ne dit que du soupçon suscité par l’Araignée, la science ne fasse un jour vérité démontrée et théorème fondamental de la physiologie.

 

CHAPITRE XVII

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA DEMEURE


C’est un taciturne, de mœurs occultes, de fréquentation sans agrément, si bien que son histoire, en dehors des données anatomiques, se réduit de peu s’en faut à rien. Le scalpel des maîtres nous en a révélé la structure organique, mais nul observateur, que je sache, ne s’est avisé de l’interroger avec quelque insistance sur ses habitudes intimes. Éventré après macération dans l’alcool, il est très bien connu ; agissant dans le domaine de ses instincts, il est presque ignoré. Nul mieux que lui cependant, parmi les animaux, segmentés, ne mériterait les détails d’une biographie. De tout temps il a frappé l’imagination populaire, au point d’être inscrit dans les signes du zodiaque. La crainte a fait les dieux, disait Lucrèce. Divinisé par l’effroi, le Scorpion est glorifié dans le ciel par un groupe d’étoiles, et dans l’almanach par le symbole du mois d’octobre. Essayons de le faire parler.

 

Je fis connaissance du Scorpion languedocien (Scorpio occitanus Latr.), il y a un demi-siècle, sur les collines de Villeneuve, de l’autre côté du Rhône, en face d’Avignon. Le bienheureux jeudi venu, du matin au soir, j’y retournais des pierres à la recherche de la scolopendre, principal sujet de ma thèse pour le doctorat. Parfois, au lieu du puissant myriapode, superbe horreur, je rencontrais, sous la pierre soulevée un autre ermite non moins déplaisant. C’était lui. La queue convolutée sur le dos, une gouttelette de venin perlant au bout du dard, il étalait ses pinces à l’entrée d’un terrier. Brr ! laissons la redoutable bête ! La pierre retombait.

 

Fourbu de fatigue, je revenais de ma course riche de Scolopendres, riche surtout de ces illusions qui teintent l’avenir de rose quand on commence de mordre à belles dents sur le pain du savoir. La Science ! ah ! l’ensorceleuse ! Je rentrais, le cœur en joie ; j’avais des Mille-Pattes. À mes sereines naïvetés que fallait-il davantage ? J’emportais les Scolopendres, je laissais les Scorpions, non sans un secret pressentiment qu’un jour viendrait où j’aurais à m’en occuper.

 

Cinquante ans se sont écoulés, et ce jour est venu. Après les Araignées, ses voisines d’organisation, il convient d’interroger ma vieille connaissance, chef de file des Arachnides en nos pays. Précisément le Scorpion languedocien abonde dans mon voisinage ; nulle part je ne l’ai vu aussi fréquent que sur les collines sérignanaises, à pentes ensoleillées, rocailleuses, aimées de l’Arbousier et de la Bruyère en arbre. Le frileux y trouve une température africaine, et de plus un sol aréneux, d’excavation aisée. C’est là, je pense, son ultime station vers le nord.

 

Ses lieux préférés sont les cantonnements pauvres de végétation, où le roc émergé en feuillets verticaux se calcine au soleil, se déchausse par le fait des intempéries et finit par crouler en plaques. On l’y rencontre d’ordinaire par colonies largement distantes, comme si les membres d’une même famille, émigrant à la ronde, devenaient tribu. Ce n’est pas sociabilité, de bien s’en faut. Intolérants à l’excès et passionnés de solitude, ils occupent constamment seuls leur abri. Vainement je les fréquente, il ne m’arrive jamais d’en rencontrer deux sous la même pierre ; ou, pour plus d’exactitude, quand il y en a deux, l’un est en train de manger l’autre. Nous aurons l’occasion de voir le farouche ermite terminer de la sorte les fêtes nuptiales.

 

Le gîte est très sommaire. Retournons les pierres, en général plates et de quelque étendue. La présence du Scorpion se dénote par une niche de l’ampleur d’un fort col de bouteille et de la profondeur de quelques pouces. Se baissant, on voit d’habitude le maître de céans sur le seuil de sa demeure, les pinces étalées et la queue en posture de défense. D’autres fois, propriétaire d’une cellule plus profonde, l’ermite est invisible. Pour l’amener au jour, il faut l’emploi d’une petite houlette de poche. Le voici qui relève et brandit son arme. Gare aux doigts !

 

Avec des pinces je le saisis par la queue et l’introduis, tête première, dans un cornet de fort papier, qui l’isolera des autres captifs. Une boîte en fer-blanc reçoit l’ensemble de ma redoutable récolte. Transport et collecte se font de la sorte en pleine sécurité.

 

Avant de les loger, donnons un bref signalement de mes bêtes. Le vulgaire Scorpion noir (Scorpio europœus Lin.), répandu dans la majeure partie de l’Europe méridionale, est connu de tous. Il fréquente les lieux obscurs, au voisinage de nos habitations ; dans les journées pluvieuses de l’automne, il pénètre chez nous, parfois même sous les couvertures de nos lits. L’odieuse bête nous vaut plus d’effroi que de mal. Quoique non rares dans ma demeure actuelle, ses visites n’ont jamais eu de conséquences de la moindre gravité. Surfaite de renommée, la triste bête est plus répugnante que dangereuse.

 

Bien plus à craindre et bien moins connu de chacun, le Scorpion languedocien est cantonné dans les provinces méditerranéennes. Loin de rechercher nos habitations, il se tient à l’écart, dans les solitudes incultes. À côté du noir, c’est un géant qui, parvenu à sa pleine croissance, mesure de huit à neuf centimètres de longueur. Sa coloration est le blond de la paille fanée.

 

La queue, en réalité ventre de l’animal, est une série de cinq articles prismatiques, sortes de tonnelets dont les douves se rejoignent en crêtes onduleuses, semblables à des chapelets de perles. Pareils cordons couvrent le bras et l’avant-bras des pinces et les taillent en longues facettes. D’autres courent sinueusement sur le dos et simulent les joints d’une cuirasse dont les pièces seraient assemblées par un capricieux grènetis. De ces saillies à grains résulte une sauvage robusticité d’armure, caractéristique du Scorpion languedocien. On dirait l’animal façonné par éclats à coups de doloire.

 

La queue se termine par un sixième article vésiculaire et lisse. C’est la gourde où s’élabore et se tient en réserve le venin, redoutable liquide semblable d’aspect à de l’eau. Un dard courbe, rembruni et très aigu, termine l’appareil. Un pore, qui demande la loupe pour être aperçu, bâille à quelque distance de la pointe. Par là se déverse, dans la piqûre, l’humeur venimeuse. Le dard est très dur et très acéré. Le tenant du bout des doigts, je lui fais percer une feuille de carton aussi aisément que si je faisais emploi d’une aiguille.

 

Par le fait de sa forte courbure, le dard dirige sa pointe en bas lorsque la queue est étalée en ligne droite. Pour faire usage de son arme, le Scorpion doit donc la relever, la retourner et frapper de bas en haut. C’est, en effet, son invariable tactique. La queue se recourbe sur le dos de la bête et vient en avant larder l’adversaire que maîtrisent les pinces. L’animal est d’ailleurs presque toujours dans cette posture ; qu’il marche ou qu’il soit en repos, il convolute la queue sur l’échine. Bien rarement il la traîne, débandée en ligne droite.

 

Les pinces, mains buccales rappelant les grosses pattes de l’Écrevisse, sont des organes de bataille et d’information. S’il progresse, l’animal les tend en avant, les deux doigts ouverts, pour prendre avis des choses rencontrées. S’il faut poignarder un adversaire, les pinces l’appréhendent, l’immobilisent, tandis que le dard opère par-dessus le dos. Enfin, s’il faut grignoter longtemps un morceau, elles font office de mains et maintiennent la proie à la portée de la bouche. Jamais elles ne sont d’usage soit pour la marche, soit pour la stabilité, soit pour le travail d’excavation.

 

Ce rôle revient, aux véritables pattes. Brusquement tronquées, elles se terminent par un groupe de griffettes courbes et mobiles, en face desquelles se dresse une brève pointe fine, faisant en quelque sorte office de pouce. Des cils rudes couronnent le moignon. Le tout constitue un excellent grappin qui nous expliquera l’aptitude du Scorpion à circuler sur le treillis de mes cloches, à longuement y stationner dans une position renversée, enfin à grimper le long d’un mur, vertical, malgré sa lourdeur et sa gaucherie.

 

En dessous, immédiatement après les pattes, sont les peignes, organes étranges, exclusif apanage des Scorpions. Ils doivent leur dénomination à leur structure, consistant en une longue rangée de lamelles, serrées l’une contre l’autre à la façon de nos vulgaires peignes. Le soupçon des anatomistes leur attribue le rôle d’un mécanisme d’engrenage propre à maintenir lié le couple au moment de la pariade. Tenons-nous-en là jusqu’à meilleur informé, si les sujets que je vais élever me disent leur secret.

 

M’est familier, au contraire, un autre rôle des plus aisés à constater, lorsque le Scorpion déambule, le ventre en l’air, sur le treillis de mes cloches. Au repos, les deux peignes sont appliqués sur le ventre, à la suite des pattes. Dès que la bête chemine, ils se projettent l’un à droite, l’autre à gauche, perpendiculairement à l’axe du corps, pareils aux ailerons d’un oisillon sans plumes. Doucement ils oscillent, s’élevant un peu, s’abaissant ; ils font songer au balancier d’un funambule inexpert. Si, le Scorpion s’arrête, aussitôt ils rentrent, se rabattent sur la panse et ne bougent plus ; s’il se remet en marche, à l’instant ils s’étalent, et de nouveau recommencent leur molle oscillation. L’animal semblerait donc les utiliser tout au moins comme engin d’équilibre.

 

Les yeux, au nombre de huit, sont répartis en trois groupes. Au milieu de cette bizarre pièce qui est à la fois la tête et la poitrine, brillent côte à côte deux gros yeux très convexes rappelant les superbes lentilles oculaires de la Lycose apparemment yeux de myope de part et d’autre, à cause de leur forte convexité. Une crête de nodosités rangées en ligne sinueuse leur sert de sourcil et leur donne aspect farouche. Leur axe, dirigé à peu près horizontalement, ne peut guère leur permettre que la vision latérale.

 

Même remarque au sujet des deux autres groupes, composés chacun de trois yeux, fort petits et situés bien plus avant, presque sur le bord de la brusque troncature qui fait voûte au-dessus de la bouche. À droite comme à gauche, les trois minimes lentilles sont rangées sur une brève ligne droite et dirigent leur axe latéralement. En somme, dans les petits yeux comme dans les gros, disposition peu avantageuse pour y voir clair en avant de soi.

 

Très myope et d’ailleurs louchant de façon outrée, comment fait le Scorpion pour se diriger ? Comme l’aveugle, il va à tâtons ; il se guide avec les mains, c’est-à-dire avec les pinces, qu’il porte étalées en avant et les doigts ouverts pour sonder l’étendue. Surveillons deux Scorpions errant à découvert dans mes enceintes d’éducation. La rencontre leur serait désagréable, parfois même périlleuse. Celui qui suit avance toujours néanmoins comme s’il n’apercevait pas le voisin ; mais du moment que du bout des pinces il a quelque peu touché l’autre, aussitôt brusque tressaillement, signe de surprise et d’émoi, aussitôt recul et conversion de marche sur une autre voie. Pour reconnaître l’irascible accosté, il a fallu le toucher.

 

Installons maintenant nos captures. Des pierres retournées et des observations fortuites sur les collines du voisinage ne pourraient suffire à me renseigner ; je dois recourir à l’éducation, seule manière de faire raconter à la bête ses mœurs intimes. Quel genre d’élevage employer ? Un surtout me sourit, qui laissera l’animal en pleine liberté, m’affranchira de la préoccupation des vivres et me permettra des visites à toute heure du jour, d’un bout à l’autre de l’année. Ce moyen me semble excellent, bien supérieur à tous les autres à tel point que je compte sur un magnifique succès.

 

Il s’agit d’établir chez moi, en plein air, dans l’enclos, une bourgade de Scorpions, en leur procurant, par mes artifices, les conditions de bien être qu’ils avaient chez eux. Dans les premiers jours de l’année, je fonde ma colonie, tout au fond de l’harmas, en des parages tranquilles, exposés au soleil et abrités de la bise par une épaisse haie de romarins. Le sol, mélange de cailloux et de terre argileuse rouge, ne convient pas. Vu l’humeur de mes bêtes, très casanières à ce qu’il me semble, le remède est facile.

 

Pour chacun de mes colons, je creuse une fossette de quelques litres de capacité et je la remplis de terre sablonneuse pareille à celle des lieux d’origine. Dans cette terre légèrement tassée, ce qui lui donnera la consistance nécessaire à des fouilles sans éboulis, je pratique un court vestibule, amorce de l’excavation que l’animal ne manquera de faire pour obtenir une loge conforme à ses goûts. Une large pierre plate couvre le tout et déborde. En face du vestibule, mon ouvrage, une échancrure est ménagée : c’est la porte d’entrée.

 

Devant cette échancrure, je dépose un Scorpion, extrait à l’instant du cornet de papier dans lequel le transport vient de se faire de la montagne ici. Voyant une retraite pareille à celles qui lui sont familières, il entre de lui-même et ne reparaît plus. Ainsi s’établit la bourgade, composée d’une vingtaine d’habitants, tous choisis d’âge adulte. Les cases, convenablement distantes l’une de l’autre pour éviter les rixes à prévoir entre voisins, sont rangées en file sur un terrain expurgé au râteau. D’un coup d’œil, même de nuit à la clarté d’une lanterne, il me sera facile de suivre les événements. Quant à la nourriture, je n’ai pas à m’en préoccuper. Mes hôtes trouveront d’eux-mêmes leurs vivres, le terrain étant giboyeux tout autant que celui d’où ils viennent.

 

La colonie de l’enclos ne suffit pas. Certaines observations réclament une minutieuse assiduité, non compatible avec les troubles du dehors. Une seconde ménagerie est montée, et cette fois sur la grande table de mon cabinet, table autour de laquelle, poursuivant l’idée rétive, j’ai déjà tant fait et continue à faire tant de kilomètres. En avant les grandes terrines, mon habituel outillage. Pleines de terre sablonneuse passée au tamis, elles reçoivent chacune deux débris de pots à fleurs, deux larges tessons qui, à demi ensevelis, font voûte et représentent les refuges sous les pierres. Le dôme d’une cloche en treillis surmonte l’établissement.

 

Là sont logés les Scorpions, deux par deux et de sexe différent, autant qu’il m’est permis d’en juger. Aucun caractère extérieur, que je sache, ne distingue le mâle de la femelle. Je prends pour femelles les sujets puissants de ventre, et pour mâles les moins obèses. L’âge intervenant avec des variations d’embonpoint, des erreurs sont inévitables, à moins d’ouvrir au préalable la panse de l’expérimenté, ce qui couperait court à tout essai d’éducation. Laissons-nous guider par la taille, puisque nous n’avons pas d’autre moyen, et associons les Scorpions deux par deux, l’un corpulent et rembruni, l’autre peu replet et de coloration blonde. Sur le nombre il se trouvera bien de véritables couples.

 

En faveur de qui s’aviserait de reprendre un jour pareilles études, encore quelques détails. Le métier d’éducateur de bêtes demande apprentissage ; pour y réussir, l’expérience d’autrui n’est pas inutile, surtout lorsqu’il s’agit d’animaux à fréquentation périlleuse. Il ne ferait pas bon de mettre la main par mégarde sur l’un des prisonniers actuels échappé de sa cage et blotti parmi les ustensiles dont la table est encombrée. Pour passer des années entières dans la société de pareils voisins, de sérieuses précautions sont à prendre. Les voici.

 

Le dôme en treillis plonge dans la terrine et touche le fond de la poterie. Entre les deux reste un espace annulaire que je comble avec de la terre argileuse, tassée à l’état humide. Ainsi encastrée, la cloche est inébranlable ; l’appareil ne court aucun risque de se disjoindre et de livrer passage. Si, d’autre part, les Scorpions fouillent profondément sur les bords de l’aire terreuse dont ils disposent, ils rencontrent soit la toile métallique, soit la poterie, obstacles infranchissables. Nous voilà sans crainte au sujet de toute évasion.

 

Ce n’est pas assez. S’il faut veiller à sa propre sécurité, il faut songer aussi au bien-être des captifs. La demeure est hygiénique, facile à transporter, soit au soleil, soit à l’ombre, comme l’exigera l’observation du moment ; mais elle, est dépourvue des victuailles dont les Scorpions, tout sobres qu’ils sont, ne sauraient indéfiniment se passer. En vue de l’alimentation sans déranger la cloche, le treillis est percé au sommet d’une petite ouverture par où s’introduit le gibier vivant, cueilli au jour le jour à mesure que besoin en est. Après le service, un tampon d’ouate ferme la lucarne d’approvisionnement.

 

Encore mieux que les colons de la bourgade en plein air, où ma houlette a préparé elle-même la voie d’entrée sous les pierres, mes sujets des cloches, peu après leur installation, me permettent d’assister à leur travail de terrassiers. Le Scorpion languedocien a une industrie, il sait se domicilier dans une cellule, son ouvrage. Pour s’établir, mes incarcérés disposent chacun d’un large tesson courbe, qui, enchâssé dans le sable, donne une amorce de grotte, simple fissure cintrée. C’est à l’animal d’exécuter des fouilles là-dessous et de se loger à sa convenance.

 

L’excavateur ne tarde guère, surtout au soleil, dont l’éclat l’importune. Prenant appui sur la quatrième paire de pattes, le Scorpion ratisse des trois autres paires ; il laboure le sol, il le réduit en poudre mobile avec une gracieuse prestesse, qui rappelle celle du chien grattant pour enterrer un os. Après le vif moulinet des pattes vient le coup de balai. De sa queue couchée à plat et puissamment débandée, il refoule en arrière l’amas terreux. C’est le geste de notre coude écartant un obstacle. Si les déblais ainsi repoussés ne sont pas assez loin, le balayeur y revient, renouvelle ses coups de refouloir et achève l’affaire.

 

Remarquons que les pinces, malgré leur vigueur, ne prennent jamais part aux fouilles, ne s’agirait-il que d’extraire un grain de sable. Réservées pour le service de la bouche, de la bataille et surtout de l’information, elles perdraient l’exquise sensibilité de leurs doigts en cette grossière besogne.

 

De la sorte alternent, à nombreuses reprises, les pattes qui grattent et la queue qui refoule en dehors les déblais. Enfin le travailleur disparaît sous le tesson. Une dune de sable obstrue l’entrée du souterrain. Par moments, on la voit s’ébranler, s’ébouler en partie, signe du travail qui se continue avec expulsion de nouveaux gravats, jusqu’à ce que la loge ait ampleur convenable. Quand il voudra sortir, le reclus culbutera sans peine la croulante barricade.

 

Le Scorpion noir de nos habitations n’a pas cette aptitude à se créer une crypte. Il fréquente les mortiers soulevés à la base des murs, les boiseries disjointes par l’humide, les amas de ruines dans les lieux obscurs, mais il se borne à profiter de ces refuges tels quels, inhabile qu’il est à modifier la cachette par sa propre industrie. Il ne sait pas fouir. Cette ignorance lui vient apparemment de son balai trop débile, de sa queue étriquée et toute lisse, bien différente de celle du languedocien, robuste et armée de crénelures raboteuses.

 

En plein air, la colonie de l’enclos trouve logis dégrossi par mes soins. Sous la pierre plate où j’ai ménagé dans la terre sablonneuse une ébauche de cellule, chacun disparaît aussitôt et travaille à compléter l’ouvrage, ce que je reconnais à la dune amassée sur le seuil. Attendons encore quelques jours et soulevons la pierre. À la profondeur de trois ou quatre pouces plonge le gîte, le terrier, fréquenté de nuit, souvent aussi de jour si le temps est mauvais. Parfois un coude brusque dilate le réduit en chambre spacieuse. En avant du manoir, immédiatement sous la pierre, est le vestibule.

 

Là de jour, aux heures d’un soleil ardent, se tient de préférence le solitaire, dans les béatitudes de la chaleur doucement tamisée par la pierre. Dérangé de ce bain thermique, suprême félicité, il brandit sa queue noueuse et vite rentre chez lui, à l’abri de la lumière et des regards. Remettons la pierre en place et revenons un quart d’heure après. Nous le trouverons de nouveau sur le seuil de la caverne, tant il y fait bon lorsqu’un soleil généreux chauffe la toiture.

 

De façon très monotone, ainsi se passe la froide saison. Tant dans la bourgade de l’enclos que dans la ménagerie des cloches, les Scorpions ne sortent ni de jour ni de nuit, ce que je reconnais à la barricade de sable conservée intacte à l’entrée du logis. Sont-ils engourdis ? Pas le moins du monde. Mes fréquentes visites me les montrent toujours dispos à l’action, la queue recourbée et menaçante. Si le temps fraîchit, ils reculent au fond du terrier ; s’il fait beau, ils reviennent sur le seuil se réchauffer l’échine au contact de la pierre ensoleillée. Pour l’heure, rien d’autre. La vie du reclus, se passe en longs recueillements, tantôt dans les moiteurs de la crypte, tantôt sous l’auvent de la demeure, derrière la barrière de sable.

 

Dans le courant d’avril, brusque révolution. Sous les cloches se quitte l’abri des tessons. Gravement on circule autour de l’arène, on grimpe au treillis, on y stationne, même de jour. Divers découchent, ne rentrent plus chez eux, préférant les distractions du dehors aux somnolences de l’alcôve souterraine.

 

À la bourgade de l’enclos, les événements sont plus graves. Quelques habitants, parmi les moindres, quittent de nuit le domicile et vont errer sans que je sache ce qu’ils deviennent. Leur tournée faite, je m’attendais à les voir revenir, car en nul autre point de l’enclos ne se trouvent des pierres à leur convenance. Or, aucun ne rentre ; autant de partis, autant de disparus pour toujours. Bientôt les gros sont pris à leur tour de la même humeur vagabonde ; enfin l’émigration est telle que le moment approche où plus rien ne me restera de la colonie en plein air. Adieu mes projets, amoureusement caressés ! La bourgade libre, sur laquelle je fondais mes plus belles espérances, rapidement se dépeuple ; ses habitants décampent, s’en vont je ne sais où. Toutes mes recherches n’aboutissent pas à retrouver un seul des fuyards.

 

Aux grands maux les grands remèdes. Il me faut une enceinte infranchissable, d’étendue bien supérieure à celle des cloches, établissements trop réduits pour les ébats de mes sujets. J’ai une bâche où, l’hiver, s’entreposent des plantes grasses. Elle descend à un mètre de profondeur dans le sol. La maçonnerie en est crépie et lissée avec tout le soin qu’on peut obtenir de la truelle et du chiffon mouillé du maçon. J’en garnis le fond avec du sable fin et de larges pierres plate çà et là réparties. Ces préparatifs faits, j’installe dans la bâche, chacun sous sa pierre, les Scorpions qui me restent et ceux dont j’ai fait capture le matin même pour compléter ma collection. À la faveur de pareille barrière verticale, conserverai-je cette fois mes sujets, et verrai-je ce qui tant me préoccupe ?

 

Je ne verrai rien du tout. Le lendemain, anciens et nouveaux, tous ont disparu. Ils étaient une vingtaine, et pas un ne me reste. Avec un peu de réflexion, je devais m’y attendre. En saison de pluies tenaces, en automne, que de fois ne m’est-il pas arrivé de trouver le Scorpion noir blotti dans les jointures des fenêtres ! Fuyant l’humidité de ses retraites habituelles, les obscurs recoins de la cour, il a grimpé chez moi en escaladant le mur de façade, jusqu’à la hauteur du premier étage. Les menues aspérités du crépi ont suffi à ses grappins pour cette ascension verticale.

 

Malgré sa corpulence, le Scorpion languedocien est aussi bon grimpeur que le noir. J’en ai la preuve sous les yeux. Une barrière d’un mètre d’élévation, lisse autant que peut l’être un enduit de vulgaire mortier, n’a pas arrêté un seul de mes captifs. En une nuit, toute la bande a déguerpi de la bâche.

 

L’élevage en plein air, même avec enceinte de murs, est reconnu impraticable : l’indiscipline des ouailles met à néant les combinaisons du pasteur. Une ressource me reste, celle de l’internement sous cloche. Ainsi s’achève l’année, avec une dizaine de terrines sur la grande table de mon cabinet. Le dehors m’est défendu ; les chats, rôdeurs nocturnes, voyant quelque chose remuer dans mes appareils, y mettraient le désordre.

 

D’autre part, sous chaque cloche la population est restreinte, deux ou trois habitants au plus. Le large manque. Faute de voisins assez nombreux, faute aussi de la véhémente insolation dont ils jouissaient sur leurs collines natales, mes installés sur la table semblent pris de nostalgie et ne répondent guère à mon attente. Tapis sous leurs tessons ou bien agrippés aux treillis, le plus souvent ils somnolent, rêvant liberté. Le peu que j’obtiens de mes ennuyés est loin de me satisfaire. Je désire mieux. L’année s’achève en menus faits glanés et en combinaisons pour un meilleur établissement.

 

Ces combinaisons aboutissent à une enceinte vitrée, dont les parois de verre ne donneront prise aux grappins et rendront l’escalade impossible. Le menuisier me construit une charpente, le vitrier complète l’ouvrage ; moi-même je goudronne la boiserie pour bien lisser les montants. L’édifice a l’aspect de quatre châssis de fenêtre couchés en long et assemblés en rectangle. Le fond est un plancher avec couche de terre sablonneuse. Un couvercle s’abat en plein si le temps est froid et surtout si la pluie menace d’une inondation, qui serait désastreuse en ce terrain sans écoulement. Il se relève plus ou moins suivant l’état de la journée. Dans l’enceinte il y a largement place pour deux douzaines de chambres à tesson, chacune avec son habitant. En outre, de larges allées, de spacieux carrefours permettent sans encombre de longues promenades.

 

Or, au moment où je crois résolue de manière satisfaisante la question de la demeure, je m’aperçois que si je n’y porte remède, le parc vitré ne gardera pas longtemps sa population. Le verre arrête net tout essai d’escalade ; faute de sandales adhésives, les Scorpions n’ont pas de prise sur pareille surface. Ils s’escriment bien contre le vitrage, ils s’y dressent de toute leur longueur sur l’appui de la queue, excellent levier ; mais à peine le sol quitté, lourdement ils retombent.

 

Les choses se gâtent du côté des montants en bois, réduits cependant de largeur autant que possible, et vernis au goudron avec un soin particulier. Par ces voies lisses, les opiniâtres grimpeurs petit à petit montent ; de temps à autre ils font halte, plaqués contre le mât de cocagne, puis reprennent la difficultueuse ascension. J’en surprends qui sont parvenus au sommet ; ils vont s’évader. Mes pinces les ramènent au bercail. Comme l’aération de la demeure exige que le couvercle reste soulevé la majeure partie de la journée, la désertion totale ne tarderait pas si je n’y veillais.

 

Je m’avise de graisser les montants avec une mixture d’huile et de savon. Cela modère un peu les fuyards, sans parvenir à les arrêter. Leurs fines griffettes trouvent à s’implanter dans les pores du bois à travers l’enduit, et l’ascension recommence. Essayons un obstacle non poreux. Je tapisse les montants avec du papier glacé. Cette fois, la difficulté est insurmontable pour les gros pansus ; elle est de médiocre efficacité à l’égard des autres, qui, plus dégagés d’allure, tentent de se hisser et souvent y parviennent. Je ne les maîtrise qu’en lissant avec du suif la bande de papier glacé.

 

Désormais plus de fuite, bien qu’il y ait toujours des essais d’évasion. Après l’emploi des bâches, ces prouesses sur des surfaces glissantes achèvent de nous renseigner sur une aptitude que la corpulence de la bête était loin de faire prévoir. Comme son noir confrère des habitations, le Scorpion languedocien est un grimpeur émérite.

 

Me voici donc en possession de trois établissements chacun avec ses avantages et chacun avec ses défauts : la bourgade libre au fond de l’enclos, les cloches en treillis de mon cabinet, enfin le parc vitré. Je les consulterai tour à tour, le dernier surtout. Aux documents fournis de la sorte ajoutons le maigre appoint que me valent les pierres retournées sur les lieux d’origine. Le luxueux palais de verre, le Louvre à Scorpions, maintenant curiosité de ma demeure, reste toute l’année en plein air, sur une banquette du jardin, à quelques pas de ma porte. Nul de la maisonnée ne passe sans y donner un coup d’œil. Taciturnes bêtes, parviendrai-je à vous faire parler ?

 

CHAPITRE XVIII

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – L’ALIMENTATION


J’apprends d’abord que, malgré son arme terrible, signe probable de brigandage et de goinfrerie, le Scorpion languedocien est un mangeur d’extrême frugalité. Lorsque je le visite chez lui, parmi les rocailles des collines voisines, je fouille avec soin ses repaires dans l’espoir d’y trouver les reliefs d’une ripaille d’ogre, et je n’y rencontre que les miettes d’une collation d’ermite ; habituellement même je n’y récolte rien du tout. Quelques élytres verts d’une punaise des bois, des ailes de Fourmi-Lion adulte, des anneaux disjoints d’un chétif Criquet, à cela se bornent mes relevés.

 

La bourgade de l’enclos, assidûment consultée, m’en apprend davantage. À la façon d’un valétudinaire qui vit de régime et mange à ses heures, le Scorpion a son époque d’alimentation. Pendant six ou sept mois, d’octobre en avril, il ne sort pas, de sa demeure, quoique toujours dispos et prompt à l’escrime de la queue. En cette période, si je mets à sa portée quelque victuaille, dédaigneusement il la refuse ; du revers de la queue il la balaye hors du terrier sans y accorder autre attention.

 

C’est vers la fin de mars que s’éveillent les premières velléités de l’estomac. À cette époque, visitant les huttes, il m’arrive de trouver tantôt l’un, tantôt l’autre de mes sujets, qui doucement grignote une capture, un mesquin Mille-Pattes, Cryptops ou Lithobie. D’ailleurs le nombre est loin de suppléer à l’exiguïté de la pièce ; le consommateur du maigre morceau, ne se revoit de longtemps en possession d’un second.

 

Je m’attendais à mieux. Telle brute, me disais-je, si bien armée pour la bataille, ne se contente pas de bagatelles ; ce n’est pas avec une cartouche de dynamite que se charge la sarbacane pour abattre un oisillon ; ce n’est pas avec dard atroce que se poignarde une humble bestiole. Le manger doit consister en venaison puissante. Je me trompais. Si terriblement outillé, le Scorpion est un vénateur fort médiocre.

 

C’est de plus un poltron. Rencontrée en chemin, une petite Mante éclose du jour lui cause de l’émoi. Un Papillon du chou le met en fuite rien qu’en battant le sol de ses ailes tronquées ; l’inoffensif estropié en impose à sa couardise. Il faut le stimulant de la faim pour le décider à l’attaque.

 

Que lui donner, lorsqu’en avril l’appétit commence à lui venir ? Il lui faut, comme aux Araignées, proie vivante, assaisonnée de sang non encore figé ; il lui faut morceau qui palpite des frémissements de l’agonie. Jamais sur un cadavre il ne porte la dent. La pièce, en outre, doit être tendre et de petit volume. Me figurant le régaler, en mes débuts d’éducateur je lui servais des Criquets choisis parmi les gros. Obstinément il les refusait. C’est trop coriace, et de plus d’accès difficultueux, à cause des ruades qui démoralisent le poltron.

 

J’essaye le Grillon champêtre, à panse dodue et fondante ainsi qu’une pilule de beurre. J’en introduis une demi-douzaine dans l’enceinte vitrée, avec feuille de laitue qui consolera des horreurs de la fosse aux lions. Les chanteurs semblent insoucieux du terrible voisinage ; ils lancent leur joli couplet, ils broutent leur salade. S’il survient un Scorpion en promenade, ils le regardent ; ils pointent vers lui leurs fines antennes, sans autre signe d’émoi à la venue du monstre passant. Celui-ci, de son côté, recule dès qu’il les aperçoit ; il craint de se compromettre avec ces inconnus. Si, du bout des pinces, il a contact avec l’un d’eux, aussitôt il s’enfuit, pris de frayeur. Un mois les six grillons séjournent chez les fauves, et nul n’en fait cas. C’est trop gros, trop dodu. Intacts et dispos comme à l’entrée en loge, les six patients sont rendus à la liberté.

 

Je sers des Cloportes, des Glomeris, des Iules, plèbe des rocailles chères au Scorpion ; je fais essai des Asides, des Opâtres, qui, assidus sous les pierres aux lieux mêmes fréquentés du chasseur, pourraient bien être l’habituel gibier ; je présente, des Clythres, cueillies sur les broussailles au voisinage des terriers, des Cicindèles capturées sur les sables en plein domaine de mes hôtes ; rien, absolument rien n’est accepté, pour cause d’ingrate enveloppe apparemment.

 

Où trouverai-je cette bouchée modique, tendre et de haut goût ? Le hasard me la vaut. En mai, j’ai la visite d’un coléoptère à élytres mous, l’Omophlus lepturoides, long d’un travers de doigt. Il m’est arrivé brusquement dans l’enclos par essaims. Autour d’une yeuse jaunie de chatons, c’est une nuée tourbillonnante qui vole, s’abat, s’abreuve de sucreries et vaque frénétiquement à ses affaires amoureuses Cette vie de liesse dure une quinzaine de jours, puis tout disparaît par caravanes allant on ne sait où. En faveur de mes pensionnaires, prélevons tribut sur ces nomades, qui me paraissent devoir convenir.

 

J’ai présumé juste. Après une longue, une très longue attente, j’assiste au repas. Voici que le Scorpion sournoisement s’avance vers l’insecte, immobile sur le sol. Ce n’est pas une chasse, c’est une cueillette. Ni hâte, ni lutte ; nul mouvement de la queue, nul usage de l’arme venimeuse. Du bout de ses mains à deux doigts, placidement le Scorpion happe la pièce ; les pinces se replient, ramènent le morceau à la portée de la bouche et l’y maintiennent, les deux à la fois, tant que dure la consommation. Le mangé, plein de vie, se débat entre les mandibules, ce qui déplaît au mangeur, ami des grignotements tranquilles.

 

Alors le dard s’incurve au-devant de la bouche ; tout doucement il pique, il repique l’insecte et l’immobilise. La mastication reprend tandis que l’aiguillon continue de tapoter, comme si le consommateur s’ingurgitait le morceau à petits coups de fourchette.

 

Enfin, la pièce patiemment broyée et rebroyée des heures entières, est une pilule aride que l’estomac refuserait ; mais ce résidu est tellement engagé dans le gosier que le repu ne parvient pas toujours à le rejeter de façon directe. Il faut l’intervention des pinces pour l’extirper du défilé buccal. Du bout des doigts, l’une d’elles saisit la pilule, délicatement l’extrait de l’avaloir et le laisse tomber à terre. Le repas est fini ; de longtemps il ne recommencera.

 

Mieux que les cloches en treillis, la spacieuse enceinte vitrée, pleine d’animation aux heures du crépuscule le soir, est fertile en renseignements sur cette étrange sobriété. En avril et mai, époque par excellence des assemblées et des consommations festivales, j’approvisionne richement le local de venaison. Dans mon allée de lilas abondent alors la Piéride du chou et le Machaon. Pris au filet et amputés à demi de leurs ailes, ces papillons, au nombre d’une douzaine, sont lâchés dans l’établissement, d’où leur mutilation les empêchera de s’évader.

 

Le soir, vers les huit heures, les fauves quittent leurs tanières. Un moment ils s’arrêtent sur le seuil de leurs tuiles pour s’informer de l’état des choses ; puis, accourus un peu de partout, ils se mettent à pérégriner, la queue tantôt relevée en trompette, tantôt traînante et toujours recroquevillée au bout. L’émotion du moment et l’objet rencontré décident de la pose. La discrète lueur d’une lanterne, appendue devant le vitrage, me permet de suivre les événements.

 

Les papillons manchots tourbillonnent par brefs élans à la surface du sol. À travers la cohue de ces désespérés, passent et repassent les Scorpions, qui les culbutent, les piétinent sans autrement y prendre garde. Les hasards de la mêlée, parfois campent l’un des estropiés sur le dos de l’ogre. Indifférent à ses familiarités, celui-ci laisse faire et promène l’insolite cavalier. Il y a des étourdis qui se jettent sous les pinces des promeneurs ; d’autres se trouvent juste en contact avec l’horrible gueule. Rien n’y fait, on ne touche aux victuailles.

 

Telle épreuve chaque soir se répète tant que dure la fréquence des Piérides sur les lilas. Mes frais de table n’aboutissent guère. De temps à autre, cependant, j’assiste à la capture. Un papillon se trémoussant à terre est happé par l’un des promeneurs. Le Scorpion vivement l’enlève sans arrêt, et continue son chemin, les pinces toujours tâtonnantes et portées en avant ainsi que des bras éperdus. Cette fois, les mains ne tiennent pas le morceau à la disposition de la bouche, occupées qu’elles sont à reconnaître la voie parcourue ; ce sont les mandibules seules qui portent le butin. Mordu au vif, le papillon secoue en désespéré ce qui lui reste d’ailes. On dirait un blanc panache flottant sur le front du farouche triomphateur. Si l’agitation du saisi devient par trop incommode, le ravisseur, toujours marchant et mâchonnant, le calme à petits coups d’aiguillon. Enfin il rejette la pièce. Qu’a-t-il mangé ? Tout juste la tête.

 

Plus rarement, d’autres se hâtent d’entraîner le butin dans leur repaire, sous la tuile. Là se fera la réfection, à l’écart du tumulte. D’autres, capture faite, se retirent en un coin de l’enceinte et s’y restaurent à découvert, le ventre dans le sable.

 

Huit jours plus tard, après un certain nombre de séances pareilles, je fais l’inspection des lieux, je visite les caves une à une pour me rendre compte des vivres consommés. Les ailes, reliefs immangeables, me renseigneront à cet égard. Eh bien, à de rares exceptions près, manquent les ailes détachées du cadavre. Presque tous les papillons sont intacts ; ils se sont desséchés sans utilisation. Quelques-uns, trois ou quatre, sont décapités. À cela se bornent les résultats de mes scrupuleuses investigations. Pour une semaine, en saison de pleine activité, il a suffi d’une mesquine bouchée à ces mangeurs de têtes. Ils sont vingt-cinq dans l’établissement, vingt-cinq rassasiés d’une miette.

 

Le papillon doit leur être un mets peu connu. Il est douteux que dans les labyrinthes de leurs rocailles ils fassent parfois capture de semblable gibier, ami des sommités fleuries et des sinueux essors. Ignorant cette proie, peut-être ils la dédaignent ; ils mangent à peine, faute de vivres à leur convenance. Or, que peuvent-ils trouver en leur sauvage territoire, calciné du soleil ?

 

Des Criquets apparemment, des Acridiens, plèbe qui ne manque nulle part où se trouve un gramen à brouter. C’est à eux que j’ai recours de préférence lorsque finit la saison des Piérides et autres vulgaires papillons. L’enclos abonde alors en Acridiens et Locustes, génération toute jeune, vêtue seulement d’une brève jaquette. Voilà bien ce qu’il faut à mes bêtes, amies des bouchées tendres. Il y en a de gris et de verts, de pansus et de maigrelets, de guindés sur échasses et de trapus à courtes gigues. Les consommateurs auront à choisir parmi cet assortiment varié.

 

La nuit venue, dans la zone doucement illuminée par la lanterne, je répands ma récolte de Criquets, assez tranquilles à cette heure tardive. Les Scorpions ne tardent pas à sortir de chez eux. Un peu de partout grouille la manne vivante. Au moindre bond, les promeneurs voisins décampent, émus de l’affaire. C’est l’exacte répétition des séances a papillons ; nul ne fait cas des bons morceaux, vus à coup sûr et même touchés, car fréquemment les Scorpions les rencontrent, leur marchent dessus.

 

Je vois un Criquet qui, de fortune, s’est engagé entre les doigts d’un passant, et celui-ci, débonnaire, ne ferme pas ses tenailles. Serrant un peu, il serait en possession d’une excellente pièce, et l’insoucieux la laisse s’esquiver. Je vois une petite Locuste verte hissée par accident sur le dos d’un promeneur, terrible monture qui pacifiquement la porte, sans songer à mal. J’assiste des cent fois à des rencontres front contre front, à des reculs pour se garer, à des coups de queue pour balayer l’étourdi rencontré en chemin, jamais à de sérieuses prises de corps, encore moins à des poursuites. Ce n’est que de loin en loin que ma surveillance quotidienne me montre tantôt l’un, tantôt l’autre de mes sobres mangeurs en possession d’un Criquet.

 

Par un brusque revirement, à l’époque des pariades, en avril et mai, le frugal se fait goinfre et se livre à de scandaleuses ripailles. Bien des fois alors il m’arrive de trouver sous sa tuile un Scorpion de l’enclos dévorant son confrère en parfaite quiétude, comme il le ferait d’un vulgaire gibier. Tout y passe, moins d’habitude la queue, qui reste appendue des journées entières à l’avaloir du repu, et finalement se rejette comme à regret. Il est à présumer que l’ampoule à venin, terminant le morceau, n’est pas étrangère à ce refus. Peut-être l’humeur venimeuse est-elle de saveur déplaisante au goût du consommateur.

 

À part ce résidu, le dévoré disparaît en entier dans un ventre dont la capacité semble inférieure, en volume, à la chose engloutie. Il faut un estomac de haute complaisance pour loger telle pièce. Avant d’être broyé et tassé, le contenu dépasserait le contenant. Or, ces bombances gargantualesques ne sont pas des réfections normales, mais bien des rites matrimoniaux, sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir. Elles n’ont lieu qu’en temps de pariade, et les dévorés sont toujours des mâles.

 

Je n’inscrirai donc pas au chapitre des victuailles normales ces trépassés victimes de leurs embrassements. Ce sont là des aberrations de la bête en rut, des orgies nuptiales dignes de figurer à côté des noces tragiques de la Mante religieuse.

 

Je n’y inscrirai pas davantage les gueuletons provoqués par mes malices, lorsque je mets le Scorpion en présence d’un adversaire puissant et que je harcèle les deux lutteurs, désireux de voir la bataille. Exaspéré, le Scorpion se défend, poignarde ; puis, dans l’ivresse de sa victoire, il mange le vaincu, autant que le lui permettent ses facultés déglutives. C’est sa manière de célébrer son triomphe. Jamais, sans mon intervention, il n’aurait osé s’attaquer à pareil adversaire ; jamais il n’aurait porté la dent sur une proie si volumineuse.

 

En dehors de ces ripailles, trop exceptionnelles pour être mises en ligne de compte, je ne relève que de sobres collations. Ma surveillance est peut-être en défaut ; de nuit, à des heures avancées, en l’absence de témoins, la consommation pourrait bien augmenter ; aussi, avant d’accorder, au Scorpion un certificat de haute sobriété, je fais appel à l’expérience suivante, qui nous donnera formelle réponse.

 

Au début de l’automne, quatre sujets de taille moyenne sont isolés chacun dans une terrine, meublée d’une couche de sable fin et d’un tesson. Un carreau de vitre ferme le récipient, prévient l’évasion des habiles grimpeurs et laisse le soleil égayer la demeure. Sans entraver l’accès de l’air, la clôture est suffisante pour empêcher tout menu gibier, Teignes et Moustiques, de pénétrer dans l’enceinte. Les quatre terrines sont entreposées dans une serre où règne la majeure partie du jour une température tropicale. De vivres, il n’y en a point de servis par mes soins ; jamais non plus n’arrivera du dehors la moindre bouchée, ne serait-ce qu’une fourmi vagabonde. En cette absence totale de vivres, que vont devenir les séquestrés ?

 

Toujours guillerets sans une miette de nourriture, ils se terrent sous le tesson, ils fouillent, ils se creusent un terrier que ferme une barrière de sable. De temps à autre, au crépuscule du soir surtout, ils sortent de leur gîte, font une brève promenade, puis rentrent chez eux. Alimentés, ils ne se comporteraient pas autrement.

 

Les froids venus, bien qu’il ne gèle pas dans la serre, les séquestrés ne quittent plus leur case, un peu approfondie en prévision de la mauvaise saison. La santé d’ailleurs ne cesse d’être bonne. Si je les visite, ce que ma curiosité me permet souvent, je les trouve toujours dispos et prompts à remettre en état le terrier que je viens de bouleverser.

 

L’hiver finit sans encombre. À cela rien d’extraordinaire, la période froide, en suspendant l’activité, tempère ou même annule le besoin de réfection. Mais les chaleurs reviennent, et avec elles l’alimentation, dépensière de vivres. Or, que font les jeûneurs tandis que leurs confrères de la cage vitrée, se restaurent de Papillons et de Criquets ? Sont-ils languissants, anémiés ? Pas du tout.

 

Vigoureux non moins bien que les alimentés, ils brandissent leur queue noueuse et répondent à mes agaceries par des gestes menaçants. Si je les tracasse trop, ils fuient rapides le long du périmètre de la terrine. La famine semble ne pas les avoir éprouvés. Cela ne peut, durer indéfiniment. Vers le milieu de juin, trois des séquestrés périssent ; le quatrième persiste jusqu’en juillet. Il a fallu neuf mois d’abstinence absolue pour mettre fin à leur activité.

 

Une autre épreuve a été préparée avec des sujets très jeunes, âgés d’une paire de mois environ. Ils mesurent une trentaine de millimètres de longueur, depuis le front jusqu’au bout de la queue. La coloration en est plus vive que celle des adultes ; les pinces, en particulier, semblent taillées dans l’ambre et le corail. En sa précoce jeunesse, la future horreur a ses grâces. Je les trouve sous les pierres à partir d’octobre. Invariablement solitaires comme les vieux, ils se creusent, sous l’abri choisi, une fossette barricadée d’un pli sablonneux provenant des déblais de l’excavation. Extraits de leur retraite, ils courent prestement ; ils incurvent la queue sur l’échine, ils balancent leur débile aiguillon.

 

Dès octobre, j’en installe quatre dans autant de verres à boire que ferme un voile de mousseline, obstacle infranchissable pour toute minime proie venue de l’extérieur. Les prisonniers y trouvent, comme sol à fouir, un travers de doigt de sable fin, et comme abri une rondelle de carton. Eh bien, ces petits supportent l’abstinence presque aussi vaillamment que les adultes ; toujours remuants et actifs, ils atteignent les mois de mai et de juin.

 

Ces deux épreuves nous affirment que, tout en conservant son activité, le Scorpion est capable de supporter le manque de nourriture sur les trois quarts de l’année. Il faut alors à sa corpulence une longue période d’évolution.

 

Une chenille, dont la vie est de quelques jours, continuellement broute pour amasser la matière du futur papillon ; son dévorant appétit supplée à la brièveté du banquet. Comment fait-il, lui, pour thésauriser tant de substance avec des miettes largement espacées ? Il doit accumuler à la faveur d’une exceptionnelle longévité.

 

Évaluer approximativement sa durée n’offre pas difficulté sérieuse. Les pierres retournées à diverses époques nous donnent la réponse aussi bien que le feraient les archives d’un état civil. J’y constate, sous le rapport de la taille, cinq catégories de scorpions. Les moindres mesurent un centimètre et demi de longueur ; les plus gros en mesurent neuf. Entre ces deux extrêmes, s’échelonnent, très distinctes, trois grandeurs.

 

À n’en pas douter, chacune de ces catégories correspond à une année de différence dans l’âge ; peut-être même à plus, car chacune des étapes paraît se prolonger ; du moins le progrès en dimensions est à peine sensible au bout de l’an chez les sujets de mes appareils d’élevage. Le Scorpion languedocien a donc le privilège d’une verte vieillesse ; il vit cinq années et probablement davantage. Il a le loisir, on le voit, de se faire gros avec des miettes.

 

Grossir n’est pas tout, il faut agir. Les miettes se répéteront, il est vrai, mais toujours si parcimonieuses et à des intervalles si éloignés, qu’on en vient à se demander quel est vraiment ici le rôle du manger. Mes séquestrés, petits et grands, soumis à l’abstinence rigoureuse, donnent particulièrement à réfléchir. Toutes les fois que je les trouble dans leur repos, ce dont ma curiosité ne se prive guère, ils se meuvent guillerets, brandissent la queue, piochent le sable, le balayent, le déplacent ; bref, ils font des kilogrammètres, suivant l’expression mécanique ; et cela dure des huit, des neuf mois.

 

Pour suffire à pareil travail, que dépensent-ils matériellement ? Rien. Depuis le jour de l’incarcération, toute nourriture a fait défaut. L’idée vient alors de réserves nutritives, d’économies adipeuses amassées dans l’organisme. Pour suffire à la dépense de force, l’animal se consumerait lui-même.

 

Avec des adultes corpulents, l’explication serait valable dans une certaine mesure ; mais j’ai soumis à l’épreuve des sujets maigrelets, d’âge moyen ; j’ai fait choix de jeunes, au début de la vie. Que peuvent-ils avoir dans le ventre, ces petits ? Que possèdent-ils de transformable en énergie motrice par le fait de l’oxydation vitale ? Le scalpel ne le trouve pas, et l’imagination se refuse à l’évaluer, tant la disproportion est grande entre la somme du travail accompli et la masse du travailleur. L’animal serait-il en entier un combustible par excellence et brûlerait-il jusqu’au dernier atome, le total de la chaleur dégagée serait loin d’équivaloir au total des résultats mécaniques. Nos usines ne mettent pas en branle une machine, l’année durant, avec une motte de houille pour toute provision.

 

Cette motte de combustible, mes scorpions ne semblent guère la consumer d’ailleurs. Après une longue et rigoureuse abstinence, ils sont aussi frais et colorés, aussi luisants de santé qu’au début de l’épreuve.

 

Profondément inerte et contracté dans sa coquille, dont il a fermé l’orifice avec un opercule calcaire ou bien un voile de parchemin, l’Escargot se comprend : il ne mange plus, mais il n’agit pas ; il subsiste de ses réserves en ralentissant la vie jusqu’aux dernières limites du possible. Avec le Scorpion, toujours remuant malgré la prolongation outrée du jeûne, on cesse de comprendre.

 

Pour la troisième fois dans le cours de ce volume, au sujet des petits de la Lycose d’abord, puis de la Clotho et enfin du Scorpion, nous voici ramenés au même soupçon. Les animaux d’organisation très différente de la nôtre, dépourvus d’une température propre déterminée par une oxydation active, seraient-ils régis par des lois biologiques immuables dans la série entière des vivants ? Chez eux le mouvement serait-il toujours le résultat d’une combustion dont le manger fournirait les matériaux ? Ne pourraient-ils emprunter, du moins en partie, leur activité aux énergies ambiantes, chaleur, électricité, lumière, et autres modes variés d’un même agent ?

 

Ces énergies sont l’âme du monde, l’insondable tourbillon qui met en branle l’univers matériel. Serait-ce, alors idée paradoxale que de se figurer, dans certains cas, l’animal comme un accumulateur de haute perfection, capable de recueillir la chaleur ambiante, de la transmuter dans ses tissus en équivalent mécanique et de la restituer sous forme de mouvement ? Ainsi s’entreverrait la possibilité de la bête agissant en l’absence d’un aliment énergétique matériel.

 

Ah ! la superbe trouvaille que fit la vie, lorsque, aux époques de la houille, elle inventa le Scorpion ! Agir sans manger, quel don incomparable s’il se fût généralisé ! Que de misères, que d’atrocités supprimerait l’affranchissement des tyrannies du ventre ! Pourquoi le merveilleux essai ne s’est-il pas continué, se perfectionnant dans les créatures d’ordre supérieur ? Quel dommage que l’exemple de l’initiateur n’ait pas été suivi, en progression croissante ! Aujourd’hui peut-être, exemptée des ignominies de la mangeaille, la pensée, la plus délicate et la plus haute expression de l’activité, se referait de la fatigue avec un rayon de soleil.

 

De l’antique don, plein de promesses non réalisées, certains détails se sont néanmoins propagés dans l’animalité entière. Nous vivons, nous aussi, de radiations solaires ; nous leur empruntons en partie nos énergies. L’Arabe, nourri d’une poignée de dattes, n’est pas moins actif que l’homme du Nord, gorgé de viandes et de bière ; s’il ne se remplit pas aussi copieusement l’estomac, il a meilleure part au banquet du soleil.

 

Tout bien considéré, le Scorpion puiserait donc dans la chaleur ambiante la majeure part de son aliment énergétique. Quant à l’aliment plastique, indispensable à l’accroissement, un peu plus tôt, un peu plus tard, son heure vient, annoncée par une mue. La rigide tunique se fend sur le dos ; à l’aide d’un doux glissement, l’animal émerge de sa défroque, devenue trop étroite. Alors se fait impérieux le besoin de manger, ne serait-ce que pour suffire aux dépenses de la peau neuve. À partir de ce moment, si l’abstinence se prolonge, mes incarcérés, les plus petits surtout, ne tardent pas à périr.

 

CHAPITRE XIX

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LE VENIN


Pour l’attaque de la menue proie, son habituelle nourriture, le Scorpion ne fait guère usage de son arme. Il saisit l’insecte des deux pinces et tout le temps le maintient de la sorte à la portée de la bouche, qui doucement grignote. Parfois, si le dévoré se démène et trouble la consommation, la queue s’incurve et vient à petits coups immobiliser le patient. En somme, le dard n’a qu’un rôle fort secondaire dans l’acquisition du manger.

 

Il n’est vraiment utile à l’animal qu’en un moment de péril, en face d’un ennemi. J’ignore contre quels adversaires la redoutable bête peut avoir à se défendre. Parmi les habitués des pierrailles, qui donc oserait l’attaquer ? Si je ne sais en quelles occasions, dans le cours normal des choses, le Scorpion doit veiller à sa défense, il m’est du moins loisible d’user d’artifice et de réaliser des rencontres qui l’obligeront à guerroyer de façon très sérieuse. Pour juger de la violence de son venin, je me propose, sans sortir du domaine entomologique, de le mettre en présence d’adversaires variés et puissants.

 

Dans un large bocal, avec couche de sable, appui moins glissant que le verre, sont introduits le Scorpion languedocien et la Lycose de Narbonne. Qui des deux, pareillement outillés en crocs venimeux, aura le dessus et mangera l’autre ? Si la Lycose est moins robuste, elle a pour elle la prestesse qui lui permet de bondir et d’attaquer à l’improviste. Avant que l’assailli, lent à la riposte, se soit mis en posture de bataille, l’autre aura fait son coup et fuira devant le dard brandi. Les chances sembleraient être en faveur de l’alerte Aranéide.

 

Les événements ne répondent pas à ces probabilités. Aussitôt l’adversaire aperçu, la Lycose se dresse à demi, ouvre ses crocs où perle une gouttelette de venin et attend, intrépide. À petits pas et les pinces tendues en avant, le Scorpion s’approche. De ses mains à deux doigts, il saisit, il immobilise l’Araignée, qui désespérément proteste, ouvre et ferme ses crochets sans pouvoir mordre, maintenue qu’elle est à distance. La lutte est impossible avec tel ennemi, muni de longues tenailles, qui maîtrisent de loin, empêchent d’approcher.

 

Sans lutte aucune, le Scorpion courbe donc la queue, la ramène au-delà du front, et plonge le dard, tout à son aise, dans la noire poitrine de la patiente. Ce n’est pas ici le coup instantané de la Guêpe et des autres bretteurs à quatre ailes ; l’arme, pour pénétrer, exige certain effort. La queue noueuse pousse en oscillant un peu ; elle vire et revire le dard ainsi que le pratiquent nos doigts pour faire entrer une pointe dans un milieu de quelque résistance. La trouée faite, l’aiguillon reste un moment dans la plaie, sans doute pour donner au venin le temps d’une large émission. Le résultat est foudroyant. Aussitôt piquée, la robuste Lycose rassemble ses pattes. Elle est morte.

 

Avec une demi-douzaine de victimes, je me suis permis l’émouvant spectacle. Ce que m’avait montré la première épreuve, les autres le répètent. C’est toujours l’agression immédiate du Scorpion lorsque la Lycose est aperçue, toujours la tactique des tenailles tenant à distance l’adversaire, toujours la mort brusque de l’Aranéide lardée. Écraserait-on la bête sous le pied, que l’inertie ne serait pas plus soudaine. On dirait la Lycose terrassée par une décharge fulgurante.

 

Manger le vaincu est de règle, d’autant mieux que l’Aranéide dodue est venaison superbe comme il doit bien rarement en échoir dans les habituels domaines de chasse. Sur place et sans tarder, le Scorpion s’y attable, en commençant par la tête, formalité d’usage général avec n’importe quel gibier. Immobile, par menues bouchées, il gruge, il ingurgite. Tout se consomme, moins quelques tronçons des pattes, morceaux coriaces. La gargantuélique bombance dure les vingt-quatre heures.

 

Le gueuleton fini, on se demande comment a disparu la pièce dans un ventre guère plus volumineux que la chose mangée. Il doit y avoir des aptitudes stomacales particulières chez ces consommateurs, qui, exposés à des jeûnes interminables, se gorgent à outrance lorsque l’occasion se présente.

 

S’il attaque la Lycose, qui serait capable de sérieuse défense à la condition de courir sus au lieu de se dresser fière, avec la poitrine à découvert, que sera-ce des bénignes Épeires ! Toutes, même les plus fortes, l’angulaire, la fasciée, la soyeuse, sont assaillies avec ardeur, d’autant plus que les pauvres filandières, démoralisées par l’effroi, n’essayent pas même de lancer leurs paquets de cordages qui si vite paralyseraient l’agresseur. Sur leurs toiles, elles maîtriseraient à grand jet de lacets la féroce Mante, le redoutable Frelon, le gros Acridien expert en ruades. Hors de chez elles, en face d’un ennemi et non d’un gibier, elles oublient à fond la puissante méthode de l’emmaillotement. Atteintes par le dard, toutes à l’instant succombent, foudroyées elles aussi. Le Scorpion en fait régal.

 

Sous ses pierres, l’amateur d’Araignées ne fait jamais rencontre de la Lycose et des Épeires, qui fréquentent d’autres parages ; mais il peut, de loin en loin, trouver d’autres Aranéides, amies comme lui des abris sous roche, notamment la timide Clotho. Ce genre de gibier lui est donc quelque peu familier, et toute Araignée de belle taille lui agrée, pourvu qu’il soit en appétit.

 

Je le soupçonne de ne pas être indifférent à la capture d’une Mante religieuse, autre pièce de haut titre. Certes, il ne va pas la surprendre sur les broussailles, station habituelle de l’insecte ravisseur ; ses moyens d’ascension, excellents pour escalader une muraille, ne lui permettraient absolument pas la marche sur le branlant appui du feuillage. Il doit faire son coup lorsque la mère est en gésine, sur la fin de l’été. Il m’arrive assez fréquemment, en effet, de trouver le nid de la Mante religieuse appliqué à la face inférieure des blocs de pierre hantés par le Scorpion.

 

Au moment où la pondeuse, dans le calme de la nuit, fait mousser la glaire de son coffret bourré d’œufs, le forban peut survenir, en quête de victuailles. Ce qui se passe alors, je ne l’ai jamais vu et probablement ne le verrai jamais ; ce serait trop demander aux chances de la bonne fortune. Par artifice comblons cette lacune.

 

Dans l’arène d’une terrine, le duel est provoqué entre le Scorpion et la Mante, choisi l’un et l’autre de belle taille. Au besoin, je les excite, je les pousse à la rencontre. Je sais déjà que tous les coups de queue ne portent réellement pas ; bien des fois ce sont de simples taloches. Économe de son venin et dédaignant de piquer lorsqu’il n’y a pas urgence, le Scorpion repousse l’importun d’un brusque revers de la queue, sans faire usage de l’aiguillon. Dans les diverses épreuves ne compteront que les coups suivis d’une blessure saignante, preuve de la pénétration du dard.

 

Happée des pinces, la Mante prend aussitôt la pose spectrale, les pattes à scies ouvertes et les ailes déployées en cimier. Ce geste d’épouvantail, loin d’avoir du succès, favorise l’attaque ; le dard plonge entre les deux pattes ravisseuses, tout à la base, et quelque temps persiste dans la plaie. Quand il sort, une gouttelette de venin suinte encore à la pointe.

 

À l’instant, la Mante replie les pattes en une convulsion d’agonie. Le ventre a des pulsations, les appendices caudaux oscillent par saccades, les tarses ont de vagues frémissements. Au contraire, les pattes ravisseuses, les antennes et les pièces de la bouche sont immobiles. À cet état, en moins d’un quart d’heure, succède l’inertie complète.

 

Le Scorpion ne combine pas ses coups ; il frappe au hasard tout point à sa portée. Cette fois, il vient d’atteindre une partie éminemment vulnérable, à cause de la proximité des principaux centres nerveux ; il a piqué la Mante à la poitrine, entre les pattes ravisseuses, précisément au point que blesse la Tachyte manticide dans le but de paralyser sa proie. La manœuvre est fortuite et non intentionnelle ; le butor n’en sait pas aussi long que l’Hyménoptère sur l’anatomie. La chance venant en aide, la mort a été instantanée. Qu’adviendrait-il si la piqûre était faite en une autre région du corps, moins périlleuse ?

 

Je change d’opérateur, pour être sûr que l’ampoule à venin est garnie. La même précaution sera prise dans les divers duels qui vont suivre ; à chaque nouvelle victime, nouveau sacrificateur, qu’un long repos a remis dans la plénitude de ses moyens.

 

La Mante, encore une puissante matrone, se dresse à demi, fait pivoter la tête, le regard au guet par-dessus l’épaule. Elle prend sa pose de spectre, avec des bruits de pouf, pouf, provenant des ailes frôlées l’une contre l’autre. Son audace lui réussit d’abord ; de ses brassards dentés elle parvient à saisir la queue de son adversaire. Tant qu’elle tient bon, le Scorpion désarmé est dans l’impuissance de nuire.

 

Mais la fatigue vient, accrue par la terreur. La Mante avait saisi la queue brandie devant elle comme elle aurait harponné tout autre partie du corps, sans se douter de l’efficacité de sa manœuvre. La pauvre ignorante relâche son traquenard. Elle est perdue. Le Scorpion la pique au ventre, non loin de la troisième paire de pattes. Aussitôt, détraquement complet, pareil à celui d’un mécanisme dont le grand ressort vient à casser.

 

Il n’est pas en mon pouvoir d’obtenir des piqûres en tels et tels autres points choisis à ma guise ; le Scorpion, peu endurant, se prêterait mal à des familiarités qui voudraient diriger son arme. Je profite des cas variés offerts par les hasards de la lutte. Quelques-uns sont à noter, à cause de l’éloignement des centres d’innervation.

 

La Mante est piquée cette fois à l’une des pattes ravisseuses, dans le joint à peau fine du bras et de l’avant-bras. Inertie brusque de la patte atteinte et bientôt de la seconde. Les autres pattes se recroquevillent. Pulsations du ventre et rapide immobilité totale. C’est la mort presque foudroyante.

 

Autre piquée à l’articulation de la jambe et de la cuisse de l’une des pattes intermédiaires. Soudain les quatre pattes postérieures se replient ; les ailes, que l’insecte n’avait pas étalées au moment de l’attaque, se déploient convulsivement comme dans la pose de spectre et persistent dans cet état même après la mort. Les pattes ravisseuses s’agitent en désordre ; elles saisissent, s’ouvrent, se referment ; les antennes se meuvent, les palpes tremblotent, le ventre palpite, les appendices caudaux oscillent. Encore un quart d’heure de cette tumultueuse agonie, et le repos se fait. La Mante est trépassée.

 

Ainsi de tous les cas que se permet ma curiosité, surexcitée par l’émouvante allure du drame. Quel que soit le point atteint, plus près ou plus loin des centres nerveux, la Mante toujours succombe, tantôt à l’instant même, tantôt après quelques minutes de convulsions. Crotales, Cérastes, Trigonocéphales et autres serpents venimeux d’épouvantable renom, ne tuent pas leurs victimes avec plus de promptitude.

 

J’ai vu là d’abord la conséquence d’un organisme affiné, d’autant plus délicat et plus vulnérable qu’il est mieux doué. Créatures d’élite l’une et l’autre, l’Araignée et la Mante, me disais-je, périssent à l’instant d’un trouble qu’une vie grossière supporterait des heures et des jours, peut-être même sans grand encombre. Adressons-nous alors à la Courtilière, l’abhorré Taiocebo du jardinier provençal. Étrange bête, en vérité, que cette coupeuse de racines, et puissante, et rustique, et de moule inférieur. Saisie à pleine main, elle fait lâcher prise, tant elle nous pioche l’épiderme avec les houes dentelées de ses pattes imitées de celles de la Taupe.

 

Mis en rapport dans une étroite arène, Scorpion et Courtilière se regardent en face, semblent se connaître. Y aurait-il parfois entre eux des rencontres ? C’est très douteux. La Courtilière est l’hôte des jardins, des terrains gras où l’hortolaille convoque la vermine souterraine ; le Scorpion est fidèle aux pentes calcinées où végètent péniblement de secs gramens. Du stérile au fécond, la rencontre n’est guère probable. Inconnus l’un à l’autre, ils voient néanmoins aussitôt, la gravité du péril.

 

Sans excitation de ma part, le Scorpion court sus à la Courtilière qui, de son côté, se met en posture d’attaque, les sécateurs, prêts à l’éventrement. De ses ailes supérieures, frictionnées l’une contre l’autre, elle entonne une sorte de chant de guerre, bruissement sourd. Le Scorpion ne lui laisse pas achever le couplet ; vivement il travaille de la queue. Le thorax de la Courtilière porte une robuste cuirasse voûtée dans laquelle s’emboîte l’échine. À l’arrière de cette armure impénétrable bâille un pli profond voilé d’une peau fine. C’est là que plonge le dard. Du coup, sans plus, le monstre est terrassé ; il s’écroule, comme foudroyé.

 

Suivent des gesticulations sans ordre. Les pattes fouisseuses sont paralysées ; elles ne saisissent plus de leurs pinces la paille que je leur présente ; les autres confusément se démènent, s’étirent, se replient ; les quatre palpes à gros pompons charnus s’assemblent en bouquet, se séparent, se groupent de nouveau et tapotent l’objet que je mets à leur portée ; les antennes mollement oscillent ; le ventre a de larges pulsations. Par degrés, ces spasmes de l’agonie s’apaisent. Enfin, au bout d’une paire d’heures, les tarses, les derniers à mourir, cessent de trembloter. La grossière bête a succombé non moins bien que la lycose et la Mante, mais avec une agonie plus longue.

 

Reste à s’informer si le coup sous la cuirasse du thorax n’a pas une efficacité spéciale, à cause du voisinage des centres nerveux. L’épreuve est reprise avec d’autres patientes et d’autres opérateurs. Parfois le dard pénètre au défaut de la cuirasse ; plus souvent, il atteint un point du ventre. Dans ce cas même, la piqûre, serait-elle faite à l’extrémité de l’abdomen, l’effet produit est toujours l’agonie soudaine. La seule différence reconnue, c’est que les pattes fouisseuses continuent quelque temps de s’agiter comme les autres, au lieu d’être brusquement paralysées. Lardée par le Scorpion en un point quelconque, la Courtilière est donc toujours mise à mal ; la robuste bête trépasse après quelques étirements convulsifs.

 

Et maintenant au tour du Criquet cendré, le plus gros, le plus vigoureux de nos Acridiens. Le Scorpion paraît soucieux au voisinage de ce turbulent lanceur de ruades. De son côté, le Criquet ne demanderait pas mieux que de s’en aller. Il bondit et vient choquer le carreau de vitre dont j’ai couvert l’arène afin de prévenir l’évasion. De temps à autre, il retombe sur le dos du Scorpion, qui fuit pour éviter cette averse. Enfin, impatienté, le fuyard pique l’Acridien au ventre.

 

La commotion doit être d’une rare violence, car l’une des pattes à gros cuissots aussitôt se détache, par une de ces désarticulations spontanées dont les Acridiens sont coutumiers en des moments désespérés. L’autre est paralysée. Tendue en ligne droite et redressée, elle ne peut plus prendre appui sur le sol. Les bonds sont finis. Cependant les quatre pattes antérieures s’agitent en désordre, incapables de progression. Mis sur le flanc, l’insecte se retourne toutefois et reprend la station normale, moins la grosse patte d’arrière, toujours impuissante et dressée.

 

Un quart d’heure s’écoule, et l’animal tombe pour ne plus se relever. Longtemps encore persistent les spasmes, les étirements des pattes, les tremblotements des tarses, les oscillations des antennes. Cet état, de plus en plus aggravé, peut durer jusqu’au lendemain ; mais parfois, en moins d’une heure, l’inertie est complète.

 

Un autre Acridien parmi les robustes, le Truxale à gigues démesurées, à tête en pain de sucre finit comme le Criquet ; son agonie dure quelques heures. Chez les porteurs de sabre, les Locustiens, j’ai vu se prolonger pendant une semaine cette paralysie graduelle qui n’est pas encore là, mais n’est pas non plus la vie. Cette fois le sujet est l’Éphippigère des vignes.

 

La bête pansue a été piquée au ventre. Cri de détresse des cymbales au moment de la blessure, puis chute sur le flanc avec toutes les apparences d’une mort imminente. Toutefois la blessée résiste. Au bout de deux jours, elle démène si bien ses pattes ataxiques, incapables de locomotion, que l’idée me vient de lui venir en aide et de la médicamenter un peu. Je lui administre comme cordial, au bout d’une paille, du jus de raisin, qu’elle accepte volontiers.

 

On dirait que la potion agit ; la santé semble revenir. Il n’en est rien, hélas ! Le septième jour après la piqûre, le malade périt. Le coup du Scorpion est inexorable pour tout insecte, même parmi les plus robustes. Tel périt à l’instant, tel autre agonise des jours ; mais enfin tous succombent. Si mon Éphippigère, a survécu une semaine, je me garderai bien d’en faire honneur à ma médication par le jus de raisin ; c’est au tempérament de la bête qu’il faut attribuer la longue résistance.

 

Il convient surtout de prendre en considération la gravité de la blessure, très variable suivant la dose de venin inoculée. Il n’est pas en mon pouvoir d’en régler l’émission, et d’autre part le Scorpion a ses caprices lors du suintement de sa burette, avare dans tel cas, dans tel autre prodigue. Aussi la discordance est grande dans les données fournies par l’Éphippigère. Mes notes mentionnent des sujets succombant à bref délai, tandis que d’autres, et ce sont les plus nombreux, longtemps agonisent.

 

D’une manière générale, les Locustiens résistent mieux que les Acridiens. L’Éphippigère en témoigne, et après elle le Dectique à front blanc, chef de file de nos porteurs de sabre. L’insecte à fortes mandibules à tête éburnéenne, est atteint vers le milieu du ventre, à la face supérieure. En apparence peu compromis, le blessé déambule, essaye de bondir. Une demi-heure après, voici que le venin le travaille. Le ventre se convulse, se recourbe fortement en crochet, et de son orifice ouvert, incapable de se refermer, sillonne les rudesses du sol. La fière bête est devenue piteux cul-de-jatte. Six heures après, l’insecte gît sur le flanc. Pour se relever et sans y parvenir, il s’exténue en gesticulations. Petit à petit la crise se calme. Le second jour, le Dectique est mort, bien mort ; plus rien en lui ne bouge.

 

Aux dernières heures du jour, le long des haies, va et revient en ligne droite, d’un essor rapide et silencieux, la grande Libellule costumée de jaune et de noir. C’est le corsaire qui prélève tribut sur tous les voiliers des parages tranquilles. Sa vie ardente, sa fougueuse activité dénotent innervation plus délicate que celle de l’Acridien, placide ruminant des pelouses. Et en effet, piquée par le Scorpion, elle périt presque aussi vite que la Mante religieuse.

 

La Cigale, autre dépensière d’énergie, qui du matin au soir, en temps de canicule, ne discontinue de chanter, en faisant osciller de haut en bas le ventre pour rythmer les coups de cymbale, meurt très promptement aussi. Les talents se payent ; où l’abruti résiste le bien doué succombe.

 

Les gros Coléoptères, blindés de corne, sont invulnérables. Jamais le Scorpion, gauche dans son escrime et frappant au hasard, ne trouvera les étroits joints de la cuirasse. Quant à percer la dure enveloppe en un point quelconque, il faudrait une insistance prolongée, que le patient ne permet guère dans le tumulte de la défense. D’ailleurs, cette tactique de percerette est inconnue au brutal, qui frappe d’un coup brusque.

 

Une seule région se prête au soudain accès du dard : c’est la face supérieure du ventre, toute molle et défendue par les élytres. Je mets à découvert cette région en maintenant, avec des pinces, les élytres et les ailes soulevés. Ou bien encore, avec des ciseaux, j’enlève au préalable les uns et les autres. Cette ablation est de peu de gravité, et n’empêcherait pas l’opéré de longtemps survivre. En cet état, l’insecte est présenté au Scorpion. Il est choisi parmi les plus gros, Orycte, Capricorne, Scarabée, Carabe, Cétoine, Hanneton, Géotrupe.

 

Tous périssent de la piqûre, mais la durée de l’agonie est très variable. Donnons-en quelques exemples. Après des étirements convulsifs, le Scarabée sacré se guinde hautement sur pattes, fait le gros dos et piétine sur place sans avancer, faute de coordination dans le mécanisme locomoteur. Il chavire, incapable de se remettre sur pieds ; éperdument il gigote. Enfin en quelques heures l’immobilité se fait ; l’insecte est mort.

 

Les Capricornes, le Cerambyx heros, hôte du chêne, et le Cerambyx cerdo, hôte de l’aubépine et du laurier-cerise, débutent de même par une sorte d’attaque cataleptique dont le dénouement se fait parfois attendre. Pour certains, la mort n’arrive que le lendemain ; pour d’autres, la résistance n’est que de trois à quatre heures.

 

Résultat semblable avec la Cétoine, le Hanneton vulgaire et le Hanneton du pin, le superbe encorné.

 

C’est spectacle pénible à voir que celui du Carabe doré agonisant des suites de la piqûre. Sans équilibre sur ses pattes hautement convulsées en échasses, l’insecte chavire, se relève, retombe, se hisse encore pour choir de nouveau. Le bout de l’intestin, avec son armure cornée, fait saillie et se gonfle comme si l’animal allait expulser ses entrailles ; le jabot vomit un flot noir où la tête se noie ; les élytres d’or, soulevant leur cuirasse, laissent voir les pauvres nudités du ventre. Le lendemain, les tarses frémissent encore. La mort n’est pas loin. Le noir Procuste, proche parent du Carabe, agonise de la même façon misérable. Nous y reviendrons.

 

Voulons-nous voir, au contraire, un stoïque, sachant mourir de façon décente ? Faisons piquer l’Orycte nasicorne, vulgairement le Rhinocéros. En robuste prestance, nul de nos Coléoptères ne le vaut. Malgré la corne de son nez, c’est un pacifique hôte, en son âge larvaire, des vieilles souches d’olivier. Lardé par le Scorpion, il semble d’abord n’avoir rien éprouvé. Comme toujours, il déambule gravement et bien équilibré.

 

Mais voici que soudain l’atroce virus le travaille. Les pattes n’obéissent plus avec l’habituelle correction ; le blessé chancelle et tombe sur le dos. Il ne se relèvera plus. Dans cette posture, pendant trois et quatre jours, sans autre lutte que de vagues gestes de moribond, tout doucement il se laisse défaillir.

 

Les Papillons, à leur tour, comment se comportent-ils ? Ces délicats doivent être fort sensibles à la piqûre ; avant l’épreuve, j’en suis persuadé. Par scrupule d’observateur, expérimentons cependant. Un Machaon, un Vulcain, atteints par le dard, à l’instant périssent. Je m’y attendais. Le Sphinx de l’euphorbe, le Sphinx rayé ne résistent pas davantage ; ils sont foudroyés, eux aussi, tout comme la Libellule, la Lycose et la Mante.

 

Mais, à ma vive surprise, le Grand-Paon semble invulnérable. Il est vrai que l’attaque est difficultueuse. Le dard s’égare dans la molle bourre qui, chaque fois, vole en flocons. Malgré des coups multiples, je ne suis pas sûr que l’aiguillon ait réellement pénétré. Je dépile alors le ventre, je mets à nu l’épiderme. Cette précaution prise, je vois nettement l’arme plonger. La piqûre maintenant est certaine ; d’autres, douteuses, l’ont précédée, et pourtant le gros Papillon reste impassible.

 

Je le mets sous une cloche métallique reposant sur la table. Il s’agrippe au treillis, s’y tient immobile toute la journée. Les ailes, largement étalées, n’ont pas même un frémissement. Le lendemain rien n’est changé dans l’état des choses ; l’opéré est toujours appendu au treillis par les crochets des tarses antérieurs. Je le détache et le mets sur la table, couché le ventre en l’air. Le gros corps tremblote en une vive trépidation. Est-ce la fin ?

 

Pas du tout. L’apparent moribond ressuscite, bat des ailes et d’un brusque effort se remet sur pied. Il remonte au treillis, de nouveau s’y suspend. Une seconde fois, dans l’après-midi, je le dépose sur la table, couché sur le dos. Les ailes ont un doux mouvement, presque un frisson, à la faveur duquel le gisant glisse et chemine. Il remonte sur le treillis, où toute agitation cesse.

 

Laissons la pauvre bête en paix, quand elle sera réellement trépassée, elle retombera. Or, ce n’est que le quatrième jour après la piqûre, peut être multiple, que la chute se fait. La vie est épuisée, et la défunte est une femelle. Plus forte que les affres de l’agonie, la maternité a fait reculer la mort ; avant de trépasser, le Papillon a pondu ses œufs.

 

Si l’idée venait, bien naturelle, d’attribuer cette longue résistance à la forte constitution du colosse, le débile produit de nos magnaneries, le Bombyx du mûrier, nous avertirait qu’il faut en chercher le motif ailleurs. Il résiste à la piqûre non moins bien que le Grand-Paon, lui le nain, l’invalide qui tout juste a la force de trembler des ailes et de tournoyer auprès de sa femelle. La raison de cette passivité est probablement celle-ci.

 

Le Grand-Paon et le Bombyx du mûrier sont des êtres incomplets, bien différents des autres papillons, en particulier du Sphinx, ardent sondeur de corolles aux heures crépusculaires, du Machaon et du Vulcain, inlassables pèlerins de la chapelle des fleurs. Ils n’ont pas d’outils buccaux, ils ne prennent aucune nourriture. Privés du stimulant du manger, ils ne vivent que peu de jours, le temps nécessaire à la ponte fertile. À cette vie diminuée doit correspondre un mécanisme organique de moindre délicatesse et par conséquent de moindre fragilité.

 

Descendons de quelques rangs dans la série des animaux segmentés, interrogeons le grossier Mille-Pattes. Le Scorpion le connaît. La bourgade de l’enclos me l’a montré se repaissant du Cryptos et de la Lithobie, produit de ses chasses. Ce sont pour lui des bouchées inoffensives, incapables de défense. Je me propose de le mettre aujourd’hui en rapport avec la Scolopendre (Scolopendra morsitans), le plus puissant de nos Myriapodes.

 

Le dragon à vingt-deux paires de pattes n’est pas pour lui un inconnu. Il m’est arrivé de les trouver ensemble sous la même pierre. Le Scorpion était chez lui ; l’autre, vagabondant de nuit, avait pris là refuge temporaire. Rien de fâcheux n’était survenu de cette cohabitation. En est-il toujours ainsi ? Nous allons voir.

 

Je mets en présence les deux horreurs dans un ample bocal sablé. La Scolopendre tourne en longeant de près la paroi de l’arène. C’est un ruban onduleux, large d’un travers de doigt, long d’une douzaine de centimètres, annelé de ceintures verdâtres sur un fond couleur d’ambre. Les longues antennes vibrantes sondent l’étendue ; de leur extrémité, sensible ainsi qu’un doigt, elles rencontrent le Scorpion immobile. À l’instant, la bête affolée rétrograde. Le circuit la ramène à l’ennemi. Nouveau contact et nouvelle fuite.

 

Mais le Scorpion est maintenant sur ses gardes, l’arc de la queue tendu et les pinces ouvertes. Revenue au point dangereux de sa piste circulaire, la Scolopendre est saisie des tenailles, au voisinage de la tête. En vain la longue bête à souple échine se contorsionne et enlace ; imperturbable, l’autre ne serre que mieux ses pinces ; soubresauts, lacs noués et dénoués ne parviennent à lui faire lâcher prise.

 

Cependant le dard travaille. À trois, à quatre reprises, il plonge dans les flancs du Myriapode, qui, de son côté, ouvre tout grands ses crocs à venin et cherche à mordre sans y parvenir, l’avant du corps étant maintenu par les tenaces pinces. Seul le train d’arrière se débat et se tortille, se boucle et se déboucle. Efforts inutiles. Tenus à distance par les longues tenailles, les crochets empoisonnés de la Scolopendre ne peuvent agir. J’ai vu bien des batailles entomologiques ; je n’en connais pas de plus horrible que celle entre ces deux monstruosités. Cela vous donné la chair de poule.

 

Une accalmie me permet de séparer les combattants et de les isoler. La Scolopendre lèche ses blessures saignantes et en quelques heures reprend vigueur. Quant au Scorpion, il n’a subi aucun dommage. Le lendemain, nouvel assaut. Par trois fois, coup sur coup, le Myriapode est lardé, et le sang coule. Crainte de représailles, alors le Scorpion recule, comme effrayé de sa victoire. La blessée ne riposte pas, elle continue sa fuite circulaire. Assez pour aujourd’hui. J’entoure le bocal d’un cylindre de carton. L’obscurité faite, chacun se tiendra tranquille.

 

Ce qui se passe après, de nuit surtout, je l’ignore. Probablement la bataille recommence, et d’autres coups d’aiguillon sont donnés. Toujours est-il que le troisième jour la Scolopendre est bien affaiblie. Le quatrième, elle est mourante. Le Scorpion la surveille sans oser encore y porter la dent. Enfin, quand plus rien ne remue, l’énorme proie s’entame ; la tête, puis lies deux premiers segments sont dévorés. La pièce est trop copieuse, le reste se faisandera en pure perte. Des goûts exclusifs pour la chair fraîche empêcheront le Scorpion d’y toucher.

 

Piquée sept fois et plus la Scolopendre ne meurt que le quatrième jour ; piquée une seule fois, la robuste Lycose périt à l’instant même. Presque aussi vite succombent la Mante religieuse, le Scarabée sacré, la Courtilière et autres vigoureux qui, empalés par le collectionneur, se démèneraient des semaines sur la planchette de liège. Atteint de l’aiguillon, tout insecte est sur-le-champ mis à mal ; du jour au lendemain, les plus vivaces sont morts ; et voici la Scolopendre qui, lardée à sept reprises, résiste quatre jours. Elle périt de ses hémorragies peut-être autant que des effets du venin.

 

Pourquoi ces différences ? Affaire d’organisation apparemment. La vie est équilibre de stabilité variable suivant la hiérarchie. Au sommet de l’échelle, écroulement facile ; à la base, solide station. Fine nature, l’insecte succombe, lorsque résiste le grossier Mille-Pattes. Est-ce bien cela ? La Courtilière nous laisse indécis. Elle périt, la rustique, tout aussi vite que le Papillon et la Mante, créatures affinées. Non, nous ne savons pas encore le secret que le Scorpion recèle en sa gourde caudale.

 

CHAPITRE XX

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – IMMUNITÉ DES LARVES


Nous le tenons si peu, le secret du Scorpion, que des faits inattendus viennent étrangement compliquer le problème. L’étude de la vie nous vaut de ces surprises. Des épreuves répétées, avec des résultats concordants, semblent nous mettre en mesure de formuler une loi, lorsque, à l’improviste, de graves exceptions se dressent qui nous lancent dans une voie nouvelle, à l’opposé de la première, et nous mènent au doute, la dernière étape du savoir. Ayant bien peiné, lentement, patiemment, comme le bœuf laboure, il faut, au bout du champ que l’on croyait défriché, planter un point d’interrogation, sans espoir de réponse finale. Une question en amène une autre.

 

Les larves de Cétoine me valent aujourd’hui pareil revirement. C’était vers la fin de novembre, saison tardive où l’insecte adulte se fait rare. En cette époque de pénurie, faute de mieux pour continuer mes expérimentations, je m’avisai de recourir aux vers de la Cétoine, vers qui toute l’année abondent dans un amas de feuilles mortes, en un coin de l’enclos. Le naturaliste qui interroge les bêtes forcément est tortionnaire ; il n’y a pas d’autre moyen de les faire parler. Pour une foule de questions, ma curiosité fouille donc habituellement dans ce tas de terreau. Tout laboratoire de physiologie a ses victimes attitrées, la Grenouille, le Cobaye, le Chien même. À mon rustique atelier, la larve de Cétoine suffit. J’ajoute l’humble ver à la noble série des patients qui, de leurs misères, nous font la science.

 

La saison avancée, déjà froide, n’a pas ralenti l’activité du Scorpion ; de son côté, le gros ver, dans la tiède moiteur des feuilles pourries, a conservé toute sa souplesse d’échine. L’un et l’autre sont parfaitement dispos. Je les mets en présence.

 

L’attaque n’est pas spontanée. La larve fuit obstinément, renversée sur le dos ; elle longe la paroi de l’enceinte. Le Scorpion, immobile, regarde faire ; il se range de côté et laisse libre passage lorsque la piste circulaire ramène la bête devers lui. Ce n’est pas une proie à sa convenance, encore moins un adversaire dangereux, et tuer pour la seule satisfaction de tuer est chez lui travers inconnu. Si je n’intervenais, la pacifique rencontre pourrait indéfiniment durer.

 

Je harcèle les deux, les ramène en contact, les excite d’un bout de paille, si bien que mes manœuvres ont tournure d’agression de la part du ver. Le pauvre culbuté ne songe certes pas à la bataille ; c’est un timide qui, dans le péril, s’enroule et plus ne bouge. Non au courant des perfidies de ma paille, le Scorpion rapporte à l’innocent voisin les tracas dont je suis seul la cause. Il brandit le dard, il pique. Le coup a bien porté, car la blessure saigne.

 

Sur la foi de ce que m’a montré la Cétoine adulte, je m’attends à des convulsions, préludes de la mort. Eh bien, qu’est donc ceci ? Laissé tranquille, le ver se déroule, décampe ; il chemine sur le dos ni plus vite ni moins vite que d’habitude, comme s’il n’avait pas été blessé. Déposé sur le terreau, prestement il s’y enfonce sans paraître en rien compromis. Je le visite une paire d’heures plus tard. Il est aussi vigoureux qu’avant l’épreuve. Même état de santé le lendemain. Qu’est-ce donc que ce réfractaire ? En sa forme adulte, il aurait été foudroyé ; en sa forme larvaire, il est indomptable. Le coup était profond, puisque la blessure saignait ; mais peut-être le dard a-t-il négligé d’instiller du venin, et c’est alors bénigne piqûre, accident nul pour le robuste ver. Il faut recommencer.

 

Le même sujet est piqué une seconde fois par un autre Scorpion. Le résultat est conforme au premier. Tout à son aise, le blessé chemine sur le dos ; il plonge dans la couche de feuilles pourries et tranquillement se remet à manger. Le coup venimeux ne l’a pas éprouvé.

 

Cette immunité ne saurait être un cas exceptionnel ; il n’y a pas de privilégiés parmi les Cétoines ; tout autre sujet de la même espèce doit résister aussi. J’exhume douze larves et les fais piquer, quelques-unes deux et trois fois coup sur coup. Toutes se contorsionnent un peu au moment où la lardoire pénètre ; toutes lèchent le point saignant si la bouche peut l’atteindre, puis se remettent vite de leur émotion. Elles cheminent, les pattes en l’air ; elles descendent au sein du terreau. Je les visite le lendemain, le surlendemain et jours suivants. Le venin ne paraît pas les avoir mises en danger.

 

Elles ont si bon aspect que l’espoir me vient de les élever. J’y réussis très bien sans autre soin que de renouveler de temps à autre la provision de feuillage pourri. L’année d’après, en juin, les douze soumises à l’atroce dard construisent leur coque et s’y métamorphosent. La piqûre du Scorpion ne leur a valu qu’un léger prurit au moment où l’aiguillon trouait la panse.

 

Ce curieux résultat remet en mémoire ce que Lenz nous raconte au sujet du Hérisson. « J’avais, dit-il, une mère Hérisson allaitant ses petits. Je jetai dans la caisse une grande Vipère. Le Hérisson la sentit bientôt, car c’est par l’odorat et non par la vue qu’il se guide. Il se leva, s’approcha d’elle sans crainte, la flaira depuis la queue jusqu’à la tête, et surtout à la gueule. La Vipère siffla et le mordit plusieurs fois au museau et aux lèvres. Comme pour se railler d’un si faible assaillant, il se contenta de lécher ses blessures, poursuivit son examen et fut encore mordu, mais cette fois à la langue. Enfin il la saisit à la tête qu’il broya, ainsi que les crochets et les glandes venimeuses. Alors il dévora la moitié du reptile, après quoi il revint se coucher auprès de ses petits et leur donner à téter. Le soir, il mangea une autre Vipère et ce qui restait de la première. Sa santé n’en fut pas plus altérée que celle des petits ; ses blessures n’étaient pas même tuméfiées.

 

« Deux jours après, nouvelle Vipère et nouveau combat. Le Hérisson s’approcha du reptile et le flaira. Ouvrant la gueule et relevant les crochets à venin, la Vipère s’élança sur lui, le mordit à la lèvre supérieure et y demeura quelque temps suspendue. Le Hérisson s’en débarrassa en se secouant, et, bien que mordu dix fois au museau, vingt fois ailleurs parmi les piquants, il la saisit par la tête et la dévora lentement, malgré ses contorsions. Cette fois encore, ni la mère ni les nourrissons ne parurent malades. »

 

On raconte que Mithridate, roi du Pont, pour se prémunir contre les mauvais breuvages venus des ennemis, s’était habitué aux divers poisons. Par degrés, il s’était fait un estomac réfractaire aux toxiques. En sa qualité de mangeur de Vipères, le Hérisson, nouveau Mithridate, aurait-il acquis son immunité par une accoutumance graduelle ? Chez lui, ne serait-ce pas plutôt aptitude originelle ? Quand il broya pour la première fois la tête du reptile, n’avait-il pas déjà les prédispositions nécessaires à sa sauvegarde ?

 

Il les avait, nous répond la larve de Cétoine. Si quelqu’un, parmi la gent insecte, doit se prémunir contre les atteintes du Scorpion, ce n’est certes pas le ver hôte des pourritures végétales. L’un et l’autre ne fréquentent pas les mêmes lieux, ce qui rend leur rencontre à peu près impossible. De la part de la larve donc, pas d’accoutumance au venin. Les premières en présence du Scorpion sont peut-être celles que j’y expose moi-même. Néanmoins, sans préparatifs d’aucune sorte, voici que le ver est réfractaire à la piqûre. Il y a en lui, d’origine, une résistance au venin tout aussi surprenante que celle du mangeur de reptiles.

 

Que le Hérisson, préposé à l’extermination des Vipères, soit doué des prérogatives nécessaires à son métier, c’est d’une correcte logique. De même, le plus bel oiseau des provinces méditerranéennes, le Guêpier, se gonfle impunément le jabot de Guêpes vivantes ; de même, sans prurit, le Coucou se hérisse l’estomac de palissades en poils urticants venus de la Processionnaire. La fonction exercée, le veut ainsi.

 

Mais en quoi la larve de la Cétoine a-t-elle besoin de se garantir du Scorpion, qu’elle ne rencontre probablement jamais ? On n’ose croire à des privilèges ; on soupçonne plutôt une aptitude générale. La larve de Cétoine résiste à la piqûre du Scorpion, non comme Cétoine, mais comme ver, degré préparatoire d’un état supérieur. Alors toutes les larves, qui plus, qui moins, d’après leur robusticité, doivent posséder semblable résistance.

 

À ce sujet, que dit l’expérimentation ? Il convient d’écarter de l’épreuve les vers débiles, de complexion délicate. Pour eux, la simple piqûre, sans le concours du venin, serait blessure sérieuse, bien des fois mortelle. La pointe d’une aiguille les mettrait à mal. Que sera-ce du brutal stylet, même non empoisonné ? Il faut ici des corpulents, que la panse trouée n’émotionne guère.

 

Je suis servi à souhait. Une vieille souche d’olivier, ramollie sous terre par la pourriture, me vaut la larve de l’Orycte nasicorne. C’est une andouillette dodue, de la grosseur du pouce. Piqué par le Scorpion, le ver bedonnant se glisse parmi les morceaux d’olivier pourri dont j’ai garni un bocal ; insoucieux de sa mésaventure, il travaille si bien des mâchoires que, huit mois plus tard, en pleine prospérité d’embonpoint, il se prépare la niche de la métamorphose. Il est sorti indemne de la terrible épreuve.

 

Quant à l’insecte adulte, on a déjà vu comment il se comporte. Piqué à la face supérieure du ventre, sous les élytres soulevés, le colosse bientôt chavire et mollement gigote, les pattes en l’air. En trois ou quatre jours au plus, tout mouvement a cessé. Le puissant meurt ; son ver ne perd rien comme vigueur et comme appétit.

 

Ce succès de mes prévisions est accompagné de bien d’autres. Devant ma porte sont deux vieux lauriers-cerises, superbes de verdure en toute saison. Un Capricorne me les ruine. C’est le petit Cerambyx cerdo, hôte habituel de l’aubépine. L’arôme cyanique, loin de le rebuter, l’attire ; l’élégant encorné connaît cela par sa longue fréquentation des corymbes de l’aubépine, à senteur amère. L’arbre étranger lui agrée si bien pour l’établissement de sa famille que la hache doit intervenir si je veux sauver ce qui me reste.

 

J’abats les tiges les plus compromises. D’un tronc débité par éclats j’obtiens une douzaine de larves du Capricorne. Des recherches sur les haies du voisinage me mettent en possession de l’insecte parfait. À nous deux maintenant, ravageur de mon berceau de verdure. Tu va me dédommager de tes méfaits ; tu périras par le Scorpion.

 

Les adultes, en effet, succombent, et très vite ; mais les larves résistent. Logées dans un bocal, avec de menus morceaux de l’arbre abattu, tranquillement elles se remettent à ronger. Si les provisions ne se dessèchent, les blessées par le Scorpion achèvent sans encombre leur vie larvaire.

 

De façon pareille se comporte le Capricorne du chêne, Cerambyx heros. Le grand cornu périt ; son ver n’a souci de la piqûre, car, remis en place dans sa galerie, il travaille le bois comme avant et achève de se développer.

 

Même résultat avec le Hanneton vulgaire. En peu de minutes, l’insecte piqué se meurt ; le ver blanc, au contraire, tient bon, descend en terre, remonte à la surface pour ronger le trognon de laitue que je lui ai donné. Si ma patience d’éducateur ne se lassait, l’éprouvé, rapidement remis de l’accident, deviendrait Hanneton ; cela se voit à sa bedaine luisante de santé.

 

Un proche allié du Cerf-Volant, le Dorcus parallelipipedus, dont la larve m’est fournie par la vieille souche d’un tamarix, ajoute son témoignage aux précédents ; l’insecte adulte périt, la larve résiste. Ces exemples suffisent, il devient inutile de continuer dans cette voie.

 

Vers de Cétoine, d’Orycte, de Capricorne, de Hanneton, de Dorcus sont des bêtes à lard, vouées au régime végétarien. Ces pansues devraient-elles leur immunité à la nature des vivres ? D’autre part, la nappe graisseuse où s’accumulent les réserves de ces insatiables mangeurs neutraliserait-elle les virulences de la piqûre ? Adressons-nous à de maigres carnivores.

 

Je fais choix du plus fort de nos Carabiques, le Procrustes coriaceus, sombre vénateur que je rencontre au pied des murs, éventrant un Escargot. Audacieux forban et fait pour la bataille, il se soude les élytres en une cuirasse inviolable. Je lui rogne un peu cette armure en arrière, afin de rendre accessible au dard du Scorpion la seule partie pénétrable, la face supérieure du ventre.

 

Ici se répète la misérable fin du Carabe doré. La lutte contre les atrocités de la piqûre donnerait l’épouvante si les choses se passaient dans un monde d’ordre plus élevé. Ainsi se débat le chien torturé par la saucisse municipale assaisonnée de strychnine. D’abord l’insecte blessé désespérément fuit. Soudain il s’arrête, se guinde hautement sur les pattes raidies ; il soulève l’arrière, il abaisse la tête et prend appui sur les mandibules comme pour une culbute. Une secousse le terrasse. Il tombe ; vite il se relève et reprend la pose guindée. À le voir, on dirait qu’une charpente en fils de fer lui régit les articulations. C’est un automate que poussent les brusqueries d’un ressort. Autre secousse, autre chute, autre redressement ; et cela se continue une vingtaine de minutes. Enfin le détraqué s’affale sur le dos et plus ne se relève, gesticulant toujours. Le lendemain s’achève l’inertie.

 

Et la larve ? – Eh bien, dépourvue de la couche de lard qui semblerait protéger les vers de la Cétoine, de l’Orycte et des autres, la maigre larve du Procruste est si peu compromise par la piqûre du Scorpion que, deux semaines après l’épreuve, elle s’enfouit en terre et s’y creuse une cellule où se fait la transformation. Enfin l’adulte peu de temps après émerge du sol, en parfaite vigueur. Ni le régime ni le degré d’embonpoint ne sont donc la cause de l’immunité.

 

Le rang occupé dans la série entomologique ne l’est pas davantage, nous disent les Papillons après les Coléoptères. Le premier interrogé est la Zeuzère, dont la chenille est une calamité pour divers arbres et arbustes. Je prends une pondeuse au moment où elle insinue son long oviducte dans les crevasses corticales d’un lilas pour y déposer ses œufs. Elle est superbe avec son costume blanc tiqueté de bleuâtre. Je la soumets au Scorpion. L’affaire ne traîne pas en longueur. Aussitôt piquée, la belle Zeuzère agonise, sans gestes tumultueux. La mort lui est douce.

 

Et la chenille ? Après la piqûre, la chenille est aussi bien portante qu’avant. Réintégrée dans la galerie d’où je l’ai extraite en fendant le rameau de lilas, elle travaille activement comme à l’ordinaire ; je m’en aperçois à la vermoulure rejetée par l’orifice du logis. Viennent en été, suivant les règles, la chrysalide et le papillon.

 

Le Ver à soie, qu’il m’est loisible de me procurer en tel nombre que je le désire dans les magnaneries des fermes voisines, se prête beaucoup mieux à l’expérience. Vers la fin mai, lorsque l’éducation touche à sa fin, j’en fais piquer une paire de douzaines. Les vers sont à peau fine, toute rebondie ; aussi chaque fois le dard mollement plonge et amène copieuse hémorragie. La petite table où ma curiosité me fait commettre ces barbaries se couvre d’éclaboussures de sang, pareilles à des gouttes d’ambre liquide.

 

Remis sur la litière en feuilles de mûrier, les blessés ne tardent guère à brouter avec leur habituel appétit. Une dizaine de jours plus tard, tous, du premier au dernier, tissent leurs cocons, parfaitement corrects de forme et d’épaisseur. Enfin de ces cocons, sans le moindre déchet, sortent des papillons que nous interrogerons tout à l’heure dans un autre but. Pour le moment, il est établi que le Ver à soie est réfractaire à la piqûre du Scorpion. Quant au papillon lui-même, nous savons déjà ce qu’il devient. Il succombe, lentement il est vrai, à la manière du Grand-Paon, mais enfin il succombe ; le coup de dard lui est toujours fatal.

 

Le Sphinx de l’euphorbe donne même réponse : le papillon très rapidement périt, la chenille brave la piqûre, mange à sa faim, puis descend en terre pour s’y transformer en chrysalide sous un voile grossier de sable et de soie. Sur le nombre des opérées, il y en a toutefois de mortellement atteintes, peut-être à cause de la multiplicité des blessures. La peau présente certaine résistance à la perforation, et l’hémorragie reste douteuse, ce qui me laisse dans l’indécision sur la valeur du coup porté. Obligé de prolonger la lutte jusqu’à pleine évidence, j’ai parfois probablement dépassé la mesure. La chenille qui, piquée une seule fois, aurait supporté l’épreuve avec la vaillance du Ver à soie, périt par l’excès de la dose.

 

La parée de turquoises, la puissante chenille du Grand-Paon, me fournit des résultats très nets. Piquée au sang, puis remise sur le rameau d’amandier, son pâturage, elle achève de se développer et correctement file son ingénieux cocon.

 

Le Diptère et l’Hyménoptère mériteraient examen. Il y a chez eux, comme pour le papillon et l’insecte à élytres, refonte générale par le travail de la transformation ; mais ils sont de taille modique, ils se prêteraient mal pour la plupart à la manœuvre de mes pinces les présentant au dard ; leurs larves délicates périraient de la seule perforation de la peau. N’interrogeons que des géants.

 

Parmi ces derniers prennent rang divers Orthoptères, le Truxale, le Criquet cendré, le Dectique à front blanc, la Courtilière, la Mante. Atteints par le dard du Scorpion, tous succombent, nous l’avons déjà reconnu. Or, dans leur groupe, l’épanouissement complet que réclament les fêtes de la pariade est précédé d’une forme transitoire qui, sans être une larve proprement dite, de ressemblance nulle avec l’insecte parfait, constitue un échelon inférieur, un acheminement vers la bête nubile.

 

Le Criquet cendré, tel qu’on le trouve sur la vigne à l’époque des vendanges, n’a pas encore ses magnifiques ailes à réseau, ni ses coriaces élytres : il n’en possède que des rudiments, réduits à des basques écourtées. La Courtilière, douée finalement d’une ample voilure qui se replie en queue effilée et contourne l’extrémité du ventre, n’a d’abord que des ailerons disgracieux, plaqués sur le haut de l’échine.

 

Même trait d’infériorité chez le jeune Truxale, chez le jeune Dectique et les autres. Ces futurs grands voiliers ont leur appareil d’essor inclus, un germe, dans de mesquins étuis. Quant au reste, l’animal est dès le début, à très peu près ce qu’il sera dans la plénitude de ses atours. L’âge développe l’Orthoptère et ne le transforme pas.

 

Or, ces incomplets, à moignons alaires, ces jeunes, sont-ils aptes à supporter la piqûre du Scorpion comme le font les véritables larves, les poupards de l’Orycte et du Capricorne, les chenilles du Sphinx et du Bombyx ? Si la généreuse sève du jeune âge est un préservatif suffisant, nous devons trouver ici l’immunité. Il n’en est rien. Avec ou sans ailes, vieille ou jeune, la Courtilière périt. La Mante, le Criquet, le Truxale, adultes ou incomplets, également périssent.

 

Sous le rapport de la résistance au venin du Scorpion, nous voici donc amenés à classer les insectes en deux catégories : d’une part ceux qui éprouvent une réelle transformation avec remaniement de tout l’organisme ; d’autre part ceux qui n’éprouvent que des modifications secondaires. Dans la première série, la larve résiste et l’adulte périt ; dans la seconde, c’est invariablement la mort.

 

Quelle raison trouver à cette différence ? L’expérimentation nous montre d’abord que la résistance à la piqûre s’accroît à mesure que le patient est de la nature moins affinée. La Lycose, l’Épeire, la Mante, toutes d’impressionnabilité délicate, succombent à l’instant, comme foudroyées ; le Carabe et le Procruste, de vie ardente, sont aussitôt pris de convulsions analogues à celles que provoque la strychnine ; le Scarabée sacré, fougueux trimbaleur de pilules, se démène en une sorte de danse de Saint-Guy. Au contraire, le lourd Orycte, la paresseuse Cétoine, amie de longs sommeils au cœur des roses, prennent leur mal en patience, et mollement gigotent des jours entiers avant de trépasser. Au-dessous d’eux se range l’Acridien, le Criquet, le rustique par excellence. Plus bas encore vient la Scolopendre, créature inférieure, d’organisation fruste. Il est ainsi d’évidence que l’action du venin, plus rapide ou plus lente, est subordonnée à la nervosité du patient.

 

Considérons à part les insectes d’ordre supérieur, soumis à des transformations complètes. Le terme de métamorphose qu’on leur applique signifie changement de forme. Or, n’y a-t-il que la forme de changée lorsque la chenille se fait papillon, lorsque le ver du terreau devient Cétoine ? Il y a plus et bien mieux, nous dit le dard du Scorpion.

 

Une profonde rénovation se fait dans la statique vitale du métamorphosé ; la substance, en réalité toujours la même, entre en fusion, affine son édifice atomique et devient apte à des frémissements sensitifs qui sont le plus bel apanage de l’insecte nubile. Cuirasse des élytres, feuillets, pompons, tiges vibrantes des antennes, pattes pour la course, ailes pour l’essor, tout cela est superbe, et tout cela n’est rien.

 

Bien au-dessus de cet outillage domine autre chose. Le transformé vient d’acquérir vie nouvelle, plus active, plus riche de sensations. Une seconde naissance s’est faite qui a tout rénové, dans l’ordre de l’invisible et de l’intangible encore plus que dans l’ordre du matériel. C’est mieux qu’une retouche dans les arrangements moléculaires, c’est l’éclosion d’aptitudes ignorées du passé. La larve, en général simple bout d’intestin, avait existence placide, très monotone, et voici qu’en vue des instincts futurs, la métamorphose lui révolutionne la substance, lui alambique les humeurs, lui affine atome par atome les foyers d’énergie. Un bond énorme est accompli vers le progrès, mais le nouvel état n’a pas le robuste équilibre du premier ; la perfection s’est acquise aux dépens de la stabilité ; aussi, l’insecte périt d’une épreuve que le ver supporterait sans péril.

 

Avec l’Acridien et l’Orthoptère en général, les conditions sont tout autres. Ici plus de réelle métamorphose, changeant à fond la structure, la manière de vivre, les mœurs. Sa vie durant, l’insecte reste, de peu s’en faut, ce qu’il était à la sortie de l’œuf. Il naît avec des formes que l’avenir ne retouchera guère, avec des habitudes que le temps ne changera pas. Chez lui, pas de rénovation, pas de poussée brusque. En son premier âge, il a déjà le tempérament de l’adulte, et comme tel il est privé de l’immunité dont jouissent les organismes rudimentaires.

 

Exempté de stage sous forme de ver, le Criquet court vêtu a les inconvénients d’une évolution trop rapide. Il périt non moins vite que l’adulte, dont il est le pareil à quelques détails près.

 

Que l’explication donnée ne soit pas la bonne, sans autrement insister je n’y contredirai pas. D’un coup de filet dans le gouffre de l’inconnu ne se rapporte pas toujours l’idée juste, rare capture. Un fait de haute portée est acquis néanmoins, demeura-t-il inexpliqué. La métamorphose modifie la substance organique au point d’en changer les plus intimes propriétés. Le venin du Scorpion, réactif d’une chimie transcendante, distingue la chair de la larve de celle de l’adulte ; il est bénin pour la première, il est mortel pour la seconde.

 

Ce curieux résultat éveille une question non étrangère aux superbes théories des virus atténués, des sérums, des vaccins. Une larve à métamorphose complète est piquée par le Scorpion ; volontiers on dirait qu’elle est vaccinée, en ce sens qu’un virus lui est inoculé, fatal dans les conditions de l’avenir, mais d’effet tolérable en l’état actuel. L’opérée ne semble pas affectée de la piqûre ; elle se remet à manger et continue comme à l’ordinaire son travail de ver.

 

Ce virus cependant ne peut manquer d’agir, de telle façon ou de telle autre, sur le sang, sur les nerfs de la bête. Ne pourrait-il enrayer la vulnérabilité, conséquence de la transformation ? À la faveur d’une accoutumance préparée dès l’âge larvaire, l’adulte serait-il immunisé ? Se trouverait-il réfractaire au venin, comme Mithridate l’était au poison ? Bref, l’insecte à métamorphose complète dont la larve a été piquée est-il capable de résister lui-même à la piqûre ? Telle est la question.

 

Les motifs d’affirmer sont si pressant qu’on est tout d’abord tenté de répondre : oui, l’adulte résistera. Mais laissons la parole à la seule expérimentation. Dans ce but, des préparatifs sont faits qui me valent quatre séries de sujets. La première se compose de douze larves de Cétoine qui, piquées en octobre, ont été revaccinées, c’est-à-dire piquées une seconde fois en mai. La deuxième série est également de douze larves de Cétoine, mais celles-ci à piqûre unique et faite en mai. Quatre chrysalides du Sphinx de l’euphorbe forment la troisième. Elles proviennent de chenilles piquées une seule fois, en juin. Enfin je dispose des cocons filés par les Vers à soie dont j’ai raconté plus haut la sanglante vaccination. Pour chaque lot, à mesure que l’éclosion se fera, va de nouveau intervenir le Scorpion.

 

Le Bombyx du mûrier répond le premier à mon impatience. Deux à trois semaines après, le papillon est là, se trémoussant pour la pariade. La piqûre reçue par la chenille n’a pas le moins du monde refroidi ses ardeurs. Je le soumets à l’épreuve. L’attaque est laborieuse, et le coup manque de netteté. N’importe, tous les atteints périssent après une agonie d’une paire de jours. La vaccination préalable n’a rien changé au résultat ; ils succombaient avant, ils succombent après.

 

Mais ce sont là des témoins débiles sur lesquels il n’est guère prudent de compter. J’obtiendrai mieux, j’en ai la confiance, avec les Sphinx et surtout avec les Cétoines, robustes sujets. Eh bien, les Sphinx dont les chenilles ont reçu le virus théoriquement immunisateur conservent leur normale vulnérabilité ; atteints de l’aiguillon, à l’instant ils succombent, exactement comme le font les autres, non soumit, dans l’âge larvaire, à l’inoculation préventive.

 

Peut-être le peu de jours écoulés entre la piqûre de la chenille et celle du papillon n’a-t-il pas encore permis au virus d’agir dans l’organisme au degré voulu. Il faudrait un plus long espace de temps pour amener des modifications intimes sous l’influence du venin qui travaille la bête. Les larves de Cétoine vont élaguer ce peut-être.

 

J’en ai une série de douze piquées à deux reprises, d’abord en octobre, et puis en mai. L’insecte parfait rompt sa coque vers la fin de juillet. Voilà donc dix mois d’écoulés depuis la première piqûre, et trois mois depuis la seconde. L’adulte est-il maintenant immunisé ?

 

Nullement. Soumis au Scorpion, mes douze vaccinés et revaccinés périssent tous, ni plus vite ni moins vite que leurs pareils, nés tranquilles dans leurs amas de feuilles pourries. Douze autres sujets, piqués, ceux-là, une seule foi, en mai, succombent avec la même promptitude. Pour les uns et pour les autres, mes manœuvres, qui m’inspiraient confiance au début, échouent piteusement, à mon extrême confusion.

 

Une autre méthode est tentée, celle de la transfusion du sang, ce qui touche de près au traitement par les sérums. Réfractaire au dard du Scorpion, le ver de la Cétoine doit avoir le sang doué de qualités spéciales, propres à neutraliser la virulence du venin. Transféré de la larve à l’adulte, ce sang ne pourrait-il communiquer ses énergies et rendre invulnérable l’insecte parfait ?

 

De la pointe d’une aiguille je blesse superficiellement un ver de Cétoine. Le sang jaillit, abondant. Je le recueille dans un verre de montre. Un tube de verre d’étroit calibre et finement affilé à un bout me sert d’injecteur. Par l’aspiration, je le charge de l’humeur recueillie, en variant la dose depuis un millimètre cube jusqu’à dix et vingt fois ce volume. Au moyen du souffle, je transvase le liquide en un point de la Cétoine adulte, en particulier à la face ventrale, où la pointe d’une aiguille a préparé la voie, pour le fragile injecteur. L’insecte supporte très bien l’opération. Riche d’un peu de sang de larve et d’ailleurs sans blessure grave, il a toutes les apparences d’une excellente santé.

 

Or, qu’advient-il de ce traitement ? Rien du tout. J’attends une paire de jours pour donner aux humeurs inoculées le temps de se diffuser et d’agir. La Cétoine est alors présentée au Scorpion. Voile-toi la face, inepte physiologiste ; la bête périt comme elle l’aurait fait avant ta présomptueuse chirurgie. L’animal ne se manipule pas à la façon des réactifs de la chimie.

 

CHAPITRE XXI

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LES PRÉLUDES


En avril, lorsque nous revient l’hirondelle et que sonne la première note du coucou, une révolution se fait dans la bourgade de l’enclos, jusque-là si paisible. Divers, la nuit venue, quittent leur abri, s’en vont péleriner, ne rentrent plus chez eux. Chose plus grave : sous la même pierre, bien des fois, deux Scorpions se trouvent, l’un dévorant l’autre. Est-ce affaire de brigandage entre pareils qui, d’humeur vagabonde au début de la belle saison, entrent étourdiment chez les voisins et y trouvent leur perte s’ils ne sont pas les plus forts ? On le dirait presque, tant l’intrus est consommé tranquillement, des journées entières et par petites bouchées, comme le serait l’ordinaire gibier.

 

Or, voici de quoi donner l’éveil. Les dévorés sont invariablement de taille moyenne. Leur coloration plus blonde, leur ventre moins pansu, attestent des mâles, toujours des mâles. Les autres, plus gros, plus bedonnants et quelque peu rembrunis, ne finissent pas de cette façon misérable. Alors probablement ce ne sont pas ici des rixes entre voisins, qui, jaloux de leur solitude, mettraient à mal tout visiteur et le mangeraient après, moyen radical de couper court à de nouvelles indiscrétions ; ce sont plutôt des rites nuptiaux, tragiquement accomplis par la matrone après la pariade. Reconnaître ce qu’il y a de fondé dans ce soupçon ne m’est pas possible jusqu’à l’année suivante ; je suis encore trop mal outillé.

 

Le printemps revient. À l’avance, j’ai préparé la vaste cage vitrée, peuplée de vingt-cinq habitants, chacun avec sa tuile. Dès le milieu d’avril, tous les soirs, à la nuit close, entre sept et neuf heures, l’animation se fait grande dans le palais de verre. Ce qui, de jour, semblait désert devient scène réjouissante. À peine le souper fini, toute la maisonnée y accourt. Une lanterne appendue devant le vitrage nous permet de suivre les événements.

 

C’est notre distraction après les tracas de la journée ; c’est notre spectacle. En ce théâtre de naïfs, les représentations sont de tel intérêt que, dès l’allumage de la lanterne, petits et grands nous venons tous prendre place au parterre ; tous, même Tom, le chien de la maison. Indifférent aux choses du Scorpion, en vrai philosophe qu’il est, Tom, il est vrai, se couche à nos pieds et sommeille, mais rien que d’un œil, l’autre toujours ouvert sur ses amis, les enfants.

 

Essayons de donner au lecteur une idée de ce qui se passe. À proximité du vitrage, dans la zone discrètement éclairée par la lanterne, bientôt se forme nombreuse assemblée. Partout ailleurs, de-ci, de-là, se promènent des isolés qui, attirés par la lumière, quittent l’ombre et accourent aux réjouissances de l’illumination. Les papillons nocturnes ne viennent pas mieux aux clartés de nos lampes. Les nouveaux venus se mêlent à la foule, tandis que d’autres, lassés des ébats, se retirent dans l’ombre, quelques instant s’y reposent, puis, fougueux, rentrent en scène.

 

C’est une sarabande non dépourvue d’attraits que celle de ces horreurs affolées de liesse. Les uns arrivent de loin ; avec gravité, ils émergent de l’ombre ; soudain, d’un élan rapide et doux, pareil à une glissade, ils vont à la foule, dans la lumière. Leur agilité fait songer à des souris trottant menu. On se recherche ; on se fuit précipitamment aussitôt touchés du bout des doigts, comme s’ils s’étaient mutuellement échaudés. D’autres, s’étant un peu roulés avec les camarades, à la hâte détalent, éperdus ; ils se rassurent dans l’ombre et reviennent.

 

Par moments, vif tumulte : confus amas de pattes qui grouillent, de pinces qui happent, de queues qui se recourbent et choquent, menaçantes ou caressantes, on ne sait au juste. Dans la mêlée, sous une incidence favorable, des paires de points s’allument et brillent comme des escarboucles. On les prendrait pour des yeux lançant des éclairs ; en réalité, ce sont deux facettes qui, polies en réflecteurs, occupent l’avant de la tête. Tous prennent part à la bagarre, les gros et les petits ; on dirait une bataille à mort, un massacre général, et c’est jeu folâtre. Ainsi se pelotent les jeunes chats. Bientôt le groupe se disloque ; chacun déguerpit un peu de partout sans blessure aucune, sans entorse.

 

Voici les fuyards de nouveau rassemblés devant la lanterne. Ils passent et repassent, ils s’en vont et reviennent, souvent se rencontrent front contre front. Le plus pressé marche sur le dos de l’autre, qui laisse faire sans autre protestation qu’un mouvement de croupe. L’heure n’est pas aux bourrades ; tout au plus, entre rencontrés s’échange une taloche, c’est-à-dire un coup de la crosse caudale. En leur société, ce choc bénin, où la pointe du dard n’intervient pas, est une manière de coup de poing de fréquent usage.

 

Il y a mieux que des pattes emmêlées et des queues brandies ; il y a parfois des poses d’une haute originalité. Front contre front et les pinces ramenées, deux lutteurs font l’arbre droit, c’est-à-dire qu’appuyés sur l’avant seul, ils redressent tout l’arrière du corps, si bien que la poitrine montre à découvert les huit pochettes blanches de la respiration. Alors les queues tendues en ligne droite et verticalement dressées échangent de mutuelles frictions, glissent l’une sur l’autre, tandis que leurs extrémités font croc et doucement, à multiples reprises, se nouent et se dénouent. Brusquement l’amicale pyramide s’écroule, et chacun détale à la hâte, sans autre cérémonie.

 

Que se voulaient les deux lutteurs en leur originale posture ? Était-ce prise de corps entre deux rivaux ? Il semble bien que non, tant la rencontre est pacifique. La suite des observations devait m’apprendre que ce sont là des agaceries de fiançailles. Pour déclarer sa flamme, le Scorpion fait l’arbre droit.

 

Continuer comme je viens de commencer, et présenter en un tableau d’ensemble les mille petites données cueillies au jour le jour, aurait des avantages ; le récit y gagnerait en rapidité, mais alors, privé de détails, très variables d’une séance à l’autre et difficiles à grouper, il y perdrait en intérêt. Rien ne doit être négligé dans l’exposé de mœurs si étranges et encore si peu connues. Au risque de se répéter un peu, il est préférable de suivre l’ordre chronologique et de raconter par fragments, à mesure que l’observation livre des faits nouveaux. De ce désordre, l’ordre se fera, chaque soirée, parmi les remarquables, fournissant un trait qui corrobore et complète les précédents. Je poursuis donc sous forme d’éphéméride.

 

25 avril 1904. – Holà ! qu’est donc ceci, non encore vu ! ma surveillance, toujours au guet, pour la première fois assiste à l’affaire. Deux Scorpions sont en face l’un de l’autre, les pinces fondues et les doigts saisis. Ce sont d’amicales poignées de main, et non des préludes de bataille, car les deux associés se comportent de la façon la plus pacifique à l’égard l’un de l’autre. Il y a là les deux sexes. L’un est pansu et rembruni, c’est la femelle ; l’autre est relativement fluet et de teinte pâle, c’est le mâle, la queue joliment spiralée, le couple, à pas mesurés, déambule le long du vitrage. Le mâle est en tête et marche à reculons, sans secousses, sans résistance vaincue. La femelle suit obéissante, saisie par le bout des doigts et face à face avec son entraîneur.

 

La promenade a des haltes qui ne changent rien au mode de liaison ; elle a des reprises, tantôt par ici et tantôt par là, d’un bout à l’autre de l’enceinte. Rien n’indique vers quel but tendent les promeneurs. Ils flânent, ils musent, échangent à coup sûr des œillades. Ainsi dans mon village, le dimanche, après vêpres, la jeunesse se promène le long des haies, chacun avec sa chacune.

 

Souvent ils virent de bord. C’est toujours le mâle qui décide de la nouvelle direction à prendre. Sans lâcher prise des mains, il fait gracieusement demi-tour et se range flanc contre flanc avec sa compagne. Alors, un moment, de sa queue couchée à plat, il lui caresse l’échine. L’autre ne bouge, impassible.

 

Une grosse heure je ne me lasse de ces interminables allées et venues. Une partie de la maisonnée me prête le concours de ses yeux devant l’étrange spectacle que nul au monde n’a encore vu, du moins avec des regards capables d’observer. Malgré l’heure tardive, pénible pour nos habitudes, notre attention se concerte, et rien d’essentiel ne nous échappe.

 

Enfin, vers les dix heures un dénouement se fait. Le mâle est parvenu sur un tesson dont l’abri paraît lui convenir. Il lâche sa compagne d’une main, d’une seule, et, tenant toujours bon de l’autre, il gratte des pattes, il balaye de la queue. Une grotte s’ouvre. Il y pénètre, et petit à petit, sans violence, il y entraîne la patiente Scorpionne. Bientôt tout a disparu. Un bourrelet de sable ferme la demeure. Le couple est chez lui.

 

Le troubler serait une maladresse ; j’interviendrais trop tôt, en un moment inopportun, si je voulais voir tout de suite ce qui se passe là-dessous. En préliminaires, les choses vont peut-être durer la majeure partie de la nuit, et les longues veillées commencent à peser à mes quatre-vingts ans. Les jarrets fléchissent, du sable me roule dans les yeux. Allons dormir.

 

Toute la nuit je rêve Scorpions. Ils courent sous mes couvertures, ils me passent sur le visage, et je n’en suis pas autrement ému, tant je vois en imagination de singulières choses. Le lendemain, dès l’aube, je soulève la pierre. La femelle est seule. Du mâle, nulle trace, ni dans le gîte ni dans le voisinage. Première déception, que devaient suivre tant d’autres.

 

10 mai. – Il est près de sept heures du soir ; le ciel est voilé avec signes d’une prochaine averse. Sous l’un des tessons de la cage vitrée, un couple se trouve immobile, face à face et se tenant les doigts. Avec précaution, j’enlève le tesson et laisse à découvert les occupants, afin de suivre à l’aise les suites du tête-à-tête. L’obscurité de la nuit arrive, et rien, ce me semble, ne troublera le calme de la demeure privée de son toit. Une bonne averse m’oblige à me retirer. Eux, sous le couvercle de la cage, n’ont pas à se garer de la pluie. Que feront-ils, abandonnés tels quels à leurs affaires, mais n’ayant plus de ciel de lit à leur alcôve ?

 

Une heure après la pluie cesse, et je reviens à mes Scorpions. Ils sont partis. Ils ont élu domicile sous une tuile voisine. Toujours les doigts saisis, la femelle est dehors et le mâle à l’intérieur, préparant le logis. De dix minutes en dix minutes, la maisonnée se relaye pour ne pas laisser échapper le moment précis de la pariade, qui me semble imminente. Soins inutiles ; vers les huit heures, la nuit étant tout à fait close, le couple, non satisfait des lieux, se remet en pèlerinage, les mains dans les mains, et va chercher ailleurs. Le mâle, à reculons, dirige la marche, choisit à sa guise l’habitation ; la femelle suit, docile ; c’est l’exacte répétition de ce que j’ai vu le 25 avril.

 

Une tuile est enfin trouvée qui leur agrée. Le mâle pénètre d’abord, mais cette fois sans lâcher un instant sa compagne ni d’une main ni de l’autre. En quelques coups de queue, la chambre nuptiale est préparée. Doucement tirée devers lui la Scorpionne pénètre après son guide.

 

Une paire d’heures plus tard, je les visite, croyant leur avoir donné le temps d’en finir avec les préparatifs. Je relève le tesson. Ils s’y trouvent dans la même posture, face à face et les mains dans les mains. Pour aujourd’hui, je n’en verrai pas davantage.

 

Le lendemain, rien de nouveau non plus. L’un devant l’autre, méditatifs, sans qu’une patte remue, compère et commère, pris par le bout des doigts, continuent sous la tuile leur interminable tête-à-tête. Le soir, au coucher du soleil, après vingt-quatre heures de liaison, le couple se disjoint. Lui s’en va de la tuile, elle y reste, et les affaires n’ont pas avancé d’un cran.

 

De cette séance, deux faits sont à retenir. Après la promenade des accordailles, il faut au couple le mystère et la tranquillité d’un abri. Jamais en plein air, parmi la foule remuante, à la vue de tous, ne se déciderait conclusion nuptiale. La toiture du logis enlevée, soit de jour, soit de nuit, avec toute la discrétion possible, les deux conjoints, qui semblent absorbés en des méditations, se mettent en marche, à la recherche d’un autre local. De plus, la station sous le couvert d’une pierre est de longue durée ; nous venons de la voir se prolonger vingt-quatre heures, et encore sans résultat décisif.

 

12 mai. – Que nous apprendra la séance de ce soir ? Le temps est calme et chaud, propice aux nocturnes ébats. Un couple s’est formé, dont j’ignore les débuts. Cette fois, le mâle est de beaucoup inférieur pour la taille à sa commère ventrue. Le gringalet néanmoins remplit vaillamment son office. À reculons, comme de règle, et la queue roulée en trompette, il promène la grosse Scorpionne autour des remparts de verre. Après un circuit, un autre encore, tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire.

 

Des arrêts sont fréquents. Alors les deux fronts se touchent, s’inclinent un peu de droite et de gauche, comme s’il y avait des chuchotements échangés à l’oreille. Les petites pattes d’avant se trémoussent en fébriles caresses. Que se disent-ils ? Comment traduire en paroles leur épithalame silencieux ?

 

Toute la maisonnée vient voir le curieux attelage, que nôtre présence ne trouble en rien. On le trouve gracieux, et l’expression n’est pas exagérée. Demi-translucides et luisants à la clarté de la lanterne, ils semblent sculptés dans un morceau d’ambre jaune. Les bras tendus, les queues roulées en gentilles volutes, d’un mouvement doux, à pas comptés, ils pérégrinent.

 

Rien ne les dérange. Si quelque vagabond, prenant le frais du soir, est rencontré en chemin, longeant comme eux la muraille, celui-ci, au courant de ces délicates affaires, se range de côté et laisse le passage libre. Finalement, l’abri d’un tesson reçoit les promeneurs, le mâle le premier et à reculons, cela va de soi. Il est neuf heures.

 

À l’idylle de la soirée succède, dans la nuit, l’atroce tragédie. Le lendemain matin, la Scorpionne est retrouvée sous le tesson de la veille. Le petit mâle est à ses côtés, mais occis et quelque peu dévoré. Il lui manque la tête, une pince, une paire de pattes. Je mets le cadavre à découvert, sur le seuil du logis. De toute la journée la recluse n’y touche. Au retour de la nuit, elle sort, et, rencontrant le défunt sur son passage, elle l’emporte au loin pour lui faire d’honorables funérailles, c’est-à-dire pour achever de le manger.

 

Cet acte de cannibale s’accorde avec ce que m’a montré l’an passé la bourgade à l’air libre. De temps à autre je trouvais alors, sous les pierres, une femelle pansue savourant à son aise, en mets rituel, son compagnon de nuit. Je soupçonnais que le mâle, s’il ne se dégage pas à temps une fois sa fonction remplie, est dévoré en totalité ou en partie, suivant l’appétit de la matrone. J’en ai maintenant sous les yeux la preuve certaine. J’ai vu hier le couple entrer en loge après le préliminaire d’usage, la promenade ; et ce matin, sous la même tuile, au moment de ma visite, la mariée consomme son collaborateur.

 

Il est à croire, que le malheureux est parvenu à ses fins. Nécessaire à la race, on ne le mangerait pas encore. Le couple actuel a été donc prompt en besogne, tandis que j’en vois d’autres ne pas aboutir après des agaceries et des méditations dépassant en durée deux fois le tour du cadran. Des circonstances impossibles à préciser, l’état de l’atmosphère peut-être, la tension électrique, la température, les ardeurs individuelles accélèrent ou retardent la finale de la pariade dans une large mesure ; et c’est là grave difficulté pour l’observateur désireux de saisir l’instant précis où se dévoilerait le rôle encore incertain des peignes.

 

14 mai. – Ce n’est certes pas la faim qui, tous les soirs met en émoi mes bêtes. La recherche de la nourriture n’est pour rien dans leurs rondes vespérales. À la foule affairée, je viens de servir butin varié, choisi parmi ce qui paraît agréer le mieux. Il y a là de jeunes Criquets, tendres morceaux ; de petits Locustes, mieux en chair que les Acridiens ; des Phalènes, amputées de leurs ailes. En saison plus avancée, j’y adjoins des Libellules, mets apprécié, m’affirme leur équivalent, le Fourmi-Lion adulte, dont j’ai autrefois trouvé les reliefs, les ailes, dans l’antre du Scorpion.

 

Ce luxe de gibier leur est indifférent ; nul n’y accorde attention. Dans la mêlée, les Criquets sautillent, les Papillons battent le sol de leurs moignons alaires, les Libellules frissonnent, les passants n’y prennent garde. On les piétine, on les culbute, on les écarte d’un coup de queue ; bref, on n’en veut pas, absolument pas. Il s’agit d’autres affaires.

 

Presque tous longent la muraille de verre. Des obstinés essayent l’escalade ; ils se hissent sur la queue, glissent, retombent, recommencent ailleurs. De leurs poings tendus, ils choquent le vitrage ; coûte que coûte, ils veulent s’en aller. Le parc est vaste cependant, il y a place pour tous ; les allées s’y prêtent à de longues promenades. N’importe, ils veulent vagabonder au loin. S’ils étaient libres, ils se disperseraient dans toutes les directions. L’an passé, à pareille époque, les colons de l’enclos ont quitté la bourgade, et je ne les ai plus revus.

 

La pariade, au printemps, leur impose des voyages. Jusqu’ici farouches solitaires, ils abandonnent maintenant leurs cellules, ils accomplissent le pèlerinage des amours ; insoucieux du manger, ils vont en quête de leurs pareils. Parmi les pierres de leur territoire, il doit y avoir des lieux d’élection où se font les rencontres, où se tiennent les assemblées. Si je ne craignais de me casser les jambes, de nuit, parmi les encombrements rocheux de leurs collines, j’aimerais d’assister à leurs fêtes matrimoniales, dans les délices de la liberté. Que font-ils là-haut, sur leurs pentes pelées ? Rien autre apparemment que dans l’enceinte vitrée. Le choix fait d’une épousée, ils la promènent longtemps à travers les touffes de lavande et les mains dans les mains. S’ils n’y jouissent pas des attraits de mon lumignon, ils ont pour eux la lune, l’incomparable lanterne.

 

20 mai. – Voir les débuts de l’invitation à la promenade n’est pas un événement sur lequel on puisse compter chaque soir. De dessous leurs pierres, divers sortent déjà liés par couples. En pareil assemblage de doigts saisis, ils y ont passé la journée entière, immobiles, l’un devant l’autre, méditant. La nuit venue, sans se séparer un instant, ils reprennent, autour du vitrage, la promenade commencée la veille, peut-être même avant. On ne sait ni quand ni comment s’est effectuée la jonction. D’autres à l’improviste se rencontrent en des passages reculés, d’inspection difficultueuse. Lorsque je les aperçois, il est trop tard, l’équipage chemine.

 

Aujourd’hui, la chance me sourit. Sous mes yeux, en pleine clarté de la lanterne, se fait la liaison. Un mâle, tout guilleret, tout pétulant, dans sa course précipitée à travers la foule, se trouve soudain face à face avec une passante qui lui convient. Celle-ci ne dit pas non, et les choses vont vite.

 

Les fronts se touchent, les pinces besognent ; en larges mouvements, les queues se balancent ; elles se dressent verticales, s’accrochent par le bout et doucement se caressent en lentes frictions. Les deux bêtes font l’arbre droit, de la façon déjà décrite. Bientôt le système s’affaisse ; les doigts se trouvent saisis, et sans plus le couple se met en marche. La pose en pyramide est donc bien le prélude de l’attelage. Cette pose n’est pas rare, il est vrai, entre individus de même sexe se rencontrant, mais elle est moins correcte et surtout moins cérémonieuse. Ce sont alors des gestes d’impatience, et non des agaceries amicales ; les queues se choquent au lieu de se caresser.

 

Suivons un peu le mâle, qui se hâte à reculons et s’en va tout fier de sa conquête. D’autres femelles sont rencontrées, qui font galerie et regardent curieuses, jalouses peut-être. L’une d’elles se jette sur l’entraînée, l’enlace des pattes et fait effort pour arrêter l’équipage. Contre pareille résistance, le mâle s’exténue ; en vain il secoue, en vain il tire, ça ne marche plus. Non désolé de l’accident, il abandonne la partie. Une voisine est là, tout près. Brusque en pourparlers et sans autre déclaration cette fois, il lui prend les mains et la convie à la promenade. Elle proteste, se dégage, et fuit.

 

Du groupe des curieuses, une seconde est sollicitée, avec le même sans-façon. Elle accepte, mais rien ne dit qu’en route elle n’échappera pas à son séducteur. Qu’importe au freluquet ! Une manquant, bien d’autres restent. Et que lui faut-il, en somme ? La première venue.

 

Cette première venue, il l’a trouvée, car le voici qui mène sa conquête, il passe dans la zone éclairée. De toutes ses forces, il tire à lui par secousses si l’autre refuse d’avancer ; il agit en douceur s’il obtient docile obéissance. Des pauses sont fréquentes, parfois assez prolongées.

 

Alors le mâle se livre à de curieux exercices. Ramenant à lui les pinces, disons mieux, les bras, puis de nouveau les tendant en ligne droite, il contraint la femelle à semblable jeu alternatif. Ils forment à eux d’eux un système de tringles articulées ouvrant et, fermant tour à tour leur quadrilatère. Après ce manège d’assouplissement, la mécanique se contracte, immobile.

 

Maintenant les fronts sont en contact ; les deux bouches s’appliquent l’une sur l’autre avec de tendres effusions. Pour exprimer ces caresses viennent à l’esprit les termes de baisers et d’embrassements. On n’ose s’en servir ; manquent ici la tête, la face, les lèvres, les joues. Tronqué comme d’un coup de sécateur, l’animal n’a pas même de mufle. Où nous chercherions un visage font paroi de hideuses ganaches.

 

Et c’est le superlatif du beau pour le Scorpion ! De ses pattes antérieures, plus délicates, plus agiles que les autres, doucement il tapote l’horrible masque, à ses yeux exquise frimousse ; voluptueusement il mordille, il chatouille de ses ganaches la bouche opposée, de hideur pareille. C’est superbe de tendresse et de naïveté. La Colombe a, dit-on, inventé le baiser. Je lui connais un précurseur : c’est le Scorpion.

 

Dulcinée se laisse faire, toute passive, non sans un secret désir de s’esquiver. Mais comment s’y prendre ? C’est très simple. De sa queue la Scorpionne fait trique et en assène un coup sur les poignets du trop chaleureux compagnon, qui à l’instant lâche prise. C’est la rupture. Demain la bouderie cessera et les affaires se reprendront.

 

25 mai. – Ce coup de trique nous enseigne que la docile compagne annoncée par les premières observations a ses caprices, ses refus obstinés, ses brusques divorces. Donnons-en un exemple.

 

De belle prestance l’un et l’autre, ce soir elle et lui sont en cours de promenade. Une tuile est trouvée, qui paraît convenir. Lâchant d’une pince, d’une seule, pour avoir quelque liberté d’action, le mâle travaille des pattes et de la queue à déblayer l’entrée. Il pénètre. Par degrés, à mesure que la demeure s’excave, la femelle suit, bénévole, dirait-on.

 

Bientôt, le logis et l’heure ne lui convenant peut-être pas, elle reparaît et sort à demi, à reculons. Elle lutte contre son entraîneur, qui, de son côté, tire devers lui sans se montrer encore. La contestation est vive, l’un s’escrimant à l’intérieur de la cabine et l’autre à l’extérieur. Tour à tour on avance, on recule, et le succès est balancé. Enfin, d’un brusque effort, la Scorpionne extrait son compagnon.

 

L’équipage, non rompu, est à découvert ; la promenade reprend. Pendant une grosse heure, le long du vitrage, ils virent d’un côté, ils revirent de l’autre, puis reviennent à la tuile de tantôt, exactement la même. La voie étant déjà ouverte, le mâle sans retard pénètre et tire éperdument. Au dehors, la Scorpionne résiste. Raidissant les pattes qui labourent le sol, et arc-boutant la queue contre le cintre de la tuile, elle ne veut pas entrer. Cette résistance n’est pas pour me déplaire. Que serait la pariade sans le décor des préludes ?

 

Sous la pierre cependant le ravisseur insiste et manœuvre si bien que la rebelle obéit. Elle entre. Dix heures viennent de sonner. Dussé-je veiller le reste de la nuit, j’attendrai le dénouement ; je retournerai le tesson au moment opportun pour voir un peu ce qui se passe là-dessous. Les bonnes, occasions sont rares ; profitons de celle-ci. Que verrai-je ?

 

Rien du tout. Au bout d’une demi-heure à peine, la récalcitrante se libère, émerge de l’abri et s’enfuit. L’autre accourt à l’instant du fond de la cabine, s’arrête sur le seuil et regarde. La belle lui a échappé. Tout penaud, il rentre chez lui. Il est volé. Je le suis pareillement.

 

CHAPITRE XXII

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA PARIADE


Juin commence. Crainte d’un trouble que l’illumination trop vive pourrait amener, j’ai tenu jusqu’ici la lanterne appendue au dehors, à quelque distance du vitrage. La clarté insuffisante ne me permet pas de voir certains détails sur le mode d’attelage du couple en promenade. Sont-ils actifs l’un et l’autre dans le système des mains liées ? forment-ils de leurs doigts un engrenage alterne ? ou bien un seul agit-il, et lequel ? Informons-nous exactement, la chose a son importance.

 

Je place la lanterne à l’intérieur, au centre de la cage. De partout bon éclairage. Loin d’en être effrayés, les Scorpions y gagnent en allégresse. Ils accourent autour du fanal ; d’aucuns même en tentent l’escalade pour mieux se rapprocher du foyer lumineux. À la faveur des cadres cernant les carreaux, ils y parviennent. Ils s’agrippent aux bords de la lame en fer-blanc, et tenaces, insoucieux des glissades, ils finissent par atteindre le haut. Là, immobiles, plaqués en partie contre le verre, en partie sur l’appui de l’armature métallique, toute la soirée ils regardent, fascinés par la gloire du lumignon. Ils me rappellent les Grands-Paons d’autrefois, en extase sous le réflecteur de ma lampe.

 

Au pied du fanal, en pleine clarté, un couple ne tarde guère à faire l’arbre droit. Gracieusement on s’escrime de la queue, puis on se met en marche. Le mâle seul agit. Des deux doigts de chaque pince, il a saisi en un paquet, chez la Scorpionne, les deux doigts de la pince correspondante. Lui seul fait effort et serre ; lui seul est libre de rompre l’attelage quand il voudra, il lui suffit d’ouvrir ses tenailles. La femelle ne le peut ; elle est captive, son ravisseur lui a mis les poucettes.

 

En des cas assez rares, on peut voir mieux encore. J’ai surpris le Scorpion entraînant sa belle par les deux avant-bras ; je l’ai vu la tirant par une patte et par la queue. Elle avait résisté aux avances de la main tendue, et le butor, oublieux de toute réserve, l’avait renversée sur le flanc et harponnée au hasard. La chose est tirée au clair, c’est ici véritable rapt, enlèvement par violence. Tels les gens de Romulus enlevant les Sabines.

 

Le brutal ravisseur met à ses prouesses un entêtement bien singulier, si l’on songe que les affaires se terminent tôt ou tard de tragique façon. Les rites veulent qu’après les noces il soit mangé. Quel étrange monde, où la victime entraîne de force le victimaire à l’autel !

 

D’une soirée à l’autre, je reconnais que les femelles les plus corpulentes de ma ménagerie ne prennent guère part aux ébats de l’équipage à deux ; c’est presque toujours aux jeunes, peu chargées de panse, que s’adressent les passionnés de promenade. Il leur faut des tendrons. Avec les autres, ils ont bien, par moments, des entrevues, des passes de queue, des essais d’attelage ; mais ce sont là de brèves démonstrations, sans grande faveur. À peine saisie par les doigts, la grosse invitée rappelle à l’ordre, d’un coup de queue, les familiarités inopportunes. Sans plus insister, le refusé abandonne la partie. Chacun s’en va de son côté.

 

Les puissantes ventrues sont donc de vieilles matrones, indifférentes maintenant aux effusions de la pariade. L’an passé, à pareille époque, peut-être même avant, elles ont eu leur bonne saison, et désormais cela leur suffit. La Scorpionne a par conséquent la gestation d’une durée bien extraordinaire, comme on n’en trouverait pas beaucoup de comparables même chez les animaux d’ordre supérieur. Il lui faut un an et davantage pour amener ses germes à maturité.

 

Revenons au couple que nous venons de voir se former au pied du fanal. Je le visite le lendemain matin à six heures. Il est sous la tuile exactement agencé comme pour la promenade, c’est-à-dire face à face et les doigts saisis. Tandis que je le surveille, un second couple se forme et se met à pérégriner. L’heure matinale de l’expédition me surprend ; je n’avais jamais vu et ne devais revoir que rarement pareil fait en plein jour. C’est à la tombée de la nuit que réglementairement s’entreprennent les promenades à deux. D’où provient telle hâte aujourd’hui ?

 

Je crois en entrevoir le motif. Le temps est orageux ; le tonnerre ne discontinue, très violent, dans l’après-midi. Saint Médard, dont on célébrait hier la fête, ouvre ses larges écluses ; il pleut à verse toute la nuit. La forte tension électrique et les effluves de l’ozone ont émoustillé les somnolents ermites, qui, les nerfs agacés, viennent la plupart sur le seuil de leurs cellules, tendent au dehors leurs pinces interrogatrices et s’informent de l’état des choses. Plus émotionnés, deux sont sortis, dominés par l’ivresse de la pariade qu’exalte l’ivresse de l’orage ; ils se sont convenus, et les voici en marche solennelle au fracas du tonnerre.

 

Ils passent devant des cases ouvertes, veulent entrer. Le propriétaire de céans s’y oppose. Il apparaît sur le seuil de la porte, brandit les poings et de son geste semble dire : « Allez-vous-en ailleurs ; ici la place est prise. » Ils s’en vont. Même refus sur d’autres portes, mêmes menaces de l’occupant. Enfin, faute de mieux, ils pénètrent sous la tuile où depuis la veille loge le premier couple.

 

La cohabitation n’amène pas de noise ; côte à côte, les anciens installés et les nouveaux venus se tiennent bien tranquilles, chacun à ses méditations, dans une complète immobilité, les doigts toujours saisis. Et cela dure la journée entière. Vers les cinq heures du soir, les couples se disjoignent. Désireux apparemment d’assister aux habituelles réjouissances du crépuscule, les mâles quittent l’abri ; les femelles, au contraire, restent sous la tuile. Rien, que je sache, ne s’est passé pendant ce long tête-à-tête, rien malgré les excitations du tonnant festival.

 

Ce séjour à quatre dans la même loge n’est pas un cas isolé ; des groupes, n’importe le sexe, sont assez fréquents sous les tessons de la cage vitrée. Je l’ai déjà dit : aux lieux d’origine, il ne m’est jamais arrivé de rencontrer deux Scorpions sous la même pierre. N’allons pas en déduire que des mœurs farouches interdisent toute relation entre voisins ; nous ferions erreur, nous enseigne l’enceinte à vitrage. Il y a là des cabines en nombre plus que suffisant ; chacun pourrait y choisir une demeure et l’occuper désormais en jaloux propriétaire. Rien de tel ne se passe. Quand vient l’animation du soir, il n’y a pas de chez soi, respecté d’autrui. Tout est à tous. Sous la première tuile venue se glisse qui veut, sans protestation de l’occupant. On sort, on se promène, on rentre au hasard des cases rencontrées. Les ébats crépusculaires terminés, ainsi se forment des groupes de trois, de quatre, parfois davantage, sans distinction de sexe, qui, l’un contre l’autre dans l’étroit logis, passent ensemble le reste de la nuit et la journée du lendemain. C’est là d’ailleurs un chalet provisoire, échangé pour un autre la soirée d’après, suivant les caprices des promeneurs. La demeure fixe n’est usitée qu’en mauvaise saison. Et cette bohème errante vit parfaitement en paix. Entre eux jamais de noise sérieuse, seraient-ils cinq ou six dans la même chambrée.

 

Or, cette tolérance ne règne qu’entre adultes, un peu, sans doute, par crainte de représailles. À ce motif de rapports pacifiques s’en adjoint un autre, plus impérieux : la concorde est nécessaire aux rencontres où doit se préparer l’avenir. Les caractères s’adoucissent donc, mais non en plein ; il y a toujours des appétits pervers chez les femelles qui prochainement vont entrer en gésine.

 

Autant elles seront débonnaires au milieu de leurs fils d’éclosion récente, autant elles se montrent haineuses à l’égard, des jeunes, déjà grandelets, mais non encore nubiles. Pour elles comme pour l’ogre de nos contes, l’enfant rencontré en chemin est un tendre morceau, rien de plus.

 

Le souvenir me vient toujours présent de l’odieux spectacle que voici. Un étourdi, n’ayant guère que le tiers ou le quart des dimensions finales, passe, ne songeant à mal, devant la porte d’une case. La grosse matrone sort, va au pauvret, le cueille du bout des pinces, le jugule d’un coup d’aiguillon, et puis tranquillement le mange.

 

Jouvenceaux et jouvencelles, qui plus tôt, qui plus tard, périssent de la même façon dans la cage vitrée. Je me fais scrupule de remplacer les occis ; ce serait fournir un nouvel aliment à la tuerie. Ils étaient une douzaine et en peu de jours il ne m’en reste pas un seul. Sans l’excuse de la faim, car les vivres réguliers abondent, les femelles les ont tous dévorés. La jeunesse est certes une belle chose, mais elle a de terribles inconvénients dans la société de ces ogresses.

 

Volontiers je mettrais ces massacres sur le compte des envies bizarres que la gestation provoque en bien des cas. La prochaine maternité est soupçonneuse, intolérante ; pour elle, tout est l’ennemi dont on se délivre en le mangeant, lorsque les forces le permettent. Et, en effet, la famille née et rapidement émancipée vers le milieu du mois d’août, la paix règne, profonde, dans la ménagerie. Ma surveillance ne peut surprendre un seul cas de ces accès de cannibalisme si fréquents auparavant.

 

Les mâles, d’ailleurs, insoucieux de la sauvegarde familiale, ignorent ces tragiques frénésies. Ce sont des pacifiques, brusques de manières, mais enfin incapables d’éventrer le prochain. Entre eux jamais de bataille pour la possession de la convoitée. Ce n’est pas en des rixes mortelles et à coups de poignard que deux rivaux se la disputent. Les choses se passent, sinon en douceur, du moins sans horions.

 

Deux prétendants font rencontre de la même Scorpionne. Qui des deux l’invitera et la mènera faire un tour de promenade ? La vigueur des poignets va décider.

 

Du bout des doigts d’une seule pince, chacun saisit la belle par la main voisine. L’un à droite, l’autre à gauche, ils tirent de toutes leurs forces, en sens opposés. Les pattes s’arc-boutent en arrière et font levier, les croupes tremblotent, les queues se balancent et donnent élan. Et hardi ! Par secousses, par brusques reculades, ils travaillent la Scorpionne ; on dirait qu’ils se proposent de l’écarteler et d’en emporter chacun un morceau. La déclaration amoureuse est une menace de déchirement.

 

Entre eux, d’autre part, nulle bourrade échangée directement, pas même une taloche du revers de la queue. Seule la patiente est malmenée, et rudement. À voir ces forcenés s’escrimer de la sorte, on craint que les bras ne soient arrachés. Rien néanmoins ne se disloque.

 

Lassés d’une lutte sans résultat, les deux concurrents se prennent enfin par les mains encore libres ; ils forment la chaîne à trois et reprennent, plus véhémentes, les secousses d’arrachement. Chacun se trémousse, avance et recule, tiraille de son mieux jusqu’à épuisement. Soudain le plus fatigué abandonne la partie ; il fuit, laissant à son adversaire le tendre objet si passionnément disputé. Aussitôt, de sa pince libre, le vainqueur complète l’équipage, et la promenade commence. Quant au vaincu, n’ayons souci de lui ; il aura bientôt rencontré dans la foule de quoi se dédommager de sa confusion.

 

Encore un exemple de ces bénignes rencontres entre rivaux. Un couple déambule. Le mâle est de médiocre taille, très ardent au jeu néanmoins. Lorsque sa compagne refuse d’avancer, il tire par secousses qui lui font courir un frémissement le long de l’échine. Survient un second mâle plus fort que le premier. La commère lui convient ; il veut l’avoir. Va-t-il abuser de sa vigueur, se jeter sur le mesquin, le battre, le poignarder peut-être ? En aucune manière. Chez les Scorpions, ces délicates affaires ne se décident point par les armes.

 

Le puissant gaillard laisse le nain tranquille. Il va droit à la convoitée et la saisit par la queue. Alors, à qui mieux mieux, l’un tiraille de l’avant, l’autre tiraille de l’arrière. Suit une brève contestation qui laisse chacun maître d’une pince. En frénétique véhémence, celui-ci travaille à droite, celui-là travaille à gauche, comme s’ils voulaient démembrer la commère. Enfin le plus petit se reconnaît vaincu ; il lâche prise et s’enfuit. Le gros s’empare de la pince abandonnée, et sans autre incident l’équipage chemine.

 

Ainsi tous les soirs, pendant quatre mois, de la fin d’avril au commencement de septembre, se répètent, inlassables, les préludes de la pariade. Les torridités caniculaires ne calment pas ces effrénés ; au contraire, elles leur infusent nouvelle ardeur. Au printemps, je surprenais un par un, à de longs intervalles, les équipages de pèlerins ; en juillet, c’est par trois, c’est par quatre à la fois que je les observe dans la même soirée.

 

J’en profite, sans grand succès, pour m’informer de ce qui se passe sous les tuiles où se réfugient les couples de promeneurs ; mon désir est de voir, du commencement à la fin, les détails du tendre tête-à-tête. La méthode du tesson retourné ne vaut rien, même dans le calme de la nuit. Bien des fois et vainement je l’ai essayée. Privés de leur toiture, les deux conjoints se remettent en pèlerinage et gagnent un autre abri, où recommencent les impossibilités d’une observation prolongée. Il faut des circonstances spéciales, indépendantes de notre intervention, pour réussir dans la délicate entreprise.

 

Aujourd’hui ces circonstances se présentent. Le 3 juillet, vers les sept heures du matin, un couple attire mon attention, couple que j’ai vu la veille se former, se promener et prendre domicile. Le mâle est sous la tuile, en entier invisible moins le bout des pinces. La cabine s’est trouvée trop étroite pour abriter les deux. Lui est entré ; elle, puissante de bedaine, est restée dehors, retenue des doigts par son compagnon.

 

La queue courbée en large cintre est paresseusement inclinée de côté, la pointe du dard reposant sur le sol. Les huit pattes, bien campées, sont en pose de recul, signe d’une tendance à l’évasion. Tout le corps est d’une immobilité complète. Vingt fois, dans la journée, je visite la grosse Scorpionne, je ne peux saisir le moindre mouvement de croupe, la moindre modification dans l’attitude, la moindre flexion dans la courbure de la queue. Devenue pierre, la bête ne serait pas plus inerte.

 

Le mâle, de son côté, ne remue pas davantage. Si je ne le vois pas, j’aperçois du moins les doigts, qui m’avertiraient d’un changement de pose. Et cet état de bêtes pétrifiées, qui a déjà duré la majeure partie de la nuit, persiste toute la journée, jusque vers les huit heures du soir. Qu’éprouvent-ils l’un devant l’autre ? Que font-ils, immobiles et les doigts saisis ? Si l’expression était permise, je dirais qu’ils méditent profondément. C’est le seul terme qui rende à peu près les apparences. Mais nul langage humain ne saurait avoir de vocables propres à dire les béatitudes, les extases des Scorpions unis en couple par le bout des doigts. Restons muets sur ce qu’il nous est impossible de comprendre.

 

Vers les huit heures, l’animation étant déjà grande hors des cases, la femelle brusquement remue, elle s’agite, fait effort et parvient à se dégager. Elle fuit, l’une des pinces ramenée devers elle, l’autre étendue. Pour rompre la fascinante chaîne, elle a si violemment tiré qu’elle s’est démis une épaule. Elle fuit, sondant la voie de la pince non compromise. Le mâle détale lui aussi. Tout est fini pour ce soir.

 

Ces tournées à deux, en usage dans la soirée toute une saison, sont évidemment les prolégomènes d’affaires plus sérieuses. Les promeneurs s’interrogent, déploient leurs grâces, font valoir leurs mérites avant d’en venir aux conclusions. Quand donc arrive le moment définitif ? À le guetter ma patience s’épuise ; en vain je prolonge mes veillées, et je retourne des tessons, désireux de connaître enfin le rôle exact des peignes : rien ne répond à mes espérances.

 

C’est à des heures très avancées de la nuit que s’accomplit la finale des noces ; là-dessus, pour moi, aucun doute. Si j’avais quelque chance d’arriver au bon moment, je lutterais contre le sommeil jusqu’à l’aube ; mes vieilles paupières sont encore capables de le faire lorsqu’il s’agit d’acquérir une idée. Mais combien aléatoire serait ma persévérance !

 

Je le sais très bien, l’ayant vu et revu à satiété : dans l’immense majorité des cas, on retrouve, le lendemain matin, sous la tuile, le couple en posture d’équipage tel qu’il l’était la veille au soir. Pour réussir, il faudrait bouleverser les habitudes de la vie, faire le guet toutes les nuits des trois et des quatre mois de file. Tel projet est au-dessus de mes forces. J’y renonce.

 

Une seule fois j’ai entrevu la solution de l’ardu problème. Au moment où je lève la pierre, le mâle se renverse sans lâcher prise des mains ; le ventre en l’air, doucement il se glisse à reculons sous sa compagne. Ainsi procède le Grillon quand ses instances sont enfin écoutées. En cette posture, il suffirait au couple de se stabiliser, probablement avec l’engrenage des peignes, pour en venir à ses fins. Mais, effrayés par la violation de leur domicile, les deux superposés à l’instant se disjoignent. D’après le peu que j’ai vu, il est donc à croire que les Scorpions terminent la pariade dans une pose semblable à celle des Grillons. Ils ont de plus les mains saisies et les peignes enchevêtrés.

 

Je suis mieux renseigné sur la suite des événements en loge. Marquons les tuiles où, le soir, les couples prennent refuge après la promenade. Qu’y trouvons-nous le lendemain ? Habituellement juste l’équipage de la veille, face à face et les doigts unis.

 

Parfois la femelle est seule. Le mâle, ses affaires terminées, a trouvé le moyen de se dégager et de s’en aller. Il avait de graves motifs de couper court aux ivresses de l’alcôve. En mai surtout, époque des plus chaleureux ébats, il m’arrive souvent en effet de trouver la femelle grignotant et savourant le camarade occis.

 

Qui a perpétré le meurtre ? La Scorpionne évidemment. Ce sont ici les atroces mœurs de la Mante religieuse ; l’amant est poignardé et puis mangé, s’il ne se retire à temps. Avec de la prestesse et de la décision, il le peut quelquefois, non toujours. Il lui est facultatif de libérer les mains, car ce sont les siennes qui serrent ; en levant le pouce, il met fin à la contrainte. Mais il reste la diabolique machinette des peignes, appareils de volupté, maintenant traquenard. D’un côté comme de l’autre, les longues dentelures de l’engrenage, étroitement agencées et peut-être convulsées, se refusent à la prompte dissociation. Le malheureux est perdu.

 

Pourvu d’un stylet venimeux pareil à celui qui le menace, peut-il, sait-il se défendre ? On dirait bien que non, car il est toujours la victime. Il est possible que la position renversée sur l’échine le gêne dans la manœuvre de la queue, laquelle, fonctionnant, doit se convoluter vers le dos. Peut-être encore un invincible instinct lui défend de passer par les armes la future mère. Il se laisse larder par la terrible épousée ; il périt sans défense.

 

Incontinent la veuve se met à la manger. C’est dans les rites comme chez les Araignées, qui, dépourvues de l’engin fatal au Scorpion, laissent du moins aux mâles le temps de s’enfuir s’ils ont la décision assez prompte.

 

Le repas funéraire, quoique fréquent, n’est pas de rigueur ; la consommation dépend un peu de l’état de l’estomac. J’en ai vu qui, dédaigneuses du nuptial morceau, dégustaient sobrement la tête du mort, puis charriaient le cadavre à la voirie, sans autrement y toucher. J’ai vu de ces Furies porter le trépassé à bras tendus, le trimbaler toute la matinée, à la vue de tous, ainsi qu’un trophée, puis, sans plus de cérémonies, le laisser choir intact et l’abandonner aux fourmis, empressées charcutières.

 

CHAPITRE XXIII

LE SCORPION LANGUEDOCIEN – LA FAMILLE


La science des livres est une médiocre ressource dans les problèmes de la vie ; à la riche bibliothèque est ici préférable l’assidu colloque avec les faits. En bien des cas, il est excellent d’ignorer ; l’esprit garde sa liberté d’investigation et ne s’égare pas en des voies sans issue, suggérées par la lecture. Encore une fois, je viens d’en faire l’expérience.

 

Un mémoire d’anatomie, œuvre d’un maître cependant, m’avait appris que le Scorpion languedocien a charge de famille en septembre. Ah ! que j’aurais mieux fait de ne pas le consulter ! C’est bien avant cette époque, sous mon climat du moins ; et, comme l’éducation est de brève durée, je n’aurais rien vu si j’avais attendu le mois de septembre. Une troisième année de surveillance s’imposait, fastidieuse, d’attente, pour assister enfin au spectacle que je prévoyais de haut intérêt. Sans des circonstances exceptionnelles, je laissais passer la fugace occasion, je perdais un an, et peut-être, même j’abandonnais la question.

 

Oui, l’ignorance peut avoir du bon ; loin des chemins battus le nouveau se rencontre. Un de nos plus illustres maîtres, qui ne se doutait guère de la leçon donnée, me l’avait appris autrefois. À l’improviste, un jour sonnait à ma porte Pasteur, celui-là même qui devait acquérir bientôt célébrité si grande. Son nom m’était connu. J’avais lu, du savant, le beau travail sur la dissymétrie de l’acide tartrique ; j’avais suivi avec le plus vif intérêt ses recherches sur la génération des Infusoires.

 

Chaque époque a sa lubie scientifique ; nous avons aujourd’hui le transformisme, on avait alors la génération spontanée. Avec ses ballons stériles ou féconds à volonté, avec ses expériences superbes de rigueur et de simplicité, Pasteur ruinait pour toujours l’insanité qui, d’un conflit chimique au sein de la pourriture, prétendait voir surgir la vie.

 

Au courant de ce litige, si victorieusement élucidé, je fis de mon mieux accueil à l’illustre visiteur. Le savant venait à moi tout le premier pour certains renseignements. Je devais cet insigne honneur à ma qualité de confrère en physique et chimie. Ah ! le petit, l’obscur confrère.

 

La tournée de Pasteur dans la région avignonnaise avait pour objet la sériciculture. Depuis quelques années, les magnaneries étaient en désarroi, ravagées par des fléaux inconnus. Les vers, sans motifs appréciables, tombaient en déliquescence putride, se durcissaient en pralines de plâtre. Le paysan atterré voyait disparaître une de ses principales récoltes ; après bien des soins et des frais, il fallait jeter les chambrées au fumier.

 

Quelques paroles s’échangent sur le mal qui sévit ; et, sans autre préambule :

 

« Je désirerais voir des cocons, fait mon visiteur ; je n’en ai jamais vu, je ne les connais que de nom. Pourriez-vous m’en procurer ?

 

– Rien de plus facile. Mon propriétaire fait précisément le commerce des cocons, et nous sommes porte à porte. Veuillez m’attendre un instant, et je reviens avec ce que vous désirez. »

 

En quatre pas, je cours chez le voisin, où je me bourre les poches de cocons. À mon retour, je les présente au savant. Il en prend un, le tourne, le retourne entre les doigts ; curieusement il l’examine comme nous le ferions d’un objet singulier venu de l’autre bout du monde. Il l’agite devant l’oreille.

 

« Cela sonne, dit-il tout surpris, il y a quelque chose là-dedans ?

 

– Mais oui.

 

– Et quoi donc ?

 

– La chrysalide.

 

– Comment, la chrysalide ?

 

– Je veux dire l’espèce de momie en laquelle se change la chenille avant de devenir papillon.

 

– Et dans tout cocon il y a une de ces choses-là ?

 

– Évidemment, c’est pour la sauvegarde de la chrysalide que la chenille a filé.

 

– Ah ! »

 

Et, sans plus, les cocons passèrent dans la poche du savant, qui devait s’instruire à loisir de cette grande nouveauté, la chrysalide. Cette magnifique assurance me frappa. Ignorant chenille, cocon, chrysalide, métamorphose, Pasteur venait régénérer le ver à soie. Les antiques gymnastes se présentaient nus au combat. Génial lutteur contre le fléau des magnaneries, lui pareillement accourait à la bataille tout nu, c’est-à-dire dépourvu des plus simples notions sur l’insecte à tirer de péril. J’étais abasourdi ; mieux que cela, j’étais émerveillé.

 

Je le fus moins de ce qui suivit. Une autre question préoccupait alors Pasteur, celle de l’amélioration des vins par le chauffage. En un brusque changement de causerie :

 

« Montrez-moi votre cave », fit-il.

 

Lui montrer ma cave, ma cave à moi, chétif, qui naguère, avec mon dérisoire traitement de professeur, ne pouvais me permettre la dépense d’un peu de vin, et me fabriquais une sorte de piquette en mettant fermenter dans une jarre une poignée de cassonade et des pommes râpées ! Ma cave ! Montrer ma cave ! Pourquoi pas mes tonneaux, mes bouteilles poudreuses, étiquetées suivant l’âge et le cru ! Ma cave !

 

Tout confus, j’esquivais la demande, je cherchais à détourner la conversation. Mais lui, tenace :

 

« Montrez-moi votre cave, je vous prie ».

 

À telle insistance, nul moyen de résister. Du doigt, je désigne dans un coin de la cuisine une chaise sans paille, et sur cette chaise une dame-Jeanne d’une douzaine de litres.

 

« Ma cave, la voilà, monsieur.

 

– Votre cave, cela ?

 

– Je n’en ai pas d’autre.

 

– C’est tout ?

 

– Hélas ! oui, c’est tout.

 

– Ah ! »

 

Pas un mot de plus ; rien autre de la part du savant. Pasteur, cela se voyait, ne connaissait pas ce mets aux fortes épices que le populaire nomme la vache enragée. Si ma cave, la vieille chaise et la dame-jeanne sonnant creux, se taisait sur les ferments à combattre par le chauffage, elle parlait éloquemment d’une autre chose que mon illustre visiteur parut ne pas comprendre. Un microbe lui échappait et des plus terribles, celui de la mauvaise fortune étranglant le bon vouloir.

 

Malgré la malencontreuse intervention de la cave, je n’en suis pas moins frappé de sa sereine assurance. Il ne sait rien de la transformation des insectes ; pour la première fois il vient de voir un cocon et d’apprendre que dans ce cocon il y a quelque chose, ébauche du papillon futur ; il ignore ce que sait le moindre écolier de nos campagnes méridionales, et ce novice, dont les naïves demandes me surprennent tant, va révolutionner l’hygiène des magnaneries ; il révolutionnera de même la médecine et l’hygiène générale.

 

Son arme est l’idée, insoucieuse des détails et planant sur l’ensemble. Que lui importent métamorphoses, larves, nymphes, cocons, pupes, chrysalides, et les milles petits secrets de l’entomologie ! En son problème, peut-être convient-il d’ignorer tout cela. Les idées conservent mieux leur indépendance et leur audacieuse envolée ; les mouvements seront plus libres, affranchis des lisières du connu.

 

Encouragé par le magnifique exemple des cocons sonnant aux oreilles étonnées de Pasteur, je me suis fait une loi d’adopter la méthode ignorante dans mes recherches sur les instincts. Je lis très peu. Au lieu de feuilleter des livres, dispendieux moyen qui n’est pas à ma portée, au lieu de consulter autrui, je me mets en opiniâtre tête-à-tête avec mon sujet jusqu’à ce que je parvienne à le faire parler. Je ne sais rien. Tant mieux, mes interrogations ne seront que plus libres, aujourd’hui dans un sens, demain dans le sens opposé, suivant les éclaircies obtenues. Et si, par hasard, j’ouvre un livre, j’ai le soin de laisser dans mon esprit une case largement ouverte au doute, tant le sol que je défriche se hérisse de folles herbes et de ronciers.

 

Faute d’avoir pris cette précaution, voici que j’ai failli perdre une année. Sur la foi de mes lectures, je n’attendais pas avant septembre la famille du Scorpion languedocien, et je l’obtiens à l’improviste en juillet. Cet écart entre la date réelle et la date prévue, je le mets sur le compte de la différence de climat : j’observe en Provence, et mon informateur, Léon Dufour, observait en Espagne. Malgré la haute autorité du maître, j’aurais dû me tenir sur mes gardes. Ne l’ayant pas fait, je manquais l’occasion si, de fortune, le vulgaire Scorpion noir ne m’avait renseigné. Ah ! que Pasteur avait raison d’ignorer la chrysalide !

 

Le Scorpion vulgaire, plus petit et bien moins remuant que l’autre, était élevé, comme terme de comparaison, en de modestes bocaux tenus sur la table de mon cabinet de travail. Peu encombrants et d’examen facile, les humbles appareils étaient visités tous les jours. Chaque matin, avant de me mettre à noircir de prose quelques feuillets de mon registre, je ne manquais pas de soulever le morceau de carton donné pour abri à mes pensionnaires, et de m’informer des événements de la nuit. Telles visites quotidiennes étaient peu praticables dans la grande cage vitrée, dont les nombreuses cases exigeaient un bouleversement pour être visitées une à une, puis remises, méthodiquement en état. Avec mes bocaux à Scorpions noirs, la revue était l’affaire d’un instant.

 

Bien m’advint d’avoir toujours sous les yeux pareille succursale. Le 22 juillet, vers les six heures du matin, relevant l’abri de carton, je trouve dessous une mère avec ses petits groupés sur l’échine en une sorte de mantelet blanc. J’eus là un de ces moments de douce satisfaction qui de loin en loin dédommagent l’observateur. Pour la première fois j’avais sous les yeux le superbe spectacle de la Scorpionne vêtue de ses petits. La parturition était toute récente ; elle avait dû se faire pendant la nuit, car la veille la mère était nue.

 

D’autres succès m’attendaient : le lendemain, une seconde mère est blanchie de sa marmaille ; le surlendemain, deux autres à la fois le sont aussi. Total, quatre. C’est plus que n’en souhaitait mon ambition. Avec quatre familles de Scorpions et quelques journées tranquilles, on peut trouver des douceurs à la vie.

 

D’autant plus que la chance me comble de ses faveurs. Dès la première trouvaille dans les bocaux, je songe à la cage vitrée ; je me demande si le Scorpion languedocien ne serait pas aussi précoce que le noir. Allons vite nous informer.

 

Les vingt-cinq tuiles sont retournées. Magnifique succès ! Je sens courir dans mes vieilles veines une de ces chaleureuses ondées familières à l’enthousiasme de mes vingt ans. Sous trois du total des tessons, je trouve la mère chargée de sa famille. L’une a des petits déjà grandelets, âgés d’une semaine environ, comme devait me l’apprendre la suite des observations ; les deux autres ont enfanté récemment, dans le cours de la nuit même, ainsi que l’affirment certains résidus jalousement gardés sous la panse. Nous allons voir tantôt ce que représentent ces résidus.

 

Juillet s’achève, août et septembre passent, et plus rien n’est résulté qui vienne augmenter ma collection. L’époque de la famille, pour l’un et pour l’autre Scorpion, est donc la seconde quinzaine de juillet. À partir de là tout est fini. Cependant, parmi les hôtes de la cage vitrée, des femelles me restent, aussi bedonnantes que celles dont j’ai obtenu le part. Je comptais sur elles pour un accroissement de population, toutes les apparences m’y autorisaient. L’hiver est venu, et nulle d’elles n’a répondu à mon attente. Les affaires, qui semblaient prochaines, sont différées à l’année suivante : nouvelle preuve d’une longue gestation, bien singulière dans le cas d’un animal d’ordre inférieur.

 

Dans les récipients de médiocre étendue, qui rendent plus aisés les scrupules de l’observation, je transvase isolément chaque mère et son produit. À l’heure matinale de ma visite, les accouchées de la nuit ont encore sous l’abri du ventre une partie des petits. Du bout d’une paille écartant la mère, je découvre, dans l’amas des jeunes non encore hissés sur le dos maternel, des objets qui bouleversent de fond en comble le peu qu’à ce sujet les livres m’ont appris. Les Scorpions, dit-on, sont vivipares. L’expression savante manque d’exactitude ; les jeunes ne viennent pas directement au jour avec la configuration qui nous est familière.

 

Et cela doit être. Comment voulez-vous que des pinces tendues, des pattes étalées, des queues recroquevillées puissent s’engager dans les défilés maternels ? Jamais l’encombrant animalcule ne franchirait les étroites voies. Forcément il doit venir au monde empaqueté et sobre d’espace.

 

Les résidus trouvés sous les mères me montrent, en effet, des œufs, de véritables œufs, pareils, de guère s’en faut, à ceux que l’anatomie extrait des ovaires à une époque de gestation avancée. L’animalcule, économiquement condensé en grain de riz, a la queue appliquée le long du ventre, les pinces rabattues sur la poitrine, les pattes serrées contre les flancs, de façon que la petite masse ovalaire, de glissement doux, ne laisse la moindre saillie. Sur le front, des points d’un noir intense indiquent les yeux. La bestiole flotte dans une goutte d’humeur hyaline, pour le moment son monde, son atmosphère, que délimite une pellicule d’exquise délicatesse.

 

Ces objets-là sont réellement des œufs. Il y en avait au début de trente à quarante dans la portée du Scorpion languedocien, un peu moins dans celle du Scorpion noir. Trop tard intervenu dans la gésine nocturne, j’assiste à la fin. Le peu qui reste suffit d’ailleurs à ma conviction. Le Scorpion est en réalité ovipare ; seulement ses œufs sont d’éclosion très rapide, et la libération des jeunes suit de bien près la ponte.

 

Or, comment se fait-elle, cette libération ? J’ai l’insigne privilège d’en être témoin. Je vois la mère qui, de la pointe des mandibules, saisit délicatement, lacère, arrache et puis déglutit la membrane de l’œuf. Elle dépouille le nouveau-né avec les soins méticuleux, les tendresses de la brebis et de la chatte quand elles mangent les enveloppes fœtales. Pas de blessure sur ces chairs à peine formées, pas d’entorse, malgré la grossièreté de l’outil.

 

Je ne reviens pas de ma surprise : le Scorpion a initié les vivants aux actes d’une maternité voisine de la nôtre. Aux temps lointains de la flore houillère, lorsque parut le premier Scorpion, déjà se préparaient les tendresses de l’enfantement. L’œuf, l’équivalent de la graine au long sommeil, l’œuf tel que le possédaient alors le reptile et le poisson, et tel que devaient le posséder plus tard l’oiseau et la presque totalité des insectes, était le contemporain d’un organisme infiniment plus délicat, préludant à la viviparité des animaux supérieurs. L’incubation du germe n’avait pas lieu au dehors, au sein du menaçant conflit des choses ; elle s’accomplissait dans les flancs de la mère.

 

Les progrès de la vie ne connaissent pas les étapes graduelles, du médiocre au meilleur, du meilleur à l’excellent ; ils s’élancent par bonds, en tels cas avec des avances, en tels autres avec des reculs. L’Océan a ses flux et reflux. La vie, autre Océan, plus insondable que celui des eaux, a eu pareillement les siens. En aura-t-elle d’autres ? Qui pourrait dire oui ? Qui pourrait dire non ?

 

Si la brebis ne s’en mêlait en déglutissant les enveloppes cueillies des lèvres, jamais, l’agneau ne parviendrait à se dépêtrer de ses langes. De même le petit Scorpion réclame le concours maternel. J’en vois qui, englués de viscosité, se remuent vaguement dans le sac ovarique à demi déchiré, et ne peuvent se libérer. Il faut qu’un coup de dent de la mère achève la délivrance. Il est douteux même que le jeune contribue à la rupture. Sa faiblesse ne peut rien contre cette autre faiblesse, le sac natal, aussi fin que la tunique interne d’une écaille d’oignon.

 

Le poussin a sur le bout du bec un durillon temporaire, qui lui sert à piocher, à rompre la coquille. Lui, condensé en grain de riz pour économiser l’espace, attend inerte le secours du dehors. La mère doit tout faire. Elle y travaille si bien que les accessoires de la parturition disparaissent en plein, même les rares œufs inféconds entraînés avec les autres dans le flux général. Pas un débris ne reste des loques inutiles, maintenant ; le tout est rentré dans l’estomac de la mère, et le point du sol qui a reçu la ponte est d’une netteté parfaite.

 

Voici donc les jeunes minutieusement épluchés, nets et libres. Ils sont blancs. Leur longueur, du front au bout de la queue, mesure neuf millimètres chez le Scorpion languedocien, et quatre chez le noir. À mesure que la toilette libératrice est terminée, ils montent, maintenant l’un, maintenant l’autre, sur l’échine maternelle, en se hissant sans grande hâte le long des pinces que la Scorpionne maintient couchées à terre afin de faciliter l’escalade. Étroitement groupés l’un contre l’autre, emmêlés au hasard, ils forment sur le dos de la mère nappe continue. À la faveur de leurs griffettes, ils ont assez solide installation. On éprouve quelque difficulté à les balayer du bout d’un pinceau sans brutaliser quelque peu les débiles créatures. En cet état, monture et charge ne bougent ; c’est le moment d’expérimenter.

 

La Scorpionne vêtue de ses petits assemblés en mantelet de mousseline blanche est spectacle digne d’attention. Elle se tient immobile, la queue hautement convolutée. Si j’approche de la famille un fétu de paille, à l’instant elle lève les deux pinces dans une attitude courroucée, rarement prise lorsqu’il s’agit de sa propre défense. Les deux poings se dressent en posture de boxe, les tenailles s’ouvrent toutes grandes, prêtes à la riposte. La queue rarement est brandie ; sa brusque détente commotionnerait l’échine et ferait peut-être choir une partie de la charge. La menace des poings suffit, hardie, soudaine, imposante.

 

Ma curiosité n’en tient compte. Je fais choir l’un des petits et le mets en face de la mère, à un travers de doigt de distance. Celle-ci n’a pas l’air de se préoccuper de l’accident ; immobile elle était, immobile elle reste. Pourquoi s’émouvoir de cette chute ? Le précipité saura bien se tirer d’affaire tout seul. Il gesticule, s’agite ; puis, trouvant à sa portée l’une des pinces maternelles, il y grimpe assez prestement et regagne l’amas de ses frères. Il se remet en selle, mais sans déployer, de bien s’en faut, l’agilité des fils de la Lycose, écuyers versés dans la haute voltige.

 

L’épreuve est reprise plus en grand. Cette fois je fais choir une partie de la charge ; les petits sont éparpillés, non bien loin. Il y a un moment d’hésitation assez prolongé. Tandis que la marmaille erre sans trop savoir où aller, la mère s’inquiète enfin de l’état des choses. De ses deux bras – j’appelle de ce nom les palpes à pinces, – de ses bras assemblés en demi-cercle, elle ratisse, elle écume le sable pour amener devers elle les égarés. Cela se fait gauchement, à la grossière, sans nul souci d’écrasement. La poule, d’un tendre cri d’appel, fait rentrer au giron les poussins écartés ; la Scorpionne rassemble sa famille d’un coup de râteau. Tout le monde est sauf néanmoins. Aussitôt en contact avec la mère, on grimpe, on reforme le groupe dorsal.

 

En ce groupe sont admis les étrangers non moins bien que les fils légitimes. Si du balai d’un pinceau je déloge en totalité ou en partie la famille d’une mère, et si je la mets à la portée d’une seconde, elle-même chargée de la sienne, celle-ci rassemble les petits par brassées comme elle l’aurait fait de ses propres fils, et se laisse, bénévole, escalader par les nouveaux venus. On dirait qu’elle les adopte, si l’expression n’était pas trop ambitieuse. D’adoption, il n’y en a pas. C’est l’enténèbrement de la Lycose, incapable de distinguer entre sa famille réelle et la famille d’autrui, et accueillant tout ce qui grouille à proximité de ses pattes.

 

Je m’attendais à des promenades pareilles à celles de la Lycose, qu’il n’est pas rare de rencontrer courant la garrigue avec son monceau de marmaille sur le dos. La Scorpionne ne connaît pas ces délassements. Une fois mère, de quelque temps elle ne sort plus de chez elle, même le soir, à l’heure des ébats des autres. Barricadée dans sa cellule, insoucieuse du manger, elle surveille l’éducation des petits.

 

Les débiles créatures ont, en effet, une délicate épreuve à subir : elles doivent naître, pourrait-on dire, une seconde fois. Elles s’y préparent par l’immobilité et par un travail intime non sans analogie avec celui qui de la larve conduit à l’insecte parfait. Malgré leur tournure assez correcte de Scorpion, les jeunes ont les traits quelque peu vagues et comme aperçus à travers une buée. On leur soupçonne une sorte de blouse infantile dont ils doivent se dépouiller pour devenir sveltes et acquérir configuration nette.

 

Huit jours passés dans l’immobilité sur le dos de la mère sont nécessaires à ce travail. Alors s’accomplit une excoriation que j’hésite à dénommer du terme de mue, tant elle diffère des mues véritables, subies plus tard à diverses reprises. Pour ces dernières, la peau se fend sur le thorax, et par cette fissure unique l’animal émerge en laissant une défroque aride, pareille de forme au Scorpion qui vient de la dépouiller. Le moule vide conserve l’exacte configuration de la bête moulée.

 

Actuellement, c’est tout autre chose. Je mets sur une lame de verre quelques jeunes en voie d’excoriation. Ils sont immobiles, très éprouvés, paraît-il, presque défaillants. La peau se rompt sans lignes de fracture spéciales ; elle se déchire à la fois devant, derrière, de côté ; les pattes sortent de leurs guêtres, les pinces quittent leurs gantelets, la queue sort de son fourreau. De partout à la fois, la dépouille tombe en loques. C’est un écorchement sans ordre et par lambeaux. Cela fait, les écorchés ont aspect normal de Scorpion, ils ont acquis de plus la prestesse. Bien que toujours, de teinte pâle, ils sont alertes, prompts à mettre pied à terre pour jouer et courir à proximité de la mère. Le plus frappant de ce progrès, c’est la brusque croissance. Les jeunes du Scorpion languedocien mesuraient neuf millimètres de longueur, ils en mesurent maintenant quatorze. Ceux du Scorpion noir sont passés de la dimension quatre millimètres à la dimension six et sept. La longueur augmente de la moitié, ce qui triple à peu près le volume.

 

Surpris de cette brusque croissance, on se demande quelle en est l’origine, car les petits n’ont pris aucune nourriture. Le poids n’a pas augmenté ; il a, au contraire, diminué, vu le rejet d’une dépouille. Le volume croit, mais non la masse. C’est donc ici une dilatation jusqu’à un certain point comparable à celle des corps bruts travaillés par la chaleur. Une intime modification se fait, qui groupe les molécules vivantes en assemblage plus spacieux, et le volume augmente sans l’apport de nouveaux matériaux. Qui, doué d’une belle patience et convenablement outillé, suivrait les rapides mutations de cette architecture, ferait, je le pense, récolte de quelque valeur. Dans ma pénurie, je livre le problème à d’autres.

 

Les dépouilles de l’excoriation sont des lanières blanches, des loques satinées qui, loin de choir à terre, font prise sur le dos de la Scorpionne, vers la base des pattes surtout, et s’y enchevêtrent en un moelleux tapis sur lequel reposent les récents écorchés. La monture a maintenant une housse favorable à la station des remuants cavaliers. Faut-il descendre, faut-il remonter, la couche de guenilles, devenue solide harnais, donne des appuis pour les rapides évolutions.

 

Lorsque, d’un léger coup de pinceau, je culbute la famille, il est réjouissant de voir avec quelle promptitude les désarçonnés se remettent en selle. Les franges de la housse sont saisies, la queue fait levier, et d’un élan le cavalier est en place. Ce curieux tapis, vrai filet d’abordage qui permet facile escalade, persiste, sans dislocations, une semaine à peu près, c’est-à-dire jusqu’à l’émancipation. Alors il se détache spontanément, soit en bloc, soit en détail, et rien n’en reste quand les petits sont disséminés à la ronde.

 

Cependant la coloration s’annonce ; le ventre et la queue se teintent d’aurore, les pinces prennent le doux éclat de l’ambre translucide. La jeunesse embellit tout. Ils sont en vérité superbes, les petits Scorpions languedociens. S’ils restaient ainsi, s’ils ne portaient, bientôt menaçant, un alambic à venin, ils seraient gracieuses créatures que l’on prendrait plaisir à élever. Bientôt s’éveillent en eux les velléités d’émancipation. Volontiers ils descendent du dos maternel pour folâtrer joyeusement dans le voisinage. S’ils s’écartent trop, la mère les admoneste, les rassemble en promenant sur le sable le râteau de ses bras.

 

En des moments de sieste, le spectacle de la Scorpionne et de ses petits vaut presque celui de la poule et de ses poussins au repos. La plupart sont à terre, serrés contre la mère ; quelques-uns stationnent sur la housse blanche, délicieux coussin. Il s’en trouve qui escaladent la queue maternelle, se campent sur le haut de la volute et de ce point culminant semblent prendre plaisir à regarder la foule. De nouveaux acrobates surviennent qui les délogent et leur succèdent. Chacun veut avoir sa part des curiosités du belvédère.

 

Le gros de la famille est autour de la mère ; il y a là un continuel grouillement de marmaille qui s’insinue sous le ventre et s’y blottit, laissant au dehors le front où scintillent les points noirs oculaires. Les plus remuants préfèrent les pattes maternelles, pour eux appareil de gymnase ; ils s’y livrent à des exercices de trapèze. Puis, à loisir, la troupe remonte sur l’échine, prend place, se stabilise, et plus rien ne bouge, ni mère ni petits.

 

Cette période qui mûrit et prépare l’émancipation dure une semaine, juste ce que dure le singulier travail qui, sans nourriture, triple le volume. En tout, la famille reste sur le dos maternel une quinzaine de jours. La Lycose porte ses petits des six et des sept mois, toujours agiles et remuants, quoique non alimentés. Ceux de la Scorpionne, que mangent-ils, du moins après la mue qui leur a donné prestesse et vie nouvelle ? La mère les invite-t-elle à ses repas, leur réserve-t-elle ce qu’il y a de plus tendre dans ses réfections ? Elle n’invite personne, elle ne réserve rien.

 

Je lui sers un Criquet, choisi parmi le menu gibier qui me semble convenir à la délicatesse des fils. Tandis qu’elle grignote le morceau, sans aucune préoccupation de son entourage, l’un des petits, accouru de l’échine, s’avance sur le front, se penche et s’informe de ce qui se passe. Il touche aux mâchoires d’un bout de la patte ; brusquement il recule, effrayé. Il s’en va, et c’est prudent. Le gouffre en travail de trituration, loin de lui réserver une bouchée, le happerait peut-être et l’engloutirait sans autrement y prendre garde.

 

Un second s’est suspendu, à l’arrière du Criquet dont la mère ronge l’avant. Il mordille, il tiraille, désireux d’une parcelle. Sa persévérance n’aboutit pas ; la pièce est trop dure.

 

J’en ai assez vu : l’appétit s’éveille ; les jeunes accepteraient volontiers de la nourriture si la mère avait le moindre souci de leur en offrir, surtout proportionnée à leur faiblesse d’estomac ; mais elle mange pour elle-même, et c’est tout.

 

Que vous faut-il, ô mes jolis Scorpionnets qui m’avez valu de délicieux moments ? Vous voulez vous en aller et chercher au loin des vivres, des bestioles de rien. Je le vois à votre inquiet vagabondage. Vous fuyez la mère, qui de son côté ne vous connaît plus. Vous êtes assez forts ; l’heure est venue de se disperser.

 

Si j’avais au juste le minime gibier à votre convenance, et s’il me restait assez de loisir pour vous le procurer, j’aimerais à continuer votre éducation, non parmi les tuiles de la cage natale, en société des vieux. Je connais leur intolérance. Les ogres vous mangeraient, mes petits. Vos mères mêmes ne vous épargneraient pas. Pour elles désormais vous êtes des étrangers. L’an prochain, à l’époque des noces, elles vous mangeraient, les jalouses. Il faut s’en aller, la prudence le veut.

 

Où vous loger et comment vous nourrir ? Le mieux est de se quitter, non sans quelque regret de ma part. Un de ces jours, je vous apporterai et vous disséminerai dans votre territoire, la pente rocailleuse où le soleil est si chaud. Vous y trouverez des confrères qui, grandelets à peine comme vous, vivent déjà solitaires sous leur petite pierre, parfois pas plus large que l’ongle ; vous y apprendrez, mieux que chez moi, la rude lutte pour la vie.

 

CHAPITRE XXIV

LA DORTHÉSIE


Après l’exode des petits, quand elle abandonne sa cabine de molleton, épaisse d’un demi-travers de doigt, si chaude et si douillette, mais encombrée de ruines qui gêneraient une seconde famille, la Clotho va manufacturer ailleurs un léger hamac avec ciel de lit, un chalet économique où se passera le reste de la bonne saison. Celles qui ne sont pas encore nubiles n’exigent pas davantage contre les rudesses de l’hiver ; leur robuste endurance est satisfaite d’une tente de mousseline sous l’abri d’une pierre.

 

Au contraire, vers le déclin des chaleurs, les matrones se hâtent d’amplifier et d’épaissir le logis ; elles y prodiguent le contenu de leurs réservoirs à soie, qu’ont gonflés les chasses des belles nuits d’été. Lorsque séviront les frimas, elles trouveront, sans doute, en ces somptueux manoirs plus de bien-être que dans les mesquins chalets du début ; néanmoins ce n’est pas précisément pour elles qu’elles construisent, mais bien à l’intention des fils attendus, et dès lors les parois ne sont jamais assez solides, et les matelas assez moelleux.

 

Le superbe ouvrage de la Clotho est avant tout un nid, auprès duquel les conques du pinson et du serin ne sont que rustiques bâtisses. La mère, il est vrai, n’y couve pas ses œufs, dépourvue qu’elle est de calorifère ; elle n’y abecque pas ses petits, qui d’ailleurs n’en ont pas besoin ; son rôle n’en est pas moins d’exquise tendresse. Sept à huit mois durant, elle surveille sa nitée, elle la protège avec une dévotion comparable ou même supérieure à celle de l’oiseau.

 

La maternité, souveraine inspiratrice des plus beaux instincts, a mille et mille chefs-d’œuvre en témoignage de son industrie. Rappelons le plus récent parmi ceux que l’occasion nous a permis de soumettre au lecteur, celui de l’Araignée labyrinthe. N’est-ce pas forteresse de haute logique que ce rempart de pisé intercalé dans les soieries pour protéger les œufs contre la sonde de l’Ichneumon ?

 

Chaque mère a pareillement ses moyens défensifs, tantôt combinaisons ingénieuses, tantôt procédés d’extrême simplicité. L’étrange est que la répartition des talents ne tient aucun compte de la hiérarchie. Tels insectes placés aux premiers rangs, cuirassés de riches élytres, empanachés de hauts plumets, parés de costumes où s’imbriquent des écailles d’or, ne savent rien faire ou à peu près, ce sont de somptueux ineptes. Tels autres, des plus modestes et passant inaperçus, nous émerveillent de leurs talents si nous leur accordons attention.

 

N’est-ce pas ainsi que les choses se passent chez nous ? Le vrai mérite fuit le luxe insolent. Pour mettre en valeur le peu que nous pouvons avoir de bon dans les veines, il faut l’aiguillon du besoin. Il y a dix-neuf siècles, en tête de ses satires, Perse disait déjà :

 

Magister artis ingenique largitor

 

Venter.

 

En termes moins crus, un de nos proverbes le répète :

 

L’homme est comme la nèfle : il n’est rien qui vaille

S’il n’a mûri longtemps au grenier, sur la paille.

 

La bête est comme nous. La nécessité aiguillonne son savoir-faire, et parfois lui vaut des trouvailles d’invention qui bouleversent nos idées. J’en sais une des plus humbles et des moins connues, qui, pour sauvegarder sa progéniture, a résolu l’étrange problème que voici : à l’époque de la ponte, se tripler la longueur normale du corps ; laisser la partie d’avant au service de l’animal qui se nourrit, digère, déambule, prend sa part des joies du soleil, et faire de la partie d’arrière une crèche infantile, une pouponnière où éclosent et mûrissent les petits doucement promenés.

 

La singulière créature se nomme Dorthésie (Dorthesia Characias Latr.). De loin en loin, on la rencontre sur la grande euphorbe, que les Grecs appelaient Characias et que le paysan provençal dénomme, aujourd’hui Chusclo, Lachusclo.

 

Amie du climat où se plaît l’olivier, cette euphorbe abonde sur les collines sérignanaises, aux points les plus arides, où ses grandes touffes glauques font contraste avec les pauvretés végétales du voisinage. Le pied dans un lit de pierrailles qui lui répercutent les rayons du soleil, elle proteste par son vigoureux feuillage contre les misères de l’hiver. Toutefois, elle a ses prudences. Lorsque déjà le fol amandier livre à la bise ses corolles frissonnantes, elle, moins empressée, continue d’interroger le temps ; elle tient roulées en crosse, pour les protéger, ses tendres extrémités florales. Les gelées sérieuses cessent. Alors, d’une brusque poussée de sève, les tiges se gonflent d’un laitage à saveur de charbons ardents, les crosses se déroulent, se rectifient en ombelles de fleurettes sombres, où viennent boire les premiers moucherons de l’année.

 

Attendons encore quelques jours. De l’amas de feuilles mortes tombées au pied de l’euphorbe, nous verrons à mesure que la température se fait plus clémente, lentement émerger nombreuse population. C’est la Dorthésie qui abandonne ses quartiers d’hiver, sous les ruines du vieux feuillage, et monte petit à petit, par prudentes étapes, de la base dans les hauteurs de la plante, où l’attendent les joies d’une chaude lumière et les félicités d’un biberon inépuisable.

 

En avril, au plus tard en mai, l’ascension est terminée ; toutes les bestioles sont rassemblées sur le haut de tiges, en groupes serrés, flanc contre flanc, à la manière des Pucerons. Buveuse de sève et douée d’un bec en percerette, la Dorthésie est, en effet, affiliée aux Aphidiens, dont elle partage les mœurs sédentaires et sociales ; mais, bien loin de rappeler par l’aspect la vermine dénudée et pansue que le rosier et tant d’autres végétaux nous rendent familière, elle s’habille et porte costume d’une rare élégance.

 

Les Pucerons orangés du Térébinthe, enfermés dans des galles cornues ou bien arrondies en abricots, appendent à leur arrière une longue traîne d’extrême finesse, réduite en poussière par le moindre attouchement. Chez les Dorthésies, au contraire, c’est vêtement complet, c’est justaucorps de durée indéfinie, fragile toutefois et se détachant en parcelles sous la pointe d’une aiguille, ainsi que le ferait une écorce friable.

 

Rien d’élégant comme la casaque de ce gros pou, tant pour la forme que pour la couleur. Elle est en entier d’une blancheur mate, douce au regard encore plus que la blancheur du lait. L’avant est un veston de mèches frisées, rangées en quatre séries longitudinales, entre lesquelles sont distribués d’autres frisons plus courts. L’arrière est une frange de dix lanières, graduellement croissantes et rayonnant en dents de peigne. Un plastron, taillé par plaque symétriques, recouvre la poitrine. Il est percé de six trous nettement ronds par où sortent les pattes brunes, toutes nues, libres de mouvement. Ce plastron et le mantelet frisé de l’échine forment ensemble une sorte de gilet de flanelle sans manches, ne gênant pas aux entournures. De même des trous percent le capuchon pour laisser libre jeu au rostre ainsi qu’aux antennes. Partout ailleurs s’étend la blanche houppelande.

 

Tel est le costume d’hiver ; il revêt tout le corps, mais ne s’étend pas au-delà. Plus tard, aux approches de la ponte, un prolongement se fait en arrière, comme si l’insecte en réalité immuable, éprouvait fougueuse croissance et triplait sa longueur. Gracieusement recourbée en proue de gondole, la partie nouvelle est sillonnée au-dessus de larges cannelures parallèles ; en dessous, elle est finement striée, presque lisse. Le bout est brusquement tronqué. La loupe y constate une boutonnière transversale tamponnée de fine ouate.

 

De partout la matière du vêtement est cassante, fusible, inflammable ; elle laisse sur le papier une trace légèrement translucide. À ces caractères se reconnaît une sorte de cire analogue à celle des Abeilles. Pour l’obtenir autrement qu’en menues parcelles détachées de la bête, je fais récolte d’une poignée de Dorthésies, que je soumets à l’action de l’eau bouillante. Les fourreaux cireux se fondent et se résolvent en un liquide huileux qui surnage ; les insectes dénudés tombent au fond. Par le refroidissement, la mince couche surnageant se concrète en une lamelle d’un jaune ambré.

 

Cette coloration cause certaine surprise. On était parti d’une substance rivalisant de blancheur avec le lait, et voici que la fusion lui a donné l’aspect de la résine. C’est affaire d’arrangement moléculaire, et rien autre. Pour donner blancheur convenable à la cire jaune, telle que la fournissent les ruches, le cirier la soumet à la fusion ; il verse dans de l’eau froide la matière fondue et la réduit ainsi en minces papillotes qu’il expose après, sur des claies, aux radiations du soleil. Suivent d’autres fusions, d’autres réductions en coquilles, d’autres expositions à la vive lumière, et petit à petit, en modifiant sa structure moléculaire, la cire se fait blanche. Dans cet art de blanchir, combien la Dorthésie nous est supérieure ! Sans traitement par des fusions répétées et des insolations prolongées, elle transforme d’emblée une cire jaune en une autre de blancheur incomparable. Elle obtient par la douceur ce que n’obtiennent pas nos brutalités d’atelier.

 

Non plus que celle de l’Abeille, la cire de la Dorthésie n’est pas récoltée à l’extérieur ; c’est une production directe, exsudée par la surface du corps. Pour se façonner en mèches frisées, se rayer de stries régulières, se creuser d’élégantes rainures, elle ne subit pas de manipulation. En transpirant des pores de la peau, elle acquiert d’elle-même le moulage requis. À la manière du plumage de l’oiselet le vêtement pousse correct par le seul travail de l’organisme ; l’habillée n’a rien à y retoucher.

 

En sortant de l’œuf, l’animalcule est tout nu et de coloration brune. Bientôt, avant de quitter la mère et de s’établir sur l’écorce de l’euphorbe pour y puiser ses premières lampées, il se couvre de points blancs clairsemés, qui sont l’ébauche du futur veston. Par lents degrés, ces points croissent en nombre et s’allongent en mèches, si bien que le jeune, dès son émancipation, est costumé comme ses aînés.

 

L’exsudation de la cire est continuelle ; la blanche tunique incessamment s’accroît, se perfectionne. Alors l’insecte, dépouillé à fond par mes artifices, doit pouvoir se vêtir de nouveau. L’expérience confirme la prévision. Ruinant de la pointe d’une aiguille et balayant d’un pinceau, je dénude une Dorthésie d’âge mûr. La persécutée apparaît avec son pauvre épiderme brun. Je l’isole sur une tige d’euphorbe. Au bout de deux à trois semaines, l’habit est refait, moins ample que le premier, mais enfin suffisant et de coupe correcte. Avec la cire qui aurait accru l’ancienne casaque, la bête en a sué une seconde.

 

À quoi bon le prolongement qui triple en arrière la réelle dimension du corps ? Serait-ce une simple parure ? C’est bien mieux que cela. Dès avril, détachons l’étrange appendice, ouvrons-le. Il est creux et rempli d’une ouate incomparable ; nul duvet ne possède telle finesse et telle blancheur. Au milieu de ce superbe édredon, sont disséminées des perles ovoïdes, les unes blanches, les autres teintées de roux. Ce sont des œufs. Pêle-mêle avec eux grouillent des nouveau-nés ; il y en a de nus et bruns, il y en a de pointillés de blanc à des degrés divers, suivant l’état plus ou moins avancé du veston.

 

D’autre part, soyons attentifs aux Dorthésies qui paresseusement divaguent sur l’euphorbe. À de longs intervalles, nous verrons sortir, par l’orifice terminal de la poche ouatée, un jeune, bien vêtu, qui se démène allègre, choisit sa place à côté de la mère et s’y installe en plongeant le rostre dans l’écorce juteuse. Il ne bougera plus tant que le puits ne sera pas tari. D’autres suivent de jour en jour, et cela dure des mois entiers !

 

À s’en tenir à cet examen seul, on croirait la mère vivipare, apte à semer, de-ci, de-là, des petits vivants et tout habillés. Il n’en est rien ; dans la poche bourrée d’ouate nous venons de trouver des œufs et des jeunes. D’ailleurs nulle difficulté d’assister à la ponte et puis à l’éclosion.

 

Dans un tube de verre garni d’une tige d’euphorbe, j’isole quelques mères dont j’ai enlevé la sacoche terminale. Le croupion mis à nu n’aura plus de secrets. J’y vois surgir, en parcimonieuse barbiche, une sorte de moisissure blanche. C’est la sécrétion de la cire qui reprend à l’arrière-train et donne, au lieu de mèches, des filaments d’extrême ténuité. Ainsi doit se former le duvet dont s’emplit la sacoche. Bientôt, au milieu du moelleux bouquet, apparaît un œuf pareil à ceux que nous a valus l’effraction du coffret maternel.

 

Cette méthode m’a permis d’évaluer la richesse de la ponte. Deux Dorthésies, dénudées en arrière et isolées dans un tube avec des vivres, ont produit, en treize jours, une trentaine d’œufs, soit quinze chacune, ou bien un par jour environ. Comme la ponte se continue pendant près de cinq mois, le nombre total des œufs pour une seule mère doit se rapprocher de deux cents.

 

En trois ou quatre semaines arrive l’éclosion. Elle s’annonce par le changement de coloration de l’œuf, qui du blanc passe au roux clair. Au sortir de sa coque, l’animalcule est roux et totalement nu. Son aspect est celui d’une très petite Araignée, d’autant mieux que ses longues antennes figurent assez bien une quatrième paire de pattes. En peu de temps, il lui vient sur le dos quatre rangées longitudinales de subtiles houppes blanches, laissant entre elles des intervalles nus. C’est le début de la casaque cireuse.

 

La longue émission des œufs, qui dure le tiers de l’année et davantage, l’éclosion relativement rapide, enfin la vestiture par degrés exsudée, nous expliquent comment, dans la sacoche maternelle, se trouvent à la fois des œufs blancs et des œufs roux, des petits nus et d’autres plus ou moins vêtus. Cette sacoche est donc un entrepôt où la ponte s’amasse, pendant de longs mois.

 

Là-dedans, au sein d’une exquise ouate, les jeunes éclosent, mûrissent et se revêtent de cire avant de se risquer aux rudesses de l’air. D’un rameau à l’autre de l’euphorbe, la mère doucement les promène, sans préoccupation des sortants. Chacun, à mesure qu’il se sent les forces venues, émigre à son heure et va s’établir dans le voisinage. L’issue de l’habitacle est toujours ouverte ; il n’y a qu’à forcer un peu la barrière d’ouate.

 

Avec bien moins de douceur et de sécurité, la Lycose de Narbonne porte sa famille. Nul abri sur le dos de la bohémienne ; nulle garantie contre les chutes, fréquentes en pareille mêlée. Mieux inspirée, la Dorthésie fait étui des basques de sa casaque, et doux matelas de ses houppes caudales. Pour trouver l’équivalent, il faudrait remonter du pou de l’euphorbe aux premiers-nés des mammifères, Kangourous, Sarigues et autres, qui élèvent leurs petits dans une poche formée d’un repli de la peau du ventre. Venu avant terme, l’informe embryon se greffe sur la tétine et achève de se développer dans la bourse maternelle du marsupium.

 

Servons-nous de ce terme pour désigner la poche de la Dorthésie. Entre les deux sacoches, l’analogie est grande, tout en laissant à l’insecte la supériorité sur la bête poilue. Bien des fois la vie débute chez les humbles par l’excellent, et aboutit au médiocre chez les forts. Dans l’originale invention du marsupium, un puceron a trouvé mieux que la Sarigue.

 

Dans le but de suivre l’histoire de mes bestioles plus commodément que sous les feux du soleil au bord des sentiers, j’avais installé devant l’une des fenêtres de mon cabinet une belle touffe d’euphorbe transplantée dans un grand pot. Par mes soins, la plante avait été peuplée, dans le courant de mars, de trois à quatre douzaines de Dorthésies, toutes porteuses de marsupium plus ou moins développé. L’éducation domestique réussit à souhait ; l’euphorbe prospérant très bien, ses habitants prospérèrent aussi.

 

Les sacoches se remplirent d’œufs, puis de jeunes qui, mûris à point et de jour en jour plus nombreux, sortaient et se répandaient à leur guise sur l’euphorbe. À l’époque des fortes chaleurs, on eût dit qu’il avait neigé sur la plante, tant était populeuse la blanche colonie. Il y avait là des milliers de nouveaux habitants, de taille diverse et faciles à distinguer des mères fondatrices par leur dimension moindre, et surtout par l’absence totale du marsupium, complément qui doit se former bien plus tard, après l’hibernation au pied de la plante nourricière. Les uns plus gros, les autres moindres suivant l’âge, car les matrones ne discontinuent de procréer, ils ont tous même costume, même aspect ; cependant certaines différences, inaperçues de mon sommaire examen, doivent les diviser en deux groupes, l’un très réduit, presque une exception, l’autre formant l’immense majorité.

 

En août, ces différences très nettement s’accusent. À l’extrémité des feuilles, deçà, delà, se sont isolés quelques sujets qui s’entourent d’une légère enceinte cireuse, sorte de vague capsule, tandis que le reste du troupeau, la presque totalité, continue de s’abreuver, le rostre plongé dans l’écorce. Que sont ces solitaires, à l’écart du monde des buveurs ? Ce sont des mâles, en travail de transformation. J’ouvre quelques-unes des fragiles capsules. Au centre, sur une couchette d’édredon, pareil à celui dont s’emplit la sacoche des mères, repose une nymphe douée de moignons alaires. Au début de septembre, j’obtiens les premiers mâles en leur état parfait.

 

Curieuses créatures, en vérité ! Hauts de pattes et longuement encornés, ils ont la tournure de certaines Punaises. Corps noir, enfariné d’une subtile poussière cireuse, ruine de la capsule où s’est faite la transformation. Ailes d’un gris de plomb, arrondies au bout, se recouvrant à l’état de repos et dépassant de beaucoup l’extrémité du ventre. À l’arrière, une aigrette de cils blancs, très longs, rectilignes, composés de cire sans doute, comme la casaque de l’âge larvaire. C’est un ornement très fragile ; l’insecte le perd en majeure partie rien qu’en déambulant parmi quelques feuilles dans sa prison de verre, le tube où je l’observe.

 

En des moments d’allégresse, le bout du ventre remonte entre les ailes soulevées, et le pinceau de rayons s’épanouit en segment de rosace. L’insecte fait le beau, il fait la roue à la manière du paon. Pour magnifier ses noces, il s’est mis au croupion une queue de comète ; il la dilate en éventail, la replie, l’ouvre encore, la fait osciller et reluire au soleil. L’accès de joie passé, les atours se referment et le ventre revient en bas sous le couvert des ailes.

 

Tête petite et longues antennes. Au bout du ventre, une brève pointe, une sorte de croc, outil de la pariade. D’armure buccale, de rostre, il n’y en a pas absolument. Qu’en ferait-il, le coquet microcéphale ? Il n’a changé de forme que pour lutiner un moment les voisines, s’apparier et mourir. Son rôle ne semble pas d’ailleurs des plus nécessaires. Sur l’euphorbe de mon cabinet, la population féminine de seconde génération est de quelques milliers, et j’obtiens en tout une trentaine de mâles. Approximativement, il y a cent fois plus de femelles. À pareil sérail, les élégants porteurs d’aigrette ne sauraient suffire.

 

D’autre part, ils ne se montrent pas très empressés. Au sortir des ruines de leur capsule, je les vois qui, poudreux, se lustrent un peu, s’époussettent, essayent les ailes, puis, d’un mol essor, vont aux vitres de la fenêtre, tenue fermée pour éviter l’évasion. Les fêtes de la lumière leur sont de plus grand attrait que les émotions nuptiales. Il est à croire que l’éclairage modéré d’un appartement est ici la cause de leur froideur. En pleine campagne, sous les rayons directs du soleil, ils auraient certainement fait valoir leurs atours parmi le troupeau des nubiles, et des couples se seraient formés, non dépourvus d’ardeur. Mais, alors même que les meilleures circonstances favoriseraient la pariade, le nombre exagéré des femelles, hors de proportion avec celui des mâles, nous affirme qu’il y a très peu d’élues parmi beaucoup d’appelées, une sur cent environ. Toutes néanmoins donneront descendance. En ces étranges créatures, pour maintenir la race prospère, il suffit que de loin en loin quelques mères soient fécondées. L’impulsion communiquée aux élues est un héritage qui se transmet quelque temps, à la condition que, chaque année, des couples, en petit nombre, renouvellent dans l’ensemble les énergies épuisées.

 

Un parasite fréquent chez les Apiaires, le Monodontomerus, nous a montré autrefois semblable exemple de la rareté des mâles. Deux bestioles de rien nous parlent d’un énorme champ que nos théories génésiques ont encore à défricher. Peut-être nous aideront-elles un jour à débrouiller le ténébreux problème des sexes.

 

Cependant les vieilles mères, les Dorthésies à marsupium, de jour en jour se font plus rares sur l’euphorbe. Les ovaires épuisés et la sacoche vide, elles tombent à terre, où les Fourmis les dissèquent. Seules persistent sur la plante, jusqu’aux environs de la Noël, les jeunes, dont la poche maternelle ne commencera d’apparaître qu’au retour du printemps. Les froids sérieux venus, le troupeau descend au pied de l’euphorbe, sous l’amas des feuilles mortes. Il en remontera en fin de mars, pour escalader lentement la plante, acquérir la bourse éducatrice et recommencer le cycle de l’évolution.

 

CHAPITRE XXV

LE KERMES DE YEUSE


Avec le nid, supérieure expression des industries maternelles, rivalisent d’autres méthodes éducatrices, parfois d’admirable tendresse. La Lycose traîne, appendue aux filières, la sacoche des œufs, qui lui bat les jarrets : la moitié de l’année elle porte et promène sur l’échine ses petits assemblés en groupe, touffu. Pareillement, le Scorpion garde les siens sur le dos il les y laisse prendre des forces une quinzaine de jours, jusqu’au moment de l’émancipation. En suant de la cire blanche, la Dorthésie se fait au bout du ventre un exquis manchon où les jeunes éclosent, se parent de houppes cotonneuses et doucement se mûrissent pour l’exode. La moelleuse cabine, ouverte d’un pertuis, donne issue aux reclus, un par un, à mesure qu’ils sont capables de s’établir sur l’euphorbe nourricière.

 

Un humble parmi les humbles, le Kermès de l’yeuse, a trouvé mieux encore ; la mère, devenue forteresse inexpugnable, lègue à sa famille, comme berceau, sa peau durcie en bastion d’ébène.

 

En mai, inspectons patiemment, aux chaudes expositions, les menus rameaux de l’yeuse ou chêne vert. Visitons aussi l’arbuste revêche, à petites feuilles piquantes, connu du paysan provençal sous le nom d’avàus, et des botanistes sous celui de chêne kermès. Cette misérable broussaille, que l’on franchit d’une enjambée, est un chêne en effet, un chêne pour de bon, comme le prouvent ses beaux glands enchâssés dans une âpre capsule. Nous y ferons récolte aussi bien que sur l’yeuse. Mais laissons le chêne ordinaire, le rouvre ; nous n’y trouverions rien de ce que nous cherchons aujourd’hui. Seuls, les deux premiers sont à explorer.

 

Nous y verrons, un peu de-ci, un peu de-là, jamais en abondance, des globules d’un noir luisant et de la grosseur d’un pois médiocre. Voilà le Kermès, un insecte des plus étranges. Cela, un animal ? Qui n’est pas au courant de la chose ne s’en douterait guère ; il prendrait l’objet pour une baie, pour une sorte de groseille noire. L’erreur serait d’autant plus facile que, mis sous la dent, le globule craque et donne douce saveur relevée d’un peu d’amertume.

 

Et ce fruit presque délicieux est un animal, nous affirme-t-on, un insecte. Voyons cela de près, avec la loupe. On cherche une tête, un ventre, des pattes. De tête, il n’y en a pas absolument ; de ventre et de pattes, non plus ; le tout est une sorte de grosse perle digne de la joaillerie commune obtenue avec le jais. Y a-t-il au moins une segmentation, certificat de l’insecte ? Point. L’objet est lisse à l’égal de l’ivoire poli. Y a-t-il quelques frémissements, quelques indices d’une aptitude à se mouvoir ? Point. Le caillou n’est pas mieux inerte.

 

Peut-être trouverons-nous à la face inférieure du globule, dans la partie en contact avec le rameau, quelques traces de structure animale. L’objet se détache aisément et sans rupture, à la façon d’une baie. La base est un peu déprimée et enfarinée d’une matière blanche cireuse qui fait office de mastic et donne adhérence. Par un séjour de vingt-quatre heures dans l’alcool, cette matière se dissout et laisse à découvert la région qu’il s’agit d’examiner.

 

La loupe inspecte scrupuleuse ; elle ne parvient pas à découvrir sur cette base des pattes, des grappins, si menus soient-ils, qui serviraient à fixer l’animal. Elle ne découvre pas non plus de suçoir qui, implanté dans l’écorce, humerait la sève, nourriture indispensable. Moins lisse que le dos, cette partie est aussi nue que le reste. On dirait, en vérité, que le Kermès adhère au rameau par simple encollement et n’a pas avec lui d’autres rapports.

 

Cela ne peut être. La perle noire se nourrit ; elle grossit ; sans discontinuer elle verse au dehors un produit qui semble venir de l’atelier d’un liquoriste. Pour suffire à de telles dépenses, il lui faut, tout au moins, un rostre perforateur de l’écorce juteuse. Elle l’a certainement, mais si menu que ma vue fatiguée ne parvient pas à le discerner. Au moment où je détache le Kermès de son support, peut-être l’outil d’abreuvage se contracte-t-il et rentre en lui-même au point de devenir invisible.

 

Dans l’hémisphère tourné vers le bas du rameau, le globule s’excave en large sillon qui occupe la majeure part du demi-méridien. À l’extrémité inférieure de ce sillon, sur les confins de la base d’appui, bâille un pertuis en forme d’étroite boutonnière. Par là seulement le Kermès est en rapport avec le monde extérieur. C’est une porte à services multiples, fonctionnant tout d’abord en fontaine de sirop.

 

Cueillons quelques rameaux d’yeuse peuplés de Kermès, et mettons-les tremper dans un verre d’eau par le bout sectionné. Quelque temps, le feuillage se maintiendra frais, condition suffisante au bien-être de l’insecte. Nous ne tarderons pas à voir sourdre du pertuis en boutonnière une humeur incolore et limpide qui, dans une paire de jours, s’amasse en une goutte pareille de volume au bidon d’où elle suinte. Devenue trop lourde, la goutte tombe, mais sans ruisseler sur le Kermès, car l’orifice d’écoulement est en arrière. Une autre aussitôt commence à se former. La fontaine n’est pas intermittente, elle est perpétuelle ; sans interruption, elle pleure sa larme.

 

Du bout du petit doigt cueillons le pleur de l’alambic et dégustons. Délicieux ! Comme arôme et saveur, c’est, de bien peu s’en faut, l’équivalent du miel. Si le Kermès se prêtait à l’éducation en grand nombre, ainsi qu’à la récolte aisée de son produit, nous aurions en lui un précieux fabricant de sucrerie. Il est réservé à d’autres de l’exploiter avec passion.

 

Ces autres sont les Fourmis, patientes récolteuses. Elles accourent au Kermès encore mieux qu’au Puceron. Ce dernier est avare de son ambroisie ; il faut longtemps le solliciter, lui chatouiller la panse avant d’en obtenir une toute petite lampée, au bout des cornicules. Le Kermès est un prodigue. De son plein gré, à tout moment, il laisse qui veut s’abreuver à sa tonne, et c’est par flots qu’il fait largesse de sa liqueur.

 

Aussi les Fourmis s’empressent-elles auprès du distillateur ; elles font galerie ; des trois, des quatre à la fois, elles pourlèchent l’embouchure du bidon. Si haut que soit installé le Kermès dans la frondaison du chêne vert, elles savent le trouver à merveille. Lorsque j’en vois une qui grimpe délibérément, je n’ai qu’à la suivre du regard ; elle me conduit tout droit au cabaret noir. Elle est mon guide infaillible lorsque, tout jeune encore, le Kermès échapperait, par sa petitesse, aux recherches de la vue non avertie. Les très petits tiennent buvette, eux aussi, et sont dès lors achalandés comme les gros.

 

Sur l’arbre, en pleine liberté des champs, l’assiduité des Fourmis, cueillant le sirop à mesure qu’il suinte, ne permet guère d’évaluer la richesse de la source. Le rond tonnelet, incessamment mis à sec, donne à peine signe de mouillure autour de sa bonde. Il faut l’isolement d’un rameau, loin des buveurs, pour bien juger de l’ampoule à nectar. Alors, en l’absence des Fourmis, on voit la liqueur s’amasser assez vite en une goutte surprenante de volume. L’humeur extravasée dépasse la capacité du vase, et l’écoulement continue, aussi nourri que jamais. La fabrique de sirop est en permanence ; quand il n’y en a plus, il y en a encore.

 

Les Fourmis pratiquent l’élevage des Pucerons, leurs bêtes à lait. Quelles vacheries ne feraient elles pas, de produit incomparablement rémunérateur, si le Kermès de l’yeuse permettait l’éducation en parc ! Mais il est isolé, peu nombreux d’ailleurs et de déménagement impraticable. Enlevé de sa station, il périt, impuissant à se fixer autre part. Les Fourmis l’exploitent donc tel quel, sans la moindre tentative d’en faire troupeau dans un chalet de feuillage. Leur industrie, sagement, recule devant l’impossible.

 

Dans quel but ce nectar, si copieux et si bien apprécié des connaisseurs ? Coulerait-il à l’intention des Fourmis ? Pourquoi pas, après tout ? Du fait de leur nombre et de leur activité d’amasseuses, elles remplissent un rôle de haute portée dans le pique-nique général des vivants. Pour prix de leurs services, leur ont été octroyés le pis corniculaire du Puceron et la fontaine du Kermès.

 

En fin mai, cassons l’ampoule noire. Sous l’enveloppe, dure et friable, une anatomie sommaire nous montre des œufs, rien autre que des œufs. On s’attendait au matériel d’un liquoriste, à des rangées de cucurbites ; on trouve un encombrant ovaire. Le Kermès n’est guère autre chose qu’un coffre bourré de germes.

 

Les œufs sont blancs et assemblés, au nombre d’une trentaine environ, par petits groupes ou têtes dont les grains, sous le rapport de l’arrangement, rappellent les amas d’akènes d’une renoncule. Des houppes de très fines trachées cernent les glomérules et les entourent d’un inextricable fouillis qui rend impossible un dénombrement exact. Une approximation grossière donne la centaine. Le total des œufs serait donc de quelques milliers.

 

Que veut faire le Kermès de cette prodigieuse descendance ? Alchimiste du manger général, il fait comme tant d’autres, parmi les humbles, préposés à l’élaboration des molécules nutritives ; il conjure, au moyen du nombre excessif, l’extermination dont il est menacé. De sa liqueur, il abreuve délicieusement la Fourmi, hôte importun peut-être, mais non dangereux ; d’autre part, de ses œufs il alimente un consommateur qui amènerait l’extinction du Kermès, s’il n’était soumis lui-même à sévère émondage.

 

Il m’est arrivé de trouver à l’ouvrage l’amateur d’omelettes. C’est un vermisseau de rien, qui va rampant d’un glomérule à l’autre et vide les œufs encore contenus dans leur gaine natale. D’ordinaire il est seul ; parfois il a des compagnons, deux, trois et davantage. Dix est le plus grand nombre fourni à mes données par les trous de sortie.

 

Comment est-il parvenu dans le coffre-fort, de partout blindé de corne impénétrable ? À coup sûr, il a été introduit en germe par la voie de la boutonnière d’où pleure le sirop. Une mère est survenue qui, trouvant le pertuis, a pris une lampée, puis, se retournant, a plongé son oviducte. Sans violence, voici l’ennemi dans la citadelle.

 

Il appartient à la tribu des Chalcidiens, zélés fouilleurs d’entrailles. Très expéditif en besogne, il acquiert la forme adulte et sort de la coque dans les premières semaines de juin. C’est un géant par rapport aux fils du Kermès ; il a deux millimètres. L’étroite lucarne par où s’est faite l’introduction du germe ne pouvant plus maintenant lui donner passage, le reclus, de sa dent acérée et patiente, s’ouvre une porte de sortie à travers la paroi, si bien que la coque est finalement percée d’autant d’ouvertures rondes qu’il y avait de convives. Eux partis, le coffret est vide ; rien ne reste de la plantureuse omelette.

 

Ce ravageur d’ovaires est d’un noir-bleu foncé. Des ailes sombres, concaves, étroitement rabattues en manière de mantelet élytral, lui donne une vague apparence de coléoptère. Tête aplatie, débordant de droite et de gauche le corselet ; mandibules puissantes comme il convient pour forer la coriace muraille. Antennes longues, sans cesse vibrantes, coudées, un peu renflées au bout et ornées d’un anneau blanc. Courtaude et trapue, prestement la bestiole trottine ; elle se lustre les ailes ; se brosse les antennes, tout heureuse d’avoir vidé le ventre d’un Kermès. A-t-elle un nom dans nos catalogues ? Je l’ignore et me soucie médiocrement de le savoir. Une étiquette en latin barbare ne renseignerait pas mieux le lecteur que ne le font quelques lignes d’histoire.

 

Juin touche à sa fin. Depuis quelque temps a cessé le suintement sucré ; les Fourmis ne viennent plus à la buvette, signe de changements profonds à l’intérieur. Le dehors cependant ne s’est pas modifié. C’est toujours le globule noir et luisant, ferme et lisse, bien fixé sur sa base blanchie de cire. De la pointe du canif fracturons la boîte d’ébène, au pôle supérieur, à l’opposite de l’empâtement d’appui. Sa paroi est dure et cassante tout autant que l’élytre d’un Scarabée. À l’intérieur rien ne reste de la pulpe juteuse ; le contenu consiste en une aride farinette, mélange d’atomes blancs et d’atomes roux.

 

Recueillons cette poudre dans un petit tube de verre, armons-nous la vue d’une loupe et regardons. La chose est étourdissante d’aspect. Cette poussière grouille, cette cendre vit, et en tel nombre qu’un essai de supputation épouvante. C’est la cohue de l’innombrable. Pour la sauvegarde d’un pou, la fécondité n’a pas de limites.

 

À leur couleur blanche se reconnaissent des œufs non encore mûrs pour l’éclosion. En cette fin de juin, ce sont les moins nombreux. Les autres, colorés par l’animalcule inclus, sont d’un roux clair ou d’un jaune orangé. Ce qui domine, c’est un amas d’atomes blancs, dépouilles chiffonnées des œufs éclos.

 

Or, ces loques sont arrangées par capitules rayonnants, exactement comme l’étaient les germes dans les glomérules de l’ovaire. Ce détail nous apprend qu’il n’y a pas de ponte, c’est-à-dire que les œufs n’ont pas été conduits non seulement hors des flancs de la mère, mais encore en un point spécial de l’enceinte délimitée par la carapace, leur commun toit protecteur ; ils sont éclos aux lieux mêmes de leur formation. Les grappes ovigères, restant telles quelles d’arrangement et de situation, sont devenues des bouquets de petits.

 

Les Psychés nous ont déjà fourni un exemple de cette curieuse genèse qui dispense la mère de la ponte et fait éclore la famille aux points occupés par les œufs. Rappelons-nous l’informe papillonne, misérable d’aspect encore plus que la chenille. Elle se retire dans sa dépouille chrysalidaire et s’y dessèche, toute gonflée d’œufs dont l’éclosion se fera sur place. La mère Psyché devient une aride sacoche d’où la famille sortira vivante. C’est aussi le cas du Kermès.

 

J’assiste à la naissance. Les nouveau-nés s’agitent pour émerger de leurs enveloppes. Beaucoup y parviennent en laissant aux points d’attache et dans l’arrangement rayonné la fine dépouille de l’œuf. D’autres, non moins nombreux, arrachent du groupe leur fourreau et le traînent longtemps, appendu à l’arrière. L’adhérence est telle que l’animalcule peut franchir l’huis de la coque avec sa dépouille et achever de se libérer hors du logis. Aussi trouve-t-on sur le rameau natal, à quelque distance de la pilule mère, de nombreuses défroques blanches qui, si l’on n’avait suivi de près la marche des événements, feraient croire à une éclosion effectuée hors du Kermès. Ces pellicules extérieures sont mensongères ; toute la famille éclôt au dedans du coffret.

 

Après avoir recueilli la poussière animée dont elle est maintenant remplie, donnons un coup d’œil à la boîte d’ébène. La capacité en est divisée en deux étages par une cloison transversale, subtile relique de l’animal desséché. La substance individuelle du Kermès était si peu de chose qu’une délicate pellicule la représente maintenant. Le reste de la masse incluse dans la coque appartenait aux ovaires. L’étage supérieur est donc occupé par les nouveau-nés, non moins bien que l’étage inférieur.

 

De ce dernier compartiment, il est aisé de sortir quand vient l’heure de l’exode ; à la base, une porte est ouverte, toujours béante ; c’est la fissure en forme de boutonnière. Mais comment s’en aller de l’étage d’en haut, séparé de l’autre par une cloison ? Les petits sont si débiles, si menus, qu’ils ne viendraient jamais à bout de crever la membrane. Regardons mieux. La cloison est percée au milieu d’une lucarne ronde. Les habitants de l’étage inférieur ont directement à leur service l’huis de l’habitacle, la boutonnière de sortie ; ceux de l’étage supérieur y parviennent au moyen du trou de leur plancher. Superbe prévenance du mécanisme de la dessiccation : la mère Kermès, tarie en plancher pelliculaire, se perce d’un judas dans lequel la moitié de la famille périrait prisonnière.

 

Par sa petitesse, la bestiole échappe, de guère s’en faut, à la vue ordinaire. Une bonne loupe nous la montre comme un minuscule pou de contour ovalaire, plus atténué en arrière qu’en avant et coloré d’un roux tendre. Six pattes très actives. Le futur immobile, le parfait inerte, débute par la marche trottinante. Deux longues antennes en vibration ; en arrière, deux cirrhes allongés et diaphanes, échappant au regard si l’on n’y met une attention soutenue. Deux points noirs oculaires.

 

Dans le petit tube de verre où je l’observe, l’animalcule se montre très affairé. Il vagabonde, les antennes étalées et oscillantes ; il grimpe, descend, remonte, se promène de long en large en culbutant sur son passage les pellicules chiffonnées des œufs vides. Il est en préparatifs de départ, cela se voit. L’atome veut aller courir le vaste monde. Que lui faut-il ? Apparemment un rameau de l’arbre nourricier. J’ai veillé à ce besoin.

 

Dans l’enclos est un chêne vert, un seul, vigoureux arbuste de trois à quatre mètres d’élévation. Vers le milieu de juin, l’apparition des jeunes commençant, j’y fixe une trentaine de Kermès non séparés de la ramille qui les porte.

 

Malgré tous mes soins, il ne sera pas aisé de suivre les pérégrinations de la famille du Kermès, si elle se disperse sur l’yeuse, comme je le présume. Le voyageur est trop petit, et le pays trop vaste. D’ailleurs, les sommités de l’arbuste, l’examen à la loupe, feuille par feuille, ramuscule par ramuscule, est impraticable et lasserait toute patience.

 

Quelques jours après, je visite ce qui est à ma portée. Des sorties ont eu lieu, et nombreuses, comme l’attestent les pellicules blanches laissées en chemin. Quant aux jeunes, je n’en vois nulle part, ni sur l’écorce des rameaux ni sur les feuilles. Auraient-ils tous gagné les cimes inaccessibles de l’yeuse ? Seraient-ils ailleurs ? Première question à résoudre, et dans des conditions, où les émigrants ne puissent échapper à mes regards.

 

Dans des pots à fleurs, garnis de terreau provenant de feuilles décomposées, je transplante de jeunes yeuses d’un empan ou deux de hauteur. Sur les rameaux de chaque plant, je fixe avec une gouttelette de gomme, cinq ou six Kermès, en ayant bien soin de ne pas obstruer le pertuis de sortie. Le petit bosquet artificiel est déposé à l’abri des violences du soleil, dans mon cabinet, en face d’une fenêtre.

 

Le 2 juillet, j’assiste à une sortie. Au plus fort de la chaleur, vers les deux heures, la vermine quitte son bastion en essaim innombrable. Les jeunes Kermès franchissent, empressés, la porte cochère du logis, la fente en boutonnière ; beaucoup traînent à l’arrière la défroque de l’œuf. Ils stationnent un moment sur le dôme du globule, puis se dispersent sur les ramuscules voisins. Divers montent et parviennent à la cime du plant, sans paraître bien satisfaits de leur ascension ; divers descendent le long de la tige, de façon qu’il m’est impossible de soupçonner vers quel but la troupe se dirige. Il y a là peut-être un moment de trouble dû aux joies des premiers pas dans l’étendue libre ; l’animalcule erre à l’aventure, livré aux allégresses de l’émancipation. Laissons faire, et le calme viendra.

 

Le lendemain, en effet, je ne trouve plus un seul pou sur l’yeuse ; tous sont descendus sur la terre noire du pot, non loin de la tige. Cette terre, récemment arrosée, est gonfle des sapidités du feuillage pourri et réduit en poussière. Là, sur une étendue guère plus large que l’ongle, les bestioles se sont rassemblées en dense troupeau. Pas une ne remue, tant elles paraissent satisfaites de leur pacage, ou plutôt de leur abreuvoir. Elles me semblent prendre réfection, immobilisées par le bien-être.

 

Je viens en aide à leur félicité. Pour maintenir l’emplacement frais et donner un peu d’ombre, je couvre l’abreuvoir de quelques feuilles mortes d’yeuse, ramollies au préalable dans un verre d’eau. Et maintenant, mes petits poux, tirez-vous d’affaire à votre guise ; je ne peux rien d’autre pour vous.

 

Je viens d’apprendre un point essentiel de votre histoire, un détail sans lequel tout le reste de mes recherches n’avait aucune chance d’aboutir. Mes soupçons du début, très rationnels du reste, étaient mal fondés. Au lieu de s’établir sur l’yeuse, à l’exemple de la mère, les jeunes descendent à terre, au pied de l’arbre natal. Ils y trouvent, dans la mousse et les feuilles mortes, un abri plus ou moins frais qui les restaure de ses exsudations, du moins au début.

 

Et plus tard, de quoi vivent-ils ? – Je ne suis pas en mesure de le dire. Cinq à six jours, je les vois stationner en troupeau au même point. Nul ne s’écarte du groupe, nul ne descend, dans le terreau. Puis le nombre diminue ; petit à petit tous disparaissent, évaporés pour ainsi dire, revenus à ce rien qu’ils avoisinaient de si près. L’assemblée d’atomes n’a pas laissé de traces.

 

Apparemment le pot à fleurs planté d’un chêne vert ne remplissait pas bien les conditions de prospérité. Il eût fallu en même temps du gazon, du gramen à rhizomes, enfin un fouillis de végétation herbacée, riche de radicelles peu profondes, où les petits Kermès auraient implanté leur suçoir. Est-ce bien cela ?

 

Je m’en informe dans la campagne, au pied des yeuses que j’avais reconnues bien peuplées en mai. Les familles de poux sont là certainement, dans un médiocre rayon d’étendue, car les chétives bestioles sont incapables d’un voyage lointain. Je scrute la végétation variée occupant le sol autour de l’arbre ; je fouille, j’extirpe, et patiemment, la loupe en main, j’examine une par une les racines et les souches arrachées. Continuée à bien des reprises, tant en hiver qu’en automne, la pénible investigation n’aboutit pas ; l’animalcule est introuvable.

 

L’année suivante, au retour du printemps, je devais apprendre que la présence d’une végétation au pied de l’arbre n’est pas nécessaire. Revenons à l’yeuse de l’enclos. J’avais garni sa frondaison d’une trentaine de Kermès parvenus à maturité. Il en était sorti, par caravane, une multitude d’émigrants. Or, au pied de l’yeuse, ainsi qu’à la ronde dans une étendue de quelques pas, le sol est parfaitement nu. Aucun brin de gazon ou d’herbage quelconque ne pousse en ce recoin expurgé récemment par la bêche. Quant aux racines de l’yeuse elle-même, il est inutile, ce me semble, d’en tenir compte : elles sont à des profondeurs où l’animalcule ne peut les atteindre.

 

Et cependant, en mai, l’arbuste, jusque-là exempt de Kermès, se peuple de pilules noires. Mon semis a prospéré. Les bestioles issues des coques ont passé la mauvaise saison dans le sol et sont revenues sur l’arbre au retour des chaleurs pour s’y transformer en globules. De quoi ont-elles vécu dans ce terrain ingrat, où pas une radicelle ne se trouve ? Probablement de rien.

 

Elles descendent à terre, plutôt en recherche d’un gîte que d’un réfectoire. Contre la rudesse de l’hiver, leur refuge est bien précaire s’il consiste, comme tout semble le dire, en quelques fissures dans un grain terreux, non loin de la surface. Par le fait des intempéries, combien il doit en disparaître, de ces mal protégés ! Aux ravages des mangeurs d’œufs à la coque s’adjoignent, plus terribles, ceux de la mauvaise saison ; aussi, pour conserver un, le Kermès procrée des mille et des mille.

 

Le reste de l’histoire n’est pas d’acquisition aisée. Avril commence. Mes trois enfants, joie de mes vieux jours, me prêtent la subtile vue de leur jeune âge. Sans leur aide, je renoncerais à la chasse que je me propose de faire sur les confins de l’invisible. L’année précédente, des broussailles d’yeuse, bien à portée du regard, ont été reconnues riches de Kermès. J’ai marqué d’un fil blanc chaque ramille peuplée.

 

C’est là que, patiemment, feuille par feuille, ramuscule par ramuscule, mes petits collaborateurs exercent leurs investigations. Après un sommaire coup de loupe de ma part, la récolte est mise dans une boîte d’herborisation. Le scrupuleux examen se fera dans mon cabinet, avec toutes les aises de l’observation.

 

Le 7 avril, au moment où je commence à désespérer de mes recherches, un animalcule passe dans le champ de ma loupe. C’est lui, c’est bien lui ! Tel je l’ai vu sortir l’an passé de la coque natale, tel je le revois maintenant. Rien n’est changé dans son aspect, ni la forme, ni la coloration, ni la taille. Il déambule, très affairé, sans doute a la recherche d’un point qui lui convienne. Le moindre pli de l’écorce à tout instant me le dérobe. Je mets sous cloche le rameau porteur du précieux atome.

 

Le lendemain j’entrevois une mue. À la bestiole trottinante succède un corpuscule immobile. C’est le début du Kermès globulaire. La bonne fortune ne m’a valu qu’une seule fois pareille trouvaille, qui eût mérité une étude plus circonstanciée si j’avais disposé de sujets assez nombreux. Ma visite aux yeuses était un peu tardive ; c’était en mars que j’aurais dû la faire. À cette époque, je le présume, j’aurais surpris l’animalcule quittant le sol et regagnant la frondaison du chêne vert pour s’y transformer. Au lieu d’un seul sujet, j’en aurais eu plusieurs, sans pouvoir compter néanmoins sur une collection nombreuse, car les misères de l’hiver ont certainement compromis les familles, si opulentes au début. Ils sont descendus de l’arbre par centaines de mille ; ils y remontent par maigres escouades, comme le certifie la rareté des globules noirs en bonne saison.

 

Ce que deviennent les ascensionnistes, mon unique bestiole nous le dit assez clairement. Elle est devenue un point sphérique, signe indubitable du futur Kermès. En peu de jours, la dessiccation l’a gagnée, malgré le verre d’eau où plongeait la base du rameau. Heureusement je dispose de quelques autres corpuscules pareils, un peu plus développés. Mes récoltes sur l’yeuse m’en donnent de deux sortes.

 

Les plus nombreux sont globulaires et de grosseur variable suivant l’âge. Les moindres mesurent un millimètre à peine. La face ventrale est plane et cernée d’un bourrelet neigeux, ébauche d’une base cireuse. La face dorsale est ronde, roussâtre ou d’un marron pâle, avec de subtiles houppes blanches distribuées sans ordre. Sous ce costume, le jeune Kermès rappelle certain coquillage des mers chaudes, la Porcelaine tigre. La sucrerie déjà fonctionne. À l’arrière s’amasse une gouttelette limpide où viennent s’abreuver les Fourmis. En quelques semaines, la coloration passe au noir d’ébène, la sphère acquiert le volume d’un pois, et voici le Kermès en son état final.

 

Les moins nombreux s’allongent en minuscule limace à demi contractée. La face ventrale est aplatie et repose par toute son étendue sur le rameau. La face dorsale est convexe et de coloration ambrée plus ou moins vive. Elle est semée de particules neigeuses saillantes, disposées en séries longitudinales au nombre de cinq ou sept. Avec sa coloration ambrée et son ornementation d’atomes blancs, la bestiole a quelque peu l’aspect de certaines pâtisseries, langues de chat, semées de parcelles de sucre. À l’arrière, aucun suintement de liqueur sirupeuse ; aussi les Fourmis n’y viennent pas.

 

Je me figure que cette seconde forme est l’état larvaire des mâles. Il sortira de là, je le présume, des insectes ailés propres à la pariade. Vérifier ce soupçon m’est impossible. Mes sujets limaciformes périssent sur leur rameau fané, et suivre leur évolution hors de mon cabinet est entreprise au-dessus de ma patience.

 

De cette histoire bien incomplète du Kermès de l’yeuse, un point surtout est à retenir. La mère, ovaire énorme affranchi de la ponte, se dessèche en coffre où la famille éclôt sans déplacement des germes. Dans cette aride relique, la famille grouille par milliers jusqu’à l’heure de l’exode. Simplifiant à l’extrême l’habituelle méthode de procréation, l’animal se résout en boîte à petits.

 

 

 

 

 


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Février 2007

 

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