Jean-Henri Fabre

 

 

 

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES

Livre VIII

 

 

 

Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes

 

 

 

(1903)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  LES CÉTOINES. 4

II  LA BRUCHE DU POIS   (LA PONTE). 21

III  LA BRUCHE DU POIS   (LA LARVE). 32

IV  LA BRUCHE DES HARICOTS. 41

V  LES PENTATOMES. 56

VI  LE RÉDUVE À MASQUE.. 73

VII  LES HALICTES   (UN PARASITE). 87

VIII  LES HALICTES   (LA CONCIERGE). 102

IX  LES HALICTES   (LA PARTHÉNOGÉNÈSE). 118

X  LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE   (LES GALLES). 135

XI  LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE   (LA MIGRATION). 151

XII  LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE  (LA PARIADE. L’ŒUF). 161

XIII  LES MANGEURS DE PUCERONS. 169

XIV  LES LUCILIES. 184

XV  LES SARCOPHAGES. 196

XVI  LES SAPRINS. LES DERMESTES. 207

XVII  LE TROX PERLÉ.. 218

XVIII  LA GÉOMÉTRIE DE L’INSECTE.. 227

XIX  LA GUÊPE.. 239

XX  LA GUÊPE  (SUITE). 256

XXI  LA VOLUCELLE.. 266

XXII  L’ÉPEIRE FASCIÉE.. 280

XXIII  LA LYCOSE DE NARBONNE.. 295

À propos de cette édition électronique. 306

 

I

LES CÉTOINES


Mon ermitage possède une allée de lilas, profonde et large. Mai venu, lorsque les deux rangs d’arbustes, ployant sous la charge des grappes fleuries, se courbent en arcs d’ogive, cette allée devient une chapelle, où se célèbre, au soleil caressant de la matinée, la plus belle fête de l’an ; fête paisible, sans drapeaux claquant aux fenêtres, sans poudre brûlée, sans rixes après boire ; fête des simples, que ne troublent ni les cuivres rauques du bal, ni les cris de la foule acclamant l’amateur qui vient de gagner aux trois sauts un foulard de quarante sous. Grosses joies à pétards et libations, que vous êtes loin de cette solennité !

 

Je suis un des fidèles à la chapelle des lilas. Mon oraison, non traduisible en vocables, est un émoi intime qui doucement remue. Dévotement je fais mes stations d’un pilier de verdure à l’autre, j’égrène pas à pas mon rosaire d’observateur. Ma prière est un oh ! d’admiration.

 

À la délicieuse fête, des pèlerins sont accourus gagner les indulgences du printemps et boire une lampée. Il y a là, trempant tour à tour la langue dans le bénitier de la même fleur, l’Anthophore et son tyran la Mélecte. Détrousseurs et détroussés sirotent en bons voisins. Pas de rancune entre eux. Chacun en paix fait ses affaires. Ils semblent ne pas se connaître.

 

Des Osmies, habillées de velours mi-parti noir et rouge, se poudrent de pollen la brosse ventrale et font amas de farine dans les roseaux du voisinage. Ceux-ci sont les Éristales, bruyants étourdis dont les ailes miroitent au soleil ainsi que des écailles de mica. Ivres de sirop, ils se retirent du festival et cuvent leur boisson à l’ombre d’une feuille.

 

Ces autres sont les Guêpes, les Polistes, bretteurs irritables. Sur le passage de ces intolérants, les pacifiques font retraite, vont s’installer ailleurs. L’Abeille même, dominante en nombre, l’Abeille, qui si facilement dégaine, leur cède le pas, tant elle est affairée de récolte.

 

Ces papillons trapus, richement bariolés, sont des Sésies, qui négligent de se couvrir en entier les ailes de poussière écailleuse. Leurs zones dénudées, simple gaze transparente, font contraste avec les zones vêtues et sont une beauté de plus. Le sobre donne relief au somptueux.

 

Ce fol essaim qui tourbillonne, s’en va, revient, descend, remonte, est le ballet de la plèbe lépidoptère, de la Piéride du chou, toute blanche avec ocelle noir. On s’agace dans les airs, on se poursuit, on se lutine. Lassé des ébats, tantôt l’un, tantôt l’autre des valseurs reprend pied sur les lilas et s’abreuve à l’amphore des fleurs. Tandis que la trompe plonge et suce au fond de l’étroit goulot, les ailes, en une molle oscillation, se dressent sur le dos, s’étalent de nouveau, se redressent.

 

Presque aussi nombreux, mais d’envolée moins brusque à cause de sa large envergure, est le Machaon, le magnifique porte-queue, à cocardes orangées et lunules bleues.

 

Les enfants sont venus me rejoindre. Ils s’extasient devant la gracieuse créature, qui chaque fois évite la main lancée et s’en va un peu plus loin sonder la sucrerie des fleurs, tout en mouvant les ailes à la façon des Piérides. Si la Pompe fonctionne paisible au soleil, si le sirop monte bien, ce mol balancement alaire est pour eux tous marque de satisfaction.

 

Capture ! Anna, la plus jeune de toute la maisonnée, renonce aux Machaons, qui n’attendent jamais sa petite main leste. Elle a trouvé mieux à son goût. C’est la Cétoine. Non encore revenu de la fraîcheur matinale, le bel insecte, tout doré, sommeille sur les lilas, inconscient du danger, incapable de fuir. Il abonde. Cinq ou six sont vite cueillis. J’interviens pour qu’on laisse en paix les autres. Le butin est mis dans une boîte avec litière de fleurs. Plus tard, aux heures chaudes, la Cétoine, un long fil noué à la patte, volera en rond, autour de la tête de l’enfant.

 

Cet âge est sans pitié parce qu’il ne sait pas, et rien n’est cruel comme l’ignorance. Nul de mes étourdis ne prendra garde aux misères de la bestiole, triste galérien qui traîne son boulet. Ils s’amuseront d’un supplice, les naïfs. Je n’ose toujours y mettre ordre, me reconnaissant coupable à mon tour, bien que mûri par l’expérience, quelque peu civilisé et commençant à savoir. Ils tourmentent pour s’amuser, je tourmente pour m’instruire : au fond, n’est-ce pas même chose ? Y a-t-il une ligne de démarcation bien nette entre les expérimentations du savoir et les puérilités du jeune âge ? Je n’en vois pas.

 

Pour faire parler l’accusé, la barbarie humaine employait autrefois le supplice de la question. Suis-je autre chose qu’un tortionnaire quand j’interroge mes bêtes et les soumets à la question pour leur arracher quelque secret ? Laissons Anna jouir à sa guise de ses prisonniers, car je médite quelque chose de pire. La Cétoine a des révélations à nous faire, intéressantes, je n’en doute pas. Tâchons de les obtenir. Cela ne se fera pas, bien entendu, sans graves ennuis pour la bête. Ainsi soit, et passons : en faveur de l’histoire, faisons taire nos scrupules pacifiques.

 

Parmi les invités aux fêtes du lilas, la Cétoine mérite mention très honorable. Elle est de belle taille, propice à l’observation. Si elle manque d’élégance dans sa configuration massive, carrément coupée, elle a pour elle le somptueux : rutilance du cuivre, éclair de l’or, sévère éclat du bronze tel que le donne le polissoir du fondeur. Elle est une habituée de l’enclos, une voisine, et de ce fait elle m’épargnera des courses qui commencent à me peser. Enfin, condition excellente quand on désire être compris de tous, elle est connue de chacun, sinon sous sa dénomination classique, du moins comme objet non étranger au regard.

 

Qui ne l’a vue, pareille à une grosse émeraude couchée au sein d’une rose, dont elle relève le tendre incarnat par la richesse de sa joaillerie ? En ce lit voluptueux d’étamines et de pétales, elle s’incruste, immobile ; elle y passe la nuit, elle y passe le jour, enivrée de senteur capiteuse et grisée de nectar. Il faut l’aiguillon d’un âpre soleil pour la tirer de sa béatitude et la faire envoler d’un essor bourdonnant.

 

À voir, sans autre information, la paresseuse en son lit de sybarite, on ne se douterait guère de sa gloutonnerie. Pour se sustenter, que peut-elle trouver sur une rose, sur un corymbe d’aubépine ? Tout au plus une gouttelette d’exsudation sucrée, car elle ne broute pas les pétales, encore moins le feuillage. Et cela, ce rien, suffirait à ce grand corps ! J’hésite à le croire.

 

La première semaine du mois d’août, je mets en volière une quinzaine de Cétoines qui viennent de rompre leurs coques dans mes bocaux d’éducation. Bronzées en dessus, violacées en dessous, elles appartiennent à l’espèce Cetonia metallica Fab. Je leur sers, suivant les ressources du jour, des poires, des prunes, du melon, des raisins.

 

C’est bénédiction que de les voir festoyer. Les attablées ne bougent plus. Rien, pas même un déplacement du bout des pattes. La tête dans la purée, souvent même le corps noyé en plein dans la marmelade, on lippe, on déglutit, de jour, de nuit, à l’ombre, au soleil, sans discontinuer. Soulées de sucrerie, les goulues ne lâchent prise. Affalées sous la table, c’est-à-dire sous le fruit diffluent, elles pourlèchent toujours, en cette béate somnolence de l’enfant qui s’endort avec la tartine de confiture aux lèvres.

 

Aucun ébat dans l’orgie, même lorsque le soleil donne bien ardent au sein de la volière. L’activité est suspendue, tout le temps appartient aux liesses du ventre. Par ces chaleurs torrides, on est si bien sous la prune reine-Claude, suçant le sirop ! En telles délices, à quoi bon l’essor dans les champs où tout est brûlé ? Nulle n’y songe. Pas d’escalade contre le grillage de la volière, pas d’ailes brusquement étalées en un essai d’évasion.

 

Cette vie de bombance dure déjà depuis une quinzaine sans amener la satiété. Telle durée de banquet n’est pas fréquente ; on ne la trouve pas même chez les Bousiers, eux aussi fervents consommateurs. Lorsque le Scarabée sacré, filant sa cordelette ininterrompue de scories intestinales, s’est tenu une journée sur un morceau de choix, c’est tout ce que peut se permettre le goinfre. Or voici deux semaines que mes Cétoines sont attablées à la confiserie de la prune et de la poire, et rien n’indique encore qu’elles en aient assez. À quand la fin de l’orgie, à quand les noces et les soucis de l’avenir ?

 

Eh bien, de noces et de soins de famille, il n’y en aura pas dans la présente année. C’est différé à l’an prochain : retard singulier, en désaccord avec les usages habituels, très expéditifs en ces graves affaires. C’est la saison des fruits, et la Cétoine, passionné gourmet, veut jouir de ces bonnes choses sans être détournée par les tracas de la ponte. Les jardins ont la poire fondante, la figue ridée dont l’œil s’humecte de sirop. La friande en prend possession et s’y oublie.

 

Cependant la canicule se fait de plus en plus implacable. Chaque jour, comme disent nos paysans, une bourrée de plus s’ajoute au brasier du soleil. Comme le froid, la chaleur en excès suspend la vie. Alors, pour tuer le temps, gelés et rôtis sommeillent. Les Cétoines de ma volière se terrent dans le sable, à une paire de pouces de profondeur. Les fruits les plus sucrés ne les tentent plus ; il fait trop chaud.

 

Il faut la température modérée de septembre pour les tirer de leur torpeur. À cette époque, elles reparaissent à la surface ; elles s’attablent à mes écorces de melon, elles s’abreuvent à un grappillon de raisin, mais sobrement, en brèves séances. Ont disparu, pour ne plus revenir, la fringale du début et ses interminables ventrées.

 

Viennent les froids. De nouveau mes captives disparaissent sous terre. C’est là qu’elles passent l’hiver, protégées seulement par une couche de sable de quelques travers de doigt. Sous cette mince couverture, en leur abri de planches ouvert à tous les vents, elles ne sont pas compromises par les fortes gelées. Je me les figurais frileuses ; je les trouve d’une remarquable résistance aux rudesses de l’hiver. Elles ont gardé le tempérament robuste des larves, qu’autrefois j’admirais durcies dans un bloc de neige congelée et revenant après à la vie par un dégel ménagé.

 

Mars n’est pas fini que l’animation reparaît. Mes enterrées surgissent, grimpent au treillis, vagabondent si le soleil est doux, redescendent dans le sable si l’air fraîchit. Que leur donner ? Il n’y a plus de fruits. Je leur sers du miel dans un godet de papier. Elles y viennent sans assiduité bien marquée. Trouvons mieux à leur goût. Je leur offre des dattes. Le fruit exotique, exquise pulpe dans un sac de mince épiderme, leur agrée très bien malgré sa nouveauté : elles ne feraient pas plus de cas de la poire et de la figue. La datte nous conduit en fin avril, saison des premières cerises.

 

Nous voici revenus aux vivres réglementaires, les fruits du pays. Il en est fait consommation très modérée : l’heure est passée des prouesses gastriques. Bientôt mes pensionnaires deviennent indifférentes à la nourriture. Je surprends des pariades, signe d’une prochaine ponte. En prévision des événements, j’ai disposé dans la volière, à fleur de terre, un pot plein de feuilles brunies, à demi corrompues. C’est là que, vers le solstice, je les vois pénétrer, tantôt l’une, tantôt l’autre, et quelque temps y séjourner. Puis, les affaires terminées, elles remontent à la surface. Une à deux semaines encore, elles errent ; finalement elles se blottissent dans le sable à peu de profondeur et périssent.

 

Les successeurs sont dans le pot à feuilles pourries. Avant que juin soit terminé, je trouve en abondance, dans le tiède amas, des œufs récents et de très jeunes larves. J’ai maintenant l’explication d’une singularité qui n’a pas manqué de jeter quelques troubles dans mes premières études. En fouillant le grand tas de terreau qui, dans un coin ombragé du jardin, me fournit chaque année riche population de Cétoines, il m’arrivait, en juillet et août, de rencontrer sous ma houlette des coques intactes, qui devaient prochainement se rompre sous la poussée de l’insecte inclus ; je trouvais aussi la Cétoine adulte, sortie le jour même de son coffret, et tout à côté je cueillais aussi des larves très jeunes, en leurs débuts. J’avais sous les yeux l’insensé paradoxe de fils nés avant les parents.

 

La volière a fait plein jour sur ces obscurités. Elle m’a appris que la Cétoine, sous la forme adulte, vit une année entière, d’un été au suivant. La coque se rompt pendant les ardeurs estivales, en juillet et août. Il serait de règle, la saison s’y prêtant, de s’occuper aussitôt de la famille, après quelques ébats nuptiaux. Ainsi se comportent généralement les autres insectes. Pour eux, la forme actuelle est une floraison de durée temporaire, que les exigences de l’avenir utilisent au plus vite.

 

La Cétoine n’a pas cette hâte. Grosse mangeuse elle était en son âge de ver pansu, grosse mangeuse elle reste sous les somptuosités de sa cuirasse d’adulte. Sa vie, tant que les chaleurs ne sont pas trop accablantes, elle la passe à la confiserie des fruits, abricots et poires, pêches, figues et prunes. Attardée dans ses lippées, elle oublie le reste et remet la ponte à l’année suivante.

 

Après la torpeur de l’hivernation dans un abri quelconque, elle reparaît dès les premiers jours du printemps. Mais alors les fruits manquent, et la goulue de l’été dernier, devenue sobre d’ailleurs, soit par nécessité, soit par tempérament, n’a d’autre ressource que l’avare buvette des fleurs. Juin venu, elle sème ses œufs dans un amas de terreau, à côté des coques d’où va sortir un peu plus tard l’insecte adulte. On a de la sorte, si l’on n’est au courant de la chose, la folle apparence de l’œuf précédant la pondeuse.

 

Parmi les Cétoines parues dans le courant de la même année, deux générations sont donc à distinguer. Celles du printemps, hôtes des roses, ont passé l’hiver. Elles doivent pondre en juin et périr après. Celles de l’automne, passionnées de fruits, ont récemment quitté leurs habitacles de nymphes. Elles hiverneront et feront leur ponte vers le solstice de l’été suivant.

 

Nous sommes aux plus longs jours ; c’est le moment. À l’ombre des pins et contre le mur de clôture est un amas, de quelques mètres cubes, formé de tous les détritus du jardin, surtout de feuilles mortes cueillies à l’époque de leur chute. C’est la fabrique à terreau pour les besoins de mes cultures en pots. Or, ce banc de pourriture que travaille, qu’attiédit une lente décomposition, est un Éden pour les Cétoines en leur état larvaire. Le ver bedonnant y fourmille, trouvant là provende copieuse en matières végétales fermentées, et douce température, même au cœur de l’hiver.

 

Quatre espèces l’habitent, excellemment prospères, malgré les tracas que leur vaut ma curiosité. La plus fréquente est la Cétoine métallique (Cetonia metallica Fab.). C’est elle qui me fournit la majeure part des documents. Les autres sont la vulgaire Cétoine dorée (Cetonia aurata Linn.), la Cétoine d’un noir mat (Cetonia morio Fab.), enfin la petite Cétoine drap-mortuaire (Cetonia stictica Linn.).

 

Vers les neuf et dix heures du matin, surveillons le tas. Soyons assidus et patients, car l’arrivée des pondeuses est sujette à caprices et bien des fois fait attendre en vain. La chance nous favorise. Voici une Cétoine métallique survenue des environs. En larges circuits, elle vole, revole au-dessus de l’amas ; elle inspecte de haut les lieux, elle choisit un point d’accès facile. Frou ! elle s’abat, fouille du front et des pattes ; aussitôt elle pénètre. De quel côté va-t-elle ?

 

D’abord l’ouïe renseigne sur la direction suivie : on entend un froissement de feuilles sèches tant que l’insecte travaille dans les aridités de la couche extérieure. Puis plus rien, silence : la Cétoine est arrivée dans la moite épaisseur. Là, et seulement là, doit se faire la ponte, afin que le vermisseau sortant de l’œuf trouve, sans recherche, tendre nourriture sous la dent. Laissons la pondeuse à ses affaires et revenons une paire d’heures après.

 

Mais avant, portons notre réflexion sur ce qui vient de se passer. Un superbe insecte, bijou de l’orfèvrerie vivante, sommeillait tantôt au sein d’une rose, sur le satin des pétales et dans la suavité des parfums. Et voici que ce luxueux à dalmatique d’or, cet abreuvé d’ambroisie, brusquement quitte sa fleur et s’enterre dans le pourri ; il abandonne le somptueux hamac embaumé d’essence, pour descendre dans l’ordure nauséeuse. D’où lui vient cette soudaine dépravation ?

 

Il sait que son ver fera régal de ce qu’il abhorre lui-même et, surmontant sa répugnance, n’y songeant même pas, il plonge. Est-il incité par le souvenir de son âge de larve ? Que peut bien être chez lui le souvenir du manger après un an d’intervalle, et surtout après une refonte totale de l’organisation ? Pour attirer la Cétoine, la faire venir de la rose à l’amas putride, il y a mieux que la mémoire du ventre : il y a une impulsion aveugle, irrésistible, qui réalise le très logique sous les apparences de l’insensé.

 

Revenons au tas de terreau. Le bruit des feuilles sèches froissée nous a renseignés approximativement ; nous savons en quel point la fouille doit porter, fouille minutieuse, hésitante, car il s’agit de suivre la pondeuse à la piste. Guidé par les matériaux qu’a refoulés le passage de l’insecte, on arrive tout de même au but. Les œufs sont trouvés, disséminés sans ordre, toujours isolés, sans nul préparatif. Il suffit qu’à proximité soient des matières végétales tendres, fermentées à point.

 

L’œuf est un globule d’ivoire, peu éloigné de la forme sphérique et mesurant près de trois millimètres. L’éclosion a lieu une douzaine de jours après. Le vermisseau est blanc, hérissé de cils courts et clairsemés. Mis à découvert, hors de son terreau, il rampe sur l’échine, c’est-à-dire qu’il possède la curieuse locomotion caractéristique de sa race. Dès les premiers trémoussements s’affirme l’art de marcher sur le dos, les pattes en l’air.

 

L’éducation en est des plus faciles. Une boîte en fer-blanc, qui met obstacle à l’évaporation et conserve les vivres frais, reçoit le nourrisson avec un choix de feuilles fermentées, cueillies dans l’amas de terreau. Cela suffit : l’élève se maintient prospère et se transforme l’an d’après, pourvu que l’on ait soin de renouveler de temps à autre les provisions. Nulle éducation entomologique ne donne moins de tracas que celle de la Cétoine, à robuste appétit et constitution vigoureuse.

 

La croissance est rapide. Au commencement d’août, quatre semaines après l’éclosion, le ver a la moitié de sa grosseur finale. L’idée me vient d’évaluer sa consommation à l’aide de la grenaille stercorale qui s’est amassée dans la boîte depuis la première bouchée. Je trouve 11 978 millimètres cubes, c’est-à-dire qu’en un mois le ver a digéré un volume de matière égal à plusieurs milliers de fois son propre volume initial.

 

La larve de Cétoine est un moulin à trituration continue, faisant farine des choses végétales mortes ; c’est un broyeur de haut titre, qui, nuit et jour, presque l’année durant, émiette et met en poudre ce que la fermentation a déjà délabré. Dans le pourri, indéfiniment résisteraient les fibres, les nervures des feuilles. Le ver prend possession de ces indomptables résidus ; de ses bonnes cisailles, il les effiloche, les découpe très menu ; il les dissout, les réduit en pâte dans son intestin et les rend, désormais utilisables, aux trésors du sol.

 

En son état de ver, la Cétoine est un fabricant de terreau des plus actifs. Quand vient la métamorphose et que je passe mes éducations en revue une dernière fois, je suis scandalisé de ce que mes goinfres ont mouliné dans le courant de leur vie : cela se mesure à pleines écuelles.

 

Sous un autre rapport, la larve de Cétoine mérite attention. C’est un ver corpulent, d’un pouce de longueur, convexe sur le dos, aplati sur le ventre. La face dorsale est ridée de gros plis, où font brosse des cils clairsemés ; la face ventrale est lisse, douée d’une peau fine sous laquelle transparaît, en tache brune, l’ample besace à ordure. Les pattes sont très bien conformées, mais petites, débiles, hors de proportion avec la masse du corps.

 

La bête est apte à se rouler sur elle-même en arc fermé. C’est la posture du repos, ou plutôt la posture d’inquiétude et de défense. Alors la volute animale se contracte avec tant d’énergie que l’on craint de la voir se rompre, avec épanchement d’entrailles, si l’on cherche à l’ouvrir de force. Laissé tranquille, le ver se déroule, se rectifie et se hâte de fuir.

 

Alors une surprise vous attend. Déposé sur la table, le tracassé chemine sur le dos, les pattes en l’air, inactives. Cette méthode extravagante, contraire aux usages de la locomotion, paraît d’abord un accident, une manœuvre fortuite de l’animal effaré. Pas du tout : c’est une manœuvre normale, le ver n’en connaît pas d’autre. Vous le retournez sur le ventre, espérant le voir progresser suivant les règles. Tentatives inutiles : obstinément il se remet sur le dos, obstinément il rampe dans une position renversée. Rien n’aboutit à le faire avancer sur les pattes. Ou bien, convoluté en arc, il se tiendra immobile ; ou bien, développé, il cheminera à l’inverse des autres. C’est sa manière à lui.

 

Laissons-le tranquille sur la table. Il va, désireux de s’enfouir dans le terreau et de se dérober à son persécuteur. La progression ne manque pas de rapidité. Les bourrelets dorsaux, mus par une puissante couche musculaire, donnent appui, même sur une surface lisse, grâce à leurs brosses de cils. Ce sont des ambulacres qui, par leur multiplicité, développent vigoureuse traction.

 

Il y a des roulis dans la machine mouvante. À cause de la forme arrondie de l’échine, le ver parfois chavire. L’accident est sans conséquence. D’un effort des reins, le culbuté se remet à l’instant en équilibre et reprend la reptation dorsale, qu’accompagne un léger balancement de droite et de gauche. Il y a aussi du tangage. La proue de l’esquif, la tête de la larve, s’élève et s’abaisse, remonte et redescend par oscillations mesurées. Les mandibules s’ouvrent, mâchent dans le vide, cherchant à saisir apparemment un appui qui leur manque.

 

Donnons-leur cet appui, non dans le terreau dont l’opacité me cacherait ce que je désire voir, mais dans un milieu diaphane. Justement j’ai ce qu’il me faut. C’est un tube de verre de quelque longueur, ouvert aux deux bouts et d’un calibre décroissant par degrés. Au gros bout, le ver entre à l’aise ; à l’autre bout, il est très à l’étroit.

 

Tant que le tube est d’ampleur excédente, la progression s’y fait sur le dos. Puis le ver pénètre dans une partie dont le calibre équivaut à celui de son corps. Dès ce moment, la locomotion perd son caractère anormal. N’importe la position, le ventre en haut, en bas ou de côté, le ver avance. Je vois courir, avec une belle régularité, les ondes musculaires des bourrelets dorsaux. Ainsi se propagent les ondes d’une nappe d’eau tranquille que vient d’ébranler la chute d’un caillou. Je vois les cils se pencher, se redresser, pareils à la moisson qui ondule sous le vent.

 

La tête régulièrement oscille. De la pointe des mandibules elle fait béquille, qui mesure les pas en avant et donne stabilité en prenant appui sur la paroi. Dans toutes les positions, que je varie à mon gré en faisant tourner le tube entre mes doigts, les pattes restent inactives, même lorsqu’elles touchent la surface d’appui. Leur rôle est à peu près nul dans la locomotion. À quoi donc peuvent-elles servir ? Nous le verrons tantôt.

 

Le canal transparent où le ver s’insinue nous dit ce qui se passe au sein du terreau. Ayant appui de tous les côtés à la fois, engainé par la masse traversée, le ver déambule dans la position normale aussi bien et plus fréquemment que dans la position renversée. À la faveur de ses ondes dorsales, qui trouvent contact dans n’importe quel sens, il se meut le ventre en bas ou le ventre en l’air indifféremment. Alors, plus de bizarre exception, les choses rentrent dans l’ordre habituel ; s’il nous était donné de voir la larve cheminer dans l’amas de feuilles pourries, nous ne lui trouverions rien de singulier.

 

Mais nous le mettons à nu sur la table, et nous sommes témoins d’une criante anomalie, que la réflexion fait disparaître. De tous les côtés l’appui manque, sauf en bas. Les bourrelets de l’échine, principaux ambulacres, prennent contact avec cette unique paroi, et du coup l’animal chemine renversé. La larve de Cétoine nous surprend par l’étrangeté de sa locomotion, uniquement parce que nous l’observons hors de son milieu. Ainsi chemineraient les autres vers pansus, à pattes brèves, vers de Hanneton, d’Orycte, d’Anoxie, s’il leur était possible d’ouvrir en plein et d’étaler le croc de leur puissante bedaine.

 

En juin, époque de la ponte, les vieilles larves qui ont passé l’hiver font leurs préparatifs pour la transformation. Coffres de nymphe et globules d’ivoire d’où va sortir la nouvelle génération sont contemporains. Quoique d’une facture rustique, les coques de Cétoine ne manquent pas d’une certaine élégance. Ce sont des ovoïdes presque de la grosseur d’un œuf de pigeon. Celles de la Cétoine drap-mortuaire, la moindre des quatre espèces établies dans mon amas de terreau, sont de dimension bien inférieure et ne dépassent guère le volume d’une cerise.

 

Toutes d’ailleurs ont même configuration, même aspect, à tel point que, exception faite des petites coques de la Cétoine drap-mortuaire, il m’est impossible de me reconnaître parmi les autres. Ici l’ouvrage ne me renseigne pas sur l’ouvrier ; je dois attendre l’éclosion de l’adulte pour dénommer d’un terme précis mes trouvailles. Cependant, d’une façon générale, sujette à bien des exceptions, les coques de la Cétoine dorée ont pour écorce un revêtement de crottins de la bête, juxtaposés sans ordre. Celles de la Cétoine métallique et de la Cétoine Morio sont tapissées de débris de feuilles pourries.

 

Il ne faut voir dans ces différences qu’un résultat des matériaux entourant le ver au moment de la construction, et non une spécialité dans l’art de maçonner. Il m’a semblé que la Cétoine dorée bâtit volontiers au milieu de ses vieilles déjections, durs granules, tandis que les deux autres préfèrent des points moins souillés. De là provient sans doute la diversité de l’assise extérieure.

 

Pour les trois grosses Cétoines, les coques sont libres, c’est-à-dire dépourvues d’adhérence avec une base fixe ; elles ont été bâties sans fondation spéciale. La Cétoine drap-mortuaire a d’autres méthodes. Si elle trouve dans le terreau une petite pierre, pas plus grande que l’ongle, c’est là-dessus que, de préférence, elle édifie sa cabine ; mais si la petite pierre manque, elle sait très bien s’en passer et construire, comme les autres, sans appui de ferme stabilité.

 

L’intérieur de la coque a le poli du stuc, comme le veulent les délicatesses épidermiques du ver d’abord, et puis de la nymphe. La paroi est robuste, résistante à la pression du doigt. Elle se compose d’une matière brune, homogène, de nature tout d’abord difficile à déterminer. Cela doit avoir été une pâte souple que l’animal a travaillée à sa guise, de même que le potier travaille l’argile.

 

La céramique de la Cétoine fait-elle usage, elle aussi, de quelque terre grasse ? On le dirait d’après les livres, qui s’accordent à voir dans les coques du Hanneton, de l’Orycte, de la Cétoine et autres, des constructions terreuses. Les livres, en général aveugles compilations et non recueils de faits directement observés, m’inspirent médiocre confiance. Mes doutes s’aggravent ici de ce que le ver de la Cétoine ne saurait trouver autour de lui, dans un étroit rayon, parmi les feuilles pourries, la glaise nécessaire.

 

Moi-même, fouillant en long et en large dans le tas, je serais fort embarrassé s’il me fallait cueillir, en matière plastique, de quoi remplir un simple dé à coudre. Que sera-ce du ver, ne changeant plus de place quand vient l’heure de s’enfermer dans une coque ? Il ne peut cueillir qu’autour de lui. Et qu’y trouve-t-il ? Uniquement des débris de feuilles, de l’humus, mauvais ciment qui ne fait pas prise. La conséquence s’impose : le ver doit avoir d’autres ressources.

 

Dire ces ressources m’exposera peut-être à la sotte accusation d’un réalisme sans vergogne. Certaines idées nous effarouchent, très simples néanmoins et conformes à la sainte naïveté des choses. La nature n’a pas nos scrupules : elle va droit à son but, insoucieuse de nos approbations et de nos répugnances. Faisons taire des délicatesses déplacées ; devenons un peu bêtes si nous voulons comprendre la belle économie de l’industrie des bêtes. Gazons du mieux, mais ne reculons pas devant la vérité.

 

Le ver de la Cétoine va se construire un coffre où se fera la transformation, travail délicat entre tous ; il va s’édifier une enceinte, je dirais presque se filer un cocon. Pour ourdir le sien, la chenille possède tubes à soie et filière. Lui, qui ne peut faire usage des choses de l’extérieur, n’a rien de rien, semble-t-il. Erreur. Son indigence n’est qu’apparente. Comme la chenille, il a des réserves intimes en matériaux de construction ; il a même une filière, mais au pôle opposé. Son réservoir à ciment, c’est l’intestin.

 

En ses jours d’activité, le ver a été un puissant fienteur, comme l’affirment les granules bruns laissés à profusion sur son passage. Aux approches de la transfiguration, il s’est modéré ; il a fait des économies, il s’est amassé un trésor en pâte de première qualité pour le liant et la finesse. Regardez-lui le bout de la bedaine quand il se retire du monde. Il y a là une large tache obscure. C’est la besace à mastic qui transparaît. Ce magasin, si bien approvisionné, nous dit de façon claire la spécialité de l’artisan : le ver de la Cétoine travaille exclusivement en maçonnerie fécale.

 

S’il fallait des preuves, les voici. J’isole en de petits bocaux, une par une, des larves arrivées à leur pleine maturité, prêtes à construire. Comme des appuis sont nécessaires à l’édification, je garnis chaque bocal d’un contenu léger, de déplacement facile. L’un reçoit de la bourre de coton, hachée aux ciseaux ; un second, des parcelles de papier, de l’ampleur d’une lentille ; un troisième, des semences de persil ; un quatrième, des graines de radis. Sans préférence pour ceci plutôt que pour cela, je fais emploi de ce que j’ai sous la main.

 

Les larves n’hésitent pas à s’enfouir dans ces milieux que leur race n’a jamais fréquentés. Ici, pas de matière terreuse, dont il serait fait usage, dit-on, dans la construction des coques ; pas de glaise à cueillir. Le tout est d’une netteté parfaite. Si le ver maçonne, ce ne sera qu’avec le ciment venu de son usine. Mais maçonnera-t-il ?

 

Certes oui, et supérieurement bien. En peu de jours j’obtiens des coques magnifiques, robustes à l’égal de celles que j’extrais du terreau. Elles sont, en outre, bien plus gracieuses d’aspect. Dans l’ouate, elles se sont vêtues d’une toison floconneuse ; dans le lit en parcelles de papier, elles se sont couvertes de tuiles blanches comme s’il avait neigé à leur surface ; au milieu des semences soit de radis, soit de persil, elles ont pris tournure de noix muscade ornées d’un grènetis correct. Cette fois l’ouvrage est réellement beau. La malice de l’homme venant en aide au talent de l’artiste fienteur, le résultat est élégant joujou.

 

La couverture en écailles de papier, semences ou flocons d’ouate, adhère assez bien. Au-dessous est la paroi véritable, exclusivement formée de mortier brun. La régularité de l’écorce donne tout d’abord l’idée d’un arrangement intentionnel. La même idée revient si l’on considère la coque de la Cétoine dorée, parfois joliment agrémentée d’un cailloutis en crottins. On dirait que le ver cueille autour de lui des moellons à sa convenance et les incruste à mesure dans le mortier, pour donner plus de solidité à l’ouvrage.

 

Ce n’est pas cela du tout. Nul travail de mosaïque. De sa ronde croupe, la larve refoule autour d’elle la matière mouvante ; elle la coordonne, la nivelle par la simple pression, puis la fixe, un point après l’autre, au moyen de son mortier. Ainsi s’obtient une niche ovalaire, qui se consolide à loisir par de nouvelles couches de crépi, jusqu’à épuisement des réserves excrémentielles. Tout ce qu’atteint l’infiltration de l’agglutinatif se prend en béton et fait désormais partie de la muraille sans autre intervention du constructeur.

 

Suivre le ver dans le cours entier de son travail est impraticable : il opère sous un toit, à l’abri de nos indiscrétions. On peut du moins surprendre l’essentiel de sa méthode. Je fais choix d’une coque dont la mollesse indique travail encore incomplet. J’y pratique une ouverture de médiocre étendue. Trop large, la brèche découragerait l’animal, le mettrait dans l’impuissance de réparer la voûte crevée, non par manque de matériaux, mais par défaut d’appui.

 

De la pointe du canif, démolissons avec réserve. Regardons. Le ver est roulé en crochet presque fermé. Inquiet, il met la tête à la lucarne que je viens d’ouvrir ; il s’informe des événements. L’accident est vite reconnu. Alors le crochet achève de se fermer, les pôles contraires viennent en contact l’un de l’autre, et du coup voici le constructeur en possession d’une pelote de mastic que l’usine stercorale vient de fournir à l’instant même. Pour obéir avec cette promptitude, il faut certes à l’intestin des complaisances spéciales. Celui du ver des Cétoines les possède à un haut degré ; aussitôt requis de fonctionner, il fonctionne.

 

Maintenant se révèle le vrai rôle des pattes. D’usage nul pour la marche, elles deviennent de précieux auxiliaires au moment de bâtir. Ce sont de petites mains qui saisissent la pièce cueillie par les mandibules, la tournent, la retournent, la maintiennent, tandis que le maçon la subdivise et la met en place économiquement. La pince mandibulaire fait office de truelle. Elle happe dans le bloc un lopin après l’autre ; elle mâche, pétrit la matière, puis l’étale sur le bord de la brèche. Le front refoule et aplanit à mesure. Quand sera épuisée la provision du moment, le ver, s’incurvant de nouveau en crochet fermé, obtiendra une autre pièce de son entrepôt, toujours docile à ses ordres.

 

Le peu que nous permet de voir la brèche, assez prestement réparée, nous dit ce qui se passe dans les habituelles conditions. Sans le secours des yeux, on voit le ver qui fiente par intervalles et renouvelle sa provision de ciment ; on le suit cueillant la motte du bout des mandibules, l’enserrant des pattes, la débitant à son gré et la plaquant de la bouche et du front aux points faibles de la muraille. Un roulement de croupe donne le poli. Sans emprunt aucun de matériaux étrangers, le bâtisseur trouve en lui-même les moellons de son édifice.

 

Semblable talent stercoraire est le lot des autres larves à puissante bedaine, portant sur le ventre large écharpe brune, insigne du métier. Du contenu de leur besace intestinale, elles se construisent la cabine à métamorphose. Toutes nous parlent de la haute économie qui sait ouvrager l’abject en décent, et faire sortir d’une boîte d’ordure la Cétoine dorée, hôte des roses et gloire du printemps.

 

II

LA BRUCHE DU POIS

(LA PONTE)


L’homme tient en haute estime le pois. Dès les temps antiques, par des soins de culture de mieux en mieux entendus, il s’est ingénié à lui faire produire des grains plus volumineux, plus tendres, plus sucrés. Souple de caractère et doucement sollicitée, la plante s’est laissé faire ; elle a fini par donner ce que prétendait obtenir l’ambition du jardinier. Que nous sommes loin aujourd’hui de la récolte des Varron et des Columelle ! Que nous sommes loin surtout de l’originelle pisaille, des granules sauvages confiés au sol par le premier qui s’avisa de gratter la terre, peut-être avec une demi-mâchoire de l’ours des cavernes, dont la forte canine servait de soc !

 

Où donc est-elle, dans le monde de la végétation spontanée, cette plante origine première du pois ? Nos régions ne possèdent rien de pareil. La trouve-t-on ailleurs ? Sur ce point la botanique est muette, ou n’a pour réponse que de vagues probabilités.

 

Même ignorance, d’ailleurs, au sujet de la plupart de nos végétaux alimentaires. D’où provient le froment, le gramen béni qui nous donne le pain ? Nul ne le sait. Hors des soins de l’homme, ne le cherchons pas ici. Ne le cherchons pas non plus à l’étranger. En Orient, où est née l’agriculture, jamais herborisateur n’a rencontré le saint épi se multipliant seul en des terrains non remués par la charrue.

 

Le seigle, l’orge et l’avoine, la rave et le radis, la betterave, la carotte, le potiron et tant d’autres nous laissent dans semblable indécision : leur point de départ est inconnu, tout au plus soupçonné derrière l’impénétrable nuée des siècles. La nature nous les a livrés en pleine fougue de sauvagerie et de médiocre valeur alimentaire, comme elle nous offre aujourd’hui la mûre et la prunelle des buissons ; elle nous les a fournis à l’état d’avares ébauches autour desquelles notre labeur et notre ingéniosité devaient patiemment thésauriser la pulpe nourricière, ce premier des capitaux, à intérêts toujours croissants dans la banque par excellence du remueur de glèbe.

 

Comme magasins de vivres, la céréale et la plante potagère sont, pour la majeure part, œuvre humaine. Les sujets fondateurs, mesquine ressource en leur état initial, nous les avons empruntés tels quels au trésor naturel des herbages ; la race perfectionnée, prodigue en matière alimentaire, est le résultat de notre art.

 

Mais si le froment, le pois et les autres nous sont indispensables, nos soins, par un juste retour, sont d’absolue nécessité à leur maintien. Tels que nos besoins les ont faits, incapables de résistance dans la farouche mêlée des vivants, ces végétaux, abandonnés à eux-mêmes, sans culture, rapidement disparaîtraient, malgré l’immensité numérique de leurs semences, comme disparaîtrait à bref délai l’imbécile mouton s’il n’y avait pas de bergeries.

 

Ils sont notre travail, mais non toujours notre propriété exclusive. En tout point où s’amasse du manger, des consommateurs accourent des quatre coins du ciel, se convient eux-mêmes aux agapes de l’abondance, d’autant plus nombreux que la victuaille est plus riche. L’homme, seul capable d’exciter l’exubérance agraire, est par cela même l’entrepreneur d’un immense banquet où prennent place des légions de convives. En créant des vivres plus sapides, plus abondants, il appelle malgré lui dans ses réserves mille et mille affamés, contre la dent desquels luttent en vain ses prohibitions. À mesure qu’il produit davantage, tribut plus large lui est imposé. Les grandes cultures, les somptueux amas favorisent l’insecte, notre rival en consommation.

 

C’est la loi immanente. La nature, d’un zèle égal, livre à tous ses nourrissons sa puissante mamelle, aux exploiteurs du bien d’autrui non moins bien qu’aux producteurs. Pour nous qui labourons, semons et moissonnons, nous exténuant à la peine, elle mûrit le froment ; elle le mûrit aussi pour la petite Calandre, qui, exemptée du travail des champs, viendra néanmoins s’installer dans nos greniers, et de son bec pointu y gruger le monceau de blé, grain par grain, jusqu’au son.

 

Pour nous qui bêchons, sarclons, arrosons, courbaturés de fatigue et brûlés par le hâle du jour, elle gonfle les cosses du pois ; elle les gonfle aussi pour la Bruche, qui, étrangère au labeur du jardinage, prélève tout de même sa part de la récolte à son heure, quand viennent les joies du renouveau.

 

Suivons en ses manœuvres le zélé percepteur de dîmes en pois verts. Contribuable bénévole, je le laisserai faire : c’est précisément à son intention que j’ai semé dans l’enclos quelques lignes de la plante aimée. Sans autre convocation de ma part que ce modeste semis, il m’arrive ponctuel dans le courant de mai. Il a su qu’en ce terrain de cailloux, rebelle à la culture maraîchère, pour la première fois des pois fleurissaient. En toute hâte, agent du fisc entomologique, il est accouru exercer ses droits.

 

D’où vient-il ? Le dire au juste n’est pas possible. Il est venu d’un abri quelconque où, dans l’engourdissement, il a passé la mauvaise saison. Le platane, qui s’écorche de lui-même à l’époque des fortes chaleurs, fournit, sous ses plaques subéreuses soulevées, d’excellents tabernacles de refuge pour les indigents sans domicile. En pareil gîte hivernal, j’ai souvent rencontré notre exploiteur de pois. Abrité sous le cuir mort du platane, ou protégé d’autre manière tant qu’a sévi la mauvaise saison, il s’est éveillé de sa torpeur aux premières caresses d’un soleil clément. L’almanach des instincts l’a renseigné ; aussi bien que le jardinier, il est au courant de l’époque où les pois fleurissent, et il vient alors à sa plante, un peu de partout, trottant menu, mais d’essor leste.

 

Tête petite, fin museau, costume d’un gris cendré parsemé de brun, élytres déprimés, deux gros points noirs sur la plaque du croupion, taille courtaude et ramassée, tel est le sommaire croquis de mon visiteur. Mai achève sa première quinzaine, et l’avant-garde m’arrive.

 

Ils se campent sur les fleurs, à blanches ailes de papillon : j’en vois d’établis au pied de l’étendard, j’en trouve de cachés dans le coffret de la carène. D’autres, plus nombreux, explorent les inflorescences, prennent possession. L’heure de la ponte n’est pas encore venue. La matinée est douce, le soleil vif sans être importun. C’est le moment des ébats nuptiaux et des félicités dans les splendeurs de la lumière. On jouit donc un peu de la vie. Des couples se forment, bientôt se séparent, bientôt se rejoignent. La chaleur devenue trop forte, vers midi, chacun et chacune se retirent à l’ombre, dans un pli de la fleur, dont les secrets recoins leur sont si bien connus. Demain on recommencera le festival, après-demain encore, jusqu’à ce que le fruit, crevant l’étui de sa carène, apparaisse au dehors, de jour en jour plus gonflé.

 

Quelques pondeuses, plus pressées que les autres, confient leurs œufs au légume naissant, plat et menu, tel qu’il est au sortir de sa gaine florale. Ces pontes hâtives, expulsées peut-être par les exigences d’un ovaire non capable d’attendre, me semblent en grave danger. La semence où le vermisseau doit s’établir n’est encore qu’un débile granule, sans consistance et sans amas farineux. Jamais larve de Bruche n’y trouverait réfection, à moins de patienter jusqu’à la maturité du grain.

 

Mais, une fois éclos, le ver est-il capable de jeûner longtemps ? C’est douteux. Le peu que j’ai vu m’affirme que le nouveau-né s’attable au plus vite, et périt s’il ne le peut. Je considère donc comme perdues les pontes faites sur des cosses à développement peu avancé. La prospérité de la race n’en souffrira guère, tant la Bruche est féconde. Nous allons voir, d’ailleurs, tout à l’heure, avec quelle insoucieuse prodigalité elle sème ses germes, dont la plupart sont destinés à périr.

 

Le gros de l’œuvre maternelle s’accomplit en fin mai, lorsque les cosses se font noueuses sous la poussée des grains, parvenus alors, ou de peu s’en faut, à leur volume final. J’étais désireux de voir travailler la Bruche en sa qualité de Curculionide que lui donnent nos classifications. Les autres Charançons sont des rhynchophores, des porte-becs, armés d’un pal avec lequel se prépare la niche où l’œuf sera déposé. Celui-ci ne possède qu’un bref museau, excellent pour cueillir quelques gorgées sucrées, mais de valeur nulle comme outil de forage.

 

Aussi, pour l’installation de la famille, la méthode est-elle toute différente. Ici plus d’industrieux préparatifs, comme nous en ont montré les Balanins, les Larins, les Rhynchites. Non outillée de sonde, la mère sème ses œufs à découvert, sans protection contre les morsures du soleil et les intempéries de l’atmosphère. Rien de plus simple ; rien aussi de plus périlleux pour les germes, à moins d’un tempérament spécial fait pour résister aux épreuves du chaud et du froid, du sec et de l’humide.

 

Au soleil caressant de dix heures du matin, d’un pas saccadé, capricieux, sans méthode, la mère parcourt du haut en bas, de bas en haut, sur une face et puis sur l’autre, le légume choisi. Elle exhibe à tout instant un médiocre oviducte, qui oscille de droite et de gauche comme pour érafler l’épiderme. Suit un œuf, aussitôt abandonné que mis en place.

 

Un coup d’oviducte, à la hâte, en ce point, puis en cet autre sur la peau verte du légume, et voilà tout. Le germe est laissé là, sans protection, en plein soleil. Pour venir en aide au futur vermisseau, lui abréger les recherches quand il lui faudra pénétrer de lui-même dans le garde-manger, nul choix non plus en ce qui concerne l’emplacement. Il y a des œufs établis sur les gibbosités que gonflent les semences ; il y en a tout autant dans les stériles vallons de séparation. Les premiers touchent presque aux vivres, les seconds en sont distants. C’est au ver de s’orienter en conséquence. Bref, faite en désordre, la ponte de la Bruche rappelle un semis fait à la volée.

 

Vice plus grave : le nombre des œufs confiés à la même cosse est hors de proportion avec celui des semences incluses. Sachons d’abord qu’il faut à chaque ver la ration d’un pois, ration obligatoire, largement suffisante au bien-être d’un seul, mais non assez copieuse pour plusieurs consommateurs, ne seraient-ils que deux. À chaque ver son pois, ni plus ni moins ; c’est l’immuable règle.

 

L’économie procréatrice exigerait alors que la pondeuse, renseignée sur la gousse qu’elle vient d’explorer, mît à peu près, dans l’émission de ses germes, une limite numérique conforme à celle des semences contenues. Or, de limite il n’y en a pas. À l’unité de la ration la fougue ovarienne oppose toujours la multiplicité des consommateurs.

 

Mes relevés sont unanimes sur ce point. Le nombre des œufs déposés sur une cosse dépasse toujours, et souvent d’une façon scandaleuse, le nombre des grains disponibles. Si maigre que soit la besace aux vivres, les conviés surabondent. En divisant la somme des œufs reconnus sur telle et telle cosse par le nombre des pois contenus, je trouve de cinq à huit prétendants pour une seule graine ; j’en trouve jusqu’à dix, et rien ne dit que la prodigalité ne s’élève plus haut encore. Que d’appelés, et combien peu d’élus ! Que viennent faire ici tous ces surnuméraires, forcément exclus du banquet faute de place ?

 

Les œufs sont d’un jaune ambré assez vif, cylindriques, lisses, arrondis aux deux bouts. Comme longueur, ils atteignent tout au plus un millimètre. Chacun est fixé sur la cosse par un maigre réseau de filaments en glaire coagulée. Ni la pluie ni le vent n’ont prise sur l’adhésion.

 

Fréquemment la pondeuse les émet deux par deux, l’un au-dessus de l’autre ; fréquemment aussi, le supérieur du couple arrive à l’éclosion tandis que l’inférieur se fane et périt. Pour donner un vermisseau, qu’a-t-il manqué à ce dernier ? Peut-être un bain de soleil, douce incubation que lui dérobe le couvert de son associé. Soit par l’effet de l’écran intempestif qui l’obombre, soit autrement, l’aîné des œufs dans les groupes binaires rarement suit le cours normal. Il se flétrit sur la cosse, mort sans avoir vécu.

 

Il y a des exceptions à cette fin prématurée ; parfois les deux conjoints se développent aussi bien l’un que l’autre ; mais ce sont là des raretés, si bien que la famille de la Bruche serait réduite à peu près de moitié si le système binaire persistait immuable. Au détriment de nos pois et à l’avantage du Curculionide, un palliatif tempère cette cause de ruine : les œufs sont, en majorité, pondus un par un et isolés.

 

La récente éclosion a pour indice un petit ruban sinueux, pâle et blanchâtre, qui soulève et mortifie l’épiderme de la cosse à proximité de la dépouille de l’œuf. C’est là travail du nouveau-né, galerie sous-épidermique où l’animalcule s’achemine, en recherche d’un point de pénétration. Ce point trouvé, le vermisseau, mesurant à peine un millimètre, tout pâle avec casque noir, perfore l’enveloppe et plonge dans le spacieux étui de légume.

 

Il atteint les pois, se campe sur le plus rapproché. Je l’observe de la loupe, explorant son globe, son monde. Il creuse un puits perpendiculaire à la sphère. J’en vois qui, à demi descendus, agitent l’arrière au dehors pour se donner élan. En une brève séance, le mineur disparaît, il est chez lui.

 

L’ouverture d’entrée, subtile, mais à toute époque aisément reconnaissable par sa coloration brune sur le fond vert pâle ou blond du pois, n’a pas d’emplacement fixe ; on la voit un peu de partout à la surface de la graine, exception faite en général de la moitié inférieure, c’est-à-dire de l’hémisphère ayant pour pôle l’empattement du cordon suspenseur.

 

En cette partie se trouve précisément le germe, qui sera respecté lors de la consommation et restera capable de se développer en plantule, malgré le large trou dont la semence est forée par l’insecte adulte sortant. Pourquoi cette région est-elle indemne ? Quels motifs sauvegardent le germe de la graine exploitée ?

 

La Bruche, cela va de soi, n’a pas souci du jardinier. Le pois est pour elle, rien que pour elle. En se refusant quelques bouchées qui entraîneraient la mort de la semence, elle n’a pas pour but l’atténuation du dégât. Elle s’abstient pour d’autres motifs.

 

Remarquons que latéralement les pois se touchent, serrés l’un contre l’autre ; le ver en recherche du point d’attaque ne peut y circuler à son aise. Remarquons aussi que le pôle inférieur s’empatte de l’excroissance ombilicale, présentant au forage des difficultés inconnues dans les parties que protège le seul épiderme. Peut-être même en cet ombilic, d’organisation à part, se trouve-t-il des sucs spéciaux, déplaisants à la petite larve.

 

À n’en pas douter, voilà tout le secret des pois exploités par la Bruche, et se conservant tout de même aptes à germer. Ils sont délabrés, mais non morts, parce que l’invasion se fait sur l’hémisphère libre, région à la fois d’accès plus aisé et de vulnérabilité moindre. Comme d’ailleurs la pièce, en son entier, est trop copieuse pour un seul, la perte de substance se réduit au morceau préféré du consommateur, et ce morceau n’est pas l’essentiel de la graine.

 

Avec des conditions autres, avec des semences de volume très réduit ou bien exagéré, nous verrions les résultats changer du tout au tout. Dans le premier cas, sous la dent du ver trop chichement servi, le germe périrait, rongé comme le reste ; dans le second cas, l’abondante victuaille permettrait plusieurs convives. Exploitées à défaut du pois, légume de prédilection, la vesce cultivée et la grosse fève nous renseignent à cet égard ; la mesquine semence, épuisée jusqu’à la peau, est une ruine dont on attendrait vainement la germination ; la graine volumineuse, au contraire, malgré les loges multiples du Charançon, conserve l’aptitude à lever.

 

Étant reconnu que sur la cosse se trouve toujours un nombre d’œufs bien supérieur à celui des pois inclus, et que d’autre part chaque pois occupé est la propriété exclusive d’une seule larve, on se demande ce que deviennent les surnuméraires. Périssent-ils au dehors lorsque les plus précoces ont pris place un à un dans le garde-manger légumineux ? Succombent-ils sous la dent intolérante des premiers occupants ? Ni l’un ni l’autre. Racontons les faits.

 

Sur tout vieux pois, à cette heure sec, d’où la Bruche adulte est sortie en laissant large ouverture ronde, la loupe reconnaît, en nombre variable, de fines ponctuations rousses, perforées au centre. Que sont ces taches, dont je compte cinq, six et même davantage sur une seule graine ? La méprise n’est pas possible : ce sont les points d’entrée d’autant de vermisseaux. Plusieurs exploitants ont donc pénétré dans la semence, et de toute l’équipe un seul a survécu, s’est fait gros et gras, est parvenu à l’âge adulte. Et les autres ? Nous allons voir.

 

En fin mai et juin, période des pontes, inspectons les pois encore verts et tendres. La presque totalité des graines envahies nous montre les ponctuations multiples observées déjà sur les pois secs abandonnés des Charançons. Est-ce bien le signe d’une réunion de commensaux ? Oui. Décortiquons, en effet, les dites graines, séparons les cotylédons, que nous subdivisons au besoin. Nous mettons à découvert plusieurs larves, très jeunes, courbées en arc, grassouillettes et se trémoussant, chacune dans une petite niche ronde au sein des vivres.

 

La paix et le bien-être semblent régner dans la communauté. Pas de querelle, pas de jalouse concurrence entre voisines. La consommation débute, les victuailles abondent, et les attablées sont séparées l’une de l’autre par les cloisons que forment les parties encore intactes du gâteau cotylédonaire. Avec pareil isolement en cellule, nulle rixe à craindre ; entre convives, nul coup de mandibules donné par mégarde ou par intention. Pour tous les occupants, mêmes droits de propriété, même appétit et mêmes forces. Comment se terminera l’exploitation en commun ?

 

Je mets en tube de verre, après les avoir fendus, des pois reconnus bien peuplés. Journellement, j’en ouvre d’autres. Ces moyens me renseignent sur les progrès des commensaux. D’abord rien de particulier. Isolé dans son étroite niche, chaque vermisseau ronge autour de lui. Il consomme, parcimonieux et paisible. Il est encore bien petit, un atome le rassasie. Cependant le gâteau d’un pois ne peut suffire à si grand nombre, jusqu’à la fin. La famine menace ; tous doivent périr moins un.

 

Voici qu’effectivement les choses changent bientôt d’aspect. L’un des vers, celui qui dans la graine occupe position centrale, grossit plus vite que les autres. À peine a-t-il acquis volume supérieur à celui des concurrents, que ces derniers cessent de manger, s’abstiennent de fouiller plus avant. Ils s’immobilisent, se résignent ; ils trépassent de cette douce mort qui moissonne les vies non conscientes. Ils disparaissent, fondus, anéantis. Ils étaient si petits, les pauvres sacrifiés ! À l’unique survivant désormais le pois appartient en entier. Que s’est-il donc passé, faisant la dépopulation autour du privilégié ? Faute de réponse topique, je proposerai un soupçon.

 

Au centre du pois, plus doucement mijoté que le reste par la chimie solaire, n’y aurait-il pas une pâtée infantile, une pulpe de qualité mieux appropriée aux délicatesses du vermisseau ? Là peut-être, excité par un aliment tendre, de haut goût et plus sucré, l’estomac prend vigueur et devient apte à nourriture de digestion moins facile. Avant l’écuelle de bouillie, avant le pain des forts, le nourrisson a le laitage. La partie centrale du pois ne serait-elle pas la mamelle de la Bruche ?

 

D’une égale ambition, avec des droits pareils, tous les occupants de la semence s’acheminent vers le délicieux morceau. Le trajet est laborieux, et les stations se répètent en des niches provisoires. On se repose ; en attendant mieux, on gruge sobrement autour de soi la substance mûrie ; on travaille de la dent encore plus pour s’ouvrir un passage que pour se restaurer.

 

Enfin l’un des excavateurs, favorisé par la direction suivie, atteint la laiterie centrale. Il s’y établit, et c’est fini : les autres n’ont qu’à périr. Comment sont-ils avertis que la place est prise ? Entendent-ils le confrère cognant de la mandibule la paroi de sa loge ? Perçoivent-ils à distance la commotion du grignotement ? Quelque chose d’analogue doit se passer, car dès lors cessent les tentatives de pousser plus avant les sondages. Sans lutter contre l’heureux parvenu, sans essayer de le déloger, les retardataires se laissent mourir. J’aime cette candide résignation des arrivés trop tard.

 

III

LA BRUCHE DU POIS

(LA LARVE)


Une autre condition, celle de l’espace, est en jeu dans l’affaire. De nos Bruches, celle du pois est la plus grosse. Il lui faut, quand vient l’âge adulte, une certaine ampleur de logis que n’exigent pas, au même degré, les autres exploiteurs de semences. Un pois lui fournit très suffisante cellule ; néanmoins la cohabitation à deux y serait impossible : le large manquerait, même en se gênant bien. Ainsi revient la nécessité d’un inexorable émondage qui, dans la graine envahie, supprime tous les concurrents moins un.

 

Dans sa masse spacieuse, la fève, chérie de la Bruche presque à égal du pois, peut loger au contraire une communauté. Le solitaire de tantôt s’y fait cénobite. Sans empiéter sur le domaine des voisins, il y a place pour cinq, six et davantage.

 

En outre, chaque larve trouve à sa portée la galette des premiers jours, c’est-à-dire cette couche qui, loin de la surface, s’affermit avec lenteur et conserve mieux ses friandes sapidités. Cette couche interne représente la mie d’un pain dont le reste serait la croûte.

 

Dans le pois, médiocre globule, elle occupe la partie centrale, point restreint où doit parvenir le vermisseau, faute de quoi il périt ; dans la fève, ample tourte, elle tapisse le vaste joint des deux cotylédons aplatis. Que l’attaque se fasse d’ici ou de là sur la grosse semence, chaque larve n’a qu’à forer droit devant elle pour rencontrer bientôt l’aliment convoité.

 

Aussi qu’arrive-t-il ? Je dénombre les œufs fixés sur une cosse de fève, je fais le relevé des graines incluses, et, comparant les deux données, je reconnais qu’à raison de cinq ou six commensaux, il y a largement place pour la totalité de la famille. Ici plus de surnuméraires périssant affamés presque au sortir de l’œuf ; tous ont leur part du somptueux morceau, tous prospèrent. L’abondance des vivres balance les prodigalités de la pondeuse.

 

Si la Bruche adoptait toujours la fève comme établissement de sa famille, je m’expliquerais très bien son exubérant semis de germes sur la même gousse : riche victuaille, d’acquisition facile, appelle nitée populeuse. Le pois, de son côté, me rend perplexe. Par quelle aberration la mère livre-t-elle ses fils à la famine sur l’insuffisant légume ? Pourquoi tant de conviés autour d’une graine, ration d’un seul ?

 

Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans le bilan général de la vie. Certaine prévoyance régit les ovaires et leur fait proportionner le nombre des consommateurs au degré d’abondance ou de rareté de la chose consommable. Le Scarabée, le Sphex, le Nécrophore et les autres préparateurs de conserves alimentaires familiales imposent à leur fécondité d’étroites limites, parce que les pains mollets de leur boulangerie, les bourriches de leur venaison, les pièces de leur pourrissoir sépultural sont d’acquisition laborieuse et peu productive.

 

La Mouche bleue de la viande entasse, au contraire, ses germes par paquets. Confiante dans l’inépuisable richesse d’un cadavre, elle y prodigue ses asticots, sans tenir compte du nombre. D’autres fois, la provende s’acquiert par astucieux brigandage, qui expose les nouveau-nés à mille accidents mortels. Alors la mère fait équilibre aux chances de destruction par un flux exagéré de germes. Tel est le cas des Méloïdes, qui, larrons du bien d’autrui dans des conditions très périlleuses, sont doués en conséquence d’une prodigieuse fécondité.

 

La Bruche ne connaît ni les fatigues du laborieux, obligé de restreindre sa famille, ni les misères du parasite, obligé de l’exagérer. À son aise, sans recherches coûteuses, rien qu’en se promenant au soleil sur la plante aimée, elle peut laisser suffisant avoir à chacun des siens ; elle le peut, et la folle s’avise de peupler à outrance la gousse du pois, mesquine nourricerie où la grande majorité périra de famine. Cette ineptie, je ne la comprends pas : elle jure trop avec l’habituelle clairvoyance de l’instinct maternel.

 

J’incline alors à croire que le pois n’est pas le lot originel de la Bruche dans le partage des biens de la terre. Ce serait plutôt la fève, capable d’héberger par graine la demi-douzaine de convives et plus. Avec la volumineuse semence, plus de disproportion criante entre la ponte de l’insecte et les vivres disponibles.

 

D’ailleurs, à n’en pas douter, de nos diverses acquisitions potagères, la fève est la première en date. Sa grosseur exceptionnelle et son agréable saveur ont certainement attiré l’attention de l’homme dès les temps les plus reculés. C’était une bouchée toute faite et de haute valeur pour la tribu famélique. On s’empressa donc de la multiplier dans le jardinet, à côté de la demeure, hutte de branchages mastiqués de boue. Ce fut le commencement de l’agriculture.

 

Venus par longues étapes, avec leurs chariots attelés de bœufs barbus et roulant sur des rondelles en troncs d’arbres, les émigrants de l’Asie centrale apportèrent dans nos sauvages contrées d’abord la fève, ensuite le pois, et finalement la céréale, réserve par excellence contre la faim. Ils nous amenèrent le troupeau, ils nous firent connaître le bronze, le premier métal de l’outillage. Ainsi parut chez nous l’aube de la civilisation.

 

Avec la fève, ces antiques initiateurs nous apportaient-ils involontairement l’insecte qui nous la dispute aujourd’hui ? Le doute est permis ; la Bruche semble indigène. Je la trouve, du moins, prélevant tribut sur diverses légumineuses du pays, végétaux spontanés, n’ayant jamais tenté les convoitises de l’homme. Elle abonde en particulier sur la grande gesse des bois (Lathyrus latifolius), à magnifiques grappes de fleurs et beaux légumes allongés. Les semences en sont de médiocre grosseur, bien inférieures à celle de nos pois ; mais, grugée jusqu’à la peau, ce que l’habitant ne manque pas de faire, chacune suffit à la prospérité de son ver.

 

Remarquons aussi leur nombre considérable ; j’en compte au-delà d’une vingtaine par gousse, richesse inconnue du pois, même en son état le plus prolifique. Aussi, sans trop de déchet, la superbe gesse peut-elle en général nourrir la famille confiée à sa gousse.

 

Si la gesse des bois vient à manquer, la Bruche n’en continue pas moins son flux habituel de germes sur un autre légume de saveur analogue, mais incapable de nourrir tous les vers, par exemple sur la vesce voyageuse (Vicia peregrina), sur la vesce cultivée (Vicia sativa). La ponte reste nombreuse même sur les gousses insuffisantes, parce que la plante du début offrait copieuse provende, soit par la multiplicité, soit par la grosseur des graines. Comme exploitation initiale, admettons la fève, si réellement la Bruche est une étrangère ; admettons la grande gesse si l’insecte est indigène.

 

Un jour, dans le recul des âges, le pois nous est venu, récolté d’abord en ce même jardinet d’avant l’histoire où la fève l’avait précédé. L’homme le trouva meilleur que la gourgane, aujourd’hui bien délaissée après tant de services rendus. Ce fut aussi l’avis du Charançon, qui, sans oublier tout à fait sa fève et sa gesse, établit son campement général sur le pois, de siècle en siècle objet d’une culture plus étendue. Aujourd’hui nous devons faire part à deux ; la Bruche prélève à sa convenance, elle nous laisse ses restes.

 

Cette prospérité de l’insecte, fille de l’abondance et de la qualité de nos produits, est, sous un autre rapport, décadence. Pour le Charançon comme pour nous, le progrès en choses de mangeaille n’est pas toujours perfection. La race profite mieux, restant sobre. Sur sa gourgane, sur sa gesse, mets grossiers, la Bruche fondait des colonies de faible mortalité infantile. Il y avait place pour tous. Sur le pois, exquise sucrerie, périt de famine la majeure part des conviés. Les rations y sont peu nombreuses, et les prétendants sont multitude.

 

Ne nous attardons pas davantage en ce problème ; informons-nous du vermisseau devenu seul propriétaire du pois par la mort de ses frères. Il n’est pour rien dans ce décès ; les chances l’ont servi, et voilà tout. Au centre de la semence, riche solitude, il fait œuvre de ver, œuvre unique, manger. Il ronge autour de lui, il agrandit sa niche, qu’il remplit toujours en entier de sa panse dodue. Il est de bonne tournure, grassouillet, luisant de santé. Si je le tracasse, il tourne mollement dans sa loge, il dodeline de la tête. C’est sa manière de se plaindre de mes importunités. Laissons-le tranquille.

 

Il profite si bien et si vite que, les chaleurs caniculaires venues, le reclus s’occupe déjà de la prochaine libération. L’adulte n’est pas assez bien outillé pour s’ouvrir lui-même une issue à travers le pois, maintenant durci en plein. La larve connaît cette future impuissance, elle y pourvoit avec un art consommé. De ses robustes mâchoires elle fore un puits de sortie, exactement rond, à parois très nettes. Nos meilleurs burins travaillant l’ivoire ne feraient pas mieux.

 

Préparer à l’avance la lucarne d’évasion, ce n’est pas assez ; il faut songer non moins bien à la tranquillité que réclame le délicat travail de la nymphose. Par la lucarne ouverte un intrus pourrait venir, qui mettrait à mal la nymphe sans défense. Cette ouverture restera donc close. Et comment ? Voici l’artifice.

 

Le ver forant le pertuis de délivrance ronge la matière farineuse sans en laisser une miette. Parvenu à la peau du grain, brusquement il s’arrête. Cette membrane, demi-translucide, est le rideau protecteur de l’alcôve à métamorphose, l’opercule qui défend la cabine contre les malintentionnés de l’extérieur.

 

C’est aussi l’unique obstacle que rencontrera l’adulte à l’heure du déménagement. Pour en faciliter la culbute, le ver a eu soin de graver à l’intérieur, tout autour de la pièce, une rainure de moindre résistance. L’insecte parfait n’aura qu’à jouer des épaules, cogner un peu du front, pour soulever la rondelle et la faire choir, pareille au couvercle d’une boîte. Le trou de sortie se montre, à travers la peau diaphane du pois, sous l’aspect d’une large tache orbiculaire, qu’assombrit l’obscurité du manoir. Ce qui se passe là-dessous n’est pas visible, dissimulé qu’il est derrière une sorte de vitrage dépoli.

 

Belle invention que cet opercule de hublot, barricade contre l’envahisseur et trappe soulevée d’un coup d’épaule par le reclus à l’heure opportune. En ferons-nous honneur à la Bruche ? L’ingénieux insecte concevrait-il l’entreprise, méditerait-il un plan et travaillerait-il sur un devis qu’il s’est tracé lui-même ? Ce serait bien beau pour la cervelle d’un Charançon. Avant de conclure, donnons la parole à l’expérience.

 

Je dépouille de leur épiderme des pois occupés ; je les préserve d’une dessiccation trop rapide en les déposant dans des tubes de verre. Les vers y prospèrent aussi bien que dans les pois intacts. À l’heure requise, se font les préparatifs de la délivrance.

 

Si le mineur agit guidé par sa propre inspiration, s’il cesse de prolonger sa galerie du moment qu’est reconnu assez mince le plafond, de temps à autre ausculté, que doit-il advenir dans les conditions actuelles ? Se sentant voisin de la surface au degré voulu, le ver mettra fin au forage ; il respectera la dernière couche du pois nu, et de la sorte obtiendra l’indispensable écran défenseur.

 

Rien de pareil n’arrive. Le puits s’excave en plein ; son embouchure bâille au dehors, aussi large, aussi soignée d’exécution que si l’épiderme du grain la protégeait encore. Les raisons de sécurité n’ont nullement modifié l’habituel travail. Dans ce logis de libre accès, l’ennemi peut venir ; le ver n’en est pas préoccupé.

 

Il n’y songe pas davantage quand il s’abstient de trouer à fond le pois vêtu de l’épiderme. Il s’arrête soudain parce que la membrane sans farine n’est pas de son goût. Nous excluons de nos purées les peaux des pois, ces encombrantes nullités culinaires. Cela n’est pas bon. Apparemment, la larve de la Bruche est comme nous : elle déteste le coriace parchemin de la semence. Elle s’arrête à l’épiderme, avertie par un déplaisant manger. Et de cette aversion résulte une petite merveille. L’insecte n’a pas de logique. Il obéit, passif, à une logique supérieure ; il obéit, non moins inconscient de son art que ne l’est la matière cristallisable quand elle assemble, dans un ordre exquis, ses bataillons d’atomes.

 

Dans le courant du mois d’août, un peu plus tôt, un peu plus tard, des orbes ténébreux se dessinent sur les pois, toujours un seul par semence, sans exception aucune. Ce sont les écoutilles de sortie. Pour une bonne part, en septembre elles s’ouvrent. L’opercule, disque qui semble fait à l’emporte-pièce, se détache très nettement et tombe à terre, laissant libre l’orifice du logis. La Bruche sort, costumée de frais, en sa forme finale.

 

La saison est délicieuse. Les fleurs abondent, éveillées par des ondées ; les émigrés des pois les visitent en des liesses automnales. Puis, les froids venus, ils prennent leurs quartiers d’hiver en des retraites quelconques. D’autres, tout aussi nombreux, sont moins pressés de quitter la semence natale. Ils y séjournent, immobiles, toute la rude saison, à l’abri, derrière l’opercule qu’ils se gardent bien d’ébranler. La porte de la cellule ne jouera sur ses gonds, c’est-à-dire sur la rainure de moindre résistance, qu’au retour des chaleurs. Alors les retardataires déménagent, rejoignent les précoces, prêts à l’ouvrage les uns et les autres lorsque les pois fleurissent.

 

Scruter un peu de partout les instincts dans l’inépuisable variété de leurs manifestations, est, pour l’observateur, le grand attrait du monde entomologique, car nulle part ne se révèle mieux la merveilleuse ordonnance des choses de la vie. Ainsi comprise, l’entomologie, je le sais, n’est pas goûtée de tout le monde ; on tient en pauvre estime le naïf occupé des faits et gestes de l’insecte. Pour le terrible utilitaire, un quarteron de pois préservés de la Bruche importe davantage qu’une somme d’observations sans profit immédiat.

 

Et qui vous a dit, homme de peu de foi, que l’inutile d’aujourd’hui ne sera pas demain utile ? Instruits des mœurs de la bête, nous pourrons mieux défendre notre bien. Ne méprisons pas l’idée désintéressée, il pourrait nous en cuire. C’est par le cumul de l’idée, immédiatement applicable ou non, que l’humanité s’est faite et continuera de se faire, meilleure aujourd’hui qu’autrefois, meilleure dans l’avenir que dans le présent. Si nous vivons de pois et de gourganes, que nous dispute la Bruche, nous vivons aussi du savoir, le puissant pétrin où se malaxe et fermente la pâte du progrès. L’idée vaut bien la gourgane.

 

Entre autres choses, elle nous dit : « Le grainetier n’a pas à se mettre en frais de guerre contre la Bruche. Lorsque les pois arrivent en magasin, le mal est déjà fait, irréparable, mais non transmissible. Les grains intacts n’ont rien à craindre du voisinage des grains attaqués, si longtemps que le mélange persiste. De ces derniers, la Bruche sortira à son heure ; elle s’envolera de l’entrepôt si la fuite est possible ; dans le cas contraire, elle périra sans infester en aucune manière les semences restées saines. Jamais de ponte, jamais de génération nouvelle sur les pois secs de nos approvisionnements ; jamais non plus de dégât causé par l’alimentation de l’adulte. »

 

Notre Bruche n’est pas hôte sédentaire des magasins ; il lui faut le grand air, le soleil, la liberté des champs. Très sobre en ce qui la concerne, elle dédaigne absolument les duretés du légume ; à son fin museau suffisent quelques lampées mielleuses, humées sur les fleurs. La larve, d’autre part, réclame la tendre brioche du pois vert, en travail de croissance et renfermé dans sa cosse. Pour ces motifs, le magasin ignore toute pullulation ultérieure de la part du ravageur introduit au début.

 

L’origine du mal est aux champs. C’est là surtout qu’il conviendrait de surveiller les méfaits de la Bruche, si nous n’étions pas presque toujours désarmés quand il s’agit de lutter contre l’insecte. Indestructible par son nombre, sa petitesse, son astuce sournoise, la petite bête se rit des colères de l’homme. Le jardinier sacre et peste ; le Charançon ne s’en émeut : imperturbable, il continue son métier de percepteur de dîmes. Heureusement des aides nous viennent, plus patients, plus perspicaces que nous.

 

La première semaine du mois d’août, lorsque la Bruche mûre commence à déménager, je fais connaissance avec un petit Chalcidien, protecteur de nos pois. Sous mes yeux, dans mes bocaux d’éducation, l’auxiliaire sort en abondance de chez le Charançon. La femelle a la tête et le thorax roux, le ventre noir avec longue tarière. Un peu moindre, le mâle porte costume noir. Les deux sexes ont, l’un et l’autre, pattes rougeâtres, antennes filiformes.

 

Pour sortir de la graine, l’exterminateur de la Bruche ouvre lui-même une lucarne au centre de la rondelle épidermique qu’a dénudée le ver du Curculionide en vue de sa future délivrance. Le dévoré a préparé la voie de sortie du dévorant. D’après ce détail, le reste se devine.

 

Quand sont terminés les préliminaires de la métamorphose, quand le trou de sortie est foré, muni de son obturateur, pellicule superficielle, le Chalcidien survient affairé. Il inspecte les pois, encore sur la plante, dans leurs cosses ; il les ausculte des antennes ; il découvre, cachés sous l’enveloppe générale du légume, les points faibles à plafond épidermique. Alors, redressant son pal de sondeur, il l’implante à travers la cosse, il perfore le mince opercule. Si profondément qu’il soit retiré au cœur de la semence, le Curculionide, larve encore ou bien nymphe, est atteint par la longue mécanique. Il reçoit un œuf sur ses tendres chairs, et le coup est fait. Sans défense possible, car il est à cette heure ver somnolent ou bien nymphe, le gras poupard sera tari jusqu’à la peau.

 

Quel dommage de ne pouvoir favoriser à notre guise la multiplication de ce fervent exterminateur ! Hélas ! c’est ici le décevant cercle vicieux où nous enserrent nos auxiliaires des champs : si nous voulons avoir en aide beaucoup de Chalcidiens sondeurs des pois, ayons d’abord beaucoup de Bruches.

 

IV

LA BRUCHE DES HARICOTS


S’il est un légume du bon Dieu sur la terre, c’est bien le haricot. Il a pour lui toutes les qualités : souplesse de pâte sous la dent, sapidité flatteuse, abondance, bas prix et vertus nutritives. C’est une chair végétale qui, non odieuse, non sanglante, équivaut aux horreurs découpées sur l’étal du boucher. Pour en rappeler énergiquement les services, l’idiome provençal le nomme gounflo-gus.

 

Sainte fève, consolation des gueux, à peu de frais, oui, tu le gonfles, le travailleur, l’homme de bien et de talent à qui n’est pas échu le bon numéro dans l’insensée loterie de la vie ; fève débonnaire, avec trois gouttes d’huile et filet de vinaigre, tu faisais le régal de mes jeunes années ; maintenant encore, sur le tard de mes jours, tu es la bienvenue dans ma pauvre écuelle. Soyons amis jusqu’à la fin.

 

Aujourd’hui, mon dessein n’est pas de célébrer tes mérites : je veux, tout simplement, t’adresser une question de curieux. Quel est ton pays d’origine ? Es-tu venue de l’Asie centrale, avec la gourgane et le pois ? Faisais-tu partie de la collection de semences que nous apportaient de leur jardinet les premiers pionniers de la culture ? L’antiquité te connaissait-elle ?

 

Ici l’insecte, témoin impartial et bien renseigné répond : « Non, dans nos régions, l’antiquité ne connaissait pas le haricot. Le précieux légume n’est pas venu dans nos pays par les mêmes voies que la fève. C’est un étranger, tard introduit dans l’ancien continent. »

 

Le dire de l’insecte mérite sérieux examen, étayé qu’il est de raisons fort plausibles. Voici les faits. Depuis bien longtemps attentif aux choses de l’agriculture, je n’ai jamais vu des haricots attaqués par un ravageur quelconque de la série entomologique, en particulier par les Bruches, exploiteurs attitrés des semences légumineuses.

 

J’interroge sur ce point les paysans mes voisins. Ce sont des gens de haute vigilance quand il s’agit de leur récolte. Toucher à leur bien, méfait abominable, bientôt découvert. D’ailleurs la ménagère est là qui, épluchant dans une assiette, grain par grain, les haricots destinés à la marmite, ne manquerait pas de trouver le malfaiteur sous son doigt scrupuleux.

 

Eh bien, tous, unanimement, répondent à mes questions par un sourire où se lit leur peu de foi en mon savoir concernant les petites bêtes. « Monsieur, disent-ils, apprenez que dans le haricot il n’y a jamais de ver. C’est une graine bénie, respectée du Charançon. Le pois, la fève, la lentille, la gesse, le pois chiche ont leur vermine ; lui, lou gounflo-gus, jamais. Comment ferions-nous, pauvres gens que nous sommes, si le Courcoussoun nous le disputait ? »

 

Le Curculionide, en effet, le méprise, dédain bien étrange si l’on considère avec quelle ferveur les autres légumes sont attaqués. Tous, jusqu’à la maigre lentille, sont ardemment exploités ; et le haricot, si engageant par le volume et la saveur, reste indemne. C’est à n’y rien comprendre. Pour quels motifs la Bruche, qui passe, sans hésiter de l’excellent au médiocre, du médiocre à l’excellent, dédaigne-t-elle la délicieuse graine ? Elle quitte la gesse pour le pois, elle quitte le pois pour la fève, la vesce, satisfaite du mesquin granule aussi bien que de l’opulent gâteau, et les séductions du haricot la laissent indifférente. Pourquoi ?

 

Apparemment parce que ce légume lui est inconnu. Les autres, tant les indigènes que les acclimatés venus de l’Orient, lui sont familiers depuis des siècles ; chaque année elle en éprouve l’excellence, et, confiante dans les leçons du passé, elle règle sur les antiques usages les soins de l’avenir. Le haricot lui est suspect comme nouveau venu dont elle ignore jusqu’ici les mérites.

 

L’insecte hautement l’affirme : chez nous, le haricot est de date récente. Il nous est venu de très loin, à coup sûr du nouveau monde. Toute chose mangeable convoque des préposés à son utilisation. S’il était originaire de l’ancien continent, le haricot aurait ses consommateurs attitrés, à la façon du pois, de la lentille et des autres. La moindre semence de légumineuse, souvent pas plus grosse qu’une tête d’épingle, nourrit sa Bruche, un nain, qui patiemment la gruge, l’excave en habitacle ; et lui, le dodu, l’exquis, serait épargné !

 

À cette étrange immunité, pas d’autre explication que celle-ci : comme la pomme de terre et le maïs, le haricot est un don du nouveau monde. Il est arrivé chez nous non accompagné de l’insecte, son réglementaire exploiteur au pays natal ; il a trouvé dans nos champs d’autres grainetiers qui, ne le connaissant pas, l’ont dédaigné. De même sont respectés ici le maïs et la pomme de terre, à moins que ne surviennent, accidentellement importés, leurs consommateurs américains.

 

Le dire de l’insecte est confirmé par le témoignage des vieux classiques : à la rustique table de leurs paysans, jamais le haricot ne paraît. Dans la seconde églogue de Virgile, Thestylis prépare le repas des moissonneurs :

 

Thestylis et rapido fessis messoribus æstu

Allia serpyllumque herbas contundit olentes.

 

La mixture est l’équivalent de l’aïoli, cher au gosier provençal. Cela fait très bien en des vers, mais c’est peu substantiel. On désirerait ici le plat de résistance, le plat de haricots rouges, assaisonnés d’oignon coupé menu. À la bonne heure : voilà qui leste l’estomac, tout en restant rural, non moins bien que l’ail. Ainsi repue, en plein air, au chant des cigales, l’équipe des moissonneurs peut faire brève méridienne et doucement digérer, à l’ombre des javelles. Nos modernes Thestylis, peu différentes de leurs sœurs antiques, se garderaient bien d’oublier le gounflo-gus, ressource économique des larges appétits. La Thestylis du poète n’y songe, parce qu’elle ne le connaît pas.

 

Le même auteur nous montre Tityre offrant l’hospitalité d’une nuit à son ami Mélibée, qui, chassé de son bien par les soldats d’Octave, s’en va, la jambe traînante, derrière son troupeau de chèvres. « Nous aurons, dit Tityre, des châtaignes, du fromage, des fruits. » L’histoire ne dit pas si Mélibée se laissa tenter. C’est dommage. Pendant le sobre repas, nous aurions appris, de façon plus explicite, qu’aux pâtres des vieux temps manquait le haricot.

 

Ovide nous raconte, en délicieux récits, la réception que Philémon et Baucis firent aux dieux inconnus hôtes de leur chaumière. Sur la table à trois pieds équilibrée d’un tesson, ils servent de la soupe aux choux, du lard rance, des œufs tournés un moment sous la cendre chaude, des cornouilles confites dans la saumure, du miel, des fruits. À ces rustiques somptuosités un mets manque, mets essentiel que n’oublieraient pas les Baucis de nos campagnes. Après la soupe au lard viendrait, obligatoire, la platée de haricots. Pour quels motifs Ovide, lui si riche de détails, ne parle-t-il pas du légume qui ferait si bien dans le menu ? Même réponse : il ne devait pas le connaître.

 

En vain j’interroge le peu que mes lectures m’ont appris sur le manger rural aux temps antiques, aucun souvenir ne me revient concernant le haricot. Le pot du vigneron et du moissonneur me parle du lupin, de la fève, du pois, de la lentille, jamais du légume par excellence.

 

Sous un autre rapport, le haricot a réputation. « Ça flatte, comme dit l’autre, ça flatte, on en mange, et puis va te promener. » Il se prête donc aux grosses plaisanteries aimées du populaire, surtout quand elles sont formulées par le génie sans vergogne d’un Aristophane et d’un Plaute. Quels effets de scène avec une simple allusion à la fève sonore, quels éclats de rire parmi les mariniers d’Athènes et les portefaix de Rome ! En leur folle gaieté, dans un langage moins réservé que le nôtre, les deux maîtres comiques ont-ils fait quelque usage des vertus du haricot ? Aucun. Silence complet sur le tonitruant légume.

 

Le terme de haricot donne lui-même à réfléchir. C’est un mot bizarre, sans parenté avec nos vocables. Par sa tournure étrangère à nos combinaisons des sons, il éveille en l’esprit quelque jargon de Caraïbes, comme le font caoutchouc et cacao. L’expression viendrait-elle, en effet, des Peaux-Rouges de l’Amérique ? Avec le légume, aurions-nous reçu, plus ou moins conservé, le nom qui le désignait en son pays natal ? Peut-être bien, mais comment le savoir ? Haricot, fantastique haricot, tu nous proposes curieux problème de linguistique.

 

Le français l’appelle aussi faséole, flageolet. Le provençal le nomme faioù et favioù ; le catalan, fayol ; l’espagnol faseolo ; le Portugais feyâo ; l’italien, fagiuolo. Ici je me reconnais : les langues de la famille latine ont conservé, avec l’inévitable altération de la désinence, le terme antique de faseolus.

 

Or, si je consulte mon lexique, je trouve : faselus, faseolus, phaseolus, haricot. Savant lexique, permettez-moi de vous le dire : vous traduisez mal ; faselus, faseolus, ne peuvent signifier haricot. Et la preuve sans réplique, la voici. Dans ses Géorgiques[1], Virgile nous apprend en quelle saison il convient de semer le faselus. Il nous dit :

 

Si vero viciamque seres vilemque faselum…,

Haud obscura cadens mittet tibi signa Bootes ;

Incipe, et ad medias sementem extende pruinas.

 

Rien de plus clair que le précepte du poète, admirablement renseigné sur les choses des champs : il faut commencer les semailles du faselus à l’époque où la constellation du Bouvier disparaît au couchant, c’est-à-dire vers la fin d’octobre, et les poursuivre jusqu’au milieu des frimas.

 

En de telles conditions, le haricot est hors de cause : c’est une plante frileuse qui ne supporterait pas la moindre gelée. L’hiver lui serait fatal, même sous le climat de l’Italie méridionale. Plus résistants au froid à cause de leur pays d’origine, le pois, la fève, la gesse et autres ne redoutent pas, au contraire, l’ensemencement automnal et se maintiennent prospères pendant l’hiver, à la condition que le climat ait quelque douceur.

 

Que représente alors le faselus des Géorgiques, le légume problématique qui a transmis son nom au haricot dans les langues latines ? En tenant compte de l’épithète méprisante vilis dont le stigmatise le poète, volontiers je verrais en lui la gesse cultivée, le grossier pois carré, la jaïsso peu estimée du paysan provençal.

 

J’en étais là du problème du haricot, presque élucidé par le seul témoignage de l’insecte, lorsqu’un document inattendu vient me donner le dernier mot de l’énigme. C’est encore un poète, de grand renom, M. José-Maria de Heredia, qui prête son aide au naturaliste. Sans se douter du service rendu, un de mes amis, l’instituteur du village, me communique une brochure[2] où je lis la conversation suivante entre le maître ciseleur de sonnets et une dame journaliste lui demandant laquelle de ses œuvres il préfère.

 

« – Que voulez-vous que je vous réponde, fait le poète. Je suis très embarrassé… Je ne sais quel est le sonnet que je préfère : je les ai tous faits avec une peine horrible… Et vous, lequel préférez-vous ?

 

« – Comment est-il possible, mon cher maître, de choisir au milieu de joyaux, chacun d’une parfaite beauté ? Vous faites étinceler, sous mes yeux émerveillés, des perles, des émeraudes, des rubis, comment puis-je me décider à préférer l’émeraude à la perle ? Le collier entier me transporte d’admiration.

 

« – Eh bien ! moi il y a quelque chose dont je suis plus fier que de tous mes sonnets, et qui a bien plus fait pour ma gloire que mes vers.

 

« J’ouvre de grands yeux et je demande :

 

« – C’est ?…

 

« Mon maître me regarde avec malice ; puis, triomphalement, avec cette belle flamme dans les yeux qui éclaire sa face de jeunesse, il crie :

 

« – C’est d’avoir trouvé l’étymologie du mot haricot !

 

« Je suis tellement stupéfaite que j’oublie de rire.

 

« – Ce que je vous dis là est très sérieux.

 

« Je connaissais, mon cher maître, votre réputation de profonde érudition ; mais de là à m’imaginer que vous étiez glorieux d’avoir trouvé l’étymologie du mot haricot, ah ! non, non ! je ne m’attendais pas à celle-là ! Pouvez-vous me raconter de quelle façon vous avez fait cette découverte ?

 

« – Très volontiers. Voici : j’ai trouvé des renseignements sur les haricots en faisant des recherches dans le beau livre d’histoire naturelle du XVIe siècle, d’Hernandez : De Historia plantarum novi orbis. Le mot de haricot est inconnu en France jusqu’au XVIIe siècle ; on disait fèves ou phaséols ; en mexicain, ayacot. Trente espèces de haricots étaient cultivées au Mexique avant la conquête. On les nomme encore aujourd’hui ayacot, surtout le haricot rouge, ponctué de noir ou de violet. Un jour, je me suis rencontré, chez Gaston Paris, avec un grand savant. En entendant mon nom, il se précipite et me demande si c’est moi qui ai découvert l’étymologie du mot haricot. Il ignorait que j’eusse fait des vers et publié les Trophées… »

 

Ah ! la superbe boutade, qui met la joaillerie des sonnets sous la protection d’un légume ! Je suis à mon tour ravi de l’ayacot. Comme j’avais raison de soupçonner dans le bizarre terme haricot une locution de Peau-Rouge ! Comme l’insecte était véridique nous affirmant, à sa manière, que la précieuse graine nous était venue du nouveau monde ! Tout en gardant, de peu s’en faut, sa dénomination première, la fève de Montezuma, l’ayacot aztèque, a passé du Mexique dans nos jardins potagers.

 

Mais il nous est parvenu non accompagné de l’insecte, son consommateur titulaire, car dans son pays natal il doit y avoir certainement un Curculionide qui prélève dîme sur le riche légume. Nos indigènes grignoteurs de semences ont méconnu l’étranger ; ils n’ont pas encore eu le temps de se familiariser avec lui et d’en apprécier les mérites ; prudemment ils se sont abstenus de toucher à l’ayacot, suspect par sa nouveauté. Jusqu’à nos jours, la fève mexicaine était donc restée indemne, singulier disparate avec nos autres légumes, tous ardemment exploités par le Charançon.

 

Cet état de chose ne pouvait durer. Si nos champs n’ont pas l’insecte amateur du haricot, le nouveau monde a le sien. Par la voie des échanges commerciaux, quelque sac de légumes véreux nous l’apportera un jour ou l’autre. C’est inévitable.

 

L’invasion n’a pas manqué, assez récente, semble-t-il, d’après les documents dont je dispose. Il y a trois ou quatre ans, je reçus de Maillanne, dans les Bouches-du-Rhône, ce que je cherchais en vain dans mon voisinage, interrogeant ménagères et cultivateurs, très étonnés de mes demandes. Nul n’avait vu le ravageur des haricots, nul n’en avait ouï parler. Des amis, informés de mes recherches, m’envoyèrent de Maillanne, dis-je, de quoi largement satisfaire ma curiosité de naturaliste. C’est un boisseau de haricots outrageusement ruinés, percés de trous, changés en une sorte d’éponge. Là-dedans grouillait, innombrable, une Bruche rappelant celle des lentilles par sa minime taille.

 

Les expéditeurs me parlaient du dégât éprouvé à Maillanne. L’odieuse bestiole, disaient-ils, avait détruit la majeure partie de la récolte. Un vrai fléau, dont on n’avait pas encore eu d’exemple, s’était abattu sur les haricots, laissant à peine à la ménagère de quoi garnir sa marmite. Quant aux mœurs, aux façons d’opérer du coupable, on les ignorait. C’était à moi de m’en informer par l’expérimentation.

 

Vite, expérimentons. Les circonstances me servent. Nous sommes au milieu de juin, et j’ai dans le jardin un carré de haricots précoces, haricots noirs de Belgique, semés en vue du ménage. Devrais-je être privé du cher légume, lâchons sur la nappe de verdure le terrible destructeur. Le développement de la plante est au degré requis, si je m’en rapporte à ce que la Bruche des pois m’a déjà montré : les fleurs abondent, les gousses pareillement, vertes encore et de toute grosseur.

 

Je mets dans une assiette deux ou trois poignées de mes haricots maillannais, et je place l’amas grouillant en plein soleil au bord de mon carré de légumes. Ce qui va se passer, je crois le deviner. Les insectes libres et ceux que le stimulant du soleil ne tardera pas à libérer vont prendre l’essor. Trouvant à proximité immédiate la plante nourricière, ils s’y arrêteront, en prendront possession. Je les verrai explorer les gousses, les fleurs ; sans longue attente, j’assisterai à la ponte. En des conditions pareilles, ainsi se comporterait la Bruche des pois.

 

Eh bien, non : à ma confusion, les événements ne sont pas ce que je prévoyais. Quelques minutes, les insectes se trémoussent au soleil, entrouvrent et referment les élytres pour assouplir le mécanisme de l’essor, puis ils s’envolent, maintenant l’un, maintenant l’autre ; ils montent dans l’air lumineux ; ils s’éloignent, bientôt perdus de vue. Ma persévérante attention n’obtient pas le moindre succès : pas un des envolés ne se pose sur les haricots.

 

Les joies de la liberté satisfaites, reviendront-ils ce soir, demain, après-demain ? Non, ils ne reviennent pas. Toute la semaine, aux heures favorables, j’inspecte les rangées de semis, fleur par fleur, gousse par gousse ; jamais de Bruche présente, jamais de ponte. Et cependant l’époque est propice, car en ce moment les mères captives dans mes bocaux déposent à profusion leurs germes sur les haricots secs.

 

Essayons une autre saison. Je dispose de deux autres carrés où j’ai fait semer le haricot tardif, le Cocot rouge, un peu à l’usage de la maisonnée, mais avant tout à l’intention des Bruches. Échelonnés à distance convenable, les deux semis me donneront récolte l’un en août, l’autre en septembre et plus tard.

 

Je recommence avec le haricot rouge l’expérience faite avec le haricot noir. À plusieurs reprises, en temps opportun, je lâche dans le fourré de verdure des essaims de Bruches, extraits de mes bocaux, entrepôt général. Chaque fois le résultat est nettement négatif. En vain, toute la saison, jusqu’à épuisement des deux récoltes, je prolonge mes recherches presque quotidiennes ; je ne parviens pas, à découvrir une gousse peuplée, pas même un Charançon stationnant sur la plante.

 

Et pourtant la surveillance ne fait pas défaut. Recommandation est faite à mon entourage de respecter en plein certaines rangées que je me réserve ; avis est donné d’être attentifs aux œufs qui pourraient se trouver sur les gousses récoltées. Moi-même je scrute de la loupe, avant de la livrer à la ménagère pour les écosser, les légumes venus de l’enclos ou des jardins voisins. Peine inutile : nulle part trace de ponte.

 

À ces épreuves en plein air, j’en adjoins d’autres sous verre. Des flacons allongés reçoivent des gousses fraîches, appendues à leur tige, les unes vertes, les autres bigarrées de carmin et contenant des semences non éloignées du point de maturité. Chaque appareil se complète avec une population de Bruches. Cette fois, j’obtiens des œufs, mais ils ne m’inspirent pas confiance : la mère les a déposés sur la paroi des flacons, et non sur les légumes. N’importe, ils éclosent. Je vois les vermisseaux errer quelques jours, explorant d’un zèle égal les cosses et le verre. Enfin, du premier au dernier, piteusement ils périssent sans toucher aux vivres servis.

 

La conséquence s’impose, évidente : le haricot tendre et frais n’est pas leur affaire. À l’inverse de la Bruche du pois, la Bruche du haricot refuse de confier sa famille aux légumes non durcis par l’âge et la dessiccation ; elle dédaigne de s’arrêter sur mon semis, parce qu’elle n’y trouve pas la provende requise.

 

Que lui faut-il donc ? Il lui faut le grain vieux, dur, sonnant à terre ainsi qu’un petit caillou. Je vais la satisfaire. Je mets dans mes appareils des gousses très mûres, coriaces, longtemps desséchées au soleil. Cette fois, la famille prospère, les vermisseaux perforent l’aride étui, atteignent les semences, y pénètrent, et désormais tout marche à souhait.

 

C’est ainsi, suivant toute apparence, que la Bruche envahit le grenier du cultivateur. Des haricots sont laissés sur pied dans les champs, jusqu’à ce que plantes et légumes, grillés par le soleil, aient atteint parfaite dessiccation. Le battage pour isoler les semences n’en sera que plus aisé. C’est alors que la Bruche, trouvant les choses à sa guise, s’occupe de la ponte. En rentrant sa récolte un peu tard, le paysan rentre aussi le ravageur.

 

Mais la Bruche exploite surtout le grain de nos entrepôts. À l’exemple de la Calandre, qui gruge le froment de nos greniers et ne fait cas de la céréale balancée dans son épi, elle abhorre de même la semence tendre et s’établit de préférence dans l’obscure tranquillité de nos amas. C’est un ennemi redoutable du grainetier encore plus que du paysan.

 

Quelle fougue de destruction, une fois le ravageur installé dans nos trésors légumineux ! Mes flacons hautement en témoignent. Un seul grain de haricot héberge nombreuse famille, jusqu’à la vingtaine fréquemment. Et ce n’est pas une seule génération qui l’exploite, mais bien trois et quatre dans l’année. Tant qu’il reste sous la peau matière comestible, de nouveaux consommateurs s’y établissent, de façon qu’à la fin le haricot devient odieuse dragée de farinette stercorale. L’épiderme, dédaigné des vers, est un sac percé de lucarnes rondes en nombre égal à celui des habitants émigrés ; le contenu cède sous le doigt, s’étale en nauséabonde pâte de déjections poudreuses. La ruine du légume est complète.

 

La Bruche du pois, solitaire dans sa semence, consomme juste de quoi se creuser l’étroite niche de la nymphe. Le reste demeure intact, si bien que la graine peut germer et servir même à l’alimentation, si l’on écarte de l’esprit des répugnances non motivées. L’insecte américain n’a pas cette réserve ; il épuise à fond son haricot, il en fait une immondice que j’ai vue refusée par les porcs. L’Amérique n’y va pas en douceur quand elle nous envoie ses fléaux entomologiques. Elle nous a valu le Phylloxera, le pou calamiteux contre lequel ne cessent de lutter nos vignobles, elle nous vaut aujourd’hui le Charançon des haricots, sérieuse menace de l’avenir. Quelques expériences nous diront le péril.

 

Depuis tantôt trois ans, sur la table de mon laboratoire aux bêtes sont rangés, au nombre de quelques douzaines, des bocaux et des flacons fermés d’un voile de gaze qui prévient l’évasion tout en laissant aération permanente. Ce sont mes cages à fauves. J’y élève la Bruche des haricots, en variant le régime à ma guise. Entre autres choses, ils m’apprennent que l’insecte, loin d’être exclusif dans le choix de ses établissements, s’accommode de nos divers légumes, à quelques rares exceptions près.

 

Tous les haricots lui conviennent, les blancs comme les noirs, les rouges comme les bariolés, les petits comme les gros, ceux de la dernière récolte comme les vieux de plusieurs années, presque indomptables par l’eau bouillante. Ils sont attaqués de préférence à l’état de graines libres, moins dispendieuses au travail d’invasion ; mais, sous le couvert de leur étui naturel, ils sont exploités avec autant de zèle lorsque les dénudés manquent. À travers la cosse, souvent rigide et parcheminée, les vermisseaux naissants savent très bien les atteindre. C’est ainsi que se fait l’invasion dans les champs.

 

Est également reconnu d’excellente qualité le dolique à longue gousse, appelé ici lou faioù borgné, le haricot borgne, à cause de la tache noire qui lui fait à l’ombilic une sorte d’œil poché. Je crois même reconnaître chez mes pensionnaires une prédilection marquée pour ce légume.

 

Jusque-là rien d’anormal : la Bruche ne sort pas du genre botanique Phaseolus. Mais voici qui aggrave le péril et nous montre l’amateur phaséolaire sous un jour inattendu. La Bruche accepte sans la moindre hésitation le pois sec, la fève, la gesse, la vesce, le pois chiche ; elle va, toujours satisfaite, de l’un à l’autre ; sa famille vit prospère en ces divers légumes, tout aussi bien que dans le haricot. Seule la lentille est refusée, peut-être à cause de l’insuffisance de son volume. Quel redoutable exploiteur que ce Curculionide américain !

 

Le mal deviendrait pire si, comme je l’ai craint d’abord, l’insecte passait, toujours vorace, des légumineuses aux céréales. Il n’en est rien. Établie dans mes bocaux avec amas de froment, d’orge, de riz, de maïs, la Bruche invariablement périt sans laisser descendance. Même résultat avec les semences cornées, le café ; avec les semences huileuses, le ricin, les graines du grand soleil. Hors des légumes, plus rien ne convient à la Bruche. Ainsi limité, son lot n’est pas moins un des plus vastes. Fougueusement elle en use, elle en abuse.

 

Les œufs sont blancs, étirés en menu cylindre. Aucun ordre dans leur dissémination, aucun choix dans leur emplacement. La pondeuse les dépose, soit isolés, soit par petits groupes, aussi bien sur les parois du bocal que sur les haricots. En sa négligence, elle va même jusqu’à les fixer sur le maïs, le café, le ricin et autres semences où la famille doit périr à bref délai, ne trouvant pas aliment de son goût. À quoi bon ici la clairvoyance maternelle ? Abandonnés n’importe où, sous l’amas de légumes, les germes sont toujours en bonne place, car c’est aux nouveau-nés de se mettre en recherche et de trouver eux-mêmes les points d’invasion.

 

En cinq jours au plus l’œuf éclôt. Il en sort mignonne créature blanche, à tête rousse. C’est un point tout juste visible. Le vermisseau se renfle en avant pour donner plus de force à son outil, sa gouge mandibulaire, qui doit forer la graine dure, l’équivalent du bois. Ainsi se renflent les larves des Buprestes et des Capricornes, mineuses des troncs d’arbre. Aussitôt née, la vermine rampante déambule au hasard avec une activité qu’on n’attendrait guère d’un âge aussi tendre. Elle vagabonde, inquiète de trouver au plus tôt le gîte et le manger.

 

Du jour au suivant, c’est fait pour la plupart. Je vois le vermisseau trouer le coriace épiderme de la semence ; j’assiste à ses efforts ; je le surprends à demi plongé dans un commencement de galerie qui se poudre à l’embouchure d’une farine blanche, déblai du forage. Il entre, il s’enfonce dans le cœur de la semence. Il en sortira sous la forme adulte au bout de cinq semaines, tant son évolution est rapide.

 

Cette hâte du développement permet plusieurs générations dans l’année. J’en ai reconnu quatre. D’autre part, un couple isolé m’a fourni une famille de quatre-vingts. Ne considérons que la moitié du résultat, pour tenir compte des deux sexes, que j’admets équivalents en nombre. Au bout de l’an, les couples issus de cette origine seront donc la quatrième puissance de quarante ; ils représenteront en larves l’effroyable total de cinq millions et plus. Quel monceau de haricots ravagerait pareille légion !

 

L’industrie de la larve rappelle de tous points ce que nous a fait connaître la Bruche des pois. Chaque ver se creuse une loge dans la masse farineuse, en respectant l’épiderme sous forme de rondelle protectrice, que l’adulte aisément fera choir d’une poussée au moment de la sortie. Sur la fin de la vie larvaire, les loges transparaissent à la surface du légume comme autant d’orbes obscurs. Enfin, l’opercule tombé, l’insecte quitte sa loge, et le haricot reste percé d’autant de trous qu’il a nourri de vers.

 

Très sobres, satisfaits de quelques débris farineux, les adultes ne semblent nullement désireux d’abandonner le tas tant qu’il y a des grains de bonne exploitation. Des pariades se font dans les interstices du monceau ; les mères sèment leurs œufs à l’aventure ; les jeunes s’établissent, qui dans les haricots intacts, qui dans les graines trouées, mais non encore épuisées ; et de cinq semaines en cinq semaines, le grouillement recommence toute la belle saison. Enfin la dernière génération, celle de septembre ou d’octobre, sommeille dans ses loges jusqu’au retour des chaleurs.

 

Si jamais le ravageur des haricots devenait par trop menaçant, la difficulté ne serait pas bien grande de lui faire une guerre d’extermination. Ses mœurs nous renseignent sur la tactique à suivre. C’est un exploiteur de la récolte sèche, rentrée en grenier, amoncelée dans les magasins. S’il est difficile de se préoccuper de lui en pleine campagne, c’est aussi à peu près inutile. Le gros de ses affaires est ailleurs, dans nos entrepôts. L’ennemi s’établit chez nous, à notre portée. Dès lors, au moyen des insecticides, la défense devient relativement aisée.

 

V

LES PENTATOMES


Des formes que la vie sait donner à ses ouvrages, l’une des plus simples et des plus gracieuses est celle de l’œuf de l’oiseau. Nulle part, avec plus de correction, ne sont associées les élégances du cercle et de l’ellipse, base géométrique des corps organisés. À l’un des pôles est la sphère, la configuration par excellence, capable d’enclore la plus grande étendue sous la moindre enveloppe ; à l’autre, c’est le mamelon de l’ellipsoïde, qui tempère les sévérités monotones du gros bout.

 

Très simple aussi, la coloration ajoute ses grâces à celles de la forme. Certains œufs ont le blanc mat de la craie, d’autres le blanc translucide de l’ivoire poli. Ceux du Motteux sont d’un bleu tendre, imitant l’azur d’un ciel que vient de laver une pluie d’orage, ceux du Rossignol sont d’un vert obscur, pareil à celui de l’olive macérée dans la saumure ; ceux de certaines fauvettes se parent d’un délicieux incarnat, imitation de celui des roses encore en bouton.

 

Les Bruants écrivent sur leurs coquilles des grimoires indéchiffrables, c’est-à-dire des marbrures, mélange gracieux de traits et d’empâtements. Les Pies-Grièches cerclent le gros bout d’une couronne tiquetée ; le Merle, le Corbeau, sur un fond bleu verdâtre, sèment sans ordre des éclaboussures rembrunies ; le Courlis, le Goéland, en de larges macules, imitent le pelage du léopard. Ainsi des autres. Chacun a sa spécialité, sa marque de fabrique, toujours avec des teintes sobres, dont la seule coordination fait le mérite.

 

Par l’exquise simplicité de sa géométrie et de ses ornements, l’œuf de l’oiseau caresse le regard le moins exercé. En récompense des menus services qu’ils me rendent, il m’arrive parfois d’admettre en mon cabinet de travail quelques bambins du voisinage, zélés chercheurs. Or, que voient ces naïfs dans cet atelier dont ils ont ouï raconter des merveilles ? Ils voient de grands placards vitrés où sont rangées mille choses curieuses, encombrant amas dont s’entoure quiconque interroge la pierre, la plante et la bête. Les coquillages dominent.

 

Épaule contre épaule pour s’encourager, mes timides visiteurs admirent les superbes escargots de la mer, de toute forme et de toute coloration ; ils se montrent du doigt telle ou telle autre coquille qui, par l’éclat de sa nacre, son volume, ses étranges digitations, fait point saillant dans l’ensemble. Ils regardent mes richesses, et moi je regarde leur mine. J’y reconnais la surprise, l’ébahissement, et rien d’autre.

 

Ces choses de la mer, de forme trop complexe pour s’imposer à des novices, sont objets mystérieux, sans langage connu. Mes étourdis se perdent dans les escaliers à vis, les enroulements, les spires, les conques, de géométrie trop savante. Ils restent presque froids devant l’étalage des richesses océaniques. Si je pouvais obtenir le fond de leur pensée, les enfants diraient : « C’est curieux ; » ils ne diraient pas : « C’est beau. »

 

C’est une tout autre affaire avec les boîtes où, sur du coton, à l’abri de la lumière, sont groupés, ponte par ponte, les œufs des oiseaux de la région. Maintenant les joues s’illuminent d’émoi, des chuchotements se transmettent à l’oreille sur le choix du plus beau groupe de la boîte. Ce n’est plus ébahissement, c’est naïve admiration. Il est vrai que l’œuf rappelle le nid et l’oiselet, incomparable joie de l’enfance. Sur les visages se lit néanmoins la sainte commotion du beau. Les bijoux de la mer ont émerveillé mes petits visiteurs ; la belle simplicité de l’œuf les a doucement remués.

 

Dans la très grande majorité des cas, l’œuf de l’insecte est loin de cette haute perfection qui s’impose même au regard novice. Comme forme habituelle, c’est le globule, le fuseau, le cylindroïde, tous de médiocre élégance par défaut de courbures harmonieusement combinées. Beaucoup ont coloration mesquine ; quelques-uns, par leur richesse outrée, font un violent contraste avec les défaillances du germe inclus. Les œufs de certains papillons sont des perles en bronze, en nickel. La vie semble y germer sous des rigidités d’une boîte en métal.

 

Si l’on fait emploi de la loupe, les ornementations de détail n’y sont pas rares, mais toujours complexes et dénuées de cette simplicité supérieure qui fait le vraiment beau. Les Clythres enveloppent leurs œufs d’une coque dont la matière se lamine en écailles de cône de houblon, ou se façonne en torsades obliques entrecroisées ; certains Criquets burinent leurs fuseaux, y creusent des séries spiralées de fossettes semblables à celles d’un dé à coudre. Tout cela certes ne manque pas de grâce, mais comme ce luxe nous éloigne de la noble correction !

 

L’insecte a une esthétique ovarienne à part, sans rapport avec celle de l’oiseau. Je sais pourtant un cas où la comparaison est permise. Un insecte de pauvre renom, la Punaise des bois, le Pentatome des naturalistes, peut mettre son œuf en parallèle avec celui de l’oiseau. La bête aplatie, parfumée d’odieuse essence, a pour ponte un chef-d’œuvre de gracieuse simplicité et en même temps d’ingénieux mécanisme ; elle nous répugne par son cosmétique, son huile de toilette ; elle nous intéresse par son œuf, digne de prendre place à côté de celui de l’oiseau.

 

Je viens de faire trouvaille sur un rameau d’asperge. C’est un groupe d’œufs, au nombre d’une trentaine, étroitement rangés l’un contre l’autre, avec ordre, ainsi que les perles d’une broderie. J’y reconnais la ponte d’un Pentatome. L’éclosion s’est faite depuis peu, car la famille n’est pas encore dispersée. Les coques vides sont restées en place, sans déformation aucune, moins le soulèvement de leur couvercle.

 

Oh ! la délicieuse collection de petits pots en albâtre translucide, à peine obnubilé de gris clair ! J’aimerais un conte où, dans le monde du très petit, les fées prendraient leur infusion de tilleul dans des tasses pareilles. La panse, gracieux ovale tronqué, porte subtil réseau de mailles polygonales brunes. D’un œuf d’oiseau détachez très régulièrement, en pensée, le bout supérieur, pour faire du reste une mignonne coupe, et nous aurons à peu près l’ouvrage de la Punaise. Ici et là, même douceur de courbure.

 

La ressemblance ne va pas plus loin. Dans le haut de l’œuf, l’insecte reprend son originalité : son produit est une boîte à couvercle. L’opercule, doucement convexe, est orné d’un réseau de fines mailles comme la panse ; sur le bord, il est en outre embelli d’une ceinture d’opale. À l’éclosion, il pivote comme sur une charnière et se détache tout d’une pièce. Alors tantôt il choit de sa place et laisse le pot bâiller en plein ; tantôt il retombe en sa position normale et clôt de nouveau l’urne, qui reprend l’aspect intact. Enfin l’embouchure est ciliée de subtiles dentelures. Apparemment ce sont là des rivets qui maintenaient le couvercle en place pour une fermeture hermétique.

 

N’oublions pas certain détail bien caractéristique. Tout près du bord, à l’intérieur de la coque, se voit toujours, après l’éclosion, un trait d’un noir de charbon, configuré en manière d’ancre ou mieux de T dont les bras seraient infléchis. Que signifie ce minuscule détail ? Est-ce un loquet, un système de serrurerie à chevillette et bobinette ? Est-ce estampille de potier apposant au chef-d’œuvre certificat d’origine ? Quelle curieuse céramique rien que pour enclore le germe d’une Punaise !

 

Les petits n’ont pas quitté l’amas de vaisselle d’où ils sont récemment sortis. Amoncelés en tas, ils attendent que le bain d’air et de lumière leur ait donné consistance, avant de se disperser et d’implanter le suçoir où bon leur semblera. Ils sont rondelets, trapus, noirs, avec le dessous du ventre rouge et les flancs galonnés de la même couleur. Comment sont-ils sortis de leurs pots ? Par quel artifice ont-ils soulevé le couvercle, solidement scellé ? Essayons de répondre à la curieuse question.

 

Avril finit. Dans l’enclos, devant ma porte, les romarins suant le camphre sont en pleine floraison et me valent la visite d’une multitude d’insectes, qu’il m’est loisible de consulter à toute heure. Les Pentatomes, en espèces variées, y abondent, mais sans se prêter à des observations précises, à cause de leur vie errante. Si je veux connaître au juste l’œuf de chacun d’eux, si je désire surtout apprendre comment se fait l’éclosion, les chances de la bonne fortune épiées directement sur l’arbuste fleuri me seraient insuffisantes. Il est préférable de recourir à l’éducation sous cloche en toile métallique.

 

Mes incarcérés, isolés par espèces et représentés chacun par un certain nombre de couples, ne me donnent guère tracas. Il leur suffit d’un gai soleil et d’un bouquet de romarin journellement renouvelé. J’ajoute à l’ameublement quelques ramuscules feuillés de divers arbustes. L’insecte y choisira à sa convenance l’emplacement de sa ponte.

 

Dès la première quinzaine de mai, les Punaises prisonnières m’approvisionnent d’œufs au-delà de mes souhaits, œufs aussitôt cueillis avec leur support, espèce par espèce, et logés dans de petits tubes de verre, où me sera facile le délicat examen de l’éclosion, pourvu que ma surveillance ne soit pas en défaut.

 

Belle collection en vérité, des plus gracieuses, et bien digne de figurer à côté de celle des œufs de l’oiseau, si des dimensions plus grandes venaient en aide à notre faiblesse de vue. Du moment qu’il faut recourir à la loupe, nous laissons le magnifique passer inaperçu. Amplifions sous le verre grossissant, et l’œuf de la Punaise nous émerveillera tout autant, peut-être même plus que ne le ferait l’œuf bleu de ciel du Saxicole. Quel dommage que de telles élégances se dérobent par leur petitesse à notre admiration !

 

La forme n’est jamais l’ovoïde complet, apanage de l’oiseau. Une brusque troncature, où s’encastre un couvercle de faible convexité, termine toujours supérieurement l’œuf du Pentatome, et l’on a sous les yeux minuscule ciboire, délicieux coffret, urne d’art antique, tonnelet cylindroïde, potiche ventrue de céramique orientale, avec des ornementations, zones, cocardes, réseaux, variables suivant la spécialité de la pondeuse. Constamment aussi, lorsque l’œuf est vide, une frange très délicate de cils anguleux s’irradie autour de l’embouchure. Ce sont les rivets de consolidation, soulevés et rabattus au moment de la délivrance du nouveau-né.

 

Dans tous, enfin, l’éclosion accomplie, se retrouve à l’intérieur, tout près de la margelle, le trait noir en forme d’ancre au sujet duquel nous nous sommes déjà demandé si c’était la marque de fabrique ou système de serrurerie. L’avenir nous montrera combien nos soupçons restent au-dessous du vrai.

 

Jamais la ponte n’est disséminée à l’aventure. L’ensemble des œufs constitue un groupe serré, en rangées régulières, plus longues ou plus courtes, de façon à figurer une sorte de mosaïque de perles solidement assises sur leur support commun, en général une feuille. L’adhérence est telle que le coup de balai d’un pinceau, ou même l’attouchement du doigt, ne dérange en rien la belle coordination. Après le départ des jeunes, on trouve les coques vides toujours en place, mignonne image de compotiers méthodiquement rangés par le marchand forain sur sa planche d’étalage.

 

Achevons par quelques détails spécifiques. Les œufs du Pentatome à noires antennes (Pentatoma nigricorne) ont la forme cylindroïde avec segment de sphère pour base. L’opercule, largement zoné de blanc au bord, porte au centre, fréquemment, mais non toujours, une saillie de cristal, sorte de poignée rappelant l’appendice qui sert à soulever le couvercle d’un compotier. Toute la surface est lisse, luisante, sans autre parure que sa simplicité. La coloration varie suivant le degré de maturité. Récemment pondus, les œufs sont d’un jaune paille uniforme ; plus tard, par l’effet du germe en travail d’organisation, ils deviennent d’un orangé pâle, avec tache triangulaire d’un rouge vif au centre de l’opercule. Vides, ils sont pellucides et d’un superbe blanc d’opale, moins le couvercle devenu hyalin comme verre.

 

Des pontes obtenues, la plus populeuse formait une plaque de neuf rangées, chacune d’une douzaine d’œufs environ. Le total atteignait ainsi la centaine. Mais habituellement le nombre est moindre, réduit à la moitié et moins. Les groupes avoisinant la vingtaine ne sont pas rares. L’énorme écart entre les dénombrements extrêmes certifie des pontes multiples, en des points différents, points que le rapide essor de l’insecte permet de supposer bien éloignés l’un de l’autre. Le moment venu, ce détail aura sa valeur.

 

Le Pentatome costumé de vert pâle (Pentatoma prasinum) moule ses œufs en barillets, ovoïdes au bout inférieur et ornés sur toute leur surface d’un réseau de subtiles mailles polygonales, en relief. La coloration en est le brun de suie, puis le brun très clair, après l’éclosion. Les plus forts groupes atteignent la trentaine. À cette espèce appartiennent probablement les œufs qui, recueillis sur un rameau d’asperge, ont les premiers attiré mon attention.

 

Pour le Pentatome des baies (Pentatoma baccarum), encore des barillets ovés, à réseau de mailles sur toute la surface. Ils sont d’abord opaques et obscurs ; puis, une fois vides, ils deviennent translucides, blancs ou d’un rose tendre. J’en recueille des groupes d’une cinquantaine, d’autres d’une quinzaine et même moins.

 

La plante bénie des jardins potagers, le chou, me fournit le Pentatome orné (Pentatoma ornatum), bariolé de noir et de rouge. Les œufs de cette espèce sont les mieux enjolivés sous le rapport de la coloration. Ils figurent des tonnelets convexes aux deux bouts, surtout à l’inférieur. Le microscope y reconnaît une surface burinée de fossettes semblables à celle d’un dé à coudre et disposées avec une délicieuse régularité. En haut et en bas du cylindre, large ceinture d’un noir mat ; sur les flancs, ample zone blanche avec quatre gros points noirs symétriquement distribués. Le couvercle, entouré de cils neigeux et cerclé de blanc au bord, se tuméfie en calotte noire avec cocarde centrale blanche. En somme, urne de grand deuil par l’opposition brusque du noir du charbon et du blanc de l’ouate. La vaisselle des funérailles étrusques aurait trouvé là superbe modèle.

 

Ces œufs, d’ornementation mortuaire, sont disposés par petits groupes, en général sur deux rangées. Le tout n’atteint guère que la douzaine : nouvelle preuve de pontes multiples en des points différents ; ce n’est pas à ce nombre mesquin que doit se borner la Punaise du chou, lorsque l’un de ses congénères dépasse la centaine.

 

Mai n’est pas fini que l’éclosion se fait, aujourd’hui l’une, demain l’autre, pour les diverses pontes recueillies et mises en tubes. Deux ou trois semaines suffisent à l’évolution du germe. C’est le moment d’une assidue vigilance, si je veux connaître le mécanisme de la sortie, et surtout la fonction de l’étrange outillage à trois branches noires que je retrouve en toute coque, au bord de l’embouchure, une fois le nouveau-né parti.

 

Les œufs translucides dès le début, ceux du Pentatome à antennes noires par exemple, me permettent d’abord de constater que l’engin à rôle inconnu apparaît sur le tard, alors que la prochaine délivrance s’annonce par un changement de teinte du couvercle. Ce n’est donc pas une pièce originelle de l’œuf, tel qu’il est descendu des ovaires ; cela s’élabore au cours de l’évolution, et même à une époque tardive, lorsque la petite Punaise a déjà pris sa forme.

 

Cessons en conséquence d’y voir, comme je me le figurais au début, ressort, verrou, système de gonds propres à maintenir l’opercule en place. Un réel appareil de clôture, protection du germe, devrait exister dès la ponte. Et c’est précisément à la fin, quand il faut s’en aller, que la machinette apparaît. Il ne s’agit plus de clore, il s’agit d’ouvrir. Et, dans ce cas, l’outil problématique ne serait-il pas plutôt une clef, un levier bon à forcer le couvercle que retiennent les rivets ciliés et peut-être aussi les encollements d’un agglutinatif ? Une patiente assiduité nous l’apprendra.

 

La loupe sur mes tubes, que j’interroge à tout moment, j’assiste enfin à l’éclosion. Le travail débute. À l’un des bouts de son diamètre, le couvercle insensiblement monte ; à l’autre, il pivote ainsi qu’une porte sur ses gonds. Le jeune est adossé contre la paroi du barillet, juste au-dessous du bord operculaire, qui déjà bâille, condition avantageuse, permettant de suivre avec quelque précision la marche de la délivrance.

 

La petite Punaise, contractée et immobile, a le front coiffé d’un bonnet pelliculaire, mieux soupçonné que vu, tant il est subtil. Plus tard, au moment de sa chute, ce capuchon deviendra de pleine évidence. Il sert de base à un angle trièdre, dont les trois arêtes, rigides et d’un noir intense, doivent être, d’après leur aspect, de nature cornée. Deux de ces arêtes s’étendent entre les yeux, d’un rouge vif ; la troisième descend sur la nuque et se relie de droite et de gauche aux autres par un trait obscur, très délié. Volontiers je verrais en ces lignes sombres des fils tendus, des ligaments qui consolident les trois branches de l’appareil et les empêchent de s’écarter davantage en émoussant la pointe de l’angle, lui-même clef du coffret, c’est-à-dire refouloir du couvercle. La mitre triquètre protège le front, à chair molle encore, incapable de violenter l’obstacle ; de sa pointe de diamant bien appliquée tout au bord de l’opercule, elle a solide prise sur la rondelle qu’il s’agit de desceller.

 

À cette machine, à ce bonnet surmonté d’un trépan, il faut un propulseur. Où est-il ? Il est au sommet du front. Là, dans une aire de peu d’étendue, presque un point, regardons bien : nous y constaterons des pulsations rapides, autant vaut dire des coups de piston, produits, à n’en pas douter, par de brusques ondées de sang. En injectant, à la précipitée, sous son crâne mou le peu qu’il possède d’humeurs, l’animalcule fait de sa débilité énergie. Le casque trièdre monte donc, pousse devant lui, appuyant toujours son angle, de façon inébranlable, au même point du couvercle. Il n’y a pas choc de l’outil, percussion intermittente, mais bien refoulement continu.

 

L’opération dure au-delà d’une heure, tant elle est laborieuse. Par degrés insensibles, l’opercule se descelle, se soulève obliquement, mais conserve d’ordinaire adhérence avec la margelle de l’urne à l’autre extrémité du diamètre. En ce point de pivotement, où semblerait devoir intervenir une charnière, la loupe ne constate rien de particulier. Il y a là, comme partout ailleurs, simple rangée de cils, rabattus en rivets pour l’occlusion. À l’opposé du point d’attaque, ces rivets, moins ébranlés que les autres, ne cèdent pas en plein et font office de charnière.

 

Petit à petit, l’animalcule émerge de sa coque. Les pattes et les antennes, économiquement repliées sur la poitrine et le ventre, sont d’une complète immobilité. Rien ne bouge, et cependant la Punaise fait de plus en plus saillie hors de son coffret, par un mécanisme sans doute pareil à celui du ver du Balanin quittant sa noisette. L’afflux du sang, qui provoque les coups de piston du crâne, gonfle aussi la partie du corps déjà libre et la convertit en bourrelet d’appui ; l’arrière, encore inclus, s’amoindrit d’autant et s’engage à son tour dans l’étroite embouchure. C’est un passage à la filière, si doux et si discret que tout au plus, à lointains intervalles, je reconnais dans la bête quelques essais de balancement pour s’extraire de son alvéole.

 

Enfin les rivets sont forcés, le coffre bâille, l’opercule est suffisamment soulevé en direction oblique. La mitre à trois arêtes a fini son rôle. Que va-t-elle devenir ? Outil désormais inutile, elle doit disparaître. J’assiste effectivement à son rejet. La coiffe pelliculaire qui lui servait de base se déchire, devient haillon chiffonné et très lentement glisse sur la face ventrale de la Punaise, entraînant avec elle la dure et noire machinette non déformée. À peine la ruine est-elle descendue vers le milieu du ventre, que l’animalcule, jusque-là immobile dans une posture de momie, libère les pattes et les antennes de leur parcimonieux arrangement, les étale, les agite d’impatience. C’est fait : l’insecte quitte son étui.

 

L’appareil de délivrance, toujours sous la forme d’un T dont les bras seraient un peu courbes et se déjetteraient de côté, reste adhérent à la paroi de la coque, près de l’orifice. Longtemps après le départ de l’insecte, la loupe retrouve en place l’ingénieux trièdre, de forme constante chez les divers Pentatomes et de rôle incompréhensible tant qu’on n’a pas surpris le travail de l’éclosion.

 

Encore un mot sur la façon d’ouvrir le coffret à couvercle. J’ai dit que le jeune est adossé à la paroi du tonnelet, aussi loin que possible du centre. C’est là qu’il prend naissance, qu’il se coiffe de sa tiare et pousse après du front. Pourquoi n’occupe-t-il pas la région centrale, emplacement que sembleraient devoir imposer la forme de l’œuf et la protection plus efficace des initiales délicatesses ? Y aurait-il quelque avantage à naître ailleurs, sur la circonférence même ?

 

Oui, il y en a un, très net et d’ordre mécanique. Du sommet du front, que font palpiter les afflux du sang, le nouveau-né pousse sa coiffure anguleuse contre le couvercle à desceller. Quel peut être l’effort crânien d’un corpuscule glaireux récemment figé en être vivant ? On n’ose y songer, tant c’est au-dessous de toute évaluation. Et ce néant doit culbuter le solide couvercle de la boîte !

 

Supposons la poussée s’exerçant au centre. Dans ce cas, l’effort d’ébranlement, un rien, se répartit de manière uniforme sur la circonférence entière, et tous les rivets d’assemblage prennent part à la fois à la résistance. Isolément, les cils de clôture céderaient, chacun, au peu d’énergie disponible ; en leur totalité, ils restent invincibles. La méthode de la poussée centrale est donc impraticable.

 

Si nous voulons déclouer une planche, ce serait acte illogique que de la cogner par le milieu. L’ensemble des clous réagirait en une commune résistance insurmontable. Nous l’attaquons, au contraire, par le bord ; nous appliquons progressivement d’un clou à l’autre la puissance de notre outil. À peu près ainsi agit la petite Punaise dans son coffre : elle refoule en dehors le bord extrême du couvercle, de façon qu’à partir du point d’attaque, les rivets cèdent de proche en proche, un par un. La résistance totale est vaincue parce qu’elle est fractionnée.

 

Parfait, mignonne Punaise ! Tu as ta mécanique, basée sur les mêmes lois que la nôtre ; tu connais les secrets du levier et du cric. Pour rompre sa coquille, l’oiseau naissant se met au bec un durillon, pointe de pic chargée d’abattre par fragments la muraille calcaire. L’ouvrage fini, la verrue, outil d’un jour, disparaît. Tu possèdes mieux que l’oiseau.

 

L’heure de la sortie venue, tu te coiffes d’un bonnet où convergent en angle trois tiges rigides. À la base de l’appareil, ton crâne mou fonctionne en presse hydraulique et donne des coups de piston. Ainsi se descelle et se culbute le plafond de ton habitacle. Le durillon percuteur de l’oiseau s’efface lorsque la coquille est en pièces ; de même disparaît ta mitre de refoulement. Dès que l’opercule bâille assez pour le passage, tu te décoiffes, tu abandonnes le bonnet et son système de tringles.

 

Dans ton œuf, d’ailleurs, pas de rupture, pas de brutale démolition comme en pratique l’oiseau. Vide, il n’est pas une ruine. C’est toujours le gracieux barillet du début, rendu plus élégant encore par sa translucidité, qui en fait mieux valoir les grâces. À quelle école, petite Punaise, as-tu donc appris l’art de ta boîte natale et le fonctionnement de ta machinette ? Il s’en trouve disant : « C’est à l’école du hasard. » En ton humilité, tu redresses ta mitre et tu réponds : « Ce n’est pas vrai. »

 

Le Pentatome est glorifié sous un autre rapport qui, s’il était bien établi, dépasserait de cent coudées les merveilles de l’œuf. J’emprunte le passage que voici à De Géer, le Réaumur suédois :

 

« Les Punaises de cette espèce (Pentatoma griseum) vivent sur le bouleau. Au commencement de juillet, j’en ai trouvé plusieurs accompagnées de leurs petits. Chaque mère était entourée d’une troupe de jeunes, au nombre de vingt, de trente et même de quarante. Elle se tenait constamment auprès d’eux, le plus souvent sur un des chatons de l’arbre qui contiennent les graines, et quelquefois sur une feuille. J’ai observé que ces petites Punaises et leur mère ne restent pas toujours à la même place, et que dès que la mère commence à marcher et à s’éloigner, tous ses petits la suivent, et s’arrêtent où la mère veut faire halte. Elle les promène ainsi d’un chaton ou d’une feuille à l’autre et les conduit où elle veut, comme les poules font de leurs poussins.

 

« Il y a des Punaises qui ne quittent point leurs petits ; elles font même la garde et ont un grand soin d’eux tandis qu’ils sont jeunes. Il m’arriva un jour de couper une jeune branche de bouleau peuplée de pareille famille, et je vis d’abord la mère fort inquiète battre sans cesse des ailes avec un mouvement rapide, sans cependant changer de place, comme pour écarter l’ennemi qui venait de s’approcher, tandis que, dans toute autre circonstance, elle se serait d’abord envolée ou aurait tâché de s’enfuir, ce qui prouve qu’elle ne restait là que pour la défense de ses petits.

 

« M. Modéer a observé que c’est principalement contre le mâle de son espèce que la Punaise mère se trouve obligée de défendre ses petits, parce qu’il cherche à les dévorer partout où il les rencontre ; et c’est alors qu’elle ne manque jamais de tâcher de les garantir de tout son pouvoir contre ses attaques. »

 

Dans ses Curiosités d’histoire naturelle, Boitard embellit encore le tableau familial tracé par De Géer. « Ce qu’il y a de très curieux, dit-il, c’est de voir, lorsqu’il vient à tomber quelques gouttes de pluie, la mère Punaise conduire ses petits sous une feuille ou sous l’enfourchure d’une branche pour les abriter. Là, sa tendresse inquiète n’est pas encore rassurée ; elle les place en un groupe serré, se met au milieu, puis elle les couvre de ses ailes, qu’elle étale sur eux en forme de parapluie ; et, malgré la gêne de sa position, elle garde cette attitude de mère couveuse jusqu’à ce que l’orage soit passé. »

 

Le dirai-je ? Ce parapluie des ailes maternelles en temps d’averse, cette promenade de poule conduisant ses poussins, ce dévouement contre les attaques du père enclin à dévorer sa famille me laissent quelque peu incrédule, sans m’étonner, l’expérience m’ayant appris que les livres sont fertiles en historiettes incapables de supporter les épreuves d’un sévère examen.

 

Une observation incomplète, mal interprétée, donne le branle. Viennent les compilateurs, qui fidèlement se transmettent le conte, fruit véreux de l’imagination ; et l’erreur, cimentée par les redites, devient article de foi. Sur le Scarabée et sa pilule, par exemple, sur le Nécrophore et ses inhumations, l’Hyménoptère prédateur et son gibier, la Cigale et son puits, que n’a-t-on pas dit avant de parvenir au vrai ? Le réel, tout simple, supérieurement beau, trop souvent nous échappe ; il cède la place à l’imaginaire, d’acquisition moins laborieuse. Au lieu de remonter aux faits et de voir par nous-mêmes, aveuglément nous suivons la tradition. Aujourd’hui nul n’écrirait quelques lignes sur les Pentatomes sans mentionner le récit incertain du naturaliste suédois, et nul, que je sache, ne parle des merveilles authentiques concernant le mécanisme de l’éclosion.

 

Que peut avoir vu De Géer ? La haute valeur du témoin impose la confiance ; je me permettrai cependant d’expérimenter à mon tour avant d’accepter le dire du maître.

 

La Punaise grise, sujet du récit, est plus rare que les autres dans mon voisinage ; sur les romarins de l’enclos, mon champ d’exploitation, j’en trouve trois ou quatre qui, mises sous cloche, ne me donnent pas de ponte. L’échec ne me paraît pas irréparable ; ce que la grise se refuse à me montrer, la verte, la jaunâtre, la bariolée de rouge et de noir, toutes, tant qu’elles sont, de conformation pareille et de mœurs similaires, me l’accorderont. Dans des espèces si voisines, les soins de famille chez l’une doivent, à quelques détails près, se retrouver chez les autres. Informons-nous alors de quelle façon se comportent, à l’égard des nouveau-nés, les quatre Pentatomes élevés en captivité. Leur témoignage unanime fera notre conviction.

 

Un fait tout d’abord me frappe, peu d’accord avec ce que j’étais en droit d’attendre d’une future poule conduisant ses poussins. La mère n’accorde aucune attention à sa ponte. Le dernier œuf mis en place, à l’extrême bout de la rangée finale, elle s’éloigne, insoucieuse du dépôt. Elle ne s’en occupe plus, n’y revient plus. Si le hasard des pérégrinations l’y ramène, elle marche sur l’amas, le traverse et passe outre, indifférente. L’évidence ne laisse rien à désirer ; la rencontre d’une plaquette d’œufs est pour la mère événement d’intérêt nul.

 

N’allons pas mettre cet oubli sur le compte des aberrations possibles dans l’état de captivité. En pleine liberté des champs, j’ai fait rencontre de nombreuses pontes, parmi lesquelles se trouvait peut-être celle de la Punaise grise ; jamais je n’ai vu la mère stationnant auprès de ses œufs, ce qu’elle devrait faire si sa famille, aussitôt éclose, demandait protection.

 

La pondeuse est d’humeur vagabonde et d’essor facile. Une fois envolée bien loin de la feuille qui a reçu le dépôt, comment, deux ou trois semaines après, se souviendra-t-elle que l’heure de l’éclosion approche ? Comment retrouvera-t-elle ses œufs et comment encore les distinguera-t-elle de ceux d’une autre mère ? Ce serait accepter l’insensé que de la croire capable de pareilles prouesses de clairvoyance et de mémoire dans l’immensité des champs.

 

Jamais, dis-je, une mère n’est surprise stationnant en permanence auprès des œufs qu’elle a fixés sur une feuille. Il y a mieux encore. La ponte totale se fractionne par dépôts disséminés à l’aventure, de façon que la famille en son complet constitue une série de tribus parquées de-çà, de-là, à des distances parfois considérables, impossibles à préciser.

 

Retrouver ces tribus à l’époque de l’éclosion, plus prompte et plus tardive suivant la date de la ponte et le degré de bonne exposition au soleil ; puis, des quatre coins de l’étendue, rassembler en un troupeau la totalité des petits, si débiles et trottant si menu, ce sont là des impossibilités évidentes. Admettons toutefois que, de fortune, l’un des groupes étant rencontré et reconnu, la mère s’y dévoue. Forcément les autres restent abandonnés. Ils n’en prospèrent pas moins. Pour quel motif alors cette étrange faveur de soins maternels à l’égard des uns, lorsque la majorité s’en passe ? De telles singularités inspirent méfiance.

 

De Géer mentionne des groupes d’une vingtaine. Ce n’était pas là, il convient de le croire, la famille complète, mais bien la bande issue d’une ponte partielle. Un Pentatome moindre de taille que la Punaise grise m’a donné, en une seule plaquette, au-delà d’une centaine d’œufs. Pareille fécondité doit être la règle générale lorsque la façon de vivre est la même. En dehors de la vingtaine surveillée, que devenaient donc les autres, abandonnés à eux-mêmes ?

 

Malgré le respect que nous devons au savant suédois, les tendresses de la mère Punaise et les appétits dénaturés du père dévorant ses petits sont à reléguer parmi les contes enfantins dont s’encombre l’histoire. J’ai obtenu, en volière, autant d’éclosions que je l’ai désiré. Les parents sont tout près, sous le même dôme. Que font-ils les uns et les autres en présence des petits ?

 

Rien du tout : les pères n’accourent pas juguler la marmaille ; les mères n’accourent pas davantage la protéger. On va et vient sur le treillis, on se repose à la buvette du bouquet de romarin ; on traverse les groupes de nouveau-nés, que l’on culbute sans mauvaise intention, mais sans ménagement non plus. Ils sont si petits, les pauvrets, si débiles ! Un passant qui les frôle du bout de la patte les fait choir sur le dos. Pareils à des tortues renversées, alors vainement ils gigotent : nul n’y prend garde.

 

En ce péril de culbutes et autres désagréments, arrive donc, mère dévouée ; mets-toi à la tête de la famille, conduis-les pas à pas en lieux tranquilles, couvre-les du bouclier de tes élytres ! Qui s’attarderait à ces belles choses, magnifique trait de morale édifiante, en serait pour ses frais de patience et de temps. Un trimestre de fréquentation assidue ne m’a valu, de la part de mes pensionnaires, aucun acte qui, de près ou de loin, rappelât quelque peu la sollicitude maternelle tant célébrée par les compilateurs.

 

La nature, nourrice des choses, alma parens rerum, est d’une tendresse infinie à l’égard des germes, trésor de l’avenir ; elle est sévère marâtre à l’égard du présent. Dès que l’être est capable de se suffire à lui-même, elle le livre sans pitié à la rude éducation de la vie ; ainsi s’obtiennent les aptitudes de résister dans l’âpre conflit des existences. Tendre mère au début, elle donne au Pentatome délicieux coffret et couvercle scellé, sauvegarde des chairs naissantes ; elle coiffe l’animalcule d’un mécanisme de libération, chef-d’œuvre d’ingénue délicatesse ; puis, dure éducatrice, elle dit au petit : « Je te laisse, tire-toi d’affaire dans la mêlée du monde. »

 

Et le petit s’en tire. Je vois les nouveau-nés, serrés l’un contre l’autre, stationner quelques jours sur la plaquette des œufs vides. Ils y prennent consistance plus ferme et coloration plus vive. Des mères passent dans le voisinage : nulle n’accorde attention à l’amas sommeillant.

 

La faim venue, l’un des petits s’écarte du groupe, à la recherche d’une buvette ; les autres suivent, heureux de se sentir épaule contre épaule, comme le font les moutons au pâturage. Le premier en mouvement entraîne la bande entière, qui s’achemine en troupeau vers les points tendres, où le suçoir s’implante et s’abreuve ; puis l’ensemble revient au village natal, lieu de repos sur le toit des œufs vides. Les expéditions en commun se répètent dans un rayon croissant ; enfin, quelque peu fortifiée, la société s’émancipe, s’éloigne, se disperse, ne revient plus au lieu de naissance. Désormais chacun vit à sa guise.

 

Qu’adviendrait-il si, lorsque le troupeau se déplace, une mère se rencontrait, d’allure lente, cas fréquent chez les graves Punaises ? Les petits, je me le figure, suivraient de confiance ce chef de hasard, comme ils suivent ceux d’entre eux qui les premiers se sont mis en marche. Il y aurait alors simulacre de poule à la tête de ses poussins ; le fortuit donnerait les apparences de soins maternels à une étrangère, bien insoucieuse de la marmaille à ses trousses.

 

Le bon De Géer me semble avoir été dupe de pareilles rencontres, où ne sont pour rien les maternelles sollicitudes. Un peu de couleur, embellissement involontaire, a parachevé le tableau ; et depuis sont vantées dans les livres les vertus familiales de la Punaise grise.

 

VI

LE RÉDUVE À MASQUE


Je fis rencontre de ce sujet à l’improviste et dans des conditions ne promettant guère curieuse trouvaille. Certaine étude sur les exploiteurs des choses mortes, étude dont l’exposé viendra plus loin, m’avait appelé chez le boucher du village. Que ne ferait-on pas dans l’espoir d’une idée ! La chasse à ce rare gibier m’amenait donc à l’officine de l’égorgeur, excellent homme du reste, qui me fit du mieux les honneurs de son établissement.

 

Je désirais voir, non la boutique à viande, odieuse au regard, mais l’entrepôt quelconque où s’entassent les déchets. Le boucher me conduisit au galetas, vaguement éclairé par une lucarne ouverte nuit et jour en toute saison, pour donner de l’air à la pièce. Une aération continuelle n’était pas de trop dans la nauséeuse atmosphère, surtout au temps des grosses chaleurs, époque de ma visite. Le seul souvenir de ce grenier suffit à me révolter l’olfaction.

 

Là, sur une corde tendue, sèchent des peaux de mouton sanguinolentes ; en un coin sont amoncelés les suifs, puant la chandelle ; en cet autre les os, les cornes, les sabots. Cette friperie de la mort me sert à souhait. Sous les pelletées de suif que je soulève grouillent, par milliers, le Dermeste et sa larve, autour des toisons mollement volent des Teignes ; dans le canal des os gardant un peu de moelle, bruissent, entrant et sortant, des mouches à gros yeux rouges. Je m’attendais à cette population, hôte habituel des ruines cadavériques. Une autre, que je ne prévoyais pas, est celle-ci : sur les murs blanchis à la chaux font taches noires des insectes disgracieux, assemblés par groupes immobiles. J’y reconnais le Réduve à masque (Reduvius personatus Linn.), forte punaise de quelque célébrité. Il y en a bien près d’une centaine, répartis en divers troupeaux.

 

Tandis que je cueille et mets en boîte ma trouvaille, le boucher me regarde faire, surpris de me voir manier sans crainte la répugnante bête ; lui n’oserait le faire.

 

« Elle m’arrive, me raconte-t-il, se plaque contre la muraille et plus ne bouge. Si je la déloge avec le balai, assidûment le lendemain elle est revenue. Je ne lui reproche rien. Elle ne me gâte pas mes peaux, elle ne touche pas à mes graisses. Que vient-elle faire ici tous les étés ? Je l’ignore.

 

– Je l’ignore également, lui dis-je, mais je tâcherai de l’apprendre, et quand je le saurai, je pourrai, si bon vous semble, vous le raconter. La conservation de vos peaux n’est peut-être pas hors de cause en cette affaire. Nous verrons. »

 

En quittant le grenier aux suifs, me voici donc pasteur d’un troupeau de rencontre. Le sujet ne paye pas de mine. Poussiéreux, d’un brun de poix, aplati en vraie punaise qu’il est, gauchement haut de pattes, et de tournure efflanquée, non, il n’inspire pas confiance. La tête est si réduite qu’il y a juste la place pour les yeux, calottes réticulées dont la forte saillie semble l’indice d’une bonne vision nocturne. Elle s’emmanche sur un col ridicule, qu’on dirait atténué par la pression d’un lacet strangulateur. Corselet d’un noir de jais, à bosselures luisantes.

 

Regardons en dessous. Le bec est monstrueux. De sa base il empâte tout ce que les yeux laissent de libre à la face. Ce n’est pas le rostre habituel, la percerette de l’hémiptère suceur de sève ; c’est un outil de rustre, outil courbe, faisant le croc à la façon de l’index infléchi. Que peut faire l’animal de cette arme sauvage ? J’en vois sortir, en temps de réfection, un filament noir, aussi délié qu’un cheveu. C’est le fin bistouri, dont le reste est la gaine et le manche puissant. Cette rudesse d’outillage nous l’annonce : le Réduve est un bourreau.

 

Qu’attendre de lui, en fait de prouesses ? Des coups de stylet, des tueries, documents de maigre valeur, tant ils sont fréquents. Mais il convient de faire une large part à l’imprévu ; l’intéressant parfois germe ignoré et brusquement surgit dans les terrains du trivial. Peut-être le Réduve nous réserve-t-il des faits dignes de l’histoire. Essayons de l’élever.

 

L’arme, robuste yatagan, l’affirme : le Réduve est un égorgeur. Quelle proie lui faut-il ? Là, pour le moment, est le problème de l’éducation. De fortune, dans le temps, j’ai vu la sombre Punaise aux prises avec la plus petite de nos Cétoines, si bien dénommée Drap-mortuaire à cause de ses ponctuations blanches sur fond noir. Cette observation fortuite me met sur la voie. Je loge mon troupeau dans un large bocal à couche de sable, et je sers comme vivres ladite Cétoine, commune au printemps sur les fleurs de l’enclos, mais rare à cette époque de l’année. La victime est très bien acceptée. Le lendemain je la trouve morte. L’un des Réduves, la sonde implantée dans l’articulation du cou, travaille le cadavre, le tarit.

 

Les Cétoines manquant, je me rabats sur tout gibier proportionné à la taille de mes pensionnaires, et tout gibier me réussit, dans les divers ordres entomologiques indistinctement. Le menu habituel, parce qu’il est pour moi de capture plus aisée, consiste en Criquets de taille médiocre, bien que parfois supérieure à celle du consommateur. Intervient souvent aussi, toujours pour le même motif d’acquisition facile, une Punaise des bois, le Pentatoma nigricorne. En somme, le réfectoire de mes bêtes ne me donne pas grand tracas : tout est bon, pourvu que la proie n’excède pas les forces de l’assaillant.

 

Je tenais à voir l’attaque. Je n’ai pu y réussir. Comme m’en avertissaient les gros yeux saillants du Réduve, les choses se passent de nuit, à des heures indues. Si matinale que soit ma visite, je trouve le gibier jugulé, privé de tout mouvement. Le vénateur exploite sa pièce et s’y attarde une partie de la matinée. Puis, après maints changements de coups de sonde, tantôt en un point, tantôt en un autre, quand plus rien ne reste de fluide dans les sacrifiés, les suceurs abandonnent les morts, se groupent en troupeau et de tout le jour ne remuent, étalés à plat sur le sable du bocal. La nuit suivante, si je renouvelle les vivres, les mêmes massacres recommencent.

 

Lorsque la proie est un insecte non cuirassé, un Criquet par exemple, il m’arrive de constater dans les victimes des pulsations du ventre. La mort n’est donc pas soudaine, foudroyante ; toutefois l’assailli doit être mis très promptement dans l’impuissance de résister.

 

J’ai mis le Réduve en présence d’un locustien à fortes mâchoires, d’un Platycléis, cinq à six fois plus volumineux que son bourreau. Le lendemain, le colosse était sucé par le nain aussi tranquillement que le serait une mouche. Un coup terrible l’avait immobilisé. En quel point se porte le coup et comment agit-il ?

 

Rien ne dit que le Réduve soit un spadassin versé dans l’art du meurtre, connaissant, à la manière des hyménoptères paralyseurs, l’anatomie de sa victime et les secrets des centres nerveux. À n’en pas douter, il plonge son stylet au hasard, en un point quelconque où la peau soit assez molle. Il tue par intoxication venimeuse. Son rostre est une arme empoisonnée, analogue à celle du Cousin, mais avec une virulence bien supérieure.

 

On dit, en effet, la piqûre du Réduve douloureuse. Désireux d’en éprouver moi-même les effets pour en parler avec autorité, j’ai essayé, mais vainement, de me faire piquer. Mis sur mon doigt et tracassé, l’insecte s’est refusé à dégainer. La fréquence du maniement de mes sujets, sans l’emploi de pinces, n’a pas eu plus de succès. Sur le témoignage d’autrui et non d’après ma propre expérience, je crois donc sérieuse la piqûre du Réduve.

 

Elle doit l’être, destinée qu’elle est à tuer rapidement un insecte non toujours dépourvu de vigueur. Ce doit être pour la proie, surprise endormie, la douleur lancinante et l’engourdissement soudain que provoquerait l’aiguillon de la Guêpe. Le coup se porte ici ou ailleurs, à l’aventure. Il est possible que le bandit, une fois la blessure faite, se tienne un moment à distance et attende les dernières pandiculations des membres avant de s’attabler au trépassé. Les araignées qui viennent de capturer dans leur toile une pièce dangereuse sont coutumières de cette prudence. Elles se retirent un peu à l’écart et attendent les ultimes convulsions de la proie ligotée.

 

Si le meurtre m’échappe dans ses détails, l’exploitation du mort m’est connue. Le matin, aussi souvent que je le désire, j’y assiste. Le Réduve fait saillir, hors du grossier fourreau recourbé en manière d’index, une subtile lancette noire, à la fois trocart et pompe d’aspiration. La mécanique plonge en un point quelconque de la victime, pourvu que la peau y soit fine. Alors immobilité complète ; de l’attablé rien ne bouge.

 

Cependant les soies du suçoir fonctionnent, glissent l’une contre l’autre, font office d’aspirateur, et le sang monte, le sang sève du patient. De façon pareille, la Cigale s’abreuve à la sève de l’arbre. Quand elle a tari un point de l’écorce, celle-ci se déplace, fore un autre puits. Le Réduve fait de même : il tarit sa pièce par stations variées. Il va du col au ventre, du ventre à la nuque, de la nuque à la poitrine, aux articulations des pattes. Tout y passe économiquement.

 

J’assiste avec intérêt aux manœuvres de l’un exploitant son Criquet. Vingt fois je le vois changer de point d’attaque, faire station plus longue ou plus brève suivant les richesses rencontrées. Il finit par un cuissot, attaqué sur l’articulation. Le barillet est vidé de ses humeurs jusqu’à devenir translucide. Si la pièce est à peau diaphane, le même degré d’épuisement se constate dans le corps entier. Par le jeu de l’infernale pompe, une jeune Mante religieuse, de trois centimètres de longueur, devient transparente et pareille à la défroque que rejetterait la mue.

 

Ces appétits de buveur de sang font songer à la Punaise de nos lits, qui, de nuit, odieusement, explore le dormeur, choisit un point à sa convenance, le quitte pour un autre de meilleure exploitation et change encore de place, jusqu’à ce que, gonflée en grain de groseille, elle se retire aux premières lueurs du jour. Le Réduve aggrave la méthode : il engourdit d’abord sa victime, puis la tarit à fond. Le vampire imaginaire de nos contes arrive seul à ce degré d’horreur.

 

Or que faisait-il, le suceur d’insectes, dans le galetas d’un boucher ? Certes, il n’y trouvait pas les patients que je lui procure, Criquets, jeunes Mantes, Locustes, Chrysomèles, les uns et les autres amis de la verdure et du soleil. Dans le nauséeux et sombre entrepôt, jamais ne sauraient s’aventurer ces passionnés des joies du plein air. De quoi se nourrissent donc les noires escouades plaquées contre la muraille ? À tel rassemblement il faut des vivres, et copieux. Où sont-ils ?

 

Ils sont, parbleu ! dans l’amas des suifs. Là pullule un Dermeste (Dermestes Frischi Kugel.), pêle-mêle avec sa larve poilue. La provende est inépuisable, et c’est probablement attirés par cette abondance que les Réduves sont accourus ici. Changeons alors le régime de mes captifs : aux Criquets, comme menu, substituons les Dermestes.

 

J’ai précisément le nécessaire à ma disposition, sans courir m’approvisionner chez le boucher. Dans l’enclos, en ce moment, sont établis, sur des trépieds en roseaux, des pourrissoirs aériens où taupes, couleuvres, lézards, crapauds, poissons et autres, m’attirent, en visites interminables, les croque-morts des environs. Domine en nombre un Dermeste, juste le même que celui du grenier aux suifs. Voilà bien mon affaire.

 

Je le sers, je le prodigue à mes Réduves. Il s’en fait effrénée tuerie. Chaque matin le sable du bocal est jonché de cadavres, dont beaucoup sont encore sous le bec de l’égorgeur. La conclusion est évidente : le Réduve, lorsque l’occasion s’en présente, jugule le Dermeste ; sans avoir un goût exclusif pour ce gibier, il le saigne, non sans ferveur, quand il le rencontre.

 

Je ferai connaître ce résultat au brave homme qui m’a valu les éléments de cette histoire. Je lui dirai : « Ces vilaines bêtes que vous voyez dormir contre les murs de votre grenier, laissez-les tranquilles ; ne leur donnez pas la chasse à coups de balai. Elles vous rendent quelques services ; elles font la guerre à ces autres, les Dermestes, grands ravageurs des peaux. »

 

L’abondance des Dermestes, proie facile, pourrait bien ne pas être le motif convoquant les Réduves au grenier du boucher. Ailleurs, au dehors, le gibier ne manque pas, très varié et non moins apprécié. Pourquoi s’assemble-t-on ici de préférence ? Je soupçonne un établissement de famille. L’époque de la ponte ne doit pas être éloignée, et le Réduve est venu dans le but surtout de donner aux siens le vivre et le couvert. Effectivement, vers la fin du mois de juin j’obtiens les premiers œufs dans mes bocaux. La ponte se continue abondante une quinzaine de jours. Quelques mères élevées isolément me permettent d’évaluer la fécondité. Je compte de trente à quarante œufs par pondeuse.

 

Ce n’est plus ici l’ordre cher aux Pentatomes qui, sur une feuille, rangent si méthodiquement leur ponte en assemblage de perles. Loin d’être un ouvrage de fine correction, la ponte du Réduve est un semis grossier, fait à l’aventure. Les œufs sont isolés, sans adhérence soit entre eux, soit avec le support. Dans mes bocaux d’éducation, ils sont épars à la surface du sable. Granules dont la mère n’a pris aucun soin, pas même celui de les fixer quelque part, ils roulent de-ci, de-là, au moindre souffle d’air. La plante n’est pas plus insoucieuse de ses graines, qui vont où le vent les chasse.

 

Ces œufs, délaissés avec tant de négligence, ne sont pas dépourvus d’ailleurs de gracieuse tournure ; ils sont ovalaires, d’un roux d’ambre, lisses, luisants et mesurant un millimètre environ. Vers l’un des pôles, un mince trait brun dessine un cercle et délimite une calotte. L’œuf du Pentatome nous a donné la signification de ce trait circulaire. C’est la ligne suivant laquelle se descellera le couvercle de la boîte. Nous avons une seconde fois sous les yeux cette petite merveille d’un œuf conformé en coffret qui, à l’éclosion, s’ouvre, sans rupture, par la chute d’un opercule que refoule la bestiole naissante.

 

Si je parviens à voir de quelle façon la calotte mobile est soulevée, j’obtiendrai le fait le plus intéressant de l’histoire des Réduves ; j’aurai l’équivalent du jeune Pentatome faisant sauter le plafond de sa coque à l’aide d’une mitre anguleuse que choquent les pulsations hydrauliques du front. Soyons prodigues de temps et de patience : l’exode d’une Punaise hors de son œuf est spectacle de haute valeur.

 

Si le problème a des attraits, il a pareillement des difficultés. Il faut être là juste au moment précis où le couvercle s’ébranle, ce qui impose fastidieuse assiduité. Il faut en outre un excellent éclairage, celui du plein jour, sans lequel échapperaient les délicatesses du très petit. Les mœurs du Réduve me font craindre que l’éclosion ne se fasse la nuit. L’avenir ne devait que trop m’apprendre combien mes craintes étaient fondées. N’importe, allons toujours. Peut-être la chance me sourira. Et la loupe à la main, pendant une quinzaine, à toute heure, du matin au soir, je surveille une centaine d’œufs que j’ai répartis en plusieurs petits tubes de verre.

 

Dans l’œuf du Pentatome, l’approche de l’éclosion s’annonce par un trait noir, en forme d’ancre renversée, qui apparaît non loin du couvercle et n’est autre que la machinette de libération. L’animalcule se coiffe de sa mitre à tringles rigides. Ici rien de semblable. Du commencement à la fin, l’œuf du Réduve garde son uniforme coloration ambrée, sans aucun signe de serrurerie interne.

 

Cependant, vers le milieu de juillet, les éclosions se font nombreuses. Tous les matins, je trouve dans mes tubes une collection de petits pots ouverts, intacts, ambrés comme au début. Le couvercle, orbe concave d’une exquise précision, gît à terre à côté de l’œuf vide ; quelquefois il reste appendu au bord de l’orifice. Les jeunes, mignonnes créatures d’un blanc pur, gambadent agiles parmi la poterie sans contenu. J’arrive toujours trop tard : ce que je voulais voir à la lumière du soleil est terminé.

 

Comme je le soupçonnais, la déhiscence de l’opercule se fait dans les ténèbres de la nuit. Hélas ! faute d’un bon éclairage, la solution du problème qui tant m’intrigue m’échappera. Le Réduve gardera son secret ; je ne verrai rien… Si, je verrai, car la persévérance a des ressources inattendues. Une semaine s’est déjà passée en échecs quand, à l’improviste, à la belle lueur de neuf heures du matin, quelques retardataires s’avisent d’ouvrir leurs boîtes. En ce moment, y aurait-il eu le feu à la maison, peut-être ne me serais-je pas dérangé. Le spectacle me clouait à ma place. Qu’on en juge.

 

Dépourvu des rivets ciliés en usage chez les Pentatomes, l’opercule du Réduve adhère à la coquille par simple juxtaposition et encollement. Je le vois se soulever à l’une de ses extrémités et pivoter sur l’autre avec une lenteur qui défie le grossissement de la loupe. C’est long et pénible, paraît-il, ce qui se passe dans l’œuf. Voici que le bâillement du couvercle s’accentue, et par la fente j’entrevois quelque chose reluire. C’est une pellicule irisée qui fait bosse et refoule d’autant l’opercule. Maintenant émerge hors de la coquille une vésicule sphérique, qui petit à petit s’amplifie, pareille à la bulle de savon soufflée au bout d’une paille. De plus en plus refoulé par l’extension de cette vessie, le couvercle tombe.

 

Alors la bombe éclate, c’est-à-dire que, gonflée au-delà des limites de sa résistance, l’ampoule se déchire au sommet. Cette enveloppe, membrane d’extrême ténuité, reste ordinairement adhérente au bord de l’orifice, où elle forme une haute et blanche margelle. D’autres fois, l’explosion la détache et la projette hors de la coquille. Dans ces conditions, c’est une subtile coupe, demi-sphérique, à bords déchirés, qui se prolonge dans le bas en un délicat pédicule tortueux.

 

C’est fini, les voies sont libres. Le petit peut sortir, soit en crevant la pellicule engagée dans l’embouchure, soit en la culbutant, soit encore en trouvant passage tout à fait libre, lorsque l’ampoule éclatée est sortie de l’œuf. C’est tout naïvement merveilleux. Pour sortir de son coffre, le Pentatome a inventé la mitre à trois arêtes et le coup de bélier hydraulique ; le Réduve a inventé l’engin explosif. Le premier agit en douceur ; le second, dynamiteur brutal, fait sauter avec une bombe le toit de sa prison.

 

Avec quel explosif et de quelle façon se charge l’obus libérateur ? Au moment de la rupture, rien de visible ne jaillit de la bulle ; rien de liquide ne vient mouiller le bord déchiré. Le contenu était donc certainement un gaz. Le reste m’échappe. Une observation que je n’ai pu répéter est insuffisante en cette délicate affaire. Réduit à de simples probabilités, je proposerai l’explication suivante.

 

L’animalcule est enveloppé d’une tunique, rigoureusement close, qui l’enserre étroitement. C’est une peau temporaire, un fourreau dont le nouveau-né se dépouillera en quittant l’œuf. Avec ce fourreau, dont elle est une dépendance, communique une ampoule placée sous le couvercle. Le pédicule tortueux qui fait suite à la bulle crevée et jetée hors de l’œuf représente le canal de communication.

 

Très lentement, à mesure que l’animalcule prend forme et grossit, ce réservoir ampullaire reçoit les produits du travail respiratoire accompli sous le couvert de la tunique générale. Au lieu de se dissiper au dehors à travers la coque de l’œuf, le gaz carbonique, incessant résultat de l’oxydation vitale, s’accumule dans cette espèce de gazomètre, le gonfle, le distend et fait pression sur l’opercule. Lorsque la bestiole est mûre, sur le point d’éclore, un surcroît d’activité dans la respiration achève le gonflement, qui se prépare peut-être dès la première évolution du germe. Enfin, cédant à la poussée croissante de l’ampoule gazeuse, l’opercule se descelle. Le poulet dans sa coque a sa chambre à air ; le jeune Réduve a sa bombe de gaz carbonique ; il se libère en respirant.

 

Les originales éclosions du Pentatome et du Réduve ne sont pas évidemment des cas isolés. L’œuf à couvercle mobile doit être usité chez d’autres hémiptères ; peut-être même est-il règle assez générale. Chaque genre, pour ouvrir sa boîte, possède sa méthode, son système de ressorts et de leviers. Quelle mécanique, féconde en surprises, dans l’œuf d’une Punaise ! Quelle moisson intéressante à faire, avec de la patience et de bons yeux !

 

Assistons maintenant à la sortie du petit Réduve. Le couvercle est tombé depuis quelques instants. La bestiole, toute blanche, émerge, étroitement emmaillotée. Elle laisse le bout du ventre engagé dans l’ouverture qui, de sa margelle pelliculaire, débris de la bombe, lui fait ceinturon d’appui. Elle se démène, oscille, se penche en arrière. Cette gymnastique d’assouplissement a pour but de faire craquer le maillot aux jointures. Brassards, jambières, guêtres, plastron, bonnet, petit à petit tout se déchire, non sans effort de l’animalcule empêtré ; tout se refoule, tout disparaît en loques.

 

Voici le nouveau-né libre. Il bondit loin de l’œuf. De ses longues et fines antennes oscillantes, il interroge l’espace, il s’informe de ce vaste monde. Souvent, lorsque l’opercule adhère encore en un point de l’ouverture, il emporte avec lui cette pièce sur le dos, sur le croupion. On le dirait allant en guerre, porteur de l’umbo antique, le bouclier rond et convexe. Que fait-il de cette armure ? L’a-t-il cueillie comme objet défensif ? Nullement. Le couvercle de l’urne s’est trouvé par hasard en contact avec lui, et du coup l’adhésion s’est faite, solide même, car il faudra la mue prochaine pour détacher le disque. Ce détail nous apprend que la bestiole transpire une humeur capable d’engluer et de retenir les corps légers rencontrés sur son passage. Nous allons voir tout à l’heure le résultat de cette aptitude.

 

La rondache à l’échine ou bien sans attirail, haut de jambes et longuement encorné, le nouveau-né quitte le seuil de l’œuf ; il vagabonde par brusques élans, avec la tournure d’une minuscule araignée. Une paire de jours après, avant toute alimentation, il subit une mue. Le goinfre, déjà repu, défait un bouton pour donner place aux tardives friandises de la table. Lui, qui n’a encore rien pris, se fend l’habit d’un bout à l’autre, le rejette et fait peau neuve. Il change même de ventre avant de s’attabler. Il portait abdomen courtaud, très réduit ; il a maintenant panse rondelette. L’heure est venue de se restaurer.

 

Restaurateur inexpérimenté sur le menu convenable, que servirai-je ? Le souvenir me vient d’un passage de Linné concernant le Réduve. Le maître dit : Consumit cimices lectularios hujus larva, horrida, personata ; sa larve, informe et masquée, suce la Punaise des lits.

 

Ce gibier-là, pour le moment, me semble disproportionné : petite et faible comme elle est, jamais la marmaille de mes bocaux n’oserait s’attaquer à pareille pièce. Autre raison : du moment qu’il me faut des punaises, il est douteux que j’en trouve. Essayons autre chose.

 

L’adulte a des goûts non exclusifs ; il chasse proie très variée. Il pourrait bien en être de même de la larve. Je sers des moucherons. Ils sont absolument refusés. Dans le grenier, lieu d’origine de mon troupeau, qu’auraient-ils trouvé d’acquisition facile, sans lutte périlleuse en cet âge si tendre ? Ils auraient trouvé du suif, des ossements, des peaux et rien d’autre. Servons du suif.

 

Cette fois, les choses marchent à souhait. Mes animalcules se campent sur la matière grasse, y plongent le suçoir, s’abreuvent d’oléine puante, puis se retirent et vont digérer sur le sable, où bon leur semble. Ils prospèrent. Je les vois de jour en jour grossir. En une quinzaine, les voici dodus et en outre méconnaissables. Tout le corps, y compris les pattes, s’est encroûté de sable.

 

L’écorce minérale a débuté aussitôt après la mue. La bestiole s’est tigrée de parcelles terreuses, clairsemées au hasard. À l’heure présente, c’est une enveloppe continue. Laissons faire, et ce mantelet va devenir souquenille déplaisante. Alors vraiment la larve méritera les épithètes que lui donne Linné : horrida, personata, la bête horrible qui se couvre d’un masque et porte domino de poussière.

 

Si l’idée nous venait de voir dans ce costume de loqueteux un ouvrage intentionnel, une ruse de guerre, un moyen de dissimulation pour se rapprocher de la proie, détrompons-nous : le Réduve ne se confectionne pas industrieusement une casaque ; il ne l’endosse pas dans le but de se dissimuler. Cela se fait tout seul, sans art aucun, par le mécanisme dont le couvercle de l’œuf, porté en guise de rondache, nous a dévoilé le secret. L’animal transpire certaine onctuosité, dérivée peut-être du suif dont il se nourrit. À cette glu, sans autre travail de la bête, se fixe la poussière traversée. Le Réduve ne s’habille pas, il se salit ; il devient pelote de poussière, ordure ambulante, parce qu’il émet sueur poisseuse.

 

Un mot encore sur le régime. Linné, puisant ses renseignements je ne sais où, fait du Réduve notre auxiliaire contre la Punaise des lits. Depuis, les livres, monotones échos l’un de l’autre, répètent la louange ; il est classiquement admis que la bête masquée fait la guerre à notre nocturne suceur de sang. Ce serait certes un magnifique titre à notre reconnaissance. Mais est-ce bien exact ? Je me permets de m’insurger contre le classique. Que l’on ait parfois surpris le Réduve jugulant la Punaise des lits, rien de mieux : mes captifs étaient satisfaits de la Punaise des bois. Ils l’acceptaient d’ailleurs sans l’exiger ; ils s’en passaient aisément, semblaient lui préférer le Criquet ou tout autre insecte.

 

Ne nous empressons pas alors de généraliser et de voir dans le Réduve un consommateur attitré de la puante bête de nos lits. Je vois à cette spécialité un obstacle majeur. De taille relativement puissante, le Réduve ne saurait se glisser dans les étroites fissures, abri de la Punaise. À plus forte raison, la chasse en des clapiers est impraticable pour la larve, chargée de son hoqueton de poussière, à moins que celle-ci n’envahisse nos lits à l’heure où l’autre nous explore et choisit son morceau. Rien ne permet d’admettre pareille intimité avec le dormeur ; nul, que je sache, n’a surpris le Réduve ou sa larve en investigation sur nos lits.

 

La larve à masque ne mérite pas d’être célébrée pour certaines captures fortuites. Son régime est tout autre que ne le dit Linné et que ne le répètent les compilateurs. En son jeune âge, elle vit de matières grasses, ainsi l’affirment mes éducations. Devenue forte, elle varie son vivre avec des insectes d’ordre quelconque, comme le fait l’adulte. Un grenier de boucher est pour elle un lieu de délices ; elle y trouve la provende des suifs ; plus tard, les mouches cadavériques, les Dermestes et autres exploiteurs des choses mortes. Dans les recoins obscurs et peu tracassés du balai de nos habitations, elle glane les miettes graisseuses de la cuisine ; elle surprend la mouche somnolente, la petite araignée sans domicile. Cela suffit à sa prospérité.

 

Encore une tradition à rayer de nos livres, sans grand détriment d’ailleurs pour la gloire de l’insecte. Si le Réduve cesse d’être dans l’histoire le bourreau de la Punaise des lits, il y figurera désormais plus dignement comme l’inventeur du coffret qui s’ouvre par l’explosion d’une bombe.

VII

LES HALICTES

(UN PARASITE)


Connaissez-vous les Halictes ? Peut-être non. Le mal n’est pas grand : on peut très bien goûter les quelques douceurs de la vie sans connaître les Halictes. Cependant, interrogés avec persistance, ces humbles, sans histoire, nous racontent des choses bien singulières, et leur fréquentation n’est pas à dédaigner si nous sommes désireux d’élargir un peu nos idées sur la troublante cohue de ce monde. Puisque nous sommes de loisir, informons-nous des Halictes. Ils en valent la peine.

 

Comment les reconnaître ? Ce sont des fabricants de miel, plus fluets en général, plus élancés que l’Abeille de nos ruches. Ils constituent un groupe nombreux, très varié de taille et de coloration. Il en est qui dépassent en grosseur la Guêpe ordinaire ; d’autres peuvent se comparer à la Mouche domestique, ou même lui sont inférieurs. Au milieu de cette variété, désespoir du novice, un caractère persiste invariable. Tout Halicte porte, nettement visible, le certificat de sa corporation.

 

Regardez le dernier anneau, au bout du ventre, à la face dorsale. Si votre capture est un Halicte, il y a là un trait lisse et luisant, une fine rainure suivant laquelle glisse et remonte le dard lorsque l’insecte est sur la défensive. Cette glissière de l’arme dégainée affirme un membre quelconque de la gent Halicte, sans distinction de couleur ni de taille. Nulle autre part, dans la série porte-aiguillon, l’originale rainure n’est en usage. C’est la marque distinctive, le blason de la famille.

 

Trois Halictes comparaîtront en ce fragment d’histoire. Deux sont mes voisins, mes familiers ; rarement ils manquent, chaque année, de s’établir aux bons endroits de l’enclos. Ils occupaient le terrain avant moi, et je me garde bien de les exproprier, persuadé qu’ils me dédommageront de ma tolérance. Leur voisinage, permettant à loisir visites quotidiennes, est une bonne fortune. Profitons-en.

 

En tête de mes trois sujets est l’Halicte zèbre (Halictus zebrus Walck.), élégamment zoné sur son long ventre d’écharpes alternatives noires et d’un roux pâle. Sa svelte tournure, sa taille équivalant à celle de la Guêpe, son costume simple et gracieux en font ici le principal représentant de la série.

 

Il établit ses galeries en terrain ferme, où ne soient pas à craindre les éboulements qui troubleraient le travail à l’époque des nids. Dans mon enclos, le sol battu des allées, mélange de menus cailloux et de terre argileuse rouge, lui convient à merveille. Tous les printemps il en prend possession, jamais isolé, mais par équipes dont la population, très variable, atteint parfois la centaine. Ainsi se fondent, bien délimitées et distantes l’une de l’autre, des sortes de bourgades où la communauté de l’emplacement n’entraîne en rien la communauté de l’ouvrage.

 

Chacun a son domicile, manoir inviolable où nul autre que le propriétaire n’a le droit de pénétrer. De chaudes bourrades rappelleraient à l’ordre l’audacieux qui s’aventurerait à pénétrer chez autrui. De telles indiscrétions ne sont pas tolérées entre Halictes. Chacun chez soi, chacun pour soi, et la paix régnera parfaite en ce commencement de société, faite de voisins et non de collaborateurs.

 

En avril, les travaux commencent, discrets et trahis seulement par des monticules de terre fraîche. Aucune animation sur les chantiers. Il est rare que les ouvriers se montrent, tant ils sont affairés au fond de leurs puits. Par moments, d’ici, de là, le sommet d’une taupinée s’ébranle et s’écroule sur les pentes du cône : c’est un travailleur qui remonte avec sa brassée de déblais et la refoule au dehors sans se montrer à découvert. Rien d’autre pour le moment.

 

Une précaution est à prendre : il convient de protéger les bourgades contre les passants qui pourraient, inattentifs, les fouler aux pieds. Je les entoure, chacune, d’une palissade en bouts de roseau. Au centre est implanté un signal d’avertissement, un piquet avec banderole de papier. Les points des allées ainsi marquées sont défendus : nul de la maisonnée n’y passera.

 

Mai arrive, joyeux de fleurs et de soleil. Les terrassiers d’avril se sont faits récolteurs. À tout moment, au sommet des taupinées devenues cratères, je les vois se poser, enfarinés de jaune. Tout d’abord informons-nous de la demeure. La disposition du logis nous fournira d’utiles renseignements. La bêche et le luchet à trois pointes mettent sous les yeux les cryptes de l’insecte.

 

Un puits, rapproché de la verticale autant que possible, droit ou sinueux suivant les exigences d’un sol riche en débris caillouteux, descend à la profondeur de deux ou trois décimètres. Simple couloir où l’Halicte, passant et repassant, doit trouver appui facile, ce long vestibule est raboteux. La régularité des formes et le poli des surfaces ne sont pas ici de mise. Ces délicatesses de l’art sont réservées pour les chambres des fils. Aisément descendre et remonter, à la hâte escalader et replonger, c’est tout ce qu’il faut à la mère Halicte. Aussi laisse-t-elle fruste la galerie de service, dont le diamètre est à peu près celui d’un fort crayon.

 

Étagées une par une à des hauteurs diverses et dans le sens horizontal, les cellules occupent le fond de la demeure. Ce sont des cavités ovalaires, d’une paire de centimètres de longueur, creusées dans la masse terreuse. Elles se terminent par un bref goulot qui s’évase en gracieuse embouchure d’amphore. On dirait de mignonnes fioles homéopathiques couchées sur le ventre. Toutes s’ouvrent dans la galerie de service.

 

L’intérieur de ces logettes a le luisant et le poli d’un stuc qu’envierait le savoir-faire de nos plâtriers. Il est moiré de subtiles empreintes losangiques à direction longitudinale. Ce sont les traces du polissoir qui a donné à l’ouvrage le dernier fini. Ce polissoir, quel peut-il être ? Rien d’autre que la langue, c’est évident. De sa langue, l’Halicte a fait truelle ; à petits coups bien réguliers, il a léché la muraille pour la polir.

 

Ce glacis final, d’exquise perfection, est précédé d’un travail de dégrossissement. Dans les cellules où manquent encore les provisions, la paroi est piquetée de menues fossettes rappelant celles d’un dé à coudre. Ici se reconnaît l’ouvrage des mandibules qui, de leur pointe, compriment l’argile, la refoulent, l’expurgent de tout granule sablonneux. Le résultat est un grènetis où la couche polie trouvera solide base d’adhésion. Cette dernière est obtenue avec une fine argile, minutieusement choisie par l’insecte, épurée, malaxée, puis appliquée parcelle à parcelle. Alors intervient la truelle de la langue, qui moire et polit, tandis que des humeurs salivaires dégorgées donnent du liant à la pâte et se dessèchent finalement en vernis hydrofuge.

 

L’humidité du sous-sol, lors des ondées printanières, ferait tomber en bouillie la petite alcôve terreuse. Contre ce péril, l’enduit salivaire est préservatif excellent. On le devine plutôt qu’on ne le voit, tant il est délicat. Son efficacité n’en est pas moins évidente. Je remplis d’eau une cellule. Le liquide s’y conserve très bien, sans trace aucune d’infiltration.

 

La mignonne cruche semble vernie à l’alquifoux. L’imperméabilité que le potier obtient par la brutale fusion de ses ingrédients minéraux, l’Halicte la réalise avec le doux polissoir de sa langue humectée de salive. Ainsi défendue, la larve jouira de l’hygiène du sec, même dans un terrain détrempé par les pluies.

 

Si le désir nous en vient, il est aisé d’isoler, au moins par lambeaux, la pellicule hydrofuge. Mettons tremper par la base le petit bloc informe où se trouve creusée une cellule. L’eau doucement imbibe la masse terreuse et la réduit en une bouillie qu’il nous est loisible de balayer avec la pointe d’un pinceau. Ayons patience, conduisons délicatement nos coups de balai, et nous parviendrons à dégager de leur gangue les fragments d’une espèce de satin d’extrême finesse. Voilà, transparente, incolore, la tapisserie qui défend de l’humide. Seul, le tissu de l’araignée, s’il formait étoffe et non réseau, pourrait lui être comparé.

 

Les chambres de l’Halicte sont, on le voit, des ouvrages dispendieux en temps. L’insecte creuse d’abord dans la terre argileuse une niche à courbure ovalaire. Comme pic, il a les mandibules ; comme râteaux, les tarses armés de griffettes. Tout fruste qu’il est, ce premier travail doit avoir des difficultés, car il se fait à travers un goulot étroit, juste suffisant au passage de l’excavateur.

 

Les déblais ne tardent pas à devenir encombrants. L’insecte les rassemble ; puis, à reculons, les pattes d’avant fermées sur la brassée, il les hisse là-haut par la galerie de service et les refoule au dehors, dans la taupinée qui s’exhausse d’autant sur le seuil du terrier. Viennent après les fines retouches : le grènetis de la paroi, l’application du stuc en argile de qualité supérieure, le polissage à coups de langue patiemment distribués, l’enduit hydrofuge, l’embouchure d’amphore, chef-d’œuvre de céramique où doit être enchâssé le tampon de clôture quand l’heure viendra de mettre les scellés à la porte de la loge. Et tout cela doit être fait avec une précision géométrique.

 

Non, à cause de leur perfection, les chambres des larves ne sauraient être ouvrage qui s’improvise au jour le jour, à mesure que les œufs mûrs descendent des ovaires. On s’en occupe longtemps à l’avance, dans la saison morte, en fin mars et avril, alors que les fleurs sont rares et que la température a de brusques revirements. Cette période ingrate, froide souvent, sujette à giboulées, se dépense à préparer la demeure. Solitaire au fond de son puits, d’où rarement elle sort, la mère travaille aux chambres des fils, en leur prodiguant les retouches que permet le loisir.

 

Elles sont terminées, de bien peu s’en faut, quand éclatent le soleil radieux et les richesses florales de mai. Ces longs préparatifs sont affirmés par les terriers que l’on visite avant l’apport des provisions. Tous nous montrent des cellules, la douzaine environ, en entier parachevées, mais vides encore. Établir d’abord les cabines au complet est précaution judicieuse : la mère n’aura plus à se détourner des délicatesses de la récolte et de la ponte pour la grossière besogne du terrassier.

 

Mai venu, tout est prêt. L’air est tiède ; la pelouse sourit, égayée de mille fleurettes, pissenlits, hélianthèmes, potentilles, pâquerettes, où l’apiaire en récolte délicieusement se roule et se jaunit de pollen. Le jabot gonflé de miel et les pinceaux des pattes enfarinés, l’Halicte revient à sa bourgade. Son vol est très bas, presque à fleur de terre, hésite en coudes brusques, en oscillations désorientées. Il semble que l’insecte, faible de vue, se retrouve difficilement au milieu des huttes de son hameau.

 

Quelle est sa taupinée parmi tant d’autres qui l’avoisinent, pareilles d’aspect ? Il ne le sait au juste qu’à l’enseigne de certains détails connus de lui seul. Donc, toujours à l’essor, louvoyant par bordées oscillantes, il examine les lieux. Enfin la demeure est trouvée : l’Halicte met pied à terre sur le seuil de son logis, et vite il y plonge.

 

Ce qui se passe au fond du puits ne doit pas différer de ce que pratiquent les autres apiaires. La récolteuse pénètre à reculons dans une cellule ; elle s’y brosse et fait tomber sa charge pollinique ; puis, se retournant, elle expectore sur l’amas poudreux le miel du jabot. Cela fait, l’infatigable quitte le terrier, s’envole, revient aux fleurs. Après bien des voyages, le monceau de vivres est suffisant dans la cellule. C’est le moment de boulanger le gâteau.

 

La mère pétrit sa farine : sobrement elle la mélange avec du miel. De cette mixture se fait un pain rond, de la grosseur d’un pois. À l’inverse des nôtres, ce pain a la croûte à l’intérieur et la mie à l’extérieur. La partie centrale du globule, ration qui sera consommée la dernière, lorsque le ver aura pris des forces, ne se compose guère que de pollen aride. Le jabot réserve ses friandises pour le dehors de la miche, où le débile vermisseau doit prendre ses premières bouchées. Là c’est tendre mie, c’est délicieuse tartine où le miel abonde. La pilule alimentaire coordonne les qualités de ses couches d’après les progrès du nourrisson. Au début, la bouillie miellée de la surface ; à la fin, l’aride farinette de l’intérieur. Ainsi le veut l’économie de l’Halicte.

 

Un œuf courbé en arc est couché sur le globule. D’après les règles d’usage général, il resterait à fermer la cabine. Les récolteurs de miel, Anthophores, Osmies, Chalicodomes et tant d’autres, font d’abord amas de pâtée suffisante ; puis, l’œuf pondu, ils clôturent solidement la cellule, dont ils n’ont plus à s’occuper.

 

Pour les Halictes, la méthode est différente. Les loges, approvisionnées d’un pain rond et peuplées d’un œuf, sont laissées librement ouvertes. Comme elles débouchent toutes dans le corridor commun du terrier, il est loisible à la mère, sans trop se détourner de ses autres occupations, de les visiter journellement et de s’informer des progrès de la famille. Je me figure, sans en avoir la preuve certaine, que de temps à autre elle fait aux larves nouvelles distributions de vivres, car la miche du début me semble ration bien sobre en comparaison de ce que servent les autres apiaires.

 

Certains hyménoptères giboyeurs, les Bembex par exemple, sont coutumiers de l’approvisionnement fractionné ; afin de servir venaison fraîche, quoique morte, ils garnissent au jour le jour la bourriche de leur nourrisson. Sans être soumise à de telles exigences domestiques, vu la nature des vivres, de conservation plus facile, la mère Halicte pourrait bien, lorsque le gros de l’appétit est venu, distribuer aux larves un complément de farine. Je ne vois rien d’autre qui puisse expliquer le libre accès des cellules tant que dure la période d’alimentation.

 

Enfin les vers, surveillés de près, nourris à satiété, ont acquis l’embonpoint voulu ; ils sont à la veille de se transformer en nymphes. Alors, et seulement alors, les loges se ferment. Un grossier tampon d’argile est maçonné par la mère dans l’évasement de l’embouchure. Désormais cessent les soins maternels. Le reste se fera tout seul.

 

Nous n’avons assisté jusqu’ici qu’aux paisibles soins du ménage ; revenons un peu en arrière, et nous serons témoins d’un brigandage effréné. En mai, vers les dix heures du matin, lorsque les travaux d’approvisionnement sont en pleine activité, je visite chaque jour ma bourgade la plus populeuse. Assis sur une chaise basse au soleil, le dos courbé, les bras sur les genoux, jusqu’au dîner, je regarde immobile. Ce qui m’attire, c’est un parasite, un moucheron de rien, audacieux tyran de l’Halicte.

 

A-t-il un nom, le scélérat ? J’aime à le croire, sans trop me soucier d’ailleurs de perdre mon temps à des informations de peu d’intérêt pour le lecteur. Aux arides minuties de la nomenclature sont préférables les faits clairement racontés. Qu’il me suffise de donner un bref signalement du coupable. C’est un diptère de cinq millimètres de longueur. Yeux d’un rouge sombre, face blanche. Corselet gris cendré, avec cinq rangées de subtils points noirs qui sont les bases d’âpres cils dirigés en arrière. Ventre grisâtre, pâle en dessous. Pattes noires.

 

Il abonde dans la colonie en observation. Tapi au soleil, à proximité d’un terrier, il attend. Dès que l’Halicte arrive de la récolte, les pattes jaunies de pollen, il s’élance ; il le poursuit, toujours à l’arrière, dans les tours et détours de son oscillant essor. Enfin l’hyménoptère brusquement plonge chez lui. Non moins brusquement, l’autre s’abat sur la taupinée, tout près de l’entrée. Immobile et la tête tournée vers la porte du logis, il attend que l’abeille ait terminé ses affaires. Celle-ci reparaît enfin, et quelques instants elle stationne sur le seuil de sa demeure, la tête et le thorax hors du trou. Le moucheron, de son côté, ne bouge.

 

Fréquemment ils sont face à face, séparés par un intervalle moindre qu’un travers de doigt. Ni l’un ni l’autre ne s’émeut. L’Halicte – sa tranquillité, du moins, le ferait croire – ne prend pas garde au parasite qui le guette ; le parasite, de son côté, ne manifeste aucune crainte d’être châtié de son audace. Il reste imperturbable, lui, le nain, devant le géant qui l’accablerait d’un coup de patte.

 

En vain j’épie chez l’un et chez l’autre quelque signe d’appréhension : rien ne dénote de la part de l’Halicte la connaissance du danger couru par sa famille ; rien non plus, de la part du diptère, ne trahit la crainte d’une sévère correction. Dévaliseur et dévalisé un moment se regardent, sans plus.

 

S’il le voulait, le débonnaire pourrait de sa griffe éventrer le petit bandit qui ruine sa maison ; il pourrait le broyer de ses mandibules, le larder de son stylet. Il n’en fait rien, il laisse tranquille le brigand qui est là tout près de lui, immobile, ses yeux rouges braqués sur le seuil du logis. Pourquoi cette imbécile mansuétude ?

 

L’abeille part. Tout aussitôt le moucheron entre, sans plus de façon que s’il pénétrait chez lui. À son aise, maintenant, il choisit parmi les cellules approvisionnées, car toutes, nous l’avons dit, sont ouvertes ; à loisir il établit sa ponte. Nul ne le dérangera jusqu’au retour de l’abeille. Se poudrer les pattes de pollen, se gonfler le jabot de sirop est travail de quelque durée ; aussi l’envahisseur a-t-il, pour son méfait, largement le temps nécessaire. Son chronomètre est d’ailleurs bien réglé et donne mesure exacte de la durée de l’absence. Lorsque l’Halicte revient des champs, le moucheron a déguerpi. En bonne place, non loin du terrier, il guette l’occasion d’un autre mauvais coup.

 

Qu’adviendrait-il si le parasite était surpris dans sa besogne par l’abeille ? Rien de grave. Je vois des audacieux qui suivent l’Halicte au fond de l’antre et quelque temps y séjournent tandis que se prépare la mixture de pollen et de miel. Ne pouvant disposer de la pâtée tandis que la récolteuse la malaxe, ils remontent à l’air libre et attendent sur le seuil du logis la sortie de l’abeille. Ils reviennent au soleil, non effarouchés, à pas tranquilles, preuve évidente qu’ils n’ont rien éprouvé de fâcheux dans les profondeurs où travaille l’Halicte.

 

Une tape sur la nuque du moustique s’il devient trop entreprenant autour du gâteau, c’est tout ce que doit se permettre le propriétaire pour chasser l’importun. Pas de rixe sérieuse entre le voleur et le volé. Cela se reconnaît à l’allure très assurée, à l’état parfaitement indemne du nain qui remonte de chez le géant en affaires au fond du terrier.

 

Lorsqu’elle regagne son domicile, chargée de provisions ou non, l’abeille, avons-nous dit, quelque temps hésite ; en lacets rapides, elle avance et recule, elle va et revient à faible distance du sol. Cet essor embrouillé donne tout d’abord l’idée que l’hyménoptère cherche à dérouter son persécuteur au moyen d’un inextricable réseau de marches et de contremarches. Ce serait prudent à lui, en effet ; mais ce degré de sagesse lui semble refusé.

 

Sa préoccupation n’est pas l’ennemi, mais bien la difficulté de trouver sa demeure, dans la confusion des taupinées empiétant l’une sur l’autre, et dans le désordre des ruelles de la bourgade, changeant d’aspect d’un jour à l’autre par l’éboulis de nouveaux déblais. Son hésitation est manifeste, car fréquemment il se trompe, il s’abat à l’entrée d’un terrier qui n’est pas le sien. Aux menus détails de la porte, l’erreur est tout aussitôt reconnue.

 

L’investigation recommence du même essor en courbes d’escarpolette, mêlé de brusques fugues à distance. Enfin le terrier est reconnu. Fougueusement l’Halicte y plonge ; mais, si prompte que soit la disparition sous terre, le moucheron est là qui se campe sur le seuil du logis et attend, tourné vers l’entrée, la sortie de l’abeille pour visiter à son tour les jarres à miel.

 

Quand la propriétaire remonte, l’autre recule un peu, juste de quoi laisser passage libre, et c’est tout. Pourquoi se dérangerait-il ? La rencontre est si paisible que, sans autres renseignements, on ne se douterait pas d’un exterminé face à face avec son exterminateur. Loin d’être terrorisé par l’arrivée soudaine de l’Halicte, le moucheron y prend à peine garde ; de même l’Halicte ignore son persécuteur, à moins que le bandit ne le poursuive, ne le harcèle au vol. Alors, d’un brusque crochet, l’hyménoptère s’éloigne.

 

Ainsi se comportent le Philanthe apivore et les autres giboyeurs lorsque le Tachinaire les talonne pour déposer son œuf sur la pièce qui va s’emmagasiner. Sans rudoyer le parasite surpris devant le terrier, ils rentrent chez eux très paisibles ; mais au vol, les sentant à leurs trousses, ils fuient d’un essor éperdu. Le Tachinaire toutefois n’ose descendre jusqu’aux cellules où le chasseur empile ses proies ; prudemment il attend sur la porte l’arrivée du Philanthe. Le mauvais coup, le dépôt de l’œuf, se fait juste au moment où le gibier va disparaître sous terre.

 

Le parasite de l’Halicte est dans des conditions bien autrement difficultueuses. L’abeille qui rentre a son butin de miel dans le jabot, sa récolte de farine sur les pinceaux des pattes, le premier inaccessible au larron, la seconde poudreuse, sans appui stable. Et puis, c’est très insuffisant encore. Pour amasser de quoi pétrir le pain rond, les voyages doivent se répéter. La masse nécessaire acquise, l’Halicte la malaxera de la pointe des mandibules, la façonnera de la patte en un globule. S’il se trouvait parmi les matériaux, l’œuf du diptère serait certes en péril pendant cette manipulation.

 

Donc l’œuf étranger se déposera sur la miche toute faite ; et comme la préparation a lieu sous terre, le parasite est dans la formelle nécessité de descendre chez l’Halicte. Avec une inconcevable audace, il y descend en effet, même lorsque l’abeille est présente. Soit couardise, soit imbécile tolérance, l’expropriée laisse faire.

 

Le but du moucheron, en son tenace guet et ses téméraires violations de domicile, n’est pas de s’alimenter lui-même aux dépens de la récolteuse ; sur les fleurs, avec bien moins de peine que ne lui vaut son métier de larron, il trouverait de quoi vivre. Dans les caveaux de l’Halicte, qu’il déguste sobrement les victuailles pour en savoir la qualité, voilà, je pense, tout ce qu’il peut se permettre. Sa grande, son unique affaire, c’est d’établir sa famille. Les biens volés ne sont pas pour lui, mais pour ses fils.

 

Exhumons les pains de pollen. Nous les trouverons le plus souvent émiettés sans économie, livrés au gaspillage. Dans la farine jaune dispersée sur le plancher de la cellule, nous verrons se mouvoir deux ou trois asticots, à bouche pointue. C’est la progéniture du diptère. Avec eux parfois se trouve le vrai propriétaire, le vermisseau de l’Halicte, mais chétif, émacié par le jeûne. Les goulus commensaux, sans le molester autrement, lui prennent le meilleur. Le misérable affamé dépérit, se ratatine et disparaît à bref délai. Son cadavre, un atome, confondu avec les vivres restants, fournit aux asticots une bouchée de plus.

 

Et la mère Halicte, que fait-elle en ce désastre ? À tout instant, il lui est loisible de visiter ses vers ; rien qu’en mettant la tête au goulot de la loge, elle ne peut manquer d’être avertie de leur misère. La miche gaspillée, le désordre d’une vermine grouillante, sont des événements d’une constatation aisée. Que ne saisit-elle les intrus par la peau du ventre ! Les écraser d’un coup de mandibules, les jeter à la porte, serait l’affaire d’un instant. Et la sotte n’y songe, laisse en paix les affameurs.

 

Elle fait pire. L’époque de la nymphose venue, la mère Halicte ferme d’un tampon de terre les cellules dévalisées par le parasite avec le même soin qu’elle clôture les autres. Cette barricade finale, précaution excellente lorsque la loge est occupée par un Halicte en voie de métamorphose, devient absurdité criante quand le diptère a passé par là. Devant pareille inconséquence, l’instinct n’hésite pas : il appose les scellés sur le vide. Je dis le vide, car l’asticot malin, aussitôt les vivres consommés, se hâte de déguerpir, comme s’il prévoyait un obstacle infranchissable pour la future mouche ; il quitte la cellule avant que l’hyménoptère la ferme.

 

À la ruse scélérate, le parasite adjoint la prudence. Tous, tant qu’il y en a, abandonnent les logis d’argile qui deviendraient leur perte une fois le goulot tamponné. L’alcôve de pisé, clémente aux délicatesses de l’épiderme par son crépi de moire, exempte de l’humide par son enduit hydrofuge, serait, semble-t-il, excellent manoir d’attente. Les asticots n’en veulent pas. Crainte de se trouver emmurés lorsqu’ils seront devenus débiles moucherons, ils s’en vont, ils se dispersent au voisinage des puits d’ascension.

 

Mes fouilles, en effet, rencontrent les pupes toujours hors des cellules, jamais à l’intérieur. Je les trouve enchâssées, une par une, au sein de la terre argileuse, dans une étroite niche que le ver émigrant s’est ménagée. Lorsque, au printemps suivant, l’heure viendra de la sortie, l’insecte adulte n’aura qu’à s’insinuer à travers des éboulis, travail facile.

 

Un autre motif, non moins impérieux, nécessite ce déménagement du parasite. En juillet se procrée une seconde génération de l’Halicte. De son côté, le diptère, réduit à une seule, reste à l’état de pupe et attend pour se transformer le renouveau de l’année suivante. L’amasseuse de miel reprend les travaux dans la bourgade natale ; elle met à profit – grande économie de temps ! – les puits et les cellules, ouvrage printanier. Le tout, de construction soignée, s’est maintenu en bon état. Il suffit de quelques retouches pour utiliser la vieille demeure.

 

Or qu’adviendrait-il si l’abeille, tant soucieuse de propreté, rencontrait une pupe dans la loge qu’elle nettoie ? Elle traiterait l’objet encombrant à la façon d’un plâtras. Ce serait pour elle une ruine, un gravier qui, saisi des mandibules, écrasé peut-être, s’en irait rejoindre au dehors le monceau de déblais. Hors du sol, exposée aux intempéries, la pupe immanquablement périrait.

 

J’admire cette lucide prévision de l’asticot, qui déserte le bien-être du moment pour la sécurité de l’avenir. Deux dangers le menacent : être claquemuré dans un coffret d’où la mouche ne pourra sortir, ou bien périr au dehors, aux injures de l’air, lorsque l’abeille donnera son coup de balai aux loges restaurées. Pour éviter ce double péril, il déguerpit avant que la porte ne soit close, avant que l’Halicte de juillet ne remette en ordre la demeure.

 

Voyons maintenant les résultats du parasite. Dans le courant de juin, lorsque le repos s’est fait chez l’Halicte, je fouille au complet ma plus forte bourgade, comprenant une cinquantaine de terriers. Rien ne m’échappera des misères du sous-sol. Nous sommes quatre à tamiser entre les doigts la terre de l’excavation. Ce que l’un a examiné, un second le reprend, l’examine à son tour, puis un autre et un autre encore. Le relevé est navrant. Nous ne parvenons pas à trouver une nymphe de l’Halicte, pas une seule. La populeuse cité en entier a péri, remplacée par le diptère. Ce dernier surabonde à l’état de pupes, que je recueille pour en suivre l’évolution.

 

L’année s’achève, et les petits barillets roux, en lesquels se sont contractés et durcis les asticots du début, se maintiennent stationnaires. Ce sont des semences à vie latente. Les feux de juillet ne les éveillent pas de leur torpeur. En ce mois, époque de la seconde génération des Halictes, il y a comme une trêve de Dieu : le parasite chôme, et l’abeille travaille en paix. Si les hostilités reprenaient coup sur coup, aussi meurtrières en été qu’elles viennent de l’être au printemps, la race de l’Halicte, trop compromise, disparaîtrait peut-être. L’accalmie de la seconde nitée remet les choses en ordre.

 

En avril, quand l’Halicte zèbre, en recherche d’un bon endroit pour ses terriers, erre d’un vol oscillant dans les allées de l’enclos, le parasite, de son côté, s’empresse d’éclore. Ah ! la précise, la terrible concordance entre les deux calendriers, celui du persécuteur et celui du persécuté ! Juste au moment où l’abeille débute, le voilà prêt, le moucheron : son œuvre d’extermination par la famine va recommencer.

 

Si c’était là cas isolé, la pensée ne s’y arrêterait pas : un Halicte de plus ou de moins importe peu à l’équilibre du monde. Mais, hélas ! le brigandage sous toutes ses formes fait loi dans la mêlée des vivants. Du moindre au plus élevé, tout producteur est exploité par l’improductif. L’homme lui-même, qui, par son rang exceptionnel, devrait être en dehors de ces misères, excelle dans ces âpretés de fauve. Il se dit : « Les affaires, c’est l’argent des autres », comme le moucheron se dit : « Les affaires, c’est le miel de l’Halicte ». Et pour mieux brigander, il invente la guerre, l’art de tuer en grand et de faire avec gloire ce qui, fait en petit, conduirait à la potence.

 

Ne verrons-nous jamais la réalisation de ce sublime rêve qui se chante le dimanche dans la moindre église de village : Gloria in excelsis Deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis ! Si la guerre concernait l’humanité seule, peut-être l’avenir nous réserverait-il la paix, tant les généreux esprits y travaillent ; mais le fléau sévit aussi chez la bête, qui, la têtue, n’entendra jamais raison. Du moment qu’il est imposé comme condition générale, le mal est peut-être incurable. La vie dans l’avenir, c’est à craindre, sera ce qu’elle est aujourd’hui, un perpétuel massacre.

 

Alors, d’un effort d’imagination désespéré, on en vient à se figurer un géant capable de jongler avec les planètes. Il est la force irrésistible ; il est aussi la justice, le droit. Il sait nos batailles, nos égorgements, nos incendies, nos triomphes de brutes ; il sait nos explosifs, nos obus, nos torpilleurs, nos cuirassés et tous nos engins de mort ; il connaît non moins bien l’effroyable concurrence des appétits jusque chez les moindres créatures. Eh bien ! ce juste, ce puissant, s’il tenait la terre sous son pouce, hésiterait-il à l’écraser ?

 

Il n’hésiterait pas… Il laisserait les choses suivre leur cours. Il se dirait : « L’antique croyance a raison ; la terre est une noix véreuse, mordue par la vermine du mal. C’est une ébauche barbare, une étape, vers des destinées plus clémentes. Laissons faire : l’ordre et la justice sont au bout. »

 

VIII

LES HALICTES

(LA CONCIERGE)


Quitter le village natal est, pour l’enfance, événement de peu de gravité. C’est même une fête : on va voir du nouveau, cette lanterne magique de nos illusions. Avec l’âge, les regrets viennent, et la vie s’achève en remuant des souvenirs. Alors, dans la fantasmagorie de la pensée, le village aimé reparaît, embelli, transfiguré par la fraîcheur des premières idées écloses ; alors, supérieure à la réalité, son image idéale prend un relief d’étonnante précision. Le vieux, le très vieux, date d’hier ; on le voit, on le touche.

 

En ce qui me concerne, les yeux fermés, j’irais tout droit, après trois quarts de siècle, à la pierre plate où j’ai entendu pour la première fois la douce clochette du crapaud sonneur ; oui, je la retrouverais à coup sûr, si le temps, qui ravage tout, même les demeures des crapauds, ne l’a pas déplacée et mise en morceaux peut-être.

 

Je vois, au bord du ruisselet, l’exacte position des aulnes dont les racines enchevêtrées sous l’eau donnaient refuge aux écrevisses. Je dirais : « C’est juste à la base de cet arbre que m’arriva l’inénarrable félicité d’en pêcher une des plus belles. Elle avait des cornes longues comme ça, des pinces énormes, pleines comme un œuf, car la lune était bonne. »

 

Je retrouverais sans hésitation le frêne à l’ombre duquel le cœur me battait si fort certaine matinée de soleil printanier. Je venais d’apercevoir dans le fouillis des ramilles une sorte de boule blanche et cotonneuse. Inquiète et retirée dans le coton, s’entrevoyait une petite tête à capeline rouge. Trouvaille incomparable ! C’est un nid de chardonneret. La couveuse est sur ses œufs.

 

Après telle fortune, les autres événements ne comptent plus. Laissons-les. D’ailleurs ils pâlissent devant le souvenir du jardin paternel, jardinet suspendu, long de trente pas, large de dix et situé tout là-haut, au sommet du village. Seule le domine une petite esplanade où se dresse le vieux château à quatre tours devenues colombiers. En ce carrefour débouche une ruelle. À partir de ma maison, ce n’est pas une descente, c’est un écroulement. Sur la pente de l’entonnoir, jusqu’au fond de la vallée, s’étagent en terrasses des jardins soutenus par des murs. Le nôtre est le plus élevé ; il est aussi le moindre.

 

Aucun arbre. À lui seul, un pommier l’encombrerait. Il y a un carré de choux avec bordure d’oseille, un carré de navets et un troisième de laitues. C’est tout comme hortolaille ; la place manque. Contre le mur de soutènement supérieur, bien exposé au midi, se voûte le berceau d’une treille, qui donne de loin en loin, lorsque le soleil est généreux, une demi-corbeille de raisins blancs muscats. C’est notre luxe, jalousé des voisins, car hors de ce recoin, le mieux chauffé de tous, la vigne est inconnue.

 

Une haie de groseilliers, seule protection contre une effroyable chute, fait parapet au-dessus de la terrasse inférieure. Lorsque, autour de nous, se relâche la surveillance des parents, nous nous couchons à plat ventre, mon frère et moi, et nous regardons l’abîme au pied de la muraille, qui fait ventre sous la poussée des terres. C’est le jardin de M. le notaire.

 

Il y a là des bordures de buis ; il y a des poiriers qui, dit la renommée, donnent des poires, de vraies poires, à peu près mangeables quand elles ont mûri sur la paille toute l’arrière-saison. En notre imagination, c’est un lieu de délices, un paradis, mais un paradis vu à l’envers : au lieu de le contempler d’en bas, nous le regardons d’en haut. Que l’on doit être bien avec tant d’espace et tant de poires !

 

Nous regardons les ruches, autour desquelles les abeilles font comme une fumée rousse. Elles sont sous l’abri d’un grand noisetier. L’arbuste a poussé tout seul dans une crevasse de la muraille, presque au niveau de nos groseilliers. S’il étale sa puissante ramée au-dessus des ruches de M. le notaire, du moins il plonge ses racines dans notre bien. Il est à nous. Le difficile est la récolte.

 

Je m’avance à califourchon sur les fortes tiges horizontalement tendues dans le vide. Si je glisse, si l’appui casse, je me fracasse les os au milieu des abeilles furieuses. Je ne glisse pas, l’appui ne casse pas. Avec la gaule crochue que mon frère me fait passer, j’amène à ma portée les groupes les plus beaux. Les poches s’emplissent. À reculons, toujours à cheval sur ma branche, je regagne la terre ferme. Oh ! le merveilleux temps de souplesse et d’assurance où, pour quelques noisettes sur une perche branlante, on affrontait l’abîme !

 

Tenons-nous-en là. Ces réminiscences, chères à mes songeries, sont indifférentes au lecteur. Pourquoi en réveiller d’autres ? Qu’il me suffise d’avoir mis en relief ceci : les premières lueurs pénétrant dans la chambre obscure de l’esprit y laissent indélébile empreinte, que les années avivent au lieu de l’émousser.

 

Obnubilé par les tracas de chaque jour, le présent, en ses menus détails, nous est moins bien connu que le passé, glorifié par le rayonnement de l’enfance. Je vois nettement en souvenir ce que voyaient mes yeux novices, et je ne parviendrais pas à refaire avec la même précision le tableau de ce qu’ont vu mes yeux de cette semaine. Je sais à fond mon village, depuis si longtemps abandonné ; j’ignore presque les villes où m’ont conduit les hasards de la vie. Un lien d’exquise douceur nous rattache au sol natal ; nous sommes la plante qui ne quitte pas sans déchirures le point où ses premières racines ont poussé. Tout pauvre qu’il est, j’aimerais à revoir mon cher village ; je voudrais y laisser mes os.

 

L’insecte, à son tour, reçoit-il de ses premiers regards impression durable ? Garde-t-il attrayant souvenir des lieux vus au début ? Laissons la majorité, bohème errante, qui s’établit à l’aventure pourvu que certaines conditions soient remplies ; mais les autres, les domiciliés, vivant par groupes, conservent-ils souvenance du hameau natal ? Ont-ils, comme nous, prédilection pour les lieux d’origine ?

 

Oui, certes : ils se souviennent, ils reconnaissent le logis maternel ; ils y reviennent, le restaurent, le peuplent de nouveau. Parmi tant d’autres exemples, citons celui de l’Halicte zèbre. Nous y verrons excellemment l’amour du village se traduire en actes.

 

En deux mois, à peu près, la famille printanière de l’Halicte acquiert la forme adulte ; elle quitte les cellules vers la fin de juin. Que doit-il se passer en ces novices, sur le seuil du terrier franchi pour la première fois ? Apparemment quelque chose de comparable à nos impressions d’enfance. En leur mémoire, vierge encore de tout souvenir, l’image se grave, précise, indélébile. Malgré les ans, je vois toujours la dalle où sonnaient les petits crapauds, le parapet de groseilliers, l’Éden de M. le notaire. De ces misères se compose le meilleur de ma vie.

 

L’Halicte voit de même tel brin d’herbe où s’est reposé son premier essor, tel gravier rencontré de la griffe à sa première escalade sur la margelle du puits. Il sait par cœur sa demeure natale comme je sais mon village. En une matinée de joyeux soleil, la localité lui est devenue familière.

 

Il part, il va se restaurer sur les fleurs du voisinage et visiter les champs où se feront les prochaines récoltes. La distance ne l’égare pas, tant sont fidèles les impressions de la première tournée ; il retrouve le campement de la tribu ; parmi les terriers de la bourgade, si nombreux et si peu différents l’un de l’autre, il connaît le sien. C’est la maison natale, la maison chérie, aux souvenirs ineffaçables.

 

Mais, de retour chez lui, l’Halicte n’est pas seul maître du logis. La demeure creusée au début du printemps par l’abeille solitaire reste, quand vient l’été, héritage indivis entre les membres de la famille. Il y avait sous terre une dizaine de cellules environ. Or, de ces loges sont issues uniquement des femelles. C’est la règle chez les trois Halictes dont j’ai à m’occuper, et probablement aussi chez bien d’autres, si ce n’est chez tous. Ils ont deux générations par an. Celle du printemps ne se compose que de femelles ; celle de l’été comprend à la fois des femelles et des mâles, en nombre à peu près équivalent. En un chapitre spécial, nous reviendrons sur ce curieux sujet.

 

Non réduite par des accidents, surtout par le moucheron affameur, la maisonnée consisterait donc en une dizaine de sœurs, rien que des sœurs, toutes également laborieuses et toutes aptes à procréer sans collaborateur nuptial. D’autre part, l’habitation maternelle n’est pas une masure, tant s’en faut : la galerie de pénétration, maîtresse pièce du logis, peut très bien servir après enlèvement de quelques décombres. Ce sera autant de gagné sur le temps, si précieux à l’abeille. Les cellules du fond, les cabines de glaise, sont, elles aussi, presque intactes. Il suffira, pour les utiliser, d’en rafraîchir le stuc avec le polissoir de la langue.

 

Eh bien, qui des survivantes, ayant droit égal à la succession, héritera de la demeure ? Elles sont six, elles sont sept et davantage, suivant les chances de la mortalité. À qui reviendra la maison maternelle ? Nulle querelle entre les intéressées. Sans contestations, l’immeuble est reconnu propriété commune. Par la même entrée, les abeilles sœurs paisiblement vont et viennent, vaquent à leurs affaires, passent et laissent passer.

 

Là-bas, au fond du puits, chacune a son petit domaine, son groupe de cellules creusées à nouveaux frais lorsque sont occupées les anciennes, maintenant insuffisantes en nombre. En ces alcôves, propriété individuelle, chaque mère travaille à l’écart, jalouse de son bien et de son isolement. Partout ailleurs, la circulation est libre.

 

C’est spectacle de vif intérêt que celui des entrées et des sorties au fort du travail. Une récolteuse arrive des champs, les plumeaux des pattes poudrés de pollen. Si la porte est libre, brusquement l’abeille plonge sous terre. Un arrêt sur le seuil serait du temps perdu, et la besogne presse. Parfois plusieurs surviennent à peu d’intervalle. Le passage est trop étroit pour deux, surtout quand il faut éviter des frôlements intempestifs qui feraient choir la charge farineuse. La plus rapprochée de l’orifice entre vite. Les autres, rangées sur le seuil dans l’ordre de leur arrivée et respectueuses des droits d’autrui, attendent leur tour. Aussitôt la première disparue, la seconde la suit, prestement suivie elle-même de la troisième, et puis des autres, une à une.

 

Parfois encore la rencontre se fait entre une abeille qui va sortir et une abeille qui va rentrer. Alors, d’un bref recul, cette dernière cède le pas à la sortante. La politesse est réciproque. J’en vois qui, sur le point d’émerger des puits, redescendent et laissent le passage libre à celle qui vient d’arriver. Par ces mutuelles prévenances se maintient sans encombre le va-et-vient de la maisonnée.

 

Ayons l’œil vigilant. Il y a mieux que le bel ordre des entrées. Lorsqu’un Halicte se présente, revenant de sa tournée aux fleurs, on voit une sorte de trappe, qui fermait la demeure, brusquement descendre et laisser passage libre. Aussitôt l’arrivant entré, la trappe remonte à sa place, presque à fleur du sol, et clôt de nouveau. Même manœuvre au sujet des partants. Sollicitée en arrière, la trappe descend, la porte s’ouvre, et l’abeille s’envole. Immédiatement l’huis se referme.

 

Que peut être cet obturateur qui, descendant ou montant dans le cylindre du puits à la manière d’un piston, ouvre et clôt le logis, à chaque départ, à chaque arrivée ? C’est un Halicte devenu concierge de l’établissement. De sa grosse tête, il fait barrière infranchissable dans le haut du vestibule. Si quelqu’un du logis veut entrer ou sortir, il tire le cordon, c’est-à-dire qu’il recule en un point où la galerie s’élargit et laisse place à deux. L’autre passe. Lui tout aussitôt remonte à l’orifice, qu’il obstrue de son crâne. Immobile, le regard au guet, il ne quitte son poste que pour donner la chasse aux importuns.

 

Profitons de ses brèves apparitions au dehors. On reconnaît en lui un Halicte pareil aux autres, maintenant affairés de récolte ; mais il a le crâne chauve, le costume terne et râpé. Sur son dos à demi dépilé, ont presque disparu les belles ceintures de zèbre, alternant le brun et le roux. Ces vieilles nippes, usées par le travail, nous renseignent de façon claire.

 

L’abeille qui monte la garde et fait office de concierge à l’entrée du terrier est plus âgée que les autres. C’est la fondatrice de l’établissement, la mère des travailleuses actuelles, l’aïeule des larves présentes. En son printemps, il y a trois mois, elle s’est exténuée en travaux solitaires. Maintenant que les ovaires sont taris, elle se repose. Non, le terme de repos n’est pas ici de mise. Elle travaille encore, elle vient en aide à la maisonnée dans la mesure de ses moyens. Incapable d’être mère une seconde fois, elle devient concierge ; elle ouvre le logis à ceux de sa famille, elle tient au large les étrangers.

 

Le biquet soupçonneux, regardant par la fente, disait au loup : « Montre-moi patte blanche, ou je n’ouvrirai pas. » Non moins soupçonneuse, l’aïeule dit aux venants : « Montre-moi patte jaune d’Halicte, ou tu n’entreras pas. » Nul n’est admis dans la demeure s’il n’est reconnu membre de la famille.

 

Voyez en effet. À proximité du terrier passe une fourmi, aventurière sans scrupule, qui voudrait bien savoir la cause de l’odeur mielleuse remontant du fond de la cave. « File ton chemin, sinon gare ! » fait la concierge d’un mouvement de nuque. Cette menace suffit d’habitude. La fourmi décampe. Si elle insiste, la surveillante sort de sa guérite, se jette sur l’audacieuse, la houspille, la chasse. Tout aussitôt la correction donnée, elle rentre dans son corps de garde et se remet en faction.

 

C’est maintenant le tour d’une coupeuse de feuilles (Megachile albo-cincta Pérez) qui, inhabile dans l’art des terriers, utilise, à l’exemple de ses congénères, les vieilles galeries creusées par d’autres. Celles de l’Halicte zèbre lui conviennent très bien, quand le terrible moucheron du printemps les a laissées vacantes, faute d’héritiers. À la recherche d’un gîte où s’empileront ses outres en folioles de robinier, elle inspecte fréquemment au vol mes bourgades d’Halictes. Un terrier paraît lui agréer ; mais avant qu’elle ait mis pied à terre, son bourdonnement est perçu par la gardienne, qui s’élance brusque, fait quelques gestes sur le seuil de sa porte. C’est tout. La coupeuse de feuilles a compris. Elle s’éloigne.

 

Parfois la Mégachile a le temps de s’abattre et d’engager la tête dans l’embouchure du puits. À l’instant la concierge est là, qui remonte un peu et fait barricade. Suit une contestation de peu de gravité. L’étrangère a vite reconnu les droits du premier occupant, et sans insister va chercher ailleurs domicile.

 

Un maître larron (Cœlioxys caudata Spinola), parasite de la Mégachile, subit sous mes yeux chaude bourrade. Il a cru, l’étourdi, pénétrer chez la coupeuse de feuilles. Il s’est mépris ; il a rencontré la concierge Halicte, qui lui administre sévère correction. Précipitamment il déguerpit. Ainsi des autres qui, par erreur ou par ambition, cherchent à pénétrer dans le terrier.

 

Entre aïeules, même intolérance. Vers le milieu de juillet, lorsque l’animation de la bourgade est dans son plein, deux catégories d’Halictes sont aisément reconnaissables : les jeunes mères et les vieilles. Les premières bien plus nombreuses, d’allure vive, de costume frais, vont et viennent sans relâche des terriers aux champs et des champs aux terriers. Les secondes, fanées, sans entrain, errent oisives d’un trou à l’autre. On les dirait désorientées, incapables de trouver leur domicile. Que sont ces vagabondes ? J’y vois des affligées, restées sans famille par le fait de l’odieux moucheron du printemps. Tout a succombé en divers terriers. Au réveil de l’été, la mère s’est trouvée seule. Elle a quitté sa maison vide, elle est partie en recherche d’une demeure où il y eût des berceaux à défendre, une garde à monter. Mais ces heureux nids ont déjà leur surveillante, la fondatrice, qui, jalouse de ses droits, reçoit froidement sa voisine sans emploi. Une sentinelle suffit ; avec deux, l’étroit corps de garde s’encombrerait.

 

Il m’est donné d’assister par moments à la querelle de deux aïeules. Quand survient à la porte la vagabonde en quête d’emploi, la légitime occupante ne se dérange pas de son poste, ne recule pas dans le couloir comme elle le ferait devant un Halicte revenant des champs. Loin de livrer passage, elle menace de la patte et de la mandibule. L’autre riposte, veut entrer tout de même. Des bourrades s’échangent. La rixe finit par la défaite de l’étrangère, qui s’en va chercher noise ailleurs.

 

Ces petites scènes nous font entrevoir dans les mœurs de l’Halicte zèbre certains détails de haut intérêt. La mère qui nidifie au printemps ne sort plus de chez elle une fois ses travaux terminés. Recluse au fond du clapier, occupée à de menus soins de ménage, ou bien somnolente, elle attend la sortie de ses filles. Lorsque, aux chaleurs de l’été, l’animation de la bourgade reprend, n’ayant rien à faire au dehors comme récolteuse, elle se met en faction à l’entrée du vestibule, pour ne laisser entrer que les travailleuses du logis, ses propres filles. Elle tient à l’écart les malintentionnés. Nul ne pénètre sans le consentement de la concierge.

 

Rien ne dit que la vigilante s’écarte par moments de son poste. Je ne la vois jamais quitter sa maison, s’en aller se restaurer sur les fleurs. Son âge et sa fonction sédentaire, de peu de fatigue, l’affranchissent peut-être du besoin de nourriture. Peut-être encore les jeunes, revenant du butin, lui dégorgent-elles, de loin en loin, une gouttelette du contenu de leur jabot. Alimentée ou non, la vieille ne sort plus.

 

Mais il lui faut les joies d’une famille active. Diverses en sont privées. Le brigandage du diptère a détruit la maisonnée. Les éprouvées abandonnent le terrier désert. Ce sont elles qui, dépenaillées et soucieuses, errent à travers la bourgade. Elles se déplacent par brefs essors, plus souvent elles restent immobiles. Ce sont elles qui, aigries de caractère, violentent leurs collègues et cherchent à les déloger. De jour en jour plus rares et plus languissantes, elles disparaissent. Que sont-elles devenues ? Le petit lézard gris les guettait, bouchées faciles.

 

Les domiciliées dans leur propre domaine, celles qui gardent la manufacture à miel où travaillent leurs filles, héritières de l’établissement maternel, sont d’une vigilance merveilleuse. Plus je les fréquente, plus je les admire. Aux heures fraîches de la matinée, alors que les récolteuses s’abstiennent de sortir, ne trouvant pas la farine pollinique assez mûrie par le soleil, je les vois à leur poste, au bout supérieur de la galerie. Là, immobiles, la tête à fleur de terre, elles font barricade contre l’envahisseur. Si je les regarde de trop près, elles reculent un peu et attendent dans l’ombre le départ de l’indiscret.

 

Je reviens au fort de la récolte, entre huit heures et midi. C’est maintenant, à mesure que les Halictes rentrent ou sortent, une succession de prompts reculs pour ouvrir la porte et d’ascensions pour la refermer.

 

Après midi, la chaleur est trop forte, les travailleuses ne vont plus aux champs. Retirées au fond de la demeure, elles vernissent des cellules nouvelles, elles boulangent le pain rond qui va recevoir l’œuf. L’aïeule est toujours là-haut, clôturant l’huis de son crâne pelé. Pour elle, pas de sieste aux heures étouffantes : la sécurité générale l’exige.

 

Je reviens à la tombée de la nuit, plus tard même. À la clarté d’une lanterne, je revois la surveillante aussi assidue que dans la journée. Les autres se reposent ; elle, non, crainte apparemment de périls nocturnes, connus d’elle seule. Finit-elle néanmoins par descendre dans la tranquillité de l’étage inférieur ? C’est à croire, tant le repos doit s’imposer après les fatigues d’une telle garde.

 

Il est clair que, surveillé de la sorte, le terrier est exempt de calamités pareilles à celles qui, trop souvent, le dépeuplent en mai. Qu’il vienne maintenant, le moucheron voleur des pains de l’Halicte ! Son audace, son guet opiniâtre ne le déroberont pas à la vigilante qui, d’une menace, le mettra en fuite, ou, s’il persiste, l’écrasera de ses tenailles. Il ne viendra pas, nous en savons le motif ; jusqu’au retour du printemps, il est sous terre, à l’état de pupe.

 

Mais à son défaut, il ne manque pas, dans la plèbe muscide, d’autres exploiteurs du bien d’autrui. Il y en a pour toutes les besognes, pour toutes les rapines. Et cependant mes visites quotidiennes n’en surprennent aucun dans le voisinage ides terriers en juillet. Comme ils savent bien leur métier, les coquins ! Comme ils sont au courant de la garde qui veille aux portes de l’Halicte ! Plus de mauvais coup possible aujourd’hui. Conclusion : nul muscide n’apparaît ; les tribulations du printemps ne se renouvellent pas.

 

L’aïeule qui, dispensée par l’âge des tracas maternels, monte la garde à l’entrée du logis et veille à la sécurité de la famille, nous parle de brusques éclosions dans la genèse des instincts ; elle nous montre une soudaine aptitude que rien, ni dans sa conduite passée ni dans les actes de ses filles, ne pouvait faire soupçonner. Si craintive en sa pleine vigueur, au mois de mai, quand elle habitait seule le terrier, son ouvrage, elle est devenue en son déclin d’une superbe témérité. Elle ose, impotente, ce qu’elle n’osait pas robuste.

 

Jadis, lorsque le moucheron, son tyran, pénétrait chez elle en sa présence ou, plus souvent, stationnait à l’entrée, face à face avec elle, la sotte abeille ne bougeait, ne menaçait même le bandit aux yeux rouges, le nain qu’elle aurait si aisément mis à mal. Était-ce terreur de sa part ? Non, car elle vaquait à ses affaires avec l’habituelle correction ; non, car le puissant ne se laisse pas méduser de la sorte par le faible. C’était ignorance du danger, c’était ineptie.

 

Et voici qu’aujourd’hui l’ignorante d’il y a trois mois, sans apprentissage, connaît très bien le péril. Tout étranger qui se présente est tenu au large, sans distinction ni de taille, ni de race. Si le geste menaçant ne suffit, la gardienne sort et se jette sur l’obstiné. La poltronnerie est devenue l’audace.

 

Comment s’est effectué ce revirement ? J’aimerais à me figurer l’Halicte instruit par les malheurs du printemps et capable désormais de veiller au péril ; je voudrais lui faire gloire d’avoir appris à l’école de l’expérience les avantages d’un corps de garde. Je dois y renoncer. Si, d’un petit progrès à l’autre, l’abeille en est venue à la superbe invention d’une concierge, comment se fait-il que la crainte du larron soit intermittente ? Seule en mai, elle ne peut, il est vrai, se tenir en permanence sur sa porte : avant tout, les affaires du ménage. Elle devrait du moins, depuis que sa race est persécutée, connaître le parasite et lui donner la chasse lorsque, à tout moment, elle le rencontre presque sous sa patte et jusque dans sa demeure. Elle ne s’en préoccupe.

 

Les rudes épreuves des ancêtres n’ont donc rien légué de nature à lui modifier le placide caractère ; dès lors, ses propres tribulations sont hors de cause dans le subit réveil de sa vigilance en juillet. La bête a comme nous ses joies et ses misères. Elle use ardemment des premières ; elle a médiocre souci des secondes, ce qui est, après tout, la meilleure manière de jouir bestialement de la vie. Pour mitiger ces misères et sauvegarder la race, il y a l’inspiration de l’instinct, qui sait donner une concierge aux Halictes sans les conseils de l’expérience.

 

Les approvisionnements terminés, lorsque les Halictes ne sortent plus affairés de récolte et ne rentrent plus enfarinés de leur charge, la vieille est encore à son poste, aussi vigilante que jamais. Les derniers préparatifs se font là-bas, concernant la nitée ; les cellules se closent. Jusqu’à la fin de tout, la porte sera gardée. Alors aïeule et mères quittent la maison. Épuisées par le devoir, elles s’en vont périr on ne sait où.

 

Dès septembre, se montre la seconde génération, comprenant à la fois des mâles et des femelles. Je trouve les deux sexes en liesse sur les fleurs, les composées principalement, centaurées et chardons. On ne récolte pas maintenant : on se restaure, on se gaudit, on se lutine. C’est le moment des noces. Encore une paire de semaines, et les mâles vont disparaître, désormais inutiles. Le rôle des paresseux est fini. Restent seules les laborieuses, les femelles fécondes, qui passent l’hiver et se mettent à l’ouvrage en avril.

 

Leur refuge précis pendant la mauvaise saison m’est inconnu. Je m’attendais à leur rentrée dans le terrier natal, demeure excellente pour l’hivernage, semble-t-il. Des fouilles faites en janvier m’ont appris mon erreur. Les vieilles demeures sont vides, elles tournent à la masure par l’effet prolongé des pluies. L’Halicte zèbre a mieux que ces ruines boueuses : il a des abris dans les amas de pierrailles, des cachettes dans les murs ensoleillés et tant d’autres habitacles de rencontre facile. Les naturels d’une bourgade se trouvent de ce fait dispersés au hasard.

 

En avril, les dispersés se rassemblent, venus d’ici et de là. Sur le sol battu des allées du jardin, choix est fait de l’emplacement qui sera exploité en commun. Bientôt l’ouvrage commence. À proximité du premier qui fore un puits, un second ne tarde pas à creuser le sien ; un troisième arrive, et puis d’autres, d’autres encore, si bien que les taupinées souvent se touchent et atteignent parfois la cinquantaine sur une surface d’un pas en dimension.

 

Tout d’abord on expliquerait ces groupes par le souvenir du lieu de naissance : la population, dispersée pendant l’hiver, reviendrait à son hameau. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se passent : l’Halicte dédaigne aujourd’hui l’endroit qui antan lui convenait. Deux années de file, je ne le vois pas occuper la même parcelle de terrain. À chaque printemps, il lui faut du nouveau, et ce nouveau abonde.

 

L’attroupement aurait-il pour cause les anciennes relations de famille et de voisinage ? Les natifs d’un même terrier, d’une même bourgade se reconnaîtraient-ils entre eux ? Auraient-ils tendance à travailler ensemble plutôt qu’avec des étrangers ? Si rien ne le certifie, rien non plus n’empêche de le croire. Pour ce motif ou bien d’autres, l’Halicte aime à voisiner.

 

Cette propension est assez fréquente chez les pacifiques, qui, nourris de peu, n’ont pas à craindre la concurrence. Les autres, les gros mangeurs, prennent possession de domaines, de réserves de chasse, d’où le confrère est exclu. Demandez au loup ce qu’il pense d’un confrère braconnant sur ses terres. L’homme lui-même, le premier des consommateurs, se fait des frontières armées de canons ; il plante des poteaux, au pied desquels on se dit : « Je suis de ce côté-ci, tu es de ce côté-là ; sans plus, mitraillons-nous mutuellement. » Et la pétarade des explosifs perfectionnés termine le colloque.

 

Heureux les pacifiques ! Que gagnent-ils à se rassembler ? Ce n’est pas chez eux système défensif, concert d’efforts en vue d’écarter l’ennemi commun. L’Halicte n’a souci des choses du voisin. Il ne fréquente pas le terrier d’autrui ; il ne supporte pas qu’on fréquente le sien. Il a ses tribulations, qu’il endure tout seul ; il est indifférent aux tribulations des autres. Dans la mêlée de ses pareils, il agit en solitaire. À chacun ses affaires, et plus rien.

 

Mais la compagnie a ses attraits. C’est doublement vivre que d’assister à la vie des autres. L’activité individuelle gagne au spectacle de l’activité de l’ensemble ; l’animation de chacun se réchauffe au foyer de l’animation générale. Il se dégage entre voisins à l’ouvrage un stimulant d’émulation. Et le travail, c’est la grande joie, la vraie satisfaction, donnant quelque valeur à la vie. L’Halicte, qui le sait très bien, s’assemble pour mieux travailler.

 

Il s’assemble parfois en tel nombre et sur de telles étendues, qu’il éveille l’image de nos titanesques fourmilières. Babylone et Memphis, Rome et Carthage, Londres et Paris, ruches insensées, nous viennent à l’esprit si l’on sait oublier les grandeurs relatives et reconnaître l’amoncellement cyclopéen dans une pincée de terre.

 

C’était en février. L’amandier fleurissait. D’une brusque poussée de sève, l’arbre ressuscitait ; son branchage noir et désolé, mort en apparence, devenait glorieux dôme en satin blanc. J’ai toujours aimé cette magie du réveil printanier, ce sourire des premières fleurs sur les tristesses de l’écorce nue. J’allais donc par les champs, interrogeant du regard la fête des amandiers.

 

D’autres m’avaient précédé. Une Osmie à corsage de velours noir et robe de lainage roux, l’Osmie cornue, visitait l’œil rose des corolles, en recherche d’une larme sucrée. Tout petit et très modeste de costume, un Halicte, bien plus nombreux et plus affairé, voletait silencieux d’une fleur à l’autre. La science officielle le nomme Halictus malachurus K. Le parrain de la mignonne abeille me semble de pauvre inspiration. Que viennent faire ici les mollesses du croupion, accusées par le terme de malachurus ? Le nom d’Halicte précoce peindrait mieux le petit visiteur de l’amandier.

 

Nul de la gent mellifère, dans mon voisinage du moins, ne l’égale en précocité. Il creuse ses terriers en février, mois inclément, sujet à de glaciales reprises. Lorsque nul encore, même parmi ses congénères, n’ose quitter la retraite d’hiver, lui, le vaillant, se met à l’ouvrage, pour peu que le soleil luise. Il a, comme l’Halicte zèbre, deux générations par an, l’une printanière, et l’autre estivale ; comme lui encore, il s’établit de préférence dans le sol battu des chemins ruraux.

 

Ses taupinées, humbles monceaux que pourrait contenir deux fois la coquille d’un œuf de poule, se dressent innombrables sur le sentier où je promène aujourd’hui, parmi les amandiers, ma curiosité de naturaliste. Ce sentier est un ruban large de trois pas, durci par les sabots du mulet et les roues de la carriole. Un taillis de chênes verts l’abrite du vent du nord. En cet Éden de sol compact, chaud et tranquille, le petit Halicte a multiplié ses taupinées au point que je ne peux faire un pas sans en écraser quelques-unes. L’accident n’a pas de gravité : le mineur, indemne sous terre, saura remonter à travers les éboulis et remettre en état le seuil du logis piétiné.

 

Je m’avise de mesurer la densité de la population. Je dénombre de quarante à soixante taupinées par mètre carré de superficie. L’établissement a trois pas de large et se prolonge au-delà d’un kilomètre. Combien sont-ils dans cette Babylone de l’insecte ? Je n’ose le supputer.

 

Au sujet de l’Halicte zèbre, je disais le hameau, la bourgade, et l’expression convenait. Ici le terme de cité suffit à peine. Et quelle raison donner de ces agglomérations sans nombre ? Je n’en vois qu’une : l’attrait de vivre ensemble, commencement de la société. Sans le moindre service réciproque, le semblable coudoie le semblable, et cela suffit pour convoquer l’Halicte précoce sur les bords du même sentier, à l’exemple de la sardine et du hareng rassemblés dans les mêmes parages.

 

IX

LES HALICTES

(LA PARTHÉNOGÉNÈSE)


L’Halicte nous parle d’une autre question, relative à l’un des problèmes les plus obscurs de la vie. Rétrogradons de vingt-cinq ans. J’habite Orange. Ma demeure est isolée au milieu des prairies. Au pied du mur d’enceinte de la cour, à l’exposition du midi, est un étroit sentier gazonné de chiendent. Le soleil y donne en plein, et ses rayons, répercutés par le crépi du mur, en font un petit coin sénégalien, exempt des brutales bouffées du mistral.

 

Là viennent faire la sieste les chats, la paupière à demi close ; là viennent jouer les enfants, en compagnie de Bull, le chien de la maison ; là s’installent les faucheurs à l’heure la plus chaude de la journée, pour y prendre leur repas et repiquer leur faux à l’ombre des platanes ; là passent et repassent les râteleuses qui viennent, après la fenaison, glaner sur l’avare tapis de la prairie tondue. C’est donc un passage très fréquenté, ne serait-ce que par le va-et-vient de la maisonnée : passage peu propre, ce semble, aux paisibles travaux d’une abeille ; et néanmoins l’exposition y est si chaude, l’air si calme, le sol si favorable que je vois chaque année l’Halicte cylindrique (Halictus cylindricus Fab.) se transmettre cet emplacement d’une génération à l’autre. Il est vrai qu’un travail très matinal, en partie même nocturne, diminue pour l’insecte les inconvénients d’un sol trop souvent piétiné.

 

Les terriers y occupent une étendue d’une dizaine de mètres carrés, et leurs taupinées, rapprochées fréquemment jusqu’à se toucher, sont en moyenne distantes l’une de l’autre d’un décimètre au plus. Le nombre en est donc environ d’un millier. Le terrain y est fort grossier, mélange de débris de maçonnerie et d’un peu de terre végétale, que consolide un épais réseau de racines de chiendent. Mais, par le fait de sa nature, il est soumis à un énergique drainage, condition toujours recherchée par les hyménoptères à cellules souterraines.

 

Oublions un moment ce que viennent de nous apprendre l’Halicte zèbre et l’Halicte précoce. Au risque de se répéter un peu, racontons les faits tels que me les ont fournis les observations du début.

 

L’Halicte cylindrique travaille en mai. Les espèces sociales écartées, telles que Guêpes, Bourdons, Fourmis, Abeilles, il est de règle que chaque hyménoptère approvisionnant ses nids, soit de miel, soit de proie, travaille seul au domicile de ses larves. Fréquemment il y a voisinage entre pareils, mais l’œuvre est individuelle et non le résultat du concours de plusieurs. Les chasseurs de Grillons, par exemple, les Sphex à ailes jaunes, établis par équipes au pied d’une falaise de grès tendre, creusent chacun leur clapier et ne supporteraient pas qu’un voisin vînt collaborer au percement de la demeure.

 

Les Anthophores, exploitant en innombrables essaims un escarpement de terre calcinée, forent chacune leur couloir et excluent de leur trou de sonde, avec une jalouse ardeur, quiconque oserait s’y présenter. L’Osmie tridentée, quand elle travaille dans un bout de ronce la galerie où doivent s’empiler ses loges, accueille par des bourrades toute Osmie qui se risquerait à prendre pied sur la propriété.

 

Qu’aucune des Odynères ayant fait élection de domicile sur la berge d’un chemin ne se trompe de porte et ne pénètre chez sa voisine ! Elle y serait mal accueillie. Qu’aucune Mégachile, revenant avec sa rondelle de feuille entre les pattes, ne fasse erreur de souterrain ! Elle en serait bien vite délogée. Ainsi des autres. À chacun son logis, où nul autre n’a le droit de pénétrer. C’est la règle, même entre hyménoptères établis en populeuse colonie sur un emplacement commun. L’étroit voisinage n’entraîne en rien l’intimité des relations.

 

Aussi ma surprise est vive devant les manœuvres de l’Halicte cylindrique. Il n’y a pas chez lui société, dans le sens entomologique du mot : la famille n’y est pas commune, et les soins de tous n’ont pas en vue l’intérêt de l’ensemble. Chaque mère ne s’occupe que de sa ponte, ne construit des cellules et ne récolte que pour ses larves, sans intervenir en rien dans l’éducation des larves d’autrui. Elles ont seulement en commun la porte d’entrée et la galerie de service, qui se ramifie dans le sol et conduit aux divers groupes de cellules, propriété chacun d’une seule mère. De même, dans nos habitations urbaines, une seule porte, un seul vestibule, un seul escalier conduisent à divers étages, à diverses parties d’étage où chaque famille rentre dans son isolement et son indépendance.

 

Cette communauté de passage est des plus faciles à constater lors de l’approvisionnement des nids. Portons quelque temps notre attention sur le même orifice d’entrée, ouvert au sommet d’un monticule de terre fraîchement remuée, pareil à celui qu’amoncellent les fourmis dans leurs travaux. Tôt ou tard nous verrons arriver les Halictes, avec leur charge de pollen, récoltée sur les chicoracées du voisinage.

 

Habituellement ils surviennent un à un ; mais il n’est pas rare d’en voir trois, quatre et davantage qui se présentent à la fois à l’embouchure du même terrier. Ils se posent au sommet du monticule, et sans aucune hâte pour se devancer mutuellement, sans aucun signe de rivalité jalouse, ils plongent dans le couloir, chacun à son tour. Il suffit d’assister à leur paisible attente, à leurs tranquilles plongeons, pour reconnaître que c’est bien ici passage commun, dont chacun a le droit d’user aux mêmes titres que les autres. D’après le relevé des groupes de cellules desservies par la même galerie, et d’après mes statistiques des entrants simultanés, j’évalue à cinq ou six en moyenne le nombre des Halictes copropriétaires.

 

Lorsque le sol est exploité pour la première fois et que le puits lentement se creuse de l’extérieur à l’intérieur, plusieurs Halictes cylindriques, se relayant l’un l’autre, prennent-ils part au travail dont ils doivent tous également profiter après ? Je n’en crois rien. Comme devaient me l’apprendre plus tard l’Halicte zèbre et l’Halicte précoce, chaque mineur se livre solitaire à l’ouvrage et se fait un couloir qui sera sa propriété exclusive. La communauté du vestibule vient plus tard, lorsque l’emplacement, éprouvé par l’expérience, se transmet d’une génération à l’autre.

 

Un premier groupe de cellules est établi, supposons, au fond d’une galerie creusée dans un sol vierge ; le tout, cellules et galerie, est le travail d’un seul. Quand viendra le moment de quitter la demeure souterraine, les hyménoptères issus de ce nid trouveront devant eux un chemin tout ouvert, ou du moins obstrué de matériaux pulvérulents, de moindre résistance que les matériaux voisins, non encore remués. La voie de sortie sera donc la voie primitive, pratiquée par la mère lors de la construction du nid. Tous s’y engagent sans hésitation aucune, car les cellules y débouchent directement. Tous aussi, allant et revenant des cellules à la base du puits, et des puits aux cellules, prendront part au déblai, sous le stimulant d’une prochaine délivrance.

 

Supposer chez ces prisonniers sous terre un concours d’efforts pour se libérer plus aisément au moyen d’un travail d’ensemble, est ici parfaitement inutile : chacun ne se préoccupe que de lui-même, et revient invariablement, après repos, travailler à la voie qui s’impose d’elle-même, à la voie de moindre résistance, enfin au passage autrefois creusé par la mère et aujourd’hui plus ou moins comblé.

 

Chez l’Halicte cylindrique sort qui veut de sa loge et à son heure, sans attendre la sortie des autres, parce que les cellules, groupées en petit amas, ont toutes leur issue spéciale et débouchent dans la galerie commune. De cette disposition il résulte que tous les habitants d’un même terrier peuvent concourir, chacun pour sa part, au déblai du puits de sortie. Si la fatigue vient, le travailleur se retire dans sa loge intacte, et un autre lui succède, impatient de sortir, et non de venir en aide. Finalement la voie est libre, et les Halictes sortent. Ils se dispersent sur les fleurs du voisinage tant que le soleil est vif ; dès que la température fraîchit, ils rentrent aux terriers pour y passer la nuit.

 

Peu de jours s’écoulent, et déjà les soins de la ponte s’imposent. Les galeries n’ont jamais été abandonnées. Les hyménoptères sont venus s’y réfugier pendant les journées pluvieuses ou de vent trop fort ; pour la plupart, sinon tous, ils y sont rentrés chaque soir au déclin du soleil, chacun regagnant sans doute la cellule natale, toujours intacte et dont il est gardé souvenir précis. En un mot, l’Halicte cylindrique ne mène pas vie errante ; il est domicilié.

 

Une conséquence forcée résulte de ces habitudes casanières : pour sa ponte, l’Hyménoptère adoptera le terrier même où il est né. La galerie d’entrée est ainsi toute prête. S’il faut la conduire plus profondément, la diriger dans des couches nouvelles, il suffira de la prolonger au gré du constructeur. Les vieilles cellules, légèrement restaurées, peuvent même servir.

 

Reprenant ainsi possession du terrier natal en vue de sa descendance, l’Hyménoptère, malgré ses instincts de travailleur isolé, réalise une ébauche de société, puisqu’il y a porte d’entrée unique et vestibule unique à l’usage de toutes les mères qui reviennent au domicile originel. Sans collaboration dans un but d’utilité commune, s’établit de la sorte une apparence de communauté. Tout se réduit à un héritage de famille, à parts égales entre les ayants droit.

 

Le nombre des copartageants doit avoir bientôt des limites, car un va-et-vient trop tumultueux dans la galerie de service serait obstacle à la rapidité du travail. Alors de nouvelles voies sont ouvertes à l’intérieur, très fréquemment en communication avec les profondeurs déjà fouillées, de manière que le sol se trouve à la fin perforé dans tous les sens de couloirs sinueux, formant inextricable labyrinthe.

 

C’est de nuit surtout que se font les travaux de fouille pour l’excavation des cellules et le percement de nouvelles galeries. Un cône de terre fraîche élevé sur le seuil du clapier atteste chaque matin l’activité nocturne. Il démontre aussi par son volume que plusieurs terrassiers ont pris part à l’ouvrage, car il serait impossible à un seul Halicte d’extraire du sol, d’amener à la surface et d’amonceler en aussi peu de temps un pareil tas de déblais.

 

Dès le soleil levé, alors que les prairies voisines sont encore humides de rosée, l’Halicte cylindrique quitte ses souterrains et travaille à l’approvisionnement. Cela se fait sans animation, peut-être à cause de la fraîcheur matinale. Nul joyeux entrain, nul bourdonnement au-dessus des terriers. D’un vol bas, mou, silencieux, les abeilles arrivent, les jambes postérieures jaunies de pollen ; elles prennent pied sur le cône de déblais, et aussitôt plongent dans la cheminée verticale. D’autres remontent le conduit et partent pour la récolte.

 

Ce va-et-vient pour les provisions se continue jusque vers les huit ou neuf heures du matin. Alors la chaleur commence à devenir forte, réfléchie par le mur ; alors aussi reprend la fréquentation du sentier. À tout instant des passants surviennent, venus de la maison ou d’ailleurs. Sur ce sol trop foulé, les monticules de déblais surmontant chaque couloir ne tardent pas à disparaître, dispersés sous les pieds, et l’emplacement perd tout signe d’habitations souterraines.

 

De tout le jour, les Halictes ne se montrent plus. Retirés au fond de leurs galeries, ils s’y occupent probablement de la confection et du polissage des cellules. Le lendemain, de nouveaux cônes de déblais se montrent, résultat du travail de la nuit, et la récolte du pollen recommence pour quelques heures ; puis tout cesse encore. Ainsi se poursuit l’ouvrage, suspendu de jour, repris de nuit et aux heures matinales, jusqu’à complet achèvement.

 

Les couloirs de l’Halicte cylindrique descendent à une paire de décimètres de profondeur et se ramifient en corridors secondaires, donnant chacun accès dans un groupe de cellules. Celles-ci, au nombre de six à huit pour chaque groupe, sont rangées à côté l’une de l’autre, parallèlement à leur grand axe, dont la direction se rapproche de l’horizontale. Elles sont ovalaires à la base et rétrécies au goulot. Leur longueur mesure près de vingt millimètres, et leur plus grande largeur huit. Elles ne consistent pas simplement en une cavité dans le sol ; elles ont, au contraire, leur paroi propre, de manière que le groupe s’enlève tout d’une pièce avec un peu de précaution et se détache nettement de la terre qui l’enveloppe.

 

La paroi en est formée de matériaux assez fins, qui doivent avoir été choisis dans la masse grossière environnante et pétris avec de la salive. L’intérieur est soigneusement poli et tapissé d’une subtile pellicule hydrofuge. Abrégeons ces détails cellulaires : l’Halicte zèbre nous les a déjà montrés, avec plus de perfection. Laissons le domicile et arrivons au trait le plus saillant de l’histoire des Halictes.

 

Dès les premiers jours de mai, l’Halicte cylindrique est à l’ouvrage. Il est de règle chez les hyménoptères que les mâles ne prennent jamais part aux fatigues de la nidification. Construire des cellules, amasser des vivres, leur sont occupations totalement étrangères. Cette loi ne paraît pas avoir d’exceptions, et les Halictes s’y conforment comme les autres. Il est alors tout naturel de ne pas voir les mâles poussant hors des galeries les déblais souterrains. Ce ne sont pas là leurs affaires.

 

Mais ce qui ne manque pas d’étonner, lorsque l’attention est portée sur ce point, c’est l’absence absolue de tout mâle au voisinage des terriers. Si la règle est que les mâles soient oisifs, la règle est aussi que ces désœuvrés se tiennent à proximité des galeries en construction, allant et venant d’une porte à l’autre, voltigeant au-dessus des chantiers pour saisir l’instant où les femelles non fécondées cèdent enfin à leurs instances.

 

Or ici, malgré une population énorme, malgré un examen attentif à tout instant renouvelé, découvrir un mâle, un seul, m’est impossible. La distinction des sexes est cependant des plus faciles. Même à distance, sans être saisi, le mâle se reconnaît à sa forme plus fluette, à son abdomen étroit et allongé, à son écharpe rouge. On dirait deux espèces différentes. La femelle est d’un roux pâle ; le mâle est noir avec quelques anneaux du ventre rougis. Eh bien, pendant les travaux de mai, aucun hyménoptère à costume noir, à ventre fluet annelé de rouge, enfin aucun mâle.

 

S’ils ne viennent pas visiter les alentours des terriers, les mâles pourraient être ailleurs, notamment sur les fleurs où vont butiner les femelles. Je n’ai pas manqué d’explorer les champs, le filet à insectes à la main. Mes recherches n’ont pas abouti. Plus tard, au contraire, en septembre, ces mâles, maintenant introuvables, abondent au bord des sentiers, sur les capitules du panicaut.

 

Cette singulière colonie, exclusivement réduite à des mères, me fit soupçonner plusieurs générations par an, dont l’une au moins devait posséder l’autre sexe. Les travaux finis, je continuai donc la surveillance quotidienne de l’établissement de l’Halicte cylindrique, afin de saisir l’instant favorable qui viendrait vérifier mes soupçons. Pendant six semaines, la solitude se fit au-dessus des terriers : aucun Halicte ne parut, et le sentier, foulé par les passants, perdit ses monticules de déblais, seuls indices des profondeurs fouillées. Au dehors, rien n’eût dit que les tiédeurs du sous-sol couvaient populeux essaims.

 

Juillet arrive, et déjà quelques taupinées de terre fraîche dénotent des travaux intérieurs pour une prochaine sortie. Comme les mâles, chez les hyménoptères, sont en général plus précoces que les femelles et les devancent dans l’abandon des cellules natales, il importait d’assister aux premières sorties, afin de dissiper jusqu’à l’ombre d’un doute. L’exhumation violente avait sur la sortie naturelle un très grand avantage ; elle me mettait immédiatement sous les yeux la population des terriers, avant le départ de l’un comme de l’autre sexe. Ainsi rien ne m’échappait, et je m’exemptais d’une surveillance dont je n’aurais pu toujours répondre, si attentive qu’elle fût. Une reconnaissance avec la bêche est donc résolue.

 

De larges mottes de terre sont extraites jusqu’à la profondeur extrême où conduisent les galeries ; je les brise avec soin entre les mains pour examiner toutes les parties où peuvent se trouver des cellules. Les Halictes à l’état parfait dominent en nombre, la plupart encore renfermés dans leurs loges intactes. Les nymphes abondent aussi, quoique un peu moins nombreuses. J’en recueille à tous les degrés de coloration, depuis le blanc mat, indice d’une transformation récente, jusqu’au brun enfumé, signe d’une prochaine métamorphose. Des larves, en petite quantité, complètent la récolte. Elles sont dans cet état de torpeur qui précède l’apparition de la nymphe.

 

Des boîtes, avec lit de terre fine et fraîche, reçoivent les larves et les nymphes, que je loge, chacune, dans une sorte de demi-cellule formée par l’empreinte du doigt. J’attendrai la transformation pour décider à quel sexe elles appartiennent. Quant aux insectes parfaits, ils sont reconnus, dénombrés et aussitôt relâchés.

 

Dans la supposition, bien peu probable, que la répartition des sexes pourrait varier d’un point à l’autre de la colonie, une seconde fouille est faite, distante de l’autre de quelques mètres ; elle me fournit une autre série, tant d’insectes parfaits que de nymphes et de larves.

 

La métamorphose des retardataires accomplie, ce qui demande peu de jours, je procède au recensement général, qui me fournit deux cent cinquante Halictes. Or, sur ce nombre d’hyménoptères, recueillis dans le terrier avant tout départ, je ne constate que des femelles, absolument que des femelles ; ou, pour rester dans la rigueur mathématique, je ne trouve qu’un mâle, un seul, et encore est-il si malingre, si petit, qu’il périt sans parvenir à dépouiller en entier ses langes de nymphe. Ce mâle unique est certainement accidentel. Une population féminine de deux cent quarante-neuf Halictes suppose d’autres mâles que cet avorton, ou pour mieux dire n’en suppose pas du tout. Je l’élimine donc comme accident sans valeur, et je conclus que, chez l’Halicte cylindrique, la génération de juillet ne se compose que de femelles.

 

Les travaux recommencent dans la seconde semaine de juillet. Les galeries sont restaurées et prolongées ; de nouvelles cellules sont façonnées, les anciennes sont remises en état. Suivent l’approvisionnement, la ponte, la clôture des loges ; et le mois de juillet n’est pas fini que, pour la seconde fois, la solitude se fait. Ajoutons que, pendant la durée des travaux, aucun mâle n’apparaît, ce qui ajoute une surabondance de preuves à celles que m’ont données les fouilles.

 

Avec la haute température de cette époque de l’année, l’évolution des larves rapidement progresse : un mois suffit aux diverses étapes de la métamorphose. Dès le 24 août, l’animation renaît au-dessus des terriers de l’Halicte cylindrique, mais dans des conditions bien différentes. Pour la première fois les deux sexes sont présents. Des mâles, si reconnaissables à leur livrée noire, à leur ventre fluet orné d’un anneau rouge, voltigent d’un essor oscillant, presque à fleur de terre. Ils vont et viennent, affairés, d’un terrier à l’autre. Quelques rares femelles sortent un moment, puis rentrent.

 

Je procède à une fouille avec la bêche ; je cueille indistinctement tout ce qui me tombe sous la main. Les larves sont très rares, les nymphes abondent, ainsi que les insectes adultes. Le relevé de mes captures se résume en quatre-vingts mâles et cinquante-huit femelles. Ainsi les mâles, jusqu’à ce moment impossibles à trouver, tant sur les fleurs du voisinage qu’aux alentours des terriers, se récolteraient aujourd’hui par centaines si je le désirais. Ils sont plus nombreux que les femelles, à peu près dans le rapport de quatre à trois ; ils sont aussi plus précoces, suivant la loi générale, car la majeure partie des nymphes en retard ne me donne que des femelles.

 

Une fois les deux sexes parus, je m’attendais à une troisième génération qui passerait l’hiver à l’état de larves et recommencerait en mai le cycle annuel que je viens d’exposer. Ma prévision s’est trouvée en défaut. Pendant tout le mois de septembre, lorsque le soleil donne sur les terriers, je vois les mâles voltiger fort nombreux d’un puits à l’autre. Parfois quelque femelle survient, revenant des champs, mais sans pollen aux pattes. Elle cherche sa galerie, la trouve, y plonge et disparaît.

 

Les mâles, comme indifférents à sa venue, ne lui font pas accueil, ne la harcèlent pas de leurs poursuites amoureuses ; ils continuent à visiter de leur vol oscillant et sinueux, les portes des terriers. Pendant deux mois, je suis leurs évolutions. S’ils mettent pied à terre, c’est pour descendre à l’instant dans quelque galerie à leur convenance.

 

Il n’est pas rare d’en voir plusieurs sur le seuil du même clapier. Alors chacun attend son tour pour entrer, aussi pacifiques dans leurs relations que le sont les femelles propriétaires d’un même terrier. D’autre fois, l’un veut entrer tandis qu’un second sort. Ce subit tête-à-tête n’amène aucun démêlé. Le sortant se range un peu de côté pour faire place à deux, l’autre s’insinue de son mieux. Ces paisibles rencontres sont des plus frappantes, si l’on considère l’habituelle rivalité entre mâles de la même espèce.

 

Aucun monticule de déblais ne s’élève sur l’embouchure des puits, signe de la non-reprise des travaux ; tout au plus quelques miettes de terre sont amassées au dehors. Et par qui, s’il vous plaît ? Par les mâles, et par eux seuls. Le sexe oisif s’avise de travailler. Il se fait terrassier, il rejette dehors les granules terreux qui gêneraient ses continuelles entrées et ses continuelles sorties. Pour la première fois, trait de mœurs qu’aucun autre hyménoptère ne m’avait encore montré, je vois les mâles fréquenter l’intérieur des terriers avec une assiduité comme n’en déploient pas de plus grande les mères occupées à la nidification.

 

La cause de ces manœuvres insolites ne tarde pas à se révéler. Les femelles que l’on voit voler au-dessus des terriers sont très rares ; la majorité de la population féminine reste recluse sous terre, ne sort peut-être pas une seule fois de toute l’arrière-saison. Celles qui s’aventurent au dehors rentrent bientôt, sans récolte bien entendu, et toujours sans agaceries amoureuses de la part des mâles, dont un grand nombre voltige au-dessus des terriers.

 

D’autre part, toute mon attention ne peut surprendre un seul accouplement à l’extérieur du domicile. Les noces sont donc clandestines, elles se passent sous terre. Ainsi s’expliquent les visites affairées des mâles aux portes des galeries pendant les heures les plus chaudes de la journée, leurs continuelles descentes dans les profondeurs et leurs continuelles réapparitions. Ils sont à la recherche des femelles, recluses dans le secret des loges.

 

Quelques coups de bêche ont bientôt fait de soupçon certitude. J’exhume des couples assez nombreux pour me prouver que la rencontre des sexes s’accomplit sous terre. Les noces terminées, le ceinturé de rouge quitte les lieux et va périr hors du terrier, après avoir traîné d’une fleur à l’autre le peu de vie qui lui reste. L’autre s’enferme dans sa loge, où elle attend le retour du mois de mai.

 

Septembre est dépensé par l’Halicte uniquement en fêtes nuptiales. Toutes les fois que le ciel est beau, j’assiste aux évolutions des mâles au-dessus des terriers, à leurs entrées et à leurs sorties continuelles ; si le soleil est voilé, ils se réfugient au fond des couloirs. Les plus impatients, à demi plongés dans le puits, montrent au dehors leur petite tête noire, comme pour épier la première éclaircie qui leur permette d’aller un peu sur les fleurs du voisinage. C’est encore dans les terriers qu’ils passent la nuit. Le matin, je suis témoin de leur petit lever ; je les vois mettre la tête à la lucarne, s’informer du temps, et puis rentrer jusqu’à ce que le soleil donne sur l’établissement.

 

Pendant tout le mois d’octobre, le même genre de vie se poursuit, mais les mâles deviennent de jour en jour moins nombreux, à mesure que la mauvaise saison s’approche et qu’il reste moins de femelles à courtiser. Quand viennent les premiers froids, en novembre, la solitude est complète au-dessus des terriers. Encore une fois, j’ai recours à la bêche. Je trouve uniquement des femelles dans leurs loges. Il n’y a plus un seul mâle. Tous ont disparu ; tous sont morts, victimes de leur vie de liesse et des intempéries. Ainsi se termine le cycle de l’année pour l’Halicte cylindrique.

 

Au mois de février, après une saison rigoureuse, la neige venant de couvrir le sol pendant une quinzaine de jours, je désirai m’informer encore une fois de mes Halictes. J’étais alors cloué au lit par une pneumonie et sur le point de trépasser, toutes les apparences le disaient. Peu ou point de douleur, Dieu merci, mais une extrême difficulté à vivre. Avec le peu de lucidité qui me restait, ne pouvant faire autre chose comme observateur, je m’observais mourir ; je suivais en curieux le détraquement graduel de ma pauvre machine. N’étaient les affres de laisser les miens, encore jeunes, volontiers je serais parti. L’au-delà doit avoir à nous apprendre tant de choses, et plus hautes, et plus sereines ! – Mon heure n’était pas encore venue.

 

Lorsque le lumignon de la pensée commença d’émerger, tout vacillant, des ténèbres de l’inconscience, je voulus faire mes adieux à l’Halicte, mes plus douces joies, et en premier lieu à l’Halicte, mon voisin. Mon fils Émile prit la bêche et alla fouiller le sol glacé. Aucun mâle ne fut rencontré, bien entendu ; mais les femelles abondaient, engourdies par le froid dans leurs cellules.

 

Quelques-unes me furent apportées. Dans leurs chambrettes, aucune efflorescence de givre, dont la terre enveloppante était tout imprégnée. Le vernis hydrofuge avait été d’une efficacité admirable. Quant aux recluses, tirées de leur torpeur par la douce température de l’appartement, elles se mirent à errer sur mon lit, où les suivait mon vague regard de moribond.

 

Vint le mois de mai, attendu impatiemment aussi bien du malade que des Halictes. Je quittai Orange pour Sérignan, ma dernière étape, je le pense. Pendant que je déménageais, mes voisines les abeilles recommençaient leurs travaux. Un coup d’œil leur fut donné, coup d’œil de regret, car j’avais encore beaucoup à apprendre en leur compagnie. Jamais plus, depuis lors, je n’ai rencontré pareille peuplade.

 

À ces vieilles observations sur les mœurs de l’Halicte cylindrique, faisons maintenant succéder une vue d’ensemble où interviendront les données récentes fournies par l’Halicte précoce.

 

Les femelles de l’Halicte cylindrique que j’exhume à partir du mois de novembre sont évidemment fécondées, comme le prouve l’assiduité des mâles pendant les deux mois qui précèdent, comme l’affirment, de la manière la plus formelle, les couples rencontrés dans mes fouilles. Ces femelles passent l’hiver dans leurs cellules, ainsi que le font du reste beaucoup de mellifères à évolution précoce, Anthophores et Chalicodomes, qui, nidifiant au printemps, parviennent en été à l’état parfait et restent néanmoins enclos dans leurs loges jusqu’au mois de mai suivant.

 

Mais il y a, pour l’Halicte cylindrique, cette différence profonde qu’en automne les femelles sortent temporairement de leurs cellules pour recevoir les mâles sous terre. L’accouplement se fait, et les mâles périssent. Restées seules, les femelles rentrent dans leurs loges, où elles passent la mauvaise saison.

 

L’Halicte zèbre, interrogé d’abord à Orange, puis en de meilleures conditions à Sérignan, dans mon enclos même, n’a pas ces habitudes souterraines ; c’est dans les joies de la lumière, du soleil et des fleurs qu’il célèbre ses noces. Vers le milieu de septembre, sur les centaurées, je vois paraître les premiers mâles. D’ordinaire ils sont plusieurs courtisant la même nubile. Tantôt l’un, tantôt l’autre, ils s’abattent brusquement sur elle, l’enlacent, la quittent, la reprennent. Des rixes décident qui la possédera. Un est agréé, les autres décampent. D’un essor anguleux et rapide, ils vont d’une fleur à l’autre, sans s’y poser. Ils planent, ils inspectent, plus affairés de pariade que de nourriture.

 

L’Halicte précoce ne m’a pas fourni de renseignements précis, un peu par ma faute, un peu par les difficultés des fouilles dans un sol pierreux, réclamant le pic plutôt que la bêche. Je lui soupçonne les mœurs nuptiales de l’Halicte cylindrique.

 

Autre différence, cause de certaines variations dans le détail des mœurs. En automne, les femelles de l’Halicte cylindrique quittent peu ou point leurs terriers. Celles qui sortent ne manquent pas de rentrer après brève station sur les fleurs. Toutes passent l’hiver dans les cellules natales. Au contraire, celles de l’Halicte zèbre déménagent, font au dehors rencontre des mâles et ne reviennent plus aux terriers, que mes fouilles de l’arrière-saison trouvent toujours déserts. Elles hivernent dans les premières cachettes venues.

 

Au printemps, les femelles, fécondées depuis l’automne, sortent, celles de l’Halicte cylindrique de leurs cellules, celles de l’Halicte zèbre de leurs abris variés, celles de l’Halicte précoce de leurs loges apparemment comme les premières. Elles travaillent aux nids en l’absence de tout mâle, ainsi que le font d’ailleurs les Guêpes, dont toute la race a péri à l’exception de quelques mères fécondées également en automne. Dans l’un comme dans l’autre cas, le concours des mâles n’en est pas moins réel, seulement il a devancé la ponte d’à peu près six mois. Jusque-là, rien de nouveau dans la vie des Halictes ; mais voici où l’inattendu apparaît.

 

En juillet, une seconde génération a lieu, et cette fois sans mâles. Le défaut du concours masculin n’est plus ici une simple apparence provenant d’une fécondation précoce, mais bien une réalité mise hors de doute par la continuité de mes observations et par mes fouilles en saison estivale, avant l’issue des nouvelles abeilles. À cette époque, un peu avant juillet, si ma bêche exhume les cellules de l’un ou de l’autre de mes trois Halictes, le résultat est toujours des femelles, rien que des femelles, à de très rares exceptions près.

 

On pourrait dire, il est vrai, que la seconde lignée est due aux mères qui ont connu les mâles en automne et seraient aptes à nidifier deux fois dans l’année. Ce n’est pas admissible. L’Halicte zèbre nous le certifie. Il nous montre les vieilles mères ne sortant plus de chez elles et montant la garde à l’entrée des terriers. Avec ces fonctions de concierge, fonctions si absorbantes, nul travail de récolte et de céramique n’est possible. Donc pas de nouvelle famille, en admettant même que les mères ne soient pas épuisées.

 

J’ignore si pareille raison peut s’invoquer concernant l’Halicte cylindrique. Y a-t-il chez lui des surveillantes générales ? Mon attention n’étant pas encore éveillée sur ce point lorsque j’avais autrefois l’insecte devant ma porte, les documents me font défaut. Malgré tout, je serais d’avis que la concierge de l’Halicte zèbre est ici inconnue. Cette absence aurait pour cause le nombre des travailleuses au début.

 

En mai, la mère Halicte zèbre, venue isolée de sa retraite d’hivernage, fonde seule sa maison. Lorsque ses filles lui succèdent, en juillet, elle est dans le logis l’unique aïeule, et le poste de gardienne lui revient. Chez l’Halicte cylindrique, les conditions sont différentes. Ici les travailleuses de mai sont plusieurs dans le même terrier, leur séjour commun pendant l’hiver. Dans la supposition qu’elles survivent quand sont terminées les affaires de la maisonnée, à qui reviendra le rôle de surveillante ? Leur trop grand nombre et leur rivalité de zèle seraient une cause de désordre. Mais, jusqu’à plus ample informé, laissons ce détail dans le doute.

 

Toujours est-il que des femelles, exclusivement des femelles, sont issues des œufs pondus en mai. Elles font lignée, aucun doute n’est permis à cet égard ; elles procréent, bien qu’en leur temps les mâles manquent. De cette génération par un seul sexe, proviennent, deux mois plus tard, des mâles et des femelles. La pariade s’accomplit, et le même ordre de choses recommence.

 

En somme, d’après les trois espèces objet de mes recherches, les Halictes ont deux générations par an : l’une printanière, issue de mères qui, fécondées en automne, ont passé l’hiver ; l’autre estivale, fruit de la parthénogénèse, c’est-à-dire de la procréation par les seules virtualités maternelles. Du concours des deux sexes naissent uniquement des femelles ; de la parthénogénèse naissent à la fois des femelles et des mâles.

 

Lorsque la mère, primordiale genitrix, a pu se passer une première fois d’un coadjuteur, qu’en a-t-elle besoin plus tard ? Que vient faire ici, le chétif désœuvré ? Il était inutile. Pour quel motif devient-il maintenant nécessaire ? À cette question, aurons-nous jamais satisfaisante réponse ? C’est douteux. Sans espoir d’aboutir, interrogeons cependant le Puceron, mieux versé que pas un dans l’inextricable problème des sexes.

 

X

LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE

(LES GALLES)


Sous le rapport des étrangetés génésiques, les Pucerons excellent. On ne trouverait pas mieux ailleurs, à moins d’interroger les secrets de la mer. N’attendons pas d’eux les prouesses de l’instinct. Ils en sont incapables, les humbles poux à ventre rondelet, les casaniers pour qui lever la patte est un excès d’émancipation. Mais ils nous diront par quels essais, étourdissants de fougue et de variété, se dégage la loi universelle qui régit la transmission de la vie.

 

Je consulterai de préférence les Pucerons du térébinthe. Ils sont mes proches voisins, condition nécessaire à de fréquentes visites ; ils ont une industrie, appoint de quelque intérêt ; ils sont parqués dans des enceintes closes où, sans trop de confusion, il est possible de suivre le progrès de la famille.

 

L’arbuste qui les nourrit, le térébinthe, abonde sur les collines sérignanaises. C’est un frileux, ami des pierrailles calcinées par le soleil. À ses fleurs insignifiantes succèdent de jolies grappes de petites baies roses, puis bleuâtres, parfumées de térébenthine et chéries de la Queue-Rousse en émigration d’automne. Qui le voit pour la première fois et n’est pas au courant de son histoire, lui trouve même une seconde fructification, bien différente de celle des baies.

 

Au sommet des rameaux se dressent, isolés ou par groupes, des cornes tortueuses, imitation assez réussie de certains piments qui remplaceraient le rouge corail de la maturité par le jaune paille lavé de rose. En outre, des simulacres d’abricots, plus frais, plus satinés que ceux de nos vergers, sont appendus au feuillage. Tenté par les apparences, on ouvre les fallacieuses productions. Horreur ! le contenu consiste en myriades de poux, qui grouillent au milieu d’une poussière farineuse.

 

Les pèlerins en terre sainte nous disent qu’aux environs de Sodome se cueillent, sur certains arbustes, des pommes de bel aspect, mais pleines de cendres. Les jolis abricots, les piments cornus du térébinthe sont les pommes de Sodome. Sous une gracieuse enveloppe, ils contiennent, eux aussi, uniquement des cendres, des cendres animées qui remuent en une houle de vermine poudreuse. Ce sont des excroissances, des galles, où vit, isolée de l’extérieur, l’opulente famille des Pucerons.

 

Pour suivre à loisir les progrès de ces étranges productions, un térébinthe m’était nécessaire, de visite fréquente et commode. Je l’ai précisément à quelques pas de ma porte. Lorsque je peuplai l’enclos d’un peu de végétation ligneuse, l’heureuse idée me vint de planter un térébinthe. Un arbre de rapport, donnant fruits acceptables, aurait péri dans l’ingrat terrain ; lui, le bon à rien, hors du fagot, a très bien prospéré. Il est devenu superbe, et chaque année il ne manque pas de se couvrir de galles. Me voici donc le fortuné propriétaire d’un arbre à poux. Appelons-le de son nom provençal : lou Petelin ou bien lou Pesouious (le pouilleux).

 

Il n’est guère de jour que je ne lui donne un coup d’œil, attiré que je suis par les événements quotidiens de l’enclos. Surveillons-le de près. Le pouilleux a ses mérites : il est dépositaire de curieux secrets. L’hiver, il est nu. Avec le feuillage ont disparu les cabines à pucerons qui, sur la fin de l’été, l’accablaient de leur nombre. Rien n’en reste que les loges cornues, maintenant délabrées et masures noires.

 

Qu’est devenue l’immense population de l’arbuste ? Comment reprendra-t-elle possession de son térébinthe ? En vain je scrute l’écorce du tronc, des branches, des rameaux, je ne découvre rien de nature à m’expliquer l’invasion prochaine. Nulle part de pucerons en léthargie, nulle part de germes attendant l’éclosion printanière. Rien non plus dans le voisinage, en particulier dans l’amas de feuilles mortes qui pourrissent au pied de l’arbre. L’animalcule cependant ne doit pas venir de loin : un atome, tel que je le vois en imagination, ne va pas errant à travers la campagne. Assurément, il est sur l’arbre nourricier. Mais où ?

 

Un jour de janvier, lassé de mes vaines recherches, je m’avise de détacher par lambeaux un lichen, la Parmélie des murailles, qui, çà et là, tapisse maigrement de ses rosettes jaunes la base et les fortes branches de mon térébinthe. La récolte est scrutée à la loupe dans mon cabinet. Qu’est ceci ?

 

Magnifique trouvaille ! Dans ma parcelle de lichen, pas plus grande que l’ongle, je découvre un monde. À la face inférieure, dans les sinuosités des écailles, sont incrustés, très abondants, des corpuscules roux, mesurant à peine un millimètre. Il y en a d’entiers, de configuration ovalaire ; il y en a qui, tronqués et vides, bâillent en pochettes ogivales. Tous sont nettement segmentés.

 

Aurais-je sous les yeux la ponte du Puceron, en partie vieille et vide, en partie récente et riche de ses germes ? Cette idée est vite écartée : un œuf n’a pas cette segmentation pareille à celle du ventre d’un insecte. Raison plus grave : en avant se distinguent une tête et des antennes ; en dessous se reconnaissent des pattes, le tout fragile et desséché. Ces corpuscules ont donc vécu, ils ont cheminé. Sont-ils morts aujourd’hui ? Non, car l’écrasement sous la pointe d’une aiguille en fait sourdre des traces d’humeur, indice des choses vivantes. Seule la coque est morte.

 

L’animalcule, mobile d’abord, doué de pattes et d’antennes, a erré quelque temps sous le couvert du lichen ; puis, avant de devenir inerte, il s’est fixé à sa convenance. Alors, de sa peau racornie, devenue pellicule d’ambre, il s’est fait une boîte de momie où l’organisme se travaille pour une vie nouvelle. Au moment requis, nous verrons l’origine de cet étrange objet, qui fut un animal et mérite maintenant le nom d’œuf.

 

Ce que vient de me montrer mon térébinthe familier, celui de l’enclos, je dois le retrouver dans la campagne. Je le revois, en effet ; mais cette fois ce n’est pas sous des lichens, car le plus souvent l’écorce de l’arbuste reste nue. D’autres abris ne manquent pas. Des tiges de térébinthes ont été coupées par la serpette maladroite des ramasseuses de bois mort. La section est une déchirure. Le bois s’y fendille en fissures profondes ; l’écorce s’y rompt en loques soulevées. Une fois desséchée, cette ruine est un trésor.

 

Aux points les plus rétrécis, dans les fentes du bois comme sous les éclats de l’écorce, abondent les corpuscules qui tant me préoccupent. D’après la coloration, il y en a de deux sortes au moins. Les uns sont roux, et les autres sont noirs. Ces derniers étaient rares sous les lichens de mon térébinthe ; ici largement ils dominent. Récolte est faite de l’une et de l’autre série. Maintenant ayons patience. Le mot de l’énigme viendra, je l’espère.

 

Arrive le milieu d’avril, et l’animation se fait dans mes petits tubes de verre, entrepôts de mes semences animales. Les germes noirs éclosent les premiers ; deux semaines plus tard éclosent les roux. Les boîtes épidermiques se tronquent en avant, deviennent béantes, sans autre déformation. Il en sort un animalcule, un point noir, où la loupe reconnaît un puceron très bien conformé, portant, appliqué contre la poitrine, le suçoir réglementaire. Mes soupçons du début étaient justes : les énigmatiques corpuscules roux ou noirs trouvés sous des lichens et dans les fissures de bois mort étaient en réalité des semences à pucerons.

 

Et ces semences, d’après leurs enveloppes douées de pattes et de tête, sont des animalcules d’abord actifs, puis inertes et convertis en germes. La substance première, presque intégrale, renaît sous une autre forme. La peau de la bestiole a fourni la coquille, la boîte segmentée, pellicule d’ambre ou de jayet ; le reste s’est concentré en œuf.

 

L’heure n’est pas venue d’assister à l’origine et aux actes de la singulière créature, l’ordre chronologique s’y oppose. Revenons à la vermine issue de ces germes. Ce sont de petits, tout petits pucerons noirs, à ventre déprimé, nettement segmenté et comme granuleux. Une loupe attentive les voit poudrés d’un soupçon de poussière glauque rappelant celle de la prune. Trottant menu dans leur spacieuse prison, le tube de verre, ils semblent inquiets. Que désirent-ils, que cherchent-ils ? À n’en pas douter, un lieu de campement sur l’arbre ami.

 

Je leur viens en aide : je mets dans le tube un rameau de térébinthe dont les bourgeons commencent d’entrouvrir au sommet leur vêtement d’écailles. C’est bien cela qu’ils désiraient. Ils escaladent le rameau, s’installent dans la bourre qui veloute la pointe des bourgeons, et là ils stationnent, tranquilles, satisfaits.

 

Les observations directes sur le térébinthe marchent de pair avec les expériences de cabinet. Rares le 15 avril, les petits poux noirs deviennent fréquents dix jours après. Sur la pointe d’un seul bourgeon j’en dénombre au-delà d’une vingtaine, et la plupart des bourgeons sont peuplés, du moins les plus élevés et les plus gros. Les occupants s’y tiennent blottis dans le maigre duvet des folioles naissantes, dont le sommet émerge à peine.

 

Après une station de quelques jours, lorsque les feuilles commencent à poindre, chaque animalcule se crée un domicile à part. Il travaille du suçoir une foliole, dont l’extrémité se colore de pourpre, se gonfle, se recroqueville, et, rapprochant ses bords, forme une pochette aplatie, irrégulièrement bâillante. Chacune de ces pochettes, de la grosseur à peu près d’un grain de chènevis, est une tente où se trouve logé un puceron noir, un seul, jamais plus.

 

Que va-t-il faire, le petit pou, dans l’isolement de sa retraite ? S’alimenter et surtout se multiplier. Lorsque, dans peu de mois, on doit devenir légion, les choses pressent. Donc ici pas de père, superfluité dépensière en temps. Autant de pucerons, autant de mères, et rien d’autre. Pas de ponte non plus, car l’œuf serait d’évolution trop lente. Seule convient à la fougue du pou la procréation directe, affranchie de tout préliminaire. Les jeunes naissent vivants, pareils à leur mère, moins la taille.

 

Aussitôt mis au monde, ils implantent le suçoir, hument un peu de sève, grossissent et deviennent en peu de jours capables de continuer la lignée par la même méthode rapide, sans père. Jusqu’à la fin de la colonisation annuelle, la descendance, y compris les degrés les plus éloignés, conservera la genèse par enfantement direct, n’en connaîtra pas d’autre. Le moment venu d’un examen plus aisé, on reviendra sur cette stupéfiante méthode, qui bouleverse l’ordre de nos idées.

 

Le 1er mai, j’ouvre quelques-uns des renflements pourpres formés à l’extrémité des folioles naissantes. Tantôt j’y trouve seul l’auteur de l’urcéole, le puceron tel qu’il était à la pointe des bourgeons ; tantôt je l’y rencontre ayant subi une mue et accompagné d’un commencement de famille. Après le rejet de sa dépouille noire, il est devenu verdâtre, obèse et quelque peu enfariné. Ses petits, un ou deux au plus pour le moment, sont bruns, sveltes et nus.

 

Pour me rendre compte des progrès de la famille, je mets sous verre deux urcéoles ne contenant encore que le fondateur. En deux jours, j’obtiens douze jeunes, qui bientôt quittent la pochette natale et vont à l’ouate fermant le tube de verre. Cette émigration empressée signifie que les jeunes ont leur rôle ailleurs, sur les feuilles tendres, déjà déployées. Détachée de son support nourricier, la petite loge pourpre se dessèche et son habitant périt. Le dénombrement ne peut plus se poursuivre. N’importe : je viens d’apprendre qu’un jour suffit à trois naissances. Pour peu que pareille natalité se maintienne une paire de semaines, le puceron artisan de l’urcéole aura fourni belle famille, disséminée à mesure sur le vaste champ d’exploitation du térébinthe.

 

Une quinzaine plus tard éclosent les œufs roux, alors que les jeunes rameaux déjà s’allongent et déploient leurs feuilles. Autant que me l’ont permis des observations bien hésitantes au milieu de ces foules non distinctes les unes des autres de façon nette, la lignée tardive débute comme la précoce. Elle provoque à l’extrémité des folioles des nodosités pourpres, des sacoches comparables de forme et de grosseur à un pépin de raisin. Comme les précédentes, ces loges sont habitées au début par un seul puceron noir.

 

De part et d’autre, la fougue de pulluler est la même. Les reclus ont bientôt famille, qui délaisse l’abri natal et s’en va coloniser ailleurs. Enfin, les flancs taris, la bestiole vivipare périt dans sa niche desséchée.

 

Combien étaient-ils, venus de dessous les lichens et montant à l’assaut du térébinthe ? Ils étaient des milliers, et cette multitude ne suffit pas. À la hâte, chacun travaille du bec sa foliole ; de l’extrémité boursouflée, il se crée un gîte, où tout de suite il enfante pour décupler, centupler peut-être, l’invasion de l’innombrable. L’arbre a maintenant ses colons au complet, tous aptes à fonder populeuse tribu.

 

Faut-il voir en eux de simples corps de métier d’un même syndicat, d’une même famille, exploitant le térébinthe de diverses manières, suivant le point attaqué ? On hésite à les considérer comme étrangers l’un à l’autre, du moment que le chantier de travail est commun. De graves raisons cependant affirment la multiplicité spécifique.

 

Outre la disparité des ouvrages, il y a d’abord, comme traits distinctifs, la coloration des œufs, les uns noirs, les autres roux. À ces teintes si nettement opposées doivent correspondre des filiations indépendantes l’une de l’autre. Peut-être même un examen patient, capable d’analyser l’atome, trouverait-il des différences dans les coques de même couleur. Toutes mes recherches sous les plaques des lichens et dans les fissures du bois mort n’aboutissent qu’à récolter deux sortes de carapaces ovulaires, deux en tout, du moins d’après les apparences ; et cependant nous allons trouver sur l’arbre cinq catégories d’ouvriers qui, semblables entre eux, édifient des ouvrages très dissemblables. S’il n’y a pas d’autres germes, échappés à mes scrupules d’observateur, il semblerait donc que sous une coque identique, ici noire et là rousse, les œufs ont des contenus divers.

 

Enfin la configuration, trait essentiel de l’espèce, fournit, sur la fin de la saison, des caractères différentiels bien accentués. Jusqu’à ce moment tardif, les populations des galles de toutes formes se ressemblent à tel point qu’il est impossible de les distinguer les unes des autres une fois extraites de leurs demeures. Quand vient l’exode final, terminant l’année, une génération paraît, qui diffère beaucoup des précédentes et donne enfin certificat d’espèces multiples, au nombre de cinq.

 

Leur nom générique est Pemphigus, qui signifie bulle, ampoule, vessie. La dénomination savante est méritée. Les pucerons du térébinthe et quelques autres d’industrie similaire, vivant sur l’orme et sur le peuplier, sont, en effet, des artisans en boursouflures : par l’incessante titillation du suçoir, ils provoquent la formation d’excroissances creuses, à la fois vivre et couvert de la communauté.

 

Sur le térébinthe, le plus simple de ces habitacles consiste en un pli latéral de la foliole, qui se rabat sur la face supérieure du limbe et s’y applique sans modifier sa couleur verte. Demeure très surbaissée que cet ourlet : le plafond et le plancher se touchent. Aussi, trop à l’étroit, la famille n’y est guère nombreuse. Le timide confectionneur de ces ourlets verts porte le nom de Pemphigus pallidus Derb. Il est le pâle, parce qu’il ne sait pas enluminer de pourpre sa demeure.

 

Ailleurs, le pli latéral, toujours tourné vers la face supérieure de la foliole, s’épaissit beaucoup, se gonfle de chair, se ride, se colore de rouge carminé et devient un court fuseau, creux et ventru. L’habitation, image assez bien réussie des follicules de la pivoine et du pied-d’alouette, appartient au Pemphigus follicularius Pass.

 

Ailleurs encore, le pli, disposé d’abord dans le plan du limbe, s’infléchit à angle droit au-dessous de la foliole et devient une oreillette pendante, un croissant noduleux et charnu, où domine la teinte jaune paille. C’est l’ouvrage du Pemphigus semi-lunaris Pass.

 

À un degré plus élevé de l’art puceronien prennent rang les galles globuleuses. Ce sont des sphères lisses, d’un jaune pâle, variables de grosseur, depuis celle d’une cerise jusqu’à celle d’un abricot moyen. Elles sont appendues à la base des folioles, qui, malgré leur monstrueuse vessie, restent normales de coloration et de forme en tout le reste. Le souffleur de ces jolies ampoules est le Pemphigus utricularius Pass.

 

Mais les édifices par excellence sont les cornes, vrais monuments de cyclope eu égard à leurs infimes constructeurs. Il s’en trouve qui atteignent un pan de longueur et dont le calibre est celui d’un col de bouteille. Groupées par trois, par quatre, à la cime des rameaux élevés, elles forment des trophées sauvages, des épouvantails tortueux et bizarres, que l’on dirait venus du front des bouquetins.

 

Les autres galles tombent toutes avec le feuillage ; il n’en reste pas trace sur l’arbre en hiver. Ces dernières, solidement soudées à leur rameau, longtemps persistent. Il faut, pour les ruiner à fond, l’attaque prolongée des intempéries. La base même difficilement disparaît. L’année suivante, elle est encore en place, mais délabrée et réduite à un tronçon de corne d’abondance où s’est tassée l’ouate cireuse qui, en temps de prospérité, habillait la population. En ces palais cornus habite le Pemphigus cornicularius Pass.

 

Les urcéoles pourpres du début sont des stations provisoires où se prépare la grande colonisation. Chacune de ces humbles chaumines a son puceron noir, venu de la base de l’arbre. Le solitaire, issu d’un germe, se hâte d’enfanter les petits vivants, qui se répandent à mesure sur le tendre feuillage, et lui-même périt. Alors commencent les vraies galles, les vastes cités où trouveront place plusieurs générations. Ici encore, pour les cinq ordres de spécialistes que nous venons de reconnaître, tous se mettent à l’œuvre et tous travaillent isolés au premier gonflement des cabines. L’aide viendra plus tard.

 

Mai commence, et déjà débutent les galles les plus simples, les plis latéraux qui, rabattus sur le limbe, deviennent des ourlets verts. Sous le poinçon du puceron noir, qui patiemment titille, un étroit liseré s’incurve au bord de la foliole. La ligne d’attaque mesure une paire de centimètres. Quand il a suffisamment travaillé tel ou tel autre point, l’animalcule se déplace, va recommencer ailleurs, immobile tant que l’outil fonctionne.

 

Or, que fait l’atome pour gondoler ainsi ce qui serait plan à l’état naturel ? Rien d’autre qu’implanter son suçoir. La piqûre d’une aiguille, si habilement qu’elle fût conduite, meurtrirait les tissus sans déviation des formes. L’animalcule doit donc instiller certain virus, qui provoque un afflux exagéré de sève ; il intoxique, il irrite, et le végétal réagit par l’intumescence des parties blessées.

 

Voici que le liseré se fait plus ample, avec une lenteur défiant notre examen : autant vaudrait suivre du regard la poussée d’un brin d’herbe. C’est maintenant une toiture oblique, un pli bâillant. Le puceron est dans l’angle, à son poste de fontainier. De sa fine sonde, il excite, il dirige le courant des humeurs. En vingt-quatre heures la toiture achève de descendre et vient s’appliquer étroitement contre le limbe. C’est une trappe qui s’abat ; mais le mécanisme de la pièce fonctionne avec telle modération que l’animalcule, loin d’être écrasé entre les deux lames, conserve ses mouvements libres et circule dans le pli comme il le ferait à découvert.

 

Ah ! le curieux instrument que le poinçon du petit pou noir ! Avec nos machines, le doigt d’un enfant, appliqué sur tel levier, tel robinet, met en branle des masses énormes. De même le puceron, avec sa fine sonde, suscite une puissante hydraulique et meut la voilure d’une foliole. Il est à sa façon ingénieur du gigantesque.

 

Les galles en forme d’oreillette ou de fuseau débutent au bord des folioles par de maigres ourlets carminés. Bientôt les parois s’épaississent, deviennent charnues, noueuses, et se gonflent en excroissances d’où le vert est totalement exclu. Comment se fait-il que la partie de la foliole travaillée par le puceron se colore naturellement de jaune et de carmin, lorsque, dans le cas des plicatures simples, elle conservait inaltérée la coloration normale, la teinte verte ? Comment se fait-il encore que d’une part l’épaisseur des tissus n’augmente pas, et que de l’autre elle s’exagère ? Pourquoi le fuseau reste-t-il dans le plan du limbe, tandis que l’oreillette coude brusquement sa foliole et descend verticale ? Dans les trois cas, l’outil est le même, et l’ouvrage profondément diffère. Est-ce l’effet d’un virus variable de propriétés suivant le suçoir qui l’inocule ? Est-ce le résultat d’un changement de méthode dans les coups de poinçon ? On s’y perd.

 

Le problème redouble d’obscurité devant les galles globuleuses. Cette fois, le puceron noir fondateur s’établit tout à la base d’une foliole, à la base supérieure et contre la nervure médiane. Il y stationne, immobile et patient. Le point travaillé du poinçon s’excave en minime fossette, puis devient bosselure qui fait hernie au-dessous de la base du limbe. Comme si l’appui graduellement se dérobait, l’animalcule plonge, s’engloutit dans une poche dont l’ouverture se clôt d’elle-même par le rapprochement de ses lèvres.

 

Voilà le puceron chez lui, strictement isolé du monde. Sans que le limbe de la foliole nourrice éprouve d’altération dans sa forme et dans sa couleur, l’utricule de la base se teinte d’un jaune tendre et de jour en jour grossit par le fait d’une expansion centrifuge que provoque le suçoir irritant de la bête. La continuelle piqûre du solitaire actuel, et bientôt de ses fils, l’amènera, vers la fin de l’été, au volume d’une belle prune.

 

Les galles cornues ont pour origine une foliole entière, choisie parmi les moindres. Il y a au sommet des rameaux des feuilles débiles, derniers produits d’un jet épuisé. À peine déployées et non colorées de vert, teinte de la santé, elles mesurent à peine quatre à cinq millimètres de longueur. C’est sur ces misères végétales que se fondent les énormes édifices corniculaires ; et encore la feuille n’est-elle pas utilisée en son entier, mais bien une seule de ses folioles, en somme un point, un rien.

 

Exploité du puceron, ce rien acquiert singulière énergie. D’abord il se soude avec le bout du rameau, fait corps avec lui de façon à persister sur l’arbre quand tombent les feuilles, et avec elles les autres galles ; ensuite il provoque un afflux de sève comparable à celui du pédoncule de la citrouille nourrissant son potiron. Le très petit engendre l’énorme. La galle est d’abord cornicule gracieux, régulier, d’un vert uniforme. Ouvrons-la. L’intérieur est d’un incarnat superbe et doux comme satin. Pour le moment, un seul puceron, de couleur noire, habite cette jolie demeure.

 

Les cinq genres d’établissement sont fondés, depuis le pli jusqu’à la corne ; ils n’ont plus qu’à grossir à mesure que la population augmentera. Or que font-ils, ces pucerons solitairement emmurés, chacun suivant sa méthode ? Tout d’abord ils changent de costume et de forme. Ils étaient noirs, sveltes, aptes à pérégriner sur le feuillage naissant ; maintenant ils s’immobilisent, deviennent jaunes et prennent du ventre. Puis, le suçoir implanté dans la paroi, gonflée de résine térébenthine, tranquillement ils enfantent. C’est pour eux fonction continue comme celle de digérer. Ils n’ont pas autre chose à faire.

 

Les appellerons-nous des pères ? Non : l’expression jurerait avec celle d’enfanter. Les qualifierons-nous de mères ? Pas davantage. L’exacte signification du mot s’y oppose. Ils ne sont ni l’un ni l’autre, pas même un état moyen. Notre langue n’a pas de terme pour désigner ces étrangetés animales. Il faut recourir à la plante pour s’en faire une idée approximative.

 

Dans nos pays, l’ail vulgaire presque jamais ne fleurit ; la culture lui a fait perdre la dualité sexuelle. Il ne connaît pas la graine véritable, où interviennent la paternité de l’étamine et la maternité du pistil. Il se multiplie très bien néanmoins. La partie souterraine enfante directement, c’est-à-dire produit de gros bourgeons charnus, assemblés en tête et nommés caïeux. Chacun est une plantule vivante qui, mise en terre, poursuit son évolution et devient pareille à la plante originelle. Pour multiplier l’ail dans son potager, le jardinier n’a d’autre ressource que celle des caïeux, l’habituelle semence faisant ici défaut.

 

Quelques végétaux du même groupe alliacé font mieux encore. Ils s’allongent en une hampe normale que termine un simulacre d’inflorescence globuleuse. La règle serait que ce pompon s’épanouît en une ombelle de fleurs. Les choses se passent autrement. De fleurs, il n’y en a pas du tout, elles sont remplacées par des bulbilles, diminutifs des caïeux. La sexualité a disparu : au lieu de graines, annoncées par les apprêts d’une floraison, le végétal donne des plantules, concentrées en des bourgeons charnus. De son côté, la partie souterraine est prodigue en caïeux. Bien que privé de sexe, l’ail a l’avenir assuré : les successeurs ne lui manqueront pas.

 

Dans une certaine mesure, la genèse du Puceron supporte le parallèle avec celle de l’ail. En ses flancs l’étrange animalcule bourgeonne lui aussi des bulbilles, c’est-à-dire qu’affranchi des lenteurs ovulaires, il procrée seul des petits vivants.

 

Le masculin est plus noble que le féminin, dit Lhomond. C’est là formule de cuistre, généralement démentie par l’histoire naturelle. Chez la bête, le travail, l’industrie, le talent, vrais titres de noblesse, sont les attributs de la mère. N’importe, suivons la règle de Lhomond ; et puisque le choix nous est ici permis, parlons du Puceron au genre masculin, grammaticalement plus noble. Rien ne nous empêchera d’ailleurs d’en parler au féminin, si le discours y gagne en clarté.

 

Isolé dans sa loge, le Puceron fondateur fait peau neuve, disons-nous, et prend du ventre. Il met au monde des fils, tous travaillent du bec à l’accroissement de la galle, tous travaillent de la panse à l’accroissement de la population. C’est alors l’avalanche qui, motte de neige au début, devient amoncellement énorme.

 

Vers la fin de la saison, en septembre, ouvrons une galle quelconque, étalons-en le contenu sur une feuille de papier, armons-nous d’une loupe et regardons. Plis, fuseaux, oreillettes, globes et cornes nous montrent à peu près le même spectacle, abstraction faite du nombre, ici restreint et là exorbitant. Les Pucerons sont d’un magnifique jaune orangé. Les plus gros ont aux épaules des moignons, germes des ailes prochaines.

 

Tous sont vêtus d’une exquise houppelande plus blanche que neige, qui se projette longuement en arrière sous forme de traîne. Cette parure est une toison cireuse transpirée par la peau. Elle ne supporte pas l’attouchement d’un pinceau, un souffle la ruine ; mais le dépouillé en sue bientôt une autre. Dans la galle encombrée, où tant de monde s’entasse, se coudoie, la toilette de cire souvent tombe en loques et se réduit en poudre. De là résulte une friperie farineuse, un édredon extra-fin, au sein duquel la tribu grouille.

 

Pêle-mêle avec les Pucerons orangés s’en voient d’autres, bien moins nombreux et facilement reconnaissables. Ils sont de moindre taille, tantôt d’un rouge ferrugineux, tantôt d’un cinabre assez vif. Toujours trapus et ridés, ils sont, suivant l’âge et le genre de la galle, les uns renflés en tortue, les autres configurés en triangle à pointes émoussées. Ils portent sur l’échine de six à huit rangées de cocardes blanches, exsudations cireuses comme les houppelandes des autres. L’examen attentif de la loupe est nécessaire pour apercevoir ce détail de costume. Jamais ils n’ont les moignons alaires que les autres acquièrent tôt ou tard.

 

Un dernier trait, plus important que tout le reste, achève de mettre ces nains hors ligne. De temps à autre, je leur vois sur le dos une gibbosité monstrueuse qui remonte jusqu’à la nuque et double le volume de la bête. Or cette bosse, aujourd’hui présente et demain disparue pour se renouveler, est la gibecière de l’avenir. S’il m’arrive d’en ouvrir une sans encombre avec la pointe d’une aiguille, j’en extrais un corpuscule glaireux où se reconnaissent deux taches oculaires noires avec des traces de segmentation. Mon opération césarienne vient de mettre à nu un embryon.

 

Je me suis réservé de passer grammaticalement du genre masculin au genre féminin. C’est ici le cas. J’isole quelques bossues dans un petit tube de verre avec un fragment de galle. Elles me donnent des jeunes, et les bosses disparaissent. L’observation ne peut malheureusement se continuer : le fragment de galle se dessèche, et mes sujets périssent. Il n’en reste pas moins établi que ces naines pucerones sont des procréatrices. Comme poche d’incubation, elles portent des havresacs sur le dos.

 

Les petites tortues rouges trouvées dans toutes les galles vers la fin de la saison sont donc les mères gigognes de la communauté ; seules elles enfantent. À leur entour grouille la descendance, gros poupards orangés qui se parent de falbalas neigeux, hument la sève, se gonflent la panse et se préparent des ailes en vue d’une prochaine migration.

 

Les mères à bosse sont-elles toutes directement les filles du Puceron noir, fondateur de la galle, ou bien forment-elles une lignée à degrés divers ? Ce dernier cas me paraît probable dans les galles cornues, tant les procréatrices y sont nombreuses. Une seule origine n’expliquerait pas cette prodigalité. Quant aux autres galles, bien moins peuplées, une seule génération de rouges me paraît suffire.

 

Citons quelques nombres approximatifs. Dans la première semaine de septembre, j’ouvre une galle cornue choisie parmi les plus grosses. Elle mesure deux décimètres de longueur sur près de quatre centimètres de largeur en son plus grand diamètre. La population dominante consiste en pucerons orangés, ventrus, lisses et doués de moignons alaires. C’est la progéniture des petites mères. Celles-ci, d’un rouge cinabre, sont trapues, ridées, atténuées en avant et comme tronquées en arrière, ce qui leur donne une configuration presque triangulaire. Autant que je peux en juger dans la confusion de pareille multitude, leur nombre doit être de quelques centaines.

 

Pour évaluer la population entière, je la tasse dans un tube de verre de dix-huit millimètres de diamètre. La colonne formée occupe une longueur de soixante-cinq millimètres. Le volume est ainsi de seize mille cinq cent trente-deux millimètres cubes. À raison d’un puceron par millimètre cube à peu près, la population de cette galle est donc de seize mille environ. Ne pouvant compter, je jauge. De même Herschell jaugeait la voie lactée. Le pou lutte d’infini numérique avec l’étoile. En quatre mois, l’atome noir, premier pionnier de la galle, a laissé cette descendance. Et ce n’est pas fini.

 

XI

LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE

(LA MIGRATION)


En fin septembre, la galle cornue est comble, à peu près à l’égal d’un barillet d’anchois. La place manquerait si, flanc contre flanc et le suçoir implanté, les pucerons ne formaient qu’une couche. Ils se stratifient d’après la longueur de la sonde : en haut les gros, au second rang les moyens, entre les pattes de ces derniers les petits, tous immobiles et travaillant du bec. Au-dessus des abreuvés est la cohue mouvante, qui cherche place à la buvette. Des remous se font dans la foule : ceux d’en haut plongent, ceux d’en bas remontent, et par ce continuel roulis chacun trouve son heure de siroter un peu.

 

Dans cette mêlée, la blanche parure de cire devient farine qui remplit les intervalles et fait du tout un conglomérat grouillant où s’accomplit la métamorphose. Là, sans tranquillité, s’opère l’excoriation, et pas une patte ne se trouve faussée ; là, sans espace libre, s’étalent de grandes ailes, et pas une ne reste chiffonnée. Il faut des grâces d’état pour se transfigurer sans encombre en semblable tumulte.

 

Les pucerons orangés et pansus sont maintenant de beaux moustiques noirs, sveltes, munis de quatre ailes. La vie de réclusion est finie, c’est l’heure de l’essor à l’air libre. Mais comment sortir ? Les emmurés sont absolument incapables de faire brèche au rempart : les outils leur manquent. Eh bien, ce que les prisonniers ne peuvent faire, la forteresse elle-même le fera. Lorsque la population est mûre, la galle l’est aussi, tant l’arbuste et la bête ont leurs calendriers d’accord.

 

Les plis soulèvent un peu leur feuillet supérieur ; les fuseaux bâillent en manière de porte-monnaie doublé de satin rose ; les oreillettes écartent leurs grosses lèvres noueuses. D’elle-même, par le seul jeu de la sève, la porte s’ouvre aux impatients. Dans les autres galles, les globuleuses et les cornues, le mécanisme n’a pas cette douceur : l’ouverture se fait par violence. De jour en jour plus distendus, les globes éclatent sur les flancs en déchirures étoilées ; les cornes se fendent au sommet.

 

L’exode mérite d’être observé de près. Je fais choix de galles cornues dont la pointe gercée annonce prochaine rupture. Je les expose au soleil, dans mon cabinet, devant une fenêtre, à quelques pas des vitres fermées. Dans l’intervalle, je dresse un fort rameau de térébinthe feuillé. Je compte sur cet appât, au moins comme lieu de repos, pour attirer les envolées. Le lendemain, l’une des cornes bâille, et vers l’heure du midi, par un soleil radieux, un temps calme et chaud, les pucerons ailés sortent.

 

Ils émergent en petits groupes, sans se presser. C’est un flot paisible, qui doucement coule. Ils sont enfarinés de poudre cireuse, ruine des houppes d’autrefois. À peine sur le seuil de la crevasse, ils ouvrent les ailes et partent en lançant, de leurs épaules secouées par les vibrations de l’essor, une subtile fusée de poussière. D’un vol onduleux, tous vont droit à la fenêtre, où l’illumination est plus vive qu’ailleurs. Ils choquent les carreaux de vitre et se laissent glisser sur les croisillons. Là, baignés par le soleil, sans autre tentative d’éloignement, ils stationnent, s’amassent en couche.

 

Bien que le reste de l’appartement ait dans toutes les directions excellent éclairage, l’essor des partants se dirige toujours vers la fenêtre où donne le soleil. Ils sont des mille et des mille, et pas un ne prend une autre voie, n’oblique un peu de droite ou de gauche. Certaine surprise vous gagne devant l’inflexible trajectoire de ces animalcules qui, libres dans un espace de partout bien éclairé, s’élancent tous, du premier au dernier, vers les joies d’un rayon de soleil. Des grains de plomb lâchés de haut en une poignée ne reviennent pas à terre avec plus de fidélité : ils sont entraînés par la pesanteur, dominatrice de la matière brute. Eux, corpuscules vivants, obéissent à la lumière.

 

Mes carreaux de vitre les arrêtent. En l’absence de cet obstacle, où iraient-ils ? Non sur les térébinthes du voisinage, assurément. La preuve formelle en est là, sous mes yeux. Comme reposoir, j’ai dressé un rameau de l’arbuste aimé. Nul des sortants n’en fait cas, nul ne s’y arrête. Si dans le trajet quelqu’un se heurte au fourré vert et fait chute sur une feuille, vite il se relève et décampe, pressé de joindre les autres au soleil de la fenêtre. Affranchis désormais des besoins de l’estomac, ils n’ont plus affaire avec le térébinthe. Tous le fuient.

 

La sortie dure une paire de jours. Lorsque les derniers retardataires sont partis, ouvrons en plein la galle. Un rigoureux triage s’est fait dans la population, d’abord mélange de rouges aptères et de noirs ailés. Ces derniers ont tous quitté la demeure, les autres sont restés. Les fidèles au gîte se retrouvent petits comme avant, trapus, ridés et de couleur cinabre. Divers portent la besace dorsale, la poche maternelle. J’y reconnais la cohorte des mères, maintenant seules à la maison. Quelque temps encore elles traînent vie languissante dans la galle ouverte aux intempéries ; les moins épuisées continuent d’enfanter, mais cette fois des avortons sans avenir : le temps fait défaut, et la demeure est délabrée. Enfin elles périssent avec leurs petits trop tard venus. La galle est une ruine déserte.

 

Revenons aux émigrants arrêtés dans leur essor par les vitres de la fenêtre. De configuration, de couleur et de taille, tous sont pareils ; l’essaim est la monotone répétition de l’identique ; aucun trait, si minime soit-il, ne dénote des différences. On s’attendrait à trouver ici cependant des mâles et des femelles. Le Puceron, jusqu’à ce moment humble forme larvaire, vient d’acquérir les attributs de l’insecte parfait. Le pou lourd et ventru est devenu svelte moustique glorifié de quatre ailes irisées. Chez les autres insectes ce serait là pronostic certain des ébats nuptiaux.

 

Eh bien, chez les fils des galles, ces ailes, ces élégances de l’âge mûr, mentent à leurs promesses. De noces, il n’y en a pas et il ne peut y en avoir. Nul dans l’essaim n’a de sexe, et néanmoins chacun a sa portée, qu’il met au monde par enfantement direct comme le faisaient les prédécesseurs.

 

D’un bout de paille humecté de salive, je happe au hasard un puceron ailé. Avec une épingle, je lui presse le ventre. Ma brutale obstétrique produit à l’instant son effet : les flancs violentés épandent un chapelet de cinq ou six fœtus, et cela se répète, invariable, quel que soit le sujet accouché.

 

Consultons d’ailleurs l’œuvre naturelle. Une paire d’heures s’écoulent, et mes prisonniers derrière la fenêtre sont en travail de parturition sur le verre des carreaux, le plâtre de l’embrasure, le bois des croisillons. Tout emplacement leur est bon, tant les choses deviennent pressantes.

 

Le Puceron en gésine redresse les deux grandes ailes, les supérieures, et mollement agite les deux petites, les inférieures. Le bout du vent s’infléchit, touche le support, et voilà qui est fait : un fœtus est implanté perpendiculairement à la base d’appui, la tête en haut. Un peu plus loin, un second est déposé avec la même promptitude, puis un autre et d’autres encore. En une brève séance, le semis est terminé. Le total de la portée est de six en moyenne.

 

Le petit, disons-nous, est fixé debout et d’aplomb sur la base d’appui. Cette position de délicat équilibre est nécessaire. Le nouveau-né est, en effet, enveloppé d’une subtile tunique dont il doit tout d’abord se dépouiller. Au bout d’une paire de minutes, ce lange se fend, se refoule en arrière. Les pattes se dégagent, librement gesticulent en tous sens, ce qu’elles ne pourraient faire si l’animalcule gisait à terre. Ainsi prennent force et assouplissement les articulations qui jouent pour la première fois. Après quelques instants de cette gymnastique, l’animalcule se laisse choir et s’en va errant dans le monde spacieux.

 

Tandis qu’il se démène debout, parfois des passants le culbutent, sans égards pour cet âge tendre. Le péril est alors grand. Jeté à bas de son piédestal gommé, l’animalcule souvent périt, incapable de se dépouiller. Quelques fils de toile d’araignée sont dans l’angle de la fenêtre. Des pucerons ailés s’y sont pris. Les guirlandes de pendus enfantent tout de même, mais les jeunes, tombant sur le bord de l’embrasure, ne parviennent pas à se dépouiller, faute de la station debout.

 

Bientôt voici les croisillons de la fenêtre peuplés d’une vermine trottinante très active, pêle-mêle avec les pucerons ailés. Quel tumulte sur les confins de l’invisible ! Que cherchent-ils, ces atomes affairés ? Que leur faut-il ? Mon ignorance sera leur perte. En deux ou trois jours, les ailés périssent. Leur rôle est fini. Celui des fils commence. Quelques temps encore, ces derniers vagabondent, enfin plus rien ne bouge à la fenêtre : la légion est morte. Avant de la balayer du pinceau, donnons en un bref signalement. Les nouveau-nés sont d’un vert pâle et de forme svelte. Leur longueur n’est pas loin d’un millimètre. Agiles et assez hauts de pattes, ils trottinent affairés.

 

Un peu plus tôt que les galles cornues, vers le milieu de septembre, éclatent les galles globuleuses, bâillent les plis, les oreillettes, les fuseaux. Les cinq gallicoles du térébinthe ont tous mêmes usages. Issus de leur demeure ouverte, les adultes ou noirs ailés du jour au lendemain enfantent chacun un petit nombre de jeunes, cinq ou six, comme le font ceux des galles cornues.

 

Les oreillettes donnent des poux trapus, plus larges en arrière qu’en avant et de sombre coloration olivâtre. Le trait le plus remarquable est le suçoir, qui, appliqué sous l’animalcule, déborde en arrière et rappelle en quelque sorte l’oviscapte d’un locustien. Que doivent-ils faire de cette machine, les chétifs ? C’est un sabre, un glaive. Dressé, l’outil empêcherait la marche. Pour l’implanter dans le végétal nourricier, l’animalcule apparemment se guinde sur ses pattes, en rapport de longueur avec l’énorme sonde. Ce bec démesuré, j’aimerais à le voir fonctionner. Mes captifs refusent ce que je leur présente, feuillage et galles fraîches. Ils se blottissent dans le tampon d’ouate qui ferme le tube. Ils ont des affaires. Ils veulent s’en aller. Où ?

 

Également trapus, ramassés non sans gentillesse en minuscules crapauds, ceux des galles globuleuses sont d’un fauve clair, et ceux des plis foliaires d’un noir verdâtre. Ni les uns ni les autres n’ont le rostre exagéré. Ce bec étrange, qui déborde en arrière et simule au repos un appendice caudal, se retrouve chez les jeunes venus des galles en fuseau ; mais cette fois l’animalcule est oblong, et la coloration est vert pâle.

 

Abrégeons ces aridités. Il nous suffit de reconnaître que les cinq commensaux du térébinthe ne sont pas une même race à métiers différents, mais bien des espèces distinctes. Si les générations qui précèdent, semblables de part et d’autre, paraissaient affirmer l’unité spécifique, voici que la famille des pucerons ailés certifie le contraire. Ces trapus et ces élancés ; ces porteurs de rostre, tantôt de longueur normale et tantôt bizarrement prolongé en manière de bec caudal ; ces colorés de vert tendre, d’olivâtre, de fauve clair, sont évidemment des formes indépendantes.

 

Un examen méticuleux trouverait ici par excellence la caractéristique des cinq catégories ; mais le lecteur, rebuté par la prose descriptive, tournerait vite le feuillet. Passons outre. Quittons le laboratoire aux bêtes, ses tubes, ses bocaux, et allons voir l’état des choses au naturel, sur le térébinthe de l’enclos.

 

Fréquemment visitées aux heures les plus chaudes, les galles s’ouvrent sous mes yeux ; les cornes se crevassent au sommet, les globes se gercent sur le flanc, les autres disjoignent leurs lèvres. Aussitôt la fissure assez large, les émigrants noirs apparaissent, sans hâte, un par un, dans un calme parfait, malgré la violence du soleil. Dans mon cabinet, à l’ombre, la sortie ne s’accomplissait pas avec plus de modération. Quelques secondes, ils stationnent sur la brèche ; puis lançant une traînée poudreuse de leur dos enfariné, ils ouvrent leurs ailes et partent. L’essor, que favorise le moindre souffle d’air, promptement les entraîne à des distances où bientôt je les perds de vue.

 

Il y a d’habitude des exodes partiels, répartis dans plusieurs journées. Lorsque tout l’essaim a disparu, il reste encore les pucerons rouges et sans ailes, les nains gibbeux, générateurs des gros partants. Quelques-uns viennent prendre un peu le soleil sur le bord de l’ouverture. Bientôt ils rentrent. D’autres leur succèdent, curieux peut-être eux aussi de la vive illumination. Puis nul ne se montre. Les fêtes de la lumière ne sont pas pour eux. Une ou deux semaines encore, ils vivotent dans la galle ruinée, mais leur fin n’est pas loin. La galle desséchée les affame, et le grand âge les tue sur place.

 

Rien de nouveau jusqu’ici : ce que m’apprend le térébinthe du jardin, les artifices de laboratoire me l’ont déjà montré. Les carreaux de vitre et les tubes d’expérimentation m’ont même donné mieux que ne le fait l’arbre : ils m’ont valu le part des ailés. Dans la liberté des champs, un trait fondamental de l’histoire m’échappe, car la parturition se fait au loin, je ne sais où. Les nouveau-nés doivent être semés de partout, à des distances assez considérables, comme l’affirme l’essor des émigrants. Ne pourrai-je donc trouver sur l’arbre lui-même les petits que les observations de cabinet m’ont rendus familiers ? Si, et dans des conditions qui méritent d’être rapportées.

 

Redisons-le : pour sortir de leurs galles, solides casemates sans issue, les pucerons du térébinthe n’ont aucun moyen d’effraction. Puissants à titiller les tissus végétaux et à les faire gonfler en excroissance, ils ne peuvent rien contre la paroi de l’enceinte. Quand vient l’heure de s’en aller, si impatients qu’ils soient de sortir, il leur faut attendre que la galle s’ouvre d’elle-même, que la corne en particulier se disloque au sommet en segments anguleux et que le globe crève sur le flanc. Tant que ne se fait pas ce démantèlement spontané du bastion, nulle possibilité de sortir.

 

Or il peut arriver que la population ailée soit mûre et prête à pulluler avant qu’il y ait brèche à la muraille, soit parce que la galle n’est pas encore suffisamment distendue, soit parce qu’une dessiccation prématurée la gagne et la rend impropre à s’ouvrir désormais.

 

En ce désastre, que font les captifs ? Précisément ce qu’ils feraient à l’air libre. Leurs affaires ne peuvent se différer. L’heure impérieuse venue, les uns sur les autres, en une cohue qui permet à peine le déplacement, ils enfantent. Tant bien que mal, le grand œuvre s’accomplit.

 

Dans ce fouillis d’ailes qui se trémoussent au milieu d’une farine cireuse, dans cette mêlée de pattes qui cherchent l’équilibre sur un appui toujours mouvant, beaucoup de jeunes sont piétinés et mis à mal, beaucoup ne parviennent à se dépouiller et se dessèchent en granules de poussière. La majorité néanmoins, tant ils sont vivaces, se tire d’affaire dans la grouillante confusion.

 

Ouvrons en octobre une galle globuleuse ou cornue qui s’est desséchée sans rupture. Nous la trouverons bourrée de Pucerons noirs, tous ailés et tous morts. C’est le monceau des procréateurs, défunts après parturition. Sous l’amas de cadavres, contre les parois de l’habitacle surtout, la loupe stupéfaite découvre des milliers de petits. C’est un peuple nouveau, c’est l’avenir qui s’agite parmi les ruines cadavériques du passé ; c’est la progéniture des ailés, la famille née en prison. De-çà, de-là, au milieu de cette remuante jeunesse, se voient des points teintés de cinabre, plus gauches d’allure, mais pleins de vie eux aussi. Ce sont les aïeules de la colonie, assez prospères encore et aptes, dirait-on, à passer l’hiver.

 

L’espoir me vient de les conserver, tant elles ont bon aspect. Leur rôle n’est peut-être pas fini. Je les mets à part, avec leurs galles ouvertes du canif. Exposées aux intempéries dans leurs loges délabrées, elles périraient quand le mauvais temps viendra ; mais abritées sous verre, persisteront-elles ? Je m’y attends presque.

 

Les choses, en effet, ne marchent pas trop mal, au début. Mes bestioles rouges gardent excellente apparence. Puis, aux premiers froids, elles s’immobilisent, toujours fraîches d’aspect comme si elles devaient ressusciter au printemps. Ces apparences me trompent : les immobilisées plus jamais ne remuent. Bien avant avril, tout le troupeau est mort. Mes soins ont quelque peu retardé la décadence, sans mettre obstacle à l’inéluctable fin. Je n’admire pas moins la tenace vitalité des petites grand-mères rouges. Elles vivent la moitié de l’année, leurs filles quelques jours.

 

Désormais affranchis du besoin de se nourrir, les noirs émigrants, les ailés, quittent leur térébinthe et n’ont pas à se mettre en recherche d’un autre, comme le prouve mon rameau qui, placé sur le trajet des sortants, ne sert pas même de reposoir momentané. Ils semblent non moins insoucieux d’un choix pour l’établissement de la famille. Devant ma fenêtre, les jeunes se déposent à l’aventure, en tout point où conduisent les hasards de l’essor, sur le verre des carreaux, le plâtre de l’embrasure, le bois des croisillons, les fils de toile d’araignée, indifféremment. Rien n’indique que l’étrange lieu soit reconnu inopportun. Nul signe d’inquiétude, nul essai de s’envoler ailleurs, en des points mieux propices. Grave et tranquille, la légion ailée enfante et déambule.

 

Aux champs, les choses ne doivent pas se passer d’autre manière. Aussitôt libres, les émigrants secouent leur poussière cireuse et s’envolent dans telle ou telle autre direction, suivant le souffle d’air qui règne. Il leur a poussé aux épaules un mécanisme aérien, insigne contraste avec la lourde panse du début. Vite au soleil, à l’essor, aux joies du ballet dans l’espace. On part donc, on flotte tant que le permet l’aile débile ; puis, harassé du festival dans la lumière, on prend pied sur le premier objet venu, sans renouveler désormais l’essor, comme le font mes prisonniers derrière la fenêtre fermée. Là, n’importe la nature des lieux, l’enfantement se fait. Il ne reste plus qu’à mourir.

 

Avec cette méthode pressante, dédaigneuse de longues recherches, le déchet doit être grand parmi les animalcules fils des émigrés. Sur le sol nu, sur la pierre, sur l’aridité des écorces, les petits indubitablement périssent. Il leur faut à bref délai de la nourriture, et pour la trouver eux-mêmes ils ne sont guère capables de pérégriner. Leur suçoir, parfois démesuré et dépassant le bout du ventre en manière de flamberge caudale, demande à se redresser, à s’implanter dans une tendre source de sève. Il faut boire ou périr. Dans les tubes où j’ai fait collection de jeunes nés sous mes yeux, mes captifs meurent en moins d’une quinzaine, faute de nourriture.

 

J’essaye divers herbages. Rien ne me réussit. Mais si l’observation directe fait défaut, la logique ici vient en aide. Il est hors de doute que les infimes poux, à cette heure uniques représentants de la race, doivent passer l’hiver et servir d’origine à la population qui occupera le térébinthe au printemps. Ces chétifs ne peuvent rester exposés aux rudesses de la mauvaise saison. Un abri leur est indispensable, abri qui leur fournisse à la fois le vivre et le couvert. Où le trouver ? Un seul est possible : ce sera sous terre, à la base d’un herbage conservant l’hiver un peu de verdure.

 

On présume, en effet, que les touffes denses de certaines graminées leur donnent refuge. Ce gîte, où le suçoir s’implante sur des rhizomes sucrés, où les suintements des pluies et des neiges ont difficilement accès, est aimé de divers Pucerons. Ceux du térébinthe peuvent très bien y prendre leurs quartiers d’hiver. Quant à ce qui se passe dans ces stations souterraines, nous en sommes réduits à du probable.

 

XII

LES PUCERONS DU TÉRÉBINTHE

(LA PARIADE. L’ŒUF)


L’animalcule qui, servi par la chance, atteint son refuge d’hiver, s’y fixe du suçoir, s’y abreuve et fonde à son tour une colonie, mais avec moins de fougue apparemment que ses prédécesseurs favorisés des ardeurs de l’été. Toujours par le même moyen de procréation rapide, l’enfantement direct sans le concours de la sexualité, il s’entoure d’une modeste tribu dont l’ultime forme consiste en pucerons ailés et noirs, pareils à ceux que nous venons de voir émigrer des galles.

 

Aptes à l’essor, eux aussi voyagent, mais en sens inverse de leurs aïeux. Ceux-ci allaient du térébinthe aux champs ; les nouveaux se rendent des champs au térébinthe. Ils quittent les stations d’hiver au pied des gramens pour venir peupler l’arbuste où s’édifieront les galles, stations d’été. Assister à leur arrivée est sans la moindre difficulté.

 

Journellement, dans la première quinzaine de mai, je visite le térébinthe de l’enclos. Déjà les feuilles de l’arbuste s’étalent sans avoir encore la coloration verte de la maturité. La plupart des folioles renflent leur extrémité en pochette carminée, premier ouvrage de la population printanière. Vers les dix heures du matin, si l’air est calme et le soleil vif, les pucerons ailés arrivent, venus isolément de toutes les directions. Ils s’abattent sur le feuillage des rameaux supérieurs et tout aussitôt se mettent pédestrement en recherches. L’affluence est assez nombreuse.

 

Très affairés, ils courent sur les branches et sur le tronc en files interrompues. La majorité de la caravane se dirige de haut en bas, signe que le but recherché est vers le sol. Cette descente générale est très nette et attire tout d’abord l’attention. Quelques-uns néanmoins remontent le courant ou bien errent à l’aventure. D’ordinaire ils se distinguent des autres par leur corps tronqué ; on dirait qu’une section pratiquée en arrière de la troisième paire de pattes leur a fait perdre le ventre. Singulières créatures, ma foi ! Ce sont des poitrines qui cheminent. Ceux qui descendent, au contraire, ont un abdomen bien conditionné, quelque peu bedonnant, d’un vert pâle en dessous. Nous aurons bientôt le secret des amputés en apparence.

 

Pour le moment, suivons du regard les ventrus. Sur les écorces lisses et nues, ils passent indifférents, sans arrêt. S’ils rencontrent une rosette de lichen, quelques moments ils y stationnent. Or, c’est à la base de l’arbuste, sur le tronc, que les lichens abondent ; et c’est là aussi que se porte de préférence la colonne descendante.

 

Les rosettes jaunes de la Parmélie se couvrent de visiteurs, qui insinuent le bout du ventre entre les écailles, puis un instant se tiennent immobiles. Ce qui se passe sous le couvert du cryptogame m’est caché. Les affaires terminées, et c’est rapidement fait, les Pucerons se remettent en marche, mais cette fois privés d’abdomen ; ils remontent, s’envolent. À une heure de l’après-midi, il ne reste plus sur l’arbuste que des retardataires à ventre disparu. Pendant une quinzaine, si le temps est beau, les mêmes faits recommencent.

 

Que s’est-il passé dans le mystère des lichens ? L’observation en cabinet va nous l’apprendre. Du bout d’un pinceau, je balaye, au hasard, dans un tube de verre les pucerons de la procession descendante. Je les soumets à la violente obstétrique qui m’a déjà servi pour interroger les flancs des émigrés d’automne.

 

Avec le dos d’une aiguille, je leur presse le ventre sur une feuille de papier. Tous, sans une seule exception, donnent un groupe de fœtus, à taches oculaires noires. Nous voici donc, encore une fois, en présence de procréateurs vivipares et dépourvus de sexe. Tous indistinctement enfantent, sans mériter le titre ni de père ni de mère.

 

Ce sont des sacoches à progéniture dont le rôle est d’apporter au vol, sur le térébinthe, une population incapable d’y venir par ses propres moyens, tant elle est débile. Deux formes ailées, véhicule de la race dans l’étendue, font aussi la navette des gramens à l’arbuste quand viennent les beaux jours et la saison des chalets aériens, puis de l’arbuste aux gramens quand approchent les froids et la saison des abris souterrains.

 

De costume pareil, de configuration et de taille à peu près identiques, les deux formes douées d’ailes sont, l’une et l’autre, médiocrement fécondes. Les migrateurs d’automne avaient une portée d’une demi-douzaine de petits environ ; c’est pareillement à ce nombre que se bornent les migrateurs du printemps.

 

Après le témoignage des ventres vidés sous la pression d’une aiguille, laissons les choses suivre leur cours normal. Je balaye en tube de verre quelques pucerons ailés descendant des hauteurs du térébinthe. Je leur donne pour champ d’exploration un rameau sec de l’arbuste. Les événements ne se font guère attendre. En moins d’un quart d’heure, les captifs enfantent.

 

C’est ici la hâte que nous ont montrée les migrateurs d’automne devant les carreaux de ma fenêtre. Son heure venue, la parturition se fait sur le premier appui rencontré, favorable ou non. Aussi les arrivants sur le térébinthe s’empressent-ils de descendre à la base du tronc, tapissée de lichens, excellent refuge. S’ils tardent d’y parvenir, ils vident leur sacoche en route, au grand péril des jeunes sans abri.

 

Pour le moment, la bûchette dont j’ai meublé le tube représente l’arbuste. D’une vive allure, les pucerons ailés la parcourent tout en la peuplant de marmaille. En de brefs moments d’arrêt, cela se plante, un par un, d’ici, puis de là, au hasard. C’est la machine qui jette son produit avec la haute indifférence de l’inconscient.

 

Comme ceux de l’automne, les petits sont enfantés debout, collés par l’arrière à la surface d’appui et enveloppés d’un lange très subtil que la loupe perçoit à peine. Une paire de minutes le poupard reste immobile. Puis le maillot se déchire, les pattes se libèrent, la bestiole se dépouille, tombe à plat ventre et s’en va. Le monde compte un puceron de plus.

 

En peu de minutes, les flancs sont taris, et du coup le semeur d’enfants devient méconnaissable. La sacoche à fœtus, d’abord replète, se ratatine à mesure qu’elle éjacule son contenu et finit par devenir insignifiant granule. L’animal n’est plus qu’une poitrine ailée. Nous avons ainsi le mot de l’énigme que nous proposait, sur le térébinthe, le double courant des pucerons.

 

La caravane descendante, à ventre distendu, allait aux lichens pour y déposer son faix ; la caravane ascendante en revenait, privée de ventre après enfantement. Enfin les stations sur les rosettes écailleuses avaient pour effet la mise en place de la progéniture.

 

Je cueille, en effet, des lambeaux de lichen. J’y trouve, nombreuses et blotties sous le couvert des écailles, les mêmes infimes créatures que j’obtiens dans mes tubes en telle quantité que je le désire. Ajoutons que, la parturition accomplie et le ventre disparu, les ailés périssent le lendemain ou le surlendemain. Leur rôle est terminé.

 

Nés dans mes tubes ou bien extraits de leurs abris naturels, les petits poux forment quatre catégories, aisément reconnaissables à leur coloration. Les plus nombreux sont d’un vert d’herbe, avec la tête et les pattes hyalines, incolores. Leur forme est relativement dégagée, svelte. Les autres, deux ou trois fois plus gros, sont pansus. Parmi ces derniers, il y en a de teinte pâle, très légèrement jaune ; il y en a d’une vive couleur d’ambre ; enfin il y en a d’un vert clair.

 

Le même puceron ailé, dans sa portée de six à huit, donne à la fois des fluets, toujours verts, et des pansus, tantôt pâles, tantôt ambrés, tantôt verts aussi. Il est très probable que ces trois catégories représentent des espèces diverses. Néanmoins, dans les pucerons ailés qui les produisent, je ne constate pas de différences sous le rapport de l’aspect général. J’en trouverais sans doute si je ne reculais pas devant les pénibles minuties d’un examen microscopique.

 

Arrivons à des faits de plus grand intérêt. Les jeunes poux sont tous, n’importe la coloration, dépourvus de suçoir et doués de deux points noirs oculaires très nets. Ils y voient donc, ils peuvent se diriger, se rechercher, s’assembler ; mais ils ne prennent aucune nourriture, comme l’atteste l’absence totale de bec.

 

Ils errent activement sur le rameau de térébinthe dont j’ai garni le tube où ils sont nés ; ils s’arrêtent aux fissures de l’écorce, y plongent, les explorent, puis reprennent leur vagabondage affairé. Enfin ils se réfugient aux deux bouts du rameau grossièrement cassés. Là, dans les intervalles des fibres écartées, ils se blottissent, le croupion au dehors, la tête plongée dans les fissures.

 

Le lendemain, je les trouve rassemblés, pour la plupart, sur le tampon d’ouate qui ferme le tube et tant bien que mal équivaut aux cachettes des lichens. Ils s’y tiennent immobiles. J’en vois qui, doucement, à longs intervalles, se lutinent un peu de la patte ; j’en vois d’associés par couples, le fluet en dessus, le pansu en dessous.

 

L’affaire est évidente : cette fois, j’ai enfin sous les yeux les deux sexes, les deux véritables sexes, et j’assiste à la pariade. Le mâle, c’est le plus petit, toujours de coloration verte ; la femelle, c’est le plus gros, de teinte variable suivant l’espèce.

 

Quels amoureux transis ! Quelles noces ! À peine, de loin en loin, les antennes oscillent et les pattes remuent. Une heure environ les deux atomes appariés s’enlacent. Ils se quittent. C’est fini.

 

Devant pareilles misères nuptiales, je n’ose d’abord ajouter foi au témoignage de mes yeux. Il est de règle que l’âge nubile est une floraison. Pour célébrer ses noces, l’insecte se transfigure ; il acquiert forme plus robuste et plus élégante, il prend les ailes et se pare d’atours. Les mariés de mes tubes descendent, au contraire, au dernier degré de l’humiliation.

 

Leurs prédécesseurs, non sexués, avaient des ailes ; encore enfermés dans la galle, ils portaient sur le croupion dodu longue traînée d’hermine. Pour eux, fleur de la race, plus d’ailes, plus de falbalas neigeux, plus de corpulente panse orangée. Ce sont les plus misérables, les plus débiles de toute la lignée. La sexualité, partout ailleurs progrès, est ici décadence ; c’est dérision de la grande loi des vivants.

 

Les colons du térébinthe jusqu’à ce moment sont restés affranchis de la dualité génésique. Loin d’en souffrir, l’espèce a magnifiquement prospéré, si bien que, dans l’espace d’une saison, l’unité est devenue la centaine, peut-être le millier. Pourquoi ne pas continuer de la sorte indéfiniment, à l’exemple de l’ail de nos cultures, du roseau de Provence, de la canne à sucre et de tant d’autres ? Quel besoin est-il de se mettre deux pour obtenir ce que donnait si bien un seul ?

 

Ce brusque changement de méthode a pour raison d’être le changement de produit. Les prédécesseurs, comparables à la souche qui s’entoure de rejetons, mettaient au monde des petits vivants, aussitôt en action et plantant leur suçoir dans la paroi de la galle. L’humble matrone actuelle est réservée pour l’œuf, délicat foyer où la vie doit, une année entière, se conserver latente. Nous avions des boutures ; maintenant nous avons la graine.

 

Pour résister au temps et garder somnolente, jusque dans un avenir éloigné, l’aptitude à la vie, l’œuf, comme la graine, nécessite l’association de deux énergies, plus efficaces en concertant leurs virtualités. Quant à dire le motif premier de cette nécessité, il sera sage de confesser que nous n’en savons rien, et que probablement nous n’en saurons jamais rien.

 

Voyons cependant de quelle manière les choses se passent chez le puceron. Après la pariade, le mâle, le coloré de vert, s’agrippe à quelque brin de l’ouate qui ferme le tube, et du jour au lendemain s’y dessèche en granule de poussière. Il est mort. Sa compagne reste en place, immobile.

 

Le désir me vient de voir un peu ce qui se passe dans ses flancs. Le microscope me montre sous la peau translucide un orbe elliptique et laiteux de fines granulations, occupant, de peu s’en faut, toute la capacité de l’animalcule. C’est une nébuleuse de l’infiniment petit, où, pour soleil, se concentre et s’élabore un œuf. Plus rien de visible. Pas de tubes ovariques, pas de germes sériés en chapelets comme il est d’usage chez les insectes.

 

La presque totalité de la substance maternelle se désagrège, entre en fusion et se moule suivant des lois nouvelles. Elle était animée ; elle devient inerte et se conglobe en germe où sommeillera l’avenir. Elle a vécu ; sans cesser d’être la même, elle revivra. Il serait difficile de trouver un plus bel exemple de la haute alchimie qui préside aux transmutations de la vie.

 

Que sortira-t-il de ce creuset ? Il n’en sortira rien du tout pour le moment, car il n’y a pas de ponte. Toute la bête est devenue un œuf, un seul œuf qui, pour coquille, a la peau desséchée de l’animalcule ; et cet œuf conserve les pattes, la tête, la poitrine, le ventre, la segmentation épidermique de l’organisme générateur. Pour les apparences, l’inertie à part, c’est le petit pou du début.

 

Le cycle maintenant se ferme et nous ramène au point de départ, à ces corpuscules énigmatiques que je récoltais sous les lichens du térébinthe et dans les fissures des tiges coupées. Le tampon d’ouate de mes tubes en contient de deux sortes, des noirs et des roux, identiques avec ceux que me fournissait directement l’arbuste.

 

Pareils à des semences, attendant pour germer le retour de la saison propice, les uns et les autres restent stationnaires à peu près l’an entier. Élaborés en mai, ils ne doivent éclore que le mois d’avril suivant. Alors recommence la singulière lignée qu’il convient de résumer en quelques lignes, tant elle est complexe.

 

L’animalcule issu de l’œuf renfle en pochette carminée l’extrémité d’une foliole naissante. Le solitaire y enfante une famille qui se disperse à mesure et va, un par un, fonder ailleurs des galles.

 

Seul aussi au début, le premier artisan de la demeure procrée des collaborateurs qui, grandis, deviennent gibbeux, portent besace et se parent de rouge. Ce sont les fougueux multiplicateurs de la tribu. Ils ont populeuse descendance de pucerons aptères et orangés, qui se transforment en septembre, deviennent noirs et pourvus d’ailes.

 

À cette époque s’ouvrent les galles distendues, et les ailés s’envolent dans la campagne, où chacun dissémine sa portée de six à huit petits. Ces derniers passent la mauvaise saison sous terre, probablement à la base de certains gramens.

 

Dans la station d’hiver doit se reproduire, mais plus modérée, la filiation en usage dans les galles. L’ultime produit consiste en ailés qui, semblables à ceux de l’automne, abandonnent le gîte sous terre et vont au térébinthe, où ils déposent, dans les fissures ou sous le couvert des lichens, le contenu de leurs flancs, encore six à huit petits.

 

Jusqu’à ce moment, aux divers degrés de la généalogie, tous ont enfanté sans le concours des sexes ; maintenant apparaissent la sexualité et son ouvrage, l’œuf. La portée des ailés du printemps est un mélange de mâles et de femelles, débiles créatures, les moindres de la série entière. Ces nains, affranchis du manger, s’apparient, ils n’ont pas autre chose à faire. Peu après le mâle périt ; la femelle, de son côté, s’immobilise et passe à l’état d’œuf.

 

XIII

LES MANGEURS DE PUCERONS


Assembler les éléments chimiques en matière nutritive, transmissibles sans grandes retouches du mangé au mangeur, est œuvre délicate qui demande une succession de collaborateurs, sélectionnant et affinant chacun à sa manière. Cela débute dans la plante, officine de cellules où, travaillés par le soleil, les principes minéraux du sol et de l’atmosphère se groupent en composés, entrepôts de chaleur. L’énergie solaire s’y condense pour se transmettre au foyer de la vie animale qui la dépensera en activité.

 

Cela se continue chez les amasseurs d’atomes, qui patiemment perfectionnent parcelle à parcelle et du médiocre font l’excellent. De leurs minimes bouchées s’élaborent la proie de l’insecte, la becquée de l’oiseau, et, d’un consommateur à l’autre, la nourriture des grands, la nôtre même.

 

Parmi ces thésauriseurs de molécules prennent rang les pucerons. Ils sont petits, il est vrai, très petits ; mais combien nombreux, et tendres, et dodus ! Leur panse est une ampoule de jus, une buvette d’extrait. S’il en faut des cents et des mille pour faire une goutte, les accourus au banquet ont du loisir, et l’amas de poux est inépuisable. Par sa fougueuse méthode génésique, le puceron défie la consommation. Ses colonies sont des usines où très rapidement et en abondance se prépare l’aliment d’une foule d’estomacs d’ordre plus élevé.

 

Voyons-le à l’ouvrage sur le térébinthe. L’arbuste s’est implanté dans les fentes d’un roc calciné par le soleil. Il y vit, sobre et résigné ; il y prospère même, par un miracle d’économie. Dans cet avare milieu, que trouvent ses racines ? Quelques sels minéraux, ruines de la roche, quelques traces de fraîcheur fournies de loin en loin par les pluies. Cela lui suffit : il se couvre de feuillage, il permute la pierre en chose mangeable.

 

Mais pour utiliser cette verdure tout imprégnée de térébenthine, il faut des consommateurs spéciaux que ne rebute pas le relent de droguerie. Les insectes enclins à la brouter semblent rares, du moins je n’en connais pas. N’importe : l’arbuste suant le vernis ne sera pas exempté de fournir sa quote-part au pique-nique général. Ce que les autres insectes refusent, l’un des plus humbles, le puceron, l’accepte, le trouve exquis, ne désire pas mieux. De sa lancette doucement il saigne la feuille, qui se gonfle en cabine. Là-dedans il pullule et se fait dodu.

 

Il alambique la matière venue du roc et dégrossie par le végétal ; il en extrait la quintessence, il la travaille en produit supérieur. Un jour, le contenu de son bidon, transmis par des intermédiaires, fournira peut-être son atome de graisse au croupion de l’oiseau.

 

Ces premiers exploiteurs des trésors du pou, je tiendrais à les connaître, surtout à les voir en action. Le hasard me sert bien. Derrière la muraille de leur château fort, ampoule, corne ou repli tuméfié, les colons du térébinthe mènent douce vie tant qu’une brèche ne donne pas accès à des envahisseurs passionnés de chair tendre. Mais cette brèche est inévitable dans la galle distendue par la dessiccation ; elle est d’ailleurs indispensable aux reclus à l’époque de la migration. C’est le moment du butin pour qui ne sait ouvrir lui-même la boîte à conserves.

 

La plus belle et la plus précoce des galles globuleuses de mon térébinthe commence à se gercer vers la fin d’août. Quelques jours après, par un soleil ardent, je surviens au moment où elle s’ouvre de trois brèches étoilées, pleurant des larmes visqueuses. Les pucerons ailés sortent lentement, un par un ; ils stationnent sur le seuil des ouvertures ; ils y essayent gauchement l’essor avant de s’envoler. À l’intérieur grouille la multitude, en préparatifs pour le grand voyage.

 

Or, à la bourriche ouverte s’empresse d’accourir un petit hyménoptère giboyeur, fluet et noir. C’est le Psen (Psen atratus Panz.), dont j’ai souvent trouvé les cellules dans les tiges sèches de la ronce, avec provision tantôt de Cicadelles et tantôt de Pucerons noirs. Ils sont huit qui, insoucieux des viscosités où ils pourraient s’engluer, franchissent les pleurs du térébinthe et plongent dans la sacoche.

 

Tout aussitôt ils en sortent un puceron aux dents. À la hâte, ils s’éloignent pour emmagasiner leur prise dans le garde-manger des larves ; à la hâte ils reviennent, happent une autre pièce. Ils s’en vont encore, vite ils reparaissent. La cueillette se fait avec une exquise prestesse. L’occasion est superbe ; il convient d’en profiter du mieux avant que l’essaim ne soit parti.

 

Parfois ils ne pénètrent pas dans la galle. Trouvant à leur convenance sur la brèche, ils capturent les sortants. C’est plus tôt fait et moins périlleux. La déprédation se continue ainsi avec la même étourdissante activité tant que la galle n’est pas vide. Comment les huit dévaliseurs ont-ils eu connaissance de la boîte ouverte ? Plus tôt, ils n’auraient pu l’exploiter, incapables qu’ils sont d’en rompre eux-mêmes la paroi ; plus tard, ils l’auraient trouvée vide. Ils ont su l’instant précis de la rupture, et ils sont accourus. Enfin, la bourriche épuisée, ils sont partis, probablement à la recherche d’une autre galle éclatée.

 

Beaucoup de pucerons échappent au massacre : ils ont des ailes, et le Psen, pendant ses absences, laisse le temps de fuir. Avec le consommateur suivant, l’extermination est totale. C’est une petite chenille bariolée de rose ou de brun, qui sait trouver les galles intactes, bourrées de pucerons encore sans ailes. Elle exploite de préférence les galles globuleuses. Insoucieuse du vernis acerbe que font sourdre ses morsures, elle attaque de la dent la paroi charnue de l’habitacle. Les matériaux enlevés par petites bouchées sont déposés à mesure autour de l’excavation. Je suis avec intérêt les manœuvres de la bête, qui plonge les mandibules dans la fossette, extirpe, mâche, puis infléchit la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, pour mettre en place les déblais visqueux. Ainsi s’amasse autour de l’excavation un bourrelet de pâte où les débris ligneux sont noyés dans un flot de térébenthine.

 

En moins d’une demi-heure, la paroi est percée d’un orifice rond, juste du calibre de la tête. Où le crâne a passé, le reste doit passer. La chenille, non sans efforts, s’étire, se passe à la filière dans l’étroit pertuis. Elle entre. Tout aussitôt elle se retourne et file sur la lucarne un rideau de soie à larges mailles. Plus rien n’est entrepris pour clore la brèche. Des pleurs de vernis, découlant de la blessure, s’amassent sur l’appui de ce réseau et s’y concrètent en un solide tampon. Désormais, sécurité parfaite dans un gîte où les vivres abondent. Il n’en faut pas davantage pour une vie de liesse.

 

Les pucerons sont jugulés un par un, taris de leur suc et rejetés à mesure en arrière, d’un mouvement de nuque. Leurs dépouilles ne tardent pas à devenir encombrantes. Alors la chenille les assemble, les feutre avec un peu de soie et s’en fait un tabernacle qui maintient à distance le remuant troupeau, tout en permettant à l’égorgeur de happer autour de lui et de festoyer à son aise.

 

Avec un peu d’économie, les vivres largement suffiraient jusqu’à la fin ; mais la chenille est une prodigue ; elle gaspille son bien ; elle tue beaucoup plus de pucerons qu’elle n’en consomme. C’est passe-temps pour elle que de les éventrer pour les adjoindre aussitôt à sa draperie de cadavres. Aussi le massacre est-il prompt. Pas un n’y échappe.

 

Quand plus rien ne bouge, bien avant que l’ogre ait fini sa croissance, l’effraction d’autres ampoules est nécessaire. La chenille quitte donc sa galle, soit en désobstruant la lucarne d’entrée, soit en pratiquant un nouvel orifice, travail facile à ses bonnes mandibules. Dans une nouvelle ampoule, dans une troisième et d’autres si l’appétit le demande, la même tuerie recommence. Il faut bien songer à la venue du papillon. Au sein de la galle même, devenue robuste coffret par la dessiccation, la chenille s’entoure d’une vaste tente en pucerons moisis ; puis, au centre de cette enveloppe, elle se tisse une chemise en belle soie blanche. C’est là qu’elle doit passer l’hiver et devenir papillon.

 

La chenille aisément pénètre dans la galle, aisément elle en sort, douée qu’elle est d’outils de perforation ; mais, né dans pareil coffre, comment s’y prendra le papillon pour s’en aller ? Comme les autres lépidoptères, c’est un débile, privé d’industrie. Remarquons aussi que la chambre natale ne se crevasse pas d’elle-même. La mort des pucerons arrêtant sa croissance, la galle ne parvient pas au degré d’expansion qui la ferait éclater. Sans se déformer, elle reste close et durcit au point d’équivaloir en résistance à une coquille de noix. Si la demeure est excellente pour hiverner sous un édredon de pucerons secs, elle doit être aussi pénible geôle quand l’heure est venue des fêtes au grand air. Je ne vois pas du tout comment un frêle papillon pourra sortir de là.

 

De son côté, la chenille le prévoit très bien. Au printemps, avant la torpeur de la transformation, elle débouche l’ouverture d’entrée, close depuis longtemps d’une perle résineuse ; ou bien, si le massif est d’extraction trop pénible, elle fore un nouveau pertuis rond, d’étroit calibre ainsi que le premier et juste suffisant au passage de la tête. Comme la galle est maintenant aride, l’exsudation de vernis ne se fait plus et la petite lucarne reste libre. Cette précaution prise, la chenille se retire sous son feutre de pucerons morts et s’y prépare à la métamorphose.

 

Plus rien d’autre n’est entrepris concernant la délivrance. C’est par ce trou de filière que le papillon doit sortir sans se friper le costume, délicat problème dont je ne devine pas la solution. En juillet, l’insecte sort de sa boîte, et tout s’explique. Le trou ménagé par la chenille suffit très bien, grâce à la disposition des ailes, qui, loin de s’étaler, s’incurvent en rigole, cernent étroitement les flancs et le dos. Pour glisser dans le défilé, le papillon a roulé ses atours en demi-cylindre, il s’en est fait un étui.

 

Tel il est sorti de la galle, tel il rentrera jusqu’à la fin. Ce n’est pas un papillon que l’on a sous les yeux, avec la forme qui nous est familière ; c’est un rouleau de soierie, très économe de l’espace. Soierie exquise d’ailleurs, tiquetée de blanc, de brun et de sombre amarante. Un trait blanc, précédé d’une zone cramoisie, fait ceinture au travers du dos. Un second trait blanc, moins net, décrit un arc ogival sur l’étui alaire, vers le tiers postérieur. Une large frange grise borde en arrière le costume. Les antennes sont longues, filiformes, se couchant sur le dos. Enfin les palpes se redressent en une sorte de cimier pointu. Ah ! le superbe brigand, exterminateur de pucerons ! Sa longueur mesure une douzaine de millimètres.

 

D’autres, impuissants à trouer, prennent possession des galles formées d’un simple repli de la foliole, repli tantôt plat et vert, tantôt coloré et renflé soit en fuseau, soit en lunule noueuse. Où notre regard non prévenu verrait continuité, tant l’assemblage est précis, eux savent très bien qu’il y a jointure et précisément contre le joint ils plaquent un œuf, un seul, car les vivres ne suffiraient pas à plusieurs. Par l’extension de la pièce en travail de croissance, le pli vient-il à bâiller, si peu que ce soit, le vermisseau, patient observateur des événements, tout aussitôt s’insinue dans la fissure et pénètre en aidant lui-même, du bec et de la croupe, un descellement du bord.

 

Il entre, il est chez lui, dans la chambre des poux, chambre bien close, car la fissure rapidement se referme. Ayant tout dévoré, il en sortira, sous la forme d’un joli moucheron, lorsque la maturité fera bâiller la galle. Renvoyons à plus tard les exploits de sa fringale. Il appartient à la série des Syrphides, dont quelques-uns, travaillant à l’air libre, se prêtent mieux à l’observation.

 

Le même motif me fait négliger les autres égorgeurs travaillant sur le térébinthe. Nous allons les retrouver opérant à la vue de tous sur d’autres végétaux. Passons outre en nous rappelant le vermisseau qui se glisse sous la trappe, le Psen qui fait sa battue au gibier dans les galles éclatées, la chenille qui perfore les sacoches ampullaires.

 

N’y aurait-il que ces trois sujets, l’alchimie des transmutations vitales tourne à l’évidence. Le Psen donnera famille ailée comme lui ; l’asticot deviendra moucheron, la chenille se fera teigne, et tous évoluant au soleil seront facile becquée pour l’oiseau passant au vol. Travaillée d’abord dans l’officine du térébinthe, puis dans la cucurbite du puceron, puis encore dans l’estomac de l’insecte mangeur de poux, la matière venue du roc fournira des moellons à l’un des plus gracieux ouvrages de la vie, à l’hirondelle.

 

Que serait-ce avec un bilan plus complet des entrées en magasin et des sorties ! Un arbuste peuplé de pucerons est un monde, à la fois vacherie, parc à gibier, champ d’équarrissage, sucrerie, boucherie, atelier de conserves. Toutes les industries, toutes les méthodes y sont à l’œuvre pour exploiter le banc de matière animalisée. Arrêtons-nous devant l’une de ces usines, aussi tumultueuses que les nôtres, plus variées en corps de métier, souvent fécondes en originales ingéniosités.

 

Mon examen se portera de préférence sur un grand genêt (Spartium junceum) qui effile ses rameaux en baguettes semblables à des joncs. En juin, il embaume mon arpent de cailloux. C’est l’arbre saint de la Fête-Dieu. De ses pétales jaunes, associés à l’écarlate du coquelicot, il remplit les petites corbeilles à dentelles où puisent les fleuristes pour lancer la naïve offrande dans la fumée des encensoirs que balancent les thuriféraires. En cette solennité, sur les genêts de la montagne se fait récolte inépuisable ; sur ceux de l’enclos, mes familiers de tous les jours se glanent quelques idées, fleurettes du savoir.

 

Si l’été se tempère d’un peu de fraîcheur, ils se peuplent à l’infini de pucerons noirs qui, serrés l’un contre l’autre, enveloppent les rameaux verts d’une écorce animale continue. Ainsi que leurs congénères vivant à découvert, les poux du genêt portent vers le bout du ventre deux cornicules creux, deux tubes à sirop, friandise des fourmis. Remarquons que les pucerons du térébinthe, emmurés dans leurs galles, sont dépourvus de ces appareils. Isolés du monde, séquestrés, ils ne se mettent pas en frais de sucreries dont nul ne profiterait. Mais les autres, ceux du plein air, exposés à toutes les convoitises, ne manquent jamais d’en produire.

 

Ils sont les vaches des fourmis, qui viennent les traire, c’est-à-dire provoquer par des chatouillements l’émission de la liqueur sucrée. Aussitôt parue au bout des tubes, la gouttelette est bue par la laitière. Il est des fourmis à mœurs pastorales qui parquent un troupeau de pucerons dans un chalet construit en parcelles de terre autour d’une touffe d’herbages. Sans sortir de chez elles, elles peuvent traire et se remplir le bidon. Bien des touffes de thym, au pied de mes genêts, sont converties en semblables bergeries.

 

Les non versées dans l’art pastoral exploitent les stabulations naturelles. En procession sans fin, je les vois, très affairées, escalader les genêts ; en d’autres processions je les vois redescendre, repues et se pourléchant. Leur ventre distendu est devenue perle translucide.

 

Toutes nombreuses et zélées qu’elles sont, ces laitières ne peuvent suffire aux produits d’un tel troupeau. Alors les pis corniculaires expulsent d’eux-mêmes le trop-plein et le laissent négligemment tomber. Au-dessous, branches, rameaux et feuillage reçoivent l’exquise rosée et se vernissent d’un enduit visqueux. C’est le miellat.

 

Or, à ce caramel cuit par le soleil accourent en foule les gourmets qui ne savent pas traire : Guêpes et Sphex, Coccinelles et Cétoines, mouches et moucherons surtout, de toute taille, de toute coloration. La mouche des cadavres, d’un vert doré, abonde. Après la sanie de la putréfaction elle vient laper le sirop. Et cette multitude sans nombre, grouillante et bourdonnante, incessamment renouvelée, à qui mieux mieux suce, lèche, ratisse. Le puceron est le confiseur attitré des insectes ; à sa sucrerie généreusement il convie tous les altérés des mois caniculaires.

 

Son mérite est encore plus grand comme bétail de consommation. La sucrerie est luxe, la boucherie est nécessité. Des tribus entières n’ont pas d’autre nourriture. Rappelons les plus célèbres.

 

Des pucerons noirs, enfarinés de glauque à l’imitation des fruits du prunier, forment, disons-nous, gaine continue autour des rameaux effilés du genêt. Serrés l’un contre l’autre et le croupion en l’air, ils sont stratifiés en deux couches : les vieux, bedonnants, occupent le dehors ; la marmaille est dessous. D’un mouvement glutineux de sangsue, un ver bariolé de blanc, de rouge et de noir rampe sur le troupeau. Il se fixe sur la large base de son arrière ; il dresse son avant pointu, le projette d’un élan brusque, le brandit, le contorsionne, le rabat sur la couche de poux, au hasard. Que le harpon mandibulaire retombe ici ou ailleurs, le coup fait toujours prise, car la proie est partout. L’ogre aveugle pique à l’aventure, certain de happer dans n’importe quel sens autour de lui.

 

Un puceron est enlevé à la pointe de la fourchette buccale, qui aussitôt se retire. Un piston guttural avance et recule ; un jeu de pompe vide la pièce. L’appréhendé un moment gigote. C’est fait. Le puceron est tari. D’un brusque mouvement de tête, le ver rejette de côté la peau chiffonnée. Tout de suite à un autre, puis à d’autres encore, jusqu’à satiété. Enfin le goulu, pour le moment, en a assez. Il se contracte, il somnole, il digère. Dans quelques instants il va recommencer.

 

Or que fait le troupeau pendant le massacre ? Nul ne bouge, sauf l’extirpé du banc des poux ; nul parmi les voisins du saisi ne donne signe d’inquiétude. La vie n’est pas chose tellement sérieuse qu’un puceron s’émeuve pour la conserver. Tant que le suçoir est implanté au bon endroit, à quoi bon se laisser troubler la digestion par l’imminence de la mort ? Autour de lui, flanc contre flanc, les compagnons disparaissent, cueillis un à un par le monstre, et l’impassible suceur n’a pas un trémoussement d’inquiétude. C’est l’indifférence du brin de gazon au sort de ses pareils lorsque le mouton passe, broutant la pelouse.

 

Cependant la gluante reptation du ver arrache, de çà, de là, quelques poux de la couche. Ces délogés trottinent, cherchant vite une place où s’installer de nouveau. Parfois ils montent sur le dos de l’ennemi, se laissent voiturer par le monstre dont ils méconnaissent le terrible appétit. D’autres, lorsque l’un d’eux est harponné, sont englués par l’humeur s’écoulant de l’éventré et pendent en grappes aux babines du ver. Ceux-là, encore intacts et sur le seuil de la machine à engloutir, font-ils du moins quelques efforts pour se mettre à l’écart ? Point : ils attendent d’être vidés à la bouchée suivante.

 

Le massacreur va vite en besogne, d’autant plus qu’il n’est guère économe des vivres. Quand il n’y en aura plus, il y en aura encore. Saisi par la bedaine, un puceron est éventré. Le morceau ne convient pas. La pièce dédaignée est jetée de côté, tout aussitôt remplacée par une seconde. Rejetée elle aussi. D’autres suivent, parfois nombreuses, avant que le ver ait trouvé à son goût. Or, autant de pincés, autant d’agonisants, car les crocs font chaque fois blessure mortelle. Aussi par le passage du ver reste un charnier de peaux vidées à fond, de morts et de mourants, sillage de l’exterminateur.

 

La curiosité m’est venue d’évaluer par à peu près le nombre des victimes. J’ai mis le massacreur en tube de verre avec un rameau de genêt tout couvert de pucerons. En une nuit, le ver a dénudé le rameau de son écorce animale sur une longueur de seize centimètres, ce qui représente trois cents poux environ. Ce chiffre affirme quelques milliers pour la consommation totale en deux à trois semaines, durée du ver.

 

L’entomologie appelle Syrphe l’élégant diptère qui provient de ce passionné éventreur. Le terme n’a rien de caractéristique : il signifie tout simplement moucheron. Dans son langage imagé, Réaumur appelait le ver lui-même le Lion des pucerons.

 

À proximité des troupeaux noirs parqués sur le genêt, se dressent de mignonnes aigrettes dont les fils soyeux portent chacun au bout un corpuscule vert, un œuf. Ce sont les pontes de l’Hémerobe, autre consommateur de pucerons, pontes originales, oscillantes, éveillant le souvenir des filaments suspenseurs en usage chez les Eumènes. Celles-ci, pour mettre la larve naissante à l’abri d’un gibier remuant, disposent l’œuf à l’extrémité d’un fil qui descend du haut de la cellule. L’Hémerobe fait l’inverse : au lieu de suspendre, elle dresse. Un faisceau de frêles colonnettes exhausse les œufs au-dessus du support. C’est une ponte sur pilotis. Dans quel but ce dispositif singulier ? Comme mes prédécesseurs, j’admire la gracieuse gerbe, qui pour épis porte des œufs, sans pouvoir me rendre compte de son utilité. Le beau a sa raison d’être tout autant que l’utile, et c’est peut-être là l’unique explication.

 

Il ne manque à la larve de l’Hémerobe qu’une taille plus grande pour être effroyable animal. Hérissé de sauvages bouquets de poils, haut de pattes, presque d’allure, l’affreux ver se fait béquille du bout de l’intestin. C’est un cul-de-jatte monté sur des échasses. Les mandibules sont de puissantes pinces recourbées et creuses qui plongent dans la bedaine du puceron et la tarissent sans autre manœuvre de la bouche. Ainsi fonctionnent les crocs tubulaires du Fourmi-Lion et du Dytique à l’état de larve.

 

Le ver d’une seconde Hémerobe dépasse le précédent en féroce tiédeur. De même que le Huron se nouait autour des reins les chevelures des ennemis scalpés, de même il se couvre l’échine de pucerons vidés. En ce costume de guerre, il choisit et picore sur la couche. Chaque puceron tari est un haillon de plus qui s’ajoute à la casaque.

 

Voici maintenant l’élégante tribu des Coccinelles. La plus commune est la Coccinelle à sept points, qui pare sa rouge carapace de sept cocardes noires. C’est la vulgaire Bête à bon Dieu, la Catarineto du paysan provençal. Elle a gracieux renom. La jeune villageoise la dépose sur son doigt dressé, la laisse libre et lui chante :

 

Digo-me, Catarineto,

Ounte passarai

Quand me maridarai.

 

La Coccinelle prend l’essor. Envolée du côté de l’église, elle signifie le couvent ; envolée dans une direction contraire, elle annonce le mariage. Souvenir peut-être des antiques croyances sur le vol des oiseaux, le naïf augure de la Catarineto en vaut, certes, bien d’autres consultés par nos illusions.

 

Il est fâcheux que la pacifique réputation de l’insecte soit en désaccord avec ses mœurs. Ici, comme toujours, la réalité tue la poésie. À vrai dire, la Bête à bon Dieu est une bête de carnage, un massacreur de haut titre comme il n’y en a guère de plus acharné. Elle broute les bancs de pucerons, à petits pas et laissant place nette. Où elle a pâturé, pêle-mêle avec ses larves qui ont même régime carnivore, rien ne reste de vivant sur le rameau pouilleux.

 

Regardons maintenant au pied des genêts. Parmi les débris tombés et desséchés, se trouve une larve comme je n’en connais pas de mieux habillée. Avec une cire de superbe blancheur, exsudation de la peau, elle se fait une toison répartie en mèches frisées, qui lui donnent l’aspect d’un minuscule caniche. Rien de gracieux comme la blanche bestiole, goutte de lait qui prestement trottine et court se blottir derrière un grain de sable quand on veut la saisir. Les anciens naturalistes l’ont célébrée sous le nom significatif de Barbet. Servons-nous de ce terme.

 

Le Barbet est, lui aussi, fervent consommateur de pucerons ; mais d’équilibre délicat à cause de sa houppelande, il préfère rester à terre, où il cueille ce que laissent tomber la Coccinelle et ses larves, exploiteurs du compact troupeau des cimes. Il fait la chasse à courre parmi les culbutés des hauteurs. Si la manne pouilleuse ne descend pas assez drue, il se risque à grimper et pâture avec les autres.

 

Vers le milieu de juin, les Barbets élevés en captivité se sont blottis dans les plis de feuilles mortes et se sont transformés en nymphes d’un roux ferrugineux, émergeant à demi de la casaque en mèches cotonneuses. Deux semaines plus tard paraît l’insecte adulte. C’est une Coccinelle, toute noire, un peu pubescente avec une grosse tache rouge sur chaque élytre. Je crois y reconnaître la Coccinella interrupta d’Olivier.

 

Gloutons consommateurs, Syrphes, Coccinelles, Hémerobes, massacrent brutalement. Passons à d’autres, non moins meurtriers, mais qui savent opérer avec une extrême délicatesse. Ils ne font pas eux-mêmes régal de pucerons ; ils leur confient la ponte, œuf par œuf, dans le ventre. J’en observe deux : l’un du rosier, l’autre de l’Euphorbe characias. Ils appartiennent à la série des Chalcidiens, minimes hyménoptères porteurs de sonde inoculatrice.

 

Une sommité de la grande Euphorbe, bien peuplée de pucerons colorés de roux bruni, est mise dans une éprouvette avec une demi-douzaine de sondeurs, que n’ont pas dérangés de leur travail mes manœuvres de transport et d’installation. Voilà de quoi suivre à l’aise, sous le verre de la loupe au besoin, l’art des petits fouilleurs d’entrailles.

 

En voici un qui, tout guilleret, va et vient sur le dos du troupeau. Il choisit du regard une pièce à sa convenance. Elle est trouvée. Faute d’appui direct sur la tige, tant la couche de poux est compacte, l’insecte s’assied, c’est le mot, sur l’un des pucerons entourant la victime choisie ; puis il ramène en avant le ventre de façon que la pointe de l’outil soit sous les yeux de l’opérateur. Ainsi se verra manœuvrer la machine, ainsi sera mieux dirigée la sonde vers le point mathématique qu’il s’agit d’atteindre sans tuer le patient.

 

La lardoire est dégainée, courte et fine. Sans hésitation appréciable, elle plonge dans la panse, molle vésicule de beurre. Le puceron atteint nullement ne proteste, l’affaire est conduite en douceur. Za ! Ça y est : un œuf est en place dans la bedaine dodue.

 

Le chalcidien rengaine son bistouri. Il se frotte les pattes postérieures l’une contre l’autre ; il se lustre les ailes avec les tarses mouillés de salive. À n’en pas douter, c’est là marque de satisfaction : le coup de sonde a réussi. Vite à d’autres. Un second choix est fait, un troisième, un quatrième, séparés par de courts intervalles de repos. Et cela dure des jours et des jours, tant que les ovaires ne sont pas épuisés.

 

Confiant dans sa sveltesse et son exiguïté, l’exterminateur nain travaille sous une loupe, quand je tiens le rameau d’une main et le verre grossissant de l’autre. Que suis-je pour lui ? Rien. Mon énormité l’empêche de m’apercevoir du fond de son néant. Il mesure au plus deux millimètres de longueur. Il a longues antennes filiformes, abdomen pédiculé, teinté de rouge sur le pédicule et à la base. Tout le reste du corps est d’un beau noir luisant.

 

Celui des pucerons verts du rosier est plus grand. Le dessous de la poitrine et les pattes sont rougeâtres chez la femelle. Le mâle, plus petit, est tout noir. Peut-être y a-t-il pour chaque espèce de puceron un inoculateur spécial dans la gent chalcidienne.

 

Se sentant pris de coliques lorsque le vermisseau parasite leur ronge les entrailles, les pucerons du rosier quittent le rameau où ils s’abreuvaient, ils s’isolent de la congrégation des poux et vont un par un se fixer sur les feuilles voisines, où ils se dessèchent en coques vésiculaires. Ceux de l’Euphorbe, au contraire, n’abandonnent pas les rangs, de manière que la strate de poux, tout en gardant sa densité, petit à petit se transforme en amas d’utricules secs.

 

Pour sortir de son puceron tari et devenu coffret, le chalcidien perce la dépouille d’un trou rond, dans la région dorsale. La peau reste en place, pâle, aride, non déformée, plus bedonnante même qu’à l’état vivant. Cette relique du pou dévoré adhère si bien à la feuille du rosier que le balai d’un pinceau ne suffit pas toujours à la détacher ; il faut recourir au levier d’une aiguille. Cette adhérence m’étonne. Elle ne peut résulter des griffettes du mort implantées dans la feuille. Autre chose est en jeu.

 

Détachons le puceron sec et regardons-le à la face inférieure. La bête est fendue d’une ample boutonnière, suivant toute la longueur du ventre, et dans cette boutonnière une pièce est intercalée, comme nous en mettons à nos vêtements devenus trop étroits. Or cette pièce est une étoffe, un tissu qui, par sa texture, nettement se distingue de la peau durcie en parchemin. C’est une soierie, et non un cuir.

 

Le vermisseau inclus, sentant son heure venir, a sommairement tapissé de soie la carapace épuisée ; puis il a fendu son hôte à la face ventrale, d’un bout à l’autre, ou plutôt la déchirure s’est opérée d’elle-même par le seul fait de la poussée croissante du contenu. En cette fente, le ver a filé plus abondamment qu’ailleurs, de façon à produire, au contact direct de la feuille, un large ruban d’adhérence. Cette pièce est un appareil d’encollement qui brave la pluie, le vent, l’agitation du feuillage, pour donner le repos aux transformations accomplies dans le tabernacle d’une peau de puceron.

 

Terminons là ce relevé, tout abrégé qu’il est, et concluons en disant : le puceron est un des premiers préparateurs, dans l’officine du manger. De sa patiente sonde, l’amasseur d’atomes extrait, déjà dégrossi, l’essentiel de ce que la roche fournit au végétal. Dans sa rondelette cucurbite, il affine l’avare brouet et le transmute en chair, aliment supérieur. Il cède son produit à des légions de consommateurs, qui le transmettent à d’autres d’ordre plus élevé, jusqu’à ce que la matière, fermant le cycle de ses migrations, rentre dans l’amas général, ruines de ce qui a vécu et moellon de ce qui doit vivre.

 

Sur la planète des premiers âges admettons une plante pour défricher le roc, un puceron pour exploiter la plante. Cela suffit : l’alchimie vitale est fondée, les créatures de haut rang sont possibles. L’insecte et l’oiseau peuvent venir : ils trouveront banquet servi.

 

XIV

LES LUCILIES


En ma vie, j’ai fait quelques souhaits, tous incapables de troubler la fortune publique. J’ai désiré la possession d’une mare, soustraite aux indiscrétions des passants, voisine de ma demeure, avec touffes de jonc et nappes de lentilles d’eau. À l’ombre d’un saule, aux heures de loisir, là j’aurais médité sur la vie aquatique, vie primitive, plus facile que la nôtre, naïve dans ses tendresses et ses brutalités.

 

J’aurais épié la béatitude du mollusque, les allégresses du Gyrin tournoyeur, les patinages de l’Hydromètre, les plongeons du Dytique, les bordées du Notonecte qui, couché sur le dos, rame avec deux longs avirons, tandis que les courtes pattes de l’avant, repliées sur la poitrine, attendent, pour la happer, la proie qui va venir. J’aurais étudié la ponte du Planorbe, nébuleuse de glaire où se condensent des foyers de vie comme dans les nébuleuses du ciel se condensent des soleils. J’aurais admiré la créature naissante qui vire, doucement vire dans l’orbe de son œuf et décrit une volute, tracé peut-être de la future coquille. Avec plus de science géométrique ne circule une planète autour de son centre d’attraction.

 

De mes fréquentes visites à la mare, j’aurais rapporté quelques idées. Le sort en a décidé autrement : la pièce d’eau m’a été refusée. J’ai essayé la mare artificielle entre quatre carreaux de vitre. Pauvre ressource. Nos aquariums de laboratoire ne valent pas l’empreinte laissée dans l’argile par le sabot d’un mulet, lorsqu’une ondée a rempli l’humble cuvette et que la vie l’a peuplée de ses merveilles.

 

Au printemps, en saison d’aubépines fleuries et de grillons concertants, un deuxième souhait bien des fois m’est venu. Sur le chemin se fait rencontre d’une taupe morte, d’une couleuvre lapidée, victime l’une et l’autre de la sottise humaine. La taupe drainait le sol et l’expurgeait de sa vermine. La rencontrant sous la bêche, le paysan lui a cassé les reins et l’a rejetée au loin. La couleuvre, réveillée par la douce chaleur d’avril, venait au soleil s’excorier, faire peau neuve. L’homme l’aperçoit : « Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais faire une œuvre agréable à tout l’univers. » Et l’innocente bête, notre auxiliaire dans la terrible bataille agricole contre l’insecte, périt, la tête fracassée.

 

Les deux cadavres, déjà délabrés, sentent mauvais. Qui survient, aveugle au spectacle des choses, se détourne et passe outre. L’observateur s’arrête, et soulève du pied les reliques, il regarde. Un monde grouillait là-dessous ; une vie ardente consumait le trépassé. Remettons les affaires en place, laissons à leur ouvrage les ouvriers de la mort. Ils accomplissent besogne très méritoire.

 

Connaître les mœurs de ces préposés à la disparition des cadavres, les voir fonctionner affairés d’émiettement, suivre en détail le travail de transmutation qui fait rentrer à la hâte dans les trésors de la vie les ruines de ce qui a vécu, m’a depuis longtemps hanté l’esprit. Je quittais à regret la taupe gisant dans la poussière du chemin. Un coup d’œil donné à la défunte et à ses exploiteurs, il fallait s’en aller. Ce n’était pas le lieu de philosopher devant une infection. Que diraient les passants !

 

Et que dira le lecteur lui-même si je le convie à ce spectacle ? Se préoccuper de ces abjects croque-morts, n’est-ce pas souiller le regard et encanailler la pensée ? Non pas, s’il vous plaît. Dans le domaine de notre inquiète curiosité, deux questions font cime : celle du commencement et celle de la fin. Comment s’agrège la matière pour prendre vie ? Comment se désagrège-t-elle dans son retour à l’inerte ? La mare, avec ses œufs de Planorbe en douce gyration, nous aurait fourni quelques données sur le premier problème ; la taupe, faisandée en des conditions non trop rebutantes, nous renseignera sur le second ; elle nous montrera le fonctionnement du creuset où tout se remet en fusion pour recommencer. Silence à nos petites délicatesses ! Odi profanum vulgus et arceo ; hors d’ici le profane : il ne comprendrait pas la haute leçon du pourrissoir.

 

Me voici en mesure de réaliser mon deuxième souhait. J’ai du large, de l’air, de la tranquillité dans la solitude de l’enclos. Nul n’y viendra me troubler, sourire et se scandaliser de mes recherches. Jusqu’ici tout est bien ; mais voyez la malice des choses : si je suis délivré des passants, j’ai à craindre mes chats, rôdeurs assidus qui, trouvant mes préparations, ne manqueront pas de les ravager et disperser. En prévision de leurs méfaits, j’établis des ateliers aériens, où seuls pourront venir au vol les véritables entrepreneurs de pourriture.

 

En divers points de l’enclos, j’implante, trois par trois, des roseaux qui, liés au bout libre, forment solide trépied. À chacun de ces appuis je suspends, à hauteur d’homme, une terrine pleine de sable fin et percée au fond d’un trou par où s’écoulera l’humidité s’il vient à pleuvoir. Je garnis mes appareils de cadavres. La couleuvre, le lézard, le crapaud sont les préférés, à cause de leur peau nue, permettant mieux de suivre l’invasion et le travail des accourus. La bête à poil, la bête à plume alternent avec le reptile, le batracien, le poisson. Quelques enfants du voisinage, alléchés par la pièce de deux sous, sont mes habituels fournisseurs.

 

Toute la bonne saison, ils accourent à ma porte triomphants, avec un serpent au bout d’un bâton, un lézard dans une feuille de chou. Ils m’apportent le surmulot pris à la ratière, le poulet mort de la pépie, la taupe occise par le jardinier, le petit chat victime d’un accident, le lapineau qu’une mauvaise herbe a tué. Le commerce marche à la satisfaction commune du trafiquant et de l’acquéreur. Jamais, dans le village, ne s’était vu et ne se verra plus semblable négoce.

 

Avril finit, et les terrines rapidement se peuplent. Une fourmi, toute petite, est la première accourue. Je croyais tenir l’importune à l’écart en suspendant mes appareils loin du sol : elle se rit de mes précautions. Quelques heures après le dépôt de la pièce, fraîche encore, sans odeur appréciable, elle arrive, l’âpre amasseuse, elle escalade par processions les tiges du trépied et commence la dissection. Si le morceau lui convient, elle s’installe même à demeure dans le sable de la terrine, elle s’y creuse des stations temporaires pour exploiter mieux à l’aise la riche trouvaille.

 

Du commencement à la fin de la saison, elle sera toujours la plus empressée, toujours la première à découvrir la bête morte, toujours la dernière à faire retraite, quand il ne restera plus qu’un monceau d’osselets blanchis par le soleil. Comment la vagabonde, passant à distance, reconnaît-elle qu’il y a là-haut, invisible, à la cime de la potence, quelque chose de fructueuse exploitation ? Les autres, les vrais équarrisseurs, attendent que le sujet se faisande ; ils sont avertis par la violence des effluves. Mieux douée en olfaction, la Fourmi s’empresse avant toute puanteur.

 

Mais quand la pièce, vieille d’une paire de jours et mûrie par le soleil, exhale son fumet, vite surviennent les maîtres croque-morts. Dermestes et Saprins, Silphes et Nécrophores, Mouches et Staphylins, qui attaquent le cadavre, le consomment, le réduisent presque à rien. Avec la Fourmi seule, n’emportant chaque fois qu’un atome, l’opération hygiénique traînerait trop en longueur ; avec eux la besogne est prompte, d’autant mieux que certains connaissent la méthode des dissolvants chimiques.

 

À ces derniers, assainisseurs de haut titre, revient de droit la première mention. Ce sont des mouches, d’espèces fort variées. Si le loisir le permettait, chacune de ces vaillantes mériterait examen spécial ; mais ce serait lasser la patience tant du lecteur que de l’observateur. Les mœurs des unes nous diront en gros les mœurs des autres. Bornons-nous donc aux sujets principaux, savoir les Lucilies et les Sarcophages.

 

Les Lucilies, mouches qui luisent, sont de superbes diptères connus de tous. Leur éclat métallique, d’un vert doré généralement, rivalise avec celui de nos plus beaux coléoptères, les Cétoines, les Buprestes, les Chrysomèles. On éprouve quelque surprise à voir si riche costume orner ces ouvriers de la putréfaction. Trois espèces fréquentent mes terrines : Lucilia Cœsar Linn., Lucilia cadaverina Linn, et Lucilia cuprea Rob. Les deux premières, l’une et l’autre d’un vert doré, sont abondantes ; la troisième, d’un éclat cuivreux, ne fait pas nombre. Toutes les trois ont les yeux rouges, encadrés d’un liseré d’argent.

 

Supérieure de taille à la Lucilie des cadavres, la Lucilie César semble aussi plus précoce en ses affaires. Le 23 avril, je la surprends en gésine. Elle s’est établie dans le canal vertébral d’un col de mouton. Elle pond sur la moelle épinière. Plus d’une heure, immobile au fond de l’antre ténébreux, elle encaque ses œufs. J’entrevois ses yeux rouges et sa face argentée. Enfin elle sort. Je cueille sa ponte, chose aisée, car elle repose en entier sur la moelle, que j’extrais sans toucher aux œufs.

 

Un dénombrement s’imposait. Le faire à l’instant est impraticable : les germes forment un amas compact d’évaluation malaisée. Le mieux est d’élever en bocal la famille et de compter après les pupes enfouies dans le sable. J’en trouve cent cinquante-sept. Ce n’est évidemment qu’un minimum, car la Lucilie César et les autres, les observations suivantes me l’apprendront, pondent à diverses reprises, par paquets partiels. Superbe famille qui promet, pour l’avenir, fabuleuse légion.

 

Les Lucilies, dis-je, fractionnent leur ponte. La scène qui suit en témoigne. Une taupe déprimée par l’évaporation de quelques jours s’étale à plat sur le sable de la terrine. En un point, le bord du ventre se relève et fait voûte profonde. Remarquons que les Lucilies, ainsi du reste que les autres diptères cadavériques, ne confient pas leurs œufs aux surfaces découvertes, où la violence de l’insolation compromettrait les délicatesses des germes. Il leur faut des cachettes obscures. L’endroit préféré est le dessous de la bête morte, quand il est accessible.

 

Dans le cas actuel, le seul point d’accès est le pli formé par le bord du ventre. C’est là, uniquement là, que travaillent les pondeuses d’aujourd’hui. Elles sont huit. La pièce explorée et reconnue de bonne qualité, elles disparaissent sous la voûte, maintenant l’une, maintenant l’autre, ou bien plusieurs à la fois. La station sous la taupe est de quelque durée. Celles du dehors attendent. À nombreuses reprises, elles viennent sur le seuil de la caverne donner un regard à ce qui se passe à l’intérieur et s’informer si les précédentes ont fini. Celles-ci sortent enfin, se campent sur la bête, attendent à leur tour. Sur-le-champ d’autres les remplacent au fond de la loge. Quelque temps elles y restent, puis, les affaires terminées, elles font place à de nouvelles pondeuses et viennent au soleil. Ce manège d’entrantes et de sortantes ne cesse de toute la matinée.

 

Nous apprenons ainsi que la ponte se fait par émissions périodiques, entrecoupées de repos. Tant qu’elle ne sent pas des œufs mûrs venir à l’oviducte, la Lucilie reste au soleil, voletant par courts essors et cueillant sur le cadavre de sobres lampées. Mais dès que des ovaires descend nouveau flux, au plus vite elle gagne emplacement propice pour y déposer son faix. Ouvrage apparemment de plusieurs journées, ainsi se fractionne la ponte totale, disséminée en des points variés.

 

Je soulève avec ménagement la bête sous laquelle ces choses se passent. Les pondeuses ne se dérangent pas, tant elles sont occupées. L’oviducte étiré en tube de lunette, elles entassent œuf sur œuf. De la pointe de leur instrument qui hésite, tâtonne, elles cherchent à loger plus avant dans l’amas chaque germe, à mesure qu’il arrive. Autour des graves matrones aux yeux rouges, circulent des fourmis occupées de pillage.

 

Beaucoup se retirent ayant aux dents un œuf de Lucilie. Je vois les audacieuses qui viennent faire butin jusque sous l’oviducte. Les pondeuses ne se dérangent pas, laissent faire, impassibles. Elles se savent les flancs assez riches pour compenser pareils larcins.

 

Et, en effet, ce qui échappe aux déprédations des fourmis promet populeuse nitée. Revenons quelques jours plus tard, soulevons de nouveau la pièce. Là-dessous, dans une purée de sanie, c’est une houle de croupes grouillantes, de têtes pointues, qui émergent, frétillent, replongent. On dirait un flot en ébullition. Le cœur se soulève. C’est plus affreux que l’affreux. Aguerrissons-nous ; ailleurs le spectacle sera pire.

 

Voici maintenant une grosse couleuvre. Roulée en volute serrée, elle remplit toute la terrine. Les Lucilies sont nombreuses. À tout instant il en arrive de nouvelles qui, sans noise, prennent place parmi les autres, occupées de leur ponte. Le sillon spiral laissé par les tours du reptile est l’endroit préféré. Là seulement, dans l’étroit intervalle des replis, se trouvent des abris contre les ardeurs du soleil. Les mouches dorées s’y rangent en série, flanc contre flanc ; elles s’efforcent d’insinuer le ventre et l’oviducte aussi avant que possible, dussent les ailes se froisser, se retrousser vers la tête. Les soucis de toilette s’oublient en ces graves affaires. Placides, les yeux rouges braqués au dehors, elles forment cordon continu. D’ici, de là, par moments, la série se rompt ; des pondeuses quittent leur poste, viennent se promener sur la couleuvre en attendant que les ovaires aient mûri une autre émission, puis accourent s’intercaler dans la série et reprennent le flux de germes.

 

Malgré ces interruptions, le peuplement marche vite. En une matinée, les profondeurs du sillon spiral sont tapissées d’une écorce blanche continue, amas des œufs. Cela se détache par larges plaques, nettes de toute souillure ; cela se cueille à la pelle, c’est-à-dire avec une spatule de papier. Le moment est propice si l’on désire suivre l’évolution de près. Je cueille donc à profusion cette blanche manne, que je loge en tubes de verre, en éprouvettes, en bocaux, avec les vivres nécessaires.

 

Les œufs, d’un millimètre environ de longueur, sont des cylindres lisses, arrondis aux deux bouts. Ils éclosent dans les vingt-quatre heures. La première question qui se pose est celle-ci : comment s’alimentent les vers de Lucilie ? Je sais très bien ce que je dois leur donner, mais je ne vois pas du tout de quelle façon ils consomment. Mangent-ils, dans la rigoureuse signification du terme ? J’ai des raisons d’en douter.

 

Considérons, en effet, le ver suffisamment grandi. C’est l’habituelle larve des muscides, le vulgaire asticot configuré en cône allongé, pointu en avant, tronqué en arrière, où se voient, à fleur de peau, deux petits points roux, orifices respiratoires. L’avant, nommé la tête par extension de langage, car ce n’est guère plus que l’entrée d’un intestin, l’avant, dis-je, est armé de deux crochets noirs, qui glissent dans une gaine translucide, font un peu saillie au dehors et rentrent tour à tour. Faut-il y voir des mandibules ? Nullement, car au lieu d’opposer l’une à l’autre leurs pointes, comme l’exigerait un véritable appareil mandibulaire, ces deux crocs fonctionnent dans des directions parallèles, jamais ne se rencontrent.

 

Ce sont des organes ambulatoires, des grappins de locomotion, qui prennent appui sur le plan et permettent à l’animal de progresser par contractions répétées. L’asticot chemine à l’aide de ce qu’un examen superficiel ferait prendre pour une machine à manger. Il a dans le gosier l’équivalent du bâton de l’alpiniste.

 

Tenons-le, sur un morceau de chair, au foyer de notre loupe. Nous le verrons déambuler, relevant la tête, l’abaissant, et chaque fois harponnant la viande de son double crochet. S’il stationne, la croupe en repos, d’une continuelle flexion de l’avant il sonde l’étendue ; sa tête pointue fouille, avance, recule, exhibant et rentrant sa noire mécanique. C’est un perpétuel jeu de piston. Eh bien, tous mes scrupules de vision ne parviennent pas à me montrer une seule fois l’armature buccale aux prises avec une parcelle de chair arrachée et déglutie. À tout instant les crocs s’abattent sur la viande, jamais ils n’en retirent bouchée visible.

 

Cependant le ver se fait gros et gras. De quelle manière s’y prend donc ce singulier consommateur qui s’alimente sans manger ? S’il ne mange pas, il doit boire ; son régime est le bouillon. Comme la viande est matière compacte, qui d’elle-même ne se liquéfie pas, il faut alors certaine recette de cuisine pour la résoudre en consommé fluide. Essayons de surprendre le secret de l’asticot.

 

Dans un tube de verre scellé d’un bout, j’introduis un morceau de chair musculaire de la grosseur d’une noix et tari de son suc par la pression dans du papier buvard. Au-dessus de ces vivres, je dépose quelques plaques d’œufs de Lucilie cueillies à l’instant même sur la couleuvre de ma terrine. Le nombre des germes est approximativement d’une paire de centaines. Je ferme le tube avec un tampon de coton, je le mets dans la position verticale, et je laisse faire en un coin de mon cabinet, à l’abri du soleil. Un tube témoin, préparé comme le premier, mais non peuplé, est placé à côté.

 

Deux ou trois jours après l’éclosion, le résultat est déjà frappant. La viande, qu’avait tari le papier buvard, s’est humectée au point que la jeune vermine laisse après elle traînée fluide quand elle rampe sur le verre. La bande grouillante croise et recroise de ses sillages une sorte de buée. Le tube témoin se maintient sec, au contraire, preuve que l’humeur où se meuvent les vers ne provient pas d’une simple exsudation de la viande.

 

D’ailleurs le travail de l’asticot s’affirme de plus en plus nettement. Petit à petit la chair difflue comme un glaçon devant le feu. Bientôt la liquéfaction est totale. Ce n’est plus de la viande, c’est de l’extrait Liebig coulant. Il n’en resterait pas une goutte si je renversais le tube.

 

Ôtons-nous de l’esprit toute idée de dissolution par la pourriture, car dans le tube témoin un morceau de la même viande et de même volume s’est conservé, moins la coloration et l’odeur, ce qu’il était au début. Il formait bloc, il forme encore bloc, tandis que le morceau travaillé par les vers coule comme beurre fondu. C’est ici chimie d’asticots, à rendre jaloux les physiologistes lorsqu’ils étudient l’action du suc gastrique.

 

J’obtiens mieux encore avec le blanc d’œuf durci à l’eau bouillante. Coupée en morceaux de la grosseur d’une noisette et soumise au travail des vers de la Lucilie, l’albumine cuite se résout en un liquide incolore que le regard confondrait avec de l’eau. La fluidité devient telle que, l’appui leur manquant, les vers périssent noyés dans le bouillon ; ils sont asphyxiés par l’immersion de l’arrière, où bâillent les orifices respiratoires. Sur un liquide plus dense, ils se seraient maintenus à la surface ; sur celui-ci, ils ne le peuvent.

 

Un tube témoin, garni de la même façon, mais non peuplé, accompagne celui où se passe l’étrange liquéfaction. Le blanc d’œuf cuit s’y conserve avec son aspect et sa consistance. À la longue, il se racornit, si la moisissure ne l’envahit pas, et c’est tout.

 

Les autres composés quaternaires, homologues de l’albumine, le gluten des céréales, la fibrine du sang, la caséine du fromage, la légumine des pois chiches, subissent, à des degrés variables, semblable modification. Nourris, à partir de l’œuf, de l’une ou de l’autre de ces substances, les vers prospèrent fort bien, à la condition d’éviter la noyade si le brouet devient trop clair ; ils ne se développeraient pas mieux sur un cadavre. Du reste, le plongeon le plus souvent n’est pas à craindre : la matière ne se fluidifie qu’à demi ; elle devient une purée coulante plutôt qu’un vrai liquide.

 

Même dans ce cas imparfait, il saute aux yeux que les larves de Lucilie liquéfient au préalable leurs aliments. Incapables de prendre une nourriture solide, elles transforment d’abord en matière coulante le morceau exploité ; puis, la tête plongée dans le produit, à longs traits elles hument, elles s’abreuvent. Leur dissolvant, comparable dans ses effets au suc gastrique des animaux supérieurs, est, à n’en pas douter, déversé par la bouche. Le piston des crochets, en mouvement continuel, ne cesse de l’expectorer par doses infinitésimales. Tout point touché reçoit une trace de quelque subtile pepsine, et cela suffit pour que ce point bientôt difflue. Puisque digérer n’est, en somme, que liquéfier, on peut dire sans paradoxe que l’asticot digère sa nourriture avant de l’avaler.

 

Ces expériences en tubes, odieux de souillure et d’infection, m’ont valu quelques délicieux moments. L’excellent abbé Spallanzani dut en avoir de pareils quand il vit des morceaux de chair crue devenir coulants sous l’action du suc gastrique qu’il puisait, au moyen de pilules d’éponge, dans l’estomac des corneilles. Il trouvait les secrets de la digestion ; il réalisait dans un tube de verre le travail, alors inconnu, de la chimie stomacale. Lointain disciple, je revois, sous un aspect bien inattendu, ce qui tant frappa le savant italien. Des vers remplacent les corneilles. Ils bavent sur la viande, le gluten, le blanc d’œuf cuit, et ces matières se liquéfient. Ce que notre estomac fait dans les mystères de la cucurbite, l’asticot l’accomplit au dehors, à l’air libre. Il digère, et puis ingurgite.

 

À le voir plongé dans le bouillon cadavérique, on se demande même s’il ne s’alimenterait pas, du moins en partie, d’une façon plus directe. Pourquoi sa peau, fine comme pas une, ne serait-elle pas capable d’absorber ? J’ai bien vu l’œuf du Scarabée sacré et des autres bousiers considérablement grossir, volontiers je dirais se nourrir, dans la grasse atmosphère de la chambre d’éclosion. Rien ne dit que le ver de la Lucilie ne pratique ce mode de croissance. Je me le figure capable de se nourrir par toute la surface du corps. Au brouet que la bouche absorbe il ajoute l’appoint de ce que la peau cueille et tamise. Ainsi s’expliquerait la nécessité de vivres liquéfiés au préalable.

 

Donnons une dernière preuve de cette liquéfaction préparatoire. Si le cadavre, taupe, couleuvre ou autre, laissé en plein air dans une terrine, est recouvert d’une cloche en toile métallique qui prévient l’invasion des diptères, la pièce, sous un soleil ardent, se dessèche, se racornit sans humecter, de façon appréciable, le sable qu’elle recouvre. Il s’en dégage, certes, des fluides, car tout corps organisé est une éponge gonflée d’eau ; mais l’évacuation aqueuse est si lente, si modérée, que l’aridité de l’air et la chaleur la dissipent à mesure, si bien que le sable sous-jacent se maintient sec ou de peu s’en faut. Le cadavre devient une momie aride à l’égal d’un lambeau de cuir.

 

Au contraire, ne faisons pas usage de la cloche, laissons les diptères librement intervenir. Les choses aussitôt changent d’aspect. En trois ou quatre jours, apparaît sous la bête une sueur de sanie qui largement imbibe le sable. C’est la liquéfaction qui commence.

 

Je verrai toujours, tant il me frappa, le spectacle par lequel je termine. La pièce, cette fois, est une superbe couleuvre d’Esculape, longue d’un mètre et demi, et grosse comme un fort col de bouteille. À cause de sa taille qui excède les dimensions de ma terrine, j’enroule le serpent en double volute ou double étage. Quand le copieux morceau est en plein travail de dissolution, la terrine devient une mare où barbotent, innombrables, les vers de la Lucilie et ceux du Sarcophaga carnaria, liquéfacteurs encore plus puissants.

 

Tout le sable de l’appareil s’imbibe, devient boue comme s’il avait reçu une averse. Par le trou du fond, que protège un galet plat, le bouillon suinte goutte à goutte. C’est un alambic qui fonctionne, un alambic mortuaire où se distille la couleuvre. Attendons une semaine ou deux, et tout aura disparu, bu par le sol ; il ne restera sur la nappe boueuse que les écailles et les os.

 

Concluons : l’asticot est une puissance en ce monde. Pour restituer à la vie, dans le moindre détail, la dépouille de ce qui a vécu, il alambique les cadavres ; il les résout en un extrait dont s’abreuve et se fertilise la terre, nourrice de la plante.

 

XV

LES SARCOPHAGES


Ici le costume change, non la façon de vivre. C’est toujours la même fréquentation des cadavres, la même aptitude à la prompte liquéfaction des chairs. Il s’agit d’un diptère gris cendré, supérieur de taille aux Lucilies, rayé de brun sur le dos, marqué sur le ventre de miroitements argentés. Notons aussi les yeux rouges, sanguinolents, au dur regard d’équarrisseur. Le langage savant l’appelle Sarcophaga, mangeur de chair ; le vulgaire le nomme Mouche grise de la viande.

 

Que ces deux expressions, quoique justes, ne nous égarent point. Les Sarcophages ne sont nullement les audacieux entrepreneurs de pourriture qui fréquentent nos habitations, en automne surtout, et peuplent de vermine les viandes mal surveillées. L’auteur de ces méfaits est le Calliphora vomitoria, la Mouche bleue de la viande, plus corpulente et d’un bleu sombre. Celle-ci bourdonne contre nos vitres, elle assiège, astucieuse, le garde-manger ; elle épie dans l’ombre l’occasion de déjouer notre vigilance.

 

L’autre, la Mouche grise, collabore avec les Lucilies, qui ne s’aventurent pas dans nos demeures et travaillent en plein soleil. Moins craintive cependant, si la matière exploitable fait défaut au dehors, elle vient parfois dans les maisons tenter ses mauvais coups. Ses affaires terminées, au plus vite elle décampe, ne se sentant pas chez elle.

 

En ce moment, mon cabinet, succursale très modérée de mes établissements au grand air, est devenu quelque peu charnier. La Mouche grise me rend visite. Si j’expose sur la fenêtre un morceau de viande de boucherie, elle accourt, exploite la pièce et se retire. Nulle cachette ne lui échappe parmi les bocaux, les tasses, les verres, les récipients de toute nature qui encombrent mes étagères.

 

En vue de certaines recherches, j’ai fait amas de larves de Guêpes, asphyxiées sous terre dans leur nid. Furtivement elle arrive, découvre le gras monceau, et jugeant bonne trouvaille la provende dont sa race n’a peut-être jamais fait usage, elle lui confie une fraction de sa famille. J’ai laissé au fond d’un verre la majeure part d’un œuf durci d’où j’ai prélevé quelques morceaux de blanc destinés aux larves des Lucilies. La Mouche grise prend possession de ces restes, ne tient compte de leur nouveauté et les peuple. Tout lui est bon dans la série des matières albuminoïdes ; tout, jusqu’aux vers à soie morts, rebuts de la magnanerie ; tout, jusqu’à la purée de haricots et de pois chiches.

 

Ses préférences sont néanmoins pour le cadavre, bête à poils et bête à plumes, reptile et poisson indifféremment. En compagnie des Lucilies, elle est assidue à mes terrines. Journellement elle visite mes couleuvres ; elle s’informe de la maturité des pièces, les déguste de la trompe, s’en va, revient, prend son temps, enfin procède à ses affaires. Toutefois, ce n’est pas là, dans le tumulte des accourus, que je suivrai ses manœuvres. Un morceau de viande de boucherie exposé sur la fenêtre, devant ma table de travail, sera moins offensant pour la vue et l’odorat et me permettra observation plus aisée.

 

Deux diptères du genre Sarcophaga fréquentent mon pourrissoir, le Sarcophaga carnaria et le Sarcophaga hœmorrhoidalis, dont le ventre se termine par un point rouge. La première espèce, un peu plus forte que la seconde, domine en nombre et fait la majeure part du travail au chantier des terrines. C’est elle aussi qui, de loin en loin, et presque toujours isolée, accourt à l’appât déposé sur la fenêtre.

 

À l’improviste, elle survient, farouche. Bientôt elle se calme, ne songe plus à fuir si je m’approche, car le morceau lui convient. En sa besogne, elle est d’une promptitude surprenante. À deux reprises, za ! za ! le bout du ventre touche la viande, et c’est fait : un groupe de vermine frétille, se dégage et se disperse avec tant de prestesse que je n’ai pas le temps de prendre ma loupe pour faire un dénombrement exact. À vue d’œil, ils étaient une douzaine. Que sont-ils devenus ?

 

On les dirait entrés dans la chair, au point même de leur dépôt, tant ils ont disparu vite. Tel plongeon dans une matière de quelque résistance est impossible à ces débiles nouveau-nés. Où sont-ils ? Je les trouve un peu partout dans les replis de la viande, isolés et fouillant déjà du bec. Les rassembler pour les compter est impraticable, car je tiens à ne pas les endommager. Bornons-nous à l’évaluation fournie par un rapide coup d’œil : ils sont une douzaine environ, mis au monde en un jet de durée presque inappréciable.

 

Ces larves vivantes, substituées aux œufs habituels, sont depuis longtemps connues. On sait que les Sarcophages enfantent au lieu de pondre. Ils ont tant à faire, et leur travail est de telle urgence ! Pour eux, agents de la transformation des choses mortes, un jour est un jour, long espace de temps qu’il importe d’utiliser. Les œufs des Lucilies, bien hâtifs cependant, tardent vingt-quatre heures à donner leurs vermisseaux. Les Sarcophages font économie de cette durée. De leur matrice il flue immédiatement des travailleurs qui, aussitôt nés, se mettent à l’ouvrage. Avec ces ardents pionniers de l’hygiène générale, pas de chômage concernant l’éclosion, pas de minute perdue.

 

L’équipe n’est guère nombreuse, il est vrai ; mais combien de fois ne peut-elle se répéter ! Lisons dans Réaumur la description de l’admirable machine à procréer que possèdent les Sarcophages. C’est un ruban spiral, une volute de velours qui, pour toison, porte des vermisseaux assemblés l’un contre l’autre et engainés chacun dans un fourreau. Le patient historien a dénombré la légion. Ils sont, dit-il, près de vingt mille. La stupeur vous saisit devant cette affirmation de l’anatomie.

 

Comment la Mouche grise trouve-t-elle le temps d’établir pareille famille, surtout par petits paquets comme elle vient de le faire sur ma fenêtre ? Que de chiens crevés, de taupes, de couleuvres, n’a-t-elle pas à visiter avant d’épuiser sa matrice ! Les trouvera-t-elle ? Les cadavres de quelque volume n’abondent pas à ce point dans la campagne. Puisque tout lui est bon, elle se rabattra sur d’autres reliques de moindre importance. Si la pièce est riche, elle y reviendra demain, après-demain, plus tard encore, à nombreuses reprises.

 

Dans le courant de la saison, à force de paquets déposés un peu partout, peut-être finira-t-elle par caser sa portée entière. Mais alors, si tout prospère, quel encombrement ; car il y a plusieurs générations dans l’année ! On le pressent : il doit y avoir un frein à ces exagérations génésiques.

 

Informons-nous d’abord du ver. C’est un robuste asticot, facile à distinguer de celui des Lucilies par sa taille plus grande et surtout par la façon dont le corps se termine en arrière. Il y a là une brusque troncature, excavée en coupe profonde. Au fond de ce cratère s’ouvrent deux soupiraux respiratoires, deux stigmates à lèvres d’un roux ambré. Le bord de la cavité se frange d’une dizaine de festons anguleux et charnus, irradiés en manière de diadème.

 

À la volonté de l’animal, cette couronne se clôt par le rapprochement de ses dentelures, ou bien s’ouvre par leur épanouissement. Ainsi se protègent les orifices respiratoires menacés de s’engorger quand le ver disparaît dans la purée ambiante. L’asphyxie surviendrait si les deux soupiraux de l’arrière venaient à s’obstruer. Pendant l’immersion, le diadème à festons se ferme ainsi qu’une fleur rapprochant ses pétales, et le liquide n’a pas accès dans le cratère.

 

Suit l’émersion. L’arrière reparaît à l’air, mais seul, juste au niveau du liquide. Alors la couronne s’épanouit de nouveau, la coupe bâille, et prend l’aspect d’une fleurette qui pour corolle aurait les dentelures blanches de la margelle, et pour étamines les deux points d’un roux vif, les stigmates du fond. Lorsque les vers, serrés l’un contre l’autre, la tête en bas dans le bouillon fétide, forment banc continu, le spectacle de ces godets respiratoires, sans cesse ouverts et refermés avec un petit clappement de soupape, fait presque oublier les horreurs du pourrissoir. On dirait un tapis de mignonnes anémones de mer. L’asticot a ses grâces.

 

Il est visible, si les choses ont une logique, qu’une larve si bien précautionnée contre l’asphyxie par noyade doit fréquenter un milieu fluide. On ne se couronne pas l’arrière-train d’un diadème pour la seule satisfaction de l’épanouir. Avec son appareil à rayons, le ver de la Mouche grise nous dit sa fonction périlleuse : en exploitant un cadavre, il court le risque de se noyer. Comment cela ? Rappelons-nous les vers de la Lucilie, nourris de blanc d’œuf cuit. Le mets leur agrée ; seulement, par le travail de leur pepsine, il devient si fluide qu’ils y périssent submergés. À cause de leurs stigmates postérieurs, à fleur de peau, sans nul système défensif, ils sont perdus quand leur manque tout appui hors du liquide.

 

Bien que liquéfacteurs incomparables, les asticots des Sarcophages ignorent ce péril, même dans une mare de brouet cadavérique. Leur arrière pansu fait office de flotteur et maintient au dehors les soupiraux de la respiration. Si l’immersion est nécessaire pour fouiller plus profondément, l’anémone de derrière se clôt et protège les stigmates. Les vers de la Mouche grise sont doués d’un appareil de scaphandrier parce qu’ils sont d’éminents liquéfacteurs, exposés à des plongeons.

 

Au sec, sur une feuille de carton où je viens de les déposer pour les observer à l’aise, activement ils cheminent, la rosette respiratoire épanouie, l’armature buccale s’élevant, s’abaissant comme appui. Le carton est sur ma table, à trois pas d’une fenêtre ouverte, uniquement éclairée à cette heure par la douce illumination du ciel. Or tous les vers, tant qu’il y en a, se dirigent à l’opposé de la fenêtre ; ils fuient à la hâte, éperdus.

 

Je retourne le carton d’avant en arrière, sans toucher aux fuyards. Cette manœuvre remet les bêtes en face de la lumière. À l’instant halte, hésitation et demi-tour de la troupe, qui de nouveau fait retraite vers l’obscur. Avant que l’extrémité du champ de course soit atteinte, autre retournement du carton. Une seconde fois les asticots virent et rétrogradent. En vain l’épreuve se renouvelle, chaque fois l’escouade fait volte-face à l’opposé de la fenêtre ; obstinément elle déjoue les embûches du carton retourné.

 

La piste est ici de peu d’étendue : le carton mesure trois pans de longueur. Donnons de l’espace. Je range les vers sur le parquet de l’appartement ; avec un pinceau je les oriente la tête tournée vers l’ouverture éclairée. Aussitôt libres, ils virent, se dérobent à la clarté. De toute la vitesse que leur permet une locomotion de cul-de-jatte, ils arpentent le carrelage du cabinet et vont se buter, à six pas de distance, contre le mur, qu’ils longent après, les uns à gauche, les autres à droite. Ils ne se sentent jamais assez loin de cette odieuse baie pleine d’illumination.

 

Ce qu’ils fuient, c’est évidemment la lumière ; car si je fais ombre avec un écran, la troupe ne change pas de direction au moment où je retourne le carton. Elle progresse alors très bien vers la fenêtre ; mais l’écran enlevé, aussitôt elle rétrograde.

 

Qu’un ver destiné à vivre dans l’obscur, sous le couvert d’un cadavre, évite la lumière, il n’y a rien là que de très naturel ; l’étrange est la perception lumineuse elle-même. L’asticot est aveugle. Sur son avant pointu, qu’on hésite à qualifier de tête, absolument aucun vestige d’appareil optique ; sur le reste du corps, pas davantage. C’est partout la même peau, nue, blanche et lisse.

 

Et cet aveugle, ce privé de toute innervation spéciale desservie par des points oculaires, est d’une extrême sensibilité à la lumière. Sa peau entière est une sorte de rétine, incapable de vision, cela va sans dire, mais enfin apte à distinguer l’éclairé de l’obscur. Sous les rayons directs du soleil, chauds et mordants, l’inquiétude du ver aurait explication facile. Nous-mêmes, avec notre épiderme si grossier par rapport à celui de l’asticot, nous distinguons, sans le secours des yeux, l’insolation et l’ombre.

 

Ici le problème singulièrement se complique. Mes expérimentés ne reçoivent que la lueur diffuse du ciel, pénétrant dans mon cabinet par une fenêtre ouverte, et cette lueur si modérée les met en émoi, les affole. Ils fuient la pénible apparition ; ils veulent s’en aller coûte que coûte.

 

Or qu’éprouvent les fuyards ? Sont-ils endoloris par les radiations chimiques ? Sont-ils exaspérés par d’autres radiations connues ou inconnues ? La lumière nous garde encore bien des secrets, et notre optique consultant l’asticot cueillerait peut-être quelques précieux documents ; aussi aurais-je bien volontiers fouillé plus avant la question si j’avais en mains l’outillage nécessaire. Mais je n’ai pas aujourd’hui, je n’ai jamais eu, bien entendu, je n’aurai jamais les ressources qui tant viendraient en aide au chercheur. Seuls en sont pourvus les habiles, plus soucieux de postes lucratifs que de belles vérités. Continuons cependant dans la mesure que permet l’inanité de mes moyens.

 

Grossies à point, les larves des Sarcophages descendent en terre pour s’y transformer en pupes. L’ensevelissement a pour objet, cela saute aux yeux, de donner au ver la tranquillité que réclame la métamorphose. Ajoutons que la descente a pour but aussi d’éviter les importunités de la lumière. L’asticot s’isole de son mieux, se soustrait au tumulte du jour avant de se contracter en tonnelet.

 

Dans les conditions habituelles, si le terrain est meuble, il ne descend guère au-delà d’un travers de main, car sont à prévoir les difficultés du retour à la surface quand l’insecte, devenu adulte, sera gêné par ses délicates ailes de mouche. À une profondeur médiocre, le ver se trouve donc convenablement isolé. Sur les côtés, la couche qui le garantit de la lumière est d’épaisseur indéfinie ; supérieurement elle est d’un décimètre environ. Derrière cet écran, obscurité profonde, délices de l’enfoui. Voilà qui est bien.

 

Qu’adviendrait-il si, par artifice, la couche latérale se maintenait, à toute profondeur, non assez épaisse pour satisfaire le ver ? Cette fois, j’ai de quoi résoudre la question. C’est un gros tube de verre, ouvert aux deux bouts, long d’environ un mètre et large de deux centimètres et demi. Il me sert à faire chanter la flamme de l’hydrogène dans les petites leçons de chimie que je donne à mes enfants.

 

Je le ferme d’un bout avec un bouchon de liège et je le remplis de sable sec et fin, passé au tamis. À la surface de cette longue colonne, suspendue suivant la verticale dans un coin de mon cabinet, j’installe une vingtaine de larves de sarcophage, que je nourris avec de la viande. Semblable préparation se répète dans un ample bocal, d’un empan d’ouverture. Devenus assez forts, dans l’un et l’autre appareil les vers descendront à telle profondeur qui leur conviendra. Il n’y a plus qu’à laisser faire.

 

Enfin les vers s’enterrent, se racornissent en pupes. C’est le moment de consulter les deux appareils. Le bocal me donne la réponse que j’aurais obtenue dans la liberté des champs. À un décimètre plus ou moins de profondeur, les vers ont trouvé gîte tranquille, défendu dans le haut par la couche traversée et sur les côtés par l’épais contenu du vase. Satisfaits de l’emplacement, ils se sont arrêtés là.

 

Dans le tube, c’est une tout autre affaire. Les pupes les moins enterrées sont à un demi-mètre de profondeur. D’autres se trouvent plus bas ; la plupart même ont atteint le fond du canal et sont en contact avec le bouchon de liège, barrière infranchissable. Ces dernières, cela se voit, seraient descendues plus profondément encore si l’appareil l’avait permis. Pas une, sur la vingtaine de larves, ne s’est fixée dans la station habituelle ; toutes ont pénétré plus avant dans la colonne de terre, jusqu’à épuisement de forces. Inquiètes, elles ont fui en un plongeon illimité.

 

Que fuyaient-elles ? La lumière. En dessus, la couche traversée forme abri plus que suffisant ; mais sur les côtés l’impression désagréable se fait toujours ressentir à travers une enveloppe de terre d’une douzaine de millimètres d’épaisseur si la descente se fait suivant l’axe. Pour se dérober à l’irritante impression, le ver continue donc la descente, espérant obtenir plus avant le repos qui lui est refusé en arrière. Il ne s’immobilise qu’exténué d’efforts ou bien arrêté par un obstacle.

 

Or, dans une douce clarté diffuse, quelles peuvent être les radiations capables d’agir sur ce passionné de l’obscur ? Ce ne sont certainement pas les simples rayons lumineux : un écran de fine terre tassée, d’un centimètre et plus d’épaisseur, est d’une opacité complète. Alors pour mettre en émoi le ver, l’avertir de l’extérieur trop voisin et lui faire chercher l’isolement à des profondeurs insensées, il faut d’autres radiations, connues ou inconnues, capables de traverser un écran que ne peuvent franchir les radiations ordinaires. Qui sait à quels aperçus nous conduirait la physique de l’asticot ? Faute d’outillage, je me borne à des soupçons.

 

Descendre dans la terre à un mètre de profondeur, et plus encore si l’engin l’avait permis, est pour le ver de la Mouche grise une aberration qu’ont provoquée les malices de l’expérimentation ; jamais, livré à sa propre sagesse, il ne s’enfouirait aussi bas. C’est bien assez d’un travers de main d’épaisseur, c’est même beaucoup lorsque, la transformation accomplie, il devra remonter à la surface, opération laborieuse, vrai travail de puisatier enseveli. Il lui faudra lutter contre le sable qui s’éboule et comble à mesure le peu de vide obtenu ; il lui faudra peut-être, sans levier et sans pic, s’ouvrir une galerie dans l’équivalent du tuf, c’est-à-dire dans une terre qu’une ondée a rendue compacte.

 

Pour la descente, le ver a ses crochets ; pour l’ascension, le diptère n’a rien. Il est faible, éclos du moment, avec des chairs non encore affermies. Comment parvient-il à sortir ? Nous le saurons en surveillant quelques pupes mises au fond d’une éprouvette pleine de terre. La méthode des Sarcophages nous apprendra celle des Lucilies et des autres muscides, qui, tous, font usage des mêmes moyens.

 

Enclos dans sa pupe, le diptère naissant fait d’abord sauter le couvercle de son coffret à l’aide d’une hernie qui lui pousse entre les deux yeux et lui double, lui triple le volume de la tête. Cette vessie céphalique a des palpitations ; elle se gonfle et se dégonfle tour à tour par l’afflux et le retrait alternatifs du sang. C’est un piston de presse hydraulique qui descelle et refoule l’avant du barillet.

 

La tête sort. Le monstrueux hydrocéphale continue son jeu frontal tout en restant immobile. À l’intérieur de la pupe s’accomplit travail délicat : le rejet de la blanche tunique nymphale. Pendant cette opération, la hernie se maintient saillante. La tête n’est pas une tête de mouche ; c’est une mitre bizarre, énorme, renflée à la base en deux calottes rouges, qui sont les yeux. Se fendre le crâne par le milieu, en déjeter de droite et de gauche les deux moitiés et faire sourdre dans l’intervalle une intumescence qui, de sa pression, défonce le tonnelet, voilà l’originale méthode des muscides.

 

Pour quels motifs, une fois le barillet défoncé, la hernie se maintient-elle longtemps gonflée et saillante ? J’y vois une poche de débarras où l’insecte refoule momentanément ses réserves sanguines pour diminuer d’autant le volume du corps et l’extraire plus aisément de la défroque nymphale, puis de l’étroit goulot de la coque. Il relègue au dehors, tant que dure l’opération de la délivrance, tout ce qu’il peut injecter de sa masse d’humeurs ; il se fait petit au dedans de la pupe en se gonflant jusqu’au difforme au dehors. Deux heures et au-delà se passent en cette laborieuse énucléation.

 

Enfin voici la mouche à découvert. Les ailes, parcimonieux moignons, atteignent à peine le milieu du ventre. Elles ont au côté externe une profonde sinuosité pareille aux échancrures d’un violon. Cela diminue d’autant la surface et la longueur, condition excellente pour amoindrir le frottement à travers la colonne terreuse qu’il s’agit de franchir.

 

L’hydrocéphale reprend de plus belle sa manœuvre ; il gonfle et dégonfle la gibbe frontale. Le sable cogné ruisselle le long de l’insecte. Les pattes n’ont qu’un rôle secondaire. Tendues en arrière, immobiles, quand le coup de piston est donné, elles fournissent appui. À mesure que le sable descend, elles le tassent, prestement le refoulent, puis se traînent inertes jusqu’au prochain ruissellement. La tête avance chaque fois d’une longueur égale à celle qu’occupait le sable déplacé. Autant de coups de l’intumescence frontale, autant de pas en avant. Dans un milieu sec et mobile, les choses marchent assez vite. En un petit quart d’heure est franchie une colonne d’un décimètre et demi de hauteur.

 

Aussitôt à la surface, l’insecte, tout poudreux, procède à sa toilette. Il fait saillir une dernière fois sa hernie frontale, il la brosse soigneusement avec les tarses antérieurs. Avant de rentrer la machinette bossue et de s’en faire un front qui ne s’ouvrira plus, il est urgent de l’épousseter à fond, crainte de se loger du gravier dans la tête. Les ailes sont passées et repassées à la brosse ; elles perdent leurs échancrures de violon ; elles s’allongent, elles s’étalent. Puis, immobile à la surface du sable, la mouche achève de se mûrir. Donnons-lui la liberté. Elle ira rejoindre les autres sur les couleuvres de mes terrines.

 

XVI

LES SAPRINS. LES DERMESTES


Vingt mille, affirme Réaumur, vingt mille embryons dans les flancs de la Mouche grise, vingt mille ! Que veut-elle faire de cette formidable famille ? Avec une descendance qui se répète plusieurs fois dans l’année, aurait-elle la prétention de dominer le monde ? Elle en serait capable. Déjà, au sujet de la Mouche bleue, elle moins prolifique, Linné a pu dire : « Trois mouches dévorent un cadavre de cheval aussi rapidement que le ferait un lion. » Que sera-ce de l’autre ?

 

Réaumur nous rassure. « Malgré une fécondité si étonnante, dit-il, ces sortes de mouches ne sont pas plus communes que d’autres qui leur ressemblent et dans les ovaires desquelles on ne trouve que deux œufs. Les vers des premières sont destinés, apparemment, à nourrir d’autres insectes, auxquels il en échappe très peu. »

 

Or, quels sont les insectes chargés de cet émondage ? Le maître les soupçonne ; il les devine, sans avoir l’occasion de les observer. Mes pourrissoirs me fournissent le moyen de combler cette lacune de l’histoire ; ils me montrent en pleine fonction les consommateurs préposés à l’extermination de l’encombrant asticot. Racontons ces graves affaires.

 

À la faveur du dissolvant bavé par la grouillante vermine, une grosse couleuvre se liquéfie. La terrine devient une jatte de laitage cadavérique d’où émerge, en spire, l’échine du reptile. La gaine des écailles se tuméfie, palpite en molles ondes, comme si de ses flux et reflux une marée intérieure soulevait l’épiderme. Ce sont des équipes de travailleurs qui passent et repassent entre chair et peau, à la recherche d’un bon chantier. Quelques-uns, entre les écailles disjointes, se montrent un instant à découvert. Surpris par la lumière, ils dardent leur tête pointue et aussitôt rentrent. Tout à côté, dans les sillons de la volute, le brouet aux fortes épices s’étale en détroits stagnants. Là, par bancs, la plupart consomment, immobiles, serrés l’un contre l’autre, et la rosette respiratoire épanouie au niveau du liquide. Ils sont l’indéfini, l’immense, qui se refuse à la supputation.

 

Au banquet d’asticots, de nombreux étrangers prennent part. Les premiers accourus sont les Saprins, les insectes de l’infection, comme le dit leur nom. Ils arrivent en même temps que les Lucilies, avant que la pièce ne difflue. Ils prennent position, reconnaissent le morceau, se lutinent au soleil, se blottissent sous le couvert du cadavre. L’heure des franches lippées n’est pas encore venue. Ils attendent.

 

En dépit de leur séjour dans les fétidités, ce sont de jolis insectes que les Saprins. Bien cuirassés, courtauds, trottinant menu par brefs élans, ils reluisent, semblables à des perles de jayet. Ils ont aux épaules des chevrons, des stries obliques dont le classificateur prend note pour se reconnaître au milieu de leur variété spécifique ; ils tempèrent l’éclat de leurs noirs élytres par des espaces pointillés où la lumière se diffuse. Certains, sur un fond de bronze terne, gravé au burin, se ménagent des plaques polies et miroitantes. Parfois le sombre costume d’ébène se pare d’ornements à vive coloration. Le Saprin maculé se décore chaque élytre d’une superbe lunule orangée. Bref, sous le seul rapport des élégances, ces petits employés des pompes funèbres ne sont pas dépourvus de mérite ; ils font bonne figure dans les boîtes de nos collections.

 

Mais c’est surtout à l’ouvrage qu’il convient de les voir. La couleuvre est noyée dans le bouillon de sa chair fluidifiée. Les asticots sont légion. De leurs soupapes à diadème qui mollement s’ouvrent, se ferment, ils font nappe fleurie à la surface de la mare en extrait de viande. Pour les Saprins, l’heure est venue de la ripaille.

 

Très affairés, allant et revenant dans les parties encore à sec, ils escaladent les écueils, les promontoires que forment les plis du reptile, et de ces points, à l’abri de la marée périlleuse, ils pêchent le morceau de leur choix. Un ver est près de la rive, pas trop gros et de la sorte plus tendre. Un des gloutons le voit, prudemment se rapproche du gouffre, happe des mandibules et tire à lui, extirpe. L’andouillette vient, toute frétillante. Aussitôt à sec sur le rivage, la pièce est éventrée et délicieusement grugée. Rien n’en reste. Tirant d’un côté et tirant de l’autre, mais sans rixe, fréquemment deux confrères se partagent le morceau.

 

Sur tous les points du littoral ainsi se pratique la pêche aux asticots, pêche de peu d’abondance, car la majeure partie du fretin se trouve au large, dans les eaux profondes, où les Saprins ne s’aventurent pas. Jamais ils ne risquent une patte dans le liquide. Cependant, par degrés, la marée se retire, bue par le sable, évaporée par le soleil. Les vers font retraite sous le cadavre ; les Saprins les y suivent. Le massacre devient général. Quelques jours après, soulevons la couleuvre. D’asticots, il n’y en a plus. Il n’y en a pas davantage dans le sable, en préparatifs de transformation. La horde a disparu, mangée.

 

L’extermination est telle que, pour obtenir des pupes, il me faut recourir à des éducations secrètes, préservées de l’invasion des Saprins. Les terrines en plein air, librement visitées, ne m’en donnent jamais, si nombreux que soient les vers au début. En mes premières études, sans soupçon encore du massacre, je ne revenais pas de ma surprise lorsque, ayant constaté quelques jours avant vermine abondante sous telle et telle autre pièce, je ne trouvais plus rien, même dans le sable. J’aurais cru à une émigration totale des occupants, s’il eût été permis de supposer l’asticot voyageant au loin à travers l’aride.

 

Les Saprins, amateurs de grasses andouillettes, sont chargés de l’émondage de la Mouche grise, dont les vingt mille fils laisseront à peine quelques survivants, juste de quoi maintenir la race en de convenables limites. Ils s’empressent autour de la taupe et de la couleuvre mortes ; mais, tenus à l’écart par des sanies trop fluides et sustentés d’ailleurs de quelques sobres bouchées, ils attendent que l’œuvre du ver s’accomplisse. Alors, la liquéfaction du cadavre terminée, ils font carnage des liquidateurs. Pour expurger rapidement le sol des déchets de la vie, l’asticot assainisseur exagère donc ses légions ; puis, devenu lui-même un péril à cause de son nombre, il disparaît exterminé, quand est finie sa besogne d’assainissement.

 

Dans mon voisinage, je fais collection de neuf espèces de Saprins, trouvés les uns sous les cadavres, les autres sous les ordures. Je les mentionne en note[3]. Les quatre premières espèces accourent à mes terrines, mais les plus nombreux et les plus assidus, ceux auxquels revient le gros de l’ouvrage, sont le Saprinus sub-nitidus et le Saprinus detersus. Ils arrivent dès avril, en même temps que les Lucilies, dont ils ravagent la famille avec le même zèle qu’ils le font de celle de la Mouche grise. Tant que le soleil torride de la canicule ne met pas fin à l’invasion du diptère en desséchant trop vite les pièces exposées, ils abondent l’un et l’autre dans mes chantiers à pourriture. Ils reparaissent en septembre, aux premières fraîcheurs de l’automne.

 

Chair et poisson, gibier à poil et reptile, tout leur agrée, parce que l’asticot, leur mets par excellence, en est satisfait lui aussi. En attendant que la vermine grossisse, ils prélèvent quelques lippées sur les sanies ; mais ce n’est guère qu’un apéritif, qui prépare à la grande ripaille, lorsque les vers frétilleront, dodus à point.

 

À les voir si actifs, on se les figure d’abord comme occupés des soins de la famille. Je l’ai cru, et je me trompais. Sous les pièces de mon officine à cadavres, jamais de ponte, jamais de larves leur appartenant. La famille doit s’établir ailleurs, apparemment dans les fumiers et les ordures. En mars, dans le sol d’un poulailler imprégné des fientes de la volaille, j’ai trouvé, en effet, leurs nymphes, aisément reconnaissables. Les adultes ne visitent mes pourrissoirs que pour festoyer aux dépens de l’asticot. Leur mission accomplie, dans l’arrière-saison, ils reviennent apparemment aux ordures sous le couvert desquelles se prépare la génération qui, dès la fin de l’hiver, accourt à la bête morte afin de modérer les excès des Sarcophages et des Lucilies.

 

Le travail du diptère ne suffit pas aux exigences de l’hygiène. Quand le sol a bu l’extrait cadavérique élaboré par les vers, des résidus abondent, non liquéfiables ou racornis par la chaleur. D’autres exploiteurs sont nécessaires qui reprennent la pièce devenue momie et grignotent le tendon, le muscle desséché, jusqu’à ce que la relique se réduise à un monceau d’ossements aussi nets que l’ivoire.

 

Les Dermestes sont chargés de ce long travail de rongeurs. Deux espèces viennent à mes appareils en même temps que les Saprins : le Dermestes undulatus Brahm, et le Dermestes Frischi Kugel. Le premier, zébré de fines ondulations neigeuses sur fond noir, a le corselet roux tigré de points bruns ; le second, supérieur de taille, est en entier noirâtre avec les côtés du corselet poudrés de cendré. Tous les deux sont vêtus en dessous d’une flanelle blanche, qui fait violent contraste avec le reste du costume et semble en contradiction avec le métier.

 

Le Nécrophore, enterreur de morts, nous a déjà montré cette propension aux douces étoffes ainsi qu’au disparate des couleurs heurtées. Il se couvre la poitrine d’un gilet de flanelle nankin, il se décore les élytres de galons rouges, il se met au bout des antennes un pompon orangé. En son humilité, le Dermeste ondulé, portant pèlerine en peau de léopard et justaucorps à zébrures d’hermine, pourrait presque rivaliser d’élégance avec ce grand entrepreneur d’enfouissements.

 

Nombreux l’un et l’autre, les deux Dermestes viennent à mes terrines dans un but commun : disséquer jusqu’à l’os le cadavre et se nourrir de ce qu’ont laissé les asticots. Si le travail de ces derniers n’est pas fini, si le dessous de la pièce suinte encore, ils attendent, assemblés sur les bords du récipient ou bien agrippés par files aux cordons suspenseurs. Dans le tumulte des impatients, des chutes sont fréquentes, qui renversent le maladroit et montrent un instant la blanche flanelle ventrale. Vite l’étourdi se remet sur pied, décampe et remonte aux cordages. Au bon soleil, des pariades se font, et nombreuses, autre manière de tuer le temps. Entre eux pas de démêlés en vue de la meilleure place et du meilleur morceau. Le banquet est copieux ; il y en a pour tous.

 

Enfin la victuaille est au point convenable : les vers ont disparu, saccagés par les Saprins ; ces derniers eux-mêmes se font rares, vont ailleurs à la recherche d’un autre trésor de vermine. Les Dermestes prennent possession de la pièce. Ils y stationnent indéfiniment, même pendant la rude période caniculaire, lorsque l’excès de chaleur et l’aridité a mis en fuite tout le reste. Sous le couvert de la carcasse tarie, à l’ombre de la bourre de taupe qui fait opaque tenture, ils grugent, rongent, cisaillent tant qu’il reste sur l’os une miette mangeable.

 

Et la consommation marche vite, car l’un d’eux, le Dermeste de Frisch, s’entoure de sa famille, douée des mêmes appétits. Parents et progéniture larvaire de tout âge pêle-mêle festoient, insatiables. Quant au Dermeste ondulé, collaborateur de l’autre dans la dissection des cadavres, j’ignore en quels points il dépose ses œufs. Mes terrines ne m’ont rien appris sur ce sujet. Elles me renseignent très bien, au contraire, sur la larve de l’autre Dermeste.

 

Tout le printemps et la majeure partie de l’été, l’adulte abonde sous mes pièces, en compagnie des jeunes bêtes disgracieuses, à farouche hérissement de cils noirâtres. Le dos, couleur de poix, porte galon roux, d’un bout à l’autre, en son milieu. La face inférieure, frottée de céruse, promet déjà la flanelle blanche de l’âge mûr. L’avant-dernier segment est armé au-dessus de deux points courbes. Ce sont des grappins propres à favoriser le prompt glissement de la larve dans les interstices des os.

 

La pièce exploitée semble déserte, tant est grande au dehors la tranquillité. Soulevons-la. À l’instant, quelle animation, quel tumulte ! Surprises par la brusque invasion de la lumière, les larves à échine poilue plongent sous les débris, s’insinuent dans les défilés de la charpente osseuse ; les adultes, à mouvements moins flexibles, trottinent assez embarrassés ; ils se terrent de leur mieux, ils s’envolent. Laissons-les à leurs ténèbres ; ils reprendront le travail interrompu, et dans le courant de juillet nous trouverons leurs nymphes sans autre abri que les ruines du cadavre.

 

Si le Dermeste dédaigne de descendre en terre pour se transformer et trouver protection suffisante sous les restes de la bête rongée, il n’en est pas de même du Silphe, autre exploiteur des morts. Deux espèces visitent mes terrines : le Silpha rugosa Linn., et le Silpha sinuata Fab. Bien que fréquentés assidûment par l’un et l’autre, mes appareils ne me fournissent rien de précis sur l’histoire de ces deux habituels associés du Dermeste et du Saprin. Peut-être m’y suis-je pris trop tard.

 

À la fin de l’hiver, en effet, je trouve sous un crapaud la famille du Silphe rugueux. Elle consiste en une trentaine de larves nues, d’un noir luisant, aplaties et de forme lancéolée. Les segments abdominaux se terminent de chaque côté par une dent dirigée en arrière. L’avant-dernier porte de courts filets ciliés. Blotties dans l’obscur du crapaud évidé, ces larves grignotent l’aride conserve, brunie et longtemps cuite au soleil.

 

Vers la première semaine de mai, elles descendent en terre et s’y creusent chacune une niche ronde. Les nymphes sont en continuel éveil. Au moindre trouble, elles font moulinet de leur ventre pointu ; elles le brandissent en un rapide tournoiement oscillatoire, dans un sens, puis dans l’autre. À la fin du même mois, les adultes sortent de terre. Ce sont apparemment leurs pareils en précocité printanière qui viennent à mes terrines, se repaître et non se reproduire. Les soins de famille sont différés à plus tard, dans l’arrière-saison.

 

Je serai bref sur le Nécrophore (Necrophorus vestigator Hersch.), dont j’ai raconté ailleurs les prouesses. Il vient à mes appareils, bien entendu, mais sans y faire long séjour, les pièces étant en général au-dessus de ses moyens d’inhumation. Du reste, je m’opposerais moi-même à ses entreprises si le morceau lui convenait. Il me faut des exploitations à l’air libre, et non des ensevelissements. Si le fossoyeur insiste, je le dissuade par mes tracasseries.

 

Passons à d’autres. Quel est celui-ci, visiteur assidu, mais par petites équipes, quatre ou cinq à la fois, guère plus ? C’est un hémiptère, une punaise svelte, à ailes rouges, à cuisses postérieures renflées et dentelées ; c’est l’Alyde éperonné (Alydus calcaratus Linn.), un proche voisin du Réduve, si curieux par son œuf à système explosif. Lui aussi fait cas du gibier, mais combien sobre en comparaison de l’autre ! Je le vois errer sur mes pièces, à la recherche d’un os dénudé, blanchi par le soleil. Le point à sa convenance trouvé, il y applique le bout du rostre et de quelque temps ne bouge plus.

 

Avec son rigide outil, délié comme un crin, que peut-il puiser sur cet os ? En vain je me le demande, tant paraît aride la surface exploitée. Peut-être cueille-t-il des traces d’onctuosité laissées par la dent si scrupuleuse du Dermeste. Exploiteur très secondaire, il glane où les autres ont moissonné. J’aurais voulu suivre de plus près les mœurs de ce suceur d’os, obtenir surtout sa ponte dans l’espoir de quelque petit secret de mécanique au moment de l’éclosion. Mes tentatives ont échoué. Captif dans un bocal, avec les vivres requis, l’Alyde se laisse périr de nostalgie du jour au lendemain. Il lui faut le libre essor sur les romarins du voisinage après sa station aux pourrissoirs.

 

Terminons ce relevé de croque-morts par les Staphylins, la gent à courts élytres. Deux espèces, hôtes l’une et l’autre des fumiers, hantent mes terrines : l’Aleochara fuscipes Fab., et le Staphylinus maxillosus Linn. Mon attention est portée de préférence sur ce dernier, géant de la famille.

 

Barré de velours cendré sur fond noir, le Staphylin à fortes mâchoires m’arrive en petit nombre, toujours un par un. Brusquement il accourt au vol, peut-être des écuries voisines. Il met pied à terre, se convolute le ventre, ouvre ses tenailles et plonge fougueux dans la bourre de la taupe. Là, de ses puissantes pinces, il pique la peau bleuie, distendue par les gaz. La sanie suinte. Avidement le goulu s’en repaît, et c’est tout. Bientôt il part, avec la même brusquerie qu’il était venu.

 

Il ne m’a pas été donné d’en voir davantage. Le grand Staphylin n’accourt à mes terrines que pour y faire régal d’un mets très faisandé. Son gîte de famille doit être dans les fumiers, à proximité des écuries du voisinage. Volontiers je l’aurais vu s’établir à domicile dans mes charniers.

 

C’est, en effet, une étrange créature que le Staphylin. Ses élytres abrégés, lui couvrant tout juste le haut des épaules, ses farouches mandibules recourbées en crocs de romaine, son long ventre nu qu’il relève et brandit, en font un être à part, d’aspect inquiétant. Je tiendrais à me renseigner sur sa larve. Ne le pouvant avec le visiteur de mes taupes, je m’adresse à une espèce voisine, de peu s’en faut l’équivalent de l’autre sous le rapport de la taille.

 

En hiver, soulevant les pierres au bord des sentiers, je fais rencontre fréquente de la larve du Staphylin odorant (Staphylinus olens Müll.). La disgracieuse bête, peu différente comme forme de l’adulte, mesure deux centimètres et demi de longueur. La tête et le thorax sont d’un beau noir luisant ; le ventre est brun et se hérisse de cils clairsemés. Crâne aplati ; mandibules noires, très acérées, s’ouvrant en un croissant féroce qui dépasse deux fois le diamètre de la tête. Rien qu’à voir ces poignards courbes, on devine les mœurs du forban.

 

L’outil le plus curieux de la bête est la terminaison de l’intestin, qui se revêt de corne et s’allonge en un tube rigide, dirigé perpendiculairement à l’axe du corps. Cette pièce est un appareil de locomotion, une béquille anale. Quand il progresse, l’animal en appuie l’extrémité contre le sol et fait effort de ce levier en arrière, tandis que les pattes s’escriment à l’avant. Doré, le génial illustrateur des extravagances, a conçu semblable système. Il nous représente quelque part un cul-de-jatte cheminant des mains et assis dans une sébile que supporte un pivot. Le burlesque de l’artiste semble s’être inspiré de celui de la bête.

 

Entre confrères, le béquillard est mauvais voisin. Très rarement, sous la même pierre, je fais trouvaille de deux larves ; et lorsque cette chance m’arrive, l’une des deux est toujours en piteux état : l’autre la dévorait comme gibier d’usage courant. Assistons à la lutte des deux cannibales, qui ont faim l’un de l’autre.

 

Dans le cirque d’un verre à boire garni de sable frais, je mets deux larves d’égale vigueur. Aussitôt tête à tête, les voici qui brusquement se redressent, se rejettent en arrière, les six pattes en l’air, les crocs mandibulaires bâillant en plein, la béquille anale solidement fixée. Elles sont superbes d’audace dans cette posture d’attaque et de défense. Mieux que jamais, c’est le moment de reconnaître la haute utilité du pivot de l’arrière. En ce péril d’être éventrée, puis mangée par son adversaire, la larve n’a d’autre appui que le bout du ventre et le tube terminal. Les six pattes ne prennent part à la sustentation ; elles s’agitent, libres toutes les six et prêtes à l’enlacement.

 

Les deux adversaires sont dressés face à face. Qui des deux mangera l’autre ? La chance en décide. Après les menaces, la prise corps à corps. La lutte ne se prolonge guère. Favorisée par les hasards de la mêlée ou peut-être combinant mieux son coup, l’une happe l’autre par la nuque. C’est fait : toute résistance du vaincu est impossible ; le sang coule ; l’assassinat est perpétré. Quand plus rien ne bouge, le vainqueur fait curée de l’occis, ne laissant que la peau trop coriace.

 

Cette frénésie du meurtre entre semblables, est-ce cannibalisme imposé par la famine ? Il me semble bien que non. Repus au préalable et d’ailleurs riches de victuailles que je leur prodigue, ces mécréants sont aussi dispos que jamais à l’égorgement du prochain. En vain je les comble de morceaux de choix : jeunes larves d’Anoxie, lardons succulents ; Vitrines, petits mollusques que j’écrase à demi pour éviter aux conviés les ennuis du test. Aussitôt mis en présence, les deux forbans, qui viennent de faire ripaille d’une proie les égalant en volume, se redressent, se provoquent, se happent, jusqu’à ce que mort s’ensuive pour l’un ou l’autre. Suit l’odieuse consommation. Manger le confrère égorgé est, paraît-il, de règle.

 

La Mante qui, en captivité, fait proie de ses compagnes, a pour excuse les affolements de la bête en rut. Pour se débarrasser de ses rivales, l’âpre jalouse n’a rien de mieux à faire que de les manger, si elle est la plus forte. Cette dépravation génésique remonte bien plus haut. Le chat et le lapin notamment sont enclins à dévorer la jeune famille qui gênerait leurs passions inassouvies.

 

En mes bocaux et sous la pierre plate des champs, le Staphylin odorant n’a pas cette excuse. De par son état de larve, il est d’une profonde indifférence aux troubles de la pariade. Le semblable rencontré n’est en rien un rival amoureux. Et cependant, sans plus, on s’appréhende, on se jugule. Une lutte à mort décide qui sera le mangé, qui sera le mangeur.

 

Notre langue a le terme d’anthropophagie pour désigner l’horrible consommation de l’homme par l’homme ; elle n’a rien pour signifier l’acte similaire entre animaux de même espèce. Une locution proverbiale semblerait même dire que pareil terme est inutile hors de l’homme, mélange énigmatique de grandeur et de turpitude. Les loups ne se mangent pas entre eux, dit la sagesse des nations. Eh bien, voici la larve du Staphylin odorant qui fait mentir le proverbe.

 

Quelles mœurs ! J’aurais à ce sujet désiré l’avis du Staphylin à fortes mâchoires quand il venait visiter mes taupes faisandées, mes couleuvres pourries. Il m’a refusé ses secrets, se retirant toujours du charnier une fois repu.

 

XVII

LE TROX PERLÉ


Le diptère a bien mérité de l’hygiène. Venu le premier à la taupe morte, il y a laissé garnison d’assainisseurs qui, sans trousse de dissection, ni bistouris, ni scalpels, ont travaillé le cadavre. Le plus pressant était de stériliser la pièce, d’en extraire les matières très altérables, source de rapides et dangereuses putridités. C’est ce que vient d’opérer l’asticot. De sa bouche pointue, qui toujours fouille et refouille, il a bavé un dissolvant comme mes officines n’en possèdent pas de plus efficace ; de son réactif il a fondu les chairs et les viscères ; il les a réduits pour le moins en une purée fluide. À mesure le sol s’est imbibé de la fertile humeur, que la plante ne tardera pas à faire rentrer dans le laboratoire de la chimie vivante.

 

Sa mission terminée, le diptère devient à son tour un péril, à cause de son nombre excessif. Afin d’aller plus vite en leur urgente besogne, les vers opéraient par légions. Non refrénés, ils encombreraient le monde. L’équilibre de l’ensemble exige leur disparition. Alors, en temps opportun, arrive l’exterminateur, le Saprin, passionné de grasses andouillettes, le noir cuirassé trotte-menu qui fait carnage de la vermine et ne laisse survivre que le nécessaire au maintien de la race.

 

La taupe est maintenant une momie aride, et malgré tout pernicieuse si l’humide l’atteint. Cette loque doit aussi disparaître. Le Dermeste est chargé de l’ouvrage. Il s’établit sous la relique, en compagnie du Silphe, son collaborateur. De sa dent patiente, il lime, il râpe, il désarticule tant qu’il reste une parcelle de cartilage à ronger. Plus souple de reins pour se glisser dans les étroits défilés, sa larve famélique lui vient largement en aide.

 

Quand le Dermeste a fini, mes terrines sont des ossuaires, un pêle-mêle de vertèbres de couleuvre rangées en file, de mâchoires de taupe à fin râtelier d’insectivore, de phalanges de crapaud rayonnant en baguettes noueuses, de crânes de lapin entrecroisant leurs fortes incisives, le tout d’une blancheur, d’une netteté qu’envieraient nos préparateurs anatomiques.

 

Eh oui, travaillant l’un sur le mou d’abord, puis l’autre sur le ferme, l’asticot et le Dermeste ont fait œuvre méritoire. Plus de souillures pestilentielles, plus d’effluves dangereux. Le résidu, en majeure partie de nature pierreuse, s’il offense encore le regard, ne peut du moins vicier l’air, premier aliment de la vie. L’hygiène générale est satisfaite.

 

Outre les ossements, la taupe a laissé les haillons de sa fourrure ; la couleuvre s’est excoriée en lambeaux pareils à la dépouille que l’eau bouillante détache d’une racine charnue. Le dissolvant du diptère n’a pas eu de prise sur ces matériaux de nature cornée ; le Dermeste les a refusés. Ces nippes épidermiques resteront-elles inutilisées ? Non, certes. La nature, sublime économe, veille à ce que tout rentre dans le trésor de ses ouvrages. Pas un atome ne doit s’égarer.

 

D’autres vont venir, grignoteurs de riens, sobres et patients qui, poil par poil, moissonneront la fourrure de la taupe pour s’en couvrir et s’en habiller ; il s’en trouvera, l’affaire est certaine, qui feront régal avec l’écailleuse défroque du serpent. Ce sont les Teignes, humbles chenilles de non moins humbles papillons.

 

Tout leur agrée dans ce qui fut le vêtement d’un animal : crin, poil, écaille, corne, bourre, plume ; mais pour travailler il leur faut le repos et l’obscurité. Au soleil et dans l’agitation du plein air, elles refusent les résidus de mes terrines ; elles attendent qu’un coup de vent balaye les ossuaires et entraîne dans un recoin ténébreux le velours de la taupe et le parchemin du reptile. Alors infailliblement disparaîtra la friperie des morts. Quant aux os, les agents atmosphériques, riches de temps, les émietteront, les dissoudront à la longue.

 

Si je veux hâter le dénouement pour les restes épidermiques dédaignés du Dermeste, je n’ai qu’à les tenir dans l’obscur et le sec. Les Teignes ne tardent pas à venir les exploiter. Elles infestent ma demeure. J’avais reçu de la Guyane une peau de Crotale. L’horrible dépouille, roulée en paquet, m’était parvenue intacte, avec ses crochets venimeux dont la seule vue donne le frisson, avec sa sonnette d’anneaux crépitants. Au pays des Caraïbes on l’avait imprégnée d’un toxique qui devait indéfiniment en assurer la conservation. Précaution vaine : les Teignes ont envahi la pièce ; elles rongent la peau du serpent à sonnettes et trouvent excellente la victuaille insolite, consommée ici pour la première fois. Avec plus de zèle encore serait exploitée la victuaille connue, la peau de la couleuvre, tannée par l’asticot et le soleil.

 

À toute ruine de ce qui a vécu ne manquent jamais d’accourir des spécialistes, chargés de travailler la matière morte et de la remettre en circulation sous de nouvelles formes. Dans le nombre, il s’en trouve dont la singulière spécialité nous montre avec quelle scrupuleuse économie s’utilisent les déchets de la vie. Tel est le Trox perlé (Trox perlatus Scriba), humble coléoptère, gros au plus comme un noyau de cerise, tout noir et décoré sur les élytres de rangées de nodosités qui lui ont valu le qualificatif de perlé.

 

On est très excusable de ne pas le connaître, car l’insecte n’a jamais bien fait parler de lui. C’est un obscur, oublié de l’histoire. Empalé dans une boîte à collection, il prend rang non loin des bousiers, après les Géotrupes. Son costume sordide, terreux, dénote un fouilleur du sol. Mais quel est au juste son métier ? Comme tant d’autres, je l’ignorais, quand une trouvaille fortuite vint me renseigner et m’apprendre que l’insecte perlé mérite mieux qu’une simple case dans la nécropole du collectionneur.

 

Février finissait. Le temps était doux, le soleil bon. Sortis en famille, avec le goûter des enfants, pomme et morceau de pain dans le panier, nous étions allés voir fleurir les amandiers. L’heure du goûter venue, on faisait halte sous de grands chênes, quand Anna, la plus jeune de la maisonnée, toujours aux aguets de la petite bête avec ses yeux neufs de six ans, m’appela à quelques pas de notre groupe. « Une bête, disait-elle, deux, trois, quatre, et jolies ! Viens voir, papa, viens voir ! »

 

J’accourus. Un bout de rameau en main, l’enfant fouillait superficiellement dans le sable et subdivisait une sorte de loque poilue. Avec ma houlette de poche, je me mis de la partie. En un moment j’étais possesseur d’une douzaine de Trox, trouvés la plupart dans un abject feutre de bourre et d’os broyés. Ils y travaillaient, ils semblaient s’en nourrir. J’ai troublé leur banquet.

 

Que peut bien être cette ordure ? Question fondamentale à résoudre. Brillat-Savarin l’a formulée en axiome : « Dis-moi ce que tu manges, et je te dirai qui tu es. » Si je veux connaître le Trox, je dois m’informer d’abord de ses vivres. Lecteur, prenez en pitié les misères du naturaliste. Me voici scrutant, méditant, conjecturant, l’esprit tourneboulé par un problème inavouable, un problème stercoral.

 

À qui rapporter ce paquet filandreux, où je crois reconnaître de la bourre de lapin comme élément principal ? Les probabilités sont pour le chien. Le lapin est fréquent sur les collines sérignanaises ; il jouit même auprès des gourmets d’un certain renom. Les chasseurs du village le persécutent assidûment, et leurs chiens, braconniers insoucieux du permis et du gendarme, ne se font pas faute de le harceler pour leur propre compte en toute saison, prohibée ou licite.

 

Deux me sont connus de renommée, Mirate et Flambard. Ils se donnent rendez-vous le matin sur la place, se consultent du regard, se visitent avec les trois tours réglementaires, lèvent la patte contre la muraille, et les voilà partis. La majeure partie de la matinée, sur les pentes voisines, on les entendra japper d’une voix brève, aux trousses d’un lapin qui détale d’un fourré à l’autre, sa petite queue blanche retroussée. Enfin ils rentrent. Le dénouement de l’expédition se lit sur leurs babines ensanglantées : le lapin a été dévoré sur place tel quel, la peau comprise.

 

Est-ce bien ainsi que s’explique le produit dont vivaient mes Trox ? Il me le semble. L’éducation, dès lors, me paraît aisée. J’installe les insectes dans une grande terrine avec couche de sable et cloche en toile métallique. Le service consiste en excréments de chien, desséchés sur les tas de pierre du cantonnier au bord de la route. Ma ménagerie n’en veut pas, absolument pas. Je me suis mépris. Que lui faut-il donc ?

 

C’est sous l’ordure poilue, toujours là, jamais ailleurs, que je fais rencontre de l’insecte. Il est rare qu’un lopin de cette filasse n’en recèle quelques-uns. Sous leurs élytres, étroitement ajustés, ils n’ont que des ailes très rudimentaires, impropres à l’essor. C’est pédestrement que ces courts de jambes accourent au morceau et s’y rassemblent. Ils y viennent de loin, de partout à la ronde, guidés par le fumet. Encore une fois, quelle est l’origine de ce feutre assez apuanti à l’état frais pour attirer de si loin ses consommateurs ?

 

La réponse arrive enfin. Des recherches patiemment continuées sur la pente des collines, au voisinage des fermes surtout, me valent une pièce décisive. C’est une ordure riche de bourre et de Trox comme les autres, mais cette fois vraie pépite, toute reluisante en élytres de Carabe doré. Eurêka ! Jamais le chien, même affamé, ne fait nourriture de coléoptères, encore moins d’âcres Carabes. Seul le renard, en des moments de pénurie, accepte, faute de mieux, pareille victuaille. Il se dédommage plus tard avec le lapin ; il en fait massacre nocturne, lorsque chôment ses concurrents Flambard et Mirate.

 

La bourre dont ne peut tirer profit l’estomac du renard a ses amateurs. Au naturel, telle qu’elle est sur la dépouille qui fournira du feutre au chapelier, elle convient aux Teignes ; travaillée sans succès par l’intestin du Carnivore et assaisonnée de matière fécale, elle fait les délices du Trox perlé. Tous les goûts sont de ce monde, afin que rien ne se perde. La ménagerie sous cloche, pourvue des vivres requis, poils de lapins marinés par un essai de digestion, prospère très bien.

 

La cueillette de la provende se fait d’ailleurs sans difficulté. Le renard n’est que trop commun dans mon voisinage. Sur les sentiers embroussaillés qu’il fréquente de nuit, dans ses rondes autour des fermes, il m’est aisé de trouver ses galettes poilues. Mes Trox sont dans l’abondance.

 

D’humeur peu vagabonde et copieusement servis, ils paraissent très satisfaits de leur installation. De jour, ils se tiennent sur le monceau de vivres ; longuement ils consomment, immobiles. Si je m’approche de la cloche, à l’instant ils se laissent choir ; puis, revenus de leur émoi, ils se blottissent sous le tas. Rien de saillant dans les mœurs de ces pacifiques, si ce n’est la pariade qui, deux mois durant, traîne en longueur, bien des fois abandonnée, bien des fois reprise, souvent passagère velléité. Ce n’est jamais fini.

 

Les derniers jours d’avril, je procède à une fouille, sous le couvert des vivres. À très peu de profondeur dans le sable frais sont disséminés les œufs, un par un, sans loge, sans aménagement aucun de la mère. Ils sont blancs, globuleux, de la grosseur d’un grain de plomb pour oisillons. Je les trouve bien volumineux par rapport à la taille de l’insecte. Leur nombre n’est pas considérable. Une dizaine au plus, c’est tout pour une mère, autant que je peux en juger.

 

Bientôt suivent les larves, à développement assez rapide. Ce sont des vers nus, cylindriques, d’un blanc terne, courbés en crochet comme ceux des bousiers, mais dépourvus de la besace dorsale où ceux-ci tiennent en réserve le ciment destiné à crépir l’intérieur de la miche évidée et à préserver les vivres de la dessiccation. Tête robuste, d’un noir luisant ; un trait brun de chaque côté du premier segment thoracique. Pattes vigoureuses ainsi que les mandibules.

 

Classés aux confins des alimentés de bouse, les Trox forment une tribu à mœurs grossières, bien éloignées des tendresses familiales du Scarabée, du Copris et des autres. Chez eux, plus de vivres emmagasinés à l’avance ; plus de ration pétrie à l’intention de la larve. Les moins industrieux des bousiers, les Onthophages par exemple, compriment au fond d’un puits un court boudin, choisi parmi le meilleur du monceau exploité ; ils ménagent dans la pièce servie une chambre d’éclosion, où l’œuf est délicatement logé. Par les soins de la mère, souvent aussi du père, le nouveau-né se trouve nanti à souhait. C’est un privilégié à qui sont épargnées les rudesses de la vie.

 

De leur côté, les Trox ont une éducation sévère, sans ménagements. À ses risques et périls, le ver doit se procurer le vivre et le gîte, grave question même pour un consommateur de fiente de renard. Sous l’ordure pileuse, la mère sème ses œufs. Ses prévisions dans l’intérêt des jeunes ne vont pas plus loin. Au gâteau qui la nourrit elle-même s’alimentera pareillement la famille. La pièce est copieuse, elle suffira pour tous.

 

Afin de suivre les premiers actes des vers, j’isole quelques œufs, un par un, dans des tubes de verre. Au fond, colonne de sable frais ; au-dessus, provisions alimentaires prélevées sur ce que l’excrément vulpien a de mieux fourni en bourre de lapin. Éclos du jour, le vermisseau s’occupe tout d’abord du gîte. Il fouit, il se creuse une retraite dans le sable, courte galerie verticale où sont après entraînées quelques parcelles du feutre nourricier. À mesure que les vivres sont consommés, l’enfoui revient à la surface en cueillir de nouveaux. De la même manière débutent et se poursuivent les manœuvres des vers dans l’établissement principal, la terrine avec cloche.

 

Sous le couvert du monceau exploité en commun, les larves se sont creusé, chacune, un couloir vertical, de la longueur du doigt et du calibre d’un fort crayon. Au fond de la demeure, nul amas de vivres fait à l’avance, comme le permettraient les richesses de la surface. Au lieu de thésauriser, les larves des Trox vivent au jour le jour. Je les surprends, le soir surtout, qui discrètement remontent, ratissent le monceau au-dessus de leur puits et font récolte d’une brassée pileuse, aussitôt descendue à reculons. Tant que dure le petit ballot de bourre, elles ne reparaissent plus. La provision achevée et l’appétit revenu, nouvelle ascension et nouvelle collecte.

 

Ce fréquent va-et-vient dans la galerie menace de faire ébouler tôt ou tard la paroi sablonneuse. Ici revient l’industrie du couple Géotrupe, qui sait crépir de bouse la muraille de son puits afin d’en éviter la ruine, lorsque s’amasse, en des voyages répétés, la matière de l’énorme saucisson ; seulement, chez les Trox, c’est la larve elle-même qui procède au travail de consolidation. D’un bout à l’autre, elle tapisse sa galerie de ce même feutre dont elle se nourrit.

 

En trois ou quatre semaines, tous les matériaux pileux du monceau ont disparu sous terre, entraînés par les larves au fond des clapiers. À la surface du sol, il ne reste que les débris d’os. Les adultes sont terrés, défaillants ou morts. Leur temps est fini. Vers le solstice d’été, j’obtiens les premières nymphes. Un récipient de verre me les montre qui lentement tournent sur elles-mêmes et polissent du dos la paroi terreuse de leur loge, simple cellule ovalaire.

 

Vers le milieu de juillet, l’insecte parfait est mûr. Non encore souillé de la crasse de son métier, il est vraiment superbe avec sa cuirasse d’ébène, ses chapelets de grosses perles surmontées de cils blancs, ses tarses postérieurs et moyens gantés de roux vif. Il monte à la surface, trouve l’ordure du renard, s’y établit, et le voilà désormais sordide vidangeur. Engourdi dans le sable, sous le monceau qui fait toiture, il passera l’hiver et reprendra son travail au printemps.

 

En somme, le Trox est de médiocre intérêt. Un seul point, dans son histoire, mérite d’être retenu, savoir, sa prédilection pour ce qu’a refusé l’estomac du renard. Je connais un équivalent de ces goûts singuliers. La chouette, en possession d’un mulot, l’étourdit d’un coup de bec sur la nuque et l’avale tel quel. C’est à la poche digestive de désosser, d’épiler, de faire le triage du bon et du mauvais. La sélection faite, et supérieurement bien, l’oiseau, d’un haut-le-corps, se débarrasse de la chose indigeste ; il vomit une pelote de bourre et d’os. Or, tout autant que la filasse évacuée par le renard, cet immondice pilulaire a des amateurs. Je viens d’en voir un à l’ouvrage. C’est le Choleva tristis Panz., un nain apparenté à la famille des Silphes.

 

C’est donc objet bien précieux que le poil d’un lapin et d’un mulot, pour qu’il ait des exploiteurs spéciaux chargés de le reprendre en sous-œuvre quand l’intestin du renard et le jabot de la chouette n’ont pu le dompter et l’utiliser ? Oui, ce poil a du prix. La recette générale impérieusement le réclame pour de nouveaux ouvrages, à tel point que notre industrie, douée à sa manière d’un terrible pouvoir digestif, ne saurait nous garantir la possession prolongée de ce qui fut un peu de bourre.

 

Le drap vient du mouton. Il a été travaillé par les molaires de la machine chez le filateur et le tisseur, il a été imprégné de drogues chez le teinturier, il a passé par des épreuves pires que celles d’un essai de digestion. Est-il hors d’atteinte ? Non : les Teignes nous le disputent.

 

Toi, mon pauvre habit à queue de morue, souple elbeuf compagnon de mes corvées et témoin de mes misères, sans regret je t’ai délaissé pour la veste du paysan ; entre quelques bouquets de lavande camphrée, tu reposes dans un tiroir de la commode ; la ménagère te surveille, de temps à autre te secoue. Soins inutiles. Tu péris par les Teignes, comme la taupe périt par l’asticot, la couleuvre par le dermeste, comme nous-mêmes… Ne creusons pas plus avant le gouffre de la fin. Tout doit rentrer dans le creuset rénovateur où la mort verse continuellement de la matière pour la continuelle floraison de la vie.

 

XVIII

LA GÉOMÉTRIE DE L’INSECTE


L’industrie de l’insecte, celle de l’hyménoptère surtout, abonde en petites merveilles. Manufacturé de frais avec le coton que fournissent diverses plantes vêtues d’ouate, le nid de certains Anthidies est une outre d’exquise élégance. C’est correct de forme, aussi blanc que neige, gracieux au regard, doux au toucher mieux que duvet de cygne. Le nid de l’oiseau-mouche, coupe à peine grande comme la moitié d’un abricot, est en comparaison feutre rustique.

 

Mais cette perfection est de brève durée. L’artiste est gêné par les exigences de l’espace disponible. Son atelier est un abri de rencontre, une galerie non modifiable, qu’il faut utiliser telle qu’on l’a trouvée. Dans l’étroit réduit, les outres de coton se rangent donc en file, mutuellement se compriment et se déforment ; elles se soudent par les deux bouts avec les voisines, et l’ensemble devient une colonne noueuse moulée dans la capacité du logis. Faute de place, l’ourdisseur n’a pu continuer ses cotonnades d’après le devis élégant que lui dictait l’instinct. Un bout de corde, de médiocre mérite, remplace le superbe ouvrage qu’aurait feutré l’Anthidie travaillant par cellules isolées.

 

Lorsqu’il bâtit sur un galet, le Chalicodome des murailles construit d’abord une tourelle d’impeccable géométrie. La poudre ratissée aux points les plus durs des chemins battus et pétrie avec de la salive fournit le mortier. Pour donner solidité plus grande à l’ouvrage et pour économiser aussi le ciment, de récolte et de préparation dispendieuses, de menus graviers sont incrustés à l’extérieur avant que la matière fasse prise. L’édifice initial est de la sorte un joli bastion à rocailles.

 

Libre de sa truelle, l’Abeille maçonne vient de bâtir suivant le prototype de son art : le cylindre agrémenté d’une mosaïque. Mais d’autres cellules doivent suivre, une douzaine tout au moins. Alors s’imposent des obligations dont le premier travail était affranchi ; ce qui va se construire est subordonné à ce qui est déjà construit.

 

La solidité de l’ensemble exige que les tourelles fassent bloc, accolées l’une à l’autre ; l’économie des matériaux veut que la même cloison serve à deux cellules contiguës. Ces deux conditions sont incompatibles avec l’architecture réglementaire ; des cylindres groupés ne se touchent l’un l’autre que suivant une ligne, sans donner cloison commune d’étendue appréciable ; ils laissent entre eux des intervalles inoccupés dont souffrirait la stabilité générale. Que fait le constructeur pour remédier à ces deux vices ?

 

Il abandonne le tracé normal et le modifie d’après la place dont il dispose. Il déforme le cylindre, non dans la capacité, maintenue toujours ronde pour satisfaire aux commodités de la larve, le futur habitant, mais bien dans l’enveloppe, qui devient irrégulière, polygonale, et remplit de ses angles les encoignures libres.

 

L’élégante géométrie que promettait la première tourelle construite est abandonnée forcément lorsque l’édifice complet doit consister en un amas de cellules juxtaposées. L’incorrect succédant au correct s’accuse encore davantage à la fin du travail. Désireuse de fortifier son ouvrage et de le rendre inattaquable par les intempéries, la maçonne le crépit d’une épaisse couche de mortier. Incrustations de mosaïque, rondes embouchures closes d’un couvercle, bastions cylindriques, tout disparaît, noyé sous le revêtement défensif. Pour l’aspect, ce n’est plus alors qu’une motte de boue desséchée.

 

Le plus simple des corps ronds, le cylindre, est pareillement le type du pot à conserves où le Pélopée fait amas d’araignées. Avec de la boue cueillie sur la rive d’une mare, le chasseur d’aranéides élève d’abord une tourelle ornée de bourrelets obliques. Non gênée par un entourage, cette pièce, la première du groupe, est d’une perfection qui donne une haute idée du talent du constructeur. C’est fait à l’image d’un tronçon de colonne torse. Mais suivent d’autres cellules qui, adossées, mutuellement se déforment. Pour les mêmes raisons, économie de la matière et robusticité de l’ensemble, la belle ordonnance promise au début fait défaut ; l’entassement amène l’irrégularité. Une épaisse couche de crépi achève de dénaturer l’ouvrage.

 

Voici maintenant l’Agénie, émule du Pélopée comme chasseur et potier. Elle enferme l’unique araignée, ration de sa larve, dans une coque de glaise à peine grosse comme un noyau de cerise et embellie à l’extérieur d’un grènetis noduleux. Le petit bijou de céramique est un ellipsoïde tronqué d’un bout. C’est parfait de correction lorsque la pièce est isolée.

 

Mais le potier ne borne pas là sa vaisselle. L’abri trouvé dans une fissure de muraille ensoleillée est précieux emplacement où se logera la famille entière. D’autres jarres à provisions sont donc confectionnées, tantôt rangées en file et tantôt groupées en amas. Bien que construites d’après un type fixe, l’ellipsoïde, les nouvelles pièces s’écartent, qui plus, qui moins, de l’idéal modèle. Soudées l’une à l’autre bout contre bout, elles perdent le doux mamelon de l’ellipse et le remplacent par la brusque troncature d’un barillet ; accolées suivant la longueur, elles s’aplatissent la panse ; amoncelées sans règle, elles deviennent presque méconnaissables. Néanmoins, comme l’Agénie, contrairement à ce que fait le Pélopée, ne couvre jamais d’un revêtement sa collection de pots, l’ouvrage conserve assez bien ses traits distinctifs, tant l’artiste a su lui imprimer sa marque de fabrique.

 

La céramique des Eumènes est d’ordre plus élevé ; elle travaille la coupole ventrue, semblable à celle des kiosques de l’Orient et des basiliques moscoviennes. Au sommet du dôme s’élève une brève embouchure d’amphore par où sont introduites les chenilles destinées à la larve. Lorsque les vivres sont au complet et que l’œuf est suspendu à la voûte au moyen d’un fil, le goulot évasé de la cellule se clôt avec un tampon d’argile.

 

D’ordinaire, l’Eumène d’Amédée bâtit ici sur quelque volumineux galet. Il orne sa coupole de graviers anguleux, à demi noyés dans la pâte ; sur le tampon de clôture, il met une petite pierre plate ou même une coquille d’escargot choisie parmi les moindres. La casemate de glaise, bien cuite au soleil, est superbe d’élégance.

 

Eh bien, le gracieux édifice va disparaître. Autour de sa coupole, l’Eumène en construit d’autres en utilisant comme parois ce qui est déjà fait. Dès lors l’exacte forme ronde cesse d’être praticable. Pour occuper les angles rentrants, les nouvelles cellules deviennent anguleuses, se taillent en vagues polyèdres. Seuls les bords de l’amas et le dessus conservent des traces du plan réglementaire. L’ensemble du nid est une surface mamelonnée, incrustée d’un cailloutis. À chaque mamelon correspond une loge, toujours reconnaissable à son goulot d’amphore, partie non déformée, parce qu’elle a été travaillée sans entraves. S’il manquait ce certificat d’origine, on hésiterait à voir dans l’informe empâtement l’œuvre d’un artiste en coupoles.

 

L’Eumène onguiculé fait pire. Après avoir bâti sur quelque grosse pierre un groupe de cellules qui, pour la forme, l’incrustation ornementale et le goulot évasé, rivalisent avec celles de l’Eumène d’Amédée, il ensevelit le tout sous une couche de mortier. Il imite le Chalicodome et le Pélopée qui, pour des raisons de sécurité concernant la famille, aux délicatesses de l’art font succéder les grossièretés de la forteresse. Inspirés par une esthétique à laquelle nul n’échappe, les uns et les autres débutent par le beau ; dominés par la crainte d’un danger, ils finissent par le laid.

 

D’autres Eumènes, de taille moindre, construisent, au contraire, des cellules toujours isolées, dont le support est fréquemment un ramuscule d’arbuste. L’ouvrage est une coupole, semblable aux précédentes, munie comme elles d’une élégante embouchure, mais dépourvue de la mosaïque en graviers. La mignonne pièce, de la grosseur d’une cerise, ne comporte pas cette rustique ornementation. Le potier la remplace par quelques nodules de glaise çà et là répartis.

 

Les Eumènes qui procèdent par groupes de cellules sont obligés de déformer la loge en construction d’après l’espace que laissent les précédentes ; à la belle courbe de leur devis primordial ils substituent, par la force des choses, la déplaisante ligne brisée. Les autres, édifiant à part chacune de leurs coupoles, se gardent bien de commettre pareilles incorrections. De la première à la dernière, tant qu’en exige l’établissement des larves, sur tel rameau, puis sur tel autre, les cellules sont identiques ; on les dirait sorties du même moule. Maintenant que rien ne met obstacle à l’exacte application des règles, l’ordre revient et donne une suite d’ouvrages non moins parfaits à la fin qu’au début.

 

Si l’insecte construisait un abri général où chaque larve aurait sa case individuelle, que serait cet édifice, demeure commune de la famille ? À la condition, bien entendu, que rien n’y mette obstacle, l’ouvrage sera toujours d’une géométrie correcte, variable suivant la spécialité du constructeur. Voyez la figure ci-après, représentant l’objet de grandeur naturelle. Est-ce un aérostat, gloire de la boîte à joujoux d’un enfant ? Au pays des fées, il ne s’en gonfle pas de plus jolis. – Non, c’est le nid d’une Guêpe (Vespa media De Géer). La personne qui m’a donné cette merveille l’avait trouvée appendue au bord inférieur d’un volet qu’on négligeait de fermer la majeure partie de l’année.

 

Ayant liberté d’action dans tous les sens, sauf au point d’attache, la Guêpe a suivi sans trouble les règles de son art. Avec un papier de sa fabrication, souple et tenace à l’égal des papiers de soie venus de la Chine et du Japon, elle a su ballonner un segment d’ellipsoïde auquel, par une douce courbure, vient se raccorder un cône. Pareille association de formes artistement combinées se retrouve dans les poires du Scarabée sacré. La Guêpe svelte et le lourd bousier, avec des outils et des matériaux dissemblables, travaillent sur le même patron.

 

De vagues filets en spirale enseignent comment a procédé l’hyménoptère. Sa pelote de pâte à papier entre les mandibules, la Guêpe est descendue d’un mouvement oblique, en suivant la marge de la partie déjà construite, et laissant à mesure un ruban de sa matière, toute molle encore, tout imprégnée de salive. Des cent et des cent fois, le travail était quitté, repris, car la provision s’épuisait vite. Il fallait aller dans le voisinage ratisser de la dent quelque tige ligneuse, rouie par l’air humide et blanchie par le soleil ; il fallait en arracher les fibres, les diviser, les effilocher, les malaxer en feutre plastique. La pelote renouvelée, on accourait reprendre le ruban interrompu.

 

Plusieurs même construisaient de concert. La fondatrice de la cité, la mère, seule au début et absorbée par les soins de famille, n’a pu donner qu’une ébauche de toiture ; mais des fils sont venus, des neutres, aides fervents, chargés désormais de continuer et d’agrandir la demeure afin de fournir à l’unique pondeuse de quoi loger la totalité de ses œufs. Cette équipe de papetiers, venant, tantôt l’un, tantôt l’autre prendre part à l’ouvrage, ou bien travaillant sans entente plusieurs à la fois en des points différents, loin d’aboutir au désordre, arrive à la parfaite régularité. Par degrés ménagés, la spacieuse coupole du sommet diminue de diamètre, par degrés elle s’atténue en cône et se termine en gracieuse embouchure. Des travaux individuels, indépendants presque, résulte harmonieux ensemble. Pourquoi ?

 

Parce qu’il y a chez les insectes constructeurs une géométrie innée, un ordre d’architecture connu sans être appris, constant dans le même groupe, variable d’un groupe à l’autre. Tout autant que les détails de l’organisme, peut-être même mieux, cette propension à bâtir suivant certaines règles déterminées, caractérise les corporations désignées sous le nom d’espèces : le Chalicodome des murailles la tourelle en pisé, le Pélopée la torsade argileuse, l’Agénie l’urne, l’Anthidie la sacoche de coton, l’Eumène la coupole à goulot, la Guêpe l’aérostat en papier. Ainsi des autres. À chacun son art.

 

Nos constructeurs combinent, calculent, avant d’entreprendre. L’insecte est affranchi de ces préliminaires ; il ignore les hésitations du noviciat. Dès le premier moellon, il est passé maître dans sa partie. Il édifie avec la même correction et la même inconscience que le fait le mollusque enroulant sa coquille d’après une spire savante ; si rien ne l’entrave, il obtient toujours œuvre élégante et de sage économie. Mais lorsque plusieurs loges mutuellement se gênent, le plan réglementaire, sans être abandonné, subit des altérations imposées par le défaut d’espace. L’entassement amène l’irrégularité. Là, comme chez nous, la liberté fait l’ordre, la contrainte fait le désordre.

 

Maintenant ouvrons le nid de la Guêpe ballonnière. Voici de l’inattendu. Au lieu d’une enveloppe, il y en a deux, emboîtées l’une dans l’autre à une faible distance. Il y en aurait même davantage, trois et quatre, si des mains impatientes de m’apporter le chef-d’œuvre ne l’avaient cueilli avant sa perfection. Le nid est incomplet, comme l’atteste l’unique étage de cellules. Un guêpier parachevé en posséderait plusieurs.

 

N’importe : tel qu’il est, l’ouvrage nous apprend que la Guêpe frileuse connaissait avant nous l’art de conserver la chaleur. La physique nous enseigne l’efficacité d’un matelas d’air, immobile entre deux cloisons, comme obstacle au refroidissement ; elle nous conseille les doubles fenêtres pour maintenir, en hiver, la douce température de nos habitations. Bien avant toute science humaine, la petite Guêpe, passionnée de chaleur, connaissait le secret des enveloppes multiples emprisonnant des couches d’air. Avec ses trois, ses quatre ballons emboîtés, son nid, appendu au soleil, doit se convertir en étuve.

 

Ces enceintes de papier ne sont que des ouvrages défensifs ; la véritable cité, pour laquelle le reste a été construit, occupe le haut du dôme. Actuellement, c’est une simple couche de loges hexagones, ouvertes en bas. Plus tard, seraient venues d’autres couches pareilles, descendant par étages et reliées chacune à la précédente par des colonnettes de carton. L’ensemble de ces couches ou gâteaux fournirait non loin d’une centaine de cellules, cases d’autant de larves.

 

Le mode d’éducation impose aux Guêpes des règles inconnues chez les autres constructeurs. Ces derniers emmagasinent dans chaque loge des provisions, miel ou proie, dosées d’après les besoins du ver. L’œuf pondu, ils clôturent. Le reste ne les regarde plus : la larve emmurée trouvera autour d’elle de quoi s’alimenter et prospérer sans le secours d’autrui. En de telles conditions, le groupement irrégulier des loges est de médiocre importance ; le désordre même est admissible, pourvu que l’amas soit en sécurité, au besoin sous le couvert d’un enduit protecteur. Riche de sa provende et tranquille dans sa crypte, nul des reclus n’attend rien du dehors.

 

Chez les Guêpes, c’est une tout autre affaire. Ici les larves, du commencement à la fin de leur croissance, sont incapables de se suffire à elles-mêmes. Comme les oisillons dans le nid, elles sont nourries à la becquée ; comme les poupons au berceau, elles réclament des soins continuels. Les ouvrières célibataires expressément préposées aux choses du ménage vont et viennent sans cesse d’une alcôve à l’autre ; elles éveillent les endormies, les débarbouillent d’un coup de langue et leur dégorgent de bouche à bouche la ration du moment. Tant que dure l’état de larve, ne finissent ces baisers alimentaires entre nourrissons qui bâillent de faim et nourrices qui reviennent des champs, le jabot gonflé de bouillie.

 

Telles pouponnières où, chez diverses Guêpes, les berceaux se comptent par milliers et milliers, exigent aisance d’inspection, célérité de soins et par conséquent ordre parfait. S’il est indifférent aux Chalicodomes, aux Eumènes, aux Pélopées, de grouper sans grande précision des cellules qui, une fois garnies et closes, ne doivent plus être visitées, il importe aux Guêpes de ranger méthodiquement les leurs, sinon l’énorme maisonnée, devenue fougueuse cohue, serait de service impraticable.

 

Pour loger l’inépuisable ponte de la mère, il leur faut construire, dans un espace limité, le plus grand nombre possible de cellules, toutes d’une capacité déterminée d’après le volume final des larves. Cette condition impose la stricte économie de l’emplacement disponible. Donc pas de vides, qui dépenseraient inutilement du large et compromettraient d’ailleurs la solidité générale.

 

Ce n’est pas tout encore. L’homme d’affaires se dit : « Le temps, c’est de l’argent. » Non moins affairée, la Guêpe se dit : « Le temps, c’est du papier ; le papier, c’est logis plus spacieux, plus riche de population. Ne gaspillons pas nos matériaux. Que chaque cloison soit commune à deux chambres voisines. »

 

Comment s’y prendra l’insecte pour résoudre son problème ? D’abord il renonce aux formes rondes. Le cylindre, l’urne, la tasse, le globe, la gourde, la coupole et autres édicules de l’art habituel ne peuvent s’assembler sans vides et fournir des cloisons mitoyennes. Seules des surfaces planes, ajustées suivant certaines règles, donneraient économie de l’espace et de la matière. Les cellules seront par conséquent des prismes, d’une longueur calculée sur celle des larves.

 

Reste à déterminer quel polygone servira de base à ces prismes. Il est d’abord évident que ce polygone sera régulier, parce que la capacité des loges doit être constante. Du moment que l’assemblage doit se faire sans vides, des figures irrégulières seraient variables et donneraient des capacités changeantes d’une loge à l’autre. Or, sur le nombre indéfini de polygones réguliers, trois seulement peuvent s’agencer de façon continue, sans intervalles inoccupés : le triangle équilatéral, le carré, l’hexagone. Lequel choisir ?

 

Celui qui se rapprochera le plus de la circonférence et de la sorte conviendra le mieux à la forme cylindrique des larves ; celui qui d’une enveloppe de même étendue fera la capacité la plus grande, condition nécessaire à la libre croissance des vers. Des trois figures régulières, d’assemblage sans vides, c’est l’hexagone que notre géométrie propose ; et c’est précisément l’hexagone que choisit la géométrie des Guêpes. Les cellules sont des prismes hexagonaux.

 

Tout fait de haute harmonie trouve des esprits retors qui s’évertuent à le brutaliser. Que n’a-t-on pas dit au sujet des cellules hexagones, au sujet surtout de celles de l’Abeille, disposées en double couche et juxtaposées par la base ? Des raisons d’économie, tant pour la cire que pour l’espace, veulent que cette base soit une pyramide formée de trois rhombes dont les angles ont des valeurs déterminées. De savants calculs nous disent, en degrés, minutes et secondes, la valeur de ces angles. Le goniomètre soumet à l’examen l’œuvre de l’Abeille, et il trouve, en degrés, minutes et secondes, l’exacte valeur calculée. Le travail de l’insecte est en parfait accord avec les plus belles spéculations de notre géométrie.

 

Le splendide problème des ruches ne saurait trouver place en ces élémentaires aperçus. Occupons-nous uniquement des Guêpes. On a dit : « Remplissez de pois secs une bouteille, ajoutez un peu d’eau. Les pois, se gonflant, deviendront des polyèdres par leur pression mutuelle. Ainsi des cellules des Guêpes. Les constructeurs sont une foule. Chacun bâtit à sa guise, opposant son travail à celui des voisins, et des réciproques poussées résulte l’hexagone. »

 

Explication saugrenue, qu’on n’oserait émettre si l’on voulait bien se servir de ses yeux. Informez-vous donc, bonnes gens, des débuts de la Guêpe. C’est très facile avec le Poliste, qui construit à découvert sur un ramuscule des haies. Au printemps, lorsque le guêpier se fonde, la mère est seule. Autour d’elle pas de collaborateurs qui, rivalisant de zèle, opposeraient paroi contre paroi. Elle dresse son premier prisme. Rien ne la gêne, rien ne lui impose une forme plutôt qu’une autre ; et la loge initiale, libre de contact dans tous les sens, est un prisme hexagonal aussi parfait que le seront les autres. Dès l’origine s’affirme l’impeccable géométrie.

 

Regardez aussi lorsque le gâteau du Poliste ou d’une Guêpe quelconque est ouvrage plus ou moins avancé, auquel travaillent de nombreux constructeurs. Les cellules du bord, la plupart incomplètes encore, sont libres dans leur moitié extérieure. En cette partie, nul contact avec la rangée qui précède, nulle limite imposée, et cependant la configuration hexagonale s’y montre aussi nette qu’ailleurs. Laissons la théorie de la pression mutuelle : un coup d’œil de la moindre clairvoyance lui donne formel démenti.

 

D’autres, avec un apparat plus scientifique, c’est-à-dire moins intelligible, au conflit des pois gonflés substituent le conflit des sphères qui de leurs intersections et par un mécanisme aveugle conduisent au superbe édifice des Abeilles. Un ordre, émanation d’une intelligence attentive à tout, est, à leur sens, hypothèse puérile ; l’énigme des choses s’explique par les seules virtualités du hasard. À ces profonds philosophes, qui nient l’Idée géométrique dominatrice des formes, soumettons le problème de l’Escargot.

 

L’humble mollusque enroule sa coquille suivant les lois d’une courbe connue sous le nom de spirale logarithmique, courbe transcendante en comparaison de laquelle l’hexagone est d’extrême simplicité. Les méditations des géomètres se sont complu à l’étude de cette ligne, si remarquable de propriétés.

 

Comment l’Escargot l’a-t-il prise comme guide de sa rampe à vis ? Y est-il parvenu par des intersections de sphères ou autres combinaisons de formes enchevêtrées l’une dans l’autre ? La sotte idée ne mérite pas qu’on s’y arrête. Avec l’Escargot, pas de conflit entre collaborateurs, pas de pénétrations mutuelles entre édifices similaires et voisins. Tout seul, bien isolé, très pacifiquement et sans songer à rien, il accomplit sa rampe transcendante avec de la matière glaireuse chargée de calcaire.

 

A-t-il du moins inventé lui-même la savante courbe ? Non, car tous les mollusques à coquille turbinée, ceux de la mer comme ceux des eaux douces et de la terre ferme, suivent les mêmes lois, avec des variations de détail en rapport avec le conoïde sur lequel la spirale type se projette. Les constructeurs de l’époque présente y sont-ils parvenus par le perfectionnement graduel d’un tracé antique, moins correct ? Non, car, dès les premiers âges du globe, la spirale de haute science préside à l’enroulement des coquilles. Les Cératites, les Ammonites et autres mollusques antérieurs à l’apparition de nos continents s’enroulent de la même manière que les Planorbes de nos ruisseaux.

 

La spirale logarithmique du mollusque est vieille comme les siècles. Elle vient de la Géométrie souveraine qui régit le monde, attentive à la cellule de la Guêpe comme à la rampe de l’Escargot. Dans ses ouvrages, la Puissance créatrice toujours géométrise, , disait Platon. Là vraiment est la solution du problème des Guêpes.

 

XIX

LA GUÊPE


En septembre, avec mon jeune Paul, qui me prête ses bons yeux et sa naïve attention non encore troublée par des pensées soucieuses, je m’en vais à l’aventure, interrogeant du regard le bord des sentiers. À des vingt pas de distance, mon compagnon vient de voir s’élever de terre, monter et s’éloigner, maintenant l’un, maintenant l’autre, des traits rapides comme si quelque petit cratère, en éruption dans l’herbe, lançait des projectiles. « Un nid de Guêpes, fait-il ; un nid, bien sûr ! »

 

On s’approche discrètement, crainte de s’attirer l’attention de la farouche caserne. C’est un guêpier, en effet. À l’entrée du vestibule, ouverture ronde où pourrait s’engager le pouce, se croisent, affairés, les allants et les venants. Un frisson, brrr ! me court entre les épaules à la pensée du mauvais quart d’heure que nous vaudrait l’attaque de l’irascible soldatesque visitée de trop près. Sans autre information, qui pourrait nous coûter cher, prenons connaissance des lieux. Nous reviendrons à la nuit close, quand toute la légion sera rentrée des champs.

 

La conquête d’un nid de Guêpes (Vespa vulgaris Linn.) serait entreprise de quelque gravité si l’on n’y mettait certaine prudence. Un quart de litre d’essence de pétrole, un bout de roseau d’un pan de longueur, une forte motte de terre argileuse pétrie à l’avance, tels sont mes moyens, jugés les plus simples et les meilleurs après divers essais de moindre réussite.

 

La méthode par l’asphyxie est ici de rigueur, à moins d’expédients coûteux, hors de proportion avec mes ressources. Quand il voulait mettre en loge vitrée un guêpier vivant afin d’en observer les mœurs, le bon Réaumur avait des laquais bénévoles, aguerris dans le cuisant métier, qui, alléchés par une bonne récompense, payaient de leur épiderme la satisfaction du savant. Moi, qui devrais payer directement du mien, j’y regarde à deux fois avant d’exhumer le nid convoité. Au préalable, j’en suffoque les habitants. Guêpe morte ne pique plus. Le moyen est brutal, mais il donne pleine sécurité.

 

D’ailleurs, je n’ai pas à revoir ce que le Maître a vu et si bien vu. Mon ambition se borne à quelques faits de détail qu’il me sera loisible d’observer avec un petit nombre de survivants. Ces épargnés, je ne peux manquer de les obtenir si je modère la dose du liquide asphyxiateur.

 

Je donne la préférence à l’essence de pétrole à cause de son bas prix et de ses effets moins foudroyants que ceux du sulfure de carbone. Il s’agit de l’introduire dans la cavité où le guêpier se trouve. Un vestibule, d’un empan environ de longueur et d’une direction peu éloignée de l’horizontale, donne accès dans le souterrain. Verser le liquide à l’orifice même de cette galerie serait une maladresse qui pourrait avoir des suites fâcheuses au moment de la fouille. Bu en route par le sol, le peu d’essence n’arriverait pas à destination, et le lendemain, croyant opérer sans danger, on rencontrerait sous la bêche un essaim furieux.

 

Le bout de roseau prévient cette mésaventure. Introduit dans la galerie, il fait canalisation étanche, il amène sans perte le liquide dans l’antre. Un entonnoir vient en aide et permet transvasement rapide. Aussitôt, avec la motte argileuse qu’on a eu soin d’emporter toute pétrie, car l’eau le plus souvent fait défaut sur les lieux, on tamponne largement l’entrée de la demeure. Il n’y a plus qu’à laisser faire.

 

L’outillage dans un cabas et une lanterne à la main, c’est à pareille opération que je vais procéder avec Paul, vers les neuf heures du soir. Le temps est doux, la lune donne un peu. Les roquets des fermes se renvoient des jappements lointains, la chouette miaule sur les oliviers, le grillon d’Italie concerte sur les buissons. Et l’on devise de l’insecte, l’un demandant, curieux d’apprendre, l’autre répondant le peu qu’il sait. Délicieuses soirées de la chasse aux Guêpes, vous nous dédommagez du sommeil perdu, vous nous faites oublier les piqûres probables.

 

Nous y voici. Le point délicat est d’introduire le roseau dans le vestibule. De ce corps de garde, des surveillants peuvent sortir qui se jetteront sur la main au moment des hésitations imposées par la direction inconnue de la galerie. Le danger est prévu. L’un de nous fait le guet. De son mouchoir il écartera les assaillants s’il en survient. Et puis, une idée n’est pas trop coûteuse si elle est acquise au prix d’une enflure et d’une cuisante démangeaison.

 

Cette fois, pas d’encombre. Le canal conducteur est en place ; il fait ruisseler dans la caverne le contenu du flacon. On entend bruire, menaçante, la population souterraine. Vite la terre détrempée qui ferme l’huis, vite deux ou trois coups de talon sur la motte pour consolider la clôture. Plus rien à faire. Onze heures sonnent ; allons-nous-en dormir.

 

Munis d’une bêche et d’une pelle, à l’aube nous sommes de nouveau sur les lieux. De nombreuses Guêpes, attardées dans les champs, ont découché. Elles vont arriver tandis que nous fouillerons le sol, mais la fraîcheur matinale les rendra moins agressives, et quelques coups de mouchoir suffiront pour les tenir au large. Aussi hâtons-nous, avant que le soleil devienne chaud.

 

Une fosse, d’ampleur suffisante à la liberté de nos manœuvres, est creusée devant le vestibule, dont le roseau laissé en place indique la direction. Puis, par tranches, avec ménagement, la face verticale est abattue. Ainsi conduite, à la profondeur d’un demi-mètre environ, la fouille montre enfin le guêpier intact, suspendu à la voûte d’une spacieuse cavité.

 

Superbe ouvrage vraiment, du volume d’un moyen potiron. Il est libre d’adhérence de partout, sauf au sommet, où des racines diverses, des rhizomes de chiendent surtout, plongent dans l’épaisseur de la paroi et donnent solides attaches. Sa forme est ronde toutes les fois que la souplesse et l’homogénéité du terrain ont permis une excavation régulière. Dans un sol rocailleux, la sphère se déforme, ici plus, et là moins, d’après les obstacles rencontrés.

 

Toujours un espace d’un travers de main de largeur reste libre entre le monument de papier et la paroi du souterrain. C’est le boulevard où circulent à l’aise les constructeurs, en continuel travail d’agrandissement et de consolidation. Là débouche l’unique ruelle par où la cité communique avec le dehors. Au-dessous du guêpier, l’étendue inoccupée est beaucoup plus considérable. Elle s’y arrondit en une vaste cuvette qui permet d’amplifier l’enveloppe générale à mesure que de nouveaux étages de cellules s’ajoutent en bas aux précédents. Cette capacité, en forme de fond de chaudron, est aussi le grand cloaque où tombent et s’amassent les mille déchets du guêpier.

 

L’ampleur de la caverne suscite une demande. Les Guêpes ont elles-mêmes creusé le souterrain. Là-dessus aucun doute : pareilles cavités, si correctes et si vastes, ne se trouvent pas toutes faites. Qu’au début, dans son désir d’aller vite, la mère fondatrice, travaillant seule, ait profité d’un abri fortuit, dû peut-être aux fouilles de la taupe, c’est possible ; mais quant à l’ouvrage ultérieur, crypte énorme, les Guêpes seules y ont pris part. Que sont alors devenus les déblais, masse terreuse dont le cube mesurerait environ un demi-mètre de côté ?

 

Sur le seuil de sa demeure, la Fourmi dresse en monticule conique les matériaux extraits. Avec son hectolitre de terre et davantage, quelle taupinée n’obtiendrait pas la Guêpe si l’amoncellement était dans ses usages ! Loin de là : sur sa porte, nul déblai, netteté parfaite. Qu’a-t-elle fait de l’encombrante masse ?

 

La réponse est donnée par divers pacifiques, d’observation aisée. Considérons un Chalicodome désobstruant un vieux nid qu’il se propose d’utiliser ; surveillons un Mégachile nettoyant un couloir de lombric où s’empileront des outres de feuillage. Une vétille aux dents, loque de tapisserie soyeuse ou granule de terre, ils s’en vont d’un élan fougueux laisser choir au loin leur charge de rien. Aussitôt volte-face, retour au chantier et nouvel essor lointain hors de proportion avec le résultat. L’insecte, dirait-on, craint d’encombrer les lieux en balayant ses atomes simplement de la patte ; il lui faut le coup d’aile qui disperse au loin les insignifiants déblais.

 

De la même manière travaillent les Guêpes. Elles sont des mille et des mille qui piochent le caveau, l’agrandissent à mesure que besoin en est. Chacune sa parcelle terreuse entre les mandibules, elles gagnent le dehors, s’envolent à distance et laissent tomber leur charge, qui plus près, qui plus loin, dans toutes les directions. Ainsi disséminées sur de larges étendues, les terres extraites ne laissent pas traces apparentes.

 

La matière du guêpier est un papier gris mince et flexible, zoné de bandes pâles, variables de teinte suivant la nature du bois exploité. Disposé en un feuillet simple et continu, conformément aux usages de la Guêpe moyenne (Vespa media), ce produit serait de médiocre efficacité contre le refroidissement. Mais si l’artiste en ballons sait conserver la chaleur au moyen de matelas d’air maintenu entre plusieurs enveloppes emboîtées l’une dans l’autre, la Guêpe commune, non moins versée dans les lois thermiques, arrive au même résultat par des voies différentes. De sa pâte de papier, elle manufacture de larges écailles qui lâchement s’imbriquent et se superposent en nombreuses assises. Le tout forme un grossier molleton, spongieux, épais, riche en air immobile. Sous tel abri doit chauffer, en bonne saison, une température sénégalienne.

 

Aux mêmes principes de la configuration globulaire et de l’air captif entre des cloisons, se conforme le farouche Frelon (Vespa crabro Linn.), chef de file de la corporation vespienne par sa vigueur et sa belliqueuse audace. Dans le trou caverneux d’un saule ou dans les recoins de quelque grenier abandonné, il travaille un cartonnage blond et zoné, très friable, composé de parcelles ligneuses agglomérées. Son guêpier, de forme sphérique, est enveloppé d’une enceinte de grandes écailles convexes, sortes de tuiles qui, soudées l’une à l’autre et disposées en couches multiples, laissent entre elles de vastes intervalles où l’air se maintient stagnant.

 

Faire emploi d’un corps athermane, l’air, pour mettre obstacle à la déperdition de chaleur, nous devancer dans l’art des édredons, donner à l’enceinte du nid la configuration qui, sous la moindre enveloppe, enclôt la plus grande capacité, adopter comme cellule le prisme hexagone, qui fait économie d’espace et de matériaux, sont actes de science conformes aux données de notre physique et de notre géométrie. On nous dit que la Guêpe, de progrès en progrès, a combiné elle-même son judicieux édifice. Je ne peux le croire lorsque je vois tout le guêpier périr, victime de mes malices, faciles cependant à déjouer si l’insecte savait le moins du monde réfléchir.

 

Ces merveilleux architectes nous étonnent de leur stupidité devant une difficulté de rien. En dehors de leur travail courant, absence de toute lucidité comme en exigerait l’invention progressive du nid. Des diverses épreuves qui me l’affirment, mentionnons la suivante, de réalisation aisée.

 

De fortune, dans l’enclos, la Guêpe commune a élu domicile. L’établissement est au bord d’une allée. Nul de la maisonnée n’ose s’aventurer dans ces parages : la circulation y serait périlleuse. Il faut se débarrasser de ces mauvais voisins, terreur des enfants. Il convient aussi de mettre à profit cette belle occasion si je veux expérimenter avec des appareils non utilisables dans la liberté des champs, où la gaminaille aurait bientôt fait de casser ma verrerie.

 

Il s’agit tout simplement d’une ample cloche de chimiste. À la nuit noire, les Guêpes rentrées chez elles, je la dispose sur l’entrée du terrier, après avoir aplani le sol. Demain, à la reprise du travail, les Guêpes, arrêtées dans leur essor, sauront-elles pratiquer un passage sous le bord de la cloche ? Ces vaillantes, capables de creuser spacieuse caverne, s’aviseront-elles qu’une très courte galerie souterraine les mettrait en liberté ? Là est la question.

 

Demain arrive. Un soleil vif donne sur l’enceinte de verre. De dessous terre montent en foule les ouvrières, impatientes d’aller aux vivres. Elles se cognent à la paroi transparente, tombent, se relèvent, tourbillonnent en folle cohue. Il y en a qui, harassées de cette sarabande, mettent pied à terre, âprement déambulent au hasard, puis rentrent dans la demeure. D’autres les remplacent à mesure que le soleil devient plus chaud. Or pas une, notons-le bien, pas une ne gratte de la patte au pied du cirque perfide. Ce moyen d’évasion est trop au-dessus de leur intellect.

 

Quelques Guêpes ont passé la nuit dehors. Les voici qui arrivent des champs. Elles volent et revolent autour de la cloche ; enfin, après beaucoup d’hésitation, l’une d’elles se décide à creuser sous le bord de l’enceinte. D’autres ne tardent pas à la seconder. Sans difficulté, un passage s’ouvre. On entre. Je laisse faire. Quand toutes les attardées ont regagné le logis, je ferme la brèche avec de la terre. Aperçu de l’intérieur, le pertuis servirait peut-être à la sortie, et je veux laisser aux prisonnières l’honneur d’inventer le tunnel libérateur.

 

Si pauvre que soit la Guêpe en éclaircies judicieuses, l’évasion devient maintenant probable. Fortes de leur expérience toute récente, me disais-je, les retardataires qui viennent de rentrer donneront aux autres l’exemple ; elles leur enseigneront la tactique de la fouille au pied du rempart.

 

C’était trop préjuger de mes fouisseuses. D’exemple donné, d’enseignement par l’expérience, il n’y en a pas. À l’intérieur de la cloche, aucun essai de la méthode qui si bien a réussi aux entrantes. Dans l’atmosphère torride de l’appareil, la population tourbillonne sans rien entreprendre. Elle se débat, décimée de jour en jour par la famine et la chaleur trop forte. Au bout d’une semaine, il ne reste plus rien de vivant. Sur le sol gît un amoncellement de cadavres. Incapable d’innover dans ses usages, la cité a péri.

 

Cette ineptie remet en mémoire l’histoire des dindons sauvages racontée par Audubon. L’appât de quelques grains de mil les fait engager dans un bref passage souterrain conduisant au centre d’une cage en palissade. Repue, la bande veut s’en aller ; mais utiliser pour la sortie la voie d’entrée, toujours béante au milieu de l’enceinte, est combinaison d’ordre trop élevé pour le stupide troupeau. Ce chemin est sombre, et la clarté du jour luit entre les barreaux. C’est donc contre le treillis que les oiseaux indéfiniment tournent, jusqu’à ce que le trappeur arrive et leur torde le cou.

 

Un ingénieux piège à mouches fonctionne dans nos demeures. C’est une carafe percée au fond et reposant sur trois brefs supports. À l’intérieur, de l’eau de savon forme un lac annulaire autour de l’orifice. Un morceau de sucre, disposé sous l’entrée, sert d’appât. Les mouches y viennent. Au départ, voyant le jour en dessus, elles s’élancent d’un vol vertical et pénètrent dans le piège, où elles s’exténuent contre la paroi transparente. Toutes y périssent noyées, incapables de cette rudimentaire conception : s’en aller par où l’on est venu.

 

Ainsi des Guêpes sous ma cloche de verre : elles savent y entrer, elles n’en savent pas sortir. Quand elles remontent du terrier, elles vont à la lumière. Le plein jour trouvé dans la prison transparente, le but est atteint. Un obstacle arrête l’essor, il est vrai ; n’importe, l’illumination remplit l’étendue, et cela suffit pour duper les prisonnières, qui, malgré le continuel avertissement des chocs contre le verre, tendent, opiniâtres et sans autre essai, à s’élancer plus loin vers l’espace lumineux.

 

Les Guêpes rentrant des champs sont dans des conditions différentes. Elles vont de la lumière à l’obscur. De plus, sans qu’interviennent les tracasseries de l’expérimentateur, il doit leur arriver parfois de trouver le seuil de la demeure obstrué par des éboulis, résultat des pluies ou des pieds des passants. Ce que font alors les survenantes est inévitable : elles cherchent, déblayent, creusent et finissent par trouver la galerie d’accès. Ce flair du domicile à travers le sol, cette ardeur à déterrer la porte du logis, sont des aptitudes innées ; elles font partie des ressources octroyées à la race pour sa sauvegarde au milieu des accidents quotidiens. Ici nul besoin de combinaison réfléchie : l’obstacle terreux est familier à toutes depuis qu’il y a des Guêpes au monde. On gratte donc et on entre.

 

Au pied de la cloche de verre, les choses ne se passent pas autrement. Topographiquement, la place du guêpier est très bien connue, mais l’accès direct est impossible. Qu’entreprendre ? Après quelques hésitations, une fouille, un déblaiement, sont pratiqués suivant les antiques usages, et la difficulté est levée. En somme, la Guêpe sait rentrer chez elle, malgré certains obstacles, parce que l’acte accompli, conforme à ce qui se fait dans des circonstances analogues, n’exige pas éclaircie nouvelle dans le ténébreux intellect.

 

Mais elle ne sait pas sortir, bien que la difficulté reste exactement la même. Semblable au dindon du naturaliste américain, elle se perd dans ce problème : reconnaître bon pour la sortie ce qui a été reconnu bon pour l’entrée. Impatients de s’en aller, l’un et l’autre désespérément s’agitent, s’exténuent devant la lumière, et nul n’accorde attention au passage sous terre, qui si facilement donnerait la liberté. Nul n’y songe, parce qu’il faudrait réfléchir quelque peu et contrarier l’impulsion du moment, qui est de fuir au loin au grand jour. Guêpes et dindons périssent plutôt que d’instruire le présent avec les leçons du passé, s’il faut modifier un peu l’ordinaire tactique.

 

On fait gloire à la Guêpe d’avoir inventé la rondeur du guêpier et l’hexagone des cellules, c’est-à-dire d’avoir rivalisé avec nos géomètres dans le problème des formes les plus économes d’espace et de matière ; on attribue à son ingéniosité la magnifique trouvaille de l’enveloppe matelassée d’air, comme nos physiciens n’en imagineraient pas de mieux entendue contre le refroidissement. Et ces superbes inventions auraient eu pour guide tout simplement le fruste intellect qui d’une porte d’entrée ne sait pas faire porte de sortie ! Telles merveilles inspirées par une telle ineptie me laissent profondément incrédule. Un art pareil a ses origines plus haut.

 

Maintenant ouvrons l’épaisse enveloppe du nid. L’intérieur est occupé par les gâteaux ou disques à cellules, disposés horizontalement et reliés l’un à l’autre par de solides piliers. Leur nombre est variable. Sur la fin de la saison, il peut atteindre la dizaine et même la dépasser. L’orifice des cellules est à la face inférieure. En cet étrange monde, les jeunes croissent, somnolent, reçoivent la becquée dans une position renversée.

 

Pour les besoins du service, des espaces libres, avec colonnades d’attache, séparent les divers étages. Là vont et viennent incessamment les nourrices, affairées de leurs vers. Des trappes latérales, entre l’enveloppe et la pile de gâteaux, donnent accès facile de partout. Enfin, sur les flancs de l’enveloppe s’ouvre, sans apparat d’architecture, la porte de la cité, modeste ouverture perdue sous les feuillets de l’enceinte. En face est le vestibule souterrain conduisant au dehors.

 

Les cellules des gâteaux inférieurs sont plus grandes que celles des gâteaux supérieurs ; elles sont réservées à l’éducation des femelles et des mâles, tandis que celles des étages d’en haut servent pour les neutres, de taille un peu moindre. Au début, la communauté réclame d’abord des ouvrières en abondance, des célibataires exclusivement adonnés au travail, qui amplifient la demeure et la mettent en état de devenir cité florissante. Plus tard viennent les préoccupations de l’avenir. Des cellules plus spacieuses sont construites, destinées partie aux mâles, partie aux femelles. D’après les chiffres que je vais donner ci-après, la population sexuée représente environ le tiers de l’ensemble.

 

Remarquons encore que, dans un guêpier d’âge avancé, les cellules des étages supérieurs ont leurs parois rongées jusqu’à la base. Ce sont des ruines dont il ne reste plus que les fondations. Devenues inutiles du moment que la société, riche de travailleurs, n’a plus qu’à se compléter par l’apparition des deux sexes, les petites loges ont été rasées, et de leur papier remis en pâte se sont construites les grandes loges, berceaux des vers sexués. Avec l’appoint venu du dehors, les cellules démolies ont servi à l’édification des cellules nouvelles, plus amples ; peut-être encore ont-elles fourni de quoi mettre quelques écailles de plus à l’enveloppe. Économe de son temps, la Guêpe ne se met pas en frais d’exploitation lointaine quand elle a chez elle des matériaux disponibles. Elle sait, comme nous, du vieux faire du neuf.

 

Dans un nid complet, le total des cellules se chiffre en milliers. Voici, comme exemple, l’un de mes relevés. Les gâteaux sont numérotés d’après l’ordre de leur ancienneté : le plus vieux et par conséquent le plus élevé de la pile est le numéro 1 ; le plus récent et aussi le plus bas situé est le numéro 10.

 

ORDRE DE SUCCESSION DES GÂTEAUX DE HAUT EN BAS

DIAMÈTRE EN CENTIMÈTRES

NOMBRE DE CELLULES

N° 1

10

300

2

16

600

3

20

2 000

4

24

2 200

5

25

2 300

6

26

1 300

7

24

1 200

8

23

1 000

9

20

700

10

13

300

Total

 

11 900 cellules

 

Il va de soi qu’il ne faut voir dans cette table que des relevés approximatifs. Très variable d’un guêpier à l’autre, le nombre des cellules ne comporte pas grande précision. Pour chaque gâteau, le dénombrement s’est fait à une centaine près. Malgré cette élasticité des chiffres, mon résultat concorde très bien avec celui de Réaumur, qui, dans un nid de quinze gâteaux, comptait seize mille cellules. Le maître ajoute : avec dix mille cellules seulement, comme il n’y a peut-être pas de loge qui, l’une portant l’autre, ne serve à élever trois larves, un guêpier produit par an plus de trente mille guêpes.

 

Trente mille, disent les recensements. La mauvaise saison venue, que devient cette multitude ? Je le saurai. Nous sommes en décembre ; il y a des gelées, peu sérieuses encore. Un nid m’est connu. Je le dois à mon fournisseur de taupes, le brave homme qui, en échange de quelques sous, supplée de ses produits à la pénurie de mes carrés de légumes. Malgré les ennuis que lui valait tel voisinage, il me l’a réservé dans son jardin, au milieu des choux-fleurs. Je peux le visiter à tel moment que je jugerai opportun.

 

Ce moment est venu. L’asphyxie préalable, au moyen de l’essence de pétrole, n’est plus nécessaire : le froid de la saison doit avoir calmé les farouches ardeurs. Les engourdies seront des pacifiques qu’avec un peu de prudence je pourrai molester impunément. Donc, de bon matin, parmi les herbes poudrées de givre, la fosse d’investissement se creuse de la bêche. Le travail marche à souhait, rien ne bouge. Voici le nid qui se présente de front, suspendu à la voûte de la caverne.

 

Au bas du souterrain, arrondi en cuvette, gisent des mortes et des mourantes ; je pourrais les cueillir à poignées. On dirait que les Guêpes, se sentant défaillir, quittent leur demeure et se laissent choir dans les catacombes du terrier. Peut-être même aux valides revient le soin de jeter en bas les défuntes. Le tabernacle de papier ne doit pas être souillé de cadavres.

 

En plein air, sur le seuil du souterrain, abondent également des Guêpes mortes. Sont-elles venues elles-mêmes périr là ? Par mesure hygiénique, les survivantes les ont-elles transportées dehors ? Je m’arrête de préférence à l’idée de funérailles sommaires. La moribonde, gigotant encore, est saisie par une patte et traînée aux gémonies. Le froid de la nuit achèvera de la tuer. Cette brutalité des rites funéraires est d’accord avec d’autres sauvageries sur lesquelles nous reviendrons.

 

En ce double cimetière, celui de l’intérieur et celui de l’extérieur, pêle-mêle sont représentées les trois catégories de la population. Les neutres sont les plus nombreux ; viennent après les mâles. Que les uns et les autres disparaissent, c’est tout naturel ; leur rôle est fini. Mais les futures mères, les femelles aux flancs riches de germes, succombent, elles aussi. Heureusement, le guêpier n’est pas encore désert. Par une déchirure, je vois grouiller de quoi largement suffire à mes desseins. Emportons le nid et disposons les choses pour une observation de quelque durée dans le loisir du chez soi.

 

Le guêpier démembré sera de surveillance plus commode. Les piliers d’attache coupés, je sépare les rayons les uns des autres et je les empile de nouveau, leur donnant pour toiture un large fragment de l’enveloppe. Les Guêpes sont alors rétablies dans leur domicile, mais en nombre restreint, afin d’éviter la confusion du trop abondant. Je garde les plus valides, je rejette les autres. Les femelles, objet principal de mon étude, ne sont pas loin d’une centaine. Paisible à cette heure, à demi engourdie, la population se prête sans danger à ces triages, à ces transvasements. Des pinces me suffisent. Le tout, installé dans une ample terrine, se recouvre d’une cloche en toile métallique. Il n’y a plus qu’à suivre jour par jour les événements.

 

Deux causes de ruine sembleraient jouer un rôle majeur lorsque, la mauvaise saison venue, le guêpier se dépeuple : la famine et le froid. En hiver, plus de vivres, plus de fruits sucrés, principale nourriture des Guêpes. Enfin, malgré l’abri sous terre, la gelée achève les affamées. Est-ce bien ainsi que les choses se passent ? Nous allons voir.

 

La terrine à Guêpes est dans mon cabinet, où tous les jours, en hiver, du feu s’allume un peu pour moi, un peu pour mes bêtes. Jamais il n’y gèle, et le soleil y donne la majeure partie de la journée. En cette douce retraite sont écartées les chances de la dépopulation par le froid. La disette non plus n’est à craindre. Sous la cloche est un godet plein de miel ; des grains de raisin, provenant de mes dernières grappes conservées sur la paille, varient la victuaille. Avec telle provende, s’il y a des défaillances dans le troupeau, la famine sera hors de cause.

 

Ces dispositions prises, les affaires tout d’abord ne marchent pas trop mal. Blotties entres les gâteaux pendant la nuit, les Guêpes en sortent lorsque le soleil donne sur la cloche. Elles viennent à la lumière, y stationnent serrées l’une contre l’autre. Puis l’animation renaît ; on grimpe sur la toiture, paresseusement on déambule, on descend, on s’abreuve à la flaque de miel, aux grains de raisin. Les neutres prennent l’essor, voltigent, se rassemblent sur le treillis ; les mâles, haut encornés, se frisent les antennes, tout guillerets ; les femelles, plus lourdes, ne prennent part à ces ébats.

 

Une semaine se passe. Les visites au réfectoire, quoique brèves, semblent affirmer certain bien-être ; néanmoins voici que, sans cause apparente, éclate la mortalité. Un neutre est au soleil, immobile sur la déclivité d’un rayon. Rien en lui ne dénote le malaise. Soudain il se laisse choir, tombe sur le dos, agite un moment le ventre, gesticule des pattes, et c’est fini : il est mort.

 

De leur côté, les femelles m’inspirent des craintes. J’en surprends une au moment où elle glisse hors du guêpier. Couchée sur le dos, elle a des pandiculations des membres, des soubresauts de l’abdomen, des convulsions suivies d’une complète immobilité. Je la crois trépassée. Il n’en est rien. Après un bain de soleil, souverain cordial, elle se remet sur pieds et regagne la pile de gâteaux. La ressuscitée n’est pas sauve cependant. Dans l’après-midi, elle est prise d’une seconde attaque qui, cette fois, la laisse réellement inanimée, les pattes en l’air.

 

La mort, ne serait-ce que celle d’une Guêpe, est toujours chose grave, digne de nos méditations. Jour par jour, je surveille avec une curiosité émue la fin de mes bêtes. Un détail entre tous me frappe : les neutres brusquement succombent. Ils viennent à la surface, se laissent glisser, tombent sur le dos et ne se relèvent plus, comme foudroyés. Ils ont fait leur temps : ils sont tués par l’âge, inexorable toxique. Ainsi devient inerte le mécanisme dont le ressort a déroulé sa dernière spire.

 

Mais les femelles, dernières nées de la cité, loin d’être accablées par la décrépitude, débutent au contraire dans la vie. Elles ont la vigueur du jeune âge ; aussi, lorsque le trouble de l’hiver les saisit, sont-elles capables de quelque résistance, alors que les vieilles travailleuses brusquement périssent.

 

De même les mâles, tant que leur rôle n’est pas terminé, résistent assez bien. Ma volière en possède quelques-uns, toujours dispos, alertes. Je les vois faire des avances à leurs compagnes, sans bien insister. Pacifiquement, on les repousse de la patte. L’heure n’est plus aux ivresses de la pariade. Ces attardés ont manqué le bon moment ; ils périront inutiles.

 

Les femelles dont la fin s’approche se distinguent aisément des autres par le négligé de leur toilette. Elles ont le dos poussiéreux. Les bien portantes, une fois réfection prise sur le bord du godet à miel, s’installent au soleil et continuellement s’époussettent. Les pattes d’arrière, en de doux étirements nerveux, ne cessent de brosser les ailes et le ventre ; celles d’avant passent et repassent les tarses sur la tête et le thorax. Ainsi se maintient dans un lustre parfait le costume noir et jaune. Les maladives, insoucieuses des soins de propreté, se tiennent immobiles au soleil ou bien errent languissamment. Elles renoncent au coup de brosse.

 

Mauvais signe que cette insouciance de la toilette. Deux ou trois jours après, en effet, la poudreuse sort une dernière fois du guêpier, et vient sur le toit jouir encore un peu du soleil ; puis les griffettes sans vigueur abandonnant l’appui, doucement elle s’affale à terre et ne se relève plus. Elle ne veut pas mourir dans sa chère demeure de papier, où le code des Guêpes impose propreté parfaite.

 

Si les neutres étaient encore là, farouches hygiénistes, ils appréhenderaient l’impotente et l’entraîneraient au dehors. Premières victimes du mal d’hiver, ils manquent, et la moribonde procède elle-même à ses funérailles en se laissant choir dans le charnier, au fond du souterrain. Pour des raisons de salubrité, condition indispensable en telle multitude, ces stoïques se refusent à trépasser dans le logis même, entre les gâteaux. Les dernières survivantes gardent jusqu’à la fin cette répugnance. C’est pour elles une loi non jamais abrogée, si réduite que soit la population. Du dortoir des jeunes tout cadavre doit être écarté.

 

D’un jour à l’autre, ma volière se dépeuple, malgré la douce température de l’appartement, malgré le godet à miel où viennent siroter les valides. Vers la Noël, il ne me reste plus qu’une douzaine de femelles. Le 6 janvier, jour de neige, la dernière périt.

 

D’où provient cette mortalité moissonnant le total de mes Guêpes ? Mes soins les ont préservées des misères où tout d’abord on verrait la cause de leur fin dans les conditions habituelles. Sustentées de raisin et de miel, elles n’ont pas souffert de la famine ; réchauffées à la chaleur de mon foyer, elles n’ont pas souffert du froid ; égayées presque journellement par les rayons du soleil, et logées dans leur propre guêpier, elles n’ont pas souffert de la nostalgie. De quoi donc sont-elles mortes ?

 

Je comprends la disparition des mâles. Ils sont désormais inutiles : la pariade s’est faite et les germes sont fertiles. Je m’explique moins bien le décès des neutres, qui, le printemps revenu, seraient d’un si grand secours lors de la fondation des colonies nouvelles. Ce que je ne comprends pas du tout, c’est la mort des femelles. J’en avais près de cent, et pas une n’a vécu au-delà des premiers jours de l’année. Sorties de leurs cellules de nymphes en octobre et novembre, elles avaient les robustes attributs du jeune âge ; elles étaient l’avenir, et ce caractère sacré de la maternité future ne les a pas sauvées. Comme les débiles mâles, retirés des affaires, comme les ouvrières, usées par le travail, elles ont succombé.

 

N’accusons pas de leur mort l’internement sous cloche. Aux champs, les choses se passent de la même manière. Les divers nids visités en fin décembre m’affirment tous pareille mortalité. Les femelles périssent presque à l’égal du reste de la population.

 

C’était à prévoir. Le nombre de femelles, filles d’un même guêpier, m’est inconnu. L’abondance de leurs cadavres dans le charnier de la colonie me dit cependant qu’elles doivent se compter par centaines et centaines, peut-être par milliers. Une seule suffit à la fondation d’une cité de trente mille habitants. Si toutes prospéraient, quel fléau ! Les Guêpes tyranniseraient la campagne.

 

L’ordre des choses veut que l’immense majorité périsse, tuée non par une épidémie accidentelle et l’inclémence de la saison, mais par une destinée inéluctable qui met à détruire la même fougue qu’à procréer. Alors une question surgit : puisqu’une seule, sauvegardée d’une manière ou de l’autre, suffit au maintien de l’espèce, pourquoi tant d’aspirantes mères dans un guêpier ? Pourquoi la multitude au lieu de l’unité ? Pourquoi tant de victimes ? Question troublante, où notre entendement se perd.

 

XX

LA GUÊPE

(SUITE)


Des misères de la Guêpe, quand arrive l’hiver, il reste à dire le plus grave. Pressentant venir la défaillance, les neutres, jusque-là tendres nourriciers, deviennent farouches exterminateurs. « Ne laissons pas d’orphelins, se disent-ils ; nul, après nous, ne s’en occuperait. Tuons tout, œufs tardifs et larves. La mort violente est préférable à l’agonie par famine. »

 

C’est alors un massacre des innocents. Appréhendées par la peau du cou et brutalement extirpées de leurs alvéoles, les larves sont traînées hors du guêpier et précipitées dans le pourrissoir, au fond du souterrain ; les œufs, délicats morceaux, sont éventrés et grugés. Cette fin tragique de la cité, me sera-t-il possible de la voir, non dans la plénitude de son horreur, ambition trop au-dessus de mes moyens, du moins en quelques scènes ? Essayons.

 

En octobre, je mets sous cloche quelques fragments de nid sauvés de l’asphyxie. Si je modère la dose d’essence de pétrole, il m’est aisé d’obtenir un lot de Guêpes atteintes seulement d’une torpeur passagère, qui me permet récolte non fâcheuse, puis se dissipe par l’exposition à l’air. Remarquons encore que, même avec une dose assez forte, capable de tuer tous les adultes, les larves ne succombent pas. Simples ventres qui digèrent, elles résistent alors que périssent les adultes, organisations affinées. Exempt de mésaventure, j’ai pu de la sorte établir en volière une portion de nid, riche d’œufs et de larves avec une centaine de neutres pour serviteurs.

 

Dans le but de me faciliter l’examen, je sépare les gâteaux et les place à côté l’un de l’autre, l’orifice des cellules tourné en haut. Cet arrangement, inverse de la disposition normale, ne paraît guère contrarier mes captives, qui, bientôt revenues de leur trouble, se mettent à l’ouvrage comme si rien d’insolite ne s’était passé. Dans le cas où elles voudraient construire, je leur donne à exploiter une planchette de bois tendre. Enfin je les nourris de miel étalé en flaque sur une bande de papier et chaque jour renouvelé. Le souterrain est représenté par une large terrine que recouvre une cloche en toile métallique. Un dôme de carton, mis en place sur la cloche ou bien enlevé, fait tour à tour l’obscurité réclamée par le travail des Guêpes et la clarté nécessaire à mes observations.

 

Du jour au lendemain, le travail reprend. On s’occupe à la fois des larves et de la demeure. Les constructeurs entreprennent une muraille autour du gâteau le mieux peuplé. Veulent-ils réparer le désastre et bâtir une enveloppe nouvelle qui remplacera l’enceinte disparue ? La marche de l’opération semble dire que non. Ils continuent simplement l’ouvrage que mon terrible flacon et ma bêche ont interrompu. Sur une étendue n’embrassant guère que le tiers du gâteau, ils dressent en arc de voûte les écailles de papier qui se seraient adjointes à l’enveloppe du nid intact. Ils ne recommencent pas, ils continuent.

 

Toujours est-il que l’espèce de tente ainsi obtenue n’ombrage qu’une médiocre partie du disque à cellules. Ce n’est pas que les matériaux manquent. Il y a d’abord la planchette de bois, où pourrait, à mon avis, se ratisser excellente charpie. Mais les Guêpes n’y touchent pas. Peut-être ai-je mal choisi la pièce, faute d’être mal versé dans les secrets de la papeterie vespienne.

 

À ces matériaux bruts, d’exploitation coûteuse, elles préfèrent les vieilles cellules, hors d’usage maintenant. Le feutre de fibres s’y trouve tout préparé, il suffit de le remettre en pâte. Avec une petite dépense de salive, et une brève trituration sous les mandibules, cela donne un produit de première qualité. Les loges sans habitants sont donc démolies petit à petit, grignotées et rasées jusqu’à la base. Avec leurs ruines s’édifie une sorte de ciel de lit. De la même manière se construiraient des loges nouvelles s’il en était besoin. Ainsi se confirme ce que nous avaient fait prévoir les étages supérieurs à cellules rasées : avec du vieux, les Guêpes bâtissent du neuf.

 

Mieux que ce travail de toiture, l’alimentation des larves mérite examen. On ne se lasserait pas d’assister au spectacle de ces rudes bretteurs devenus tendres nourrices. C’est la caserne convertie en pouponnière. Que de soins, que de vigilance pour l’éducation des vers ! Suivons du regard l’une des affairées. Le jabot gonflé de miel, elle s’arrête devant une cellule ; elle penche la tête dans l’orifice, comme pensive ; elle interroge la recluse du bout de l’antenne. La larve s’éveille et bâille. Ainsi de l’oisillon quand la mère revient au nid avec la becquée.

 

Un moment, la réveillée dodeline la tête ; elle est aveugle et cherche le contact de la bouillie qu’on lui apporte. Les deux bouches se rejoignent, une goutte de sirop passe de celle de la nourrice dans celle du nourrisson. C’est assez pour le moment. À d’autres. La Guêpe s’en va continuer ailleurs son office.

 

De son côté, la larve, quelques instants se pourlèche la base du cou. Il y a là, au moment du service, une sorte de bavette saillante, un goitre momentané qui fait écuelle et reçoit ce qui s’écoule des lèvres. Le gros de la ration dégluti, le ver achève son repas en cueillant les miettes tombées sur son goitre. Puis la gibbosité s’efface, et le ver, reculant un peu dans sa loge, reprend sa douce somnolence.

 

Pour mieux voir cette curieuse façon de manger, j’ai de fortune quelques puissantes larves de Frelon. Je les insinue, une par une, dans des étuis de papier qui représenteront les loges natales. Ainsi emmaillotés, mes gros poupards se prêtent très bien à l’observation quand je leur distribue moi-même la becquée.

 

En mon jeune temps, il était d’usage de frapper du doigt la queue naissante du moineau que l’on élevait. Aussitôt l’élève bâillait, prêt à recevoir la nourriture. J’aime à croire que cette pédagogie ornithologique est toujours en honneur. Pour la mise en appétit du fils du Frelon, nul besoin de ces émoustillants préliminaires : il bâille tout seul, pour peu que je touche à sa niche. L’heureuse créature a l’estomac toujours dispos.

 

Avec un bout de paille où perle une goutte de miel, je lui dépose entre les mandibules la délicieuse ration. Il y en a trop pour une seule bouchée. Alors la poitrine se rengorge et se fait goitre où tombe le surplus. Là, par lippées, à loisir, le ver puisera après déglutition de la cuillerée directement reçue. Quand plus rien ne reste, que l’assiette pectorale est léchée à fond, le renflement disparaît, et la larve reprend son immobilité. À la faveur de cette hernie temporaire, brusquement saillante et brusquement effacée, le consommateur a table mise sous le menton : sans l’aide d’autrui, il achève tout seul sa réfection.

 

Servis dans ma volière, les vers des Guêpes ont la tête en haut, et ce qui leur échappe des lèvres s’amasse dans le goitre. Servis au naturel dans le guêpier, ils ont la tête en bas. Dans cette position, la saillie de la poitrine leur est-elle de quelque utilité ? Je n’en puis pas douter.

 

D’une légère flexion de la tête, il est toujours loisible à la larve de déposer sur sa bavette protubérante une portion de la copieuse becquée, qui s’y maintient adhérente par le fait de sa viscosité. Rien ne dit, non plus, que la nourrice n’y entrepose elle-même l’excédent de sa gorgée. Qu’elle soit au-dessus, ou au-dessous de la bouche, droite ou renversée, l’écuelle pectorale remplit son office grâce à la nature visqueuse des aliments. C’est une soucoupe temporaire qui abrège le service et permet au ver de se sustenter avec quelque loisir, sans trop de gloutonnerie.

 

En volière, mes Guêpes sont alimentées de miel, qu’elles dégorgent aux larves une fois le jabot plein. Nourrices et nourrissons semblent très bien se trouver de ce régime. Je sais néanmoins que le gibier est d’usage courant. Le premier volume de ces Souvenirs raconte la chasse de l’Éristale par la Guêpe commune et de l’Abeille domestique par le Frelon. Aussitôt saisi, le gros diptère en particulier est démembré : la tête, les ailes, les pattes, le ventre, maigres morceaux, se tronquent à coup de cisailles. Il reste la poitrine, riche de muscles. C’est le butin qui, haché menu sur les lieux et réduit en pilule, se transporte au guêpier pour le régal des larves.

 

Au miel adjoignons donc la venaison. J’introduis sous la cloche quelques Éristales. D’abord rien de fâcheux pour les nouveaux venus. Les turbulents diptères, toujours voletant, bourdonnant, se cognant au treillis, ne font pas sensation dans la volière. On les ignore. Si quelqu’un d’entre eux passe trop près d’une Guêpe, celle-ci, menaçante, dresse un peu la tête. Il n’en faut pas davantage, l’autre décampe.

 

Les affaires deviennent plus sérieuses autour de la bandelette de papier garnie de miel. Le réfectoire est assidûment fréquenté par les Guêpes. Si l’Éristale, qui de loin jalousement regarde, se décide à s’approcher, une des attablées se détache du groupe, court sus à l’audacieux, le tiraille par une patte et le fait déguerpir. La rencontre n’acquiert toute sa gravité que si le diptère commet l’imprudence de prendre pied sur un gâteau. Alors les Guêpes se jettent sur le malheureux, le roulent en de vives bourrades et l’entraînent dehors tout éclopé, parfois occis. Le cadavre est dédaigné.

 

Vainement je renouvelle mes tentatives, je ne parviens pas à revoir les scènes d’autrefois sur les fleurs des asters : la capture de l’Éristale et sa réduction en hachis destiné aux larves. Peut-être cette forte nourriture animale n’est-elle distribuée qu’à certaines occasions non réalisées dans ma cloche ; peut-être encore – et je m’arrête, de préférence à cette idée – le miel est-il jugé meilleur que la charcuterie. Pour mes prisonnières, il abonde, chaque jour fraîchement servi. Les nourrissons se trouvant bien de ce régime, le salmis de mouches est dédaigné.

 

Mais aux champs, dans l’arrière-saison, la confiserie des fruits se fait avare, et, faute de pulpe sucrée, on se rabat sur la venaison. Le godiveau d’Éristales pourrait bien n’être pour les Guêpes qu’une ressource de second ordre. Le refus de mes offres semble l’affirmer.

 

Au tour du Poliste maintenant. Sa tournure et son costume exactement vespiens n’en imposent pas le moins du monde. À l’instant reconnu, il est houspillé comme l’Éristale, s’il ose venir au miel où les Guêpes sirotent. Du reste, de part et d’autre, pas de coup de dard : ces querelles de table ne méritent pas qu’on dégaine. Plus faible et ne se sentant pas chez lui, le Poliste se retire. Il va revenir, et si opiniâtre que les attablées finissent par le laisser prendre place à côté d’elles, aubaine bien rare pour l’Éristale. Cette tolérance n’est pas de longue durée : si le Poliste s’aventure sur les gâteaux, cela suffit pour susciter de terribles colères et amener la mort de l’importun. Non, il ne fait pas bon pénétrer chez la Guêpe, même pour un étranger de même costume et de même industrie, presque un confrère.

 

Essayons le Bourdon. C’est un mâle, tout petit, habillé de roux. Le pauvret est menacé, rudoyé même sans plus, toutes les fois qu’il passe à proximité d’une Guêpe. Or l’étourdi se laisse choir du haut du treillis et tombe sur un gâteau au milieu des nourrices affairées de leur ménage. Je suis tout yeux pour suivre le drame. L’une d’elles saisit le Bourdon à la nuque et le poignarde à la poitrine. Suivent quelques pandiculations des pattes. Le Bourdon est mort. Deux autres Guêpes viennent en aide à la meurtrière pour traîner dehors le trépassé. Redisons-le : non, il ne fait pas bon pénétrer chez les Guêpes, serait-ce par accident et sans mauvaise intention.

 

Encore quelques exemples du farouche accueil fait aux étrangers. Je ne choisis pas mes patients, je les utilise comme le hasard me les vaut. Un rosier devant ma porte me fournit des larves d’Hylotome, larves à configuration de chenille. J’en dépose une parmi les Guêpes occupées de leurs cellules. Surprise des travailleuses devant cette espèce de dragon vert pointillé de noir. On s’en approche, on se retire, on recommence. Hardiment l’une le happe et lui fait une blessure saignante. D’autres l’imitent, mordent, puis s’efforcent d’entraîner le blessé. Le dragon résiste, accroché tantôt de ses pattes d’avant, tantôt de ses pattes d’arrière. Le faix n’est pas trop lourd, mais la bête invinciblement lutte, ancrée sur ses harpons. Après bien des tentatives cependant, le ver, affaibli par ses blessures, est arraché du gâteau et traîné tout sanglant à la voirie. Il a fallu une paire d’heures pour le déloger.

 

Avec la larve de l’Hylotome, les Guêpes n’ont pas fait usage de l’aiguillon, qui si promptement mettrait fin à la résistance. Peut-être ont-elles jugé le misérable ver indigne d’être passé par les armes. La méthode expéditive du poignard empoisonné semble réservée pour les grandes occasions. Ainsi ont péri le Bourdon et le Poliste ; ainsi va périr une larve de Saperde scalaire, larve imposante extraite à l’instant de dessous l’écorce d’un cerisier mort.

 

Je la jette sur un gâteau. Émoi des Guêpes à la chute du monstre, qui vigoureusement se contorsionne. Cinq, six à la fois l’assaillent, le mordillent d’abord, puis le piquent de l’aiguillon. En une paire de minutes le ver lardé ne bouge plus. Quant à transporter dehors l’énorme défunt, c’est une autre affaire : il est trop lourd, beaucoup trop lourd. Que vont faire les Guêpes ? Ne pouvant déplacer le ver, elles le mangent sur place, ou plutôt elles le tarissent, lui boivent le sang. Une heure après, flasque et diminué de poids, l’encombrant cadavre est traîné hors des murs.

 

La suite de mes notes ne ferait que répéter les mêmes résultats. S’il se tient à quelque distance, l’étranger est toléré, n’importe sa race, son costume, ses mœurs. S’il passe à proximité, une menace l’avertit et le met en fuite. S’il vient à la flaque de miel et que le réfectoire soit déjà occupé par les Guêpes, il est rare que l’audacieux ne soit pas molesté et chassé du banquet. Jusque-là, des bourrades sans gravité suffisent. Mais s’il a le malheur de pénétrer dans le guêpier, il est perdu, lardé de l’aiguillon ou tout au moins éventré des crocs mandibulaires. Son cadavre va rejoindre les autres déchets dans le bas-fond du manoir.

 

Surveillées avec cette féroce vigilance contre l’invasion de tout intrus et délicieusement abecquées de miel, de ce bon miel qui fait oublier la charcuterie de mouches, les larves prospèrent très bien dans ma volière ; toutes, non, bien entendu. Comme partout, il y a dans le guêpier des faibles moissonnés avant l’heure.

 

Ces souffreteux, je les vois refuser la nourriture et lentement se flétrir. Les nourrices encore mieux s’en aperçoivent. Elles penchent le front sur le ver éprouvé, l’auscultent des antennes, le reconnaissent incurable. Alors le moribond, souvent bruni par le mal, est arraché sans pitié de sa loge et traîné hors du nid. Dans la brutale République des Guêpes, l’infirme n’est qu’une loque dont il faut au plus vite se débarrasser, crainte de contagion.

 

Malheur aux malades chez ces rudes hygiénistes ! Tout impotent est expulsé et jeté en pâture à l’asticot qui l’attend là-bas, dans les catacombes. Si l’expérimentateur intervient, les affaires prennent tournure encore plus atroce. Je retire de leurs loges quelques larves et quelques lymphes en excellente santé, je les dépose à la surface des gâteaux. Hors des cellules, où les nymphes mûrissaient sous une coupole de soie, où les larves seraient abecquées avec une tendresse extrême, les délicates créatures ne sont plus que d’odieux embarras, des non-valeurs encombrantes. Férocement on les tiraille, on les éventre, on les mange quelque peu. Après cette ripaille de cannibales, vient le charroi hors du nid. Incapables de rentrer dans leurs berceaux, même avec de l’aide, larves et nymphes mises à nu périssent égorgées par les nourrices.

 

Dans la volière cependant l’ensemble des vers conserve peau luisante et replète, certificat de santé. Mais voici qu’arrivent les premiers froids de novembre. On bâtit avec moins d’entrain, on fait stations moins assidues à la flaque de miel. Le service du ménage se ralentit. Des vers, bâillant de faim, tardent à être secourus, sont même négligés. Un trouble profond se fait chez les nourrices. Au dévouement d’autrefois succèdent l’indifférence et bientôt l’aversion. À quoi bon des soins qu’on ne pourra prochainement continuer ? Vu l’imminence de la famine, les chers poupons doivent finir de mort tragique.

 

Les neutres, en effet, happent les larves tardives, aujourd’hui celles-ci, demain celles-là, plus tard les autres ; ils les extirpent des cellules avec la même rudesse qu’ils le feraient d’un étranger ou d’un corps inerte ; ils tiraillent, sauvagement ils déchirent, et toutes ces pauvres chairs descendent aux gémonies.

 

Quelque temps encore, les neutres, exécuteurs des hautes œuvres, traînent vie languissante. Enfin à leur tour ils succombent, tués par le mal de la saison. Novembre n’est pas fini que ma volière n’a plus rien de vivant. À peu près ainsi, et sur une plus grande échelle, doit se passer sous terre le massacre final des larves en retard.

 

Journellement les catacombes du guêpier reçoivent les cadavres et les moribonds précipités de là-haut, larves infirmes et Guêpes mises à mal par accident. Rare en temps de prospérité, cette chute au charnier devient fréquente à mesure que s’approche la mauvaise saison. Au moment de l’extermination des vers tardifs, au moment surtout de la débâcle finale, lorsque les adultes, mâles, femelles et neutres, périssent par milliers, c’est une manne quotidienne qui descend copieuse.

 

En foule, les consommateurs sont accourus, sustentés d’abord de peu, mais prévoyant les grandes liesses de l’avenir. Dès la fin novembre, le fond du souterrain est une grouillante hôtellerie où dominent en nombre certains vers de diptères, croque-morts des guêpiers. J’y recueille en abondance les larves de la Volucelle, qui mérite un chapitre à part à cause de son renom. J’y trouve, fouillant de sa tête effilée le ventre des cadavres, un asticot nu, blanc, pointu, moindre que celui des Lucilies. Il travaille pêle-mêle avec un second, plus petit encore, brun et vêtu d’une souquenille épineuse. J’y rencontre un nain qui, se bouclant en arc de cercle et se débouclant, frétille à la manière des vers du fromage.

 

Tous dissèquent, démembrent, vident avec tant de zèle que, février venu, ils n’ont pas eu encore le temps de se contracter en pupes. Il fait si bon, à l’abri des intempéries, dans le chaud souterrain, avec abondance de vivres ! Pourquoi se presser ? Avant de se durcir la peau en tonnelet, les béats attendent d’avoir consommé le monceau de victuailles. Ils s’attardent si bien au banquet, que je les oublie dans les bocaux d’éducation et que je ne peux en dire plus long sur leur histoire.

 

Au charnier de taupes et de couleuvres de mes pourrissoirs aériens, je voyais de temps à autre arriver le plus gros de nos Staphylins, le Staphylinus maxillosus, qui, de passage, faisait station sous l’amas putride, puis s’en allait ailleurs continuer ses affaires. Le charnier de Guêpes a pareillement des habitués parmi les coléoptères à brèves élytres. J’y rencontre fréquent le Quedius fulgidus Fab. à élytres rouges. Mais cette fois ce n’est pas une hôtellerie temporaire ; c’est un établissement de famille, car le Staphylin adulte est accompagné de sa larve. J’y rencontre aussi des Cloportes, des Mille-Pieds du genre Polydesme, les uns et les autres consommateurs subalternes, nourris probablement de l’humus des morts.

 

Mentionnons surtout un insectivore par excellence, le plus petit de nos mammifères, la Musaraigne, moindre que la Souris. À l’époque de la débâcle, lorsque le malaise a calmé la fureur agressive, l’hôte à museau pointu s’introduit chez la Guêpe. Exploitée par un couple de Musaraignes, la foule moribonde est promptement réduite en un monceau de débris qu’achèvent de vider les asticots.

 

Les ruines elles-mêmes doivent périr. Une Teigne à mesquin papillon blanchâtre, un Cryptophage, infime coléoptère roux, une larve de dermestien (Aitagenus pellio), vêtue de velours écailleux et doré, rongent le plancher des étages et font crouler l’habitation. Quelques pincées de poussière, quelques loques de papier gris, sont, au retour de la belle saison, tout ce qui reste de la cité vespienne et de ses trente mille habitants.

 

XXI

LA VOLUCELLE


Sous le manoir de papier gris, redisons-le, le sol s’excave en cloaque où tombent les déchets du guêpier. Là sont précipitées les larves mortes ou chétives qu’une incessante revue extirpe des alvéoles pour faire place à de nouvelles occupantes ; là sont jetés les vers retardataires lors du massacre de l’arrière-saison ; là finalement, pour une bonne part, gît la foule que tuent les approches de l’hiver. À la débâcle de novembre et décembre, ce bas-fond regorge de matière animale.

 

Telles richesses ne resteront pas sans emploi. L’économie du mangeable, grande loi de ce monde, pourvoit à la consommation d’une simple pelote de bourre dégorgée par la chouette. Que sera-ce des énormes victuailles d’un guêpier ruiné ! S’ils ne sont déjà venus, attendant la manne qui bientôt descendra de là-haut, ils ne tarderont pas à venir, les consommateurs chargés de remettre en circulation vitale ces copieuses épaves. Ce grenier d’abondance, bourré de vivres par la mort, va devenir fervent atelier de retour à la vie. Quels sont les conviés ?

 

Si les Guêpes transportaient au vol les vers défunts ou maladifs et les laissaient choir sur le sol dans les alentours de leur demeure, ces conviés seraient, en première ligne, les oiseaux insectivores, les becs-fins, tous amateurs de menu gibier. À ce sujet, permettons-nous une brève digression.

 

On sait avec quelle jalouse intolérance les rossignols occupent chacun leur cantonnement. Chez eux, voisiner est interdit. À distance, entre mâles, il y a fréquents échanges de bravades par couplets ; mais si le provoqué s’approche, l’autre le fait déguerpir. Or, non loin de ma demeure, dans un maigre bosquet de chênes verts où le bûcheron trouverait à peine de quoi faire une douzaine de fagots, j’entendais, tous les printemps, un gazouillis de rossignols tellement nourri que les cantates des virtuoses, donnant du gosier tous à la fois et sans ordre, devenaient assourdissant charivari.

 

Pourquoi ces passionnés de solitude sont-ils venus s’établir en si grand nombre en un point où, d’après les règles, il y a juste l’étendue nécessaire au ménage d’un seul ? De l’isolé, quels motifs ont-ils fait assemblée ? Je m’informai de la chose auprès du propriétaire du fourré.

 

« Toutes les années c’est ainsi, fit-il, le bosquet est envahi par les rossignols.

 

– Et la cause ?

 

– La cause, c’est qu’il y a là, tout près, derrière le mur, un rucher. »

 

Ébahi, je regardais mon homme, ne comprenant pas la relation qu’il pouvait y avoir entre un rucher et la fréquence des rossignols.

 

« Eh oui, ajouta-t-il, il y a beaucoup de rossignols parce qu’il y a beaucoup d’abeilles. »

 

Nouveau regard interrogateur de ma part. Je ne comprenais pas encore. L’explication vint.

 

« Les abeilles, dit-il, jettent dehors leurs larves mortes. Le matin, le devant du rucher est semé, et les rossignols accourent les cueillir pour eux et leur famille. Ils en sont très friands. »

 

Cette fois, j’avais saisi le nœud de la question. Des vivres exquis, abondants, chaque jour renouvelés, avaient convoqué les chanteurs. Contre leur habitude, les rossignols voisinent, nombreux, dans un fourré de broussailles, pour être près du rucher et avoir le matin plus large part à la distribution des fines andouillettes.

 

Pareillement le rossignol, et ses émules en gastronomie, fréquenteraient le voisinage des guêpiers si les vers morts étaient rejetés à la surface du sol ; mais c’est à l’intérieur du terrier que tombe cette friandise, et nul oiselet n’oserait pénétrer dans la ténébreuse caverne, dont l’entrée d’ailleurs serait trop étroite pour lui. Il faut ici d’autres consommateurs, de taille petite et d’audace grande ; il faut le diptère et son asticot, roi des trépassés. Ce que les Lucilies, les Calliphores, les Sarcophages font en plein air aux dépens de toute espèce de cadavres, d’autres mouches, spécialisant leur domaine, le font sous terre aux dépens des Guêpes.

 

En septembre, portons notre attention sur l’enveloppe d’un guêpier. À la surface extérieure et uniquement là, cette enveloppe est semée d’une multitude de gros points blancs elliptiques, solidement fixés au papier gris et mesurant environ deux millimètres et demi de longueur sur un millimètre et demi de largeur. Aplatis en dessous, convexes en dessus et en outre d’un blanc lustré, ces points ressemblent à des gouttelettes très régulières tombées d’une bougie stéarique. Enfin le dos en est rayé de subtiles stries transversales, élégant détail qui demande le secours de la loupe pour être reconnu. Ces curieux objets sont disséminés sur toute la surface de l’enveloppe, tantôt distants l’un de l’autre, tantôt rassemblés par archipels plus ou moins denses. Ce sont les œufs de la Volucelle (Volucella zonaria Linn.).

 

Également accolés au papier gris de l’enceinte, abondent, pêle-mêle avec ceux de la Volucelle, d’autres œufs d’un blanc crétacé, lancéolés, parcourus en long par sept ou huit fines côtes, à l’imitation de certaines semences d’ombellifères. Un subtil pointillé sur toute la surface complète l’élégance. Ils sont moitié moindres que les précédents. J’en ai vu sortir des vermisseaux qui pourraient bien être le point de départ des asticots pointus reconnus déjà au fond des terriers. Mes essais d’éducation n’ayant pas abouti, je ne peux dire à quel diptère ces œufs se rapportent. Qu’il nous suffise de noter en passant cet anonyme. Il y en a bien d’autres, qu’il faut se résoudre à laisser sans étiquette, tant est complexe la mêlée des convives dans les ruines d’un guêpier. Ne nous occupons que des plus remarquables, au premier rang desquels est la Volucelle.

 

C’est une superbe et puissante mouche, dont le costume, zoné de bandes jaunes et brunes, présente une vague ressemblance avec celui des Guêpes. Les théories en vogue se prévalent de ce jaune et de ce brun pour faire de la Volucelle un exemple frappant de mimétisme. Obligée, sinon pour elle, du moins pour sa famille, de s’introduire en parasite chez la Guêpe, elle ruse, dit-on, et endosse par tromperie la livrée de sa victime. Dans le guêpier, elle vaque tranquille à ses affaires, prise qu’elle est pour l’un des habitants.

 

Cette naïveté de la Guêpe, dupe d’un costume très grossièrement imité, et cette scélératesse du diptère se dissimulant sous un travesti excèdent les bornes de ma crédulité. La Guêpe n’est pas aussi sotte, et la Volucelle aussi rusée qu’on nous l’affirme. Si vraiment cette dernière s’est avisée de tromper l’autre par son aspect, reconnaissons que son déguisement n’est pas des mieux réussis. Des écharpes jaunes au ventre ne font pas une Guêpe. Il faudrait de plus, et avant tout, la sveltesse du corps, la prestesse de l’allure, et la Volucelle est trapue, dilatée, de pose grave. Jamais la Guêpe ne confondra avec l’un des siens cet insecte lourdaud. La disparate est trop grande.

 

Pauvre Volucelle, le mimétisme ne t’a pas suffisamment renseignée. Il te fallait, point essentiel, prendre taille de Guêpe, et tu l’as oublié ; tu es restée grosse mouche, trop facile à reconnaître. Tu pénètres néanmoins dans la terrible caverne ; tu peux, sans péril, y séjourner longtemps, comme l’attestent les œufs semés à profusion sur l’enveloppe du guêpier. De quelle façon t’y prends-tu ?

 

Considérons d’abord que la Volucelle n’entre pas dans l’enceinte où sont empilés les gâteaux ; elle se tient, pour y déposer sa ponte, à la face extérieure du rempart de papier. Rappelons-nous d’autre part le Poliste mis en compagnie des Guêpes dans ma volière. En voilà certes un qui n’a pas besoin de recourir au mimétisme pour se faire accepter.

 

Il appartient à la corporation, il est Guêpe lui-même. Chacun de nous, s’il n’a pas le regard exercé de l’entomologie, confond les deux genres. Or cet étranger, tant qu’il ne devient pas trop importun, est très bien toléré des Guêpes sous cloche. Nulle ne lui cherche noise. Il est même admis autour de la table, la nappe de papier servie de miel. Mais il est infailliblement perdu si par mégarde il prend pied sur les gâteaux.

 

Son costume, sa forme, sa taille, qui sont précisément, de bien peu s’en faut, le costume, la forme et la taille de la Guêpe, ne le tirent pas d’affaire. À l’instant reconnu étranger, il est assailli et mis à mal avec la même fougue que le sont les larves de l’Hylotome et de la Saperde, larves dont l’aspect n’a rien de commun avec celui des Guêpes.

 

Si l’identité de la forme et du costume ne sauve pas le Poliste, que sera-ce de la Volucelle, grossière imitation ? Le regard de la Guêpe, qui sait discerner le dissemblable dans le pareil, ne s’y laissera pas méprendre. Aussitôt reconnue, l’étrangère sera jugulée. Là-dessus, il n’y a pas l’ombre d’un doute.

 

Faute de Volucelles au moment de mes expérimentations, je fais emploi d’un autre diptère, le Milesia fulminans, qui, par sa tournure svelte et ses belles bandes jaunes, présente avec la Guêpe une ressemblance bien autrement accentuée que celle de la grosse mouche zonée. En dépit de cette similitude, s’il s’aventure sur les gâteaux, l’étourdi périt poignardé. Ses écharpes jaunes, son ventre fluet, n’en imposent pas le moins du monde. Sous les traits d’un sosie est reconnu l’étranger.

 

Variés au hasard de mes captures, les essais sous cloche m’amènent tous à cette conclusion : tant qu’il y a simple voisinage, même autour du miel, les autres incarcérés sont assez bien tolérés ; mais s’ils viennent aux cellules, ils sont assaillis et souvent tués, sans distinction de forme et de costume. Le dortoir des larves est le saint des saints où nul profane ne doit pénétrer sous peine de mort.

 

Avec les prisonnières de ma cloche, j’expérimente au jour, et les Guêpes libres travaillent dans la profonde obscurité de leur souterrain. Où la lumière manque, la coloration n’a plus de rôle. Une fois entrée dans la caverne, la Volucelle ne tire donc aucun avantage de ses bandes jaunes, sa sauvegarde, nous dit-on.

 

Dans les ténèbres, à la condition d’éviter le tumultueux intérieur du guêpier, il lui est aisé de faire son coup, costumée comme elle l’est ou costumée d’autre manière. Pour peu qu’en sa prudence elle s’avise de ne pas coudoyer les passants, elle peut, sans danger, plaquer ses œufs sur la muraille de papier. Nul ne saura sa présence.

 

Le dangereux, c’est de franchir le seuil du terrier en plein jour, sous les regards des allants et des venants. En ce moment seul, le mimétisme serait opportun. Or, est-elle bien périlleuse cette entrée de la Volucelle en présence de quelques Guêpes ? Le guêpier de l’enclos, celui qui plus tard devait périr au soleil sous une cloche de verre, m’a permis de longues stations, mais sans résultat concernant le sujet qui me préoccupait le plus. La Volucelle n’a pas paru. L’époque de ses visites était sans doute passée, car, dans le nid exhumé, j’ai trouvé de ses larves en abondance.

 

D’autres diptères m’ont dédommagé de mon assiduité. À distance respectueuse, bien entendu, j’en ai surpris qui, d’humble taille et de coloration grisâtre, rappelant celle de la mouche domestique, pénétraient dans le souterrain. Dépourvus de la moindre tache jaune, ceux-là certainement n’avaient aucune prétention au mimétisme. Ils entraient et sortaient néanmoins tout à leur aise, sans émoi, comme chez eux. Pourvu qu’il n’y eût pas trop grand concours sur la porte, les Guêpes les laissaient faire. S’il y avait foule, les visiteurs gris attendaient, non loin du seuil, un moment d’accalmie. Rien de fâcheux ne leur survenait.

 

À l’intérieur de l’établissement, mêmes relations pacifiques. J’ai sur ce dernier point le témoignage de mes fouilles. Dans le charnier du souterrain, si riche en larves de muscides, je ne parviens pas à découvrir des cadavres de diptères adultes. Si, dans le parcours du vestibule ou plus bas, les étrangers étaient occis, ils tomberaient au fond du terrier pêle-mêle avec les autres ruines. Or, dis-je, dans ce charnier, jamais de Volucelles mortes, jamais de mouche quelconque. Les entrants sont donc respectés. Leurs affaires terminées, ils ressortent indemnes.

 

Cette tolérance des Guêpes a de quoi surprendre. Alors un doute vient à l’esprit : est-ce que la Volucelle et les autres ne seraient pas ce que dit l’histoire classique, des ennemis, des égorgeurs de larves saccageant le guêpier ? Informons-nous ; interrogeons-les dès l’éclosion.

 

Aux mois de septembre et d’octobre, rien n’est plus facile que de récolter les œufs de la Volucelle en tel nombre que l’on veut. Ils abondent à la face externe du guêpier. En outre, comme le font d’ailleurs les larves de la Guêpe, ils résistent assez longtemps à l’asphyxie par l’essence de pétrole : aussi l’éclosion de la grande majorité est-elle certaine. Avec des ciseaux, je détache de l’enveloppe du nid les morceaux de papier les mieux peuplés et j’en remplis un bocal. Ce sera l’entrepôt où journellement, pendant près de deux mois, je puiserai des larves naissantes.

 

L’œuf de la Volucelle reste en place, tranchant toujours par sa blanche coloration sur le fond gris de son appui. La coque se ride, s’affaisse, et le bout antérieur bâille d’une déchirure. Il en sort une gentille larve blanche, atténuée en avant, quelque peu dilatée en arrière et toute hérissée de papilles charnues. Sur les flancs de la bête, ses papilles s’étalent en dents de peigne ; en arrière, elles s’allongent et divergent en éventail ; sur le dos, elles se raccourcissent et se rangent en quatre séries longitudinales. L’avant-dernier segment porte deux brefs canalicules respiratoires, d’un roux vif, dressés obliquement et accolés l’un à l’autre.

 

L’avant, à proximité de la bouche pointue, s’assombrit de brunâtre. C’est, vu par transparence, l’appareil buccal et moteur, formé de deux crochets. En somme, gracieuse bestiole avec son hérissement et sa blancheur, qui lui donnent l’aspect d’un tout petit flocon de neige. Mais cette élégance n’est pas de longue durée : devenue forte, la larve de la Volucelle se souille de sanie, se colore de roussâtre et rampe sous la forme d’un grossier porc-épic.

 

Que devient-elle au sortir de l’œuf ? Mon bocal entrepôt me l’apprend en partie. D’équilibre peu stable sur des surfaces déclives, elle se laisse choir au fond du récipient, où je la trouve, par éclosions quotidiennes, errant inquiète. Ainsi doivent se passer les choses chez la Guêpe. Inhabiles à se maintenir sur la pente de la muraille de papier, les nouveau-nés tombent au fond du souterrain. Là s’amasse, à la fin de la saison surtout, copieuse provende de Guêpes défuntes et de larves mortes extraites des cellules et rejetées hors du logis, le tout faisandé et devenu victuaille chère aux asticots.

 

Eux-mêmes asticots, malgré leur parure neigeuse, les fils de la Volucelle trouvent dans ce charnier vivres à leur goût, incessamment renouvelés. Leur chute des hauteurs de l’enceinte pourrait bien ne pas être un accident, mais un moyen d’atteindre au plus tôt, sans recherches, les bonnes choses qu’il y a là-bas, tout au fond de la caverne. Peut-être aussi quelques-uns des vermisseaux blancs, à la faveur des lacunes qui font de l’enveloppe un couvert spongieux, parviennent-ils à se glisser dans l’intérieur du guêpier.

 

Toujours est-il que, pour la majeure part, les larves de la Volucelle, à tous les degrés de développement, se tiennent dans le bas-fond du terrier, parmi les résidus cadavériques. Les autres, établies dans le domicile même des Guêpes, sont relativement en petit nombre.

 

Ces relevés affirment déjà que les vers de la Volucelle ne méritent pas la réputation qu’on leur a faite. Satisfaits de la dépouille des morts, ils ne touchent pas aux vivants ; ils ne ravagent pas le guêpier, ils l’assainissent.

 

L’expérience confirme ce que nous apprend l’examen des lieux. Dans de petites éprouvettes, d’observation commode, je mets en présence, maintes et maintes fois, des larves de Guêpes et des larves de Volucelles. Les premières sont bien portantes, en pleine vigueur ; je viens de les extraire à l’instant de leurs cellules. Les autres sont variées d’état, depuis celui de flocon neigeux né du jour, jusqu’à celui de robuste porc-épic.

 

La rencontre n’a rien de tragique. Les vers des diptères rodaillent dans l’éprouvette sans toucher à l’andouillette vivante. Tout au plus, ils appliquent un moment la bouche sur le lardon, puis la retirent, insoucieux du morceau.

 

Il leur faut autre chose : un blessé, un mourant, un cadavre qui difflue en sanie. Si je pique, en effet, de la pointe d’une aiguille la larve de Guêpe, les dédaigneux de tantôt viennent s’abreuver à la blessure saignante. Si j’offre une larve morte, brunie par la pourriture, les vers l’éventrent et se repaissent de ses fluides.

 

Il y a mieux. Je peux très bien les alimenter avec des Guêpes devenues putrilage sous leurs anneaux cornés ; je les vois humer avec satisfaction le suc de larves de Cétoine en décomposition ; je les maintiens prospères avec un hachis de viande de boucherie, qu’ils savent fluidifier suivant la méthode des vulgaires asticots.

 

Et ces indifférents sur la nature de la proie tant que celle-ci est morte, la refusent quand elle est vivante. En vrais diptères qu’ils sont, en francs défricheurs de cadavres, avant de toucher à une pièce, ils attendent que la mort ait fait son ouvrage.

 

À l’intérieur du guêpier, les larves valides sont la règle, et les impotentes la rare exception, à cause de l’assidue surveillance qui élimine tout ce qui dépérit. Là néanmoins, sur les gâteaux, parmi les Guêpes en travail, des larves de Volucelle se rencontrent ; non aussi nombreuses, il est vrai, que dans le charnier d’en bas, mais enfin assez fréquentes. Or, que font-elles en ce séjour où les cadavres manquent ? S’attaquent-elles aux bien portants ? Leurs continuelles visites, d’une cellule à l’autre, tout d’abord le feraient croire ; mais nous serons vite détrompés si nous suivons de près leurs manœuvres, ce que permet l’établissement sous cloche.

 

Je les vois ramper affairées à la surface des gâteaux, ondulant du col et s’informant des loges. Celle-ci ne convient pas, cette autre non plus ; la bête hérissée passe outre, cherche toujours, dardant, de-ci, de-là, son avant pointu. Cette fois, la cellule paraît être dans les conditions requises. Luisante de santé, une larve y bâille, croyant à l’approche de sa nourrice. De ses flancs rebondis, elle remplit la chambrette hexagone.

 

Le sordide visiteur, lame d’exquise souplesse, s’infléchit, glisse son avant délié entre la paroi et l’habitant, dont la molle rotondité doucement cède à la pression de ce coin animé. Il plonge dans la loge, ne laissant au dehors que son large arrière-train, où font tache rousse les deux tubes respiratoires.

 

Quelques temps il reste dans cette pose, occupé de son travail tout au fond de la loge. Cependant les Guêpes présentes laissent faire, impassibles, preuve que la larve visitée n’est pas en péril. L’étranger, en effet, se retire d’un glissement doux. Le poupon, sac d’une parfaite élasticité, reprend son volume sans avoir rien éprouvé de fâcheux, comme en témoigne son appétit. Une nourrice lui présente une gorgée, qu’il accepte avec tous les signes d’une vigueur non offensée.

 

Quant au ver de la Volucelle, quelques instants il se pourlèche à sa manière, rentrant et sortant son double croc ; puis, sans perdre temps, il va recommencer ailleurs son coup de sonde.

 

Ce qu’il convoite, à l’arrière des larves, au fond des cellules, ne saurait être déterminé par l’observation directe ; il faut le deviner. Puisque la larve visitée reste intacte, ce n’est pas une proie que le ver de la Volucelle recherche. D’ailleurs, si le meurtre entrait dans ses projets, pour quels motifs descendre au fond de la loge, au lieu d’attaquer directement la recluse sans défense ? Il serait bien plus simple de sucer la patiente par l’orifice même de la cellule. Au lieu de cela, un plongeon, toujours un plongeon, et jamais d’autre tactique.

 

Qu’y a-t-il donc en arrière de la larve de Guêpe ? Essayons de le dire aussi décemment que possible. Malgré son extrême propreté, cette larve n’est pas affranchie des misères physiologiques conséquence inévitable du ventre. Elle a, comme tout mangeur, des scories intestinales, au sujet desquelles sa claustration lui impose une extrême réserve.

 

Comme le font tant d’autres larves d’hyménoptères logées très à l’étroit, elle diffère, jusqu’au moment de la transformation, le débarras de ses déchets digestifs. Alors, en une fois pour toutes, se rejette l’immonde amas dont la nymphe, délicat organisme en résurrection, ne doit garder la moindre trace. Cela se retrouve plus tard, en toute loge vide, sous forme d’un tampon d’un noir violacé.

 

Mais sans attendre cette épuration finale, ce bloc, de temps à autre s’évacuent de maigres résidus, aussi limpides que de l’eau. Il suffit de tenir une larve de Guêpe dans un petit tube de verre pour reconnaître ces excrétions fluides, de loin en loin rejetées.

 

Eh bien, je ne vois pas autre chose qui puisse expliquer le plongeon des vers de la Volucelle au fond des cellules sans blesser les larves. Ils y recherchent cette humeur, ils en provoquent l’émission. C’est pour eux une friandise qui s’ajoute à la nourriture plus substantielle fournie par les cadavres.

 

Officier de santé de la cité vespienne, la Volucelle remplit double office : elle torche les enfants de la Guêpe, elle débarrasse le guêpier de ses morts. Aussi est-elle accueillie paisiblement, en auxiliaire, quand elle pénètre dans le terrier pour y déposer ses œufs ; aussi, au cœur même de la demeure, où nul ne vaguerait impunément, sa larve est-elle tolérée, mieux que cela, respectée.

 

Rappelons-nous le brutal accueil fait aux larves de Saperde et d’Hylotome que je dépose sur un gâteau. Aussitôt happés, meurtris, lardés de l’aiguillon, les misérables périssent. C’est une tout autre affaire avec les fils de la Volucelle. Ils vont et viennent à leur guise, sondent les cellules, coudoient les habitants, et nul ne les moleste. Précisons par quelques exemples cette mansuétude, bien étrange chez l’irascible Guêpe.

 

Pendant une paire d’heures, mon attention se porte sur une larve de Volucelle établie dans une cellule, côte à côte avec la larve de Guêpe, maîtresse de céans. L’arrière-train émerge, étalant ses papilles. Parfois aussi se montre l’avant pointu, la tête, qui se meut avec de brusques oscillations de serpent. Les Guêpes viennent de se remplir le jabot à la flaque de miel ; elles distribuent la becquée. Le travail est très actif, et les choses se passent en pleine lumière, sur une table, devant la fenêtre.

 

Allant d’une cellule à l’autre, les nourrices, à nombreuses reprises, frôlent l’intrus, l’enjambent. Elles le voient certainement. L’autre ne bouge, ou, piétiné, rentre pour reparaître tout aussitôt. Quelques-unes des passantes s’arrêtent, penchent la tête sur l’orifice, semblent s’informer, puis repartent sans autrement se préoccuper de l’état des choses. L’une d’elles fait mieux : elle essaye de donner la becquée au légitime propriétaire de la loge ; mais celui-ci, comprimé par son visiteur, ne se sent pas en appétit et refuse. Sans le moindre signe d’inquiétude au sujet du nourrisson qu’elle vient de voir en gênante compagnie, la Guêpe se retire, va distribuer ailleurs sa gorgée.

 

En vain mon observation se prolonge : d’émoi, il n’y en a pas. On traite le ver de la Volucelle en ami, ou du moins en indifférent. Nul essai pour le déloger, le harceler, le mettre en fuite. Le ver non plus ne semble guère se préoccuper des allants et des venants. Sa tranquillité dit qu’il se sent chez lui.

 

Soit encore le témoignage que voici. Le ver est plongé, la tête en bas, dans une cellule vide, trop étroite pour le recevoir en entier. L’arrière déborde, très visible. De longues heures il stationne, immobile, dans cette position. À tout instant des Guêpes passent et repassent tout à côté. Trois d’entre elles, tantôt ensemble et tantôt isolées, viennent rogner les bords de la cellule ; elles en détachent des parcelles qu’elles réduisent en pâte pour un nouvel ouvrage.

 

Si les passantes, préoccupées de leurs affaires, n’aperçoivent pas l’intrus, ces dernières certainement le voient. Pendant leur travail de démolition, elles le touchent des pattes, des antennes, des palpes, et cependant nulle n’y prend garde. Le gros ver, si reconnaissable à sa tournure étrange, est laissé tranquille, et cela au grand jour, sous les regards de tous. Qu’est-ce donc lorsque la profonde obscurité des souterrains le protège de ses mystères !

 

Je viens d’expérimenter avec des larves de Volucelle déjà fortes et colorées de ce roux sale que l’âge amène. Quel effet produira le blanc pur ? Je sème à la surface des gâteaux des larves récemment issues de l’œuf. Les vermisseaux neigeux gagnent les cellules voisines, y descendent, en ressortent, cherchent ailleurs. Très pacifiquement, les Guêpes les laissent faire, insoucieuses des petits envahisseurs blancs comme des gros envahisseurs roux.

 

Parfois, quand elle pénètre dans une loge occupée, la bestiole est saisie par la propriétaire, la larve de Guêpe, qui la happe, la tourne et la retourne entre les mandibules. Est-ce morsure défensive ? Non, mais simple confusion avec une bouchée présentée. Le mal n’est pas grand. Grâce à sa souplesse, le petit ver sort intact des tenailles et continue ses recherches.

 

L’idée pourrait nous venir d’attribuer cette tolérance à quelque défaut de perspicacité dans le coup d’œil des Guêpes. Voici de quoi nous détromper. J’introduis isolément dans des cellules vides une larve de Saperde scallaire et une larve de Volucelle, toutes les deux blanches et choisies de façon à ne pas remplir tout à fait la loge. Leur présence ne se révèle que par la pâleur du râble qui fait tampon à fleur de l’orifice. Un examen superficiel resterait indécis sur la nature du reclus. Les guêpes ne s’y méprennent pas : elles extirpent le ver de la Saperde, le tuent, le jettent aux gémonies ; elles laissent en paix le ver de la Volucelle.

 

Les deux étrangers sont très bien reconnus dans le secret des cellules : ici est l’importun qu’il faut chasser, ici se trouve l’hôte habituel qu’il faut respecter. La vue vient en aide, car les événements se passent au grand jour sous la cloche ; mais les Guêpes ont d’autres moyens d’information dans l’obscurité du terrier. Si je fais la nuit en couvrant l’appareil d’un voile, le meurtre des non tolérés ne s’accomplit pas moins.

 

Ainsi le veut la police du guêpier : tout étranger surpris doit être massacré et jeté aux ordures. Pour déjouer cette vigilance, il faut aux vrais ennemis une immobilité sournoise, une dissimulation de haute scélératesse. Mais le ver de la Volucelle ne se dissimule pas. Il va et vient, à découvert, où bon lui semble ; il recherche au milieu des Guêpes les cellules à sa convenance. Qu’a-t-il donc pour se faire ainsi respecter ?

 

La force ? Certes non. C’est un inoffensif que la Guêpe découdrait d’un coup de ses cisailles. Atteint de l’aiguillon, il serait foudroyé. C’est un hôte connu, à qui, dans un guêpier, nul ne veut du mal. Pourquoi ? Parce qu’il rend des services ; loin de nuire, il travaille à l’assainissement. Ennemi ou simplement importun, il serait exterminé ; auxiliaire méritoire, il est respecté.

 

Alors quelle nécessité pour la Volucelle de se déguiser en Guêpe ? Gris ou bariolé, tout diptère est admis dans le terrier du moment qu’il est utile à la communauté. Le mimétisme de la Volucelle, l’un des plus concluants, dit-on, est, en somme, une puérilité. L’observation patiente, en continuel tête-à-tête avec les faits, n’en veut pas ; elle l’abandonne aux naturalistes de cabinet, trop enclins à voir le monde des bêtes à travers l’illusion des théories.

 

XXII

L’ÉPEIRE FASCIÉE


Dans la rude saison, lorsque l’insecte chôme en ses quartiers d’hiver, l’observateur met à profit la clémence des abris ensoleillés et gratte le sable, soulève les pierres, sonde les broussailles, et bien des fois il est remué d’une douce émotion devant tel ou tel ouvrage d’art ingénu, découvert à l’improviste. Heureux les simples à qui suffit l’ambition de pareilles trouvailles ! Je leur souhaite les joies qu’elles m’ont values et qu’elles continuent à me valoir en dépit des misères de la vie, toujours plus âpres à mesure que se descend la rapide pente des années.

 

S’ils fouillent les gramens dans les oseraies et les taillis, je leur souhaite le merveilleux objet que j’ai maintenant sous les yeux. C’est l’ouvrage d’une araignée, le nid de l’Épeire fasciée (Epeira fasciata Latr.).

 

Une araignée n’est pas un insecte, comme l’entend la classification, et comme telle l’Épeire semble ici déplacée. Foin de la systématique ! Que la bête ait huit pattes au lieu de six, des pochettes pulmonaires au lieu de tubes trachéens, l’étude de l’instinct n’en tient compte. Du reste, les aranéides appartiennent au groupe des animaux sectionnés, organisés par tronçons mis bout à bout, structure à laquelle font allusion les termes d’insecte et d’entomologie.

 

Pour désigner ce groupe, on disait autrefois les animaux articulés, expression qui avait le tort de ne pas effaroucher l’oreille et d’être comprise de tous. C’est de la vieille école. Aujourd’hui on fait usage du délicieux vocable arthropode. Et il se trouve des gens qui mettent en doute le progrès ! Ah ! mécréants ! prononcez d’abord articulé, puis faites ronfler arthropode, et vous verrez si la science des bêtes ne progresse pas.

 

Comme prestance et comme coloration, l’Épeire fasciée est la plus belle des aranéides du Midi. Sur son gros ventre, puissant entrepôt de soie presque du volume d’une noisette, alternent les écharpes jaunes, argentées et noires qui lui ont valu la dénomination de fasciée. Autour de cet opulent abdomen, longuement rayonnent les huit pattes, annelées de pâle et de brun.

 

Toute menue proie lui est bonne. Aussi, à la seule condition de trouver des appuis pour son filet, s’établit-elle partout où bondit le Criquet, où voltige le papillon, où plane le diptère, où danse la Libellule. D’habitude, à cause de l’abondance du gibier, c’est en travers d’un ruisselet, d’une rive à l’autre, parmi les joncs, qu’elle ourdit sa toile. Elle la tend aussi, mais avec moins d’assiduité, dans les taillis de chênes verts, sur les coteaux à maigres pelouses, aimées des acridiens.

 

Son engin de chasse est une grande nappe verticale dont le périmètre, variable suivant la disposition des lieux, se rattache aux rameaux du voisinage par de multiples amarres. La structure en est celle qu’adoptent les autres aranéides manufacturières de toiles. D’un point central rayonnent des fils rectilignes, équidistants. Sur cette charpente court, en manière de croisillons, un fil spiral continu qui va du centre à la circonférence. C’est magnifique d’ampleur et de régularité.

 

Dans la partie inférieure de la nappe descend, à partir du centre, un large ruban opaque, disposé en zigzag à travers les rayons. C’est la marque de fabrique de l’Épeire. On dirait le paraphe d’un artiste signant son ouvrage. Fecit une telle, semble dire l’aranéide en donnant le dernier coup de navette à sa toile.

 

Que l’araignée soit satisfaite lorsque, passant et repassant d’un rayon à l’autre, elle a terminé sa spire, c’est indubitable : le travail fait assure le manger pour quelques jours. Mais ici la gloriole de la filandière est certainement hors de cause : le robuste zigzag de soie est apposé pour donner au réseau solidité plus grande.

 

Un surcroît de résistance n’est pas de trop, car parfois le filet est soumis à de rudes épreuves. L’Épeire n’a pas le choix de ses captures. Immobile au centre de sa toile et les huit pattes étalées afin de percevoir dans toutes les directions l’ébranlement du réseau, elle attend ce que le hasard lui amène, tantôt débile étourdi non maître de son essor, tantôt robuste pièce s’élançant d’un bond inconsidéré.

 

Le Criquet en particulier, le fougueux Criquet, qui détend à l’aventure le ressort de ses gigues, tombe fréquemment dans le piège. Sa vigueur semblerait devoir en imposer à l’aranéide ; les ruades de ses leviers éperonnés le feraient croire capable de trouer à l’instant la toile et de passer outre. Rien de pareil. S’il ne se dégage du premier effort, le Criquet est perdu.

 

Tournant le dos au gibier, l’Épeire fait fonctionner à la fois l’ensemble des filières percées en pommes d’arrosoir. Le jet soyeux est cueilli par les pattes postérieures, qui, plus longues que les autres, amplement s’ouvrent en arc pour épanouir l’émission. À l’aide de cette manœuvre, ce n’est plus un fil qu’obtient l’Épeire : c’est une nappe chatoyante, un éventail nuageux où les fils élémentaires se conservent presque indépendants. À mesure, par rapides brassées alternatives, les deux pattes d’arrière projettent ce linceul, en même temps qu’elles tournent et retournent la proie pour l’emmailloter sur toutes les faces.

 

Le rétiaire antique, ayant à lutter contre un puissant fauve, paraissait dans l’arène avec un filet de cordage plié sur son épaule gauche. La bête bondissait. L’homme, d’un brusque élan de sa droite, développait le réseau comme le font les pêcheurs à l’épervier ; il couvrait l’animal, l’empêtrait dans les mailles. Un coup de trident achevait le vaincu.

 

De façon pareille agit l’Épeire, avec cet avantage de pouvoir renouveler ses brassées de liens. Si la première ne suffit pas, une seconde à l’instant suit, puis une autre et une autre encore, jusqu’à épuisement des réservoirs à soie.

 

Quand plus rien ne bouge sous le blanc suaire, l’araignée s’approche du ligoté. Elle a mieux que le trident du belluaire : elle a ses crocs venimeux. Sans bien insister, elle mordille l’acridien, puis elle se retire, laissant le patient s’affaiblir de torpeur.

 

Bientôt elle revient à sa pièce immobile ; elle la suce, elle la tarit, en changeant de point d’attaque à diverses reprises. Enfin la relique, saignée à blanc, est rejetée hors du filet, et l’araignée reprend son poste d’attente, au centre de la toile.

 

Ce n’est pas un cadavre que suce l’Épeire, c’est un engourdi. Si je retire le Criquet immédiatement après la morsure et si je le dépouille du fourreau de soie, l’opéré reprend si bien vigueur qu’il semble d’abord n’avoir rien éprouvé. L’araignée ne tue donc pas sa capture avant d’en humer les sucs ; elle se borne à l’immobiliser par la torpeur. Avec cette bénignité de la morsure, peut-être obtient-elle facilité plus grande dans le jeu de sa pompe. Stagnantes dans un cadavre, les humeurs viendraient moins bien à l’appel du suçoir ; l’extraction en est plus aisée dans un vivant, où elles se meuvent.

 

L’Épeire, buveur de sang, modère donc la virulence de sa piqûre, même avec des proies monstrueuses, tant elle est confiante dans son art de rétiaire. Le Truxale aux longues échasses, le corpulent Criquet cendré, le plus gros de nos acridiens, sont acceptés sans hésitation et sucés à peine engourdis. Ces géants, capables de trouer le filet et de passer à travers, dans l’impétuosité de leur essor, doivent bien rarement se prendre. Je les dépose moi-même sur la toile. L’araignée fait le reste. Prodiguant ses jets soyeux, elle les emmaillote, puis à son aise les tarit. Avec une plus forte dépense des filières, l’énorme venaison est domptée non moins bien que le gibier habituel.

 

J’ai vu même mieux que cela. Cette fois, mon sujet est l’Épeire soyeuse (Epeira soricea Oliv.) à large ventre festonné et argenté. Comme celle de l’autre aranéide, sa toile est grande, verticale et paraphée d’un ruban en zigzag. J’y dépose une Mante religieuse, de la plus belle taille, capable de changer les rôles si les circonstances s’y prêtent et de faire elle-même gibier de son assaillante. Ce n’est plus le pacifique acridien qu’il s’agit de capturer : c’est l’ogre puissant, féroce, qui, d’un coup de ses harpons, découdrait la panse de l’Épeire.

 

L’aranéide osera-t-elle ? Pas tout de suite. Immobile au centre du filet, elle consulte ses forces avant d’attaquer la formidable pièce ; elle attend que le gibier en se démenant ait les griffes mieux empêtrées. Enfin elle accourt. La Mante se convolute le ventre, elle relève les ailes en voilure verticale, elle ouvre ses brassards à dents de scie, en un mot elle prend la posture spectrale usitée dans les grandes batailles.

 

L’araignée ne tient compte de ces menaces. Les filières largement divergentes, elle éjacule des nappes de soie que les pattes d’arrière, alternant leurs brassées, étirent, dilatent et lancent à profusion. Sous cette averse de fils, rapidement disparaissent les terribles scies de la Mante, les pattes ravisseuses ; disparaissent aussi les ailes, toujours dressées dans la pose spectrale.

 

Cependant l’enveloppée a des soubresauts qui font choir l’araignée hors de sa toile. La chute est accident prévu. Un cordon de sûreté, émis à l’instant par les filières, maintient l’Épeire suspendue, oscillant dans le vide. Le calme fait, elle empaquette son cordon et remonte. Maintenant se ligotent la lourde panse et les pattes d’arrière. Le flux s’épuise, la soie ne vient plus que par maigres nappes. Heureusement c’est fini. Sous l’épaisseur du suaire, la proie ne se voit plus.

 

L’araignée se retire sans donner de morsure. Pour maîtriser le terrible gibier, elle a dépensé l’entière provision de sa filature, de quoi tisser plusieurs toiles de belle étendue. Avec cet amoncellement d’entraves, d’autres précautions sont inutiles.

 

Après un bref repos au centre du filet, elle s’attable. En divers points de la capture de légères entailles sont faites, maintenant l’une, maintenant l’autre. Là s’abouche l’aranéide pour humer le sang de sa proie. Le repas traîne en longueur, tant la proie est opulente. Pendant dix heures je surveille l’insatiable, qui change de point d’attaque à mesure que se tarit la blessure sucée. La nuit me dérobe la fin de l’effrénée soûlerie. Le lendemain, la Mante épuisée gît à terre. Les fourmis font curée des reliefs.

 

Dans l’industrie maternelle, encore mieux que dans l’art de la chasse, éclatent les hauts talents des Épeires. La sacoche de soie, le nid, où l’Épeire fasciée loge ses œufs, est une merveille bien supérieure au nid de l’oiseau. Comme forme, c’est un aérostat renversé, du volume à peu près d’un œuf de pigeon. Le haut s’atténue en col de poire, se tronque et se couronne d’une marge dentelée, dont les angles se prolongent par des amarres fixant l’objet aux ramilles du voisinage. Le reste, gracieusement ovoïde, descend d’aplomb au milieu de quelques fils qui donnent de la stabilité.

 

Le sommet s’excave en un cratère clôturé de feutre soyeux. Partout ailleurs est l’enveloppe générale, formée d’un satin blanc, épais, dense, difficile à rompre et non perméable à l’humide. De la soie brune, noire même, déposée en larges rubans, en fuseaux, en capricieux méridiens, orne dans le haut l’extérieur du ballon. Le rôle de ce tissu est évident : c’est un couvert hydrofuge que ne pourront traverser ni les rosées ni les pluies.

 

Exposée à toutes les intempéries, parmi les herbages morts, à proximité du sol, la sacoche de l’Épeire doit en outre défendre son contenu des froids de l’hiver. Avec des ciseaux fendons l’enveloppe. Au-dessous nous trouvons une épaisse couche de soie rousse, non travaillée en tissu cette fois, mais gonflée en ouate extra-fine. C’est une moelleuse nuée, un édredon incomparable comme n’en fournirait pas le poil follet du cygne. Telle est la barrière opposée à la déperdition de la chaleur.

 

Et que protège-t-il, ce doux amas ? Voici : au centre de l’édredon est suspendu un sachet cylindrique, rond au bout inférieur, tronqué au bout supérieur et clos d’un opercule en feutre. Il est fait d’un satin d’une extrême finesse ; il contient les œufs de l’Épeire, jolies perles orangées qui, agglutinées entre elles, forment un globule de la grosseur d’un pois. Voilà le trésor à défendre contre les rudesses de l’hiver.

 

Maintenant que la structure de l’ouvrage nous est connue, essayons de voir de quelle façon s’y prend la filandière. Ce ne sera pas d’observation commode, car l’Épeire fasciée travaille de nuit. Il lui faut le calme nocturne pour ne pas s’égarer dans les règles complexes de son industrie. À des heures matinales, il m’arrive de temps à autre de la surprendre en sa besogne, ce qui me permet de résumer comme il suit la marche des opérations.

 

Mes sujets travaillent sous cloche, vers le milieu du mois d’août. Dans le haut du dôme, un échafaudage est d’abord pratiqué, consistant en quelques fils tendus. Le treillis représente les brins de gazon et les broussailles dont l’araignée libre aurait fait usage comme points d’attache. Sur ce branlant appui, le métier fonctionne, l’Épeire ne voit pas ce qu’elle fait, elle tourne le dos à l’ouvrage. Cela marche tout seul, tant le mécanisme est bien monté.

 

L’extrémité du ventre oscille, un peu à droite, un peu à gauche, se relève, s’abaisse, tandis que l’aranéide doucement se déplace en rond. Le fil émis est simple. Les pattes d’arrière l’étirent, le mettent en place sur ce qui est déjà fait. Ainsi prend forme une cuvette de satin qui petit à petit exhausse sa marge et finalement devient un sac d’un centimètre environ de hauteur. Le tissu en est des plus délicats. Pour le maintenir tendu, surtout à l’embouchure, des amarres le relient aux fils du voisinage.

 

Puis les filières se reposent. C’est le tour des ovaires. La ponte, en un flux continu, descend dans le sac, qui s’emplit jusqu’à l’orifice. La capacité du récipient a été calculée de manière qu’il y a place pour tous les œufs, sans excédent d’espace inoccupé. Lorsque l’araignée a fini et se retire, j’entrevois un moment le conglomérat ovulaire orangé ; mais aussitôt reprend le travail des filières.

 

Il s’agit de clore le sac. Le fonctionnement de l’outillage change un peu. Le bout du ventre n’oscille plus. Il s’abaisse et touche un point ; il se retire, s’abaisse encore et touche un autre point, ici, puis ailleurs, en décrivant d’inextricables lacets. En même temps les pattes d’arrière foulent la matière émise. Le résultat n’est plus une étoffe, mais un feutre, un molleton.

 

Autour de la capsule de satin, récipient des œufs, est l’édredon destiné à défendre du froid. Dans ce moelleux refuge, quelque temps stationneront les jeunes pour s’affermir les jointures et se préparer à l’ultime exode. La fabrication en est rapide. Brusquement la filature change de matière première : elle émettait de la soie blanche ; maintenant elle en fournit de la rousse, plus fine que la précédente et issue par nuages que les pattes d’arrière, prestes cardeuses, font en quelque sorte mousser. Le sac aux œufs disparaît, noyé dans cette exquise ouate.

 

La forme d’aérostat déjà se dessine ; le haut de l’ouvrage s’atténue en col. Montant et descendant, obliquant d’un côté, puis de l’autre, l’araignée, du premier jet, détermine la gracieuse forme comme si elle avait un compas au bout de l’abdomen.

 

Puis, encore une fois, avec la même brusquerie, la matière change. La soie blanche reparaît, ouvrée en fil. C’est le moment de tisser l’enveloppe générale. À cause de l’épaisseur de l’étoffe et de sa dense contexture, l’opération est la plus longue de toutes.

 

D’abord, de-çà, de-là, quelques fils sont jetés qui maintiennent la couche d’ouate. L’Épeire insiste surtout au bord du col, où se façonne un liseré dentelé, dont les angles, prolongés par des cordages, sont le principal soutien de l’édifice. Les filières n’atteignent pas cette région sans y donner chaque fois, jusqu’à la fin du travail, un supplément de solidité, nécessaire à l’équilibre stable du ballon. Les dentelures de suspension délimitent bientôt un cratère qu’il faut obstruer. L’araignée ferme la pièce avec un obturateur feutré analogue à celui dont elle a clos le sachet aux œufs.

 

Ces dispositions prises, commence le vrai travail de l’enveloppe. L’Épeire avance et recule, vire et revire. Les filières ne touchent pas le tissu. Alternant leur manœuvre rythmée, les pattes postérieures, unique outillage, tirent le fil, le saisissent de leurs peignes et l’appliquent sur l’ouvrage, tandis que le bout du ventre méthodiquement oscille.

 

De cette façon, le brin de soie se distribue en un zigzag régulier, d’une précision presque géométrique, comparable à celle du fil de coton que les machines de nos filatures enroulent si joliment en pelotes. Et cela se répète sur toute la surface de l’ouvrage, car à chaque instant l’araignée se déplace un peu.

 

Par intervalles assez rapprochés, l’extrémité du ventre remonte vers l’embouchure de l’aérostat, et alors les filières touchent réellement le bord frangé. Le contact est même de durée très appréciable. Dans cette frange étoilée, base de la construction et nœud gordien de la pièce, il y a donc encollement du fil ; partout ailleurs il y a simple superposition déterminée par la manœuvre des pattes postérieures. S’il fallait dévider l’ouvrage, le fil casserait à la marge ; aux autres points il se déroulerait.

 

L’Épeire termine sa toile par un anguleux paraphe d’un blanc mat ; elle termine son nid par des bandelettes brunes qui descendent, irrégulières, depuis la marge d’attache jusque vers le milieu de la panse. À cet effet, pour la troisième fois, elle fait usage d’une soie différente ; elle en produit maintenant d’une teinte sombre, variant du roussâtre au noir. D’une ample oscillation longitudinale, dirigée d’un pôle vers l’autre, les filières distribuent la matière, et les pattes postérieures l’appliquent en capricieux rubans. Cela fait, l’ouvrage est terminé. Sans donner un coup d’œil à la sacoche, l’araignée s’en va par lentes enjambées. Le reste ne la concerne plus : le temps et le soleil le feront.

 

Sentant son heure venir, elle est descendue de sa toile. À proximité, parmi les gramens coriaces, elle a tissé le tabernacle de ses fils ; à cette œuvre elle a tari ses burettes. Reprendre son poste de chasse, remonter à sa toile, lui serait inutile : elle n’a plus de quoi ligoter le gibier. D’ailleurs, le bel appétit d’autrefois a disparu. Languissante et fanée, elle traîne quelques jours, enfin elle périt. Ainsi se passent les choses sous le couvert de mes cloches ; ainsi doivent-elles se passer sous le couvert des broussailles.

 

Supérieure à l’Épeire fasciée dans l’art des vastes réseaux de chasse, l’Épeire soyeuse (Epeira sericea Oliv.) est d’un talent moindre dans la confection du nid. Elle lui donne la forme sans grâce d’un cône obtus. Très large, l’ouverture de cette poche se festonne de saillies rayonnantes qui sont les points de suspension. Elle est fermée d’un grand couvercle, moitié satin et moitié molleton. Le reste est une blanche et robuste étoffe sur laquelle fréquemment courent sans ordre des traits rembrunis.

 

La différence du travail des deux Épeires ne va pas plus loin que l’enveloppe, d’une part cône obtus et de l’autre aérostat. Derrière cette façade se retrouve la même distribution intérieure : d’abord édredon de bourre et puis barillet où les œufs sont encaqués. Si les deux aranéides édifient chacune l’enceinte suivant une architecture spéciale, elles font usage l’une l’autre des mêmes moyens pour défendre du froid.

 

Le sac aux œufs des Épeires, en particulier celui de l’Épeire fasciée, est, on le voit, ouvrage de haute et complexe industrie. Il y entre des matériaux divers, soie blanche, soie rousse, soie brune ; de plus, ces matériaux sont travaillés en produits dissemblables, solide étoffe, moelleux édredon, délicate satinette, feutre perméable. Et le tout provient du même atelier qui tisse le réseau de chasse, ourdit en zigzag le ruban de consolidation et jette sur la proie les entraves d’un suaire.

 

Ah ! la merveilleuse fabrique de soieries ! Avec un outillage très simple, toujours le même, pattes postérieures et filière, il s’y fait tour à tour œuvre de cordier, de filateur, de tisserand, de rubanier, de fouleur. Comment l’aranéide dirige-t-elle pareille usine ? Comment à sa guise obtient-elle des écheveaux variables de finesse et de coloration ? Comment les travaille-t-elle d’une façon, puis d’une autre ? Je vois les résultats ; je ne comprends pas l’outillage, et encore moins sa mise en action. Je m’y perds.

 

L’aranéide, elle aussi, parfois s’égare en son difficile métier, lorsqu’un trouble survient dans le recueillement de son travail nocturne. Ce trouble, je ne le provoque pas moi-même : je suis absent à ces heures indues. Il résulte de la simple disposition de ma ménagerie.

 

Dans la liberté des champs, les Épeires s’établissent isolées, à de larges distances l’une de l’autre. Chacune a son cantonnement de chasse, où n’est pas à craindre la concurrence qu’amènerait le voisinage des filets. Dans mes cloches, au contraire, il y a cohabitation. Afin d’économiser l’espace, je loge à la fois deux ou trois Épeires sous le même treillis.

 

D’humeur débonnaire, mes captives y vivent en paix. Pas de noise entre elles, pas d’empiètement sur la propriété des voisines. Chacune se file, aussi à l’écart que possible, une ébauche de toile, et là, recueillie, comme indifférente à ce que font les autres, elle attend le bondissement du Criquet.

 

L’étroitesse du logis a néanmoins des inconvénients lorsque arrive la ponte. Les fils d’attache des divers établissements se croisent, s’emmêlent en réseau confus. Que l’un s’ébranle, et les autres sont plus ou moins ébranlés. Il n’en faut pas davantage pour distraire la pondeuse de ses occupations et lui faire commettre des absurdités. En voici une paire d’exemples.

 

Pendant la nuit, une sacoche vient d’être tissée. Ma visite du matin la trouve parachevée et suspendue au treillis. Elle est parfaite de structure, elle est ornée des méridiens noirs réglementaires. Rien n’y manque, rien si ce n’est l’essentiel : les œufs, pour lesquels la filandière s’est mise en si grands frais de soieries. Où sont-ils, ces œufs ? Ils ne sont pas dans le sachet central, que j’ouvre et que je trouve vide. Ils sont à terre, un peu plus bas, sur le sable de la terrine, sans protection aucune.

 

Troublée au moment de leur émission, la mère a manqué l’embouchure du petit sac et les a laissés choir à terre. Peut-être encore, dans son émoi, est-elle descendue de là-haut, et pressée par les exigences des ovaires, a-t-elle déposé sa ponte sur le premier appui venu. N’importe, s’il y a dans sa cervelle d’araignée la moindre éclaircie judicieuse, elle connaît le désastre et doit en conséquence renoncer désormais à la minutieuse confection d’un nid devenu inutile.

 

Pas du tout : aussi correcte de forme, aussi soignée de structure que dans les conditions normales, la sacoche se tisse autour du néant. Sans que j’intervienne le moins du monde, se répète ici l’absurde persistance de certains hyménoptères auxquels j’enlevais autrefois l’œuf et les provisions. Les dévalisés clôturaient scrupuleusement leurs cellules vides. De même l’Épeire met l’enceinte d’édredon et l’enveloppe de taffetas autour d’une capsule ne contenant rien.

 

Cette autre, distraite de son travail par une trépidation insolite, a quitté son nid au moment où se terminait la couche d’ouate rousse. Elle a fui sur le dôme, à quelques pouces de son ouvrage inachevé, et là, contre le treillis nu, elle a dépensé en un matelas informe, d’utilité nulle, toute la soie dont elle aurait tissé l’enveloppe générale si rien n’était venu la troubler.

 

Pauvre sotte ! Tu tapisses de molleton les fils de fer de ta cage, et tu laisses les œufs incomplètement défendus. L’absence de l’ouvrage déjà fait et les rudesses du métal ne t’avertissent pas que tu fais maintenant besogne insensée ! Tu me rappelles le Pélopée qui jadis crépissait de boue, sur la muraille, l’emplacement de son nid enlevé. Tu me parles, à ta manière, d’une étrange psychique capable d’associer les merveilles d’une haute industrie avec les errements d’une insondable stupidité.

 

Comparons l’ouvrage de l’Épeire fasciée avec celui de la Mésange penduline, le plus habile de nos oiselets dans l’art des nids. Cette Mésange fréquente les oseraies du Rhône, dans le cours inférieur du fleuve. Mollement bercé par la brise des eaux, son nid se balance au-dessus des nappes tranquilles engagées dans les terres, à quelque distance du courant principal, trop tumultueux. Il est suspendu à l’extrémité retombante d’un rameau de peuplier, d’un vieux saule ou d’un verne, tous arbres élevés, amis des rives.

 

Il consiste en une sacoche de coton, fermée de partout, sauf un étroit orifice latéral, juste suffisant au passage de la mère. Pour la forme, c’est la cucurbite du chimiste, la cornue qui porterait sur le flanc un bref goulot.

 

Mieux encore : c’est le pied d’un bas dont on aurait assemblé les bords en ménageant de côté une petite ouverture ronde. L’aspect de l’extérieur accentue la ressemblance : on croirait y voir les traces d’une aiguille à tricoter travaillant par grossières mailles. Aussi, frappé de cette structure, le paysan provençal, dans son langage expressif, appelle-t-il la Penduline lou Debassaire, l’oiseau qui tricote des bas.

 

Les petites coques, à maturité précoce, des saules et des peupliers fournissent les matériaux de l’ouvrage. Il s’en échappe en mai une sorte de neige printanière, une fine ouate que les remous de l’air amassent dans les plis du terrain. C’est un coton semblable à celui de nos manufactures, mais à brins très courts. L’entrepôt en est inépuisable : l’arbre est généreux et la brise des oseraies rassemble les menus flocons à mesure qu’ils s’épanchent des coques. La cueillette en est aisée.

 

Le difficile est la mise en œuvre. Comment s’y prend l’oiseau pour tricoter son bas ? Comment, avec le simple outillage du bec et des griffettes, fabrique-t-il un tissu que n’obtiendrait pas l’adresse de nos doigts ? L’examen du nid nous l’apprend en partie.

 

À lui seul le coton du peuplier ne peut donner une poche suspendue, capable de supporter le poids de la nichée et de résister aux secousses du vent. Tassés l’un contre l’autre, emmêlés et feutrés, les flocons, semblables à ce que donnerait l’ouate ordinaire hachée très menu, ne produiraient qu’un assemblage sans cohérence, promptement dissipé par les agitations de l’air. Il leur faut un canevas, une trame qui les maintienne en place.

 

De menues tiges mortes, à écorce fibreuse, bien rouies par l’action de l’air et de l’humidité, fournissent à la Penduline une grossière filasse comparable à celle du chanvre. Avec ces ligaments, expurgés de toute parcelle ligneuse et soumis à l’épreuve comme souplesse et ténacité, elle enveloppe de tours nombreux l’extrémité du rameau qu’elle a choisi pour support de sa construction.

 

Ce n’est pas bien correct. Les anses gauchement chevauchent à l’aventure, les unes plus lâches et les autres plus serrées ; mais enfin c’est solide, condition essentielle. En outre, cette gaine fibreuse, clef de voûte de l’édifice, s’étend sur une assez grande longueur de rameau, ce qui permet de multiplier les points d’attache du nid.

 

Les diverses lanières, après un certain nombre de tours, s’effilochent à leurs extrémités, restent libres et pendantes. À leur suite s’entremêlent des fils plus fins et plus nombreux. Dans l’assemblage confus et tiraillé, il se fait même par à peu près des nœuds de raccordement. Autant qu’on peut en juger d’après l’ouvrage seul, sans avoir vu travailler l’oiseau, ainsi doit s’obtenir le canevas, soutien de la paroi en coton.

 

Cette trame, charpente intime, n’est pas évidemment ouvragée en entier dès le début ; elle se prolonge petit à petit à mesure que l’oiseau a bourré de coton la partie supérieure. Cueillie à terre becquée par becquée, l’ouate se carde de la patte et s’introduit, toute floconneuse, dans les mailles du canevas. Le bec la cogne, la poitrine la foule, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Le résultat est un feutre moelleux de l’épaisseur d’une paire de pouces.

 

Vers le haut de la bourse et de côté est ménagé un étroit orifice qui se prolonge en court goulot. C’est la porte de service. Pour franchir ce passage, la Penduline, toute petite qu’elle est, doit forcer la paroi élastique, qui cède un peu, puis se rétrécit. Enfin la demeure est meublée d’un matelas en coton première qualité. Là reposent six à huit œufs blancs, de la grosseur d’un noyau de cerise.

 

Or, cet admirable nid est casemate barbare en comparaison de celui de l’Épeire fasciée. Comme forme, ce fond de chaussette ne vaut certes pas le gracieux ballon de l’araignée, l’aérostat de courbure impeccable. L’étoffe de coton emmêlé de filasse est bure rustique à côté du satin de la filandière ; les liens suspenseurs sont des câbles, comparés aux subtiles amarres de soie. Où trouver dans le matelas de la Penduline l’équivalent de l’édredon de l’Épeire, fumée rousse cardée ? En son ouvrage, sous tous les rapports, l’aranéide est de beaucoup supérieure à l’oiseau.

 

Mais, de son côté, la Penduline est mère plus dévouée. Des semaines durant, accroupie au fond de sa bourse, elle presse sur son cœur les œufs, petits cailloux blancs où sa chaleur doit éveiller la vie. L’Épeire ne connaît pas ces tendresses. Sans plus le regarder, elle abandonne son nid aux chances de la bonne et de la mauvaise fortune.

 

XXIII

LA LYCOSE DE NARBONNE


L’Épeire étonnante d’industrie pour donner à sa ponte un logis d’incomparable perfection, devient après insoucieuse de sa famille. Pour quels motifs ? Le temps lui fait défaut. Elle doit périr aux premiers froids, tandis que les œufs sont destinés à passer l’hiver dans leur douillette cabine. Par la force même des choses, l’abandon du nid est inévitable. Mais si l’éclosion était précoce et se faisait du vivant de l’Épeire, celle-ci, je me le figure, rivaliserait de dévouement avec l’oiseau.

 

Ainsi me l’affirme le Thomisus onustus Walck., gracieuse araignée qui ne tisse pas de filet, pratique la chasse à l’affût et marche de côté à la manière des crabes. J’ai parlé ailleurs de ses démêlés avec l’Abeille domestique qu’elle jugule en la mordant à la nuque.

 

Habile dans la prompte mise à mort de sa proie, la petite araignée crabe n’est pas moins versée dans l’art des nids. Je la trouve établie sur un troène de l’enclos. Là, au sein d’une grappe fleurie, elle ourdit, la luxueuse, une pochette de satin blanc, ayant la forme d’un menu dé à coudre. C’est le récipient des œufs. Un opercule rond et plan, en tissu feutré, clôture l’embouchure.

 

Au-dessus de ce plafond s’élève une coupole de fils tendus et de fleurettes fanées, tombées de la grappe. C’est le belvédère, la guérite de la surveillante. Une ouverture, toujours libre, donne accès à ce poste.

 

Là se tient en permanence l’araignée, bien amaigrie, presque sans ventre depuis la ponte. À la moindre alerte, elle sort, lève la patte sur l’étranger de passage et l’invite d’un geste à se tenir au large. L’importun mis en fuite, vite elle rentre chez elle.

 

Et que fait-elle là-dedans sous sa voûte de fleurettes desséchées et de soie ? Nuit et jour, de son pauvre corps étalé à plat, elle fait bouclier sur le trésor des œufs. Le manger est oublié. Plus de stations à l’affût, plus d’abeille saignée à blanc. Immobile et recueillie, l’araignée est en pose d’incubation ; entendons par là qu’elle est couchée sur ses œufs. En sa rigoureuse signification, le terme d’incubation ne dit pas autre chose.

 

La poule couvant n’est pas mieux assidue ; mais elle est de plus un calorifère qui, de sa douce température, éveille les germes à la vie. Pour l’araignée, la chaleur du soleil suffit, et cela seul m’empêche de dire qu’elle couve.

 

Deux à trois semaines, de plus en plus ridée par l’abstinence, la petite araignée ne se distrait de sa pose. Arrive l’éclosion. D’une ramille à l’autre, les jeunes tendent quelques fils en courbes d’escarpolette. Les mignons funambules s’y exercent quelques jours au soleil ; puis ils se dispersent, chacun occupé de ses petites affaires.

 

Regardons alors la guérite du nid : la mère s’y trouve toujours, mais cette fois inerte. La dévouée a eu la joie de voir naître sa famille ; elle est venue en aide aux faibles pour franchir l’opercule, et, ses devoirs accomplis, tout doucement elle est morte. La poule n’arrive pas à ce degré d’abnégation.

 

D’autres aranéides font encore mieux. Telle est la Lycose de Narbonne ou Tarentule à ventre noir (Lycosa narbonensis Walck.), dont les prouesses ont été racontées dans un précédent volume. Rappelons son terrier, son puits de l’ampleur d’un col de bouteille, creusé dans les terrains caillouteux aimés du thym et des lavandes. L’embouchure a pour margelle un bastion de graviers et de débris ligneux cimentés de soie. Rien autre autour de la demeure, ni toile, ni lacets d’aucune sorte.

 

De sa tourelle, haute d’un pouce, la Lycose guette le Criquet passant ; elle bondit, poursuit la proie et l’immobilise soudain d’une morsure à la nuque. La consommation de la pièce se fait sur place ou bien dans le repaire, consommation que ne rebutent pas les téguments coriaces de l’acridien. La robuste chasseresse n’est pas une buveuse de sang comme l’Épeire : il lui faut aliment solide, qui craque entre les mâchoires. C’est le chien dévorant son os.

 

Tenez-vous à l’amener au jour du fond de son puits ? Introduisez une fine paille dans le terrier et agitez.

 

Inquiète de ce qui se passe là-haut, la recluse accourt, monte et s’arrête, menaçante, à quelque distance de l’orifice. On voit briller dans l’ombre ses huit yeux, semblables à des diamants ; on voit bâiller ses puissants crocs venimeux, prêts à mordre. Qui n’a pas l’habitude de cette horreur, remontant de dessous terre, ne peut se défendre d’un frisson. Brrr ! laissons la bête tranquille.

 

Le hasard, mesquine ressource, fait parfois très bien les choses. Au commencement du mois d’août, les enfants m’appellent au fond de l’enclos, tout heureux d’une trouvaille qu’ils viennent de faire sous le couvert des romarins. C’est une superbe Lycose, à ventre énorme, signe d’une ponte prochaine.

 

Au milieu du cercle de curieux, l’aranéide bedonnante gravement dévore quelque chose. Et quoi ? Les restes d’une Lycose un peu moindre de taille, les restes de son mâle. C’est la fin du drame qui termine les épousailles.

 

L’amante mange son amant. Je laisse les rites matrimoniaux s’accomplir dans leur pleine horreur, et quand le dernier morceau du malheureux est grugé, j’incarcère la terrible matrone sous une cloche surmontant une terrine pleine de sable.

 

Dix jours plus tard, de bon matin, je la surprends en préparatifs de gésine. Sur le sable, dans l’étendue à peu près de la paume de la main, un réseau de soie est d’abord filé, tout grossier, informe, mais solidement fixé. C’est le plancher sur lequel va opérer l’araignée.

 

Voici que sur cette base, qui garantira du sable, la Lycose travaille une nappe ronde, de l’ampleur d’une pièce de deux francs et faite d’une superbe soie blanche. D’un mouvement doux, isochrone, comme réglé par les rouages d’une fine horlogerie, le bout du ventre s’élève, s’abaisse, en touchant chaque fois un peu plus loin le plan d’appui, jusqu’à ce que soit atteinte l’extrême portée de la mécanique.

 

Alors, sans déplacement de l’araignée, l’oscillation reprend en sens inverse. À la faveur de ce va-et-vient, entrecoupé de nombreux contacts, s’obtient un segment de la nappe en un tissu très correct. Cela fait, l’araignée se déplace un peu suivant une ligne circulaire, et le métier fonctionne de la même façon sur un autre segment.

 

La rondelle de soie, sorte de patène à peine concave, maintenant ne reçoit plus rien des filières dans sa partie centrale ; seule la zone marginale augmente d’épaisseur. La pièce devient ainsi une écuelle à cuvette hémisphérique entourée d’un large bord plat.

 

C’est le moment de la ponte. D’une seule et rapide émission, les œufs, glutineux et d’un jaune pâle, sont déposés dans la cuvette, où leur ensemble se moule en un globe qui fait largement saillie hors de la cavité. Les filières de nouveau fonctionnent. À petits coups, le bout du ventre s’élevant et s’abaissant comme pour le tissage de la nappe ronde, elles voilent l’hémisphère à découvert. Le résultat est une pilule enchâssée au centre d’un tapis circulaire.

 

Les pattes, inoccupées jusqu’ici, actuellement travaillent. Elles harponnent et rompent un à un les fils qui maintiennent la nappe ronde tendue sur le grossier réseau d’appui. En même temps les crochets saisissent cette nappe, la soulèvent petit à petit, l’arrachent de sa base et la rabattent sur le globe des œufs.

 

L’opération est laborieuse. Tout l’édifice s’ébranle, le plancher se détache, souillé de sable. De rapides manœuvres des pattes refoulent à distance ces lambeaux impurs. Bref, par violentes secousses des crochets qui tiraillent, par coups de balai des pattes qui expurgent, la Lycose extirpe le sac aux œufs et l’obtient parfaitement net, libre de toute adhérence.

 

C’est une pilule de soierie blanche, douce au toucher et tenace. Le volume en est celui d’une moyenne cerise. Suivant l’équateur, le regard attentif reconnaît un pli que la pointe d’une aiguille peut soulever sans rupture. Cet ourlet, en général peu distinct du reste de la surface, n’est autre que le bord de la nappe circulaire rabattu sur l’hémisphère inférieur. L’autre hémisphère, par où se fera la sortie des jeunes, est moins fortifié : il a pour unique enveloppe le tissu filé sur les œufs immédiatement après la ponte.

 

À l’intérieur, rien d’autre que les œufs. Nul matelas, nul douillet édredon comparable à celui des Épeires. La Lycose, en effet, n’a pas à prémunir la ponte contre les rudesses de l’hiver, car l’éclosion doit se faire bien avant l’arrivée des froids. Pareillement le Thomise, à famille précoce, se garde bien de se mettre en frais inutiles : il donne à ses œufs, comme protection, une simple bourse de satin.

 

Toute une matinée, de cinq heures à neuf, s’est continué le travail de filature et puis d’arrachement. Moulue de fatigue, la mère enlace des pattes sa chère pilule et se tient immobile.

 

Pour aujourd’hui je n’en verrai pas davantage. Le lendemain, je retrouve l’araignée portant le sac aux œufs appendu à son arrière.

 

Désormais, jusqu’à l’éclosion, elle ne quitte plus le précieux fardeau, qui, fixé aux filières par un bref ligament, traîne et ballotte à terre. Avec ce faix qui lui bat les talons, elle vaque à ses affaires ; elle marche ou se repose ; elle cherche sa proie, l’attaque, la dévore. Si quelque accident détache la besace, c’est tôt fait que de la remettre en place. Les filières la touchent en un point quelconque, et cela suffit : à l’instant l’adhérence est rétablie.

 

La Lycose est casanière. Elle ne sort de chez elle que pour happer quelque gibier passant dans ses domaines de chasse, à proximité du terrier. En fin août, toutefois, il n’est pas rare de la rencontrer qui vagabonde et promène sa besace à l’aventure. Ses hésitations donnent à penser qu’elle est en recherche de son domicile momentanément abandonné et difficile à retrouver.

 

Pourquoi ces excursions ? Les motifs en sont la pariade et puis la confection de la pilule. Au fond du terrier, le large manque ; il y a juste place pour l’araignée en longue méditation. Or les préparatifs du sac aux œufs exigent un vaste plancher, un réseau d’appui de l’ampleur de la main environ, comme vient de nous l’apprendre ma prisonnière sous cloche. Dans son puits, la Lycose ne dispose pas d’une telle étendue ; de là, pour elle, la nécessité de venir au dehors et de travailler sa besace en plein air, sans doute aux heures tranquilles de la nuit.

 

La rencontre du mâle semble pareillement exiger la sortie. Menacé d’être mangé, osera-t-il s’engouffrer dans l’antre de sa belle, au fond d’un repaire où la fuite serait impossible ? C’est douteux. La prudence veut que les affaires se passent hors du logis. Là du moins quelque chance reste d’une retraite précipitée qui mettra le téméraire hors des atteintes de l’atroce épousée.

 

L’entrevue en plein air amoindrit le péril sans l’exclure tout à fait. Le témoignage nous en est donné par la Lycose surprise dévorant son amoureux à la surface du sol, en un point de l’enclos qui, remué par la culture, ne pouvait convenir à l’établissement de l’araignée. Le terrier devait se trouver à quelque distance, et la rencontre du couple s’était faite sur les lieux mêmes du tragique dénouement. Non assez prompt à déguerpir, malgré l’étendue libre, le mâle était mangé.

 

Après cette ripaille de cannibale, la Lycose regagne-t-elle son domicile ? Peut-être non, de quelque temps. D’ailleurs il lui faudrait sortir une seconde fois pour le travail de la pilule sur une esplanade d’étendue suffisante.

 

L’ouvrage terminé, certaines s’émancipent, veulent voir un peu le pays avant la réclusion finale. Ce sont elles que l’on rencontre parfois errant sans but et traînant leur sacoche. Tôt ou tard, cependant, les vagabondes rentrent au logis, et le mois d’août n’est pas fini que de chaque terrier le frôlement d’une paille fait remonter une mère avec la besace appendue. Il m’est loisible de m’en procurer autant que j’en désire et de me permettre avec elles certaines expériences d’un haut intérêt.

 

C’est un spectacle à voir que celui de la Lycose traînant après elle son trésor, ne le quittant jamais, ni de jour ni de nuit, pendant le repos aussi bien que pendant la veille, et le défendant avec une audace qui en impose. Si je cherche à lui prendre le sac, elle le presse en désespérée sur sa poitrine, s’agrippe à mes pinces, les mord de ses crocs venimeux. J’entends le grincement des poignards sur le fer. Non, elle ne se laisserait pas ravir impunément la besace si mes doigts n’étaient munis d’un outil.

 

Tiraillant et secouant du bout des pinces, j’enlève sa pilule à la Lycose qui proteste, furieuse. Je lui jette en échange celle d’une autre Lycose. Aussitôt happée des crochets et enlacée des pattes, elle est appendue à la filière. Bien d’autrui ou de soi-même, c’est tout un pour l’aranéide, qui s’en va fièrement avec la besace étrangère. C’était à prévoir, d’après l’identité des pilules échangées.

 

Une épreuve d’un autre genre, avec un deuxième sujet, rend la méprise plus frappante. Au sac légitime que je viens d’enlever, je substitue l’ouvrage de l’Épeire soyeuse. Si la coloration et la souplesse du tissu sont les mêmes de part et d’autre, la forme est bien différente. L’objet soustrait est un globe ; l’objet offert est un conoïde surbaissé, étoilé de saillies anguleuses sur le bord de sa base. L’araignée ne tient compte de cette disparité. Brusquement elle se colle aux filières la singulière sacoche, et la voilà satisfaite, comme en possession de sa vraie pilule. Mes scélératesses d’expérimentateur n’ont d’autre conséquence qu’un charroi passager. Quand vient l’heure de l’éclosion, précoce pour la Lycose, tardive pour l’Épeire, l’aranéide dupée abandonne le sac étranger et n’y accorde plus attention.

 

Sondons plus avant la stupidité de la besacière. À la Lycose que je viens de priver de sa ponte, je jette une bille de liège, grossièrement polie à la lime et de volume équivalent à celui de la pilule dérobée. L’objet subéreux, si différent de la bourse de soie, est accepté sans scrupule aucun. De ses huit yeux où brille l’éclair des gemmes, la bête cependant devrait reconnaître sa méprise. La stupide n’y prend garde. Amoureusement elle enlace la bille de liège, la caresse des palpes, la fixe aux filières et désormais la traîne comme elle traînerait son véritable sac.

 

Donnons à une autre le choix entre le faux et le réel. La pilule légitime et la bille de liège sont déposées à la fois dans l’arène du bocal. L’araignée saura-t-elle reconnaître ce qui lui appartient ? La sotte en est incapable. Elle se précipite, fougueuse, et saisit au hasard, tantôt son bien, tantôt mon perfide produit. Ce qui du premier élan est touché devient bonne prise, aussitôt appendue.

 

Si j’augmente le nombre des billes de liège, si j’en mets quatre ou cinq parmi lesquelles se trouve la vraie pilule, il est rare que la Lycose reprenne son bien. D’information, de choix, il n’y en a pas. Ce qui est happé au hasard est gardé, bon ou mauvais. L’artificielle pilule de liège étant la plus fréquente, c’est elle aussi dont l’araignée s’empare le plus souvent.

 

Cet enténèbrement de la Lycose me déconcerte. La bête serait-elle dupée par le mol contact du liège ? Je remplace les billes subéreuses par des pelotes de coton ou de papier, qu’assujettissent en leur forme ronde quelques liens de fil. Les unes et les autres sont très bien acceptées en remplacement du vrai sac enlevé.

 

Serait-ce tromperie par le fait de la coloration, blonde dans le liège et comparable à la teinte du globe soyeux sali d’un peu de terre ; blanche dans le papier et le coton et alors identique à celle de la pilule nette ? En échange de son ouvrage, je donne à la Lycose une pelote en fil de soie, choisie d’une belle teinte rouge, la plus voyante des couleurs. L’extraordinaire pilule est acceptée et jalousement gardée, non moins bien que les autres.

 

Laissons tranquille la porteuse de besace ; nous en savons assez sur son pauvre intellect. Attendons l’éclosion, qui se fait dans la première quinzaine de septembre. À mesure qu’ils émergent de la pilule, les jeunes, au nombre d’une paire de centaines environ, grimpent sur le dos de l’araignée et s’y tiennent immobiles, serrés l’un contre l’autre, en une sorte d’écorce de ventres rondelets et de pattes emmêlées. Sous ce mantelet vivant, la mère est méconnaissable. L’éclosion terminée, la besace, guenille vide, est détachée des filières et abandonnée.

 

Ils sont bien sages, les petits ; aucun ne bouge, ne cherche à se faire place plus grande aux dépens des voisins. Que font-ils là, si tranquilles ? Ils se laissent doucement voiturer. Tels les petits de la Sarigue. Qu’elle médite longuement au fond de son repaire ou qu’elle vienne à l’orifice prendre un peu le soleil lorsque le temps est doux, la Lycose, jusqu’au retour de la belle saison, ne quitte plus sa houppelande de marmaille.

 

S’il m’arrive, au fort de l’hiver, en janvier et février, de fouiller dans les champs sa demeure, après les assauts des pluies, des neiges et des gelées qui, le plus souvent, ont démantelé le bastion de l’entrée, je trouve l’araignée chez elle, toujours vigoureuse et toujours chargée de sa famille. Six à sept mois pour le moins dure, non interrompue, cette éducation en véhicule. La célèbre porteuse américaine, la Sarigue, émancipant ses fils après quelques semaines de charroi, fait pauvre figure à côté de la Lycose.

 

Que mangent-ils, les petits, sur l’échine maternelle ? Rien, que je sache. Je ne les vois pas grossir. Tels ils étaient en sortant du sac, tels je les retrouve à l’époque tardive de leur émancipation.

 

Pendant la mauvaise saison, la mère elle-même est d’une extrême sobriété. De loin en loin, elle accepte, dans mes bocaux, un criquet retardataire que j’ai capturé, à son intention, dans les abris les mieux ensoleillés. Pour se maintenir en vigueur, telle que l’exhument mes fouilles hivernales, elle doit donc parfois rompre son jeûne et venir dehors à la recherche d’une proie, sans quitter, bien entendu, son mantelet vivant.

 

L’expédition a ses dangers. Frôlés par un brin d’herbe, des petits peuvent choir à terre. Que deviennent les culbutés ? La mère en a-t-elle souci ? Leur vient-elle en aide pour regagner l’échine ? En aucune manière. Les tendresses d’un cœur d’araignée réparties entre quelques cents doivent donner quote-part bien faible. D’un jeune tombé de sa place, de six, de la totalité, la Lycose ne s’inquiète guère. Impassible, elle attend que les éprouvés se tirent eux-mêmes d’affaire, ce qu’ils font du reste, et très prestement.

 

Avec un pinceau, je balaye la famille entière de l’une de mes pensionnaires. Nul signe d’émoi, nulle recherche de la part de la dépouillée. Après avoir un peu trottiné sur le sable, les délogés rencontrent, qui d’ici, qui de là, l’une quelconque des pattes de la mère, largement étalées à la ronde. Avec ces mâts d’ascension, ils regrimpent là-haut, et vite le groupe dorsal se reforme. Pas un ne manque à l’assemblée. Ils savent à merveille leur métier d’acrobates, les fils de la Lycose ; la mère n’a pas à se préoccuper de leur chute.

 

Autour d’une araignée chargée de sa famille, je fais choir, en la balayant du pinceau, la famille d’une autre. Prestement les délogés grimpent aux pattes et montent sur le dos de la nouvelle mère, qui, bénévole, les laisse faire comme s’ils lui appartenaient.

 

La place manque sur le ventre, station réglementaire, déjà occupée par les vrais fils. Les envahisseurs se campent alors sur l’avant, cernent le thorax et changent la porteuse en une horrible pelote où ne se reconnaît plus tournure d’araignée. De la part de l’accablée, cependant, aucune protestation contre cet excès de famille. Placide, elle accepte et promène le tout.

 

De leur côté, les jeunes ne savent distinguer le permis du défendu. Éminents acrobates, ils montent sur la première araignée venue, d’espèce différente, pourvu qu’elle soit de belle taille. Je les mets en présence d’une grosse Épeire, portant croix blanche sur fond orangé pâle (Epeira pallida Oliv.). Aussitôt délogés du dos de la Lycose leur mère, les petits, sans hésiter, escaladent l’étrangère.

 

Intolérante de pareilles familiarités, l’aranéide secoue la patte envahie et rejette au loin les importuns. L’assaut reprend opiniâtre, si bien qu’une douzaine parvient à se hisser là-haut. Non faite au chatouillement de telle charge, l’Épeire se renverse sur le dos et se vautre à la manière du baudet en un moment de prurit. Il y a des éclopés et même des écrasés. Cela ne décourage pas les autres, qui reprennent l’escalade dès que l’Épeire s’est remise sur pieds. Puis autres culbutes et autres frictions sur l’échine, jusqu’à ce que, mise à mal, la marmaille étourdie laisse en paix l’araignée.

 

 

 

 

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Juin 2009

 

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[1] Géorgiques, liv. 1er, vers 227 et suivants.

[2] Noël des Annales politiques et littéraires : Les Enfants jugés par leurs pères, 1901.

[3] Sous les cadavres : Saprinus sub-nitidus De Mars. ; Saprinus detersus Illig. ; Saprinus maculatus Rossi ; Saprinus œneus Fab.

Sous les ordures : Saprinus speculifer Latr. ; Saprinus virescens Payk. ; Saprinus metallescens Erichs. ; Saprinus furvus Erichs. ; Saprinus rotundatus Kug.