Jean-Henri Fabre

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES

Livre VII

Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes

(1900)

 

 

 

Table des matières

 

I  LE SCARITE GÉANT.. 4

II  LA SIMULATION DE LA MORT.. 15

III  L’HYPNOSE. – LE SUICIDE.. 27

IV  LES VIEUX CHARANÇONS. 40

V  LE LARIN MACULÉ.. 52

VI  LE LARIN OURS. 70

VII  L’INSTINCT BOTANIQUE.. 82

VIII  LE BALANIN ÉLÉPHANT.. 91

IX  LE BALANIN DES NOISETTES. 108

X  LE RHYNCHITE DU PEUPLIER.. 121

XI  LE RHYNCHITE DE LA VIGNE.. 132

XII  AUTRES ROULEURS DE FEUILLES. 142

XIII  LE RHYNCHITE DU PRUNELLIER.. 155

XIV  LES CRIOCÈRES. 175

XV  LES CRIOCÈRES (SUITE). 186

XVI  LA CICADELLE ÉCUMEUSE.. 198

XVII  LES CLYTHRES. 212

XVIII  LES CLYTHRES (L’ŒUF). 223

XIX  LA MARE.. 233

XX  LA PHRYGANE.. 246

XXI  LES PSYCHÉS (LA PONTE). 266

XXII  LES PSYCHÉS (LE FOURREAU). 285

XXIII  LE GRAND-PAON.. 302

XXIV  LE MINIME À BANDE.. 322

XXV  L’ODORAT.. 335

À propos de cette édition électronique. 353

 

I – LE SCARITE GÉANT

Le métier de la guerre est peu favorable aux talents. Voyez le Carabe, fougueux batailleur parmi la gent insecte. Que sait-il faire ? En industrie, rien ou peu s’en faut. L’inepte massacreur est néanmoins superbe en son justaucorps, de richesse inouïe. Il a l’éclat de la pyrite cuivreuse, de l’or, du bronze florentin. S’il s’habille de noir, il rehausse le sombre costume par un fulgurant ourlet d’améthyste. Sur les élytres, ajustées en cuirasse, il porte chaînettes de bosselures et de points enfoncés.

De belle prestance d’ailleurs, svelte, serré à la taille, le Carabe est la gloire de nos collections, mais pour le regard seul. C’est un frénétique égorgeur, rien de plus. Ne lui demandons pas davantage. La sagesse antique représentait Hercule, le dieu de la force, avec une tête d’idiot. Le mérite n’est pas grand, en effet, s’il se borne à la force brutale. Et c’est le cas du Carabe.

À le voir si richement paré, qui ne désirerait trouver en lui un beau sujet d’étude, digne de l’histoire, comme les humbles nous en prodiguent ? De ce féroce fouilleur d’entrailles n’attendons rien de pareil. Son art est de tuer.

Le voir en sa besogne de forban est sans difficulté. Je l’élève dans une ample volière avec couche de sable frais. Quelques tessons répandus à la surface servent d’abri sous roche ; une touffe de gazon implantée au centre fait bocage et réjouit l’établissement.

Trois espèces composent la population : la triviale Jardinière ou Carabe doré, hôte habituel des jardins ; le Procuste coriace, sombre et puissant explorateur des fourrés herbeux au pied des murailles ; le rare Carabe pourpré, qui ceint de violet métallique l’ébène de ses élytres. Je les nourris avec des escargots dont j’enlève en partie la coquille.

Blottis d’abord pêle-mêle sous les tessons, les Carabes accourent au misérable, qui désespérément sort et rentre ses cornes. Ils sont trois à la fois, ils sont quatre, cinq, à lui dévorer en premier lieu le bourrelet du manteau, tigré d’atomes calcaires. C’est le morceau préféré. De leurs mandibules, solides tenailles, ils happent au milieu de l’écume ; ils tiraillent, ils arrachent un lambeau et se retirent à l’écart pour le déglutir à l’aise.

Cependant les pattes, ruisselantes de viscosité, engluent des grains de sable et se chaussent de lourdes guêtres, fort embarrassantes, auxquelles l’insecte n’accorde attention. Tout alourdi, embourbé, il revient en trébuchant à la proie, prélève un autre morceau. Il songera plus tard à se lustrer les bottes. D’autres ne bougent, se gorgent sur place, tout l’avant du corps noyé dans l’écume. La ripaille dure des heures entières. Les attablés ne quittent la pièce que lorsque le ventre distendu soulève le toit des élytres et montre à découvert les nudités du croupion.

Plus amis des recoins ténébreux, les Procustes font bande à part. Ils entraînent l’escargot dans leur repaire, sous l’abri d’un tesson, et là, paisiblement, en commun, dépècent le mollusque. Ils affectionnent la limace, d’équarrissage plus aisé que le colimaçon, défendu par son test ; ils estiment morceau friand la Testacelle, qui porte tout au bout postérieur de l’échine une écaille calcaire, contournée en bonnet phrygien. La venaison est de chair plus ferme, moins affadie par la bave.

Se repaître en glouton d’un escargot que j’ai moi-même privé de protection en lui brisant la coquille, n’a rien dont puisse se glorifier un belliqueux ; mais voici où se révèle l’audace du Carabe. À la Jardinière, mise en appétit par un jeûne de quelques jours, je présente le Hanneton des pins, dans sa pleine vigueur. C’est un colosse à côté du Carabe doré ; c’est un bœuf en face du loup.

La bête de proie rôde autour du pacifique, choisit son moment. Elle s’élance, recule hésitante, revient à la charge. Voici le géant culbuté. Incontinent l’autre lui ronge, lui fouille le ventre. Si cela se passait dans un monde de titre plus élevé, ce serait un spectacle à donner la chair de poule que celui du Carabe plongeant à demi dans le gros Hanneton et lui extirpant les entrailles.

Je soumets l’éventreur à curée plus difficultueuse. La proie est, cette fois, l’Orycte nasicorne, le robuste Rhinocéros, géant invincible, dirait-on, sous le couvert de son armure. Mais le vénateur connaît le point faible du bardé de corne, la peau fine défendue par les élytres. À force d’assauts, repris par l’agresseur aussitôt que repoussés par l’assailli, le Carabe parvient à soulever un peu la cuirasse et à glisser la tête par-dessous. Du moment que les pinces ont fait entaille dans la peau vulnérable, le Rhinocéros est perdu. Il ne restera bientôt du colosse qu’une lamentable carcasse vide.

Qui désirerait lutte plus atroce, doit la demander au Calosome sycophante, le plus beau de nos insectes carnassiers, le plus majestueux de costume et de taille. Ce prince des Carabes est le bourreau des chenilles. Les plus robustes de croupe ne lui en imposent pas.

Sa prise de corps avec l’énorme chenille du Grand-Paon est à voir une fois ; mais en une séance de pareilles horreurs, on est rebuté. Contorsions de la bête éventrée, qui, d’un brusque coup de reins, soulève le bandit, le laisse retomber, dessus, dessous, sans parvenir à lui faire lâcher prise ; tripailles vertes répandues à terre, pantelantes ; trépignements de l’égorgeur ivre de carnage, s’abreuvant aux sources d’une horrible plaie, voilà les traits sommaires du combat. Si l’entomologie n’avait d’autres scènes à nous montrer, sans le moindre regret je renoncerais à l’insecte.

Au repu offrez le lendemain la Sauterelle verte, le Dectique à front blanc, l’un et l’autre adversaires sérieux, armés de puissantes ganaches. Sur ces pansus, la tuerie va recommencer, aussi ardente que la veille. Elle recommencera plus tard sur le Hanneton des pins, sur l’Orycte nasicorne, avec l’atroce tactique usitée des Carabes. Mieux que ces derniers, le Calosome est au fait du point faible des cuirassés, sous le couvert des élytres. Et cela durera tant qu’on lui fournira des victimes, car ce buveur de sang n’est jamais assouvi.

D’âcres exhalaisons, produits d’un tempérament brûlé, accompagnent cette frénésie de carnage. Les Carabes élaborent des humeurs caustiques ; le Procuste lance à qui le saisit un jet vinaigré ; le Calosome empuantit les doigts d’un relent de droguerie ; certains, tels les Brachines, connaissent les explosifs, et, d’une arquebusade, brûlent la moustache à l’agresseur.

Distillateurs de corrosifs, canonniers au picrate, bombardiers à la dynamite, eux tous, les violents, si bien doués pour la bataille, que savent-ils faire en dehors de la tuerie ? Rien. Nul art, nulle industrie, pas même chez la larve, qui pratique le métier de l’adulte et médite ses mauvais coups en vagabondant sous les pierres. C’est cependant à un de ces ineptes guerroyeurs que je vais aujourd’hui m’adresser de préférence, entraîné par certaine question à résoudre. Voici la chose. Vous venez de surprendre tel ou tel autre insecte, immobile sur un rameau, dans les béatitudes du soleil. Votre main se lève, ouverte, prête à s’abattre et à le saisir. À peine avez-vous fait le geste qu’il se laisse choir. C’est un cuirassé d’élytres, lent à dégager les ailes de leur étui de corne, ou bien un incomplet, dépourvu de membranes alaires. Incapable de prompte fuite, l’insecte surpris se laisse tomber. Vous le cherchez, souvent peine inutile, parmi les herbages. Si vous le trouvez, il est étendu sur le dos, les pattes repliées, ne bougeant plus.

Il fait le mort, dit-on ; il ruse pour se tirer d’affaire. L’homme certainement lui est inconnu ; en son petit monde, nous ne comptons pour rien. Que lui importent nos chasses d’enfant ou de savant ? Il n’a cure du collectionneur et de sa longue épingle ; mais il connaît le danger en général ; il appréhende son naturel ennemi, l’oiseau insectivore, qui le gobe d’un coup de bec. Pour dérouter l’assaillant, il gît sur le dos, contracte les pattes et simule la mort. En cet état, l’oiseau, ou tout autre persécuteur, le dédaignera, et la vie sera sauve.

À ce qu’on assure, ainsi raisonnerait l’insecte brusquement surpris. Cette ruse est depuis longtemps célèbre. Autrefois deux compagnons, à bout de ressources, vendirent la peau de l’ours avant d’avoir mis l’animal à terre. La rencontre tourne mal ; il faut fuir à la hâte. L’un d’eux bronche, tombe, retient le souffle et fait le mort. L’ours arrive, tourne et retourne l’homme, l’explore de la patte et des naseaux, le flaire au visage. « Il sent déjà mauvais, » dit-il, et sans plus s’en retourne. Cet ours était un naïf.

L’oiseau ne serait pas dupe de ce grossier stratagème. En ce bienheureux temps où la découverte d’un nid est un événement majeur, à nul autre pareil, je n’ai jamais vu mes moineaux, mes verdiers, refuser un criquet parce qu’il ne remuait plus, une mouche parce qu’elle était morte. Toute becquée qui ne se démène pas est très bien acceptée, pourvu qu’elle soit fraîche et de bon goût.

S’il compte, en effet, sur les apparences de la mort, l’insecte me semble donc mal inspiré. Mieux avisé que l’ours de la fable, l’oiseau, de sa prunelle perspicace, à l’instant reconnaîtra la supercherie et passera outre. Si d’ailleurs l’objet était réellement un défunt, frais encore, le coup de bec n’en serait pas moins donné.

Des doutes me viennent, plus pressants, si je considère à quelles graves confidences conduirait l’astuce de l’insecte. Il fait le mort, dit le langage populaire, peu soucieux de peser la valeur de ses termes ; il fait le mort, répète le langage savant, heureux de trouver là certaines éclaircies de raison chez la bête. Qu’y a-t-il de vrai dans ce dire unanime, trop peu réfléchi d’un côté, et de l’autre trop enclin aux lubies théoriques ?

Les arguments de la logique ici ne suffiraient pas. Il est indispensable de faire parler l’expérience, qui seule peut fournir valide réponse. Mais, parmi les insectes, à qui s’adresser tout d’abord ?

Un souvenir me vient, remontant à une quarantaine d’années. Tout heureux de mon récent triomphe universitaire, je faisais halte à Cette, à mon retour de Toulouse où je venais de passer mon examen de licence ès sciences naturelles. L’occasion était belle de voir encore une fois la flore des bords de la mer, qui, peu d’années avant, faisait mes délices autour du merveilleux golfe d’Ajaccio. C’eût été sottise que de ne pas en profiter. Un grade ne confère pas le droit de ne plus étudier. Si l’on a vraiment un peu de feu sacré dans les veines, on reste écolier toute sa vie, non des livres, pauvre ressource, mais de la grande, de l’inépuisable école des choses.

Un jour donc, en juillet, dans le frais silence de l’aube, j’herborisais sur la plage de Cette. Pour la première fois, je récoltais le Liseron soldanelle, qui traîne, sur la limite des embruns, ses cordons à feuilles d’un vert lustré et ses grandes clochettes roses. Retiré dans sa coquille blanche, aplatie, fortement carénée, un curieux colimaçon, l’Hélix explanata, sommeillait, par groupes, sur les gramens.

Les sables secs et mouvants montraient çà et là de longues séries d’empreintes, rappelant, en petit et sous une autre forme, les traces des oisillons sur la neige, cause de doux émois en mes jeunes années. Que signifient ces empreintes ?

Je les suis, chasseur à la piste d’un nouveau genre. Chaque fois, à leur point terminal, j’exhume, en fouillant à peu de profondeur, un superbe carabique, dont le nom seul m’était à peu près connu. C’est le Scarite géant (Scarites gigas, Fab).

Je le fais marcher sur le sable. Il reproduit exactement les traces qui m’ont donné l’éveil. C’est bien lui qui, en quête de gibier, la nuit, a, de ses doigts, marqué la piste. Avant le jour, il est rentré dans son repaire, et nul maintenant ne se montre à découvert.

Un autre trait de mœurs s’impose à mon attention. Tracassé un moment, puis mis à terre sur le dos, de longtemps il ne remue. Nul encore parmi les autres insectes, objets d’ailleurs d’un superficiel examen sous ce rapport, ne m’avait montré pareille persistance dans l’immobilité. Ce détail se grave si bien dans ma mémoire que, quarante ans après, désireux d’expérimenter les insectes experts dans l’art de simuler la mort, je songe immédiatement au Scarite.

Un ami m’en fait parvenir une douzaine de Cette, de la plage même où jadis j’avais passé délicieuse matinée en compagnie de cet habile mime des morts. Ils m’arrivent en parfait état, pêle-mêle avec des Pimélies (Pimelia bipunctata, Fab.), leurs compatriotes des sables maritimes. De celles-ci, troupeau lamentable, beaucoup sont éventrées, vidées à fond ; d’autres n’ont plus que des moignons de pattes ; quelques-unes, rares, sont sans blessures.

Il fallait s’y attendre avec ces carabiques, giboyeurs effrénés. De tragiques événements se sont passés dans la boîte pendant le trajet de Cette à Sérignan. Les Scarites ont fait bombance, à ventre que veux-tu, des paisibles Pimélies.

Leurs traces que je suivais autrefois sur les lieux mêmes étaient le témoignage de leurs rondes nocturnes, apparemment à la recherche de la proie, la Pimélie pansue, dont toute la défense consiste en une forte armure d’élytres soudées. Mais que peut telle cuirasse contre les atroces tenailles du forban !

C’est, en effet, un rude chasseur, que ce Nemrod du littoral. Tout noir et brillant, ainsi qu’un bijou de jais, il a le corps coupé en deux par un fort étranglement de la taille. Son arme d’attaque consiste en deux pinces d’extraordinaire vigueur. Nul de nos insectes ne l’égale en puissance de mandibules. Il faut en excepter le Cerf-volant, bien mieux outillé, ou pour mieux dire décoré, car les pinces en ramure de cerf de l’hôte des chênes sont des atours de la parure masculine, et non une panoplie de bataille.

Le brutal carabique, éventreur de Pimélies, connaît sa force. Si je le harcèle un peu sur la table, il se met aussitôt en posture de défense. Bien cambré sur ses courtes pattes, celles d’avant surtout, dentelées en râteaux de fouille ; il se disloque en deux pièces, pour ainsi dire, à la faveur de l’étranglement qui le scinde après le corselet ; il relève fièrement la moitié antérieure du corps, son large thorax taillé en cœur, sa tête massive, ouvrant en plein les menaçantes tenailles. Il en impose alors. Il fait davantage : il a l’audace de courir sus au doigt qui vient de le toucher. Voilà certes un sujet d’intimidation non facile. J’y regarde à deux fois avant de le manier.

Je loge mes étrangers partie sous cloche en toile métallique, partie dans des bocaux, tous avec couche de sable. Sans tarder, chacun se creuse un terrier. L’insecte infléchit fortement sa tête, et de la pointe des mandibules, rassemblées en un pic, rudement pioche, laboure, excave. Les pattes d’avant, dilatées et armées de crocs, cueillent les déblais poudreux en une brassée qui se refoule au dehors à reculons. Ainsi s’élève une taupinée sur le seuil du clapier. La demeure rapidement s’approfondit et par une douce pente atteint le fond du bocal.

Arrêté dans le sens de la profondeur, le Scarite travaille alors contre la paroi de verre et continue son ouvrage dans le sens horizontal jusqu’à lui donner près de trois décimètres de développement en totalité.

Cette disposition de la galerie, presque en entier sous le couvert immédiat du verre, m’est très utile pour suivre l’insecte dans l’intimité du chez soi. Si je veux assister à ses manœuvres souterraines, il me suffit de soulever le manchon opaque dont j’ai soin d’envelopper le bocal, afin d’éviter à la bête l’importunité de la lumière.

Lorsque le logis est jugé de longueur suffisante, le Scarite revient à l’entrée, qu’il travaille avec plus de soin que le reste. Il en fait un entonnoir, un gouffre à déclivité mouvante. C’est en grand, et de façon plus rustique, le cratère du Fourmi-Lion. Cette embouchure se continue par un plan incliné, entretenu libre de tout éboulis. Au bas de la pente est le vestibule de la galerie horizontale. Là, d’habitude, se tient le vénateur, immobile, les tenailles à demi ouvertes. Il attend.

Quelque chose bruit là-haut. C’est un gibier que je viens d’introduire, une Cigale, somptueux morceau. Le somnolent trappeur aussitôt se réveille ; il agite les palpes, qui frémissent de convoitise. Avec prudence, pas à pas, il remonte son plan incliné. Un coup d’œil est jeté au dehors. La Cigale est vue.

Le Scarite s’élance de son puits, accourt, la saisit et l’entraîne à reculons. La lutte est brève avec le traquenard de l’entrée, qui bâille en entonnoir pour recevoir une proie même volumineuse et qui se rétrécit en un précipice croulant où toute résistance est paralysée. La pente est fatale : qui en franchit le seuil ne peut plus éviter l’égorgeoir.

Tête première, la Cigale plonge dans le gouffre, ou par saccades l’entraîne le ravisseur. Elle est introduite dans le tunnel surbaissé. Là, faute d’espace, cesse tout trémoussement des ailes. Elle arrive dans la salle d’équarrissage, à l’extrémité du couloir. Quelque temps, alors, le Scarite la travaille de ses pinces pour l’immobiliser à fond, crainte d’une fuite ; puis il remonte à l’embouchure du charnier.

Ce n’est pas tout que de posséder venaison copieuse ; il s’agit maintenant de la consommer en paix. La porte est donc fermée aux importuns, c’est-à-dire que l’insecte comble l’entrée du souterrain avec sa taupinée de déblais. Ces précautions prises, il redescend et s’attable. Il ne rouvrira sa cachette et ne refera le gouffre de l’entrée que plus tard, lorsque la Cigale sera digérée et que reviendra la faim. Laissons le goinfre à sa curée.

La courte matinée passée avec lui, en son lieu d’origine, ne m’a pas permis de l’observer en chasse, sur les sables de la plage ; mais les faits recueillis en captivité suffisent à nous renseigner. Ils nous montrent, dans le Scarite, un audacieux que n’intimident ni la taille ni la vigueur de l’adversaire.

Nous venons de le voir remonter de dessous terre, courir sus aux passants, les saisir à distance et les entraîner violemment dans son coupe-gorge. La Cétoine dorée, le Hanneton vulgaire, sont pour lui médiocre butin. Il ose s’attaquer à la Cigale, il ose porter ses crocs sur le corpulent Hanneton des pins. C’est un téméraire, prêt à tous les mauvais coups.

Dans les conditions naturelles, il ne doit pas déployer moins d’audace. Au contraire, les lieux familiers, les mouvements libres, l’espace sans limites, l’atmosphère salée chère à ses habitudes, exaltent le belliqueux.

Il s’est creusé dans le sable une retraite à large embouchure croulante. Ce n’est pas, à l’exemple du Fourmi-Lion, pour attendre, au fond de son entonnoir, le passage d’une proie qui trébuche sur la pente mobile et roule dans le gouffre. Le Scarite méprise ces petits moyens de braconnier, ces pièges d’oiseleur ; il lui faut la chasse à courre.

Ses longues pistes sur le sable nous parlent de rondes nocturnes à la recherche de la grosse venaison, la Pimélie souvent, le Scarabée semi-ponctué parfois. La trouvaille n’est pas consommée sur place. Pour en jouir à l’aise, il faut l’obscure tranquillité du manoir souterrain. La capture, saisie par une patte au moyen des tenailles, est donc violemment entraînée.

Si des précautions n’étaient prises, l’introduction dans le terrier serait impraticable avec une énorme proie qui désespérément résiste. Mais l’entrée du souterrain est un ample cratère, à parois croulantes. Si gros qu’il soit, l’appréhendé, tiraillé d’en bas, pénètre et culbute dans le gouffre. Des éboulis aussitôt l’ensevelissent, le paralysent. Le coup est fait. Le forban va fermer sa porte et vider le ventre à sa pièce.

II – LA SIMULATION DE LA MORT

C’est le farouche Scarite, l’audacieux éventreur, que nous interrogerons le premier sur la mort simulée. Provoquer son état d’inertie est affaire des plus simples : je le manie un instant, je le roule entre les doigts ; mieux encore, je le laisse tomber sur la table, à deux ou trois reprises, d’une faible élévation. La commotion du choc reçue et renouvelée s’il y a lieu, je mets l’insecte sur le dos.

Cela suffit : le gisant plus ne remue, comme trépassé. Il a les pattes repliées contre le ventre, les antennes étalées en croix, les tenailles ouvertes. Une montre à côté me donne la minute précise du début et de la fin de l’épreuve. Il ne s’agit plus que d’attendre, et surtout de s’armer de patience, car l’immobilité de l’insecte est de durée fastidieuse pour l’observateur aux aguets de l’événement.

La pose inerte est très variable de persistance dans la même journée, les mêmes conditions atmosphériques et avec le même sujet, sans que je puisse démêler les causes qui l’abrègent ou la prolongent. Sonder les influences extérieures, si nombreuses et parfois si faibles, intervenant ici ; scruter surtout les intimes impressions de la bête, ce sont là secrets impénétrables. Bornons-nous à l’enregistrement des résultats.

L’immobilité se maintient assez souvent une cinquantaine de minutes ; dans certains cas même, elle dépasse une heure. La durée la plus fréquence est en moyenne de vingt minutes. Si rien ne troubles l’insecte, si je le couvre d’une cloche de verre, à l’abri des mouches, importunes visiteuses dans la chaude saison où j’opère, l’inertie est parfaite : nul frémissement ni des tarses, ni des palpes, ni des antennes. C’est bien, dans toute son inertie, le simulacre de la mort.

Enfin l’apparent trépassé ressuscite. Les tarses tremblotent, ceux d’avant les premiers ; les palpes et les antennes lentement oscillent, c’est le prélude du réveil. Les pattes maintenant gesticulent. L’animal se coude un peu sur sa ceinture étranglée ; il s’arc-boute sur la tête et le dos, il se retourne. Le voilà qui trottine et décampe, prêt à redevenir mort apparent si je renouvelle ma tactique d’un choc.

Recommençons à l’instant. Le frais ressuscité est pour la seconde fois immobile, couché sur le dos. Il prolonge sa posture de mort plus longtemps qu’il ne l’avait fait au début. À son réveil, je reprends l’épreuve une troisième, une quatrième, une cinquième fois, sans intervalles de repos. La durée de l’immobilité va croissant. Citons les chiffres. Les cinq épreuves consécutives, de la première à la dernière, ont duré respectivement 17 minutes, puis 20, 25, 33 et 50 minutes. Du quart d’heure, la pose de la mort atteint presque l’heure entière.

Sans être constants, semblables faits reviennent à nombreuses reprises dans mes expérimentations, avec des durées variables, bien entendu. Ils nous disent qu’en général le Scarite prolonge davantage sa pose inerte a mesure que l’épreuve se répète. Est-ce affaire d’accoutumance, est-ce une aggravation de ruse dans l’espoir de lasser enfin un ennemi trop tenace ? Conclure serait prématuré : l’interrogatoire de l’insecte n’est pas encore suffisant.

Attendons. N’allons pas d’ailleurs nous figurer qu’il soit possible de continuer ainsi jusqu’à épuisement de notre patience. Tôt ou tard, ahuri par mes tracasseries, le Scarite se refuse à faire le mort. À peine mis sur le dos après un choc, il se retourne et fuit, comme s’il jugeait désormais inutile un stratagème de si peu de succès.

À s’en tenir là, les apparences seraient bien que l’insecte, roué mystificateur, cherche, comme moyen de défense, à duper qui l’attaque. Il contrefait le mort ; il recommence, plus tenace en sa supercherie à mesure que l’agression se répète ; il renonce à sa ruse quand il la juge vaine. Mais ce n’est encore qu’interrogatoire sans malice. À notre tour de faire intervenir un questionnaire adroit et de duper le dupeur s’il y a réellement tromperie.

L’insecte expérimenté gît sur la table. Il sent sous lui corps dur, de fouille impraticable. Faute d’espoir dans un refuge souterrain, travail facile à ses vigoureux et prestes outils, le Scarite se tient coi dans sa pose mortuaire, une heure s’il le faut. S’il reposait sur le sable, l’arène mobile qui lui est si familière, ne reprendrait-il pas son activité plus rapidement, ne trahirait-il pas au moins par quelques trémoussements son désir de se dérober dans le sous-sol ?

Je m’y attendais. Me voilà détrompé. Que je le dépose sur le bois, le verre, le sable, le terreau, l’insecte ne modifie en rien sa tactique. Sur une surface d’excavation aisée, il prolonge son immobilité aussi longtemps que sur une surface inattaquable.

Cette indifférence sur la nature de l’appui entrebâille la porte au doute ; ce qui suit l’ouvre toute grande. Le patient est sur la table, devant moi, qui l’observe de près. De ses yeux luisants, obombrés des antennes, il me voit, lui aussi ; il me regarde, il m’observe, si cette façon de parler est ici permise. Que peut bien être l’impression visuelle de l’insecte en face de cette énormité, l’homme ? Comment le nain toise-t-il le monstrueux monument de notre corps ? Vu du fond de l’infiniment petit, l’immense n’est peut-être rien.

N’allons pas si loin : admettons que l’insecte me regarde, me reconnaît pour son persécuteur. Tant que je serai là, le méfiant ne bougera pas. S’il s’y décide, ce sera après avoir lassé ma patience. Éloignons-nous donc. Alors, toute ruse étant devenue inutile, il s’empressera de se remettre sur pattes et de déguerpir.

Je vais dix pas plus loin, à l’autre bout de la salle. Je me dissimule, ne remue, crainte de troubler le silence. L’insecte se relèvera-t-il ? Mais non, mes précautions sont vaines. Isolé, abandonné à lui-même, parfaitement tranquille, l’insecte reste immobile aussi longtemps que dans mon étroit voisinage.

Peut-être m’a-t-il aperçu, le clairvoyant, dans mon coin, à l’autre bout de la pièce ; peut-être un subtil odorat lui a-t-il révélé ma présence. Alors faisons mieux. Je couvre le Scarite d’une cloche qui le garantisse des mouches tracassières, et je quitte la salle, je descends dans le jardin. Plus rien autour de lui de nature à l’inquiéter. Portes et fenêtres sont closes. Aucun bruit du dehors, aucune cause d’émoi à l’intérieur. Que va-t-il advenir au milieu de cette profonde paix ?

Rien de plus, rien de moins qu’à l’ordinaire. Après des vingt, des quarante minutes d’attente au dehors, je remonte et reviens à mon insecte. Je le retrouve tel que je l’avais laissé, étendu immobile sur le dos.

Cette épreuve, maintes fois reprise avec des sujets différents, projette vive lumière sur la question. Elle affirme, de façon expresse, que l’altitude mortuaire n’est pas une supercherie de l’insecte en danger. Ici rien n’intimide l’animal. Autour de lui tout est silence, isolement, repos. S’il persiste dans son immobilité, ce ne saurait être maintenant pour duper un ennemi. À n’en pas douter, autre chose est en jeu.

D’ailleurs en quoi des artifices spéciaux de défense lui seraient-ils nécessaires ? Je comprendrais un faible, un pacifique pauvrement défendu, ayant recours, dans le péril, à des ruses ; lui, belliqueux forban, si bien cuirassé, je ne le comprends pas. Aucun insecte de ses plages n’est de force à lui résister. Les plus vigoureux, le Scarabée et la Pimélie, races débonnaires, loin de le molester, garnissent de proie son terrier.

Serait-il menacé par l’oiseau ? C’est très douteux. En sa qualité de Carabique, il est saturé d’âcretés qui doivent faire de son corps becquée peu engageante. Du reste, il est blotti de jour au fond d’un terrier où nul ne le voit, ne le soupçonne ; il n’en sort que la nuit, alors que l’oiseau n’inspecte plus le rivage. Donc pas de bec à redouter.

Et ce bourreau des Pimélies, à l’occasion même des Scarabées, ce brutal que rien ne menace, serait poltron au point de faire le mort à la moindre alerte ! Je me permets d’en douter de plus en plus.

Ainsi me le conseille le Scarite lisse (Scarites lavigatus, Fab.), hôte des mêmes plages. Le premier est un géant ; le deuxième, en comparaison, est un nain. Même forme d’ailleurs, même costume de jais, même armure, mêmes mœurs de brigandage. Eh bien, le Scarite lisse, malgré sa faiblesse, son exiguïté, ignore presque l’artifice de la mort simulée. Tracassé un moment, puis mis sur le dos, aussitôt il se relève et fuit. À peine j’obtiens quelques secondes d’immobilité : une seule fois, dompté par mon insistance, le nain reste inerte un quart d’heure.

Que nous sommes loin du géant, immobile aussitôt culbuté sur le dos et ne se relevant parfois qu’après une heure d’inaction ! C’est l’inverse de ce qui devrait se passer si réellement la mort apparente était une ruse de défense. Au géant, rassuré par sa force, de dédaigner cette posture de poltron ; au nain timide d’y vite recourir. Et c’est précisément le contraire. Qu’y a-t-il donc là-dessous ?

Essayons l’influence du péril. Quel ennemi mettre en présente du gros Scarite, immobile sur le dos ? Je ne lui en connais pas. Suscitons alors un semblant d’agresseur. Les mouches me mettent sur la voie.

J’ai dit leur importunité dans le courant de mes recherches, à l’époque des chaleurs. Si je ne fais intervenir une cloche ou si je n’y veille avec assiduité, il est rare que l’acariâtre diptère ne se pose sur mon sujet et ne l’explore de la trompe. Laissons faire cette fois.

À peine la mouche a-t-elle effleuré de la patte ce semblant de cadavre, que les tarses du Scarite frémissent, comme secoués par une légère commotion galvanique. Si le visiteur ne fait que passer, les choses ne vont pas plus loin ; mais s’il persiste, au voisinage surtout de la bouche, humide de salive et de sucs alimentaires dégorgés, le tracassé promptement gigote, se retourne, s’enfuit.

Peut-être n’a-t-il pas jugé opportun de prolonger sa supercherie devant un adversaire aussi méprisable. Il reprend l’activité parce qu’il a reconnu la nullité du péril. Adressons-nous alors à un autre importun, redoutable de vigueur et de taille. J’ai précisément sous la main le grand Capricorne, puissant de griffes et de mandibules. Le haut encorné est un pacifique, je le sais bien ; mais le Scarite ne le connaît pas ; sur les sables de la plage, il ne s’est jamais trouvé en présence de tel colosse, capable d’en imposer à de moins timides que lui. La crainte de l’inconnu ne fera qu’aggraver la situation.

Guidé par le bout de ma paille, le Capricorne met la patte sur l’insecte gisant. Les tarses du Scarite aussitôt frémissent. Si le contact se prolonge, se multiplie, tourne à l’agression, le mort se remet sur jambes et détale. Bien autre que ne m’aient déjà appris les titillations du diptère. Dans l’imminence d’un péril, d’autant plus à craindre qu’il est inconnu, la fourberie du simulacre de la mort disparaît, remplacée par la fuite.

L’épreuve suivante a sa petite valeur. Je choque d’un corps dur le pied de la table où se trouve l’insecte étendu sur le dos. La secousse est très légère, insuffisante pour ébranler la table de façon sensible. Tout se borne aux intimes vibrations d’un corps élastique choqué. Il n’en faut pas davantage pour troubler l’immobilité de l’insecte. À chaque percussion, les tarses s’infléchissent, tremblotent un instant.

Pour en finir, citons l’effet de la lumière. Jusqu’ici le patient a été expérimenté dans la pénombre de mon cabinet, hors de l’insolation directe. Sur la fenêtre, le soleil donne en plein. Que fera l’insecte immobile si je le transporte d’ici là, de ma table sur la fenêtre, en vive clarté ? C’est à l’instant reconnu. Aussitôt, sous les rayons directs du soleil, le Scarite se retourne et déguerpit.

C’en est assez. Patient persécuté, tu viens de trahir à demi ton secret. Quand la mouche te taquine, te tarit la lèvre visqueuse, te traite en cadavre dont elle voudrait bien puiser les sucs ; quand apparaît à ton regard terrifié le monstrueux Capricorne, qui te pose la patte sur le ventre comme pour prendre possession d’une proie ; quand la table frémit, c’est-à-dire quand pour toi le sol tremble, miné peut-être par quelque envahisseur du terrier ; quand une vive lumière t’inonde, favorable aux desseins de tes ennemis et dangereuse à ta sécurité d’insecte ami des ténèbres, c’est alors, en vérité, qu’il conviendrait de ne remuer, si réellement, lorsqu’un péril te menace, ta ressource est de faire le mort.

En ces moments critiques, tu tressailles, au contraire ; tu t’agites, tu reprends la station normale, tu décampes. Ta fourberie est éventée, ou, pour mieux dire, il n’y a pas de ruse. Ton inertie n’est pas simulée, elle est réelle. C’est un état de torpeur momentanée où te plonge ta délicate nervosité. Un rien t’y fait tomber, un rien t’en retire, et surtout un bain de lumière, souverain stimulant de l’action.

Sous le rapport de la longue immobilité à la suite d’un émoi, je trouve un émule du Scarite géant dans un gros Bupreste noir, à corselet enfariné, ami du prunellier, de l’abricotier, de l’aubépine. C’est le Capnodis tenebrionis, Lin. En certains cas, je le vois, les pattes étroitement repliées, les antennes rabattues, prolonger au delà d’une heure sa pose inerte sur le dos. En d’autres, l’insecte s’entête à fuir, influencé apparemment par des conditions atmosphériques dont je n’ai pas le secret. Une ou deux minutes d’immobilité, c’est alors tout ce que j’obtiens.

Redisons-le : chez mes divers sujets, l’attitude morte est très variable de durée, régie qu’elle est par une foule de circonstances insoupçonnées. Profitons des occasions bonnes, assez fréquentes. Je soumets le Bupreste ténébrion aux diverses épreuves subies par le Scarite géant. Les résultats sont les mêmes. Qui connaît les premiers connaît les seconds. Inutile de s’y arrêter.

Je mentionnerai seulement la promptitude avec laquelle le Bupreste, immobile à l’ombre, reprend l’activité lorsque je le transporte de ma table au plein soleil de la fenêtre. En quelques secondes de ce bain chaud et lumineux, l’insecte entr’ouvre les élytres, dont il fait levier, et se retourne, prompt à prendre l’essor si ma main ne le happe à l’instant. C’est un passionné de lumière, un fervent de l’insolation, dont il se grise, sur l’écorce de ses prunelliers, dans les après-midi les plus chaudes.

Cet amour des températures tropicales me suscitera question que voici : qu’adviendrait-il si je refroidissais l’animal dans sa pose immobile ? J’entrevois une prolongation de l’inertie. Le refroidissement, bien entendu, ne doit pas être considérable, car alors arriverait la léthargie où tombent, engourdis par le froid, les insectes aptes à passer l’hiver.

Il faut, au contraire, que le Bupreste conserve du mieux la plénitude de vie. L’abaissement de température sera doux, très modéré, et tel que l’insecte, en de pareilles conditions de climat, conserve ses moyens d’action dans la vie courante. Je dispose d’un frigorifique convenable. C’est l’eau de mon puits, dont la température, en été, est d’une douzaine de degrés au-dessous de celle de l’air ambiant.

Le Bupreste, dont je viens de provoquer à l’instant l’inertie par quelques chocs, est installé sur le dos au fond d’un petit bocal que je bouche de façon hermétique et que j’immerge dans un baquet plein de cette eau fraîche. Pour maintenir le bain dans sa fraîcheur initiale, je le renouvelle peu à peu, en prenant bien garde de ne pas ébranler le bocal où gît le patient dans sa posture de mort.

Le résultat me dédommage de mes soins. Au bout de cinq heures sous l’eau, l’insecte ne bouge encore. Je dis cinq heures, cinq longues heures, et je pourrais certainement dire davantage si ma patience lassée n’avait mis fin à l’épreuve. Mais cela suffit pour écarter toute idée de supercherie de la part de la bête. L’insecte, c’est hors de doute, ne fait pas ici le mort. Il est réellement somnolent, immobilisé par un trouble intime que mes tracasseries ont provoqué au début et que la fraîcheur ambiante prolonge au delà des habituelles limites.

Par semblable séjour dans l’eau fraîche du puits, j’essaye sur le Scarite géant l’effet d’une légère diminution de température. Le résultat ne répond pas aux espérances que me donnait le Bupreste. Je ne parviens pas à dépasser cinquante minutes d’inertie. Sans l’artifice du refroidissement, bien des fois j’avais obtenu immobilité aussi longue.

C’était à prévoir. Le Bupreste, ami des brûlantes insolations, est impressionné par le bain froid dans une autre mesure que ne l’est le Scarite, rôdeur de nuit et hôte du sous-sol. Quelques degrés de chaleur en moins surprennent le frileux et laissent indifférent l’habitué des fraîcheurs souterraines.

D’autres essais dans cette voie ne m’en apprennent pas davantage. Je vois l’état inerte persister tantôt plus, tantôt moins, suivant que l’insecte recherche ou fuit le soleil. Changeons de méthode.

Je fais évaporer dans un bocal quelques gouttes d’éther sulfurique et j’y introduis à la fois un Géotrupe stercoraire et un Bupreste ténébrion capturés le jour même. En quelques instants, les deux sujets sont immobiles, hypnotisés par les vapeurs éthérées. Je me hâte de les retirer et de les mettre à l’air libre, sur le dos.

Leur pose est exactement celle qu’ils auraient prise sous l’influence d’un choc ou de toute autre cause d’émoi. Le Bupreste a les pattes régulièrement repliées contre la poitrine et le ventre ; le Géotrupe a les siennes étalées, tendues en désordre, rigides et comme prises de catalepsie. Sont-ils morts ? sont-ils vivants ? On ne saurait le dire.

Ils ne sont pas morts. Au bout d’une paire de minutes, les tarses du Géotrupe tremblotent, les palpes frémissent ; les antennes mollement oscillent. Puis les pattes antérieures remuent, et un quart d’heure ne s’est pas écoulé que les autres pattes se démènent. Exactement de la même façon se réveillerait l’activité de l’insecte immobilisé par la commotion d’un choc.

Quant au Bupreste, il est dans une inertie si profonde et si prolongée que tout d’abord je le crois réellement mort. Dans la nuit, il se remet, et je le retrouve le lendemain avec son activité ordinaire. L’épreuve de l’éther, que j’ai eu soin d’arrêter aussitôt produit l’effet désiré, ne lui a pas été fatale ; mais elle a eu pour lui des conséquences bien autrement graves que pour le Géotrupe. Le plus sensible à l’émoi du choc, à l’abaissement de température, a été aussi le plus sensible à l’action de l’éther.

Ainsi s’expliquerait par de délicates différences dans l’impressionnabilité, l’énorme écart que je constate entre les deux insectes sous le rapport de l’inertie provoquée par un choc ou le maniement entre les doigts. Tandis que le Bupreste se tient immobile près d’une heure, le Géotrupe violemment s’agite au bout d’une paire de minutes. Et encore je n’atteins que rarement cette limite.

En quoi le Géotrupe a-t-il, pour se défendre, moins besoin du stratagème de la mort simulée que le noir Bupreste, si bien protégé par sa configuration massive et son armure, dure au point de défier la pointe de l’épingle et même de l’aiguille ? Nous serions harcelés de la même question par une multitude d’insectes, gardant les uns l’immobilité et les autres non, sans qu’il nous soit possible d’entrevoir ce qui adviendra d’après le genre du patient, sa configuration, sa manière de vivre.

Le Bupreste ténébrion, par exemple, a l’inertie tenace. En sera-t-il de même, à cause de la parité de structure, des autres membres du même groupe ? Pas du tout. Le hasard des trouvailles me vaut le Bupreste éclatant (Buprestis rutilans, Fab.) et le Bupreste à neuf points (Ptosima novemmaculata, Fab.). Le premier est rebelle à toutes mes tentatives. La splendide bête s’agriffe à mes doigts, à mes pinces, et s’obstine à se relever aussitôt couchée sur le dos. Le second facilement s’immobilise ; mais combien brève sa pose de mort ! Quatre à cinq minutes au plus.

Un Mélasome que je rencontre fréquemment sous les pierrailles des collines voisines, l’Omocrates abbreviatus, Oliv., persiste dans l’immobilité au delà d’une heure. C’est un rival du Scarite. N’oublions pas d’ajouter que fort souvent le réveil se fait en peu de minutes.

Serait-ce à sa qualité de ténébrionide qu’il doit sa longue inertie ? Nullement, car voici du même groupe la Pimélie biponctuée qui fait la culbute sur son dos arrondi et se remet sur pieds aussitôt renversée ; voici un Blaps (Blaps similis, Latr.), qui, impuissant à se retourner avec son échine plate, sa corpulence, ses élytres soudées, désespérément s’agite après une minute ou deux d’inertie.

Les coléoptères à pattes courtes, trottant menu, devraient, semble-t-il, suppléer par la ruse, mieux que les autres, à leur incapacité d’une fuite rapide. Les faits ne répondent pas à cette prévision, si bien fondée en apparence. J’ai consulté les genres Chrysomèle, Escarbot, Silphe, Cléone, Bolboceras, Cétoine, Hopplie, Coccinelle, etc. Presque toujours, quelques minutes, quelques secondes, suffisent au retour de l’activité. Divers même se refusent obstinément à faire le mort.

Autant faut-il en dire des coléoptères bien doués pour la fuite pédestre. Il y en a qui gardent quelques instants l’immobilité ; il y en a, de plus nombreux encore, qui se démènent indomptables. En somme, nul guide qui puisse nous dire à l’avance : « Celui-ci prend aisément la pose des morts, ce deuxième hésite, ce troisième refuse. » Rien que de vagues probabilités tant que l’expérience n’a pas dit son mot. De cette mêlée confuse dégagerons-nous une conclusion où l’esprit puisse trouver repos ? Je l’espère.

III – L’HYPNOSE. – LE SUICIDE

On n’imite pas l’inconnu, on ne contrefait pas l’ignoré ; c’est de pleine évidence. Pour simuler la mort, il faudrait donc une certaine connaissance de la mort.

Eh bien, l’insecte, disons mieux, l’animal quel qu’il soit, a-t-il le pressentiment d’une vie limitée ? lui arrive-t-il d’agiter, dans sa fruste cervelle, la troublante question d’une fin ? J’ai beaucoup fréquenté la bête, j’ai vécu dans son intimité, et je n’ai jamais rien observé qui m’autorise à répondre oui. Cette inquiétude de la dernière heure, à la fois notre tourment et notre grandeur, est épargnée à l’animal, de destinée plus humble.

Comme l’enfant encore dans les limbes de l’inconscience, il jouit du présent sans songer à l’avenir ; affranchi des amertumes d’une fin en perspective, il vit dans la douce quiétude de l’ignorance. À nous seuls de prévoir la brièveté des jours, à nous seuls d’interroger anxieusement la fosse du dernier sommeil.

Du reste, cet aperçu de l’inévitable ruine demande certaine maturité d’esprit et se trouve par là d’éclosion assez tardive. J’en ai eu cette semaine un exemple touchant.

Un gentil minet, joie de la maisonnée, après avoir traîné languissant une paire de jours, venait de mourir dans la nuit. Au matin, les enfants le trouvèrent raide étendu au fond de sa corbeille. Désolation de tous. Anna surtout, fillette de quatre ans, considérait d’un œil pensif le petit ami avec lequel elle avait tant joué. Elle le caressait de la main, l’appelait, lui présentait quelques gouttes de lait dans une tasse. « Minet boude, disait-elle ; il ne veut plus de mon déjeuner. Il dort. Jamais je ne l’ai vu dormir comme cela. Quand se réveillera-t-il ? »

Ces naïvetés devant l’âpre problème de la mort me serraient le cœur. À la hâte, je détournai l’enfant de ce spectacle, et je fis en cachette inhumer le défunt. Minet n’apparaissant plus désormais autour de la table à l’heure du repas, l’affligée comprit enfin qu’elle avait vu son ami dormir d’un sommeil profond dont rien ne réveille. Pour la première fois venait d’entrer en son esprit une vague idée de la mort.

L’insecte a-t-il l’insigne honneur de savoir ce qu’ignorent nos jeunes années, alors que la réflexion déjà s’épanouit, bien supérieure, dans sa faiblesse, à l’obtus intellect de la bête ? A-t-il la prévision d’une fin, attribut pour lui importun et inutile ? Avant de conclure, consultons, non la haute science, guide suspect, mais le dindon, éminemment véridique.

J’évoque un des plus vifs souvenirs que m’ait laissés mon court passage au collège royal de Rodez. Ainsi disait-on alors ; aujourd’hui on dit lycée, tant les choses se perfectionnent.

Le saint jeudi venu, la version faite et la décade de racines grecques apprise, nous descendions là-bas, au fond de la vallée, par bandes d’étourdis. La culotte retroussée jusqu’aux genoux, nous exploitions, naïfs pêcheurs, les eaux tranquilles de la rivière, l’Aveyron. Notre espoir était la loche, pas plus grosse que le petit doigt, mais alléchante par son immobilité sur le sable, parmi les herbages. Nous comptions bien la larder avec notre trident, une fourchette.

Cette pêche miraculeuse, objet de tant de cris de triomphe en un moment de succès, bien rarement nous advenait : la loche, la coquine, voyait venir la fourchette et en trois coups de queue disparaissait.

On trouvait dédommagement auprès des pommiers des pelouses voisines. De tout temps la pomme a fait la joie de la gaminaille, surtout quand elle est cueillie sur un arbre qui ne vous appartient pas. Les poches se bourraient du fruit défendu.

Une autre distraction nous attendait. Les troupeaux de dindons n’étaient pas rares, vagabondant à leur guise et grugeant le criquet à l’entour des fermes. Si nul surveillant ne se montrait, la partie était belle. Chacun de nous s’emparait d’un dindon, lui mettait la tête sous l’aile, le balançait un instant dans cette posture, puis le déposait à terre, couché sur le flanc. L’oiseau ne bougeait plus. Toute la bande dindonnière subissait notre manipulation d’endormeurs, et la pelouse prenait l’aspect d’un champ de carnage semé de morts et de mourants.

Gare alors à la fermière. Les gloussements des oiseaux harcelés lui avaient révélé nos maléfices. Elle accourait, armée d’un fouet. Mais les bonnes jambes que nous avions alors ! les beaux éclats de rire, derrière les haies, favorables à la fuite !

Délicieux temps des dindons endormis, retrouverai-je mon habileté d’alors ? Ce n’est plus aujourd’hui espièglerie d’écolier, c’est grave recherche. Justement, j’ai le sujet qu’il me faut : une dinde, prochaine victime des joies de Noël. Je recommence avec elle la manipulation qui si bien me réussissait sur les bords de l’Aveyron. Je lui engage profondément la tête sous l’aile, et, tout en la maintenant des deux mains en cette posture, je balance avec douceur l’oiseau de haut en bas une paire de minutes.

L’étrange effet est produit ; mes manœuvres d’enfant n’aboutissaient pas mieux. Déposé à terre sur le flanc et abandonné à lui-même, mon sujet est une masse inerte. On le prendrait pour mort si le plumage, se gonflant un peu, se dégonflant, ne trahissait le souffle respiratoire. On dirait vraiment un trépassé qui, en une suprême convulsion, a retiré sous le ventre ses pattes refroidies, à doigts recroquevillés. Le spectacle a tournure tragique, et je me sens gagné d’un certain émoi devant les résultats de mes maléfices. Pauvre dindon ! s’il ne se réveillait plus !

N’ayons crainte : il se réveille, il se redresse, titubant un peu il est vrai, la queue pendante et l’air penaud. Cela passe vite, rien n’en reste. En peu d’instants, l’oiseau est redevenu ce qu’il était avant l’épreuve.

Cette torpeur, moyen terme entre le vrai sommeil et la mort, est de durée variable. Provoquée sur ma dinde à plusieurs reprises, avec de convenables intervalles de repos, l’immobilité persiste tantôt une demi-heure et tantôt quelques minutes. Ici, comme pour l’insecte, l’embarras serait grand de démêler les causes de ces différences. La pintade me réussit mieux encore. La torpeur est de si longue durée que l’inquiétude me vient sur l’état de l’oiseau. Le plumage ne trahit point le souffle de la respiration. Je me demande, anxieux, si l’oiseau n’est pas réellement mort. Du pied je le déplace un peu sur le sol. Le patient ne remue. Je recommence. Le voici qui dégage la tête, se relève, s’équilibre et fuit. La léthargie a dépassé la demi-heure.

À l’oie maintenant. Je n’en ai point. Le jardinier mon voisin me confie la sienne. On me l’amène qui se dandine et remplit ma demeure des raucités de son clairon. Peu après, complet silence : le robuste palmipède gît à terre, la tête engagée sous l’aile. Son immobilité est aussi profonde, aussi prolongée que celle du dindon et de la pintade.

C’est le tour de la poule, c’est le tour du canard. Ils succombent, eux aussi, mais, ce me semble, avec moins de persistance. Est-ce que mes manœuvres d’endormeur seraient moins efficaces sur les petits que sur les gros ? Si j’en crois le pigeon, cela pourrait bien être. Il ne cède à mon art que pour une paire de minutes de sommeil. Un oisillon, un verdier, est plus rebelle encore : je n’obtiens de lui qu’une somnolence de quelques secondes.

Il paraîtrait donc qu’à mesure que l’activité s’affine dans un corps de moindre volume, la torpeur a moins de prise. L’insecte nous l’a déjà fait entrevoir. Le Scarite géant ne remue d’une heure, lorsque le Scarite lisse, un nain, lasse mon insistance à le culbuter ; le gros Bupreste ténébrion obéit à mes manœuvres pour une longue période, lorsque le Bupreste éclatant, encore un nain, obstinément s’y refuse.

Laissons à l’écart, comme trop peu étudiée, l’influence de la masse corporelle, et retenons simplement ceci : par un artifice très simple, il est possible de mettre l’oiseau dans un état de mort apparente. Mon oie, mon dindon et les autres rusent-ils dans le dessein de duper leur tourmenteur ? Certainement nul d’eux ne songe à faire le mort ; ils sont en vérité plongés dans une profonde torpeur ; en un mot, ils sont hypnotisés.

Depuis longtemps ces faits sont connus, les premiers peut-être en date dans la science de l’hypnose ou du sommeil artificiel. Comment nous, petits écoliers de Rodez, avions-nous appris le secret du sommeil du dindon ? Ce n’était pas, à coup sûr, dans nos livres. Venu on ne sait d’où, indestructible comme tout ce qui est entré dans les jeux de l’enfant, cela se transmettait de temps immémorial d’un initié à l’autre.

Aujourd’hui les choses ne se passent pas autrement dans mon village de Sérignan, où sont nombreux les jeunes adeptes dans l’art d’endormir la poulaille. La science a parfois des origines bien humbles. Rien ne dit qu’une gaminerie de petits désœuvrés ne soit le point de départ de nos connaissances sur l’hypnose.

Je viens de pratiquer sur des insectes des manœuvres en apparence aussi puériles que celles d’autrefois sur les dindons, lorsque la fermière, à notre poursuite, faisait claquer le fouet. Gardons-nous de sourire : derrière ces naïvetés se dresse grave question.

L’état de mes insectes ressemble singulièrement à celui de ma volaille. De part et d’autre, c’est l’image de la mort, l’inertie, la contraction des membres convulsés. De part et d’autre encore, l’immobilité se dissipe avant l’heure par l’intervention d’un stimulant, le bruit s’il s’agit de l’oiseau, la lumière s’il s’agit de l’insecte. Le silence, l’ombre, la tranquillité, la prolongent. Elle est de durée très variable d’une espèce à l’autre, et semble croître avec la corpulence.

Parmi nous, très inégalement aptes au sommeil provoqué, l’hypnotiseur est obligé de choisir ses sujets. Il réussit avec l’un, avec l’autre non. De même, parmi les insectes, un choix est nécessaire, car tous sont loin de répondre aux essais de l’expérimentateur. Mes sujets d’élite ont été le Scarite géant et le Bupreste ténébrion ; mais combien d’autres ont résisté, absolument indomptables, ou n’ont fait que brève station dans l’immobilité !

Le retour de l’insecte à l’état actif présente certaines particularités bien dignes d’attention. Le mot du problème est là. Revenons un moment aux patients qui ont subi l’épreuve des vapeurs éthérées. Ceux-là sont réellement hypnotisés. Ils ne restent pas immobiles par ruse, là-dessus aucun doute possible ; ils sont en vérité sur le seuil de la mort ; et si je ne les retirais à temps du bocal où se sont évaporées quelques gouttes d’éther, jamais plus ils ne reviendraient de la torpeur dont l’ultime degré est la mort.

Or quels signes chez eux préludent au retour de l’activité ? Nous le savons : les tarses tremblotent, les palpes frémissent, les antennes oscillent. L’homme qui sort d’un profond sommeil s’étire les membres, bâille, se frotte les paupières. Revenu du sommeil de l’éther, l’insecte a pareillement sa manière de reprendre ses sens : il agite ses menus doigts et ses organes les plus mobiles.

Considérons maintenant un insecte, qui, commotionné par un choc, troublé par un émoi quelconque, est sensé faire le mort, renversé sur le dos. Le retour à l’activité s’annonce exactement de la même manière et dans le même ordre qu’après l’action stupéfiante de l’éther. D’abord les tarses tremblotent ; puis mollement oscillent les palpes et les antennes.

Si vraiment l’animal rusait, quel besoin aurait-il de ces minutieux préliminaires du réveil ? Une fois le danger disparu ou jugé tel, que ne se met-il rapidement sur pieds pour déguerpir au plus vite, au lieu de s’attarder en des simulacres intempestifs ? J’ai la certitude que, l’ours parti, le compagnon qui faisait le mort sous les naseaux de la bête ne s’avisa pas de s’étirer longtemps, de se frotter les yeux. À l’instant debout, il prit la fuite.

Et l’insecte pousserait l’astuce jusqu’à contrefaire le ressuscité dans les moindres détails ! Non, mille fois non : ce serait insensé. Ces frémissements des tarses, ces préludes des palpes et des antennes, sont l’affirmation évidente d’une torpeur réelle, touchant à sa fin, torpeur semblable à celle qu’a provoquée l’éther, mais moins intense ; ils démontrent que l’insecte immobilisé par mes artifices ne fait pas le mort, comme le dit le langage populaire et comme le répètent les théories à la mode. Il est réellement hypnotisé.

Un choc qui le commotionne, une frayeur soudaine qui le saisit, le mettent dans une somnolence pareille à celle de l’oiseau balancé un moment, avec la tête sous l’aile. Une brusque terreur nous immobilise nous-mêmes, parfois nous tue. Pourquoi l’organisme de l’insecte, de subtile délicatesse, ne fléchirait-il, lui aussi, sous les étreintes de la peur et temporairement ne succomberait ? Si l’émoi est léger, l’insecte se contracte un instant, se remet vite et détale ; s’il est profond, survient l’hypnose avec sa longue immobilité.

L’insecte, qui ne sait rien de la mort et par conséquent ne peut la contrefaire, ne sait rien non plus du suicide, moyen désespéré de couper court à de trop grandes misères. Aucun exemple authentique n’a jamais été donné, que je sache, d’un animal quelconque se délivrant lui-même de la vie. Que les mieux doués en qualités affectives se laissent quelquefois dépérir de chagrin, accordé ; mais de là à se poignarder soi-même, à se couper la gorge, il y a loin.

Cependant le souvenir me vient du suicide du Scorpion, affirmé par les uns, nié par les autres. Qu’y a-t-il de vrai dans l’histoire du Scorpion qui, entouré d’un cercle de feu, met fin à son supplice en se piquant de son dard empoisonné ? Voyons à notre tour.

Les circonstances me servent bien. J’élève en ce moment, en de larges terrines, avec lit de sable et abri de tessons, une affreuse ménagerie qui ne répond guère à ce que j’en attendais pour l’étude des mœurs. J’en tirerai parti d’une autre manière. C’est le gros Scorpion blanc du Midi, le Buthus Occitanus, au nombre d’une paire de douzaines. L’odieuse bête abonde, toujours isolée, sous les pierres plates des collines voisines, aux lieux sablonneux les mieux ensoleillés. Elle a réputation détestable.

Sur les effets de sa piqûre je n’ai personnellement rien à dire, ayant toujours évité, avec un peu de prudence, le danger où peuvent m’exposer mes relations avec les redoutables captifs de mon cabinet. Ne sachant rien par moi-même, je fais parler les gens, les bûcherons surtout, qui, de loin en loin, sont victimes de leur imprévoyance. L’un d’eux me raconte ceci :

« La soupe mangée, je sommeillais un moment parmi mes fagots, quand une douleur vive me réveilla. C’était comme la piqûre d’une aiguille rougie au feu. J’envoie la main. Ça y est, quelque chose remue. Un Scorpion s’était glissé sous mon pantalon et m’avait piqué au bas du mollet. La vilaine bête avait bien la longueur du doigt. Comme ça, Monsieur, comme ça. »

Et, joignant le geste à la parole, le brave homme étendait son long index. Cette dimension ne m’étonnait pas : en mes chasses, j’en avais vu de pareilles.

« Je voulus reprendre mon travail, continuait-il, mais des sueurs froides venaient, la jambe s’enflait à vue d’œil. Elle devint grosse comme ça, Monsieur ; comme ça. »

Nouvelle mimique. Notre homme étale les deux mains à distance autour de la jambe de façon à figurer l’ampleur d’un barillet.

« Oui, comme ça, Monsieur, comme ça ; j’eus grand-peine à revenir chez moi, bien que la distance ne fût que d’un quart de lieue. L’enflure montait, montait. Le lendemain, elle avait monté jusque-là. »

Un geste m’indique la hauteur de l’aisselle.

« Oui, Monsieur, pendant trois jours je fus incapable de me tenir debout. Je patientais de mon mieux, la jambe étendue sur une chaise. Des compresses d’alcali mirent fin à la chose, et voilà, Monsieur, voilà. »

Un autre bûcheron, ajoute-t-il, fut également piqué au bas de la jambe. Il fagotait assez loin et n’eut pas la force de regagner sa maison. Il s’affala au bord du chemin. Des passants le portèrent à califourchon sur les épaules, à la cabro morto, moussu ; à la cabro morto !

Le dire du rustique narrateur, plus versé dans la mimique que dans la parole, ne me semble pas exagéré. La piqûre du Scorpion blanc est pour l’homme accident très sérieux. Piqué par son pareil, le Scorpion lui-même rapidement succombe. Ici j’ai mieux que des témoignages étrangers : j’ai mes propres observations.

J’extrais de ma ménagerie deux vigoureux sujets et je les mets en présence au fond d’un bocal sur une couche de sable. Excités du bout d’une paille qui les ramène l’un devant l’autre à mesure qu’ils reculent, les deux harcelés se décident au duel. Ils s’attribuent mutuellement, sans doute, les ennuis dont je suis moi-même la cause. Les pinces, armes défensives, se déploient en demi-cercle et s’ouvrent pour tenir l’adversaire à distance ; les queues, en de brusques détentes, se projettent en avant par-dessus le dos ; les ampoules à venin s’entre-choquent, une fine gouttelette, limpide comme de l’eau, perle à la pointe du dard.

L’assaut est bref. L’un des Scorpions est atteint en plein par l’arme empoisonnée de l’autre. C’est fini : en peu de minutes le blessé succombe. Le vainqueur, fort tranquillement, se met à lui ronger l’avant du céphalothorax, ou, en termes moins rébarbatifs, le point où nous cherchons une tête et ne trouvons que l’entrée d’un ventre. Les bouchées sont petites, mais de longue durée. Quatre à cinq jours, presque sans discontinuer, le cannibale grignote le confrère occis. Manger le vaincu, voilà de la bonne guerre, la seule excusable. Les nôtres, de peuple à peuple, tant qu’on ne fera pas boucaner les viandes des champs de bataille comme provisions, je ne les comprends pas.

Nous voilà renseignés de façon authentique : la piqûre du Scorpion est promptement fatale au Scorpion lui-même. Arrivons au suicide, tel qu’on nous le raconte. Entouré d’un cercle de braise, l’animal, à ce qu’on dit se poignarde de son dard et trouve dans la mort volontaire la fin de sa torture. Ce serait bien beau de la part de la brute, si c’était vrai. Nous allons voir.

Au centre d’une enceinte de charbons allumés, je dépose le plus gros sujet de ma ménagerie. Le soufflet active l’incandescence. Aux premières morsures de la chaleur, l’animal tourne à reculons dans le cercle de feu. Par mégarde, il se heurte à la barrière ardente. C’est alors, d’un côté, de l’autre, au hasard, recul désordonné qui renouvelle le contact cuisant. À chaque essai de fuite, la brûlure reprend plus vive. L’animal est affolé. Il avance et se rôtit ; il recule et se rôtit. Désespéré, furieux, il brandit son arme, la convolute en crosse, la détend, la couche, la relève avec telle précipitation et tel désordre qu’il m’est impossible d’en suivre exactement l’escrime.

Le moment serait venu de s’affranchir de la torture par un coup de stylet. Voici qu’en effet, d’un spasme brusque, le torturé s’immobilise, étendu à plat, tout de son long. Plus de mouvement, l’inertie est complète. Le Scorpion est-il mort ? On le dirait vraiment. Peut-être s’est-il lardé d’un coup d’aiguillon qui m’a échappé dans le tumulte des derniers efforts. Si réellement il s’est poignardé, s’il a eu recours au suicide, il est mort à n’en pas douter : nous venons de voir avec quelle promptitude il succombe à son propre venin.

Dans mon incertitude, je cueille du bout des pinces l’apparent trépassé, et je le dépose sur un lit de sable frais. Une heure plus tard, le prétendu mort ressuscite, vigoureux comme avant l’épreuve. Je recommence avec un second, avec un troisième sujet. Mêmes résultats. Après des affolements de désespéré, même soudaine inertie de l’animal, qui s’étale à plat comme foudroyé : même retour à la vie sur la fraîcheur du sable.

Il est à croire que les inventeurs du Scorpion se suicidant ont été dupes de cette brusque défaillance, de ce spasme foudroyant où la haute température de l’enceinte plonge la bête exaspérée. Trop vite convaincus, ils ont laissé le patient se rôtir. Moins crédules et retirant assez tôt l’animal de son cercle de feu, ils auraient vu le Scorpion, mort en apparence, reprendre vie et affirmer ainsi sa profonde ignorance du suicide.

En dehors de l’homme, nul des vivants ne connaît l’ultime ressource d’une fin volontaire, parce que nul n’a connaissance de la mort. Quant à nous, se sentir en puissance de se dérober aux misères de la vie est noble prérogative, excellente à méditer comme signe de notre élévation au-dessus de la plèbe animale ; mais, au fond, lâcheté quand du possible on passe à l’acte.

Qui se propose d’en venir là, devrait au moins se répéter ce que disait, il y a vingt-cinq siècles, Confucius, le grand philosophe des faces jaunes. Surprenant dans les bois un inconnu qui fixait à une branche d’arbre une corde pour se pendre, le sage chinois lui tint, en abrégé, ce langage :

« Si grands que soient vos malheurs, le plus grand serait de succomber au désespoir. Tous les autres peuvent se réparer, celui-là est irréparable. Ne croyez pas que tout soit perdu pour vous et tâchez de vous convaincre d’une vérité rendue incontestable par l’expérience des siècles. Cette vérité, la voici : tant qu’un homme jouit de la vie, rien n’est désespéré pour lui. Il peut passer de la plus grande peine à la plus grande joie, du plus grand malheur à la plus haute félicité. Reprenez courage, et, comme si vous commenciez dès aujourd’hui à connaître le prix de la vie, efforcez-vous d’en mettre à profit tous les instants. »

Cette philosophie terre à terre, à la chinoise, ne manque pas de mérite. Elle rappelle cette autre du fabuliste :

… Qu’on me rende impotent,

Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme

Je vive, c’est assez : je suis plus que content.

Eh oui, le fabuliste et le philosophe Kong-fou-tsé ont raison : la vie est sérieuse chose qu’on ne rejette pas sur le premier buisson venu ainsi qu’une guenille encombrante. Nous devons la considérer non comme un plaisir, non comme une peine, mais comme un devoir dont il faut s’acquitter de son mieux tant que congé ne nous est pas donné.

Devancer ce congé est lâcheté, sottise. Le pouvoir de disparaître à son gré par la trappe de la mort ne nous autorise pas à déserter ; mais il nous ouvre certaines perspectives complètement étrangères à l’animal.

Seuls nous savons comment se terminent les fêtes de la vie, seuls nous prévoyons notre fin, seuls nous avons le culte des morts. De ces grandes choses, nul autre ne soupçonne rien. Quand une science de mauvais aloi hautement le proclame, quand elle nous affirme qu’un misérable insecte a pour supercherie la simulation de la mort, exigeons d’elle d’y regarder de plus près et de ne pas confondre l’hypnose par la frayeur avec le simulacre d’un état inconnu de la bête.

À nous seuls la vision nette d’une fin, à nous seuls le superbe instinct de l’au delà. Ici, pour sa modeste part, intervient la voix de l’entomologie, disant : « Ayez confiance ; jamais instinct n’a fait faillite à ses promesses. »

IV – LES VIEUX CHARANÇONS

En hiver, alors que l’insecte chôme, la numismatique me vaut quelques délicieux moments. Volontiers j’interroge ses rondelles de métal, archives des misères qu’on appelle l’Histoire. En ce sol de Provence, où le Grec planta l’olivier et le Latin la loi, le paysan les rencontre, clairsemées un peu de partout, quand il retourne sa glèbe. Il me les apporte, me consulte sur leur valeur pécuniaire, jamais sur leur signification.

Que lui importe l’inscription de sa trouvaille ! On pâtissait jadis, on pâtit aujourd’hui, on pâtira dans l’avenir ; en cela, pour lui, se résume l’Histoire. Le reste est futilité, passe-temps des oisifs.

Je n’ai pas cette haute philosophie de l’indifférence aux choses du passé. Je gratte du bout de l’ongle la rondelle monétaire, je la dépouille avec ménagement de son écorce terreuse, je la scrute de la loupe, je cherche à déchiffrer sa légende. La satisfaction n’est pas petite lorsque le disque de bronze ou d’argent a parlé. Je viens de lire un feuillet de l’humanité, non dans les livres, narrateurs suspects, mais dans des archives en quelque sorte vivantes, contemporaines des personnages et des faits.

Cette goutte d’argent, aplatie sous le coup du poinçon, me parle des Voconces ; VOOC, – VOCVNT, dit la légende. Elle me vient de la petite ville voisine, Vaison, où Pline le Naturaliste se rendait parfois en villégiature. Là peut-être, à la table de son hôte, le célèbre compilateur, a-t-il apprécié le bec-figue, si fameux parmi les gourmets de Rome, et toujours de grand renom aujourd’hui sous le vocable de grasset, parmi les gourmets provençaux. Il est fâcheux que ma goutte d’argent ne dise rien de ces événements, plus mémorables qu’une bataille.

Elle montre d’un côté une tête, et de l’autre un cheval au galop ; le tout d’une barbare incorrection. L’enfant qui, pour la première fois, s’exerce de la pointe d’un caillou sur le mortier frais des murailles, ne grave pas dessin plus informe. Non, pour sûr, ces valeureux Allobroges n’étaient pas des artistes.

Combien supérieurs leur étaient les étrangers venus de Phocée ! Voici un drachme des Massaliètes, ΜΑΣΣΑΛΙΗΤΩΝ. À l’avers, une tête de Diane d’Éphèse, joufflue, mafflue, lippue. Front fuyant, surmonté d’un diadème ; chevelure abondante, déversée sur la nuque en cascade de frisons ; pendeloques aux oreilles, collier de perles, arc appendu aux épaules. Ainsi devait se parer l’idole sous les mains des dévotes syriennes.

En vérité, ce n’est pas beau. C’est somptueux si l’on veut, après tout préférable aux oreilles d’âne que les élégantes de nos jours font balancer sur leur coiffure. Quel singulier travers que la mode, si féconde en moyens d’enlaidir ! Le négoce ignore le beau, nous dit cette divinité des trafiquants ; il lui préfère le profit, agrémenté du luxe. Ainsi parle le drachme.

Pour revers, un lion qui griffe la terre et rugit à pleine gueule. Elle ne date pas d’aujourd’hui, cette sauvagerie qui symbolise la puissance par quelque brute redoutable, comme si le mal était la souveraine expression de la force. L’aigle, le lion et autres bandits figurent souvent au revers des monnaies. La réalité ne suffit pas. L’imagination invente des monstruosités, le centaure, le dragon, l’hippogriffe, la licorne, l’aigle à double tête.

Les inventeurs de ces emblèmes sont-ils bien supérieurs au Peau-Rouge qui célèbre les prouesses de son scalp avec une patte d’ours, une aile de faucon, une canine de jaguar implantée dans la chevelure ? Il est permis d’en douter.

À ces horreurs héraldiques combien est préférable le revers de notre pièce d’argent récemment mise en circulation ! Il y a là une semeuse qui, d’une main alerte, au soleil levant, jette dans le sillon le bon grain de l’idée. C’est très simple et c’est grand ; cela fait penser.

Le drachme marseillais a pour tout mérite son superbe relief. L’artiste qui en grava les coins était un maître du burin ; mais le souffle inspirateur lui manquait. Sa Diane joufflue est une maritorne de paillards.

Voici la NAMASAT des Volsques, devenue la colonie de Nîmes. Côte à côte les profils d’Auguste et de son ministre Agrippa. Le premier, avec son dur sourcil, son crâne plat, son nez cassé de rapace, m’inspire médiocre confiance, bien que le doux Virgile ait dit de lui : Deus nobis haec otia fecit. Le succès fait les dieux. S’il n’eût réussi dans ses projets criminels, Auguste le divin serait resté Octave le scélérat.

Son ministre m’agrée mieux. C’était un grand remueur de pierres qui, avec ses maçonneries, ses aqueducs, ses routes, vint civiliser un peu les rustiques Volsques. Non loin de mon village, une magnifique route traverse la plaine en ligne droite à partir des rives de l’Aygues, et monte là-haut, fastidieuse de longueur et de monotonie, pour franchir les collines sérignanaises, sous la protection d’un puissant oppidum, devenu bien plus tard le vieux château, le Castelas.

C’est un tronçon de la voie d’Agrippa, qui mettait en communication Marseille et Vienne. Le majestueux ruban, vieux de vingt siècles, est toujours fréquenté. Ou n’y voit plus le petit fantassin brun des légions romaines ; on y voit le paysan qui se rend au marché d’Orange avec son troupeau de moutons ou sa bande de porcelets indisciplinés. À mon avis, c’est préférable.

Retournons le gros sou à patine verte. COL. NEM., colonie de Nîmes, nous enseigne le revers. La légende s’accompagne d’un crocodile enchaîné à un palmier où sont appendues des couronnes. C’est un emblème de l’Égypte conquise par les vétérans fondateurs de la colonie. La bête du Nil grince des dents au pied de l’arbre familier. Elle nous parle d’Antoine, le noceur ; elle nous raconte Cléopâtre, dont le nez aurait changé la face du monde s’il eût été camus. Par les souvenirs qu’il éveille, le reptile à croupe écailleuse est une superbe leçon d’histoire.

Ainsi longtemps se poursuivraient, très variées sans sortir de mon étroit voisinage, les hautes leçons de la numismatique des métaux. Mais il en est une autre, bien supérieure et moins coûteuse, nous racontant, avec ses médailles, les fossiles, l’histoire de la vie. C’est la numismatique des pierres.

À lui seul, le bord de ma fenêtre, confident des vieux âges, m’entretient d’un monde disparu. C’est, à la lettre, un ossuaire, dont chaque parcelle garde l’empreinte des vies passées. Ce bloc de pierre a vécu. Pointes d’oursin, dents et vertèbres de poissons, débris de coquillages, éclats de madrépores, y forment une pâte des morts. Examinée un moellon après l’autre, ma demeure se résoudrait en un reliquaire, en une friperie des antiques vivants.

La couche rocheuse d’où l’on extrait ici les matériaux de construction couvre, de sa puissante carapace, la majeure partie des plateaux voisins. Là fouille le carrier depuis on ne sait combien de siècles, depuis l’époque peut-être où Agrippa y faisait tailler des dalles cyclopéennes pour les gradins et la façade du théâtre d’Orange.

Journellement le pic y met à découvert de curieux fossiles. Les plus remarquables sont des dents, merveilleuses de poli au sein de leur grossière gangue, aussi luisantes d’émail qu’à l’état de fraîcheur. Il s’en rencontre de formidables, triangulaires, finement crénelées sur le bord, presque de l’ampleur de la main.

Quel gouffre que la gueule armée d’un pareil râtelier, à rangées multiples, échelonnées presque au fond du gosier ; quelles bouchées happées, dilacérées par cet engrenage de cisailles ! Le frisson vous prend rien qu’à reconstruire par la pensée cette épouvantable machine de destruction. Le monstre ainsi outillé en prince de la mort appartenait à la série des squales. La paléontologie l’appelle Carcharodon megalodon. Le requin d’aujourd’hui, terreur des mers, en donne une idée approximative, autant que le nain peut donner une idée du géant.

Dans la même pierre abondent d’autres squales, tous féroces gosiers. On y trouve des Oxyrhines (Oxyrhina xyphodon, Agass.), à dents façonnées en couperets pointus ; des Hémipristis (Hemipristis serra, Agass.), qui se garnissent la mâchoire de crics javanais, courbes et dentelés ; des Lamies (Lamia denticulata, Agass.), qui se hérissent la gueule de stylets flexueux, acérés, aplatis d’un côté, convexes de l’autre ; des Notidanes (Notidanus primigenius, Agass.), dont les dents déprimées se couronnent de dentelures rayonnantes.

Cet arsenal dentaire, témoignage éloquent des vieilles tueries, vaut bien le Crocodile de Nîmes, la Diane de Marseille, le Cheval de Vaison. Avec sa panoplie de carnage, il me raconte comment l’extermination est venue de tout temps émonder le trop-plein de la vie ; il me dit : « Au lieu même où tu médites sur un éclat de pierre, un bras de mer s’étendait jadis, peuplé de belliqueux dévorants et de paisibles dévorés. Un long golfe occupait le futur emplacement de la vallée du Rhône. Non loin de ta demeure déferlaient ses vagues. »

Voici, en effet, les falaises du rivage, de telle conservation qu’en me recueillant je crois entendre tonner la volute des flots. Oursins, Lithodomes, Pétricoles, Pholades, ont laissé là leur signature sur le roc. Ce sont des niches hémisphériques où pourrait se loger le poing, des cellules rondes, des cabines avec étroit pertuis par où le reclus recevait l’ondée de l’eau renouvelée et chargée de nourriture. Parfois l’antique habitant s’y trouve, minéralisé, intact jusqu’aux moindres détails de ses stries, de ses lamelles, fragile ornementation ; plus souvent, il a disparu, dissous, et sa maison s’est remplie d’une fine boue marine, durcie en noyau calcaire. Dans cette anse tranquille, quelque remous a recueilli à la ronde et noyé au sein de la vase, devenue marne, des amoncellements énormes de coquillages, de toute forme, de toute grosseur. C’est un cimetière de mollusques, avec des collines pour tumulus. J’en exhume des huîtres longues d’une coudée et du poids de deux à trois kilogrammes. On remuerait à la pelle, dans l’immense amas, les Peignes, les Cônes, les Cythérées, les Mactres, les Murex, les Turritelles, les Mitres et autres d’interminable énumération. La stupeur vous prend devant la fougue vitale d’autrefois, capable de fournir, en un recoin, tel amas de reliques.

La nécropole à coquilles nous affirme en outre que le temps, patient rénovateur de l’ordre des choses, a moissonné non seulement l’individu, être précaire, mais encore l’espèce. Aujourd’hui la mer voisine, la Méditerranée, n’a presque rien d’identique avec la population du golfe disparu. Pour trouver quelques traits de similitude entre le présent et le passé, il faudrait les chercher dans les mers tropicales.

Le climat s’est donc refroidi ; le soleil lentement s’éteint, les espèces périssent. Ainsi me parle la numismatique des pierres sur le bord de ma fenêtre.

Sans quitter mon champ d’observation, si modeste, si restreint, et néanmoins si riche, consultons encore la pierre, et cette fois au sujet de l’insecte.

Aux environs d’Apt abonde une étrange roche qui se délite par feuillets, semblables à des lames de carton blanchâtre. Cela brûle avec flamme fuligineuse et odeur de bitume ; cela s’est déposé au fond de grands lacs fréquentés des crocodiles et des tortues géantes. Ces lacs, l’œil humain ne les a jamais vus, leurs cuvettes sont remplacées par le dos des collines ; leurs boues, paisiblement déposées en minces assises, sont devenues puissants bancs de roche.

Détachons-en une dalle et subdivisons-la en lamelles avec la pointe d’un couteau, travail aussi facile que s’il s’agissait de séparer l’un de l’autre des cartonnages superposés. Ce faisant, nous compulsons un volume extrait de la bibliothèque des montagnes, nous feuilletons un livre magnifiquement illustré.

C’est un manuscrit de la nature, bien supérieur d’intérêt au papyrus de l’Égypte. Presque à chaque page des figures ; mieux que cela : des réalités converties en images.

Sur cette page s’étalent des poissons, au hasard groupés. On les prendrait pour une friture à l’huile de naphte. Épines, nageoires, chaîne des vertèbres, osselets de la tête, cristallin de l’œil devenu globule noir, tout y est, en son naturel arrangement. Une seule chose manque : la chair.

N’importe : le plat de goujons a si bonne apparence, que le désir vous prend de gratter un peu du bout du doigt et de goûter cette conserve archimillénaire. Passons-nous la fantaisie ; mettons-nous sous la dent un peu de cette friture minérale assaisonnée de pétrole.

Aucune légende autour de l’image. La réflexion y supplée. Elle nous dit : « Ces poissons ont vécu là, en bandes nombreuses, dans des eaux paisibles. Des crues sont survenues, soudaines, qui les ont asphyxiés de leurs flots épaissis de limon. Ensevelis aussitôt dans la vase et soustraits de la sorte aux agents de destruction, ils ont traversé la durée, ils la traverseront indéfiniment sous le couvert de leur suaire. »

Les mêmes crues amenaient des terres voisines, balayées par les eaux pluviales, une foule de débris, soit de la plante, soit de l’animal, si bien que le dépôt lacustre nous entretient aussi des choses terrestres. C’est un registre général de la vie d’alors.

Tournons une page de notre dalle, ou plutôt de notre album. Il s’y trouve des semences ailées, des feuilles dessinées en brunes empreintes. L’herbier de pierre rivalise de netteté botanique avec un herbier normal.

Il nous répète ce que nous enseignaient les coquillages : le monde change, le soleil faiblit. La végétation de la Provence actuelle n’est pas celle d’autrefois ; elle n’a plus les palmiers, les lauriers suant le camphre, les araucarias empanachés, et tant d’autres arbres et arbustes dont les équivalents appartiennent aux régions chaudes.

Feuilletons toujours. Voici maintenant des insectes. Les plus fréquents sont des diptères, médiocres de taille, souvent très humbles moucherons. Les dents des grands squales nous étonnaient par leur doux poli au milieu des rudesses de leur gangue calcaire. Que dire de ces frêles moucherons enchâssés intacts dans leur reliquaire de marne ! La débile créature que nos doigts ne saisiraient pas sans l’écraser, gît, non déformée sous le poids des montagnes !

Les six pattes fluettes, qu’un rien désarticule, les voilà étalées sur la pierre, correctes de forme et d’arrangement, dans l’altitude de l’insecte au repos. Rien n’y manque, pas même la double griffette des doigts. Les deux ailes, les voilà déployées. Le fin réseau de leurs nervures peut s’étudier à la loupe aussi bien que sur le diptère de collection, embroché d’une épingle. Les panaches antennaires n’ont rien perdu de leur subtile élégance ; le ventre laisse dénombrer les anneaux, bordés d’une rangée d’atomes qui furent des cils.

La carcasse d’un mastodonte, bravant la durée dans son lit de sable, nous étonne déjà ; un moucheron d’exquise délicatesse, conservé intact dans l’épaisseur du roc, nous tourneboule la pensée.

Certes, le moustique ne venait pas de loin, apporté par les crues. Avant l’arrivée, le tumulte d’un filet d’eau l’aurait réduit à ce néant dont il était si près. Il a vécu sur les rives du lac. Tué par les joies d’un matin, grand âge des moucherons, il est tombé du haut de son jonc, et le noyé a disparu à l’instant dans les catacombes limoneuses.

Ces autres, ces trapus, à dures élytres convexes, les plus nombreux après le diptère, quels sont-ils ? Leur tête exiguë, prolongée en trompe, nous le dit très bien. Ce sont des coléoptères proboscidiens, des rhyncophores, en termes moins revêches, des Charançons. Il y en a de petits, de moyens ; de gros, pareils en dimensions à leurs similaires d’aujourd’hui !

Leur pose sur la plaquette calcaire n’a pas la correction de celle du moustique. Les pattes sont emmêlées à l’aventure ; le bec, le rostre, tantôt se dissimule sous la poitrine et tantôt se projette en avant. Ceux-ci le montrent de profil, ceux-là, plus fréquents, le tendent de côté par l’effet d’une torsion du col.

Ces disloqués, ces contorsionnés, n’ont pas eu l’ensevelissement soudain et paisible du diptère. Si divers ont vécu sur les plantes du rivage, les autres, la majorité, proviennent des environs, amenés par les eaux pluviales, qui leur ont faussé les articulations à travers l’obstacle des brindilles et des pierrailles. Une cuirasse robuste a gardé le corps indemne, mais les fines jointures des membres ont cédé quelque peu, et le suaire de boue a reçu les noyés tels que les avait faits le désordre du trajet.

Ces étrangers, venus de loin peut-être, nous fournissent précieux renseignement. Ils nous disent que, si les bords du lac avaient le moustique pour principal représentant de la classe des insectes, les bois avaient le charançon.

En dehors de la famille porte-trompe, les feuillets de ma roche aptésienne ne me montrent presque plus rien, en effet, notamment dans la série des coléoptères. Où sont les autres groupes terrestres, le Carabe, le Bousier, le Capricorne, que le lavage des pluies, indifférent dans ses récoltes, aurait conduit au lac tout comme le Charançon ? Pas le moindre vestige de ces tribus, si prospères aujourd’hui.

Où sont l’Hydrophile, le Gyrin, le Dytique, habitants des eaux ? Pour ces lacustres, la chance était grande de nous parvenir momifiés entre deux feuillets de marne. S’il y en avait alors, ils vivaient dans le lac, dont les boues auraient conservé ces vêtus de corne encore plus intégralement que les petits poissons et surtout le diptère. Eh bien, de ces coléoptères aquatiques, nul vestige non plus.

Où étaient-ils, ces absents du reliquaire géologique ? Où étaient ceux des broussailles, des pelouses, des troncs vermoulus : Capricornes, taraudeurs du bois ; Scarabées, exploiteurs de la bouse ; Carabes, éventreurs de gibier ? Les uns et les autres étaient dans les limbes du devenir. Le présent de cette époque ne le possédait pas ; le futur les attendait. Le Charançon, si j’en crois les modestes archives qu’il m’est loisible de consulter, serait donc l’aîné des Coléoptères.

En ses débuts, la vie façonna des étrangers qui seraient de criantes dissonances dans l’actuelle harmonie. Quand elle inventa le saurien, elle se complut d’abord en des monstres de quinze à vingt mètres de longueur. Elle leur mit des cornes sur le nez et sur les yeux, leur pava le dos de fantastiques écailles, leur creusa la nuque en sacoche épineuse où la tête rentrait comme dans un capuchon.

Elle essaya même, sans grand succès d’ailleurs, de leur donner des ailes. Après ces horreurs, la fougue procréatrice calmée, devait venir le gracieux lézard vert de nos haies.

Quand elle inventa l’oiseau, elle lui mit au bec les dents pointues du reptile, lui appendit au croupion une longue queue empennée. Ces créatures indécises, troublantes de hideur, étaient le prélude lointain du rouge-gorge et de la colombe.

Pour tous ces primitifs, crâne très réduit, cervelle d’idiot. La brute antique est avant tout une atroce machine qui happe, un ventre qui digère. L’intellect ne compte pas encore. Cela viendra plus tard.

Le Charançon, à sa manière, répète un peu ces aberrations. Voyez l’extravagant appendice de sa petite tête. C’est ici mufle épais et court, ailleurs trompe robuste, ronde ou taillée à quatre pans. C’est, autre part, calumet insensé, de la finesse d’un crin, de la longueur du corps et au delà. Au bout de ce bizarre outil, dans l’embouchure terminale, les fines cisailles des mandibules ; sur les côtés, les antennes, enchâssant leur premier article dans une rainure.

À quoi bon ce rostre, ce bec, ce nez caricatural ? Où l’insecte en a-t-il trouvé le modèle ? Nulle part. Il en est l’inventeur, il en garde le monopole. En dehors de sa famille, aucun coléoptère ne se livre à ces excentricités buccales.

Remarquez encore l’exiguïté de la tête, bulbe à peine ronflé à la base de la trompe. Que peut-il y avoir là dedans ? Un bien pauvre outillage nerveux, signe d’instincts très bornés. Avant de les avoir vus à l’œuvre, on fait peu de cas de ces microcéphales sous le rapport de l’intellect ; on les classe parmi les obtus, les privés d’industrie. Ces prévisions ne seront guère démenties.

Si le Curculionide est peu glorifié par ses talents, ce n’est pas un motif de le dédaigner. Comme nous l’affirment les schistes lacustres, il était à l’avant-garde des cuirassés d’élytres : il devançait, de longues étapes, les industrieux en incubation dans les contingences du possible. Il nous parle de formes initiales, si bizarres parfois ; il est dans son petit monde ce que sont dans un monde supérieur l’oiseau à mandibules dentées et le saurien à sourcils encornés.

En légions toujours prospères, il est parvenu jusqu’à nous sans modifier sa caractéristique. Il est aujourd’hui ce qu’il était aux vieilles époques des continents ; les images de feuillets calcaires hautement l’affirment. Sous telle et telle autre de ces images, je me risquerais à mettre le nom du genre, parfois même celui de l’espèce.

La permanence des instincts doit accompagner la permanence des formes. En consultant le Curculionide moderne, nous aurons donc un chapitre très approximatif sur la biologie de ses prédécesseurs, alors que la Provence ombrageait de palmiers ses vastes lacs à crocodiles. L’histoire du présent nous racontera l’histoire du passé.

V – LE LARIN MACULÉ

Larin, dénomination vague, incapable de renseigner. Le terme sonne bien. C’est déjà quelque chose que de ne pas affliger l’oreille avec une expectoration de raucités ; mais le lecteur novice désirerait mieux. Il voudrait que le nom, en syllabes euphoniques, lui donnât bref signalement de l’insecte dénommé. Ce lui serait un guide dans l’immense cohue.

Volontiers je partage cet avis, tout en reconnaissant combien serait ardue une nomenclature rationnelle, distribuant aux bêtes des noms et des prénoms mérités. Notre ignorance nous condamne à l’indécis, souvent même à des non-sens. Voyez en effet.

Que signifie Larin ? Le lexique grec nous dit : Λαρινός, engraissé, replet. L’insecte objet de ce chapitre a-t-il droit à pareil vocable ? Nullement. Il est pansu, j’en conviens, comme le sont en général les Charançons, mais sans mériter plus qu’un autre un certificat d’obésité.

Creusons plus avant. Λαρός signifie beau, poli, élégant. Y sommes-nous cette fois ? Pas encore. Certes, le Larin n’est pas dépourvu d’élégance, mais combien d’autres le dépassent en beauté de costume parmi les Coléoptères à trompe ! Nos oseraies en nourrissent d’enfarinés de fleur de soufre, de galonnés de céruse, de poudrés de vert-malachite. Ils laissent aux doigts une poussière d’écailles qui semble cueillie sur l’aile des papillons. Nos vignes, nos peupliers, en possèdent de supérieurs, pour l’éclat métallique, à la pyrite cuivreuse ; les pays équatoriaux en fournissent d’une somptuosité sans égale, vrais bijoux à côté desquels pâliraient les merveilles de nos écrins. Non, le modeste Larin n’a pas droit à la superbe glorification. À d’autres que lui dans la famille des porte-bec reviendrait le titre de beau.

Si, mieux renseigné, son parrain l’avait dénommé d’après les mœurs, il l’aurait appelé : exploiteur de fonds d’artichaut. Le groupe des Larins, en effet, établit sa famille dans le culot charnu des Carduacées, chardon, onoporde, centaurée, carline, carde et autres qui, par la structure et la saveur, rappellent de près ou de loin l’artichaut de nos tables. C’est sa spécialité, son domaine. Le Larin est préposé à l’émondage de l’envahissant et féroce chardon.

Donnez un coup d’œil aux pompons roses, blancs ou bleus d’une carduacée. Des insectes à long bec grouillent, gauchement plongent dans l’amas de fleurettes. Qui sont-ils ? Des Larins. Ouvrez le pompon, fendez-en la base charnue. Surpris par l’air et la lumière, des vers grassouillets, blancs, sans pattes, y dodelinent inquiets, isolés chacun dans une niche. Que sont ces vers ? Des larves de Larin.

L’exactitude réclame ici une restriction. Quelques autres Curculionides, voisins de ceux dont l’histoire va nous occuper, affectionnent, eux aussi, pour leur famille, les réceptacles charnus à goût de topinambour.

N’importe : les dominant en nombre, en fréquence, en taille avantageuse, les Larins, dans ma région du moins, sont les exterminateurs attitrés des têtes de chardon. Voilà le lecteur renseigné, autant qu’il est en mon pouvoir.

Au bord des chemins, tout l’été, tout l’automne, jusqu’à la venue des froids, abonde le plus élégant des chardons méridionaux. Ses jolies fleurs bleues, groupées en têtes rondes et piquantes, lui ont valu le nom botanique d’Échinops, par allusion au Hérisson roulé en boule. C’est le hérisson, en effet. Mieux encore : c’est l’oursin des mers implanté sur une tige et devenu globe d’azur.

Sous un rideau de fleurettes épanouies en étoiles, le gracieux pompon dissimule les mille dards de ses écailles. Qui le touche d’un doigt non circonspect est surpris de telles rudesses sous d’innocentes apparences. Le feuillage qui l’accompagne, vert en dessus, blanc et cotonneux en dessous, avertit du moins l’inexpérimenté : il se découpe en lobes pointus, dont chacun porte au bout une aiguille d’extrême acuité.

Ce chardon est le patrimoine du Larin maculé (Larinus maculosus, Sch.), qui, par nébulosités interrompues, se poudre le dos de jaunâtre. Le Curculionide en pâture très sobrement le feuillage. Juin n’est pas terminé que pour l’établissement de sa famille, il en exploite les têtes, vertes alors, grosses comme des pois, au plus comme des cerises. Deux à trois semaines, le travail de peuplement se continue sur des globes de jour en jour plus bleus et plus volumineux.

Au gai soleil de la matinée des couples s’y forment, très pacifiques. Les préludes matrimoniaux, enlacements de leviers articulés, ont des gaucheries rustiques. Des pattes d’avant, père Larin maîtrise son épousée ; des tarses d’arrière, par intervalles et d’une friction douce, il lui brosse les flancs. Avec ces molles caresses alternent des secousses brusques, des trémoussements fougueux. Cependant la patiente, pour ne pas perdre du temps, travaille du bec son capitule et prépare la niche de l’œuf. Même en pleine noce, le souci de la famille ne laisse repos à cette laborieuse.

À quoi peut bien servir le rostre du Curculionide, ce nez paradoxal comme n’oseraient s’en permettre les extravagances du mardi gras ? Nous allons l’apprendre avec tout le loisir désirable. Mes sujets, captifs d’une cloche en toile métallique, travaillent au soleil, sur le rebord de ma fenêtre.

Un couple vient de se disjoindre. Insoucieux de ce qui va maintenant se passer, le mâle se retire et va pâturer un peu, non sur les têtes bleues, morceaux de choix réservés aux jeunes, mais sur les feuilles, où, d’un labour superficiel, le bec prélève sobres bouchées. La mère reste en place, continuant la fouille déjà commencée.

Plongé en plein dans la sphère de fleurons, le rostre disparaît. D’ailleurs peu de mouvements de l’insecte ; tout au plus quelques lentes enjambées dans un sens, puis dans l’autre. Ce n’est pas ici besogne de vrille, qui vire ; c’est travail de pal, de poinçon, qui tenacement s’enfonce. Les mandibules, fines cisailles de l’outil, mordent, creusent, et c’est tout. À la fin, le rostre pioche, c’est-à-dire que, s’infléchissant sur sa base, il extirpe, soulève et ramène un peu en dehors les fleurons arrachés. De là proviendra le petit exhaussement de niveau qu’on remarque en tout point peuplé. Ce travail d’excavation dure un gros quart d’heure.

Alors la mère se retourne, du bout du ventre retrouve l’entrée du puits et met en place l’œuf. De quelle manière ? L’abdomen de la pondeuse est beaucoup trop volumineux, trop obtus pour s’engager dans l’étroit défilé et déposer l’œuf au fond directement. Un outil spécial, une sonde conduisant le germe au point requis, est donc ici d’absolue nécessité. Cette sonde, l’insecte n’en possède pas d’apparente, et je ne vois dégainer rien de pareil, tant les choses se passent avec prestesse et discrétion.

N’importe, ma conviction est formelle : pour loger l’œuf au fond du puits que le rostre vient de forer, la mère doit posséder un pal conducteur, un tube rigide, tenu en réserve, invisible, dans la trousse de la pondeuse. À l’occasion d’exemples plus concluants, on reviendra sur ce curieux sujet.

Un premier point est acquis : le rostre du Curculionide, ce nez jugé d’abord caricatural, est en réalité outillage des tendresses maternelles. L’extravagant devient le régulier, l’indispensable. Puisqu’il porte mandibules et autres pièces buccales à l’extrémité, sa fonction, cela va de soi, est de manger ; mais à cette fonction s’en adjoint une autre de plus haute importance. L’hétéroclite trocart prépare les voies à la ponte, il est le collaborateur de l’oviducte.

Et cet outil, caractéristique de la corporation, est si honorable que le père n’hésite pas à s’en glorifier, bien qu’inhabile à forer les loges familiales. À l’exemple de sa compagne, il porte foret lui aussi, mais de dimensions moindres, comme il convient à la modestie de son rôle.

Un second point nous est révélé. Afin d’introduire les germes aux points opportuns, il est de règle que l’insecte inoculateur soit doué d’un outil à double fonction, qui, à la fois, ouvre le passage et y guide les œufs. Tel est le cas de la Cigale, de la Sauterelle, de la Tenthrède, du Leucospis, de l’Ichneumon, tous porteurs de sabre, de scie, de sonde au bout de l’abdomen.

Le Curculionide divise le travail et le répartit entre deux outils, dont l’un, à l’avant, est la tarière perforatrice, et dont l’autre, à l’arrière, dissimulé dans le corps et dégainé à l’instant de la ponte, est le tube directeur. En dehors des Charançons, cet étrange mécanisme m’est inconnu.

L’œuf mis en place, – et c’est rapidement fait, grâce au travail préliminaire du foret, – la mère revient au point peuplé. Elle tasse un peu les matériaux ébranlés, elle refoule légèrement les fleurons extirpés ; puis, sans autrement insister, s’éloigne. Parfois même, elle se dispense de ces précautions.

Quelques heures plus tard, j’examine les capitules exploités, reconnaissables à un certain nombre de taches flétries et légèrement saillantes, dont chacune est la hutte d’un œuf. De la pointe du canif, j’extrais le petit amas fané, je l’ouvre. À la base, dans une logette ronde, creusée dans la substance du globule central, réceptacle du capitule, se trouve l’œuf, assez volumineux, jaune et ovalaire.

Il est enveloppé d’une matière brune provenant des tissus meurtris par l’outil de la pondeuse ainsi que des exsudations de la blessure concrétées en mastic. Cette enveloppe s’élève en cône irrégulier et se termine par des fleurons desséchés. Au centre de la houppe se voit d’ordinaire un pertuis, qui pourrait bien être un soupirail d’aération.

Le nombre d’œufs confiés à un seul capitule est facile à reconnaître sans ruiner le logis : il suffit de compter les macules jaunâtres irrégulièrement distribuées sur le fond bleu. J’en trouve jusqu’à cinq, six et davantage, même sur telle tête moindre qu’une cerise. Chacune recouvre un œuf. Tous ces germes proviennent-ils d’une seule mère ? C’est possible. Ils peuvent avoir aussi des origines diverses, car il n’est pas rare de surprendre deux mères occupées à la fois de leur ponte sur le même globe.

Parfois les points travaillés se touchent presque. La pondeuse, à ce qu’il semble, a sa numération très bornée, incapable de tenir compte des occupants. Elle plonge son trocart sans prendre garde que, tout à côté, la place est déjà prise. Trop, beaucoup trop de convives, en général, au chiche banquet du chardon bleu. Trois au plus y trouveront de quoi vivre. Les précoces prospéreront ; les retardataires succomberont faute de place à la table commune.

En une semaine éclosent les vermisseaux, corpuscules blancs, à tête rousse. Supposons-les au nombre de trois, cas fréquent. Qu’ont-ils en leur garde-manger, les petits ? Presque rien. L’Échinops est une exception parmi les carduacées. Ses fleurs ne reposent point sur un réceptacle charnu, étalé en fond d’artichaut. Ouvrons un capitule. Au centre, comme support commun, se trouve un noyau rond et ferme, un globule à peine gros comme un grain de poivre, et porté au bout d’une colonnette, continuation de l’axe du rameau. Voilà tout.

Maigres, très maigres provisions pour trois convives. En volume, il n’y a pas de quoi suffire aux premiers repas d’un seul ; encore moins, tant c’est coriace et peu substantiel, de quoi fournir aux réserves de la transformation les belles nappes graisseuses qui donnent au ver apparence beurrée.

C’est toutefois en ce mesquin globule et la colonnette son support que les trois commensaux trouvent, leur vie durant, de quoi se restaurer, grandir. Nulle part ailleurs la dent n’est portée, et encore l’attaque est-elle d’extrême discrétion. C’est ratissé à la surface, ébréché et non consommé à fond.

De rien faire beaucoup, nourrir avec une miette trois panses faméliques, parfois quatre, serait miracle inadmissible. Le secret de l’alimentation est ailleurs que dans le peu de matière solide disparue. Informons-nous mieux.

Je mets à découvert quelques larves déjà grandelettes et j’installe habitations et habitants dans des tubes en verre. De la loupe, longtemps j’épie les séquestrés. Je ne parviens pas à les voir mordre sur le globule central déjà ébréché, ni sur l’axe, entaillé lui aussi. De ces surfaces rabotées je ne sais depuis quand, de ce qui paraissait être le pain quotidien, les mandibules ne détachent la moindre parcelle. Tout au plus, la bouche un moment s’y accole, puis recule, inquiète, dédaigneuse. C’est visible : le mets ligneux, très frais encore, ne convient pas.

La démonstration se complète par le dénouement de mes expériences. En vain dans les tubes de verre, clos d’un tampon de coton mouillé, je maintiens les têtes d’Échinops en état de fraîcheur, mes essais d’éducation ne réussissent une seule fois. Du moment que le capitule est détaché de la plante, ses habitants périssent de famine, que mes soins interviennent ou n’interviennent pas. Ils languissent tous au cœur de la boule natale et finalement succombent, n’importe le récipient de mes récoltes, tube, bocal, boîte en fer-blanc. Plus tard, lorsque la période d’alimentation aura pris fin, il me sera très facile, au contraire, de garder les vers en excellent état et de suivre à souhait leurs préparatifs de nymphose.

Cet échec dit : la larve du Larin maculé ne se nourrit pas d’aliments solides ; il lui faut le brouet clair de la sève. Elle met en perce le tonnelet de son cellier d’azur, c’est-à-dire qu’elle entaille, avec ménagement, l’axe du capitule ainsi que le noyau central.

Sur ces blessures superficielles, remises à vif par de nouveaux coups de rabot à mesure que la cicatrisation les dessèche, elle lape les suintements du chardon, afflux venu des racines. Tant que la boule bleue est sur pied, bien vivante, la sève monte, les tonnelets disjoints transpirent, et le ver y cueille de la lèvre breuvage nourrissant. Mais, détaché du rameau, privé de sa source, le cellier tarit. Du coup, à bref délai, périt la larve. Ainsi s’expliquent les mortels dénouements de mes éducations.

Lécher les exsudations d’une plaie suffit aux larves du Larin. La méthode usitée est dès lors évidente. Les nouveau-nés, éclos sur le globe central, prennent place autour de l’axe, proportionnant leur distance au nombre des convives. Là chacun décortique, entaille des mandibules la portion en face de lui et fait sourdre l’humeur nourricière. Si la source tarit par la cicatrisation, de nouvelles morsures la ravivent.

Mais l’attaque se fait avec circonspection. La colonne centrale et son chapiteau rond sont les maîtresses pièces du globe. Trop profondément compromise, la solive céderait au vent et ruinerait la demeure. De l’aqueduc aussi il faut respecter les canaux, si l’on veut jusqu’à la fin obtenir suintement convenable. Seraient-ils trois, seraient-ils quatre, les vers s’abstiennent donc de raboter trop avant.

Leurs entailles, discrets coups de racloir, ne compromettent ni la solidité de l’édifice ni le fonctionnement des vaisseaux ; aussi l’inflorescence, malgré ses ravageurs, garde-t-elle fort bon aspect. Elle s’épanouit comme à l’ordinaire ; seulement, sur le joli tapis bleu font tache des espaces jaunâtres, de jour en jour plus étendus. En chacun de ces points, sous le couvert des fleurons morts, un ver est établi. Autant de macules jaunies, autant de consommateurs attablés.

Les fleurons, avons-nous dit, ont pour support commun, pour réceptacle, la tête ronde surmontant l’axe. C’est sur ce globule que débutent les vermisseaux. Ils attaquent quelques fleurons par la base, les extirpent sans les endommager et les refoulent d’un coup d’échine. L’emplacement défriché s’entame un peu, s’ébrèche et devient la première buvette.

Que deviennent les pièces arrachées ? Sont-elles, décombres gênants, rejetées à terre ? L’animalcule s’en garde bien. Ce serait mettre à nu, sous les yeux de l’ennemi, sa croupe dodue, morceau petit, mais alléchant.

Refoulés en arrière, les matériaux de défrichement restent intacts, groupés l’un contre l’autre dans leur naturelle position. Pas une écaille, pas un fétu ne choit à terre. Au moyen d’une glu, qui fait vite prise et résiste à la pluie, l’ensemble des pièces détachées est cimenté à la base en un faisceau continu, de façon que l’inflorescence se conserve intacte, abstraction faite de la teinte jaunie aux points blessés. À mesure que le ver grandit, d’autres fleurons sont fauchés et prennent rang, à côté des autres, dans la toiture qui, par degrés, se gonfle et finalement devient gibbosité.

Ainsi s’obtient demeure tranquille, à l’abri des intempéries et des coups de soleil. Là dedans, en sécurité, l’ermite s’abreuve à sa futaille ; il devient gros et gras. Je le soupçonnais bien, que la larve saurait, par son industrie, suppléer à la sommaire installation de l’œuf. Où les soins maternels manquent, le ver a pour sauvegarde des talents spéciaux.

Rien, néanmoins, dans le ver du Larin maculé, ne révèle l’habile constructeur de paillottes. C’est un menu boudin, d’un jaunâtre ferrugineux, fortement recourbé en crochet. Nul vestige de pattes ; nul outillage autre que la bouche et le pôle opposé, actif auxiliaire. De quoi peut être capable ce petit cylindre de beurre ranci ? Le voir à l’œuvre est sans difficulté au moment propice.

J’ouvre à demi quelques cellules vers le milieu du mois d’août, alors que la larve, sa pleine croissance acquise, travaille à consolider, à badigeonner le logis en vue de la prochaine nymphose. Les coques éventrées, mais adhérant toujours au capitule natal, sont disposées en file dans un tube de verre qui me permettra d’assister au travail sans troubler le constructeur. Le résultat ne se fait pas attendre.

À l’état de repos, le ver est un crochet dont les extrémités de très près s’avoisinent. De temps à autre, je le vois mettre en contact intime les deux bouts opposés et fermer le circuit. Alors, – n’allons pas nous scandaliser de sa méthode, ce serait méconnaître les saintes naïvetés de la vie, – alors, des mandibules, il cueille très proprement sur l’orifice stercoral une gouttelette pareille de grosseur à une médiocre tête d’épingle. C’est un fluide d’un blanc trouble, filant, visqueux, analogue d’aspect aux larmes poisseuses qu’exsudent, quand on les rompt, les galles cornues du térébinthe.

Le ver étale sa gouttelette sur les bords de la brèche faite à sa demeure ; il la distribue de-ci, de-là, parcimonieusement ; il la pousse, l’insinue dans les déchirures. Puis, attaquant les fleurons du voisinage, il en extirpe des lambeaux d’écailles, des tronçons de poils.

Cela ne lui suffit pas. Il ratisse l’axe et le noyau central de l’inflorescence ; il en détache des miettes, des atomes. Labeur pénible, car les mandibules sont courtes et coupent mal. Elles arrachent plutôt qu’elles ne taillent.

Le tout est distribué sur le mastic encore frais. Cela fait, vivement le ver se trémousse, se bande en crochet, se débande ; il roule, il glisse dans sa cabine pour agglutiner les matériaux et lisser la muraille du tampon de sa croupe ronde.

Ces coups de presse et de polissoir donnés, le voici de nouveau qui se boucle en circuit fermé. Une seconde gouttelette blanche apparaît à l’issue de l’usine. Ainsi qu’elles le feraient d’une bouchée ordinaire, les mandibules happent le honteux produit, et le même travail recommence : enduit à la glu d’abord, puis incrustation de parcelles ligueuses.

Après un certain nombre de truelles de ciment ainsi dépensées, l’animal se tient immobile ; il semble renoncer à une entreprise trop au-dessus de ses moyens. Au bout de vingt-quatre heures, les coques ouvertes bâillent toujours. Il s’est fait essai de restauration, et non clôture sérieuse. La besogne est trop onéreuse.

Que manque-t-il ? Non les matériaux ligneux, moellons qu’il est toujours loisible d’extraire à la ronde, mais bien le mastic agglutinateur, dont la fabrique chôme. Et pourquoi chôme-t-elle ? C’est tout simple : parce que la tête de chardon, détachée de la tige, a les vaisseaux taris et ne fournit plus de vivres, origine de tout.

Le Chaldéen à barbe frisée bâtissait avec des tablettes de boue cuites au four et cimentées de bitume. Le Curculionide du chardon bleu possédait, bien avant l’homme, le secret de l’asphalte. Bien mieux : pour mettre sa méthode en pratique dans des conditions de célérité et d’économie inconnues des entrepreneurs babyloniens, il avait, il a toujours à lui sa source de bitume.

Que peut bien être cet agglutinatif ? J’ai dit son apparition en gouttes d’opale au déversoir intestinal. Durcie, résinifiée par le contact de l’air, la matière tourne au fauve rougeâtre, si bien que l’intérieur de la cellule semble d’abord enduit avec de la gelée de coing. La coloration finale est le brun terne, sur lequel tranchent des atomes pâles, débris ligneux amalgamés.

La première idée qui vient à l’esprit, c’est d’attribuer la glu du Larin à quelque sécrétion spéciale, analogue à celle de la soie, mais travaillant au pôle opposé. Y aurait-il, en effet, à l’arrière du ver, des glandes à viscosité ? J’ouvre une larve en pleine occupation de maçonnerie. Les choses sont autres que je ne l’imaginais : aucun appareil glandulaire n’accompagne le bout inférieur du canal digestif.

Rien de visible non plus dans le ventricule. Seuls, les tubes de Malpighi, assez gros et au nombre de quatre, révèlent, par leur teinte opaline, un contenu appréciable ; seule, la portion terminale de l’intestin est gonflée d’une pulpe qui nettement frappe le regard.

C’est une matière demi-fluide, visqueuse, filante et d’un blanc trouble. J’y reconnais en abondance des corpuscules opaques, semblables à une fine poussière de craie, qui se dissolvent avec effervescence dans l’acide azotique et sont par conséquent des produits uriques.

Cette pulpe si molle, voilà bien, à n’en pas douter, le mastic que le ver expulse et recueille par gouttelettes ; le rectum, voilà bien l’entrepôt à bitume. La parité d’aspect, de coloration, de viscosité filante, ne me laisse indécis : le ver agglutine, cimente, fait œuvre d’art avec les écoulements de son égout.

Est-ce en vérité résidu excrémentiel ? Des doutes sont permis. Les quatre Vaisseaux de Malpighi qui ont versé dans le rectum des urates en poudre, pourraient bien y verser d’autres matériaux. En général, ils ne semblent pas avoir des rôles bien exclusifs. Pourquoi ne seraient-ils pas chargés de fonctions diverses dans un organisme pauvre en outillage ? Ils se gonflent de bouillie calcaire pour fournir au ver du Capricorne de quoi murer la porte de sa loge avec une plaque de marbre. Rien de surprenant s’ils se gorgent aussi de la viscosité qui devient l’asphalte du Larin.

En ce cas embarrassant, l’explication que voici peut-être suffirait. La larve du Larin, nous le savons, suit un régime très léger : des lampées de sève au lieu d’aliments solides. Aussi pas de résidus grossiers. En aucun moment, je n’observe des immondices dans la loge : la netteté y est parfaite.

Ce n’est pas à dire que toute la nourriture soit assimilée. Il y a certainement des scories sans valeur nutritive, mais subtiles et voisines de la fluidité. Le goudron qui cimente et calfeutre ne serait-il que cela ? Pourquoi pas ? Alors le ver bâtirait avec ses excréments ; de son ordure il ferait gracieux logis.

Ici nos répugnances doivent se taire. Où voulez-vous que le reclus prenne pour son coffret ? Sa niche est son monde. Au delà, rien ne lui est connu, rien ne lui vient en aide. Il doit périr s’il ne trouve en lui-même sa provision de ciment. Diverses chenilles, non assez riches pour se permettre le luxe d’un cocon parfait, savent feutrer leurs poils avec un peu de soie. Lui, l’indigent, privé de filature, doit recourir à l’intestin, son unique auxiliaire.

Cette méthode stercorale montre une fois de plus combien la nécessité est ingénieuse. Avec son ordure se bâtir luxueux palais est trouvaille des plus méritoires. L’insecte seul en était capable. Du reste, la larve du Larin n’a pas le monopole de cette architecture, non décrite dans Vitruve. Bien d’autres, mieux fournies en moellons, celles des Onitis, des Onthophages, des Cétoines, par exemple, la dépassent, et de beaucoup, pour l’élégance de leurs édifices excrémentiels.

Parachevé, aux approches de la nymphose, le manoir du Larin est une niche ovalaire qui mesure une quinzaine de millimètres de longueur sur dix de largeur. Sa structure serrée lui permet de résister presque à la pression des doigts. Son grand diamètre est parallèle à l’axe du capitule. Lorsque, chose non rare, trois cellules sont groupées sur le même support, leur ensemble a quelque peu l’aspect du fruit du ricin, à trois coques hispides.

L’extérieur de la loge est un rustique hérissement d’écailles, de débris pileux et surtout de fleurons entiers, jaunis, arrachés de leur base et refoulés à distance tout en gardant leur naturelle coordination. Dans l’épaisseur de la muraille prédomine le mastic. À l’intérieur, la paroi est polie, badigeonnée ; d’une laque brun rougeâtre et semée de miettes ligneuses incrustées. Enfin le goudron est d’excellente qualité. Il fait de l’ouvrage solide torchis, et de plus il est hydrofuge ; immergée dans l’eau, la cellule ne laisse l’humide transsuder à l’intérieur.

En somme, la loge du Larin est confortable demeure, douée d’abord d’une souplesse de cuir mou qui laisse libre jeu au travail d’accroissement, puis, à force de ciment, durcie en coque où sera permise la tranquille somnolence des transformations. La flexible tente du début devient rigide manoir.

C’est là, me disais-je, que l’adulte passera l’hiver, protégé contre l’humidité, plus à craindre que le froid. Je me trompais. En fin septembre, la plupart des loges sont vides, bien que leur support, le chardon bleu, pressé d’épanouir ses derniers capitules, soit toujours en assez bon état. Le charançon est parti, dans toute la fraîcheur de son costume enfariné ; il a effractionné par le haut sa cellule, qui bâille maintenant en forme d’outre tronquée. Quelques retardataires sont encore chez eux, mais disposés à décamper, si je m’en rapporte à leur prestesse lorsque ma curiosité leur vaut libération fortuite.

Venus les âpres mois de décembre et de janvier, je ne trouve plus une loge habitée. Toute la population a émigré. En quels points a-t-elle pris refuge ?

Je ne sais au juste. Dans les amas de pierrailles peut-être, sous le couvert des feuilles mortes, à l’abri des touffes de gramens qui chaussent l’aubépine des haies. Pour un Charançon, la campagne abonde en stations hivernales. Ne nous mettons pas en peine de l’émigré : il saura bien se tirer d’affaire.

C’est égal : devant cet exode, ma première impression est la surprise. Quitter un logis excellent pour un abri fortuit, de sécurité douteuse, me semble coup de tête mal inspiré. La bête manquerait-elle de prudence ? Non : elle a des motifs sérieux de déguerpir au plus vite lorsque vient l’arrière-saison. Voici la chose.

En hiver, l’Échinops est une ruine brune que la bise arrache de sa base, couche à terre et réduit en loques en la roulant dans la fange des chemins. Quelques journées de mauvais temps font du beau chardon bleu détritus lamentable.

Que deviendrait le Curculionide sur cet appui jouet des vents ? Son tonnelet goudronné résisterait-il aux assauts de la tourmente, au roulis sur les rudesses du sol, aux macérations prolongées dans les flaques des neiges fondues ?

Le Larin connaît, par avance, les périls d’un support erratique ; avisé par l’almanach de l’instinct, il prévoit l’hiver et ses misères. Aussi déménage-t-il lorsqu’il en est temps encore ; il quitte sa loge pour un abri stable où ne seront plus à craindre les vicissitudes d’un domicile roulant à l’aventure.

L’abandon du coffret n’est pas de sa part hâte téméraire ; c’est clairvoyance dans les choses de l’avenir. Tout à l’heure, en effet, un deuxième Larin nous apprendra que si le support est sans péril, solidement fixé en terre, la loge natale n’est quittée qu’au retour de la belle saison.

En terminant, peut-être convient-il de mentionner un fait très humble d’apparence, mais fort exceptionnel, une seule fois observé dans mes relations avec le Larin maculé. Avec notre pénurie de documents authentiques sur ce que devient l’instinct alors que changent les conditions de la vie, nous aurions tort de négliger ces menues trouvailles.

Large part faite à l’anatomie, précieuse auxiliaire, que savons-nous de la bête ? À peu près rien. Au lieu de gonfler avec ce rien d’abracadabrantes vessies, glanons des faits bien observés, si humbles soient-ils. De leur faisceau pourra jaillir un jour franche et calme lueur, bien préférable aux embrasements d’artifice des théories, qui nous éblouissent un moment pour nous laisser après dans des ténèbres plus noires.

Ce modique détail, le voici. Par accident, du globe bleu, sa demeure réglementaire, un œuf est tombé dans l’aisselle d’une feuille à mi-hauteur de la tige. Admettons encore, si bon nous semble, que la mère, soit inadvertance, soit intention, l’a déposé elle-même en ce point. Qu’adviendra-t-il du germe en de telles conditions si éloignées des règles ? Ce que j’ai sous les yeux nous l’apprend.

Le ver, fidèle aux usages, n’a pas manqué d’entailler l’axe du chardon, qui, de sa blessure, laissera suinter l’humeur nourricière. Comme défense, il s’est construit une outre pareille de forme et d’ampleur à celle qu’il aurait obtenue sur les flancs du capitule. Une seule chose manque au nouvel édifice : c’est la toiture de fleurons morts qui hérissent l’habituelle paillotte.

Les moellons floraux lui manquant, le constructeur à très bien su s’en passer. Il a mis à profit la base de la feuille, dont une oreillette est engagée, comme appui, dans la muraille du logis ; il a extrait de cette base ainsi que de la tige les parcelles ligneuses qu’il lui fallait noyer dans le mastic. Bref, sinon qu’il est nu au lieu d’être palissadé, l’ouvrage accolé à la tige ne diffère pas de l’ouvrage dissimulé sous les fleurons secs du capitule.

On fait grand cas des ambiances comme agents modificateurs. Les voici à l’œuvre, ces ambiances tant renommées. Un insecte est dépaysé autant qu’il peut l’être sans quitter néanmoins la plante nourricière, ce qui serait l’inévitable fin. Au lieu d’une boule de fleurs serrées, il a pour atelier l’aisselle bâillante d’une feuille ; au lieu de poils, molle toison facile à tondre, il a pour matériaux les féroces dentelures du chardon. Et ces changements si profonds ne troublent pas les talents du constructeur ; la demeure est bâtie conforme aux plans habituels.

Il manque ici l’influence des siècles, d’accord. Mais qu’amènerait-elle, cette influence ? On ne le voit pas bien. Le Curculionide né en des lieux insolites ne garde trace aucune de l’accident survenu. Je l’extrais adulte de sa loge exceptionnelle. Il ne diffère pas, même pour la taille, caractère de médiocre importance, des Larins nés aux points réglementaires. Il a prospéré dans l’aisselle de la feuille comme il l’aurait fait sur la tête du chardon.

Admettons que l’accident se répète, qu’il devienne même condition normale ; supposons que la mère s’avise d’abandonner ses boules bleues et de confier indéfiniment la ponte à l’aisselle des feuilles. Qu’amènera ce changement ? C’est visible.

Puisque le ver s’est développé une première fois sans encombre dans le gîte étranger à ses habitudes, il continuera d’y prospérer d’une génération à l’autre ; avec sa glu intestinale, il gonflera toujours une outre défensive, de même architecture que l’ancienne, mais privée, faute de matériaux, de la toiture en fleurons secs ; enfin il restera de talent ce qu’il était au début.

Son exemple nous dit : l’insecte, tant qu’il peut s’accommoder des nouvelles conditions qui lui sont imposées, travaille à sa manière ; s’il ne le peut, il succombe plutôt que de modifier son industrie.

VI – LE LARIN OURS

Je m’en vais, dans la nuit, avec une lanterne, explorer le paysage. À mon entour, orbe de maigre lueur qui permet de reconnaître à peu près les grossièretés du bloc, mais laisse inaperçues les finesses du détail. À quelques pas, l’humble luminosité se diffuse, s’éteint. Plus loin, c’est le noir des ténèbres. La lanterne me montre, et encore bien mal, un des innombrables dés dont se compose la mosaïque du terrain.

Pour en voir d’autres, je me déplace. Chaque fois, c’est le même cercle étroit, de vision douteuse. Suivant quelles lois, pour le tableau d’ensemble, se groupent ces points inspectés un à un ? Le lumignon est incapable de me l’apprendre. Il faudrait ici l’illumination du soleil.

La science, elle aussi, procède à coups de lanterne ; elle explore par dés l’inépuisable mosaïque des choses. L’huile trop souvent manque à la mèche ; les verres ne sont pas nets. N’importe : celui-là ne fait pas œuvre vaine qui le premier reconnaît et montre aux autres un point de l’énorme inconnu.

Si loin que plonge notre jet de lumière, l’orbe éclairé se heurte de tous côtés à la barrière du ténébreux. Cernés par les abîmes de l’inconnu, tenons-nous pour satisfaits s’il nous est donné d’agrandir d’un empan le mesquin domaine du connu. Nous tous chercheurs, tourmentés du désir de savoir, déplaçons donc notre lanterne d’un point à l’autre ; avec les parcelles explorées on pourra peut-être reconstituer un fragment du tableau.

Pour aujourd’hui, le changement de coup de lanterne nous conduit au Larin ours (Larinus ursus, Fab.), exploiteur des carlines. Que cette appellation d’ours, mal venue en notre langue, ne nous donne pas de l’insecte idée défavorable. C’est là caprice de nomenclateur à bout de son lexique et faisant usage du premier vocable venu, déconcerté qu’il est par l’intarissable flot du recensement.

D’autres, mieux inspirés, entrevoyant une vague ressemblance entre l’ornement sacerdotal, l’étole, et les bandelettes blanches qui courent sur le dos du Curculionide, ont proposé le nom de Larin à étole (Larinus stolatus, Gmel). Ce terme m’agréerait ; il fait très bien image. L’ours, un non-sens, a prévalu. Ainsi soit : Non nobis tantas componere lites.

Le domaine de ce Charançon est la carline à corymbe (Carlina corymbosa, Lin.), fluet chardon, non dépourvu d’élégance, tout revêche qu’il est. Ses capitules, à rayons coriaces, vernis de jaune, se dilatent en un amas charnu, vrai fond d’artichaut que défend une enceinte de féroces folioles, largement soudées par la base. C’est au cœur de ce culot de haut goût que la larve est établie, toujours seule.

À chacune sa propriété exclusive, sa ration inviolable. Quand un œuf, un seul, a été confié à l’amas de fleurons, la mère va continuer ailleurs ; et si quelque nouvelle pondeuse, par erreur, en prend possession, son vermisseau venu trop tard périra, trouvant la place prise.

Cet isolement dit le mode d’alimentation. Le nourrisson de la carline ne doit pas se sustenter d’un brouet clair, comme le fait celui de l’Échinops ; car si les pleurs d’une blessure suffisaient, il y aurait ici des vivres pour plusieurs. Le pompon bleu nourrit trois et quatre convives, sans autre perte de matière solide que celle d’une légère entaille. Avec de tels consommateurs, si réservés de la dent, le culot de la carline en alimenterait tout autant.

C’est toujours, au contraire, la ration d’un seul. Ainsi déjà se devine que le ver du Larin ours ne se borne pas à lécher des exsudations de sève, et fait en même temps nourriture de son fond d’artichaut, maîtresse pièce.

L’adulte s’en nourrit aussi. Sur le cône que recouvrent les folioles imbriquées, il creuse d’amples excavations où se concrète en perles blanches le doux laitage de la plante. Mais ces reliefs de festin, ces gâteaux entamés où le Curculionide a pris sa réfection, sont dédaignés quand il s’agit de la poule en juin et juillet. Il est alors fait choix de capitules intacts, peu développés encore, non épanouis et contractés en globules épineux. L’intérieur en sera plus tendre qu’après l’épanouissement.

La méthode est la même que celle du Larin maculé. De son foret rostral la mère pratique un sondage à travers les écailles, au niveau de la base des fleurons ; puis, au fond de la galerie, à l’aide de sa sonde conductrice, elle installe son œuf, d’un blanc d’opale. Huit jours plus tard le vermisseau paraît.

Dans le courant du mois d’août, ouvrons les capitules de la carline. Le contenu en est très varié. Il y a là des larves de tout âge, des nymphes qui, munies d’aspérités roussâtres, aux derniers segments surtout, vivement se trémoussent et pirouettent sur elles-mêmes quand on les trouble ; enfin des insectes parfaits, non parés encore de leurs étoles et autres ornements du costume final. Nous avons à la fois sous les yeux de quoi suivre les progrès du Curculionide.

Les folioles de l’inflorescence, robustes hallebardes, se soudent par la base et enveloppent de leur rempart une masse charnue, plane dans le haut, façonnée en cône inférieurement. Voilà le garde-manger du Larin ours.

Du fond de sa loge, le vermisseau nouveau-né immédiatement y plonge. Profondément il l’attaque. Sans réserve, ne respectant que la paroi, il s’y creuse en une paire de semaines une niche en pain de sucre, prolongée jusqu’à la rencontre du pédoncle. Cette niche a pour ciel de lit une coupole de fleurons et de poils, refoulés en haut et maintenus au moyen d’un agglutinatif. L’évidement du fond d’artichaut est complet ; rien autre n’est respecté que la paroi écailleuse.

Comme le faisait prévoir son isolement, le ver du Larin ours est donc un consommateur d’aliments solides. Rien ne l’empêche d’ailleurs d’adjoindre à ce régime le laitage des sucs extravasés.

Cette nourriture, où la matière solide prédomine, entraîne forcément de grossiers déchets, inconnus chez l’exploiteur du chardon bleu. Qu’en fait-il, l’ermite de la carline, claquemuré dans une étroite cellule d’où rien ne peut se rejeter au dehors ? Il les utilise comme l’autre le fait de ses gouttelettes visqueuses, il en capitonne son logis.

Je le vois, courbé en cercle, accoler la bouche à l’issue opposée et soigneusement cueillir les granules à mesure que l’officine intestinale les évacue. C’est précieux cela, très précieux ; le ver se gardera bien d’en laisser perdre une parcelle : il ne dispose de rien autre pour le stuc de son domicile.

Le crottin happé est donc à l’instant mis en place, étalé du bout des mandibules, comprimé du front et de la croupe. Quelques débris d’écailles, quelques tronçons de poils, sont en outre arrachés là-haut, au plafond non cimenté, et le plâtrier, atome par atome, les incorpore au mastic encore frais.

Ainsi s’obtient, à mesure que l’habitant grandit, un crépi qui, lissé avec des soins méticuleux, tapisse la loge dans toute son étendue. Avec le mur naturel que fournit l’écorce épineuse de l’artichaut, cela devient bastion robuste, bien supérieur, comme système défensif, aux paillottes du Larin maculé.

La plante, d’ailleurs, se prête à séjour prolongé. Elle est fluette, mais d’altération lente par la pourriture. Les vents ne la couchent pas dans les fanges du sol, soutenue qu’elle est par des broussailles et de rudes gramens, son habituel entourage. Lorsque depuis longtemps le beau chardon à sphères bleues se consume en terreau sur le bord des routes, la carline, à base imputrescible, se dresse toujours, brunie par la mort, mais non délabrée. Autre condition excellente : ses capitules, contractant leurs écailles, font toiture et laissent difficile accès aux pluies.

En pareil abri, rien à redouter de ce qui fait déguerpir de ses outres le Larin maculé aux approches de la mauvaise saison : la demeure est fixe, et la cellule est au sec. Le Larin ours ne méconnaît pas ces avantages ; il se garde bien d’imiter l’autre et d’aller hiverner sous le couvert des feuilles mortes et des pierrailles. Il ne bouge de chez lui, renseigné d’avance sur l’efficacité de son toit.

Aux plus rudes jours de l’année, en janvier, si le temps me permet de sortir, j’ouvre les capitules des carlines rencontrées. J’y trouve toujours le Larin, dans la pleine fraîcheur de son costume à bandelettes. Il y attend, engourdi, que la chaleur et l’animation du mois de mai reviennent. Alors seulement il effractionnera le dôme de sa cabine et ira prendre part aux fêtes du renouveau.

Comme majesté de port et magnificence de floraison, les jardins potagers n’ont rien de supérieur au cardon et à son proche parent l’artichaut. Leurs têtes atteignent la grosseur des deux poings. Au dehors, séries spirales d’écailles imbriquées, qui, sans être féroces, divergent à la maturité en larges lames rigides et pointues. Sous cette armure, renflement charnu, hémisphérique, équivalent en grosseur à la moitié d’une orange.

Il s’en élève un amas serré de longs poils blancs, sorte de fourrure comme les animaux polaires n’en possèdent pas de mieux fournie. Cernées étroitement par ce pelage, les semences se couronnent d’une aigrette plumeuse qui double la densité du hérissement pileux. Au-dessus, charmant le regard, s’épanouit l’ample houppe de fleurs, teintées d’un superbe bleu-lapis à l’exemple du bleuet, joie des moissons.

Tel est le principal domaine d’un troisième Larin (Larinus Scolymi, Oliv.), gros Curculionide, trapu, râblot, enfariné d’ocre. Le cardon, qui fournit à nos tables les côtes charnues de son feuillage et dont les capitules sont dédaignés, est l’habituel établissement de l’insecte ; mais si le jardinier laisse à l’artichaut quelques-unes de ses têtes tardives, celles-ci sont adoptées du Larin avec le même zèle que celles du cardon. Sous des noms différents, les deux plantes ne sont que des variétés de culture, et profond connaisseur, le Charançon ne s’y méprend pas.

Sous le mordant soleil de juillet, c’est un spectacle à voir que celui d’une tête de cardon exploitée par les Larins. Ivres de chaleur, titubant affairés au milieu du fouillis des fleurettes bleues, ils plongent, pointent à l’air le croupion, descendent, disparaissent même, tant la forêt pileuse est profonde.

Que font-ils là-dessous ? L’observer directement n’est pas possible ; mais l’examen des lieux le dit lorsque le travail est fini. Entre les faisceaux de poils, non loin de la base, ils défrichent du rostre une place pour l’œuf.

S’ils peuvent atteindre une semence, ils la déplument de son aigrette et y taillent un léger godet, niche d’un germe. Les coups de sonde ne vont pas plus loin. Le dôme charnu, le culot savoureux que l’on prendrait d’abord pour le morceau de prédilection, n’est jamais attaqué par les pondeuses.

Comme il fallait s’y attendre, un si riche établissement comporte population nombreuse. Si le capitule est de belle taille, il n’est pas rare d’y trouver une vingtaine et plus de commensaux, vers dodus, à crâne roux, à échine luisante de graisse. Il y a largement place pour tous.

Du reste, ils sont d’humeur très casanière. Loin de divaguer à l’aventure dans la copieuse provende où il leur serait loisible de déguster le meilleur et de choisir les bouchées, ils restent cantonnés dans l’aire étroite du lieu d’éclosion. En outre, malgré leur corpulence, ils sont très sobres, à tel point qu’en dehors des parcelles habitées, la tête florale garde toute sa vigueur et mûrit ses semences comme à l’ordinaire.

En ce temps de canicule, trois ou quatre jours suffisent à l’éclosion. S’il est éloigné des graines, le jeune ver s’y achemine en glissant le long des poils, dont il moissonne quelques-uns sur son passage. S’il est né au contact d’une semence, il reste en son godet natal, car le point désiré est atteint.

La nourriture consiste, en effet, dans le peu de graines environnantes, cinq ou six, guère plus ; et encore la plupart ne sont que partiellement consommées. Il est vrai que, devenue forte, la larve mord plus avant et creuse dans le réceptacle charnu une fossette qui servira de fondation à la future cellule. Les déchets nutritifs sont refoulés en arrière, où ils se prennent en un monceau durci, maintenu par la palissade des poils.

En somme, médiocres frais de table : une demi-douzaine de semences non mûres, quelques bouchées prélevées sur le gâteau du réceptacle. Il faut que la nourriture profite singulièrement à ces pacifiques pour leur donner tel embonpoint avec de si modestes dépenses. Régime sobre et tranquille vaut mieux que festin inquiet.

Quinze jours, trois semaines de ces plaisirs de table, et voici notre ver devenu gros poupard. Alors le béat consommateur se fait industriel. Aux placides satisfactions de la panse succèdent les tracas de l’avenir. Il s’agit de se construire un donjon où s’accomplira la métamorphose.

Autour de lui, le ver fait cueillette de poils, qu’il tronque en fragments de longueur diverse. Il les met en place du bout des mandibules, les cogne du front, les foule par des roulements de croupe. Sans autre manipulation, tout cela resterait enveloppe croulante, exposant le reclus à un continuel travail de retouches. Mais le matelassier connaît à fond l’original procédé de son confrère de l’Échinops ; il possède, dans la terminaison de l’intestin, une usine à ciment.

Si je l’élève dans un tube de verre avec un morceau de l’artichaut natal, je le vois de temps à autre se boucler en forme d’anneau et cueillir de la dent une goutte poisseuse blanchâtre que fournit avec réserve l’extrémité postérieure. Aussitôt la glu est distribuée de-ci, de-là, avec prestesse, car cela fait vite prise. Ainsi s’agglutinent les parcelles pileuses, ainsi le feutre sans consistance du début devient solide bâtisse.

Terminé, l’ouvrage est une sorte de tourelle enchâssée par la base dans la fossette du réceptacle où le ver a puisé une partie de sa nourriture. L’épaisse crinière de poils respectés lui fait rempart au-dessus et sur les côtés. Au dehors, c’est un édifice assez grossier, étayé par le pelage voisin ; à l’intérieur, c’est minutieusement lissé et de partout enduit de la glu intestinale, devenue matière luisante et rougeâtre, pareille à un vernis de laque. Le donjon mesure un centimètre et demi de hauteur.

Sur la fin d’août, la plupart des reclus sont à l’état parfait. Beaucoup même ont déjà crevé la voûte du logis ; le rostre à l’air, ils interrogent la saison, ils attendent l’heure du départ. La tête du cardon est alors complètement desséchée sur sa tige flétrie. Dépouillons-la de ses écailles, et avec des ciseaux tondons sa fourrure aussi ras que possible.

Notre préparation est vraiment curieuse. C’est une sorte de brosse convexe, çà et là percée d’amples alvéoles où pourrait s’engager le calibre d’un crayon ordinaire. Une muraille d’un brun rougeâtre, avec incrustations de débris pileux, en forme la paroi. Chacune de ces alvéoles est la loge d’un Larin adulte. Au premier aspect, on prendrait la chose pour le gâteau de quelque guêpier extraordinaire.

Mentionnons un quatrième sujet du même groupe. C’est le Larin parsemé (Larinus conspersus, Sch.), inférieur de taille aux trois précédents et de costume plus simple. Sur fond noir, il est semé d’étroites macules d’un jaune ocreux.

L’établissement le plus somptueux que je lui connaisse est une majestueuse horreur à laquelle les botanistes ont donné le nom bien significatif de chardon féroce (Cirsium ferox, D. C.). Les garrigues de la Provence n’ont, dans leur flore, rien qui l’égale en altier et menaçant aspect.

En août, la farouche plante dresse ses volumineux pompons blancs et domine de sa haute taille les coussins glauques des lavandes, amies des friches caillouteuses. Étalées en rosace au niveau du sol, les feuilles radicales, déchiquetées en double rangée d’étroites lanières, font songer aux arêtes d’un amas de gros poissons consumés là par le soleil.

Ces lanières se fendent en deux moitiés divergentes dont l’une regarde le haut et l’autre le bas, comme pour menacer de tous côtés le passant. Le tout, de la base à la cime, est un arsenal redoutable, un trophée de piquants, de pointes de clou, de dards mieux acérés que des aiguilles.

À quoi bon cette sauvage panoplie ? Sa discordance avec l’habituelle végétation donne plus de relief aux élégances des végétaux voisins. C’est une note dissonante dont l’aigreur concourt à l’harmonie de l’ensemble. L’altier chardon est vraiment superbe, monumental, au milieu des humilités du thym et des lavandes.

D’autres verraient dans ce fouillis de hallebardes un moyen de défense. Qu’a-t-il à défendre, le féroce chardon, pour se hérisser de la sorte ? Ses semences ? Je doute, en effet, que le Chardonneret, éplucheur attitré des Carduacées, ose prendre pied sur l’horrible arsenal. Il s’y embrocherait.

Un humble Charançon fera ce que l’oiseau n’oserait entreprendre, et il le fera mieux. Il confiera sa ponte aux pompons blancs ; il détruira en germe la farouche plante, qui, non soumise à un sévère émondage, deviendrait calamité agricole.

Au commencement de juillet, je cueille une sommité bien fleurie du chardon ; j’en immerge la tige dans un flacon plein d’eau, et je couvre mon revêche bouquet d’une cloche en toile métallique, après l’avoir peuplé d’une douzaine de Charançons. La pariade se fait. Bientôt les pondeuses plongent parmi les fleurs et les aigrettes.

Quinze jours plus tard, chaque capitule nourrit d’une à quatre larves, déjà très avancées. Les choses marchent vite chez les Larins : tout doit être terminé avant que la tête des chardons se dessèche. Septembre n’est pas terminé que l’insecte a pris la forme adulte ; mais il reste encore à cette époque des retardataires représentés par des nymphes et même par des larves.

Édifiée sur le même plan que celle du Larin de l’artichaut, la loge consiste en un étui ayant pour base une cuvette creusée à la surface du réceptacle. De part et d’autre l’architecture est la même ; le mode de travail l’est aussi. Un molleton de poils, empruntés aux aigrettes des semences et à la crinière du réceptacle, s’amasse autour du ver et se cimente de laque intestinale.

En dehors de ce douillet matelas d’ouate, s’étale et fait sommier une enceinte de granules excrémentiels. L’artiste n’a pas jugé à propos d’utiliser plus avantageusement ses décombres digestifs. Il a mieux à sa disposition. Comme les autres Larins, il sait, de l’ignoble égout, faire précieuse officine de glu et de vernis.

Ce gîte, si mollement rembourré, sera-t-il la demeure d’hiver ? Point. En janvier, je visite les vieilles têtes de chardon ; dans aucune je ne trouve le Curculionide. L’automnale population a émigré. À cela, je vois raison majeure.

Le chardon, maintenant mort, dépouillé, ruine d’un gris cendré, est toujours debout, toujours résiste à la bise, tant il est robuste et solidement implanté ; mais ses capitules, éventrés par la vieillesse, largement sont ouverts et livrent leur contenu aux inclémences atmosphériques. La toison du réceptacle est une éponge qui se gonfle de pluie et tenacement garde l’humidité. Autant faut-il en dire du cardon et de l’artichaut.

Ce n’est plus, de part et d’autre, le fortin de la carline, emmuré de folioles convergentes ; c’est une vaste masure sans couvert, livrée à l’humidité et au froid. Le pompon blanc du chardon féroce et le pompon azuré de l’artichaut sont, en belle saison, délicieuses villas ; en hiver, ils sont demeures inhabitables, suant le moisi. La prudence, sauvegarde des humbles, conseille aux propriétaires de prévenir le délabrement final et de déménager. Le conseil est entendu. À l’approche des pluies et des froids, les deux Larins quittent le domicile natal, et vont prendre leurs quartiers d’hiver ailleurs, je ne sais au juste.

VII – L’INSTINCT BOTANIQUE

La maternité, soucieuse de l’avenir, est le plus fécond stimulant des instincts. C’est elle qui, préparant le vivre et le couvert de la famille, nous vaut les admirables prouesses de l’hyménoptère et du bousier. Du moment que la mère se borne au rôle de pondeuse et devient simple laboratoire de germes, les talents industriels disparaissent, inutiles.

Le Hanneton du pin, l’élégant empanaché, fouille du bout du ventre le sol sablonneux et laborieusement s’y enfonce jusqu’à la tête. Un paquet d’œufs est pondu au fond de l’excavation. Et c’est tout, une fois la fosse comblée par un négligent balayage.

Toujours chevauchée de son mâle pendant les quatre semaines de juillet, la mère Capricorne explore à l’aventure le tronc du chêne ; elle insinue, de-ci, de-là, sous les écailles de l’écorce crevassée, son oviducte rétractile, qui sonde, palpe, choisit les points propices. Chaque fois un œuf est déposé, à peine protégé. Cela fait, plus rien ne la concerne.

La Cétoine floricole, rompant sa coque au sein du terreau dans le courant du mois d’août, va se restaurer sur les fleurs, paresseusement y sommeille ; puis elle revient à l’amas de feuilles pourries, y pénètre et sème ses œufs aux points les plus chauds, les mieux consumés par la fermentation. Ne lui demandons pas davantage : là se bornent ses talents.

Dans l’immense majorité des cas, ainsi des autres, faibles ou forts, humbles ou somptueux. Ils savent tous en quels lieux la ponte doit s’établir, mais ils sont profondément insoucieux de ce qui va suivre. C’est à la larve de se tirer d’affaire par ses propres moyens.

Celle du Hanneton du pin plonge avant dans le sable, à la recherche de radicelles tendres, mortifiées par un commencement de pourriture. Celle du Capricorne, traînant encore à l’arrière la coque de son œuf, pour première bouchée mord l’immangeable, fait farine de l’écorce morte et s’y creuse un puits, qui l’achemine au bois, sa nourriture pendant trois ans. Celle de la Cétoine, née dans la masse des herbages décomposés, a sans recherches sous la dent de quoi s’alimenter.

Avec de telles mœurs, si rudes, émancipant la famille dès la naissance, sans la moindre éducation préalable, que nous sommes loin des tendresses du Copris, du Nécrophore, du Sphex et de tant d’autres ! En dehors de ces tribus privilégiées, rien à noter de bien saillant. C’est à désespérer l’observateur en quête de faits vraiment dignes de l’histoire.

Les fils, il est vrai, souvent nous dédommagent des mères sans talent. Dès l’éclosion, ils sont parfois d’ingéniosité étonnante. Témoins nos Larins. Que sait faire la pondeuse ? Rien autre qu’enfouir des germes dans les inflorescences des chardons. Mais quelle singulière industrie de la part du ver s’édifiant une paillotte, se capitonnant une cabine, se cardant un matelas avec des poils tondus, se créant une outre défensive, un donjon avec la laque que lui élabore l’intestin !

La transformation accomplie, quelle clairvoyance de la part de l’insecte novice quand il abandonne sa douillette demeure et va chercher refuge sous le grossier abri des pierrailles, en prévision de l’hiver qui ruinera la villa natale ! Nous avons l’almanach du passé, qui nous instruit de l’almanach de l’avenir. Lui, privé d’archives sur la vicissitude des saisons ; lui, né en temps de canicule, en plein embrasement de l’été, il pressent d’instinct que cette période d’enivrement solaire ne durera pas ; il sait, sans jamais l’avoir connu, le prochain effondrement de sa maison ; il déguerpit avant que le toit croule.

C’est beau, magnifiquement beau de la part d’un Charançon. Pour veiller ainsi aux misères de l’avenir, nous pourrions envier la sapience de la bête.

Si dépourvue qu’elle soit d’industrie, la mère la moins bien douée n’en soumet pas moins à la réflexion un inextricable problème. Quel est son guide pour établir la ponte en des points où les vers trouveront nourriture à leur goût ?

La Piéride va au chou, dont elle-même elle n’a que faire. La plante, condensée en tête, n’est pas encore fleurie. D’ailleurs ses modestes fleurs jaunes n’ont pas plus d’attrait pour le papillon qu’une infinité d’autres partout répandues. La Vanesse va à l’ortie, où se délecteront les chenilles, mais où l’insecte adulte n’a rien à humer.

Lorsque, aux lueurs crépusculaires du solstice, le Hanneton du pin a longuement évolué en ballet nuptial autour de l’arbre favori, il se refait de ses fatigues en broutant quelques aiguilles du feuillage ; puis, d’un essor fougueux, il s’éloigne à la recherche d’un terrain dénudé, sablonneux, où pourrissent les radicelles des gramens. Là, bien souvent, plus d’arome résineux, plus de pins, la joie du bel empanaché ; et c’est en ce lieu, où rien n’est à sa propre convenance, que la mère, à demi enterrée, va déposer sa ponte.

La fervente amie des roses et des corymbes de l’aubépine, la Cétoine dorée, quitte le luxe des fleurs pour s’enfouir dans l’ignominie de la pourriture. Elle va au terreau, mais certes non affriandée par quelque mets de son goût. Ce n’est pas là qu’on s’abreuve de lampées de miel et qu’on se grise d’essences parfumées. Un autre mobile l’amène à l’infection.

Au premier abord, ces étrangetés sembleraient trouver explication dans le régime de la larve, régime dont l’adulte garderait vivace souvenir. Avec la feuille du chou s’est nourrie la chenille de la Piéride ; avec la feuille de l’ortie s’est nourrie la chenille de la Vanesse, et les deux papillons, à mémoire fidèle, exploitent chacun la plante qui maintenait n’est pour eux d’aucune valeur, mais a fait le régal de leur jeune âge.

De même la Cétoine plonge dans l’amas de terreau parce qu’elle a réminiscence des festins d’autrefois quand elle était ver au milieu des herbages fermentés ; le Hanneton du pin recherche les sables à maigres touffes de gramens, parce qu’il se souvient de ses juvéniles liesses sous terre parmi les radicelles en décomposition.

Telle mémoire serait à peu près admissible si le régime de l’adulte était le même que celui de la larve. On conçoit assez bien le Bousier qui, s’alimentant de crottin, en prépare des boîtes de conserves destinées à la famille. Le mets de l’âge mûr et celui de l’âge infantile s’enchaînent comme réminiscences l’un de l’autre. L’uniformité résout très simplement le problème des vivres.

Mais que dire de la Cétoine passant des fleurs à l’abject détritus des feuilles pourries ? Que dire surtout des Hyménoptères prédateurs ? Ils se gonflent le jabot de miel, ils nourrissent leurs petits de proie !

Par quelle inconcevable inspiration le Cerceris laisse-t-il la buvette des ombelles fleuries, suant le nectar, pour s’en aller en guerre et juguler le Charançon, venaison de ses fils ? Comment s’expliquer le Sphex, qui, sa réfection prise à la sucrerie du panicaut, brusquement s’envole, impatient de poignarder le Grillon, mets de son ver ?

C’est affaire de souvenir, s’empressera-t-on de répondre.

Ah ! mais non, s’il vous plaît, ne parlez pas ici de souvenir ; n’invoquez pas la mémoire du ventre. En aptitude mnémonique, l’homme est assez bien doué. Qui de nous cependant a gardé le moindre souvenir du lait de sa nourrice ? Si nous n’avions jamais vu un poupon entre les bras de sa mère, nous ne pourrions nous douter que nous avons débuté comme lui.

Cette alimentation de la prime enfance ne se remémore pas ; elle nous est certifiée uniquement par l’exemple, par celui de l’agneau qui, les genoux ployés et la queue frétillante, embouche la tétine et la choque du front. Non, les gorgées du lait maternel n’ont laissé dans l’esprit trace aucune.

Et vous voulez que l’insecte, après une révolution qui l’a changé de fond en comble à l’intérieur comme à l’extérieur, se souvienne de son premier aliment, lorsque nous-mêmes, non refondus au creuset d’une métamorphose, nous restons à cet égard dans les plus noires ténèbres ! Ma crédulité ne peut aller jusque-là.

Comment alors la mère, dont le régime est autre, discerne-t-elle ce qui convient à ses fils ? Je l’ignore, je l’ignorerai toujours. C’est là secret inviolable. La mère elle-même l’ignore. Que sait l’estomac de sa chimie savante ? Rien. Que sait le cœur de sa merveilleuse hydraulique ? Rien. La pondeuse n’en sait pas davantage en établissant sa nitée.

Et cette inconscience résout supérieurement la difficile question des vivres. Un bel exemple nous est fourni par les Larins que nous venons d’étudier. Ils vont nous montrer avec quel tact botanique se fait le choix de la plante nourricière.

Confier la ponte à telle ou telle autre corbeille de fleurons n’est pas indifférent. Il est indispensable que cette corbeille remplisse certaines conditions de saveur, de stabilité, de richesse pileuse et autres qualités appréciées du ver. Son choix exige donc un net discernement botanique qui d’emblée reconnaît le bon et le mauvais, accepte la trouvaille ou la refuse. Accordons quelques lignes à ces Curculionides considérés dans leurs talents d’herboristes.

Dédaigneux de la variété, le Larin maculé est un spécialiste d’inébranlable conviction. Son domaine est la boule bleue de l’Échinops, domaine exclusif, sans valeur pour les autres. Lui seul l’apprécie, lui seul l’exploite, et rien autre, hors de ce lot, ne lui convient. Cette spécialité, héritage immuable de la famille, doit largement faciliter les recherches. Lorsque, au retour de la chaleur, l’insecte quitte sa cachette, non éloignée sans doute du lieu natal, aisément il trouve, sur les berges des chemins, la plante favorite, qui déjà surmonte de billes pâles l’extrémité de ses rameaux. Sans hésitation, le patrimoine chéri est reconnu. Il y grimpe, il s’y gaudit en ébats nuptiaux, il y attend que les boules azurées mûrissent au degré voulu. Vu pour la première fois, le chardon bleu lui est familier. Il était le seul connu dans le passé, il est le seul connu dans le présent. Nulle confusion possible.

Le second Larin, l’Ours, commence à varier sa flore. Je lui connais deux établissements : la carline à corymbe dans la plaine et la carline à feuilles d’acanthe sur les flancs du Ventoux.

Pour qui s’arrête à l’aspect d’ensemble et n’a pas recours aux délicates analyses florales, les deux plantes n’ont rien de commun. L’homme des champs, tout perspicace qu’il est dans la distinction des herbes, ne s’avisera jamais d’appeler l’une et l’autre du même nom générique. Quant au civilisé des villes, à moins qu’il ne soit botaniste, n’en parlons pas : son témoignage ici serait au-dessous de rien.

La carline à corymbe a tige élancée, fluette ; maigre feuillage, clairsemé ; bouquet de fleurs médiocres, avec réceptacle moindre que la moitié d’un gland. La carline à feuilles d’acanthe étale, au niveau du sol, une ample et féroce rosace de larges feuilles, imitant un peu, par leurs découpures, l’ornement des chapiteaux corinthiens. Pas de tige. Au centre de la corbeille foliaire, une fleur, une seule, mais géante, du volume du poing.

Les gens du Ventoux appellent ce magnifique chardon Artichaut de montagne. Ils le récoltent et font entrer dans la préparation d’omelettes, non dépourvues de mérite, la base de la fleur, très charnue, délicieuse même crue, imprégnée d’un laitage à saveur de noisette.

Ils l’utilisent parfois comme hygromètre. Clouée sur le portail de la bergerie, la carline ferme sa fleur lorsque l’air est humide ; elle l’ouvre en superbe soleil d’écailles dorées lorsque l’air est sec. Avec l’élégance en plus, c’est l’équivalent inverse de la fameuse rose de Jéricho, disgracieux paquet qui se déploie par l’humidité et se recroqueville par la sécheresse. Si le rustique hygromètre était un étranger, il aurait renom ; trivial produit du Ventoux, il est ignoré.

Le Larin, lui, le connaît très bien, non comme appareil météorologique, chose très inutile à sa prévision du temps, mais comme provende de sa famille. Bien des fois, en mes excursions de juillet et d’août, j’ai vu le Charançon ours très affairé sur l’artichaut de montagne, largement épanoui au soleil. Ce qu’il faisait là n’est pas douteux : il s’occupait de sa ponte.

Je regrette que mes préoccupations d’alors, tournées vers la botanique, ne m’aient pas permis de mieux observer le travail de la pondeuse. En ce riche morceau la mère dépose-t-elle plusieurs œufs ? Il y a là de quoi suffire à nombreuse nichée. En met-elle un seul, répétant ici ce qu’elle fait sur la carline à corymbe, médiocre ration ? Rien ne dit que l’insecte ne soit versé quelque peu dans l’économie domestique et ne proportionne le nombre des convives à l’abondance des vivres.

Si ce point est obscur, un autre plus intéressant est en pleine lumière : le Larin ours est perspicace herboriste. Il reconnaît pour carline, mets de la famille, deux plantes très dissemblables, que nul d’entre nous, s’il n’est du métier, ne s’aviserait de grouper ensemble ; il accepte comme équivalents botaniques la somptueuse rosace large d’une coudée, qui rayonne à terre, et le mesquin chardon qui se dresse fluet.

Le Larin parsemé étend davantage son domaine. S’il est privé du chardon féroce, à capitules blancs, il reconnaît de bon aloi une autre horreur végétale, mais cette fois à capitules roses. C’est le chardon lancéolé (Cirsium lanceolatum, Scop.). La différence de coloration des fleurs ne le fait pas hésiter.

Serait-il renseigné par la puissance de stature, la robusticité des piquants ? Non, car le voici maintenant établi sur un humble, bien moins farouche, le Carduus nigrescens, Vill., ne s’élevant guère au delà d’un empan.

Serait-ce l’ampleur des têtes qui règle le choix ? Pas davantage, car, non moins bien que les volumineuses inflorescences des trois chardons ci-dessus, sont adoptés les chétifs capitules du Carduus tenuiflorus, Cart.

Il fait mieux, le subtil connaisseur. Insoucieux du port, du feuillage, de l’arome, de la couleur, il exploite activement le kentrophylle laineux (Kentrophyllum lanatum, D. C.), à misérables fleurs jaunes que souille la poudre des chemins. Pour reconnaître une carduacée dans cet aride et disgracieux végétal, il faut être botaniste ou charançon.

Un quatrième (Larinus Scolymi, Oliv.), le dépasse. On le voit à l’ouvrage sur l’artichaut et le cardon des jardins, l’un et l’autre géants qui dressent à une paire de mètres de hauteur leurs grosses têtes bleues. On le rencontre après sur une mesquine centaurée (Centaurea aspera, Lin.), traînant à terre ses âpres capitules, moindres que le bout du petit doigt ; on le trouve fondant des colonies sur les divers chardons chers au Larin parsemé, même sur le kentrophylle laineux. Sa botanique, de végétaux si dissemblables, donne à réfléchir.

En sa qualité de Charançon, il reconnaît très bien, sans faire appel à des essais, ce qui est culot d’artichaut et ce qui ne l’est pas, ce qui convient à sa famille et ce qui lui serait nuisible ; et moi, en ma qualité de naturaliste, versé par une pratique assidue dans la flore de mon pays, je n’oserais, sans informations prudentes, mordre sur tel fruit, telle baie, si j’étais brusquement transporté dans un pays nouveau.

Il sait de naissance, et moi j’apprends. Chaque été, avec une superbe audace, il va de son chardon à divers autres qui, sans rapport d’aspect entre eux, devraient, ce semble, être refusés comme hôtelleries suspectes. Il les accepte au contraire, les reconnaît pour siens ; et sa confiance n’est jamais trahie.

Son guide est l’instinct, qui le renseigne sans erreur dans un cercle très borné ; le mien est l’intelligence, qui tâtonne, cherche, s’égare, se retrouve et plane enfin d’une incomparable envolée. Sans l’avoir apprise, le Larin sait la flore des chardons ; avec longues études, l’homme sait la flore du monde. Le domaine de l’instinct est un point ; celui de l’intelligence est l’univers.

VIII – LE BALANIN ÉLÉPHANT

Certaines de nos machines ont des organes bizarres qui, vus au repos, restent inexplicables. Attendons la mise en branle, et l’appareil hétéroclite, mordant ses engrenages, ouvrant, refermant ses tringles articulées, nous révélera combinaison ingénieuse où tout est savamment disposé en prévision des effets à obtenir. Tel est le cas de divers Charançons, notamment des Balanins, préposés, comme leur nom l’indique, à l’exploitation des glands, des noisettes et autres fruits analogues.

Le plus remarquable de ma région est le Balanin éléphant (Balaninus elephas, Sch.). Est-il bien dénommé, celui-là ! comme son nom fait image ! Ah ! la caricaturale bête, avec son extravagant calumet ! C’est menu autant qu’un crin, roux, presque rectiligne et d’une longueur telle que, pour ne pas broncher, entravé par son instrument, l’insecte est obligé de le porter tendu, ainsi qu’une lance à l’arrêt. Que fait-il de ce pal démesuré, de ce nez ridicule ?

Ici, j’en vois qui haussent les épaules. Si l’unique but de la vie est, en effet, de gagner de l’argent par des moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles questions sont insensées.

Heureusement d’autres se trouvent aux yeux de qui rien n’est petit dans le majestueux problème des choses. Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de l’idée, non moins nécessaire que celui de la moisson ; ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent le monde avec des miettes accumulées.

Laissons prendre en pitié la demande et continuons. Sans le voir à l’œuvre, on soupçonne déjà dans le bec paradoxal du Balanin un foret analogue à ceux dont nous faisons usage pour trouer les corps les plus durs. Deux pointes de diamant, les mandibules, en forment l’armature terminale. À l’exemple des Larins, mais dans des conditions plus difficultueuses, le Curculionide sait s’en servir pour préparer les voies à l’installation de l’œuf.

Mais, si fondé qu’il soit, le soupçon n’est pas certitude. Je ne connaîtrai le secret qu’en assistant au travail.

Le hasard, serviteur de qui patiemment le sollicite, me vaut dans la première quinzaine d’octobre la rencontre du Balanin à l’ouvrage. Ma surprise est grande, car, à cette époque tardive, a pris fin, en général, toute industrieuse activité. Aux premiers froids, la saison entomologique est close.

Il fait précisément aujourd’hui un temps sauvage ; la bise hurle, glaciale, gerçant les lèvres. Il faut avoir foi robuste pour aller, en pareille journée, inspecter les broussailles. Cependant, si le Charançon à long tube exploite les glands, comme j’en ai l’idée, le moment presse de s’informer. Les glands, verts encore, ont acquis toute leur grosseur. Dans deux ou trois semaines, ils auront le brun marron de la maturité parfaite, bientôt suivie de la chute.

Ma folle tournée me vaut un succès. Sur les chênes verts, je surprends un Balanin, la trompe à demi engagée dans un gland. L’observer avec les soins requis n’est pas possible au milieu des secousses du branchage battu par le mistral. Je détache le rameau et le couche doucement à terre. L’insecte ne prend pas garde au déménagement, il continue sa besogne. Je m’accroupis à côté, abrité de la tourmente derrière une touffe du taillis, et je regarde faire.

Chaussé de sandales adhésives qui lui permettront plus tard, dans mes appareils, d’escalader avec prestesse une lame verticale de verre, le Balanin est solidement fixé sur la courbure lisse et déclive du gland. Il travaille de son vilebrequin. Avec lenteur et gaucherie, il se déplace autour de son pal implanté ; il décrit une demi-circonférence dont le centre est le point de forage, puis revient sur ses pas, décrit une demi-circonférence inverse. Et cela se répète à nombreuses reprises. Ainsi faisons-nous lorsque, d’un mouvement alternatif du poignet, nous pratiquons un trou dans le bois avec un poinçon.

Petit à petit, le rostre plonge. Au bout d’une heure, il a disparu en entier. Suit un court repos. Enfin l’instrument est retiré. Que va-t-il advenir ? Rien autre pour cette fois. Le Balanin abandonne son puits, gravement se retire ; il se blottit parmi les feuilles mortes. Pour aujourd’hui, je n’en apprendrai pas davantage.

Mais l’éveil est donné. En des journées calmes, plus favorables à la chasse, je reviens sur les lieux, et je possède bientôt de quoi peupler mes volières. Prévoyant de sérieuses difficultés en raison de la lenteur du travail, je préfère l’étude à domicile, avec le loisir indéfini du chez soi.

La précaution s’est trouvée excellente. Si j’avais voulu continuer comme j’avais débuté, et observer dans la liberté des bois les manœuvres du Balanin, jamais, en me supposant même bien servi par les trouvailles, je n’aurais eu la patience de suivre jusqu’au bout le choix du gland, le forage et la ponte, tant l’insecte est méticuleux et lent en ses affaires. On en jugera tout à l’heure.

Trois espèces de chênes composent les taillis hantés par mon Curculionide : le chêne vert et le chêne pubescent, qui deviendraient de beaux arbres si le bûcheron leur en donnait le temps ; enfin le chêne kermès, misérable broussaille. Le premier, le plus abondant des trois, est le préféré du Balanin. Les glands en sont fermes, allongés, de volume moyen, avec cupule à faibles rugosités. Ceux du chêne pubescent sont en général mal venus, courts, flétris de rides et sujets à chute prématurée. L’aridité des collines sérignanaises leur est défavorable. Aussi ne sont-ils acceptés du Charançon que faute de mieux.

Le kermès, arbuste nain, chêne dérisoire franchi d’une enjambée, fait contraste à son humilité par le luxe de ses glands, qui se gonflent en gros ovoïdes, et se hérissent d’âpres écailles sur la cupule. Le Balanin n’a pas de meilleur établissement. C’est robuste demeure et copieux magasin.

Quelques rameaux des trois chênes, bien munis de glands, sont disposés sous le dôme de mes volières en toile métallique, et plongés par le bout dans un verre d’eau qui maintiendra la fraîcheur. Des couples, en nombre convenable, y sont installés ; enfin les appareils prennent place sur les fenêtres de mon cabinet, en plein soleil la majeure partie du jour. Armons-nous maintenant de patience et surveillons à toute heure. Nous serons dédommagés. L’exploitation du gland mérite d’être vue.

Les choses ne traînent pas trop en longueur. Le surlendemain de ces préparatifs, j’arrive au moment précis où la besogne commence. La mère, plus forte de taille que le mâle, et plus longuement outillée en vilebrequin, inspecte son gland, en vue de la ponte sans doute.

Elle le parcourt pas à pas, de la pointe à la queue, en dessus, en dessous. Sur la cupule rugueuse la marche est aisée ; elle serait impraticable sur le reste de la surface si la plante des pieds n’était chaussée de patins adhésifs, de semelles en brosse qui donnent équilibre en toute position. Sans broncher le moins du monde, l’insecte déambule donc, avec la même aisance, en haut, en bas et sur les côtés de son glissant appui.

Le choix est fait ; le gland est reconnu de bonne qualité. Il s’agit d’y pratiquer le trou de sonde. Le pal, à cause de sa longueur excessive, est de manœuvre pénible. Pour obtenir le meilleur effet mécanique, il faut dresser l’instrument suivant la normale à la convexité de la pièce, et ramener sous l’ouvrier l’encombrant outil qui, hors des heures du travail, se porte en avant.

À cet effet, l’animal se guinde sur les pattes d’arrière, se dresse sur le trépied du bout des élytres et des tarses postérieurs. Rien de bizarre comme l’étrange sondeur, debout et ramenant vers lui sa flamberge nasale.

Ça y est : le pal est dressé d’aplomb. Le forage commence. La méthode est celle que j’ai vue en usage dans le bois, le jour de la forte bise. Très lentement l’insecte vire, de droite à gauche, puis de gauche à droite tour à tour. Sa percerette n’est pas une lame spirale de tire-bouchon qui s’enfonce par l’effet d’un mouvement rotatoire toujours de même sens ; c’est un trocart qui progresse par morsures, par érosion alternative dans un sens et dans l’autre.

Avant de continuer, donnons place à un fait accidentel, trop frappant pour être négligé. À diverses reprises, il m’arrive de trouver l’insecte mort sur son chantier. Le défunt est dans une pose étrange, qui prêterait à rire si la mort n’était toujours événement grave, surtout quand elle survient, brusque, en plein travail.

Le pal sondeur est implanté dans le gland juste par son extrémité ; l’ouvrage commençait. Au sommet de ce pal, mortel poteau, le Balanin est suspendu en l’air, à angle droit, loin des surfaces d’appui. Il est sec, trépassé depuis je ne sais combien de jours. Les pattes sont rigides et contractées sous le ventre. En leur supposant la souplesse et l’extension qu’elles avaient à l’état de vie, elles ne pourraient, de bien s’en faut, atteindre l’appui du gland. Qu’est-il donc survenu, capable d’empaler le malheureux, ainsi qu’un insecte de nos collections qu’on s’aviserait d’épingler par la tête ?

Il est survenu un accident d’atelier. À cause de la longueur de sa percerette, le Balanin commence en travaillant debout, dressé sur les pattes postérieures. Admettons une glissade, une fausse manœuvre des deux grappins d’adhésion, et le maladroit à l’instant perd terre, entraîné par l’élasticité de la sonde qu’il a fallu forcer un peu et fléchirait début. Ainsi porté à distance de sa base, le suspendu vainement se démène en l’air ; nulle part, ses tarses, harpons de salut, ne trouvent à griffer. Il succombe exténué au bout de son pal, faute d’appui pour se dégager. Comme les ouvriers de nos usines, le Balanin éléphant est parfois, lui aussi, victime de sa mécanique. Souhaitons-lui bonne chance, sandales fermes, attentives aux glissades, et poursuivons.

Cette fois, la mécanique marche à souhait, mais avec telle lenteur que la descente du pal, amplifiée par la loupe, ne peut-être reconnue. Et l’insecte vire toujours, se repose, reprend. Une heure, deux heures se passent, énervantes d’attention soutenue, car je tiens à voir la manœuvre à l’instant précis où le Balanin retirera la sonde, se retournera et logera son œuf à l’embouchure du puits. C’est du moins ainsi que je prévois les événements.

Deux heures s’écoulent, épuisent ma patience. Je me concerte avec la maisonnée. À tour de rôle, trois d’entre nous, se relayant, surveilleront sans interruption l’obstinée bête dont il me faut, coûte que coûte, le secret.

Bien m’en prit de faire appel à des auxiliaires, me prêtant leurs yeux et leur attention. Au bout de huit heures, huit interminables heures, vers la tombée de la nuit, la sentinelle au guet m’appelle. L’insecte fait mine d’en avoir fini. Il recule, en effet, il extrait son vilebrequin avec ménagement, crainte de le fausser. Voilà l’outil dehors, de nouveau pointé en avant, en ligne droite.

C’est le moment… Hélas ! non. Encore une fois je suis volé : mes huit heures de surveillance n’ont pas abouti. Le Balanin décampe, abandonne le gland sans utiliser le sondage. Certes oui : à bon droit je me méfiais de l’observation en plein bois. De pareilles stations, parmi les chênes verts, sous les morsures du soleil, seraient supplice intolérable.

Tout le mois d’octobre, avec le concours d’auxiliaires au besoin, je relève de nombreux forages non suivis de ponte. La durée de l’opération varie beaucoup. Elle est en général d’une paire d’heures, parfois elle atteint ou même dépasse la demi-journée.

Dans quel but ces puits si dispendieux et bien des fois non peuplés ? Informons-nous au préalable de l’emplacement de l’œuf, des premières bouchées du ver, et peut-être viendra la réponse.

Les glands peuplés restent sur le chêne, enchâssés dans leur cupule comme si rien d’anormal ne se passait au détriment des cotylédons. Avec un peu d’attention, aisément on les reconnaît. Non loin de la cupule, sur l’enveloppe lisse, verte encore, un petit point se voit, vraie piqûre de subtile aiguille. Une étroite aréole brune, produit de la mortification, ne tarde pas à le cerner. C’est l’embouchure du forage. D’autres fois, mais, plus rarement, le pertuis est pratiqué à travers la cupule elle-même.

Choisissons les glands de perforation récente, c’est-à-dire à piqûre pâle, non encore entourée de l’aréole brune qu’amènera le temps. Décortiquons-les. Divers ne contiennent rien d’étranger : le Balanin les a forés sans leur confier sa ponte. Ils représentent les glands travaillés des heures et des heures dans mes volières et non utilisés après. Beaucoup contiennent un œuf.

Or, si distante que soit l’entrée du puits, au-dessus de la cupule, cet œuf est constamment tout au fond, à la base de la masse cotylédonnaire. Il y a là, fourni par la cupule, un souple molleton qu’imbibe de sapides exsudations l’extrémité du pédoncule, source nourricière. Je vois un jeune ver, éclos sous mes yeux, mordiller, pour premières bouchées, ce tendre amas cotonneux, cette fraîche brioche assaisonnée de tanin.

Pareille friandise, juteuse, de digestion facile comme le sont les matières organiques naissantes, ne se trouve que là ; et c’est uniquement là, entre la cupule et la base des cotylédons, que le Balanin établit son œuf. L’insecte sait à merveille où se trouvent les morceaux les mieux appropriés à la faiblesse d’estomac du nouveau-né.

Au-dessus est le pain relativement grossier des cotylédons. Réconforté à la buvette des premières heures, le vermisseau s’y engage, non directement, mais par le défilé qu’a ouvert la sonde de la mère, défilé bourré de miettes, de débris à demi mâchés. Avec cette semoule légère, préparée en colonne de longueur convenable, les forces viennent ; le ver plonge alors en plein dans la ferme substance du gland.

Ces données expliquent la tactique de la pondeuse. Quel est son but lorsque, avant de procéder au forage, elle inspecte son gland, dessus, dessous, d’avant, d’arrière, avec des soins méticuleux ? Elle s’informe si le fruit n’est pas déjà peuplé. Certes, le garde-manger est riche, non assez néanmoins pour deux. Jamais, en effet, je n’ai trouvé deux larves dans le même gland. Une seule, toujours une seule, digère le copieux morceau et le convertit en farinette olivâtre avant de le quitter et de descendre en terre. Du pain cotylédonnaire, il reste au plus un insignifiant croûton. La règle est : à chaque ver sa miche, à chaque consommateur sa ration d’un gland.

Avant de lui confier l’œuf, il convient alors d’examiner d’abord la pièce, de reconnaître s’il y a déjà un occupant. Or cet occupant possible est au fond d’une crypte, à la base du gland, sous le couvert d’une cupule hérissée d’écailles. Rien de secret comme cette cachette. Aucun œil ne devinerait un reclus si la surface du gland ne portait subtile piqûre.

Ce point, tout juste visible, est mon guide. Présent, il me dit que le fruit est peuplé, ou du moins a subi des essais relatifs à la ponte ; absent, il m’affirme que nul n’a pris possession de la pièce. Le Balanin, à n’en pas douter, est renseigné de la même manière.

Je vois les choses de haut, d’un vaste regard, secouru au besoin de la loupe. Que je tourne un instant l’objet entre les doigts, et l’inspection est faite. Lui, l’investigateur à courte vue, est obligé de braquer un peu de partout son microscope avant d’apercevoir de façon précise le point révélateur. L’intérêt de sa famille lui impose d’ailleurs des recherches autrement scrupuleuses que celles de ma curiosité. Aussi prolonge-t-il à l’excès son examen du gland.

C’est fait : le gland est reconnu bon. Le foret plonge, des heures durant travaille ; puis, bien des fois, l’insecte s’en va, dédaigneux de son ouvrage. La ponte ne suit pas le coup de sonde. À quoi bon tel effort, de si longue durée ? Serait-ce la simple mise en perce d’une pièce où le Balanin s’abreuve, se réconforte ? Le chalumeau du bec descendrait-il dans les profondeurs de la futaille pour y puiser, aux bons coins, quelques gorgées d’un breuvage nutritif ? L’entreprise serait-elle affaire d’alimentation personnelle ?

Tout d’abord, je l’ai cru, assez surpris du reste de tant de persévérance en vue d’une lampée. Cette idée, je l’ai abandonnée, instruit par les mâles. Eux aussi possèdent long rostre, capable d’ouvrir un puits s’il le fallait ; néanmoins je n’en vois jamais se camper sur un gland et le travailler de la percerette. Pourquoi tant de peine ? À ces sobres un rien suffit. Labourer superficiellement du bout de la trompe une feuille tendre, c’est assez pour le sustenter.

Si eux, les désœuvrés à qui sont permis les loisirs de la table n’en demandent pas davantage, que sera-ce des mères, affairées à la ponte ? Ont-elles bien le temps de boire et de manger ? Non, le gland perforé n’est pas une buvette où l’on s’attarde en d’interminables sirotages. Que le bec, plongé dans le fruit, en prélève modique bouchée, c’est possible ; mais certainement cette miette n’est pas le but proposé.

Le vrai but, je crois l’entrevoir. L’œuf, avons-nous dit, est toujours à la base du gland, au sein d’une sorte d’ouate qu’humectent les suintements du pédoncule. À l’éclosion, le vermisseau, incapable encore d’attaquer la ferme substance des cotylédons, mâche le feutre délicat du fond de la cupule et s’alimente de ses humeurs.

Mais avec l’âge du fruit, cette brioche gagne en consistance, se modifie en saveur, en quantité de purée.

Le tendre se raffermit, l’humecté se dessèche. Il est une période où sont remplies à point les conditions de bien-être du nouveau-né. Plus tôt, les choses ne seraient pas au degré voulu de préparation ; plus tard, elles seraient trop mûres.

Au dehors, sur la verte écorce du gland, rien n’indique les progrès de cette cuisine intérieure. Pour ne pas servir au vermisseau mets fâcheux, la mère, non suffisamment renseignée par la vue de la pièce, est donc obligée de déguster d’abord, du bout de la trompe, ce qu’il y a au fond de la soute aux vivres.

La nourrice, avant de présenter au poupon la cuillerée de bouillie, l’éprouve du bout des lèvres. Ainsi fait, avec non moins de tendresse, la mère Balanin. Elle plonge la sonde au fond du pot, s’informe du contenu avant de le léguer au fils. Si le mets est reconnu satisfaisant, l’œuf est pondu ; dans le cas contraire, le sondage est abandonné sans plus. Ainsi s’expliquent les coups de percerette dont il n’est tiré aucun parti après laborieux travail. Le pain mollet du fond, soigneusement expertisé, ne s’est pas trouvé en l’état requis. Quels difficiles, quels méticuleux que ces Balanins, quand il s’agit de la première bouchée de la famille !

Colloquer l’œuf en un point où le nouveau-né trouvera mets juteux et léger, de digestion facile, ne suffit pas à ces prévoyants. Leurs soins vont au delà. Un terme moyen serait utile qui acheminerait la petite larve de la friandise des premières heures au régime du pain dur. Ce terme moyen est dans la galerie, ouvrage de la sonde maternelle. Là sont des miettes, des parcelles mâchées par les cisailles de la trompe. En outre, les parois du canal, mortifiées, attendries, conviennent mieux que le reste aux faibles mandibules du novice.

Avant de mordre sur les cotylédons, c’est, en effet, dans ce canal que s’engage le ver. Il s’alimente de la semoule trouvée en chemin ; il cueille les atomes brunis qui pendent aux murailles ; enfin, fortifié à point, il entame la miche de l’amande, y plonge, y disparaît. L’estomac est prêt. Le reste est béate consommation.

Cette nourricerie tubulaire doit avoir certaine longueur pour satisfaire aux besoins du premier âge ; aussi la mère travaille-t-elle du vilebrequin en conséquence. Si le coup de sonde devait se borner à déguster la matière, à reconnaître le degré de maturité à la base du gland, l’opération serait beaucoup plus brève, entreprise non loin de cette base, à travers la cupule. Cet avantage n’est pas méconnu : il m’arrive de surprendre l’insecte travaillant le godet écailleux.

Je ne vois là qu’un essai de la pondeuse pressée d’aller aux informations. Si le gland convient, le forage sera recommencé plus haut, en dehors de la cupule. Lorsque l’œuf doit être pondu, la règle est, en effet, de forer le gland lui-même, aussi haut que possible, autant que le permet la longueur de l’outil.

Dans quel but ce long trou de sonde, non achevé toujours en une demi-journée ? À quoi bon cette tenace persévérance lorsque, non loin du pédoncule, à frais bien moindres de temps et de fatigue, la percerette atteindrait le point désiré, la source vive où doit s’abreuver le ver naissant ? La mère a ses raisons de s’exténuer de la sorte : ce faisant, elle atteint le lieu réglementaire, la base du gland, et du coup, résultat de haute valeur, elle prépare au fils long sachet de farine.

Vétilles, tout cela ! Non, s’il vous plaît, mais grandes choses, nous parlant des soins infinis qui président à la conservation des moindres, nous témoignant d’une logique supérieure, régulatrice des moindres détails.

Si bien inspiré comme éducateur, le Balanin a son rôle et mérite des égards. C’est du moins l’avis du merle, qui, sur la fin de l’automne, les baies commençant à manquer, volontiers fait régal de l’insecte à long bec.

C’est petite bouchée, mais de haut goût ; cela fait diversion aux âpretés de l’olive non encore domptée par le froid.

Et que serait, sans le merle et ses émules, le réveil des bois au printemps ! Disparaisse l’homme, aboli par ses sottises, et les fêtes du renouveau ne seront pas moins solennelles, célébrées par la fanfare du merle.

Au rôle très méritoire de régaler l’oiseau, joie des forêts, le Balanin en adjoint un autre : celui de modérer l’encombrement végétal. Comme tous les forts vraiment dignes de leur puissance, le chêne est généreux : il donne des glands par boisseaux. Que ferait la terre de ces prodigalités ? Faute de place, la forêt s’étoufferait elle-même ; l’excès y ruinerait le nécessaire.

Mais, du moment que les vivres abondent, accourent de toutes parts des consommateurs empressés d’équilibrer la fougueuse production. Le mulot, un indigène, thésaurise le gland dans un tas de pierrailles, à côté de son matelas de foin. Un étranger, le geai, nous arrive de loin, par bandes, averti je ne sais comme. Quelques semaines il festoie d’un chêne à l’autre, il témoigne ses allégresses, ses émois, par des cris de chat qui s’étrangle ; puis, sa mission accomplie, il remonte vers le nord, d’où il était venu.

Le Balanin les a devancés tous. Il a confié sa ponte aux glands encore verts. Ceux-ci maintenant gisent à terre, brunis avant l’heure et percés d’un trou rond par où la larve est sortie après avoir consommé le contenu. Sous un seul chêne, aisément s’emplirait un panier de ces ruines vides. Mieux que le geai, mieux que le mulot, le Curculionide a travaillé au débarras du trop-plein.

Bientôt l’homme arrive, dans l’intérêt de son porc. En mon village, c’est événement majeur lorsque le tambour municipal annonce pour tel jour l’ouverture de la glandée dans les bois communaux. La veille, les plus zélés vont inspecter les lieux, se choisir bonne place. Le lendemain, au petit jour, toute la famille est là. Le père bat d’une gaule les hautes branches ; la mère, à grand tablier de toile qui permet d’entrer dans l’épaisseur des fourrés, cueille sur l’arbre ce que la main peut atteindre ; les enfants ramassent à terre. Et les paniers s’emplissent, puis les corbeilles, puis les sacs.

Après les joies du mulot, du geai, du charançon et de tant d’autres, voici celles de l’homme, calculant combien de lard lui vaudra sa récolte. Un regret se mêle à la fête : c’est de voir tant de glands répandus à terre, percés, gâtés, bons à rien. L’homme peste contre l’auteur du dégât. À l’entendre, la forêt est à lui seul ; pour son porc seul les chênes fructifient. Mon ami, lui dirais-je, le garde forestier ne peut verbaliser contre le délinquant, et c’est fort heureux, car notre égoïsme, enclin à ne voir dans la glandée qu’une guirlande de saucisses, aurait des suites fâcheuses. Le chêne convie tout un monde à l’exploitation de ses fruits. Nous prélevons la part la plus grosse, parce que nous sommes les plus forts. C’est là notre unique droit.

Mais au-dessus immensément domine l’équitable répartition entre les divers consommateurs, tous ayant leur rôle, petit ou grand, en ce monde. S’il est excellent que le merle siffle et réjouisse les frondaisons printanières, ne trouvons pas mauvais que des glands soient vermoulus. Là se prépare le dessert de l’oiseau, le balanin, fine bouchée qui met de la graisse au croupion et de belles sonorités au gosier.

Laissons chanter le merle et revenons à l’œuf du Curculionide. Nous savons où il est : à la base du gland, parmi ce que l’amande a de plus tendre et de plus juteux. Comment a-t-il été logé là, si loin du point d’entrée situé au-dessus des bords de la cupule ? Très petite question, c’est vrai, puérile même si l’on veut. Ne la dédaignons pas : la science se fait avec des puérilités.

Le premier qui frotta un morceau d’ambre sur sa manche et reconnut après que ledit morceau attirait les fétus de paille, ne soupçonnait certes pas les merveilles électriques de nos jours. Naïvement, il s’amusait. Repris, sondé de toutes les manières, le jeu d’enfant est devenu l’une des puissances du monde.

L’observateur ne doit rien négliger : il ne sait jamais ce qui pourra éclore du fait le plus humble. Je me renouvelle donc la demande : par quels moyens l’œuf du Balanin a-t-il pris place si loin du point d’entrée ?

Pour qui ne connaîtrait pas encore l’emplacement de l’œuf, mais saurait que le ver attaque d’abord le gland par la base, la réponse serait celle-ci : l’œuf est pondu à l’entrée du canal, à la superficie, et le vermisseau, rampant dans la galerie forée par la mère, gagne de lui-même ce point reculé où se trouvent les aliments du premier âge.

Avant des données suffisantes, cette explication est d’abord la mienne ; mais l’erreur promptement se dissipe. Je cueille le gland lorsque la mère se retire après avoir appliqué un instant le bout du ventre sur l’orifice du canal que le rostre vient de creuser. L’œuf, semble-t-il, doit être là, à l’entrée, tout près de la surface… Eh bien, non : il n’y est pas ; il est à l’autre extrémité du couloir. Si j’osais me le permettre, je dirais qu’il y est descendu comme une pierre tombe au fond d’un puits.

Abandonnons vite cette sotte idée : le canal, infiniment étroit, encombré de râpure, rend impossible pareille descente. D’ailleurs, suivant la direction du pédoncule, droite ou renversée, la chute dans tel gland devrait être ascension dans un autre.

Une seconde explication se présente, non moins périlleuse. On se dit : « Le coucou pond son œuf sur le gazon, n’importe où ; il le cueille avec le bec et va le déposer ainsi dans le nid étroit de la fauvette. » Le Balanin aurait-il méthode analogue ? se servirait-il du rostre pour conduire son œuf à la base du gland ? Je ne vois pas dans l’insecte d’autre outil capable d’atteindre cette profonde cachette.

Et cependant, hâtons-nous de rejeter la bizarre explication, ressource désespérée. Jamais le Balanin ne dépose son œuf à découvert pour le happer ensuite du bec. Le ferait-il, que le germe délicat infailliblement périrait, écrasé dans le refoulement à travers un subtil canal à demi obstrué.

Mon embarras est grand. Il sera partagé par tout lecteur versé dans la structure du Charançon. La Sauterelle possède un sabre, instrument de ponte qui descend en terre et sème les œufs à la profondeur voulue ; le Leucospis est doué d’une sonde qui s’insinue à travers la maçonnerie du Chalicodome et conduit l’œuf dans le cocon de la grosse larve somnolente ; mais lui, le Balanin, n’a rien de ces flamberges, de ces dagues, de ces lardoires ; il n’a rien au bout du ventre, absolument rien. Et cependant il lui suffit d’appliquer l’extrémité abdominale sur l’étroit orifice du puits pour que l’œuf soit aussitôt logé là-bas, tout au fond.

L’anatomie nous dira le mot de l’énigme, indéchiffrable autrement. J’ouvre la pondeuse. Ce que j’ai sous les yeux m’ébahit. Il y a là, occupant toute la longueur du corps, une machine étrange, un pal roux, corné, rigide ; je dirais presque un rostre, tant il ressemble à celui de la tête. C’est un tube, menu comme un crin, un peu évasé en tromblon à l’extrémité libre, renflé en ampoule ovalaire au point d’origine.

Voilà l’outil de la ponte, l’équivalent de la percerette en dimension. Autant le bec perforateur plonge, autant peut plonger la sonde aux œufs, bec intérieur. Lorsqu’il travaille son gland, l’insecte choisit le point d’attaque de façon que les deux instruments complémentaires puissent l’un et l’autre atteindre le point désiré, la base de l’amande.

Le reste maintenant s’explique de lui-même. Le travail du vilebrequin fini, la galerie prête, la mère se retourne et met sur l’embouchure le bout de l’abdomen. Elle dégaine, elle fait saillir sa mécanique interne, qui, sans difficulté, s’enfonce à travers des râpures mouvantes. Rien n’apparaît de la sonde conductrice, tant elle fonctionne avec prestesse et discrétion ; rien n’apparaît non plus lorsque, l’œuf mis en place, l’instrument remonte et rentre à mesure dans le ventre. C’est fini ; la pondeuse s’en va, et nous n’avons rien vu de ses petits secrets.

N’avais-je pas raison d’insister ? Un fait insignifiant en apparence vient de m’apprendre de façon authentique ce que déjà faisaient soupçonner les Larins. Les Charançons à longue trompe ont une sonde intérieure, un rostre abdominal que rien au dehors ne trahit ; ils possèdent, dans les secrets du ventre, l’analogue du sabre de la Sauterelle et de la lardoire de l’Ichneumon.

IX – LE BALANIN DES NOISETTES

S’il suffit, pour être heureux, d’avoir gîte paisible, bon estomac et vivres assurés, celui-ci vraiment est un heureux, mieux que le célèbre rat qui s’était retiré dans un fromage de Hollande. L’ermite du fabuliste avait conservé quelques relations avec le monde, source d’ennuis. Un jour, des députés du peuple rat s’en vinrent lui demander une aumône légère. Le reclus écouta leurs doléances d’une oreille mal disposée : il dit ne pouvoir les assister, promit des prières, et sans plus ferma la porte.

Si dur qu’il fût à la disette des autres, cette visite d’affamés dut quelque peu lui troubler la digestion ; l’histoire ne le dit pas, mais il est permis de le croire. L’ermite du naturaliste n’a pas ces désagréments. Sa demeure est un logis inviolable, un coffre d’une seule pièce, sans porte ni guichet où puisse frapper l’importun en détresse. Là dedans, quiétude parfaite ; rien n’y arrive des bruits, des soucis du dehors. Excellent gîte, ni trop chaud, ni trop froid, tranquille, fermé à tous. Table excellente aussi, et somptueuse. Que faut-il davantage ? Le béat se fait gros et gras.

Chacun le connaît. Qui de nous, cassant une noisette entre ses bonnes molaires d’adolescent, n’a mordu sur quelque chose d’amer, de glutineux ? Pouah ! c’est le ver des noisettes. Surmontons notre répugnance et voyons la bête de près. Elle en vaut la peine.

C’est un ver replet, grassouillet, fléchi en arc, sans pattes et d’un blanc laiteux, sauf la tête, coiffée de corne jaunâtre. Extrait de sa loge et déposé sur la table, cela remue, se recourbe et frétille sans parvenir à se déplacer. La locomotion lui est refusée. Qu’en ferait-il dans son étroite niche ? C’est, du reste, un trait commun à la tribu des Charançons, tous passionnés sédentaires en leur âge de larve. Tel est l’ermite dont l’histoire va suivre, le reclus à croupe rondelette et luisante, le ver du Balanin des noisettes (Balaninus nucum, Lin.).

L’amande de la noisette est son gâteau, pièce copieuse dont il dédaigne habituellement les reliefs, tant les vivres excèdent les limites de l’embonpoint. Il y a là largement, pour un seul, de quoi mener douce vie trois à quatre semaines ; mais ce serait disette avec deux convives. Aussi les provisions sont-elles scrupuleusement rationnées : à chaque noisette son ver, pas davantage.

Bien rarement il m’est arrivé d’en rencontrer deux. Le tard venu, fils de quelque mère mal renseignée, s’était attablé à côté de l’autre sans grand profit. Le gâteau touchait à sa fin ; et puis l’intrus, tout faible encore, semblait avoir été mal accueilli du vigoureux propriétaire, jaloux de son bien. Cela se voyait : le malingre surnuméraire était destiné à périr. Non plus que le rat du fromage, le Charançon ne connaît l’assistance entre pareils. Chacun pour soi : c’est la loi bestiale, féroce, même dans une coquille de noisette.

La demeure est bastion de continuité parfaite, sans joint, sans fissure par où pourrait se glisser un envahisseur. Le noyer compose la coque de son fruit avec deux valves assemblées, laissant entre elles une ligne de moindre résistance ; le noisetier construit ses tonnelets avec une douve unique, qui se recourbe en voûte partout de force égale. Comment le ver du Balanin a-t-il trouvé accès dans cette forteresse ?

À la surface, aussi lisse que marbre poli, le regard ne discerne rien qui puisse expliquer l’entrée d’un exploiteur venu du dehors. On conçoit la surprise et les naïves imaginations de ceux qui, les premiers, remarquèrent le singulier contenu de la noisette intacte, sans ouverture aucune. Le ver dodu qui vivait là dedans ne pouvait être un étranger. Il était donc né du fruit même, sous l’influence d’une mauvaise lune. C’était un fils de la pourriture couvée par un brouillard.

Fidèle, conservateur des vieilles croyances, le paysan d’aujourd’hui met toujours les noisettes véreuses et autres fruits gâtés par l’insecte sur le compte de la lune et d’un mauvais air qui passe. Et cela durera ainsi indéfiniment, tant que l’école rurale ne donnera place d’honneur à la gaie, à la vivifiante étude des champs.

À ces âneries substituons le réel. Le ver est certainement un étranger, un envahisseur ; et s’il est entré, c’est qu’il a trouvé quelque part un passage. Ce défilé, qui échappe au premier examen, cherchons-le en nous aidant d’une loupe.

La recherche n’est pas longue. La base de la noisette s’étale en une large dépression pâle et rugueuse où la cupule se rattachait. Sur les confins de cette aire, un peu en dehors, brunit un point subtil. Voilà l’entrée du château fort, voilà le mot de l’énigme.

Sans autre informé, le reste suit, très clairement interprété au moyen des données fournies par le Balanin éléphant. Le Curculionide des noisettes est, lui aussi, porteur d’un vilebrequin buccal, toujours démesuré de longueur, mais cette fois un peu courbe.

En imagination, je vois très bien l’insecte qui, à l’exemple de son congénère des glands, se presse sur le trépied du bout des élytres et des tarses postérieurs ; il prend une pose digne d’être portraiturée par un crayon ami des extravagances ; il implante d’aplomb sa mécanique ; patiemment il vire, revire.

C’est dur, très dur, car le fruit est choisi voisin de sa maturité, afin de fournir au ver nourriture plus savoureuse et plus abondante ; c’est épais et résistant, beaucoup plus que la peau d’un gland. Si l’autre met une demi-journée à forer son défilé, quelles ne doivent pas être la lenteur et l’opiniâtre patience de celui-ci ! Peut-être son pal est-il de trempe spéciale. Nous savons amorcer nos forets de façon à user le granit ; lui de même, sans doute, donne à sa lardoire tailloir triplement durci.

Lente ou rapide, la tarière descend à la base de la noisette, où se trouvent tissus plus tendres, plus riches en laitage ; elle plonge obliquement, fait trajet assez long afin de préparer au ver colonne de semoule, propice à la première éducation. Sondeurs de noisettes et sondeurs de glands ont mêmes délicats préparatifs en vue de la famille.

Vient enfin la mise en place de l’œuf, tout au fond du puits. Ici se répète l’originale méthode déjà connue. Avec un rostre d’arrière, équivalant en longueur à celui d’avant et tenu dans les secrets du ventre jusqu’au moment de s’en servir, la pondeuse introduit son œuf à la base de l’amande.

Ces soins de nourricerie, je ne les vois qu’en esprit, mais de façon très claire, renseigné que je suis par l’examen de la noisette devenue berceau, et surtout par la méthode du Balanin des glands. Je désirerais mieux toutefois, je voudrais assister au travail, ambition de peu d’espérance.

Dans ma région, en effet, le noisetier est rare, et son exploiteur attitré fait à peu près défaut. Essayons tout de même avec les six noisetiers que j’ai plantés autrefois dans l’enclos. Il s’agit tout d’abord de les peupler en conséquence.

Un vallon du Gard, moins brûlé que les collines sérignanaises, me vaut quelques couples de l’insecte. Ils m’arrivent par la poste en fin avril, alors que la noisette, toute pâle encore, tendre et comprimée, commence à émerger de son enveloppe cupulaire. L’amande n’est pas formée, de bien s’en faut ; il y en a l’ébauche, l’espoir.

Dans la matinée, par un temps superbe, je dépose les étrangers sur le feuillage de mes noisetiers. Le voyage ne les a pas trop éprouvés. Ils sont magnifiques en leur modeste costume roux. Aussitôt libres, ils ouvrent à demi les élytres, déploient les ailes, les referment, les étalent encore sans prendre l’essor. Ce sont simples exercices d’assouplissement, favorables au réveil des forces après longue incarcération. J’augure bien de ces liesses au soleil : mes colons ne déserteront pas.

Cependant les noisettes de jour en jour se gonflent, deviennent pour les enfants affriolante tentation. Elles sont à la portée des plus petits, si heureux de s’en bourrer les poches et de les gruger après en les cassant entre deux pierres. Recommandation expresse est faite de ne pas y toucher. Pour cette année, en faveur des Charançons dont je désire connaître l’histoire, les joies de la récolte seront supprimées.

Quelles idées telle défense peut-elle faire germer en ces naïfs ? S’ils étaient d’âge à me comprendre, je leur dirais : « Mes amis, gardez-vous de la grande ensorceleuse, la science. Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, quelqu’un d’entre vous se laissait séduire, qu’il se tienne pour averti : en échange des petits secrets qu’elle nous livre, elle exige de nous des sacrifices autrement sérieux qu’une poignée de noisettes. »

La défense est comprise ; les fruits tentateurs sont à peu près respectés. De mon côté, assidûment je les visite. Soins inutiles : je ne parviens pas à surprendre un Balanin en travail persévérant de forage. Tout au plus, au déclin du soleil, m’arrive-t-il d’en voir un qui, hautement guindé, essaye d’implanter sa mécanique. Le peu que je constate ne m’apprend rien de nouveau ; le Balanin des glands me l’a déjà montré.

C’est du reste brève tentative. L’insecte est en recherches et n’a pas encore trouvé ce qui lui convient. Peut-être le troueur de noisettes opère-t-il de nuit.

Sous un autre rapport, je suis mieux avantagé. Quelques noisettes, des premières peuplées, sont en réserve dans mon cabinet et soumises à de fréquentes visites. Mon assiduité me vaut un succès.

Au commencement d’août, deux larves quittent leur coffre sous mes yeux. Longtemps, sans doute, de la pointe des mandibules, patient ciseau, elles ont buriné la dure paroi. Le trou de sortie s’achève lorsque je m’aperçois de la prochaine évasion. Une fine poussière tombe on guise de copeaux.

La lucarne de libération ne se confond pas avec le fin pertuis de l’entrée. Peut-être, tant que dure le travail, convient-il de ne pas obstruer ce soupirail par où se fait l’aération de la demeure. Cette lucarne est située à la base du fruit, tout près de l’aire rugueuse par où la noisette adhère à sa cupule. En cette région, où s’élaborent, jusqu’à parfaite maturité, des matériaux naissants, la densité est un peu moindre qu’ailleurs. Le point à perforer est donc excellemment choisi : là se rencontrera la moindre résistance.

Sans auscultation préalable, sans coups de sonde explorateurs, le reclus connaît le point faible de sa prison. Rudement il y travaille, confiant dans le succès. Où le premier coup de pic est donné, les autres suivent, sans se perdre en essais. La constance est la force des faibles.

C’est fait : le jour pénètre dans le coffre. La fenêtre s’ouvre, ronde, un peu évasée à l’intérieur et soigneusement polie dans tout le pourtour de son embrasure. A disparu sous le polissoir de la dent toute aspérité qui pourrait troubler tantôt la difficile sortie. Les trous de nos filières en acier ont à peine précision plus rigoureuse.

Le terme de filière vient ici bien à propos : la larve se libère, en effet, par une opération de tréfilage. Semblable au fil de laiton qui passe en s’amoindrissant à travers un orifice trop étroit pour son diamètre, elle franchit la lucarne de la coque en s’atténuant. Le fil métallique est violemment tiré par les pinces de l’ouvrier ou par les rotations de la machine ; il conserve après le calibre réduit que l’opération lui a donné. Le ver connaît autre méthode : il s’étire de lui-même par ses propres efforts ; et, tout aussitôt le défilé franchi, il revient à sa grosseur naturelle. Ces différences écartées, la similitude est frappante.

Le trou de sortie a très exactement l’ampleur de la tête, qui, rigide, casquée de corne, ne se prête pas à la déformation. Où le crâne a passé, il faut que le corps passe, si obèse qu’il soit. Lorsque la libération est terminée, c’est vive surprise de voir quel volumineux cylindre, quel ver corpulent a trouvé passage dans l’exigu pertuis. Si l’on n’avait été témoin de l’exode, on ne soupçonnerait jamais pareil exploit de gymnastique.

L’orifice, disons-nous, est travaillé sur l’exact diamètre de la tête. Or, cette tête inflexible, pour laquelle seule l’ampleur du trou a été calculée, représente au plus le tiers de la largeur du corps. Comment le triple trouve-t-il passage dans le simple ?

Voici la tête dehors, sans difficulté aucune : la porte est faite sur son patron. Suit le col, un peu plus ample : une minime contraction le dégage. C’est le tour de la poitrine, c’est le tour de la dodue bedaine. Maintenant la manœuvre est des plus ardues. L’animal est dépourvu de pattes. Il n’a rien, ni crocs, ni cils raides qui puissent lui fournir appui. C’est un flasque boudin qui, de lui-même, doit franchir le détroit, si disproportionné.

Ce qui se passe à l’intérieur de la noisette m’échappe, dérobé par l’opacité de la coque ; ce que je vois à l’extérieur est fort simple et me renseigne sur l’invisible. D’arrière en avant le sang de l’animal afflue ; les humeurs de l’organisation se déplacent et s’accumulent dans la partie déjà émergée, qui se gonfle, devient hydropique jusqu’à prendre de cinq à six fois le diamètre de la tête.

Sur la margelle du puits ainsi se forme un gros bourrelet, un ceinturon d’énergie qui, par sa dilatation et son propre ressort, extrait petit à petit les anneaux suivants, diminués à mesure de volume au moyen de l’émigration de leur contenu fluide.

C’est lent et très laborieux. L’animal, dans sa partie libre, se courbe, se redresse, oscille. Ainsi faisons-nous osciller un clou pour l’extraire de son alvéole. Les mandibules bâillent largement, se referment, bâillent encore sans intention de saisir. Ce sont les ahan ! dont l’exténué accompagne ses efforts, de même que le bûcheron accompagne ses coups de cognée.

Ahan ! fait le ver, et le boudin monte d’un cran. Pendant que le bourrelet extracteur se gonfle et tend ses muscles, il va de soi que la partie encore dans la coque se tarit de ses humeurs jusqu’aux limites du possible, en les faisant affluer dans la partie libre. Ainsi est rendu possible l’engagement dans la filière.

Encore un coup de levier du ceinturon gonflé ; encore un bâillement, ahan ! Ça y est. Le ver glisse sur la coque et se laisse choir.

Une des noisettes qui viennent de me montrer ce spectacle avait été cueillie sur sa branche quelques heures avant. Le ver serait donc tombé à terre du haut du noisetier. Toute proportion gardée, pour nous semblable chute serait horrible écrasement ; pour lui, si plastique, si souple d’échine, c’est événement de rien. Peu lui importe de faire sa culbute dans le monde du sommet de l’arbuste, ou de déménager paisiblement un peu plus tard, lorsque la noisette gît à terre, détachée par la maturité.

Sans retard, aussitôt libre, il explore le sol dans un étroit rayon, cherche un point de fouille aisée, le trouve, pioche de la mâchoire, manœuvre de la croupe et s’enterre. À une profondeur médiocre, une niche ronde est pratiquée par le refoulement des matériaux poudreux. Là se passera la mauvaise saison, là s’attendra la résurrection du printemps.

Si la présomption me venait de conseiller le Balanin, mieux versé que pas un dans ses affaires de Curculionide, je lui dirais : « Quitter maintenant la noisette est une sottise. Plus tard, quand reviendra le festival d’avril et que les noisetiers feront succéder aux pendeloques des chatons les pistils roses des fruits naissants, à la bonne heure ; mais aujourd’hui, en ce temps d’incendie solaire qui impose le chômage aux plus vaillants, à quoi bon abandonner une demeure où l’on est si bien, pour dormir toute la morte saison de l’été ?

« Où trouver meilleur gîte que la boîte de la noisette lorsque viendront les pluies de l’automne et les frimas de l’hiver ? En quelle solitude plus tranquille pourrait se faire le délicat travail de la transformation ?

« Le sous-sol est d’ailleurs plein de dangers. C’est humide et froid ; par ses rugosités, c’est d’un contact pénible à une peau fine comme la tienne. Là couve un redoutable ennemi, un cryptogame qui s’implante sur toute larve enfouie. Dans mes bocaux d’éducation, j’ai grand’peine à défendre les enterrées. Tôt ou tard, contre la paroi de verre s’élèvent des houppes blanches, des fusées cotonneuses dont la base enlace et tarit un pauvre ver devenu granule de plâtre : c’est le mycélium d’une Sphériacée à qui est dévolu, comme champ d’exploitation, le corps des insectes en travail de nymphose sous terre. Dans la noisette, cellule hygiénique, affranchie des germes ravageurs, rien de pareil n’est à redouter. Pourquoi la quitter ? »

À ces raisons, le Balanin répond par un refus. Il déménage, et il n’a pas tort. Sur le sol, où gît la noisette, est tout d’abord à craindre le mulot, grand thésauriseur de noyaux. En son tas de pierrailles, il amasse tout ce que lui valent ses rondes nocturnes ; puis à loisir, d’une dent patiente, il perce la coque d’un petit trou par où s’extrait l’amande.

La noisette rencontrée est la bienvenue : c’est un morceau de haut goût. Vidée par le Charançon, elle n’est que plus précieuse : au lieu de son contenu habituel, elle renferme le ver du Balanin, grasse andouillette qui fait heureuse diversion au régime des farineux. Crainte du mulot, on descend donc sous terre.

Un motif plus grave encore conseille le départ. Il ferait bon dormir, c’est vrai, dans l’inexpugnable donjon de la noisette ; mais il convient aussi de songer à la libération de l’insecte futur. La larve du Capricorne, oubliant la prudence, quitte l’intérieur du chêne et vient à la surface s’exposer aux recherches du pic ; elle émigre vers le périlleux afin de préparer une voie de sortie par où émergera le haut encorné, non apte lui-même à se frayer un chemin.

Semblable précaution est nécessaire au ver du Curculionide. Alors qu’il est dans sa pleine vigueur de mâchoires, sans attendre la somnolence pendant laquelle les graisses amassées se fondront en une organisation nouvelle, il perce le coffre d’où l’adulte serait incapable de sortir par ses propres moyens ; il sort, s’enfonce en terre. L’avenir est sagement prévu ; de l’hypogée actuelle, l’adulte pourra sans encombre remonter au grand jour. S’il prenait dans la noisette sa forme définitive, le Balanin, disons-nous, serait incapable de se libérer lui-même. Cependant, de sa percerette, il parvient très bien à forer la coque lorsqu’il s’agit d’établir l’œuf. En quoi serait-il empêché de faire en sens inverse ce qu’il sait opérer de dehors en dedans ? Un peu de réflexion montre l’énorme difficulté.

Pour mettre l’œuf en place, un subtil canalicule, du calibre du vilebrequin, suffit. Pour donner passage au rigide Charançon adulte, il faudrait une baie relativement énorme. La matière à percer est très dure, à tel point que la larve, avec les puissantes gouges de ses mandibules, ne fore que juste de quoi laisser passer la tête. Le reste de l’animal doit suivre par d’exténuants efforts.

Comment, avec son délicat fleuret, l’insecte parviendrait-il à s’ouvrir porte suffisante, lorsque le ver, bien mieux outillé, peine tant à se pratiquer médiocre hublot ? Au moyen de perforations rangées en ligne circulaire, ne pourrait-il faire sauter une rondelle de l’ampleur voulue ? À la rigueur, c’est possible, avec dépense prodigieuse de patience, qualité dont l’insecte ne manque guère.

Mais ici longueur de temps ne suffit pas : à l’intérieur de la noisette, l’outil perforateur est de manœuvre absolument impraticable. Il est si long que, pour l’implanter au point de forage, le Balanin est obligé de se dresser debout quand il travaille au dehors. Faute de large, sous la voûte surbaissée de la coque, cette position et les virements alternatifs ne sont plus possibles.

Si patient qu’il soit et si bien outillé qu’on le suppose au bout de son fleuret, l’insecte périrait dans le coffre, empêché de faire usage de son vilebrequin par l’étroitesse du logis. Il succomberait victime de sa trop longue mécanique, excellente quand il faut loger l’œuf, mais très encombrante si l’incarcéré devait travailler lui-même à sa libération.

Avec un rostre non exagéré, un simple poinçon court et robuste, il est à croire que le Balanin, encore à l’état de larve, n’abandonnerait pas la noisette malgré le péril du mulot. C’est un délicieux laboratoire pour la refonte de la métamorphose. La coque, il est vrai, est à la surface du sol, sans abri, exposée à la bise. Mais qu’importe le froid pourvu que l’on soit au sec ? L’insecte redoute peu les gelées. Il ne dort que mieux son doux sommeil quand à la torpeur du renouvellement de l’être s’ajoute la torpeur d’une basse température.

J’en suis persuadé : porteur d’une vrille moins encombrante, le Balanin ne déménagerait pas, aussitôt consommée l’amande de sa noisette. Ma conviction a pour base les mœurs d’autres Curculionides, en particulier du Gymnetron thapsicola, Germ., exploiteur des capsules d’un bouillon-blanc, le Verbascum thapsus, Lin., hôte habituel des terres cultivées. Comme logis, ces canules sont, sous un moindre volume, à peu près l’équivalent de la noisette.

Elles sont disposées en robustes coques, formées de deux pièces étroitement assemblées, sans communication aucune avec le dehors. Un Charançon, humble de taille, modeste de costume, en prend possession en mai et juin et y loge sa larve, qui ronge le placenta du fruit, chargé de semences non mûres.

En août, la plante est desséchée, roussie par le soleil, mais toujours dressée et surmontée de son compact fuseau de capsules. Ouvrons quelques-unes de ces coques, presque aussi solides qu’un noyau de cerise. Le Charançon s’y trouve à l’état adulte. Ouvrons-les en hiver : le Gymnetron n’est pas sorti. Ouvrons-les une dernière fois en avril : le petit Curculionide est toujours dans sa demeure.

Cependant, dans le voisinage, de nouveaux bouillons-blancs ont poussé ; ils fleurissent ; leurs coques atteignent convenable degré de maturité : c’est le moment de partir et d’aller établir sa famille. Seulement alors le solitaire démolit son ermitage, sa capsule, qui l’a si bien protégé jusqu’ici.

Et comment cela ? – C’est tout simple. Son rostre est un bref poinçon, de manœuvre par conséquent aisée, même dans l’exiguïté d’une cellule. La coque est d’ailleurs de médiocre résistance. C’est une enveloppe de parchemin très sec plutôt qu’une paroi de bois dur. Le reclus enfonce son pic courtement emmanché ; il perce, il cogne et fait crouler en plâtras la muraille. Maintenant, vivent les joies du soleil ! vivent les fleurs jaunes, à étamines hérissées de poils violets !

En raison de l’outillage, là de longueur exagérée sous un plafond trop bas, ici de brève dimension conforme à l’espace disponible dans le logis, ne sont-ils pas bien inspirés l’un et l’autre, le premier en quittant la noisette prématurément, alors que les fortes cisailles du ver le permettent, le second en persistant les trois quarts de l’année dans la sécurité de sa coque, pour n’en sortir qu’au moment des noces sur la plante amie ? Ainsi se révèle, jusque chez les moindres, l’impeccable logique des instincts.

X – LE RHYNCHITE DU PEUPLIER

Insinuer sa ponte en des points où les vers trouveront nourriture à leur convenance, varier quelquefois le régime avec un tact botanique de merveilleuse sûreté, là se borne en général le savoir de la mère Curculionide. Chez elle peu ou point d’industrie. Les délicatesses de la layette et du biberon ne la concernent pas. À cette rustique maternité, je ne connais qu’une exception, apanage de certains Charançons qui, pour doter les jeunes d’une conserve alimentaire, savent rouler une feuille, à la fois logement et ration.

Parmi ces préparateurs de saucisses végétales, le plus habile est le Rhynchite du peuplier (Rhynchites populi, Lin.), humble de taille, mais splendide de costume. Il a sur le dos les rutilances de l’or et du cuivre ; sur le ventre, le bleu de l’indigo. Qui désirerait le voir opérer n’a qu’à visiter, au bord des prairies, sur la fin du mois de mai, les ramilles inférieures du vulgaire peuplier noir.

Tandis que, là-haut, les souffles caressants printaniers agitent la majestueuse quenouille de verdure et font trembloter le feuillage sur des queues aplaties, en bas, dans une couche d’air calme, les tendres pousses de l’année sont au repos.

Là surtout, loin des hauteurs agitées, contraires aux laborieux, travaille le Rhynchite. L’atelier se trouvant de la sorte à hauteur de l’homme, rien d’aisé comme de suivre les manœuvres du rouleur.

Aisé oui, mais bien pénible, sous un soleil étourdissant, si l’on veut suivre l’insecte dans le détail de ses méthodes, dans les progrès de son ouvrage. C’est, de plus, très dispendieux en courses, mangeuses de temps ; c’est d’ailleurs peu favorable aux observations précises, qui demandent loisir indéfini, visites assidues à toute heure du jour. L’étude au milieu des aises du chez soi est bien préférable ; mais il faut, avant tout, que l’animal s’y prête.

Le Rhynchite remplit excellemment cette condition.

C’est un pacifique, un zélé, qui travaille sur ma table avec le même entrain que sur son peuplier. Quelques pousses tendres implantées dans du sable frais, sous cloche en toile métallique, et renouvelées à mesure qu’elles se fanent, remplacent l’arbre dans mon cabinet. Non intimidé en rien, le Charançon s’y livre à son industrie jusque sous le verre de ma loupe. Il me fournit autant de rouleaux que je peux en désirer.

Suivons-le dans son travail. Sur la pousse de l’année, issue par faisceaux à la base du tronc, la pièce à rouler est choisie, non parmi les feuilles inférieures, déjà d’un vert correct et d’une texture ferme ; non plus parmi les feuilles terminales, en voie de croissance. En haut, c’est trop jeune, insuffisant d’ampleur ; en bas, c’est trop vieux, trop coriace, trop laborieux à dompter.

La feuille choisie appartient aux rangs intermédiaires. D’un vert douteux encore, où le jaune domine, tendre et lustrée de vernis, elle a, de guère s’en faut, les dimensions finales. Ses dentelures se gonflent en délicats bourrelets glanduleux d’où transpire un peu de cette viscosité qui goudronne les bourgeons au moment où leurs écailles se disjoignent.

Un mot maintenant de l’outillage. Les pattes sont armées de doubles griffettes en crocs de romaine. Le dessous des tarses porte épaisse brosse de cils blancs. Avec cette chaussure, l’insecte grimpe très prestement sur les parois verticales les plus glissantes ; il peut, le dos en bas, stationner, courir à la façon des mouches sur le plafond d’une cloche de verre. À ce trait seul se devine le subtil équilibre que lui imposera son travail.

Sans être exagéré, comme celui des Balanins, le bec, le rostre courbe et vigoureux, se dilate au bout en spatule que terminent de fines cisailles. C’est un excellent poinçon dont le rôle intervient tout le premier.

En l’état, effectivement, la feuille ne peut s’enrouler. C’est une lame vivante qui, par l’afflux de la sève et la tonicité des tissus, reprendrait la configuration plane à mesure que l’insecte travaillerait à l’incurver. Le nain n’est pas de force à dompter pareille pièce, à la convoluter tant qu’elle gardera les ressorts de la vie. C’est évident à nos yeux ; c’est évident aussi aux yeux du Charançon.

Comment obtenir le degré d’inerte souplesse requis en la circonstance ? Nous dirions : « Il faut détacher la feuille, la laisser choir à terre, puis la manipuler sur le sol quand elle sera fanée à point. » Mieux avisé que nous en ce genre d’affaires, le Curculionide ne partage pas notre avis. Il se dit : « À terre, au milieu des embarras du gazon, mon travail serait impraticable. Il me faut les coudées franches ; il me faut la suspension dans l’air, où rien ne fait obstacle.

« Condition plus grave : ma larve refuserait saucisse rance et desséchée ; elle exige nourriture conservant quelque fraîcheur. Le rouleau que je lui destine ne doit pas être feuille morte, mais feuille affaiblie, non privée en plein des sucs que l’arbre lui verse. Il me faut sevrer ma pièce, et non la tuer à fond, de manière que la mourante persiste à sa place le peu de jours que durera l’extrême jeunesse du ver. »

La mère, son choix fait, se campe donc sur la queue de la feuille, et là, patiemment, elle plonge le rostre, le tourne avec une insistance qui dénote le haut intérêt de ce coup de poinçon. Une petite plaie s’ouvre, assez profonde, devenue bientôt point mortifié.

C’est fini : les aqueducs de la sève sont rompus, ne laissent parvenir au limbe que de maigres suintements. Au point blessé, la feuille cède sous le poids : elle penche suivant la verticale, se flétrit un peu et ne tarde pas à prendre la souplesse requise. Le moment de la travailler est venu.

Ce coup de poinçon représente, avec bien moins de science toutefois, le coup de dard de l’hyménoptère prédateur. Ce dernier veut pour ses fils une proie tantôt morte et tantôt paralysée ; il sait, avec la précision d’un anatomiste consommé, en quels points il convient de plonger l’aiguillon pour obtenir soit mort soudaine, soit simple abolition des mouvements.

Le Rhynchite désire pour les siens une feuille assouplie, demi-vivante, paralysée en quelque sorte, qui se laisse aisément façonner en rouleau : il connaît à merveille la cordelette, le pétiole, où sont rassemblés en un menu paquet les vaisseaux dispensateurs de l’énergie foliaire ; et c’est là, uniquement là, jamais ailleurs, qu’il insinue sa percerette. D’un seul coup, à peu de frais, s’obtient ainsi la ruine de l’aqueduc. Où donc le porte-bec a-t-il appris son judicieux métier de tarisseur de sources ?

La feuille du peuplier est un rhombe irrégulier, une lance dont les côtés se dilatent en ailerons pointus. C’est par l’un de ces deux angles latéraux, celui de droite ou celui de gauche indifféremment, que débute la confection du rouleau.

Malgré la position pendante de la feuille, qui laisse d’égal accès le dessus et le dessous du limite, l’insecte ne manque jamais de prendre position au-dessus. Il a ses motifs, dictés par les lois de la mécanique. La face supérieure de la pièce, plus lisse et moins rebelle à la flexion, doit se trouver en dedans de la volute ; la face inférieure, de plus grand ressort à cause de ses fortes nervures, doit occuper le dehors. La statique du Charançon à petite cervelle concorde avec celle des savants.

Le voici à l’ouvrage. Il est placé sur la ligne d’enroulement, trois pattes sur la partie déjà roulée, les trois opposées sur la partie libre. D’ici comme de là, solidement fixé avec ses griffettes et ses brosses, il prend appui sur les pattes d’un côté tandis qu’il fait effort avec les pattes de l’autre. Les deux moitiés de la machine alternent comme moteurs, de manière que tantôt le cylindre formé progresse sur la lame libre, et que tantôt, au contraire, la lame libre se meut et s’applique sur le rouleau déjà fait.

Ces alternatives n’ont, du reste, rien de régulier ; elles dépendent de circonstances connues de l’animal seul. Peut-être n’est-ce qu’un moyen de se reposer un peu sans suspendre un travail incompatible avec des interruptions. De même nos deux mains mutuellement se soulagent en prenant à tour de rôle la charge transportée.

Il faut avoir assisté, des heures durant, à la tension obstinée des pattes, qui tremblotent exténuées et sont menacées de tout remettre en question si l’une d’elles lâche prise mal à propos ; il faut avoir vu avec quelle prudence le rouleur ne dégage une griffe que lorsque les cinq autres sont fermement ancrées, pour se faire image exacte de la difficulté vaincue. D’ici ce sont trois points d’appui, de là trois points de traction ; et les six, un à un, petit à petit se déplacent sans laisser un instant leur système mécanique faiblir. Pour un moment d’oubli, de lassitude, la pièce rebelle déroule sa volute, échappe au manipulateur.

Le travail s’accomplit en outre dans une position peu commode. La feuille pend, très oblique ou même verticale. La surface en est vernissée, aussi lisse que verre. Mais l’ouvrier est chaussé en conséquence. Avec ses semelles en brosse, il escalade le vertical et le poli ; avec ses douze crocs de romaine, il harponne le glissant.

Ce bel outillage n’enlève pas à l’opération toute sa difficulté. Avec la loupe j’ai de la peine à suivre les progrès de l’enroulement. Les aiguilles d’une montre ne marchent pas avec plus de lenteur. Longtemps, au même point, l’insecte stationne, les griffettes toujours fixées ; il attend que le pli soit dompté et ne réagisse plus. Ici, en effet, aucun encollage qui fasse prise et maintienne soudées les nouvelles surfaces en contact. La stabilité dépend de la seule flexion acquise.

Aussi n’est-il pas rare que l’élasticité de la pièce ne surmonte les efforts de l’ouvrier et ne déroule en partie l’ouvrage plus ou moins avancé. Tenacement, avec la même impassible lenteur, l’insecte recommence, remet en place la partie insoumise. Non, ce n’est pas le Charançon qui se laisse émouvoir par l’insuccès ; il sait trop bien de quoi sont capables patience et longueur de temps.

D’habitude, le Rhynchite travaille à reculons. Sa ligne finie, il se garde bien d’abandonner le pli qu’il vient de faire et de revenir au point de départ pour en commencer un autre. La partie ployée en dernier lieu n’est pas encore suffisamment assujettie ; livrée trop tôt à elle-même, elle pourrait se rebeller, s’étaler à nouveau.

L’insecte insiste donc en ce point extrême, plus exposé que les autres ; puis, sans lâcher prise, il s’achemine à reculons vers l’autre bout, toujours avec patiente lenteur. Ainsi se donne au pli frais surcroît de fixité et se prépare le pli qui suit. À l’extrémité de la ligne, nouvelle station prolongée et nouveau recul. De même le soc de labour alterne le travail des sillons.

Plus rarement, lorsque sans doute la feuille est reconnue de flaccidité sans péril, l’insecte abandonne, sans le retoucher en sens inverse, le pli qu’il vient de faire, et grimpe vite au point initial pour en pratiquer un autre.

Enfin nous y sommes. Allant et revenant de haut en bas et de bas en haut, l’insecte, à force de tenace dextérité, a roulé sa feuille. Il en est à l’extrême bord du limbe, à l’angle latéral, l’opposé de celui par où l’ouvrage a commencé. C’est ici la clef de voûte d’où dépend la stabilité du reste. Le Rhynchite redouble de soins et de patience.

Du bout du rostre, dilaté en spatule, il presse, un point après l’autre, le bord à fixer, de même que le tailleur dompte avec son fer les lèvres récalcitrantes d’une couture. Longtemps, très longtemps, il comprime, immobile ; il attend convenable adhésion. Point par point, tout le liséré de l’angle est méticuleusement scellé.

Comment s’obtient l’adhésion ? Si quelque fil intervenait, on prendrait volontiers le rostre pour une machine à coudre, implantant d’aplomb son aiguille dans l’étoffe. Mais la comparaison n’est pas permise : il n’est fait emploi d’aucun filament en ce travail. L’explication de l’adhérence est ailleurs.

La feuille est jeune, avons-nous dit ; les fins bourrelets de ses dentelures sont des glandes où larmoient des traces de glu. Ce peu de viscosité, c’est la colle, la cire à cacheter. Par la pression du bec, l’insecte la fait sourdre plus abondante des glandules. Il lui suffit alors de maintenir le sceau en place et d’attendre que le cachet visqueux ait pris consistance. C’est, en son ensemble, notre méthode de sceller une lettre. Pour peu que cela tienne, la feuille, dénuée de ressort à mesure qu’elle se fane davantage, bientôt ne réagira plus et gardera d’elle-même l’enroulement imposé.

L’ouvrage est terminé. C’est un cigare du diamètre d’une forte paille et d’un pouce environ de longueur. Il pend d’aplomb au bout du pétiole meurtri et coudé. La journée entière n’a pas été de trop pour le confectionner. Après un bref relâche, la mère entreprend une seconde feuille, et, travaillant de nuit, obtient autre rouleau. Deux dans les vingt-quatre heures, c’est tout pour les plus laborieuses.

Or, quel est le but de la rouleuse ? Se préparerait-elle des conserves à son usage personnel ? Évidemment non : jamais l’insecte, s’il ne s’agit que de lui-même, n’accorde tels soins aux préparatifs du manger. C’est en vue seule de la famille qu’il thésaurise industrieusement. Le cigare du Rhynchite est la dot de l’avenir.

Déployons-le. Entre les couches du rouleau, voici un œuf ; souvent en voici deux, trois et même quatre. Ils sont ovalaires, légèrement jaunes et semblables à de fines perles d’ambre. Leur adhésion avec la feuille est très faible ; la moindre secousse les détache. Ils sont répartis sans ordre, plus ou moins reculés dans l’épaisseur du cigare, et toujours isolés, un par un. Il s’en trouve au centre de la volute, presque sur l’angle où débute l’enroulement ; il s’en rencontre entre les diverses couches, jusqu’au voisinage du bord cacheté à la glu avec le sceau du rostre.

Sans interrompre le travail du rouleau, sans relâcher la tension de ses griffes, la pondeuse les a déposés entre les lèvres du pli en formation, à mesure qu’elle les sentait venir, mûris à point, au bout de l’oviducte. Elle procrée en plein labeur d’atelier, entre les rouages de la machine qui se détraquerait pour un moment de repos. Manufacture et ponte marchent de concert. De vie courte, deux ou trois semaines, de famille coûteuse à établir, la mère Rhynchite craindrait de perdre son temps en relevailles.

Ce n’est pas tout : sur la même feuille, non loin du rouleau qui péniblement se convolute, presque toujours se tient le mâle. Que fait-il là, le désœuvré ? Assiste-t-il au travail en simple curieux qui, passant d’aventure, s’est arrêté pour voir fonctionner la mécanique ? S’intéresse-t-il à l’ouvrage ? Des velléités lui viendraient-elles de donner au besoin un coup d’épaule ?

On le dirait bien. De temps à autre, je le vois se ranger à la suite de la manufacturière, dans le sillon du pli, s’agriffer au cylindre et collaborer un peu. Mais cela se fait sans zèle et gauchement. Un demi-tour de roue à peine, et c’est assez pour lui. Ce ne sont pas là ses affaires. Il s’éloigne, à l’autre bout de la feuille ; il attend, il regarde.

Tenons-lui compte de cet essai, car l’aide paternelle pour l’établissement de la famille est très rare chez les insectes ; félicitons-le de son renfort, mais pas outre mesure : son coup d’épaule est intéressé. C’est pour lui un moyen de déclarer sa flamme et de faire valoir ses mérites.

Voici qu’en effet, après divers refus malgré les avances d’une brève collaboration au rouleau, l’impatient est accepté. Les choses se passent sur le chantier de travail. Une dizaine de minutes, l’enroulement est suspendu, mais les pattes de l’ouvrière, âprement contractées, se gardent bien de lâcher prise : leur effort cessant, la volute aussitôt se déroulerait. Pas de chômage pour cette brève fête, la seule joie de l’animal.

L’arrêt de la machine, toujours en tension pour maintenir dompté le récalcitrant rouleau, est de courte durée. Sans quitter la feuille, le mâle se retire dans le voisinage, et le travail reprend. Tôt ou tard, avant que les scellés soient mis à l’ouvrage, nouvelle visite de l’oisif, qui, sous prétexte de collaboration, accourt, implante un instant les grilles sur la pièce roulante, s’enhardit et recommence ses exploits avec le même entrain que si rien encore ne s’était passé.

Et cela se répète des trois, des quatre fois durant la confection d’un seul cigare, à tel point qu’on se demande si chaque germe déposé n’exige pas le concours direct de l’insatiable empressé.

Certes, des couples se forment, nombreux, au soleil sur les feuilles non encore piquées. Là vraiment les ébats nuptiaux sont des fêtes que n’altèrent pas les sévères exigences du travail. On se gaudit sans réserve, on se bouscule entre rivaux, on pâture la demi-épaisseur d’une feuille qui se laboure de traits dénudés rappelant une capricieuse écriture. Avant les fatigues de l’atelier, les liesses en joyeuse compagnie.

D’après les règles entomologiques, ce festival fini, tout devrait rentrer dans le calme, et chaque mère devrait désormais travailler à ses cigares sans dérangement. Ce qui est la loi générale ici fléchit. Je n’ai jamais vu façonner un rouleau sans qu’un mâle fût aux aguets dans le voisinage ; et si j’avais la patience d’attendre, je ne manquerais pas d’assister à de multiples pariades. Ces noces réitérées pour chaque germe me déroutent. Où, sur la foi des livres, j’attendais l’unité, je constate l’indéfini.

Ce cas n’est pas isolé. J’en mentionnerai un second plus frappant encore. Il m’est fourni par le Capricorne (Cerambyx heros). J’en élève quelques couples en volière, avec des quartiers de poire pour nourriture et des rondins de chêne pour l’établissement des œufs. La pariade dure presque tout le mois de juillet. Pendant quatre semaines, le haut encorné ne cesse de chevaucher sa compagne, qui, enlacée de son cavalier, erre à sa guise et choisit de la pointe de l’oviducte les fissures de l’écorce favorables au dépôt des œufs.

De loin en loin, le Cérambyx met pied à terre, va se restaurer au quartier de poire. Puis subitement il trépigne comme affolé ; d’un élan frénétique il revient, se remet en selle et reprend sa position, dont largement il use, de jour, de nuit, à toute heure.

Au moment de la mise en place d’un œuf, il se tient coi ; de sa langue poilue, il lustre le dos de la pondeuse, caresse de Capricorne ; mais l’instant d’après il renouvelle ses tentatives, le plus souvent suivies de succès. Ce n’est jamais fini !

Ainsi pendant un mois la pariade persiste ; elle ne cesse que lorsque les ovaires sont épuisés. Alors, usés l’un et l’autre, n’ayant plus rien à faire sur le tronc du chêne, les deux conjoints se séparent, languissent quelques jours et périssent.

Que conclure de cette extraordinaire persistance chez le Cérambyx, le Rhynchite et bien d’autres ? Simplement ceci : nos vérités sont provisoires ; battues en brèche par les vérités de demain, elles s’embroussaillent de tant de faits contradictoires que le dernier mot du savoir est le doute.

XI – LE RHYNCHITE DE LA VIGNE

Au printemps, tandis que se travaillent en rouleaux les feuilles du peuplier, un autre Rhynchite, magnifique de costume lui aussi, manufacture en cigares les feuilles de la vigne. Il est un peu plus gros, d’un vert doré métallique virant au bleu. S’il avait taille plus avantageuse, le splendide Charançon de la vigne occuperait rang très honorable parmi les bijoux de l’entomologie.

Pour attirer les regards, il a mieux que son éclat : il a son industrie, qui lui vaut la haine du vigneron, jaloux de son bien. Le paysan le connaît ; il le désigne même d’un nom spécial, honneur rarement accordé au monde des petites bêtes.

Le vocabulaire rural est riche concernant les plantes ; il est très pauvre concernant les insectes. Une douzaine ou deux de vocables, d’inextricable confusion par leur généralité, représentent toute la nomenclature entomologique en idiome provençal, si expressif cependant, si fécond lorsqu’il s’agit du végétal, parfois mauvais brin d’herbe que l’on croirait connu du botaniste seul.

Avant tout, l’homme de la glèbe s’informe de la plante, la grande nourrice ; le reste lui est indifférent. Superbe parure, curieuses mœurs, merveilles de l’instinct, tout cela ne lui dit rien. Mais toucher à sa vigne, manger l’herbe d’autrui, quel crime abominable ! Vite un nom, vrai carcan appendu au col du malfaiteur !

Cette fois, le paysan provençal s’est mis en frais d’un terme spécial : il a nommé Bécaru le rouleur de cigares. L’expression savante et l’expression rurale pleinement, concordent ici. Rhynchite et Bécaru s’équivalent ; l’un et l’autre font allusion au long bec de l’insecte.

Mais combien le terme du vigneron, dans sa lucide simplicité, est plus correct que le nom scientifique, énoncé dans sa plénitude, avec son complément obligatoire relatif à l’espèce ! Je me tourneboule la cervelle sans parvenir à démêler le motif qui a fait donner au rouleur de cigares de la vigne le nom de Rhynchite du bouleau (Rhynchites betuleti, Fab.).

S’il y a en effet un Curculionide exploiteur du bouleau, ce n’est certainement pas le même que celui des vignobles ; les deux feuilles à travailler sont des pièces trop dissemblables de forme et d’ampleur pour convenir au même ouvrier.

Enregistreurs de signalements, vous qui, sous l’œil méticuleux de la loupe, décrivez des formes et rédigez les actes de l’état civil des bêtes, avant de donner des noms et prénoms à vos empalés, informez-vous un peu de leur façon de vivre. Ce faisant, vous y verrez plus clair, vous éviterez d’odieux contresens, et vous épargnerez au novice des hésitations pareilles à celles qui l’obsèdent quand il se voit contraint d’étiqueter Rhynchite du bouleau un Charançon des pampres. Volontiers on excuse syllabes rocailleuses et croassement de consonnes ; ou rejette exaspéré une appellation qui dénature les faits.

En son ouvrage, le Rhynchite de la vigne suit la méthode de celui du peuplier. La feuille est d’abord piquée du rostre en un point du pétiole, ce qui provoque arrêt de la sève et souplesse du limbe fané. L’enroulement débute par l’angle de l’un des lobes inférieurs, la face supérieure, verte et lisse, en dedans, la face inférieure, cotonneuse et à fortes nervures, en dehors.

Mais l’ampleur de la feuille et ses profondes sinuosités presque jamais ne permettent travail régulier d’un bout à l’autre de la pièce. Alors des plis brusques se pratiquent qui changent, à diverses reprises, le sens de l’enroulement, et laissent au dehors tantôt la face verte, tantôt la face cotonneuse, sans ordre appréciable, comme au hasard. Avec la feuille de peuplier, de forme simple, d’étendue médiocre, se manufacture élégant rouleau ; avec la feuille de vigne, d’ampleur encombrante ; de contour compliqué, s’obtient cigare informe, paquet sans correction.

Ce n’est pas défaut de talent, c’est difficulté de manipuler, de maîtriser pareille pièce. L’artifice mécanique est, en effet, le même que pour la feuille de peuplier. Trois pattes par ici et trois pattes par là sur les lèvres du pli. Le Bécaru prend appui d’un côté et fait effort de l’autre.

Comme son émule cigarier, il travaille à reculons, ayant sous les yeux ce qui, plié à l’instant même et peu solide encore, exigera peut-être des retouches immédiates. Le résultat est ainsi surveillé tant qu’il n’a pas fait preuve de stabilité.

Comme lui, par la pression du rostre, il scelle les dentelures de la couche finale. Ici pas d’agglutinatif sué par les bords de la feuille, mais il y a bourre cotonneuse dont les poils s’enchevêtrent et donnent adhésion. En son ensemble, la méthode est donc la même pour les deux Rhynchites.

Les mœurs familiales ne changent pas non plus. Tandis que la mère patiemment enroule sa volute, le père se tient à proximité, sur la même feuille, la regarde faire. Puis le voici qui accourt à la hâte, se range dans le pli et donne, auxiliaire bénévole, le concours de ses grappins. Lui non plus n’est pas un aide bien assidu. Sa brève collaboration est un prétexte pour butiner la travailleuse et parvenir à ses fins à force d’insistance.

Il se retire satisfait. Surveillons-le. Avant que le rouleau soit terminé, nous le verrons maintes fois revenir, animé des mêmes intentions, rarement dédaignées. Inutile d’insister davantage sur ces pariades indéfiniment renouvelées, contraires à nos données classiques sur l’un des points les plus délicats de la physiologie de l’insecte. Pour marquer du sceau de la vie les centaines de germes de la mère Bombyx, les trente mille et plus de la mère Abeille, une seule fois le père intervient directement. Cette intervention, le Curculionide la réclame presque pour chaque germe. À qui de droit je livre le curieux problème.

Déroulons un cigare de fraîche date. Les œufs, fines perles d’ambre, sont disséminés, un par un, à des profondeurs très variables de la volute. J’en compte en général plusieurs, de cinq à huit. La multiplicité des convives, tant dans le rouleau du peuplier que dans celui de la vigne, affirme extrême sobriété.

Les deux rouleurs de feuillets ont l’éclosion rapide : au bout de cinq à six jours naît le vermisseau. Alors commencent pour l’observateur les difficultés du noviciat en matière d’éducation larvaire ; et ces difficultés sont d’autant plus agaçantes que rien ne les annonçait. La marche à suivre semble ici des plus simples en effet.

Puisque les rouleaux sont à la fois gîte et nourriture, il suffit de les cueillir, les uns sur la vigne, les autres sur le peuplier, et de les mettre dans des bocaux, où l’on puisera aux heures jugées opportunes. Ce qui s’accomplissait en plein air, au milieu des troubles atmosphériques, ne s’accomplira que mieux sous le paisible abri du verre. Donc aucun doute sur un facile succès.

Mais qu’est ceci ? De temps à autre je déroule quelques cigares pour m’informer de l’état de leur contenu. Ce que je vois me rend tout anxieux sur le sort de ma nourricerie. Les jeunes larves sont fort loin de prospérer. J’en trouve de languissantes, qui maigrissent, se ratatinent en un globule ridé ; j’en trouve de mortes. En vain je patiente : les semaines s’écoulent, et pas un de mes vers ne grossit, ne donne signe de vigueur. De jour en jour ma double population diminue, se résout en moribonds. Quand vient juillet, rien ne me reste de vivant dans les bocaux.

Tout a péri. Et de quoi ? De famine, oui, de famine, dans un grenier d’abondance. Cela se voit au peu de matière consommée. Les rouleaux sont presque intacts ; tout au plus, au sein de leurs plis, je constate quelques éraflures, traces d’une dent dédaigneuse. Probablement les vivres se sont trouvés trop arides, rendus immangeables par la dessiccation.

Si, dans les conditions naturelles, les ardeurs du soleil les durcissent le jour, les brouillards et la rosée les ramollissent la nuit. Ainsi se maintient, au cœur de la volute, une colonne de mie tendre nécessaire aux délicats nourrissons. Le séjour dans l’atmosphère toujours sèche des bocaux a fait, au contraire, du rouleau un croûton trop rassis dont les vers n’ont pas voulu. L’insuccès vient de là.

L’année d’après je recommence, mieux avisé cette fois. Les rouleaux, me disais-je, restent appendus quelques jours à la vigne et au peuplier. La piqûre faite au pétiole n’a pas rompu en plein les aqueducs de la sève ; un maigre afflux persiste, qui maintient quelque temps un peu de souplesse dans le limbe, surtout au centre de la volute, non exposé à l’insolation. De la sorte le nouveau-né a sous la dent des vivres frais. Il grossit, se fait vigoureux, acquiert estomac apte à se satisfaire d’une nourriture moins tendre.

Cependant le rouleau de jour en jour brunit, tourne à l’aride. S’il restait indéfiniment suspendu au rameau, et si, cas fréquent, l’humidité nocturne venait à faire défaut, la dessiccation le gagnerait en plein, et son hôte périrait, comme il a péri dans mes bocaux. Mais tôt ou tard l’agitation par le vent le détache, le fait tomber à terre.

Cette chute est le salut du ver, bien loin encore de sa complète croissance. Au pied du peuplier, sous les herbages de la prairie soumise à de fréquents arrosages, le sol est toujours humide ; au pied du cep, la terre, obombrée par les pampres, conserve assez bien la fraîcheur des dernières ondées. Gisant sur l’humecté et préservé des violences d’une insolation directe, le vivre du Rhynchite se conserve en l’état de souplesse voulue.

Ainsi je raisonnais, méditant nouvel essai, et les faits sont venus confirmer la justesse de mes prévisions. Maintenant les choses marchent à souhait.

De préférence aux rouleaux verts, de fabrication récente, je cueille les cigares brunis, qui prochainement doivent choir à terre. Plus âgée, la larve de ces derniers est d’éducation moins délicate. Enfin la récolte est installée dans des bocaux comme précédemment, mais sur un lit de sable humide. Sans rien plus, le succès est complet.

Malgré la moisissure, qui cette fois envahit les amas de cigares et semble devoir tout compromettre, les larves prospèrent, grandissent sans encombre. La pourriture leur agrée, cette pourriture dont je me méfiais tant au début, lorsque, pour l’éviter, je tenais au sec mes récoltes. Je les vois mordre à pleines mandibules sur des loques en décomposition, ruines faisandées de la feuille devenue presque terreau.

Je ne m’étonne plus si, dans mes premiers essais, mes pensionnaires se sont laissés mourir de faim. Conseillé par une hygiène mal entendue, je veillais au bon état des vivres, dans une atmosphère exempte de moisi. Il fallait, au contraire, laisser agir la fermentation, qui mortifie les tissus coriaces, exalte les saveurs.

Six semaines plus tard, vers le milieu de juin, les rouleaux les plus vieux sont des masures, ne conservant guère de leur enroulement que la couche extérieure, toiture défensive. Ouvrons la ruine. À l’intérieur, délabrement complet, mélange de reliefs informes et de granules noirs, semblables à une fine poudre de chasse ; au dehors, enveloppe croulante, çà et là percée de trous. Ces ouvertures disent que les habitants sont partis, descendus en terre.

Je les trouve, en effet, dans les couches de sable frais dont les bocaux sont garnis. Sous la poussée de l’échine, ils s’y sont creusé chacun une niche ronde, parcimonieuse d’espace, où, ramassé sur lui-même, le ver se recueille et se prépare à la nouvelle vie.

Bien que formée de parcelles sablonneuses, la paroi de la cellule n’est pas croulante. Avant de s’endormir du sommeil de la transformation, le reclus a jugé prudent de consolider sa demeure. Avec un peu de soin, je peux isoler l’habitacle sous forme d’un globule de la grosseur d’un pois.

Je reconnais alors que ses matériaux sont cimentés au moyen d’un produit gommeux qui, fluide au moment de son émission, a pénétré assez avant et a soudé les grains sablonneux en une muraille d’une certaine épaisseur. Ce produit, incolore et de peu d’abondance, me laisse hésitant sur son origine. Il ne vient certes pas de glandes analogues aux tubes à soie des chenilles ; le ver du Charançon ne possède rien de pareil. C’est alors une contribution du canal digestif, par l’orifice d’entrée ou celui de sortie. Lequel des deux ?

Sans résoudre à fond cette question de ciment, un autre Curculionide fournit réponse assez probable. C’est le Brachycerus algirus, Fab., disgracieux insecte, lourdaud, tout hérissé de tubercules terminés en griffe. Il est d’un noir de suie et presque toujours souillé de terre quand on le rencontre au printemps. Ce costume poudreux dénote un terrassier.

Le Brachycère, en effet, hante le sous-sol, à la recherche de l’ail, nourriture exclusive de sa larve. Dans mon humble jardin potager, l’ail, cher aux Provençaux, a son coin réservé. Au moment de la récolte, en juillet, la plupart des têtes me donnent un superbe ver, gras à lard, qui s’est creusé vaste niche dans, un bulbille, un seul, sans toucher aux autres. C’est le ver du Brachycère, inventeur de l’aioli bien avant les cuisiniers de la Provence.

L’ail cru, disait Raspail, est le camphre des pauvres. Le camphre soit, mais non le pain. Ce paradoxe revient réalité chez notre ver, passionné de cette haute épice au point de ne s’alimenter d’autre chose, sa vie durant. Comment, avec ce régime de feu, s’amasse-t-il de si belles nappes de graisse ? C’est son secret, et tous les goûts sont de ce monde.

Son bulbille consommé, l’amateur d’essence alliacée plonge plus avant en terre, crainte peut-être de l’arrachage dont le moment ne tardera pas à venir. Il prévient des ennuis que lui vaudrait le maraîcher ; il descend, loin de la tête natale.

J’en ai élevé une douzaine dans un bocal à demi plein de sable. Quelques-uns se sont établis contre la paroi même, ce qui me permet d’entrevoir vaguement de quelle manière les choses se passent dans la cellule souterraine. Le constructeur est courbé en arc qui, par moments, se resserre et devient cercle. Il me semble alors lui voir cueillir du bout des mandibules, comme le font les Larins, une gouttelette poisseuse qui perle à l’extrémité d’arrière. Il l’infiltre dans la paroi de sable ; il en badigeonne le verre, où la matière se fige en traînées nuageuses, blanches et jaunâtres.

En somme, l’aspect du ciment mis en place et le peu que j’entrevois des manœuvres du ver me portent à croire que le Brachycère solidifiant sa cabine emploie la méthode du Larin construisant sa paillotte. Il connaît, lui aussi, l’original secret de l’intestin transformé en usine de mortier hydraulique. L’aggloméré sableux obtenu de la sorte forme une coque assez solide, où l’insecte, devenu adulte en août, continue de séjourner jusqu’aux approches de la saison de l’ail.

Cette méthode pourrait bien être générale chez les divers Curculionides qui, à l’état de larve, de nymphe ou d’adulte, passent une partie de l’année blottis dans une coque souterraine. Les routeurs de feuilles, notamment le Rhynchite du peuplier et celui de la vigne, si parcimonieux qu’ils soient en agglutinatif, ont sans doute dans l’intestin leur entrepôt de ciment, car il leur serait difficile de trouver mieux. Laissons cependant une porte ouverte au doute et continuons.

Pour la première fois, vers la fin d’août, quatre mois après la manipulation des cigares, j’extrais de sa coque le Rhynchite du peuplier sous sa forme adulte. Je l’exhume avec toutes les rutilances d’or et de cuivre ; mais le magnifique, si je ne l’avais dérangé, aurait sommeillé dans son castel souterrain jusqu’aux nouvelles feuilles de son arbre, en avril.

J’en exhume d’autres mous et tout blancs, dont les flasques élytres baillent pour laisser étaler les ailes chiffonnées. Les plus avancés de ces pâles ressuscitants ont, violent contraste. Le rostre d’un noir intense avec des reflets violets. Dans les premiers jours de sa forme finale, le Scarabée durcit et colore d’abord ses instruments de travail : brassards dentelés et chaperon à crénelures rayonnantes. Le Charançon pareillement durcit et colore en premier lieu son poinçon. Ces laborieux m’intéressent avec leurs préparatifs. À peine le reste du corps se fige, se cristallise, que déjà l’outillage de la future besogne acquiert robusticité exceptionnelle par une trempe précoce, longtemps prolongée.

Des coques rompues, j’extrais aussi des nymphes et des larves. Ces dernières apparemment ne franchiront, de cette année, la première étape. À quoi bon se presser ? La larve, tout aussi bien que l’adulte, peut-être mieux, est apte aux somnolences dans les rudesses de l’hiver. Quand le peuplier déploiera ses bourgeons visqueux et que le grillon fera sonner dans les pelouses les premiers couplets de sa mélopée, tous seront prêts, retardataires et précoces ; fidèles à l’appel du renouveau, tous sortiront de la terre, empressés d’escalader l’arbre ami et de recommencer au soleil les fêtes des feuilles roulées.

En ses terres caillouteuses, assoiffées, où les rouleaux alimentaires promptement se dessèchent, le Rhynchite de la vigne est plus tardif, exposé qu’il est à des chômages faute de vivres ramollis à point. C’est en septembre, octobre, que j’obtiens les premiers adultes, splendides bijoux enfermés, jusqu’au printemps, dans leur écrin, la coque souterraine. À cette époque abondent, inhumées, la nymphe et les larves. Bien des vers même n’ont pas encore abandonné leurs rouleaux ; mais, d’après leur taille, ils ne tarderont guère. Aux premiers froids, le tout va s’engourdir et différer la suite de l’évolution jusqu’à la fin des mauvais jours.

XII – AUTRES ROULEURS DE FEUILLES

L’industrie de l’insecte est-elle déterminée par la conformation de l’outillage disponible ? en est-elle, au contraire, indépendante ? Est-ce la structure organique qui régit les instincts, ou bien les diverses aptitudes remontent-elles à des origines inexplicables par les seules données de l’anatomie ? À ces questions vont répondre deux autres rouleurs de feuilles, l’Apodère du noisetier (Apoderus coryli, Lin.) et l’Attelabe curculionoïde (Attelabus curculionoïdes, Lin.), l’un et l’autre fervents émules des cigariers qui travaillent le peuplier et la vigne.

D’après le lexique grec, le terme d’Apodère signifierait l’écorché. Est-ce bien cela qu’avait en vue l’auteur de l’expression ? Mes quelques livres dépareillés de naturaliste villageois ne me permettent pas de répondre. Toujours est-il que je m’explique le mot par la couleur de l’insecte.

L’Apodère est un excorié, étalant à nu ses misères sanglantes. Il est d’un rouge vermillon, aussi vif que celui de la cire d’Espagne. C’est une goutte de sang artériel figée sur le vert sombre d’une feuille.

À ce criant costume, rare parmi les insectes, s’adjoignent d’autres caractères non moins insolites. Les Curculionides sont tous microcéphales. Celui-ci exagère encore la stupide réduction : il ne garde de la tête que le strict indispensable, comme s’il essayait de s’en passer. Le crâne où se loge sa pauvre cervelle est un mesquin granule luisant, d’un noir de jais. En avant, pas de bec, mais un mufle très court et large ; en arrière, un cou disgracieux, qu’on s’imaginerait avoir été serré par quelque licol étrangleur.

Haut de jambes, gauche d’allures, il déambule pas à pas sur sa feuille, qu’il perce de lucarnes rondes. La matière prélevée est sa nourriture. Étrange bête, ma foi ; souvenir peut-être d’un moule antique, mis au rebut par les progrès de la vie.

Trois Apodères seulement figurent dans la faune européenne. Le mieux connu est celui du noisetier. C’est de lui que je vais m’occuper. Je le trouve ici, non sur le noisetier, son légitime domaine, mais bien sur le verne, l’aulne glatineux. Ce changement d’exploitation mérite brève étude.

Ma région ne convient guère au noisetier ; le climat trop chaud et trop sec lui est défavorable. Sur les hautes croupes du Ventoux, il s’en trouve de clairsemés ; dans la plaine, en dehors des jardins où quelques pieds sont admis, on n’en voit plus. L’arbuste nourricier manquant, l’insecte, sans devenir impossible, est du moins d’une extrême rareté.

Depuis si longtemps que je bats sur un parapluie renversé les broussailles de ma contrée, voici pour la première fois notre Apodère. Trois printemps de file, j’observe sur le verne le Curculionide rouge et son ouvrage. Un arbre, un seul, toujours le même dans les oseraies de l’Aygues, me fournit ce rouleur de feuilles, que je vois vivant pour la première fois. À la ronde, les autres vernes en sont tous privés, ne seraient-ils distants que de quelques pas. Il y a là, sur ce privilégié, petite colonie accidentelle, bourgade d’étrangers, qui s’acclimatent avant d’étendre leur domaine.

Comment sont-ils venus ici ? À n’en pas douter, par la voie du torrent. Les géographes définissent l’Aygues un cours d’eau. Témoin oculaire, je l’appellerais plus correctement cours de galets. Entendons-nous : je ne veux pas dire que les galets laissés à sec y ruissellent d’eux-mêmes ; la faible déclivité ne permet pas telle avalanche. Mais qu’il pleuve, et ils ruisselleront. Alors, de ma demeure, à deux kilomètres de distance, j’entends le fracas des pierrailles entre-choquées.

La majeure partie de l’année, l’Aygues est une vaste nappe de galets blancs ; du torrent, il ne reste que le lit, sillon de largeur énorme, comparable à celui du puissant voisin, le Rhône. Que des pluies tenaces surviennent, que les neiges fondent du côté des Alpes, et le sillon altéré s’emplit pour quelques jours, gronde, déborde au loin et déplace en tumulte ses bancs de cailloux. Revenez une semaine après. Au vacarme diluvien a succédé le silence. Les eaux terribles ont disparu, laissant sur les rives, comme trace de leur bref passage, de misérables flaques boueuses, bientôt bues par le soleil.

Ces crues soudaines amènent mille glanures vivantes balayées sur les flancs des montagnes. Le lit de l’Aygues à sec est un champ d’herborisation très curieux. On peut y faire récolte de nombreuses espèces végétales descendues des régions élevées, les unes temporaires, abolies sans descendance en une saison, les autres persistantes, s’accommodant du nouveau climat. Elles viennent de loin, elles viennent de haut, ces dépaysées ; pour cueillir telle d’entre elles en son véritable giron, il faudrait gravir le Ventoux, dépasser la ceinture des hêtres et atteindre l’altitude où se termine la végétation ligneuse.

À son tour, la zoologie étrangère est représentée, dans les oseraies, où le calme ne subit de trouble que lors des crues exceptionnelles de durée. Mon attention se porte surtout sur le mollusque terrestre, le casanier par excellence. En temps d’orage, quand gronde le tonnerre, lou tambour di cucalauso, comme dit le Provençal, sortir de son manoir, anfractuosité de la roche, et venir brouter devant sa porte herbes, mousses, lichens attendris par l’ondée, c’est, en déplacement, tout ce que se permet l’escargot. Pour le faire voyager, celui-là, il faut un cataclysme !

Les folles crues de l’Aygues y parviennent. Elles amènent dans mes parages et déposent dans les fourrés d’osiers le plus gros de nos escargots, l’Helix pomatias, gloire de la Bourgogne. Roulé par les averses sur les pentes herbues des montagnes, l’expatrié brave l’immersion sous le couvert hermétique de son opercule calcaire ; il résiste aux chocs à la faveur de sa robuste coquille. Il arrive d’étape en étape, d’oseraie en oseraie. Il descend même jusqu’au Rhône et peuple l’île des Rats et l’île du Colombier en face de l’embouchure de l’Aygues.

D’où vient-il, ce migrateur contraint, qu’on chercherait inutilement ailleurs sur les terres de l’olivier ? Il aime température modérée, verts gazons, fraîcheur des ombres. Son lieu d’origine n’est certes pas ici ; il est au loin sur les montagnes, dernières gibbosités des Alpes. L’exil du montagnard paraît doux néanmoins. Le gros escargot prospère assez bien dans les fouillis d’amarines, aux bords du torrent.

L’Apodère, lui non plus, n’est pas un indigène. C’est un naufragé, venu des hauteurs fertiles en noisetiers. Il a fait le voyage en batelet, c’est-à-dire dans la coque de feuille où naît le ver. L’esquif étroitement clos a rendu la traversée possible. Atterri en un point des rives, l’insecte a troué son habitacle au solstice d’été ; et, ne trouvant pas son arbre favori, il s’est établi sur le verne. Là il a fait souche, fidèle au même arbre depuis trois ans que je suis en relation avec lui. Il est probable, du reste, que l’origine de la bourgade remonte plus haut.

L’histoire de cet étranger m’intéresse. Pour lui sont changées les conditions primordiales de la vie : climat et nourriture. Ses ancêtres vivaient sous un ciel tempéré ; ils pâturaient la feuille du noisetier ; ils manufacturaient en cylindre une pièce rendue familière par l’usage constant des générations passées. Lui, le dépaysé, vit sous un ciel torride ; il pâture la feuille de verne, dont la saveur et les propriétés nutritives doivent différer de celles du mets familial ; il travaille une pièce inconnue, voisine cependant de la pièce réglementaire par la forme et l’ampleur. Ce trouble du régime et du climat, quels changements a-t-il provoqués dans les traits de la bête ?

Absolument aucun. En vain je promène la loupe sur l’exploiteur du verne et sur l’exploiteur du noisetier, celui-ci venu par correspondance du fond de la Corrèze, je ne vois pas entre eux la moindre différence, même pour les humbles détails. L’industrie serait-elle modifiée dans sa méthode ? Sans avoir encore vu le travail fait avec une feuille de noisetier, hardiment je l’affirme pareil à celui qui s’obtient avec une feuille de verne.

Changez les vivres et le climat, changez les matériaux à travailler ; s’il peut s’accommoder des nouveautés qui lui sont imposées, l’insecte persiste immuable dans son art, ses mœurs, son organisation ; s’il ne le peut, il périt. Être ce qu’on était ou ne pas être, voilà ce que nous dit, après tant d’autres, le naufragé du torrent.

Voyons-le à l’œuvre sur le verne, et nous saurons comment il travaille sur le noisetier. L’Apodère ne connaît pas la méthode du Rhynchite qui, pour obtenir flaccidité de la pièce à rouler, pique profondément la queue de la feuille. Le manufacturier rouge a procédé spécial, sans rapport avec celui de la piqûre.

Le changement de méthode aurait-il pour cause l’absence du rostre, du fin poinçon apte à plonger dans l’étroit pétiole ? C’est possible, mais non certain, car le mufle, excellente cisaille, pourrait d’une morsure sectionner à demi le pétiole et obtenir effet équivalent. Je préfère voir dans le nouveau procédé un des moyens connus isolément de chaque spécialiste. Ne jugeons jamais de l’ouvrage d’après l’outil. L’insecte est un habile qui sait faire emploi d’un instrument quelconque, même défectueux.

Toujours est-il que, des mandibules, l’Apodère tranche transversalement la feuille de verne, à quelque distance de la base du limbe. Tout est coupé nettement, même la nervure médiane. Reste seul intact le bord extrême, où pend flétri le grand lambeau détaché.

Ce lambeau, majeure part de la feuille, est alors plié en deux suivant la grosse nervure, la face verte ou supérieure en dedans ; puis, à partir de la pointe, le double feuillet est roulé en un cylindre. L’orifice d’en haut se clôt avec la partie du limbe que l’entaille a respectée ; l’orifice d’en bas, avec les bords de la feuille refoulés en dedans.

Le gracieux tonnelet pendille vertical, se balance au moindre souffle. Il a pour cerceau la nervure médiane, qui fait saillie au bout supérieur. Entre les deux feuillets superposés, vers le centre de la volute, est logé l’œuf, d’un roux de résine et, cette fois, unique.

Les rares cylindres dont j’ai pu disposer ne me permettent pas des détails circonstanciés sur l’évolution de leur hôte. Ce qu’ils m’apprennent de plus intéressant, c’est que le ver, sa croissance terminée, ne descend pas en terre, comme le font les autres. Il reste dans son tonnelet, que l’agitation de l’air ne tarde pas à faire choir parmi les herbages. Sous ce couvert, à demi pourri, la sécurité manquerait lors du mauvais temps. Le Charançon rouge le sait. Il se hâte de prendre la forme adulte, de revêtir sa casaque vermillon, et vers le commencement de l’été il abandonne son rouleau, devenu masure. Il trouvera meilleur refuge sous les vieilles écorces soulevées.

L’Attelabe curculionoïde n’est pas moins expert dans l’art de confectionner un barillet avec une feuille. Concordance curieuse : le nouveau tonnelier est rouge comme l’autre, ou, plus exactement, carminé. Rostre très court, dilaté en mufle. Là cessent les ressemblances. Le premier s’élire quelque peu, a membres dégagés ; le second est un courtaud, ramassé en globule. On est tout surpris de son ouvrage, peu compatible, semblerait-il, avec un ouvrier de tournure gênée, maladroite.

Et ce n’est pas une pièce docile qu’il travaille : il roule les feuilles du chêne vert, récentes, il est vrai, non trop rigides encore. C’est tout de même coriace, rebelle à la flexion, lent à se faner. Des quatre routeurs que je connais, le plus petit, l’Attelabe, a le lot le plus ingrat ; et c’est lui, le nain si gauche d’aspect, qui construit néanmoins, à force de patience, le plus élégant logis.

D’autres fois il exploite le chêne commun, le chêne rouvre, à feuilles plus amples, plus profondément entaillées que celles de l’yeuse. Sur les pousses du printemps, il fait choix des feuilles supérieures, de grandeur moyenne, de consistance médiocre. Si l’emplacement lui convient, cinq, six barillets et davantage pendillent au même rameau.

Qu’il s’établisse sur l’yeuse ou sur le chêne commun, l’insecte, à quelque distance de la base de la feuille, commence par inciser le limbe à droite et à gauche de la nervure médiane, tout en respectant celle-ci, qui fournira solide point d’attache. Alors reparaît la méthode de l’Apodère : la feuille, rendue plus maniable par la double incision, est pliée suivant sa longueur, la face supérieure en dedans. Tous ces rouleurs, cigariers et tonneliers, savent comment se dompte l’élasticité d’une feuille au moyen de la piqûre ou de l’incision ; tous sont versés à fond dans le principe de statique qui veut sur la convexité de la courbure la face de plus grand ressort.

Entre les deux lames en contact, l’œuf est déposé, cette fois encore seul. Alors la pièce double est roulée de la pointe terminale vers le point d’attache. Les dentelures, les sinuosités du dernier pli, sont scellées par la patiente pression du mufle ; les deux embouchures du cylindre sont closes au moyen du refoulement des bords. C’est fini. Le barillet est terminé, long d’un centimètre environ, cerclé à l’extrémité fixe par la nervure médiane. C’est petit, mais solide, non dépourvu de grâce.

Le tonnelier courtaud a ses mérites, que je serais désireux de mieux mettre en lumière en assistant au travail. Ce que je parviens à voir dans les champs, sur le chantier même, se réduit à peu près à rien. Maintes fois je surprends l’insecte sur son fût, immobile, le mufle appliqué contre les douves de la pièce.

Que fait-il là ? Il sommeille au soleil ; il attend que le dernier pli de l’ouvrage ait acquis stabilité sous une pression prolongée. Si je l’examine de trop près, aussitôt, rassemblant les pattes sous le ventre, il se laisse choir.

Mes visites n’aboutissant guère, j’essaye l’éducation en domesticité. L’Attelabe s’y prête très bien : il travaille sous mes cloches avec autant de zèle que sur son chêne. Ce que j’apprends alors m’enlève tout espoir de suivre en leurs détails les manœuvres de l’enroulement. L’Attelabe est un ouvrier nocturne.

Bien avant dans la nuit, vers les neuf ou dix heures, sont donnés les coups de ciseaux qui entaillent la feuille ; le lendemain matin, le barillet est terminé. À la douteuse clarté d’une lampe et à des heures indues réclamées par le sommeil, le délicat tour de main de l’ouvrier m’échapperait. N’y songeons plus.

Ces habitudes nocturnes ont leur motif, qu’il me semble entrevoir. La feuille du chêne, celle de l’yeuse surtout, est autrement rebelle que la feuille de l’aulne du peuplier, de la vigne. Travaillée de jour, sous les rayons brûlants du soleil, elle ajouterait aux difficultés d’une médiocre souplesse celles d’un commencement de dessiccation. Au contraire, visitée de la rosée, dans la fraîcheur de la nuit, elle se maintiendra flexible, elle obéira convenablement aux efforts du rouleur, et le barillet sera prêt quand le soleil viendra, d’un coup de feu, stabiliser en sa forme l’ouvrage encore frais.

Si différents entre eux, les quatre rouleurs de feuilles viennent de nous dire que l’industrie n’est pas affaire de structure organique, que l’outil ne décide pas du genre de travail. Doués d’une trompe ou d’un mufle, hauts de pattes ou trotte-menu, élancés ou courtauds, poinçonneurs ou découpeurs, ils parviennent tous les quatre au même résultat, le rouleau, gîte et garde-manger du ver.

Ils nous disent : l’instinct a son origine autre part que dans l’organe. Il remonte plus haut ; il est inscrit dans le code primordial de la vie. Loin d’être asservi à l’outillage, c’est lui-même qui le domine, apte à l’employer tel quel, avec la même habileté, ici pour un ouvrage et là pour un autre.

Le petit tonnelier du chêne ne termine pas là ses révélations. L’ayant assez fréquenté, je sais combien il est difficile sur la qualité des vivres. Desséchés, il les refuse absolument, dût-il périr d’inanition. Il les veut tendres, marinés dans l’humide, mortifiés par un commencement de pourriture, assaisonnés même d’un peu de moisi. Je les lui cuisine à son goût en les tenant dans un bocal sur lit de sable mouillé.

Ainsi traité, le vermisseau éclos en juin rapidement grossit. Deux mois lui suffisent pour devenir une belle larve d’un jaune orangé, qui vivement, avec la brusquerie d’un ressort, détend sa courbure et s’agite dans sa loge effractionnée. Remarquons sa forme svelte, bien moins replète que celle des autres Charançons en général. À lui seul, ce défaut de corpulence larvaire dénote un adulte d’exceptionnelle catégorie. Je n’en dirai pas davantage sur le compte du ver : son signalement serait de médiocre intérêt.

Ceci mérite mieux examen. Nous sommes en fin septembre ; nous venons de subir un été extraordinaire par sa température torride et son aridité. La canicule ne veut plus finir. Dans l’Ardèche, le Bordelais, le Roussillon, les forêts flambent ; du côté des Alpes, des villages entiers sont brûlés ; devant ma porte, un passant, de son allumette négligemment rejetée, incendie les champs voisins. Ce n’est plus une saison, c’est un embrasement.

Que doit faire l’Attelabe en tel désastre ? Il est à son aise, il prospère dans mes appareils, qui lui tiennent les vivres ramollis ; mais au pied de son chêne, parmi les broussailles à feuillage recroquevillé comme par l’haleine d’un four, sur la terre calcinée, que doit-il devenir, le pauvret ? Allons nous informer.

Sous les chênes qu’il exploitait en juin, je parviens à trouver, parmi les feuilles mortes, une douzaine de ses petits barils. Ils ont conservé la couleur verte, tant la dessiccation les a promptement saisis. Cela craque, cela se met en poudre sous la pression des doigts.

J’ouvre un tonnelet. Au centre est le vermisseau, d’aspect convenable, mais combien petit ! À peine dépasse-t-il la taille qu’il avait au sortir de l’œuf. Est-il mort, est-il vivant, ce point jaune ? L’immobilité le dit mort, la coloration non fanée le dit vivant. Je romps un second baril, un troisième. Au centre, toujours un vermisseau jaune, immobile et tout petit comme le sont les nouveau-nés. Tenons-nous-en là ; conservons le reste de ma récolte pour une expérience qui me vient à l’esprit.

Avec leur immobilité de momie, les vermisseaux sont-ils réellement trépassés ? Non, car si je les pique de la pointe d’une aiguille, aussitôt ils se trémoussent. Leur état est un simple arrêt d’évolution. Dans leur étui récemment roulé appendu encore à l’arbre et recevant un peu de sève, ils ont trouvé l’aliment nécessaire à leurs premiers progrès ; puis le barillet est tombé à terre, où rapidement il s’est desséché.

Alors, dédaigneux de sa dure victuaille, le ver a cessé de manger et de croître. Qui dort dîne, s’est-il dit ; et il attend, dans la torpeur, que la pluie vienne lui ramollir sa miche.

Cette pluie, après laquelle bêtes et gens soupirent depuis quatre mois, il est en mon pouvoir de la réaliser, du moins dans les limites des besoins d’un Charançon. Je mets flotter à la surface de l’eau les tonnelets arides qui me restent. Quand ils sont imbibés à point, je les transvase dans un tube de verre, fermé à l’un et l’autre bout avec un tampon de coton mouillé qui maintiendra l’atmosphère humide.

Le résultat de mes artifices mérite mention. Les endormis se réveillent, consomment l’intérieur de la miche ramollie et rattrapent si bien le temps perdu qu’en peu de semaines ils ont la taille de ceux qui n’ont pas subi d’arrêt dans mes bocaux à demi pleins de terre humide.

Cette aptitude à suspendre la vie de longs mois, lorsque les provisions n’ont plus la souplesse requise, ne se retrouve pas chez les autres rouleurs de feuilles. En fin août, trois mois après l’éclosion, nul vivant dans les cigares de la vigne tenus au sec. La mortalité est plus rapide encore dans les cigares du peuplier desséchés. Quant aux cylindres de l’aulne, faute de matériaux en nombre suffisant, je n’ai pu les interroger sur l’endurance de leurs hôtes.

Des quatre rouleurs de feuilles, le plus menacé par la sécheresse est celui du chêne. Son tonnelet tombe et repose sur un sol d’aridité extrême hors des temps de pluie ; en outre, à cause de ses minimes dimensions, il est tari jusqu’au centre au premier coup de soleil.

Le terrain du vignoble est aride pareillement ; mais il y a de l’ombre sous les pampres, et l’opulent cigare est d’épaisseur à garder dans sa partie centrale, bien mieux que ne le fait le maigre barillet, un peu de la fraîcheur indispensable au ver. Sous le rapport de l’abstinence prolongée, le Rhynchite de la vigne ne peut supporter les comparaisons avec le fabricant de barils. Encore moins ne le pourrait le Rhynchite du peuplier. Pour celui-ci, le plus souvent, le danger du sec est nul, malgré l’exiguïté du rouleau, mesquine queue de rat. La chute de ce rouleau se fait d’habitude au bord d’un fossé, sur l’humide sol des prairies. L’exploiteur de l’aulne n’est guère en péril non plus : au pied de son arbre, ami des ruisselets, il trouve la fraîcheur nécessaire au bon état du cylindre nourricier. Mais quand il exploite le noisetier, j’ignore quelles conditions le tirent d’affaire.

Ces derniers temps, les journaux, retentissants échos de toutes les sottises, faisaient quelque bruit sur les prouesses stomacales de certains pauvres diables qui, pour gagner leur pain, jeûnaient des trente et quarante jours. Comme de règle en choses de badauderie, des admirateurs se trouvaient, encourageant ces misères.

Or voici bien mieux, ô snobs de l’abstinence ! Une bestiole de rien, non célébrée par les journaux, un vermisseau né de l’avant-veille, prend quelques bouchées ; puis, ses vivres se trouvant trop secs, de quatre mois et plus ne mange plus. Et ce n’est pas ici effet de langueur maladive ; la bête jeûne en pleine fringale de la croissance, alors que l’estomac, mieux que jamais, réclame copieuse alimentation. Le Rotifère, inerte, desséché toute une saison parmi les mousses de son toit, se remet à tournoyer dans une goutte d’eau. Le ver de l’Attelabe, voisin de la mort pendant quatre à cinq mois, reprend animation et mange en goulu si je lui mouille son pain. Qu’est donc la vie, capable de pareilles haltes ?

XIII – LE RHYNCHITE DU PRUNELLIER

Non moins habiles que les Charançons de la vigne et du peuplier dans l’art de rouler des feuilles, l’Attelabe et l’Apodère nous ont démontré qu’avec un outillage dissemblable l’industrie peut rester la même ; ils nous ont affirmé compatibles la parité des aptitudes et la diversité des organes. Inversement, avec les mêmes outils peuvent s’exercer des métiers différents ; l’identité des formes n’impose pas l’équivalence des instincts.

Qui dit cela ? Qui met en avant cette proposition subversive ? Cet audacieux est le Rhynchite du prunellier (Rhynchites auratus, Scop.).

Rivalisant d’éclat métallique avec les exploiteurs de la vigne et du peuplier, il possède, exactement comme ces derniers, poinçon courbe qu’on dirait propre à piquer la queue d’une feuille, puis à fixer les bords de la pièce roulée ; il a forme trapue, apte, semble-t-il, au travail dans l’étroit sillon d’un pli ; il possède sandales à crampons, donnant appui stable sur les surfaces glissantes. À qui connaît les cigariers, il suffit de le voir pour l’appeler aussitôt du même nom générique. Les nomenclateurs ne s’y sont pas mépris : ils sont unanimes à le nommer Rhynchite. À juger du métier ; d’après l’aspect du travailleur, on n’hésite pas : on fait de ce troisième Rhynchite un émule des autres, on le classe dans la corporation des rouleurs de feuilles.

Eh bien, ici l’extérieur profondément nous trompe, nous sommes dupes d’une identité de structure. Quant aux mœurs, le Rhynchite du prunellier n’a rien de commun avec les deux que lui associe la nomenclature, basée sur le seul caractère des formes. Bien mieux, tant qu’on ne l’a pas vu à l’ouvrage, nul ne soupçonnerait quelle est sa profession. Il travaille exclusivement le fruit du prunellier ; il faut à son ver, pour ration, la petite amande, et pour logis, l’étroit noyau de la prunelle.

Voici donc qu’inexpert au métier de ses confrères, sans rien changer à l’outillage, le pareil des manufacturiers en cigares se fait perforateur de coffrets ; avec le même poinçon dont se servent ses proches pour fixer le dernier pli d’un rouleau, il creuse une fossette à la surface d’une coque dure comme l’ivoire. L’outil assembleur d’une lame flexible corrode maintenant l’indomptable et fonctionne en pic excavateur. Chose plus étrange : après la rude besogne du burin, il dresse au-dessus de l’œuf une petite merveille, dont nous aurons lieu d’admirer l’exquise délicatesse.

Le ver ne m’étonne pas moins. Il change de régime. Hôte de la vigne et du peuplier, il consommait une feuille ; hôte du prunellier, il s’alimente de farineux. Il change ses moyens de libération. Lorsque, toute la croissance acquise, le moment est venu de descendre en terre, les deux premiers n’ont devant eux qu’un obstacle sans résistance, la couche superficielle de l’étui foliacé, ramollie, ruinée par la pourriture ; le troisième, à l’exemple du Balanin des noisettes, doit perforer une muraille d’exceptionnelle solidité.

Que d’étranges oppositions ne relèverions-nous pas en ce genre de faits, si les mœurs du groupe Rhynchite nous étaient mieux connues ? Un quatrième exemple m’est familier (Rhynchites Bacchus, Lin.). Identique de forme avec les fabricants de cigares et les exploiteurs de noyaux, digne enfin sous tous les rapports de l’appellation de Rhynchite, que sait-il faire, celui-ci ? Roule-t-il des feuilles ? Non. Établit-il son ver dans le coffre d’une amande ? Non.

Il a métier fort simple, car sa méthode se réduit à inoculer la ponte, un peu de-ci, un peu de-là, dans la chair encore verte des abricots. Ici nulle difficulté à vaincre, et de la sorte nul art tant chez le ver que chez la mère. Le rostre donne un coup de sonde dans une matière de faible résistance, l’œuf est introduit au fond de la plaie, et c’est tout. L’installation de la famille est des plus sommaires ; elle remet en mémoire la pratique des Larins.

Le ver, de son côté, n’a pas à se mettre en frais de talents. Qu’en ferait-il ? Il se nourrit de la pulpe du fruit, qui tombe bientôt à terre et s’y convertit en une marmelade. Dans ce milieu diffluent, la vie est facile : un laitage de pourri baigne le nourrisson. Quand l’heure vient de se réfugier dans le sous-sol, le saturé de confitures n’a pas de voile à déchirer, pas de muraille à trouer : la chair de l’abricot est devenue pincée de poussière brune.

Autrefois les Anthidies, les uns ourdisseurs de cotonnades, les autres pétrisseurs de résine, me soumettaient question ardue. Plus tard sont venus les Bousiers des pampas, les Phanées, préparant pour conserves alimentaires, ceux-ci des gâteaux de bouse moulés en forme de poire, ceux-là des pièces de charcuterie tenues au frais dans des jarres d’argile. De part et d’autre, m’était proposée cette difficulté : des mœurs, des industries sans rapport entre elles, peuvent-elles s’expliquer du moment qu’on admet une origine commune pour ces divers industriels, si voisins de conformation d’ailleurs ? La demande reparaît, plus pressante, avec les quatre Rhynchites.

Que l’influence des milieux ait quelque peu modifié l’extérieur, que la lumière ait accentué la coloration, que la quantité des vivres ait modérément varié la taille, que le climat chaud ou froid ait éclairci ou rendu plus épais le pelage, tous ces changements et bien d’autres encore, si cela peut faire plaisir à quelqu’un, aisément je les concède ; mais, de grâce, élevons-nous plus haut, ne réduisons pas le monde des vivants à une collection de tubes digestifs, à un assortiment de ventres qui s’emplissent et se vident.

Songeons au coup de pouce magistral qui met tout en branle dans la machine animale ; interrogeons les instincts, dominateurs des formes ; remettons-nous en mémoire la superbe expression de l’antiquité : mens agitat molem ; et nous comprendrons l’inextricable difficulté où se trouve la théorie pour nous expliquer comment il se fait que de quatre insectes, aussi pareils de forme que le sont entre elles des gouttes d’eau, deux convolutent des feuilles, un autre burine des noyaux, un dernier exploité la marmelade d’un fruit pourri.

S’il y a filiation entre eux, s’ils sont en effet parents, comme semblerait l’affirmer leur air de famille si bien accentué, lequel a commencé la lignée ? Serait-ce le rouleur de feuilles ?

À moins de se contenter de rêveries, nul n’admettra que le manipulateur de cigares se soit un jour lassé de son rouleau et, fol innovateur, se soit mis à trouer le coffre d’un noyau. De telles industries, si disparates, ne s’appellent pas l’une l’autre. Les feuilles ne leur manquant jamais, les premiers rouleurs ont passé peut-être d’un végétal à d’autres plus ou moins similaires ; mais renoncer à la volute de feuillage, d’acquisition si facile, et devenir, rien ne les y obligeant, acharnés rongeurs de bois dur, c’eût été de leur part idiot. Aucune raison acceptable n’expliquerait l’abandon du premier métier. De telles folies sont inconnues dans le monde de l’insecte.

L’exploiteur de la prunelle refuse à son tour de se reconnaître comme l’inspirateur du cigarier. « Moi, dit-il, moi renier ma petite prune bleue, si savoureuse dans son âpreté ! moi, ciseleur de coupes, délaisser mon burin, et, en un moment d’extravagance, me faire ployeur de feuilles ! Et pour qui me prend-on ? Mon ver raffole de l’amande farineuse ; devant tout autre mets, et surtout devant le maigre, l’insipide rouleau de mon collègue du peuplier, il se laisserait périr de faim. Tant qu’il y a eu des prunelles ou des fruits approchants, ma race, s’en trouvant bien, n’a pas commis la sottise d’y renoncer pour une feuille. Tant qu’il y en aura, nous y resterons fidèles, et si jamais elles manquent, nous périrons jusqu’au dernier. »

L’amateur de l’abricot n’est pas moins affirmatif. Lui, d’installation si facile dans une molle chair, s’est bien gardé de conseiller à ses fils la pénible besogne d’une coque perforée, d’une feuille domptée en cigare. Suivant les lieux, suivant l’abondance des fruits, passer de l’abricot à la prune, a la pêche, à la cerise même, voilà les plus audacieuses innovations. Mais comment admettre que ces passionnés de pulpe, très satisfaits de leur grasse vie, indéfiniment possible autrefois comme aujourd’hui, se soient jamais risqués à laisser le tendre pour le dur, le juteux pour l’aride, l’aisé pour le difficultueux ?

Aucun des quatre n’est la souche de la lignée. L’ancêtre commun serait-il alors un inconnu, plaqué peut-être dans les feuillets de schiste dont nous consultions au début les vénérables archives ? S’y trouverait-il, qu’il ne nous apprendrait rien. La bibliothèque de pierres conserve les formes et ne garde pas les instincts ; elle ne dit rien des industries, parce que, ne cessons de le répéter, l’outil de l’insecte ne renseigne pas sur le méfier. Avec le même rostre, le Curculionide peut exercer des professions très différentes.

Ce que faisait l’ancêtre des Rhynchites, nous ne le savons pas, et n’avons nul espoir de le savoir un jour. Alors la théorie prend pied sur le vague terrain des suppositions. Admettons que…, dit-elle ; imaginons que…, il pourrait se faire que…, etc. Théorie, ma mie, c’est là moyen commode d’arriver à telle conséquence que l’on veut. Avec un bouquet d’hypothèses convenablement choisies, sans être subtil logicien, je me ferais fort de vous démontrer que le blanc est le noir, que l’obscur est le clair.

Trop ami des vérités tangibles, indiscutables, je ne vous suivrai pas dans vos fallacieuses suppositions. Il me faut des faits authentiques, bien observés, scrupuleusement sondés. Or qu’avez-vous sur la genèse des instincts ? Rien, puis rien, toujours rien.

Vous croyez avoir bâti monument en blocs cyclopéens, et vous n’avez édifié qu’un château de cartes, croulant au souffle des réalités. Le Rhynchite réel, et non celui de l’imagination, l’insecte, qu’il est loisible à chacun d’observer et d’interroger, en sa naïve sincérité ose vous le dire.

Il vous dit : « Mes industries si opposées ne peuvent dériver l’une de l’autre. Nos talents ne sont pas le legs d’un ancêtre commun, car, pour nous laisser tel héritage, l’initiateur originel aurait dû être versé à la fois dans des arts incompatibles : celui des feuilles roulées, celui des noyaux mis en perce, celui des fruits confits, sans compter le reste que vous ignorez encore. S’il s’est trouvé inhabile à tout faire, il a dû, pour le moins, avec le temps, abandonner un premier métier et en apprendre un second, puis un troisième, puis une foule d’autres dont la connaissance est réservée aux observateurs futurs. Eh bien, pratiquer plusieurs industries à la fois, ou encore de spécialiste en tel genre se faire spécialiste en tel autre genre tout différent, foi de Rhynchite, ce sont-là choses insensées pour des bêtes. »

Ainsi parle le Curculionide. Complétons son dire. Les instincts des trois corps de métier dont il est fait ici l’historique ne pouvant en aucune façon se ramener à une origine commune, les Rhynchites correspondants, malgré leur extrême ressemblance de structure, ne sauraient être les ramifications d’une même souche. Chacune de leurs races est un médaillon indépendant, frappé d’un coin spécial dans l’atelier des formes et des aptitudes. Qu’est-ce donc lorsque, aux dissemblances des instincts, s’ajoutent les dissemblances des formes !

Assez philosophé. Faisons plus intime connaissance avec l’exploiteur des prunelles. Vers la fin de juillet, gras a point, le ver sort de son noyau et descend en terre. Il refoule du dos et du front la poudre environnante, il s’y ménage niche ronde, qu’un agglutinatif fourni par le constructeur consolide un peu, de façon à prévenir l’écroulement. Semblables préparatifs de nymphose et d’hivernation sont usités du Rhynchite de la vigne et de celui du peuplier ; mais ceux-ci sont plus précoces dans leur évolution. Septembre n’est pas terminé qu’ils ont acquis, en majorité, la forme adulte. Je les vois reluire dans le sable de mes bocaux ainsi que des pépites vivantes. Ces globules d’or ont prévision de la saison froide, d’approche rapide : ils ne bougent en général de leurs souterrains. Cependant, séduits par de violents coups de soleil, les derniers de l’année, quelques Rhynchites du peuplier remontent à l’air libre, viennent s’informer des événements climatériques. Aux premiers souffles de la bise, ces aventureux se réfugieront sous les écorces mortes, peut-être même périront-ils.

L’hôte du prunellier n’a pas cette hâte. L’automne touche à la fin, et mes enfouis sont toujours à l’état de larves. Qu’importe ce retard ! Tous seront prêts quand l’arbuste chéri se couvrira de fleurs. Dès le mois de mai, en effet, l’insecte abonde sur les prunelliers.

C’est l’époque des liesses insoucieuses. Le fruit trop petit encore, de noyau sans consistance et d’amande en gelée hyaline, ne conviendrait pas au ver, mais il fait le régal de l’adulte, qui, d’un mouvement insensible, sans aucune manœuvre de vilebrequin, plonge sa percerette dans la pulpe, l’enfonce à demi, se tient là immobile et délicieusement s’abreuve. Le jus du pruneau s’extravase sur la margelle du puits.

Cet amour de l’acerbe prunelle n’est pas exclusif. Dans mes volières, alors même que le fruit réglementaire est présent, le Rhynchite doré accepte très bien la cerise verte ainsi que la prune cultivée à peine parvenue à la grosseur d’une olive. Il refuse absolument, quoique ronds et petits ainsi que des prunelles, les fruits du cerisier mahaleb, ou cerisier de Sainte-Lucie, sauvageon fréquent dans les broussailles du voisinage. Leur saveur de droguerie le rebute.

Quand il s’agit de l’œuf, je ne parviens pas à lui faire accepter la prune cultivée. En des moments de pénurie, la cerise ordinaire semble moins lui répugner. Si l’estomac de la mère est satisfait d’une pulpe astringente quelconque, celui du ver réclame une amande douce dans un coffret étroit, de médiocre résistance. Celle du cerisier, assaisonnée d’acide prussique et quelque peu amère, n’est acceptée qu’avec hésitation ; celle du prunier, renfermée dans un noyau dont la forte paroi opposerait trop pénible obstacle d’abord à l’entrée, puis à la sortie du ver, est absolument dédaignée. La pondeuse, très au courant de ses affaires de ménage, refuse donc pour sa famille tout fruit à noyau autre que la prunelle.

Voyons-la à l’ouvrage. Dans la première quinzaine de juin, la ponte est en pleine activité. À cette époque, les prunelles commencent à se colorer de violacé. Elles sont fermes, à peu près de la grosseur d’un pois, ce qui n’est pas loin du volume final. Le noyau est ligneux, résiste au couteau ; l’amande a pris consistance.

Les fruits attaqués présentent deux genres de fossettes, brunies par des tissus mortifiés. Les unes, les nombreuses, sont des entonnoirs peu profonds, presque toujours comblés par une larme de gomme durcie. En ces points, l’insecte a pris simplement réfection, sans dépasser la demi-épaisseur à peu près de la couche pulpeuse. Plus tard, les exsudations de la blessure ont rempli la cavité d’un tampon gommeux.

Les autres fossettes, plus amples et irrégulièrement polygonales, plongent jusqu’au noyau. Leur ouverture mesure près de quatre millimètres, et leurs parois, au lieu d’être obliques comme celles des exploitations alimentaires, se dressent perpendiculairement sur le noyau mis à nu. Remarquons encore un détail dont nous verrons tout à l’heure l’importance : il est rare d’y trouver de la gomme, contenu habituel des autres cavités. Ces fossettes, libres d’obstruction ; sont des établissements de famille. J’en compte deux, trois, quatre sur la même prunelle, parfois une seule. Très fréquemment, elles sont accompagnées d’érosions superficielles en entonnoir où le Charançon s’est repu.

Les amples fossettes descendant jusqu’au noyau constituent une sorte de cratères irréguliers, au centre desquels s’élève toujours un mamelon de pulpe brune. Il n’est pas rare de distinguer avec la loupe une fine perforation au sommet de ce cône central ; d’autres fois l’orifice est clos, mais de façon lâche qui laisse soupçonner des relations avec les profondeurs.

Coupons ce cône suivant son axe. À sa base est un mignon godet hémisphérique creusé dans l’épaisseur du noyau. Là, sur un lit de subtile poussière provenant du travail d’érosion, repose un œuf jaune, ovalaire, d’un millimètre environ dans son plus grand diamètre. Au-dessus de l’œuf se dresse, comme toit défensif, le cône de marmelade brune, percé dans toute sa longueur d’un canalicule, tantôt en plein libre et tantôt à demi obstrué.

La structure de l’ouvrage nous dit la marche de l’opération. Dans la couche charnue de la prunelle, la mère, consommant la substance ou la rejetant s’il y en a trop pour son appétit pratique d’abord une fosse à parois dressées, et met totalement à nu, sur le noyau, une aire d’ampleur convenable. Puis, au centre de l’aire, elle burine de son poinçon une petite coupe plongeant à mi-épaisseur de la coque. Là, sur un fin matelas de râpure, l’œuf est pondu. Enfin, comme système de défense, la pondeuse dresse au-dessus du godet et de son contenu une toiture pointue, un mamelon de marmelade fournie par les parois de la fosse.

L’insecte travaillant très bien en captivité pourvu qu’on lui accorde, ampleur d’espace, soleil et rameau garni de prunelles, il est aisé d’assister aux manœuvres de la pondeuse ; mais ce qu’on retire d’une observation assidue se réduit à bien peu.

La journée presque entière, la mère se tient campée en un point du fruit, immobile et le rostre plongé dans la pulpe. D’ordinaire, nul mouvement de sa part, rien qui trahisse des efforts.

De temps à autre, un mâle la visite, lui grimpe sur le dos, l’enlace et très doucement la berce en oscillant lui-même. Sans se laisser détourner de son grave travail, l’enlacée obéit passivement au roulis. C’est un moyen peut-être de tromper les longues heures nécessaires à l’établissement d’un œuf.

En voir davantage est bien difficile. Le rostre fonctionne dans les mystères de la pulpe, et à mesure que la fosse s’ouvre, s’amplifie, l’excavatrice la masque de son avant. Le creux est prêt. La mère se retire et se retourne. J’entrevois un instant au fond du cratère le noyau mis à découvert, et au centre, de l’aire dénudée, une petite coupe. Aussitôt l’œuf déposé dans ce godet, nouveau retournement, et plus rien n’est visible jusqu’à la fin de l’ouvrage.

De quelle façon s’y prend la pondeuse pour dresser au-dessus de l’œuf un amoncellement défensif, un cône, un obélisque assez incorrect de forme, mais si curieux par son étroit canal de cheminée ? Comment surtout parvient-elle à ménager dans la molle masse ce défilé de communication ? Ce sont là détails qu’il ne faut guère songer à surprendre, tant l’insecte travaille avec discrétion. Bornons-nous à savoir que le rostre seul, sans intervention des pattes, creuse le cratère et y dresse le cône central.

Avec les chaleurs de juin, moins d’une semaine suffit à l’éclosion. La bonne fortune, sollicitée du reste par des essais à fatiguer le peu que j’ai de patience, me vaut intéressant spectacle. J’ai sous les yeux un nouveau-né. Il vient de rejeter la dépouille de l’œuf ; il s’agite, très affairé, dans sa coupe poudreuse. Pourquoi tel émoi ? Voici : pour atteindre l’amande, sa ration, l’animalcule doit achever la fossette, la convertir en lucarne d’introduction.

Besogne énorme pour un point de glaire. Mais ce débile point a trousse de charpentier ; ses mandibules, fines gouges, ont reçu, dès le germe, la trempe nécessaire. Le vermisseau se met incontinent à l’ouvrage. Le lendemain, par un subtil pertuis où s’engagerait à peine une aiguille médiocre, il a pénétré en terre promise, il est en possession de l’amande.

Une autre bonne fortune me dit en partie l’utilité du cône central percé en cheminée. La mère, creusant la fosse dans la chair de la prunelle, boit les sucs extravasés, mange la pulpe. C’est la façon la plus directe de faire disparaître les déblais sans se déranger du travail. Quand elle burine à la surface du noyau le godet qui doit recevoir l’œuf, elle laisse en place la fine vermoulure, matière excellente comme couchette du germe, mais non utilisable comme aliment.

Le vermisseau, de son côté, que fera-t-il de sa poudre ligneuse à mesure qu’il approfondit la fossette pour gagner l’amande ? Éparpiller les déblais aux alentours n’est pas possible : l’espace manque ; s’en nourrir, les loger dans l’estomac est moins possible encore : ce n’est pas avec cette aride semoule que se prennent les premières bouchées quand on attend le laitage d’une amande.

Le ver naissant a méthode meilleure. De quelques poussées de l’échine, il refoule au dehors, par la cheminée du cône, les déblais encombrants. Il m’arrive de voir, en effet, un point blanc et poudreux au sommet du mamelon central. Ce mamelon canaliculé est donc un ascenseur par où sont évacués les déblais de l’excavation.

Là ne peut se borner l’utilité de la curieuse pièce : l’insecte, toujours économe, ne s’est pas mis en frais d’un haut obélisque creux dans le seul but de préparer une voie aux atomes de poussière gênant le ver dans son travail. Avec moindres dépenses, le même résultat pouvait s’obtenir, et le Curculionide est trop bien avisé pour construire le complexe lorsque le simple suffit. Informons-nous mieux.

Il est d’évidence que l’œuf, déposé dans un godet à la surface du noyau, a besoin d’une toiture défensive. En outre, le vermisseau, travaillant tout à l’heure le fond de sa coupe pour atteindre l’amande, réclamera une porte de débarras en son étroit logis. Une menue coupole, surbaissée, avec lucarne pour l’évacuation des balayures, remplirait, semble-t-il, toutes les conditions voulues. Pourquoi donc alors le luxe de cette cheminée pyramidale qui s’élève jusqu’au niveau supérieur de la fosse, ainsi que se dresse un cône d’éruption au centre d’un cratère volcanique ?

Les cratères de la prunelle ont leurs laves, c’est-à-dire leurs afflux de gomme, qui pleure des divers points blessés, puis se durcit en blocs. Telle coulée encombre toute excavation où l’insecte n’a fait que prendre nourriture. Les grandes fosses à cône central en sont, au contraire, dépourvues, ou n’en présentent que de maigres pleurs sur leurs parois.

La pondeuse, cela saute aux yeux, a pris certaines précautions pour défendre le gîte de l’œuf contre l’invasion de la gomme. Elle a d’abord donné plus d’ampleur à la cavité afin d’éloigner convenablement du germe la perfide muraille, suant le visqueux ; elle a de plus creusé la pulpe jusqu’au noyau, elle a dénudé à fond une aire de parfaite netteté d’où plus rien de dangereux ne peut sourdre.

Ce n’est pas encore assez : distantes et dressées à pic sur le nu, les parois de la fosse sont toujours à craindre. Dans quelques prunelles et dans certains cas, peut-être donneront-elles de la gomme en surabondance. Le seul moyen de conjurer le péril est d’élever au-dessus de l’œuf, jusqu’au niveau supérieur du cratère, une barricade capable d’arrêter la coulée. Telle est la raison du cône central. S’il y a éruption copieuse, la gomme comblera l’espace annulaire, mais du moins elle ne couvrira pas le point où gît l’œuf. Le haut obélisque, insubmersible, est donc ouvrage défensif de très ingénieuse invention.

Cet obélisque est creux suivant son axe. Nous venons de le voir servir d’ascenseur aux déblais que le jeune ver refoule en dehors quand il approfondit la cuvette natale et la convertit en un couloir donnant accès dans le noyau. Mais c’est là rôle très secondaire ; un autre lui revient, d’importance majeure.

Tout germe respire. Dans sa coupe à matelas de vermoulure, l’œuf du Rhynchite exige l’accès de l’air, accès très modéré sans doute, mais enfin jamais nul. Par le défilé de son toit conique, l’air lui arrive et se renouvelle, même si de mauvaises chances ont rempli le cratère de gomme.

Tout être vivant respire. Le vermisseau vient d’entrer dans la coque du fruit en pratiquant une ouverture comme n’en feraient pas d’aussi précises nos plus subtiles percerettes. Il est maintenant dans un coffret hermétique, dans un tonnelet imperméable, goudronné en outre de pulpe gommeuse. Il lui faut de l’air cependant, encore plus qu’à l’œuf.

Eh bien, l’aération se fait par le soupirail que le ver a pratiqué à travers l’épaisseur du noyau. Si menue que soit la lucarne respiratoire, elle suffit, à la condition qu’elle ne se bouche pas. Rien de pareil n’est à craindre, même avec un excès de gomme. Au-dessus du soupirail se dresse le cône défensif, continuant, par son canal, la communication avec le dehors.

J’ai désiré savoir comment se conduiraient, dans une atmosphère très limitée et non renouvelable, des reclus plus vigoureux que l’ermite de la prunelle. Il me les faut en cette période de repos qui précède la métamorphose. Alors l’animal a terminé sa croissance ; il ne prend plus de nourriture, il est à peu près inerte. Il vit aux moindres frais, comparable à la semence qui germe. Pour lui, le besoin d’air est réduit jusqu’aux limites du possible.

Indifférent au choix, j’utilise ce que j’ai sous la main. Et d’abord les larves du Brachycère, le Charançon consommateur de l’ail. Depuis une semaine, elles ont abandonné le bulbille rongé et sont descendues en terre, où, immobiles dans leur niche, elles se préparent à la transformation. J’en mets six dans un tube de verre, scellé par un bout à la lampe d’émailleur. Je les sépare l’une de l’autre au moyen de cloisons de liège, de façon à ménager pour chacune une loge comparable d’ampleur à la niche naturelle. Ainsi garni, le tube est fermé avec un excellent bouchon auquel se superpose une couche de cire d’Espagne. La clôture est parfaite. Aucun échange gazeux n’est possible entre l’intérieur et l’extérieur ; enfin chaque larve est strictement réduite à la petite atmosphère que je lui ai mesurée à peu près sur la capacité des loges souterraines.

Semblables préparations sont faites, les unes avec des larves de Cétoine extraites de leurs coques à métamorphose, les autres avec des nymphes du même insecte. Que deviendront ces divers emmurés, à vie latente, suspendue, la moins exigeante en aération ?

Deux semaines après, le spectacle est concluant. Mes tubes ne contiennent plus qu’une odieuse bouillie cadavérique. L’exhalation aqueuse n’a pu se faire, l’air renouvelé n’est pas venu assainir le local, vivifier larves et nymphes ; et tout a péri, tout est tombé en pourriture.

Le coffret de la prunelle, malgré sa fermeture hermétique, n’est pas récipient aussi rigoureux que mes prisons de verre. Il s’y fait des échanges gazeux, puisque l’amande, corps vivant elle aussi, s’y maintient prospère. Mais ce qui suffit à la vie d’une semence doit être insuffisant lorsqu’il s’agit de la vie bien plus active de l’animal. Le ver du Rhynchite, pendant les quelques semaines qu’il met à gruger son amande, serait donc fort compromis s’il n’avait d’autres ressources respiratoires que l’atmosphère si limitée et si peu renouvelable du noyau.

Tout semble affirmer que si le soupirail, œuvre de son burin, venait à se boucher d’une larme de gomme, le reclus périrait, ou du moins traînerait vie languissante, incapable d’émigrer en terre au moment voulu. Le soupçon mérite d’être confirmé.

Je prépare en conséquence une poignée de prunelles ; je fais moi-même ce qui serait advenu naturellement sans les précautions de la pondeuse. Je noie le cratère et son cône central sous une goutte de gomme arabique en dissolution épaisse. Ma préparation visqueuse équivaut au produit du prunellier. La goutte durcie, j’en ajoute d’autres jusqu’à ce que l’extrémité du cône disparaisse dans l’épaisseur de l’enduit. Quant au reste du fruit, il est laissé tel quel.

Cela fait, attendons, mais en laissant les prunelles à l’air libre comme elles le sont sur l’arbuste. Là ne se ramolliront pas les concrétions gommeuses, ce qui ne manquerait pas d’arriver dans un bocal, à la faveur de la seule humidité fournie par les fruits.

Sur la fin de juillet, des prunelles laissées en l’état naturel, me donnent les premiers émigrants ; l’exode se poursuit une partie du mois d’août. L’orifice de sortie est un trou rond, très net, comparable a celui du Balanin des noisettes. Exactement comme le ver de ce dernier, l’émigrant se passe à la filière et se délivre par une gymnastique qui gonfle la portion du corps déjà extraite au moyen des humeurs refoulées de la portion encore prisonnière.

La lucarne de délivrance parfois se confond avec le fin pertuis d’entrée ; plus souvent elle est à côté ; au grand jamais elle ne se trouve en dehors de l’aire nue qui forme le fond du cratère. Il répugne au ver, paraît-il, de rencontrer sous les mandibules la molle pulpe de la prunelle. Excellent pour buriner le bois dur, l’outil s’empêtrerait peut-être dans une masse glutineuse. Cela devrait se remuer avec une cuiller, et non avec une gouge à tarauder. Toujours est-il que la sortie s’opère toujours en un point de l’aire si bien nettoyée par la pondeuse. Là, ni gomme ni grasse pulpe, contraires au bon fonctionnement de l’outil.

En même temps, que se passe-t-il avec les prunelles gommées ? Rien du tout. J’attends un mois : rien encore. J’en attends deux, trois, quatre : rien, toujours rien. Aucun ver ne sort de mes préparations. Enfin, en décembre, je me décide à voir ce qui est advenu là dedans. Je casse les noyaux dont j’ai obturé le soupirail avec de la gomme.

La plupart renferment un vermisseau mort, desséché tout jeune. Quelques-uns contiennent une larve vivante, bien développée, mais de peu de vigueur. La bête, on le voit, a pâti, non de nourriture, car l’amande est presque en entier consommée, mais d’un autre besoin non satisfait. Enfin un petit nombre me montre larve vivante et trou de sortie régulièrement pratiqué. Ces privilégiées, emmurées de gomme peut-être lorsqu’elles avaient déjà leur entière croissance, ont eu la force de perforer le coffre ; mais, trouvant au-dessus du bois l’odieux mastic, œuvre de mes perfidies, elles se sont obstinément refusées à trouer plus avant. L’obstacle gommeux les a arrêtées net ; et il n’est pas dans leurs usages d’aller essayer la délivrance ailleurs. Hors de l’aire nue, fond du cratère, elles rencontreraient infailliblement la pulpe, non moins délestée que la gomme. En somme, de la collection de larves soumises à mes artifices, aucune n’a prospéré ; la clôture de gomme leur a été fatale.

Ce résultat met fin à mes hésitations : le cône dressé au centre de la fosse est nécessaire à la vie du ver reclus dans le noyau. Son canal est une cheminée d’aération.

Chaque espèce assurément possède son art particulier de conserver des rapports avec l’extérieur, lorsque la larve vit dans un milieu où le renouvellement de l’air serait trop difficultueux ou même impossible si des précautions n’étaient prises. En général, une fissure, un couloir plus ou moins libre et ouvrage habituel du ver, suffisent à l’aération de la demeure. Parfois c’est la mère elle-même qui veille à ces exigences de l’hygiène, et alors la méthode suivie est frappante d’ingéniosité. Rappelons, à ce sujet, les merveilles des Bousiers.

Le Scarabée sacré moule en forme de poire la miche de son ver ; le Copris espagnol la façonne en ovoïde. C’est compact, homogène, imperméable à l’air tout autant qu’un ouvrage de stuc. Respirer en ces logis serait à coup sûr très difficultueux, mais le danger est prévu. Regardons au bout du mamelon de la poire, et au pôle supérieur de l’ovoïde. Pour peu que l’on réfléchisse, la surprise et l’admiration vous gagnent.

Il y a là, et seulement là, non plus la pâte imperméable du reste de l’ouvrage, mais un tampon filandreux, un disque de grossier velours hérissé de fibrilles, une rondelle de feutre lâche à travers laquelle peuvent s’effectuer les échanges gazeux. Un filtre y remplace la matière compacte. L’aspect seul dit assez la fonction de ce point. Si des doutes venaient, voici de quoi les dissiper.

Je vernis, en plusieurs couches, l’aire fibrilleuse ; je prive le filtre de sa porosité, sans rien modifier autre part. Maintenant laissons faire. Quand vient l’époque de la sortie, aux premières pluies automnales, cassons les pilules. Elles ne contiennent plus que des cadavres desséchés.

Un œuf que l’on vernit est frappé de mort ; mis sous la couveuse, il reste inerte caillou. Le poulet a péri en son germe. De même périssent le Scarabée, le Copris et les autres quand on a vernissé la rondelle de feutre faisant office de soupirail respiratoire.

Cette méthode d’un tampon perméable est reconnue de telle efficacité, qu’elle se généralise chez les pilulaires des régions les plus éloignées. Le Phanée splendide, le Bolbites onitoïde de Buenos-Ayres, s’y adonnent avec le même zèle que les Bousiers de la Provence.

Un des hôtes des pampas fait usage d’un autre procédé, imposé par la matière qu’il manipule. C’est le Phanée Milon, artiste potier et préparateur de charcuterie. Avec de l’argile très fine, il fabrique une gourde au centre de laquelle est placé un godiveau rond, fourni par les sanies d’un cadavre. Le ver à qui sont destinées ces victuailles éclôt dans un étage supérieur, séparé de la soute aux vivres par une cloison d’argile.

Comment respirera ce ver ; dans sa loge d’en haut d’abord, puis dans la pièce d’en bas, quand il aura perforé le plancher et atteint le pâté froid ? La demeure est une poterie, une jarre de brique dont la paroi mesure parfois un travers de doigt d’épaisseur. À travers pareille enceinte, l’accès de l’air est absolument impossible. La mère, qui le savait, a disposé les choses en conséquence. Suivant l’axe du col de la gourde, elle a ménagé un étroit défilé par où les fluides gazeux peuvent aller et venir. Sans recourir à l’obstruction au moyen d’un vernis ou d’autre chose, il est tout clair que ce menu canal est une cheminée d’aération.

Exposé sur son fruit au péril de la gomme, le Rhynchite dépasse en délicates précautions le charcutier des pampas. Sur le point où repose l’œuf, il dresse un obélisque, l’équivalent du col de la gourde dans l’ouvrage du Phanée ; pour donner de l’air au germe, il laisse creux, comme le fait le potier, l’axe du mamelon. De part et d’autre, le ver nouveau-né doit, en ses débuts, faire rude besogne : l’un burine le noyau, l’autre perfore cloison de brique. Les voilà tous deux arrivés, le premier sur son amande, le second sur son godiveau. Derrière eux, ils ont laissé lucarne ronde qui fait suite au canal ouvrage de la mère. Ainsi est assurée la communication de l’intérieur de l’établissement avec l’atmosphère extérieure.

La comparaison ne peut plus se poursuivre, tant l’industrie du Rhynchite en danger d’asphyxie par la gomme dépasse l’industrie de l’autre, en parfaite sécurité dans son pot d’argile. Le Curculionide doit se préoccuper des terribles exsudations qui menacent de le submerger, de l’étouffer. La pondeuse élève donc d’abord le cône défensif, la cheminée d’aération, à une hauteur que la coulée gommeuse n’atteindra pas ; ensuite, autour de ce rempart de marmelade, elle pratique vaste circonvallation, qui laisse à distance la paroi suant la matière dangereuse. Si l’éruption est trop forte, la viscosité s’amassera dans le cratère sans mettre en péril l’orifice respiratoire.

Si le Rhynchite et ses émules en moyens défensifs contre les périls d’asphyxie ont appris d’eux-mêmes leur industrie, par degrés, en passant d’une méthode de peu de succès à une autre plus satisfaisante ; s’ils sont réellement fils de leurs œuvres, n’hésitons pas, dût l’amour-propre en souffrir : reconnaissons-les comme des ingénieurs capables d’en remontrer à nos diplômés ; proclamons le Charançon microcéphale un puissant cerveau, prodigieux inventeur.

Vous n’osez aller jusque-là ; vous préférez recourir aux chances du hasard. Ah ! la mesquine ressource que le hasard lorsqu’il s’agit de combinaisons aussi rationnelles ! Autant vaudrait lancer en l’air les caractères de l’alphabet et s’attendre à les voir former, en retombant, tel vers choisi dans un poème !

Au lieu de matagraboliser en son entendement des concepts tortueux, combien il est plus simple, et surtout plus véridique, de dire : « Un Ordre souverain régente la matière. » C’est ce que nous affirme, en son humilité, le Charançon de la prunelle.

XIV – LES CRIOCÈRES

Intraitable disciple de saint Thomas, avant de dire oui, je veux voir et toucher, non une fois, mais deux, trois, indéfiniment, jusqu’à ce que mon incrédulité ploie sous le faix des témoignages. Eh oui, la conformation ne décide pas des instincts, l’outillage n’impose pas le métier. Après les Rhynchites, voici maintenant les Criocères qui nous le certifient. J’en interroge trois, tous fréquents, trop fréquents dans mon enclos. Sans recherches en saison convenable, je les ai sous les yeux toutes les fois que je désire leur demander un renseignement.

Le premier est le Criocère du lis. Puisque le latin dans ses mots brave l’honnêteté, disons son nom scientifique, Crioceris merdigera, Lin., mais ne le traduisons pas, et surtout ne le répétons pas. La décence nous le défend. Je n’ai jamais compris quelle nécessité il y avait en histoire naturelle, d’affliger d’un terme odieux telle élégante fleur, tel gracieux animal.

Il est superbe, en effet, notre Criocère, si maltraité par la nomenclature. Bien pris de forme, ni trop gros ni trop petit, il est d’un magnifique rouge corail, avec la tête et les pattes d’un noir de jais. Chacun le connaît, pour peu qu’au printemps il ait donné un coup d’œil au lis, dont la hampe déjà s’annonce au centre de la rosace de feuilles. Un Coléoptère, de taille au-dessous de la moyenne et d’un vermillon comparable à celui de la cire d’Espagne, stationne sur la plante. Votre main s’avance pour le saisir. Aussitôt, paralysé de panique, il se laisse tomber à terre.

Attendons quelques jours et revenons au lis, qui petit à petit s’allonge, commence à montrer ses boutons, rassemblés en paquet. L’insecte rouge y est toujours. En outre, les feuilles, profondément ébréchées, réduites en loques, sont souillées de petits monceaux d’une ordure verdâtre. On dirait qu’un maléfice a broyé le feuillage, puis l’a semé de-ci, de-là, en éclaboussures de marmelade.

Or cet immondice se déplace, lentement chemine. Surmontons notre répugnance, et du bout d’une paille sondons les monceaux. Nous mettons à découvert, nous déshabillons une larve disgracieuse, pansue, colorée d’orangé pâle. C’est le ver du Criocère.

La flanelle dont nous venons de le dépouiller serait d’origine inavouable autre part que chez l’insecte, industriel sans vergogne. Ce pourpoint est obtenu, en effet, avec les excréments de la bête. Au lieu de fienter en bas, méthode surannée, le ver du Criocère fiente en haut et reçoit sur l’échine les matériaux résiduels de l’intestin, matériaux qui progressent d’arrière en avant à mesure que se plaque nouveau bourrelet à la suite des autres. Réaumur a décrit avec complaisance de quelle façon la couverture s’avance du croupion à la tête au moyen de glissements sur des plans inclinés, modifications de l’échine ondulante. Inutile de revenir après le maître sur cette mécanique stercorale.

Nous voilà renseignés sur les motifs qui ont valu au Criocère du lis prénom honteux, relégué dans les archives officielles : de ses déjections, le ver se fait tunique.

Une fois le vêtement parachevé et recouvrant en entier la bête à la face dorsale, l’atelier de confection ne chôme pas pour cela. À l’arrière, de moment en moment, un nouvel ourlet s’ajoute, mais à l’avant aussi l’excès qui déborde se détache par son propre poids. L’habit de fiente est en continuelle réparation, rajeuni et prolongé d’un bout, vieilli et rogné de l’autre.

Parfois aussi l’étoffe est trop épaisse, et l’amoncellement chavire. Le dénudé n’a souci de la casaque perdue ; son intestin complaisant ne tarde pas à réparer le désastre.

Soit par les rognures, conséquence de l’excès d’ampleur d’une pièce toujours sur le métier, soit par accidents qui font choir tout ou partie de la charge, le ver du Criocère laisse donc sur son passage des amas de souillures, si bien que le lis, symbole de pureté, devient réceptacle à vidanges. Lorsque le feuillage est brouté, la hampe, sous les morsures du ver, perd son écorce et se résout en quenouille dépenaillée. Les fleurs, alors épanouies, ne sont pas même épargnées : leurs belles coupes d’ivoire se changent en latrines.

L’auteur du méfait est précoce en souillures. Je tenais à voir ses débuts, sa première assise de l’édifice ordurier. Fait-il apprentissage ? s’y prend-il d’abord mal, puis un peu mieux, puis bien ? Me voici renseigné : pas de noviciat, pas d’essais maladroits ; du premier coup la manœuvre est parfaite, le produit expulsé s’étale sur le croupion. Disons ce que j’ai vu.

La ponte a lieu en mai. Les œufs sont déposés à la face inférieure des feuilles, en courtes traînées de trois à six en moyenne. Ils sont cylindriques, arrondis aux deux bouts, d’un rouge orangé vif, luisants et vernis d’un enduit glutineux qui les fait adhérer à la feuille dans toute leur longueur. L’éclosion demande une dizaine de jours. La coque de l’œuf, un peu ridée, mais toujours d’une vive coloration orangée, reste en place de façon que le groupe de la ponte se conserve tel qu’il était au début, abstraction faite de son aspect légèrement flétri.

La jeune larve mesure un millimètre et demi de longueur. Tête et pattes noires, le reste du corps d’un roux ambré terne. Sur le premier segment du thorax, écharpe brune, interrompue au milieu ; enfin un petit point noir sur chaque flanc, en arrière du troisième segment. Tel est le costume initial. Plus tard, le jaune orangé y remplacera la pâle teinte d’ambre. La bestiole, fortement obèse, adhère à la feuille avec ses courtes pattes, et de plus avec l’arrière-train, qui fait office de levier et pousse en avant la panse rondelette. C’est un cul-de-jatte.

Sans tarder, les vermisseaux issus d’un même groupe se mettent à pâturer, chacun à côté de la dépouille de son œuf. Là, isolément, ils rongent et se creusent une fossette dans l’épaisseur de la feuille, mais en respectant l’épiderme de la face opposée. Ainsi est réservé un plancher translucide, un appui qui permet de consommer, sans danger de culbute, la paroi de l’excavation.

À la recherche de bouchées meilleures, paresseusement ils se déplacent. J’en vois de disséminés à l’aventure, de groupés en petit nombre dans la même tranchée ; mais je n’en observe jamais broutant de front économiquement, comme le raconte Réaumur. Nul ordre, nulle entente entre commensaux, quoique contemporains et sortis de la même file d’œufs. Nul souci non plus d’économie : le lis est si généreux !

Cependant la panse se gonfle et l’intestin travaille. Ça y est. Je vois évacuer la première pelote de l’habit. C’est peu et diffluent, comme le comporte l’extrême jeune âge. La mesquine coulée n’en est pas moins utilisée et méthodiquement mise en place tout au bout postérieur de l’échine. Laissons faire. Dans moins d’une journée, pièce par pièce, le vermisseau se sera confectionné un complet.

En son coup d’essai, l’artiste est un maître. Si son molleton infantile est déjà excellent, que sera-ce de la future houppelande lorsque l’étoffe, mûrie à point, sera de qualité meilleure ? Passons outre ; nous en savons assez sur le talent de cet industriel en flanelles de fiente.

À quoi bon l’orde casaque ? Le ver en fait-il usage pour se tenir au frais, se garer des coups du soleil ? C’est possible : un tendre épiderme n’a pas à redouter des gerçures sous pareil cataplasme émollient. Le but du ver est-il de rebuter ses ennemis ? C’est possible encore : qui oserait porter la dent sur l’immonde monceau ? Serait-ce, tout simplement, caprice de mode, baroque fantaisie ? Je ne dirais pas non.

Nous avons eu la crinoline, l’insensé blindage en cercles d’acier ; nous avons toujours l’extravagant tuyau de poêle, qui prétend nous mouler la tête en son rigide étui. Soyons indulgents pour le fienteur, ne médisons pas de ses excentricités en choses de vestiaire. Nous avons les nôtres.

Pour se reconnaître un peu en cette question délicate, interrogeons les proches alliés du Criocère du lis. En mon arpent de cailloux, j’ai planté un carré d’asperges. La récolte, sous le rapport culinaire, ne me dédommagera jamais de mes soins : j’en suis dédommagé d’une autre façon. Sur les maigres pousses que je laisse librement se déployer en panaches de fine verdure, abondent, au printemps, deux Criocères, le champêtre (Crioceris campestris, Lin.), et celui à douze points (Crioceris 12-punctata, Lin.). Excellente aubaine, bien préférable à une botte d’asperges.

Le premier a costume tricolore, non dépourvu de mérite. Élytres bleues, galonnées de blanc sur le bord externe et ornées chacune de trois cocardes blanches ; corselet rouge avec disque bleu au centre. Ses œufs, olivâtres et cylindriques, au lieu d’être couchés par petits groupes linéaires suivant les usages de l’habitant du lis, sont isolés l’un de l’autre et dressés, par l’un de leurs bouts, sur les feuilles de l’asperge, sur les ramuscules, sur les fleurs en bouton, un peu de partout, sans ordre.

Quoique vivant à l’air libre sur le feuillage de sa plante et de la sorte exposée aux divers périls qui peuvent menacer le ver du lis, la larve du Criocère champêtre ignore à fond l’art de se mettre à couvert sous une couche d’ordure. Sa vie durant, elle reste nue, toujours d’une netteté parfaite.

Elle est d’un jaune verdâtre clair, assez corpulente en arrière, atténuée en avant. Son principal organe de locomotion est le bout de l’intestin, qui fait hernie, se recourbe en doigt flexible, enlace le rameau, soutient la bête et la pousse en avant. À elles seules, les vraies pattes, courtes et placées trop avant par rapport à la longueur du corps, bien difficilement pourraient-elles traîner la lourde masse qui vient après. Leur auxiliaire, le doigt anal, est remarquable de vigueur. Sans autre appui, la larve se renverse, la tête en bas, et reste suspendue quand elle déménage d’un brin de cordelette à l’autre. Ce cul-de-jatte est un funambule, un acrobate consommé, évoluant sans crainte de chute dans le menu feuillage. Au repos, la posture est curieuse. La lourde croupe repose sur la paire de pattes postérieures, et surtout sur le doigt crochu, terminaison de l’intestin. L’avant se relève en gracieuse courbure, la petite tête noire se dresse, et l’animal a quelque peu l’aspect de l’antique sphinx accroupi. Cette pose est fréquente, au soleil, dans les moments de sieste et de béate digestion.

Facile proie que ce ver nu, grassouillet, sans défense, somnolant aux ardeurs d’une radieuse journée. Divers moucherons, humbles de taille, mais peut-être terribles de perfidie, hantent le feuillage de l’asperge. Le ver du Criocère, immobile dans sa posture de sphinx, n’a pas l’air d’y prendre garde, même lorsqu’ils viennent bourdonner au-dessus de sa croupe. Seraient-ils aussi inoffensifs que semblent le dire leurs paisibles ébats ? C’est fort douteux : la plèbe diptère n’est pas là uniquement pour humer les maigres exsudations de la piaule. Experte en mauvais coups, elle est sans doute accourue dans un autre but.

Et en effet, sur la plupart des larves du Criocère, voici, solidement collés à la peau, certains points blancs, très petits, d’un blanc de porcelaine. Serait-ce le semis d’un bandit, la ponte d’un moucheron ?

Je cueille les vers marqués de ces stigmates blancs et les élève en captivité. Un mois plus tard, vers le milieu de juin, ils se flétrissent, se rident, tournent au brun. Il en reste une dépouille aride qui se déchire à l’un ou l’autre bout et laisse émerger à demi une pupe de diptère. Quelques jours après éclôt le parasite.

C’est un moucheron grisâtre, âprement hérissé de cils clairsemés, moitié moindre en dimensions que la Mouche domestique, dont il a quelque peu l’aspect. Il appartient à la série des Tachinaires, qui, si fréquemment, sous leur forme de larve, vivent dans le corps des chenilles.

Les points blancs semés sur le ver du Criocère étaient bien la ponte de l’odieux Diptère. La vermine née de ces œufs a troué la panse du patient. Par de subtiles blessures, peu douloureuses et presque aussitôt cicatrisées, elle a pénétré dans le corps, au sein des humeurs qui baignent les entrailles. Tout d’abord l’envahi ne s’est pas trouvé compromis ; il a continué sa gymnastique de funambule, ses ventrées au pâturage, ses siestes au soleil, comme si rien de sérieux ne s’était passé.

Élevées en tube de verre et souvent scrutées de la loupe, mes larves à parasites ne trahissent aucune inquiétude. C’est qu’ils sont d’une infernale discrétion, en leurs débuts, les fils du Tachinaire ! Jusqu’au moment où ils se trouvent prêts pour la transformation, leur pièce doit durer, toujours fraîche, toujours vivante. Ils se gorgent donc des réserves de l’avenir, des graisses, des économies que le Criocère s’amasse en vue de la refonte d’où proviendra l’insecte parfait ; ils consomment le non-nécessaire à la vie du moment, et se gardent bien de toucher aux organes actuellement indispensables. D’une morsure là-dessus, l’hôte périrait, et eux aussi. Vers la fin de leur croissance, la prudence et la discrétion ne s’imposant plus, ils vident à fond l’exploité, ne laissant que la peau, qui leur servira d’abri.

Une satisfaction m’est donnée dans ces atroces bombances : je vois le Tachinaire soumis, à son tour, à sévère émondage. Combien étaient-ils sur l’échine de la larve ? Peut-être huit, dix et plus. Un seul moucheron, toujours un seul, sort de la peau de la victime, car le morceau est trop petit pour suffire à la nourriture de plusieurs. Que sont devenus les autres ? Y a-t-il eu bataille entre eux dans les flancs du misérable ? Se sont-ils mutuellement dévorés, ne laissant survivre que le plus vigoureux ou le mieux servi par les chances de la lutte ? Ou bien encore l’un d’eux, plus précoce, se trouvant maître de la place, les autres ont-ils préféré périr au dehors plutôt que de pénétrer dans un ver déjà occupé, où la famine sévirait rien qu’avec deux convives ? Je suis pour l’extermination mutuelle. Chair de son pareil ou chair d’un étranger, ce doit être tout un sous les crocs de la vermine grouillant dans le ventre du Criocère.

Si féroce que soit la concurrence entre ces bandits, la race ne menace pas de s’éteindre. Je passe en revue l’innombrable troupeau de mon carré d’asperges. Une bonne moitié porte, sur sa peau verdâtre, des œufs de Tachinaire, très nettement visibles en menus stigmates blancs. Les maculés m’affirment une panse déjà envahie ou sur le point de l’être. D’autre part, il est douteux que les indemnes se maintiennent tous en cet état. Le malfaiteur ne cesse de rôder sur les panaches verts, épiant l’occasion favorable. Bien des larves non ponctuées de blanc aujourd’hui le seront demain ou un autre jour, tant que durera la saison du Diptère.

J’évalue que l’immense majorité du troupeau sera finalement infestée. Mes éducations en disent long sur ce point. Si je ne fais sélection attentive au moment de peupler mes cloches, si je cueille au hasard les rameaux peuplés de larves, j’obtiens bien peu de Criocères adultes ; la presque totalité se résout en nuée de moucherons.

S’il nous était possible d’entrer efficacement en lutte contre un insecte, je conseillerais aux cultivateurs d’asperges de recourir au Tachinaire, sans me faire d’ailleurs illusion sur les résultats de la méthode. Les goûts exclusifs de l’auxiliaire entomologique nous font tourner dans un cercle vicieux : le remède conjure le mal, mais le mal est indispensable au remède. Pour nous délivrer des ravageurs de l’asperge, il faudrait beaucoup de Tachinaires ; et pour obtenir beaucoup de Tachinaires, il faudrait d’abord beaucoup de ravageurs. La balance naturelle équilibre les choses dans leur ensemble. Si le Criocère abonde, survient nombreux le moucheron qui le réduit ; si le premier se fait rare, le second diminue, mais toujours prêt à devenir légion pour réprimer l’excès de l’autre en un retour de prospérité.

Sous son épais manteau d’ordure, le Criocère du lis est affranchi des misères si fatales à son confrère des asperges. Dépouillez-le de sa casaque, vous ne trouverez jamais sur sa peau les terribles stigmates blancs. Le procédé de préservation est très efficace.

Ne pourrait-on trouver système défensif de même valeur sans recourir à l’odieuse souillure ? Mais si : il suffirait de se loger sous un couvert où ne serait plus à craindre la ponte du Diptère. C’est ce que pratique le Criocère à douze points, vivant pêle-mêle avec le Criocère champêtre, dont il diffère par sa taille un peu plus grande, et surtout par son costume en entier d’un rouge ferrugineux avec douze points noirs symétriquement distribués sur les élytres.

Ses œufs, d’un olivâtre foncé, cylindriques, pointus à l’un des pôles et tronqués à l’autre, ressemblent beaucoup à ceux du Criocère champêtre, et, comme ces derniers, se dressent normalement à la surface d’appui par leur extrémité tronquée. Aisément on confondrait les deux pontes si l’on n’avait pour guide la place occupée. Le Criocère champêtre fixe ses œufs sur les feuilles et les menus rameaux ; l’autre les implante exclusivement sur les fruits encore verts, globules de la grosseur d’un pois.

C’est aux vermisseaux de s’ouvrir subtil passage et de pénétrer eux-mêmes dans le fruit, dont ils consomment la pulpe. En chaque globule une larve, pas plus, car la ration serait insuffisante. À bien des reprises, cependant, je vois sur le même fruit deux œufs, trois, quatre. Le premier ver éclos est le favorisé. Il devient propriétaire de la pilule, propriétaire intolérant capable de tordre le cou à qui viendrait s’attabler à ses côtés. Partout et toujours l’implacable concurrence.

Le ver du Criocère à douze points est d’un blanc terne, avec écharpe noire interrompue sur le premier segment du thorax. Ce sédentaire n’a rien des talents de l’acrobate pâturant sur le mobile feuillage de l’asperge ; il ne sait pas empoigner avec son derrière, converti en doigt capable d’enlacer. Dans sa boîte, que ferait-il de cette prérogative, lui l’ami du repos, destiné a prendre graisse sans déambuler en quête de nourriture ? Dans le même groupe, à chacun ses dons, suivant le genre de vie qui l’attend.

Le fruit envahi ne tarde pas à choir en terre. De jour en jour, il perd sa coloration verte à mesure que la pulpe se consomme. Il devient enfin joli globe d’opale diaphane, tandis que les fruits non atteints mûrissent sur la plante et se colorent d’un riche vermillon.

N’ayant plus rien à consommer sous la peau de sa pilule, le ver alors perce le ballon et descend en terre. Les Tachinaires l’ont épargné. Sa boîte d’opale, l’épiderme coriace du fruit, lui a valu le salut, tout aussi bien, peut-être même mieux, que ne l’aurait fait une immonde casaque.

XV – LES CRIOCÈRES (SUITE)

Le Criocère, en son globe d’opale, a trouvé le salut. Le salut ? Ah ! la malencontreuse expression que je viens d’employer là ! Est-il quelqu’un au monde qui puisse se flatter d’échapper à l’exploiteur ?

Vers le milieu de juillet, époque où le Criocère à douze points remonte de dessous terre avec la forme adulte, mes bocaux d’éducation me donnent, par nuées, un tout petit Hyménoptère, un Chalcidien fluet, élégant, d’un noir bleu, sans tarière apparente. A-t-il un nom, le mesquin ? Les nomenclateurs l’ont-ils enregistré ? Je ne sais, et médiocrement m’en soucie ; l’essentiel est d’apprendre que le couvert du fruit de l’asperge, devenu ballon d’opale lorsque le ver l’a vidé, n’a pas sauvegardé le reclus. Le Moucheron tachinaire est seul à tarir sa victime ; lui, l’infime, banquette en compagnie. Ils sont des vingt et plus à exploiter le ver.

Lorsque tout semblait présager vie tranquille, un nain parmi les nains se présente, expressément préposé à l’extermination d’un insecte défendu d’abord par le coffret du fruit, puis par la coque, œuvre souterraine du ver. Manger le Criocère à douze points est sa raison d’être, sa fonction. À quel moment et de quelle manière a-t-il fait le coup ? Je l’ignore.

Toujours est-il que, fier de son rôle et trouvant la vie douce, il roule en crosse les antennes, les fait osciller ; il se frotte les tarses l’un contre l’autre, signe de satisfaction ; il se brosse le ventre. Je le vois à peine, et c’est un agent de l’universelle extermination, un rouage de ce pressoir sans pitié qui écrase la vie, la foule ainsi qu’une vendange.

La tyrannie du ventre fait du monde une caverne de brigands. Manger, c’est tuer. Alambiquée dans la cucurbite de l’estomac, la vie enlevée par massacre devient la vie acquise. Tout se remet en fusion, tout recommence dans l’insatiable creuset de la mort.

L’homme, au point de vue du manger, le premier des brigands, fait consommation de tout ce qui vit ou pourrait vivre. Voici une bouchée de pain, la sainte nourriture. Cela représente un certain nombre de grains de froment ne demandant qu’à germer, verdoyer au soleil, s’allonger en chaumes et se couronner d’épis. Ils sont morts pour nous faire vivre.

Voici des œufs. Laissés en paix à la poule, ils auraient fait entendre le doux pépiement des poussins. Ils sont morts pour nous faire vivre. Voici de la chair de bœuf, de mouton, de volaille. Horreur ! cela fleure le sang, cela parle d’égorgement. Si l’on y songeait, on n’oserait se mettre à table, cet autel d’atroces holocaustes.

Que de vies l’hirondelle, pour ne citer que les plus pacifiques, ne moissonne-t-elle pas dans le seul essor d’une journée ! Du matin au soir, elle engouffre tipules, cousins, moucherons, dansant joyeux dans un rayon de soleil. Rapide comme un trait, elle passe, et les danseurs sont décimés. Ils périssent ; puis, sous la conque de la nichée, ils retombent, lamentables ruines, en guano dont héritera le gazon. Ainsi de tous, tant qu’il y en a, grands et petits, d’un bout à l’autre de la série animale. Un perpétuel massacre perpétue le flot de la vie.

Navré de ces tueries, le penseur se prend à rêver d’un état de choses qui nous affranchirait des horreurs de la gueule. Cet idéal d’innocence, tel que peut l’entrevoir notre pauvre nature, n’est pas une impossibilité ; il se réalise en partie pour nous tous, gens et bêtes.

Respirer est le plus impérieux des besoins. Nous vivons d’air avant de vivre de pain ; et cela s’accomplit tout seul, sans lutte pénible, sans labeur coûteux, presque à notre insu. Nous n’allons pas, armés en guerre, à la conquête de l’air par rapine, violence, ruse, négoce, travail acharné ; le souverain élément vital vient de lui-même en nous ; il nous pénètre et nous anime. Sans préoccupation aucune à ce sujet, chacun en a sa large part.

Pour comble de perfection, c’est gratuit. Et cela durera ainsi indéfiniment tant que le fisc, toujours ingénieux, n’aura pas inventé des robinets de distribution et des cloches pneumatiques où l’air nous serait rationné à tant le coup de piston. Espérons que ce progrès de la science nous sera épargné, car alors, misère de nous, ce serait la fin ; la contribution aurait tué le contribuable.

En ses jours de gaieté, la chimie nous promet pour l’avenir des pilules où sera concentrée la quintessence alimentaire. Ces drogues savantes, élaboration des cornues, ne mettraient pas fin à ce souhait : avoir un estomac pas plus onéreux que le poumon, et se nourrir comme on respire.

La plante connaît en partie ce secret : elle puise pacifiquement son charbon dans l’atmosphère, où chaque feuille s’imprègne de quoi s’accroître et verdir. Mais le végétal n’agit point ; de là son innocente vie. Il faut à l’action épice fortement relevée, conquise par la lutte. L’animal agit, donc il tue. Premier degré peut-être d’une intelligence qui se connaît, l’homme, ne méritant pas mieux, partage avec la brute la tyrannie du ventre comme mobile irrésistible de l’action.

Mais où donc me suis-je fourvoyé ! Un point animé, grouillant dans la panse d’un ver, nous parle du brigandage de la vie ! Comme il sait bien son métier d’exterminateur, celui-là ! En vain le Criocère prend refuge dans un coffre inexpugnable, son bourreau se fait si petit qu’il parvient à l’atteindre.

Précautionnez-vous, misérables vers, stationnez sur les rameaux en posture de sphinx menaçants, abritez-vous dans les mystères d’une boîte, cuirassez-vous d’une armure de limite, vous n’en payerez pas moins votre tribut dans l’implacable mêlée ; il se trouvera toujours des inoculateurs qui, variant de ruse, de taille, d’outillage, vous larderont de leurs germes mortels.

L’hôte du lis, avec son immonde méthode, n’est pas même à l’abri. Son ver est assez souvent la proie d’un autre Tachinaire, plus gros que celui du Criocère champêtre. Le parasite, j’en ai la conviction, n’a pas semé ses œufs sur la victime tant que celle-ci s’est trouvée couverte de la repoussante casaque ; mais un moment d’imprudence lui fournit occasion favorable.

Quand vient l’heure de s’enfouir en terre pour s’y transformer, le ver se dépouille de son manteau, dans le but peut-être de s’alléger lors de la descente du haut de la plante, ou bien encore dans le but de prendre un bain de ce bon soleil dont il a joui si peu jusqu’ici sous son humide couverture. Cette promenade à nu sur les feuilles, dernière joie de la vie larvaire, est fatale au vagabond. Survient le Tachinaire, qui, trouvant une peau nette, luisante d’embonpoint, s’empresse d’y plaquer ses œufs.

Le relevé des indemnes et des envahis fournit renseignement conforme à ce que faisaient prévoir les genres de vie. Le plus exposé aux parasites est le Criocère champêtre, dont la larve vit à l’air libre, sans protection aucune. Vient après le Criocère à douze points, établi, en son premier âge, dans le fruit de l’asperge. Le plus favorisé est le Criocère du lis, qui, ver, se fait houppelande de ses déjections.

Pour la seconde fois, nous voici donc en présence de trois insectes que l’on dirait issus d’un même moule, tant ils se ressemblent sous le rapport de la conformation. N’étaient des costumes différents et des tailles non pareilles, on ne saurait comment les distinguer l’un de l’autre. Et cette profonde similitude des formes s’accompagne d’une non moins profonde dissemblance des instincts.

Le fienteur qui se souille le dos ne peut avoir inspiré l’ermite retiré au net dans son ballon ; l’habitant du fruit de l’asperge n’a pas conseillé au troisième de vivre à découvert et d’errer en acrobate sur le feuillage. Aucun des trois n’a été l’initiateur des mœurs des deux autres. Tout cela me paraît clair comme eau de roche. S’ils sont issus d’une même souche, comment donc ont-ils acquis des talents si disparates ?

En outre, ces talents se sont-ils développés par degrés ? Le Criocère du lis est en mesure de nous l’apprendre. Son ver, tourmenté par le Tachinaire, s’est avisé autrefois, admettons-le, de s’ouvrir en dessus la boutonnière stercorale. Par accident, sans but déterminé, il s’est déversé sur le dos le contenu de l’intestin. La mouche proprette a hésité devant l’immondice. Le ver, en sa malice, a reconnu, avec le temps, le parti qu’il pouvait tirer de son cataplasme, et ce qui était au début souillure non préméditée est devenu prudente habitude. D’un succès à l’autre, les siècles aidant, cela va sans dire, car il faut toujours des siècles en de telles inventions, la casaque de fiente s’est étendue de l’arrière à l’avant, jusque sur le front. Se trouvant bien de sa méthode, narguant le parasite sous sa couverture, le ver a fait loi rigoureuse de ce qui était fortuit, et le Criocère a transmis fidèlement à ses fils la repoussante tunique.

Jusque-là, pas mal. Maintenant les choses s’embrouillent. Si l’insecte est vraiment l’inventeur de ses moyens défensifs, s’il a trouvé lui-même combien il est avantageux de se dissimuler sous l’ordure, j’exige de son ingéniosité la persistance de la ruse jusqu’au moment précis de s’enfouir. Bien à l’avance, il se déshabille, au contraire ; il erre nu, prend l’air sur le feuillage, alors que sa panse rebondie mieux que jamais peut tenter le Diptère. Il oublie à fond, en sa dernière journée, la prudence que lui a value le long apprentissage des siècles.

Ce revirement soudain, cette insouciance devant le péril, me disent : « L’insecte n’oublie rien, parce qu’il n’a rien appris, parce qu’il n’a rien inventé. À la distribution des instincts, il a eu pour sa part la casaque, dont il ignore les mérites tout en profitant de ses avantages. Il n’a pas acquis par degrés, suivis d’un brusque arrêt au moment le plus périlleux et le plus apte à lui inspirer méfiance ; il s’est trouvé doué tel quel dès le début, inhabile à rien changer dans la tactique contre le Tachinaire et autres ennemis.

Ne nous hâtons pas néanmoins d’accorder au vêtement d’ordure un rôle exclusivement protecteur contre le parasite. On ne voit pas bien en quoi le ver du lis mérite mieux que celui de l’asperge, dépourvu de tout art défensif. Peut-être est-il moins fécond et, en dédommagement de la pauvreté des ovaires, possède-t-il une industrie qui sauvegarde la race. Rien ne dit non plus que la molle couverture ne soit en même temps un abri qui garantit du soleil un épiderme trop sensible. Et si c’était simple parure, falbalas de coquetterie larvaire, cela ne m’étonnerait pas. L’insecte a des goûts dont les nôtres ne peuvent être juges. Concluons par un doute et passons.

Mai n’est pas fini que le ver, mûr à point, quitte le lis et s’enfouit au pied de la plante, à une faible profondeur. Du front et de la croupe il refoule la terre, il s’y pratique une niche ronde, de la grosseur d’un pois. Pour faire du logis une pilule creuse, non exposée à s’écrouler, il lui reste à imbiber la paroi d’un agglutinatif qui rapidement fasse prise avec le sable.

Pour assister à ce travail de consolidation, j’exhume des loges non achevées et j’y pratique une ouverture qui me permette de voir le ver à l’œuvre. Le reclus est à l’instant à la fenêtre. Un flot écumeux lui sort de la bouche, pareil à des blancs d’œuf battus. Il salive, crache abondamment ; il fait mousser son produit et le dépose sur les bords de la brèche. En quelques jets d’écume, l’ouverture est bouchée.

Je cueille d’autres vers au moment de leur inhumation et je les établis dans des tubes de verre avec quelques menues parcelles de papier qui leur serviront de point d’appui. Là plus de sable, plus de matériaux de construction autres que les crachats de la bête et mes rares miettes de papier. Dans ces conditions, la loge pilulaire est-elle possible ?

Oui, elle l’est, et sans grandes difficultés. Prenant appui un peu sur le verre, un peu sur le papier, la larve se met à saliver autour d’elle, à écumer copieusement. En une séance de quelques heures, elle a disparu dans une coque solide. C’est blanc comme neige, et très poreux ; on dirait un globule en albumine soufflée. Ainsi, pour agglutiner le sable en niche pilulaire, la larve fait emploi d’une matière albuminoïde mousseuse.

Maintenant ouvrons le ver constructeur. Autour de l’œsophage, assez long et mou, pas de glandes salivaires, pas de tubes à soie. Le ciment écumeux n’est donc ni de la soie ni de la salive. Un organe s’impose à l’attention : c’est le jabot, très volumineux, irrégulièrement gonflé de bosselures qui le rendent difforme. Il est plein d’un fluide incolore et visqueux. Voilà certainement la matière à crachats mousseux, l’agglutinatif qui relie entre eux les grains de sable et les consolide en un assemblage sphérique.

Quand viennent les préparatifs de la transformation, la poche stomacale, n’ayant plus à fonctionner comme laboratoire digestif, sert à l’insecte d’usine, d’entrepôt pour des usages variés. Les Sitaris y accumulent les décombres uriques ; les Capricornes y amassent la bouillie crayeuse qui deviendra clôture de pierre à l’entrée de la loge ; les chenilles y tiennent en réserve les poudres, les gommes dont elles fortifient le cocon ; les hyménoptères y puisent le vernis de laque employé comme tapisserie à l’intérieur de l’édifice de soie. Voici maintenant le Criocère du lis qui l’utilise comme magasin de ciment écumeux. Quel organe complaisant que cette poche digestive !

Les deux Criocères de l’asperge sont pareillement d’habiles cracheurs, dignes émules de leur congénère du lis en fait de constructions. De part et d’autre, chez les trois, les coques souterraines ont même forme, même structure.

Lorsque, après une station de deux mois sous terre, le Criocère du lis remonte à la surface avec sa forme adulte, une question botanique reste à résoudre pour compléter l’histoire de l’insecte. On est alors en pleine canicule. Les lis ont fait leur temps. Un bâton desséché, sans feuilles, surmonté de quelques capsules délabrées, c’est tout ce qui reste de la magnifique plante printanière. Seul, l’oignon écailleux persiste à quelque profondeur. Là, suspendant sa végétation, il attend les tenaces pluies automnales qui lui redonneront vigueur et le feront épanouir en un bouquet de feuilles.

Comment vit le Criocère pendant l’été, avant le retour de la verdure chère à sa race ? Jeûne-t-il au fort des chaleurs ? Si l’abstinence est sa règle en cette saison de pénurie végétale, pourquoi sort-il de dessous terre, pourquoi abandonne-t-il sa coque, où si tranquillement il sommeillerait, affranchi du manger ? Serait-ce le besoin de nourriture qui le chasse du sous-sol et le fait venir au soleil dès que les élytres ont pris leur couleur vermillon ? C’est très probable. Allons du reste aux informations.

Sur les tiges ruinées de mes lis blancs, je trouve une portion couverte d’un peu d’écorce verte. Je la sers aux prisonniers de mes bocaux, sortis de leur couche de sable depuis une paire de jours. Ils l’attaquent avec un appétit très concluant ; le morceau vert est dénudé jusqu’au bois. Bientôt, pour l’offrir à mes affamés, rien ne me reste de l’aliment réglementaire. Je sais que tous les lis, indigènes ou exotiques, lis martagon, lis de Chalcédoine, lis tigré et tant d’autres sont de leur goût ; je n’ignore pas que la fritillaire couronne impériale et la fritillaire de Perse sont également bien acceptées ; mais la plupart de ces plantes délicates ont refusé l’hospitalité de mon arpent de cailloux, et celles dont la culture m’est à peu près possible sont maintenant aussi délabrées que le vulgaire lis. Rien n’en reste, de vert.

En botanique, le lis donne son nom à la famille des Liliacées, dont il est le chef de file. Qui se nourrit du lis devrait accepter aussi, faute de mieux, les autres plantes du même groupe. C’est tout d’abord mon avis ; ce n’est pas celui du Criocère, plus versé que moi dans les vertus des plantes.

La famille des Liliacées se subdivise en trois tribus : celle des lis, celle des asphodèles et celle des asperges. De la tribu asphodèle rien ne convient à mes affamés. Ils se laissent périr d’inanition sur les feuilles des genres suivants, les seuls que m’aient permis d’expérimenter les humbles ressources de mon enclos : asphodèle, funkia, agapanthe, tritéledia, hémérocalle, tritoma, ail, ornithogale, scille, jacinthe, muscari. Je signale à qui de droit ce profond dédain du Criocère pour les asphodèles. L’opinion d’une bête n’est pas à dédaigner ; elle nous dit qu’on obtiendrait arrangement plus naturel en isolant davantage la série asphodèle de la série lis.

Dans la première tribu prennent place d’abord le classique lis blanc, la plante préférée de l’insecte ; puis les autres lis et les fritillaires, aliment presque aussi bien recherché ; enfin les tulipes, que la saison trop avancée ne m’a pas permis de soumettre à l’appréciation du Criocère.

La troisième tribu me réservait vive surprise. Le Criocère rouge a mordu, mais d’une dent très dédaigneuse, sur le feuillage de l’asperge, mets favori du Criocère champêtre et du Criocère à douze points. Il s’est repu, au contraire, avec délice du muguet (Convallaria maialis) et du sceau de Salomon (Polygonatum vulgare), l’un et l’autre si différents du lis pour tout regard non exercé aux scrupules de l’analyse botanique.

Il a fait mieux : il a brouté, avec toutes les apparences d’un estomac satisfait, une féroce liane, le Smilax aspera, qui s’enchevêtre dans les haies à l’aide de ses vrilles en tire-bouchon et donne, en l’arrière-saison, d’élégantes grappes de petites baies rouges, ornement des crèches de la Noël. Les feuilles à développement complet sont trop dures pour lui, trop coriaces ; il lui faut les tendres sommités à feuillage naissant. Cette précaution prise, je la nourris avec le revêche buisson tout aussi bien qu’avec le lis.

Le smilax accepté me donne confiance dans le petit houx (Ruscus aculeatus), autre arbuste de rude constitution, admis aux joies familiales de la Noël à cause de sa belle verdure et de ses fruits rouges, semblables à de grosses perles de corail. Pour ne pas rebuter le consommateur avec un feuillage trop dur, je fais choix de jeunes pousses, venues de germination et portant encore appendue à la base la semence ronde, gourde nourricière. Mes précautions n’aboutissent pas : l’insecte refuse obstinément le petit houx, sur lequel je croyais pouvoir compter après l’acceptation du smilax.

Nous avons notre botanique, le Criocère a la sienne, plus subtile dans l’appréciation des affinités. Son domaine comprend deux groupes très naturels, celui du lis et celui du smilax, devenu, par les progrès de la science, famille des Smilacées. Dans ces deux groupes, il reconnaît pour siens certains genres, les plus nombreux ; il renie les autres, qui peut-être exigeraient révision avant de prendre place définitive dans le classement.

Le goût exclusif de l’asperge, l’un des principaux représentants des Smilacées, caractérise les deux autres Criocères, exploiteurs passionnés de l’asperge cultivée. Je les trouve aussi, assez fréquemment, sur l’asperge sauvage (Asparagus acutifolius), âpre arbuste, à longues et flexibles tiges, très rameuses, que le vigneron provençal emploie, sous le nom de roumiéu, pour faire filtre au-devant du robinet de la cuve à vendange, et empêcher le marc d’obstruer la sortie. Hors de ces deux plantes, les deux Criocères refusent tout absolument, même lorsque, en juillet, ils remontent de terre avec l’estomac famélique que leur a valu le long jeûne de la transformation. Sur la même asperge sauvage vit, dédaigneux du reste, un quatrième Criocère (Crioceris paracenthesis), le plus petit du groupe. Je ne connais pas suffisamment ses mœurs pour en dire plus long sur son compte.

Ces détails botaniques nous disent que les Criocères, d’éclosion précoce, en plein été, n’ont pas à redouter la famine. Si celui du lis ne trouve plus sa plante favorite, il peut brouter ici le sceau de Salomon et le smilax, ailleurs le muguet et, je n’en doute pas, quelques autres végétaux de la même famille. Les trois autres sont mieux favorisés. Leur plante nourricière est debout, toujours verte, toujours bien feuillée jusqu’à la fin de l’arrière-saison. L’asperge sauvage même, indomptable par les grands froids, se maintient en pleine vigueur toute l’année. Des ressources tardives sont d’ailleurs superflues. Après brève période d’émancipation estivale, les divers Criocères prennent leurs quartiers d’hiver, se terrent sous les feuilles mortes.

XVI – LA CICADELLE ÉCUMEUSE

En avril, lorsque nous arrivent l’hirondelle et le coucou, inspectons un peu les champs, le regard à terre comme doit le faire l’observateur attentif aux choses de l’insecte ; nous ne pouvons manquer de voir, d’ici, de là, sur les herbages, de petits amas d’écume blanche. Cela se prendrait volontiers pour un jet de salive mousseuse venu des lèvres d’un passant ; mais c’est en tel nombre qu’on renonce bientôt à cette première idée. Jamais salive humaine ne suffirait à pareille dépense d’écume, même en y mettant la puérile et dégoûtante application d’un désœuvré.

Tout en reconnaissant que l’homme n’est pour rien en la chose, le paysan du Nord n’a pas renoncé à l’appellation dictée par l’aspect : il nomme salive de coucou les étranges flocons, en souvenir de l’oiseau dont la note sonne alors le réveil printanier. Le migrateur inhabile aux fatigues et aux joies du nid la rejette, dit-on, à l’aventure lorsqu’il inspecte au vol les demeures d’autrui pour trouver où déposer son œuf.

Si l’interprétation est probante en faveur de la puissance salivaire du Coucou, elle donne pauvre idée de l’interprétateur. C’est pire encore avec cette autre dénomination populaire, salive de grenouille. Bonnes gens ! que viennent faire ici la grenouille et sa bave ?

Plus malin, le paysan de Provence connaît, lui aussi, l’écume printanière, mais il se garde bien de lui donner un nom extravagant. Mes rustiques voisins, interrogés sur la salive de grenouille et la salive de coucou, se mettent à sourire, ne voyant dans ces mots qu’une mauvaise plaisanterie. À mes questions sur la nature de l’affaire, ils répondent : « Nous ne savons pas. ».

À la bonne heure : voilà une réponse comme je les aime, non entortillée d’explications biscornues.

Voulons-nous connaître le réel auteur de ces crachats ? – Avec une paille, fouillons dans l’amas écumeux. Nous en extrairons une bestiole jaunâtre, pansue, trapue, à configuration de Cigale qui serait dépourvue d’ailes. Voilà l’ouvrière de l’écume.

Déposée à nu sur une autre feuille, elle brandit, par oscillations de bas en haut, le bout pointu de sa panse rondelette. À cela se trahit déjà la curieuse machine que nous allons voir fonctionner tout à l’heure. Plus âgé et travaillant toujours sous le couvert de son écume, l’animalcule devient nymphe, se colore de vert et se fait des moignons d’ailes appliqués en écharpe sur les flancs. De sa tête obtuse, au moment du travail, fait saillie en dessous une percerette, un bec analogue à celui des Cigales.

Sous sa forme adulte, c’est, en effet, une sorte de Cigale de dimensions très réduites ; aussi l’entomologiste capable de s’affranchir des vétilles nominales appelle-t-il l’insecte tout bonnement Cicadelle écumeuse. À ce nom euphonique, diminutif de celui de Cigale (Cicada), on a substitué l’affreux Aphrophora. La science officielle dit : Aphrophora spumaria, signifiant porte-écume écumeuse. L’oreille n’a pas gagné à ce perfectionnement. Contentons-nous de Cicadelle, qui respecte le tympan et ne redouble l’écume.

J’ai consulté mes quelques livres sur les mœurs de la Cicadelle. Ils me disent que l’insecte pique les plantes et fait extravaser la sève en flocons écumeux. Sous ce couvert la bête vit au frais. Le plus riche en documents, compilation récente, m’apprend ceci : il faut se lever de grand matin, visiter ses cultures, cueillir tout brin spumeux et l’immerger aussitôt dans un chaudron d’eau bouillante.

Fichtre ! ma pauvre Cicadelle ! tu n’as qu’à te bien tenir. L’auteur n’y va pas de main morte. Je le vois se lever avant l’aube, allumer un fourneau roulant et promener son enfer au milieu des luzernes, des trèfles, des pois, pour t’ébouillanter sur place. Il aura du travail. J’ai en mémoire certain carré de sainfoin dont presque chaque tige avait ses flocons d’écume. S’il eût été nécessaire de recourir à la méthode de la marmite, autant valait faucher le tout et convertir la récolte en tisane.

Pourquoi ces brutalités ? Tu es donc bien terrible aux récoltes, mignonne cigalette ? On t’accuse d’épuiser la plante attaquée. Ma foi, c’est vrai : tu l’épuises à peu près comme la puce le fait du chien. Mais toucher à l’herbe d’autrui, tu le sais bien, le fabuliste l’a dit : c’est crime abominable ; c’est forfait que seul peut expier le supplice de l’eau bouillante.

Laissons l’entomologie agricole et ses propos d’extermination ; à l’écouter, l’insecte n’aurait pas le droit de vivre. Incapable d’agir en propriétaire féroce, qui rêve massacre pour un pruneau véreux, je livre, bénévole, à la Cicadelle mes quelques rangées de fèves et de pois ; elle me laissera ma part, j’en suis persuadé.

Et puis, les humbles ne sont pas les moins riches en talents, en inventions originales propres à nous renseigner sur l’inépuisable variété des instincts. La Cicadelle, en particulier, a ses recettes de limonadière. Demandons-lui par quels procédés elle parvient à si bien faire mousser son produit, car les livres à marmite bouillante et salive de coucou se taisent sur ce sujet, le seul digne de l’histoire.

L’amas écumeux, sans forme bien précise, ne dépasse guère le volume d’une noisette. Il est remarquable par sa persistance alors même que l’insecte n’y travaille plus. Privé de son fabricant, qui ne manquerait pas de l’entretenir, et déposé dans un verre de montre, il se conserve sans évaporation, sans ruine des bulles, au delà de vingt-quatre heures. Cette stabilité est frappante, en comparaison de la promptitude avec laquelle se dissipe, par exemple, la mousse de savon.

Pareille durée est nécessaire à la Cicadelle, qui s’épuiserait en produits continuellement renouvelés si son ouvrage était de la vulgaire écume. Une fois la couverture huileuse obtenue, il convient que l’insecte quelque temps se repose sans autre souci que de s’abreuver et grandir. Aussi l’humeur convertie en mousse a-t-elle certaine viscosité, propice à la longue conservation. C’est légèrement onctueux, cela file sous le doigt à la manière d’une faible dissolution de gomme.

Les bulles sont petites, régulières, toutes d’égal calibre. On voit qu’elles ont été scrupuleusement jaugées une à une ; on soupçonne une burette chargée d’en mesurer le volume. À la façon de nos officines de pharmacopée, l’insecte doit avoir son compte-gouttes.

Invisible au sein de l’écume, est ordinairement blottie une seule Cicadelle ; parfois il s’y en trouve deux, trois et davantage. C’est alors société fortuite, résultat d’un voisinage qui fusionne en édifice commun les travaux individuels.

Assistons au début de l’ouvrage ; aidés d’une loupe, suivons le procédé de la bête. Le suçoir implanté jusqu’à la base et les six courtes pattes bien ancrées, la Cicadelle est immobile, le ventre à plat sur la feuille exploitée.

On s’attend à voir sourdre de la margelle du puits un suintement spumeux, rendu tel par le jeu de l’outil dont les lancettes, montant et descendant tour à tour, frottant l’une contre l’autre à l’exemple de celles de la Cigale, feraient mousser la sève extravasée. L’écume, semble-t-il, doit sortir toute faite de la piqûre. C’est ainsi que l’admet l’histoire courante de la Cicadelle ; c’est ainsi que je me le figurais moi-même sur la foi des auteurs.

Grossière erreur que tout cela : la réalité est bien autrement ingénieuse. Ce qui monte du puits est un liquide très limpide, sans plus trace d’écume que dans une larme de rosée. Pareillement, la Cigale, outillée de même manière, fait sourdre du point où elle s’abreuve une humeur claire, sans vestige aucun de mousse. Malgré sa dextérité à siphonner les liqueurs, l’appareil buccal de la Cicadelle est donc étranger à la confection du matelas bulleux. Il fournit la matière première, un autre outil le travaille. Lequel ? Patientons, et nous allons le savoir.

Le liquide clair insensiblement monte et se glisse sous l’insecte, qui se trouve enfin à demi noyé. Sans retard, le travail commence. Pour faire mousser le blanc d’œuf, nous avons deux méthodes : le battage, qui divise l’humeur visqueuse en minces lames et lui fait enclore de l’air dans un réseau de cellules ; l’insufflation, qui injecte de l’air par bulles au sein de la masse. De ces deux moyens, c’est le second, plus doux et plus élégant, que la Cicadelle met en œuvre. Elle souille son écume.

Mais comment souffler ? L’insecte en paraît incapable, dépourvu qu’il est de tout mécanisme aérifère analogue à celui des poumons. Respirer avec des trachées et fonctionner comme soufflet sont actes incompatibles.

D’accord, mais croyons bien que si, pour exercer son industrie, l’insecte a besoin d’un jet d’air, la machine soufflante ne manquera pas, très ingénieusement conçue. Cette machine, la Cicadelle la possède au bout du ventre, à la terminaison de l’intestin. Là, fendue longuement en forme d’Y, bâille et se ferme tour à tour une pochette dont les deux lèvres rapprochées font clôture hermétique.

Cela dit, suivons la manœuvre. L’insecte relève le bout du ventre hors du bain où il est noyé. La poche s’ouvre, hume l’air atmosphérique, s’emplit, se referme et plonge, riche de sa prise. Au sein du liquide, une contraction se fait dans l’appareil. L’air captif jaillit comme d’une tuyère et donne une première bulle d’écume. Aussitôt la poche aérifère remonte à l’air libre, bâille, se charge de nouveau et redescend fermée, pour s’immerger de nouveau et insuffler son gaz. Nouvel orbe d’écume.

Avec une régularité de chronomètre, de seconde en seconde, ainsi la machine soufflante oscille de bas en haut pour ouvrir sa soupape et s’emplir d’air, de haut en bas pour replonger dans le liquide et y lancer son contenu aérien. Telle est la burette à mesurer le gaz, le compte-gouttes qui nous rend compte de l’égalité des orbes écumeux.

Ulysse, aimé des dieux, avait reçu d’Éole, dispensateur des tempêtes, des outres où les vents étaient prisonniers. L’indiscrétion de l’équipage, qui dénoua les outres pour en connaître le contenu, déchaîna une tourmente où la flotte périt. Ces outres mythologiques, gonflées de vent, je les ai vues en mon jeune âge.

Un métallurgiste ambulant, fils de la Calabre, avait établi entre deux pierres le creuset où devaient se refondre une soupière et des assiettes en étain. Éole soufflait, Éole représenté par un garçonnet brun qui, assis sur les talons et manœuvrant d’une poussée alternative, l’une à droite et l’autre à gauche, deux outres en peau de bouc, lançait l’air sur le foyer. Ainsi devaient procéder les antiques fondeurs de bronze antérieurs à l’histoire, dont je trouve les ateliers et les scories cuivreuses sur les collines voisines de ma demeure : ils activaient leurs fourneaux avec des peaux soufflantes.

La machine de mon Éole est d’une naïve simplicité. La dépouille d’un bouc, toute velue encore, en fait les frais. C’est un sac noué en bas sur une tuyère, ouvert en haut et garni, pour lèvres, de deux planchettes qui, se rapprochant, ferment la capacité. Ces deux lèvres rigides sont munies chacune d’une anse de cuir où s’engagent d’une part le pouce, et d’autre part les quatre doigts restants.

La main remonte et s’ouvre ; le sac entre-bâille ses lèvres et s’emplit d’air. La main baisse et se ferme en rapprochant les planchettes ; le sac refoulé se clôt et lance son contenu par la tuyère. Du jeu alternatif des deux outres résulte un souffle continu.

À part la continuité, condition défavorable quand il faut débiter le gaz par petites bulles, la soufflerie de la Cicadelle fonctionne comme celle du métallurgiste calabrais. C’est une pochette souple, à lèvres rigides, qui tour à tour s’écartent et se rapprochent, bâillent pour laisser l’air entrer, se ferment pour le tenir captif. La contraction des parois remplace le refoulement de l’outre et fait du contenu gazeux un souffle lorsque la pochette est immergée.

Celui-là certes eut heureuse inspiration qui le premier s’avisa d’enfermer le vent dans un sac comme la mythologie le raconte d’Éole. La peau de bique devenue soufflerie nous valut les métaux, matière par excellence de l’outil.

Dans cet art de lancer de l’air, source énorme de progrès, la Cicadelle nous a devancés. Elle soufflait son écume avant que Tubalcaïn s’avisât d’activer le feu de sa forge avec une poche de cuir. Elle est la première en date dans l’invention des machines soufflantes.

Lorsque, bulle à bulle, l’enveloppe écumeuse couvre l’insecte sous une épaisseur que le bout du ventre, se relevant, ne peut plus atteindre, la prise d’air devient impossible, et le travail de la mousse s’arrête. Cependant le poinçon extracteur de sève continue de fonctionner comme l’exige l’alimentation. D’habitude alors, dans la partie déclive, le liquide surabondant, non converti en écume, s’amasse et forme une larme de parfaite limpidité.

À cette humeur claire que manque-t-il pour blanchir et mousser ? Rien que de l’air insufflé, dirait-on. Il m’est loisible de substituer mes artifices à l’appareil injecteur de la Cicadelle. Je mets entre les lèvres un tube de verre très effilé, et par bouffées délicates je lance mon souffle dans l’épaisseur de la goutte. À ma vive surprise, le liquide ne mousse pas. De l’eau pure, venant de la fontaine, me donnerait le même résultat.

Au lieu d’une écume abondante, tenace, lente à se dissiper, pareille à celle dont se couvre l’insecte, je n’obtiens qu’un maigre anneau de bulles, crevées aussitôt qu’apparues. Même échec avec le liquide qu’au début de l’installation la Cicadelle s’amasse sous le ventre avant de faire travailler la soufflerie. Que manque-t-il de part et d’autre ? Le produit écumeux et son liquide générateur vont nous le dire.

Le premier est onctueux au toucher, mucilagineux et filant comme le serait, par exemple, une faible dissolution d’albumine ; le second a la nette fluidité de l’eau pure. Donc la Cicadelle n’extrait pas de son puits une humeur apte à mousser par le seul effet de la pochette soufflante ; aux exsudations de la piqûre elle adjoint quelque chose, un principe visqueux qui donne adhésion et rend l’écume possible, de même que l’enfant ajoute du savon à l’eau qu’il gonflera en globes diaprés au bout d’une paille.

Où donc est la savonnerie de l’insecte, l’usine à principe mousseux ? Évidemment au fond de la pochette soufflante elle-même. Là se termine l’intestin ; là peuvent se déverser, par doses infinitésimales, des produits albuminoïdes, fournis soit par le canal digestif, soit par des glandes spéciales. Chaque bouffée lancée s’accompagne ainsi d’un peu d’adhésif, qui se diffuse dans l’eau et la rend visqueuse, apte à maintenir l’air captif en des orbes permanents. La Cicadelle se couvre d’une mousseline dont l’intestin est en partie le manufacturier.

Cette méthode nous ramène à l’industrie de l’habitant du lis, le ver fienteur qui se fait immonde casaque ; mais qu’il y a loin de son monceau d’ordure sur l’échine au matelas gazeux de la Cicadelle !

Un autre fait, d’explication plus ardue, attire l’attention. Une foule de plantes basses, herbacées, où travaille en avril la première poussée de la sève, conviennent à l’insecte spumeux, sans distinction d’espèce, ni de genre, ni de famille. Je ferais presque le relevé de toute la végétation non ligneuse de mon voisinage en cataloguant les végétaux où peut se rencontrer, plus ou moins abondante, l’écume de la bestiole. Quelques épreuves nous renseigneront sur l’indifférence de la Cicadelle quant à la nature et aux propriétés de la plante adoptée comme établissement.

Du bout d’un pinceau, je cueille l’insecte au sein de son écume et le dépose sur un autre herbage quelconque, de saveur inverse ; au doux je fais succéder le violent, au fade le pimenté, au sucré l’amer. Sans hésitation aucune, le nouveau campement s’accepte et se met à mousser.

Venue, par exemple, de la fève, à saveur neutre, la Cicadelle prospère très bien sur les euphorbes gonflés de brûlant laitage, en particulier sur l’Euphorbia serrata, l’une de ses demeures favorites. Pareillement très satisfaite, elle passe des fortes épices de l’euphorbe aux insipidités de la fève.

Cette indifférence étonne quand on songe avec quel scrupule les autres insectes sont fidèles à leur plante. Il y a certes des estomacs faits exprès pour boire le corrosif et brouter le toxique. La chenille de l’Achérontie Atropos se repaît du feuillage de la pomme de terre, assaisonné de solanine ; la chenille du Sphinx des tithymales pâture ici la grande euphorbe (Euphorbia characias), dont le lait produit sur la langue à peu près l’effet d’un fer rouge ; mais de ces narcotiques, de ces causticités, ni l’une ni l’autre ne passerait aux fadeurs.

Comment fait la Cicadelle pour s’alimenter de tout, car évidemment elle se nourrit, tout en faisant mousser son écume ? Je la vois prospérer, soit d’elle-même, soit par mes artifices, sur le vulgaire bouton d’or des prairies (Ranunculus acris), dont la saveur n’a d’égale que celle du piment rouge ; sur le gouet (Arum italicum), qui brûle les lèvres rien qu’avec une parcelle de son feuillage ; sur la clématite des haies (Clematis vitalba), la fameuse herbe aux gueux, qui rubéfie la peau et produit les ulcères exploités par la cour des Miracles.

Après ces poivres de Cayenne, elle accepte, sans transition, le bénin sainfoin, la sarriette parfumée, l’amer pissenlit, le doux panicaut, enfin tout ce que je lui sers de savoureux ou d’insipide.

En réalité, cette étrange généralisation de la buvette pourrait bien n’être qu’apparente. Quand elle met en perce telle herbe ou telle autre, d’espèce quelconque, la Cicadelle ne fait sourdre qu’un liquide à peu près neutre, tel que les racines le puisent dans le sol ; elle n’admet pas à sa fontaine les humeurs travaillées en principes essentiels. Ce qui pleure sous le coup de poinçon de l’insecte, ce qui perle au bas de l’amas d’écume est un liquide d’une parfaite limpidité.

Je cueille cette goutte sur l’euphorbe, le gouet, la clématite, le bouton d’or. Je m’attendais à une eau de feu, caustique comme le suc de ces diverses plantes. Eh bien, ce n’est pas cela ; toute saveur manque. C’est de l’eau ou guère plus. D’un réservoir de vitriol il est sorti l’insipide.

Si je blesse l’euphorbe avec la pointe d’une fine aiguille, ce qui monte de la piqûre est un pleur blanc, laiteux, d’odieuse âcreté. Quand la Cicadelle plonge son trocart, c’est une humeur fade et claire qui suinte. Les deux opérations semblent puiser à des sources différentes.

Comment s’y prend la bête pour extraire le limpide et l’inoffensif du même barillet d’où mon aiguille amène le laiteux et le caustique ? Avec son instrument, incomparable alambic, dédoublerait-elle la farouche liqueur, admettant le neutre et refusant le pimenté ? Siphonerait-elle certains vaisseaux où la sève, non encore élaborée, est dépourvue de ses virulences finales ? La fine anatomie végétale est aux abois devant le coup de pompe de la bestiole. Je renonce au problème.

Quand elle exploite les euphorbes, cas fréquent, la Cicadelle a grave motif de ne pas admettre à sa fontaine tout ce que fournirait une simple saignée comme en pratique mon aiguille. Le lait de la plante lui serait fatal.

Je cueille ce qui dégoutte d’une tige coupée et j’y installe une Cicadelle. L’insecte n’est pas à son aise, cela se voit à ses efforts pour se tirer de là. Mon pinceau ramène le fuyard dans la mare de lait, riche en gomme élastique dissoute. Bientôt le caoutchouc se fige en grumeaux pareils à des miettes de fromage blanc ; les pattes de l’animal se chaussent de guêtres qui semblent faites de caséine ; un enduit gommeux obstrue les soupiraux respiratoires ; peut-être même la peau, d’extrême délicatesse, est-elle endolorie par la causticité du laitage, sorte de vésicatoire. Maintenue quelque temps dans ce milieu, la Cicadelle périt.

Ainsi périrait-elle si sa percerette, agissant à la manière d’une simple aiguille, amenait au dehors le lait de l’euphorbe. Un triage est donc fait, qui laisse l’eau presque pure surgir de la source où se puise de quoi faire de l’écume. Un drainage subtil, dont le mécanisme échappe à notre curiosité, un jeu de pompe de délicatesse inouïe, réalise cette merveille épuratoire.

Venue de la mare empestée ou du clair ruisseau, d’une liqueur vénéneuse ou d’une bénigne infusion, l’eau est toujours de l’eau, à propriétés identiques, lorsqu’elle est dépouillée de ses impuretés par la distillation. De même, fournie par l’euphorbe ou par la fève, la clématite ou le sainfoin, la renoncule ou la bourrache, la sève est de même nature aqueuse lorsque le siphon de la Cicadelle, par un triage qu’envieraient nos alambics, en a distrait les produits spéciaux, si variables d’une plante à l’autre.

Ainsi s’expliquerait comment l’insecte fait mousser son écume sur la première herbe venue. Tout lui est bon, parce que son appareil ramène toute sève à de l’eau claire. L’incomparable puisatier sait faire sourdre le limpide du trouble, et l’inoffensif du toxique.

À la rigueur, le puits de la bête ne fournit pas de l’eau pure. Mise évaporer dans un verre de montre, la goutte limpide qui suinte de l’amas d’écume donne un maigre résidu blanc, qui se dissout avec effervescence dans l’acide azotique. Ce résidu pourrait bien être du carbonate de potasse. J’y soupçonne aussi des traces d’albumine.

Évidemment, au fond de la piqûre la Cicadelle trouve de quoi s’alimenter. Or que consomme-t-elle ? Suivant toute apparence, quelques lampées à base d’albumine, car la chétive n’est elle-même, pour la majeure part, qu’un granule de semblable matière. Ce principe abonde dans toutes les plantes, et il est à croire que l’insecte en fait largement usage pour suffire à la dépense de l’élément visqueux nécessaire à la formation de l’écume. Perfectionné dans le canal digestif et lancé par l’intestin à mesure que la pochette soufflante expulse sa bulle d’air, quelque produit albuminoïde pourrait bien donner au liquide l’aptitude à se gonfler en mousse de longue conservation.

Si l’on se demande quel avantage la Cicadelle retire de son amas d’écume, une réponse aussitôt vient très plausible : sous cette couverture, l’insecte se tient au frais et se dérobe aux regards de ses persécuteurs : il y brave les coups de soleil et les atteintes des parasites.

Ainsi fait, sous le manteau de son immondice, le Criocère du lis, qui néanmoins, à son grand détriment, rejette son orde casaque et descend à nu de la plante sur le sol, où il doit s’enterrer pour y baver sa coque. En ce moment critique, le Diptère le guette et lui confie ses œufs, germe d’une vermine qui lui rongera les flancs.

Mieux avisée, la Cicadelle ne connaît pas les périls du déménagement. Soumise à des retouches sommaires qui jamais ne suspendent son activité, elle prend la forme adulte au sein même de son bastion, à l’abri d’un rempart visqueux capable de rebuter tout assaillant. Là, parfaite sécurité quand l’heure difficile est venue de s’arracher de sa vieille peau et d’en revêtir une autre, toute neuve et mieux enjolivée ; là, profonde paix pour l’excoriation et pour l’étalage des atours de l’âge mûr.

L’insecte n’émerge de sa fraîche mousseline que devenu adulte sous forme d’une mignonne Cigale bariolée de brun. Apte alors à des bonds énormes et brusques, qui la projettent loin de l’agresseur, elle mène vie facile, peu troublée par l’ennemi.

En vérité, comme système défensif, le donjon d’écume est magnifique invention, bien supérieure à l’abject ouvrage de l’exploiteur du lis. Chose étrange : ce système n’a pas d’imitateurs parmi les races les plus étroitement apparentées avec la souffleuse d’écume !

En sa forme de larve, le Criocère de l’asperge est ravagé par le Diptère, faute de s’habiller de fiente à l’exemple de son congénère du lis. De même sur les herbages, sur les arbres déployant leurs tendres feuilles, abondent d’autres Cicadelles, non moins exposées au péril de la fauvette cherchant tendre becquée pour ses petits, et pas une d’elles, tant qu’il y en a, ne s’avise de faire mousser la sève extravasée par la piqûre du suçoir.

Elles ont bien la pompe élévatoire, travaillant chez toutes de façon pareille ; mais elles ne savent faire machine soufflante du bout de l’intestin. Pourquoi ? Parce que les instincts ne s’acquièrent pas. Ce sont des aptitudes originelles, accordées ici et refusées là, sans que le temps, en une lente incubation, puisse les susciter, ni une organisation similaire les imposer.

XVII – LES CLYTHRES

Le Criocère du lis s’habille ; de son ordure il se fait molleton, ignominieux, mais excellent contre le parasite et les coups de soleil. L’artisan en elbeuf fécal n’a guère d’imitateurs. Le Bernard-l’ermite s’habille ; il choisit, à sa mesure, dans la friperie du mollusque, une coquille vide, ébréchée par la vague ; il y glisse son misérable ventre, qu’il n’a pas eu le talent de durcir ; il laisse au dehors ses deux gros poings inégaux, armes de boxe à gantelets de pierre. Encore un dont l’exemple est rarement suivi.

À quelques exceptions près, d’autant plus remarquables qu’elles sont moins nombreuses, l’animal, en effet, est affranchi du besoin de se vêtir. Doué, sans frais industriels, de ce qui lui est nécessaire, il ignore l’art d’ajouter un supplément défensif à sa naturelle enveloppe.

L’oiseau n’a pas à se préoccuper de son plumage, la bête à poil de sa fourrure, le reptile de ses écailles, le colimaçon de sa coquille, le carabe de son justaucorps. Nulle ingéniosité de leur part dans un but de protection contre les inclémences de l’air. Bourre, duvet, écailles, nacre et autres pièces du vestiaire de la bête, tout cela se produit de lui-même, sur un métier de marche spontanée.

De son côté, l’homme est nu, et les sévérités du climat lui font obligation d’une peau artificielle qui protège la sienne. De cette misère est née l’une de nos plus belles industries.

Celui-là fut l’inventeur du vêtement qui, grelottant de froid, s’avisa le premier d’écorcher l’ours et de se couvrir les épaules de la dépouille de la bête. Dans un avenir lointain, à ce primitif manteau devait, par degrés, succéder le tissu, œuvre de notre art. Mais sous un ciel clément, la traditionnelle feuille du figuier, voile pudique, a longtemps suffi. Loin des civilisés, elle suffit encore de nos jours, avec son complément ornemental, l’arête de poisson en travers du cartilage du nez, la plume rouge dans la chevelure, la cordelette autour des reins. N’oublions pas l’enduit au beurre rance, qui garantit du moustique et nous ramène à l’onguent du ver en méfiance contre le Tachinaire.

Au premier rang des animaux protégés contre les injures de l’air sans l’intervention d’une industrie, sont les vêtus de poils, les habillés sans frais de pelages, de toisons, de fourrures. Parmi ces casaques naturelles, il en est de superbes, dépassant en douceur nos plus moelleux velours.

Malgré les progrès du tissage, l’homme en est toujours jaloux. Aujourd’hui, comme aux temps des abris sous roche, il fait grand cas, l’hiver, des pelleteries. En toute saison, il les tient en haute estime comme accessoire ornemental ; il se glorifie de coudre à son costume un lambeau de quelque misérable écorché. L’hermine des rois et de la justice, les queues de lapin blanc dont l’universitaire se pare l’épaule gauche les jours de solennité, reportent la pensée à l’âge des cavernes.

Sous une forme moins sommaire, les velus continuent d’ailleurs à nous vêtir. Nos draperies sont des poils entrelacés. De tout temps, sans espoir de trouver mieux, l’homme s’est couvert aux dépens de la bête poilue.

L’oiseau, calorifère plus actif et d’entretien plus délicat, s’enveloppe de plumes régulièrement imbriquées, se fait, autour du corps, épais matelas d’air que maintiennent le duvet et l’édredon. Il a sur le croupion le pot à cosmétique, l’ampoule aux huiles de toilette, la verrue graisseuse où puise le bec pour lustrer les plumes une à une et les rendre imperméables à l’humidité. Grand dépensier d’énergie à cause des exigences du vol, il est, par excellence, le frileux, mieux apte que tout autre à la conservation de la chaleur.

Au lent reptile suffit l’écaille, qui préserve des blessants contacts, mais n’a qu’un rôle à peu près nul comme obstacle aux variations de température.

Dans son milieu liquide, bien mieux constant que l’air, le poisson n’exige pas davantage. Sans effort de sa part, sans violente dépense motrice, le nageur est équilibré par la seule pression de l’eau. Un bain de température peu variable lui laisse ignorer les frimas et les torrides saisons.

De même, le mollusque, en majeure partie hôte des mers, mène existence béate dans sa coquille, forteresse défensive plutôt que vêtement. Enfin le crustacé se borne à faire armure de sa peau minéralisée.

Chez tous, du poilu à l’encroûté, l’habit véritable, l’habit ouvrage d’une industrie spéciale, n’existe pas encore. Le poil, la plume, l’écaille, la coquille, la cuirasse pierreuse, ne demandent pas intervention de celui qui les porte ; ce sont là produits naturels, et non confections artificielles de la bête. Pour trouver de réels confectionneurs, aptes à se mettre sur le dos ce que l’organisation leur refuse, il faut descendre de l’homme à certains insectes.

Dérision du vêtement, dont nous sommes si fiers, venu de la bave d’une chenille ou du poil d’un mouton imbécile : parmi ses inventeurs est tout d’abord le Criocère, à casaque de fiente ! Dans l’art de se vêtir, il a devancé l’Esquimau, qui râcle les boyaux du veau marin et s’y taille un complet ; il a devancé notre ancêtre le Troglodyte, qui emprunta la pelisse de son contemporain l’ours des cavernes. Nous en étions encore à la feuille de figuier, qu’il excellait déjà dans l’industrie du molleton, à la fois assembleur de la matière première et fournisseur de ladite matière.

Pour des raisons d’économie et d’acquisition facile, son abject procédé, très élégamment modifié du reste, convient à la tribu des Clythres et, des Cryptocéphales, gracieux coléoptères, superbes de coloris. Leur larve, vermisseau nu, se fabrique un pot allongé, dans lequel elle vit exactement comme l’escargot dans sa coquille. Pour habit et pour demeure, la craintive fait usage d’une jarre, mieux que cela, d’une élégante amphore, produit de son art.

De là dedans, jamais elle ne sort. Si quelque chose l’inquiète, d’un brusque recul elle rentre en plein dans son urne, dont l’ouverture se ferme avec le disque du crâne aplati. La tranquillité revenue, elle aventure au dehors la tête et les trois segments munis de pattes, mais se garde bien de sortir le reste, plus délicat et accroché au fond.

D’un pas menu, alourdi par le faix, elle chemine en relevant à l’arrière sa poterie suivant l’oblique. Elle fait songer à Diogène, trimbalant son habitation, un tonneau en terre cuite. C’est de manœuvre assez pénible à cause du poids, c’est sujet à chavirer par suite du centre de gravité trop élevé. Cela progresse tout de même, en oscillant ainsi qu’un bonnet coquettement penché sur l’oreille. À peu près ainsi déambule, avec culbutes répétées, l’un de nos mollusques terrestres, le Bulime, dont la coquille s’allonge en tourelle.

La jarre de la Clythre a bonne tournure et fait honneur à la céramique de l’insecte. C’est résistant sous le doigt, d’aspect terreux, lisse comme stuc à l’intérieur, relevé au dehors de fines nervures obliques et symétriques qui sont les traces des accroissements successifs. L’arrière se dilate un peu et s’arrondit au bout en une double bosselure de faible relief. Ces deux saillies terminales, le sillon médian qui les sépare, les nervures d’accroissement qui se correspondent à droite et à gauche, témoignent d’un ouvrage binaire où le constructeur a suivi les règles de la symétrie, première condition du beau.

La partie antérieure faiblement s’atténue et se tronque de façon oblique, ce qui permet au pot de se relever et de prendre appui sur l’échine de l’animal en marche. Enfin l’embouchure est ronde, à margelle émoussée.

Bien embarrassé serait celui qui, pour la première fois, parmi les pierrailles, au pied des chênes, trouverait un de ces pots et s’en demanderait l’origine. Est-ce le noyau d’un fruit inconnu, vidé de son amande par la dent patiente du mulot ? Est-ce une capsule végétale dont l’opercule est tombé en laissant choir les semences ? Cela possède toute la correction, la grâce des œuvres de la plante.

Renseigné sur l’origine de l’objet, il n’hésiterait pas moins sur la nature des matériaux, ou plutôt de leur ciment. L’eau ne ramollit pas, ne désagrège pas la coque. Cela doit être, sinon, pour une averse, le vêtement du ver tomberait en bouillie. Le feu n’a pas grand effet non plus. Exposée à la flamme d’une bougie, la jarre, sans se déformer, perd sa coloration brune et prend la teinte d’une terre ferrugineuse calcinée. La base de la matière est par conséquent de nature minérale. Reste à savoir quel est le mastic qui brunit l’élément terreux, l’agglutine et lui donne solidité.

Le ver est méfiant. Au moindre émoi, il rentre dans sa coque, de longtemps ne bouge. Soyons aussi patient que lui. Nous parviendrons bien, un jour ou l’autre, à le surprendre en travail. Je le surprends, en effet. D’une soudaine reculade, il rentre dans son pot, y disparaît en entier. Au bout d’un instant, il reparaît, les mandibules chargées d’une pelote brune. Il la pétrit, l’amalgame avec un peu de terre cueillie sur le seuil de son logis ; il malaxe à point la composition, puis la dresse artistement en mince lame sur la margelle de l’étui.

Les pattes ne prennent part à la besogne. Seules travaillent les mandibules et les palpes, à la fois baquet, truelle, pétrissoir et appareil de laminage.

De nouveau il recule, rentre ; de nouveau il revient avec une seconde motte, préparée et mise en œuvre de la même façon. À cinq ou six reprises, il recommence de la sorte, jusqu’à ce que tout le pourtour de l’embouchure ait reçu un ourlet d’accroissement.

La composition du potier a double élément, on le voit. L’un, la première terre venue, argileuse autant que possible, est cueilli sur le seuil de l’atelier ; l’autre est pris au fond même du pot, car, toutes les fois que le ver remonte, je lui vois aux dents la pelote brune. Qu’y a-t-il dans l’arrière-magasin ? Si l’observation directe ne peut guère l’apprendre, du moins cela se devine.

Remarquons que la poterie est absolument close en arrière, sans la moindre soupape où puissent se soulager les misères physiologiques dont le ver n’est certainement pas affranchi. Que deviennent les déjections de l’encoffré, qui jamais ne sort de chez lui ? Eh bien, elles sont évacuées au fond du pot. Par un doux mouvement de croupe, le produit est étalé sur la paroi, ce qui fortifie d’autant l’habit et lui met doublure de velours.

C’est mieux que doublure ; c’est précieux entrepôt de mastic. Quand il veut restaurer sa coque, l’amplifier à sa taille, de jour en jour croissante, le ver cure sa fosse, procède à la vidange. Il se retourne et cueille au fond, une à une, du bout des mandibules, les pelotes brunes qu’il lui suffira de malaxer avec un peu de terre pour en faire pâte céramique de première qualité.

Remarquons encore que, semblable à nos toupins, l’ouvrage du ver est pansu en arrière et d’un diamètre intérieur plus grand que celui de l’embouchure. Cet excès d’ampleur est d’évidente utilité. Il permet à l’animal de se boucler et de se retourner quand besoin est d’utiliser en nouvelle assise le contenu du dépotoir.

Un vêtement ne doit être ni trop court ni trop étroit. Il ne suffit pas d’y ajouter une pièce qui le prolonge à mesure que le corps croît en longueur ; il faut aussi veiller à l’ampleur qui ne gêne pas l’habillé et lui laisse liberté de mouvements.

Le colimaçon et tous les mollusques à coquille turbinée augmentent graduellement le diamètre de leur rampe à vis de façon que la dernière spire soit toujours à l’exacte mesure de leur état actuel. Les tours, inférieurs, ceux du premier âge, devenus trop étroits, ne sont pas abandonnés, il est vrai ; ils deviennent pièces de débarras où s’abritent, étirés en maigre appendice, les organes de médiocre importance pour la vie active. C’est dans l’étage supérieur, d’espace croissant, que se loge l’essentiel de la bête.

Le gros Bulime tronqué, ami des murailles croulantes et des roches calcaires qui surplombent au soleil, sacrifie à l’utile les élégances du régulier. Lorsque les tours inférieurs cessent d’avoir l’ampleur nécessaire, il les abandonne en plein et remonte plus haut, dans la rampe spacieuse de formation récente. D’une solide cloison, il ferme en arrière la partie occupée ; puis, choquant les pierrailles, il casse, il détache la partie superflue, masure inhabitable. La coquille tronquée y perd en correction ; elle y gagne en légèreté.

La Clythre ne fait cas du procédé du Bulime. Elle méprise aussi celui de nos couturières, qui fendent le vêtement trop étroit, puis intercalent entre les lèvres de l’ouverture une pièce de largeur convenable. Casser le pot devenu insuffisant serait brutalité dispendieuse en matière ; le fendre en long et lui donner supplément d’ampleur au moyen d’une bande intercalée serait ressource imprudente, qui laisserait accès au péril pendant les lenteurs de la réparation. L’ermite de la jarre a mieux que tout cela. Il sait agrandir son froc tout en le laissant, sauf l’ampleur, ce qu’il était avant.

Sa paradoxale méthode consiste en ceci : de la doublure faire étoffe, reporter au dehors ce qui était en dedans. Petit à petit, à mesure que le besoin s’en fait sentir, le ver racle donc, décortique à l’intérieur la paroi de sa coque. Réduits en pâte liante au moyen d’un peu de mastic fourni par l’intestin, les gravats sont appliqués sur toute la surface externe, jusqu’à l’extrémité postérieure que, sans trop de peine et sans déménager, le ver peut atteindre grâce à sa parfaite souplesse d’échine.

Ce retournement de l’habit se fait avec une délicate précision qui garde aux nervures ornementales leur arrangement symétrique ; enfin il augmente la capacité par un graduel transfert de la matière de l’intérieur à l’extérieur. Ce procédé de rajeunir le vieux est de telle correction que rien n’est mis au rebut, rien ne reste inutile, pas même les nippes du nouveau-né, nippes toujours incrustées en clef de voûte au pôle initial de l’édifice.

S’il n’y avait apport de nouveaux matériaux, il est visible que l’amplification du pot se ferait aux dépens de l’épaisseur. Devenue trop mince à force d’être retournée pour gagner de l’espace, la coque, tôt ou tard, manquerait de la solidité désirable. Le ver y veille. Il a devant lui autant de terre qu’il peut en désirer ; il a, dans un arrière-magasin, du mastic, dont l’usine ne chôme jamais. Rien ne l’empêche d’épaissir l’ouvrage à son gré et d’ajouter aux raclures internes de la coque tel complément qu’il juge à propos.

Toujours vêtu à son exacte mesure, ni trop au large ni trop à l’étroit, le ver, quand viennent les froids, clôt l’embouchure de sa poterie avec un couvercle de la même composition mixte, pâte de terre et de ciment stercoral. Alors il se retourne, prend ses dispositifs pour la transformation, la tête au fond du pot, l’arrière vers l’entrée, qui ne doit plus s’ouvrir. Devenu adulte, en avril et mai, lorsque l’yeuse se couvre de ramilles tendres, il sort de sa coque en l’effractionnant au bout postérieur. Suivent les jours de liesse sur le feuillage, au soleil modéré des matinées.

Le pot de la Clythre est ouvrage d’exécution assez délicate. Je vois très bien comment le ver l’allonge et l’amplifie ; je ne peux m’imaginer de quelle façon il le commence. S’il n’a rien qui lui serve de moule et de base, comment s’y prend-il pour assembler en correcte coupe les premières assises de pâte ?

Nos potiers ont le tour, le plateau qui soutient la pièce en rotation, l’outillage qui détermine le profil. Lui, céramiste exceptionnel, travaillerait-il sans base et sans guide ? Cela me paraît d’insurmontable difficulté. Je sais l’insecte capable de bien des prouesses en industrie ; cependant, avant d’admettre la jarre fondée sur rien, il conviendrait de voir à l’ouvrage l’artiste nouveau-né. Peut-être a-t-il des ressources léguées par la mère ; peut-être se trouve-t-il dans l’œuf des particularités qui donneront le mot de l’énigme. Élevons l’insecte, recueillons sa ponte, et la céramique du début nous dira ses secrets.

Sous des cloches en toile métallique, avec lit de sable et flacon plein d’eau où plongent de jeunes pousses de l’yeuse, renouvelées à mesure qu’elles se fanent, j’établis trois espèces de Clythres, fréquentes l’une et l’autre sur le chêne vert, savoir : la Clythre à longs pieds (Clythra longipes, Fab.), la Clythre à quatre points (Clythra quadripunctata, Lin.) et la Clythre taxicorne (Clythra taxicornis, Fab.).

Je monte une seconde ménagerie avec des Cryptocéphales, si voisins des Clythres. Les sujets en sont : le Cryptocéphale de l’yeuse (Cryptocephalus ilicis, Oliv.), le Cryptocéphale à deux points (Cryptocephalus bipunctatus, Lin.), enfin le Cryptocéphale doré (Cryptocephalus hypochœridis, Lin.), à splendide costume. Aux deux premiers je sers des ramilles d’yeuse ; au troisième, des capitules d’une centaurée (Centaurea aspera), plante favorite de ce bijou vivant.

Rien de saillant dans les mœurs de mes captifs, qui, le matin, fort tranquilles, broutent, les cinq premiers leur feuillage de chêne, et le sixième ses fleurs de centaurée. Le soleil devenu vif, ils volent du bouquet central au treillis, du treillis au bouquet central, et, très agités, errent dans les hauteurs de la cloche.

À tout instant des couples se forment. On se lutine, on se prend sans préliminaires, on se quitte sans regrets, on recommence ailleurs. La vie est douce, et chacun a de quoi choisir. Divers insistent. Hissés sur le dos de la patiente, qui baisse la tête et semble étrangère à l’orage passionnel, véhémentement ils la secouent par brusques intermittences. Ainsi se déclare la flamme de l’énamouré, ainsi se gagne le consentement de l’indécise.

La pose du couple peut alors nous renseigner sur l’utilité d’un certain détail organique particulier aux Clythres. En diverses espèces, mais non dans toutes, les males ont les pattes antérieures d’une longueur démesurée. À quoi bon ces bras extravagants, ces étranges grappins hors de proportion avec l’insecte ? Les Sauterelles, les Criquets, allongent leurs membres d’arrière, en font des leviers favorables au bond. Ici rien de tel : ce sont les membres antérieurs qui s’exagèrent, et leur excès n’a pas de rôle dans la locomotion. L’animal, au repos ou bien en marche, paraît même embarrassé de ces échasses insolites, que gauchement il coude, rassemble de son mieux, ne sachant trop qu’en faire.

Mais attendons la pariade, et l’extravagant va devenir le rationnel. Le couple se dispose en forme de T. Le mâle, dressé verticalement ou à peu près, figure la branche transversale, et la femelle l’axe de la lettre culbutée. Pour avoir stabilité en sa posture, si contraire à l’habituelle statique des appariés, le mâle projette en avant ses longs grappins, ancres d’appui qui s’agriffent aux épaules de la femelle, au bord antérieur du corselet et même sur la tête.

En ce moment, le seul qui compte dans la vie de l’insecte adulte, il fait bon, en vérité, être à longs bras, à longues mains, Clythra longimana, Clythra longipes, comme dit la nomenclature. Quoique leur dénomination se taise sur ce sujet, la Clythre taxicorne, la Clythre à six taches (C. sexmaculata, Fab.) et bien d’autres encore ont recours aux mêmes moyens d’équilibre : elles exagèrent à outrance leurs membres antérieurs.

La difficulté de l’accouplement dans une position transversale est-elle le motif de longs grappins projetés à distance ? Ne soyons pas trop affirmatifs, car voici la Clythre à quatre points qui nous donnerait un démenti formel. Le mâle conserve à ses pattes d’avant dimensions modestes, conformes aux habituelles règles ; il se met de travers comme les autres et parvient néanmoins sans encombre à ses fins. Il lui suffit de modifier un peu sa gymnastique d’enlacement. Autant faut-il en dire des divers Cryptocéphales, tous courtauds de membres. En tout se révèlent des ressources spéciales, connues des uns et ignorées des autres.

XVIII – LES CLYTHRES (L’ŒUF)

Laissons les bras longs ou courts s’escrimer amoureusement à leur guise, et arrivons à l’œuf, but principal de mes éducations. La Clythre taxicorne est la plus précoce ; je la vois à l’œuvre dans les derniers jours de mai. Ah ! la singulière ponte, capable de dérouter ! Est-ce bien un groupe d’œufs ? Ne serait-ce pas plutôt un bouquet de plantules cryptogamiques ? J’hésite jusqu’au moment où je surprends la mère s’aidant des pattes postérieures pour achever d’extraire de l’oviducte l’étrange germe, lent et peut-être pénible à venir.

C’est bien la ponte de la Clythre taxicorne. Assemblés par faisceaux d’une à trois douzaines, et fixés chacun au moyen d’un menu filament hyalin qui les dépasse un peu en longueur, les œufs forment une sorte d’ombelle renversée, qui pendille tantôt au treillis de la cloche, tantôt au feuillage des rameaux nourriciers. Au moindre souffle, le graineux bouquet tremblote.

On connaît la ponte de l’Hémérobe, objet de tant de méprises pour les regards non exercés. Le petit névroptère aux yeux d’or dresse sur une feuille un ensemble de longues colonnettes aussi subtiles qu’un fil d’araignée et portant chacune un œuf en guise de chapiteau. Le tout figure assez bien une houppe de quelque moisissure longuement pédiculée. Rappelons aussi chez les Eumènes l’œuf pendulaire qui oscille au bout d’un filament, sauvegarde du ver en ses premières bouchées dans le tas d’un gibier périlleux. La Clythre taxicorne nous fournit un troisième exemple d’œufs à fil suspenseur, mais rien jusqu’ici ne peut me faire soupçonner le rôle, l’utilité de ce cordon. Si les intentions de la pondeuse m’échappent, je peux du moins décrire son ouvrage avec quelques détails.

Les œufs, d’un brun-café et lisses, ont la configuration d’un dé à coudre. Par transparence, on voit dans l’épaisseur de leur enveloppe cinq zones circulaires plus foncées que le reste et donnant à peu près l’image des cerceaux d’un tonnelet. Le bout rattaché au fil suspenseur est légèrement conique ; l’autre est brusquement tronqué, et la section s’y creuse en embouchure circulaire. Une bonne loupe distingue à l’intérieur, un peu au delà de la margelle, une fine membrane blanche, tondue ainsi que la peau d’un tambour.

De plus, du bord de l’orifice s’élève un large onglet membraneux, délicat et blanchâtre, que l’on prendrait pour un couvercle soulevé. Il n’y a pas néanmoins de soulèvement d’opercule effectué après la ponte. J’ai assisté à la sortie de l’œuf hors de l’oviducte ; il est en ce moment-là ce qu’il sera plus tard, avec une coloration moins foncée cependant. N’importe : je ne peux croire qu’une machine aussi compliquée puisse progresser, toutes voiles déployées, dans les détroits maternels. Je me figure que l’appendice operculaire reste abaissé et clôt l’embouchure jusqu’au moment de la venue au jour. Alors seulement il se soulève.

Guidé par la structure un peu moins complexe de l’œuf des autres Clythres et des Cryptocéphales, je me suis avisé d’énucléer l’étrange germe. Tant bien que mal, j’y suis parvenu. Sous l’étui d’un brun-café, formant barillet cinq fois cerclé, se trouve une membrane blanche. C’est elle que l’on voit par l’embouchure et que j’ai comparée à une peau de tambour. J’y reconnais la tunique réglementaire, l’enveloppe habituelle de tout œuf d’insecte. Le reste, le tonnelet brun, défoncé par un bout et porteur d’un couvercle soulevé, serait donc un tégument accessoire, une sorte de coquille exceptionnelle, dont je ne connais encore d’autre exemple.

La Clythre à longs pieds et la Clythre à quatre points ne connaissent pas le groupement de la ponte par faisceaux pédicellés. En juin, du haut de la ramée où elles pâturent, l’une et l’autre laissent négligemment tomber leurs œufs à terre, un par un, de-çà, de-là, à l’aventure et à longs intervalles, sans le moindre souci de leur installation. On dirait des granules excrémentiels, indignes d’intérêt et rejetés au hasard. L’officine à germes et l’officine à crottins sèment leurs produits avec la même indifférence.

Portons néanmoins la loupe sur le corpuscule outrageusement traité. C’est une merveille d’élégance. Pour les deux espèces de Clythres, les œufs ont la forme d’ellipsoïdes tronqués, mesurant un millimètre de longueur environ. Ceux de la Clythre à longs pieds sont d’un brun très foncé et rappellent un dé à coudre, comparaison d’autant plus juste qu’ils sont criblés de fossettes quadrangulaires, rangées en séries spirales se croisant avec une exquise précision.

Ceux de la Clythre à quatre points ont une teinte pâle. Ils sont couverts d’écailles convexes, imbriquées en séries obliques, terminées en pointe à leur extrémité inférieure, qui est libre et plus ou moins divergente. Cet assemblage écailleux a quelque peu l’aspect d’un cône de houblon. Œuf bien étrange, en vérité, peu fait pour glisser doucement dans les défilés des ovaires. À coup sûr, ce n’est pas hérissé de la sorte qu’ils descendent des gaines natales, si délicates : c’est au voisinage de la terminaison de l’oviducte qu’ils reçoivent leur revêtement d’écailles.

Pour les trois Cryptocéphales élevés dans mes volières, la ponte est plus tardive ; l’époque en est fin juin et juillet. Comme chez les Clythres, même défaut de soins maternels, même semis au hasard du haut des capitules de la centaurée et des rameaux de l’yeuse. La forme générale de l’œuf est toujours celle d’un ellipsoïde tronqué. Les ornements varient. Ils consistent en huit côtes lamelleuses, lobées, tournant en tire-bouchon pour les œufs du Cryptocéphale doré et pour ceux du Cryptocéphale de l’yeuse, en séries spirales de fossettes pour ceux du Cryptocéphale à deux points.

Que peut bien être cette enveloppe, si remarquable d’élégance, avec ses lames hélicoïdales, ses fossettes de dé à coudre, ses écailles de cône de houblon ? Quelques menus faits accidentels me mettent sur la voie. D’abord j’acquiers la certitude que l’œuf ne descend pas des ovaires tel que je le recueille à terre. Son ornementation, incompatible avec de doux glissements, me l’affirmait déjà ; maintenant j’en ai la preuve évidente.

Pêle-mêle avec les œufs normaux soit du Cryptocéphale doré, soit de la Clythre à longs pieds, j’en trouve d’autres ne différant en rien de ce que nous montrent habituellement les œufs d’insecte. Ce sont des œufs parfaitement lisses, à tunique molle, d’un jaune pâle : Aucun autre insecte que la Clythre étudiée ou le Cryptocéphale ne se trouvant sous la même cloche, je ne peux me méprendre sur l’origine de mes trouvailles.

D’ailleurs, si des doutes restaient, ils seraient dissipés par les documents que voici. Outre les œufs jaunes et nus, il s’en trouve dont la base est enchâssée dans une cupule brune à fossettes, œuvre évidente, suivant la cloche, soit du Cryptocéphale à deux points, soit de la Clythre à longs pieds, mais œuvre inachevée, qui a revêtu à demi l’œuf, tel qu’il est venu des ovaires, puis, la matière enveloppante manquant ou l’outillage fonctionnant mal, l’a laissé franchir le seuil terminal sous l’aspect d’un gland implanté dans sa cupule.

Rien de gracieux comme cet œuf jaune que supporte un artistique coquetier. Rien de plus concluant aussi pour nous renseigner sur le point où se travaille le bijou. C’est dans le cloaque, carrefour commun de l’oviducte et de l’intestin, que l’oiseau enveloppe son œuf d’une coque calcaire et l’embellit souvent de teintes magnifiques, le vert-d’olive pour le rossignol, le bleu-de-ciel pour le motteux, le rose tendre pour l’hypolaïs. C’est aussi dans le cloaque que la Clythre et le Cryptocéphale élaborent l’élégante armure de leurs œufs.

Reste à déterminer la matière employée. D’après l’aspect corné, il est à croire que le tonnelet de la Clythre taxicorne et les écailles de la Clythre à quatre points proviennent d’une sécrétion spéciale dont, à mon vif regret maintenant qu’il est trop tard, j’ai négligé de rechercher l’appareil au voisinage du cloaque. Quant à la chose si joliment travaillée par la Clythre à longs pieds et par les Cryptocéphales, avouons-le sans fausse honte : c’est de la matière fécale.

La preuve en est donnée par certaines pièces, peu rares chez le Cryptocéphale doré, où l’habituelle coloration brune est remplacée par une franche coloration verte, signe d’une pulpe végétale. Avec le temps, ces œufs verts brunissent et deviennent semblables aux autres, sans doute par le fait d’une oxydation qui achève de dénaturer le produit du travail digestif. Arrivé mou et tout nu dans le cloaque, l’œuf s’y prâline artistement dans les scories de l’intestin, de même que l’œuf de la poule s’y recouvre d’une coquille avec des exsudations calcaires.

Materiem superabat opus, nam Mulciber illic

Æquora celarat…

disait Ovide, dans sa description du palais du soleil. Le poète disposait des métaux précieux et des gemmes pour édifier son imaginaire merveille. De quoi dispose la Clythre pour obtenir son idéal bijou ? Elle dispose de cette matière honteuse dont le nom est banni du langage décent. Et quel est le Mulciber, le Vulcain, l’artiste ciseleur qui burine avec tant d’élégance le revêtement de l’œuf ? C’est l’égout terminal. Le cloaque lamine, gaufre, tord en spirales, grave en mailles de fossettes, assemble en armure écailleuse, tant la nature se rit de nos mesquines appréciations et sait convertir le sordide en gracieux.

Pour l’oiseau, la coquille de l’œuf est cellule défensive temporaire qui, à l’éclosion, se rompt, s’abandonne, désormais inutile. Faite de matière cornée ou de pâle stercorale, la coque de la Clythre et du Cryptocéphale est, au contraire, abri permanent, que l’insecte ne quittera jamais tant qu’il restera larve. Ici le ver naît avec un vêtement tout confectionné, d’une rare élégance et juste à sa taille, vêtement qu’il lui suffira d’agrandir petit à petit d’après l’originale méthode exposée plus haut. En avant, la coque, configurée en tonnelet ou bien en dé à coudre, est ouverte. Donc rien à fracturer, rien à rejeter lors de l’éclosion, si ce n’est l’enveloppe proprement dite de l’œuf. Aussitôt cette membrane rompue, l’animalcule est au jour, avec une belle casaque ciselée, héritage de la mère.

Faisons un rêve insensé, imaginons des oiselets qui garderaient intacte la coquille de l’œuf, moins une ouverture pour le passage de la tête, et qui, leur vie durant, en resteraient vêtus, à la condition de l’agrandir eux-mêmes proportionnellement à leur croissance. Ce rêve absurde, notre ver le réalise : il est habillé de la coque de son œuf, amplifiée par degrés à mesure qu’il grandit lui-même.

En juillet, toutes mes récoltes sont écloses, isolées chacune dans une ample tasse recouverte d’une lame de verre qui modérera l’évaporation. Quelle intéressante famille j’ai là ! Ma vermine grouille parmi les débris végétaux variés dont j’ai meublé le local. Tout cela chemine à pas menus, traîne sa coque obliquement relevée, en sort à demi, brusquement y rentre ; tout cela culbute rien que pour escalader une feuille de mousse, se relève, se remet en marche et cherche à l’aventure.

La faim, à n’en plus douter, est cause de cette agitation. Que donner à mes affamés ? Ils sont végétariens. Là-dessus, l’incertitude n’est pas permise, mais cela ne suffit pas à régler le menu. Dans les conditions naturelles, que doit-il se passer ? Les éducations en volière me montrent les œufs disséminés au hasard sur le sol. La mère les laisse tomber négligemment, de-çà et de-là, du haut des rameaux où elle se restaure en échancrant avec sobriété quelque feuille tendre. La Clythre taxicorne prolonge les siens d’un pédicelle et les fixe par bouquets sur le feuillage. Sans que je puisse décider encore, faute d’observations directes, si le nouveau-né tronque lui-même le fil suspenseur, ou bien si la rupture de ce fil est le simple résultat de la dessiccation, tôt ou tard ces œufs gisent à terre comme les autres.

Hors de mes cloches, les mêmes choses doivent se passer : œufs de Clythres et de Cryptocéphales sont disséminés à terre, au-dessous de l’arbre ou de la plante qui nourrit l’adulte.

Or que trouve-t-on sous le couvert d’un chêne ? Du gazon, des feuilles mortes, plus ou moins marinées par la pourriture, des brindilles sèches engainées de lichens, des pierrailles à coussinets de mousse, enfin du terreau, ultime résidu des matières végétales travaillées par les ans. Sous les touffes de la centaurée où paît le Cryptocéphale doré, noir matelas des divers débris de la plante. J’essaye un peu de tout, mais rien ne répond de façon bien nette à mes espérances. Je constate néanmoins, un peu de-ci, un peu de-là, quelques bouchées dédaigneuses, qui suffisent à me renseigner sur les premières assises ajoutées par le ver à son étui natal. Sauf la Clythre taxicorne, dont l’œuf à pédicelle suspenseur semble, dénoter des mœurs un peu à part, je vois mes divers pensionnaires commencer le prolongement de leur coque avec une pâte brune, pareille d’aspect à celle dont la fabrication et l’usage nous sont déjà connus. Rebutés par un aliment non à leur convenance, éprouvés peut-être aussi par une saison d’exceptionnelle aridité, mes jeunes potiers renoncent bientôt à l’ouvrage ; ils périssent après avoir mis légère bordure à leur pot.

Seule, la Clythre à longs pieds prospère et me dédommage largement de mes tracas de nourricier. Je lui sers des écailles de vieilles écorces, cueillies sur le premier arbre venu, le chêne, l’olivier, le figuier, et bien d’autres, écailles que je fais ramollir par un court séjour dans l’eau. Les croûtons subéreux ne sont pas cependant ce que consomment mes pensionnaires. Le véritable aliment, le beurre de la tartine, est à la surface. Il y a là un peu de tout ce que valent aux vieux troncs les ébauches de la vie végétale, de tout ce qui défriche la décrépitude pour en faire le perpétuel rajeunissement.

Il y a des rosettes de mousse, à peine hautes d’une ligne, qui sommeillaient arides sous l’implacable soleil de la canicule, et que le bain dans un verre d’eau a sur-le-champ réveillées. Elles étalent maintenant leur cycle de folioles vertes, lustrées, rendues à la vie pour quelques heures. Il y a des efflorescences lépreuses, à farine blanche ou jaune ; de menus lichens qui rayonnent en lanières cendrées et se couvrent de scutelles glauques cerclées de blanc, grands yeux ronds qui semblent regarder du fond des limbes où la matière morte se revivifie. Il y a des collema, qu’une ondée gonfle en sombres boursouflures, tremblotantes comme de la gélatine ; des sphéries dont les pustules font saillie en mamelles d’ébène, pleines de myriades de sachets à huit élégantes semences. Un coup de microscope donné au contenu de l’une de ces mamelles, point tout juste perceptible, nous découvre un monde stupéfiant : l’infini des richesses procréatrices dans un atome. Ah ! que la vie est belle, même sur un éclat d’écorce pourrie, pas plus grand que l’ongle ! Quel jardin ! quel trésor !

Voilà le meilleur des pâturages essayés. Mes Clythres y paissent, groupées en troupeaux denses lorsque des points sont trouvés plus plantureux que les autres. On prendrait cet amas pour des pincées de certaines graines brunes et sculptées, telles qu’en fournit le muflier par exemple ; mais ces graines s’ébranlent, oscillent ; pour peu qu’une remue, les coques s’entre-choquent. D’autres errent, à la recherche d’une bonne place, titubant et culbutant sous le poids de la casaque ; elles vagabondent à l’aventure dans ce monde si grand, si spacieux, le fond de ma tasse.

Deux semaines ne sont pas écoulées qu’un liséré, dressé sur la margelle, double déjà la coquille de la Clythre à longs pieds, afin de maintenir la capacité de la poterie en rapport avec la taille du ver, de jour en jour grandi. La partie récente, ouvrage de la larve, très nettement se distingue de la coque initiale, produit de la pondeuse : elle est lisse dans toute son étendue, tandis que le reste est orné de fossettes en rangées spirales.

Rabotée à l’intérieur à mesure qu’elle devient trop étroite, la jarre à la fois s’amplifie et s’allonge. La poussière extraite, de nouveau pétrie en mortier, est reportée à l’extérieur, un peu de partout, et forme un crépi sous lequel disparaissent, à la longue, les élégances du début. Le chef-d’œuvre à fossettes est noyé sous une couche de badigeon ; non toujours en plein cependant, même lorsque l’ouvrage arrive à ses finales dimensions. En promenant une loupe attentive entre les deux bosselures du fond, il n’est pas rare d’y voir, incrustés dans la masse terreuse, les restes de la coque de l’œuf. C’est la marque de fabrique du potier. L’arrangement des crêtes hélicoïdales, le nombre et la forme des fossettes, permettent d’y lire à peu près le nom du fabricant, Clythre ou Cryptocéphale.

Au début, je ne pouvais concevoir le manipulateur de pâte céramique fonder lui-même sa poterie, en ouvrager les premiers linéaments. Mes doutes avaient raison. Ver de Clythre et ver de Cryptocéphale ont en héritage maternel une coquille, un vêtement qu’il leur suffit d’agrandir. De naissance, ils sont riches d’une layette, base de leur trousseau. Ils l’amplifient, mais sans en imiter l’artistique élégance. L’âge fort renonce aux dentelles dont la mère se complaît à vêtir le nouveau-né.

XIX – LA MARE

Délice de ma prime enfance, la mare est encore spectacle dont mes vieux ans ne peuvent se lasser. Quelle animation en ce monde verdoyant des conferves ! Par légions noires, sur la tiède vase des bords, le petit têtard du crapaud se repose et frétille ; entre deux eaux, le triton à ventre orangé mollement navigue du large aviron de sa queue aplatie ; parmi les joncs stationnent les flottilles des Phryganes, à demi sorties de leurs étuis, tantôt mignon fagot de bûchettes, tantôt tourelles de menus coquillages.

Aux lieux profonds plonge le Dytique, muni de ses réserves respiratoires : au bout des élytres, bulle d’air, et sous la poitrine, lamelle gazeuse qui resplendit ainsi qu’une cuirasse d’argent ; à la surface, vire et revire le ballet des Gyrins, perles miroitantes ; à côté patine insubmersible l’attroupement des Hydromètres, qui glissent par brassées transversales semblables à celles du cordonnier en travail de couture.

Voici les Notonectes, qui nagent sur le dos avec deux rames étalées en croix ; les Nèpes aplaties, à tournure de scorpion ; voici, sordidement vêtue de boue, la larve de la plus grande de nos Libellules, si curieuse par sa façon d’avancer : elle s’emplit d’eau l’arrière-train, vaste entonnoir, l’expulse, et progresse d’autant par le recul de sa pièce hydraulique.

Le mollusque, gent paisible, abonde. Au fond, les Paladines ventrues discrètement soulèvent un peu leur opercule, entr’ouvrent le volet de leur habitation ; à fleur d’eau, dans les clairières du jardin aquatique, hument l’air Physes, Limnées et Planorbes. Des Sangsues noires se contorsionnent sur leur proie, un tronçon de lombric ; des milliers de vermisseaux rougeâtres, qui deviendront moustiques, vont tournoyant et se recourbent en manière d’élégants dauphins.

Oui, couvée par le soleil, une nappe stagnante, de quelques pas d’étendue, est un monde immense, inépuisable trésor d’observation pour l’homme studieux, émerveillement pour l’enfant qui, lassé de sa barque en papier, s’avise de regarder un peu ce qui se passe au sein de l’eau. Disons les souvenirs que m’a laissés la première mare, alors que l’idée commençait à poindre dans ma cervelle de sept ans.

Dans mon pauvre village natal, inclément de saison, avare de sol, comment gagner sa vie ? Le propriétaire de quelques arpents de pelouse élève des moutons. Aux meilleurs endroits de son bien, il gratte le terrain de la pointe de l’araire ; il l’aplanit en gradins que retiennent des murs de pierrailles. L’âne y transporte à panerées le fumier de l’étable. Alors excellemment vient la pomme de terre, qui, bouillie et servie toute chaude dans un corbillon en paille tressée, est la principale ressource en hiver.

Si la récolte dépasse les besoins de la maisonnée, avec le surplus se nourrit un porc, la précieuse bête, trésor de lard et de jambon. Le troupeau fournit du beurre et du caillé ; le jardin a des choux, des raves, et même quelques ruches dans le coin le mieux abrité. Avec telles richesses on peut voir venir.

Mais nous, nous n’avons rien, rien que la maisonnette, héritage maternel, et le jardinet attenant. Les maigres ressources du ménage s’épuisent. Il est temps d’y veiller, et au plus vite. Qu’entreprendre ? Âpre question qu’agitaient un soir le père et la mère.

Caché sous l’escabelle du bûcheron, Petit-Poucet écoutait ses parents vaincus par la misère. Tout en ayant l’air de dormir, les coudes sur la table, j’écoute aussi, non de navrants desseins, mais de beaux projets dont j’ai le cœur tout réjoui. Voici l’affaire.

Au bas du village, près de l’église, au point où les eaux de la grande fontaine voûtée s’échappent de leur déversoir souterrain et vont rejoindre le ruisseau du vallon, un industrieux, retour de la guerre, vient de monter une petite fonderie de suif. Il cède à vil prix les résidus de ses bassines, les graillons puant la chandelle. Il dit sa marchandise excellente pour engraisser les canards.

« Si nous élevions des canards, fait la mère ; ils se vendent bien à la ville. Henri les garderait, les conduirait au ruisseau.

– Soit, répond le père, élevons des canards. Bien qu’il y ait certaines difficultés à l’entreprise, essayons.

Cette nuit-là, je fis des rêves de paradis : j’étais avec mes canetons, habillés de velours jaune ; je les conduisais à la mare, j’assistais à leur bain, je les ramenais, portant dans un panier les plus fatigués. Une paire de mois après, les oisillons de mes rêves étaient une réalité, au nombre de vingt-quatre. Deux poules les avaient couvés, l’une, la grosse noire, hôte de la maison, l’autre prêtée par une voisine.

Pour les élever, la première suffit, tant elle est soigneuse de sa famille d’adoption. Tout d’abord les choses marchent à souhait : un baquet avec deux travers de doigt d’eau fait office de mare. Les jours de soleil, les canetons s’y baignent sous l’œil anxieux de la poule.

Encore une quinzaine, et le baquet devient insuffisant. Il ne s’y trouve ni cressons peuplés de menus coquillages, ni vers et têtards, friands morceaux. L’heure est venue des plongeons et des recherches dans le fouillis des herbes aquatiques ; pour nous aussi est venue l’heure des difficultés.

Certes le meunier, voisin du ruisseau, a de beaux canards, d’élevage aisé, peu coûteux ; le fondeur de suif, qui vante ses graillons, en a pareillement, favorisé qu’il est des eaux perdues de la fontaine, au bas du village ; mais nous, tout là-haut, aux étages supérieurs, comment procurer à nos couvées les ébats aquatiques ? En été, à peine avons-nous de l’eau pour boire.

Près de la maison, sous une niche en pierres de taille, suinte une maigre source, au fond d’une cuvette creusée dans le roc. Nous sommes quatre ou cinq familles à puiser là dedans avec des seaux en cuivre. Quand l’ânesse du maître d’école a bu et que le voisinage a fait sa provision de la journée, la cuvette est à sec. Il faut attendre vingt-quatre heures pour qu’elle se remplisse encore. Non, ce n’est pas dans ce trou que se plairaient et surtout que seraient tolérés les canards.

Reste le ruisseau. Y descendre avec la bande d’oisillons est périlleux. En chemin, à travers le village, se ferait rencontre de chats, hardis ravisseurs de petite volaille ; quelque roquet hargneux pourrait effrayer le troupeau, le disperser, et ce serait grave embarras que de le rassembler au complet. Évitons le tumulte ; réfugions-nous en lieux paisibles, isolés.

Sur les hauteurs, le sentier qui passe derrière le château fait, non bien loin, coude brusque et se dilate en une petite plaine au bord des prés. Il longe un coteau rocheux d’où pleure, au niveau de l’esplanade, un filet d’eau, origine d’une mare de quelque étendue. Là, tout le jour, profonde solitude. Les canetons y seront bien, et le trajet se fera sans encombre par un sentier désert.

À toi, petit, de les conduire en ce lieu de délices. Ah ! le beau jour que celui de mes débuts comme pasteur de canards ! Pourquoi faut-il qu’il y ait une ombre à la sérénité de telles joies ! Les rapports trop fréquents de mon tendre épiderme avec les rudesses du sol m’ont valu au talon une grosse et douloureuse ampoule. Voudrais-je mettre les souliers, en réserve dans un coin de l’armoire pour les jours de fête et les dimanches, je ne le pourrais. Pieds nus, au milieu des pierrailles, il faut aller, la jambe traînante et le talon compromis relevé.

Allons, clopin-clopant et gaule en main, derrière les canards. Eux aussi, les pauvrets, ont la sandale sensible ; ils boitent, ils pépient, fatigués. Ils refuseraient d’avancer si, de distance en distance, on ne faisait halte sous le couvert d’un frêne.

Enfin nous y sommes. Pour mes oisillons, l’endroit est des meilleurs : eau peu profonde, tiède, entrecoupée de mottes boueuses, îlots verdoyants. Aussitôt commencent les ébats du bain. Les canetons claquent du bec et farfouillent ; ils tamisent les gorgées, rejettent le bouillon clair, gardent les bons morceaux. Aux flaques profondes, ils pointent le croupion en l’air et barbotent on bas. Ils sont heureux, et c’est bénédiction que de les voir à l’ouvrage. Laissons-les faire. À mon tour de jouir de la mare.

Qu’est ceci ? Sur la boue mollement reposent des cordons noueux, couleur de suie. On les prendrait pour des fils de laine tels qu’on les tire d’un vieux bas défait. Quelque bergère tricotant des chaussettes noires, et trouvant son ouvrage mal réussi, aurait-elle recommencé le travail et rejeté là, d’un geste d’impatience, le fil ondulé en mailles par le jeu des aiguilles ? On le dirait en vérité.

Je cueille dans le creux de la main un bout de ces cordons. C’est visqueux, d’extrême mollesse, cela glisse, insaisissable, entre les doigts. Quelques nœuds se crèvent, épanchent leur contenu. Il en sort un globule noir gros comme une tête d’épingle et suivi d’une queue aplatie. J’y reconnais, en très petit, un objet qui m’est familier, le têtard, famille du crapaud. J’en ai assez. Laissons tranquilles les cordons noueux.

Ceux-ci m’agréent mieux. Ils tournent en rond à la surface de l’eau, et leur échine noire reluit au soleil. Si je lève la main pour les saisir, à l’instant ils disparaissent, je ne sais où. C’est dommage ; je voudrais bien les voir de près et les faire virer dans un petit bassin que je leur préparerais.

Regardons au fond de l’eau en écartant ces paquets de filasse verte d’où montent des perles d’air s’amassant en écume. Il y a de tout là-dessous. Je vois de jolies coquilles à tours serrés, aplaties ainsi que des lentilles ; j’aperçois des vermisseaux porteurs d’aigrettes, de houppes ; j’en distingue avec de mols ailerons toujours en mouvement sur le dos. Que fait là tout ce monde ? comment s’appelle-t-il ? Je ne sais. Et longtemps je regarde, gagné par l’incompréhensible mystère des eaux.

Au point où la mare dégoutte dans la prairie voisine sont des aulnes où je fais superbe trouvaille. C’est un scarabée, pas bien gros, oh ! non, moindre qu’un noyau de cerise, mais d’un bleu ineffable. Les anges, au paradis, doivent porter robe de cette couleur. Je mets la splendide bestiole dans un escargot mort, que je tamponne avec une feuille. À loisir, à la maison, j’admirerai ce bijou vivant. D’autres distractions m’appellent.

La fontaine alimentant la mare pleure du roc, limpide et froide. L’eau s’amasse d’abord dans une cuvette grande comme le creux des deux mains, puis se déverse et ruisselle. Cette chute demande un moulin, cela va de soi.

Deux bouts de paille, artistement croisés sur un axe, fournissent la machine ; des pierres plates dressées sur la tranche donnent les appuis. Très beau succès : le moulin excellemment vire. Mon triomphe serait complet si je pouvais le faire partager. Faute d’autres camarades, j’y convie les canetons.

Tout lasse en ce pauvre monde, même le moulin à deux pailles. Trouvons autre chose, combinons un barrage qui retiendra les eaux et donnera bassin. Pour la maçonnerie, les pierres ne manquent pas. Je choisis les plus convenables, je casse les trop grosses. En cette récolte de moellons, voici que soudain s’oublie l’entreprise du barrage.

Sur l’un des blocs cassés, au fond d’une cavité où pourrait se loger mon poing, quelque chose reluit, semblable à du verre. Le creux est tapissé de facettes assemblées six par six, qui lancent des éclairs, miroitent au soleil. Les jours de fête, j’ai vu quelque chose d’approchant lorsque, dans ses pendeloques, à la clarté des cierges, le lustre de l’église allume ses étoiles.

Entre enfants, en été, sur la paille des aires, j’ai ouï parler de trésors qu’un dragon garde sous terre. Dans ma pensée s’éveillent ces trésors ; confus, mais glorieux, sonne dans ma mémoire le nom de pierreries. Je songe à la couronne des rois, aux colliers des princesses. En cassant des cailloux aurais-je découvert, mais bien plus riche, ce qui brille tout petit à la bague de ma mère ? Il m’en faut d’autres.

Le dragon des trésors souterrains m’est généreux. Il me livre ses diamants en telle quantité, que je suis possesseur d’un amas de pierrailles où scintillent des groupes superbes. Il fait davantage : il me livre son or.

Le filet d’eau ruisselant du rocher tombe sur un lit de sable fin qu’il soulève en remous. Si je me penche du côté du jour, j’aperçois au point de la chute tourbillonner comme une limaille d’or. Est-ce bien le fameux métal dont on fait les louis, si rares à la maison ? On le dirait, tant cela reluit.

Je mets une pincée de sable dans le creux de la main. Les parcelles brillantes y sont nombreuses, mais si petites qu’il me faut les cueillir du bout d’une paille humectée de salive. Laissons cela : c’est trop menu et trop ennuyeux à récolter. Les morceaux gros et de valeur doivent se trouver plus avant, dans l’épaisseur du roc. On reviendra plus tard, on pétardera la montagne.

Je casse encore des pierres. Oh ! la singulière chose qui, tout d’une pièce, vient de se détacher ! Cela tourne en spire comme certains escargots plats qui, en temps de pluie, sortent des fentes des vieux murs. Avec ses côtes noueuses, cela ressemble à une petite corne de bélier. Coquillage ou corne de mouton, c’est très curieux. Comment se fait-il qu’il y ait de ces choses-là dans la pierre ?

Curiosités et richesses me gonflent les poches de cailloux. Il se fait tard, et les canetons sont repus. Allons, mes petits, rentrons. En mes joies, l’ampoule du talon est oubliée.

Le retour est une fête. Une voix me berce, intraduisible, plus douce que le langage et vague comme le rêve. Elle me parle pour la première fois des mystères de la mare ; elle glorifie l’insecte paradisiaque que j’entends grouiller dans l’escargot mort, sa cage provisoire ; elle chuchote les secrets du roc, la limaille d’or, la joaillerie à facettes, la corne de bélier changée en pierre.

Ah ! pauvre naïf, refoule tes joies ! J’arrive. Mes poches sont aperçues faisant bosse, outrageusement bourrées de pierres. Sous le poids et les aspérités de la charge, l’étoffe a cédé :

« Mauvais drôle, fait le père à la vue du dégât, je t’envoie garder les canards, et tu t’amuses à ramasser des pierres, comme s’il n’y on avait pas assez autour de la maison ! Vite ! jette au loin les cailloux. »

Navré, j’obéis. Diamants, poudre d’or, corne pétrifiée, scarabée du paradis, vont rejoindre un tas de balayures devant la porte.

La mère se lamente. « Élevez des enfants pour les voir après si mal tourner. Tu me feras mourir de chagrin. Les herbes, passe encore, c’est bon pour les lapins. Mais les pierres, qui te déchirent les poches ; les bêtes, qui de leur venin te feront venir du mal aux mains, que veux-tu en faire, innocent ! Pas possible, quelqu’un t’a jeté un mauvais sort ! »

 

En votre simplicité, pauvre mère, oui, vous aviez raison : un mauvais sort m’avait été jeté, je le reconnais aujourd’hui. Quand on a tant de peine à gagner son morceau de pain, affiner son intelligence n’est-ce pas se rendre plus apte à pâtir ? Pour les naufragés de la vie, à quoi bon le tourment d’apprendre !

À cette heure tardive, me voilà bien avancé : guetté par la misère et sachant que les diamants de la fontaine aux canetons étaient du cristal de roche, la poudre d’or du mica, la corne de pierre une ammonite, le scarabée d’azur une Hoplie ! Méfions-nous des fêtes du savoir, nous les pauvres ; creusons notre sillon de bœuf dans les champs du trivial, fuyons les tentations de la mare, surveillons nos canards, et laissons à d’autres, favorisés de la fortune, le tracas d’expliquer la machine du monde, si le cœur leur en dit.

Eh bien, non ! – Seul des vivants, l’homme a l’appétit du savoir ; seul il interroge le mystère des choses. Du moindre d’entre nous s’élèvent des pourquoi, noble tourment inconnu de la bête. S’ils parlent en nous avec plus d’insistance, avec plus d’impérieuse autorité, s’ils nous détournent du lucre, unique but de la vie aux yeux de la plupart, convient-il de s’en plaindre ? Gardons-nous-en bien ; ce serait renier le meilleur de nos dons.

Efforçons-nous, au contraire, dans la mesure de nos aptitudes, de faire jaillir quelques lueurs de l’énorme inconnu ; interrogeons, questionnons, arrachons, de-ci, de-là, quelques lambeaux de vérité. Nous succomberons à la peine ; dans une société si mal coordonnée, peut-être finirons-nous sur un grabat. Allons de l’avant, tout de même ; notre consolation sera d’avoir augmenté d’un atome la masse du connu, incomparable trésor de l’humanité.

Puisque ce modeste lot m’est dévolu, je reviens donc à la mare, malgré les admonestations sensées et les pleurs amers qu’elle me valut autrefois. J’y reviens, non à celle des petits canards, si fleurie d’illusions : telle mare ne se rencontre pas deux fois dans la vie. Il faut étrenner sa première culotte et ses premières idées pour avoir chance pareille.

Bien d’autres, depuis ces temps lointains, ont été rencontrées, supérieures en richesses, et d’ailleurs explorées d’un regard quelque peu mûri par l’expérience. Passionnément je les ai fouillées du filet, j’ai remué leur vase, j’ai saccagé leurs algues chevelues. Nulle, en mes souvenirs, ne vaut la première, glorifiée dans ses joies et ses déboires par la merveilleuse perspective des années.

Nulle non plus ne conviendrait à mes projets d’aujourd’hui. Leur monde est trop vaste. Je me perdrais dans leurs immensités où librement, au soleil, l’animé pullule. Comme l’Océan, ce sont des infinis de fécondité. Et puis, toute surveillance assidue, non troublée par le passant, devient impraticable du moment qu’il faut opérer sur la voie publique. Ce qu’il me faut, c’est une mare très réduite, parcimonieusement peuplée à ma guise, une mare artificielle, tenue en permanence sur ma table de travail.

Dans un coin du tiroir a été oubliée une pièce de vingt francs. Je peux en disposer sans trop compromettre l’équilibre du budget domestique. Faisons cette largesse à la science, qui, je le crains bien, m’en aura peu d’obligation. Le luxe d’outillage peut convenir aux laboratoires où s’interrogent à grands frais la cellule et la fibre du mort ; il est d’utilité douteuse quand il faut étudier les actes du vivant. Les secrets de la vie sont pour le simple, l’improvisé, de prix nul.

Que m’ont coûté les meilleurs résultats de mes études sur les instincts ? Rien autre que du temps, et surtout de la patience. Mes vingt francs, prodigue débours, sont donc bien aventurés si j’en fais emploi pour l’acquisition d’un appareil d’étude. Comme aperçus nouveaux, ils ne me rapporteront rien ; j’en ai le pressentiment. Essayons toutefois.

Le forgeron m’assemble en charpente de cage quelques tringles de fer. Le menuisier, vitrier à l’occasion, car dans mon village il faut faire un peu de tout pour joindre les deux bouts de l’année, assoit la charpente sur un socle de bois et la munit pour couvercle d’une planchette mobile ; dans les quatre faces latérales, il enchâsse des carreaux de vitre épais. Voilà l’appareil prêt, avec fond de tôle goudronnée et robinet d’épuisement.

Les constructeurs se montrent satisfaits de leur ouvrage, singulière nouveauté dans leurs ateliers, où bien des curieux se demandent à quels usages doit me servir la petite auge de verre. La chose fait quelque bruit. D’aucuns prétendent qu’elle est destinée à conserver ma provision d’huile d’olive et remplace chez moi le récipient usité ici, l’urne creusée dans un bloc de pierre. Qu’auraient-ils pensé de mon détraquement d’esprit, ces utilitaires, s’ils avaient su que mon coûteux engin devait uniquement me servir à regarder dans l’eau de misérables bêtes !

Forgeron et vitrier sont contents de leur travail. Je suis moi-même satisfait. En sa rusticité, l’appareil ne manque pas d’élégance. Il fait très bien, posé sur une petite table, devant une fenêtre visitée du soleil la majeure partie du jour. Sa contenance est d’une cinquantaine de litres. Comment l’appellerons-nous ? Aquarium ? Non, ce serait trop prétentieux, et bien à tort rappellerait le joujou aquatique à rocailles, cascatelles et poissons rouges de la badauderie bourgeoise. Aux choses sérieuses conservons leur gravité ; ne faisons pas de mon auge d’étude une futilité de salon. Donnons-lui le nom de mare vitrée.

Je la meuble d’un monceau de ces incrustations calcaires dont certaines sources du voisinage engainent les touffes mortes des joncs. C’est léger, fistuleux et donne la vague image d’un récif madréporique. C’est de plus, velouté d’un court byssus vert, prairie naissante de minimes conferves. Je compte sur cette humble végétation pour maintenir l’eau dans un état convenable de salubrité, sans recourir à des renouvellements qui, par leur fréquence, troubleraient le travail de mes colonies. Hygiène et tranquillité sont ici les premiers facteurs du succès.

Or, la mare peuplée ne tardera pas à s’imprégner de gaz irrespirables, d’effluves putrides et autres scories de l’animal ; elle deviendra une sentine où la vie aura tué la vie. À mesure qu’ils se forment, ces résidus doivent disparaître, brûlés et assainis ; de leurs ruines oxydées doit même renaître le gaz vivifiant consommé, afin que l’eau conserve immuable richesse en élément respirable. En son officine de cellules vertes, le végétal réalise cette épuration.

Lorsque le soleil donne dans la mare vitrée, c’est un spectacle à voir que celui du travail de l’algue. Le récif à tapis vert s’illumine d’une infinité de points scintillants et prend l’aspect d’une féerique pelote de velours où par milliers seraient implantées des épingles à tête de diamant. De l’exquise joaillerie, sans discontinuer, des perles se détachent, aussitôt remplacées par d’autres sur l’écrin générateur ; d’une molle ascension elles s’élèvent, pareilles à des globules de lumière. Il en fuse de partout. C’est un feu d’artifice continuel tiré au sein de l’eau.

La chimie nous dit : à la faveur de sa matière verte et du stimulant des rayons solaires, l’algue décompose le gaz carbonique dont l’eau s’est imprégnée par la respiration de ses habitants et la corruption des déchets organiques ; elle garde le charbon, qui s’élabore en nouveaux tissus ; elle exhale l’oxygène en fines bulles. Celles-ci partiellement se dissolvent dans l’eau et partiellement gagnent la surface, où leur écume rend à l’atmosphère le gaz respirable surabondant. Avec la partie dissoute vivent les populations de la mare et disparaissent oxydés les malsains produits.

Tout vieil habitué que je suis, je prends intérêt à cette triviale merveille d’un paquet de conferves perpétuant l’hygiène dans une eau stagnante ; je regarde d’un œil ravi l’inépuisable jet de fusées huileuses ; j’entrevois en imagination les temps antiques où l’algue, premier-né des végétaux, ébauchait pour les vivants une atmosphère respirable, alors que les boues continentales commençaient d’émerger. Ce que j’ai sous les yeux, entre les carreaux de mon auge, me raconte l’histoire de la planète s’enveloppant d’air pur.

XX – LA PHRYGANE

Qui logerai-je dans mon auge vitrée, maintenue en salubrité permanente par le travail de l’algue ? J’y mettrai la Phrygane, habile à se vêtir. Parmi les insectes qui s’habillent, bien peu la dépassent en ingéniosité d’accoutrement. Les eaux de mon voisinage m’en livrent cinq ou six espèces, ayant chacune son art spécial. Une seule aura pour aujourd’hui les honneurs de l’histoire.

Elle me vient des eaux dormantes, à fond boueux, encombrées de menus roseaux. Autant qu’on peut en juger d’après la demeure seule, ce serait, disent les maîtres spécialistes, le Limnophilus flavicornis. Son ouvrage a valu à toute la corporation le joli nom de Phrygane, terme grec signifiant morceau de bois, bûchette. De façon non moins expressive, le paysan provençal la nomme lou porto-fais, lou porto-canèu. C’est la bestiole des eaux dormantes portant un fagot en menus chaumes, débris du roseau.

Son fourreau, maison ambulante, est œuvre composite et barbare, amoncellement cyclopéen où l’art cède la place à l’informe robusticité. Les matériaux en sont très variés, à tel point qu’on s’imaginerait avoir sous les yeux le travail de constructeurs dissemblables, si de fréquentes transitions n’avertissaient du contraire.

Chez les jeunes, les novices, cela débute par une sorte de panier profond en vannerie rustique. L’osier employé, de nature à peu près toujours la même, n’est autre que des tronçons de radicelles rigides, longtemps rouies et décortiquées sous les eaux. La petite larve qui a fait trouvaille de pareils filaments les scie de la mandibule, les débite en baguettes droites, qu’elle fixe une à une sur le bord de son panier, toujours en travers, perpendiculairement à l’axe de l’ouvrage.

Représentons-nous un cercle enveloppé d’un hérissement de tangentes, ou mieux un polygone dont les côtés seraient de part et d’autre prolongés. Sur cet assemblage de droites étageons-en d’autres par assises répétées, sans nous préoccuper d’une orientation commune ; nous obtiendrons une sorte de fascine hirsute dont les osiers déborderaient de tous côtés. Tel est le bastion du jeune âge, système défensif excellent avec sa pilosité continue de hallebardes, mais de manœuvre pénible à travers le fouillis des herbes aquatiques.

Tôt ou tard le ver renonce à cette espèce de chausse-trape s’accrochant de partout. Il était vannier, maintenant il se fait charpentier ; il construit en poutrelles et solives, c’est-à-dire en rondins ligneux, brunis sous les eaux, souvent de la grosseur d’une forte paille, longs, d’un travers de doigt plus ou moins, tels que le hasard les fournit.

Du reste, il y a de tout dans cette friperie : fragments de chaume, tubes de jonc, débris de ramille, tronçons de menue tige quelconque, éclats de bois, lopins d’écorce, graines volumineuses, notamment semences de l’iris des marais, tombées rougeâtres de leurs capsules, et maintenant noires comme charbon.

L’hétéroclite collection s’échafaude au hasard. Des pièces sont fixées en long, d’autres en travers, d’autres obliquement. Des angles rentrent, des angles sortent en brusques anfractuosités ; le gros se mélange au menu, le correct avoisine l’informe. Ce n’est pas un édifice, c’est un amoncellement insensé. Parfois un beau désordre est un effet de l’art. Ce n’est pas ici le cas : l’ouvrage de la Phrygane est objet inavouable.

Et ce fol entassement succède sans transition à la régulière vannerie du début. La fascine de la jeune larve ne manquait pas d’une certaine élégance, avec ses fines lattes, toutes méthodiquement empilées en travers ; et voici que le constructeur, grandi, expérimenté, devenu, croirait-on, plus habile, abandonne le devis coordonné pour en adopter un autre, sauvage et confus.

Entre les deux systèmes, nul degré de transition : sur le panier du début brusquement se dresse l’extravagant monceau. Si l’on ne trouvait fréquemment les deux genres d’ouvrage superposés, on n’oserait leur accorder origine commune. Seule leur jonction les ramène à l’unité, malgré le disparate.

Mais le double étage n’est pas de durée indéfinie. Devenu grandelet et logé à sa guise dans un amas de solives, le ver renonce au panier du jeune âge, devenu trop étroit et faix embarrassant. Il tronque son fourreau, il en détache et abandonne l’arrière, œuvre du début. En déménageant plus haut et plus au large, il sait, par une rupture, alléger sa mobile maison. Reste seul l’étage supérieur, que prolonge à l’embouchure, à mesure qu’il en est besoin, la même architecture en poutrelles sans ordre.

Avec ces étuis, odieux fagots, s’en trouvent d’autres, tout aussi fréquents, d’exquise élégance et composés en entier de menus coquillages. Sortent-ils du même atelier ? Il faut des preuves bien évidentes pour le croire. Ici c’est l’ordre avec ses beautés, là le désordre avec ses laideurs ; d’une part les délicatesses d’une marqueterie en coquilles, de l’autre les rudesses d’un amas de rondins. Le tout néanmoins provient du même ouvrier.

Les preuves en surabondent. Sur tel étui déplaisant au regard par la confusion de ses pièces ligneuses, parfois des placages se montrent, réguliers et faits de coquilles ; de même, à tel chef-d’œuvre en coquillage il n’est pas rare de voir accolé un odieux enchevêtrement de solives. On éprouve quelque dépit à voir le bel étui déparé de cette barbare façon.

Ces mélanges nous disent que la rustique amonceleuse de poutres excelle, à l’occasion, dans l’art de gracieux pavés en coquilles, et qu’elle pratique indifféremment la brutale charpente et la délicate marqueterie.

En ce dernier cas, le fourreau se compose avant tout de Planorbes, choisis parmi les moindres et disposés à plat. Sans être d’une scrupuleuse régularité, l’ouvrage, bien réussi, ne manque pas de mérite. Les jolies spires, à tours serrés, plaquées l’une contre l’autre au même niveau, font un ensemble d’excellent aspect. Jamais pèlerin revenant de Saint-Jacques-de-Compostelle n’a mis sur ses épaules camail mieux agencé.

Mais trop souvent reparaît la fougue de la Phrygane, insoucieuse des proportions. Le volumineux s’associe au petit, l’exagéré brusquement se dresse, au grand dommage de l’ordre. À côté de minimes Planorbes, grands au plus comme une lentille, d’autres sont fixés, de l’ampleur de l’ongle, impossibles à correctement encastrer. Ils débordent les parties régulières, en gâtent le fini.

Pour comble de désordre, aux spires plates la Phrygane adjoint toute coquille morte sans distinction d’espèce, au hasard des trouvailles, pourvu qu’elle ne soit pas de volume excessif. Dans sa collection de bric-à-brac, je relève des Physes, des Paludines, des Limnées, des Ambrettes et même des Pisidies, mignons coffrets à deux valves.

Le coquillage terrestre, entraîné dans le fossé par les eaux pluviales après la mort de l’habitant, est accepté non moins bien. Dans l’ouvrage en défroques du mollusque, je trouve incrustés les fuseaux des Clausilies, les tonnelets des Maillots, les turbines des Hélices de petite taille, les volutes bâillantes des Vitrines, les tourelles des Bulimes, hôtes des prairies.

En somme, la Phrygane bâtit avec un peu de tout, venu de la plante ou du mollusque mort. Parmi les déchets si variés de la mare, les seuls matériaux refusés sont les graviers. De la construction sont exclus, avec un soin bien rarement en défaut, la pierre et le caillou. C’est ici question d’hydrostatique sur laquelle nous allons revenir tout à l’heure. Pour le moment, tâchons d’assister à l’édification du fourreau.

Dans un verre à boire qui, par sa faible capacité, me rendra l’observation plus facile et plus précise, je loge trois ou quatre Phryganes extraites à l’instant de leurs fourreaux avec tous les ménagements possibles. Après bien des tentatives qui m’ont enfin enseigné la bonne voie, je mets à leur disposition deux genres de matériaux, de qualités opposées : le souple et le rigide, le mol et le dur. C’est d’une part une plante aquatique vivante, cresson par exemple, ou bien ombrelle d’eau, munie à sa base d’un bouquet touffu de radicelles blanches ayant à peu près la grosseur d’un crin de cheval. Dans cette tendre chevelure, la Phrygane, à régime végétarien, trouvera à la fois de quoi construire et de quoi s’alimenter. C’est, d’autre part, un petit fagot de brindilles ligneuses, bien sèches, régulières et du calibre d’une forte épingle. Les deux approvisionnements sont côte à côte, emmêlent leurs fils et leurs baguettes. Dans l’ensemble, à sa convenance, la bête choisira.

Quelques heures plus tard, les émois de la dénudation passés, la Phrygane travaille à se refaire un étui. Elle s’installe en travers d’un faisceau de radicelles enchevêtrées, que les pattes rassemblent et que le mouvement ondulatoire de la croupe vaguement coordonne. Ainsi s’obtient, privé de consistance et mal déterminé, une sorte de ceinturon suspenseur, un étroit hamac à multiples points d’attache, car les divers brins qui le composent sont respectés de la dent et se continuent, de proche en proche, avec les gros cordons des racines. Voilà, sans frais, la base d’appui, convenablement fixée par des amarres naturelles. Quelques fils de soie, çà et là distribués, cimentent un peu le fragile assemblage.

À l’œuvre de construction maintenant. Soutenue par le ceinturon suspenseur, la Phrygane s’allonge et projette en avant les pattes intermédiaires qui, plus longues que les autres, sont les grappins destinés à saisir l’éloigné. Elle rencontre un bout de radicelle, s’y cramponne, remonte plus haut que le point saisi, comme si elle aunait la pièce d’après une longueur requise ; puis, d’un coup de mandibules, fins ciseaux, elle tranche le fil.

À l’instant, bref recul qui ramène la bête au niveau du hamac. Le tronçon détaché est en travers de la poitrine, maintenu par les pattes antérieures, qui le tournent, le retournent, le brandissent, le couchent, le relèvent, comme s’informant de la meilleure position à lui donner. Ces pattes d’avant, les plus courtes des trois paires, sont de petits bras admirables de dextérité. Leur moindre longueur les met en prompte collaboration avec les mandibules et la filière, outils primordiaux ; leur prestesse leur donne large part dans l’ouvrage. Leur fine articulation terminale, à doigt mobile et crochu, est pour la Phrygane l’analogue de notre main.

Ce sont les pattes industrieuses. Celles de la seconde paire, exceptionnelles de longueur, ont pour fonction de harponner les matériaux à distance, d’ancrer l’ouvrière quand elle mesure sa pièce et la détache d’un coup de cisailles. Enfin les pattes d’arrière, de longueur moyenne, fournissent appui lorsque les autres travaillent.

La Phrygane, disons-nous, tenant appliqué en travers sur la poitrine le morceau qu’elle vient de détacher, recule un peu sur son hamac de suspension jusqu’à ce que la filière soit au niveau de l’appui que lui fournissent les radicelles confusément rapprochées. Avec brusquerie elle manœuvre sa pièce, elle en cherche à peu près le milieu, de façon que les deux bouts débordent également de droite et de gauche ; elle fait choix de l’emplacement, et aussitôt la filière travaille, tandis que les petites pattes d’avant maintiennent le morceau immobile dans sa position transversale.

À l’aide d’un peu de soie, la soudure s’opère dans la région médiane du brin et sur une certaine longueur, autant que le permet, de droite et de gauche, la flexion de la tête.

Sans tarder, de la même manière se harponnent à distance, se mesurent, se taillent et se mettent en place d’autres brins. À mesure que le voisinage se dégarnit, la récolte se fait à des portées plus longues, et la Phrygane se projette davantage hors de son appui, où ne restent inclus que les derniers anneaux. Curieuse gymnastique alors que celle de cette molle échine se tourmentant et ondulant suspendue, tandis que les grappins sondent les environs à la recherche d’un fil.

Tant de peine a pour résultat une sorte de manchon en cordelettes blanches. L’ouvrage est de faible consistance et d’arrangement peu régulier. D’après les manœuvres du constructeur, j’entrevois cependant que l’édifice ne serait pas dépourvu de mérite si les matériaux s’y prêtaient mieux. La Phrygane apprécie assez bien la dimension de ses pièces au moment de les tailler ; elle leur donne à toutes à peu près même longueur ; elle les oriente sur la margelle du manchon toujours dans le sens transversal ; elle les fixe par le milieu.

Ce n’est pas tout : la manière de travailler vient largement en aide à la coordination générale. Quand il construit avec des briques l’étroit canal d’une cheminée d’usine, le maçon se tient au centre de sa tourelle, et de proche en proche établit de nouvelles assises en tournant sur lui-même. La Phrygane opère de même.

Elle pirouette dans son étui ; elle y prend, sans gêne aucune, telle position qu’elle veut, de façon à mettre sa filière bien en face du point à cimenter. Nulle torsion du col pour obliquer vers la droite ou vers la gauche ; nul renversement de la nuque pour atteindre les points d’arrière. La bête a constamment devant elle, à l’exacte portée de ses outils, l’emplacement où doit se fixer la pièce.

Quand le morceau est soudé, elle tourne un peu de côté, d’une longueur équivalente à celle de la précédente soudure, et là, sur une étendue à peu près toujours la même, étendue déterminée par l’oscillation que la tête peut se permettre, elle fixe le morceau suivant.

De ces diverses conditions devrait résulter un édifice géométriquement coordonné, ayant pour ouverture un polygone régulier. Comment alors se fait-il que le manchon en brins de radicelles soit si confus, si gauchement agencé ? Le voici.

L’ouvrière a du talent, mais les matériaux se prêtent mal à un ouvrage correct. Les radicelles fournissent des tronçons très inégaux de forme et de calibre. Il y en a de gros et de menus, de droits et de sinueux, de simples et de ramifiés. De ces morceaux disparates faire assemblage régulier n’est guère possible, d’autant plus que la Phrygane ne semble pas accorder à son manchon importance bien grande. C’est pour elle ouvrage provisoire, à la hâte confectionné pour se mettre vite à couvert. Les choses pressent, et des filaments bien tendres, tranchés d’un coup des mandibules, sont d’une récolte plus rapide et d’un assemblage plus aisé que ne le seraient des solives, exigeant patient travail de la scie.

L’incorrect manchon, que maintiennent en place de nombreuses amarres, est enfin une base sur laquelle va bientôt s’élever construction solide et définitive. À bref délai, l’ouvrage du début doit disparaître, croulant en ruines ; le nouveau, monument durable, persistera même après le départ du propriétaire.

L’éducation en verre à boire me fournit un autre mode d’établissement initial. Pour matériaux, la Phrygane reçoit cette fois quelques tiges bien feuillées de potamot (Potamogeton densum) et un paquet de menues ramilles sèches. Elle se campe sur une feuille, que les cisailles mandibulaires coupent transversalement à demi. La portion respectée sera lanière d’attache et fournira la stabilité nécessaire aux manœuvres du début.

Sur une feuille voisine un segment est taillé en plein, anguleux et de belle ampleur. L’étoffe abonde, l’économie est inutile. Une soudure à la soie fixe la pièce au lambeau non détaché en plein. En trois ou quatre opérations pareilles, la Phrygane est entourée d’un cornet dont l’embouchure s’évase en larges festons anguleux, très irréguliers. Le travail des cisailles se poursuit ; de nouvelles pièces sont fixées de proche en proche à l’intérieur de l’évasement, non loin du bord, si bien que le cornet s’allonge, se contracte et finit par envelopper l’animal d’une légère draperie à pans flottants.

Ainsi vêtue de façon provisoire, soit avec la fine soierie du potamot, soit avec le lainage que lui ont fourni les radicelles du cresson, la Phrygane songe à construire fourreau plus solide. L’étui actuel lui servira de base pour la robuste construction. Mais les matériaux nécessaires sont rarement dans un étroit voisinage ; il faut aller à leur recherche, il faut se déplacer, ce qui n’a pas été fait jusqu’ici. À cet effet, la Phrygane rompt ses amarres, c’est-à-dire les radicelles qui maintiennent fixe le manchon, ou bien la feuille de potamot à demi taillée sur laquelle s’est dressé le cornet.

La voici libre. L’étroitesse de la mare artificielle, le verre à boire, la met bientôt en rapport avec ce qu’elle cherche. C’est un petit fagot de brindilles sèches, que j’ai choisies régulières et de menu diamètre. Avec plus de soin qu’elle n’en mettait à l’exploitation des fines racines, la charpentière mesure sur le soliveau une longueur à sa convenance. Le degré d’extension du corps pour atteindre le point où se fera la rupture lui fournit renseignement métrique assez précis.

Le morceau est patiemment scié des mandibules, saisi des pattes antérieures et maintenu en travers sous le cou. Un mouvement de recul de la Phrygane rentrant chez soi amène la pièce au bord du manchon. Alors recommencent, exactement de la même manière, les manœuvres usitées pour l’ouvrage en tronçons de radicelles. Jusqu’à hauteur réglementaire, ainsi s’échafaudent les bûchettes, pareilles de longueur, largement soudées en leur milieu et libres aux deux extrémités.

Avec les matériaux de choix mis à son service, la charpentière a construit ouvrage de quelque élégance. Les soliveaux sont tous rangés en travers parce que cette orientation est la plus commode pour le transport et la mise en place ; ils sont fixés par le milieu parce que les deux bras maintenant le rondin lorsque la filière travaille doivent avoir de part et d’autre égale prise ; chaque soudure porte sur une longueur sensiblement constante parce qu’elle équivaut à l’ampleur de flexion de la tête s’inclinant d’ici, puis de-là, lorsque la soie se dégorge ; l’ensemble prend configuration polygonale, rapprochée du pentagone, parce que, d’une pièce à la suivante, la Phrygane pirouette sur elle-même d’un arc correspondant à l’étendue d’une soudure. La régularité de la méthode fait la régularité de l’ouvrage ; mais il faut, bien entendu, que les matériaux se prêtent à l’exacte coordination.

Dans sa mare naturelle, la Phrygane n’a pas souvent à sa disposition les solives de choix que je lui offre dans le verre à boire ; elle rencontre un peu de tout ; et ce peu de tout, elle l’emploie tel quel. Morceaux de bois, grosses semences, coquillages vides, bouts de chaume, fragments informes, prennent place vaille que vaille dans la construction, tels qu’ils sont rencontrés, sans retouches de la scie ; et de cet amalgame, fruit du hasard, résulte un édifice d’incorrection choquante.

L’ouvrière en charpenterie n’est pas oublieuse de ses talents ; les belles pièces lui ont fait défaut. Qu’elle fasse trouvaille d’un chantier convenable, et du coup elle revient à l’architecture correcte, dont elle porte en elle-même les devis. Avec de petits Planorbes morts, tous d’égale ampleur, elle fait superbe étui en placage ; avec un pinceau de fines racines, réduites par la pourriture à leur axe ligneux, droit et rigide, elle manufacture d’élégantes fascines où notre vannerie trouverait des modèles.

Voyons-la à l’ouvrage quand elle est dans l’impossibilité de travailler la solive, sa pièce préférée. Inutile de lui offrir des moellons grossiers, nous reviendrions aux rustiques fourreaux. Sa propension à faire usage des semences noyées, de celles de l’iris par exemple, me suscite l’idée d’essayer les graines. Je fais choix du riz, qui par sa dureté sera l’équivalent du bois, et qui par sa belle blancheur, sa forme ovoïde, se prêtera à bâtisse artistique.

Mes Phryganes dénudées ne peuvent, c’est évident, commencer leur ouvrage avec de pareils moellons. Où fixeraient-elles leur première assise ? Une base leur est indispensable, de construction rapide et peu onéreuse. Elle leur est encore fournie par un manchon temporaire en radicelles de cresson. Sur cet appui viennent après les grains de riz, qui, groupés les uns sur les autres, droits ou obliques, donnent enfin magnifique tourelle d’ivoire. Après les étuis en menus Planorbes, c’est ce que l’industrie phryganienne m’a fourni de plus élégant. Un bel ordre est revenu, parce que les matériaux identiques entre eux et réguliers sont venus en aide à la correcte méthode de l’ouvrière.

Les deux démonstrations suffisent. Grains de riz et bûchettes établissent que la Phrygane n’est pas l’inepte annoncé par les extravagantes constructions de la mare. Ces entassements de cyclope, ces assemblages insensés, sont les suites inévitables de trouvailles fortuites, qu’on utilise tant bien que mal sans en avoir le choix. La charpentière aquatique possède elle aussi son art, ses principes d’ordre. Bien servie par la fortune, elle sait très bien ouvrer du beau ; mal servie, elle fait comme tant d’autres : elle manufacture du laid. Misère conduit à laideur.

Sous un autre aspect, la Phrygane mérite attention. Avec une persévérance que ne lassent point les épreuves répétées, elle se refait un étui lorsque je la dénude. C’est en opposition avec les usages de la généralité des insectes, qui ne recommencent pas la chose faite, mais simplement la continuent d’après les règles habituelles, sans tenir compte des parties ruinées ou disparues. Exception bien frappante : la Phrygane recommence. D’où lui vient cette aptitude ?

J’apprends d’abord que, pour une vive alerte, aisément elle quitte son fourreau. Sur les lieux de pêche, je loge mon butin dans des boîtes en fer-blanc, sans autre humidité que celle dont mes captures sont imbibées. L’amas est légèrement tassé afin d’éviter fâcheux tumulte et d’occuper du mieux l’espace disponible. Nul autre soin de ma part. Cela suffit pour conserver les Phryganes en bon état pendant les deux ou trois heures que me prennent la pêche et le retour.

À mon arrivée, je trouve que beaucoup d’entre elles ont quitté leurs demeures. Elles grouillent nues parmi les étuis vides et ceux dont l’habitant n’est pas sorti. C’est pitié de voir ces délogées traîner leur ventre nu et leur frêle toison respiratoire sur le hérissement des bûchettes. Le mal d’ailleurs n’est pas grand. Je verse le tout dans la mare vitrée.

Nulle ne reprend possession des fourreaux inoccupés. Peut-être serait-il trop long d’en trouver un exactement à sa taille. Il est jugé préférable de renoncer aux vieilles nippes et de se faire de toutes pièces étui neuf. Les choses ne traînent pas en longueur. Du jour au lendemain, avec les matériaux dont l’auge en verre abonde, fagots de ramilles et touffes de cresson, toutes les dénudées se sont créé domicile du moins temporaire, et sous forme de manchon en radicules.

Le manque d’eau et les émois de la cohue dans les boîtes ont profondément troublé les captives, qui, dans l’imminence d’un grave danger, se sont empressées de déguerpir en abandonnant l’encombrante casaque, de port difficultueux. Elles se sont dépouillées pour mieux fuir. L’effroi survenu ne saurait être de mon fait : les naïfs ne sont pas si nombreux qui prennent intérêt aux choses de la mare ; et la Phrygane n’a pas été précautionnée contre leurs perfidies. Le brusque abandon de la case a certainement un autre motif que les tracasseries de l’homme.

Ce motif, le vrai, je l’entrevois. Au début, la mare vitrée était occupée par une douzaine de Dytiques, si curieux dans leurs manœuvres de plongeurs. Un jour sans songer à mal et faute d’un autre logis, je leur adjoins une paire de poignées de Phryganes. Étourdi qu’avais-je fait là ! Les forbans, retirés dans les anfractuosités des rocailles, ont à l’instant connaissance de la manne qui vient de leur échoir.

Ils remontent à grands coups d’aviron ; ils accourent, se jettent sur la troupe des charpentières. Chaque bandit happe un fourreau par le milieu, travaille à l’éventrer en arrachant coquilles et bûchettes. Tandis que se poursuit la farouche énucléation dans le but d’atteindre le friand morceau inclus là dedans, la Phrygane, serrée de près, apparaît à l’embouchure de l’étui, se glisse dehors et vite décampe sous les yeux du Dytique, qui n’a pas l’air de s’en apercevoir.

La première ligne de ce volume l’a déjà dit : le métier de tueur se passe d’intellect. Le brutal éventreur de fourreaux ne voit pas la blanche andouillette qui lui glisse entre les pattes ; lui passe sous les crocs et s’enfuit éperdue. Il continue d’arracher la toiture et de déchirer la doublure de soie. La brèche faite, il est tout penaud de ne rien trouver de ce qu’il attendait.

Pauvre sot ! À ta barbe, la persécutée est sortie, et tu ne l’as pas vue. Elle s’est laissée choir au fond, elle a pris refuge dans les mystères de la rocaille. Si les événements se passaient dans les vastes étendues d’une mare, il est clair qu’avec leur système de prompt déménagement la plupart des appréhendées se tireraient d’affaire. Enfuies au loin et remises de la chaude alerte, elles se reconstruiraient un fourreau, et tout serait fini jusqu’à nouvelle attaque, encore déjouée au moyen de la même ruse.

Dans mon auge étroite, les faits tournent davantage au tragique. Quand les fourreaux ont été ruinés, quand les Phryganes trop lentes à déguerpir ont été grugées, les Dytiques regagnent les rocailles du fond. Là tôt ou tard se passent des choses lamentables. Les fuyardes toutes nues se rencontrent, succulents morceaux aussitôt mis en pièces et dévorés. Dans les vingt-quatre heures, rien de vivant ne me reste de mon troupeau de Phryganes. Pour continuer mes études il me fallut loger les Dytiques ailleurs.

Dans les conditions naturelles, la Phrygane a ses exploiteurs, dont le plus redoutable est apparemment le Dytique. Si, pour déjouer l’assaut du brigand, elle s’est avisée d’abandonner son fourreau en toute hâte, certes sa tactique ne manque pas d’opportunité ; mais alors une condition exceptionnelle s’impose ; c’est l’aptitude à recommencer l’ouvrage. Ce don extraordinaire du recommencement, elle le possède à un haut degré. Volontiers j’en vois l’origine dans les persécutions du Dytique et autres forbans. Nécessité est mère d’industrie.

Certaines Phryganes des genres Sericostoma et Leptoceras s’habillent de grains de sable et ne quittent pas le fond du ruisseau. Sur un fond net, balayé par le courant, elles déambulent d’un banc de verdure à l’autre, non désireuses de venir à la surface flotter et naviguer dans les joies du soleil. Les assembleuses de bûches et de coquilles sont mieux avantagées. Elles peuvent indéfiniment se maintenir à fleur d’eau sans autre soutien que leur esquif, s’y reposer par flottilles insubmersibles, s’y déplacer même en manœuvrant de l’aviron.

D’où leur vient ce privilège ? Faut-il voir dans le fagot de bûchettes une sorte de radeau à densité moindre que celle du liquide ? Les coquilles, toujours vides et pouvant contenir quelques bulles d’air dans leur rampe seraient-elles des flotteurs ? Les grosses solives qui, si disgracieusement, rompent le peu de régularité de l’ouvrage, auraient-elles pour but d’alléger le trop lourd ? Enfin la Phrygane, versée dans les lois de l’équilibre, ferait-elle choix de ses pièces, tantôt plus légères et tantôt plus lourdes suivant le cas, de façon à obtenir un ensemble capable de flotter ? Les faits que voici refusent à la bête de pareils calculs hydrostatiques.

J’extrais un certain nombre de Phryganes de leurs étuis, et je soumets ces derniers, tels quels, à l’épreuve de l’eau. Formé en entier soit de débris ligneux, ou bien encore de composition mixte, pas un ne flotte. Les fourreaux en coquilles descendent avec la rapidité d’un gravier, les autres mollement plongent.

J’essaye un par un les matériaux isolés. Aucune coquille ne se maintient à la surface, même parmi les Planorbes que semblerait alléger une spire à tours multiples. Des débris ligneux, deux parts sont à faire. Les uns, brunis par le temps et saturés d’humidité, descendent au fond. Ce sont les plus abondants. Les autres, assez rares, plus récents et moins gorgés d’eau, flottent très bien. La résultante générale est l’immersion, comme en témoignent les fourreaux entiers. Ajoutons que l’animal extrait de son étui est également dans l’impuissance de flotter.

Pour stationner à la surface sans l’appui des herbages, comment donc fait la Phrygane, elle-même et son étui étant plus lourds que l’eau ? Son secret est bientôt dévoilé.

J’en mets quelques-unes à sec sur du papier buvard, qui absorbera l’excès de liquide, défavorable à l’observation. Hors de son séjour naturel, la bête âprement chemine, inquiète. Le corps à demi sorti du fourreau, cette fois en entier ligneux, elle s’agrippe des pattes au plan d’appui. Alors, se contractant, elle ramène devers elle le fourreau, qui se dresse à demi et parfois même prend la position verticale. Ainsi cheminent les Bulimes, soulevant leur coquille à chaque période de reptation.

Après une paire de minutes à l’air libre, je remets à l’eau la Phrygane. Maintenant elle flotte, mais comme un cylindre inférieurement lesté. L’étui se tient vertical, l’orifice postérieur à fleur d’eau. Bientôt de cet orifice s’échappe une bulle d’air. Privé de cette allège, l’esquif immédiatement plonge.

Même résultat avec les Pryganes à coquilles. D’abord elles flottent, verticalement dressées, puis s’immergent et descendent, avec plus de rapidité que les premières, après avoir rejeté une ou deux bulles d’air par la lucarne d’arrière.

Cela suffit : le secret est connu. Enveloppées de bois ou bien de coquilles, les Phryganes, toujours plus lourdes que l’eau, peuvent se maintenir à la surface au moyen d’un aérostat temporaire qui diminue la densité de l’ensemble. Le fonctionnement de cet appareil est des plus simples.

Considérons l’arrière du fourreau. Il est tronqué, béant et muni d’un diaphragme membraneux, ouvrage de la filière. Un pertuis rond occupe le centre de ce rideau. Par delà vient la capacité de l’étui, régulière, à parois lisses et capitonnées de satin, quelle que soit la rudesse de l’extérieur. Armé à l’arrière de deux crocs qui mordent sur la doublure soyeuse, l’animal peut avancer ou reculer à sa guise à l’intérieur du cylindre, fixer ses crochets en tel point qu’il veut, et rester ainsi maître du fourreau, lorsque les six pattes et l’avant manœuvrent au dehors.

Dans l’inaction, le corps est en plein rentré ; la larve occupe toute la capacité tubulaire. Mais pour peu qu’elle se contracte vers l’avant, ou mieux encore qu’elle sorte en partie, un vide se fait à la suite de cette espèce de piston comparable à celui d’une pompe. À la faveur de la lucarne d’arrière, soupape sans clapet, ce vide aussitôt se remplit d’eau. Ainsi se renouvelle l’eau aérée autour des branchies, molle toison de cils répartis sur le dos et le ventre.

Ce coup de piston n’intéresse que le travail respiratoire, il ne modifie pas la densité, ne change presque rien au plus lourd que l’eau. Pour obtenir allégement, il faut d’abord monter à la surface. À cet effet, la Phrygane escalade les herbages d’un appui à l’autre ; elle grimpe, tenace dans son projet malgré les encombres que lui vaut son fagot au milieu du fouillis. Arrivée au but, elle émerge un peu le bout d’arrière, et un coup de piston est donné.

Le vide obtenu s’emplit d’air. Cela suffit, l’esquif et le nautonier sont aptes à flotter. Inutile désormais, l’appui des herbages s’abandonne. C’est le moment des évolutions à la surface, dans les félicités du soleil.

Comme navigateur, la Phrygane n’a, pas grand mérite. Tournoyer sur elle-même, virer de bord, se déplacer quelque peu par un mouvement de recul, c’est tout ce qu’elle obtient, et encore de façon bien gauche. L’avant du corps, issu hors de l’étui, fait office d’aviron. À trois ou quatre reprises, brusquement il se relève, se fléchit, retombe et fouette l’eau. Ces coups de battoir répétés par intervalles amènent l’inhabile pagayeur en des parages nouveaux. Le voyage est de long cours si la traversée mesure un empan.

Du reste, les bordées à fleur d’eau n’entrent guère dans les goûts de la Phrygane. Sont préférés les trémoussements sur place, les stationnements par flottilles. L’heure venue de regagner les tranquillités du fond, sur un lit de vase, l’animal, rassasié de soleil, rentre en plein dans son étui, chasse d’un coup de piston l’air de l’arrière-logis. La densité normale est reprise, et mollement le plongeon s’accomplit.

On le voit : en construisant son fourreau, la Phrygane n’a pas à se préoccuper de statique. Malgré le disparate de son ouvrage, où le volumineux, moins dense, semble équilibrer le concentré, plus lourd, elle n’a pas à combiner en juste proportion le léger et le pesant. C’est par d’autres artifices qu’elle monte à la surface, qu’elle flotte, qu’elle replonge. L’ascension se fait par l’échelle des herbages aquatiques. Peu importe alors la densité moyenne de l’étui, pourvu que le faix à traîner n’excède pas les forces de la bête. D’ailleurs, déplacée dans l’eau, la charge est très réduite.

Une bulle d’air admise dans la chambre d’arrière, que l’animal cesse d’occuper, permet, sans autre manœuvre, station indéfinie à la surface. Pour replonger, la Phrygane n’a qu’à rentrer en plein dans sa gaine. L’air est chassé, et la pirogue, reprenant sa densité moyenne, supérieure à celle de l’eau, à l’instant s’immerge, descend d’elle-même.

Donc nul choix de matériaux de la part du constructeur, nul calcul d’équilibre, à la seule condition de ne pas admettre le caillou. Tout lui est bon, le gros et le menu, la solive et la coquille, la graine et le rondin. Échafaudé au hasard, tout cela fait inexpugnable enceinte. Un point seul est de rigueur.

Il faut que le poids de l’ensemble dépasse légèrement celui de l’eau déplacée ; sinon, au fond de la mare, la stabilité serait impossible sans un ancrage perpétuel luttant contre la poussée du liquide. De même serait impraticable la prompte submersion lorsque la tête apeurée veut quitter la surface devenue périlleuse.

Cette condition majeure du plus lourd que l’eau n’exige pas non plus discernement lucide, car la presque totalité de l’étui se construit au fond de la mare, où tous les matériaux, cueillis au hasard, étant déjà descendus là, sont aptes à descendre. Dans les fourreaux, les quelques pièces propres à flotter sont rares. Sans calcul de légèreté spécifique, uniquement pour ne pas rester désœuvrée, la Phrygane les a fixés à son fagot quand elle prenait ses ébats à la superficie.

Nous avons nos sous-marins, où l’ingéniosité de l’hydraulique déploie ses plus hautes ressources. La Phrygane a les siens, qui émergent, naviguent à fleur d’eau, replongent, s’arrêtent même à mi-profondeur en dépensant par degrés l’allège aérienne. Et cet appareil, si bien équilibré, si savant, n’exige rien de son constructeur comme savoir. Cela se fait tout seul ; conforme aux devis de l’universelle Harmonie des choses.

XXI – LES PSYCHÉS (LA PONTE)

En saison printanière, les vieilles murailles et les sentiers poudreux ménagent une surprise à qui sait regarder. De mignons fagots, sans motif apparent, s’ébranlent et par soubresauts cheminent. L’inerte s’anime, l’immobile se meut. Comment cela ? Regardons de plus près, et le moteur va se révéler.

Dans la pièce en branle est incluse une chenille assez forte, joliment bariolée de noir et de blanc. En quête de vivres ou bien à la recherche d’un point où se fera la transformation, elle se hâte, craintive, enveloppée d’un accoutrement de brindilles d’où rien autre ne sort que la tête et l’avant du corps, muni de six courtes pattes. Au moindre émoi, elle y rentre en plein et plus ne bouge. Voilà tout le secret du petit amas broussailleux en vagabondage.

La chenille à fagot appartient au groupe des Psychés, dont le nom fait allusion à l’antique Psyché, symbole de l’âme. Que ce terme n’entraîne pas la pensée plus haut qu’il ne convient. Le nomenclateur, ne voyant guère le monde que par le petit côté, ne s’est préoccupé de l’âme en inventant sa dénomination. Il voulait simplement ici un nom gracieux, et certes il ne pouvait mieux trouver.

Pour se mettre à couvert, la frileuse Psyché, à peau nue, se construit un abri portatif, une chaumière ambulante que la propriétaire jamais n’abandonne tant qu’elle n’est pas devenue papillon. C’est mieux que chaumine, mieux que roulotte à toiture de paille ; c’est froc d’ermite, obtenu avec une bure d’usage peu fréquent. Le paysan du Danube portait sayon en poil de chèvre et ceinture de joncs marins. La Psyché a vêtement encore plus rustique. Avec des échalas, elle se façonne un complet. Il est vrai que, sous ce rude assemblage, véritable cilice pour une peau aussi délicate que la sienne, elle met épaisse doublure de soie. La Clythre s’habille d’une poterie, celle-ci s’habille d’un fagot.

En avril, contre les murailles de mon observatoire principal, le fameux arpent de cailloux, si riche en bêtes, je trouve appendue la Psyché qui doit me fournir les documents les plus circonstanciés[1]. Elle est à cette époque dans la torpeur de la prochaine métamorphose. Ne pouvant lui demander autre chose pour le moment, informons-nous de la structure et de la composition de son fagot.

C’est un édifice assez régulier, en forme de fuseau, de quatre centimètres à peu près de longueur. Les pièces qui le composent, fixées en avant, libres en arrière, sont largement divergentes et formeraient abri de peu d’efficacité contre le soleil et la pluie, si la recluse n’avait d’autre protection que sa toiture de paille.

Le terme de paille me vient dicté par le sommaire examen des apparences, mais ce n’est pas là l’exacte expression. Les chaumes de graminées sont, au contraire, rares, au grand avantage de la future famille qui, nous l’apprendrons plus tard, ne trouverait rien à sa convenance dans des soliveaux fistuleux. Ce qui domine consiste en débris de menues tiges, légères, tendres, riches en moelle, comme en possèdent diverses chicoracées. J’y reconnais en particulier les hampes florales de l’Épervière piloselle et du Plérothèque de Nîmes. Viennent après des tronçons de feuilles de gramen, des ramuscules écailleux fournis par le cyprès, des bûchettes, matériaux grossiers adoptés faute de mieux. Enfin, si les pièces préférées, les cylindriques, viennent à manquer, le manteau se complète parfois avec une ample pèlerine en falbalas, c’est-à-dire en fragments de feuilles sèches d’origine quelconque.

Tout incomplet qu’il est, ce relevé nous montre que la chenille, à part sa prédilection pour les morceaux riches en moelle, n’a pas des goûts bien exclusifs. Elle emploie indifféremment tout ce qu’elle rencontre, pourvu que ce soit léger, bien aride, roui par un long séjour à l’air, et de dimension conforme à ses devis. Les trouvailles, à la condition de convenir à peu près, sont utilisées telles quelles, sans retouches, sans coups de scie, pour les ramener à une longueur réglementaire. La Psyché ne taille pas les lattes de sa toiture ; elle les cueille comme elle les trouve. Son travail se borne à les imbriquer les unes à la suite des autres en les fixant par le bout antérieur.

Pour se prêter aux mouvements de la chenille en marche, et surtout pour faciliter les manœuvres de la tête et des pattes quand il faut mettre en place une pièce nouvelle, l’avant du fourreau nécessite structure particulière. Là n’est plus licite le revêtement de poutrelles qui, par leur longueur et leur rigidité, gêneraient l’ouvrière, lui rendraient même le travail impossible ; là s’impose un manchon souple, favorable à la flexion dans tous les sens.

Et, en effet, l’assemblage de pieux se termine de façon brusque à quelque distance de l’extrémité antérieure, et s’y trouve remplacé par un col où la trame de soie simplement se hérisse de très menues parcelles ligneuses, aptes à consolider l’étoffe sans nuire à sa souplesse. Ce collet, dispensateur des mouvements libres, est de telle importance que les Psychés en font toutes également emploi, si différent que soit le reste de l’ouvrage. Toutes, à l’avant du fagot de bûchettes, possèdent un goulot flexible, de doux contact, formé en dedans d’un tissu de soie pure et velouté au dehors de fins débris que la chenille obtient en concassant des mandibules un fétu quelconque bien sec.

Semblable velours, mais fané, décati, apparemment pour cause de vétusté, termine en arrière le fourreau, sous forme d’un assez long appendice nu, bâillant à l’extrémité.

Maintenant enlevons, arrachons pièce à pièce le couvert de la paillotte. La démolition fournit un nombre variable de solives ; il m’est arrivé d’en compter quatre-vingts et au delà. La ruine est alors une gaine cylindrique où, d’un bout à l’autre, se retrouve la structure reconnue à l’avant et à l’arrière, parties naturellement dénudées. C’est de partout un tissu de soie très solide, résistant sans rupture à la traction des doigts ; tissu lisse et d’un blanc superbe à l’intérieur, terne et rugueux à l’extérieur, où il se hérisse de parcelles ligneuses incrustées.

L’occasion viendra de reconnaître par quels moyens la chenille se façonne vêtement si complexe, où se superposent, dans un ordre précis, le satin d’extrême finesse en contact direct avec la peau ; l’étoffe mixte, sorte de bure poudrée de ligneux, qui économise la soie et donne consistance à l’ouvrage ; enfin le surtout de lattes imbriquées.

Tout en conservant cette disposition générale en triple assise, le fourreau présente, d’une espèce à l’autre, des variations notables dans les détails de structure. Voici, par exemple, une seconde Psyché[2], la plus tardive des trois que m’ont values les chances des trouvailles. C’est en fin juin que je la rencontre, traversant à la hâte la poussière de quelque sentier, au voisinage des habitations. En volume ainsi qu’en régularité d’assemblage, ses fourreaux dépassent ceux de l’espèce précédente. Ils forment couverture dense, à pièces nombreuses, où je reconnais tantôt des tronçons fistuleux de nature variée, tantôt des morceaux de fines pailles, tantôt encore des lanières provenant de feuilles de gramen. Sur l’avant, jamais de mantille en feuilles mortes, encombrante parure qui, sans devenir d’usage courant, est assez fréquente dans le costume de la première espèce. À l’arrière, pas de long vestibule dénudé. Moins le collet, indispensable à l’embouchure, tout le reste possède revêtement de soliveaux. C’est peu varié, mais en somme non dépourvu de grâce dans sa sévère correction.

La moindre pour la taille et la plus simple de costume est la troisième[3], très abondante, dès la fin de l’hiver, contre les murailles et dans les anfractuosités des vieilles écorces de l’olivier, de l’yeuse, de l’orme et autres arbres indifféremment. Son fourreau, modeste paquet, ne dépasse guère un centimètre de longueur. Une douzaine de fétus pourris, glanés à l’aventure et fixés l’un contre l’autre dans des directions parallèles, font, avec la gaine de soie, tous les frais de l’habit. Il serait difficile de se vêtir plus économiquement.

Cette mesquine, de si peu d’intérêt en apparence, nous fournira les premiers documents sur l’étrange histoire des Psychés. Je la récolte abondante dans les jours d’avril et l’installe sous cloche en toile métallique. Ce qu’elle mange, je ne le sais : ignorance fâcheuse en d’autres conditions ; mais actuellement je n’ai pas à me préoccuper des vivres. Arrachées de leurs murailles et de leurs écorces, où elles s’étaient appendues pour la transformation, la plupart de mes petites Psychés sont à l’état chrysalidaire. Quelques-unes sont encore actives. Elles se hâtent de grimper au sommet du treillis ; elles s’y fixent, suivant la verticale, au moyen d’un petit coussinet de soie, puis tout rentre dans le repos.

Juin touche à sa fin, et les papillons mâles éclosent, en laissant l’enveloppe chrysalidaire à demi engagée dans le fourreau, qui reste fixé à son point d’attache et y restera indéfiniment, jusqu’à ce que les intempéries l’aient ruiné. La sortie se fait par le bout postérieur du paquet de bûchettes, et ne peut se faire ailleurs. Ayant scellé pour toujours au support de son choix l’embouchure antérieure, vraie porte de la demeure, la chenille s’est donc retournée de bout en bout, et s’est transformée dans une position renversée, ce qui a permis à l’adulte de gagner le dehors par l’issue ménagée à l’arrière, la seule libre en ce moment.

C’est du reste la méthode suivie par toutes les Psychés. Le fourreau a deux ouvertures. Celle d’avant, plus régulière et de structure mieux soignée, est au service de la chenille tant que dure l’activité larvaire. Elle se clôt et se fixe solidement au point de suspension lorsque vient la nymphose. Celle d’arrière, peu correcte, dissimulée même par l’affaissement des parois, est au service du papillon. Elle ne bâille qu’en dernier lieu, sous la poussée de la chrysalide ou de l’adulte.

Avec leur modeste costume d’un gris cendré uniforme, avec leur humble envergure dépassant à peine celle d’une mouche ordinaire, nos petits papillons ne manquent pas de grâce. Ils ont pour antennes de superbes panaches plumeux ; pour bordure des ailes, des franges filamenteuses. Ils tourbillonnent très affairés sous la cloche ; ils rasent le sol en battant des ailes ; ils s’empressent autour de certains fourreaux que rien à l’extérieur ne distingue des autres. Ils y prennent pied, les auscultant de leurs panaches.

À cette fébrile agitation se reconnaissent les amoureux en recherche de l’épousée. Qui d’ici, qui de là, chacun la trouve. Mais la timide ne sort pas de chez elle. Très discrètement les choses se passent par le judas ouvert à l’extrémité libre du fourreau. Quelque temps le mâle stationne sur le seuil de cette lucarne d’arrière, et c’est fini : les noces sont terminées. Inutile d’en dire plus long sur ces épousailles où les intéressés ne se connaissent pas, ne se voient pas.

Je m’empresse de mettre en tube de verre les quelques fourreaux où viennent de se passer les mystérieux événements. Quelques jours après, la recluse sort de l’étui et se montre en toute sa misère. Cette petite horreur-là un papillon ! On se fait difficilement à l’idée de pareille indigence. La chenille du début n’était pas plus humble. D’ailes, il n’y en a pas, absolument pas, de fourrure soyeuse non plus. Au bout du ventre, un bourrelet circulaire et touffu, une couronne de velours blanc sale ; sur chaque segment, au milieu du dos, une grande tache rectangulaire, noirâtre, et c’est tout pour l’ornementation. La mère Psyché renonce aux élégances que promettait son titre de papillon.

Du centre de la couronne poilue s’élève un long oviducte composé de deux pièces, l’une rigide formant la base de l’outil, l’autre molle et flexible s’engainant dans la première ainsi qu’une lunette rentre dans son étui. La pondeuse se recourbe en crochet, agrippe des six pattes le bout inférieur de son fourreau et plonge sa sonde dans la lucarne d’arrière, lucarne à rôle multiple qui permet la consommation des noces clandestines, la sortie de la fécondée, l’installation des œufs et finalement l’exode de la jeune famille.

Toujours immobile, longtemps la mère stationne, accroupie en croc, au bout libre de son étui. Or que fait-elle en cette posture de recueillement ? Elle loge ses œufs dans la demeure qu’elle vient de quitter ; elle lègue en héritage aux siens la chaumière maternelle. Une trentaine d’heures se passent, et l’oviducte est enfin retiré. La ponte est finie.

Un peu de bourre, fournie par la couronne du croupion, ferme l’huis et conjure les périls de l’envahissement. Du seul atour qui lui reste en son extrême indigence, la tendre mère fait barricade à sa nichée. Mieux encore : elle fait rempart de son corps. Convulsivement ancrée au seuil du logis, elle périt là, s’y dessèche, dévouée à sa famille même après la mort. Il faut un accident, un souffle d’air, pour la faire tomber de son poste.

Ouvrons maintenant le fourreau. Il s’y trouve l’enveloppe chrysalidaire, intacte moins la rupture d’avant par où la Psyché est sortie. Le mâle, à cause de ses ailes et de ses panaches, chose très encombrante au moment de franchir l’étroit défilé, met à profit son état de chrysalide pour s’acheminer vers la porte du logis et sortir à demi. Rompant alors sa tunique d’ambre, le délicat papillon trouve immédiatement devant lui l’espace libre, où l’essor est possible. La mère, dépourvue d’ailes et de panaches, n’est pas assujettie à pareille précaution. Sa forme cylindrique, nue, peu différente de celle de la chenille, lui permet de ramper, de s’insinuer dans l’étroit passage et de sortir sans encombre. Sa dépouille chrysalidaire est donc laissée tout au fond du fourreau, bien à couvert sous la toiture de chaume.

Et c’est prudence d’exquise tendresse. Les œufs, en effet, sont encaqués dans le tonnelet, dans la sacoche parcheminée que forme cette dépouille. La pondeuse a plongé son oviducte en télescope au fond de ce récipient, et méthodiquement, par couches, l’a rempli de ses graines. Non satisfaite de léguer à la famille son domicile, sa couronne de velours, pour comble de sacrifice, elle lui lègue sa peau.

Désireux de suivre à l’aise les événements qui ne tarderont pas à se passer, j’extrais de son fagot l’un de ces sacs chrysalidaires bourrés d’œufs et le mets isolé dans un tube de verre, à côté de son fourreau. L’attente n’est pas longue. Dans la première semaine de juillet, je me trouve brusquement en possession de nombreuse famille. La promptitude de l’éclosion a déjoué ma surveillance. Les nouveau-nés, environ une quarantaine, ont eu déjà le temps de se vêtir.

Ils portent coiffure persane, tiare de mage en superbe ouate blanche. Soyons plus modeste, disons un bonnet de coton sans mèche ; seulement ce bonnet ne se dresse pas sur la tête, il couvre l’arrière-corps. L’animation est grande dans le tube, spacieux séjour pour telle vermine. Allègrement on vagabonde, le bonnet relevé presque perpendiculaire à la surface d’appui. Avec pareille tiare et des vivres, la vie doit être douce.

Mais quels sont ces vivres ? J’essaye un peu de tout ce qui végète sur la pierre nue et les vieilles écorces. Rien n’est accepté. Plus pressées de se vêtir que de s’alimenter, les Psychés ne font cas de ce que je leur sers. Mon ignorance d’éleveur sera sans inconvénient, pourvu que je parvienne à voir avec quels matériaux et de quelle façon s’ourdissent les premiers linéaments du bonnet.

Cette ambition m’est permise, car l’outre chrysalidaire est loin d’avoir épuisé son contenu. J’y trouve, grouillant, au milieu des enveloppes chiffonnées des œufs, un complément de famille aussi nombreux que l’essaim déjà sorti. La totalité de la ponte est donc de cinq à six douzaines. Je transvase ailleurs le troupeau précoce déjà vêtu, et je garde dans le tube les seuls retardataires, complètement nus. Ils ont la tête d’un roux clair, et le reste du corps d’un blanc sale. Leur longueur mesure à peine un millimètre.

Ma patience n’est pas longtemps mise à l’épreuve. Le lendemain, petit à petit, isolés ou par groupes, les vermisseaux en retard quittent le sac chrysalidaire. Ils sortent, sans effraction de l’outre fragile, par la rupture antérieure que la libération de la mère a fait éclater. Nul ne l’exploite comme étoffe, bien que fine et ambrée ainsi qu’une pellicule d’oignon ; nul non plus ne fait emploi d’une subtile ouate qui matelasse l’intérieur du sac et forme pour les œufs couchette de mollesse exquise. Ce duvet, dont nous aurons tantôt à rechercher l’origine, serait, semble-t-il, excellente peluche pour ces frileux, impatients de se couvrir. Aucun ne l’utilise ; il n’y en aurait pas assez pour la nichée entière.

Tous vont droit au grossier fagot, que j’ai laissé en contact avec l’outre chrysalidaire. Les choses pressent. Avant de faire son entrée dans le monde et d’aller au pâturage, il faut d’abord se vêtir. Tous, d’égale ardeur, attaquent donc le vieux fourreau, à la hâte s’habillent de la défroque de la mère. Il y en a qui ratissent la couche interne, molle et blanche, des pièces ouvertes accidentellement en rigole ; il y en a qui pénètrent, audacieux, dans le tunnel d’une tige creuse et vont, dans les ténèbres, cueillir leur cotonnade. Alors les matériaux sont de premier choix, et la casaque ourdie est de blancheur éclatante. D’autres mordent en plein dans l’épaisseur de la pièce et se font vêtement bariolé, où des atomes bruns déparent le blanc neigeux du reste.

L’outil de récolte consiste dans les mandibules, façonnées en larges cisailles à cinq fortes dents chacune. Par le rapprochement, les deux rabots dentelés forment un engrenage apte à saisir et à couper net toute fibre, si menue qu’elle soit. Vu au microscope, c’est merveilleux de précision mécanique et de puissance. S’il était outillé de la sorte proportionnellement à sa taille, le mouton, au lieu de tondre l’herbe, brouterait les arbres par la base.

C’est un bien instructif atelier que celui de la vermine Psyché travaillant à se confectionner un bonnet de coton. Que de choses à remarquer dans le fini de l’ouvrage, dans l’ingéniosité des méthodes suivies ! Afin d’éviter des répétitions, n’en disons rien encore ; attendons, pour y revenir, l’exposé des talents d’une seconde Psyché, de plus grande taille et d’observation plus facile. Les deux ourdisseuses ont exactement les mêmes procédés.

Néanmoins, donnons un coup d’œil au fond du coquetier, chantier général où j’installe mes nains à mesure que les fourreaux m’en fournissent. Ils sont là quelques centaines avec les étuis d’où ils sont issus et un assortiment de tigelles tronçonnées, choisies parmi les plus sèches, les plus riches en moelle. Quelle activité ! quelle étourdissante animation !

Pour voir l’homme, Micromégas se taillait une lentille avec un diamant de son collier : il retenait son souffle, crainte d’emporter le chétif dans la tempête de ses narines. À mon tour, je suis le bon géant, venu de Sirius ; je mets à l’œil un verre, grossissant, je suspens la respiration pour ne pas culbuter et balayer mes ouvriers en cotonnades. Si j’ai besoin de l’un d’eux pour le soumettre au foyer d’une loupe plus forte, je le prends au gluau, je le happe avec la pointe d’une fine aiguille passée sur le bord des lèvres. Détourné de sa besogne, l’animalcule se démène au bout de l’aiguille, se contracte, se fait petit, lui déjà si petit ; il cherche à rentrer, autant que possible, dans son vêtement, encore incomplet, simple gilet de flanelle ou même étroite écharpe ne lui couvrant que le haut des épaules. Laissons-le compléter son habit. Je souffle, et la bête s’engouffre dans le cratère du coquetier.

Et ce point est vivant. Il est industrieux, il est versé dans l’art du molleton. Orphelin, né du moment, il sait se tailler dans les nippes de la mère défunte de quoi se nipper à son tour. Bientôt il va devenir charpentier, assembleur de soliveaux, pour mettre couvert défensif à son délicat tissu. Qu’est-ce donc que l’instinct, capable de susciter telles industries dans un atome !

C’est également vers la fin de juin que j’obtiens, sous sa forme adulte, la Psyché dont le fourreau se prolonge en bas par un long vestibule nu. Au moyen d’un coussinet de soie, la plupart des étuis sont fixés au treillis de la cloche et pendent verticaux ainsi que des stalactites. Quelques-uns n’ont pas quitté le sol. À demi plongés dans le sable, ils se dressent d’aplomb, l’arrière en l’air, l’avant enseveli et solidement ancré contre la paroi de la terrine à la faveur d’un empâtement de soie.

Cette inversion exclut la pesanteur comme guide dans les préparatifs de la chenille, qui, apte à se retourner dans son logis, a soin, avant de s’immobiliser en chrysalide, de tourner la tête tantôt en haut, tantôt en bas, vers la sortie, afin que l’adulte, bien moins libre qu’elle de mouvements, puisse sans obstacle parvenir au dehors.

C’est, du reste, la chrysalide elle-même, la chrysalide rigide, incapable de se retourner et se mouvant tout d’une pièce, qui, d’une opiniâtre reptation, achemine le mâle jusqu’au seuil du fourreau. Elle émerge à demi au bout du vestibule soyeux, dépourvu de couvert, et là se rompt en obstruant le pertuis de sa dépouille. Quelque temps, sur le toit de la chaumine le papillon stationne, laisse évaporer sa moiteur, ses ailes s’étaler, s’affermir ; enfin il prend l’essor, à la recherche de celle pour qui le galant s’est fait si beau.

Il porte costume d’un noir intense, sauf le bord des ailes, qui, privé d’écailles, reste diaphane. Les antennes, noires aussi, sont d’amples et gracieux panaches. Amplifiées, elles rejetteraient au second rang les élégances de plumage du marabout et de l’autruche. Le bel empanaché, d’un essor tortueux, va d’un fourreau à l’autre, s’informant des secrets de ces alcôves. Si les choses marchent au gré de ses désirs, il se fixe, avec un vif frémissement d’ailes, sur la pointe du vestibule dénudé. Suivent les noces, aussi discrètes que celles de la petite Psyché. Encore un qui ne voit pas, ou tout au plus entrevoit un instant celle pour laquelle il a mis plumets de marabout et manteau de velours noir.

De son côté, la recluse n’est pas moins impatiente. Les amants ont la vie courte ; ils périssent sous mes cloches en trois ou quatre jours, de sorte que, par longs intervalles, jusqu’à l’éclosion de quelque retardataire, la population féminine manque d’épouseurs. Alors, quand le soleil déjà chaud visite la cloche dans la matinée, j’ai sous les yeux, à multiples reprises, un spectacle des plus singuliers.

L’embouchure du vestibule insensiblement se gonfle, s’ouvre et laisse sourdre un amas floconneux d’extrême délicatesse. La toile de l’araignée, cardée et convertie en ouate, ne donnerait rien d’aussi subtil. C’est une buée nuageuse. Puis, hors de cet incomparable édredon, font saillie la tête et l’avant d’une sorte de chenille bien différente de la primitive assembleuse de pailles.

C’est la maîtresse de céans, c’est la bête nubile qui, sentant son heure venir et ne recevant pas la visite attendue, fait elle-même les avances et se porte, autant qu’il lui est possible, à la rencontre de son empanaché. Celui-ci n’accourt pas, et pour cause : il n’y en a plus dans l’établissement. Deux ou trois heures immobile, la pauvre délaissée se penche à la lucarne. Enfin, lasse d’attendre, tout doucement, à reculons, elle rentre chez elle, se remet en cellule.

Le lendemain, le surlendemain et au delà, tant que les forces le permettent, elle reparaît à son balcon, toujours dans la matinée, aux rayons d’un soleil caressant, et toujours sur une couchette de cet édredon incomparable, qui se dissipe, se vaporise presque pour peu que je fasse éventail de la main. Nul ne vient encore. Une dernière fois, la bête déçue rentre en son boudoir et n’en sort plus. Elle y meurt, s’y dessèche, inutile. Je rends mes cloches responsables de ce crime de lèse-maternité. Dans la liberté des champs, à n’en pas douter, un peu plus tôt, un peu plus tard, des épouseurs se seraient présentés, venus des quatre points du ciel.

Lesdites cloches ont à se reprocher dénouement encore plus lamentable. Trop penchée à sa fenêtre, calculant mal l’équilibre entre l’avant du corps émergé et l’arrière engainé dans le fourreau, la bête se laisse parfois choir à terre. C’en est fait de la précipitée et de sa descendance. Mais à quelque chose malheur est bon. Sans effraction du domicile, tels accidents nous montrent la mère Psyché à découvert.

Quelle misère que cette créature, bien plus disgracieuse que la chenille primitive ! Ici la transfiguration est enlaidissement, le progrès est recul. On a sous les yeux une sacoche ridée, une andouillette d’un jaunâtre terreux ; et cette hideur-là, pire qu’un asticot, est un papillon en plein épanouissement de l’âge, un vrai papillon adulte. C’est la promise du gentil Bombyx noir, empanaché de marabout : c’est pour lui la suprême expression de la beauté. Un proverbe dit : « N’est pas beau ce qui est beau, mais bien ce que l’on aime ; » pensée profonde dont la Psyché nous donne éclatante confirmation.

Décrivons l’andouillette, le laideron. Tête très petite, mesquin globule qui disparaît presque dans le pli du premier segment. Qu’est-il besoin de crâne et de cerveau pour une poche à germes ! Ainsi la bestiole s’en passe presque, les réduit à l’expression la plus simple. Il y a cependant deux taches oculaires noires. Ces yeux vestigiaires y voient-ils ? Pas bien clair assurément. Les fêtes de la lumière doivent être bien modestes pour cette casanière, n’apparaissant à sa fenêtre qu’en de rares occasions, lorsque le papillon se fait attendre.

Les pattes sont bien conformées, mais si courtes et si faibles qu’elles ne sont d’aucune utilité pour la locomotion. Tout le corps est, d’un jaune pâle, translucide en avant, opaque et bourré d’œufs en arrière. En dessous des premiers segments, une sorte de rabat, c’est-à-dire une tache noire, vestige d’un jabot vu par transparence. Un bourrelet de duvet court termine en arrière la partie ovigère. C’est le reste d’une toison, d’un velours subtil dont la bête se dépouille en avançant et reculant dans son étroit logis. Ainsi se forme l’amas floconneux qui blanchit, en temps de noces, la lucarne d’attente ; ainsi pareillement se meuble d’édredon l’intérieur du fourreau. Bref, l’animal n’est guère qu’une outre gonflée d’œufs dans sa majeure partie. Je ne connais rien au-dessous de cette misère.

L’outre à germes, se meut, non avec les vestiges de pattes, bien entendu, appuis trop courts et trop débiles ; elle se déplace d’une façon qui lui permet d’avancer sur le dos, sur le ventre, sur le côté indifféremment. Un sillon se creuse au bout postérieur de l’outre, sillon profond qui segmente, étrangle la bête en deux. Il gagne vers l’avant, se propage ainsi qu’une onde et parvient à la tête avec une molle lenteur. Cette ondulation est un pas. Quand elle se termine, l’animal a progressé d’un millimètre environ.

Pour aller d’un bout à l’autre d’une boîte de cinq centimètres de longueur et garnie de sable fin, l’andouillette animée met près d’une heure. C’est à la faveur de pareille reptation qu’elle se déplace dans le fourreau, quand elle vient sur le seuil du vestibule à la rencontre de son visiteur et quand elle rentre.

Trois ou quatre jours, à découvert parmi les rudesses du sol, l’outre ovigère mène vie misérable, rampe à l’aventure ou plus souvent stationne. Nul papillon n’y prend garde, l’amoureux passe indifférent. Hors de son domicile, la malheureuse n’a plus d’attraits. Cette froideur a sa logique. Pourquoi devenir mère si la famille doit être abandonnée aux inclémences de la voie publique ? Tombée par accident de son étui, qui serait devenu le berceau des jeunes, l’errante se fane donc en peu de jours et périt stérile.

Les fécondes, – et ce sont les plus nombreuses, – les prudentes qui se sont préservées de pareille chute en modérant leurs apparitions à la lucarne du fourreau, rentrent chez elles et ne se montrent plus une fois terminée la visite du papillon sur le seuil du logis. Attendons une quinzaine. Avec des ciseaux, ouvrons alors l’étui dans toute sa longueur. Au fond, dans la partie la plus large, à l’opposé du vestibule, est la dépouille chrysalidaire, long sac ambré, fragile, ouvert à l’extrémité céphalique, extrémité qui fait face au couloir de sortie. Dans ce sac, qu’elle remplit ainsi qu’un moule, est maintenant la mère, l’andouillette à œufs ne donnant plus signe de vie.

De cette gaine ambrée, où se reconnaissent très bien les caractères habituels d’une chrysalide, la Psyché adulte est sortie, sous les traits d’un papillon informe, à tournure de gros asticot ; à l’heure actuelle, elle est rentrée dans la vieille casaque, elle s’y est moulée de telle façon qu’il devient difficile d’isoler le contenant du contenu. On prendrait le tout pour un corps unique.

Il est fort probable que cette dépouille, occupant la plus belle place du logis, était le refuge de la Psyché quand, lassée d’attendre sur le seuil de son vestibule, elle regagnait l’appartement du fond. À nombreuses reprises, elle est donc sortie et rentrée. Ces allées et venues, ces frictions répétées contre les parois d’un couloir étroit, juste suffisant au passage, ont fini par la dépiler. Elle avait au début une toison, très légère il est vrai, clairsemée, mais enfin vestige d’un costume comme en portent les papillons. Ce duvet, elle l’a perdu. Qu’en a-t-elle fait ?

L’eider se déplume de son édredon pour faire à sa couvée moelleuse couchette ; les lapins nouveau-nés reposent sur un matelas que la mère leur carde avec le plus doux de son pelage, tondu sur le ventre et le cou, partout où peuvent atteindre les cisailles des incisives. Cette tendresse, la Psyché la partage. Voyez en effet.

En avant du sac chrysalidaire est copieux amas d’une ouate extra-fine, pareille à celle dont quelques flocons s’épanchaient au dehors lorsque la recluse se mettait à la fenêtre. Est-ce de la soie ? est-ce mousseline de filature ? Non, mais quelque chose de délicatesse incomparable. Le microscope y reconnaît la poudre écailleuse, l’impalpable duvet dont s’habille tout papillon. Pour donner chaud abri aux petites chenilles qui prochainement vont grouiller dans l’étui, pour leur créer un refuge où elles puissent prendre leurs ébats et se raffermir avant de faire leur entrée dans le vaste monde, la Psyché s’est dépilée comme la mère lapine.

Que la dénudation soit un simple résultat mécanique, un effet non intentionnel de frottements répétés contre des parois surbaissées, rien ne l’affirme. La maternité, jusque chez les plus humbles, a ses prévisions. Je me figure donc l’outre poilue se contorsionnant, allant et revenant dans l’étroite galerie afin de faire tomber sa toison et de préparer une layette à ses fils. Peut-être même de ses lèvres, vestige d’une bouche, parvient-elle à extirper le duvet qui se refuse à se détacher tout seul.

N’importe le moyen de tonte, un monceau d’écailles et de poils comble le fourreau en avant du sac chrysalidaire. Pour le moment, c’est une barricade qui défend l’accès de la demeure, ouverte au bout postérieur ; ce sera bientôt un douillet reposoir où, sortant de l’œuf, les petites chenilles quelque temps stationneront. Là, bien au chaud, dans un molleton d’extrême douceur, se fera une halte comme préparation à la sortie et au travail immédiat.

Ce n’est pas que la soie manque ; elle abonde, au contraire. En son temps de filandière et d’assembleuse de chaumes, la chenille l’a prodiguée. Toute la paroi du fourreau est capitonnée d’un épais satin blanc. Mais à ce tapis luxueux trop compact, combien est préférable le délicieux édredon, layette des nouveau-nés !

Nous connaissons les préparatifs en vue de la famille. Maintenant où sont les œufs ? en quel point sont-ils déposés ? La plus petite de mes trois Psychés, moins informe que les deux autres et plus libre de mouvements, sort en plein de son étui. Elle possède long oviducte qu’elle insinue, par l’orifice de sortie, jusqu’au fond de la dépouille chrysalidaire, laissée en place sous forme de sac. Cette dépouille est le récipient de la ponte. L’opération terminée, le sac aux œufs plein, la mère périt au dehors, accrochée au fourreau.

Les deux autres Psychés, dépourvues d’oviducte en télescope et n’ayant pour se déplacer qu’une vague reptation, nous montrent des mœurs plus singulières. À leur égard pourrait se répéter ce qu’on disait des matrones romaines, modèles des mères de famille : Domi mansit, lanam fecit. Oui, lanam fecit. En réalité, la Psyché ne file pas la quenouille garnie de laine, du moins elle lègue à ses fils sa toison convertie en amas d’ouate. Oui, domi mansit ; elle ne quitte jamais sa maison, pas même pour les noces, pas même pour la ponte.

On a vu comment, la visite du mâle reçue, l’informe papillonne, la disgracieuse andouillette, recule au fond de son étui et rentre dans sa dépouille de chrysalide, qu’elle remplit exactement, comme si jamais elle n’en était sortie. Du coup, les œufs sont en place ; ils occupent le sac réglementaire, en faveur chez les diverses Psychés. À quoi bon désormais une ponte ? Dans la rigoureuse acception du mot, il n’y en a pas, en effet, c’est-à-dire que les œufs ne quittent pas le sein maternel. L’outre vivante qui les a engendrés les garde en elle-même.

Bientôt cette outre se tarit de ses humeurs par l’évaporation ; elle se dessèche tout en restant accolée à l’enveloppe chrysalidaire, rigide soutien. Ouvrons l’objet. Que nous montre la loupe ? Quelques filaments trachéens, de maigres faisceaux musculaires, des ramuscules nerveux, enfin les reliques d’une vitalité réduite à sa plus simple expression. Au total, presque rien. Le reste du contenu est une masse d’œufs, un aggloméré de germes au nombre de près de trois cents. Pour tout dire, l’animal est un ovaire énorme, desservi par le strict nécessaire à son fonctionnement.

XXII – LES PSYCHÉS (LE FOURREAU)

L’éclosion a lieu dans la première quinzaine de juillet. Les vermisseaux mesurent un peu plus d’un millimètre. Ils ont la tête et le dessus du premier segment thoracique d’un noir luisant, les deux serments suivants rembrunis, et le reste du corps d’un ambré pâle. Dispos d’ailleurs, alertes, trottant menu, ils grouillent dans la peluche spongieuse résultant de la dépouille des œufs.

Les livres me disent que les petites Psychés commencent par dévorer leur mère. Je laisse l’odieuse ripaille sous la responsabilité desdits livres. Je ne vois rien de pareil, et ne comprends même pas comment l’idée en est venue. La mère lègue aux fils son fourreau, dont les chaumes seront exploités pour l’extraction de l’ouate, matière du premier habit : de sa défroque chrysalidaire et de sa peau, elle leur fait double abri pour l’éclosion : de son duvet, elle leur prépare barricade défensive et séjour d’attente avant la sortie. Alors tout est donné, tout est dépensé en vue de l’avenir. Sauf de subtils et arides lambeaux que ma loupe a de la peine à reconnaître, rien ne reste qui puisse fournir festin de cannibale à si nombreuse famille.

Non, petites Psychés, vous ne mangez pas votre mère. En vain je vous surveille : jamais, soit pour se vêtir, soit pour s’alimenter, nulle d’entre vous ne porte la dent sur les reliques de la défunte. La peau maternelle reste intacte, ainsi que les menues ruines, couche musculaire, réseau des trachées. Reste intact pareillement le sac laissé par la chrysalide.

Vient le moment d’abandonner l’outre natale. Bien à l’avance une issue a été ménagée, épargnant aux jeunes toute violence contre ce qui fut leur mère. Pas de trouée sacrilège à faire à coups de cisailles ; la porte s’ouvre toute seule. Lorsqu’elle était à l’état d’andouillette mobile, la mère avait les premiers segments d’une translucidité remarquable, faisant contraste avec le reste du corps. C’était là signe très probable d’une texture moins dense, moins résistante qu’ailleurs.

Le signe disait vrai. L’outre aride, en laquelle est maintenant réduite la mère, a pour col ces anneaux diaphanes qui, desséchés, sont devenus d’extrême fragilité. Ce col, cet opercule, tombe-t-il de lui-même ? se détache-t-il sous la poussée des nains impatients de s’en aller ? Je ne sais au juste. Je constate néanmoins que, pour le faire choir, il suffit de souffler dessus.

En prévision de la sortie, une décollation des plus faciles, peut-être même spontanée, est donc préparée dès le vivant de la mère. S’élaborer col délicat afin d’être aisément décapitée à l’heure voulue et laisser ainsi voie libre aux jeunes, est dévouement où les tendresses maternelles les plus inconscientes se révèlent dans toute leur sublimité. Ce misérable asticot, ce papillon andouillette, à peine capable de ramper et si clairvoyant dans les choses du futur, accable la pensée de qui sait réfléchir.

La nichée sort de l’outre natale par la lucarne que vient d’ouvrir la chute de la tête. Le sac chrysalidaire, seconde enveloppe, ne présente aucun obstacle ; il est resté béant depuis que la Psyché adulte en est sortie. Vient après l’amas d’édredon, l’amoncellement de duvet dont la mère s’est dépouillée. Là s’arrêtent les petites chenilles. Bien plus au large que dans le sac d’où elles viennent, et moelleusement installées, les unes se reposent, les autres se trémoussent, s’exercent à marcher. Toutes prennent des forces, préparent l’exode au grand jour.

La halte dans ces délices n’est pas longue. Par petits essaims, à mesure que la vigueur est venue, elles sortent et se répandent à la surface du fourreau. Le travail immédiatement commence, travail très pressé, celui de l’habit. Les premières bouchées viendront après, quand on sera vêtu.

Montaigne, mettant le manteau qu’avait porté son père, avait une touchante expression. Il disait : « Je m’habille de mon père. » Les jeunes Psychés pareillement s’habillent de leur mère ; elles se couvrent des nippes de la défunte, s’y ratissent de quoi se faire vêtement de coton. La matière exploitée est la moelle des tigettes, celle surtout des morceaux qui, fendus en long, se prêtent mieux à la récolte. Le vermisseau choisit d’abord un point à sa convenance. L’ayant trouvé, il cueille, il rabote des mandibules. Ainsi s’extrait de vieilles solives une ouate de superbe blancheur.

Le début du vêtement est à remarquer. La bestiole y fait emploi d’une méthode comme notre industrie n’en trouverait pas de plus judicieuse. L’ouate est cueillie par menues pelotes. Comment fixer ces parcelles à mesure que les cisailles mandibulaires les détachent ? Il faut un appui, une base à la manufacturière, et cet appui ne peut être pris sur le corps même de la chenille, car toute adhérence serait grave embarras et gênerait la liberté des mouvements. La difficulté se surmonte de façon très adroite.

Des miettes de peluche sont alors récoltées et reliées à mesure l’une à l’autre par des fils de soie. Cela forme une sorte de guirlande rectiligne où pendillent, à un câble commun, les parcelles cueillies. Lorsque ces préparatifs sont jugés suffisants, l’animalcule se passe la guirlande autour des reins, vers le troisième anneau du thorax, afin de laisser les six pattes libres ; puis il en noue les deux bouts avec un peu de soie. Le résultat est un ceinturon, généralement incomplet, mais bientôt complété avec d’autres miettes, fixées au ruban de soie, soutien de l’ensemble.

Ce ceinturon, voilà la base de l’ouvrage. Désormais, pour allonger la pièce, l’agrandir jusqu’à parfaite confection, le ver n’a qu’à fixer, toujours au bord antérieur, à l’aide de sa filière, tantôt en dessus, tantôt en dessous ou par côté, les miettes de moelle que les mandibules ne cessent d’extraire. Rien de mieux imaginé que cette guirlande initiale étendue à plat, puis bouclée en ceinturon autour des reins.

Cette base fondée, le métier de tissage est en pleine action. La pièce ourdie est d’abord menue cordelette autour de la taille ; puis, par l’adjonction de nouvelles pelotes, toujours au bord antérieur, écharpe, gilet, veston court, enfin sac, qui gagne petit à petit en arrière, non par son propre recul, mais par le fait du tisserand, qui se glisse plus avant dans la partie du fourreau déjà faite. En quelques heures, le vêtement est parachevé. C’est alors un capuchon conique, une cagoule magnifique de blancheur et de fini.

Nous voilà renseignés. Au sortir de la chaumine maternelle, sans recherches, sans expéditions lointaines si périlleuses à cet âge, la petite Psyché trouve de quoi se vêtir dans les tendres soliveaux de la toiture. Les dangers du vagabondage en l’état de nudité lui sont épargnés. Quand elle quittera la maison, elle aura chaud complet, grâce à la mère, qui prend soin d’installer sa famille dans le vieux fourreau et lui donne à travailler des matériaux de choix.

Si le vermisseau se laissait tomber de la masure, si quelque coup de vent le balayait à distance, le pauvret, le plus souvent, serait perdu. Les fétus ligneux, riches en moelle, secs et rouis à point, ne se trouvent partout. Alors plus de vêtement possible, et, dans cette misère, la mort à bref délai. Mais si des matériaux convenables sont rencontrés, équivalant à ceux qu’avait légués la mère, pourquoi l’exilé ne saurait-il en faire usage ? Informons-nous.

J’isole quelques nouveau-nés dans un tube de verre et leur donne à exploiter des brins refendus, choisis parmi les vieilles tiges d’une sorte de pissenlit, le Pterotheca Nemausensis. Déshérités du manoir maternel, les vermisseaux se montrent très satisfaits de mes pièces. Sans la moindre hésitation, ils y ratissent superbe moelle blanche et s’en font délicieuse cagoule, bien plus belle que celle qu’ils auraient obtenue avec les ruines de la maison natale, toujours plus où moins souillée de matériaux brunis, altérés par un long séjour à l’air. Avec le pissenlit nîmois, épave du dernier printemps, la partie centrale, mise à nu par mes soins, est au contraire d’un blanc immaculé, et le bonnet de coton atteint la perfection de blancheur.

J’obtiens mieux encore avec des rondelles de moelle de sorgho, empruntées au balai de la cuisine. Cette fois, l’ouvrage est à points cristallins, miroitants, et semble une construction en parcelles de sucre. C’est le chef-d’œuvre de mes manufacturières.

Ces deux succès m’autorisent à varier davantage la matière première. Faute de nouveau-nés, non toujours à ma disposition, je fais emploi de vermisseaux que je déshabille, c’est-à-dire que j’extrais de leur bonnet. Aux dépouillés je donne, comme unique champ d’exploitation, une bandelette de papier sans colle, facile à effilocher, enfin une lanière de papier buvard.

Ici encore pas d’hésitation. Les vers ratissent avec entrain cette surface, si nouvelle pour eux, et se confectionnent un habit de papier. Cadet Roussel, de célèbre mémoire, en avait un d’étoffe pareille, mais combien moins fine et soyeuse ! Mes habillés de papier sont si satisfaits de leur textile, qu’ils dédaignent le fourreau natal, mis plus tard à leur disposition, et continuent de racler de la charpie sur le produit industriel.

D’autres ne reçoivent rien dans leur tube, mais ils sont en rapport avec le bouchon de liège fermant la loge vitrée. Cela suffit. Les déshabillés s’empressent de ratisser le liège, de le débiter en parcelles et de s’en faire un capuchon granulé, aussi correct d’élégance que si la race avait toujours fait emploi de pareille matière. La nouveauté de l’étoffe, taillée peut-être pour la première fois, n’a rien changé à la coupe de l’habit.

En somme, toute matière végétale, aride, légère et d’attaque facile, est acceptée. En sera-t-il de même des matières animales et surtout des matières minérales, à la condition de posséder degré convenable de ténuité ? Dans une aile de Grand-Paon, relique de mes expériences sur la télégraphie nuptiale de ce papillon, je découpe une bandelette sur laquelle j’installe, au fond d’un tube, deux petites chenilles mises à nu. Rien autre n’est à la disposition des deux séquestrées. Ce champ d’écailles sera pour elles l’unique ressource en draperie.

Devant cette étrange pelouse, l’hésitation est longue. Au bout de vingt-quatre heures, l’une des chenilles n’a rien entrepris et semble décidée à se laisser périr dans sa nudité. L’autre, plus courageuse, ou peut-être moins compromise lors de la brutale dénudation, quelque temps explore la bandelette et se décide enfin à l’exploiter. La journée n’est pas finie, qu’avec les écailles du Grand-Paon elle s’est vêtue de velours gris. Vu la délicatesse des matériaux, l’ouvrage est d’exquise correction.

Faisons un pas de plus dans la difficulté. Aux souplesses de l’ouate cueillie sur la plante et du mol duvet moissonné sur l’aile d’un papillon, substituons les rudesses de la pierre. En leur état final, je le sais, les fourreaux des Psychés sont fréquemment chargés de grains de sable et de parcelles terreuses ; mais ce sont là moellons accidentels, touchés par mégarde de la filière et associés sans intention à la chaumine. Les délicates connaissent trop bien les inconvénients d’un oreiller de cailloux pour rechercher l’appui de la pierre. Le minéral leur répugne, et c’est ce minéral qu’il s’agit maintenant de travailler comme lainage.

Je fais choix, il est vrai, de ce que ma collection de pierres a de mieux proportionné à la faiblesse de mes vermisseaux. Je dispose d’un échantillon de fer oligiste écailleux. Rien que sous le coup de balai d’un pinceau, cela se délite en parcelles presque aussi ténues que la poussière laissée aux doigts par l’aile d’un papillon. Sur un lit de cette matière, miroitante ainsi qu’une limaille d’acier, j’établis quatre jeunes chenilles extraites de leur habit. Je prévois un échec et j’augmente en conséquence le nombre des éprouvées.

Ma prévision est juste. La journée se passe, et les quatre chenilles restent nues. Le lendemain, cependant, l’une d’elles, une seule, se décide à se vêtir. Son ouvrage est une tiare à facettes métalliques, où la lumière se joue en éclairs irisés. C’est très riche, très somptueux, mais bien lourd et encombrant. La marche est pénible sous ce faix de métal. Ainsi, dans les cérémonies d’apparat, devait progresser l’empereur de Byzance quand il avait endossé sa dalmatique lamée d’or.

Malheureuse bête ! plus sensée que l’homme, tu n’as pas choisi de ton plein gré ces ridicules richesses ; c’est moi qui te les ai imposées. Voici, pour te dédommager, une rondelle de moelle de sorgho. Refoule en arrière, rejette vite ta superbe tiare et remplace-la par un bonnet de coton, plus hygiénique. Ainsi est-il fait le surlendemain.

En ses débuts industriels, la Psyché a ses matériaux de prédilection : charpie végétale cueillie sur tout débris ligneux bien roui à l’air, charpie que fournit habituellement la vieille toiture de la chaumine maternelle. Faute de textile réglementaire, elle sait faire usage du velours animal, en particulier de la bourre écailleuse d’un papillon. En cas de nécessité, elle ne recule pas devant l’insensé : elle tisse le minéral, tant pour elle est impérieux le besoin de se vêtir.

Ce besoin l’emporte sur celui de l’alimentation. J’enlève une jeune chenille de son pâturage, feuille d’épervière très poilue qu’après bien des essais j’ai reconnu lui agréer comme nourriture par sa lame verte, comme lainage par sa blanche toison. Je l’enlève, dis-je, de son réfectoire, la laisse jeûner une paire de jours. Alors je la dénude et la remets sur sa feuille. Voici qu’insoucieuse de manger, malgré son long jeûne, elle travaille d’abord à se refaire un habit en moissonnant la pilosité de l’épervière. Les satisfactions de l’appétit viendront après.

Est-elle donc si frileuse ? Nous sommes en pleine canicule. Il tombe une averse de feu qui exalte au délire le concert des cigales. Dans l’étuve du cabinet où j’interroge mes bêtes, j’ai rejeté chapeau et cravate, je me suis mis en manches de chemise ; et dans cette fournaise la Psyché réclame avant tout chaude couverture. Ah ! frileuse ! je vais te satisfaire.

Je l’expose aux rayons directs du soleil, sur le rebord de la fenêtre. Cette fois, c’en est trop ; j’ai dépassé la mesure. L’insolée se contorsionne, brandit le ventre, signe de malaise. Le travail de la casaque en poil d’épervière n’est pas pour cela suspendu ; il se poursuit, au contraire, avec plus de hâte que d’habitude. Serait-ce à cause d’une lumière trop vive ? Le sac d’ouate n’est-il pas une retraite où la chenille s’isole, à l’abri des importunités du grand jour, et doucement digère, somnole ? Tout en conservant chaude température, écartons la lumière.

Dévêtues au préalable, les petites chenilles sont maintenant logées dans une boîte de carton, que j’expose au meilleur coin de ma fenêtre. La température n’y est pas loin d’une quarantaine de degrés. N’importe : en une séance de quelques heures, le sac de molleton est refait. Le climat sénégalien et le calme de l’obscurité n’ont rien changé aux habitudes.

Ni le degré de chaleur ni le degré d’illumination ne rendent compte du pressant besoin de se vêtir. Où faut-il chercher le motif de cette hâte à s’habiller ? Je n’en vois d’autre que le pressentiment de l’avenir.

La chenille Psyché doit passer l’hiver. Elle ignore l’abri en commun dans une bourse de soie, la cabine entre des feuilles rapprochées, la cellule souterraine, la retraite sous les vieilles écorces soulevées, la toiture de poils, le cocon, enfin les divers moyens en usage chez les autres chenilles pour se garantir des intempéries.

Elle doit hiverner, exposée aux injures de l’air. Ce péril fait son talent.

Elle se construit un toit dont les chaumes imbriqués et divergents laisseront égoutter à distance froides rosées et pleurs des neiges fondues, lorsque le fourreau sera fixé et suspendu suivant la verticale. Sous ce couvert, elle ourdit épaisse doublure de soie, qui fera doux matelas et rempart contre les atteintes du froid. Ces précautions prises, l’hiver peut venir et la bise souffler : en sa chaumine, la Psyché dort tranquille.

Mais cela ne s’improvise pas aux approches de la rude saison. C’est délicat ouvrage, d’exécution lente. Toute sa vie, la chenille y travaille, perfectionnant, épaississant, fortifiant sans cesse. Et pour acquérir habileté plus grande, elle se met en apprentissage aussitôt sortie de l’œuf. En de légers capuchons de cotonnade, elle prélude au robuste surtout de l’âge fort. De même, la Processionnaire du pin, aussitôt éclose, tisse d’abord des tentes délicates, puis des coupoles de gaze, annonce de la puissante bourse où la communauté s’enfermera. L’une et l’autre, nées du jour, sont travaillées par le pressentiment de l’avenir ; elles débutent dans la vie par l’apprentissage de ce qui doit les sauvegarder un jour.

Non, la Psyché n’est pas une frileuse, exceptionnelle parmi tant d’autres chenilles à peau rase ; c’est une prévoyante. Privée en hiver des abris accordés aux autres, elle se prépare, dès la naissance, à la construction d’un domicile, son salut ; elle s’y exerce en des fanfreluches d’ouate proportionnée à sa faiblesse. Sous les feux de la canicule, les rudesses de l’hiver sont pressenties.

Maintenant elles sont toutes vêtues, mes jeunes chenilles, au nombre de près d’un millier. Elles errent, inquiètes, dans de larges récipients de verre, fermés d’un carreau de vitre. Que cherchez-vous, mes petites, qui balancez, en cheminant, votre gentille cagoule neigeuse ? De la nourriture, cela va de soi. Après tant de fatigues, il faut se restaurer. Malgré votre nombre, vous ne seriez pas pour moi trop lourde charge de famille : vous vous sustentez de si peu ! Mais que demandez-vous ? Certes vous ne comptez pas sur moi. Dans la liberté des champs, vous auriez trouvé des vivres à votre goût bien mieux que ne pourront le faire mes soins. Puisque le désir d’apprendre vous met à ma charge, un devoir m’est imposé : celui de vous nourrir. Que vous faut-il ?

C’est un rôle bien difficile que le rôle de providence. Le pourvoyeur de becquée, songeant au lendemain, prenant ses précautions afin que la huche soit toujours à peu près garnie, accomplit la plus méritoire mais aussi la plus laborieuse des fonctions. Les petits attendent, confiants, persuadés que cela se fait tout seul ; lui, soucieux, s’ingénie, s’exténue, se demandant si la miette voulue viendra. Ah ! que ce métier m’est connu, dans ses misères et dans ses joies, depuis si longtemps que je le pratique !

Aujourd’hui me voici la providence d’un millier de nourrissons imposés par l’étude. J’essaye un peu de tout. Les feuilles tendres de l’orme paraissent convenir. Servies la veille, je les trouve le lendemain broutées à la surface, par petites plaques. Des granules d’impalpable poudre noire, çà et là disséminés, affirment que l’intestin a fonctionné. J’ai là un moment de satisfaction que comprendra tout éleveur d’un troupeau à régime inconnu. L’espoir du succès s’affirme : je sais comment alimenter ma vermine. Ai-je du premier coup rencontré le meilleur ? Je n’ose le croire.

Je continue donc à varier le service, mais les résultats ne répondent guère à mes désirs. Les ouailles refusent mes assortiments de verdure, et finissent même par se dégoûter des feuilles de l’orme. Je crois tout perdu, quand une heureuse inspiration me vient. J’ai reconnu parmi les brindilles du fourreau quelques fragments venus de l’épervière piloselle (Hieracium pilosella). La Psyché fréquente donc cette plante. Pourquoi ne la brouterait-elle pas ? Essayons.

La piloselle étale en abondance ses rosettes dans un champ caillouteux, tout à côté de mon habitation, au pied même de la muraille où si souvent j’ai trouvé des fourreaux suspendus. J’en récolte une poignée, que je distribue dans mes diverses bergeries. Cette fois, le problème des vivres est résolu. Les Psychés aussitôt s’installent en troupeaux compacts sur le feuillage poilu et le broutent avidement par petites plaques où reste intact l’épiderme de la face opposée.

Laissons-les à leur pâturage, dont elles semblent très satisfaites, et proposons-nous certaine question de propreté. Comment la petite Psyché se débarrasse-t-elle de ses déchets digestifs, incluse qu’elle est dans un sac ? On n’ose s’arrêter à l’idée d’immondices rejetées et accumulées au fond du bonnet en peluche de blancheur éclatante. L’ordure ne doit pas séjourner sous le couvert de pareilles élégances. Comment est ménagée la sordide évacuation ?

Malgré sa terminaison en pointe de cône, où la loupe ne saisit aucune solution de continuité, le sac n’est pas fermé à l’extrémité postérieure. Son mode de fabrication, au moyen d’une ceinture dont le bord antérieur s’accroît à mesure que le bord postérieur est refoulé d’autant en arrière, suffisamment le démontre. Le bout d’arrière devient pointu par le simple retrait de l’étoffe, qui se contracte d’elle-même là où le diamètre atténué de l’animal ne la distend plus. À la pointe, il y a de la sorte un pertuis permanent dont les lèvres se maintiennent closes. Que la chenille recule un peu, et l’étoffe se distend, le pertuis bâille, la voie est ouverte, les souillures tombent à terre. Que la chenille fasse, au contraire, un pas en avant dans son fourreau, et la porte de débarras se ferme d’elle-même. Mécanisme très simple et très ingénieux, comme nos couturières n’en ont pas imaginé de meilleur concernant les défaillances de la première culotte.

Cependant le vermisseau grandit, et sa tunique lui va toujours bien, ni trop grande ni trop petite, juste à sa taille. Comment cela ? Sur la foi des livres, je m’attendais à voir la chenille fendre en long son étui devenu trop étroit, et l’amplifier après au moyen d’une pièce tissée entre les lèvres de l’échancrure. Ainsi font nos tailleurs, mais ce n’est pas du tout la méthode des Psychés. Elles ont bien mieux. Continuellement elles travaillent à leur habit, vieux en arrière, récent en avant et toujours à l’exacte mesure du corps grossi.

Rien de simple comme de suivre les progrès quotidiens de l’ampleur. Quelques chenilles viennent de se faire capuchon avec de la moelle de sorgho. L’ouvrage est des plus beaux, on le dirait ourdi avec des cristaux de neige. J’isole les gracieuses habillées et leur donne pour matériaux de tissage des écailles brunes, choisies parmi ce que les vieilles écorces ont de plus tendre. Du matin au soir, le capuchon a pris nouvel aspect : le bout du cône est toujours d’une blancheur immaculée, mais tout l’avant est draperie grossière, bien différente de la peluche initiale par sa coloration. Le lendemain, le feutre de sorgho a totalement disparu et se trouve remplacé, d’un bout à l’autre du cône, par une bure d’écorce.

Je retire alors les matériaux bruns et leur substitue de la moelle de sorgho. Cette fois, le sombre, le grossier, recule petit à petit vers le sommet du capuchon, tandis que le blanc et le moelleux gagne en largeur à partir de l’embouchure. La journée ne sera pas finie que l’élégante mitre du début sera refaite en plein.

Aussi souvent qu’on le désire peuvent se répéter ces alternances. En abrégeant la durée d’exploitation, il est facile même d’obtenir, avec les deux genres de matériaux, des ouvrages composites, à zones alternatives de clair et d’obscur.

La Psyché ne suit en aucune manière, on le voit, la méthode de nos tailleurs, avec échancrure et pièce intercalée. Pour avoir habit toujours à sa mesure, elle ne cesse d’y travailler. Les parcelles cueillies sont constamment mises en place au bord même du sac, si bien que la nouvelle draperie est d’ampleur progressive, conforme à la croissance de la chenille. En même temps, la vieille étoffe recule, refoulée vers le sommet du cône. Là, par son propre ressort, elle se contracte et ferme le manchon. Le surplus se désagrège, tombe en loques et disparaît graduellement sous les heurts de la vagabonde, à travers le fouillis des choses rencontrées. Neuf en avant et vieux en arrière, le fourreau n’est jamais trop étroit, parce qu’il se renouvelle toujours.

Quand finissent les fortes chaleurs, un moment vient où la capeline légère n’est plus de saison. Les pluies automnales menacent, suivies des frimas de l’hiver. Il est temps de se faire robuste houppelande avec revêtement de chaumes rangés en multiples pèlerines hydrofuges. Cela débute de façon très incorrecte. Des fétus d’inégale longueur, des fragments de feuilles sèches, sont fixés sans ordre en arrière du col, qui doit toujours garder sa souplesse afin de laisser à la chenille libre flexion dans tous les sens.

Peu nombreux encore, assez courts et disposés aussi bien en travers qu’en long, au hasard, ces premiers soliveaux de la toiture, confusément assemblés, ne troubleront la régularité finale de la construction : ils sont destinés à disparaître, refoulés en arrière et enfin exclus par l’accroissement antérieur du sac.

Enfin, mieux choisies et plus longues, les pièces sont toutes scrupuleusement orientées dans la direction longitudinale. La mise en place d’un chaume se fait avec une promptitude et une dextérité surprenantes. Si la solive rencontrée lui convient, la chenille la cueille des pattes, la tourne, la retourne. Avec les mandibules, elle la happe par un bout, et en ce point, d’habitude, elle détache quelques parcelles, aussitôt fixées sur le col du sac. En mettant à nu les surfaces fraîches et rugueuses où la soie adhérera mieux, peut-être a-t-elle pour but d’obtenir lien plus solide. Ainsi, d’un coup de lime, le plombier dénude le point qui doit recevoir la soudure.

Alors, à la force des mâchoires, la chenille soulève sa poutre, la brandit en l’air et, d’un brusque mouvement de croupe, se la couche sur le dos. Aussitôt la filière travaille l’extrémité saisie. Et c’est fait : sans tâtonnements, sans retouches, la pièce est fixée à la suite des autres, dans la direction requise.

En semblable travail, à loisir et par intermittences, lorsque le jabot est plein, se dépensent les belles journées de l’automne. Lorsque les froids arrivent, le domicile est prêt. Quand revient la chaleur, la Psyché se remet en campagne ; elle erre au bord des sentiers, elle pérégrine sur les pelouses amies, y prend quelques bouchées, puis, l’heure venue, fait ses préparatifs de transformation en se suspendant à la muraille.

Ces vagabondages printaniers, alors que depuis longtemps le fourreau est parachevé, m’ont inspiré le désir de m’informer si la chenille serait capable de recommencer son travail de sac et de toiture. Je l’extrais de son fourreau, et je l’installe, complètement nue, sur un lit de sable fin et sec. Je lui donne pour matériaux de vieilles tiges de pissenlit nîmois, débitées en tronçons pareils de longueur aux pièces du fourreau.

L’expropriée disparaît sous le monceau de fétus ligneux, et là s’empresse de filer, en prenant pour points d’attache de ses cordons tout ce que sa lèvre rencontre, en bas le lit de sable, en haut le couvert de brindilles. Ainsi sont reliées, dans un inextricable désordre, les pièces touchées de la filière, longues ou courtes, légères ou lourdes, au hasard. Au centre de cet échafaudage embrouillé se poursuit un travail tout autre que celui d’une paillote à construire. La chenille tisse, ne fait autre chose, n’essaye même pas d’assembler en correcte toiture les matériaux dont elle dispose.

Propriétaire d’un fourreau parfait, la Psyché, lorsque l’activité revient avec la belle saison, dédaigne son ancien métier d’assembleuse de solives, métier pratiqué avec tant de zèle l’été passé. Alors, une fois l’estomac satisfait et les tubes à soie gonflés, elle occupe uniquement ses loisirs à capitonner de mieux en mieux son étui. À son gré, le feutre soyeux de l’intérieur n’est jamais assez épais, assez douillet. Elle pour la transformation, la famille pour la sécurité, s’en trouveront bien.

Or, voici que mes malices viennent de la dépouiller. S’aperçoit-elle du désastre ? Ses moyens en soie et en soliveaux disponibles le lui permettant, songe-t-elle à refaire le couvert, nécessaire d’abord à son échine frileuse, et puis à sa famille, qui l’exploitera pour son premier logis ? En aucune manière. Elle se glisse sous l’amas de brindilles tel que je l’ai déposé, et s’y met à travailler exactement comme elle l’aurait fait dans les normales conditions.

Cette toiture informe et ce sable sur lequel repose le chaos de poutrelles représentent maintenant, pour la Psyché, les parois de la loge réglementaire ; et sans modifier en rien son travail d’après les exigences de l’accident, la chenille tapisse les surfaces à sa portée avec le même zèle qu’elle aurait mis à déposer nouvelles couches sur le molleton disparu. Au lieu de se superposer à la légitime enceinte, le tissu actuel rencontre les rugosités du sable, l’enchevêtrement désordonné des pailles : la filandière n’en tient compte.

L’habitation est plus que ruinée : elle n’existe plus. N’importe : la chenille continue sa besogne courante ; elle oublie le réel et tapisse l’imaginaire. Tout devrait l’avertir cependant du manque de toiture. Le sac dont elle est parvenue à se couvrir, assez habilement du reste, est d’une flaccidité désastreuse. Cela s’affaisse se chiffonne pour le moindre mouvement de croupe. En outre, c’est alourdi de sable, c’est hérissé de hallebardes à contresens, qui mordent sur la poudre du chemin et empêchent d’avancer. Ainsi ancrée, la chenille s’exténue en efforts de déplacement. Il lui faut des heures pour déraper et mouvoir de quelques lignes son encombrant domicile.

Avec son fourreau normal, dont tous les soliveaux s’imbriquent d’avant en arrière avec une savante précision, fort dextrement elle chemine. Son assemblage de pièces, toutes fixées à l’avant et toutes libres à l’arrière, est un traîneau de forme naviculaire qui, sans difficulté, s’insinue et se glisse à travers les obstacles. Mais si la progression est aisée, le recul est impossible, chaque pièce de la charpente étant, par son extrémité libre, une cause d’arrêt.

Eh bien, le sac de l’éprouvée est hérissé de lattes dirigées de toutes les façons, dans la position même où les a rencontrées la filière, accolant son fil de-çà, de-là, indistinctement. Les bouts d’avant sont des éperons qui mordent dans le sable et neutralisent tout effort pour avancer ; les bouts de côté sont des râteaux d’insurmontable résistance. En de telles conditions, il faut échouer et périr sur place.

Reviens à l’art dans lequel tu excelles, conseillerais-je à la chenille ; range ton fagot ; oriente en long, avec ordre, les morceaux qui t’encombrent ; donne un peu d’apprêt à ton sac, trop flasque ; communique-lui la rigidité requise avec quelques échalas pour buse ; fais maintenant, dans ton malheur, ce que tu savais si bien faire autrefois ; réveille tes talents de charpentière, et tu seras sauvée.

Conseils inutiles : le temps de charpenter est fini.

L’heure est venue de tapisser, et l’on tapisse obstinément, on capitonne une demeure qui n’est plus. Une fin misérable, la dissection par les fourmis, sera la conséquence de cette inflexibilité de l’instinct.

Bien d’autres exemples nous l’avaient déjà dit. Comparable au cours d’eau qui ne gravit les pentes et ne remonte à sa source, l’insecte ne revient pas sur ses actes. Ce qui est fait est fait et ne se recommence. La Psyché, l’habile charpentière de tantôt, périra, ne sachant plus mettre en place une solive.

XXIII – LE GRAND-PAON

Ce fut une soirée mémorable. Je l’appellerai la soirée du Grand-Paon. Qui ne connaît ce superbe papillon, le plus gros de l’Europe, vêtu de velours marron et cravaté de fourrure blanche ? Les ailes, semées de gris et de brun, traversées d’un zigzag pâle et bordées de blanc enfumé, ont au centre une tache ronde, un grand œil à prunelle noire et iris varié, où se groupent, en arcs, le noir, le blanc, le châtain, le rouge-amaranthe.

Non moins remarquable est la chenille, d’un jaune indécis. Au sommet de tubercules clairsemés et couronnés d’une palissade de cils noirs, elle enchâsse des perles d’un bleu-turquoise. Son robuste cocon brun, si curieux par son entonnoir de sortie semblable aux nasses des pêcheurs, se trouve habituellement appliqué contre l’écorce, à la base des vieux amandiers. Le feuillage du même arbre nourrit la chenille.

Or le 6 mai, dans la matinée, une femelle quitte son cocon en ma présence, sur la table de mon laboratoire aux bêtes. Je la cloître aussitôt, tout humide des moiteurs de l’éclosion, sous une cloche en toile métallique. D’ailleurs, de ma part, aucun projet particulier la concernant. Je l’incarcère par simple habitude d’observateur, toujours attentif à ce qui peut arriver.

Bien m’en prit. Vers les neuf heures du soir, la maisonnée se couchant, grand remue-ménage dans la chambre voisine de la mienne. À demi déshabillé, petit Paul va, vient, court, saute, trépigne, renverse les chaises, comme affolé. Je l’entends m’appeler. « Viens vite, clame-t-il ; viens voir ces papillons, gros comme des oiseaux ! La chambre en est pleine !

J’accours. Il y a de quoi justifier l’enthousiasme de l’enfant et son exclamation hyperbolique. C’est une invasion sans exemple encore dans notre demeure, une invasion de papillons géants. Quatre sont déjà pris et logés dans une cage à moineaux. D’autres, nombreux, volent au plafond.

À cette vue, la séquestrée du matin me revient en mémoire. « Remets tes nippes, petit, dis-je à mon fils ; laisse là la cage et viens avec moi. Nous allons voir curieuse chose. »

On redescend pour se rendre dans mon cabinet, qui occupe l’aile droite de l’habitation. Dans la cuisine, je rencontre la bonne, ahurie elle aussi des événements qui se passent. De son tablier, elle pourchasse de gros papillons, qu’elle a pris d’abord pour des chauves-souris.

Le Grand-Paon, à ce qu’il paraît, a pris possession de ma demeure un peu de partout. Que sera-ce là-haut auprès de la prisonnière, cause de cette affluence ! Heureusement l’une des deux fenêtres du cabinet est restée ouverte. Les voies sont libres.

Une bougie à la main, nous pénétrons dans la pièce. Ce que nous voyons alors est inoubliable. Avec un mol flic-flac, les grands papillons volent autour de la cloche, stationnent, partent, reviennent, montent au plafond, en redescendent. Ils se jettent sur la bougie, l’éteignent d’un coup d’aile ; ils s’abattent sur nos épaules, s’accrochent à nos vêtements, nous frôlent le visage. C’est l’antre du nécromancien avec son tourbillonnement de vespertilions. Pour se rassurer, petit Paul me serre la main plus fort que d’habitude.

Combien sont-ils ? Une vingtaine environ. Ajoutons-y l’appoint des égarés dans la cuisine, la chambre des enfants et autres pièces de l’habitation, et le total des accourus se rapprochera de la quarantaine. Ce fut une soirée mémorable, disais-je, que celle du Grand-Paon. Venus de tous les points et avertis je ne sais comme, voici, en effet, quarante amoureux empressés de présenter leurs hommages à la nubile née le matin dans les mystères de mon cabinet.

Pour aujourd’hui, ne troublons pas davantage l’essaim des prétendants. La flamme de la bougie compromet les visiteurs, qui s’y jettent étourdiment et s’y roussissent un peu. Demain nous reprendrons cette étude avec un questionnaire expérimental prémédité.

Maintenant déblayons d’abord le terrain, parlons de ce qui se répète à toutes les séances pendant les huit jours de mon observation. Chaque fois c’est à la nuit noire, entre huit et dix heures du soir, que les papillons arrivent, un par un. Le temps est orageux, le ciel très voilé, et l’obscurité si profonde qu’en plein air, dans le jardin, loin du couvert des arbres, les mains projetées devant le regard peuvent à peine se distinguer.

À ces ténèbres s’ajoutent, pour les arrivants, les difficultés de l’accès. La maison est cachée sous de grands platanes ; elle a pour vestibule extérieur une allée à épaisse bordure de lilas et de rosiers ; elle est défendue du mistral par des groupes de pins et des rideaux de cyprès. Des massifs d’arbustes buissonnants forment rempart à quelques pas de la porte. C’est à travers ce fouillis de branchages, dans une complète obscurité, que le Grand-Paon doit louvoyer pour atteindre le but de son pèlerinage.

En de telles conditions, la Chouette n’oserait quitter le creux de son olivier. Lui, mieux doué avec son optique à facettes que ne l’est l’oiseau nocturne avec ses gros yeux, va de l’avant sans hésiter, passe et ne se heurte. Il dirige si bien son essor tortueux que, malgré les obstacles franchis, il arrive dans un état de fraîcheur parfaite, ses grandes ailes intactes, sans la moindre éraflure. Les ténèbres sont pour lui clarté suffisante.

Même en lui accordant la perception de certains rayons inconnus des vulgaires rétines, cette vue extraordinaire ne saurait être ce qui avertit le papillon à distance et le fait accourir. L’éloignement et les écrans interposés s’y opposent de façon formelle.

D’ailleurs, à moins de réfractions trompeuses, hors de cause ici, on va droit à la chose vue, tant les indications de la lumière sont précises. Or le Grand-Paon fait parfois erreur, non sur la direction générale à prendre, mais sur le lieu précis des événements qui l’attirent. Je viens de dire que la chambre des enfants, à l’opposite de mon cabinet, qui est à cette heure le véritable but des visiteurs, se trouvait occupée par des papillons avant qu’on y pénétrât avec une lumière. Ceux-là certainement étaient des mal renseignés. Dans la cuisine, même affluence d’hésitants ; mais ici la clarté d’une lampe, irrésistible séduction des insectes nocturnes, peut avoir dérouté les accourus.

Ne tenons compte que des lieux ténébreux. Les égarés n’y sont pas rares. J’en trouve un peu de partout, au voisinage du point qu’il s’agit d’atteindre. Ainsi, lorsque la captive est dans mon cabinet, les papillons n’entrent pas tous par la fenêtre ouverte, voie directe et sûre, à trois ou quatre pas de la prisonnière sous cloche. Divers pénètrent par en bas, errent dans le vestibule, gagnent au plus l’escalier, route sans issue que barre en haut une porte fermée.

Ces données nous disent que les conviés aux fêtes nuptiales ne vont pas droit au but comme ils le feraient s’ils étaient renseignés par des radiations lumineuses quelconques, connues ou inconnues de notre physique. Autre chose les avertit au loin, les achemine au voisinage des lieux précis, puis laisse au vague des recherches et des hésitations la découverte finale. À peu près ainsi sommes-nous renseignés par l’ouïe et l’odorat, guides de faible précision quand il faut exactement déterminer le point d’origine du son ou de l’odeur.

Quels sont les appareils d’information du gros papillon en rut, pèlerinant la nuit ? On soupçonne les antennes qui, chez les mâles, semblent en effet interroger l’étendue avec leurs amples feuillets plumeux. Ces superbes panaches sont-ils de simples atours, ou bien ont-ils en même temps un rôle dans la perception des effluves qui guident l’énamouré ? Une expérience concluante semble facile. Essayons-la.

Le lendemain de l’invasion, je trouve dans mon cabinet huit des visiteurs de la veille. Ils sont campés, immobiles, sur les croisillons de la seconde fenêtre, tenue fermée. Les autres, leur ballet terminé, vers les dix heures du soir, sont partis par la voie d’entrée, c’est-à-dire par la première fenêtre, jour et nuit laissée ouverte. Ces huit persévérants, voilà bien ce qu’il faut à mes projets.

Avec de fins ciseaux, sans autrement toucher aux papillons, je coupe les antennes, près de la hase. Les amputés ne s’inquiètent guère de l’opération. Nul ne bouge, à peine un battement d’ailes. Condition excellente : la blessure semble n’avoir rien de grave. Non affolés par la douleur, les décornés ne répondront que mieux à mes desseins. La journée s’achève dans une placide immobilité sur les croisillons de la fenêtre.

Restent à prendre quelques autres dispositifs. Il convient en particulier de changer de local et de ne pas laisser la femelle sous les yeux des amputés au moment de reprendre l’essor nocturne, afin de réserver le mérite des recherches. Je déménage donc la cloche et sa captive ; je l’installe à terre, sous un porche qui se trouve de l’autre côté de l’habitation, à une cinquantaine de mètres de mon cabinet.

La nuit venue, je m’informe une dernière fois de mes huit opérés. Six sont partis par la fenêtre ouverte ; deux restent encore, mais tombés sur le parquet et n’ayant plus la force de se retourner si je les renverse sur le dos. Ce sont des épuisés, des moribonds. N’allons pas en accuser ma chirurgie. Sans l’intervention de mes ciseaux, cette prompte décrépitude invariablement se répétera.

Mieux dispos, six sont partis. Reviendront-ils à l’appât qui les attirait hier ? Privés d’antennes, sauront-ils trouver la cloche, maintenant déposée ailleurs, assez loin du point primitif ?

L’appareil est dans l’obscurité, presque en plein air. De temps à autre je m’y rends avec une lanterne et un filet. Les visiteurs sont capturés, reconnus, catalogués et immédiatement lâchés dans une pièce voisine, dont je ferme la porte. Cette élimination graduelle me permettra exact dénombrement, sans crainte de compter plusieurs fois le même papillon. En outre, le cachot provisoire, vaste et nu, ne compromettra nullement les incarcérés, qui trouveront là retraite tranquille et ampleur d’espace. Pareille précaution sera prise dans la suite de mes recherches.

À dix heures et demie, plus rien n’arrive. La séance est finie. Total, vingt-cinq mâles cueillis, dont un seul privé d’antennes. Sur les six opérés d’hier, assez valides pour quitter mon cabinet et se remettre en campagne, un seul est donc revenu à la cloche. Maigre résultat, auquel je n’ose accorder confiance s’il me faut affirmer ou nier le rôle directeur des antennes. Recommençons sur une plus grande échelle.

Le lendemain matin, visite aux prisonniers de la veille. Ce que je vois n’est pas encourageant. Beaucoup sont étalés à terre, presque inertes. Saisis entre les doigts, divers donnent à peine signe de vie. Qu’attendre de ces perclus ? Essayons tout de même. Peut-être, aux heures des rondes amoureuses, reprendront-ils vigueur.

Les vingt-quatre nouveaux subissent l’amputation des antennes. L’ancien décorné est mis hors rang, mourant qu’il est ou peu s’en faut. Enfin la porte de la prison est laissée ouverte le reste du jour. Sortira qui voudra, ira aux fêtes de la soirée qui pourra. Afin de soumettre les sortants à l’épreuve de la recherche, la cloche, qu’ils rencontreraient inévitablement sur le seuil de la porte, est encore changée de place. Je la mets dans un appartement de l’aile opposée, au rez-de-chaussée. L’accès de cette pièce est libre, bien entendu.

Des vingt-quatre décornés, seize seulement gagnent le dehors. Huit restent impuissants. À bref délai, ils vont périr sur place. Sur les seize partis, combien en revient-il le soir autour de la cloche ? Pas un seul. Mes captures de cette veillée se réduisent à sept, tous nouveaux venus, tous empanachés. Ce résultat semblerait affirmer que l’ablation des antennes est affaire de quelque gravité. Ne concluons pas encore pourtant : un doute reste, de haute portée.

« Le bel état où me voici ! Devant les autres chiens oserai-je paraître ! » disait Mouflard, le jeune dogue à qui les gens venaient de couper sans pitié les oreilles. Mes papillons auraient-ils les appréhensions de maître Mouflard ? Une fois privés de leurs beaux panaches, n’osent-ils plus paraître au milieu de leurs rivaux et faire un brin de cour ? Est-ce confusion de leur part, est-ce défaut d’un guide ? Ne serait-ce pas plutôt épuisement après une attente qui excède la durée d’une éphémère ardeur ? L’expérience va nous le dire.

Le quatrième soir, je prends quatorze papillons, tous nouveaux et séquestrés à mesure dans une pièce où ils passeront la nuit. Le lendemain, profitant de leur immobilité diurne, je les dépile un peu au centre du corselet. Cette légère tonsure n’incommode pas l’insecte, tant la bourre soyeuse vient avec facilité ; elle ne les prive d’aucun organe qui puisse plus tard leur être nécessaire quand viendra le moment de retrouver la cloche. Pour les tondus, ce n’est rien ; pour moi, ce sera le signe authentique des accourus répétant leur visite.

Cette fois, pas de débiles, incapables d’essor. À la nuit, les quatorze tondus se remettent en campagne. Il va de soi que la cloche est encore changée de place. En deux heures, je capture vingt papillons, parmi lesquels deux tonsurés, pas plus. Quant aux amputés de l’avant-veille, aucun n’apparaît. Leur période nuptiale est finie, bien finie.

Sur quatorze marqués d’un point dépilé, deux seulement reviennent. Pourquoi les douze autres s’abstiennent-ils, bien que munis de leurs guides présumés, les panaches antennaires ? Pourquoi, d’autre part, les nombreux défaillants constatés presque toujours après une nuit de séquestration ? À cela je ne vois qu’une réponse : le Grand-Paon est promptement usé par les ardeurs de la pariade.

En vue des noces, unique but de sa vie, le papillon est doué d’une merveilleuse prérogative. À travers la distance, les ténèbres, les obstacles, il sait découvrir la désirée. Quelques heures, pendant deux ou trois soirées, sont accordées à ses recherches, à ses ébats. S’il ne peut en profiter, tout est fini : la boussole si exacte se détraque, le fanal si lucide s’éteint. À quoi bon vivre désormais ! Stoïquement alors on se retire dans un coin et, l’on dort son dernier sommeil, fin des illusions comme aussi des misères.

Le Grand-Paon n’est papillon que pour se perpétuer. Se nourrir lui est inconnu. Si tant d’autres, joyeux convives, volent de fleur en fleur, déroulant la spirale de leur trompe et la plongeant dans les corolles sucrées, lui, jeûneur incomparable, affranchi pleinement des servitudes du ventre, n’a pas à se restaurer. Ses pièces buccales sont de simples ébauches, de vains simulacres, et non de vrais outils, aptes à fonctionner. Pas une lampée n’entre dans son estomac : magnifique prérogative, si elle n’imposait brève durée. À moins d’extinction, il faut la goutte d’huile à la lampe. Le Grand-Paon y renonce, mais il lui faut du coup renoncer à longue vie. Deux ou trois soirées, juste le strict nécessaire à la rencontre du couple, et c’est tout : le gros papillon a vécu.

Que signifient alors les décornés ne revenant plus ? Affirment-ils que le défaut d’antennes les a rendus incapables de retrouver la cloche où les attend la prisonnière ? Pas du tout. Comme les tonsurés, indemnes d’opération compromettante, ils signifient que leur temps est fini. Amputés ou intacts, ils sont maintenant hors de service pour cause d’âge, et le témoignage de leur absence n’a pas de valeur. Faute du délai nécessaire à l’expérimentation, le rôle des antennes nous échappe. Douteux il était avant, douteux il reste après.

Mon incarcérée sous cloche persiste huit jours. Elle me vaut chaque soir, tantôt en un point, tantôt en un autre de l’habitation, au gré de mes désirs, un essaim de visiteurs en nombre variable. Je les prends à mesure au filet, et les relègue, aussitôt capturés, dans un appartement clos, où ils passent la nuit. Le lendemain ils sont marqués, au moins d’une tonsure au thorax.

Le total des accourus en ces huit soirées s’élève à cent cinquante, nombre stupéfiant si je considère à quelles recherches il m’a fallu livrer les deux années suivantes pour récolter les matériaux nécessaires à la continuation de cette étude. Sans être introuvables dans mon étroit voisinage, les cocons du Grand-Paon y sont du moins fort rares, car les vieux amandiers, séjour de la chenille, n’y abondent pas. Deux hivers je les ai tous visités, ces arbres décrépits, je les ai inspectés à la base du tronc, sous le fouillis des durs gramens qui les chaussent, et que de fois ne suis-je revenu les mains vides ! Donc mes cent cinquante papillons viennent de loin, de fort loin, peut-être d’une paire de kilomètres à la ronde et davantage. Comment ont-ils eu connaissance des événements de mon cabinet ?

Trois agents d’information à distance desservent l’impressionnabilité : la lumière, le son, l’odeur. Est-il permis de parler ici de vision ? Que la vue guide les arrivants une fois la fenêtre ouverte franchie, rien de mieux. Mais avant, dans l’inconnu du dehors ! Accorder l’œil fabuleux du lynx, qui voyait à travers les murailles, ne suffirait pas ; il faudrait encore admettre une acuité visuelle capable de ce prodige à des kilomètres de distance. De telles énormités ne se discutent pas ; on passe outre.

Le son est également hors de cause. La bête pansue, capable de convoquer de si loin, est une silencieuse, même pour l’oreille la plus délicate. Qu’elle ait des vibrations intimes, des tressaillements passionnels, appréciables peut-être avec un microphone d’extrême subtilité, à la rigueur c’est possible ; mais rappelons-nous que les visiteurs doivent être renseignés à des distances considérables, à des milliers de mètres. Dans ces conditions, ne songeons pas à l’acoustique. Ce serait charger le silence de mettre en émoi les alentours.

Reste l’odeur. Dans le domaine de nos sens, des émanations odorantes, mieux que toute autre chose, expliqueraient à peu près les papillons accourus, et ne trouvant néanmoins qu’après certaines hésitations l’appât qui les attire. Y aurait-il, en effet, des effluves analogues à ce que nous appelons odeur, effluves de subtilité extrême, absolument insensibles pour nous, et néanmoins capables d’impressionner un odorat mieux doué que le nôtre ? Une expérience est à faire, des plus simples. Il s’agit de masquer ces effluves, de les étouffer sous une odeur puissante et tenace, qui s’empare en maîtresse de l’olfaction. L’excessif neutralisera le très faible.

Je répands à l’avance de la naphtaline dans l’appartement où les mâles seront conviés le soir. De plus, sous la cloche, à côté de la femelle, je dispose une large capsule pleine de la même matière. L’heure des visites venue, il suffit de se mettre sur le seuil de la pièce pour percevoir nettement l’odeur d’usine à gaz. Mon artifice n’aboutit pas. Les papillons arrivent comme d’habitude ; ils pénètrent dans l’appartement, traversent son atmosphère goudronneuse et vont à la cloche avec la même sûreté de direction que dans un milieu inodore.

Ma confiance dans l’olfaction est ébranlée. De plus, me voici dans l’impossibilité de continuer. Le neuvième jour, usée par sa stérile attente, ma prisonnière périt, après avoir déposé ses œufs inféconds sur le treillis de la cloche. Faute de sujet, plus rien à faire jusqu’à l’an prochain.

Cette fois, je prendrai mes précautions, je m’approvisionnerai afin de répéter à souhait les épreuves déjà essayées et celles que je médite. À l’œuvre donc et sans tarder.

En été, je fais commerce de chenilles à un sou la pièce. Le marché sourit à quelques bambins du voisinage, mes habituels fournisseurs. Le jeudi, affranchis de l’affreux verbe à conjuguer, ils courent les champs, trouvent de temps à autre la grosse chenille et me l’apportent agrippée au bout d’un bâton. Ils n’osent la toucher, les pauvres petits ; ils sont ébahis de mon audace lorsque je la saisis des doigts comme ils le feraient eux-mêmes du familier ver à soie.

Élevée avec des rameaux d’amandier, ma ménagerie me fournit en peu de jours de superbes cocons. En hiver, des recherches assidues au pied de l’arbre nourricier complètent ma collection. Des amis qui s’intéressent à mes études me viennent en aide. Enfin, à force de soins, de courses, de pourparlers commerciaux et d’écorchures dans les broussailles, je suis possesseur d’un assortiment de cocons parmi lesquels douze, plus volumineux et plus lourds, m’annoncent des femelles.

Un déboire m’attendait. Mai arrive, mois capricieux qui met à néant mes préparatifs, cause de tant de tracas. L’hiver nous revient. Le mistral hurle, dilacère les feuilles naissantes des platanes, en jonche le sol. C’est le froid de décembre. Il faut rallumer les flambées du soir, remettre les épais vêtements dont on commençait à s’alléger.

Mes papillons sont très éprouvés. Les éclosions sont tardives, me donnent des engourdis. Autour de mes cloches où les femelles attendent, aujourd’hui l’une, demain l’autre d’après l’ordre de naissance, peu ou point de mâles, venus du dehors. Il y en a cependant à proximité, car les sujets à grands panaches issus de ma récolte sont déposés dans le jardin aussitôt éclos et reconnus. Éloignés ou voisins, bien peu arrivent, et sans fougue. Un moment ils entrent, puis disparaissent, ne reviennent plus. Les amoureux sont refroidis.

Peut-être aussi la basse température est-elle contraire aux effluves informateurs, que le chaud pourrait bien exalter et le froid amoindrir, comme cela se passe au sujet des odeurs. Mon année est perdue. Ah ! qu’elle est pénible, l’expérimentation esclave du retour et des caprices d’une courte saison !

Pour la troisième fois, je recommence. J’élève des chenilles, je cours la campagne à la recherche des cocons. Lorsque mai revient, je suis convenablement pourvu. La saison est belle, répond à mes souhaits. Je revois les affluences qui m’avaient tant frappé en mes débuts, lors de la fameuse invasion, origine de mes recherches.

Chaque soir, par escouades d’une douzaine, d’une vingtaine et plus, les visiteurs accourent. La femelle, puissante matrone ventrue, se tient agrippée au treillis de la cloche. Nul mouvement de sa part, pas même une trépidation d’ailes. On la dirait indifférente à ce qui se passe. Nulle odeur non plus, autant que peuvent en juger les narines les plus sensibles de la maisonnée ; nul bruissement que puisse apprécier l’ouïe la plus subtile parmi les miens appelés en témoignage. Immobile, recueillie, elle attend.

Les autres, par deux, par trois et plus, s’abattent sur le dôme de la cloche, vivement le parcourent en tout sens, le fouettent du bout des ailes en continuelle agitation. Pas de rixes entre rivaux. Sans indice de jalousie à l’égard des autres empressés, chacun cherche de son mieux à pénétrer dans l’enceinte. Lassés de leurs vaines tentatives, ils s’envolent et se mêlent au ballet de la foule tourbillonnante. Quelques désespérés s’enfuient par la fenêtre ouverte, de nouveaux arrivants les remplacent ; et sur le dôme de la cloche, jusque vers les dix heures, les essais d’approche sans cesse recommencent, bientôt lassés, bientôt repris.

Chaque soir, la cloche est déplacée. Je la mets au nord et au midi, au rez-de-chaussée et au premier étage, dans l’aile droite de l’habitation ou cinquante mètres plus loin dans l’aile gauche, en plein air ou dans le secret d’une pièce reculée. Tous ces déménagements brusques, combinés de façon à dérouter, si possible, les chercheurs, ne troublent en rien les papillons. Je perds, à les duper, mon temps et mes malices.

La mémoire des lieux n’a pas ici de rôle. La veille, par exemple, la femelle était installée en certaine pièce de l’habitation. Les empanachés y sont venus voleter une paire d’heures, divers même y ont passé la nuit. Le lendemain, au coucher du soleil, lorsque je déménage la cloche, tous sont dehors. Bien que de durée éphémère, les plus récents sont aptes à recommencer une seconde, une troisième fois, leurs expéditions nocturnes. Où iront-ils tout d’abord, ces vétérans d’un jour ?

Ils sont renseignés sur le point exact du rendez-vous de la veille. Ils y reviendront, croirait-on, guidés par la mémoire ; et, n’y trouvant plus rien, ils iront continuer ailleurs leurs investigations. Eh bien, non : contre mon attente, ce n’est pas cela du tout. Nul ne reparaît aux lieux si fréquentés hier au soir, nul n’y fait brève visite. La place est reconnue déserte, sans information préalable comme semblerait en exiger le souvenir. Un guide plus affirmatif que la mémoire les convoque autre part.

Jusqu’ici la femelle a été laissée à découvert, sous les mailles d’une toile métallique. Les visiteurs, clairvoyants dans la nuit sombre, pouvaient la voir à la vague luminosité de ce qui pour nous est ténèbres. Qu’adviendra-t-il si je l’enferme dans une enceinte opaque ? Suivant sa nature, cette enceinte ne peut-elle laisser libres ou bien arrêter les effluves informateurs ?

La physique nous prépare aujourd’hui la télégraphie sans fils, au moyen des ondes hertziennes. Le Grand-Paon nous aurait-il devancés dans cette voie ? Pour mettre en émoi les alentours, avertir les prétendants à des kilomètres de distance, la nubile qui vient d’éclore disposerait-elle d’ondes électriques, magnétiques, connues ou inconnues, que tel écran arrête et tel autre laisse passer ? en un mot se servirait-elle, à sa manière, d’une sorte de télégraphe sans fils ? À cela, je ne vois rien d’impossible ; l’insecte est coutumier d’inventions tout aussi merveilleuses.

Je loge donc la femelle dans des boîtes de nature variée. Il y en a en fer-blanc, en bois, en carton. Toutes sont hermétiquement closes, lutées même avec un mastic gras. Je fais également usage d’une cloche de verre reposant sur l’appui isolateur d’un carreau de vitre.

Eh bien, dans ces conditions de rigoureuse clôture, jamais un mâle n’arrive, jamais un seul si favorables que soient la douceur et le calme de la soirée. N’importe sa nature, métallique ou vitreuse, de bois ou de carton, l’enceinte close met obstacle infranchissable aux effluves avertisseurs.

Une couche de coton de deux travers de doigt d’épaisseur a même résultat. Je loge la femelle dans un large bocal, à l’embouchure duquel je ficelle, pour couvercle, une nappe d’ouate. Cela suffit pour laisser le voisinage dans l’ignorance des secrets de mon laboratoire. Aucun mâle ne survient.

Servons-nous, au contraire, de boîtes mal fermées, entre-bâillées ; cachons-les même alors dans un tiroir, dans une armoire, et, malgré ce surcroît de mystère, les papillons arrivent aussi nombreux que lorsqu’ils accouraient à la pioche treillissée, en évidence sur une table. J’ai gardé vif souvenir d’une soirée où la recluse attendait dans un étui de chapeau, au fond d’un placard fermé. Les arrivants allaient à l’huis, le choquaient de l’aile, toc-toc, voulant entrer. Pèlerins de passage, venus on ne sait d’où à travers champs, ils savaient très bien ce qu’il y avait là dedans, derrière les planches.

Ainsi est reconnu inadmissible tout moyen d’information analogue à la télégraphie sans fils, car le premier écran venu, bon conducteur ou mauvais conducteur, arrête net les signaux de la femelle. Pour leur laisser voie libre et les propager au loin, une condition est indispensable : c’est l’imparfaite clôture de l’enceinte où la captive est renfermée, c’est la communication de l’atmosphère intérieure avec celle de l’extérieur. Cela nous ramène à la probabilité d’une odeur, démentie cependant par l’expérience où j’ai fait intervenir la naphtaline.

Mes ressources en cocons s’épuisent, et le problème garde son obscurité. Recommencerai-je une quatrième année ? J’y renonce pour les motifs que voici : un papillon à noces nocturnes est d’observation difficultueuse si je veux le suivre dans l’intimité de ses actes. Le galant, pour aller à ses fins, n’a certes pas besoin d’un luminaire ; mais mon infime vision humaine ne peut s’en passer la nuit. Il me faut au moins une bougie, souvent éteinte par l’essaim tournoyant. Une lanterne m’évite ces éclipses, mais sa louche clarté, rayée de larges ombres, ne convient nullement à mes scrupules d’observateur, qui veut voir et bien voir.

Ce n’est pas tout. La lumière d’une lampe détourne les papillons de leur but, les distrait de leurs affaires et compromet gravement, si elle persiste, le succès de la soirée. Aussitôt entrés, les visiteurs accourent éperdument à la flamme, s’y grillent le duvet, et désormais, affolés par la brûlure, sont des témoins suspects. S’ils ne sont rôtis, tenus à distance par une enveloppe de verre, ils prennent pied tout à côté de la flamme, et là ne bougent plus, hypnotisés.

Un soir, la femelle était dans la salle à manger, sur une table, en face de la fenêtre ouverte. Une lampe à pétrole, munie d’un large réflecteur en émail blanc, brûlait appendue au plafond. Des arrivants, deux s’arrêtèrent sur le dôme de la cloche, très empressés auprès de la prisonnière ; sept autres, quelques salutations données en passant, allèrent à la lampe, tournoyèrent un peu, puis, fascinés par la gloire lumineuse rayonnant du cône d’opale, ils se campèrent, immobiles, sous le réflecteur. Déjà les mains des enfants se levaient pour les saisir. « Laissez, dis-je, laissez. Soyons hospitaliers ; ne troublons pas les pèlerins venus au tabernacle de lumière. »

De toute la soirée, nul des sept ne remua. Le lendemain, ils y étaient encore. L’ivresse de la lumière leur avait fait oublier l’ivresse des amours.

Avec de tels passionnés pour l’éclat de la flamme, l’expérimentation précise et prolongée est impraticable du moment que l’observateur a besoin d’un luminaire. Je renonce au Grand-Paon et à ses noces nocturnes. Il me faut un papillon de mœurs différentes, habile comme lui dans les prouesses du rendez-vous nuptial, mais opérant de jour.

Avant de poursuivre avec un sujet remplissant ces conditions, laissons un moment l’ordre chronologique et disons quelques mots d’un dernier venu alors que j’avais mis fin à mes recherches. Il s’agit du Petit-Paon (Attacus pavonia minor, Lin.).

On m’avait apporté, venu je ne sais d’où, un superbe cocon qu’enveloppait à distance une ample chemise de soie blanche. De ce fourreau, à gros plis irréguliers, aisément se dégageait une coque pareille de conformation à celle du Grand-Paon, mais de volume bien moindre. L’extrémité antérieure, travaillée en nasse au moyen de brins libres et convergents qui défendent l’accès de la demeure tout en permettant la sortie sans effraction de l’enceinte, m’indiquait un congénère du gros papillon nocturne ; la soierie portait la marque du filateur.

Et en effet, en fin mars, le jour des Rameaux, dans la matinée, le cocon à nasse me donne une femelle du Petit-Paon, aussitôt séquestrée sous cloche en toile métallique dans mon cabinet. J’ouvre la fenêtre de la pièce pour laisser l’événement se divulguer dans la campagne ; il faut que les visiteurs, s’il en vient, trouvent accès libre. La captive s’agrippe au treillis et plus ne bouge d’une semaine.

Elle est superbe, ma prisonnière, avec son velours brun rayé de lignes ondulées. Fourrure blanche autour de la nuque ; tache carminée au bout des ailes supérieures ; quatre grands yeux où se groupent, en lunules concentriques, le noir, le blanc, le rouge et l’ocre jaune. C’est à peu près, avec coloration moins sombre, la parure du Grand-Paon. Trois ou quatre fois en ma vie j’ai rencontré ce papillon, si remarquable de taille et de costume. Le cocon m’est connu d’hier. Le mâle, je ne l’ai jamais vu. Je sais seulement, d’après les livres, qu’il est moitié moindre que la femelle, de coloration plus vive et plus fleurie, avec du jaune-orangé aux ailes inférieures.

Viendra-t-il, l’élégant inconnu, l’empanaché que j’ignore encore, tant il semble rare dans ma contrée ? En ses haies lointaines, aura-t-il avis de la nubile qui l’attend sur la table de mon cabinet ? J’ose y compter, et j’ai raison. Le voici qui arrive, plus tôt même que je ne le pensais.

Midi sonnant, comme nous nous mettions à table, petit Paul, attardé par la préoccupation des événements probables, soudain accourt nous rejoindre, la joue allumée. Entre ses doigts bat des ailes un joli papillon saisi à l’instant même, tandis qu’il voletait en face de mon cabinet. Il me le montre, m’interroge du regard. « Holà ! dis-je, c’est précisément le pèlerin que nous attendons. Replions la serviette et allons voir ce qui se passe. On dînera plus tard. »

Le dîner est oublié devant les merveilles qui se passent. Avec une inconcevable ponctualité, les empanachés accourent aux magiques convocations de la captive. D’un essor tortueux, ils arrivent un par un. Tous surviennent du nord. Ce détail a sa valeur. En effet, une semaine vient de se passer avec sauvage retour de l’hiver. La bise soufflait tempétueuse, mortelle à l’imprudente floraison de l’amandier. C’était une de ces féroces tourmentes qui, d’habitude, servent ici de prélude au printemps. Aujourd’hui, la température s’est brusquement radoucie, mais le vent du nord souffle toujours.

Or, en cette première séance, tous les papillons accourus à la prisonnière entrent dans l’enclos par le nord ; ils suivent le courant de l’air ; pas un ne le remonte. S’ils avaient pour boussole une olfaction analogue à la nôtre, s’ils étaient guidés par des atomes odorants dissous dans l’air, c’est en sens inverse que devrait se faire leur arrivée. Venus du midi, on pourrait les croire informés par les effluves que le vent entraîne ; venus du nord, par ce temps de mistral, souverain balayeur de l’atmosphère, comment supposer qu’ils ont perçu à grande distance ce que nous appelons une odeur ? Ce reflux des molécules odorifères, à contresens du torrent aérien, me semble inadmissible.

Pendant une paire d’heures, par un soleil radieux, les visiteurs vont et viennent devant la façade du cabinet. La plupart longtemps cherchent, explorent la muraille, volent à fleur de terre. À voir leurs hésitations, on les dirait embarrassés pour découvrir le point précis où se trouve l’appât qui les attire. Accourus de fort loin sans erreur, ils semblent imparfaitement orientés une fois sur les lieux. Néanmoins tôt ou tard ils entrent dans la pièce et saluent la captive sans bien insister. À deux heures, tout est fini. Il est venu dix papillons.

Toute la semaine, chaque fois vers midi, à l’heure de la plus vive illumination, des papillons arrivent, mais en nombre décroissant. Le total se rapproche de la quarantaine. Je juge inutile de répéter des épreuves qui n’ajouteraient rien à ce que je sais déjà, et me borne à constater deux faits. En premier lieu, le Petit-Paon est diurne, c’est-à-dire qu’il célèbre ses noces aux éblouissantes clartés du milieu du jour. Il lui faut le soleil en plein rayonnement. Au Grand-Paon, dont il est si voisin par sa forme d’adulte et son industrie de chenille, il faut, au contraire, les ténèbres des premières heures de la nuit. Expliquera qui pourra cette étrange opposition de mœurs.

En second lieu, un fort courant d’air, balayant en sens inverse les particules aptes à renseigner l’odorat, n’empêche pas les papillons d’arriver à l’opposé du flux odorifère tel que le conçoit notre physique.

Pour continuer, c’est un papillon à noces diurnes qu’il me faudrait ; non le Petit-Paon, intervenu trop tard, alors que je n’avais rien à lui demander, mais un autre, n’importe lequel, pourvu qu’il soit habile découvreur de fêtes nuptiales. Ce papillon, l’aurai-je ?

XXIV – LE MINIME À BANDE

Oui, je l’aurai ; je l’ai même déjà. Mine éveillée, non lavée tous les jours, pieds nus, culotte délabrée retenue avec une ficelle, un garçonnet de sept ans, habitué de la maison comme fournisseur de navets et de tomates, m’arrive un matin avec son panier de légumes. Après avoir reçu, comptés un à un dans le creux de la main, les quelques sous attendus de sa mère comme prix de l’hortotaille, il sort de sa poche un objet trouvé la veille le long d’une haie, en ramassant de l’herbe pour les lapins.

« Et ça, fait-il en me tendant l’affaire, et ça, le prenez-vous ? – Certes oui, je le prends. Tâche d’en trouver d’autres, le plus que tu pourras, et je te promets, le dimanche, de bonnes tournées sur les chevaux de bois. En attendant, mon ami, voici deux sous pour toi. Crainte de te tromper en rendant tes comptes, ne les mélange pas avec ceux des navets ; mets-les à part. » Épanoui de satisfaction devant telle richesse, mon petit mal peigné promet de bien chercher, entrevoyant déjà une fortune.

Lui parti, j’examine la chose. Elle en vaut la peine. C’est un beau cocon, de forme obtuse, rappelant assez bien le produit de nos magnaneries, de consistance ferme et de coloration fauve. De brefs renseignements glanés dans les livres m’affirment presque le Bombyx du chêne. Si c’était cela, quelle aubaine ! Je pourrais continuer mon étude, compléter peut-être ce que m’a fait entrevoir le Grand-Paon.

Le Bombyx du chêne est, en effet, un papillon classique ; il n’est pas de traité d’entomologie qui ne parle de ses exploits en temps de noces. Une mère, dit-on, vient d’éclore en captivité, à l’intérieur d’un appartement et même dans le secret d’une boîte. Elle est loin de la campagne, dans le tumulte d’une grande ville. L’événement est néanmoins divulgué aux intéressés dans les bois et les pelouses. Guidés par une boussole inconcevable, les mâles arrivent, accourus des champs lointains ; ils vont au coffret, l’auscultent, virent et revirent. Ces merveilles m’étaient connues par la lecture ; mais voir, de ses propres yeux voir, et du même coup expérimenter un peu, c’est bien autre chose. Que me réserve mon acquisition de deux sous ? En sortira-t-il le fameux Bombyx ?

Appelons-le de son autre nom, le Minime à bande. Cette originale dénomination de Minime est motivée par le costume du mâle : robe monacale d’un roux modeste. Mais ici la bure est délicieux velours, avec bande transversale pâlie et petit point blanc oculé sur les ailes antérieures.

Le Minime à bande n’est pas ici papillon trivial, de capture probable si, en temps opportun, le désir nous vient de sortir avec un filet. Autour du village, dans l’enclos de ma solitude en particulier, il ne m’est pas arrivé de le voir après une vingtaine d’années de séjour. Je ne suis pas chasseur fervent, il est vrai ; l’insecte mort des collections m’intéresse fort peu ; il me le faut vivant, dans l’exercice de ses aptitudes. Mais, à défaut du zèle du collectionneur, j’ai le regard attentif à tout ce qui anime les champs. Un papillon si remarquable de taille et de costume ne m’aurait certes pas échappé si je l’avais rencontré.

Le petit chercheur que j’avais si bien alléché avec la promesse des chevaux de bois, plus jamais ne fit seconde trouvaille. Pendant trois ans, j’ai mis en réquisition amis et voisins, les jeunes surtout, perspicaces gratteurs de broussailles ; j’ai gratté moi-même beaucoup sous les amas de feuilles mortes, j’ai inspecté les tas de pierrailles, j’ai visité les troncs caverneux. Peines inutiles : le précieux cocon restait introuvable. C’est assez dire que le Minime à bande est très rare autour de ma demeure. Le moment venu, on verra l’importance de ce détail.

Comme je le soupçonnais, mon unique cocon appartenait bien au célèbre papillon. Le 20 août, il en sort une femelle, corpulente et ventrue, costumée comme le mâle, mais à robe plus claire, tournant au nankin. Je l’établis sous cloche en toile métallique, au centre de mon cabinet, sur la grande table de laboratoire, encombrée de livres, bocaux, terrines, boîtes, éprouvettes et autres engins. On connaît les lieux, les mêmes que pour le Grand-Paon. Deux fenêtres, donnant sur le jardin, éclairent la pièce. L’une est fermée, l’autre est maintenue jour et nuit ouverte. C’est entre les deux, à la distance de quatre à cinq mètres, que le papillon est établi, dans la pénombre.

Le reste de la journée et le lendemain se passent sans rien amener digne de mention. Appendue par les griffes d’avant au treillis, du côté de la lumière, la prisonnière est immobile, inerte. Nulle oscillation des ailes, nul frémissement des antennes. Ainsi faisait la femelle du Grand-Paon.

La mère Bombyx se mûrit, raffermit ses tendres chairs. Par un travail dont notre science n’a pas la moindre idée, elle élabore un appât irrésistible qui lui amènera des visiteurs des quatre coins du ciel. Que se passe-t-il dans ce corps ventru, quelles transmutations s’y accomplissent pour révolutionner après les alentours ? Connus, les arcanes du papillon nous grandiraient d’un empan. Le troisième jour, la mariée est prête. La fête éclate en son plein. J’étais dans le jardin, désespérant déjà du succès, tant les choses traînaient en longueur, lorsque, vers les trois heures de l’après-midi, par un temps très chaud et un soleil radieux, j’aperçus une foule de papillons tourbillonnant dans l’embrasure de la fenêtre ouverte.

Ce sont les amoureux qui viennent faire visite à la belle. Les uns sortent de l’appartement, d’autres entrent, d’autres stationnent sur le mur, s’y reposent comme harassés d’un long parcours. J’en entrevois qui viennent de loin, par-dessus les murailles, par-dessus les rideaux de cyprès. Il en accourt de toutes les directions, mais de plus en plus rares. J’ai manqué le début de la convocation, et maintenant les invités sont à peu près au complet.

Allons là-haut. Cette fois, en plein jour, sans perdre un détail, je revois le spectacle étourdissant auquel m’a initié le gros papillon nocturne. Dans le cabinet vole une nuée de mâles, que j’évalue du regard à une soixantaine, autant qu’il est possible de se reconnaître dans cette mobile confusion. Après quelques circuits autour de la cloche, divers vont à la fenêtre ouverte, tout aussitôt reviennent, recommencent leurs évolutions. Les plus empressés se posent sur la cloche, se harcèlent de la patte, se bousculent, cherchent à se supplanter aux bons endroits. De l’autre côté de la barrière, la captive, sa grosse panse pendante contre le treillis, attend, impassible. Pas un signe d’émoi de sa part devant la turbulente cohue.

Sortant ou rentrant, assidus à la cloche ou voletant dans la salle, ils ont pendant plus de trois heures continué leur sarabande effrénée. Mais le soleil baisse, la température fraîchit un peu. Se refroidit aussi l’ardeur des papillons. Beaucoup sortent, ne rentrent plus. D’autres prennent position pour la séance de demain ; ils se fixent sur les croisillons de la fenêtre fermée, ainsi que le faisaient les Grands-Paons. La fête est finie pour aujourd’hui. Elle reprendra certainement demain, car elle est encore sans résultat à cause du grillage.

Mais non, hélas ! à ma grande confusion, elle ne reprendra pas, et par ma faute. Sur le tard, une Mante religieuse m’est apportée, méritant attention à cause de sa petite taille exceptionnelle. Préoccupé des événements de l’après-midi, distrait, j’entrepose à la hâte l’insecte carnassier sous la cloche de mon Bombyx. L’idée ne me vient pas un instant que cette cohabitation puisse tourner à mal. La Mante est si fluette, et l’autre si corpulente ! Donc aucune appréhension de ma part.

Ah ! que je connaissais mal la furie de carnage de la bête à grappins ! Le lendemain, amère surprise, je trouve la petite Mante dévorant l’énorme papillon. La tête et le devant de la poitrine ont déjà disparu. Horrible bête ! quel mauvais moment tu m’as valu ! Adieu mes recherches, caressées en imagination toute la nuit ; de trois ans, faute de sujet, je ne pourrai les reprendre.

Que la mauvaise fortune ne nous fasse pas oublier cependant le peu que nous venons d’apprendre. Pour une seule séance, soixante mâles environ sont venus. Considérons la rareté du Minime, remettons-nous en mémoire mes recherches personnelles et celles de mes auxiliaires prolongées inutilement des années entières, ci ce nombre nous causera stupéfaction. L’introuvable est devenu subitement multitude avec l’appât d’une femelle.

Or d’où accouraient-ils ? De tous côtés et de fort loin à n’en pas douter. Depuis si longtemps que je l’exploite, mon voisinage m’est familier buisson par buisson, tas de pierres par tas de pierres, et je peux affirmer que le Bombyx du chêne ne s’y trouve pas. Pour assembler l’essaim de mon cabinet, il a fallu, de-çà, de-là, le concours de toute la banlieue, dans un rayon que je n’ose déterminer.

Trois années se passent, et la chance tenacement sollicitée me vaut enfin deux cocons du Minime. L’un et l’autre, à quelques jours d’intervalle, vers le milieu du mois d’août, me donnent une femelle, chance qui me permettra de varier et de répéter les épreuves.

Je renouvelle rapidement les expérimentations où le Grand-Paon m’a déjà fourni réponse très affirmative. Le pèlerin de jour n’est pas moins habile que le pèlerin de nuit. Il déjoue toutes mes malices. Infailliblement il accourt à la prisonnière, sous cloche en treillis métallique, quel que soit le point de l’habitation où l’appareil est installé ; il sait la découvrir dans la cachette d’un placard ; il la devine dans le secret d’une boîte quelconque, pourvu que la fermeture ne soit pas rigoureuse. Il cesse de venir, dépourvu d’informations, si le coffret se trouve hermétiquement clos. Jusque-là rien autre que la répétition des prouesses du Grand-Paon.

Une boîte bien fermée, dont le contenu aérien n’a pas de communication avec l’atmosphère extérieure, laisse le Minime dans la complète ignorance de la recluse. Pas un n’arrive, même si la boîte est exposée en pleine évidence sur la fenêtre. Ainsi revient, plus pressante, l’idée d’effluves odorants, non transmissibles à travers une paroi de métal, de bois, de carton, de verre, n’importe.

Interrogé sur ce point, le gros papillon nocturne n’a pas été trompé par la naphtaline qui devait, à mon avis, masquer, de sa puissante odeur, des émanations extrasubtiles, insensibles pour toute olfaction humaine. L’épreuve est reprise avec le Minime. J’y prodigue cette fois tout le luxe d’essence et de puanteurs que peuvent me permettre mes ressources en drogueries.

Une dizaine de soucoupes sont disposées, partie à l’intérieur de la cloche en toile métallique, prison de la femelle, partie tout autour, en cercle continu. Les unes contiennent de la naphtaline, d’autres de l’essence de lavande aspic, d’autres du pétrole, d’autres finalement des sulfures alcalins à fumet d’œufs pourris. À moins d’asphyxier la prisonnière, je ne peux faire davantage. Ces dispositifs sont pris dans la matinée, afin que l’appartement soit à fond saturé quand viendra l’heure des convocations.

L’après-midi, le cabinet est devenu odieuse officine où dominent le pénétrant arome de l’aspic et l’infection sulfhydrique. N’oublions pas que dans cette pièce il se fume, et abondamment. L’usine à gaz, la tabagie, la parfumerie, la pétrolerie, la chimie puante, concertant leurs odeurs, parviendront-elles à dérouter le Minime ? Nullement. Sur les trois heures, les papillons arrivent, nombreux comme d’habitude. Ils vont à la cloche, que j’ai eu soin de recouvrir d’un linge épais pour augmenter la difficulté. Ne voyant rien une fois entrés, plongés dans une atmosphère étrange où tout fumet subtil devrait être annihilé, ils volent à l’enfermée et cherchent à la rejoindre en se glissant sous les plis du linge. Mes artifices n’ont aucun résultat.

Après cet échec, si net dans ses conséquences et répétant ce que m’avaient appris le Grand-Paon et la naphtaline, je devais, en bonne logique, renoncer aux effluves odorants comme guide des papillons conviés aux fêtes nuptiales. Si je ne l’ai pas fait, j’en suis redevable à une observation fortuite. L’imprévu, le hasard, nous vaut parfois de ces surprises qui nous lancent dans la voie du vrai, inutilement recherchée jusqu’alors.

Une après-midi, m’informant si la vue a quelque rôle dans les recherches, une fois les papillons entrés dans l’appartement, je loge la femelle dans une cloche en verre et lui donne pour appui un menu rameau de chêne à feuilles desséchées. L’appareil est disposé sur une table, en face de la fenêtre ouverte. En entrant, les accourus ne peuvent manquer de voir la prisonnière, placée qu’elle est sur leur passage. La terrine avec couche de sable, où la femelle a passé la nuit précédente et la matinée sous le couvert d’une cloche en toile métallique, m’embarrasse. Je la dépose, sans préméditation aucune, à l’autre bout de la salle, sur le parquet, en un coin où ne pénètre qu’un demi-jour. Une dizaine de pas la séparent de la fenêtre. Ce qui advient de ces préparatifs me bouleverse les idées. Des arrivants, nul ne s’arrête à la cloche de verre, où la femelle est une évidence, dans le plein jour. Ils passent indifférents. Pas un coup d’œil, pas une information. Ils volent tous là-bas, à l’autre bout de la pièce, dans le recoin obscur, où j’ai entreposé la terrine et la cloche.

Ils prennent pied sur le dôme en treillis, longtemps l’explorent, battant des aires et se gourmant un peu. Toute l’après-midi, jusqu’au déclin du soleil, c’est, autour du dôme désert, la sarabande que susciterait la réelle présence de la femelle. Enfin ils partent, non tous. Il y a des obstinés qui ne veulent s’en aller, cloués là par une attraction magique.

Étrange résultat vraiment : mes papillons accourent où il n’y a rien, y stationnent, non dissuadés par les avis répétés de la vue ; ils passent sans le moindre arrêt à côté de la cloche en verre où la femelle ne peut manquer d’être aperçue par l’un ou l’autre des allants et des venants. Affolés par un leurre, ils n’accordent attention au réel.

De quoi sont-ils dupes ? Toute la nuit précédente et toute la matinée, la femelle a séjourné sous la cloche en toile métallique, tantôt appendue au treillis, tantôt reposant sur le sable de la terrine. Ce qu’elle a touché, surtout de son gros ventre apparemment, s’est imprégné, à la suite d’un long contact, de certaines émanations. Voilà son appât, son philtre amoureux ; voilà ce qui révolutionne le monde des Minimes. Le sable quelque temps le garde et en diffuse les effluves à la ronde.

C’est donc l’odorat qui guide les papillons, les avertit à distance. Subjugués par l’olfaction, ils ne tiennent compte des renseignements de la vue ; ils passent outre devant la prison de verre où la belle est maintenant captive ; ils vont au treillis, au sable, où se sont épanchées les burettes magiques ; ils accourent au désert où plus rien ne reste de la magicienne que le témoignage odorant de son séjour.

L’irrésistible philtre demande un certain temps pour être élaboré. Je me le représente comme une exhalaison qui petit à petit se dégage et sature les objets en contact avec l’immobile ventrue. Si la cloche de verre repose en plein sur la table, ou mieux sur un carreau de vitre, la communication entre l’intérieur et l’extérieur est insuffisante ; et les mâles, ne percevant rien par l’odorat, n’arrivent pas, si longtemps que se prolonge l’épreuve. Actuellement, je ne peux invoquer ce défaut de transmissibilité à travers un écran, car si j’établis une large communication, si je soutiens la cloche à distance du support au moyen de trois cales, les papillons n’arrivent pas tout d’abord, quoique nombreux dans l’appartement. Mais attendons une demi-heure, plus ou moins : l’alambic aux essences féminines travaille, et l’affluence des visiteurs se fait comme à l’ordinaire.

En possession de ces données, éclaircie inattendue, il m’est loisible de varier les épreuves, toutes concluantes dans le même sens. Le matin, j’établis la femelle sous une cloche en treillis métallique. Son reposoir est un petit rameau de chêne pareil au précédent. Là, immobile, comme morte, elle stationne de longues heures, ensevelie dans le paquet de feuillage qui doit s’imprégner de ses émanations. Quand s’approche le moment des visites, je retire le rameau, saturé à point, et le dépose sur une chaise, non loin de la fenêtre ouverte.

D’autre part, je laisse la femelle sous sa cloche, bien en évidence sur la table, au milieu de l’appartement.

Les papillons arrivent, d’abord un, puis deux, trois, bientôt cinq et six. Ils entrent, sortent, rentrent, montent, descendent, vont et viennent, toujours au voisinage de la fenêtre non loin de laquelle est la chaise avec son rameau de chêne. Aucun ne se dirige vers la grande table où, quelques pas plus avant dans la pièce, la femelle les attend sous le dôme en treillis. Ils hésitent, cela se voit clairement ; ils cherchent.

Enfin ils trouvent. Et que trouvent-ils ? Juste le rameau qui, la matinée, a servi de lit à la matrone pansue. Les ailes en rapide agitation, ils prennent pied sur le feuillage ; ils l’explorent dessus et dessous, le sondent, le soulèvent, le déplacent, tant qu’à la fin le léger fagot tombe sur le parquet. Les sondages entre les feuilles ne continuent pas moins. Sous le choc des ailes et les coups de griffettes, maintenant le paquet court à terre, semblable au chiffon de papier qu’un jeune chat fouette de la patte.

Tandis que le ramuscule s’éloigne avec sa bande d’investigateurs, deux nouveaux arrivants surviennent. Sur leur passage est la chaise, quelque temps support de la brindille feuillée. Ils s’y arrêtent et ardemment cherchent au point même que tantôt recouvrait le rameau. Cependant, pour les uns et pour les autres, l’objet réel de leurs désirs est là, tout près, sous un treillis que j’ai négligé de voiler. Nul n’y prend garde. Sur le parquet, on continue de bousculer la couchette où la femelle gisait le matin ; sur la chaise, on continue d’ausculter le point où cette literie était d’abord entreposée. Le soleil baisse, l’heure de la retraite vient. D’ailleurs les effluves passionnels s’affaiblissent, se dissipent. Sans plus, les visiteurs s’en vont. À demain.

Les épreuves suivantes m’apprennent que toute matière, n’importe laquelle, peut remplacer le rameau feuille, mon inspirateur accidentel. Quoique temps à l’avance, je pose la femelle sur une couchette, tantôt de drap ou de flanelle, tantôt d’ouate ou de papier. Je lui impose même la dureté d’un lit de camp en bois, en verre, en marbre, en métal. Tous ces objets, après un contact de quelque durée, ont sur les mâles la même puissance attractive que la mère Minime elle-même. Ils conservent cette propriété, les uns plus, les autres moins, suivant leur nature. Les meilleurs sont l’ouate, la flanelle, la poussière, le sable, enfin les objets poreux. Les métaux, le marbre, le verre, au contraire, perdent vite leur efficacité. Enfin, toute chose sur laquelle la femelle a stationné communique ailleurs par contact ses vertus attractives. C’est ainsi que les papillons accouraient à la paille de la chaise après la chute du rameau de chêne.

Servons-nous de l’un des meilleurs lits, de la flanelle par exemple, et nous verrons curieuse chose. Au fond d’une longue éprouvette ou bien d’un bocal à étroit goulot, juste suffisant pour le passage du papillon, je mets un morceau de flanelle, reposoir de la mère toute la matinée. Les visiteurs entrent dans les ustensiles, s’y débattent, ne savent plus sortir. Je leur ai créé une souricière où je pourrais les décimer. Délivrons les malheureux et retirons le morceau d’étoffe, que nous enfermerons dans le secret absolu d’une boîte bien close. Les étourdis reviennent à l’éprouvette, replongent dans le traquenard. Ils sont attirés par les effluves que la flanelle imprégnée a communiqués au verre.

La conviction est faite. Pour convier aux noces les papillons des alentours, les avertir à distance et les diriger, la nubile émet une senteur d’extrême subtilité, insaisissable par notre olfaction. Les narines sur la mère Minime, nul de mon entourage ne perçoit la moindre odeur, même les plus jeunes, à sensibilité non encore émoussée.

De cette quintessence aisément s’imprègne tout objet où quelque temps la femelle repose, et cet objet devient dès lors, à lui seul ; tant que ses effluves ne sont dissipés, un centre d’attraction aussi actif que la mère elle-même.

Rien de visible ne dénonce l’appât. Sur le papier, couchette récente autour de laquelle s’empressent les visiteurs, nulle trace appréciable, nulle mouillure ; la surface est nette tout aussi bien qu’avant l’imprégnation.

Le produit est d’élaboration lente et doit s’accumuler un peu avant qu’il se révèle dans sa pleine puissance. Enlevée de son reposoir et placée ailleurs, la femelle perd momentanément ses attraits et devient indifférente ; c’est au reposoir, saturé par un long contact, que les arrivants se portent. Mais les batteries se remontent, et l’abandonnée reprend son pouvoir.

L’apparition du flux avertisseur est plus ou moins tardive suivant l’espèce. La récente éclose a besoin de se mûrir quelque temps et de disposer ses alambics. Née dans la matinée, la femelle du Grand-Paon a des visiteurs parfois le soir même, plus souvent le lendemain, après une quarantaine d’heures de préparatifs. Celle du Minime diffère davantage les convocations ; ses bans de mariage ne sont publiés qu’après deux ou trois jours d’attente.

Revenons un moment sur le rôle problématique des antennes. Le mâle Minime en a de somptueuses, pareilles à celles du Grand-Paon, son émule en expéditions matrimoniales. Convient-il de voir boussole directrice dans la pile de leurs feuillets ? – Je recommence, sans trop y insister, mes amputations d’autrefois. Aucun des opérés ne revient. Gardons-nous de conclure. Le Grand-Paon nous a dit à quels motifs, autrement sérieux que des cornes tronquées, se rapporte le défaut de retour.

D’ailleurs un second Minime, le Bombyx du trèfle, très voisin du premier et comme lui superbement empanaché, nous soumet question très embarrassante. Il est fréquent autour de ma demeure ; jusque dans mon enclos, je trouve son cocon, si facile à confondre avec celui du Bombyx du chêne. Je suis tout d’abord dupe de la ressemblance. De six cocons, d’où j’attendais la Minime à bande, il m’éclôt sur la fin d’août six femelles de l’autre espèce. Eh bien, autour de ces six mères, nées chez moi, jamais un mâle n’apparaît, bien que les empanachés soient présents, à n’en pas douter, dans les environs.

Si les antennes amples et plumeuses sont vraiment des appareils d’information à distance, pourquoi mes voisins somptueusement encornés ne sont-ils pas prévenus de ce qui se passe dans mon cabinet ? Pourquoi leurs beaux panaches les laissent-ils froids à des événements qui feraient accourir en foule l’autre Minime ? Encore une fois, l’organe ne détermine pas l’aptitude. Tel est doué et tel autre ne l’est pas, malgré la parité organique.

XXV – L’ODORAT

En physique, il n’est bruit aujourd’hui que des rayons de Rœntgen, qui traversent les corps opaques et nous photographient l’invisible. Belle trouvaille, mais combien humble en face des étonnements que l’avenir nous réserve lorsque, mieux instruits du pourquoi des choses et suppléant par notre art à la faiblesse de nos sens, nous pourrons rivaliser tant soit peu avec l’acuité sensorielle de la bête.

Qu’elle est enviable, en bien des cas, cette supériorité de l’animal ! Elle nous dit la pénurie de nos renseignements ; elle nous affirme très médiocre notre outillage impressionnable ; elle nous certifie des sensations étrangères à notre nature ; elle proclame des réalités qui nous stupéfient, tant elles sont en dehors de nos attributs.

Une misérable chenille, la Processionnaire du pin, se fend le dos en soupiraux météorologiques qui hument le temps à venir, pressentent la bourrasque ; l’oiseau de rapine, presbyte inconcevable, voit du haut des nues le mulot tapi à terre ; les chauves-souris aveuglées guident sans heurt leur essor à travers l’inextricable labyrinthe de fils que leur tendait Spallanzani ; dépaysé à des cent lieues de distance, le pigeon voyageur regagne infailliblement son colombier à travers des immensités qu’il n’a jamais parcourues ; dans les limites de son modeste coup d’aile, une abeille, le Chalicodome, franchit également l’inconnu, accomplit long trajet et revient à son amas de cellules.

Qui n’a pas vu le chien cherchant la truffe ignore une des plus belles prouesses du sens olfactif. Absorbé dans ses fonctions, l’animal va, le nez au vent, le pas modéré. Il s’arrête, interroge le sol d’un coup de narines, et, sans insister, gratte un peu de la patte. « Ça y est, maître, semble-t-il dire du regard ; ça y est. Foi de chien, la truffe est là. »

Et il dit vrai. Le maître fouille au point indiqué. Si la boulette s’égare, le chien la fait remettre dans la bonne direction en reniflant un peu au fond du trou. N’ayez crainte des pierrailles, des racines rencontrées : en dépit des écrans et de la profondeur, le tubercule viendra. Nez de chien ne peut mentir.

Subtilité d’odorat, dit-on. Je veux bien, si l’on entend par là que les fosses nasales de l’animal sont l’organe percepteur ; mais la chose perçue est-elle toujours une simple odeur dans la vulgaire acception du terme, un effluve comme l’entend notre propre impressionnabilité ? J’aurais quelques raisons d’en douter. Racontons la chose.

À diverses reprises, j’ai eu la bonne fortune d’accompagner un chien des mieux experts en son métier. Certes il ne payait pas de mine, l’artiste que je désirais tant voir travailler : chien quelconque, placide et réfléchi, disgracieux, mal peigné, non admissible aux intimités du coin du feu. Talent et misère fréquemment vont de pair.

Son maître, célèbre rabassier[4] du village, convaincu que mon dessein n’était pas de lui dérober ses secrets et de lui faire un jour concurrence, m’admit en sa compagnie, gracieuseté non prodiguée. Du moment que je n’étais pas un apprenti, mais un simple curieux qui dessinait et mettait par écrit les choses végétales souterraines, au lieu d’apporter à la ville mon sachet de trouvailles, gloire de la dinde aux fêtes de la Noël, l’excellent homme se prêta de son mieux à mes vues.

Il fut convenu entre nous que le chien agirait à sa guise, avec la récompense obligatoire après chaque découverte, n’importe laquelle, un croûton de pain gros comme l’ongle. En tout point gratté de la patte il serait fouillé, et l’objet indiqué serait extrait sans préoccupation de sa valeur marchande. Dans aucun cas, l’expérience du maître ne devait intervenir pour détourner la bête d’un point où la pratique des choses n’indiquerait rien de commercial, car aux morceaux de choix, accueillis, bien entendu, quand ils se présentaient, mon relevé botanique préférait les misérables productions non admises au marché.

Ainsi conduite, l’herborisation souterraine fut très fructueuse. De son nez perspicace, le chien me fit indifféremment récolter le gros et le menu, le frais et le pourri, l’inodore et l’odorant, le parfumé et l’infect. J’étais émerveillé de ma collection, comprenant la majeure partie des champignons hypogés de mon voisinage.

Quelle variété de structure et surtout de fumet, qualité primordiale en cette question de flair ! Il y en a sans rien autre d’appréciable qu’un vague relent fungique, qui partout se retrouve, plus ou moins net. Il y en a qui sentent la rave, le chou pourri ; il y en a de fétides, capables d’apuantir l’habitation du collectionneur. Seule la vraie truffe possède l’arome cher aux gourmets.

Si l’odeur comme nous l’entendons est son unique guide, comment fait le chien pour se reconnaître au milieu de ces disparates ? Est-il averti du contenu du sol par une émanation générale, l’effluve fungique, commune aux diverses espèces ? Alors surgit question bien embarrassante.

J’étais attentif aux champignons ordinaires, dont beaucoup, encore invisibles, annonçaient leur prochaine sortie en crevassant le sol. Or en ces points, où mon regard devinait le cryptogame refoulant la terre sous la poussée de son chapeau, en ces points où la vulgaire odeur fungique était certainement très prononcée, je n’ai jamais vu le chien faire station. Il passait dédaigneux, sans reniflement, sans coup de patte. La chose cependant était sous terre, pareille de fumet à ce qu’il nous indiquait parfois.

Je revins de l’école du chien avec la conviction que le nez dénonciateur de la truffe a pour guide mieux que l’odeur telle que nous la concevons d’après nos aptitudes olfactives. Il doit percevoir en plus des effluves d’un autre ordre, pleins de mystère pour nous, non outillés en conséquence. La lumière a ses rayons obscurs, sans effet sur notre rétine, mais non apparemment sur toutes. Pourquoi le domaine de l’odorat n’aurait-il pas ses émanations clandestines, inconnues de notre sensibilité et perceptibles avec une olfaction différente ?

Si le flair du chien nous laisse perplexes en ce sens qu’il nous est impossible de dire au juste, de soupçonner même ce qu’il perçoit, du moins il nous affirme clairement quelle erreur serait la nôtre si nous rapportions tout à la mesure humaine. Le monde des sensations est bien plus vaste que ne le disent les bornes de notre impressionnabilité. Faute d’organes assez subtils, que de faits nous échappent dans le jeu des forces naturelles !

L’inconnu, champ inépuisable où s’exercera l’avenir, nous réserve des moissons auprès desquelles l’actuel connu est mesquine récolte. Sous la faucille de la science tomberont un jour des gerbes dont le grain paraîtrait aujourd’hui paradoxe insensé. Rêveries scientifiques ? – Non pas, s’il vous plaît, mais réalités indiscutables, positives, affirmées par la bête, bien mieux avantagée que nous sous certains rapports.

Malgré sa longue pratique du métier, malgré l’arome du tubercule qu’il cherche, le rabassier ne peut deviner la truffe, qui mûrit l’hiver sous terre, à un pan ou deux de profondeur ; il lui faut le concours du chien ou du porc, dont l’odorat scrute les secrets du sol. Eh bien, ces secrets, divers insectes les connaissent, mieux encore que nos deux auxiliaires. Pour découvrir la tubéracée dont se nourrit leur famille de larves, ils possèdent un flair d’exceptionnelle perfection.

De truffes extraites de terre gâtées, peuplées de vermine et mises en cet état dans un bocal avec couche de sable frais, j’ai obtenu autrefois d’abord un petit coléoptère roux (Anisotoma cinnamomea, Panz.), puis divers diptères, parmi lesquels un Sapromyze qui, par son mol essor, sa débile tournure, rappelle le Scatophaga scybalaria, la mouche à velours fauve, hôte paisible de l’excrément humain dans l’arrière-saison.

Celle-ci trouve sa truffe à la surface du sol, au pied d’un mur ou d’une haie, refuge habituel dans la campagne ; mais l’autre, comment sait-elle en quel point, sous terre, est la sienne, ou plutôt celle de ses vers ? Pénétrer là dedans, se mettre en recherche dans les profondeurs, lui est interdit. Ses frêles pattes, que fausserait un grain de sable à remuer ; ses ailes d’envergure encombrante dans un défilé ; son costume hérissé de soies, contraires à la douce glissade, tout enfin s’y oppose. La Sapromyze doit déposer ses œufs à la surface même du sol, mais au lieu précis qui recouvre la truffe, car les vermisseaux périraient s’ils devaient errer à l’aventure jusqu’à la rencontre de leur provende, toujours très clairsemée.

La mouche rabassière est donc informée par l’olfaction des points favorables à ses desseins maternels ; elle a le flair du chien chercheur de truffes, et mieux encore sans doute, car elle sait de nature, n’ayant rien appris, et son rival n’a reçu qu’une éducation artificielle.

Suivre la Sapromyze en campagne ne manquerait pas d’intérêt. Tel projet me paraît peu réalisable. L’insecte est rare, prestement s’envole, se dérobe à la vue. L’observer de près, le suivre en ses recherches, demanderait grande perte de temps et une assiduité dont je ne me sens pas capable. Un autre découvreur de champignons hypogés nous dédommagera de ce que le diptère très difficilement nous montrerait.

C’est un gentil scarabée noir, à ventre pâle et velouté, tout rond, gros comme un fort noyau de cerise. La nomenclature officielle le nomme Bolboceras Gallicus, Muls. Par la friction du bout du ventre contre le bord des élytres, il fait entendre un doux pépiement pareil à celui des oisillons lorsque la mère arrive au nid avec la becquée. Le mâle a sur la tête une gracieuse corne, imitée, en petit, de celle du Copris espagnol.

Dupé par cette armure, j’ai d’abord pris l’insecte pour un membre de la corporation des bousiers, et je l’ai élevé comme tel en volière. Je lui ai servi les friandises stercorales les mieux appréciées de ses prétendus confrères. Jamais, au grand jamais, il n’a voulu y toucher. Fi donc ! de la bouse, à lui ! Et pour qui le prend-on ! C’est bien autre chose que demande le gourmet ! Il lui faut, non précisément la truffe de nos festins, mais son équivalent.

Ce trait de mœurs ne m’a pas été connu sans patientes investigations. À la base méridionale des collines sérignanaises, non loin du village, est un bosquet de pins maritimes alternant avec des rangées de cyprès. Là, vers la Toussaint, après les pluies automnales, abondent les champignons amis des conifères, en particulier le Lactaire délicieux, qui verdit aux points froissés et pleure du sang quand on le rompt. Dans les journées clémentes de l’arrière-saison, c’est la promenade favorite de la maisonnée, assez éloignée pour exercer les jeunes jambes, assez proche pour ne pas les excéder.

On y trouve de tout : vieux nids de pie, en fagots de buissons ; geais qui se chamaillent, après avoir gonflé le jabot de glands sur les chênes du voisinage ; lapins qui tout à coup, la petite queue blanche retroussée, détalent d’une touffe de romarins ; géotrupes qui thésaurisent pour l’hiver et amoncellent leurs déblais sur le seuil du logis. Et puis le beau sable, doux à la main, favorable au forage de tunnels, à la construction de baraquements que l’on tapisse de mousse et que l’on surmonte d’un bout de roseau en guise de cheminée ; les délicieux goûters d’une pomme au son des harpes éoliennes qui doucement sibilent entre les aiguilles des pins !

Oui, pour les enfants, c’est vrai paradis, où l’on se rend en récompense de la leçon bien sue. Les grands y trouvent aussi leur part de satisfaction. En ce qui me concerne, j’y surveille depuis de longues années deux insectes sans parvenir à connaître leurs intimes secrets de famille. L’un d’eux est le Minotaure Typhée, dont le mâle porte sur le corselet trois épieux dirigés en avant. Les anciens auteurs l’appelaient le Phalangiste, à cause de son armure, comparable aux trois rangées de lances de la phalange macédonienne.

C’est un robuste, insoucieux de l’hiver. Toute la mauvaise saison, pour peu que le temps s’adoucisse, il sort discrètement de chez lui, à la tombée de la nuit, et cueille, dans l’étroit voisinage de son terrier, quelques crottins de mouton, olives de vieille date qu’a desséchées le soleil de l’été. Il les empile en chapelet au fond de son garde-manger, ferme la porte et consomme. Les victuailles émiettées, taries de leurs avares sucs, il remonte à la surface et renouvelle ses provisions. Ainsi se passe l’hiver, exempt de chômage, à moins que le temps ne soit trop dur.

Le second de mes surveillés au bois de pins est le Bolbocère. Son terrier, disséminé de-çà, de-là, pêle-mêle avec celui du Minotaure, est aisé à reconnaître. Celui du Phalangiste est surmonté d’une volumineuse taupinée dont les matériaux sont montés en cylindre de la longueur du doigt. Chacun de ces boudins est une charge de déblais refoulés au dehors par le mineur, poussant de l’échine en dessous. L’orifice est en outre fermé toutes les fois que l’insecte est chez lui, approfondissant le puits ou jouissant en paix de son avoir.

Le gîte du Bolbocère est ouvert et simplement entouré d’un bourrelet de sable. Sa profondeur est médiocre, un pan ou guère plus. Il descend d’aplomb dans un sol très meuble. Aussi est-il aisé d’en faire l’inspection si l’on a soin de pratiquer d’abord en avant une tranchée qui permet après d’abattre la paroi verticale tranche par tranche avec la lame d’un couteau. Le terrier apparaît alors dans toute son étendue, de l’embouchure au fond, sous forme d’un demi-canal.

Souvent la demeure violée ne renferme rien. L’insecte en est parti de nuit, ayant terminé là ses affaires. Il est allé s’établir ailleurs. C’est un nomade, un noctambule, qui, sans regret, quitte son domicile et à peu de frais en acquiert un second. Souvent aussi, au fond du puits, se rencontre l’insecte, tantôt un mâle, tantôt une femelle, et toujours isolé. Les deux sexes, également zélés au forage des terriers, travaillent à part, ne collaborent pas. Ce n’est pas ici, en effet, logis familial, nourricerie de jeunes ; c’est manoir temporaire, creusé de chacun pour son propre bien-être.

Parfois rien autre ne s’y trouve que le puisatier, surpris dans son travail d’excavation ; parfois enfin – et le cas n’est pas rare – l’ermite de la crypte enlace de ses pattes un petit champignon hypogé, entier ou entamé. Convulsivement il le serre, ne veut s’en séparer. C’est son butin, son avoir, sa fortune. Des miettes éparpillées dénotent que nous l’ayons surpris festoyant.

Enlevons-lui sa pièce. Nous reconnaîtrons une sorte de bourse irrégulière, anfractueuse, close de partout, variant de la grosseur d’un pois à celle d’une cerise. L’extérieur en est roussâtre, chagriné de fines verrues ; l’intérieur en est lisse et blanc. Les spores, ovoïdes et diaphanes, sont contenues, en rangées de huit, dans de longs sachets. À ces caractères se reconnaît une production cryptogamique souterraine, voisine des truffes et dénommée par les botanistes Hydnocystis arenaria, Tul.

Le jour se fait sur les mœurs du Bolbocère et sur la cause de ses terriers si fréquemment renouvelés. Dans le calme du crépuscule, le trotte-menu se met en campagne, pépie doucement, s’encourage de sa chanson. Il explore le sol, l’interroge sur son contenu, exactement comme le chien à la recherche de la truffe. L’olfaction l’avertit que le morceau désiré est là-dessous, recouvert de quelques pouces de sable. Certain du point précis où gît la chose, il creuse tout droit, d’aplomb, et l’atteint infailliblement. Tant que les vivres durent, il ne sort plus. Béatement il consomme au fond du puits, insoucieux de l’orifice ouvert ou à peine obstrué.

Lorsque plus rien ne reste, il déménage, en quête d’une autre miche, qui sera l’occasion d’un nouveau terrier abandonné à son tour. Autant de champignons consommés, autant de demeures, simples stations à repas, buffet du pèlerin. Ainsi se passent, en liesse de table, d’un domicile à l’autre, l’automne et le printemps, saisons de l’Hydnocyste.

Pour étudier de près, chez moi, l’insecte rabassier, il me faudrait petite provision de son mets favori. Le chercher moi-même, en fouillant au hasard, serait peine perdue ; le petit cryptogame n’est pas si fréquent que je puisse me flatter de le rencontrer sous ma houlette si je n’ai pas un guide. Le chercheur de truffes a besoin de son chien ; mon indicateur sera le Bolbocère. Me voilà rabassier d’un nouveau genre. Je livre mon secret, quitte à faire sourire mon initiateur aux herborisations souterraines, si jamais il apprend ma singulière concurrence.

C’est en des points restreints, assez souvent par groupes, que viennent les champignons hypogés. Or, l’insecte a passé là ; de son flair subtil, il a reconnu l’emplacement bon, car les terriers y sont nombreux. Donc, fouillons au voisinage des trous. L’indication est exacte. En quelques heures, grâce aux pistes des Bolbocères, je suis possesseur d’une poignée d’Hydnocystes. C’est la première fois que je récolte ce champignon. Capturons maintenant l’insecte, ce qui ne présente aucune difficulté. Il n’y a qu’à fouiller les terriers.

Le soir même j’expérimente. Une ample terrine est remplie de sable frais, passé au tamis. À l’aide d’une baguette de la grosseur du doigt, je pratique dans le sable six puits verticaux, de deux décimètres de profondeur et convenablement espacés. Un Hydnocyste est plongé au fond de chacun d’eux ; une fine paille le surmonte, pour m’indiquer plus tard l’emplacement précis. Enfin les six cavités sont comblées avec du sable tassé. Sur cette surface bien égalisée, partout la même, abstraction faite des six pailles, repères de valeur nulle pour l’insecte, je lâche mes Bolbocères, maintenus captifs sous une cloche en toile métallique. Ils sont huit.

D’abord rien autre que l’ennui inévitable après les événements de l’exhumation, du transport et du parcage en lieux inconnus. Mes dépaysés cherchent à fuir, escaladent le treillis, se terrent tout au bord de l’enceinte. La nuit vient et le calme se fait. Deux heures plus tard, je les visite une dernière fois. Trois sont toujours terrés sous un mince rideau de sable. Les cinq autres ont creusé chacun un puits vertical au pied même des pailles qui m’indiquent la place des champignons enfouis. Le lendemain, la sixième paille a son puits comme les autres.

C’est le moment de voir ce qui se passe là-bas. Le sable est méthodiquement enlevé par tranches verticales. Au fond de chacun des terriers est un Bolbocère, en train de manger sa truffe, l’Hydnocyste.

Répétons l’épreuve avec les vivres entamés. Même résultat. En une brève séance nocturne, la friandise est devinée sous terre et atteinte au moyen d’une galerie qui descend d’aplomb au point où gît la pièce. Nulle hésitation, nulle fouille d’essai, dirigée par à peu près. Ainsi l’affirme la surface du sol, partout telle que je l’avais laissée en l’égalisant. Dirigé par la vue, l’insecte n’irait pas plus droit à l’objet convoité ; il fouille toujours au pied des pailles, mes repères. Dans ses recherches à coups de narines, le chien flairant les truffes atteint à peine ce degré de précision.

L’Hydnocyste possède-t-il donc odeur vive, qui puisse donner avis si formels au flair de son consommateur ? Nullement. Pour notre odorat, c’est chose neutre, dépourvue de tout caractère olfactivement appréciable. Un menu caillou, extrait du sol, nous impressionnerait tout autant avec son vague relent de terre fraîche. Comme révélateur des produits fungiques hypogés, le Bolbocère est ici l’émule du chien. Il lui serait même supérieur s’il généralisait. Mais c’est un spécialiste étroit : il ne connaît que l’Hydnocyste. Rien autre, que je sache, ne lui agrée, ne l’invite à fouiller[5].

L’un et l’autre scrutent le sous-sol de très près, à fleur de terre ; et l’objet cherché est à médiocre profondeur. Avec quelque peu d’éloignement, ni le chien ni l’insecte ne percevraient des effluves aussi subtils, pas même le fumet de la truffe. Pour impressionner à grande distance, sont nécessaires des odeurs fortes, capables d’être perçues de notre grossière olfaction. Alors de tous côtés accourent, venus de loin, les exploiteurs de la chose odorante.

Si mes études ont besoin de disséqueurs de cadavres, j’expose une taupe morte au soleil, en un coin reculé de l’enclos. Dès que la bête se ballonne, gonflée par les gaz de la putréfaction, et que la fourrure commence à se détacher de la peau verdie, surviennent en nombre silphes et dermestes, escarbots et nécrophores, dont on ne trouverait pas un seul dans le jardin ou même dans le voisinage sans intervention de pareil appât.

Ils ont été avertis par l’olfaction, bien loin à la ronde, lorsque moi-même je suis à l’abri de la puanteur en me reculant de quelques pas. En comparaison de leur odorat, le mien est misère ; mais enfin, pour moi comme pour eux, il y a réellement ici ce que notre langage appelle odeur.

J’obtiens mieux encore avec la fleur de l’arum serpentaire (Arum dracunculus), si étrange par sa forme et son incomparable infection. Figurons-nous une ample lame lancéolée, d’un pourpre vineux, longue d’une coudée, qui inférieurement se convolute en une bourse ovoïde de la grosseur d’un œuf de poule. Par l’orifice de cette sacoche s’élève du fond une colonne centrale, longue massue d’un vert livide, entourée à la base de deux bracelets, le premier d’ovaires, le second d’étamines. Telle est sommairement la fleur ou plutôt l’inflorescence de l’arum serpentaire.

Durant une paire de jours, il s’en exhale épouvantable odeur de charogne, comme n’en donnerait pas le voisinage de quelque chien pourri. Au gros de la chaleur et sous le vent, c’est odieux, intolérable. Bravons l’atmosphère apuantie, approchons-nous, et nous verrons curieux spectacle.

Avertis par l’infection, qui au loin se propage, accourent au vol divers insectes charcutiers de petits cadavres, crapauds, couleuvres et lézards, hérissons, taupes et mulots, que le paysan rencontre sous sa bêche et rejette éventrés sur le sentier. Ils s’abattent sur la grande feuille qui, teintée de pourpre livide, produit l’effet d’un lambeau de chair faisandée ; ils trépignent, grisés par la senteur cadavérique, leur délice ; ils roulent sur la déclivité et s’engouffrent dans la bourse. En quelques heures d’un soleil vif, le récipient est plein.

Regardons là dedans, par l’étroite embouchure. Nulle part ailleurs ne se verrait telle cohue. C’est une délirante mêlée d’échines et de ventres, d’élytres et de pattes, qui grouille, roule sur elle-même avec des grincements d’articulations accrochées, se soulève et s’affaisse, remonte et replonge, mise en branle par un continuel remous. C’est une bacchanale, un accès général de delirium tremens.

Quelques-uns, rares encore, émergent de la masse. Par le mât central ou la paroi de l’enceinte, ils grimpent au goulot. Vont-ils prendre l’essor et fuir ? Point. Sur le seuil du gouffre, presque libres, ils se laissent choir dans le tourbillon, ressaisis d’ivresse. L’appât est irrésistible. Nul n’abandonnera l’assemblée que le soir, ou même le lendemain, lorsque se seront dissipées les fumées capiteuses. Alors les emmêlés se dégagent de leurs mutuelles étreintes, et lentement, comme à regret, quittent les lieux, s’envolent. Au fond de la diabolique bourse reste un amas de morts et de mourants, de pattes arrachées et d’élytres disjointes, suites inévitables de la frénétique orgie. Bientôt vont venir cloportes, forficules et fourmis, qui feront curée des trépassés.

Que faisaient-ils là ? Étaient-ils prisonniers de la fleur, convertie en un traquenard qui permet l’entrée et empêche la sortie au moyen d’une palissade de cils convergents ? Non, ils n’étaient pas prisonniers ; ils avaient toute liberté de s’en aller, comme le témoigne l’exode final, qui se fait sans entrave aucune. Dupes d’une senteur fallacieuse, travaillaient-ils à l’établissement des œufs comme ils l’auraient fait sous le couvert d’un cadavre ? Pas davantage. Dans la bourse du serpentaire, nulle trace de ponte. Ils étaient venus, convoqués par un fumet de bête crevée, leur suprême délice ; la griserie cadavérique les avait saisis, et ils tournoyaient affolés en un festival de croque-morts.

Au plus fort de la bacchanale, je veux me rendre compte du nombre des accourus. J’éventre la sacoche florale et je transvase son contenu dans un flacon. Tout ivres qu’ils sont, beaucoup m’échapperaient pendant le recensement, que je désire exact. Quelques gouttes de sulfure de carbone immobilisent la cohue. Alors le dénombrement constate au delà de quatre cents. Telle était la houle vivante que je regardais grouiller tantôt, dans la bourse du serpentaire.

Deux genres, Dermeste et Saprin, l’un et l’autre fervents exploiteurs printaniers des détritus cadavériques, à eux seuls composent la mêlée. Voici, pour une seule fleur, le relevé complet des accourus, avec le nombre de représentants de chaque espèce :

Dermestes Frischii, Kugl., 120. – Dermestes undulatus, Brah., 90. – Dermestes pardalis, Schœn., 1. – Saprinus subnitidus, De Mars., 160. – Saprinus maculatus, Ros., 4. – Saprinus detersus, Illig., 15. – Saprinus semipunctatus, De Mars., 12. – Saprinus æneus, Fab., 2. – Saprinus speculifer, Latr., 2. – Total, 406.

Tout autant que ce nombre énorme, un autre détail mérite attention : c’est l’absence complète de divers genres aussi passionnés de petits cadavres que le sont les Dermestes et les Saprins. À mes charniers de taupes ne manquent jamais d’accourir les Silphes et les Nécrophores, Silpha sinuata, Fab., – Silpha rugosa, Lin., – Silpha obscurci, Lin., – Necrophorus vestigator, Hersch. Le fumet du serpentaire les laisse tous indifférents. Nul d’entre eux n’est représenté dans les dix fleurs que j’examine.

Le Diptère, autre fanatique de la corruption, ne l’est pas non plus. Diverses mouches, les unes grises ou bleuâtres, les autres d’un vert métallique, surviennent, il est vrai, se posent sur le limbe de la fleur, pénètrent même dans la sacoche fétide ; mais presque aussitôt, désabusées, elles partent. Restent seuls les Dermestes et les Saprins. Pourquoi ?

Mon ami Bull, de son vivant honnête chien s’il en fut, entre bien d’autres travers avait celui-ci : rencontrant dans la poudre des chemins une aride relique de taupe, aplatie sous le talon des passants, momifiée par les coups de soleil, il y glissait délicieusement du bout du nez à la queue ; il s’y frottait, s’y refrottait, secoué de spasmes nerveux, sur un flanc puis sur l’autre, à multiples reprises. C’était son sachet de musc, son flacon d’eau de Cologne. Parfumé à son gré, il se relevait, se secouait, et le voilà parti, tout heureux de son cosmétique. N’en médisons pas, et surtout n’en discutons pas. Tous les goûts sont de ce monde.

Pourquoi, parmi les insectes amateurs de l’arome des morts, certains n’auraient-ils pas semblables usages ? Dermestes et Saprins viennent au serpentaire ; l’entière journée ils y grouillent en cohue, quoique libres de s’en aller ; de nombreux y périssent dans le tumulte de l’orgie. Ce qui les retient, ce n’est pas grasse provende, car la fleur ne leur fournit rien à manger ; ce n’est pas affaire de ponte, car ils se gardent bien d’établir leurs vers en ce lieu de famine. Que font-ils là, ces frénétiques ? Apparemment ils s’y grisent de fétidité, comme le faisait Bull sur la carcasse d’une taupe.

Et cette griserie de l’odorat les attire de tous les environs, de bien loin peut-être, on ne sait au juste. De même les Nécrophores, en quête d’un établissement de famille, accourent de la campagne à mes pourrissoirs. Les uns et les autres sont informés par un fumet puissant, qui nous offense nous-mêmes à des cent pas, plonge avant et les délecte à des distances où cesse le pouvoir de notre olfaction.

L’Hydnocyste, régal du Bolbocère, n’a rien de ces brutales émanations, capables de se diffuser dans l’espace ; il est inodore, du moins pour nous. L’insecte qui le cherche n’arrive pas de loin, il habite les lieux mêmes où gît le cryptogame. Si faibles que soient les effluves du morceau souterrain, le gourmet investigateur, outillé en conséquence, a toute facilité de les percevoir : il opère de très près, au ras du sol. Le chien est dans le même cas : il va scrutant, le nez à terre. Et puis la vraie truffe, pièce essentielle des recherches, possède un arome des mieux prononcés.

Mais que dire du Grand-Paon et du Minime à bande, venant à la femelle, éclose en captivité ? Ils accourent des confins de l’horizon. Que perçoivent-ils à cette distance ? Est-ce vraiment une odeur comme l’entend notre physiologie ? Je ne peux me résoudre à le croire.

Le chien sent la truffe en reniflant à terre, tout près du tubercule ; il retrouve son maître à de grandes distances en interrogeant du flair les pistes laissées. Mais à des cent pas ; à des kilomètres d’éloignement, la truffe lui est-elle révélée ? en complète absence de piste, le maître est-il rejoint ? Non, certes. Avec toute sa subtilité d’odorat, le chien est incapable de pareille prouesse, réalisée cependant par le papillon, que ne trouble ni la distance ni le défaut de traces laissées dehors par la femelle éclose sur ma table.

Il est admis que l’odeur, la vulgaire odeur, celle qui affecte notre olfaction, consiste en molécules émanées du corps odorant. La matière odorante se dissout et se diffuse dans l’air en lui communiquant son arome, de même que le sucre se dissout et se diffuse dans l’eau en lui communiquant sa douceur. Odeur et saveur se palpent en quelque sorte ; de part et d’autre il y a contact entre les particules matérielles impressionnantes et les papilles sensibles impressionnées.

Que l’arum serpentaire élabore violente essence dont l’air s’imprègne et s’apuantit à la ronde, jusque-là rien de plus simple, de plus lucide. Ainsi sont renseignés par la diffusion moléculaire les Dermestes et les Saprins, passionnés de senteurs cadavériques. De même du crapaud faisandé se dégagent et se disséminent au loin les atomes infects, joie du Nécrophore.

Mais de la femelle Bombyx ou Grand-Paon, que se dégage-t-il matériellement ? Rien d’après notre odorat. Et ce rien, lorsque les mâles accourent, devrait saturer de ses molécules un orbe immense, de quelques kilomètres de rayon ! Ce que ne peut faire l’atroce puanteur du serpentaire, l’inodore maintenant le ferait ! Si divisible que soit la matière, l’esprit se refuse à telles conclusions. Ce serait rougir un lac avec un grain de carmin, combler l’immense avec zéro.

Autre raison. Dans mon cabinet, saturé au préalable d’odeurs puissantes, qui devraient dominer, annihiler des effluves délicats entre tous, les papillons mâles arrivent sans le moindre indice de trouble.

Un son intense étouffe la faible note, l’empêche d’être entendue ; une vive lumière éclipse la faible luminosité. Ce sont des ondes de même nature. Mais le fracas du tonnerre ne peut faire pâlir le moindre jet lumineux ; comme aussi la gloire éblouissante du soleil ne peut étouffer le moindre son. De nature différente, lumière et son ne s’influencent pas.

L’expérience avec l’aspic, la naphtaline et autres semblerait donc dire que l’odeur reconnaît deux génèses. À l’émission, substituons l’ondulation, et le problème du Grand-Paon s’explique. Sans rien perdre de sa substance, un point lumineux ébranle l’éther de ses vibrations et remplit de lueur un orbe d’ampleur indéfinie. À peu près ainsi doit fonctionner le flux avertisseur de la mère Bombyx. Il n’émet pas des molécules ; il vibre, il ébranle des ondes capables de se propager à des distances incompatibles avec une réelle diffusion de la matière.

En son ensemble, l’olfaction aurait ainsi deux domaines : celui des particules dissoutes dans l’air et celui des ondes éthérées. Le premier seul nous est connu. Il appartient également à l’insecte. C’est lui qui renseigne le Saprin sur les fétidités du serpentaire, le Silphe et le Nécrophore sur les puanteurs de la taupe.

Le second, bien supérieur en portée dans l’espace, nous échappe complètement, faute de l’outillage sensoriel nécessaire. Le Grand-Paon et le Minime le connaissent au moment des fêtes nuptiales. Bien d’autres doivent y participer à des degrés divers, suivant les exigences de leur genre de vie.

Comme la lumière, l’odeur a ses rayons X. Que la science, instruite par la bête, nous dote un jour du radiographe des odeurs, et ce nez artificiel nous ouvrira tout un monde de merveilles.

FIN

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[1] Psyche unicolor, Hufnagel = Psyche graminella, Schiffermüller.

[2] Autant qu'on peut en juger d'après le fourreau seul, ce serait la Psyche febretta, Boyer de Fonscolombe.

[3] Fumea comitella, Bruand, et Fumea intermediella, Bruand.

[4] Rabasso est le nom provençal de la truffe. D'où le terme de rabassier pour désigner un chercheur de truffes.

[5] Depuis que ces lignes sont écrites, je l'ai trouvé consommant une vraie tubéracée, le Tuber Requienii Tul., de la grosseur d'une cerise.