Erckmann-Chatrian

 

 

 

HISTOIRE D’UN PAYSAN
(1789-1815)

TROISIÈME PARTIE
1793
L’AN I DE LA RÉPUBLIQUE

 

 

 

 (1869)

 

 

 

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Table des matières

 

TROISIÈME PARTIE  1793  L’AN I DE LA RÉPUBLIQUE.. 3

I. 4

II. 16

III. 43

IV.. 54

V.. 64

VI. 72

VII. 89

VIII. 102

IX.. 178

X.. 191

XI. 224

XII. 253

CONVENTION NATIONALE  SÉANCE DU 4 FRUCTIDOR AN II. 283

À propos de cette édition électronique. 295

 

TROISIÈME PARTIE

1793

L’AN I DE LA RÉPUBLIQUE

I

 

Nous voilà maintenant loin du pays ; je ne vous parlerai plus de la petite forge du Bois-de-Chênes, de l’auberge des Trois-Pigeons et de la baraque du vieux père Bastien ; les marches, les contre-marches, les rencontres, les attaques et les batailles vont commencer.

 

Les volontaires nationaux du district de Sarrebourg restèrent cantonnés à Rülzheim jusqu’à la fin de juillet ; c’est là que ceux de la haute montagne, venus avec leurs faux et leurs bâtons, reçurent des fusils, des gibernes et des cartouches. Il en arrivait encore tous les jours par bandes ; on leur apprenait l’exercice ; et, dans ce coin de l’Alsace, entre Wissembourg et Landau, vous n’entendiez que le tambour des fantassins qu’on habituait à marcher au pas, et la trompette des cavaliers qu’on faisait galoper en rond.

 

Derrière nous s’étendait une grande ligne de redoutes, entre le camp de Kellermann et celui de Biron ; elle pouvait bien avoir quatre à cinq lieues de long, et suivait le cours de la Lauter, c’est ce qu’on a nommé depuis « les lignes de Wissembourg. »

 

Le service du train n’existait pas encore ; comme il fallait mettre les paysans en réquisition avec leurs chevaux et leurs charrettes, pour nous amener des vivres, souvent la distribution manquait.

 

Je demeurais, avec Marc Divès et Jean Rat, chez une veuve qui pleurait du matin au soir. La pauvre femme nous donnait ses légumes, ses pommes de terre, son pain de seigle. Divès et moi étions toujours contents, mais Jean Rat trouvait que ce n’était pas encore assez : il aurait voulu de la viande !

 

Tous les camarades logés aux environs prenaient ce qu’ils trouvaient ; on couchait dans les granges, sur les greniers à foin, sous les hangars. On ne pouvait pas se laisser mourir de faim ! C’était pour les pauvres habitants une véritable désolation.

 

Tout se payait avec des assignats qui ne valaient plus grand’chose. Nos cantonnements fourmillaient de petites gazettes allemandes, où l’on racontait la misère de l’armée des savetiers, l’ignorance de leurs chefs et leurs sottises. Les émigrés nous représentaient comme des gueux en train de grelotter et de se sauver ; les Allemands, eux, nous suivaient, la figure terrible, les moustaches retroussées, et le sabre en l’air. Pauvres diables ! ils en ont vu de dures pendant vingt ans, malgré leurs grandes moustaches.

 

Voilà comme les écrivassiers des rois vous excitent les uns contre les autres, pour vivre grassement aux dépens des peuples, qui se massacrent. Ils ne parlaient que de notre misère et de la magnificence des troupes alliées, de leur belle tenue, du grand nombre de leurs canons, du bon approvisionnement de leurs magasins, répandus le long du Rhin, chez l’électeur de Bavière, le duc de Deux-Ponts et les autres princes de l’Empire. On pense bien que cela nous donnait l’envie d’aller voir ces magasins, à Spire, à Worms, à Mayence ; nous y songions toujours et notre enthousiasme augmentait.

 

Malheureusement nous n’étions alors que vingt et un mille hommes d’infanterie à l’armée du Rhin, dix-sept mille volontaires nationaux, six mille hommes de troupes à cheval et dix-sept cents artilleurs, en tout quarante-six mille hommes, dont vingt-quatre mille employés à la garde des redoutes, et vingt-deux mille seulement pour tenir la campagne.

 

Les Prussiens et les Autrichiens ensemble montaient à plus de deux cent mille hommes. Nos émigrés leur criaient : « Avancez !… avancez !… » car Bouillé savait bien que les ministres de Louis XVI, en disant à l’Assemblée nationale que nos effets de campement suffisaient ; que le zèle indiscret de ceux qui fournissaient des armes aux volontaires nationaux ralentissait seul les livraisons régulières ; que l’état des arsenaux était admirable, enfin que nos armées nageaient en quelque sorte dans l’abondance ; il savait bien que ces ministres mentaient ; que nous n’avions plus d’officiers supérieurs, d’ingénieurs et de mineurs, à cause des désertions ; que nous étions forcés de mettre en réquisition les voitures, les chevaux de selle et de trait, et même les outils pour remuer la terre ; que la plupart d’entre nous n’avaient que leur veste, leur pantalon de toile et leurs sabots, avec une vieille patraque qui faisait long feu six fois sur dix ; qu’on nous avait même donné l’ordre de trouver, où nous pourrions, un sac de peau pour mettre nos misérables effets, et un sac de toile pour nos munitions ; il savait tout, puisque ces ministres, Louis XVI, la cour et les émigrés s’entendaient ensemble.

 

Custine, qui nous commandait sous les ordres du général Biron, venait de se porter à Landau, notre première place en avant de Thionville et de Metz ; il était entré dans la ville, à cheval, par une brèche ; ses hussards l’avaient suivi. Qu’on se figure d’après cela l’état de nos fortifications. Combien de fois j’ai crié :

 

– Ah ! misérables, dans quelle position vous nous avez réduits ! Si l’ennemi s’avance en masse, qu’est-ce que nous pourrons faire contre deux cent mille hommes ? Nous serons écrasés, nous mourrons tous !… Mais vous aurez vendu la patrie, pour conserver vos privilèges et nous tenir en servitude. Vous êtes des traîtres, et votre ministre Narbonne, qui disait à l’Assemblée, en revenant d’inspecter nos forteresses, que nous étions prêts pour la guerre, est le dernier des scélérats.

 

Par bonheur les Prussiens et les Autrichiens n’avançaient pas ; ils avaient de grands généraux remplis de prudence et de sagesse ; des princes, des rois, des génies natifs, qui faisaient des plans à l’avance et se partageaient notre pays. Si ces gens avaient eu pour les commander, un enfant du peuple comme Hoche ou Kléber, nous étions perdus. Enfin ils restèrent à ruminer pendant trois semaines, sans rien faire, et tout à coup notre bataillon, qu’on appelait le 1er bataillon de la montagne, reçut l’ordre de nommer ses officiers et puis d’aller à Landau.

 

Ce même jour, le dernier de juillet 1792, les compagnies, formées par village, nommèrent leurs sergents, leurs lieutenants, sous-lieutenants et capitaines ; ensuite toutes les compagnies réunies nommèrent commandant Jean-Baptiste Meunier, un jeune architecte que j’avais vu cent fois chez nous avec sa toise et son niveau, sur les glacis, en train de niveler les chemins couverts ; il travaillait pour l’entrepreneur des fortifications Pirmetz, et prit alors notre commandement. Jean Rat venait de passer tambour-maître d’emblée ; le gueux avait enfin attrapé une bonne place, avec sa double solde il allait pouvoir vivre comme un sergent.

 

Le lendemain nous étions en route pour Landau, les uns en blouse, les autres en veste, les baudriers en croix et le fusil sur l’épaule. Il faisait assez beau temps. Le 2e bataillon des volontaires de la Charente-Inférieure, cantonné aux environs, suivait le même chemin que nous. Beaucoup allaient nu-pieds, et nous chantions ensemble la Marseillaise, que tous les patriotes commençaient à connaître le long du Rhin.

 

Ceux de la Charente-Inférieure s’arrêtèrent à Impflingen, et nous arrivâmes à Landau sur les trois heures de l’après-midi. Le poste de garde à l’avancée était du régiment de Bretagne, encore en habits blancs ; et comme la sentinelle nous criait : « Qui vive ! » le commandant Meunier répondit : « Premier bataillon de la montagne ! » au milieu des cris de « Vive la nation ! » Chacun mettait son bonnet au bout de la baïonnette ; nous étions tous montagnards et fiers d’avoir un si beau nom.

 

On vint nous reconnaître et le bataillon entra sous les vieilles portes sombres, les trois fleurs de lis au-dessus, en chantant : « Allons, enfants de la patrie ! » comme un roulement de tonnerre.

 

Landau ressemble beaucoup à Phalsbourg, mais c’est une vieille ville allemande avec des ponts-levis, des portes, des remparts et des demi-lunes à la française. La Queich coule autour des remparts ; elle ne fait qu’un marais plein de joncs, de saules et de hautes herbes, où les grenouilles et les crapauds chantent matin et soir. La moitié des remparts tombait dans les fossés ; la garnison, répandue partout avec des pioches, des pelles, des échelles et des brouettes, se dépêchait de les relever.

 

C’était la gloire de Louis XVI d’avoir des places pareilles, fortifiées par Vauban, et si bien entretenues ! L’argent du pays se dépensait en fêtes, en chasses, en pensions sur le livre rouge. Quelle honte et quelle misère, mon Dieu !…

 

La garnison venait d’être portée à sept mille six cents hommes.

 

Aussitôt casernés, on nous fit travailler comme les autres. Notre commandant Meunier, sa toise à la main, s’entendait à cet ouvrage ; il ne quittait pas les remparts, et c’est notre bataillon qui releva le bastion du côté d’Albertsweiler. Chacun travaillait de son état : les maçons aux murs, les terrassiers aux glacis, etc. Cinq ou six forgerons, volontaires comme moi, réparaient sous mes ordres les outils cassés ; nous avions de l’ouvrage.

 

Mais ce que je n’oublierai jamais, c’est la colère et l’indignation de la garnison, quand le manifeste du duc de Brunswick aux habitants de la France arriva chez nous. Au lieu de le cacher, on le lut par ordre supérieur, à l’appel du matin.

 

C’était une espèce de proclamation, dans laquelle ce feld-maréchal prussien nous prévenait que les souverains venaient rétablir les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine ; qu’ils ne voulaient rien nous prendre, mais seulement procurer à Sa Majesté Très-Chrétienne, notre roi, les secours nécessaires pour assurer le bonheur de ses sujets ; que les armées combinées protégeraient les bourgs, villes et villages qui s’empresseraient d’ouvrir leurs portes aux Prussiens et aux Autrichiens ; mais que les habitants des localités qui oseraient se défendre contre les troupes de Leurs Majestés et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les portes, fenêtres ou autres ouvertures de leurs maisons, seraient exécutés militairement, d’après les rigueurs de la guerre ; que les troupes de ligne françaises étaient sommées de se soumettre et de revenir à leur ancienne fidélité ; que les gardes nationales étaient aussi sommées de veiller provisoirement sur les campagnes, jusqu’à l’arrivée des alliés, qui les relèveraient de leur garde ; que les Parisiens sans distinction étaient également tenus de se soumettre, sur-le-champ et sans délai, aux Autrichiens et aux Prussiens, et que, s’ils insultaient Louis XVI, Marie-Antoinette ou leur auguste famille, les alliés détruiraient leur ville de fond en comble ! mais que, s’ils se dépêchaient d’obéir, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche promettaient de prier Sa Majesté de leur pardonner les crimes qu’ils avaient commis.

 

À peine avait-on lu cela, que toutes les compagnies, cavalerie, infanterie de ligne, volontaires, sortirent de leurs casernes, en criant ensemble :

 

– À l’ennemi !

 

Les gardes nationaux de la ville sortirent aussi des maisons, et sur la place d’Armes les cris « À l’ennemi !… Vaincre ou mourir !… Vive la nation ! » les chants de la Marseillaise et du Ça ira ! devinrent si terribles, que le général Custine, à cheval au milieu de son état-major, descendit la rue des Postes ventre à terre, croyant que c’était une révolte. Je vois encore cet homme, grand, roux, carré, avec ses gros yeux luisants, son gros nez rouge, ses moustaches et ses favoris de hussard, qui lève la main ; et le colonel du 2e chasseurs à cheval, Joseph de Broglie, un officier superbe, l’air hardi comme les anciens nobles ; le chef d’escadron Houchard, de Forbach, la figure grêlée et balafrée, je les vois tous piaffer, caracoler, crier, donner des ordres, mais on ne pouvait pas les entendre.

 

Naturellement j’étais aussi furieux que les autres ; l’affront qu’un mauvais duc prussien osait faire à la nation m’entrait jusqu’au bout des ongles ; j’en frémissais !…

 

Tout à coup la générale se mit à battre sur les remparts. Depuis huit jours les avant-postes de l’ennemi se rapprochaient de la place ; on crut qu’ils nous attaquaient ; chacun courut à son poste sur les bastions, et l’on vit que le pays autour de nous restait tranquille. Le général avait envoyé donner cet ordre ; c’était une finesse de guerre, pour nous séparer et nous rappeler à la consigne.

 

Tout le monde reprit son travail ; mais depuis ce moment l’indignation contre Louis XVI, Brunswick, le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche augmentait de jour en jour. Les soldats, les volontaires et les gardes nationaux de la ville se réunissaient dans les brasseries et les cabarets ; ils dressaient des pétitions à l’Assemblée nationale contre les traîtres et demandaient la destitution du Roi.

 

Ces choses traînèrent ainsi quelque temps. On avait relevé les remparts et planté les palissades aux avancées ; on mettait des pièces en batterie ; on plantait des fascines. De forts détachements autrichiens commençaient à se répandre dans nos lignes, entre Wissembourg et Landau ; des convois de farine et de munitions arrivaient sous la conduite des commissaires de district, pour approvisionner la place ; le 2e chasseurs à cheval et des dragons nationaux les escortaient, car l’ennemi venait les attaquer jusqu’aux avant-postes d’Impflingen et d’Offenbach : on s’attendait à nous voir bientôt bloqués.

 

Mais avant l’arrivée des Autrichiens, nous devions encore apprendre l’effet que le terrible manifeste de Brunswick avait produit à Paris : la prise des Tuileries par le peuple, le massacre des Suisses du roi, l’emprisonnement de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de leur famille, d’abord au Luxembourg, ensuite au Temple.

 

Lorsqu’arriva ce courrier, le 15 août, l’enthousiasme des troupes fut si grand, que les patrouilles ennemies durent nous entendre crier et chanter à plus d’une demi-lieue autour de la ville. On s’embrassait les uns les autres, en criant :

 

– Nous sommes débarrassés des traîtres !

 

Et l’on avait des larmes d’attendrissement dans les yeux ; on riait, on était content, comme si chacun avait eu sa fortune faite.

 

Voici comment ces choses s’étaient passées ; je ne les ai pas vues, mais des gazettes patriotiques nous arrivaient alors par centaines ; on les lisait partout ; le premier venu se dressait sur une table et se mettait à lire la lettre qu’il venait de recevoir d’un cousin ou d’un ami ; d’autres lisaient le dernier bulletin de l’Assemblée nationale ou du club des Jacobins ; enfin tout s’apprenait.

 

Je vous ai déjà dit que depuis le 20 juin on se méfiait du roi, qui ne voulait pas retirer son veto du décret de l’Assemblée nationale contre les prêtres réfractaires. Ses ministres, depuis, n’avaient rien fait pour nous sauver de l’invasion : ils avaient laissé nos magasins vides, nos places fortes sans défense ; ils avaient retardé d’envoyer leurs brevets aux nouveaux officiers nommés à l’élection, et soutenaient toujours effrontément à l’Assemblée que tout était prêt, jusqu’au moment où les Prussiens et les Autrichiens s’étaient mis en marche. Alors ces ministres avaient donné leur démission en masse, et l’Assemblée avait été forcée de déclarer la patrie en danger.

 

Vous savez cela !

 

Eh bien, malgré tout, beaucoup de gens paisibles ne pouvaient pas encore croire à la trahison d’un si bon roi, quand le manifeste de Brunswick, qui déclarait que les Prussiens et les Autrichiens nous envahissaient pour le rétablir, lui, Louis XVI, sa noblesse et ses évêques dans leurs anciens privilèges, et nous dans notre ancienne servitude, ce manifeste honteux, abominable, insolent, montra que toute cette race s’accordait contre les peuples, comme des larrons en foire, et naturellement les plus honnêtes gens en furent indignés ; des centaines de pétitions arrivèrent à l’Assemblée nationale, demandant la destitution du roi ; mais les meilleurs députés se trouvaient dans les départements, pour encourager l’enrôlement des volontaires ; ce qui restait à l’Assemblée ne voulait pas écouter les justes plaintes du peuple ; et dans ce moment même, comme on le sut plus tard, les chefs des girondins s’entendaient sous main avec le roi, qui leur promettait des places de ministres.

 

Les sections de Paris, voyant que nos députés ne faisaient rien pour sauver la patrie, déclarèrent : « Qu’elles attendraient encore avec patience jusqu’au jeudi 9 août, onze heures du soir, que l’Assemblée eût prononcé sur la déchéance, mais que si justice n’était pas faite au peuple par le Corps législatif, ce même jour, à minuit, le tocsin sonnerait, la générale battrait et tout se lèverait à la fois ! » C’était franc et brave !

 

Pour toute réponse, l’Assemblée donna l’ordre au ministre de la guerre d’envoyer sur-le-champ au camp de Soissons tous les fédérés des départements, qui se trouvaient à Paris ; et le même jour, 406 voix contre 224 rejetèrent la proposition de mettre en accusation le général Lafayette.

 

Aussitôt Danton, Camille Desmoulins, Barbaroux, le chef des fédérés marseillais, Panis, Sergent, Bazire, Merlin de Thionville, Santerre, Westermann, etc., etc., tous les patriotes qui voulaient sauver la liberté ou mourir avec elle, soulevèrent le peuple. Les sections, réunies dans la nuit du 9 au 10 août, nommèrent chacune trois commissaires, « avec pleins pouvoirs pour sauver la chose publique, » et Danton fit sonner le tocsin.

 

Le château des Tuileries était plein de Suisses, de gentilshommes et d’autres gardes prêts à le défendre. Mais Louis XVI, qui se doutait bien que si le peuple l’emportait, il vengerait la mort de ses frères, au lieu d’attendre l’attaque, commença par se mettre au sec, avec la reine et le dauphin, en allant à l’Assemblée nationale et disant qu’il voulait épargner un grand crime aux insurgés.

 

Il paraît que ce roi ne pensait pas comme le dernier hardier de village, qu’il est honteux de laisser défendre son bien par les autres, et de sacrifier leur vie, en se retirant soi-même du danger.

 

Enfin, Leurs Majestés parties, le peuple, commandé par Westermann, était arrivé sous le feu roulant des Suisses qui garnissaient toutes les fenêtres. Les patriotes avaient d’abord reculé, mais ensuite ils étaient revenus furieux à la baïonnette, ils avaient mis le feu à la caserne des Suisses et s’étaient précipités dans les bâtisses, en massacrant domestiques, valetaille, gentilshommes, tout ce qui se rencontrait. On précipitait les malheureux Suisses par les fenêtres, on les fusillait dans les cours, dans les rues, dans les jardins ; déjà deux cents fédérés marseillais, cent fédérés bretons, cinq cents Suisses, mille garde nationaux et citoyens des faubourgs, mille nobles et domestiques couvraient de leurs corps les pavés, les escaliers, les planchers du château, ou brûlaient sous les décombres de la caserne, et Sa Majesté Louis XVI, au lieu d’aller soutenir ses défenseurs, restait dans sa cachette à l’Assemblée nationale. Les gazettes de ce temps-là disaient qu’il y mangeait de bon appétit ; mais ce n’est pas croyable, ce serait trop dégoûtant de penser qu’une nation courageuse comme la France avait des maîtres pareils.

 

Pendant le massacre, les patriotes continuaient d’arriver à l’Assemblée pour demander la destitution du roi, mais nos députés, avant de répondre, voulaient savoir qui du peuple ou des Suisses aurait le dessus : c’était plus sûr.

 

Finalement, sur les deux heures de l’après-midi, le peuple ayant tout détruit au château, s’avançait sur l’Assemblée ; alors elle obéit aux ordres de la nouvelle Commune, et le girondin Vergniaud, qui la présidait, proclama la suspension provisoire de Louis XVI, et la convocation d’une Convention nationale. Elle rendit ensuite un décret, invitant tous les Français à se réunir dans les assemblées primaires, le 26 août, pour nommer les électeurs, et ceux-ci, dès qu’ils seraient nommés, à procéder le 2 septembre aux élections des députés, qui devaient arriver à Paris le 20 de ce même mois.

 

Il n’était plus question de citoyens actifs et passifs ; je vis que Chauvel, président de notre club, connu de tout le pays aux environs de Phalsbourg, pourrait être nommé représentant du peuple à la Convention ; cela me fit plaisir. Mais du 10 août au 20 septembre il y a quarante jours, et dans ces quarante jours, avec tous les ennemis qui nous entouraient, depuis Anvers jusqu’à Nice en Italie, la Commune révolutionnaire de Paris, composée de tous les commissaires nommés par les sections dans la nuit du 9 au 10 août, restait seule maîtresse. Tout le monde comprit que ce serait un terrible moment à passer.

 

Heureusement Chauvel et Marguerite, dans leurs lettres lorsqu’ils étaient à Paris, nous avaient souvent parlé de Robespierre, de Bazire, de Merlin, de Sergent, de Santerre, comme de solides patriotes, et quand je reconnus leurs noms dans les gazettes, avec ceux de beaucoup d’autres, qui formaient la nouvelle Commune, je me dis que ces hommes ne laisseraient pas périr la patrie ni la liberté ; qu’il faudrait les exterminer tous, et qu’alors nous-mêmes nous ne serions plus de ce monde.

II

 

Après l’affaire du 10 août, on apprit que l’Assemblée législative, poussée par la nouvelle commune, avait décrété l’abolition des costumes religieux, le divorce, la réorganisation de la garde nationale, où tous les citoyens devaient être admis ; la vente à rente et par petites portions des biens de l’Église et de l’émigration, pour donner aux pauvres gens le moyen d’en acheter sans être forcés de payer tout de suite ; et enfin l’ordre aux ecclésiastiques qui n’avaient pas voulu prêter le serment, de sortir du royaume dans la quinzaine, sous peine d’être transportés à la Guyane. Elle avait aussi décrété que les pères et mères des émigrés seraient retenus comme otages jusqu’à la paix, et qu’un tribunal criminel jugerait ceux qui avaient fait tirer sur le peuple.

 

Naturellement ces lois réjouissaient les patriotes ; on pensait : « La révolution marche… les gueux sont abattus. »

 

Mais en même temps le bruit courait que Lafayette, général en chef de l’armée des Ardennes, refusait de reconnaître la révolution du 10 août ; que les ennemis avaient commencé leur invasion dans le Nord ; et que la Vendée, travaillée par les nobles et les prêtres, n’attendait que l’entrée des Prussiens en Champagne, pour se soulever contre la nation. Toutes ces mauvaises nouvelles répandaient une grande inquiétude dans le pays.

 

L’automne s’approchait ; les brouillards du Rhin couvraient le Palatinat ; les marais de la Queich fumaient comme une cuve. Tous les jours des détachements partaient à la découverte, principalement de la cavalerie ; les paysans racontaient au marché, que les Prussiens et les Autrichiens filaient en masse du côté de Thionville, et qu’une forte colonne tournait autour de la ville, pour gagner la Lorraine. On apprenait aussi que des commissaires de l’Assemblée nationale avaient inspecté les lignes de Wissembourg, et que l’un d’eux, le citoyen Carnot, commandant du génie, faisait élever de nouvelles redoutes.

 

Alors les postes étaient doublés, les pièces sur les remparts étaient approvisionnées ; les sentinelles dans leurs guérites, à la pointe des demi-lunes, observaient le pays à travers le brouillard. Quelques patrouilles ennemies, uhlans et pandours, couraient la plaine en tiraillant, comme pour dire :

 

« Nous voilà !… nous arrivons !… »

 

On attendait.

 

Vers ce temps, un matin, j’étais de garde à la porte d’Albertsweiler ; les dernières sorties avaient ramené le bétail des environs, les ponts restaient levés et les barrières fermées. Nos hommes se tenaient au corps de garde. Nous avions reçu deux jours avant le long habit bleu à revers rouges des volontaires, le pantalon des sans-culottes et le chapeau à cornes. Chaque fois que l’un ou l’autre montait faction, il prenait aussi le grand manteau de laine grise, mais tout cela n’empêchait pas la brume de vous refroidir jusqu’à la moelle des os. Les camarades, assis autour du poêle, le dos penché et l’air rêveur, fumaient leur pipe ; les plus dégourdis se promenaient entre les deux ponts, battant de la semelle, et sifflant un petit air pour chasser les idées tristes. C’était la vie de garnison, la plus ennuyeuse de toutes ; mais elle ne devait pas durer longtemps pour nous et je m’en réjouis encore, car, au bout de cinq ou six ans d’une existence pareille, les plus malins deviennent bêtes.

 

Enfin il pouvait être neuf heures du matin, et l’on devait nous relever à midi, quand le canon se mit à tonner du côté d’Impflingen ; il tirait lentement, coup sur coup ; les petites vitres du corps de garde en tremblaient. Tout le poste sortit étonné, nous écoutions, pensant que c’était une attaque par surprise ; mais mon camarade de lit, un vieux volontaire tout gris, sec et maigre comme un hareng saur, nous dit que ces coups de canon sans fusillade auxquels personne ne répond, ne signifiaient rien ; qu’on les tirait pour les maréchaux de France ou les princes du sang. Et ce vieux, qui s’appelait Jean-Baptiste Sôme, ne se trompait pas ; seulement la mode des maréchaux de France et des princes du sang était passée pour longtemps : le portier-consigne, en arrivant de la place, nous apprit que les commissaires de l’Assemblée nationale entraient par l’autre porte, du côté de Wissembourg, et que le général Custine leur faisait honneur.

 

Nous rentrâmes donc dans le poste, et vers midi la garde montante nous ayant relevés, nous reprîmes le chemin de la ville, bien curieux de voir les commissaires, dont chacun se faisait une idée à sa manière. Ils étaient alors à la mairie, tout l’état-major de la place allait les voir en grande tenue.

 

Comme nous arrivions à la caserne, on savait déjà par les dépêches que les mauvaises nouvelles étaient vraies : que Lafayette avait voulu marcher sur Paris, pour exterminer les Jacobins et rétablir le roi ; que l’Assemblée nationale, entraînée par les montagnards, l’avait déclaré traître à la patrie, et qu’il venait de se sauver dans les Pays-Bas. Dumouriez le remplaçait à l’armée du Nord ; Kellermann allait prendre le commandement de l’armée du centre, à Metz, et Luckner celui de la réserve, à Châlons. On savait que l’ennemi nous envahissait ; qu’il avait fusillé les patriotes à Sierck, et qu’il bombardait Longwy ; que les Vendéens se soulevaient, enfin que tout marchait ensemble, comme on devait s’y attendre : l’invasion, la trahison et la guerre civile !

 

On se figure combien d’idées vous passaient par la tête en apprenant ces choses désolantes : le plan de Bouillé, du comte d’Artois, des évêques et des nobles se montrait.

 

Il fallait vaincre ou mourir !

 

Aussi quelle satisfaction, quand on sut que les commissaires de l’Assemblée nationale, de simples citoyens élevés par nous-mêmes, après avoir demandé le nouveau serment aux officiers supérieurs, venaient de casser comme des allumettes, messieurs Joseph Broglie, colonel du 2e régiment de chasseurs à cheval, et Villantroy, second colonel, qui le refusaient, et de nommer à leur place les commandants Houchard et Coustard, connus dans leur régiment pour de vrais patriotes et de braves soldats ! Voilà des choses qu’on n’avait pas encore vues et qui vous donnaient le respect de la nation. Rien qu’à regarder la figure des lieutenants et des capitaines, on reconnaissait que cela changeait leurs idées sur la force du peuple, et qu’ils allaient prêter serment avec enthousiasme.

 

Je n’ai pas besoin de vous parler des sous-officiers et des soldats ; ils étaient dans la joie, cela va sans dire.

 

Quand on battit le rappel à deux heures, pour la revue des commissaires, c’est alors qu’il aurait fallu voir avec quel ordre et quelle précision on défilait, et comme on criait : « Vive la nation ! Vivent les commissaires ! Vivent la commune de Paris et l’Assemblée nationale ! »

 

Je me représente encore ce grand carré de sabres et de baïonnettes autour de la place d’Armes ; les compagnies qui suivent les compagnies ; les escadrons qui piaffent derrière les escadrons ; les pièces de campagne dans les intervalles ; et au milieu du carré les trois commissaires : Carnot et Prieur, en uniforme d’officiers du génie, Ritter, le grand sabre accroché au baudrier noir, sous le bras, l’écharpe tricolore en ceinture, le grand chapeau rond à larges bords, avec ses trois plumes bleu, blanc et rouge ; des élus du peuple que les colonels et les généraux accablaient de cérémonies !

 

Eux, ils n’y faisaient pas même attention. Ce qu’ils voulaient connaître, c’étaient les besoins du soldat ; ils écoutaient toutes les réclamations ; ils les inscrivaient.

 

Le plus beau de cette revue, ce qui me donna la plus grande idée du peuple souverain, c’est quand les représentants, d’une voix forte, en passant devant les bataillons, nous criaient :

 

– Vous jurez de maintenir la liberté, l’égalité, ou de mourir à votre poste !

 

Et que nous, l’arme au bras, la main droite en l’air, nous répondions ensemble : « Je le jure ! » les uns tout pâles, les autres des larmes dans les yeux.

 

Ah ! nous savions alors ce que nous jurions ; nous savions que c’était notre bonheur à tous, depuis le premier jusqu’au dernier ; celui de nos parents, de nos familles, en même temps que l’honneur de la patrie.

 

Mais il faut maintenant que je vous raconte une chose qui me regarde en particulier, et qui vous montrera encore bien mieux la fraternité des représentants pour le peuple.

 

Vers huit heures, la revue était finie ; nous avions défilé en criant : « Vive la liberté ! À bas les aristocrates et les officiers de cour ! À bas les intrigants ! Vive la justice ! » Toute la ville bourdonnait de cris et de chansons. Nous autres, à la chambrée, après avoir mangé la soupe, nous nous moquions des cartouches jaunes que les officiers nobles venaient de recevoir : à chacun son tour ! Et comme nous étions là, le sergent de garde entra, disant que les commissaires de l’Assemblée nationale demandaient à voir Michel Bastien. Naturellement je crus que c’était une farce, et les camarades le crurent aussi ; nous riions tous ; mais le sergent ayant dit que c’était sérieux et qu’un hussard m’attendait sur la porte, je décrochai mon chapeau et je repassai le baudrier sur mon épaule.

 

J’avais l’idée qu’on faisait erreur, que les commissaires demandaient un autre Bastien ; il n’en manque pas au pays. Mais en bas, l’estafette, à cheval sous la lanterne, me montra l’ordre écrit, et je lus : « Michel Bastien, volontaire au premier bataillon de la montagne. » Je me mis donc à marcher près du hussard, un vieux à grosse queue grise, des balles de mousquet pendues à ses cadenettes et l’air méfiant ; il me regardait de côté du haut de son cheval, se figurant sans doute que j’avais fait un mauvais coup et que j’allais essayer de me sauver.

 

Moi, je n’en revenais pas ; et lorsque nous arrivâmes devant la cour du grand hôtel des postes, les fenêtres éclairées de haut en bas et la cour encombrée de hussards, je ne savais plus que penser.

 

L’officier de garde lut mon ordre et me fit conduire au premier, dans un grand corridor, où les domestiques de l’hôtel allaient et venaient en courant, avec des plats de viande et des paniers de vin. Notre général Custine, le meilleur vivant de son armée, traitait les commissaires et l’état-major de la place ; c’était un ancien noble, il s’y connaissait.

 

L’un des serviteurs, surpris de me voir là, me demanda ce que je voulais ; je lui dis que les commissaires m’avaient fait demander, et tout de suite il m’ouvrit une grande chambre, à gauche du corridor, en me disant :

 

– Entrez !

 

J’entrai donc dans cette chambre, où se trouvait une lampe allumée sur une table ronde. À droite, dans la salle voisine, j’entendais parler et rire, des verres et des assiettes tinter comme pendant un festin. Et comme j’étais là depuis une minute, bien étonné de ne voir personne, tout à coup la porte s’ouvrit, et le citoyen Carnot entra, son écharpe autour des reins, en me demandant d’un air de brave homme qu’il était :

 

– Vous êtes Michel Bastien, le futur gendre de Chauvel ?

 

– Oui, commandant, lui répondis-je, tout troublé.

 

– Ne vous étonnez pas, dit-il en me tendant la main, Chauvel et moi nous sommes amis ; bien des fois j’ai dîné chez lui, dans son petit logement de la rue du Bouloi ; votre fiancée est une bonne patriote ; voici ce qu’elle m’a chargé de vous remettre.

 

Il sortit une lettre qu’il avait dans sa poche et me la donna. J’étais tellement heureux, que je ne savais quoi lui dire pour le remercier ; lui me regardait avec ses yeux vifs.

 

– Vous n’êtes donc que simple volontaire ? me dit-il au bout d’un instant. Chauvel m’avait assuré que vous ne manquez pas d’instruction ; comment n’avez-vous pas été nommé sergent ou officier ?

 

Alors je devins tout rouge :

 

– Si j’avais voulu, lui dis-je, ceux de mon village m’auraient nommé sergent, mais les anciens doivent passer avant nous ; ils connaissent la guerre et nous conduiront mieux au feu ; voilà mon idée, commandant.

 

– Ah ! ah ! fit-il, vous avez refusé ?

 

– Oui. Je ne veux pas rester soldat, ce n’est pas mon métier. Je suis parti pour défendre la liberté, et quand la liberté sera sauvée, eh bien, je retournerai tranquillement au pays, reprendre mon état de forgeron et tâcher de devenir un bon père de famille. Je ne demande pas autre chose.

 

En m’écoutant il se mit à sourire et dit :

 

– À la bonne heure !… Chauvel vous estime, je vois qu’il a raison. Nous allons repasser à Phalsbourg ; je lui raconterai notre petite entrevue. Allons, mon ami, vous devez être impatient de lire la lettre de votre fiancée ; au revoir !

 

Il me donna la main et je m’en allai plein d’enthousiasme, en criant dans mon âme :

 

« Ah ! si le bonheur voulait que je pusse rendre service à Carnot ; si par exemple, il était fait prisonnier, comme j’enfoncerais tout pour le ravoir ; il faudrait me hacher en mille morceaux avant de me faire reculer ! »

 

Et, songeant à de pareilles folies, comme il vous en passe par la tête quand on est jeune, je montai l’escalier de notre caserne, et puis j’entrai dans notre chambrée, où les camarades dormaient déjà deux à deux. Malgré la défense d’allumer la chandelle au quartier après la retraite, je battis le briquet et je me mis à lire la lettre de Marguerite, sous la cheminée ; on ne pouvait rien voir du dehors ; le caporal dormait comme les autres.

 

Il s’est passé bien des années depuis que je reçus cette lettre, à la fin d’août 1792 ; j’étais jeune et je suis devenu vieux ; j’étais plein de force et d’amour, je pleurais comme un enfant quand Marguerite me parlait de son chagrin d’être loin l’un de l’autre. Aujourd’hui, malgré ma grande amitié pour la bonne et brave femme, tout cela n’est plus qu’un rêve ! Eh bien, je pourrais encore vous réciter cette lettre mot à mot. Que de fois je l’ai lue et relue au bivac, à Mayence, partout ! À la fin, elle était tellement usée, pliée, coupée, qu’elle tombait ensemble, et je la relisais toujours ; j’y trouvais toujours quelque chose de nouveau, qui m’attendrissait.

 

Mais les paroles d’amour sont pour nous seuls ; vieux ou jeunes, on les garde comme son meilleur bien ; tout ce que je peux vous dire, c’est que Marguerite me parlait beaucoup de mon père, qui venait dîner avec eux tous les dimanches, et de mon frère Étienne, qui maintenant allait entrer au magasin de livres, car les assemblées primaires étaient commencées, on voyait d’avance que le père Chauvel serait envoyé à la Convention ; tout le pays le voulait ; il était déjà sorti le premier avec un grand nombre de voix, pour être éligible : c’était donc sûr ! Marguerite, cette fois, ne devait pas le suivre à Paris ; elle devait continuer le commerce, répandre les bons livres dans notre pays ; leur magasin faisait trop de bien pour l’abandonner. Le petit Étienne resterait avec elle ; elle l’aimait beaucoup, c’était aussi un brave enfant, qui ne manquait pas d’esprit et qui ne demandait qu’à s’instruire.

 

Outre cela, Marguerite me racontait la belle réception de nos commissaires à Phalsbourg ; ils avaient passé la revue des troupes, et puis ils étaient allés voir le club des Amis de la liberté et de l’égalité. Toute la ville était dans l’enthousiasme des affaires du 10 août ; les municipaux avaient envoyé d’abord douze cents francs pour les frais de la guerre, et plus tard encore mille soixante et deux livres à l’Assemblée nationale, pour le même objet. Les commissaires avaient remercié publiquement Chauvel de la bonne direction qu’il donnait non seulement au club, mais encore au pays tout entier.

 

Voilà ce que me racontait Marguerite. Le père Chauvel, au bas de la lettre, m’encourageait à faire solidement mon devoir, disant que cette guerre ne durerait pas plus de six mois ; que nous allions les bousculer tous et porter de grands coups décisifs. Il ne pensait plus à ce qu’il nous avait dit au club, que la guerre serait longue, et m’écrivait cela pour me remonter le cœur ; mais je n’en avais pas besoin ; je savais qu’une guerre qu’on commence n’a pas d’autre raison pour finir que l’extermination des uns ou des autres.

 

Enfin les commissaires partirent le lendemain sous bonne escorte ; ils allaient à Belfort, en Alsace.

 

Tout le pays fourmillait alors de patrouilles ennemies, des espèces de bandits à manteau rouge, qui pillaient les villages et détroussaient les gens. Quelquefois ces gueux s’avançaient jusque sur les glacis, le bonnet en peau de mouton sur les yeux, le nez en l’air et leurs sales moustaches pendant au-dessous ; ils lâchaient un coup de pistolet contre les remparts, et s’en allaient en criant, la bouche ouverte jusqu’aux oreilles ; c’étaient des paysans sauvages du fond de l’Autriche, qu’on appelait pandours ; des êtres pleins de crasse et de vermine ; et leurs petits chevaux à tous crins étaient aussi sauvages qu’eux.

 

Cette race nous gardait ; elle avait des postes dans tous les environs de la ville, mais hors de portée du canon. D’heure en heure, on entendait un coup de fusil de rempart, et puis tout se taisait ; voilà ce qu’on appelait le blocus.

 

Les ennemis passaient toujours au loin, bien loin : cavalerie, infanterie, convois de poudre et de boulets, tout filait dans le brouillard, du côté de la Lorraine.

 

En voyant cette armée innombrable, combien d’idées on se faisait sur l’invasion, et comme on aurait voulu se trouver là-bas, au milieu des grandes batailles !

 

Le temps restait toujours triste et couvert ; il pleuvait souvent ; notre seule consolation était de penser que les Prussiens et les Autrichiens recevaient cela sur le dos jour et nuit. Deux ou trois fois ces Allemands nous avaient envoyé des parlementaires, un officier avec un trompette. On allait à leur rencontre, on bandait les yeux de l’officier, on le conduisait au gouvernement.

 

Qu’est-ce que ces gens venaient dire ou demander ? Personne excepté le conseil de la place, ne le savait.

 

Un jour, en septembre, le bruit se répandit qu’un pandour avait crié de loin aux avant-postes d’Albertsweiler :

 

– Longwy est pris !… Verdun s’est rendu !…

 

Toute la garnison parlait de cela.

 

Custine, avec une escorte de hussards, sortit de la place pour rejoindre les lignes de Wissembourg ; l’escorte rentra bientôt ; les hussards disaient que le 8e et le 10e de chasseurs, le 1er de dragons, le 4e et le 19e de cavalerie, le 1er et le 2e de grenadiers, un bataillon de Saône-et-Loire et plusieurs du Bas-Rhin venaient de partir à marches forcées pour Metz. C’est peut-être le plus grand serrement de cœur que nous ayons eu ; tout le monde pensait que nous venions de perdre une grande bataille, puisqu’on dégarnissait les lignes pour envoyer des secours. Malgré cela, les bourgeois patriotes soutenaient que l’Alsace n’avait rien à craindre, qu’il restait assez de troupes pour garder le passage de Lauterbourg ; que les Allemands ne pouvaient passer que par les vallées de Fischbach et de Dahn, ou s’engager dans les bois de Bienwald, où les volontaires nationaux les extermineraient jusqu’au dernier ; et que s’ils suivaient le chemin d’Altstadt, nos redoutes les arrêteraient, quand ils seraient cinquante mille.

 

Voilà ce qui se disait dans les brasseries de Landau ; les bourgeois et les soldats s’entendaient comme des frères. Mais si les alliés s’étaient ouvert un chemin sur Paris, à quoi nous servait d’avoir gardé notre petit coin d’Alsace ? Ah ! quelle tristesse on eut dans ces quinze jours, et quelles inquiétudes !

 

Le vieux Sôme, seul à la chambrée, ne perdait pas confiance ; une fois, il dit à ceux qui s’inquiétaient le plus :

 

– Laissez faire… qu’ils entrent tous, ce sera tant mieux… nous leur tomberons sur le dos ; il n’en sortira pas un seul.

 

Enfin on conservait tout de même le courage ; on ne demandait qu’à sortir pour se battre, quand un matin cette longue queue d’ennemis qui défilaient depuis trois semaines eut une fin : les cent quatre-vingt mille alliés étaient en France. Nous avions beau regarder du haut des remparts, il n’en restait plus ; les pandours eux-mêmes avaient suivi la dernière colonne. Ce jour-là, des paysans, hommes et femmes, en grand nombre, leurs paniers sur la tête ou la hotte aux épaules, se rapprochèrent de la ville jusqu’aux avant-postes ; l’ordre arriva de les faire entrer par une poterne, et ces gens alors racontèrent que le prince de Hohenlohe-Kirschberg avait logé chez le maire de Neustadt ; que maintenant son armée entourait Thionville ; que là-bas on bombardait tout ; que la garnison faisait des sorties ; que les Autrichiens et les Bavarois avaient forcé nos paysans de conduire leurs munitions et leurs bagages jusqu’aux environs de la place, et que c’est d’eux qu’ils avaient appris ces choses. Mais de plus loin ils n’avaient aucune nouvelle.

 

Il fallut encore attendre.

 

On avait baissé le pont d’Impflingen, et l’on s’ennuyait terriblement de rester les bras croisés, lorsque, vers le 25 septembre, les courriers de Strasbourg et de Nancy arrivèrent, et toute la ville fut remplie dans une heure de lettres et de gazettes ; on sut tout ce qui s’était passé depuis trois semaines : la prise de Longwy, que les habitants avaient livré sans défense, malgré les volontaires des Ardennes et de la Côte-d’Or ; la capitulation de Verdun, aussi forcée par les habitants, dont les femmes et les filles s’étaient portées à la rencontre du roi de Prusse avec des fleurs ; la mort du brave commandant Beaurepaire, qui n’avait pas voulu signer sa honte ; la défense des défilés de l’Argonne par Dumouriez ; le départ de Kellermann avec l’armée du centre, pour le rejoindre et livrer bataille en avant de Châlons ; le soulèvement de Paris, en apprenant que les traîtres livraient nos places fortes et que Brunswick arrivait exterminer les patriotes ; le massacre des nobles et des prêtres réfractaires dans les prisons ; la bataille de Valmy ; la défaite des Prussiens, et la première séance de la Convention, qui avait proclamé la république à l’unanimité, le 21 septembre.

 

Que de choses terribles et grandioses s’étaient passées dans ces vingt jours ! Et nous autres, nous n’avions rien fait ; nous étions restés cloués là, par un misérable petit prince qui ne voulait pas même nous attaquer. En pensant à cela, nous étions indignés et nous criions :

 

– Est-ce qu’on va nous laisser moisir ici jusqu’à la fin de la guerre ? Puisque les Prussiens sont battus, coupons-leur la retraite !

 

D’autres pensaient qu’il valait mieux tomber sur leurs grands magasins, le long du Rhin, à dix ou douze heures de nous ; que ce serait plus vite fait et que la république y trouverait aussi son compte.

 

Enfin ces idées fermentaient dans tous les régiments, et l’on disait déjà que nos généraux trahissaient, puisqu’ils ne profitaient pas d’une si belle occasion ; on commençait à se révolter, quand par bonheur, le 29 septembre au soir, Custine revint avec son état-major. Il pleuvait à verse, mais cela n’empêcha pas le général de faire battre le rappel, d’ordonner à la cavalerie de monter à cheval, à l’infanterie de boucler le sac et de partir tout de suite, les uns par le chemin de Germersheim, les autres par celui de Weingarten. Nous avions alors ce que nous voulions, nous devions être contents. Chacun comprenait que pour une surprise c’était bien la meilleure ; que les espions, s’il en existait à Landau, n’auraient pas le temps d’aller prévenir l’ennemi d’évacuer ses magasins ; que nous arriverions aussi vite qu’eux.

 

Oui, c’était bien vu ; mais après la distribution des cartouches, quand chaque bataillon se mit à défiler l’un après l’autre dans la nuit, sous les vieilles portes garnies de herses ; qu’on entendit les pas rouler sur les deux ponts, au milieu du vent et de la pluie ; et qu’une fois hors des avancées il fallut s’habituer à voir clair dans cette obscurité, sans presque reconnaître les chemins, avec l’eau qui vous coulait du chapeau comme une gouttière ; et ce bruit de pas qui vont, qui vont toujours sans s’arrêter durant des heures ; le hennissement des chevaux derrière, attelés aux canons ; et pas une étoile au ciel, pas un rayon de lune dans les nuages sombres qui s’étendent ; alors le plaisir d’aller surprendre les magasins n’était plus si grand !

 

Tout ce que je me rappelle de cette route, où l’on ne se voyait pas l’un l’autre, où l’on ne pouvait pas allumer une pipe de tabac, à cause de la pluie et du vent, c’est que d’heure en heure des cavaliers filaient près de notre colonne en nous criant :

 

– Allons… allons… pressons le pas ; il faut arriver au petit jour.

 

Un camarade disait :

 

– Il est minuit… une heure… deux heures…

 

Et la pluie ne finissait pas ; elle faisait un grand murmure dans ces champs.

 

Lorsqu’on traversait un village, les chiens d’abord aboyaient, mais, en voyant tant de monde, ils se cachaient, et nous défilions sans voir une âme. Une fois seulement je me souviens avoir passé près d’une maison où l’on cuisait du pain ; les petites fenêtres étaient éclairées ; la bonne odeur du pain frais faisait dire à chacun de nous en tournant la tête :

 

– Ça sent bon, ici !

 

Et longtemps après avoir traversé ce village, je pensais encore au four de maître Jean, me représentant la cuisine des Trois-Pigeons, la bonne chaleur, le feu rouge qui reluisait sur les casseroles, la galette au lard et le reste !… Je me disais en moi-même que sans l’amour de la liberté, j’aurais mieux aimé me trouver là-bas, les pieds dans mes sabots, derrière le poêle, que sur la route, les cuisses et le dos mouillés comme dans une rivière. Combien de fois ces pensées me sont revenues depuis et je suis sûr que tous les camarades en pensaient autant. C’est plus fort que soi : en marche la nuit, l’idée du village et des bonnes gens vous revient toujours.

 

Enfin nous avions déjà fait plus de sept lieues depuis notre départ de Landau, lorsque le petit jour pâle, au loin comme une raie blanche sur la terre sombre, nous prévint qu’il pouvait être quatre heures du matin. La vue du jour nous réjouit, et le père Jean-Baptiste, qui marchait à côté de moi comme un jeune homme, malgré ses cheveux gris et son gros sac en peau de vache, me dit d’un air de bonne humeur :

 

– Eh bien, Michel, nous approchons… Pourvu que ces gueux de kaiserlicks n’aient pas évacué leurs magasins !

 

À mesure que le jour montait, nous voyions au bout de la grande plaine des endroits où la lumière brillait : c’était le Rhin débordé. Et regardant les camarades crottés jusqu’à la nuque ; les officiers à cheval sur la route grasse et luisante ; derrière nous les canons et les caissons, avec leurs ornières brillantes à perte de vue ; les dragons avec leurs grands manteaux blancs serrés sur les jambes, leurs chapeaux affaissés ; devant, les hussards, les chasseurs mouchetés de boue ; tous en marche et pourtant comme arrêtés dans cette grande plaine, en voyant ces choses, on ne pouvait pas s’empêcher de penser :

 

« Nous voilà bien cinq à six mille, et nous n’avons pourtant l’air de rien. »

 

À sept heures nous arrivâmes près d’un grand village où l’on s’arrêta pour faire la soupe ; tout le corps d’armée, cavalerie et infanterie, bivaquait dans les environs ; les canons et les bagages seuls restèrent sur la route.

 

À peine nos fusils en faisceaux, je fus de corvée avec Jean-Baptiste Sôme. C’est dans ce village que j’ai vu pour la première fois réquisitionner le bois, le pain, la viande, etc ; c’est là que j’ai vu des malheureux lever les mains au ciel, pendant que leurs bœufs et leurs vaches sortaient des écuries, qu’on les abattait dans la rue, qu’on les dépouillait et qu’on les partageait en quartiers, par compagnie. Chaque escouade recevait sa part, le caporal en tête, et l’on partait aussitôt. Custine, que la moitié du village entourait en criant, en gémissant, disait :

 

– Hé ! mes amis, c’est la guerre. Vos ducs, vos rois et vos empereurs l’ont voulue ; allez vous plaindre auprès d’eux !

 

Comme nous retournions au bivac, le père Jean-Baptiste et moi, notre grand quartier de viande pendu au milieu d’une perche sur nos épaules, des centaines de feux brillaient déjà dans la prairie, le long de la Spire ; des tourbillons de fumée couvraient la plaine ; on riait, on regardait bouillir la marmite. Au bout d’une heure et demie tout était cuit et mangé. Nous repartîmes de là sans nous inquiéter du reste ; les paysans nous avaient vus passer : ils étaient ruinés pour vingt ans.

 

Je me rappelle qu’à partir de ce village, une longue chaîne de montagnes boisées défilait sur notre gauche ; un vieux château s’élevait sur ces montagnes à mi-côte, et Marc Divès qui avait fait la contrebande avec son père entre Forbach et Mayence, disait que c’était Neustadt.

 

Nous ne suivions pas la grande route, mais des chemins de traverse très difficiles, surtout pour les canons et les convois ; il fallait pousser aux roues ; quelquefois six et sept chevaux avaient de la peine à tirer nos petites pièces des ornières.

 

Vers onze heures nous vîmes à droite, près du Rhin, une longue file de troupes, principalement de la cavalerie, qui suivait la même direction que nous ; d’abord on crut que c’était l’ennemi ; mais on apprit bientôt que deux autres colonnes de patriotes arrivaient, l’une par Weingarten et l’autre le long du Rhin, par Germersheim. Les deux chemins s’embranchaient plus loin.

 

Nous venions à peine de voir cette colonne, que plusieurs camarades découvraient les clochers d’une ville dans un des tournants du Rhin ; ils les montraient, on s’arrêtait et l’on criait :

 

– Voilà les magasins ! Les voilà… nous les tenons !

 

Et, malgré la fatigue d’une si longue marche, on levait les chapeaux, tout joyeux. Moi, j’étais dans la compagnie des grenadiers et je vois encore mon grand plumet rouge en forme de poire se balancer au bout de mon bras. Notre satisfaction était extraordinaire. Toute la file des canons, des caissons, des bagages se resserra ; les chevaux eux-mêmes avaient l’air de comprendre qu’on approchait des magasins, peut-être parce que leurs conducteurs tapaient dessus avec plus de courage.

 

L’autre colonne était commandée par Neuwinger, un ancien officier rengagé six mois avant comme volontaire, et que la république venait de nommer maréchal de camp. Nous arrivâmes presque ensemble sur la grande route de Worms à Spire, qui descend droit vers le Rhin. Alors les clochers, et même les maisons de Spire, avec les vieux remparts décrépits, et plus loin, derrière, le fleuve couvert de bateaux, se voyaient à mille ou douze cents pas sur notre droite.

 

En voyant cela, les deux colonnes arrêtées se mirent à chanter la Marseillaise. Neuwinger, Houchard, Custine, tous les enfants du pays, allaient nous conduire au feu. Neuwinger, natif de Phalsbourg, vint aussitôt serrer la main du commandant Meunier ; il passa devant nous à cheval, en criant :

 

– Eh bien, ceux du district de Sarrebourg vont se montrer aujourd’hui, j’espère !

 

Il riait ; nous lui répondîmes par un cri de « Vive la république ! Vive la liberté ! »

 

Au même instant nous recevions l’ordre de descendre de la route et de marcher sur Spire, en bataille. Nous ne voyions pas encore l’ennemi quand, en regardant à droite de la ville, nous découvrîmes derrière des haies et de petits murs de jardins qui s’étendaient jusqu’aux remparts, une grande ligne d’habits blancs. J’avais alors mes yeux de vingt ans, et, malgré la distance, je reconnus que ces Autrichiens mettaient des canons en batterie, derrière des tas de terre fraîchement remuée. Sur le devant de la ville, entre deux vieilles tours, au bout de notre route, je découvris aussi une foule de monde, hommes et femmes, des bourgeois sans doute, venus là pour observer ce qui se passait. Mais cette foule ne resta pas longtemps dehors ; à mesure que nous approchions, elle rentrait par la vieille porte en courant.

 

Il pouvait être deux heures ; le temps s’était éclairci, nous avancions en ligne de bataille à travers les champs ; chaque bataillon avait deux petites pièces de huit et seize canonniers pour les servir ; on allait au pas accéléré, des tas de boue aux talons et le fusil sur l’épaule. La cavalerie, dragons, chasseurs et hussards, se déployait sur les côtés ; le Rhin débordé, avec les haies, les arbres et les petites hauteurs dans l’eau, se déroulait autour de nous. On n’entendait que le pas des escadrons et des bataillons. Et comme nous avancions ainsi, le nez en l’air regardant les Autrichiens, voilà qu’une grande ligne de fumée blanche s’élève tout à coup sur la côte ; en même temps des boulets passent au-dessus de nous avec des ronflements terribles, et deux secondes après le bruit de la décharge retentit comme un coup de tonnerre. Je n’avais jamais rien entendu de pareil.

 

Tous nos officiers parcouraient le front des troupes, en criant :

 

– Halte !… Halte !… En bataille !…

 

Le 2e chasseurs et le 17e dragons, à droite, partirent pour tourner la colline ; mais dans cette direction le Rhin s’étendait comme un miroir à perte de vue ; ils avaient du chemin à faire.

 

Les Autrichiens continuaient leur feu. Moi, j’étais plein de curiosité ; je regardais de tous les côtés ; dans ce moment je vis Custine au milieu de son état-major sur la route ; il donnait des ordres ; les officiers partaient comme le vent, ils arrivaient vers nous, et bientôt nous les entendîmes crier :

 

– Faites avancer les pièces !

 

Les chasseurs et les dragons étaient déjà loin, on ne les voyait presque plus au bord de l’eau.

 

Nos petites pièces de huit, et quatre obusiers, en ligne derrière une petite élévation qui leur servait d’épaulement, commencèrent tout de suite la canonnade ; leurs obus et leurs boulets montèrent sur la colline ; mais les autres avaient aussi des obusiers en batterie, et c’est alors que j’entendis pour la première fois ce bruit des obus, qui sifflent comme des oiseaux, tout doucement ; personne de nous ne savait encore ce que cela voulait dire ; nous avions les oreilles pleines du bruit de nos petits canons, et, quand en avant de notre front la terre sautait en entonnoir, nous pensions que c’était miné.

 

Ce bruit continuait depuis environ vingt minutes, lorsque le cri « En avant ! En avant ! » se prolongea sur toute notre ligne. En même temps les tambours se mirent à battre la charge, et la Marseillaise s’éleva jusqu’au ciel. Tout marchait ensemble ; mais ce n’était pas la peine, car les ennemis, au lieu de nous attendre, défilaient déjà vers la place. Nous les voyions courir entre les haies et les petits murs qui bordaient cette colline ; et quand nous arrivâmes sur les hauteurs, nous aperçûmes le 17e dragons, qui montait derrière avec quatre cents prisonniers autrichiens.

 

Tous les autres, à trois ou quatre mille, étaient rentrés dans Spire, et recommençaient le feu sur nous, du haut des remparts.

 

Jusqu’à ce moment tout avait bien été ; la grande canonnade de l’ennemi n’avait tué que peu de monde, mais alors le vrai combat allait commencer.

 

Les trois bataillons de Bretons de la colonne et le nôtre se déployaient près des remparts, qui sont de vieux murs comme ceux de Wissembourg. En face de nous se trouvait une porte, et devant la porte un pont-levis sur des fossés. Les Autrichiens voulaient lever le pont, à deux ou trois cents pas, mais il était tellement lourd et rouillé, que tout le poste avait beau se pendre aux chaînes, cela ne marchait pas. Nous tirions sur les hommes de ce poste ; ceux des remparts nous répondaient ; déjà plusieurs d’entre nous étaient couchés dans les rangs, lorsque Neuwinger arriva, criant comme un furieux : « En avant, les montagnards ! en avant !… » Et nous commençâmes à courir. Le pont était presque debout ; il retomba sur ses piliers avec un fracas terrible, et toute notre compagnie de grenadiers, le commandant Meunier en tête, s’engouffra sous la voûte comme un troupeau. Malheureusement cette voûte était fermée au fond par une porte de gros madriers, garnis de barres de fer en croix et de boulons larges comme la tête. Du haut des tours, à droite et à gauche, les Autrichiens balayaient le pont derrière nous. Les Bretons, qui recevaient cette fusillade sans pouvoir y répondre, nous poussaient en criant comme des loups : « En avant ! » Ils se pressaient contre nous, en masse, pour se mettre à l’abri sous la voûte, et là je crus que c’était fini de nous tous ; d’autant plus que les Autrichiens avaient aussi des trous dans la porte, et qu’ils nous fusillaient à bout portant ; leur feu nous touchait. Plusieurs camarades en ont conservé des grains de poudre dans la figure toute leur vie.

 

Figurez-vous ce fracas sous cette vieille voûte : les coups de fusil qui se répondent à quatre pas ; les tas de blessés qu’on écrase ; la fumée où passe la flamme, comme des éclairs rouges dans l’ombre ; les malédictions et les cris furieux : « Des canons ! amenez des canons ! » Et puis tout à coup, les Bretons qui reculent, en laissant leurs morts et leurs blessés sur le pont !

 

Comment nous tirer de là ? comment battre en retraite sous la fusillade des remparts ?

 

Je me disais : « Nous sommes perdus ! » quand les Bretons revinrent, Neuwinger à cheval, nageant en quelque sorte sur eux ; ils le portaient en criant :

 

– Place !… place !…

 

Et le fracas de la fusillade recommença bien pire qu’avant.

 

Cette fois les Bretons avaient des haches, et c’est alors qu’il fallut entendre le roulement des coups de hache sur la porte. On ne se voyait plus au milieu de la fumée ; les coups de fusil partaient, les copeaux de chêne volaient, les blessés criaient, la grosse porte frémissait sourdement. J’avais aussi ramassé une hache pleine de sang, et je hachais, je hachais, en criant comme les autres :

 

– Vaincre ou mourir !…

 

La sueur me couvrait la figure ; à chaque coup de feu je voyais les camarades tout pâles de colère autour de moi. La vieille porte aurait dû tomber depuis longtemps, mais son tas de ferraille la tenait ensemble ; elle grinçait sans tomber. Enfin la petite porte du milieu s’ouvrit par bonheur, et cinq ou six de nos grenadiers passèrent aussitôt dessous, en se baissant. Les Autrichiens s’étaient retirés ; toute notre compagnie passa ; les Bretons nous suivirent.

 

Nous croyions avoir partie gagnée en tirant les verrous et poussant la grande porte ; mais voyez la misère de ce monde ! à cent pas plus loin, de l’autre côté d’un fossé traversé par un pont, se trouvait une seconde porte aussi solide que la première ; nous n’étions maîtres que de l’avancée, il fallait maintenant emporter le corps de la place. C’est ce que je me rappelle de plus terrible, car aussitôt le feu roulant commença sur nous des remparts, et nous serions restés là jusqu’au dernier, si Custine n’était arrivé au galop avec deux obusiers, qu’il fit mettre en batterie sous la voûte.

 

Cinq minutes après la seconde porte tombait en morceaux, et notre bataillon débouchait dans la grande rue de Spire, au milieu d’une fusillade épouvantable. Les Autrichiens s’étaient barricadés dans les maisons ; toutes les fenêtres étaient pleines de fumée, où leurs fusils ne faisaient que se lever et s’abaisser. Meunier nous cria de les déloger, pour laisser défiler la colonne ; et pendant qu’on exécutait cet ordre, qu’on enfonçait les portes, qu’on livrait bataille aux kaiserlicks dans les corridors, dans les escaliers, dans les chambres, dans tous les recoins, à coups de crosse et de baïonnette ; pendant qu’on poursuivait ces pauvres diables jusque dans les greniers, et qu’ils criaient : « Pardône, Françôse ! » toute notre colonne entrait en ville au pas de charge, ses canons en tête, pour mitrailler ce qui voudrait lui barrer le passage. Au bout d’un quart d’heure la place était pleine de nos troupes : cavalerie, artillerie, infanterie ; et trois mille cinq cents Autrichiens, avec leur commandant Winckelmann, mettaient bas les armes. Quatre cents autres périrent en essayant de traverser le Rhin à la nage. Nous étions aussi maîtres des magasins, car, sauf sa caisse, l’ennemi n’avait eu le temps de rien évacuer de l’autre côté du Rhin.

 

Et maintenant est-ce que j’ai besoin de vous raconter l’enthousiasme de cette première victoire, le plaisir de se tâter en pensant : « J’ai conservé mes quatre membres ; tout est encore en bon état ! » Et la joie d’annoncer la bonne nouvelle à Chauvel, à Marguerite, à mon père ! Oui, c’était une grande satisfaction d’en être réchappé.

 

Je me rappelle que sur la grande place, Custine, au milieu de tous les bataillons, escadrons et régiments formés en carré, nous prononça des paroles de contentement et d’éloges. Il avait la voix forte ; mais au milieu de tous les cris de cette foule, on ne pouvait pourtant pas le comprendre. Seulement les capitaines de chaque compagnie, après le général, nous glorifièrent de n’avoir rien pris ni pillé, comme c’aurait été naturel, puisque la ville était enlevée de vive force. C’est ce qu’ils nous dirent ; et cela fit plus de mal que de bien, car personne n’y aurait pensé, et alors beaucoup d’entre nous se firent d’autres idées sur la guerre, et se repentirent de n’avoir pas profité de l’occasion.

 

Enfin voilà le combat de Spire – notre première affaire – où le bataillon perdit quarante-deux hommes. Maintenant vous allez voir autre chose.

 

Les commissaires ordonnateurs frappaient des contributions sur l’évêque et les chanoines, au profit de la nation ; le peuple et les bourgeois fraternisaient avec nous, et l’on parlait déjà d’aller visiter les magasins de Worms, qu’on disait encore plus grands et mieux approvisionnés que ceux de Spire, quand il arriva du nouveau.

 

Le deuxième jour, vers six heures du matin, comme je me promenais en ville, tout à coup j’entends battre la générale. Aussitôt l’idée me vient qu’on nous attaque ; je cours à la caserne, notre bataillon venait de partir. Je monte prendre mon fusil, ma giberne, et je descends quatre à quatre. Tout le long de mon chemin, je voyais des grenadiers et des volontaires, sortir en courant des églises et des boutiques avec des paquets ; des bourgeois sortaient aussi de leur maison, en criant : « Au voleur ! » enfin le pillage commençait.

 

La générale continuait sur la place d’Armes. Je me dépêchais lorsque, en passant dans une petite rue où se trouvait un magasin de vivres, je vis une charrette de cantinière stationner à la porte, une charrette à deux roues, attelée d’un petit cheval à longue crinière et couverte de toile grise. Sur le devant de cette carriole, une grande femme maigre, en bras de chemise et petite jupe rouge, les cheveux blonds tortillés sur la nuque, recevait les barils de vivres, et les caisses de toute sorte qu’un volontaire lui tendait par la fenêtre. Elle fourrait tout cela sous la toile de sa voiture, en se dépêchant comme quelqu’un qui fait un mauvais coup. Il y avait une guérite à côté de la porte du magasin, mais elle était vide ; la sentinelle travaillait bien sûr avec les camarades dans les églises ou dans les boutiques du voisinage.

 

En voyant qu’on pillait les magasins que nous avions eu tant de peine à gagner deux jours avant, je m’arrête indigné ; je m’approche de cette femme et qu’est-ce que je reconnais ?… Lisbeth !… ma sœur Lisbeth, que je n’avais pas vue depuis son départ pour Wasselonne, en 1783. Je lui crie :

 

– Que fais-tu là ?

 

Elle se retourne, les joues rouges, les yeux luisants à force d’enthousiasme pour le pillage, et me dit :

 

– Tiens ! c’est toi, Michel ! Tu es volontaire ?

 

– Oui. Mais qu’est-ce que tu fais là, malheureuse ?

 

– Ah ! dit-elle, ça n’est rien.

 

En même temps le volontaire sortit et referma la porte du magasin.

 

Je vis qu’il avait peur de moi, car tout de suite il dit :

 

– Nous allons mener ça au quartier général ; ça sera toujours autant de sauvé du pillage.

 

C’était un homme du midi, brun, carré, la moustache et les favoris noirs. Alors Lisbeth se mit à rire, en lui criant :

 

– C’est mon frère !… c’est mon frère !…

 

Et tout de suite il me dit :

 

– Vous êtes le frère de ma femme ? Touchez-là, beau-frère !

 

Tous deux riaient, en emmenant leur voiture aussi vite que possible, et regardant si personne ne nous suivait.

 

Lisbeth tapait sur son petit cheval à tour de bras et son mari allongeait le pas à côté, en murmurant :

 

– Le général réquisitionne !… pourquoi donc est-ce qu’on ne réquisitionnerait pas aussi ?

 

– Hue !… hue !…

 

J’étais indigné de cette rapine abominable, mais en regardant le mari de Lisbeth, je vis que tout ce que je pourrais lui dire sur ce chapitre, ou rien, ce serait la même chose : ils s’entendaient trop bien ensemble. C’est pourquoi je me tus ; et comme ils prenaient une petite rue qui menait sur le quai, en se pressant comme des voleurs, je continuai mon chemin du côté de la place, pendant que Lisbeth me criait :

 

– Viens nous voir à la caserne du 3e bataillon des fédérés de Paris.

 

Qu’on se représente tout ce que je pensais, surtout en arrivant sur la place et voyant le général au milieu de ses officiers, dans une colère terrible. Le régiment de Bretagne venait d’arrêter par ses ordres un capitaine et deux sergents de volontaires, avec une douzaine d’hommes.

 

Ils étaient là dans le carré, les épaulettes arrachées, les habits déchirés, enfin, dégradés ; et dans un coin de la place, près de l’église, un conseil de guerre, formé de leur propre bataillon, délibérait pendant que le général criait et s’indignait.

 

Au bout de dix minutes le conseil vint rendre la sentence. Un fort piquet entoura les pillards, et tous ensemble partirent du côté des remparts. Nous les regardions s’en aller, et tout le monde frémissait ; ils venaient d’être condamnés à mort ! Quelques minutes après nous entendîmes la décharge.

 

Le général alors dit que l’honneur de l’armée était sauf. Les régiments et les bataillons rentrèrent dans leurs casernes et le pillage fut arrêté.

 

Moi j’avais un grand poids sur le cœur ; oui, j’étais triste, et pourtant aussi content de savoir que ma sœur était à Spire, mariée avec un gueux, c’est vrai, mais qu’est-ce que je pouvais y faire ? Enfin ce même soir, j’allai à la cantine du 3e bataillon des fédérés de Paris. Il y avait huit ans que Lisbeth avait grimpé la côte des Baraques, son petit paquet à la main, pour aller chez Toussaint, à Wasselonne : c’était maintenant une grande et forte femme, les yeux vifs et la figure hardie comme notre mère.

III

 

Le troisième bataillon des sections armées de Paris logeait sur le port. Je vis, en approchant du Rhin, de grands hangars qui servaient à mettre les marchandises en dépôt, avant de les embarquer sur le fleuve : c’était la caserne des fédérés. Ils avaient sous ces hangars, fermés aux deux bouts par de grosses bâches, des bancs, des chaises et de la paille en quantité, pour se reposer à leur aise. Ils chantaient, ils buvaient, ils jouaient aux cartes, tous, jeunes et vieux, en bonnets rouges ou chapeaux à cornes ; et c’est là que je reconnus la vérité de ce que Chauvel nous avait raconté du peuple parisien, qui vit partout comme dans ses vieilles rues, sans s’inquiéter du reste. C’est une race de gens petite, sèche, maigre, pâle, hardie et sans gêne ; des êtres qui ne seront jamais bons soldats, parce qu’ils raisonnent toujours et qu’ils se moquent de tout, et particulièrement de leurs supérieurs. Ce n’est pas avec les fédérés de Paris qu’il aurait fallu vouloir faire le grand ; tout de suite ils vous auraient remis à votre place. Ces gens, de tous les états, se tutoyaient depuis le commandant jusqu’au simple volontaire.

 

Comme j’entrai dans la halle, un petit maigre, tout pâle, qui n’avait qu’un souffle, se mit à faire le coq pour se moquer de moi ; mais je n’eus l’air de rien comprendre et je m’approchai de sa table, en demandant la citoyenne Lisbeth, cantinière au 3e bataillon de Paris. Un vieux, en bonnet rouge et gros favoris, qui jouait et fumait, me demanda sans tourner la tête :

 

– Qu’est-ce que tu lui veux, à la citoyenne ?

 

– C’est ma sœur, lui dis-je.

 

Alors tous ceux de la table se retournèrent pour me regarder, et le petit maigre, me montrant la toile du fond, dit :

 

– Tu n’as qu’à toquer à la porte.

 

C’était une vieille bâche tendue contre le vent du Rhin ; dans le moment où je m’en approchais, la lumière d’un grand feu brillait par ses ouvertures. L’ayant donc écartée, je vis une autre halle, plus petite que la première, où ces Parisiens avaient établi leur cantine. Vingt ou trente d’entre eux, réunis là, faisaient la cuisine du bataillon ; les uns écumaient le pot-au-feu, d’autres secouaient de la salade, d’autres épluchaient des légumes ou plumaient des poules. Dans un coin, à gauche, ma sœur Lisbeth, en bras de chemise, un mouchoir de soie rouge autour de la tête, remplissait des bouteilles au robinet d’une grosse tonne ; elle paraissait toute joyeuse, et son mari, le sergent Marescot, assis sur un coffre, le genou en l’air et son coude dessus, fumait tranquillement sa pipe en regardant travailler les autres ; il était là comme le maître de la maison.

 

Lisbeth, m’ayant vu de loin, se mit à crier :

 

– Hé ! c’est toi, Michel ? Tu arrives bien… Quelle noce nous allons faire !

 

Je comprenais bien d’où tout cela venait, mais comme elle arriva tout de suite m’entourer le cou de ses grands bras, en me demandant des nouvelles du père et de la mère, des frères et sœurs, je fus pourtant attendri. Elle me débarrassa de mon sabre et de mon chapeau, qu’elle posa sur une caisse, et son mari vint me donner une poignée de main, en clignant de l’œil et riant en dessous. Il avait la mine d’un vrai renard.

 

– Ça va toujours bien, beau-frère ? me disait-il. Je suis content de te voir.

 

Les autres me regardaient, me tapaient sur l’épaule et m’appelaient citoyen beau-frère, cousin Michel, patriote de la montagne, comme s’ils m’avaient connu depuis dix ans.

 

De grandes marmites bouillaient sur le feu, la bonne odeur des viandes se répandait partout ; et quand, au bout d’une heure, on s’assit autour de la table pour dîner, c’était un véritable festin d’aristocrates que nous allions faire. Jamais je n’ai mangé de meilleures choses en tous genres, particulièrement en jambons et saucisses – nous étions au pays de Mayence ! – ni bu de meilleur vin : c’était bien sûr du vin d’évêques ou de chanoines ; et malgré l’idée que tout cela venait du pillage, la satisfaction et le contentement des fédérés finirent par me gagner ; je me disais :

 

« Bah ! le vin est tiré !… Il serait bu tout de même !… Autant qu’il me fasse du bien qu’aux autres ! »

 

Cette nuit-là j’ai connu la malice des Parisiens ; c’est là que je les ai entendus rire, se moquer des rois, des princes, des évêques, et puis chanter des chansons qu’on n’oserait jamais répéter ; ça leur venait naturellement. Il y en avait même un grand borgne, qui se mit à chanter des airs de tendresse et d’amour, en s’accompagnant sur un violon. Sa voix était toute fêlée et cassée ; mais il chantait si bien, en levant la tête vers le ciel d’un air désolé, que le froid m’entrait jusque dans les cheveux de l’entendre. Et comme il parlait de patrie, d’amante, de vieux père, je me levai tout pâle, et je sortis pour cacher mon trouble, parce que je pensais à Marguerite. Deux minutes après, lorsque je rentrai dans la halle, tout était changé ; ce grand borgne dansait sur une jambe, faisait des farces et voulait jouer de la clarinette avec son nez. – Voilà les Parisiens !

 

Lisbeth, au milieu de ces fédérés, jouissait d’une véritable considération ; quand elle parlait, en disant des bêtises, ils riaient ensemble et criaient :

 

– Ha ! ha ! ha ! bravo la citoyenne !… Hé ! hé ! hé !

 

Tout ce que je peux dire, c’est que c’était une belle femme, grande, hardie et sans gêne, une vraie cantinière, qui n’aurait pas eu peur de prendre un fusil à l’occasion ; enfin la ressemblance de notre mère, mais plus grande et plus forte. Malgré cela je pensais, en voyant l’admiration des fédérés :

 

« Si vous l’aviez rencontrée dans le temps, pieds nus sur la route, au milieu de la neige ou de la poussière, suivant les voitures et criant : « Un liard, messeigneurs, pour l’amour de Dieu ! » vous seriez bien étonnés de savoir que c’est la même. »

 

Après tout, elle en valait bien d’autres, qu’on voit rouler en carrosse avec de grands flandrins derrière ; il ne faut pas toujours songer aux commencements.

 

Ces Parisiens trinquaient à l’Ami du peuple ; le citoyen Marat passait chez eux pour un Dieu ! Danton, Robespierre, Desmoulins, Collot-d’Herbois, Couthon, Legendre, ne venaient qu’en seconde ligne. Le grand borgne disait que celui-ci manquait de nerf, celui-là de courage, un autre d’idées ; qu’ils n’avaient pas le coup d’œil de l’homme d’État, etc. ; mais le citoyen Marat avait tout, à les entendre. Tous disaient :

 

– Tant que nous aurons Marat, la révolution ira bien ; s’il meurt, les autres se débanderont ; ils perdront la tête, ils se laisseront gagner par les girondins !

 

Ces fédérés s’indignaient contre Custine, qui venait de faire fusiller les pillards ; ils le traitaient de ci-devant. Le grand borgne, avec son chapeau de trois pieds et sa cocarde comme une roue de charrue, parlait d’écrire à l’Ami du peuple et de lui dénoncer cette abomination ; les autres l’approuvaient, ils voulaient motionner contre les généraux aristocrates.

 

Finalement tous se mirent à danser ; et pendant qu’ils faisaient leurs folies, Marescot, assis en face de moi, au bout d’une table, me raconta son mariage avec Lisbeth, qu’il avait connue servante chez le comte de Dannbach, major au régiment d’Alsace, où lui, Marescot, était trompette. Il me dit qu’il l’avait aimée tout de suite, à cause de sa vivacité, de sa propreté, de son économie, et de ses talents extraordinaires pour la cuisine, et qu’ayant eu son congé l’année d’après à Paris, il l’avait épousée pour prendre une petite gargotte rue Dauphine ; mais que le commerce n’allant plus depuis la guerre, à cause des troubles continuels, il avait vendu son fonds et s’était engagé comme cantinier dans le 3e bataillon des fédérés, où leurs affaires prospéraient, grâce à Dieu.

 

Comme je lui demandais s’il était encore à Paris au moment des massacres de septembre, il me répondit qu’il avait vu ces massacres, et me les raconta en détail, disant qu’ils avaient commencé le dimanche 2 septembre, vers trois heures de l’après-midi, dans la rue Dauphine, où le peuple avait massacré des prisonniers qu’on conduisait à l’Abbaye, parce qu’un de ces prisonniers s’était permis de frapper un homme de l’escorte ; qu’après cela le peuple s’était partagé en deux bandes : l’une, composée en grande partie des fédérés du Midi, avait couru aux Carmes du Luxembourg, où se trouvaient enfermés des prêtres et des évêques réfractaires accusés de conspiration, pendant que l’autre bande, beaucoup plus nombreuse, enfonçait les portes de la prison de l’Abbaye, et tuait tout ce qui lui tombait sous la main.

 

Mais que, vers cinq heures, le conseil général de la Commune ayant envoyé des commissaires pour inviter le peuple à former un tribunal, qui jugerait les prisonniers avant de les mettre à mort, le carnage avait cessé. Que le peuple avait choisi douze juges, parmi les bourgeois du quartier connus par leur civisme, et le citoyen Maillard comme président ; qu’il avait aussi nommé quarante et un tueurs, chargés d’exécuter les jugements. Qu’après cela les juges s’étant assis autour d’une table dans le guichet de la prison, le registre d’écrou devant le président et les tueurs attentifs dehors, dans la cour sombre, éclairée par des torches, les exécutions avaient commencé vers dix heures du soir. Le président lisait le nom d’un prisonnier, et les causes de son arrestation sur le registre ; des fédérés allaient le chercher ; on l’interrogeait ; il se défendait ; s’il était acquitté, trois fédérés le menaient dehors, en criant : « Chapeau bas, c’est un innocent ! » Le peuple l’embrassait et on lui donnait une escorte jusqu’à sa maison ; s’il était condamné, le président disait : « À la Force ! » pour faire croire au malheureux qu’on allait seulement le conduire à la prison de la Force ; des fédérés le poussaient dans la cour, en répétant : « À la Force ! » et les tueurs tombaient dessus à coups de sabre, de pique et de baïonnette.

 

Quelques-uns voulaient se défendre ; d’autres demandaient grâce ; d’autres, la tête penchée et les coudes en l’air, essayaient de parer les coups, et se sauvaient tout couverts de sang, en appelant au secours ; il fallait les poursuivre et les finir dans un coin. Quand ils ne remuaient plus, les tueurs criaient tous ensemble : « Vive la nation ! » et venaient se remettre devant la porte du guichet, en attendant la sortie d’un nouveau prisonnier. De temps en temps ces hommes buvaient un verre de vin ; et, lorsque la femme de l’un d’eux lui apportait sa soupe, un camarade prenait son sabre et le remplaçait.

 

Les choses s’étaient passées à peu près de même dans toutes les prisons, excepté pour les femmes de mauvaise vie et les officiers suisses, qu’on avait tués sans jugement. Les prêtres enfermés aux Carmes du Luxembourg n’avaient pas été jugés non plus ; les fédérés du Midi les avaient massacrés, en leur criant : « Souviens-toi de la Saint-Barthélémy ! » À Bicêtre, les prisonniers s’étaient barricadés dans la prison ; il avait fallu amener du canon et leur livrer bataille.

 

Marescot me racontait ces abominations en fumant tranquillement sa pipe ; il trouvait cela naturel, et me dit qu’elles avaient duré trois jours de suite. Moi, malgré le bon vin que j’avais bu, je me sentais froid par tout le corps, mon cœur se serrait ; à la fin je ne pus m’empêcher de m’écrier :

 

– Mais, beau-frère, c’est abominable ce que vous me racontez là ! Comment ! cette boucherie a duré trois jours, et personne n’a rien fait pour l’arrêter ; car, vous avez beau dire, des gens qu’on juge sans témoins, sans avocats pour les défendre, sans autres preuves qu’une note sur un registre de prison, c’est horrible !… Qu’est-ce que faisaient donc la Commune, la garde nationale, les ministres et l’Assemblée législative ?

 

En entendant cela, Marescot parut tout surpris et me regarda quelques secondes de ses petits yeux noirs.

 

– Eh ! dit-il ensuite en levant les épaules, ils ne faisaient rien, ils laissaient faire ! Tout le monde s’attendait à cela ; Marat l’avait prédit dans son journal, et personne ne pouvait l’empêcher. – À la prison de la Force, Hébert présidait le tribunal ; à l’Abbaye, Billaud Varennes, substitut du procureur de la Commune, remerciait les tueurs au nom de la patrie. La Commune avait fait relâcher d’avance tous les prisonniers qui n’étaient pas accusés de choses politiques ; elle a payé les tueurs : ils ont reçu chacun six livres par jour. Quant à la garde nationale, elle n’a pas bougé ; j’ai vu des gardes nationaux en faction aux portes des prisons où l’on tuait. L’Assemblée nationale n’a rien fait non plus ; elle a envoyé trois commissaires à l’Abbaye, le 2 au soir, pour engager le peuple à se reposer sur la justice. On les a laissé dire ; ils sont repartis, les massacres ont continué, et personne n’a plus entendu parler d’eux, ni de l’Assemblée nationale législative. Sans Danton, tous ces braves de l’Assemblée qui crient maintenant si fort, se seraient sauvés derrière la Loire, leur ministre Roland en tête, abandonnant Paris à Brunswick ! – La trahison était partout ; après avoir fait semblant d’accepter la révolution du 10 août, la majorité de la Législative employait tous les moyens pour la détruire ; le tribunal établi pour juger les conspirateurs acquittait les plus grands scélérats ; les émigrés, les Prussiens et les Autrichiens remplissaient la Champagne ; ils payaient leurs réquisitions avec des bons au nom du roi de France ; ils fusillaient les patriotes qui voulaient se défendre ; le traître Lavergne venait de leur livrer Longwy ; d’autres traîtres se préparaient à leur livrer Verdun ; cette ville prise, il ne restait plus rien entre eux et Paris ; les aristocrates enfermés dans les prisons le savaient ; ils buvaient et se réjouissaient ; ils criaient : « Patience… nous allons avoir notre tour… Brunswick arrive !… » Tous les jours, des bandits payés pour épouvanter la population couraient dans les rues en criant : « Fermez vos boutiques, les Prussiens et les Autrichiens sont à la barrière ! » Ou bien : « Les Bretons arrivent ! » C’étaient des alertes continuelles ; la générale battait, le tocsin sonnait. Il fallait en finir avec tous ces traîtres ; il fallait leur montrer que, puisqu’ils ne reculaient devant rien pour trahir la patrie, on ne reculerait devant rien pour la défendre : il fallait les épouvanter ! Mon Dieu ! je ne dis pas que des innocents n’ont pas péri dans le nombre ; c’est possible. Mais si les Prussiens avaient gagné la bataille de Valmy au lieu de la perdre ; s’ils étaient entrés à Paris avec les émigrés, crois-tu qu’ils se seraient donné la peine de juger les patriotes ? Non ils les auraient fusillés en masse, comme Brunswick l’avait annoncé dans sa proclamation ; on aurait vu d’autres massacres que ceux de Septembre. Eh bien, ce que les Prussiens et les émigrés voulaient faire contre la nation, pour rétablir l’ancien régime et les privilèges de toute sorte, le peuple l’a fait contre mille ou douze cents conspirateurs, pour sauver la révolution et les droits de l’homme ! Si tu ne comprends pas cela, c’est que tu n’es pas un bon sans-culotte !

 

Marescot avait raison, je n’étais pas un bon sans-culotte ; malgré toutes les explications qu’il venait de me donner, ces massacres me dégoûtaient ; j’en étais honteux pour notre république. Les bourreaux sont des bourreaux ; qu’ils aient une couronne, un bonnet d’évêque ou une casquette sur la tête, je les mets tous dans le même panier.

 

Enfin, ce qu’on peut dire de plus raisonnable sur ce chapitre, c’est que les royalistes ont aussi de grands reproches à se faire ; ils ne devaient pas appeler l’étranger à leur secours ; tout devait se vider entre nous ; alors Longwy et Verdun n’auraient pas été vendus, et les massacres n’auraient pas eu lieu. La première faute est aux traîtres et à leur ami Brunswick, qui menaçait de brûler Paris et de fusiller tous les patriotes. Voilà la vérité.

 

Ce soir-là je rentrai bien tard à la caserne.

 

Le lendemain, pendant que j’étais de garde à la porte de Mannheim, nous vîmes défiler, vers trois heures de l’après-midi, quatre bataillons de grenadiers, un de volontaires nationaux, un régiment de chasseurs à cheval et de l’artillerie en proportion. Le bruit s’était répandu que le général autrichien, – celui qui n’avait laissé que quatre mille hommes pour garder les magasins de Spire, – venait à marches forcées au secours de Worms et de Mayence, avec un corps de douze mille hommes. Mais, le jour suivant, nous savions déjà qu’il arriverait trop tard. Nos troupes étaient entrées à Worms sans résistance ; les habitants les avaient reçues en criant : « Vive la nation ! » et les autorités portaient la cocarde tricolore.

 

Tout cela n’empêcha pas notre commissaire ordonnateur en chef, le citoyen Pierre Blanchard, de frapper une contribution de douze cent mille livres en écus, moitié sur la ville, qui dans le temps, avait reçu les émigrés, avec la cocarde blanche, en criant : « Vive le roi ! » moitié sur l’évêque et les chanoines, qui souhaitaient de nous voir en enfer. Nous avions déjà frappé quatre cent cinquante mille livres sur le chapitre de Spire : et sur le clergé particulier cent trente mille livres, à cause de la fabrication des faux assignats, que ces gens se permettaient chez eux depuis deux ans. En outre, des convois de farine, de seigle, d’avoine et de foin, d’effets de campement et d’habillement, souliers, chemises et pantalons, en caisses, ballots, et tonneaux, filaient jour et nuit sur Landau ; on n’avait que la peine de réquisitionner les chevaux et les voitures du pays, et de les faire escorter par de petits détachements ; enfin, les gazettes des Allemands et des émigrés n’avaient rien dit de trop sur le bon approvisionnement de leurs magasins ; il faut toujours reconnaître la vérité.

 

C’est à Spire que l’habillement, l’équipement et l’armement de l’armée du Rhin furent complétés. Les commissaires des guerres surveillaient tout ; ils fournirent à chacun de nos bataillons une tente par seize hommes ; le bureau du quartier-maître, le petit état-major, les ouvriers, les gardes de police et du camp, les capitaines, les vivandiers, reçurent chacun leur tente en bonne toile, garnie de mâts, de traverses et de piquets ; les lieutenants logeaient deux à deux dans une tente. Chaque tente de seize hommes eut deux marmites, deux gamelles, deux grands bidons ; deux pioches, deux pelles, deux haches, deux serpes pour aller au bois. C’est avec cela que nous avons fait trois campagnes terribles.

 

La cavalerie avait une tente pour huit hommes, et tout ce qui convient aux cavaliers, cordes et piquets, troussières pour aller au fourrage, enfin tout. Et naturellement cela nous fit d’autant plus plaisir, que nous avions gagné ces choses nous-mêmes et qu’elles ne coûtaient pas un denier à la république.

 

Mais si l’on avait laissé piller et voler les magasins, quelques gueux se seraient enrichis, et les défenseurs de la liberté auraient péri de misère. C’est un grand malheur que les généraux venus plus tard n’aient pas suivi l’exemple de Custine ; les soldats et les volontaires auraient moins souffert, et l’on n’aurait pas vu tant de brigands nager dans l’abondance, eux, leurs enfants et descendants, chose abominable quand on savait d’où venaient ces biens. Enfin, dans les plus beaux temps il reste toujours à reprendre ; pendant que les uns se dévouent à la patrie, d’autres ne pensent qu’à happer et s’enrichir aux dépens de ceux qu’ils regardent comme des bêtes, parce qu’ils ont du cœur et de la probité.

IV

 

Les magasins de Spire et de Worms nous mirent donc sur un nouveau pied ; nous étions habillés, armés, équipés comme des soldats ; nous pouvions faire campagne. Combien d’autres auraient souhaité d’être à notre place ! Je ne parle pas seulement des Prussiens, en pleine retraite dans les boues de la Champagne : les misérables avaient tous la dysenterie, à force d’avoir mangé du raisin ; ils abandonnaient canons, caissons, bagages ; ils traversaient Verdun, Longwy, sans même se retourner une seule fois pour combattre ; c’était la déroute du despotisme !

 

Nos paysans exterminaient ces malheureux par douzaines, derrière les haies, sur les chemins, le long des bois ; les puits de nos villages en étaient pleins ; tout le monde s’en mêlait, même les femmes ! Et Marat trouvait que ce n’était pas encore assez ; il reprochait à Dumouriez de leur laisser une porte ouverte ; il aurait voulu tenir Brunswick et Frédéric-Guillaume, pour les pendre, et les faire servir d’exemple aux rois qui par la suite oseraient nous envahir. Il avait bien raison, car on a reconnu depuis que notre gouvernement avait fait une convention secrète avec le roi de Prusse.

 

Enfin cette campagne de six semaines était assez belle : les Prussiens se sauvaient ; les Autrichiens et les émigrés, restés en arrière pour bombarder Lille, en Flandre, venaient de lever le siège ; le général Anselme envahissait dans le Midi le comté de Nice, les Vendéens avaient été mis à la raison pour quelque temps ; tout allait bien, et nous apprenions ces bonnes nouvelles jour par jour, à la distribution du bulletin de la Convention. Carnot et Prieur avaient établi chez nous cette bonne habitude ; quelques mois plus tard, en juin 1793, elle fut étendue à toutes les armées de la république.

 

Chaque soldat connaissait donc les raisons de la guerre ; il savait ce qui se disait et se faisait à Paris, et c’est pour cela qu’au lieu de m’être battu comme une bête, je puis vous raconter maintenant mon histoire. On devrait bien encore appliquer ce décret de la Convention sur la distribution des bulletins de l’Assemblée, comme tant d’autres que l’on avait oubliés, et qu’on déterre seulement selon les occasions : celui-ci rendrait service tous les jours à des milliers de nos enfants ; ils sauraient au moins pourquoi on les envoie mourir aux quatre coins du monde.

 

Quelques jours après la prise de Spire, le 17 octobre 1792, nous reçûmes l’ordre, un matin, de lever le pied, et tout de suite on boucla le sac, on boutonna ses guêtres, et l’on sortit par la porte de Mannheim, du côté de Worms, sans dire ni bonjour ni bonsoir. Tout le corps d’armée encore à Spire ou dans les environs nous suivait. Il ne pleuvait pas, mais le temps était humide ; les brouillards du Rhin continuaient à couvrir le pays.

 

Au sortir de la ville, on nous fit prendre une chaussée à gauche, à travers des bois et des bruyères, et, durant six heures, hêtres, chênes, sapins, bouleaux ne firent que s’étendre devant nous, au milieu du brouillard.

 

Nous rencontrions quelquefois de vieux pans de murs, d’anciens châteaux noircis par la fumée, sans toit, sans portes, et sans fenêtres, enfin des ruines ; le père Sôme disait :

 

– Turenne a passé par ici voilà cent ans ; il a brûlé dans une nuit quatre cents villes, villages, censes, bourgades et châteaux, par ordre de Louis XIV. Voilà comment les Bourbons faisaient la guerre !

 

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’après les forêts en avant de Spire, le long de la chaussée qui passe à Dürckheim, Grunstadt, Oberflersheim et plus loin, outre ces vieilles démolitions, nous rencontrâmes aussi des maladreries toutes délabrées, pour mettre les pauvres gens en train de mourir, et des potences comme chez nous avant la révolution. Et si les Allemands veulent être justes, ils reconnaîtront dans tous les siècles que nous les avons débarrassés de leurs seigneurs, de leurs maladreries et de leurs potences. Sans nous ils auraient encore ces vieilles misères, car ils y tenaient tellement, par habitude, que nous avons été forcés de les battre cent fois, pour les ramener au bon sens. Ils étaient comme ces mendiants qui se figurent qu’on ne peut pas vivre sans vermine, et qui sont tout étonnés qu’on leur donne une chemise neuve et des habits propres.

 

Mais allons toujours en avant.

 

Après les grandes forêts, nous arrivâmes dans un pays de vignes, les plus belles du monde ; elles couvraient des coteaux innombrables. Les Allemands sont si laborieux, si grands amateurs de bon vin, que, pour en avoir, ils portent leur fumier à dos d’homme, jusqu’à quatre et cinq cents pieds sur ces pentes rapides ; ils ont de petits escaliers à la file, qui montent d’étage en étage le long des côtes. En voyant cela, j’étais dans l’admiration. Nous avons bu de leur vin, il est très bon ; le blanc et le rose ont un fin bouquet, mais il ne faut pas trop en boire, deux bouteilles suffisent pour vous mettre sous la table.

 

Malgré la guerre, ces braves gens finissaient leurs vendanges, et, la hotte au dos, ils montaient et descendaient leurs escaliers, s’arrêtant quelquefois au haut des grandes roches luisantes, couleur de fer, pour nous regarder. Nous leur criions : « Vive la république ! » Et tous, hommes et femmes, nous répondaient joyeusement, la main ou le chapeau en l’air. Ah ! si les peuples pouvaient s’entendre ; s’ils pouvaient se débarrasser des gueux qui les divisent, nous aurions le paradis sur la terre !

 

Notre colonne fit halte vers deux heures, dans un gros village, pour manger la soupe.

 

À trois heures nous quittions déjà cette bourgade, et vers neuf heures, à la nuit close, nous entrions dans la petite ville d’Alzey, non loin de Mayence. Nous avions fait seize lieues depuis le matin ; un grand nombre d’entre nous n’en pouvaient plus.

 

Je n’oublierai jamais Alzey. Nous étions arrivés une demi-heure après l’avant-garde, et la petite ville fourmillait déjà de troupes : chasseurs à cheval, hussards, gendarmes, volontaires allaient et venaient dans les rues : les ordres, les coups de trompette pour ramener les hommes à leurs escadrons, les appels, les roulements de tambour remplissaient la vallée.

 

Par bonheur, Jean-Baptiste Sôme, Jean Rat, Marc Divès, moi et deux ou trois autres camarades, nous logions chez un maître de poste, à l’entrée du faubourg. Nous avions même des chambres en haut, donnant sur une vieille cour pleine de voitures, et le maître nous avait invités à souper avec lui.

 

La grande cuisine, en bas, flamboyait ; c’était bien autre chose que celle de maître Jean, aux Baraques, car ce bourgeois avait des domestiques, des servantes, des postillons, des courriers ; c’était un homme riche. Et quand les dragons nationaux arrivèrent, on n’entendit plus que piaffer, hennir, crier dans la cour ; chacun voulait avoir son cheval à l’écurie. Nous autres, bien tranquilles, nous changions de souliers et de guêtres, et puis nous descendîmes nous sécher autour de l’âtre.

 

Dans tous les coins de la cuisine, les servantes et même les demoiselles de la maison venaient nous regarder de loin, avec nos grands chapeaux, nos longs habits fumants, nos baudriers en croix ; elles étaient curieuses de voir des républicains ; et dès que l’un de nous tournait la tête pour voir si elles étaient jolies, elles se sauvaient en riant et se poussant dans la grande allée noire.

 

Le maître arriva bientôt lui-même. C’était un homme sec, brun, le nez un peu crochu et les yeux noirs ; il avait de hautes bottes à revers jaunes, garnies d’éperons, et une culotte de peau.

 

– Citoyens volontaires, nous dit-il en bon français, donnez-vous la peine de me suivre.

 

Alors, dans une salle haute, nous vîmes la table mise, avec une belle lampe au-dessus, pendue au plafond ; mais la femme et les filles du bourgeois s’étaient retirées.

 

On s’assit et le maître de la maison, au milieu de nous, l’air grave, nous servit lui-même comme un père de famille.

 

À chaque instant, un domestique, un postillon, un courrier entrait lui rapporter ce qui se passait dehors ; lui, sans se déranger, leur donnait ses ordres ; il découpait les viandes, nous versait à boire, et ne nous laissait manquer de rien. On causait de notre campagne, de celle des Prussiens dans l’Argonne, de la révolution, etc. ; cet homme de bon sens nous parlait de tout dans un vieux français qui me faisait plaisir d’entendre.

 

Plusieurs de nos camarades étant très fatigués allèrent se coucher ; le vieux Jean-Baptiste Sôme, Divès et moi, nous restâmes seuls à table. Il pouvait être onze heures ; sauf les cris de « Qui vive ! » au loin sur les collines, tous les autres bruits de la ville et des environs s’étaient apaisés. Sôme alluma sa pipe et se mit à fumer tranquillement ; et comme le bourgeois remplissait encore nos verres, je me hasardai de lui dire :

 

– Mais, citoyen, vous parlez en français comme nous ; est-ce que vous ne seriez pas de la nation ?

 

– Oui, dit-il, je descends d’un vieux Français, un de ceux qu’on a chassés à la révocation de l’Édit de Nantes.

 

Il paraissait tout pensif ; et moi, songeant que cet homme était de la même religion que Marguerite, Français comme nous, je fus attendri. Je lui racontai que Chauvel, l’ancien constituant, aujourd’hui membre de la Convention, m’avait choisi pour gendre ; que sa fille m’aimait, et qu’ils étaient aussi calvinistes.

 

– Vous êtes heureux, jeune homme, dit-il alors, d’appartenir à d’honnêtes gens !

 

Et, prenant plus de confiance, il se mit à nous raconter d’un air tranquille, mais avec force, que son grand-père, Jacques Merlin, vivait au pays Messin, près de Servigny, dans le temps des dragonnades ; qu’il avait là sa maison, ses écuries et ses terres, pratiquant sa religion sans faire de tort à personne, quand le grand roi Louis XIV, un être vicieux, après avoir entretenu des femmes de mauvaises mœurs, du vivant même de la reine, et donné l’exemple de tous les scandales, crut, comme tous les mauvais sujets dont la cervelle se dessèche, qu’en appelant des prêtres pour lui donner l’absolution de ses ordures, il serait encore assis à la droite du Seigneur, dans les siècles des siècles.

 

Mais que les prêtres profitant de sa bêtise, ne voulurent lui donner l’absolution, que s’il exterminait les ennemis de l’Église romaine. Et qu’alors ce libertin sans bon sens et sans cœur, pour obtenir la rémission de ses débauches, donna l’ordre de convertir les protestants de toute la France par tous les moyens, séparant les mères de leurs enfants, envoyant les pères de famille aux galères, confisquant leurs biens, ravageant, incendiant, massacrant ses propres sujets, les faisant périr sur la roue et les réduisant au dernier désespoir.

 

Il nous dit que ces honnêtes gens avaient mieux aimé tout supporter, que d’être de la religion d’un scélérat pareil ; que des centaines de mille Français, emmenant leurs vieillards, leurs femmes et leurs enfants, avaient fui chez l’étranger malgré les cordons de gendarmes établis sur les frontières, pour les arrêter ; que ces chefs de famille étant les plus honnêtes, les plus intelligents et les plus laborieux ouvriers et commerçants de leurs provinces, avaient porté le commerce et l’industrie de la France ailleurs ; que l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande et même l’Amérique avaient pris alors le dessus pour la fabrication des étoffes, des cuirs et tentures, des faïences, des verreries, des impressions et d’une quantité d’autres articles qui font la richesse d’une nation ; que le débauché continuant de faire la guerre et de jeter l’argent par les fenêtres, sans avoir le travail et les économies de tant de milliers d’hommes industrieux, pour couvrir ses dépenses, avait ruiné le pays de fond en comble ; et que ce grand Louis XIV, dans ses vieux jours, lorsqu’il ne pouvait plus rien retenir et qu’il laissait tout aller sous lui, criait dans son infection :

 

– Mon Dieu ! comme vous me traitez, après tout ce que j’ai fait pour vous !

 

Ce qui montre bien la stupidité d’un être pareil, qui se figurait que l’Éternel créateur, dont la volonté seule a tiré les mondes de l’abîme, avait besoin d’un vaurien de son espèce pour lui rendre des services ! Qu’il était enfin mort dans la crasse, laissant un déficit énorme, qui, faute d’industrie et d’économie, n’avait fait que grandir sous Louis XV et le régent, et finalement avait forcé Louis XVI de réunir les notables et puis les états généraux, d’où venaient notre révolution, la déclaration des droits de l’homme, l’abolition des privilèges et tous les bienfaits dont allait jouir le peuple, en même temps que l’abaissement des fainéants et des débauchés, réduits à vivre, comme tout le monde, de leur travail.

 

Voilà ce que nous dit ce vieux Français.

 

Mais ce qui me toucha le plus, c’est quand, tout attendri lui-même, il nous raconta l’arrivée des dragons du roi un soir, chez son grand-père, apportant à la famille l’ordre de se convertir sur-le-champ ; s’établissant dans la vieille ferme ; se couchant avec leurs bottes et leurs éperons dans le lit de l’homme et de la femme ; les dépouillant de tout ; les traitant à coups de cravache ; empêchant même la mère de donner le sein à son enfant, pour la forcer de renoncer à son Dieu ; enfin les réduisant à ce désespoir terrible de se sauver tous ensemble la nuit à travers les bois, en abandonnant la vieille maison bâtie par les anciens, les champs achetés avec tant de peine et arrosés de leurs sueurs, et poursuivis par des gendarmes, comme une bande de loups.

 

Oui, ces choses me touchèrent. Et puis l’abandon des pauvres malheureux sur la terre étrangère, sans pain, sans argent, sans secours, sans amis ; le travail mercenaire de gens habitués à l’aisance ; la femme et les jeunes filles forcées de s’humilier au service des autres ; le vieillard courbé sous le travail, si pénible quand on a déjà tant travaillé dans sa vie et qu’on voudrait se reposer un peu. Quelle histoire ! et tout cela par la volonté d’un vieux mauvais sujet, qui se figurait faire ainsi son salut.

 

Finalement le maître de poste nous dit qu’après avoir beaucoup souffert, après avoir traîné la misère longtemps – tous leurs biens en France étant vendus, ou donnés à la mauvaise race, en récompense de ses dénonciations – son grand-père et sa grand-mère avaient pourtant fini par amasser quelque chose avant de mourir ; et que leurs enfants et petits-enfants ayant l’exemple du travail, de l’économie et de la probité devant les yeux, étaient redevenus aisés et même riches, jouissant de la considération de tout le pays.

 

Et comme je lui demandais :

 

– Mais vous n’avez jamais regretté votre nom de Français ? Est-ce qu’il ne vous reste rien là pour la vieille patrie ? Nous ne vous avons jamais fait de mal, nous ; c’est le roi seul, conseillé par les évêques, qui vous a bannis ; et dans ce temps l’ignorance du peuple était si grande, qu’il faut plutôt le plaindre que le haïr.

 

Il me répondit :

 

– Tant que les Bourbons ont régné sur la terre de France, personne de nous n’a regretté la patrie ; mais depuis que le peuple s’est levé, depuis qu’il a proclamé les droits de l’homme et qu’il a pris les armes pour les défendre contre tous les despotes, notre vieux sang s’est réveillé, et chacun de nous s’est dit avec fierté :

 

– Je suis aussi Français !

 

En parlant, tout à coup il était devenu pâle ; il se leva pour ne pas laisser voir son trouble et se promena lentement autour de la salle, les mains sur le dos et la tête penchée.

 

Alors Jean-Baptiste Sôme, qui avait écouté tout pensif, le coude allongé sur la table, vida les cendres de sa pipe et dit :

 

– Oui, oui, c’est encore plus terrible que les massacres de septembre !… Et pourtant la patrie n’était pas en danger : les traîtres ne livraient pas nos places fortes ; les Prussiens n’envahissaient pas la Champagne ; ces pauvres protestants ne conspiraient pas contre le pays ; ils se tenaient bien tranquilles et ne demandaient qu’à prier le bon Dieu à leur manière. Mais voici minuit, il est temps d’aller nous coucher ; la colonne se mettra en marche demain de grand matin.

 

Nous nous levâmes tous, et le maître de poste, allumant une petite lampe, nous conduisit dans le vestibule, au pied de l’escalier, en nous souhaitant le bonsoir.

 

Ces choses me sont restées !… Je crois même les avoir écrites dans le temps à Marguerite. La lettre s’est perdue ; mais je ne pense pas m’être trompé beaucoup, en vous racontant les paroles du maître de poste d’Alzey. Si ses petits-enfants vivent encore, ils pourront lire ce que pensait leur grand-père, du roi Louis XIV, et je souhaite que cela leur fasse plaisir.

V

 

Le lendemain nous étions en route de bonne heure pour gagner Mayence par Albig, Werstadt Ober-Ulm, etc. Toute cette masse de brouillards qui s’étendait sur le Palatinat depuis quinze jours commençait à tomber, et vers midi nous allions dans la boue, par une pluie battante, qui dura jusqu’au soir. Nos chapeaux avaient un avantage sur les shakos d’aujourd’hui, on pouvait les pencher en gouttières, l’eau ne vous coulait pas dans le cou ; mais au bout d’une ou deux heures, ils s’aplatissaient en galette sur vos épaules.

 

Une bonne nouvelle nous arriva pendant la route : l’autre corps d’armée, parti la veille de Worms, en filant sur la chaussée qui longe le Rhin, avait enlevé le pont d’Oppenheim ; et quand nous arrivâmes vers trois heures du soir, en avant du bois de Wintersheim, Neuwinger campait déjà sur les hauteurs de Sinden, appuyant sa droite au Rhin, qui forme un grand coude autour des forêts du Mombach. Mayence était là devant nous, à deux portées de canon ; mais comme cette ville est en pente vers le fleuve, nous ne voyions que le coin d’un de ses bastions, la corne d’une demi-lune, quelques vignes et de petits jardins aux environs. Les bois de Wintersheim et de Mombach entourent la ville ; entre ces forêts et les remparts s’étendent des vallons où coulent de petites rivières.

 

C’est derrière un de ces vallons, le dos au bois et Mayence en face, que nous reçûmes l’ordre de faire halte ; bataillons, escadrons et troupes de ligne déployèrent leurs tentes sur la lisière des forêts ; il pouvait être quatre heures du soir ; les bagages, les canons, les caissons continuèrent d’arriver toute la nuit.

 

On posa donc les avant-postes et on bivaqua.

 

Notre bataillon campait à cinq ou six cents pas d’un grand moulin, dont les gens sortirent tout étonnés de nous voir. L’eau de la petite rivière, grossie par la pluie, bouillonnait sur les deux roues, et dans le lointain, au bout de la vallée, nous voyions passer le Rhin avec ses grandes lignes d’écume. Les hommes de corvée allèrent aux vivres ; on tâcha d’allumer du feu, chose difficile avec du bois vert.

 

Par bonheur pour le meunier, Custine et son état-major vinrent s’établir au moulin ; une heure après il n’aurait plus eu ni foin, ni paille, ni farine : c’est l’histoire de la guerre ; les bonnes et les mauvaises raisons ne servent à rien, quand l’ennemi campe autour de nous.

 

Un détachement de hussards entoura le moulin, et ces braves gens ne se doutèrent pas du bonheur qu’ils avaient de goberger un général, au lieu d’un corps d’armée.

 

Enfin les feux s’allumèrent tout de même ; les escouades de corvée revinrent de la distribution, et les marmites se mirent à bouillir. Il faisait nuit noire ; l’averse avait cessé depuis longtemps, seulement l’eau dégouttait encore des arbres, et brillait au feu des bivacs, comme une pluie d’étincelles : un beau spectacle, mais quand on est fatigué, cela ne vous amuse pas beaucoup. Je couchai cette nuit sur la terre, côte à côte avec mes camarades, et malgré l’humidité, je dormis bien.

 

Le lendemain, 19 octobre 1792, nous devions attaquer une ou deux portes de Mayence, comme nous avions fait à Spire. On comprenait que ce serait plus dangereux, à cause des avancées et des demi-lunes, qui ne pouvaient pas manquer de nous balayer sur les ponts, à droite et à gauche, devant et derrière. Malgré cela, quand on a eu de la chance, chacun se figure qu’il en aura toujours, et puis les généraux font principalement donner ceux qui n’ont pas encore vu le danger ; une fois engagés, il faut bien tenir, car on s’expose encore plus en reculant.

 

Grâce à Dieu, le gouverneur de Mayence n’avait pas les mêmes idées que celui de Spire ; c’était un officier de cour, un de ces généraux que les princes font avec des courtisans ; selon que le maître veut, ils portent une clef dans le dos, ou prennent le commandement d’une armée. Custine ayant appris par des Allemands amis de la république, que le baron de Gimnich était de cet acabit, pensa qu’il pourrait bien nous ouvrir les portes lui-même, en lui montrant le danger qu’il courait de se défendre ; c’est une des plus grandes farces que j’aie vues de ma vie ; toute notre armée, en ce temps-là, s’en est fait du bon sang.

 

Vous saurez d’abord que la garnison de Mayence, tant en troupes des cercles qu’en Autrichiens, chasseurs et valets de nobles, gardes bourgeoises et volontaires d’université, s’élevait à plus de six mille hommes. Les Autrichiens, à Spire, montaient tout au plus à la moitié de ce nombre, et les fortifications de Spire, pour la force, l’étendue et la solidité, ne pouvaient pas même se comparer à celles de Mayence.

 

Enfin, le 19 octobre au matin, Custine alla lui-même reconnaître de près les ponts, les portes, les avancées et les retranchements de la forteresse. Nous le vîmes de notre bivac filer avec deux ou trois officiers du génie, qu’on appelait alors mineurs. On tira dessus ; nos petits canons répondirent au feu de la place, qui fit une décharge générale de tous ses remparts ; les hussards sortirent aussi de la porte du Rhin, mais le général, n’étant pas en force, revint au galop. Il avait vu que ce ne serait pas facile d’attaquer Mayence comme Spire, et qu’il faudrait ouvrir la tranchée.

 

Malheureusement les Prussiens, que Dumouriez avait laissés sortir tranquillement de la Champagne, au lieu de les écraser comme il le pouvait après la bataille de Valmy, ces Prussiens arrivaient derrière nous, ils avaient dépassé Sierck, et nous risquions d’être pris entre deux feux ; il fallait entrer de vive force ou battre en retraite, d’autant plus que nous n’étions en tout que vingt mille hommes.

 

On s’attendait donc à donner l’assaut.

 

Toute cette journée se passa en allées et venues. Le colonel Houchard partit en parlementaire le lendemain ; il resta longtemps, puis il revint vers une heure de l’après-midi. On se disait : « Le grand moment approche !… les colonnes d’attaque vont se former !… » On regardait, mais d’autres parlementaires se mirent en route. À six heures du soir, Custine, à cheval au milieu de son état-major, passa devant tous les bivacs ; le bruit courait que les grenadiers de la Charente-Inférieure avaient crié : « L’assaut ! » et qu’il leur avait répondu : « C’est bien, camarades !… soyez prêts… l’assaut ne peut plus tarder, vous marcherez en tête ! »

 

Les cris de « Vive la république ! » commençaient, quand un parlementaire sortit encore de Mayence. Custine, se portant à sa rencontre, le ramena lui-même au quartier-général, sans lui bander les yeux. Sur toute la ligne, les cris : « À l’assaut ! À l’assaut ! » ne finissaient plus.

 

La nuit était venue ; on pensa que l’attaque aurait lieu vers le jour. Nous n’avions pas une seule pièce de siège ; il fallait bien en venir là.

 

La matinée du 21 octobre ayant encore commencé sans rien de nouveau, l’indignation gagnait tout le monde, lorsque, vers neuf heures, les grenadiers de la Charente-Inférieure reçurent l’ordre d’aller occuper la porte du Rhin. Ils partirent aussitôt, l’arme à volonté ; on s’attendait à les voir mitrailler, mais ils arrivèrent près des glacis sans recevoir une seule décharge ; leurs baïonnettes défilèrent dans les avancées en zigzag, et tout à coup la nouvelle se répandit que Mayence venait de capituler, et que nos grenadiers allaient tranquillement monter la garde à cette porte, pour laisser au gouverneur le temps d’évacuer sa caisse.

 

Qu’on se représente notre satisfaction, car, malgré les cris : « À l’assaut ! » chacun voyait bien la file de grosses pièces qui nous regardaient par leurs embrasures, les redoutes et les lignes de palissades ; chacun savait que s’il fallait enlever tout cela, nous y resterions les trois quarts ; aussi notre joie était extraordinaire.

 

C’est le lendemain que l’armée fit son entrée à Mayence. Toute la ville vint à notre rencontre.

 

Ces gens de Mayence nous aiment ! Bataillons, escadrons, régiments de ligne, avec des troupes d’étudiants et de bourgeois dans les intervalles, marchaient au pas, les drapeaux déployés et les tambours en tête ; ils défilèrent sous les vieilles herses de la porte, en chantant la Marseillaise. Et quand, sur la place d’Armes, après avoir relevé les postes autrichiens et hessois, on nous donna des billets de logement, tous les bourgeois nous emmenaient bras dessus, bras dessous chez eux, pour nous régaler et nous faire raconter la révolution au milieu de leurs familles.

 

Une autre chose qui me réjouit toujours quand j’y pense, c’est qu’aussitôt casernés on se répandit dans les brasseries de la vieille ville, et que jusqu’à dix heures du soir on vida des chopes à la santé de tous les patriotes du monde. Une quantité de chanteurs, en petite veste, culotte à boutons d’os et grand tricorne, de simples ouvriers et même des paysans, se levaient et chantaient des farces, qu’ils inventaient à mesure. Je me souviens surtout d’un petit vieux tout ratatiné, les yeux plissés et le nez rouge, qui se mit à représenter l’arrivée du colonel Houchard en parlementaire ; l’épouvante de monsieur le baron, menacé d’un assaut, ses cris, son indignation, les sommations du colonel, les réponses du gouverneur qui levait les mains au ciel, bégayant qu’il avait ses ordres et qu’il se ferait hacher.

 

C’était tellement naturel, que les Mayençais se tenaient le ventre à force de rire, et que les larmes leur en coulaient sur les joues.

 

Mais ce que j’ai de mieux à faire, c’est de vous copier les deux dernières lettres de Custine et de Gimnich ; elles vous donneront une idée de cette comédie et vous réjouiront. Les voici mot à mot :

 

« Le général Custine au gouverneur de Mayence.

 

» Au quartier général à Marienborn, le 20 octobre 1792, l’an 1er de la République française.

 

» Monsieur le gouverneur,

 

» Mon désir de ménager le sang est tel, que je céderais avec transport au vœu que vous témoignez d’obtenir délai jusqu’à demain pour me donner votre réponse. Mais, monsieur le gouverneur, l’ardeur de mes grenadiers est telle que je ne peux plus les retenir ; ils ne voient que la gloire de combattre les ennemis de la liberté et la riche proie qui doit être le prix de leur valeur, car, je vous en préviens, c’est une attaque de vive force à laquelle il faut vous attendre. Non seulement elle est possible, mais même elle est sans danger ; aussi bien que vous je connais votre place et l’espèce de troupes qui la défendent. Épargnez le sang de tant de victimes innocentes, de tant de milliers d’hommes. Notre vie sans doute n’est rien ; accoutumés à la prodiguer dans les combats, nous savons la perdre tranquillement. Je dois à la gloire de ma république, qui jouit de l’impuissance des despotes qui voulaient l’opprimer et qui les voit fuir devant les enseignes de la liberté, de ne pas enchaîner l’ardeur de mes braves soldats, et je le voudrais en vain. Réponse, réponse ! monsieur le gouverneur.

 

» Le citoyen français, général d’armée,

 

» Custine. »

 

« Proposition de capitulation faite par le général commandant la place de Mayence, au général Custine.

 

» À Mayence, le 20 octobre 1792. 

 

» Monsieur le général,

 

» Si j’avais l’honneur d’être connu de vous davantage, je suis bien convaincu, mon général, que vous n’eussiez point pris le moyen des menaces, pour m’engager à vous livrer la place que je commande ; je suis militaire, mon général, vous connaissez ce mot-là aussi, et je ne crains point de mourir en remplissant mon devoir. L’intérêt que je prends à mes concitoyens, le désir que j’ai de leur épargner l’horreur d’un bombardement, peut seul m’engager, vu le plein pouvoir de mon souverain, de vous céder la ville et forteresse de Mayence, sous les conditions suivantes :

 

» 1° La garnison de Mayence, avec toutes les troupes auxiliaires sans exception, aura la sortie libre avec les honneurs de la guerre et pourra se retirer où bon lui semble, et en même temps on laissera à son choix les moyens nécessaires pour transporter sa caisse de guerre, son artillerie, ses effets et bagages.

 

» 2° Le ministre et toutes les personnes attachées au service de Son Altesse électorale, tout le haut et bas clergé, auront la faculté de s’expatrier avec leurs effets. Tout habitant de Mayence, absent ou présent, jouira du même privilège, et on conservera à chaque citoyen ses propriétés.

 

» 3° Quoique mon maître n’ait pas été en guerre avec la France, il est prêt à n’y prendre aucune part, espérant que ses propriétés et ses possessions seront ménagées.

 

» 4° À la signature de ceci toute hostilité cessera, et l’on nommera de part et d’autre des commissaires pour régler la marche, le transport et tout ce qui peut y être relatif.

 

» J’ai l’honneur d’être, monsieur le général, votre très humble et très obéissant serviteur.

 

» Baron de Gimnich 

» Gouverneur de Mayence. »

 

« Le citoyen français, général d’armée, réserve que les troupes qui occupent Mayence ne serviront pas d’une année contre la république française, ni ses alliés. Le général français réserve en outre à sa république de prononcer par les traités sur les droits souverains. Quant aux propriétés individuelles, sans doute elles seront respectées, ce qui est si conforme aux principes de la république française, que c’est pour le maintien de ce respect qu’ont été jetées les bases de la Constitution. Demain, à neuf heures du matin, seront livrés à deux compagnies de grenadiers français la porte du Rhin et le contour ; à ces conditions et sous ces réserves expresses, toutes les hostilités cesseront, etc., etc. »

 

Voilà comment, dans environ quinze jours, nous avions pris tous les magasins dont nous parlaient sans cesse les petites gazettes des émigrés, trois grandes villes et l’une des principales forteresses de l’Allemagne. Ces choses étonnèrent et réjouirent toute la France ; la république avait le dessus partout, et l’on commençait à voir que, lorsqu’un peuple se lève pour défendre la justice, les despotes et ceux qui les soutiennent sont bien malades.

VI

 

Une fois à Mayence, nous pensions nous reposer quelques jours et fraterniser avec les bourgeois. On s’était logé dans les casernes, dans les églises et les magasins de cette ville patriote, pour être à son aise ; quelques régiments d’infanterie et de cavalerie restaient seuls campés aux environs sur les deux rives ; nos commissaires des guerres visitaient aussi les greniers, et prenaient connaissance de toutes les provisions qui pouvaient servir en cas de besoin.

 

Mais, comme on s’arrangeait de la sorte, la nouvelle arriva que les Prussiens, en descendant le cours de la Moselle, s’étaient arrêtés à Coblentz et qu’ils occupaient déjà cette place, à vingt-deux lieues sur notre gauche. Ce fut une indignation générale dans l’armée ; Custine reprochait à Kellermann, chargé par Dumouriez de poursuivre les Prussiens, de n’avoir pas suivi leur retraite de Verdun à Coblentz ; il ne se gênait pas de le dire, et dénonça même Kellermann à la Convention, déclarant que tout chef en faute devait passer devant une cour martiale.

 

Je ne sais pas s’il avait raison, mais je sais qu’à l’arrivée de cette mauvaise nouvelle, au lieu de nous reposer il fallut reprendre la pelle et la pioche pour travailler aux fortifications, élever des redoutes, en face de Weissenau, Dalheim, Marienborn, et même de l’autre côté du Rhin, autour de la petite ville de Cassel ; car, avant nous, Mayence n’avait qu’une tête de pont sur la rive droite du fleuve ; c’est nous qui l’avons fortifiée de ce côté, avec de grosses pierres qu’on amenait par eau d’un vieux village en ruines appelé Gustavenbourg. Dans cet endroit, le fleuve a plus de mille pas ; il fait un bruit terrible en avant du pont de bateaux, en se brisant contre des poutres plantées contre le courant. Des milliers de brouettes allaient et venaient sur le pont ; et comme le temps était aussi mauvais pour les Prussiens que pour nous, chacun se consolait de ses misères.

 

Mais les fédérés parisiens s’indignaient contre le général Custine, disant qu’ils s’étaient engagés pour combattre, et non pour remuer la terre. La vérité, c’est que tous ces malheureux, tous pleins de courage, n’avaient aucune force et qu’ils périssaient à la peine, comme des mouches ; des trois bataillons de fédérés, formant ensemble dix-huit cents hommes, il en restait deux cent cinquante un an après ; cela venait sans doute du mauvais air, de la mauvaise nourriture et de toutes les souffrances du peuple, dans une ville où l’on ne s’inquiétait que des plaisirs de la cour. Qu’est-ce qu’on peut savoir ?

 

Je me rappelle que ma sœur Lisbeth, qui demeurait avec son bataillon dans la vieille église de Saint-Ignace, donnait raison à ces Parisiens, et que je manquai de me fâcher, parce qu’elle avait l’air de leur faire croire que nous n’avions jamais eu de travail semblable aux Baraques, et que nous étions des gens d’une condition élevée. Alors je la regardai de travers et je lui dis devant eux :

 

– Je me souviens pourtant, citoyenne Lisbeth, que dans un temps les corvées ne manquaient pas, et que nous aurions été bien heureux d’avoir d’aussi bonnes pioches pour travailler à la terre.

 

J’allais lui parler de la mendicité, quand elle me cria furieuse :

 

– Tais-toi !… va-t’en !…

 

Et son mari, le sergent Marescot, me coupa la parole, approuvant les hommes libres qui ne voulaient pas se rabaisser comme des galériens à traîner la brouette. Voilà pourtant d’où viennent les pires aristocrates : d’anciens mendiants qui sont honteux de travailler ! Mais je ne veux rien dire de plus sur tout cela ; chaque homme de bon sens pensera le reste.

 

Ce même soir, je revenais de Cassel avec mon bataillon ; nous défilions sur le pont, tout couverts de boue, et je ne songeais plus à la dispute du matin, quand, en approchant de la jetée, nous vîmes une grande quantité de troupes qui remontaient vers Oppenheim. C’étaient deux ou trois bataillons des Vosges, les ci-devant Durfort-dragons, devenus le 4e de chasseurs, quelques pièces de campagne, et derrière, les fédérés de la section des Quatre-Nations. Ils longeaient le Rhin.

 

Et comme nous débouchions sur le quai, la voiture de ma sœur arrivait au milieu des fédérés, qui riaient et criaient :

 

– En route !… En route !…

 

Lisbeth, me voyant passer tout couvert de boue, la pioche et la pelle sur l’épaule, me dit alors d’un air moqueur :

 

– Eh bien ! grosse bête, tu vois qu’à force de crier, on a tout de même ce qu’on veut. Pendant que vous piocherez, nous irons réquisitionner sur la rive droite, avec Neuwinger.

 

J’allais lui répondre, quand Marescot, s’approchant sans me regarder, lui dit :

 

– Cette voiture est trop chargée, il faut jeter toutes les caisses vides dehors, sur la route. Nous n’avons pas trop de place, on mettra tout dans la paille.

 

Je compris aussitôt que le gueux n’avait que l’idée de piller. Lisbeth, tirant le cheval par la bride et lui donnant un coup de fouet, continua son chemin ; et moi je rentrai dans notre caserne de la Capuzinerstrasse me sécher et me reposer.

 

Ce soir-là, 23 octobre 1792, Houchard, avec ses Montmorency-dragons, passa le fleuve à Cassel et remonta la rive droite du Mein jusqu’à Hochheim, pendant que Neuwinger avec quinze cents hommes gagnait le pont d’Oppenheim, pour remonter ensuite le Mein à gauche. De cette façon ils allaient surprendre Francfort sur les deux rives à la fois ; Neuwinger ayant un détour à faire, Houchard arriva le premier. C’est ce que nous apprîmes le lendemain 24.

 

Je n’ai jamais pu savoir pourquoi nous allions là, si ce n’était pas pour frapper des contributions, car nous n’avions rien à faire sur la rive droite du Rhin. Nous n’étions pas en guerre avec l’empire germanique, mais seulement avec la Prusse, l’Autriche et leurs alliés ; c’était donc contraire à la justice d’aller rançonner des gens qui ne nous avaient fait aucun mal ; c’était aussi très imprudent, puisque cette attaque pouvait forcer la diète à se déclarer contre nous et nous mettre toute l’Allemagne sur le dos ; mais rien n’arrête les pillards ; l’idée de happer le bien des autres leur trouble la cervelle. Nous apprîmes donc que Houchard ayant paru le premier devant la porte de Bœkenheim, les magistrats étonnés avaient député vers lui, pour savoir ce que les Français désiraient, et qu’il avait répondu : « Des rafraîchissements ! » Mais Neuwinger, arrivant ensuite sur l’autre rive, avait fait braquer ses canons sur la porte de Sachsenhausen, en sommant la place de se rendre, et les riches banquiers dont cette ville est remplie s’étaient dépêchés de lui faire ouvrir, pour éviter de plus grands malheurs. Nous étions entrés en triomphe, et tout de suite Neuwinger et Houchard avaient occupé l’hôtel de ville, pour frapper, au nom du général Custine, une contribution forcée de deux millions de florins sur les habitants de Francfort, et particulièrement sur les riches.

 

En apprenant cela, chacun de nous comprit que ce n’était plus la guerre d’un peuple libre qui réclame et défend les droits de l’homme, mais une guerre de despotes pour dépouiller les peuples et les réduire sous notre domination ; toute la nation le comprit. Depuis ce temps, Custine, malgré ses victoires, était noté par le comité de surveillance générale à Paris ; on disait qu’il avait soulevé la haine de l’Allemagne contre nous ; qu’il nous avait fait passer pour des voleurs, et on avait raison. Quand un général fait fusiller les pillards, il ne doit pas leur donner le mauvais exemple. Custine a reconnu cela plus tard à ses dépens.

 

Les Prussiens et les Hessois passèrent alors le Rhin à Coblentz, et s’étendirent le long de la Lahn, à dix ou douze lieues de Francfort sur la gauche ; ils prirent de bonnes positions à Nassau, Dietz et Limbourg ; leur plan était de descendre d’un coup sur le Mein, entre Francfort et Mayence, et de couper notre corps d’armée en plusieurs tronçons. Tout le monde voyait cela, car les cartes du pays ne manquaient pas ; tous les officiers et même les soldats se disaient :

 

– Voilà ce qu’ils veulent faire !…

 

Custine avait nommé le major van Helden, un Hollandais, commandant de Francfort. Houchard et Neuwinger étaient revenus en laissant là-bas une garnison de dix-huits cents hommes ; mais ils n’avaient pas rapporté l’argent des contributions forcées, parce que les marchands de Francfort avaient député des notables vers la Convention nationale, pour réclamer contre le pillage de leur ville.

 

Ces notables devaient représenter que la république n’était pas en guerre avec l’empire germanique, mais seulement avec le roi de Bohême et de Hongrie, le roi de Prusse et l’électeur de Hesse ; que Francfort, ville libre impériale, n’avait rien à démêler dans nos affaires, et que nous avions assez d’ennemis, sans nous mettre encore la diète germanique sur les bras, pour une misérable somme d’argent réclamée contre toute justice.

 

Cela tombait sous le bon sens. Malheureusement, bien peu de Français alors savaient ces choses ; on nous avait élevés dans l’ignorance et nous ne connaissions pas même l’état de nos voisins ; tous les Allemands : Prussiens, Autrichiens, Hessois, Bavarois, Saxons, Tyroliens et même les Hongrois ne faisaient qu’un seul peuple pour nous ! La seule différence que nous voyions entre les Allemands, c’étaient les habits bleus et les habits blancs, le drapeau jaune avec l’aigle à deux têtes, et le drapeau avec l’aigle noire, les chapeaux pointus et les petits bonnets bleu de ciel. Quand on songe à ces misères, cela fait frémir.

 

Vers le milieu du mois de novembre 1792, Houchard et Meunier partirent un soir avec de la cavalerie et quelques bataillons de volontaires, par le pont de Cassel. Ils allaient attaquer les Prussiens à Limbourg. L’ennemi fut surpris et bousculé ; les hussards de la liberté se firent honneur dans ce combat ; ils ramenèrent des prisonniers et des canons.

 

Brunswick recula jusqu’à Montabour. Meunier se fortifia dans Kœnigstein avec quatre cents hommes, pour observer l’ennemi de plus près, mais l’affaire n’eut pas d’autres suites ; le froid venait, les gelées blanches couvraient tout le pays ; les Prussiens et les Hessois eux-mêmes venaient de se cantonner dans les villages autour d’Ems, Kirberg et plus loin ; on pensait que ce serait la dernière rencontre de l’année.

 

Nous étions pourtant bien loin de notre compte, car c’est en ce temps que nous apprîmes l’invasion de la Belgique par Dumouriez, la grande victoire de Jemmapes, la prise de Mons, de Tournay, de Bruxelles, de Gand et d’Anvers, enfin la conquête des Pays-Bas jusqu’à la Meuse.

 

Notre bataillon logeait alors dans une grande bâtisse toute décrépite et vermoulue, qu’on appelait le couvent des capucins ; elle avait une cour où l’on faisait l’appel, de petites chambres carrées autour, toutes pareilles, deux grands dortoirs, une salle à manger, une cuisine magnifique, des corridors vitrés et un petit clocher couvert d’ardoises. C’était vieux comme les rues de Mayence ; nous logions à trois ou quatre dans chaque petite chambre, et nous restâmes là jusqu’au grand bombardement, où le vieux nid se mit à brûler comme un torchon de paille. Quand le tambour résonnait dans les vieux corridors, on aurait dit que tout allait tomber ensemble ; et même aujourd’hui j’ai du plaisir à me représenter nos grands chapeaux à cornes, nos uniformes bleus à revers rouges allant et venant dans ces vieilles galeries, et de me rappeler la Marseillaise, le Ça ira, qui faisaient grelotter les vitres.

 

Le soir, en rentrant de travailler aux redoutes, on se réunissait dans la cuisine ; le bois ne manquait pas, on jetait des bûches entières au feu ; la flamme montait dans la grande cheminée noire et tourbillonnait autour du cercle, où l’on riait, où l’on rêvait, où chacun racontait ce qu’il avait appris.

 

C’est là que nous arrivaient les nouvelles et qu’on lisait le bulletin de la Convention nationale. Un camarade, le premier venu, montait sur un banc et criait :

 

– Écoutez !

 

Il se mettait alors à lire, disant ceci ou cela sur chaque article ; les uns approuvaient, les autres contredisaient ; finalement tous criaient :

 

– Écoutez donc !… Écoutez donc, que diable ! Que chacun pense ce qu’il voudra !…

 

Il faut savoir que la Convention, après avoir proclamé la république, s’était tout de suite divisée en trois partis : celui des montagnards, celui des girondins et celui du Marais.

 

Les montagnards voulaient la république une et indivisible, l’égalité des droits pour tous et la destruction de tout ce qui restait du vieux régime. Ils voulaient d’abord l’égalité et s’appuyaient naturellement sur le peuple, qui tenait à cela bien plus encore qu’à la liberté, parce qu’il avait cruellement souffert durant des siècles de toutes les inégalités qu’on voyait en France avant 89, et qu’enfin l’égalité c’est la justice.

 

Les girondins, eux – j’entends les républicains de la Gironde, car dans ce parti se trouvaient beaucoup de royalistes qui n’avaient fait que changer leur cocarde, en attendant l’occasion de trahir la république, – les vrais girondins mettaient la liberté par-dessus tout. Ils représentaient la grosse bourgeoisie, le grand commerce de mer, les grandes fabrications, enfin les richesses de toutes sortes, et voulaient une république où les bourgeois mèneraient tout. – Et comme le peuple de Paris les gênait, comme il avait poussé la Constituante et la Législative en avant, chaque fois que ces assemblées avaient essayé de reculer, ils pensaient à transporter la Convention en province, soit à Bourges, soit ailleurs, pour se débarrasser du peuple qui soutenait les montagnards, et faire voter à leur majorité le gouvernement qui leur convenait.

 

Ceux qu’on appelait gens du Marais, à trois ou quatre cents, remplissaient le milieu de l’assemblée ; c’étaient presque tous de bons républicains, mais les gazettes innombrables de la Gironde qui ne cessaient d’exciter la jalousie des départements contre Paris, leur avaient représenté les Parisiens comme des brigands et les montagnards comme des chefs de bandits. Il faut dire aussi que les massacres de septembre les avaient épouvantés ; c’était bien naturel ! Ces gens avaient donc peur ; et, tout en se méfiant des girondins, parce qu’ils en reconnaissaient un bon nombre pour être d’anciens royalistes, ils votaient pourtant avec eux dans la crainte des montagnards.

 

On pense bien qu’avec des idées pareilles la Montagne et la Gironde ne pouvaient pas s’entendre ; d’autant plus qu’en ce temps ces choses n’étaient pas claires comme je vous les raconte ; les plus malins eux-mêmes s’y trompaient ; à force d’avoir été trahis, on ne voyait partout que des traîtres. Aussi les disputes recommençaient chaque jour, tantôt sur un chapitre, tantôt sur un autre. Les girondins accusaient les montagnards d’avoir fait les massacres de septembre, de viser à la dictature et de pousser la révolution dans les excès, pour en dégoûter la nation et mettre Philippe-Égalité sur le trône ; les montagnards accusaient les girondins de vouloir diviser la France en une masse de petites républiques, de préparer la guerre civile en excitant la province contre Paris, et de conspirer avec les royalistes pour rétablir la vieille monarchie ! Enfin comme il arrive toujours lorsque la défiance et la colère vous emportent, on allait beaucoup trop loin des deux côtés.

 

Les trois quarts de ces accusations n’avaient pas le sens commun, nous le savons maintenant, mais alors on y croyait ; et quand les gazettes les répandaient dans le pays, cela faisait des disputes terribles jusque dans les moindres villages.

 

Nous autres, dans notre capucinière, nous criions quelquefois tellement pour ou contre, tous ensemble, que la vieille baraque en tremblait.

 

Une chose qui me revient aussi, c’est notre étonnement à tous, volontaires et soldats de ligne, lorsque arrivèrent les nouvelles de la Belgique.

 

Jusqu’alors nous avions été les premiers conquérants de la république, nous avions enlevé Spire, Worms, Mayence, Francfort, et quand les gazettes parlaient de nous, avec enthousiasme, quand on nous appelait « l’armée conquérante de Mayence », nous trouvions cela tout simple ; rien n’était trop beau pour nous. Mais quand ces mêmes gazettes commencèrent à ne plus parler que de Dumouriez, de Beurnonville, de Valence, de Philippe-Égalité, de la fameuse bataille de Jemmapes, des coups d’éclat de Chamboran, de Berchigny, etc., des canons, des drapeaux enlevés, des villes qui se rendaient, alors cela nous agaçait jusqu’au bout des ongles ; nous aurions voulu tomber sur les Prussiens sans retard, pour rattraper notre rang. Tous les anciens du bataillon disaient qu’on nous laissait moisir, plusieurs soutenaient même que Dumouriez nous avait jeté les Prussiens et les Hessois sur le dos, pour faire son coup de Belgique et s’attirer l’honneur d’être le premier général de la nation, que c’était un aristocrate, un véritable intrigant.

 

Pour ma part, ce que je puis dire, c’est que cette masse de Prussiens qu’on avait laissés s’échapper, au lieu de les exterminer en Champagne, campait alors à quelques lieues de nous et qu’ils étaient plus de cinquante mille dans nos environs, le long du Rhin. Dumouriez avait fait comme tous les généraux qui se débarrassent d’une partie des ennemis pour venir à bout de l’autre ; il nous avait laissé la plus lourde charge. De sorte que dans le moment où les vainqueurs des Autrichiens en Belgique commençaient à se reposer et à jouir de leur gloire, notre campagne devenait plus dangereuse, et que nous risquions non seulement de perdre Francfort, mais d’être bloqués dans Mayence.

 

Dans la dernière quinzaine de novembre on nous fit sortir presque tous de Mayence et passer le Rhin à Cassel ; il ne resta que trois ou quatre mille hommes pour le service de la place, et tout le reste de l’armée se répandit le long du Rhin. Nous campions autour de Costheim, de Weilbach, d’Heidersheim, de Hœchst, de Sassenheim ; notre principale force était à Hœchst. Le bataillon de la montagne avec les 2e et 3e bataillons des Vosges bivaquaient en avant-garde sur le plateau de Bockeinheim, derrière une grande forêt.

 

Nous voyions Francfort à deux lieues au-dessous de nous, sur notre droite, avec ses jardins, ses grandes allées de peupliers, ses maisonnettes vertes et rouges répandues au loin, ses fossés remplis d’eau, ses églises, ses grandes rues, le Mein tout couvert de bateaux ; et de l’autre côté de la rivière, la même répétition de jardins magnifiques, de fontaines et de gloriettes. Quelles richesses renferme une ville pareille ! comme tout va, vient, court et se remue pour gagner de l’argent, quelle vie !… Et quand on pense qu’une poignée de soldats, conduits par un pillard, peut troubler le travail de tant de gens laborieux ! C’est comme ces frelons qui entrent de force dans une ruche pour en manger le miel et tout ravager ; mais Custine ne voyait pas plus loin : c’était un général.

 

Nous autres, au milieu de ce pays vignoble, nous bivaquions dans la montagne et je me rappelle que Jean Rat disait que nous ferions mieux de descendre à Francfort et de prendre ce qui nous conviendrait dans cette ville.

 

Le bruit courait aussi que les Prussiens allaient nous attaquer, et c’est en ce temps que j’ai vu faire les plus grands abatis d’arbres pour couvrir notre ligne. Les bataillons d’avant-garde n’avaient pas besoin de prendre la pioche ou la hache, nous étions en sentinelle pour avertir l’armée s’il se présentait quelque chose et nous défendre en attendant le renfort ; mais derrière nous, sur une ligne de trois à quatre lieues, entre Hœchst, Sassenheim et Soulzbach, nous voyions les haches et les pioches de milliers d’hommes reluire, les forêts, les vergers s’abattre, les tas de terre jaune s’élever et s’étendre d’une hauteur à l’autre, à travers les ravins et les vallons ; nous voyions les voitures et les brouettes monter et descendre le long des talus ; les officiers à cheval encourager leurs soldats, les petites pièces, attelées de cinq ou six chevaux, grimper sur les retranchements à travers la boue épaisse, et puis se placer dans leurs petits carrés de terre ; et malgré la distance nous entendions cette grande rumeur de milliers d’hommes qui travaillent ; c’était un bruit lointain, confus, qui ne finissait pas.

 

Cela dura neuf jours.

 

Nous ne suivions pas l’exemple des Prussiens qui s’étaient cantonnés à Limbourg et que Houchard avait surpris dans leurs villages, nous campions sous nos tentes. Lorsqu’on est en guerre, il faut ouvrir l’œil ; ceux qui prennent trop leurs aises s’endorment. Il vaut mieux avoir froid et rester toujours bien éveillé.

 

Donc les choses étaient ainsi, quand, le 29 novembre au matin, pendant que nous faisions la soupe, tout à coup au fond du ciel, sur notre droite, de grandes lignes bleues se montrèrent suivant tous les chemins et tous les sentiers qui descendaient à Francfort. Ces lignes étaient bien encore à trois lieues de nous ; mais, dans notre bataillon, tous les vieux soldats rengagés comme volontaires et qui connaissaient la signification des choses disaient :

 

– C’est l’ennemi !

 

Plusieurs même allaient jusqu’à reconnaître la cavalerie ; et la main étendue, ils nous expliquaient ces lignes qui n’avaient pas l’air de bouger, mais qui s’avançaient tout de même lentement. Vers deux heures nous les voyions déjà qui s’étendaient de Hombourg à Oberwesel, sur l’autre versant des montagnes ; le fourmillement des baïonnettes et les éclairs des casques nous apprenaient en même temps qu’ils étaient bien quarante à cinquante mille hommes, mais personne ne pensait pourtant que le roi Frédéric-Guillaume et Brunswick, échappés de l’Argonne par la grâce de Dumouriez, se trouvaient là pour tâcher de prendre leur revanche : nous l’avons su plus tard !

 

Custine en ce moment était à Mayence ; Houchard, aux environs de Hœchst, près du Mein, commandait le camp ; notre commandant Meunier était à Kœnigstein ; le premier capitaine Jordy d’Abreschwiller envoya tout de suite prévenir Houchard de ce qui se passait. Je le vois encore accourir avec le colonel du génie Guy-Vernon et deux ou trois jeunes officiers d’état-major ; ils longèrent le village au galop et s’avancèrent jusqu’au bord du plateau en face de Bergen ; là se trouvaient tous les vieux du 1er bataillon de la montagne et de ceux des Vosges, avec la moitié des paysans de Bockenheim, en train de regarder ce mouvement de l’ennemi. Houchard, le colonel du génie et les autres regardèrent en silence. Un des jeunes officiers dit :

 

– Ils se concentrent à Bergen.

 

Et Houchard lui répondit :

 

– Oui, ce sont des habits blancs, l’affaire sera pour demain.

 

En même temps il se retourna vers Jordy et lui dit :

 

– Vous ferez observer tous ces mouvements, capitaine, et vous m’en préviendrez d’heure en heure.

 

Ensuite il repartit ventre à terre, les autres à sa suite ; et tout ce jour du 29 nous ne vîmes rien de nouveau ; l’ennemi continua de marcher dans la même direction ; les habits blancs et les habits bleus se réunissaient sur une longue montagne au-dessus de Francfort.

 

Cette nuit-là, des milliers de feux de bivac autour de Bergen éclairèrent le ciel sombre ; rien ne bougeait, les Prussiens se reposaient ; mais des lumières innombrables couraient dans la ville, à travers les jardins et le long du Mein. Vers trois heures après minuit, comme j’étais en sentinelle, voyant cette agitation dans Francfort, au milieu du silence je pensai qu’on ne pouvait pas se fier aux Allemands ; qu’ils tenaient tous ensemble contre nous et qu’il se préparait quelque chose. Nous étions maîtres de la ville, c’est vrai ; nous avions deux mille hommes de garnison dans la place et naturellement les postes étaient doublés ; malgré cela, deux mille hommes ne pouvaient pas défendre une aussi grande étendue de vieux remparts, surtout si les bourgeois et le peuple tenaient avec l’ennemi. Notre petite armée de quinze à vingt mille hommes ne pouvait pas non plus livrer bataille à cinquante mille ; il nous fallait du renfort. Ces idées et beaucoup d’autres me passèrent alors par la tête.

 

Pourtant rien ne bougea dans la nuit, et seulement le lendemain, entre neuf et dix heures, le tocsin de Francfort se mit à sonner ; des coups de fusil partirent à droite et à gauche dans la rue ; bientôt ce fut une véritable fusillade ; tout était en révolution. Les Prussiens n’attendaient que cela ; pendant que le peuple et la garnison se battaient, eux, ils descendirent se faire ouvrir les portes. Nous aurions bien voulu courir au secours de nos camarades, mais nous ne pouvions pas dégarnir les postes, sans risquer d’être coupés. Le feu roulant continuait dans la place ; les ouvriers : tisserands, chaudronniers, menuisiers, cordonniers, tailleurs, tous les corps de métiers poussés par les bourgeois qui restaient tranquillement chez eux, et des tas de paysans du Nassau, presque tous vignerons, livraient bataille à nos volontaires.

 

À midi, plusieurs coups de canon nous avertirent que les Prussiens, arrivés au bas des glacis, étaient sous le feu de la place et que le commandant van Helden se défendait solidement. Mais quoi faire quand un peuple ne veut plus de vous et qu’il se soulève en masse ? Et puis comment défendre tous ces jardins parsemés de baraques et de maisonnettes, de palissades et de haies, qui s’étendaient jusque près des fossés et qui permettaient à l’ennemi de s’approcher sans être découvert ? Qu’est-ce que deux mille hommes peuvent entreprendre contre cent mille ?

 

Plus tard on aurait mis le feu dans la place pour faire réfléchir les bourgeois, mais ce n’était pas encore la mode en ce temps-là, on avait encore de l’humanité ; toute la France avait crié contre Jarry qui s’était permis de brûler un village de Belgique.

 

Enfin, comme nous regardions de loin ce triste spectacle sans savoir au juste ce qui se passait, écoutant la fusillade, les coups de canon, le tocsin, et frémissant de colère d’être cloués dans notre position, voilà que sur les deux heures une colonne de sept à huit mille Prussiens descendent de Bergen, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas de notre côté. Ils marchaient en colonne d’attaque par demi-bataillons.

 

Le capitaine Jordy et les commandants des 2e et 3e bataillons des Vosges nous firent aussitôt former sur trois rangs, un peu en arrière de la pente pour nous couvrir et nos six petites pièces dans les intervalles. Nous attendîmes ainsi, l’arme au pied, après avoir chargé. Les autres avançaient en bon ordre, leurs drapeaux avec l’aigle noire au milieu de chaque ligne ; et comme ils arrivaient au fond du vallon, un officier d’état-major accourt au galop apporter l’ordre d’évacuer la position.

 

Chacun doit comprendre notre indignation de tourner le dos aux Prussiens, mais l’ordre était clair, et sans perdre de temps, on descendit par files du côté de Hœchst, emmenant nos pauvres pièces qui n’avaient pas même tiré un coup de canon.

 

Enfin nous étions en route, et déjà hors du village, voyant une colonne prussienne se glisser entre notre position et Francfort pour couper la retraite à la garnison, sur la grande chaussée de Griesheim, qui longe le Mein, lorsqu’un autre officier d’état-major nous arrête à mi-côte, donnant l’ordre de reprendre Bockenheim où les Prussiens venaient d’arriver et s’apprêtaient à nous fusiller par derrière. Malgré tout, l’ordre de remonter nous fit plaisir, d’autant plus que deux bataillons de grenadiers venaient soutenir notre attaque.

 

Nous remontâmes donc, et les Prussiens furent tellement étonnés de nous voir revenir sur eux à la baïonnette, criant comme des loups « Vive la république », qu’ils se laissèrent culbuter jusqu’au bas de la côte, et que nous en massacrâmes trois ou quatre cents dans le village. En même temps les grenadiers arrivèrent avec deux pièces de canon, que l’on mit en batterie au bord du plateau, nous derrière pour les soutenir, et la colonne prussienne qui filait entre Bockenheim et Francfort, croyant qu’elle n’avait plus rien à craindre de notre côté, puisque le village était évacué, cette colonne fut mitraillée d’une façon si terrible qu’elle se débanda dans les jardins, laissant des quantités de morts et de blessés le long de sa route.

 

Neuwinger arrivait en ce moment avec neuf mille hommes au secours de la garnison ; il se déployait en avant des glacis, et les Prussiens furent pris entre deux feux. Cela montre bien que la guerre n’est qu’un pur hasard : le premier ordre que nous avions reçu d’évacuer le village venait de Houchard, et Custine, arrivant au galop de Mayence, nous avait aussitôt ordonné de le reprendre. Si nous étions restés en place, les Prussiens ne se seraient pas risqués entre notre position et Francfort, en nous laissant derrière eux pour les mitrailler ; cela tombe sous le bon sens ; ils perdirent là douze à quinze cents hommes par une mauvaise chance.

 

Malheureusement Neuwinger arrivait aussi trop tard pour sauver la garnison ; le peuple de Francfort avait livré les portes à l’ennemi ; deux bataillons, entourés par les ouvriers, les paysans, les Prussiens et les Autrichiens, avaient mis bas les armes ; deux autres seulement avaient pu se faire jour, le major van Helden en tête, jusque sur les glacis. Ces deux bataillons, ayant rejoint Neuwinger, battirent en retraite le long du Mein, et tous les postes des hauteurs voisines se replièrent à mesure.

 

Houchard lui-même, avec un escadron de ses chasseurs, vint nous ramener. C’était un brave soldat, mais qui ne savait pas toujours ce qu’il faisait ; il avait besoin, pour donner des ordres, de voir les choses sous ses yeux ; ce qu’il ne voyait pas il n’y pensait plus, ou bien il y pensait trop tard, c’est la cause de ses malheurs.

 

Une fois en retraite et les Prussiens à Francfort, nos abatis, nos tranchées et tous nos travaux le long du Mein se trouvaient tournés, il fallut donc se dépêcher de les abandonner.

 

Vers cinq heures du soir, on reprit position entre Sassenheim et Soulzbach. Les Prussiens nous suivaient ; l’arrière-garde tiraillait. On mit huit pièces en avant du village de Rœdelheim, et l’ennemi, qui se figurait nous pousser jusqu’à Mayence, en arrivant là fut reçu par quelques décharges à mitraille, qui le dégoûtèrent de nous serrer d’aussi près.

 

Nous restâmes en position toute cette nuit, pour attendre la bataille. Custine, Biron, Beauharnais, Houchard, se trouvaient réunis ; ils délibérèrent jusqu’au matin, dans une grande tente tricolore où l’on avait allumé du feu. Mais le lendemain les Prussiens ne s’étant pas présentés, nous retournâmes à Mayence.

 

Dans les deux bataillons qui s’étaient échappés de Francfort se trouvaient Marescot et ma sœur Lisbeth ; ils avaient perdu leur cheval, leur charrette et tout leur butin, encore bien heureux d’avoir retiré leur peau de la débâcle.

 

Custine, qui se donnait toute la gloire des affaires quand elles allaient bien, et qui mettait sur le dos des autres toutes les fautes, lorsqu’elles tournaient mal, fit juger le commandant van Helden par une cour martiale, et ce brave homme, qui s’était défendu comme un lion, fut cassé !

 

Voilà comment finit notre conquête de Francfort ; et maintenant d’autres choses vont venir.

VII

 

Le jour de notre rentrée à Mayence, il tombait de la neige ; les deux rives du fleuve, le grand pont de bateaux, les remparts et les toits de la vieille ville sombre étaient blancs à perte de vue ; les bataillons, les escadrons, l’artillerie, les bagages défilaient en silence et regagnaient leurs quartiers. Quelques régiments restèrent pourtant sur l’autre rive, à Costheim et dans les environs. Meunier et ses quatre cents hommes, à cinq ou six lieues de nous, étaient bloqués par les Prussiens à Kœnigstein. Cette année 1792 finissait mal pour nous.

 

Alors il fallut se remettre à travailler aux fortifications par un froid terrible. Ah ! si les nobles avaient été forcés de faire notre ouvrage, ils auraient tous péri, mais nous étions des paysans, des mariniers, des ouvriers, des bûcherons, des gens endurcis par le travail, et qui n’avaient pas peur d’attraper des écailles dans le creux des mains, ni des engelures aux pieds.

 

C’est au commencement de janvier que la Convention envoya les représentants Rewbel, Haussmann et Merlin de Thionville, pour nous encourager ; ils étaient toujours au milieu de nous sur les tas de terre, avec leurs grand chapeaux retroussés, leurs écharpes, et leurs sabres traînants, à nous crier :

 

– Courage, citoyens, ça marche !

 

Et malgré les larmes qui nous coulaient sur les joues, à cause du froid, nous répondions :

 

– Vive la république !

 

Les Allemands ont toujours aimé leurs aises, je me rappelle qu’un jour nos trois représentants profitèrent de la grande neige pour leur rendre visite, à Hochheim, avec huit bataillons de volontaires. Vers le soir, le canon gronda sur la côte ; les Prussiens avaient été surpris dans leurs cantonnements, des files de prisonniers arrivèrent dans la nuit. Mais le lendemain, le temps étant toujours aussi mauvais, les Prussiens, en masse, entourèrent Hochheim, et nos représentants avec les huit bataillons manquèrent d’être pris.

 

Il fallut se faire jour coûte que coûte, et nous perdîmes là plusieurs canons et quelques centaines d’hommes.

 

Ainsi se passaient les semaines d’hiver. On se séchait le soir, en lisant le bulletin de la Convention ; on parlait des batailles de la Montagne contre la Gironde qui ne finissaient pas. Et c’est vers ce temps qu’il fut question d’une cachette remplie de papiers, qu’on venait de trouver dans les Tuileries ; les journaux appelèrent cela « l’armoire de fer ». Un serrurier nommé Gamin avait aidé Louis XVI à faire cette armoire, – car le roi dans ses moments perdus travaillait comme serrurier. – Cet homme, étant tombé malade, pensa que le roi l’avait empoisonné pour l’empêcher de trahir sa cachette, et se dépêcha de la dénoncer au ministre Roland, par esprit de vengeance, avant de mourir. Cela fit beaucoup de bruit en ce temps.

 

J’allais aussi voir souvent ma sœur et Marescot à l’église Saint-Ignace, et c’est là, dans cette vieille bâtisse, que l’exaltation des Parisiens m’étonnait, car ces êtres curieux et pleins de violence ne se connaissaient plus à l’arrivée des bulletins ; ils grimpaient sur les tables et prononçaient des discours trois et quatre ensemble, faisant des motions et se réunissant pour pétitionner contre Roland ; ils accusaient ce ministre d’avoir brûlé tous les papiers de l’armoire de fer qui pouvaient compromettre les girondins. Quelquefois, quand les nouvelles leur plaisaient, ils se mettaient à danser la carmagnole. Souvent aussi toute la ville, ouvriers, bourgeois, volontaires, étaient dans le même état.

 

Ce qui me revient encore comme une chose vraiment extraordinaire, c’est l’exaltation du monde quand on apprit que le ci-devant roi Louis XVI allait être enfin jugé. Depuis longtemps on pétitionnait de tous les côtés pour lui faire son procès, mais alors on aurait cru qu’il n’avait jamais été question de mettre cet homme en jugement. J’ai vu bien d’autres procès dans la suite des temps : des procès de bandits, d’empoisonneurs ; celui de Schinderhannes, celui de Fualdès, celui du docteur Castaing ; la curiosité des gens est surprenante pour de pareilles abominations ; on veut tout savoir : la figure des gueux, leur vie, les demandes et les réponses ; on ne peut pas attendre la gazette, et jamais l’existence d’un honnête homme, ses bonnes paroles et sa bonne mine ne pourraient produire le quart autant d’effet.

 

Eh bien, toute cette curiosité n’était rien auprès de celle que les gens montrèrent au procès du ci-devant roi de France, qu’on appelait Louis Capet. Dans les brasseries, dans les cabarets, au corps de garde, à la caserne, partout on ne parlait que de cela. Les uns disaient qu’il fallait le fusiller sans jugement, comme ennemi de la république et du genre humain ; les autres qu’il fallait seulement le bannir lui et sa famille ; d’autres qu’il méritait d’être guillotiné, pour avoir trahi la patrie, et naturellement cela produisait des disputes ; dans toute la France et dans toute l’armée on trouvait des girondins, des montagnards et des hommes du Marais, avec tout cela des parents d’émigrés et des prêtres réfractaires ; les Chauvel n’avaient pas encore pris le dessus ; qu’on se figure un pareil mélange.

 

Mais c’est à la Convention que la bataille était le plus terrible. Après avoir tout fait pour étouffer ce procès, les girondins, voyant qu’ils ne pouvaient plus l’empêcher, inventaient chaque jour quelque chose de nouveau pour le retarder et l’arrêter. Un jour ils disaient que le roi était inviolable par la constitution de 91. On leur répondait qu’il avait violé cette constitution. Le lendemain ils criaient que c’était abominable, que la Convention n’était pas un tribunal ; et puis, comme ils étaient encore battus sur ce chapitre, ils demandaient l’appel au peuple ; ils essayaient de faire peur à la nation, en disant que la mort de Louis serait le signal d’une coalition de tous les monarques contre la France, etc. Qu’est-ce que je sais encore ? Cela ne finissait pas. Quelquefois ils descendaient par centaines de leurs bancs comme des furieux, pour tomber sur les montagnards, et sans les hommes plus calmes du Marais, l’affaire aurait fini par un massacre.

 

Ce roi avait pourtant trahi la nation, les pièces trouvées dans l’armoire de fer le prouvaient clairement : il avait dépensé la moitié de sa liste civile à corrompre des députés, à payer les émigrés de Coblentz ; il avait appelé les Prussiens et les Autrichiens en France, pour le rétablir, lui, sa noblesse et son clergé dans leurs anciens privilèges, et nous dans notre ancienne servitude. S’il s’était agi d’un pauvre diable ayant commis le quart des mêmes crimes, son procès n’aurait pas duré dix minutes ; mais c’était un roi ! et, pour le défendre, les girondins, qui se disaient républicains, risquaient d’allumer la guerre civile en France, puisqu’ils proposaient de soumettre le jugement de Louis XVI aux assemblées primaires c’est-à-dire de soulever les mêmes colères et de faire le même scandale dans tout le pays qu’ils faisaient à la Convention.

 

Et pendant ce temps la disette grandissait, le prix du pain augmentait de jour en jour ; les ouvriers étaient payés avec des assignats qui n’avaient plus le quart de leur valeur ; les marchands refusaient ces assignats en paiement de leurs marchandises ; il fallait attendre des heures à la porte des boulangers pour obtenir une livre de pain ; enfin le peuple, – dont les pères, les frères, les enfants combattaient en Allemagne et en Belgique, parce que les girondins avaient fait déclarer la guerre, – le peuple mourait de faim ! il criait à la Convention de le sauver, de fixer le prix des objets de première nécessité, mais les girondins n’entendaient pas les cris de ce pauvre peuple misérable ; ils n’avaient de pitié que pour Louis XVI.

 

Ces choses se passaient à la fin de décembre et au commencement de janvier.

 

Quinze jours avant, le bruit avait couru que Beurnonville, qui remplaçait Kellermann à l’armée de la Moselle, allait nous rejoindre pour écraser l’ennemi ensemble ; mais il n’avait pu dépasser Sarrebruck, parce que les Prussiens s’étaient portés tout de suite en force sur Pellugen et Bibeltausen, pour défendre les défilés ; le 4e bataillon de la Meurthe et la compagnie franche de Saint-Maurice s’étaient distingués dans ce combat ; on parlait aussi de la belle conduite du bataillon de Popincourt et du 96e régiment d’infanterie. Depuis ce combat, les dragons de Toscane et les Grèvenmakers autrichiens restaient maîtres entre la Sarre et le Rhin ; les Prussiens avaient jeté des ponts à Baccarach et dans plusieurs autres endroits, et nos hussards de la liberté faisaient souvent le coup de sabre avec leurs partisans, en escortant les convois qui nous venaient de Landau, de Wissembourg et d’ailleurs.

 

J’avais écrit à Marguerite, pour lui raconter la vie que nous menions dans la pluie, la boue et la neige ; et, comme aucune réponse ne m’arrivait, je pensais que sans doute le paquet de lettres était tombé dans quelque embuscade, car on apprenait à chaque instant de pareilles surprises, et ceux qui ne pensaient qu’au procès du ci-devant Louis XVI ne recevaient plus régulièrement leurs gazettes. C’était donc mon idée, lorsqu’un matin, en rentrant de monter ma garde, je vois dans l’escalier de la caserne un homme en blouse, et j’entends le vieux Sôme me crier d’en haut :

 

– Hé ! Michel, voilà quelqu’un qui te demande !

 

Je regarde, c’était Quentin Murot, le courrier de Phalsbourg à Sarreguemines, qui demeurait en ce temps près la porte d’Allemagne. On ne se figurera jamais la joie de revoir quelqu’un du pays dans un moment pareil ; j’aurais voulu l’embrasser à force de satisfaction, et je criai :

 

– C’est vous, père Murot ? Mon Dieu ! est-ce que vous viendriez de chez nous ?

 

– Si j’en viens, dit-il en riant, parbleu ! puisque j’apporte quelque chose pour toi. Mais c’est encore à l’auberge du Soleil ; j’ai mis là ma voiture. Je ne pouvais pas trimballer le panier avec moi, sans savoir où je te trouverais.

 

– Vous avez vu Marguerite ? lui dis-je.

 

– Oui, voilà juste huit jours que je l’ai vue dans sa boutique, avec ton petit frère Étienne ; elle m’a tant prié, que je n’ai pu faire autrement que de charger le panier. Attends, dit-il en passant la main sous sa blouse, j’ai aussi une lettre.

 

Et de son gros portefeuille de roulier il tira la lettre, que je reconnus tout de suite à l’écriture pour être de Marguerite. Alors mon cœur nageait dans la joie. Tous les camarades autour de nous me regardaient. Je voulais lire la lettre tout seul, c’est pourquoi, malgré mon impatience, je la mis dans ma poche, en criant :

 

–C’est bon, c’est bon, père Murot !…allons voir le panier !

 

Nous sortîmes ensemble, et sur toute notre route je ne fis que lui demander des nouvelles de Marguerite, de maître Jean, de mon père, de celui-ci, de celui-là, revenant toujours à savoir si Marguerite se portait bien, si elle avait bonne mine, si elle était toujours gaie, et le père, s’il jouissait d’une bonne santé. Murot avait à peine le temps de me répondre ; nous traversions des tas de monde dans les petites ruelles, et je ne voyais que lui. À chaque fois qu’il me répondait : « Mais oui, ils sont tous en bonne santé ; Marguerite est fraîche et réjouie, et maître Jean aussi, il a toujours son gros ventre et ses moustaches de hussard », je criais : « Ah ! ah !… c’est bon ! » Je croyais sentir comme une bonne odeur de là-bas ; et, regardant le vieux Quentin Murot avec attendrissement, malgré sa grosse verrue à côté du nez et ses petits yeux plissés, couverts de cils jaunes, je le trouvais beau.

 

Mais en arrivant dans une vieille rue où l’on dit que l’inventeur de l’imprimerie est venu au monde, je fus tout de même étonné de voir une quantité de gens en blouse et bonnet de coton, en tricorne et gilet rouge, aller et venir au milieu d’un encombrement de charrettes ; ils criaient, s’appelant par des noms du pays, des noms de Sarrebourg, de Saverne, des Quatre-Vents, de Mittelbronn, des environs de chez nous.

 

– Hé ! dis-je à Murot, vous n’êtes pas venu seul à Mayence ?

 

– Non, dit-il, nous sommes arrivés plus de cent cinquante ; on nous a mis en réquisition pour amener de la poudre, des canons et des boulets. Baptiste, mon garçon, fait maintenant le service du courrier ; j’ai pris sa place. Il paraît qu’on va vous enfermer ici.

 

– Et l’on ne vous a pas attaqués ? lui dis-je.

 

Alors il se mit à rire et me répondit :

 

– La garde nationale de Phalsbourg nous a fait la conduite jusqu’à Rohrbach, et là deux cents dragons nationaux sont venus de Saint-Avold pour nous escorter. Tout a bien été les trois premiers jours, mais, entre Landau et Frankental, nous avons eu dans l’après-midi du quatrième jour une grande alerte. Nous avancions à la file, sans nous méfier de rien, nos dragons à droite et à gauche de la route, quand une dizaine d’entre eux, qui marchaient en avant, revinrent dire que des manteaux rouges en nombre arrivaient nous attaquer ; et comme on criait « Halte ! halte ! » les voilà qui descendent déjà la côte en face, avec leurs grandes lances et leurs bonnets à poil.

 

– Et vous n’avez pas eu peur, père Murot ?

 

– Peur ? allons donc ! fit-il ; tu veux rire, Michel ? Nos dragons ont été à leur rencontre, et c’est là, dans un fond, qu’ils se sont livré bataille entre eux. Nous les regardions de la route. Mais tout à coup une dizaine de ces gueux arrivent en faisant le tour du vallon, pendant que les autres se battaient, ils arrivent ventre à terre, en nous criant, dans leur mauvais allemand, de renverser les charrettes. J’étais cinq ou sixième sur la ligne ; les premiers s’étaient sauvés, et l’un des manteaux rouges, un grand brun, court sur moi, furieux, et me met un long pistolet sous le nez, en me donnant l’ordre de dételer.

 

» Mais alors moi je détourne son bras, et je lui donne avec le gros bout de mon fouet un si bon coup sur l’oreille, que la moitié de ses favoris en sont restés après le manche, et toutes ses grosses dents du côté gauche lui ont sauté de la bouche ; il ne voyait plus clair et ballottait sur son cheval, la bride lâchée et les pieds hors des étriers. Seulement deux autres ayant vu cela de loin, venaient déjà m’enfiler avec leurs perches, et je n’eus que le temps de me glisser entre les voitures, de l’autre côté. Le grand Mâcri, des Trois-Maisons, a payé pour moi, car un de ces manteaux rouges lui a poussé sa lance entre les côtes, tellement qu’il l’a mis par terre ; et Nicolas Finck, qui venait à son secours, a reçu deux grosses balafres en travers du nez et de la joue. Moi je n’ai rien eu, parce que les dragons revenaient et que les bandits se sauvaient, en laissant une quinzaine d’entre eux dans le vallon. Nous avons même eu des chevaux de renfort pour continuer notre route.

 

Le vieux Murot riait de bon cœur en me racontant cette histoire.

 

– Et le procès de Louis XVI, lui dis-je, est-ce qu’on en parle aussi là-bas ?

 

– Le procès de Capet ? Oui, fit-il, les femmes en parlent beaucoup ; la mienne a voulu brûler des cierges à son intention, mais je l’ai joliment arrangée ! Le réfractaire de Henridorff prêche qu’une légion d’anges va descendre du ciel pour le soutenir ; et chaque fois que nos gendarmes arrivent pour empoigner ce gueux, un homme en faction dans le clocher l’avertit d’avance et il se sauve ; il faudra mettre le feu dans sa baraque. J’ai vu ta mère dimanche dernier sur le chemin de Henridorff ; elle est devenue toute blanche à force de colère et de chagrin pour Marie-Antoinette, qui se moque pas mal d’elle et des autres.

 

– Tout ça, Michel, vois-tu, c’est de la farce. Nous autres paysans, dans les environs de la ville, nous ne pensons qu’au citoyen Cambon, qui fait mettre les terres des émigrés en petits morceaux, pour que chacun puisse en acheter sa part, et qui nous les vend à crédit ! À la bonne heure ! celui-là, je le respecte. Que les aristocrates viennent nous réclamer nos terres quand nous les aurons payées ; qu’ils essayent seulement de les reprendre, tous les paysans de France tomberont dessus par mille et centaines de milliasses ; il n’en restera pas seulement un seul de ces fainéants ! Ah ! Dieu du ciel ! si j’avais su ça d’avance, combien de bouteilles et de chopines j’aurais épargnées dans tous les bouchons et les cabarets depuis trente-sept ans, et que j’aurais mis en prés, en bois, en bonnes terres. Enfin c’est fait, n’y pensons plus, mais que ça serve d’exemple à nos enfants ; ce qu’on boit et qu’on avale est perdu pour toujours.

 

» Quant à Capet, qu’on lui coupe le cou, ou qu’on le mène dehors entre deux gendarmes, ça m’est égal, pourvu que ma femme ne me vole pas l’argent que je gagne, à cette fin de lui faire dire des messes ! Mais j’ouvre l’œil, sois tranquille, et les autres aussi. Depuis des centaines d’années, les aristocrates avaient pris toutes les terres, et nous autres malheureux paysans nous étions forcés de nous contenter du royaume des cieux ; chacun son tour !

 

Nous entrions alors sous une grande porte d’auberge, et le brave homme me dit :

 

– Nous y voilà, Michel, attends que j’entre sous la bâche, ton panier est au fond.

 

Il grimpa dans sa grande voiture, et deux minutes après il me tendait un panier en disant :

 

– Voici ton affaire.

 

C’était un panier tressé par mon père, tout pareil à celui que j’avais envoyé deux ans avant à Paris, rue du Bouloi, n° 11, mais plus petit. En le tenant dans mes mains et me rappelant ce bon temps déjà loin, j’en étais comme suffoqué.

 

– Qu’est-ce que ça coûte, père Murot ? dis-je tout bas.

 

– Bah ! bah ! fit-il, ça n’est rien ; une bouteille de vin, si tu veux, Michel.

 

Nous entrâmes dans l’auberge, et je fis apporter une bouteille de vin. La salle fourmillait de monde. Je vis le grand Nicolas Fink près du fourneau, un gros bandeau plein de sang sur la figure, et le feutre par-dessus ; il avait l’air de s’ennuyer et même de dormir.

 

Je m’assis dans un coin, près de la porte, en face de Murot, et je me mis à lire la lettre de Marguerite.

 

Ah ! tous les hommes ont eu le bonheur d’être aimés une fois dans leur vie ; mais d’être aimé par une personne de bon sens, qui ne pense pas seulement à vous répéter qu’elle vous aime, et qui s’inquiète de vos besoins, qui vous encourage, qui vous donne de bons conseils et n’oublie rien de ce qui peut vous faire plaisir, voilà des choses qu’on se rappelle jusqu’à quatre-vingt-dix ans, et qui vous rendent en quelque sorte fier d’avoir gagné cet amour ; car c’est encore plus rare que le gros lot à la loterie.

 

Marguerite m’envoyait dans son panier deux bonnes chemises neuves, des bas de laine pour me tenir les pieds chauds ; elle avait même cousu dessous des semelles en feutre, qui vous préservent de l’humidité. Elle m’envoyait encore une chemise en laine, des souliers solides garnis de gros clous ; enfin tout ce qu’un homme peut souhaiter, quand il est obligé de vivre dans la boue et content de se réchauffer vite après l’ouvrage. – Quel esprit et quel bon sens il faut avoir pour songer à tout ! – Le reste n’y manquait pas non plus, comme un bon jambonneau, un quartier de lard fumé, une bouteille de kirsch. J’en étais dans l’admiration, et je me promettais naturellement de me conserver pour une femme aussi remplie d’esprit et de cœur ; oui, je prenais cette ferme résolution, sans manquer à mes devoirs envers la patrie et la liberté, bien entendu. Mais cela suffit, chacun doit me comprendre.

 

La lettre de Marguerite en renfermait une de Chauvel que je regrette d’avoir perdue, car elle expliquait bien des choses et montrait clairement ce qui nous est arrivé plus tard. Elle était adressée à maître Jean, des Baraques du Bois-de-Chênes, et portait, si je ne me trompe, la date du 1er décembre 1792.

 

Chauvel, dans cette lettre, donnait de grands détails sur les chefs de la Montagne, et particulièrement sur Danton, qu’il mettait au-dessus de tous les autres, pour le courage, l’éloquence naturelle, le bon sens et le bon cœur. Il disait que ce brave homme, après chaque bataille de la Convention, était toujours le premier à tendre la main aux girondins, à les conjurer, au nom de la patrie, d’oublier leurs haines et de se joindre à la Montagne dans l’intérêt de la république ; mais que le parti de la Gironde, où se trouvaient de très grands orateurs, se laissait conduire par Mme Roland, une femme ambitieuse qui ne pouvait souffrir Danton.

 

Il disait que si les girondins s’obstinaient à se mettre en travers de toutes les mesures nécessaires au salut de la patrie, il faudrait en venir aux coups tôt ou tard ; que cette bataille amènerait de grands malheurs : qu’un certain nombre des départements du Midi soutiendraient leurs députés ; que les réfractaires et les nobles de la Vendée profiteraient bien sûr de l’occasion, pour commencer la guerre civile ; et que le danger de la république nous forcerait de recourir à des moyens terribles.

 

Ces choses attristaient Chauvel, et, tout en se montrant prêt à marcher jusqu’au bout, il s’indignait de voir des hommes comme Vergniaud conduits par une espèce de Marie-Antoinette de la Gironde. Il finissait en disant qu’on allait mettre sur le tapis le jugement du roi, pour forcer les girondins de se découvrir et peut-être même de se diviser ; qu’on verrait alors, suivant qu’ils approuveraient ou combattraient le jugement, si ces messieurs étaient royalistes ou républicains.

 

Il avait bien raison ; depuis le premier jour du procès de Louis XVI, on voyait clairement le fond de leurs idées ; les hommes de bon sens ne pouvaient plus s’y tromper.

 

Enfin ces deux lettres me firent le plus grand plaisir. Après avoir payé la bouteille de vin et bien recommandé à Murot d’embrasser Marguerite pour moi sur les deux joues, ainsi que mon père et le petit Étienne, je retournai tout joyeux à notre caserne de la Capuzinerstrasse, mon grand panier sur l’épaule.

 

Le lendemain 22 janvier on apprit par des courriers extraordinaires la condamnation du roi, et deux ou trois jours après son exécution, malgré les girondins, qui jusqu’à la dernière heure avaient demandé le sursis. Ils avaient pourtant presque tous voté la mort.

 

Cette nouvelle excita dans l’armée le plus grand enthousiasme.

 

On se réjouissait de voir qu’à la fin des fins la justice devenait égale pour tout le monde, et qu’un roi ne devait plus violer son serment et trahir la patrie sans courir de risque. Mais en même temps on comprenait que les rois de l’Europe allaient nous en vouloir terriblement du mauvais exemple que nous donnions à leurs peuples ; que ces gens, habitués à regarder les hommes comme des bêtes et à se considérer eux-mêmes comme des dieux, ne nous pardonneraient jamais d’avoir montré qu’on pouvait leur couper la tête, comme aux autres bandits ; on comprenait que c’était une guerre à mort entre eux et la république, et qu’il faudrait les bousculer.

 

Malgré cela toute la France était dans la joie, et, pendant les quinze jours qui suivirent, des masses d’adresses, avec des millions de signatures, arrivèrent à la Convention, pour la remercier de ce qu’elle avait fait.

VIII

 

Pendant le mois de février, les convois de grain, de paille, et surtout de canons, de poudre et de boulets, continuèrent d’arriver sans relâche ; les moulins bâtis sur pilotis au milieu du fleuve ne cessaient pas de moudre ; la farine s’entassait dans les magasins, et tout cela montrait que nous allions être bloqués.

 

C’est le premier de ce mois, que le girondin Brissot vint proposer à la Convention de déclarer la guerre à l’Angleterre et à la Hollande, disant que le peuple anglais n’attendait que notre déclaration, pour bousculer sa noblesse et proclamer la république ; que cette bonne nouvelle lui venait de Londres et qu’il en répondait.

 

La vérité, c’est que le ministre Pitt avait fait écrire ces fausses nouvelles à Brissot, par de soi-disant républicains. Pitt avait besoin de la guerre avec la France, pour étouffer les idées de notre révolution, qui se répandaient de plus en plus en Angleterre, et rétablir l’aristocratie dans toute sa force. Il nous aurait attaqués depuis longtemps, sans la crainte de soulever le peuple contre sa politique ; mais en trompant Brissot et trouvant ainsi le moyen de se faire déclarer la guerre, il se donnait le beau rôle, puisque les Anglais étaient bien forcés de se défendre.

 

Quand je pense à ce Brissot, la colère m’empoigne ! À force de crier à l’Assemblée législative contre Robespierre, qui soutenait la paix ; à force de cabaler, lui et ses amis, et d’exciter les gens au moyen de leurs mauvaises gazettes, ils nous avaient fait déclarer la guerre à l’Allemagne, quand rien n’était prêt pour l’entreprendre. Cette guerre avait amené l’invasion de la Champagne et les massacres de septembre. Il est vrai que depuis nous avions gagné. Mais il avait fallu déclarer la patrie en danger, lever, armer, équiper des centaines de mille hommes, dépenser des quantités de millions. Quand on se bat, tout s’envole en fumée ; le commerce, l’industrie, la culture dépérissent faute de bras et d’argent. Nous le voyions bien alors. Les gens ne gagnaient plus rien ; ils ne pouvaient plus acheter de terres d’émigrés ; les assignats qui représentaient la valeur de ces terres baissaient en proportion ; il fallait en faire par masses et plus on en faisait moins ils valaient ; enfin la misère augmentait de jour en jour.

 

Toutes ces choses auraient dû faire réfléchir nos représentants, avant de nous mettre un nouvel ennemi sur le dos.

 

Mais la Convention, trompée par Brissot, et peut-être aussi excitée par nos victoires en Allemagne et en Belgique, déclara la guerre à l’Angleterre et à la Hollande. Seulement, comme elle savait que Pitt allait employer le vert et le sec, pour nous rendre tout le mal que nous avions fait à l’Angleterre pendant la guerre d’Amérique, elle décréta presque aussitôt une levée de trois cent mille hommes, et la division de toutes nos forces en huit armées, dont trois dans le nord, une sur les Alpes, une dans le Var, une pour garder les Pyrénées, une sur les côtes de la Manche, et la huitième, dite de réserve, à Châlons.

 

La Convention décréta aussi la réorganisation de l’armée, d’après le rapport de Dubois-Crancé. Ce décret, qu’on mit à l’ordre du bataillon, disait qu’à l’avenir il n’y aurait plus aucune différence ni distinction entre les corps d’infanterie appelés de ligne et les volontaires nationaux ; que l’infanterie à la solde de la république serait formée en demi-brigades, composées chacune d’un bataillon des ci-devant régiments de ligne et de deux bataillons de volontaires ; que chaque demi-brigade serait donc de trois bataillons, et chaque bataillon de neuf compagnies, dont une de grenadiers et huit de fusiliers ; que la compagnie de grenadiers aurait soixante-deux hommes, y compris les officiers, sous-officiers, caporaux et tambours, et la compagnie de fusiliers soixante-sept hommes ; que l’uniforme serait le même pour toute l’infanterie ; qu’il serait aux couleurs nationales, et que ce changement se ferait au fur et à mesure que le ministère de la guerre serait obligé de renouveler l’habillement ; que chaque demi-brigade se distinguerait par un numéro sur le bouton et sur le drapeau, et qu’elle aurait six pièces du calibre quatre, avec une compagnie de canonniers pour le service de ces pièces ; que dans tous les grades, excepté celui de chef de brigade et celui de caporal, l’avancement aurait lieu de deux manières, savoir : le tiers par ancienneté de service, à grade égal, roulant sur toute la demi-brigade, et les deux tiers au choix, sur la présentation de trois candidats nommés par les soldats, pour chaque place vacante. Les emplois de généraux de brigade, de généraux de division, devaient être donnés : le tiers à l’ancienneté et les deux tiers au choix du ministre de la guerre, avec approbation du Corps Législatif.

 

Si je vous raconte ce décret en détail, c’est que les fameuses demi-brigades de la république, toutes formées sur le même modèle, dans les années 1793 et 1794, sont celles qui nous ont gagné tant de bonnes provinces, que les régiments de l’empire ont malheureusement perdues. C’est pourquoi j’estime, d’après mon simple bon sens, que, si nous voulons encore gagner des provinces au lieu d’en perdre, on fera bien de revenir aux immortelles demi-brigades, dont les derniers soldats sont devenus plus tard des maréchaux de l’empire, et les cantinières des princesses.

 

Enfin ce décret fit beaucoup de bien ; on ne vit presque plus de duels entre les vieux soldats de ligne et les volontaires ; les uns avaient l’enthousiasme de la liberté, les autres l’habitude de la discipline ; les armées de la république en devinrent plus solides et plus hardies.

 

Vers le commencement de mars, notre brave commandant Meunier et ses deux cent cinquante grenadiers revinrent de Kœnigstein, un de ces vieux nids d’épervier comme il s’en trouve par vingtaines au haut des rochers qui bordent le Rhin. Je les vois encore traverser le pont, maigres, décharnés, les yeux luisants comme des rats, leur drapeau tout déchiré et huit petites pièces qu’ils ramenaient de là-bas. Ils avaient obtenu les honneurs de la guerre, après trois mois de siège. On criait :

 

– Vive le commandant Meunier ! Vivent les grenadiers de Kœnigstein !

 

Eux, ils riaient, montrant leurs grandes dents sous leurs moustaches, et donnant des poignées de main aux camarades.

 

Meunier reçut quinze jours après son brevet de général, et la Convention décréta que les défenseurs de Kœnigstein avaient bien mérité de la patrie.

 

Notre armée occupait alors tout le pays entre la Nahe et le Rhin, depuis Bingen jusqu’à Spire ; ses magasins étaient à Frankental, un peu au-dessus de Worms ; nous étions de quarante à quarante-cinq mille hommes.

 

Les ennemis, eux, depuis notre retraite de Francfort, s’étaient partagés en trois bandes : la première, composée en grande partie de Saxons, bloquait Cassel ; la deuxième, forte d’environ cinquante mille Prussiens et Hessois, avait passé le Rhin à Rheinfelz, à quelques lieues au-dessous de Bingen ; elle tenait le pays entre la Nahe et la Moselle, sur notre gauche ; et la troisième, de vingt-cinq mille Autrichiens commandés par le général Wurmser, après avoir remonté le Rhin jusqu’à Mannheim, menaçait notre droite.

 

L’idée de ces Autrichiens était de passer le fleuve sur nos derrières, pendant que les Prussiens nous attaqueraient à gauche, et de couper la route de Landau ; de cette façon toute notre armée aurait été forcée de s’enfermer dans Mayence ; mais le général Meunier, posté à Spire avec douze mille hommes, observait leurs mouvements.

 

Les choses en étaient là lorsque, un matin, le bruit se répandit à Mayence que les Prussiens attaquaient notre aile gauche et que nous allions sortir pour les bousculer. Aussitôt les cris de « Vive la république ! » recommencent, et puis notre bataillon, les quatre de fédérés parisiens, les chasseurs du Languedoc, les hussards de la liberté, l’artillerie, tout sort de la place ; les anciens régiments de ligne, encore en habits blancs, et les bataillons de volontaires, bleus et rouges, s’étendent le long des haies à perte de vue, suivant les routes qui descendent le Rhin. Chaque homme avait sa giberne remplie de cartouches, et notre nouveau commandant, Nicolas Jordy d’Abreschwiller, un solide gaillard brun et trapu, parti quelques mois avant avec les volontaires de son village, se retournait à chaque instant sur sa grande bique, et nous criait comme Neuwinger à Spire :

 

– Eh ! hé ! ceux de la montagne, c’est aujourd’hui qu’il faut se montrer !

 

On riait, on était content. Sur les deux heures le canon se mit à gronder au loin ; le temps était clair, et l’on voyait à peine monter la fumée ; malgré cela, toute la division courait depuis une heure, quand des officiers d’ordonnance arrivèrent au galop, criant de retourner à Mayence. Houchard et Neuwinger avaient attaqué l’ennemi près de Stromberg, mais ayant appris qu’un corps de dix mille Prussiens arrivaient de Trêves, sur leurs derrières, après avoir surpris le passage de la Nahe, ils avaient ordonné la retraite.

 

Nous rentrâmes à la nuit, tout couverts de boue et bien ennuyés d’avoir tant couru pour rien.

 

Le lendemain, des files de charrettes ramenèrent nos blessés.

 

Houchard et Neuwinger restèrent pourtant à Bingen, mais le 28 mars des masses d’ennemis étant venus les attaquer, ils furent obligés de se replier ; et Neuwinger, qui voulait tenir malgré les ordres de Custine, fut pris.

 

C’est la première débâcle que j’aie vue, car le bataillon reçut l’ordre de sortir et d’occuper une côte, où se dressait la potence du pays, pour arrêter la poursuite de l’ennemi dans cette direction. Le 96e de ligne et deux autres bataillons avec le nôtre, nous restâmes dans cet endroit depuis le matin jusqu’au soir, et je croyais n’avoir jamais entendu siffler les balles et ronfler les boulets, tant il en pleuvait ce jour-là.

 

Le chef d’escadron Clarke, depuis duc de Feltre, soutenait la retraite avec ses dragons d’Orléans ; des milliers de partisans hessois l’entouraient ; il se fit jour, après avoir laissé défiler la masse de traînards et de blessés au pied de la côte que nous gardions.

 

C’est la dernière affaire du bataillon avant le siège.

 

Deux jours plus tard, le 30 mars, Custine essaya d’arrêter la poursuite des Prussiens à Ober-Flersheim, entre Alzey et Worms ; mais craignant d’être coupé par les Autrichiens, qui venaient de passer le Rhin à Spire, il perdit la tête et se dépêcha de battre en retraite derrière les lignes de Wissembourg, après avoir brûlé les magasins de Frankenthal, et notre corps d’armée fut bien obligé de s’enfermer dans Mayence.

 

J’ai vu dans la suite bien des entassements de monde, mais jamais comme à Mayence après la retraite de Bingen ; les grandes maisons autour de la place d’Armes étaient changées en casernes ; les églises, la synagogue, le temple des luthériens, la halle, le séminaire, le château étaient changés en greniers à foin, en écuries, en logements de troupes, et le plus grand magasin était à la cathédrale. Oui, cet entassement de gens à pied, à cheval, d’anciens régiments, de compagnies franches, de bourgeois, de boutiquiers, d’ouvriers, de femmes, d’enfants, tous pêle-mêle dans les petites rues, sur les places, le long des remparts et sous les portes de la ville, ce spectacle extraordinaire est encore devant mes yeux.

 

D’autres commissaires venaient d’entrer en ville : Pflieger, Ritter, Louis ; on les appelait clubistes ; ils aidaient le docteur Hoffmann, de Mayence, à démocratiser le peuple ; seulement, il fallait toujours un piquet pour les garder, car chaque jour la mauvaise race relevait la tête.

 

On voulut encore une fois foncer dehors, du côté de Worms, et se débarrasser d’une partie de la garnison ; malheureusement les Prussiens gardaient les routes, ils repoussèrent le détachement dans la place. Nous n’avions donc plus à tenir la campagne, mais à nous défendre chez nous.

 

Notre commandant de place était le général Doyré. Le général du génie Meuynier, venu tout exprès de Paris pour fortifier Cassel, défendait ce poste avec quinze cents hommes. Aubert-Dubayet, l’adjudant-major Kléber, et le représentant Merlin veillaient principalement au service.

 

Au lieu de nous considérer comme des volontaires, on nous appliqua le règlement des troupes de ligne. L’adjudant-major Kléber, dans ce temps, avait la réputation d’être très sévère sur la discipline ; on disait qu’il avait pris l’habitude de faire donner la schlague chez les Autrichiens, et qu’il regrettait de ne plus pouvoir s’en servir.

 

On établit un conseil de guerre en permanence à l’hôtel de ville, et je me rappelle qu’on fusillait presque tous les matins, derrière le bastion Saint-Jean, deux ou trois maraudeurs, soi-disant pour le bon exemple ; je veux bien croire que c’étaient des pillards ou de mauvais gueux ayant insulté ou volé d’honnêtes gens, mais sur la plainte d’un simple bourgeois, vous étiez arrêté. Tout le pays, depuis notre retraite de Francfort, s’était soulevé contre nous ; maintenant il fallait tout payer comptant, et nous ne recevions plus de solde ; la ration devait nous suffire.

 

Les mauvaises nouvelles de l’armée du Nord, la déroute du corps de Valence à Aix-la-Chapelle ; l’insurrection de la Vendée, où tout se levait ensemble, prêtres, nobles et paysans ; la défaite de Dumouriez à Nerwinden ; les intrigues du ministre Pitt, qui mettait toute l’Europe contre nous ; le massacre des Français à Rome ; les grands cris de Danton appelant les citoyens au secours de la république, demandant la création d’un tribunal révolutionnaire pour juger les traîtres, et l’établissement d’une taxe sur les riches ; les discours des girondins, toujours les premiers à déclarer la guerre, à nous envoyer, nous les enfants du peuple, au-devant de la mort par centaines de mille, et qui devenaient furieux lorsqu’il s’agissait d’un roi traître à la patrie, de la vie des conspirateurs et de l’argent des riches, toutes ces choses vous agaçaient et vous entretenaient dans une colère d’autant plus grande, que les Allemands étaient cinq contre un, et qu’on ne pouvait pas se venger.

 

C’est le 6 avril que les Autrichiens, les Prussiens et les Hessois se montrèrent aux environs de la place. Bien des gens du pays étaient venus au marché de légumes, et, quand ils apprirent qu’on allait fermer les portes, ces pauvres paysans se mirent à courir avec leurs hottes et leurs paniers, en poussant de grands cris. J’étais de garde au Gothor ; et, les voyant passer ainsi, je les trouvais bien plus heureux que nous de pouvoir sortir et vivre dans leurs villages, en plein air ; le blocus de Landau me revenait : quel ennui d’être enfermé durant des semaines et des mois !

 

L’ennemi n’était pas encore en force pour commencer le siège ; il nous tenait seulement étroitement bloqués. On tirait sur ses patrouilles à pleine volée ; elles répondaient, les balles perdues sifflaient dans les rues, cassant des fenêtres par-ci par-là, blessant un passant, que les bourgeois emportaient avec des gémissements extraordinaires ; les femmes parlaient du malheur les mains au ciel, et se figuraient que c’était la guerre ; elles devaient en voir bien d’autres.

 

La garnison faisait des sorties tous les jours, à Weissenau, Marienborn, Bretzenheim, et dans tous les villages des environs, pour ramener du bétail, car le général Custine n’avait pas approvisionné la place comme c’était son devoir. Nous avions bien des canons, de la poudre, du vin, de la bière, de l’eau-de-vie, du foin et du blé en quantité, mais le bétail manquait. – Ces petites expéditions cessèrent bientôt, parce que les paysans avaient tout évacué dans les bois, et qu’on ne ramenait plus rien.

 

Des bandes de soldats sortaient pourtant encore à la maraude, et Marc Divès était toujours dans le nombre ; cela ne dura pas longtemps non plus, car l’ordre arriva de tirer sur tous ceux qui voudraient s’échapper ; les fossés de Mayence sont pleins d’eau, on ne pouvait suivre les petites chaussées qui menaient aux redoutes, sans être vu des sentinelles, personne n’osa plus se risquer.

 

Tout resta dans cet état jusque vers la fin d’avril.

 

Hors du service, on ne savait plus que penser ; les bulletins de la Convention n’arrivaient plus, mais de faux Moniteurs, imprimés par les Prussiens à Francfort, représentant la France comme bouleversée de fond en comble, des guillotinades avec les noms d’une quantité de patriotes reconnus, le soulèvement de l’armée du Nord contre Paris, les victoires des réfractaires en Vendée, la régence de Marie-Antoinette pour son fils Louis XVII, etc., etc. Nos officiers avaient beau dire que tout était faux, que l’ennemi imprimait lui-même ces fausses gazettes et les faisait jeter dans nos avant-postes, l’inquiétude vous gagnait toujours un peu plus, et beaucoup parlaient de sortir en masse, de bousculer l’ennemi, et de rejoindre l’armée à Wissembourg ; le commandant Doyré fut même obligé, pour arrêter la révolte, de mettre à l’ordre du jour que Mayence était la première barrière de la république contre l’Europe ; que l’ennemi ne pouvait plus nous envahir sans l’avoir reprise sur nous, et que les gueux capables de vouloir l’abandonner seraient fusillés sur-le-champ comme traîtres à la patrie.

 

Les Autrichiens avaient essayé d’établir deux batteries, l’une sur la route de Worms, et l’autre au-dessus du moulin contre le bois, où nous avions bivaqué en arrivant de Spire ; nos grandes pièces de quarante-huit les avaient démontées, et le bruit courait qu’ils avaient maintenant l’idée de nous affamer, mais que Custine nous dégagerait ; on s’étonnait même de voir qu’il tardait si longtemps à venir.

 

Au commencement du mois de mai, les sorties recommencèrent, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, pour bousculer les travaux de l’ennemi ; cela continua jusqu’à la fin du siège.

 

Je me rappelle qu’on en fit une très forte, dans la nuit du 30 au 31, contre le village de Marienbourg, où se trouvait le quartier général. On pensait surprendre et peut-être bien enlever le roi de Prusse. Cinq ou six mille hommes sortirent de la place entre minuit et une heure, et tombèrent sur les avant-postes ennemis, qui furent bousculés ; ils s’avancèrent même jusqu’au quartier de Frédéric-Guillaume, où des centaines de chevaux de la garde royale furent tués au piquet. Mais l’alarme ayant été donnée, des masses de troupes, infanterie et cavalerie, tombèrent sur la colonne et la ramenèrent, l’épée dans les reins, jusque sous les murs de la place. Nous perdîmes beaucoup de monde dans cette attaque, parce qu’un régiment de volontaires avait pris le régiment de Saintonge, qui portait encore l’habit blanc, pour un régiment autrichien et avait fait feu dessus.

 

Le lendemain, Frédéric-Guillaume fit canonner et bombarder la ville d’une façon terrible. Il devait avoir eu joliment peur la veille.

 

Vers le milieu de ce mois, pendant une nuit très noire, tous nos ouvrages furent attaqués du côté de Weissenau et de Marienborn ; comme on voulait justement faire une sortie cette nuit-là, on avait retiré presque toutes les troupes des redoutes, il n’y restait que de faibles détachements, qui furent écrasés dans un moment. Alors le rappel se mit à battre sur la place du Marché et dans toutes les rues. Le canon des remparts tonnait, en éclairant de sa flamme rouge le bastion Saint-Philippe et la citadelle à gauche près du Rhin. Nos fortifications de Cassel se mirent aussi de la partie ; on se forma sur la place, au milieu d’une foule de peuple accouru dans l’épouvante et qu’on repoussait. On ne prit pas même le temps de faire les appels, et les premiers bataillons réunis partirent tout de suite dans la nuit au secours des redoutes. On venait de baisser le pont de la porte Neuve ; aussitôt dehors, sur les glacis, nous vîmes de quel côté courir, car on se fusillait dans les redoutes à bout portant.

 

Le commandant Jordy nous criait : « En avant, camarades !… à la baïonnette !… » et nous courions. La mitraille des deux bastions passait au-dessus de nous avec un ronflement épouvantable. Comme nous approchions de la première redoute, celle de Saint-Charles, elle était balayée, mais des tas de Prussiens fourmillaient autour, et l’on s’attaqua dans ce coin avec une fureur que je n’avais vue que sous la porte de Spire. Toute ma vie j’entendrai les jurements allemands et français, quand le bataillon croisa la baïonnette avec ces Prussiens et qu’on se vit dans le blanc des yeux, à la lueur des coups de fusil. C’était une véritable boucherie ! Le premier coup lâché, on ne rechargeait pas, on se précipitait, on sentait quelque chose de mou devant soi où la baïonnette entrait ; et d’instant en instant, quand un coup de fusil partait encore, on voyait le carnage, les morts et les blessés par tas, et la rage de ceux qui se battaient.

 

Mais cela ne dura pas longtemps.

 

Tout à coup deux ou trois obus ayant roulé sur l’épaulement de la redoute, comme ils éclataient plus loin, nous vîmes les Prussiens en retraite. En même temps un de nos régiments de ligne arrivait au pas de course, et prenait position à notre droite, derrière les tas de terre et les gabions bousculés. On ne se voyait pas. Le combat continuait en face du bastion Saint-Philippe, le pétillement de la fusillade montait et descendait avec les cris, les commandements allemands et français et la canonnade. On entendait aussi des chevaux galoper dans cette nuit noire.

 

Au bout d’environ vingt minutes, tout se tut. Le bataillon s’était ramassé, les baïonnettes en l’air, et chacun demandait à son voisin :

 

– C’est toi, un tel ?… c’est toi ?

 

Beaucoup ne répondaient pas ! J’avais aussi crié :

 

– Hé ! père Sôme ?… Marc Divès ?… Jean Rat ?…

 

Et le vieux Sôme m’avait répondu :

 

– Me voici, Michel. Ça va bien ?

 

– Oui et vous ?

 

– Moi, j’ai une égratignure, ce n’est rien !

 

En même temps, j’entendais Marc Divès parler au milieu d’une foule d’autres et dire :

 

– Tas de gueux ! ils ne mettront pas celle-là dans leurs gazettes.

 

Chacun écoutait ; rien ne bougeait plus aux environs ; quelques blessés seulement se plaignaient et voulaient être emportés.

 

Le bataillon attendit là jusqu’au petit jour l’ordre de rentrer. Nous avions perdu beaucoup de monde, mais les Prussiens encore plus à cause de la mitraille. Ceux des nôtres qui défendaient les redoutes, ayant été surpris, avaient été hachés jusqu’au dernier.

 

Depuis ce jour le bombardement recommença plus terrible qu’auparavant ; les obus, les bombes, les boulets rouges, tout pleuvait ensemble ; le feu prenait à quatre et cinq endroits à la fois ; à peine avait-on éteint d’un côté, qu’il fallait courir de l’autre.

 

Les sorties continuaient aussi avec acharnement des deux côtés du Rhin, et c’est dans une de celles que l’on fit pour se rendre maître de l’île de Mars, où les Prussiens avaient établi une forte batterie, que le général Meuynier, commandant la place de Cassel, fut blessé d’un éclat d’obus, dont il mourut quelques jours après.

 

Toute la garnison sentit ce coup. Meuynier était un brave soldat, un bon patriote et un ingénieur de grand mérite. Plus d’un, en apprenant ce malheur, en eut des larmes dans les yeux. Le gouverneur obtint un armistice pour l’enterrer dans un petit fort, qu’il avait fait construire lui-même quatre ou cinq mois avant, et les Prussiens, nous voyant défiler les fusils renversés et la mort dans l’âme, ne purent s’empêcher de rendre à ce républicain, qui les avait si bien combattus, les derniers honneurs ; ils le saluèrent de toutes leurs batteries. Frédéric-Guillaume, s’il n’avait pas beaucoup de cœur, montra du moins cette fois qu’il avait le respect du courage et du talent.

 

Cela se passait le 13 juin.

 

Deux ou trois jours après les ennemis ouvrirent leur première tranchée, à gauche de Mayence, derrière le village de Weissenau. Les sorties redoublèrent pour bousculer leurs ouvrages et défendre nos redoutes. Quelquefois nous avions l’air de les abandonner, mais, aussitôt que les autres étaient dedans, le feu des bastions les balayait, et nous sortions reprendre nos positions.

 

C’est alors que les combats devenaient terribles, car ces Allemands se battaient sous les yeux de leurs princes, qui les regardaient de loin avec des lunettes, et chacun sait que cela donne aux soldats un grand courage, de se battre sous les yeux des princes ! Mais nous les culbutions tout de même ; derrière toutes les haies, dans tous les fossés, le long des murs de jardins et parmi les tombes du cimetière des nonnes, en face de la citadelle, on voyait des habits blancs et bleus par tas, à la file ; les nôtres ne manquaient pas non plus, en guenilles, car, depuis les magasins de Worms, la pluie, la neige et le soleil avaient tout usé. Des espèces d’oiseaux qui fréquentent le Rhin, et dont les ailes noires et blanches sont très longues, venaient se percher sur ces morts et se nourrir d’eux. Il faisait chaud, c’était un temps d’orages, et, quand le vent venait de là-bas, on descendait vite des remparts. De pareils spectacles vous donnent trop à penser, surtout quand on se dit :

 

« Nous avons sortie ce soir, et demain je pourrais bien être avec les autres. »

 

À moins d’être une bête, malgré l’habitude de se battre, le mépris des balles et des boulets, des coups de sabre et de baïonnette, ces idées vous viennent toujours plus ou moins, et l’on aime mieux en avoir de plus gaies.

 

Toutes les nuits, vers neuf heures, quand le feu des Prussiens et des Autrichiens commençait, et que les bombes, après avoir trembloté parmi les étoiles roulaient sur le pavé des rues, ou descendaient dans les vieilles maisons par le toit, en enfonçant les plafonds l’un sur l’autre jusqu’à la cave, et puis éclataient dans les magasins de suif, d’eau-de-vie, de résine, dans les boutiques de chandeliers, d’épiciers, de droguistes, etc., et faisaient sauter les fenêtres ; quand ensuite le feu se déclarait au milieu des gémissements et des pleurs, c’était un spectacle auquel je n’ai jamais pu m’habituer, quoiqu’on dise que l’habitude fait tout.

 

Et pendant que les cris « Au feu ! au feu ! » s’entendaient ; que les gens couraient ; que plus la flamme montait, plus les boulets et les obus arrivaient pour écraser les travailleurs ; dehors le pétillement de la fusillade, les coups de canon qui tonnent, le chant de la Marseillaise qui monte ; et puis le matin, au petit jour, les blessés qu’on rapporte dans les rues noires, où les poutres fument encore, où les toits s’affaissent avec des craquements épouvantables ; les pignons qui se penchent, et ici, là, dans tous les coins, de pauvres femmes ramassées en paquet, les pieds dans les mains pour se réchauffer ; des vieillards, la tête penchée, assis sur le pas de la vieille porte en ruines ; d’autres marchant dans les rues par bandes, leur paquet sous le bras, comme de pauvres êtres abandonnés ; des gens autrefois à leur aise, aujourd’hui plus misérables que des mendiants mourant de faim… Ah ! tout cela, les jeunes gens n’y font pas attention, mais dans la vieillesse tout vous revient comme un mauvais rêve ; on se demande :

 

« Est-ce que c’est vrai ? Ai-je vu ces horreurs ? »

 

Et l’on se répond :

 

« Oui, j’ai vu mille fois pire ! »

 

C’est ainsi que les princes allemands bombardaient leurs propres sujets. Eux dehors, sous de belles tentes rayées de mille couleurs, avec de beaux chevaux, au milieu de la verdure des bois, à l’ombre des vergers, ils donnaient des fêtes où les paysans dansaient par ordre, en jouant de la clarinette ; ils causaient agréablement entre eux et buvaient du vin de Champagne. De belles dames et des faiseurs de chansons venaient même les égayer et regarder de loin ce joli spectacle ; leurs voitures roulaient au galop sur les routes blanches ; malheureusement elles étaient hors de portée du canon, car de balayer des égoïstes pareils, ça doit être un véritable plaisir.

 

Mais ce qui vous donnait encore plus d’inquiétude que le reste, c’est qu’après deux mois de blocus et quinze jours de siège, plusieurs magasins de farine ayant été brûlés, les vivres devenaient rares. Toute cette foule d’incendiés qui n’avaient plus un morceau de pain à manger, et qui périssaient de misère, stationnaient devant l’hôtel du gouverneur, pleurant et gémissant d’une façon lamentable, et priant de les laisser sortir pour l’amour de Dieu. Tout le long de la rue on ne voyait que cela, les sentinelles n’en venaient plus à bout, car les hommes se précipitaient jusque dans le corridor, demandant au moins une permission pour leurs femmes et leurs enfants.

 

Le gouverneur qui ne voulait pas apprendre à l’ennemi, par ces gens, l’état de la place, résista jusqu’au 24 juin, mais alors les plaintes et les lamentations devinrent telles, qu’il leur fit ouvrir la porte du Rhin pour s’en aller. Ils se précipitèrent par centaines sous cette porte, et beaucoup de bourgeois voulant profiter de l’occasion, se dépêchèrent aussi d’emmener leurs familles. La sortie dura de neuf heures du matin à midi. Mayence est séparée du Rhin par de vieux remparts couverts de mousse. Comme les malheureux s’en allaient à la file et gagnaient le pont de Cassel, on referma les barrières et tout à coup les Allemands se mirent à les mitrailler. J’étais de faction à l’arsenal, sur une des tours du vieux rempart, derrière la place de la parade où se trouve une pièce d’eau, et j’entends encore les cris horribles des femmes qui criaient, marchant sur leurs guenilles, trébuchant, s’arrachant les cheveux et traînant leurs enfants ; on aurait dit des chevaux pris du mors aux dents, car elles devenaient folles ; et les hommes se retournaient, regardant venir la mort qui les fauchait. Une longue procession de ces misérables traversait déjà le pont où les boulets les hachaient et les précipitaient dans le fleuve ; les roues des moulins à cinq cents pas au-dessous furent arrêtées par ces cadavres qu’il fallut repousser avec des perches… Et maintenant que les Allemands nous parlent encore de leurs bons princes, pères de leurs sujets ! je leur dis, moi, que ces bons princes de Hesse-Darmstadt, de Weimar, ce bon roi de Prusse, amateur de jolies femmes et de vin de Champagne, et tous en masse n’étaient que de la dernière canaille ; oui, de la canaille ! bien pire que les massacreurs de septembre, car eux ils n’avaient pas souffert comme le peuple ; ce n’étaient pas des hommes accusés de conspiration contre la patrie, des traîtres, des voleurs, des espions qu’ils tuaient, c’étaient de pauvres Allemands mourant de faim.

 

Et je dis que ceux qui supportent des êtres pareils, en déclarant que Dieu les envoie pour nous enseigner la vertu, méritent d’en avoir toujours de semblables, qui les traitent à coups de cravache et leur tiennent le talon sur la nuque.

 

Les Allemands peuvent nous demander :

 

– Mais qu’est-ce que nos princes devaient faire ? Est-ce qu’ils devaient vous laisser à Mayence ?

 

Je leur réponds :

 

– Ils devaient rester chez eux et ne pas se mêler de nos affaires. Nous avions de bonnes raisons pour nous débarrasser des nobles et des moines qui nous dévoraient depuis des centaines d’années. Nous ne leur demandions rien. C’est donc pour nous remettre en servitude, que vous et vos princes avez envahi notre pays ; des esclaves non seulement veulent être esclaves, mais ils ne peuvent supporter de voir que d’autres plus fiers et plus courageux brisent leurs fers et se déclarent libres !

 

Cela suffit, je continue.

 

Nos soldats, malgré la consigne très sévère de ne laisser rentrer aucun de ces malheureux, en les voyant aller et venir dans le désespoir, entre le feu de la place et celui de l’ennemi, ne purent résister longtemps à ce spectacle ; ils ramassaient les enfants blessés ; ils ouvraient en secret les barrières aux pauvres êtres mourant de faim ; ils pleuraient ; oui, de vieux soldats pleuraient et partageaient avec ces malheureux le dernier morceau de pain et la dernière goutte d’eau-de-vie. Nos officiers fermaient les yeux, ils savaient que pour des choses qui tiennent au cœur, des Français ne se laissent pas commander ; et puis la pitié de tous était la même, le commandant Doyré fut forcé de leur rouvrir les portes.

 

Quinze cents habitants de Mayence périrent de la sorte, ce qui n’empêcha pas la famine de grandir. Une maladie s’était déclarée dans le bétail qui ne recevait plus de nourriture et, pour profiter autant que possible des bestiaux qu’on était forcé d’abattre, on augmenta les rations de viande en diminuant celles de pain. Malheureusement la maladie gagnait les hommes, et bientôt, vers la fin de juin, les rations de viande cessèrent ; on n’avait plus qu’une espèce d’huile de poisson pour faire la soupe, un grand nombre au bataillon ne purent jamais s’habituer à cette soupe ; ils dépérissaient à vue d’œil ! Mais quand on n’a pas été dorloté dans sa jeunesse, on est accoutumé à tout et moi, grâce à Dieu, je trouvais cette soupe aussi bonne que la soupe aux fèves de ma mère.

 

On pense bien qu’au milieu de ces grandes misères, j’allais toujours voir ma sœur à l’église Saint-Ignace, déjà toute criblée de boulets, mais qui tenait pourtant encore ensemble. Il y pleuvait par le toit comme dans les rues ; les tentes et les baraques des fédérés encombraient les chapelles et les allées ; ils avaient arrangé un théâtre au fond du chœur, et dans la sacristie à gauche était leur cantine ; la grande marmite bouillait, la fumée tournoyait à la voûte.

 

En entrant dans cette espèce de foire, où le Ça ira ! la Carmagnole, le jeu de cartes et les disputes sur la politique allaient leur train, on sentait d’abord une bonne odeur de viande, car les sans-culottes en avaient toujours, quand on n’en trouvait plus nulle part ; ils happaient tout, les chiens, les chats et les rats avec des lacets, des boîtes faites exprès et mille inventions extraordinaires ; la gaieté et la bonne humeur ne les abandonnaient jamais.

 

Tous les soirs, quand leur bataillon n’était pas de garde ou de sortie, ils jouaient des farces sur leur théâtre, retournant leurs guenilles et s’habillant même en femmes. Tantôt l’un faisait des grimaces, qu’ils appelaient pantomimes ; tantôt l’autre prononçait des allocutions qui n’avaient pas de bon sens, mais qui vous réjouissaient tellement malgré la famine et la tristesse, qu’on était forcé de se tenir les côtes. – Voilà le plus beau présent du ciel pour des soldats : les occasions d’être joyeux à la guerre sont si rares, que si l’on ne s’aidait pas soi-même un peu, on passerait des années sans rire.

 

Je me rappelle qu’ils jouaient aussi Zémire et Azor, la Gouvernante, et d’autres farces où l’on voyait le général Custine qui s’apprêtait à venir délivrer Mayence ; mais, au moment de se mettre en route il lui manquait toujours quelque chose, tantôt de la poudre et des canons, d’autre fois c’était son grand sabre de cavalerie qu’il avait oublié de faire aiguiser !

 

Ma sœur avait la première place à ces représentations, elle se fâchait pour ou contre ceux qui jouaient ; elle criait, elle disait à chacun ses vérités ; les acteurs s’arrêtaient pour lui répondre, et cela réjouissait les Parisiens plus que toutes leurs comédies.

 

Comme on voyait que la citoyenne Lisbeth allait bientôt donner un défenseur à la patrie, on baptisait l’enfant d’avance : les uns Brutus, les autres Cassius, ou Cornélie ; elle s’en moquait pas mal et ne songeait qu’à sa marmite. Naturellement, elle me disait chaque fois de m’asseoir à leur gamelle et j’acceptais toujours avec plaisir, sans demander d’où venait la viande, si c’était du cheval, du chien ou du chat.

 

Marescot avait repris courage ; il était même dans l’enthousiasme, car ces gens du Midi tiennent à leur sang d’une façon étonnante ; il ne parlait plus que du baptême républicain de Cassius, mais avant cela il devait arriver autre chose dont je me souviendrai longtemps.

 

Nous étions au 28 juin. Ce soir-là, vers huit heures, le bombardement avait commencé sur la cathédrale ; les boulets rouges et les obus éclairaient le clocher du haut en bas, et les coups de tonnerre à l’intérieur, lorsque les obus éclataient, faisaient briller les hautes fenêtres peintes, avec leurs petites vitres, comme des éclairs. Nous voyions cela du chemin de ronde près des remparts, le bataillon était rangé l’arme au pied pour une sortie ; et dans le moment où nous défilions sous la porte neuve, la cathédrale brûlait.

 

Nous pensions arriver sur l’ennemi sans être vus, car avec tous ces éblouissements que chacun regarde de loin, on ne voit pas ce qui s’approche dans la nuit autour de soi. C’était au bout du vallon en face de la citadelle, derrière de vieilles carrières et le cimetière des nonnes, que se trouvait la tranchée. Par malheur, le guide, un gueux de paysan qui nous avait bien conduits deux fois se trompa de chemin et nous arrivâmes dans un village où logeait l’état-major de quelque prince ; une quantité de cavalerie et d’infanterie campait aux environs ; de sorte qu’après les premiers coups de fusil et l’éveil nous fûmes tellement entourés de dragons et de hussards, que nous ne savions plus de quel côté nous retourner. Le commandant Jordy fut bousculé, notre capitaine, qui voulait nous rallier, reçut un coup de pistolet qui l’étendit à terre. Sans le feu de la cathédrale qui nous montrait la direction, nous étions tous pris. On se rallia pourtant pour battre en retraite, et il fallut redescendre entre les carrières.

 

Dans l’acharnement j’avais reçu deux coups de sabre sans les sentir et, seulement en arrivant dans les chemins couverts, la chaleur du sang qui me coulait le long des reins, sous le bras gauche, m’apprit que j’étais blessé ; c’était un coup de pointe, l’autre coup de sabre m’avait fendu le chapeau derrière, et ma grosse queue m’avait seule empêché d’être rasé près des épaules.

 

D’abord je ne dis rien ; mais aussitôt rentré dans la place, je remis mon fusil à Jean-Baptiste Sôme en le prévenant que j’étais blessé et que j’allais à l’hôpital. Le bombardement continuait tellement que tout le ciel en était rouge, la cathédrale tombait en cendres et les maisons voisines brûlaient aussi ; dans toute la ville on n’entendait qu’un grand bourdonnement. Il pouvait être deux heures du matin ; comme je partais, voilà qu’on crie.

 

– Les fédérés brûlent !

 

Je regarde à droite et je vois l’église Saint-Ignace par-dessus les toits sombres, toute en flammes. Alors, songeant à ma sœur, au lieu de continuer mon chemin vers l’hôpital je descendis la rue du séminaire aussi vite que je pouvais, et, dans le moment où je débouchais sur la petite place devant l’église, cinq ou six maisons du voisinage étaient déjà en feu. Les fédérés dehors, au milieu de cette lumière blanche qui brillait sur les façades des vieux pignons et les vitres, regardaient tranquillement parmi les meubles, les tentes, les caisses entassées pêle-mêle, l’un tenait les chevaux des officiers, l’autre fumait sa pipe, un grand nombre dormaient sur des paillasses, à terre ; les sentinelles allaient et venaient l’arme au bras et le nez en l’air, le long des fusils en faisceaux ; on laissait tout brûler ! chacun se levait, se couchait, se peignait, se faisait la queue, raccommodait son uniforme ou ses savates, riait et chantait comme en plein jour, sans s’inquiéter du reste. Les gens sortaient de leur maison à mesure que le feu gagnait, et s’éloignaient avec leurs effets : père, mère, frères, sœurs, enfants ; les vieillards suivaient tout courbés et désolés. Moi dans cet encombrement, je ne pensais qu’à Lisbeth, et, voyant de loin sa charrette dans un coin de la place écarté de l’incendie, la grosse bâche de toile grise sur les cercles et la vieille bique devant, en train de mâcher une poignée de foin à terre, je repris haleine. Marescot, près de la voiture, dansait la carmagnole avec des camarades, comme de véritables fous. Je ne pus m’empêcher de lui crier, en m’approchant :

 

– Hé ! qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que vous perdez la tête ?

 

Alors se retournant, il se mit à rire et me répondit :

 

– Nous avons un fils, beau-frère, un solide gaillard ! monte sur le timon.

 

Il me poussait et me levait en continuant ses entrechats avec les autres. On n’a jamais vu d’êtres insouciants comme ces Parisiens ; le ciel et la terre se confondraient ensemble, sans les empêcher de faire leurs folies.

 

Une fois sur le brancard, je regardai sous la bâche et je vis ma sœur couchée dans un bon lit, la tête relevée derrière par un gros oreiller, et le petit enfant à côté d’elle.

 

– Hé ! c’est toi ! me dit-elle toute réjouie ; tiens regarde, est-il beau ?

 

Je pris l’enfant, gros et gras malgré toutes les misères du temps, et je l’embrassai de bon cœur. Il ne se doutait pas du bombardement, lui, ni du danger, ni de la famine ; les étincelles et la cendre qui remplissaient l’air ne lui faisaient rien, ni le bruit des bombes qui sautaient, ni le grand tumulte ; il dormait à la grâce de Dieu, ses petites mains fermées et l’air pensif.

 

Comme je le rendais à Lisbeth, elle vit du sang à ma main et me demanda tout effrayée :

 

– Qu’est-ce que c’est, Michel ?

 

– Bah ! lui dis-je, pas grand’chose ; nous rentrons de sortie… un hussard m’a donné un coup dans le bras.

 

Mais alors elle se mit à crier :

 

– Marescot, Marescot, vite cours chercher le major, mon frère est blessé !

 

Et je reconnus qu’elle m’aimait. Les fédérés qui m’entouraient criaient tous ensemble :

 

– Que diable ne disais-tu rien, citoyen Michel ?

 

Plusieurs me soutenaient comme si j’avais été faible ; d’autres m’ôtaient mon habit. Le major Bompart, un gros, le nez large, les sourcils blancs, le grand chapeau couvert de toile cirée et le manteau roulé en bandoulière, arriva tout de suite : il regarda le coup de sabre qui me traversait l’épaule et me dit que j’avais de la chance, qu’une ligne plus haut ou plus bas le gueux de hussard m’aurait coupé la grosse veine. Il me lava la blessure et me lia solidement le bras avec des bandes de toile, qu’il avait en rouleau dans une sorte de giberne. Tous les camarades regardaient sans rien dire. Je me sentis ensuite si bien que j’aurais voulu rester, mais le major me dit d’aller à l’hôpital, ce qui m’ennuyait.

 

Marescot, Lisbeth, du fond de sa voiture, et les autres me répétaient : – Va tout de suite à l’hôpital ! On voulait même me conduire, mais je dis que j’irais bien tout seul et un peu loin je pris la route de notre caserne car on parlait toujours de la pourriture d’hôpital qui s’étendait aux blessés, et puis je n’ai jamais eu grande confiance dans les médecins de la république, qu’on avait choisis en grande partie parmi les barbiers et les arracheurs de dents qui s’étaient présentés d’abord.

 

J’allai donc me coucher près de Jean-Baptiste Sôme ; la moitié des lits étaient vides. Je m’endormis à la grâce de Dieu, et comme le lendemain on devait baptiser devant le vaguemestre l’enfant de Marescot, sans parler de rien, après l’appel je retournai tranquillement sur la place où les fédérés bivaquaient sous leurs tentes. Je sentais le feu dans mon épaule, et pourtant plutôt que d’aller à l’hôpital, j’aurais mieux aimé périr sur place.

 

Lisbeth fut bien contente et en même temps bien étonnée de me voir ; mais pour m’épargner l’ennui de m’entendre prêcher, je lui dis que je ne sentais rien.

 

Et l’enfant étant inscrit par le vaguemestre sur les registres du 3e bataillon de Paris, sous le nom de Cassius, né le 28 juin 1793, de François-Bernard Marescot, cantinier, et de son épouse légitime Lisbeth Bastien, on fit le banquet en plein air : une espèce de repas patriotique, où le cheval, le chat et le rat ne manquaient pas, ni le vin et l’eau-de-vie ; seulement le pain n’était pas en abondance, car les Prussiens ayant lâché de grosses bûches sur le fleuve, les roues des moulins avaient été cassées ; il fallait moudre avec des moulins à bras, et ce qui montre qu’il existait des traîtres à Mayence, c’est que presque de jour en jour on changeait la position de nos magasins et de nos moulins, et que malgré cela le bombardement allait régulièrement à l’endroit où l’on venait de les transporter.

 

Enfin, n’importe ! cette fête patriotique fut aussi belle que possible dans notre position et j’emportai même un bon morceau de cheval pour Jean-Baptiste Sôme, ce qui lui fit grand plaisir.

 

Une dangereuse maladie s’était déclarée en ville, non seulement à cause de la famine, mais encore et surtout parce qu’on avait repêché dans le Rhin des chevaux morts, pour les manger. Ceux que la maladie attaquait n’en revenaient pas ; rien ne pouvait les sauver. Nos hôpitaux en étaient encombrés ; les civières ne faisaient qu’aller et venir. C’est pourquoi tant de blessés se promenaient dans les rues. On aimait mieux tâcher de guérir seul, que de s’exposer à prendre le mal.

 

Moi, je ne quittais pas le bataillon ; j’allais même aux avant-postes avec mon bras en écharpe, et j’étais prêt, dans un cas de besoin, à croiser la baïonnette comme les camarades.

 

Les Allemands avaient tant remué la terre autour de nous, que leurs tranchées touchaient presque nos redoutes, et qu’on aurait dit, du haut des remparts, une grande taupinière à perte de vue. La moitié des troupes restait dehors jour et nuit, près des pièces, les mèches allumées. On ne pouvait plus fermer l’œil, les Wer-da ? les Qui-vive ? les Garde-à-vous ! et puis les coups de fusil se croisaient à cinquante pas. Les Prussiens étaient chez nous et nous chez eux.

 

Une chose vraiment extraordinaire, c’est l’attaque des petits forts que nous avions dans les îles du Rhin. Une compagnie de Hollandais, au service du roi de Prusse, travaillait depuis quelque temps à construire des batteries flottantes, dans un village à côté de Cassel, et tous les jours le bruit courait que ces batteries allaient venir. Au bout de cinq ou six semaines on n’y croyait plus, quand elles arrivèrent un beau matin et descendirent doucement sur les îles, par le courant. J’étais dans la redoute Charles ; il faisait un temps magnifique. Figurez-vous sur ce grand miroir du Rhin, où brillait le soleil, des espèces de grandes charpentes carrées, hautes de cinq ou six pieds au-dessus de l’eau, avec des embrasures pour les canons, et couvertes comme des casemates.

 

Nous étions trop loin de ces batteries flottantes pour tirer dessus ; mais comme elles s’approchaient des îles, le feu commença des deux côtés. Chaque boulet en tombant dans l’eau, la faisait sauter en l’air de dix et quinze pieds, puis de huit, de six, ainsi de suite jusqu’au bout de sa ligne ; on le voyait pour ainsi dire en route. Le Rhin, si tranquille quelques minutes avant, écumait sous les balles et la mitraille ; la fumée se déroulait, les échos tonnaient et les batteries flottantes s’avançaient toujours lentement. Elles finirent par se poster dans un endroit couvert d’arbres, en face des îles ; leurs boulets prenaient nos batteries de revers, et comme les bombes et les obus de nos redoutes n’allaient pas jusque-là, chacun comprit aussitôt que, si cela continuait seulement vingt-quatre heures, il faudrait abandonner les îles.

 

Ce jour-là, tout le monde, depuis le gouverneur jusqu’au dernier soldat, fut terriblement ennuyé ; il était clair que si les Prussiens se rendaient maîtres des îles, leurs canons démoliraient nos moulins et les vieux murs qui longent le fleuve, et qu’alors ils nous attaqueraient de tous les côtés à la fois.

 

Voilà les idées qu’on se faisait.

 

Le soir, en rentrant dans la place, nous apprîmes que l’attaque des batteries flottantes était déjà décidée ; que des hommes de bonne volonté venaient de partir pour Cassel, et qu’on décrocherait les flottes, coûte que coûte. Le bataillon avait fourni douze hommes ; le vieux Sôme et le grand Laflèche, de Héming, étaient du nombre. Sans savoir comment les supérieurs allaient s’y prendre, l’idée de remonter le Rhin sur de petits bateaux pour attaquer des machines pareilles vous donnait à réfléchir. Heureusement nous étions au dernier quartier de la lune, et, malgré les étoiles, il faisait très sombre dehors.

 

Jusque vers deux heures de la nuit, tout resta tranquille ; on aurait cru que l’ennemi voulait aussi nous endormir, car le bombardement ordinaire n’avait pas eu lieu. Mais, à deux heures, les coups de canon au loin, qui se suivaient, et le pétillement de la fusillade au milieu du silence, nous avertirent que l’attaque était commencée. Je souffrais beaucoup de ma blessure, et je m’assis sur mon lit en pensant :

 

« Pauvre père Sôme !… Ce coup que j’entends est peut-être pour toi ! »

 

Tout ces lits vides, d’un bout de la salle à l’autre, entre les fenêtres où regardaient les étoiles, me serraient le cœur. Cette nuit-là est peut-être la plus mauvaise que je me rappelle de toutes mes campagnes ; j’avais chaud et froid, mon épaule brûlait ; j’étais comme fou. Après avoir vidé ma cruche d’eau et m’être promené en écoutant, vers le matin, je finis par m’endormir, et déjà depuis longtemps il faisait jour, quand je fus éveillé par des cris de joie : le Ça ira ! et la Marseillaise. Nos hommes avaient décroché l’une des batteries flottantes, en coupant le câble qui la retenait, et cette batterie, tournoyant sur le Rhin sans pouvoir s’arrêter, avait fini par échouer, du côté de Cassel, sous le feu du fort ; tous ceux qui la montaient s’étaient rendus.

 

En voyant arriver Jean-Baptiste Sôme, qui riait, je l’embrassai de bon cœur. Le pauvre vieux était trempé comme une soupe ; il avait sauté l’un des premiers dans l’eau, au milieu des coups de fusil et des coups de gaffe, pour hacher une grosse corde qui retenait la flotte.

 

Le 1er juillet, l’ennemi écrasa notre batterie qu’on appelait le Bouc ; le lendemain il bombarda la citadelle et la redoute de Karl ; ensuite il brûla le quartier Saint-Sébastien, et puis il balaya la redoute des clubistes, et nous força d’évacuer le village de Costheim. Alors ses boulets arrivaient sur nos moulins, qui furent démolis. Le 13 juillet, il finit d’écraser le quartier de l’Hôtel-de-Ville. Le 14 il y eut armistice : les Allemands venaient d’apprendre la prise de Condé, ils tiraient des coups de canons en réjouissance ; et nous autres nous célébrions la prise de la Bastille et la grande fédération de Paris, par une représentation patriotique sur la place d’Armes. On aurait bien voulu mettre des branches d’arbre et de la verdure sur l’autel de la patrie ; malheureusement il n’en restait plus un brin à l’intérieur, tout était saccagé.

 

Je commençais à me guérir, et cette fête, où Merlin de Thionville parla de ce que nous avions fait pour la patrie, les chants et la promenade de la déesse de la Liberté, tout cela me remplit le cœur d’enthousiasme.

 

Le lendemain, c’était notre tour d’être brûlés. Après avoir détruit les quartiers qui longent le Rhin, les Allemands pensèrent qu’il était temps d’écraser les autres. Aux premiers boulets rouges qui tombèrent dans notre vieux couvent vermoulu, sur les deux heures, chacun sut ce que cela signifiait ; on se dépêcha de serrer ses misérables effets dans le sac, de jeter sa paillasse par la fenêtre, de prendre son fusil, de passer la giberne et de sortir.

 

Comme je descendais, une dizaine d’obus éclataient dans la cour, sur les greniers et dans les petites chambres des moines. La rue en bas était très étroite.

 

Ce qui restait du bataillon, sans perdre une minute, après avoir battu le rappel, alla bivaquer sur la place du Marché, près de la cathédrale, parmi les décombres, et nous demeurâmes là jusqu’au 23 juillet.

 

Vers les derniers temps, la famine était si grande que pendant les sorties on ne songeait plus qu’à se procurer des vivres. Lorsque, dans les rangs de l’ennemi, nous voyions quelque soldat qui avait son pain bouclé sur le sac, ce malheureux était perdu d’avance ; les plus hardis, à cinq ou six, couraient sur lui comme s’il avait porté le drapeau, et malgré les coups de fusil et de baïonnette, ils le tuaient, ils débouclaient sa miche, et celui qui l’avait emportée l’enfilait tout de suite dans sa baïonnette. Les Allemands n’ont peut-être jamais compris pourquoi certains d’entre eux excitaient notre fureur ; eh bien, ce n’était pas leur mauvaise mine ni leur mauvaise chance, c’était leur miche de pain.

 

Une chose qui nous faisait toujours plaisir, c’était de voir le représentant Merlin de Thionville, à la tête des hussards de la liberté, foncer sur l’ennemi. La redoute en face de Bretzenheim portait son nom, et, quand elle fut balayée comme toutes les autres, Merlin sortit encore une fois la reprendre avec cinquante hommes. On le regardait comme perdu, mais il rentra tout de même, son grand sabre rouge au poing et l’air farouche comme un barbare. Celui-là, chacun le respectait et l’aimait ; on l’aurait choisi pour général ; mais l’autre représentant du peuple, Rewbel, qui ne s’inquiétait que des registres et des comptes à régler, n’avait pas l’admiration des soldats. Il en faut pourtant de toute espèce dans une république, et le premier article, comme disait Chauvel avec tant de bon sens, c’est la vérification des comptes.

 

Au milieu de notre plus grande misère, nous entendîmes un soir une canonnade terrible dans la direction d’Oppenheim : le ciel était en feu de ce côté. On criait : « C’est Custine ! Il arrive à notre secours ! » et l’on s’embrassait. Toute la garnison passa la nuit sous les armes, attendant le jour, avec quelle impatience, je n’ai pas besoin de vous le dire, et prête à se jeter sur l’ennemi comme une bande de loups. Mais, quand le soleil se leva, les officiers, postés dans le clocher avec des lunettes, ne virent tout au loin, sur les routes blanches, que les patrouilles ennemies allant de village en village… Ce que nous avions pris pour le canon de Custine n’était que le roulement du tonnerre.

 

Finalement, à force d’attendre sans même recevoir la moindre nouvelle, nous ne comptions plus sur rien ; notre seule espérance était de voir les Allemands donner l’assaut général, afin de les exterminer encore par milliers avant de mourir ! Et comme nous étions dans ces idées, tout à coup le bruit se répandit que notre conseil de guerre venait de capituler. D’abord personne ne voulut le croire, mais nos officiers eux-mêmes le déclarèrent à l’appel du matin, et la fureur s’étendit partout.

 

C’était le 23 juillet 1793.

 

Le lendemain, nous eûmes suspension d’armes, la garnison fut réunie sur la place de la parade ; les plus indignés, au nombre desquels se trouvait Sôme, avaient chargé leur fusil sans dire ce qu’ils voulaient faire. On forma le carré, et, sur les dix heures, arrivèrent de la grande rue tous les officiers de l’état-major à cheval, en grande tenue : le commandant Doyré, Aubert-Dubayet, gouverneur ; Guyvernon, Donoy, Laribossure, Kléber, les représentants Rewbel et Merlin. Les cris : « À mort à mort les traîtres ! » commencèrent ; mais eux, tranquilles au milieu du carré, attendirent la fin de ces cris, et puis nos officiers, devant leurs troupes, lurent les articles de la capitulation.

 

« Articles de la capitulation proposée par le général de brigade Doyré, commandant en chef à Mayence, Cassel et places qui en dépendent, et arrêtés entre les deux généraux.

 

» Article 1er. L’armée française livrera à Sa Majesté le roi de Prusse les villes de Mayence et de Cassel, ainsi que leurs fortifications et tous les postes qui en dépendent, dans leur état actuel, avec les bouches à feu tant françaises qu’étrangères, munitions de guerre et de bouches, à la réserve des objets mentionnés suivants.

 

» Article 2. La garnison sortira avec tous les honneurs de la guerre, emportant les armes, les bagages et autres effets appartenant en propre aux individus de la garnison, et des vivres pour la route. Elle s’engage à ne point servir durant un an contre les armées des puissances alliées.

 

» Article 3. Les officiers généraux et particuliers, commissaires des guerres, chefs et employés des différentes administrations de l’armée, et généralement tous les individus français, emmèneront leurs chevaux, voitures et effets. »

 

Ainsi de suite jusqu’à l’article 14, pour l’échange des monnaies de siège, le transport des malades et des blessés par eau, à Metz et Thionville, pour les étapes de Mayence à nos frontières, l’occupation des forts à mesure du départ de chaque détachement, la livraison des armes, munitions et places, la nomination de commissaires pour la remise des magasins ; enfin tout dans les moindres détails.

 

Cela dura bien une demi-heure ; et quand on vit que tout était réglé ; que nous avions les honneurs de la guerre et le droit d’emporter nos drapeaux, nos armes et nos effets, le plaisir de retourner au pays calma tout le monde. C’était une chose qu’on n’espérait plus depuis longtemps ; chacun se disait avec satisfaction :

 

« Eh bien ! c’est fini. Les chefs sont contents, nous n’avons pas besoin d’être plus difficiles qu’eux. Nous n’avions rien en arrivant, nous n’avons rien en partant. Les pauvres habitants doivent être plus ennuyés que nous, avec leurs églises, leurs magasins et leurs maisons ruinés. Nous allons revoir la France, entendre parler des Français, savoir des nouvelles de la république ; qu’est-ce que nous pouvons demander de plus ? »

 

Ainsi chacun se raisonnait en lui-même, et malgré cela, quand, deux jours après, il fallut quitter ces vieux murs brûlés où l’on avait tant souffert, où tant de nos camarades restaient enterrés sous les décombres, ce fut une véritable désolation. Oui, le 25 juillet 1793, vers midi, quand le roulement finit sur la place d’Armes, et que les colonels et les commandants crièrent :

 

– Bataillons, par file à droite, en avant, pas accéléré, marche !

 

Et qu’on se mit à défiler à travers ces vieilles rues et ces milliers de gens misérables qui nous regardaient sur leurs portes, les filles qui pleuraient, les hommes qui dans le fond de leur âme nous maudissaient, les clubistes du docteur Hoffmann qui frémissaient d’être abandonnés, et qui bientôt allaient régler leur compte, ce fut un spectacle terrible.

 

Un escadron de dragons prussiens marchait devant nous, et nous autres, volontaires nationaux, fédérés de toutes les provinces, avec nos barbes de six mois, nos grands chapeaux usés, nos casques de cuir bouilli, nos guenilles pendantes, le fusil fièrement sur l’épaule, nous venions ensuite.

 

On n’avait pas encore eu le temps de nous amalgamer en demi-brigades, mais pour les guenilles, la maigreur et le courage, nous étions uniformes. Derrière nous arrivaient l’ancien régiment de Saintonge, encore en habit blanc, et puis les chasseurs à cheval du Languedoc, et puis d’autres.

 

En traversant le camp prussien, tout à coup la musique des chasseurs se mit à jouer la Marseillaise. Alors, d’un bout de la ligne à l’autre, ce chant s’éleva ; et les milliers de gens accourus pour voir notre humiliation et qui bordaient la route : des bourgeois et des paysans furieux contre la révolution, des prêtres, des émigrés français la cocarde prussienne au chapeau, des seigneurs en voiture découverte avec leurs dames, des princes à cheval, enfin tous les aristocrates venus au siège de Mayence comme à la comédie, tous, en écoutant notre chant et voyant notre mine, pâlirent. Ils devaient penser :

 

« Nous avons bien fait d’accepter leurs articles, car il aurait fallu les exterminer jusqu’au dernier. »

 

Voilà notre sortie de Mayence. Ce n’était pas une sortie de gens battus, forcés de s’humilier, mais d’hommes hardis ayant capitulé parce que c’était plus avantageux, parce qu’ils espéraient prendre leur revanche. Dans un marché, tout homme de bon sens considère ses intérêts ; il accepte ou refuse les articles, nous avions accepté parce que les autres nous avaient donné des avantages.

 

Plus loin, après avoir passé les redoutes, les tranchées, les villages bouleversés, en revoyant la verdure des champs, les vignes, les forêts, la grande route blanche bordée d’arbres, les maisonnettes, avec leurs toits rouges, dans un instant toutes les misères furent oubliées, on respirait un autre air, et les officiers criaient joyeusement :

 

– Arme à volonté !

 

Quel changement ! Toute ma vie je me rappellerai le bonheur de marcher le sac au dos et le fusil sur l’épaule, du côté de son pays. Qu’est-ce que nous faisait maintenant le reste ? On n’y pensait plus ; et quelquefois, en regardant les vieux camarades à côté de soi, les pieds sortant des savates, le teint brun, le nez long comme des corbeaux après l’hiver, la vieille queue râpée et les yeux luisants, on s’écriait en soi-même :

 

« Quelle chance nous avons d’en revenir !… Vont-ils être étonnés, les autres, de nous revoir en cet état !… Ils sont capables de vouloir nous porter en triomphe !…

 

C’était l’idée que nous avions tous ; nous croyions que les municipalités allaient venir au-devant de nous, qu’on se disputerait en quelque sorte l’honneur de nous goberger dans les villages, et qu’on allait crier :

 

– Vivent les défenseurs de Mayence !

 

Aussi nous doublions les étapes pour arriver plus vite ; la vue des dragons prussiens qui nous escortaient comme des prisonniers nous indignait, et, dans moins de quatre jours, la division entière du général Dubayet arriva par Alzey, Kaiserslautern et Hombourg en vue de Sarrebrück.

 

Naturellement, tous ces gens que nous avions ruinés ne nous faisaient pas bonne mine ; la livre de beurre coûtait un florin ; la livre de viande trente-six kreutzers, et le reste en proportion ; nous leur avions tout mangé, ces Allemands ne pouvaient donc pas nous aimer ; mais nous pensions que ce serait autre chose en France.

 

Partout, sur cette route, à chacune de nos haltes, on entendait, à droite, à gauche, les propos des paysans et des bourgeois. Bien des paroles nous étonnaient ? Notre plus grand désir était de savoir ce qui se passait au pays. À Küzel, un mot en l’air du bourgmestre, venu pour veiller à la distribution des vivres, m’apprit que la Vendée était en pleine révolte ; plus loin, j’appris que Marat venait d’être assassiné par une femme ; une chose qui me surprit bien plus, ce fut d’entendre un bourgeois de Hombourg, chez lequel nous passions la nuit, parler de la fuite des girondins comme d’une affaire très sûre. Ces propos couraient de rang en rang ; ce que l’un apprenait, il le disait aux autres, la trahison de Dumouriez, arrivée trois mois avant, nous paraissait quelque chose d’impossible.

 

À mesure que nous approchions de Sarrebrück, l’idée de passer si près de Phalsbourg sans voir ceux que j’aimais me crevait le cœur. Beaucoup d’autres avaient la même idée ; mais moi j’étais connu particulièrement du commandant Jordy, qui savait que Chauvel, représentant du peuple à la Convention, m’avait choisi pour gendre ; et le quatrième jour, à la grande halte, je me hasardai de lui demander une permission de quarante-huit heures. Lui, tout droit sur son cheval, le grand chapeau à plumet rouge sur la nuque et sa grosse queue noire pendant au-dessous, m’observait de côté ; il avait au moins autant d’envie que moi d’aller là-bas ; avant de répondre il serrait ses grosses mâchoires, et je tremblais qu’il ne me dît :

 

– Ça n’est pas possible !…

 

Finalement, il se mit à sourire et me demanda :

 

– Tu voudrais embrasser Marguerite, n’est-ce pas ?

 

– Oui, commandant, et mon père.

 

– C’est naturel, fit-il en regardant si personne autre ne l’entendait. Eh bien, écoute : aussitôt à Sarrebrück, tu viendras dans ma chambre et je te donnerai une permission de quarante-huit heures, par écrit. Seulement tu n’en diras rien à tes camarades, et tu partiras cette nuit, car, si les autres le savaient, le restant du bataillon filerait par les bois. Tu m’entends ? Maintenant rentre dans les rangs et silence !

 

Il n’avait pas besoin de me recommander le silence ; je savais bien que les trois cent vingt-cinq qui restaient du bataillon n’auraient plus rien écouté, s’ils avaient su que les uns n’étaient pas traités comme les autres. C’était une injustice, et, pour dire la vérité, je m’en moquais pas mal.

 

Tout se passa comme le commandant Nicolas me l’avait promis. À l’auberge du Grand-Cerf, il me donna une permission de quarante-huit heures ; plus de cent cinquante étaient venus mais il leur avait dit que personne n’en aurait. Sarrebrück était la dernière ville allemande ; je n’avais qu’à traverser le pont pour être en France ; et ce même soir, à neuf heures, je partis après avoir seulement prévenu Jean-Baptiste Sôme.

 

Je partis donc après la retraite, en laissant mon fusil et ma giberne aux bagages. Les sept lieues que nous avions déjà faites depuis le matin ne m’empêchèrent pas de pousser cette nuit-là jusqu’à Fénétrange. Oh ! la jeunesse ! quel courage cela vous donne d’avoir vingt ans et d’être amoureux ! Comme on court, comme la vie vous est légère, et quelle masse d’idées vous passent par l’esprit, des attendrissements, des envies de rire et de pleurer ! Chaque fois que j’y pense, je crois encore arpenter cette grande route blanche qui suit la Sarre, mon sabre bouclé sur le sac, mon vieux chapeau républicain en travers des épaules, les guêtres serrées aux jambes. Et je galope, je vois Marguerite qui m’attend, le vieux père, maître Jean, etc. J’ai des ailes. Dieu du ciel, c’est pourtant vrai, voilà comme j’étais en 93.

 

On n’a jamais vu de nuit plus belle, une nuit de juillet, aussi blanche que le jour ; les haies, les vignes, les bouquets de bois et les champs, tout était plein de bonnes odeurs. Et dans ce grand pays de plaine je n’entendais rien que le bruit de mes pas sur la route, de temps en temps un fruit trop mûr tomber de l’arbre, et, dans le lointain, la Sarre courir entre les roseaux.

 

À une lieue environ de Fénétrange, vers quatre heures du matin, comme le soleil rouge montait sur les coteaux couverts de vignes et que j’entendais au loin des faucheurs aiguiser leur faux, l’idée me vint d’aller me baigner. J’étais tout blanc de poussière. Depuis deux mois, pas un homme n’avait changé de chemise ni de pantalon ; qu’on se figure d’après cela notre état. Enfin je descendis un petit sentier, entre les avoines, jusqu’au bord de la rivière. Je jetai mon sac et mon chapeau dans l’herbe et je défis mes souliers. Ah ! la bonne idée que j’avais eue de me laver ! Dieu me préserve de vous dépeindre cette crasse. C’est au milieu du courant, en allongeant mes bras et mes jambes dans l’eau fraîche et vive, sous l’ombre des vieux saules où tremblotait la lumière du matin, c’est alors que je me sentis revivre et que je m’écriai dans mon âme :

 

« Michel, la vie est une bonne chose ! »

 

Pendant plus d’une demi-heure, je ne fis que monter et descendre sous le pont de Rilchengen. Quelques paysans passaient, leur faux ou leur fourche sur l’épaule, sans regarder. Moi, je m’allongeais, je me retournais, laissant traîner mes grands cheveux défaits sur mon cou brun, et me roulant dans l’eau comme un bienheureux.

 

Lorsque je sortis pour m’habiller, le soleil chauffait déjà le sable, les alouettes montaient sur les blés, et dans le lointain, au bout de la plaine, je reconnaissais nos montagnes, nos belles montagnes des Vosges, toutes bleues, le Donon, le Schnéeberg. – Ah, la bonne vue !

 

Alors je claquais des dents et je ne pensais plus qu’à me faire beau pour les yeux de Marguerite, à me peigner avec mon vieux peigne à trois dents. Mais ce sont les chemises et les autres effets qu’il aurait fallu voir ; je n’osais pas brosser l’habit ni la culotte de peur d’en emporter les pièces ; ils avaient bien assez de trous ! Enfin, à la guerre comme à la guerre !

 

Je choisis la dernière chemise qui me restait un peu propre, et mes meilleurs souliers, raccommodés avec de la ficelle. Que voulez-vous ? quand il ne vous reste que des guenilles, on n’a pas l’embarras du choix ; c’est clair. Je n’étais plus le beau Michel, avec sa grosse cravate tricolore des dimanches, son grand gilet à mille fleurs, sa belle queue bien tressée et bien peignée par le bon père Bastien ; mais j’espérais que Marguerite me reconnaîtrait tout de même et qu’elle m’embrasserait de bon cœur ; c’était le principal. Et quand l’autre chemise fut bien lavée, bien tordue et presque séchée sur la broussaille voisine, le sac fermé le sabre bouclé dessus ; après m’être coupé dans la haie une bonne trique, je repartis de là, frais, hardi, content, et plein de confiance.

 

Malgré cela, je voyais en traversant les villages que la misère était grande, et lorsque les gens sortaient, leur air misérable, leurs pauvres corps inclinés, m’avertissaient que bien des soutiens de famille enlevés par la guerre avaient laissé de grands besoins derrière eux. Ces pauvres vieux, en me voyant approcher, tournaient la tête ; ils pensaient peut-être : « C’est notre Jean ! c’est notre Jacques. »

 

Ensuite, quand je leur criais en passant :

 

– Salut et fraternité ! eux, d’une voix triste me répondaient :

 

– Que le ciel te conduise !

 

C’est à Fénétrange, sur les sept heures du matin, que j’entendis crier pour la première fois contre les Mayençais, ce qui m’indigna naturellement et m’aurait fâché si le gueux en avait valu la peine. Je m’étais arrêté dans une petite auberge de rouliers, comme celle de maître Jean aux Baraques, et pendant que je mangeais de bon appétit un morceau de bœuf froid et que je vidais ma bouteille de petit vin blanc du pays, le barbier entra, sa serviette et son plat à barbe sous le bras. L’aubergiste, un vieil homme, s’assit sur une chaise de bois, au milieu de la salle, et l’autre se mit à le raser, en parlant de tout comme une pie borgne ; disant que les traîtres de Mayence s’étaient entendus avec les Prussiens pour leur livrer la place ; qu’ils méritaient tous d’être jugés par le Comité de salut public, et guillotinés dans les vingt-quatre heures.

 

Je regardai cet imbécile de côté ; il ne faisait pas attention à moi : c’était un véritable nain, le nez retroussé, les yeux à fleur de tête et la perruque en queue de rat ; un être qui n’avait que le souffle. Je m’apaisai tout de suite en le regardant.

 

Le vieil aubergiste s’étant levé pour s’essuyer le menton, je vidai mon verre et je jetai sur la table le second louis que m’avait donné maître Jean. L’aubergiste parut bien étonné ; ce louis était peut-être le premier qu’il voyait depuis un an, et, quand il l’eut bien tourné, retourné, près de la fenêtre, cet homme tira d’une armoire un corbillon plein de gros sous et d’assignats ; il me compta septante-huit livres dix sous en assignats et dit que ma dépense était de trente sous. Je compris alors que nos assignats ne valaient plus que vingt-cinq du cent. Cela m’ouvrit les yeux, et je pensai que la misère du pays devait être épouvantable. Si les paysans et les bourgeois n’avaient pas eu les terres des nobles et des couvents pour hypothèque, et si les assignats n’avaient pas pu servir à les acheter, la révolution était perdue.

 

À partir de Fénétrange, je remarquai partout sur ma route une agitation extraordinaire, la nouvelle de la capitulation de Mayence s’était répandue dans le pays ; toute l’Alsace et la Lorraine en frémissaient. On était dans la désolation, car plusieurs pères de famille, partis comme représentants de districts pour démocratiser les Allemands, n’avaient pas écrit, et l’on ne pouvait savoir ce qu’ils étaient devenus. Je traversai tout cela sans tourner la tête. À force de voir des batailles, des combats, des massacres, ces choses ne me produisaient plus d’effet.

 

En descendant la côte de Wechem, je vis devant la maison du maire une foule de monde ; au milieu de cette foule stationnait une brigade de gendarmes nationaux : c’était un appel de volontaires ! Dans le moment où je passais le pont, un des gendarmes, le brigadier, vint à ma rencontre et me demanda ma permission, que je lui remis aussitôt ; il en prit connaissance. La foule nous regardait de loin ; lui semblait grave ; après l’avoir lue, il me la rendit, et, se penchant sur son cheval :

 

– Camarade, me dit-il, tu n’es pas gras ; vous en avez vu de dures là-bas ! mais c’est égal, ne te vante pas de revenir du siège de Mayence, on pourrait te faire un mauvais parti.

 

Alors il retourna tranquillement à son poste, et moi j’allongeai le pas en remontant la côte et serrant ma trique. Je n’étais pas en colère, mais indigné contre ce tas d’imbéciles qui vivaient depuis un an dans leurs villages, au milieu de leurs amis et connaissances, mangeant bien, buvant bien et s’achetant des terres à bon marché, pendant que nous autres nous risquions notre vie tous les jours, nous souffrions le froid, la faim, toutes les misères, pour les préserver des Autrichiens et des Prussiens, et qui se figuraient encore que nous les trahissions ! Cette bêtise du peuple me soulevait le cœur. J’ai souvent pensé depuis que les gueux de toute espèce, aussi bien ceux du peuple que de la noblesse et du clergé, par ces abominables mensonges, risquaient de soulever alors l’armée de Mayence contre la nation ; c’était peut-être ce qu’ils voulaient.

 

Enfin, une fois sur la côte, malgré la joie que j’avais de revoir les remparts, les demi-lunes, les clochers et les maisons du vieux nid au bout de la grande route blanche, malgré l’espérance de revoir bientôt Marguerite, mon père et tous les amis en bonne santé, cette idée de la bêtise du peuple me suivit jusque sur les glacis et dans les avancées de Phalsbourg.

 

Alors seulement le plaisir d’être si près de ceux que j’aimais me rendit content. Il était midi, j’entendais battre le rappel à la caserne d’infanterie pour aller à la soupe. Comme je passais le pont-levis, voilà que sous le petit hangar de l’octroi, en face du corps de garde, s’avance le gros Poulet, l’ancien employé de la gabelle, devenu surveillant des octrois ; il mordait dans une énorme tartine de fromage blanc, et sur son chapeau de paille entouré d’un grand crêpe, il avait une cocarde tricolore aussi large que ma main.

 

À force de dénoncer les gens, sous la république comme du temps de Louis XVI, et d’attraper des primes de cinquante livres en faisant le malheur d’une foule de monde, le gueux avait un ventre qui lui tombait du menton jusque sur les cuisses ; sa chemise était ouverte à cause de la grande chaleur ; ses bajoues et ses oreilles étaient cramoisies. Et pendant que je m’approchais tout maigre et déguenillé, lui, me regardant une seconde, se mit à crier aux hommes de garde, en face :

 

– Hé ! vous autres, portez les armes ! qu’on batte aux champs ! Voici Michel Bastien, un de ces fameux défenseurs de Mayence qui viennent d’ouvrir la place aux Prussiens ; un héros ! ha ! ha ! ha ! Présentez armes !

 

Il criait de toutes ses forces en se moquant ; les soldats, assis à la file, les jambes pendantes sur la balustrade du pont, me regardaient. J’étais devenu tout pâle de colère, et, sans me déranger de mon chemin, en passant, j’allongeai par la figure du citoyen Poulet un revers de main qui le culbuta, les jambes par-dessus la tête, sous la balustrade de l’octroi, et sa tartine de fromage blanc par-dessus le nez. Il poussait des cris terribles :

 

– À l’assassin ! On assassine un patriote ! Au secours !

 

Moi, je continuai tranquillement ma route sans me presser ; le vieux sergent du poste, qui se trouvait là, se mit à rire en disant :

 

– Bien touché, camarade, bien touché.

 

Les soldats me regardaient dans l’étonnement, et le sergent me demanda :

 

– Tu viens de Mayence ?

 

– Oui, sergent.

 

– Vous n’avez pas l’air d’avoir fait la noce ?

 

– Pas trop.

 

– Ma foi, dit-il à ses hommes en riant, si les généraux ont trahi, les camarades n’ont pas été payés cher.

 

Poulet, qui s’était relevé, criait de loin :

 

– Arrêtez-le, c’est un aristocrate. Au nom de la loi, qu’on l’arrête !

 

– Va-t’en, camarade, me dit le sergent, et bon voyage !

 

J’entrai donc dans la ville. Ce bon soufflet m’avait soulagé la conscience ; je ne pensais plus qu’à la joie de revoir Marguerite et les amis. Plus d’un, en me voyant remonter la rue, se retournait et disait :

 

– Hé ! c’est Michel Bastien… Bonjour, Michel !

 

Mais, dans mon attendrissement, je ne leur répondais que par un signe de tête.

 

Au coin de Fouquet, voyant la boutique de Chauvel, ses fenêtres, et sa devanture garnies d’almanachs, de livres et de journaux, je fus comme suffoqué de bonheur en même temps que d’inquiétude ; car tout était-il encore dans le même état ? tout le monde se portait-il bien ? J’arrivai sous le petit toit de la porte. On avait fermé les volets contre la chaleur du jour. Je traversai la boutique, et je me courbai, regardant, par la petite porte vitrée du fond, Marguerite et mon frère à table, en train de dîner. Ils regardaient aussi tout étonnés ; avec ma barbe, mon vieux chapeau râpé, mes habits déchirés, on ne pouvait me reconnaître. Mais quand j’ouvris la porte, en disant :

 

– Me voilà !

 

C’est alors qu’il aurait fallu voir ce spectacle : Marguerite dans mes bras, Étienne à mon cou, sanglotant et criant :

 

– C’est Michel ! nous n’espérions pas te revoir sitôt !… Mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur !

 

Et l’on riait, on pleurait ! Étienne disait :

 

– Que le pauvre père sera content !

 

L’un me prenait le sac, l’autre m’ôtait le chapeau ; et puis on recommençait à s’embrasser. Moi, je regardais Marguerite, je la serrais comme ce qu’on aime et qu’on élève le plus au monde ; je la trouvais bien pâle, ses yeux brillaient, ses beaux cheveux noirs sortaient en grosses touffes de son bonnet du matin, et ses bonnes joues brunes s’étaient allongées. Je lui dis :

 

– Tu as été malade, Marguerite ?

 

– Non, fit-elle, non, je suis pleine de force et de santé, seulement l’inquiétude de ne plus recevoir de nouvelles, et puis les malheurs de la patrie… Mais assieds-toi.

 

La petite table était mise près de la fenêtre ; ils avaient un plat de choux, un peu de lard, une carafe d’eau fraîche.

 

– Étienne, prends dix sous au comptoir, dit Marguerite, cours chez Tony chercher du jambon ; moi, je descends à la cave tirer du vin. Ah ! Michel, nous buvons de l’eau ; les temps sont durs, il faut économiser.

 

Elle riait, et je la regardais avec des yeux amoureux, des yeux de vingt ans ; je la retenais par la main, elle m’échappa et courut chercher du vin. Alors, une minute je regardai cette petite chambre entourée de livres, et je m’écriai en moi-même :

 

– Te voilà donc encore une fois ici !

 

Des larmes me remplissaient les yeux, car ce ne devait pas être pour longtemps ! et quand Étienne revint avec son assiette de jambon, quand Marguerite mit sa bouteille de vin sur la table et que nous fûmes là tout heureux à nous regarder, en leur apprenant que je n’avais qu’une permission de quarante-huit heures et qu’il faudrait repartir le lendemain, leur joie en fut beaucoup diminuée. Mais, comme disait Marguerite :

 

– Le devoir avant tout. Avant tout la république et les droits de l’homme !

 

En disant cela, elle ressemblait au vieux Chauvel d’une façon étonnante ; c’était le même air hardi, la même voix claire et nette. Malgré moi je pensais :

 

« Lorsque vous serez mariés, elle voudra toujours avoir raison ; elle dira toujours : Fais ceci, fais cela, c’est le devoir ! Je serai bien forcé de reconnaître son bon sens et de marcher. Enfin si c’était seulement déjà maintenant, nous serions bien heureux. »

 

Ces idées me venaient sans trouble ; et de la voir, de l’entendre, de sentir sa petite main sur mon bras, c’était un bonheur qui n’est pas à dire. De temps en temps la boutique s’ouvrait, la sonnette allait ; Étienne sortait servir le monde, des soldats, des bourgeois, des paysans. Nous continuions de manger, en causant des affaires de la nation, de maître Jean, du père, de tous. Marguerite, comme Chauvel, s’inquiétait d’abord de la république ; c’était en quelque sorte dans le sang. Quand elle sut que, durant quatre mois, à Mayence, nous n’avions pas reçu de bulletins, ni de lettres du dehors ; que j’arrivais d’une traite de Sarrebrück, dans l’ignorance de ce qui s’était passé depuis le 6 avril, elle voulut tout me raconter et j’en appris plus ce jour-là que durant tout mon service de volontaire, soit en garnison, soit en campagne.

 

Je savais pourtant déjà que Dumouriez, après sa défaite de Nerwinden, avait suivi l’exemple de La Fayette, en essayant d’entraîner son armée contre Paris, pour bousculer la Convention et rétablir des rois en France. J’avais entendu dire qu’il était d’accord avec Cobourg, le général autrichien ; qu’il devait lui livrer Condé et puis faire son coup ; mais que la Convention l’ayant cité à sa barre, se voyant découvert et toute l’armée s’étant soulevée contre lui, le traître, après avoir livré les représentants du peuple à nos ennemis, s’était sauvé chez les Autrichiens avec une partie de son état-major et les fils du ci-devant prince d’Orléans. Je savais aussi qu’on avait arrêté Philippe-Égalité, que les girondins avaient accusé Danton d’être d’accord avec Dumouriez et les fils d’Orléans, et qu’il leur avait répondu plein d’indignation :

 

– Que les lâches capables de ménager un Louis XVI pouvaient seuls être soupçonnés de vouloir rétablir le trône et de s’entendre avec les traîtres !

 

Mais ce que je ne savais pas et ce que Marguerite m’apprit alors, c’étaient les mesures terribles qu’il avait fallu prendre pour arrêter enfin toutes ces trahisons : la création d’un comité de salut public et d’un comité de sûreté générale, auxquels tous les districts de France et les représentants du peuple à l’armée devaient rendre compte chaque semaine, la création d’un tribunal extraordinaire composé de cinq juges, dix jurés et un accusateur public, avec pleins pouvoirs de poursuivre, arrêter et traduire en jugement tous les conspirateurs ; l’établissement d’un tribunal dans beaucoup d’autres villes, la mise hors la loi des contre-révolutionnaires ; les visites domiciliaires pour le désarmement des suspects ; l’inscription sur les portes du nom de chaque habitant des maisons ; les cartes de civisme que l’on devait avoir en tous lieux ; la peine de mort décrétée contre les déportés qu’on retrouvait en France, etc.

 

Ensuite l’opposition des girondins à toutes ces mesures devenues nécessaires, eux qui n’avaient pitié ni des processions de misérables arrêtés du matin au soir devant les portes des boulangers, ni des malheureux ouvriers qu’on payait avec des assignats que les marchands ne voulaient pas recevoir, ni des milliers de travailleurs partis à la frontière par leur faute, puisqu’ils avaient fait déclarer la guerre malgré la Montagne. Elle m’apprit l’indignation du peuple contre ces gens qui n’avaient d’entrailles que pour le roi, sa famille, les nobles et les riches, les pétitions innombrables qui demandaient de les mettre hors de la Convention ; leurs accusations contre Marat, sa comparution devant le tribunal extraordinaire et son acquittement à la satisfaction générale des patriotes.

 

Tout cela, je n’en savais rien.

 

Et c’est aussi Marguerite qui m’apprit nos malheurs dans le Nord, où trente-cinq mille Anglais et Hollandais, commandés par le duc d’York, avaient renforcé Cobourg, de sorte que nos ennemis s’étaient trouvés cent mille hommes contre quarante, et qu’il avait fallu reculer jusqu’à Valenciennes en livrant des combats tous les jours. C’est elle qui m’apprit la ligue des nobles, des prêtres et des paysans en Vendée pour soutenir Louis XVII, leur soulèvement épouvantable sous la conduite de Cathelineau, de Stofflet, de Six-Sous, de Souchu et d’autres gens qui n’étaient pas de l’antique race des conquérants, mais des voituriers, des gardes forestiers, des boulangers, des gens de charrue et de métiers, ce qui ne les empêchait pas d’être très bornés, puisqu’ils se battaient contre eux-mêmes, et féroces comme des loups, puisqu’ils fusillaient leurs prisonniers et que leurs femmes massacraient les blessés, au nom de Jésus-Christ, notre sauveur.

 

Elle me raconta le redoublement de fureur des girondins et des montagnards qui se reprochaient ces malheurs ; la création du maximum pour les grains et l’emprunt forcé d’un milliard sur les riches, malgré les girondins égoïstes. Chauvel, dans une lettre que Marguerite me montra, disait que ce jour-là, les montagnards et les girondins avaient été sur le point de se déchirer, et que sans les hommes les plus calmes de la Plaine, ils seraient tombés les uns sur les autres. Les girondins voulaient faire destituer toutes les autorités de Paris et transporter la Convention à Bourges. Là les montagnards, entre les mains de leurs ennemis, étaient perdus. Ces girondins, royalistes en dessous pour la plupart, mais qui n’avaient pas le cœur de le dire, ni de combattre franchement, loyalement la république, ces malheureux qui voulaient arrêter la révolution et la faire tourner à leur profit, réussirent, d’après ce que me dit Marguerite, et ce que je lus dans une lettre de Chauvel, à faire nommer une commission de douze d’entre eux ; et cette commission n’eut rien de plus pressé que de casser les comités révolutionnaires, de menacer la Commune et d’annoncer la suppression du tribunal extraordinaire.

 

Ils voulaient rassurer les milliers d’égoïstes qui tremblaient ; le sort de ces êtres impitoyables pendant la famine les touchait plus que celui du peuple plein de courage et de dévouement. Alors la France, entourée d’ennemis, serait restée sans force, les émigrés, les moines et les évêques seraient rentrés derrière les armées étrangères ; ils auraient rétabli leurs privilèges dans le sang de la nation, mille fois mieux qu’avant et pour des siècles. Seulement les Anglais auraient pris Dunkerque, les Autrichiens Valenciennes et Condé, les Prussiens Mayence et Landau, les petits princes allemands la Lorraine et l’Alsace.

 

Nous aurions eu un petit royaume de France avec beaucoup de grands seigneurs et la masse des misérables pour les entretenir de leur travail comme avant 89.

 

C’était trop ! Le peuple de Paris, sous la conduite de Danton, sauva pour la seconde fois notre patrie, en se soulevant d’un coup et mettant la main sur les traîtres.

 

Ces choses s’étaient passées deux mois avant, le 31 mai 1793.

 

Un de ces girondins avait osé dire que si l’on touchait à l’un d’eux, Paris serait détruit de fond en comble par les départements et qu’on ne retrouverait plus sa place aux bords de la Seine. Mais cela n’empêcha pas les montagnards de les faire arrêter. Marat avait dressé la liste des plus dangereux. Une partie se trouvait alors en prison ; d’autres, Pétion, Guadet, Buzot, Barbaroux, etc., s’étaient échappés ; ils levaient des armées en province, enlevaient les caisses publiques, cassaient les municipalités, créaient des tribunaux pour juger les patriotes ; leur général c’était Wimpfen, un noble, un royaliste ! On a souvent parlé de traîtres, mais je crois que jamais il ne s’en est vu de pareils, car si les généraux français ont quelquefois marché contre nous avec les ennemis, au moins ils ne cherchaient pas à tourner la nation contre elle-même, en lui parlant de ses droits et prenant le nom de républicains.

 

– Voilà donc où nous en sommes, dit Marguerite. Cinquante départements sont en pleine insurrection. Lyon, la seconde ville de France, s’est soulevée contre la Convention ; les royalistes ont enlevé d’assaut l’hôtel-de-Ville ; ils ont arrêté, fait juger et guillotiner les principaux patriotes ; Marseille et Bordeaux sont aussi soulevés ; Valenciennes sera demain au pouvoir de l’ennemi ; les girondins lèvent des troupes en Normandie pour marcher sur Paris ; la Vendée et la Bretagne sont en feu, les Anglais arrêtent les blés qui nous viennent du dehors ; leur ministre Pitt déclare tous nos ports bloqués, il paye la Prusse, l’Autriche, la Sardaigne et l’Espagne, il a même pris à sa solde les Badois, les Bavarois et les Hessois, tous ces gens qui n’attendaient plus que la prise de Mayence pour nous envahir. Nous seuls, Lorrains, Alsaciens, Franc-comtois, Champenois, Picards et Parisiens, nous marchons encore avec la révolution ; car pour comble de malheur, des milliers de paysans ont levé le drapeau blanc dans les Cévennes ; ils avancent par l’Auvergne au secours des Vendéens et coupent de Paris nos armées des Pyrénées et des Alpes ; la Corse veut se livrer aux Anglais… Enfin tout est contre nous… tout nous écrase à la fois.

 

– Mais alors, Marguerite, m’écriai-je, nous sommes donc perdus ?

 

– Perdus ! fit-elle, les lèvres serrées et ses petits poings fermés sur la table, oui, si les girondins étaient restés à la Convention pour arrêter et empêcher toutes les mesures de salut public, nous serions perdus. Mais le temps des beaux discours est passé. Danton, Robespierre, Billaut-Varenne, Collot-d’Herbois, Carnot, Prieur, Lindet, Saint-Just, Couthon, Treilhard, Jean Bon-Saint-André, Guyton-Morveau, Cambon, tous les amis de mon père sont là ; ils ont déjà fait en huit jours cette constitution que les girondins traînaient depuis huit mois sans pouvoir la finir. Elle est simple, claire, ferme, juste ; c’est la vraie constitution républicaine dont les autres ne voulaient pas. Maintenant les grandes choses vont venir, car il faut avant tout sauver la France. On nous a fait trembler, il faut que les autres tremblent à leur tour. Et d’abord les généraux royalistes viennent d’être mis de côté, les Bouillé ne montreront plus aux Prussiens le chemin de la France ; les Rochambeau ne préviendront plus les Autrichiens de nos mouvements ; les La Fayette ne conspireront plus avec la cour ; les gouverneurs nobles ne livreront plus nos places ; les Dumouriez n’essayeront plus de soulever leur armée pour rétablir des rois ! Nous aurons des fils du peuple à notre tête, des hommes de notre race, de notre sang, mon père dans sa dernière lettre nous en parle. Le Comité de salut public étend déjà la main pour empoigner Custine qui vous a laissés périr de faim à Mayence, sans vous secourir ni vous approvisionner ; le tribunal extraordinaire dresse son acte d’accusation. Tu verras comme tout va marcher. S’il faut que nous périssions, beaucoup périront avant nous, et si les autres rétablissent chez nous les droits du couvent et du seigneur, ce ne sera pas sans peine !

 

En l’entendant, je reprenais confiance et je me disais : « Cette fois, Michel, il faudra vaincre ou mourir ! Car si les autres avaient le dessus, Chauvel, Marguerite et toi, vous en avez déjà trop dit et trop fait pour reculer, vous seriez guillotinés, puisque les royalistes guillotinent à Lyon. Eh bien ! malheur à ceux que tu rencontreras ; ils n’ont pas de miséricorde, nous n’en aurons pas non plus. »

 

Et, regardant de temps en temps par la porte vitrée les gens de tous états que mon frère servait, je voyais que toutes ces figures étaient sombres ; je voyais que les mêmes idées travaillaient tout le monde ; qu’on pensait : le grand moment est venu de savoir si nous y passerons ou si les autres y passeront. En considérant ces figures d’ouvriers, de paysans, de soldats ; considérant aussi que ces pauvres gens donnaient leur dernier liard, en temps de famine, pour savoir les nouvelles, l’idée me vint qu’un peuple qui veut rester libre peut défier l’univers ; qu’un grand nombre d’entre nous périraient, mais que finalement nous serions vainqueurs.

 

Malgré cela c’était dur ; et tant d’ennemis de toutes sortes qu’il fallait exterminer allaient nous donner un grand travail. C’est comme à la moisson, quand on sort à deux heures du matin, après avoir emmanché sa faux et serré ses reins, il en tombe des épis jusqu’au soir. Quelle tristesse de penser que les hommes, par intérêt, par injustice, n’ont pas plus pitié les uns des autres que de l’herbe des champs !

 

Enfin, je crois vous avoir raconté tout ce que me dit alors Marguerite touchant les affaires de la nation. Il fut aussi question de maître Jean, qui venait d’être député par le district, à Paris, pour assister aux fêtes du 10 août, et puis de l’adoption de la nouvelle constitution par les assemblées primaires.

 

Alors la nuit était proche, et comme je tenais beaucoup à voir mon père ce jour même, je me rendis aux Baraques vers sept heures du soir.

 

Quant à vous peindre la joie que j’eus de revoir la vieille rue pleine de fumier, la petite forge où travaillait Benerotte, l’auberge des Trois-Pigeons et dame Catherine en passant et puis de serrer sur mon cœur le pauvre vieux père tout blanc et tout courbé, qui pleurait, qui ne pouvait pas me lâcher, et dont les lèvres tremblaient sur les miennes, ce sont des choses que tout homme de bon sens se représente de lui-même ; il faudrait être en quelque sorte dur comme du bois pour ne pas les comprendre.

 

Mais il faut que je vous dise, malgré moi, comment ma mère me reçut, car sans cela bien des gens auraient de la peine à se le figurer. Eh bien ! lorsqu’après avoir embrassé le père, je m’avançais vers elle, près de l’âtre, les bras étendus, en criant : « Ma mère ! » elle se leva, me tourna le dos, et grimpa l’échelle en me regardant de haut en bas avec des yeux sauvages ; et, sans me dire un seul mot, sans me répondre, elle entra dans la soupente du grenier, dont elle ne descendit plus jusqu’après mon départ. J’en étais bouleversé, mais le bon père me consola comme il put, et nous restâmes toute cette nuit assis l’un à côté de l’autre près du petit âtre, à cuire des pommes de terre sous la cendre pour notre souper, à fumer des pipes, à nous regarder, à causer de notre bonheur et de notre satisfaction.

 

Le bon père n’avait jamais été plus heureux ; il dînait tous les dimanches avec Marguerite et Étienne, et me parlait d’eux d’un air d’adoration, n’ayant jamais été si bien traité, si considéré et vénéré de sa vie. Il estimait mon bonheur d’avoir obtenu l’amour de Marguerite autant que moi-même ; et, pour ce qui regardait Étienne, c’était sa plus grande joie de voir qu’il gagnait sa vie sans un rude travail par l’instruction qu’il avait reçue, sa bonne conduite et ses connaissances dans le commerce, qui s’étendaient tous les jours. La condition de Mathurine et de Claude, à la ferme de Pickeholz, chez maître Jean, le satisfaisait également ; il les trouvait dans une position bien meilleure et plus relevée que la sienne ; que pouvait-il souhaiter de plus ? Ce que je lui dis de Lisbeth, de Marescot, de la naissance de leur petit Cassius, lui fit aussi le plus grand plaisir ; il ne se lassait pas de m’entendre parler, et s’attendrissait pour ainsi dire à chaque mot.

 

Nous restâmes donc là jusqu’au matin. Alors le père mit son bel habit des dimanches et me reconduisit en ville. On nous arrêtait à chaque porte des Baraques ; les commères et les amis étaient tous contents de me revoir et de me souhaiter bonne chance. À Phalsbourg aussi, malgré les mauvais bruits qui couraient sur les Mayençais, en me voyant, les patriotes comprenaient bien que, si nous avions rendu la place, ce n’était pas de notre faute.

 

Je comptais repartir sur les dix heures, mais Marguerite avait arrangé les choses d’une autre façon ; elle avait retenu une place au courrier pour cinq heures du soir, et je devais arriver plus vite à Nancy, sans trop de fatigue. Pendant toute la nuit elle n’avait fait que raccommoder mes effets, et ce n’était pas fini, car elle continua toute cette journée à mettre des pièces, à rattacher des boutons, à laver et repasser ; et, pendant ce temps, les patriotes venaient me voir : Élof Collin, Raphaël Menque, Genti, enfin tous. Il fallait leur raconter notre défense, nos misères, le nombre d’hommes que nous avions perdus, les incendies, la famine ; et tous, après m’avoir entendu, disaient que les généraux avaient trahi, mais que l’armée ne méritait pas de reproches.

 

Poulet m’avait dénoncé comme déserteur au comité de surveillance ; mais cette fois, au lieu d’attraper la prime de cinquante livres, le gueux reçut une fameuse semonce de l’accusateur public Raphaël, car ma permission était en règle.

 

Tout se passa donc selon l’ordinaire, et, les cinq heures du soir venues, on soupa de meilleure heure, bien tristes de se quitter encore, mais pourtant contents de s’être revus. Marguerite avait remonté mon sac d’une paire de souliers neufs et de deux chemises en bonne toile solide du père Chauvel ; le reste, fil, aiguilles, boutons de rechange, pièces de toile et de drap pour le raccommodage, tout s’y trouvait. Et quand le moment de se séparer arriva, quand l’on entendit au loin les clochettes du courrier traverser la place, tout le monde m’accompagna jusque sous la voûte du Bœuf-Rouge. C’est là qu’eurent lieu les embrassades, les bons souhaits, les serrements de mains, les recommandations d’être prudent chaque fois qu’on le pourrait, enfin c’est là qu’on se sépara.

 

Voilà la vie ! il était cinq heures et demie ; la voiture roulait du côté de Mittelbronn ; après le pavé des rues arriva le pont, et puis la grande route blanche qui ne finit pas. Quelle tristesse de se quitter sans savoir si l’on se reverra ! Dans un temps pareil, c’était une chance contre dix, et malgré mon courage je le savais bien.

 

Je pensais, en entrant dans la patache de Baptiste, pouvoir dormir d’un trait jusqu’à Nancy ; j’en avais grand besoin après ma course de Sarrebrück à Phalsbourg et la nuit que je venais de passer avec mon père sans fermer l’œil. Mais j’étais loin de mon compte : cinq ou six agioteurs, comme on disait alors, une vieille femme et moi nous remplissions la voiture. Les agioteurs allaient à Nancy, soi-disant pour acheter du tabac, et ne faisaient que se disputer sur le change, sur la valeur des assignats, la quantité de ce papier à l’effigie de Louis XVI qu’on allait brûler, les propositions de Danton et les réponses de Bazire. Ces gens ne s’inquiétaient pas de moi, pensant que je ne comprenais pas un mot à leurs disputes. Je comprenais pourtant bien que leur tabac de Saint-Vincent était du blé qu’ils allaient accaparer ; mais cela ne me regardait pas, et j’aurais mieux aimé dormir que de les entendre. La vieille ne disait rien ; elle avait un de ces gros manteaux piqués, à capuchon, que les paysannes de chez nous portent en hiver ; elle regardait dans un coin, et ses lèvres remuaient ; je crois qu’elle récitait son chapelet.

 

Les autres ne finissaient pas de crier, et puis, dans tous les villages où nous passions, le monde était en l’air ; des gendarmes nationaux venaient nous demander nos passeports : on arrêtait les suspects par tout le pays. Je voyais en passant des familles entières gardées dans les granges par des gardes nationaux, un factionnaire à la porte, et quelquefois l’officier municipal en train de les interroger. Quel mouvement dans des temps pareils ! La misère, la famine, les dangers n’empêchent rien ; au contraire, plus le peuple souffre, plus il se remue ; des trente, des quarante femmes en guenilles, leurs petits enfants sur les bras, accouraient à chaque relais autour de la voiture en criant : « La charité, citoyens ! Pour l’amour de la république, de la liberté, du pain ! du pain !… »

 

Et puis on entendait chanter le Ça ira ! dans les bouchons ; quelquefois des piquets de gendarmes passaient au trot, escortant une voiture remplie d’aristocrates.

 

Je me rappelle aussi qu’aux environs de Héming, dans un grand carré de bois nouvellement défriché, des ouvriers élevaient une espèce de pigeonnier, et que l’un des agioteurs dit aux autres :

 

– Voici le télégraphe.

 

Tous se penchaient dans les petites fenêtres et je regardais naturellement aussi cette baraque, en me demandant ce que cela pouvait être. Alors les marchands se mirent à causer entre eux de l’invention du télégraphe par un nommé Chappe, pour se faire des signes d’un bout de la France à l’autre, et remplacer ainsi des centaines et des milliers de courriers. Le plus vieux d’entre eux disait que celui qui, deux ou trois ans à l’avance, aurait connu cette invention serait devenu l’homme le plus riche du monde.

 

Trois ou quatre de ces marchands descendirent par bonheur à Lunéville, et nous ne restâmes plus que le vieux, la vieille femme et moi.

 

Comme en ce temps les mécaniques n’existaient pas encore, à chaque descente Baptiste s’arrêtait pour mettre le sabot, et puis il s’arrêtait encore pour l’ôter à la montée, de sorte qu’il fallait quatorze heures au courrier de Phalsbourg à Nancy.

 

J’avais pourtant fini par m’endormir, lorsqu’en passant dans un village, les lumières du dehors et les cris des mendiants m’éveillèrent de nouveau ; il pouvait être deux heures du matin ; le vieux marchand, son bonnet de coton sur les oreilles et son chapeau à cornes sur les genoux, ronflait comme un sourd, et dans le même instant j’entendis la vieille qui pleurait tout bas ; elle sanglotait, et, de temps en temps, elle se baissait pour se moucher sous son manteau sans faire de bruit. Longtemps je l’écoutai ; quelquefois elle disait :

 

– Mon Dieu !… mon Dieu !… ayez pitié de moi !…

 

Mon cœur en était tout serré, je pensais :

 

« Qu’est-ce que ce pauvre être peut avoir pour tant pleurer et prier ? »

 

À la fin je lui dis en allemand, car elle parlait allemand :

 

« Écoutez, ma bonne grand-mère, pourquoi donc pleurez-vous ? Êtes-vous malade ? »

 

Alors elle parut effrayée et ne me répondit pas d’abord ; mais je lui dis :

 

– Ne craignez rien ; je laisse aussi des gens que j’aime derrière moi : un vieux père, une fiancée que je ne reverrai peut-être plus… Racontez-moi tranquillement ce que vous avez. Je ne suis qu’un simple soldat ; mais, s’il est possible de vous secourir, comptez sur moi selon mes moyens.

 

Il parait que mes paroles et ma voix lui donnèrent confiance, car elle se mit à me raconter qu’elle allait à Paris, au Comité de surveillance générale, sans même savoir ce que c’était, ni s’en faire aucune idée, mais parce qu’un voisin l’avait assurée qu’elle aurait la grâce de son fils boulanger à Strasbourg, enfermé depuis quinze jours dans les prisons du Pont-Couvert pour avoir refusé des assignats. Elle me dit que l’ancien vicaire Schneider, accusateur public au tribunal criminel, était cause du malheur de son fils ; que ce vicaire, après avoir confessé les gens durant des années, faisait arrêter maintenant tous ceux qui possédaient un peu de bien.

 

Elle continuait de pleurer amèrement, et moi, songeant que ce grand vicaire devait être une espèce de Poulet, vivant de dénonciations et de mensonges, l’indignation me possédait. Mais ce qui m’attendrit le plus, ce fut d’apprendre que cette pauvre vieille ne connaissait pas une âme à Paris, et qu’elle n’avait que le mot de « Comité de surveillance » sur un morceau de papier. Faut-il qu’une mère aime son enfant pour aller ainsi dans le monde, au hasard, à soixante-dix ans, sans connaître un mot de français, et pour ainsi dire à la grâce de Dieu.

 

Le jour approchait lentement ; à notre droite montait le clocher de Saint-Nicolas au bout du ciel, et le souvenir de notre course au bruit du canon me revenait. Deux ans à peine s’étaient passés et quels changements depuis ! Le traître Bouillé, Lafayette, Louis XVI, la reine, le comte d’Artois, les feuillants, les girondins, que d’idées ces noms me rappelaient ! Et puis notre entrée à Nancy, le grand convoi de prisonniers que nous menions à la potence ; les petites rues pleines de sang ; les malheureux Suisses de Château-Vieux qu’on égorgeait dans les masures ; les charrettes de la porte Neuve pleines de morts : bourgeois, soldats, hommes du peuple, femmes, enfants, tous pêle-mêle ; la bêtise affreuse de mon frère Nicolas au milieu de ces massacres ! Ah, les temps étaient bien changés ! le peuple avait son tour et les trahisons du dehors ne le faisait pas trembler ni reculer.

 

Toutes ces choses d’hier me passaient devant les yeux comme une histoire ancienne ; mais la pauvre vieille s’était remise à prier.

 

Sur les sept heures du matin, les premières maisons de Nancy, les gloriettes, les petits jardins, les pièces de vignes, et puis les grandes bâtisses à six rangées de fenêtres, d’anciens couvents sans doute, le palais des anciens ducs, les places entourées de vieux arbres, les grands jardins derrière des grilles dorées, tout cela se mit à défiler devant les petites vitres de la patache. Le long des grandes rues, plus d’une maison portait encore la trace des balles et des boulets de M. le marquis de Bouillé. Je regardais en rêvant, quand la voiture entra sous la porte cochère d’une grande auberge ; la cour, au fond, était encombrée de sacs, de ballots et de tonnes ; pardessus s’étendait le toit d’un grand hangar.

 

La patache s’arrêta dans cette cour. Nous descendîmes ; je pris mon sac à la bretelle et je dis à la grand-mère de me suivre, ce qu’elle fit en prenant son panier. Nous entrâmes dans la salle d’auberge, pleine de monde : voituriers, marchands, bourgeois, allant et venant, buvant et mangeant, causant de leurs affaires. Le courrier s’arrêtait à Nancy plus d’une heure. Je fis apporter du pain, du vin, du fromage, une feuille de papier ; je dis à la vieille de s’asseoir, de reprendre confiance ; et, pendant qu’elle buvait et mangeait au coin de la table, j’écrivis une lettre à Chauvel pour lui raconter le siège et la capitulation de Mayence, mon passage à Phalsbourg et la joie que j’avais eue d’embrasser Marguerite, mon père et les amis. Je finis par l’histoire de la bonne femme, en le priant de bien recevoir ce pauvre être abandonné, de lui donner un bon conseil et de la secourir selon ses moyens.

 

Ayant plié la lettre et mis l’adresse : « rue du Bouloi, n° 11 », je recommandai bien à la pauvre vieille de ne pas perdre une minute et de la porter tout de suite en arrivant à Paris. Je la prévins qu’elle serait reçue par un brave homme, qui parlait français et allemand, et qui ferait son possible pour tirer son fils des prisons du Pont-Couvert. Elle pleurait et me remerciait, comme on pense.

 

Alors, le cœur plus léger, je payai le vin et le reste, et je partis rejoindre mon bataillon à la caserne Neuve, où se trouvait le 2e bataillon des Lombards et le 4e des Gravilliers de Paris ; toute la ville était pleine de cavalerie et d’infanterie : chasseurs du Languedoc, hussards de la Liberté, fédérés parisiens et bataillons de volontaires. La plupart logeaient chez les bourgeois ; mais, pour dire la vérité, les gens ne nous faisaient pas bonne mine. Les représentants en mission à l’armée de la Moselle avaient dénoncé nos généraux à la Convention ; Aubert-Dubayet et le général Doyré venaient d’être arrêtés ; les gazettes ne parlaient que de l’abominable capitulation des Mayençais ; on devait nous ôter nos chefs et nous envoyer en Vendée combattre les paysans.

 

C’est ce que j’appris en arrivant à la caserne. La désolation était peinte sur toutes les figures. Quel plus grand malheur pouvait nous arriver, que d’être regardés comme des traîtres et des lâches ?… Jean-Baptiste Sôme, Marc Divès, et même Jean Rat en grinçaient des dents, et si Maribon-Montaut et Soubrany s’étaient trouvés chez nous au lieu d’être à Metz, je suis sûr qu’ils auraient été criblés de balles.

 

Enfin voilà comme le peuple, à force de voir des trahisons, finit par soupçonner ses défenseurs.

 

Les fédérés casernés avec nous ne parlaient que de l’assassinat de Marat et adressaient des pétitions pour faire guillotiner les girondins ; ils disaient que Charlotte Corday avait été députée par eux pour assassiner Danton, Robespierre et l’ami du peuple. Ma sœur Lisbeth et Marescot ne connaissaient plus que la vengeance ; officiers et soldats s’exaltaient de plus en plus, et c’est au milieu de ces confusions que le brave Merlin (de Thionville) arriva de Paris nous annoncer qu’il avait défendu nos généraux, qu’ils étaient relâchés, et que la Convention avait même décrété des remerciements à l’armée de Mayence. Aussitôt tout fut oublié ; les cris de « Vive la nation ! » recommencèrent, les citoyens nous reçurent mieux et se faisaient en quelque sorte un honneur de nous avoir à leur table.

 

Les fêtes du 10 août arrivèrent : c’était l’une des grandes cérémonies de la république ; l’autel de la patrie couvert de feuilles, d’armes et de trophées militaires, des canons autour et la déesse Raison dessus, est une des plus belles choses que je me rappelle. Et les discours patriotiques, les musiques de tous les régiments et bataillons jouant ensemble la Marseillaise, les processions de jeunes citoyens, les banquets offerts aux braves Mayençais, le long des grandes rues et des places magnifiques de cette ville, de pareils spectacles vous restent devant les yeux et dans le cœur, quand on vivrait cent ans.

 

C’était en quelque sorte la représentation vivante du bon sens des hommes, de leur amour de la justice et de leur fraternité. Malgré tout ce qu’on a dit, les moines et les évêques n’ont jamais rien inventé d’aussi beau, de si simple et de si naturel. Tout le monde comprenait ce que cela signifiait. Les représentations de Voltaire et de Jean-Jacques étaient aussi sur l’autel, et je soutiens que ces saints-là valent bien les autres, et que saint Crépin et saint Magloire ne peuvent pas même être mis en comparaison.

 

Enfin, à chacun sa liberté ; ceux qui pensent autrement que moi, je ne leur en veux pas, mais je les plains de tout mon cœur et je voudrais les convertir à mes idées qui me paraissent les meilleures. Ils peuvent en dire autant de moi, de sorte que nous sommes quittes et que cela ne doit pas nous empêcher de fraterniser ensemble. Le principal, c’est de ne faire tort et violence à personne.

 

Ces fêtes durèrent trois jours, et quand, vers le milieu du mois, nous partîmes pour Orléans, hommes et femmes nous embrassaient ; la fraternité régnait entre nous, et les enfants couraient derrière le bataillon ; plusieurs, les plus forts, portèrent nos fusils jusqu’aux environs de Toul.

 

Un décret disait que nous irions en poste dans la Vendée, mais cela signifiait que nous irions en charrettes. Nos officiers seuls avaient des voitures bourgeoises, qu’on appelait des landaus. Les paysans du pays, mis en réquisitions avec leurs chevaux pour transporter nos bagages, allaient à dix ou douze lieues, et puis d’autres arrivaient et les premiers retournaient tranquillement chez eux. Nous autres nous suivions les voitures à pied.

 

Il faisait beau temps ; et ce qui me revient de cette longue route, c’est qu’on arrêtait partout des Anglais, à cause des gueuseries de Pitt, qu’on faisait des visites domiciliaires dans tous les villages, et que le spectacle de la misère augmentait d’étape en étape. Les blés étaient si rares que, dans ce temps de moisson, à mesure que les gerbes rentraient, on les battait tout de suite. On ne pouvait plus attendre, et sur tout notre chemin nous entendions battre en grange depuis quatre heures du matin jusqu’à minuit.

 

Plus nous gagnions l’intérieur de la France, plus les gens nous voyaient de mauvais œil ; une fois hors de la Lorraine, le patriotisme diminuait à chaque pas, et c’était à chaque halte une véritable histoire pour obtenir des vivres et pour coucher, même sous les hangars et dans les écuries ; les municipalités disputaient sur tout : le pain, le bois, la viande et la paille ! Et comme nous n’étions pas soldés, comme nous n’avions plus que des guenilles sur le corps et que nos souliers s’en allaient par morceaux, plus d’une fois, sans notre ancien commandant Jordy, devenu chef de brigade, et qui nous donnait de bonnes paroles en criant : « Vive la nation ! Vive la république !… Courage, camarades ! tout cela changera… La liberté repose sur vous !… » ainsi de suite, sans ce brave homme, qui nous calmait, je le dis, toute la colonne se serait révoltée, car lorsqu’on se dévoue, l’égoïsme de la mauvaise race soulève le cœur. C’était pour eux que nous allions nous battre ; et cette espèce de gens, si l’on s’était laissé faire, vous auraient logés dans leurs réduits à porcs et nourris de son.

 

Aussi ce fut quelque chose de nouveau pour nous, et même d’attendrissant, lorsqu’en arrivant à Orléans nous vîmes le maire, les adjoints et toute la municipalité venir à notre rencontre et nous recevoir avec enthousiasme. Nous avions cru qu’il n’existait plus de Français en France, et nous en trouvions des meilleurs, des vrais patriotes enfin, des républicains. À peine formés en bataille sur la place de l’Hôtel-de-Ville, nous étions entourés d’une foule innombrable, et comme Jordy disait : « Présentez les armes ! haut les armes ! rompez vos rangs ! » déjà deux, trois citoyens nous tenaient par les bras et nous emmenaient dans leur famille, non pas comme des étrangers, mais comme des frères ; et les citoyennes, de belles jeunes femmes, nous apportaient des couronnes. Jordy, qui parlait bien, leur dit sur la place :

 

– Grâces vous soient rendues, Orléanais ! c’est vous, les premiers, qui nous traitez en enfants de la patrie, en amis, en compatriotes !

 

Il dit encore beaucoup de choses attendrissantes ; nous en avions les larmes aux yeux, et les cris de « Vivent les Orléanais ! Vive la brave garnison de Mayence ! » ne finissaient plus. Jordy en disait trop, car les patriotes de Nancy, après le retour de Merlin, nous avaient aussi bien traités ; mais dans des moments pareils, l’enthousiasme vous emporte, et l’on crie tout ce qu’on trouve de plus beau, de plus fort et de plus agréable pour ceux qui nous entourent.

 

Enfin la vérité, c’est que les Orléanais nous reçurent bien, et que dans cette belle et bonne ville on commença par nous former en demi-brigades, d’après le décret du 21 février 1793, qu’on n’avait pas encore pu nous appliquer, parce que nous étions en campagne.

 

Notre bataillon, le 2e des Lombards de Paris et le 2e des Gravilliers, où se trouvait Marescot, formèrent alors la demi-brigade de Paris et Vosges. J’étais depuis longtemps caporal, et je déposai mes galons pour entrer dans la compagnie des canonniers avec Marc Divès et Jean-Baptiste Sôme. À force d’avoir été dans les redoutes à Mayence, nous connaissions tous les services des pièces, et nos petits canons n’étaient rien auprès des grosses caronades de quarante-huit que nous avions souvent manœuvrées là-bas. Ainsi nous restions tous ensemble, et ma plus grande satisfaction était encore de penser que je verrais tous les jours le petit Cassius, que je l’embrasserais et le ferais sauter dans mes mains. Il riait toujours en me voyant entrer dans la cantine ; tout le bataillon l’avait en quelque sorte adopté ; chacun l’embrassait, on aurait dit qu’il était à tout le monde. Lisbeth fut aussi bien contente de me savoir au bataillon.

 

Cela se passait en août.

 

Nous apprîmes avant de quitter Orléans bien des choses qui méritent d’être retenues : d’abord la condamnation à mort de notre ancien général Custine, pour avoir entretenu des rapports secrets avec Wimpfen et les girondins ; pour n’avoir pas approvisionné ni secouru Mayence, et avoir laissé prendre Valenciennes par les coalisés, malgré l’ordre qu’il avait reçu de marcher ; ensuite son remplacement à l’armée du Nord et des Ardennes par notre ancien adjudant-général Houchard.

 

Ces nouvelles frappèrent particulièrement nos officiers ; ils comprirent enfin que le Comité de salut public ne se gênait pas avec les généraux, et qu’il fallait être attentif à remplir ses devoirs. Nous apprîmes aussi que Toulon venait de se livrer aux Anglais, avec son arsenal et sa flotte ; que le ministre Cambon venait de faire décréter la création d’un grand livre pour inscrire les dettes de la république ; et que la Convention, au milieu des plus grands périls, discutait avec calme un code civil, afin de régler les intérêts et les droits des Français entre eux, soit pour les personnes, soit pour les biens. Naturellement chacun pensait que ce code s’appellerait « Code de la république française une et indivisible » et que ce serait une des grandes gloires de la Convention d’avoir eu l’idée de cette œuvre utile.

 

Quelques jours après, la seconde colonne étant arrivée, nous repartîmes d’Orléans, sous la conduite de Kléber ; nous passâmes par Blois et Tours, ayant toujours la Loire à notre gauche. Ce grand fleuve, calme et paisible, s’étend dans un pays uni ; de petits bois, des plantations de vignes, des vergers, et principalement des prairies, des champs de blé, d’orge et d’avoine, bordent ses rives à perte de vue ; peu de chanvre, mais des arbres fruitiers en abondance, voilà ce pays. De petits îlots de sable s’élèvent à peine sur le fleuve ; de vieilles tours, de grandes et belles cathédrales couvertes de sculptures, d’anciens châteaux vous regardent de loin par-dessus les haies et les broussailles.

 

Malgré l’abolition des cloches, nous entendions bourdonner les églises sur ces grandes eaux paisibles, du matin au soir, et souvent, après avoir fait des lieues, la place de ces cathédrales n’avait pas l’air d’être beaucoup changée, tant la plaine est unie. Dans la Loire, de petites barques allaient et venaient, leur grand filet au bout de la perche et l’homme au fond avec son chapeau de paille ; aux environs des villes, des bateaux pleins de grains et de marchandises descendaient ou remontaient le fleuve.

 

Nous, dans la poussière des chemins, nous regardions, le fusil sur l’épaule, les habits et les pantalons déchirés, un grand nombre pieds nus, et Kléber au milieu de nous, à cheval, son habit bleu boutonné jusqu’au menton, malgré la chaleur, et son grand chapeau à plumet tricolore tout blanc de poussière. Il tenait à la discipline ; mais pour soigner ses hommes en route, pour leur faire délivrer les vivres et veiller à ses malades, personne n’était meilleur que lui. Quand les maires, les municipaux voulaient marchander et disputer, la grosse voix de Kléber et son air de lion, car il avait tout à fait la figure d’un lion joyeux, son air d’indignation et de mépris leur fermaient la bouche ; il n’avait qu’à les regarder par-dessus l’épaule avec ses yeux gris plissés, et tout arrivait de bonne volonté ; les billets de logement ne se faisaient pas non plus attendre. Cinq ou six jeunes officiers le suivaient toujours, en galopant aux environs pour recevoir et porter ses ordres. Chaque fois que nous arrivions quelque part, toute la nuit on ne faisait que rire et chanter dans son quartier ; mais durant le service il devenait tout autre et ne plaisantait plus. Rien qu’à le voir, même de loin, on comprenait que celui-là, c’était un général, et qui n’écoutait pas les paroles inutiles, surtout dans les moments où l’ennemi s’approche et que chacun se demande : « Comment l’affaire va-t-elle s’engager ? »

 

Je vous dis ces choses d’avance, mais quand nous y serons vous les verrez bien mieux.

 

Nous arrivâmes à Saumur, où se trouvait le quartier général. Et là les disputes commencèrent pour savoir qui nous aurait sous ses ordres et ce qu’on ferait de nous ; car cinq ou six représentants du peuple, Ruelle, Phélippeaux, Gillet, se trouvaient réunis dans cet endroit, sans parler de Merlin, qui marchait avec notre colonne, et d’une quantité d’officiers et de généraux venus de Paris avec les sans-culottes.

 

Je ne méprise pas les sans-culottes, mais Paris avait déjà fourni dans ce temps des quantités de bataillons aux armées du Nord, du Rhin, de la Moselle, des Alpes, des Pyrénées, et ceux qui vinrent alors nous rejoindre étaient les héros à cinq cents livres, des êtres qu’il avait fallu payer pour remplir leur devoir. Ces malheureux nous ont fait plus de tort que de bien, car ils ne trouvaient aucun républicain assez avancé ; ils rabaissaient tout le monde, ce qui ne les empêchait pas de se débander au premier coup de canon, en criant :

 

– Nous sommes trahis !

 

Autant les premiers bataillons de fédérés, les volontaires, ouvriers, pères de famille, employés de toutes sortes, enfin les travailleurs étaient solides au feu, calmes et décidés ; autant cette abominable race de criards, de braillards et de fainéants tremblait pour sa peau. Si les Lombards et les Gravilliers avait eu de la poudre à perdre, ils auraient tiré dessus, à cause de la honte que ces gueux faisaient à leur ville.

 

Saumur est une place forte. Les anciens hussards de la liberté, qui s’appelaient alors 9e de hussards, et d’autres troupes de cavalerie logeaient dans les casernes. Nous autres nous reçûmes des billets de logement. Le bruit courait qu’on allait nous ôter nos chefs, et l’indignation grandissait. On ne savait pas non plus si nous irions à l’armée des côtes de Brest, ou bien à l’armée des côtes de La Rochelle ; si nous aurions pour général Canclaux, celui qui cinq mois avant avait repoussé les Vendéens de Nantes, ou Rossignol, un horloger de Paris qu’on avait fait général. C’étaient des généraux en chef, et les nôtres, comme Aubert-Dubayet et Kléber, n’étaient que des généraux divisionnaires qui ne pouvaient commander que des colonnes. Mais on parlait de nous mettre sous les ordres de Santerre, un brasseur de Paris, simple général de division comme les nôtres, et voilà ce qui nous indignait le plus.

 

Enfin, au bout de quelques jours, on décida que les Mayençais iraient à l’armée des côtes de Brest, commandée par Canclaux.

 

On nous laissa Kléber comme général de division et nous reçûmes l’ordre de partir pour Nantes. Ce fut une joie extraordinaire dans l’armée, car au moins Canclaux avait la réputation d’un vrai général, et non pas d’un horloger ou d’un brasseur. Seulement ce général était un ci-devant comte de Canclaux ; je ne veux pas dire qu’il nous a trahis, non ! mais il conservait l’habitude des vieux généraux de Louis XVI, une espèce de routine dont ces gens-là ne pouvaient pas sortir, et bientôt nous allions apprendre ce que cette routine de diviser ses forces au lieu de combattre en masse devait nous coûter. Mais ne nous pressons pas, les bêtises et les misères arrivent toujours assez vite.

 

On pense bien que tout ce spectacle d’égoïsme et de vanité que nous avions eu sous les yeux depuis notre départ de Mayence ; cette quantité de mauvaises nouvelles qui nous étaient arrivées : les trahisons, les défections, les massacres, la marche de l’ennemi qui nous menaçait de tous les côtés à la fois ; on peut bien se figurer que tout cela nous donnait à réfléchir, et que même plusieurs en étaient découragés. Mais sur notre route de Saumur à Nantes quelque chose devait nous remonter le cœur ; nous devions apprendre que nos braves représentants de la Montagne ne tremblaient pas ; qu’ils étaient comme des rochers, que tout le bruit et la fureur de la mer ne peuvent pas ébranler.

 

En passant par Angers, nous devions lire ce fameux décret de la Convention ordonnant la grande levée en masse et même le soulèvement de toute la France, pour écraser nos ennemis. Il faut que je vous conte cela, car alors vous comprendrez mieux notre enthousiasme ; et puis aucune nation du monde ne peut rien montrer d’aussi fort, d’aussi beau et d’aussi grand dans son histoire. C’est ici que vous allez voir la différence de parler au nom de la justice éternelle, ou de l’orgueil d’un homme. La république seule pouvait élever ainsi la voix et demander à la nation de pareils sacrifices. C’est sur la place d’Angers, devant la vieille cathédrale sombre, au milieu d’une foule immense venue de tout le pays, c’est là que le commandant Flavigny nous lut ce décret et que les cris de « Vive la république ! Vaincre ou mourir !… À l’ennemi ! Qu’on nous mène à l’ennemi !… » recommencèrent comme le premier jour où l’on avait proclamé la patrie en danger ; les sabres, les fusils en frémissaient, les drapeaux se balançaient ; et les paysans de ce pays, étonnés, se mêlaient avec nous dans nos rangs ; les gardes nationales arrivaient, le tocsin sonnait, tout se levait et marchait pour le salut de la république.

 

Je commence :

 

« Jusqu’au moment où les ennemis auront été chassés du territoire de la république, tous les Français sont en réquisition permanente pour le service des armées. Les jeunes gens iront au combat ; les hommes mariés forgeront les armes et transporteront les subsistances ; les femmes feront des tentes, des habits, et serviront dans les hôpitaux ; les enfants mettront le vieux linge en charpie ; les vieillards se feront porter sur les places publiques, pour exciter le courage des guerriers, la haine des rois et le dévouement à la république. Les maisons nationales seront converties en casernes, les places publiques en ateliers d’armes ; le sol des caves sera lessivé pour en extraire le salpêtre.

 

» Les armes de calibre seront exclusivement confiées à ceux qui marcheront à l’ennemi ; le service de l’intérieur se fera avec les fusils de chasse et les armes blanches. Les chevaux de selle seront requis pour compléter les corps de cavalerie ; les chevaux de trait, autres que ceux employés à l’agriculture, conduiront l’artillerie et les vivres. Le Comité de salut public est chargé de prendre toutes les mesures, pour établir sans délai une fabrication d’armes de tout genre qui réponde à l’état d’énergie du peuple français ; il est autorisé en conséquence à former tous les établissements, manufactures, ateliers et fabriques qui seront jugés nécessaires à l’exécution des travaux, ainsi qu’à requérir pour cet objet, dans toute la république, les artistes et ouvriers qui peuvent concourir à leur succès ; il sera mis à cet effet une somme de 30 millions à la disposition du ministre de la guerre, à prendre sur les 498 millions d’assignats qui sont en réserve dans la caisse à trois clefs.

 

» L’établissement central de cette fabrication extraordinaire sera fait à Paris. Les représentants du peuple envoyés pour l’exécution de la présente loi, auront la même faculté dans leurs arrondissements, en se concertant avec le Comité de salut public ; ils sont investis des pouvoirs illimités attribués aux représentants du peuple près les armées. Nul ne pourra se faire remplacer dans le service pour lequel il sera requis ; les fonctionnaires publics resteront à leur poste. La levée sera générale ; les citoyens non mariés, ou veufs sans enfants, de dix-huit à vingt-cinq ans, marcheront les premiers ; ils se rendront sans délai au chef-lieu de leur district, où ils s’exerceront tous les jours au maniement des armes, en attendant l’ordre du départ.

 

» Les représentants du peuple régleront les appels et les marches, de manière à ne faire arriver les citoyens armés aux points de rassemblement, qu’à mesure que les subsistances, les munitions et tout ce qui compose l’armée matérielle se trouvera exister en proportion suffisante. Les points de rassemblement seront déterminés par les circonstances, et désignés par les représentants du peuple envoyés pour l’exécution de la présente loi, sur l’avis des généraux, de concert avec le Comité de salut public et le conseil exécutif provisoire. Le bataillon qui sera organisé dans chaque district se réunira sous une bannière portant cette inscription : « Le peuple français debout contre les tyrans. »

 

Aussitôt après cette proclamation, nous repartîmes d’Angers pour Nantes, où nos trois colonnes arrivèrent l’une après l’autre les 6, 7 et 8 septembre 1793. Cette ville qui s’étend à droite de la Loire, est bordée d’une quantité de barques, de vaisseaux et d’autres bâtiments qui dorment sur l’eau, qui vont et viennent. Moi, qui n’avais jamais rien vu de pareil dans nos pays de montagnes, et pas même sur le Rhin, j’en étais véritablement étonné.

 

Je comprenais pour la première fois la grandeur et la richesse d’une ville de commerce, où les marchandises de toutes les parties du monde arrivent d’elles-mêmes, sans autre peine que de dresser les mâts et d’étendre les voiles quand le vent souffle.

 

Des quantités d’autres troupes, qui faisaient partie de l’armée des côtes de Brest, remplissaient déjà la ville, où nous fûmes reçus magnifiquement par les autorités ; on nous donna des festins patriotiques. Tous les richards de cet endroit étaient contents de voir que les Vendéens ne pourraient plus leur rendre visite sans nous rencontrer. Ils admiraient en quelque sorte nos guenilles, et, comme le magasin général des vivres et munitions pour l’approvisionnement de Brest, Lorient et Rochefort se trouvait là, nous reçûmes chacun une paire de souliers neufs après la fête. Mais le lendemain, 9 septembre, il fallut se mettre en campagne, et c’est alors que nous allions apprendre du nouveau.

 

En suivant la route depuis Saumur, nous avions déjà bien remarqué, sur l’autre rive du fleuve, un pays qui changeait à vue d’œil : de petits bois, de hautes fougères, des hameaux enterrés dans la verdure, des vergers innombrables entourés de haies touffues, et, par-dessus ces broussailles, des houx, des chênes rabougris, des châtaigniers ; tout cela déjeté, sans aucun soin de culture, sans le moindre signe de la main des hommes, enfin un véritable pays de sauvages, où les gens laissaient tout aller à la grâce de Dieu, sans s’inquiéter du reste.

 

C’était la Vendée que nous voyions, et qui devenait toujours plus épaisse à mesure qu’on descendait le fleuve ; c’est là dedans que nous allions entrer pour débusquer les êtres qui s’y trouvaient par milliers ; un peuple de braconniers, de contrebandiers, de petits nobles chasseurs entourés de gardes forestiers et de réfractaires enracinés dans leur ignorance ; des métayers, de petits marchands ; des paysans qui s’appelaient eux-mêmes gens du seigneur. Qu’est-ce que je peux vous expliquer ? Ils tenaient tous ensemble, comme leurs broussailles, sans avoir été taillés ni redressés depuis des centaines d’années.

 

Et pas une grande route en travers, pas un chemin où deux bœufs pouvaient passer de front. Oui, cette vue vous donnait à penser, le moindre soldat comprenait qu’on aurait de la peine à se mettre en ligne, et qu’on ne découvrirait pas l’ennemi de loin ; qu’il faudrait tout brûler pour y voir clair. Et puis le bruit de toutes les débâcles que les patriotes avaient éprouvées dans ce misérable pays, et la scélératesse des femmes qui tuaient les blessés, vous rendaient très durs ; on se disait en soi-même :

 

« Tant pis ; s’ils nous fusillent, nous les fusillerons ; s’ils n’ont pas de pitié, nous n’en aurons pas non plus. La république passe avant tout. »

 

Ce que nous avions ainsi découvert depuis la route d’Ancenis et d’Angers était le commencement de la Vendée, mais elle s’étendait beaucoup plus loin. Entre le Bocage et la mer se trouve le Marais, où d’autres gens de la même espèce passaient leur existence à chasser les oiseaux qui se plaisent dans les joncs et les roseaux ; ceux-là tenaient à leur servitude autant que les autres, et nous allions aussi les rencontrer.

 

Notre demi-brigade, les chasseurs francs de la montagne et un escadron de chasseurs à cheval, nous traversâmes donc le pont de Nantes, le 9 septembre, à midi juste, sous le commandement de Kléber. On savait que six à sept mille Vendéens, postés près de l’étang de Grand-Lieu, occupaient le village de Port-Saint-Père avec du canon et tout ce qu’il fallait pour nous recevoir. La Loire est déjà large en cet endroit, et de l’autre côté se jette la Sèvre, où passe aussi le pont. Le général Beysser, un Alsacien de Ribeauvillé, devait nous suivre avec cinq à six mille hommes pour soutenir notre attaque. Il faisait très beau temps.

 

Merlin de Thionville, son chapeau de représentant sur la tête, son grand sabre à la ceinture et son écharpe tricolore autour des reins, marchait à côté de Kléber ; ils étaient tous les deux à cheval au milieu du bataillon ; nos six petites pièces de quatre suivaient avec deux petits obusiers de montagne ; les chasseurs à cheval étaient en éclaireurs. Tout le monde regardait ; on ne voyait rien d’extraordinaire ; les Vendéens ne se montraient pas encore. Mais, une fois de l’autre côté, dans les petits chemins bordés de pommiers et de poiriers tout couverts de fruits, on ne pouvait plus s’avancer en colonnes ; il fallut marcher par le flanc ; seulement avant de s’engager bien loin, Kléber, qui malgré son air de lion, était fin comme un renard, ordonna de déployer à droite et à gauche du chemin deux compagnies en tirailleurs, et ce mouvement s’exécutait à peine, que la fusillade pétillait dans toutes les directions.

 

On reconnut alors que nous étions entourés d’une foule de gueux cachés dans toutes les broussailles, qui nous auraient coupés si nous n’avions pas d’abord fouillé les environs. Les chasseurs firent une grande charge en avant pour mieux éclairer le pays ; mais la queue de l’escadron avait à peine tourné le coin du bois, qu’un pétillement terrible nous avertit de la masse des Vendéens. Les chasseurs revinrent au galop, laissant quelques hommes derrière eux ; plus d’un cheval avait aussi sur les flancs de ces grands rubans rouges qui montrent où la balle est entrée. Les pauvres animaux ! ils ne tombent pas d’un coup ; ils vont toujours, mais cela ne dure plus longtemps.

 

C’est là que nous vîmes les mauvais côtés de cette guerre ; on ne savait jamais au juste ce qu’on avait devant soi. Kléber fit déployer le double de tirailleurs ; c’était assez ; les autres reculèrent, et la colonne continua son chemin en se tenant toujours à la hauteur de la fusillade.

 

Nous autres, avec nos canons et nos munitions, bien gardés à droite et à gauche, nous n’avions à craindre que les balles perdues ; mais notre tour devait bientôt arriver d’être en ligne, et nous ne demandions pas mieux.

 

Cela dura plus d’une heure ; alors seulement nous arrivâmes aux environs de l’étang et nous vîmes ce pays à découvert : de misérables villages, les murs couleur de boue, et, par-ci par-là dans le lointain, de petites églises avec leur chapeau d’ardoises. Mais sur notre droite, à deux portées de canon, était le rassemblement des Vendéens. Ils fourmillaient là-bas, au bord de l’étang et dans le village de Port-Saint-Père, où se trouvait leur quartier général. Les gueux ne manquaient pas de canons, car aussitôt en vue ils nous tirèrent trois ou quatre coups, pour essayer la portée de leurs pièces ou nous défier d’avancer.

 

Entre nous et Port-Saint-Père se trouvait un bras de l’étang, d’où sort une rivière assez profonde ; ce bras pouvait avoir trois cents pas de large ; de hautes herbes, des joncs et des prêles s’étendaient sur ses bords. Les tirailleurs vendéens, en se repliant devant les nôtres avaient emmené les barques sur l’autre rive : il était difficile d’attaquer.

 

Malgré cela, Kléber, après avoir inspecté la position avec ses officiers supérieurs et Merlin de Thionville, ordonna de former deux colonnes d’attaque ; il fit avancer nos pièces sur les hauteurs de Saint-Léger, en face du village ; les balles pleuvaient autour de nous, et les boulets ronflaient bien au-dessus de nos têtes ; ils étaient tous pointés trop haut.

 

Enfin nous reçûmes aussi l’ordre de faire feu ; nos boulets enfilèrent la grande rue de Port-Saint-Père, en coupant bras et jambes, renversant les piliers des hangars et labourant les fumiers, que les bandits avaient eu le soin de répandre sur le pavé. Naturellement de grands cris s’élevaient au loin, comme un bourdonnement ; des files de femmes et d’enfants se sauvaient ; et quand nos premiers obus allumèrent les granges et que la flamme se mit à danser sur les toits des vieilles baraques, alors, les vieillards obstinés sortirent aussi, emportant leur paillasse. Ces choses se voyaient de loin, dans la rue sale. En même temps, nos deux colonnes descendaient au pas de course sur la rivière, officiers, généraux, représentants, les drapeaux, les plumets, les baïonnettes, tout pêle-mêle, en criant :

 

– Vive la nation !

 

De l’autre côté les Vendéens se pressaient et criaient :

 

– Vive le roi !

 

Nos boulets passaient par-dessus nos colonnes et hachaient les autres. C’est là que j’ai vu de loin, à travers la fumée, un véritable carnage, la rivière empêchait de s’aborder à la baïonnette, mais on se fusillait à bout portant, beaucoup des nôtres s’étaient jetés à l’eau pour amener des barques, et les Vendéens les assommaient ou les piquaient avec de longues gaffes. Cette eau était rouge de sang ; des centaines de blessés, entraînés par le courant, se débattaient et s’accrochaient les uns aux autres.

 

Finalement nous eûmes pourtant quelques barques, qu’on se dépêcha de mettre bout à bout et qui servirent de pont. Alors toute la masse s’engouffra dessus ; Merlin, son grand chapeau de représentant en l’air au bout du sabre, était dans les premiers ; il poussait des cris : « En avant ! en avant ! Vive la république ! » qu’on entendait par-dessus des milliers d’autres.

 

Nous avions tiré deux ou trois coups de mitraille, mais elle n’avait pas la portée et tombait dans l’étang. Tout à coup un officier d’état-major vint nous crier d’avancer ; aussitôt nous retournâmes nos pièces et nous descendîmes ventre à terre. En bas nous ne pouvions pas passer, mais autour du village, dans les vergers où les Vendéens par bandes défilaient avec leurs grands feutres, leurs mouchoirs rouges qu’on appelait des cholets et qui leur servaient de gibernes, leurs souquenilles grises, nous commençâmes à les mitrailler coup sur coup ; les fougères en étaient pleines ; quelques-uns se traînaient jusque dans les hautes herbes, pour boire ou se cacher.

 

Malheureusement, d’autres, en embuscade derrière le mur d’un cimetière, ne cessaient pas leur feu sur nous ; ils nous visaient lentement, et, pas plus d’un quart d’heure après notre arrivée au bord de l’étang, ils avaient déjà démonté deux de nos pièces ; les conducteurs de munitions, arrivés de Nantes par réquisition forcée, se sauvaient avec leurs chevaux ; trois d’entre eux étaient déjà couchés sur le flanc. Toute notre compagnie de canonniers aurait été fusillée là, si les grenadiers, après avoir passé la rivière, n’avaient pas marché sur le cimetière à la baïonnette. Alors les chasseurs à cheval passèrent aussi, tenant leurs chevaux qui nageaient, par la bride ; et, vers les quatre heures, les Vendéens, ayant sans doute appris qu’une autre colonne arrivait les tourner, évacuèrent le village et se mirent en retraite.

 

Nous les avions bousculés ; Port-Saint-Père était en cendres ! J’ai su par la suite qu’on avait trouvé dans les décombres sept pièces de douze, dont deux couleuvrines anglaises. Tout était fini ; nous venions d’ouvrir le chemin de la Vendée entre Nantes et la Rochelle, et notre colonne allait s’avancer jusqu’au bas Poitou pour en tirer des vivres ; mais cette fois je ne devais pas la suivre si loin, car, au moment où l’ordre arrivait de faire cesser le feu, et comme je passais l’écouvillon dans notre pièce, étant premier servant de droite, tout à coup je tombai les deux genoux à terre et je m’étendis de mon long à côté de trois ou quatre autres camarades, sans savoir ce que j’avais. C’est ce que je me rappelle. Un moment après, un grand froid me saisit, la sueur me coulait de la figure comme de l’eau ; et puis, à la grâce de Dieu ! je perdis tout à fait connaissance, et seulement quelques heures après je m’éveillai dans une charrette avec une dizaine de blessés qui s’en allaient de Nantes à Angers ; d’autres charrettes semblables suivaient à la file. Les hôpitaux de Nantes étaient encombrés de malades ; on nous emmenait plus loin.

 

Ce que j’avais, moi, c’était une balle à la poitrine ; elle n’était pas entrée, parce qu’elle arrivait de loin et qu’elle m’avait touché sur le baudrier du sabre et de la giberne en croix ; mais au-dessous je sentais quelque chose qui m’écrasait et m’empêchait de respirer, c’était la force du coup. Je crachais aussi le sang. On m’avait déjà saigné. En me réveillant là, sur la route, et sentant ce poids terrible, la première idée qui me vint c’est que j’étais perdu. Les camarades, eux, ne me paraissaient pas dans un bien meilleur état ; l’un avait la tête bandée, l’autre le bras, l’autre la jambe ; le sang les couvrait. Ils regardaient, tristes et pâles, le chemin qui défilait lentement ; plusieurs radotaient comme en rêve ; aucun n’avait envie de parler. Les voituriers qui nous menaient allaient leur train, sans nous regarder ni s’inquiéter de nous, chantant, sifflant, battant le briquet pour allumer leur pipe ; deux ou trois quelquefois réunis parlaient entre eux de leur village, de telle auberge, au Lion d’or, à la Grappe rouge où l’on était bien ou mal. Enfin, voilà.

 

Nous étions déjà, le surlendemain du combat, vers trois heures de l’après-midi, entre Ancenis et Angers, où nous arrivâmes à la nuit tombante. Je ne me rappelais rien et j’avais de la peine à rassembler mes idées : la vie, Marguerite, Chauvel, la république, tout m’était égal ; seulement l’idée qu’il me restait une balle ou un morceau de mitraille dans le corps m’inquiétait ; et comme mon bras où l’on m’avait saigné à Nantes était lié, je me figurais avoir aussi le bras cassé. Une fois qu’on a perdu beaucoup de sang, les idées s’embrouillent, et ceux qui soutiennent que le sang c’est la vie n’ont peut-être pas tout à fait tort.

IX

 

Angers, avec ses hautes maisons couvertes d’ardoises, sa cathédrale et ses fortifications décrépites, ressemblait à toutes les vieilles villes que j’avais vues depuis Worms et Mayence ; on aurait dit que c’était bâti sur le même modèle. Je n’ai jamais rien trouvé de beau dans ces nids à rats, que les gens se donnent l’air d’admirer par désœuvrement ; j’ai toujours mieux aimé le neuf, et mon grand âge ne me fera pas changer d’idée : je voudrais bien avoir vingt ans au lieu de quatre-vingt-quinze. C’est pour vous faire comprendre que cette ville ne m’intéressait pas beaucoup ; notre hôpital, une ancienne bâtisse, avec cour et jardin, grands escaliers, corridors en haut et en bas, se trouvait près de la porte Saint-André. Heureusement, lorsque nous arrivâmes, plusieurs lits étaient vides, et l’on put tout de suite nous y transporter.

 

Tous les matins, un vieux médecin et cinq ou six jeunes gens venaient nous voir, ma poitrine était noire comme de l’encre ; moi-même cela m’effrayait. Je me rappelle que le vieux donnait à ses élèves des explications sur mon compte, et qu’un de ces jeunes gens vint plusieurs fois me saigner. À chaque instant il me disait de respirer pour voir si je pouvais reprendre haleine, et de jour en jour j’allais mieux, surtout quand on me donna des demi-rations de pain, de viande et de vin. Alors je vis encore une fois l’existence en beau, mes idées s’éclaircirent sur les affaires de la république, et je ne souhaitai plus que de rejoindre mon bataillon.

 

À côté de moi se trouvait un vieil officier de la 7e demi-brigade légère, qui se plaisait à causer, il avait un coup de fusil dans le bras, et, quand j’eus la force de marcher, tous les jours, de neuf heures à midi, nous étions ensemble à nous promener dans le jardin, en capote de laine et bonnet de coton. Cet homme, malgré ses moustaches grises, était vif comme la poudre. C’est de lui que j’appris les premières abominations des Vendéens, car sa légion s’était trouvée mêlée dans cette révolte depuis le commencement. Il me dit que des milliers d’anciens gabelous, sauniers, faux-sauniers, douaniers, contrebandiers, gardes-chasse et braconniers, réduits à travailler comme tout le monde, par l’abolition des privilèges et des droits innombrables du fisc, couraient le pays en 1791 et 92 tâchant de soulever le peuple ; mais que les paysans, malgré leur ignorance, ne bougeaient pas ; que chacun se disait sans doute :

 

« Toi, tu cries parce que le métier de loup et de renard te convient mieux que celui de mouton ; la contrebande, les dénonciations ou le braconnage te rapportaient plus que celui de piocher la terre ou de battre en grange. »

 

Et toutes les prédications des réfractaires n’avaient produit d’effet que sur les femmes, qui gémissaient et se désolaient, chose plus facile que d’aller se faire casser les os en l’honneur du trône et de l’autel. Enfin le bon sens avait encore le dessus. Les nobles conspiraient bien avec les évêques, et pendant que les Prussiens envahissaient la Champagne, si nous avions été battus, ces bons Français se seraient décidés tout de suite à nous tomber sur le dos ; mais, à la nouvelle de Valmy, tout était resté dans l’ordre, les prédications mêmes s’étaient calmées. Il fallait tous les malheurs de la patrie, pour donner à ces gens le courage de nous attaquer.

 

C’est à la levée de trois cent mille hommes, en mars 1793, quand l’existence même de la nation était menacée, que l’occasion leur avait enfin paru bonne. Alors aussi les jeunes gens, les gars, appelés à marcher comme tous les Français au secours de la patrie, avaient trouvé plus agréable de rester chez eux, à manger des châtaignes et boire du petit vin avec le bon curé, la grand-mère et les amoureuses ; l’arrivée des gendarmes nationaux, pour les forcer de remplir leur devoir, les avait tellement indignés, que du jour au lendemain les ci-devant gabelous, gardes-chasse et contrebandiers avaient eu des milliers d’hommes à leurs ordres. Ce n’était ni le bon Dieu, ni Louis XVII qui les soulevait, c’était l’indignation de quitter leur Bocage. En même temps les réfractaires leur criaient qu’ils soutenaient notre sainte religion, et naturellement cela flattait leur orgueil ; ils se figuraient que c’était vrai ; plusieurs même croyaient ressusciter le troisième jour, et les femmes gardaient leurs corps en attendant.

 

Voilà ce que me dit le lieutenant Deteytermos, en, me racontant les épouvantables massacres de Machecoul, une petite ville sans défense où le président du district, Joubert, avait eu les poignets sciés et la tête écrasée à coups de fourche, où le curé constitutionnel avait été lentement déchiré par les femmes, où le juge de paix Pognat avait été haché, et trois cents patriotes, des bourgeois paisibles, traînés au bord de la fosse et fusillés sans miséricorde. C’était le 10 mars, le commencement de la guerre.

 

Le tocsin sonnait dans cinq cents communes, et, trois jours après, Cathelineau le voiturier, Stofflet le garde forestier, Six-Sous le ci-devant mendiant – enfin toute la race ! – surprenaient de petits détachements, qu’ils massacraient ; ils pillaient les caisses, enlevaient les fusils, la poudre, les canons, que personne ne gardait parce qu’on ne pouvait s’attendre à rien de semblable, ni penser que des Français viendraient nous assassiner par derrière, lorsque nous faisions face à l’Europe.

 

Toutes les horreurs commises par ces brigands à Chemillé, ensuite à Cholet, que ce vieux soldat me raconta simplement, ne sont pas à peindre ; les abominations des femmes envers les pauvres blessés ne pourraient pas même se dire devant des personnes honnêtes. Il me raconta tout.

 

Après cela, quand les gabelous et les gardes-chasse avaient eu mis les choses en train, s’était levée la « noble race des conquérants : » Delbée dans l’Anjou, Bonchamp dans Saint-Florent, de la Roche-Saint-André dans Pornic, Charette dans le Marais, La Rochejaquelein et Lescure ailleurs. Ceux-là, du moins, défendaient leurs intérêts ; en parlant du trône et de l’autel, ils s’entendaient eux-mêmes, cela signifiait : « Nous voulons ravoir nos privilèges et nous goberger de père en fils, aux dépens de ces malheureux qui se battent pour nous. » Mais les autres, mon Dieu ! mon Dieu ! est-il possible d’être aussi bornés ! Quelle triste chose que l’ignorance !

 

Le pire, c’est que ces défenseurs du bon Dieu, quand ils allaient massacrer les gens de la ville, avaient derrière eux leurs femmes, avec des sacs pour mettre le butin. Lorsqu’ils avaient attaqué Nantes, trois mois avant, plus de quinze cents femmes ne pensaient qu’à la rue des Orfèvres. C’est ce que me dit le citoyen Deteytermos en levant les épaules.

 

Aujourd’hui, ces choses ne sont plus croyables, je le sais bien ; mais voilà pourtant la vérité, voilà l’esprit de religion qu’on avait dans cette sainte Vendée, cette terre de sacrifices.

 

La Convention, surprise de pareilles horreurs, avait tardé jusqu’à la dernière minute d’en tirer vengeance, elle croyait que cela ne pouvait pas durer. Mais à la fin, il avait fallu donner l’ordre de répondre au mal par le mal ; nous étions malheureusement forcés de massacrer et d’incendier aussi, pour montrer à ces gens que ce n’était pas si difficile de devenir des saints de leur espèce, et qu’il ne fallait pour cela qu’une chose, c’était d’oublier qu’on est des hommes, – je ne dis pas des chrétiens, – le Christ n’a rien de commun avec les bêtes féroces.

 

Pendant que tout cela se passait, nous autres nous étions bloqués à Mayence ; l’armée du Nord perdait la bataille de Nerwinden ; Dumouriez passait aux Autrichiens ; Cobourg assiégeait Valenciennes ; eux, les Vendéens, ils n’avaient qu’une idée, c’était de prendre un bon port, où les Anglais pourraient débarquer facilement et les aider à rétablir chez nous la dîme, la gabelle, le champart, les corvées, la haute et basse justice, la roue, les tortures et le reste.

 

Le lieutenant ne me cachait pas que nous avions aussi commis de grandes fautes : au lieu de combattre en masse, nous avions formé quatre armées, avec quatre généraux en chef, qui ne s’entendaient pas ensemble et se faisaient battre en détail. Depuis l’arrivée des Mayençais, il n’en restait plus que deux : Rossignol et Canclaux, mais c’était encore trop ; car à la guerre, tout doit marcher d’après un seul plan, et le plan peut changer tous les jours, suivant les besoins ; il ne faut donc qu’une seule tête, qui profite de tous les conseils, mais décide toujours par sa propre volonté ; c’est de là que vient la force d’une armée : l’ordre d’un seul et l’obéissance de tous.

 

Les hommes de bon sens le savaient bien, et l’horloger Rossignol avait plus de bon sens que Canclaux, puisqu’il lui disait quinze jours avant, à Saumur, de prendre le commandement des armées, mais de suivre son plan à lui, qu’on a reconnu par la suite, être le meilleur : c’était de s’avancer ensemble et de pousser les Vendéens dans un coin, entre la Loire et la mer, et là, de ne plus les lâcher, de livrer une bataille décisive, et de tout finir d’un coup. Malheureusement Canclaux, qui tenait à sa routine, avait fait décider en conseil de guerre qu’il valait mieux entrer en Vendée de deux côtés à la fois : l’armée de la Rochelle par Saumur, et l’armée des côtes de Brest par Nantes. Vous allez voir quelle terrible débâcle cela devait nous causer.

 

D’abord tout avait l’air de bien marcher, la colonne de Kléber, celle de Dubayet et de Beysser, à distance d’étapes, descendaient de Nantes dans la basse Vendée, et chaque jour nous apprenions l’exécution des ordres de la Convention. À Pornic, Bourganeuf, Machecoul, Aigrefeuille, etc., partout des combats, partout les Vendéens en déroute, leurs villages brûlés, leurs bandes dispersées ou passées au fil de la baïonnette. Comme ils avaient déclaré que notre capitulation avec les Prussiens devait leur profiter, et que chacun de nous ayant promis de ne pas servir pendant un an contre les coalisés, violait la capitulation et serait fusillé s’il tombait entre leurs mains, nous n’avions plus rien à ménager, et l’armée de Mayence traitait les gueux avec rigueur. Tout marchait donc bien de ce côté.

 

L’armée de Rossignol allait aussi partir. Sa principale colonne, commandée par Santerre, s’apprêtait à marcher sur Cholet, le quartier général des brigands, afin de les prendre entre deux feux ; restait à savoir s’ils seraient assez bêtes pour attendre la réunion des deux armées, au lieu de les écraser l’une après l’autre, comme ils avaient toujours fait. Nous allions voir bientôt, et l’on pense si cela nous intéressait.

 

Je sortis en ce temps de l’hôpital, et je demandai tout de suite à rejoindre mon bataillon, mais les Vendéens ayant l’habitude de massacrer tous les soldats qu’ils rencontraient isolés, l’adjudant-général Flavigny, commandant la place d’Angers, me défendit de partir seul, et me mit en subsistance dans une compagnie de canonniers d’Eure-et-Loire, sur le point d’aller rejoindre la colonne de Santerre à Doué. Nous passâmes ce jour même la Loire avec d’autres détachements, et nous entrâmes en Vendée par les buttes d’Érigné.

 

L’armée de Santerre bivaquait aux environs de Doué, sur la route de Saumur à Cholet ; elle pouvait compter de dix-huit à vingt mille hommes comprenant, d’abord les bataillons de la formation d’Orléans, les héros à cinq cents livres de la formation de Paris, et la gendarmerie à cheval, qui ne jouissaient ni les uns ni les autres d’une grande réputation de bravoure ; ensuite les bataillons de la Sarthe et de la Dordogne, l’artillerie, les gendarmes à pied et le 9e hussards, anciens hussards de la Liberté, dont la réputation, au contraire, était très bonne ; enfin des levées en masse de tous les départements voisins : ouvriers, employés, paysans, la plupart sans armes, un grand nombre en sabots, le bâton sur l’épaule et la miche de pain au bout du bâton. Les approvisionnements devenaient toujours plus difficiles dans ces pays sauvages remplis de landes, de broussailles, et de fougères, parce que les gens se retiraient au loin avec leur bétail.

 

Notre détachement suivait le chemin de Brissac, les Alleuds et Ambillou ; il arriva le soir sur les hauteurs de Louresse, d’où nous vîmes la plaine couverte de feux qui pétillaient dans les landes, les files de chevaux au piquet, et la petite ville de Doué éclairée comme pour une fête. Il faisait très beau temps ; nous rejoignîmes le lendemain, 17 septembre, l’armée en marche pour Cholet.

 

Mon Dieu ! qu’est-ce que je peux vous dire ? Moi, simple soldat, rien qu’à voir l’ordre de marche, j’avais compris tout de suite que notre général était un brasseur, qui s’entendait beaucoup mieux à la qualité des bières qu’à la conduite d’une armée. J’en frémis d’avance, car j’avais déjà vu que si les Vendéens étaient des gueux, ils n’étaient pas des ânes, et qu’ils savaient se battre. Figurez-vous que ce terrible Santerre, envoyé par la Convention pour tout bousculer et conquérir, faisait marcher son armée, non pas en colonnes, non pas par divisions ni même par pelotons, mais par le flanc, sans tirailleurs et sans éclaireurs, l’artillerie devant, les pièces, les fourgons et les caissons à la file, ensuite la cavalerie et puis l’infanterie en ruban, par trois, à perte de vue ; de sorte que pour nous défendre si nous étions attaqués, l’infanterie devait nous tirer dans le dos ! Et tout cela s’avançait lentement dans des chemins creux, étroits, couverts de haies, de hautes fougères, d’arbres fruitiers, de chênes rabougris et de châtaigniers touffus, où nous risquions à chaque pas d’être coupés, sans pouvoir nous déployer. En voyant cela, je me dis :

 

« Michel, tu ne reverras plus Marguerite. Tous ceux qui se trouvent ici, s’ils ont du bien, auraient dû faire leur testament. »

 

Et je m’en voulais à moi-même d’être entré dans les canonniers, puisqu’on nous faisait marcher en tête, sans fusils ni cartouches. Les autres, voituriers et paysans, en réquisition pour la conduite des pièces et des caissons, des poudres et des boulets, n’étaient pas non plus trop à leur aise ; je les voyais à côté de nous, toujours le nez en l’air et les yeux inquiets, qui frémissaient chaque fois que dans les haies quelque chose remuait.

 

Mais Santerre, lui, sur un grand cheval, tout débraillé, le chapeau de travers, son long nez en avant, galopait le long de la colonne ; on comprenait qu’il était fier d’un si bel ordre de marche : une colonne de trois lieues et demie, c’était magnifique ! et peut-être que depuis le commencement du monde, aucun général n’avait eu l’idée d’aller trouver l’ennemi avec un arrangement pareil de ses troupes.

 

Je sais bien que Santerre était un bon patriote, et qu’il s’était montré dans toutes les affaires de Paris, mais quel malheur de l’avoir pour général ! Quand le peuple aime un homme, il le croit bon à tout, et celui qui n’aurait fait que récurer des chaudrons toute sa vie, il le nommerait premier ministre ou général en chef d’emblée. C’est encore une misère de l’ignorance.

 

Enfin nous avancions ainsi pour attaquer Cholet, et notre colonne s’allongeait toujours à mesure que les soldats et les chevaux se fatiguaient dans ces chemins difficiles. Le temps continuait d’être beau ; rien ne nous troublait ; cela durait depuis environ cinq heures, et nous avions déjà traversé plusieurs pauvres villages sans rencontrer personne, lorsque, en arrivant sur les hauteurs de Coron, tout à coup un grand cri s’étendit dans les fougères ; rien que de l’entendre, les cheveux nous en dressaient sur la tête ; en même temps un roulement de fusillade commença sur nous de tous les côtés à la fois, comme lorsque l’écluse d’une rivière est en levée et que l’eau galope au fond des ravins. Et dans le même instant les Vendéens tombèrent sur nous comme de véritables loups ! Ils criaient : « Rendez-vous ! » en sautant à la bride de nos chevaux. C’est principalement aux canons qu’ils en voulaient. Je n’ai jamais vu de confusion et d’acharnement pareils. L’infanterie, qui se trouvait à plus d’une demi-lieue, aurait dû courir à notre secours, mais la levée en masse marchait au centre, les bonnes troupes venaient plus loin. La cavalerie ne pouvait pas manœuvrer dans ce pays de haies ; les gendarmes à cheval filaient déjà, soi-disant pour ramener les fuyards ; et d’un bout de la route à l’autre, depuis Coron jusqu’à Vihiers, vous n’entendiez que les décharges se suivre, et le tumulte épouvantable de la déroute augmenter.

 

Un officier d’état-major vint nous crier de monter nos canons sur les collines à droite et à gauche ; malheureusement les Vendéens étaient mêlés avec nous, on s’assassinait à coup de crosse et de refouloir. Un vieux que je verrai toute ma vie, sec, maigre, sans dents, mais avec une poigne de fer, me tenait à la gorge, et me criait en vendéen je ne sais pas quoi ; deux autres arrivaient en haut du chemin, pieds nus, la culotte pendante, un mauvais chapeau sur la tignasse, et lâchaient leur coup dans le tas. Les chevaux blessés se dressaient, les chaînes sonnaient, les fourgons se heurtaient. Le vieux m’avait couché sur la pièce ; je lui enfonçai mon sabre jusqu’à la garde, et d’un revers, en me relevant, je fendis la figure d’un gueux de charretier en train de couper les traits pour se sauver.

 

Alors je ne pensai plus qu’à faire mon devoir : j’empoignai solidement le cheval de devant par la bride, en le piquant dans les flancs, ce qui le rendit furieux ; la pièce se mit à sauter le tas de morts et de blessés. Je ne voyais plus clair. Les camarades encore vivants poussaient derrière aux roues ; la pièce grimpait au talus. Là-haut les Vendéens nous entourèrent une seconde fois, et la bataille recommença plus acharnée. Nous aurions été massacrés si les hussards de la Liberté, le brave 9e, n’étaient pas arrivés à hacher ces bandits. Ils passèrent comme un coup de vent.

 

Trois camarades venaient encore de tomber ; il aurait fallu dételer pour charger la pièce ; nos munitions étaient en bas dans le chemin, les refouloirs, les écouvillons et les leviers étaient cassés. Et voyant cela, voyant la race sauvage revenir, je sautai sur le cheval et je partis au galop. Les coups de fusil, les cris, rien ne me faisait plus. Les pièces en bas étaient perdues ; je ne pouvais sauver que la mienne. Un peu plus loin, deux bataillons de la Sarthe, de fameux soldats, en carré, soutenaient la retraite. Je courus de leur côté ventre à terre ; j’entendais déjà les volées de mitraille passer en rabotant la pierraille et soulevant la poussière. Les Vendéens avaient retourné nos pièces. Quel malheur d’être balayé par ses propres munitions.

 

Le chef de brigade, en me voyant arriver avec ma pièce, couvert de sang depuis la poitrine jusqu’aux cuisses, sortit des rangs à plus de vingt pas.

 

– Ton nom, canonnier ? me dit-il en me donnant la main.

 

Je lui répondis :

 

– Michel Bastien, en subsistance, à la compagnie d’Eure-et-Loir.

 

Et la pièce entra dans le carré. Par malheur, les munitions manquaient, on ne pouvait pas s’en servir. Aussitôt je mis pied à terre, bien étonné de me trouver sain et sauf, derrière des feux de file ; je ramassai un fusil, une giberne, et je m’avançai pour remplir une place vide. Avec quel bonheur je déchirai ma première cartouche ! Ah ! ceux qui n’ont pas senti les fureurs de la guerre, quand on vient de voir massacrer des camarades, ne se feront jamais une idée du plaisir d’épauler, d’ajuster et de remettre la main à la giberne. Comme on rit et comme on cligne de l’œil !

 

Nous reculions tout de même, car la mitraille nous fauchait ; il fallait serrer les rangs. Au premier village en arrière nous trouvâmes une compagnie de gendarmes à pied et des fusiliers de la Dordogne embusqués dans les baraques, parmi les décombres ; le village commençait à brûler ; les bourres ont bientôt mis le feu dans un toit de chaume. Nous défilâmes à gauche et nous reprîmes position plus loin, au pied de petites buttes couvertes d’arbres, où montait le clocher d’un autre village. Il fallut tenir là jusqu’à six heures du soir, pour laisser le temps aux levées en masse de se rallier en arrière. Les Vendéens ne pouvaient pas amener les pièces dans ces broussailles pas plus que nous, mais ils continuaient de nous attaquer avec une fureur incroyable.

 

À la nuit, tout à coup ils disparurent, nous ne savions pas pourquoi. Durant plus d’une heure encore, nous attendîmes l’arme au pied, tout surpris de ne plus les voir. Alors, comme les petits villages sonnaient huit heures, les deux bataillons se mirent tout à fait en retraite, en gagnant la route à droite. Elle était couverte de morts, de blessés, de chevaux abattus, de fourgons, de charrettes dételées et fracassées. De loin en loin quelques bataillons stationnaient encore dans la plaine ; tout ce qui restait de bonnes troupes s’était porté sans ordre à la rencontre des fuyards ; les levées en masse avec leurs bâtons et leurs miches arrivaient de toutes les routes et sentiers ; il en sortait aussi des carrières, qui ne manquent pas dans ce pays ; et cette nuit-là, le lendemain et le surlendemain, notre cavalerie allait partout à leur recherche.

 

Nous autres nous rentrâmes à Doué. Le bataillon de la Sarthe, avec lequel j’ai combattu, fut caserné dans le château de Foulon, que les Parisiens avaient mis à la lanterne au commencement de la Révolution. Une quinzaine de canonniers de la compagnie d’Eure-et-Loir revinrent ; on ramena beaucoup de blessés ; mais Dieu sait ce que les Vendéens en avaient fusillé ce 17 septembre, où nous perdîmes 18 canons, toutes nos munitions et des milliers de bons patriotes. C’est la débâcle de Coron. Je vous l’ai racontée comme je l’ai vue, et, je le répète, il n’y a rien de pire au monde que les gens qui se croient capables de tout, et qui se mettent hardiment à la tête des plus difficiles affaires, que des hommes mille fois plus instruits et plus courageux n’oseraient pas entreprendre par modestie. C’est toujours l’orgueil, la vanité, la bêtise, qui précipitent des milliers d’honnêtes gens dans le malheur.

 

Encore nous ne savions pas tout, car nous apprîmes deux jours après pourquoi les Vendéens, au lieu de nous poursuivre, avaient disparu le soir : c’était pour se réunir en masse et tomber sur une autre colonne, celle du général Duhoux, qui descendait d’Angers sur Cholet, comme la nôtre, afin d’entourer les brigands, d’après le plan de Canclaux. Ils l’avaient surprise dans un endroit qu’on appelait le Pont-Barré, et tellement écrasée sous le nombre, qu’il était resté quatre mille républicains sur la place ; que l’artillerie, les bagages et tout le matériel de la colonne étaient tombés entre leurs mains ; et que cinq cents pères de famille d’Angers et des environs ayant été coupés au pont, ils avaient trouvé l’occasion d’accomplir leurs menaces en les fusillant tous jusqu’au dernier.

 

À la suite de cette mauvaise nouvelle, comme les Vendéens avaient toujours l’habitude, après leurs massacres, de se porter sur une grande ville de la Loire pour la piller et se fortifier, une partie de nos troupes retourna vite à Saumur, et j’étais du nombre.

 

Les brigands avaient détruit notre colonne le 17 à Coron et celle du général Duhoux le 19 à Beaulieu. Nous repartîmes le 20, bien indignés de nous voir battus par des paysans qui ne connaissaient aucune manœuvre, et qui nous tuaient trois fois plus de monde que nous ne pouvions leur en tuer.

 

Moi, je mettais tout sur le compte de nos généraux ; aussi quelle ne fut pas ma surprise, en arrivant à Saumur, d’apprendre que la colonne de Mayence venait aussi d’être défaite et qu’elle battait en retraite sur Nantes ! Comme nous entrions en ville, on ne parlait que de cela. Outre la désolation des familles qui venaient de perdre leurs soutiens, l’inquiétude était terrible ; car maintenant les gueux avaient le dessus ; on ne voyait plus comment les arrêter. J’ai toujours eu de la peine à croire aux mauvaises nouvelles, et de penser que nos vieux généraux Kléber et Dubayet avaient été mis en déroute par de la race pareille ; cela me paraissait impossible.

X

 

À Saumur nous trouvâmes tout dans la confusion ; on ne savait où se loger ; les églises Saint-Jean, Notre-Dame-de-Nantilly et Saint-Pierre servaient d’hôpitaux pour les blessés. On se dépêchait de mettre la ville en état de défense ; les généraux et les représentants du peuple se rejetaient de l’un à l’autre la faute de notre défaite. Phélippeaux accusait Rossignol de trahir la république ; Rossignol accusait Canclaux et Phélippeaux de s’entendre avec les Anglais. L’indignation des soldats contre les héros à cinq cents livres n’est pas à dire ; on s’allongeait des coups de sabre tous les jours par douzaines.

 

En même temps, nous apprenions que les mauvaises nouvelles venues d’ailleurs étaient vraies ; que la colonne de Kléber, après avoir bousculé tous les gueux et ravagé leurs nids le long de la Sèvre, était arrivée près de Cholet, espérant finir une bonne fois la guerre civile ; mais que les autres, s’étant réunis à plus de quarante mille, avaient entouré les Mayençais à Torfou, entre Clisson et Mortagne, où s’était livré le plus terrible combat de cette campagne ; que Kléber, blessé d’un coup de feu dès le commencement, avait commandé jusqu’à la fin avec calme ; que ses soldats le portaient sur leurs fusils en brancard, mais qu’un bataillon de la Nièvre, chargé de défendre l’artillerie, s’étant laissé tourner, toutes nos pièces étaient tombées au pouvoir de la race ; qu’il avait alors fallu battre en retraite, au milieu de cette quantité d’êtres sauvages ; et que la retraite s’était faite en bon ordre, malgré l’acharnement des royalistes, qui n’avaient pu, durant six lieues, entamer un seul de nos bataillons. Les Mayençais avaient fait halte à Clisson, et pris une bonne position derrière la Sèvre, où les Vendéens n’avaient plus osé les attaquer. C’était donc une retraite honorable devant des forces bien supérieures, mais enfin c’était une retraite ; les Vendéens avaient gardé le champ de bataille ; ils pouvaient dire :

 

« Nous sommes restés maîtres chez nous, malgré vous ! »

 

Et nous n’avions rien à leur répondre.

 

Voilà ce que nous apprîmes.

 

L’idée que Lisbeth, Marescot et le petit Cassius s’étaient trouvés dans cette bagarre ne m’embellissait pas la chose ; je connaissais trop bien maintenant ces bons chrétiens de la Vendée, pour ne pas savoir que, si la voiture de ma sœur s’était embourbée quelque part, toute la couvée avait été hachée sans miséricorde. Cette idée me pesait sur le cœur.

 

Je recevais toujours ma ration au bataillon de la Sarthe, comme les camarades ; il en manquait plus d’un à l’appel, qui ne réclamait plus la sienne, mais cela ne pouvait pas durer longtemps ; l’ordre s’étant un peu rétabli dans la place, je reçus enfin ma feuille de route, que j’avais réclamée vingt fois ; elle était pour Angers, où la compagnie de canonniers Paris-et-Vosges était venue se reformer à la fin de septembre. Je ne comptais plus guère revoir Jean-Baptiste Sôme, Marc Divès et les autres amis de Landau, Worms, Spire et Mayence. C’est bien du soldat qu’on peut dire qu’il vit comme l’oiseau sur la branche ; – aujourd’hui, camarade, je te serre la main, nous mangeons, nous buvons, nous couchons ensemble ; nous sommes de bons et vieux amis ; et demain, s’il passe un coup de mitraille, je ne saurai plus même où repose ton corps ; s’il est dans une fosse avec dix ou quinze autres, ou si les renards l’ont mangé ! – Oui, c’est bien triste !

 

Enfin, une fois hors de Saumur, je me coupai un bâton dans la haie voisine, et je pris le chemin d’Angers. Il faisait toujours beau temps, mais l’automne venait, les feuilles tombaient. De loin en loin, des gardes nationaux gardaient les ponts sur le fleuve ; les villages étaient inquiets, on ne se fiait plus aux levées en masse, et l’on avait raison ; il aurait au moins fallu leur donner des fusils au lieu de piques ; les Vendéens en avaient bien, eux.

 

Sur la route, dans un petit village, je vis pourtant quelque chose qui me fit plaisir ; c’étaient plusieurs affiches à la porte fermée d’une église : d’abord le décret de la Convention ordonnant que l’armée serait commandée à l’avenir par un seul général ; ensuite sa proclamation à l’armée :

 

« Soldats de la liberté : il faut que les brigands de la Vendée soient exterminés avant la fin d’octobre. Le salut de la patrie l’exige, l’impatience du peuple français le commande, votre courage doit l’accomplir ! »

 

Et le dernier avertissement des représentants du peuple réunis à Saumur, aux révoltés :

 

« Des nobles et des prêtres, au nom d’un Dieu de paix et de bonté, vous excitent au meurtre et au pillage. – Que veulent ceux qui vous dirigent ? La royauté, l’esclavage, tous les anciens abus qui naguère pesaient sur nos têtes. Ils veulent la dîme, les aides, les gabelles, la banalité, la chasse, la corvée ; ils veulent vous attacher de nouveau à la terre, comme le bœuf qui trace vos sillons. – Nous, au contraire, que voulons-nous ? Nous voulons que tous les hommes soient égaux, qu’ils soient aussi libres que l’air qu’ils respirent, etc., etc. »

 

Tout cela faisait du bien, mais surtout l’ordre donné par la Convention d’exterminer la Vendée avant la fin du mois. Les trois quarts des hommes n’ont pas de confiance en eux-mêmes dans les moments difficiles, il faut absolument leur en donner, si l’on veut que les choses marchent.

 

Le 3 octobre, de bon matin, je rentrais dans la vieille ville d’Angers ; elle était encombrée de troupes prêtes à rejoindre la division de Fontenay, qui s’avançait de Bressuire dans le cœur de la Vendée. Il me fallut plus d’une heure pour retrouver ma compagnie, casernée dans une vieille bâtisse. Je voyais bien le drapeau de la 13e pendu sur la porte, mais les figures ne me revenaient pas, et j’allais ressortir du long corridor, pensant m’être trompé, quand le lieutenant René Belaton, qui passait, s’écria :

 

– Hé ! c’est toi, Bastien ! d’où diable sors-tu ? On te disait de l’autre monde.

 

Je lui répondis que j’arrivais de Saumur, et que j’avais été en subsistance à la compagnie de canonniers d’Eure-et-Loir. Un grand nombre d’autres nous entouraient, tout à coup j’en reconnus cinq ou six d’anciens qui riaient et disaient :

 

– C’est Bastien !… Tu n’es donc pas mort ?

 

Ils me donnaient la main, et presque aussitôt je vis le vieux Sôme qui venait, le nez en avant et regardant de loin ; le bruit s’était déjà répandu que Michel Bastien était en bas. En me revoyant il me tendit les bras, sans rien me dire et je vis qu’il m’aimait bien.

 

– Ah ! fit-il en me serrant, je suis content de te retrouver, Michel !

 

Nous étions véritablement attendris ; tous ces autres nous gênaient ; c’est pourquoi je dis à Sôme :

 

– Allons en face, au cabaret de maître Adam.

 

Et tout de suite nous partîmes, pour causer seuls à notre aise. Beaucoup de soldats et de bourgeois fréquentaient ce cabaret ; et là, les coudes sur la table, en face l’un de l’autre, en buvant du petit vin rouge de ce pays, qui est très bon, et cassant une croûte de pain, la première chose que je lui demandai fut si ma sœur, Marescot et le petit Cassius vivaient encore ; s’ils étaient réchappés de Torfou ?

 

– Sois tranquille, Michel, me dit-il, je les ai vus dans leur charrette, au milieu de la colonne de Dubayet, en retraite sur Nantes ; ils étaient tous sains et saufs ; j’ai même causé deux minutes avec Lisbeth en marchant près de la voiture ; elle avait un fusil, un sabre, près d’elle dans la paille, et tout ce qu’il lui fallait pour se défendre. J’aurais autant de confiance en elle dans les rangs qu’en Marescot ; c’est une gaillarde qui ne craindrait pas deux Vendéennes.

 

Il riait, moi j’étais content d’apprendre ces bonnes nouvelles ; cela me donnait patience pour le reste.

 

Sôme me raconta que le bataillon de la Nièvre était cause de tout le malheur, parce qu’au commencement de l’action nous avions eu le dessus, et que, la colonne pressant l’ennemi, ce bataillon, au lieu de rester à son poste pour soutenir les pièces, avait suivi le corps de bataille ; qu’alors les royalistes étaient tombés sur les canonniers en arrière et les avaient exterminés ; que Marc Divès, le grand Mathis des Quatre-Vents, Jean Rat et cinq ou six autres de notre connaissance se trouvaient dans le nombre, et que depuis la compagnie n’en avait eu ni vent ni nouvelles ; qu’il avait lui-même reçu deux coups de baïonnette, mais que, par bonheur, voyant nos dragons accourir, les Vendéens s’étaient dépêchés d’emmener les canons, sans achever les blessés comme à l’ordinaire, et qu’ainsi plusieurs autres de la compagnie avaient eu la chance d’en réchapper ; que son premier coup de baïonnette était dans la main droite, et le second dans le bras ; qu’il n’avait pourtant pas voulu se porter malade et que maintenant tout allait bien.

 

Sa main était encore bandée ; cela ne l’empêchait pas de tenir le verre et de rire en me regardant.

 

Nous restâmes là jusqu’à l’appel du soir, et puis nous rentrâmes nous coucher ensemble. La compagnie n’était encore que de trente-cinq hommes, mais il n’en faut que six pour manœuvrer une petite pièce ; on pensait nous compléter à Bressuire, et l’ordre de partir étant venu, on se mit en route le surlendemain 5 octobre 1793.

 

Nous avions de la cavalerie et de l’infanterie avec nous, et des charretiers aussi, qu’il fallait bien surveiller, malgré leurs bonnets rouges à grosses cocardes, car l’envie leur prenait toujours de dételer et de s’en aller à la nuit. Nous étions chargés de cela, n’ayant provisoirement aucun service à faire.

 

Je connaissais déjà les endroits où nous passions. La colonne du général Duhoux avait été défaite aux environs, et tous les soirs, aussitôt le soleil couché, nous entendions dans ces grandes plaines couvertes de landes, les loups et les renards, à droite et à gauche au fond des fourrés, traîner et se disputer les morts. Les grandes lignes rouges du ciel, les hautes broussailles sombres, les cris des bêtes sauvages et les petites cloches qui se répondaient d’un village à l’autre dans le silence, nous remplissaient de tristesse. Combien de fois alors je me suis rappelé le pays, et les prédications des réfractaires excitant les hommes à se battre, au lieu de les apaiser ; et les avertissements de Chauvel, à notre club, de nous méfier de la guerre ; et la bêtise affreuse de Valentin, qui voulait pendre tous les patriotes en l’honneur du comte d’Artois, l’homme selon Dieu ! et toutes les abominations qui nous avaient conduits là. Les hommes sont-ils donc faits pour se donner à manger aux fouines ? Est-ce que c’est la religion chrétienne ? Et le Christ, qu’aurait-il dit de ces barbaries terribles, causées par l’orgueil et l’avarice des prêtres et des nobles soi-disant établis par sa religion ? était-ce pour cela qu’il était venu sur la terre ?

 

Quelquefois aussi, le soir, des villages entiers désertaient à notre approche : hommes, femmes, vieillards, enfants, tout décampait avec les bœufs, les vaches et les chèvres bêlant et mugissant. Nous les voyions de loin qui s’éloignaient derrière les hautes fougères et les ronces, aux derniers rayons du soleil ; et presque toujours nous trouvions les puits comblés de morts, des pierres par-dessus. C’était un lieu de massacre. Naturellement on mettait le feu dans ces misérables bicoques. La colonne continuait son chemin, et toute la nuit nous voyions les flammes balayer le ciel, qui se remplissait de fumée à plus d’une lieue, surtout quand le feu prenait dans les herbes desséchées et les arbres du voisinage.

 

Au petit jour on s’arrêtait, on faisait la soupe ; des sentinelles se tenaient en faction au haut des collines. Il fallait toujours être sur ses gardes, car les plus dangereux ennemis veillaient autour de nous et nous suivaient pas à pas. Ils n’eurent pourtant pas occasion de nous attaquer en route. Après Doué, Montreuil, Thouars, nous arrivâmes à Bressuire, le 9 octobre, au moment où les colonnes de Saumur et de Fontenay, qui venaient de faire leur jonction la veille, partaient ensemble pour Châtillon.

 

Le général de division Chalbos commandait en chef ; Westermann était à la tête des chasseurs bourguignons, dits de la Côte-d’Or, et d’un escadron des hussards de l’Égalité. Ce Westermann, natif de Molsheim, près de chez nous, avait une grande réputation de bravoure et même de férocité ; pas un autre général ne connaissait la Vendée comme lui ; il avait brûlé quelques mois avant, dans ces mêmes cantons, les châteaux de Lescure et de La Rochejaquelein, et des villages, des églises, des couvents sans nombre ; on rencontrait partout des ruines.

 

Comme notre compagnie arrivait au moment du départ, toute fatiguée de la route, et qu’elle n’était pas au complet, on nous chargea de surveiller l’envoi des munitions qui devaient suivre la colonne. Il paraît que l’ennemi n’était pas loin, car, l’armée s’étant mise en marche vers neuf heures du matin, les derniers détachements défilaient encore en ville, le fusil sur l’épaule, en allongeant le pas, que le canon commençait à gronder. Nous autres, au parc d’artillerie, chargions boulets, obus, boîtes à mitraille sur des charrettes pleines de paille, que des ci-devant chasseurs de Rosenthal escortaient, pressant les voituriers et fouettant les chevaux.

 

Et comme vers midi le roulement de la canonnade tonnait coup sur coup, nous maudissions de tout notre cœur ce service qui nous tenait là cloués dans un parc, pendant que les camarades se battaient. Le père Sôme en grinçait des dents ; je le voyais aller et venir, tout pâle d’indignation ; au lieu de vous passer les boulets, il aurait voulu vous les jeter à la tête. Le lieutenant de la compagnie, un tout jeune homme, nous tournait le dos sur la porte, entre les palissades, en sifflant ; chaque fois qu’une voiture partait, il allongeait un coup de cravache aux chevaux, qui les faisait galoper à cent pas, malgré la charge.

 

C’était véritablement dégoûtant pour des volontaires de faire un pareil métier ; et ceux de mon temps, quand ils voient passer aujourd’hui ce beau service du train, ces bonnes voitures solides comme du fer, ces magnifiques chevaux, la croupe ronde et luisante, ces braves soldats carrés, trapus, le fond de la culotte en cuir, l’habit veste en bon drap, le shako bien planté, et le bel ordre des munitions dans les caissons, les fusées de chaque obus ou bombe bien coiffées contre la pluie avant de s’en servir ; enfin en voyant tout cela, les vieux comme moi sont forcés de reconnaître que c’est tout autre chose qu’en notre temps, et que si les contributions n’étaient pas trop augmentées, il faudrait avouer que nos petits-enfants ont profité de notre expérience dans la guerre et fait de véritables progrès. Mais la question des contributions gâte tout, et si je n’étais pas forcé de continuer cette histoire, j’aimerais à m’étendre sur cela. Continuons d’abord, nous verrons plus tard les contributions.

 

Pendant que les boulets nous passaient ainsi de main en main, tout le peuple et les bourgeois de Bressuire couraient hors de la ville et gagnaient les hauteurs, pour voir de loin la bataille. Nous les entendions revenir en disant :

 

– L’affaire est au bois du Moulin-des-Chèvres.

 

D’autres disaient :

 

– Elle est aux Aubiers.

 

Quelquefois, de grandes rumeurs s’élevaient ; on croyait entendre autre chose que le canon ; mais les bois du Moulin-des-Chèvres étant à plus de deux lieues, c’était un rêve, comme il en arrive dans des occasions pareilles.

 

Sur les quatre heures, nos premières charrettes, parties avec des munitions, revenaient déjà pleines de blessés : grenadiers, chasseurs, hussards, canonniers, pêle-mêle, la tête bandée, le bras en écharpe, les jambes fracassées, la paille pleine de sang ; et l’on déchargeait… on déchargeait tout le long de la grande rue, en plein air.

 

Les médecins, les chirurgiens, les apothicaires en tablier blanc, leurs boîtes de couteaux ou leurs paquets de linge sous le bras, arrivaient et s’agenouillaient là, dans la foule qui regardait et frémissait. On entendait des cris, et puis des files de gens se sauvaient ! Des femmes courageuses venaient aider ; c’étaient des allées, des venues ; les brancards passaient ; toutes les maisons étaient ouvertes ; on allait à la plus proche, et puis à l’autre plus loin, ainsi de suite ; chacun prêtait son lit, son linge, tout ce qu’il avait.

 

Quand on voit que les gens sont si bons pour les blessés, l’idée vous vient naturellement qu’ils n’auraient pas besoin d’être si bons, s’ils avaient le bon sens de s’entendre entre eux et de s’opposer à la guerre de toutes leurs forces. Malheureusement avec les Vendéens ce n’était pas possible ; ces pauvres êtres ne savaient pas même qu’ils se battaient au profit de traîtres qui voulaient livrer le pays aux Anglais, et qui s’entendaient avec les Prussiens, dont ils réclamaient la capitulation contre nous. Ils ne savaient rien ! et soutenaient la servitude contre les lois sages et justes votées par les représentants de la nation. Il fallait donc nous laisser exterminer, ou détruire cette race de fond en comble, mais cela n’empêchera pas de reconnaître qu’elle avait du courage, et que toute notre force n’était pas de trop pour en venir à bout.

 

À cinq heures, le général de brigade Chabot, seul sur un brancard porté par deux grenadiers, arriva, déjà mort. Je l’ai vu passer, il avait une balle derrière l’oreille ; on disait qu’il avait crié « Vive la république ! » Mais, en voyant ce trou noir, large comme la main, c’était difficile à croire, et je pense que des amis avaient crié pour lui, sachant que c’était le dernier cri d’un vrai patriote.

 

Vers six heures, le bruit du canon avait cessé ; les charrettes, les fourgons, les caissons vides encombraient la route et les rues ; il commençait à faire nuit, les bourgeois éclairaient le devant de leurs maisons avec des torches, et les médecins continuaient à tirer des balles, à couper des bras et des jambes, sans se laisser distraire par les cris, par les paroles ou le passage de la foule. Je me rappelle qu’à la nuit close, un hussard, un vieux à longues moustaches grises, arriva sur son cheval ; il n’avait pas l’air d’être blessé. Comme l’encombrement l’empêchait d’avancer, il s’arrêta devant le parc, et notre lieutenant lui demanda si le combat était fini.

 

– Oui, dit-il, les brigands sont en déroute depuis deux heures ; une colonne les poursuit du côté de Neuillé, à droite ; le village est en feu ; Westermann les poursuit à gauche, sur la route de Châtillon ; il doit être arrivé maintenant.

 

Cet homme parlait tranquillement ; mais ayant voulu mettre pied à terre, nous vîmes qu’il avait un coup dans le ventre ; il s’affaissa contre les palissades, et s’étendit tout de son long, les yeux fermés. Le lieutenant cria de chercher un médecin, seulement comme le hussard se roidissait et rouvrait les yeux, il reconnut que ce brave venait de rendre son âme, et rappela le canonnier qui partait.

 

Presque en même temps nous entendions au loin s’élever le chant de la Marseillaise ; les représentants Chaudieu et Bellegarde revenaient, escortés par un escadron de chasseurs du ci-devant Rosenthal. Les cris de « Vive la république ! » éclatèrent alors dans toute la ville ; les représentants allèrent à la mairie faire leur proclamation avec les officiers municipaux du district ; mais je n’eus pas le temps de l’entendre lire, parce que le lendemain 10 octobre, au petit jour, nous reçûmes l’ordre de rejoindre la colonne. On avait enlevé des canons aux Vendéens, et nous allions enfin pouvoir reprendre notre vrai service.

 

Par malheur, en arrivant au village de Beaulieu, on nous mit encore en réquisition, et cette fois pour relever les blessés et enterrer les morts. Tous les gens du pays s’étaient sauvés, leurs villages brûlaient ; on ne pouvait passer en laissant là dans les broussailles des malheureux qui respiraient encore. Il fallut donc se mettre à cet ouvrage, que je ne veux pas vous peindre, car c’est trop horrible ; et puis on n’en finirait jamais, si l’on racontait en détail ce qui se rencontre dans une pareille campagne.

 

Toute cette journée du 10, nous ne fîmes que creuser de grandes fosses de six à sept pieds, où l’on rangeait les morts par tas, l’un à côté de l’autre.

 

Les blessés, on les mettait dans les charrettes, qui repartaient pour Bressuire. D’autres détachements nous aidaient ; de tous les côtés on battait la côte ; mais comment tout voir dans ces landes et ces hautes fougères ? il aurait fallu chercher longtemps, peut-être huit jours, et nous tenions à rejoindre.

 

Enfin nous étions là quand, à la nuit, une grande rumeur du côté de Châtillon nous rendit attentifs ; c’était un bruit sourd, confus. Nous regardions sur la route, et voilà que toute notre armée arrivait en courant ; personne ne la poursuivait, mais tous les régiments à pied et à cheval s’avançaient à travers champs, confondus ensemble comme un véritable troupeau. Qu’on se figure notre étonnement ! Les chefs avaient beau s’indigner et crier, on ne les écoutait plus. Cette masse de gens envahirent non seulement le village, mais encore la côte autour ; et parmi leurs cris nous comprenions que les Vendéens étaient venus les surprendre à Châtillon, pendant que la plupart d’entre eux couraient le pays chercher du foin, de la paille, des vivres, et qu’ils s’étaient tous sauvés, abandonnant canons, munitions et bagages.

 

Heureusement, nous autres nous avions déjà fait et mangé la soupe, car, après l’arrivée de cette colonne, il ne resta plus rien aux environs. Les fuyards voulaient aller jusqu’à Bressuire, mais Westermann couvrait la retraite avec ses hussards et le bataillon des grenadiers de la Convention ; des chefs, répandus partout, finirent par faire comprendre que ce serait une indignité de se sauver plus loin, en abandonnant l’arrière-garde ; qu’il fallait tâcher de se démêler et se mettre en devoir de tenir, si l’on était attaqué. Les appels commencèrent ; les compagnies, les bataillons et les escadrons se reformèrent et l’on attendit sous les armes. Cela prit bien deux heures de temps.

 

Ce qui nous étonnait le plus, c’était de ne pas voir revenir l’arrière-garde. On regardait, on écoutait ; les sentinelles avaient la consigne de donner l’alerte au premier mouvement. Les officiers délibéraient autour d’un feu de bivac, en avant du village. Rien ne bougeait, quand tout à coup, vers une heure du matin, des feux de file et de peloton se suivirent comme un roulement du côté de Châtillon. Cela ne finissait plus. Bientôt le ciel devint tout rouge et l’on comprit que Châtillon brûlait. Aussitôt les plus enragés fuyards se mirent à crier : « En avant ! en avant ! »

 

Mais les chefs n’étaient pas trop pressés de les ramener au feu ; des chasseurs partirent en éclaireurs ; et seulement au petit jour nous apprîmes l’épouvantable massacre des Vendéens à Châtillon : Westermann, honteux d’être ramené si vite à Bressuire par un tas de paysans, avait pensé que si les royalistes ne le serraient pas de près c’est qu’ils étaient en train de se goberger et de vider les caves, selon leur habitude. Alors il avait pris cent grenadiers volontaires en croupe de ses hussards, ci-devant de Chartres, en leur recommandant bien de ne se servir que du sabre et de la baïonnette. Il était rentré dans Châtillon vers minuit, et jusqu’à quatre heures du matin ses hussards, ses grenadiers et lui n’avaient fait que tuer, hacher, massacrer et brûler ces ivrognes, hommes et femmes, répandus dans les rues et les maisons parmi les cruches et les tonneaux défoncés, sans force, sans courage, enfin des êtres ivres morts. Ceux auxquels il restait encore une lueur de raison s’étant figuré qu’une autre colonne de républicains, venue de Nantes, de Luçon ou d’ailleurs, les attaquait, s’étaient mis à se fusiller les uns les autres, de toutes les fenêtres et sous les portes, sans regarder, sans écouter, comme des insensés ; de sorte que le vin, le sang et l’eau-de-vie coulaient ensemble dans les rigoles, pendant que les maisons brûlaient et que les décombres leur croulaient sur la tête.

 

Voilà ce que font l’ivrognerie et la bêtise réunies ensemble.

 

C’est vers neuf heures que nous vîmes ce spectacle, et je ne l’oublierai jamais.

 

La colonne tout entière avait retrouvé ses canons et ses munitions à la même place ; les gueux n’avaient pillé que les bagages. Un fort convoi de poudre s’étendait sur la route de Châtillon à Bressuire, et comme les charretiers s’étaient sauvés, c’est encore nous qui fûmes chargés de le conduire. Nous ne pouvions passer dans la grande rue pleine de cendres, de poutres brûlantes et d’étincelles qui partaient des toits au moindre coup de vent ; nous fîmes donc le tour de ces ruines, pour gagner la route de Châtillon. Alors, de loin, en marchant, je me retournai deux ou trois fois et je vis cette rue noire comme un tuyau de cheminée, avec des tas de gens vivants ou morts, à terre, parmi les décombres, femmes, hommes, je ne sais pas au juste ; mais cela m’avait l’air de remuer encore, en répandant une odeur de roussi qui vous soulevait le cœur.

 

Quelle épouvantable chose que la guerre civile ! de pareils souvenirs vous feraient prendre en horreur le genre humain ; on s’indignerait d’être un homme, si l’on ne savait pas que l’intérêt de quelques monstres, heureusement bien rares et qui diminuent tous les jours, amène seul ces désastres, et que la grande masse, avec un peu d’instruction, est bonne, charitable, prête à se secourir plutôt qu’à se déchirer.

 

Westermann et ses hussards restèrent aux environs de Châtillon pour se reposer du massacre ; tout le reste de la colonne poursuivit sa route dans la direction de Cholet. Nous marchions avec le bataillon des grenadiers de la Convention, tous de vieux soldats, anciens gendarmes ou gardes françaises ; notre chef de brigade était le général Bard ; le représentant du peuple Fayau vint aussi nous rejoindre. On ne pouvait avancer vite dans ce pays très couvert ; on savait que Stofflet, Durivault et Beauvalier, trois principaux chefs vendéens, nous attendaient à chaque passage dangereux ; il fallait se tenir bien ensemble pour n’avoir pas la même débâcle que Santerre à Coron.

 

Le second jour, nous entendîmes du matin au soir une forte canonnade sur notre gauche ; le vent nous venait de ce côté, c’était comme un bourdonnement sourd au loin ; les officiers s’arrêtaient et disaient en montrant les fougères sans fin :

 

– La colonne de Luçon et celle de Montaigu ont fait leur jonction ; on se bat là-bas.

 

Nous aurions bien marché de ce côté, si l’on avait pu se mettre en détachements et traîner les pièces dans les sentiers, mais on se méfiait trop des embuscades. Seulement, le lendemain, comme nous avions dépassé la petite ville de Maulévrier, le bruit se répandit tout à coup que le nouveau général en chef, le sans-culotte Léchelle, était arrivé depuis quelque temps ; qu’il avait déjà remporté deux victoires et mis les brigands en déroute ; et comme nous n’étions plus qu’à trois lieues de Cholet, où le canon tonnait, on fit partir toutes les troupes légères : le bataillon des grenadiers de la Convention, les chasseurs du ci-devant Rosenthal, enfin tout ce qui pouvait courir ; et nous autres, avec notre long convoi de poudre et les bagages, on nous laissa derrière arriver comme nous pourrions.

 

Il pouvait être onze heures ou midi. L’indignation nous possédait mais l’indignation ne sert à rien dans des chemins défoncés, et tous les coups de fouet, tous les jurements du monde ne vous font pas avancer plus vite. Outre qu’on nous laissait en arrière, nous risquions encore d’être coupés ; c’est même un véritable bonheur que dans ces trois lieues les espions, qui fourmillaient en ce pays, n’aient pas répandu la nouvelle qu’un convoi républicain passait avec deux pauvres compagnies de fusiliers pour le défendre. Ils étaient probablement ailleurs ; tous les gueux se prêtaient main-forte, et quand on se battait quelque part, l’on pouvait faire des lieues sans rencontrer personne.

 

Enfin, vers six heures, en arrivant sur une petite hauteur, nous aperçûmes à notre gauche la ville de Cholet, qui suit la route pendant une demi-lieue, car c’est à proprement parler un grand bourg de commerçants, de négociants et de fabricants, et déjà, dans ce temps, Cholet passait pour l’une des bonnes villes commerçantes et patriotiques de la Vendée. Plus loin, nous vîmes notre armée, les pièces en position sur la colline ; elles ne tiraient plus ; de la cavalerie filait ventre à terre par la grande plaine ; les brigands étaient en déroute.

 

Notre seule consolation fut de voir à trois cents pas de nous, dans les landes, un bataillon de Mayençais, l’arme au pied, et deux ou trois autres plus loin en réserve. Ils avaient le même uniforme que tous les bataillons de volontaires, mais nous les reconnaissions comme on reconnaît ceux de sa famille, à la manière de se tenir, de regarder, de se pencher, et puis aux grandes barbes, aux vieilles guenilles, au drapeau déchiré. Je sentis mon cœur battre et le père Sôme, qui n’avait pas desserré les dents, dit :

 

– Voici les nôtres ; on ne nous mettra plus à la queue, maintenant.

 

Le plaisir de retrouver de vieux compagnons d’armes, et la pensée que ma sœur Lisbeth, Cassius et Marescot n’étaient pas loin, m’avaient troublé la vue. J’entendais chanter la Marseillaise, hennir les chevaux, et, quoique le combat fût terminé, de temps en temps un coup de canon tonnait encore. Le ciel était rayé de grandes lignes rouges et or ; le soleil avait déjà disparu ; mais les officiers généraux, à cheval, par trois, six, dix, avec leurs grands chapeaux à cornes, les hussards avec les shakos pointus, rouges, jaunes ou noirs ; les petites charrettes couvertes de toile, que je prenais toutes pour la nôtre ; les lignes de baïonnettes, enfin le grand champ de bataille ; et sur notre gauche la ville avec ses cheminées innombrables et ses pignons pointus, tout cela se voyait encore sous le ciel, où passait la fumée.

 

C’est une chose qui m’attendrit toujours quand j’y pense ; les souvenirs de la jeunesse embellissent tout, et l’on croit toujours y être.

 

Nous avancions lentement derrière cette grande armée. Toutes nos divisions se trouvaient enfin réunies ; cela venait donc de réussir une fois ! Et comme nous approchions ainsi, un officier à cheval vint au galop nous dire de faire halte. C’était notre ancien commandant Jordy, devenu chef de brigade ; en le reconnaissant, les six ou sept du bataillon de la montagne se mirent à crier :

 

– Salut, commandant !… Salut et fraternité !

 

Lui aussi nous reconnut et s’écria :

 

– Ah ! ah ! vous êtes des anciens ! Comment diable arrivez-vous par là ?

 

– Nous sommes en détachement, lui dis-je, nous revenons des ambulances et nous voulons rentrer au bataillon, si c’est possible.

 

– Bien, bien, nous verrons ça, dit-il. Vous êtes de la 13e légère ?

 

– Oui, général, Paris-et-Vosges.

 

Il repartit alors, et notre seule peur était de rester à la garde de ce convoi ; mais presque aussitôt des hommes vinrent nous relever. Comme nous n’avions pas d’ordre, le lieutenant Rochette nous faisait déjà mettre en rangs pour aller rejoindre notre bataillon, lorsque le général revint au galop et nous ordonna de le suivre. Nous descendîmes la petite côte, et quelque cents pas plus loin, en avant de Cholet, nous trouvâmes six pièces de quatre et deux de huit, près d’un petit pont ; une trentaine d’artilleurs de la légion allemande les gardaient ; leur compagnie avait perdu beaucoup de monde à Tiffauges, la nôtre la compléta, passant sous les ordres du général Marceau, qui manquait de canonniers ; lui-même vint nous reconnaître, et c’est là que je l’ai vu pour la première fois, avec son uniforme de hussard, sa belle figure pâle et brune, son large menton, tout rond et gras comme celui d’une jeune fille ; il portait à ses cadenettes des brimborions de plomb à la mode des anciens, et quand il sut que nous étions des Mayençais, il dit en nous regardant de bonne humeur :

 

– Allons ! allons ! nous ne tirerons pas notre poudre aux moineaux.

 

Voilà des choses qui flattent le soldat. Cela signifiait que nous avions de fameux pointeurs, et c’était vrai, le père Sôme, Jacob Haag et moi, nous pouvions nous flatter d’en être. Ce n’est pas grand-chose de savoir pointer une pièce, mais je me souviendrai toujours de ces paroles ; chacun aime qu’on lui rende justice selon ses talents et son mérite.

 

Ce même soir, j’allai voir ma sœur à la 13e demi-brigade légère ; elle campait près d’un pont en bois, à deux portées de fusil de notre bivac. Aussitôt après la soupe, sans rien dire à personne, je partis en courant ; je n’avais pas même prévenu le père Sôme, qui me suivait ; et, quand j’arrivai à la cantine, sous la vieille tente de toile pendue en triangle aux branches d’un châtaignier ; quand je vis Lisbeth, son petit Cassius sur le bras, les Parisiens autour du feu, en train de fumer leur pipe et de se raconter les nouvelles politiques ; alors je crus revoir mon ancienne famille et j’eus à peine la force de crier :

 

– Me voilà ! Vive la république !

 

J’étais comme fou ; j’avais envie de rire et de pleurer. Les Parisiens criaient :

 

– Ah ! Michel ! Il est revenu, Michel ! Embrasse-le, citoyenne, c’est lui !

 

Ma sœur, le petit sur l’épaule, un bras autour de mon cou, pleurait à chaudes larmes. Je reconnaissais qu’elle m’aimait bien ; c’était une bonne sœur et je me disais :

 

« Nous avons pourtant été élevés ensemble ! Si j’étais tué, elle n’aurait plus personne du village.

 

– Ah ! disait-elle, avant de t’avoir cru mort, je ne savais pas que nous étions si proches parents.

 

Le beau-frère vint aussi m’embrasser ; et Sôme étant arrivé, les mêmes cris recommencèrent. Il n’y a que les vieux camarades pour bien fraterniser ensemble, ceux qu’on a vus dans la misère et les dangers auprès de soi ; les nouveaux ne valent rien.

 

Nous aurions voulu rester là toute la nuit, mais la retraite sonnait ; on se sépara, bien contents de s’être revus, en se promettant de revenir le lendemain manger la soupe ensemble. Personne ne croyait que le lendemain serait un jour de bataille. Les Vendéens en déroute se réunissaient à Beaupréau ; nous les tenions entre nous et la Loire ; ils ne pouvaient plus nous échapper ; nous n’avions pas besoin de les attaquer tout de suite. Nous pensions donc avoir au moins vingt-quatre heures de repos. Je n’ai jamais mieux dormi que cette nuit-là sur la terre, la vieille capote pour couverture, le sac pour oreiller, le contentement dans l’âme et rêvant à la bonne soupe de Lisbeth, qui mijotait de quatre heures du matin à neuf heures, de sorte que la cuiller y tenait debout, et puis au bidon du beau-frère, qui passait à la ronde, et qu’on levait en s’essuyant la moustache et disant :

 

– Faites excuse !

 

Ah ! les beaux rêves en campagne !

 

Les choses devaient pourtant se passer tout autrement que je ne pensais. Toute cette nuit les reconnaissances rapportèrent au quartier général que les brigands se fortifiaient à Beaupréau et qu’ils voulaient nous attendre dans cette position. Le général Léchelle le croyait, mais Kléber pensait bien que ces gens n’étaient pas trop contents d’avoir la Loire derrière eux ; qu’ils comprenaient le danger de leur position en cas de défaite, et qu’ils essayeraient de nous passer sur le ventre à tout prix, pour retourner dans le Bocage recommencer la guerre de surprise et d’embuscades. Cela tombait sous le bon sens ; il ne faut pas supposer les autres plus bêtes que nous ; aussi dès le matin, après la réunion du conseil de guerre, les bataillons et les escadrons commencèrent à se croiser et à prendre sur la lande une position de bataille en avant de Cholet.

 

Je ne dois pas oublier une chose véritablement grande, qui se passa dans ce moment. Comme on battait le rappel, des hussards traversèrent les bivacs ventre à terre, jetant à chaque compagnie, à chaque détachement, le dernier bulletin de la Convention et criant :

 

– Adresse à l’armée de l’Ouest !

 

Le premier venu, officier ou soldat, ramassait le bulletin et se mettait à le lire aux camarades en cercle autour de lui.

 

« Républicains,

 

» Lyon rebelle est subjuguée, l’armée de la république vient d’y entrer en triomphe. À cet instant, elle taille en pièces tous les traîtres. Il n’échappera pas un seul de ces vils et cruels satellites du despotisme. Et vous aussi, braves soldats, vous remporterez une victoire. Il y a assez longtemps que la Vendée fatigue la république ; marchez, frappez, finissez ! Tous nos ennemis doivent tomber à la fois ; chaque armée va vaincre. Seriez-vous les derniers à moissonner des palmes ? Méritez la gloire d’avoir exterminé les rebelles et sauvé la patrie. La trahison n’a pas le temps d’agir, devant l’impétuosité du courage. Précipitez-vous sur ces hordes insensées et féroces, écrasez-les ; que chacun se dise : « Aujourd’hui, j’anéantis la Vendée ! » et la Vendée sera vaincue. »

 

Représentez-vous l’enthousiasme de l’armée après cela ; les cris de « Vive la république ! » qui s’étendent sur cette grande plaine, où vont et viennent des milliers de baïonnettes, de plumets, de canons emportés au galop ; les serrements de main, les vieux chapeaux au bout du fusil, qui se lèvent, enfin la folie de l’enthousiasme. Oui, les chevaux eux-mêmes dans ces occasions deviennent aussi comme fous ; ils se redressent, ils hennissent, ils demandent à combattre. C’est étonnant, l’enthousiasme de la guerre est partout, même chez les animaux ! Quand on y pense cela fait frémir. Dieu veuille seulement que dans l’avenir notre cause soit toujours aussi juste, aussi sacrée que celle de la république contre les despotes, et l’on ne pourra jamais nous faire de reproches.

 

Enfin, après ce grand mouvement, qui dura plus d’une heure, le calme s’établit. On venait d’apprendre que les Vendéens s’avançaient en trois colonnes ; ils voulaient donc cette fois nous attaquer en règle, et c’est tout ce que nous demandions.

 

Léchelle, qui n’était pas un fameux général, avait pourtant quelquefois l’esprit d’obéir, en se donnant les airs de commander ; alors il remportait des victoires ; mais quand, par amour-propre, il voulait commander lui-même, tout était perdu d’avance. Cette fois, d’après le plan de Kléber, l’aile droite, où je me trouvais, s’appuyait aux collines ; l’aile gauche à un petit bois, et le centre à la ville, mais bien en avant. Les Mayençais étaient en réserve, l’artillerie dans les rangs était masquée par la première ligne.

 

Westermann n’était pas encore venu de Châtillon avec ses hussards ; il n’arriva que vers quatre heures, ayant marché sur le bruit du canon.

 

C’est ainsi que nous attendîmes ce qui pouvait arriver.

 

De temps en temps les cris de « Vive la république ! » recommençaient tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et s’étendaient de proche en proche : c’étaient les brigades qui saluaient leurs généraux passant au galop sur le front de bataille avec leurs états-majors ; et puis le calme revenait ; on regardait au loin sur la grande route blanche ; le temps se passait, l’impatience vous gagnait. On aurait voulu marcher, quand tout à coup, vers midi, la première colonne de Vendéens parut.

 

De la place où nous étions se découvraient tout au bout de la lande, à gauche de la route, de l’autre côté d’un bois, la pointe d’un petit clocher, et, dans les environs, des masses noires qui tourbillonnaient, se resserraient et se développaient comme un essaim.

 

Des prisonniers retrouvés le lendemain sur notre route nous ont raconté que les Vendéens faisaient alors leurs prières à l’église de Saint-Léger, avant de venir nous livrer bataille. Là-bas tout fourmillait, les marches de la chapelle étaient couvertes de gens à genoux, les cloches sonnaient, le prêtre réfractaire Bernier, devenu plus tard un des bons amis de l’empereur, promettait la victoire à ces malheureux et le royaume du ciel à ceux qui mourraient pour Louis XVII. Il les exaltait et tous le croyaient sur parole. Et puis ils étaient plus de quarante mille, sans compter les femmes, les vieillards et les enfants, ce qui devait encore augmenter leur confiance.

 

Enfin tout ce que je puis dire, c’est qu’au moment où l’immense foule se mit à marcher vers nous, lentement, sur trois épaisses colonnes, le silence s’étendit sur notre armée, et que l’on aurait cru que de notre côté pas une âme n’existait. Chacun relevait la tête, les officiers à cheval, debout sur leurs étriers, regardaient aussi. Le temps était clair, et cette marche dura longtemps. La colonne des royalistes qui marchait sur notre division, arrivant derrière un petit bois, disparut un instant ; mais les deux premières, beaucoup plus fortes, continuèrent d’avancer en allongeant le pas, sur notre aile gauche. Nous autres, à près d’une demi-lieue de là, nous entendions la grande rumeur de ces gens qui priaient comme à la procession, et quelques cris de « Vive le roi ! vive le roi !… » au milieu du tumulte. L’exaltation de ces êtres superstitieux vous donnait froid. Et puis le canon tonna : la fusillade et l’attaque à la baïonnette, les cris et le roulement des feux de file, tout éclata d’un coup.

 

Notre division de gauche, forte d’environ deux mille cinq cents hommes, en avait alors de quinze à vingt mille sur les bras. Elle pliait ; les Vendéens se précipitaient ; les coup de faux de la mitraille passaient au milieu d’eux, en les couchant à terre par centaines ; mais ils revenaient toujours à la charge, et les grands cris de « Vive le roi ! vive le roi ! » recommençaient avec une nouvelle fureur.

 

J’ai souvent entendu raconter cette bataille depuis cinquante ans ; les uns disaient : « Les Vendéens ont bien fait d’attaquer en colonnes ; c’était plus militaire que de se répandre en tirailleurs ; leur général Bonchamp montrait qu’il avait du génie, en leur apprenant la grande manœuvre. » Les autres répondaient : « C’est la plus grande bêtise qu’ils aient pu faire ; en essayant de manœuvrer, ils ont causé leur perte. Ces grosses colonnes massives ne peuvent pas reculer ; elles sont forcées d’avancer toujours, à mesure que la mitraille les hache ; les Vendéens l’ont bien vu ! »

 

Tout cela n’a pas le sens commun. Qu’est-ce que les Vendéens voulaient ? Ils voulaient rentrer dans leur Bocage ; ils voulaient se faire un trou dans nos rangs, par où leurs femmes, leurs vieillards et leurs enfants auraient passé ; voilà toute leur grande manœuvre. Pour faire une trouée, je ne connais pas d’autre moyen que de se mettre en colonne serrée, car de s’éparpiller devant une armée en bataille dans une plaine, de s’égailler, comme ils disaient, on serait bientôt ramassé par la cavalerie. Ils voulaient donc enfoncer notre ligne, et c’est par la gauche qu’ils essayèrent d’abord. Notre aile pliait devant la fureur terrible et la masse de ces gens, qui voulaient passer à tout prix. Mais alors la première division des Mayençais, l’arme au bras, s’avança se mettre en ligne.

 

De notre côté pas un coup de fusil n’avait encore été tiré ; l’orage s’était porté d’un seul côté, les feux roulants et la canonnade couvraient de fumée les bruyères à perte de vue. Mais tout à coup la masse des brigands, ne pouvant forcer notre gauche, se précipita sur le centre avec les mêmes cris, et le centre, où commandait Chalbos, manqua d’être enfoncé ; la seconde division des Mayençais n’eut que le temps d’aller le soutenir.

 

Au même instant, la troisième colonne, qui venait de tourner le bois, parut de notre côté, à demi-portée de canon, aussi forte que l’autre ; et voilà ce que je me rappelle de plus épouvantable dans toute ma vie ! Des paysans, des jeunes gens solides, avec leurs longs cheveux, des pères de famille, des vieillards tout blancs ; les chapeaux ronds à larges bords, les chapelets pendus au cou, les gilets rouges couverts de médailles, les cœurs de Jésus brodés sur la veste, et par-dessus la foule, deux ou trois chefs à cheval, en chapeau à plumes blanches ; tout ce ramassis qu’on appelait une colonne, sur dix, vingt, trente hommes de front, et des centaines de profondeur, pêle-mêle, criant : « Vive le roi ! » quelques-uns priant en latin, peut-être des sacristains ou des curés, je n’en sais rien ; les fleurs de lis au bout d’une ou deux grandes perches ; enfin tout cela, qu’on l’appelle comme on voudra, se mit à rouler de notre côté.

 

Au même moment, Marceau et dix autres officiers supérieurs passaient derrière les rangs, criant :

 

– Laissez-les approcher ! Laissez-les approcher ! Attention ! Attention au commandement !

 

Nous, déjà les pièces chargées, la mèche secouée ; moi et les autres pointeurs la vis de pointage à la main, l’œil à la hauteur du point de mire, nous attendions.

 

– Vive le roi !… vive le roi !… Pater noster, Ave Maria ! – Priez pour nous. – En avant !… En avant !…

 

Voilà les épouvantables cris qui s’entendaient de vingt mille voix avec le roulement des sabots.

 

Les premiers feux de bataillon tonnaient sur toute notre ligne ; mais à travers l’épaisse fumée, les autres avançaient toujours, de sorte que dans un instant les rangs qui nous couvraient s’ouvrirent. Les Vendéens étaient à trois cents pas ; le cri de nos officiers : « Feu ! feu ! » partit, et nos huit pièces chargées à mitraille ouvrirent une rue devant nous.

 

Dieu sait ce qu’il tomba de ces malheureux Vendéens les uns sur les autres en tas, tous massacrés et brisés ; leur colonne massive en fut arrêtée une seconde ; l’étonnement de l’horreur avait saisi ces pauvres diables, qui ne connaissaient encore que l’égaillement ; ils virent que la marche en colonne était autre chose, et cela les troubla. Nous n’eûmes pourtant pas le temps de recharger, car ces hommes étaient des Français, ils se remirent tout de suite et passèrent en courant sur leurs morts. Notre ligne restait ouverte ; et voyant à deux cents pas ce tas de paysans furieux arriver à la baïonnette, je crus que cette fois c’était bien fini, car de se défendre avec nos leviers et nos écouvillons contre une foule pareille, il ne fallait pas y penser.

 

Heureusement un escadron du 7e chasseurs arriva les prendre en flanc, et nous eûmes là devant nous une véritable boucherie pour nous couvrir. Vous pensez si chacun de nous se dépêchait d’écouvillonner, de charger, de refouler et d’amorcer ; cela se fit dans un clin d’œil ; et comme les chasseurs se retiraient pour nous démasquer, la seconde volée de mitraille mit les autres tellement en déroute, que leur colonne se dispersa comme de la paille. – Un de leurs chefs galopait, criait, se mettait en travers de la déroute ; il aurait fallu dans ce moment pousser une charge à fond ; si Westermann avait été là, c’était une affaire décidée, mais il ne se trouvait pas encore en ligne, et tout ce que nous pûmes faire ce fut encore de recharger, pendant que ce chef, un grand sec, arrêtait son monde et le reformait au milieu des landes et des broussailles.

 

Alors toute la masse des royalistes se portait de notre côté ; l’artillerie des Mayençais à l’aile gauche les avait encore plus maltraités que la nôtre ; tous les fuyards des deux autres colonnes se ralliaient à celle que nous avions en face, amenant leur artillerie. Bientôt les boulets et la mitraille se croisèrent sur nous, c’était un sifflement horrible ; tous comprenaient que nous allions supporter le plus grand effort des Vendéens, et Kléber, devinant de loin leur mouvement, arriva ventre à terre se placer au milieu de notre division.

 

Je le vois encore accourir, les plumes de son chapeau renversées par le vent, les grands revers de l’uniforme républicain rabattus sur sa large poitrine, et sa grosse figure charnue tremblotant d’enthousiasme ; je l’entends nous crier de sa grande voix joyeuse, pendant que son cheval se cabre : « Ça va bien, mes amis ! Les brigands ne passeront pas, nous les jetterons dans la Loire ; ils ne reverront plus leur Bocage. Vive la république ! » Et mille cris de « Vive la république » lui répondent. Il riait ; les jeunes officiers derrière lui riaient aussi, mais comme on rit quand tout siffle et ronfle dans l’air, et qu’à chaque seconde à droite et à gauche quelqu’un s’affaisse dans les rangs ; on rit tout de même, mais on aimerait mieux s’avancer en battant la charge, que de rester en place. Lui, Kléber, paraissait de bonne humeur, comme un véritable Alsacien qui revient de la noce. Marceau, la veille, était allé le voir dans sa tente ; il lui rendait sa visite dans une plus belle salle entourée de baïonnettes. En les voyant de loin se tendre la main et se faire des compliments d’un air de bonne humeur au milieu des autres officiers à cheval, on se disait :

 

« Ça va bien ; nous sommes les plus forts, nous n’avons rien à craindre. »

 

Un vrai général sait bien ce qu’il fait ; chaque soldat le regarde même d’une demi-lieue ; il prend ou perd confiance sur sa mine, comme un malade sur celle du médecin. Les vrais généraux sont rares !

 

Dans ce même moment les Vendéens se remettaient en marche ; et je me souviens que cette forte colonne qui réunissait toute la masse qui restait des trois autres, et que tous les principaux chefs, Delbée, Bonchamp, La Rochejaquelein, Stofflet, encourageaient, qu’une forte artillerie soutenait, je me souviens qu’elle s’avançait en silence ; les malheureux ne criaient plus, ils ne priaient plus ; ils marchaient sur tant de morts et de blessés !… le désespoir les avait pris. En recevant notre mitraille, ils en furent ébranlés, et s’arrêtèrent beaucoup plus loin que la première fois, commençant la canonnade et la fusillade, mais sans oser s’avancer. Cela dura depuis cinq heures jusqu’à six, et le chef qui les encourageait depuis le commencement de l’action ayant disparu, tout se mit en déroute.

 

On le vit, parce qu’ils ne répondaient plus à notre feu depuis un instant. Aussitôt nous partîmes au pas de charge, tambour battant et chantant la Marseillaise :

 

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

 

C’était un enthousiasme, une joie qu’on ne peut pas dire. Westermann venait aussi d’arriver, furieux de n’avoir pas été de la bataille ; c’est lui qui balaya le reste de ces misérables, en les poursuivant avec ses hussards comme un loup. La nuit était tout à fait venue ; on croyait tout fini, mais un peu plus loin le combat recommença, le combat des plus désespérés et des plus braves, qui venaient chercher leurs chefs, blessés ou morts, abandonnés dans le premier moment de la déroute ! Ce fut un véritable carnage ; ils étaient trois ou quatre cents au plus, et s’avancèrent jusqu’au milieu de nous ; mais ils ne pouvaient tenir et se retirèrent, emportant ceux qu’ils avaient cherchés.

 

Quel malheur de voir des gens d’un pareil courage, et l’on doit aussi le dire, de tant de cœur, écouter un Bernier, qui se tire d’embarras en envoyant tant d’êtres crédules à la boucherie, et qui n’a pas honte plus tard de mendier une place de cardinal à celui qui remplace ses anciens maîtres ! Allez vous fier à la religion de gueux pareils et vous faire exterminer dans leur intérêt.

 

Alors, la défaite des Vendéens étant complète, on fit halte de tous les côtés, l’on bivaqua sur ce champ de bataille, où les royalistes laissaient dix mille hommes, deux fois plus que l’armée de Mayence n’en avait perdu dans cinq mois de siège, et c’étaient des pères de famille en plus grand nombre. Bernier devait être content, et les autres prêtres réfractaires aussi. Leur puissance était grande sur les ignorants ; cette puissance existe toujours, je le sais bien, mais cela ne m’empêchera pas de dire que le dieu du bon sens, de la justice et de la patrie eut alors la victoire sur le dieu de la bêtise et de la trahison, car personne n’osera soutenir que des gens qui se battent pour avoir la corde au cou ne sont pas très bêtes, et que ceux qui appellent les Prussiens et les Anglais en France ne sont pas des traîtres.

 

C’est clair. Je n’ai jamais compris que depuis soixante ans tant de Français, des fils du peuple, aient célébré la gloire des Vendéens, en nous représentant, nous, soldats de la république, comme des barbares, et nos officiers, presque tous jeunes, comme de vieilles croûtes sans bon sens ni raison. Ceux-là, j’en suis sûr, s’ils n’étaient pas nobles, étaient domestiques dans une maison ou dans les cuisines de ces nobles ; mais tous leurs mensonges n’empêcheront pas les paysans de s’instruire.

 

Je vous ai raconté notre victoire de Cholet ; c’était une grande victoire, malheureusement elle ne finit pas la guerre. Le général sans-culotte Léchelle, qui n’avait paru nulle part dans la bataille, se donna lui-même toute la gloire de la chose ; il écrivit à la Convention une longue lettre où Léchelle avait tout fait. Alors le mépris commença dans l’armée pour cet imbécile et ce lâche qui s’était caché durant l’action, mais cela n’empêcha pas Léchelle de rester à notre tête, parce qu’il s’appelait lui-même « sans-culotte », et que cela le relevait dans l’esprit d’un grand nombre de braillards dépourvus de bon sens. Il fallait un Léchelle pour nous faire supporter encore une défaite ! Mais tout arrivera dans son temps. Maintenant, je continue.

 

Les royalistes ont écrit dans leurs livres que nous avions brûlé Cholet. C’est un mensonge. La veille de la bataille, les premiers détachements républicains, arrivant de Montaigu, de Luçon, de Tiffauges, après avoir chassé les Vendéens de la ville, avaient planté l’arbre de la liberté sur la place, ce qui se faisait toujours ; ils avaient pris le drapeau blanc entouré de cierges à l’église, et les bourgeois patriotes s’étaient mêlés avec eux en fraternisant. Plus tard, Stofflet revint se venger des patriotes ; il brûla leurs maisons, et, selon l’habitude des royalistes, ils mirent sur notre compte leurs propres abominations. Tout cela ne nous regarde pas ; les républicains n’ont jamais été féroces comme ces défenseurs du bon Dieu ; s’ils ont fusillé, s’ils ont brûlé, c’est que les autres ne cessaient pas de brûler et de fusiller ; il fallait bien leur montrer que ces barbaries retombaient sur eux, sans cela, jamais la guerre civile n’aurait fini.

 

Cette même nuit, Westermann, appuyé par les divisions des généraux Beaupuy et Haxo, continua de poursuivre les Vendéens en déroute, et les surprit à Beaupréau. Leurs chefs, abîmés de fatigue, dormaient ; on égorgea les avant-postes ; on entra de force dans le château. Tout fut bousculé ; les chefs se sauvèrent, et le lendemain, 18 octobre 1793, nous apprîmes qu’on avait trouvé dans ce nid de bandits dix pièces de canon, un moulin à poudre, trente barriques de salpêtre, plusieurs tonnes de soufre, des boîtes à mitraille en quantité, du blé, de la farine, trente mille rations de pain, enfin tout ce qu’il fallait pour soutenir un siège. Nos affaires allaient donc de mieux en mieux ; malheureusement Westermann, ses hussards et nous tous, après tant de marches forcées, nous étions fatigués.

 

Nous fîmes halte durant un jour à Beaupréau, et cela donna le temps aux Vendéens de passer la Loire à plus de quatre-vingt mille hommes : femmes, vieillards, enfants, toute la race passa de l’autre côté sur des bateaux, un grand nombre à la nage avec le bétail, en se tenant à la queue des chevaux et des bœufs, comme il arrive dans les moments de grande presse. Ils s’étaient d’abord rendus maîtres d’une assez forte position sur l’autre rive, Varade, en face de Saint-Florent. Le capitaine républicain qui commandait ce poste avait été surpris la nuit et massacré ; les canons enlevés servirent à protéger le passage de cette masse de monde. Si nous étions arrivés vingt-quatre heures plus tôt, nous les aurions tous exterminés, et la guerre impie était finie. Cela montre qu’après une bataille gagnée il ne faut jamais se reposer si l’on veut profiter des avantages que l’on remporte ; l’occasion perdue ne se retrouve jamais. Faute d’avoir suivi la déroute, nous allions encore en avoir pour deux mois de marches, de contre-marches, d’incendies et de massacres.

 

À Saint-Florent nous trouvâmes encore des canons, des caissons, des quantités de blé, de farines et de munitions. Mais ce qui nous fit bien plus de plaisir, ce fut de rencontrer en route une foule de prisonniers relâchés par les Vendéens ; trois mille vieux camarades de toutes les armes et de toutes les divisions, qui venaient à notre rencontre par bandes. Bien avant d’arriver au vieux bourg, nous les voyions accourir à travers champs ; ils étaient nus aux trois quarts, avec de vieux morceaux d’uniforme, des restants de chemise, des morceaux de cravate, et des barbes, des cheveux à faire frémir. Ces malheureux, qui depuis quatre, cinq, six mois recevaient à peine de quoi se soutenir, n’avaient plus que la peau et les os. Aussi quel attendrissement quand, au milieu de cette foule maigre, on entendait pousser un cri : « Michel ! Jacques ! Nicolas ! c’est moi ! Tu ne me reconnais donc plus ? » Et l’on avait beau regarder, on ne reconnaissait pas celui qui vous parlait, tant il était changé.

 

C’est ce qui m’arriva ; les cheveux m’en dressèrent sur la tête, car, en regardant ce troupeau de misérables et pensant en moi-même : « Voilà pourtant comme tu serais si les gueux t’avaient fait prisonnier à Coron, et s’ils ne t’avaient pas tué sur place », tout à coup j’en vis un qui me tendait les bras, un grand de six pieds, qui me criait : « Michel ! Michel ! »

 

Et seulement au bout d’un instant je reconnus Marc Divès, maigre comme Lazare. Alors, malgré la vermine qu’il devait avoir en cet état, je l’embrassai de bon cœur. Il pleurait.

 

Oui, ce grand et dur Marc Divès pleurait comme un enfant. En arrivant à Saint-Florent, devant la vieille église, je le conduisis à la cantine de la 13e légère, qui venait aussi d’arriver. Je dis aux Parisiens, à Lisbeth, à Marescot, en entrant sous la tente :

 

– Tenez, regardez, c’est le grand Marc !…

 

Et tous arrondissaient les yeux ; les Parisiens n’avaient pas envie de rire ; Lisbeth, les mains croisées, disait :

 

– Seigneur Dieu ! est-ce possible ?

 

Tout ce qui se trouvait dans la marmite, les vieux restants de légumes qu’on emporte toujours en campagne, Marc Divès les avala sans même vouloir attendre qu’on les eût réchauffés ; tout lui paraissait bon, fameux. Et puis avec quel air de bonheur il leva le coude, lorsque Marescot lui tendit le bidon ! C’est une des choses les plus attendrissantes que j’aie vues. Enfin, après avoir bien bu, bien mangé, au milieu des camarades qui le regardaient émerveillés, il s’écria :

 

– Maintenant ça va mieux ! Ah ! gueux de pays ! canaille de gens ! Nous en ont-ils fait supporter depuis Torfou !… Six onces de pain… oui, six onces par jour pour un homme de ma taille. Quand aux coups de bâton, aux coups de pied, aux affronts de toutes sortes, c’était autre chose, ils ne vous les ménageaient pas, et, à la moindre observation : « Ça ne te convient pas », paf ! vous étiez sur le flanc. Aussi, malgré mon indignation, je ne disais rien, j’aimais mieux tout supporter. J’en avais tant vu fusiller pour avoir perdu patience une seconde ! Le pire, c’est que les bandits voulaient nous faire changer d’idées sur la politique ; leur curé Bernier venait nous endoctriner avec des paniers de pain et de vin. Plus d’un se laissait prendre à la tentation et criait « Vive le roi ! » Moi, j’aurais mieux aimé me laisser couper le cou que de me battre contre la république ; et, sans un déserteur de la légion germanique qui se trouvait avec eux, un traître qui m’appelait imbécile, mais qui ne manquait pas de bon cœur tout de même, sans lui j’aurais été fusillé plus de dix fois.

 

C’est ainsi que nous parlait ce pauvre Divès, d’un air mélancolique et pourtant heureux d’en être réchappé. L’un lui donnait du tabac, l’autre lui prêtait sa pipe. Les sacs, les vieux souliers, les gibernes et les uniformes vides ne manquaient pas depuis trois jours ; il en arrivait des charrettes pleines derrière nous, et les trois mille hommes que nous retrouvâmes en cet endroit furent rhabillés tout de suite un peu mieux qu’ils n’étaient. Toute cette journée, ils allaient par files à la fontaine du village, se laver, se brosser le dos et se tondre les uns les autres comme des caniches ; ils se faisaient aussi la queue. Après cela chacun recevait ses armes et ses habits.

 

Les royalistes ont encore raconté de belles histoires sur ces prisonniers, en se donnant l’honneur de les avoir relâchés par humanité. D’abord ils ne pouvaient pas les emmener avec eux de l’autre côté de la Loire ; et puis je me rappelle que Marc Divès nous dit qu’ils avaient déjà braqué deux canons pour les mitrailler dans l’église de Saint-Florent, quand les chefs avaient fait comprendre à ces sauvages que nous tenions à Nantes beaucoup de leurs parents, amis et connaissances, qui seraient fusillés par représailles, et que, vu l’état de leurs affaires, nous aurions mille occasions de leur rendre autant et plus de mal qu’ils pouvaient nous en faire. Enfin, je suis bien content qu’il se soit trouvé parmi ces nobles quelques hommes prudents, capables d’arrêter ceux qui voulaient massacrer trois mille pauvres diables sans défense ; tous nos généraux, depuis le premier jusqu’au dernier, auraient fait la même chose.

XI

 

Les Vendéens, postés à Varade, en face de nous, pouvaient se porter sur Nantes ou sur Angers sans obstacles. Léchelle proposa de les poursuivre en traversant le fleuve à la nage, car nous n’avions pas de bateaux ; il soutenait son plan contre les représentants Carrier, Bourbotte, Merlin de Thionville et contre tous les généraux. Mais lorsque Merlin lui dit qu’il devrait donner le bon exemple, en nageant à la tête de la 1re division, cela le radoucit, et cet homme terrible se laissa persuader de former trois colonnes, dont une irait au secours de Nantes, l’autre au secours d’Angers, et dont la troisième passerait la Loire à Saint-Florent, lorsque les deux autres auraient tourné la position des Vendéens.

 

Je partis avec celle de Marceau pour Angers.

 

C’est vers ce temps que nous apprîmes la grande victoire de l’armée du Nord à Wattignies, sur les Autrichiens. C’était la première fois qu’on entendait parler chez nous de Jean-Baptiste Jourdan, un ancien épicier de Limoges, parti comme volontaire avec le 2e bataillon de la Haute-Vienne, et qui maintenant venait de sauver la France, en écrasant le prince de Cobourg devant Maubeuge. Cela seul montrait que les temps étaient bien changés, puisque les ci-devant épiciers devenaient généraux en deux ans, et battaient la noble race des conquérants.

 

Nous apprîmes aussi que Marie-Antoinette venait d’être guillotinée et que les girondins étaient mis en jugement. Mais ces nouvelles, auprès de la grande victoire dont tout le monde parlait, ne produisirent en quelque sorte aucun effet, les listes d’aristocrates affichées derrière les gazettes vous avaient rendu ces choses familières, et la cruauté de nos ennemis, lorsqu’ils avaient le dessus, vous ôtait toute pitié pour leurs amis.

 

Nous ne fîmes que traverser Angers, parce que les Vendéens avaient déjà levé le pied de Varade, et qu’ils marchaient sur Laval. L’épouvante était en ville, car les brigands sur leur chemin répandaient le sang en masse ; partout le tocsin sonnait ; des reconnaissances avaient été poussées jusqu’aux environs de la place, et l’adjudant général Savary refoulé de poste en poste avec perte. On savait que le général des royalistes, Bonchamp, venait de mourir, et qu’un jeune homme, La Rochejaquelein, après s’être rendu maître de Château-Gontier, avait laissé fusiller par des soldats ivres, un échevin patriote et le juge de paix de la ville. Qu’on se figure l’inquiétude des honnêtes gens, en apprenant de pareilles barbaries commises sans nécessité. Ceux qui, depuis soixante et dix ans, nous reprochent les guillotinades, devraient bien se rappeler qu’ils n’ont jamais eu de ménagements pour le genre humain quand ils étaient les plus forts.

 

Partis de là, les Vendéens avaient bousculé six mille hommes en avant de Laval et fusillé tous les patriotes sans miséricorde ; des quantités de nobles bretons venaient les rejoindre. Voilà ce que nous apprîmes en passant à Angers ; et, sans perdre une minute, il fallut se remettre en route pour rallier les deux autres colonnes aux environs de Château-Gontier, sur la Mayenne.

 

Il faisait un temps abominable ; tout ce jour, avec nos pieds nus, nos pantalons de toile, nos habits usés et déchirés, en marchant dans la boue, la pluie sur le dos, nous sentîmes que la fin des beaux jours était arrivée, et que nous allions bientôt voir l’hiver. Quelle triste chose de tirer les chevaux par la bride, de pousser aux roues dans le brouillard, de crier cent fois : « Hue ! » le ventre creux, et le vent soufflant dans toutes les loques de votre vieil uniforme ! Ah ! malgré soi, l’idée vous vient souvent qu’il vaudrait mieux être mort.

 

Les deux autres colonnes, arrivées de la veille, bivaquaient autour de Château-Gontier, une vieille petite ville alors dans la désolation. Il faisait nuit lorsque nous arrivâmes. Depuis environ deux heures, l’avant-garde, conduite par Westermann, était aux prises avec l’ennemi. Dans les rues, on écoutait les bourgeois se demander des nouvelles d’un air d’épouvante ; on ne savait rien, l’avant-garde avait six lieues d’avance ; elle était de quinze cents à deux mille hommes. Sur les dix heures du soir, au moment où nous venions de prendre notre ordre de campement, elle revint en déroute, infanterie, cavalerie pêle-mêle. Westermann, le plus brave général de cavalerie, mais aussi le plus imprudent, s’était laissé prendre dans une embuscade, à deux lieues de Laval ; il avait perdu beaucoup de monde, et, sans la nuit, nous aurions peut-être vu les Vendéens arriver à ses trousses.

 

Cela commençait mal sur la rive droite de la Loire. Et les ordres, les contre-ordres, les allées et les venues autour du quartier général, la mauvaise humeur des officiers en sortant de la tente où Léchelle réglait son plan et se disputait contre les autres généraux, toute cette confusion que le moindre soldat voyait et dont chacun parlait sans gêne autour des feux de bivac, tout cela n’augmentait pas beaucoup notre confiance ; on n’avait pas envie de dormir, et quand les hommes ne dorment pas, quand ils s’inquiètent les uns les autres, c’est mauvais signe.

 

Personne, pas même les Parisiens, n’avait confiance en Léchelle, mais lui tenait à se relever dans la bonne opinion de l’armée ; il n’écoutait plus les conseils ; il était le maître, et les représentants, excepté Merlin de Thionville, le soutenaient tous. Ces représentants avaient la consigne de se méfier des généraux, et quand on songe à Lafayette, à Dumouriez, à tous ceux qui depuis trois ans avaient essayé de trahir le pays, il faut dire que ce n’était pas étonnant.

 

L’armée se mit en mouvement après avoir fait la soupe comme on pouvait. J’aurais bien voulu voir ma sœur avant de partir, mais elle était avec la division Beaupuy, qui marchait en tête, et quand nous arrivâmes sur le vieux pont de Château-Gontier, elle avait défilé depuis longtemps. Les Vendéens venaient hardiment à notre rencontre pour livrer bataille, ils se dépêchaient de gagner les hauteurs en avant du gros bourg d’Entrames.

 

Westermann, qui s’était remis de sa déroute, et le général Danican arrivèrent avant eux et ne manquèrent pas d’occuper ces positions, chose qui tombait sous le bon sens du premier venu ; malheureusement, Léchelle, qui les suivait avec les bataillons de la formation d’Orléans, leur envoya l’ordre d’évacuer les hauteurs et de venir se former en colonne serrée. On pense si cela leur fit de la peine d’être forcés d’obéir à cet animal ; mais comme ils auraient risqué leur tête en lui résistant, ils descendirent tout de suite. Les Vendéens durent bien rire, car aussitôt après ils arrivèrent et nous les vîmes de loin s’allonger sur ces collines en y menant leurs pièces.

 

Naturellement les divisions de Kléber et de Beaupuy, qui marchaient en première ligne, se déployèrent à droite et à gauche pour les tourner. Alors eux se précipitèrent en masse sur les bataillons de la formation d’Orléans, qui se trouvaient au centre. L’affaire devint générale, et, comme il n’y avait pas de plan arrêté, chaque division se battit pour son propre compte. Mais les Vendéens, cette fois, occupaient les bonnes positions ; leur mitraille se mit à nous faucher d’une manière épouvantable, sans parler des milliers de tirailleurs qui nous entouraient et nous ajustaient à coup sûr.

 

Pour comble de malheur, les bataillons de la formation d’Orléans, à la deuxième ou troisième décharge, se débandèrent en criant : « Sauve qui peut ! » Léchelle, au lieu de les rallier, partit ventre à terre, en défilant devant nous avec son tas de lâches. Les Vendéens couraient derrière eux, la baïonnette dans les reins ; en arrivant devant nous ils s’arrêtèrent pour nous attaquer en colonne. Alors tout était en feu ; vous dire de quel côté les balles et la mitraille nous venaient, j’en serais bien embarrassé ; au milieu d’une si terrible attaque, on ne pense qu’à charger, à voir un peu dans l’épaisse fumée, le feu de l’ennemi et à tirer. Quand l’un ou l’autre des camarades tombe, on se dépêche de relever l’écouvillon et de faire son service ; c’est tout simple, chacun défend sa propre peau.

 

Nous restâmes là durant cinq heures, depuis midi jusqu’à la nuit. Marceau était à pied depuis longtemps, son cheval ayant eu la tête emportée. Les rangs s’éclaircissaient de minute en minute. Je voyais toujours le père Sôme près de moi, tout pâle, les dents serrées et son grand nez crochu courbé sur la lèvre ; il pointait ; moi, premier servant de gauche, je me balançais avec le camarade en face, comme une horloge ; on n’avait pas besoin de commander : « À vos postes ! En action ! Écouvillonnez ! Chargez ! Refoulez ! » cela marchait tout seul.

 

À l’approche de la nuit, la moitié de nos pièces étant démontées, celle où nous étions ayant perdu une roue, et nos caissons étant vides, on se dépêcha d’enclouer les canons qu’on ne pouvait emmener, d’atteler les chevaux aux autres et de se mettre en retraite. Les divisions de Kléber et de Beaupuy, l’une devant nous, l’autre derrière, à droite, tenaient encore. Les Vendéens nous suivaient avec un acharnement extraordinaire. Nous reculions, sans nous sauver comme des lâches ; on chargeait son fusil en marchant et l’on se retournait pour tirer ; et quand on entendait les autres courir, on se resserrait pour les attendre à la baïonnette.

 

Mais ici je vais vous raconter quelque chose de terrible. Nous marchions en arrière depuis environ une heure ; tout était sombre, et l’on ne se voyait plus qu’à la lueur des feux de file, lorsque, dans ce grand fracas de la bataille, parmi les roulements de la fusillade, les coups de canon qui tonnent, le bruit de la mitraille qui casse tout et les cris de ceux qui tombent, j’entendis des cris bien autrement épouvantables. Nous approchions d’un petit village où la division Beaupuy tenait contre des milliers de Vendéens ; les gueux nous avaient tournés, et ces cris terribles, c’était ma sœur Lisbeth qui les poussait d’une voix qu’on entendait par-dessus le tumulte de la déroute, car alors les deux divisions, en se rapprochant, tout éclaircies par le combat, se mêlaient l’une dans l’autre. Lisbeth criait :

 

« Lâches !… lâches !… Vive la république !… Vaincre ou mourir ! »

 

Alors, dans le mouvement de la retraite, je me trouvais hors des rangs sur la droite du bataillon. Je courus du côté des cris, et tout à coup, qu’est-ce que je vis ? Au coin d’une vieille baraque de ce village, la charrette de ma sœur arrêtée, une dizaine de Vendéens autour, et Lisbeth debout sur le timon, qui se défendait comme une furieuse, repoussant à coups de baïonnette ceux qui essayaient de monter dans la voiture et les traitant de lâches. La baraque brûlait ; les Mayençais, tout au fond de la petite rue noire, avaient une chemise pleine de sang au bout d’une perche pour drapeau ; la chemise de Beaupuy, qu’il leur avait donnée comme signe de ralliement et de vengeance. Ils tenaient ferme ! La ruelle était pleine de morts entassés ; les Vendéens arrivaient de tous côtés, criant : « Vive le roi ! » Mais dans tout cela, je ne voyais que ma sœur, et j’arrivai près de la charrette comme un loup, renversant, bousculant tout devant moi. Je criais :

 

« C’est moi, Lisbeth !… courage !… »

 

En moins d’un instant, j’avais mis quatre ou cinq de ces Vendéens à terre, sans recevoir une égratignure ; les autres se dispersèrent, croyant peut-être que des camarades me suivaient. Il fallait profiter du temps ; mais voyez ce qu’on peut appeler le cœur d’une mère ; en me reconnaissant, Lisbeth ne pensait plus qu’à sauver son petit, elle me criait :

 

« Sauve-le, Michel !… Tiens, prends-le ! va-t’en ! Ils reviennent !… Ils vont revenir !… »

 

Mais je ne voulus pas l’écouter ; j’empoignai le cheval par la bride et je le traînai par-dessus les tas de morts et de blessés, dans la rue en feu. Ces animaux ne veulent pas marcher sur les morts, il faut les traîner. Les Mayençais, un peu plus loin, nous laissèrent entrer dans les rangs, et c’est là que Lisbeth, voyant qu’elle était sauvée et son enfant aussi, criait, les deux mains en l’air :

 

– Vive la république !… À mort les tyrans !…

 

Elle ne s’inquiétait pas de Marescot, et serrait son petit Cassius comme une bienheureuse.

 

Quelques instants après, le bataillon s’étant mis en retraite, Marescot, qui se battait à l’autre bout du village, arriva. Ce pauvre diable croyait sa femme et son enfant perdus ; il était blessé d’un coup de feu et marchait la main cramponnée à l’échelle de la voiture, regardant les êtres qu’il aimait, et me serrant aussi la main pour me remercier.

 

Quant à savoir ce que nous allions devenir, si nous allions à Château-Gontier ou bien ailleurs, personne n’aurait pu le dire. On repartit en abandonnant canons, munitions, bagages. Les Vendéens reconnaissant qu’ils ne pouvaient enlever ce village assez vite, s’étaient portés plus loin, pendant que tout le reste de leur armée, à près d’une demi-lieue en arrière, vers le pont d’Entrames, s’acharnait sur la division Kléber, qui soutenait seule cette retraite horrible.

 

J’avais repris le cheval par la bride. Nos compagnies étaient réduites à vingt, trente hommes ; un grand nombre blessés. Il pleuvait ; nous marchions serrés, en nous éloignant le plus vite possible du village et du feu de notre arrière-garde, qui brillait en zigzag sur la plaine sombre. L’idée que Kléber était là nous rendait à tous confiance. Au milieu du bataillon flottait la chemise rouge du brave général Beaupuy. Tout le restant de cette nuit se passa sans être attaqués de nouveau. Les Vendéens en avaient assez. Malgré cela, je dois le dire, nous étions en déroute, et pour la première fois les Mayençais fuyaient devant des paysans, par la faute d’un misérable général, qui lui-même avait donné le signal de la déroute, en se sauvant à toute bride.

 

Nous arrivâmes à Château-Gontier, le matin au petit jour ; là, je vis avec un véritable attendrissement nos deux pièces sauvées de la débâcle, et le vieux Sôme auprès, qui les nettoyait d’un air de satisfaction. Il m’avait aussi cru dans les morts et me cria :

 

– C’est toi !… Les brigands ne t’ont pas enlevé la perruque ?

 

Les cinq ou six canonniers, derniers restants de notre ancienne compagnie Paris-et-Vosges, vinrent regarder dans la voiture le petit Cassius qui riait, gros et joufflu, sans se douter de quelle abominable boucherie nous venions de sortir. Si celui-là n’est pas devenu sourd, c’est bien étonnant, car il peut se vanter d’en avoir entendu du bruit, dans son enfance. Les plus grands princes, auxquels on tire cent un coups de canon pour leur ouvrir les idées en venant au monde, n’ont entendu que de la pauvre musique auprès de lui.

 

Marceau venait de rallier quinze à dix-huit cents hommes devant Château-Gontier ; il avait fait mettre nos deux pièces en batterie sur le pont, et Kléber étant arrivé le dernier avec les débris de sa colonne, les Vendéens qui le poursuivaient furent arrêtés court. Mais on apprit bientôt qu’ils avaient passé la Mayenne au-dessus de la ville, ce qui nous força de continuer notre retraite jusqu’au Lion-d’Angers.

 

Pour vous peindre notre état, je n’ai qu’à vous rapporter les paroles de Kléber, indigné de ce que Léchelle et ses héros à cinq cents livres étaient allés s’abriter derrière les murs d’Angers. « Figurez-vous, dit-il, un tas de malheureux mouillés jusqu’aux os, sans tentes, sans paille, sans souliers, sans culotte, quelques-uns sans habits, grelottant de froid, et n’ayant pas un seul ustensile pour faire leur soupe. Figurez-vous les drapeaux entourés de vingt, trente ou cinquante hommes au plus, criant à l’envi : « Les lâches sont à l’abri, et nous périssons ici dans la misère ! »

 

C’était la triste vérité ; Léchelle n’avait aucun droit d’être général en chef ; il n’était arrivé là qu’en flagornant la canaille et se donnant lui-même le titre de général des sans-culottes. J’appelle canaille cette quantité de fainéants, d’ivrognes, de braillards, d’ambitieux sans talent, de dénonciateurs, toute cette race de gens qui vivent aux dépens des autres et que les plus grands ennemis du peuple appellent des républicains, pour faire croire que les paysans, les ouvriers courageux, les travailleurs économes, sont de la même espèce. Ces gens-là, malheureusement, avaient une grande influence par leurs cris et leurs dénonciations dans les clubs. Tant qu’ils braillaient, on les croyait terribles, mais quand on les avait vus comme nous sur le champ de bataille, ils vous produisaient autant d’effet que ces vieux chapeaux sur un torchon de paille qu’on plante dans les blés pour effrayer les moineaux. Les Vendéens auraient bien voulu n’en avoir à combattre que de pareils.

 

Arrivés à la petite ville de Lion-d’Angers, nous prîmes position de l’autre côté de la rivière, à droite et à gauche du pont-levis ; Marceau fit garnir le redan de tirailleurs, et les Vendéens s’étant présentés, deux volées de mitraille les tinrent à distance ; ce furent les dernières de cette bataille sanglante.

 

Les royalistes avaient pris leur revanche de Cholet ; cela montre la différence d’être commandé par un général ou par un âne.

 

Après cette victoire d’Entrames, les Vendéens crurent avoir tout gagné ; leur général La Rochejaquelein avait la réputation chez eux d’être le plus grand général du monde ; et c’est alors qu’on vit clairement l’idée de ces gens, car aussitôt ils se portèrent en Normandie pour donner la main à Pitt. Mais ce Pitt, que les Anglais regardent comme un de leurs plus grands ministres, ne faisait rien pour rien ; il considérait l’avantage de sa nation avant tout ; il mettait la main sur nos colonies, il étendait le commerce des Anglais sur toutes les mers. Quand donc aurons-nous un ministre dans ce genre ? Pitt voulait donc des gages ; il demandait d’abord aux Vendéens de lui livrer un bon port sur la Manche ; et tout de suite ces braves et honnêtes Français allèrent assiéger Granville, pour le livrer à nos ennemis.

 

Les gens de Granville, tous marins, pêcheurs de baleine et de morue, de père en fils, ne tenaient pas à se voir livrer aux Anglais ; ils se défendirent ; une bonne garnison et de solides représentants du peuple les soutenaient. Les Vendéens appelaient un Bourbon ; ils attendaient monseigneur le comte d’Artois, l’homme selon Dieu de Valentin. Mais le saint homme craignait les accidents pour lui ; les centaines de mille pauvres malheureux, qui se faisaient massacrer et brûler en l’honneur du droit divin, ne pouvaient le décider à venir exposer sa personne sacrée ; les Vendéens avaient beau regarder la mer, rien ne venait, ni drapeau blanc, ni secours, rien !

 

Ils perdirent là beaucoup de monde en grimpant aux murs, et finirent par lever le siège.

 

Ces choses, que je n’ai pas vues moi-même, je les sais pourtant, car alors en Bretagne il n’était question que du siège de Granville, et l’indignation gagnait non seulement les patriotes, mais tous les honnêtes gens. On ne savait lequel était plus honteux, de vouloir livrer son pays à l’étranger, ou d’abandonner lâchement, comme ces Bourbons, ceux qui se sacrifiaient pour le droit divin.

 

Tandis que cela se passait sur la côte, la colère des Mayençais et de toute l’armée éclatait de plus en plus contre Léchelle. Nous redemandions notre ancien général, le brave Aubert Dubayet, ou bien Kléber. Ces cris déplurent aux représentants du peuple : rien n’effrayait plus en ce temps que l’attachement des troupes pour leurs généraux. Les représentants firent leur rapport à la Convention, qui donna l’ordre de fondre l’armée de Mayence dans les autres corps.

 

Ainsi finit cette belle armée, cette armée de vrais patriotes, après avoir rendu tant de services à la nation. On ne pouvait lui reprocher que d’aimer trop ceux qu’elle avait toujours vus fermes et hardis à sa tête, au milieu des plus grands périls, et de mépriser les lâches.

 

Dans ce même temps, une nouvelle trahison venait d’augmenter la méfiance du pays contre les officiers supérieurs : le nommé Viland, commandant à l’île de Noirmoutier, avait livré sa place et son épée à Charette, le seul chef vendéen resté sur la rive gauche de la Loire. Toutes ces trahisons infâmes rendaient les hommes cruels ; ils n’osaient plus se fier à personne, et les guillotinades augmentaient.

 

Nous partîmes pour Angers, où l’armée devait se réorganiser ; on fondit les divisions, les brigades, les bataillons, et je passai caporal dans notre compagnie d’artillerie. Mais après tant de privations et de souffrances, sans habits, sans solde et souvent sans pain, je tombai malade ; je m’étais remis à cracher le sang, et trois ou quatre jours après ma nomination, un matin, je me réveillai à l’hôpital, où les lits étaient serrés d’un bout de la salle à l’autre. C’était encore la suite du coup que j’avais reçu au port Saint-Père. On se remit à me saigner, et je devins si maigre que je n’osais plus me regarder les bras ni les jambes ; je me criais en moi-même :

 

« Pauvre Michel ! pauvre Michel ! si tu revois le pays, tu pourras bien, comme dans le temps, brûler un cierge et mettre un ex-voto à la chapelle de la Bonne-Fontaine. »

 

Mon nouveau bataillon était parti pour Rennes.

 

Nous étions alors en novembre : le temps des pluies froides dans ces pays de plaine, où les vents de mer amènent sans cesse le brouillard. Aussi, malgré l’entassement des blessés à l’hôpital, malgré l’ennui de voir aller et venir les civières, d’entendre rêvasser les voisins qui battent la chamade et de penser : « Ce sera peut-être bientôt mon tour », malgré tout, en regardant ces grandes pluies fouetter les vitres et se figurant les camarades dehors, n’ayant de sec sur eux que l’intérieur de la giberne, cela vous faisait prendre patience. Et puis on se consolait par la représentation des quarante à cinquante mille Vendéens, hommes, femmes, enfants, repoussés de Granville, forcés d’aller au hasard attraper des vivres, et de manger les vieilles pommes à moitié pourries le long des chemins. C’était une triste consolation sans doute, mais que voulez-vous ? quand des gens ne pensent qu’à vous faire du mal, on ne peut pas leur souhaiter de bien.

 

Plusieurs des nôtres, arrivés de Granville avec le général Danican, disaient que ces misérables avaient une dysenterie affreuse, et qu’on pouvait suivre leurs traces aux morts qu’ils laissaient en route ; ils racontaient aussi que leurs principaux chefs avaient fait venir une barque sur la côte, pour se sauver en Angleterre, mais que Stofflet, l’ayant appris, était allé les arrêter, en les menaçant d’employer d’autres moyens, s’ils essayaient encore une fois d’abandonner ceux qu’ils avaient mis dans le malheur. C’était vrai, nous l’avons su par la suite ; un simple garde forestier de chez nous, car Stofflet était natif de Lunéville en Lorraine, avait été forcé d’apprendre leur devoir à ces princes de Talmont, à ces d’Autichamp, à tous ces descendants de la noble race : sans Stofflet, ils seraient partis ! Enfin, un peu plus tôt, un peu plus tard, cela devait arriver.

 

Les deux armées de l’Ouest et des côtes de Brest se réunissaient à Rennes sous les ordres de Rossignol. Les départements de la Sarthe, de la Manche, du Calvados, du Maine, envoyaient encore des milliers de patriotes pour cerner les rebelles, et tout le monde croyait qu’ils ne dureraient plus longtemps, lorsqu’on apprit la grande débâcle d’Antrain.

 

Les Vendéens repoussés de Granville, revenaient sur Dol, espérant atteindre et repasser la Loire ; Rossignol, aussi bon général que Léchelle, avait voulu leur barrer le passage ; mais, dans la position terrible où se trouvaient ces gens, il leur fallait vaincre ou mourir, et Rossignol avait été complètement battu et rejeté sur Rennes.

 

Le bruit courait que les brigands redescendaient la Mayenne à marches forcées ; que leur avant-garde avait déjà passé Fougères ; qu’ils seraient sans doute le soir à Laval, et que nous les reverrions le lendemain devant Angers.

 

Qu’on se fasse une idée de notre surprise ! Le brave général Beaupuy, encore tout faible et malade de sa blessure, fit battre la générale ; cette ville d’Angers, une véritable ville de cloches et de sonneries, bourdonnait à plus d’une lieue. Le tocsin se répandait tout le long de la Loire sur les deux rives. Nous autres, à moitié guéris, nous sortîmes de l’hôpital, redemandant des fusils et des cartouches ; les représentants du peuple Turreau, Bourbotte, Francastel, ordonnaient les mesures de salut public ; une fois maîtres d’Angers, les brigands auraient eu le passage libre par les Ponts de Cé ; ils auraient pu nous envahir ou battre en retraite à volonté dans leur Bocage.

 

Quel changement ! et toujours par la même défiance des généraux éprouvés à la guerre et la confiance dans des ignorants qui se figuraient tout savoir, sans avoir rien appris. Ah ! combien de fois nous avons été sur la pente de notre ruine, et qu’il a fallu de sacrifices pour sauver la Révolution !

 

C’était le 5 décembre, il neigeait, tous les gens des faubourgs se sauvaient en ville ; leurs charrettes de meubles, car ils amenaient avec eux armoires, tables, portes, fenêtres, sachant que les Vendéens avaient l’habitude de tout saccager et brûler, ces charrettes à la file encombraient les rues ; le rappel battait sur la place du Gouvernement, où les gardes nationaux se réunissaient en foule. Nous autres, on nous avait distribués tout de suite sur les vieux remparts, depuis la porte Saint-Aubin jusqu’à la Haute-Chaîne ; nous creusions les embrasures des pièces dans le gazon, aussi vite que possible, en les flanquant de fascines et de sacs à terre.

 

Et c’est là qu’on pouvait reconnaître l’épouvante qu’inspiraient les chouans : tous les bourgeois nous aidaient ; les femmes, les vieux, les jeunes, sans distinction, tous poussaient aux roues des fourgons, des caissons et des pièces, apportant les bombes par leurs oreillons, deux à deux, et formant la chaîne pour se passer les boulets ; chacun s’employait selon ses forces, et les ménagères nous apportaient même la soupe pour nous réchauffer, car il faisait très froid : la plaine était blanche de neige et la rivière charriait des glaçons.

 

Vers dix heures, rien ne se découvrait encore aux environs, et si des estafettes n’étaient pas venues, d’instant en instant, prévenir la place que l’ennemi s’approchait et que l’armée de Rennes s’avançait à notre secours, on n’aurait pu croire que nous étions menacés. Mais, vers midi, les brigands parurent enfin du côté d’Avrillé, en avant d’un petit bois ; ils fourmillaient le long d’un ruisseau qui descend de ce côté vers la Maine, et bientôt ils envahirent comme un troupeau le faubourg ; la canonnade s’engagea de part et d’autre depuis une heure jusqu’à la nuit. Les gardes nationaux firent une sortie et furent ramenés ; c’est Beaupuy qui les conduisait ; il fut encore blessé. Les Vendéens s’engagèrent alors dans la grande rue du faubourg, mais vous pensez bien que nous n’avions pas oublié notre métier de Mayence, et que les batteries de l’ennemi ne tirèrent pas longtemps contre les nôtres.

 

Je vous ai déjà tant raconté de sièges et de sorties, que cette entreprise des Vendéens, sans ressources, sans discipline, ni commandement sérieux, ne vous paraîtrait pas grand-chose auprès des autres. Nos obus allumèrent deux ou trois baraques à droite de la porte Saint-Aubin, et les royalistes s’étant avancés jusque sur le pont, ils furent balayés de tous côtés et rejetés dans le faubourg. Un officier municipal fut tué. C’est tout ce que je me rappelle, car après cette nuit où l’on parlait d’un grand assaut le lendemain ils essayèrent encore d’élever une ou deux batteries qui furent démontées, et, le soir, toute leur armée se mit en retraite. On n’en savait rien ; on veillait, la mèche allumée, quand au matin les qui-vive ! des avant-postes, les cris de « Vive la république ! » et l’air de la Marseillaise, nous apprirent que les nôtres étaient arrivés ; et comme on n’entendait ni canonnade ni mousqueterie, on sut aussi que les royalistes avaient pris une autre direction.

 

Les hussards de Westermann, le 2e bataillon de la Somme et d’autres troupes, après avoir été reconnus par les avant-postes, entrèrent en ville, et l’on fraternisa. Les Vendéens, informés de l’approche d’une forte avant-garde à Châteaubriant, craignant d’être pris entre deux feux, s’étaient dépêchés de lever le siège. On lança de suite quelques hussards à la découverte, et vers onze heures la nouvelle se répandit que les brigands marchaient sur La Flèche et Saumur, en laissant derrière eux des quantités de blessés, de femmes, de vieillards, qui jetaient leurs armes et s’appuyaient sur des bâtons, pensant se faire passer pour de simples mendiants et regagner ainsi le Bocage. C’était la misère de la misère, le commencement de la fin.

 

Cette alerte m’avait tout à fait remis, d’autant plus que, sur les ordres du représentant Francastel, tous les défenseurs des remparts avaient reçu la veille des souliers neufs, avec une grosse capote de bonne flanelle grise à larges manches, qui nous descendait jusqu’aux mollets. Jamais nous n’avions eu si chaud ; ceux qui venaient du dehors nous regardaient d’un œil d’envie.

 

Mais ce qui me fit encore plus de plaisir et me remonta bien autrement le cœur, ce fut une lettre de Marguerite. Comme je rentrais à l’hôpital chercher mes effets, car la colonne de Marceau devait suivre l’avant-garde, et je voulais reprendre tout de suite mon poste à la batterie, le portier, qui remplissait les fonctions de vaguemestre, avec sa boîte et son registre sous le bras, criait justement dans la grande salle : « Un tel !… Un tel !… » Les trois quarts ne répondaient pas, mais au nom de Michel Bastien, je dis :

 

– Le voilà !

 

– Bon ! fais ta croix, ou signe. Voici ton affaire.

 

Dieu du ciel ! après trois mois d’une existence où l’on pense chaque jour : « Tu vas y passer comme tant d’autres… C’est pour l’attaque de ce soir… Ce sera pour demain. Personne ne s’inquiète de toi : père et mère, frères et sœurs, et Marguerite et les autres, tout le monde t’oublie ; on ne saura pas seulement où vont rester tes os ; » après des idées semblables, voir qu’on songe encore à vous ! Mes yeux en étaient pleins de larmes, et je courais au hasard, la main sur ma lettre au fond de ma poche, cherchant un endroit écarté pour être seul. C’est dans l’ancien bouchon de maître Adam, où j’allais autrefois avec le père Sôme, que je m’assis enfin près de la fenêtre du coin, en face de la cathédrale, et que je me mis à regarder les cachets l’un après l’autre, me disant : « Ça vient de Phalsbourg… c’est Marguerite qui t’écrit… » et retournant la lettre toute mâchurée de timbres, d’un air d’attendrissement.

 

Enfin, je l’ouvris.

 

Ah ! je pourrais vous la raconter dans les moindres détails ; mais si je vous disais les paroles de tendresse et d’amour que m’écrivait Marguerite, plus d’un serait capable d’en rire et penserait :

 

« Ce vieux muscadin fait le joli cœur et nous rapporte les compliments qu’il a reçus voilà bientôt quatre-vingts ans. »

 

Marguerite elle-même se moquerait de ma folie.

 

Laissons donc là ces vanités de la jeunesse. Mais voici des choses capables d’intéresser tout le monde, et que je ne dois pas oublier : Marguerite, dans cette lettre, datée de novembre 1793, me racontait que tout notre pays était en marche ; – que maître Jean, Létumier, Cochard, Raphaël Mangue, enfin tous les patriotes de la ville, du Bois-de-Chêne et de la montagne, sous le commandement d’Élof Collin, venaient de partir la giberne au dos et le fusil sur l’épaule ; qu’on ne trouvait plus dans nos villages que des femmes, des vieillards et des enfants, et que ce grand soulèvement arrivait à la suite d’un combat entre Pirmasens où nous avions perdu beaucoup de monde, ce qui nous avait forcés d’évacuer le camp de Hornbach et même les lignes de Wissembourg.

 

Elle me disait que l’armée du Rhin avait même reculé jusqu’à Saverne, et l’armée de la Moselle jusqu’à Sarreguemines, sur la route de Metz à Phalsbourg, de sorte que notre pays n’était plus qu’un seul camp, et que, si la grande bataille se livrait, on allait entendre gronder le canon dans nos baraques ; que tout ce qui restait à la maison faisait de la charpie, préparait des bandages et prêtait au moins un lit pour recevoir les blessés ; qu’on avait organisé des ambulances à Metting, Quatre-Vents, Saint-Jean-des-Choux, et frappé des réquisitions sur tous les chevaux, les charrettes, pour le transport des vivres ou des blessés en cas de besoin. Elle me disait que les généraux avaient été cassés et qu’il venait d’en arriver deux autres, des enfants du peuple, Charles Pichegru et Lazare Hoche ; qu’ils s’étaient vus en ville, au milieu du plus grand enthousiasme ; qu’on leur avait fait les honneurs du club de l’Égalité ; qu’ils avaient visité les casernes et les remparts, et puis que l’un était allé prendre son commandement en Alsace et l’autre en Lorraine.

 

Ce qui m’intéressa beaucoup aussi dans cette lettre, ce fut d’apprendre que Chauvel était venu quelque temps avant au pays, avec Saint-Just et Lebas, pour faire empoigner les autorités civiles et militaires de Strasbourg, en train de livrer la place aux Allemands. Il paraît que la république ne convenait pas à ces aristocrates fédéralistes, qu’ils aimaient mieux être valets de princes et laquais de grands seigneurs, que des hommes libres ; on avait découvert chez eux des cocardes blanches, et dans les guérites des remparts de petits drapeaux avec la couronne et les fleurs de lis. Les postes étaient abandonnés, les blessés pourrissaient dans les hôpitaux ; enfin la trahison devenait chaque jour plus claire. En attendant le jugement, le maire Dietrich et les officiers municipaux avaient été transportés, les uns à Paris, les autres à Metz, à Châlons, à Besançon. Voilà ce que me racontait Marguerite, ajoutant que le pays fourmillait encore une fois de moines, de capucins, de réfractaires, rentrés en Alsace avec les Prussiens et les Autrichiens ; qu’on allait jeter le filet sur tout cela d’un seul coup, et que le règne de la vertu ne pouvait plus tarder de s’établir.

 

Malgré la joie d’apprendre des nouvelles de Marguerite, de mon père qui se portait toujours bien, et de mon petit frère Étienne, qui n’avait qu’un seul chagrin, celui de ne pouvoir s’engager dans les volontaires comme tambour, on pense bien que l’inquiétude de savoir cent mille Autrichiens et Prussiens à dix lieues de chez nous, et de me dire que sans doute Phalsbourg allait être bombardé, la baraque de mon vieux père brûlée, les champs de maître Jean ravagés, et tous ceux que j’aimais réduits à la misère, on comprend que cela n’augmentait pas ma satisfaction et que j’aurais bien mieux aimé me battre là-bas, pour la défense de nos foyers, que d’exterminer en Vendée de misérables paysans, auxquels on ne pouvait reprocher que leur ignorance, dont ils n’étaient pas même cause.

 

Oui, cette idée me serra le cœur ; mais ce qui m’indigna le plus, ce fut d’apprendre que notre imbécile de Valentin, engagé comme maréchal ferrant dans un régiment de Condé, avait eu l’insolence d’écrire à maître Jean de se tenir prêt, que la corde était tressée et le nœud coulant arrangé pour l’accrocher quelque part. Jusqu’alors je n’avais regardé Valentin qu’avec une grande pitié, sans le rendre responsable de sa bêtise naturelle, mais je vis d’après ce trait qu’il était devenu méchant, et cela me fit de la peine. Enfin, que dire en pareille circonstance ? La colère de maître Jean avait été terrible ; tout ce qu’il demandait maintenant, c’était de rencontrer son vieux compagnon, pour lui faire passer le goût du pain.

 

Cette lettre de Marguerite, qui m’avait d’abord fait tant de plaisir, redoubla mon indignation contre les traîtres, je vis bien que nos ennemis ne comptaient plus que sur ces misérables, et qu’il faudrait en venir à l’extermination générale.

 

Ce même jour, Rossignol arriva dans l’après-midi. C’était un ancien horloger devenu colonel de gendarmerie après l’enlèvement de la Bastille, un homme sec, le nez large, les yeux petits et clignotants ; il portait la grosse écharpe tricolore et le chapeau sans galons des généraux en chef. Westermann poursuivait déjà les Vendéens avec ses hussards ; Rossignol donna l’ordre d’appuyer sa poursuite du côté de Beaugé.

 

Quinze à dix-huit cents patriotes sortirent par la porte Saint-Aubin, à pied et à cheval ; il faisait un temps abominable, et l’on apprit le lendemain que nos gardes nationales étaient arrivées trop tard ; les royalistes, arrêtés cinq heures en avant de La Flèche par le 4e bataillon de la Sarthe et deux pièces en batterie sur le pont, avaient passé la rivière plus haut et s’étaient rendus maîtres de la place ; mais on sut en même temps qu’ils venaient de l’abandonner et qu’ils marchaient sur Le Mans, Westermann toujours à leurs trousses. Cette armée innombrable de paysans, de femmes, d’enfants, de vieillards, de prêtres, de chanoinesses, etc., ne pouvait subsister longtemps au même endroit ; cela buvait, mangeait et dévorait tout en quelques heures ; bientôt les greniers étaient vides et les caves à sec, il fallait aller voir ailleurs.

 

Rossignol retourna tout de suite à Châteaubriant et puis à Rennes. Un fort détachement partit alors d’Angers pour rejoindre la division de Marceau sur la route du Mans ; j’en étais ; encore faible, mais bien content de me retrouver en campagne, car rien ne m’a jamais plus ennuyé que de vivre entre les murs d’une caserne ou d’un hôpital. Il tombait de la pluie mêlée de neige ; le même soir, nous trouvâmes la division campée autour d’un bourg appelé la Fontaine-Saint-Martin. L’état-major était au village. On parlait de la nomination de Marceau, par intérim, comme général en chef ; il avait quitté le camp deux ou trois heures avant et poussait au loin une reconnaissance.

 

Toute cette nuit, nous entendîmes sur notre droite le roulement du canon ; d’autres divisions venaient de faire leur jonction aux environs du Mans : celle de Muller arrivée de Tours, celle de Tilly arrivée de Cherbourg, et le détachement de Westermann, qui suivait les Vendéens pas à pas depuis La Flèche. Les Mayençais, réduits presque à rien, arrivaient de Châteaubriant, derrière nous, sous les ordres de Kléber. La pluie, le vent, la neige nous ennuyaient beaucoup, mais chacun prévoyait une grande affaire et se disait : « Encore un peu de patience, toutes nos misères vont finir ! » Marc Divès et Sôme auraient bien souhaité d’avoir ma grosse capote neuve sur le dos, mais elle me faisait trop de bien, je ne l’aurais pas prêtée pour tout l’or du monde.

 

Enfin, au petit jour, les qui-vive, les reconnaissances d’avant-postes et le passage de la cavalerie, nous apprirent que Marceau venait de rentrer. On fit la soupe, après la soupe on replia les tentes et l’on se mit en marche pour Le Mans.

 

Cette nuit-là, deux ou trois petits combats s’étaient livrés entre Westermann et les Vendéens. Les Vendéens avaient eu le dessus.

 

Ce que je n’ai jamais pu comprendre, c’est que les généraux, toujours en route, toujours à cheval, toujours à recevoir des nouvelles, à confesser les espions, les prisonniers, les déserteurs, les maires de villages, les maîtres de poste ; à faire éplucher les lettres ; à courir en avant pour tout observer, prendre les dispositions, et puis se consulter entre eux, soit en conseil de guerre, soit autrement ; après toutes ces fatigues, et bien d’autres sans doute que je ne connais pas, aient encore le courage et la force de passer des nuits sans dormir et de recommencer le lendemain. Oui, cela me paraît merveilleux, et voilà pourtant comme étaient tous les vrais généraux que j’ai connus : Aubert Dubayet, Kléber, Marceau, Beaupuy ; c’est étonnant !

 

Nous avions bien cinq à six lieues encore à faire avant d’arriver au Mans. À Foulletourte, nous trouvâmes la division Muller et les représentants du peuple Bourbotte et Prieur. Il était question d’une défaite de Westermann devant Pontlieue, les représentants semblaient indignés. On fit halte, et dans la maison du maire les généraux se réunirent en conseil, et puis on continua son chemin. Westermann avait sabré des centaines de royalistes dans cette direction ; nous en trouvions partout, étendus le long des fossés, sur les fumiers des villages, en plein champ ; quelques-uns des nôtres aussi, la face contre terre. Il ne pleuvait plus, mais le temps était humide et très froid ; les chemins étaient mauvais, surtout pour les canons et les munitions.

 

Nous n’arrivâmes devant Pontlieue que vers six heures du soir, et tout de suite Westermann, qui nous attendait avec ses hussards et quatre ou cinq cents hommes d’infanterie, après avoir vu Marceau deux minutes, commença l’attaque du pont, car le bourg est bâti de l’autre côté d’une petite rivière qui se jette dans la Sarthe. Plus loin, tout au bout d’une longue rue, pleine de fabriques, se trouve Le Mans, sur une côte en pente rapide.

 

Les Vendéens s’étaient barricadés dans Pontlieue ; ils avaient même élevé des espèces de redoutes ; mais le temps était si couvert, que nous ne voyions absolument rien de ces choses.

 

Tout le monde pensait qu’on allait bivaquer en attendant la division Kléber. Les représentants du peuple avaient même mis pied à terre, et tout les bataillons s’arrêtaient, cherchant leur campement, à droite et à gauche de la route, lorsque deux coups de canon, suivis d’une fusillade terrible et de cris : « En avant ! en avant !… Vive la République ! » nous avertirent que ce gueux de Westermann, qui n’avait ni cesse ni repos, faisait encore un de ses coups, et qu’au lieu de nous reposer, il faudrait sans doute le soutenir et se battre toute la nuit. Cela ne pouvait pas manquer. Aussitôt l’affaire engagée, de tous les côtés on cria : « En avant ! en avant !… » Et nous voilà partis dans cette obscurité, fouettant les chevaux, criant, poussant aux roues par-dessus les pavés, jurant et nous indignant.

 

Les Vendéens avaient entassé de la terre sur le vieux pont ; des deux côtés ils avaient planté des palissades, et, pendant que nous débarrassions tout cela, les balles sifflaient ; nous entendions bien plus loin, du côté de la ville, le ronflement du canon : Westermann et les grenadiers du ci-devant régiment d’Armagnac, non contents d’avoir passé le pont et le faubourg, s’enfonçaient déjà dans Le Mans ; naturellement les Vendéens, qui s’attendaient à quelque chose de semblable, les recevaient à coups de mitraille.

 

Une fois le pont débarrassé, tout marcha : canons, caissons, infanterie, cavalerie. La division de Cherbourg, qui nous rejoignit en courant, avait l’air encore plus enragée et plus enthousiaste que nous. Elle ne connaissait peut-être pas aussi bien les trous que font les boulets dans un bataillon ; elle allait l’apprendre.

 

Tout passa.

 

Si l’ennemi avait eu la force de nous repousser, nous aurions été dans une vilaine position, l’Huisne derrière nous, la Sarthe à gauche, grossie par les pluies, et les royalistes en face ; mais on n’y songeait pas.

 

Les Vendéens étaient encore à plus de cinquante mille dans Le Mans ; trente mille combattants, et le reste en femmes, en filles nobles, en blessés, en prêtres.

 

Bien des années se sont passées depuis ce combat, et souvent encore la nuit, en rêvant à ces choses lointaines, il me semble entendre cette grande rumeur de la ville, ces cris sans fin, ces coups de canon qui se suivent en faisant trembler les vieilles rues décrépites, et lançant leurs éclairs rouges jusqu’au-dessus des pignons et des hautes tours sombres. Je vois les reflets du feu courir en zigzags sur la rivière ; les centaines de fenêtres, hautes, basses, éclairées par la fusillade ; les chapeaux ronds, à l’intérieur, se passer les fusils de main en main ; au-dessous, dans la grande rue en pente, nos grenadiers qui courent, et la mitraille qui les refoule ; Westermann en tête, qui galope ; le 6e de hussards avec ses shakos pointus, ses dolmans et ses sabretaches en l’air, qui file ; enfin tout ce fourmillement de monde, au milieu de la nuit noire, à travers les lueurs et le fracas des décharges !

 

Quand nous arrivâmes au coin de cette rue, on aurait dit que le feu coulait de toutes les lucarnes comme de la bouche d’un four ; un coup de fusil n’attendait pas l’autre, et déjà, le long des murs, les blessés se recoquillaient, retirant leurs jambes et se serrant pour ne pas être écrasés. Nous, avec nos chevaux, nos canons, nos fourgons au galop, nous étions l’épouvante de ces malheureux, car dans des moments pareils on passe ; il faut passer coûte que coûte, et sous les roues pesantes, les hommes se tordent comme des vers. « En avant ! en avant ». Vous n’entendez que ce cri des officiers. Un camarade tombe, vous ne tournez pas seulement la tête.

 

C’est vers le milieu de la rue, en face d’un entassement de voitures, de charrettes mêlées l’une dans l’autre comme des chevaux de frise, et bordées des deux côtés de tirailleurs vendéens, qu’on nous fit arrêter et tourner nos pièces. Un bataillon de grenadiers de l’Aube nous soutenait ; mais tout descendait sur nous : les tuiles, les cheminées, les balles ! Quand on se rappelle ces terribles moments et qu’on se dit : « J’en suis réchappé malgré tout ! » on est forcé de crier : « C’est Dieu qui m’a sauvé ! »

 

Nos premiers coups balayèrent les voitures comme de la paille, elles volaient en mille pièces ; et comme les grenadiers enfonçaient en même temps les portes à coups de hache et de pavés, pour débusquer les royalistes ; comme le carnage commençait à l’intérieur des maisons, et que des cris innombrables de « Vive le roi !… – Vive la république !… » partaient de toutes les fenêtres, à tous les étages ; comme on entendait tomber et rouler sur les planchers ceux qui se massacraient ; nos coups de canon seuls tonnaient plus haut que le tumulte, et durant une seconde couvraient les plaintes, les gémissements et les cris du combat.

 

Encore la grande rue où nous grimpions n’était-elle pas le plus dangereux passage, toutes les ruelles qui descendent dans cette rue sont tellement étroites et roides, que plusieurs ont des escaliers pour y monter, et c’est de là, de toutes ces vieilles baraques vermoulues et penchées, – garnies de petits balcons en forme de hotte et de tourelles, – et qui se touchent presque par le haut, c’est de là que des balles pleuvaient. Ceux qui reçurent l’ordre de dénicher l’ennemi de ces abominables recoins eurent encore bien d’autres périls à courir ; on leur jetait sur la tête meubles, fourneaux, pots de fleurs, armoires ; on les écrasait comme dans des mortiers. Aussi la rage, au bout d’une heure, devint tellement épouvantable, qu’on ne faisait plus grâce à personne, et que les femmes, les vieux, les enfants, étaient hachés sans miséricorde.

 

Les royalistes du côté de la place, derrière leurs canons, tenaient comme des palissades ; ils nous répondaient coup sur coup dans toutes les directions ; les volets, les enseignes, tout pendait en l’air, à moitié détaché par les boulets. Deux fois nous reçûmes l’ordre d’avancer, de nous approcher encore de cette place ; nous avions perdu beaucoup des nôtres, des grenadiers de l’Aube les remplaçaient et faisaient avec nous le service des pièces. C’est Westermann lui-même qui vint la seconde fois nous crier : « En avant ! mille tonnerres ! » Il était pâle comme un mort, ayant reçu deux blessures et perdu beaucoup de sang ; ses yeux reluisaient. Il avait l’air de ne rien sentir ; seulement, comme il nous criait cela furieux, il tomba d’un coup en faiblesse. On le coucha derrière un rang de pavés ; tous le croyaient mort ; mais, une minute après, il se redressa de lui-même, prit son cheval à la crinière et monta dessus, en partant au galop vers la place. Nous étions aussi en route de ce côté.

 

Plus je pense à ces choses, plus je me figure que la fureur du carnage rend les hommes fous, et qu’ils ne sentent plus ni les coups, ni les membres cassés, ni la perte du sang, ni la faim, ni les privations de toute sorte. Dans des temps ordinaires, la centième partie de ces maux vous ferait mourir, mais pendant la bataille il faut être tué roide comme un chat, pour s’étendre ; et c’est peut-être à cause de cela que tant d’hommes meurent en rentrant de campagne ; la guerre les soutenait, aussitôt l’extermination finie, la force les abandonne.

 

L’épouvantable boucherie, les décharges, les attaques, les reculades, durèrent six heures sans relâche ; la grande affaire était de resserrer les Vendéens sur la place, et de les tenir là jusqu’à l’arrivée de Kléber. Marceau fit occuper toutes les rues voisines, mais à chaque maison c’était un nouveau combat. Il avait fallu renouveler trois fois nos caissons.

 

Vers minuit l’ordre arriva de cesser le feu ; toutes les principales positions étaient enlevées ; les royalistes n’avaient plus que cette place, où s’élevaient d’anciennes halles entourées de piliers.

 

C’est dans cette vieille bâtisse que se tenaient les femmes, les prêtres, les marquises, les comtesses, au milieu des chevaux et de tout ce qui restait de leur grande débâcle.

 

Nous eûmes environ deux heures de repos ; tout le monde frémissait de recommencer. Nos pièces étaient enterrées dans les pavés et les morts. Malgré la fatigue on n’avait pas envie de dormir ; mais, comme on ne nous avait pas donné le temps de faire la soupe, chacun avait faim et sortait ses provisions, car la distribution avait eu lieu sept heures avant, à Foulletourte, et l’on était bien content de trouver sa miche de pain bouclée sur le sac. Au bas de la rue, plusieurs camarades avaient aussi trouvé sur les Vendéens des gourdes pleines d’eau-de-vie et dans leurs sacs de toile des oignons et du sel.

 

Chacun veillait à son poste, regardant de loin les allées et les venues de l’ennemi ; de gros nuages couvraient le ciel, mais de temps en temps la lune donnait et nous découvrait les masses sombres de ces êtres entassés là-bas, et se penchant aux fenêtres cassées tout autour de la place. Plus un seul coup de fusil ne se tirait. Parmi les « Qui vive ? » et le passage de nos patrouilles, une grande rumeur s’élevait d’instant en instant au loin, sur notre droite, au fond de la ville haute ; on aurait dit de grands coups de vent, mais nous avons su le lendemain que c’était le départ de tout ce qui pouvait encore se sauver, sur la route de Laval.

 

Comme nous n’étions pas maîtres de la Sarthe, Marceau n’avait pu faire occuper cette route.

 

Entre trois et quatre heures du matin, le bruit courut que Kléber était arrivé. On s’attendait à recommencer l’attaque, mais elle n’eut lieu qu’au petit jour ; on déblaya d’abord en silence toutes les rues derrière nous, pour le passage de la cavalerie. Moi je crois que les autres en avaient assez, et qu’à partir de minuit, au moment où l’on s’était arrêté de lassitude des deux côtés, un grand nombre, abandonnant les femmes et les prêtres, avaient pris la route de Laval sans en prévenir leurs chefs. Je le crois, parce que, sur les cinq heures, comme le jour commençait à blanchir le haut des toits, tout à coup le grand cri : « En avant ! en avant ! » étant parti, la résistance épouvantable à laquelle on s’attendait ne dura pas seulement un quart d’heure. Westermann, à la tête des chasseurs francs de Cassel, passa d’un bout de la rue à l’autre au pas de charge. Les fenêtres se mirent bien encore à tirer ; quelques coups de mitraille enlevèrent encore des rangs entiers ; mais nous arrivâmes sur la place en moins de dix minutes.

 

Nous autres, nous avions l’ordre de suivre la colonne au galop et de prendre position en face des halles ; mais les halles étaient abandonnées, il ne restait plus là que des pièces démontées, des fourgons vides, des chevaux blessés, et des misérables sans défense, que l’on passa tout de suite par les armes. Toute la place était encombrée de morts, et Westermann, sans s’arrêter, partit avec le 6e hussards sur la route de Laval, à la poursuite des fuyards.

 

Si je disais que nous n’avons pas massacré ceux qui restaient embusqués dans les maisons ; que nous les avons laissés s’échapper, pour nous fusiller encore plus tard, et que beaucoup de ces femmes furieuses, qui portaient des sacs pour mettre le butin et n’avaient pas honte d’achever les blessés, furent épargnées, si je vous disais cela, je mentirais ! Nous autres canonniers, chargés de veiller à nos pièces et de rester en position en cas d’attaque, nous ne fûmes pas mêlés à tout cela ; mais les camarades de Cherbourg et d’ailleurs, après avoir vu leurs frères hachés et fusillés par centaines, se vengèrent ; des cris partaient de tous les côtés, des cris horribles !… Que voulez-vous ? la guerre, c’est la guerre : le sang, les larmes, l’incendie, le pillage !… Malheur à ceux qui la commencent, et principalement contre leur patrie ; toute cette horreur retombe sur eux ! ils en répondent seuls devant le genre humain et devant l’Être suprême.

 

Les généraux firent battre la générale. Kléber et Marceau, les représentants Prieur, Turreau, Bourbotte, tous ensemble essayèrent d’arrêter l’extermination ; ils parlèrent de loi, de justice, pour apaiser l’indignation des soldats.

 

– Écoutez ! nous avions perdu plus de cent mille hommes dans cette misérable guerre de Vendée ; nous avions souffert toutes les misères depuis près d’un an, pendant que les Prussiens, les Autrichiens, les Allemands, les Italiens, les Espagnols, les Anglais, les Hollandais, enfin toute l’Europe attaquait notre pays, nous étions forcés de combattre sans quartier des gens qui auraient dû nous soutenir contre l’étranger, et qui fusillaient la France par derrière !… Qu’on songe à tout cela, et que ceux qui reprochent aux républicains des cruautés se taisent ; dans le fond de leur cœur ils sont forcés de reconnaître que le droit était avec nous, et que nous avons bien fait de remplir notre devoir envers la patrie et nous-mêmes.

XII

 

Après cette terrible défaite des Vendéens, l’armée se reposa deux jours au Mans ; mais Westermann, un des plus grands généraux de cavalerie que nous ayons eus, ne lâcha pas l’ennemi, qui pouvait se rallier en avant de Laval ; malgré le froid de décembre, et malgré ses blessures, il le poursuivit dans tous les villages ; ses hussards en massacrèrent des quantités prodigieuses. À Laval, les femmes des patriotes se précipitaient sur les fuyards et les arrêtaient ; le sang de leur mari et de leurs enfants, versé par les royalistes après Entrâmes, criait vengeance ; les paysans bretons s’en mêlaient aussi ; ces pauvres gens avaient vu les horreurs de la guerre civile, l’insolence des Vendéens, leur ivrognerie, et leurs autres vices ; c’est à coups de fourche et de faux qu’ils les recevaient.

 

– Va te faire pendre ailleurs, brigand ! va tirer des coups de fusil dans le dos des chrétiens, en récitant ton chapelet !… va, misérable !

 

Les marquises, les comtesses, les chefs habillés en femmes ; les prêtres déguisés avaient beau supplier, on leur montrait la grande route. Et là-dessus les hussards arrivaient avec le sabre rouge :

 

– Les voilà ! les voilà !

 

Seigneur Dieu, que cela serve d’exemple à tous les êtres assez abandonnés du ciel pour se soulever contre leur propre patrie ! qu’ils apprennent que la prospérité des criminels ne peut durer longtemps, et que dans l’adversité tout les accable.

 

En arrivant cinq jours après aux environs d’Ancenis, où le restant de ces malheureux voulait passer la Loire et réunissaient planches, douves, tonneaux, poutres et jusqu’aux planchers des maisons, qu’ils démolissaient pour faire des radeaux, nous trouvâmes les hussards de Westermann sur les hauteurs de la Cornouaille, de l’autre côté de Candé. Tous avaient des bagues, des boucles d’oreilles, des bracelets, des bannières, des croix d’or, les uns aux doigts, les autres à la garde du sabre, dans les poches ; leurs petites gibernes en étaient pleines, et les gueux ne se mouchaient plus que dans des mouchoirs entourés de dentelles. D’après cela qu’on se figure ce que les marquises et les duchesses étaient devenues ; cela fait frémir quand on y pense.

 

Les représentants Bourbotte et Turreau rachetèrent beaucoup de ces objets précieux et les envoyèrent à la Convention ; la plupart des cavaliers en firent même don à la république, car elle était pauvre, elle avait besoin d’argent, étant attaquée de tous les côtés par les despotes.

 

Mais c’est à cette heure que vous allez voir ce qu’il faut penser de ces fameux chefs royalistes, de ce Henri de La Rochejaquelein, de ces de Sapinaud, de La Ville-Beaugé, de Langerie et autres défenseurs du trône et de l’autel. Certainement la grande masse des paysans vendéens, et surtout les chouans venus les rejoindre à Laval, étaient coupables envers la France ; ils étaient aussi coupables envers leurs femmes et leurs enfants, de risquer leur existence en combattant la nation, c’est clair ! ils n’agissaient pas en honnêtes gens, en bons Français ; mais l’ignorance, la bêtise dans laquelle on les avait entretenus de père en fils depuis des siècles, en étaient cause ; ces pauvres malheureux ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ils méritaient le pardon. Les autres, au contraire, ceux qui les avaient entraînés au-delà de la Loire, ne méritaient pas de pitié ; ces nobles, ces prêtres, qui, pour défendre leurs privilèges, avaient aveuglé tant de milliers d’hommes, qui leur avaient prêché l’extermination de leurs frères et leur avaient promis la vie éternelle en récompense de leurs crimes, voilà les vrais coupables ; voilà ceux qui devaient porter la responsabilité de cette rébellion ; voilà les gens qui devaient se dévouer jusqu’au dernier, pour obtenir la grâce des femmes, des enfants, des vieillards ; voilà les hommes qui, dans cette grande extrémité, reconnaissant qu’il ne restait plus de ressources, que la Loire était débordée par la pluie et la neige, qu’on ne pouvait construire de pont et sauver tout le monde… c’étaient ces nobles-là, qui devaient se dévouer et se rendre directement devant les représentants du peuple pour leur dire :

 

– Nous sommes un tel et un tel. Nous sommes de la noble race des conquérants, et nous n’avons pas voulu nous soumettre à votre république ; nous avons entraîné tout ce troupeau de malheureux contre vous ; nous les avons trompés !… Maintenant vous êtes les plus forts !… Eh bien, soyez généreux, épargnez-les ; ce sont des hommes du peuple comme vous. Prenez nos têtes et que tout soit fini ! Que la France jouisse de ses nouvelles lois, et qu’elle conserve un certain respect pour les hommes de cœur qui ont défendu les privilèges de leur race contre tous, et qui sont morts fièrement et courageusement en sauvant leur armée !

 

N’est-ce pas cela que vous auriez fait ? Je vous parle à vous, le premier venu : à toi, soldat, à toi, ouvrier, à toi, paysan, à vous tous qui n’êtes pas de la noble race, qui ne demandez pour tous que l’égalité devant la loi… N’est-ce pas que cette idée vous serait venue ? Oui, j’en suis sûr ; la mort est si peu de chose quand on remplit son devoir ; il n’est pas nécessaire d’être noble pour la mépriser. Me voilà, moi, bien vieux, et je lève la main devant l’Éternel, que je n’aurais pas attendu une minute ; mon sacrifice aurait été fait d’avance.

 

Eh bien, écoutez ! Comme nous allions de la Cornouaille à Maumusson, un gros bourg près duquel se trouvaient des verreries dans le genre de Meisenthal, notre avant-garde engageait la fusillade devant Ancenis ; et, au même moment, une barque traversait la Loire ; dans cette barque, la seule que les Vendéens avaient pu trouver dans le pays, – car, à leur approche, on avait envoyé toutes les embarcations sur la rive gauche, afin de les empêcher de rentrer dans leur Bocage, – dans cette barque, le généralissime Henri de La Rochejaquelein, Stofflet, Sapinaud, La Ville-Beaugé, Vaugiraud, de Langerie et quelques autres chefs passaient l’eau, soi-disant pour chercher deux gros bateaux chargés de foin amarrés en face de la ville, et sauver ainsi tout le monde. Ce sont les royalistes qui racontent cela dans leurs livres : des généraux qui vont eux-mêmes chercher des barques, au lieu d’envoyer un officier de confiance avec quelques soldats ! Mais une pareille histoire fait rire de pitié ; d’autant plus qu’arrivés à l’autre bord, ces braves gens gagnèrent un petit bois à portée de fusil et disparurent sans tourner la tête, et que depuis les malheureux qu’ils abandonnaient n’en reçurent plus de nouvelles.

 

De la position où nous étions, au bord d’un ruisseau, entre deux collines, nous ne pouvions voir ce triste spectacle, et j’en suis bien content : j’en aurais conservé un dégoût pour le restant de mes jours.

 

Enfin, voilà l’histoire !… Les malheureux Vendéens, hommes, femmes, enfants, vieillards, réunis sur le bord de la Loire, comprenaient maintenant leur sort ; une chaloupe canonnière, venue de Nantes, ouvrait déjà le feu sur leurs radeaux, tout s’engloutissait ; ils voyaient leur Bocage sur l’autre rive, sans pouvoir espérer d’y rentrer ; ils tombaient dans les bras l’un de l’autre en gémissant et criant :

 

– C’est fini !… nous sommes perdus !…

 

Quel déchirement et quelle horreur !

 

Nous n’avions plus besoin de nous presser ; à mesure que les divisions allaient venir, elles devaient prendre tranquillement position autour de la place. C’était encore un combat de rues qu’il fallait livrer. Ce 17 décembre au soir, Westermann fit monter deux pièces sur une colline, et lança quelques boulets à toute volée. Aussitôt toutes les cloches sonnèrent ; le tocsin n’en finissait plus, à minuit il tintait encore. Une bande de Vendéens voulut se sauver du côté de Varades ; c’est ce que Westermann attendait. Il les suivit avec ses hussards, les tailla en pièces, et revint au petit jour, dans le moment où la dernière colonne des royalistes sortait d’Ancenis, sur notre droite ; elle était bien encore de quinze mille hommes, femmes et enfants. On ne bougea pas, pour les laisser filer, mais, aussitôt après leur sortie, les hussards descendirent en ville et sabrèrent une centaine de traînards ; ils récoltèrent du bétail, des bagages, et six pièces de seize devant la mairie, les pauvres misérables abandonnaient tout maintenant ; sans chefs, sans ressources, ils perdaient aussi le courage.

 

Notre division se mit à leur poursuite. Westermann les serrait toujours de près ; il en exterminait partout, aux Touches, à Nort, à Blain. Ils s’arrêtèrent le 20 décembre à Blain. Marceau pensait les tenir enfin et les écraser d’un coup ; notre marche redoubla par le vent et la neige ; mais lorsque nous arrivâmes à Blain, où Westermann nous attendait, les royalistes avaient déjà pris la route de Savenay, en coupant derrière eux le pont d’une assez forte rivière. On se dépêcha de le réparer.

 

C’est à Blain que le prince de Talmont se sauva avec Donissant, Desessart, Pérault, Piron, Rostang et cent cinquante officiers et grandes dames nobles, qui n’avaient pu monter dans la barque de La Rochejacquelein. Talmont fut arrêté quelques jours plus tard à Laval et guillotiné devant son château. Les paysans, eux, aimèrent mieux mourir en soldats, les armes à la main.

 

Le pont réparé, nous continuâmes notre poursuite. Depuis onze jours nous marchions nu-pieds sur la glace, en pantalon de toile et les habits en loques ; aussi la fureur d’atteindre l’ennemi et de l’exterminer nous possédait.

 

Kléber vint nous rejoindre avec quelques troupes fraîches, à huit ou neuf lieues au-dessus de Nantes. Nous voyions les brigands s’éloigner toujours ; mais les marais approchaient, ils ne pouvaient plus se sauver bien loin. Le 22 décembre, vers cinq heures du soir, nous arrivâmes presque en même temps qu’eux devant Savenay, une petite ville remplie de vieilles maisons en torchis, et servant de marché dans ces cantons pour le gibier, les bestiaux, la volaille ; elle est sur une éminence, où poussaient des genêts et des landes alors toutes blanches de givre. Les Vendéens s’étaient emparés d’un petit bois en avant de cet endroit ; le général ordonna de les en déloger tout de suite.

 

Nos pièces furent mises en batteries à droite de la route qui descend à Nantes, et les Vendéens, après une résistance assez vigoureuse, se retirèrent en ville.

 

Toute cette nuit se passa donc à tirailler, car l’ennemi s’était retranché solidement dans les ruelles et les jardins. Il faisait un froid sec qui vous entrait sous les ongles. J’avais entouré mes pieds de paille, à l’exemple de plusieurs camarades. Les feux de bivac brillaient comme des étoiles ; on rôtissait devant et l’on gelait derrière ; personne ne dormait.

 

Sur le minuit, Kléber, avec ses jeunes gens de l’état-major, passa près de nous ; il avait un grand manteau vert garni de peau de renard à l’intérieur, et ses gros favoris brun roux brillaient comme du vif-argent. Il nous cria :

 

– Combien de gargousses ?

 

– Dix-huit par pièce, répondit le lieutenant ; les coffrets sont pleins, général, mais c’est tout.

 

– Il faudra les ménager, dit Kléber. C’est à coups de crosse et de baïonnette qu’il faut en finir.

 

Et, nous regardant sans descendre de cheval avec ses gros yeux gris clair, il reconnut les vieux de Mayence ; cela se voyait :

 

– Eh bien ! dit-il d’un air de bonne humeur, voilà le même temps que l’hiver dernier à Mayence.

 

– Oui, général, lui répondit le père Sôme ; il ne faisait pas chaud non plus pour travailler aux fortifications de Cassel et pousser la brouette sur le pont du Rhin.

 

Alors Kléber sortit un des grands gants de cuir qui lui montaient jusqu’aux coudes, et tendit la main à Sôme en disant :

 

– Camarades, les droits de l’homme vont avoir le dessus ; nous les aurons bien gagnés !

 

Il était tout réjoui, et nous tous ensemble nous criâmes :

 

– Vive la république !

 

Aussitôt il repartit et courut de poste en poste visiter les lignes, comme c’était son habitude la veille d’une bataille.

 

On fit la soupe avant le jour, et dès que le pâle soleil de décembre se leva du côté de la Loire, l’action s’engagea par les tirailleurs aux avant-postes. Cela durait depuis vingt minutes, lorsque Westermann, à la tête de ses hussards et d’un escadron de chasseurs, chargea les brigands, qui se replièrent sur des retranchements qu’ils avaient élevés pendant la nuit. Ces retranchements étaient garnis de canons ; il fallait les enlever. On nous fit avancer sur la route de Nantes, pour tâcher de les enfiler de côté, pendant qu’on les attaquerait en face. Nous étions soutenus par un bataillon de grenadiers. Mais les autres virent dans l’instant ce que nous voulions faire, et dirigèrent tous leurs feux sur nous.

 

Alors, au bas de la route il fallut prendre position pour répondre à leur canonnade ; et ces gens désespérés coururent sur nous, malgré la mitraille que nous leur envoyions et le feu roulant du bataillon de grenadiers qui nous couvrait par la droite. L’engagement à la baïonnette devint terrible. Westermann accourut ventre à terre attaquer les royalistes en flanc ; mais peut-être que tout cela ne les aurait pas arrêtés tout de même, car ils combattaient avec une rage incroyable et seraient arrivés jusqu’à nous, si Marceau, qui venait de former deux bataillons en colonne, n’avait marché tout droit sur leurs retranchements. Aussitôt ceux qui nous attaquaient se portèrent à leur défense, et ces retranchements-là furent attaqués depuis le matin jusque vers midi ; une colonne à peine repoussée, une autre arrivait, ainsi de suite.

 

Nous autres nous avancions toujours ; nous les fauchions ; mais la fureur de ces gens était si grande, qu’au lieu de nous répondre comme les canonniers font toujours, parce que c’est en quelque sorte plus fort que soi de se venger d’abord, eh bien, eux, ils aimaient mieux se laisser mitrailler et tirer dans les colonnes d’attaque. Finalement pourtant une de ces colonnes entra dans leurs retranchements ; la cavalerie de Westermann arriva derrière, et nous de côté pour les prendre en écharpe ; le massacre commença dans les retranchements, dans les jardins, dans la ville, dans les champs, dans les maisons, à l’église, enfin partout.

 

Nous avions encore perdu là quelques centaines d’hommes ; aussi les coups de fusil, les coups de crosse, les coups de sabre et de baïonnette, tout allait son train. « Pas de quartier ! » c’était le mot d’ordre des deux côtés. Partout sur la grande plaine couverte de neige on ne voyait que des plaques rouges, des tas de morts, et point de blessés. Au loin les hussards, les chasseurs filaient comme le vent à la poursuite des derniers malheureux, qui se sauvaient du côté d’un marais à perte de vue. Je me suis laissé dire qu’il s’en est échappé deux à trois mille à travers ces marais ; c’est possible, car nous étions las d’exterminer, et la cavalerie ne peut s’enfoncer dans la vase ; quelques-uns de ces malheureux ont donc pu se sauver ; ils étaient les seuls restes de cet immense troupeau de cent mille Vendéens, qui deux mois avant avaient passé la Loire. Ceux-là pouvaient dire à leurs enfants et petits-enfants :

 

« Nous avons vu la grande guerre ; nous avons vu père et mère, frères et sœurs, femmes, enfants, amis, périr de faim, de froid, de fatigue, de toutes les misères, sur les grandes routes ; nous les avons vu massacrer sans pitié, parce qu’ils ne voulaient pas de pitié des républicains, et qu’ils n’en avaient pas non plus ; nous avons vu les plus grandes horreurs du monde ; mais ce qui nous a fait encore plus de peine que tout cela, ce qui nous a déchiré le cœur, ce qui nous a brisés, ce qui nous a réduits au désespoir de la honte et de la mort, c’est, au moment du grand danger, la désertion des nobles qui nous avaient soulevés contre la France, et plus tard la bassesse d’un Bernier, pliant l’échine devant l’ancien jacobin Bonaparte, pour obtenir un bonnet d’évêque.

 

Enfin ici finit la grande guerre de Vendée.

 

Deux jours après, nous entrâmes à Nantes. On venait d’y apprendre presque en même temps notre victoire de Savenay et la prise de Toulon, que les Anglais avaient évacué en y mettant le feu et emmenant tous nos vaisseaux.

 

Ai-je besoin de vous peindre l’enthousiasme des patriotes de toutes les autorités, en nous voyant entrer, Kléber, Marceau, Westermann en tête, avec nos pieds nus, nos pantalons de toile, nos chapeaux usés par la pluie et les vents, nos grandes barbes, nos balafres et nos blessures innombrables ; les roulements de tambour, les cris de « Vive la république ! » le drapeau tricolore à toutes les fenêtres, les femmes, les jeunes filles qui se penchent et nous saluent des balcons, la foule qui nous embrasse, et puis le défilé des canons et des étendards enlevés aux royalistes ; les discours du président Gracchus et de Scévola Biron, au club du port Maillard ; les invitations des bourgeois, qui nous entraînaient bras dessus, bras dessous dans leurs maisons, les banquets patriotiques, etc., etc. ? Non, toutes ces fêtes se ressemblent ; quand vous en avez vu deux ou trois, vous les avez toutes vues ; seulement les patriotes de Nantes, après avoir risqué d’être envahis, massacrés et brûlés vingt fois depuis un an, étaient en quelque sorte plus contents de notre victoire que nous-mêmes ; et la commission militaire, le comité révolutionnaire où Goulin, Pinard, Grandmaison, Carrier et plusieurs autres jugeaient tour à tour, ne laissaient pas refroidir l’enthousiasme des modérés. Nous fûmes donc remontés et rhabillés de fond en comble, et logés en ville chez le bourgeois.

 

Moi, je demeurais dans une petite rue qui descend aux prairies de Mauves, chez un ferblantier qui chantait du matin au soir : « Ça ira ! ça ira ! » C’était un vieil homme, avec de grosses besicles, et très bon ouvrier de son état, mais il chantait par crainte, et sa fille, une grande brune toute pâle, priait toujours. Le vieux fréquentait le club des Jacobins et tremblait comme un lièvre au moindre bruit du dehors. La compagnie de Marat faisait des visites domiciliaires ; il arrivait des suspects de Savenay, de Montaigu, de Tiffauges ; cela faisait des files d’une demi-lieue, et l’on apprenait en même temps que Charette soulevait le Marais ; qu’il recommençait la guerre d’embuscade du côté de Machecoul ; mais ce n’était qu’une véritable misère auprès de ce que nous avions vu ; le nerf des royalistes était coupé. Le plus simple pour eux aurait été de se tenir tranquilles, car nous n’avions plus à les craindre.

 

Dans ce temps l’armée fut dispersée selon les besoins de la république. Le bataillon de Saône-et-Loire, avec le premier et le deuxième de la légion des Allobroges, fut détaché contre Charette ; la 32e demi-brigade, ci-devant régiment de Bassigny, la 57e de Beauvoisis, la 72e du Vexin, partirent pour l’armée des Pyrénées-Orientales. Nous avions fait campagne avec la 72e depuis Mayence, et l’on fraternisa les larmes aux yeux avant de se séparer. La 13e tint garnison à Nantes. Je fus bien content de rentrer comme sergent dans mon vieux bataillon de Paris-et-Vosges.

 

Il n’y restait plus beaucoup d’anciens camarades de la section des Lombards et des Gravilliers ; mais ceux qui restaient avaient toujours la même bonne humeur, et c’étaient les favoris de Lisbeth, qui les appelait : « Mes Parisiens ! » Je la voyais tous les jours, avec Marescot et le petit Cassius. Marescot venait d’être proposé par sa compagnie pour le grade de lieutenant ; son courage et sa belle conduite à l’affaire d’Entrames lui donnaient des droits. Il n’avait pas l’idée d’accepter, ayant plus de bénéfices dans son commerce ; mais Lisbeth ne lui laissait plus une minute de repos ; elle voulait être dame d’officier, et je finis par dire au beau-frère :

 

– Écoute, fais ce que ta femme veut. Je la connais, elle te tiendrait la vie dure ; c’est une femme glorieuse, comme toutes les filles des Baraques du Bois-de-Chênes.

 

Il riait ; et, sa nomination étant arrivée, il fut tout de même content de monter en grade. Lisbeth, depuis ce moment, me demandait tous les jours si j’avais écrit au pays qu’elle était femme d’officier ; voilà ce qui l’inquiétait. Elle ne tenait plus à son commerce, car pendant cette année, au moyen de quelques verres d’eau-de-vie, elle s’était attiré tout le butin du bataillon : bagues, boucles d’oreilles, bracelets, étendards brodés en or, elle avait de tout dans son sac, et me montrant un jour le magot, elle me dit d’un air de malice extraordinaire, pour une fille élevée sur les grandes routes à courir derrière les voitures et tendre la main :

 

– Tiens, Michel, si les duchesses revenaient, je pourrais aussi être duchesse. Je l’aurais encore mieux gagné que les anciennes, puisque j’ai fait la guerre et accroché tout ce que j’ai pu moi-même. Les autres avaient tout trouvé en venant au monde, moi, j’avance par mon courage et ma chance. Tout sera pour Cassius. Nous voilà déjà dans les grades ; ça marchera.

 

La vanité des femmes est terrible ; Lisbeth aurait trouvé tout naturel que la république eût sacrifié six cent mille hommes pour la faire passer duchesse. Si je n’avais pas connu son ignorance et sa bêtise, j’aurais frémi d’indignation ; mais comment en vouloir à des êtres si bornés ? Tout ce qu’on peut faire, c’est de lever les épaules en les écoutant.

 

Une autre chose qui me serrait le cœur, c’était de voir passer matin et soir les condamnés qu’on menait de la tour du Bouffay aux prairies de Mauves. Il neigeait toujours, et ces files de charrettes où les malheureux grelottaient demi-nus, les mains liées sur le dos, vous donnaient froid. Comme la neige était haute, on n’entendait aucun bruit dans la rue, excepté de temps en temps le hennissement d’un cheval, le cliquetis d’un sabre des hommes de l’escorte ; tout passait en silence ; on aurait dit des ombres. Le vieux ferblantier, sa fille et moi, derrière les petites vitres rondes, nous ne bougions pas ; la fille priait et le vieux poussait un gros soupir. Ah ! j’en ai vu passer ainsi de toutes sortes, des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes, des nobles et des prêtres ! Et toujours cela me rappelait ces charrettes que nous avions escortées de la porte Saint-Nicolas aux prisons de Nancy, quand le général Bouillé avait fait fusiller, pendre et rouer vifs tant de malheureux sans défense, qui réclamaient leur paye avec justice.

 

Carrier exécutait les ordres de la Convention, et M. de Bouillé exécutait ceux de l’ancienne cour. Les royalistes depuis soixante-quinze ans maudissent Carrier, il ne faut pourtant pas tant crier, quand on a donné soi-même l’exemple de toutes les barbaries. Les commissions militaires qui jugent en bloc sont aussi bonnes pour les républicains que pour les royalistes ; seulement les républicains, en 93, s’en servaient pour la première fois, et les autres, qui depuis des centaines d’années s’en étaient toujours servis contre le peuple, trouvaient alors que cela faisait mal. Il faut aussi dire que M. de Bouillé, qui violait la loi, puisque le supplice de la roue était aboli, fut approuvé par Louis XVI et Marie-Antoinette, qu’il obtint toute leur confiance ; et que Carrier, l’inventeur des noyades, porta sa tête sur l’échafaud, comme ayant dépassé ses ordres ; et puis il faut encore se figurer que, si nous avions été vaincus à force de trahisons, les potences, – qu’on appelait « justices » sous l’ancien régime, – auraient été chargées de patriotes d’un bout à l’autre du royaume : Brunswick nous en avait prévenus !

 

Tout cela revient à dire que les hommes sont égaux, et qu’il faut toujours s’attendre à ce que les autres nous fassent ce que nous leur avons fait.

 

Au milieu de ce terrible spectacle, je n’oubliais pas notre pays, et comme j’avais écrit notre victoire de Savenay à Marguerite, comme je lui demandais des nouvelles et qu’il n’en arrivait pas, mon inquiétude augmentait chaque jour ; je me représentais l’Alsace et la Lorraine envahies par les Autrichiens et les Prussiens, et je m’écriais en moi-même :

 

« Phalsbourg est bien sûr assiégé ; sans cela, Marguerite m’aurait répondu ! »

 

Je voyais l’exécution des menaces de Valentin : les Baraques en feu, maître Jean, Létumier, mon père et tous les amis forcés de se cacher dans les bois. Ma désolation était grande, malgré le dernier bulletin de la Convention, annonçant que Hoche et Pichegru avaient repris l’offensive, lorsque je reçus enfin cette lettre de Chauvel, qui m’apprit bien des choses heureuses et me remit du baume dans le sang. Je viens de la relire avec attendrissement ; elle me rappelle un temps glorieux, et finira bien la troisième partie de mon histoire.

 

« À Michel Bastien, sergent à la compagnie d’artilleurs du 1er bataillon, Paris-et-Vosges, de la 31e demi-brigade légère.

 

» Landau, 6e jour de la 3e décade du 4e mois, an II de la république française une et indivisible

 

» Mon cher Michel,

 

» Nous venons de traverser une rude campagne ; l’an I de la république comptera dans l’histoire des peuples.

 

» J’ai lu toutes tes lettres à Marguerite avec plaisir, et cent fois l’idée m’est venue d’y répondre, mais nous avions tant d’ennemis à combattre ; nous étions menacés de si grands dangers à l’intérieur et au dehors, que j’ai toujours craint de te montrer trop de confiance en l’avenir, ou de te décourager. Aujourd’hui, les affaires de la république prennent une meilleure tournure ; nos ennemis sont repoussés. Ils reviendront ; n’importe ! nous avons le temps de respirer et de nous préparer à les recevoir.

 

» Tu sais que je te regarde comme mon fils, et, quoi qu’il arrive, je tiens à ce que tes enfants, qui seront aussi les miens, sachent ce que leur grand-père a fait dans ces circonstances difficiles ; le plus bel héritage que nous puissions laisser à nos enfants, c’est l’exemple de notre patriotisme et de notre courage. Ils n’en auront pas d’autre de moi, j’espère qu’il leur suffira.

 

» Marguerite t’a dit dans sa dernière lettre que Saint-Just, Lebas, Renki, Berger et moi, nous avions passé par Phalsbourg en vendémiaire. Nous arrivions de Metz, dont nous avions visité les arsenaux, et nous allions à Strasbourg. C’était un moment bien critique, et nos périls dataient de loin. Après la prise de Mayence et de Valenciennes, la révolte de Lyon, la trahison de Toulon, nos revers en Vendée, les manœuvres de Pitt pour accaparer les denrées, la baisse toujours croissante des assignats, la famine des campagnes faute de bras nécessaires à la culture, après tout cela, la Convention avait été forcée de prendre déjà des mesures énergiques, que j’ai toutes votées parce qu’elles étaient justes et commandées par la situation. Elle avait renouvelé le Comité de salut public, devenu trop mou dans les circonstances ; elle avait renvoyé Marie-Antoinette et les girondins devant le tribunal révolutionnaire ; elle avait décrété la suspension de notre constitution et l’état révolutionnaire jusqu’à la paix ; la réquisition permanente de tous les citoyens de 18 à 45 ans pour les armées, celle des chevaux pour la cavalerie ; le payement des contributions en nature pour la subsistance des troupes ; l’établissement d’un comité révolutionnaire dans chaque commune, pour rendre compte au Comité de surveillance générale des intrigues réactionnaires ; elle avait décrété le maximum pour les marchandises de première nécessité, pour les journées de travail et les mains-d’œuvre, le cours forcé des assignats, l’envoi des représentants du peuple dans les départements, pour accélérer la levée des hommes et le recensement des armes ; et leur mission aux armées, pour surveiller les généraux et donner l’exemple du dévouement à la patrie… Eh bien, tout cela n’avait pas suffi !

 

» Sans doute il en était résulté beaucoup de bien ; la république avait été sauvée : la victoire de Wattignies, celle de Cholet, la reprise de Lyon montraient que nous étions sur le bon chemin. Toutes nos pertes étaient venues de la trahison ou de l’incapacité des généraux de la monarchie, que nous avions eu le tort de conserver ; toutes les révoltes à l’intérieur venaient de la résistance des ci-devant députés à la constituante et à la législative, que le peuple ignorant avait choisis parmi ses ennemis, – grâce aux manœuvres du ministre girondin Roland ! et des anciens fonctionnaires attachés aux grosses pensions de la cassette et du livre rouge. – Il fallait donc remplacer ces généraux par de plus jeunes sortis du peuple, et réduire à l’impuissance les royalistes déguisés en républicains fédéralistes.

 

» C’est ce que nous allions faire en Alsace.

 

» De ce côté, le danger était pressant. Aussitôt après votre départ de Mayence pour la Vendée, nos petites armées du Rhin et de la Moselle avaient eu cent mille Autrichiens et Prussiens sur les bras ; elles avaient été forcées de se replier : celle du Rhin sur les lignes de Wissembourg, celle de la Moselle sur la Sarre ; l’ennemi se trouvait entre les deux ; il pouvait envahir la Lorraine. On fit un effort pour se réunir ; malheureusement, les forces opposées étaient trop grandes ; l’ennemi nous battit à Pirmasens ; il nous força d’évacuer le camp de Hornbach et se rendit maître des lignes de Wissembourg.

 

» Quand nous arrivâmes, en vendémiaire, l’armée du Rhin avait reculé jusqu’à Saverne, celle de la Moselle jusqu’à Sarreguemines ; les Prussiens étaient en Lorraine, les Autrichiens en Alsace ; Haguenau venait de leur ouvrir ses portes, Fort-Vauban était pris, Landau bloqué depuis trois mois. Tout le pays était inondé de capucins, de prêtres réfractaires, d’émigrés, qui prêchaient ouvertement la guerre civile, espérant faire de notre pays une Vendée ; les autorités de Strasbourg conspiraient avec l’ennemi pour lui livrer la place.

 

» Tu vois, Michel, que la position n’était pas belle.

 

» Le Comité de salut public venait de nommer Hoche général en chef de l’armée de la Moselle, et Pichegru, de l’armée du Rhin ; on ne savait pas encore ce que ces généraux étaient capables de faire. Des détachements prussiens s’avançaient jusque sur les hauteurs de Dösenheim, de Saint-Jean-des-Choux ; la Petite-Pierre et Bitche étaient investis et nos troupes découragées : il fallait changer tout cela.

 

» Saint-Just, Lebas et moi nous comprîmes tout de suite qu’il faudrait employer les grands moyens. Mes deux compagnons sont les meilleurs amis de Robespierre, des hommes jeunes, très instruits, très calmes et même froids, qui voient clairement les choses et ne reculent pas devant les grands remèdes. Moi-même je suis tendre auprès d’eux ; l’idée me vient souvent que les hommes méritent plus de pitié que de colère.

 

» En descendant la côte de Saverne, nous fûmes indignés de voir le délabrement et la misère profonde dans lesquels on laissait croupir les défenseurs de la patrie. Le Donon et le Schnéeberg se couvraient déjà de neige, il soufflait un vent humide dans la plaine, et nous avions sous nos yeux nos bataillons campés dans la boue, sans tentes, sans souliers, sans manteaux. Nous eûmes une entrevue avec Pichegru, une grosse tête de paysan rusé sur un uniforme de général en chef ; il nous donna toutes les explications relatives à son armée. Nous repartîmes de là sous escorte, car l’ennemi étendait ses reconnaissances jusqu’à Marmoutier, jusqu’à Wasselonne et plus loin ; et partout nous voyions le même spectacle de dénûment, la même misère : des chevaux de cavalerie exposés sous des hangars, sans paille, sans foin, sans couverture, des soldats vagabondant à travers les champs pour déterrer des racines, d’autres parcourant les villages abandonnés, au risque de se faire surprendre.

 

» Cela nous étonnait d’autant plus que les représentants Milhaud et Guyardin, envoyés avant nous, avaient organisé dans l’Alsace la légion révolutionnaire, comme elle existe sur tous les autres points menacés, pour assurer la subsistance des troupes ; et que cette légion devait être suivie d’un tribunal ambulant, chargé de juger les difficultés entre citoyens et réquisitionnaires. Ces gens-là remplissaient bien mal leur devoir ! et, dès notre arrivée à Strasbourg, la magnifique réception des sociétés populaires, et l’assurance des autorités que tout allait très bien, ne nous empêchèrent pas de voir le peuple misérable, le soldat sans vêtements, sans discipline et sans chef, le luxe insolent des aristocrates, les postes mal gardés, les portes ouvertes jusqu’à minuit, etc. ; ni de reconnaître la connivence des autorités civiles et militaires avec l’ennemi.

 

» Le neveu du général autrichien Wurmser fut arrêté dans la place, et dirigé sur Paris, comme espion. Le colonel, un capitaine et l’adjudant du 12e régiment de cavalerie, chez lesquels on surprit des cocardes blanches, furent immédiatement fusillés à la tête de leur régiment. Après la vérification des comptes, l’inspection des services, et particulièrement de celui des hôpitaux, où les malheureux blessés pourrissaient par centaines ; après nous être assurés que les réquisitions de grains et de bois de chauffage n’avaient pas été livrées ; qu’on avait passé des marchés de chandelles à 7 francs la livre, et qu’il était impossible de se procurer le moindre témoignage d’aucun acte de surveillance et d’énergie patriotique de la part des autorités, nous frappâmes neuf millions de contributions sur les richards de Strasbourg, car, d’après un décret de la Convention, les riches sont chargés de l’entretien des garnisons qui les défendent :

 

« Lorsque le peuple verse son sang par torrents pour la patrie, les riches peuvent bien donner leur or ! »

 

» C’est le mot de Danton et je pense comme lui.

 

» Ces gens poussèrent des cris épouvantables, mais comme la guillotine était en permanence sur la place, ils payèrent le jour dit, jusqu’au dernier centime. Nous appliquâmes cinq cent mille livres au soulagement des pauvres vieillards qui mouraient de faim parce que leurs fils étaient à l’armée, et le reste à l’exécution des réquisitions en retard.

 

» Ce n’était pas assez.

 

» Nous arrêtâmes que la municipalité de Strasbourg tiendrait deux mille lits prêts dans les vingt-quatre heures pour les soldats malades ou blessés, lesquels seraient soignés sur place avec tous les égards et le respect dus à la vertu. En outre, qu’il serait fourni aux chirurgiens des chevaux pour faire leurs visites ; en outre, que dix mille paires de souliers et deux mille manteaux seraient expédiés sans retard à Saverne, pour chausser convenablement et préserver du froid les défenseurs du pays ; en outre, et parce que ces mesures justes, nécessaires et patriotiques, au lieu d’exciter l’émulation des autorités, avaient l’air de les révolter, nous arrêtâmes que ces autorités suspectes étaient cassées ; qu’elles allaient être transportées à Metz, à Châlons, à Besançon, et renouvelées par l’élection.

 

» Les Autrichiens alors durent comprendre que leur plan était manqué ; qu’ils n’auraient pas encore l’Alsace, malgré les promesses de la ci-devant Marie-Antoinette qui leur avait donné ce morceau de la France pour décider l’empereur à nous envahir. Mais il était temps ; encore quelques jours et l’on aurait appris que le drapeau jaune avait remplacé le bonnet de paysan sur la cathédrale.

 

» Restait à régler le compte du tribunal révolutionnaire ambulant, qui n’avait pas rempli son devoir, et qui s’était même permis, sous la direction d’un ci-devant grand vicaire appelé Schneider, de juger ce qui ne le regardait pas, de frapper des amendes exorbitantes, d’imposer des contributions, et même de condamner à mort. Schneider rentrait justement d’une tournée aux environs de Bar ; il rentrait en triomphe avec six chevaux à sa voiture. Voici l’arrêté que nous prîmes à son sujet ; il te fera plaisir, en te montrant que ta juste réclamation pour la vieille grand-mère Becker n’a pas manqué son effet. Schneider avait commis bien d’autres crimes ; il reçut alors sa récompense, à la satisfaction de tous les bons patriotes de l’Alsace :

 

« Les représentants du peuple, envoyés extraordinaires aux armées du Rhin et de la Moselle, informés que Schneider, accusateur près le tribunal révolutionnaire, ci-devant prêtre et né sujet de l’empire, s’est présenté aujourd’hui à Strasbourg avec un faste insolent, traîné par six chevaux et environné de gardes le sabre nu, arrêtent que ledit Schneider sera exposé demain, depuis dix heures du matin jusqu’à deux heures après midi, sur l’échafaud de la guillotine, à la vue du peuple, pour expier l’insulte fait aux mœurs de la république naissante, et sera ensuite conduit de brigade en brigade, au Comité de salut public de la Convention nationale. Le commandant de la place est chargé de l’exécution du présent arrêté, et en rendra compte demain, à trois heures après midi, etc. »

 

» Voilà notre manière de traiter les gueux ; c’est de là que viennent tous nos succès. Si nous hésitions, on nous aurait bientôt vendus et livrés ; car ces rois, ces nobles, ces moines et tout ce tas de despotes d’en haut et d’en bas s’entendent comme larrons en foire pour gruger les peuples. Notre façon de trancher les questions a l’air de les ennuyer beaucoup ; tant mieux, cela nous prouve qu’elle est bonne.

 

» Après avoir mis ordre à ces petites difficultés, il était temps de songer aux affaires plus sérieuses.

 

» Depuis notre défaite de Pirmasens et l’occupation des lignes de Wissembourg par l’ennemi, les Prussiens s’étaient fortifiés sur la Sarre, et les Autrichiens à Niederbronn, Frœschwiller et Reischoffen, dans les Vosges allemandes. Le nouveau général de l’armée de la Moselle, Hoche, choisi par Carnot, avait d’abord rétabli la discipline dans ses troupes, et puis il avait fait partir de Sarreguemines une de ses divisions pour déloger les Prussiens de Bliescastel, et les avait mis en déroute. À la suite de cette affaire, nous avions occupé les hauteurs de Deux-Ponts et Mimbach.

 

» De son côté, Pichegru, général de l’armée du Rhin, avait attaqué les Autrichiens à Bergheim ; mais l’ennemi, soutenu vigoureusement par le prince de Condé, nous avait repoussés. Les Autrichiens et les émigrés se trouvaient donc encore en Alsace, à Haguenau, le plus horrible nid de réactionnaires que nous ayons en France. Hoche, maître de Deux-Ponts, avait fait un second effort pour se rapprocher de Landau, par les hauteurs de Kaiserslautern, mais cette fois il n’avait pas réussi, faute d’ensemble dans ses mouvements ; les Prussiens tenaient ferme, ce sont de bons soldats. Alors ce jeune homme montra qu’il avait réellement du génie, car, au lieu de s’obstiner à vouloir les forcer, après le combat de Frœschwiller, où nous avions eu le dessus, il laissa devant eux une division en observation ; il traversa les Vosges couvertes de neige, avec le reste de son armée, et se réunit à Pichegru pour agir ensemble, prendre les Autrichiens à revers sur la Moder, dégager les lignes de Wissembourg et débloquer Landau.

 

» C’était une grosse entreprise.

 

» Lacoste et Baudot venaient d’arriver avec de nouveaux pouvoirs. Pichegru ne paraissait pas content de partager le commandement ; il voulait agir seul. La Lorraine n’était plus couverte que par une seule division ; heureusement les Prussiens n’en savaient rien. Il fallait agir vite ; Lacoste et Baudot prirent tout sur eux ; ils donnèrent le commandement en chef à Hoche.

 

» L’enthousiasme était immense. Le tocsin sonnait dans tout le pays ; les bataillons de gardes nationaux arrivaient du fond de la Lorraine ; on était las des étrangers.

 

» C’est alors que m’étant rendu dans le camp, une de mes plus grandes joies fut de trouver maître Jean, Létumier, Collin et cinquante autres bons patriotes, à la tête des gardes nationales du Bois-de-Chêne, de Phalsbourg, de Metting, de Lixheim, de Sarrebourg, de Lorquin et de tous nos environs. Je leur fis une harangue dont ils n’avaient pas besoin : le cri terrible de « Landau ou la mort ! » s’étendait sur toute notre ligne, à plus de six lieues.

 

» Nous avancions par colonnes à travers l’Alsace ; les Autrichiens reculaient et prenaient position en avant de la Lauter. Hoche, son état-major et nous tous à cheval, nous suivions ce grand mouvement ; nous sentions d’avance que la victoire ne pouvait nous échapper. Hoche a l’air moins campagnard que Pichegru, mais plus franc, plus ouvert ; c’est un grand et beau jeune homme de vingt-cinq ans, les yeux vifs, la figure énergique. Pourtant je lui fais un reproche : il promet quelquefois de l’argent à ses soldats pour les drapeaux et les canons qu’ils enlèveront à l’ennemi ! C’est bien peu compter sur l’amour de la patrie, et c’est trop connaître à cet âge les mauvais côtés du cœur humain. J’aime mieux votre Kléber, à Torfou, lorsqu’il dit au capitaine Chouardin : « Tu vas te faire tuer ici avec tes hommes, et tu sauveras l’armée » ; et l’autre qui lui répond : « Oui, mon général ! » Enfin, jusqu’à présent Hoche a justifié la confiance de la république ; je le tiens pour excellent républicain, homme de cœur et de dévouement.

 

» Le jeudi 6 nivôse, de bon matin, nous fûmes en présence de l’ennemi. Il était retranché sur une hauteur, en avant du vieux château de Geisberg ; derrière et sur les côtés s’étendaient les plaines et les petits coteaux de Wissembourg. La hauteur était défendue par des lignes de palissades, des abatis, des fossés, et flanquée de redoutes formidables.

 

» Hoche réunit trente-cinq mille hommes au centre pour l’attaque principale ; trois divisions se déployèrent à droite, deux divisions à gauche. Comme on n’attendait plus que l’ordre de marcher, des courriers arrivèrent nous annoncer la prise de Toulon. Aussitôt cette nouvelle courut dans l’armée, et les cris « En avant ! » retentirent au loin comme un roulement de tonnerre. Tout partit ensemble et la bataille s’engagea.

 

» Tu connais, Michel, le bruit du canon, de la fusillade, des tambours qui battent la charge, des trompettes qui sonnent, et les mille cris d’un combat acharné ; mais je ne crois pas que jamais on ait rien entendu de semblable ; les grands cris « Landau ou la mort ! » montaient au ciel à travers ces déchirements et ces sifflements bizarres que font les obus en roulant, avant d’éclater. Au bout de quelques minutes nous ne voyions, nous n’entendions plus rien. Mes confrères et moi nous galopions derrière nos braves soldats, que le mouvement de la fumée nous permettait de voir quelquefois à mi-côte, et qu’elle nous cachait aussitôt.

 

» Tout à coup je roulai par terre, l’épaule et la joue dans la boue épaisse : un boulet venait de tuer mon cheval, et je dois te dire qu’en revenant à moi je n’en fus pas fâché, car j’avais eu de la peine à me tenir dessus, ayant toujours été plus à mon aise sur mes pieds. Je me relevai bien étonné ; les autres avaient passé sans même s’apercevoir de mon accident. Alors je tirai mon sabre, et je courus comme un véritable furieux, mêlé dans un bataillon qui montait le fusil sur l’épaule. À chaque seconde je sentais des coups de vent qui passaient ; et plus nous montions, plus le bruit devenait fort.

 

» Nous marchions sur une batterie. Ce n’est qu’à vingt pas d’un gros carré de terre tout éboulé, que j’entendis crier « À la baïonnette ! » et que je reconnus que nous étions arrivés. Nos deux premières compagnies étaient déjà dans la redoute ; les autres suivaient en grimpant par-dessus les fascines et les sacs de terre. Je suivis le mouvement, et là-haut, après une mêlée de quelques minutes, j’eus le spectacle de la déroute des Autrichiens ; ils étaient bousculés partout et cherchaient à reprendre position en arrière ; mais on les poussait la baïonnette dans les reins. Je courais aussi, tout hors de moi d’indignation, pour balayer ces tas d’esclaves. Leurs grandes lignes blanches, allongées sur les collines, se défaisaient de seconde en seconde, comme des pans de mur qui tombent ; et nos têtes de colonnes, les grands chapeaux à cornes en avant et les drapeaux déployés, passaient à travers.

 

» Mais huit bataillons autrichiens, que je crois être des Hongrois, une forte réserve prussienne commandée par Brunswick, et la cavalerie de Condé tinrent longtemps et se défendirent en désespérés. Vers le soir seulement nous les vîmes tous en retraite, les Autrichiens sur Frankenthal et les Prussiens sur Bergzabern.

 

» À Wissembourg, tous leurs bagages tombèrent entre nos mains. La joie de ces braves Alsaciens d’être délivrés nous faisait répandre des larmes ; on s’embrassait comme des frères. Et le lendemain 7 nivôse, étant partis de bonne heure, nous entrâmes à Landau, débloqué depuis la veille. L’enthousiasme recommença ; de tous les côtés les vivres arrivaient, Hoche avait tout commandé d’avance : après la famine c’était l’abondance.

 

» Quel beau jour, Michel, et que de choses attendrissantes on voit dans ces occasions : des amis, des parents qui se retrouvent ; des malheureux que l’on croyait perdus, des êtres affamés, réduits à la dernière extrémité, qui ressuscitent ; et l’humanité des soldats après avoir fait leur devoir ! On pourrait en raconter jusqu’à la fin de ses jours.

 

» C’est de Landau que je t’écris cette lettre, du grand hôtel de la Pomme-d’Or, rue de la Poste, que tu dois connaître, puisque vous avez été bloqués à Landau six semaines. Maître Jean, Collin, Létumier et d’autres patriotes du pays ont promis de venir dîner avec moi ; je les attends. Hier nous étions dans la boue et la neige jusqu’au ventre, aujourd’hui un bon feu de cheminée éclaire ma chambre, et nous allons chanter la Marseillaise ensemble ; nous allons boire quelques bons coups à la santé de notre république. Elle se porte bien, elle aura la vie dure ; toute la noble race commence à comprendre que le règne de la liberté, de l’égalité et du bon sens va remplacer le règne des Charles, des Louis, des Christophe qui n’avaient pas le sens commun ; les peuples s’éclairent, ils demandent des comptes ; il s’agit de s’entendre avec eux et de faire ensemble nos affaires.

 

» Au commencement de cette année le sol de la république était inondé d’ennemis ; nous les avons balayés, nous sommes restés maîtres chez nous ; mais ce n’a pas été sans peine. Quand je vous disais en 92, à notre club de Phalsbourg, que la guerre d’un seul peuple contre l’envie, l’égoïsme et l’ignorance de tous les autres serait terrible, j’avais raison. N’importe ! nous en sommes sortis vainqueurs ; et cette campagne contre l’Europe, où nous avons livré plus de cent combats et plus de vingt batailles rangées, ne nous a pas empêchés d’asseoir les bases solides de l’avenir.

 

» Tu n’a pas eu le temps, au milieu de cet orage, de lire ce qui se passait à la Convention, mais sache qu’elle a fait aussi son devoir, et qu’elle n’a jamais perdu de vue sa mission, de fonder sur de bonnes institutions le bonheur de la nation en temps de paix. Je ne te parlerai pas de notre grande réforme militaire pour rétablir la discipline dans les camps, inspirer de la confiance aux jeunes recrues, par la suppression des vieilles manœuvres inutiles, donner de l’ensemble à nos mouvements, par les attaques en masse, et renouveler sans cesse nos ressources pendant l’invasion et la guerre civile. Cet immense travail sera la gloire de Dubois-Crancé, de Carnot, de Prieur (de la Côte-d’Or) et de quelques autres membres de notre comité militaire.

 

» Mais ce qui nous revient particulièrement à nous, c’est l’établissement en France de l’unité des poids et mesures, pour faire cesser la fraude qui depuis des siècles existait de province à province, et portait le plus grand préjudice au commerce. C’est ensuite d’avoir décrété que les lois civiles seraient codifiées, et voté les premiers titres de ce code, relatifs à l’état des personnes. C’est d’avoir établi toutes les grandes lignes du télégraphe, pour faciliter les services publics ; d’avoir fondé chez nous la propriété littéraire et artistique, car jusqu’à présent les écrivains, les artistes mouraient de faim, à moins de se mettre aux gages de quelque grand seigneur, parce que des voleurs habiles s’emparaient de leurs œuvres et s’en attribuaient le profit. Nous avons donc décrété que les compositeurs de musique, les peintres, les écrivains jouiraient du droit exclusif de vendre leurs ouvrages dans toute l’étendue de la république, et d’en conférer la propriété, comme bon leur semblerait ; et que leurs héritiers ou cessionnaires jouiraient même de ce droit exclusif dix ans après leur mort.

 

» C’est aussi d’avoir décrété : – la nouvelle constitution républicaine ; l’unité et l’indivisibilité de la république, chose indispensable pour la grandeur et la force de la nation ; la création du grand-livre de la dette publique ; la vente à crédit et par petites portions des terres des émigrés ; le partage des biens communaux ; l’indemnité aux communes qui souffriraient de l’invasion des ennemis ; les secours proportionnels et à domicile aux familles chargées d’enfants en bas âge ; et la charge communale d’entretenir les vieillards pauvres incapables de se procurer un travail en rapport avec leurs forces. Une de nos plus belles institutions, et surtout des plus difficiles, c’est l’établissement d’une nouvelle mesure du temps. L’ancien calendrier avait pris naissance chez un peuple barbare et crédule ; pendant dix-huit cents ans il avait marqué les progrès du fanatisme, l’avilissement des nations, le triomphe scandaleux de l’orgueil, du vice et de la sottise, les persécutions et les dégoûts de la vertu, du talent et de la philosophie, sous des despotes cruels ou stupides.

 

» Devait-on graver sur les mêmes tables les crimes honorés des rois, les fourberies des évêques et les progrès de l’humanité, la proclamation des droits de l’homme, son affranchissement de l’ignorance et de la servitude ? Nous ne l’avons pas souffert ; le temps ouvrait un nouveau livre à l’histoire, et nous avons décrété que l’ère française daterait du 22 septembre 1792, jour où le soleil arrive à l’équinoxe vrai d’automne, en entrant dans le signe de la Balance, à neuf heures dix-huit minutes du matin, pour l’Observatoire de Paris ; nous avons décrété la réforme complète du calendrier d’après ces mesures exactes ; et plus tard, Michel, tu verras cette œuvre admirable, qui donne à notre république le pas sur toutes les monarchies, obstinées dans les vieilles erreurs si favorables à leur domination.

 

» Nous ne reconnaissons que la justice et la raison, cela fait notre force, indestructible comme la nature elle-même.

 

» Mais ce que je place encore au-dessus de tout cela, c’est notre décret sur l’instruction publique ; car il ne suffit pas d’avoir du bon grain, il faut le répandre. Que les despotes mettent des entraves à la parole, à la pensée, aux écrits, c’est tout simple ; qu’ils empêchent ou retardent le progrès des lumières, rien de plus facile à concevoir : si la vérité se répand, ils sont perdus ! La république, au contraire, n’a pas de meilleure alliée : c’est par l’instruction qu’elle surmontera tout ; et, quels que soient la résistance des autres, leurs mensonges, leurs fourberies et leurs chicanes, la digue est rompue ; ce n’est plus qu’une question de temps ; la lumière éclairera les aveugles même.

 

» Nous avons donc décrété l’obligation imposée aux pères, mères, tuteurs et curateurs d’envoyer leurs enfants et pupilles aux écoles du premier degré. Ce décret est du 29 frimaire dernier. Ce n’est que le commencement d’une quantité d’autres mesures que nous allons prendre, et qui sont déjà préparées, pour avoir de bons instituteurs dans les sciences, les arts, l’agriculture, le commerce, la navigation, et même la guerre. Un peuple libre doit savoir se défendre : nous aurons des ingénieurs militaires, des mines, des ponts et chaussées ; des géographes, des ingénieurs de marine. Tout ce que le grand roi et tous les rois du monde depuis quinze cents ans n’ont pu faire, nous le ferons en huit ou dix ans au plus.

 

» Après cela, que la valetaille crie et nous calomnie ; qu’elle mette ses anciens maîtres au-dessus de nous ; qu’elle nous appelle comme aujourd’hui « des buveurs de sang », parce que nous ne reculons devant rien pour sauver la patrie et les droits de l’homme, en détruisant l’aristocratie, la misère et l’ignorance ; qu’elle dise tout ce qui lui plaira, Michel ; même en cas de malheur, et si nous devions succomber, les conventionnels, depuis le premier jusqu’au dernier, ne s’en moquent pas mal : la postérité leur rendra justice !

 

» Dieu veuille seulement que nous restions unis, comme nous l’avons été depuis la chute de ces malheureux girondins qui nous énervaient et compromettaient tout. S’ils étaient restés les maîtres, la république n’existerait plus ; les rois, coalisés contre les droits de l’homme, auraient fait une Saint-Barthélémy de patriotes ; l’ancien régime serait rétabli dans toute sa force, avec sa noblesse, son clergé, ses privilèges abominables ; le pauvre peuple travaillerait encore une fois, comme avant 89, pour entretenir deux à trois cent mille individus dans l’orgueil et la paresse ; et l’Autrichien, le Prussien, l’Anglais, l’Espagnol, le Piémontais, auraient pris chacun un morceau de la France, pour se payer des frais de la guerre.

 

» Notre union a fait notre force ; elle nous a donné la victoire, et nous avons encore besoin de force pour accomplir notre œuvre.

 

» Deux hommes s’élèvent dans la Convention au-dessus des autres, par leurs talents et leurs services : Robespierre veut tout organiser, c’est un grand organisateur ; il donne tout à l’État, il veut que tout dépende de l’État. Danton, lui, veut tout laisser libre ; il veut tout laisser au concours ; l’État doit réglementer le moins possible ; tout doit être, d’après lui, au choix du peuple : représentants, administrateurs, fonctionnaires, etc. Ce sont des idées bien différentes, bien difficiles à concilier. Nous verrons ce que décidera l’avenir, et mon plus grand désir pour le salut de la patrie, c’est que ces deux hommes puissent s’aimer et s’entendre ; qu’ils mettent toujours l’intérêt de la république au-dessus de tout… Mais voici maître Jean, Létumier et tous les amis qui arrivent ; je les entends rire dans l’escalier. Mon cher Michel, je t’embrasse. Maître Jean et les autres me chargent tous de leurs poignées de main et de leurs embrassades pour toi. Ils me disent qu’avec toi la fête serait plus complète ; c’est bien vrai, mon bon Michel, et nous serions tous heureux de te serrer sur notre cœur.

 

» Ton père,

» Chauvel. »

 

Au bas de cette bonne lettre, maître Jean, de sa grosse écriture, avait mis :

 

« Salut et fraternité, mon vieux Michel ! Ah ! que je serais content de te voir avec nous à table avec Marguerite. Cela viendra. Nous forgerons encore ensemble. Ce gueux de Valentin voulait me pendre, il était dans les soldats de Condé : nous les avons joliment arrangés ; ils courent comme des lièvres !… Enfin nous t’embrassons tous mille fois.

 

» Vive la république ! »

 

Au-dessous plus de vingt patriotes avaient signé.

. . . . . . . . . . . . . . . .

 

Et voilà mon troisième volume fini.

 

Le printemps revient, je n’en suis pas fâché. Tout cet hiver, j’ai fatigué mes yeux à relire les vieux papiers ; nous allons remettre les lunettes dans l’étui pour quelque temps, et puis nous finirons cette longue histoire.

 

Au revoir, les amis, et portons-nous bien tous, c’est le principal.

 

Michel Bastien.

 

À la ferme du Valtin.

28 février 1869.

 

CONVENTION NATIONALE
SÉANCE DU 4 FRUCTIDOR AN II

 

(Jeudi 21 août 1793)

 

RAPPORT DE CAMBACÉRÈS SUR LE CODE CIVIL

 

Citoyens, elle est enfin arrivée cette époque si désirée, qui doit fixer pour jamais l’empire de la liberté et les destinées de la France.

 

La Constitution, demandée partout avec transport, a été reçue par tous les citoyens avec le sentiment de l’admiration et de la reconnaissance ; et, comme une éclatante aurore est l’annonce d’un beau jour, avec la constitution doivent commencer le bonheur du peuple et la prospérité de la République.

 

Vous avez rempli, en grande partie, la tâche honorable qui vous avait été imposée ; mais vos obligations ne sont point entièrement remplies ; vos travaux ne sont point encore finis.

 

Après avoir longtemps marché sur des ruines, il faut élever le grand édifice de la législation civile, édifice simple dans sa structure, mais majestueux par ses proportions ; grand par sa simplicité même, et d’autant plus solide que, n’étant point bâti sur le sable mouvant des systèmes, il s’élèvera sur la terre ferme des lois de la nature et sur le sol vierge de la République.

 

Ici nous ne devons employer qu’une élocution facile, dont la précision et la clarté fassent tout le mérite : cette éloquence est la seule qui convienne aux législateurs pour se faire écouter, et aux lois pour se faire entendre.

 

Les lois d’une république naissante sont comme les ouvrages de la nature, que trop de parure dégrade, et qui ne doivent briller que de leur seule beauté.

 

Ce serait se livrer à un espoir chimérique, que de concevoir le projet d’un Code qui préviendrait tous les cas. Beaucoup de lois, a dit un historien célèbre, font une mauvaise république ; leur multiplicité est un fardeau, et le peuple qui en est accablé, souffre presque autant de ses lois que de ses vices.

 

Peu de lois suffisent à des hommes honnêtes ; il n’en est jamais assez pour les méchants ; et lorsque la science des lois devient un dédale où le plus habile se perd, le méchant triomphe avec les armes même de la justice.

 

Une autre difficulté se présente : si la multitude des lois offre des dangers, leur trop petit nombre peut nuire à l’harmonie sociale.

 

Le législateur ne doit pas aspirer à tout dire, mais après avoir posé des principes féconds, qui écartent d’avance beaucoup de doutes, il doit saisir des développements qui laissent subsister peu de questions.

 

Quel est donc le principal but auquel nous devons aspirer ? c’est l’honneur de donner les premiers ce grand exemple aux peuples, d’épurer et d’abréger leur législation.

 

La vérité est une et indivisible.

 

Portons dans le corps de nos lois le même esprit que dans notre corps politique, et comme l’égalité, l’unité, l’indivisibilité ont présidé à la formation de la République, que l’unité et l’égalité président à l’établissement de notre Code civil ; que ce soit, en un mot, par le petit nombre des textes que nous arrivions à cette unité harmonique qui fait la force du corps social, qui en dirige tous les mouvements dans un accord merveilleux, à peu près comme les lois simples de la création président à la marche et à l’harmonie de l’univers.

 

Je viens d’énoncer, citoyens, les vues qui ont guidé votre comité de législation dans le grand ouvrage que vous l’avez chargé d’entreprendre. En mesurant l’étendue de ses obligations, le comité n’a point tardé à reconnaître qu’un bon Code devait embrasser les principes généraux et les éléments indicatifs de ces principes. Le législateur travaille pour le peuple ; il doit surtout parler au peuple ; il a rempli sa tâche lorsqu’il en est entendu.

 

L’esquisse que nous vous offrons, contient des articles dont l’application sera facile aux cas qui se reproduisent avec fréquence dans le cours de la vie civile ; elle contient aussi des précautions destinées à prévenir des procès qui naissent presque toujours de l’obscurité des textes ou de leur contradiction.

 

Si notre travail peut obtenir votre suffrage, nous le compléterons par un livre particulier, contenant des règles simples pour l’exercice des actions civiles, et par de nouvelles vues sur les lois pénales et sur la justice criminelle.

 

Il serait superflu de vous présenter l’analyse complète de nos articles ; mais nous vous devons quelques éclaircissements sur les points principaux de notre projet.

 

Les personnes et les propriétés ont été successivement le sujet de nos méditations.

 

La Constitution a fixé les droits politiques des Français ; c’est à la législation qu’il appartient de régler leurs droits civils.

 

Ces droits sont acquis à l’enfant dès le moment où il respire : la seule majorité lui en assure le plein exercice ; elle est fixée à vingt et un ans.

 

Les rapports établis entre les individus qui composent la société constituent l’état des personnes.

 

La législation doit donc régler les dispositions et les formes des naissances, des mariages, des divorces et des décès. L’homme naît et meurt à la patrie ; la société doit le suivre dans les principales époques de sa vie.

 

Le pacte matrimonial doit son origine au droit naturel ; il a été perfectionné et fortifié par les institutions sociales ; la volonté des époux en fait la substance ; le changement de cette volonté en opère la dissolution ; de là, le principe du divorce, établissement salutaire longtemps repoussé de nos mœurs par l’effet d’une influence religieuse, et qui deviendra plus utile, par l’attention que nous avons eue de simplifier la procédure qu’il nécessite, et d’abréger les délais qu’il prescrit.

 

Les conventions matrimoniales subsistent par la volonté des parties ou par l’autorité de la loi. La volonté des contractants est la règle la plus absolue ; elle ne connaît d’autres bornes que celles qui sont placées par l’intérêt général. Ainsi les époux ne peuvent, dans le pacte matrimonial, ni éluder les mesures arrêtées pour opérer la division des fortunes, ni contrevenir au principe qui a consacré l’égalité dans les partages.

 

La loi fixera des règles simples dérivant de la nature même du mariage ; elle consacrera la communauté des biens, comme le mode le plus conforme à cette union intime, à cette unité d’intérêts, fondement inaltérable du bonheur des familles.

 

Les mêmes motifs nous ont fait adopter l’usage de l’administration commune. Cette innovation éprouvera peut-être des critiques ; elles auront leur réponse dans ce principe d’égalité qui doit régler tous les actes de notre organisation sociale, et dans notre intention d’empêcher ces engagements indiscrets qui ruinaient souvent la fortune des deux époux, amenaient la division intestine, les chagrins et la misère.

 

Après avoir considéré le mariage sous l’aspect des rapports qu’il établit entre les époux, il nous restait à le considérer comme la tige des liens qui doivent unir les enfants et les auteurs de leur existence.

 

La voix impérieuse de la raison s’est fait entendre ; elle a dit : il n’y a plus de puissance paternelle ; c’est tromper la nature que d’établir ses droits par la contrainte.

 

Surveillance et protection ; voilà les droits des parents ; nourrir, élever, établir leurs enfants, voilà leurs devoirs.

 

Quant à l’éducation, la Convention en décrétera le mode et les principes.

 

La nourriture ne se prescrit pas ; mais rien n’est indifférent dans l’art de former les hommes.

 

Chiron fut chargé de l’éducation d’Achille ; il le nourrissait de moelle de lion.

 

Les enfants seront dotés en apprenant, dès leur tendre enfance, un métier d’agriculture ou d’art mécanique. Avec cette ressource, également à l’abri et des coups du sort et des tourments de l’ambition, nos jeunes républicains renouvelleront le rare spectacle d’un peuple agriculteur, riche sans opulence, content sans fortune, grand par son travail ; et lorsque l’orgueil dédaigneux leur demandera où sont leurs richesses, tels que ce fameux Romain, accusé de magie à cause de la fertilité de ses terres, et qui, forcé de se défendre, se contenta d’apporter avec sa charrue tous les instruments de ses travaux champêtres, et les jetant aux pieds de ses juges : – Voilà, leur dit-il, mes enchantements et mes sortilèges ; ainsi les enfants de la patrie montreront leurs moissons, leurs cultures, leurs arts, leurs travaux, et ils diront à l’envie étonnée : – Voilà nos trésors.

 

Si la loi place tous les enfants sous la bienfaisante tutelle de ceux qui leur ont donné l’être, elle a dû porter ses regards sur une classe d’infortunés depuis longtemps victimes du préjugé le plus atroce.

 

La bâtardise doit son origine aux erreurs religieuses et aux invasions féodales ; il faut donc la bannir d’une législation conforme à la nature. Tous les hommes sont égaux devant elle. Pourquoi laisseriez-vous subsister une différence entre ceux dont la condition devrait être la même ?

 

Nous avons mis au même rang tous les enfants qui seront reconnus par leur père ; mais, en faisant un acte que la justice réclamait, nous avons dû prévenir les fraudes et les vexations. Ces motifs nous ont déterminés à exiger que la déclaration du père fût toujours soutenue de l’aveu de la mère, comme le témoin le plus incontestable de la paternité. Nous avons résolu aussi d’écarter ces formes inquisitoriales longtemps pratiquées dans l’ancienne jurisprudence ; et nous refusons toute action qui aurait pour objet de forcer un individu à reconnaître un enfant qu’il ne croit pas lui appartenir.

 

Quant aux enfants nés avant la promulgation de la loi, la possession d’état leur suffira pour recueillir les successions de leurs père et mère, ouvertes depuis le 14 juillet 1789. Et qu’on ne nous dise point que c’est donner à la loi un effet rétroactif ; ce principe ne s’applique point lorsqu’il s’agit d’un droit primitif, d’un droit qu’on tient de la nature ; d’ailleurs, les enfants naturels ont été appelés aux droits de successibilité par le décret du 4 juin dernier.

 

Vous aviez déjà mis l’adoption au nombre de nos lois ; il ne nous restait qu’à en régler l’exercice.

 

L’adoption est tout à la fois une institution de bienfaisance et la vivante image de la nature. Le respect dû à cette double qualité a déterminé le mode que nous venons vous soumettre.

 

L’adoption donne plus d’étendue à la paternité, plus d’activité à l’amour filial ; elle vivifie la famille par l’émulation ; elle la répare par de nouveaux choix, et corrigeant ainsi les erreurs de la nature, elle en acquitte la dette en agrandissant son empire. – C’est le rameau étranger enté sur un tronc antique ; il en ranime la sève ; il embellit sa tige de nouveaux rejetons ; – et, par cette insertion heureuse, elle couronne l’arbre d’une nouvelle moisson de fleurs et de fruits. Admirable institution, que vous avez eu la gloire de renouveler, et qui se lie si naturellement à la constitution de la république, puisqu’elle amène sans crise la division des grandes fortunes ! Enfin nous n’avons point terminé la partie du Code qui appartient à l’état des personnes, sans avoir arrêté des dispositions relatives aux tutelles, aux interdits, aux absents.

 

Des règles simples, faciles à saisir, plus faciles à exécuter ; voilà quel est le résultat de nos veilles et le fruit de nos méditations.

 

Nous avons considéré les biens relativement à leur essence et relativement à ceux qui en sont les propriétaires. Cette distinction nous a paru tenir à la nature des choses. Toute autre différence, quant à leur origine ou à leur transmission, a dû être proscrite.

 

Il n’était pas de notre sujet de résoudre ce problème qui a si longtemps agité les publicistes, et de décider si la propriété existe par les lois de la nature, ou si c’est un bienfait de la société ; nous avons dû seulement préciser les droits qui lui sont inhérents, et en régler l’usage. Ainsi, après avoir fixé les moyens d’acquérir et conserver, après avoir réduit la prescription aux seuls effets qu’elle doit produire, nous avons arrêté notre attention sur les articles intéressants qui doivent régler désormais la disposition des biens.

 

Tous les enfants sont appelés à partager également le patrimoine de leur famille ; tel est l’ordre de la nature, tel est le vœu de la raison ; mais cette règle sera-t-elle si absolue, que les chefs de famille n’aient jamais la faculté de disposer d’une partie de leur héritage ? Le comité ne le pense point ainsi ; il a cru qu’une telle obligation blesserait trop nos habitudes, sans aucun avantage pour la société, sans aucun profit pour la morale ; mais il a estimé que la réserve devait être modique, et qu’elle ne devait jamais être l’occasion d’une injuste préférence pour aucun des enfants.

 

En consacrant cette règle pour les successions directes, nous avons dû, avec plus de raison, l’étendre aux successions collatérales ; c’est la loi civile qui les régit, et leur disposition doit être faite suivant la volonté de l’homme, plutôt que selon l’ordre de la parenté.

 

Après avoir établi ces deux bases, après nous être assurés que les propriétés seraient toujours divisées, nous avons abrogé toutes les formes testamentaires, pour leur substituer deux actes simples, la donation entre-vifs et la donation héréditaire.

 

La première est irrévocable ; la bienfaisance est son principe ; il répugne à l’idée de bienfaisance que l’on puisse donner à un riche ; il répugne à la nature que l’on puisse faire de pareils dons, lorsqu’on a sous les yeux l’image de la misère et du malheur ; ces considérations attendrissantes nous ont déterminés à arrêter un point fixe, une sorte de maximum, qui ne permet pas de donner à ceux qui l’ont atteint.

 

À l’égard des donations héréditaires, elles ne peuvent jamais comprendre que la quotité des biens dont chaque citoyen pourra disposer ; enfin, nous vous proposons d’autoriser ceux qui sont appelés à une succession à user de la faculté d’y renoncer ; et nous assujettissons au rapport ceux qui voudraient se soustraire à l’égalité établie au moyen de ces donations dont l’usage a été si fréquent jusqu’à ce jour.

 

La partie des contrats ne nous a pas offert d’aussi grands changements que les autres : les simples relations commerciales, celles qui n’appartenaient pas exclusivement à une classe d’individus, avaient assez approché de la justice, attendu que, dans cette promiscuité d’intérêts, les choses avaient naturellement pris leur niveau.

 

Le fond du tableau a donc souffert peu d’altérations ; il a fallu seulement imprimer un grand caractère aux conventions, et ne pas permettre que leur stabilité fût légèrement compromise ; ainsi, nous avons rejeté la faculté de rachat des immeubles, qui avait le double inconvénient d’être une source intarissable de contestations, et de nuire aux progrès de l’agriculture et à l’embellissement des cités, par l’incertitude qu’elle laissait sur les propriétés. Nous vous proposons pareillement d’anéantir les plaintes en lésion, à la faveur desquelles le contrat formé devenait nul, au moyen d’une estimation arbitraire.

 

La libération étant de droit naturel, nous l’avons admise dans tous les cas, et nous avons estimé que les débiteurs des rentes viagères devaient avoir la faculté de les rembourser, comme les débiteurs des rentes constituées.

 

Enfin, nous avons pensé que la morale et la raison demandaient l’abolition du serment, créé pour servir de supplément aux conventions, mais qui, au lieu d’étayer le bon droit, ne fut presque toujours qu’une occasion de parjure.

 

Longtemps nos tribunaux ont retenti de ces mots : Présomption et commencement de preuves par écrit. Nous ne craignons pas de le dire : il n’y a pas plus de présomption et de commencement de preuves, qu’il n’y a de demi-vérité ; sans preuve complète, le juge ne peut prononcer que la libération.

 

Jusqu’ici notre législation avait été très imparfaite sur l’importante matière des hypothèques ; pour la compléter, nous avons réuni à notre travail les principales dispositions d’un projet qui, étant examiné sous tous les rapports, paraît présenter un grand intérêt, puisqu’il offre des moyens d’accroître la puissance nationale, en augmentant la richesse particulière de chaque citoyen.

 

Nous vous proposons d’abolir l’hypothèque tacite, comme affectant les biens d’une manière invisible, et entraînant avec elle les plus graves inconvénients.

 

À l’avenir, l’hypothèque résultera d’un acte authentique ou d’une condamnation judiciaire ; et au moyen d’une inscription sur des registres publics, les droits des créanciers seront à l’abri de toute atteinte.

 

Tels sont, citoyens, les principaux éléments de l’ouvrage que nous vous proposons de consacrer à la prospérité de la France et au bonheur de tous les peuples. Puissent-ils ne recevoir aucune atteinte, ni des outrages du temps, ni des passions des hommes. Les lois sont les ancres qui servent à fixer le vaisseau de l’État ; mais trop souvent ces ancres le laissent flotter sur lui-même, par l’agitation et les vicissitudes des choses humaines. Vous ne déciderez point, dans une matière si grave, sans une discussion approfondie. Les lois une fois rédigées, il faut craindre de toucher à ce dépôt sacré. Ce n’est que des eaux corrompues qu’on rétablit la transparence en les agitant ; mais ces eaux salubres, ces eaux bienfaisantes, éternel remède à nos maux, si elles ne perdent jamais leur salubrité, c’est à l’inviolabilité de leur profonde retraite qu’elles doivent ce précieux avantage.

 

En rédigeant le nouveau Code que nous venons vous offrir, loin de nous la présomption d’avoir inventé une théorie ou un système ! Un système !… Nous n’en avons point ; persuadés que toutes les sciences ont leur chimère, la nature est le seul oracle que nous ayons interrogé. Heureux, cent fois heureux le retour filial vers cette commune mère ! Quelle exemption de peines ! quelle moisson abondante de douceurs et de consolations ne nous procurerait-il pas ! Malheureusement les objets sont plus accessibles que les esprits sont maniables ; et dans l’art difficile de faire goûter des lois, il ne faut compter que sur les effets de cette raison publique à qui rien ne résiste.

 

Quelle entreprise ! dira la malveillance accablée : quelle entreprise de tout changer à la fois dans les écoles, dans les mœurs, dans les coutumes, dans les esprits, dans les lois d’un grand peuple ! L’immortel Bacon répondait aux malveillants de son siècle, qui lui témoignaient la même surprise : – Si l’on s’étonne de mon audace, je m’étonnerai bien plus de notre faiblesse, et qu’il ne se trouve pas une âme assez vigoureuse pour rendre la raison à la vérité, et l’homme à la nature.

 

Peut-être, dira-t-on : il ne suffisait pas d’avoir voulu tout régénérer, il fallait encore tout prévoir, tout ordonner… En détruisant les lois et les coutumes existantes, il fallait leur substituer une législation parfaite, qui ne laissât plus de doutes à résoudre, ni de difficultés à craindre. Nous répondrons à ces observateurs iniques, que c’est à la nation qu’il appartient de perfectionner et de raffermir notre ouvrage ; que si les précautions pouvaient nous manquer pour arriver de la spéculation à la pratique, du moins le courage qui fait abattre les préjugés, surmonter les obstacles, braver les dangers, ne manquera jamais à la Convention nationale.

 

Ô vous, enfants de la patrie ! vous, qu’elle a chargés de porter dans cette enceinte l’expression de sa volonté souveraine, soyez témoins du zèle constant des fidèles représentants du peuple pour le salut de la République. Voyez le Code des lois civiles que la Convention prépare pour la grande famille de la nation, comme le fruit de la liberté. La nation le recevra comme le garant de son bonheur ; elle l’offrira un jour à tous les peuples, qui s’empresseront de l’adopter, lorsque les préventions seront dissipées, lorsque les haines seront éteintes.

 

Citoyens, vous allez célébrer l’anniversaire de ce jour à jamais mémorable, où la liberté s’est assise sur les ruines du trône ; vous allez célébrer la fête éternelle de la constitution française ; rien ne peut troubler cette auguste cérémonie ; et bientôt, de retour dans vos foyers, vous irez dans les villes et dans les campagnes, porter nos nouvelles lois et notre Code nouveau, comme le palladium de la République.


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Septembre 2009

 

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