Alexandre Dumas

 

 

 

LA COMTESSE DE CHARNY


Tome V

 

 

 

(1852 - 1855)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Chapitre CLII  De trois à six heures du matin.. 4

Chapitre CLIII  De six à neuf heures du matin.. 15

Chapitre CLIV  De neuf heures à midi 26

Chapitre CLV  De neuf heures à midi 38

Chapitre CLVI  De midi à trois heures. 55

Chapitre CLVII  De trois heures à six heures de l’après-midi 67

Chapitre CLVIII  De six à neuf heures du soir. 76

Chapitre CLIX  De neuf heures à minuit. 86

Chapitre CLX  La veuve. 95

Chapitre CLXI  Ce qu’Andrée voulait à Gilbert. 106

Chapitre CLXII  Le temple. 113

Chapitre CLXIII  La révolution sanglante. 127

Chapitre CLXIV  La veille du 2 septembre. 140

Chapitre CLXV  Où l’on rencontre encore une fois M. de Beausire. 150

Chapitre CLXVI  La purgation.. 159

Chapitre CLXVII  Le 1er septembre. 171

Chapitre CLXVIII  Pendant la nuit du 1er au 2 septembre. 181

Chapitre CLXIX  La journée du 2 septembre. 201

Chapitre CLXX  Maillard. 212

Chapitre CLXXI  Ce qui se passait au Temple pendant le massacre. 233

Chapitre CLXXII  Valmy. 250

Chapitre CLXXIII  Le 21 septembre. 261

Chapitre CLXXIV  La légende du roi martyr. 271

Chapitre CLXXV  Où maître Gamain reparaît. 301

Chapitre CLXXVI  La retraite des Prussiens. 316

Chapitre CLXXVII  Le procès. 327

Chapitre CLXXVIII  La légende du roi martyr. 341

Chapitre CLXXIX  Le procès. 355

Chapitre CLXXX  Le 21 janvier. 373

Chapitre CLXXXI  Un conseil de Cagliostro. 403

Épilogue (I)  Ce que faisaient, le 15 février 1794, Ange Pitou et Catherine Billot. 415

Épilogue (II)  De l’effet produit sur tante Angélique par l’annonce du mariage de son neveu avec Catherine Billot. 425

Épilogue (III)  Le fauteuil de tante Angélique. 434

Épilogue (IV)  Ce que Pitou fait des louis trouvés dans le fauteuil de tante Angélique  442

À propos de cette édition électronique. 450

 

Chapitre CLII

De trois à six heures du matin

 

On a vu comment le jour s’était levé.

 

Ses premiers rayons éclairaient deux cavaliers qui suivaient, au pas de leurs montures, le quai désert des Tuileries.

 

Ces deux cavaliers, c’étaient le commandant général de la garde nationale Mandat et son aide de camp.

 

Mandat, appelé, vers une heure du matin, à l’Hôtel de Ville, avait d’abord refusé de s’y rendre.

 

À deux heures, l’ordre s’était renouvelé plus impératif. Mandat voulait résister encore ; mais le syndic Rœderer s’était approché de lui, et lui avait dit :

 

– Monsieur, faites attention qu’aux termes de la loi le commandant de la garde nationale est aux ordres de la municipalité.

 

Mandat alors s’était décidé.

 

D’ailleurs, le commandant général ignorait deux choses :

 

D’abord, que quarante-sept sections sur quarante-huit eussent adjoint à la municipalité chacune trois commissaires ayant pour missions de se réunir à la commune, et de sauver la patrie. Mandat croyait donc trouver l’ancienne municipalité composée telle qu’elle avait été jusque-là, et ne s’attendait nullement à y rencontrer cent quarante et un visages nouveaux.

 

Ensuite, Mandat ignorait l’ordre donné par cette même municipalité, de désarmer le Pont-Neuf et de faire évacuer l’arcade Saint-Jean ; ordre à l’exécution duquel, vu son importance, avaient présidé Manuel et Danton en personne.

 

Aussi, en arrivant au Pont-Neuf, Mandat fut-il stupéfait de le voir complètement désert. Il s’arrêta et envoya l’aide de camp en reconnaissance.

 

Au bout de dix minutes, l’aide de camp revint ; il n’avait aperçu ni canon ni garde nationale : la place Dauphine, la rue Dauphine, le quai des Augustins étaient déserts comme le Pont-Neuf.

 

Mandat continua son chemin. Peut-être eût-il dû revenir au château ; mais les hommes vont où le destin les pousse.

 

Au fur et à mesure qu’il avançait vers l’Hôtel de Ville, il lui semblait avancer vers la vie ; de même que, dans certains cataclysmes organiques, le sang, en se retirant vers le cœur, abandonne les extrémités, qui demeurent pâles et glacées, de même le mouvement, la chaleur, la révolution enfin, étaient sur le quai Pelletier, sur la place de Grève, dans l’Hôtel de Ville, siège réel de la vie populaire, cœur de ce grand corps qu’on appelle Paris.

 

Mandat s’arrêta au coin du quai Pelletier et envoya son aide de camp à l’arcade Saint-Jean.

 

Par l’arcade Saint-Jean allait et venait librement le flot populaire : la garde nationale avait disparu.

 

Mandat voulut retourner sur ses pas : le flot s’était amassé derrière lui, et le poussait, comme une épave, aux marches de l’Hôtel de Ville.

 

– Restez là ! dit-il à l’aide de camp, et, s’il m’arrive malheur, allez en donner avis au château.

 

Mandat se laissa aller au flot qui l’entraînait ; l’aide de camp, dont l’uniforme indiquait l’importance secondaire, demeura au coin du quai Pelletier, où personne ne l’inquiéta ; tous les regards étaient fixés sur le commandant général.

 

En arrivant dans la grande salle de l’Hôtel de Ville, Mandat se trouve en face de visages inconnus et sévères.

 

C’est l’insurrection tout entière qui vient demander compte de sa conduite à l’homme qui l’a voulu non seulement combattre dans son développement, mais encore étouffer à sa naissance.

 

Aux Tuileries, il interrogeait ; on se rappelle sa scène avec Pétion.

 

Ici, il va être interrogé.

 

Un des membres de la nouvelle Commune – de cette Commune terrible qui étouffera l’Assemblée législative, et luttera avec la Convention –, un des membres de la nouvelle Commune s’avance, et, au nom de tous :

 

– Par quel ordre as-tu doublé la garde du château ? demande-t-il.

 

– Par ordre du maire de Paris, répond Mandat.

 

– Où est cet ordre ?

 

– Aux Tuileries, où je l’ai laissé, afin qu’il pût être exécuté en mon absence.

 

– Pourquoi as-tu fait marcher les canons ?

 

– Parce que j’ai fait marcher le bataillon, et que quand le bataillon marche, les canons marchent avec lui.

 

– Où est Pétion ?

 

– Il était au château quand j’ai quitté le château.

 

– Prisonnier ?

 

– Non, libre et se promenant dans le jardin.

 

En ce moment, l’interrogatoire est interrompu.

 

Un membre de la nouvelle Commune apporte une lettre décachetée, et demande à en faire tout haut la lecture.

 

Mandat n’a besoin que de jeter un coup d’œil sur cette lettre pour comprendre qu’il est perdu.

 

Il a reconnu son écriture.

 

Cette lettre, c’est l’ordre envoyé, à une heure du matin, au commandant du bataillon posté à l’arcade Saint-Jean, et enjoignant à celui-ci d’attaquer par-derrière l’attroupement qui se porterait sur le château, tandis que le bataillon du Pont-Neuf l’attaquerait en flanc.

 

L’ordre est tombé entre les mains de la Commune après la retraite du bataillon.

 

L’interrogatoire est fini. Quel aveu pourrait-on obtenir de l’accusé, qui fût plus terrible que cette lettre ?

 

Le conseil décide que Mandat sera conduit à l’Abbaye.

 

Puis le jugement est lu à Mandat.

 

Ici commence l’interprétation.

 

En lisant le jugement à Mandat, le président, assure-t-on, fit de la main un de ces gestes que le peuple sait malheureusement trop bien interpréter : un geste horizontal.

 

« Le président, dit M. Peltier, auteur de La Révolution du 10 août 1792, fit un geste horizontal très expressif en disant : Qu’on l’entraîne ! »

 

Le geste eut, en effet, été très expressif un an plus tard ; mais un geste horizontal qui eût signifié beaucoup en 1793, ne signifiait pas grand-chose en 1792, époque où la guillotine ne fonctionnait pas encore : c’est le 21 août seulement que tomba, sur la place du Carrousel, la tête du premier royaliste ; comment, onze jours auparavant, un geste horizontal – à moins que ce ne fût un signe convenu d’avance – pouvait-il dire : « Tuez monsieur ? »

 

Malheureusement, le fait semble justifier l’accusation.

 

À peine Mandat a-t-il descendu trois marches du perron de l’Hôtel de Ville, qu’au moment où son fils s’élance à sa rencontre, un coup de pistolet casse la tête du prisonnier.

 

La même chose était arrivée, trois ans auparavant, à Flesselles.

 

Mandat n’était que blessé, il se releva et, à l’instant même, retomba frappé de vingt coups de pique.

 

L’enfant tendait les bras, et criait : « Mon père ! Mon père ! »

 

On ne fit point attention aux cris de l’enfant.

 

Puis, bientôt, de ce cercle où l’on ne voyait que bras plongeant au milieu des éclairs des sabres et des piques, s’éleva une tête sanglante et détachée du tronc.

 

C’était la tête de Mandat.

 

L’enfant s’évanouit. L’aide de camp partit au galop pour annoncer aux Tuileries ce qu’il avait vu. Les assassins se partagèrent en deux bandes : les uns allèrent jeter le corps à la rivière ; les autres, promener, au bout d’une pique, la tête de Mandat dans les rues de Paris.

 

Il était à peu près quatre heures du matin.

 

Précédons aux Tuileries l’aide de camp qui va porter la nouvelle fatale, et voyons ce qui s’y passe.

 

Le roi confessé – et, du moment où sa conscience était tranquille, rassuré à peu près sur tout le reste –, le roi, qui ne savait résister à aucun des besoins de la nature, le roi s’était couché. Il est vrai qu’il s’était couché tout habillé.

 

Sur un redoublement de tocsin, et sur le bruit de la générale qui commençait à battre, on réveilla le roi.

 

Celui qui réveillait le roi – M. de la Chesnaye à qui Mandat avait, en s’éloignant, laissé ses pouvoirs – réveillait le roi pour qu’il se montrât aux gardes nationaux et, par sa présence, par quelques paroles dites à propos, ranimât leur enthousiasme.

 

Le roi se leva, alourdi, chancelant, mal réveillé ; il était coiffé en poudre, et tout un côté de sa coiffure, celui sur lequel il s’était couché, était aplati.

 

On chercha le coiffeur ; il n’était pas là. Le roi sortit de sa chambre sans être coiffé.

 

La reine, prévenue, dans la salle du conseil où elle était, que le roi allait se montrer à ses défenseurs, accourut à la rencontre du roi.

 

Tout au contraire du pauvre monarque, avec son regard morne qui ne regardait personne, avec les muscles de sa bouche distendus et palpitants de mouvements involontaires, avec son habit violet qui lui donnait l’air de porter le deuil de la royauté, la reine était pâle, mais brûlait de fièvre ; elle avait les paupières rouges, mais sèches.

 

Elle s’attacha à cette espèce de fantôme de la monarchie qui, au lieu d’apparaître à minuit, se montrait en plein jour avec l’œil gros et clignotant.

 

Elle espérait lui donner ce qui surabondait en elle de courage, de force et de vie.

 

Tout alla bien, au reste, tant que l’exhibition royale demeura dans l’intérieur des appartements, quoique les gardes nationaux mêlés aux gentilshommes, voyant de près le roi – ce pauvre homme mou et lourd qui avait si mal réussi déjà dans une situation pareille, sur le balcon de M. Sauce, à Varennes –, se demandassent si c’était bien là le héros du 20 juin, ce roi dont les prêtres et les femmes commençaient à broder, sur un crêpe funéraire, la poétique légende.

 

Et, il faut le dire, non, ce n’était point là le roi que la garde nationale s’attendait à voir.

 

Juste en ce moment, le vieux duc de Mailly – avec une de ces bonnes intentions destinées à fournir un pavé de plus à l’enfer –, juste en ce moment, disons-nous le vieux duc de Mailly tire son épée, et vient se jeter aux genoux du roi en jurant, d’une voix tremblotante, de mourir, lui et la noblesse de France, qu’il représente, pour le petit-fils de Henri IV.

 

C’étaient là deux maladresses au lieu d’une : la garde nationale n’avait point de grandes sympathies pour cette noblesse de France que représentait M. de Mailly ; puis ce n’était point le petit-fils de Henri IV qu’elle venait défendre : c’était le roi constitutionnel.

 

Aussi, en réponse à quelques cris de « Vive le roi ! » les cris de « Vive la nation ! » éclatèrent-ils de tous côtés.

 

Il fallait prendre une revanche. On poussa le roi à descendre dans la cour Royale. Hélas ! ce pauvre roi, dérangé de ses repas, ayant dormi une heure au lieu de sept, nature toute matérielle, n’avait plus de volonté à lui : c’était un automate recevant son impulsion d’une volonté étrangère.

 

Qui lui donnait cette impulsion ?

 

La reine, nature nerveuse, qui n’avait ni mangé ni dormi.

 

Il y a des êtres malheureusement organisés qui, une fois que les circonstances les dépassent, réussissent mal à tout ce qu’ils entreprennent. Au lieu d’attirer à lui les dissidents, Louis XVI, en s’approchant d’eux, sembla venir exprès pour leur montrer combien peu de prestige la royauté qui tombe laisse au front de l’homme, quand cet homme n’a pour lui ni le génie ni la force.

 

Là, comme dans les appartements, les royalistes quand même poussèrent quelques cris de « Vive le roi ! » mais un immense cri de « Vive la nation ! » leur répondit.

 

Puis, les royalistes ayant eu la maladresse d’insister :

 

– Non, non, non, crièrent les patriotes, pas d’autre roi que la nation !

 

Et le roi, presque suppliant, leur répliquait :

 

– Oui, mes enfants, la nation et votre roi ne font et ne feront jamais qu’un !

 

– Apportez le dauphin, dit tout bas Marie-Antoinette à madame Élisabeth ; peut-être la vue d’un enfant les touchera-t-elle.

 

On alla chercher le dauphin.

 

Pendant ce temps, le roi continuait cette triste revue ; il eut alors la mauvaise idée de s’approcher des artilleurs. C’était une faute : les artilleurs étaient presque tous républicains.

 

Si le roi eût su parler, s’il eût pu se faire écouter des hommes que leur conviction éloignait de lui, c’était une chose courageuse et qui pouvait réussir, que cette pointe vers les canons ; mais il n’y avait rien d’entraînant ni dans la parole ni dans le geste de Louis XVI. Il balbutia ; les royalistes voulurent couvrir son hésitation en essayant de nouveau ce cri malencontreux de « Vive le roi ! » qui avait déjà deux fois échoué : ce cri faillit amener une collision.

 

Des canonniers quittèrent leur poste, et, s’élançant vers le roi, qu’ils menacèrent du poing :

 

– Mais tu crois donc, dirent-ils, que, pour défendre un traître comme toi, nous allons faire feu sur nos frères ?

 

La reine tira le roi en arrière.

 

– Le dauphin ! Le dauphin ! crièrent plusieurs voix ; vive le dauphin !

 

Personne ne répéta ce cri ; le pauvre enfant n’arrivait point à son heure : il manqua son entrée, comme on dit au théâtre.

 

Le roi reprit le chemin du château, et ce fut une véritable retraite, presque une fuite.

 

Arrivé chez lui, Louis XVI tomba tout essoufflé dans un fauteuil.

 

La reine, restée à la porte, cherchait des yeux, regardant tout autour d’elle, demandant un appui à quelqu’un.

 

Elle aperçut Charny debout, appuyé au chambranle de la porte de son appartement, à elle ; elle alla à lui.

 

– Ah ! monsieur, lui dit-elle, tout est perdu !

 

– J’en ai peur, madame, répondit Charny.

 

– Pouvons-nous encore fuir ?

 

– Il est trop tard, madame !

 

– Que nous reste-t-il donc à faire, alors ?

 

– À mourir ! répondit Charny en s’inclinant.

 

La reine poussa un soupir, et rentra chez elle.

 

Chapitre CLIII

De six à neuf heures du matin

 

À peine Mandat tué, la Commune avait nommé Santerre commandant général à sa place, et Santerre avait aussitôt fait battre la générale dans toutes les rues, et donné l’ordre de redoubler le tocsin dans toutes les églises ; puis il avait organisé des patrouilles patriotes, avec ordre de pousser jusqu’aux Tuileries, et d’éclairer surtout l’Assemblée.

 

Au reste, des patrouilles avaient, toute la nuit, parcouru les environs de l’Assemblée nationale.

 

Vers dix heures du soir, on avait arrêté, aux Champs-Elysées, un rassemblement de onze personnes armées, dix de poignards et de pistolets, la onzième d’une espingole.

 

Ces onze personnes se laissèrent prendre sans résistance, et conduire au corps de garde des Feuillants.

 

Pendant le reste de la nuit, onze autres prisonniers furent faits.

 

On les avait mis dans deux chambres séparées.

 

Au point du jour, les onze premiers trouvèrent moyen de s’évader en sautant de leur fenêtre dans un jardin, et en brisant les portes de ce jardin.

 

Onze restèrent donc, plus solidement enfermés.

 

À sept heures du matin, on amena dans la cour des Feuillants un jeune homme de vingt-neuf à trente ans, en uniforme et en bonnet de garde national. La fraîcheur de son uniforme, l’éclat de ses armes, l’élégance de sa tournure l’avaient fait soupçonner d’aristocratie, et avaient amené son arrestation. Au surplus, il était fort calme.

 

Un nommé Bonjour, ancien commis à la marine, présidait, ce jour-là, la section des Feuillants.

 

Il interrogea le garde national.

 

– Où vous a-t-on arrêté ? lui demanda-t-il,

 

– Sur la terrasse des Feuillants, répondit le prisonnier.

 

– Que faisiez-vous là ?

 

– Je me rendais au château.

 

– Dans quel but ?

 

– Afin d’obéir à un ordre de la municipalité.

 

– Que vous enjoignait cet ordre ?

 

– De vérifier l’état des choses, et d’en faire mon rapport au procureur général syndic du département.

 

– Avez-vous cet ordre ?

 

– Le voici.

 

Et le jeune homme tira un papier de sa poche.

 

Le président déplia le papier, et lut :

 

« Le garde national porteur du présent ordre se rendra au château, pour vérifier l’état des choses, et en faire son rapport à M. le procureur général syndic du Département.

 

« Borie, Le Roulx, officiers municipaux. »

 

L’ordre était positif ; cependant, on craignait que les signatures ne fussent fausses, et on envoya à l’Hôtel de Ville un homme chargé de les faire reconnaître par les deux signataires.

 

Cette dernière arrestation avait amassé beaucoup de monde dans la cour des Feuillants, et, au milieu de cette multitude, quelques voix – il y a toujours de ces voix-là dans les rassemblements populaires – quelques voix commencèrent à demander la mort des prisonniers.

 

Un commissaire de la municipalité qui se trouvait là comprit qu’il ne fallait pas laisser ces voix prendre de consistance.

 

Il monta sur un tréteau pour haranguer le peuple, et l’engager à se retirer.

 

Au moment où la foule allait peut-être céder à l’influence de cette parole miséricordieuse, l’homme envoyé à l’Hôtel de Ville pour la vérification de la signature des deux municipaux revint en disant que l’ordre était bien réel, et que l’on pouvait mettre en liberté le nommé Suleau, qui en était porteur.

 

C’était le même que nous avons vu pendant cette soirée chez Mme de Lamballe où Gilbert fit pour le roi Louis XVI un dessin de la guillotine, et où Marie-Antoinette reconnut, dans cet instrument étrange, la machine inconnue que Cagliostro lui avait montrée dans une carafe au château de Taverney.

 

À ce nom de Suleau, une femme perdue dans la foule releva la tête, et poussa un cri de rage.

 

– Suleau ! cria-t-elle ; Suleau, le rédacteur en chef des Actes des Apôtres ? Suleau, un des assassins de l’indépendance liégeoise ?… À moi, Suleau ! Je demande la mort de Suleau !

 

La foule s’ouvrit pour faire place à cette femme, petite, chétive, vêtue d’une amazone aux couleurs de la garde nationale, armée d’un sabre qu’elle portait en bandoulière ; elle s’avança vers le commissaire de la municipalité, le força de descendre du tréteau, et monta à sa place.

 

À peine de sa tête eut-elle dominé la foule, que la foule ne jeta qu’un seul cri :

 

– Théroigne !

 

En effet, Théroigne était la femme populaire par excellence, sa coopération aux 5 et 6 octobre, son arrestation à Bruxelles, son séjour dans les prisons autrichiennes, son agression au 20 juin, lui avaient fait une popularité si grande, que Suleau, dans son journal railleur, lui avait donné pour amant le citoyen Populus, c’est-à-dire le peuple tout entier.

 

Il y avait là une double allusion à la popularité de Théroigne, et à la facilité de ses mœurs, que l’on accusait d’être excessive.

 

En outre, Suleau avait publié, à Bruxelles, Le Tocsin des rois, et avait aidé ainsi à écraser la révolution liégeoise, et à remettre sous le bâton autrichien et la mitre d’un prêtre un noble peuple qui voulait être libre et français.

 

Justement, à cette époque-là, Théroigne était en train d’écrire le récit de son arrestation, et en avait déjà lu quelques chapitres aux Jacobins.

 

Elle demanda non seulement la mort de Suleau, mais encore celle des onze prisonniers qui étaient avec lui.

 

Suleau entendait retentir cette voix qui, au milieu des applaudissements, réclamait sa mort et celle de ses compagnons ; il appela, à travers la porte, le chef du poste qui le gardait.

 

Ce poste était de deux cents hommes de garde nationale.

 

– Laissez-moi sortir, dit-il ; je me nommerai : on me tuera et tout sera dit ; ma mort sauvera onze existences.

 

On refusa de lui ouvrir la porte.

 

Il essaya de sauter par la fenêtre ; ses compagnons le tirèrent en arrière, et le retinrent.

 

Ils ne pouvaient croire qu’on les livrerait froidement aux égorgeurs.

 

Ils se trompaient.

 

Le président Bonjour, intimidé par les cris de la multitude, fit droit à la réclamation de Théroigne en défendant à la garde nationale de résister à la volonté du peuple.

 

La garde nationale obéit, s’écarta et, en s’écartant, livra la porte.

 

Le peuple se précipita dans la prison, et au hasard s’empara du premier venu.

 

Ce premier venu était un abbé nommé Bouyon, auteur dramatique également connu par les épigrammes du Cousin Jacques et par les chutes que les trois quarts de ses pièces avaient éprouvées au théâtre de la Montansier. C’était un homme colossal ; arraché d’entre les bras du commissaire de la municipalité, qui essayait de le sauver, il fut entraîné dans la cour, et commença contre ses égorgeurs une lutte désespérée ; quoiqu’il n’eût d’autre arme que ses mains, deux ou trois de ces misérables furent mis par lui hors de combat.

 

Un coup de baïonnette le cloua à la muraille ; il expira sans que ses derniers coups pussent atteindre ses ennemis.

 

Pendant cette lutte, deux des prisonniers parvinrent à s’échapper.

 

Celui qui succéda à l’abbé Bouyon était un ci-devant garde du roi nommé Solminiac ; sa défense fut non moins vigoureuse que celle de son prédécesseur : sa mort n’en fut que plus cruelle ; puis on en massacra un troisième dont le nom est resté inconnu, Suleau vint le quatrième.

 

– Tiens, dit une femme à Théroigne, le voilà, ton Suleau !

 

Théroigne ne le connaissait pas de visage ; elle le croyait prêtre, et l’appelait l’abbé Suleau ; comme un chat-tigre, elle s’élança, et le prit à la gorge.

 

Suleau était jeune, brave et vigoureux ; il jeta d’un coup de poing Théroigne à dix pas de lui, se débarrassa, par une violente secousse, de trois ou quatre hommes acharnés sur lui, arracha un sabre des mains des assassins, et, de ses deux premiers coups, étendit à terre deux égorgeurs.

 

Alors commença une lutte terrible ; toujours gagnant du terrain, toujours s’avançant vers la porte, Suleau se dégagea trois fois ; il l’atteignait, cette malheureuse porte ; mais, obligé de se retourner pour l’ouvrir, il s’offrit un instant sans défense à ses assassins : cet instant suffit à vingt sabres pour lui traverser le corps !

 

Il tomba aux pieds de Théroigne, qui eut cette cruelle joie de lui faire sa dernière blessure.

 

Le pauvre Suleau venait de se marier, il y avait deux mois, à une femme charmante, fille d’un peintre célèbre, à Adèle Hal.

 

Tandis que Suleau luttait ainsi contre les égorgeurs, un troisième prisonnier avait trouvé moyen de s’évader.

 

Le cinquième, qui apparut traîné hors du corps de garde par les assassins, fit jeter à la foule un cri d’admiration : c’était un ancien garde du corps, nommé du Vigier, que l’on n’appelait que le beau Vigier. Comme il était aussi brave que beau, aussi adroit que brave, il lutta plus d’un quart d’heure, tomba trois fois, se releva trois fois, et, dans toute la largeur de la cour, teignit chaque pavé de son sang, mais aussi de celui de ses assassins. Enfin, comme Suleau, écrasé par le nombre, il succomba.

 

La mort des quatre autres fut un simple égorgement ; on ignore leurs noms.

 

Les neuf cadavres furent traînés sur la place Vendôme, où on les décapita ; puis leurs têtes, mises sur des piques, furent promenées dans tout Paris.

 

Le soir, un domestique de Suleau racheta à prix d’or la tête de son maître, et parvint, à force de recherches, à retrouver le cadavre ; c’était la pieuse épouse de Suleau, enceinte de deux mois, qui demandait à grands cris ces précieux restes pour leur rendre les derniers devoirs.

 

Ainsi, avant même que la lutte fût commencée, le sang avait déjà coulé à deux endroits : sur les marches de l’Hôtel de Ville ; dans la cour des Feuillants.

 

Nous allons le voir couler aux Tuileries tout à l’heure ; après la goutte, le ruisseau ; après le ruisseau, le fleuve !

 

Juste au moment où ces meurtres s’accomplissaient, c’est-à-dire entre huit et neuf heures du matin, dix ou onze mille gardes nationaux, réunis par le tocsin de Barbaroux et par la générale de Santerre, descendaient la rue Saint-Antoine, franchissaient cette fameuse arcade Saint-Jean si bien gardée la nuit précédente, et débouchaient sur la place de Grève.

 

Ces dix mille hommes venaient demander l’ordre de marcher sur les Tuileries.

 

On les fit attendre une heure.

 

Deux versions couraient dans la foule :

 

La première, c’est qu’on espérait des concessions du château ;

 

La seconde, c’est que le faubourg Saint-Marceau n’était pas prêt, et qu’on ne devait pas marcher sans lui.

 

Un millier d’hommes à piques s’impatienta ; comme toujours, les plus mal armés se trouvaient être les plus ardents.

 

Ils percèrent les rangs de la garde nationale, disant qu’ils se passeraient d’elle, et prendraient seuls le château.

 

Quelques fédérés marseillais et dix ou douze gardes-françaises – de ces mêmes gardes-françaises qui, trois ans auparavant, avaient pris la Bastille – se mirent à leur tête, et furent, par acclamation, salués chefs.

 

Ce fut l’avant-garde de l’insurrection,.

 

Cependant, l’aide de camp qui avait vu assassiner Mandat était revenu aux Tuileries à franc étrier ; mais ce n’était qu’au moment où, après cette promenade néfaste dans les cours, le roi était rentré chez lui et la reine chez elle, qu’il avait pu les joindre, et leur annoncer la sombre nouvelle.

 

La reine éprouvait ce qu’on éprouve chaque fois que l’on vous annonce la mort d’un homme qu’on vient de quitter il y a un instant ; elle n’y pouvait croire ; elle se fit raconter la scène une première fois, puis une seconde fois dans tous ses détails.

 

Pendant ce temps, le bruit d’une rixe montait jusqu’au premier étage, et entrait par les fenêtres ouvertes.

 

Les gendarmes, les gardes nationaux et les canonniers patriotes – ceux qui avaient crié : « Vive la nation ! » enfin – commençaient à provoquer les royalistes en les appelant messieurs les grenadiers royaux, disant qu’il n’y avait parmi les grenadiers des Filles-Saint-Thomas et ceux de la Butte-des- Moulins que des hommes vendus à la cour, et, comme on ignorait encore en bas la mort du commandant général, qui était déjà sue au premier étage, un grenadier s’écria tout haut :

 

– Décidément, cette canaille de Mandat n’a envoyé au château que des aristocrates !

 

Le fils aîné de Mandat était dans les rangs de la garde nationale. Nous avons vu où était le plus jeune : il essayait, mais inutilement, de défendre son père sur les marches de l’Hôtel de Ville.

 

À cette insulte faite à son père absent, le frère aîné s’élança hors des rangs, le sabre haut.

 

Trois ou quatre canonniers se jetèrent au-devant de lui.

 

Weber, le valet de chambre de la reine, était là en garde national, parmi les grenadiers de Saint-Roch. Il vola au secours du jeune homme.

 

On entendit un cliquetis de sabres ; la querelle se dessinait entre les deux partis. La reine, attirée à la fenêtre par le bruit, reconnut Weber.

 

Elle appela Thierry, le valet de chambre du roi, et lui ordonna d’aller chercher son frère de lait.

 

Weber monta, et raconta tout à la reine.

 

En retour, la reine lui annonça la mort de Mandat.

 

Le bruit continuait sous les fenêtres.

 

– Vois donc ce qui se passe, Weber, dit la reine.

 

– Ce qui se passe, madame ?… Voilà les canonniers qui abandonnent leurs pièces, et qui y enfoncent de force un boulet, et, comme les pièces ne sont pas chargées, voilà maintenant des pièces hors de service

 

– Que penses-tu de tout cela, mon pauvre Weber ?

 

– Je pense, dit le bon Autrichien, que Votre Majesté devrait consulter M. Rœderer, qui me paraît encore un des plus dévoués qu’il y ait au château.

 

– Oui, mais où lui parler sans être écoutée, espionnée, interrompue ?

 

– Dans mon appartement, si la reine le veut, dit le valet de chambre Thierry.

 

– Soit, dit la reine.

 

Puis, se retournant vers son frère de lait :

 

– Va me chercher M. Rœderer, dit-elle, et amène-le chez Thierry.

 

Et, tandis que Weber sortait seul par une porte, la reine sortait par l’autre, suivant Thierry.

 

Neuf heures sonnaient à l’horloge du château.

 

Chapitre CLIV

De neuf heures à midi

 

Quand on touche à un point de l’histoire aussi important que celui où nous sommes arrivés, on ne doit omettre aucun détail, attendu que l’un se rattache à un autre, et que l’adjonction exacte de tous ces détails forme la longueur et la largeur de cette toile savante qui se déroule aux yeux de l’avenir, entre les mains du passé.

 

Au moment où Weber allait annoncer au syndic de la commune que la reine désirait lui parler, le capitaine suisse Durler montait chez le roi pour demander à lui ou au major général les derniers ordres.

 

Charny aperçut le bon capitaine, cherchant quelque huissier ou quelque valet de chambre qui pût l’introduire auprès du roi.

 

– Que désirez-vous, capitaine ? demanda-t-il.

 

– N’êtes-vous pas le major général ? dit M. Durler.

 

– Oui, capitaine.

 

– Je viens prendre les derniers ordres, monsieur, attendu que la tête de colonne de l’insurrection commence à paraître sur le Carrousel.

 

– On vous recommande de ne pas vous laisser forcer, monsieur, le roi étant décidé à mourir au milieu de vous.

 

– Soyez tranquille, monsieur le major, répondit simplement le capitaine Durler.

 

Et il alla porter à ses compagnons cet ordre, qui était leur arrêt de mort.

 

En effet, comme l’avait dit le capitaine Durler, l’avant-garde de l’insurrection commençait à paraître.

 

C’étaient ces mille hommes armés de piques, en tête desquels marchaient une vingtaine de Marseillais et douze ou quinze gardes-françaises ; dans les rangs de ces derniers brillaient les épaulettes d’or d’un jeune capitaine.

 

Ce jeune capitaine, c’était Pitou, qui, recommandé par Billot, avait été chargé d’une mission que nous allons lui voir exposer tout à l’heure.

 

Derrière cette avant-garde venait, à la distance d’un demi-quart de lieue à peu près, un corps considérable de gardes nationaux et de fédérés précédés par une batterie de douze pièces de canon.

 

Les Suisses, lorsque l’ordre du major général leur fut communiqué, se rangèrent silencieusement et résolument chacun à son poste, gardant ce froid et sombre silence de la résolution.

 

Les gardes nationaux, moins sévèrement disciplinés, mirent à la fois dans leurs dispositions plus de bruit et de désordre, mais une résolution égale.

 

Les gentilshommes, mal organisés, n’ayant que des armes de courte portée – épées ou pistolets – sachant qu’il s’agissait cette fois d’un combat à mort, virent, avec une espèce d’ivresse fiévreuse, approcher le moment où ils allaient se trouver en contact avec le peuple, ce vieil adversaire, cet éternel athlète, ce lutteur toujours vaincu, et, cependant, grandissant toujours depuis huit siècles !

 

Pendant que les assiégés ou ceux qui allaient l’être prenaient ces dispositions, on frappait à la porte de la cour Royale, et plusieurs voix criaient : « Parlementaire ! » tandis qu’on faisait flotter au-dessus du mur un mouchoir blanc fixé à la lance d’une pique.

 

On alla chercher Rœderer.

 

À moitié chemin, on le rencontra.

 

– On frappe à la porte Royale, monsieur, lui dit-on.

 

– J’ai entendu les coups, et j’y vais.

 

– Que faut-il faire ?

 

– Ouvrez.

 

L’ordre fut transmis au concierge, qui ouvrit la porte, et se sauva à toutes jambes.

 

Rœderer se trouva en face de l’avant-garde des hommes à piques.

 

– Mes amis, dit Rœderer, vous avez demandé que l’on ouvrît la porte à un parlementaire, et non à une armée. Où est le parlementaire ?

 

– Me voici, monsieur, dit Pitou avec sa douce voix et son bienveillant sourire.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Je suis le capitaine Ange Pitou, chef des fédérés d’Haramont.

 

Rœderer ne savait pas ce que c’était que les fédérés d’Haramont ; mais, comme le temps était précieux, il ne jugea point à propos de le demander.

 

– Que désirez-vous ? reprit-il.

 

– Je désire avoir le passage pour moi et mes amis.

 

Les amis de Pitou, en haillons, brandissant leurs piques, et faisant de gros yeux, paraissaient de fort dangereux ennemis.

 

– Le passage ! et pour quoi faire ?

 

– Pour aller bloquer l’Assemblée… Nous avons douze pièces de canon ; pas une ne tirera, si l’on fait ce que nous voulons.

 

– Et que voulez-vous ?

 

– La déchéance du roi.

 

– Monsieur, dit Rœderer, la chose est grave !

 

– Très grave, oui, monsieur, répondit Pitou avec sa politesse accoutumée.

 

– Elle mérite donc qu’on en délibère.

 

– C’est trop juste ! répondit Pitou.

 

Et, regardant l’horloge du château :

 

– Il est dix heures moins un quart, dit-il ; nous vous donnons jusqu’à dix heures ; si, à dix heures sonnantes, nous n’avons pas de réponse, nous attaquons.

 

– En attendant, vous permettez qu’on referme la porte, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute.

 

Puis, s’adressant à ses acolytes :

 

– Mes amis, dit-il, permettez qu’on referme la porte.

 

Et il fit signe aux plus avancés des hommes à piques de reculer.

 

Ils obéirent, et la porte fut refermée sans difficulté.

 

Mais, grâce à cette porte ouverte un instant, les assiégeants avaient pu juger des préparatifs formidables faits pour les recevoir.

 

Cette porte fermée, l’envie prit aux hommes de Pitou de continuer à parlementer.

 

Quelques-uns se hissèrent sur les épaules de leurs camarades, montèrent sur le mur, s’y établirent à califourchon, et commencèrent à causer avec la garde nationale.

 

La garde nationale rendit la main, et causa.

 

Le quart d’heure s’écoula ainsi.

 

Alors, un homme vint du château, et donna l’ordre d’ouvrir la porte.

 

Cette fois, le concierge était blotti dans sa loge, et ce furent les gardes nationaux qui levèrent les barres.

 

Les assiégeants crurent que leur demande leur était accordée ; aussitôt la porte ouverte, ils entrèrent comme des hommes qui ont longtemps attendu, et que de puissantes mains poussent par-derrière, c’est-à-dire en foule, appelant les Suisses à grands cris, mettant les chapeaux au bout des piques et des sabres, et criant : « Vive la nation ! Vive la garde nationale ! Vivent les Suisses ! »

 

Les gardes nationaux répondirent aux cris de « Vive la nation ! »

 

Les Suisses gardèrent un sombre et profond silence.

 

À la bouche des canons seulement, les assaillants s’arrêtèrent et regardèrent devant eux et autour d’eux.

 

Le grand vestibule était plein de Suisses, placés sur trois de hauteur ; un rang se tenait, en outre, sur chaque marche de l’escalier ; ce qui permettait à six rangs de faire feu à la fois.

 

Quelques-uns des insurgés commencèrent à réfléchir, et au nombre de ceux là était Pitou ; seulement, il était déjà un peu tard pour réfléchir.

 

Au reste, c’est ce qui arrive toujours en pareille circonstance à ce brave peuple, dont le caractère principal est d’être enfant, c’est-à-dire tantôt bon, tantôt cruel.

 

En voyant le danger, il n’eut pas un instant l’idée de le fuir ; mais il essaya de le tourner, en plaisantant avec les gardes nationaux et les Suisses.

 

Les gardes nationaux n’étaient pas éloignés de plaisanter eux-mêmes, mais les Suisses gardaient leur sérieux ; car, cinq minutes avant l’apparition de l’avant-garde insurrectionnelle, voici ce qui était arrivé :

 

Comme nous l’avons raconté dans le chapitre précédent les gardes nationaux patriotes, à la suite de la querelle survenue à propos de Mandat, s’étaient séparés des gardes nationaux royalistes, et, en se séparant de leurs concitoyens, ils avaient, en même temps, fait leurs adieux aux Suisses, dont ils estimaient et plaignaient le courage.

 

Ils avaient ajouté qu’ils recevraient dans leurs maisons, comme des frères, ceux des Suisses qui voudraient les suivre.

 

Alors, deux Vaudois, répondant à cet appel fait dans leur langue, avaient quitté leur rang, et étaient venus se jeter dans les bras des Français, c’est-à dire de leurs véritables compatriotes.

 

Mais, au même instant, deux coups de fusil étaient partis des fenêtres du château, et deux balles avaient atteint les déserteurs dans les bras mêmes de leurs nouveaux amis.

 

Les officiers suisses, excellents tireurs, chasseurs d’isards et de chamois, avaient trouvé ce moyen de couper court à la désertion.

 

La chose avait, en outre, on le comprendra, rendu les autres Suisses sérieux jusqu’au mutisme.

 

Quant aux hommes qui venaient d’être introduits dans la cour, armés de vieux pistolets, de vieux fusils et de piques neuves, c’est-à-dire plus mal armés que s’ils n’avaient pas eu d’armes, c’étaient de ces étranges précurseurs de révolution comme nous en avons vu en tête de toutes les grandes émeutes, et qui accourent en riant ouvrir l’abîme où va s’engloutir un trône – parfois plus qu’un trône : une monarchie !

 

Les canonniers étaient venus à eux, la garde nationale paraissait toute portée à y venir ; ils tâchèrent de décider les Suisses à en faire autant.

 

Ils ne s’apercevaient pas que le temps s’écoulait, que leur chef Pitou avait donné à M. Rœderer jusqu’à dix heures, et qu’il était dix heures un quart.

 

Ils s’amusaient : pourquoi auraient-ils compté les minutes ?

 

L’un d’eux avait, non pas une pique, non pas un fusil, non pas un sabre, mais une perche à abaisser les branches d’arbres, c’est-à-dire une perche à crochet.

 

Il dit à son voisin :

 

– Si je pêchais un Suisse ?

 

– Pêche ! lui dit le voisin.

 

Et notre homme accrocha un Suisse par sa buffleterie, et attira le Suisse à lui.

 

Le Suisse ne résista que juste ce qu’il fallait pour avoir l’air de résister.

 

– Ça mord ! dit le pêcheur.

 

– Alors, va en douceur ! dit l’autre.

 

L’homme à la perche alla en douceur, et le Suisse passa du vestibule dans la cour, comme un poisson passe de la rivière sur la berge.

 

Ce furent de grandes acclamations et de grands éclats de rire.

 

– Un autre ! un autre ! cria-t-on de tous côtés.

 

Le pêcheur avisa un autre Suisse, qu’il accrocha comme le premier.

 

Après le second, vint un troisième, puis un quatrième, puis un cinquième.

 

Tout le régiment y eût passé, si l’on n’eût entendu retentir le mot En joue !

 

En voyant s’abaisser les fusils avec le bruit régulier et la précision mécanique qui accompagnent ce mouvement chez les troupes régulières, un des assaillants – il y a toujours, en pareille circonstance, un insensé qui donne le signal du massacre – un des assaillants tira un coup de pistolet sur une des fenêtres du château.

 

Pendant le court intervalle qui, dans le commandement, sépare le mot En joue ! du mot Feu ! Pitou comprit tout ce qui allait se passer.

 

– Ventre à terre ! cria-t-il à ses hommes ; ventre à terre, ou vous êtes tous morts !

 

Et, joignant l’exemple au précepte, il se jeta à terre.

 

Mais, avant que sa recommandation eût eu le temps d’être suivie, le mot Feu ! retentit sous le vestibule, qui s’emplit de bruit et de fumée, en crachant, comme une immense espingole, une grêle de balles.

 

La masse compacte – la moitié de la colonne peut-être était entrée dans la cour –, la masse compacte ondoya comme une moisson courbée par le vent, puis comme une moisson sciée par la faucille, et chancela et s’affaissa sur elle-même.

 

Le tiers à peine était resté vivant !

 

Ce tiers s’enfuit, passant sous le feu des deux lignes et sous celui des baraques ; lignes et baraques tirèrent à bout portant.

 

Les tireurs se fussent tués les uns les autres s’ils n’avaient pas eu entre eux un si épais rideau d’hommes.

 

Le rideau se déchira par larges lambeaux ; quatre cents hommes restèrent couchés sur le pavé, dont trois furent tués roides !

 

Les cent autres, blessés plus ou moins mortellement, se plaignant, essayant de se relever, retombant, donnaient à certaines parties de ce champ de cadavres une mobilité pareille à celle d’un flot expirant, mobilité effroyable à voir !

 

Puis, peu à peu, tout s’affaissa, et, à part quelques entêtés qui s’obstinèrent à vivre, tout rentra dans l’immobilité.

 

Les fuyards se répandirent dans le Carrousel, débordant d’un côté sur les quais, de l’autre dans la rue Saint-Honoré, en criant : « Au meurtre ! On nous assassine ! »

 

Au Pont-Neuf, à peu près, ils rencontrèrent le gros de l’armée.

 

Ce gros de l’armée était commandé par deux hommes à cheval suivis d’un homme à pied, et qui semblait, quoique à pied, avoir part au commandement.

 

– Ah ! crièrent les fuyards, reconnaissant, dans un de ces deux cavaliers, le brasseur du faubourg Saint-Antoine – remarquable par sa taille colossale, à laquelle servait de piédestal un énorme cheval flamand –, ah ! monsieur Santerre, à nous ! à l’aide ! on égorge nos frères !

 

– Qui cela ? demanda Santerre.

 

– Les Suisses ! ils ont tiré sur nous, tandis que nous avions la bouche à leur joue.

 

Santerre se retourna vers le second cavalier.

 

– Que pensez-vous de cela, monsieur ? lui demanda-t il.

 

– Ma foi ! dit, avec un accent allemand très prononcé, le second cavalier, qui était un petit homme blond, portant les cheveux coupés en brosse, je pense qu’il y a un proverbe militaire qui dit : « Le soldat doit se porter où il entend le bruit de la fusillade ou du canon. » Portons-nous où se fait le bruit !

 

– Mais, demanda l’homme à pied à l’un des fuyards, vous aviez avec vous un jeune officier ; je ne le vois plus.

 

– Il est tombé le premier, citoyen représentant ; et c’est un malheur, car c’était un bien brave jeune homme !

 

– Oui, c’était un brave jeune homme ! répondit, en pâlissant légèrement, celui à qui l’on avait donné le titre de représentant ; oui, c’était un brave jeune homme ! Aussi va-t-il être bravement vengé ! En avant, monsieur Santerre !

 

– Je crois, mon cher Billot, dit Santerre, que, dans une si grave affaire, il faut appeler à notre aide non seulement le courage, mais encore l’expérience.

 

– Soit.

 

– En conséquence, je propose de remettre le commandement général au citoyen Westermann – qui est un vrai général, et un ami du citoyen Danton –, m’offrant de lui obéir le premier comme simple soldat.

 

– Tout ce que vous voudrez, dit Billot, pourvu que nous marchions sans perdre un instant.

 

– Acceptez-vous le commandement, citoyen Westermann ? demanda Santerre.

 

– J’accepte, répondit laconiquement le Prussien

 

– En ce cas, donnez vos ordres.

 

– En avant ! cria Westermann.

 

Et l’immense colonne, arrêtée un instant, se remit en route.

 

Au moment où son avant-garde pénétrait à la fois dans le Carrousel par les guichets de la rue de l’Échelle et par ceux des quais, onze heures sonnaient à l’horloge des Tuileries.

 

Chapitre CLV

De neuf heures à midi

 

En rentrant au château, Rœderer trouva le valet de chambre, qui le cherchait de la part de la reine ; lui-même cherchait la reine, sachant que, dans ce moment, elle était la vraie force du château.

 

Il fut donc heureux d’apprendre qu’elle l’attendait dans un endroit écarté où il pourrait lui parler seul et sans être interrompu.

 

En conséquence, il monta derrière Weber.

 

La reine était assise près de la cheminée, le dos tourné à la fenêtre.

 

Au bruit que fit la porte, elle se retourna vivement.

 

– Eh bien, monsieur ?… demanda-t-elle interrogeant sans donner un but positif à son interrogation.

 

– La reine m’a fait l’honneur de m’appeler ? répondit Rœderer.

 

– Oui, monsieur ; vous êtes un des premiers magistrats de la ville ; votre présence au château est un bouclier pour la royauté ; je veux donc vous demander ce que nous avons à espérer ou à craindre.

 

– À espérer, peu de chose, madame ; à craindre, tout !

 

– Le peuple marche donc décidément contre le château ?

 

– Son avant-garde est sur le Carrousel, et parlemente avec les Suisses.

 

– Parlemente, monsieur ? Mais j’ai fait donner aux Suisses l’ordre de repousser la force par la force. Seraient-ils disposés à désobéir ?

 

– Non, madame ; les Suisses mourront à leur poste.

 

– Et nous au nôtre, monsieur ; de même que les Suisses sont des soldats au service des rois, les rois sont des soldats au service de la monarchie.

 

Rœderer se tut.

 

– Aurais-je le malheur d’être d’un avis qui ne s’accordât point avec le vôtre ? demanda la reine.

 

– Madame, dit Rœderer, je n’aurai d’avis que si Votre Majesté me fait la grâce de m’en demander un.

 

– Monsieur, je vous le demande.

 

– Eh bien, madame, je vais vous le dire avec la franchise d’un homme convaincu. Mon avis est que le roi est perdu s’il reste aux Tuileries.

 

– Mais, si nous ne restons pas aux Tuileries, où irons-nous ? s’écria la reine se levant tout effrayée.

 

– Il n’y a plus, à l’heure qu’il est, dit Rœderer, qu’un asile qui puisse protéger la famille royale.

 

– Lequel, monsieur ?

 

– L’Assemblée nationale.

 

– Comment avez-vous dit, monsieur ? demanda la reine clignant rapidement des yeux, et interrogeant, comme une femme persuadée qu’elle a mal entendu.

 

– L’Assemblée nationale, répéta Rœderer.

 

– Et vous croyez, monsieur, que je demanderai quelque chose à ces gens là ?

 

Rœderer se tut.

 

– Ennemis pour ennemis, monsieur, j’aime mieux ceux qui nous attaquent en face et au grand jour que ceux qui veulent nous détruire par-derrière et dans l’ombre !

 

– Eh bien, madame, alors, décidez-vous : allez en avant vers le peuple, ou battez en retraite vers l’Assemblée.

 

– Battre en retraite ? Mais sommes-nous donc tellement dépourvus de défenseurs, que nous soyons forcés de battre en retraite avant même d’avoir essuyé le feu ?

 

– Voulez-vous, avant de prendre une résolution, madame, écouter le rapport d’un homme compétent, et connaître les forces dont vous pouvez disposer ?

 

– Weber, va me chercher un des officiers du château, soit M. Maillardoz, soit M. de la Chesnaye, soit…

 

Elle allait dire : « Soit le comte de Charny » ; elle s’arrêta.

 

Weber sortit.

 

– Si Votre Majesté voulait s’approcher de la fenêtre, elle jugerait par elle même.

 

La reine fit, avec une répugnance visible, quelques pas vers la fenêtre, écarta les rideaux, et vit le Carrousel, et même la cour Royale, remplis d’hommes à piques.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-elle, mais que font donc là ces hommes ?

 

– Je l’ai dit à Votre Majesté, ils parlementent.

 

– Mais ils sont entrés jusque dans la cour du château ! – J’ai cru devoir gagner du temps pour donner à Votre Majesté le loisir de prendre une résolution.

 

En ce moment, la porte s’ouvrit.

 

– Venez ! Venez ! s’écria la reine sans savoir à qui elle s’adressait. Charny entra.

 

– Me voici, madame, dit-il.

 

– Ah ! c’est vous ! Alors je n’ai rien à vous demander, car tout à l’heure vous m’avez déjà dit ce qu’il nous restait à faire.

 

– Et, selon monsieur, demanda Rœderer, il vous reste… ?

 

– À mourir ! dit la reine.

 

– Vous voyez que ce que je vous propose est préférable, madame.

 

– Oh ! sur mon âme, je n’en sais rien, dit la reine.

 

– Que propose monsieur ? demanda Charny.

 

– De conduire le roi à l’Assemblée.

 

– Cela n’est point la mort, dit Charny, mais c’est la honte !

 

– Vous entendez, monsieur ! dit la reine.

 

– Voyons, reprit Rœderer, n’y aurait-il pas un parti moyen ?

 

Weber s’avança.

 

– Je suis bien peu de chose, dit-il, et je sais qu’il est bien hardi à moi de prendre la parole en pareille compagnie ; mais peut-être mon dévouement m’inspire-t-il… Si l’on se contentait de demander à l’Assemblée d’envoyer une députation pour veiller à la sûreté du roi ?

 

– Eh bien, soit, dit la reine, à cela je consens… Monsieur de Charny, si vous approuvez cette proposition, allez, je vous prie, la soumettre au roi.

 

Charny s’inclina et sortit.

 

– Suis le comte, Weber, et rapporte-moi la réponse du roi.

 

Weber sortit derrière le comte.

 

La présence de Charny, froid, grave, dévoué, était, sinon pour la reine, du moins pour la femme, un si cruel reproche, qu’elle ne le revoyait qu’en frissonnant.

 

Puis peut-être avait-elle quelque pressentiment terrible de ce qui allait se passer.

 

Weber rentra.

 

– Le roi accepte, madame, dit-il, et MM. Champion et Dejoly se rendent à l’instant à l’Assemblée pour porter la demande de Sa Majesté.

 

– Mais regardez donc ! fit la reine.

 

– Quoi, madame ? demanda Rœderer

 

– Que font-ils là ?

 

Les assiégeants étaient occupés à pêcher des Suisses.

 

Rœderer regarda ; mais, avant qu’il eût eu le temps de se faire une idée de ce qui se passait, un coup de pistolet éclata qui fut suivi de la formidable décharge.

 

Le château trembla, comme ébranlé dans ses fondements.

 

La reine poussa un cri, recula d’un pas, puis, entraînée par la curiosité, revint à la fenêtre.

 

– Oh ! Voyez ! Voyez ! s’écria-t-elle les yeux enflammés, ils fuient ! Ils sont en déroute ! Que disiez-vous donc, monsieur Rœderer, que nous n’avions plus d’autre ressource que l’Assemblée ?

 

– Sa Majesté, répondit Rœderer, veut-elle me faire la grâce de me suivre ?

 

– Voyez ! Voyez ! continua la reine, voici les Suisses qui font une sortie, et qui les poursuivent… Oh ! le Carrousel est libre ! Victoire ! Victoire !

 

– Par pitié pour vous-même, madame, dit Rœderer, suivez-moi

 

La reine revint à elle et suivit le syndic.

 

– Où est le roi ? demanda Rœderer au premier valet de chambre qu’il rencontra.

 

– Le roi est dans la galerie du Louvre, répondit celui-ci.

 

– C’est justement là que je voulais conduire Votre Majesté, dit Rœderer.

 

La reine suivit, sans se faire une idée de l’intention de son guide.

 

La galerie était barricadée à moitié de sa longueur, et coupée au tiers, deux ou trois cents hommes la défendaient et pouvaient se replier sur les Tuileries au moyen d’une espèce de pont volant qui, repoussé du pied par le dernier fuyard, tombait du premier étage au rez-de-chaussée.

 

Le roi était à une fenêtre avec MM. de la Chesnaye, Maillardoz et cinq ou six gentilshommes.

 

Il tenait une lunette à la main.

 

La reine courut au balcon, et n’eut pas besoin de lunette pour voir ce qui se passait.

 

L’armée de l’insurrection approchait longue et épaisse, couvrant toute la largeur du quai, et s’étendant à perte de vue.

 

Par le Pont-Neuf, le faubourg Saint-Marceau faisait sa jonction avec le faubourg Saint-Antoine.

 

Toutes les cloches de Paris sonnaient frénétiquement le tocsin, le bourdon de Notre-Dame couvrant de sa grosse voix toutes ces vibrations de bronze.

 

Un soleil ardent rejaillissait en milliers d’éclairs sur les canons des fusils et sur les fers des lances.

 

Puis, comme le bruit lointain de l’orage, on entendait le roulement sourd des pièces d’artillerie.

 

– Eh bien, madame ? demanda Rœderer.

 

Une cinquantaine de personnes s’étaient amassées derrière le roi.

 

La reine jeta un long regard sur toute cette foule qui l’entourait ; ce regard semblait aller jusqu’au fond des cœurs chercher tout ce qu’il y pouvait rester de dévouement.

 

Puis, muette, pauvre femme ! ne sachant à qui s’adresser, ni quelle prière faire, elle prit son enfant, le montrant aux officiers suisses, aux officiers de la garde nationale, aux gentilshommes.

 

Ce n’était plus la reine demandant un trône pour son héritier ; c’était la reine en détresse au milieu d’un incendie, et criant : « Mon enfant ! qui sauvera mon enfant ? »

 

Pendant ce temps, le roi causait tout bas avec le syndic de la Commune, ou plutôt Rœderer lui répétait ce qu’il avait déjà dit à la reine.

 

Deux groupes bien distincts s’étaient formés autour des deux augustes personnages : le groupe du roi, froid, grave, composé de conseillers qui semblaient approuver l’avis émis par Rœderer ; le groupe de la reine, ardent, enthousiaste, nombreux, composé de jeunes militaires agitant leurs chapeaux, tirant leurs épées, levant les mains vers le dauphin, baisant à genoux la robe de la reine, jurant de mourir pour l’un et pour l’autre.

 

Dans cet enthousiasme, la reine retrouva un peu d’espoir.

 

En ce moment, le groupe du roi se réunit à celui de la reine, et le roi, avec son impassibilité ordinaire, se retrouva le centre des deux groupes confondus. Cette impassibilité, c’était peut-être du courage.

 

La reine saisit deux pistolets à la ceinture de M. Maillardoz, commandant des Suisses.

 

– Allons, sire ! dit-elle, voici l’instant de vous montrer ou de périr au milieu de vos amis !

 

Ce mouvement de la reine avait porté l’enthousiasme à son comble ; chacun attendait la réponse du roi, bouche béante, haleine suspendue.

 

Un roi jeune, beau, brave, qui, l’œil ardent, la lèvre frémissante, se fût jeté, ces deux pistolets à la main, au milieu du combat, pouvait rappeler à lui la fortune peut-être !

 

On attendait, on espérait.

 

Le roi prit les pistolets des mains de la reine et les rendit à M. Maillardoz.

 

Puis, se retournant vers le syndic de la Commune :

 

– Vous dites donc, monsieur, que je dois me rendre à l’Assemblée ?

 

        Sire, répondit Rœderer en s’inclinant, c’est mon avis.

         

        Allons, messieurs, dit le roi, il n’y a plus rien à faire ici.

         

La reine poussa un soupir, prit le dauphin dans ses bras, et, s’adressant à Mme de Lamballe et à Mme de Tourzel :

 

        Venez, mesdames, dit-elle, puisque le roi le veut ainsi !

         

C’était dire à toutes les autres : « Je vous abandonne. »

 

Mme Campan attendait la reine dans le corridor par lequel elle devait passer.

 

La reine la vit.

 

– Attendez-moi dans mon appartement, dit-elle : je viendrai vous rejoindre, ou je vous enverrai chercher pour aller… Dieu sait où !

 

Puis, tout bas, se penchant vers Mme Campan :

 

– Oh ! murmura-t-elle, une tour au bord de la mer !

 

Les gentilshommes abandonnés se regardaient les uns les autres, et semblaient se dire : « Est-ce pour ce roi que nous sommes venus chercher ici la mort ? »

 

M. de la Chesnaye comprit cette muette interrogation.

 

– Non, messieurs, dit-il, c’est pour la royauté ! L’homme est mortel ; le principe, impérissable !

 

Quant aux malheureuses femmes – et il y en avait beaucoup : quelques-unes, absentes du château, avaient fait des efforts inouïs pour y rentrer –, quant aux femmes, elles étaient terrifiées.

 

On eût dit autant de statues de marbre debout aux angles des corridors et le long des escaliers.

 

Enfin, le roi daigna penser à ceux qu’il abandonnait.

 

Au bas de l’escalier, il s’arrêta :

 

– Mais, dit-il, que vont devenir toutes les personnes que j’ai laissées là-haut ?

 

– Sire, répondit Rœderer, rien ne leur sera plus facile que de vous suivre : elles sont en habit de ville, et passeront par le jardin.

 

– C’est vrai, dit le roi. Allons !

 

– Ah ! monsieur de Charny, dit la reine apercevant le comte qui l’attendait à la porte du jardin, l’épée nue, que ne vous ai-je écouté avant-hier, quand vous m’avez conseillé de fuir !

 

Le comte ne répondit point ; mais, s’approchant du roi :

 

– Sire, dit-il, le roi voudrait-il prendre mon chapeau, et me donner le sien, qui pourrait le faire reconnaître ?

 

– Ah ! vous avez raison, dit le roi, à cause de la plume blanche… Merci, monsieur.

 

Et il prit le chapeau de Charny, et lui donna le sien.

 

– Monsieur, dit la reine, le roi courrait-il quelque danger pendant cette traversée ?

 

– Vous voyez, madame, que, si ce danger existe, je fais tout ce que je puis pour le détourner de celui qu’il menace.

 

– Sire, dit le capitaine suisse chargé de protéger le passage du roi à travers le jardin, Votre Majesté est-elle prête ?

 

– Oui, répondit le roi en enfonçant sur sa tête le chapeau de Charny.

 

– Alors, dit le capitaine, sortons !

 

Le roi s’avança au milieu de deux rangs de Suisses qui marchaient du même pas que lui.

 

Tout à coup, on entendit de grands cris à droite.

 

La porte qui donnait sur les Tuileries, près du café de Flore, était forcée, une masse de peuple, sachant que le roi se rendait à l’Assemblée, se précipitait dans le jardin.

 

Un homme qui paraissait conduire toute cette bande portait pour bannière une tête au bout d’une pique.

 

Le capitaine fit faire halte, et apprêter les armes.

 

– Monsieur de Charny, dit la reine, si vous me voyez sur le point de tomber aux mains de ces misérables, vous me tuerez, n’est-ce pas ?

 

– Je ne puis vous promettre cela, madame, répondit Charny.

 

– Et pourquoi donc ? s’écria la reine.

 

– Parce qu’avant qu’une seule main vous ait touchée, je serai mort !

 

– Tiens, dit le roi, c’est la tête de ce pauvre M. Mandat : je la reconnais.

 

Cette bande d’assassins n’osa approcher, mais elle accabla d’injures le roi et la reine ; cinq ou six coups de fusil furent tirés ; un Suisse tomba mort, un autre blessé.

 

Le capitaine ordonna de mettre en joue ; ses hommes obéirent.

 

– Ne tirez pas, monsieur ! dit Charny, ou pas un de nous n’arrivera vivant à l’Assemblée.

 

– C’est juste, monsieur, dit le capitaine. Arme au bras !

 

Les soldats remirent l’arme au bras, et l’on continua de s’avancer en coupant diagonalement le jardin.

 

Les premières chaleurs de l’année avaient jauni les marronniers ; quoiqu’on ne fût encore qu’au commencement d’août, des feuilles déjà sèches jonchaient la terre.

 

Le petit dauphin les roulait sous ses pieds, et s’amusait à les pousser sous ceux de sa sœur.

 

– Les feuilles tombent de bonne heure cette année, dit le roi.

 

– N’y a-t-il pas un de ces hommes qui a écrit : « La royauté n’ira pas jusqu’à la chute des feuilles ? » dit la reine.

 

– Oui, madame, répondit Charny.

 

– Et comment appelle-t-on cet habile prophète ?

 

– Manuel.

 

Cependant un nouvel obstacle se présentait devant les pas de la famille royale : c’était un groupe considérable d’hommes et de femmes qui attendaient, avec des gestes menaçants, et en agitant des armes, sur l’escalier et sur la terrasse qu’il fallait monter et traverser pour se rendre du jardin des Tuileries au Manège.

 

Le danger était d’autant plus réel qu’il n’y avait plus moyen pour les Suisses de garder leurs rangs.

 

Le capitaine essaya néanmoins de leur faire percer la foule ; mais il se manifesta une telle rage, que Rœderer s’écria :

 

– Monsieur, prenez garde ! Vous allez faire tuer le roi !

 

On fit halte, et un messager alla prévenir l’Assemblée que le roi venait lui demander asile.

 

L’Assemblée envoya une députation ; mais la vue de cette députation redoubla la fureur de la multitude.

 

On n’entendit que ces cris poussés avec fureur :

 

– À bas, Veto ! À bas, l’Autrichienne ! La déchéance ou la mort !

 

Les deux enfants, comprenant que c’était surtout leur mère qui était menacée, se pressaient contre elle.

 

Le petit dauphin demandait :

 

– Monsieur de Charny, pourquoi donc tous ces gens-là veulent-ils tuer maman ?

 

Un homme d’une taille colossale, armé d’une pique, et criant plus haut que les autres : « À bas, Veto ! À mort, l’Autrichienne ! » essayait en dardant cette pique, d’atteindre tantôt la reine, tantôt le roi.

 

L’escorte suisse avait été écartée peu à peu ; la famille royale n’avait plus autour d’elle que les six gentilshommes qui étaient sortis avec elle des Tuileries, M. de Charny et la députation de l’Assemblée qui était venue la chercher.

 

Il y avait plus de trente pas à faire au milieu d’une foule compacte.

 

Il était évident qu’on en voulait aux jours du roi, et, surtout à ceux de la reine.

 

Au bas de l’escalier, la lutte commença.

 

– Monsieur, dit Rœderer à Charny, remettez votre épée au fourreau, ou je ne réponds de rien !

 

Charny obéit sans prononcer une parole.

 

Le groupe royal fut soulevé par la foule comme, dans une tempête, une barque est soulevée par les flots, et fut entraîné du côté de l’Assemblée. Le roi se vit obligé de repousser un homme qui lui avait mis le poing devant le visage ; le petit dauphin, presque étouffé, criait et tendait les bras comme pour appeler au secours.

 

Un homme s’élança, le prit, et l’arracha des mains de sa mère.

 

– Monsieur de Charny, mon fils ! s’écria-t-elle ; au nom du ciel, sauvez mon fils !

 

Charny fit quelques pas vers l’homme qui emportait l’enfant, mais à peine eut-il démasqué la reine, que deux ou trois bras s’étendirent vers elle, et qu’une main la saisit par le fichu qui couvrait sa poitrine.

 

La reine jeta un cri.

 

Charny oublia la recommandation de Rœderer, et son épée disparut tout entière dans le corps de l’homme qui avait osé porter la main sur la reine.

 

La foule hurla de rage en voyant tomber un des siens, et se rua plus violemment sur le groupe.

 

Les femmes criaient :

 

– Mais tuez-la donc, l’Autrichienne ! Donnez-nous-la donc, que nous l’égorgions ! À mort ! À mort !

 

Et vingt bras nus s’étendaient pour la saisir.

 

Mais elle, folle de douleur, ne s’inquiétait plus de son propre danger, ne cessait de crier :

 

– Mon fils ! Mon fils !

 

On touchait presque au seuil de l’Assemblée ; la foule fit un dernier effort : elle sentait que sa proie allait lui échapper.

 

Charny était si serré, qu’il ne pouvait plus frapper que du pommeau de son épée.

 

Il vit, parmi tous ces poings fermés et menaçants, une main armée d’un pistolet qui cherchait la reine.

 

Il lâcha son épée, saisit des deux mains le pistolet, l’arracha à celui qui le tenait, et le déchargea au milieu de la poitrine du plus proche assaillant.

 

L’homme, foudroyé, tomba.

 

Charny se baissa pour ramasser son épée.

 

L’épée était déjà aux mains d’un homme du peuple qui essayait d’en frapper la reine.

 

Charny s’élança sur l’assassin.

 

En ce moment, la reine entrait à la suite du roi dans le vestibule de l’Assemblée : elle était sauvée !

 

Il est vrai que, derrière elle, la porte se refermait, et que, sur le pas de cette porte, Charny tombait frappé à la fois d’un coup de barre de fer à la tête, et d’un coup de pique dans la poitrine.

 

– Comme mes frères ! murmura-t-il en tombant. Pauvre Andrée !…

 

Le destin de Charny s’accomplissait comme celui d’Isidor, comme celui de Georges. Celui de la reine allait s’accomplir.

 

Du reste, au même moment, une décharge effroyable d’artillerie annonçait que les insurgés et le château étaient aux prises.

 

Chapitre CLVI

De midi à trois heures

 

Un instant – comme la reine en voyant la fuite de l’avant-garde – les Suisses purent croire qu’ils avaient eu affaire à l’armée elle-même et que cette armée était dissipée.

 

Ils avaient tué quatre cents hommes, à peu près, dans la cour Royale, cent cinquante ou deux cents dans le Carrousel ; ils avaient enfin ramené sept pièces de canon.

 

Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait pas un homme qui pût se défendre.

 

Une seule petite batterie isolée, établie sur la terrasse d’une maison faisant face au corps de garde des Suisses, continuait son feu sans que l’on pût le faire taire.

 

Cependant, comme on se croyait maître de l’insurrection, on allait prendre des mesures pour en finir coûte que coûte avec cette batterie, lorsque l’on entendit retentir, du côté des quais, le roulement des tambours et les rebondissements bien autrement sombres de l’artillerie.

 

C’était cette armée que le roi regardait venir, avec une lunette de la galerie du Louvre.

 

En même temps, le bruit commença de se répandre que le roi avait quitté le château, et était allé demander un asile à l’Assemblée.

 

Il est difficile de dire l’effet que produisit cette nouvelle, même sur les royalistes les plus dévoués.

 

Le roi, qui avait promis de mourir à son poste royal, désertait ce poste, et passait à l’ennemi, ou, tout au moins, se rendait prisonnier sans combattre !

 

Dès lors, les gardes nationaux se regardèrent comme déliés de leur serment, et se retirèrent presque tous.

 

Quelques gentilshommes les suivirent, jugeant inutile de se faire tuer pour une cause qui elle-même s’avouait perdue.

 

Les Suisses seuls restèrent, sombres, silencieux, mais esclaves de la discipline.

 

Du haut de la terrasse du pavillon de Flore, et par les fenêtres de la galerie du Louvre, on voyait venir ces héroïques faubourgs auxquels nulle armée n’a jamais résisté, et qui en un jour avaient renversé la Bastille, cette forteresse dont les pieds étaient enracinés au sol depuis quatre siècles.

 

Les assaillants avaient leur plan ; ils croyaient le roi au château : ils voulaient de tous côtés envelopper le château afin de prendre le roi.

 

La colonne qui suivait le quai de la rive gauche reçut, en conséquence, l’ordre de forcer la grille du bord de l’eau ; celle qui arrivait par la rue Saint-Honoré, d’enfoncer la porte des Feuillants, tandis que la colonne de la rive droite, commandée par Westermann, ayant sous ses ordres Santerre et Billot, attaquerait de face.

 

Cette dernière déboucha tout à coup par tous les guichets du Carrousel, en chantant le Ça ira.

 

Les Marseillais menaient la tête de colonne, traînant au milieu de leurs rangs deux petites pièces de quatre chargées à mitraille.

 

Deux cents Suisses, à peu près, étaient en bataille sur le Carrousel.

 

Les insurgés marchèrent droit à eux, et, au moment où les Suisses abaissaient leurs fusil pour faire feu, ils démasquèrent leurs deux canons, et firent feu eux-mêmes.

 

Les soldats déchargèrent leurs fusils, mais se replièrent immédiatement sur le château, laissant à leur tour une trentaine de morts et de blessés sur le pavé du Carrousel.

 

Aussitôt, les insurgés, ayant en tête les fédérés marseillais et bretons, se ruant sur les Tuileries, s’emparèrent de deux cours : de la cour Royale, placée au centre – celle où il y avait tant de morts – et de la cour des Princes, voisine du pavillon de Flore et du quai.

 

Billot avait voulu combattre là où Pitou avait été tué ; puis il lui restait un espoir, il faut le dire : c’est que le pauvre garçon n’était que blessé, et qu’il lui rendrait, dans la cour Royale, le service que Pitou lui avait rendu, à lui, dans le Champ-de-Mars.

 

Il entra donc un des premiers dans la cour du Centre ; l’odeur du sang était telle, qu’on se serait cru dans un abattoir : elle s’exhalait de ce monceau de cadavres, visible en quelque sorte comme une fumée.

 

Cette vue, cette odeur, exaspérèrent les assaillants ; ils se précipitèrent vers le château.

 

D’ailleurs, eussent-ils voulu reculer, c’eût été impossible : les masses qui s’engouffraient incessamment par les guichets du Carrousel – beaucoup plus étroit à cette époque qu’il ne l’est aujourd’hui – les poussaient en avant.

 

Mais, hâtons-nous de le dire, quoique la façade du château ressemblât à un feu d’artifice, nul n’avait même l’idée de faire un pas en arrière.

 

Et, cependant, une fois entrés dans cette cour du Centre, les insurgés, comme ceux dans le sang desquels ils marchaient jusqu’à la cheville, les insurgés se trouvaient pris entre deux feux : le feu du vestibule de l’horloge, et celui du double rang de baraques.

 

Il fallait d’abord éteindre ce feu des baraques.

 

Les Marseillais se jetèrent sur elles comme des dogues sur un brasier ; mais ils ne purent les démolir avec leurs mains : ils demandèrent des leviers, des hoyaux, des pioches.

 

Billot demanda des gargousses.

 

Westermann comprit le plan de son lieutenant.

 

On apporta des gargousses avec des mèches.

 

Au risque de voir la poudre éclater dans leurs mains, les Marseillais mirent le feu aux mèches, et lancèrent les gargousses dans les baraques.

 

Les baraques s’enflammèrent : ceux qui les défendaient furent obligés de les évacuer et de se réfugier sous le vestibule.

 

Là, on se heurta fer contre fer, feu contre feu.

 

Tout à coup, Billot se sentit étreint par-derrière ; il se retourna, croyant avoir affaire à un ennemi ; mais, à la vue de celui qui l’étreignait, il jeta un cri de joie.

 

C’était Pitou ! Pitou méconnaissable, couvert de sang des pieds à la tête, mais Pitou sain et sauf, Pitou sans une seule blessure.

 

Au moment où il avait vu s’abaisser les fusils des Suisses, il avait, comme nous l’avons dit, crié : « Ventre à terre ! » et avait donné l’exemple.

 

Mais, cet exemple, ses compagnons n’avaient pas eu le temps de le suivre.

 

La fusillade, ainsi qu’une immense faux, avait alors passé à hauteur d’homme, et scié les trois quarts de ces épis humains qui mettent vingt-cinq ans à pousser, et qu’une seconde ploie et brise.

 

Pitou s’était littéralement senti enseveli sous les cadavres, puis baigné d’une liqueur tiède et ruisselante de tous côtés.

 

Malgré l’impression – profondément désagréable – que Pitou ressentait, étouffé par le poids des morts, baigné par leur sang, il résolut de ne pas souffler le mot, et d’attendre, pour donner signe de vie, un instant favorable.

 

Cet instant favorable, il l’avait attendu plus d’une heure.

 

Il est vrai que chaque minute de cette heure lui avait paru une heure elle même.

 

Enfin, il jugea le moment propice, quand il entendit les cris de victoire de ses compagnons, et, au milieu de ces cris ; la voix de Billot, qui l’appelait.

 

Alors, comme Encelade enseveli sous le mont Etna, il avait secoué cette couche de cadavres qui le recouvrait, était parvenu à se remettre debout, et, ayant reconnu Billot au premier rang, il était accouru le presser contre son cœur, sans s’inquiéter de quel côté il l’y pressait.

 

Une décharge des Suisses, qui coucha par terre une dizaine d’hommes, rappela Billot et Pitou à la gravité de la situation.

 

Neuf cents toises de bâtiment brûlaient à droite et à gauche de la cour du Centre.

 

Le temps était lourd, et il ne faisait pas le moindre vent : la fumée de l’incendie et de la fusillade pesait sur les combattants comme un dôme de plomb ; la fumée emplissait le vestibule du château ; toute la façade, dont chaque fenêtre flamboyait, était couverte d’un voile de fumée ; on ne pouvait distinguer ni où l’on envoyait la mort, ni d’où on la recevait.

 

Pitou, Billot, les Marseillais, la tête de colonne, marchèrent en avant, et, au milieu de la fumée, pénétrèrent dans le vestibule.

 

On se trouva devant un mur de baïonnettes : c’étaient celles des Suisses.

 

Ce fut alors que les Suisses commencèrent leur retraite – retraite héroïque, dans laquelle, pas à pas, de marche en marche, laissant un rang des siens sur chaque degré, le bataillon se replia lentement.

 

Le soir, on compta quatre-vingts cadavres sur l’escalier.

 

Tout à coup, par les chambres et par les corridors du château, on entendit retentir ce cri :

 

– Le roi ordonne aux Suisses de cesser le feu !

 

Il était deux heures de l’après-midi.

 

Voici ce qui s’était passé à l’Assemblée, et ce qui avait amené l’ordre que l’on proclamait aux Tuileries pour faire cesser la lutte ; ordre qui avait le double avantage de diminuer l’exaspération des vainqueurs et de couvrir l’honneur des vaincus :

 

Au moment où la porte des Feuillants s’était refermée derrière la reine, et où, à travers cette porte, encore entrouverte, elle avait vu leviers de fer, baïonnettes et piques menacer Charny, elle avait jeté un cri, et tendu les bras vers cette porte ; mais, entraînée du côté de la salle par ceux qui l’accompagnaient, en même temps que par cet instinct de mère qui lui disait, avant toute chose, de suivre son enfant, elle était entrée à la suite du roi dans l’Assemblée.

 

Là, une grande joie lui avait été rendue, elle avait aperçu son fils assis sur le bureau du président ; l’homme qui l’avait apporté secouait triomphalement son bonnet rouge au-dessus de la tête du jeune prince, et criait tout joyeux :

 

– J’ai sauvé le fils de mes maîtres ! Vive monseigneur le dauphin.

 

Mais, son fils en sûreté, un subit retour du cœur de la reine la ramena vers Charny.

 

– Messieurs, dit-elle, un de mes officiers les plus braves, un de mes serviteurs les plus dévoués est resté à la porte, en danger de mort ; je vous demande secours pour lui.

 

Cinq ou six députés s’élancèrent à cette voix.

 

Le roi, la reine, la famille royale et les personnages qui les accompagnaient se dirigèrent vers les sièges destinés aux ministres, et y prirent place.

 

L’Assemblée les avait reçus debout, non point à cause de l’étiquette due aux têtes couronnées, mais à cause du respect dû au malheur.

 

Avant de s’asseoir, le roi fit signe qu’il voulait parler.

 

On fit silence.

 

– Je suis venu ici, dit-il, pour éviter un grand crime ; j’ai pensé que je ne pouvais être plus en sûreté qu’au milieu de vous.

 

– Sire, répondit Vergniaud, qui présidait, vous pouvez compter sur la fermeté de l’Assemblée nationale ; ses membres ont juré de mourir en défendant les droits du peuple et les autorités constituées.

 

Le roi s’assit.

 

En ce moment, une fusillade effroyable retentit presque aux portes du Manège : la garde nationale, mêlée aux insurgés, tirait, de la terrasse des Feuillants, sur le capitaine et les soldats suisses qui avaient servi d’escorte à la famille royale.

 

Un officier de la garde nationale, ayant sans doute perdu la tête, entra tout effaré, et ne s’arrêta qu’à la barre, criant :

 

– Les Suisses ! Les Suisses ! Nous sommes forcés !

 

L’Assemblée crut un instant que les Suisses, vainqueurs, avaient repoussé l’insurrection, et marchaient sur le Manège pour reprendre leur roi – car, à cette heure, nous devons le dire, Louis XVI était bien plutôt le roi des Suisses que le roi des Français.

 

La salle se leva tout entière, d’un mouvement spontané, unanime ; et représentants du peuple, spectateurs des tribunes, gardes nationaux secrétaires, chacun, étendant la main, cria :

 

– Quelque chose qui arrive, nous jurons de vivre et de mourir libres !

 

Le roi et la famille royale n’avaient rien à faire dans ce serment ; aussi restèrent-ils seuls assis. Ce cri, poussé par trois mille bouches, passa comme un ouragan au-dessus de leurs têtes.

 

L’erreur ne fut pas longue, mais cette minute d’enthousiasme fut sublime.

 

Un quart d’heure après, un autre cri retentit :

 

– Le château est envahi ! Les insurgés marchent sur l’Assemblée pour y égorger le roi.

 

Alors, ces mêmes hommes qui en haine de la royauté, venaient de jurer de mourir libres, se levèrent avec le même élan et la même spontanéité, jurant de défendre le roi jusqu’à la mort.

 

À cet instant-là même, on sommait, au nom de l’Assemblée, le capitaine suisse Durler de mettre bas les armes.

 

– Je sers le roi et non l’Assemblée, dit-il ; où est l’ordre du roi ?

 

Les mandataires de l’Assemblée n’avaient pas d’ordre écrit.

 

– Je tiens mon commandement du roi, reprit Durler ; je ne le remettrai qu’au roi.

 

On l’amena presque de force à l’Assemblée.

 

Il était tout noir de poudre, tout rouge de sang.

 

– Sire, dit-il, on veut que je mette bas les armes ; est-ce l’ordre du roi ?

 

– Oui, répondit Louis XVI ; rendez vos armes à la garde nationale ; je ne veux pas que de braves gens comme vous périssent.

 

Durler courba la tête, poussa un soupir et sortit ; mais, à la porte, il fit dire qu’il n’obéirait que sur un ordre écrit.

 

Alors, le roi prit un papier, et écrivit :

 

« Le roi ordonne aux Suisses de poser les armes, et de se retirer aux casernes. »

 

C’était là ce que l’on criait dans les chambres, les corridors et les escaliers des Tuileries.

 

Comme cet ordre venait de rendre quelque tranquillité à l’Assemblée, le président agita sa sonnette.

 

– Délibérons, dit-il.

 

Mais un représentant se leva et fit observer qu’un article de la Constitution défendait de délibérer en présence du roi.

 

– C’est vrai, dit Louis XVI ; mais où allez-vous nous mettre ?

 

– Sire, dit le président, nous avons à vous offrir la tribune du journal Le Logographe, qui est vide, le journal ayant cessé de paraître.

 

– C’est bien, dit le roi, nous sommes prêts à nous y rendre.

 

– Huissiers, cria Vergniaud, conduisez le roi à la loge du Logographe.

 

Les huissiers se hâtèrent d’obéir.

 

Le roi, la reine, la famille royale, reprirent, pour sortir de la salle, le chemin qu’ils avaient pris pour y entrer, et se retrouvèrent dans le corridor.

 

– Qu’y a-t-il donc à terre ? demanda la reine. On dirait du sang !

 

Les huissiers ne répondirent point ; si ces taches étaient véritablement des taches de sang, peut-être ignoraient-ils d’où elles venaient.

 

Les taches, chose étrange ! étaient plus larges et plus fréquentes à mesure qu’on approchait de la loge.

 

Pour épargner ce spectacle à la reine, le roi doubla le pas, et, ouvrant la loge lui-même :

 

– Entrez, madame, dit-il à la reine.

 

La reine s’élança ; mais, en mettant le pied sur le seuil de la porte, elle poussa un cri d’horreur, et, les mains sur les yeux, se rejeta en arrière.

 

La présence des taches de sang était expliquée : un cadavre avait été déposé dans la loge.

 

C’était ce cadavre – que la reine, dans sa précipitation, avait presque heurté du pied – qui lui avait fait pousser un cri, et se rejeter en arrière.

 

– Tiens ! dit le roi du même ton dont il avait dit : « C’est la tête de ce pauvre M. Mandat ! » Tiens ! c’est le cadavre de ce pauvre comte de Charny.

 

C’était, en effet, le cadavre du comte, que les députés avaient tiré des mains des égorgeurs, et qu’ils avaient donné l’ordre de placer dans la loge du Logographe, ne pouvant deviner que, dix minutes après, on y installerait la famille royale.

 

On emporta le cadavre, et la famille royale entra dans la loge.

 

On voulait la laver ou l’essuyer, car le plancher était tout couvert de sang ; mais la reine fit un signe d’opposition, et prit place la première.

 

Seulement, nul ne vit qu’elle brisait les cordons de ses souliers, et mettait ses pieds frémissants en contact avec ce sang tiède encore.

 

– Oh ! murmura-t-elle, Charny ! Charny ! Pourquoi mon sang ne coule-t-il pas ici jusqu’à la dernière goutte pour se mêler pendant l’éternité avec le tien !…

 

Trois heures de l’après-midi sonnaient.

 

Chapitre CLVII

De trois heures à six heures de l’après-midi

 

Nous avons abandonné le château au moment où le vestibule du milieu forcé, et les Suisses repoussés de marche en marche jusqu’aux appartements du roi, une voix retentit dans les chambres et dans les corridors, criant : « Ordre aux Suisses de poser les armes ! »

 

Ce livre est probablement le dernier que nous ferons sur cette terrible époque ; à mesure que notre récit avance, nous quittons donc le terrain que nous venons de parcourir pour n’y revenir jamais. C’est ce qui nous autorise à mettre, dans tous ses détails, cette suprême journée sous les yeux de nos lecteurs ; nous en avons d’autant plus le droit que nous le faisons sans aucune prévention, sans aucune haine, sans aucun parti pris.

 

Le lecteur est entré dans la cour Royale à la suite des Marseillais ; il a suivi Billot au milieu de la flamme et de la fumée et il l’a vu monter, avec Pitou, spectre sanglant sorti du milieu des morts, chaque marche de l’escalier au haut duquel nous les avons laissés.

 

À partir de ce moment, les Tuileries étaient prises.

 

Quel est le sombre génie qui avait présidé à la victoire ?

 

La colère du peuple, répondra-t-on.

 

Oui, sans doute ; mais qui dirigea cette colère ?

 

L’homme que nous avons nommé à peine, cet officier prussien marchant sur un petit cheval noir à côté du géant Santerre et de son colossal cheval flamand – l’Alsacien Westermann.

 

Qu’était-ce que cet homme, qui, pareil à l’éclair, se faisait visible seulement au milieu de la tempête ?

 

Un de ces hommes que Dieu tient cachés dans l’arsenal de ses colères, et qu’il ne tire de l’obscurité qu’au moment où il en a besoin, qu’à l’heure où il veut frapper !

 

Il s’appelle Westermann, l’homme du couchant.

 

Et, en effet, il apparaît quand la royauté tombe pour ne plus se relever.

 

Qui l’a inventé ? Qui l’a deviné ? Quel a été l’intermédiaire entre lui et Dieu ?

 

Qui a compris qu’au brasseur, géant taillé dans le bloc matériel de la chair, il fallait donner une âme pour cette lutte où les Titans devaient détrôner Dieu ? Qui a parfait Géryon avec Prométhée ? Qui a complété Santerre avec Westermann ? C’est Danton.

 

Où le terrible tribun a-t-il été chercher ce vainqueur ?

 

Dans une sentine, dans un égout, dans une prison : à Saint-Lazare.

 

Westermann était accusé – entendons-nous bien, pas convaincu – accusé d’avoir fait de faux billets de caisse, et arrêté préventivement.

 

Danton avait besoin, pour l’œuvre du 10 août, d’un homme qui ne pût reculer, parce qu’en reculant il montait au pilori.

 

Danton couvait du regard le mystérieux prisonnier ; au jour et à l’heure où il en eut besoin, il brisa chaîne et verrous de sa main puissante et dit au prisonnier : « Viens ! »

 

La révolution consiste non seulement, comme je l’ai dit, à mettre dessus ce qui est dessous, mais encore à mettre les captifs en liberté, et en prison les gens libres ; non seulement les gens libres, mais encore les puissants de la terre, les grands, les princes, les rois !

 

Sans doute, c’était dans sa sécurité de ce qui allait advenir que Danton parut si engourdi pendant les fiévreuses ténèbres qui précédèrent la sanglante aurore du 10 août.

 

Il avait, dès la veille, semé le vent ; il n’avait plus à s’inquiéter de rien, certain qu’il était de recueillir la tempête.

 

Le vent, ce fut Westermann ; la tempête, ce fut Santerre, cette gigantesque personnification du peuple.

 

Santerre se montra à peine ce jour-là ; Westermann fit tout, fut partout.

 

Ce fut Westermann qui dirigea le mouvement de jonction du faubourg Saint-Marceau et du faubourg Saint-Antoine au Pont-Neuf ; ce fut Westermann qui, monté sur son petit cheval noir, apparut en tête de l’armée, sous le guichet du Carrousel ; ce fut Westermann qui, comme s’il s’agissait de faire ouvrir la porte d’une caserne à un régiment au bout de son étape, vint heurter de la poignée de son épée à la porte des Tuileries.

 

Nous avons vu comment cette porte s’était ouverte, comment les Suisses avaient fait héroïquement leur devoir, comment ils avaient battu en retraite sans fuir, comment ils avaient été détruits sans être vaincus ; nous les avons suivis marche à marche dans l’escalier, qu’ils couvrent de leurs morts : suivons-les pas à pas dans les Tuileries, qu’ils vont joncher de cadavres.

 

Au moment où l’on apprit que le roi venait de quitter le château, les deux ou trois cents gentilshommes qui étaient venus pour mourir avec le roi se réunirent dans la salle des gardes de la reine, afin de se demander si, le roi n’étant plus là pour mourir avec eux comme il s’y était solennellement engagé, ils devaient mourir sans lui.

 

Alors, ils décidèrent, puisque le roi était allé à l’Assemblée nationale, d’aller eux-mêmes y rejoindre le roi.

 

Ils rallièrent tous les Suisses qu’ils purent rencontrer, une vingtaine de gardes nationaux, et, au nombre de cinq cents, descendirent vers le jardin.

 

Le passage était fermé par une grille appelée la grille de la Reine ; on voulut faire sauter la serrure : la serrure résista.

 

Les plus forts se mirent à secouer un barreau, et parvinrent à le briser.

 

L’ouverture donnait passage à la troupe, mais homme à homme seulement.

 

On était à trente pas des bataillons postés à la grille du pont Royal.

 

Ce furent deux soldats suisses qui sortirent les premiers par l’étroit passage ; tous deux furent tués avant d’avoir fait quatre pas.

 

Tous les autres passèrent sur leurs cadavres.

 

La troupe fut criblée de coups de fusil ; mais, comme les Suisses, avec leurs uniformes éclatants, offraient un plus facile point de mire, ce fut sur les Suisses que les balles se dirigèrent de préférence ; pour deux gentilshommes tués et un blessé, soixante ou soixante et dix Suisses tombèrent.

 

Les deux gentilshommes tués étaient MM. de Casteja et de Clermont d’Amboise ; le gentilhomme blessé était M. de Viomesnil.

 

En marchant vers l’Assemblée nationale, on passa devant un corps de garde appuyé contre la terrasse du bord de l’eau, et placé sous les arbres.

 

La garde sortit, fit feu sur les Suisses, dont huit ou dix tombèrent encore.

 

Le reste de la colonne, qui, en quatre-vingts pas à peu près, avait perdu quatre-vingts hommes, se dirigea vers l’escalier des Feuillants.

 

M. de Choiseul les vit de loin, et, l’épée à la main, courant à eux sous le feu des canons du pont Royal et du pont Tournant, essaya de les rallier.

 

– À l’Assemblée nationale ! cria-t-il.

 

Et, se croyant suivi par les quatre cents hommes qui restaient, il s’élança dans les corridors et à travers l’escalier qui conduisait à la salle des séances.

 

À la dernière marche, il rencontra Merlin.

 

– Que faites-vous ici, l’épée à la main, malheureux ? lui dit le député.

 

M. de Choiseul regarda autour de lui : il était seul.

 

– Remettez votre épée au fourreau, et allez retrouver le roi, lui dit Merlin ; il n’y a que moi qui vous ai vu : donc, personne ne vous a vu.

 

Qu’était devenue cette troupe dont M. de Choiseul se croyait suivi ?

 

Les coups de canon et la fusillade l’avaient fait tourner sur elle-même comme un tourbillon de feuilles sèches, et l’avaient poursuivie sur la terrasse de l’Orangerie.

 

De la terrasse de l’Orangerie, les fugitifs s’élancèrent sur la place Louis XV, et se dirigèrent vers le Garde-Meuble pour gagner les boulevards ou les Champs-Elysées.

 

M. de Viomesnil, huit ou dix gentilshommes et cinq Suisses se réfugièrent à l’hôtel de l’ambassade de Venise, situé rue Saint-Florentin, et dont ils avaient trouvé la porte ouverte. Ceux-là étaient sauvés !

 

Le reste de la colonne essayait d’atteindre les Champs-Elysées.

 

Deux coups de canon, chargés à mitraille, partirent du pied de la statue de Louis XV, et brisèrent la colonne en trois tronçons.

 

L’un s’enfuit par le boulevard, et rencontra la gendarmerie, qui arrivait avec le bataillon des Capucines.

 

Les fugitifs se crurent sauvés. M. de Villiers, ancien aide-major de gendarmerie lui-même, courut à l’un des cavaliers, les bras ouverts, en criant : « À nous, mes amis ! »

 

Le cavalier tira un pistolet de ses fontes, et lui brûla la cervelle.

 

À cette vue, trente Suisses et un gentilhomme, ci-devant page du roi, se précipitèrent dans l’hôtel de la Marine.

 

Là, on se demanda ce que l’on devait faire.

 

Les trente Suisses furent d’avis de se rendre, et, voyant apparaître huit sans culottes, déposèrent leurs fusils en criant : « Vive la nation ! »

 

– Ah ! traîtres ! dirent les sans-culottes, vous vous rendez parce que vous vous voyez pris ? Vous criez : « Vive la nation ! » parce que vous croyez que ce cri vous sauvera ? Non, pas de quartier !

 

Et, en même temps, deux Suisses tombent, l’un frappé d’un coup de pique, l’autre d’un coup de fusil.

 

Aussitôt leur tête est coupée, et mise au bout d’une pique.

 

Les Suisses, furieux de la mort de leurs deux camarades, ressaisissent leurs fusils, et font feu tous à la fois.

 

Sept sans-culottes sur huit tombent morts ou blessés.

 

Les Suisses s’élancent alors sous la grande porte pour se sauver, et se trouvent face à face avec la bouche d’un canon.

 

Ils reculent ; le canon avance ; tous se groupent dans un angle de la cour ; le canon pivote, tourne sa gueule de leur côté, et fait feu !

 

Vingt-trois sont tués sur vingt-huit.

 

Par bonheur, presque en même temps, et au moment où la fumée aveugle ceux qui viennent de faire feu, une porte s’ouvre derrière les cinq Suisses qui restent et l’ex-page du roi.

 

Tous six se précipitent par cette porte, qui se referme ; les patriotes n’ont pas vu cette espèce de trappe anglaise qui leur a dérobé les survivants : ils croient avoir tout tué, et s’éloignent en traînant leur pièce de canon avec des cris de triomphe.

 

Le deuxième tronçon se composait d’une trentaine de soldats et de gentilshommes ; il était commandé par M. Forestier de Saint-Venant. Cerné de tous côtés à l’entrée des Champs-Elysées, le chef voulut au moins faire payer sa mort : à la tête de ses trente hommes, lui, l’épée à la main, eux, la baïonnette au bout du fusil, il chargea trois fois tout un bataillon massé au pied de la statue ; dans ces trois charges, il perdit quinze hommes.

 

Avec les quinze autres, il essaya de passer à travers une éclaircie et de gagner les Champs-Elysées : une décharge de mousqueterie lui tua huit hommes ; les sept autres se dispersèrent, et furent poursuivis et sabrés par la gendarmerie.

 

M. de Saint-Venant allait trouver un refuge dans le café des Ambassadeurs, quand un gendarme mit son cheval au galop, franchit le fossé qui séparait la promenade de la grande route, et, d’un coup de pistolet, brisa les reins du malheureux commandant.

 

Le troisième tronçon, composé de soixante hommes, avait atteint les Champs-Elysées, et se dirigeait vers Courbevoie par cet instinct qui fait que les pigeons se dirigent vers le colombier, les moutons vers la bergerie : à Courbevoie étaient les casernes

 

Enveloppés par la gendarmerie à cheval et par le peuple, ils furent conduits à l’Hôtel de Ville, où l’on espérait les mettre en sûreté ; deux ou trois mille furieux, entassés sur la place de Grève, les arrachèrent à leur escorte, et les massacrèrent.

 

Un jeune gentilhomme, le chevalier Charles d’Autichamp, fuyait du château par la rue de l’Échelle, un pistolet dans chaque main ; deux hommes essayent de l’arrêter : il les tue tous les deux ; la police s’empare de lui, et l’entraîne jusqu’à la Grève pour l’y exécuter solennellement.

 

Mais, heureusement, elle oublie de le fouiller : à la place de ses deux pistolets inutiles et qu’il a jetés, un couteau lui reste ; il l’ouvre dans sa poche, attendant l’instant de s’en servir. Au moment où il arrive sur la place de l’Hôtel de Ville, on y égorge les soixante Suisses qu’on vient d’amener ; ce spectacle distrait ceux qui le gardent ; il tue ses deux plus proches voisins de deux coups de couteau, puis se glisse dans la foule comme un serpent, et disparaît.

 

Les cent hommes qui ont conduit le roi à l’Assemblée nationale, et qui, réfugiés aux Feuillants, y ont été désarmés ; les cinq cents dont nous avons raconté l’histoire ; quelques fugitifs isolés, comme M. Charles d’Autichamp, que nous venons de voir échapper à la mort avec tant de bonheur, sont les seuls qui ont quitté le château.

 

Le reste s’est fait tuer sous le vestibule, dans les escaliers, sur le palier, ou a été égorgé soit dans les appartements, soit dans la chapelle.

 

Neuf cents cadavres de Suisses ou de gentilshommes jonchent l’intérieur des Tuileries !

 

Chapitre CLVIII

De six à neuf heures du soir

 

Le peuple était entré au château comme on entre dans le repaire d’une bête féroce, il trahissait ses sentiments par ces cris : « Mort au loup ! mort à la louve ! mort au louveteau ! »

 

S’il eût rencontré le roi, la reine et le dauphin, il eût certes, sans hésiter, croyant faire justice, abattu leurs trois têtes d’un seul coup.

 

Avouons que c’eût été bien heureux pour elles !

 

En l’absence de ceux qu’ils poursuivaient de leurs cris, qu’ils cherchaient jusque dans les armoires, jusque derrière les tapisseries, jusque sous les couchettes, les vainqueurs durent se venger sur tout, sur les choses comme sur les hommes ; ils tuèrent et brisèrent avec la même férocité impassible – ces murs, où s’étaient décrétés la Saint-Barthélemy et le massacre du Champ de Mars, appelant de terribles vengeances.

 

On le voit, nous ne débarbouillons pas le peuple ; nous le montrons, au contraire, crotté et sanglant comme il était. Toutefois, hâtons-nous de le dire, les vainqueurs sortirent du château les mains rouges, mais vides !

 

Peltier, qui ne peut pas être accusé de partialité en faveur des patriotes, raconte qu’un marchand de vin, nommé Mallet, apporta à l’Assemblée cent soixante-treize louis d’or trouvés sur un prêtre tué au château ; que vingt-cinq sans-culottes y apportèrent une malle pleine de vaisselle du roi ; qu’un combattant jeta une croix de Saint-Louis sur le bureau du président ; qu’un autre y déposa la montre d’un Suisse, un autre, un rouleau d’assignats ; un autre, un sac d’écus ; un autre, des bijoux ; un autre, des diamants ; un autre, enfin, une cassette appartenant à la reine, et contenant quinze cents louis.

 

« Et – ajoute ironiquement l’historien, sans se douter qu’il fait de tous ces hommes un magnifique éloge –, et l’Assemblée exprima son regret de ne pas connaître les noms des citoyens modestes qui étaient venus remettre fidèlement dans son sein tous les trésors volés au roi. »

 

Nous ne sommes pas des flatteurs du peuple, nous ; nous le savons, c’est le plus ingrat, le plus capricieux, le plus inconstant de tous les maîtres ; nous dirons donc ses crimes comme ses vertus.

 

Ce jour-là, il fut cruel ; il se rougit les mains avec délices ; ce jour-là, gentilshommes jetés vivants par les fenêtres ; Suisses, morts ou mourants, éventrés sur les escaliers ; cœurs arrachés aux poitrines et pressés à deux mains comme des éponges ; têtes coupées et portées au bout des piques ; ce jour-là, ce peuple – qui se croyait déshonoré de voler une montre ou une croix de Saint-Louis – se donna toutes les sombres joies de la vengeance et de la cruauté.

 

Et, cependant, au milieu de ce massacre des vivants, de cette profanation des morts, parfois, comme le lion repu, il fit grâce.

 

Mmes de Tarente, de la Roche-Aymon, de Ginestous et Mlle Pauline de Tourzel étaient restées aux Tuileries, abandonnées par la reine ; elles étaient dans la chambre même de Marie-Antoinette. Le château pris, elles entendirent les cris des mourants, les menaces des vainqueurs, les pas qui se rapprochaient d’elles, précipités, terribles, impitoyables.

 

Mme de Tarente alla ouvrir la porte.

 

– Entrez, dit-elle ; nous ne sommes que des femmes.

 

Les vainqueurs entrèrent, leurs fusils fumants, leurs sabres ensanglantés à la main.

 

Les femmes tombèrent à genoux.

 

Les égorgeurs avaient déjà le couteau levé sur elles, les appelant les conseillères de Madame Veto, les confidentes de l’Autrichienne ; un homme à longue barbe, envoyé par Pétion, cria du seuil de la porte :

 

– Faites grâce aux femmes ! Ne déshonorez pas la nation !

 

Et grâce leur fut faite.

 

Mme Campan, à qui la reine avait dit : « Attendez-moi ; je vais revenir, ou je vous enverrai chercher pour me rejoindre… Dieu sait où ! » Mme Campan attendait, dans sa chambre, que la reine revînt ou l’envoyât chercher.

 

Elle raconte elle-même qu’elle avait complètement perdu la tête au milieu de l’horrible tumulte, et que, ne voyant pas sa sœur, cachée derrière quelque rideau ou accroupie derrière quelque meuble, elle crut la trouver dans une chambre de l’entresol, et descendit rapidement vers cette pièce ; mais, là, elle ne vit que deux femmes de chambre lui appartenant, et une espèce de géant qui était heiduque de la reine.

 

À la vue de cet homme, Mme Campan, tout éperdue qu’elle était, comprit que le danger était pour lui, et non pour elle.

 

– Fuyez donc ! cria-t-elle, fuyez donc, malheureux ! Les valets de pied sont déjà loin… Fuyez, il est temps encore !

 

Mais lui essayait de se lever, et retombait, criant d’une voix plaintive :

 

– Hélas ! je ne puis, je suis mort de peur.

 

Comme il disait cela, une troupe d’hommes ivres, furieux, ensanglantés, parut sur le seuil, se jeta sur l’heiduque, et le mit en morceaux.

 

Mme Campan et les deux femmes s’enfuirent par un petit escalier de service.

 

Une partie des égorgeurs, voyant ces trois femmes qui s’enfuyaient, s’élancèrent à leur poursuite, et les eurent bientôt atteintes.

 

Les deux femmes de chambre, tombées à genoux, empoignaient, tout en suppliant les meurtriers, les lames des sabres entre leurs mains.

 

Mme Campan, arrêtée dans sa course au haut de l’escalier, avait senti une main furieuse s’enfoncer dans son dos pour la saisir par ses vêtements ; elle voyait, comme un éclair mortel, la lame d’un sabre briller au-dessus de sa tête ; elle mesurait, enfin, ce court instant qui sépare la vie de l’éternité, et qui, si court qu’il soit, contient, cependant, tout un monde de souvenirs, lorsque, du bas de l’escalier, une voix monta avec l’accent du commandement.

 

– Que faites-vous là-haut ? demanda cette voix.

 

– Hein ? répondit le meurtrier, qu’y a-t-il ?

 

– On ne tue pas les femmes, entendez-vous ? reprit la voix d’en bas.

 

Mme Campan était à genoux ; déjà le sabre était levé sur sa tête, déjà elle pressentait la douleur qu’elle allait éprouver.

 

– Lève-toi, coquine ! lui dit son bourreau ; la nation te pardonne !

 

Que faisait, pendant ce temps, le roi dans la loge du Logographe ?

 

Le roi avait faim, et demandait son dîner.

 

On lui apporta du pain, du vin, un poulet, des viandes froides et des fruits.

 

Comme tous les princes de la maison de Bourbon, comme Henri IV, comme Louis XIV, c’était un grand mangeur que le roi ; derrière les émotions de son âme, rarement trahies par son visage aux fibres molles et détendues, veillaient incessamment ces deux grandes exigences du corps : le sommeil et la faim. Nous l’avons vu obligé de dormir au château, nous le voyons obligé de manger à l’Assemblée.

 

Le roi brisa son pain, et découpa son poulet comme à un rendez-vous de chasse, sans s’inquiéter le moins du monde des yeux qui le regardaient.

 

Parmi ces yeux, il y en avait deux qui brûlaient, faute de pouvoir pleurer, c’étaient ceux de la reine.

 

Elle, elle avait tout refusé ; le désespoir la nourrissait.

 

Il lui semblait que, les pieds dans ce sang précieux de Charny, elle eût pu rester là éternellement, et vivre comme une fleur des tombeaux, sans autre nourriture que celle qu’elle recevait de la mort.

 

Elle avait beaucoup souffert au retour de Varennes ; elle avait beaucoup souffert dans sa captivité des Tuileries ; elle avait beaucoup souffert dans cette nuit et cette journée qui venaient de s’écouler ; mais peut-être avait-elle moins souffert qu’en regardant manger le roi !

 

Et, cependant, la situation eût été assez grave pour ôter l’appétit à un autre homme que Louis XVI.

 

L’Assemblée, où le roi était venu chercher une protection, eût eu besoin d’être protégée elle-même ; elle ne se dissimulait point sa faiblesse.

 

Le matin, elle avait voulu empêcher le massacre de Suleau, et elle ne l’avait pas pu.

 

À deux heures, elle avait voulu empêcher le massacre des Suisses, et elle ne l’avait pas pu.

 

Maintenant, elle était menacée elle-même par une foule exaspérée qui criait : « La déchéance ! la déchéance ! »

 

Une commission s’assembla séance tenante.

 

Vergniaud en faisait partie ; il donna la présidence à Guadet, afin que le pouvoir ne sortît point des mains de la Gironde.

 

La délibération des commissaires fut courte : on délibérait en quelque sorte sous l’écho retentissant de la fusillade et du canon.

 

Ce fut Vergniaud qui prit la plume, et qui rédigea l’acte de suspension provisoire de la royauté.

 

Il rentra dans l’Assemblée, morne et abattu, n’essayant de cacher ni sa tristesse ni son abattement ; car c’était un dernier gage qu’il donnait au roi de son respect pour la royauté ; à l’hôte, de son respect pour l’hospitalité.

 

« Messieurs, dit-il, je viens, au nom de la commission extraordinaire, vous présenter une mesure bien rigoureuse ; mais je m’en rapporte à la douleur dont vous êtes pénétrés pour juger combien il importe au salut de la patrie que vous l’adoptiez sur l’heure.

 

« L’Assemblée nationale, considérant que les dangers de la patrie sont arrivés à leur comble ; que les maux dont gémit l’empire dérivent principalement des défiances qu’inspire la conduite du chef du pouvoir exécutif dans une guerre entreprise en son nom contre la Constitution et contre l’indépendance nationale ; que ces défiances ont provoqué de toutes les parties de l’empire le vœu de la révocation de l’autorité confiée à Louis XVI ;

 

« Considérant néanmoins que le corps législatif ne veut agrandir par aucune usurpation sa propre autorité, et qu’il ne peut concilier son serment à la Constitution et sa ferme volonté de sauver la liberté qu’en faisant appel à la souveraineté du peuple.

 

« Décrète ce qui suit :

 

« Le peuple français est invité à former une Convention nationale.

 

« Le chef du pouvoir exécutif est provisoirement suspendu de ses fonctions ; un décret sera proposé dans la journée pour la nomination d’un gouverneur du prince royal.

 

« Le payement de la liste civile sera suspendu.

 

« Le roi et la famille royale demeureront dans l’enceinte du corps législatif jusqu’à ce que le calme soit rétabli dans Paris.

 

« Le Département fera préparer le Luxembourg pour leur résidence sous la garde des citoyens. »

 

Le roi écouta ce décret avec son impassibilité ordinaire.

 

Puis, se penchant hors de la loge du Logographe, et s’adressant à Vergniaud, lorsque celui-ci revint prendre sa place de président :

 

– Savez-vous, lui dit-il, que ce n’est pas très constitutionnel, ce que vous venez de faire là ?

 

– C’est vrai, sire, répondit Vergniaud ; seulement, c’est le seul moyen de sauver votre vie. Si nous n’accordons pas la déchéance, ils prendront la tête !

 

Le roi fit un mouvement des lèvres et des épaules qui signifiait : « C’est possible ! » Et il reprit sa place.

 

En ce moment, la pendule placée au-dessus de sa tête sonna l’heure.

 

Il compta chaque vibration.

 

Puis, quand la dernière fut éteinte :

 

– Neuf heures, dit-il.

 

Le décret de l’Assemblée portait que le roi et la famille royale demeureraient dans l’enceinte du corps législatif jusqu’à ce que le calme fût rétabli dans Paris.

 

À neuf heures, les inspecteurs de la salle vinrent chercher le roi et la reine pour les conduire au logement provisoire préparé pour eux.

 

Le roi fit signe de la main qu’il demandait un instant.

 

En effet, on s’occupait d’une chose qui n’était pas sans intérêt pour lui : on nommait un ministère.

 

Le ministre de la Guerre, le ministre de l’Intérieur et le ministre des Finances étaient tout nommés : c’étaient les ministres chassés par le roi, Roland, Clavières et Servan.

 

Restaient la Justice, la Marine et les Affaires étrangères.

 

Danton fut nommé à la Justice ; Monge, à la Marine ; Lebrun, aux Affaires étrangères.

 

Le dernier ministre nommé :

 

– Allons, dit le roi.

 

Et, se levant, il sortit le premier.

 

La reine le suivit ; elle n’avait pris depuis sa sortie des Tuileries, pas même un verre d’eau.

 

Madame Élisabeth, le dauphin, Mme Royale, Mme de Lamballe et Mme de Tourzel leur firent cortège.

 

L’appartement préparé pour le roi était situé à l’étage supérieur du vieux monastère des Feuillants : il était habité par l’archiviste Camus, et se composait de quatre chambres.

 

Dans la première, qui n’était, à proprement parler, qu’une antichambre, les serviteurs du roi restés fidèles à sa mauvaise fortune s’arrêtèrent.

 

C’étaient le prince de Poix, le baron d’Aubier, M. de Saint-Pardou, M. de Goguelat, M. de Chamillé et M. Hue.

 

Le roi prit pour lui la seconde chambre.

 

La troisième fut offerte à la reine ; c’était la seule qui fût garnie d’un papier. En y entrant, Marie-Antoinette se jeta sur le lit, mordant le traversin, et en proie à une douleur près de laquelle doit être bien peu de chose celle du patient sur la roue.

 

Ses deux enfants demeurèrent avec elle.

 

La quatrième pièce, tout étroite qu’elle était, resta pour Madame Élisabeth, pour Mme de Lamballe et pour Mme de Tourzel, qui s’y établirent comme elles purent.

 

La reine manquait de tout : d’argent, car on lui avait pris sa bourse et sa montre dans le tumulte qui s’était fait à la porte de l’Assemblée ; de linge, car on comprend qu’elle n’avait rien emporté des Tuileries.

 

Elle emprunta vingt-cinq louis à la sœur de Mme Campan, et envoya chercher du linge à l’ambassade d’Angleterre.

 

Le soir, l’Assemblée fit proclamer aux flambeaux, dans les rues de Paris, les décrets de la journée.

 

Chapitre CLIX

De neuf heures à minuit

 

Ces flambeaux, au moment où ils passaient devant le Carrousel, dans la rue Saint-Honoré et sur les quais, éclairaient un triste spectacle !

 

La lutte matérielle était finie, mais le combat durait encore dans les cœurs, car la haine et le désespoir survivaient à la lutte.

 

Les récits contemporains, la légende royaliste, se sont longuement et tendrement apitoyés, comme nous sommes tout prêt à le faire nous-même, sur les augustes têtes du front desquelles cette terrible journée arrachait la couronne ; ils ont consigné le courage, la discipline, le dévouement des Suisses et des gentilshommes. Ils ont compté les gouttes de sang versé par les défenseurs du trône ; ils n’ont pas compté les cadavres du peuple, les larmes des mères, des sœurs et des veuves.

 

Disons-en un mot.

 

Pour Dieu qui, dans sa haute sagesse, non seulement permet, mais encore dirige les événements d’ici-bas, le sang est le sang, les larmes sont les larmes.

 

Le nombre des morts était bien autrement considérable chez les hommes du peuple que chez les Suisses et les gentilshommes.

 

Voyez plutôt ce que dit l’auteur de l’Histoire de la révolution du 10 août, ce même Peltier, royaliste s’il en fut :

 

« La journée du 10 août coûta à l’humanité environ sept cents soldats et vingt-deux officiers, vingt gardes nationaux royalistes, cinq cents fédérés, trois commandants de troupes nationales, quarante gendarmes, plus de cent personnes de la maison domestique du roi, deux cents hommes tués pour vol, les neuf citoyens massacrés aux Feuillants, M. de Clermont-d’Amboise, et environ trois mille hommes du peuple, tués sur le Carrousel, dans le jardin des Tuileries ou sur la place Louis XV : au total, environ quatre mille six cents hommes ! »

 

Et c’est concevable : on a vu les précautions prises pour fortifier les Tuileries ; les Suisses avaient généralement tiré abrités derrière de bonnes murailles ; les assaillants, au contraire, n’avaient eu que leurs poitrines pour parer les coups.

 

Trois mille cinq cents insurgés, sans compter les deux cents voleurs fusillés, avaient donc péri ! Ce qui suppose autant de blessés à peu près ; l’historien de la révolution du 10 août ne parle que des morts.

 

Beaucoup d’entre ces trois mille cinq cents hommes – mettons la moitié – beaucoup étaient des gens mariés, de pauvres pères de famille, qu’une intolérable misère avait poussés au combat avec la première arme qui leur était tombée sous la main, ou même sans arme, et qui, pour aller chercher la mort, avaient laissé dans leur taudis des enfants affamés, des femmes au désespoir.

 

Cette mort, ils l’avaient trouvée soit dans le Carrousel, où la lutte avait commencé, soit dans les appartements du château, où elle s’était continuée, soit dans le jardin des Tuileries, où elle s’était éteinte.

 

De trois heures de l’après-midi à neuf heures du soir, on avait enlevé en hâte, et jeté au cimetière de la Madeleine, tout soldat portant un uniforme.

 

Quant aux cadavres des gens du peuple, c’était autre chose : des tombereaux les ramassaient et les ramenaient dans leurs quartiers respectifs ; presque tous étaient ou du faubourg Saint-Antoine ou du faubourg Saint-Marceau.

 

Là – particulièrement sur la place de la Bastille et sur celle de l’Arsenal, sur la place Maubert et sur celle du Panthéon –, là, on les étalait côte à côte.

 

Chaque fois qu’une de ces sombres voitures, roulant pesante, et laissant une trace de sang derrière elle, entrait dans l’un ou l’autre faubourg, la foule des mères, des femmes, des sœurs, des enfants, l’entourait avec une mortelle agonie ; puis, à mesure que les reconnaissances se faisaient entre la vie et la mort, les cris, les menaces, les sanglots éclataient ; c’étaient des malédictions inouïes et inconnues qui, s’élevant comme une troupe d’oiseaux nocturnes et de mauvais augure, battaient des ailes dans l’obscurité, et s’envolaient plaintives vers ces funestes Tuileries. Tout cela planait, comme ces bandes de corbeaux des champs de bataille, sur le roi, sur la reine, sur la cour, sur cette camarilla autrichienne qui l’entourait, sur ces nobles qui la conseillaient ; les uns se promettaient la vengeance de l’avenir – et ils se la sont donnée au 2 septembre et au 21 janvier –, les autres reprenaient une pique, un sabre, un fusil, et, ivres du sang qu’ils venaient de boire par les yeux, rentraient dans Paris pour tuer… Tuer, qui ? Tout ce qui restait de ces Suisses, de ces nobles, de cette cour ! pour tuer le roi, pour tuer la reine, s’ils les avaient trouvés !

 

On avait beau leur dire : « Mais, en tuant le roi et la reine, vous faites des enfants orphelins ! en tuant les nobles, vous faites des femmes veuves, des sœurs en deuil ! » femmes, sœurs, enfants répondaient : « Mais, nous aussi, nous sommes des orphelins ! nous aussi, nous sommes des sœurs en deuil ! nous aussi, nous sommes des veuves ! » Et, le cœur plein de sanglots, ils allaient à l’Assemblée, ils allaient à l’Abbaye, se heurtant les têtes aux portes, et criant : « Vengeance ! vengeance ! »

 

C’était un spectacle terrible que celui de ces Tuileries ensanglantées, fumantes, désertées par tous, excepté par les cadavres et par trois ou quatre postes qui veillaient à ce que, sous prétexte de reconnaître leurs morts, les visiteurs nocturnes ne vinssent pas piller cette pauvre demeure royale, aux portes enfoncées, aux fenêtres brisées.

 

Il y avait un poste sous chaque vestibule, au pied de chaque escalier.

 

Le poste du pavillon de l’Horloge, c’est-à-dire du grand escalier, était commandé par un jeune capitaine de la garde nationale à qui la vue de tout ce désastre inspirait, sans doute, une grande pitié – si l’on en jugeait par l’expression de sa physionomie à chaque tombereau de cadavres que l’on emportait en quelque sorte sous sa présidence –, mais sur les besoins matériels duquel les événements terribles qui venaient de se passer ne semblaient point avoir eu plus d’influence que sur le roi ; car, vers onze heures du soir, il était occupé à satisfaire un monstrueux appétit aux dépens d’un pain de quatre livres qu’il tenait assujetti sous son bras gauche, tandis que sa main droite, armée d’un couteau, en retranchait incessamment de larges tartines qu’il introduisait dans une bouche dont la largeur se mesurait à la dimension du lopin de nourriture qu’elle était destinée à recevoir.

 

Appuyé contre une des colonnes du vestibule, il regardait passer, pareilles à des ombres, cette silencieuse procession de mères, d’épouses, de filles, qui venaient, éclairées par des torches posées de distance en distance, redemander au cratère éteint les cadavres de leurs pères, de leurs maris ou de leurs fils.

 

Tout à coup, et à la vue d’une espèce d’ombre à moitié voilée, le jeune capitaine tressaillit.

 

– Mme la comtesse de Charny ! murmura-t-il.

 

L’ombre passa sans entendre et sans s’arrêter.

 

Le jeune capitaine fit un signe à son lieutenant.

 

Le lieutenant vint à lui.

 

– Désiré, dit-il, voici une pauvre dame de la connaissance de M. Gilbert, qui vient, sans doute, chercher son mari parmi les morts ; il faut que je la suive, pour le cas où elle aurait besoin de renseignements ou de secours. Je te laisse le commandement du poste ; veille pour deux !

 

– Diable ! répondit le lieutenant – que le capitaine avait désigné sous ce prénom de Désiré auquel nous ajouterons le nom de Maniquet –, elle a l’air d’une fière aristocrate, ta dame !

 

– C’est qu’aussi c’en est une, aristocrate ! dit le capitaine ; c’est une comtesse.

 

– Va donc, alors ; je veillerai pour deux.

 

La comtesse de Charny avait déjà tourné le premier angle de l’escalier, lorsque le capitaine, se détachant de sa colonne, commença à la suivre à la distance respectueuse d’une quinzaine de pas.

 

Celui-ci ne s’était pas trompé. C’était bien son mari que cherchait la pauvre Andrée ; seulement, elle le cherchait, non pas avec les tressaillements anxieux du doute, mais avec la morne conviction du désespoir.

 

Lorsque, se réveillant, au milieu de sa joie et de son bonheur, à l’écho des événements de Paris, Charny, pâle mais résolu, était venu dire à sa femme :

 

– Chère Andrée, le roi de France court risque de la vie, et a besoin de tous ses défenseurs. Que dois-je faire ?

 

Andrée avait répondu :

 

– Aller où ton devoir t’appelle, mon Olivier, et mourir pour le roi, s’il le faut.

 

– Mais toi ? avait demandé Charny.

 

– Oh ! pour moi, avait repris Andrée, ne sois pas inquiet ! Comme je n’ai vécu que par toi, Dieu permettra, sans doute, que je meure avec toi.

 

Et, dès lors, tout avait été convenu entre ces grands cœurs ; on n’avait pas échangé un mot de plus ; on avait fait venir les chevaux de poste ; on était parti ; et, cinq heures après, on était descendu dans le petit hôtel de la rue Coq-Héron.

 

Le même soir, Charny, comme nous l’avons vu, au moment où Gilbert, comptant sur son influence, allait lui écrire de revenir à Paris, Charny, vêtu de son costume d’officier de marine, s’était rendu chez la reine.

 

Depuis cette heure, on le sait, il ne l’avait pas quittée.

 

Andrée était restée seule avec ses femmes, enfermée et priant ; elle avait eu un instant l’idée d’imiter le dévouement de son mari, et d’aller redemander sa place près de la reine, comme son mari allait redemander sa place près du roi ; mais elle n’en avait pas eu le courage.

 

La journée du 9 s’était écoulée pour elle dans les angoisses mais sans rien amener de bien positif.

 

Le 10, vers neuf heures du matin, elle avait entendu retentir les premiers coups de canon.

 

Inutile de dire que chaque écho du tonnerre guerrier faisait vibrer jusqu’à la dernière fibre de son cœur.

 

Vers deux heures, la fusillade elle-même s’éteignit.

 

Le peuple était-il vainqueur ou vaincu ?

 

Elle s’informa : le peuple était vainqueur !

 

Qu’était devenu Charny dans la terrible lutte ? Elle le connaissait : il devait en avoir pris sa large part.

 

Elle s’informa encore : on lui dit que presque tous les Suisses avaient été tués, mais que presque tous les gentilshommes s’étaient sauvés.

 

Elle attendit.

 

Charny pouvait rentrer sous un déguisement quelconque, Charny pouvait avoir besoin de fuir sans retard : les chevaux furent attelés, et mangèrent à la voiture.

 

Chevaux et voiture attendaient le maître ; mais Andrée savait bien que, quelque danger qu’il courût, le maître ne partirait pas sans elle.

 

Elle fit ouvrir les portes, afin que rien ne retardât la fuite de Charny, si Charny fuyait, et elle continua d’attendre.

 

Les heures s’écoulaient.

 

– S’il est caché quelque part, se disait Andrée, il ne pourra sortir qu’à la nuit… Attendons la nuit !

 

La nuit vint ; Charny ne reparut point.

 

Au mois d’août, la nuit vient tard.

 

À dix heures seulement, Andrée perdit tout espoir ; elle jeta un voile sur sa tête, et sortit.

 

Tout le long de son chemin, elle rencontra des groupes de femmes se tordant les mains, des bandes d’hommes criant : « Vengeance ! »

 

Elle passa au milieu des uns et des autres ; la douleur des uns et la colère des autres la sauvegardaient ; d’ailleurs, c’était aux hommes qu’on en voulait ce soir-là, et non pas aux femmes.

 

De l’un comme de l’autre côté, ce soir-là, les femmes pleuraient.

 

Andrée arriva sur le Carrousel ; elle entendit la proclamation des décrets de l’Assemblée nationale.

 

Le roi et la reine étaient sous la sauvegarde de l’Assemblée nationale, voilà tout ce qu’elle comprit.

 

Elle vit s’éloigner deux ou trois tombereaux, et demanda ce qu’emportaient ces tombereaux ; on lui répondit que c’étaient des cadavres ramassés sur la place du Carrousel et dans la cour Royale. On n’en était encore que là de l’enlèvement des morts.

 

Andrée se dit que ce n’était ni sur le Carrousel ni dans la cour Royale que devait avoir combattu Charny, mais à la porte du roi ou à la porte de la reine.

 

Elle franchit la cour Royale, traversa le grand vestibule, et monta l’escalier.

 

Ce fut en ce moment que Pitou, qui, en sa qualité de capitaine, commandait le poste du grand vestibule, la vit, la reconnut et la suivit.

 

Chapitre CLX

La veuve

 

Il est impossible de se faire une idée de l’état de dévastation que présentaient les Tuileries.

 

Le sang coulait par les chambres, et roulait comme une cascade le long des escaliers ; quelques cadavres jonchaient encore les appartements.

 

Andrée fit ce que faisaient les autres chercheurs : elle prit une torche, puis alla regarder cadavre par cadavre.

 

Et, en regardant, elle s’acheminait vers les appartements de la reine et du roi.

 

Pitou la suivait toujours.

 

Là, comme dans les autres chambres, elle chercha inutilement. Alors, un instant elle parut indécise, ne sachant plus où aller.

 

Pitou vit son embarras, et, s’approchant d’elle :

 

– Hélas ! dit-il, je me doute bien de ce que cherche madame la comtesse !

 

Andrée se retourna.

 

– Si madame la comtesse avait besoin de moi ?

 

– Monsieur Pitou ! dit Andrée.

 

– Pour vous servir, madame.

 

– Oh ! oui, oui, dit Andrée, j’ai grand besoin de vous !

 

Puis, allant à lui, et lui prenant les deux mains :

 

– Savez-vous ce qu’est devenu le comte de Charny ? dit-elle.

 

– Non, madame, répondit Pitou ; mais je puis vous aider à le chercher.

 

– Il y a quelqu’un, reprit Andrée, qui nous dirait bien s’il est mort ou vivant, et, mort ou vivant, qui sait où il est.

 

– Qui cela, madame la comtesse ? demanda Pitou.

 

– La reine, murmura Andrée.

 

– Vous savez où est la reine ? dit Pitou.

 

– À l’Assemblée, je crois, et j’ai encore un espoir : c’est que M. de Charny y est avec elle.

 

– Oh ! oui, oui, dit Pitou saisissant cet espoir, non pas pour son propre compte, mais pour celui de la veuve ; voulez-vous y venir, à l’Assemblée ?

 

– Mais, si l’on me refuse la porte…

 

– Je me charge de vous la faire ouvrir, moi.

 

– Venez, alors !

 

Andrée jeta loin d’elle sa torche, au risque de mettre le feu au parquet et, par conséquent, aux Tuileries ; mais qu’importaient les Tuileries à ce profond désespoir ? si profond qu’il n’avait pas de larmes !

 

Andrée connaissait l’intérieur du château pour l’avoir habité ; elle prit un petit escalier de service qui descendait aux entresols, et des entresols au grand vestibule, de sorte que, sans repasser par tous ces appartements ensanglantés, Pitou se retrouva au poste de l’Horloge.

 

Maniquet faisait bonne garde.

 

– Eh bien, demanda-t-il, ta comtesse ?

 

– Elle espère retrouver son mari à l’Assemblée ; nous y allons.

 

Puis, tout bas :

 

– Comme nous pourrions bien retrouver le comte, mais mort, envoie-moi, à la porte des Feuillants, quatre bons garçons sur lesquels je puisse compter pour défendre un cadavre d’aristocrate, comme si c’était un cadavre de patriote.

 

– C’est bon ; va avec ta comtesse ! Tu auras tes hommes.

 

Andrée attendait debout à la porte du jardin, où l’on avait mis une sentinelle. Comme c’était Pitou qui avait mis cette sentinelle, la sentinelle, tout naturellement, laissa passer Pitou.

 

Le jardin des Tuileries était éclairé par des lampions que l’on avait allumés de place en place, et particulièrement sur les piédestaux des statues.

 

Comme il faisait presque aussi chaud que dans la journée, et qu’à peine une brise nocturne agitait les feuilles des arbres, la lumière des lampions montait presque immobile, pareille à des lances de feu, et éclairait au loin, non seulement dans les parties du jardin découvertes et cultivées en parterre, mais encore sous les arbres, les cadavres semés çà et là.

 

Mais Andrée était maintenant tellement convaincue que c’était à l’Assemblée seulement qu’elle aurait des nouvelles de son mari, qu’elle marchait sans se détourner ni à droite ni à gauche.

 

On atteignit ainsi les Feuillants.

 

La famille royale, depuis une heure, avait quitté l’Assemblée, et était, comme on l’a vu, rentrée chez elle, c’est-à-dire dans l’appartement provisoire qui lui avait été préparé.

 

Pour arriver jusqu’à la famille royale, il y avait deux obstacles à franchir : d’abord, celui des sentinelles qui veillaient au dehors ; puis celui des gentilshommes qui veillaient au dedans.

 

Pitou, capitaine de la garde nationale, commandant le poste des Tuileries, avait le mot d’ordre et, par conséquent, la possibilité de conduire Andrée jusqu’à l’antichambre des gentilshommes.

 

C’était ensuite à Andrée de se faire introduire près de la reine.

 

On sait quelle était la disposition de l’appartement occupé par la famille royale ; nous avons dit le désespoir de la reine ; nous avons dit comment, en entrant dans cette petite chambre au papier vert, elle s’était jetée sur le lit, mordant son traversin avec des sanglots et des larmes.

 

Certes, celle qui perdait un trône, la liberté, la vie peut-être perdait assez pour qu’on ne lui demandât point compte de son désespoir, et qu’on n’allât point chercher, derrière ce grand abaissement, quelle douleur plus vive encore lui tirait les larmes des yeux, les sanglots de la poitrine !

 

Par le sentiment du respect qu’inspirait cette suprême douleur, on avait donc, dans les premiers moments, laissé la reine seule.

 

La reine entendit la porte de sa chambre, qui donnait dans celle du roi, s’ouvrir et se refermer, et ne se retourna point ; elle entendit des pas s’approcher de son lit, et elle resta la tête perdue dans son traversin.

 

Mais, tout à coup, elle bondit comme si un serpent l’eût mordue au cœur.

 

Une voix bien connue avait prononcé ce seul mot : « Madame ! »

 

– Andrée ! s’écria Marie-Antoinette se redressant sur son coude ; que me voulez-vous ?

 

– Je vous veux, madame, ce que Dieu voulait à Caïn, lorsqu’il lui demanda : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? »

 

– Avec cette différence, dit la reine, que Caïn avait tué son frère, tandis que, moi… oh ! moi, j’eusse donné non seulement mon existence, mais dix existences, si je les avais eues, pour sauver la sienne !

 

Andrée chancela ; une sueur froide passa sur son front ; ses dents claquèrent.

 

– Il a donc été tué ? demanda-t-elle en faisant un suprême effort.

 

La reine regarda Andrée.

 

– Est-ce que vous croyez que c’est ma couronne que je pleure ? dit-elle.

 

Puis, lui montrant ses pieds ensanglantés :

 

– Est-ce que vous croyez que, si ce sang était le mien, je n’aurais pas lavé mes pieds ?

 

Andrée devint pâle jusqu’à la lividité.

 

– Vous savez donc où est son corps ? reprit-elle.

 

– Qu’on me laisse sortir, et je vous y conduirai, répondit la reine.

 

– Je vais vous attendre sur l’escalier, madame, dit Andrée.

 

Et elle sortit.

 

Pitou attendait à la porte.

 

– Monsieur Pitou, dit Andrée, une de mes amies va me conduire où est le corps de M. de Charny ; c’est une des femmes de la reine : peut-elle m’accompagner ?

 

– Vous savez que, si elle sort, répondit Pitou, c’est à la condition que je la ramènerai là d’où elle est sortie ?

 

– Vous la ramènerez, dit Andrée.

 

– C’est bien.

 

Puis, se retournant vers la sentinelle :

 

– Camarade, dit Pitou, une femme de la reine va sortir, pour aller chercher avec nous le corps d’un brave officier dont madame est la veuve. Je réponds de cette femme corps pour corps, tête pour tête.

 

– Il suffit, capitaine, répondit la sentinelle.

 

En même temps, la porte de l’antichambre s’ouvrit, et, le visage couvert d’un voile, la reine apparut.

 

On descendit l’escalier, la reine marchant la première, Andrée et Pitou la suivant.

 

Après une séance de vingt-sept heures, l’Assemblée venait enfin d’évacuer la salle.

 

Cette salle immense, où tant de bruit et d’événements s’étaient pressés depuis vingt-sept heures, était muette, vide et sombre comme un sépulcre.

 

– Une lumière ! dit la reine.

 

Pitou ramassa une torche éteinte, la ralluma à une lanterne, et la donna à la reine, qui se remit en marche.

 

En passant devant la porte d’entrée, Marie-Antoinette indiqua la porte avec sa torche.

 

– Voilà la porte où il a été tué, dit-elle.

 

Andrée ne répondit pas ; on l’eût prise pour un spectre suivant son évocatrice.

 

En arrivant au corridor, la reine abaissa sa torche vers le parquet.

 

– Voilà son sang, dit-elle.

 

Andrée resta muette.

 

La reine marcha droit à une espèce de cabinet situé en face de la loge du Logographe, tira la porte de ce cabinet, et, éclairant l’intérieur avec sa torche :

 

– Voici son corps ! dit-elle.

 

Muette toujours, Andrée entra dans le cabinet, s’assit à terre, et, par un effort, amena la tête d’Olivier sur ses genoux.

 

– Merci, madame, dit-elle ; c’est là tout ce que j’avais à vous demander.

 

– Mais moi, dit la reine, j’ai à vous demander autre chose.

 

– Dites.

 

– Me pardonnez-vous ?

 

Il y eut un instant de silence, comme si Andrée hésitait.

 

– Oui, répondit-elle enfin ; car, demain, je serai près de lui !

 

La reine tira de sa poitrine une paire de ciseaux d’or, qu’elle y avait cachée comme on cache un poignard, afin de s’en faire une arme contre elle-même dans un extrême danger.

 

– Alors…, dit-elle, presque suppliante en présentant les ciseaux à Andrée.

 

Andrée prit les ciseaux, coupa une boucle de cheveux sur la tête du cadavre, puis rendit les ciseaux et les cheveux à la reine.

 

La reine saisit la main d’Andrée, et la baisa.

 

Andrée poussa un cri, et retira sa main, comme si les lèvres de Marie Antoinette eussent été un fer rouge.

 

– Ah ! murmura la reine jetant un dernier regard sur le cadavre, qui pourra dire laquelle de nous deux l’aimait davantage ?…

 

– Ô mon bien-aimé Olivier ! murmura de son côté Andrée, j’espère que tu sais du moins maintenant que c’est moi qui t’aimais le mieux !

 

La reine avait déjà repris le chemin de sa chambre, laissant Andrée dans le cabinet avec le cadavre de son époux, sur lequel, comme celui d’un regard ami, descendait, par une petite fenêtre grillée, un pâle rayon de la lune.

 

Pitou, sans savoir qui elle était, reconduisit Marie-Antoinette, et la vit rentrer chez elle ; puis, déchargé de sa responsabilité devant la sentinelle, il sortit sur la terrasse pour voir si les quatre hommes qu’il avait demandés à Désiré Maniquet étaient là.

 

Les quatre hommes attendaient.

 

– Venez ! leur dit Pitou.

 

Ils entrèrent.

 

Pitou, s’éclairant de la torche qu’il avait reprise des mains de la reine, les conduisit jusqu’au cabinet où Andrée, toujours assise, regardait, à la lueur de ce rayon ami, le visage pâle mais toujours beau de son époux.

 

La lumière de la torche fit lever les yeux à la comtesse.

 

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle à Pitou et à ses hommes, comme si elle eût craint que ces inconnus ne vinssent lui enlever le cadavre bien-aimé.

 

– Madame, répondit Pitou, nous venons chercher le corps de M. de Charny, pour le porter rue Coq-Héron.

 

– Vous me jurez que c’est pour cela ? demanda Andrée.

 

Pitou étendit la main sur le cadavre avec une dignité dont on l’eût cru incapable.

 

– Je vous le jure, madame ! dit-il.

 

– Alors, reprit Andrée, je vous rends grâces, et je prierai Dieu, à mon dernier moment, qu’il vous épargne, à vous et aux vôtres, les douleurs dont il m’accable…

 

Les quatre hommes prirent le cadavre, le couchèrent sur leurs fusils, et Pitou, l’épée nue, se mit en tête du funèbre cortège.

 

Andrée marcha sur le côté, tenant dans sa main la main froide et déjà roide du comte.

 

Arrivé rue Coq-Héron, on déposa le corps sur le lit d’Andrée.

 

Alors, s’adressant aux quatre hommes :

 

– Recevez, dit la comtesse de Charny, les bénédictions d’une femme qui, demain, priera Dieu là-haut pour vous.

 

Puis, à Pitou :

 

– Monsieur Pitou, dit-elle, je vous dois plus que je ne pourrai jamais vous rendre ; puis-je compter encore sur vous pour un dernier service ?

 

– Ordonnez, madame, dit Pitou.

 

– Demain, à huit heures du matin, faites que M. le docteur Gilbert soit ici.

 

Pitou s’inclina et sortit.

 

En sortant il retourna la tête, et vit Andrée qui s’agenouillait devant le lit comme devant un autel.

 

Au moment où il franchissait la porte de la rue, trois heures sonnaient à l’horloge de l’église Saint-Eustache.

 

Chapitre CLXI

Ce qu’Andrée voulait à Gilbert

 

Le lendemain, à huit heures précises, Gilbert frappait à la porte du petit hôtel de la rue Coq-Héron.

 

Sur la demande que lui avait faite Pitou au nom d’Andrée, Gilbert, étonné, s’était fait raconter les événements de la veille dans tous leurs détails.

 

Puis il avait longtemps réfléchi.

 

Puis, enfin, au moment de sortir, le matin, il avait appelé Pitou, l’avait prié d’aller chercher Sébastien chez l’abbé Bérardier, et de l’amener à la rue Coq Héron.

 

Arrivé là, Pitou attendrait à la porte la sortie de Gilbert.

 

Sans doute, le vieux concierge était-il prévenu de l’arrivée du docteur ; car, l’ayant reconnu, il l’introduisit dans le salon qui précédait la chambre à coucher.

 

Andrée attendait, toute vêtue de noir.

 

On voyait qu’elle n’avait ni dormi ni pleuré depuis la veille ; sa figure était pâle, son œil aride.

 

Jamais les lignes de son visage, lignes qui indiquaient la volonté portée jusqu’à l’entêtement, n’avaient été si fermement arrêtées.

 

Il eût été difficile de dire quelle résolution ce cœur de diamant avait prise : mais il était facile de voir qu’il en avait pris une.

 

Gilbert, l’observateur habile, le médecin philosophe, comprit cela au premier coup d’œil.

 

Il salua et attendit.

 

– Monsieur Gilbert, dit Andrée, je vous ai prié de venir.

 

– Et, vous le voyez, madame, dit Gilbert, je me suis exactement rendu à votre invitation.

 

– Je vous ai demandé, vous et non pas un autre, parce que je voulais que celui à qui je ferais la demande que je vais vous faire n’eût pas le droit de me refuser.

 

– Vous avez raison, madame, non point peut-être dans ce que vous allez me demander, mais dans ce que vous dites ; vous avez le droit de tout exiger de moi, même ma vie.

 

Andrée sourit amèrement.

 

– Votre vie, monsieur, est une de ces existences si précieuses à l’humanité, que je serai la première à demander à Dieu de vous la faire longue et heureuse, bien loin d’avoir l’idée de l’abréger… Mais convenez qu’autant la vôtre est placée sous une influence heureuse, autant il en est d’autres qui semblent soumises à quelque astre fatal.

 

Gilbert se tut.

 

– La mienne, par exemple, reprit Andrée après un instant de silence ; que dites-vous de la mienne, monsieur ?

 

Puis, comme Gilbert baissait les yeux sans répondre :

 

– Laissez-moi vous la rappeler en deux mots… Soyez tranquille, il n’y aura de reproche pour personne !

 

Gilbert fit un geste qui voulait dire : « Parlez. »

 

– Je suis née pauvre ; mon père était ruiné avant ma naissance. Ma jeunesse fut triste, isolée, solitaire ; vous avez connu mon père, et vous savez mieux que personne la mesure de sa tendresse pour moi…

 

« Deux hommes, dont l’un eût dû me rester inconnu, et l’autre… étranger, eurent sur ma vie une influence mystérieuse et fatale dans laquelle ma volonté ne fut pour rien : l’un disposa de mon âme, l’autre prit mon corps.

 

« Je me trouvai mère, sans me douter que j’avais cessé d’être vierge…

 

« Je faillis perdre, dans ce sombre événement, la tendresse du seul être qui m’eût jamais aimée, celle de mon frère.

 

« Je me réfugiai dans cette idée de devenir mère, et d’être aimée de mon enfant : mon enfant me fut enlevé une heure après sa naissance. Je me trouvai femme sans mari, mère sans enfant !

 

« L’amitié d’une reine me consolait.

 

« Un jour, le hasard mit dans la même voiture que nous un homme beau, jeune, brave ; la fatalité voulut que, moi qui n’avais jamais rien aimé, je l’aimasse.

 

« Il aimait la reine !

 

« Je devins la confidente de cet amour. Je crois que vous avez aimé sans être aimé, monsieur Gilbert ; vous pouvez donc comprendre ce que je souffris.

 

« Ce n’était point assez. Un jour, il arriva que la reine me dit : "Andrée, sauve-moi la vie ! sauve-moi plus que la vie, sauve-moi l’honneur ! " Il fallait, tout en restant une étrangère pour lui, devenir la femme de l’homme que j’aimais depuis trois ans.

 

« Je devins sa femme.

 

« Cinq ans je demeurai près de cet homme, flamme au-dedans, glace au-dehors, statue dont le cœur brûlait ! Médecin, dites ! comprenez-vous ce que dut souffrir mon cœur ?…

 

« Un jour, enfin, jour d’ineffables délices ! mon dévouement, mon silence, mon abnégation touchèrent cet homme. Depuis sept ans, je l’aimais sans le lui avoir laissé soupçonner par un regard, quand lui, tout frémissant, vint se jeter à mes pieds en me disant : "Je sais tout, et je vous aime ! "

 

« Dieu, qui voulait me récompenser, permit qu’en même temps que je retrouvais mon époux, je retrouvasse mon enfant ! Un an s’écoula comme un jour, comme une heure, comme une minute ; cette année, ce fut toute ma vie.

 

« Il y a quatre jours, la foudre tomba à mes pieds.

 

« Son honneur lui disait de revenir à Paris, et d’y mourir. Je ne lui fis pas une observation, je ne versai pas une larme ; je partis avec lui.

 

« À peine arrivés, il me quitta.

 

« Cette nuit, je l’ai retrouvé mort !… Il est là dans cette chambre…

 

« Croyez-vous que ce soit par trop ambitieux à moi, après une pareille vie, de désirer dormir dans le même tombeau que lui ? Croyez-vous que ce soit une demande que vous puissiez me refuser, vous, que celle que je vais vous faire ?

 

« Monsieur Gilbert, vous êtes médecin habile, savant chimiste ; monsieur Gilbert, vous avez eu de grands torts envers moi, vous avez beaucoup à expier… Eh bien, donnez-moi un poison rapide et sûr, et non seulement je vous pardonnerai, mais encore je mourrai le cœur plein de reconnaissance !

 

– Madame, répliqua Gilbert, votre vie a été, vous l’avez dit, une douloureuse épreuve, et cette épreuve, gloire vous soit rendue ! vous l’avez supportée en martyre, noblement, saintement !

 

Andrée fit un léger signe de tête qui signifiait : « J’attends. »

 

– Maintenant, vous dites à votre bourreau : « Tu m’as rendu la vie cruelle ; donne-moi une mort douce. » Vous avez le droit de lui dire cela ; vous avez raison d’ajouter : « Tu feras ce que je dis, car tu n’as le droit de me rien refuser de ce que je te demande… »

 

– Ainsi, monsieur ?…

 

– Exigez-vous toujours du poison, madame ?

 

– Je vous supplie de m’en donner, mon ami.

 

– La vie vous est-elle si lourde, qu’il vous soit devenu impossible de la supporter ?

 

– La mort est la plus douce grâce que puissent me faire les hommes, le plus grand bienfait que puisse m’accorder Dieu !

 

– Dans dix minutes, madame, reprit Gilbert, vous aurez ce que vous me demandez.

 

Il s’inclina et fit un pas en arrière.

 

Andrée lui tendit la main.

 

– Ah ! dit-elle, en un instant vous me faites plus de bien qu’en toute votre vie vous ne m’avez fait de mal !… Soyez béni, Gilbert !

 

Gilbert sortit.

 

À la porte, il trouva Sébastien et Pitou, qui l’attendaient dans un fiacre.

 

– Sébastien, dit-il en tirant de sa poitrine un petit flacon qu’il portait suspendu à une chaîne d’or, et qui contenait une liqueur couleur d’opale, Sébastien, tu donneras, de ma part, ce flacon à la comtesse de Charny.

 

– Combien de temps puis-je rester chez elle, mon père ?

 

– Le temps que tu voudras.

 

– Et où vous retrouverai-je ?

 

– Je t’attends ici.

 

Le jeune homme prit le flacon, et entra.

 

Un quart d’heure après, il sortit.

 

Gilbert jeta sur lui un regard rapide : il rapportait le flacon intact.

 

– Qu’a-t-elle dit ? demanda Gilbert.

 

– Elle a dit : « Oh ! pas de ta main, mon enfant ! »

 

– Qu’a-t-elle fait ?

 

– Elle a pleuré.

 

– Elle est sauvée, alors ! dit Gilbert. Viens, mon enfant.

 

Et il embrassa Sébastien plus tendrement peut-être qu’il n’avait jamais fait.

 

Gilbert comptait sans Marat.

 

Huit jours après, il apprit que la comtesse de Charny venait d’être arrêtée, et avait été conduite à la prison de l’Abbaye.

 

Chapitre CLXII

Le temple

 

Mais, avant de suivre Andrée dans la prison où l’on devait l’envoyer comme suspecte, suivons la reine dans celle où l’on venait de la conduire comme coupable.

 

Nous avons posé l’antagonisme de l’Assemblée et de la Commune.

 

L’Assemblée, ainsi qu’il arrive à tous les corps constitués, n’avait point marché du même pas que les individus ; elle avait lancé le peuple dans la voie du 10 août, puis elle était restée en arrière.

 

Les sections avaient improvisé le fameux conseil de la Commune, et c’était ce conseil de la Commune qui, en réalité, avait fait le 10 août, prêché par l’Assemblée.

 

Et la preuve, c’est que, contre la Commune, le roi avait été chercher un refuge à l’Assemblée.

 

L’Assemblée avait donné un asile au roi, que la Commune n’eût point été fâchée de surprendre aux Tuileries, d’étouffer entre deux matelas, d’étrangler entre deux portes, avec la reine et le dauphin, avec la louve et le louveteau comme on disait.

 

L’Assemblée avait fait échouer ce projet, dont la réussite – tout infâme qu’il était – eût peut-être été un grand bonheur.

 

Donc, l’Assemblée, protégeant le roi, la reine, le dauphin, la cour même, l’Assemblée était royaliste ; l’Assemblée décrétant que le roi habiterait le Luxembourg, c’est-à-dire un palais, l’Assemblée était royaliste.

 

Il est vrai que, comme en toute chose, il y a des degrés dans le royalisme ; ce qui était royalisme aux yeux de la Commune, ou même aux yeux de l’Assemblée, était révolutionnaire à d’autres yeux.

 

La Fayette, proscrit comme royaliste en France, n’allait-il pas être emprisonné comme révolutionnaire par l’empereur d’Autriche ?

 

La Commune commençait donc à accuser l’Assemblée de royalisme puis, de temps en temps, Robespierre sortait, du trou où il était caché, sa petite tête plate, pointue et venimeuse, et sifflait une calomnie.

 

Robespierre était justement en train de dire, dans ce moment-là, qu’un parti puissant, la Gironde, offrait le trône au duc de Brunswick. La Gironde, comprenez-vous ? c’est-à-dire la première voix qui eût crié : « Aux armes ! », le premier bras qui se fût offert pour défendre la France !

 

Or, la Commune révolutionnaire devait, pour arriver à la dictature, contrecarrer tout ce que faisait l’Assemblée royaliste.

 

L’Assemblée avait accordé au roi le Luxembourg comme logement :

 

La Commune déclara qu’elle ne répondait pas du roi, si le roi habitait le Luxembourg ; les caves du Luxembourg, assurait la Commune, communiquaient avec les catacombes.

 

L’Assemblée ne voulait pas rompre avec la Commune pour si peu de chose : elle lui laissa le soin de choisir la résidence royale.

 

La Commune choisit le Temple.

 

Voyez si l’emplacement est bien choisi !

 

Le Temple n’est pas, comme le Luxembourg, un palais donnant, par ses caves, dans les catacombes, par ses murailles sur la plaine, formant angle aigu avec les Tuileries et l’Hôtel de Ville ; non, c’est une prison placée sous l’œil et à la portée de la Commune ; celle-ci n’a qu’à étendre la main : elle en ouvre ou ferme les portes ; c’est un vieux donjon isolé, dont on a refait le fossé, c’est une vieille tour basse, forte, sombre, lugubre ; Philippe le Bel, c’est-à-dire la royauté, y brisa le Moyen Âge, qui se révoltait contre lui : la royauté y rentrera, brisée par l’âge nouveau ?

 

Comment cette vieille tour est-elle restée là, dans ce quartier populeux, noire et triste comme une chouette au grand soleil ?

 

C’est là que la Commune décide que demeureront le roi et sa famille.

 

Y a-t-il eu calcul quand elle a assigné pour demeure au roi ce lieu d’asile où les anciens banqueroutiers venaient se coiffer du bonnet vert, et frapper du cul la pierre, comme dit la loi du Moyen Âge, après quoi ils ne devaient plus rien ? Non, il y a eu hasard, fatalité, nous dirions Providence, si le mot n’était trop cruel.

 

Le 13 au soir, le roi, la reine, Madame Élisabeth, Mme de Lamballe, Mme de Tourzel, M. Chamilly, valet de chambre du roi, et M. Hue, valet de chambre du dauphin, furent transférés au Temple.

 

La Commune s’était tellement pressée de faire conduire le roi à sa nouvelle résidence, que la tour n’était point prête.

 

La famille royale fut, en conséquence, introduite dans cette portion du bâtiment qu’habitait autrefois M. le comte d’Artois quand il venait à Paris, et que l’on appelait le palais.

 

Tout Paris semblait en joie : trois mille cinq cents citoyens étaient morts, à la vérité ; mais le roi, mais l’ami des étrangers, mais le grand ennemi de la révolution, mais l’allié des nobles et des prêtres, le roi était prisonnier !

 

Toutes les maisons dominant le Temple étaient illuminées.

 

Il y avait des lampions jusque dans les créneaux de la tour.

 

Lorsque Louis XVI descendit de voiture, il trouva Santerre à cheval, se tenant à dix pas de la portière.

 

Deux municipaux attendaient le roi, le chapeau sur la tête.

 

– Entrez, monsieur ! lui dirent-ils.

 

Le roi entra et, se trompant naturellement sur sa résidence future, demanda à visiter les appartements du palais.

 

Les municipaux échangèrent un sourire, et, sans lui dire que la promenade qu’il allait faire était inutile, puisque c’était le donjon qu’il devait habiter, ils lui firent visiter le Temple pièce par pièce.

 

Le roi faisait la distribution de son appartement, et les municipaux jouissaient de cette erreur qui allait tourner en amertume.

 

À dix heures, le souper fut servi. Pendant le repas, Manuel se tint debout près du roi : ce n’était plus un serviteur prompt à obéir : c’était un geôlier, un surveillant, un maître !

 

Supposez deux ordres contradictoires : un donné par le roi, un donné par Manuel ; c’est l’ordre de Manuel que l’on eût exécuté.

 

Là commençait réellement la captivité.

 

À partir du 13 août au soir, le roi, vaincu au sommet de la monarchie, quitte la cime suprême, et descend à pas rapides le versant opposé de la montagne au bas de laquelle l’attend l’échafaud.

 

Il a mis dix-huit ans à gravir le haut sommet, et à s’y maintenir ; il mettra cinq mois et huit jours à en être précipité !

 

Voyez avec quelle rapidité on le pousse !

 

À dix heures, on est dans la salle à manger du palais ; à onze heures, dans le salon du palais.

 

Le roi est encore ou du moins croit encore être. Il ignore ce qui se passe.

 

À onze heures, un des commissaires vint donner l’ordre aux deux valets de chambre, Hue et Chamilly, de prendre le peu de linge qu’ils avaient, et de le suivre.

 

– Où cela, vous suivre ? demandèrent les valets de chambre.

 

– À la résidence de nuit de vos maîtres, répondit le commissaire ; le palais n’est que la résidence de jour.

 

Le roi, la reine, le dauphin n’étaient déjà plus les maîtres que de leurs valets de chambre.

 

À la porte du palais, on trouva un municipal qui marchait devant avec une lanterne. On suivit le municipal.

 

À la faible lueur de cette lanterne, et grâce à l’illumination qui commençait à s’éteindre, M. Hue cherchait à reconnaître la future habitation du roi ; il ne voyait devant lui que le sombre donjon, s’élevant dans l’air comme un géant de granit au front duquel brillait une couronne de feu.

 

– Mon Dieu ! dit le valet de chambre s’arrêtant, est-ce que ce serait à cette tour que vous nous conduiriez ?

 

– Justement, répondit le municipal. Ah ! le temps des palais est passé ! Tu vas voir comment on loge les assassins du peuple.

 

En achevant ces paroles, l’homme à la lanterne heurtait les premières marches d’un escalier en colimaçon.

 

Les valets de chambre allaient s’arrêter au premier étage ; mais l’homme à la lanterne continua son chemin.

 

Enfin, au second étage, il cessa de monter, prit un corridor situé à droite de l’escalier, et ouvrit une chambre située à droite du corridor.

 

Une seule fenêtre éclairait cette chambre ; trois ou quatre sièges, une table et un mauvais lit en formaient tout l’ameublement.

 

– Lequel de vous deux est le domestique du roi ? demanda le municipal.

 

– Je suis son valet de chambre, dit M. Chamilly.

 

– Valet de chambre ou domestique, c’est toujours la même chose.

 

Alors, lui montrant le lit :

 

– Tiens, ajouta-t-il, c’est ici que ton maître couchera.

 

Et l’homme à la lanterne jeta sur une chaise une couverture et une paire de draps, alluma, avec sa lanterne, deux chandelles sur la cheminée, et laissa seuls les deux valets de chambre.

 

On allait préparer l’appartement de la reine, situé au premier étage.

 

MM. Hue et Chamilly se regardèrent stupéfaits. Ils avaient encore dans leurs yeux pleins de larmes les splendeurs des demeures royales ; ce n’était plus même dans une prison qu’on précipitait le roi : on le logeait dans un taudis !

 

La majesté de la mise en scène manquait au malheur.

 

Ils examinèrent la chambre.

 

Le lit était dans une alcôve sans rideaux ; une vieille claie d’osier, posée contre la muraille, indiquait une précaution prise contre les punaises : précaution insuffisante, c’était facile à voir.

 

Ils ne se rebutèrent point cependant, et se mirent à nettoyer de leur mieux la chambre et le lit.

 

Comme l’un balayait, et comme l’autre époussetait, le roi entra.

 

– Oh ! sire, dirent-ils d’une même voix, quelle infamie !

 

Le roi – était-ce force d’âme ? était-ce insouciance ? – demeura impassible. Il jeta un regard autour de lui, mais ne dit pas un mot.

 

Comme la muraille était tapissée de gravures, et que quelques-unes de ces gravures étaient obscènes, il les arracha.

 

– Je ne veux pas, dit-il, laisser de pareils objets sous les yeux de ma fille !

 

Puis, son lit fait, le roi se coucha et s’endormit aussi tranquillement que s’il eût encore été aux Tuileries – plus tranquillement peut-être !

 

Certes, si, à cette heure, on eût donné au roi trente mille livres de rente, une maison de campagne avec une forge, une bibliothèque de voyages, une chapelle où entendre la messe, un chapelain pour la lui dire, un parc de dix arpents, où il eût pu vivre à l’abri de toute intrigue, entouré de la reine, du dauphin, de Madame Royale, c’est-à-dire – mots plus doux – de sa femme et de ses enfants, le roi eût été l’homme le plus heureux de son royaume.

 

Il n’en fut point ainsi de la reine.

 

Si elle ne rugit pas à la vue de sa cage, la fière lionne, c’est qu’une si cruelle douleur veillait au fond de sa poitrine, qu’elle devenait aveugle et insensible à tout ce qui l’entourait.

 

Son appartement se composait de quatre pièces ; une antichambre où s’arrêta madame la princesse de Lamballe, une chambre où s’installa la reine, un cabinet que l’on céda à Mme de Tourzel, et une seconde chambre dont on fit l’habitation de Madame Élisabeth et des deux enfants.

 

Tout cela était un peu plus propre que chez le roi.

 

D’ailleurs, comme si Manuel eût eu honte de l’espèce de supercherie dont on avait usé avec le roi, il annonça que l’architecte de la commune, le citoyen Palloy – le même qui avait été chargé de la démolition de la Bastille – viendrait s’entendre avec le roi pour rendre la future habitation de la famille royale aussi commode que possible.

 

Maintenant, tandis qu’Andrée dépose dans la tombe le corps de son mari bien-aimé ; tandis que Manuel installe au Temple le roi et la famille royale, tandis que le charpentier dresse la guillotine sur la place du Carrousel, champ de victoire qui va se transformer en place de Grève, jetons un coup d’œil dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, où nous sommes déjà entrés deux ou trois fois, et apprécions ce pouvoir qui vient de succéder à celui des Bailly et des La Fayette, et qui tend, en se substituant à l’Assemblée législative, à s’emparer de la dictature.

 

Voyons les hommes, ils nous donneront l’explication des actes.

 

Le 10 au soir, quand tout était fini, bien entendu ; quand le bruit du canon était assoupi ; quand le bruit de la fusillade était éteint ; quand on ne faisait plus qu’assassiner, une troupe de gens ivres et déguenillés avaient apporté à bras, au milieu du conseil de la commune, l’homme des ténèbres, le hibou aux paupières clignotantes, le prophète de la populace, le divin Marat.

 

Lui s’était laissé faire : il n’y avait plus rien à craindre ; la victoire était décidée, et le champ ouvert aux loups, aux vautours et aux corbeaux.

 

Ils l’appelaient le vainqueur du 10 août, lui qu’ils avaient pris au moment où il sortait la tête par le soupirail de sa cave !

 

Ils l’avaient couronné de lauriers ; et lui, comme César, avait gardé naïvement la couronne sur son front.

 

Ils vinrent, les citoyens sans-culottes, et jetèrent, comme nous venons de le dire, le dieu Marat au milieu de la commune.

 

C’était ainsi qu’on avait jeté Vulcain estropié dans le conseil des dieux.

 

À la vue de Vulcain, les dieux avaient ri ; à la vue de Marat, beaucoup rirent ; les autres furent pris de dégoût ; quelques-uns frémirent.

 

C’étaient ces derniers qui avaient raison.

 

Et, cependant, Marat ne faisait point partie de la Commune ; il n’en avait point été nommé membre ; il y avait été apporté.

 

Il y resta.

 

On lui fit – pour lui, tout exprès pour lui – une loge de journaliste ; seulement, au lieu que le journaliste fût sous la main de la Commune, comme le Logographe était sous la main de l’Assemblée, c’est la Commune qui fut sous la griffe, sous la patte de Marat.

 

De même que, dans le beau drame de notre cher et grand ami Victor Hugo, Angelo est sur Padoue, mais sent Venise au-dessus de lui, de même la Commune était sur l’Assemblée, mais sentait Marat au-dessus d’elle.

 

Regardez comme elle obéit à Marat, cette altière commune à laquelle obéit l’Assemblée ! Voici une des premières décisions qu’elle prend :

 

« Désormais, les presses des empoisonneurs royalistes seront confisquées, et adjugées aux imprimeurs patriotes. »

 

Le matin du jour où le décret doit être rendu, Marat l’exécute : il va à l’imprimerie royale, fait traîner une presse chez lui, et emporter dans des sacs tous les caractères qui lui conviennent. N’est-il pas le premier des imprimeurs patriotes ?

 

L’Assemblée s’était effrayée des massacres du 10 ; elle avait été impuissante à les empêcher : on avait massacré dans sa cour, dans ses corridors, à sa porte.

 

Danton avait dit :

 

– Où commence l’action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. Je prends, devant l’Assemblée, l’engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte ; je marcherai à leur tête ; je réponds d’eux.

 

Danton avait dit cela avant que Marat fût à la Commune. Du moment où Marat fut à la Commune, il ne répondit plus de rien.

 

En face du serpent, le lion biaisa : il essaya de se faire renard.

 

Lacroix, cet ancien officier, ce député athlétique, un des cent bras de Danton, monta à la tribune, et demanda de faire nommer par le commandant de la garde nationale, par Santerre – l’homme auquel les royalistes eux- mêmes accordent, sous sa forme rude, un cœur compatissant –, Lacroix demanda de faire nommer une cour martiale qui jugerait sans désemparer les Suisses, officiers et soldats.

 

Voici quelle était l’idée de Lacroix ou plutôt de Danton :

 

Cette cour martiale, on la prendrait parmi les hommes qui s’étaient battus ; les hommes qui s’étaient battus, c’étaient des hommes de courage : or, les hommes de courage apprécient et respectent le courage.

 

D’ailleurs, par cela même qu’ils étaient vainqueurs, ils eussent répugné à condamner des vaincus.

 

Ne les a-t-on pas vus, ces vainqueurs, ivres de sang, fumants de carnage, épargner les femmes, les protéger, les reconduire ?

 

Une cour martiale choisie parmi les fédérés bretons ou marseillais, parmi les vainqueurs enfin, c’était donc le salut des prisonniers ; et la preuve que c’était une mesure de clémence, c’est que la Commune la repoussa.

 

Marat préférait le massacre : ce serait plus tôt fini.

 

Il demandait des têtes, puis des têtes, et encore des têtes !

 

Son chiffre, au lieu de diminuer, allait toujours croissant ; ce furent cinquante mille têtes d’abord, puis cent mille, puis deux cent mille ; à la fin, il en demandait deux cent soixante et treize mille.

 

Pourquoi ce compte bizarre, cette fraction étrange ?

 

Il eût été lui-même bien embarrassé de le dire.

 

Il demande le massacre, voilà tout ; et le massacre s’organise.

 

Aussi, Danton ne met plus le pied à la Commune ; son travail de ministre l’absorbe, à ce qu’il dit.

 

Que fait la Commune ?

 

Elle expédie des députations à l’Assemblée.

 

Le 16, trois députations se succèdent à la barre.

 

Le 17, une nouvelle députation se présente.

 

« Le peuple, dit-elle, est las de n’être point vengé ; craignez qu’il ne fasse justice ! Ce soir, à minuit, le tocsin sonnera. Il faut un tribunal criminel aux Tuileries, un juge par chaque section. Louis XVI et Antoinette voulaient du sang ; qu’ils voient couler celui de leurs satellites ! »

 

Cette audace, cette pression fait bondir deux hommes : le jacobin Choudieu, le dantoniste Thuriot.

 

– Ceux qui viennent demander ici le massacre, dit Choudieu, ne sont point des amis du peuple ; ce sont ses flatteurs. On veut une inquisition ; j’y résisterai jusqu’à la mort.

 

– Vous voulez déshonorer la révolution ! s’écrie Thuriot ; la révolution n’est pas seulement à la France : la révolution est à l’humanité !

 

Après les pétitions viennent les menaces.

 

Ce sont les sectionnaires qui entrent à leur tour, et qui disent :

 

– Si, avant deux ou trois heures, le directeur du jury n’est pas nommé, et si les jurés ne sont pas en état d’agir, de grands malheurs se promèneront dans Paris.

 

À cette dernière menace, l’Assemblée fut forcée d’obéir : elle vota la création d’un tribunal extraordinaire.

 

C’était le 17 que la demande avait été faite ;

 

Le 19, le tribunal était créé.

 

Le 20, le tribunal s’installait et condamnait à mort un royaliste.

 

Le 21, au soir, le condamné de la veille était exécuté aux flambeaux, sur la place du Carrousel.

 

Au reste, l’effet de cette première exécution fut terrible ; si terrible, que le bourreau lui-même ne put y résister.

 

Au moment où il montrait au peuple la tête de ce premier condamné, qui devait ouvrir une si large route aux charrettes funèbres, il jeta un cri, laissa rouler la tête sur le pavé, et tomba à la renverse.

 

Ses aides le ramassèrent : il était mort.

 

Chapitre CLXIII

La révolution sanglante

 

La révolution de 1789, c’est-à-dire celle des Necker, des Sieyès et des Bailly, s’était terminée en 1790 ; celle des Barnave, des Mirabeau et des La Fayette avait eu sa fin en 1792 ; la grande révolution, la révolution sanglante, la révolution des Danton, des Marat et des Robespierre était commencée.

 

En accolant les noms de ces trois derniers personnages, nous ne voulons pas les confondre dans une seule et même appréciation : tout au contraire, ils représentent, à nos yeux, dans leur individualité bien distincte, les trois faces des trois années qui vont s’écouler.

 

Danton s’incarnera dans 1792 ; Marat, dans 1793 ; Robespierre, dans 1794.

 

Les événements se pressent, d’ailleurs ; voyons les événements : nous examinerons ensuite les moyens par lesquels cherchent à les prévenir ou à les précipiter l’Assemblée nationale et la Commune.

 

Au surplus, nous voici à peu près tombé dans l’histoire : tous les héros de notre livre, à quelques exceptions près, ont déjà sombré dans la tempête révolutionnaire.

 

Que sont devenus les trois frères Charny, Georges, Isidor et Olivier ? Ils sont morts. Que sont devenues la reine et Andrée ? Elles sont prisonnières. Que devient La Fayette ? Il est en fuite.

 

Le 17 août, La Fayette, par une adresse, avait appelé l’armée à marcher sur Paris, à y rétablir la Constitution, à défaire le 10 août et à restaurer le roi.

 

La Fayette, l’homme loyal, avait perdu la tête comme les autres ; ce qu’il voulait faire, c’était conduire directement les Prussiens et les Autrichiens à Paris.

 

L’armée le repoussa d’instinct, comme, huit mois plus tard, elle repoussa Dumouriez.

 

L’histoire eût accolé l’un à l’autre les noms de ces deux hommes – nous voulons dire enchaîné – si La Fayette, détesté par la reine, n’avait eu le bonheur d’être arrêté par les Autrichiens, et envoyé à Olmutz : la captivité fit oublier la désertion.

 

Le 18, La Fayette passa la frontière.

 

Le 21, ces ennemis de la France, ces alliés de la royauté contre lesquels on a fait le 10 août, et contre lesquels on va faire le 2 septembre ; ces Autrichiens que Marie-Antoinette appelait à son aide pendant cette claire nuit où la lune, en passant à travers les vitres de la chambre à coucher de la reine, versait le jour sur son lit, ces Autrichiens investissaient Longwy.

 

Après vingt-quatre heures de bombardements, Longwy se rendait.

 

La veille de cette reddition, à l’autre extrémité de la France, la Vendée se soulevait : la prestation du serment ecclésiastique était le prétexte de ce soulèvement.

 

Pour faire face à ces événements, l’Assemblée nommait Dumouriez au commandement de l’armée de l’Est, et décrétait La Fayette d’arrestation.

 

Elle arrêtait qu’aussitôt que la ville de Longwy serait rentrée au pouvoir de la nation française, toutes les maisons, à l’exception des maisons nationales, seraient détruites et rasées – elle rendait une loi qui bannissait du territoire tout prêtre non assermenté –, elle autorisait les visites domiciliaires ; elle confisquait et mettait en vente les biens des émigrés.

 

Pendant ce temps, que faisait la Commune ?

 

Nous avons dit quel était son oracle : Marat.

 

La Commune guillotinait sur la place du Carrousel. On lui donnait une tête par jour ; c’était bien peu ; mais, dans une brochure qui paraît à la fin d’août, les membres du tribunal expliquent l’énorme travail qu’ils se sont imposé pour obtenir ce résultat, si peu satisfaisant qu’il soit. Il est vrai que la brochure est signée : Fouquier-Tinville !

 

Aussi, voyez ce que rêve la Commune ; nous allons assister tout à l’heure à la réalisation de ce rêve.

 

C’est le 23, au soir, qu’elle donne son prospectus.

 

Suivie d’une tourbe ramassée dans les ruisseaux des faubourgs et des halles, une députation de la Commune se présente, vers minuit, à l’Assemblée nationale.

 

Que demande-t-elle ? Que les prisonniers d’Orléans soient amenés à Paris, pour y subir leur supplice.

 

Or, les prisonniers d’Orléans ne sont pas jugés.

 

Soyez tranquille, c’est une formalité dont la Commune se passera.

 

D’ailleurs, elle a la fête du 10 août qui va lui venir en aide.

 

Sergent, son artiste, en est l’ordonnateur ; il a déjà mis en scène la procession de la patrie en danger, et vous savez s’il a réussi.

 

Cette fois, Sergent se surpassera.

 

Il s’agit de remplir de deuil, de vengeance, de douleur meurtrière, les âmes de tous ceux qui ont perdu, au 10 août, un être qui leur était cher.

 

En face de la guillotine qui fonctionne sur la place du Carrousel, il élève, au milieu du grand bassin des Tuileries, une gigantesque pyramide toute recouverte de serge noire ; sur chaque face sont rappelés les massacres que l’on reproche aux royalistes : massacre de Nancy, massacre de Nîmes, massacre de Montauban, massacre du Champ de Mars.

 

La guillotine disait : « Je tue ! » la pyramide disait : « Tue ! »

 

Ce fut le soir du dimanche 27 août – cinq jours après l’insurrection de la Vendée, faite par les prêtres ; quatre jours après la reddition de Longwy, dont le général Clerfayt venait de prendre possession au nom du roi Louis XVI – que la procession expiatoire se mit en marche, afin de profiter des mystérieuses majestés que les ténèbres jettent sur toutes choses.

 

D’abord, à travers des nuages de parfums brûlant sur toute la route à parcourir, s’avançaient les veuves et les orphelines du 10 août, drapées de robes blanches, la taille serrée de ceintures noires, portant, dans une arche construite sur le modèle de l’arche antique, cette pétition dictée par Mme Roland, écrite sur l’autel de la Patrie par Mlle de Kéralio, dont les feuilles sanglantes avaient été retrouvées dans le Champ de Mars, et qui, dès le 17 juillet 1791, demandait la République.

 

Puis venaient de gigantesques sarcophages noirs, faisant allusion à ces charrettes que l’on chargeait le soir du 10 août dans les cours des Tuileries, et que l’on dirigeait vers les faubourgs, gémissantes du poids des cadavres ; puis des bannières de deuil et de vengeance, demandant la mort pour la mort ; puis la Loi, statue colossale, armée d’un glaive à sa taille. Elle était suivie des juges des tribunaux, en tête desquels marchait le tribunal révolutionnaire du 10 août, celui-là qui s’excusait de ne faire tomber qu’une tête par jour.

 

Puis arrivait la Commune, la mère sanglante de ce tribunal sanglant, conduisant dans ses rangs la statue de la Liberté, de la même taille que celle de la Loi, puis, enfin, l’Assemblée, portant ces couronnes civiques qui consolent peut-être les morts, mais qui sont si insuffisantes aux vivants.

 

Tout cela s’avançait majestueusement, au milieu des sombres chants de Chénier, de la musique sévère de Gossec, marchant comme elle d’un pied sûr.

 

Une partie de la nuit du 27 au 28 août se passa dans l’accomplissement de cette cérémonie expiatoire, fête funéraire de la foule, pendant laquelle la foule, montrant le poing à ces Tuileries vides, menaçait ces prisons, forteresses de sûreté qu’on avait données au roi et aux royalistes en échange de leurs palais et de leurs châteaux.

 

Puis, enfin, les derniers lampions éteints, les dernières torches réduites en fumée, le peuple se retira.

 

Les deux statues de la Loi et de la Liberté restèrent seules pour garder l’immense sarcophage ; mais, comme personne ne les gardait elles-mêmes, soit imprudence, soit sacrilège, on dépouilla, pendant la nuit, les deux statues de leurs vêtements inférieurs : le lendemain, les deux pauvres déesses étaient moins que des femmes.

 

Le peuple, à cette vue, poussa un cri de rage ; il accusa les royalistes, courut à l’Assemblée, demanda vengeance, s’empara des statues, les rhabilla et les traîna en réparation sur la place Louis XV.

 

Plus tard, l’échafaud les y suivit, et leur donna, le 21 janvier, une terrible satisfaction de l’outrage qui leur avait été fait le 28 août !

 

Ce même jour 28 août, l’Assemblée avait rendu la loi sur les visites domiciliaires.

 

Le bruit commençait à se répandre, parmi le peuple, de la jonction des armées prussiennes et autrichiennes, et de la prise de Longwy par le général Clerfayt.

 

Ainsi, l’ennemi, appelé par le roi, les nobles et les prêtres, marchait sur Paris, et, en supposant que rien ne l’arrêtât, pouvait y être en six étapes.

 

Alors, qu’arriverait-il de ce Paris, bouillonnant comme un cratère, et dont les secousses, depuis trois ans, ébranlaient le monde ? Ce qu’avait dit cette lettre de Bouillé, insolente plaisanterie dont on avait tant ri, et qui allait devenir une réalité : – il n’y resterait pas pierre sur pierre !

 

Il y avait plus : on parlait, comme d’une chose sûre, d’un jugement général, terrible, inexorable, qui, après avoir détruit Paris, détruirait les Parisiens. De quelle façon et par qui ce jugement serait-il rendu ? Les écrits du temps vous le disent ; la main sanglante de la Commune est tout entière dans cette légende qui, au lieu de raconter le passé, raconte l’avenir.

 

Pourquoi, d’ailleurs, n’y croirait-on pas, à cette légende ? Voici ce qu’on lisait dans une lettre trouvée dans les Tuileries le 10 août, et que nous avons lue nous-même aux Archives, où elle est encore.

 

« Les tribunaux arrivent derrière les armées ; les parlementaires émigrés instruisent, chemin faisant, dans le camp du roi de Prusse, le procès des jacobins, et préparent leur potence. »

 

De sorte que, quand les armées prussiennes et autrichiennes arriveront à Paris, l’instruction sera faite, le jugement rendu, et il n’y aura plus qu’à le mettre à exécution.

 

Puis, pour confirmer ce qu’a dit la lettre, voici ce qu’on imprime dans le Bulletin officiel de la guerre :

 

« La cavalerie autrichienne, aux environs de Sarrelouis, a enlevé les maires patriotes et les républicains connus.

 

« Des uhlans, ayant pris des officiers municipaux, leur ont coupé les oreilles, et les leur ont clouées sur le front. »

 

Si l’on commettait de pareils actes dans la province inoffensive, que ferait on au Paris révolutionnaire ?…

 

Ce qu’on lui ferait, ce n’était plus un secret.

 

Voici la nouvelle qui se répandait, se débitant à tous les carrefours, s’éparpillant de chaque centre pour arriver aux extrémités :

 

On dressera un grand trône pour les rois alliés, en vue du monceau de ruines qui aura été Paris ; toute la population prisonnière sera poussée, traînée, chassée captive au pied de ce trône ; là, comme au jour du jugement dernier, il se fera un triage des bons et des mauvais : les bons, c’est-à-dire les royalistes, les nobles, les prêtres, passeront à droite, et la France leur sera rendue pour en faire ce qu’ils voudront ; les mauvais, c’est-à-dire les révolutionnaires, passeront à gauche, et ils y trouveront la guillotine, cet instrument inventé par la révolution, et par lequel la révolution périra.

 

La révolution, c’est-à-dire la France ; non seulement la France – car ce ne serait rien : les peuples sont faits pour servir d’holocauste aux idées – non seulement la France, mais encore la pensée de la France !

 

Pourquoi aussi la France a-t-elle prononcé la première ce mot de liberté ? Elle a cru proclamer une chose sainte, la lumière des yeux, la vie des âmes ; elle a dit : « Liberté pour la France ! liberté pour l’Europe ! liberté pour le monde ! » Elle a cru faire une grande chose en émancipant la terre, et voilà qu’elle s’est trompée, à ce qu’il paraît ! voilà que Dieu lui donne tort ! voilà que la Providence est contre elle ! voilà qu’en croyant être innocente et sublime, elle était coupable et infâme ! voilà que, quand elle a cru faire une grande action, elle a commis un crime ! voilà qu’on la juge, qu’on la condamne, qu’on la décapite, qu’on la traîne aux gémonies de l’univers, et que l’univers, pour le salut duquel elle meurt, applaudit à sa mort !

 

Ainsi Jésus-Christ, crucifié pour le salut du monde, était mort au milieu des railleries et des insultes du monde !

 

Mais, enfin, pour faire face à l’étranger, ce pauvre peuple a peut-être quelque appui en lui-même ? Ceux qu’il a adorés, ceux qu’il a enrichis, ceux qu’il a payés le défendront peut-être ?

 

Non.

 

Son roi conspire avec l’ennemi, et, du Temple, où il est enfermé, continue de correspondre avec les Prussiens et les Autrichiens ; sa noblesse marche contre lui, organisée sous ses princes ; ses prêtres font révolter les paysans.

 

Du fond de leurs prisons les détenus royalistes battent des mains aux défaites de la France ; les Prussiens à Longwy ont fait pousser un cri de joie au Temple et à l’Abbaye.

 

Aussi, Danton, l’homme des résolutions extrêmes, est-il entré tout rugissant à l’Assemblée.

 

Le ministre de la Justice croit la justice impuissante, et vient demander qu’on lui donne la force ; et la justice, alors, marchera appuyée sur la force.

 

Il monte à la tribune, il secoue sa crinière de lion, il étend la main puissante qui, le 10 août, a brisé les portes des Tuileries.

 

« Il faut une convulsion nationale pour faire rétrograder les despotes, dit-il. Jusqu’ici nous n’avons eu qu’une guerre simulée ; ce n’est pas de ce misérable jeu qu’il doit être maintenant question. Il faut que le peuple se porte, se rue en masse sur les ennemis pour les exterminer d’un seul coup ; il faut en même temps enchaîner tous les conspirateurs, il faut les empêcher de nuire ! »

 

Et Danton demanda la levée en masse, les visites domiciliaires, les perquisitions nocturnes, avec peine de mort contre quiconque entravera les opérations du gouvernement provisoire.

 

Danton obtint tout ce qu’il demandait.

 

Il eût demandé davantage, qu’il eût obtenu davantage.

 

« Jamais, dit Michelet, jamais peuple n’était entré si avant dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV à ses portes, n’eut de ressource que de s’inonder, de se noyer elle-même, elle fut en moindre danger : elle avait l’Europe pour elle. Quand Athènes vit le trône de Xérès sur le rocher de Salamine, qu’elle perdit terre, se jeta à la nage, et n’eut plus que de l’eau pour patrie, elle fut en moindre danger ; elle était toute sur sa flotte, puissante, organisée, dans la main du grand Thémistocle, et, plus heureuse que la France, elle n’avait pas la trahison dans son sein. »

 

La France était désorganisée, dissoute, trahie, vendue et livrée ! La France était comme Iphigénie sous le couteau de Calchas. Les rois en cercle n’attendaient que sa mort pour que soufflât dans leurs voiles le vent du despotisme ; elle tendait les bras aux dieux, et les dieux étaient sourds !

 

Mais, enfin, quand elle sentit la froide main de la mort la toucher par une violente et terrible contraction, elle se replia sur elle-même ; puis, volcan de vie, elle fit jaillir de ses propres entrailles cette flamme qui, pendant un demi-siècle, éclaira le monde.

 

Il est vrai que, pour tenir ce soleil, il y a une tache de sang.

 

La tache de sang du 2 septembre ! Nous allons y arriver, voir qui a répandu ce sang, et s’il doit être imputé à la France ; mais, auparavant, empruntons, pour clore ce chapitre, empruntons encore deux pages à Michelet.

 

Nous nous sentons impuissant près de ce géant, et, comme Danton, nous appelons la force à notre secours.

 

Voyez !

 

« Paris avait l’air d’une place forte. On se serait cru à Lille ou à Strasbourg. Partout des consignes, des factionnaires, des précautions militaires, prématurées, à vrai dire : l’ennemi était encore à cinquante ou soixante lieues. Ce qui était véritablement plus sérieux, touchant, c’était le sentiment de solidarité profonde, admirable, qui se révélait partout. Chacun s’adressait à tous, parlait, priait pour la patrie. Chacun se faisait recruteur, allait de maison en maison, offrait à celui qui pouvait partir, des armes, un uniforme, ce qu’il avait. Tout le monde était orateur, prêchait, discourait, chantait des chants patriotiques. Qui n’était auteur en ce moment singulier ? qui n’imprimait ? qui n’affichait ? qui n’était acteur dans ce grand spectacle ? Les scènes les plus naïves où tous figuraient, se jouaient partout sur les places, sur les théâtres d’enrôlement, aux tribunes où l’on s’inscrivait ; tout autour, c’étaient des chants, des cris, des larmes d’enthousiasme ou d’adieu. Et par-dessus toutes ces voix, une grande voix sonnait dans les cœurs, voix muette, d’autant plus profonde… la voix même de la France, éloquente en tous ses symboles, pathétique dans le plus tragique de tous, le drapeau saint et terrible du Danger de la patrie, appendu aux fenêtres de l’Hôtel de Ville. Drapeau immense, qui flottait aux vents, et semblait faire signe aux légions populaires de marcher en hâte des Pyrénées à l’Escaut, de la Seine au Rhin.

 

« Pour savoir ce que c’était que ce moment de sacrifice, il faudrait, dans chaque chaumière, dans chaque logis, voir l’arrachement des femmes, le déchirement des mères, à ce second accouchement plus cruel cent fois que celui où l’enfant fit son premier départ de leurs entrailles sanglantes. Il faudrait voir la vieille femme, les yeux secs, le cœur brisé, ramasser en hâte les quelques hardes que l’enfant emportera, les pauvres économies, les sous épargnés par le jeûne et qu’elle s’est volée à elle-même pour son fils, pour ce jour des dernières douleurs.

 

« Donner leurs enfants à cette guerre qui s’ouvrait avec si peu de chance, les immoler à cette situation extrême et désespérée, c’était plus que la plupart ne pouvaient faire. Elles succombaient à ces peines, ou bien, par une réaction naturelle, elles tombaient dans des accès de fureur. Elles ne ménageaient rien, ne craignaient rien. Aucune terreur n’a prise sur un tel état d’esprit ; quelle terreur pour qui veut la mort ?

 

« On nous a raconté qu’un jour (sans doute en août ou en septembre) une bande de ces femmes furieuses rencontrèrent Danton dans la rue, l’injurièrent comme elles auraient injurié la guerre elle-même, lui reprochant toute la révolution, tout le sang qui serait versé, et la mort de leurs enfants, le maudissant, priant Dieu que tout retombât sur sa tête. Lui, il ne s’étonna pas ; et, quoiqu’il sentît tout autour de lui les ongles, il se retourna brusquement, regarda ces femmes, les prit en pitié ; Danton avait beaucoup de cœur. Il monta sur une borne, et, pour les consoler, il commença à les injurier dans leur langue. Ses premières paroles furent violentes, burlesques, obscènes. Les voilà tout interdites. Sa fureur, vraie ou simulée, déconcerte leur fureur. Ce prodigieux orateur, instinctif et calculé, avait pour base populaire un tempérament sensuel et fort, tout fait pour l’amour physique, où dominait la chair et le sang. Danton était d’abord et avant tout, un mâle ; il y avait en lui du lion et du dogue, beaucoup aussi du taureau. Son masque effrayait ; la sublime laideur d’un visage bouleversé prêtait à sa parole brusque, dardée par accès, une sorte d’aiguillon sauvage. Les masses, qui aiment la force, sentaient devant lui ce que fait éprouver de crainte et de sympathie pourtant tout être puissamment générateur. Et puis, sous ce masque violent, furieux, on sentait aussi un cœur ; on finissait par se douter d’une chose ; c’est que cet homme terrible, qui ne parlait que par menaces, cachait au fond un brave homme… Ces femmes ameutées autour de lui, sentirent confusément tout cela ; et se laissèrent haranguer, dominer, maîtriser ; il les mena où et comme il voulut. Il leur expliqua rudement à quoi sert la femme, à quoi sert l’amour, à quoi sert la génération et que l’on n’enfante pas pour soi, mais pour la patrie… Et arrivé là, il s’éleva tout à coup, ne parla plus pour personne, mais (il semblait) pour lui seul… Tout son cœur, dit-on, lui sortit de la poitrine, avec des paroles d’une tendresse violente pour la France… Et, sur ce visage étrange, brouillé de petite vérole, et qui ressemblait aux scories du Vésuve et de l’Etna, commencèrent à venir de grosses gouttes, et c’étaient des larmes… Ces femmes n’y purent tenir ; elles pleurèrent la France, au lieu de pleurer leurs enfants, et, sanglotantes, s’enfuirent en se cachant le visage dans leur tablier. »

 

Ô grand historien qu’on appelle Michelet, où es-tu ?

 

À Nervi ?

 

Ô grand poète qu’on appelle Hugo, où es-tu ?

 

À Jersey !

 

Chapitre CLXIV

La veille du 2 septembre

 

« Quand la patrie est en danger, avait dit Danton, le 28 août, à l’Assemblée nationale, tout appartient à la patrie. »

 

Le 29, à quatre heures du soir, la générale battait.

 

On savait de quoi il était question : les visites domiciliaires allaient avoir lieu.

 

Comme par un coup de baguette magique, à ce premier roulement de tambours, Paris changea d’aspect ; de populeux qu’il était, il devint désert.

 

Les boutiques ouvertes se fermèrent ; chaque rue fut cernée et occupée par des pelotons de soixante hommes.

 

Les barrières furent gardées ; la rivière fut gardée.

 

À une heure du matin, les visites commencèrent dans toutes les maisons.

 

Les commissaires des sections frappaient à la porte de la rue, au nom de la loi, et on leur ouvrait la porte de la rue.

 

Ils frappaient à chaque appartement, au nom de la loi toujours, et on leur ouvrait chaque appartement. Ils ouvraient de force les portes des logements qui n’étaient pas occupés.

 

On saisit deux mille fusils ; on arrêta trois mille personnes.

 

On avait besoin de la terreur : on l’obtint.

 

Puis il naquit de cette mesure une chose à laquelle on n’avait pas songé, ou à laquelle on avait trop songé peut-être.

 

Ces visites domiciliaires avaient ouvert aux pauvres la demeure des riches : les sectionnaires armés qui suivaient les magistrats avaient pu jeter un regard étonné dans les profondeurs soyeuses et dorées des magnifiques hôtels qu’habitaient encore leurs propriétaires, ou dont les propriétaires étaient absents. De là, non pas le désir du pillage, mais un redoublement de haine.

 

On pilla si peu, que Beaumarchais, qui était alors en prison, raconte que, dans ses magnifiques jardins du boulevard Saint-Antoine, une femme cueillit une rose, et que l’on voulut jeter cette femme à l’eau.

 

Et remarquez que cela se passait au moment où la Commune venait de décréter que les vendeurs d’argent seraient punis de la peine capitale.

 

Ainsi, voilà la Commune qui se substituait à l’Assemblée ; elle décrétait la peine de mort. Elle venait de donner à Chaumette le droit d’ouvrir les prisons et d’élargir les détenus ; elle s’arrogeait le droit de grâce. Elle venait, enfin, d’ordonner qu’à la porte de chaque prison on afficherait la liste des prisonniers qu’elle renfermait : c’était un appel à la haine et à la vengeance ; chacun gardait la porte du cabanon où était enfermé son ennemi. L’Assemblée vit à quel abîme on la menait. On allait, malgré elle, lui tremper les mains dans le sang.

 

Et qui cela ? La Commune, son ennemie !

 

Il ne fallait qu’une occasion pour que la lutte éclatât, terrible, entre les deux pouvoirs.

 

Cette occasion, un empiétement nouveau de la Commune la fit éclore.

 

Le 29 août, jour des visites domiciliaires, la Commune, pour un article de journal, manda à sa barre Girey-Dupré, un des Girondins les plus hardis, parce qu’il était un des plus jeunes.

 

Girey-Dupré se réfugia au ministère de la Guerre, n’ayant pas le temps de se réfugier à l’Assemblée.

 

Huguenin, président de la Commune, fit investir le ministère de la Guerre, pour en arracher de force le journaliste girondin.

 

Or, la Gironde était toujours en majorité à l’Assemblée ; la Gironde, insultée dans un de ses membres, se souleva : elle manda à son tour le président Huguenin à sa barre.

 

Le président Huguenin ne répondit point à l’assignation de l’Assemblée.

 

Le 30, celle-ci rendit un décret qui cassait la municipalité de Paris.

 

Un fait qui prouve l’horreur qu’à cette époque on avait encore pour le vol, avait fort contribué au décret que venait de rendre l’Assemblée.

 

Un membre de la Commune, ou un individu se disant membre de la Commune, s’était fait ouvrir le garde-meuble, et y avait pris un petit canon d’argent, don fait par la ville à Louis XIV enfant.

 

Cambon, qu’on avait nommé gardien de la fortune publique, ayant eu connaissance de ce vol, avait fait venir à la barre l’homme accusé.

 

L’homme ne nia point, ne s’excusa point, et se contenta de dire que, cet objet précieux courant le risque d’être volé, il avait pensé qu’il serait mieux chez lui que partout ailleurs.

 

Cette tyrannie de la Commune pesait fort, et semblait lourde à beaucoup de gens. Louvet, l’homme des courageuses initiatives, était président de la section de la rue des Lombards ; il fit déclarer par sa section que le conseil général de la Commune était coupable d’usurpation.

 

Se sentant soutenue, l’Assemblée décréta alors que le président de la Commune, ce Huguenin qui ne voulait pas venir de bonne volonté à la barre, y serait amené de force, et que, dans les vingt-quatre heures, une nouvelle Commune serait nommée par les sections.

 

Le décret fut rendu le 30 août, à cinq heures du soir.

 

Comptons les heures ; car, à partir de ce moment, nous marchons au massacre du 2 septembre, et chaque minute va voir faire un pas à la sanglante déesse aux bras tordus, aux cheveux épars, à l’œil effaré, qu’on appelle la Terreur !

 

Au surplus, l’Assemblée, par un reste de crainte pour sa redoutable ennemie, déclarait, tout en cassant la Commune, que celle-ci avait bien mérité de la patrie ; ce qui n’était pas précisément logique.

 

Ornandum, tollendum ! disait Cicéron à propos d’Octave.

 

La Commune fit comme Octave. Elle se laissa couronner, mais ne se laissa point chasser.

 

Deux heures après le décret rendu, Tallien, petit scribe se vantant tout haut d’être l’homme de Danton ; Tallien, secrétaire de la commune, proposa à la section des Ternes de marcher contre la section des Lombards.

 

Ah ! cette fois, c’était bien la guerre civile, non plus peuple contre roi, bourgeois contre aristocrates, chaumières contre châteaux, maisons contre palais, mais sections contre sections, piques contre piques, citoyens contre citoyens.

 

En même temps, Marat et Robespierre, le dernier comme membre de la Commune, le premier comme amateur, élevèrent la voix.

 

Marat demanda le massacre de l’Assemblée nationale ; cela n’était rien ; on était habitué à lui voir faire de pareilles motions.

 

Mais Robespierre, le prudent, le cauteleux Robespierre ; Robespierre, le dénonciateur vague et filandreux, demanda que l’on prît les armes, et que non seulement on se défendît, mais même que l’on attaquât.

 

Il fallait que Robespierre sentît la Commune bien forte pour oser se prononcer ainsi !

 

Elle était bien forte, en effet, car, la même nuit, son secrétaire Tallien se rend à l’Assemblée avec trois mille hommes armés de piques.

 

« La Commune, dit-il, et la Commune seule a fait remonter les membres de l’Assemblée au rang de représentants d’un peuple libre ; la Commune a fait rendre le décret contre les prêtres perturbateurs, et a arrêté ces hommes, sur lesquels nul n’osait porter la main ; la Commune, achevait-il enfin, aura purgé sous peu de jours le sol de la liberté de leur présence ! »

 

Ainsi, c’est dans la nuit du 30 au 31 août, devant l’Assemblée même, qui vient de la casser, que la Commune dit le premier mot du massacre.

 

Qui dit ce premier mot ? Qui lance, pour ainsi dire, encore en blanc le rouge programme ?

 

On l’a vu, c’est Tallien, l’homme qui fera le 9 thermidor.

 

L’Assemblée se souleva, il faut lui rendre cette justice.

 

Manuel, le procureur de la commune, comprit qu’on allait trop loin : il fit arrêter Tallien, et exigea que Huguenin vînt faire réparation à l’Assemblée.

 

Et, cependant, Manuel, qui arrêtait Tallien, qui exigeait de Huguenin une amende honorable, Manuel savait bien ce qui allait se passer, car voici ce qu’il fit, ce pauvre pédant, petit esprit, mais cœur honnête.

 

Il avait, à l’Abbaye, un ennemi personnel : Beaumarchais.

 

Beaumarchais, grand railleur, avait fort raillé Manuel : or, il passa par la tête de Manuel que, si Beaumarchais était égorgé avec les autres, on pourrait attribuer ce meurtre à une basse vengeance de son amour-propre. Il courut à l’Abbaye, et fit appeler Beaumarchais. Celui-ci, en le voyant, voulut s’excuser, donner des explications à sa victime littéraire.

 

– Il ne s’agit point ici de littérature, de journalisme, ni de critique. Voici la porte ouverte ; sauvez-vous aujourd’hui, si vous ne voulez pas être égorgé demain !

 

L’auteur de Figaro ne se le fit pas répéter à deux fois : il se glissa par la porte entrebâillée, et disparut.

 

Supposez qu’il eût sifflé Collot-d’Herbois comédien, au lieu d’avoir critiqué Manuel auteur, et Beaumarchais était mort !

 

Arriva le 31 août, ce grand jour qui devait décider entre l’Assemblée et la Commune, c’est-à-dire entre le modérantisme et la terreur.

 

La Commune était décidée à rester à tout prix.

 

L’Assemblée avait donné sa démission en faveur d’une assemblée nouvelle.

 

C’était naturellement la Commune qui devait l’emporter, d’autant plus que le mouvement la favorisait.

 

Le peuple, sans savoir où il voulait aller, voulait aller quelque part. Lancé en avant le 20 juin, lancé plus loin le 10 août, il éprouvait un vague besoin de sang et de destruction.

 

Il faut dire que Marat, d’un côté, et Hébert, de l’autre, lui montaient effroyablement la tête ! Il n’y avait pas jusqu’à Robespierre qui, désirant reconquérir sa popularité fort ébranlée – la France entière avait voulu la guerre : Robespierre avait conseillé la paix – ; il n’y avait pas jusqu’à Robespierre, disons-nous, qui ne se fît nouvelliste, et qui, par l’absurdité de ses nouvelles, ne dépassât les plus absurdes.

 

Un parti puissant, avait-il dit, offrait le trône au duc de Brunswick.

 

Quels étaient à ce moment les trois partis puissants en lutte ? L’Assemblée, la Commune, les Jacobins ; et, encore, la Commune et les Jacobins pouvaient-ils, à la rigueur, ne faire qu’un.

 

Ce n’était ni la Commune ni les Jacobins : Robespierre était membre du club et de la municipalité ; il ne se fût pas incriminé lui-même !

 

Ce parti puissant, c’était donc la Gironde.

 

Nous avons dit que Robespierre dépassait en absurdité les plus absurdes nouvellistes : quoi de plus absurde, en effet, que d’accuser la Gironde, qui avait déclaré la guerre à la Prusse et à l’Autriche, d’offrir le trône au général ennemi ?

 

Et quels étaient les hommes que l’on accusait de cela ? Les Vergniaud, les Roland, les Clavières, les Servan, les Gensonné, les Guadet, les Barbaroux, c’est-à-dire les plus chauds patriotes, et en même temps les plus honnêtes gens de France !

 

Mais il y a des moments où un homme comme Robespierre dit tout, et le pis, c’est qu’il y a des moments où le peuple croit tout !

 

On en était donc au 31 août.

 

Le médecin qui eût eu le doigt sur le pouls de la France, eût senti, ce jour-là, les pulsations de ce pouls augmenter à chaque minute.

 

Le 30, à cinq heures du soir, l’Assemblée avait, nous l’avons dit, cassé la Commune ; le décret portait que, dans les vingt-quatre heures, les sections nommeraient un nouveau conseil général.

 

Donc, le 31, à cinq heures du soir, le décret devait être exécuté.

 

Mais les vociférations de Marat, les menaces d’Hébert, les calomnies de Robespierre, faisaient peser la Commune d’un tel poids sur Paris, que les sections n’osèrent point voter. Elles prirent pour prétexte de leur abstention que le décret ne leur avait pas été officiellement notifié.

 

Le 31 août, vers midi, l’assemblée eut avis que son décret de la veille ne s’exécutait pas et ne s’exécuterait point. Il faudrait en appeler à la force, et qui sait si la force serait pour l’Assemblée ?

 

La commune avait Santerre par son beau-frère Panis. Panis, on s’en souvient, était ce fanatique de Robespierre qui avait proposé à Rebecqui et à Barbaroux de nommer un dictateur, et qui leur avait fait entendre qu’il fallait que ce dictateur fût l’Incorruptible ; Santerre, c’étaient les faubourgs ; les faubourgs, c’était l’irrésistible puissance de l’océan.

 

Les faubourgs avaient brisé les portes des Tuileries : ils briseraient bien celles de l’Assemblée.

 

Puis l’Assemblée craignit, si elle s’armait contre la Commune, non seulement d’être abandonnée par les extrêmes patriotes, par ceux qui voulaient la révolution à tout prix, mais encore – ce qui était bien pis – d’être soutenue malgré elle par les royalistes modérés.

 

Alors, elle était complètement perdue !

 

Vers six heures, le bruit se répandit sur ses bancs qu’il se faisait un grand tumulte autour de l’Abbaye.

 

On venait d’acquitter un M. de Montmorin : le peuple crut qu’il s’agissait du ministre qui avait signé les passeports avec lesquels Louis XVI avait essayé de fuir ; il se porta en masse à la prison, demandant à grands cris la mort du traître. On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre son erreur : toute la nuit, il y eut dans les rues de Paris une effroyable fermentation.

 

On sentait que, le lendemain, le moindre événement qui viendrait en aide à cette fermentation prendrait des proportions colossales.

 

Cet événement – que nous allons essayer de raconter avec quelques détails, parce qu’il a trait à un des héros de notre histoire que nous avons perdu de vue depuis longtemps – couvait dans les prisons du Châtelet.

 

Chapitre CLXV

Où l’on rencontre encore une fois M. de Beausire

 

À la suite de la journée du 10 août, un tribunal spécial avait été institué pour connaître des vols qui avaient été commis aux Tuileries. Le peuple avait bien, comme le raconte Peltier, fusillé sur place deux ou trois cents voleurs saisis en flagrant délit ; mais, à côté de cela, il y en avait à peu près autant, on le comprend bien, qui, momentanément du moins, étaient parvenus à cacher leurs vols.

 

Au nombre de ces honnêtes industriels se trouvait notre vieille connaissance, M. de Beausire, ancien exempt de Sa Majesté.

 

Nos lecteurs, qui se rappellent les antécédents de l’amant de Mlle Oliva, du père du jeune Toussaint, ne seront point étonnés de le retrouver parmi ceux qui avaient à rendre compte, non pas à la nation, mais aux tribunaux, de la part qu’ils avaient prise au sac des Tuileries.

 

M. de Beausire était, en effet, entré au château après tout le monde ; c’était un homme trop plein de sens pour commettre la sottise d’entrer le premier, ou l’un des premiers, là où il y avait du danger à pénétrer avant les autres.

 

Ce n’étaient point les opinions politiques de M. de Beausire qui le conduisaient dans le palais des rois, soit pour y pleurer sur la chute de la royauté tombée, soit pour y applaudir au triomphe du peuple ; non : M. de Beausire venait là en amateur, planant au-dessus de ces faiblesses humaines qu’on appelle des opinions, et n’ayant qu’un but, celui de voir si ceux qui venaient de perdre un trône n’avaient pas perdu, en même temps, quelque bijou plus portatif et plus facile à mettre en sûreté.

 

Mais, pour sauver les apparences, M. de Beausire s’était coiffé d’un bonnet rouge, s’était armé d’un énorme sabre, puis avait légèrement taché sa chemise et trempé ses mains dans le sang du premier mort qu’il avait rencontré ; de sorte que ce loup suivant l’armée conquérante, que ce vautour planant après le combat sur le champ de bataille, pouvait, par un regard superficiel, être pris pour un vainqueur.

 

Ce fut pour un vainqueur, en effet, que le prirent la plupart de ceux qui l’entendirent criant : « Mort aux aristocrates ! » et qui le virent furetant sous les lits, ouvrant les armoires et jusqu’aux tiroirs des commodes, afin de s’assurer si quelques aristocrates n’y étaient point cachés.

 

Seulement, en même temps que lui, pour le malheur de M. de Beausire, se trouvait là un homme qui ne criait pas, qui ne regardait pas sous les lits, qui n’ouvrait pas les armoires, mais qui, entré au milieu du feu, quoiqu’il fût sans armes, avec les vainqueurs, quoiqu’il n’eût rien vaincu, se promenait, les mains derrière le dos, comme il eût fait dans un jardin public un soir de fête, froid et calme sous son habit noir râpé et propre, se contentant d’élever la voix de temps en temps pour dire :

 

– N’oubliez pas, citoyens, qu’on ne tue point les femmes, et qu’on ne touche point aux bijoux !

 

Quant à ceux qu’il voyait tuer les hommes, et jeter les meubles par les fenêtres, notre personnage ne se croyait en droit de leur rien dire.

 

Il avait remarqué du premier coup d’œil que M. de Beausire n’était point un de ces derniers.

 

Aussi, vers les neuf heures et demie, Pitou, qui, comme nous le savons déjà, avait obtenu, à titre de poste d’honneur, la garde du vestibule de l’Horloge, Pitou vit-il venir à lui, de l’intérieur du château, une espèce de géant colossal et lugubre qui, avec politesse, mais aussi avec fermeté, comme s’il eût reçu mission de mettre l’ordre dans le désordre, et la justice dans la vengeance, lui dit :

 

– Capitaine, vous allez voir descendre un homme ayant un bonnet rouge sur la tête, tenant un sabre à la main, et faisant de grands gestes ; vous l’arrêterez et le ferez fouiller par vos hommes : il a volé un écrin de diamants.

 

– Oui, monsieur Maillard, répondit Pitou en portant la main à son chapeau.

 

– Ah ! ah ! dit l’ancien huissier, vous me connaissez, mon ami ?

 

– Je crois bien que je vous connais ! dit Pitou ; vous ne vous rappelez pas, monsieur Maillard ? Nous avons pris la Bastille ensemble !

 

– C’est possible ! dit Maillard.

 

– Puis, aux 5 et 6 octobre, nous avons encore été à Versailles ensemble.

 

– J’y ai été, en effet.

 

– Parbleu ! à preuve que vous conduisiez les femmes, et que vous avez eu un duel à la porte des Tuileries avec un gardien qui ne voulait pas vous laisser passer.

 

– Alors, dit Maillard, vous allez faire ce que je vous dis, n’est-ce pas ?

 

– Ça et autre chose, monsieur Maillard ; tout ce que vous m’ordonnerez ! Ah ! vous êtes un patriote, vous !

 

– Je m’en vante, dit Maillard ; et c’est pour cela que nous ne devons pas permettre qu’on déshonore le nom auquel nous avons droit. Attention ! voici notre homme.

 

En effet, en ce moment, M. de Beausire descendait l’escalier du vestibule, agitant son grand sabre, et criant : « Vive la nation ! »

 

Pitou fit un signe à Tellier et à Maniquet, qui, sans affectation, se placèrent devant la porte, et il alla attendre M. de Beausire sur la dernière marche de l’escalier.

 

Celui-ci avait vu de l’œil les dispositions prises, et, sans doute, ces dispositions l’inquiétèrent, car il s’arrêta, et, comme s’il eût oublié quelque chose, fit un mouvement pour remonter.

 

– Pardon, citoyen, dit Pitou, c’est par ici qu’on passe.

 

– Ah ! c’est par ici qu’on passe ?

 

– Et, comme il y a ordre d’évacuer les Tuileries, passez, s’il vous plaît.

 

Beausire redressa la tête, et continua de descendre l’escalier.

 

Arrivé à la dernière marche, il porta la main à son bonnet rouge, et, affectant le ton militaire :

 

– Voyons, camarade, dit-il, passe-t-on ou ne passe-t-on pas ?

 

– On passe ; mais, auparavant, il faut, dit Pitou, se soumettre à une petite formalité.

 

– Hum ! Et à laquelle, mon beau capitaine ?

 

– Il faut se laisser fouiller, citoyen.

 

– Fouiller ?

 

– Oui.

 

– Fouiller un patriote, un vainqueur, un homme qui vient d’exterminer les aristocrates ?

 

– C’est la consigne ; ainsi, camarade, puisque camarade il y a, dit Pitou, remettez votre grand sabre au fourreau – il est inutile, maintenant que les aristocrates sont tués – et laissez-vous faire de bonne volonté, ou, sinon, je serai obligé d’employer la force.

 

– La force ? dit Beausire. Ah ! tu parles comme cela, mon beau capitaine, parce que tu as là vingt hommes sous tes ordres ; mais si nous étions en tête à-tête !…

 

– Si nous étions en tête-à-tête, citoyen, dit Pitou, voici ce que je ferais : je te prendrais, tiens, comme cela, le poignet avec la main droite ; je t’arracherais ton sabre de la main gauche, et je le casserais sous mon pied, comme n’étant plus digne d’être touché par la main d’un honnête homme, ayant été touché par celle d’un voleur !

 

Et Pitou, mettant en pratique la théorie qu’il avançait, pliait le poignet du faux patriote avec sa main droite, lui arrachait le sabre avec sa main gauche, en brisait la lame sous son pied, et en jetait la poignée loin de lui.

 

– Un voleur ! s’écriait l’homme au bonnet rouge ; un voleur, moi, M. de Beausire ?

 

– Mes amis, dit Pitou en poussant l’ancien exempt au milieu de ses hommes, fouillez M. de Beausire !

 

– Eh ! bien, fouillez ! dit l’homme en étendant les bras comme une victime ; fouillez !

 

On n’avait pas besoin de la permission de M. de Beausire pour procéder à la perquisition ; mais, au grand étonnement de Pitou et surtout de Maillard, on eut beau fouiller, retourner les poches, tâter jusqu’aux endroits les plus secrets, on ne trouva sur l’ancien exempt qu’un jeu de cartes aux figures à peine visibles, tant il était vieux ; plus, une somme de onze sous.

 

Pitou regarda Maillard.

 

Celui-ci fit des épaules un geste qui signifiait : « Que voulez-vous ? »

 

– Recommencez ! dit Pitou, dont une des principales qualités, on s’en souvient, était la patience.

 

On recommença ; mais la seconde visite fut aussi infructueuse que la première : on ne retrouva que le même jeu de cartes et les mêmes onze sous.

 

M. de Beausire triomphait.

 

– Eh bien, dit-il, un sabre est-il toujours déshonoré pour avoir touché ma main ?

 

– Non, monsieur, dit Pitou, et la preuve, c’est que, si vous n’êtes pas satisfait des excuses que je vous adresse, un de mes hommes vous prêtera le sien, et je vous donnerai toute autre satisfaction qu’il vous plaira.

 

– Merci, jeune homme, dit M. de Beausire se redressant ; vous avez agi en vertu d’une consigne, et un ancien militaire comme moi sait que la consigne est une chose sacrée. Maintenant, je vous préviens que Mme de Beausire doit être inquiète de ma longue absence, et, s’il m’est permis de me retirer…

 

– Allez, monsieur, dit Pitou ; vous êtes libre !

 

Beausire salua d’un air dégagé, et sortit.

 

Pitou chercha des yeux Maillard : Maillard n’était plus là.

 

– Avez-vous vu M. Maillard ? demanda-t-il.

 

– Il me semble, répondit un des Haramontois, que je l’ai vu remonter l’escalier.

 

– Il vous semble juste, dit Pitou, car le voilà qui redescend…

 

Maillard descendait, en effet, l’escalier, et, grâce à ses longues jambes, passant à chaque pas par-dessus une marche, il fut bientôt sous le vestibule.

 

– Eh bien, demanda-t-il, avez-vous trouvé quelque chose ?

 

– Non, répondit Pitou.

 

– Alors, j’ai été plus heureux que vous, moi : j’ai trouvé l’écrin.

 

– Ainsi, nous avions tort ?

 

– Non, nous avions raison.

 

Et Maillard, ouvrant l’écrin, en tira la monture en or, qui était veuve de toutes les pierres précieuses qu’elle enchâssait.

 

– Tiens, demanda Pitou, qu’est-ce que cela veut dire ?

 

– Cela veut dire que le drôle s’est douté du coup, qu’il a fait sauter les diamants, et que, jugeant la monture trop embarrassante, il l’a jetée avec l’écrin dans le cabinet où je viens de la retrouver.

 

– Bon ! fit Pitou ; et les diamants ?

 

– Eh bien, il a trouvé moyen de nous les escamoter.

 

– Ah ! le brigand !

 

– Y a-t-il longtemps qu’il est parti ? demanda Maillard.

 

– Comme vous descendiez, il traversait la porte de la cour du milieu.

 

– Et de quel côté allait-il ?

 

– Il inclinait vers le quai.

 

– Adieu, capitaine.

 

– Vous vous en allez, monsieur Maillard ?

 

– Je veux en avoir le cœur net, dit l’ancien huissier.

 

Et, ouvrant ses longues jambes comme un compas, il se mit à la poursuite de M. de Beausire.

 

Pitou resta tout préoccupé de ce qui venait de se passer, et il était encore sous le poids de cette préoccupation, lorsqu’il crut reconnaître la comtesse de Charny, et que survinrent les événements que nous avons racontés en leur lieu et place, ne jugeant pas à propos de les compliquer d’un incident qui, à notre avis, devait trouver son numéro d’ordre ailleurs.

 

Chapitre CLXVI

La purgation

 

Si rapide que fût sa marche, Maillard ne put rejoindre M. de Beausire, qui avait pour lui trois circonstances favorables : d’abord, dix minutes d’avance ; ensuite, l’obscurité ; enfin, les nombreux passants qui traversaient la cour du Carrousel, et au milieu desquels M. de Beausire avait disparu.

 

Mais, une fois arrivé sur le quai des Tuileries, l’ex-huissier au Châtelet n’en continua pas moins d’aller en avant : il demeurait, comme nous l’avons dit, au faubourg Saint-Antoine, et c’était son chemin, ou à peu près, de suivre les quais jusqu’à la Grève.

 

Un grand concours de peuple se pressait sur le pont Neuf et le pont au Change : on avait fait une exposition de cadavres sur la place du Palais-de-Justice, et chacun s’y portait dans l’espoir, ou plutôt dans la crainte de retrouver un frère, un parent ou un ami.

 

Maillard suivit la foule.

 

Au coin de la rue de la Barillerie et de la place du Palais, il avait un ami pharmacien – à cette époque, on disait encore apothicaire.

 

Maillard entra chez son ami, s’assit et causa des affaires du jour, pendant que les chirurgiens allaient, venaient, réclamant du pharmacien des bandes, des onguents, de la charpie, enfin toutes les choses nécessaires au pansement des blessés – car, parmi les morts, on reconnaissait de temps en temps, à un cri, à un gémissement, à une respiration haletante, un malheureux vivant encore, et ce malheureux était à l’instant même tiré du milieu des cadavres, pansé, et porté à l’Hôtel-Dieu.

 

Il y avait donc grand remue-ménage dans l’officine du digne apothicaire ; mais Maillard n’était pas gênant ; puis on recevait avec plaisir, en des jours pareils, un patriote de la trempe de Maillard, qui flairait comme baume dans la cité et les faubourgs.

 

Il était là depuis un quart d’heure, à peu près, ses longues jambes ralliées sous lui, et se faisant le plus petit possible, lorsque entra une femme de trente-sept à trente-huit ans, qui, sous la livrée de la plus abjecte misère, conservait un certain aspect d’ancienne opulence, une certaine allure trahissant son aristocratie, sinon native, du moins étudiée.

 

Mais ce qui frappa surtout Maillard, ce fut l’étrange ressemblance de cette femme avec la reine : il en eût poussé un cri d’étonnement, s’il n’avait pas eu sur lui toute la puissance que nous lui connaissons déjà.

 

Elle tenait par la main un petit garçon de huit ou neuf ans ; elle s’approcha du comptoir avec une sorte de timidité, voilant du mieux qu’elle le pouvait la misère de ses vêtements, que rendait plus visible encore le soin que, dans sa détresse, cette femme prenait de son visage et de ses mains.

 

Pendant quelque temps, il lui fut impossible de se faire entendre, tant la foule était grande ; enfin, s’adressant au maître de l’établissement :

 

– Monsieur, dit-elle, j’aurais besoin d’un purgatif pour mon mari, qui est malade.

 

– Quel purgatif désirez-vous, citoyenne ? demanda l’apothicaire.

 

– Celui que vous voudrez, monsieur, pourvu qu’il ne coûte pas plus de onze sous.

 

Ce chiffre de onze sous frappa Maillard : onze sous, c’était justement la somme qui s’était trouvée, on se le rappelle, dans la poche de M. de Beausire.

 

– Pourquoi ne doit-il pas coûter plus de onze sous ? observa l’apothicaire.

 

– Parce que c’est tout l’argent que mon mari a pu me donner.

 

– Faites un mélange de tamarin et de séné, et donnez-le à la citoyenne, dit l’apothicaire à son premier garçon.

 

Le premier garçon s’occupa de sa préparation, tandis que l’apothicaire répondait à d’autres demandes.

 

Mais Maillard, qui n’était, lui, distrait par rien, avait concentré toute son attention sur la femme au purgatif et aux onze sous.

 

– Tenez, citoyenne, dit le premier garçon, voici votre médecine.

 

– Voyons, Toussaint, dit la femme avec un accent traînard qui semblait lui être habituel, donne les onze sous, mon enfant.

 

– Les voilà, dit le petit bonhomme.

 

Et, posant sa poignée de billon sur le comptoir :

 

– Viens, maman Oliva, dit-il ; viens vite : papa attend.

 

Et il essaya d’entraîner sa mère, en répétant :

 

– Mais viens donc, maman Oliva ! viens donc !

 

– Pardon, citoyenne, dit le garçon, il n’y a que neuf sous.

 

– Comment, il n’y a que neuf sous ? dit la femme.

 

– Dame ! fit le garçon, comptez vous-même.

 

La femme compta : il n’y avait, en effet, que neuf sous.

 

– Qu’as-tu fait des deux autres sous, méchant enfant ? demanda-t-elle.

 

– Je n’en sais rien, répondit l’enfant. Viens, maman Oliva !

 

– Tu dois le savoir, puisque tu as voulu porter l’argent, et que je te l’ai donné.

 

– Je les aurai perdus, dit l’enfant. Allons, viens donc !

 

– Vous avez là un charmant enfant, citoyenne ! dit Maillard ; il paraît plein d’intelligence, mais il faut prendre garde qu’il ne devienne un voleur.

 

– Un voleur ! dit la femme que le petit bonhomme avait désignée sous le titre de maman Oliva ; et pourquoi cela, je vous prie, monsieur ?

 

– Parce qu’il n’a point perdu les deux sous, mais qu’il les a cachés dans son soulier.

 

– Moi ? dit l’enfant. Ce n’est pas vrai !

 

– Dans le soulier gauche, citoyenne ; dans le soulier gauche, dit Maillard.

 

Maman Oliva, malgré les cris du jeune Toussaint, le déchaussa du pied gauche, et trouva les deux sous dans le soulier.

 

Elle donna les deux sous au garçon apothicaire, et entraîna l’enfant en le menaçant d’une punition qui eût pu paraître terrible aux assistants s’ils n’eussent point fait la part des adoucissements que devait sans nul doute y apporter la tendresse maternelle.

 

L’événement, assez peu important en lui-même, eût bien certainement passé inaperçu au milieu des circonstances graves dans lesquelles on se trouvait, si la ressemblance de cette femme avec la reine n’avait singulièrement préoccupé Maillard.

 

Il résulta de cette préoccupation qu’il s’approcha de son ami apothicaire, et que, saisissant celui-ci dans un moment de répit qui lui était accordé :

 

– Avez-vous remarqué ? lui dit-il.

 

– Quoi ?

 

– La ressemblance de la citoyenne qui sort d’ici

 

– Avec la reine ? dit l’apothicaire en riant.

 

– Oui… Vous l’avez remarquée comme moi.

 

– Il y a longtemps !

 

– Comment, il y a longtemps ?

 

– Sans doute : c’est une ressemblance historique.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Ne vous rappelez-vous point la fameuse histoire du collier ?

 

– Oh ! ce n’est pas un huissier au Châtelet qui peut avoir oublié une pareille histoire.

 

– Alors, vous devez vous souvenir d’une certaine Nicole Leguay, dite la demoiselle Oliva.

 

– Ah ! c’est pardieu vrai ! Qui avait joué, près du cardinal de Rohan, le rôle de la reine, n’est-ce pas ?

 

– Et qui vivait avec une espèce de drôle cousu de mauvaises affaires, un ancien exempt, un escroc, un mouchard, nommé Beausire.

 

– Hein ? fit Maillard, comme si un serpent le piquait.

 

– Nommé Beausire, répéta l’apothicaire.

 

– Et c’est ce Beausire qu’elle appelle son mari ? demanda Maillard.

 

– Oui.

 

– Et c’est pour lui qu’elle est venue chercher une médecine ?

 

– Le drôle aura pris quelque indigestion.

 

– Une médecine purgative ? continua Maillard, comme un homme sur la trace d’un important secret, et qui ne veut pas se laisser détourner de son idée.

 

– Une médecine purgative, oui.

 

– Ah ! s’écria Maillard en se frappant le front, je tiens mon homme !

 

– Quel homme ?

 

– L’homme aux onze sous.

 

– Qu’est-ce que l’homme aux onze sous ?

 

– M. de Beausire, morbleu !

 

– Vous le tenez ?

 

– Oui… Si je sais où il demeure, toutefois.

 

– Je le sais, moi, si vous ne le savez pas.

 

– Bon ! où demeure-t-il ?

 

– Rue de la Juiverie, n° 6.

 

– Ici, tout près ?

 

– À deux pas.

 

– Eh bien, cela ne m’étonne plus.

 

– Quoi ?

 

– Que le jeune Toussaint ait volé deux sous à sa mère.

 

– Comment ! cela ne vous étonne plus ?

 

– Non : c’est le fils de M. de Beausire, n’est-ce pas ?

 

– C’est son portrait vivant.

 

– Bon chien chasse de race ! Voyons, cher ami, continua Maillard, la main sur la conscience, dans combien de temps opérera votre médecine ?

 

– Sérieusement ?

 

– Très sérieusement.

 

– Pas avant deux heures.

 

– C’est tout ce qu’il me faut ; j’ai le temps.

 

– Vous portez donc intérêt à M. de Beausire ?

 

– Un si grand intérêt, que, craignant qu’on ne le soigne mal, je vais lui chercher…

 

– Quoi ?

 

– Deux gardes-malade. Adieu, cher ami.

 

Et, sortant de la boutique du pharmacien avec un rire silencieux, le seul qui eût jamais déridé ce lugubre visage, Maillard reprit sa course vers les Tuileries.

 

Pitou était absent : on se rappelle qu’il avait suivi, à travers le jardin, sur les pas d’Andrée, les traces du comte de Charny ; mais, en son absence, il trouva Maniquet et Tellier qui gardaient le poste.

 

Tous deux le reconnurent.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Maillard, demanda Maniquet ; eh bien, avez vous rejoint notre homme ?

 

– Non, dit Maillard ; mais je suis sur sa piste.

 

– Ma foi, c’est un bonheur, dit Tellier, attendu que, quoiqu’on n’ait rien trouvé sur lui, je parierais qu’il avait les diamants !

 

– Pariez, citoyen, dit Maillard ; pariez, et vous gagnerez.

 

– Bon ! dit Maniquet ; et on pourra les lui reprendre ?

 

– Je l’espère du moins, si vous m’y aidez.

 

– En quoi, citoyen Maillard ? Nous sommes à vos ordres.

 

Maillard fit signe au lieutenant et au sous-lieutenant de s’approcher de lui.

 

– Choisissez-moi, dans votre troupe, deux hommes sûrs.

 

– Comme bravoure ?

 

– Comme honnêteté.

 

– Oh ! alors, prenez au hasard.

 

Puis, se retournant vers le poste :

 

– Deux hommes de bonne volonté, dit Désiré.

 

Une douzaine d’hommes se levèrent.

 

– Allons, Boulanger, dit Maniquet, viens ici !

 

Un des hommes s’approcha.

 

– Et puis toi, Molicar.

 

Un second vint prendre place à côté du premier.

 

– En voulez-vous davantage, monsieur Maillard ? demanda Tellier.

 

– Non, cela me suffit. Venez, mes braves !

 

Les deux Haramontois suivirent Maillard.

 

Maillard les conduisit à la rue de la Juiverie, et s’arrêta devant la porte du n° 6.

 

– C’est ici, dit-il ; montons.

 

Les deux hommes s’engagèrent avec lui dans l’allée, puis dans l’escalier, puis enfin arrivèrent au quatrième étage.

 

Là, ils furent guidés par les cris de M. Toussaint, encore mal consolé de la correction, non pas maternelle – M. de Beausire vu la gravité du fait, ayant cru devoir intervenir et ajouter quelques soufflets de sa main rude et sèche aux taloches plus moelleuses qu’avait, bien à contrecœur, distribuées à son cher fils Mlle Oliva.

 

Maillard essaya d’ouvrir la porte.

 

Le verrou était poussé en dedans.

 

Il frappa.

 

– Qui va là ? demanda la voix traînante de Mlle Oliva.

 

– De par la loi, ouvrez ! répondit Maillard.

 

Il se fit un petit bout de conversation à voix basse dont le résultat fut que le jeune Toussaint se tut, croyant que c’était pour les deux sous qu’il avait essayé de voler à sa mère que la loi se dérangeait, tandis que Beausire, mettant le heurt sur le compte des visites domiciliaires, tout mal rassuré qu’il était, s’efforçait de rassurer Oliva.

 

Enfin, Mme de Beausire se décida, et, au moment où Maillard allait frapper pour la seconde fois, la porte s’ouvrit.

 

Les trois hommes entrèrent, à la grande terreur de Mlle Oliva et de M. Toussaint, qui courut se blottir derrière une vieille chaise de paille.

 

M. de Beausire était couché, et, sur sa table de nuit, éclairée par une mauvaise chandelle fumant dans un chandelier de fer, Maillard aperçut avec satisfaction la bouteille vide. La médecine était avalée : il ne restait plus qu’à en attendre l’effet.

 

Pendant le trajet, Maillard avait raconté à Boulanger et à Molicar ce qui s’était passé chez le pharmacien ; de sorte qu’arrivés dans la chambre de M. de Beausire, ceux-ci étaient parfaitement au courant de la situation.

 

Aussi, après les avoir installés à chaque côté du lit du malade :

 

– Citoyens, se contenta-t-il de leur dire, M. de Beausire est exactement comme cette princesse des Mille et Une Nuits qui ne parlait que lorsqu’elle y était forcée, mais qui, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche, en laissait tomber un diamant ! Ne laissez donc pas tomber une parole de M. de Beausire sans avoir raison de ce qu’elle contient… Je vais vous attendre à la municipalité : quand monsieur n’aura plus rien à vous dire, vous le conduirez au Châtelet, où vous le recommanderez de la part du citoyen Maillard, et vous viendrez me rejoindre à l’Hôtel de Ville avec ce qu’il aura dit.

 

Les deux gardes nationaux s’inclinèrent en signe d’obéissance passive et se placèrent au port d’arme de chaque côté du lit de M. de Beausire.

 

L’apothicaire ne s’était point trompé : au bout de deux heures, la médecine opéra. L’effet dura une heure, à peu près, et fut on ne peut plus satisfaisant !

 

Vers trois heures du matin, Maillard vit venir à lui les deux hommes.

 

Ils apportaient pour une centaine de mille francs de diamants de la plus belle eau dans un extrait de l’écrou de M. de Beausire.

 

Maillard déposa, en son nom et au nom des deux Haramontois, les diamants sur le bureau du procureur de la Commune, lequel leur délivra un certificat constatant que les citoyens Maillard, Molicar et Boulanger avaient bien mérité de la patrie.

 

Chapitre CLXVII

Le 1er septembre

 

Or, voici ce qui était arrivé à la suite de l’événement tragi-comique que nous venons de raconter.

 

M. de Beausire, écroué dans la prison du Châtelet, avait été déféré au jury chargé de connaître spécialement des délits de vol commis le 10 août et jours suivants.

 

Il n’y avait pas moyen de nier : le fait était trop clairement établi.

 

Aussi, le prévenu s’était-il borné à confesser humblement sa faute, et à implorer la clémence du tribunal.

 

Le tribunal avait ordonné de rechercher les antécédents de M. de Beausire ; et, peu édifié des renseignements qu’avait fournis l’enquête, il avait condamné l’ancien exempt à cinq ans de galères et à l’exposition.

 

M. de Beausire avait en vain allégué qu’il n’avait été entraîné à ce vol que par des sentiments honorables, c’est-à-dire par l’espoir d’assurer un avenir tranquille à sa femme et à son fils ; rien n’avait pu conjurer la sentence, et, comme en sa qualité de tribunal spécial, celui-là était sans appel, le surlendemain du jugement, la sentence devenait exécutoire.

 

Hélas ! que ne l’était-elle à l’instant même !

 

La fatalité voulut que la veille du jour où M. de Beausire devait être exposé, on introduisit dans la prison un de ses anciens camarades. La reconnaissance se fit ; les confidences s’ensuivirent.

 

Le nouvel emprisonné l’était, disait-il, à propos d’un complot parfaitement organisé, et qui devait éclater sur la place de Grève ou sur celle du Palais.

 

Les conjurés se réuniraient là en nombre considérable, sous prétexte de voir la première exposition qui aurait lieu – on exposait indifféremment, à cette époque, sur la Grève ou en face du Palais de justice – et, aux cris de « Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! Mort à la nation ! » s’empareraient de l’Hôtel de Ville, appelleraient à leur secours la garde nationale, dont les deux tiers étaient royalistes ou tout au moins constitutionnels, maintiendraient l’abolition de la Commune, cassée le 30 août par l’Assemblée, et accompliraient enfin la contre-révolution royaliste.

 

Par malheur, c’était cet ami de M. de Beausire nouvellement arrêté qui devait donner le signal : or, les autres conjurés, ignorant son arrestation, se rendraient sur la place, le jour de l’exposition du premier condamné, et, comme personne ne serait plus là pour crier : « Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! Mort à la nation ! » le mouvement n’aurait pas lieu.

 

C’était d’autant plus regrettable, ajoutait l’ami, que jamais mouvement n’avait été mieux combiné, et n’avait promis un résultat plus certain.

 

L’arrestation de l’ami de M. de Beausire avait, en outre, ceci de déplorable, que, bien certainement, au milieu du tumulte, le condamné ne pourrait manquer d’être délivré, de fuir, et d’échapper ainsi à cette double peine de la marque et des galères.

 

M. de Beausire, quoique n’ayant pas d’opinion bien arrêtée, avait toujours, au fond, penché pour la royauté ; il commença donc par regretter amèrement pour le roi, et ensuite, et subsidiairement, pour lui, que le mouvement ne pût pas avoir lieu.

 

Tout à coup, il se frappa le front ; il venait d’être illuminé d’une idée subite.

 

– Mais, dit-il à son camarade, cette première exposition, ce devait être la mienne !

 

– Sans doute ; ce qui, je te le répète, eût été un grand bonheur pour toi !

 

– Et tu dis que ton arrestation est inconnue ?

 

– Complètement.

 

– Alors, les conjurés ne s’en réuniront pas moins, tout comme si tu n’étais pas arrêté ?

 

– Parfaitement.

 

– De sorte que, si quelqu’un donnait le signal convenu, la conspiration éclaterait ?

 

– Oui… Mais qui veux-tu qui le donne, quand je suis arrêté, et que je ne puis communiquer avec le dehors ?

 

– Moi ! dit Beausire du ton de Médée dans la tragédie de Corneille.

 

– Toi ?

 

– Sans doute, moi ! J’y serai, moi, n’est-ce pas, puisque c’est moi qu’on expose ? Eh bien, c’est moi qui crierai : « Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! Mort à la nation ! » Ce n’est pas bien difficile, il me semble.

 

Le camarade de Beausire resta comme émerveillé.

 

– J’avais toujours dit, s’écria-t-il, que tu étais un homme de génie !

 

Beausire s’inclina.

 

– Et, si tu fais cela, continua le prisonnier royaliste, non seulement tu seras délivré, non seulement tu seras gracié, mais encore, comme je proclamerai que c’est à toi qu’est due la réussite de la conspiration, tu peux d’avance te vanter de recevoir une belle récompense !

 

– Ce n’est point en vue de cela que j’agis, répondit Beausire de l’air le plus désintéressé du monde.

 

– Pardieu ! dit l’ami ; mais n’importe, la récompense venant, je te conseille de ne pas la refuser.

 

– Si tu me le conseilles…, dit Beausire.

 

– Je fais plus, je t’y invite, et, au besoin, je te l’ordonne, insista majestueusement l’ami.

 

– Soit ! dit Beausire.

 

– Eh bien, reprit l’ami, demain, nous déjeunerons ensemble – le directeur de la prison ne refusera point cette dernière faveur à deux camarades – et nous boirons une bonne bouteille de vin à la réussite de la conjuration !

 

Beausire conservait bien quelque doute sur la complaisance du directeur de la prison à l’endroit du déjeuner du lendemain ; mais, qu’il déjeunât ou non avec son ami, il était décidé à tenir la promesse qu’il lui avait faite.

 

À sa grande satisfaction, l’autorisation fut donnée par le directeur.

 

Les deux amis déjeunèrent ensemble : ce fut, non point une bouteille qu’ils burent, mais deux, mais trois, mais quatre !

 

À la quatrième, M. de Beausire était royaliste furieux. Par bonheur, on vint le chercher pour le conduire à la place de Grève avant que la cinquième bouteille fût entamée.

 

Il monta dans la charrette comme dans un char de triomphe, regardant dédaigneusement cette foule à laquelle il ménageait une si terrible surprise.

 

Sur la borne du pont Notre-Dame, une femme et un petit garçon attendaient son passage.

 

M. de Beausire reconnut la pauvre Oliva tout en larmes, et le jeune Toussaint, qui, voyant son père entre les mains des gendarmes, s’écria :

 

– C’est bien fait ; pourquoi m’a-t-il battu ?…

 

Beausire leur envoya un sourire de protection, et il eût ajouté un geste qui, bien certainement, eût été plein de majesté, s’il n’eût eu les mains liées derrière le dos.

 

La place de l’Hôtel de Ville était encombrée de monde.

 

On savait que le condamné expiait un vol fait aux Tuileries ; on connaissait, par le compte rendu des débats, les circonstances qui avaient accompagné et suivi ce vol, et l’on était sans pitié pour le condamné.

 

Aussi, quand la charrette s’arrêta au pied du pilori, la garde eut-elle toutes les peines possibles à maintenir le peuple.

 

Beausire regardait tout ce mouvement, tout ce tumulte, toute cette foule, d’un air qui voulait dire : « Vous allez voir ! ce sera bien autre chose tout à l’heure ! »

 

Quand il parut sur le pilori, ce fut un hourra universel, mais, cependant, quand approcha le moment de l’exécution, quand le bourreau eut déboutonné la manche du condamné, mis l’épaule à nu, et qu’il se baissa pour prendre le fer rouge dans le fourneau, il arriva ce qui arrive toujours : c’est que, devant la suprême majesté de la justice, tout le monde se tut.

 

Beausire profita du moment, et, réunissant toutes ses forces, d’une voix pleine, sonore, retentissante, il cria :

 

– Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! Mort à la nation !

 

À quelque tumulte que se fût attendu M. de Beausire, l’événement dépassa de beaucoup ses espérances : ce ne furent point des cris, ce furent des hurlements.

 

Toute cette foule poussa un rugissement immense, et se rua sur le pilori.

 

Cette fois, la garde fut impuissante à protéger M. de Beausire ; les rangs furent rompus, l’échafaud fut envahi, le bourreau jeté à bas de l’estrade, le condamné arraché on ne sait comment du poteau, et précipité dans cette dévorante fourmilière qu’on appelle la multitude.

 

Il allait être tué, broyé, mis en pièces, quand, par bonheur, un homme se précipita, ceint de son écharpe, du haut du perron de l’Hôtel de Ville, où il assistait à l’exécution.

 

Cet homme, c’était le procureur de la Commune, Manuel.

 

Il y avait en lui un grand sentiment d’humanité qu’il fut parfois contraint de renfermer au fond de son âme, mais qui s’en échappait dans les circonstances pareilles à celle-là.

 

Il parvint à grand-peine jusqu’à M. de Beausire, étendit la main sur lui, et, d’une voix forte :

 

– Au nom de la loi, dit-il, je réclame cet homme !

 

Le peuple hésitait à obéir ; Manuel détacha son écharpe, et la fit flotter au dessus de la foule en criant :

 

– À moi, tous les bons citoyens !

 

Une vingtaine d’hommes accoururent et se pressèrent autour de lui. On tira Beausire des mains de la foule : il était à moitié mort.

 

Manuel le fit transporter à l’Hôtel de Ville ; mais bientôt l’Hôtel de Ville fut sérieusement menacé, tant l’exaspération était grande.

 

Manuel parut au balcon.

 

– Cette homme est coupable, dit-il, mais d’un crime pour lequel il n’a pas été jugé. Nommez parmi vous un jury ; ce jury s’assemblera dans une des salles de l’Hôtel de Ville et statuera sur le sort du coupable. La sentence, quelle qu’elle soit, sera exécutée, mais qu’il y ait sentence !

 

N’est-il pas curieux que ce soit la veille du massacre des prisons qu’un des hommes que l’on accuse de ce massacre tienne, au péril de sa vie, un pareil langage ?

 

Il y a de ces anomalies en politique ; les explique qui pourra.

 

Cet engagement apaisa la foule. Un quart d’heure après, on annonça à Manuel le jury populaire ; ce jury se composait de vingt et un membres ; ces vingt et un membres parurent sur le balcon.

 

– Ces hommes sont-ils bien vos délégués ? demanda Manuel à la foule.

 

La foule, pour toute réponse, battit des mains.

 

– C’est bien, dit Manuel, puisque voilà des juges, justice sera faite.

 

Et, comme il l’avait promis, il installa le jury dans une des salles de l’Hôtel de Ville.

 

M. de Beausire, plus mort que vif, parut devant ce tribunal improvisé ; il essaya de se défendre, mais le second crime était aussi patent que le premier : seulement, aux yeux du peuple, il était bien autrement grave.

 

Crier : « Vive le roi ! » quand le roi, reconnu pour traître, était prisonnier au Temple ; crier : « Vivent les Prussiens ! » quand les Prussiens venaient de prendre Longwy, et n’étaient plus qu’à soixante lieues de Paris ; crier : « Mort à la nation ! » quand la nation râlait sur son lit d’agonie ; c’était là un crime effroyable, et qui méritait une suprême punition !

 

Aussi le jury décida-t-il que le coupable, non seulement serait puni de la peine capitale, mais encore que, pour attacher à sa mort la honte que la loi s’était efforcée de lui enlever en substituant la guillotine à la potence, lui, par dérogation à la loi, serait pendu, et pendu sur la place même où avait été commis le crime.

 

En conséquence, sur cet échafaud où s’élevait le pilori, le bourreau reçut l’ordre de dresser la potence.

 

La vue de ce travail et la certitude que le prisonnier, étant gardé à vue, ne pouvait s’échapper, achevèrent de calmer la foule.

 

Voilà donc l’événement qui, comme nous le disons à la fin d’un des précédents chapitres, préoccupait l’Assemblée.

 

Le lendemain était un dimanche, circonstance aggravante ; l’Assemblée comprit que tout marchait au massacre. La Commune voulait se maintenir à tout prix : le massacre, c’est-à-dire la terreur, était pour cela un des moyens les plus sûrs.

 

L’Assemblée recula devant la décision prise la surveille : elle rapporta son décret.

 

Alors, un de ses membres se leva.

 

– Ce n’est point assez de rapporter votre décret, dit-il ; il y a deux jours, en le rendant, vous avez déclaré que la Commune avait bien mérité de la patrie ; l’éloge est trop vague ; car, un jour, vous pourriez dire que la Commune a bien mérité de la patrie, mais que, cependant, tel ou tel des membres de la Commune n’est point compris dans l’éloge ; alors, on poursuivrait tel ou tel membre. Il faut donc dire, non pas la Commune, mais les représentants de la Commune.

 

L’Assemblée vota que les représentants de la Commune avaient bien mérité de la patrie.

 

En même temps que l’Assemblée émettait ce vote, Robespierre faisait à la Commune un long discours dans lequel il disait que l’Assemblée, ayant, par d’infâmes manœuvres, fait perdre au conseil général la confiance publique, le conseil général devait se retirer et employer le seul moyen qui restât de sauver le peuple, c’est-à-dire remettre le pouvoir au peuple.

 

Comme toujours, Robespierre restait douteux et vague, mais terrible.

 

Remettre le pouvoir au peuple ; que signifiait cette phrase ?

 

Etait-ce souscrire au décret de l’Assemblée, et accepter la réélection ? Ce n’est pas probable.

 

Etait-ce déposer le pouvoir légal, et, en le déposant, déclarer, par cela même, que la Commune, après avoir fait le 10 août, se regardait comme impuissante devant la continuation de la grande œuvre révolutionnaire, et chargeait le peuple de l’achever ?

 

Or, le peuple, sans frein, le cœur plein de vengeance, chargé de continuer l’œuvre du 10 août, c’était le massacre des hommes qui avaient combattu contre lui au 10 août, et qui, depuis lors, étaient renfermés dans les diverses prisons de Paris.

 

Voilà où l’on en était le 1er septembre, au soir, où l’on en est quand un orage pèse dans l’atmosphère, et que l’on sent les éclairs et la foudre suspendus au dessus de toutes les têtes.

 

Chapitre CLXVIII

Pendant la nuit du 1er au 2 septembre

 

Voilà donc où en étaient les choses lorsque, le 1er septembre, à neuf heures du soir, l’officieux de Gilbert – le nom de domestique avait été aboli comme antirépublicain –, l’officieux de Gilbert entra dans la chambre du docteur en disant :

 

– Citoyen Gilbert, le fiacre attend à la porte.

 

Gilbert enfonça son chapeau sur ses yeux, boutonna sa redingote jusqu’au cou, et s’apprêta à sortir ; mais sur le seuil de l’appartement se tenait un homme enveloppé d’un manteau, et le front ombragé d’un chapeau à larges bords.

 

Gilbert recula d’un pas : dans l’obscurité, et dans un tel moment, tout est ennemi.

 

– C’est moi, Gilbert, dit une voix bienveillante.

 

– Cagliostro ! s’écria le docteur.

 

– Bon ! voilà que vous oubliez que je ne m’appelle plus Cagliostro, et que je me nomme le baron Zannone ! Il est vrai que, pour vous, cher Gilbert, je ne change ni de nom ni de cœur, et suis toujours, je l’espère du moins, Joseph Balsamo ?

 

– Oh ! oui, dit Gilbert, et la preuve, c’est que j’allais chez vous.

 

– Je m’en doutais, dit Cagliostro, et c’est pour cela que je viens ici ; car vous deviez bien vous douter que, dans des jours pareils, je ne fais point ce que vient de faire M. de Robespierre : je ne pars point pour la campagne.

 

– Aussi craignais-je de ne point vous rencontrer, et suis-je bien heureux de vous voir… Entrez donc, je vous prie, entrez !

 

– Eh bien, me voici. Dites ; que désirez-vous ? demanda Cagliostro suivant Gilbert jusque dans la chambre la plus retirée de l’appartement du docteur.

 

– Asseyez-vous, maître.

 

Cagliostro s’assit.

 

– Vous savez ce qui se passe, reprit Gilbert.

 

– Vous voulez dire ce qui va se passer, répondit Cagliostro ; car, pour le moment, il ne se passe rien.

 

– Non, vous avez raison ; mais quelque chose de terrible se prépare, n’est ce pas ?

 

– De terrible, en effet… C’est qu’aussi parfois le terrible devient nécessaire.

 

– Maître, dit Gilbert, quand vous prononcez de telles paroles avec votre inexorable sang-froid, vous me faites frémir !

 

– Que voulez-vous ? Je ne suis qu’un écho : l’écho de la fatalité !

 

Gilbert baissa la tête.

 

– Vous rappelez-vous, Gilbert, ce que je vous disais le jour où je vous vis à Bellevue, le 6 octobre, quand je vous prédis la mort du marquis de Favras ?

 

Gilbert tressaillit.

 

Lui, si fort en face des hommes, et même des événements, il se sentait, devant ce personnage mystérieux, faible comme un enfant.

 

– Je vous disais, continua Cagliostro, que, si le roi avait dans sa pauvre cervelle un grain de cet esprit de conservation que j’espérais, moi, qu’il n’avait pas, il fuirait.

 

– Eh bien, répondit Gilbert, il a fui.

 

– Oui ; mais, moi, j’entendais pendant qu’il serait temps encore ; et quand il a fui… dame ! vous le savez, il n’était plus temps ! J’ajoutais, vous ne l’avez pas oublié, que si le roi résistait, que si la reine résistait, que si les nobles résistaient, nous ferions une révolution.

 

– Oui, vous avez raison, cette fois encore : la révolution est faite, dit Gilbert avec un soupir.

 

– Pas complètement, reprit Cagliostro ; mais elle se fait comme vous le voyez, mon cher Gilbert. Vous rappelez-vous encore que je vous avais parlé d’un instrument qu’inventait un de mes amis, le docteur Guillotin ?… Avez- vous passé sur la place du Carrousel, là, en face des Tuileries ? Eh bien, cet instrument, le même que j’avais fait voir à la reine au château de Taverney, dans une carafe… Vous vous souvenez : vous étiez là, petit garçon, pas plus haut que cela, et déjà l’amant de Mlle Nicole… tenez, dont le mari, ce cher M. de Beausire, vient d’être condamné à être pendu, et ne l’a pas volé !… – eh bien, cet instrument fonctionne.

 

– Oui, dit Gilbert, et même trop lentement, à ce qu’il paraît puisqu’on veut y adjoindre les sabres, les piques et les poignards.

 

– Écoutez, dit Cagliostro, il faut convenir d’une chose : c’est que nous avons affaire à de cruels entêtés ! on donne aux aristocrates, à la cour, au roi, à la reine, toutes sortes d’avertissements, et cela ne sert à rien ; on prend la Bastille : cela ne sert à rien ; on fait les 5 et 6 octobre : cela ne sert à rien ; on fait le 20 juin : cela ne sert à rien ; on fait le 10 août : cela ne sert à rien ; on met le roi au Temple ; on met les aristocrates à l’Abbaye, à la Force, à Bicêtre : cela ne sert à rien ! Le roi, au Temple, se réjouit de la prise de Longwy par les Prussiens ; les aristocrates, à l’Abbaye, crient : « Vive le roi ! Vivent les Prussiens ! » Ils boivent du vin de Champagne au nez du pauvre peuple, qui boit de l’eau ; ils mangent des pâtés de truffes à la barbe du pauvre peuple, qui manque de pain ! II n’est pas jusqu’au roi Guillaume de Prusse à qui l’on n’écrive : « Prenez garde ! Si vous dépassez Longwy ; si vous faites un pas de plus vers le cœur de la France, ce sera l’arrêt de mort du roi ! » et qui ne réponde : « Quelque affreuse que soit la situation de la famille royale, les armées ne doivent point rétrograder. Je désire de toute mon âme arriver à temps pour sauver le roi de France ; mais, avant tout, mon devoir est de sauver l’Europe ! » Et il marche sur Verdun… Il faut bien en finir.

 

– Mais en finir avec quoi ? s’écria Gilbert.

 

– Avec le roi, la reine, les aristocrates.

 

– Vous assassineriez le roi ? Vous assassineriez la reine ?

 

– Oh ! non, pas eux ! ce serait une grande maladresse : il faut les juger, eux, les condamner, les exécuter publiquement, comme on a fait de Charles Ier ; mais, de tout le reste, il faut s’en débarrasser, docteur, et le plus tôt sera le mieux.

 

– Et qui a décidé cela ? Voyons ! s’écria Gilbert ; est-ce l’intelligence ? est-ce l’honnêteté ? est-ce la conscience de ce peuple dont vous parlez ? Quand vous aviez Mirabeau pour génie, La Fayette pour loyauté, Vergniaud comme justice, si vous étiez venu me dire, au nom de ces trois hommes : « Il faut tuer ! » j’eusse frissonné comme je frissonne ; mais j’eusse douté. Voyons, aujourd’hui, au nom de qui venez-vous me dire cela ? Au nom d’un Hébert, marchand de contremarques ; d’un Collot-d’Herbois, histrion sifflé : d’un Marat, esprit malade, que son médecin est obligé de saigner toutes les fois qu’il demande cinquante mille, cent mille, deux cent mille têtes ! Laissez-moi, cher maître, récuser ces hommes médiocres, à qui il faut des crises rapides et pathétiques, des changements à vue ; ces mauvais dramaturges, ces rhéteurs impuissants qui se plaisent aux destructions subites, qui se croient d’habiles magiciens lorsque, simples mortels, ils ont défait l’œuvre de Dieu ; qui trouvent beau, grand, sublime, de remonter ce fleuve de vie qui alimente le monde, en exterminant d’un mot, d’un signe, d’un clin d’œil, en faisant disparaître d’un souffle l’obstacle vivant que la nature avait mis vingt, trente, quarante, cinquante ans à leur créer ! Ces hommes, cher maître, ce sont des misérables ! et vous, vous n’êtes pas de ces hommes.

 

– Mon cher Gilbert, dit Cagliostro, vous vous trompez encore : vous appelez ces hommes des hommes ; vous leur faites trop d’honneur : ils ne sont que des instruments.

 

– Des instruments de destruction !

 

– Oui, mais au bénéfice d’une idée. Cette idée, Gilbert, c’est l’affranchissement des peuples ; c’est la liberté ; c’est la république, non pas française, Dieu me garde d’une idée aussi égoïste ! mais la république universelle, la fraternité du monde ! Non, ces hommes n’ont pas de génie ; non, ils n’ont pas la loyauté ; non, ils n’ont pas la conscience ; mais ils ont ce qui est bien plus fort, bien plus inexorable, bien plus irrésistible que tout cela, ils ont l’instinct.

 

– L’instinct d’Attila !

 

– Justement, vous l’avez dit : d’Attila, qui s’intitulait le marteau de Dieu, et qui venait, avec le sang barbare des Huns, des Alains, des Suèves, retremper la civilisation romaine, corrompue par quatre cents ans de règne des Néron, des Vespasien et des Eliogabale.

 

– Mais, enfin, s’écria Gilbert, résumons, au lieu de généraliser. Où vous conduira le massacre ?

 

– Oh ! à une chose bien simple : à compromettre l’Assemblée, la Commune, le peuple, Paris tout entier. Il faut tacher Paris de sang, vous le comprenez bien, pour que Paris, ce cerveau de la France, cette pensée de l’Europe, cette âme du monde, pour que Paris, sentant qu’il n’y a plus pour lui de pardon possible, se lève comme un seul homme, pousse devant lui la France, et jette l’ennemi hors du sol sacré de la patrie.

 

– Mais vous n’êtes pas français, vous ! s’écria Gilbert ; que vous importe ?

 

Cagliostro sourit.

 

– Se peut-il que, vous, Gilbert ! vous, intelligence supérieure, vous, puissante organisation, vous disiez à un homme : « Ne te mêle pas des affaires de la France, car tu n’es pas français ? » Est-ce que les affaires de la France, Gilbert, ne sont pas les affaires du monde ? Est-ce que la France travaille pour elle seule, pauvre égoïste ? Est-ce que Jésus mourait pour les Juifs seuls ? De quel droit serais-tu venu dire à un apôtre : « Tu n’es pas nazaréen ! » Écoute, écoute, Gilbert, j’ai discuté toutes ces choses avec un génie bien autrement fort que le mien, que le tien ; avec un homme ou un démon qu’on appelait Althotas, un jour qu’il me faisait le calcul du sang qu’il y aurait à verser avant que le soleil se levât sur la liberté du monde. Eh bien, les raisonnements de cet homme n’ont point ébranlé ma conviction ; j’ai marché, je marche, je marcherai, renversant tout ce que je trouverai devant moi, et disant d’une voix calme, et avec un regard serein : « Malheur à l’obstacle ! Je suis l’avenir ! » Maintenant, tu avais à me demander la grâce de quelqu’un, n’est-ce pas ? Cette grâce, je te l’accorde d’avance. Dis-moi le nom de celui ou de celle que tu veux sauver.

 

– Je veux sauver une femme que ni vous ni moi, maître, ne pouvons laisser mourir.

 

– Tu veux sauver la comtesse de Charny ?

 

– Je veux sauver la mère de Sébastien.

 

– Tu sais que c’est Danton qui, comme ministre de la Justice, tient les clefs de la prison.

 

– Oui ; mais, aussi, je sais que vous pouvez dire à Danton : « Ouvre ou ferme telle porte. »

 

Cagliostro se leva, s’approcha du secrétaire, traça sur un petit carré de papier une espèce de signe cabalistique, et, présentant ce papier à Gilbert :

 

– Tiens, mon fils, dit-il, va trouver Danton, et demande-lui ce que tu voudras.

 

Gilbert se leva.

 

– Mais, après, lui demanda Cagliostro, que comptes-tu faire ?

 

– Après quoi ?

 

– Après les jours qui vont s’écouler ; quand le tour du roi sera venu.

 

– Je compte, dit Gilbert, me faire nommer, si je puis, membre de la Convention, et m’opposer de tout mon pouvoir à la mort du roi.

 

– Oui, reprit Cagliostro, je comprends cela. Fais donc selon ta conscience, Gilbert ; mais promets-moi une chose.

 

– Laquelle ?

 

– Il fut un temps où tu eusses promis sans condition, Gilbert.

 

– Dans ce temps, vous ne veniez pas me dire qu’on guérissait un peuple par l’assassinat, une nation par le meurtre.

 

– Soit… Eh bien, promets-moi, Gilbert, que, le roi jugé, que, le roi exécuté, tu suivras le conseil que je te donnerai.

 

Gilbert lui tendit la main.

 

– Tout conseil qui viendra de vous, maître, me sera précieux, dit-il.

 

– Et sera-t-il suivi ? demanda Cagliostro.

 

– Je vous le jure, s’il ne blesse pas ma conscience.

 

– Gilbert, tu es injuste, dit Cagliostro : je t’ai beaucoup offert ; ai-je jamais rien exigé ?

 

– Non, maître, dit Gilbert ; et, maintenant encore, vous venez de me donner une vie qui m’est plus chère que la mienne.

 

– Va donc, dit Cagliostro, et que le génie de la France, dont tu es un des plus nobles fils, te conduise !

 

Cagliostro sortit ; Gilbert le suivit.

 

Le fiacre attendait toujours ; le docteur y monta et ordonna de toucher au ministère de la Justice : c’était là qu’était Danton.

 

Danton, comme ministre de la Justice, avait un spécieux prétexte de ne pas paraître à la Commune.

 

D’ailleurs, qu’avait-il besoin d’y paraître ? Marat et Robespierre n’y étaient-ils point ? Robespierre ne se laisserait pas dépasser par Marat : attelés au meurtre, ils marcheraient d’un même pas. De plus, Tallien les surveillait.

 

Deux choses attendaient Danton : en supposant qu’il se décidât pour la Commune, un triumvirat avec Marat et Robespierre ; en supposant que l’Assemblée se décidât pour lui, une dictature comme ministre de la Justice.

 

Il ne voulut pas de Robespierre et de Marat ; mais l’Assemblée ne voulut pas de lui.

 

Quand Gilbert lui fut annoncé, il était avec sa femme où, plutôt, sa femme était à ses pieds : le massacre était si connu d’avance, qu’elle le suppliait de ne point permettre le massacre.

 

Elle en mourut de douleur, la pauvre femme, lorsque le massacre eut eu lieu.

 

Danton ne pouvait lui faire comprendre une chose bien claire cependant : c’est qu’il ne pouvait rien contre les décisions de la Commune sans une autorité dictatoriale conférée par l’Assemblée ; avec l’Assemblée, il y avait chance de victoire ; sans l’Assemblée, il y avait défaite certaine.

 

– Meurs ! meurs ! meurs, s’il le faut ! criait la pauvre femme ; mais que le massacre n’ait pas lieu !

 

– Un homme comme moi ne meurt pas inutilement, répondait Danton. Je veux bien mourir, mais que ma mort soit utile à la patrie !

 

On annonça le docteur Gilbert.

 

– Je ne sortirai pas, dit Mme Danton, que tu ne m’aies promis de faire tout au monde pour empêcher cet abominable crime.

 

– Alors, reste, dit Danton.

 

Mme Danton fit trois pas en arrière, et laissa son mari aller au-devant du docteur, qu’il connaissait de vue et de réputation.

 

– Ah ! docteur, dit-il, vous arrivez bien ; et, si j’avais connu votre adresse, en vérité, je vous eusse envoyé chercher !

 

Gilbert salua Danton, et, voyant derrière lui une femme en larmes, s’inclina.

 

– Tenez, voici ma femme, la femme du citoyen Danton, ministre de la Justice, qui croit que je suis assez fort, à moi tout seul, pour empêcher M. Marat et M. Robespierre, poussés par toute la Commune, de faire ce qu’ils veulent, c’est-à-dire pour les empêcher de tuer, d’exterminer, d’égorger.

 

Gilbert regarda Mme Danton ; celle-ci pleurait, les mains jointes.

 

– Madame, dit Gilbert, voulez-vous me permettre de baiser ces mains miséricordieuses ?

 

– Bon ! reprit Danton, voilà du renfort qui t’arrive !

 

– Oh ! dites-lui donc, monsieur, s’écria la pauvre femme, que, s’il permet cela, c’est une tache de sang sur toute sa vie !

 

– Si ce n’était que cela encore, dit Gilbert ; si cette tache devait rester au front d’un homme, et que, croyant utile à son pays, nécessaire à la France, cette souillure qui s’attachera à son nom, cet homme se dévouât, jetât son honneur dans le gouffre, comme Décius y jeta son corps, ce ne serait rien ! Qu’importe, dans des circonstances comme celles où nous sommes, la vie, la réputation, l’honneur d’un citoyen ! Mais ce sera une tache au front de la France !

 

– Citoyen, dit Danton, quand le Vésuve déborde, dites-moi un homme assez puissant pour arrêter sa lave ; quand la marée monte, dites-moi un bras assez fort pour repousser l’océan.

 

– Lorsqu’on s’appelle Danton, on ne demande pas où est cet homme ; on dit : « Le voilà ! » on ne demande pas où est ce bras : on agit !

 

– Tenez, dit Danton, vous êtes tous insensés ! Il faut donc que ce soit moi qui vous dise ce que je ne me laisserais pas dire ? Eh bien, oui, j’ai la volonté ; eh bien, oui, j’ai le génie ; eh bien, oui, si l’Assemblée voulait, j’aurais la force ! Mais savez-vous ce qui va m’arriver ? Ce qui est arrivé à Mirabeau : son génie n’a pu triompher de sa mauvaise réputation. Je ne suis pas le frénétique Marat, pour inspirer la terreur à l’Assemblée. je ne suis pas l’incorruptible Robespierre, pour lui inspirer la confiance ; l’Assemblée me refusera les moyens de sauver l’Etat, je porterai la peine de ma mauvaise réputation ; elle ajournera, elle traînera en longueur ; on dira tout bas que je suis un homme sans moralité, un homme à qui l’on ne peut pas donner, même pour trois jours, un pouvoir absolu, entier, arbitraire ; on nommera quelque commission d’honnêtes gens, et, pendant ce temps-là, le massacre aura lieu, et, comme vous le dites, le sang d’un millier de coupables, le crime de trois ou quatre cents ivrognes tirera sur les scènes de la révolution un rideau rouge qui en cachera les sublimes hauteurs ! Eh bien, non, ajouta- t-il avec un geste magnifique, non, ce ne sera pas la France qu’on accusera : ce sera moi ; je détournerai d’elle la malédiction du monde, et je la ferai rouler sur ma tête !

 

– Et moi ? et tes enfants ? s’écria la malheureuse femme.

 

– Toi, dit Danton, tu en mourras, tu l’as dit ; et l’on ne t’accusera pas d’être ma complice, puisque mon crime t’aura tuée. Quant à mes enfants, ce sont des fils : ils seront un jour des hommes, et, sois tranquille, ils auront le cœur de leur père, et ils porteront le nom de Danton la tête haute, ou bien ils seront faibles, et me renieront. Tant mieux ! les faibles ne sont point de ma race, et c’est moi qui, dans ce cas-là, les renie d’avance.

 

– Mais, au moins, s’écria Gilbert, cette autorité, demandez-la à l’Assemblée.

 

– Croyez-vous que j’aie attendu votre conseil ? J’ai envoyé chercher Thuriot, j’ai envoyé chercher Tallien. Femme, vois s’ils sont là ; s’ils y sont, fais entrer Thuriot.

 

Mme Danton sortit vivement.

 

– Je vais tenter la fortune devant vous, monsieur Gilbert, dit Danton ; vous me serez témoin devant la postérité des efforts que j’aurai faits.

 

La porte se rouvrit.

 

– Voici le citoyen Thuriot, mon ami, annonça Mme Danton.

 

– Viens ici ! dit Danton en tendant sa large main à celui qui jouait à ses côtés le rôle qu’un aide de camp joue près d’un général. Tu as dit un mot sublime, l’autre jour, à la tribune : « La révolution française n’est pas seulement à nous ; elle est au monde, et nous en devons compte à l’humanité tout entière ! » Eh bien, cette révolution, nous allons tenter un dernier effort pour la garder pure.

 

– Parle, dit Thuriot.

 

– Demain, à l’ouverture de la séance, avant qu’aucune discussion soit engagée, voici ce que tu demanderas : qu’on porte à trois cents le nombre des membres du conseil général de la Commune, de manière à ce que, tout en maintenant les anciens, créés le 10 août, on annihile les anciens par les nouveaux. Nous constituons sur une base fixe la représentation de Paris ; nous agrandissons la Commune, mais nous la neutralisons : nous l’augmentons de nombre, mais nous en modifions l’esprit. Si cette proposition ne passe pas, si tu ne peux leur faire comprendre ma pensée, alors, entends-toi avec Lacroix : dis-lui d’entamer franchement la question : qu’il propose de punir de mort ceux qui, directement ou indirectement, refuseront d’exécuter ou entraveront de quelque manière que ce soit les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif. Si la proposition passe, c’est la dictature ; le pouvoir exécutif, c’est moi ; j’entre, je le réclame, et, si l’on hésite à me le donner, je le prends !

 

– Alors, que faites-vous ? demanda Gilbert.

 

– Alors, dit Danton, alors je saisis un drapeau ; au lieu du sanglant et hideux démon du massacre, que je renvoie à ses ténèbres, j’invoque le génie noble et serein des batailles, qui frappe sans peur ni colère, qui regarde en paix la mort ; je demande à toutes ces bandes si c’est pour égorger des hommes désarmés qu’elles se sont réunies ; je déclare infâme quiconque menace les prisons ! Peut-être beaucoup approuvent-ils le massacre ; mais les massacreurs sont peu nombreux. Je profite de l’élan militaire qui règne dans Paris ; j’enveloppe le petit nombre des meurtriers dans le tourbillon de volontaires vraiment soldats, qui n’attend qu’un ordre pour partir, et je lance à la frontière, c’est-à-dire contre l’ennemi, l’élément immonde, dominé par l’élément généreux !

 

– Faites cela ! faites cela ! s’écria Gilbert, et vous aurez fait une chose grande, magnifique, sublime !

 

– Eh ! mon Dieu, dit Danton en haussant les épaules avec un singulier mélange de force, d’insouciance et de doute, c’est la chose la plus facile ! Que l’on m’aide seulement, et vous verrez !

 

Mme Danton baisait les mains de son mari.

 

– On t’aidera, Danton, disait-elle. Qui ne serait pas de ton avis en t’entendant parler ainsi ?

 

– Oui, répondit Danton ; mais, malheureusement, je ne puis parler ainsi ; car, si j’échouais en parlant ainsi, c’est par moi que commencerait le massacre.

 

– Eh bien, dit vivement Mme Danton, ne vaudrait-il pas mieux finir comme cela ?

 

– Femme qui parles comme une femme ! Et, moi mort, que deviendrait la révolution, entre ce fou sanguinaire qu’on appelle Marat et ce faux utopiste qu’on appelle Robespierre ? Non, je ne dois pas, je ne veux pas mourir encore ; ce que je dois, c’est empêcher le massacre, si je puis ; c’est, si le massacre a lieu malgré moi, d’en décharger la France, et de le prendre pour mon compte. Je marcherai de même à mon but ; seulement, j’y marcherai plus terrible. Appelle Tallien.

 

Tallien entra.

 

– Tallien, lui dit Danton, il se peut que, demain, la Commune m’écrive pour m’inviter à me rendre à la municipalité ; vous êtes le secrétaire de la Commune : arrangez-vous de façon à ce que la lettre ne m’arrive pas, et à ce que je puisse prouver qu’elle ne m’est point arrivée.

 

– Diable ! dit Tallien ; et comment ferai-je ?

 

– Cela vous regarde. Je vous dis ce que je désire, ce que je veux, ce qui doit être ; c’est à vous de trouver les moyens. Venez, monsieur Gilbert ; vous avez quelque chose à me demander ?

 

Et, ouvrant la porte d’un petit cabinet, il y fit entrer Gilbert, et l’y suivit.

 

– Voyons, dit Danton, à quoi puis-je vous être utile ?

 

Gilbert tira de sa poche le papier que lui avait donné Cagliostro, et le présenta à Danton.

 

– Ah ! dit celui-ci, vous venez de sa part… Eh bien, que désirez-vous ?

 

– La liberté d’une femme enfermée à l’Abbaye.

 

– Son nom ?

 

– La comtesse de Charny.

 

Danton prit un papier, et écrivit l’ordre d’élargissement.

 

– Tenez, dit-il ; en avez-vous d’autres à sauver ? Parlez ! je voudrais pouvoir partiellement les sauver tous, les malheureux !

 

Gilbert s’inclina.

 

– J’ai ce que je désire, dit-il.

 

– Allez donc, monsieur Gilbert ; et, si vous avez jamais besoin de moi, venez me trouver directement, d’homme à homme, sans intermédiaire : je serai trop heureux de faire quelque chose pour vous.

 

Puis, le reconduisant :

 

– Ah ! murmura-t-il, si j’avais seulement pour vingt-quatre heures votre réputation d’honnête homme, monsieur Gilbert !

 

Et il referma la porte derrière le docteur en poussant un soupir, et en essuyant la sueur qui coulait sur son front.

 

Porteur du précieux papier qui lui rendait la vie d’Andrée, Gilbert se rendit à l’Abbaye.

 

Quoiqu’il fût près de minuit, des groupes menaçants stationnaient encore aux alentours de la prison.

 

Gilbert passa au milieu d’eux, et vint frapper à la porte.

 

La porte sombre, à la voûte basse, s’ouvrit.

 

Gilbert passa en frissonnant : cette voûte basse était, non pas celle d’une prison, mais celle d’un tombeau.

 

Il présenta son ordre au directeur.

 

L’ordre portait de mettre à l’instant même en liberté la personne que désignerait le docteur Gilbert. Gilbert désigna la comtesse de Charny, et le directeur ordonna à un porte-clefs de conduire le citoyen Gilbert à la chambre de la prisonnière.

 

Gilbert suivit le porte-clefs, monta derrière lui trois étages d’un petit escalier à vis, et entra dans une cellule éclairée par une lampe.

 

Une femme toute vêtue de noir, pâle comme un marbre sous ses habits de deuil, était assise près de la table sur laquelle était posée la lampe, et lisait dans un petit livre relié en chagrin et orné d’une croix d’argent.

 

Un reste de feu brûlait dans une cheminée à côté d’elle.

 

Malgré le bruit que fit la porte en s’ouvrant, elle ne leva point les yeux ; malgré le bruit que fit Gilbert en s’approchant, elle ne leva point les yeux ; elle paraissait absorbée dans sa lecture, ou plutôt dans sa pensée, car Gilbert resta deux ou trois minutes devant elle sans lui voir tourner la page.

 

Le porte-clefs avait tiré la porte derrière Gilbert, et se tenait en dehors.

 

– Madame la comtesse… dit enfin Gilbert.

 

Andrée leva les yeux, regarda un instant sans voir ; le voile de sa pensée était encore entre son regard et l’homme qui se tenait devant elle : il s’éclaircit peu à peu.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Gilbert ? demanda Andrée. Que me voulez vous ?

 

– Madame, répondit Gilbert, des bruits sinistres courent sur ce qui va se passer demain dans les prisons.

 

– Oui, dit Andrée, il paraît qu’on doit nous égorger ; mais vous savez, monsieur Gilbert, que je suis prête à mourir.

 

Gilbert s’inclina.

 

– Je viens vous chercher, madame, dit-il.

 

– Vous venez me chercher ? demanda Andrée avec surprise ; et pour me conduire où ?

 

– Où vous voudrez, madame : vous êtes libre.

 

Et il lui présenta l’ordre d’élargissement signé de Danton.

 

Elle lut cet ordre ; mais, au lieu de le rendre au docteur, elle le garda dans sa main.

 

– J’aurais dû m’en douter, docteur, dit-elle en essayant de sourire ; chose que son visage semblait avoir désapprise.

 

– De quoi, madame ?

 

– Que vous veniez pour m’empêcher de mourir.

 

– Madame, il y a une existence au monde qui m’est plus précieuse que ne m’eût jamais été celle de mon père ou de ma mère, si Dieu m’eût accordé un père ou une mère : c’est la vôtre !

 

– Oui, et voilà pourquoi, une première fois déjà, vous m’avez manqué de parole.

 

– Je ne vous ai point manqué de parole, madame : je vous ai envoyé le poison.

 

– Par mon fils !

 

– Je ne vous avais pas dit par qui je vous l’enverrais.

 

– De sorte que vous avez pensé à moi, monsieur Gilbert ? de sorte que vous êtes entré pour moi dans l’antre du lion ? de sorte que vous en êtes sorti avec le talisman qui ouvre les portes ?

 

– Je vous ai dit, madame, que, tant que je vivrais, vous ne pouviez pas mourir.

 

– Oh ! cette fois, cependant, monsieur Gilbert, dit Andrée avec un sourire mieux dessiné que le premier, je crois que je tiens bien la mort, allez !

 

– Madame, je vous déclare que, dussé-je employer la force pour vous arracher d’ici, vous ne mourrez pas.

 

Andrée, sans répondre, déchira l’ordre de sortie en quatre morceaux, et en jeta les morceaux au feu.

 

– Essayez ! dit-elle.

 

Gilbert poussa un cri.

 

– Monsieur Gilbert, reprit Andrée, j’ai renoncé à l’idée du suicide ; mais je n’ai point renoncé à celle de la mort.

 

– Oh ! madame ! madame ! dit Gilbert.

 

– Monsieur Gilbert, je veux mourir !

 

Gilbert laissa échapper un gémissement.

 

– Tout ce que je demande de vous, c’est que vous tâchiez de retrouver mon corps, de le sauver, mort, des outrages auxquels, vivant, il n’a point échappé… M. de Charny repose dans les caveaux de son château de Boursonne : c’est là que j’ai passé les seuls jours heureux de ma vie ; je désire reposer près de lui.

 

– Oh ! madame, au nom du ciel, je vous adjure…

 

– Eh, moi, monsieur, au nom de mon malheur, je vous prie !

 

– C’est bien, madame ; vous l’avez dit, je dois vous obéir en tous points. Je me retire, mais je ne suis pas vaincu.

 

– N’oubliez pas mon dernier désir, monsieur, dit Andrée.

 

– Si je ne vous sauve pas malgré vous, madame, dit Gilbert, il sera accompli.

 

Et, saluant encore une fois Andrée, Gilbert se retira.

 

La porte se referma derrière lui avec ce bruit lugubre particulier aux portes des prisons.

 

Chapitre CLXIX

La journée du 2 septembre

 

Ce qu’avait prévu Danton arriva : à l’ouverture de la séance, Thuriot fit à l’Assemblée la proposition que le ministre de la Justice avait formulée la veille : l’Assemblée ne comprit pas ; au lieu de voter à neuf heures du matin, elle discuta, traîna en longueur, vota à une heure de l’après-midi.

 

Il était trop tard !

 

Ces quatre heures retardèrent d’un siècle les libertés de l’Europe.

 

Tallien fut plus adroit.

 

Chargé par la Commune de donner l’ordre au ministre de la Justice de se rendre à la municipalité, il écrivit :

 

« Monsieur le ministre,

 

« Au reçu de la présente, vous vous rendrez à l’Hôtel de Ville. »

 

Seulement il se trompa d’adresse ! Au lieu de mettre :

 

« Au ministre de la Justice », il mit : « Au ministre de la Guerre. »

 

On attendait Danton ; ce fut Servan qui se présenta, tout embarrassé, en demandant ce qu’on lui voulait : on ne lui voulait absolument rien.

 

Le quiproquo s’éclaircit ; mais le tour était fait.

 

Nous avons dit que l’Assemblée, en votant à une heure, avait voté trop tard ; en effet, la Commune, elle, qui ne traînait pas les choses en longueur, avait mis le temps à profit.

 

Que voulait la Commune ? Elle voulait le massacre et la dictature.

 

Voici comment elle procéda.

 

Ainsi que l’avait dit Danton, les massacreurs n’étaient pas si nombreux qu’on le croyait.

 

Dans la nuit du 1er au 2 septembre, tandis que Gilbert essayait inutilement de tirer Andrée de l’Abbaye, Marat avait lâché ses aboyeurs dans les clubs et dans les sections ; si enragés qu’ils fussent, ils avaient produit peu d’effet dans les clubs, et, sur quarante-huit sections, deux seulement, la section Poissonnière et celle du Luxembourg, avaient voté le massacre.

 

Quant à la dictature, la Commune sentait bien qu’elle ne pouvait s’en emparer qu’à l’aide de ces trois noms : Marat, Robespierre, Danton. Voilà pourquoi elle avait fait donner à Danton l’ordre de venir à la municipalité.

 

Nous avons vu que Danton avait prévu le coup : Danton ne reçut point la lettre, et par conséquent ne vint point.

 

S’il l’eût reçue, si l’erreur de Tallien n’eût point fait porter la lettre au ministère de la Guerre quand elle devait être portée au ministère de la Justice, peut-être Danton n’eût-il point osé désobéir.

 

En son absence, force fut à la Commune de prendre un parti.

 

Elle décida de nommer un comité de surveillance ; seulement, le comité de surveillance ne pouvait être nommé en dehors des membres de la Commune.

 

Il s’agissait, cependant, de faire entrer Marat dans ce comité du massacre – c’était le vrai nom qui lui appartenait ! Mais comment faire ? Marat n’était point membre de la Commune.

 

Ce fut Panis qui se chargea de l’affaire. Par son Dieu Robespierre, par son beau-frère Santerre, Panis pesait d’un tel poids sur la municipalité – on comprend bien que Panis, ex-procureur, esprit faux et dur, pauvre petit auteur de quelques vers ridicules, ne pouvait avoir par lui-même aucune influence – ; mais par Robespierre et Santerre, disons-nous, il pesait d’un tel poids sur la municipalité, qu’il fut autorisé à choisir trois membres qui complétassent le comité de surveillance.

 

Panis n’osa exercer seul cet étrange pouvoir.

 

Il s’adjoignit trois de ses collègues : Sergent, Duplain, Jourdeuil.

 

Ceux-ci, de leur côté, s’adjoignirent cinq personnes : Deforgues, Lenfant, Guermeur, Leclerc et Durfort.

 

L’acte original porte les quatre signatures de Panis, Sergent, Duplain et Jourdeuil ; mais, à la marge, on trouve un autre nom parafé par un seul des quatre signataires, parafé d’une manière confuse, mais où cependant on croit reconnaître le parafe de Panis.

 

Ce nom, c’était le nom de Marat ; de Marat, qui n’avait pas le droit d’être de ce comité, n’étant pas membre de la Commune.

 

Avec ce nom, le meurtre se trouva intronisé !

 

Voyons-le s’étendre dans l’effroyable développement de sa toute-puissance.

 

Nous avons dit que la Commune n’avait pas fait comme l’Assemblée, qu’elle n’avait pas traîné en longueur, elle.

 

À dix heures, le comité de surveillance était établi, et il avait donné son premier ordre ; ce premier ordre avait pour but de faire transporter de la mairie, où siégeait le comité – la mairie était alors où est aujourd’hui la préfecture de police –, ce premier ordre avait pour but, disons-nous, de faire transporter de la mairie à l’Abbaye vingt-quatre prisonniers. De ces vingt-quatre prisonniers, huit ou neuf étaient des prêtres, c’est-à-dire que huit ou neuf portaient l’habit le plus exécré, le plus haï de tous, l’habit des hommes qui avaient organisé la guerre civile dans la Vendée et dans le Midi, l’habit ecclésiastique.

 

On les fit prendre dans leur prison par des fédérés de Marseille et d’Avignon, on fit venir quatre fiacres, on fit monter six des détenus dans chaque fiacre, et l’on partit.

 

Le signal du départ avait été donné par le troisième coup du canon d’alarme.

 

L’intention de la Commune était facile à comprendre : cette lente et funèbre procession exalterait la colère du peuple ; il était probable que, soit sur la route, soit à la porte de l’Abbaye, les fiacres seraient arrêtés et les prisonniers égorgés ; alors, il n’y aurait plus qu’à laisser le massacre suivre son cours ; commencé sur la route ou à la porte de la prison, il en franchirait facilement le seuil.

 

Ce fut au moment où les fiacres sortaient de la mairie que Danton prit sur lui d’entrer à l’Assemblée.

 

La proposition faite par Thuriot était devenue inutile ; il était trop tard, nous l’avons dit, pour appliquer à la Commune la décision qui venait d’être prise.

 

Restait la dictature.

 

Danton monta à la tribune ; malheureusement il était seul, Roland s’était trouvé trop honnête homme pour accompagner son collègue !

 

On chercha des yeux Roland. Roland n’était point là.

 

On voyait bien la force, mais on demandait inutilement la moralité.

 

Manuel venait d’annoncer à la Commune le danger de Verdun ; il avait proposé que, le soir même, les citoyens enrôlés campassent au Champ de Mars, de façon à pouvoir partir le lendemain au point du jour, pour marcher à l’ennemi.

 

La proposition de Manuel avait été accueillie.

 

Un autre membre avait proposé, vu l’urgence du danger, de tirer le canon d’alarme, de sonner le tocsin, de battre la générale.

 

Cette seconde proposition, mise aux voix, avait été accueillie comme la première. C’était une mesure néfaste, meurtrière, terrible, dans les circonstances où l’on se trouvait : le tambour, la cloche, le canon, ont des retentissements sombres, des vibrations funèbres dans les cœurs les plus calmes ; à plus forte raison devaient-ils en avoir dans tous ces cœurs déjà si violemment agités.

 

Tout cela du reste était calculé.

 

Au premier coup de canon, on devait pendre M. de Beausire.

 

Annonçons tout de suite, avec la tristesse qui s’attache à la perte d’un si intéressant personnage, qu’au premier coup de canon, M. de Beausire fut en effet pendu.

 

Au troisième coup de canon, les voitures dont nous avons parlé devaient partir de la préfecture de police ; or, le canon tirait de dix minutes en dix minutes : ceux qui venaient de voir pendre M. de Beausire étaient donc en mesure d’arriver à temps pour voir passer les prisonniers et prendre part à leur égorgement.

 

Danton était mis au courant de tout ce qui se passait à la Commune par Tallien. Il savait donc le danger de Verdun ; il savait donc la décision du campement au Champ de Mars ; il savait donc que le canon d’alarme allait être tiré, le tocsin sonné, la générale battue.

 

Il prit pour donner la réplique à Lacroix – qui, on se le rappelle, devait demander la dictature –, il prit le prétexte du danger de la patrie, et proposa de voter « que quiconque refuserait de servir de sa personne, ou remettrait ses armes, serait puni de mort. »

 

Puis, pour qu’on ne se méprît point à ses intentions, pour qu’on ne confondît point ses projets avec ceux de la Commune :

 

– Le tocsin qu’on va sonner, dit-il, n’est point un signal d’alarme : c’est la charge sur les ennemis de la patrie ! Pour les vaincre, messieurs, il nous faut de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace, et la France est sauvée !

 

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces paroles.

 

Alors, Lacroix se leva et demanda à son tour « qu’on punît de mort ceux qui, directement ou indirectement, refuseraient d’exécuter, ou entraveraient de quelque manière que ce fût, les ordres donnés et les mesures prises par le pouvoir exécutif. »

 

L’Assemblée comprit parfaitement, cette fois, que ce qu’on lui demandait de voter, c’était la dictature ; elle approuva en apparence, mais nomma une commission de Girondins pour rédiger le décret. Les Girondins, par malheur, comme Roland, étaient de trop honnêtes gens pour avoir confiance en Danton.

 

La discussion traîna jusqu’à six heures du soir.

 

Danton s’impatienta : il voulait le bien, on le forçait de laisser faire le mal !

 

Il dit un mot tout bas à Thuriot, et sortit.

 

Qu’avait-il dit tout bas ? Le lieu où l’on pourrait le retrouver dans le cas où l’Assemblée lui confierait le pouvoir.

 

Où pourrait-on le retrouver ? Au Champ de Mars, au milieu des volontaires.

 

Quelle était son intention, dans le cas où le pouvoir lui serait confié ? De se faire reconnaître dictateur par cette masse d’hommes armés, non pas pour le massacre, mais pour la guerre ; de rentrer à Paris avec eux, et d’emporter, comme dans un immense filet, les égorgeurs à la frontière.

 

Il attendit jusqu’à cinq heures du soir ; personne ne vint.

 

Qu’arrivait-il, pendant ce temps, des prisonniers que l’on conduisait à l’Abbaye ?

 

Suivons-les : ils vont lentement, et facilement nous les rejoindrons.

 

D’abord, les fiacres dans lesquels ils étaient enfermés les protégèrent ; l’instinct du danger qu’ils couraient fit que chacun se rejeta au fond de la voiture, se montrant le moins possible aux portières ; mais ceux qui étaient chargés de les conduire les dénonçaient eux-mêmes ; la colère du peuple ne montait pas assez vite : ils la fouettaient de leurs paroles.

 

– Tenez, disaient-ils aux passants qui s’arrêtaient, les voilà, les traîtres ! les voilà, les complices des Prussiens ! les voila, ceux qui livrent nos villes, ceux qui égorgeront vos femmes et vos enfants, si vous les laissez derrière vous quand vous marcherez à la frontière !

 

Et, cependant, tout cela était impuissant, tant, comme l’avait dit Danton, les massacreurs étaient rares ; on obtenait de la colère, des cris, des menaces, mais tout s’arrêtait là.

 

Le cortège suivit la ligne des quais, le Pont-Neuf, la rue Dauphine.

 

On n’avait pas pu lasser la patience des prisonniers ; on n’avait pas pu pousser la main du peuple jusqu’à un meurtre ; on approchait de l’Abbaye, on était au carrefour Bussy : il était temps d’aviser.

 

Si on laissait les détenus rentrer en prison, si on les tuait une fois entrés, il était évident que c’était un ordre réfléchi de la Commune qui les tuait, et non l’indignation spontanée du peuple.

 

La fortune vint en aide aux intentions mauvaises, aux projets sanglants.

 

Au carrefour Bussy s’élevait un de ces théâtres où se faisaient les enrôlements volontaires.

 

Il y avait encombrement, les fiacres furent forcés de s’arrêter.

 

L’occasion était belle ; si on la perdait, elle ne se représenterait plus.

 

Un homme écarte l’escorte, qui se laisse écarter ; il monte sur le marchepied de la première voiture, un sabre à la main, et plonge au hasard et à plusieurs reprises dans la voiture son sabre, qu’il en retire rouge de sang.

 

Un des prisonniers avait une canne : avec cette canne, il essaya de parer les coups ; il atteignit un des hommes de l’escorte au visage

 

– Ah ! brigands ! s’écria celui-ci, nous vous protégeons, et vous nous frappez ! À moi, camarades !

 

Une vingtaine d’hommes qui n’attendaient que cet appel s’élancèrent alors de la foule, armés de piques et de couteaux emmanchés à de longs bâtons ; ils dardèrent piques et couteaux par la portière, et l’on commença d’entendre les cris de douleur, et de voir le sang des victimes couler par le fond des voitures, et laisser une trace dans la rue.

 

Le sang appelle le sang : le massacre était commencé ; il allait durer quatre jours.

 

Les prisonniers entassés à l’Abbaye avaient, dès le matin, jugé à la figure de leurs gardiens et aux demi-mots échappés à ceux-ci, que quelque chose de sombre se préparait. Un ordre de la Commune avait, dans toutes les prisons, fait, ce jour-là, avancer l’heure du repas. Que voulait dire ce changement dans les habitudes de la geôle ? Rien que de funeste, certainement. Les détenus attendaient donc avec anxiété.

 

Vers quatre heures, le murmure lointain de la foule commença de venir battre, comme les premières vagues d’une marée qui monte, le pied des murailles de la prison : quelques-uns, des fenêtres grillées de la tourelle qui donnait sur la rue Sainte-Marguerite, aperçurent les fiacres ; alors, les hurlements de rage et de douleur entrèrent dans la prison par toutes les ouvertures, et le cri : « Voilà les massacreurs ! » se répandit dans les corridors, pénétra dans les chambres et jusqu’au plus profond des cachots.

 

Puis on entendit cet autre cri :

 

– Les Suisses ! les Suisses !

 

Il y avait cent cinquante Suisses à l’Abbaye ; on avait eu grand-peine à les sauver de la colère du peuple le 10 août. La Commune connaissait la haine du peuple pour les uniformes rouges. C’était donc une excellente manière de mettre le peuple en train, que de lui faire commencer le massacre par les Suisses.

 

On fut deux heures à peu près à tuer ces cent cinquante malheureux.

 

Puis, le dernier tué – et le dernier fut le major Reading, dont nous avons déjà prononcé le nom – on demanda les prêtres.

 

Les prêtres répondirent qu’ils voulaient bien mourir, mais qu’ils désiraient se confesser.

 

Ce désir fut satisfait : on leur accorda deux heures de répit.

 

À quoi ces deux heures furent-elles employées ? À former un tribunal.

 

Qui forma ce tribunal ? qui le présida ? Maillard.

 

Chapitre CLXX

Maillard

 

L’homme du 14 juillet, l’homme des 5 et 6 octobre, l’homme du 20 juin, l’homme du 10 août, devait être aussi l’homme du 2 septembre.

 

Seulement, l’ancien huissier au Châtelet devait vouloir appliquer une forme, une allure solennelle, une apparence de légalité au massacre : il voulait que les aristocrates fussent tués, mais il voulait qu’ils fussent tués légalement, tués sur un arrêt prononcé par le peuple, qu’il regardait comme le seul juge infaillible, et qui seul aussi avait le droit d’acquitter.

 

Avant que Maillard installât son tribunal, deux cents personnes, à peu près, avaient déjà été massacrées.

 

Une seule avait été sauvée : l’abbé Sicard.

 

Deux autres personnes, franchissant une fenêtre à la faveur du tumulte, s’étaient trouvées au milieu du comité de la section qui tenait sa séance à l’Abbaye : c’étaient le journaliste Parisot et l’intendant de la maison du roi La Chapelle. Les membres du comité avaient fait asseoir les fuyards à côté d’eux, et les avaient sauvés de cette façon ; mais il ne fallait pas savoir gré aux massacreurs si ces deux derniers leur avaient échappé : ce n’était pas leur faute.

 

Nous avons dit qu’une des pièces curieuses à visiter aux archives de la police était la nomination de Marat au comité de surveillance ; une autre, non moins curieuse, est le registre de l’Abbaye, encore tout taché aujourd’hui du sang qui rejaillissait jusque sur les membres du tribunal.

 

Faites-vous montrer ce registre, vous qui êtes à la recherche des émouvants souvenirs, et vous verrez, à chaque instant, sur les marges, au-dessous de l’une ou l’autre de ces deux notes, écrites d’une écriture grande, belle, pesée, parfaitement lisible, parfaitement calme, parfaitement exempte de trouble, de peur ou de remords, et vous verrez, disons-nous, au-dessous de l’une ou l’autre de ces deux notes : « Tué par le jugement du peuple », ou : « Absous par le peuple », ce nom : Maillard.

 

La dernière note est répétée quarante-trois fois.

 

Maillard a donc sauvé, à l’Abbaye, la vie de quarante-trois personnes.

 

Au reste, pendant qu’il entre en fonctions, vers neuf ou dix heures du soir, suivons deux hommes qui sortent des Jacobins, et qui s’acheminent vers la rue Sainte-Anne.

 

C’est le grand prêtre et l’adepte, c’est le maître et le disciple : c’est Saint-Just et Robespierre.

 

Saint-Just, qui nous est apparu le soir de la réception de trois nouveaux maçons à la loge de la rue Plâtrière ; Saint-Just, au teint blafard et douteux, trop blanc pour un teint d’homme, trop pâle pour un teint de femme, à la cravate empesée et roide, élève d’un maître froid, sec et dur, plus dur, plus sec, plus froid que son maître !

 

Pour le maître, il y a encore quelque émotion dans ces combats de la politique où l’homme heurte l’homme : la passion, la passion.

 

Pour l’élève, ce qui se passe n’est qu’une partie d’échecs sur une grande échelle, et où l’enjeu est la vie.

 

Prenez garde qu’il ne gagne, vous qui jouez contre lui ; car il sera inflexible, et ne fera point grâce aux perdants !

 

Sans doute Robespierre avait ses raisons pour ne pas rentrer, ce soir-là, chez les Duplay.

 

Il avait dit, le matin, qu’il irait probablement à la campagne.

 

La petite chambre de l’hôtel garni de Saint-Just, jeune homme, nous pourrions même dire enfant encore inconnu, lui semblait peut-être, pour cette nuit terrible du 2 au 3 septembre, plus sûre que la sienne.

 

Tous deux y entrèrent vers onze heures, à peu près.

 

Il est inutile de demander de quoi parlaient ces deux hommes : ils parlaient du massacre ; seulement, l’un en parlait avec la sensiblerie d’un philosophe de l’école de Rousseau ; l’autre avec la sécheresse d’un mathématicien de l’école de Condillac.

 

Robespierre, comme le crocodile de la fable, pleurait parfois ceux qu’il condamnait.

 

En entrant dans sa chambre, Saint-Just posa son chapeau sur une chaise, ôta sa cravate, mit bas son habit.

 

– Que fais-tu ? lui demanda Robespierre.

 

Saint-Just le regarda d’un œil tellement étonné, que Robespierre répéta :

 

– Je te demande ce que tu fais.

 

– Je me couche, pardieu ! répondit le jeune homme.

 

– Et pourquoi faire te couches-tu ?

 

– Mais pour faire ce que l’on fait dans un lit, pour dormir.

 

– Comment ! s’écria Robespierre, tu songes à dormir dans une pareille nuit ?

 

– Pourquoi pas ?

 

– Quand des milliers de victimes tombent ou vont tomber, quand cette nuit va être la dernière pour tant d’hommes qui respirent encore ce soir, et qui auront cessé de vivre demain, tu songes à dormir !

 

Saint-Just demeura un instant pensif

 

Puis, comme si, pendant ce court moment de silence, il avait puisé au fond de son cœur une nouvelle conviction :

 

– Oui, c’est vrai, dit-il, je sais cela ; mais je sais aussi que c’est un mal nécessaire, puisque toi-même l’as autorisé. Suppose une fièvre jaune, suppose une peste, suppose un tremblement de terre, et il mourra autant d’hommes, plus même qu’il n’en va mourir, et il n’en résultera aucun bien pour la société ; tandis que, de la mort de nos ennemis, résulte une sécurité pour nous. Je te conseille donc de rentrer chez toi, de te coucher comme je me couche, et de tâcher de dormir comme je vais dormir.

 

Et, en disant ces mots, l’impassible et froid politique se mit au lit.

 

– Adieu, dit-il, à demain !

 

Et il s’endormit.

 

Son sommeil fut aussi long, aussi calme, aussi paisible que si rien d’extraordinaire ne se fût passé dans Paris ; il s’était endormi vers onze heures et demie du soir, il se réveilla vers six heures du matin.

 

Saint-Just vit comme une ombre entre le jour et lui ; il se retourna du côté de sa fenêtre, et reconnut Robespierre.

 

Il crut que, parti la veille au soir, Robespierre était déjà revenu.

 

– Qui te ramène si matin ? demanda-t-il.

 

– Rien, dit Robespierre : je ne suis pas sorti.

 

– Comment ! tu n’es pas sorti ?

 

– Non.

 

– Tu ne t’es pas couché ?

 

– Non.

 

– Tu n’as pas dormi ?

 

– Non.

 

– Et où as-tu passé la nuit ?

 

– Debout, là, le front collé à la vitre, et écoutant les bruits de la rue.

 

Robespierre ne mentait pas : soit doute, soit crainte, soit remords, il n’avait pas dormi une seconde !

 

Quant à Saint-Just, le sommeil n’avait pas fait de différence pour lui entre cette nuit-là et les autres nuits.

 

Au reste, il y avait de l’autre côté de la Seine, dans la cour même de l’Abbaye, un homme qui n’avait pas plus dormi que Robespierre.

 

Cet homme était appuyé à l’angle du dernier guichet donnant sur la cour, et presque perdu dans la pénombre.

 

Voici le spectacle que présentait l’intérieur de ce dernier guichet transformé en tribunal.

 

Autour d’une vaste table chargée de sabres, d’épées, de pistolets, et éclairée par deux lampes de cuivre dont la lumière était nécessaire même en plein jour, douze hommes étaient assis.

 

À leurs figures ternes, à leurs formes robustes, aux bonnets rouges qui les coiffaient, aux carmagnoles qui couvraient leurs épaules, on reconnaissait des hommes du peuple.

 

Un treizième, au milieu d’eux, avec l’habit noir râpé, le gilet blanc, la culotte courte, la figure solennelle et lugubre, la tête nue, les présidait.

 

Celui-là, le seul peut-être qui sût lire et écrire, avait devant lui un livre d’écrou, du papier, des plumes et de l’encre.

 

Ces hommes, c’étaient les juges de l’Abbaye, juges terribles rendant des jugements sans appel, qui à l’instant même étaient mis à exécution par une cinquantaine de bourreaux armés de sabres, de couteaux, de piques, et qui attendaient dans la cour ruisselants de sang.

 

Leur président, c’était l’huissier Maillard.

 

Etait-il venu là de lui-même ? Y avait-il été envoyé par Danton, qui eût voulu faire aux autres prisons, c’est-à-dire aux Carmes, au Châtelet, à la Force, ce que l’on fit à l’Abbaye : sauver quelques personnes ?

 

Nul ne le sait.

 

Au 4 septembre, Maillard disparaît ; on ne le voit plus, on n’entend plus parler de lui ; il est comme noyé, comme englouti dans le sang.

 

En attendant, depuis la veille à dix heures, il présidait le tribunal. Il était arrivé, il avait dressé cette table, il s’était fait apporter le livre d’écrou, il avait, au hasard, et parmi les premiers venus, désigné douze juges ; puis il s’était assis au milieu de la table ; six de ses assesseurs s’étaient assis à sa droite, six à sa gauche, et le massacre avait continué, mais, cette fois, avec une espèce de régularité.

 

On lisait le nom porté sur l’écrou ; les guichetiers allaient chercher le prisonnier ; Maillard faisait l’historique des causes de son emprisonnement ; le prisonnier paraissait : le président consultait de l’œil ses collègues ; si le prisonnier était condamné, Maillard se contentait de dire.

 

– À la Force !

 

Alors, la porte extérieure s’ouvrait, et le condamné tombait sous les coups des massacreurs.

 

Si, au contraire, le prisonnier était absous, le noir fantôme se levait, lui posait la main sur la tête, et disait :

 

– Qu’on l’élargisse !

 

Et le prisonnier était sauvé.

 

Au moment où Maillard s’était présenté à la porte de la prison, un homme s’était détaché de la muraille, et avait été au-devant de lui.

 

Aux premiers mots échangés entre eux, Maillard avait reconnu cet homme et avait, en signe, non pas peut-être de soumission, mais au moins de condescendance, incliné sa haute taille devant lui.

 

Puis il l’avait fait entrer dans la prison, et, la table dressée, le tribunal établi, il lui avait dit :

 

– Tenez-vous là, et, quand ce sera la personne à laquelle vous vous intéressez, faites-moi un signe.

 

L’homme s’était accoudé dans l’angle, et, depuis la veille, il était là, muet, immobile, attendant.

 

Cet homme, c’était Gilbert

 

Il avait juré à Andrée de ne point la laisser mourir ; et il essayait de tenir son serment.

 

De quatre heures à six heures du matin, les massacreurs et les juges avaient pris un instant de repos : à six heures, ils avaient mangé.

 

Pendant les trois heures qu’avaient duré le sommeil et le repos, des tombereaux envoyés par la Commune étaient venus et avaient enlevé les morts.

 

Puis, comme il y avait trois pouces de sang caillé dans la cour, comme les pieds glissaient dans le sang, comme c’eût été bien long de le laver, on avait apporté une centaine de bottes de paille, qu’on avait éparpillées sur le pavé, et que l’on avait recouvertes des habits des victimes, et particulièrement de ceux des Suisses.

 

Les vêtements et la paille absorbaient le sang.

 

Mais, tandis que juges et massacreurs dormaient, les prisonniers veillaient, secoués par la terreur.

 

Cependant, quand les cris cessèrent, quand l’appel cessa, il reprirent quelque espoir : peut-être n’y avait-il qu’un certain nombre de condamnés désignés aux égorgeurs ; peut-être le massacre se bornerait-il aux Suisses et aux gardes du roi. Cet espoir fut de courte durée.

 

Vers six heures et demie du matin, les cris et les appels recommencèrent.

 

Alors, un geôlier descendit et dit à Maillard que les prisonniers étaient prêts à mourir, mais demandaient à entendre la messe.

 

Maillard haussa les épaules ; néanmoins, il accorda la demande.

 

Il était, d’ailleurs, occupé à écouter les félicitations que lui adressait, au nom de la Commune, un envoyé de la commune, un homme mince de taille, à la figure douce, en habit puce, en petite perruque.

 

Cet homme, c’était Billaud-Varenne.

 

– Braves citoyens ! dit-il aux massacreurs, vous venez de purger la société de grands coupables ! La municipalité ne sait comment s’acquitter envers vous. Sans doute, les dépouilles des morts devraient vous appartenir ; mais cela ressemblerait à un vol. Comme indemnité de cette perte, je suis chargé d’offrir à chacun de vous vingt-quatre livres qui vont être payées sur-le champ.

 

Et, en effet, Billaud-Varenne fit à l’instant même distribuer aux massacreurs le salaire de leur sanglante besogne.

 

Voici ce qui était arrivé, et ce qui expliquait cette gratification de la Commune.

 

Pendant la soirée du 2 septembre, quelques-uns de ceux qui tuaient – c’était le petit nombre, la majorité des massacreurs appartenant au petit commerce des environs –, quelques-uns de ceux qui tuaient étaient sans bas et sans souliers ; aussi regardaient-ils avec envie les chaussures des aristocrates. Il en résulta qu’ils firent demander à la section la permission de mettre à leurs pieds les souliers des morts. La section y consentit.

 

Dès lors, Maillard s’aperçut qu’on se croyait dispensé de demander, et qu’en conséquence on prenait, non plus seulement les souliers et les bas, mais tout ce qu’il y avait de bon à prendre.

 

Maillard trouva qu’on lui gâtait son massacre, et il en référa à la Commune

 

De là l’ambassade de Billaud-Varenne, et le religieux silence avec lequel il était écouté.

 

Pendant ce temps, les prisonniers entendaient la messe ; celui qui la disait était l’abbé Lenfant, prédicateur du roi ; celui qui la servait était l’abbé de Rastignac, écrivain religieux.

 

C’étaient deux vieillards à cheveux blancs, à figure vénérable, et dont la parole, prêchant, d’une espèce de tribune, la résignation et la foi, eut une suprême et bienfaisante influence sur ces malheureux.

 

Au moment où tous étaient à genoux, recevant la bénédiction de l’abbé Lenfant, l’appel recommença.

 

Le premier nom prononcé fut celui du consolateur.

 

Il fit un signe, acheva sa prière, et suivit ceux qui étaient venus le chercher.

 

Le second prêtre resta et continua la funèbre exhortation.

 

Puis il fut appelé à son tour, et, à son tour, suivit ceux qui l’appelaient.

 

Les prisonniers restèrent entre eux.

 

Alors, la conversation devint sombre, terrible, étrange.

 

Ils discutaient sur la manière de recevoir la mort, et sur les chances d’un supplice plus ou moins long.

 

Les uns voulaient tendre la tête, pour qu’elle tombât d’un seul coup ; les autres, lever les bras, pour que la mort pût pénétrer de tous côtés dans leur poitrine ; les autres, enfin, tenir leurs mains derrière le dos, afin de n’opposer aucune résistance.

 

Un jeune homme se détacha en disant :

 

– Je vais savoir ce qui vaut le mieux.

 

Il monta à une petite tourelle dont la fenêtre grillée donnait sur la cour du massacre, et, de là, il étudia la mort.

 

Puis il revint en disant :

 

– Ceux qui meurent le plus vite sont ceux qui ont le bonheur d’être frappés à la poitrine.

 

En ce moment, on entendit ces mots : « Mon Dieu, je vais à vous ! » suivis d’un soupir.

 

Un homme venait de tomber à terre, et se débattait sur les dalles.

 

C’était M. de Chantereine, colonel de la garde constitutionnelle du roi.

 

Il s’était frappé de trois coups de couteau dans la poitrine.

 

Les prisonniers héritèrent du couteau ; mais ils se frappaient avec hésitation, et un seul parvint à se tuer.

 

Il y avait là trois femmes : deux jeunes filles effarées, se pressant aux côtés de deux vieillards, une femme en deuil, calme, agenouillée, priant, et souriant dans sa prière.

 

Les deux jeunes filles étaient Mlles de Cazotte et de Sombreuil.

 

Les deux vieillards étaient leurs pères.

 

La jeune femme en deuil, c’était Andrée.

 

On appela M. de Montmorin.

 

M. de Montmorin, on se le rappelle, c’était l’ancien ministre qui avait délivré les passeports à l’aide desquels le roi avait essayé de fuir ; ce personnage si impopulaire, que déjà, la veille un jeune homme qui portait son nom avait manqué d’être tué, à cause de ce nom.

 

M. de Montmorin n’était point venu écouter les exhortations des deux prêtres ; il était resté dans sa chambre, furieux, désespéré, appelant ses ennemis, demandant des armes, ébranlant les barreaux de fer de sa prison, et brisant une table de chêne dont les planches avaient deux pouces d’épaisseur.

 

Il fallut l’entraîner de force devant le tribunal ; il entra dans le guichet, pâle, l’œil enflammé, les poings levés.

 

– À la Force ! dit Maillard.

 

L’ancien ministre prit le mot pour ce qu’il paraissait être, et crut à un simple transfèrement.

 

– Président, dit-il à Maillard, puisqu’il te plaît de t’appeler ainsi, j’espère que tu me feras conduire en voiture, afin de m’épargner les insultes de tes assassins.

 

– Faites avancer une voiture pour M. le comte de Montmorin, dit Maillard avec une exquise politesse.

 

Puis, à M. de Montmorin :

 

– Donnez-vous la peine de vous asseoir en attendant la voiture, monsieur le comte.

 

Le comte s’assit en grommelant.

 

Cinq minutes après, on annonça que la voiture attendait. Un comparse quelconque avait compris la part qu’il avait à jouer dans ce drame, et il donnait la réplique.

 

On ouvrit la porte fatale, celle qui donnait sur la mort, et M. de Montmorin sortit.

 

Il n’avait pas fait trois pas, qu’il tombait, frappé de vingt coups de pique.

 

Puis vinrent d’autres prisonniers dont les noms inconnus sont restés ensevelis dans l’oubli.

 

Au milieu de tous ces noms obscurs, un nom prononcé brilla comme une flamme : c’était celui de Jacques Cazotte ; de Cazotte, l’illuminé, qui avait, dix ans avant la révolution, prédit à chacun le sort qui l’attendait ; de Cazotte, l’auteur du Diable amoureux, d’Olivier, des Mille et Une Fadaises ; imagination folle, âme extatique, cœur ardent, qui avait embrassé avec fureur la cause de la contre-révolution, et qui, dans des lettres adressées à son ami Pouteau, employé à l’intendance de la liste civile, avait exprimé des opinions qu’à l’heure où nous sommes arrivés on punissait de mort.

 

Sa fille lui avait servi de secrétaire pour ces lettres ; et, son père arrêté, Élisabeth Cazotte était venue réclamer sa part de prison.

 

Si l’opinion royaliste était permise à quelqu’un, c’était, certes, à ce vieillard de soixante-quinze ans, dont les pieds étaient enracinés dans la monarchie de Louis XIV, et qui, pour bercer le sommeil du duc de Bourgogne, avait fait les deux chansons devenues populaires de : Tout au beau milieu des Ardennes, et Commère, il faut chauffer le lit ! Mais c’étaient là des raisons à donner à des philosophes, et non aux massacreurs de l’Abbaye ; aussi Cazotte était-il condamné d’avance.

 

En apercevant le beau vieillard aux cheveux blancs, aux yeux de flamme, à la tête inspirée, Gilbert se détacha de la muraille, et fit un mouvement pour aller au-devant de lui. Maillard vit ce mouvement. Cazotte s’avançait, appuyé sur sa fille ; mais, en entrant par le guichet, celle-ci comprit qu’elle était devant des juges.

 

Alors, elle quitta son père, et, les mains jointes, vint prier ce tribunal de sang avec de si douces paroles, que les assesseurs de Maillard commencèrent à hésiter ; la pauvre enfant vit que, sous ces rudes enveloppes, il y avait des cœurs, mais qu’il fallait descendre, pour les trouver, jusque dans les abîmes ; elle s’y jeta tête baissée, avec la compassion pour guide. Ces hommes qui ne savaient pas ce que c’était que des larmes, ces hommes pleurèrent ! Maillard essuya du revers de sa main cet œil sec et dur qui, depuis vingt heures, sans s’être baissé une seule fois avait contemplé le massacre.

 

Il étendit le bras, et, posant la main sur la tête de Cazotte :

 

– Qu’on l’élargisse ! dit-il.

 

La jeune fille ne savait que penser.

 

– N’ayez pas peur, dit Gilbert : votre père est sauvé, mademoiselle !

 

Deux des juges se levèrent et accompagnèrent Cazotte jusque dans la rue, de peur que quelque fatale erreur ne rendît à la mort la victime qu’on venait de lui enlever.

 

Cazotte – pour cette fois du moins – Cazotte était sauvé.

 

Les heures s’écoulèrent ; on continua de massacrer.

 

On avait apporté dans la cour des bancs pour les spectateurs ; les femmes et les enfants des meurtriers avaient droit d’assister au spectacle : d’ailleurs, acteurs de conscience, ce n’était point assez pour ces hommes d’être payés, ils voulaient encore être applaudis.

 

Vers cinq heures du soir, on appela M. de Sombreuil.

 

Celui-là, c’était, comme Cazotte, un royaliste bien connu, et qu’il était d’autant plus impossible à sauver, qu’on se rappelait que, gouverneur des Invalides au 14 juillet, il avait tiré sur le peuple. Ses fils étaient à l’étranger, dans l’armée ennemie : l’un d’eux avait si bien fait au siège de Longwy, qu’il avait été décoré par le roi de Prusse.

 

M. de Sombreuil parut, lui aussi, noble et résigné, portant haut sa tête à cheveux blancs, qui retombaient en boucles jusque sur son uniforme ; lui aussi appuyé sur sa fille.

 

Cette fois, Maillard n’osa ordonner l’élargissement du prisonnier : seulement, faisant un effort sur lui-même, il dit :

 

– Innocent ou coupable, je crois qu’il serait indigne du peuple de tremper ses mains dans le sang de ce vieillard.

 

Mlle de Sombreuil entendit cette noble parole, qui pèsera son poids dans la balance divine : elle prit son père, et l’entraîna par la porte de vie, en criant :

 

– Sauvé ! sauvé !

 

Aucun jugement n’avait été prononcé, ni pour condamner ni pour absoudre.

 

Deux ou trois des assassins passèrent leurs têtes par la porte du guichet, pour demander ce qu’il fallait faire.

 

Le tribunal resta muet.

 

– Faites ce que vous voudrez, dit un seul membre.

 

– Eh bien, crièrent les meurtriers, que la jeune fille boive à la santé de la nation.

 

Ce fut alors qu’un homme rouge de sang, aux manches retroussées, au visage féroce, présenta à Mlle de Sombreuil un verre, les uns disent de sang, les autres disent simplement de vin.

 

Mlle de Sombreuil cria : « Vive la nation ! », trempa ses lèvres dans la liqueur, quelle qu’elle fût, et M. de Sombreuil fut sauvé.

 

Deux heures s’écoulèrent encore.

 

Puis la voix de Maillard, aussi impassible en évoquant les vivants que l’était celle de Minos en évoquant les morts, la voix de Maillard prononça ces mots :

 

– Le citoyenne Andrée de Taverney, comtesse de Charny.

 

À ce nom, Gilbert sentit ses jambes lui faillir, et le cœur lui manquer.

 

Une vie, plus importante à ses yeux que sa propre vie, allait être débattue et jugée, condamnée ou sauvée.

 

– Citoyens, dit Maillard aux membres du tribunal terrible, celle qui va comparaître devant vous est une pauvre femme qui a été dévouée autrefois à l’Autrichienne, mais dont l’Autrichienne, ingrate comme une reine, a payé le dévouement par de l’ingratitude ; elle a tout perdu à cette amitié : sa fortune et son mari. Vous allez la voir entrer, vêtue de noir, et, ce deuil, à qui le doit-elle ? À la prisonnière du Temple ! Citoyens, je vous demande la vie de cette femme.

 

Les membres du tribunal firent un signe d’assentiment.

 

Un seul dit :

 

– Il faudra voir

 

– Alors, reprit Maillard, regardez.

 

La porte s’ouvrait, en effet, et l’on apercevait, dans les profondeurs du corridor, une femme toute vêtue de noir, le front couvert d’un voile noir, qui s’avançait seule, sans soutien, d’un pas ferme.

 

On eût dit une apparition de ce monde funèbre – d’où, comme dit Hamlet, nul voyageur n’est revenu encore.

 

À cette vue, ce furent les juges qui frissonnèrent.

 

Elle arriva jusqu’à la table, et leva son voile.

 

Jamais plus incontestable, mais plus pâle beauté n’apparut aux regards des hommes : c’était une divinité de marbre.

 

Tous les regards se fixèrent sur elle ; Gilbert demeura haletant.

 

Elle s’adressa à Maillard, et, d’une voix à la fois suave et ferme :

 

– Citoyen, dit-elle, c’est vous qui êtes le président ?

 

– Oui, citoyenne, répondit Maillard, étonné, lui, l’interrogateur, d’être interrogé à son tour.

 

– Je suis la comtesse de Charny, femme du comte de Charny, tué dans l’infâme journée du 10 août ; une aristocrate, une amie de la reine ; j’ai mérité la mort, et je viens la chercher.

 

Les juges poussèrent un cri de surprise.

 

Gilbert pâlit, et s’enfonça le plus qu’il lui fut possible dans l’angle du guichet, essayant d’échapper au regard d’Andrée.

 

– Citoyens, dit Maillard, qui vit l’épouvante de Gilbert, cette femme est folle : la mort de son mari lui a fait perdre la raison ; plaignons-la, et veillons sur sa vie. La justice du peuple ne punit pas les insensés.

 

Et il se leva, et voulut lui poser la main sur la tête, comme il faisait pour ceux qu’il proclamait innocents.

 

Mais Andrée écarta la main de Maillard.

 

– J’ai toute ma raison, dit-elle ; et, si vous avez à faire grâce à quelqu’un, faites cette grâce à quelqu’un qui la demande et qui la mérite, mais non pas à moi, qui ne la mérite pas et qui la refuse.

 

Maillard se retourna du côté de Gilbert, et vit celui-ci les mains jointes.

 

– Cette femme est folle, répéta-t-il ; qu’on l’élargisse !

 

Et il fit signe à un membre du tribunal de la pousser dehors par la porte de la vie.

 

– Innocente ! cria l’homme ; laissez passer !

 

On s’écarta devant Andrée ; les sabres, les piques, les pistolets, s’abaissèrent devant cette statue du deuil.

 

Mais, après avoir fait dix pas, et tandis que, penché à la fenêtre, Gilbert, à travers les barreaux, la regardait s’éloigner, elle s’arrêta.

 

– Vive le roi ! cria-t-elle, vive la reine ! opprobre sur le 10 août !

 

Gilbert jeta un cri, et s’élança dans la cour.

 

Il avait vu briller la lame d’un sabre ; mais, rapide comme un éclair, la lame avait disparu dans la poitrine d’Andrée !

 

Il arriva à temps pour recevoir la pauvre femme dans ses bras.

 

Andrée tourna vers lui son regard éteint, et le reconnut.

 

– Je vous avais bien dit que je mourrais malgré vous, murmura-t-elle.

 

Puis, d’une voix à peine intelligible :

 

– Aimez Sébastien pour nous deux ! dit-elle.

 

Puis, plus faiblement encore :

 

– Près de lui, n’est-ce pas ? près de mon Olivier, près de mon époux… pour l’éternité.

 

Et elle expira.

 

Gilbert la prit entre ses bras et l’enleva de terre.

 

Cinquante bras nus et rougis de sang le menacèrent à la fois.

 

Mais Maillard parut derrière lui, étendit la main au-dessus de sa tête, et dit :

 

– Laissez passer le citoyen Gilbert, qui emporte le cadavre d’une pauvre folle tuée par mégarde.

 

Chacun s’écarta, et Gilbert, emportant le cadavre d’Andrée, passa au milieu des massacreurs sans qu’un seul songeât à lui barrer le chemin, tant cette parole de Maillard était souveraine sur la multitude.

 

Chapitre CLXXI

Ce qui se passait au Temple pendant le massacre

 

La Commune, tout en organisant le massacre dont nous avons essayé de donner un spécimen ; la Commune, tout en voulant subjuguer l’Assemblée et la presse par la terreur, la Commune craignait fort qu’il n’arrivât malheur aux prisonniers du Temple.

 

Et en effet, dans la situation où l’on se trouvait, Longwy pris, Verdun investi, l’ennemi à cinquante lieues de Paris, le roi et la famille royale étaient de précieux otages qui garantissaient la vie aux plus compromis.

 

Des commissaires furent donc envoyés au Temple.

 

Cinq cents hommes armés eussent été insuffisants pour garder cette prison, qu’ils eussent peut-être eux-mêmes ouverts au peuple, un commissaire trouva un moyen plus sûr que toutes les piques et toutes les baïonnettes de Paris : c’était d’entourer le Temple d’un ruban tricolore avec cette inscription :

 

« Citoyens, vous qui, à une vengeance, savez allier l’amour de l’ordre, respectez cette barrière ! Elle est nécessaire à notre surveillance et à notre responsabilité ! »

 

Étrange époque, ou l’on brisait les portes de chêne, où l’on forçait les grilles de fer, et où l’on s’agenouillait devant un ruban !

 

Le peuple s’agenouilla devant le ruban tricolore du Temple, et le baisa ; nul ne le franchit.

 

Le roi et la reine ignoraient, le 2 septembre, ce qui se passait dans Paris ; il y avait bien, autour du Temple, une fermentation plus grande que de coutume ; mais on commençait à se faire à ces redoublements de fièvre.

 

Le roi dînait ordinairement à deux heures : à deux heures, il dîna comme d’habitude, puis, après le dîner, descendit dans le jardin, comme d’habitude encore, avec la reine, Madame Élisabeth, Madame Royale et le petit dauphin.

 

Pendant la promenade, les clameurs extérieures redoublèrent.

 

Un des municipaux qui suivaient le roi se pencha à l’oreille d’un de ses collègues, et lui dit, mais pas si bas, cependant, que Cléry ne pût l’entendre :

 

– Nous avons mal fait de consentir à les promener cette après-dînée.

 

Il était trois heures environ, et c’était juste au moment où l’on commençait d’égorger les prisonniers transférés de la Commune à l’Abbaye.

 

Le roi n’avait plus près de lui, comme valets de chambre, que Cléry et M. Hue.

 

Le pauvre Thierry, que nous avons vu, le 10 août, prêter sa chambre à la reine pour y entretenir M. Rœderer, était à l’Abbaye, et devait y être tué dans la journée du 3.

 

Il paraît que c’était aussi l’avis du second municipal, qu’on avait eu tort de laisser sortir la famille royale ; car tous deux lui intimèrent l’ordre de rentrer à l’instant même.

 

On obéit.

 

Mais à peine était-on réuni dans la chambre de la reine, que deux autres officiers municipaux, qui n’étaient point de service à la tour, entrèrent, et que l’un d’eux, ex-capucin nommé Mathieu, s’avançant vers le roi, lui dit :

 

– Vous ignorez, monsieur, ce qui se passe ? La patrie est dans le plus grand danger.

 

– Comment voulez-vous que je sache quelque chose ici, monsieur ? dit le roi ; je suis en prison et au secret.

 

– Eh bien, alors, je vais vous apprendre ce que vous ne savez pas, moi : c’est que l’ennemi est entré en Champagne, et que le roi de Prusse marche sur Châlons.

 

La reine ne put réprimer un mouvement de joie.

 

Le municipal surprit ce mouvement, si rapide qu’il fût.

 

– Oh ! oui, dit-il, s’adressant à la reine, oui, nous savons que nous, nos femmes, nos enfants périront ; mais vous répondrez de tout : vous mourrez avant nous, et le peuple sera vengé !

 

– Advienne ce qu’il plaira à Dieu, répondit le roi ; j’ai tout fait pour le peuple, et n’ai rien à me reprocher.

 

Alors, le même municipal, se tournant vers M. Hue, qui se tenait près de la porte :

 

– Quant à toi, dit-il, la Commune m’a chargé de te mettre en état d’arrestation.

 

– Qui cela, en état d’arrestation ? demanda le roi.

 

– Votre valet de chambre.

 

– Mon valet de chambre ? Lequel ?

 

– Celui-ci.

 

Et le municipal désigna M. Hue.

 

– M. Hue ! dit le roi ; de quoi l’accuse-t-on ?

 

– Cela ne me regarde pas ; mais il sera emmené ce soir, et les scellés seront mis sur ses papiers.

 

Puis, en sortant et s’adressant à Cléry :

 

– Prenez garde à la façon dont vous vous conduirez, dit l’ex-capucin, car il vous en arrivera autant, si vous ne marchez pas droit !

 

Le lendemain, 3 septembre, à onze heures du matin, le roi était réuni avec sa famille dans la chambre de la reine ; un municipal donna l’ordre à Cléry de monter dans celle du roi.

 

Manuel et quelques autres membres de la Commune se trouvaient là.

 

Tous les visages exprimaient visiblement une grande inquiétude. Manuel, nous l’avons déjà dit, n’était point un homme de sang, et il y avait un parti modéré même dans la Commune.

 

– Que pense le roi de l’enlèvement de son valet de chambre ? demanda Manuel.

 

– Sa Majesté en est fort inquiète, répondit Cléry.

 

– Il ne lui arrivera rien, reprit Manuel ; cependant, je suis chargé de dire au roi qu’il ne reviendra plus, que le conseil le remplacera. Vous pouvez prévenir le roi de cette mesure.

 

– Je n’ai point mission de le faire, monsieur, répondit Cléry ; soyez donc assez bon pour me dispenser d’annoncer à mon maître une nouvelle qui lui sera douloureuse.

 

Manuel réfléchit un instant ; puis :

 

– Soit, dit-il ; je descends chez la reine.

 

Il y descendit, en effet, et trouva le roi.

 

Le roi reçut d’un air calme la nouvelle que venait lui annoncer le procureur de la Commune ; puis, avec ce même visage impassible qu’il avait eu au 20 juin et au 10 août, et qu’il devait avoir jusqu’en face de l’échafaud :

 

– C’est bien, monsieur, dit-il ; je vous remercie. Je me servirai du valet de chambre de mon fils, et, si le conseil s’y oppose, je me servirai moi-même.

 

Et, avec un léger mouvement de tête :

 

– J’y suis résolu ! dit-il.

 

– Avez-vous quelque réclamation à faire ? demanda Manuel.

 

– Nous manquons de linge, dit le roi, et ce nous est une grande privation. Croyez-vous que vous puissiez obtenir de la Commune que l’on nous en fournisse selon nos besoins ?

 

– J’en référerai au conseil, répondit Manuel.

 

Puis, voyant que le roi ne lui demandait aucune nouvelle du dehors, Manuel se retira.

 

À une heure, le roi témoigna le désir de se promener.

 

Pendant les promenades, on surprenait toujours certain signe de sympathie, fait de quelque fenêtre, de quelque mansarde, derrière quelque jalousie ; et c’était une consolation.

 

Les municipaux refusèrent de laisser descendre la famille royale.

 

À deux heures, on se mit à table.

 

Vers le milieu de dîner, on entendit le bruit des tambours, et un redoublement de cris ; ces cris se rapprochaient du Temple.

 

La famille royale se leva de table, et se réunit dans la chambre de la reine.

 

Le bruit se rapprochait toujours.

 

Qui causait ce bruit ?

 

On massacrait à la Force comme à l’Abbaye ; seulement c’était, non pas sous la présidence de Maillard, mais sous celle d’Hébert ; aussi le massacre était il plus terrible.

 

Et, cependant, là, les prisonniers étaient plus faciles à sauver, il y avait moins de détenus politiques à la Force qu’à l’Abbaye ; les assassins étaient moins nombreux, les spectateurs moins acharnés ; mais, au lieu que ce fût, comme à l’Abbaye, Maillard qui dominait le massacre, ce fut le massacre qui domina Hébert.

 

On sauva quarante-deux personnes à l’Abbaye ; on n’en sauva pas six à la Force.

 

Parmi les prisonnières de la Force était la pauvre petite princesse de Lamballe. Nous l’avons vue passer dans les trois derniers livres que nous avons écrits, dans Le Collier de la Reine, dans Ange Pitou et dans La Comtesse de Charny, comme l’ombre dévouée de la reine.

 

On lui en voulait énormément, on l’appelait la conseillère de l’Autrichienne. Elle était sa confidente, son amie intime, quelque chose de plus peut-être – on le disait du moins – mais nullement sa conseillère. La mignonne petite- fille de Savoie, avec sa bouche fine mais serrée, avec son sourire fixe, était capable d’aimer, elle le prouva ; mais de conseiller, et de conseiller une femme virile, entêtée, dominatrice, telle qu’était la reine, jamais !

 

La reine l’avait aimée comme elle avait aimé Mme de Guémené, Mme de Marsan, Mme de Polignac ; mais, légère, inégale, inconstante dans tous ses sentiments, elle l’avait peut-être fait autant souffrir comme amie qu’elle avait fait souffrir Charny comme amant ; seulement, nous l’avons vu, l’amant s’était lassé : l’amie, au contraire, était restée fidèle.

 

Tous deux périrent pour celle qu’ils avaient aimée.

 

On se rappelle cette soirée au pavillon de Flore, où nous avons conduit le lecteur. Mme de Lamballe recevait dans ses appartements et la reine voyait chez Mme de Lamballe ceux qu’elle ne pouvait recevoir chez elle-même : Suleau et Barnave aux Tuileries ; Mirabeau, à Saint-Cloud.

 

Quelque temps après, Mme de Lamballe s’était retirée en Angleterre ; elle pouvait y rester, et y garder une longue vie ; la bonne et douce créature, sachant les Tuileries menacées, revint demander sa place à la reine.

 

Au 10 août, elle avait été séparée de son amie ; conduite au Temple d’abord, avec la reine, elle avait, presque immédiatement, été transférée à la Force.

 

Là, elle s’était sentie écrasée sous le fardeau de son dévouement ; elle avait voulu mourir près de la reine, avec la reine ; sous ses yeux, la mort lui eût peut-être paru douce : loin de la reine, elle n’avait plus le courage de mourir. Ce n’était point une femme de la trempe d’Andrée, celle-là. Elle était malade de terreur.

 

Elle n’ignorait pas toutes les haines soulevées contre elle. Enfermée dans une des chambres hautes de la prison avec Mme de Navarre, elle avait, dans la nuit du 2 au 3, vu partir Mme de Tourzel ; c’était comme si on lui eût dit : « Vous restez pour mourir. »

 

Aussi, couchée dans son lit, s’enfonçant sous ses draps à chaque bouffée de cris qui montait vers elle, comme fait un enfant qui a peur, elle s’évanouissait à toute minute, et, quand elle revenait à elle :

 

– Oh ! mon Dieu ! disait-elle, j’espérais être morte !

 

Et elle ajoutait :

 

– Si l’on pouvait mourir comme on s’évanouit ! Ce n’est ni bien douloureux, ni bien difficile.

 

Le meurtre était partout, au reste : dans la cour, à la porte, dans les chambres inférieures ; l’odeur du sang lui arrivait comme une vapeur funèbre.

 

À huit heures du matin, la porte de sa chambre s’ouvrit.

 

Sa terreur fut si grande, cette fois, qu’elle ne s’évanouit pas, qu’elle ne se cacha point sous ses draps.

 

Elle tourna la tête, et vit deux gardes nationaux.

 

– Allons ! levez-vous madame, dit brutalement l’un d’eux à la princesse ; il faut aller à l’Abbaye.

 

– Oh ! messieurs, dit-elle, il m’est impossible de quitter le lit ; je suis si faible, que je ne pourrais pas marcher.

 

Puis elle ajouta d’une voix à peine intelligible :

 

– Si c’est pour me tuer, vous me tuerez aussi bien ici qu’ailleurs.

 

Un des hommes se pencha à son oreille tandis que l’autre épiait à la porte.

 

– Obéissez, madame, lui dit-il ; nous voulons vous sauver.

 

– Alors, retirez-vous, que je m’habille, dit la prisonnière.

 

Les deux hommes se retirèrent, et Mme de Navarre l’aida à s’habiller ou plutôt l’habilla.

 

Au bout de dix minutes, les deux hommes rentrèrent.

 

La princesse était prête ; seulement, comme elle l’avait dit, elle ne pouvait marcher ; la pauvre femme tremblait de tout son corps. Elle prit le bras du garde national qui lui avait parlé, et, appuyée sur ce bras, descendit l’escalier.

 

En arrivant dans le guichet, elle se trouva tout à coup devant le tribunal de sang présidé par Hébert.

 

À la vue de ces hommes aux manches retroussées, qui s’étaient constitués juges ; à la vue de ces hommes aux mains sanglantes, qui s’étaient faits bourreaux, elle s’évanouit.

 

Trois fois interrogée, elle s’évanouit trois fois sans pouvoir répondre.

 

– Mais puisqu’on veut vous sauver ! lui répéta tout bas l’homme qui lui avait déjà parlé.

 

Cette promesse rendit un peu de force à la malheureuse femme.

 

– Que voulez-vous de moi, messieurs ? murmura-t-elle.

 

– Qui êtes-vous ? demanda Hébert.

 

– Marie-Louise de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe.

 

– Votre qualité ?

 

– Surintendante de la maison de la reine.

 

– Avez-vous connaissance des complots de la cour au 10 août ?

 

– Je ne sais s’il y avait des complots au 10 août ; mais, s’il y en avait, j’y étais complètement étrangère.

 

– Jurez la liberté, l’égalité, la haine du roi, de la reine et de la royauté.

 

– Je jurerai facilement les deux premiers ; mais je ne puis jurer le reste, qui n’est pas dans mon cœur.

 

– Jurez donc ! lui dit tout bas le garde national, ou vous êtes morte !

 

La princesse étendit les deux mains, et fit, en chancelant, un pas instinctif vers le guichet.

 

– Mais jurez donc ! lui dit son protecteur.

 

Alors, comme si, dans sa terreur de la mort, elle eût craint de prononcer un serment honteux, elle mit sa main sur sa bouche pour comprimer les paroles qui eussent pu s’échapper malgré elle.

 

Quelques gémissements passèrent entre ses doigts.

 

– Elle a juré ! cria le garde national qui l’accompagnait.

 

Puis, tout bas :

 

– Sortez vite par la porte qui est devant vous, ajouta-t-il ; en sortant, criez : « Vive la nation ! » et vous êtes sauvée.

 

En sortant, elle se trouva dans les bras d’un massacreur qui l’attendait ; ce massacreur, c’était le grand Nicolas, le même qui avait coupé les têtes des deux gardes du corps à Versailles.

 

Cette fois, il avait promis de sauver la princesse.

 

Il l’entraîna vers quelque chose d’informe, de frissonnant, d’ensanglanté, en lui disant tout bas :

 

– Criez : « Vive la nation ! » mais criez donc : « Vive la nation ! »

 

Sans doute allait-elle crier ; par malheur, elle ouvrit les yeux : elle se trouvait en face d’une montagne de cadavres sur laquelle un homme piétinait avec des souliers ferrés, faisant jaillir le sang sous ses pieds comme un vendangeur fait jaillir le jus de raisin.

 

Elle vit ce spectacle terrible, se détourna et ne put que pousser ce cri :

 

– Fi ! l’horreur !…

 

On éteignit encore ce cri.

 

Cent mille francs avaient été donnés, dit-on, par M. de Penthièvre, son beau père, pour la sauver.

 

On la poussait dans le passage étroit menant de la rue Saint-Antoine à la prison, et qu’on appelait le cul-de-sac des Prêtres, quand un misérable, un perruquier nommé Charlot, qui venait de s’engager comme tambour dans les volontaires, perça la haie formée autour d’elle, et lui fit sauter son bonnet avec une pique.

 

Voulait-il seulement lui faire sauter son bonnet ? voulait-il la frapper au visage ?

 

Le sang coula ! le sang appelle le sang : un homme lança une bûche à la princesse ; la bûche l’atteignit derrière la tête, elle trébucha et tomba sur un genou.

 

Il n’y avait plus moyen de la sauver : de tous côtés, les sabres dardés, les piques allongées, l’atteignirent.

 

Elle ne poussa pas même un cri ; elle était morte, en réalité, depuis les dernières paroles qu’elle avait prononcées.

 

À peine eut-elle expiré – peut-être même vivait-elle encore –, que l’on se précipita sur elle ; en un instant, ses vêtements furent déchirés jusqu’à la chemise ; et, palpitante des derniers frissonnements de l’agonie, elle se trouva nue.

 

Un sentiment obscène avait présidé à sa mort, et hâtait ce dépouillement ; on voulait voir ce beau corps auquel les femmes de Lesbos eussent rendu un culte.

 

Nue comme Dieu l’avait faite, on l’étala alors à tous les yeux, sur une borne ; quatre hommes s’installèrent devant cette borne, lavant et essuyant le sang qui coulait par sept blessures ; un cinquième la montrait avec une baguette, et détaillait les beautés qui, disait-on, avaient fait sa faveur autrefois, et qui, à coup sûr, aujourd’hui avaient causé sa mort.

 

Elle resta ainsi exposée de huit heures à midi.

 

Enfin, on se lassa de ce cours d’histoire scandaleuse fait sur un cadavre : un homme vint, et lui coupa la tête.

 

Hélas ! ce cou long et flexible comme celui d’un cygne présentait peu de résistance !

 

Le misérable qui commit ce crime, plus hideux peut-être encore sur un cadavre que sur un être vivant, s’appelait Grison. L’histoire est la plus inexorable des divinités : elle arrache une plume de son aile, la trempe dans le sang ; elle écrit un nom, et ce nom est voué à l’exécration de la postérité !

 

Cet homme fut guillotiné, plus tard, comme chef d’une bande de voleurs.

 

Un second, nommé Rodi, ouvrit la poitrine de la princesse et lui arracha le cœur.

 

Un troisième, nommé Mamin, s’en prit à une autre partie du corps.

 

C’était à cause de son amour pour la reine qu’on mutilait ainsi la pauvre femme. Il fallait que la reine fût bien haïe !

 

On planta sur des piques les trois lambeaux détachés de ce corps, et l’on s’achemina vers le Temple.

 

Une foule immense suivait les trois assassins ; mais, à part quelques enfants et quelques hommes ivres, vomissant tout ensemble le vin et l’injure, tout le cortège gardait un silence d’effroi.

 

Une boutique de perruquier se trouvait sur la route ; on y entra.

 

L’homme qui portait la tête la posa sur une table.

 

– Frisez-moi cette tête-là, dit-il ; elle va voir sa maîtresse au Temple.

 

Le perruquier frisa les magnifiques cheveux de la princesse ; puis on se remit en route pour le Temple, cette fois avec de grands cris.

 

C’étaient ces cris qu’avait entendus la famille royale.

 

Les assassins arrivaient ; car ils avaient eu l’abominable idée de montrer à la reine cette tête, ce cœur et cette autre partie du corps de la princesse.

 

Ils se présentèrent au Temple.

 

Le ruban tricolore leur barrait le passage.

 

Ces hommes, ces assassins, ces meurtriers, ces massacreurs n’osèrent enjamber par-dessus un ruban !

 

Ils demandèrent qu’une députation de six assassins – dont trois portaient les lambeaux que nous avons dit – pût entrer au Temple, et faire le tour du donjon, afin de montrer ces sanglantes reliques à la reine.

 

La requête était si raisonnable, qu’elle fut accordée sans discussion.

 

Le roi était assis, et faisait semblant de jouer au trictrac avec la reine. En se rapprochant ainsi sous prétexte de jeu, au moins les prisonniers pouvaient dérober quelques paroles aux municipaux.

 

Tout à coup, le roi vit l’un de ceux-ci fermer la porte, et, se précipitant vers la fenêtre, en tirer vivement les rideaux.

 

C’était un nommé Danjou, un ancien séminariste, espèce de géant, qu’à cause de sa grande taille, on appelait l’Abbé de six pieds.

 

– Qu’y a-t-il donc ? demanda le roi.

 

Cet homme, profitant de ce que la reine lui tournait le dos, faisait, de la main, signe au roi de ne pas l’interroger.

 

Les cris, les injures, les menaces arrivaient jusqu’à la chambre, malgré la porte et les fenêtres closes ; le roi comprit qu’il se passait quelque chose de terrible : il posa sa main sur l’épaule de la reine pour la maintenir à sa place.

 

En ce moment, on frappa à la porte, et, bien malgré lui, Danjou fut obligé d’ouvrir.

 

C’étaient des officiers de garde et des municipaux.

 

– Messieurs, demanda le roi, ma famille est-elle en sûreté ?

 

– Oui, répondit un homme en habit de garde national, et portant la double épaulette ; mais on fait courir le bruit qu’il n’y a plus personne à la tour, et que vous êtes tous sauvés. Mettez-vous à la fenêtre pour rassurer le peuple.

 

Le roi, ignorant ce qui se passait, ne voyait aucun inconvénient à obéir.

 

Il fit un mouvement pour s’avancer vers la fenêtre ; mais Danjou l’arrêta.

 

– Ne faites pas cela, monsieur ! dit-il.

 

Puis, se retournant vers les officiers de la garde nationale :

 

– Le peuple, ajouta-t-il, doit montrer plus de confiance dans ses magistrats.

 

– Eh bien, dit l’homme aux épaulettes, ce n’est pas tout cela : on veut que vous veniez à la fenêtre voir la tête et le cœur de la princesse de Lamballe, qu’on vous apporte pour vous montrer comment le peuple traite ses tyrans. Je vous conseille donc de paraître si vous ne voulez pas qu’on vous apporte tout cela ici.

 

La reine jeta un cri, et tomba évanouie dans les bras de Madame Élisabeth et de Madame Royale.

 

– Ah ! monsieur, dit le roi, vous eussiez pu vous dispenser d’apprendre à la reine cet affreux malheur.

 

Puis, montrant du doigt le groupe des trois femmes :

 

– Voyez ce que vous avez fait ! ajouta-t-il.

 

L’homme haussa les épaules, et sortit en chantant la Carmagnole.

 

À six heures, se présenta le secrétaire de Pétion, qui venait compter au roi deux mille cinq cents francs.

 

Voyant la reine debout et immobile, il crut que c’était par respect pour lui qu’elle se tenait ainsi, et il eut la bonté de l’inviter à s’asseoir.

 

« Ma mère se tenait ainsi, dit Madame Royale dans ses Mémoires, parce que depuis cette affreuse scène elle était restée debout et immobile, ne voyant rien de ce qui se passait dans la chambre. »

 

La terreur l’avait changée en statue.

 

Chapitre CLXXII

Valmy

 

Et, maintenant, pour un instant, détournons nos yeux de ces effroyables scènes de massacre, et suivons, dans les défilés de l’Argonne, un des personnages de notre histoire sur lequel reposent, en ce moment, les destinées suprêmes de la France.

 

On comprend qu’il est question de Dumouriez.

 

Dumouriez, nous l’avons vu, avait, en quittant le ministère, repris son emploi de général en activité, et, lors de la fuite de La Fayette, il avait reçu le titre de commandant en chef de l’armée de l’Est.

 

Ce fut une espèce de miracle d’intuition de la part des hommes qui occupaient le pouvoir, que cette nomination de Dumouriez.

 

Dumouriez était, en effet, détesté par les uns, méprisé par les autres ; mais, plus heureux que ne l’avait été Danton au 2 septembre, il fut unanimement reconnu comme le seul homme qui pût sauver la France.

 

Les Girondins, qui le nommaient, haïssaient Dumouriez : ils l’avaient fait entrer au ministère : lui, on se le rappelle, les en avait fait sortir ; et, cependant, ils allèrent le chercher, obscur, à l’armée du Nord, et le firent général en chef.

 

Les Jacobins haïssaient et méprisaient Dumouriez ; ils comprirent néanmoins que la première ambition de cet homme, c’était la gloire, et qu’il vaincrait ou se ferait tuer. Robespierre, n’osant le soutenir, à cause de sa mauvaise réputation, le fit soutenir par Couthon.

 

Danton ne haïssait ni ne méprisait Dumouriez : c’était un de ces hommes au robuste tempérament qui jugent les choses de haut, et qui s’inquiètent peu des réputations, tout prêts qu’ils sont à utiliser les vices eux-mêmes, s’ils peuvent obtenir des vices les résultats qu’ils en attendent. Danton, seulement, tout en sachant le parti qu’on pouvait tirer de Dumouriez, se défiait de sa stabilité ; il lui envoya deux hommes : l’un était Fabre d’Églantine, c’est-à-dire, sa pensée ; l’autre Westermann, c’est-à-dire, son bras.

 

On mit toutes les forces de la France dans les mains de celui qu’on appelait un intrigant. Le vieux Luckner, soudard allemand, qui avait prouvé son incapacité au commencement de la campagne, fut envoyé à Châlons, pour lever des recrues. Dillon, brave soldat, général distingué, plus élevé que Dumouriez dans la hiérarchie militaire, reçut l’ordre de lui obéir. Kellermann aussi fut mis sous les ordres de cet homme, à qui la France éplorée remettait tout à coup son épée, en disant : « Je ne connais que toi qui puisses me défendre ; défends-moi ! »

 

Kellermann gronda, sacra, pleura, mais obéit ; seulement, il obéit mal, et il lui fallut le bruit du canon pour en faire ce qu’il était réellement, un fils dévoué de la patrie.

 

Maintenant, comment les souverains alliés, dont la marche était marquée par étapes jusqu’à Paris, s’arrêtaient-ils tout à coup, après la prise de Longwy, après la reddition de Verdun ?

 

Un spectre était debout entre eux et Paris : le spectre de Beaurepaire.

 

Beaurepaire, ancien officier de carabiniers, avait formé et commandé le bataillon de Maine-et-Loire. Au moment où l’on apprit que l’ennemi avait posé le pied sur le sol de la France, lui et ses hommes traversèrent la France au pas de course, de l’ouest à l’est.

 

Ils rencontrèrent sur leur route un député patriote qui retournait dans le pays.

 

– Que dirai-je de votre part à vos familles ? demanda le député.

 

– Que nous sommes morts ! répondit une voix.

 

Nul Spartiate marchant aux Thermopyles ne fit une plus sublime réponse.

 

L’ennemi arriva devant Verdun, comme nous l’avons dit. C’était le 30 août 1792 ; le 31, la ville était sommée de se rendre.

 

Beaurepaire et ses hommes, appuyés par Marceau, voulaient combattre jusqu’à la mort.

 

Le conseil de défense, composé des membres de la municipalité et des principaux habitants de la ville qu’ils s’étaient adjoints, lui ordonna de se rendre.

 

Beaurepaire sourit dédaigneusement.

 

– J’ai fait le serment de mourir plutôt que de me rendre, dit-il. Survivez à votre honte et à votre déshonneur, si vous le voulez ; moi, je reste fidèle à mon serment. Voici mon dernier mot : Je meurs.

 

Et il se brûla la cervelle.

 

Ce spectre était aussi grand et plus terrible que le géant Adamastor !

 

Puis les souverains alliés, qui croyaient, sur les dires des émigrés, que la France allait voler au-devant d’eux, voyaient bien autre chose encore.

 

Ils voyaient cette terre de France, si féconde et si peuplée, changée comme par un coup de baguette : les grains avaient disparu comme si une trombe les eût emportés. Ils s’en allaient à l’ouest.

 

Le paysan armé était seul resté debout sur son sillon ; ceux qui avaient des fusils avaient pris leurs fusils, ceux qui n’avaient qu’une faux avaient pris leur faux, ceux qui n’avaient qu’une fourche avaient pris une fourche.

 

Enfin, le temps s’était déclaré pour nous ; une pluie acharnée mouillait les hommes, détrempait la terre, défonçait les chemins. Sans doute cette pluie tombait pour les uns comme pour les autres, pour les Français comme pour les Prussiens ; seulement, tout venait en aide aux Français, tout était hostile aux Prussiens. Le paysan, qui n’avait pour l’ennemi que le fusil, la fourche ou la faux, pis que tout cela, que des raisins verts, le paysan avait, pour ses compatriotes, le verre de vin caché derrière les fagots, le verre de bière enterré dans un coin inconnu du cellier, la paille sèche répandue sur la terre, véritable lit du soldat.

 

On avait cependant fait fautes sur fautes, Dumouriez tout le premier, et, dans ses Mémoires, il raconte les unes comme les autres, les siennes comme celles de ses lieutenants.

 

Il avait écrit à l’Assemblée nationale : « Les défilés de l’Argonne sont les Thermopyles de la France ; mais, soyez tranquilles, plus heureux que Léonidas, je n’y mourrai pas ! »

 

Et il avait mal fait garder les défilés de l’Argonne, et l’un d’eux avait été pris, et il avait été obligé de battre en retraite. Deux de ses lieutenants étaient égarés, perdus ; il était à peu près égaré et perdu lui-même, avec quinze mille hommes seulement, et quinze mille hommes si complètement démoralisés, que deux fois ils prirent la fuite devant quinze cents hussards prussiens ! Mais lui seul ne désespéra point, garda sa confiance et même sa gaieté, écrivant aux ministres : « Je réponds de tout. » Et, en effet, quoique poursuivi, tourné, coupé, il fit sa jonction avec les dix mille hommes de Beurnonville et les quinze mille hommes de Kellermann ; il rallia ses généraux perdus, et, le 19 septembre, il se trouva au camp de Sainte-Menehould, étendant à droite et à gauche les deux mains sur soixante-seize mille hommes, quand les Prussiens n’en avaient que soixante-dix mille.

 

Il est vrai que souvent cette armée murmurait ; elle était parfois deux ou trois jours sans pain. Alors, Dumouriez allait se mêler à ses soldats.

 

– Mes amis, leur disait-il, le fameux maréchal de Saxe a fait un livre sur la guerre dans lequel il prétend qu’au moins une fois par semaine il faut faire manquer la livraison du pain aux troupes, pour les rendre, en cas de nécessité, moins sensibles à cette privation : nous y voici, et vous êtes encore plus heureux que ces Prussiens que vous voyez devant vous, qui sont quelquefois quatre jours sans pain, et qui mangent leurs chevaux morts. Vous avez du lard, du riz, de la farine ; faites des galettes : la liberté les assaisonnera !

 

Puis il y avait quelque chose de pis : c’était cette boue de Paris, cette écume du 2 septembre qu’on avait poussée aux armées après le massacre. Ils étaient venus, tous ces misérables, chantant le Ça ira, criant que, ni épaulettes, ni croix de Saint-Louis, ni habits brodés, ils ne souffriraient rien de tout cela, arracheraient décorations et plumets, et mettraient tout à la raison.

 

Ils arrivèrent ainsi au camp, et furent étonnés du vide qui s’opéra autour d’eux : personne ne daigna répondre soit à leurs menaces, soit à leurs avances ; seulement, le général annonça une revue pour le lendemain.

 

Le lendemain, les nouveaux venus se trouvèrent, par une manœuvre inattendue, pris entre une cavalerie nombreuse et hostile, prête à les sabrer, et une artillerie menaçante, prête à les foudroyer.

 

Alors, Dumouriez s’avança vers ces hommes ; ils formaient sept bataillons.

 

– Vous autres, s’écria-t-il – car je ne veux vous appeler ni citoyens, ni soldats, ni mes enfants – vous voyez devant vous cette artillerie, derrière vous cette cavalerie ; c’est vous dire que je vous tiens entre le fer et le feu ! Vous vous êtes déshonorés par des crimes ; je ne souffre ici ni assassins ni bourreaux. Je vous ferai hacher en pièces à la moindre mutinerie ! Si vous vous corrigez, si vous vous conduisez comme cette brave armée dans laquelle vous avez l’honneur d’être admis, vous trouverez en moi un bon père. Je sais qu’il y a parmi vous des scélérats chargés de vous pousser au crime ; chassez-les vous-mêmes, ou dénoncez-les-moi. Je vous rends responsables les uns des autres !

 

Et non seulement ces hommes courbèrent la tête et devinrent d’excellents soldats, non seulement ils chassèrent les indignes, mais encore ils mirent en pièces ce misérable Charlot qui avait frappé la princesse de Lamballe d’une bûche, et qui avait porté sa tête au bout d’une pique.

 

Ce fut dans cette situation que l’on attendit Kellermann, sans lequel on ne pouvait rien risquer.

 

Le 19, Dumouriez reçut l’avis que son lieutenant était à deux lieues de lui, sur sa gauche.

 

Dumouriez lui envoya sur-le-champ une instruction.

 

Il l’invitait à venir occuper le lendemain le camp entre Dampierre et l’Élize, derrière l’Auve.

 

L’emplacement était parfaitement désigné.

 

En même temps qu’il envoyait cette instruction à Kellermann, Dumouriez voyait se dérouler devant lui l’armée prussienne sur les montagnes de la Lune ; de sorte que les Prussiens se trouvaient entre Paris et lui, et, par conséquent, plus près de Paris que lui.

 

Il y avait probabilité que les Prussiens venaient chercher une bataille.

 

Dumouriez mandait donc à Kellermann de prendre son champ de combat sur les hauteurs de Valmy et de Gizaucourt. Kellermann confondit son camp avec son champ de combat : il s’arrêta sur les hauteurs de Valmy.

 

C’était une grande faute ou une terrible adresse.

 

Placé comme il l’était, Kellermann ne pouvait se retourner qu’en faisant passer toute son armée sur un pont étroit ; il ne pouvait se replier sur la droite de Dumouriez, qu’en traversant un marais où il se fût englouti ; il ne pouvait se replier sur sa gauche que par une vallée profonde, où il eût été écrasé.

 

Pas de retraite possible.

 

Est-ce là ce qu’avait voulu le vieux soldat alsacien ? Alors, il avait grandement réussi. Un bel endroit pour vaincre ou mourir !

 

Brunswick regardait nos soldats avec étonnement.

 

– Ceux qui se sont logés là, dit-il au roi de Prusse, sont décidés à ne pas reculer !

 

Mais on laissa croire à l’armée prussienne que Dumouriez était coupé, et on lui assura que cette armée de tailleurs, de vagabonds et de savetiers, comme l’appelaient les émigrés, se disperserait aux premières volées de son canon.

 

On avait négligé de faire occuper les hauteurs de Gizaucourt par le général Chazot – qui était placé le long du grand chemin de Châlons –, hauteurs d’où il eût battu en flanc les colonnes ennemies ; les Prussiens profitèrent de la négligence, et s’emparèrent de la position.

 

Ce furent eux alors qui battirent en flanc le corps de Kellermann.

 

Le jour se leva assombri par un épais brouillard ; mais peu importait : les Prussiens savaient où était l’armée française : elle était sur les hauteurs de Valmy, et ne pouvait être ailleurs.

 

Soixante bouches à feu s’allumèrent en même temps ; les artilleurs prussiens tirèrent au hasard ; mais ils tiraient dans des masses : peu importait donc de tirer juste.

 

Les premiers coups furent terribles à supporter pour cette armée toute d’enthousiasme, qui eût admirablement su attaquer, mais qui savait mal attendre.

 

Puis le hasard – ce n’était point l’adresse : on n’y voyait pas – le hasard fut d’abord contre nous ; les obus des Prussiens mirent le feu à deux caissons qui éclatèrent. Les conducteurs des chariots sautèrent à bas des chevaux, pour se mettre à l’abri de l’explosion : on les prit pour des fuyards.

 

Kellermann poussa son cheval vers cet endroit plein de confusion, où se mêlaient le brouillard et la fumée.

 

Tout à coup, on vit son cheval et lui rouler foudroyés.

 

Le cheval était traversé par un boulet ; l’homme, heureusement, n’avait rien : il sauta sur un autre cheval, et rallia quelques bataillons qui se débandaient.

 

En ce moment, il était onze heures du matin ; le brouillard commençait à se dissiper.

 

Kellermann vit les Prussiens qui se formaient en trois colonnes pour venir attaquer le plateau de Valmy ; à son tour, il forma ses soldats en trois colonnes, et, parcourant toute la ligne :

 

– Soldats ! dit-il, pas un coup de fusil ! Attendez l’ennemi corps à corps et recevez-le à la baïonnette.

 

Puis, mettant son chapeau au bout de son sabre :

 

– Vive la nation ! et allons vaincre pour elle !

 

À l’instant même, toute son armée imite son exemple ; chaque soldat met son chapeau au bout de sa baïonnette, en criant : « Vive la nation ! » Le brouillard se lève, la fumée se dissipe, et Brunswick voit, avec sa lorgnette, un spectacle étrange, extraordinaire, inouï : trente mille Français immobiles, tête nue, agitant leurs armes, et ne répondant au feu de leurs ennemis que par le cri de « Vive la nation ! »

 

Brunswick secoua la tête ; s’il eût été seul, l’armée prussienne n’eût pas fait un pas de plus ; mais le roi était là, qui voulait la bataille, il fallut obéir.

 

Les Prussiens montèrent, fermes et sombres, sous les yeux du roi et de Brunswick ; ils franchissaient l’espace qui les séparait de leurs ennemis avec la solidité d’une vieille armée de Frédéric : chaque homme semblait être attaché par un anneau de fer à celui qui le précédait.

 

Tout à coup, par le milieu, l’immense serpent sembla se briser ; mais ses tronçons se rejoignirent aussitôt.

 

Cinq minutes après, il était de nouveau brisé, et se rejoignait encore.

 

Vingt pièces de canon de Dumouriez prenaient en flanc la colonne, et l’écrasaient sous une pluie de fer : la tête ne pouvait monter, tirée qu’elle était à chaque instant en arrière par les convulsions du corps que déchirait la mitraille.

 

Brunswick vit que c’était une journée perdue, et fit sonner le rappel.

 

Le roi ordonna de battre la charge, se mit à la tête de ses soldats, et poussa sa docile et vaillante infanterie sous le double feu de Kellermann et de Dumouriez : il se brisa contre les lignes françaises.

 

Quelque chose de lumineux et de splendide planait sur cette jeune armée : c’était la foi !

 

– Je n’ai pas vu de fanatiques pareils depuis les guerres de Religion ! dit Brunswick.

 

Ceux-là, c’étaient des fanatiques sublimes, les fanatiques de la liberté.

 

Ils venaient, les héros de 92, de commencer cette grande conquête de la guerre qui devait se terminer par la conquête des esprits.

 

Le 20 septembre, Dumouriez sauvait la France.

 

Le lendemain, la Convention nationale émancipait l’Europe en proclamant la République !

 

Chapitre CLXXIII

Le 21 septembre

 

Le 21 septembre, à midi, avant que l’on connût dans Paris la victoire remportée la veille par Dumouriez, et qui sauvait la France, les portes de la salle du Manège s’ouvrirent, et l’on vit entrer lentement, solennellement, jetant les uns sur les autres des regards interrogateurs, les sept cent quarante- neuf membres composant la nouvelle Assemblée.

 

Sur ces sept cent quarante-neuf membres, deux cents appartenaient à l’ancienne Assemblée.

 

La Convention nationale avait été élue sous le coup des nouvelles de septembre ; on eût donc pu croire, au premier abord, à une Assemblée réactionnaire. Il y avait mieux même : plusieurs nobles avaient été élus ; une pensée toute démocratique avait appelé les domestiques à voter : quelques uns avaient nommé des maîtres.

 

C’étaient d’ailleurs – ces députés nouveaux – des bourgeois, des médecins, des avocats, des professeurs, des prêtres assermentés, des gens de lettres, des journalistes, des marchands. L’esprit de cette masse était inquiet et flottant ; cinq cents représentants, au moins, n’étaient ni girondins ni montagnards ; les événements devaient déterminer la place qu’ils occuperaient à l’Assemblée.

 

Mais tout cela était unanime dans une double haine : haine contre les journées de septembre ; haine contre la députation de Paris, presque entièrement tirée de la Commune, qui avait fait ces terribles journées.

 

On eût dit que le sang versé coulait à travers la salle du Manège, et isolait les cent Montagnards du reste de l’Assemblée.

 

Le centre lui-même, comme pour s’écarter du rouge ruisseau, appuyait vers la droite.

 

C’est qu’aussi la Montagne – rappelons-nous les hommes, et reportons-nous aux événements qui venaient de s’accomplir –, la Montagne présentait un formidable aspect.

 

C’était, comme nous l’avons dit, dans les rangs inférieurs, toute la Commune ; au-dessus de la Commune, ce fameux comité de surveillance qui avait fait le massacre ; puis, comme une hydre à trois têtes, au plus haut sommet du triangle, trois visages terribles, trois masques profondément caractérisés.

 

D’abord la froide et impassible figure de Robespierre, à la peau parcheminée collée sur son front étroit ; aux yeux clignotants, cachés sous ses lunettes ; aux mains étendues et crispées sur ses genoux, à l’instar de ces figures égyptiennes taillées dans le plus dur de tous les marbres, dans le porphyre : sphinx qui semblait seul savoir le mot de la révolution, mais à qui nul n’osait le demander.

 

Auprès de lui, le visage bouleversé de Danton, avec sa bouche tordue, son masque mobile, empreint d’une sublime laideur, son corps fabuleux, moitié homme, moitié taureau ; presque sympathique malgré tout cela, car on sentait que ce qui faisait frissonner cette chair, jaillir cette lave, c’étaient les battements d’un cœur profondément patriotique, et que cette large main, qui obéissait toujours à son premier mouvement, s’étendait avec la même facilité pour frapper un ennemi debout, ou pour relever un ennemi à terre.

 

Puis, à côté de ces deux visages si différents d’expression, derrière eux, au-dessus d’eux, apparaissait, non pas un homme – il n’est point permis à la créature humaine d’atteindre à un pareil degré de laideur – mais un monstre, une chimère, une vision sinistre et ridicule : Marat ! Marat, avec son visage cuivré, injecté de bile et de sang ; ses yeux insolents et éblouis ; sa bouche fade, largement fendue, disposée pour lancer ou plutôt pour vomir l’injure ; son nez tordu, vaniteux, aspirant, par ses narines ouvertes, ce souffle de popularité qui, pour lui, rasait l’égout, et montait du ruisseau ; Marat, mis comme le plus sale de ses admirateurs, la tête ceinte d’un linge maculé, avec ses souliers à clous, sans boucles, souvent sans cordons ; son pantalon de drap grossier, taché ou plutôt trempé de boue ; sa chemise ouverte sur sa poitrine maigre, et, cependant, large relativement à sa taille ; sa cravate noire, grasse, huileuse, étroite, laissant voir les hideuses attaches de son cou, qui, mal d’accord entre elles, faisaient pencher la tête à gauche ; ses mains sales et épaisses, toujours menaçantes, toujours montrant le poing, et, dans les intervalles de leurs menaces, labourant ses cheveux gras Tout cet ensemble, tronc de géant sur des jambes de nain, était hideux à voir ; aussi, le premier mouvement de quiconque l’apercevait était-il de se détourner ; mais l’œil ne se détournait point si vite, qu’il ne lût sur tout cela : 2 septembre ! et alors l’œil restait fixe et effaré comme devant une autre tête de Méduse.

 

Voilà les trois hommes que les Girondins accusaient d’aspirer à la dictature.

 

Eux, de leur côté, accusaient les Girondins de vouloir le fédéralisme.

 

Deux autres hommes qui se rattachent, par des intérêts et des opinions différentes, au récit que nous avons entrepris, étaient assis aux deux côtés opposés de cette assemblée : Billot, Gilbert ; Gilbert à l’extrême droite, entre Lanjuinais et Kersaint ; Billot à l’extrême gauche, entre Thuriot et Couthon.

 

Les membres de l’ancienne Assemblée législative escortaient la Convention, ils venaient abdiquer solennellement, remettre leurs pouvoirs aux mains de leurs successeurs.

 

François de Neufchâteau, dernier président de l’Assemblée dissoute, monta à la tribune, et prit la parole.

 

« Représentants de la nation, dit-il, l’Assemblée législative a cessé ses fonctions ; elle dépose le gouvernement entre vos mains.

 

« Le but de vos efforts sera de donner aux Français la liberté, les lois et la paix ; la liberté, sans laquelle les Français ne peuvent plus vivre ; les lois, le plus ferme fondement de la liberté ; la paix, le seul et unique but de la guerre.

 

« La liberté, les lois, la paix, ces trois mots furent gravés par les Grecs sur les portes du temple de Delphes. Vous les imprimerez sur le sol entier de la France ! »

 

L’Assemblée législative avait duré un an.

 

Elle avait vu s’accomplir d’immenses et terribles événements, le 20 juin, le 10 août, les 2 et 3 septembre ! Elle laissait à la France la guerre avec les deux puissances du Nord, la guerre civile dans la Vendée, une dette de deux milliards deux cents millions d’assignats, et la victoire de Valmy, remportée la veille, mais ignorée encore de tout le monde.

 

Pétion fut nommé président par acclamation.

 

Condorcet, Brissot, Rabaut-Saint-Etienne, Vergniaud, Camus et Lasource furent élus secrétaires : cinq Girondins sur les six.

 

La Convention tout entière, à part peut-être trente ou quarante membres, voulait la République ; seulement, les Girondins avaient décidé, dans une réunion chez Mme Roland, qu’on n’admettrait la discussion sur le changement du gouvernement qu’à leur heure, à leur temps, à leur lieu, c’est-à-dire que quand ils se seraient emparés des commissions exécutives et de la commission de constitution.

 

Mais, le 20 septembre, le jour même de la bataille de Valmy, d’autres combattants livraient une bataille bien autrement décisive !

 

Saint-Just, Lequinio, Panis, Billaud-Varenne, Collot-d’Herbois et quelques autres membres de la future Assemblée dînaient au Palais-Royal ; ils résolurent que, dès le lendemain, le mot de République serait lancé à leurs ennemis.

 

– S’ils le relèvent, dit Saint-Just, ils sont perdus, car ce mot, c’est nous qui les premiers l’auront prononcé ; s’ils l’écartent, ils sont perdus encore, car, en s’opposant à cette passion du peuple, ils seront submergés par l’impopularité que nous amasserons sur leurs têtes.

 

Collot-d’Herbois se chargea de la motion.

 

Aussi, à peine François de Neufchâteau eut-il remis les pouvoirs de l’ancienne Assemblée à la nouvelle, que Collot-d’Herbois demanda la parole.

 

Elle lui fut accordée.

 

Il monta à la tribune ; le mot d’ordre était donné aux impatients.

 

– Citoyens représentants, dit-il, je propose ceci : c’est que le premier décret de l’Assemblée qui vient de se réunir soit l’abolition de la royauté.

 

À ces mots, une acclamation immense s’éleva de la salle et des tribunes.

 

Deux opposants se levèrent, deux républicains bien connus : Barrère et Quinette. Ils demandaient qu’on attendît le vœu du peuple.

 

– Le vœu du peuple ? pourquoi faire ? demanda un pauvre curé de village ; à quoi bon délibérer quand tout le monde est d’accord ? Les rois sont, dans l’ordre moral, ce que les monstres sont dans l’ordre physique ; les cours sont l’atelier de tous les crimes ; l’histoire des rois est le martyrologe des nations !

 

On demanda quel était l’homme qui venait de faire cette courte mais énergique histoire de la royauté. Peu savaient son nom : il s’appelait Grégoire.

 

Les Girondins sentirent le coup qui leur était porté : ils allaient être à la remorque des Montagnards.

 

– Rédigeons le décret séance tenante ! cria de sa place Ducos, l’ami et l’élève de Vergniaud. Le décret n’a pas besoin de considérants ; après les lumières que le 10 août a répandues, le considérant de votre décret d’abolition de la royauté, ce sera l’histoire des crimes de Louis XVI !

 

Ainsi l’équilibre se trouvait rétabli : les Montagnards avaient demandé l’abolition de la royauté ; mais les Girondins avaient demandé l’établissement de la République.

 

La République ne fut pas décrétée : elle fut votée par acclamation.

 

On se jetait non seulement dans l’avenir pour fuir le passé, mais dans l’inconnu par haine du connu.

 

La proclamation de la République répondait à un immense besoin populaire ; c’était la consécration de la longue lutte que le peuple avait soutenue depuis les Communes ; c’était l’absolution de la jacquerie, des maillotins, de la Ligue, de la Fronde, de la Révolution ; c’était le couronnement de la foule au détriment de la royauté.

 

On eût dit, tant chaque citoyen respirait librement, qu’on venait d’enlever de la poitrine de chacun le poids du trône.

 

Les heures d’illusion furent courtes, mais splendides ; on avait cru proclamer une république, on venait de consacrer une révolution.

 

N’importe ! on avait fait une grande chose, et qui allait, pour plus d’un siècle, ébranler le monde.

 

Les vrais républicains, les plus purs au moins, ceux qui voulaient la République exempte de crimes, ceux qui, le lendemain, allaient heurter de front le triumvirat Danton, Robespierre et Marat, les Girondins étaient au comble de la joie. La République, c’était la réalisation de leur vœu le plus cher ; on venait, grâce à eux, de retrouver, sous les débris de vingt siècles, le type des gouvernements humains. La France avait été une Athènes sous François Ier et Louis XIV ; elle allait devenir une Sparte avec eux !

 

C’était un beau, un sublime rêve.

 

Aussi, le soir, se réunirent-ils dans un banquet chez le ministre Roland. Là se trouvaient Vergniaud, Guadet, Louvet, Pétion, Boyer-Fonfrède, Barbaroux, Gensonné, Grangeneuve, Condorcet, ces convives que devait, avant un an, réunir un autre banquet bien autrement solennel encore que celui-là ! Mais, en ce moment, chacun tournant le dos au lendemain, fermant les yeux à l’avenir, jeta volontairement le voile sur l’océan inconnu où l’on entrait, et où l’on entendait rugir ce gouffre qui, pareil au Maelstrom des fables scandinaves, devait engloutir, sinon le bâtiment, du moins les pilotes et les matelots.

 

La pensée de tous était enfantée, elle avait pris une forme, un aspect, un corps ; elle était là sous leurs yeux : la jeune République sortait armée du casque et de la pique comme Minerve ; que pouvaient-ils demander de plus ?

 

Ce fut, pendant les deux heures que dura la solennelle agape, un échange de hautes pensées derrière lesquelles se groupaient de grands dévouements, ces hommes-là parlaient de leur vie comme d’une chose qui ne leur appartenait déjà plus, et qui était à la nation. Ils réservaient l’honneur, voilà tout ; au besoin, ils abandonnaient la renommée.

 

Il y en avait qui, dans le fol enivrement de leurs jeunes espérances, voyaient s’ouvrir devant eux ces horizons azurés et infinis qu’on ne trouve que dans les rêves ; ceux-là, c’étaient les jeunes, les ardents, ceux qui étaient entrés de la veille dans cette lutte la plus énervante de toutes, la lutte de la tribune : c’étaient Barbaroux, Rebecqui, Ducos, Boyer-Fonfrède.

 

Il y en avait d’autres qui s’arrêtaient, et qui faisaient halte au milieu du chemin, reprenant des forces pour la course qui leur restait à accomplir ; c’étaient ceux qui avaient plié sous les rudes journées de la législative : c’étaient les Guadet, les Gensonné, les Grangeneuve, les Vergniaud.

 

Il y en avait d’autres, enfin, qui se sentaient arrivés à leur but, et qui comprenaient que la popularité allait les abandonner ; couchés à l’ombre du feuillage naissant de l’arbre républicain, ils se demandaient avec mélancolie si c’était bien la peine de se relever, de ceindre de nouveau ses reins, de reprendre le bâton du voyageur pour aller trébucher au premier obstacle : c’était Roland, c’était Pétion.

 

Mais, aux yeux de tous ces hommes, quel était le chef de l’avenir ? quel était le principal auteur, quel serait le futur modérateur de la jeune République ? C’était Vergniaud.

 

À la fin du dîner, il remplit son verre, et se leva.

 

– Amis, dit-il, un toast.

 

Tous se levèrent comme lui.

 

– À l’éternité de la République !

 

Tous répétèrent :

 

– À l’éternité de la République !

 

Il allait porter le verre à ses lèvres.

 

– Attendez ! dit Mme Roland.

 

Elle portait sur sa poitrine une rose fraîche, et qui venait de s’ouvrir comme l’ère nouvelle dans laquelle on entrait ; elle la prit, et ainsi qu’eût fait une Athénienne dans le verre de Périclès, elle l’effeuilla dans celui de Vergniaud.

 

Vergniaud sourit tristement, vida le verre, et, se penchant à l’oreille de Barbaroux, qui était à sa gauche :

 

– Hélas ! dit-il, j’ai bien peur que cette grande âme ne se trompe ! Ce ne sont point des feuilles de roses, ce sont des branches de cyprès qu’il faut effeuiller dans notre vin ce soir. En buvant à une république dont les pieds trempent dans le sang de septembre, Dieu sait si nous ne buvons pas à notre mort !… Mais n’importe ! ajouta-t-il en lançant un regard sublime au ciel, ce vin fût-il mon sang, je le boirais à la liberté et à l’égalité !

 

– Vive la République ! répétèrent en chœur tous les convives.

 

Au moment, à peu près, où Vergniaud portait ce toast, et où les convives y répondaient par ce cri de « Vive la République ! » poussé en chœur, les trompettes sonnaient en face du Temple, et il se faisait un grand silence.

 

Alors, de leurs chambres, dont les fenêtres étaient ouvertes, le roi et la reine purent entendre un municipal qui, d’une voix ferme, puissante, sonore, proclamait l’abolition de la royauté et l’établissement de la République.

 

Chapitre CLXXIV

La légende du roi martyr

 

On a pu voir avec quelle impartialité nous avons, tout en empruntant la forme du roman, mis, jusqu’ici, sous les yeux de nos lecteurs ce qu’il y eut de terrible, de cruel, de bon, de beau, de grand, de sanguinaire, de bas dans les hommes et les événements qui se sont succédé.

 

Aujourd’hui, les hommes dont nous parlons sont morts ; les événements seuls, immortalisés par l’histoire, les événements qui ne meurent pas, restent debout.

 

Eh bien, nous pouvons évoquer de la tombe tous ces cadavres qui y sont couchés, et dont si peu sont morts ayant rempli les jours de leur vie ; nous pouvons dire à Mirabeau : « Tribun, lève-toi ! », à Louis XVI : « Martyr, levez-vous ! », nous pouvons dire : « Levez-vous tous, vous qu’on appelait Favras, La Fayette, Bailly, Fournier l’Américain, Jourdan Coupe-Tête, Maillard, Théroigne de Méricourt, Barnave, Bouillé, Gamain. Pétion, Manuel, Danton, Robespierre, Marat, Vergniaud, Dumouriez, Marie-Antoinette, Mme Campan, Barbaroux, Roland, Mme Roland, roi, reine, ouvrier, tribuns, généraux, massacreurs, publicistes, levez-vous ! et dites si je ne vous ai pas présentés à ma génération, au peuple, aux grands, aux femmes surtout – c’est-à-dire aux mères de nos fils, à qui je veux apprendre l’histoire –, sinon comme vous êtes – qui peut se vanter d’avoir surpris tous vos mystères ! – du moins comme je vous ai vus. »

 

Nous pouvons dire aux événements, debout encore aux deux côtés de la route que nous avons parcourue : « Grande et lumineuse journée du 14 juillet ; sombres et menaçantes nuits des 5 et 6 octobre ; sanglant orage du Champ de Mars où la poudre s’est mêlée à l’éclair, et le bruit du canon au bruit de la foudre ; prophétique invasion du 20 juin, terrible victoire du 10 août, exécrables souvenirs des 2 et 3 septembre, vous ai-je bien dits ? vous ai-je bien racontés ? ai-je menti sciemment ? ai-je cherché à vous absoudre ou à vous calomnier ? »

 

Et les hommes répondront, et les événements répondront : « Tu as cherché la vérité sans haine, sans passion ; tu as cru la dire quand tu ne l’as pas dite ; tu es resté fidèle à toutes les gloires du passé, insensible à tous les éblouissements du présent, confiant à toutes les promesses de l’avenir, sois absous sinon loué. »

 

Eh bien, ce que nous avons fait, non pas comme juge élu, mais comme narrateur impartial, nous allons le faire jusqu’à la fin ; et, de cette fin, chaque pas nous en rapproche rapidement. Nous roulons sur la pente des événements, et il y a peu de points d’arrêt du 21 septembre, jour de la mort de la royauté, au 21 janvier, jour de la mort du roi.

 

Nous avons entendu la proclamation de la République, faite sous les fenêtres de la prison royale par la forte voix du municipal Lubin, et cette proclamation nous a ramenés au Temple.

 

Rentrons donc dans le sombre édifice qui renferme un roi redevenu homme, une reine restée reine, une vierge qui sera martyre, et deux pauvres enfants innocents par l’âge, sinon par la naissance.

 

Le roi était au Temple ; comment y était-il venu ? Avait-on voulu d’avance lui faire la honteuse prison qu’il occupait ?

 

Non.

 

Pétion, d’abord, avait eu l’idée de le transporter au centre de la France, de lui donner Chambord, de le traiter là en roi fainéant.

 

Supposer que tous les souverains de l’Europe imposassent silence à leurs ministres, à leurs généraux, à leurs manifestes, et se contentassent de regarder ce qui se passait en France, sans vouloir se mêler de la politique intérieure des Français, cette déchéance du 10 août, cette existence parquée dans un beau palais, dans un beau climat, au milieu de ce qu’on appelle le jardin de la France, n’était pas une punition bien cruelle pour l’homme qui expiait non seulement ses fautes, mais aussi celles de Louis XV et de Louis XIV.

 

La Vendée venait de se soulever : on objecta quelque hardi coup de main par la Loire. La raison parut suffisante : on renonça à Chambord.

 

L’Assemblée législative indiqua le Luxembourg ; le Luxembourg, palais florentin de Marie de Médicis, avec sa solitude, ses jardins rivaux de ceux des Tuileries, était une résidence non moins convenable que Chambord pour un roi déchu.

 

On objecta les caves du palais, donnant sur les catacombes : peut-être n’était-ce qu’un prétexte de la Commune, qui voulait tenir le roi sous sa main ; mais c’était un prétexte plausible.

 

La Commune vota donc pour le Temple. Par là, elle entendait, non pas la tour du Temple, mais le palais du Temple, l’ancienne commanderie des chefs de l’ordre, une des maisons de plaisance du comte d’Artois.

 

Au moment de la translation, plus tard même, quand Pétion a amené la famille royale au palais, quand elle y est installée, quand Louis XVI fait ses dispositions d’emménagement, une dénonciation arrive à la Commune, et Manuel est expédié pour changer une dernière fois la détermination municipale, et substituer le donjon au château.

 

Manuel arrive, examine le local destiné au logement de Louis XVI et de Marie-Antoinette, et redescend tout honteux.

 

Le donjon était inhabitable, occupé seulement par une espèce de portier, n’offrant qu’une place insuffisante, que des chambres étroites, que des lits immondes et infestés de vermine.

 

Il y a là dedans plus de cette fatalité qui pèse sur les races mourantes, que d’infâme préméditation de la part des juges.

 

L’Assemblée nationale n’avait point, de son côté, marchandé sur la dépense de bouche du roi. Le roi mangeait beaucoup ; ce n’est point un reproche que nous lui faisons : il est dans le tempérament des Bourbons d’être grands mangeurs ; mais le roi mangeait mal à propos. Il mangea, et de grand appétit, tandis qu’aux Tuileries on s’égorgeait. Non seulement, dans son procès, ses juges lui reprochèrent ce repas intempestif, mais encore, ce qui est plus grave, l’histoire, l’implacable histoire, l’a enregistré dans ses archives.

 

L’Assemblée nationale avait donc accordé cinq cent mille livres pour les dépenses de bouche du roi.

 

Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, la dépense fut de quarante mille livres ; dix mille francs par mois ; trois cent trente-trois francs par jour ; en assignats, c’est vrai, mais, à cette époque, les assignats perdaient à peine six ou huit pour cent.

 

Louis XVI avait, au Temple, trois domestiques et treize officiers de bouche. Son dîner se composait, chaque jour, de quatre entrées, de deux rôtis chacun de trois pièces, de quatre entremets, de trois compotes, de trois assiettes de fruits, d’un carafon de bordeaux, d’un carafon de malvoisie, d’un carafon de madère.

 

Seul, avec son fils, il buvait du vin ; la reine et les princesses ne buvaient que de l’eau.

 

De ce côté, matériellement, le roi n’était donc pas à plaindre.

 

Mais ce qui lui manquait essentiellement, c’étaient l’air, l’exercice, le soleil et l’ombre.

 

Habitué aux chasses de Compiègne et de Rambouillet, aux parcs de Versailles et du grand Trianon, Louis XVI se trouvait tout à coup réduit, non pas à une cour, non pas à un jardin, non pas à une promenade, mais à un terrain sec et nu, avec quatre compartiments de gazon flétri, quelques arbres chétifs, rabougris, effeuillés au vent d’automne.

 

Là, tous les jours, à deux heures, le roi et sa famille se promenaient ; nous nous trompons : là, tous les jours, à deux heures, on promenait le roi et sa famille.

 

C’était inouï, cruel, féroce, mais moins féroce, moins cruel que les caves de l’Inquisition à Madrid, que les plombs du Conseil des Dix à Venise, que les cachots du Spielberg.

 

Remarquez bien ceci, nous n’excusons pas plus la Commune que nous n’excusons les rois ; nous disons seulement : le Temple n’était qu’une représaille, représaille terrible, fatale, maladroite, car, d’un jugement, on faisait une persécution ; d’un coupable, un martyr.

 

Maintenant, quel était l’aspect des différents personnages que nous avons entrepris de suivre dans les phases principales de leur vie ?

 

Le roi, avec son œil myope, ses joues flasques, ses lèvres pendantes, sa démarche lourde et balancée, semblait un bon fermier, frappé d’un malheur de fortune ; sa mélancolie était celle d’un agriculteur dont un orage a brûlé les granges, ou une grêle versé les blés.

 

L’attitude de la reine était, comme toujours, roide, altière, souverainement provoquante ; Marie-Antoinette avait inspiré de l’amour au temps de sa grandeur ; à l’heure de sa chute, elle inspira des dévouements, mais pas de pitié : la pitié naît de la sympathie, et la reine n’était aucunement sympathique.

 

Madame Élisabeth, avec sa robe blanche, symbole de la pureté de son corps et de son âme ; avec ses cheveux blonds, devenus plus beaux encore depuis qu’ils étaient forcés de flotter sans poudre ; Madame Élisabeth, avec un ruban d’azur à son bonnet et à sa taille, semblait l’ange gardien de toute la famille.

 

Madame Royale, malgré le charme de son âge, intéressait peu ; tout Autrichienne comme sa mère, toute Marie-Thérèse et Marie-Antoinette, elle avait déjà, dans le regard, le mépris et la fierté des races royales et des oiseaux de proie.

 

Le petit dauphin, avec ses cheveux d’or, son teint blanc et un peu maladif, était intéressant ; il avait néanmoins l’œil d’un bleu cru et dur, et parfois d’une expression bien au-dessus de son âge ; il comprenait tout, suivait les indications que lui donnait sa mère par un seul regard, et il avait des roueries de politique enfantine qui parfois tiraient les larmes des yeux des bourreaux eux-mêmes. Il avait touché jusqu’à Chaumette, le pauvre enfant ! Chaumette, cette fouine au museau pointu, cette belette à bésicles.

 

– Je lui ferai donner de l’éducation, disait l’ex-clerc de procureur à M. Hue, valet de chambre du roi, mais il faudra bien l’éloigner de sa famille, afin qu’il perde l’idée de son rang.

 

La Commune était à la fois cruelle et imprudente : cruelle en entourant la famille royale de mauvais traitements, de vexations, d’injures même ; imprudente en la laissant voir faible, brisée, prisonnière.

 

Chaque jour, elle envoyait de nouveaux gardiens au Temple, sous le nom de municipaux ; ils entraient ennemis acharnés du roi, ils sortaient ennemis de Marie-Antoinette, mais presque tous plaignant le roi, plaignant les enfants, glorifiant Madame Élisabeth.

 

En effet, que voyaient-ils au Temple, en place du loup, de la louve, des louveteaux ? Une brave famille de bourgeois, une mère un peu fière, espèce d’Elmire qui ne souffrait point que l’on touchât même le bas de sa robe ; mais du tyran, point la trace !

 

Comment se passait la journée de toute la famille ?

 

Disons-le, d’après Cléry.

 

Mais, d’abord, jetons les yeux sur la prison ; nous les reporterons ensuite sur les prisonniers.

 

Le roi était enfermé dans la petite tour ; la petite tour était adossée à la grande, sans communication intérieure ; elle formait un carré long flanqué de deux tourelles : dans une de ces tourelles était un petit escalier qui partait du premier étage, et conduisait à une galerie, sur la plate-forme ; dans l’autre étaient des cabinets qui correspondaient à chaque étage de la tour.

 

Le corps de bâtiment avait quatre étages. Le premier était composé d’une antichambre, d’une salle à manger et d’un cabinet pris dans la tourelle ; le second étage était divisé de la même manière à peu près ; la pièce la plus grande servait de chambre à coucher à la reine et au dauphin ; la seconde, séparée de la première par une petite antichambre fort obscure, était occupée par Madame Royale et Madame Élisabeth ; il fallait traverser cette chambre pour entrer dans le cabinet de la tourelle, et ce cabinet, qui n’était autre que celui que les Anglais appellent water-closet, était commun à la famille royale, aux officiers municipaux et aux soldats.

 

Le roi demeurait au troisième étage, qui comprenait le même nombre de pièces ; il couchait dans la grande chambre ; le cabinet pris dans la tourelle lui servait de cabinet de lecture ; à côté était une cuisine, précédée d’une pièce obscure qu’avaient, dans les premiers jours, et avant qu’ils eussent été séparés du roi, habitée MM. de Chamilly et Hue, et sur laquelle, depuis le départ de M. Hue, les scellés avaient été apposés.

 

Le quatrième étage était fermé ; le rez-de-chaussée était consacré à des cuisines dont on ne fit aucun usage.

 

Maintenant, comment la famille royale vivait-elle dans cet étroit espace, moitié prison, moitié appartement ?

 

Nous allons le dire.

 

Le roi se levait d’habitude à six heures du matin ; il se rasait lui-même ; Cléry le coiffait et l’habillait ; puis, aussitôt coiffé et habillé, il passait dans son cabinet de lecture, c’est-à-dire dans la bibliothèque des archives de l’ordre de Malte, qui contenait quinze ou seize cents volumes.

 

Un jour, le roi, en y cherchant des livres, montra du doigt à M. Hue les œuvres de Voltaire et de Rousseau.

 

Puis, à voix basse.

 

– Tenez, dit-il, ce sont ces deux hommes qui ont perdu la France !

 

En entrant là, Louis XVI se mettait à genoux, et priait pendant cinq ou six minutes, puis lisait ou travaillait jusqu’à neuf heures ; pendant ce temps, Cléry faisait la chambre du roi, préparait le déjeuner, et descendait chez la reine.

 

Demeuré seul, le roi s’asseyait, s’amusait à traduire ou Virgile ou les Odes d’Horace – pour continuer l’éducation du dauphin, il s’était remis au latin lui même.

 

Cette pièce était très petite ; la porte en restait toujours ouverte : le municipal se tenait dans la chambre à coucher, et, par la porte ouverte, voyait ce que faisait le roi.

 

La reine n’ouvrait sa porte qu’à l’arrivée de Cléry, afin que, la porte étant fermée, le municipal ne pût entrer chez elle.

 

Alors, Cléry faisait les cheveux du jeune prince, arrangeait la toilette de la reine, et passait dans la chambre de Madame Royale et de Madame Élisabeth pour leur rendre le même service. Ce moment de la toilette, rapide et précieux à la fois, était celui où Cléry pouvait instruire la reine et les princesses de ce qu’il avait appris ; un signe qu’il faisait indiquait qu’il avait quelque chose à dire : la reine ou une des princesses causait alors avec le municipal, et Cléry profitait de la distraction de celui-ci pour glisser rapidement ce qu’il avait à dire.

 

À neuf heures, la reine, les deux enfants et Madame Élisabeth montaient chez le roi, où le déjeuner était servi ; pendant le dessert, Cléry faisait les chambres de la reine et des princesses ; un nommé Tison et sa femme avaient été adjoints à Cléry sous prétexte de l’aider dans son service, mais, en réalité, pour espionner la famille royale et même les municipaux. Le mari, ancien commis aux barrières, était un vieillard dur et méchant, incapable d’aucun sentiment d’humanité ; la femme – femme par l’amour qu’elle avait pour sa fille – poussait cet amour à un tel point, que, séparée de sa fille, elle dénonça la reine dans l’espérance de revoir son enfant.

 

À dix heures du matin, le roi descendait dans la chambre de la reine, et y passait la journée ; là, il s’occupait presque exclusivement de l’éducation du dauphin, lui faisait répéter quelques passages de Corneille ou de Racine, lui donnait une leçon de géographie, et l’exerçait à tracer et à lever des plans. La France, depuis trois ans, était divisée en départements, et c’était particulièrement cette géographie du royaume que le roi montrait à son fils.

 

La reine, de son côté, s’occupait de l’éducation de Madame Royale, qu’elle interrompait quelquefois pour se plonger dans de sombres et profondes rêveries ; quand cela arrivait, Madame Royale, la laissant tout entière à cette douleur inconnue qui avait au moins le bénéfice des pleurs, Madame Royale s’éloignait sur la pointe du pied, en faisant signe à son frère de garder le silence ; la reine demeurait plus ou moins longtemps absorbée dans ses réflexions, puis une larme paraissait au coin de sa paupière, roulait le long de sa joue, tombait sur sa main jaunie et qui avait pris le ton de l’ivoire, et, alors, presque toujours, la pauvre prisonnière, libre un instant dans le domaine immense de la pensée, dans le champ illimité des souvenirs, la pauvre prisonnière s’élançait brusquement hors de son rêve, et, regardant autour d’elle, rentrait, la tête basse et le cœur brisé, dans sa prison.

 

À midi, les trois princesses entraient chez Madame Élisabeth pour quitter leurs robes du matin ; ce moment, la pudeur de la Commune l’avait réservé à la solitude : aucun municipal n’était là.

 

À une heure, lorsque le temps le permettait, on faisait descendre la famille royale dans le jardin ; quatre officiers municipaux et un chef de légion de la garde nationale l’accompagnaient ou plutôt la surveillaient. Comme il y avait dans le Temple quantité d’ouvriers employés aux démolitions des maisons et aux constructions des nouveaux murs, les prisonniers ne pouvaient user que d’une partie de l’allée des marronniers.

 

Cléry était de ces promenades ; il y donnait un peu d’exercice au jeune prince en le faisant jouer soit au ballon, soit au petit palet.

 

À deux heures, on remontait dans la cour. Cléry servait le dîner ; et, tous les jours, à cette heure, Santerre venait au Temple, accompagné de deux aides de camp ; il visitait scrupuleusement les deux appartements du roi et de la reine

 

Quelquefois le roi lui adressait la parole ; la reine jamais ; elle avait oublié le 20 juin, et ce qu’elle devait à cet homme.

 

Après le repas, on redescendait au premier étage ; le roi faisait une partie de piquet ou de trictrac avec la reine ou sa sœur.

 

Cléry dînait à son tour.

 

À quatre heures, le roi s’accommodait, pour faire sa sieste, sur une causeuse ou dans quelque grand fauteuil ; alors, le plus profond silence s’établissait : les princesses prenaient ou un livre ou leur ouvrage, et chacun restait immobile, même le petit dauphin.

 

Louis XVI, presque sans transition, passait de la veille au sommeil. Les besoins physiques étaient, nous l’avons dit, tyranniques chez lui. Le roi dormait régulièrement ainsi une heure et demie ou deux heures. À son réveil, on reprenait la conversation ; on appelait Cléry, qui n’était jamais bien loin, et Cléry donnait au petit dauphin sa leçon d’écriture ; cette leçon donnée, il conduisait le jeune prince dans la chambre de Madame Élisabeth et le faisait jouer à la balle et au volant.

 

Le soir venu, toute la famille royale se plaçait autour d’une table : la reine faisait, à haute voix, une lecture propre à amuser ou à instruire les enfants ; Madame Élisabeth relayait la reine quand celle-ci était fatiguée. La lecture durait jusqu’à huit heures ; à huit heures, le jeune prince soupait dans la chambre de Madame Élisabeth : la famille royale assistait à ce souper, pendant lequel le roi prenait une collection du Mercure de France qu’il avait trouvée dans la bibliothèque, et donnait aux enfants des énigmes et des charades à deviner.

 

Après le souper du dauphin, la reine faisait dire à son fils cette prière :

 

« Dieu tout-puissant, qui m’avez créé et racheté, je vous adore ! Conservez les jours du roi, mon père, et ceux de ma famille ! Protégez-nous contre nos ennemis ! Donnez à Mme de Tourzel les forces dont elle a besoin pour supporter ce qu’elle endure à cause de nous ! »

 

Puis Cléry déshabillait et couchait le dauphin, près duquel restait une des deux princesses jusqu’à ce qu’il fût endormi.

 

Tous les soirs, à cette heure, un colporteur de journaux passait en criant les nouvelles du jour : Cléry se mettait à l’affût, et transmettait au roi les paroles du crieur.

 

À neuf heures, le roi soupait à son tour.

 

Cléry apportait sur un plateau le souper de la princesse qui veillait le petit dauphin.

 

Son repas fini, le roi rentrait dans la chambre de la reine, lui donnait, ainsi qu’à sa sœur, la main en signe d’adieu, embrassait les enfants, rentrait dans sa chambre, se retirait dans la bibliothèque, et y lisait jusqu’à minuit.

 

De leur côté, les princesses se renfermaient chez elles ; un des municipaux restait dans la petite pièce qui séparait leurs deux chambres ; l’autre suivait le roi.

 

Cléry plaçait alors son lit près de celui du roi ; mais, pour se coucher, Louis XVI attendait que le nouveau municipal fût monté, afin de savoir qui il était, et s’il l’avait déjà vu. Les municipaux étaient relevés à onze heures du matin, à cinq heures du soir, et à minuit.

 

Ce genre de vie, sans changement aucun, dura tant que le roi resta dans la petite tour, c’est-à-dire jusqu’au 30 septembre.

 

On le voit, la situation était triste, et d’autant plus digne de pitié qu’elle était supportée dignement ; aussi les plus hostiles s’adoucissaient-ils à cette vue. Ils venaient pour veiller sur un abominable tyran qui avait ruiné la France, massacré les Français, appelé l’étranger ; sur une reine qui avait réuni les lubricités de Messaline aux débordements de Catherine II ; ils trouvaient un bonhomme vêtu de gris, qu’ils confondaient avec son valet de chambre, qui mangeait bien, buvait bien, dormait bien, jouait au trictrac et au piquet, montrait le latin et la géographie à son fils, et faisait deviner des charades à ses enfants ; une femme fière et dédaigneuse sans doute, mais digne, calme, résignée, encore belle, apprenant à sa fille à faire de la tapisserie, à son fils à dire des prières, parlant doucement aux domestiques, et appelant un valet de chambre « mon ami. »

 

Les premiers moments étaient à la haine : chacun de ces hommes, venu avec des sentiments d’animosité et de vengeance commençait par donner cours à ces sentiments ; puis, peu à peu, il s’apitoyait ; parti le matin de chez lui, menaçant et la tête haute, il rentrait le soir, attristé, la tête basse ; sa femme l’attendait curieuse.

 

– Ah ! c’est toi ! s’écriait-elle.

 

– Oui, répondait-il laconiquement.

 

– Eh bien, as-tu vu le tyran ?

 

– Je l’ai vu.

 

– A-t-il l’air bien féroce ?

 

– Il ressemble à un rentier du Marais.

 

– Que fait-il ? Il enrage ! Il maudit la République ! Il…

 

– Il passe le temps à étudier avec ses enfants, à leur apprendre le latin, à jouer au piquet avec sa sœur, à deviner des charades pour amuser sa femme.

 

– Il n’a donc pas de remords, le malheureux ?

 

– Je l’ai vu manger, et il mange comme un homme qui a la conscience tranquille ; je l’ai vu dormir, et je réponds qu’il n’a pas le cauchemar.

 

Et la femme devenait pensive à son tour.

 

– Mais, alors, disait-elle, il n’est donc pas si cruel et si coupable qu’on le dit ?

 

– Coupable, je ne sais pas, cruel, je répondrais bien que non ; malheureux, à coup sûr !

 

– Pauvre homme ! disait la femme.

 

Voilà ce qui arrivait ; plus la Commune abaissait son prisonnier, et plus elle montrait que ce n’était, à tout prendre, qu’un homme comme un autre, plus les autres hommes avaient pitié de celui qu’ils reconnaissaient pour leur semblable.

 

Cette pitié se manifestait parfois directement, au roi lui-même, au dauphin, à Cléry.

 

Un jour, un tailleur de pierre était occupé à faire des trous à la muraille de l’antichambre pour y placer d’énormes verrous. Pendant que l’ouvrier déjeunait, le dauphin s’amusait à jouer avec ses outils ; alors, le roi prit des mains de l’enfant le marteau et le ciseau, lui montrant, lui serrurier habile, de quelle façon il fallait s’en servir.

 

Le maçon, du coin où il était assis, et où il mangeait son morceau de pain et de fromage, regardait avec étonnement ce qui se passait.

 

Il ne s’était pas levé devant le roi et devant le prince : il se leva devant l’homme et devant l’enfant ; puis, s’approchant, la bouche encore pleine, mais le chapeau à la main :

 

– Eh bien, dit-il au roi, quand vous sortirez de cette tour, vous pourrez vous vanter d’avoir travaillé à votre propre prison !

 

– Ah ! répondit le roi, quand et comment en sortirai-je ?

 

Le dauphin se mit à pleurer ; l’ouvrier essuya une larme ; le roi laissa tomber marteau et ciseau, et rentra dans sa chambre, où il se promena longtemps à grands pas.

 

Un autre jour, un factionnaire montait, comme d’habitude, la garde à la porte de la reine ; c’était un faubourien, vêtu grossièrement, mais cependant avec propreté.

 

Cléry était seul dans la chambre, occupé à lire. Le factionnaire le regardait avec une profonde attention.

 

Au bout d’un instant, Cléry, appelé ailleurs par son service se lève et veut sortir ; mais, le factionnaire, tout en lui présentant les armes, d’une voix basse, timide, presque tremblante :

 

– On ne passe pas, dit-il.

 

– Pourquoi cela ? demande Cléry.

 

– Parce que la consigne m’ordonne d’avoir les yeux sur vous.

 

– Sur moi ? dit Cléry. À coup sûr, vous vous trompez.

 

– N’êtes-vous pas le roi ?

 

– Vous ne connaissez donc pas le roi ?

 

– Jamais je ne l’ai vu, monsieur ; et, s’il faut le dire, pour le voir, j’aimerais mieux le voir ailleurs qu’ici.

 

– Parlez bas ! dit Cléry.

 

Puis, désignant une porte :

 

– Je vais entrer dans cette chambre, et vous verrez le roi : il est assis près d’une table, et lit.

 

Cléry entra et dit au roi ce qui venait de se passer ; alors le roi se leva et se promena d’une chambre à l’autre, afin que le brave homme le vît tout à son aise.

 

Aussi ne doutant point que ce ne fût pour lui que le roi se dérangeait ainsi :

 

– Ah ! monsieur, dit le faubourien à Cléry, que le roi est bon ! Quant à moi, je ne puis croire qu’il nous ait fait tout le mal que l’on dit.

 

Un autre factionnaire, placé au bout de cette allée qui servait de promenade à la famille royale, fit, un jour, comprendre aux illustres prisonniers qu’il avait quelques renseignements à leur donner. Au premier tour de promenade, personne n’eut l’air de faire attention à ses signes ; mais, au second tour, Madame Élisabeth s’approcha du factionnaire, pour voir s’il lui parlerait. Malheureusement, soit crainte, soit respect, ce jeune homme, qui était d’une figure distinguée, resta muet : seulement, deux larmes coulèrent dans ses yeux, et du doigt, il indiqua un tas de décombres où, probablement, une lettre était cachée. Cléry, sous prétexte de chercher, au milieu des pierres, des palets pour le petit prince, se mit à fouiller dans les décombres ; mais les municipaux devinant sans doute ce qu’il y cherchait, lui ordonnèrent de se retirer, et lui défendirent sous peine d’être séparé du roi, de jamais parler aux sentinelles.

 

Cependant, tous ceux qui approchaient les prisonniers du Temple ne montraient pas les mêmes sentiments de respect et de pitié : chez beaucoup, la haine et la vengeance étaient si profondément enracinées, que ce spectacle du malheur royal supporté avec des vertus bourgeoises ne pouvait les en arracher, et parfois le roi et la reine avaient à supporter des grossièretés, des injures, des insultes même.

 

Un jour, le municipal de service près du roi était un nommé James, professeur de langue anglaise ; cet homme s’était attaché au roi comme son ombre, et ne le quittait pas. Le roi entra dans son cabinet de lecture : le municipal y entra sur ses pas, et s’assit auprès de lui.

 

– Monsieur, dit alors le roi avec sa douceur habituelle, vos collègues ont l’habitude de me laisser seul dans cette pièce, attendu que, la porte restant toujours ouverte, je ne puis échapper à leurs regards.

 

– Mes collègues, répondit James, font à leur guise, et, moi, je fais à la mienne.

 

– Remarquez, s’il vous plaît, monsieur, reprit le roi, que la chambre est si petite, qu’il est impossible d’y rester deux.

 

– Alors, passez dans une plus grande, répliqua brutalement le municipal.

 

Le roi se leva sans rien dire, et rentra dans sa chambre à coucher, où le maître d’anglais le suivit et continua de l’obséder jusqu’au moment où il fut relevé.

 

Un matin, le roi prit le municipal qui était de garde pour celui qu’il avait vu la veille – nous avons dit qu’à minuit on avait l’habitude de changer les municipaux.

 

Il alla à lui, et, d’un air d’intérêt :

 

– Ah ! monsieur, dit-il, je regrette bien qu’on ait oublié de vous relever !

 

– Que voulez-vous dire ? demanda brutalement le municipal.

 

– Je veux dire que vous devez être fatigué.

 

– Monsieur, répondit cet homme, qui s’appelait Meunier, je viens ici pour surveiller ce que vous faites, et non pour que vous vous occupiez de ce que je fais.

 

Puis, enfonçant son chapeau sur sa tête, et s’approchant du roi :

 

– Personne, et vous moins qu’un autre, ajouta-t-il, n’a le droit de s’en mêler !

 

Une fois, à son tour, la reine se hasarda d’adresser la parole à un municipal.

 

– Quel quartier habitez-vous, monsieur ? demanda-t-elle à un de ces hommes qui assistait à son dîner.

 

– La patrie ! répondit fièrement celui-ci.

 

– Mais il me semble, reprit la reine, que la patrie, c’est la France ?

 

– Moins la portion occupée par l’ennemi que vous y avez appelé.

 

Quelques-uns des commissaires ne parlaient jamais du roi, de la reine, des princesses ou du jeune prince, sans ajouter quelque épithète obscène ou quelque juron grossier.

 

Un jour, un municipal nommé Turlot dit à Cléry, assez haut pour que le roi ne perdît pas un mot de la menace :

 

– Si le bourreau ne guillotinait pas cette sacrée famille, je la guillotinerais moi-même !

 

En sortant pour la promenade, le roi et la famille royale devaient passer devant un grand nombre de sentinelles dont plusieurs même étaient placées dans l’intérieur de la petite tour. Quand les chefs de légion et les municipaux passaient, les factionnaires leur présentaient les armes ; mais, quand le roi passait à son tour, ils posaient l’arme au pied, ou tournaient le dos.

 

Il en était de même des gardes du service extérieur placés au bas de la tour : quand le roi passait, ils affectaient de se couvrir et de s’asseoir ; mais, à peine les prisonniers étaient-ils passés, qu’ils se levaient et se découvraient.

 

Les insulteurs allaient plus loin ; un jour, le factionnaire, non content de porter les armes aux municipaux et aux officiers, et de ne les point porter au roi, écrivit sur le côté intérieur de la porte de la prison :

 

« La guillotine est permanente, et attend le tyran Louis XVI ! »

 

C’était une invention nouvelle, qui obtint un grand succès ; aussi le factionnaire eut-il des imitateurs : bientôt tous les murs du Temple, et particulièrement celui de l’escalier que montait et descendait la famille royale furent couverts d’inscriptions dans le genre de celles-ci :

 

« Madame Veto la dansera ! »

 

« Nous saurons mettre le gros cochon au régime. »

 

« À bas le cordon rouge ! Il faut étrangler les petits louveteaux ! »

 

D’autres inscriptions, comme une légende au-dessous d’une gravure, expliquaient quelque dessin menaçant.

 

Un de ces dessins représentait un homme à une potence ; au-dessous étaient écrits ces mots :

 

« Louis prenant un bain d’air. »

 

Mais les tourmenteurs les plus acharnés étaient deux commensaux du Temple : l’un, le cordonnier Simon ; l’autre, le sapeur Rocher.

 

Simon cumulait : il était non seulement cordonnier, mais encore municipal ; non seulement municipal, mais encore un des six commissaires chargés d’inspecter les travaux et les dépendances du Temple. À ce triple titre, il ne quittait point la tour.

 

Cet homme, que ses cruautés exercées sur l’enfant royal ont rendu célèbre, était l’insulte personnifiée ; chaque fois qu’il paraissait devant les prisonniers, c’était pour leur faire un nouvel outrage.

 

Si le valet de chambre réclamait quelque chose au nom du roi :

 

– Voyons, disait-il, que Capet demande d’un seul coup tout ce dont il a besoin ; je n’ai pas envie de prendre pour lui la peine de remonter une seconde fois.

 

Rocher lui faisait pendant ; ce n’était pourtant pas un méchant homme : au 10 août, il avait, à la porte de l’Assemblée nationale, pris le jeune dauphin dans ses bras, et l’avait été déposer sur le bureau du président. Rocher, de sellier qu’il était, passa officier dans l’armée de Santerre, puis portier de la tour du Temple ; il était ordinairement vêtu d’un costume de sapeur, avec une barbe et de longues moustaches, un bonnet à poil noir sur la tête, un large sabre au côté, et, autour de la taille, une ceinture où pendait un trousseau de clefs.

 

Il avait été placé là par Manuel, plutôt pour veiller sur le roi et sur la reine, plutôt pour empêcher qu’on ne leur fît du mal, que pour qu’il leur fît du mal lui-même ; il ressemblait à un enfant auquel on donne à garder une cage avec des oiseaux, en lui recommandant de veiller à ce qu’on ne les tourmente point, et qui, pour se distraire, leur arrache les plumes.

 

Lorsque le roi demandait à sortir, c’était Rocher qui se présentait à la porte ; mais il n’ouvrait que quand le roi avait bien attendu, remuant, tandis que le roi attendait, un gros trousseau de clefs ; puis tirant les verrous avec fracas ; puis, les verrous tirés, la porte ouverte, descendant précipitamment, et se plaçant près du dernier guichet, une pipe à la bouche ; puis, à chaque personne de la famille royale qui sortait, mais particulièrement aux femmes, soufflant une bouffée de tabac dans le nez.

 

Ces misérables lâchetés avaient pour témoins les gardes nationaux, qui, au lieu de s’opposer à ces vexations, souvent prenaient des chaises, et s’asseyaient comme des spectateurs devant un spectacle.

 

Cela encourageait Rocher, qui allait disant partout :

 

– Marie-Antoinette faisait la fière ; mais je l’ai bien forcée de s’humilier, moi ! Élisabeth et la petite me font, malgré elles, la révérence ; le guichet est si bas, qu’il faut bien qu’elles se baissent devant moi !

 

Puis il ajoutait :

 

– Chaque jour, je vous leur flanque au nez, à l’une ou à l’autre, une bouffée de ma pipe. La sœur ne demandait-elle pas dernièrement à nos commissaires : « Pourquoi donc Rocher fume-t-il toujours ? – Apparemment que cela lui plaît ! » ont-ils répondu.

 

Il y a, dans toutes les grandes expiations, outre le supplice infligé aux patients, l’homme qui fait boire au condamné la lie et le fiel : pour Louis XVI, il s’appelle Rocher ou Simon ; pour Napoléon, il s’appelle Hudson Lowe. Mais aussi, quand le condamné a subi sa peine, quand le patient en a fini avec la vie, ce sont ces hommes-là qui poétisent son supplice, qui sanctifient sa mort ! Sainte-Hélène serait-elle Sainte-Hélène sans le geôlier à l’habit rouge ? Le Temple serait-il le Temple sans son sapeur et son cordonnier ? Voilà les véritables personnages de la légende ; aussi appartiennent-ils de droit aux longs et sombres récits populaires.

 

Mais, si malheureux que fussent les prisonniers, il leur restait une immense consolation : ils étaient réunis.

 

La Commune résolut de séparer le roi de sa famille.

 

Le 26 septembre, cinq jours après la proclamation de la République, Cléry apprit, par un municipal, que l’appartement qu’on destinait au roi dans la grande tour serait bientôt prêt.

 

Cléry, pénétré de douleur, transmit cette triste nouvelle à son maître ; mais celui-ci, avec son courage ordinaire :

 

– Tâchez, dit-il, de savoir d’avance le jour de cette pénible séparation, et de m’en instruire.

 

Malheureusement, Cléry ne sut rien, et ne put rien dire de plus au roi.

 

Le 29, à dix heures du matin, six municipaux entrèrent dans la chambre de la reine au moment où toute la famille était réunie : ils venaient, porteurs d’un arrêté de la Commune, enlever aux prisonniers papier, encre, plumes, crayons. Perquisition fut faite non seulement dans les chambres, mais sur les personnes mêmes des prisonniers.

 

– Quand vous aurez besoin de quelque chose, dit celui qui portait la parole, et que l’on appelait Charbonnier, votre valet de chambre descendra et écrira vos demandes sur un registre qui restera dans la chambre du conseil.

 

Le roi ni la reine ne firent aucune observation ; ils se fouillèrent, et donnèrent tout ce qu’ils avaient sur eux ; les princesses et les domestiques suivirent leur exemple.

 

Ce fut alors seulement que Cléry, par quelques paroles surprises à un municipal, sut que le roi serait, le soir même, transféré dans la grande tour ; il le dit à Madame Élisabeth qui le reporta au roi.

 

Rien de nouveau ne se passa jusqu’au soir. À chaque bruit, à chaque porte ouverte, les cœurs des prisonniers bondissaient, et leurs mains étendues se joignaient dans une anxieuse étreinte.

 

Le roi resta plus tard que de coutume dans la chambre de la reine ; mais, cependant, il fallut se quitter.

 

Enfin, la porte s’ouvrit : les six municipaux qui étaient venus le matin rentrèrent avec un nouvel arrêté de la Commune dont ils firent lecture au roi : c’était l’ordre officiel de sa translation dans la grande tour.

 

Cette fois, l’impassibilité du roi lui fit défaut. Où devait le mener ce nouveau pas dans la voie terrible et sombre ? C’était le mystérieux et l’inconnu que l’on abordait ; aussi, l’abordait-on avec des frissonnements et des larmes.

 

Les adieux furent longs et douloureux. Force fut enfin au roi de suivre les municipaux. Jamais la porte, en se refermant derrière lui, n’avait paru rendre un son si funèbre.

 

On s’était tant pressé d’imposer aux prisonniers cette nouvelle douleur que l’appartement où l’on conduisait le roi n’était pas fini : il n’y avait encore qu’un lit et deux chaises ; la peinture et le collage, tout frais, donnaient à l’appartement une odeur insupportable.

 

Le roi se coucha sans se plaindre. Cléry passa la nuit, sur une chaise, près de lui.

 

Cléry leva et habilla le roi, selon sa coutume ; puis il voulu se rendre dans la petite tour pour habiller le dauphin : on s’y opposa, et l’un des municipaux, nommé Véron, lui dit :

 

– Vous n’aurez plus de communication avec les autres prisonniers ; le roi ne verra plus ses enfants.

 

Cléry, cette fois, n’eut pas le courage de transmettre la fatale nouvelle à son maître.

 

À neuf heures, le roi, qui ignorait la rigueur de la décision demanda à être conduit près de sa famille.

 

– Nous n’avons point d’ordre à cet endroit, dirent les commissaires.

 

Le roi insista ; mais ils ne répondirent point, et se retirèrent.

 

Le roi resta seul avec Cléry, le roi assis, Cléry appuyé contre la muraille ; tous deux étaient accablés.

 

Une demi-heure après, deux municipaux entrèrent, un garçon de café les suivait, apportant au roi un morceau de pain et une limonade.

 

– Messieurs, demanda le roi, ne pourrai-je donc pas dîner avec ma famille ?

 

– Nous prendrons les ordres de la Commune, répondit l’un d’eux.

 

– Mais, si je ne puis descendre, mon valet de chambre peut descendre, lui ? Il a soin de mon fils et rien n’empêche, j’espère, qu’il ne continue à le servir ?

 

Le roi demandait la chose si simplement, et avec si peu d’animosité, que ces hommes, étonnés, ne savaient que répondre ; ce ton, ces manières, cette douleur résignée étaient si loin de ce qu’ils attendaient, qu’il y avait en eux comme un éblouissement.

 

Ils se contentèrent de répondre que cela ne dépendait pas d’eux, et sortirent.

 

Cléry était resté immobile près de la porte, regardant son maître avec une profonde angoisse ; il vit le roi prendre le pain qu’on venait de lui apporter, et le briser en deux ; puis, lui en offrant la moitié :

 

– Mon pauvre Cléry, dit-il, il paraît qu’ils ont oublié votre déjeuner. Prenez cette moitié de mon pain ; j’aurai, moi, assez de l’autre.

 

Cléry refusa ; mais, le roi insistant, il prit le pain : seulement en le prenant, il ne put s’empêcher d’éclater en sanglots. Le roi lui-même pleura.

 

À dix heures, un municipal amena les ouvriers qui travaillaient à l’appartement ; alors, ce municipal, s’approchant du roi avec une certaine pitié :

 

– Monsieur, lui dit-il, je viens d’assister au déjeuner de votre famille, et je suis chargé de vous dire que tout le monde est en bonne santé.

 

Le roi sentit son cœur se desserrer ; la pitié de cet homme lui faisait du bien.

 

– Je vous remercie, répondit-il, et vous prie de donner, en échange, de mes nouvelles à ma famille, et de lui dire que, moi aussi, je me porte bien. Maintenant, monsieur, ne pourrais-je pas avoir quelques livres que j’ai laissés dans la chambre de la reine ? En ce cas, vous me feriez plaisir de me les envoyer.

 

Le municipal ne demandait pas mieux ; mais il était très embarrassé, ne sachant pas lire. Enfin, il avoua son embarras à Cléry, le priant de l’accompagner pour reconnaître lui-même les livres que le roi désirait.

 

Cléry était trop heureux : c’était pour lui un moyen de porter à la reine des nouvelles de son mari.

 

Louis XVI lui fit un signe des yeux ; ce signe contenait tout un monde de recommandations.

 

Cléry trouva la reine dans sa chambre avec Madame Élisabeth et ses enfants.

 

Les femmes pleuraient ; le petit dauphin avait commencé par pleurer aussi ; mais les larmes tarissent vite aux yeux des enfants.

 

En voyant entrer Cléry, la reine, Madame Élisabeth et Madame Royale se levèrent, l’interrogeant, non pas de la voix, mais du geste.

 

Le petit dauphin courut à lui en disant :

 

– C’est mon bon Cléry !

 

Malheureusement, Cléry ne pouvait rien dire que quelques paroles réservées : deux municipaux qui l’avaient accompagné étaient avec lui dans la chambre.

 

Mais la reine n’y put tenir, et s’adressant directement à eux :

 

– Oh ! messieurs, dit-elle, par grâce, que nous puissions demeurer avec le roi, ne fût-ce que quelques instants dans la journée et à l’heure des repas !

 

Les autres femmes ne parlaient point, mais joignaient les mains.

 

– Messieurs, disait le dauphin, laissez, s’il vous plaît, revenir mon père avec nous, et je prierai le bon Dieu pour vous !

 

Les municipaux se regardaient sans répondre ; ce silence tirait des sanglots et des cris de douleur de la poitrine des femmes.

 

– Ah ! ma foi, tant pis ! dit celui qui avait parlé au roi ; ils dîneront encore aujourd’hui ensemble !

 

– Mais demain ? dit la reine.

 

– Madame, répondit le municipal, notre conduite est subordonnée aux arrêtés de la Commune ; demain, nous ferons ce que la Commune ordonnera. Est-ce votre avis, citoyen ? demanda le municipal à son collègue.

 

Celui-ci fit de la tête un signe d’adhésion.

 

La reine et les princesses, qui attendaient ce signe avec anxiété, poussèrent un cri de joie. Marie-Antoinette prit ses deux enfants entre ses bras, les serrant contre son cœur ; Madame Élisabeth, les mains au ciel, remerciait Dieu. Cette joie si inattendue, qu’elle leur arrachait des cris et des larmes, avait presque l’aspect d’une douleur.

 

Un des municipaux ne put retenir ses larmes, et Simon, qui était présent, s’écria :

 

– Je crois que ces bougresses de femmes vont me faire pleurer !

 

Puis, s’adressant à la reine :

 

– Vous ne pleuriez pas ainsi, dit-il, quand vous assassiniez le peuple au 10 août !

 

– Ah ! monsieur ; dit la reine, le peuple est bien trompé sur nos sentiments ! S’il nous connaissait mieux, il ferait comme monsieur, il pleurerait sur nous !

 

Cléry prit les livres demandés par le roi, et remonta ; il avait hâte d’annoncer à son maître la bonne nouvelle ; mais les municipaux avaient presque aussi grande hâte que lui ; c’est si bon d’être bon !

 

On servit le dîner chez le roi ; toute la famille y fut amenée : on eût dit un dîner de fête ; on croyait avoir tout gagné en gagnant un jour !

 

On avait tout gagné, en effet, car on n’entendit plus parler de l’arrêté de la Commune, et le roi continua, comme par le passé, à voir sa famille dans la journée, et à prendre ses repas avec elle.

 

Chapitre CLXXV

Où maître Gamain reparaît

 

Le matin même du jour où ces choses se passaient au Temple, un homme vêtu d’une carmagnole et d’un bonnet rouge, appuyé sur une béquille qui l’aidait à soutenir sa marche, se présenta au ministère de l’Intérieur.

 

Roland était fort accessible ; mais, si accessible qu’il fût, il était, cependant, forcé d’avoir – comme s’il eût été ministre d’une monarchie, au lieu d’être ministre d’une république –, il était cependant forcé, disons-nous, d’avoir des huissiers dans son antichambre.

 

L’homme à la béquille, à la carmagnole et au bonnet rouge, fut donc obligé de s’arrêter à l’antichambre, devant l’huissier qui lui barrait le passage en lui demandant :

 

– Que désirez-vous, citoyen ?

 

– Je désire parler au citoyen ministre, répondit l’homme à la carmagnole.

 

Il y avait quinze jours que le titre de citoyen et de citoyenne était substitué à la qualification de monsieur et de madame.

 

Les huissiers sont toujours des huissiers, c’est-à-dire des personnages fort impertinents – nous parlons des huissiers des ministères : si nous parlions des huissiers à verge, au lieu de parler des huissiers à chaîne, nous en dirions bien autre chose !

 

L’huissier répondit d’un ton protecteur.

 

– Mon ami, apprenez une chose : c’est qu’on ne parle point comme cela au citoyen ministre.

 

– Et comment donc parle-t-on au citoyen ministre, citoyen huissier ? demanda le citoyen au bonnet rouge.

 

– On lui parle quand on a une lettre d’audience.

 

– Je croyais que cela se passait comme vous dites sous le règne du tyran, mais que, sous la République, dans un temps où tous les hommes sont égaux, on était moins aristocrate.

 

Cette réflexion fit réfléchir l’huissier.

 

– C’est que, continua l’homme au bonnet rouge, à la carmagnole et à la béquille, c’est que ce n’est pas amusant, voyez-vous, de venir de Versailles pour rendre service à un ministre, et de ne pas être reçu par lui.

 

– Vous venez pour rendre service au citoyen Roland ?

 

– Un peu !

 

– Et quel genre de service venez-vous lui rendre ?

 

– Je viens lui dénoncer une conspiration.

 

– Bon ! nous en avons par-dessus la tête des conspirations.

 

– Ah !

 

– Vous venez de Versailles pour cela ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, vous pouvez y retourner, à Versailles.

 

– C’est bon, j’y retournerai ; mais votre ministre se repentira de ne pas m’avoir reçu.

 

– Dame ! c’est la consigne… Ecrivez-lui, et revenez avec une lettre d’audience ; alors, ça ira tout seul.

 

– C’est votre dernier mot ?

 

– C’est mon dernier mot.

 

– Il paraît que c’est plus difficile d’entrer chez le citoyen Roland que ça ne l’était d’entrer chez Sa Majesté Louis XVI !

 

– Comment cela ?

 

– Je dis ce que je dis.

 

– Voyons, que dites-vous ?

 

– Je dis qu’il fut un temps où j’entrais aux Tuileries comme je voulais.

 

– Vous ?

 

– Oui, et je n’avais qu’à dire mon nom pour cela.

 

– Comment donc vous appelez-vous ? Le roi Frédéric-Guillaume ou l’empereur François ?

 

– Non, je ne suis pas un tyran, moi, un marchand d’esclaves, un aristocrate ; je suis tout simplement Nicolas-Claude Gamain, maître sur maître, maître sur tous.

 

– Maître en quoi ?

 

– En serrurerie donc ! Vous ne connaissez pas Nicolas-Claude Gamain, l’ancien maître serrurier de M. Capet ?

 

– Ah ! comment ! c’est vous, citoyen, qui êtes… ?

 

– Nicolas-Claude Gamain.

 

– Serrurier de l’ex-roi ?

 

– C’est-à-dire son maître en serrurerie, entendez-vous citoyen ?

 

– C’est cela que je veux dire.

 

– En chair et en os, c’est moi.

 

L’huissier regarda ses camarades comme pour les interroger ; ceux-ci répondirent par un signe affirmatif.

 

– Alors, dit l’huissier, c’est autre chose.

 

– Qu’est-ce que vous entendez par c’est autre chose ?

 

– J’entends que vous allez écrire votre nom sur un morceau de papier, et que je vais faire passer ce nom au citoyen ministre.

 

– Écrire ? Ah bien, oui, écrire ! ça n’était déjà pas mon fort avant qu’ils m’eussent empoisonné, ces brigands-là ; mais, maintenant, c’est encore pis ! Voyez comme l’arsenic m’a arrangé.

 

Et Gamain montra ses jambes tordues, sa colonne vertébrale déviée, et sa main crispée et crochue comme une griffe.

 

– Comment ! ce sont eux qui vous ont arrangé ainsi, mon pauvre homme ?

 

– Eux-mêmes ! et c’est cela que je viens dénoncer au citoyen ministre, et bien autre chose encore.. Comme on dit qu’on va lui faire son procès, à ce brigand de Capet, ce que j’ai à dire ne sera peut-être pas perdu pour la nation, dans les circonstances où l’on se trouve.

 

– Eh bien, asseyez-vous là, et attendez, citoyen ; je vais faire passer votre nom au citoyen ministre.

 

Et l’huissier écrivit sur un morceau de papier :

 

« Claude-Nicolas Gamain, ancien maître serrurier du roi, demande au citoyen ministre une audience immédiate pour une révélation importante. »

 

Puis il remit le papier à l’un de ses camarades dont la position spéciale était d’annoncer.

 

Cinq minutes après, le camarade revint en disant :

 

– Suivez-moi, citoyen.

 

Gamain fit un effort qui lui arracha un cri de douleur, se leva, et suivit l’huissier.

 

L’huissier conduisit Gamain, non pas dans le cabinet du ministre officiel, le citoyen Roland, mais dans le cabinet du ministre réel, la citoyenne Roland.

 

C’était une petite chambre très simple, tendue d’un papier vert, éclairée d’une seule fenêtre dans l’embrasure de laquelle, assise à une petite table, travaillait Mme Roland.

 

Roland était debout devant la cheminée.

 

L’huissier annonça le citoyen Nicolas-Claude Gamain – et le citoyen Nicolas-Claude Gamain parut sur la porte.

 

Le maître serrurier n’avait jamais été, même au temps de sa meilleure santé et de sa plus haute fortune, d’un physique bien avantageux ; mais la maladie à laquelle il était en proie, et qui n’était autre qu’un rhumatisme articulaire, tout en tordant ses membres et en défigurant son visage, n’avait rien ajouté, on le comprend bien, aux agréments de sa physionomie.

 

Il en résulta que, lorsque l’huissier eut refermé la porte derrière lui, jamais honnête homme – et, il faut le dire, nul mieux que Roland ne méritait le titre d’honnête homme –, il en résulta, disons-nous, que jamais honnête homme, au visage calme et serein, ne s’était trouvé en face d’un coquin à plus bas et à plus immonde visage.

 

Le premier sentiment qu’éprouva le ministre fut donc celui d’une profonde répugnance. Il regarda le citoyen Gamain des pieds à la tête, et, voyant qu’il tremblait sur sa béquille, un sentiment de pitié pour la souffrance d’un de ses semblables – en supposant toutefois que le citoyen Gamain fût le semblable du citoyen Roland –, un sentiment de pitié fit que le premier mot qu’adressa le ministre au serrurier fut :

 

– Asseyez-vous, citoyen ; vous paraissez souffrant.

 

– Je crois bien que je suis souffrant ! dit Gamain en s’asseyant ; c’est depuis que l’Autrichienne m’a empoisonné.

 

À ces mots, une expression de profond dégoût passa sur le visage du ministre, et il échangea un regard avec sa femme, à peu près cachée dans l’embrasure de la fenêtre.

 

– Et c’est pour me dénoncer cet empoisonnement, dit Roland, que vous êtes venu ?

 

– Pour vous dénoncer ça et autre chose.

 

– Apportez-vous la preuve de vos dénonciations ?

 

– Ah ! quant à ça, vous n’avez qu’à venir avec moi aux Tuileries, et on vous la montrera, l’armoire !

 

– Quelle armoire ?

 

– L’armoire où ce brigand-là cachait son trésor… oh ! j’aurais dû m’en douter aussi, quand, la besogne achevée, l’Autrichienne m’a dit de sa voix câline : « Tenez, Gamain, vous avez chaud ; buvez ce verre de vin ; il vous fera du bien ! » J’aurais dû me douter que le vin était empoisonné !

 

– Empoisonné ?

 

– Oui… Je savais ça pourtant, dit Gamain avec une expression de sombre haine, que les hommes qui aident les rois à cacher des trésors ne vivent pas longtemps.

 

Roland s’approcha de sa femme, et l’interrogea des yeux.

 

– Il y a quelque chose au fond de tout cela, mon ami, dit-elle ; je me rappelle maintenant le nom de cet homme : c’est le maître serrurier du roi.

 

– Et cette armoire… ?

 

– Eh bien, demandez-lui ce que c’est que cette armoire.

 

– Ce que c’est que cette armoire ? reprit Gamain, qui avait entendu. Ah ! je vais vous le dire, parbleu ! C’est une armoire de fer, avec une serrure bénarde, et dans laquelle le citoyen Capet cachait son or et ses papiers.

 

– Et comment connaissez-vous l’existence de cette armoire ?

 

– Puisqu’il m’a envoyé chercher, moi et mon compagnon, à Versailles, pour lui faire marcher une serrure qu’il avait faite lui-même, et qui ne marchait pas.

 

– Mais, cette armoire, elle aura été ouverte, brisée, pillée au 10 août.

 

– Oh ! dit Gamain, il n’y a pas de danger !

 

– Comment, il n’y a pas de danger ?

 

– Non ; je défie bien qui que ce soit au monde, excepté lui ou moi, de la trouver et surtout de l’ouvrir.

 

– Vous êtes sûr ?

 

– Sûr et certain ! Telle elle était à l’heure où il a quitté les Tuileries, telle elle est aujourd’hui.

 

– Et à quelle époque avez-vous aidé le roi Louis XVI à fermer cette armoire ?

 

– Ah ! je ne puis pas dire au juste, mais c’était trois ou quatre mois avant le départ pour Varennes.

 

– Et comment cela s’est-il passé ? voyons… Excusez-moi, mon ami ; la chose me paraît assez extraordinaire pour qu’avant de me mettre avec vous à la recherche de cette armoire, je vous demande quelques détails.

 

– Oh ! ces détails sont faciles à donner, citoyen ministre, et ils ne manqueront pas. Capet m’a envoyé chercher à Versailles ; ma femme ne voulait pas me laisser venir : pauvre femme ! elle avait eu un pressentiment, elle me disait : « Le roi est en mauvaise position ; tu vas te compromettre pour lui ! – Mais, lui disais-je, puisqu’il m’envoie chercher pour affaire concernant mon état, et qu’il est mon écolier, il faut bien que j’y aille. – Bon ! répondait-elle, il y a de la politique là-dessous : il a autre chose à faire, dans ce moment-ci, que de faire des serrures ! »

 

– Abrégeons, mon ami… De sorte que, malgré les avis de votre femme, vous êtes venu ?

 

– Oui et j’eusse mieux fait de les écouter, ses avis : je ne serais pas dans l’état où je suis… Mais ils me le payeront, les empoisonneurs !

 

– Alors ?

 

– Ah ! pour en revenir à l’armoire…

 

– Oui, mon ami, et tâchons même de ne pas nous en écarter, n’est-ce pas ? Tout mon temps est à la République, et j’ai bien peu de temps !

 

– Alors, il m’a montré une serrure bénarde qui n’allait pas ; il l’avait faite lui-même, ce qui me prouve que, si elle eût été, il ne m’aurait pas envoyé chercher, le traître !

 

– Il vous a fait voir une serrure bénarde qui n’allait pas ? reprit le ministre, insistant pour maintenir Gamain dans la question.

 

– Et il m’a demandé : « Pourquoi ça ne va-t-il pas, Gamain ? » J’ai dit : « Sire, il faut que j’examine la serrure. » Il a dit : « C’est trop juste. » Alors, j’ai examiné la serrure, et je lui ai dit : « Savez-vous pourquoi la serrure ne va pas ? – Non, a-t-il répondu, puisque je te le demande. – Eh bien, elle ne va pas, sire (on l’appelait encore sire à cette époque-là, le brigand !), elle ne va pas, sire… c’est tout simple, elle ne va pas… » Suivez bien mon raisonnement ; car, n’étant pas si fort en serrurerie que le roi, vous ne pourrez peut-être pas me comprendre. C’est-à-dire, non, je me rappelle maintenant : ce n’était pas une serrure bénarde, c’était une serrure de coffre.

 

– Cela m’est absolument égal, mon ami, répondit Roland ; comme vous l’avez deviné, je ne suis pas si fort en serrurerie que le roi, et je ne connais pas la différence qu’il y a entre une serrure bénarde et une serrure de coffre.

 

– La différence, je vais vous la faire toucher du doigt…

 

– Inutile. Vous expliquiez au roi, disiez-vous…

 

– Pourquoi la serrure ne fermait pas… Faut-il vous dire pourquoi elle ne fermait pas ?

 

– Si vous voulez, répondit Roland, qui commençait à croire que le mieux était d’abandonner Gamain à sa prolixité.

 

– Eh bien, elle ne fermait pas, comprenez-vous ? parce que le museau de la clef accrochait bien la grande barbe, que la grande barbe décrivait bien la moitié de son cercle, mais qu’arrivée là, comme elle n’était pas taillée en biseau, elle ne s’échappait pas toute seule ; voilà l’affaire ! vous comprenez à présent, n’est-ce pas ? la course de la barbe étant de six lignes, l’épaulement devait être d’une ligne… Comprenez-vous ?

 

– À merveille ! dit Roland, qui ne comprenait pas un mot.

 

– « C’est ma foi ça, dit le roi (on lui donnait encore ce titre à l’infâme tyran !) ; eh bien, Gamain, fais ce que je n’ai pas su faire, toi, mon maître. – Oh ! non seulement votre maître, sire ; mais encore maître sur maître, maître sur tous ! »

 

– Si bien… ?

 

– Si bien que je me mis à la besogne, tandis que M. Capet causait avec mon garçon, que j’ai toujours soupçonné d’être un aristocrate déguisé ; au bout de dix minutes, c’était fini. Alors, je descendis avec la porte de fer dans laquelle était pratiquée la serrure, et je dis : « Ça y est, sire ! – Eh bien, Gamain, dit-il, viens avec moi ! » Il marcha devant, je le suivis ; il me conduisit d’abord dans sa chambre à coucher, puis dans un couloir sombre qui communiquait de son alcôve à la chambre du dauphin ; là, il faisait si ténébreux, qu’on fut obligé d’allumer une bougie. Le roi me dit : « Tiens cette bougie, Gamain, et éclaire-moi. » Il se permettait de me tutoyer, le tyran ! Alors, il leva un panneau de la boiserie derrière lequel il y avait un trou rond portant deux pieds de diamètre à son ouverture ; puis, comme il remarquait mon étonnement : « J’ai fait cette cachette pour y serrer de l’argent, me dit-il ; maintenant, tu vois, Gamain, il faut fermer l’ouverture avec cette porte de fer. – Ce ne sera pas long, que je lui répondis : les gonds y sont, ainsi que le pêne. » J’accrochai la porte, et je n’eus qu’à la pousser ; elle se fermait toute seule, puis on remettait le panneau en place, bonsoir ! plus d’armoire, plus de porte, plus de serrure !

 

– Et vous croyez, mon ami, demanda Roland, que cette armoire n’avait d’autre but que de devenir coffre-fort, et que le roi s’était donné toute cette peine pour cacher de l’argent ?

 

– Attendez donc ! c’était une frime : il se croyait bien malin, le tyran ! mais je suis aussi malin que lui. Voici ce qui se passa. « Voyons, dit-il, Gamain, aide-moi à compter l’argent que je veux cacher dans cette armoire. » Et nous comptâmes ainsi deux millions en doubles louis que nous divisâmes en quatre sacs de cuir ; mais, tandis que je comptais son or, je vis du coin de l’œil le valet de chambre qui transportait des papiers, des papiers, des papiers… et je me dis : « Bon ! l’armoire, c’est pour renfermer des papiers ; l’argent, c’est une frime ! »

 

– Que dis-tu de cela, Madeleine ? demanda Roland à sa femme en se baissant vers elle, de manière à ce que, cette fois, Gamain ne l’entendit pas.

 

– Je dis que cette révélation est de la plus haute importance, et qu’il n’y a pas un instant à perdre.

 

Roland sonna.

 

L’huissier parut.

 

– Avez-vous une voiture attelée dans la cour de l’hôtel ? demanda-t-il.

 

– Oui, citoyen.

 

– Faites-la approcher.

 

Gamain se leva.

 

– Ah ! dit-il tout vexé, vous en avez assez de moi comme cela, à ce qu’il paraît ?

 

– Pourquoi donc ? demanda Roland.

 

– Puisque vous appelez votre voiture… Les ministres ont donc encore des voitures sous la République ?

 

– Mon ami, répondit Roland, les ministres auront des voitures en tout temps : une voiture n’est pas un luxe pour un ministre ; c’est une économie.

 

– Une économie de quoi ?

 

– De temps, c’est-à-dire de la denrée la plus chère et la plus précieuse qu’il y ait au monde !

 

– Alors, il faudra donc que je revienne, moi ?

 

– Pourquoi faire ?

 

– Dame ! pour vous mener à l’armoire où est le trésor.

 

– Inutile.

 

– Comment ça, inutile ?

 

– Sans doute, puisque je viens de demander la voiture pour y aller.

 

– Pour aller où ?

 

– Aux Tuileries.

 

– Nous y allons donc ?

 

– De ce pas.

 

– À la bonne heure !

 

– Mais, à propos, dit Roland.

 

– Quoi ? demanda Gamain.

 

– La clef ?

 

– Quelle clef ?

 

– La clef de l’armoire… Il est probable que Louis XVI ne l’a pas laissée à la porte.

 

– Oh ! bien certainement, attendu qu’il n’est pas si bête qu’il en a l’air, le gros Capet.

 

– Alors, vous prendrez des outils.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Pour ouvrir l’armoire.

 

Gamain tira de sa poche une clef toute neuve.

 

– Et qu’est-ce que c’est donc que cela ? demanda-t-il.

 

– Une clef.

 

– La clef de l’armoire, que j’ai faite de souvenir ; je l’avais bien étudiée, me doutant qu’un jour…

 

– Cet homme est un grand misérable ! dit Mme Roland à son mari.

 

– Tu penses donc… ? demanda celui-ci avec hésitation.

 

– Je pense que nous n’avons pas le droit, dans notre position, de refuser aucun des renseignements que la fortune nous envoie pour arriver à la connaissance de la vérité.

 

– La voilà ! la voilà ! disait Gamain rayonnant et montrant la clef.

 

– Et vous croyez, demanda Roland avec un dégoût qu’il lui était impossible de cacher, vous croyez que cette clef, quoique faite de souvenir, et après dix-huit mois, ouvrira l’armoire de fer ?

 

– Et du premier coup, je l’espère bien ! dit Gamain. Ce n’est pas pour des prunes qu’on est maître sur maître, maître sur tous.

 

– La voiture du citoyen ministre attend, dit l’huissier.

 

– Irai-je avec vous ? demanda Mme Roland.

 

– Certainement ! S’il y a des papiers, c’est à toi que je les confierai ; n’es-tu pas le plus honnête homme que je connaisse ?

 

Puis, se retournant vers Gamain :

 

– Venez, mon ami, lui dit Roland.

 

Et Gamain suivit en grommelant entre ses mâchoires :

 

– Ah ! je l’avais bien dit que je te revaudrais cela, M. Capet ?

 

Cela ? – Qu’est-ce que c’était que cela ?

 

C’était le bien que le roi lui avait fait !

 

Chapitre CLXXVI

La retraite des Prussiens

 

Tandis que la voiture du citoyen Roland roule vers les Tuileries ; tandis que Gamain retrouve le panneau caché dans la muraille ; tandis que, selon la promesse terrible qu’il en a faite, la clef forgée de souvenir ouvre avec une merveilleuse facilité l’armoire de fer ; tandis que l’armoire de fer livre le fatal dépôt qui lui est confié, lequel, malgré l’absence des papiers confiés à Mme Campan par le roi lui-même, aura une si cruelle influence sur la destinée des prisonniers du Temple ; tandis que Roland emporte ces papiers chez lui, les lit un à un, les cote, les étiquette, cherchant inutilement parmi toutes ces pièces une trace de la vénalité tant dénoncée de Danton – voyons ce que fait l’ancien ministre de la Justice.

 

Nous disons l’ancien ministre de la Justice, parce que, une fois la Convention installée, Danton n’avait eu rien de plus pressé que de donner sa démission.

 

Il était monté à la tribune, et avait dit :

 

– Avant d’exprimer mon opinion sur le premier décret que doit rendre la Convention, qu’il me soit permis de résigner dans son sein les fonctions qui m’avaient été déléguées par l’Assemblée législative. Je les ai reçues au bruit du canon. Maintenant, la jonction des armées est faite, la jonction des représentants opérée, je ne suis plus que mandataire du peuple, et c’est en cette qualité que je vais parler.

 

À ces mots : « La jonction des armées est faite », Danton eût pu ajouter : « Et les Prussiens sont battus » ; car, ces mots, il les prononça le 21 septembre, et, le 20, c’est-à-dire la veille, avait eu lieu la bataille de Valmy : mais Danton l’ignorait.

 

Il se contenta de dire :

 

– Ces vains fantômes de dictature dont on voudrait effrayer le peuple, dissipons-les. Déclarons qu’il n’y a de Constitution que celle qui est acceptée de lui. Jusqu’aujourd’hui, on l’a agité, il fallait l’éveiller contre le tyran. Maintenant, que les lois soient aussi terribles contre ceux qui les violeraient que le peuple l’a été en foudroyant la tyrannie ! qu’elles punissent tous les coupables ! Abjurons toute exagération ; proclamons que toute propriété territoriale et industrielle sera éternellement maintenue.

 

Danton, avec son habileté ordinaire, répondait en quelques paroles aux deux grandes craintes de la France : la France craignait pour sa liberté et pour sa propriété ; et, chose étrange ! qui craignait surtout pour la propriété ? C’étaient les nouveaux propriétaires, ceux qui avaient acheté de la veille, qui devaient encore les trois quarts de leur acquisition ! C’étaient ceux-là qui étaient devenus conservateurs, bien plus que les anciens nobles, que les anciens aristocrates, que les anciens propriétaires enfin ; ces derniers préféraient leur vie à leurs immenses domaines, et la preuve, c’est qu’ils avaient abandonné leurs biens pour sauver leur vie, tandis que les paysans, les acquéreurs de biens nationaux, les propriétaires d’hier, préféraient leur petit coin de terre à leur vie, veillaient dessus, le fusil à la main, et, pour rien au monde, n’eussent émigré !

 

Danton avait compris cela ; il avait compris qu’il était bon de rassurer non seulement ceux qui étaient propriétaires depuis hier, mais encore ceux qui allaient le devenir demain ; car la grande pensée de la Révolution était celle-ci : « Il faut que tous les Français soient propriétaires ; la propriété ne fait pas toujours l’homme meilleur, mais elle le fait plus digne, en lui donnant le sentiment de son indépendance. »

 

Ainsi, le génie de la Révolution tout entier se résumait dans ces quelques mots de Danton :

 

« Abolition de toute dictature ; consécration de toute propriété ; c’est-à-dire – point de départ : l’homme a droit de se gouverner lui-même ; but : l’homme a droit de conserver le fruit de sa libre activité ! »

 

Et qui venait de dire cela ? L’homme du 20 juin, du 10 août, du 2 septembre, ce géant des tempêtes qui se faisait pilote, et jetait à la mer ces deux ancres de salut des nations : la liberté, la propriété.

 

La Gironde ne comprit pas : l’honnête Gironde avait une répugnance invincible pour le… comment dirons-nous ?… pour le facile Danton ; on a vu qu’elle lui avait refusé la dictature au moment où il la demandait afin d’empêcher le massacre.

 

Un Girondin se leva, et, au lieu d’applaudir l’homme de génie qui venait de formuler les deux grandes craintes de la France et de la rassurer en les formulant, il cria à Danton :

 

– Quiconque essaye de consacrer la propriété la compromet ; y toucher, même pour l’affermir, c’est l’ébranler. La propriété est antérieure à toute loi !

 

La Convention rendit ces deux décrets :

 

« Il ne peut y avoir de Constitution que lorsqu’elle est adoptée par le peuple. »

 

« La sûreté des personnes et des propriétaires est sous la sauvegarde de la nation. »

 

C’était cela, et ce n’était pas cela ; rien n’est plus terrible en politique que les à peu près !

 

En outre, la démission de Danton avait été acceptée.

 

Mais l’homme qui s’était cru assez fort pour prendre à son compte le 2 septembre, c’est-à-dire l’effroi de Paris, la haine de la province, l’exécration du monde, cet homme-là était, à coup sûr, un homme bien puissant !

 

Et, en effet, il tenait à la fois les fils de la diplomatie, de la guerre et de la police ; Dumouriez, et par conséquent l’armée, étaient dans sa main.

 

La nouvelle de la victoire de Valmy était arrivée à Paris, et y avait causé une grande joie ; elle y était arrivée avec des ailes d’aigle, et on l’avait regardée comme beaucoup plus décisive qu’elle ne l’était réellement.

 

Il en résulta que, d’une crainte suprême, la France était passée à une suprême audace ; les clubs ne respiraient que guerre et bataille.

 

« Pourquoi, puisque le roi de Prusse était vaincu, pourquoi le roi de Prusse n’était-il pas prisonnier, lié, garrotté, ou tout au moins rejeté de l’autre côté du Rhin ? »

 

Voilà ce qu’on disait tout haut.

 

Puis, tout bas :

 

« C’est bien simple : Dumouriez trahit ! Il est vendu aux Prussiens ! »

 

Dumouriez recevait déjà la récompense d’un grand service rendu : l’ingratitude.

 

Le roi de Prusse ne se regardait pas le moins du monde comme battu : il avait attaqué les hauteurs de Valmy, et ne les avait pas pu prendre, voilà tout ; chaque armée avait gardé son camp ; les Français, qui, depuis le début de la campagne, avaient constamment marché en arrière, poursuivis par des paniques, par des défaites, par des revers, les Français, cette fois, avaient tenu bon, rien de plus, rien de moins. Quant à la perte d’hommes, elle avait été à peu près égale des deux parts.

 

Voilà ce que l’on ne pouvait pas dire à Paris, à la France, à l’Europe, dans le besoin que nous avions d’une grande victoire ; mais voilà ce que Dumouriez faisait dire à Danton par Westermann.

 

Les Prussiens étaient si peu battus, si peu en retraite, que douze jours après Valmy, ils étaient encore immobiles dans leurs campements.

 

Dumouriez avait écrit pour savoir, en cas de propositions du roi de Prusse, s’il devait traiter. Cette demande eut deux réponses : une du ministère, fière, officielle, dictée par l’enthousiasme de la victoire ; l’autre, sage et calme, mais de Danton seul.

 

La lettre du ministère parlait haut ; elle disait :

 

« La République ne traite point tant que l’ennemi n’a pas évacué le territoire. »

 

Celle de Danton disait :

 

« Pourvu que les Prussiens évacuent le territoire, traitez à quelque prix que ce soit »

 

Traiter n’était pas chose commode, dans la situation d’esprit où se trouvait le roi de Prusse : en même temps, à peu près, qu’arrivait à Paris la nouvelle de la victoire de Valmy, arrivait à Valmy la nouvelle de l’abolition de la royauté et de la proclamation de la République. Le roi de Prusse était furieux.

 

Les conséquences de cette invasion, entreprise dans le but de sauver le roi de France, et qui, jusque-là, n’avait eu d’autre résultat que le 10 août, le 2 et le 21 septembre, c’est-à-dire la captivité du roi, le massacre des nobles et l’abolition de la royauté, avaient fait entrer Frédéric-Guillaume dans des accès de sombre fureur : il voulait combattre coûte que coûte, et avait donné, pour le 29 septembre, l’ordre d’une bataille acharnée.

 

Il y avait loin de là, comme on le voit, à abandonner le territoire de la République.

 

Le 29, au lieu d’un combat, il y eut un conseil.

 

Au reste, Dumouriez était préparé à tout.

 

Brunswick, très insolent dans ses paroles, était fort prudent lorsqu’il s’agissait d’y substituer les faits ; Brunswick, en somme, était encore plus anglais qu’allemand : il avait épousé une sœur de la reine d’Angleterre ; c’était donc au moins autant de Londres que de Berlin qu’il recevait ses inspirations. Si l’Angleterre décidait de se battre, il se battrait des deux bras : d’un bras pour la Prusse, de l’autre pour l’Angleterre ; mais, si les Anglais, ses maîtres, ne tiraient pas l’épée du fourreau, il était tout prêt à y remettre la sienne.

 

Or, le 29, Brunswick produisit au conseil des lettres de l’Angleterre et de la Hollande, qui refusaient de se joindre à la coalition. En outre, Custine marchait sur le Rhin, menaçant Coblentz ; et, Coblentz pris, la porte pour rentrer en Prusse était fermée à Frédéric-Guillaume.

 

Puis, il y avait quelque chose de bien autrement grave, de bien autrement sérieux que tout cela ! Par hasard, ce roi de Prusse-là avait une maîtresse, la comtesse de Lichtenau. Elle avait suivi l’armée, comme tout le monde ; comme Gœthe, qui esquissait, dans un fourgon de Sa Majesté prussienne, les premières scènes de son Faust ; elle comptait sur la fameuse promenade militaire : elle voulait voir Paris.

 

En attendant, elle s’était arrêtée à Spa. Là, elle avait appris la journée de Valmy, les dangers qu’y avait courus son royal amant. Elle craignait souverainement deux choses, la belle comtesse : les boulets des Français, les sourires des Françaises ; elle écrivait lettres sur lettres, et les post-scriptum de ces lettres, c’est-à-dire le résumé de la pensée de celle qui les avait écrites, était le mot reviens !

 

Le roi de Prusse n’était plus retenu, à dire vrai, que par la honte d’abandonner Louis XVI. Toutes ces considérations agirent sur lui ; seulement, les deux plus puissantes furent les larmes de sa maîtresse et le danger que courait Coblentz.

 

Il n’en insista pas moins pour qu’on rendît la liberté à Louis XVI. Danton se hâta de lui faire passer, par Westermann, tous les arrêtés de la Commune qui montraient le prisonnier entouré de bons traitements. Cela suffit au roi de Prusse – on voit qu’il n’était pas bien difficile ! Ses amis assurent qu’avant de se retirer il fit donner à Dumouriez et à Danton leur parole de sauver la vie du roi ; rien ne prouve cette assertion.

 

Le 29 septembre, l’armée prussienne se met en retraite, et fait une lieue ; le 30, une lieue encore.

 

L’armée française l’escortait, comme pour lui faire les honneurs du pays en la reconduisant.

 

Toutes les fois que nos soldats voulaient l’attaquer, lui couper la retraite, risquer enfin d’acculer le sanglier, et de le faire tenir tête aux chiens, les hommes de Danton les tiraient en arrière.

 

Que les Prussiens sortissent de France, c’était tout ce que voulait Danton.

 

Le 22 octobre, ce patriotique désir était accompli.

 

Le 6 novembre, le canon de Jemmapes annonçait le jugement de Dieu sur la Révolution française.

 

Le 7, la Gironde entamait le procès du roi.

 

Quelque chose de pareil s’était déjà passé six semaines auparavant : le 20 septembre, Dumouriez avait gagné la bataille de Valmy ; le 21, la République était proclamée.

 

Chaque victoire avait en quelque sorte son couronnement, et faisait faire à la France un pas de plus dans la révolution.

 

Cette fois, c’était le pas terrible ! on approchait du but, ignoré d’abord, où l’on avait, pendant trois ans, marché en aveugles ; comme il arrive dans la nature, on commençait, en avançant de plus en plus, à distinguer les contours des choses dont on n’avait entrevu que les masses.

 

Or, que voyait-on à l’horizon ? Un échafaud ! Au pied de cet échafaud, le roi !

 

Dans cette époque toute matérielle, et où les instincts inférieurs de haine, de destruction et de vengeance l’emportaient sur les idées élevées de quelques esprits supérieurs ; où un homme comme Danton, c’est-à-dire qui prenait sur son compte les journées sanglantes de septembre, était accusé d’être le chef des indulgents, il était difficile que l’idée prévalût sur le fait ; et ce que ne comprirent pas les hommes de la Convention, ou ce que comprirent seulement certains d’entre eux, les uns clairement, les autres instinctivement, c’est qu’il fallait faire le procès à la royauté, et non au roi.

 

La royauté, c’était une abstraction sombre, un mystère menaçant dont personne ne voulait plus ; une idole dorée au dehors, comme ces sépulcres blanchis dont parle le Christ, pleins de vers et de pourriture au dedans. Mais le roi, c’était autre chose : le roi, c’était un homme ; un homme peu intéressant aux jours de sa prospérité, mais que le malheur avait épuré, que la captivité avait grandi : sa sensibilité s’était développée dans ses disgrâces ; et, même sur la reine, le prestige de l’adversité était devenu tel, que, soit intuition nouvelle, soit ancien repentir, la prisonnière du Temple en était arrivée, sinon à aimer d’amour – ce pauvre cœur brisé avait dû perdre ce qu’il contenait d’amour, comme un vase percé perd ce qu’il contient de liqueur goutte à goutte ! – du moins à vénérer, à adorer, dans le sens religieux du mot, ce roi, ce prince, cet homme dont les appétits matériels, dont les instincts vulgaires lui avaient si souvent fait monter le rouge au visage.

 

Un jour, le roi entra chez la reine, et la trouva occupée à balayer la chambre du dauphin malade.

 

Il s’arrêta sur le seuil, laissa tomber sa tête sur sa poitrine puis, avec un soupir :

 

– Oh ! madame, dit-il, quel métier pour une reine de France, et si l’on voyait, à Vienne, ce que vous faites là !… Qui eût dit qu’en vous unissant à mon sort, je vous faisais si bas descendre ?

 

– Et comptez-vous pour rien, répondit Marie-Antoinette, la gloire d’être la femme du meilleur et du plus persécuté des hommes ?

 

Voilà ce que répondait la reine, et cela sans témoin, ne croyant pas être entendue d’un pauvre valet de chambre qui suivait le roi, qui recueillait ces paroles, et qui, comme des perles noires les gardait pour en faire un diadème, non plus à la tête du roi, mais à la tête du condamné !

 

Un autre jour, c’était Madame Élisabeth que Louis XVI voyait coupant, faute de ciseaux, avec ses dents d’émail, le fil dont elle raccommodait une robe de la reine.

 

– Pauvre sœur ! disait-il, quel contraste avec cette jolie petite maison de Montreuil où vous ne manquiez de rien !

 

– Ah ! mon frère, répondit la sainte fille, puis-je regretter quelque chose quand je partage vos malheurs ?

 

Et tout cela était connu ; tout cela se répandait ; tout cela brodait d’arabesques d’or la sombre légende du martyr.

 

La royauté frappée de mort, mais le roi gardé vivant, c’était là une grande et puissante pensée ; si grande et si puissante, qu’elle n’entra dans la tête que de quelques hommes, et qu’à peine – tant elle était impopulaire – osèrent-ils l’exprimer.

 

« Un peuple a besoin qu’on le sauve ; mais il n’a pas besoin qu’on le venge ! » dit Danton aux Cordeliers.

 

« Certes, il faut juger le roi, dit Grégoire à la Convention, mais il a tant fait pour le mépris, qu’il n’y a plus de place pour la haine ! »

 

Payne écrivit :

 

« Je veux qu’on fasse le procès, non pas contre Louis XVI, mais contre la bande des rois ; de ces individus, nous en avons un en notre pouvoir. Il nous mettra sur la voie de la conspiration générale… Louis XVI est très utile pour démontrer à tous la nécessité des révolutions. »

 

Donc les hauts esprits, Thomas Payne, et les grands cœurs, Danton, Grégoire, étaient d’accord sur ce point : il fallait faire, non pas le procès du roi, mais le procès des rois, et, au besoin, dans ce procès, il fallait appeler Louis XVI comme témoin. La France république, c’est-à-dire majeure, devait procéder en son nom et au nom des peuples soumis à la royauté, c’est-à-dire mineurs ; la France, alors, siégeait, non plus comme un juge terrestre, mais comme un arbitre divin ; elle planait dans les sphères supérieures, et sa parole ne montait plus jusqu’au trône comme une éclaboussure de boue et de sang : elle tombait sur les rois comme un éclat de foudre et de tonnerre.

 

Supposez ce procès publié, appuyé de preuves, commençant par Catherine II, meurtrière de son mari, et bourreau de la Pologne ; supposez les détails de cette vie monstrueuse mis au grand jour comme le cadavre de Mme de Lamballe, et, cela, de son vivant ; voyez la Pasiphaé du Nord enchaînée au pilori de l’opinion publique, et dites ce qu’il serait résulté d’instruction pour les peuples d’un pareil procès.

 

Au reste, il y a de bon, dans ce qu’il n’a pas été fait, qu’il est encore à faire.

 

Chapitre CLXXVII

Le procès

 

Les papiers de l’armoire de fer, livrés par Gamain – auquel la Convention accorda douze cents livres de pension viagère pour cette belle œuvre, et qui mourut tordu par les rhumatismes, après avoir mille fois regretté la guillotine, où il avait aidé à envoyer son royal élève –, les papiers de l’armoire de fer, épurés par le triage de ceux que nous avons vu Louis XVI remettre à Mme Campan, ces papiers, disons-nous, au grand désappointement de M. et de Mme Roland, ne contenaient rien contre Dumouriez et Danton : ils compromettaient surtout le roi et les prêtres ; ils dénonçaient ce pauvre petit esprit aigre, étroit, ingrat de Louis XVI, qui ne haïssait que ceux qui avaient voulu le sauver : Necker, La Fayette, Mirabeau ! – Il n’y avait rien non plus contre la Gironde.

 

La discussion sur le procès commença le 13 novembre.

 

Qui l’ouvrit, cette discussion terrible ? qui se fit le porte-glaive de la montagne ? qui plana au-dessus de la sombre assemblée comme l’ange de l’extermination ?

 

Un jeune homme, ou plutôt un enfant de vingt-quatre ans, envoyé avant l’âge voulu à la Convention, et que nous avons déjà vu plusieurs fois apparaître dans cette histoire.

 

Il était originaire d’un des plus rudes pays de France, de la Nièvre ; il y avait en lui de cette sève âpre et amère qui fait sinon les grands hommes, du moins les hommes dangereux. Il était fils d’un vieux soldat que trente ans de service avaient élevé jusqu’à la croix de Saint-Louis, anobli, par conséquent, du titre de chevalier ; il était né triste, pesant, grave ; sa famille avait un peu de bien dans le département de l’Aisne, à Blérancourt, près de Noyon, et elle habitait cette modeste demeure, qui était loin d’être la médiocrité dorée du poète latin. Envoyé à Reims pour étudier le droit, il y fit de mauvaises études et de mauvais vers, un poème licencieux à la manière de Roland le Furieux et de La Pucelle ; publié sans succès en 1789, ce poème fut republié, sans plus de succès, en 1792.

 

Il avait hâte de sortir de sa province, et vint trouver Camille Desmoulins, le brillant journaliste, qui tenait dans ses mains fermées la réputation future des poètes inconnus ; celui-ci, gamin sublime, plein d’esprit, de brio, de désinvolture, vit, un jour, entrer chez lui un écolier hautain, plein de prétentions et de pathos, aux paroles lentes et mesurées, tombant une à une comme les gouttes d’eau glacée qui percent les rocs, et, cela, d’une bouche de femme ; quant au reste du visage, c’étaient des yeux bleus, fixes, durs, fortement barrés de sourcils noirs, un teint blanc, plutôt maladif que pur – son séjour à Reims pouvait bien avoir donné à l’étudiant en droit la scrofuleuse maladie que les rois avaient la prétention de guérir le jour de leur sacre –, un menton se perdant au milieu d’une énorme cravate serrée autour du cou, quand tout le monde la portait lâche et flottante comme pour donner au bourreau toute facilité de la dénouer ; un torse roide, automatique, ridicule comme machine s’il ne devenait terrible comme spectre ; tout cela couronné d’un front si bas, que les cheveux descendaient jusqu’aux yeux.

 

Camille Desmoulins vit donc, un jour, entrer chez lui l’étrange figure ; elle lui fut souverainement antipathique.

 

Le jeune homme lui lut ses vers, et lui dit, entre autres pensées sociales, que le monde était vide depuis les Romains.

 

Les vers parurent mauvais à Camille, la pensée lui parut fausse ; il se moqua du philosophe, il se moqua du poète ; et le poète-philosophe rentra dans sa solitude de Blérancourt, « abattant (à la Tarquin), dit Michelet, le grand portraitiste de ces sortes d’hommes, des pavots avec une baguette, dans l’un Desmoulins peut-être ? dans l’autre Danton ? »

 

L’occasion lui vint pourtant – l’occasion ne manque jamais à certains hommes. Son village, son bourg, sa petite ville, Blérancourt était menacé de perdre un marché qui le faisait vivre ; sans connaître Robespierre, le jeune homme écrit à Robespierre, le prie d’appuyer la réclamation communale qu’il lui transmet, lui offrant, en outre, de donner, pour être vendu au profit de la nation, son petit bien, c’est-à-dire tout ce qu’il possède.

 

Ce qui faisait rire Camille Desmoulins faisait rêver Robespierre : il appela près de lui le jeune fanatique, l’étudia, le reconnut pour être de la trempe de ces hommes avec lesquels on fait les révolutions, et, par son crédit aux Jacobins, le fit nommer membre de la Convention, quoiqu’il n’eût point l’âge requis. Le président du corps électoral, Jean de Bry, protesta et, en protestant, envoya l’extrait de baptême du nouvel élu : celui-ci n’avait, en effet, que vingt-quatre ans et trois mois ; mais sous l’influence de Robespierre disparut cette vaine réclamation.

 

C’était chez ce jeune homme que rentrait Robespierre dans la nuit du 2 septembre ; ce fut ce jeune homme qui dormit quand Robespierre ne dormait pas ; ce jeune homme, c’était Saint-Just.

 

– Saint-Just, lui disait un jour Camille Desmoulins, sais-tu ce que dit de toi Danton ?

 

– Non.

 

– Il dit que tu portes ta tête comme un saint-sacrement.

 

Un pâle sourire se dessina sur la bouche féminine du jeune homme.

 

– Bien, dit-il ; et, moi, je lui ferai porter la sienne comme un saint Denis !

 

Et il tint parole.

 

Saint-Just descendit lentement du sommet de la montagne, il monta lentement à la tribune, et lentement il demanda la mort… Il demanda, nous nous trompons : il ordonna la mort.

 

Ce fut un discours atroce que celui que prononça ce beau jeune homme pâle aux lèvres de femme ; le relève qui voudra, l’imprime qui pourra : nous n’en avons pas le courage.

 

« Il ne faut pas longuement juger le roi, dit-il : il faut le tuer.

 

« Il faut le tuer, car il n’y a plus de lois pour le juger ; lui-même les a détruites.

 

« Il faut le tuer comme un ennemi ; on ne juge que les citoyens. Pour juger le tyran, il faudrait d’abord le refaire citoyen.

 

« Il faut le tuer comme un coupable, pris en flagrant délit, la main dans le sang. La royauté est d’ailleurs un crime éternel ; un roi est hors de la nature ; de peuple à roi, nul rapport naturel. »

 

Il parla ainsi une heure, sans s’animer, sans s’échauffer, avec une voix de rhéteur, des gestes de pédant, et, à la fin de chaque phrase, revenaient ces mots qui tombaient d’un poids singulier, et qui produisaient chez les auditeurs un ébranlement pareil à celui du couteau de la guillotine : « Il faut le tuer ! »

 

Ce discours fit une sensation terrible ; pas un des juges qui ne sentît, en l’écoutant, pénétrer jusqu’à son cœur le froid de l’acier ! Robespierre lui-même s’effraya de voir son disciple, son élève, planter si fort au-delà des avant-postes républicains les plus avancés le sanglant drapeau de la révolution.

 

Dès lors, non seulement le procès fut résolu, mais encore Louis XVI fut condamné.

 

Essayer de sauver le roi, c’était se dévouer à la mort.

 

Danton en eut l’idée, il n’en eut pas le courage : il avait eu assez de patriotisme pour réclamer le nom d’assassin, il n’eut pas assez de stoïcisme pour accepter celui de traître.

 

Le 11 décembre, le procès s’ouvrit.

 

Trois jours auparavant, un municipal s’était présenté au Temple, à la tête d’une députation de la Commune, et était entré chez le roi, puis avait lu aux prisonniers un arrêté ordonnant de leur enlever couteaux, rasoirs, ciseaux, canifs, enfin tous les instruments tranchants dont on prive les condamnés.

 

Sur ces entrefaites, Mme Cléry étant venue, accompagnée d’une amie, pour voir son mari, on fit, comme d’habitude, descendre le valet de chambre dans la salle du conseil ; là, celui-ci se mit à causer avec sa femme, qui affecta de lui donner à haute voix des détails sur leurs affaires domestiques ; mais, tandis qu’elle parlait tout haut, son amie disait tout bas :

 

– Mardi prochain, on conduit le roi à la Convention… Le procès va commencer… Le roi pourra prendre un conseil… Tout cela est certain.

 

Le roi avait défendu à Cléry de lui rien cacher ; si mauvaise que fût la nouvelle, le fidèle serviteur prit donc la résolution de la communiquer à son maître. En conséquence, le soir, en le déshabillant, il lui répéta les paroles que nous venons de rapporter, ajoutant que, pendant tout le cours du procès, la Commune avait l’intention de le séparer de sa famille.

 

Quatre jours restaient donc à Louis XVI pour se concerter avec la reine.

 

Il remercia Cléry de sa fidélité à tenir sa parole.

 

– Continuez, lui dit-il, de chercher à découvrir quelque chose sur ce qu’ils veulent de moi ; ne craignez pas de m’affliger. Je suis convenu avec ma famille de ne point paraître instruit, pour ne pas vous compromettre.

 

Mais plus approchait le jour où devait s’entamer le procès, plus les municipaux devenaient défiants ; Cléry n’eut donc d’autres nouvelles à donner aux prisonniers que celles qui étaient contenues dans un journal qu’on lui fit parvenir : ce journal publiait le décret ordonnant que, le 11 décembre, Louis XVI comparaîtrait à la barre de la Convention.

 

Le 11 décembre, dès cinq heures du matin, la générale battit dans tout Paris ; les portes du Temple s’ouvrirent, et l’on fit entrer dans les cours de la cavalerie et du canon. Si la famille royale eût été dans l’ignorance de ce qui devait se passer, elle eût été fort alarmée d’un semblable bruit ; elle feignit, cependant, d’en ignorer la cause, et demanda des explications aux commissaires de service : ceux-ci refusèrent d’en donner.

 

À neuf heures, le roi et le dauphin montèrent pour déjeuner dans l’appartement des princesses ; il y eut une dernière heure passée ensemble, mais sous les yeux des municipaux ; au bout d’une heure, il fallut se séparer, et, comme on était censé ne rien savoir, tout enfermer dans son cœur en se séparant.

 

Le dauphin, lui, ne savait rien, en effet : on avait ménagé cette douleur à sa jeunesse. Il insista pour faire une partie de siam ; tout préoccupé qu’il devait être, le roi voulut donner cette distraction à son fils.

 

Le dauphin perdit toutes les parties, et par trois fois s’arrêta au n° 16.

 

– Maudit n° 16 ! s’écria-t-il ; je crois qu’il me porte malheur.

 

Le roi ne répondit rien, mais le mot le frappa comme un funeste présage.

 

À onze heures, tandis qu’il donnait au dauphin sa leçon de lecture, deux municipaux entrèrent, annonçant qu’ils venaient chercher le jeune Louis pour le conduire chez sa mère ; le roi voulut savoir les motifs de cette espèce d’enlèvement : les commissaires se contentèrent de répondre qu’ils exécutaient les ordres du conseil de la Commune.

 

Le roi embrassa son fils, et chargea Cléry de le conduire près de sa mère.

 

Cléry obéit et revint.

 

– Où avez-vous laissé mon fils ? demanda le roi.

 

– Dans les bras de la reine, sire, répondit Cléry.

 

Un des commissaires reparut.

 

– Monsieur, dit-il à Louis XVI, le citoyen Chambon, maire de Paris (c’était le successeur de Pétion), est au conseil, et va monter.

 

– Que me veut-il ? demanda le roi.

 

– Je l’ignore, répondit le municipal.

 

Et il sortit, laissant le roi seul.

 

Le roi se promena un instant à grands pas dans sa chambre, puis s’assit dans un fauteuil au chevet de son lit.

 

Le municipal s’était retiré avec Cléry dans la pièce voisine, et disait au valet de chambre :

 

– Je n’ose rentrer chez le prisonnier de peur qu’il ne me questionne.

 

Cependant, il se faisait un tel silence dans la chambre du roi, que le commissaire s’en inquiéta ; il entra doucement, et trouva Louis XVI la tête appuyée entre ses mains, et paraissant profondément préoccupé.

 

Au bruit que fit la porte en tournant sur ses gonds, le roi releva la tête, et, d’une voix haute :

 

– Que me voulez-vous ? demanda-t-il.

 

– Je craignais, répondit le municipal, que vous ne fussiez incommodé.

 

– Je vous suis obligé, dit le roi ; non, je ne suis pas incommodé ; seulement, la façon dont on m’enlève mon fils m’est infiniment sensible.

 

Le municipal se retira.

 

Le maire parut à une heure seulement ; il était accompagné du nouveau procureur de la commune Chaumette, du secrétaire greffier Coulombeau, de plusieurs officiers municipaux, et de Santerre, accompagné lui-même de ses aides de camp.

 

Le roi se leva.

 

– Que me voulez-vous, monsieur ? demanda-t-il s’adressant au maire.

 

– Je viens vous chercher, monsieur, répondit celui-ci, en vertu d’un décret de la Convention dont le secrétaire greffier va vous donner lecture.

 

En effet, le secrétaire greffier déroula un papier, et lut :

 

« Décret de la Convention nationale qui ordonne que Louis Capet… »

 

À ce mot, le roi interrompit le lecteur.

 

– Capet n’est point mon nom, dit-il ; c’est le nom d’un de mes ancêtres.

 

Puis, comme le secrétaire voulait continuer la lecture :

 

– Inutile, monsieur : j’ai lu le décret dans un journal, dit le roi.

 

Et, se tournant vers les commissaires :

 

– J’eusse désiré, ajouta-t-il, que mon fils m’eût été laissé pendant les deux heures que j’ai passées à vous attendre : de deux heures cruelles, on m’eût fait deux heures plus douces. Au reste, ce traitement est une suite de ceux que j’éprouve depuis quatre mois… Je vais vous suivre, non pour obéir à la Convention, mais parce que mes ennemis ont la force en main.

 

– Alors, venez, monsieur, dit Chambon.

 

– Je ne demande que le temps de passer une redingote par-dessus mon habit. Cléry, ma redingote !

 

Cléry passa au roi la redingote qu’il demandait, et qui était couleur noisette.

 

Chambon marcha le premier ; le roi le suivit.

 

Au bas de l’escalier, le prisonnier regarda avec inquiétude les fusils, les piques et surtout les cavaliers bleu de ciel dont il ignorait la formation ; puis il jeta un dernier regard sur la tour, et l’on partit.

 

Il pleuvait.

 

Le roi était dans une voiture, et fit la route avec un visage calme.

 

En passant devant les portes Saint-Martin et Saint-Denis, il demanda laquelle des deux on avait proposé de démolir.

 

Au seuil du manège, Santerre lui posa la main sur l’épaule et le conduisit à la barre, à la même place et sur le même fauteuil où il avait juré la Constitution.

 

Tous les députés étaient restés assis au moment de l’entrée du roi ; un seul, quand il passa devant lui, se leva et salua.

 

Le roi, étonné, se retourna et reconnut Gilbert.

 

– Bonjour, monsieur Gilbert, dit-il.

 

Puis, à Santerre :

 

– Vous connaissez M. Gilbert, dit-il : c’était autrefois mon médecin ; vous ne lui en voudrez donc pas trop, n’est-ce pas, de m’avoir salué ?

 

L’interrogatoire commença.

 

Là, le prestige du malheur commence à disparaître devant la publicité : non seulement le roi répondit aux questions qui lui étaient adressées, mais encore il y répondit mal, hésitant, biaisant, niant, chicanant sa vie, comme eût pu faire un avocat de province plaidant une question de mur mitoyen.

 

Le grand jour n’allait pas au pauvre roi.

 

L’interrogatoire dura jusqu’à cinq heures.

 

À cinq heures, Louis XVI fut conduit dans la salle des conférences, où il attendit sa voiture.

 

Le maire s’approcha de lui.

 

– Avez-vous faim, monsieur, lui demanda-t-il, et voulez-vous prendre quelque chose ?

 

– Je vous remercie, dit le roi avec un geste de refus.

 

Mais presque aussitôt, voyant un grenadier tirer un pain de son sac, et en donner la moitié au procureur de la commune Chaumette, il s’approcha de celui-ci :

 

– Voulez-vous bien me donner un morceau de votre pain, monsieur ? lui demanda-t-il.

 

Mais, comme il avait parlé à voix basse, Chaumette se recula.

 

– Parlez tout haut, monsieur ! lui dit-il.

 

– Oh ! je puis parler tout haut, reprit le roi avec un sourire triste ; je demande un morceau de pain.

 

– Volontiers, répondit Chaumette.

 

Et, lui tendant son pain :

 

– Tenez, coupez ! dit-il. C’est un repas de Spartiate ; si j’avais une racine, je vous en donnerais la moitié.

 

On descendit dans la cour.

 

À la vue du roi, la foule entama le refrain de la Marseillaise, appuyant avec énergie sur ce vers :

 

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

Louis XVI pâlit légèrement, et remonta en voiture.

 

Là, il se mit à manger, mais la croûte de son pain seulement : la mie lui resta dans la main, et de cette mie, il ne savait que faire.

 

Le substitut du procureur de la commune la lui prit des mains, et la jeta par la portière.

 

– Ah ! c’est mal, dit le roi, de jeter ainsi le pain, surtout dans un moment où il est si rare !

 

– Et comment savez-vous qu’il est rare ? dit Chaumette ; vous n’en manquez cependant pas, vous !

 

– Je sais qu’il est rare parce que celui que l’on me donne sent un peu la terre.

 

– Ma grand-mère, reprit Chaumette, me disait toujours : « Petit garçon, il ne faut jamais perdre une mie de pain, car vous ne pourriez pas en faire venir autant. »

 

– Monsieur Chaumette, dit le roi, votre grand-mère était à ce qu’il me paraît, une femme d’un grand sens.

 

Il se fit un silence ; Chaumette était muet, enfoncé dans la voiture.

 

– Qu’avez-vous, monsieur ? demanda le roi ; vous pâlissez !

 

– En effet, répondit Chaumette, je ne me sens pas bien.

 

– Peut-être est-ce le roulis de la voiture, qui va au pas ? demanda le roi.

 

– Peut-être, en effet.

 

– Avez-vous été sur mer ?

 

– J’ai fait la guerre avec la Motte-Picquet.

 

– La Motte-Picquet, dit le roi, c’était un brave !

 

Et, à son tour, il garda le silence.

 

À quoi rêvait-il ? à sa belle marine, victorieuse dans l’Inde ; à son port de Cherbourg, conquis sur l’océan ; à son splendide costume d’amiral, rouge et or, si différent de celui qu’il portait en ce moment ; à ces canons hurlant de joie sur son passage, aux jours de sa prospérité !

 

Il était loin de là, le pauvre roi Louis XVI, cahoté dans ce mauvais fiacre marchant au pas, fendant avec lui les flots du peuple qui se pressait pour le voir, mer infecte et houleuse dont la marée montait des égouts de Paris ; clignotant des yeux au grand jour, avec sa barbe longue, aux poils rares, d’un blond fade, et ses joues amaigries pendant sur son cou plissé ; vêtu d’un habit gris, d’une redingote noisette, et disant, avec cette mémoire automatique des enfants et des Bourbons : « Ah ! voilà telle rue, et puis telle rue, et puis telle rue. »

 

Arrivé à la rue d’Orléans :

 

– Ah ! dit-il, voilà la rue d’Orléans.

 

– Dites la rue Égalité, lui répondit-on.

 

– Ah ! oui, fit-il, à cause de monsieur…

 

Il n’acheva pas, retomba dans son silence, et, de la rue de l’Égalité au Temple, ne prononça plus une seule parole.

 


Chapitre CLXXVIII

La légende du roi martyr

 

Le premier soin du roi, en arrivant, avait été de demander qu’on le conduisît à sa famille ; on lui répondit qu’il n’y avait pas d’ordre à ce sujet.

 

Louis comprit que, comme tout condamné à qui l’on fait un procès mortel, il était au secret.

 

– Prévenez au moins ma famille de mon retour, dit-il.

 

Puis, sans se préoccuper des quatre municipaux qui l’entouraient, il se mit à sa lecture habituelle.

 

Le roi avait encore un espoir : c’est qu’à l’heure du souper sa famille monterait chez lui.

 

Il attendit vainement : personne ne parut.

 

– Je suppose, cependant, dit-il, que mon fils passera la nuit chez moi, puisque ses effets sont ici ?

 

Hélas ! le prisonnier n’avait même plus, à l’endroit de son fils, cette certitude qu’il affectait d’avoir.

 

On ne répondit pas plus à cette demande que l’on n’avait fait aux autres.

 

– Allons ! dit le roi, couchons-nous, alors.

 

Cléry le déshabilla comme de coutume.

 

– Oh ! Cléry, murmura-t-il, j’étais loin de m’attendre aux questions qu’ils m’ont faites.

 

Et, en effet, presque toutes les questions faites au roi avaient leur source dans l’armoire de fer, et le roi, ignorant la trahison de Gamain, ne soupçonnait pas que l’armoire de fer fût découverte.

 

Néanmoins, il se coucha, et, à peine couché, s’endormit avec cette tranquillité dont il avait déjà donné tant de preuves, et que, dans certaines circonstances, on pouvait prendre pour de la léthargie.

 

Il n’en fut pas de même des autres prisonniers : ce secret absolu était pour eux effroyablement significatif ; c’était le secret des condamnés.

 

Comme le dauphin avait son lit et ses effets chez le roi, la reine coucha l’enfant dans son propre lit, et, toute la nuit, debout au chevet, le regarda dormir.

 

Sa douleur était si morne, cette pose ressemblait tellement à celle de la statue d’une mère près du tombeau de son fils, que Madame Élisabeth et Madame Royale résolurent de passer la nuit sur des chaises à côté de la reine debout ; mais les municipaux intervinrent et forcèrent les deux femmes à se coucher.

 

Le lendemain, pour la première fois, la reine adressa une prière à ses gardiens.

 

Elle demandait deux choses : à voir le roi, et à recevoir les journaux pour être tenus au courant du procès.

 

On porta ces deux demandes au conseil.

 

L’une fut refusée complètement : celle des journaux ; l’autre fut accordée à moitié.

 

La reine ne pouvait plus voir son mari, ni la sœur son frère ; mais les enfants pouvaient voir leur père, à la condition qu’ils ne verraient plus leur mère ni leur tante.

 

On signifia au roi cet ultimatum.

 

Il réfléchit un instant ; puis, avec sa résignation accoutumée :

 

– Bien, dit-il ; quelque bonheur que j’éprouve à voir mes enfants, je renoncerai à ce bonheur… La grande affaire qui m’occupe m’empêcherait, d’ailleurs, de leur consacrer le temps dont ils ont besoin… Les enfants resteront près de leur mère.

 

Sur cette réponse, on monta le lit du dauphin dans la chambre de sa mère, laquelle, à son tour, ne quitta ses enfants que lorsqu’elle alla se faire condamner par le tribunal révolutionnaire, comme le roi allait se faire condamner par la Convention.

 

Il fallait songer aux moyens de communiquer malgré ce secret.

 

Ce fut encore Cléry qui se chargea d’organiser les correspondances, avec l’aide d’un serviteur des princesses nommé Turgy.

 

Turgy et Cléry se rencontraient en allant et venant pour le besoin de leur service ; mais la surveillance des municipaux rendait toute conversation difficile entre eux. Les seules paroles qu’ils pussent échanger se bornaient d’ordinaire à ces mots : « Le roi va bien. La reine, les princesses et les enfants vont bien. »

 

Cependant, un jour, Turgy remit un petit billet à Cléry.

 

– Madame Élisabeth me l’a glissé dans la main en me rendant sa serviette, dit-il à son collègue.

 

Cléry courut porter le billet au roi.

 

Il était tracé avec des piqûres d’épingle ; depuis longtemps, les princesses n’avaient plus ni encre, ni plumes, ni papier ; il contenait ces deux lignes :

 

« Nous nous portons bien, mon frère. Écrivez-nous à votre tour. »

 

Le roi répondit ; car, depuis l’ouverture du procès, on lui avait rendu plumes, encre et papier.

 

Puis, donnant la lettre tout ouverte à Cléry :

 

– Lisez, mon cher Cléry, lui dit-il, et vous verrez que ce billet ne contient rien qui puisse vous compromettre.

 

Cléry refusa respectueusement de lire, et repoussa en rougissant la main du roi.

 

Dix minutes après, Turgy avait la réponse.

 

Le même jour, ce dernier, en passant devant la chambre de Cléry fit, par la porte entrouverte de cette chambre, rouler jusque sous le lit un peloton de fil : ce peloton de fil recouvrit un second billet de Madame Élisabeth.

 

C’était un moyen indiqué.

 

Cléry repelotonna le fil autour d’un billet du roi, et cacha le peloton dans l’armoire aux assiettes ; Turgy le trouva et remit la réponse au même endroit.

 

Le même manège se répéta pendant plusieurs jours ; seulement, à chaque fois que son valet de chambre lui donnait quelque nouvelle preuve de fidélité ou d’adresse de ce genre, le roi secouait la tête en disant :

 

– Prenez garde, mon ami, c’est vous exposer !

 

Le moyen était, en effet, trop précaire ; Cléry en chercha un autre.

 

Les commissaires remettaient au roi la bougie en paquets ficelés ; Cléry garda soigneusement les ficelles, et, lorsqu’il en eut une quantité suffisante, il annonça au roi qu’il avait un moyen de rendre sa correspondance plus active ; c’était de faire passer sa ficelle à Madame Élisabeth ; Madame Élisabeth, qui couchait au-dessous de lui, et qui avait une fenêtre correspondant verticalement à celle d’un petit corridor contigu à la chambre de Cléry, pouvait, pendant la nuit, suspendre ses lettres à cette ficelle, et, par le même moyen, recevoir celles du roi. Un abat jour retourné masquait chaque fenêtre, et empêchait que les lettres ne pussent tomber dans le jardin.

 

En outre, on pouvait, par cette même ficelle, descendre plumes, papier et encre ; ce qui dispenserait les princesses d’écrire avec des pointes d’épingles.

 

Il fut donc ainsi permis aux prisonniers d’avoir chaque jour des nouvelles, les princesses du roi, le roi des princesses et de son fils.

 

Au reste, la position de Louis XVI s’était moralement fort empirée depuis qu’il avait comparu devant la Convention.

 

On croyait généralement deux choses : ou que, suivant l’exemple de Charles Ier, dont il savait si bien l’histoire, le roi refuserait de répondre à la Convention ; ou que, s’il répondait, il répondrait hautainement, fièrement, au nom de la royauté, non pas comme un accusé qui subit un jugement, mais comme un chevalier qui accepte le défi et ramasse le gant du combat.

 

Par malheur pour lui, Louis XVI n’était point de nature assez royale pour s’arrêter à l’un ou l’autre de ces deux partis.

 

Il répondit mal, timidement, gauchement, comme nous l’avons déjà dit, et, sentant que, devant toutes les pièces tombées, à son insu, entre les mains de ses ennemis, il s’enferrait, le pauvre Louis finit par demander un conseil.

 

Après une délibération tumultueuse qui suivit le départ du roi, le conseil fut accordé.

 

Le lendemain, quatre membres de la Convention, nommés commissaires à cet effet allèrent demander à l’accusé quel était le conseil choisi par lui.

 

– M. Target, répondit-il.

 

Les commissaires se retirèrent, et l’on prévint M. Target de l’honneur que lui faisait le roi.

 

Chose inouïe ! cet homme – homme d’une grande valeur, ancien membre de la Constituante, un de ceux qui avaient pris la part la plus active à la rédaction de la Constitution –, cet homme eut peur !

 

Il refusa lâchement, pâlissant de crainte devant son siècle, pour rougir de honte devant la postérité !

 

Mais, dès le lendemain du jour où le roi avait comparu, le président de la Convention recevait cette lettre :

 

« Citoyen président,

 

« J’ignore si la Convention donnera à Louis XVI un conseil pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix : dans ce cas, je désire que Louis XVI sache que, s’il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m’y dévouer. Je ne vous demande pas de faire part à la Convention de mon offre, car je suis éloigné de me croire un personnage assez important pour qu’elle s’occupe de moi. Mais j’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service, lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse.

 

« Si je connaissais un moyen possible pour lui faire savoir mes dispositions, je ne prendrais pas la liberté de m’adresser à vous. J’ai pensé que, dans la place que vous occupez, vous avez plus que personne moyen de lui faire passer cet avis.

 

« Je suis avec respect, etc., etc.

 

« Malesherbes »

 

Deux autres demandes arrivèrent en même temps ; l’une d’un avocat de Troyes, M. Sourdat. « Je suis, disait-il hardiment, porté à défendre Louis XVI par le sentiment que j’ai de son innocence ! » L’autre, d’Olympe de Gouges, l’étrange improvisatrice méridionale, qui dictait ses comédies, parce que, disait-on, elle ne savait pas écrire.

 

Olympe de Gouges s’était faite l’avocat des femmes ; elle voulait qu’on leur donnât les mêmes droits qu’aux hommes, qu’elles pussent briguer la députation, discuter les lois, déclarer la paix et la guerre ; et elle avait appuyé sa prétention d’un mot sublime : « Pourquoi les femmes ne monteraient-elles pas à la tribune ? dit-elle ; elles montent bien à l’échafaud ! »

 

Elle y monta, en effet, la pauvre créature ; mais, au moment où fut prononcé le jugement, elle redevint femme, c’est-à-dire faible, et, voulant profiter du bénéfice de la loi, elle se déclara enceinte.

 

Le tribunal renvoya la condamnée à une consultation de médecins et de sages-femmes ; le résultat de la consultation fut que, s’il y avait grossesse, cette grossesse était trop récente pour qu’on pût la constater.

 

Devant l’échafaud, elle redevint homme, et mourut ainsi que devait mourir une femme comme elle.

 

Quant à M. de Malesherbes, c’était ce même Lamoignon de Malesherbes qui avait été ministre avec Turgot, et était tombé avec lui. Nous l’avons dit ailleurs, c’était un petit homme de soixante-dix à soixante-douze ans, né naturellement gauche et distrait, rond, vulgaire, « vraie figure d’apothicaire », dit Michelet, et dans lequel on était loin de soupçonner un héroïsme des temps antiques.

 

Devant la Convention, il n’appela jamais le roi que sire.

 

– Qui te rend si hardi de parler ainsi devant nous ? lui demanda un conventionnel.

 

– Le mépris de la mort, répondit simplement Malesherbes.

 

Et il la méprisait bien, cette mort a laquelle il marcha en causant avec ses compagnons de charrette, et qu’il reçut comme s’il ne devait, selon le mot de M. Guillotin, éprouver, en la recevant, qu’une légère fraîcheur sur le cou. Le concierge de Monceaux – c’était à Monceaux que l’on portait les corps des suppliciés –, le concierge de Monceaux constata une singulière preuve de ce mépris de la mort : dans le gousset de la culotte de ce corps décapité, il trouva la montre de Malesherbes ; elle marquait deux heures. Selon son habitude, le condamné l’avait remontée à midi, c’est-à-dire à l’heure où il marchait à l’échafaud.

 

Le roi, à défaut de Target, prit donc Malesherbes et Tronchet ; ceux-ci, pressés par le temps, s’adjoignirent l’avocat Desèze.

 

Le 14 décembre, on annonça à Louis qu’il avait permission de communiquer avec ses défenseurs, et que, le même jour, il recevrait la visite de M. de Malesherbes.

 

Le dévouement de celui-ci l’avait fort touché, quoique son tempérament le rendît peu accessible à ces sortes d’émotions.

 

En voyant venir à lui, avec une simplicité sublime, ce vieillard de soixante-dix ans, le cœur du roi se gonfla, et ses bras – ces bras royaux qui se desserrent si rarement – s’ouvrirent, et tout en larmes :

 

– Mon cher monsieur de Malesherbes, dit le roi, venez m’embrasser !

 

Puis, après l’avoir affectueusement serré sur sa poitrine :

 

– Je sais à qui j’ai affaire, continua le roi ; je m’attends à la mort, et suis préparé à la recevoir. Tel que vous me voyez en ce moment – et je suis bien tranquille, n’est-ce pas ? – eh bien, tel je marcherai à l’échafaud !

 

Le 16, une députation se présenta au Temple ; elle se composait de quatre membres de la Convention : c’étaient Valazé, Cochon, Grandpré et Duprat.

 

On avait nommé vingt et un députés pour examiner le procès du roi ; tous quatre faisaient partie de cette commission.

 

Ils apportaient au roi son acte d’accusation et les pièces relatives à son procès.

 

La journée tout entière fut employée à la vérification de ces pièces.

 

Chaque pièce était lue par le secrétaire ; après la lecture, Valazé disait : « Avez-vous connaissance… ? » Le roi répondait oui ou non, et tout était dit.

 

À quelques jours de là, les mêmes commissaires revinrent et firent lecture au roi de cinquante et une pièces nouvelles, qu’il signa et parafa comme les précédentes.

 

En tout cent cinquante-huit pièces dont on lui laissa les copies.

 

Sur ces entrefaites, le roi fut atteint d’une fluxion.

 

Il se rappela ce salut de Gilbert au moment où il était entré à la Convention : il demanda à la Commune qu’il fût permis à son ancien médecin Gilbert de lui faire une visite : la Commune refusa.

 

– Que Capet ne boive plus d’eau glacée, dit un de ses membres, et il n’aura pas de fluxion.

 

C’était le 26 que le roi devait, pour la seconde fois, paraître à la barre de la Convention.

 

Sa barbe avait poussé ; nous avons dit que cette barbe était laide, blondasse, mal plantée. Louis demanda ses rasoirs ; ils lui furent rendus, mais à la condition qu’il ne s’en servirait que devant quatre municipaux !

 

Le 25, à onze heures du soir, il se mit à écrire son testament. Cette pièce est tellement connue, que, toute touchante et chrétienne qu’elle est, nous ne la consignons pas ici.

 

Deux testaments ont souvent attiré notre attention : le testament de Louis XVI, qui se trouvait en face de la république et qui ne voyait que la royauté ; le testament du duc d’Orléans, qui se trouvait en face de la royauté, et qui ne voyait que la république.

 

Nous citerons seulement une phrase du testament de Louis XVI, parce qu’elle nous aidera à éclaircir une question de point de vue. Chacun voit, dit-on, non pas seulement la réalité de la chose, mais selon le point de vue où il est placé.

 

« Je finis, écrivait Louis XVI, en déclarant devant Dieu, et prêt à paraître devant lui, que je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi. »

 

Maintenant, comment Louis XVI, à qui la postérité a fait une réputation d’honnête homme qu’il doit peut-être, d’ailleurs, à cette phrase ; comment Louis XVI, parjure à tous ses serments, fuyant à l’étranger en laissant une protestation contre les serments faits ; comment Louis XVI, qui avait discuté, annoté, apprécié les plans de La Fayette et de Mirabeau appelant l’ennemi au cœur de la France ; comment Louis XVI prêt à paraître enfin, comme il le dit lui-même, devant le Dieu qui doit le juger, croyant par conséquent à ce Dieu, à sa justice, à sa rémunération des bonnes et des mauvaises actions, comment Louis XVI a-t-il pu dire : Je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi ?

 

Eh bien, la construction même de la phrase l’explique.

 

Louis XVI ne dit point : Les crimes que l’on avance contre moi sont faux ; non, il dit : Je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi ; ce qui n’est pas du tout la même chose.

 

Louis XVI, prêt à marcher à l’échafaud, est toujours l’élève de M. de la Vauguyon !

 

Dire : « Les crimes que l’on avance contre moi sont faux », c’était nier ces crimes, et Louis XVI ne pouvait les nier ; dire : « Je ne me reproche aucun des crimes qui sont avancés contre moi », c’était, à la rigueur, dire : « Ces crimes existent, mais je ne me les reproche pas. »

 

Et pourquoi Louis XVI ne se les reprochait-il pas ?

 

Parce qu’il était placé, comme nous l’avons dit tout à l’heure, au point de vue de la royauté ; parce que, grâce au milieu dans lequel ils sont élevés, grâce à ce sacre de la légitimité, à cette infaillibilité du droit divin, les rois ne voient pas les crimes, et surtout les crimes politiques, du même point de vue que les autres hommes.

 

Ainsi, pour Louis XI, sa révolte contre son père n’est pas un crime : c’est la guerre du bien public.

 

Ainsi, pour Charles IX, la Saint-Barthélemy n’est pas un crime : c’est une mesure conseillée par le salut public.

 

Ainsi, aux yeux de Louis XVI, la révocation de l’édit de Nantes n’est pas un crime : c’est tout simplement une raison d’État.

 

Ce même Malesherbes, qui aujourd’hui défendait le roi, autrefois, étant ministre, avait voulu réhabiliter les protestants. Il avait trouvé dans Louis XVI une résistance obstinée.

 

– Non, lui répondait le roi, non, la proscription des protestants, c’est une loi d’État, une loi de Louis XIV ; ne déplaçons pas les bornes anciennes.

 

– Sire, répliquait Malesherbes, la politique ne prescrit jamais contre la justice !

 

– Mais, s’écriait Louis XVI, comme un homme qui ne comprend pas, où est donc, dans la révocation de l’édit de Nantes, l’atteinte portée à la justice ? La révocation de l’édit de Nantes, n’est-ce point le salut de l’État ?

 

Ainsi, pour Louis XVI, cette persécution des protestants, suscitée par une vieille dévote et par un jésuite haineux, cette mesure atroce qui a fait couler le sang par ruisseaux dans les vallées cévenoles, qui a allumé les bûchers de Nîmes, d’Albi, de Béziers, c’était, non pas un crime, mais, au contraire, une raison d’État !

 

Puis il y a encore une autre chose qu’il faut examiner au point de vue royal : c’est qu’un roi, né presque toujours d’une princesse étrangère où il puise le meilleur de son sang, est à peu près étranger à son peuple ; il le gouverne, voilà tout ; et encore, par qui le gouverne-t-il ? Par ses ministres.

 

Ainsi, non seulement le peuple n’est pas digne d’être son parent, n’est pas digne d’être son allié, mais encore il n’est pas digne d’être gouverné directement par lui ; tandis qu’au contraire, les souverains étrangers sont les parents et les alliés du roi, qui n’a ni parents ni alliés dans son royaume, et qui correspond directement avec eux sans intermédiaire de ministres.

 

Bourbons d’Espagne, Bourbons de Naples, Bourbons d’Italie remontaient à la même souche : Henri IV ; ils étaient cousins.

 

L’empereur d’Autriche était beau-frère, les princes de Savoie étaient alliés de Louis XVI, Saxon par sa mère.

 

Or, le peuple en étant arrivé à vouloir imposer à son roi des conditions que celui-ci ne croyait pas de son intérêt de suivre, à qui en appelait Louis XVI contre ses sujets révoltés ? À ses cousins, à ses beaux-frères, à ses alliés ; pour lui les Espagnols et les Autrichiens, ce n’étaient pas les ennemis de la France, puisqu’ils étaient ses parents, ses amis à lui, le roi, et qu’au point de vue de la royauté, le roi, c’est la France.

 

Ces rois, que venaient-ils défendre ? la cause sainte, inattaquable, presque divine de la royauté.

 

Voilà comment Louis XVI ne se reprochait point les crimes que l’on avançait contre lui.

 

Au reste, l’égoïsme royal avait enfanté l’égoïsme populaire ; et le peuple, qui avait poussé sa haine de la royauté jusqu’à supprimer Dieu, parce qu’on lui avait dit que la royauté émanait de Dieu, avait, sans doute, lui aussi, en vertu de quelque raison d’État, appréciée à son point de vue, fait le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, le 20 juin et le 10 août.

 

Nous ne disons pas le 2 septembre : nous le répétons, ce ne fut point le peuple qui fit le 2 septembre, ce fut la Commune !

 

Chapitre CLXXIX

Le procès

 

La journée du 26 arriva et trouva le roi préparé à tout, même à la mort.

 

Il avait fait son testament la veille ; il craignait, on ne sait pourquoi, d’être assassiné en allant le lendemain à la Convention.

 

La reine était prévenue que, pour la seconde fois, le roi se rendait à l’Assemblée. Le mouvement des troupes, le bruit du tambour eussent pu l’effrayer outre mesure si Cléry n’eût pas trouvé moyen de lui en faire connaître la cause.

 

À dix heures du matin, Louis XVI partit, sous la surveillance de Chambon et de Santerre.

 

Arrivé à la Convention, il lui fallut attendre une heure : le peuple se vengeait d’avoir fait cinq cents ans antichambre au Louvre, aux Tuileries et à Versailles.

 

Une discussion avait lieu à laquelle le roi ne pouvait assister : une clef remise par lui, le 12, à Cléry, avait été saisie dans les mains du valet de chambre ; on avait eu l’idée d’essayer cette clef à l’armoire de fer, et elle l’avait ouverte.

 

Cette clef avait été montrée à Louis XVI.

 

– Je ne la reconnais pas, avait-il répondu.

 

Selon toute probabilité, il l’avait forgée lui-même.

 

Ce fut dans ces sortes de détails que le roi manqua complètement de grandeur.

 

La discussion terminée, le président annonça à l’Assemblée que l’accusé et ses défenseurs étaient prêts à paraître à la barre.

 

Le roi entra accompagné de Malesherbes, de Tronchet et de Desèze.

 

– Louis, dit le président, la Convention a décidé que vous seriez entendu aujourd’hui.

 

– Mon conseil va vous lire ma défense, répondit le roi.

 

Il se fit un profond silence ; toute l’Assemblée comprenait qu’on pouvait bien laisser quelques heures à ce roi dont on brisait la royauté, à cet homme dont on tranchait la vie.

 

Puis peut-être cette Assemblée, dont quelques membres avaient donné la mesure d’un esprit si supérieur, s’attendait-elle à voir jaillir une grande discussion ; prête à se coucher dans son sépulcre sanglant, déjà drapée dans son linceul, peut-être la royauté allait-elle se dresser tout à coup, apparaître avec la majesté des mourants, et dire quelques-unes de ces paroles que l’histoire enregistre, et que les siècles répètent.

 

Il n’en fut point ainsi : le discours de l’avocat Desèze fut un véritable discours d’avocat.

 

C’était, cependant, une belle cause à défendre que celle de cet héritier de tant de rois, que la fatalité amenait devant le peuple, non pas seulement en expiation de ses propres crimes mais en expiation des crimes et des fautes de toute une race.

 

Il nous semble qu’en cette occasion, si nous avions eu l’honneur d’être M. Desèze, nous n’eussions point parlé au nom de M. Desèze.

 

La parole était à Saint Louis et à Henri IV ; c’était à ces deux grands chefs de race à laver Louis XVI des faiblesses de Louis XIII, des prodigalités de Louis XIV, des débauches de Louis XV !

 

Il n’en fut point ainsi, nous le répétons.

 

Desèze fut ergoteur quand il eût dû être entraînant ; il s’agissait, non pas d’être concis, mais d’être poétique ; il fallait s’adresser au cœur, et non au raisonnement.

 

Mais peut-être, ce plat discours terminé, Louis XVI allait-il prendre la parole, et, puisqu’il avait consenti à se défendre, allait-il se défendre en roi, dignement, grandement, noblement.

 

« Messieurs, dit-il, on vient de vous exposer mes moyens de défense, je ne vous les renouvellerai point. En vous parlant peut-être pour la dernière fois, je vous déclare que ma conscience ne me reproche rien et que mes défenseurs ne vous ont dit que la vérité.

 

« Je n’ai jamais craint que ma conduite fût examinée publiquement ; mais mon cœur est déchiré d’avoir trouvé dans l’acte d’accusation l’imputation d’avoir voulu faire répandre le sang du peuple ; et surtout que les malheurs du 10 août me soient attribués.

 

« J’avoue que les preuves multipliées que j’avais données dans tous les temps de mon amour pour le peuple, et la manière dont je m’étais conduit, me paraissaient devoir prouver que je craignais peu de m’exposer pour épargner son sang, et éloigner à jamais de moi une pareille imputation. »

 

Comprenez-vous le successeur de soixante rois, le petit-fils de Saint Louis, de Henri IV et de Louis XIV, ne trouvant que cela à répondre à ses accusateurs ?

 

Mais plus l’accusation était injuste à votre point de vue, sire, plus l’indignation devait vous faire éloquent. Vous deviez laisser quelque chose à la postérité, ne fût-ce qu’une sublime malédiction à vos bourreaux !

 

Aussi, la Convention, étonnée, demanda-t-elle :

 

– Vous n’avez pas autre chose à ajouter à votre défense ?

 

– Non, répondit le roi.

 

– Vous pouvez vous retirer.

 

Louis se retira.

 

Il fut conduit dans une des salles attenantes à l’Assemblée. Là, il prit M. Desèze dans ses bras, et le serra contre son cœur ; puis, comme M. Desèze était en nage, plus encore d’émotion que de fatigue, Louis XVI le pressa de changer de linge, et chauffa lui-même la chemise que passa l’avocat.

 

À cinq heures du soir, il rentrait au Temple.

 

Une heure après, ses trois défenseurs entrèrent chez lui au moment où il sortait de table.

 

Il leur offrit de prendre quelques rafraîchissements ; seul, M. Desèze accepta.

 

Pendant que celui-ci mangeait :

 

– Eh bien, dit Louis XVI à M. de Malesherbes, vous voyez, maintenant, que, dès le premier moment, je ne m’étais pas trompé, et que ma condamnation était prononcée avant que j’eusse été entendu.

 

– Sire, répondit M. de Malesherbes, en sortant de l’Assemblée, j’ai été entouré par une foule de bons citoyens qui m’ont assuré que vous ne péririez pas, ou que vous ne péririez du moins qu’après eux et leurs amis.

 

– Les connaissez-vous, monsieur ? demanda vivement le roi.

 

– Je ne les connais point personnellement ; mais, certes, je les reconnaîtrais à leur visage.

 

– Eh bien, reprit le roi, tâchez d’en rejoindre quelques-uns ; et dites-leur que je ne me pardonnerais jamais s’il y avait une seule goutte de sang versée à cause de moi ! Je n’ai point voulu qu’il en fût répandu quand ce sang eût peut-être conservé mon trône et ma vie ; à plus forte raison à cette heure que j’ai fait le sacrifice de l’un et de l’autre.

 

M. de Malesherbes quitta, en effet, le roi de bonne heure dans le but d’obéir à l’ordre qui lui était donné.

 

Le 1er janvier 1793 arriva.

 

Tenu au secret le plus rigoureux, Louis XVI n’avait plus qu’un serviteur près de lui.

 

Il songeait avec tristesse à cet isolement dans un pareil jour, lorsque Cléry s’approcha de son lit.

 

– Sire, dit le valet de chambre à voix basse, je vous demande la permission de vous présenter mes vœux les plus ardents pour la fin de vos malheurs.

 

– J’accepte vos souhaits, Cléry, dit le roi en lui tendant la main.

 

Cléry prit cette main qui lui était tendue, la baisa et la couvrit de larmes, puis il aida son maître à s’habiller.

 

En ce moment, les municipaux entrèrent.

 

Louis les regarda les uns après les autres, et, en voyant un dont la figure dénonçait un peu de pitié, il s’approcha de lui.

 

– Oh ! monsieur, dit-il, rendez-moi un grand service !

 

– Lequel ? demanda cet homme.

 

– Allez, je vous prie, de ma part, savoir des nouvelles de ma famille, et présentez-lui mes souhaits pour l’année qui commence.

 

– J’y vais, fit le municipal, visiblement attendri.

 

– Merci ! dit Louis XVI. Dieu, je l’espère, vous rendra ce que vous faites pour moi !

 

– Mais, dit à Cléry un des autres municipaux, pourquoi le prisonnier ne demande-t-il pas à voir sa famille ? Maintenant que les interrogatoires sont terminés, je suis sûr que cela ne souffrirait aucune difficulté.

 

– À qui faudrait-il s’adresser pour cela ? dit Cléry.

 

– À la Convention.

 

Un instant après, le municipal qui avait été chez la reine rentra.

 

– Monsieur, dit-il, votre famille vous remercie de vos vœux, et vous adresse les siens.

 

Le roi sourit tristement.

 

– Quel jour de nouvelle année ! dit-il.

 

Le soir, Cléry fit part au roi de ce que lui avait dit le municipal, sur la possibilité qu’il y aurait peut-être pour lui de voir sa famille.

 

Le roi réfléchit un moment, et parut hésiter.

 

– Non, dit-il enfin, dans quelques jours ils ne me refuseront pas cette consolation : il faut attendre.

 

La religion catholique a de ces terribles macérations de cœur qu’elle impose à ses élus !

 

C’était le 16 que devait être prononcé le jugement.

 

M. de Malesherbes resta assez longtemps avec le roi pendant la matinée ; vers midi, il sortit, disant qu’il reviendrait lui rendre compte de l’appel nominal aussitôt que cet appel serait terminé.

 

Le vote devait porter sur trois questions effroyablement simples :

 

1° Louis est-il coupable ?

 

2° Appellera-t-on du jugement de la Convention au jugement du peuple ?

 

3° Quelle sera la peine ?

 

Il fallait, en outre, pour que l’avenir vît bien que, si l’on ne votait pas sans haine, on votait au moins sans crainte, il fallait que le vote fût public.

 

Un Girondin nommé Birotteau demanda que chacun montât à la tribune, et dît tout haut son jugement.

 

Un Montagnard, Léonard Bourdon, alla plus loin : il fit décréter que les votes seraient signés.

 

Enfin, un homme de la droite, Rouyer, demanda que les listes fissent mention des absents par commission, et que les absents sans commission fussent censurés, et leurs noms envoyés aux départements.

 

Alors commença cette grande et terrible séance qui devait durer soixante douze heures.

 

La salle présentait un singulier aspect, peu en harmonie avec ce qui allait se passer.

 

Ce qui allait se passer était triste, sombre, lugubre : l’aspect de la salle ne donnait aucune idée du drame.

 

Le fond en avait été transformé en loges où les plus jolies femmes de Paris, dans leurs toilettes d’hiver, couvertes de velours et de fourrures, mangeaient des oranges, et prenaient des glaces.

 

Les hommes allaient les saluer, causaient avec elles, revenaient à leurs places, échangeaient des signes ; on eût dit un spectacle en Italie.

 

Le côté de la Montagne surtout se faisait remarquer par son élégance. C’était parmi les Montagnards que siégeaient les millionnaires : le duc d’Orléans, Lepelletier de Saint-Fargeau, Hérault de Séchelles, Anacharsis Clootz, le marquis de Châteauneuf. Tous ces messieurs avaient des tribunes réservées pour leurs maîtresses ; elles arrivaient empanachées de rubans tricolores, avec des cartes particulières ou des lettres de recommandation aux huissiers, qui jouaient le rôle d’ouvreurs de loges.

 

Les hautes tribunes ouvertes au peuple ne désemplirent pas pendant les trois jours ; on y buvait comme dans des tabagies, on y mangeait comme dans des restaurants, on y pérorait comme dans des clubs.

 

Sur la première question : Louis est-il coupable ? six cent quatre-vingt-trois voix répondirent : oui.

 

Sur la seconde question : La décision de la Convention sera-t-elle soumise à la ratification du peuple ? deux cent quatre-vingt-une voix votèrent pour l’appel au peuple ; quatre cent vingt-trois votèrent contre.

 

Puis vint la troisième question, la question grave, la question suprême : Quelle sera la peine ?

 

Lorsqu’on en arriva là, il était huit heures du soir de la troisième journée, journée de janvier, triste, pluvieuse et froide ; on était ennuyé, impatient, fatigué : la force humaine, chez les acteurs comme chez les spectateurs, succombait à quarante-cinq heures de permanence.

 

Chaque député montait à son tour à la tribune, et prononçait un de ces quatre arrêts : l’emprisonnement, la déportation, la mort avec sursis ou appel au peuple, la mort.

 

Toutes marques d’approbation ou d’improbation avaient été défendues, et, cependant, quand les tribunes populaires entendaient autre chose que ces deux mots : la mort, elles murmuraient.

 

Une fois, néanmoins, ces deux mots furent entendus et suivis de murmures, de huées et de sifflets : ce fut lorsque Philippe Égalité monta à la tribune, et dit :

 

« Uniquement occupé de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou qui attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort. »

 

Au milieu de cet acte terrible, un député malade, nommé Duchâtel, se fit apporter à la Convention, coiffé de son bonnet de nuit, vêtu de sa robe de chambre. Il venait voter pour le bannissement, vote qui fut admis parce qu’il tendait à l’indulgence.

 

C’était Vergniaud, président au 10 août, qui se trouvait encore président au 19 janvier ; après avoir proclamé la déchéance, il allait proclamer la mort.

 

« Citoyens, dit-il, vous venez d’exercer un grand acte de justice. J’espère que l’humanité vous engagera à garder le plus religieux silence. Quand la justice a parlé, l’humanité doit se faire entendre à son tour. »

 

Et il lut le résultat du scrutin.

 

Sur sept cent vingt et un votants, trois cent trente-quatre avaient voté pour le bannissement ou la prison, et trois cent quatre-vingt-sept pour la mort – les uns sans sursis, les autres avec ajournement.

 

Il y avait donc pour la mort cinquante-trois suffrages de plus que pour le bannissement.

 

Seulement, en retranchant de ces cinquante-trois suffrages les quarante-six voix qui avaient voté pour la mort avec ajournement, il restait en tout, pour la mort immédiate, une majorité de sept suffrages.

 

« Citoyens, dit Vergniaud avec l’accent d’une profonde douleur, je déclare, au nom de la Convention, que la peine qu’elle prononce contre Louis Capet est la mort. »

 

Ce fut dans la soirée du samedi 19 que la mort fut votée, mais ce ne fut que le dimanche 20, à trois heures du matin, que Vergniaud prononça l’arrêt.

 

Pendant ce temps, Louis XVI, privé de toute communication avec le dehors, savait que son sort se décidait, et, seul, loin de sa femme et de ses enfants – qu’il avait refusé de voir dans le but de mortifier son âme, comme un moine pécheur mortifie sa chair –, il remettait avec une indifférence parfaite, en apparence du moins, sa vie et sa mort entre les mains de Dieu.

 

Le dimanche matin, 20 janvier, à six heures, M. de Malesherbes entra chez le roi. Louis XVI était déjà levé ; il se tenait le dos tourné à une lampe placée sur la cheminée, les coudes posés sur une table, le visage couvert de ses deux mains.

 

Le bruit que son défenseur fit en entrant le tira de sa rêverie.

 

– Eh bien ? demanda-t-il en l’apercevant.

 

M. de Malesherbes n’osa répondre ; mais le prisonnier put voir, à l’abattement de son visage, que tout était fini.

 

– La mort ! dit Louis ; j’en étais sûr.

 

Alors, il ouvrit les bras, et serra M. de Malesherbes, tout en larmes, sur sa poitrine.

 

Puis :

 

– M. de Malesherbes, dit-il, depuis deux jours, je suis occupé à chercher si, dans le cours de mon règne, j’ai pu mériter de mes sujets le plus petit reproche ; eh bien je vous jure, dans toute la sincérité de mon cœur, comme un homme qui va paraître devant Dieu, que j’ai toujours voulu le bonheur de mon peuple, et n’ai pas formé un seul vœu qui lui fût contraire.

 

Tout cela se passait devant Cléry, qui pleurait à chaudes larmes ; le roi eut pitié de cette douleur : il emmena M. de Malesherbes dans son cabinet, et s’y enferma une heure à peu près avec lui ; puis il sortit, embrassa encore une fois son défenseur, et le supplia de revenir le soir.

 

– Ce bon vieillard m’a vivement ému, dit-il à Cléry en entrant dans sa chambre. Mais, vous, qu’avez-vous donc ?

 

Cette demande était motivée par un tremblement universel qui s’était emparé de Cléry depuis que M. de Malesherbes, qu’il avait reçu dans l’antichambre, lui avait dit que le roi était condamné à mort.

 

Alors, Cléry, voulant dissimuler autant que possible l’état dans lequel il se trouvait, prépara tout ce qui était nécessaire au roi pour se raser.

 

Louis XVI se frotta de savon lui-même, et Cléry se tint debout devant lui, le bassin entre les deux mains.

 

Tout à coup, une grande pâleur passa sur les joues du roi ; ses lèvres et ses oreilles blanchirent. Cléry, craignant qu’il ne se trouvât mal, posa le bassin, et s’apprêta à le soutenir ; mais le roi, de son côté, lui prit les deux mains en disant :

 

– Allons, allons, du courage !

 

Et il se rasa avec tranquillité.

 

Vers deux heures, le conseil exécutif vint pour signifier le jugement au prisonnier.

 

En tête étaient Garat, ministre de la Justice, Lebrun, ministre des Affaires étrangères, Grouvelle, secrétaire du conseil, le président et le procureur général syndic du département, le maire et le procureur de la commune, le président et l’accusateur public du tribunal criminel.

 

Santerre devançait tout le monde.

 

– Annoncez le conseil exécutif, dit-il à Cléry.

 

Cléry s’apprêtait à obéir ; mais le roi, qui avait entendu un grand bruit, lui en épargna la peine : la porte s’ouvrit, et il apparut dans le corridor.

 

Alors, Garat, le chapeau sur la tête, porta la parole, et dit :

 

– Louis, la Convention nationale a chargé le conseil exécutif provisoire de vous signifier les décrets des 15,16,17,18 et 20 janvier ; le secrétaire du conseil va vous en donner lecture.

 

Sur quoi Grouvelle déploya le papier, et lut d’une voix tremblante :

 

Article premier

 

« La Convention nationale déclare Louis Capet, dernier roi des Français, coupable de conspiration contre la liberté de la nation, et d’attentat contre la sûreté générale de l’Etat. »

 

Article II

 

« La Convention nationale décrète que Louis Capet subira la peine de mort. »

 

Article III

 

« La Convention nationale déclare nul l’acte de Louis Capet apporté à la barre par ses conseils, et qualifié d’appel à la nation du jugement contre lui rendu par la Convention nationale. »

 

Article IV.

 

« Le conseil exécutif provisoire notifiera le présent décret dans le jour à Louis Capet, et prendra les mesures de police et de sûreté nécessaires pour en assurer l’exécution dans les vingt-quatre heures, à compter de sa notification, et rendra compte du tout à la Convention nationale, immédiatement après qu’il aura été exécuté. »

 

Pendant cette lecture, le visage du roi resta parfaitement calme, seulement, sa physionomie indiqua deux sentiments parfaitement distincts : à ces mots, coupable de conspiration, un sourire de dédain passa sur ses lèvres ; et, à ceux-ci : subira la peine de mort, un regard qui semblait mettre le condamné en communication avec Dieu se leva vers le ciel.

 

La lecture finie, le roi fit un pas vers Grouvelle, prit le décret de ses mains, le plia, le mit dans son portefeuille, et en tira un autre papier qu’il présenta au ministre Garat en disant :

 

– Monsieur le ministre de la Justice, je vous prie de remettre sur-le-champ cette lettre à la Convention nationale.

 

Et comme le ministre paraissait hésiter :

 

– Je vais vous en faire lecture, dit le roi.

 

Et il lut la lettre suivante d’une voix qui faisait contraste avec celle de Grouvelle :

 

« Je demande un délai de trois jours pour me préparer à paraître devant Dieu ; je demande pour cela l’autorisation de voir librement la personne que j’indiquerai aux commissaires de la commune, et que cette personne soit à l’abri de toute crainte et de toute inquiétude pour l’acte de charité qu’elle remplira près de moi.

 

« Je demande à être délivré de la surveillance perpétuelle que le conseil général a établie depuis quelques jours.

 

« Je demande, dans cet intervalle, de pouvoir voir ma famille quand je le demanderai, et sans témoins ; je désirerais bien que la Convention nationale s’occupât tout de suite du sort de ma famille, et qu’elle lui permît de se retirer librement, où elle le jugerait à propos.

 

« Je recommande à la bienfaisance de la nation toutes les personnes qui m’étaient attachées : il y en a beaucoup qui avaient mis toute leur fortune dans leurs charges, et qui, n’ayant plus d’appointements, doivent être dans le besoin ; parmi les pensionnaires, il y avait beaucoup de vieillards, de femmes et d’enfants, qui n’avaient que cela pour vivre.

 

« Fait à la tour du Temple, le 20 janvier 1793.

 

« Louis »

 

Garat prit la lettre.

 

– Monsieur, dit-il, cette lettre sera remise à l’instant même à la Convention.

 

Alors, le roi ouvrit de nouveau son portefeuille, et en tira un petit carré de papier.

 

– Si la Convention m’accorde ma demande à l’endroit de la personne que je désire, dit-il, voici son adresse.

 

Le papier portait, en effet, cette adresse, toute de l’écriture de Madame Élisabeth :

 

« M. Edgeworth de Firmont, n° 483, rue du Bac. »

 

Puis, n’ayant plus rien à dire ni à entendre, le roi fit un pas en arrière comme au temps où, donnant audience, il indiquait par ce mouvement que l’audience était terminée.

 

Les ministres et ceux qui les accompagnaient sortirent.

 

– Cléry, dit le roi à son valet de chambre, qui, sentant les jambes lui manquer, s’était appuyé contre la muraille – Cléry, demandez mon dîner.

 

Cléry passa dans la salle à manger afin d’obéir à l’ordre du roi ; il y trouva deux municipaux qui lui lurent un arrêté par lequel il était défendu au roi de se servir de couteaux ni fourchettes. Un couteau seulement devait être confié à Cléry pour couper le pain et la viande de son maître en présence de deux commissaires.

 

L’arrêté fut répété au roi, Cléry n’ayant pas voulu se charger de lui dire que cette mesure avait été prise.

 

Le roi rompit son pain avec ses doigts et coupa sa viande avec sa cuiller ; contre son habitude, il mangea peu : le dîner ne dura que quelques minutes.

 

À six heures, on annonça le ministre de la Justice.

 

Le roi se leva pour le recevoir.

 

– Monsieur, dit Garat, j’ai porté votre lettre à la Convention, et elle m’a chargé de vous notifier la réponse suivante :

 

« Il est libre à Louis d’appeler le ministre du culte qu’il jugera à propos, et de voir sa famille librement et sans témoins.

 

« La nation, toujours grande et toujours juste, s’occupera du sort de sa famille.

 

« Il sera accordé aux créanciers de sa maison de justes indemnités.

 

« La Convention nationale a passé à l’ordre du jour sur le sursis. »

 

Le roi fit un mouvement de tête, et le ministre se retira.

 

– Citoyen ministre, demandèrent à Garat les municipaux de service, comment Louis pourra-t-il voir sa famille ?

 

– Mais en particulier, répondit Garat.

 

– Impossible ! par arrêt de la Commune, nous ne devons le perdre de vue ni jour ni nuit.

 

La chose, en effet, était assez embarrassante ; cependant, on concilia le tout en décidant que le roi recevrait sa famille dans la salle à manger, de manière à être vu par le vitrage de la cloison, mais qu’on fermerait la porte pour qu’il ne fût pas entendu.

 

Pendant ce temps, le roi disait à Cléry :

 

– Voyez si le ministre de la Justice est encore là, et rappelez-le.

 

Au bout d’un instant, le ministre rentra.

 

– Monsieur, lui dit le roi, j’ai oublié de vous demander si l’on avait trouvé chez lui M. Edgeworth de Firmont, et quand je pourrais le voir.

 

– Je l’ai amené avec moi, dans ma voiture, dit Garat ; il est dans la salle du conseil, et va monter.

 

En effet, au moment où le ministre de la Justice prononçait ces paroles, M. Edgeworth de Firmont paraissait dans l’encadrement de la porte.

 

Chapitre CLXXX

Le 21 janvier

 

M. Edgeworth de Firmont était le confesseur de Madame Élisabeth : il y avait déjà près de six semaines que le roi, prévoyant la condamnation dont il venait d’être frappé, avait demandé à sa sœur des conseils sur le choix du prêtre qui devait l’accompagner à ses derniers moments, et Madame Élisabeth avait, en pleurant, conseillé à son frère de s’arrêter à l’abbé de Firmont.

 

Ce digne ecclésiastique, Anglais d’origine, avait échappé aux massacres de septembre et s’était retiré à Choisy-le-Roi sous le nom d’Essex ; Madame Élisabeth connaissait sa double adresse et, l’ayant fait prévenir à Choisy, elle espérait qu’au moment de la condamnation, il se trouverait à Paris.

 

Elle ne se trompait pas.

 

L’abbé Edgeworth avait, comme nous l’avons dit, accepté la mission avec une joie résignée.

 

Aussi, le 21 décembre 1792, écrivait-il à un de ses amis d’Angleterre :

 

« Mon malheureux maître a jeté les yeux sur moi pour le disposer à la mort, si l’iniquité de son peuple va jusqu’à commettre ce parricide. Je me prépare moi-même à mourir, car je suis convaincu que la fureur populaire ne me laissera pas survivre une heure à cette horrible scène ; mais je suis résigné : ma vie n’est rien ; si, en la perdant, je pouvais sauver celui que Dieu a placé pour la ruine et la résurrection de plusieurs, j’en ferais volontiers le sacrifice, et ne serais pas mort en vain. »

 

Tel était l’homme qui ne devait plus quitter Louis XVI qu’au moment où celui-ci quitterait la terre pour le ciel.

 

Le roi le fit entrer dans son cabinet, et s’y enferma avec lui.

 

À huit heures du soir, il sortit de son cabinet, et, s’adressant aux commissaires :

 

– Messieurs, dit-il, ayez la bonté de me conduire à ma famille.

 

– Cela ne se peut pas, répondit un des commissaires ; mais on va la faire descendre, si vous le désirez.

 

– Soit, reprit le roi, pourvu que je puisse la voir dans ma chambre, librement et sans témoins.

 

– Pas dans votre chambre, observa le même municipal, mais dans la salle à manger ; nous venons d’arrêter cela avec le ministre de la Justice.

 

– Cependant, dit le roi, vous avez entendu que le décret de la Convention me permet de voir ma famille sans témoins.

 

– Cela est vrai ; vous serez en particulier : on fermera la porte ; mais par le vitrage, nous aurons les yeux sur vous.

 

– C’est bien : faites.

 

Les municipaux sortirent, et le roi passa dans la salle à manger ; Cléry l’y suivit, rangeant la table de côté, poussant les chaises au fond pour donner de l’espace.

 

– Cléry, dit le roi, apportez un peu d’eau et un verre, au cas où la reine aurait soif.

 

Il y avait sur la table une de ces carafes d’eau glacée qu’un membre de la Commune avait reprochées au roi : Cléry n’apporta donc qu’un verre.

 

– Donnez de l’eau ordinaire, Cléry, dit le roi ; si la reine buvait de l’eau glacée, comme elle n’y est pas habituée, cela pourrait lui faire mal… Puis, attendez, Cléry ; invitez en même temps M. de Firmont à ne point sortir de mon cabinet : je craindrais que sa vue ne fit une trop grande impression sur ma famille.

 

À huit heures et demie, la porte s’ouvrit. La reine venait la première, tenant son fils par la main ; Madame Royale et Madame Élisabeth la suivaient.

 

Le roi tendit ses bras ; les deux femmes et les deux enfants s’y jetèrent en pleurant.

 

Cléry sortit et ferma la porte.

 

Pendant quelques minutes, il se fit un morne silence interrompu seulement par des sanglots ; puis la reine voulut entraîner le roi dans sa chambre.

 

– Non, dit Louis XVI en la retenant, je ne puis vous voir qu’ici.

 

La reine et la famille royale avaient appris, par des colporteurs, la sentence rendue, mais ils ne savaient rien des détails du procès : le roi les leur raconta, excusant les hommes qui l’avaient condamné, et faisant remarquer à la reine que ni Pétion ni Manuel n’avaient voté pour la mort.

 

La reine écoutait et, chaque fois qu’elle voulait parler, éclatait en sanglots.

 

Dieu donnait un dédommagement au pauvre prisonnier ; il le faisait, à sa dernière heure, adorer de tout ce qui l’entourait, même de la reine.

 

Comme on l’a pu voir dans la partie romanesque de cet ouvrage, la reine se laissait facilement entraîner au côté pittoresque de la vie ; elle avait cette vive imagination qui, bien plus que le tempérament, fait les femmes imprudentes ; la reine fut imprudente toute sa vie, imprudente dans ses amitiés, imprudente dans ses amours. Sa captivité la sauva au point de vue moral : elle revint aux pures et saintes affections de la famille, dont les passions de sa jeunesse l’avaient éloignée, et, comme elle ne savait rien faire que passionnément, elle en vint à aimer passionnément dans le malheur ce roi, ce mari dont, aux jours de la félicité, elle n’avait vu que les côtés lourds et vulgaires ; Varennes et le 10 août lui avaient montré Louis XVI comme un homme sans initiative, sans résolution, alourdi, presque lâche ; au Temple, elle commença de s’apercevoir que non seulement la femme avait mal jugé son mari, mais aussi la reine mal jugé le roi ; au Temple, elle le vit calme, patient aux outrages, doux et ferme comme un Christ ; tout ce qu’elle avait des sécheresses mondaines s’amollit, se fondit, et tourna au profit des bons sentiments. De même qu’elle avait trop dédaigné, elle aima trop. « Hélas ! dit le roi à M. de Firmont, faut-il que j’aime tant, et sois si tendrement aimé ! »

 

Aussi, dans cette dernière entrevue, la reine se laissa-t-elle entraîner à un sentiment qui ressemblait à du remords. Elle avait voulu conduire le roi dans sa chambre pour rester un instant seule avec lui ; lorsqu’elle vit que c’était chose impossible, elle attira le roi dans l’embrasure d’une fenêtre.

 

Là, sans doute allait-elle tomber à ses pieds, et, au milieu des larmes et des sanglots, lui demander pardon : le roi comprit tout, l’arrêta, et, tirant son testament de sa poche :

 

– Lisez ceci, ma bien-aimée femme ! dit-il.

 

Et, du doigt, il lui montrait le paragraphe suivant, que la reine lut à demi voix :

 

« Je prie ma femme de me pardonner tous les maux qu’elle souffre pour moi, et les chagrins que je pourrais lui avoir donnés dans le cours de notre union, comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle, si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher. »

 

Marie-Antoinette prit les mains du roi, et les baisa ; il y avait un pardon bien miséricordieux dans cette phrase : comme elle peut être sûre que je ne garde rien contre elle ; une délicatesse bien grande dans ces mots : si elle croyait avoir quelque chose à se reprocher.

 

Ainsi elle mourrait tranquille, la pauvre Madeleine royale ; son amour pour le roi, si tardif qu’il fût, lui valait la miséricorde divine et humaine, et son pardon lui était donné, non pas tout bas, mystérieusement, comme une indulgence dont le roi lui-même avait honte, mais hautement, mais publiquement.

 

Qui oserait reprocher quelque chose à celle qui allait se présenter à la postérité, doublement couronnée et de l’auréole du martyre et du pardon de son époux ?

 

Elle sentit cela ; elle comprit qu’à partir de ce moment elle était forte devant l’histoire ; mais elle n’en devint que plus faible en face de celui qu’elle aimait si tard, sentant bien qu’elle ne l’avait point aimé assez. Ce n’étaient plus des paroles qui s’échappaient de la poitrine de la malheureuse femme ; c’étaient des sanglots, c’étaient des cris entrecoupés : elle disait qu’elle voulait mourir avec son mari, et que, si on lui refusait cette grâce, elle se laisserait mourir de faim.

 

Les municipaux – qui regardaient cette scène de douleur à travers la porte vitrée –, les municipaux n’y purent tenir : ils détournèrent d’abord les yeux ; puis, comme, ne voyant plus, ils entendaient encore les gémissements, ils se laissèrent franchement redevenir hommes, et fondirent en larmes.

 

Les funèbres adieux durèrent sept quarts d’heure.

 

Enfin, à dix heures et un quart, le roi se leva le premier, alors, femme, sœur, enfants se suspendirent à lui, comme les fruits après un arbre : le roi et la reine tenaient chacun le dauphin par une main ; Madame Royale, à la gauche de son père, l’embrassait par le milieu du corps ; Madame Élisabeth, du même côté que sa nièce, mais un peu plus en arrière, avait saisi le bras du roi ; la reine – et c’était celle qui avait droit à plus de consolation, car c’était elle la moins pure –, la reine avait le bras passé autour du cou de son mari ; et tout ce groupe douloureux marchait d’un même mouvement, poussant des gémissements, des sanglots, des cris au milieu desquels on n’entendait que ces mots :

 

– Nous nous reverrons, n’est-ce pas ?

 

– Oui… oui… soyez tranquilles !

 

– Demain matin… demain matin, à huit heures ?

 

– Je vous le promets.

 

– Mais pourquoi pas à sept heures ? demanda la reine.

 

– Eh bien, oui, à sept heures, dit le roi ; mais… adieu ! adieu !

 

Et il prononça cet adieu d’une voix si expressive, que l’on sentit qu’il craignait de voir son courage lui manquer.

 

Madame Royale n’en put supporter davantage : elle poussa un soupir, et se laissa aller sur le carreau : elle était évanouie.

 

Madame Élisabeth et Cléry la relevèrent.

 

Le roi sentit que c’était à lui d’être fort : il s’arracha des bras de la reine et du dauphin, et rentra dans sa chambre en criant :

 

– Adieu ! adieu !…

 

Puis il referma la porte derrière lui.

 

La reine, tout éperdue, alla se coller à cette porte, n’osant demander au roi de la rouvrir, mais pleurant, mais sanglotant, mais frappant le panneau de sa main étendue.

 

Le roi eut le courage de ne pas sortir.

 

Les municipaux invitèrent alors la reine à se retirer en lui renouvelant l’assurance déjà reçue qu’elle pourrait voir, le lendemain, son mari à sept heures du matin.

 

Cléry voulait reporter Madame Royale, toujours évanouie, jusque chez la reine ; mais, à la seconde marche, les municipaux l’arrêtèrent et le forcèrent de rentrer.

 

Le roi avait rejoint son confesseur dans le cabinet de la tourelle, et se faisait raconter par lui la manière dont il avait été amené au Temple. Ce récit pénétra-t-il dans son esprit, ou les mots confus bourdonnèrent-ils seulement à son oreille, éteints par ses propres pensées ? C’est ce que personne ne peut dire.

 

En tout cas, voici ce que raconta l’abbé.

 

Prévenu par M. de Malesherbes, qui lui avait donné rendez-vous chez Mme de Sénozan, que le roi devait avoir recours à lui s’il était condamné à la peine de mort, l’abbé Edgeworth, au risque du danger qu’il courait, était revenu à Paris, et, connaissant la sentence rendue le dimanche matin, attendait rue du Bac.

 

À quatre heures du soir, un inconnu s’était présenté chez lui, et lui avait remis un billet conçu en ces termes :

 

« Le conseil exécutif, ayant une affaire de la plus haute importance à communiquer au citoyen Edgeworth de Firmont, l’invite à passer au lieu de ses séances. »

 

L’inconnu avait ordre d’accompagner le prêtre : une voiture attendait à la porte.

 

L’abbé descendit et partit avec l’inconnu.

 

La voiture s’arrêta aux Tuileries.

 

L’abbé trouva les ministres en conseil ; à son entrée, ils se levèrent.

 

– Êtes-vous l’abbé Edgeworth de Firmont ? demanda Garat.

 

– Oui, répondit l’abbé.

 

– Eh bien, Louis Capet, continua le ministre de la Justice, nous ayant témoigné le désir de vous avoir près de lui dans ses derniers moments, nous vous avons mandé pour savoir si vous consentez à lui rendre le service qu’il réclame de vous.

 

– Puisque le roi m’a désigné, dit le prêtre, c’est mon devoir de lui obéir.

 

– En ce cas, reprit le ministre, vous allez venir avec moi au Temple ; je m’y rends de ce pas.

 

Et il emmena l’abbé dans sa voiture.

 

Nous avons vu comment celui-ci, après avoir rempli les formalités d’usage, était arrivé jusqu’au roi ; comment, ensuite, Louis XVI avait été appelé par sa famille, puis était revenu près de l’abbé Edgeworth, auquel il avait demandé les détails qu’on vient de lire.

 

Le récit achevé :

 

– Monsieur, dit le roi, oublions tout maintenant, pour songer à la grande, à l’unique affaire de mon salut.

 

– Sire, répondit l’abbé, je suis prêt à faire de mon mieux, et j’espère que Dieu suppléera à mon peu de mérite, mais ne trouvez-vous pas que ce vous serait d’abord une grande consolation d’entendre la messe et de communier ?

 

– Oui, sans doute, dit le roi ; et croyez que je sentirais tout le prix d’une pareille grâce ; mais comment vous exposer à ce point ?

 

– Cela me regarde, sire, et je tiens à prouver à Votre Majesté que je suis digne de l’honneur qu’elle m’a fait en me choisissant pour son soutien. Que le roi me donne carte blanche, et je réponds de tout.

 

– Allez donc, monsieur, dit Louis XVI.

 

Puis, en secouant la tête :

 

– Allez, répéta-t-il ; mais vous ne réussirez pas.

 

L’abbé Edgeworth s’inclina et sortit, demandant à être conduit à la salle du conseil.

 

– Celui qui va mourir demain, dit l’abbé Edgeworth aux commissaires, désire, avant de mourir, entendre la messe et se confesser.

 

Les municipaux se regardèrent tout étonnés ; il ne leur était pas même venu dans l’idée qu’on pût leur faire une pareille demande.

 

– Et où diable, dirent-ils, trouver un prêtre et des ornements d’église à cette heure-ci ?

 

– Le prêtre est tout trouvé, répondit l’abbé Edgeworth, puisque me voici ; quant aux ornements, l’église la plus voisine en fournira ; il ne s’agit que de les envoyer chercher.

 

Les municipaux hésitaient.

 

– Mais, dit l’un d’eux, si c’était un piège ?

 

– Quel piège ? demanda l’abbé.

 

– Si, sous prétexte de faire communier le roi, vous alliez l’empoisonner ?

 

L’abbé Edgeworth regarda fixement celui qui venait d’émettre ce doute.

 

– Écoutez donc, continua le municipal, l’histoire nous fournit assez d’exemples à cet égard pour nous engager à être circonspects.

 

– Monsieur, dit l’abbé, j’ai été fouillé si minutieusement en entrant ici, que l’on doit être bien persuadé que je n’y ai point introduit de poison ; si donc j’en ai demain, c’est de vous que je l’aurai reçu, puisque rien ne peut arriver jusqu’à moi sans avoir passé par vos mains.

 

On convoqua les membres absents, et l’on délibéra.

 

La demande fut accordée à deux conditions : la première, c’est que l’abbé dresserait une requête qu’il signerait de son nom ; la seconde, que la cérémonie serait terminée le lendemain à sept heures au plus tard, le prisonnier devant, à huit heures précises, être conduit au lieu de son exécution.

 

L’abbé écrivit sa requête, et la laissa sur le bureau ; puis il fut ramené près du roi, auquel il annonça cette bonne nouvelle que sa demande lui était accordée.

 

Il était dix heures ; l’abbé Edgeworth resta enfermé avec le roi jusqu’à minuit.

 

À minuit, le roi dit :

 

– Monsieur l’abbé, je suis fatigué ; je voudrais dormir : j’ai besoin de forces pour demain.

 

Puis il appela deux fois :

 

– Cléry ! Cléry !

 

Cléry entra, déshabilla le roi, et voulut lui rouler les cheveux ; mais celui-ci, avec un sourire :

 

– Ce n’est point la peine, dit-il.

 

Sur quoi, il se coucha ; et, comme Cléry tirait les rideaux du lit :

 

– Vous m’éveillerez à cinq heures.

 

À peine la tête sur l’oreiller, le prisonnier s’endormit, tant étaient puissants sur cet homme les besoins matériels.

 

M. de Firmont se jeta sur le lit de Cléry, qui, lui, passa la nuit sur une chaise.

 

Cléry dormit d’un sommeil plein de terreurs et de soubresauts ; aussi entendit-il sonner cinq heures.

 

Il se leva aussitôt, et commença d’allumer le feu.

 

Au bruit qu’il fit, le roi s’éveilla.

 

– Eh ! Cléry, demanda-t-il, cinq heures sont-elles donc sonnées ?

 

– Sire, répondit le valet de chambre, elles le sont à plusieurs horloges, mais pas encore à la pendule.

 

Et il s’approcha du lit.

 

– J’ai bien dormi, dit le roi. J’en avais besoin : la journée d’hier m’avait horriblement fatigué ! où est M. de Firmont ?

 

– Sur mon lit, sire.

 

– Sur votre lit ! Et où avez-vous passé la nuit, vous ?

 

– Sur cette chaise.

 

– J’en suis fâché… vous avez dû être mal.

 

– Oh ! sire, dit Cléry, pouvais-je penser à moi dans un pareil moment ?

 

– Ah ! mon pauvre Cléry ! dit le roi.

 

Et il lui tendit une main que le valet de chambre embrassa en pleurant.

 

Alors, pour la dernière fois, le fidèle serviteur commença d’habiller le roi ; il avait préparé un habit brun, une culotte de drap gris, des bas de soie gris et une veste piquée en forme de gilet.

 

Le roi habillé, Cléry le coiffa.

 

Pendant ce temps, Louis XVI détacha de sa montre un cachet, le mit dans la poche de sa veste, et déposa sa montre sur la cheminée ; puis, ôtant un anneau de son doigt, il le mit dans la même poche où était le cachet.

 

Au moment où Cléry lui passait son habit, le roi en tira son portefeuille, sa lorgnette, sa tabatière, et les posa sur la cheminée, ainsi que sa bourse. Tous ces préparatifs se faisaient devant les municipaux, qui étaient entrés dans la chambre du condamné dès qu’ils y avaient aperçu de la lumière.

 

La demie après cinq heures sonna.

 

– Cléry, dit le roi, éveillez M. de Firmont.

 

M. de Firmont était éveillé et levé : il entendit l’ordre donné à Cléry, et entra.

 

Le roi le salua d’un signe, et le pria de le suivre dans son cabinet.

 

Alors, Cléry se hâta de disposer l’autel ; c’était la commode de la chambre recouverte d’une nappe. Quant aux ornements sacerdotaux, on les avait trouvés, comme l’avait dit l’abbé Edgeworth, dans la première église où l’on s’était adressé ; cette église était celle des Capucins du Marais, près l’hôtel Soubise.

 

L’autel disposé, Cléry alla prévenir le roi.

 

– Pourrez-vous servir la messe ? lui demanda Louis.

 

– Je l’espère, répondit Cléry ; seulement, je ne sais pas par cœur les répons.

 

Alors, le roi lui donna un livre de messe qu’il ouvrit à l’Introït.

 

M. de Firmont était déjà dans la chambre de Cléry, où il s’habillait.

 

En face de l’autel, le valet de chambre avait placé un fauteuil, et mis un grand coussin devant ce fauteuil ; mais le roi le lui fit ôter, et en alla lui-même chercher un plus petit et garni de crin, dont il se servait ordinairement pour dire ses prières.

 

Dès que le prêtre rentra, les municipaux, qui, sans doute, craignaient d’être souillés par le contact d’un homme d’Église, se retirèrent dans l’antichambre.

 

Il était six heures ; la messe commença. Le roi l’entendit d’un bout à l’autre à genoux, et avec le plus profond recueillement, Après la messe, il communia, et l’abbé Edgeworth, le laissant à ses prières, alla, dans la chambre voisine, se dévêtir des habits sacerdotaux.

 

Le roi profita de ce moment pour remercier Cléry, et lui faire ses adieux ; puis il rentra dans son cabinet. M. de Firmont l’y rejoignit.

 

Cléry s’assit sur son lit, et se mit à pleurer.

 

À sept heures, le roi l’appela.

 

Cléry accourut.

 

Louis XVI le conduisit dans l’embrasure d’une fenêtre, et lui dit :

 

– Vous remettrez ce cachet à mon fils, et cet anneau à ma femme… Dites- leur bien que je les quitte avec peine !… Ce petit paquet renferme des cheveux de toute notre famille : vous le remettrez aussi à la reine.

 

– Mais, demanda Cléry, ne la reverrez-vous pas, sire ?

 

Le roi hésita un instant, comme si son cœur l’abandonnait pour aller près d’elle ; puis :

 

– Non, dit-il, décidément, non… J’avais promis, je le sais, de les voir ce matin ; mais je veux leur épargner la douleur d’une séparation si cruelle… Cléry, si vous les revoyez, vous leur direz combien il m’en a coûté de partir sans recevoir leurs derniers embrassements…

 

À ces mots, il essuya ses larmes.

 

Puis, avec le plus douloureux accent :

 

– Cléry, vous leur ferez mes derniers adieux, n’est-ce pas ?

 

Et il rentra dans son cabinet.

 

Les municipaux avaient vu le roi remettre à Cléry les différents objets que nous avons dit : un d’eux les réclama ; mais un autre proposa d’en laisser Cléry dépositaire jusqu’à la décision du conseil. Cette proposition prévalut.

 

Un quart d’heure après, le roi sortit de nouveau de son cabinet.

 

Cléry se tenait là, à ses ordres.

 

– Cléry, dit-il, demandez si je puis avoir des ciseaux.

 

Et il rentra.

 

– Le roi peut-il avoir des ciseaux ? demanda Cléry aux commissaires.

 

– Qu’en veut-il faire ?

 

– Je n’en sais rien ; demandez-le-lui.

 

Un des municipaux entra dans le cabinet ; il trouva le roi à genoux, devant M. de Firmont

 

– Vous avez demandé des ciseaux, dit-il ; qu’en voulez-vous faire ?

 

– C’est pour que Cléry me coupe les cheveux, répondit le roi.

 

Le municipal descendit à la chambre du conseil.

 

On délibéra une demi-heure, et, au bout d’une demi-heure, on refusa les ciseaux.

 

Le municipal remonta.

 

– Le conseil a refusé, dit-il.

 

– Je n’eusse point touché les ciseaux, dit le roi ; et Cléry m’eût coupé les cheveux en votre présence… Voyez encore monsieur je vous prie.

 

Le municipal redescendit au conseil, exposa de nouveau la demande du roi ; mais le conseil persista dans son refus.

 

Un municipal, s’approchant alors de Cléry, lui dit :

 

– Je crois qu’il est temps que tu te disposes à accompagner le roi sur l’échafaud.

 

– Pourquoi faire, mon Dieu ? demanda Cléry tout tremblant.

 

– Eh ! non, dit un autre, le bourreau est assez bon pour cela !

 

Le jour commençait à paraître ; la générale retentissait, battue dans toutes les sections de Paris ; ce mouvement et ce bruit se répercutaient jusque dans la tour, et glaçaient le sang dans les veines de l’abbé de Firmont et de Cléry.

 

Mais le roi, plus calme qu’eux, prêta un instant l’oreille, et dit sans s’émouvoir :

 

– C’est probablement la garde nationale que l’on commence à rassembler.

 

Quelque temps après, les détachements de cavalerie entrèrent dans la cour du Temple ; on entendit le piétinement des chevaux et la voix des officiers.

 

Le roi écouta de nouveau, et, avec le même calme :

 

– Il y a apparence qu’ils approchent, dit-il.

 

De sept à huit heures du matin, on vint, à diverses reprises et sous différents prétextes, frapper à la porte du cabinet du roi, et, à chaque fois, M. Edgeworth tremblait que ce ne fût la dernière ; mais, à chaque fois, Louis XVI se levait sans émotion aucune, allait à la porte, répondait tranquillement aux personnes qui venaient l’interrompre, et retournait s’asseoir près de son confesseur.

 

M. Edgeworth ne voyait pas les gens qui venaient ainsi, mais il saisissait quelques-unes de leurs paroles. Une fois il entendit un des interrupteurs qui disait au prisonnier :

 

– Oh ! oh ! tout cela, c’était bon quand vous étiez roi, mais vous ne l’êtes plus !

 

Le roi revint avec le même visage ; seulement, il dit :

 

– Voyez comme ces gens-là me traitent, mon père… Mais il faut savoir tout souffrir !

 

On frappa de nouveau, et de nouveau le roi alla à la porte ; cette fois, il revint en disant :

 

– Ces gens-là voient des poignards et du poison partout : ils me connaissent bien mal ! Me tuer serait une faiblesse ; on croirait que je ne sais pas mourir.

 

Enfin, à neuf heures, le bruit augmentant, les portes s’ouvrirent avec fracas ; Santerre entra, accompagné de sept ou huit municipaux et de dix gendarmes qu’il rangea sur deux lignes.

 

À ce mouvement, sans attendre que l’on frappât à la porte du cabinet, le roi sortit.

 

– Vous venez me chercher ? dit-il.

 

– Oui, monsieur.

 

– Je demande une minute.

 

Et il rentra en refermant la porte.

 

– Pour cette fois, tout est fini, mon père, dit-il en se jetant aux genoux de l’abbé de Firmont. Donnez-moi donc votre dernière bénédiction, et priez Dieu qu’il me soutienne jusqu’au bout !

 

La bénédiction donnée, le roi se releva, et, ouvrant la porte du cabinet, il s’avança vers les municipaux et les gendarmes qui étaient au milieu de la chambre à coucher.

 

Tous avaient leur chapeau sur la tête.

 

– Mon chapeau, Cléry, dit le roi.

 

Cléry, tout en larmes, s’empressa d’obéir.

 

– Y a-t-il parmi vous, demanda Louis XVI, quelque membre de la Commune ?… Vous, je crois ?

 

Et il s’adressait, en effet, à un municipal nommé Jacques Roux, prêtre assermenté.

 

– Que me voulez-vous ? dit celui-ci.

 

Le roi tira son testament de sa poche.

 

– Je vous prie de remettre ce papier à la reine… à ma femme.

 

– Nous ne sommes pas venus ici pour prendre tes commissions, répondit Jacques Roux, mais pour te conduire à l’échafaud.

 

Le roi reçut l’injure avec la même humilité qu’eût fait le Christ, et avec la même douceur que l’homme-Dieu, se tournant vers un autre municipal nommé Gobeau :

 

– Et vous, monsieur, demanda-t-il, me refuserez-vous aussi ?

 

Et, comme Gobeau paraissait hésiter :

 

– Oh ! dit le roi, c’est mon testament ; vous pouvez en prendre lecture ; il y a même des dispositions que je désire que connaisse la Commune.

 

Le municipal prit le papier.

 

Alors, voyant Cléry qui – craignant, comme le valet de chambre de Charles Ier, que son maître ne tremblât de froid, et qu’on ne crût que c’était de peur – voyant, disons-nous, Cléry qui lui présentait non seulement le chapeau qu’il avait demandé, mais encore sa redingote :

 

– Non, Cléry, dit-il ; donnez-moi seulement mon chapeau.

 

Cléry lui donna le chapeau, et Louis XVI profita de cette occasion pour serrer une dernière fois la main de son fidèle serviteur.

 

Puis, de ce ton de commandement qu’il avait si rarement pris dans sa vie :

 

– Partons, messieurs ! dit-il.

 

Ce furent les dernières paroles qu’il prononça dans son appartement.

 

Sur l’escalier, il rencontra le concierge de la tour, Mathey, que, la surveille, il avait trouvé assis devant son feu, et qu’il avait, d’une voix assez brusque, prié de lui céder sa place :

 

– Mathey, dit-il, j’ai été, avant-hier, un peu vif avec vous : ne m’en veuillez pas !

 

Mathey lui tourna le dos sans répondre.

 

Le roi traversa la première cour à pied, et, en traversant cette cour, se retourna deux ou trois fois pour dire adieu à son seul amour, à sa femme ; à sa seule amitié, à sa sœur ; à sa seule joie, à ses enfants.

 

À l’entrée de la seconde cour se trouvait une voiture de place peinte en vert ; deux gendarmes en tenaient la portière ouverte : à l’approche du condamné, un d’eux y entra d’abord, et se mit sur la banquette de devant ; le roi y monta ensuite, et fit signe à M. Edgeworth de s’asseoir à côté de lui, dans le fond ; l’autre gendarme y prit place le dernier, et ferma la portière.

 

Deux bruits coururent alors : le premier, c’est que l’un de ces deux gendarmes était un prêtre déguisé ; le second, c’est que tous deux avaient reçu l’ordre d’assassiner le roi à la moindre tentative qui serait faite pour l’enlever. Ni l’une ni l’autre de ces deux assertions ne reposait sur une base solide.

 

À neuf heures et un quart, le cortège se mit en marche…

 

Un mot encore sur la reine, sur Madame Élisabeth et sur les deux enfants, que le roi avait, en partant, salués d’un dernier regard.

 

La veille au soir, après l’entrevue douce et terrible à la fois, la reine avait à peine eu la force de déshabiller et de coucher le dauphin : elle s’était, toute vêtue, jetée sur son lit ; et, pendant cette longue nuit d’hiver, Madame Élisabeth et Madame Royale l’avaient entendue grelotter de froid et de douleur.

 

À six heures et un quart la porte du premier s’était ouverte, et l’on était venu chercher un livre de messe.

 

Dès ce moment, toute la famille s’était préparée, croyant, d’après la promesse faite la veille par le roi, qu’elle allait descendre ; mais le temps se passa : la reine et la princesse, toujours debout, entendirent les différents bruits qui avaient laissé le roi calme, et fait tressaillir le valet de chambre et le confesseur ; elles entendirent le bruit des portes qu’on ouvrait et qu’on refermait ; elles entendirent les cris de la populace qui accueillaient la sortie du roi, elles entendirent, enfin, le bruit décroissant des chevaux et des canons.

 

La reine alors tomba sur une chaise en murmurant :

 

– Il est parti sans nous dire adieu !

 

Madame Élisabeth et Madame Royale s’agenouillèrent devant elle.

 

Ainsi toutes les espérances s’étaient envolées une à une ; d’abord, on avait espéré le bannissement ou la prison, et cette espérance s’était évanouie ; ensuite un sursis, et cette espérance s’était évanouie ; enfin, on n’espérait plus que dans quelque coup de main tenté sur la route, et cette espérance allait s’évanouir encore !

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! criait la reine

 

Et, dans ce dernier appel du désespoir à la Divinité, la pauvre femme épuisait ce qui lui restait de force…

 

La voiture roulait pendant ce temps, et gagnait le boulevard.

 

Les rues étaient à peu près désertes, les boutiques à moitié fermées ; personne aux portes, personne aux fenêtres.

 

Un arrêté de la Commune défendait à tout citoyen ne faisant point partie de la milice armée de traverser les rues qui débouchaient sur le boulevard, ou de se montrer aux fenêtres sur le passage du cortège.

 

Un ciel bas et brumeux ne laissait voir, au reste, qu’une forêt de piques au milieu desquelles brillaient quelques rares baïonnettes ; en avant de la voiture marchaient les cavaliers, et, en avant des cavaliers, une multitude de tambours.

 

Le roi eût voulu s’entretenir avec son confesseur, mais il ne le pouvait, à cause du bruit. L’abbé de Firmont lui prêta son bréviaire : il lut.

 

À la porte Saint-Denis, il leva la tête, croyant entendre des clameurs particulières.

 

En effet, une dizaine de jeunes gens, se précipitant par la rue Beauregard, fendirent la foule, le sabre à la main, en criant :

 

– À nous, ceux qui veulent sauver le roi !

 

Trois mille conjurés devaient répondre à cet appel fait par le baron de Batz, aventurier conspirateur ; il donna bravement le signal, mais, sur trois mille conjurés, quelques-uns seulement répondirent. Le baron de Batz et ces huit ou dix enfants perdus de la royauté, voyant qu’il n’y avait rien à faire, profitèrent de la confusion causée par leur tentative, et se perdirent dans le réseau de rues qui avoisine la porte Saint-Denis.

 

C’était cet incident qui avait distrait le roi de ses prières, mais il eut si peu d’importance, que la voiture ne s’arrêta même pas. Quand elle s’arrêta, au bout de deux heures dix minutes, elle était parvenue au terme de sa course.

 

Dès que le roi sentit que le mouvement avait cessé, il se pencha vers l’oreille du prêtre, et dit :

 

– Nous voici arrivés, monsieur, si je ne me trompe.

 

M. de Firmont garda le silence.

 

Au même moment un des trois frères Samson, bourreaux de Paris, vint ouvrir la portière.

 

Alors, le roi, posant la main sur le genou de l’abbé de Firmont :

 

– Messieurs, dit-il d’un ton de maître, je vous recommande monsieur que voilà… Ayez soin qu’après ma mort, il ne lui soit fait aucune injure ; c’est vous que je charge d’y veiller.

 

Pendant ce temps, les deux autres bourreaux s’étaient approchés.

 

– Oui, oui, répondit l’un d’eux, nous en aurons soin ; laissez-nous faire.

 

Louis descendit.

 

Les valets de bourreau l’entourèrent et voulurent lui enlever son habit ; mais lui les repoussa dédaigneusement, et commença de se déshabiller seul.

 

Un instant le roi resta isolé dans le cercle qu’il s’était fait, jetant son chapeau à terre, ôtant son habit, dénouant sa cravate ; mais alors les bourreaux se rapprochèrent de lui.

 

L’un d’eux tenait une corde à la main.

 

– Que voulez-vous ? demanda le roi.

 

– Vous lier, répondit le bourreau qui tenait la corde.

 

– Oh ! pour cela, s’écria le roi, je n’y consentirai jamais ; renoncez-y… Faites ce qui vous est commandé ; mais vous ne me lierez pas ! Non, non, jamais !

 

Les exécuteurs élevèrent la voix ; une lutte corps à corps allait aux yeux du monde, ôter à la victime le mérite de six mois de calme, de courage et de résignation, lorsqu’un des trois frères Samson ému de pitié, mais cependant condamné à exécuter la terrible tâche, s’approcha, et, d’un ton respectueux :

 

– Sire, dit-il, avec ce mouchoir…

 

Le roi regarda son confesseur.

 

Celui-ci fit un effort pour parler.

 

– Sire, dit l’abbé de Firmont, ce sera une ressemblance de plus entre Votre Majesté et le Dieu qui va être votre récompense !

 

Le roi leva les yeux au ciel avec une suprême expression de douleur.

 

– Assurément, dit-il, il ne faut pas moins que son exemple pour que je me soumette à un pareil affront !

 

Et, se retournant vers les bourreaux en leur tendant ses mains résignées :

 

– Faites ce que vous voudrez, ajouta-t-il ; je boirai le calice jusqu’à la lie.

 

Les marches de l’échafaud étaient hautes et glissantes ; il les monta, soutenu par le prêtre. Un instant celui-ci, sentant le poids dont il pesait sur son bras, craignit quelque faiblesse dans ce dernier moment ; mais, arrivé à la dernière marche, le roi s’échappa, pour ainsi dire, des mains de son confesseur, comme l’âme allait s’échapper de son corps, et courut à l’autre bout de la plate-forme.

 

Il était fort rouge, et n’avait jamais paru si vivant ni si animé.

 

Les tambours battaient ; il leur imposa silence du regard.

 

Alors, d’une voix forte, il prononça les paroles suivantes :

 

– Je meurs innocent de tous les crimes qu’on m’impute ; je pardonne aux auteurs de ma mort, et je prie Dieu que le sang que vous allez répandre ne retombe jamais sur la France !…

 

– Battez, tambours ! dit une voix que l’on crut longtemps avoir été celle de Santerre, et qui était celle de M. de Beaufranchet, comte d’Ayat, fils bâtard de Louis XV et de la courtisane Morphise. C’était l’oncle naturel du condamné.

 

Les tambours battirent.

 

Le roi frappa du pied.

 

– Taisez-vous ! cria-t-il avec un accent terrible ; j’ai encore à parler.

 

Mais les tambours continuèrent leur roulement.

 

– Faites votre devoir, hurlaient les hommes à pique qui entouraient l’échafaud, s’adressant aux exécuteurs.

 

Ceux-ci se jetèrent sur le roi, qui revint à pas lents vers le couperet, jetant un regard sur ce fer taillé en biseau dont, un an auparavant, lui-même avait donné le dessin.

 

Puis son regard se reporta sur le prêtre, qui priait à genoux au bord de l’échafaud.

 

Il se fit un mouvement confus derrière les deux poteaux de la guillotine : la bascule chavira, la tête du condamné parut à la sinistre lucarne, un éclair brilla, un coup mat retentit, et l’on ne vit plus qu’un large jet de sang.

 

Alors, un des exécuteurs, ramassant la tête, la montra au peuple, en aspergeant les bords de l’échafaud du sang royal.

 

À cette vue, les hommes à pique hurlèrent de joie, et, se précipitant, trempèrent dans ce sang, les uns leurs piques, les autres leurs sabres, leurs mouchoirs, ceux qui en avaient, puis ils poussèrent le cri de : « Vive la République ! »

 

Mais, pour la première fois, ce grand cri, qui avait fait tressaillir de joie les peuples, s’éteignit sans écho. La République avait au front une de ces taches fatales qui ne s’effacent jamais ! Elle venait, comme l’a dit plus tard un grand diplomate, de commettre bien plus qu’un crime : elle venait de commettre une faute.

 

Il y eut dans Paris un immense sentiment de stupeur ; chez quelques-uns la stupeur alla jusqu’au désespoir : une femme se jeta à la Seine ; un perruquier se coupa la gorge ; un libraire devint fou ; un ancien officier mourut de saisissement.

 

Enfin, à l’ouverture de la séance de la Convention, une lettre fut ouverte par le président ; cette lettre était d’un homme qui demandait que le corps de Louis XVI lui fût remis, pour qu’il l’enterrât près de son père.

 

Restaient ce corps et cette tête séparés l’un de l’autre ; voyons ce qu’ils devinrent.

 

Nous ne connaissons pas de récit plus terrible que le texte même du procès verbal d’inhumation ; le voici tel qu’il fut dressé le jour même :

 

Procès-verbal de l’inhumation de Louis Capet.

 

« Le 21 janvier 1793, l’an II de la République française. Nous soussignés administrateurs du Département de Paris, chargés de pouvoir par le conseil général du Département en vertu des arrêtés du conseil exécutif provisoire de la République française, nous sommes transportés, à neuf heures du matin, en la demeure du citoyen Ricave, curé de Sainte-Madeleine, lequel ayant trouvé chez lui ; nous lui avons demandé s’il avait pourvu à l’exécution des mesures qui lui avaient été recommandées la veille par le conseil exécutif et par le Département pour l’inhumation de Louis Capet. Il nous a répondu qu’il avait exécuté de point en point ce qui lui avait été ordonné par le conseil exécutif et par le Département et que tout était à l’instant préparé.

 

« De là, accompagnés des citoyens Renard et Damoreau, tous deux vicaires de la paroisse Sainte-Madeleine, chargés par le citoyen curé de procéder à l’inhumation de Louis Capet, nous nous sommes rendus au lieu du cimetière de ladite paroisse, situé rue d’Anjou-Saint-Honoré, où étant, nous avons reconnu l’exécution des ordres par nous signifiés la veille au citoyen curé, en vertu de la commission que nous en avions reçue du conseil général du Département.

 

« Peu après a été déposé dans le cimetière, en notre présence, par un détachement de gendarmerie à pied, le cadavre de Louis Capet, que nous avons reconnu entier dans tous ses membres, la tête étant séparée du tronc ; nous avons remarqué que les cheveux du derrière de la tête étaient coupés, et que le cadavre était sans cravate, sans habit et sans souliers. Du reste, il était vêtu d’une chemise, d’une veste piquée en forme de gilet, d’une culotte de drap gris, d’une paire de bas de soie gris. Ainsi vêtu, il a été placé dans une bière, laquelle a été descendue dans la fosse. qui a été recouverte à l’instant. Et le tout a été disposé et exécuté d’une manière conforme aux ordres donnés par le conseil exécutif provisoire de la République française. Et avons signé avec les citoyens Ricave, Renard et Damoreau, curé et vicaires de Sainte-Madeleine.

 

« Leblanc, administrateur du Département ;

« Dubois, administrateur du Département ;

« Damoreau, Ricave, Renard »

 

Ainsi, le 21 janvier 1793, mourut et fut inhumé le roi Louis XVI.

 

Il était âgé de trente-neuf ans cinq mois et trois jours ; il avait régné dix-huit ans ; il était resté prisonnier cinq mois et huit jours.

 

Son dernier souhait ne fut point accompli, et son sang est retombé non seulement sur la France, mais encore sur l’Europe tout entière !

 

Chapitre CLXXXI

Un conseil de Cagliostro

 

Le soir de cette terrible journée et tandis que les hommes à pique parcouraient les rues désertes et illuminées de Paris, rendues plus tristes encore par leur illumination, en portant au bout de leurs armes des lambeaux de mouchoirs et de chemises tachés de rouge, et criant : « Le tyran est mort ! voilà le sang du tyran ! », deux hommes se tenaient au premier étage d’une maison de la rue Saint-Honoré dans un silence égal, mais dans une attitude bien différente.

 

L’un, vêtu de noir, était assis devant une table, la tête appuyée entre ses mains, et plongé soit dans une profonde rêverie, soit dans une profonde douleur ; l’autre, vêtu d’un costume de campagnard, se promenait à grands pas, l’œil sombre, le front plissé, les bras croisés sur la poitrine : seulement, chaque fois que, dans sa marche qui coupait diagonalement la chambre en deux, celui-ci passait près de la table, il jetait à la dérobée sur l’autre un regard interrogateur.

 

Depuis combien de temps étaient-ils ainsi tous deux ? Nous ne saurions le dire. Mais, enfin, l’homme au costume campagnard, aux bras croisés, au front plissé, à l’œil sombre, parut se lasser de ce silence, et, s’arrêtant en face de l’homme en habit noir et au front appuyé entre ses mains :

 

– Ah çà ! citoyen Gilbert, dit-il en fixant son regard sur celui auquel il s’adressait, c’est donc à dire que je suis un brigand, moi, parce que j’ai voté la mort du roi ?

 

L’homme à l’habit noir releva la tête, secoua son front mélancolique, et, tendant la main à son compagnon :

 

– Non, Billot, dit-il, vous n’êtes pas plus un brigand que je ne suis un aristocrate : vous avez voté selon votre conscience, et, moi, j’ai voté selon la mienne ; seulement, j’ai voté la vie, et vous avez voté la mort. Or, c’est une chose terrible, que d’ôter à un homme ce qu’aucun pouvoir humain ne peut lui rendre !

 

– Ainsi, à votre avis, s’écria Billot, le despotisme est inviolable ; la liberté est une révolte, et il n’y a de justice ici-bas que pour les rois, c’est-à-dire pour les tyrans ? Alors que restera-t-il aux peuples ? Le droit de servir et d’obéir ! Et c’est vous, monsieur Gilbert, l’élève de Jean-Jacques, le citoyen des États-Unis, qui dites cela !

 

– Je ne dis point cela, Billot, car ce serait proférer une impiété contre les peuples.

 

– Voyons, reprit Billot, je vais vous parler, moi, monsieur Gilbert, avec la brutalité de mon gros bon sens, et je vous permets de me répondre avec toutes les finesses de votre esprit. Admettez-vous qu’une nation qui se croit opprimée ait le droit de déposséder son église, d’abaisser ou même supprimer son trône, de combattre et de s’affranchir ?

 

– Sans doute.

 

– Alors, elle a le droit de consolider les résultats de sa victoire ?

 

– Oui, Billot, elle a ce droit, incontestablement, mais on ne consolide rien avec la violence, avec le meurtre. Souvenez-vous qu’il est écrit : « Homme, tu n’as pas le droit de tuer ton semblable ! »

 

– Mais le roi n’est pas mon semblable, à moi ! s’écria Billot ; le roi, c’est mon ennemi ! Je me rappelle, quand ma pauvre mère me lisait la Bible, je me rappelle ce que Samuel disait aux israélites qui lui demandaient un roi.

 

– Je me le rappelle aussi, Billot ; et, cependant, Samuel sacra Saül, mais ne le tua point.

 

– Oh ! je sais que, si je me jette avec vous à travers la science, je suis perdu. Aussi, je vous dis tout simplement ceci : avions-nous le droit de prendre la Bastille ?

 

– Oui.

 

– Avions-nous le droit, quand le roi a voulu enlever au peuple sa liberté de délibération, de faire la journée du Jeu de paume ?

 

– Oui.

 

– Avions-nous le droit, quand le roi a voulu intimider l’Assemblée constituante par la fête des gardes du corps et par un rassemblement de troupes à Versailles ; avions-nous le droit d’aller chercher le roi à Versailles, et de le ramener à Paris ?

 

– Oui.

 

– Avions-nous le droit, quand le roi a tenté de s’enfuir et de passer à l’ennemi ; avions-nous le droit de l’arrêter à Varennes ?

 

– Oui.

 

– Avions-nous le droit, quand, après la Constitution de 1791 jurée, nous avons vu le roi parlementer avec l’émigration et conspirer avec l’étranger ; avions-nous le droit de faire le 20 juin ?

 

– Oui.

 

– Lorsqu’il a refusé sa sanction à des lois émanées de la volonté du peuple, avions-nous le droit de faire le 10 août c’est-à-dire de prendre les Tuileries, et de proclamer la déchéance ?

 

– Oui.

 

– Avions-nous le droit, lorsque, enfermé au Temple, le roi continuait d’être une conspiration vivante contre la liberté, avions-nous ou n’avions-nous pas le droit de le traduire devant la Convention nationale nommée pour le juger ?

 

– Vous l’aviez.

 

– Si nous avions le droit de le juger, nous avions le droit de le condamner.

 

– Oui, à l’exil, au bannissement, à la prison perpétuelle, à tout, excepté à la mort.

 

– Et pourquoi pas à la mort ?

 

– Parce que, coupable dans le résultat, il ne l’était pas dans l’intention. Vous le jugiez au point de vue du peuple, vous, mon cher Billot ; il avait agi, lui, au point de vue de la royauté. Était-ce un tyran, comme vous l’appelez ? Non. Était-ce un oppresseur du peuple ? Non. Un complice de l’aristocratie ? Non. Un ennemi de la liberté ! Non !

 

– Alors, vous l’avez jugé au point de vue de la royauté, vous ?

 

– Non, car au point de vue de la royauté, je l’aurais absous.

 

– Ne l’avez-vous pas absous en votant la vie ?

 

– Oui, mais avec la prison perpétuelle, Billot, croyez-moi, je l’ai jugé plus partialement encore que je n’eusse voulu. Homme du peuple, ou plutôt fils du peuple, la balance que je tenais dans ma main a penché du côté du peuple. Vous l’avez regardé de loin, vous, Billot, et vous ne l’avez pas vu comme moi : mal satisfait de la part de royauté qu’on lui avait faite, tiraillé d’un côté par l’Assemblée, qui le trouvait trop puissant encore, de l’autre, par une reine ambitieuse ; de l’autre, par une noblesse inquiète et humiliée ; de l’autre, par un clergé implacable ; de l’autre, par une émigration égoïste ; de l’autre enfin, par ses frères, s’en allant, à travers le monde, pour chercher en son nom des ennemis à la Révolution… Vous l’avez dit Billot, le roi n’était pas votre semblable : c’était votre ennemi. Or, votre ennemi était vaincu, et l’on ne tue pas un ennemi vaincu. Un meurtre de sang-froid, ce n’est pas un jugement ; c’est une immolation. Vous venez de donner à la royauté quelque chose du martyre, à la justice, quelque chose de la vengeance. Prenez garde ! prenez garde ! en faisant trop, vous n’avez pas assez fait. Charles Ier a été exécuté, et Charles II a été roi. Jacques II a été banni, et ses fils sont morts dans l’exil. La nature humaine est pathétique, Billot, et nous venons d’aliéner de nous pour cinquante ans, pour cent ans peut-être, cette immense partie de la population qui juge les révolutions avec le cœur. Ah ! croyez- moi, mon ami, ce sont les républicains qui doivent le plus déplorer le sang de Louis XVI ; car ce sang retombera sur eux, et leur coûtera la République.

 

– Il y a du vrai dans ce que tu dis là, Gilbert ! répondit une voix qui partait de la porte d’entrée.

 

Les deux hommes tressaillirent et se retournèrent d’un même mouvement ; puis d’une même voix :

 

– Cagliostro ! dirent-ils.

 

– Eh ! mon Dieu, oui, répondit celui-ci. Mais il y a du vrai aussi dans ce que dit Billot.

 

– Hélas ! répondit Gilbert, voilà le malheur, c’est que la cause que nous plaidons a une double face, et que chacun, en l’envisageant de son côté, peut dire : j’ai raison.

 

– Oui, mais il doit aussi se laisser dire qu’il a tort, reprit Cagliostro.

 

– Votre avis, maître ? demanda Gilbert.

 

– Oui, votre avis ? dit Billot.

 

– Vous avez tout à l’heure jugé l’accusé, dit Cagliostro ; moi, je vais juger le jugement. Si vous aviez condamné le roi, vous auriez eu raison. Vous avez condamné l’homme, vous avez eu tort !

 

– Je ne comprends pas, dit Billot.

 

– Ecoutez, car je devine, moi, dit Gilbert.

 

– Il fallait tuer le roi, continua Cagliostro, comme il était à Versailles ou aux Tuileries, inconnu au peuple, derrière son réseau de courtisans et son mur de Suisses ; il fallait le tuer le 7 octobre ou le 11 août : le 7 octobre, le 11 août, c’était un tyran ! Mais, après l’avoir laissé cinq mois au Temple, en communication avec tous, mangeant devant tous, dormant sous les yeux de tous, camarade du prolétaire, de l’ouvrier, du marchand ; élevé, par ce faux abaissement, à la dignité d’homme enfin, il fallait le traiter en homme, c’est à-dire le bannir ou l’emprisonner.

 

– Je ne vous comprenais pas, dit Billot à Gilbert, et voilà que je comprends le citoyen Cagliostro.

 

– Eh ! sans doute, pendant ces cinq mois de captivité, on vous le montre dans ce qu’il a de touchant, d’innocent, de respectable ; on vous le montre bon époux, bon père, homme bon. Les niais ! je les croyais plus forts que cela, Gilbert ! On le change même, on le refait : comme le sculpteur tire la statue du bloc de marbre à force de frapper dessus, à force de frapper sur cet être prosaïque, vulgaire, point méchant, point bon, tout entier à ses habitudes sensuelles, dévot étroitement, à la manière, non pas d’un esprit élevé, mais d’un marguillier de paroisse, voilà qu’on nous sculpte dans cette lourde nature une statue du courage, de la patience et de la résignation ; voilà qu’on met cette statue sur le piédestal de la douleur ; voilà qu’on élève ce pauvre roi, qu’on le grandit, qu’on le sacre ; voilà qu’on arrive à ce que sa femme l’aime ! Ah ! mon cher Gilbert, continua Cagliostro en éclatant de rire, qui nous eût dit, au 14 juillet, aux 5 et 6 octobre, au 10 août, que la reine aimerait jamais son mari ?

 

– Oh ! murmura Billot, si j’eusse pu deviner cela !

 

– Eh bien, qu’eussiez-vous fait, Billot ? demanda Gilbert.

 

– Ce que j’eusse fait ? je l’eusse tué, soit au 14 juillet, soit aux 5 et 6 octobre, soit au 10 août ; cela m’était bien facile.

 

Ces mots furent prononcés avec un si sombre accent de patriotisme, que Gilbert les pardonna, que Cagliostro les admira.

 

– Oui, dit ce dernier après un instant de silence, mais vous ne l’avez pas fait. Vous, Billot, vous avez voté pour la mort ; vous, Gilbert, vous avez voté pour la vie. Eh bien, maintenant, voulez-vous écouter un dernier conseil ? Vous, Gilbert, vous ne vous êtes fait nommer membre de la Convention que pour accomplir un devoir ; vous, Billot, que pour accomplir une vengeance : devoir et vengeance, tout est accompli ; vous n’avez plus besoin ici, partez !

 

Les deux hommes regardèrent Cagliostro.

 

– Oui, reprit-il ; vous n’êtes, ni l’un ni l’autre, des hommes de parti : vous êtes des hommes d’instinct. Or, le roi mort, les partis vont se trouver face à face, et, une fois face à face, les partis vont se détruire. Lequel succombera le premier ? je n’en sais rien ; mais je sais que, les uns après les autres, ils succomberont : donc, demain, Gilbert, on vous fera un crime de votre indulgence, et, après-demain, peut-être auparavant, à vous, Billot, de votre sévérité. Croyez-moi, dans la lutte mortelle qui se prépare entre la haine, la crainte, la vengeance, le fanatisme, bien peu resteront purs ; les uns se tacheront de boue, les autres de sang. Partez, mes amis ! partez !

 

– Mais la France ? dit Gilbert.

 

– Oui, la France ? répéta Billot.

 

– La France, matériellement, est sauvée, dit Cagliostro ; l’ennemi de dehors est battu, l’ennemi du dedans est mort. Si dangereux que soit pour l’avenir l’échafaud du 21 janvier, il est, incontestablement, une grande puissance dans le présent : la puissance des résolutions sans retour. Le supplice de Louis XVI voue la France à la vengeance des trônes, et donne à la République la force convulsive et désespérée des nations condamnées à mort. Voyez Athènes dans les temps antiques, voyez la Hollande dans les temps modernes. Les transactions, les négociations, les indécisions ont cessé à partir de ce matin ; la Révolution tient la hache d’une main, le drapeau tricolore de l’autre. Partez tranquilles : avant qu’elle dépose la hache, l’aristocratie sera décapitée ; avant qu’elle dépose le drapeau tricolore, l’Europe sera vaincue. Partez, mes amis ! partez !

 

– Oh ! dit Gilbert, Dieu m’est témoin que, si l’avenir que vous me prophétisez est vrai, je ne regrette pas la France ; mais où irons-nous ?

 

– Ingrat ! dit Cagliostro, oublies-tu ta seconde patrie, l’Amérique ? Oublies-tu ces lacs immenses, ces forêts vierges, ces prairies vastes comme des océans ? N’as-tu pas besoin, toi qui peux te reposer, du repos de la nature, après ces terribles agitations de la société ?

 

– Me suivrez-vous, Billot ? demanda Gilbert en se levant.

 

– Me pardonnerez-vous ? demanda Billot en faisant un pas vers Gilbert.

 

Les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

 

– C’est bien, dit Gilbert, nous partirons.

 

– Quand cela ? demanda Cagliostro.

 

– Mais dans… huit jours.

 

Cagliostro secoua la tête.

 

– Vous partirez ce soir, dit-il.

 

– Pourquoi ce soir ?

 

– Parce que je pars demain.

 

– Et où allez-vous ?

 

– Vous le saurez un jour, amis !

 

– Mais comment partir ?

 

– Le Franklin appareille dans trente-six heures pour l’Amérique.

 

– Mais des passeports ?

 

– En voici.

 

– Mon fils ?

 

Cagliostro alla ouvrir la porte.

 

– Entrez, Sébastien, dit-il ; votre père vous appelle.

 

Le jeune homme entra et vint se jeter dans les bras de son père.

 

Billot soupira profondément.

 

– Il ne nous manque plus qu’une voiture de poste, dit Gilbert.

 

– La mienne est tout attelée à la porte, répondit Cagliostro.

 

Gilbert alla à un secrétaire où était la bourse commune – un millier de louis – et fit signe à Billot d’en prendre sa part.

 

– Avons-nous assez ? dit Billot.

 

– Nous avons plus qu’il ne faut pour acheter une province.

 

Billot regarda autour de lui avec embarras.

 

– Que cherchez-vous, mon ami ? demanda Gilbert.

 

– Je cherche, répondit Billot, une chose qui me serait inutile si je la trouvais, puisque je ne sais pas écrire.

 

Gilbert sourit, prit une plume, de l’encre et du papier.

 

– Dictez, fit-il.

 

– Je voudrais envoyer un adieu à Pitou, dit Billot.

 

– Je m’en charge pour vous.

 

Et Gilbert écrivit.

 

Quand il eut fini :

 

– Qu’avez-vous écrit ? lui demanda Billot.

 

Gilbert lut :

 

« Mon cher Pitou,

 

« Nous quittons la France, Billot, Sébastien et moi, et nous vous embrassons bien tendrement tous trois.

 

« Nous pensons que, comme vous êtes à la tête de la ferme de Billot, vous n’avez besoin de rien.

 

« Un jour, probablement, nous vous écrirons de venir nous rejoindre.

 

« Votre ami,

« Gilbert »

 

– C’est tout ? demanda Billot.

 

– Il y a un post-scriptum, dit Gilbert.

 

– Lequel ?

 

Gilbert regarda le fermier en face et dit : « Billot vous recommande Catherine. »

 

Billot poussa un cri de reconnaissance, et se jeta dans les bras de Gilbert.

 

Dix minutes après, la chaise de poste qui emportait loin de Paris Gilbert, Sébastien et Billot, roulait sur la route du Havre.

 

Épilogue (I)

Ce que faisaient, le 15 février 1794, Ange Pitou et Catherine Billot

 

Un peu plus d’un an après l’exécution du roi, et le départ de Gilbert, de Sébastien et de Billot, par une belle et froide matinée du terrible hiver de 1794, trois ou quatre cents personnes, c’est-à-dire le sixième, à peu près, de la population de Villers-Cotterêts, attendaient, sur la place du château et dans la cour de la mairie, la sortie de deux fiancés dont notre ancienne connaissance M. de Longpré était en train de faire deux époux.

 

Ces deux fiancés étaient Ange Pitou et Catherine Billot.

 

Hélas ! il avait fallu de bien graves événements pour amener l’ancienne maîtresse du vicomte de Charny, la mère du petit Isidor, à devenir Mme Ange Pitou.

 

Ces événements, chacun les racontait et les commentait à sa façon ; mais, de quelque façon qu’on les commentât et racontât, il n’y avait pas un des récits ayant cours sur la place qui ne fût à la plus grande gloire du dévouement d’Ange Pitou et de la sagesse de Catherine Billot.

 

Seulement, plus les deux futurs époux étaient intéressants, plus on les plaignait.

 

Peut-être étaient-ils plus heureux qu’aucun des individus mâles et femelles composant cette foule ; mais la foule est ainsi faite, il faut toujours qu’elle plaigne ou envie.

 

Ce jour-là, elle était tournée à la pitié, elle plaignait.

 

En effet, les événements prévus par Cagliostro dans la soirée du 21 janvier avaient marché d’un pas rapide, laissant après eux une longue et ineffaçable tache de sang.

 

Le 1er février 1793, la Convention nationale avait rendu un décret ordonnant création de la somme de huit cents millions d’assignats ; ce qui portait la totalité des assignats émis à la somme de trois milliards cent millions.

 

Le 28 mars 1793, la Convention, sur le rapport de Treilhard, avait rendu un décret qui bannissait à perpétuité les émigrés, qui les déclarait morts civilement, et confisquait leurs biens au profit de la République.

 

Le 7 novembre, la Convention avait rendu un décret qui chargeait le comité d’instruction publique de présenter un projet tendant à substituer un culte raisonnable et civique au culte catholique.

 

Nous ne parlons pas de la proscription et de la mort des Girondins. Nous ne parlons pas de l’exécution du duc d’Orléans, de la reine, de Bailly, de Danton, de Camille Desmoulins et de bien d’autres, ces événements ayant eu leur retentissement jusqu’à Villers-Cotterêts, mais non leur influence sur les personnages dont il nous reste à nous occuper.

 

Le résultat de la confiscation des biens était que, Billot et Gilbert étant considérés comme émigrés, leurs biens avaient été confisqués et mis en vente.

 

Il en était de même des biens du comte de Charny, tué le 10 août, et de la comtesse, massacrée le 2 septembre.

 

En conséquence de ce décret, Catherine avait été mise à la porte de la ferme de Pisseleu, considérée comme propriété nationale.

 

Pitou avait bien voulu réclamer au nom de Catherine ; mais Pitou était devenu un modéré, Pitou était tant soit peu suspect, et les personnes sages lui donnèrent le conseil de ne s’opposer ni en action, ni en pensée, aux ordres de la nation.

 

Catherine et Pitou s’étaient donc retirés à Haramont.

 

Catherine avait d’abord eu l’idée d’aller habiter, comme autrefois, la hutte du père Clouïs ; mais, quand elle s’était présentée à la porte de l’ex-garde de M. le duc d’Orléans, celui-ci avait mis son doigt sur sa bouche en signe de silence, et avait secoué la tête en signe d’impossibilité.

 

Cette impossibilité venait de ce que la place était déjà occupée.

 

La loi sur le bannissement des prêtres non assermentés avait été mise en vigueur, et, comme on le comprend bien, l’abbé Fortier, n’ayant pas voulu prêter serment, avait été banni ou plutôt s’était banni.

 

Mais il n’avait pas jugé à propos de passer la frontière, et son bannissement s’était borné à quitter sa maison de Villers-Cotterêts, où il avait laissé Mlle Alexandrine pour veiller à son mobilier, et à aller demander au père Clouïs un asile que celui-ci s’était empressé de lui accorder.

 

La hutte du père Clouïs, on se le rappelle, n’était qu’une simple grotte creusée sous terre, où une seule personne était déjà assez mal à l’aise ; il était donc difficile d’ajouter, à l’abbé Fortier, Catherine Billot et le petit Isidor.

 

Puis on se rappelle aussi la conduite intolérante tenue par l’abbé Fortier à la mort de Mme Billot ; Catherine n’était pas assez bonne chrétienne pour pardonner à l’abbé le refus de sépulture fait à sa mère, et eût-elle été assez bonne chrétienne pour pardonner, elle, que l’abbé Fortier était trop bon catholique pour pardonner, lui.

 

Il fallait donc renoncer à habiter la hutte du père Clouïs.

 

Restaient la maison de tante Angélique, au Pleux, et la petite chaumière de Pitou, à Haramont.

 

Il ne fallait pas même songer à la maison de tante Angélique : tante Angélique, au fur et à mesure que la Révolution suivait son cours, était devenue de plus en plus acariâtre, ce qui semblait incroyable, et de plus en plus maigre, ce qui paraissait impossible.

 

Ce changement dans son moral et dans son physique tenait à ce qu’à Villers-Cotterêts, comme ailleurs, les églises avaient été fermées, en attendant qu’un culte raisonnable et civique eût été inventé par le comité d’Instruction publique.

 

Or, les églises étant fermées, le bail des chaises qui faisait le principal revenu de tante Angélique était tombé à néant.

 

C’était le tarissement de ses ressources qui rendait tante Angélique plus maigre et plus acariâtre que jamais.

 

Ajoutons qu’elle avait entendu si souvent raconter la prise de la Bastille par Billot et Ange Pitou ; qu’elle avait si souvent vu, à l’époque des grands événements parisiens, le fermier et son neveu partir tout à coup pour la capitale, qu’elle ne doutait aucunement que la Révolution française ne fût conduite par Ange Pitou et par Billot, et que les citoyens Danton, Marat, Robespierre et autres ne fussent que les agents secondaires de ces principaux meneurs.

 

Mlle Alexandrine, comme on le comprend bien, l’entretenait dans ces idées tant soit peu erronées, auxquelles le vote régicide de Billot était venu donner toute l’exaltation haineuse du fanatisme.

 

Il ne fallait donc pas penser à mettre Catherine chez tante Angélique.

 

Restait la petite chaumière de Pitou à Haramont.

 

Mais comment habiter à deux, et même à trois, cette petite chaumière sans donner prise aux plus mauvais propos ?

 

C’était encore plus impossible que d’habiter la hutte du père Clouïs.

 

Pitou s’était donc résolu à demander l’hospitalité à son ami Désiré Maniquet ; hospitalité que le digne Haramontois lui avait accordée, et que Pitou payait en industries de toutes sortes.

 

Mais tout cela ne faisait point une position à la pauvre Catherine.

 

Pitou avait pour elle toutes les attentions d’un ami, toutes les tendresses d’un frère ; mais Catherine sentait bien que ce n’était ni comme un frère, ni comme un ami que l’aimait Pitou.

 

Le petit Isidor sentait bien cela aussi, lui, pauvre enfant qui, n’ayant jamais eu le bonheur de connaître son père, aimait Pitou comme il eût aimé le comte de Charny, mieux peut-être ; car il faut le dire, Pitou était l’adorateur de la mère, mais il était l’esclave de l’enfant.

 

On eût dit qu’il comprenait, l’habile stratégiste, qu’il n’y avait qu’un moyen d’entrer dans le cœur de Catherine : c’était d’y entrer à la suite d’Isidor.

 

Mais, hâtons-nous de le dire, aucun calcul de ce genre ne ternissait la pureté des sentiments de l’honnête Pitou. Pitou était resté ce que nous l’avons vu, c’est-à-dire le garçon naïf et dévoué des premiers chapitres de notre livre, et, si un changement s’était fait en lui, c’est qu’en atteignant sa majorité, Pitou était devenu peut-être plus dévoué encore et plus candide que jamais.

 

Toutes ces qualités touchaient Catherine jusqu’aux larmes. Elle sentait que Pitou l’aimait ardemment, l’aimait jusqu’à l’adoration, jusqu’au fanatisme, et parfois elle se disait qu’elle voudrait bien reconnaître un si grand amour, un si complet dévouement par un sentiment plus tendre que l’amitié.

 

À force de se dire cela, il était arrivé que, peu à peu, la pauvre Catherine, se sentant – à part Pitou – complètement isolée dans ce monde ; comprenant que, si elle venait à mourir, son pauvre enfant – à part encore Pitou – se trouverait seul ; il était arrivé que, peu à peu, Catherine en était venue à donner à Pitou la seule récompense qui fût en son pouvoir : à lui donner toute son amitié et toute sa personne.

 

Hélas ! son amour, cette fleur éclatante et parfumée de la jeunesse, son amour, maintenant, était au ciel !

 

Près de six mois se passèrent pendant lesquels Catherine, mal faite encore à cette pensée, la garda dans un coin de son esprit, bien plus que dans le fond de son cœur.

 

Pendant ces six mois, Pitou, quoique accueilli chaque jour par un plus doux sourire, quoique congédié chaque soir par une plus tendre poignée de main, Pitou n’avait pas eu l’idée qu’il pouvait se faire, dans les sentiments de Catherine, un pareil revirement en sa faveur.

 

Mais, comme ce n’était pas dans l’espoir d’une récompense que Pitou était dévoué, que Pitou était aimant, Pitou, quoiqu’il ignorât les sentiments de Catherine à son égard, Pitou n’en était que plus dévoué à Catherine, Pitou n’en était que plus amoureux de Catherine.

 

Et cela eût duré ainsi jusqu’à la mort de Catherine ou de Pitou, Pitou eût-il atteint l’âge de Philémon, et Catherine celui de Baucis, sans qu’il se fit la moindre altération dans les sentiments du capitaine de la garde nationale d’Haramont.

 

Aussi fut-ce à Catherine à parler la première, comme parlent les femmes.

 

Un soir, au lieu de lui tendre la main, elle lui tendit le front.

 

Pitou crut à une distraction de Catherine : il était trop honnête homme pour profiter d’une distraction.

 

Il recula d’un pas.

 

Mais Catherine ne lui avait pas lâché la main ; elle l’attira à elle, lui présentant, non plus le front, mais la joue.

 

Pitou hésita bien davantage.

 

Ce que voyant le petit Isidor, il se mit à dire :

 

– Mais embrasse donc maman Catherine, papa Pitou.

 

– Oh ! mon Dieu ! murmura Pitou, pâlissant comme s’il allait mourir.

 

Et il posa sa lèvre froide et tremblante sur la joue de Catherine.

 

Alors, prenant son enfant, Catherine le mit dans les bras de Pitou.

 

– Je vous donne l’enfant, Pitou ; voulez-vous avec lui prendre la mère ? dit elle.

 

Pour le coup, la tête tourna à Pitou, il ferma les yeux, et, tout en serrant l’enfant contre sa poitrine, il tomba sur une chaise en criant avec cette délicatesse du cœur que le cœur seul peut apprécier :

 

– Oh ! monsieur Isidor ! oh ! mon cher monsieur Isidor, que je vous aime !

 

Isidor appelait Pitou papa Pitou ; mais Pitou appelait le fils du vicomte de Charny M. Isidor.

 

Et puis, comme il sentait que c’était surtout par amour pour son fils que Catherine voulait bien l’aimer, il ne disait pas à Catherine :

 

– Oh ! que je vous aime, mademoiselle Catherine !

 

Mais il disait à Isidor :

 

– Oh ! que je vous aime, monsieur Isidor !

 

Ce point arrêté, que Pitou aimait encore plus Isidor que Catherine, on parla du mariage.

 

Pitou dit à Catherine :

 

– Je ne vous presse pas, mademoiselle Catherine ; prenez tout votre temps ; mais, si vous voulez me rendre bien heureux, ne le prenez pas trop long.

 

Catherine prit un mois.

 

Au bout de trois semaines, Pitou, en grand uniforme, alla respectueusement faire visite à tante Angélique, dans le but de lui faire part de sa prochaine union avec Mlle Catherine Billot.

 

Tante Angélique vit de loin son neveu, et se hâta de fermer sa porte.

 

Mais Pitou ne continua pas moins de s’acheminer vers la porte inhospitalière, à laquelle il frappa doucement.

 

– Qui va là ? demanda la tante Angélique de sa voix la plus rogue.

 

– Moi, votre neveu, tante Angélique.

 

– Passe ton chemin, septembriseur ! dit la vieille fille.

 

– Ma tante, continua Pitou, je venais pour vous annoncer une nouvelle qui ne saurait manquer de vous être agréable, en ce qu’elle fait mon bonheur.

 

– Et quelle est cette nouvelle, Jacobin ?

 

– Ouvrez-moi votre porte, et je vous la dirai.

 

– Dis-la à travers la porte ; je n’ouvre pas ma porte à un sans-culotte comme toi.

 

– C’est votre dernier mot, ma tante ?

 

– C’est mon dernier mot.

 

– Eh bien, ma petite tante, je me marie.

 

La porte s’ouvrit comme par enchantement.

 

– Et avec qui, malheureux ? demanda tante Angélique.

 

– Avec Mlle Catherine Billot, répondit Pitou.

 

– Ah ! le misérable ! ah ! l’infâme ! ah ! le brissotin ! dit tante Angélique, il se marie avec une fille ruinée !… Va-t’en, malheureux, je te maudis !

 

Et avec un geste plein de noblesse, tante Angélique tendit ses deux mains jaunes et sèches à l’encontre de son neveu.

 

– Ma tante, dit Pitou, vous comprenez bien que je suis trop habitué à vos malédictions pour que celle-ci me préoccupe plus que n’ont fait les autres. Maintenant, je vous devais la politesse de vous annoncer mon mariage ; je vous l’ai annoncé, la politesse est faite : adieu, tante Angélique !

 

Et Pitou, portant militairement la main à son chapeau à trois cornes, tira sa révérence à tante Angélique, et reprit sa route à travers le Pleux.

 

Épilogue (II)

De l’effet produit sur tante Angélique par l’annonce du mariage de son neveu avec Catherine Billot

 

Pitou avait à faire part de son futur mariage à M. de Longpré, qui demeurait rue de l’Ormet. M. de Longpré, moins prévenu que tante Angélique contre la famille Billot, félicita Pitou sur la bonne action qu’il faisait.

 

Pitou écouta, tout émerveillé, il ne comprenait pas qu’en faisant son bonheur il fît en même temps une bonne action.

 

Au reste, Pitou, pur républicain, était plus que jamais reconnaissant à la République, toutes les longueurs étant supprimées, par le fait de la suppression des mariages à l’église.

 

Il fut donc convenu, entre M. de Longpré et Pitou, que le samedi suivant, Catherine Billot et Ange Pitou seraient unis à la mairie.

 

C’était le lendemain, dimanche, que devait avoir lieu, par adjudication, la vente de la ferme de Pisseleu et du château de Boursonne.

 

La ferme était mise à prix à la somme de quatre cent mille francs, et le château à celle de six cent mille francs en assignats.

 

Les assignats commençaient à perdre effroyablement : le louis d’or valant neuf cent vingt francs en assignats.

 

Mais personne n’avait plus de louis d’or.

 

Pitou était revenu, tout courant, annoncer la bonne nouvelle à Catherine. Il s’était permis d’avancer de deux jours le terme fixé pour le mariage, et il avait grand-peur que cette avance ne contrariât Catherine.

 

Catherine ne parut pas contrariée, et Pitou fut aux anges.

 

Seulement, Catherine exigea que Pitou fît une seconde visite à tante Angélique, pour lui annoncer le jour précis du mariage et l’inviter à assister à la cérémonie.

 

C’était la seule parente qu’eût Pitou, et, quoique ce ne fût pas une parente bien tendre, il fallait que Pitou mît les procédés de son côté.

 

En conséquence, le jeudi matin, Pitou se rendit à Villers-Cotterêts, dans le but de faire une seconde visite à la tante.

 

Neuf heures sonnaient comme il arrivait en vue de la maison.

 

Cette fois, tante Angélique n’était point sur la porte, et même, comme si tante Angélique eût attendu Pitou, la porte était fermée.

 

Pitou pensa qu’elle était déjà sortie, et fut enchanté de la circonstance. La visite était faite, et une lettre bien tendre et bien respectueuse remplacerait le discours qu’il comptait lui tenir.

 

Mais, comme Pitou était un garçon consciencieux avant tout, il frappa à la porte, si bien close qu’elle fût, et personne ne répondant à ses heurts, il appela.

 

Au double bruit que faisait Pitou en appelant et en frappant, une voisine apparut.

 

– Ah ! mère Fagot, demanda Pitou, savez-vous si ma tante est sortie ?

 

– Elle ne répond pas ? demanda la mère Fagot.

 

– Non, vous voyez bien ; sans doute, elle est dehors.

 

La mère Fagot secoua la tête.

 

– Je l’aurais vue sortir, dit-elle : ma porte ouvre sur la sienne, et il est bien rare qu’en se réveillant, elle ne vienne pas chez nous passer un peu de cendres chaudes dans ses sabots : avec cela, pauvre chère femme, elle est réchauffée pour toute la journée – n’est-ce pas, voisin Farolet ?

 

Cette interpellation était adressée à un nouvel acteur qui, à son tour, ouvrant sa porte au bruit, venait se mêler à la conversation.

 

– Que dites-vous, madame Fagot ?

 

– Je dis que tante Angélique n’est pas sortie. L’avez-vous vue, vous ?

 

– Non, et j’affirmerais même qu’elle est encore chez elle, attendu que, si elle était levée et sortie, les contrevents seraient ouverts.

 

– Tiens, c’est vrai, dit Pitou. Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il lui serait arrivé quelque malheur, à ma pauvre tante ?

 

– C’est bien possible, dit la mère Fagot.

 

– C’est plus que possible, c’est probable, dit sentencieusement M. Farolet.

 

– Ah ! par ma foi, elle ne m’était pas bien tendre, dit Pitou, mais, n’importe, cela me ferait de la peine… Comment donc m’assurer de cela ?

 

– Bon ! dit un troisième voisin, ce n’est pas chose difficile ; il n’y a qu’à envoyer chercher M. Rigolot, le serrurier.

 

– Si c’est pour ouvrir la porte, dit Pitou, c’est inutile ; j’avais l’habitude de l’ouvrir avec mon couteau.

 

– Eh bien, ouvre-la, mon garçon, dit M. Farolet ; nous serons là pour constater que tu ne l’as pas ouverte dans une mauvaise intention.

 

Pitou tira son couteau ; puis, en présence d’une douzaine de personnes attirées par l’événement, il s’approcha de la porte avec une dextérité qui prouvait que plus d’une fois il avait usé de ce moyen pour rentrer au domicile de sa jeunesse, et il fit glisser le pêne dans la gâche.

 

La porte s’ouvrit.

 

La chambre était dans l’obscurité la plus complète.

 

Mais, la porte une fois ouverte, la clarté entra peu à peu – clarté triste et funèbre d’une matinée d’hiver – et, à la lumière de ce jour, si sombre qu’elle fût, on commença à distinguer tante Angélique, couchée dans son lit.

 

Pitou appela deux fois :

 

– Tante Angélique ! tante Angélique !

 

La vieille fille resta immobile et ne répondit pas.

 

Pitou s’approcha et tâta le corps.

 

– Oh ! dit-il, elle est froide et roide !

 

On ouvrit la fenêtre.

 

Tante Angélique était morte !

 

– En voilà un malheur, dit Pitou.

 

– Bon ! dit Farolet, pas si grand : elle ne t’aimait pas fort, mon garçon, tante Angélique.

 

– C’est possible, dit Pitou ; mais, moi, je l’aimais bien.

 

Deux grosses larmes coulèrent sur les joues du digne garçon.

 

– Ah ! ma pauvre tante Angélique ! dit-il.

 

Et il tomba à genoux devant le lit.

 

– Dites donc, monsieur Pitou, reprit la mère Fagot, si vous avez besoin de quelque chose, nous sommes à votre disposition… Dame ! on a des voisins ou on n’en a pas.

 

– Merci, mère Fagot. Votre gamin est-il là ?

 

– Oui. – Hé ! Fagotin ! cria la bonne femme.

 

Un gamin de quatorze ans parut sur le seuil de la porte.

 

– Me voilà, mère, dit-il.

 

– Eh bien, continua Pitou, priez-le de courir jusqu’à Haramont, et de dire à Catherine qu’elle ne soit pas inquiète, mais que j’ai trouvé tante Angélique morte. Pauvre tante !…

 

Pitou essuya de nouvelles larmes.

 

– Et que c’est cela qui me retient à Villers-Cotterêts, ajouta-t-il.

 

– Tu as entendu, Fagotin ? dit la mère Fagot.

 

– Oui.

 

– Eh bien, décampe !

 

– Passe par la rue de Soissons, dit le sentencieux Farolet, et préviens M. Raynal qu’il y a un cas de mort subite à constater sur tante Angélique.

 

– Tu entends ?

 

– Oui, mère, dit le gamin.

 

Et, prenant ses jambes à son cou, il détala dans la direction de la rue de Soissons, qui fait suite à celle du Pleux.

 

Le rassemblement avait été grossissant ; il y avait une centaine de personnes devant la porte ; chacune donnant son opinion sur la mort de tante Angélique, les unes penchant pour l’apoplexie foudroyante, les autres pour une rupture des vaisseaux du cœur, les autres pour une consomption arrivée au dernier degré.

 

Toutes murmuraient tout bas :

 

– Si Pitou n’est pas maladroit, il trouvera quelque bon magot sur la plus haute planche d’une armoire, dans un pot à beurre, ou au fond de la paillasse, dans un bas de laine.

 

Sur ces entrefaites, M. Raynal arriva, précédé par le receveur général.

 

On allait savoir de quoi tante Angélique était morte.

 

M. Raynal entra, s’approcha du lit, examina la malade, posa de sa main sur l’épigastre et sur l’abdomen, et déclara, au grand étonnement de toute la société, que tante Angélique était tout simplement morte de froid et, probablement, de faim.

 

Les larmes de Pitou redoublèrent à cette déclaration.

 

– Ah ! pauvre tante ! pauvre tante ! s’écria-t-il ; et moi qui la croyais riche ! Je suis un malheureux de l’avoir abandonnée !… – Ah ! si j’avais su cela !… – Pas possible, monsieur Raynal ! pas possible !

 

– Cherchez dans la huche, et vous verrez s’il y a du pain ; cherchez dans le bûcher, et vous verrez s’il y a du bois. Je lui avais toujours prédit qu’elle mourrait comme cela, la vieille avare !

 

On chercha : il n’y avait pas une broutille de bois dans le bûcher, pas une miette de pain dans la huche.

 

– Ah ! que ne disait-elle cela ! s’écria Pitou ; j’aurais été au bois pour la chauffer ; j’aurais braconné pour la nourrir. C’est votre faute aussi, continuait le pauvre garçon, accusant ceux qui se trouvaient là ; pourquoi ne me disiez-vous pas qu’elle était pauvre ?

 

– Nous ne vous disions pas qu’elle était pauvre, monsieur Pitou, dit Farolet, par la raison infiniment simple que tout le monde la croyait riche.

 

M. Raynal avait jeté le drap par-dessus la tête de tante Angélique, et s’acheminait vers la porte.

 

Pitou courut à lui.

 

– Vous vous en allez, monsieur Raynal ? lui dit-il.

 

– Et que veux-tu que je fasse ici, mon garçon ?

 

– Elle est donc décidément morte ?

 

Le docteur haussa les épaules.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! dit Pitou ; et morte de froid ! morte de faim !

 

M. Raynal fit un signe au jeune homme, qui s’approcha de lui.

 

– Garçon, lui dit-il, je ne te conseille pas moins de chercher haut et bas, tu comprends ?

 

– Mais, monsieur Raynal, puisque vous dites qu’elle est morte de faim et de froid…

 

– On a vu des avares, dit M. Raynal, qui mouraient de faim et de froid, couchés sur leur trésor.

 

Puis, mettant le doigt à sa bouche :

 

– Chut ! dit-il.

 

Et il s’en alla.

 

Épilogue (III)

Le fauteuil de tante Angélique

 

Pitou eût peut-être réfléchi plus profondément à ce que venait de lui dire M. Raynal, s’il n’eût pas vu de loin Catherine, qui accourait, son enfant dans ses bras.

 

Depuis que l’on savait que, selon toute probabilité, tante Angélique était morte de faim et de froid, l’empressement de la part des voisins à lui rendre les derniers devoirs était un peu moins grand.

 

Catherine arrivait donc à merveille. Elle déclara que, se regardant comme la femme de Pitou, c’était à elle à rendre les derniers devoirs à tante Angélique ; ce qu’elle fit avec le même respect qu’elle avait, pauvre créature, fait, dix-huit mois auparavant, pour sa mère.

 

Pitou, pendant ce temps-là, irait tout commander pour l’enterrement, fixé forcément au surlendemain, le cas de mort subite faisant que tante Angélique ne pouvait être inhumée qu’au bout de quarante-huit heures.

 

Il ne s’agissait plus que de s’entendre avec le maire, le menuisier et le fossoyeur, les cérémonies religieuses étant supprimées à l’endroit des enterrements comme à celui des mariages.

 

– Mon ami, dit Catherine à Pitou, au moment où il prenait son chapeau pour aller chez M. de Longpré, après l’accident qui vient d’arriver, ne serait il pas convenable de retarder notre mariage d’un jour ou deux ?

 

– C’est comme vous voudrez, mademoiselle Catherine, dit Pitou.

 

– Ne trouverait-on pas singulier que, le jour même où vous avez porté votre tante en terre, vous accomplissiez un acte aussi important que celui du mariage ?

 

– Bien important pour moi, en effet, dit Pitou, puisqu’il s’agit de mon bonheur !

 

– Eh bien, mon ami, consultez M. de Longpré, et, ce qu’il vous dira de faire, vous le ferez.

 

– Soit, mademoiselle Catherine.

 

– Et puis cela n’aurait qu’à nous porter malheur, de nous marier si près d’une tombe…

 

– Oh ! dit Pitou, du moment où je serai votre mari, je défie au malheur de mordre sur moi.

 

– Cher Pitou, dit Catherine en lui tendant la main, remettons cela à lundi… Vous le voyez, je tâche d’allier autant que possible votre désir avec les convenances.

 

– Ah ! deux jours, mademoiselle Catherine, c’est bien long !

 

– Bon ! dit Catherine, lorsque l’on a attendu cinq ans…

 

– Il arrive bien des choses en quarante-huit heures, dit Pitou.

 

– Il n’arrivera pas que je vous aime moins, mon cher Pitou, et, comme c’est, à ce que vous prétendez, la seule chose que vous ayez à craindre…

 

– La seule ! oh oui ! la seule, mademoiselle Catherine.

 

– Eh bien, en ce cas, Isidor… ?

 

– Maman ? répondit l’enfant.

 

– Dis à papa Pitou : « N’aie pas peur, papa Pitou ; maman t’aime bien, et maman t’aimera toujours ! »

 

L’enfant répéta de sa petite voix douce :

 

– N’aie pas peur, papa Pitou, maman t’aime bien, et maman t’aimera toujours !

 

Sur cette assurance, Pitou n’eût plus aucune difficulté de s’en aller chez M. de Longpré.

 

Pitou revint au bout d’une heure ; il avait tout réglé, enterrement et mariage, tout payé d’avance.

 

Du reste de son argent, il avait acheté un peu de bois et des provisions pour deux jours.

 

Il était temps que le bois arrivât ; on comprenait, dans cette pauvre maison du Pleux, où le vent entrait de tous les côtés, que l’on put mourir de froid.

 

Au retour, Pitou trouva Catherine à moitié gelée.

 

Le mariage, selon le désir de Catherine, avait été remis au lundi.

 

Les deux jours et les deux nuits s’écoulèrent sans que Catherine et Pitou se quittassent un instant. Ils passèrent les deux nuits, veillant au chevet de la morte.

 

Malgré le feu énorme que Pitou avait le soin d’entretenir dans la cheminée, le vent pénétrait aigre et glacial, et Pitou se disait que, si tante Angélique n’était pas morte de faim, elle avait parfaitement pu mourir de froid.

 

Le moment vint d’enlever le corps ; le transport ne devait pas être long : la maison de tante Angélique touchait presque au cimetière.

 

Tout le Pleux et une partie de la ville suivirent la défunte à sa dernière demeure. En province, les femmes vont aux enterrements ; Pitou et Catherine menèrent le deuil.

 

La cérémonie terminée, Pitou remercia les assistants au nom de la morte et en son nom ; et, après avoir jeté un goupillon d’eau bénite sur la tombe de la vieille fille, chacun, comme d’habitude, défila devant Pitou.

 

Resté seul avec Catherine, Pitou se tourna du côté où il l’avait laissée. Catherine n’était plus auprès de lui ; elle était à genoux, avec le petit Isidor, sur une tombe aux quatre coins de laquelle s’élevaient quatre cyprès.

 

Cette tombe était celle de la mère Billot.

 

Ces quatre cyprès, c’était Pitou qui les avait été chercher dans la forêt, et qui les avait plantés.

 

Il ne voulut point déranger Catherine dans cette pieuse occupation ; mais, pensant que, sa prière finie, Catherine aurait grand froid, il courut à la maison dans l’intention de faire un énorme feu.

 

Malheureusement, une chose s’opposait à ce qu’il réalisât cette bonne intention : depuis le matin, la provision de bois était épuisée.

 

Pitou se gratta l’oreille. Le reste de son argent, on se le rappelle, était passé à faire la provision de pain et de bois.

 

Pitou regarda tout autour de lui, cherchant quel meuble il pouvait sacrifier au besoin du moment.

 

Il y avait le lit, la huche et le fauteuil de tante Angélique.

 

La huche et le lit, sans avoir une grande valeur, n’étaient point cependant hors d’usage ; mais, le fauteuil, il y avait longtemps que nul, excepté tante Angélique, n’osait s’asseoir dessus, tant il était effroyablement disloqué.

 

Le fauteuil fut donc condamné.

 

Pitou procéda comme le tribunal révolutionnaire : à peine condamné, le fauteuil devait être exécuté.

 

Pitou appuya son genou sur le maroquin, noirci à force de vieillesse, saisit des deux mains un des montants et tira à lui.

 

À la troisième secousse, le montant céda.

 

Le fauteuil, comme s’il eût éprouvé une douleur à ce démembrement, rendit une plainte étrange. Si Pitou eût été superstitieux, il eût cru que l’âme de tante Angélique était enfermée dans ce fauteuil.

 

Mais Pitou n’avait qu’une superstition au monde : c’était son amour pour Catherine. Le fauteuil était condamné à chauffer Catherine, et, eût-il répandu autant de sang et poussé autant de plaintes que les arbres enchantés de la forêt du Tasse, le fauteuil aurait été mis en morceaux.

 

Pitou saisit donc le second montant d’un bras aussi vigoureux qu’il avait saisi le premier, et, d’un effort pareil à celui qu’il avait déjà fait, il l’arracha de la carcasse, aux trois quarts disloquée.

 

Le fauteuil fit entendre le même bruit étrange, singulier, métallique.

 

Pitou resta impassible ; il prit par un pied ce meuble mutilé, le leva au-dessus de sa tête, et, pour achever de le briser, il le frappa de toutes ses forces contre le carreau.

 

Cette fois, le fauteuil se fendit en deux, et, au grand étonnement de Pitou, par la blessure ouverte, vomit, non pas des flots de sang, mais des flots d’or.

 

On se rappelle qu’aussitôt que tante Angélique avait réuni vingt-quatre livres d’argent blanc, elle troquait ces vingt-quatre livres contre un louis d’or et introduisait le louis d’or dans le fauteuil.

 

Pitou resta ébahi, chancelant de surprise, fou d’étonnement.

 

Son premier mouvement fut de courir après Catherine et le petit Isidor, de les amener tous deux, et de leur montrer le trésor qu’il venait de découvrir.

 

Mais une réflexion terrible le retint.

 

Catherine, le sachant riche, l’épouserait-elle toujours ?

 

Il secoua la tête.

 

– Non, dit-il, non, elle refuserait.

 

Il resta un instant immobile, réfléchissant, soucieux.

 

Puis un sourire passa sur son visage.

 

Sans doute, il avait trouvé un moyen de sortir de l’embarras où l’avait mis cette richesse inattendue.

 

Il ramassa les louis qui étaient à terre, acheva d’éventrer le fauteuil avec son couteau, chercha dans les moindres recoins du crin et de l’étoupe.

 

Tout était farci de louis.

 

Il y en avait à remplir la daubière où tante Angélique avait fait cuire autrefois ce fameux coq qui avait amené, entre la tante et le neveu, la terrible scène qu’en son lieu et place nous avons raconté.

 

Pitou compta les louis.

 

Il en trouva quinze cent cinquante !

 

Pitou était donc riche de quinze cent cinquante louis, c’est-à-dire de trente sept mille deux cents livres.

 

Or, comme le louis d’or valait à cette époque neuf cent vingt livres en assignats, Pitou était donc riche d’un million trois cent vingt-six mille livres !

 

Et à quel moment cette colossale fortune lui arrivait-elle ? Au moment où il était obligé n’ayant plus d’argent pour acheter du bois, de briser, pour chauffer Catherine, le fauteuil de tante Angélique.

 

Quel bonheur que Pitou ait été si pauvre, que le temps ait été si froid, et que le fauteuil ait été si vieux !

 

Qui sait, sans cette réunion de circonstances fatales en apparence, ce qui fût arrivé du précieux fauteuil ?

 

Pitou commença par fourrer des louis dans toutes ses poches ; puis après avoir secoué avec acharnement chaque fragment du fauteuil, il l’échafauda dans la cheminée, battit le briquet, moitié sur ses doigts, moitié sur la pierre, finit à grand-peine par allumer l’amadou et, d’une main tremblante, mit le feu au bûcher.

 

Il était temps ! Catherine et le petit Isidor rentraient, grelottants de froid.

 

Pitou serra l’enfant contre son cœur, baisa les mains glacées de Catherine, et sortit en criant :

 

– Je vais faire une course indispensable ; chauffez-vous, et attendez-moi.

 

– Où va donc papa Pitou ? demanda Isidor.

 

– Je n’en sais rien, répondit Catherine ; mais, à coup sûr, du moment où il court si vite, c’est pour s’occuper, non de lui, mais de toi ou de moi.

 

Catherine eût pu dire :

 

-          De toi et de moi.

Épilogue (IV)

Ce que Pitou fait des louis trouvés dans le fauteuil de tante Angélique

 

On n’a pas oublié que c’était le lendemain qu’avait lieu à la criée la vente de la ferme de Billot et du château du comte de Charny.

 

On se souvient encore que la ferme était mise à prix à la somme de quatre cent mille francs, et le château à celle de six cent mille francs, en assignats.

 

Le lendemain venu, M. de Longpré acheta, pour un acquéreur inconnu, les deux lots moyennant la somme de treize cent cinquante louis d’or, c’est-à-dire d’un million deux cent quarante-deux mille francs en assignats.

 

Il paya comptant.

 

Cela se passait le dimanche, veille du jour où devait avoir lieu le mariage de Catherine et de Pitou.

 

Ce dimanche-là, Catherine, de grand matin, était partie pour Haramont, soit qu’elle eût quelques dispositions de coquetterie à faire, comme en ont les femmes les plus simples la veille d’un mariage, soit qu’elle ne voulût pas demeurer à la ville pendant qu’on y vendait à la criée cette belle ferme où s’était écoulée sa jeunesse, où elle avait été si heureuse, où elle avait tant souffert !

 

Ce qui faisait que, le lendemain, à onze heures, toute cette foule rassemblée devant la porte de la mairie, plaignait et louait si fort Pitou d’avoir épousé une fille si complètement ruinée – laquelle, par-dessus le marché, avait un enfant qui, devant être un jour plus riche qu’elle, était encore plus ruiné qu’elle !

 

Pendant ce temps, M. de Longpré demandait, selon l’usage, à Pitou :

 

– Citoyen Pierre-Ange Pitou, prenez-vous pour votre femme la citoyenne Anne-Catherine Billot ?

 

Et à Catherine Billot :

 

– Citoyenne Anne-Catherine Billot, prenez-vous pour votre époux le citoyen Pierre-Ange Pitou ?

 

Et tous deux répondirent : « Oui. »

 

Alors, quand tous deux eurent répondu : « Oui », Pitou d’une voix pleine d’émotion, Catherine d’une voix pleine de sérénité ; quand M. de Longpré eut proclamé, au nom de la loi, que les deux jeunes gens étaient unis en mariage, il fit signe au petit Isidor de venir lui parler.

 

Le petit Isidor, posé sur le bureau du maire, alla droit à lui.

 

– Mon enfant, lui dit M. de Longpré, voici des papiers que vous remettrez à votre maman Catherine, lorsque votre papa Pitou l’aura reconduite chez elle.

 

– Oui, monsieur, dit l’enfant.

 

Et il prit les deux papiers dans sa petite main.

 

Tout était fini ; seulement, au grand étonnement des assistants, Pitou tira de sa poche cinq louis d’or, et, les remettant au maire :

 

– Pour les pauvres, monsieur le maire, dit-il.

 

Catherine sourit.

 

– Nous sommes donc riches ? demanda-t-elle.

 

– On est riche quand on est heureux, Catherine, répondit Pitou ; et vous venez de faire de moi l’homme le plus riche de la terre.

 

Et il lui offrit son bras, sur lequel s’appuya tendrement la jeune femme.

 

En sortant, on trouva toute cette foule que nous avons dit à la porte de la mairie.

 

Elle salua les deux époux par d’unanimes acclamations.

 

Pitou remercia ses amis, et donna force poignées de main ; Catherine salua ses amies, et distribua force signes de tête.

 

Pendant ce temps, Pitou tournait à droite.

 

– Où allez-vous donc, mon ami ? demanda Catherine.

 

En effet, si Pitou retournait à Haramont, il devait prendre à gauche par le parc.

 

S’il rentrait dans la maison de tante Angélique, il devait suivre tout droit, par la place du Château.

 

Où allait-il donc en descendant vers la place de la Fontaine ?

 

C’est ce que lui demandait Catherine.

 

– Venez, ma bien-aimée Catherine, dit Pitou ; je vous mène visiter un endroit que vous serez bien aise de revoir.

 

Catherine se laissa conduire.

 

– Où vont-ils donc ? demandaient ceux qui les regardaient aller.

 

Pitou traversa la place de la Fontaine sans s’y arrêter, prit la rue de l’Ormet, et, arrivé à l’extrémité, tourna par cette petite ruelle où, six ans auparavant, il avait rencontré Catherine sur son âne, le jour que, chassé par sa tante Angélique, il ne savait à qui demander l’hospitalité.

 

– Nous n’allons pas à Pisseleu, j’espère ? demanda Catherine en arrêtant son mari.

 

– Venez toujours, Catherine, dit Pitou.

 

Catherine poussa un soupir, suivit la petite ruelle, et déboucha dans la plaine.

 

Au bout de dix minutes de marche, elle était arrivée sur le petit pont où Pitou l’avait trouvée évanouie le soir du départ d’Isidor pour Paris.

 

Là, elle s’arrêta.

 

– Pitou, dit-elle, je n’irai pas plus loin.

 

– Oh ! mademoiselle Catherine, dit Pitou, jusqu’au saule creux seulement !

 

C’était le saule où Pitou venait chercher les lettres d’Isidor.

 

Catherine poussa un soupir, et continua son chemin.

 

Arrivée au saule :

 

– Retournons, dit-elle, je vous en supplie !

 

Mais Pitou, en posant la main sur le bras de la jeune fille :

 

– Encore vingt pas, mademoiselle Catherine, dit-il ; je ne vous demande que cela.

 

– Ah ! Pitou ! murmura Catherine, d’un ton de reproche si douloureux, que Pitou s’arrêta à son tour.

 

– Oh ! mademoiselle, dit-il, et moi qui croyais vous rendre si heureuse !

 

– Vous croyiez me rendre heureuse, Pitou, en me faisant revoir une ferme où j’ai été élevée, qui a appartenu à mes parents, qui devait m’appartenir, et qui, vendue hier, appartient maintenant à un étranger dont je ne sais pas même le nom.

 

– Mademoiselle Catherine, encore vingt pas ; je ne vous demande que cela !

 

En effet, ces vingt pas, en tournant l’angle d’un mur, démasquaient la grande porte de la ferme.

 

Sur la grande porte de la ferme étaient groupés tous les anciens journaliers, garçons de charrue, garçons d’écurie, filles de ferme, le père Clouïs en tête.

 

Chacun tenait un bouquet à la main.

 

– Ah ! je comprends, dit Catherine, avant que le nouveau propriétaire soit arrivé, vous avez voulu m’amener une dernière fois ici, pour que tous ces anciens serviteurs me fassent leurs adieux. Merci, Pitou !

 

Et, en quittant le bras de son mari et la main du petit Isidor, elle alla au-devant de ces braves gens, qui l’entourèrent et l’entraînèrent dans la grande salle de la ferme.

 

Pitou prit le petit Isidor entre ses bras – l’enfant tenait toujours les deux papiers dans sa main – et suivit Catherine.

 

La jeune femme était assise au milieu de la grande salle, se frottant la tête avec les mains, comme lorsqu’on veut s’éveiller d’un songe.

 

– Au nom de Dieu, Pitou, fit-elle, les yeux égarés et la voix fiévreuse, que me disent-ils donc ?… Mon ami, je ne comprends rien à ce qu’ils me disent !

 

– Peut-être les papiers que notre enfant va vous remettre vous en apprendront-ils davantage, chère Catherine, dit Pitou.

 

Et il poussa Isidor du côté de sa mère.

 

Catherine prit les deux papiers des petites mains de l’enfant.

 

– Lisez, Catherine, dit Pitou.

 

Catherine ouvrit un des deux papiers au hasard, et lut :

 

« Je reconnais que le château de Boursonne et les terres en dépendant ont été achetés et payés par moi, hier, pour le compte de Jacques-Philippe-Isidor, fils mineur de Mlle Catherine Billot, et que c’est, par conséquent, à cet enfant que ledit château de Boursonne, et lesdites terres en dépendant appartiennent en toute propriété.

 

« Signé : de Longpré,

« maire de Villers-Cotterêts. »

 

– Que veut dire cela, Pitou ? demanda Catherine. Vous devinez bien que je ne comprends pas un mot de tout cela, n’est-ce pas ?

 

– Lisez l’autre papier, dit Pitou.

 

Et Catherine, dépliant l’autre papier, lut ce qui suit :

 

« Je reconnais que la ferme de Pisseleu et ses dépendances ont été achetées et payées par moi, hier, pour le compte de la citoyenne Anne-Catherine Billot, et que c’est, par conséquent, à elle que la ferme de Pisseleu et ses dépendances appartiennent en toute propriété.

 

« Signé : de Longpré,

« maire de Villers-Cotterêts. »

 

– Au nom du ciel ! s’écria Catherine, dites-moi ce que cela signifie, ou je vais devenir folle !

 

– Cela signifie, dit Pitou, que, grâce aux quinze cent cinquante louis d’or trouvés avant-hier dans le vieux fauteuil de ma tante Angélique, fauteuil que j’ai brisé pour vous chauffer, à votre retour de l’enterrement, la terre et le château de Boursonne ne sortiront pas de la famille de Charny, et la ferme et les terres de Pisseleu, de la famille Billot.

 

Et, alors, Pitou raconta à Catherine ce que nous avons déjà raconté au lecteur.

 

– Oh ! dit Catherine, et vous avez eu le courage de brûler ce vieux fauteuil, cher Pitou, quand vous aviez quinze cent cinquante louis pour acheter du bois !

 

– Catherine, dit Pitou, vous alliez rentrer ; vous eussiez été obligée d’attendre, pour vous chauffer, que le bois eût été acheté et apporté, et vous eussiez eu froid en attendant.

 

Catherine ouvrit ses deux bras : Pitou y poussa le petit Isidor.

 

– Oh ! toi aussi, toi aussi, cher Pitou ! dit Catherine.

 

Et, d’une seule et même étreinte, Catherine pressa sur son cœur son enfant et son mari.

 

– Oh ! mon Dieu ! murmura Pitou étouffant de joie, et en même temps donnant une dernière larme à la vieille fille ; quand on pense qu’elle est morte de faim et de froid ! Pauvre tante Angélique !

 

– Ma foi, dit un bon gros charretier à une fraîche et jolie fille de ferme, en lui montrant Pitou et Catherine, ma foi, en voilà deux qui ne me paraissent pas destinés à mourir de cette mort-là !

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Septembre 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Fabrice, Coolmicro et Fred.

 

– Source :

http://www.dumaspere.com/ Le site de référence sur Alexandre Dumas, indispensable pour tous ceux qui aiment cet auteur.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.