Alexandre Dumas

 

 

 

LA COMTESSE DE CHARNY


Tome II

 

 

 

(1852 - 1855)

 

 

 

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Table des matières

 

Chapitre XXXVIII  Où il est démontré qu’il y a véritablement un Dieu pour les ivrognes  4

Chapitre XXXIX  Ce que c’est que le hasard. 11

Chapitre XL  La machine de M. Guillotin.. 30

Chapitre XLI  Une soirée au pavillon de Flore. 42

Chapitre XLII  Ce que la reine avait vu dans une carafe, vingt ans auparavant au château de Taverney. 54

Chapitre XLIII  Le médecin du corps et le médecin de l’âme. 66

Chapitre XLIV  Monsieur désavoue Favras, et le roi prête serment à la Constitution   81

Chapitre XLV  Un gentilhomme. 92

Chapitre XLVI  Où la prédiction de Cagliostro s’accomplit. 106

Chapitre XLVII  La place de Grève. 115

Chapitre XLVIII  La monarchie est sauvée. 132

Chapitre XLIX  Retour à la ferme. 143

Chapitre L  Pitou garde-malade. 152

Chapitre LI  Pitou confident. 162

Chapitre LII  Pitou géographe. 176

Chapitre LIII  Pitou capitaine d’habillement. 190

Chapitre LIV  Où l’abbé Fortier donne une nouvelle preuve de son esprit contre-révolutionnaire  198

Chapitre LV  La Déclaration des droits de l’homme. 216

Chapitre LVI  Sous la fenêtre. 228

Chapitre LVII  Le père Clouïs reparaît sur la scène. 239

Chapitre LVIII  Le jeu de barres. 250

Chapitre LIX  L’affût au loup. 260

Chapitre LX  Où l’orage a passé. 270

Chapitre LXI  La grande trahison de M. de Mirabeau.. 277

Chapitre LXII  L’élixir de vie. 287

Chapitre LXIII  Au-dessous de quatre degrés il n’y a plus de parents. 296

Chapitre LXIV  Une femme qui ressemble à la reine. 308

Chapitre LXV  Où l’influence de la dame inconnue commence à se faire sentir. 320

Chapitre LXVI  Le Champ-de-Mars. 331

Chapitre LXVII  Où l’on voit ce qu’était devenue Catherine, mais où l’on ignore ce qu’elle deviendra. 339

Chapitre LXVIII  Le 14 juillet 1790.. 346

Chapitre LXIX  Ici l’on danse. 360

Chapitre LXX  Le rendez-vous. 379

Chapitre LXXI  La loge de la rue Plâtrière. 391

Chapitre LXXII  Compte rendu.. 410

Chapitre LXXIII  Liberté ! Egalité ! Fraternité ! 418

Chapitre LXXIV  Les femmes et les fleurs. 426

À propos de cette édition électronique. 435

 

Chapitre XXXVIII

Où il est démontré qu’il y a véritablement un Dieu pour les ivrognes

 

Le même jour, vers huit heures du soir, un homme vêtu en ouvrier, et appuyant avec précaution la main sur la poche de sa veste, comme si cette poche contenait, ce soir-là, une somme plus considérable que n’en contient d’habitude la poche d’un ouvrier, un homme, disons-nous, sortait des Tuileries par le pont Tournant, inclinait à gauche, et suivait d’un bout à l’autre la grande allée d’arbres qui prolonge, du côté de la Seine, cette portion des Champs-Elysées qu’on appelait autrefois le port au Marbre ou le port aux Pierres, et qu’on nomme aujourd’hui le Cours-la-Reine.

 

À l’extrémité de cette allée, il se trouva sur le quai de la Savonnerie.

 

Le quai de la Savonnerie était, à cette époque, fort égayé le jour, fort éclairé le soir par une foule de petites guinguettes où, le dimanche, les bons bourgeois achetaient les provisions liquides et solides qu’ils embarquaient avec eux sur des bateaux nolisés au prix de deux sous par personne, pour aller passer la journée dans l’île des Cygnes – île, où, sans cette précaution, ils eussent risqué de mourir de faim, les jours ordinaires de la semaine parce qu’elle était parfaitement déserte, les jours de fête et les dimanches parce qu’elle était trop peuplée.

 

Au premier cabaret qu’il rencontra sur sa route, l’homme vêtu en ouvrier parut se livrer à lui-même un violent combat – combat duquel il sortit vainqueur – pour savoir s’il entrerait ou n’entrerait pas dans ce cabaret.

 

Il n’entra point et passa outre.

 

Au second, la même tentation se renouvela, et, cette fois, un autre homme qui le suivait comme son ombre sans qu’il s’en aperçût, depuis la hauteur de la patache, put croire qu’il allait y céder ; car, déviant de la ligne droite, il inclina tellement devant cette succursale du temple de Bacchus, comme on disait alors, qu’il en effleura le seuil.

 

Néanmoins, cette fois encore, la tempérance triompha, et il est probable que, si un troisième cabaret ne se fût pas trouvé sur son chemin et qu’il lui eût fallu revenir sur ses pas pour manquer au serment qu’il semblait s’être fait à lui-même, il eût continué sa route – non pas à jeun, car le voyageur paraissait avoir déjà pris une honnête dose de ce liquide qui réjouit le cœur de l’homme –, mais dans un état de puissance sur lui-même qui eût permis à sa tête de conduire ses jambes dans une ligne suffisamment droite, pendant la route qu’il avait à faire.

 

Par malheur, il y avait, non seulement un troisième, mais encore un dixième, mais encore un vingtième cabaret sur cette route ; il en résulta que, les tentations étant trop souvent renouvelées, la force de résistance ne se trouva point en harmonie avec la puissance de tentation, et succomba à la troisième épreuve.

 

Il est vrai de dire que, par une espèce de transaction avec lui-même, l’ouvrier qui avait si bien et si malheureusement combattu le démon du vin, tout en entrant dans le cabaret, demeura debout près du comptoir et ne demanda qu’une chopine.

 

Au reste, le démon du vin contre lequel il luttait semblait être victorieusement représenté par cet inconnu qui le suivait à distance, ayant soin de demeurer dans l’obscurité, mais qui, en restant hors de sa vue, ne le perdait cependant pas des yeux.

 

Ce fut sans doute pour jouir de cette perspective, qui semblait lui être particulièrement agréable, qu’il s’assit sur le parapet, juste en face de la porte du bouchon où l’ouvrier buvait sa chopine, et qu’il se remit en route cinq secondes après que celui-ci, l’ayant achevée, franchissait le seuil de la porte pour reprendre son chemin.

 

Mais qui peut dire où s’arrêteront les lèvres qui se sont une fois humectées à la fatale coupe de l’ivresse, et qui se sont aperçues, avec cet étonnement mêlé de satisfaction tout particulier aux ivrognes, que rien n’altère comme de boire ? À peine l’ouvrier eut-il fait cent pas, que sa soif était telle qu’il lui fallut s’arrêter de nouveau pour l’étancher ; seulement, cette fois, il comprit que c’était trop peu d’une chopine, et demanda une demi-bouteille.

 

L’ombre qui semblait s’être attachée à lui ne parut nullement mécontente des retards que ce besoin de se rafraîchir apportait dans l’accomplissement de sa route. Elle s’arrêta à l’angle même du cabaret ; et, quoique le buveur se fût assis pour être plus à son aise, et eût mis un bon quart d’heure à siroter sa demi-bouteille, l’ombre bénévole ne donna aucun signe d’impatience, se contentant, au moment de la sortie, de le suivre du même pas qu’elle avait fait jusqu’à l’entrée.

 

Au bout de cent autres pas, cette longanimité fut mise à une nouvelle et plus rude épreuve ; l’ouvrier fit une troisième halte, et, cette fois, comme sa soif allait augmentant, il demanda une bouteille entière.

 

Ce fut encore une demi-heure d’attente pour le patient argus qui s’était attaché à ses pas.

 

Sans doute, ces cinq minutes, ce quart d’heure, cette demi-heure, successivement perdus, soulevèrent une espèce de remords dans le cœur du buveur ; car, ne voulant plus s’arrêter, à ce qu’il paraît, mais désirant continuer de boire, il passa avec lui-même une espèce de transaction qui consista à se munir, au moment du départ, d’une bouteille de vin toute débouchée dont il résolut de faire la compagne de sa route.

 

C’était une résolution sage et qui ne retardait celui qui l’avait prise qu’en raison des courbes de plus en plus étendues, et des zigzags de plus en plus réitérés qui furent le résultat de chaque rapprochement qui se fit entre le goulot de la bouteille et les lèvres altérées du buveur.

 

Dans une de ces courbes adroitement combinées, il franchit la barrière de Passy, sans empêchement aucun – les liquides, comme on sait, étant affranchis de tout droit d’octroi à la sortie de la capitale.

 

L’inconnu qui le suivait sortit derrière lui, et avec le même bonheur que lui.

 

Ce fut à cent pas de la barrière que notre homme dut se féliciter de l’ingénieuse précaution qu’il avait prise ; car, à partir de là, les cabarets devinrent de plus en plus rares, jusqu’à ce qu’enfin ils disparussent tout à fait.

 

Mais qu’importait à notre philosophe ? Comme le sage antique, il portait avec lui, non seulement sa fortune, mais encore sa joie.

 

Nous disons sa joie, attendu que, vers la moitié de la bouteille, notre buveur se mit à chanter, et personne ne contestera que le chant ne soit, avec le rire, un des moyens donnés à l’homme de manifester sa joie.

 

L’ombre du buveur paraissait fort sensible à l’harmonie de ce chant, qu’elle avait l’air de répéter tout bas, et à l’expression de cette joie, dont elle suivait les phases avec un intérêt tout particulier. Mais, par malheur, la joie fut éphémère, et le chant de courte durée. La joie ne dura que juste le temps que dura le vin dans la bouteille, et, la bouteille vide et inutilement pressée à plusieurs reprises entre les deux mains du buveur, le chant se changea en grognements, qui, s’accentuant de plus en plus, finirent par dégénérer en imprécations.

 

Ces imprécations s’adressaient à des persécuteurs inconnus dont se plaignait en trébuchant notre infortuné voyageur.

 

– Oh ! le malheureux ! disait-il ; oh ! la malheureuse !… à un ancien ami, à un maître, donner du vin frelaté… pouah ! Aussi, qu’il me renvoie chercher pour lui repasser ses serrures ; qu’il me renvoie chercher par son traître de compagnon qui m’abandonne, et je lui dirai « Bonsoir, sire ! que Ta Majesté repasse ses serrures elle-même. » Et nous verrons si, une serrure, ça se fait comme un décret… Ah ! je t’en donnerai, des serrures à trois barbes… Ah ! je t’en donnerai des pênes à gâchette… Ah ! je t’en donnerai… des clefs forées, avec un panneton… entaillé, entail… Oh ! le malheureux !… Oh ! la malheureuse ! décidément, ils m’ont empoisonné !

 

Et, en disant ces mots, vaincu par la force du poison, sans doute, la malheureuse victime se laissa aller tout de son long pour la troisième fois sur le pavé de la route, moelleusement recouvert d’une épaisse couche de boue.

 

Les deux premières fois, notre homme s’était relevé seul ; l’opération avait été difficile, mais, enfin, il l’avait accomplie à son honneur ; la troisième fois, après des efforts désespérés, il fut obligé de s’avouer à lui-même que la tâche était au-dessus de ses forces ; et, avec un soupir qui ressemblait à un gémissement, il parut se décider à prendre pour couche, cette nuit-là, le sein de notre mère commune, la terre.

 

C’était sans doute à ce point de découragement et de faiblesse que l’attendait l’inconnu qui, depuis la place Louis-XV, le suivait avec tant de persévérance ; car, après lui avoir laissé tenter, en se tenant à distance, les efforts infructueux que nous avons essayé de peindre, il s’approcha de lui avec précaution, fit le tour de sa grandeur écroulée, et, appelant un fiacre qui passait :

 

– Tenez, mon ami, dit-il au cocher, voici mon compagnon qui vient de se trouver mal ; prenez cet écu de six livres, mettez le pauvre diable dans l’intérieur de votre voiture, et conduisez-le au cabaret du pont de Sèvres. Je monterai près de vous.

 

Il n’y avait rien d’étonnant dans cette proposition que celui des deux compagnons resté debout faisait au cocher, de partager son siège, attendu qu’il paraissait lui-même un homme de condition assez vulgaire. Aussi, avec la touchante confiance que les hommes de cette condition ont les uns pour les autres :

 

– Six francs ! répondit le cocher ; et où sont-ils, tes six francs ?

 

– Les voilà, mon ami, dit sans paraître formalisé le moins du monde, et en présentant un écu au cocher, celui qui avait offert cette somme.

 

– Et, arrivé là-bas, notre bourgeois, dit l’automédon adouci par la vue de la royale effigie, il n’y aura pas un petit pourboire ?

 

– C’est selon comme nous aurons marché. Charge ce pauvre diable dans ta voiture, ferme consciencieusement les portières, tâche de faire tenir jusque-là tes deux rosses sur leurs quatre pieds, et, arrivés au pont de Sèvres, nous verrons… selon que tu te seras conduit, on se conduira.

 

– À la bonne heure, dit le cocher, voilà ce qui s’appelle répondre. Soyez tranquille, notre bourgeois, on sait ce que parler veut dire. Montez sur le siège, et empêchez les poulets d’Inde de faire des bêtises – dame ! à cette heure-ci, ils sentent l’écurie, et sont pressés de rentrer – je me charge du reste.

 

Le généreux inconnu suivit sans observation aucune l’instruction qui lui était donnée ; de son côté, le cocher, avec toute la délicatesse dont il était susceptible, souleva l’ivrogne entre ses bras, le coucha mollement entre les deux banquettes de son fiacre, referma la portière, remonta sur son siège, où il trouva l’inconnu établi, fit tourner sa voiture, et fouetta ses chevaux, qui, avec la mélancolique allure familière à ces infortunés quadrupèdes, traversèrent bientôt le hameau du Point-du-Jour, et, au bout d’une heure de marche, arrivèrent au cabaret du pont de Sèvres.

 

C’est dans l’intérieur de ce cabaret qu’après dix minutes consacrées au déballage du citoyen Gamain, que le lecteur a sans doute reconnu depuis longtemps, nous retrouverons le digne maître sur maître, maître sur tous, assis à la même table, et en face du même ouvrier armurier, que nous l’avons vu assis au premier chapitre de cette histoire.

 

Chapitre XXXIX

Ce que c’est que le hasard

 

Maintenant, comment ce déballage s’est-il opéré, et comment maître Gamain était-il passé, de l’état presque cataleptique où nous l’avons laissé, à l’état presque naturel où nous le revoyons ?

 

L’hôte du cabaret du pont de Sèvres était couché, et pas le moindre filon de lumière ne filtrait par la gerçure de ses contrevents, lorsque les premiers coups de poing du philanthrope qui avait recueilli maître Gamain retentirent sur sa porte. Ces coups de poing étaient appliqués de telle façon qu’ils ne permettaient pas de croire que les hôtes de la maison, si adonnés qu’ils fussent au sommeil, dussent jouir d’un long repos en face d’une pareille attaque.

 

Aussi, tout endormi, tout trébuchant, tout grommelant, le cabaretier vint-il ouvrir lui-même à ceux qui le réveillaient ainsi, se promettant de leur administrer une récompense digne du dérangement, si, comme il le disait lui-même, le jeu n’en valait pas la chandelle.

 

Il paraît que le jeu contrebalança au moins la valeur de la chandelle ; car, au premier mot que l’homme qui frappait de si irrévérente manière glissa tout bas à l’hôte du cabaret du pont de Sèvres, celui-ci ôta son bonnet de coton, et, tirant des révérences que son costume rendait singulièrement grotesques, il introduisit maître Gamain et son conducteur dans le petit cabinet où nous l’avons déjà vu, dégustant le bourgogne, sa liqueur favorite.

 

Mais, cette fois-ci, pour en avoir trop dégusté, maître Gamain était à peu près sans connaissance.

 

D’abord, comme cocher et chevaux avaient fait chacun ce qu’ils avaient pu, l’un de son fouet, les autres de leurs jambes, l’inconnu commença par s’acquitter envers eux en ajoutant une pièce de vingt-quatre sous, à titre de pourboire, à celle de six livres déjà donnée à titre de paiement.

 

Puis, voyant maître Gamain carrément assis sur une chaise, la tête appuyée au lambris avec une table devant sa personne, il s’était hâté de faire apporter par l’hôte deux bouteilles de vin et une carafe d’eau, et d’ouvrir lui-même la croisée et les volets pour changer l’air méphitique que l’on respirait à l’intérieur du cabaret.

 

Cette dernière précaution, dans une autre circonstance, eût été assez compromettante. En effet, tout observateur sait qu’il n’y a que les gens d’un certain monde qui aient besoin de respirer l’air dans les conditions où la nature le fait, c’est-à-dire composé de soixante et dix parties d’oxygène, de vingt et une parties d’azote, et de deux parties d’eau – tandis que les gens du vulgaire, habitués à leurs habitations infectes, l’absorbent sans difficulté aucune, si chargé qu’il soit de carbone ou d’azote.

 

Par bonheur, personne n’était là pour faire une semblable observation. L’hôte lui-même, après avoir apporté avec assez d’empressement les deux bouteilles de vin et avec lenteur la carafe d’eau, l’hôte lui-même s’était respectueusement retiré, et avait laissé l’inconnu en tête à tête avec maître Gamain.

 

Le premier, comme nous l’avons vu, avait, tout d’abord, eu soin de renouveler l’air ; puis, avant même que la fenêtre fût refermée, il avait approché un flacon des narines dilatées et sifflantes du maître serrurier, en proie à ce dégoûtant sommeil de l’ivresse qui guérirait bien certainement les ivrognes de l’amour du vin, si, par un miracle de la puissance du Très-Haut, il était une seule fois donné aux ivrognes de se voir dormir.

 

En respirant l’odeur pénétrante de la liqueur contenue dans le flacon, maître Gamain avait rouvert les yeux tout grands, et avait immédiatement éternué avec fureur, puis il avait murmuré quelques paroles inintelligibles pour tout autre sans doute que le philosophe exercé qui, en les écoutant avec une profonde attention, parvint à distinguer ces trois ou quatre mots :

 

– Le malheureux… il m’a empoisonné… empoisonné !…

 

L’armurier parut reconnaître avec satisfaction que maître Gamain était toujours sous l’empire de la même idée ; il approcha le flacon de ses narines ; ce qui, rendant quelque force au digne fils de Noé, lui permit de compléter le sens de sa phrase, en ajoutant aux paroles déjà prononcées ces deux dernières paroles, accusation d’autant plus terrible qu’elle dénotait à la fois un abus de confiance et un oubli de cœur.

 

– Empoisonner un ami !… un ami !…

 

– Le fait est que c’est horrible, observa l’armurier.

 

– Horrible !… balbutia Gamain.

 

– Infâme ! reprit le numéro 1.

 

– Infâme ! répéta le numéro 2.

 

– Par bonheur, dit l’armurier, j’étais là, moi, pour vous donner du contrepoison.

 

– Oui, par bonheur, murmura Gamain.

 

– Mais, comme une première dose ne suffit pas pour un pareil empoisonnement, continua l’inconnu, tenez, prenez encore cela.

 

Et, dans un demi-verre d’eau, il versa cinq ou six gouttes de la liqueur contenue dans le flacon, et qui n’était autre chose que de l’ammoniaque dissoute.

 

Puis il approcha le verre des lèvres de Gamain.

 

– Ah ! ah ! balbutia celui-ci, c’est à boire par la bouche ; j’aime mieux cela que par le nez.

 

Et il avala avidement le contenu du verre.

 

Mais à peine eut-il ingurgité la liqueur diabolique, qu’il ouvrit les yeux outre mesure, et s’écria entre deux éternuements :

 

– Ah ! brigand ! que m’as-tu donné là ? Pouah ! pouah !

 

– Mon cher, répondit l’inconnu, je vous ai donné une liqueur qui vous sauve tout bonnement la vie.

 

– Ah ! dit Gamain, si elle me sauve la vie, vous avez eu raison de me la donner ; mais, si vous appelez cela une liqueur, vous avez tort.

 

Et il éternua de nouveau, fronçant la bouche et écarquillant les yeux comme le masque de la tragédie antique.

 

L’inconnu profita de ce moment de pantomime pour aller fermer, non la fenêtre, mais les contrevents.

 

Ce n’était pas sans profit, au reste, que Gamain venait d’ouvrir les yeux une deuxième ou troisième fois. Pendant ce mouvement, si convulsif qu’il fût, le maître serrurier avait regardé autour de lui, et, avec ce sentiment de profonde reconnaissance qu’ont les ivrognes pour les murs d’un cabaret, il avait reconnu ceux-ci comme lui étant des plus familiers.

 

En effet, dans les fréquents voyages que son état l’obligeait de faire à Paris, il était rare que Gamain ne fît pas une halte au cabaret du pont de Sèvres. Cette halte, à un certain point de vue, pouvait même être regardée comme nécessaire, le cabaret en question marquant à peu près la moitié du chemin.

 

Cette reconnaissance produisit son effet : elle rendit, d’abord, une grande confiance au maître serrurier, en lui prouvant qu’il était en pays ami.

 

– Eh ! eh ! fit-il, bon ! j’ai déjà fait la moitié de la route, à ce qu’il paraît.

 

– Oui, grâce à moi, dit l’armurier.

 

– Comment, grâce à vous ? balbutia Gamain portant ses regards des objets inanimés aux objets vivants ; grâce à vous ! Qui est-ce, vous ?

 

– Mon cher monsieur Gamain, dit l’inconnu, voilà une question qui me prouve que vous avez la mémoire courte.

 

Gamain regarda son interlocuteur avec plus d’attention encore que la première fois.

 

– Attendez donc, attendez donc, dit-il ; il me semble, en effet, que je vous ai déjà vu, vous.

 

– Ah ! vraiment ? C’est bien heureux !

 

– Oui, oui, oui ; mais quand cela et où cela ? Voilà la chose.

 

– Où cela ? En regardant autour de vous, peut-être les objets qui frapperont vos yeux aideront-ils un peu vos souvenirs… Quand cela ? C’est autre chose ; peut-être serons-nous obligés de vous administrer une nouvelle dose de contrepoison pour que vous puissiez le dire.

 

– Non, merci, dit Gamain en étendant le bras, j’en ai assez, de votre contrepoison. Et, puisque je suis à peu près sauvé, je m’en tiendrai là… Où je vous ai vu… où je vous ai vu ?… Eh bien, c’est ici.

 

– À la bonne heure !

 

– Quand je vous ai vu ? Attendez donc, c’est le jour où je revenais de faire à Paris de l’ouvrage… secrète… Il paraît que décidément, ajouta Gamain en riant, j’ai l’entreprise de ces ouvrages-là.

 

– Très bien. Et, maintenant, qui suis-je ?

 

– Qui vous êtes ? Vous êtes un homme qui m’a payé à boire, par conséquent un brave homme ; touchez là !

 

– Avec d’autant plus de plaisir, dit l’inconnu, que, de maître serrurier à maître armurier, il n’y a que la main.

 

– Ah ! bon, bon, bon, je me souviens maintenant. Oui, c’était le 6 octobre, le jour où le roi revenait à Paris ; nous avons même un peu parlé de lui, ce jour-là.

 

– Et j’ai trouvé votre conversation des plus intéressantes, maître Gamain ; ce qui fait que, désirant en jouir encore, puisque la mémoire vous revient, je vous demanderai, si toutefois ce n’est pas une indiscrétion, ce que vous faisiez, il y a une heure, étendu tout de votre long en travers de la route, et à vingt pas d’une voiture de roulage qui allait vous couper en deux si je n’étais intervenu. Avez-vous des chagrins, maître Gamain, et aviez-vous pris la fatale résolution de vous suicider ?

 

– Me suicider, moi ? Ma foi, non. Ce que je faisais là, au milieu du chemin, couché sur le pavé ?… Etes-vous bien sûr que j’étais là ?

 

– Parbleu ! regardez-vous.

 

Gamain jeta un coup d’œil sur lui-même.

 

– Oh ! oh ! fit-il, Mme Gamain va un peu crier, elle qui me disait hier : « Ne mets donc pas ton habit neuf ; mets donc ta vieille veste ; c’est assez bon pour aller aux Tuileries. »

 

– Comment ! pour aller aux Tuileries ? dit l’inconnu. Vous veniez des Tuileries, quand je vous ai rencontré ?

 

Gamain se gratta la tête, cherchant à rappeler ses souvenirs encore tout bouleversés.

 

– Oui, oui, c’est cela, dit-il ; certainement que je venais des Tuileries. Pourquoi pas ? Ce n’est pas un mystère que j’ai été maître serrurier de M. Veto.

 

– Comment, M. Veto ? Qui donc appelez-vous M. Veto ?

 

– Ah ! bon ! Vous ne savez pas que c’est le roi qu’on appelle comme cela ? Eh bien, mais d’où venez vous donc ? de la Chine ?

 

– Que voulez-vous ! moi, je fais mon état, et je ne m’occupe pas de politique.

 

– Vous êtes bien heureux ; moi, je m’en occupe malheureusement, ou plutôt on me force de m’en occuper ; c’est ce qui me perdra.

 

Et Gamain leva les yeux au ciel et poussa un soupir.

 

– Bah ! dit l’inconnu, est-ce que vous avez été appelé à Paris pour faire quelque ouvrage dans le genre de celui que vous veniez d’y faire la première fois que je vous ai vu ?

 

– Justement, si ce n’est qu’alors je ne savais pas où j’allais, et j’avais les yeux bandés, tandis que, cette fois-ci, je savais où j’allais, et j’avais les yeux ouverts.

 

– De sorte que vous n’avez pas eu de peine à reconnaître les Tuileries ?

 

– Les Tuileries ! fit Gamain répétant ; qui vous a dit que j’étais allé aux Tuileries ?

 

– Mais vous, tout à l’heure, pardieu ! Comment saurais-je, moi, que vous sortez des Tuileries, si vous ne me l’aviez pas dit ?

 

– C’est vrai, dit Gamain se parlant à lui-même ; comment saurait-il cela, au fait, si je ne le lui avais pas dit ?

 

Puis, revenant à l’inconnu :

 

– J’ai peut-être eu tort de vous le dire ; mais, ma foi, tant pis ! Vous n’êtes pas tout le monde, vous. Eh bien, oui, puisque je vous l’ai dit, je ne m’en dédis pas, j’ai été aux Tuileries.

 

– Et, reprit l’inconnu, vous avez travaillé avec le roi, qui vous a donné les vingt-cinq louis que vous avez dans votre poche.

 

– Hein ! fit Gamain ; en effet, j’avais vingt-cinq louis dans ma poche.

 

– Et vous les avez toujours, mon ami.

 

Gamain plongea vivement sa main dans les profondeurs de son gousset, et en tira une poignée d’or mêlée à de la menue monnaie d’argent et à quelques gros sous.

 

– Attendez donc, attendez donc, dit-il ; cinq, six, sept… bon ! et moi qui avais oublié cela… douze, treize, quatorze… c’est que vingt-cinq louis, c’est une somme… dix-sept, dix-huit, dix-neuf… une somme qui, par le temps qui court, ne se trouve pas sous le pied d’un cheval… vingt-trois, vingt-quatre, vingt-cinq ! Ah ! continua Gamain en respirant avec plus de liberté, Dieu merci, le compte y est.

 

– Quand je vous le disais, vous pouviez bien vous en rapporter à moi, ce me semble.

 

– À vous ? Et comment saviez-vous que j’avais vingt-cinq louis sur moi ?

 

– Mon cher monsieur Gamain, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire que je vous avais rencontré couché au beau travers de la grande route, à vingt pas d’une voiture de roulage qui allait vous couper en deux. J’ai crié au voiturier d’arrêter ; j’ai appelé un fiacre qui passait ; j’ai détaché une des lanternes de sa voiture, et, en vous regardant à la lueur de cette lanterne, j’ai aperçu deux ou trois louis d’or qui roulaient sur le pavé. Comme ces louis étaient à portée de votre poche, je présumai qu’ils venaient d’en sortir. J’y introduisis les doigts, et, à une vingtaine d’autres louis que contenait votre poche, je reconnus que je ne me trompais pas ; mais, alors, le cocher secoua la tête et dit : « Non, monsieur, non. – Comment, non ? – Non, je ne prends pas cet homme-là. – Et pourquoi ne le prends-tu pas ? – Parce qu’il est trop riche pour son habit… Vingt-cinq louis en or dans la poche d’un gilet de velours de coton, ça sent la potence d’une lieue, monsieur ! – Comment ! dis-je, vous croyez avoir affaire à un voleur ? » Il paraît que le mot vous frappa : « Voleur, dites-vous, voleur, moi ? – Sans doute, voleur, vous, reprit le cocher de fiacre ; si vous n’étiez pas un voleur, comment auriez-vous vingt-cinq louis dans votre poche ? – J’ai vingt-cinq louis dans ma poche, parce que mon élève, le roi de France, me les a donnés, » répondîtes-vous. En effet, à ces paroles, je crus vous reconnaître ; j’approchai la lanterne de votre visage : « Eh ! m’écriai-je, tout s’explique ! C’est M. Gamain, maître serrurier à Versailles. Il vient de travailler avec le roi, et le roi lui a donné vingt-cinq louis pour sa peine. Allons ! j’en réponds. » Du moment où je répondais de vous, le cocher ne fit plus de difficulté. Je réintégrai dans votre poche les louis qui s’en étaient échappés ; on vous coucha proprement dans la voiture ; je montai sur le siège ; nous vous descendîmes dans ce cabaret, et vous voilà, ne vous plaignant, Dieu merci, de rien, que de l’abandon de votre apprenti.

 

– Moi, j’ai parlé de mon apprenti ? moi, je me suis plaint de son abandon ? s’écria Gamain de plus en plus étonné.

 

– Allons, bon ! voilà qu’il ne se rappelle plus ce qu’il vient de dire.

 

– Moi ?

 

– Comment ! vous n’avez pas dit là, à l’instant même : « C’est la faute de ce drôle de… » Je ne me rappelle plus le nom que vous avez dit…

 

– Louis Lecomte.

 

– C’est cela… Comment ! vous n’avez pas dit à l’instant même : « C’est la faute de ce drôle de Louis Lecomte, qui avait promis de revenir avec moi à Versailles, et qui, au moment de partir, m’a brûlé la politesse ? »

 

– Le fait est que j’ai bien pu dire tout cela, puisque c’est la vérité.

 

– Eh bien, alors, puisque c’est la vérité, pourquoi niez-vous ? Savez-vous qu’avec un autre que moi, toutes ces cachotteries-là, dans le temps où nous vivons, ce serait dangereux, mon cher ?

 

– Oui, mais avec vous…, dit Gamain câlinant l’inconnu.

 

– Avec moi ! qu’est-ce que ça veut dire ?

 

– Ça veut dire avec un ami.

 

– Ah ! oui, vous lui marquez grande confiance à votre ami. Vous lui dites oui et puis vous lui dites non ; vous lui dites : « C’est vrai, » et puis : « Ca n’est pas vrai. » C’est comme, l’autre fois, ici, parole d’honneur ! vous m’avez conté une histoire… il fallait être de Pézenas pour y croire un seul instant !

 

– Quelle histoire ?

 

– L’histoire de la porte secrète que vous avez été ferrer chez ce grand seigneur dont vous n’avez seulement pas pu me dire l’adresse.

 

– Eh bien, vous me croirez si vous voulez, cette fois-ci, il était encore question d’une porte.

 

– Chez le roi ?

 

– Chez le roi. Seulement, au lieu d’une porte d’escalier, c’était une porte d’armoire.

 

– Et vous me ferez entendre que le roi, qui se mêle de serrurerie, aura été vous chercher pour lui ferrer une porte ? Allons donc !

 

– C’est pourtant comme cela. Ah ! le pauvre homme ! Il est vrai qu’il se croyait assez fort pour se passer de moi. Il avait commencé sa serrure dare-dare. « À quoi bon Gamain ? Pour quoi faire Gamain ? Est-ce qu’on a besoin de Gamain ? » Oui, mais on s’emberlificote dans les barbes, et il faut en revenir à ce pauvre Gamain !

 

– Alors, il vous a envoyé chercher par quelque valet de chambre de confiance : par Hue, par Durey ou par Weber ?

 

– Eh bien, justement voilà ce qui vous trompe. Il avait pris, pour l’aider, un compagnon qui en savait encore moins que lui ; de sorte qu’un beau matin, le compagnon est venu à Versailles, et m’a dit : « Voilà, père Gamain : nous avons voulu faire une serrure, le roi et moi, et bonsoir ! la sacrée serrure ne marche pas ! – Que voulez-vous que j’y fasse ? ai-je répondu. – Que vous veniez la mettre en état, parbleu ! » Et, comme je lui disais : « Ce n’est pas vrai, vous ne venez pas de la part du roi ; vous voulez m’attirer dans quelque piège, » il m’a dit : « Bon ! À preuve que le roi m’a chargé de vous remettre vingt-cinq louis, afin que vous ne doutiez pas. – Vingt-cinq louis ! ai-je dit ; où sont-ils ? – Les voici. » Et il me les a donnés.

 

– Alors, ce sont les vingt-cinq louis que vous avez sur vous ? demanda l’armurier.

 

– Non ; ceux-là, c’en est d’autres. Les vingt-cinq premiers, ça n’était qu’un acompte.

 

– Peste ! cinquante louis pour retoucher une serrure ! Il y a du micmac là dessous, maître Gamain.

 

– C’est aussi ce que je me dis ; d’autant plus, voyez-vous, que le compagnon…

 

– Eh bien, le compagnon ?

 

– Eh bien, ca m’a l’air d’un faux compagnon. J’aurais dû le questionner, lui demander des détails sur son tour de France, et comment s’appelle la mère à tous.

 

– Cependant, vous n’êtes pas homme à vous tromper, quand vous voyez un apprenti à l’ouvrage.

 

– Je ne dis pas… Celui-ci maniait assez bien la lime et le ciseau. Je l’ai vu couper à chaud une barre de fer d’un seul coup, et percer un œillet avec une queue de rat, comme il eût fait avec une vrille dans une latte. Mais, voyez- vous, il y avait dans tout cela plus de théorie que de pratique : il n’avait pas plutôt fini son ouvrage, qu’il se lavait les mains, et il ne se lavait pas plutôt les mains, qu’elles devenaient blanches. Est-ce que ça blanchit comme ça, des vraies mains de serrurier ? Ah bien, bon ! j’aurais beau laver les miennes, moi !…

 

Et Gamain montra avec orgueil ses mains noires et calleuses, qui, en effet, semblaient défier toutes les pâtes d’amande et tous les savons de la terre.

 

– Mais, enfin, reprit l’inconnu ramenant le serrurier au fait qui lui paraissait le plus intéressant, arrivés chez le roi, qu’avez-vous fait ?

 

– Il paraît d’abord que nous y étions attendus. On nous a fait entrer dans la forge : là, le roi m’a donné une serrure pas mal commencée, ma foi ! mais il restait embrouillé dans les barbes. Une serrure à trois barbes, voyez-vous, il n’y a pas beaucoup de serruriers capables de faire cela, et des rois à plus forte raison, comme vous comprenez bien. Je l’ai regardée ; j’ai vu le joint ; j’ai dit : « C’est bon : laissez-moi seul une heure, et, dans une heure, ça marchera sur des roulettes. » Alors, le roi m’a répondu : « Va, Gamain, mon ami, tu es chez toi ; voilà les limes, voilà les étaux : travaille, mon garçon, travaille ; nous, nous allons préparer l’armoire. » Sur quoi, il est sorti avec ce diable de compagnon.

 

– Par le grand escalier ? demanda négligemment l’armurier.

 

– Non ; par le petit escalier secret qui donne dans son cabinet de travail. Moi, quand j’ai eu fini, je me suis dit : « L’armoire est une frime ; ils sont enfermés ensemble à manigancer quelque complot. Je vais descendre tout doucement ; j’ouvrirai la porte du cabinet, vlan ! et je verrai un peu ce qu’ils font. »

 

– Et que faisaient-ils ? demanda l’inconnu.

 

– Ah bien, oui ! ils écoutaient probablement. Moi, je n’ai pas le pas d’un danseur, vous comprenez ! J’avais beau me faire le plus léger possible, l’escalier craquait sous mes pieds : ils m’ont entendu ; ils ont fait comme s’ils venaient au-devant de moi, et, au moment où j’allais mettre la main sur le bouton de la porte, crac ! la porte s’est ouverte. Qui est-ce qui a été enfoncé ? Gamain.

 

– De sorte que vous ne savez rien ?

 

– Attendez donc ! « Ah ! ah ! Gamain, a dit le roi, c’est toi ? Oui, sire, ai-je répondu ; j’ai fini. – Et, nous aussi, nous avons fini ; a-t-il dit ; viens, je vais te donner, maintenant, une autre besogne. » Et il m’a fait traverser rapidement le cabinet, mais pas si rapidement, cependant, que je n’aie vu, étendue tout au long sur une table, une grande carte que je crois une carte de France, attendu qu’elle avait trois fleurs de lis à un de ses coins.

 

– Et vous n’avez rien remarqué de particulier à cette carte de France ?

 

– Si fait : trois longues files d’épingles qui partaient du centre, et qui, en se côtoyant à quelque distance les unes des autres, s’avançaient vers l’extrémité : on aurait dit des soldats marchant à la frontière par trois routes différentes.

 

– En vérité, mon cher Gamain, dit l’inconnu jouant l’admiration, vous êtes d’une perspicacité à laquelle rien n’échappe… Et vous croyez qu’au lieu de s’occuper de leur armoire, le roi et votre compagnon venaient de s’occuper de cette carte ?

 

– J’en suis sûr, dit Gamain.

 

– Vous ne pouvez pas être sûr de cela.

 

– Si fait.

 

– Comment ?

 

– C’est bien simple : les épingles avaient des têtes en cire – les unes en cire noire, les autres en cire bleue, les autres en cire rouge –, eh bien, le roi tenait à la main et se nettoyait les dents, sans y faire attention, avec une épingle à tête rouge.

 

 

– Ah ! Gamain, mon ami, dit l’inconnu, si je découvre quelque nouveau système d’armurerie, je ne vous ferai pas entrer dans mon cabinet, ne fût-ce que pour le traverser, je vous en réponds ! ou je vous banderai les yeux, comme le jour où l’on vous a conduit chez le grand seigneur en question ; et encore, malgré vos yeux bandés, vous êtes-vous aperçu que le perron avait dix marches, et que la maison donnait sur le boulevard.

 

– Attendez donc ! dit Gamain enchanté des éloges qu’il recevait, vous n’êtes pas au bout ; il y avait réellement une armoire !

 

– Ah ! ah ! Et où cela ?

 

– Ah ! oui, où cela ? devinez un peu !… Creusée dans la muraille, mon cher ami !

 

– Dans quelle muraille ?

 

– Dans la muraille du corridor intérieur qui communique de l’alcôve du roi à la chambre du dauphin.

 

– Savez-vous que c’est très curieux, ce que vous me dites là ?… Et cette armoire était comme cela tout ouverte ?

 

– Je vous en souhaite !… C’est-à-dire que j’avais beau regarder de tous mes yeux, je ne voyais rien et je disais : « Eh bien, cette armoire, où est-elle donc ? » Alors, le roi jeta un coup d’œil autour de lui, et me dit : « Gamain, j’ai toujours eu confiance en toi : aussi je n’ai pas voulu qu’un autre que toi connût mon secret ; tiens ! » Et, en disant ces mots, tandis que l’apprenti nous éclairait – car le jour ne pénètre pas dans ce corridor –, le roi leva un panneau de la boiserie, et j’aperçus un trou rond, ayant deux pieds de diamètre à peu près à son ouverture. Puis, comme il voyait mon étonnement : « Mon ami, dit-il en clignant de l’œil à notre compagnon, tu vois bien ce trou ? Je l’ai fait pour y cacher de l’argent ; ce jeune homme m’a aidé pendant les quatre ou cinq jours qu’il a passés au château. Maintenant, il faut appliquer la serrure à cette porte de fer, laquelle doit clore de manière à ce que le panneau reprenne sa place, et la dissimule comme il dissimulait le trou… As-tu besoin d’un aide ? ce jeune homme t’aidera ; peux-tu te passer de lui ? alors, je l’emploierai ailleurs, mais toujours pour mon service. – Oh ! répondis-je, vous savez bien que, quand je puis faire une besogne tout seul, je ne demande pas d’aide. Il y a ici quatre heures d’ouvrage pour un bon ouvrier, et moi, je suis maître, ce qui veut dire que, dans trois heures, tout sera fini. Allez donc à vos affaires, jeune homme, et, vous, aux vôtres, sire ; et, si vous avez quelque chose à cacher là, revenez dans trois heures. » Il faut croire, comme le disait le roi, qu’il avait pour notre compagnon de l’emploi ailleurs, car je ne l’ai pas revu ; le roi seul, au bout de trois heures, est venu me demander : « Eh bien, Gamain, où en sommes-nous ? – N, i, ni, c’est fini, sire, lui ai-je répondu. » Et je lui ai fait voir la porte, qui marchait que c’était un plaisir, sans jeter le plus petit cri, et la serrure, qui jouait comme un automate de M. Vaucanson. « Bon ! m’a-t-il dit ; alors, Gamain, tu vas m’aider à compter l’argent que je veux cacher là-dedans. » Et il a fait apporter quatre sacs de doubles louis par le valet de chambre, et il m’a dit : « Comptons. » Alors, j’en ai compté pour un million et lui pour un million ; après quoi, comme il en restait vingt-cinq de mécompte : « Tiens, Gamain, a-t-il dit, ces vingt-cinq louis-là, c’est pour ta peine ; » comme si ce n’était pas une honte de faire compter un million de louis à un pauvre homme qui a cinq enfants, et de lui en donner vingt-cinq en récompense !… Hein, qu’en dites-vous ?

 

L’inconnu fit un mouvement des lèvres.

 

– Le fait est que c’est mesquin, dit-il.

 

– Attendez donc, ce n’est pas le tout. Je prends les vingt-cinq louis, je les mets dans ma poche et je dis : « Merci bien, sire ! mais, avec tout cela, je n’ai ni bu ni mangé depuis le matin et je crève de soif, moi ! » Je n’avais pas achevé, que la reine entre par une porte masquée, de sorte que, tout d’un coup, comme cela, sans dire gare, elle se trouve devant moi : elle tenait à la main une assiette sur laquelle il y avait un verre de vin et une brioche. « Mon cher Gamain, me dit-elle, vous avez soif, buvez ce verre de vin ; vous avez faim, mangez cette brioche. – Ah ! je lui dis en la saluant, madame la reine, il ne fallait pas vous déranger pour moi, ce n’était pas la peine. » Dites donc, que pensez-vous de cela ? un verre de vin à un homme qui dit qu’il a soif, et une brioche à un homme qui dit qu’il a faim !… Qu’est- ce qu’elle veut qu’on fasse de ça, la reine ?… On voit bien que ça n’a jamais eu faim et jamais eu soif !… Un verre de vin !… si cela ne fait pas pitié !…

 

– Alors, vous l’avez refusé ?

 

– J’aurais mieux fait de le refuser… non, je l’ai bu. Quant à la brioche, je l’ai entortillée dans mon mouchoir, et je me suis dit : « Ce qui n’est pas bon pour le père est bon pour les enfants ! » Puis j’ai remercié Sa Majesté, comme cela en valait la peine, et je me suis mis en route en jurant qu’ils ne m’y reprendraient plus, aux Tuileries !…

 

– Et pourquoi dites-vous que vous eussiez mieux fait de refuser le vin ?

 

– Parce qu’il faut qu’ils aient mis du poison dedans ! À peine ai-je eu dépassé le pont Tournant, que j’ai été pris d’une soif… mais d’une soif !… c’est au point qu’ayant la rivière à ma gauche et les marchands de vin à ma droite, j’ai hésité un instant si je n’irais pas à la rivière… Ah ! c’est là que j’ai vu la mauvaise qualité du vin qu’ils m’avaient donné : plus je buvais, plus j’avais soif ! Ça a duré comme cela jusqu’à ce que j’aie perdu connaissance. Aussi ils peuvent être tranquilles ; si jamais je suis appelé en témoignage contre eux, je dirai qu’ils m’ont donné vingt-cinq louis pour m’avoir fait travailler quatre heures et compter un million, et que, de peur que je ne dénonce l’endroit où ils cachent leur trésor, ils m’ont empoisonné comme un chien.

 

– Et moi, mon cher Gamain, dit en se levant l’armurier, qui savait sans doute tout ce qu’il voulait savoir, j’appuierai votre témoignage, en disant que c’est moi qui vous ai donné le contrepoison grâce auquel vous avez été rappelé à la vie.

 

– Aussi, dit Gamain en prenant les mains de l’inconnu, entre nous deux, désormais, c’est à la vie, à la mort !

 

Et, refusant avec une sobriété toute spartiate le verre de vin que, pour la troisième ou quatrième fois, lui présentait cet ami inconnu auquel il venait de jurer une tendresse éternelle, Gamain, sur lequel l’ammoniaque avait fait son double effet en le dégrisant instantanément et en le dégoûtant pour vingt-quatre heures du vin, Gamain reprit la route de Versailles, où il arriva sain et sauf à deux heures du matin, avec les vingt-cinq louis du roi dans la poche de sa veste, et la brioche de la reine dans la poche de son habit.

 

Resté derrière lui dans le cabaret, le faux armurier avait tiré de son gousset des tablettes d’écaille incrustées d’or, et y avait crayonné cette double note :

 

Derrière l’alcôve du roi, dans le corridor noir, conduisant à la chambre du dauphin – armoire de fer.

 

S’assurer si ce Louis Lecomte, garçon serrurier, ne serait pas tout simplement le comte Louis, fils du marquis de Bouillé, arrivé de Metz depuis onze jours.

 

Chapitre XL

La machine de M. Guillotin

 

Le surlendemain, grâce aux ramifications étranges que Cagliostro possédait dans toutes les classes de la société, et jusque dans le service du roi, il savait que le comte Louis de Bouillé était arrivé à Paris le 15 ou le 16 novembre ; avait été découvert par M. de La Fayette, son cousin, le 18 ; avait été présenté par lui au roi le même jour ; s’était offert comme compagnon serrurier à Gamain le 22 ; était resté chez lui trois jours ; le quatrième jour était parti avec lui de Versailles pour Paris ; avait été introduit sans difficulté près du roi ; était rentré dans le logement qu’il occupait près de son ami Achille du Chastelet, avait immédiatement changé de costume, et, le même soir, était reparti en poste pour Metz.

 

D’un autre côté, le lendemain de la conférence nocturne qui avait eu lieu dans le cimetière Saint-Jean entre lui et M. de Beausire, il avait vu l’ancien exempt accourir tout effaré à Bellevue chez le banquier Zannone. En rentrant du jeu à sept heures du matin, après avoir perdu jusqu’à son dernier louis, malgré la martingale infaillible de M. Law, maître Beausire avait trouvé la maison parfaitement vide, mademoiselle Oliva et le jeune Toussaint avaient disparu.

 

Alors, il était revenu dans la mémoire de Beausire que le comte de Cagliostro avait refusé de sortir avec lui, déclarant qu’il avait quelque chose de confidentiel à dire à mademoiselle Oliva. C’était une voie ouverte au soupçon : mademoiselle Oliva avait été enlevée par le comte de Cagliostro ; en bon limier, M. de Beausire avait mis le nez sur cette voie et l’avait suivie jusqu’à Bellevue ; là, il s’était nommé, et aussitôt avait été introduit près du baron Zannone ou du comte de Cagliostro, comme il plaira au lecteur d’appeler, pour le moment, sinon le personnage principal, tout au moins la cheville ouvrière du drame que nous avons entrepris de raconter.

 

Introduit dans le salon que nous connaissons pour y avoir vu entrer, au commencement de cette histoire, le Dr Gilbert et le marquis de Favras, et se trouvant en face du comte, Beausire hésita ; le comte lui paraissait un si grand seigneur, qu’il n’osait pas même lui réclamer sa maîtresse.

 

Mais, comme s’il eût pu lire au plus profond du cœur de l’ancien exempt :

 

– Monsieur de Beausire, lui dit Cagliostro, j’ai remarqué une chose, c’est que vous n’avez au monde que deux passions réelles : le jeu et mademoiselle Oliva.

 

– Ah ! monsieur le comte, s’écria Beausire, vous savez donc ce qui m’amène ?

 

– Parfaitement. Vous venez me redemander mademoiselle Oliva ; elle est chez moi.

 

– Comment ! elle est chez M. le comte ?

 

– Oui, dans mon logis de la rue Saint-Claude ; elle y a retrouvé son ancien appartement, et, si vous êtes bien sage, si je suis content de vous, si vous me donnez des nouvelles qui m’intéressent ou qui m’amusent, eh bien, ces jours-là, monsieur de Beausire, nous vous mettrons vingt-cinq louis dans votre poche pour aller faire le gentilhomme au Palais-Royal, et un bel habit sur le dos pour aller faire l’amoureux rue Saint-Claude.

 

Beausire avait eu bonne envie d’élever la voix et de réclamer mademoiselle Oliva ; mais Cagliostro avait dit deux mots de cette malheureuse affaire de l’ambassade de Portugal, qui était toujours suspendue sur la tête de l’ancien exempt comme l’épée de Damoclès, et Beausire s’était tu.

 

Alors, sur le doute manifesté par lui que mademoiselle Oliva fût à l’hôtel de la rue Saint-Claude, M. le comte avait ordonné d’atteler, était revenu avec Beausire à l’hôtel du boulevard, l’avait introduit dans le sanctum sanctorum, et, là, en déplaçant un tableau, il lui avait fait voir, par une ouverture habilement ménagée, mademoiselle Oliva, mise comme une reine, lisant dans une grande causeuse un de ces mauvais livres si communs à cette époque, et qui faisaient, quand elle avait le bonheur d’en rencontrer, la joie de l’ancienne femme de chambre de Mlle de Taverney, tandis que M. Toussaint son fils, vêtu, comme un fils de roi, d’un chapeau blanc à la Henri IV retroussé avec des plumes, et d’un pantalon-matelot bleu de ciel retenu par une ceinture tricolore frangée d’or, jouait avec de magnifiques joujoux.

 

Alors, Beausire avait senti se dilater son cœur d’amant et de père ; il avait promis tout ce qu’avait voulu le comte, et le comte, fidèle à sa parole, avait permis, les jours où M. de Beausire apportait quelque intéressante nouvelle, qu’après en avoir reçu, en or, le paiement de sa main, il allât en chercher le prix en amour, dans les bras de Mlle Oliva.

 

Tout avait donc marché selon les désirs du comte, et nous dirons presque selon ceux de Beausire, quand, vers la fin du mois de décembre, à une heure fort indue pour cette époque de l’année, c’est-à-dire à six heures du matin, le docteur Gilbert, déjà à l’ouvrage depuis une heure et demie, entendit frapper trois coups à sa porte, et reconnut, à la manière dont ils étaient espacés, que celui qui s’annonçait ainsi était un frère en maçonnerie.

 

En conséquence, il alla ouvrir.

 

Le comte de Cagliostro, le sourire sur les lèvres, était debout de l’autre côté de la porte.

 

Gilbert ne se retrouvait jamais en face de cet homme mystérieux sans un certain tressaillement.

 

– Ah ! dit-il, comte, c’est vous ?

 

Puis, faisant un effort sur lui-même, et lui tendant la main :

 

– Soyez le bienvenu, à quelque heure que vous veniez, et quelle que soit la cause qui vous amène.

 

– La cause qui m’amène, mon cher Gilbert, dit le comte, est le désir de vous faire assister à une expérience philanthropique dont j’ai déjà eu l’honneur de vous parler.

 

Gilbert chercha à se rappeler, mais inutilement, de quelle expérience le comte l’avait entretenu.

 

– Je ne me souviens pas, dit-il.

 

– Venez toujours, mon cher Gilbert, je ne vous dérange pas pour rien, soyez tranquille… D’ailleurs, où je vous conduis, vous rencontrerez des personnes de connaissance.

 

– Cher comte, dit Gilbert, partout où vous voulez bien me conduire, je vais pour vous d’abord ; le lieu où je vais et les personnes que j’y rencontre ne sont plus que choses secondaires.

 

– Alors, venez, car nous n’avons pas de temps à perdre.

 

Gilbert était tout habillé, il n’eut que sa plume à quitter et son chapeau à prendre.

 

Ces deux opérations accomplies :

 

– Comte, dit-il, je suis à vos ordres.

 

– Partons, répondit simplement le comte.

 

Et il marcha devant : Gilbert le suivit.

 

Une voiture attendait en bas ; les deux hommes y montèrent.

 

La voiture partit rapidement, sans que le comte eût besoin de donner aucun ordre ; il était évident que le cocher savait d’avance où l’on allait.

 

Au bout d’un quart d’heure de marche, pendant lequel Gilbert remarqua qu’on traversait tout Paris et qu’on franchissait la barrière, on s’arrêta dans une grande cour carrée, sur laquelle s’ouvraient deux étages de petites fenêtres grillées.

 

Derrière la voiture, la porte qui lui avait donné passage s’était refermée.

 

En mettant pied à terre, Gilbert s’aperçut qu’il était dans la cour d’une prison, et, en examinant cette cour, il reconnut que c’était celle de Bicêtre.

 

Le lieu de la scène, déjà fort triste par son aspect naturel, était rendu plus triste encore par le jour douteux qui semblait comme à regret descendre dans cette cour.

 

Il était six heures et un quart du matin à peu près ; heure de malaise l’hiver, car c’est l’heure où le froid est sensible aux plus vigoureuses organisations.

 

Une petite pluie fine comme un crêpe tombait diagonalement et rayait les murailles grises.

 

Au milieu de la cour, cinq ou six ouvriers charpentiers sous la conduite d’un maître, et sous la direction d’un petit homme vêtu de noir qui se donnait à lui seul plus de mouvement que tout le monde, dressaient une machine d’une forme inconnue et étrange.

 

 

À la vue des deux étrangers, le petit homme noir leva la tête.

 

Gilbert tressaillit ; il venait de reconnaître le docteur Guillotin, qu’il avait rencontré chez Marat. Cette machine était, en grand, la même qu’il avait vue en petit dans la cave du rédacteur du journal L’Ami du peuple.

 

De son côté, le petit homme reconnut Cagliostro et Gilbert.

 

L’arrivée de ces deux personnages lui parut assez importante pour qu’il quittât un instant la direction de son travail, et vînt à eux.

 

Cependant, ce ne fut pas sans recommander au maître charpentier la plus grande attention dans la besogne dont il s’occupait.

 

– Là, là, maître Guidon… c’est bien, dit-il ; achevez la plate-forme ; la plate-forme, c’est la base de l’édifice ; puis, la plate-forme achevée, vous dresserez les deux poteaux, en remarquant bien les repères, afin qu’ils ne soient ni trop éloignés ni trop proches. D’ailleurs, je suis là, je ne vous perds pas de vue.

 

Puis, s’approchant de Cagliostro et de Gilbert, qui lui épargnèrent la moitié du chemin :

 

– Bonjour, baron, dit-il ; c’est bien aimable à vous d’arriver le premier et de nous amener le docteur. Docteur, vous vous rappelez que je vous avais invité chez Marat à venir voir mon expérience ; seulement, j’avais oublié de vous demander votre adresse… Vous allez voir quelque chose de curieux, la machine la plus philanthropique qui ait jamais été inventée.

 

Puis, tout à coup, se retournant vers cette machine, objet de ses plus chères préoccupations :

 

– Eh bien, eh bien, Guidon, que faites-vous ? dit-il. Vous mettez le devant derrière.

 

Et, s’élançant par l’escalier que deux aides venaient d’appliquer à l’un des carrés, il se trouva en un instant sur la plate-forme, où sa présence eut pour effet de corriger en quelques secondes l’erreur que venaient de commettre les ouvriers, encore mal au courant des secrets de cette machine nouvelle.

 

– Là, là, dit le docteur Guillotin voyant avec satisfaction que, maintenant qu’il les dirigeait, les choses allaient toutes seules ; là, il ne s’agit plus que d’introduire le couperet dans la rainure… Guidon, Guidon, s’écria-t-il tout à coup, comme frappé d’effroi, eh bien, mais pourquoi donc la rainure n’est elle pas garnie de cuivre ?

 

– Ah ! docteur, voilà : j’ai pensé que du bon bois de chêne bien graissé, cela valait du cuivre, répondit le maître charpentier.

 

– Oui, c’est cela, dit le docteur d’un air dédaigneux, des économies… des économies ! quand il s’agit du progrès de la science et du bien de l’humanité ! Guidon, si notre expérience manque aujourd’hui, je vous en rends responsable. Messieurs, je vous prends à témoin, continua le docteur s’adressant à Cagliostro et à Gilbert, je vous prends à témoin que j’avais demandé les rainures en cuivre, que je proteste contre l’absence du cuivre ; donc, si maintenant le couperet s’arrête en route ou glisse mal, ce n’est plus ma faute, je m’en lave les mains.

 

Et le docteur, à dix-huit cents ans de distance, fit, sur la plate-forme de la machine, le même geste que Pilate avait fait sur la terrasse de son palais.

 

Cependant, malgré toutes ces petites contrariétés, la machine s’élevait, et, en s’élevant, prenait une certaine tournure homicide qui réjouissait son inventeur, mais qui faisait frissonner le docteur Gilbert.

 

Quant à Cagliostro, il demeurait impassible ; depuis la mort de Lorenza, on eût dit que cet homme était devenu de marbre.

 

Voici la forme que prenait la machine.

 

D’abord, un premier plancher auquel on arrivait par une sorte d’escalier de meunier.

 

Ce plancher, en manière d’échafaud, offrait une plate-forme de quinze pieds de large par toutes ses faces ; sur cette plate-forme, vers les deux tiers de sa longueur, en face de l’escalier, s’élevaient deux poteaux parallèles hauts de dix à douze pieds.

 

Ces deux poteaux étaient ornés de la fameuse rainure pour laquelle maître Guidon avait économisé le cuivre, économie qui venait, comme on l’a vu, de faire jeter les hauts cris au philanthrope docteur Guillotin.

 

Dans cette rainure glissait, au moyen d’un ressort qui, en s’ouvrant, lui laissait toute liberté de se précipiter, avec la force de son propre poids centuplée par un poids étranger, une espèce de couperet en forme de croissant.

 

Une petite ouverture était pratiquée entre les deux poteaux : les deux battants de cette ouverture au travers de laquelle un homme pouvait passer la tête, se rejoignaient, de façon à lui prendre le cou comme avec un collier.

 

Une bascule composée d’une planche de la longueur d’un homme de taille ordinaire jouait à un moment donné, et, en jouant, se présentait d’elle-même à la hauteur de cette fenêtre.

 

Tout cela, comme on le voit, était du plus grand ingénieux.

 

Pendant que les charpentiers, maître Guidon et le docteur, mettaient la dernière main à l’érection de leur machine, pendant que Cagliostro et Gilbert discutaient sur le plus ou moins de nouveauté de l’instrument – dont le comte contestait l’invention au docteur Guillotin, trouvant des analogues dans la mannaya italienne, et surtout dans cette doloire de Toulouse, avec laquelle fut exécuté le maréchal de Montmorency –, de nouveaux spectateurs convoqués sans doute pour assister aussi à l’expérience avaient peuplé la cour.

 

C’était, d’abord, un vieillard de notre connaissance, et qui a joué un rôle actif dans le milieu de cette longue histoire ; atteint de la maladie dont il devait mourir bientôt, il s’était, sur les instances de son confrère Guillotin, arraché à sa chambre, et était venu, malgré l’heure et le mauvais temps, dans l’intention de voir fonctionner la machine.

 

Gilbert le reconnut, et s’avança respectueusement à sa rencontre.

 

Il était accompagné de M. Giraud, architecte de la ville de Paris, qui devait aux fonctions qu’il remplissait la faveur d’une invitation particulière.

 

Le second groupe, qui n’avait salué personne, et qui de personne n’avait été salué, se composait de quatre hommes vêtus tous quatre fort simplement.

 

À peine entrés, ces quatre hommes avaient gagné l’angle de la cour le plus éloigné de celui où étaient Gilbert et Cagliostro et se tenaient là dans cet angle, humblement, parlant bas, et, malgré la pluie, ayant le chapeau à la main.

 

Celui qui paraissait le chef parmi ces quatre hommes, ou tout au moins celui que les trois autres écoutaient avec déférence lorsqu’il prononçait quelques paroles à voix basse, était un homme de cinquante à cinquante-deux ans, dont la taille était haute, le sourire bienveillant, la physionomie ouverte.

 

Cet homme s’appelait Charles-Louis Sanson ; il était né le 15 février 1738 ; il avait vu écarteler Damiens par son père, et il avait aidé celui-ci lorsqu’il avait eu l’honneur de trancher la tête à M. de Lally-Tollendal.

 

On le nommait communément Monsieur de Paris.

 

Les trois autres hommes étaient son fils, qui devait avoir l’honneur de l’aider à décapiter Louis XVI, et ses deux aides.

 

La présence de Monsieur de Paris, de son fils, et de ses deux aides, donnait une terrible éloquence à la machine de M. Guillotin, en prouvant que l’expérience qu’il allait faire était tentée, sinon avec la garantie, du moins avec l’approbation du gouvernement.

 

Pour le moment, Monsieur de Paris semblait fort triste : si la machine dont il était appelé à voir l’essai était adoptée, tout le côté pittoresque de sa physionomie se trouvait retranché ; l’exécuteur n’apparaissait plus à la foule comme l’ange exterminateur armé du glaive flamboyant ; le bourreau n’était plus qu’une espèce de concierge tirant le cordon à la mort.

 

Aussi, là était la véritable opposition.

 

Comme la pluie continuait de tomber plus fine peut-être mais à coup sûr plus serrée, le docteur Guillotin, qui craignait sans doute que le mauvais temps ne lui enlevât quelqu’un de ses spectateurs, s’adressa au groupe le plus important, c’est-à-dire à celui qui se composait de Cagliostro, de Gilbert, du docteur Louis et de l’architecte Giraud, et, comme un directeur qui sent que le public s’impatiente :

 

– Messieurs, dit-il, nous n’attendons plus qu’une seule personne, M. le docteur Cabanis. M. le docteur Cabanis arrive, l’on commencera.

 

Il achevait à peine ces paroles, qu’une troisième voiture pénétrait dans la cour, et qu’un homme de trente-huit à quarante ans, au front découvert, à la physionomie intelligente, à l’œil vif et interrogateur, en descendait.

 

C’était le dernier spectateur attendu, c’était le docteur Cabanis.

 

Il salua chacun d’une manière affable, comme doit faire un médecin philosophe, alla tendre la main à Guillotin, qui, du haut de sa plate-forme, lui criait : « Venez donc, docteur, mais venez donc, on n’attend plus que vous ! » Puis il alla se confondre dans le groupe de Gilbert et de Cagliostro.

 

Pendant ce temps, sa voiture se rangeait près des deux autres voitures.

 

Quant au fiacre de Monsieur de Paris, il était humblement resté à la porte.

 

– Messieurs, dit le docteur Guillotin, comme nous n’attendons plus personne, nous allons commencer.

 

Et, sur un signe de sa main, une porte s’étant ouverte, on en vit sortir deux hommes vêtus d’une espèce d’uniforme gris, qui portaient sur leurs épaules un sac sous la toile duquel se dessinait vaguement la forme d’un corps humain.

 

On voyait, derrière les vitres des fenêtres, apparaître les visages pâles des malades, qui, d’un œil effaré, regardaient, sans qu’on eût songé à les y inviter, ce spectacle inattendu et terrible dont ils ne pouvaient comprendre ni les apprêts ni le but.

 

Chapitre XLI

Une soirée au pavillon de Flore

 

Le soir de ce même jour, c’est-à-dire le 24 décembre, veille de la Noël, il y avait réception au pavillon de Flore.

 

La reine n’ayant pas voulu recevoir chez elle, c’était la princesse de Lamballe qui recevait pour elle, et qui faisait les honneurs du cercle jusqu’à ce que la reine fût arrivée.

 

La reine arrivée, toute chose prenait son cours, comme si la soirée se fût écoulée au pavillon Marsan, au lieu du pavillon de Flore.

 

Dans le courant de la matinée, le jeune baron Isidor de Charny était revenu de Turin, et, aussitôt son retour, il avait été admis près du roi d’abord, et près de la reine ensuite.

 

Il avait trouvé chez tous deux une extrême bienveillance ; mais, chez la reine surtout, deux raisons rendaient cette bienveillance remarquable.

 

D’abord, Isidor était le frère de Charny, et, Charny absent, c’était un grand charme pour la reine que de voir son frère.

 

Puis Isidor apportait, de la part de M. le comte d’Artois et de la part de M. le prince de Condé, des paroles qui n’étaient que trop en harmonie avec celles que lui soufflait son propre cœur.

 

Les princes recommandaient à la reine les projets de M. de Favras, et l’invitaient à profiter du dévouement de ce courageux gentilhomme, à fuir et à les venir rejoindre à Turin.

 

Il était, en outre, chargé d’exprimer, au nom des princes, à M. de Favras toute la sympathie qu’ils éprouvaient pour son projet, et tous les vœux qu’ils faisaient pour sa réussite.

 

La reine garda Isidor une heure près d’elle, l’invita à venir le soir au cercle de Mme de Lamballe, et ne lui permit de se retirer que parce qu’il lui demanda congé pour aller s’acquitter de sa mission près de M. de Favras.

 

La reine n’avait rien dit de positif à l’endroit de sa fuite. Seulement, elle avait chargé Isidor de répéter à M. et à Mme de Favras ce qu’elle leur avait dit lorsqu’elle avait reçu Mme de Favras chez elle, et qu’elle était entrée tout à coup chez le roi, tandis que M. de Favras s’y trouvait.

 

En quittant la reine, Isidor se rendit immédiatement auprès de M. de Favras, qui demeurait place Royale, n° 21.

 

Ce fut Mme de Favras qui reçut le baron de Charny. Elle lui dit, d’abord, que son mari était sorti ; mais, lorsqu’elle sut le nom du visiteur, quels augustes personnages il venait de voir il y avait une heure, quels autres il avait quittés cinq ou six jours auparavant, elle avoua la présence de son mari à la maison, et le fit appeler.

 

Le marquis entra le visage ouvert et l’œil souriant ; il avait été prévenu directement de Turin ; il savait donc de quelle part venait Isidor.

 

Le message dont la reine avait, en outre, chargé le jeune homme mit le comble à la joie du conspirateur. Tout, en effet, secondait son espérance : le complot marchait à merveille ; les douze cents cavaliers étaient rassemblés à Versailles ; chacun d’eux devait prendre un fantassin en croupe, ce qui donnait 2 400 hommes au lieu de 1200. Quant au triple assassinat de Necker, de Bailly et de La Fayette, qui devait être exécuté simultanément par chacune des trois colonnes entrant dans Paris, l’une par la barrière du Roule, l’autre par la barrière de Grenelle et la troisième par la grille de Chaillot, on y avait renoncé, pensant qu’il suffirait de se défaire de La Fayette. Or, pour cette expédition, c’était assez de quatre hommes, pourvu qu’ils fussent bien montés et bien armés : ils eussent attendu sa voiture, le soir, à onze heures, au moment où M. de La Fayette quittait ordinairement les Tuileries ; deux auraient longé la rue à droite et à gauche, deux seraient venus au-devant de la voiture. Un de ceux-ci, tenant un papier à la main, aurait fait signe au cocher d’arrêter, disant qu’il avait un avis important à communiquer au général. Alors, la voiture se serait arrêtée, le général aurait mis la tête à la portière, et aussitôt on lui aurait brûlé la cervelle d’un coup de pistolet.

 

C’était là, du reste, le seul changement d’importance qui eût été fait au complot ; tout tenait dans les mêmes conditions ; seulement, l’argent était versé, les hommes étaient prévenus, le roi n’avait qu’à dire : « Oui ! » et, à un signe de M. de Favras, l’affaire serait enlevée.

 

Une seule chose inquiétait le marquis, c’était le silence du roi et de la reine à son égard. Ce silence, la reine venait de le rompre par l’intermédiaire d’Isidor, et, si vagues que fussent les paroles que celui-ci avait été chargé de transmettre à M. et à Mme de Favras, ces paroles sortant d’une bouche royale avaient une grande importance.

 

Isidor promit à M. de Favras de reporter, le soir même, à la reine et au roi l’expression de son dévouement.

 

Le jeune baron était, comme on le sait, parti pour Turin le jour de son arrivée à Paris ; il n’avait donc d’autre logement que la chambre que son frère occupait aux Tuileries. Son frère absent, il se fit ouvrir cette chambre par un laquais du comte.

 

À neuf heures du soir, il entrait chez Mme la princesse de Lamballe.

 

Il n’avait point été présenté à la princesse. Celle-ci ne le connaissait pas ; mais, prévenue dans la journée par un mot de la reine, à l’annonce de son nom la princesse se leva, et, avec cette grâce charmante qui lui tenait lieu d’esprit, elle l’attira tout de suite dans le cercle des intimes.

 

Le roi ni la reine n’étaient encore arrivés. Monsieur, qui paraissait inquiet, causait dans un coin avec deux gentilshommes de son intimité à lui, M. de La Châtre et M. d’Avaray. Le comte Louis de Narbonne allait d’un groupe à l’autre avec l’aisance d’un homme qui se sent en famille.

 

Ce cercle des intimes se composait des jeunes gentilshommes qui avaient résisté à la manie de l’émigration. C’étaient MM. de Lameth, qui devaient beaucoup à la reine, et qui n’avaient pas encore pris parti contre elle ; M. d’Ambly, une des bonnes ou des mauvaises têtes de l’époque, comme on voudra ; M. de Castries, M. de Fersen, Suleau, rédacteur en chef du spirituel journal Les Actes des Apôtres, tous cœurs loyaux, mais toutes têtes ardentes, quelques-unes même un peu folles.

 

Isidor ne connaissait aucun de ces jeunes gens ; mais, à son nom bien connu, à la bienveillance particulière dont l’avait honoré la princesse, toutes les mains s’étaient tendues vers lui.

 

D’ailleurs, il apportait des nouvelles de cette autre France qui vivait à l’étranger. Chacun avait un parent ou un ami près des princes ; Isidor avait vu tout ce monde-là, c’était une seconde gazette.

 

Nous avons dit que Suleau était la première.

 

Suleau tenait la conversation et l’on riait fort. Suleau avait assisté, ce jour-là, à la séance de l’Assemblée. M. Guillotin était monté à la tribune, avait vanté les douceurs de la machine qu’il venait d’imaginer, avait raconté l’essai triomphant qu’il en avait fait le matin même, et avait demandé qu’on lui fit l’honneur de la substituer à tous les instruments de mort – roue, potence, bûcher, écartèlement – qui avaient successivement effrayé la Grève.

 

L’Assemblée, séduite par le velouté de cette nouvelle machine, était tout près de l’adopter.

 

Suleau avait fait, à propos de l’Assemblée, de M. Guillotin et de sa machine sur l’air du menuet d’Exaudet, une chanson qui devait paraître le lendemain dans son journal.

 

Cette chanson, qu’il chantait à demi-voix au cercle joyeux qui l’entourait, provoquait des rires si francs, que le roi, qui venait avec la reine, les entendit de l’antichambre, et que comme, pauvre roi ! il ne riait plus guère, il se promit à lui-même de s’enquérir du sujet qui pouvait, dans les temps de tristesse où l’on se trouvait, provoquer une telle gaieté.

 

Il va sans dire que, dès qu’un huissier eut annoncé le roi, et un autre la reine, tous les chuchotements, toutes les conversations, tous les éclats de rire cessèrent pour faire place au plus respectueux silence.

 

Les deux augustes personnages entrèrent.

 

Plus, à l’extérieur, le génie révolutionnaire dépouillait un à un la royauté de tous ses prestiges, plus, il faut le dire, dans l’intimité, s’augmentaient, pour les vrais royalistes, ces respects auxquels les infortunes donnent une nouvelle force. 89 vit de grandes ingratitudes, mais 93 vit de suprêmes dévouements.

 

Mme de Lamballe et Madame Élisabeth s’emparèrent de la reine.

 

Monsieur marcha droit au roi, pour lui présenter ses respects, et, en s’inclinant, lui dit :

 

– Mon frère, ne pourrions-nous point faire un jeu particulier, vous, la reine, moi et quelqu’un de vos intimes, afin que, sous l’apparence d’un whist, nous puissions causer un peu confidentiellement ?

 

– Volontiers, mon frère, répondit le roi ; arrangez cela avec la reine.

 

Monsieur se rapprocha de Marie-Antoinette, à qui Charny présentait ses hommages et disait tout bas :

 

– Madame, j’ai vu M. de Favras, et j’ai des communications de la plus haute importance à faire à Votre Majesté.

 

– Ma chère sœur, dit Monsieur, le roi désire que nous fassions un whist à quatre ; nous nous réunissons contre vous, et il vous laisse le choix de votre partenaire.

 

– Eh bien, dit la reine, qui se douta que cette partie de whist n’était qu’un prétexte, mon choix est fait. Monsieur le baron de Charny, vous serez de notre jeu, et, tout en jouant, vous nous donnerez des nouvelles de Turin.

 

– Ah ! vous venez de Turin, baron ? dit Monsieur.

 

– Oui, monseigneur, et, en revenant de Turin, je suis passé par la place Royale, où j’ai vu un homme fort dévoué au roi, à la reine et à Votre Altesse.

 

Monsieur rougit, toussa, s’éloigna. C’était un homme tout d’ambages et de circonspection : cet esprit droit et précis l’inquiétait.

 

Il jeta un regard à M. de La Châtre, qui s’approcha de lui, reçut ses ordres tout bas, et sortit.

 

Pendant ce temps, le roi saluait et recevait les hommages des gentilshommes et des femmes un peu rares qui continuaient de fréquenter le cercle des Tuileries.

 

La reine alla le prendre par le bras et l’attira au jeu.

 

Il s’approcha de la table, chercha des yeux le quatrième joueur, et n’aperçut qu’Isidor.

 

– Ah ! ah ! monsieur de Charny, dit-il, en l’absence de votre frère, c’est vous qui faites notre quatrième, il ne pouvait être mieux remplacé ; soyez le bienvenu.

 

Et, d’un signe, il invita la reine à s’asseoir, s’assit après elle, puis Monsieur après lui.

 

La reine fit à son tour un geste d’invitation à Isidor, qui prit place le dernier.

 

Madame Élisabeth s’agenouilla sur une causeuse derrière le roi, et appuya ses deux bras sur le dossier de son fauteuil.

 

On fit deux ou trois tours de whist en prononçant seulement les paroles sacramentelles.

 

Puis, enfin, tout en jouant, et après avoir remarqué que le respect tenait tout le monde écarté de la table royale :

 

– Mon frère, hasarda la reine en s’adressant à Monsieur, le baron vous a dit qu’il arrivait de Turin ?

 

– Oui, dit Monsieur, il m’a touché un mot de cela.

 

– Il vous a dit que M. le comte d’Artois et M. le prince de Condé nous invitaient fort à aller les joindre ?

 

Le roi laissa échapper un mouvement d’impatience.

 

– Mon frère, murmura Madame Élisabeth avec sa douceur d’ange, écoutez, je vous prie.

 

– Et vous aussi, ma sœur ? dit le roi.

 

– Moi plus que personne mon cher Louis, car, moi plus que personne, je vous aime et suis inquiète.

 

– J’ai même ajouté, hasarda Isidor, que j’étais revenu par la place Royale, et que je m’étais arrêté près d’une heure au numéro 21.

 

– Au numéro 21 ? demanda le roi. Qu’est-ce que cela ?

 

– Au numéro 21, sire, reprit Isidor, demeure un gentilhomme fort dévoué à Votre Majesté comme nous tous, prêt à mourir pour elle comme nous tous, mais qui, plus actif que nous tous, a combiné un projet.

 

– Quel projet, monsieur ? demanda le roi en levant la tête.

 

– Si je croyais avoir le malheur de déplaire au roi, en répétant à Sa Majesté ce que je sais de ce projet, je me tairais à l’instant même.

 

– Non, non, monsieur, dit vivement la reine, parlez. Assez de gens font des projets contre nous ; c’est bien le moins que nous connaissions ceux qui en font pour nous, afin que, tout en pardonnant à nos ennemis, nous soyons reconnaissants à nos amis. Monsieur le baron, dites-nous comment s’appelle ce gentilhomme.

 

– M. le marquis de Favras, madame.

 

– Ah ! dit la reine, nous le connaissons ; et vous croyez à son dévouement, monsieur le baron ?

 

– À son dévouement, oui, madame, non seulement j’y crois, mais encore j’en suis sûr.

 

– Faites attention, monsieur, dit le roi ; vous vous avancez beaucoup.

 

– Le cœur se juge avec le cœur, sire. Je réponds du dévouement de M. de Favras. Quant à la bonté de son projet, quant aux chances qu’il a de réussir, oh ! cela, c’est autre chose. Je suis trop jeune, et, lorsqu’il s’agit du salut du roi et de la reine, je suis trop prudent pour oser émettre une opinion là dessus.

 

– Et ce projet, voyons, où en est-il ? dit la reine.

 

– Madame, il en est à son exécution, et, s’il plaît au roi de dire un mot, de faire un signe, ce soir, demain à pareille heure, il sera à Péronne.

 

Le roi garda le silence. Monsieur tordit les reins à un pauvre valet de cœur qui n’en pouvait mais.

 

– Sire, fit la reine s’adressant à son mari, entendez-vous ce que le baron vient de dire ?

 

– Oui, certes, j’entends, répondit le roi en fronçant le sourcil.

 

– Et vous, mon frère ? demanda la reine à Monsieur.

 

– Je ne suis pas plus sourd que le roi.

 

– Eh bien, voyons, qu’en dites-vous ? C’est une proposition, me semble.

 

– Sans doute, dit Monsieur, sans doute.

 

Puis, se retournant vers Isidor :

 

– Allons, baron, dit-il, répétez-nous ce joli couplet.

 

Isidor reprit :

 

– Je disais que le roi n’avait qu’un mot à prononcer, qu’un signe à faire, et que, grâce aux mesures prises par M. de Favras, il serait, vingt-quatre heures après, en sûreté dans sa ville de Péronne.

 

– Eh bien, mon frère, demanda Monsieur, est-ce que ce n’est pas tentant, ce que le baron vous propose là ?

 

Le roi se retourna vivement vers Monsieur, et, fixant son regard sur le sien :

 

– Et, si je pars, dit-il, partez-vous avec moi ?

 

Monsieur changea de couleur ; ses joues tremblèrent, agitées par un mouvement qu’il ne fut point le maître de réprimer.

 

– Moi ? dit-il.

 

– Oui, vous, mon frère, dit Louis XVI ; vous qui m’engagez à quitter Paris, je vous demande : « Si je pars, partez-vous avec moi ? »

 

– Mais, balbutia Monsieur, moi, je n’étais pas prévenu, aucun de mes préparatifs n’est fait.

 

– Comment ! vous n’étiez pas prévenu, dit le roi, et c’est vous qui fournissiez l’argent à M. de Favras ! Aucun de vos préparatifs n’est fait, et vous êtes renseigné heure par heure sur le point où en est le complot !

 

– Le complot ! répéta Monsieur pâlissant.

 

– Sans doute, le complot… car c’est un complot, un complot si réel, que, s’il est découvert, M. de Favras sera emprisonné, conduit au Châtelet, et condamné à mort – à moins qu’à force de sollicitations et d’argent, vous ne le sauviez comme nous ayons sauvé M. de Benseval.

 

– Mais, si le roi a sauvé M. de Besenval, il sauvera bien aussi M. de Favras.

 

– Non, car ce que j’ai pu pour l’un, je ne le pourrai probablement plus pour l’autre. D’ailleurs, M. de Besenval était mon homme comme M. de Favras est le vôtre. Que chacun sauve le sien, mon frère, et nous aurons fait tous deux notre devoir.

 

Et, en prononçant ces paroles, le roi se leva.

 

La reine le retint par le pan de son habit.

 

– Sire, dit-elle, soit pour accepter, soit pour refuser, vous devez une réponse à M. de Favras.

 

– Moi ?

 

– Oui ; que répondra le baron de Charny au nom du roi ?

 

– Il répondra, dit Louis XVI en dégageant son habit des mains de la reine, il répondra que le roi ne peut pas permettre qu’on l’enlève.

 

Et il s’éloigna.

 

– Ce qui veut dire, continua Monsieur, que, si le marquis de Favras enlève le roi sans sa permission, il sera le très bienvenu – pourvu toutefois qu’il réussisse ; car quiconque ne réussit pas est un sot, et, en politique, les sots méritent double punition !

 

– Monsieur le baron, dit la reine, ce soir même, sans perdre un instant, courez chez M. de Favras, et dites-lui les propres paroles du roi : « Le roi ne peut pas permettre qu’on l’enlève. » C’est à lui de les comprendre ou à vous de les expliquer… Allez.

 

Le baron, qui regardait avec raison la réponse du roi et la recommandation de la reine comme un double consentement, prit son chapeau, sortit vivement, et s’élança dans un fiacre en criant au cocher :

 

– Place Royale, n° 21.

 

Chapitre XLII

Ce que la reine avait vu dans une carafe, vingt ans auparavant au château de Taverney

 

Le roi, en se levant de la table de jeu, s’était dirigé vers le groupe de jeunes gens dont les rires joyeux avaient attiré son attention avant même qu’il fût entré dans le salon.

 

À son approche, le plus profond silence s’établit.

 

– Eh bien, messieurs, demanda-t-il, le roi est-il donc si malheureux, qu’il porte la tristesse avec lui ?

 

– Sire…, murmurèrent les jeunes gens.

 

– La gaieté était grande et le rire bruyant, quand nous sommes entrés tout à l’heure, la reine et moi.

 

Puis, secouant la tête :

 

– Malheur aux rois, dit-il, devant lesquels on n’ose pas rire !

 

– Sire, dit M. de Lameth, le respect…

 

– Mon cher Charles, dit le roi, quand vous sortiez de votre pension, les dimanches ou les jeudis, et que je vous faisais venir en récréation à Versailles, est-ce que vous vous priviez de rire parce que j’étais là ? J’ai dit tout à l’heure : « Malheur aux rois devant lesquels on n’ose pas rire ! » je dis maintenant : « Heureux les rois devant lesquels on rit ! »

 

– Sire, dit M. de Castries, c’est que le sujet qui nous mettait en gaieté ne paraîtra peut-être pas des plus comiques à Votre Majesté.

 

– De quoi parliez-vous donc, messieurs ?

 

– Sire, dit Suleau en s’avançant, je livre le coupable à Votre Majesté.

 

– Ah ! dit le roi, c’est vous, monsieur Suleau. J’ai lu votre dernier numéro des Actes des Apôtres. Prenez garde ! prenez garde !

 

– À quoi, sire ? demanda le jeune journaliste.

 

– Vous êtes un peu trop royaliste : vous pourrez bien vous attirer de mauvaises affaires avec l’amant de Mlle Théroigne.

 

– Avec M. Populus ? dit en riant Suleau.

 

– Justement. Et qu’est devenue l’héroïne de votre poème ?

 

– Théroigne ?

 

– Oui… Je n’entends plus parler d’elle.

 

– Sire, je crois qu’elle trouve que notre révolution ne marche pas assez vite, et qu’elle est allée activer celle du Brabant. Votre Majesté sait, probablement, que cette chaste amazone est de Liège ?

 

– Non, je ne savais pas… Etait-ce à propos d’elle que vous riiez tout à l’heure ?

 

– Non, sire ; c’était à propos de l’Assemblée nationale.

 

– Oh ! oh ! messieurs ! alors, vous avez bien fait de redevenir sérieux en m’apercevant. Je ne puis permettre que l’on rie de l’Assemblée nationale chez moi. Il est vrai, ajouta le roi par manière de capitulation, que je suis, non pas chez moi, mais chez la princesse de Lamballe ; ainsi donc, tout en ne riant plus, ou tout en riant bas, vous pouvez me dire ce qui vous faisait rire si haut.

 

– Le roi sait-il de quelle chose il a été question, aujourd’hui, pendant toute la séance à l’Assemblée nationale ?

 

– Oui, et cela m’a même fort intéressé. N’a-t-il pas été question d’une nouvelle machine à exécuter les criminels ?

 

– Offerte par M. Guillotin à la nation… oui, sire, dit Suleau.

 

– Oh ! oh ! monsieur Suleau, et vous vous moquiez de M. Guillotin, d’un philanthrope ? Ah çà ! mais vous oubliez que je suis philanthrope moi même.

 

– Oh ! sire, je m’entends, il y a philanthrope et philanthrope. Il y a, par exemple, à la tête de la nation française, un philanthrope qui a aboli la torture préparatoire ; celui-là, nous le respectons, nous le vénérons ; nous faisons plus : celui-là, nous l’aimons, sire.

 

Tous les jeunes gens s’inclinèrent d’un seul mouvement.

 

– Mais, continua Suleau, il y en a d’autres qui, étant déjà médecins, qui ayant entre les mains mille moyens plus adroits ou plus maladroits les uns que les autres de faire sortir les malades de la vie, cherchent encore le moyen d’en faire sortir ceux qui se portent bien. Ah ! par ma foi, ceux-là, sire, je prierai Votre Majesté de me les abandonner.

 

– Et qu’en ferez-vous, monsieur Suleau ? Les décapiterez-vous sans douleur ? demanda le roi faisant allusion à la prétention émise par le docteur Guillotin ; en seront-ils quittes pour sentir une légère fraîcheur sur le cou ?

 

– Sire, c’est ce que je leur souhaite, dit Suleau, mais ce n’est pas ce que je leur promets.

 

– Comment ! ce que vous leur souhaitez ? dit le roi.

 

– Oui, sire, j’aime assez que les gens qui inventent des machines nouvelles les essaient. Je ne plains pas fort maître Aubriot essuyant les murs de la Bastille, et messire Enguerrand de Marigny étrennant le gibet de Montfaucon. Malheureusement, je n’ai pas l’honneur d’être roi ; heureusement, je n’ai pas le bonheur d’être juge ; il est donc probable que je serai obligé de m’en tenir, vis-à-vis du respectable Guillotin, à ce que je lui promets, et à ce que j’ai déjà commencé de tenir.

 

– Et qu’avez-vous promis ou plutôt qu’avez-vous tenu ?

 

– Mais il m’est venu dans l’idée, sire, que ce grand bienfaiteur de l’humanité devait tirer sa récompense du bienfait lui-même. Or, demain matin, dans le numéro des Actes des Apôtres qu’on imprime cette nuit, le baptême aura lieu. Il est juste que la fille de M. Guillotin, reconnue aujourd’hui publiquement par son père en face de l’Assemblée nationale, s’appelle mademoiselle Guillotine.

 

Le roi lui-même ne put s’empêcher de sourire.

 

– Et, dit Charles Lameth, comme il n’y a ni noce ni baptême sans chanson, M. Suleau a fait sur sa filleule deux chansons.

 

– Deux ! fit le roi.

 

– Sire, dit Suleau, il en faut pour tous les goûts.

 

– Et sur quel air avez-vous mis ces chansons-là ? Je ne vois guère que l’air du De profundis qui leur aille.

 

– Fi donc, sire ! Votre Majesté oublie l’agrément qu’on aura de se faire couper le cou par la fille de M. Guillotin… c’est-à-dire qu’il y aura queue à la porte ! Non, sire, l’une de mes chansons est sur un air fort à la mode, celui du menuet d’Exaudet ; l’autre est sur tous les airs, c’est un pot-pourri.

 

– Et peut-on avoir un avant-goût de votre poésie, monsieur Suleau ? demanda le roi.

 

Suleau s’inclina.

 

– Je ne suis pas de l’Assemblée nationale, dit-il, pour avoir cette prétention de borner les pouvoirs du roi ; non, je suis un fidèle sujet de Sa Majesté, et mon avis est que le roi peut tout ce qu’il veut.

 

– Alors, je vous écoute.

 

– Sire, dit Suleau, j’obéis.

 

Et il chanta, à demi-voix, sur l’air du menuet d’Exaudet, comme nous avons dit, la chanson suivante :

 

Guillotin,

Médecin,

Politique,

Imagine un beau matin,

Que pendre est inhumain

Et peu patriotique.

Aussitôt,

Il lui faut

Un supplice,

Qui, sans corde ni poteau,

Supprime du bourreau

L’office.

C’est en vain que l’on publie

Que c’est pure jalousie

D’un suppôt

Du tripot

D’Hippocrate,

Qui d’occire impunément,

Même exclusivement,

Se flatte.

Le Romain

Guillotin

Qui s’apprête,

Consulte gens du métier

Barnave et Chapelier,

Même le coupe-tête,

Et sa main,

Fait soudain

La machine

Qui simplement nous tuera,

Et que l’on nommera :

Guillotine.

 

Les rires des jeunes gens redoublèrent ; et, quoique tout cela ne parût pas bien gai au roi, comme Suleau était de ses plus dévoués, il ne voulut point laisser voir l’espèce d’émotion qui, sans qu’il s’en rendît compte, lui serrait le cœur.

 

– Mais, dit-il, mon cher monsieur Suleau, vous nous aviez parlé de deux chansons : voilà le parrain, maintenant passons à la marraine.

 

– Sire, dit Suleau, la marraine va avoir l’honneur de vous être présentée ; la voici, c’est sur l’air Paris est au roi.

 

Monsieur Guillotin,

Ce grand médecin

Que l’amour du prochain

Occupe sans fin,

S’avance soudain,

Prend la parole enfin,

Et, d’un air bénin,

Il propose

Peu de chose

Qu’il expose

En peu de mots ;

Mais l’emphase

De sa phrase

Obtient les bravos

De cinq ou six sots.

 

« Messieurs, dans votre sagesse,

Si vous avez décrété,

Pour toute humaine faiblesse,

La loi de l’égalité,

Pour peu qu’on daigne m’entendre,

On sera bien convaincu

Que, s’il est cruel de pendre

Il est dur d’être pendu.

 

« Comment donc faire,

Quand un honnête citoyen,

Dans un mouvement de colère,

Assassinera son prochain ?

Comment donc faire ?

 

« En rêvant à la sourdine,

Pour vous tirer d’embarras,

J’ai fait une machine,

Qui met les têtes à bas !

 

« C’est un coup que l’on reçoit,

Avant qu’on s’en doute ;

À peine on s’en aperçoit ;

Car on n’y voit goutte.

 

« Un certain ressort caché,

Tout à coup étant lâché,

Fait tomber !

Ber ! ber !

Fait sauter !

Ter ! ter !

Fait tomber ;

Fait sauter ;

Fait voler

La tête !…

C’est bien plus honnête ! »

 

– Eh bien, messieurs, dit le roi, vous riez ; si, cependant, cette machine de M. Guillotin était destinée à épargner des souffrances terribles aux malheureux condamnés ! Que demande la société, quand elle réclame la mort d’un coupable ? La suppression pure et simple de l’individu. Si cette suppression est accompagnée de souffrances, comme dans la roue, comme dans l’écartèlement, ce n’est plus une justice, c’est une vengeance.

 

– Mais, sire, observa Suleau, qui dit à Votre Majesté que la douleur est supprimée par le fait de la section de la tête ? Qui dit que la vie ne persiste pas à la fois dans ces deux tronçons, et que le moribond ne souffre pas doublement, ayant la conscience de sa dualité ?

 

– Cela, dit le roi, c’est une question à faire discuter par les gens de l’art ; au reste, une expérience a dû être faite, je crois, à Bicêtre, ce matin même ; personne de vous n’assistait à cette expérience ?

 

– Non, sire ! non, non, non ! dirent presque simultanément douze ou quinze voix railleuses.

 

– J’y étais, moi, sire, dit une voix grave.

 

Le roi se retourna, et reconnut Gilbert, qui était entré pendant la discussion, s’était approché respectueusement, et qui, s’étant tu jusque là, répondait seulement à l’interrogation du roi.

 

– Ah ! c’est vous, docteur, dit le roi tressaillant ; ah ! vous étiez là ?

 

– Oui, sire.

 

– Et comment l’expérience a-t-elle réussi ?

 

– Parfaitement sur les deux premiers, sire ; mais, au troisième, quoique la colonne vertébrale eût été tranchée, on a été forcé d’achever la section de la tête avec un couteau.

 

Les jeunes gens écoutaient la bouche ouverte et les yeux hagards.

 

– Comment ! sire, dit Charles Lameth parlant visiblement au nom de tous les autres en même temps qu’au sien, on a exécuté trois hommes, ce matin ?

 

– Oui, messieurs, dit le roi ; seulement, ces trois hommes étaient trois cadavres fournis par l’Hôtel-Dieu. Et votre avis monsieur Gilbert ?

 

– Sur quoi, sire ?

 

– Sur l’instrument.

 

– Sire, c’est évidemment un progrès à côté de toutes les machines du même genre inventées jusqu’aujourd’hui ; mais l’accident arrivé au troisième cadavre prouve que cette machine a besoin de perfectionnement.

 

– Et comment est-elle faite ? demanda le roi, chez lequel s’éveillait le génie du mécanisme.

 

Alors, Gilbert essaya de donner une explication ; mais, comme le roi, d’après les paroles du docteur, ne pouvait saisir la forme exacte de l’instrument :

 

– Venez, dit-il, venez, docteur ; voici sur une table des plumes, de l’encre et du papier… Vous dessinez, je crois ?

 

– Oui, sire.

 

– Eh bien, vous me ferez un croquis, je comprendrai mieux.

 

Et, comme les jeunes gentilshommes, retenus par le respect, n’osaient suivre le roi sans y être invités :

 

– Oh ! venez, venez, messieurs, dit Louis XVI, ces questions-là intéressent l’humanité tout entière.

 

– Et puis, qui sait, dit Suleau à demi-voix, qui sait si l’un de nous n’est pas destiné à l’honneur d’épouser mademoiselle Guillotine ? Allons, messieurs, allons faire connaissance avec notre fiancée.

 

Et tous, suivant le roi et Gilbert, se regroupèrent autour de la table devant laquelle, pour exécuter plus facilement son dessin, Gilbert s’assit sur l’invitation du roi.

 

Gilbert commença le croquis de la machine, dont Louis XVI suivit les lignes avec la plus scrupuleuse attention.

 

Rien n’y manquait, ni la plate-forme, ni l’escalier qui y conduisait, ni les deux poteaux, ni la bascule, ni la petite fenêtre, ni le fer taillé en croissant.

 

Il achevait à peine ce dernier détail, que le roi l’arrêta.

 

– Parbleu ! dit-il, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’expérience ait manqué, surtout à la troisième fois.

 

– Comment cela, sire ? demanda Gilbert.

 

– Cela tient à la forme du couperet, dit Louis XVI ; il faut n’avoir aucune idée de mécanique pour donner, à un objet destiné à trancher une matière offrant résistance, la forme d’un croissant.

 

– Mais quelle forme Votre Majesté lui donnerait-elle donc ?

 

– C’est bien simple, celle d’un triangle.

 

Gilbert essaya de rectifier le dessin.

 

– Non, non, pas cela, dit le roi, pas cela. Donnez-moi votre plume.

 

– Sire, dit Gilbert, voici la plume et la chaise.

 

– Attendez, attendez, dit Louis XVI emporté par son amour de la mécanique ; tenez, taillez-moi le fer en biseau, ainsi… là ! ainsi… et je vous réponds que vous couperiez vingt-cinq têtes, à la suite les unes des autres, sans que le fer rebutât sur une seule.

 

Il achevait à peine ces paroles, qu’un cri déchirant, un cri d’effroi, presque de douleur, retentit au-dessus de sa tête.

 

Il se retourna vivement, et vit la reine pâle, chancelante, éperdue, qui tombait évanouie aux bras de Gilbert.

 

Poussée comme les autres par la curiosité, elle s’était approchée de la table, et, se penchant sur la chaise du roi elle avait par-dessus son épaule, au moment même où il en corrigeait le principal détail, reconnu la hideuse machine que Cagliostro lui avait fait voir, vingt ans auparavant, au château de Taverney-Maison-Rouge.

 

À cette vue, elle n’avait eu de force que pour jeter un cri terrible, et, la vie l’ayant abandonnée, comme si la fatale machine eût opéré sur elle, elle était, ainsi que nous l’avons dit, tombée évanouie entre les bras de Gilbert.

 

Chapitre XLIII

Le médecin du corps et le médecin de l’âme

 

On comprend qu’après un pareil événement la soirée se trouva naturellement interrompue.

 

Quoique personne ne pût se rendre compte des causes qui avaient amené l’évanouissement de la reine, le fait existait.

 

En apercevant le dessin de Gilbert retouché par le roi, la reine avait poussé un cri, et s’était évanouie.

 

Voilà le bruit qui circula dans les groupes, et tout ce qui n’était pas de la famille, ou tout au moins de l’intimité, se retira.

 

Gilbert porta les premiers soins à la reine.

 

Mme de Lamballe n’avait point voulu qu’on la transportât chez elle. D’ailleurs, c’eût été chose difficile ; Mme de Lamballe demeurait au pavillon de Flore, la reine au pavillon Marsan ; c’était toute la longueur du château à traverser.

 

L’auguste malade avait, en conséquence, été déposée sur une chaise longue dans la chambre à coucher de la princesse, laquelle, avec cette intuition particulière aux femmes, ayant deviné qu’il y avait quelque sombre mystère caché là-dessous, avait éloigné tout le monde, même le roi, et, debout à la tête de la chaise, l’œil tendrement inquiet, attendait que, grâce aux soins du docteur Gilbert, la reine reprît ses sens.

 

De temps en temps seulement, elle interrogeait d’un mot le docteur, qui, impuissant lui-même à hâter le retour de la vie, ne pouvait tranquilliser la princesse que par de banales assurances.

 

En effet, pendant quelques instants, la violence du coup porté à tout le système nerveux de la pauvre femme fut si intense, que l’application des flacons de sels sous le nez et les frictions de vinaigre aux tempes furent insuffisantes ; enfin, de légères crispations vers les extrémités indiquèrent le retour de la sensibilité. La reine agita languissamment la tête de droite à gauche, comme on fait dans un rêve pénible, poussa un soupir et rouvrit les yeux.

 

Mais il était évident que, chez elle, la vie venait de se réveiller avant la raison ; aussi, pendant quelques secondes regarda-t-elle autour de l’appartement de ce regard vague indiquant une personne qui ne sait où elle est, et qui ignore ce qui lui est arrivé ; mais bientôt un léger tremblement courut par tout son corps, elle poussa un faible cri, et mit sa main sur ses yeux comme pour leur dérober la vue d’un objet terrible.

 

Elle se souvenait.

 

Mais la crise était passée ! Gilbert, qui ne se dissimulait pas que l’accident avait une cause toute morale, et qui savait le peu d’action qu’a la médecine sur ces sortes de phénomènes, s’apprêtait à se retirer, lorsque, au premier pas qu’il fit en arrière, comme si la reine par une vue intérieure eût deviné son intention, elle étendit la main, lui saisit le bras, et, d’une voix aussi nerveuse que le geste qu’elle accompagnait :

 

– Restez, dit-elle.

 

Gilbert s’arrêta tout étonné. Il n’ignorait pas le peu de sympathie que la reine avait pour lui, et, cependant, d’un autre côté, il avait remarqué l’influence étrange et presque magnétique qu’il exerçait sur elle.

 

– Je suis aux ordres de la reine, dit-il ; mais je crois qu’il serait bon de calmer les inquiétudes du roi et des personnes restées au salon, et si Votre Majesté le permet…

 

– Thérèse, dit la reine en s’adressant à la princesse de Lamballe, va annoncer au roi que je suis revenue à moi ; et veille à ce que je ne sois pas interrompue : j’ai à causer avec le docteur Gilbert.

 

La princesse obéit avec cette douceur passive qui était le trait dominant de son caractère et même de sa physionomie.

 

La reine, appuyée sur son coude, la suivit des yeux, attendit comme si elle eût voulu lui donner le temps de s’acquitter de sa commission, et, voyant qu’effectivement, cette commission accomplie, grâce à la vigilance de Mme de Lamballe, elle allait être libre de causer à loisir avec le docteur, elle se retourna de son côté, et, fixant ses regards sur le sien :

 

– Docteur, lui dit-elle, ne vous étonnez-vous point de ce hasard qui vous met presque toujours face à face avec moi, dans les crises physiques ou morales de ma vie ? demanda-t-elle.

 

– Hélas ! madame, répondit Gilbert, je ne sais si je dois remercier ce hasard ou m’en plaindre.

 

– Pourquoi cela, monsieur ?

 

– Parce que je lis assez profondément dans le cœur pour m’apercevoir que ce n’est ni à votre désir ni à votre volonté que je dois cet honorable contact.

 

– Aussi ai-je dit hasard… Vous savez que je suis franche. Et, cependant, docteur, dans les dernières circonstances qui nous ont fait agir de concert, vous m’avez montré un véritable dévouement ; je ne l’oublierai pas et je vous en remercie.

 

Gilbert s’inclina.

 

La reine suivit le mouvement de son corps et de son visage.

 

– Moi aussi, je suis physionomiste, dit-elle ; savez-vous ce que vous venez de me répondre sans prononcer un mot ?

 

– Madame, dit Gilbert, je serais désespéré que mon silence fût moins respectueux que mes paroles.

 

– Vous venez de me répondre : « C’est bien, vous m’avez remercié, voilà une affaire réglée ; passons à une autre. »

 

– J’ai au moins éprouvé le désir que Sa Majesté mit mon dévouement à une épreuve qui lui permît de se manifester d’une façon plus efficace qu’il ne l’a fait jusqu’à présent ; de là l’espèce de désireuse impatience que la reine a peut-être, en effet, remarquée sur ma physionomie.

 

– Monsieur Gilbert, dit la reine en regardant fixement le docteur, vous êtes un homme supérieur et je fais amende honorable : j’avais des préventions contre vous, ces préventions n’existent plus.

 

– Votre Majesté me permettra de la remercier du plus profond de mon cœur, non du compliment qu’elle daigne me faire, mais de l’assurance qu’elle veut bien me donner.

 

– Docteur, reprit la reine, comme si ce qu’elle allait dire s’enchaînait naturellement à ce qu’elle avait dit, que pensez-vous de ce qui vient de m’arriver ?

 

– Madame, dit Gilbert, je suis un homme positif, un homme de science ; ayez la bonté de me poser la question d’une façon plus précise.

 

– Je vous demande, monsieur, si vous croyez que l’évanouissement dont je sors a été causé par une de ces crises nerveuses auxquelles les pauvres femmes sont soumises par la faiblesse de leur organisation, ou si vous soupçonnez à cet accident quelque cause plus sérieuse ?

 

– Je répondrai à Votre Majesté que la fille de Marie-Thérèse, que la femme que j’ai vue si calme et si courageuse dans la nuit du 5 au 6 octobre, n’est point une femme ordinaire, et, par conséquent, n’a pu être émue d’un de ces accidents qui ont prise sur les femmes ordinaires.

 

– Vous avez raison, docteur ; croyez-vous aux pressentiments ?

 

– La science repousse tous ces phénomènes qui tendraient à renverser le cours matériel des choses ; et, cependant, parfois les faits sont là qui viennent donner un démenti à la science.

 

– J’aurais dû dire : Croyez-vous aux prédictions ?

 

– Je crois que la suprême Bonté a, pour notre propre bonheur, couvert l’avenir d’un voile impénétrable. Quelques esprits qui ont reçu de la nature une grande justesse mathématique peuvent arriver, par l’étude profonde du passé, à soulever un coin de ce voile, et à entrevoir, comme à travers un brouillard, les choses futures ; mais ces exceptions sont rares, et, depuis que la religion a aboli la fatalité, depuis que la philosophie a mis des limites à la foi, les prophètes ont perdu les trois quarts de leur magie, Et, cependant…, ajouta Gilbert.

 

– Et cependant ? reprit la reine voyant que, pensif, il s’arrêtait.

 

– Et, cependant, madame, poursuivit-il, comme s’il faisait un effort sur lui-même pour aborder des questions que sa raison reléguait dans le domaine du doute, et, cependant, il est un homme…

 

– Un homme ? dit la reine, qui suivait avec un intérêt haletant les paroles de Gilbert.

 

– Il est un homme qui a quelquefois confondu par des faits irrécusables tous les arguments de mon intelligence.

 

– Et cet homme, c’est ?…

 

– Je n’ose le nommer devant Votre Majesté.

 

– Cet homme, c’est votre maître, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ? l’homme tout-puissant, l’homme immortel, le divin Cagliostro !

 

– Madame, mon unique, mon seul, mon véritable maître c’est la nature. Cagliostro n’est que mon sauveur. Percé d’une balle qui me traversait la poitrine, perdant tout mon sang par une blessure, que, devenu médecin, et après vingt ans d’études, je regarde comme incurable, en quelques jours, grâce à un baume dont j’ignore la composition, il m’a guéri ; de là ma reconnaissance, je dirai presque mon admiration.

 

– Et cet homme vous a fait des prédictions qui se sont accomplies ?

 

– D’étranges, d’incroyables, madame ; cet homme marche dans le présent avec une certitude qui ferait croire à sa connaissance de l’avenir.

 

– De sorte que, si cet homme vous avait prédit quelque chose à vous, vous croiriez à sa prédiction ?

 

– J’agirais du moins comme si elle dût se réaliser.

 

– De sorte que, s’il vous avait prédit une mort prématurée, terrible, infamante, vous vous prépareriez à cette mort ?

 

– Après toutefois, madame, dit Gilbert en regardant profondément la reine, après avoir cherché à y échapper par tous les moyens possibles.

 

– Y échapper ? Non, docteur, non ! je vois bien que je suis condamnée, dit la reine ; cette révolution est un gouffre qui doit engloutir le trône : ce peuple est un lion qui me dévorera.

 

– Ah ! madame, dit Gilbert, ce lion qui vous épouvante, il dépend de vous de le voir se coucher à vos pieds comme un agneau.

 

– Ne l’avez-vous pas vu à Versailles ?

 

– Ne l’avez-vous pas vu aux Tuileries ? C’est l’Océan, madame, battant incessamment, jusqu’à ce qu’il le déracine, le rocher qui s’oppose à sa course ; caressant, comme une nourrice, la barque qui se confie à lui.

 

– Docteur, tout est rompu depuis longtemps entre ce peuple et moi : il me hait et je le méprise !

 

– Parce que vous ne vous connaissez réellement ni l’un ni l’autre. Cessez d’être pour lui une reine, devenez une mère ; oubliez que vous êtes la fille de Marie-Thérèse, notre vieille ennemie ; la sœur de Joseph II, notre faux ami ; soyez française, et vous entendrez les voix de ce peuple s’élever vers vous pour vous bénir, et vous verrez les bras de ce peuple se tendre vers vous pour vous caresser.

 

Marie-Antoinette haussa les épaules.

 

– Oui, je sais cela… il bénit hier, il caresse aujourd’hui, demain il étouffe ceux-là mêmes qu’il a bénis et caressés.

 

– Parce qu’il sent qu’il y a dans ceux-là une résistance à sa volonté, une haine en opposition avec son amour.

 

– Et sait-il lui-même ce qu’il aime ou ce qu’il hait, ce peuple, élément destructeur ! destructeur, à la fois comme le vent, l’eau et le feu, et qui a les caprices d’une femme ?

 

– Parce que vous le voyez du bord, madame, comme le visiteur des falaises voit l’Océan ; parce que, s’avançant et reculant sans raison apparente, il brise à vos pieds son écume, et vous enveloppe de ses plaintes que vous prenez pour des rugissements ; mais ce n’est point ainsi qu’il faut le voir : il faut le voir porté par l’esprit du Seigneur, qui plane sur les grandes eaux ; il faut le voir, comme Dieu le voit, marchant à l’unité, et brisant tout ce qui lui est obstacle pour arriver à ce but. Vous êtes reine des Français, madame, et vous ignorez ce qui se passe à cette heure en France. Levez votre voile, madame, au lieu de l’abaisser, et vous admirerez au lieu de craindre.

 

– Que verrai-je donc de si beau, de si magnifique, de si splendide ?

 

– Vous verrez le nouveau monde éclore au milieu des ruines de l’ancien ; vous verrez le berceau de la France à venir flotter comme celui de Moïse sur un fleuve plus large que le Nil, que la Méditerranée, que l’Océan… Dieu te protège, ô berceau ! Dieu te garde, ô France !

 

Et, si peu enthousiaste que fût Gilbert, il leva les bras et les yeux au ciel.

 

La reine le regardait avec étonnement ; elle ne comprenait pas.

 

– Et où va-t-il aborder, ce berceau ? demanda la reine. Est-ce à l’Assemblée nationale, cette réunion de disputeurs, de démolisseurs, de niveleurs ? Est-ce la vieille France qui doit guider la nouvelle ? Triste mère pour un si bel enfant, monsieur Gilbert !

 

– Non, madame, où ce berceau doit aborder un jour ou l’autre, aujourd’hui, demain, peut-être, c’est à une terre inconnue jusqu’à cette heure, et qu’on appelle la patrie. Là, il trouvera la vigoureuse nourrice qui fait les peuples forts, la Liberté.

 

– Ah ! de grands mots, dit la reine ; je croyais que l’abus les avait tués.

 

– Non, madame, dit Gilbert, de grandes choses ! Voyez la France, au moment où tout est brisé déjà, et où rien n’est reconstruit encore ; où elle n’a pas de municipalités régulières, des départements à peine ; où elle n’a point de lois, mais où elle se fait sa loi à elle-même ; voyez-la franchir, l’œil fixe et la marche assurée, le passage qui la conduit d’un monde à l’autre, ce pont étroit jeté sur l’abîme ; voyez, ce pont, étroit comme celui de Mahomet, elle le traverse sans trébucher… Où va-t-elle cette vieille France ? À l’unité de la patrie ! Tout ce qu’elle a cru difficile, pénible, insurmontable jusqu’ici, lui est devenu, non seulement possible, mais encore facile. Nos provinces étaient un faisceau de préjugés différents, d’intérêts opposés, de souvenirs individuels ; rien ne prévaudrait, croyait-on, contre ces vingt-cinq ou trente nationalités repoussant la nationalité générale. Le vieux Languedoc, la vieille Toulouse, la vieille Bretagne consentiront-ils à se faire Normandie, Bourgogne ou Dauphiné ? Non, madame ; mais tous se feront France. Pourquoi étaient-ils ainsi entêtés de leurs droits ; de leurs privilèges, de leur législation ? C’est qu’ils n’avaient point de patrie. Or, je vous l’ai dit, madame, la patrie leur est apparue, bien loin encore dans l’avenir peut-être, mais ils l’ont vue, mère immortelle et féconde, les appelant à elle les bras ouverts, enfants isolés et perdus ; celle qui les appelle, c’est la mère commune ; ils avaient l’humilité de se croire languedociens, provençaux, bretons, normands, bourguignons, dauphinois ; non, ils se trompaient tous : ils étaient français !

 

– Mais, à vous entendre, docteur, dit la reine avec un accent d’ironie la France, cette vieille France, la fille aînée de l’Église, comme l’appellent les papes depuis le IXème siècle, n’existerait que d’hier ?

 

– Et voilà justement où est le miracle, madame, c’est qu’il y avait une France, et qu’aujourd’hui il y a des Français ; non seulement des Français, mais encore des frères ; des frères qui se tiennent tous par la main. Eh ! mon Dieu ! madame, les hommes sont moins mauvais qu’on ne le dit ; ils tendent à se socialiser ; pour les désunir, pour les empêcher de s’approcher, il a fallu tout un monde d’inventions contre nature : douanes intérieures, péages innombrables, barrières sur les routes, bacs sur les fleuves ; diversités de lois, de règlements, de poids, de mesures ; rivalités de provinces, de pays, de villes, de villages. Un beau jour, un tremblement de terre arrive qui secoue le trône, et qui renverse toutes ces vieilles murailles, qui détruit tous ces obstacles. Les hommes, alors se regardent à la face du ciel, à cette douce et bonne lumière du soleil, qui féconde, non seulement la terre, mais encore les cœurs ; la fraternité pousse comme une moisson sainte, et les ennemis eux- mêmes, étonnés des haines qui les ont agités si longtemps, s’avancent, non pas les uns contre les autres, mais les uns vers les autres, les bras, non pas armés, mais ouverts ; rien d’officiel, rien de commandé. Sous cette marée qui monte, fleuves et montagnes disparaissent, la géographie est tuée ; les accents sont encore divers, mais la langue est la même, et l’hymne universel que chantent trente millions de Français se compose de ces quelques mots :

 

Louons Dieu, qui nous a fait une patrie !

 

– Eh bien, où voulez-vous en venir, docteur ? Croyez-vous me rassurer par la vue de cette fédération universelle de trente millions de rebelles contre leur reine et leur roi ?

 

– Eh ! madame, détrompez-vous ! s’écria Gilbert ; ce n’est point le peuple qui est rebelle à sa reine et à son roi, c’est le roi et la reine qui sont rebelles à leur peuple, qui continuent à parler le langage des privilèges et de la royauté, quand on parle autour d’eux la langue de la fraternité et du dévouement. Jetez les yeux sur une de ces fêtes improvisées, madame, et vous y verrez presque toujours, au milieu d’une vaste plaine ou au sommet d’une colline, un autel ; autel pur comme celui d’Abel, et, sur cet autel, un petit enfant que tous adoptent, et qui, doté des vœux, des dons et des larmes de tous, devient l’enfant de tous. Eh bien, madame, la France, cette France née d’hier, et dont je vous parle, c’est l’enfant sur l’autel, seulement, autour de cet autel, ce ne sont plus les villes et les villages qui se groupent, ce sont les peuples, ce sont les nations. La France, c’est le Christ qui vient de naître dans une crèche, au milieu des humbles, pour le salut du monde, et les peuples se réjouissent à sa naissance, en attendant que les rois plient le genou devant elle, et lui apportent leur tribut… L’Italie, la Pologne, l’Irlande, l’Espagne regardent cet enfant né d’hier qui porte leur avenir ; et, les yeux en larmes, elles lui tendent leurs mains enchaînées en criant : « France, France ! nous sommes libres en toi ! » Madame, madame ! continua Gilbert, il en est temps encore, prenez l’enfant sur l’autel, et faites-vous sa mère !

 

– Docteur, répondit la reine, vous oubliez que j’ai d’autres enfants, les enfants de mes entrailles, et qu’en faisant ce que vous dites, je les déshérite pour un enfant étranger.

 

– Alors, s’il en est ainsi, madame, dit Gilbert avec une profonde tristesse, enveloppez ces enfants dans votre manteau royal, dans le manteau de guerre de Marie-Thérèse, et emportez-les avec vous hors de France ; car, vous avez dit vrai, le peuple vous dévorera, et vos enfants avec vous. Seulement, il n’y a pas de temps à perdre, hâtez-vous, madame, hâtez-vous !

 

– Et vous ne vous opposez pas à ce départ, monsieur ?

 

– Loin de là, dit Gilbert. Maintenant que je sais vos véritables intentions, je vous y aiderai, madame.

 

– Eh bien, cela tombe à merveille, dit la reine, car il y a un gentilhomme tout prêt à agir, à se dévouer, à mourir !

 

– Ah ! madame, dit Gilbert avec terreur, ne serait-ce point de M. de Favras que vous voulez parler ?

 

– Qui vous a dit son nom ? Qui vous a révélé son projet ?

 

– Oh ! madame, prenez garde ! Celui-là aussi, une prédiction fatale le poursuit !

 

– Est-ce encore du même prophète ?

 

– Toujours, madame !

 

– Et, selon ce prophète, quel sort attend le marquis ?

 

– Une mort prématurée, terrible, infamante ! comme celle dont vous parliez tout à l’heure.

 

– Alors, vous disiez vrai, il n’y a pas de temps à perdre pour faire mentir ce prophète de malheur.

 

– Vous allez prévenir M. de Favras que vous acceptez son aide ?

 

– On est chez lui à cette heure, monsieur Gilbert, et j’attends sa réponse.

 

En ce moment, et comme Gilbert, effrayé lui-même des circonstances au milieu desquelles il se trouvait engagé, passait sa main sur son front pour y attirer la lumière, Mme de Lamballe entra, et dit deux mots tout bas à l’oreille de la reine.

 

– Qu’il entre, qu’il entre ! s’écria la reine, le docteur sait tout. Docteur, continua-t-elle, c’est M. Isidor de Charny qui m’apporte la réponse du marquis de Favras. Demain, la reine aura quitté Paris ; après-demain, nous serons hors de France. Venez, baron, venez… Grand Dieu ! qu’avez vous ? et pourquoi êtes-vous si pâle ?

 

– Madame la princesse de Lamballe m’a dit que je pouvais parler devant le docteur Gilbert ? demanda Isidor.

 

– Et elle a dit vrai ; oui, oui, parlez. Vous avez vu le marquis de Favras ?… Le marquis est prêt… Nous acceptons son offre… nous allons quitter Paris, quitter la France…

 

– Le marquis de Favras vient d’être arrêté, il y a une heure, rue Beaurepaire, et conduit au Châtelet, répondit Isidor.

 

Le regard de la reine croisa celui de Gilbert, lumineux, désespéré, plein de colère.

 

Mais toute la force de Marie-Antoinette sembla s’être épuisée dans cet éclair.

 

Gilbert s’approcha d’elle, et, avec un accent de profonde pitié :

 

– Madame, lui dit-il, puis-je vous être bon à quelque chose, disposez de moi ; mon intelligence, mon dévouement, ma vie, je mets tout à vos pieds.

 

La reine leva lentement les yeux sur le docteur.

 

Puis, d’une voix lente et résignée :

 

– Monsieur Gilbert, dit-elle, vous qui êtes si savant, et qui avez assisté à l’expérience de ce matin, êtes-vous d’avis que la mort que donne cette affreuse machine soit aussi douce que le prétend son inventeur ?

 

Gilbert poussa un soupir, et voila ses yeux de ses mains.

 

En ce moment Monsieur, qui savait tout ce qu’il voulait savoir, car le bruit de l’arrestation du marquis de Favras s’était, en quelques secondes, répandu par tout le palais, Monsieur demandait en toute hâte sa voiture, et partait sans s’inquiéter de la santé de la reine, et presque sans prendre congé du roi.

 

Louis XVI lui barra le passage.

 

– Mon frère, dit-il, vous n’êtes point tellement pressé de rentrer au Luxembourg, je suppose, que vous n’ayez le temps de me donner un conseil. À votre avis, que dois-je faire ?

 

– Vous voulez me demander ce qu’à votre place je ferais ?

 

– Oui.

 

– J’abandonnerais M. de Favras, et je jurerais fidélité à la Constitution.

 

– Comment voulez-vous que je jure fidélité à une constitution qui n’est pas achevée ?

 

– Raison de plus, mon frère, dit Monsieur avec ce regard louche et faux qui partait des plus profondes sinuosités de son cœur, raison de plus pour ne pas vous croire obligé de tenir votre serment.

 

Le roi demeura un instant pensif.

 

– Soit, dit-il, cela n’empêche pas que je n’écrive à M. de Bouillé que notre projet tient toujours, mais est ajourné. Ce retard donnera le temps au comte de Charny de relever la route que nous devons suivre.

 

Chapitre XLIV

Monsieur désavoue Favras, et le roi prête serment à la Constitution

 

Le lendemain de l’arrestation de M. de Favras, cette singulière circulaire courut par tout Paris :

 

« Le marquis de Favras (place Royale) a été arrêté avec madame son épouse, pendant la nuit du 24 au 25, pour un plan qu’il avait fait de soulever trente mille hommes, pour faire assassiner M. de La Fayette et le maire de la ville, et ensuite de nous couper les vivres.

 

« Monsieur, frère du roi, était à la tête.

 

« Signé : Barauz. »

 

On comprend la révolution étrange que fit, dans le Paris de 1790, si facile à l’émotion, une pareille circulaire.

 

Une traînée de poudre allumée n’aurait pas produit une flamme plus rapide que celle qui s’éleva partout où passa le papier incendiaire.

 

D’abord il fut dans toutes les mains ; deux heures après, chacun le savait par cœur.

 

Le 26 au soir, les mandataires de la Commune étant rassemblés en conseil à l’Hôtel de Ville et lisant l’arrêté du comité des recherches qui venait d’être rendu, l’huissier annonça tout à coup que Monsieur demandait à être introduit.

 

– Monsieur ! répéta le bon Bailly, qui présidait l’Assemblée, quel monsieur ?

 

– Monsieur, frère du roi, répondit l’huissier.

 

À ces mots, les membres de la Commune se regardèrent les uns les autres. Le nom de Monsieur était, depuis la veille au matin, dans toutes les bouches.

 

Mais, en se regardant, ils se levèrent.

 

Bailly jeta un coup d’œil interrogateur autour de lui, et, comme les réponses muettes qu’il lut dans les yeux de ses collègues lui parurent unanimes :

 

– Allez annoncer à Monsieur, dit-il, que, bien qu’étonnés de l’honneur qu’il nous fait, nous sommes prêts à le recevoir.

 

Quelques secondes après, Monsieur était introduit.

 

Il était seul ; son visage était pâle, et sa démarche, d’ordinaire assez mal assurée, était plus chancelante encore, ce soir-là, que de coutume.

 

Par bonheur pour le prince, chaque membre de la Commune ayant des lumières près de lui, sur l’immense table en fer à cheval où chacun travaillait, le milieu de ce fer à cheval demeurait dans une obscurité relative.

 

Cette circonstance n’échappa point à Monsieur, qui parut se rassurer.

 

Il promena un regard timide encore sur cette nombreuse réunion, dans laquelle il trouvait au moins le respect à défaut de la sympathie, et, d’une voix tremblante d’abord, mais qui se raffermit par degrés :

 

– Messieurs, dit-il, le désir de repousser une calomnie atroce m’amène au milieu de vous. M. de Favras a été arrêté avant-hier par ordre de votre comité des recherches, et l’on répand aujourd’hui avec affectation que j’ai de grandes liaisons avec lui.

 

Quelques sourires passèrent sur les visages des auditeurs, et des chuchotements accueillirent cette première partie du discours de Monsieur.

 

Il continua :

 

– En ma qualité de citoyen de la ville de Paris, j’ai cru devoir vous instruire moi-même des seuls rapports sous lesquels je connaisse M. de Favras.

 

Comme on le devine bien, l’attention de MM. les membres de la Commune redoubla ; on tenait à savoir de la bouche même de Monsieur, quitte à en croire ce que l’on voudrait, quels étaient les rapports de Son Altesse royale avec M. de Favras.

 

Son Altesse royale continua en ces termes :

 

– En 1772, M. de Favras est entré dans mes gardes suisses ; il en est sorti en 1775 ; je ne lui ai point parlé depuis cette époque.

 

Un murmure d’incrédulité passa dans l’auditoire ; mais un regard de Bailly comprima ce murmure, et Monsieur put rester dans le doute s’il était approbatif ou improbatif.

 

Monsieur reprit :

 

– Privé depuis plusieurs mois de la jouissance de mes revenus, inquiet sur les paiements considérables que j’ai à faire en janvier, j’ai désiré pouvoir satisfaire à mes engagements, sans être à charge au trésor public. J’avais résolu, en conséquence, de faire un emprunt ; M. de Favras m’a été indiqué, il y a quinze jours environ, par M. de La Châtre, comme pouvant effectuer cet emprunt sur un banquier de Gênes. En conséquence, j’ai souscrit une obligation de deux millions, somme nécessaire pour acquitter mes engagements du commencement de l’année, et pour payer ma maison. Cette affaire était purement de finance, j’ai chargé mon intendant de la suivre. Je n’ai pas vu M. de Favras, je ne lui ai point écrit, je n’ai eu aucune communication avec lui ; ce qu’il a fait, d’ailleurs, m’est parfaitement inconnu.

 

Un ricanement parti des rangs du public prouva que tout le monde n’était pas disposé à croire ainsi sur parole à cette étrange assertion du prince, confiant, sans le voir, deux millions de traites à un intermédiaire, surtout quand cet intermédiaire était un de ses anciens gardes.

 

Monsieur rougit, et, sans doute pressé d’en finir avec la position fausse qu’il s’était faite, il continua vivement :

 

– Cependant, messieurs, j’ai appris hier que l’on distribuait avec profusion, dans la capitale, un papier conçu en ces termes…

 

Et Monsieur lut, alors – ce qui était bien inutile, tout le monde l’ayant dans la main ou dans la mémoire – le bulletin que nous avons cité tout à l’heure.

 

À ces mots : « Monsieur, frère du roi, était à la tête », tous les membres de la commune s’inclinèrent.

 

Voulaient-ils dire qu’ils étaient de l’avis du bulletin ? Voulaient-ils dire purement et simplement qu’ils étaient au courant de l’accusation ?

 

Monsieur poursuivit :

 

– Vous n’attendez pas de moi, sans doute, que je descende jusqu’à me justifier d’un crime aussi bas. Mais dans un temps où les calomnies les plus absurdes peuvent faire aisément confondre les meilleurs citoyens avec les ennemis de la Révolution, j’ai cru, messieurs, devoir au roi, à vous et à moi- même d’entrer dans tous les détails que vous venez d’entendre, afin que l’opinion publique ne puisse rester un seul instant incertaine. Depuis le jour où dans la seconde assemblée des notables, je me déclarai sur la question fondamentale qui divisait encore les esprits, je n’ai pas cessé de croire qu’une grande révolution était prête ; que le roi, par ses intentions, ses vertus et son rang suprême, devait en être le chef, puisqu’elle ne pouvait pas être avantageuse à la nation sans l’être également au monarque ; enfin, que l’autorité royale devait être le rempart de la liberté nationale, et la liberté nationale la base de l’autorité royale…

 

Quoique le sens de la phrase ne fût pas bien clair, l’habitude qu’on avait d’applaudir certaines combinaisons de mots fit que l’on applaudit celle-ci.

 

Encouragé, Monsieur haussa la voix, et ajouta, s’adressant avec un peu plus d’assurance aux membres de l’assemblée :

 

– Que l’on cite une seule de mes actions, un seul de mes discours qui ait démenti les principes que je viens d’émettre, et qui ait montré que, dans quelque circonstance où j’aie été placé, le bonheur du roi, celui du peuple aient cessé d’être l’unique objet de mes pensées et de mes vœux ; jusque-là, j’ai le droit d’être cru sur ma parole. Je n’ai jamais changé de sentiments ni de principes, et je n’en changerai jamais !

 

Tout romancier que nous nous sommes fait, nous avons momentanément empiété sur l’histoire en donnant le discours filandreux de Son Altesse royale dans toute son étendue. Il est bon que, même les lecteurs de romans, sachent quel était à trente-cinq ans le prince qui devait nous octroyer, à soixante, la Charte ornée de son article 14.

 

Or, comme nous ne voulons pas être plus injuste pour Bailly que pour Son Altesse royale, nous donnerons la réponse du maire de Paris comme nous avons donné le discours de Monsieur.

 

Bailly répondit :

 

– Monsieur, c’est une grande satisfaction pour les représentants de la commune de Paris de voir parmi eux le frère d’un roi chéri, d’un roi le restaurateur de la liberté française. Augustes frères, vous êtes unis par les mêmes sentiments. Monsieur s’est montré le premier citoyen du royaume en votant pour le tiers état dans la seconde assemblée des notables ; il a été presque le seul de cet avis, avec un très petit nombre d’amis du peuple, et il a ajouté la dignité de la raison à tous ses autres titres au respect de la nation. Monsieur est donc le premier auteur de l’égalité civile : il en donne un nouvel exemple aujourd’hui en venant se mêler parmi les représentants de la Commune, où il semble ne vouloir être apprécié que par ses sentiments patriotiques. Ces sentiments sont consignés dans les explications que Monsieur veut bien donner à l’assemblée. Le prince va au-devant de l’opinion publique ; le citoyen met le prix à l’opinion de ses concitoyens, et j’offre à Monsieur, au nom de l’assemblée, le tribut de respect et de reconnaissance qu’elle doit à ses sentiments, à l’honneur de sa présence, et surtout au prix qu’il attache à l’estime des hommes libres.

 

Alors, comme Monsieur comprit, sans doute, que, malgré le grand éloge que faisait Bailly de sa conduite, cette conduite serait diversement appréciée, il répondit, avec cet air paterne qu’il savait si bien prendre dans les circonstances où il pouvait lui être utile :

 

– Messieurs, le devoir que je viens de remplir a été pénible pour un cœur vertueux ; mais j’en suis bien dédommagé par les sentiments que l’assemblée vient de me témoigner, et ma bouche ne doit plus s’ouvrir que pour demander la grâce de ceux qui m’ont offensé.

 

On le voit, Monsieur ne s’engageait ni n’engageait l’assemblée. Pour qui demandait-il grâce ? Ce n’était point pour Favras, car nul ne savait si Favras était coupable, et, d’ailleurs, Favras n’avait point offensé Monsieur.

 

Non. Monsieur demandait tout simplement la grâce de l’auteur anonyme de la circulaire qui l’accusait ; mais l’auteur n’avait pas besoin de grâce, puisqu’il était inconnu.

 

Les historiens passent si souvent, sans les relever, près des infamies des princes, que c’est à nous autres romanciers à faire, dans ce cas-là, leur office, au risque de voir, pendant un chapitre, le roman devenir aussi ennuyeux que l’histoire.

 

Il va sans dire que, lorsque nous parlons d’historiens aveugles ou d’histoires ennuyeuses, on sait de quels historiens et de quelles histoires nous parlons.

 

Monsieur avait donc, pour son compte, pratiqué une partie du conseil qu’il avait donné à son frère Louis XVI.

 

Il avait renié M. de Favras, et, comme on le voit aux éloges que lui avait décernés le vertueux Bailly, la chose avait obtenu un plein succès.

 

Ce que considérant sans doute le roi Louis XVI, il se décida, de son côté, à jurer fidélité à la Constitution.

 

Un beau matin, l’huissier vint dire au président de l’Assemblée, qui était ce jour-là M. Bureaux de Puzy – comme l’huissier de la Commune était venu dire au maire pour Monsieur –, que le roi, avec un ou deux ministres et trois ou quatre officiers, frappait à la porte du Manège, comme Monsieur avait frappé à la porte de l’Hôtel de Ville.

 

Les représentants du peuple se regardèrent étonnés. Que pouvait avoir à leur dire le roi, qui depuis si longtemps marchait séparé d’eux ?

 

On fit entrer Louis XVI et le président lui céda son fauteuil.

 

À tout hasard la salle éclata en acclamations. À part Pétion, Camille Desmoulins et Marat, toute la France était encore ou croyait être encore royaliste.

 

Le roi avait éprouvé le besoin de venir féliciter l’Assemblée sur ses travaux ; il avait à louer cette belle division de la France en départements ; mais ce qu’il ne voulait point tarder à exprimer surtout, car ce sentiment l’étouffait, c’était son amour ardent pour la Constitution.

 

Le commencement du discours – n’oublions pas que, noir ou blanc, royaliste ou constitutionnel, aristocrate ou patriote, pas un seul représentant ne savait où allait le roi –, le commencement du discours causa quelques inquiétudes, le milieu prédisposa les esprits à la reconnaissance, mais la fin – oh ! la fin ! – la fin porta les sentiments de l’Assemblée jusqu’à l’enthousiasme.

 

Le roi ne pouvait résister au désir d’exprimer son amour pour cette petite constitution de 1791 qui n’était pas encore née, que serait-ce donc quand elle aurait complètement vu le jour ?

 

Alors, ce ne serait plus de l’amour que le roi aurait pour elle, ce serait du fanatisme.

 

Nous ne citons pas le discours du roi ; peste ! il a six pages ! C’est bien assez d’avoir cité le discours de Monsieur, qui n’en a qu’une, et qui, cependant, nous a paru terriblement long.

 

Tant il y a que Louis XVI ne parut pas trop prolixe à l’Assemblée, qui pleura d’attendrissement en l’écoutant.

 

Quand nous disons qu’elle pleura, ce n’est point une métaphore : Barnave pleurait, Lameth pleurait, Duport pleurait, Mirabeau pleurait, Barrère pleurait ; c’était un véritable déluge.

 

L’Assemblée en perdit la tête. Elle se leva tout entière ; les tribunes se levèrent : chacun étendit la main, et fit serment de fidélité à cette constitution qui n’existait pas encore.

 

Le roi sortit ; mais le roi et l’Assemblée ne pouvaient se quitter ainsi : elle sort derrière lui, elle se précipite, elle lui fait cortège, elle arrive aux Tuileries, la reine la reçoit.

 

La reine ! elle n’est pas enthousiaste, elle, la rude fille de Marie-Thérèse ; elle ne pleure pas, la digne sœur de Léopold : elle présente son fils aux députés de la nation.

 

– Messieurs, dit-elle, je partage tous les sentiments du roi ; je m’unis de cœur et d’affection à la démarche que sa tendresse pour son peuple vient de lui dicter. Voici mon fils ; je n’oublierai rien pour lui apprendre de bonne heure à imiter les vertus du meilleur des pères, à respecter la liberté publique, et à maintenir les lois, dont j’espère qu’il sera le plus ferme soutien.

 

Il fallait un enthousiasme bien réel pour qu’un pareil discours ne le refroidit point ; celui de l’Assemblée était chauffé à blanc. On proposa de prêter à l’instant même le serment ; on le formula séance tenante ; le premier de tous, le président fit entendre ces paroles :

 

– Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi et au roi, et de maintenir, de tout mon pouvoir, la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi.

 

Et tous les membres de l’Assemblée, excepté un seul, levèrent la main, chacun à son tour, et répétèrent : « Je le jure ! »

 

Les dix jours qui suivirent cette bienheureuse démarche, qui venait de rendre la joie à l’Assemblée, le calme à Paris, la paix à la France, s’écoulèrent en fêtes, en bals, en illuminations. On n’entendait de toutes parts que serments prêtés ; on jurait partout : on jurait sur la Grève, à l’Hôtel de Ville, dans les églises, dans les rues, sur les places publiques, on dressait des autels à la patrie ; on y conduisait les écoliers, et les écoliers juraient, comme s’ils étaient déjà des hommes, et comme s’ils savaient ce que c’est qu’un serment.

 

L’Assemblée commanda un Te Deum où elle assista en masse ; là, on renouvela sur l’autel, en face de Dieu, le serment déjà fait.

 

Seulement, le roi n’alla point à Notre-Dame, et, par conséquent, ne jura point.

 

On remarqua son absence ; mais on était si joyeux, on était si confiant, que l’on se contenta du premier prétexte qu’il lui plut de donner.

 

– Pourquoi donc n’avez-vous pas été au Te Deum ? Pourquoi donc n’avez vous pas juré sur l’autel comme les autres ? demanda ironiquement la reine.

 

– Parce que je veux bien mentir, madame, répondit Louis XVI, mais non point me parjurer.

 

La reine respira.

 

Jusque-là, comme tout le monde, elle avait cru à la bonne foi du roi.

 

Chapitre XLV

Un gentilhomme

 

Cette visite du roi à l’Assemblée avait eu lieu le 4 février 1790.

 

Douze jours plus tard, c’est-à-dire dans la nuit du 17 au 18 du même mois, en l’absence de M. le gouverneur du Châtelet, qui avait demandé et obtenu, le jour même, un congé pour se rendre à Soissons près de sa mère mourante, un homme se présenta à la porte de la prison, porteur d’un ordre signé de M. le lieutenant de police, lequel ordre autorisait le visiteur à conférer sans témoin avec M. de Favras.

 

L’ordre était-il réel où falsifié, c’est ce que nous n’oserions dire ; mais, en tout cas, le sous-gouverneur, que l’on réveilla pour le lui soumettre, le reconnut bon, puisqu’il ordonna aussitôt que, malgré l’heure avancée de la nuit, le porteur de l’ordre fût introduit dans le cachot de M. de Favras.

 

Après quoi, s’en rapportant à la bonne garde de ses porte-clefs à l’intérieur et de ses sentinelles à l’extérieur, il alla se remettre au lit pour y achever sa nuit, si malencontreusement interrompue.

 

Le visiteur, sous prétexte d’avoir, en tirant l’ordre de son portefeuille, laissé tomber un papier important, prit la lampe et chercha à terre, jusqu’à ce qu’il eût vu M. le sous-directeur du Châtelet entrer dans sa chambre. Alors, il déclara qu’il croyait avoir laissé ce papier sur sa table de nuit, et qu’en tout cas, si on le retrouvait, il priait qu’on le lui rendît au moment de son départ.

 

Puis, donnant la lampe au porte-clefs qui attendait, il l’invita à le conduire au cachot de M. de Favras.

 

Le guichetier ouvrit une porte, fit passer l’inconnu, passa à son tour, et referma la porte derrière lui.

 

Il paraissait regarder cet inconnu avec curiosité, comme s’il s’attendait que, d’un moment à l’autre, celui-ci dût lui adresser la parole pour une importante communication.

 

On descendit douze marches, et l’on s’engagea dans un corridor souterrain.

 

Puis une seconde porte se présenta que le guichetier ouvrit et referma comme la première.

 

L’inconnu et son guide se trouvèrent, alors, sur une espèce de palier, ayant devant eux un second étage de marches à descendre. L’inconnu s’arrêta, plongea son regard dans les profondeurs du corridor sombre, et, lorsqu’il se fut bien assuré que l’obscurité était aussi solitaire que muette :

 

– Vous êtes le porte-clefs Louis ? demanda-t-il.

 

– Oui, répondit le guichetier.

 

– Frère de la loge américaine ?

 

– Oui.

 

– Vous avez été placé ici, il y a huit jours, par une main mystérieuse pour y accomplir une œuvre inconnue ?

 

– Oui.

 

– Vous êtes prêt à accomplir cette œuvre ?

 

– Je suis prêt.

 

– Vous devez recevoir des ordres d’un homme ?…

 

– Oui, du messie.

 

– À quoi devez-vous reconnaître cet homme ?

 

– À trois lettres brodées sur un plastron.

 

– Je suis cet homme… et voici les trois lettres !

 

Et, à ces mots, le visiteur ouvrit son jabot de dentelle, et, sur sa poitrine, montra brodées ces trois lettres dont nous avons déjà, dans le cours de cette histoire, eu plus d’une fois l’occasion de remarquer l’influence : L. P. D.

 

– Maître, dit le geôlier en s’inclinant, je suis à vos ordres.

 

– Bien. Ouvrez-moi le cachot de M. de Favras, et tenez-vous prêt à obéir.

 

Le geôlier s’inclina sans répondre, passa devant pour éclairer la route, et, s’arrêtant devant une porte basse :

 

– C’est ici, murmura-t-il.

 

L’inconnu fit un signe de la tête : la clef, introduite dans la serrure, grinça deux fois, et la porte s’ouvrit.

 

Tout en prenant vis-à-vis du prisonnier les plus rigoureuses mesures de sûreté, jusqu’à le mettre dans un cachot enterré de vingt pieds sous le sol, on avait eu quelques attentions pour sa qualité. Il avait un lit propre et des draps blancs. Près de ce lit était une table chargée de plusieurs livres et portant de l’encre, des plumes et du papier, destinés sans doute à préparer un mémoire de défense.

 

Une lampe éteinte dominait le tout.

 

Dans un coin brillaient, sur une seconde table, des ustensiles de toilette tirés d’un élégant nécessaire aux armes du marquis ; appliquée à la muraille, était une petite glace sortant du même nécessaire.

 

M. de Favras dormait si profondément, que la porte s’ouvrit, que l’inconnu s’approcha de lui, que le geôlier posa la seconde lampe près de la première, et sortit sur un geste du visiteur sans que le bruit et le mouvement qui avaient été faits pussent le tirer de son sommeil.

 

L’inconnu considéra un instant cet homme endormi avec un sentiment de profonde mélancolie ; puis, comme s’il se fût rappelé que le temps était précieux, quelque regret qu’il parût avoir de troubler ce bon repos, il lui posa la main sur l’épaule.

 

Le prisonnier tressaillit et se retourna vivement, les yeux tout grands ouverts, comme font d’habitude ceux qui se sont endormis s’attendant à être réveillés par une mauvaise nouvelle.

 

– Tranquillisez-vous, monsieur de Favras, dit l’inconnu ; c’est un ami.

 

M. de Favras regarda un instant le visiteur nocturne avec un air de doute qui exprimait son étonnement qu’un ami le vînt chercher à dix-huit ou vingt pieds au-dessous du sol.

 

Puis, tout à coup rappelant ses souvenirs :

 

– Ah ! ah ! dit-il, M. le baron Zannone…

 

– Moi-même, cher marquis.

 

Favras jeta en souriant un regard autour de lui, et, montrant du doigt au baron un escabeau libre de tout livre et de tout vêtement :

 

– Donnez-vous la peine de vous asseoir, lui dit-il.

 

– Mon cher marquis, dit le baron, je viens vous proposer une chose qui n’admet point une longue discussion ; et puis nous n’avons pas de temps à perdre…

 

– Que venez-vous me proposer, mon cher baron ?… J’espère que ce n’est pas un emprunt ?

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que les garanties que j’aurais à vous donner me paraissent médiocrement sûres…

 

– Ce ne serait point une raison avec moi, marquis, et je serais tout prêt, au contraire, à vous offrir un million !

 

– À moi ? dit Favras en souriant.

 

– À vous, oui. Mais comme ce serait à des conditions que vous n’accepteriez pas, je ne vous ferai pas même cette offre.

 

– Alors, puisque vous m’avez prévenu que vous étiez pressé, mon cher baron, venez au fait.

 

– Vous savez que c’est demain qu’on vous juge, marquis ?

 

– Oui, j’ai entendu dire quelque chose comme cela, répondit Favras.

 

– Vous savez que les juges devant lesquels vous paraissez sont les mêmes qui ont acquitté Augeard et Besenval ?…

 

– Oui.

 

– Vous savez que l’un et l’autre n’ont été acquittés que par l’intervention toute-puissante de la cour ?…

 

– Oui, répondit pour la troisième fois Favras, sans que sa voix eût subi la moindre altération dans ses trois réponses.

 

– Vous espérez, sans doute, que la cour fera pour vous ce qu’elle a fait pour vos devanciers ?…

 

– Ceux avec lesquels j’ai eu l’honneur d’être en relation pour l’entreprise qui m’a conduit ici savent ce qu’ils doivent faire à mon égard, monsieur le baron ; ce qu’ils feront sera bien fait.

 

– Ils ont déjà pris leur parti à cet égard, monsieur le marquis, et je puis vous instruire de ce qu’ils ont fait.

 

Favras ne témoigna aucune curiosité de le savoir.

 

– Monsieur, continua le visiteur, s’est présenté à l’Hôtel de Ville et a déclaré qu’il vous connaissait à peine ; qu’en 1772, vous étiez entré dans ses gardes suisses ; que vous en étiez sorti en 1775, et que, depuis cette époque, il ne vous avait pas vu.

 

Favras inclina la tête en signe d’adhésion.

 

– Quant au roi, non seulement il ne pense plus à fuir, mais encore il s’est, le 4 du courant, rallié à l’Assemblée nationale, et a juré la Constitution !

 

Un sourire passa sur les lèvres de Favras.

 

– Vous doutez ? demanda le baron.

 

– Je ne dis point cela, répondit Favras.

 

– Ainsi, vous le voyez, marquis, il ne faut pas compter sur Monsieur… il ne faut pas compter sur le roi…

 

– Au fait, monsieur le baron.

 

– Vous allez donc passer devant vos juges…

 

– Vous m’avez fait l’honneur de me le dire.

 

– Vous serez condamné !…

 

– C’est probable.

 

– À mort !…

 

– C’est possible.

 

Favras s’inclina en homme prêt à recevoir, quel qu’il soit, le coup qui doit le frapper.

 

– Mais, fit le baron, savez-vous à quelle mort, mon cher marquis ?…

 

– Y a-t-il deux morts, mon cher baron ?

 

– Oh ! il y en a dix : il y a le pal, l’écartèlement, le lacet, la roue, la potence, la tête tranchée… ou plutôt, la semaine dernière encore, il y avait toutes ces morts-là ! Aujourd’hui, comme vous dites, il n’y en a plus qu’une : le gibet !

 

– Le gibet !

 

– Oui. L’Assemblée nationale, après avoir proclamé l’égalité devant la loi, a trouvé juste de proclamer l’égalité devant la mort ! Maintenant, nobles et vilains sortent de ce monde par la même porte : ils sont pendus, marquis.

 

– Ah ! ah ! fit Favras.

 

– Condamné à mort, vous serez pendu… chose fort triste pour un gentilhomme qui ne craint pas la mort, j’en suis sûr, mais qui répugne à la potence.

 

– Ah çà ! monsieur le baron, dit Favras, êtes-vous venu pour m’annoncer seulement toutes ces bonnes nouvelles, ou vous reste-t-il encore quelque chose de mieux à me dire ?

 

– Je suis venu pour vous annoncer que tout est prêt pour votre évasion, et pour vous dire que, dans dix minutes, si vous le voulez, vous pouvez être hors de votre prison, et, dans vingt-quatre heures, hors de France.

 

Favras réfléchit un instant, sans que l’offre que venait de lui faire le baron parût lui causer aucune émotion. Puis, s’adressant à son interlocuteur :

 

– Cette offre me vient-elle du roi ou de Son Altesse royale ? demanda-t-il.

 

– Non, monsieur, elle vient de moi.

 

Favras regarda le baron.

 

– De vous, monsieur ? dit-il. Et pourquoi de vous ?

 

– À cause de l’intérêt que je vous porte, marquis.

 

– Quel intérêt pouvez-vous me porter, monsieur ? dit Favras. Vous m’avez vu deux fois.

 

– On n’a pas besoin de voir un homme deux fois pour le connaître, mon cher marquis. Or, les vrais gentilshommes sont rares, et j’en veux conserver un, je ne dirai pas à la France, mais à l’humanité.

 

– Vous n’avez pas d’autre raison ?

 

– J’ai celle-ci, monsieur, qu’ayant négocié avec vous un emprunt de deux millions, et vous ayant versé l’argent, je vous ai donné le moyen de marcher plus avant dans votre complot découvert aujourd’hui, et, par conséquent, j’ai involontairement contribué à votre mort.

 

Favras sourit.

 

– Si vous n’avez commis d’autre crime que celui-là, dormez tranquille, dit Favras, je vous absous.

 

– Comment ! s’écria le baron, vous refusez de fuir ?…

 

Favras lui tendit la main.

 

– Je vous remercie du plus profond de mon cœur, monsieur le baron, répondit-il ; je vous remercie au nom de ma femme et de mes enfants, mais je refuse…

 

– Parce que vous croyez peut-être nos mesures mal prises, marquis, et que vous craignez qu’une tentative d’évasion avortée n’aggrave votre affaire.

 

– Je crois, monsieur, que vous êtes un homme prudent, et je dirai plus, aventureux, puisque vous venez vous-même me proposer cette évasion ; mais, je vous le répète, je ne veux pas fuir.

 

– Sans doute, monsieur, craignez-vous que, forcé de sortir de France, vous n’y laissiez votre femme et vos enfants dans la misère… J’ai prévu le cas, monsieur, et puis vous offrir ce portefeuille, dans lequel il y a cent mille francs en billets de caisse.

 

Favras regarda le baron avec une espèce d’admiration.

 

Puis, secouant la tête :

 

– Ce n’est pas cela, monsieur, dit-il. Sur votre parole, et sans que vous eussiez besoin de me remettre ce portefeuille, j’aurais quitté la France si mon intention avait été de fuir ; mais, encore une fois, ma résolution est prise : je ne fuirai pas.

 

Le baron regarda celui qui lui faisait ce refus comme s’il eût douté qu’il possédât toute sa raison.

 

– Cela vous étonne, monsieur, dit Favras avec une singulière sérénité, et vous vous demandez sans oser me le demander à moi-même, d’où me vient cette étrange résolution d’aller jusqu’au bout, et de mourir s’il le faut, de quelque mort que ce soit.

 

– Je vous l’avoue, monsieur.

 

– Eh bien, je vais vous le dire. Je suis royaliste, monsieur, mais non pas à la manière de ceux qui émigrent à l’étranger ou qui dissimulent à Paris ; mon opinion, ce n’est point un fait reposant sur un calcul d’intérêt, c’est un culte, une croyance, une religion, monsieur ; et les rois ne sont pas autre chose pour moi que ce que serait un archevêque ou un pape, c’est-à-dire les représentants visibles de cette religion dont je vous parlais tout à l’heure. Si je fuis, on supposera que c’est ou le roi ou Monsieur qui m’ont fait fuir ; or, s’ils m’ont fait fuir, ils sont mes complices ; et Monsieur, qui est venu me renier à la tribune, le roi, qui a feint de ne pas me connaître, sont atteints du coup qui frappe dans le vide. Les religions tombent, monsieur le baron, quand elles n’ont plus de martyrs. Eh bien, moi, je relèverai la mienne en mourant pour elle ! Ce sera un reproche donné au passé, un avertissement offert à l’avenir !

 

– Mais pensez donc au genre de mort qui vous attend, marquis !

 

– Plus la mort sera infâme, monsieur, plus le sacrifice sera méritoire : le Christ est mort sur une croix, entre deux larrons !

 

– Je comprendrais cela, monsieur, dit le baron, si votre mort pouvait avoir pour la royauté l’influence que celle du Christ eut pour le monde. Mais les péchés des rois sont tels, marquis, que j’ai bien peur, non seulement que le sang d’un gentilhomme, mais encore que celui d’un roi ne suffise pas à les racheter !

 

– Il en sera ce qu’il plaira à Dieu, monsieur le baron ; mais, dans cette époque d’irrésolution et de doute où tant de gens manquent à leur devoir, je mourrai avec la consolation d’avoir fait le mien.

 

– Eh ! non, monsieur ! dit le baron d’un air d’impatience : vous mourrez tout simplement avec le regret d’être mort sans aucune utilité !

 

– Quand le soldat désarmé ne veut pas fuir, quand il attend l’ennemi, quand il brave la mort, quand il la reçoit, il sait parfaitement que cette mort est inutile ; seulement, il s’est dit que la fuite serait honteuse, et il a mieux aimé mourir !…

 

– Monsieur, dit le baron, je ne me tiens pas pour battu…

 

Il tira sa montre : elle marquait trois heures du matin.

 

– Nous avons encore une heure, continua-t-il. Je vais m’asseoir à cette table et lire une demi-heure ; pendant ce temps, réfléchissez. Dans une demi heure, vous me rendrez une réponse définitive.

 

Et, prenant une chaise, il s’assit devant la table, le dos tourné au prisonnier, ouvrit un livre et lut.

 

– Bonne nuit, monsieur ! dit Favras.

 

Et il se retourna du côté du mur, sans doute pour réfléchir avec moins de distraction.

 

Le lecteur tira deux ou trois fois sa montre de son gousset, plus impatient que le prisonnier. Puis, la demi-heure écoulée, il se leva et s’approcha du lit.

 

Mais il eut beau attendre, Favras ne se retournait point.

 

Alors, le baron se pencha sur lui, et, à sa respiration régulière et calme, il s’aperçut que le prisonnier dormait.

 

– Allons, dit-il se parlant à lui-même, je suis battu ; mais le jugement n’est point encore prononcé : peut-être doute-t-il encore…

 

Et, ne voulant pas réveiller le malheureux qu’un si long et si profond sommeil attendait dans quelques jours, il prit la plume et écrivit sur une feuille de papier blanc :

 

« Quand le jugement sera prononcé, quand M. de Favras sera condamné à mort, quand il n’aura plus d’espoir ni dans ses juges, ni dans Monsieur, ni dans le roi, s’il change d’avis, il n’aura qu’à appeler le guichetier Louis et lui dire : Je suis décidé à fuir ! et l’on trouvera moyen de favoriser sa fuite.

 

« Quand M. de Favras sera dans le tombereau fatal, quand M. de Favras fera amende honorable devant Notre-Dame, quand M. de Favras traversera, pieds nus et les mains liées, le court espace qui sépare les marches de l’Hôtel de Ville, où il aura été faire son testament de mort, du gibet dressé sur la Grève, il n’aura qu’à prononcer à haute voix ces paroles : Je veux être sauvé ! et il sera sauvé.

 

« Cagliostro »

 

Sur quoi, le visiteur prit la lampe, s’approcha une seconde fois du prisonnier pour s’assurer s’il était réveillé, et, voyant qu’il dormait toujours, il regagna, non sans se retourner plusieurs fois, la porte de la cellule, derrière laquelle, avec l’impassible résignation de ces adeptes prêts à tous les sacrifices pour arriver à l’accomplissement du grand chef-d’œuvre qu’ils avaient entrepris, se tenait debout et immobile le guichetier Louis.

 

– Eh bien, maître, demanda celui-ci, que dois-je faire ?

 

– Rester dans la prison, et obéir à tout ce que te commandera M. de Favras.

 

Le guichetier s’inclina, reprit la lampe des mains de Cagliostro, et marcha respectueusement devant lui, comme un valet qui éclaire son maître.

 

Chapitre XLVI

Où la prédiction de Cagliostro s’accomplit

 

Le même jour, à une heure de l’après-midi, le greffier du Châtelet descendit avec quatre hommes armés dans la prison de M. de Favras, et lui annonça qu’il allait paraître devant ses juges.

 

M. de Favras avait été prévenu pendant la nuit de cette circonstance par Cagliostro, et, vers les neuf heures de la matinée, par le sous-directeur du Châtelet.

 

Le rapport général du procès avait commencé à neuf heures et demie du matin, et à trois heures de l’après-midi durait encore.

 

Depuis neuf heures du matin, la salle était encombrée de curieux qui s’y étaient entassés pour voir celui dont la sentence allait être prononcée.

 

Nous disons celui dont la sentence allait être prononcée, attendu que personne ne doutait de la condamnation de l’accusé.

 

Il y a, dans les conspirations politiques, de ces malheureux qui sont dévoués d’avance ; on sent qu’il faut une victime expiatoire, et qu’ils sont fatalement désignés pour être cette victime.

 

Quarante juges étaient rangés en cercle au haut de la salle ; le président sous un dais ; un tableau représentant Jésus crucifié, derrière lui, et devant lui, à l’autre extrémité de la salle, le portrait du roi.

 

Une haie de grenadiers nationaux garnissait le pourtour du prétoire, intérieurement et extérieurement ; la porte était gardée par quatre hommes.

 

À trois heures un quart, les juges donnèrent l’ordre d’aller chercher l’accusé.

 

Un détachement de douze grenadiers qui, le fusil au pied, attendait cet ordre au milieu de la salle, se mit en marche.

 

Dès lors, toutes les têtes, même celles des juges, se tournèrent vers la porte par laquelle M. de Favras devait entrer.

 

Au bout de dix minutes à peu près, on vit reparaître quatre grenadiers.

 

Derrière eux, marchait le marquis de Favras.

 

Les huit autres grenadiers le suivaient.

 

Le prisonnier entra au milieu d’un de ces silences effrayants que savent faire deux mille personnes entassées dans la même chambre, quand apparaît, enfin, l’homme ou la chose qui est l’objet de l’attente générale.

 

Sa physionomie était parfaitement calme ; sa toilette était faite avec le plus grand soin : il portait un habit de soie brodé gris clair, une veste de satin blanc, une culotte pareille à l’habit, des bas de soie, des souliers à boucles, et la croix de Saint-Louis à sa boutonnière.

 

Il était surtout coiffé avec une rare coquetterie, poudré à blanc, et un cheveu ne dépassait point l’autre, disent, dans leur Histoire de la Révolution, les deux Amis de la liberté.

 

Pendant le court espace de temps que mit M. de Favras à franchir l’intervalle qui s’étendait de la porte au banc des accusés, toutes les respirations demeurèrent suspendues.

 

Quelques secondes s’écoulèrent entre l’arrivée de l’accusé et les premiers mots que lui adressa le président.

 

Enfin, faisant de la main, ce qui était inutile, le geste habituel aux juges pour recommander le silence :

 

– Qui êtes-vous ? demanda le président d’une voix émue.

 

– Je suis accusé et prisonnier, répondit Favras avec le plus grand calme.

 

– Comment vous nommez-vous ?

 

– Thomas Mahi, marquis de Favras.

 

– D’où êtes-vous ?

 

– De Blois.

 

– Quel est votre état ?

 

– Colonel au service du roi.

 

– Où demeurez-vous ?

 

– Place Royale, n° 21.

 

– Quel âge avez-vous ?

 

– Quarante-six ans.

 

– Asseyez-vous.

 

Le marquis obéit.

 

Alors seulement, la respiration sembla revenir aux assistants : il passa dans l’air comme un souffle terrible, comme un souffle de vengeance.

 

L’accusé ne s’y trompa point ; il regarda autour de lui ; tous les yeux brillaient du feu de la haine ; tous les poings menaçaient ; on sentait qu’il fallait une victime à ce peuple, aux mains duquel on venait d’arracher Augeard et Besenval, et qui demandait, tous les jours, à grands cris, qu’on pendît, en effigie du moins, le prince de Lambesc.

 

Au milieu de tous ces visages irrités, au milieu de tous ces regards flamboyants, l’accusé reconnut la figure calme et l’œil sympathique de son visiteur nocturne.

 

Il le salua d’un geste imperceptible, et continua sa revue.

 

– Accusé, dit le président, tenez-vous prêt à répondre.

 

Favras s’inclina.

 

– Je suis à vos ordres, monsieur le président, dit-il.

 

Alors, commença un second interrogatoire que l’accusé soutint avec le même calme que le premier.

 

Puis vint l’audition des témoins à charge.

 

Favras, qui refusait de sauver sa vie par la fuite, voulait la défendre par la discussion ; il avait fait assigner quatorze témoins à décharge.

 

Les témoins à charge entendus, il s’attendait à voir venir les siens, lorsque, tout à coup, le président prononça ces paroles :

 

– Messieurs, les débats sont clos.

 

– Pardon, monsieur, dit Favras avec sa courtoisie habituelle, vous oubliez une chose ; il est vrai qu’elle est de peu d’importance : vous oubliez de faire déposer les quatorze témoins assignés à ma requête.

 

– La cour, répondit le président, a décidé qu’ils ne seraient point entendus.

 

Quelque chose comme un nuage passa sur le front de l’accusé ; puis un éclair jaillit de ses yeux.

 

– Je croyais être jugé par le Châtelet de Paris, dit-il, je me trompais : je suis jugé, à ce qu’il paraît, par l’inquisition d’Espagne !

 

– Emmenez l’accusé, dit le président.

 

Favras fut reconduit à sa prison. Son calme, sa courtoisie, son courage, avaient fait une certaine impression sur ceux des spectateurs qui étaient venus là sans préjugés.

 

Mais, il faut le dire, c’était le petit nombre. La retraite de Favras fut accompagnée de cris, de menaces, de huées.

 

– Pas de grâce ! pas de grâce ! criaient cinq cents voix sur son passage.

 

Ces vociférations le suivirent de l’autre côté des portes de sa prison.

 

Alors, comme se parlant à lui-même :

 

– Voilà ce que c’est que de conspirer avec les princes ! murmura-t-il.

 

Aussitôt la sortie de l’accusé, les juges entrèrent en délibération.

 

À son heure habituelle, Favras se coucha.

 

Vers une heure du matin, on entra dans sa prison, et on le réveilla.

 

C’était le porte-clefs Louis.

 

Il avait pris le prétexte d’apporter au prisonnier une bouteille de vin de Bordeaux que celui-ci n’avait pas demandée.

 

– Monsieur le marquis, lui dit-il, les juges prononcent en ce moment-ci votre jugement.

 

– Mon ami, dit Favras, si c’est pour cela que tu m’as réveillé, tu pouvais me laisser dormir.

 

– Non, monsieur le marquis, je vous ai réveillé pour vous demander si vous n’aviez rien à faire dire à la personne qui est venue vous visiter la nuit dernière.

 

– Rien.

 

– Réfléchissez, monsieur le marquis ; quand le jugement sera prononcé, vous serez gardé à vue, et, si puissante que soit cette personne là, peut-être sa volonté sera-t-elle enchaînée par l’impossibilité.

 

– Merci, mon ami, dit Favras ; mais je n’ai rien à lui demander, ni maintenant ni plus tard.

 

– Alors, dit le guichetier, j’ai le regret de vous avoir réveillé ; mais vous l’eussiez été dans une heure…

 

– Si bien, dit Favras en souriant, qu’à ton avis, ce n’est point la peine que je me rendorme, n’est-ce pas ?

 

– Tenez, dit le porte-clefs, jugez-en vous-même.

 

En effet, on entendait un grand bruit aux étages supérieurs ; des portes s’ouvraient et se refermaient, des crosses de fusil frappaient la terre.

 

– Ah ! ah ! dit Favras, c’est pour moi toute cette rumeur ?

 

– On vient vous lire votre jugement, monsieur le marquis.

 

– Diable ! veillez à ce que M. le rapporteur me donne le temps de passer mes culottes.

 

Le guichetier, en effet, sortit, et tira la porte derrière lui.

 

Pendant ce temps, M. de Favras mit ses bas de soie, ses souliers à boucles et sa culotte.

 

Il en était là de sa toilette, lorsque la porte se rouvrit.

 

Il ne jugea point à propos de la pousser plus loin, et attendit. Il était vraiment beau, la tête rejetée en arrière, ses cheveux à moitié décoiffes, son jabot de dentelle ouvert sur sa poitrine.

 

Au moment où le rapporteur entra, il rabattit le col de sa chemise sur ses épaules.

 

– Vous le voyez, monsieur, dit-il au rapporteur, je vous attendais, et en tenue de combat.

 

Et il passa la main sur son cou découvert, prêt à l’épée aristocratique ou au lacet roturier.

 

– Parlez, monsieur, dit-il, je vous écoute.

 

Le rapporteur lut ou plutôt balbutia le jugement.

 

Le marquis était condamné à mort ; il devait faire amende honorable devant Notre-Dame et ensuite être pendu en Grève.

 

Favras écouta toute cette lecture avec le plus grand calme, et ne fronça pas même le sourcil à ce mot de pendu, mot si dur à l’oreille d’un gentilhomme.

 

Seulement, après un moment de silence, regardant en face le rapporteur :

 

– Oh ! monsieur, lui dit-il, que je vous plains d’avoir été obligé de condamner un homme sur de pareilles preuves !

 

Le rapporteur éluda la réponse :

 

– Monsieur, dit-il, vous savez qu’il ne vous reste plus d’autres consolations que celles de la religion.

 

– Vous vous trompez, monsieur, répondit le condamné, il me reste encore celles que je puise dans ma conscience.

 

Sur quoi, M. de Favras salua le rapporteur, qui, n’ayant plus rien à faire près de lui, se retira.

 

Cependant, à la porte, il se retourna :

 

– Voulez-vous que je vous envoie un confesseur ? demanda-t-il au condamné.

 

– Un confesseur de la main de ceux qui m’assassinent ? Non, monsieur, il me serait suspect. Je veux bien vous livrer ma vie, mais je réserve mon salut !… Je demande le curé de Saint-Paul.

 

Deux heures après, le vénérable ecclésiastique qu’il avait demandé était près de lui.

 

Chapitre XLVII

La place de Grève

 

Ces deux heures avaient été bien employées.

 

Derrière le rapporteur, deux hommes étaient entrés, à la figure sombre, au costume patibulaire.

 

Favras avait compris qu’il avait affaire aux précurseurs de la mort, à l’avant-garde du bourreau.

 

– Suivez-moi ! avait dit un de ces hommes.

 

Favras s’était incliné en signe d’assentiment.

 

Puis, montrant de la main le reste de ses vêtements qui attendait sur une chaise :

 

– Me donnez-vous le temps de m’habiller ? demanda-t-il.

 

– Prenez-le, dit un des hommes.

 

Favras, alors, s’avança vers la table où étaient étalées les différentes pièces de son nécessaire, et, à l’aide de la petite glace qui ornait la muraille, il boutonna le col de sa chemise, fit prendre un pli convenable à son jabot et donna le tour le plus aristocratique qu’il put au nœud de sa cravate.

 

Puis il passa sa veste et son habit.

 

– Dois-je prendre mon chapeau, messieurs ? demanda le prisonnier.

 

– C’est inutile, répondit le même homme qui avait déjà parlé.

 

Celui des deux qui s’était tu avait regardé Favras avec une fixité qui avait attiré l’attention du marquis.

 

Il lui semblait même que cet homme lui avait fait de l’œil un signe imperceptible.

 

Mais ce signe avait été si rapide, que M. de Favras était resté dans le doute.

 

D’ailleurs, qu’avait à lui dire cet homme ?

 

Il ne s’en occupa pas davantage, et, faisant de la main au guichetier Louis un geste amical :

 

– C’est bien, messieurs, dit-il, marchez devant, je vous suis.

 

À la porte attendait un huissier.

 

L’huissier marcha le premier, puis Favras ; puis vinrent les deux hommes funèbres.

 

Le sinistre cortège se dirigea vers le rez-de-chaussée.

 

Entre les deux guichets, un peloton de garde nationale attendait.

 

Alors, l’huissier se sentant soutenu :

 

– Monsieur, dit-il au condamné, remettez-moi votre croix de Saint Louis.

 

– Je croyais être condamné à la mort, et non à la dégradation, dit Favras.

 

– C’est l’ordre, monsieur, répondit l’huissier.

 

Favras détacha sa croix, et, ne voulant pas la remettre à cet homme de justice, il la déposa entre les mains du sergent-major qui commandait le peloton de garde nationale.

 

– C’est bien, dit l’huissier sans insister autrement pour que la croix lui fût personnellement remise ; maintenant, suivez-moi.

 

On remonta une vingtaine de marches, et l’on s’arrêta devant une porte de chêne toute bardée de fer ; une de ces portes qui font, lorsqu’ils les regardent, froid jusqu’au fond des veines des condamnés ; une de ces portes comme il y en a deux ou trois sur le chemin du sépulcre, derrière lesquelles, sans savoir quelle chose vous attend, on devine que c’est une chose terrible.

 

La porte s’ouvrit.

 

On ne laissa pas même à Favras le temps d’entrer ; on le poussa.

 

Puis la porte se referma soudain, comme sous l’impulsion d’un bras de fer.

 

Favras se trouva dans la chambre de la torture.

 

– Ah ! ah ! messieurs, dit-il en pâlissant légèrement, quand on conduit les gens dans ces endroits-là, que diable, on les prévient !

 

Il n’avait pas achevé ces mots, que les deux hommes qui le suivaient se jetèrent sur lui, lui arrachèrent son habit et son gilet, dénouèrent sa cravate si artistement mise, et lui lièrent les mains derrière le dos.

 

Seulement, en remplissant son office de compte à demi avec son camarade, le tortureur qu’il avait cru voir lui faire un signe murmura tout bas à son oreille :

 

– Voulez-vous être sauvé ? Il en est temps encore !

 

Cette offre ramena le sourire sur les lèvres de Favras en lui rappelant la grandeur de sa mission.

 

Il secoua doucement et négativement la tête.

 

Un chevalet était là tout prêt. On étendit le condamné sur ce chevalet.

 

Le tortureur s’approcha avec des coins de chêne plein son tablier, et un maillet de fer à la main.

 

Favras tendit de lui-même à cet homme sa jambe fine, chaussée de son soulier à talon rouge et de son bas de soie.

 

Mais, alors, l’huissier leva la main.

 

– Cela suffit, dit-il ; la cour fait grâce au condamné de la torture.

 

– Ah ! dit Favras, il paraît que la cour a peur que je ne parle ; je ne l’en remercie pas moins. Je marcherai à la potence sur deux bonnes jambes, ce qui est quelque chose ; et, maintenant, messieurs, vous savez que je suis à votre disposition.

 

– Vous devez passer une heure dans cette salle, répondit l’huissier.

 

– Ce n’est pas récréatif, mais c’est curieux, dit Favras.

 

Et il commença à faire le tour de la salle, examinant les uns après les autres tous ces hideux instruments semblables à de colossales araignées de fer, à de gigantesques scorpions.

 

On sentait qu’à un moment donné, et aux ordres d’une voix fatale, tout cela s’animait, prenait vie, et mordait cruellement.

 

Il y en avait de toutes les formes et de tous les temps, depuis Philippe Auguste jusqu’à Louis XVI : il y avait les crocs avec lesquels on avait déchiré les juifs au XIIIème siècle ; il y avait les roues avec lesquelles on avait broyé les protestants au XVIIème.

 

Favras s’arrêta devant chaque trophée, demandant le nom de chaque instrument.

 

Ce sang-froid finit par étonner jusqu’aux tortureurs eux-mêmes, gens qui, comme on le sait, ne s’étonnent pas facilement.

 

– Dans quel but faites-vous toutes ces questions ? demanda l’un d’eux à Favras.

 

Celui-ci le regarda de cet air goguenard familier aux gentilshommes.

 

– Monsieur, lui dit-il, il se peut que je rencontre Satan sur la route que je vais accomplir, et je ne serais pas fâché de m’en faire un ami en lui indiquant, pour torturer ses damnés, des machines qu’il ne connaît pas.

 

Le prisonnier avait justement achevé sa tournée comme cinq heures sonnaient à l’horloge du Châtelet.

 

Il y avait deux heures qu’il était sorti de son cachot.

 

On l’y ramena.

 

Il y trouva le curé de Saint-Paul qui l’attendait.

 

On a pu voir qu’il n’avait pas perdu les deux heures d’attente, et que si quelque chose pouvait convenablement le disposer à la mort, c’était le spectacle qu’il venait de contempler.

 

En l’apercevant, le curé lui ouvrit les bras.

 

– Mon père, lui dit Favras, excusez-moi si je ne puis vous ouvrir que mon cœur ; ces messieurs ont mis bon ordre à ce que je ne vous ouvrisse que lui.

 

Et il montra ses mains garrottées derrière son dos.

 

– Ne pouvez-vous, demanda le prêtre, pour le temps qu’il sera avec moi, délier les bras du condamné ?

 

– Cela n’est pas en notre pouvoir, répondit l’huissier.

 

– Mon père, dit Favras, demandez-leur s’ils ne pourraient pas me les lier devant au lieu de les lier derrière ; ce serait autant de fait pour le moment où j’aurai un cierge à tenir, et mon jugement à lire.

 

Les deux aides regardèrent l’huissier, lequel fit de la tête un signe qui voulait dire qu’il n’y voyait aucun inconvénient, et la faveur demandée fut accordée au marquis.

 

Puis on le laissa seul avec le prêtre.

 

Ce qui se passa pendant ce tête-à-tête suprême de l’homme du monde avec l’homme de Dieu, c’est ce que nul ne sait. Devant la sainteté de la religion, Favras descella-t-il son cœur, qui était resté fermé devant la majesté de la justice ? Devant les consolations que lui offrait cet autre monde dans lequel il allait entrer, ses yeux, séchés par l’ironie, se mouillèrent-ils d’une de ces larmes que son cœur avait amassées, et devait avoir besoin de répandre sur les objets chéris qu’il allait laisser seuls et abandonnés dans ce monde qu’il quittait ? C’est ce que ne purent révéler ceux qui entrèrent vers trois heures de l’après-midi dans son cachot, et qui le trouvèrent la bouche souriante, les paupières sèches et le cœur fermé.

 

On venait lui annoncer qu’il était l’heure de mourir.

 

– Messieurs, dit-il, je vous en demande pardon, mais c’est vous qui m’avez fait attendre.

 

Alors, comme il était déjà sans habit et sans veste, et qu’il avait les mains liées, on lui enleva ses souliers et ses bas, et on lui passa une chemise blanche par-dessus le reste de ses vêtements.

 

Puis on lui mit sur la poitrine un écriteau, portant ces mots :

 

CONSPIRATEUR CONTRE L’ÉTAT

 

À la porte du Châtelet, un tombereau entouré d’une garde nombreuse l’attendait.

 

Il y avait dans ce tombereau une torche allumée.

 

En apercevant le condamné, la multitude battit des mains.

 

Depuis six heures du matin, le jugement était connu, et la multitude trouvait qu’il s’écoulait un temps bien long entre le jugement et le supplice.

 

Des gens couraient les rues, réclamant des pourboires aux passants.

 

– Et à quel propos des pourboires ? demandaient ceux-ci.

 

– À propos de l’exécution de M. de Favras, répondaient ces mendiants de la mort.

 

Favras monta d’un pas ferme dans le tombereau ; il s’assit du côté où la torche était appuyée, comprenant bien que cette torche était là à son intention.

 

Le curé de Saint-Paul monta ensuite, et s’assit à sa gauche.

 

L’exécuteur monta le dernier, et s’assit derrière lui.

 

C’était ce même homme au regard triste et doux que nous avons vu assister, dans la cour de Bicêtre, à l’essai de la machine de M. Guillotin.

 

Nous l’avons vu, nous le voyons, nous aurons l’occasion de le revoir. C’est le véritable héros de l’époque dans laquelle nous entrons.

 

Avant de s’asseoir, le bourreau passa au cou de Favras la corde avec laquelle celui-ci devait être pendu.

 

Il en conserva le bout dans sa main.

 

Au moment où le tombereau sa mettait en marche, il y eut un mouvement dans la foule. Favras porta naturellement son regard vers l’endroit où ce mouvement avait lieu.

 

Il vit des gens qui se poussaient pour arriver au premier rang, et être mieux placés sur son passage.

 

Tout à coup, il tressaillit malgré lui ; car, au premier rang, au milieu de cinq ou six de ses compagnons qui venaient de faire une trouée dans la foule, il reconnut, sous le costume d’un fort de la halle, le visiteur nocturne qui lui avait dit que, jusqu’au dernier moment, il veillerait sur lui.

 

Le condamné lui fit de la tête un signe, mais signe de reconnaissance, et n’ayant pas d’autre signification.

 

Le tombereau continua sa route, et ne s’arrêta que devant Notre-Dame.

 

La porte du milieu était ouverte, et laissait voir, au fond de l’église sombre, le maître autel flamboyant sous ses cierges allumés.

 

Il y avait une telle affluence de curieux, que la charrette était obligée de s’arrêter à tout instant, et ne se remettait en route que lorsque la garde était parvenue à rouvrir le chemin, incessamment refermé par un flot de peuple rompant la faible digue qui lui était opposée.

 

Là, sur cette place du parvis, à force de lutte, on parvint à opérer un vide.

 

– Il faut descendre et faire amende honorable, monsieur, dit l’exécuteur au condamné.

 

Favras obéit sans répondre.

 

Le prêtre descendit le premier, puis le condamné, puis l’exécuteur, tenant toujours le bout de la corde.

 

Les bras étaient liés au poignet, ce qui laissait au marquis l’exercice des mains.

 

Dans sa main droite, on mit la torche ; dans sa main gauche, le jugement.

 

Le condamné s’avança jusque sur le parvis, et s’agenouilla.

 

Au premier rang de ceux qui l’entouraient, il reconnut ce même fort de la halle et ses compagnons qu’il avait déjà vus en sortant du Châtelet.

 

Cette persistance parut le toucher, mais pas une parole d’appel ne s’échappa de sa bouche.

 

Un greffier du Châtelet semblait l’attendre là.

 

– Lisez, monsieur, lui dit-il tout haut.

 

Puis, tout bas.

 

– Monsieur le marquis, ajouta-t-il, vous savez que, si vous voulez être sauvé, vous n’avez qu’un mot à dire ?

 

Sans répondre, le condamné commença sa lecture.

 

Cette lecture fut faite à haute voix, et rien dans l’accent de cette voix ne trahit la moindre émotion ; puis, la lecture achevée, s’adressant à cette foule qui l’entourait :

 

– Prêt à paraître devant Dieu, dit le condamné, je pardonne aux hommes qui contre leur conscience m’ont accusé de projets criminels ; j’aimais mon roi, je mourrai fidèle à ce sentiment ; c’est un exemple que je donne, et qui, je l’espère, sera suivi par quelques nobles cœurs. Le peuple demande ma mort à grands cris, il lui faut une victime ; soit ! j’aime mieux que le choix de la fatalité tombe sur moi que sur quelque autre au cœur faible que la présence d’un supplice non mérité jetterait dans le désespoir. Donc, si je n’ai point autre chose à faire ici que ce qui vient d’être fait, continuons notre route, messieurs.

 

On continua la route.

 

Il n’y a pas loin du porche de Notre-Dame à la place de Grève, et, cependant, le tombereau mit une bonne heure à faire ce chemin.

 

En arrivant sur la place :

 

– Messieurs, demanda Favras, ne pourrai-je pas monter quelques instants à l’Hôtel de Ville ?

 

– Avez-vous des révélations à faire, mon fils ? demanda vivement le prêtre.

 

– Non, mon père ; mais j’ai mon testament de mort à dicter ; j’ai entendu dire qu’on ne refusait jamais à un condamné pris à l’improviste cette dernière grâce, de faire son testament de mort.

 

Le tombereau, au lieu de marcher droit au gibet, se dirigea vers l’Hôtel de Ville.

 

Une grande clameur s’éleva dans le peuple.

 

– Il va faire des révélations ! il va faire des révélations ! s’écriait-on de tous côtés.

 

À ce cri, on eût pu voir pâlir un beau jeune homme vêtu tout de noir comme un abbé, et qui se tenait debout, sur une borne, au coin du quai Pelletier.

 

– Oh ! ne craignez rien, monsieur le comte Louis, dit près de lui une voix railleuse, le condamné ne dira pas un mot de ce qui s’est passé place Royale.

 

Le jeune homme vêtu de noir se retourna vivement ; les paroles qui venaient de lui être adressées avaient été dites par un fort de la halle dont il ne put pas voir la figure, attendu qu’en achevant la phrase, il avait abaissé sur ses yeux son large chapeau.

 

D’ailleurs, s’il restait quelque doute au beau jeune homme, ce doute fut bientôt dissipé.

 

Arrivé au haut du perron de l’Hôtel de Ville, Favras fit signe qu’il voulait parler.

 

À l’instant même, les rumeurs s’éteignirent, comme si la bouffée de vent d’ouest qui passait en ce moment les eût emportées avec elle.

 

– Messieurs, dit Favras, j’entends répéter autour de moi que je monte à l’Hôtel de Ville pour faire des révélations ; il n’en est rien, et, dans le cas où il y aurait parmi vous, comme c’est possible, un homme qui eût quelque chose à craindre si des révélations étaient faites, qu’il se tranquillise, je monte à l’Hôtel de Ville pour dicter mon testament de mort.

 

Et il s’engagea d’un pas ferme sous la voûte sombre, monta l’escalier, entra dans la chambre où l’on conduisait d’habitude les condamnés, et que l’on appelait, à cause de cela, la chambre des révélations.

 

Là, trois hommes vêtus de noir attendaient, et, parmi ces trois hommes, M. de Favras reconnut le greffier qui lui avait parlé sur le parvis Notre Dame.

 

Alors, le condamné, qui, les mains liées, ne pouvait écrire, se mit à dicter son testament de mort.

 

On a beaucoup parlé du testament de Louis XVI, parce qu’on parle beaucoup du testament des rois. Nous avons le testament de M. de Favras sous les yeux, et nous dirons cette seule chose au public : « Lisez et comparez. »

 

Le testament dicté, M. de Favras demanda à le lire et à le signer.

 

On lui délia les mains ; il lut le testament, corrigea trois fautes d’orthographe qu’avait faites le greffier, et signa au bas de chaque page : « Mahi de Favras. »

 

Après quoi, il tendit ses mains, afin qu’on les lui liât de nouveau, opération dont s’acquitta le bourreau, qui ne s’était pas éloigné de lui un seul instant.

 

Cependant, la dictée de ce testament avait pris plus de deux heures ; le peuple qui attendait depuis le matin s’impatientait fort : il y avait là beaucoup de braves gens qui étaient venus l’estomac vide, comptant déjeuner après l’exécution, et qui étaient encore à jeun.

 

De sorte que l’on murmurait de ce murmure menaçant et terrible qu’on avait déjà entendu sur la même place, le jour de l’assassinat de De Launay, de la pendaison de Foullon, et de l’éventrement de Bertier.

 

D’ailleurs, le peuple commençait à croire qu’on avait fait évader Favras par quelque porte de derrière.

 

Dans cette conjoncture, quelques-uns proposaient déjà de pendre les municipaux à la place de Favras, et de démolir l’Hôtel de Ville.

 

Heureusement, vers neuf heures du soir, le condamné reparut. On avait distribué des torches aux soldats qui faisaient la haie ; on avait illuminé toutes les fenêtres de la place ; le gibet seul était resté dans une mystérieuse et terrible obscurité.

 

L’apparition du condamné fut saluée par un cri unanime et par un grand mouvement qui se fit parmi les cinquante mille personnes qui encombraient la place.

 

Cette fois, on était bien sûr, non seulement qu’il ne s’était pas échappé, mais encore qu’il ne s’échapperait pas.

 

Favras jeta les yeux autour de lui.

 

Puis, se parlant à lui-même avec ce sourire ironique qui lui était particulier :

 

– Pas un carrosse, murmura-t-il ; ah ! la noblesse est oublieuse ; elle a été plus polie pour le comte de Horn que pour moi.

 

– C’est que le comte de Horn était un assassin, et que, toi, tu es un martyr, répondit une voix.

 

Favras se retourna et reconnut le fort de la halle qu’il avait déjà rencontré deux fois sur son chemin.

 

– Adieu, monsieur, lui dit Favras ; j’espère qu’au besoin vous rendrez témoignage pour moi.

 

Et, d’un pas ferme, il descendit les degrés, et marcha vers l’échafaud.

 

Au moment où il posait le pied sur le premier échelon de la potence, une voix cria :

 

– Saute, marquis !

 

La voix grave et sonore du condamné répondit :

 

– Citoyens, je meurs innocent ; priez Dieu pour moi !

 

Au quatrième échelon, il s’arrêta encore, et, d’un ton aussi ferme et aussi élevé que la première fois :

 

– Citoyens, répéta-t-il, je vous demande le secours de vos prières… Je meurs innocent !

 

Au huitième échelon, c’est-à-dire à celui d’où il devait être précipité :

 

– Citoyens, redit-il pour la troisième fois, je meurs innocent ; priez Dieu pour moi !

 

– Mais, lui dit un des deux aides du bourreau qui montait l’échelle près de lui, vous ne voulez donc pas être sauvé ?

 

– Merci, mon ami, dit Favras ; Dieu vous paie de vos bonnes intentions !

 

Puis, levant la tête vers le bourreau, qui semblait attendre des ordres, au lieu d’en donner :

 

– Faites votre devoir, dit-il.

 

À peine avait-il prononcé ces mots, que le bourreau le poussa et que son corps se balança dans le vide.

 

Pendant qu’un immense mouvement se produisait à cette vue sur la place de Grève, tandis que quelques amateurs battaient des mains et criaient bis, comme ils eussent fait après un couplet de vaudeville ou un grand air d’opéra, le jeune homme vêtu de noir se laissait glisser de la borne sur laquelle il était monté, fendait la foule, et, au coin du Pont-Neuf, montait vivement dans une voiture sans livrée et sans armoiries en criant au cocher :

 

– Au Luxembourg, et à fond de train !

 

La voiture partit au galop.

 

Trois hommes, en effet, attendaient avec grande impatience l’arrivée de cette voiture.

 

Ces trois hommes étaient M. le comte de Provence, et deux de ses gentilshommes que nous avons nommés déjà dans le courant de cette histoire, mais que nous croyons inutile de nommer ici.

 

Ils attendaient avec une impatience d’autant plus grande qu’ils devaient se mettre à table à deux heures, et que, dans leur inquiétude, ils ne s’y étaient pas mis.

 

De son côté, le cuisinier était au désespoir : c’était le troisième dîner qu’il recommençait, et ce dîner, à point dans dix minutes, allait se détériorer dans un quart d’heure.

 

On en était donc à ce moment suprême, quand on entendit, enfin, le roulement d’une voiture dans l’intérieur des cours.

 

Le comte de Provence se précipita vers la fenêtre, mais il ne put voir qu’une ombre sautant du dernier degré du marchepied de la voiture sur le premier degré des marches du palais.

 

En conséquence, il quitta la fenêtre, et courut du côté de la porte ; mais, avant que, dans sa marche toujours un peu gênée, le futur roi de France l’eût atteinte, cette porte s’ouvrit, et donna passage au jeune homme vêtu de noir.

 

– Monseigneur, dit-il, tout est fini ; M. de Favras est mort sans prononcer une parole.

 

– Alors, nous pouvons tranquillement nous mettre à table, mon cher Louis.

 

– Oui, monseigneur… c’était, par ma foi, un digne gentilhomme, que celui là !

 

– Je suis de votre avis, mon cher, dit Son Altesse royale ; aussi nous boirons au dessert un verre de Constance à sa santé. À table, messieurs !

 

En ce moment, la porte s’ouvrit à deux battants, et les illustres convives passèrent du salon dans la salle à manger.

 

 

Chapitre XLVIII

La monarchie est sauvée

 

Quelques jours après l’exécution que nous venons de raconter, et dans tous les détails de laquelle nous sommes entré pour édifier nos lecteurs sur la reconnaissance que doivent attendre, des rois et des princes, ceux-là qui se sacrifient pour eux, un homme monté sur un cheval gris pommelé gravissait lentement l’avenue de Saint-Cloud.

 

Cette lenteur, il ne fallait l’attribuer ni à la lassitude du cavalier, ni à la fatigue du cheval : l’un et l’autre avaient fait une faible course ; c’était chose facile à voir, car l’écume qui s’échappait de la bouche de l’animal venait de ce qu’il avait été, non poussé outre mesure, mais retenu avec obstination. Quant au cavalier qui était – cela se voyait au premier coup d’œil – un gentilhomme, tout son costume, exempt de souillures, attestait la précaution prise par lui pour sauvegarder ses vêtements de la boue qui couvrait le chemin.

 

Ce qui retardait le cavalier, c’était la pensée profonde dans laquelle il était visiblement absorbé, puis encore peut-être le besoin de n’arriver qu’à une certaine heure, laquelle n’était pas encore sonnée.

 

C’était un homme de quarante ans à peu près, dont la puissante laideur ne manquait pas d’un grand caractère : une tête trop grosse, des joues bouffies, un visage labouré de petite vérole, un teint facile à l’animation, des yeux prompts à lancer l’éclair, une bouche habituée à mâcher et à cracher le sarcasme ; tel était l’aspect de cet homme, que l’on sentait au premier abord, destiné à occuper une grande place et à faire un grand bruit.

 

Seulement, toute cette physionomie semblait couverte d’un voile jeté sur elle par une de ces maladies organiques contre lesquelles se débattent en vain les plus vigoureux tempéraments : un teint obscur et gris, des yeux fatigués, rouges, des joues affaissées, un commencement de pesanteur et d’obésité malsaine ; ainsi apparaissait l’homme que nous venons de mettre sous les yeux du lecteur.

 

Arrivé au haut de l’avenue, il franchit sans hésitation la porte donnant dans la cour du palais, sondant des yeux les profondeurs de cette cour.

 

À droite, entre deux bâtiments formant une espèce d’impasse, un autre homme attendait.

 

Il fit signe au cavalier de venir.

 

Une porte était ouverte ; l’homme qui attendait s’engagea sous cette porte ; le cavalier le suivit, et, toujours le suivant, se trouva dans une seconde cour.

 

La, l’homme s’arrêta – il était vêtu d’un habit, d’une culotte et d’un gilet noirs – puis, regardant autour de lui, et voyant que cette cour était bien déserte, il s’approcha du cavalier le chapeau à la main.

 

Le cavalier vint en quelque sorte au-devant de lui, car, s’inclinant sur le cou de son cheval :

 

– Monsieur Weber ? dit-il à demi-voix.

 

– Monsieur le comte de Mirabeau ? répondit celui-ci.

 

– Lui-même, fit le cavalier.

 

Et, plus légèrement qu’on n’eût pu le supposer, il mit pied à terre.

 

– Entrez, dit vivement Weber, et veuillez bien attendre un instant que j’aie mis moi-même le cheval à l’écurie.

 

En même temps, il ouvrit la porte d’un salon dont les fenêtres et une seconde porte donnaient sur le parc.

 

Mirabeau entra dans le salon et employa les quelques minutes pendant lesquelles Weber le laissa seul à déboucler des espèces de bottes de cuir qui mirent à jour des bas de soie intacts et des souliers d’un vernis irréprochable.

 

Weber, comme il l’avait promis, rentra au bout de cinq minutes.

 

– Venez, monsieur le comte, dit-il ; la reine vous attend.

 

– La reine m’attend ! répondit Mirabeau ; aurais-je eu le malheur de me faire attendre ? Je croyais, cependant, avoir été exact.

 

– Je veux dire que la reine est impatiente de vous voir… Venez, monsieur le comte.

 

Weber ouvrit la porte donnant sur le jardin, et s’engagea dans le labyrinthe d’allées qui conduit à l’endroit le plus solitaire et le plus élevé du parc.

 

Là, au milieu des arbres étendant leurs branches désolées et sans feuillage, apparaissait, dans une atmosphère grisâtre et triste, une espèce de pavillon connu sous le nom du kiosque.

 

Les persiennes de ce pavillon étaient hermétiquement fermées, à l’exception de deux qui, poussées seulement l’une contre l’autre, laissaient entrer, comme à travers les meurtrières d’une tour, deux rayons de lumière suffisant à peine à éclairer l’intérieur.

 

Un grand feu était allumé dans l’âtre, et deux candélabres brûlaient sur la cheminée.

 

Weber fit entrer celui à qui il servait de guide dans une espèce d’antichambre. Puis, ouvrant la porte du kiosque après y avoir gratté doucement :

 

– M. le comte Riquetti de Mirabeau, annonça-t-il.

 

Et il s’effaça pour laisser passer le comte devant lui.

 

S’il eût écouté au moment où le comte passait, il eût bien certainement entendu battre le cœur dans cette large poitrine.

 

À l’annonce de la présence du comte, une femme se leva de l’angle le plus éloigné du kiosque, et, avec une sorte d’hésitation, de terreur même, elle fit quelques pas au-devant de lui.

 

Cette femme, c’était la reine.

 

Elle aussi, son cœur battait violemment : elle avait sous les yeux cet homme haï, décrié, fatal ; cet homme qu’on accusait d’avoir fait les 5 et 6 octobre ; cet homme vers lequel on s’était tourné un instant, mais qui avait été repoussé par les gens mêmes de la cour, et qui, depuis, avait fait sentir la nécessité de traiter de nouveau avec lui, par deux coups de foudre, par deux magnifiques colères qui avaient monté jusqu’au sublime.

 

La première était son apostrophe au clergé.

 

La seconde, le discours où il avait expliqué comment les représentants du peuple, de députés du bailliage, s’étaient faits Assemblée nationale.

 

Mirabeau s’approcha avec une grâce et une courtoisie que la reine fut étonnée de reconnaître en lui du premier coup d’œil, et que cette énergique organisation semblait exclure.

 

Ces quelques pas faits, il salua respectueusement, et attendit.

 

La reine rompit la première le silence, et, d’une voix dont elle ne pouvait tempérer l’émotion :

 

– Monsieur de Mirabeau, dit-elle, M. Gilbert nous a assurés autrefois de votre disposition à vous rallier à nous ?

 

Mirabeau s’inclina en signe d’assentiment.

 

La reine continua :

 

– Alors, une première ouverture vous fut faite à laquelle vous répondîtes par un projet de ministère ?

 

Mirabeau s’inclina une seconde fois.

 

– Ce n’est pas notre faute monsieur le comte, si ce premier projet ne put réussir.

 

– Je le crois, madame, répondit Mirabeau, et de la part de Votre Majesté surtout ; mais c’est la faute de gens qui se disent dévoués aux intérêts de la monarchie !

 

– Que voulez-vous, monsieur le comte ! c’est un des malheurs de notre position. Les rois ne peuvent pas plus choisir leurs amis que leurs ennemis ; ils sont quelquefois forcés d’accepter des dévouements funestes. Nous sommes entourés d’hommes qui veulent nous sauver et qui nous perdent ; leur motion qui écarte de la prochaine législature les membres le l’Assemblée actuelle en est un exemple contre vous. Voulez-vous que je vous en cite un contre moi ? Croiriez-vous qu’un de mes plus fidèles, un homme qui, j’en suis sûre, se ferait tuer pour nous, sans nous rien dire à l’avance de ce projet, a conduit à notre dîner public la veuve et les enfants de M. de Favras, vêtus de deuil tous trois ? Mon premier mouvement, en les apercevant, était de me lever, d’aller à eux, de faire placer les enfants de cet homme mort si courageusement pour nous – car, moi, monsieur le comte, je ne suis pas de ceux qui renient leurs amis –, de faire placer les enfants de cet homme entre le roi et moi !… Tous les yeux étaient fixés sur nous. On attendait ce que nous allions faire. Je me retourne… savez-vous qui j’avais derrière moi, à quatre pas de mon fauteuil ? Santerre ! l’homme des faubourgs !… Je suis retombée sur mon fauteuil, pleurant de rage, et n’osant même jeter les yeux sur cette veuve et ces orphelins. Les royalistes me blâmeront de n’avoir pas tout bravé pour donner une marque d’intérêt à cette malheureuse famille ; les révolutionnaires seront furieux en songeant qu’ils m’étaient présentés avec ma permission. Oh ! monsieur, monsieur, continua la reine en secouant la tête, il faut bien périr, quand on est attaqué par des hommes de génie, et défendu par des gens fort estimables sans doute, mais qui n’ont aucune idée de notre position.

 

Et la reine porta avec un soupir son mouchoir à ses yeux.

 

– Madame, dit Mirabeau, touché de cette grande infortune qui ne se cachait pas de lui, et qui, soit par le calcul habile de la reine, soit par la faiblesse de la femme, lui montrait ses angoisses et lui laissait voir ses larmes, quand vous parlez des hommes qui vous attaquent, vous ne voulez point parler de moi, je l’espère ? J’ai professé les principes monarchiques lorsque je ne voyais dans la cour que sa faiblesse, et que je ne connaissais ni l’âme ni la pensée de l’auguste fille de Marie-Thérèse. J’ai combattu pour les droits du trône, lorsque je n’inspirais que de la méfiance et que toutes mes démarches, empoisonnées par la malignité, paraissaient autant de pièges. J’ai servi le roi, lorsque je savais bien que je ne devais attendre de ce roi juste, mais trompé, ni bienfait ni récompense. Que ferai-je donc, maintenant, madame, lorsque la confiance relève mon courage, et que la reconnaissance que m’inspire l’accueil de Votre Majesté fait de mes principes un devoir ? Il est tard, je le sais, madame, bien tard, continua Mirabeau en secouant la tête à son tour ; peut-être la monarchie, en venant me proposer de la sauver, ne me propose-t-elle en réalité que de me perdre avec elle ! Si j’eusse réfléchi, peut-être eussé-je choisi, pour accepter la faveur de cette audience, un autre moment que celui où Sa Majesté vient de livrer à la chambre le fameux livre rouge, c’est-à-dire l’honneur de ses amis.

 

– Oh ! monsieur, s’écria la reine, croyez-vous donc le roi complice de cette trahison, et en êtes-vous à ignorer comment les choses se sont passées ? Le livre rouge, exigé du roi, n’avait été livré par lui qu’à la condition que le comité le garderait secret ; le comité l’a fait imprimer, c’est un manque du comité envers le roi, et non une trahison du roi envers ses amis.

 

– Hélas ! madame, vous savez quelle cause a déterminé le comité à cette publication, que je désapprouve comme homme d’honneur, que je renie comme député. Au moment où le roi jurait amour à la Constitution, il avait un agent en permanence à Turin, au milieu des ennemis mortels de cette constitution. À l’heure où il parlait de réformes pécuniaires et paraissait accepter celles que l’Assemblée lui proposait, à Trèves existait, soldée par lui, habillée par lui, sa grande et sa petite écurie, sous les ordres du prince de Lambesc, l’ennemi mortel des Parisiens, dont le peuple demande tous les jours la pendaison en effigie. On paie au comte d’Artois, au prince de Condé, à tous les émigrés, des pensions énormes, et, cela, sans égard à un décret rendu il y a deux mois, et qui supprime ces pensions. Il est vrai que le roi a oublié de sanctionner ce décret. Que voulez-vous, madame ! on a cherché pendant ces deux mois l’emploi de soixante millions, et on ne l’a pas trouvé ; le roi, prié, supplié de dire où avait passé cet argent, a refusé de répondre ; le comité s’est cru dégagé de sa promesse et a fait imprimer le livre rouge. Pourquoi le roi livre-t-il des armes que l’on peut si cruellement tourner contre lui ?

 

– Ainsi, monsieur, s’écria la reine, si vous étiez admis à l’honneur de conseiller le roi, vous ne lui conseilleriez donc pas les faiblesses avec lesquelles on le perd, avec lesquelles… oh ! oui, disons le mot… avec lesquelles on le déshonore ?

 

– Si j’étais appelé à l’honneur de conseiller le roi, madame, reprit Mirabeau, je serais près de lui le défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois, et l’apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Cette liberté, madame, elle a trois ennemis : le clergé, la noblesse et les parlements ; le clergé n’est plus de ce siècle et il a été tué par la motion de M. de Talleyrand ; la noblesse est de tous les siècles ; je crois donc qu’il faut compter avec elle, car, sans noblesse, pas de monarchie, mais il faut la contenir, et cela n’est possible qu’en coalisant le peuple avec l’autorité royale. Or, l’autorité royale ne se coalisera jamais de bonne foi avec le peuple, tant que les parlements subsisteront, car ils conservent au roi ainsi qu’à la noblesse la fatale espérance de leur rendre l’ancien ordre de choses. Donc, après l’annihilation du clergé, la destruction des parlements, raviver le pouvoir exécutif, régénérer l’autorité royale et la concilier avec la liberté, voilà toute ma politique, madame ; si c’est celle du roi, qu’il l’adopte ; si ce n’est pas la sienne, qu’il la repousse.

 

– Monsieur, monsieur, dit la reine, frappée des clartés que répandait à la fois sur le passé, le présent et l’avenir le rayonnement de cette vaste intelligence ; j’ignore si cette politique serait celle du roi, mais ce que je sais, c’est que, si j’avais quelque puissance, ce serait la mienne. Ainsi donc vos moyens pour arriver à ce but, monsieur le comte, faites-les moi connaître ; je vous écoute, je ne dirai pas avec attention, avec intérêt ; je dirai avec reconnaissance.

 

Mirabeau jeta un regard rapide sur la reine, regard d’aigle qui sondait l’abîme de son cœur, et il vit que, si elle n’était pas convaincue, elle était au moins entraînée.

 

Ce triomphe sur une femme aussi supérieure que Marie-Antoinette caressait de la façon la plus douce la vanité de Mirabeau.

 

– Madame, dit-il, nous avons perdu Paris, ou à peu près ; mais il nous reste encore en province de grandes foules dispersées dont nous pouvons faire des faisceaux. Voilà pourquoi mon avis, madame, est que le roi quitte Paris, non pas la France ; qu’il se retire à Rouen au milieu de l’armée ; que, de là, il publie des ordonnances plus populaires que les décrets de l’Assemblée ; dès lors, point de guerre civile, puisque le roi se fait plus révolutionnaire que la Révolution.

 

– Mais, cette révolution, qu’elle nous précède ou qu’elle nous suive, ne vous épouvante-t-elle pas ? demanda la reine.

 

– Hélas ! madame, je crois savoir mieux que personne qu’il y a une part à lui faire, un gâteau à lui jeter ; je l’ai déjà dit à la reine ; c’est une entreprise au-dessus des forces humaines, que de vouloir rétablir la monarchie sur les antiques bases que cette révolution a détruites. À cette révolution, tout le monde en France a concouru, depuis le roi jusqu’au dernier de ses sujets, soit par intention, action ou omission. Ce n’est donc point l’antique monarchie que j’ai la prétention de défendre, madame ; mais je songe à la modifier, à la régénérer, à établir, enfin, une forme de gouvernement plus ou moins semblable à celle qui a conduit l’Angleterre à l’apogée de sa puissance et de sa gloire. Après avoir entrevu, à ce que m’a dit M. Gilbert du moins, la prison et l’échafaud de Charles Ier, le roi ne se contenterait-il donc plus du trône de Guillaume III ou de George Ier ?

 

– Oh ! monsieur le comte, s’écria la reine, à qui un mot de Mirabeau venait de rappeler par un frissonnement mortel la vision du château de Taverney et le dessin de l’instrument de mort inventé par M. Guillotin, oh ! monsieur le comte, rendez-nous cette monarchie-là, et vous verrez si nous sommes des ingrats, comme on nous en accuse.

 

– Eh bien, s’écria à son tour Mirabeau, c’est ce que je ferai, madame. Que le roi me soutienne, que la reine m’encourage, et je dépose ici, à vos pieds, mon serment de gentilhomme que je tiendrai la promesse que je fais à Votre Majesté, ou que je mourrai à la peine !

 

– Comte, comte ! dit Marie-Antoinette, n’oubliez pas que c’est plus qu’une femme qui vient d’entendre votre serment : c’est une dynastie de cinq siècles !… c’est soixante et dix rois de France qui, de Pharamond à Louis XV, dorment dans leur tombeau, et qui seront détrônés avec nous, si notre trône tombe !

 

– Je connais l’engagement que je prends, madame ; il est immense, je le sais, mais il n’est pas plus grand que ma volonté, plus fort que mon dévouement. Que je sois sûr de la sympathie de ma reine et de la confiance de mon roi, et j’entreprendrai l’œuvre.

 

– S’il ne vous faut que cela, monsieur de Mirabeau, je vous engage l’une et l’autre.

 

Et elle salua Mirabeau avec ce sourire de sirène qui lui gagnait tous les cœurs.

 

Mirabeau comprit que l’audience était finie.

 

L’orgueil de l’homme politique était satisfait, mais il manquait quelque chose à la vanité du gentilhomme.

 

– Madame, dit-il avec une courtoisie respectueuse et hardie, lorsque votre auguste mère, l’impératrice Marie-Thérèse, admettait un de ses sujets à l’honneur de sa présence, jamais elle ne le congédiait sans lui donner sa main à baiser.

 

Et il demeura debout et attendant.

 

La reine regarda ce lion enchaîné, qui ne demandait pas mieux que de se coucher à ses pieds. Puis, avec le sourire du triomphe sur les lèvres, elle étendit lentement sa belle main, froide comme l’albâtre, presque transparente comme lui.

 

Mirabeau s’inclina, posa ses lèvres sur cette main, et, relevant la tête avec fierté :

 

– Madame, dit-il, par ce baiser, la monarchie est sauvée !

 

Et il sortit tout ému, tout joyeux, croyant lui-même, pauvre homme de génie, à l’accomplissement de la prophétie qu’il venait de faire.

 

Chapitre XLIX

Retour à la ferme

 

Tandis que Marie-Antoinette rouvre à l’espérance son cœur tout endolori, et oublie un instant les souffrances de la femme en s’occupant du salut de la reine ; tandis que Mirabeau, comme l’athlète Alcidamas, rêve de soutenir à lui seul la voûte de la monarchie près de s’écrouler, et qui menace de l’écraser en s’écroulant, ramenons le lecteur, fatigué de tant de politique, vers des personnages plus humbles et des horizons plus frais.

 

Nous avons vu quelles craintes soufflées par Pitou au cœur de Billot, pendant le second voyage de La Fayette d’Haramont dans la capitale, rappelaient le fermier à la ferme, ou plutôt le père près de sa fille.

 

Ces inquiétudes n’étaient point exagérées.

 

Le retour avait lieu le surlendemain de la fameuse nuit où s’était passé le triple événement de la fuite de Sébastien Gilbert, du départ du vicomte Isidor de Charny, et de l’évanouissement de Catherine sur le chemin de Villers-Cotterêts à Pisseleu.

 

Dans un autre chapitre de ce livre, nous avons raconté comment Pitou, après avoir rapporté Catherine à la ferme, après avoir appris d’elle, au milieu des larmes et des sanglots, que l’accident qui venait de la frapper avait été causé par le départ d’Isidor, était revenu à Haramont écrasé sous le poids de cet aveu, et, en rentrant chez lui, avait trouvé la lettre de Sébastien, et était immédiatement parti pour Paris.

 

À Paris, nous l’avons vu attendant le docteur Gilbert et Sébastien avec une telle inquiétude, qu’il n’avait pas même songé à parler à Billot de l’événement de la ferme.

 

Ce n’est que lorsqu’il avait été rassuré sur le sort de Sébastien en voyant revenir celui-ci rue Saint-Honoré avec son père, ce n’est que lorsqu’il avait appris de la bouche même de l’enfant les détails de son voyage, et comme quoi, ayant rencontré le vicomte Isidor, il avait été amené en croupe à Paris, qu’il s’était souvenu de Catherine, de la ferme et de la mère Billot, et qu’il avait parlé de la mauvaise récolte, des pluies continuelles, et de l’évanouissement de Catherine.

 

Nous avons dit que c’était cet évanouissement qui avait tout particulièrement frappé Billot et l’avait déterminé à demander à Gilbert un congé que celui-ci lui avait accordé.

 

Tout le long du chemin, Billot avait interrogé Pitou sur cet évanouissement, car il aimait bien sa ferme, le digne fermier, il aimait bien sa femme, le bon mari, mais ce qu’il aimait par-dessus toutes choses, c’était sa fille Catherine.

 

Et, cependant, grâce à ses invariables idées d’honneur, à ses invincibles principes de probité, cet amour, dans l’occasion, l’eût rendu juge aussi inflexible qu’il était tendre père.

 

Interrogé par lui, Pitou répondait.

 

Il avait trouvé Catherine en travers du chemin, muette, immobile, inanimée ; il l’avait crue morte ; il l’avait, désespéré, soulevée dans ses bras, posée sur ses genoux ; puis bientôt il s’était aperçu qu’elle respirait encore, et l’avait emportée tout courant à la ferme, où il l’avait, avec l’aide de la mère Billot, couchée sur son lit.

 

Là, tandis que la mère Billot se lamentait, il lui avait brutalement jeté de l’eau au visage. Cette fraîcheur avait fait rouvrir les yeux à Catherine ; ce que voyant, ajoutait Pitou, il avait jugé que sa présence n’était plus nécessaire à la ferme, et s’était retiré chez lui.

 

Le reste, c’est-à-dire tout ce qui avait rapport à Sébastien, le père Billot en avait entendu le récit une fois, et ce récit lui avait suffi.

 

Il en résultait que, revenant sans cesse à Catherine, Billot s’épuisait en conjectures sur l’accident qui lui était arrivé, et sur les causes probables de cet accident.

 

Ces conjectures se traduisaient en questions adressées à Pitou, questions auxquelles Pitou répondait diplomatiquement : « Je ne sais pas. »

 

Et il y avait du mérite à Pitou à répondre : « Je ne sais pas. » ; car Catherine, on se le rappelle, avait eu la cruelle franchise de lui tout avouer, et par conséquent, Pitou savait.

 

Il savait que, le cœur brisé par l’adieu d’Isidor, Catherine s’était évanouie à la place où il l’avait trouvée.

 

Mais voilà ce que, pour tout l’or du monde, il n’eût jamais dit au fermier.

 

C’est que, par comparaison, il s’était laissé prendre d’une grande pitié pour Catherine.

 

Pitou aimait Catherine, il l’admirait surtout ; nous avons vu, en temps et lieu, combien cette admiration et cet amour mal appréciés, et surtout mal récompensés, avaient amené de souffrances dans le cœur, et de transports dans l’esprit de Pitou.

 

Mais ces transports, si exaltés qu’ils fussent, ces douleurs, si aiguës qu’il les eût ressenties, tout en causant à Pitou des serrements d’estomac qui avaient été parfois jusqu’à reculer d’une heure, et même de deux heures, son déjeuner et son dîner, ces transports et ces douleurs, disons-nous, n’avaient jamais été jusqu’à la défaillance et l’évanouissement.

 

Donc, Pitou se posait ce dilemme plein de raison, qu’avec son habitude de logique, il divisait en trois parties :

 

« Si mademoiselle Catherine aime M. Isidor à s’évanouir quand il la quitte, elle aime donc M. Isidor plus que je ne l’aime, elle, mademoiselle Catherine, puisque je ne me suis jamais évanoui en la quittant. »

 

Puis, de cette première partie, il passait à la seconde, et se disait :

 

« Si elle l’aime plus que je ne l’aime, elle doit donc plus souffrir encore que je n’ai souffert ; en ce cas, elle souffre beaucoup. »

 

D’où il passait à la troisième partie de son dilemme, c’est-à-dire à la conclusion, conclusion d’autant plus logique que, comme toute bonne conclusion, elle se rattachait à l’exorde :

 

« Et, en effet, elle souffre plus que je ne souffre, puisqu’elle s’évanouit, et que je ne m’évanouis pas. »

 

De là, cette grande pitié qui rendait Pitou muet, vis-à-vis de Billot, à l’endroit de Catherine, mutisme qui augmentait les inquiétudes de Billot, lesquelles, au fur et à mesure qu’elles augmentaient, se traduisaient plus clairement par les coups de fouet que le digne fermier appliquait sans relâche et à tour de bras sur les reins du cheval qu’il avait pris en location à Dammartin ; si bien qu’à quatre heures de l’après-midi, le cheval, la carriole et les deux voyageurs qu’elle contenait s’arrêtèrent devant la porte de la ferme, où les aboiements des chiens signalèrent bientôt leur présence.

 

À peine la voiture fut-elle arrêtée, que Billot sauta à terre et entra rapidement dans la ferme.

 

Mais un obstacle auquel il ne s’attendait pas se dressa sur le seuil de la chambre à coucher de sa fille.

 

C’était le docteur Raynal dont nous avons déjà eu, ce nous semble, l’occasion de prononcer le nom dans le cours de cette histoire, lequel déclara que, dans l’état où se trouvait Catherine, toute émotion, non seulement était dangereuse, mais encore pouvait être mortelle. C’était un nouveau coup qui frappait Billot.

 

Il savait le fait de l’évanouissement ; mais, du moment que Pitou avait vu Catherine rouvrir les yeux et revenir à elle, il n’avait plus été préoccupé, si l’on peut s’exprimer ainsi, que des causes et des suites morales de l’événement.

 

Et voilà que le malheur voulait que, outre les causes et les suites morales, il y eût encore un résultat physique.

 

Ce résultat physique était une fièvre cérébrale qui s’était déclarée la veille au matin, et qui menaçait de s’élever au plus haut degré d’intensité.

 

Le docteur Raynal était occupé à combattre cette fièvre cérébrale par tous les moyens qu’employaient, en pareil cas, les adeptes de l’ancienne médecine, c’est-à-dire par les saignées et les sinapismes.

 

Mais ce traitement, si actif qu’il fût, n’avait fait jusque-là que côtoyer pour ainsi dire la maladie ; la lutte venait de s’engager à peine entre le mal et le remède ; depuis le matin, Catherine était en proie à un violent délire.

 

Et, sans doute, dans ce délire, la jeune fille disait d’étranges choses ; car, sous prétexte de lui épargner des émotions, le docteur Raynal avait déjà éloigné d’elle sa mère, comme il tentait en ce moment d’éloigner son père.

 

La mère Billot était assise sur un escabeau, dans les profondeurs de l’immense cheminée ; elle avait la tête enfoncée entre ses mains, et semblait étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle.

 

Cependant, insensible au bruit de la voiture, aux aboiements des chiens, à l’entrée de Billot dans la cuisine, elle se réveilla quand la voix de celui-ci, discutant avec le docteur, alla chercher sa raison noyée au fond de sa sombre rêverie.

 

Elle leva la tête, ouvrit les yeux, fixa son regard hébété sur Billot, et s’écria :

 

– Eh ! c’est notre homme !

 

Et, se levant, elle alla, toute trébuchante et les bras étendus, se jeter contre la poitrine de Billot.

 

Celui-ci la regarda d’un air effaré, comme s’il la reconnaissait à peine.

 

– Eh ! demanda-t-il la sueur de l’angoisse au front, que se passe-t-il donc ici ?

 

– Il se passe, dit le docteur Raynal, que votre fille a ce que nous appelons une méningite aiguë, et que, lorsqu’on a cela, de même qu’il ne faut prendre que certaines choses, il ne faut voir que certaines personnes.

 

– Mais, demanda le père Billot, est-ce que c’est dangereux, cette maladie là, monsieur Raynal ? Est-ce que l’on en meurt ?

 

– On meurt de toutes les maladies, quand on est mal soigné, mon cher monsieur Billot ; mais laissez-moi soigner votre fille à ma façon, et elle n’en mourra pas.

 

– Bien vrai, docteur ?

 

– Je réponds d’elle ; mais il faut que, d’ici à deux ou trois jours, il n’y ait que moi et les personnes que j’indiquerai qui puissent entrer dans sa chambre.

 

Billot poussa un soupir ; on le crut vaincu ; mais, tentant un dernier effort :

 

– Ne puis-je du moins la voir ? demanda-t-il du ton dont un enfant eût demandé une dernière grâce.

 

– Et, si vous la voyez, si vous l’embrassez, me laisserez-vous trois jours tranquille et sans rien demander de plus ?

 

– Je vous le jure, docteur.

 

– Eh bien, venez.

 

Il ouvrit la porte de la chambre de Catherine, et le père Billot put voir la jeune fille, le front ceint d’un bandeau trempé dans de l’eau glacée, l’œil égaré, le visage ardent de fièvre.

 

Elle prononçait des paroles entrecoupées, et, quand Billot posa ses lèvres pâles et tremblantes sur son front humide, il lui sembla, au milieu de ces paroles incohérentes, saisir le nom d’Isidor.

 

Sur le seuil de la porte de la cuisine se groupaient la mère Billot les mains jointes, Pitou se soulevant sur la pointe de ses longs pieds pour regarder par-dessus l’épaule de la fermière, et deux ou trois journaliers qui, se trouvant là, étaient curieux de voir par eux-mêmes comment allait leur jeune maîtresse.

 

Fidèle à sa promesse, le père Billot se retira lorsqu’il eut embrassé son enfant ; seulement, il se retira le sourcil froncé, le regard sombre, et en murmurant :

 

– Allons, allons, je vois bien qu’en effet il était temps que je revinsse.

 

Et il entra dans la cuisine, où sa femme le suivit machinalement, et où Pitou allait les suivre, quand le docteur le tira par le bas de sa veste, et lui dit :

 

– Ne quitte pas la ferme, j’ai à te parler.

 

Pitou se retourna tout étonné, et il allait s’enquérir auprès du docteur à quelle chose il lui pouvait être bon ; mais celui-ci posa mystérieusement, et en signe de silence, le doigt sur sa bouche.

 

Pitou demeura donc debout dans la cuisine, à l’endroit même où il était, simulant d’une façon plus grotesque que poétique ces dieux antiques qui, les pieds pris dans la pierre, marquaient aux particuliers la limite de leurs champs.

 

Au bout de cinq minutes, la porte de la chambre de Catherine se rouvrit, et l’on entendit la voix du docteur appelant Pitou.

 

– Hein ? fit celui-ci, tiré du plus profond du rêve où il paraissait plongé ; que me voulez-vous, monsieur Raynal ?

 

– Viens aider madame Clément à tenir Catherine, pendant que je vais la saigner une troisième fois.

 

– Une troisième fois ! murmura la mère Billot, il va saigner mon enfant pour la troisième fois ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

– Femme, femme, murmura Billot d’une voix sévère, tout cela ne serait point arrivé si vous aviez mieux veillé sur votre enfant !

 

Et il rentra dans sa chambre, d’où il était absent depuis trois mois, tandis que Pitou, élevé au rang d’élève en chirurgie par le docteur Raynal, entrait dans celle de Catherine.

 

Chapitre L

Pitou garde-malade

 

Pitou était fort étonné d’être bon à quelque chose au docteur Raynal ; mais il eût été bien plus étonné encore si celui-ci lui eût dit que c’était plutôt un secours moral qu’un secours physique qu’il attendait de lui auprès de la malade.

 

En effet, le docteur avait remarqué que, dans son délire, Catherine accolait presque toujours le nom de Pitou à celui d’Isidor.

 

C’étaient, on s’en souviendra, les deux dernières figures qui avaient dû rester dans l’esprit de la jeune fille, Isidor quand elle avait fermé les yeux, Pitou quand elle les avait rouverts.

 

Cependant, comme la malade ne prononçait pas ces deux noms avec le même accent, et que le docteur Raynal – non moins observateur que son illustre homonyme l’auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes – s’était promptement dit à lui-même qu’entre ces deux noms, Isidor de Charny et Ange Pitou, prononcés avec un accent différent, mais cependant expressif, par une jeune fille, le nom d’Ange Pitou devait être celui de l’ami et le nom d’Isidor de Charny celui de l’amant, non seulement il n’avait vu aucun inconvénient, mais encore il avait vu un avantage à introduire près de la malade un ami avec qui elle pût parler de son amant.

 

Car, pour le docteur Raynal – et quoique nous ne voulions rien lui ôter de sa perspicacité, nous nous hâterons de dire que c’était chose facile –, car, pour le docteur Raynal, tout était clair comme le jour, et il n’avait eu, comme dans ces causes où les médecins font de la médecine légale, qu’à grouper les faits pour que la vérité tout entière apparût à ses yeux.

 

Tout le monde savait, à Villers-Cotterêts, que, dans la nuit du 5 au 6 octobre, Georges de Charny avait été tué à Versailles ; et que, dans la soirée du lendemain, son frère Isidor, mandé par le comte de Charny, était parti pour Paris.

 

Or, Pitou avait trouvé Catherine évanouie sur le chemin de Boursonne à Paris. Il l’avait rapportée sans connaissance à la ferme ; à la suite de cet événement, la jeune fille avait été prise de la fièvre cérébrale. Cette fièvre cérébrale avait amené le délire ; dans ce délire, elle s’efforçait de retenir un fugitif, et, ce fugitif, elle l’appelait Isidor.

 

On voit donc que c’était chose facile au docteur de deviner le secret de la maladie de Catherine, qui n’était autre que le secret de son cœur.

 

Dans cette conjoncture, le docteur s’était fait ce raisonnement :

 

Le premier besoin d’un malade pris par le cerveau est le calme.

 

Qui peut amener le calme dans le cœur de Catherine ? C’est d’apprendre ce qu’est devenu son amant.

 

À qui peut-elle demander des nouvelles de son amant ? À celui qui peut en savoir.

 

Et quel est celui qui peut en savoir ? Pitou, qui arrive de Paris.

 

Le raisonnement était à la fois simple et logique : aussi le docteur l’avait-il fait sans effort.

 

Cependant, ce fut bien à l’office d’aide-chirurgien qu’il occupa d’abord Pitou ; seulement, pour cet office, il eût parfaitement pu se passer de lui, attendu que c’était, non pas une saignée à faire, mais simplement l’ancienne à rouvrir.

 

Le docteur tira doucement le bras de Catherine hors du lit, enleva le tampon qui comprimait la cicatrice, écarta avec les deux pouces les chairs mal jointes, et le sang jaillit.

 

En voyant ce sang pour lequel il eût avec joie donné le sien, Pitou sentit les forces lui manquer.

 

Il alla s’asseoir dans le fauteuil de madame Clément, les mains sur ses yeux, sanglotant et, à chaque sanglot, tirant du fond de son cœur ces mots :

 

– Oh ! mademoiselle Catherine ! pauvre mademoiselle Catherine !

 

Et, à chacun de ces mots, il se disait mentalement à lui-même, par ce double travail de l’esprit qui opère à la fois sur le présent et sur le passé :

 

– Oh ! bien certainement qu’elle aime M. Isidor plus que je ne l’aime elle-même ! bien certainement qu’elle souffre plus que je n’ai jamais souffert, puisqu’on est obligé de la saigner parce qu’elle a la fièvre cérébrale et le délire, deux choses fort désagréables à avoir, et que je n’ai jamais eues !

 

Et, tout en tirant deux nouvelles palettes de sang à Catherine, le docteur Raynal, qui ne perdait pas de vue Pitou, se félicitait d’avoir si bien deviné que la malade avait en lui un ami dévoué.

 

Comme l’avait pensé le docteur, cette petite émission de sang calma la fièvre : les artères des tempes battirent plus doucement ; la poitrine se dégagea ; la respiration, qui était sifflante, redevint douce et égale ; le pouls tomba de cent dix pulsations à quatre-vingt-cinq, et tout indiqua pour Catherine une nuit assez tranquille.

 

Le docteur Raynal respira donc à son tour ; il fit à madame Clément les recommandations nécessaires, et, entre autres, cette recommandation étrange de dormir deux ou trois heures, tandis que Pitou veillerait à sa place, et, faisant signe à Pitou de le suivre, il rentra dans la cuisine.

 

Pitou suivit le docteur, qui trouva la mère Billot ensevelie dans l’ombre du manteau de la cheminée.

 

La pauvre femme était tellement abasourdie, qu’à peine put-elle comprendre ce que lui disait le docteur.

 

C’étaient, cependant, de bonnes paroles pour le cœur d’une mère.

 

– Allons ! allons ! du courage, mère Billot, dit le docteur, cela va aussi bien que cela peut aller.

 

La bonne femme sembla revenir de l’autre monde

 

– Oh ! cher monsieur Raynal, est-ce bien vrai, ce que vous dites là ?

 

– Oui, la nuit ne sera pas mauvaise. Ne vous inquiétez pas, pourtant, si vous entendiez encore quelques cris dans la chambre de votre fille, et surtout n’y entrez pas.

 

– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit la mère Billot avec un accent de profonde douleur, c’est bien triste, qu’une mère ne puisse pas entrer dans la chambre de sa fille.

 

– Que voulez-vous ! dit le docteur, c’est ma prescription absolue ; ni vous, ni M. Billot.

 

– Mais qui donc va avoir soin de ma pauvre enfant ?

 

– Soyez tranquille. Vous avez, pour cela, Mme Clément et Pitou.

 

– Comment ! Pitou ?

 

– Oui, Pitou ; j’ai reconnu en lui, tout à l’heure, d’admirables dispositions à la médecine. Je l’emmène à Villers-Cotterêts, où je vais faire préparer une potion par le pharmacien. Pitou rapportera la potion ; Mme Clément la fera prendre à la malade cuillerée par cuillerée, et, s’il survenait quelque accident, Pitou, qui veillera Catherine avec Mme Clément, prendrait ses longues jambes à son cou et serait chez moi en dix minutes ; n’est-ce pas, Pitou ?

 

– En cinq, monsieur Raynal, dit Pitou avec une confiance en lui-même qui ne devait laisser aucun doute dans l’esprit de ses auditeurs.

 

– Vous voyez, madame Billot ! dit le docteur Raynal.

 

– Eh bien, soit, dit la mère Billot, cela ira ainsi ; seulement, dites un mot de votre espoir au pauvre père.

 

– Où est-il ? demanda le docteur.

 

– Ici, dans la chambre à côté.

 

– Inutile, dit une voix du seuil de la porte, j’ai tout entendu.

 

Et, en effet, les trois interlocuteurs, qui se retournèrent en tressaillant à cette réponse inattendue, virent le fermier pâle et debout dans l’encadrement sombre.

 

Puis, comme si c’eût été tout ce qu’il avait à écouter et à dire, Billot rentra chez lui, ne faisant aucune observation sur les arrangements pris pour la nuit par le docteur Raynal.

 

Pitou tint parole : au bout d’un quart d’heure, il était de retour avec la potion calmante ornée de son étiquette, et assurée par le cachet de maître Pacquenaud, docteur pharmacien de père en fils, à Villers-Cotterêts.

 

Le messager traversa la cuisine et entra dans la chambre de Catherine, non seulement sans empêchement aucun, mais encore sans autre allocution faite de la part de personne que ces mots qui lui furent adressés par Mme Billot :

 

– Ah ! c’est toi, Pitou ?

 

Et sans autre réponse de lui que celle-ci :

 

– Oui, mam’Billot.

 

Catherine dormait, comme l’avait prévu le docteur Raynal, d’un sommeil assez calme ; auprès d’elle, étendue dans un grand fauteuil et les pieds sur les chenets, se tenait la garde-malade, en proie à cet état de somnolence particulier à cette honorable classe de la société, qui, n’ayant pas le droit de dormir tout à fait, ni la force de rester bien éveillée, semble comme ces âmes à qui il est défendu de descendre jusqu’aux Champs Élysées, et qui, ne pouvant remonter jusqu’au jour, errent éternellement sur les limites de la veille et du sommeil.

 

Elle reçut, dans cet état de somnambulisme qui lui était habituel, le flacon des mains de Pitou, le déboucha, le posa sur la table de nuit, et plaça tout auprès la cuiller d’argent, afin que la malade attendît le moins longtemps possible à l’heure du besoin.

 

Puis elle alla s’étendre sur son fauteuil.

 

Quant à Pitou, il s’assit sur le rebord de la fenêtre pour voir Catherine tout à son aise.

 

Ce sentiment de miséricorde qui l’avait pris en songeant à Catherine n’avait pas, comme on le comprend bien, diminué en la voyant. Maintenant qu’il lui était permis, pour ainsi dire, de toucher le mal du doigt, et de juger quel terrible ravage pouvait faire cette chose abstraite qu’on appelle l’amour, il était plus que jamais disposé à sacrifier son amour, à lui, qui lui paraissait de si facile composition, auprès de cet amour exigeant, fiévreux, terrible, dont lui semblait atteinte la jeune fille.

 

Ces pensées le mettaient insensiblement dans la disposition d’esprit où il avait besoin d’être pour favoriser le plan du docteur Raynal.

 

En effet, le brave homme avait pensé que le remède dont avait surtout besoin Catherine était ce tonique qu’on appelle un confident.

 

Ce n’était peut-être pas un grand médecin, mais c’était, à coup sûr, comme nous l’avons dit, un grand observateur que le docteur Raynal.

 

Une heure environ après la rentrée de Pitou, Catherine s’agita, poussa un soupir, et ouvrit les yeux.

 

Il faut rendre cette justice à Mme Clément, qu’au premier mouvement qu’avait fait la malade, elle était debout près d’elle, balbutiant :

 

– Me voilà, mademoiselle Catherine ; que désirez-vous ?

 

– J’ai soif, murmura la malade revenant à la vie par une douleur physique, et au sentiment par un besoin matériel.

 

Mme Clément versa dans la cuiller quelques gouttes du calmant apporté par Pitou, introduisit la cuiller entre les lèvres sèches et les dents serrées de Catherine, qui machinalement avala la liqueur adoucissante.

 

Puis Catherine retomba la tête sur son oreiller, et Mme Clément, satisfaite de la conviction d’un devoir rempli, alla s’étendre de nouveau sur son fauteuil.

 

Pitou poussa un soupir ; il croyait que Catherine ne l’avait pas même vu.

 

Pitou se trompait, quand il avait aidé Mme Clément à la soulever, en buvant les quelques gouttes de breuvage, en se laissant retomber sur son oreiller, Catherine avait entrouvert les yeux, et, de ce regard morbide qui avait glissé entre ses paupières, elle avait cru apercevoir Pitou.

 

Mais, dans le délire de la fièvre qui la tenait depuis trois jours, elle avait vu tant de fantômes qui n’avaient fait qu’apparaître et s’évanouir, qu’elle traita le Pitou réel comme un Pitou fantastique.

 

Le soupir que venait de pousser Pitou n’était donc pas tout à fait exagéré.

 

Cependant l’apparition de cet ancien ami, pour lequel Catherine avait été parfois si injuste, avait fait sur la malade une impression plus profonde que les précédentes, et, quoiqu’elle restât les yeux fermés, il lui semblait, avec un esprit, du reste, plus calme et moins fiévreux, voir devant elle le brave voyageur que le fil si souvent brisé de ses idées lui représentait comme étant près de son père à Paris.

 

Il en résulta que, tourmentée de l’idée que, cette fois, Pitou était une réalité non une évocation de sa fièvre, elle rouvrit timidement les yeux, et chercha si celui qu’elle avait vu était toujours à la même place.

 

Il va sans dire qu’il n’avait pas bougé.

 

En voyant les yeux de Catherine se rouvrir et s’arrêter sur lui, le visage de Pitou s’était illuminé ; en voyant ses yeux se reprendre à la vie et à l’intelligence, Pitou étendit les bras.

 

– Pitou ! murmura la malade.

 

– Mademoiselle Catherine ! s’écria Pitou.

 

– Hein ? fit Mme Clément en se retournant.

 

Catherine jeta un regard inquiet sur la garde-malade, et laissa retomber, avec un soupir, sa tête sur l’oreiller.

 

Pitou devina que la présence de Mme Clément gênait Catherine.

 

Il alla à elle.

 

– Madame Clément, lui dit-il tout bas, ne vous privez pas de dormir ; vous savez bien que M. Raynal m’a fait rester pour veiller mademoiselle Catherine, et afin que vous puissiez prendre un instant de repos pendant ce temps-là ?

 

– Ah ! oui, c’est vrai, dit Mme Clément.

 

Et, en effet, comme si elle n’eût attendu que cette permission, la brave femme s’affaissa dans son fauteuil, poussa un soupir à son tour, et après un instant de silence, indiqua par un ronflement timide d’abord, mais qui, s’enhardissant de plus en plus, finit, au bout de quelques minutes, par dominer entièrement la situation, qu’elle entrait à pleines voiles dans le pays enchanté du sommeil, qu’elle ne parcourait ordinairement qu’en rêve.

 

Catherine avait suivi le mouvement de Pitou avec un certain étonnement, et, avec l’acuité particulière aux malades, elle n’avait pas perdu un mot de ce que Pitou avait dit à Mme Clément.

 

Pitou demeura un instant près de la garde-malade, comme pour s’assurer que son sommeil était bien réel ; puis, lorsqu’il n’eut plus de doute à cet égard, il s’approcha de Catherine, en secouant la tête et laissant tomber ses bras.

 

– Ah ! mademoiselle Catherine, dit-il, je savais bien que vous l’aimiez, mais je ne savais pas que vous l’aimiez tant que cela !

Chapitre LI

Pitou confident

 

Pitou prononça ces paroles de telle façon, que Catherine y put voir tout à la fois l’expression d’une grande douleur et la preuve d’une grande bonté.

 

Ces deux sentiments émanés en même temps du cœur du brave garçon, qui la regardait d’un œil si triste, touchèrent la malade à un degré égal.

 

Tant qu’Isidor avait habité Boursonne, tant qu’elle avait senti son amant à trois quarts de lieue d’elle, tant qu’elle avait été heureuse enfin, Catherine, sauf quelques petites contrariétés soulevées par la persistance de Pitou à l’accompagner dans ses courses, sauf quelques légères inquiétudes causées par certains paragraphes des lettres de son père, Catherine, disons-nous, avait enfoui son amour en elle-même comme un trésor dont elle se serait bien gardée de laisser tomber la moindre obole dans un autre cœur que le sien. Mais Isidor parti, mais Catherine esseulée, mais le malheur se substituant à la félicité, la pauvre enfant cherchait en vain un courage égal à son égoïsme, et elle comprenait qu’il y aurait pour elle un grand soulagement à rencontrer quelqu’un avec qui elle pût parler du beau gentilhomme qui venait de la quitter, sans avoir rien pu lui dire de positif sur l’époque de son retour.

 

Or, elle ne pouvait parler d’Isidor ni à madame Clément, ni au docteur Raynal, ni à sa mère, et elle souffrait vivement d’être condamnée à ce silence, quand tout à coup, au moment où elle s’en doutait le moins, la Providence mettait devant ses yeux, qu’elle venait de rouvrir à la vie et à la raison, un ami dont elle avait pu douter un instant lorsqu’il s’était tu, mais dont elle ne pouvait plus douter aux premières paroles qu’il prononçait.

 

Aussi, à ces mots de compassion si péniblement échappés au cœur du pauvre neveu de la tante Angélique, Catherine répondit-elle sans chercher le moins du monde à cacher ses sentiments :

 

– Ah ! monsieur Pitou, je suis bien malheureuse, allez !

 

Dès lors, la digue était rompue d’un côté, et le courant établi de l’autre.

 

– En tout cas, mademoiselle Catherine, continua Pitou, quoique ça ne me fasse pas grand plaisir de parler de M. Isidor, si ça doit vous être agréable, je puis vous donner de ses nouvelles.

 

– Toi ? demanda Catherine.

 

– Oui, moi, dit Pitou.

 

– Tu l’as donc vu ?

 

– Non, mademoiselle Catherine, mais je sais qu’il est arrivé en bonne santé à Paris.

 

– Et comment sais-tu cela ? demanda-t-elle le regard tout brillant d’amour.

 

Ce regard fit pousser un gros soupir à Pitou ; mais il n’en répondit pas moins avec sa conscience ordinaire :

 

– Je sais cela, mademoiselle, par mon jeune ami Sébastien Gilbert, que M. Isidor a rencontré de nuit un peu au-dessus de la Fontaine-Eau-Claire, et qu’il a amené en croupe à Paris.

 

Catherine fit un effort, se souleva sur son coude, et, regardant Pitou :

 

– Ainsi, demanda vivement Catherine, il est à Paris ?

 

– C’est-à-dire, objecta Pitou, il ne doit plus y être à présent.

 

– Et où doit-il être ? fit languissamment la jeune fille.

 

– Je ne sais pas. Ce que je sais seulement, c’est qu’il devait partir en mission pour l’Espagne ou pour l’Italie.

 

Catherine, à ce mot partir, laissa retomber sa tête sur son oreiller avec un soupir qui fut bientôt suivi d’abondantes larmes.

 

– Mademoiselle, dit Pitou, à qui cette douleur de Catherine brisait le cœur, si vous tenez absolument à savoir où il est, je puis m’en informer.

 

– À qui ? demanda Catherine.

 

– À M. le docteur Gilbert, qui l’avait quitté aux Tuileries… ou bien encore, si vous aimez mieux, ajouta Pitou en voyant que Catherine secouait la tête en signe de remerciement négatif, je puis retourner à Paris, et prendre des renseignements… Oh ! mon Dieu, ce sera bien vite fait ; c’est l’affaire de vingt-quatre heures.

 

Catherine étendit sa main fiévreuse et la présenta à Pitou, qui, ne devinant pas la faveur qui lui était accordée, ne se permit pas de la toucher.

 

– Eh bien, monsieur Pitou, lui demanda Catherine en souriant, est-ce que vous avez peur d’attraper ma fièvre ?

 

– Oh ! excusez, mademoiselle Catherine, dit Pitou pressant la main moite et humide de la jeune fille entre ses deux grosses mains, c’est que je ne comprenais pas, voyez-vous ! Ainsi vous acceptez ?

 

– Non, au contraire, Pitou, je te remercie. C’est inutile ; il est impossible que je ne reçoive pas une lettre de lui demain matin.

 

– Une lettre de lui ! dit vivement Pitou.

 

Puis il s’arrêta comme regardant avec inquiétude autour de lui.

 

– Eh bien, oui, une lettre de lui, dit Catherine cherchant elle-même du regard la cause qui pouvait troubler ainsi l’âme placide de son interlocuteur.

 

– Une lettre de lui ! ah ! diable ! répéta Pitou en se mordant les ongles comme fait un homme embarrassé.

 

– Mais, sans doute, une lettre de lui. Que trouvez-vous d’étonnant à ce qu’il m’écrive, reprit Catherine, vous qui savez tout, ou, ajouta-t-elle à voix basse, à peu près tout ?…

 

– Je ne trouve pas étonnant qu’il vous écrive… S’il m’était permis de vous écrire, Dieu sait que je vous écrirais bien aussi moi, et de longues lettres même ; mais j’ai peur…

 

– Peur de quoi, mon ami ?

 

– Que la lettre de M. Isidor ne tombe entre les mains de votre père.

 

– De mon père ?

 

Pitou fit de la tête un triple signe qui voulait dire trois fois oui.

 

– Comment ! de mon père ? demanda Catherine de plus en plus étonnée. Mon père n’est-il pas à Paris ?

 

– Votre père est à Pisseleu, mademoiselle Catherine, à la ferme, ici, dans la chambre à côté. Seulement, M. Raynal lui a défendu d’entrer dans votre chambre, à cause du délire, a-t-il dit, et je crois qu’il a bien fait.

 

– Et pourquoi a-t-il bien fait ?

 

– Mais parce que M. Billot ne me paraît pas tendre à l’endroit de M. Isidor, et que, pour une fois que vous avez prononcé son nom et qu’il l’a entendu, il a fait une rude grimace, je vous en réponds.

 

– Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Catherine toute frissonnante, que me dites-vous là, monsieur Pitou ?

 

– La vérité… Je l’ai même entendu grommeler entre ses dents : « C’est bien, c’est bien, on ne dira rien tant qu’elle sera malade ; mais après, on verra ! »

 

– Monsieur Pitou ! dit Catherine en saisissant, cette fois, la main de Pitou avec un geste si véhément, que ce fut au brave garçon de tressaillir à son tour.

 

– Mademoiselle Catherine ! répondit-il.

 

– Vous avez raison, il ne faut pas que ses lettres tombent entre les mains de mon père… Mon père me tuerait !

 

– Vous voyez bien, vous voyez bien, dit Pitou. C’est qu’il n’entend pas raison sur la bagatelle, le père Billot.

 

– Mais comment faire ?

 

– Dame ! indiquez-moi cela, mademoiselle.

 

– Il y a bien un moyen.

 

– Alors, dit Pitou, s’il y a un moyen, il faut l’employer.

 

– Mais je n’ose, dit Catherine.

 

– Comment ! vous n’osez ?

 

– Je n’ose vous dire ce qu’il faudrait faire.

 

– Quoi ! le moyen dépend de moi, et vous n’osez pas me le dire ?

 

– Dame ! monsieur Pitou…

 

– Ah ! fit Pitou, ce n’est pas bien, mademoiselle Catherine, et je n’aurais pas cru que vous eussiez manqué de confiance en moi.

 

– Je ne manque pas de confiance en toi, mon cher Pitou, dit Catherine.

 

– Ah ! à la bonne heure ! répondit Pitou, doucement caressé par la familiarité croissante de Catherine.

 

– Mais ce sera bien de la peine pour toi, mon ami.

 

– Oh ! si ce n’est que de la peine pour moi, dit Pitou, il ne faut pas vous embarrasser de cela, mademoiselle Catherine.

 

– Tu consens donc d’avance à faire ce que je te demanderai ?

 

– Bien certainement. Dame ! cependant, à moins que ce ne soit impossible.

 

– C’est très facile, au contraire.

 

– Eh bien, si c’est très facile, dites.

 

– Il faudrait aller chez la mère Colombe.

 

– La marchande du sucre d’orge ?

 

– Oui, qui est en même temps factrice de la poste aux lettres.

 

– Ah ! je comprends… et je lui dirai de ne remettre les lettres qu’à vous ?

 

– Tu lui diras de ne remettre mes lettres qu’à toi, Pitou.

 

– À moi ? dit Pitou. Ah ! oui, je n’avais pas compris d’abord.

 

Et il poussa un troisième ou quatrième soupir.

 

– C’est ce qu’il y a de plus sûr, tu conçois bien, Pitou ?… À moins que tu ne veuilles pas me rendre ce service.

 

– Moi vous refuser, mademoiselle Catherine ? Ah ! par exemple !

 

– Merci, alors, merci !

 

– J’irai… j’irai bien certainement, à partir de demain.

 

– C’est trop tard, demain, mon cher Pitou ; il faudrait y aller à partir d’aujourd’hui.

 

– Eh bien, mademoiselle, soit ; à partir d’aujourd’hui, à partir de ce matin, à partir de tout de suite !

 

– Que tu es un brave garçon, Pitou ! dit Catherine, et que je t’aime !

 

– Oh ! mademoiselle Catherine, dit Pitou, ne me dites pas des choses pareilles, vous me feriez passer dans le feu.

 

– Regarde l’heure qu’il est, Pitou, dit Catherine.

 

Pitou s’approcha de la montre de la jeune fille, qui était pendue à la cheminée.

 

– Cinq heures et demie du matin, mademoiselle, dit-il.

 

– Eh bien, fit Catherine, mon bon ami Pitou…

 

– Eh bien, mademoiselle ?

 

– Il serait peut-être temps…

 

– D’aller chez la mère Colombe ?… À vos ordres, mademoiselle. Mais il faudrait prendre un peu de la potion : le docteur avait recommandé une cuillerée toutes les demi-heures.

 

– Ah ! mon cher Pitou, dit Catherine se versant une cuillerée du breuvage pharmaceutique, et regardant Pitou avec des yeux qui lui firent fondre le cœur, ce que tu fais pour moi vaut mieux que tous les breuvages du monde !

 

– C’est donc cela que le docteur Raynal disait que j’avais de si grandes dispositions à être élève en médecine !

 

– Mais où diras-tu que tu vas, Pitou, pour qu’on ne se doute de rien à la ferme ?

 

– Oh ! quant à cela, soyez tranquille.

 

Et Pitou prit son chapeau.

 

– Faut-il que je réveille Mme Clément ? demanda-t-il.

 

– Oh ! c’est inutile, laisse-la dormir, la pauvre femme… Je n’ai, maintenant, besoin de rien… que…

 

– Que… de quoi ? demanda Pitou.

 

Catherine sourit.

 

– Ah ! oui, j’y suis, murmura le messager d’amour… que de la lettre de M. Isidor.

 

Puis, après un instant de silence :

 

– Eh bien, soyez tranquille, si elle y est, vous l’aurez : si elle n’y est pas…

 

– Si elle n’y est pas ? demanda anxieusement Catherine.

 

– Si elle n’y est pas… pour que vous me regardiez encore comme vous me regardiez tout à l’heure, pour que vous me souriiez encore comme vous venez de me sourire, pour que vous m’appeliez encore votre cher Pitou et votre bon ami… si elle n’y est pas, eh bien, j’irai la chercher à Paris.

 

– Bon et excellent cœur ! murmura Catherine en suivant des yeux Pitou, qui sortait.

 

Puis, épuisée de cette longue conversation, elle retomba la tête sur son oreiller.

 

Au bout de dix minutes, il eût été impossible à la jeune fille de se dire à elle-même si ce qui venait de se passer était une réalité amenée par le retour de sa raison, ou un rêve enfanté par son délire ; mais ce dont elle était sûre, c’est qu’une fraîcheur vivifiante et douce se répandait de son cœur aux extrémités les plus éloignées de ses membres fiévreux et endoloris.

 

Au moment où Pitou traversa la cuisine, la mère Billot leva la tête.

 

La mère Billot ne s’était pas couchée et n’avait pas dormi depuis trois jours.

 

Depuis trois jours, elle n’avait pas quitté cet escabeau enterré sous le manteau de la cheminée, d’où ses yeux pouvaient, à défaut de sa fille, près de laquelle il lui était défendu de pénétrer, voir au moins la porte de la chambre de sa fille.

 

– Eh bien ? demanda-t-elle.

 

– Eh bien, mère Billot, cela va mieux, dit Pitou.

 

– Où vas-tu alors ?

 

– Je vais à Villers-Cotterêts.

 

– Et qu’y vas-tu faire ?

 

Pitou hésita un instant : Pitou n’était pas l’homme de l’à-propos.

 

– Ce que je vais y faire ?… répéta-t-il pour gagner du temps.

 

– Oui, dit la voix du père Billot, ma femme te demande ce que tu vas y faire ?

 

– Je vais prévenir le docteur Raynal.

 

– Le docteur Raynal t’avait dit de ne le prévenir que s’il y avait du nouveau.

 

– Eh bien, dit Pitou, puisque mademoiselle Catherine va mieux, il me semble que c’est du nouveau.

 

Soit que le père Billot trouvât la réponse de Pitou péremptoire, soit qu’il ne voulût pas se montrer trop difficile pour un homme qui, au bout du compte, lui apportait une bonne nouvelle, il ne fit pas d’autre objection au départ de Pitou.

 

Pitou passa donc, tandis que le père Billot rentrait dans sa chambre, et que la mère Billot laissait retomber sa tête sur sa poitrine.

 

Pitou arriva à Villers-Cotterêts à six heures moins un quart du matin.

 

Il réveilla scrupuleusement le docteur Raynal pour lui dire que Catherine allait mieux, et lui demander ce qu’il y avait de nouveau à faire.

 

Le docteur l’interrogea sur sa nuit de garde, et, au grand étonnement de Pitou, qui, cependant, mit dans ses réponses toute la circonspection possible, le brave garçon s’aperçut bientôt que le docteur savait ce qui s’était passé entre lui et Catherine aussi couramment à peu près que s’il eût, dans quelque coin de la chambre, derrière les rideaux de la fenêtre ou du lit, assisté à sa conversation avec la jeune fille.

 

Le docteur Raynal promit de passer dans la journée à la ferme, recommanda pour toute ordonnance que l’on servît à Catherine toujours du même tonneau, et congédia Pitou, lequel réfléchit fort longtemps à ces paroles énigmatiques, et finit par comprendre que le docteur lui recommandait de continuer à parler à la jeune fille du vicomte Isidor de Charny.

 

Puis, de chez le docteur, il alla chez la mère Colombe. La factrice demeurait au bout de la rue de Lormet, c’est-à-dire à l’autre extrémité de la ville.

 

Il arriva comme elle ouvrait sa porte.

 

La mère Colombe était une grande amie de la tante Angélique ; mais cette amitié pour la tante ne l’empêchait point d’apprécier le neveu.

 

En entrant dans la boutique de la mère Colombe, pleine de pain d’épice et de sucre d’orge, Pitou comprit, pour la première fois, que, s’il voulait réussir dans sa négociation et se faire livrer par la factrice les lettres de mademoiselle Catherine, il fallait employer, sinon la corruption, du moins la séduction.

 

Il acheta deux bouts de sucre d’orge et un pavé de pain d’épice.

 

Puis, cette acquisition faite et payée, il hasarda sa demande.

 

Il y avait des difficultés graves.

 

Les lettres ne devaient être remises qu’aux personnes à qui elles étaient adressées, ou tout au moins à des fondés de pouvoir et porteurs de procurations écrites.

 

La mère Colombe ne doutait pas de la parole de Pitou, mais elle exigeait une procuration écrite.

 

Pitou vit qu’il fallait faire un sacrifice.

 

Il promit d’apporter le lendemain le reçu de la lettre, s’il y avait une lettre, plus une autorisation de recevoir pour Catherine les autres lettres à venir.

 

Promesse qu’il accompagna d’un second achat de sucre d’orge et de pain d’épice.

 

Le moyen de rien refuser à la main qui étrenne, et surtout qui étrenne d’une façon si libérale !

 

La mère Colombe ne fit que de faibles objections, et finit par autoriser Pitou à la suivre à la poste où elle lui remettrait la lettre de Catherine, si une lettre était arrivée pour elle.

 

Pitou la suivit en mangeant ses deux pavés de pain d’épice, et en suçant ses quatre bâtons de sucre d’orge.

 

Jamais, au grand jamais, il ne s’était permis une pareille débauche ; mais, on le sait, grâce aux libéralités du docteur Gilbert, Pitou était riche.

 

En traversant la grande place, il monta sur les barreaux de la fontaine, appliqua sa bouche à l’un des quatre jets qui s’en échappaient à cette époque, et, pendant cinq minutes, absorba le cours d’eau tout entier sans en laisser tomber une goutte. En descendant de la fontaine, il jeta les yeux autour de lui, et aperçut une espèce de théâtre dressé au milieu de la place.

 

Alors, il se rappela qu’au moment de son départ, il était fort question de se réunir à Villers-Cotterêts, afin d’y poser les bases d’une fédération entre le chef-lieu de canton et les villages environnants.

 

Les divers événements privés qui s’étaient succédés autour de lui avaient fait oublier cet événement politique, qui n’était point, cependant, sans une certaine importance.

 

Il pensa, alors, aux vingt-cinq louis que lui avait donnés, au moment du départ, le docteur Gilbert pour l’aider à mettre sur le meilleur pied possible la garde nationale d’Haramont.

 

Et il redressa la tête avec orgueil en songeant à la splendide figure que feraient, grâce à ces vingt-cinq louis, les trente-trois hommes qu’il avait sous ses ordres.

 

Cela l’aida à digérer les deux pavés de pain d’épice et les quatre morceaux de sucre d’orge, qui, joints à la pinte d’eau qu’il avait avalée, eussent bien pu, malgré la chaleur des sucs gastriques dont la nature l’avait pourvu, lui peser sur l’estomac, s’il eût été privé de cet excellent digestif qu’on appelle l’amour-propre satisfait.

 

Chapitre LII

Pitou géographe

 

Pendant que Pitou buvait, pendant que Pitou digérait, pendant que Pitou réfléchissait, la mère Colombe avait gagné du chemin sur lui, et était entrée à la poste.

 

Mais Pitou ne s’était point inquiété de cela. La poste était située en face de ce que l’on appelle la rue Neuve, espèce de ruelle qui donne sur cette portion du Parc où est située l’allée des Soupirs, de langoureuse mémoire : en quinze enjambées, il aurait rejoint la mère Colombe.

 

Il exécuta ses quinze enjambées et arriva sur le seuil de la poste juste comme la mère Colombe sortait, son paquet de lettres à la main.

 

Au milieu de toutes ces lettres, il y en avait une pliée, enfermée dans une élégante enveloppe, et coquettement cachetée d’un sceau de cire.

 

Cette lettre était à l’adresse de Catherine Billot.

 

Il était évident que c’était la lettre que Catherine attendait.

 

Selon les conventions arrêtées, cette lettre fut remise par la factrice à l’acheteur de sucre d’orge, lequel partit à l’instant même pour Pisseleu, joyeux et triste à la fois : joyeux du bonheur qu’il allait reporter à Catherine, triste de ce que ce bonheur venait à la jeune fille d’une source dont il trouvait l’eau si amère à ses lèvres.

 

Mais, malgré cette amertume, le messager était d’une si excellente nature, que, pour porter plus vite cette lettre maudite, il passa insensiblement du pas au trot, et du trot au galop.

 

À cinquante pas de la ferme, il s’arrêta tout à coup, songeant avec raison que, s’il arrivait ainsi tout haletant et tout couvert de sueur, il pourrait bien inspirer de la défiance au père Billot, lequel paraissait engagé dans la voie étroite et épineuse du soupçon.

 

Il résolut donc, au risque d’être en retard d’une minute ou deux, d’accomplir d’un pas plus posé le bout de chemin qui lui restait à faire ; et, dans ce but, il marchait avec la gravité d’un de ces confidents de tragédie auquel la confiance de Catherine venait de l’assimiler, lorsque, en passant devant la chambre de la jeune malade, il s’aperçut que la garde, sans doute pour donner un peu d’air frais à cette chambre, avait entrouvert la fenêtre.

 

Pitou introduisit son nez d’abord et son œil ensuite dans l’entrebâillement ; il ne pouvait pas davantage à cause de l’espagnolette.

 

Mais cela lui suffit, à lui, pour voir Catherine éveillée, et l’attendant, et cela suffit à Catherine pour voir Pitou mystérieux et faisant des signes.

 

– Une lettre !… balbutia la jeune fille, une lettre !

 

– Chut !… dit Pitou.

 

Et, regardant autour de lui avec l’œil d’un braconnier qui veut dépister tous les gardes d’une capitainerie, il lança, se voyant parfaitement isolé, sa lettre par l’entrebâillement, et, cela, avec tant d’adresse, qu’elle tomba juste dans l’espèce de récipient que celle qui l’attendait lui avait ménagé sous son oreiller.

 

Puis, sans attendre un remerciement qui ne pouvait pas lui manquer, il se rejeta en arrière et poursuivait son chemin vers la porte de la ferme, sur le seuil de laquelle il trouva Billot.

 

Sans l’espèce de courbe que faisait le mur, le fermier eût vu ce qui venait de se passer, et Dieu sait, avec la disposition d’esprit dans laquelle il paraissait être, ce qui serait arrivé de cette certitude substituée au simple soupçon.

 

L’honnête Pitou ne s’attendait pas à se trouver face à face avec le fermier, et il sentit que, malgré lui, il rougissait jusqu’aux oreilles.

 

– Oh ! monsieur Billot, dit-il, vrai, vous m’avez fait peur !…

 

– Peur, à toi, Pitou !… à un capitaine de la garde nationale !… à un vainqueur de la Bastille ! peur !…

 

– Que voulez-vous ! dit Pitou, il y a des moments comme cela. Dame ! quand on n’est pas prévenu…

 

– Oui…, dit Billot, et quand on s’attend à rencontrer la fille et qu’on rencontre le père, n’est-ce pas ?…

 

– Oh ! monsieur Billot, pour ça, non ! dit Pitou ; je ne m’attendais pas à rencontrer mademoiselle Catherine ; oh ! non quoiqu’elle aille toujours de mieux en mieux, à ce que j’espère, elle est encore trop malade pour se lever.

 

– N’as-tu donc rien à lui dire ? demanda Billot.

 

– À qui ?

 

– À Catherine…

 

– Si fait. J’ai à lui rapporter que M. Raynal a dit que c’était bien, et qu’il viendrait dans la journée ; mais un autre peut lui conter cela aussi bien que moi.

 

– D’ailleurs, toi, tu dois avoir faim, n’est-ce pas ?

 

– Faim ?… dit Pitou. Peuh !

 

– Comment ! tu n’as pas faim ?… s’écria le fermier.

 

Pitou vit qu’il avait lâché une bêtise. Pitou n’ayant pas faim à huit heures du matin, c’était un dérangement dans l’équilibre de la nature.

 

– Certainement que j’ai faim ! dit-il.

 

– Eh bien, entre et mange ; les journaliers sont en train de déjeuner, et ils ont dû te garder une place.

 

Pitou entra, Billot le suivit des yeux, quoique sa bonhomie eût presque détourné ses soupçons ; il le vit s’asseoir au haut bout de la table et attaquer sa miche et son assiette de lard, comme s’il n’avait pas eu deux pavés de pain d’épice, quatre bâtons de sucre d’orge et une pinte d’eau sur l’estomac.

 

Il est vrai que, selon toute probabilité, l’estomac de Pitou était déjà redevenu libre.

 

Pitou ne savait pas faire beaucoup de choses à la fois, mais il faisait bien ce qu’il faisait. Chargé par Catherine d’une commission, il l’avait bien faite ; invité par Billot à déjeuner, il déjeunait bien.

 

Billot continuait à l’observer ; mais, voyant qu’il ne détournait pas les yeux de son assiette, voyant que sa préoccupation s’arrêtait à la bouteille de cidre qu’il avait devant lui, remarquant que pas une seule fois son regard n’avait cherché la porte de Catherine, il finit par croire que le petit voyage de Pitou à Villers-Cotterêts n’avait pas d’autre but que celui qu’il avait accusé.

 

Vers la fin du déjeuner de Pitou, la porte de Catherine s’ouvrit, et Mme Clément sortit et s’avança dans la cuisine avec l’humble sourire de la garde malade sur les lèvres : elle venait à son tour chercher sa tasse de café.

 

Il va sans dire qu’à six heures du matin, c’est-à-dire un quart d’heure après le départ de Pitou, elle avait fait sa première apparition, pour réclamer son petit verre d’eau-de-vie, la seule chose qui la soutînt, disait-elle, quand elle avait veillé toute une nuit.

 

À sa vue, madame Billot alla à elle, et M. Billot rentra.

 

Tous deux s’informèrent de la santé de Catherine.

 

– Cela va toujours bien, répondit Mme Clément ; cependant, je crois que, dans ce moment-ci, Mlle Catherine a un peu de délire.

 

– Comment cela, du délire ?… répondit le père Billot ; ça lui a donc repris ?

 

– Oh ! mon Dieu ! ma pauvre enfant ! murmura la fermière.

 

Pitou leva la tête et écouta.

 

– Oui, reprit Mme Clément, elle parle d’une ville nommée Turin, d’un pays nommé la Sardaigne, et elle appelle M. Pitou, pour qu’il lui dise ce que c’est que ce pays et cette ville.

 

– Me voilà ! dit Pitou en avalant le reste de sa canette de cidre, et en s’essuyant la bouche avec sa manche.

 

Le regard du père Billot l’arrêta.

 

– Toutefois, dit-il, si M. Billot juge à propos que je donne à Mlle Catherine les explications qu’elle désire…

 

– Pourquoi pas ? dit la mère Billot. Puisqu’elle te demande, la pauvre enfant, vas-y, mon garçon ; d’autant plus que M. Raynal a dit que tu étais un bon élève en médecine.

 

– Dame ! fit naïvement Pitou, demandez à Mme Clément comme nous avons soigné Mlle Catherine cette nuit… Mme Clément n’a pas dormi un instant, la digne femme ! ni moi non plus.

 

C’était une grande adresse de la part de Pitou d’attaquer ce point délicat à l’endroit de la garde-malade. Comme elle avait fait un excellent somme de minuit à six heures du matin, déclarer qu’elle n’avait pas dormi un seul instant, c’était s’en faire une amie, plus qu’une amie : une complice.

 

– C’est bien ! dit le père Billot ; puisque Catherine te demande, va auprès d’elle. Peut-être un moment viendra-t-il où elle nous demandera aussi, sa mère et moi.

 

Pitou sentait instinctivement qu’il y avait un orage dans l’air, et, comme le berger dans les champs, quoique prêt à affronter cet orage s’il le fallait, il n’en cherchait pas moins d’avance un abri pour cacher sa tête.

 

Cet abri était Haramont.

 

À Haramont, il était roi. Que dis-je, roi ? il était plus que roi : il était commandant de la garde nationale ! il était La Fayette !

 

D’ailleurs, il avait des devoirs qui l’appelaient à Haramont.

 

Aussi se promettait-il bien, ses mesures prises avec Catherine, de retourner promptement à Haramont.

 

Ce fut en arrêtant ce projet dans son esprit, qu’avec la permission verbale de M. Billot, et la permission mentale de Mme Billot, il entra dans la chambre de la malade.

 

Catherine l’attendait impatiemment ; à l’ardeur de ses yeux, au coloris de ses joues, on pouvait croire, comme l’avait dit Mme Clément, qu’elle était sous l’empire de la fièvre.

 

À peine Pitou eut-il refermé la porte de la chambre de Catherine, que celle-ci, le reconnaissant à son pas, et l’attendant, d’ailleurs, depuis une heure et demie à peu près, se retourna vivement de son côté, et lui tendit les deux mains.

 

– Ah ! c’est toi, Pitou ! dit la jeune fille ; comme tu as tardé !

 

– Ce n’est pas ma faute, mademoiselle, dit Pitou ; c’est votre père qui m’a retenu.

 

– Mon père ?

 

– Lui-même… Oh ! il faut qu’il se doute de quelque chose. Et puis, moi, d’ailleurs, ajouta Pitou avec un soupir, je ne me suis pas pressé : je savais que vous aviez ce que vous désiriez avoir.

 

– Oui, Pitou… oui, dit la jeune fille en baissant les yeux, oui… et je te remercie.

 

Puis elle ajouta à voix basse :

 

– Tu es bien bon, Pitou, et je t’aime bien !

 

– Vous êtes bien bonne vous-même, mademoiselle Catherine, répondit Pitou près de pleurer ; car il sentait que toute cette amitié pour lui n’était qu’un reflet de son amour pour un autre, et, au fond du cœur, si modeste que fût le brave garçon, il était humilié de n’être que la lune de Charny.

 

Aussi ajouta-t-il vivement :

 

– Je suis venu vous déranger, mademoiselle Catherine, parce qu’on m’a dit que vous désiriez savoir quelque chose…

 

Catherine porta la main à son cœur : elle y cherchait la lettre d’Isidor pour y puiser sans doute le courage de questionner Pitou.

 

Enfin, faisant un effort :

 

– Pitou, demanda-t-elle, toi qui es si savant, peux-tu me dire ce que c’est que la Sardaigne ?

 

Pitou évoqua tous ses souvenirs en géographie.

 

– Attendez donc… attendez donc, mademoiselle, dit-il, je dois savoir cela. Au nombre des choses que M. l’abbé Fortier avait la prétention de nous enseigner était la géographie. Attendez donc… la Sardaigne… je vais y être… Ah ! si je retrouvais le premier mot, je vous dirais tout !

 

– Oh ! cherche, Pitou… cherche, dit Catherine en joignant les mains.

 

– Parbleu ! dit Pitou, c’est bien ce que je fais aussi. La Sardaigne… la Sardaigne… Ah ! m’y voilà !

 

Catherine respira.

 

– La Sardaigne, reprit Pitou, la Sardinia des Romains, l’une des trois grandes îles de la Méditerranée, au sud de la Corse, dont la sépare le détroit de Bonifacio, fait partie des Etats Sardes, qui en tirent leur nom, et qu’on appelle royaume de Sardaigne ; elle a soixante lieues du nord au sud, seize de l’est à l’ouest ; elle est peuplée de 54 000 habitants ; capitale Cagliari… Voilà ce que c’est que la Sardaigne, mademoiselle Catherine.

 

– Oh ! mon Dieu ! dit la jeune fille, que vous êtes heureux de savoir tant de choses, monsieur Pitou !

 

– Le fait est, dit Pitou, assez satisfait dans son amour-propre s’il était blessé dans son amour, le fait est que j’ai une bonne mémoire.

 

– Et, maintenant, hasarda Catherine, mais avec moins de timidité, maintenant que vous m’avez dit ce que c’était que la Sardaigne, voulez-vous me dire ce que c’est que Turin ?…

 

– Turin ?… répéta Pitou, certainement, mademoiselle Catherine, que je ne demande pas mieux que de vous le dire… si je me le rappelle toutefois.

 

– Oh ! tâchez de vous le rappeler ; c’est le plus important, monsieur Pitou.

 

– Dame ! si c’est le plus important, dit Pitou, il faudra bien… D’ailleurs, si je ne me le rappelle pas, je ferai des recherches…

 

– C’est… c’est… insista Catherine, c’est que j’aimerais mieux le savoir tout de suite… Cherchez, mon cher Pitou… cherchez.

 

Et Catherine prononça ces paroles d’une voix si caressante, qu’elles firent courir un frisson par tout le corps de Pitou.

 

– Ah ! je cherche… mademoiselle, dit-il, je cherche…

 

Catherine le couvait des yeux.

 

Pitou renversa sa tête en arrière, comme pour interroger le plafond.

 

– Turin… dit-il, Turin… Dame ! mademoiselle, c’est plus difficile que la Sardaigne… La Sardaigne est une grande île de la Méditerranée, et il n’y a que trois grandes îles dans la Méditerranée : la Sardaigne, qui appartient au roi de Piémont ; la Corse, qui appartient au roi de France ; et la Sicile, qui appartient au roi de Naples ; tandis que Turin, c’est une simple capitale…

 

– Comment avez-vous dit pour la Sardaigne, mon cher Pitou ?…

 

– J’ai dit la Sardaigne, qui appartient au roi de Piémont, et je ne crois pas me tromper, mademoiselle.

 

– C’est cela… justement, mon cher Pitou. Isidor dit, dans sa lettre, qu’il va à Turin, en Piémont…

 

– Ah ! fit Pitou, je comprends maintenant… Bon ! bon ! bon !… C’est à Turin que M. Isidor a été envoyé par le roi, et c’est pour savoir où va M. Isidor que vous m’interrogez…

 

– Pourquoi serait-ce donc, répondit la jeune fille, si ce n’était pour lui ? Que m’importent, à moi, la Sardaigne, le Piémont, Turin ?… Tant qu’il n’y a pas été, j’ai ignoré ce que c’était que cette île et cette capitale, et je m’en inquiétais peu. Mais il est parti pour Turin… comprends-tu, mon cher Pitou ? et je veux savoir ce que c’est que Turin…

 

Pitou poussa un gros soupir, secoua la tête, mais il n’en fit pas moins tous ses efforts pour satisfaire Catherine.

 

– Turin… dit-il, attendez… capitale du Piémont… Turin… Turin… J’y suis ! – Turin, Bodincemagus, Taurasia, Colonia Julia, Augusta Taurinorum chez les Anciens ; aujourd’hui capitale du Piémont et des Etats Sardes ; située sur le Pô et la Doire ; une des plus belles villes de l’Europe. Population, 125 000 habitants ; roi régnant, Charles-Emmanuel… Voilà ce que c’est que Turin, mademoiselle Catherine.

 

– Et à quelle distance Turin est-il de Pisseleu, monsieur Pitou ? Vous qui savez tout, vous devez encore savoir cela…

 

– Ah ! dame ! fit Pitou, je vous dirai bien à quelle distance Turin est de Paris ; mais de Pisseleu, c’est plus difficile.

 

– Eh bien, dites d’abord de Paris, Pitou… et nous ajouterons les dix-huit lieues qu’il y a de Pisseleu à Paris.

 

– Tiens ! c’est, ma foi ! vrai, dit Pitou.

 

Et, continuant sa nomenclature :

 

– Distance de Paris, dit-il, deux cent six lieues ; de Rome, cent quarante ; de Constantinople…

 

– Je n’ai besoin que de Paris, mon cher Pitou. Deux cent six lieues… et dix-huit… deux cent vingt-quatre. Ainsi, il est à deux cent vingt-quatre lieues de moi… Il y a trois jours, il était là… à trois quarts de lieue… à mes côtés… et aujourd’hui… aujourd’hui…, ajouta Catherine en fondant en larmes et en se tordant les bras, aujourd’hui, il est à deux cent vingt-quatre lieues de moi !…

 

– Oh ! pas encore, hasarda timidement Pitou : il n’est parti que d’avant hier… il n’est encore qu’à moitié chemin… et à peine…

 

– Où est-il, alors ?

 

– Ah ! quant à cela, je n’en sais rien, répondit Pitou. L’abbé Fortier nous apprenait ce que c’étaient que les royaumes et les capitales, mais il ne nous disait rien des chemins qui y conduisent.

 

– Ainsi voilà tout ce que tu sais, mon cher Pitou ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui ! dit le géographe, humilié de toucher si vite aux limites de sa science ; si ce n’est que Turin est un repaire d’aristocrates !

 

– Que veut dire cela ?

 

– Cela veut dire, mademoiselle, que c’est à Turin que sont réunis tous les princes, toutes les princesses, tous les émigrés : M. le comte d’Artois, M. le prince de Condé, Mme de Polignac, un tas de brigands, enfin, qui conspirent contre la nation, et à qui on coupera la tête un jour, il faut l’espérer, avec une machine très ingénieuse qu’est en train d’inventer M. Guillotin.

 

– Oh ! monsieur Pitou !…

 

– Quoi donc, mademoiselle ?…

 

– Voilà que vous redevenez féroce, comme à votre premier retour de Paris.

 

– Féroce !… moi ? dit Pitou. Ah ! c’est vrai… Oui, oui, oui !… M. Isidor est un de ces aristocrates-là ! et vous avez peur pour lui…

 

Puis, avec un de ces gros soupirs que nous avons déjà signalés plus d’une fois :

 

– N’en parlons plus… ajouta Pitou. Parlons de vous, mademoiselle Catherine, et de la façon dont je puis vous être agréable.

 

– Mon cher Pitou, dit Catherine, la lettre que j’ai reçue ce matin n’est probablement pas la seule que je recevrai…

 

– Et vous désirez que j’aille chercher les autres comme celle-ci ?…

 

– Pitou… puisque tu as commencé d’être si bon…

 

– Autant vaut que je continue, n’est-ce pas ?

 

– Oui…

 

– Je ne demande pas mieux, moi.

 

– Tu comprends bien que, surveillée par mon père comme je le serai, je ne pourrai aller à la ville…

 

– Ah ! mais c’est qu’il faut vous dire qu’il me surveille un peu aussi, moi, le père Billot ; j’ai vu cela à son œil.

 

– Oui ; mais vous, Pitou, il ne peut pas vous suivre à Haramont, et nous pouvons convenir d’un endroit où vous déposerez les lettres.

 

– Oh ! très bien ! répondit Pitou, comme, par exemple, le gros saule creux qui est près de l’endroit où je vous ai trouvée évanouie ?

 

– Justement, dit Catherine ; c’est à portée de la ferme, et en même temps hors de vue des fenêtres. C’est donc convenu qu’on les mettra là ?…

 

– Oui, mademoiselle Catherine.

 

– Seulement, vous aurez soin qu’on ne vous voie pas !

 

– Demandez aux gardes de la galerie de Longpré, de Taille-Fontaine et de Montaigu s’ils m’ont vu, et, cependant, je leur en ai soufflé des douzaines de lapins !… Mais, vous, mademoiselle Catherine, comment ferez-vous pour les aller chercher, ces fameuses lettres ?

 

– Moi ?… oh ! moi, dit Catherine avec un sourire plein d’espérance et de volonté, moi, je vais tâcher de guérir bien vite !

 

Pitou poussa le plus gros des soupirs qu’il eût encore poussés.

 

En ce moment, la porte s’ouvrit, et le docteur Raynal parut.

 

Chapitre LIII

Pitou capitaine d’habillement

 

Cette visite de M. Raynal venait à propos pour faciliter la sortie de Pitou.

 

Le docteur s’approcha de la malade, non sans s’apercevoir du notable changement qui s’était opéré en elle depuis la veille.

 

Catherine sourit au docteur, et lui tendit le bras.

 

– Oh ! dit le docteur, si ce n’était pour le plaisir de toucher votre jolie main, ma chère Catherine, je ne consulterais même pas votre pouls. Je parie que nous ne dépassons pas soixante et quinze battements à la minute.

 

– C’est vrai que je vais beaucoup mieux, docteur, et que vos ordonnances ont fait merveille.

 

– Mes ordonnances… Hum ! hum ! fit le docteur ; je ne demande pas mieux, vous comprenez, mon enfant, que d’avoir tous les honneurs de la convalescence ; mais il faut bien, si vaniteux que je sois, que je laisse une part de cet honneur à mon élève Pitou.

 

Puis, levant les yeux au ciel :

 

– Ô nature, nature ! dit-il, puissante Cérès, mystérieuse Isis, que de secrets tu gardes encore à ceux qui sauront t’interroger !

 

Et, se tournant vers la porte :

 

– Allons, allons, dit-il, entrez, père au visage sombre, mère à l’œil inquiet, et venez voir la chère malade ; elle n’a, pour guérir tout à fait, plus besoin que de votre amour et de vos caresses.

 

À la voix du docteur, le père et la mère Billot accoururent ; le père Billot avec un reste de soupçon dans la physionomie ; la mère Billot avec une figure radieuse.

 

Pendant qu’ils faisaient leur entrée, Pitou – après avoir répondu au dernier coup d’œil que lui lançait Catherine –, Pitou faisait sa sortie.

 

Laissons Catherine – que la lettre d’Isidor, appuyée sur son cœur, dispense désormais d’applications de glace sur la tête et de moutarde aux pieds –, laissons Catherine, disons-nous, revenir, sous les caresses de ses dignes parents, à l’espérance et à la vie, et suivons Pitou, qui venait simplement et naïvement d’accomplir une des actions les plus difficiles imposées par le christianisme aux âmes chrétiennes – l’abnégation de soi-même et le dévouement à son prochain.

 

Dire que le brave garçon quittait Catherine avec un cœur joyeux, ce serait trop dire ; nous nous contenterons donc d’affirmer qu’il la quittait avec un cœur satisfait. Quoiqu’il ne se fût pas rendu compte à lui-même de la grandeur de l’action qu’il venait d’accomplir, il sentait bien, aux félicitations de cette voix intérieure que chacun porte en soi, qu’il avait fait une bonne et sainte chose, non pas peut-être au point de vue de la morale, qui bien certainement réprouvait cette liaison de Catherine avec le vicomte de Charny, c’est-à-dire d’une paysanne avec un grand seigneur, mais au point de vue de l’humanité.

 

Or, à l’époque dont nous parlons, l’humanité était un des mots à la mode, et Pitou – qui, plus d’une fois, avait prononcé le mot sans savoir ce qu’il voulait dire –, Pitou venait de le mettre en pratique sans trop savoir ce qu’il avait fait.

 

Ce qu’il avait fait, c’était une chose qu’il eût dû faire par habileté, s’il ne l’eût pas faite par bonté d’âme.

 

De rival de M. de Charny – situation impossible à maintenir pour lui, Pitou –, de rival de M. de Charny, il était devenu le confident de Catherine.

 

Aussi, Catherine, au lieu de le rudoyer, au lieu de le brutaliser, au lieu de le mettre à la porte, comme elle avait fait au retour de son premier voyage de Paris, Catherine l’avait-elle choyé, tutoyé, caressé.

 

Confident, il avait obtenu ce que, rival, il n’avait jamais rêvé.

 

Sans compter ce qu’il obtiendrait encore, au fur et à mesure que les événements rendraient sa participation de plus en plus nécessaire à la vie intime et aux sentiments secrets de la belle paysanne.

 

Afin de se ménager cet avenir d’amicales tendresses, Pitou commença par porter à madame Colombe une autorisation presque illisible donnée à lui, Pitou, par Catherine, de recevoir, pour elle et en son nom, toutes les lettres qui arriveraient pour elle et à son nom.

 

À cette autorisation écrite, Pitou joignait une promesse verbale de Catherine, qui s’engageait, à la Sainte-Martin prochaine, de donner aux journaliers de Pisseleu une collation toute en pain d’épice et en sucre d’orge.

 

Moyennant cette autorisation et cette promesse, qui mettaient à la fois à couvert la conscience et les intérêts de la mère Colombe, celle-ci s’engagea à prendre tous les matins à la poste et à tenir à la disposition de Pitou les lettres qui pourraient arriver pour Catherine.

 

Ce point réglé, Pitou – n’ayant plus rien à faire à la ville, comme on appelait pompeusement Villers-Cotterêts –, Pitou s’achemina vers le village.

 

La rentrée de Pitou à Haramont fut un événement. Son départ précipité pour la capitale n’avait point été sans soulever un grand nombre de commentaires, et, après ce qui était arrivé à propos de l’ordre envoyé de Paris par un aide de camp de La Fayette de s’emparer des fusils en dépôt chez l’abbé Fortier, les Haramontois n’avaient plus fait de doute sur l’importance politique de Pitou. Les uns disaient qu’il avait été appelé à Paris par le docteur Gilbert ; les autres, par le général de La Fayette ; les autres, enfin – il est vrai de dire que c’était le plus petit nombre –, les autres, enfin, par le roi !

 

Quoique Pitou ignorât les bruits qui s’étaient répandus en son absence, bruits tout en faveur de son importance personnelle, il n’en rentrait pas moins dans son pays natal avec un air si digne que chacun fut émerveillé de cette dignité.

 

C’est que, pour être vus à leur véritable distance, les hommes doivent être vus sur le terrain qui leur est propre. Ecolier dans la cour de l’abbé Fortier, journalier à la ferme de M. Billot, Pitou était homme, citoyen, capitaine à Haramont.

 

Sans compter qu’en cette qualité de capitaine, outre cinq ou six louis lui appartenant en propre, il rapportait, on se le rappelle, vingt-cinq louis offerts généreusement par le Dr Gilbert, en vue de l’équipement et de l’habillement de la garde nationale d’Haramont.

 

Aussi, à peine rentré chez lui, et comme le tambour venait lui faire sa visite, Pitou ordonna-t-il à celui-ci d’annoncer pour le lendemain dimanche, à midi, une revue officielle, avec armes et bagages, sur la grande place d’Haramont.

 

Dès lors, on ne douta plus que Pitou n’eût une communication à faire à la garde nationale d’Haramont de la part du gouvernement.

 

Beaucoup vinrent causer avec Pitou pour tâcher d’apprendre, avant les autres, quelque chose de ce grand secret ; mais Pitou garda, à l’endroit des affaires publiques, un majestueux silence.

 

Le soir – Pitou, que les affaires publiques ne distrayaient pas plus de ses affaires privées que les affaires privées ne le distrayaient des affaires publiques –, le soir, Pitou alla tendre ses collets et présenter ses compliments au père Clouïs, ce qui ne l’empêcha point d’être à sept heures du matin chez maître Dulauroy, tailleur, après avoir déposé dans son domicile d’Haramont trois lapins et un lièvre, et s’être informé à la mère Colombe s’il y avait des lettres pour Catherine.

 

Il n’y en avait pas, et Pitou en fut presque affligé en songeant au chagrin que ressentirait la pauvre convalescente.

 

La visite de Pitou à M. Dulauroy avait pour but de savoir si celui-ci consentirait l’habillement à forfait de la garde nationale d’Haramont, et quel prix il demanderait pour cela.

 

Maître Dulauroy fit sur la taille des individus les questions usitées en pareille occurrence, questions auxquelles Pitou répondit en lui mettant sous les yeux l’état nominatif des trente-trois hommes, officiers, sous-officiers et soldats, composant l’effectif de la garde civique haramontoise.

 

Comme tous les hommes étaient connus de maître Dulauroy, on supputa grosseur et taille, et, plume et crayon à la main, le tailleur déclara qu’il ne pouvait pas fournir trente-trois habits et trente-trois culottes convenablement conditionnés à moins de trente-trois louis.

 

Et encore Pitou ne devait-il pas exiger pour ce prix du drap entièrement neuf.

 

Pitou se récria, et prétendit qu’il tenait de la bouche même de M. de La Fayette qu’il avait fait habiller les trois millions d’hommes qui composaient la garde civique de France, à raison de vingt-cinq livres l’homme, ce qui faisait soixante et quinze millions pour le tout.

 

Maître Dulauroy répondit que, sur un chiffre pareil, perdît-on dans le détail, il y avait moyen de se retirer pour le tout ; mais que, lui, ce qu’il pouvait faire – et son dernier mot était dit –, c’était d’habiller la garde civique d’Haramont à vingt-deux francs l’homme, et encore, vu les avances nécessaires, ne pouvait-il entreprendre l’affaire qu’au comptant.

 

Pitou tira une poignée d’or de sa poche et déclara que là ne serait point l’empêchement, mais qu’il était limité dans son prix, et que, si maître Dulauroy refusait de confectionner les trente-trois habits et les trente-trois culottes pour vingt-cinq louis, il allait en faire l’offre à maître Bligny, confrère et rival de maître Dulauroy, auquel il était donné la préférence en sa qualité d’ami de la tante Angélique.

 

Pitou, en effet, n’était point fâché que la tante Angélique apprît par voie détournée que lui, Pitou, remuait l’or à la pelle, et il ne doutait pas que, le même soir, le tailleur ne lui rapportât ce qu’il avait vu, c’est-à-dire que Pitou était riche comme feu Crésus.

 

La menace de porter ailleurs une commande de cette importance fit son effet, et maître Dulauroy en passa par où voulut Pitou, lequel exigea, en outre, que son costume, en drap neuf – peu lui importait que ce fût en drap fin : il l’aimait même mieux gros que fin –, lui fût fourni, épaulettes comprises, par-dessus le marché.

 

Ce fut l’objet d’un nouveau débat non moins long et non moins ardent que le premier, mais sur lequel Pitou triompha encore grâce à cette terrible menace d’obtenir de maître Bligny ce qu’il ne pouvait obtenir de maître Dulauroy.

 

Le résultat de toute la discussion fut l’engagement pris par maître Dulauroy de fournir, pour le samedi suivant, trente et un habits et trente et une culottes de soldats, deux habits et deux culottes de sergent et de lieutenant, et un habit et une culotte de capitaine, l’habit orné de ses épaulettes.

 

Faute d’exactitude dans la livraison, la commande restait pour le compte du tailleur retardataire, la cérémonie de la fédération de Villers-Cotterêts et des villages qui relevaient de ce chef-lieu de canton devant avoir lieu le dimanche lendemain de ce samedi.

 

Cette condition fut acceptée comme les autres.

 

À neuf heures du matin, cette grande affaire était terminée.

 

À neuf heures et demie, Pitou était rentré à Haramont, tout orgueilleux d’avance de la surprise qu’il ménageait à ses concitoyens.

 

À onze heures, le tambour battait le rappel.

 

À midi, la garde nationale sous les armes manœuvrait avec sa précision ordinaire, sur la place publique du village.

 

Après une heure de manœuvres qui valurent à cette brave garde nationale les éloges de son chef, et les bravos des femmes, des enfants et des vieillards qui regardaient ce touchant spectacle avec le plus grand intérêt, Pitou appela près de lui le sergent Claude Tellier et le lieutenant Désiré Maniquet, et leur ordonna de réunir leurs hommes et de les inviter, de sa part, à lui, Pitou, de la part du docteur Gilbert, de la part du général La Fayette, et, enfin, de la part du roi, à passer chez maître Dulauroy, tailleur à Villers-Cotterêts, qui avait une communication importante à leur faire.

 

Le tambour battit à l’ordre ; le sergent et le lieutenant, aussi ignorants que ceux auxquels ils s’adressaient, transmirent à leurs hommes les paroles textuelles de leur capitaine ; puis, le cri « Rompez les rangs ! » se fit entendre prononcé par la voix sonore de Pitou.

 

Cinq minutes après, les trente et un soldats de la garde civique d’Haramont, plus le sergent Claude Tellier et le lieutenant Désiré Maniquet, couraient comme des dératés sur la route de Villers-Cotterêts.

 

Le soir, les deux ménétriers d’Haramont donnaient une sérénade au capitaine, l’air était sillonné de pétards, de fusées et de chandelles romaines, et quelques voix légèrement avinées, il est vrai, criaient par intervalle :

 

– Vive Ange Pitou ! le père du peuple !

 

Chapitre LIV

Où l’abbé Fortier donne une nouvelle preuve de son esprit contre-révolutionnaire

 

Le dimanche suivant, les habitants de Villers-Cotterêts furent réveillés par le tambour, battant avec acharnement le rappel dès cinq heures du matin.

 

Rien n’est plus impertinent, à mon avis, que cette façon de réveiller une population dont la majorité, presque toujours, il faut le dire, préférerait achever tranquillement sa nuit, et compléter les sept heures de sommeil dont, suivant l’hygiène populaire, tout homme a besoin pour se conserver dispos et bien portant.

 

Mais, à toutes les époques de révolution, il en est ainsi, et, quand on entre dans une de ces périodes d’agitation et de progrès, il faut mettre philosophiquement le sommeil au nombre des sacrifices à faire à la patrie.

 

Satisfaits ou non satisfaits, patriotes ou aristocrates, les habitants de Villers-Cotterêts furent donc réveillés, le dimanche 18 octobre 1789, à cinq heures du matin.

 

La cérémonie ne commençait, cependant, qu’à dix heures ; mais ce n’était pas trop de cinq heures pour achever tout ce qui restait à faire.

 

Un grand théâtre dressé depuis plus de dix jours s’élevait sur le milieu de la place ; mais ce théâtre, dont la construction rapide attestait le zèle des ouvriers menuisiers, n’était, pour ainsi dire, que le squelette du monument.

 

Le monument était un autel à la patrie sur lequel l’abbé Fortier avait été invité, depuis plus de quinze jours, à venir dire la messe, le dimanche 18 octobre, au lieu de la dire dans son église.

 

Or, pour rendre le monument digne de sa double destination religieuse et sociale, il fallait mettre à contribution toutes les richesses de la commune.

 

Et, nous devons le dire, chacun avait généreusement offert ses richesses pour cette grande solennité : celui-ci un tapis, celui-là une nappe d’autel ; l’un des rideaux de soie ; l’autre un tableau de sainteté.

 

Mais, comme la stabilité n’est point, au mois d’octobre, une des qualités du temps, et que le baromètre marquant le beau fixe est un cas rare sous le signe du Scorpion, personne ne s’était exposé à faire son offrande d’avance, et chacun avait attendu le jour de la fête pour y apporter son tribut.

 

Le soleil se leva à six heures et demie, selon son habitude à cette époque de l’année, annonçant, par la limpidité et la chaleur de ses rayons, une de ces belles journées d’automne qui peuvent entrer en comparaison avec les plus belles journées du printemps.

 

Aussi, dès neuf heures du matin, l’autel de la patrie fut-il revêtu d’un magnifique tapis d’Aubusson, couvert d’une nappe toute garnie de dentelles, surmonté d’un tableau représentant le prêche de saint Jean dans le désert, et abrité par un dais de velours à crépines d’or d’où pendaient de magnifiques rideaux de brocart.

 

Les objets nécessaires à la célébration de la messe devaient naturellement être fournis par l’église ; on ne s’en inquiéta donc point.

 

En outre, chaque citoyen, comme au jour de la Fête-Dieu, avait tendu le devant de sa porte ou la façade de sa maison avec des draps ornés de rameaux de lierre, ou des tapisseries représentant, soit des fleurs, soit des personnages.

 

Toutes les jeunes filles de Villers-Cotterêts et des environs, vêtues de blanc, la taille serrée par une ceinture tricolore, et tenant à la main une branche de feuillage, devaient entourer l’autel de la patrie.

 

Enfin, la messe dite, les hommes devaient faire serment à la Constitution.

 

La garde nationale de Villers-Cotterêts, sous les armes à partir de huit heures du matin, attendant les gardes civiques des différents villages, fraternisait avec elles au fur et à mesure de leur arrivée.

 

Il va sans dire que, parmi toutes ces milices patriotiques, celle qui était attendue avec le plus d’impatience était la garde civique d’Haramont.

 

Le bruit s’était répandu que, grâce à l’influence de Pitou, et par une largesse toute royale, les trente-trois hommes qui la composaient, plus leur capitaine Ange Pitou, seraient revêtus d’habits d’uniforme.

 

Les magasins de maître Dulauroy n’avaient pas désempli de la semaine. Il y avait eu affluence de curieux dedans et dehors, pour voir les dix ouvriers travaillant à cette gigantesque commande, qui, de mémoire d’homme, n’avait pas eu sa pareille à Villers-Cotterêts.

 

Le dernier uniforme, celui du capitaine – car Pitou avait exigé qu’on ne songeât à lui qu’après avoir servi les autres –, le dernier uniforme avait été, selon les conventions, livré le samedi soir à onze heures cinquante-neuf minutes.

 

Selon les conventions aussi, Pitou avait, alors, compté rubis sur l’ongle les vingt-cinq louis à M. Dulauroy.

 

Tout cela avait donc fait grand bruit au chef-lieu du canton, et il n’était pas étonnant qu’au jour dit la garde nationale d’Haramont fût impatiemment attendue.

 

À neuf heures précises, le bruit d’un tambour et d’un fifre retentit à l’extrémité de la rue de Largny. On entendit de grands cris de joie et d’admiration, et l’on aperçut de loin Pitou, monté sur son cheval blanc, ou plutôt sur le cheval blanc de son lieutenant Désiré Maniquet.

 

La garde nationale d’Haramont – ce qui n’arrive pas d’ordinaire pour les choses dont on s’est longtemps entretenu –, la garde nationale d’Haramont ne parut pas au-dessous de sa réputation.

 

On se rappelle le triomphe qu’avaient obtenu les Haramontois, lorsqu’ils n’avaient, pour tout uniforme, que trente-trois chapeaux pareils, et Pitou, lorsqu’il n’avait pour marque distinctive de son grade qu’un casque et un sabre de simple dragon.

 

Que l’on s’imagine donc quelle tournure martiale devaient avoir les trente-trois hommes de Pitou, revêtus d’habits et de culottes d’uniforme, et quel air coquet devait affecter leur chef, avec son petit chapeau sur l’oreille, son hausse-col sur la poitrine, ses pattes de chat sur les épaules, et son épée à la main.

 

 

Il n’y eut qu’un cri d’admiration de l’extrémité de la rue de Largny à la place de la Fontaine.

 

La tante Angélique ne voulait pas à toute force reconnaître son neveu. Elle faillit se faire écraser par le cheval blanc de Maniquet, en allant regarder Pitou sous le nez.

 

Pitou fit avec son épée un majestueux salut, et, de manière à être entendu à vingt pas à la ronde, il prononça pour toute vengeance ces paroles :

 

– Bonjour, madame Angélique !

 

La vieille fille, écrasée sous cette respectueuse appellation, fit trois pas en arrière en levant les bras au ciel, et en disant :

 

– Oh ! le malheureux ! les honneurs lui ont tourné la tête : il ne reconnaît plus sa tante !

 

Pitou passa majestueusement sans répondre à l’apostrophe, et alla prendre, au pied de l’autel de la patrie, la place d’honneur qui avait été assignée à la garde nationale d’Haramont, comme à la seule troupe qui eût un uniforme complet.

 

Arrivé là, Pitou mit pied à terre et donna son cheval à garder à un gamin, qui reçut pour cette tâche six blancs du magnifique capitaine.

 

Le fait fut rapporté cinq minutes après à la tante Angélique, qui s’écria :

 

– Mais, le malheureux ! il est donc millionnaire ?

 

Puis elle ajouta tout bas :

 

– J’ai été bien mal inspirée de me brouiller avec lui : les tantes héritent des neveux…

 

Pitou n’entendit ni l’exclamation ni la réflexion, Pitou était tout simplement en extase.

 

Au milieu des jeunes filles ceintes d’un ruban tricolore, et tenant à la main un rameau de verdure, il avait reconnu Catherine.

 

Catherine, pâle encore de la maladie à peine vaincue, mais plus belle de sa pâleur qu’une autre ne l’eût été du plus frais coloris de la santé.

 

Catherine, pâle mais heureuse – le matin même, grâce aux soins de Pitou, elle avait trouvé une lettre dans le saule creux !

 

Nous l’avons dit, pauvre Pitou, il trouvait du temps pour tout faire.

 

Le matin, à sept heures, il avait trouvé le temps d’être chez la mère Colombe ; à sept heures un quart, il avait trouvé celui de déposer la lettre dans le saule creux, et à huit heures, celui de se trouver revêtu de son uniforme à la tête de ses trente-trois hommes.

 

Il n’avait pas revu Catherine depuis le jour où il l’avait quittée sur son lit à la ferme, et, nous le répétons, il la voyait si belle et si heureuse, qu’il était en extase devant elle.

 

Elle lui fit signe de venir à elle.

 

Pitou regarda autour de lui pour voir si c’était bien à lui que le signe s’adressait.

 

Catherine sourit et renouvela son invitation.

 

Il n’y avait pas à s’y tromper.

 

Pitou mit son épée au fourreau, prit galamment son chapeau par la corne, et s’avança la tête découverte vers la jeune fille.

 

Pour M. de La Fayette, Pitou eût simplement porté la main à son chapeau.

 

– Ah ! monsieur Pitou, lui dit Catherine, je ne vous reconnaissais pas… Mon Dieu ! comme vous avez bonne mine sous votre uniforme !

 

Puis, tout bas :

 

– Merci, merci, mon cher Pitou, ajouta-t-elle ; oh ! que vous êtes donc bon, et que je vous aime !

 

Et elle prit la main du capitaine de la garde nationale, qu’elle serra entre les siennes.

 

Un éblouissement passa sur les yeux de Pitou ; son chapeau s’échappa de la main qui était restée libre et tomba à terre, et peut-être le pauvre amoureux allait-il tomber lui-même près de son chapeau, quand un grand bruit accompagné de rumeurs menaçantes retentit du côté de la rue de Soissons.

 

Quelle que fût la cause de ce bruit, Pitou profita de l’incident pour sortir d’embarras.

 

Il dégagea sa main des mains de Catherine, ramassa son chapeau, et courut se mettre en criant : « Aux armes ! » à la tête de ses trente-trois hommes.

 

Disons ce qui causait ce grand bruit et ces rumeurs menaçantes.

 

On sait que l’abbé Fortier avait été désigné pour célébrer la messe de la fédération sur l’autel de la patrie, et que les vases sacrés et les autres ornements du culte, comme croix, bannières, chandeliers, devaient être transportés de l’église sur le nouvel autel dressé au milieu de la place.

 

C’était le maire, M. de Longpré, qui avait donné les ordres relatifs à cette partie de la cérémonie.

 

M. de Longpré, on se le rappelle, avait déjà eu affaire à l’abbé Fortier, lorsque Pitou, l’arrêté de M. de La Fayette à la main, avait requis la force armée pour s’emparer des armes détenues par l’abbé Fortier.

 

Or, M. de Longpré connaissait, comme tout le monde, le caractère de l’abbé Fortier ; il le savait volontaire jusqu’à l’entêtement, irritable jusqu’à la violence.

 

Il se doutait bien que l’abbé Fortier n’avait pas gardé un souvenir bien tendre de son intervention dans toute l’affaire des fusils.

 

Aussi s’était-il contenté, au lieu de faire une visite à l’abbé Fortier, et de traiter la chose d’autorité civile à autorité religieuse ; aussi s’était-il contenté, disons-nous, d’envoyer au digne serviteur de Dieu le programme de la fête, dans lequel il était dit :

 

ARTICLE 4. « La messe sera dite sur l’autel de la patrie par M. l’abbé Fortier ; elle commencera à dix heures du matin. »

 

ARTICLE 5. « Les vases sacrés et autres ornements du culte seront, par les soins de M. l’abbé Fortier, transportés de l’église de Villers-Cotterêts sur l’autel de la patrie. »

 

Le secrétaire de la mairie en personne avait remis le programme chez l’abbé Fortier, lequel l’avait parcouru d’un air goguenard, et, d’un ton en tout point pareil à son air, avait répondu :

 

– C’est bien.

 

À neuf heures, nous l’avons dit, l’autel de la patrie était entièrement paré de son tapis, de ses rideaux, de sa nappe et de son tableau représentant saint Jean prêchant dans le désert.

 

Il ne manquait plus que les chandeliers, le tabernacle, la croix et les autres objets nécessaires au service divin.

 

À neuf heures et demie, ces différents objets n’étaient point encore apportés.

 

Le maire s’inquiéta.

 

Il envoya son secrétaire à l’église, afin de s’enquérir si l’on s’occupait du transport des vases sacrés.

 

Le secrétaire revint en disant qu’il avait trouvé l’église fermée à double tour.

 

Alors, il reçut l’ordre de courir jusque chez le bedeau – le bedeau devait naturellement être l’homme chargé de ce transport. Il trouva le bedeau la jambe étendue sur un tabouret, et faisant des grimaces de possédé.

 

Le malheureux porte-baleine s’était donné une entorse.

 

Le secrétaire reçut, alors, l’ordre de courir chez les chantres.

 

Tous deux avaient le corps dérangé. Pour se remettre, l’un avait pris un vomitif ; l’autre, un purgatif. Les deux médicaments opéraient de façon miraculeuse, et les deux malades espéraient être parfaitement remis le lendemain.

 

Le maire commença à soupçonner une conspiration. Il envoya son secrétaire chez l’abbé Fortier.

 

L’abbé Fortier avait été pris le matin même d’une attaque de goutte, et sa sœur tremblait que la goutte ne lui remontât dans l’estomac.

 

Dès lors, pour M. de Longpré, il n’y eut plus de doute. Non seulement l’abbé Fortier ne voulait pas dire la messe sur l’autel de la patrie, mais, en mettant hors de service le bedeau et les chantres, mais, en fermant toutes les portes de l’église, il empêchait qu’un autre prêtre, s’il s’en trouvait un là, par hasard, ne dît la messe à sa place.

 

La situation était grave.

 

À cette époque, on ne croyait pas encore que l’autorité civile, dans de grandes circonstances, pût se séparer de l’autorité religieuse, et qu’une fête quelconque pût aller sans messe.

 

Quelques années plus tard, on tomba dans l’excès contraire.

 

D’ailleurs, tous ces voyages du secrétaire ne s’étaient pas exécutés, allée et retour, sans que celui-ci commît quelques indiscrétions à l’endroit de l’entorse du bedeau, du vomitif du premier chantre, du purgatif du second, et de la goutte de l’abbé.

 

Une sourde rumeur commençait à courir dans la population.

 

On ne parlait pas moins que d’enfoncer les portes de l’église, pour y prendre les vases sacrés et les ornements du culte, et de traîner de force l’abbé Fortier à l’autel de la patrie.

 

M. de Longpré, homme essentiellement conciliateur, calma ces premiers mouvements d’effervescence, et offrit d’aller en ambassadeur trouver l’abbé Fortier.

 

En conséquence, il s’achemina vers la rue de Soissons, et frappa à la porte du digne abbé, aussi soigneusement verrouillée que celle de l’église.

 

Mais il eut beau frapper, la porte resta close.

 

M. de Longpré crut, alors, qu’il était nécessaire de requérir l’intervention de la force armée.

 

Il donna l’ordre de prévenir le maréchal des logis et le brigadier de la gendarmerie.

 

Tous deux étaient sur la grande place. Il accoururent à l’appel du maire.

 

Un immense concours de population les suivait.

 

Comme on n’avait ni baliste ni catapulte pour enfoncer la porte, on envoya tout simplement chercher un serrurier.

 

Mais, au moment où le serrurier mettait le crochet dans la serrure, la porte s’ouvrit, et l’abbé Fortier parut sur le seuil.

 

Non point tel que Coligny, demandant à ses assassins : « Mes frères, que me voulez-vous ? »

 

Mais tel que Calchas, l’œil en feu et le poil hérissé, ainsi que le dit Racine dans Iphigénie.

 

– Arrière ! cria-t-il en levant la main avec un geste menaçant ; arrière, hérétiques, impies, huguenots, relaps ! arrière, Amalécites, Sodomites, Gomorrhéens ! Débarrassez le seuil de l’homme du Seigneur !

 

Il y eut un grand murmure dans la foule, murmure qui n’était pas, il faut le dire, en faveur de l’abbé Fortier.

 

– Pardon, dit M. de Longpré avec sa voix douce à laquelle il avait donné l’accent le plus persuasif possible, pardon, monsieur l’abbé, nous désirons savoir seulement si vous voulez ou si vous ne voulez pas dire la messe sur l’autel de la patrie ?

 

– Si je veux dire la messe sur l’autel de la patrie ? s’écria l’abbé entrant dans une de ces saintes colères auxquelles il était si enclin ; si je veux sanctionner la révolte, la rébellion, l’ingratitude ? si je veux demander à Dieu de maudire la vertu et de bénir le péché ? Vous ne l’avez pas espéré, monsieur le maire ! Vous voulez savoir, oui ou non, si je dirai votre messe sacrilège ; eh bien, non ! non ! non ! je ne la dirai pas !

 

– C’est bien, monsieur l’abbé, répondit le maire ; vous êtes libre, et l’on ne peut par vous forcer.

 

– Ah ! c’est bien heureux, que je sois libre, dit l’abbé ; c’est bien heureux qu’on ne puisse pas me forcer… En vérité, vous êtes trop bon, monsieur le maire.

 

Et, avec un ricanement des plus insolents, il commença à repousser la porte au nez des autorités.

 

La porte allait présenter, comme on dit en langage vulgaire, son visage de bois à l’assemblée tout abasourdie, quand un homme s’élança hors de la foule, et, d’un puissant effort, rouvrit le battant, aux trois quarts fermé, et manqua de jeter l’abbé à la renverse, si vigoureux qu’il fût.

 

Cet homme, c’était Billot – Billot, pâle de colère, le front plissé, les dents grinçantes.

 

Billot, on se le rappelle, était philosophe ; en cette qualité, il détestait les prêtres, qu’il appelait des calotins et des fainéants.

 

Il se fit un silence profond. On comprit qu’il allait se passer quelque chose de terrible entre ces deux hommes.

 

Et, cependant, Billot, qui venait, pour repousser la porte, de déployer une si grande violence, Billot débuta d’une voix calme, presque douce :

 

– Pardon, monsieur le maire, demanda-t-il, comment avez-vous dit cela ? Vous avez dit… répétez donc, je vous prie… vous avez dit que, si M. l’abbé ne voulait pas célébrer l’office, on ne pouvait pas le forcer à le faire ?

 

– Oui, en effet, balbutia le pauvre M. de Longpré ; oui, je crois bien lui avoir dit cela.

 

– Ah ! c’est qu’alors vous avez avancé une grande erreur, monsieur le maire ; et, dans le temps où nous sommes, il est important que les erreurs ne se propagent pas.

 

– Arrière, sacrilège ! arrière, impie ! arrière, relaps ! arrière, hérétique ! cria l’abbé s’adressant à Billot.

 

– Oh ! dit Billot, monsieur l’abbé, taisons-nous, ou cela finira mal ; c’est moi qui vous en avertis. Je ne vous insulte pas, je discute. M. le maire croit qu’on ne peut pas vous forcer à dire la messe ; moi, je prétends qu’on peut vous y forcer.

 

– Ah ! manichéen ! s’écria l’abbé, ah ! parpaillot !…

 

– Silence ! dit Billot. Je le dis et je le prouve.

 

– Silence ! cria tout le monde, silence !

 

– Vous entendez, monsieur l’abbé, dit Billot avec le même calme, tout le monde est de mon avis. Je ne prêche pas aussi bien que vous ; mais il paraît que je dis des choses plus intéressantes, puisqu’on m’écoute.

 

L’abbé avait bien envie de répliquer par quelque nouvel anathème, mais cette voix puissante de la multitude lui imposait malgré lui.

 

– Parle ! parle ! fit-il d’un air railleur, nous allons voir ce que tu vas dire.

 

– Vous allez voir, en effet, monsieur l’abbé, dit Billot.

 

– Va donc, je t’écoute.

 

– Et vous faites bien.

 

Puis, jetant un regard de côté sur l’abbé, comme pour s’assurer que celui-ci allait se taire tandis qu’il parlerait :

 

– Je dis donc, continua Billot, une chose bien simple, c’est que quiconque reçoit un salaire est obligé, en échange de ce salaire, de faire le métier pour lequel il est payé.

 

– Ah ! dit l’abbé, je te vois venir.

 

– Mes amis, dit Billot avec la même douceur de voix, et en s’adressant aux deux ou trois cents spectateurs de cette scène, que préférez-vous, entendre les injures de M. l’abbé, ou écouter mes raisonnements ?

 

– Parlez ! monsieur Billot, parlez ! nous écoutons. Silence ! l’abbé, silence !

 

Billot, cette fois, se contenta de regarder l’abbé, et continua.

 

– Je disais donc que quiconque touche un salaire est obligé de faire le métier pour lequel il est payé. Par exemple, voici M. le secrétaire de la mairie, il est payé pour faire les écritures de M. le maire, pour porter ses messages, pour rendre les réponses de ceux auxquels ces messages sont adressés. M. le maire l’a envoyé chez vous, monsieur l’abbé, pour vous porter le programme de la fête ; eh bien, il ne lui serait pas venu dans l’idée de dire : « Monsieur le maire, je ne veux pas porter le programme de la fête à M. Fortier. » N’est-ce pas, monsieur le secrétaire, que cela ne vous serait pas venu dans l’idée ?

 

– Non, monsieur Billot, répondit naïvement le secrétaire, ma foi, non !

 

– Vous entendez, monsieur l’abbé ? dit Billot.

 

– Blasphémateur ! s’écria l’abbé.

 

– Silence ! dirent les assistants.

 

Billot poursuivit.

 

– Voici M. le maréchal des logis de la gendarmerie, qui est payé pour mettre le bon ordre là où le bon ordre est ou peut être troublé. Quand M. le maire a pensé tout à l’heure que le bon ordre pouvait être troublé par vous, monsieur l’abbé, et qu’il lui a fait dire de venir à son aide, M. le maréchal des logis n’a pas eu l’idée de lui répondre : « Monsieur le maire, rétablissez l’ordre comme vous l’entendrez, mais rétablissez-le sans moi. » Vous n’avez pas eu l’idée de lui répondre cela, n’est-ce pas, monsieur le maréchal des logis ?

 

– Ma foi, non ! c’était mon devoir de venir, dit simplement le maréchal des logis, et je suis venu.

 

– Vous entendez, monsieur l’abbé ? dit Billot.

 

L’abbé grinça des dents.

 

– Attendez, fit Billot. Voici un brave homme de serrurier. Son état, comme l’indique son nom, est de fabriquer et d’ouvrir ou de fermer les serrures. Tout à l’heure, M. le maire l’a envoyé chercher pour qu’il vint ouvrir votre porte. Il ne lui a pas pris un instant l’idée de répondre à M. le maire : « Je ne veux pas ouvrir la porte de M. Fortier. » N’est-ce pas, Picard, que cette idée ne t’est pas venue ?

 

– Ma foi, non ! dit le serrurier ; j’ai pris mes crochets et je suis venu. Que chacun fasse son métier, et les vaches seront bien gardées.

 

– Vous entendez, monsieur l’abbé ? dit Billot.

 

L’abbé voulut l’interrompre, mais Billot l’arrêta d’un geste.

 

– Eh bien donc, continua-t-il, d’où vient, dites-moi cela, que vous qui êtes élu pour donner l’exemple, quand tout le monde fait son devoir ici, vous seul, entendez-vous bien, vous seul ne le faites pas ?

 

– Bravo, Billot ! bravo ! crièrent d’une seule voix les assistants.

 

– Non seulement vous seul ne le faites pas, répéta Billot, mais encore vous seul donnez l’exemple du désordre et du mal.

 

– Oh ! dit l’abbé Fortier comprenant qu’il fallait se défendre, l’Eglise est indépendante, l’Eglise n’obéit à personne, l’Eglise ne relève que d’elle même !

 

– Eh ! voilà justement le mal, dit Billot, c’est que vous faites un pouvoir dans le pays, un corps dans l’Etat. Vous êtes français ou étranger, vous êtes citoyen ou vous ne l’êtes pas ; si vous n’êtes pas citoyen, si vous n’êtes pas français, si vous êtes prussien, anglais ou autrichien, si c’est M. Pitt, M. Cobourg ou M. de Kaunitz qui vous paie, obéissez à M. Pitt, à M. Cobourg ou à M. de Kaunitz ; mais, si vous êtes français, si vous êtes citoyen, si c’est la nation qui vous paie, obéissez à la nation.

 

 

– Oui ! oui ! crièrent trois cents voix.

 

– Et, alors, dit Billot le sourcil froncé, l’œil plein d’éclairs, et allongeant sa main puissante jusque sur l’épaule de l’abbé, et, alors, au nom de la nation, prêtre, je te somme de remplir ta mission de paix, et d’appeler les faveurs du ciel, les largesses de la Providence, la miséricorde du Seigneur sur tes concitoyens et sur ta patrie. Viens ! viens !

 

– Bravo ! Billot, vive Billot ! crièrent toutes les voix. À l’autel ! à l’autel, le prêtre !

 

Et, encouragé par ces acclamations, de son bras vigoureux, le fermier tira hors de la voûte protectrice de sa grande porte le premier prêtre peut-être qui, en France, eût donné aussi ouvertement le signal de la contre révolution.

 

L’abbé Fortier comprit qu’il n’y avait pas de résistance possible.

 

– Eh bien, oui, dit-il, le martyre… j’appelle le martyre, j’invoque le martyre, je demande le martyre !

 

Et il entonna à pleine voix le Libera nos, Domine !

 

C’était ce cortège étrange, qui s’avançait vers la grande place à travers les cris et les clameurs, dont le bruit était venu frapper Pitou au moment où celui-ci était tout près de s’évanouir sous les remerciements, les tendres paroles et la pression de main de Catherine.

 

Chapitre LV

La Déclaration des droits de l’homme

 

Pitou, à qui ce bruit avait rappelé celui des émeutes parisiennes, qu’il avait entendu plus d’une fois, croyant voir s’approcher quelque bande d’assassins, croyant qu’il allait avoir à défendre quelque nouveau Flesselles, quelque nouveau Foulon, quelque nouveau Berthier, Pitou avait crié : « Aux armes ! » et avait été se mettre à la tête de ses trente-trois hommes.

 

Alors, la foule s’était ouverte, et il avait vu s’avancer l’abbé Fortier, traîné par Billot, et auquel il ne manquait qu’une palme pour ressembler aux anciens chrétiens que l’on menait au cirque.

 

Un mouvement naturel le poussa à la défense de son ancien professeur, dont il ignorait encore le crime.

 

– Oh ! monsieur Billot, s’écria-t-il en s’élançant au-devant du fermier.

 

– Oh ! mon père, s’écria Catherine avec un mouvement si identiquement pareil, qu’on l’eût cru réglé par un habile metteur en scène.

 

Mais il ne fallut qu’un regard à Billot pour arrêter Pitou d’un côté, et Catherine de l’autre. Il y avait de l’aigle et du lion à la fois dans cet homme qui représentait l’incarnation du peuple.

 

Arrivé au pied de l’estrade, il lâcha de lui-même l’abbé Fortier, et, la lui montrant du doigt :

 

– Tiens, dit-il, le voila, cet autel de la patrie sur lequel tu dédaignes d’officier, et dont, à mon tour, moi, Billot, je te déclare indigne d’être le desservant. Pour gravir ces marches sacrées, il faut se sentir le cœur plein de trois sentiments : le désir de la liberté, le dévouement à la patrie, l’amour de l’humanité ! Prêtre, désires-tu l’affranchissement du monde ? Prêtre, es-tu dévoué à ton pays ? Prêtre, aimes-tu ton prochain plus que toi-même ? Alors, monte hardiment à cet autel, et invoque Dieu ; mais, si tu ne te sens pas le premier entre nous tous, comme citoyen, cède la place au plus digne, et retire-toi… disparais… va-t’en !…

 

– Oh ! malheureux ! dit l’abbé en se retirant et en menaçant Billot du doigt ; tu ne sais pas à qui tu déclares la guerre !

 

– Si fait, je le sais, dit Billot ; je déclare la guerre aux loups, aux renards et aux serpents ; à tout ce qui pique, à tout ce qui mord, à tout ce qui déchire dans les ténèbres. Eh bien, soit, ajouta-t-il en frappant avec un geste plein de puissance sa large poitrine de ses deux mains, déchirez… mordez… piquez… il y a de quoi !

 

Il se fit un moment de silence pendant lequel toute cette foule s’ouvrit pour laisser s’échapper le prêtre, et, s’étant refermée, demeura immobile et en admiration devant cette vigoureuse nature qui s’offrait comme une cible aux coups du pouvoir terrible, dont, à cette époque, la moitié du monde était encore l’esclave, et que l’on appelait le clergé.

 

Il n’y avait plus de maire, plus d’adjoint, plus de conseil municipal ; il n’y avait plus que Billot.

 

M. de Longpré s’approcha de lui.

 

– Mais, avec tout cela, monsieur Billot, lui dit-il, nous n’avons plus de prêtre !

 

– Eh bien, après ? demanda Billot.

 

– N’ayant plus de curé, nous n’avons plus de messe !

 

– Le grand malheur ! dit Billot, qui, depuis sa première communion, n’avait mis que deux fois le pied à l’église, le jour de son mariage, et le jour du baptême de sa fille.

 

– Je ne dis pas que ce soit un grand malheur, reprit le maire, qui tenait et pour cause, à ne pas contrarier Billot, mais qu’allons-nous mettre à la place de la messe ?

 

– À la place de la messe, s’écria Billot sous l’élan d’une véritable inspiration ; je vais vous le dire : montez avec moi à l’autel de la patrie, monsieur le maire ; monte avec moi, Pitou ; vous à ma droite, toi à ma gauche… c’est cela. Ce que nous allons mettre à la place de la messe, écoutez bien tous, dit Billot ; c’est la Déclaration des droits de l’homme, c’est le Credo de la liberté, c’est l’Évangile de l’avenir.

 

Toutes les mains battirent simultanément : tous ces hommes libres de la veille, ou plutôt déchaînés à peine, tous ces hommes étaient avides de connaître les droits qui venaient de leur être reconquis, et dont ils n’avaient pas joui encore.

 

Ils avaient bien autrement soif de cette parole-là que de celle que l’abbé Fortier appelait la parole céleste.

 

Placé entre le maire, qui représentait la force légale, et Pitou, qui représentait la force armée, Billot étendit la main, et, par cœur, de mémoire, de souvenir – l’honnête fermier ne savait pas lire, on se le rappelle – il prononça d’une voix sonore les paroles suivantes, que toute la population écouta debout, silencieuse et la tête découverte :

 

DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME

 

Article 1er. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »

 

Article 2. « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont : la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »

 

Ces mots et la résistance à l’oppression furent prononcés par Billot en homme qui a vu tomber devant lui les murailles de la Bastille, et qui sait que rien ne résiste au bras du peuple, quand le peuple étend le bras.

 

Aussi soulevèrent-ils une de ces clameurs qui, poussées par les foules, ressemblent à des rugissements.

 

Il continua :

 

Article 3. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité qui n’en émane essentiellement… »

 

Cette dernière phrase rappelait trop vivement à ceux qui l’écoutaient la discussion qui venait d’avoir lieu entre Billot et l’abbé Fortier, et dans laquelle Billot avait invoqué ce principe, pour passer inaperçue, et elle fut couverte de bravos et d’applaudissements.

 

Billot laissa s’éteindre bravos et applaudissements, et poursuivit :

 

Article 4. « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi… »

 

Cet article avait quelque chose d’un peu abstrait pour les esprits simples qui l’écoutaient ; aussi passa-t-il plus froidement que les autres, tout article fondamental qu’il était.

 

Article 5. « La loi, continua Billot, n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas… »

 

– C’est-à-dire, demanda une voix dans la foule, que, comme la loi n’ordonne plus la corvée, et a aboli la dîme, les prêtres ne pourront plus jamais venir prendre la dîme sur mon champ, ni le roi me forcer à la corvée ?

 

– Justement, dit Billot, répondant au questionneur, et nous sommes, dès à présent, et à l’avenir, exempts à tout jamais de ses honteuses vexations.

 

– En ce cas, vive la loi ! dit le questionneur.

 

Et tous les assistants répétèrent en chœur : « Vive la loi ! »

 

Billot reprit :

 

Article 6. « La loi est l’expression de la volonté générale. »

 

Puis, s’arrêtant et levant solennellement le doigt :

 

– Ecoutez bien ceci, dit-il ; amis, frères, citoyens, hommes !…

 

« Tous les Français ont le droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à la formation de la loi… »

 

Et, haussant la voix, pour que pas une syllabe de ce qu’il disait ne fût perdue :

 

« Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse… »

 

Puis, plus haut encore :

 

« Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents… »

 

L’article 6 souleva d’unanimes applaudissements.

 

Billot passa à l’article 7.

 

« Nul homme, dit-il, ne peut être accusé, arrêté, ni détenu que dans les cas déterminés par la loi, et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis, mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance. »

 

Article 8. « La loi ne doit établir que des peines strictement nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée. »

 

Article 9. « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas jugée nécessaire pour s’assurer de sa personne, doit être sévèrement réprimée par la loi. »

 

Article 10. « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi. »

 

Article 11. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

 

Article 12. « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. »

 

Article 13. « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. »

 

Article 14. « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »

 

Article 15. « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

 

Article 16. « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de constitution. »

 

Article 17. « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »

 

– Et, maintenant, continua Billot, voici l’application de ces principes ; écoutez, frères ! écoutez, citoyens ! hommes que cette déclaration de vos droits vient de faire libres, écoutez !

 

– Chut ! silence ! écoutons, dirent ensemble vingt voix dans la foule. Billot reprit :

 

« L’Assemblée nationale, voulant établir la Constitution française sur les principes qu’elle vient de reconnaître et de déclarer, abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits… »

 

La voix de Billot prit pour continuer un accent de haine et de menace.

 

« Il n’y a plus, poursuivit-il, ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d’ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse, ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions.

 

« Il n’y a plus ni vénalité, ni hérédité d’aucun office public. Il n’y a plus, pour aucune partie de la nation ni pour aucun individu, aucun privilège ni exception au droit commun de tous les Français.

 

« Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, arts et métiers.

 

« Enfin, la loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels ou à la Constitution… »

 

Billot se tut.

 

On avait écouté dans un religieux silence.

 

Pour la première fois, le peuple entendait avec étonnement la reconnaissance de ses droits, proclamée au grand jour, à la lumière du soleil, à la face du Seigneur, auquel, depuis si longtemps, il demandait dans ses prières cette charte naturelle, qu’il n’obtenait qu’après des siècles d’esclavage, de misère et de souffrances !…

 

Pour la première fois, l’homme, l’homme réel, celui sur lequel l’édifice de la monarchie, avec sa noblesse à droite et son clergé à gauche, pesait depuis six cents ans ; pour la première fois, l’ouvrier, l’artisan, le laboureur, venait de reconnaître sa force, d’apprécier sa valeur, de calculer la place qu’il tenait sur la terre, de mesurer l’ombre qu’il faisait au soleil, et tout cela, non point en vertu du bon plaisir d’un maître, mais à la voix d’un de ses égaux !

 

Aussi, quand, après ces dernières paroles : « La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels et à la Constitution » ; quand, après ces mots, disons-nous, Billot poussa le cri encore si nouveau, qu’il semblait criminel, de « Vive la nation ! » ; quand, étendant les deux bras, il réunit sur sa poitrine, dans un embrassement fraternel, l’écharpe du maire et les épaules du capitaine ; quoique ce maire fût celui d’une petite ville ; quoique ce capitaine fût le chef d’une poignée de paysans, comme, malgré l’infimité de ceux qui le représentaient, le principe n’en était pas moins grand, toutes les bouches répétèrent le cri de « Vive la nation ! » et tous les bras, s’ouvrant, se refermèrent pour une étreinte générale, dans la sublime fusion de tous les cœurs en un seul cœur, dans la gravitation de tous les intérêts particuliers vers le dévouement commun.

 

C’était une de ces scènes dont Gilbert avait parlé à la reine, et que la reine n’avait pas comprises.

 

Billot descendit de l’autel de la patrie au milieu des cris de joie et des acclamations de la population tout entière.

 

La musique de Villers-Cotterêts, réunie aux musiques des villages voisins, commença aussitôt l’air des réunions fraternelles, l’air des noces et des baptêmes : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?

 

Et, en effet, à partir de cette heure, la France devenait une grande famille ; à partir de cette heure, les haines de religion étaient éteintes, les préjugés de province anéantis ; à partir de cette heure, ce qui se fera un jour pour le monde se faisait pour la France : la géographie était tuée ; plus de montagnes, plus de fleuves, plus d’obstacles entre les hommes ; une langue, une patrie, un cœur !

 

Et, sur cet air naïf avec lequel la famille avait autrefois accueilli Henri IV, et avec lequel aujourd’hui un peuple saluait la liberté, une immense farandole commença qui, se déployant à l’instant même comme une chaîne sans fin, roula ses anneaux vivants du centre de la place jusqu’à l’extrémité des rues qui y aboutissaient.

 

Puis on dressa des tables devant les portes. Pauvre ou riche, chacun apporta son plat, son pot de cidre, sa chope de bière, sa bouteille de vin ou sa cruche d’eau, et toute une population prit sa part de cette grande agape en bénissant Dieu ; six mille citoyens communièrent à la même table, sainte table de la fraternité !

 

Billot fut le héros de la journée. Il en partagea généreusement les honneurs avec le maire et Pitou.

 

Inutile de dire que, dans la farandole, Pitou trouva le moyen de donner la main à Catherine. Inutile de dire qu’à table Pitou trouva le moyen d’être placé près de Catherine.

 

Mais elle était triste, la pauvre enfant ; sa joie du matin avait disparu comme disparaît un frais et riant rayon de l’aurore, sous les vapeurs orageuses du midi.

 

Dans sa lutte avec l’abbé Fortier, dans sa déclaration des droits de l’homme, son père avait jeté le défi au clergé et à la noblesse ; défi d’autant plus terrible qu’il venait de plus bas.

 

Elle avait pensé à Isidor, qui n’était plus rien… rien que ce qu’était tout autre homme.

 

Ce n’était pas le titre, ce n’était pas le rang, ce n’était pas la richesse qu’elle regrettait en lui : elle eût aimé Isidor simple paysan ; mais il lui semblait qu’on était violent, injuste, brutal envers ce jeune homme ; il lui semblait enfin que son père, en lui arrachant ses titres et ses privilèges, au lieu de le rapprocher d’elle un jour, devait l’en éloigner à tout jamais.

 

Quant à la messe, personne n’en parla plus ; on pardonna presque à l’abbé Fortier sa sortie contre-révolutionnaire ; seulement, il s’aperçut le lendemain, à sa classe presque vide, du coup que le refus d’officier sur l’autel de la liberté avait porté à sa popularité près des parents patriotes de Villers-Cotterêts.

 

 

Chapitre LVI

Sous la fenêtre

 

La cérémonie que nous venons de raconter, et qui, par ces fédérations partielles, avait pour but de relier entre elles toutes les communes de France, n’était que le prélude de la grande fédération qui devait avoir lieu à Paris le 14 juillet 1790.

 

Dans ces fédérations partielles, les communes jetaient d’avance les yeux sur les députés qu’elles enverraient à la fédération générale.

 

Le rôle qu’avaient joué, dans cette journée du dimanche 18 octobre, Billot et Pitou, les désignait naturellement aux suffrages de leurs concitoyens, quand le grand jour de la fédération générale serait arrivé.

 

Mais, en attendant ce grand jour, tout était rentré dans les conditions de la vie ordinaire, dont chacun venait de sortir momentanément par la secousse qu’avait donnée aux calmes habitudes provinciales ce mémorable événement.

 

Quand nous parlons des calmes habitudes provinciales, nous ne voulons pas dire qu’en province, moins qu’ailleurs, la vie ait son cours égayé par les joies ou assombri par les douleurs. Il n’y a pas de ruisseau, si petit qu’il soit, depuis celui qui murmure sur l’herbe du verger d’un pauvre paysan, jusqu’au fleuve majestueux qui descend des Alpes comme d’un trône pour aller se jeter dans la mer comme un conquérant, qui n’ait sur sa rive humble ou orgueilleuse, semée de pâquerettes ou brodée de villes, ses intervalles d’ombre et de soleil.

 

Et, si nous en doutions, après le palais des Tuileries où nous avons introduit nos lecteurs, la ferme du père Billot, où nous venons de les ramener, pourrait nous en donner un exemple.

 

Non point qu’à la surface tout ne parût calme et presque souriant.

 

En effet, le matin vers cinq heures, la grande porte donnant du côté de la plaine où s’étend la forêt, l’été comme un vert rideau, l’hiver comme un crêpe sombre, la grande porte s’ouvrait ; le semeur en sortait à pied, son sac de froment mêlé de cendres sur le dos ; le laboureur à cheval, allant chercher dans les champs la charrue dételée au bout du sillon de la veille ; la vachère, conduisant son troupeau mugissant, guidé par le taureau, majestueux dominateur, suivi de ses vaches et de ses génisses parmi lesquelles marche la vache favorite, que l’on reconnaît à sa clochette sonore ; enfin, derrière eux tous, monté sur son vigoureux hongre normand, trottant l’amble, venait Billot, le maître, l’âme, la vie de tout ce monde en miniature, de tout ce peuple en abrégé.

 

Un observateur désintéressé n’eût point remarqué sa sortie, et, dans cet œil recouvert d’un sourcil sombre et interrogeant les environs, dans cette oreille attentive à tous les bruits, dans ce cercle décrit autour de la ferme et pendant la durée duquel son regard, comme celui d’un chasseur qui relève une piste et qui trace une enceinte, ne quittait pas un instant la terre, un spectateur indifférent n’eût vu que l’acte d’un propriétaire s’assurant que la journée sera belle, et que, pendant la nuit, loups pour ses bergeries, sangliers pour ses pommes de terre, lapins pour ses trèfles, ne sont point sortis de la forêt, asile dans lequel peut seul les atteindre encore le plomb princier du duc d’Orléans et de ses gardes.

 

Mais, pour quelqu’un qui eût su ce qui se passait au fond de l’âme du brave fermier, chacun de ses gestes ou de ses pas eût pris un caractère plus grave.

 

Ce qu’il regardait à travers l’obscurité, c’est si quelque rôdeur ne se rapprochait pas ou ne s’éloignait pas furtivement de la ferme.

 

Ce qu’il écoutait dans le silence, c’est si quelque appel mystérieux ne correspondait point de la chambre de Catherine aux bouquets de saules bordant la route, ou aux fossés séparant la forêt de la plaine.

 

Ce qu’il demandait à la terre, interrogée si vivement par son regard, c’est si elle n’avait point gardé l’empreinte d’un pas dont la légèreté ou la petitesse eût dénoncé l’aristocratie.

 

Quant à Catherine, nous l’avons dit, quoique le visage de Billot se fût un peu adouci pour elle, elle ne continuait pas moins à sentir, comme une gardienne effarée, passer autour d’elle à chaque instant la défiance paternelle. Il en résultait que, pendant ses longues nuits d’hiver solitaires et anxieuses, elle en était à se demander si elle préférait qu’Isidor revînt à Boursonnes ou demeurât éloigné d’elle.

 

Pour la mère Billot, elle avait repris sa vie végétative : son mari était de retour, sa fille avait recouvré la santé ; elle ne regardait point au-delà de cet horizon borné, et il eût fallu un œil autrement exercé que le sien pour aller chercher, au fond de l’esprit de son mari, le soupçon ; au fond du cœur de sa fille, l’angoisse.

 

Pitou, après avoir savouré avec un orgueil mélangé de tristesse son triomphe de capitaine, était retombé dans son état habituel, c’est-à-dire dans une douce et bienveillante mélancolie. Suivant sa régularité ordinaire, il faisait le matin sa visite à la mère Colombe. S’il n’y avait point de lettres pour Catherine, il revenait tristement à Haramont ; car il songeait que de la journée Catherine, ne recevant point de lettres d’Isidor, n’aurait pas occasion de penser à celui qui les apportait. S’il y avait une lettre, au contraire, il la déposait religieusement dans le creux du saule, et revenait souvent plus triste encore que les jours où il n’y en avait pas, en songeant, cette fois, que Catherine ne pensait à lui que par ricochet, et parce que le beau gentilhomme que la Déclaration des droits de l’homme avait bien su priver de son titre, mais n’avait pu priver de sa grâce et de son élégance, était le fil conducteur par lequel il percevait la sensation presque douloureuse du souvenir.

 

Cependant, comme il est facile de le comprendre, Pitou n’était point un messager purement passif, et, s’il était muet, il n’était pas aveugle. À la suite de son interrogatoire sur Turin et sur la Sardaigne, qui lui avait révélé le but du voyage d’Isidor, il avait reconnu, au timbre des lettres, que le jeune gentilhomme était dans la capitale du Piémont. Puis, enfin, un beau jour, le timbre avait porté le mot Lyon au lieu du mot Turin, et, deux jours après, c’est-à-dire le 25 décembre, une lettre était arrivée, portant le mot Paris au lieu du mot Lyon.

 

Alors, sans avoir besoin d’un grand effort de perspicacité, Pitou avait compris que le vicomte Isidor de Charny avait quitté l’Italie, et était rentré en France.

 

Maintenant, une fois à Paris, il était évident qu’il ne tarderait pas à quitter Paris pour Boursonnes.

 

Le cœur de Pitou se serra ; sa résolution de dévouement était prise, mais son cœur n’était point pour cela insensible aux différentes émotions qui venaient l’assaillir.

 

Ainsi, le jour où arriva cette lettre datée de Paris, Pitou, pour se faire un prétexte, résolut-il d’aller placer ses collets sur la garderie de la Bruyère-aux-Loups, où nous l’avons vu fructueusement opérer au commencement de cet ouvrage.

 

Or, la ferme de Pisseleu était juste située sur la route d’Haramont à cette partie de la forêt qu’on appelait la Bruyère-aux-Loups.

 

Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que Pitou s’y arrêtât en passant.

 

Il choisit pour s’y arrêter l’heure où Billot faisait aux champs sa course de l’après-midi.

 

Selon son habitude, Pitou, coupant à travers plaine, allait d’Haramont à la grande route de Paris à Villers-Cotterêts, de la grande route à la ferme de Noue, et de la ferme de Noue par les ravins à celle de Pisseleu.

 

Puis il contournait les murs de la ferme, longeait les bergeries et les étables, et finissait par se trouver en face de la grande porte d’entrée, de l’autre côté de laquelle s’élevaient les bâtiments d’habitation.

 

Cette fois encore, il suivit sa route accoutumée.

 

Arrivé à la porte de la ferme, il regarda autour de lui comme eût pu faire Billot, et il aperçut Catherine à sa fenêtre.

 

Catherine semblait attendre. Son œil vague, sans se fixer sur aucun point précis, parcourait toute l’étendue de forêt comprise entre le chemin de Villers-Cotterêts à La Ferté-Milon et celui de Villers-Cotterêts à Boursonnes.

 

Pitou ne cherchait point à surprendre Catherine : il s’arrangea de manière à se trouver dans le rayon parcouru par son œil, et, en le rencontrant, l’œil de la jeune fille s’arrêta sur lui.

 

Elle lui sourit. Pitou, pour Catherine, n’était plus qu’un ami, ou plutôt Pitou était pour elle devenu plus qu’un ami.

 

Pitou était son confident.

 

– C’est vous, mon cher Pitou, dit la jeune fille ; quel bon vent vous amène de notre côté ?

 

Pitou montra ses collets roulés autour de son poing.

 

– J’ai eu l’idée de vous faire manger une couple de lapins bien tendres et bien parfumés, mademoiselle Catherine, et, comme les meilleurs sont ceux de la Bruyère-aux-Loups, à cause du serpolet qui y pousse à foison, je suis parti longtemps à l’avance, afin de vous voir en passant, et de vous demander en même temps des nouvelles de votre santé.

 

Catherine commença par sourire à cette attention de Pitou. Puis, après avoir répondu à la première partie de son discours par un sourire, répondant à la seconde par la parole :

 

– Des nouvelles de ma santé ? Vous êtes bien bon, cher monsieur Pitou. Grâce aux soins que vous avez eus de moi quand j’étais malade, et que vous avez continué de me rendre depuis ma convalescence, je suis à peu près guérie.

 

– À peu près guérie ! reprit Pitou avec un soupir. Je voudrais bien que vous le fussiez tout à fait.

 

Catherine rougit, poussa un soupir à son tour, prit la main de Pitou comme si elle allait lui dire quelque chose d’important ; mais, se ravisant sans doute, elle lâcha la main qu’elle tenait, fit quelques pas à travers sa chambre comme si elle cherchait son mouchoir, et, l’ayant trouvé, elle le passa sur son front couvert de sueur, quoiqu’on fût aux jours les plus froids de l’année.

 

Aucun de ces mouvements n’échappa au regard investigateur de Pitou.

 

– Vous avez quelque chose à me dire, mademoiselle Catherine ? demanda t-il.

 

– Moi ?… Non… rien… vous vous trompez, mon cher Pitou, répondit la jeune fille d’une voix altérée.

 

Pitou fit un effort.

 

– C’est que, voyez-vous, dit-il, mademoiselle Catherine, si vous aviez besoin de moi, il ne faudrait pas vous gêner.

 

Catherine réfléchit ou plutôt hésita un instant.

 

– Mon cher Pitou, dit-elle, vous m’avez prouvé que dans l’occasion je pouvais compter sur vous, et je vous en suis bien reconnaissante ; mais, une seconde fois, je vous remercie.

 

Puis elle ajouta à voix basse :

 

– Il est même inutile que vous passiez cette semaine à la poste ; de quelques jours, je ne recevrai pas de lettres.

 

Pitou fut près de répondre qu’il s’en doutait ; mais il voulut voir jusqu’où irait la confiance de la jeune fille envers lui.

 

Elle se borna à la recommandation que nous venons de dire, et qui avait tout simplement pour but de ne point faire faire tous les matins à Pitou une course inutile.

 

Cependant, aux yeux de Pitou, la recommandation avait une plus haute portée.

 

Ce n’était pas une raison pour Isidor de ne pas écrire, que d’être revenu à Paris. Si Isidor n’écrivait plus à Catherine, c’est qu’il comptait la voir.

 

Qui disait à Pitou que cette lettre datée de Paris, et qu’il avait déposée le matin même dans le saule creux, n’annonçait pas à Catherine l’arrivée prochaine de son amant ? Qui lui disait que ce regard perdu dans l’espace lorsqu’il était apparu, et que sa présence avait ramené sur lui-même, ne cherchait pas, à la lisière de la forêt, quelque signe qui indiquât à la jeune fille que son amant était arrivé ?

 

Pitou attendit, afin de donner tout le temps à Catherine de débattre avec elle-même si elle avait quelque confidence à lui faire. Puis, voyant qu’elle gardait obstinément le silence :

 

– Mademoiselle Catherine, dit-il, avez-vous remarqué le changement qui se fait chez M. Billot ?

 

La jeune fille tressaillit.

 

– Ah ! dit-elle répondant à une interrogation par une autre interrogation, avez-vous donc remarqué quelque chose, vous ?

 

– Mademoiselle Catherine, dit Pitou en branlant la tête, il y aura, bien sûr, un moment – quand cela ? je n’en sais rien – où celui qui est cause de ce changement passera un mauvais quart d’heure ; c’est moi qui vous dis cela, entendez-vous ?

 

Catherine pâlit.

 

Mais, n’en regardant pas moins fixement Pitou :

 

– Pourquoi dites-vous celui, et non pas celle ? demanda la jeune fille. C’est peut-être une femme, et non un homme, qui aura à souffrir de cette colère cachée…

 

– Ah ! mademoiselle Catherine, dit Pitou, vous m’effrayez. Avez-vous donc quelque chose à craindre ?

 

– Mon ami, dit tristement Catherine, j’ai à craindre ce qu’une pauvre fille qui a oublié sa condition, et qui aime au-dessus d’elle, peut craindre d’un père irrité.

 

– Mademoiselle, dit Pitou hasardant un conseil, il me semble qu’à votre place…

 

Il s’arrêta.

 

– Il vous semble qu’à ma place ?… répéta Catherine.

 

– Eh bien, il me semble qu’à votre place… Ah ! mais, non, dit-il, vous avez failli mourir pour une simple absence qu’il a faite. S’il vous fallait renoncer à lui, ce serait pour en mourir tout à fait, et je ne veux pas que vous mouriez ; dussé-je vous voir malade et triste, j’aime encore mieux vous voir ainsi que là-bas, au bout du Pleux… Ah ! mademoiselle Catherine, c’est bien malheureux, tout cela !

 

– Chut ! dit Catherine, parlons d’autre chose, ou ne parlons pas du tout, voici mon père.

 

Pitou se retourna dans la direction du regard lancé par Catherine, et vit, en effet, le fermier qui s’avançait au grand trot de son cheval.

 

En apercevant un homme près de la fenêtre de Catherine, Billot s’arrêta ; puis, sans doute reconnaissant celui à qui il avait affaire, il continua son chemin.

 

Pitou fit quelques pas au-devant de lui, souriant à sa venue, se tenant son chapeau à la main.

 

– Ah ! ah ! c’est ici, Pitou, dit Billot ; viens-tu nous demander à dîner, mon garçon ?

 

– Non, monsieur Billot, dit Pitou, je ne me permettrais pas cela ; mais…

 

En ce moment, il lui sembla qu’un regard de Catherine l’encourageait.

 

– Mais quoi ? reprit Billot.

 

– Mais… si vous m’invitiez, j’accepterais.

 

– Eh bien, dit le fermier, je t’invite.

 

– Alors, répondit Pitou, j’accepte.

 

Le fermier donna un coup d’éperon à son cheval, et rentra sous la voûte de la porte cochère.

 

Pitou se retourna vers Catherine.

 

– Etait-ce là ce que vous vouliez me dire ? demanda-t-il.

 

– Oui… Il est plus sombre encore aujourd’hui que les autres jours…

 

Puis elle ajouta tout bas :

 

– Oh ! mon Dieu ! est-ce qu’il saurait… ?

 

– Quoi, mademoiselle ? demanda Pitou qui, si bas qu’eût parlé Catherine, avait entendu.

 

– Rien, dit Catherine en se retirant dans sa chambre et en fermant sa fenêtre.

 

Chapitre LVII

Le père Clouïs reparaît sur la scène

 

Catherine ne s’était pas trompée. Malgré l’accueil affable qu’il avait fait à Pitou, son père paraissait plus sombre que jamais. Il donna une poignée de main à Pitou, et Pitou sentit cette main froide et humide. Sa fille, comme d’habitude, lui présenta ses joues pâlies et frissonnantes, mais il se contenta d’effleurer son front avec ses lèvres ; quant à la mère Billot, elle se leva, par un mouvement qui lui était naturel lorsqu’elle voyait entrer son mari, et qui tenait, à la fois, au sentiment de son infériorité et au respect qu’elle lui portait ; mais le fermier ne fit pas même attention à elle.

 

– Le dîner est-il prêt ? demanda-t-il.

 

– Oui, notre homme, répondit la mère Billot.

 

– Alors, à table, dit-il ; j’ai encore beaucoup de choses à faire avant ce soir.

 

On passa dans la petite salle à manger de la famille. Cette salle à manger donnait sur la cour, et personne ne pouvait, venant du dehors, entrer dans la cuisine, sans passer devant la fenêtre par laquelle cette petite pièce recevait le jour.

 

Un couvert fut ajouté pour Pitou, que l’on plaça entre les deux femmes le dos tourné à la fenêtre.

 

Si préoccupé que fût Pitou, il y avait chez lui un organe sur lequel la préoccupation n’influait jamais, c’était l’estomac ; il en résulta donc que Billot, malgré toute la perspicacité de son regard, au premier service ne put voir autre chose, dans son convive, que la satisfaction qu’il éprouvait à l’aspect d’une excellente soupe aux choux, et du plat de bœuf et de lard qui la suivit.

 

Il était évident, néanmoins, que Billot désirait savoir si c’était le hasard ou un dessein prémédité qui avait amené Pitou à la ferme.

 

Aussi, au moment où l’on enlevait le bœuf et le lard, pour apporter un quartier d’agneau rôti, plat auquel Pitou regardait faire son entrée avec une joie visible, le fermier démasqua-t-il tout à coup ses batteries, et, s’adressant directement à Pitou :

 

– Maintenant, mon cher Pitou, lui demanda-t-il, maintenant que tu vois que tu es toujours le bienvenu à la ferme, peut-on savoir ce qui t’attire aujourd’hui dans nos parages ?

 

Pitou sourit, jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer qu’il n’y avait là ni regards indiscrets, ni oreilles dangereuses, et, relevant de la main gauche la manche droite de sa veste :

 

– Voilà, père Billot, lui dit-il en montrant une vingtaine de collets en fil d’archal roulés comme un bracelet autour de son poignet.

 

– Ah ! ah ! dit le père Billot, tu as donc dépeuplé les garderies de Longpré et de Taille-Fontaine, que tu te rabats par ici ?

 

– Ce n’est pas cela, monsieur Billot, dit naïvement Pitou ; mais, depuis le temps que j’ai affaire à ces gueux de lapins-là, je crois qu’ils reconnaissent mes collets, et qu’ils se détournent. J’ai donc décidé que je viendrais dire deux mots, cette nuit, à ceux du père La jeunesse, qui sont moins malins et plus délicats, mangeant de la bruyère et du serpolet.

 

– Peste ! dit le fermier, je ne te savais pas si friand, maître Pitou.

 

– Oh ! ce n’est pas pour moi que je suis friand, dit Pitou, c’est pour mademoiselle Catherine ; comme elle vient d’être malade, elle a besoin de viande fine…

 

– Oui, reprit Billot interrompant Pitou, tu as raison, car tu vois qu’elle n’a pas encore d’appétit.

 

Et il montra du doigt l’assiette blanche de Catherine, qui, après avoir mangé quelques cuillerées de soupe, n’avait touché ni au bœuf ni au lard.

 

– Je n’ai pas d’appétit, mon père, dit Catherine rougissant d’être interpellée ainsi, parce que j’ai mangé une grande tasse de lait avec du pain un instant avant que M. Pitou passât près de ma fenêtre, et que je l’appelasse.

 

– Je ne cherche point la cause pour laquelle tu as ou n’as pas d’appétit, dit Billot ; je constate un fait, voilà tout.

 

Puis, à travers la fenêtre, jetant les yeux sur la cour :

 

– Ah ! dit-il en se levant, voilà quelqu’un pour moi.

 

Pitou sentit le pied de Catherine s’appuyer vivement sur le sien ; il se retourna de son côté, la vit pâle comme la mort, et lui indiquant des yeux la fenêtre donnant sur la cour.

 

Son regard suivit la direction du regard de Catherine, et il reconnut son vieil ami le père Clouïs, lequel passait devant la fenêtre le fusil à deux coups de Billot sur l’épaule.

 

Le fusil du fermier se distinguait des autres en ce que sa sous-garde et ses capucines étaient d’argent.

 

– Ah ! dit Pitou, qui ne voyait dans tout cela rien de bien effrayant, tiens, c’est le père Clouïs. Il rapporte votre fusil, monsieur Billot.

 

– Oui, dit Billot en se rasseyant, et il dînera avec nous, s’il n’a pas dîné. Femme, ajouta-t-il, ouvre la porte au père Clouïs.

 

La mère Billot se leva et alla ouvrir la porte ; tandis que Pitou, les yeux fixés sur Catherine, se demandait quoi de terrible, dans ce qui se passait, pouvait occasionner sa pâleur.

 

Le père Clouïs entra : il tenait de la même main, sur son épaule, le fusil du fermier et un lièvre qu’il avait évidemment tué avec ce fusil.

 

On se rappelle que le père Clouïs avait reçu, de M. le duc d’Orléans, la permission de tuer un jour un lapin et un autre jour un lièvre.

 

C’était, à ce qu’il paraissait, le jour au lièvre.

 

Il porta la seconde main, celle qui n’était pas occupée, à une espèce de bonnet de fourrure qu’il portait habituellement, et auquel il ne restait plus guère que la peau, tout éraflé qu’il était journellement par les fourrés dans lesquels passait le père Clouïs, à peu près aussi insensible aux épines qu’un sanglier l’est à son tiéran.

 

– Monsieur Billot et la compagnie, dit-il, j’ai bien l’honneur de vous saluer.

 

– Bonjour, papa Clouïs, répondit Billot. Allons, vous êtes homme de parole, merci.

 

– Oh ! ce qui est convenu est convenu, monsieur Billot ; vous m’avez rencontré ce matin, et vous m’avez dit comme cela : « Père Clouïs, vous qui êtes un fin tireur, assortissez-moi donc une douzaine de balles au calibre de mon fusil, vous me rendrez service. » Ce à quoi je vous ai répondu : « Pour quand vous faut-il ça, monsieur Billot ? » Vous m’avez dit : « Pour ce soir, sans faute. » Alors, j’ai dit : « C’est bon, vous l’aurez », et le voilà !

 

– Merci, père Clouïs, dit Billot. Vous allez dîner avec nous, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! vous êtes bien honnête, monsieur Billot, je n’ai besoin de rien.

 

Le père Clouïs croyait que la civilité exigeait, quand on lui offrait un siège, qu’il dit qu’il n’était pas fatigué, et, quand on l’invitait à dîner, qu’il répondît qu’il n’avait pas faim.

 

Billot connaissait cela.

 

– N’importe, dit-il, mettez-vous toujours à table ; il y a à boire et à manger, et, si vous ne mangez pas, vous boirez.

 

Pendant ce temps, la mère Billot, avec la régularité et presque le silence d’un automate, avait posé sur la table une assiette, un couvert et une serviette.

 

Puis elle approcha une chaise.

 

– Dame ! puisque vous le voulez absolument, dit le père Clouïs.

 

Et il alla porter le fusil dans un coin, posa son lièvre sur le rebord du buffet, et vint s’asseoir à table.

 

Il se trouvait placé juste en face de Catherine, qui le regardait avec terreur.

 

Le visage doux et placide du vieux garde semblait si peu fait pour inspirer ce sentiment, que Pitou ne pouvait se rendre compte des émotions que trahissait, non seulement le visage de Catherine, mais encore le tremblement nerveux qui agitait tout son corps.

 

Cependant Billot avait rempli le verre et l’assiette de son convive, lequel, quoiqu’il eût déclaré n’avoir besoin de rien, attaqua bravement l’un et l’autre.

 

– Ah ! voilà un joli vin, monsieur Billot, fit-il comme pour rendre hommage à la vérité, et un aimable agneau ! Il paraît que vous êtes de l’avis du proverbe qui dit : « Il faut manger les agneaux trop jeunes, et boire le vin trop vieux. »

 

Personne ne répondit à la plaisanterie du père Clouïs, lequel, voyant que la conversation tombait, et se croyant, en sa qualité de convive, obligé de la soutenir, continua :

 

– Je me suis donc dit comme cela : « Ma foi, c’est aujourd’hui le tour des lièvres ; autant que je tue mon lièvre d’un côté de la forêt que de l’autre. Je vais donc aller tuer mon lièvre sur la garderie du père Lajeunesse. Je verrai, en même temps, comment un fusil monté en argent porte la balle. » J’ai donc fondu treize balles au lieu de douze. Ma foi ! il la porte bien la balle, votre fusil.

 

– Oui, je sais cela, répondit Billot, c’est une bonne arme.

 

– Tiens ! douze balles, observa Pitou, il y a donc un prix au fusil quelque part, monsieur Billot ?

 

– Non, répondit Billot.

 

– Ah ! c’est que je le connais, le monté en argent, comme on l’appelle dans les environs, continua Pitou ; je lui en ai vu faire, des siennes, à la fête de Boursonnes, il y a deux ans. Tenez ! c’est là qu’il a gagné le couvert d’argent avec lequel vous mangez, madame Billot, et la timbale dans laquelle vous buvez, mademoiselle Catherine… Oh ! mais, s’écria Pitou effrayé, qu’avez vous donc, mademoiselle ?

 

– Moi ?… Rien, dit Catherine en rouvrant ses yeux à moitié fermés, et en se redressant sur sa chaise, contre le dos de laquelle elle s’était laissée aller à moitié évanouie.

 

– Catherine ! qu’est-ce que tu veux qu’elle ait ? dit Billot en haussant les épaules.

 

– Justement, continua le père Clouïs, il faut vous dire que, dans la vieille ferraille, chez Montagnon l’armurier, j’ai retrouvé un moule… ah ! c’est que c’est rare, un moule comme il vous en faut un. Ces diables de petits canons de Leclerc, ils sont presque tous du calibre vingt-quatre, ce qui ne les empêche pas de porter Dieu sait où. J’ai donc retrouvé un moule juste du calibre de votre fusil, un peu plus petit même ; mais cela ne fait rien, au contraire, vous enveloppez la balle dans une peau graissée… Est-ce pour tirer à la course ou à coup posé ?

 

– Je n’en sais rien encore, répondit Billot ; tout ce que je puis dire, c’est que c’est pour aller à l’affût.

 

– Ah ! oui, je comprends, dit le père Clouïs, les sangliers de M. le duc d’Orléans, ils sont friands de vos parmentières, et vous vous êtes dit : « Autant dans le saloir, autant qui n’en mangent plus. »

 

Il se fit un silence qui n’était troublé que par la respiration haletante de Catherine.

 

Les yeux de Pitou allaient du garde à Billot, et de Billot à sa fille.

 

Il cherchait à comprendre, et n’y arrivait pas.

 

Quant à la mère Billot, il était inutile de demander aucun éclaircissement à son visage ; elle ne comprenait rien de ce qu’on disait, à bien plus forte raison de ce qu’on voulait dire.

 

– Ah ! c’est que, continua le père Clouïs poursuivant sa pensée, c’est que, si les balles sont pour les sangliers, elles sont, peut-être, un peu bien petites, voyez-vous ; ça a la peau dure, ces messieurs-là, sans compter que ça revient sur le chasseur. J’en ai vu, des sangliers, qui avaient cinq, six, huit balles entre cuir et chair, et des balles de munition encore, de seize à la livre, et qui ne s’en portaient que mieux.

 

– Ce n’est pas pour les sangliers, dit Billot.

 

Pitou ne put résister à sa curiosité.

 

– Pardon, monsieur Billot, dit-il, mais, si ce n’est pas pour tirer au prix, si ce n’est pas pour tirer sur les sangliers, pour tirer sur quoi est-ce donc, alors ?

 

– Pour tirer sur un loup, dit Billot.

 

– Eh bien, si c’est pour tirer sur un loup, voilà votre affaire, dit le père Clouïs prenant les douze balles dans sa poche, et les transvasant dans une assiette où elles tombèrent en cliquetant. Quant à la treizième, elle est dans le ventre du lièvre… Ah ! je ne sais pas comment il porte le plomb, mais il porte joliment la balle, votre fusil.

 

Si Pitou eût regardé Catherine, il eût vu qu’elle était près de s’évanouir.

 

Mais, tout à ce que disait le père Clouïs, il ne regardait pas la jeune fille.

 

Aussi, lorsqu’il entendit le vieux garde dire que la treizième balle était dans le ventre du lièvre, il ne put pas y résister, et se leva pour aller vérifier le fait.

 

– C’est, ma foi, vrai ! dit-il en fourrant son petit doigt dans le trou de la balle ; c’est affaire à vous, père Clouïs. Monsieur Billot, vous tirez bien, vous, mais vous ne tuez pas encore les lièvres comme cela, à balle franche.

 

– Ah ! dit Billot, peu importe, du moment où l’animal sur lequel je tirerai est vingt fois gros comme un lièvre, j’espère que je ne le manquerai pas.

 

– Le fait est, dit Pitou, qu’un loup… Mais vous parlez de loups, il y en a donc dans le canton ? C’est étonnant avant la neige…

 

– Oui, c’est étonnant ; mais c’est comme cela, cependant.

 

– Vous êtes sûr, monsieur Billot ?

 

– Très sûr, répondit le fermier en regardant à la fois Pitou et Catherine, ce qui était facile puisqu’ils étaient placés l’un près de l’autre ; le berger en a vu un ce matin.

 

– Où cela ? demanda naïvement Pitou.

 

– Sur la route de Paris à Boursonnes, près du taillis d’Ivors.

 

– Ah ! fit Pitou regardant à son tour Billot et Catherine.

 

– Oui, continua Billot avec la même tranquillité, on l’avait déjà remarqué l’année dernière, et l’on m’avait prévenu ; quelque temps, on l’a cru parti pour ne plus revenir ; mais…

 

– Mais ?… demanda Pitou.

 

– Mais il paraît qu’il est revenu, dit Billot, et qu’il s’apprête à tourner encore autour de la ferme, Voilà pourquoi j’ai dit au père Clouïs de me nettoyer mon fusil, et de me couler des balles.

 

C’était tout ce que pouvait supporter Catherine ; elle poussa une espèce de cri étouffé, se leva, et, toute trébuchante, se dirigea vers la porte.

 

Pitou, moitié naïf, moitié inquiet, se leva aussi, et, voyant Catherine chanceler, s’élança pour la soutenir.

 

Billot jeta un regard terrible du côté de la porte ; mais l’honnête visage de Pitou manifestait une trop grande expression d’étonnement pour qu’il pût soupçonner son propriétaire de complicité avec Catherine.

 

Sans s’inquiéter davantage ni de Pitou ni de sa fille, il poursuivit donc.

 

– Ainsi, vous dites, père Clouïs, que, pour assurer le coup, il sera bon d’envelopper les balles dans un morceau de peau graissée ?

 

Pitou entendit encore cette question, mais il n’entendit pas la réponse ; car, arrivé en ce moment dans la cuisine où il venait de rejoindre Catherine, il sentit la jeune fille s’affaisser entre ses bras.

 

– Mais qu’avez-vous donc ? mon Dieu ! qu’avez-vous donc ? demanda Pitou effrayé.

 

– Oh ! dit Catherine, vous ne comprenez donc pas ? Il sait qu’Isidor est arrivé ce matin à Boursonnes, et il veut l’assassiner s’il approche de la ferme.

 

En ce moment, la porte de la salle à manger s’ouvrit, et Billot parut sur le seuil.

 

– Mon cher Pitou, dit-il d’une voix si dure, qu’elle n’admettait pas de réplique, si tu es venu en réalité pour les lapins du père Lajeunesse, je crois qu’il est temps que tu ailles tendre tes collets ; tu comprends, plus tard tu n’y verrais plus.

 

– Oui, monsieur Billot, dit humblement Pitou en jetant un double regard sur Catherine et sur Billot, j’étais venu pour cela, pas pour autre chose, je vous le jure.

 

– Eh bien, alors ?

 

– Eh bien, alors, j’y vais, monsieur Billot.

 

Et il sortit par la porte de la cour, tandis que Catherine éplorée rentrait dans sa chambre, dont elle poussait le verrou derrière elle.

 

– Oui, murmura Billot, oui, enferme-toi, malheureuse ! Peu m’importe, car ce n’est pas de ce côté-ci que je me mettrai à l’affût.

 

Chapitre LVIII

Le jeu de barres

 

Pitou sortit de la ferme tout abasourdi ; seulement, aux paroles de Catherine, il avait vu jour dans tout ce qui avait été obscurité pour lui jusque-là, et ce jour l’avait aveuglé.

 

Pitou savait ce qu’il avait voulu savoir, et même davantage.

 

Il savait que le vicomte Isidor de Charny était arrivé le matin à Boursonnes, et que, s’il se hasardait à venir voir Catherine à la ferme, il courait risque de recevoir un coup de fusil.

 

Car il n’y avait plus de doute à garder : les paroles de Billot, paraboliques d’abord, s’étaient éclaircies aux seuls mots prononcés par Catherine ; le loup qu’on avait vu, l’année dernière, rôder autour de la bergerie, que l’on croyait parti pour toujours, et que l’on avait revu le matin même, près du taillis d’Ivors, sur la route de Paris à Boursonnes, c’était le vicomte Isidor de Charny.

 

C’était à son intention que le fusil avait été nettoyé ; c’était pour lui que les balles avaient été fondues.

 

Comme on le voit, cela devenait grave.

 

Pitou, qui avait quelquefois, lorsque l’occasion l’exigeait, la force du lion, avait presque toujours la prudence du serpent. En contravention depuis le jour où il avait atteint l’âge de raison, à l’endroit des gardes champêtres, sous le nez desquels il allait dévaster les vergers fermés de haies, ou les arbres fruitiers en plein champ ; en contravention à l’endroit des gardes forestiers, sur les talons desquels il allait tendre ses gluaux et ses collets, il avait pris une habitude de réflexion profonde et de décision rapide, qui, dans tous les cas dangereux où il s’était trouvé, lui avait permis de se tirer d’affaire aux meilleures conditions possibles. Cette fois donc, comme les autres, appelant à son secours d’abord la décision rapide, il se décida immédiatement à gagner le bois situé à quatre-vingts pas de la ferme environ.

 

Le bois est couvert, et, sous ce couvert où il est facile de demeurer inaperçu, l’on peut réfléchir à son aise.

 

Dans cette occasion, Pitou, comme on le voit, avait interverti l’ordre ordinaire des choses en mettant la décision rapide avant la réflexion profonde.

 

Mais Pitou, avec son intelligence instinctive, avait été au plus pressé ; et le plus pressé pour lui, c’était d’avoir un couvert.

 

Il s’avança donc vers la forêt d’un air aussi dégagé que si sa tête n’eût point porté un monde de pensées, et il atteignit le bois ayant eu la force de ne pas jeter un regard derrière lui.

 

Il est vrai que, dès qu’il eut calculé qu’il était hors de vue de la ferme, il se baissa comme pour boucler le sous-pied de sa guêtre, et, la tête entre les deux jambes, il interrogea l’horizon.

 

L’horizon était libre, et ne paraissait pour le moment offrir aucun danger.

 

Ce que voyant Pitou, il reprit la ligne verticale, et, d’un bond, se trouva dans la forêt.

 

La forêt, c’était le domaine de Pitou.

 

Là, il était chez lui ; là, il était libre ; là, il était roi.

 

Roi comme l’écureuil, dont il avait l’agilité ; comme le renard, dont il avait les ruses ; comme le loup, dont il avait les yeux qui voient pendant la nuit.

 

Mais, à cette heure, il n’avait besoin ni de l’agilité de l’écureuil, ni des ruses du renard, ni des yeux nyctalopes du loup.

 

Il s’agissait tout simplement, pour Pitou, de couper en diagonale la portion de bois dans laquelle il s’était enfoncé, et de revenir à cet endroit de la lisière de la forêt qui s’étendait dans toute la longueur de la ferme.

 

À soixante ou soixante et dix pas de distance, Pitou verrait tout ce qui se passerait ; avec soixante ou soixante et dix pas de distance, Pitou défiait tout être, quel qu’il fût, obligé de se servir, pour se mouvoir et attaquer, de ses pieds et de ses mains.

 

Il va sans dire qu’il défiait bien autrement un cavalier ; car il n’en est pas un seul qui eût pu faire cent pas dans la forêt par les chemins où l’eût conduit Pitou.

 

Aussi, en forêt, Pitou n’avait pas de comparaison assez dédaigneuse pour dire combien il méprisait un cavalier.

 

Pitou se coucha tout de son long dans une cépée, appuya son cou sur deux arbres jumeaux se séparant à leur tige, et réfléchit profondément.

 

Il réfléchit qu’il était de son devoir d’empêcher, autant qu’il serait en lui, le père Billot de mettre à exécution la terrible vengeance qu’il méditait.

 

Le premier moyen qui se présenta à l’esprit de Pitou fut de courir à Boursonnes et de prévenir M. Isidor du danger qui l’attendait, s’il se hasardait du côté de la ferme.

 

Mais presque aussitôt il réfléchit à deux choses.

 

La première, c’est qu’il n’avait pas reçu de Catherine mission de faire cela.

 

La seconde, c’est que le danger pourrait bien ne pas arrêter M. Isidor.

 

Puis quelle certitude avait Pitou que le vicomte, dont l’intention était sans doute de se cacher, viendrait par la route frayée aux voitures, et non par quelques-uns de ces petits sentiers que suivent, pour raccourcir leur chemin, les bûcherons et les ouvriers de bois ?

 

D’ailleurs, en allant à la recherche d’Isidor, Pitou abandonnait Catherine et Pitou, qui, à tout prendre, eût été fâché qu’il arrivât malheur au vicomte, eût été désespéré qu’il arrivât malheur à Catherine.

 

Ce qui lui parut le plus sage, ce fut donc d’attendre où il était, et de prendre, selon ce qui surviendrait, conseil des circonstances.

 

En attendant, ses yeux se braquèrent sur la ferme, fixes et brillants, comme ceux d’un chat-tigre qui guette sa proie.

 

Le premier mouvement qui s’y opéra fut la sortie du père Clouïs.

 

Pitou le vit prendre congé de Billot sous la porte cochère puis longer le mur en clopinant, et disparaître dans la direction de Villers-Cotterêts, qu’il devait traverser ou contourner pour se rendre à sa hutte, distante d’une lieue et demie à peu près de Pisseleu.

 

Au moment où il sortit, le crépuscule commençait à tomber.

 

Comme le père Clouïs n’était qu’un personnage fort secondaire, une espèce de comparse dans le drame qui se jouait, Pitou n’attacha à lui qu’une attention médiocre, et l’ayant, pour l’acquit de sa conscience, suivi du regard jusqu’au moment où il disparut à l’angle du mur, il ramena ses yeux sur le centre du bâtiment, c’est-à-dire là où s’ouvraient la porte cochère et les fenêtres.

 

Au bout d’un instant, une des fenêtres s’éclaira : c’était celle de la chambre de Billot.

 

De l’endroit où était Pitou, le regard plongeait parfaitement dans la chambre ; Pitou put donc voir Billot, rentré chez lui, charger son fusil avec toutes les précautions recommandées par le père Clouïs.

 

Pendant ce temps, la nuit achevait de tomber.

 

Billot, son fusil une fois chargé, éteignit sa lumière, et tira les deux volets de sa fenêtre, mais de façon à les garder entrebâillés, pour que, sans doute, son regard pût observer les alentours par cet entrebâillement.

 

De la fenêtre de Billot, située au premier, nous croyons l’avoir déjà dit, on ne voyait pas, à cause d’un coude formé par les murs de la ferme, la fenêtre de la chambre de Catherine, située au rez-de-chaussée ; mais on découvrait entièrement le chemin de Boursonnes, et tout le cercle de la forêt qui s’arrondit de la montagne de La Ferté-Milon à ce que l’on appelle le taillis d’Ivors.

 

Tout en ne voyant pas la fenêtre de Catherine, en supposant que Catherine sortît par cette fenêtre, et essayât de gagner le bois, Billot pouvait donc l’apercevoir du moment où elle entrerait dans le rayon embrassé par son regard ; seulement, comme la nuit allait de plus en plus s’épaississant, Billot verrait une femme, pourrait se douter que cette femme est Catherine, mais ne pourrait pas la reconnaître d’une manière certaine pour être Catherine.

 

Nous faisons d’avance toutes ces remarques, parce que c’étaient celles que se faisait Pitou.

 

Pitou ne doutait point que, la nuit tout à fait venue, Catherine ne tentât une sortie afin de prévenir Isidor.

 

Sans perdre entièrement de vue la fenêtre de Billot, ce fut donc sur celle de Catherine que ses yeux se fixèrent plus particulièrement.

 

Pitou ne se trompait pas. Lorsque la nuit eut atteint un degré d’obscurité qui parut suffisant à la jeune fille, Pitou, pour lequel, nous l’avons dit, il n’y avait pas d’obscurité, vit s’ouvrir lentement le volet de Catherine ; puis celle-ci enjamber l’appui de la fenêtre, repousser le volet, et se glisser tout le long de la muraille.

 

Il n’y avait pas de danger pour la jeune fille d’être vue tant qu’elle suivrait cette ligne ; et, en supposant qu’elle eût eu affaire à Villers-Cotterêts, elle eût pu y arriver inaperçue ; mais si, au contraire, elle avait affaire du côté de Boursonnes, il lui fallait absolument entrer dans le rayon que le regard embrassait de la fenêtre de son père.

 

Arrivée au bout du mur, elle hésita pendant quelques secondes, de sorte que Pitou eut un instant l’espérance que c’était à Villers-Cotterêts, et non à Boursonnes, qu’elle allait ; mais, tout à coup, cette hésitation cessa, et, se courbant pour se dérober autant qu’elle pouvait aux yeux, elle traversa le chemin, et se jeta dans une petite sente, rejoignant la forêt par une courbe qui se continuait sous bois, et allait tomber, à un quart de lieue à peu prés, dans le chemin de Boursonnes.

 

Cette sente aboutissait à un petit carrefour appelé le carrefour de Bourg-Fontaine.

 

Une fois Catherine dans la sente, le chemin qu’elle allait suivre et l’intention qui la conduisait étaient si clairs pour Pitou, qu’il ne s’occupa plus d’elle, mais seulement de ces volets entrouverts par lesquels, comme à travers la meurtrière d’une citadelle, le regard plongeait d’une extrémité à l’autre du bois.

 

Tout ce rayon embrassé par le regard de Billot était, à part un berger dressant son parc, parfaitement solitaire.

 

Il en résulta que, dès que Catherine entra dans ce rayon, quoique son mantelet noir la rendît à peu près invisible, elle ne put, cependant, échapper au regard perçant du fermier.

 

Pitou vit les volets s’entrebâiller, la tête de Billot passer par l’entrebâillement, et demeurer un instant fixe et immobile, comme s’il eût douté dans ces ténèbres du témoignage de ses yeux ; mais les chiens du berger ayant couru dans la direction de cette ombre, et, après avoir donné quelques coups de gueule, étant revenus vers leur maître, Billot ne douta plus que cette ombre ne fût Catherine.

 

Les chiens, en s’approchant d’elle, l’avaient reconnue et avaient cessé d’aboyer en la reconnaissant.

 

Il va sans dire que tout cela se traduisait pour Pitou aussi clairement que s’il eût été d’avance au courant des divers incidents de ce drame.

 

Il s’attendait donc à voir refermer les volets de la chambre de Billot, et à voir s’ouvrir la porte cochère.

 

En effet, au bout de quelques secondes, la porte s’ouvrit, et, comme Catherine atteignait la lisière du bois, Billot, son fusil sur l’épaule, franchissait le seuil de la porte, et s’avançait à grands pas vers la forêt, suivant ce chemin de Boursonnes où devait aboutir, après un demi-quart de lieue, la sente suivie par Catherine.

 

Il n’y avait pas un instant à perdre pour que, dans dix minutes, la jeune fille ne se trouvât point en face de son père !

 

Ce fut ce que comprit Pitou.

 

Il se releva, bondit à travers les taillis comme un chevreuil effarouché, et, coupant diagonalement la forêt dans le sens inverse de sa première course, il se trouva au bord du sentier au moment où l’on entendait déjà les pas pressés et la respiration haletante de la jeune fille.

 

Pitou s’arrêta caché derrière le tronc d’un chêne.

 

Au bout de dix secondes, Catherine passait à deux pas de ce chêne.

 

Pitou se démasqua, barra le chemin à la jeune fille, et se nomma du même coup.

 

Il avait jugé nécessaire cette unité d’une triple action pour ne pas trop épouvanter Catherine.

 

En effet, elle ne jeta qu’un faible cri, et, s’arrêtant toute tremblante, moins de l’émotion présente que de l’émotion passée :

 

– Vous, monsieur Pitou, ici !… Que me voulez-vous ? dit-elle.

 

– Pas un pas de plus, au nom du ciel, mademoiselle ! dit Pitou en joignant les mains.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce que votre père sait que vous êtes sortie ; parce qu’il suit la route de Boursonnes avec son fusil ; parce qu’il vous attend au carrefour de Bourg-Fontaine !

 

– Mais lui, lui !… dit Catherine presque égarée ; il ne sera donc pas prévenu ?…

 

Et elle fit un mouvement pour continuer en chemin.

 

– Le sera-t-il davantage, dit Pitou, lorsque votre père vous aura barré la route ?

 

– Que faire ?

 

– Revenez, mademoiselle Catherine, rentrez dans votre chambre ; je me mettrai en embuscade aux environs de votre fenêtre, et, lorsque je verrai M. Isidor, je le préviendrai.

 

– Vous ferez cela, cher monsieur Pitou ?

 

– Pour vous, je ferai tout, mademoiselle Catherine ! Ah ! c’est que je vous aime bien, moi, allez !

 

Catherine lui serra les mains.

 

Puis, au bout d’une seconde de réflexion :

 

– Oui, vous avez raison, dit-elle, ramenez-moi.

 

Et, comme les jambes commençaient à lui manquer, elle passa son bras sous celui de Pitou, qui lui fit reprendre – lui marchant, elle courant – le chemin de la ferme.

 

Dix minutes après, Catherine rentrait chez elle sans avoir été vue, et refermait sa fenêtre derrière elle, tandis que Pitou lui montrait le groupe de saules dans lequel il allait veiller et attendre.

 

Chapitre LIX

L’affût au loup

 

Le groupe de saules, placé sur une petite hauteur, à vingt ou vingt-cinq pas de la fenêtre de Catherine, dominait une espèce de fossé où passait, encaissé à la profondeur de sept ou huit pieds, un filet d’eau courante.

 

Ce ruisseau, qui tournait comme le chemin, était ombragé de place en place de saules pareils à ceux qui formaient le groupe dont nous avons parlé, c’est-à-dire d’arbres semblables, la nuit surtout, à ces nains qui portent sur un petit corps une grosse tête ébouriffée.

 

C’était dans le dernier de ces arbres creusés par le temps que Pitou apportait, tous les matins, les lettres de Catherine, et que Catherine allait les prendre, quand elle avait vu son père s’éloigner et disparaître dans une direction opposée.

 

Au reste, Pitou de son côté, et Catherine du sien, avaient toujours usé de tant de précaution, que ce n’était point par là que la mèche avait été éventrée ; c’était par un pur hasard qui avait le matin même placé le berger de la ferme sur le chemin d’Isidor ; le berger avait annoncé comme une nouvelle sans importance le retour du vicomte ; ce retour caché, qui avait eu lieu à cinq heures du matin, avait paru plus que suspect à Billot. Depuis son retour de Paris, depuis la maladie de Catherine, depuis la recommandation que lui avait faite le docteur Raynal de ne pas entrer dans la chambre de la malade, tant qu’elle aurait le délire, il avait été convaincu que le vicomte de Charny était l’amant de sa fille, et, comme il ne voyait au bout de cette liaison que le déshonneur, puisque M. le vicomte de Charny n’épouserait point Catherine, il avait résolu d’ôter à ce déshonneur ce qu’il avait de honteux en le faisant sanglant.

 

De là tous ces détails que nous avons racontés, et qui, insignifiants aux regards non prévenus, avaient pris une si terrible importance aux yeux de Catherine, et, après l’explication donnée par Catherine, aux yeux de Pitou.

 

On a vu que Catherine, tout en devinant le projet de son père, n’avait tenté de s’y opposer qu’en prévenant Isidor, démarche dans laquelle heureusement Pitou l’avait arrêtée, puisque, au lieu d’Isidor, c’eût été son père qu’elle eût rencontré sur le chemin.

 

Elle connaissait trop le caractère terrible du fermier, pour rien essayer à l’aide de prières et de supplications ; c’eût été hâter l’orage, voilà tout ; provoquer la foudre au lieu de la détourner.

 

Empêcher un choc entre son amant et son père, c’était tout ce qu’elle ambitionnait.

 

Oh ! comme elle eût ardemment désiré en ce moment que cette absence dont elle avait cru mourir se fût prolongée ! Comme elle eût béni la voix qui fût venue lui dire : « Il est parti ! » cette voix eût-elle ajouté : « Pour jamais ! »

 

Pitou avait compris tout cela aussi bien que Catherine, voilà pourquoi il s’était offert à la jeune fille comme intermédiaire ; soit que le vicomte vînt à pied, soit qu’il vînt à cheval, il espérait l’entendre ou le voir à temps, s’élancer au devant de lui, en deux mots le mettre au courant de la situation, et le déterminer à fuir en lui promettant des nouvelles de Catherine pour le lendemain.

 

Pitou se tenait donc collé à son saule comme s’il eût fait partie de la famille végétale au milieu de laquelle il se trouvait, appliquant tout ce que ses sens avaient d’habitude de la nuit, des plaines et des bois, pour distinguer une ombre ou percevoir un son.

 

Tout à coup, il lui sembla entendre derrière lui, venant de la forêt, le bruit du pas heurté d’un homme qui marche dans les sillons ; comme ce pas lui parut trop lourd pour être celui du jeune et élégant vicomte, il tourna lentement et d’une façon presque insensible autour de son saule, et, à trente pas de lui, il aperçut le fermier son fusil sur l’épaule.

 

Il avait attendu, comme le prévoyait Pitou, au carrefour de Bourg-Fontaine ; mais, ne voyant déboucher personne par la sente, il avait cru s’être trompé, et il revenait se mettre à l’affût, ainsi qu’il l’avait dit lui-même, en face de la fenêtre de Catherine, convaincu que c’était par cette fenêtre que le vicomte de Charny tenterait de s’introduire chez elle.

 

Malheureusement, le hasard voulait qu’il eût choisi pour son embuscade le même groupe de saules où venait de se blottir Pitou.

 

Pitou devina l’intention du fermier ; il n’y avait pas à lui disputer la place ; il se laissa couler le long du talus, et disparut dans le fossé, la tête cachée sous les racines saillantes du saule contre lequel Billot vint s’appuyer.

 

Par bonheur, le vent soufflait avec une certaine violence ; sans quoi, Billot eût certainement pu entendre les battements du cœur de Pitou.

 

Mais, il faut le dire à l’honneur de l’admirable nature de notre héros, c’était moins son danger personnel qui le préoccupait que le désespoir de manquer malgré lui de parole à Catherine.

 

Si M. de Charny venait, et qu’il arrivât malheur à M. de Charny, que penserait-elle de Pitou ?

 

Qu’il l’avait trahie, peut-être.

 

Pitou eut préféré la mort à cette idée que Catherine pouvait penser qu’il l’avait trahie.

 

Mais il n’y avait rien à faire qu’à rester où il était, et surtout à y rester immobile : le moindre mouvement l’eût dénoncé.

 

Un quart d’heure s’écoula, sans que rien vînt troubler le silence de la nuit ; Pitou conservait un dernier espoir : c’est que si, par bonheur, le vicomte venait tard, Billot s’impatienterait d’attendre, douterait de sa venue, et rentrerait chez lui.

 

Mais, tout à coup, Pitou, qui par sa position avait l’oreille appuyée contre la terre, crut entendre le galop d’un cheval ; ce cheval, si c’en était un, devait venir par la petite sente qui aboutissait au bois.

 

Bientôt il n’y eut plus de doute que ce ne fût un cheval ; il traversa le chemin à soixante pas à peu près du groupe de saules ; on entendit les pieds de l’animal retentir sur le cailloutis, et l’un de ses fers, ayant heurté un pavé, en tira quelques étincelles.

 

Pitou vit le fermier s’incliner au-dessus de sa tête, pour tâcher de distinguer dans l’obscurité.

 

Mais la nuit était si noire, que l’œil de Pitou lui-même, tout habile qu’il était à percer les ténèbres, ne vit qu’une espèce d’ombre bondissant par-dessus le chemin, et disparaissant à l’angle de la muraille de la ferme.

 

Pitou ne douta pas un instant que ce ne fût Isidor, mais il espéra que le vicomte avait, pour pénétrer dans la ferme, une autre entrée que celle de la fenêtre.

 

Billot le craignit, car il murmura quelque chose comme un blasphème.

 

Puis il se fit dix minutes d’un silence effrayant.

 

Au bout de ces dix minutes, Pitou, grâce à l’acuité de sa vue, distingua une forme humaine à l’extrémité de la muraille.

 

Le cavalier avait attaché son cheval à quelque arbre, et revenait à pied.

 

La nuit était si obscure, que Pitou espéra que Billot ne verrait pas cette espèce d’ombre, ou la verrait trop tard.

 

Il se trompait, Billot la vit, car Pitou entendit par deux fois, au-dessus de sa tête, le bruit sec que fait en s’armant le chien d’un fusil.

 

L’homme qui se glissait contre la muraille entendit sans doute de son côté ce bruit auquel ne se trompe pas l’oreille d’un chasseur : car il s’arrêta, essayant de percer l’obscurité du regard ; mais c’était chose impossible.

 

Pendant cette halte d’une seconde, Pitou vit au-dessus du fossé se lever le canon du fusil ; mais, sans doute, à cette distance le fermier n’était-il pas sûr de son coup, ou peut-être craignit-il de commettre quelque erreur, car le canon qui s’était levé avec rapidité s’abaissa lentement.

 

L’ombre reprit son mouvement, et continua de se glisser contre la muraille.

 

Elle s’approchait visiblement de la fenêtre de Catherine.

 

Cette fois, c’était Pitou qui entendait battre le cœur de Billot.

 

Pitou se demandait se qu’il pouvait faire, par quel cri il pouvait avertir le malheureux jeune homme, par quel moyen il pouvait le sauver.

 

Mais rien ne se présentait à son esprit, et de désespoir il s’enfonçait les mains dans les cheveux !

 

Il vit se lever le canon du fusil une seconde fois ; mais, une seconde fois, le canon s’abaissa.

 

La victime était encore trop éloignée.

 

Il s’écoula une demi-minute, à peu près, pendant laquelle le jeune homme fit les vingt pas qui le séparaient encore de la fenêtre.

 

Arrivé à la fenêtre, il frappa doucement trois coups à intervalles égaux.

 

Cette fois il n’y avait plus de doute, c’était bien un amant, et cet amant venait bien pour Catherine.

 

Aussi, une troisième fois, le canon du fusil se leva, tandis que, de son côté, Catherine, reconnaissant le signal habituel, entrouvrait sa fenêtre.

 

Pitou, haletant, sentit en quelque sorte se détendre le ressort du fusil ; le bruit de la pierre contre la batterie se fit entendre, une lueur pareille à celle d’un éclair illumina le chemin, mais aucune explosion ne suivit cette lueur.

 

L’amorce seule avait brûlé.

 

Le jeune gentilhomme vit le danger qu’il venait de courir ; il fit un mouvement pour marcher droit sur le feu ; mais Catherine étendit le bras, et, l’attirant à elle :

 

– Malheureux ! dit-elle à voix basse, c’est mon père !… Il sait tout !… Viens !…

 

Et, avec une force surhumaine, elle l’aida à franchir la fenêtre, dont elle tira le volet derrière lui.

 

Il restait au fermier un second coup à tirer ; mais les deux jeunes gens étaient tellement enlacés l’un à l’autre, que sans doute, en tirant sur Isidor, il craignit de tuer sa fille.

 

– Oh ! murmura-t-il, il faudra bien qu’il sorte, et, en sortant, je ne le manquerai pas.

 

En même temps, avec l’épinglette de sa poudrière, il débouchait la lumière du fusil, et amorçait de nouveau, pour que ne se renouvelât point l’espèce de miracle auquel Isidor devait la vie.

 

Pendant cinq minutes, tout bruit resta suspendu, même celui de la respiration de Pitou et du fermier, même celui du battement de leurs cœurs.

 

Tout à coup, au milieu du silence, les aboiements des chiens à l’attache retentirent dans la cour de la ferme.

 

Billot frappa du pied, écouta un instant encore, et, frappant du pied de nouveau :

 

– Ah ! dit-il, elle le fait fuir par le verger, c’est contre lui que les chiens aboient.

 

Et, bondissant par-dessus la tête de Pitou, il retomba de l’autre côté du fossé, et, malgré la nuit, grâce à la connaissance qu’il avait des localités, iI disparut avec la rapidité de l’éclair à l’angle de la muraille.

 

Il espérait arriver de l’autre côté de la ferme en même temps qu’Isidor.

 

Pitou comprit la manœuvre ; avec l’intelligence de l’homme de la nature, il s’élança à son tour hors du fossé, traversa le chemin en ligne directe, alla droit à la fenêtre de Catherine, tira à lui le contrevent qui s’ouvrit, entra dans la chambre vide, gagna la cuisine éclairée par une lampe, se jeta dans la cour, s’engagea dans le passage qui conduisait au verger, et, arrivé là, grâce à cette faculté qu’il avait de distinguer dans les ténèbres, il vit deux ombres, l’une qui enjambait la muraille, et l’autre qui, au pied de cette muraille, se tenait debout et les bras tendus.

 

Mais, avant de s’élancer de l’autre côté du mur, le jeune homme se retourna une dernière fois.

 

– Au revoir, Catherine, dit-il ; n’oublie pas que tu es à moi.

 

– Oh ! oui, oui, répondit la jeune fille ; mais pars, pars !

 

– Oui, partez, partez, monsieur Isidor ! cria Pitou, partez !

 

On entendit le bruit que fit le jeune homme en tombant à terre, puis le hennissement de son cheval, qui le reconnut ; puis les élans rapides de l’animal, poussé sans doute par l’éperon ; puis un premier coup de feu, puis un second.

 

Au premier, Catherine jeta un cri, et fit un mouvement comme pour s’élancer au secours d’Isidor ; au second, elle poussa un soupir, et, la force lui manquant, elle tomba dans les bras de Pitou.

 

Celui-ci, le cou tendu, prêta l’oreille pour savoir si le cheval continuait sa course avec la même rapidité qu’avant les coups de feu, et, ayant entendu le galop de l’animal qui s’éloignait sans se ralentir :

 

– Bon ! dit-il sentencieusement, il y a de l’espoir ; on ne vise pas aussi bien la nuit que le jour, et la main n’est pas aussi sûre quand on tire sur un homme que quand on tire sur un loup ou sur un sanglier.

 

Et, soulevant Catherine, il voulut l’emporter dans ses bras.

 

Mais celle-ci par un puissant effort de volonté, rappelant toutes ses forces, se laissa glisser à terre, et, arrêtant Pitou par le bras :

 

– Où me mènes-tu ? demanda-t-elle.

 

– Mais, mademoiselle, dit Pitou tout étonné, je vous reconduis à votre chambre.

 

– Pitou, fit Catherine, as-tu un endroit où me cacher ?

 

– Oh ! quant à cela, oui, mademoiselle, dit Pitou, et, si je n’en ai pas, j’en trouverai.

 

– Alors, dit Catherine, emmène-moi.

 

– Mais la ferme ?…

 

– Dans cinq minutes, je l’espère, j’en serai sortie pour n’y plus rentrer.

 

– Mais votre père ?…

 

– Tout est rompu entre moi et l’homme qui a voulu tuer mon amant.

 

– Mais, cependant, mademoiselle, hasarda Pitou.

 

– Ah ! tu refuses de m’accompagner, Pitou ? demanda Catherine en abandonnant le bras du jeune homme.

 

– Non, mademoiselle Catherine. Dieu m’en garde.

 

– Eh bien, alors, suis-moi.

 

Et Catherine, marchant la première, passa du verger dans le potager.

 

À l’extrémité du potager était une petite porte donnant sur la plaine de Noue.

 

Catherine l’ouvrit sans hésitation, prit la clef, referma la porte à double tour derrière elle et Pitou, et jeta la clef dans un puits adossé à la muraille.

 

Puis, d’un pas ferme, à travers terres, elle s’éloigna appuyée au bras de Pitou, et tous deux disparurent bientôt dans la vallée qui s’étend du village de Pisseleu à la ferme de Noue.

 

Nul ne les vit partir, et Dieu seul sut où Catherine trouva le refuge que lui avait promis Pitou.

 

Chapitre LX

Où l’orage a passé

 

Il en est des orages humains comme des ouragans célestes ; le ciel se couvre, l’éclair luit, le tonnerre gronde, la terre semble vacillante sur son axe ; il y a un moment de paroxysme terrible où l’on croit à l’anéantissement des hommes et des choses, où chacun tremble, frémit, lève les mains au Seigneur comme vers la seule bonté, comme vers l’unique miséricorde. Puis, peu à peu le calme se fait, la nuit se dissipe, le jour revient, le soleil renaît, les fleurs se rouvrent, les arbres se redressent, les hommes vont à leurs affaires, à leurs plaisirs, à leurs amours ; la vie rit et chante sur le bord des chemins et au seuil des portes, et on ne s’inquiète pas du désert partiel qui s’est fait là ou le tonnerre est tombé.

 

Il en fut de même pour la ferme : toute la nuit, il y eut sans doute un orage terrible dans le cœur de cet homme qui avait résolu et mis à exécution son projet de vengeance. Quand il s’aperçut de la fuite de sa fille, quand il chercha en vain dans l’ombre la trace de ses pas, lorsqu’il l’appela d’abord avec la voix de la colère, puis avec celle de la supplication, puis avec celle du désespoir, et qu’à aucune de ces voix elle ne répondit, il se brisa certainement quelque chose de vital dans cette puissante organisation ; mais, enfin, quand à cet orage de cris et de menaces, qui avait eu son éclair et sa foudre comme un orage céleste, eut succédé le silence de l’épuisement ; quand les chiens, n’ayant plus de cause de trouble, eurent cessé de hurler ; quand une pluie mêlée de grêle eut effacé une trace de sang qui, pareille à une ceinture à moitié dénouée, entourait tout un côté de la ferme ; quand le temps, cet insensible et muet témoin de tout ce qui s’accomplit ici-bas, eut secoué dans l’air sur les ailes frissonnantes du bronze les dernières heures de la nuit, les choses reprirent leur cours habituel : la porte cochère cria sur ses gonds rouillés, les journaliers en sortirent, les uns pour aller à la semence, les autres pour aller à la herse, les autres pour aller à la charrue ; puis Billot parut à son tour, croisant la plaine dans tous les sens ; puis, enfin, le jour vint, le reste du village s’éveilla, et quelques-uns qui avaient moins bien dormi que les autres dirent d’un air moitié curieux et moitié insouciant :

 

– Les chiens du père Billot ont rudement hurlé cette nuit, et l’on a entendu deux coups de fusil derrière la ferme…

 

Ce fut tout.

 

Ah ! si, nous nous trompons.

 

Lorsque le père Billot rentra, comme d’habitude, à neuf heures pour déjeuner, sa femme lui demanda :

 

– Dis donc, notre homme, où est Catherine ? Sais-tu ?

 

– Catherine ?… répondit le fermier avec un effort. L’air de la ferme lui était mauvais, et elle est partie pour aller en Sologne chez sa tante…

 

– Ah !.,. fit la mère Billot. Et y restera-t-elle longtemps, chez sa tante ?

 

– Tant qu’elle n’ira pas mieux, répondit le fermier.

 

La mère Billot poussa un soupir, et éloigna d’elle sa tasse de café au lait.

 

Le fermier, de son côté, voulut faire un effort pour manger ; mais, à la troisième bouchée, comme si la nourriture l’étouffait, il prit la bouteille de bourgogne par le goulot, la vida d’un trait ; puis, d’une voix rauque :

 

– On n’a pas dessellé mon cheval, j’espère ?… demanda-t-il.

 

– Non, monsieur Billot, répondit la voix timide d’un enfant qui venait, la main tendue, chercher son déjeuner tous les matins à la ferme.

 

– Bien !

 

Et le fermier, écartant brusquement le pauvre petit, monta sur son cheval et le poussa dans les champs, tandis que sa femme, en essuyant deux larmes, allait sous le manteau de la cheminée reprendre sa place habituelle.

 

Et, moins cet oiseau chanteur, moins cette fleur riante qui, sous les traits d’une jeune fille, égaie et embaume les vieilles murailles, la ferme se retrouva aller dès le lendemain comme elle avait été la veille.

 

De son côté, Pitou vit se lever le jour dans sa maison d’Haramont ; et ceux qui entrèrent chez lui à six heures du matin le trouvèrent éclairé par une chandelle qui paraissait brûler depuis longtemps, si l’on devait en croire sa mèche élancée, et mettant au net, pour l’envoyer à Gilbert, avec toutes les pièces à l’appui, un compte de l’emploi qui avait été fait des vingt-cinq louis que le docteur avait donnés pour l’habillement et l’équipement de la garde nationale d’Haramont.

 

Il est vrai qu’un bûcheron dit l’avoir vu, vers minuit, portant entre ses bras quelque chose de lourd et qui avait l’air d’une femme, et descendant les rampes qui conduisaient à l’ermitage du père Clouïs. Mais ce n’était guère probable, attendu que le père Lajeunesse prétendit l’avoir vu courant à toutes jambes, vers une heure du matin sur la route de Boursonnes tandis que Maniquet, qui demeurait tout au bout du village du côté de Longpré, prétendit qu’à deux heures ou deux heures et demie, il l’avait vu passer devant sa porte et lui avait crié : « Bonsoir, Pitou ! » politesse à laquelle Pitou aurait répondu en criant de son côté : « Bonsoir, Maniquet ! »

 

Il n’y avait donc point à douter que Maniquet n’eût vu Pitou à deux heures ou deux heures et demie.

 

Mais, pour que le bûcheron eût vu Pitou aux environs de la pierre Clouïse, portant entre ses bras, et à minuit, quelque chose de lourd et ressemblant à une femme ; pour que le père Lajeunesse eût vu Pitou courant à toutes jambes, vers une heure du matin, sur la route de Boursonnes ; pour que Maniquet eût dit bonsoir à Pitou, passant devant sa porte à deux heures ou deux heures et demie du matin, il eût fallu que Pitou, que nous avons perdu de vue avec Catherine, vers dix heures et demie ou onze heures du soir, dans les ravins qui séparent le village de Pisseleu de la ferme de Noue, eût été de là à la pierre Clouïse, c’est-à-dire eût fait une lieue et demie à peu près ; puis fût revenu de la pierre Clouïse à Boursonnes, c’est-à-dire eût fait deux autres lieues ; puis fut revenu de Boursonnes à la pierre Clouïse, puis, enfin, fut allé de la pierre Clouïse chez lui, ce qui supposerait que, pour mettre Catherine en sûreté d’abord, pour aller prendre des nouvelles du vicomte ensuite, et, après, donner des nouvelles du vicomte à Catherine, il aurait fait, entre onze heures du soir et deux heures et demie du matin, quelque chose comme huit ou neuf lieues. Or, la supposition ne serait pas admissible même pour un de ces coureurs princiers auxquels les gens du peuple prétendaient autrefois qu’on avait enlevé la rate ; mais ce tour de force n’eût, à tout prendre, que médiocrement étonné ceux qui avaient été une fois à même d’apprécier les facultés locomotives de Pitou.

 

Néanmoins, comme Pitou ne dit à personne les secrets de cette nuit où il avait paru doué du don d’ubiquité, il en résulta qu’à part Désiré Maniquet, au bonsoir duquel il avait répondu, ni le bûcheron ni le père Lajeunesse n’eussent osé affirmer sous la foi du serment que c’était bien Pitou en personne, et non une ombre, un spectre, un fantôme ayant pris la ressemblance de Pitou, qu’ils avaient vu dans les fonds de la pierre Clouïse et sur la route de Boursonnes.

 

Tant il y a qu’à six heures du matin, le lendemain, comme Billot montait à cheval pour visiter ses champs, Pitou était vu relevant, sans apparence de fatigue ni d’inquiétude, les comptes du tailleur Dulauroy, auxquels il adjoignait, comme pièces probantes, les reçus de ses trente-trois hommes.

 

Il y avait encore une autre personne de notre connaissance qui avait assez mal dormi cette nuit-là.

 

C’était le docteur Raynal.

 

À une heure du matin, il avait été réveillé par le laquais du vicomte de Charny, qui tirait sa sonnette à toute volée.

 

Il avait été ouvrir lui-même, comme c’était l’habitude quand retentissait la sonnette de nuit.

 

Le laquais du vicomte le venait chercher pour un accident grave arrivé à son maître.

 

Il tenait en main un second cheval tout sellé, afin que le docteur Raynal ne fût point retardé un seul instant.

 

Le docteur s’habilla en un tour de main, enfourcha le cheval et partit au galop, précédé du laquais marchant devant lui comme un courrier.

 

Quel était l’accident ? Il le saurait en arrivant au château. Seulement, il était invité à prendre ses instruments de chirurgie.

 

L’accident était une blessure au flanc gauche et une égratignure à l’épaule droite, faites par deux balles qui paraissaient du même calibre, c’est-à-dire du calibre vingt-quatre.

 

Mais de détails sur l’événement, le vicomte n’en voulut donner aucun.

 

L’une des deux blessures, celle du flanc, était sérieuse, mais cependant ne présentait nul danger ; la balle avait traversé les chairs sans attaquer d’organe important.

 

Quant à l’autre blessure, ce n’était point la peine de s’en occuper.

 

Le pansement fait, le jeune homme donna vingt-cinq louis au docteur pour qu’il gardât le silence.

 

– Si vous voulez que je garde le silence, il faut me payer ma visite au prix ordinaire, répondit le brave docteur, c’est-à-dire une pistole.

 

Et, prenant un louis, il rendit sur ce louis quatorze livres au vicomte, lequel insista inutilement pour lui faire accepter davantage.

 

Il n’y eut pas moyen.

 

Seulement, le docteur Raynal annonça qu’il croyait trois visites nécessaires, et qu’en conséquence il reviendrait le surlendemain et le surlendemain de ce surlendemain.

 

À sa seconde visite, le docteur trouva son malade debout : à l’aide d’une ceinture qui maintenait l’appareil contre la blessure, il avait pu, dès le lendemain, monter à cheval, comme si rien ne lui fût arrivé ; de sorte que tout le monde, excepté son laquais de confiance, ignorait l’accident.

 

À la troisième visite, le docteur Raynal trouva son malade parti. Ce qui fait que, pour cette visite sans résultat, il ne voulut accepter qu’une demi-pistole.

 

Le docteur Raynal était un de ces rares médecins qui sont dignes d’avoir dans leur salon la fameuse gravure représentant Hippocrate refusant les présents d’Artaxerce.

 

 

Chapitre LXI

La grande trahison de M. de Mirabeau

 

On se rappelle les dernières paroles de Mirabeau à la reine, au moment où, le quittant à Saint-Cloud, elle lui donna sa main à baiser :

 

– Par ce baiser, madame, la monarchie est sauvée !

 

Cette promesse, faite par Prométhée à Junon près d’être détrônée, il s’agissait de la réaliser.

 

Mirabeau avait commencé la lutte, confiant dans sa force, ne songeant pas qu’après tant d’imprudences et trois complots avortés, on le conviait à une lutte impossible.

 

Peut-être Mirabeau – et c’eût été plus prudent – eût-il combattu pendant quelque temps encore sous l’abri du masque ; mais, le surlendemain du jour où il avait été reçu par la reine, en se rendant à l’Assemblée, il vit des groupes et entendit des cris.

 

Il s’approcha de ces groupes, et s’informa de la cause de ces cris.

 

On se passait de petites brochures.

 

Puis, de temps en temps, une voix criait :

 

– La Grande Trahison de M. de Mirabeau ! la Grande Trahison de M. de Mirabeau !

 

– Ah ! ah ! dit-il en tirant de sa poche une pièce de monnaie, il me semble que cela me regarde !… Mon ami, continua-t-il en s’adressant au colporteur qui distribuait la brochure, et qui en avait plusieurs milliers dans des paniers qu’un âne portait tranquillement là où il lui plaisait de transporter sa boutique, combien la Grande Trahison de M. de Mirabeau ?

 

Le colporteur regarda Mirabeau en face.

 

– Monsieur le comte, dit-il, je la donne pour rien.

 

Puis, plus bas, il ajouta :

 

– Et la brochure est tirée à cent mille !

 

Mirabeau s’éloigna pensif.

 

Cette brochure qu’on donnait pour rien !

 

Ce colporteur qui le connaissait…

 

Mais sans doute la brochure était-elle une de ces publications stupides ou haineuses comme il en paraissait par milliers à cette époque.

 

L’excès de la haine ou l’excès de l’ineptie lui ôtait tout son danger, lui enlevait toute sa valeur.

 

Mirabeau jeta les yeux sur la première page, et pâlit.

 

La première page contenait la nomenclature des dettes de Mirabeau, et, chose étrange ! cette nomenclature était exacte.

 

Deux cent huit mille francs !

 

Au-dessous de cette nomenclature était la date du jour où cette somme avait été payée aux différents créanciers de Mirabeau par l’aumônier de la reine, M. de Fontanges.

 

Puis venait le chiffre de la somme que la cour lui payait par mois :

 

Six mille francs.

 

Puis, enfin, le récit de son entrevue avec la reine.

 

C’était à n’y rien comprendre ; le pamphlétaire anonyme ne s’était pas trompé d’un chiffre, on pouvait presque dire qu’il ne s’était pas trompé d’un mot.

 

Quel ennemi terrible, mystérieux, plein de secrets inouïs, le poursuivait ainsi, ou plutôt poursuivait en lui la monarchie ?

 

Ce colporteur qui lui avait parlé, qui l’avait reconnu, qui l’avait appelé monsieur le comte, il semblait à Mirabeau que sa figure ne lui était pas étrangère.

 

Il revint sur ses pas.

 

L’âne était toujours là avec ses paniers aux trois quarts vides ; mais le premier colporteur avait disparu, un autre avait pris sa place.

 

Celui-là était tout à fait inconnu à Mirabeau

 

Il n’en poursuivait pas sa distribution avec moins d’acharnement.

 

Le hasard fit qu’au moment de cette distribution, le docteur Gilbert, qui assistait presque tous les jours aux débats de l’Assemblée, surtout lorsque ces débats avaient quelque importance, passa sur la place où stationnait le colporteur.

 

Peut-être n’allait-il point, préoccupé et rêveur, s’arrêter à ce bruit et à ces groupes ; mais, avec son audace habituelle, Mirabeau alla droit à lui, le prit par le bras, et le conduisit en face du distributeur de brochures.

 

Celui-ci fit pour Gilbert ce qu’il faisait pour les autres, c’est-à-dire qu’il étendit le bras vers lui en disant :

 

– Citoyen, la Grande Trahison de M. de Mirabeau !

 

Mais, à la vue de Gilbert, sa langue et son bras s’arrêtèrent comme paralysés.

 

Gilbert le regarda à son tour, laissa tomber avec dégoût la brochure, et s’éloigna en disant :

 

– Vilain métier que celui que vous faites là, monsieur Beausire !

 

Et, prenant le bras de Mirabeau, il continua sa route vers l’Assemblée, qui avait quitté l’archevêché pour le Manège.

 

– Connaissez-vous donc cet homme ? demanda Mirabeau à Gilbert.

 

– Je le connais comme on connaît ces gens-là, dit Gilbert ; c’est un ancien exempt, un joueur, un escroc ; il s’est fait calomniateur, ne sachant plus que faire.

 

– Ah ! murmura Mirabeau en mettant la main sur la place où avait été son cœur, et où il n’y avait plus qu’un portefeuille contenant l’argent du château, s’il calomniait…

 

Et, sombre, le grand orateur continua son chemin.

 

– Comment, dit Gilbert, seriez-vous si peu philosophe que de vous laisser abattre pour une pareille attaque ?

 

– Moi ? s’écria Mirabeau. Ah ! docteur, vous ne me connaissez pas… Ah ! ils disent que je suis vendu, quand ils devraient simplement dire que je suis payé ! Eh bien, demain, j’achète un hôtel ; demain, je prends voiture, chevaux, domestiques ; demain, j’ai un cuisiner, et je tiens table ouverte. Abattu, moi ? Et que m’importent la popularité d’hier et l’impopularité d’aujourd’hui ? Est-ce que je n’ai pas l’avenir ?… Non, docteur, ce qui m’abat, c’est une promesse donnée que je ne pourrai probablement pas tenir ; ce sont les fautes, je dirai mieux, les trahisons de la cour à mon égard. J’ai vu la reine, n’est-ce pas ? Elle paraissait pleine de confiance en moi ; un instant j’ai rêvé – rêve insensé avec une pareille femme, – un instant j’ai rêvé, non pas d’être le ministre d’un roi, comme Richelieu, mais le ministre, disons mieux – et la politique du monde ne s’en fût pas plus mal trouvée, – l’amant d’une reine, comme Mazarin. Eh bien, que faisait-elle ? Le même jour, en me quittant, j’en ai la preuve, elle écrivait à son agent en Allemagne, à M. Flachslanden : « Dites à mon frère Léopold que je suis son conseil ; que je me sers de M. de Mirabeau, mais qu’il n’y a rien de sérieux dans mes rapports avec lui. "

 

– Vous êtes sûr ? dit Gilbert.

 

– Sûr, matériellement sûr… Ce n’est pas le tout : aujourd’hui, vous savez de quoi il va être question à l’Assemblée ?

 

– Je sais qu’il va être question de guerre, mais je suis mal renseigné sur la cause de cette guerre.

 

– Oh ! mon Dieu ! dit Mirabeau, c’est bien simple : l’Europe entière scindée en deux parties, Autriche et Russie d’un côté, Angleterre et Prusse de l’autre, gravite vers une même haine, la haine de la Révolution. Pour la Russie et pour l’Autriche, la manifestation n’est pas difficile, c’est celle de leur opinion propre ; mais, à la libérale Angleterre, à la philosophique Prusse, il faut du temps pour se décider, pour passer d’un pôle à l’autre, s’abjurer, se renier, avouer qu’elles sont – ce qu’elles sont en réalité – des ennemies de la liberté. L’Angleterre, pour sa part, a vu le Brabant tendre la main à la France ; cela a hâté sa décision. Notre révolution, mon cher docteur, est vivace, contagieuse ; c’est plus qu’une révolution nationale, c’est une révolution humaine. L’Irlandais Burke, un élève des jésuites de Saint-Omer, ennemi acharné de M. Pitt, vient de lancer contre la France un manifeste qui lui a été payé en bel et bon or, par M. Pitt. L’Angleterre ne fait pas la guerre à la France… non, elle n’ose pas encore ; mais elle abandonne la Belgique à l’empereur Léopold, et elle va au bout du monde chercher querelle à notre alliée l’Espagne. Or, Louis XVI a fait savoir hier à l’Assemblée qu’il armait quatorze vaisseaux. Là-dessus, grande discussion aujourd’hui à l’Assemblée. À qui appartient l’initiative de la guerre ? voilà la question. Le roi a déjà perdu l’intérieur, le roi a déjà perdu la justice ; s’il perd encore la guerre, que lui restera-t-il ? D’un autre côté – abordons franchement ici, de vous à moi, mon cher docteur, le point qu’on n’ose pas aborder à la Chambre, – d’un autre côté, le roi est suspect ; la révolution ne s’est faite jusqu’à présent, et j’y ai plus contribué que personne, je m’en vante ! la révolution ne s’est faite qu’en brisant l’épée dans la main du roi. De tous les pouvoirs, le plus dangereux à lui laisser entre les mains, c’est assurément la guerre. Eh bien, moi, fidèle à la promesse faite, je vais demander qu’on lui laisse ce pouvoir, je vais risquer ma popularité, ma vie peut-être, en soutenant cette demande ; je vais faire adopter un décret qui rendra le roi victorieux, triomphant. Or, que fait le roi, à cette heure ? Il fait chercher par le garde des Sceaux aux archives du parlement ses vieilles formules de protestation contre les états généraux sans doute pour rédiger une protestation secrète contre l’Assemblée. Ah ! voilà le malheur, mon cher Gilbert, on fait trop de choses secrètes, et pas assez de choses franches, publiques, à visage découvert, et voilà pourquoi je veux, moi, Mirabeau, entendez-vous ? Voilà pourquoi je veux qu’on sache que je suis au roi et à la reine, puisque j’y suis. Vous me disiez que cette infamie dirigée contre moi me troublait ; non pas, docteur, elle me sert ; il me faut, à moi, ce qu’il faut aux orages pour éclater : des nuages sombres et des vents contraires. Venez, venez, docteur, et vous allez voir une belle séance, je vous en réponds !

 

Mirabeau ne mentait pas, et, dès son entrée au Manège, il eut à faire preuve de courage. Chacun lui criait au nez : « Trahison ! » et l’un lui montrait une corde, l’autre un pistolet.

 

Mirabeau haussa les épaules, et passa, comme Jean Bart, en écartant avec les coudes ceux qui se trouvaient sur son chemin.

 

Les vociférations le suivirent jusque dans la salle, et semblèrent y éveiller des vociférations nouvelles. À peine parut-il, que cent voix s’écrièrent : « Ah ! le voilà, le traître ! l’orateur renégat ! l’homme vendu ! "

 

Barnave était à la tribune ; il parlait contre Mirabeau. Mirabeau le regarda fixement.

 

– Eh bien, oui, dit Barnave, c’est toi qu’on appelle traître, et c’est contre toi que je parle.

 

– Alors, répondit Mirabeau, si c’est contre moi que tu parles, je puis aller faire un tour aux Tuileries ; j’aurai le temps de revenir avant que tu aies fini.

 

Et, effectivement, la tête haute, l’œil menaçant, il sortit au milieu des huées, des imprécations, des menaces ; gagna la terrasse des Feuillants, et descendit dans les Tuileries.

 

Au tiers à peu près de la grande allée, une jeune femme tenant à la main une branche de verveine dont elle respirait le parfum réunissait un cercle autour d’elle.

 

Une place était libre à sa gauche, Mirabeau prit une chaise, et vint s’asseoir à côté d’elle.

 

La moitié de ceux qui l’entouraient se levèrent et partirent.

 

Mirabeau les regarda s’éloigner en souriant.

 

La jeune femme lui tendit la main.

 

– Ah ! baronne, dit-il, vous n’avez donc pas peur de gagner la peste ?

 

– Mon cher comte, répondit la jeune femme, on assure que vous penchez de notre côté, je vous tire à nous.

 

Mirabeau sourit, et causa trois quarts d’heure avec la jeune femme, qui n’était autre qu’Anne-Louise-Germaine Necker, baronne de Staël.

 

Puis au bout de trois quarts d’heure, tirant sa montre :

 

– Ah ! dit-il, baronne, je vous demande pardon ! Barnave parlait contre moi ; il y avait une heure qu’il parlait quand je suis sorti de l’Assemblée, il y a près de trois quarts d’heure que j’ai le bonheur de causer avec vous : il y a donc tantôt deux heures que mon accusateur parle ; son discours doit tirer à sa fin, il faut que je lui réponde.

 

– Allez, dit la baronne, répondez, et bon courage !

 

– Donnez-moi cette branche de verveine, baronne, dit Mirabeau, elle me servira de talisman.

 

– La verveine, prenez-y garde, mon cher comte, est l’arbre des libations funèbres !

 

– Donnez toujours, il est bon d’être couronné comme un martyr quand on descend dans le cirque.

 

– Le fait est, dit madame de Staël, qu’il est difficile d’être plus bête que l’Assemblée nationale d’hier.

 

– Ah ! baronne, répondit Mirabeau, pourquoi dater ?

 

Et, prenant de ses mains la branche de verveine, qu’elle lui offrait sans doute en récompense de ce mot, Mirabeau salua galamment, monta les escaliers qui conduisaient à la terrasse des Feuillants, et regagna l’Assemblée.

 

Barnave descendait de la tribune au milieu des acclamations de toute la salle, il venait de prononcer un de ces discours filandreux qui vont bien à tous les partis.

 

À peine vit-on Mirabeau à la tribune, qu’un tonnerre de cris et d’imprécations éclata contre lui.

 

Mais lui, levant sa main puissante, attendit, et, profitant d’un de ces intervalles de silence comme il y en a dans les orages et dans les émeutes :

 

– Je savais bien, cria-t-il, qu’il n’y avait pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne !

 

Telle est la majesté du génie, que ce mot imposa silence aux plus acharnés.

 

Du moment que Mirabeau avait conquis le silence, c’était victoire à demi gagnée. Il demanda que l’initiative de la guerre fût donnée au roi ; c’était demander trop, on refusa. Alors, la lutte s’établit sur les amendements ; la charge principale avait été repoussée, il fallait reconquérir le terrain par des charges partielles : il remonta cinq fois à la tribune.

 

Barnave avait parlé deux heures ; pendant trois heures, à plusieurs reprises, Mirabeau parla ; enfin, il obtint ceci :

 

Que le roi avait le droit de faire les préparatifs, de diriger les forces comme il voulait, qu’il proposait la guerre à l’Assemblée, laquelle ne décidait rien qui ne fût sanctionné par le roi.

 

Que n’eût-il pas obtenu, sans cette petite brochure distribuée gratis par ce colporteur inconnu d’abord, et ensuite par M. de Beausire, et qui, ainsi que nous l’avons dit, était intitulée : Grande Trahison de M. de Mirabeau ?

 

Au sortir de la séance, Mirabeau faillit être mis en pièces.

 

En échange, Barnave fut porté en triomphe par le peuple.

 

Pauvre Barnave, le jour n’est pas loin où tu entendras crier à ton tour :

 

– Grande trahison de M. Barnave !

 

Chapitre LXII

L’élixir de vie

 

Mirabeau sortit de l’Assemblée, l’œil fier et la tête haute. Tant qu’il se trouvait en face du danger, le rude athlète ne pensait qu’au danger et non à ses forces.

 

Il en était de lui comme du maréchal de Saxe, à la bataille de Fontenoy ; exténué, malade, toute la journée il resta à cheval plus ferme que le plus vaillant gendarme de son armée ; mais, quand l’armée anglaise fut rompue, quand la dernière fumée du dernier coup de canon salua la fuite des Anglais, il se laissa glisser mourant sur ce champ de bataille qu’il venait de conquérir.

 

Il en fut de même de Mirabeau.

 

En rentrant chez lui, il se coucha à terre sur des coussins, au milieu des fleurs.

 

Mirabeau avait deux passions, les femmes et les fleurs.

 

Depuis le commencement de la session, d’ailleurs, sa santé s’altérait visiblement ; quoique avec un tempérament vigoureux, il avait tant souffert, au physique et au moral, de ses persécutions et de ses emprisonnements, qu’il n’était jamais dans un état de santé parfaite.

 

Tant que l’homme est jeune, tous les organes soumis à sa volonté, prêts à obéir au premier commandement que leur communique le cerveau, agissent en quelque sorte simultanément et sans opposition aucune au désir qui les meut. Mais, au fur et à mesure que l’homme avance en âge, chaque organe, comme un domestique qui obéit encore, mais qu’un long service à gâté, chaque organe fait, si l’on peut dire, ses observations, et ce n’est plus sans fatigue et sans lutte qu’on parvient à en avoir raison.

 

Mirabeau en était à cet âge de la vie, pour que ses organes continuassent de le servir avec la promptitude à laquelle il était accoutumé, il lui fallait se fâcher, et la colère seule avait raison de ces serviteurs lassés et endoloris.

 

Cette fois, il sentait en lui quelque chose de plus grave que d’habitude, et il ne résistait que faiblement à son laquais, qui parlait d’aller chercher un médecin, lorsque le docteur Gilbert sonna et fut introduit près de lui.

 

Mirabeau tendit la main au docteur, et l’attira sur les coussins où il était couché, au milieu des feuilles et des fleurs.

 

– Eh bien, mon cher comte, lui dit Gilbert, je n’ai pas voulu rentrer chez moi sans vous féliciter. Vous m’aviez promis une victoire, vous avez remporté mieux que cela, vous avez remporté un triomphe.

 

– Oui, mais vous le voyez, c’est un triomphe, c’est une victoire dans le genre de celle de Pyrrhus ; encore une victoire comme celle-là, docteur, et je suis perdu !

 

Gilbert regarda Mirabeau.

 

– En effet, dit-il. Vous êtes malade.

 

Mirabeau haussa les épaules.

 

– C’est-à-dire qu’au métier que je fais, un autre que moi serait déjà mort cent fois, dit-il ; j’ai deux secrétaires, ils sont tous les deux sur les dents. Pellinc surtout, qui est chargé de recopier les brouillons de mon infâme écriture, et duquel je ne puis me passer parce que lui seul peut me lire et me comprendre, Pellinc est au lit depuis trois jours. Docteur, indiquez-moi donc, je ne dirai pas quelque chose qui me fasse vivre, mais quelque chose qui me donne de la force tant que je vivrai.

 

– Que voulez-vous ! dit Gilbert, après avoir tâté le pouls du malade, il n’y a pas de conseils à donner à une organisation comme la vôtre. Conseillez donc le repos à un homme qui puise sa force surtout dans le mouvement, la tempérance à un génie qui grandit au milieu des excès ! Que je vous dise d’enlever de votre chambre ces fleurs et ces plantes qui dégagent de l’oxygène le jour et du carbone la nuit : vous vous êtes fait une nécessité des fleurs, et vous souffrirez plus de leur absence que vous ne souffrez de leur présence. Que je vous dise de traiter les femmes comme les fleurs, et de les éloigner, la nuit surtout : vous me répondrez que vous aimez mieux mourir… Vivez donc, mon cher comte, avec les conditions de votre vie ; seulement, ayez autour de vous des fleurs sans parfum, et, s’il est possible, des amours sans passion.

 

– Oh ! sous ce dernier rapport, mon cher docteur, dit Mirabeau, vous êtes admirablement servi. Les amours à passion m’ont trop mal réussi pour que je recommence ; trois ans de prison, une condamnation à mort, et le suicide de la femme que j’aimais se tuant pour un autre que moi, m’ont guéri de ces sortes d’amours. Un instant, je vous l’ai dit, j’avais rêvé quelque chose de grand ; j’avais rêvé l’alliance d’Élisabeth et de d’Essex, d’Anne d’Autriche et de Mazarin, de Catherine II et de Potemkine ; mais c’était un rêve. Que voulez-vous ! je ne l’ai pas revue, cette femme pour laquelle je lutte, et je ne la reverrai probablement jamais… Tenez, Gilbert, il n’y a pas de plus grand supplice que de sentir que l’on porte en soi des projets immenses, la prospérité d’un royaume, le triomphe de ses amis, l’anéantissement de ses ennemis, et que, par un mauvais vouloir du hasard, par un caprice de la fatalité, tout cela vous échappe. Oh ! les folies de ma jeunesse, comme ils me les font expier, comme ils les expieront eux-mêmes ! Mais, enfin, pourquoi se défient-ils de moi ? À part deux ou trois occasions dans lesquelles ils m’ont poussé à bout, et où il a fallu que je frappasse, pour leur donner la mesure de mes coups, n’ai-je pas été complètement à eux, à eux depuis le commencement jusqu’à la fin ? N’ai-je pas été pour le veto absolu quand M. Necker se contentait, lui, du veto suspensif ? N’ai-je pas été contre cette nuit du 4 août, à laquelle je n’ai point pris part, et qui a dépouillé la noblesse de ses privilèges ? N’ai-je pas protesté contre la Déclaration des droits de l’homme, non point que je pensasse à en rien retrancher, mais parce que je croyais que le jour de leur proclamation n’était pas encore venu ? Aujourd’hui, aujourd’hui enfin, ne les ai-je pas servis au-delà de ce qu’ils pouvaient espérer ? N’ai-je pas obtenu, aux dépens de mon honneur, de ma popularité, de ma vie, plus qu’un homme, fût-il ministre, fût-il prince, ne pouvait obtenir pour eux ? Et quand je pense – réfléchissez bien à ce que je vais vous dire, grand philosophe, car la chute de la monarchie est peut- être dans ce fait –, et quand je pense que, moi qui dois regarder comme une grande faveur, si grande qu’elle ne m’a été accordée qu’une seule fois, de voir la reine ; quand je pense que, si mon père n’était pas mort la veille de la prise de la Bastille ; que, si la décence ne m’eût point empêché de me montrer le surlendemain de cette mort, le jour où La Fayette a été nommé général de la garde nationale, et Bailly maire de Paris, c’était moi qui étais nommé maire à la place de Bailly ! Oh ! alors les choses changeaient, le roi se trouvait immédiatement dans la nécessité d’entrer en rapport avec moi ; je lui inspirais d’autres idées que celles qu’il a sur la direction à donner à une ville qui renferme la Révolution dans son sein ; je conquérais sa confiance ; je l’amenais, avant que le mal fût aussi profondément invétéré, à des mesures décisives de conservation ; au lieu que, simple député, homme suspect, jalousé, craint, haï, on m’a écarté du roi, calomnié près de la reine ! Croyez-vous une chose, docteur ? en m’apercevant à Saint-Cloud, elle a pâli. Eh ! c’est tout simple, ne lui a-t-on pas fait accroire que c’est moi qui ai fait les 5 et 6 octobre ? Eh bien, pendant cette année, j’aurais fait tout ce que l’on m’a empêché de faire, tandis qu’aujourd’hui, ah ! aujourd’hui, pour la santé de la monarchie comme pour la mienne, j’ai bien peur qu’il ne soit trop tard.

 

Et Mirabeau, avec une profonde impression de douleur répandue sur toute la physionomie, saisit à pleine main la chair de sa poitrine au-dessous de son estomac.

 

– Vous souffrez, comte ? demanda Gilbert.

 

– Comme un damné ! Il y a des jours où, ma parole d’honneur, ce qu’on fait pour mon moral avec la calomnie, je crois qu’on le fait au physique avec l’arsenic… Croyez-vous au poison des Borgia, à l’aqua tofana de Pérouse, et à la poudre de succession de la Voisin, docteur ? demanda en souriant Mirabeau.

 

– Non ; mais je crois à cette lame ardente qui brûle le fourreau, à cette lampe dont la flamme dilatée fait éclater le verre.

 

Gilbert tira de sa poche un petit flacon de cristal, contenant deux fois plein un dé à coudre d’une liqueur verdâtre.

 

– Tenez, comte, lui dit-il, nous allons faire un essai.

 

– Lequel ? dit Mirabeau regardant le flacon avec curiosité.

 

– Un de mes amis que je voudrais voir le vôtre et qui est fort instruit dans toutes les sciences naturelles et même, à ce qu’il prétend, dans les sciences occultes, m’a donné la recette de ce breuvage comme un antidote souverain, comme une panacée universelle, presque comme un élixir de vie. Souvent, quand j’ai été pris de ces sombres pensées qui conduisent nos voisins d’Angleterre à la mélancolie, au spleen, et même à la mort, j’ai bu quelques gouttes de cette liqueur, et, je dois le dire, toujours l’effet en a été salutaire et prompt. Voulez-vous y goûter à votre tour ?

 

– De votre main, cher docteur, je recevrais tout, même la ciguë, à plus forte raison l’élixir de vie. Y a-t-il une préparation, ou cela doit-il se boire pur ?

 

– Non, car cette liqueur possède en réalité une grande puissance. Dites à votre laquais de vous apporter quelques gouttes d’eau-de-vie ou d’esprit-de vin dans une cuiller.

 

– Diable ! de l’esprit-de-vin ou de l’eau-de-vie pour adoucir votre boisson ! Mais c’est donc du feu liquide. Je ne savais pas qu’un homme en eût bu depuis que Prométhée en avait versé à l’aïeul du genre humain ; seulement, je vous préviens que je doute que mon domestique trouve dans toute la maison six gouttes d’eau-de-vie ; je ne suis pas comme Pitt, et ce n’est point là que je vais chercher mon éloquence.

 

Le laquais revint, cependant, quelques secondes après, avec une cuiller contenant les cinq ou six gouttes d’eau-de-vie demandées.

 

Gilbert ajouta à cette eau-de-vie une quantité égale de la liqueur que renfermait le flacon ; à l’instant même les deux liqueurs combinées prirent la couleur de l’absinthe, et Mirabeau, saisissant la cuiller, avala ce qu’elle contenait.

 

– Morbleu ! docteur, dit-il à Gilbert, vous avez bien fait de me prévenir que votre drogue était vigoureuse ; il me semble littéralement avoir avalé un éclair.

 

Gilbert sourit et parut attendre avec confiance.

 

Mirabeau demeura un instant comme consumé par ces quelques gouttes de flamme, la tête abaissée sur sa poitrine, la main appuyée sur son estomac : mais, tout à coup, relevant la tête :

 

– Ah ! docteur, dit-il, c’est vraiment l’élixir de vie que vous m’avez fait boire là.

 

Puis, se levant, la respiration bruyante, le front haut, et les bras étendus :

 

– Croule maintenant la monarchie, dit-il, je me sens de force à la soutenir !

 

Gilbert sourit.

 

– Vous vous sentez donc mieux ? demanda-t-il.

 

– Docteur, dit Mirabeau, enseignez-moi ou se vend ce breuvage, et, dussé-je payer chaque goutte d’un diamant égal en grosseur, dussé-je renoncer à tout autre luxe pour ce luxe de force et de vie, je vous réponds que, moi aussi, j’aurai cette flamme liquide, et qu’alors, alors, je me regarderai comme invincible.

 

– Comte, dit Gilbert, faites-moi la promesse de ne prendre de ce breuvage que deux fois la semaine, de ne vous adresser qu’à moi pour renouveler votre provision, et ce flacon est à vous.

 

– Donnez, dit Mirabeau, et je vous promets tout ce que vous voudrez.

 

– Voilà, dit Gilbert, mais, maintenant, ce n’est pas le tout ; vous allez avoir chevaux et voiture, m’avez-vous dit ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, vivez à la campagne ; ces fleurs, qui vicient l’air de votre chambre, épurent l’air d’un jardin ; la course que vous ferez tous les jours pour venir à Paris et pour retourner à la campagne vous sera une course salutaire ; choisissez, s’il est possible, une résidence située sur une hauteur, dans un bois ou près d’une rivière, Bellevue, Saint-Germain ou Argenteuil.

 

– Argenteuil ! reprit Mirabeau ; justement, j’ai envoyé mon domestique y chercher une maison de campagne. Teisch, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez trouvé là-bas quelque chose qui me convenait ?

 

– Oui, monsieur le comte, répondit le domestique, qui avait assisté à la cure que venait d’opérer Gilbert ; oui, une maison charmante dont m’avait parlé un nommé Fritz, mon compatriote ; il l’avait habitée, à ce qu’il paraît, avec son maître, qui est un banquier étranger. Elle est vacante, et M. le comte peut la prendre quand il voudra.

 

– Où est située cette maison ?

 

– Hors d’Argenteuil ; on l’appelle le château du Marais.

 

– Oh ! je connais cela, dit Mirabeau ; très bien, Teisch. Quand mon père me chassait de chez lui, avec sa malédiction et quelques coups de canne… Vous savez, docteur, que mon père habitait Argenteuil ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, dis-je, quand il me chassait de chez lui, il m’est arrivé souvent d’aller me promener à l’extérieur des murs de cette belle habitation, et de me dire, comme Horace, je crois, pardon si la citation est fausse : O rus, quando te aspiciam ?

 

– Alors, mon cher comte, le moment est venu de réaliser votre rêve. Partez, visitez le château du Marais, transportez-y votre domicile… le plus tôt sera le mieux.

 

Mirabeau réfléchit un instant, et, se tournant vers Gilbert :

 

– Voyons, dit-il, cher docteur, il est de votre devoir de veiller sur le malade que vous venez de ressusciter ; il n’est que cinq heures du soir ; nous sommes dans les longs jours de l’année ; il fait beau ; montons en voiture, et allons à Argenteuil.

 

– Soit, dit Gilbert, allons à Argenteuil. Quand on a entrepris la cure d’une santé aussi précieuse que la votre, mon cher comte, il faut tout étudier… Allons étudier votre future maison de campagne !

 

Chapitre LXIII

Au-dessous de quatre degrés il n’y a plus de parents

 

Mirabeau n’avait point encore de maison montée, et, par conséquent, point de voiture à lui. Le domestique alla chercher une voiture de place.

 

À cette époque, c’était presque un voyage que d’aller à Argenteuil, où l’on va aujourd’hui en onze minutes, et où, dans dix ans peut-être, on ira en onze secondes.

 

Pourquoi Mirabeau avait-il choisi Argenteuil ? C’est que les souvenirs de sa vie, comme il venait de le dire au docteur, se rattachaient à cette petite ville, et que l’homme éprouve un si grand besoin de doubler cette courte période d’existence qui lui a été donnée, qu’il s’accroche tant qu’il peut au passé pour être moins rapidement entraîné vers l’avenir.

 

C’était à Argenteuil que son père, le marquis de Mirabeau, était mort, le 11 juillet 1789, comme devait mourir un vrai gentilhomme qui ne voulait pas assister à la prise de la Bastille.

 

Aussi, au bout du pont d’Argenteuil, Mirabeau fit-il arrêter la voiture.

 

– Sommes-nous arrivés ? demanda le docteur.

 

– Oui et non. Nous ne sommes point encore arrivés au château du Marais, qui est situé à un quart de lieue au-delà d’Argenteuil. Mais ce que nous faisons aujourd’hui, cher docteur, j’ai oublié de vous le dire, ce n’est point une simple visite ; c’est un pèlerinage, et un pèlerinage en trois stations.

 

– Un pèlerinage ! dit Gilbert en souriant, et à quel saint ?

 

– À saint Riquetti, mon cher docteur ; c’est un saint que vous ne connaissez pas ; un saint que les hommes ont canonisé. À la vérité, je doute fort que le bon Dieu, en supposant qu’il s’occupe de toutes les niaiseries de ce pauvre monde, ait ratifié la canonisation ; mais il n’en est pas moins certain que c’est ici qu’est trépassé Riquetti, marquis de Mirabeau, Ami des hommes, mis à mort comme un martyr par les débordements et les débauches de son indigne fils Honoré-Gabriel-Victor Riquetti, comte de Mirabeau.

 

– Ah ! c’est vrai, fit le docteur, c’est à Argenteuil qu’est mort votre père. Pardonnez-moi d’avoir oublié cela, mon cher comte. Mon excuse est dans ceci : j’arrivais d’Amérique, quand j’ai été arrêté sur la route du Havre à Paris dans les premiers jours de juillet, et je me trouvais à la Bastille lors de cette mort. J’en suis sorti le 14 juillet avec les sept autres prisonniers qu’elle renfermait, et, si grand que fût cet événement privé, il s’est, sinon de fait, du moins de détail, perdu dans les immenses événements qu’a vus éclore le même mois… Et où demeurait votre père ?

 

Au moment même où Gilbert faisait cette question, Mirabeau s’arrêtait devant la grille d’une maison située sur le quai, en face de la rivière, dont elle était séparée par une pelouse de trois cents pas environ et par un rideau d’arbres.

 

En voyant s’arrêter un homme devant cette grille, un énorme chien de la race des Pyrénées s’élança en grondant, passa sa tête à travers les barreaux de la grille et essaya d’attraper quelque lopin de la chair de Mirabeau ou quelque lambeau de ses habits.

 

 

– Pardieu ! docteur, dit-il en reculant pour échapper aux dents blanches et menaçantes du molosse, rien n’est changé, et l’on me reçoit ici comme du vivant de mon père.

 

Cependant, un jeune homme parut sur le perron, fit taire le chien, le rappela à lui et s’avança vers les deux étrangers.

 

– Pardon, messieurs, dit-il, les maîtres ne sont pour rien dans la réception que vous fait le chien ; beaucoup de promeneurs s’arrêtent devant cette maison, qui a été habitée par M. le marquis de Mirabeau, et, comme le pauvre Cartouche ne peut comprendre l’intérêt historique qui s’attache à la demeure de ses humbles maîtres, il gronde éternellement. – À ta niche, Cartouche !

 

Le jeune homme fit un geste de menace, et le chien alla, tout grondant encore, se cacher dans sa niche, par l’ouverture de laquelle passèrent ses deux pattes de devant, sur lesquelles il allongea son museau aux dents aigus, à la langue sanglante, aux yeux de feu.

 

Pendant ce temps, Mirabeau et Gilbert échangeaient un regard.

 

– Messieurs, continua le jeune homme, il n’y a plus, maintenant, derrière cette grille qu’un hôte prêt à l’ouvrir et à vous recevoir, si la curiosité ne se bornait pas chez vous à regarder l’extérieur.

 

Gilbert poussa Mirabeau du coude en signe qu’il visiterait volontiers l’intérieur de la maison.

 

Mirabeau le comprit ; d’ailleurs, son désir s’accordait avec celui de Gilbert.

 

– Monsieur, dit-il, vous avez lu au fond de notre pensée. Nous savions que cette maison avait été habitée par l’Ami des hommes, et nous étions curieux de la visiter.

 

– Et votre curiosité redoublera, messieurs, dit le jeune homme, quand vous saurez que deux ou trois fois, pendant le séjour qu’y fit le père, elle fut honorée de la visite de son illustre fils, qui, s’il faut en croire la tradition, ne fut pas toujours reçu comme il méritait de l’être, et comme nous l’y recevrions, s’il lui prenait l’envie qui vous prend, messieurs, et à laquelle je m’empresse de souscrire.

 

Et, en s’inclinant, le jeune homme ouvrit la porte aux deux visiteurs, repoussa la grille et marcha devant eux.

 

Mais Cartouche ne parut pas disposé à les laisser jouir ainsi de l’hospitalité qui leur était offerte ; il s’élança de nouveau hors de sa niche avec d’horribles aboiements.

 

Le jeune homme se jeta entre le chien et celui de ses hôtes contre lequel l’animal paraissait plus particulièrement acharné.

 

Mais Mirabeau écarta le jeune homme de la main.

 

– Monsieur, dit-il, les chiens et les hommes ont fort aboyé contre moi : les hommes m’ont mordu quelquefois, les chiens jamais. D’ailleurs, on prétend que le regard humain est tout-puissant sur les animaux ; laissez m’en, je vous prie, faire l’expérience.

 

– Monsieur, dit vivement le jeune homme, Cartouche est méchant je vous en préviens.

 

– Laissez, laissez, monsieur, répondit Mirabeau, j’ai affaire tous les jours à de plus méchantes bêtes que lui, et, aujourd’hui encore, j’ai eu raison de toute une meute.

 

– Oui, mais à cette meute-là, dit Gilbert, vous pouvez parler, et personne ne nie la puissance de votre parole.

 

– Docteur, je croyais que vous étiez un adepte du magnétisme ?

 

– Sans doute. Eh bien ?

 

– Eh bien, vous devez, en ce cas, reconnaître la puissance du regard. Laissez-moi magnétiser Cartouche.

 

Mirabeau parlait là cette langue hasardeuse si bien comprise des organisations supérieures.

 

– Faites, dit Gilbert.

 

– Oh ! monsieur, répéta le jeune homme, ne vous exposez point.

 

– Par grâce ! dit Mirabeau.

 

Le jeune homme s’inclina en signe de consentement, et s’écarta à gauche tandis que Gilbert s’écartait à droite, comme font les témoins d’un duel, quand l’adversaire va tirer sur leur filleul.

 

D’ailleurs, le jeune homme, monté sur les deux ou trois marches du perron, s’apprêtait à arrêter Cartouche, si la parole ou le regard de l’inconnu étaient insuffisants.

 

Le chien tourna la tête à droite et à gauche, comme pour examiner si celui à qui il paraissait avoir voué une haine implacable était bien isolé de tout secours. Puis, le voyant seul et sans armes, il rampa lentement hors de sa niche, plus serpent que quadrupède, et tout à coup il s’élança, et, du premier bond, franchit le tiers de la distance qui le séparait de son antagoniste.

 

Alors Mirabeau croisa les bras, et, avec cette puissance de regard qui faisait de lui le Jupiter tonnant de la tribune, il fixa ses yeux sur l’animal.

 

En même temps, tout ce que ce corps si vigoureux pouvait contenir d’électricité sembla remonter à son front. Ses cheveux se hérissèrent comme fait la crinière d’un lion, et si, au lieu d’être à cette heure de la journée où le soleil décline déjà, mais éclaire encore, on eût été aux premières heures de la nuit, sans doute de chacun de ses cheveux on eût vu jaillir une étincelle.

 

Le chien s’arrêta court et le regarda.

 

Mirabeau se baissa, prit une poignée de sable, et la lui jeta à la face.

 

Le chien rugit et fit un autre bond qui le rapprocha de trois ou quatre pas de son adversaire ; mais, alors, ce fut celui-ci qui marcha sur le chien.

 

L’animal resta un instant immobile, comme le chien de granit du chasseur Céphale ; puis, inquiété par la marche progressive de Mirabeau, il parut hésiter entre la colère et la crainte, menaça des dents et des yeux, mais en pliant sur ses pattes de derrière. Enfin, Mirabeau leva le bras avec ce geste dominateur qui lui avait si souvent réussi à la tribune, quand il jetait à ses ennemis le sarcasme, l’injure ou l’ironie, et le chien, vaincu, tremblant de tous ses membres, recula, regardant derrière lui si la retraite lui était ouverte, et, tournant sur lui-même, il rentra précipitamment dans sa niche.

 

Mirabeau redressa la tête, fier et joyeux comme un vainqueur des jeux isthmiques.

 

– Ah ! docteur, dit-il, M. Mirabeau le père avait bien raison de dire que les chiens étaient des candidats à l’humanité. Vous voyez celui-ci insolent, lâche, et vous l’allez voir servile comme un homme.

 

Et, en même temps, il laissa pendre sa main le long de sa cuisse, et, avec le ton du commandement :

 

– Ici, Cartouche, dit-il, ici !

 

Le chien hésita ; mais, sur un geste d’impatience, il sortit pour la seconde fois la tête de sa niche, rampa de nouveau les yeux fixés sur les yeux de Mirabeau, franchit ainsi tout l’intervalle qui le séparait de son vainqueur, et, arrivé à ses pieds leva lentement et timidement la tête, et, du bout de sa langue haletante, toucha le bout de ses doigts.

 

– C’est bien, dit Mirabeau, à ta niche !

 

Il fit un geste, et le chien alla se coucher.

 

Puis, se retournant vers Gilbert tandis que le jeune homme était resté sur le perron, frissonnant de crainte et muet d’étonnement :

 

– Savez-vous, mon cher docteur, dit-il, à quoi je pensais en faisant la folie dont vous venez d’être témoin ?

 

– Non, mais dites, car vous ne l’avez pas faite par simple bravade, n’est-ce pas ?

 

– Je pensais à la fameuse nuit du 5 au 6 octobre. Docteur, docteur, je donnerais la moitié des jours qui me restent à vivre pour que le roi Louis XVI eût vu ce chien s’élancer sur moi, rentrer dans sa niche et venir me lécher la main.

 

Puis, au jeune homme :

 

– Vous me pardonnez, n’est-ce pas, monsieur, d’avoir humilié Cartouche ? Allons voir la maison de l’Ami des hommes, puisque vous voulez bien nous la montrer.

 

Le jeune homme s’effaça pour laisser passer Mirabeau, qui, au reste, semblait n’avoir pas besoin de guide et connaître la maison aussi bien que qui que ce fût.

 

Sans s’arrêter au rez-de-chaussée, il monta vivement l’escalier, garni d’une rampe de fer assez artistement travaillé, en disant :

 

– Par ici, docteur, par ici.

 

En effet, avec cet entraînement qui lui était ordinaire, avec cette habitude de domination qui était dans son tempérament, de spectateur Mirabeau venait de se faire acteur ; de simple visiteur, maître de la maison.

 

Gilbert le suivit.

 

Pendant ce temps, le jeune homme appelait son père, homme de cinquante à cinquante-cinq ans, et ses deux sœurs, jeunes filles de quinze à dix-huit, pour leur dire quel hôte étrange il venait de recevoir.

 

Tandis qu’il leur racontait l’histoire de la soumission de Cartouche, Mirabeau montrait à Gilbert le cabinet de travail, la chambre à coucher et le salon du marquis de Mirabeau, et, comme chaque pièce visitée éveillait en lui un souvenir, Mirabeau racontait anecdote sur anecdote avec ce charme et cet entrain qui lui étaient particuliers.

 

Le propriétaire et sa famille écoutaient ce cicérone qui leur faisait l’histoire de leur propre maison, ouvrant, pour voir et pour entendre, de grands yeux et de grandes oreilles.

 

L’appartement du haut visité, et comme sept heures sonnaient à l’église d’Argenteuil, Mirabeau craignit sans doute de manquer de temps pour ce qui lui restait à faire, et pressa Gilbert de descendre, lui donnant l’exemple en enjambant rapidement les quatre premières marches.

 

– Monsieur, dit alors le propriétaire de la maison, vous qui savez tant d’histoires sur le marquis de Mirabeau et son illustre fils, il me semble que vous auriez, si vous le vouliez bien, à raconter, sur ces quatre premières marches, une histoire qui ne serait pas la moins curieuse de vos histoires.

 

Mirabeau s’arrêta et sourit.

 

– En effet, dit-il ; mais, celle-là, je comptais la passer sous silence.

 

– Et pourquoi cela, comte ? demanda le docteur.

 

– Ma foi, vous allez en juger. En sortant du donjon de Vincennes, où il était resté dix-huit mois, Mirabeau, qui avait le double de l’âge de l’enfant prodigue, et qui ne s’apercevait pas le moins du monde que l’on s’apprêtât à tuer le veau gras en réjouissance de son retour, eut l’idée de venir réclamer sa légitime. Il y avait deux motifs pour que Mirabeau fût mal reçu dans la maison paternelle : d’abord, il sortait de Vincennes malgré le marquis ; ensuite, il entrait dans la maison pour demander de l’argent. Il en résulta que le marquis, occupé à mettre la dernière main à une œuvre philanthropique, se leva en apercevant son fils, saisit sa canne aux premières paroles qu’il prononça, et s’élança sur lui dès qu’il eut entendu le mot argent. Le comte connaissait son père, et, cependant, il espérait que ses trente-sept ans le sauveraient de la correction dont il était menacé. Le comte reconnut son erreur en sentant les coups de canne pleuvoir sur ses épaules.

 

– Comment ! les coups de canne ? dit Gilbert.

 

– Oui, de vrais, de bons coups de canne, non pas comme ceux qu’on donne et qu’on reçoit à la Comédie Française dans les pièces de Molière, mais des coups de canne réels, à fendre la tête et à casser les bras.

 

– Et que fit le comte de Mirabeau ? demanda Gilbert.

 

– Parbleu ! il fit ce que fit Horace à son premier combat, il prit la fuite. Malheureusement, il n’avait point, comme Horace, un bouclier ; car, au lieu de le jeter, ainsi que fit le chantre de Lydie, il s’en fût servi pour parer les coups ; mais, n’en ayant pas, il dégringola les quatre premières marches de cet escalier à peu près comme je viens de le faire, plus vite encore peut-être. Arrivé là, il se retourna et, levant la canne à son tour : « Halte-là, monsieur, dit-il à son père, au-dessous de quatre degrés, il n’y a plus de parents ! » C’était un calembour assez mauvais, mais qui, cependant, arrêta le bonhomme mieux que n’eût fait la meilleure raison. « Ah ! dit-il, quel malheur que le bailli soit mort, je lui aurais écrit celle-là. » Mirabeau, continua le narrateur, était trop bon stratégiste pour ne pas profiter de l’occasion qui lui était offerte de faire retraite. Il descendit le reste des degrés presque aussi rapidement qu’il avait descendu les premières marches, et, à sa grande douleur, il n’est jamais rentré dans la maison. C’est un grand coquin, n’est-ce pas, docteur, que ce comte de Mirabeau ?

 

– Oh ! monsieur, dit le jeune homme s’approchant de Mirabeau les mains jointes, et comme s’il demandait pardon à son hôte d’être d’un avis si opposé au sien, dites un bien grand homme !

 

Mirabeau regarda le jeune homme en face

 

– Ah ! ah ! fit-il, il y a donc des gens qui pensent cela du comte de Mirabeau ?

 

– Oui, monsieur, dit le jeune homme, et, au risque de vous déplaire, moi tout le premier

 

– Oh ! reprit Mirabeau en riant, il ne faut pas dire cela tout haut dans cette maison, jeune homme, ou les murs s’écrouleront sur votre tête.

 

Puis, saluant respectueusement le vieillard et courtoisement les deux jeunes filles, il traversa le jardin en envoyant de la main un signe d’amitié à Cartouche, qui le lui rendit par une espèce de grognement où un reste de révolte se mêlait à la soumission.

 

Gilbert suivit Mirabeau, qui ordonna au cocher d’entrer dans la ville, et de s’arrêter devant l’église.

 

Seulement, à l’angle de la première rue, il fit faire halte à la voiture, et, tirant une carte de sa poche :

 

– Teisch, dit-il à son domestique, remettez de ma part cette carte au jeune homme qui n’est pas de mon avis sur M. de Mirabeau.

 

Puis, avec un soupir :

 

– Ah ! docteur, dit-il, en voilà un qui n’a pas encore lu La Grande Trahison de M. de Mirabeau !

 

Teisch revint.

 

Il était suivi du jeune homme.

 

– Oh ! monsieur le comte, dit celui-ci avec un accent d’admiration auquel il n’y avait pas à se tromper, accordez-moi ce que vous avez accordé à Cartouche, l’honneur de baiser votre main.

 

Mirabeau ouvrit ses deux bras et serra le jeune homme sur sa poitrine.

 

– Monsieur le comte, dit celui-ci, je me nomme Mornais ; si jamais vous avez besoin de quelqu’un qui meure pour vous, souvenez-vous de moi.

 

Les larmes vinrent aux yeux de Mirabeau.

 

– Docteur ! dit-il, voilà les hommes qui nous succéderont. Je crois qu’ils valent mieux que nous, parole d’honneur !

 

Chapitre LXIV

Une femme qui ressemble à la reine

 

La voiture s’arrêta à la porte de l’église d’Argenteuil.

 

– Je vous ai dit que je n’étais jamais revenu à Argenteuil depuis le jour où mon père m’avait chassé de chez lui à coups de canne ; je me trompais : j’y suis revenu le jour où j’ai conduit son corps dans cette église.

 

Et Mirabeau descendit de voiture, prit son chapeau à la main, et, la tête nue, d’un pas lent et solennel, entra dans l’église.

 

Il y avait chez cet homme étrange tant de sentiments opposés, qu’il avait parfois des velléités de religion à l’époque où tous étaient philosophes, et où quelques-uns poussaient la philosophie jusqu’à l’athéisme.

 

Gilbert le suivit à quelques pas. Il vit Mirabeau traverser toute l’église, et, tout près de l’autel de la Vierge, alla s’adosser à une colonne massive dont le chapiteau roman semblait porter écrite la date du XIIème siècle.

 

Sa tête s’inclina, ses yeux se fixèrent sur une dalle noire formant le centre de la chapelle.

 

Le docteur chercha à se rendre compte de ce qui absorbait ainsi la pensée de Mirabeau : ses yeux suivirent la direction des siens, et s’arrêtèrent sur l’inscription que voici :

 

Ici repose

Françoise de Castellane, marquise de Mirabeau,

Modèle de piété et de vertus ; heureuse épouse, mère heureuse.

Née en Dauphiné en 1685 ; morte à Paris en 1769.

Déposée à Saint-Sulpice,

puis transportée ici pour être réunie sous la même tombe avec son digne fils,

Victor de Riquetti, marquis de Mirabeau,

surnommé l’Ami des hommes ;

Né à Pertuis, en Provence, le 4 octobre 1715 ;

mort à Argenteuil, le 11 juillet 1789.

Priez Dieu pour leurs âmes.

 

La religion de la mort est si puissante, que le docteur Gilbert plia un instant la tête et chercha dans sa mémoire s’il ne lui restait pas une prière quelconque pour obéir à l’invitation qu’adressait à tout chrétien la pierre sépulcrale qu’il avait devant les yeux.

 

Mais, si jamais Gilbert avait, dans son enfance, ce qui est chose douteuse, su parler la langue de l’humilité et de la foi, le doute, cette gangrène du dernier siècle, était venu effacer jusqu’à la dernière ligne de ce livre vivant, et la philosophie avait inscrit à leur place ses sophismes et ses paradoxes.

 

Se trouvant le cœur sec et la bouche muette, il releva les yeux et vit deux larmes rouler sur cette face puissante de Mirabeau, labourée par les passions comme l’est le sol d’un volcan par la lave.

 

Ces deux larmes de Mirabeau émurent étrangement Gilbert, il alla à lui et lui serra la main.

 

Mirabeau comprit.

 

Des larmes versées en souvenir de ce père qui avait emprisonné, torturé, martyrisé Mirabeau, eussent été des larmes incompréhensibles ou banales.

 

Il s’empressa donc d’exposer à Gilbert la véritable cause de cette sensibilité.

 

– C’était une digne femme, dit-il, que cette Françoise de Castellane, mère de mon père. Quand tout le monde me trouvait hideux, elle seule se contentait de me trouver laid ; quand tout le monde me haïssait, elle m’aimait presque ! Mais, ce qu’elle aimait par-dessus toute chose, c’était son fils. Aussi vous le voyez, mon cher Gilbert, je les ai réunis. Moi, à qui me réunira-t-on ? quels os dormiront près des miens ?… Je n’ai pas même un chien qui m’aime !

 

Et il rit douloureusement.

 

– Monsieur, dit une voix empreinte de cet accent rêche et plein de reproche qui n’appartient qu’aux dévots, on ne rit pas dans une église !

 

Mirabeau tourna son visage ruisselant de larmes du côté d’où venait la voix et aperçut un prêtre.

 

– Monsieur, répondit-il avec douceur, êtes-vous le prêtre desservant cette chapelle ?

 

– Oui… Que lui voulez-vous ?

 

– Avez-vous beaucoup de pauvres dans votre paroisse ?

 

– Plus que de gens disposés à leur faire l’aumône…

 

– Vous connaissez quelques cœurs charitables, cependant quelques esprits philanthropiques ?…

 

Le prêtre se mit à rire.

 

– Monsieur, observa Mirabeau, je croyais que vous m’aviez fait l’honneur de me dire qu’on ne riait point dans les églises.

 

– Monsieur ! dit le prêtre blessé, auriez-vous la prétention de me donner une leçon ?…

 

– Non, monsieur, mais celle de vous prouver que les gens qui croient qu’il est de leur devoir de venir au secours de leurs frères ne sont point aussi rares que vous le pensez. Ainsi, monsieur, je vais, selon toute probabilité, habiter le château du Marais. Eh bien, tout ouvrier manquant d’ouvrage y trouvera du travail et un bon salaire ; tout vieillard ayant faim y trouvera du pain ; tout homme malade, quels que soient son opinion politique et ses principes religieux, y trouvera du secours ; et, à partir d’aujourd’hui, monsieur le curé, je vous offre, dans ce but, un crédit de mille francs par mois.

 

Et, déchirant une feuille de ses tablettes, il écrivit sur cette feuille au crayon :

 

« Bon pour la somme de douze mille francs, dont M. le curé d’Argenteuil pourra disposer sur moi, à raison de mille francs par mois, qui seront employés par lui en bonnes œuvres, à partir du jour de mon installation au château du Marais.

 

« Fait en l’église d’Argenteuil, et signé sur l’autel de la Vierge.

 

« Mirabeau aîné »

 

En effet, Mirabeau avait écrit cette lettre de change et l’avait signée sur l’autel de la Vierge.

 

La lettre de change écrite et signée, il la remit au curé, stupéfait avant d’avoir lu la signature, plus stupéfait encore après l’avoir lue.

 

Puis il sortit de l’église en faisant au docteur Gilbert signe de le suivre.

 

On remonta en voiture.

 

Si peu que Mirabeau fût resté à Argenteuil, il y laissait derrière lui, sur son passage, deux souvenirs qui devaient aller grandissant dans la postérité.

 

Le propre de certaines organisations, c’est de faire jaillir un événement de tout endroit où elles posent le pied.

 

C’est Cadmus semant des soldats sur le sol de Thèbes.

 

C’est Hercule éparpillant ses douze travaux sur la face du monde.

 

Aujourd’hui encore – et, cependant, Mirabeau est mort depuis soixante ans, – aujourd’hui encore, faites à Argenteuil, au même lieu où les fit Mirabeau, les deux stations que nous avons indiquées, et, à moins que la maison ne soit inhabitée ou l’église déserte, vous trouverez quelqu’un qui vous racontera dans tous ses détails, et comme si l’événement était d’hier, ce que nous venons de vous raconter.

 

La voiture suivit la grande rue jusqu’à son extrémité ; puis elle quitta Argenteuil et roula sur la route de Besons. Elle n’eut pas fait cent pas sur cette route, que Mirabeau aperçut à sa droite les arbres touffus d’un parc séparés par les toits ardoisés du château et de ses dépendances.

 

C’était le Marais.

 

À droite de la route que suivait la voiture, avant d’arriver au chemin qui aboutit de cette route à la grille du château, s’élevait une pauvre chaumière.

 

Devant le seuil de cette chaumière, une femme était assise sur un escabeau de bois, tenant dans ses bras un enfant maigre, hâve, dévoré par la fièvre

 

La mère, tout en berçant ce demi-cadavre, levait les yeux au ciel, et pleurait.

 

Elle s’adressait à celui auquel on s’adresse quand on n’attend plus rien des hommes.

 

Mirabeau fixait de loin les yeux sur ce triste spectacle.

 

– Docteur, dit-il à Gilbert, je suis superstitieux comme un ancien : si cet enfant meurt, je ne prends pas le château du Marais. Voyez, cela vous regarde.

 

Et il arrêta sa voiture en face de la chaumière.

 

– Docteur, reprit-il, comme je n’ai plus que vingt minutes de jour pour visiter le château, je vous laisse ici ; vous viendrez me rejoindre, et vous me direz si vous espérez sauver l’enfant.

 

Puis, à la mère :

 

– Bonne femme, ajouta-t-il, voici monsieur, qui est un grand médecin ; remerciez la Providence qui vous l’envoie : il va essayer de guérir votre enfant.

 

La femme ne savait si c’était un rêve. Elle se leva, portant son enfant entre ses bras et balbutiant des remerciements.

 

Gilbert descendit.

 

La voiture continua sa route. Cinq minutes après, Teisch sonnait à la grille du château.

 

On fut quelque temps sans voir paraître personne. Enfin, un homme, qu’à son costume il était facile de reconnaître pour le jardinier, vint ouvrir.

 

Mirabeau s’informa d’abord de l’état dans lequel était le château.

 

Le château était fort habitable, à ce que disait le jardinier, du moins, et à ce qui même, il faut l’avouer, apparaissait à la première vue.

 

Il faisait partie du domaine de l’abbaye de Saint-Denis, comme chef-lieu du prieuré d’Argenteuil, et il était en vente par suite des décrets rendus sur les biens du clergé.

 

Mirabeau, nous l’avons dit, le connaissait déjà ; mais il n’avait jamais eu l’occasion de l’examiner aussi attentivement qu’il lui était donné de le faire en cette circonstance.

 

La grille ouverte, il se trouvait dans une première cour à peu près carrée. À droite était un pavillon habité par le jardinier ; à gauche, un second pavillon, qu’à la coquetterie avec laquelle il était décoré, même extérieurement, on pouvait douter un instant être le frère du premier.

 

C’était son frère, cependant ; mais, du pavillon roturier, la parure avait fait une demeure presque aristocratique : de gigantesques rosiers couverts de fleurs le vêtaient d’une robe diaprée, tandis qu’une ceinture de vignes lui ceignait toute la taille d’un cordon vert. Chacune des fenêtres était fermée par un rideau d’œillets, d’héliotropes, de fuchsias, dont les branches épaisses, dont les fleurs écloses empêchaient à la fois le soleil et le regard de pénétrer dans l’appartement ; un petit jardin tout de lis. tout de cactus, tout de narcisses, un véritable tapis qu’on eût dit de loin brodé par la main de Pénélope, attenait à la maison, et s’étendait dans toute la longueur de cette première cour, faisant pendant à un gigantesque saule pleureur et à de magnifiques ormes plantés du côté opposé.

 

Nous avons déjà dit la passion de Mirabeau pour les fleurs En voyant ce pavillon perdu dans les roses, ce charmant jardin qui semblait faire partie de la petite maison de Flore, il jeta un cri de joie.

 

– Oh ! dit-il au jardinier, ce pavillon est-il à louer ou à vendre, mon ami ?

 

– Sans doute, monsieur, répondit celui-ci, puisqu’il appartient au château, et que le château est à vendre ou à louer. Seulement, il est habité en ce moment-ci ; mais, comme il n’y a pas de bail, si monsieur s’arrangeait du château, on pourrait renvoyer la personne qui habite là.

 

– Ah ! dit Mirabeau. Et quelle est cette personne ?

 

– Une dame.

 

– Jeune ?…

 

– De trente à trente-cinq ans.

 

– Belle ?…

 

– Très belle.

 

– Bien, dit Mirabeau, nous verrons ; une belle voisine ne gâte rien… Faites moi voir le château, mon ami.

 

Le jardinier marcha devant Mirabeau, traversa un pont qui séparait la première cour de la seconde, et sous lequel passait une espèce de petite rivière.

 

Là, le jardinier s’arrêta.

 

– Si monsieur, dit-il, ne voulait pas déranger la dame du pavillon, ce serait d’autant plus facile que cette petite rivière isole complètement la portion du parc attenante au pavillon du reste du jardin : elle serait chez elle, et monsieur serait chez lui…

 

– Bon, bon, dit Mirabeau. Voyons le château.

 

Et il monta lestement les cinq marches du perron.

 

Le jardinier ouvrit la porte principale.

 

Cette porte donnait sur un vestibule en stuc, avec niches partant statues, et colonnes portant vases, selon la mode du temps.

 

Une porte placée au fond de ce vestibule, en face de la porte d’entrée, faisait une sortie sur le jardin.

 

À droite du vestibule étaient la salle de billard et la salle à manger. À gauche, deux salons, un grand et un petit.

 

Cette première disposition plaisait assez à Mirabeau, qui d’ailleurs, paraissait distrait et impatient.

 

On monta au premier.

 

Le premier se composait d’un grand salon merveilleusement disposé pour faire un cabinet de travail, et de trois ou quatre chambres à coucher de maître.

 

Fenêtres de salon et de chambres à coucher étaient fermées.

 

Mirabeau alla de lui-même à une des fenêtres, et l’ouvrit.

 

Le jardinier voulait ouvrir les autres.

 

Mais Mirabeau lui fit un signe de la main. Le jardinier s’arrêta.

 

Juste au-dessous de la fenêtre que venait d’ouvrir Mirabeau, au pied d’un immense saule pleureur, une femme lisait, à demi couchée, tandis qu’un enfant de cinq à six ans jouait, à quelques pas d’elle, sur les pelouses et dans les massifs de fleurs.

 

Mirabeau comprit que c’était la dame du pavillon.

 

Il était impossible d’être plus gracieusement et plus élégamment mise que cette femme ne l’était, avec son petit peignoir de mousseline garni de dentelles couvrant une veste de taffetas blanc ruchée de rubans roses et blancs ; avec sa jupe de mousseline blanche à volants ruchés, roses et blancs comme la veste avec son corsage de taffetas rose à nœuds de la même couleur, et son coqueluchon tout garni de dentelles retombant comme un voile, et à travers lesquelles, comme à travers une vapeur, on pouvait distinguer son visage.

 

Des mains fines, longues, aux ongles aristocratiques ; des pieds d’enfant, jouant dans deux petites pantoufles de taffetas blanc à nœuds roses, complétaient cet harmonieux et séduisant ensemble.

 

L’enfant, tout vêtu de satin blanc, portait – singulier mélange, assez commun, du reste, à cette époque – un petit chapeau à la Henri IV, avec une de ces ceintures tricolores qu’on appelait une ceinture à la Nation.

 

Tel était, au surplus, le costume que portait le jeune dauphin, la dernière fois qu’il avait paru avec sa mère sur le balcon des Tuileries.

 

Le signe fait par Mirabeau avait pour but de ne pas déranger la belle liseuse.

 

C’était bien la femme du pavillon aux fleurs ; c’était bien la reine du jardin des lis, des cactus et des narcisses ; c’était bien, enfin, cette voisine que Mirabeau, l’homme aux sens toujours aspirant vers les voluptés, eût choisie, si le hasard ne la lui avait pas amenée.

 

Pendant quelque temps, il dévora des yeux la charmante créature, immobile comme une statue, ignorante qu’elle était du regard ardent dont elle était enveloppée. Mais, soit hasard, soit courant magnétique, ses yeux se détachèrent du livre et se tournèrent du côté de la fenêtre.

 

Elle aperçut Mirabeau, jeta un petit cri de surprise, se leva, appela son fils, s’éloigna le tenant par la main, non sans retourner la tête deux ou trois fois, et disparut avec l’enfant entre les arbres, dans les intervalles desquels Mirabeau suivit les différentes réapparitions de son éclatant costume, dont la blancheur luttait contre les premières ombres de la nuit.

 

Au cri de surprise jeté par l’inconnue, Mirabeau répondit par un cri d’étonnement.

 

Cette femme avait, non seulement la démarche royale, mais encore, autant que le voile de dentelle dont son visage était à demi couvert permettait d’en juger, les traits de Marie-Antoinette.

 

L’enfant ajoutait à la ressemblance : il était juste de l’âge du second fils de la reine ; de la reine, dont la démarche, dont le visage, dont les moindres mouvements étaient restés si présents, non seulement au souvenir, mais, nous dirons plus, au cœur de Mirabeau, depuis l’entrevue de Saint-Cloud, qu’il eût reconnu la reine partout où il l’eût rencontrée, fût-elle entourée de ce nuage divin dont Virgile enveloppe Vénus lorsqu’elle apparaît à son fils sur le rivage de Carthage.

 

Quelle étrange merveille amenait donc, dans le parc de la maison qu’allait louer Mirabeau, une femme mystérieuse qui, si elle n’était pas la reine, était au moins son vivant portrait ?

 

En ce moment, Mirabeau sentit qu’une main s’appuyait sur son épaule.

 

Chapitre LXV

Où l’influence de la dame inconnue commence à se faire sentir

 

Mirabeau se retourna en tressaillant.

 

Celui qui lui posait la main sur l’épaule, c’était le docteur Gilbert.

 

– Ah ! dit Mirabeau, c’est vous, cher docteur. Eh bien ?

 

– Eh bien, dit Gilbert, j’ai vu l’enfant.

 

– Et vous espérez le sauver ?

 

– Jamais un médecin ne doit perdre l’espoir, fût-il en face de la mort même.

 

– Diable, fit Mirabeau, cela veut dire que la maladie est grave.

 

– Plus que grave, mon cher comte, elle est mortelle.

 

– Quelle est donc cette maladie ?

 

– Je ne demande pas mieux que d’entrer dans quelques détails à ce sujet, attendu que ces détails ne seront pas sans intérêt pour un homme qui aurait pris, sans savoir à quoi il s’expose, la résolution d’habiter ce château.

 

– Hein ! fit Mirabeau, allez-vous me dire que l’on y risque la peste ?

 

– Non, mais je vais vous dire comment le pauvre enfant a attrapé la fièvre dont, selon toute probabilité, il sera mort dans huit jours. Sa mère coupait le foin du château avec le jardinier, et, pour être plus libre, elle avait posé l’enfant à quelques pas de ces fossés d’eau dormante qui ceignent le parc ; la bonne femme, qui n’a aucune idée du double mouvement de la terre, avait couché la petite créature à l’ombre, sans se douter qu’au bout d’une heure l’ombre aurait fait place au soleil. Quand elle est venue chercher son enfant, attirée qu’elle était par ses cris, elle l’a trouvé doublement atteint : atteint par l’insolation trop continue qui avait frappé sur son jeune cerveau, atteint par l’absorption des effluves marécageux qui avait déterminé ce genre d’empoisonnement nommé l’empoisonnement paludéen.

 

– Excusez-moi, docteur, dit Mirabeau, mais je ne vous comprends pas bien.

 

– Voyons, n’avez-vous pas entendu parler des fièvres des marais Pontins ? Ne connaissez-vous pas, de réputation du moins, les miasmes délétères qui s’exhalent des maremmes toscanes ? N’avez-vous pas lu, dans le poète florentin, la mort de Pia dei Tolomei ?

 

– Si fait, docteur, je sais tout cela, mais en homme du monde et en poète, non en chimiste et en médecin. Cabanis m’a dit quelque chose de pareil, la dernière fois que je l’ai vu, à propos de la salle du Manège, où nous sommes fort mal ; il prétendait même que, si je ne sortais pas trois fois par séance pour respirer l’air des Tuileries, je mourrais empoisonné.

 

– Et Cabanis avait raison.

 

– Voulez-vous m’expliquer cela, docteur ? Vous me ferez plaisir.

 

– Sérieusement ?

 

– Oui, je sais assez bien mon grec et mon latin, j’ai, pendant les quatre ou cinq ans de prison que j’ai faits à différentes époques, grâce aux susceptibilités sociales de mon père, assez bien étudié l’Antiquité. J’ai même fait, dans mes moments perdus, sur les mœurs de la susdite Antiquité un livre obscène qui ne manque pas d’une certaine science. Mais j’ignore complètement comment on peut être empoisonné dans la salle de l’Assemblée nationale, à moins qu’on n’y soit mordu par l’abbé Maury, ou qu’on n’y lise la feuille de M. Marat.

 

– Alors, je vais vous le dire ; peut-être l’explication sera-t-elle assez obscure pour un homme qui a la modestie de s’avouer peu fort en physique et ignorant en chimie. Cependant, je vais tâcher d’être le plus clair possible.

 

– Parlez, docteur ; jamais vous n’aurez trouvé auditeur plus curieux d’apprendre.

 

– L’architecte qui a construit la salle du Manège – et, par malheur, mon cher comte, les architectes sont, comme vous, d’assez mauvais chimistes – l’architecte qui a construit la salle du Manège n’a pas eu l’idée de faire des cheminées pour l’évacuation de l’air corrompu, ni des tuyaux inférieurs pour la rénovation. Il en résulte que les onze cents bouches qui, enfermées dans cette salle, aspirent de l’oxygène rendent en place des vapeurs carboniques ; ce qui fait qu’au bout d’une heure de séance, surtout l’hiver, quand les fenêtres sont fermées et les poêles chauffés, l’air n’est plus respirable.

 

– Voilà justement le travail dont je voudrais me rendre compte, ne fût-ce que pour en faire part à Bailly.

 

– Rien de plus simple que cette explication : l’air pur, l’air tel qu’il est destiné à être absorbé par nos poumons, l’air tel qu’on le respire dans une habitation à mi-côte tournée vers le levant, avec un cours d’eau à sa proximité, c’est-à-dire dans les meilleures conditions où l’air puisse être respiré, se compose de 77 parties d’oxygène, de 21 parties d’azote et de 2 parties de ce qu’on appelle vapeur d’eau.

 

– Très bien ! je comprends jusque-là, et je note vos chiffres.

 

– Eh bien, écoutez ceci : le sang veineux est apporté noir et chargé de carbone dans les poumons, où il doit être revivifié par le contact de l’air extérieur, c’est-à-dire de l’oxygène, que l’action inspiratoire va emprunter à l’air libre. Ici se produit un double phénomène que nous désignons sous le nom d’hématose. L’oxygène, mis en contact avec le sang, se combine avec lui, de noir qu’il était le fait rouge, et lui donne ainsi l’élément de vie qui doit être dans toute l’économie ; en même temps, le carbone qui se combinait avec une partie de l’oxygène passe à l’état d’acide carbonique, ou d’oxyde de carbone, et est exhalé au-dehors, mêlé à une certaine quantité de vapeur d’eau, dans l’acte de l’expiration. Eh bien, cet air pur absorbé par l’inspiration, cet air vicié rendu par l’expiration, forment, dans une salle fermée, une atmosphère qui, non seulement cesse d’être dans des conditions respirables, mais qui encore peut arriver à produire un véritable empoisonnement.

 

– De sorte qu’à votre avis, docteur, je suis déjà à moitié empoisonné ?

 

– Parfaitement. Vos douleurs d’entrailles ne viennent pas d’une autre cause que celle-là ; bien entendu que je joins aux empoisonnements de la salle du Manège ceux de la salle de l’Archevêché, ceux du donjon de Vincennes, ceux du fort de Joux et ceux du château d’If. Ne vous rappelez-vous pas que Mme de Bellegarde disait qu’il y avait au château de Vincennes une chambre qui valait son pesant d’arsenic.

 

– De sorte, mon cher docteur, que le pauvre enfant est tout à fait ce que je ne suis qu’à moitié, c’est-à-dire empoisonné ?

 

– Oui, cher comte ; et l’empoisonnement a amené chez lui une fièvre pernicieuse dont le siège est dans le cerveau et dans les méninges. Cette fièvre a produit une maladie que l’on appelle simplement fièvre cérébrale, et que je baptiserai, moi, d’un nom nouveau : que j’appellerai, si vous le voulez bien, une hydrocéphalie aiguë. De là des convulsions ; de là la face tuméfiée ; de là les lèvres violettes ; de là le trismus prononcé de la mâchoire ; de là le renversement du globe oculaire ; de là la respiration haletante, le frémissement du pouls substitué aux battements ; de là, enfin, la sueur visqueuse qui couvre tout son corps.

– Peste ! mon cher docteur, savez-vous que c’est à donner le frisson, cette énumération que vous me faites là ? En vérité, quand j’entends parler un médecin en mots techniques, c’est comme lorsque je lis un papier timbré en termes de chicane : il me semble toujours que ce qui m’attend de plus doux, c’est la mort. Et qu’avez-vous ordonné au pauvre petit ?

 

– Le traitement le plus énergique ; et je me hâte de vous dire qu’un ou deux louis enveloppés dans l’ordonnance ont mis la mère à même de le suivre. Ainsi les réfrigérants sur la tête, en excitants aux extrémités, l’émétique en vomitif, le quinquina, les décoctions.

 

– En vérité ! Et tout cela n’y fera rien ?…

 

– Tout cela, sans l’aide de la nature, n’y fera pas grand-chose. Pour l’acquit de ma conscience, j’ai ordonné ce traitement. Son bon ange, si le pauvre enfant en a un, fera le reste.

 

– Hum ! fit Mirabeau.

 

– Vous comprenez, n’est-ce pas ? dit Gilbert.

 

– Votre théorie de l’empoisonnement par l’oxyde de carbone ? À peu près.

 

– Non, ce n’est pas cela : je veux dire que vous comprenez que l’air du château du Marais ne vous convient pas.

 

– Vous croyez, docteur ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Ce serait bien fâcheux, car le château me convient fort, à moi.

 

– Je vous reconnais bien là, éternel ennemi de vous-même ! Je vous conseille une hauteur, vous prenez un terrain plat ; je vous recommande un cours d’eau, vous choisissez une eau stagnante.

 

– Mais quel parc ! mais regardez donc ces arbres-là, docteur !

 

– Dormez une seule nuit la fenêtre ouverte, ou promenez-vous passé onze heures du soir à l’ombre de ces beaux arbres, et vous m’en direz des nouvelles le lendemain.

 

– C’est-à-dire qu’au lieu d’être empoisonné à moitié comme je le suis, le lendemain je serai empoisonné tout à fait ?…

 

– M’avez-vous demandé la vérité ?

 

– Oui ; et vous me la dites, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! dans toute sa crudité. Je vous connais, mon cher comte. Vous venez ici pour fuir le monde, le monde viendra vous y chercher : chacun traîne sa chaîne après soi, ou de fer, ou d’or, ou de fleurs. Votre chaîne à vous, c’est le plaisir la nuit, et, le jour, l’étude. Tant que vous avez été jeune, la volupté vous a reposé du travail ; mais le travail a usé vos jours, la volupté a fatigué vos nuits. Vous me le dites vous-même avec votre langage toujours si expressif et si coloré : vous vous sentez passer de l’été à l’automne. Eh bien, mon cher comte, qu’à la suite d’un excès de plaisir la nuit, qu’à la suite d’un excès de travail le jour, je sois obligé de vous saigner, eh bien, dans ce moment de déperdition de forces, songez-y, vous serez plus apte que jamais à absorber cet air vicié la nuit par les grands arbres du parc, cet air vicié le jour par les miasmes paludéens de cette eau dormante. Alors, que voulez- vous ! vous serez deux contre moi, tous deux plus forts que moi : vous et la nature. Il faudra bien que je succombe.

 

– Ainsi vous croyez, mon cher docteur, que c’est par les entrailles que je périrai ?… Diable ! vous me faites de la peine en me disant cela. C’est long et douloureux, les maladies d’entrailles ! J’aimerais mieux quelque bonne apoplexie foudroyante ou quelque anévrisme. Vous ne pourriez pas m’arranger cela ?

 

– Oh ! mon cher comte, dit Gilbert, ne me demandez rien sous ce rapport : ce que vous désirez est fait ou se fera. À mon avis, vos entrailles ne sont que secondaires, et, chez vous, c’est le cœur qui joue et qui jouera le premier rôle. Malheureusement, les maladies du cœur chez les hommes de votre âge sont nombreuses et variées, et n’entraînent pas toutes la mort instantanée. Règle générale, mon cher comte, écoutez bien ceci, ce n’est écrit nulle part, mais je vous le dis, moi, observateur philosophe bien plus que médecin : les maladies aiguës de l’homme suivent un ordre presque absolu ; chez les enfants, c’est le cerveau qui se prend ; chez l’adolescent, c’est la poitrine ; chez l’adulte, c’est le cerveau ou le cœur, c’est-à-dire ce qui a beaucoup pensé et beaucoup souffert. Ainsi, quand la science aura dit son dernier mot, quand la création tout entière interrogée par l’homme aura livré son dernier secret, quand toute maladie aura trouvé son remède, quand l’homme, à part quelques exceptions, comme les animaux qui l’entourent, ne mourra plus que de vieillesse, les deux seuls organes attaquables chez lui seront le cerveau et le cœur, et encore la mort par le cerveau aura-t-elle pour principe la maladie du cœur.

 

– Mordieu ! mon cher docteur, dit Mirabeau, vous n’avez pas idée comme vous m’intéressez ; tenez, on dirait que mon cœur sait que vous parlez de lui, voyez comme il bat.

 

Mirabeau prit la main de Gilbert et la posa sur son cœur.

 

– Eh bien, dit le docteur, voilà qui vient à l’appui de ce que je vous expliquais. Comment voulez-vous qu’un organe qui participe à toutes vos émotions, qui précipite ses battements ou qui les arrête pour suivre une simple conversation pathologique, comment voulez-vous que, chez vous surtout, cet organe ne soit pas affecté ? Vous avez vécu par le cœur, vous mourrez par le cœur ; comprenez donc ceci : il n’y a pas une affection morale vive, il n’y a pas une affection physique aiguë qui ne donne à l’homme une sorte de fièvre ; il n’y a pas de fièvre qui ne produise une accélération plus ou moins grande des battements du cœur. Eh bien, dans ce travail qui est une peine et une fatigue, puisqu’il s’accomplit en dehors de l’ordre normal, le cœur s’use, le cœur s’altère ; de là, chez les vieillards, l’hypertrophie du cœur, c’est-à-dire son trop grand développement ; de là l’anévrisme, c’est-à-dire son amincissement ; l’anévrisme conduit aux déchirements du cœur, la seule mort qui soit instantanée ; l’hypertrophie aux apoplexies cérébrales, mort plus lente parfois, mais où l’intelligence est tuée, et où, par conséquent, la véritable douleur n’existe plus, puisqu’il n’y a pas de douleur sans le sentiment qui juge et qui mesure cette douleur. Eh bien, vous, vous figurez-vous que vous aurez aimé, que vous aurez été heureux, que vous aurez souffert, que vous aurez eu des moments de joie et des heures de désespoir, comme nul autre n’en aura eu avant vous ; que vous aurez atteint à des triomphes inconnus, que vous serez descendu à des déceptions inouïes, que votre cœur vous aura renvoyé quarante ans le sang en cataractes brûlantes ou précipitées du centre aux extrémités ; que vous aurez pensé, travaillé, parlé des journées entières ; que vous aurez bu, ri, aimé des nuits complètes, et que votre cœur, dont vous avez usé, abusé, ne vous manquera pas tout à coup ? Allons donc, mon cher ami ; le cœur est comme une bourse : si bien garnie qu’elle soit, à force de lui emprunter on la met à sec. Mais, en vous montrant le mauvais côté de la position, laissez- moi vous développer le bon. Il faut du temps au cœur pour s’user ; n’agissez plus sur le vôtre comme vous le faites, ne lui demandez pas plus de travail qu’il n’en peut produire, ne lui donnez pas plus d’émotions qu’il n’en peut supporter, mettez-vous dans des conditions qui n’amènent point de désordres graves dans les trois fonctions principales de la vie : la respiration, qui a son siège dans les poumons ; la circulation, qui a son siège dans le cœur ; la digestion, qui a son siège dans les intestins, et vous pouvez vivre vingt ans, trente ans encore, et vous pouvez ne mourir que de vieillesse ; tandis que, si, au contraire, vous voulez marcher au suicide, oh ! mon Dieu, rien de plus facile pour vous, vous retarderez ou hâterez votre mort à volonté. Figurez- vous que vous conduisez deux chevaux fougueux qui vous entraînent, vous, leur guide ; contraignez-les de marcher au pas, et ils accompliront, en un long temps, un long voyage ; laissez-leur prendre le galop, et, comme ceux du soleil, ils parcourront en un jour et une nuit tout l’orbe du ciel.

 

– Oui, dit Mirabeau ; mais, pendant ce jour, ils échauffent et ils éclairent, ce qui est bien quelque chose. Venez, docteur, il se fait tard, je réfléchirai à tout cela.

 

– Réfléchissez à tout, dit le docteur en suivant Mirabeau ; mais, pour commencement d’obéissance aux ordres de la Faculté, promettez-moi d’abord de ne pas louer ce château ; vous en trouverez autour de Paris dix, vingt, cinquante qui vous offriront les mêmes avantages que celui-ci.

 

Peut-être Mirabeau, cédant à cette voix de la raison, allait-il promettre ; mais tout à coup, au milieu des premières ombres du soir, il lui sembla voir apparaître, derrière un rideau de fleurs, la tête d’une femme à la jupe de taffetas blanc et aux volants roses ; cette femme, Mirabeau le crut du moins, lui souriait ; mais il n’eut pas le temps de s’en assurer, car, au moment où Gilbert, devinant qu’il se passait quelque chose de nouveau chez son malade, cherchait des yeux pour se rendre compte à lui-même du tressaillement nerveux de ce bras sur lequel il était appuyé, la tête se retira précipitamment, et l’on ne vit plus à la fenêtre du pavillon que les branches légèrement agitées des rosiers, des héliotropes et des œillets.

 

– Eh bien, fit Gilbert, vous ne répondez pas.

 

– Mon cher docteur, dit Mirabeau, vous vous rappelez ce que j’ai dit à la reine, lorsque, en me quittant, elle me donna sa main à baiser : « Madame, par ce baiser, la monarchie est sauvée ! »

 

– Oui.

 

– Eh bien, j’ai pris là un lourd engagement, docteur, surtout si l’on m’abandonne comme on le fait. Cependant, cet engagement, je n’y veux pas manquer. Ne méprisons pas le suicide dont vous parliez, docteur ; ce suicide sera peut-être le seul moyen de me tirer honorablement d’affaire.

 

Le surlendemain, Mirabeau avait, par bail emphytéotique, acheté le château du Marais.

 

Chapitre LXVI

Le Champ-de-Mars

 

Nous avons déjà essayé de faire comprendre à nos lecteurs par quel nœud indissoluble de fédération la France tout entière venait de se lier, et quel effet cette fédération individuelle, précédant la fédération générale, avait produit sur l’Europe.

 

C’est que l’Europe comprenait qu’un jour – quand cela ? l’époque était cachée dans les nuages de l’immense avenir –, c’est que l’Europe, disons-nous, comprenait qu’un jour elle ne formerait, elle aussi, qu’une immense fédération de citoyens, qu’une colossale société de frères.

 

Mirabeau avait poussé à cette grande fédération. Aux craintes que lui avait fait exprimer le roi, il avait répondu que, s’il y avait quelque salut pour la royauté en France, c’était, non point à Paris, mais dans la province qu’il le fallait chercher.

 

D’ailleurs, il ressortirait de cette réunion d’hommes venus de tous les coins de la France un grand avantage ; c’est que le roi verrait son peuple et que le peuple verrait son roi. Quand la population tout entière de la France, représentée par trois cent mille fédérés, bourgeois, magistrats, militaires, viendrait crier : « Vive la nation ! » au Champ-de-Mars, et unir ses mains sur les ruines de la Bastille, quelques courtisans aveugles ou intéressés à aveugler le roi ne lui diraient plus que Paris, mené par une poignée de factieux, demandait une liberté qu’était loin de réclamer le reste de la France. Non, Mirabeau comptait sur l’esprit judicieux du roi ; non, Mirabeau comptait sur l’esprit de royauté encore si vivant, à cette époque, au fond du cœur des Français, et il augurait que, de ce contact inusité, inconnu, inouï d’un monarque avec son peuple, résulterait une alliance sacrée qu’aucune intrigue ne saurait plus rompre.

 

Les hommes de génie sont parfois atteints de ces niaiseries sublimes qui font que les derniers goujats politiques de l’avenir ont le droit de rire au nez de leur mémoire.

 

Déjà une fédération préparatoire avait eu lieu d’elle-même, pour ainsi dire, dans les plaines de Lyon. La France, qui marchait instinctivement à l’unité, avait cru trouver le mot définitif de cette unité dans les campagnes du Rhône ; mais, là, elle s’était aperçue que Lyon pouvait bien fiancer la France au génie de la liberté, mais qu’il fallait Paris pour la marier.

 

Quand cette proposition d’une fédération générale fut apportée à l’Assemblée par le maire et par la Commune de Paris, qui ne pouvaient plus résister aux demandes des autres villes, il se fit un grand mouvement parmi les auditeurs. Cette réunion innombrable d’hommes conduite à Paris, ce centre éternel d’agitation, était désapprouvée à la fois par les deux partis qui séparaient la Chambre, par les royalistes et les jacobins.

 

C’était, disaient les royalistes, risquer un gigantesque 14 juillet, non plus contre la Bastille, mais contre la royauté.

 

Que deviendrait le roi au milieu de cette effroyable mêlée de passions diverses, de cet épouvantable conflit d’opinions différentes ?

 

D’un autre côté, les jacobins, qui n’ignoraient pas quelle influence Louis XVI conservait sur les masses, ne redoutaient pas moins cette réunion que leurs ennemis.

 

Aux yeux des jacobins, une telle réunion allait amortir l’esprit public, endormir les défiances, réveiller les vieilles idolâtries, enfin, royaliser la France.

 

Mais il n’y avait pas moyen de s’opposer à ce mouvement, qui n’avait pas eu son pareil depuis que l’Europe tout entière s’était soulevée, au XIème siècle, pour délivrer le tombeau du Christ.

 

Et qu’on ne s’étonne pas ; ces deux mouvements ne sont pas aussi étrangers l’un à l’autre qu’on le pourrait croire : le premier arbre de la liberté avait été planté sur le Calvaire.

 

Seulement, l’Assemblée fit ce qu’elle put pour rendre la réunion moins considérable qu’on ne la sentait venir. On traîna la discussion en longueur, de sorte qu’il devait se passer, pour ceux qui viendraient de l’extrémité du royaume, ce qui, à la fédération de Lyon, s’était passé pour les députés de la Corse : ils avaient eu beau se presser, ils n’étaient arrivés que le lendemain.

 

En outre, les dépenses furent mises à la charge des localités. Or, il y avait des provinces si pauvres, et l’on savait cela, qu’on ne supposait point qu’en faisant les plus grands efforts, elles pussent subvenir aux frais de la moitié du chemin de leurs députés, ou plutôt du quart de la route qu’ils avaient à faire, puisqu’il leur fallait, non seulement aller à Paris, mais encore en revenir.

 

Mais on avait compté sans l’enthousiasme public. On avait compté sans la cotisation dans laquelle les riches donnèrent deux fois, une fois pour eux, une fois pour les pauvres. On avait compté sans l’hospitalité, criant le long des chemins : « Français, ouvrez vos portes, voilà des frères qui vous arrivent du bout de la France ! »

 

Et ce dernier cri surtout n’avait pas trouvé une oreille sourde, pas une porte rebelle.

 

Plus d’étrangers, plus d’inconnus ; partout des Français, des parents, des frères. À nous les pèlerins de la grande fête ! Venez, gardes nationaux ! venez, soldats ! venez, marins ! entrez chez nous ; vous trouverez des pères et des mères, des épouses dont les fils et les époux trouvent ailleurs l’hospitalité que nous vous offrons !

 

Pour celui qui eût pu, comme le Christ, être transporté, non pas sur la plus haute montagne de la terre, mais seulement sur la plus haute montagne de la France, c’eût été un splendide spectacle que de voir ces trois cent mille citoyens marchant vers Paris, tous ces rayons de l’étoile refluant vers le centre.

 

Et par qui étaient guidés tous ces pèlerins de la liberté ? Par des vieillards, par de pauvres soldats de la guerre de Sept Ans, par des sous-officiers de Fontenoy, par des officiers de fortune à qui il avait fallu toute une vie de labeur, de courage et de dévouement pour arriver à l’épaulette de lieutenant ou aux deux épaulettes de capitaine ; pauvres mineurs qui avaient été obligés d’user avec leur front la voûte de granit de l’ancien régime militaire ; par des mariniers, qui avaient conquis l’Inde avec Bussy et Dupleix, et qui l’avaient perdue avec Lally-Tolendal ; ruines vivantes, brisées par les canons des champs de bataille, usées au flux et au reflux de la mer. Pendant les derniers jours, des hommes de quatre-vingts ans firent des étapes de dix et douze lieues pour arriver à temps, et ils arrivèrent.

 

Au moment de se coucher pour toujours et de s’endormir du sommeil de l’éternité, ils avaient retrouvé les forces de la jeunesse.

 

C’est que la patrie leur avait fait signe, les appelant à elle d’une main, et, de l’autre, leur montrant l’avenir de leurs enfants.

 

L’Espérance marchait devant eux.

 

Puis ils chantaient un seul et unique chant, que les pèlerins vinssent du nord ou du midi, de l’orient ou de l’occident, de l’Alsace ou de la Bretagne, de la Provence ou de la Normandie. Qui leur avait appris ce chant, rimé lourdement, pesamment, comme ces anciens cantiques qui guidaient les croisés à travers les mers de l’Archipel et les plaines de l’Asie Mineure ? Nul ne le sait : l’ange de la rénovation, qui secouait en passant ses ailes au dessus de la France.

 

Ce chant, c’était le fameux Ça ira, non pas celui de 93 – 93 a tout interverti, tout changé : le rire en larmes, la sueur en sang.

 

Non, cette France tout entière, s’arrachant à elle-même pour venir apporter à Paris le serment universel, elle ne chantait point des paroles de menaces, elle ne disait point :

 

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,

Les aristocrat’s à la lanterne ;

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,

Les aristocrat’s, on les pendra !

 

Non, son chant, à elle, ce n’était point un chant de mort, c’était un chant de vie ; ce n’était point l’hymne du désespoir, c’était le cantique de l’espérance.

 

Elle chantait sur un autre air les paroles suivantes :

 

Le peuple en ce jour sans cesse répète :

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira,

Suivant les maximes de l’Évangile.

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira,

Du législateur tout s’accomplira ;

Celui qui s’élève, on l’abaissera ;

Celui qui s’abaisse, on l’élèvera !

 

Il fallait un cirque gigantesque pour recevoir, province et Paris, cinq cent mille âmes ; il fallait un amphithéâtre colossal pour étager un million de spectateurs.

 

Pour le premier, on choisit le Champ-de-Mars.

 

Pour le second, les hauteurs de Passy et de Chaillot.

 

Seulement, le Champ-de-Mars présentait une surface plane. Il fallait en faire un vaste bassin ; il fallait le creuser et en amonceler les terres tout autour pour former des élévations.

 

Quinze mille ouvriers – de ces hommes qui se plaignent éternellement tout haut de chercher en vain de l’ouvrage, et qui, tout bas, prient Dieu de n’en point trouver –, quinze mille ouvriers furent lancés, avec bêches, pioches et hoyaux, par la ville de Paris pour transformer cette plaine en un vallon bordé d’un large amphithéâtre. Mais, à ces quinze mille ouvriers, trois semaines seulement restaient pour accomplir cette œuvre de Titans ; et, au bout de deux jours de travail, on s’aperçut qu’il leur faudrait trois mois.

 

Peut-être, d’ailleurs, étaient-ils plus chèrement payés pour ne rien faire qu’ils ne l’étaient pour travailler.

 

Alors se produisit une espèce de miracle auquel on put juger de l’enthousiasme parisien. Le labeur immense que ne pouvaient pas ou ne voulaient pas exécuter quelques milliers d’ouvriers fainéants, la population tout entière l’entreprit. Le jour même où le bruit se répandit que le Champ-de-Mars ne serait pas prêt pour le 14 juillet, cent mille hommes se levèrent et dirent, avec cette certitude qui accompagne la volonté d’un peuple ou la volonté d’un Dieu : « Il le sera. »

 

Des députés allèrent trouver le maire de Paris au nom de ces cent mille travailleurs, et il fut convenu avec eux que, pour ne pas nuire aux travaux de la journée, on leur donnerait la nuit.

 

Le même soir, à sept heures, un coup de canon fut tiré, qui annonçait que, la besogne du jour étant finie, l’œuvre nocturne allait commencer.

 

Et, au coup de canon, par ses quatre faces, du côté de Grenelle, du côté de la rivière, du côté du Gros-Caillou et du côté de Paris, le Champ-de-Mars fut envahi.

 

Chacun portait son instrument : hoyau, bêche, pelle ou brouette.

 

D’autres roulaient des tonneaux pleins de vin, accompagnés de violons, de guitares, de tambours et de fifres.

 

Tous les âges, tous les sexes, tous les états étaient confondus ; citoyens, soldats, abbés, moines, belles dames, dames de la halle, sœurs de charité, actrices, tout cela maniait la pioche, roulait la brouette ou menait le tombereau ; les enfants marchaient devant portant des torches ; les orchestres suivaient jouant de toutes sortes d’instruments, et, planant sur tout ce bruit, sur tout ce vacarme, sur tous ces instruments, s’élevait le Ça ira, chœur immense chanté par cent mille bouches, et auquel répondaient trois cent mille voix venant de tous les points de la France.

 

Au nombre des travailleurs les plus acharnés, on en remarquait deux arrivés des premiers et en uniforme ; l’un était un homme de quarante ans, aux membres robustes et trapus, mais à la figure sombre.

 

Lui ne chantait pas et parlait à peine.

 

L’autre était un jeune homme de vingt ans, à la figure ouverte et souriante, aux grands yeux bleus, aux dents blanches, aux cheveux blonds, d’aplomb sur ses grands pieds et sur ses gros genoux ; il soulevait de ses larges mains des fardeaux énormes ; roulait charrette et tombereau sans jamais s’arrêter, sans jamais se reposer, chantant toujours, veillant du coin de l’œil sur son compagnon, lui disant une bonne parole à laquelle celui-ci ne répondait pas, lui portant un verre de vin qu’il repoussait, revenant à sa place en levant tristement les épaules, et se remettant à travailler comme dix, et à chanter comme vingt.

 

Ces deux hommes, c’étaient deux des députés du nouveau département de l’Aisne qui, éloignés de dix lieues seulement de Paris, et ayant entendu dire que l’on manquait de bras, étaient accourus en toute hâte pour offrir, l’un son silencieux travail, l’autre sa bruyante et joyeuse coopération.

 

Ces deux hommes, c’étaient Billot et Pitou.

 

Disons ce qui se passait à Villers-Cotterêts pendant la troisième nuit de leur arrivée à Paris, c’est-à-dire pendant la nuit du 5 au 6 juillet, au moment juste où nous venons de les reconnaître, s’escrimant de leur mieux au milieu des travailleurs.

 

Chapitre LXVII

Où l’on voit ce qu’était devenue Catherine, mais où l’on ignore ce qu’elle deviendra

 

Pendant cette nuit du 5 au 6 juillet, vers onze heures du soir, le docteur Raynal, qui venait de se coucher dans l’espérance – si souvent déçue chez les chirurgiens et les médecins – de dormir sa grasse nuit, le docteur Raynal, disons-nous, fut réveillé par trois coups vigoureusement frappés à sa porte.

 

C’était, on le sait, l’habitude du bon docteur, quand on frappait ou quand on sonnait la nuit, d’aller ouvrir lui-même, afin d’être plus vite en contact avec les gens qui pouvaient avoir besoin de lui.

 

Cette fois comme les autres, il sauta à bas de son lit, passa sa robe de chambre, chaussa ses pantoufles, et descendit aussi rapidement que possible son étroit escalier.

 

Quelque diligence qu’il eut faite, sans doute, il paraissait trop lent encore au visiteur nocturne, car celui-ci s’était remis à frapper, mais, cette fois, sans nombre et sans mesure, lorsque tout à coup la porte s’ouvrit.

 

Le docteur Raynal reconnut ce même laquais qui l’était venu chercher une certaine nuit pour le conduire près du vicomte Isidor de Charny.

 

– Oh ! oh ! dit le docteur à cette vue, encore vous, mon ami ? Ce n’est point un mot de reproche, entendez-vous bien ? mais, si votre maître était encore blessé de nouveau, il faudrait qu’il y prît garde : il ne fait pas bon aller ainsi aux endroits où il pleut des balles.

 

– Non, monsieur, répondit le laquais, ce n’est pas pour mon maître, ce n’est pas pour une blessure, c’est pour quelque chose qui n’est pas moins pressé. Achevez votre toilette ; voici un cheval, et l’on vous attend.

 

Le docteur ne demandait jamais plus de cinq minutes pour sa toilette. Cette fois-ci, jugeant, au son de la voix du laquais, et surtout à la façon dont il avait frappé, que sa présence était urgente, il n’en mit que quatre.

 

– Me voilà, dit-il reparaissant presque aussitôt qu’il avait disparu.

 

Le laquais, sans mettre pied à terre, tint la bride du cheval au docteur Raynal, qui se trouva immédiatement en selle, et qui, au lieu de tourner à gauche en sortant de chez lui, comme il avait fait la première fois, tourna à droite, suivant le laquais, qui lui indiquait le chemin.

 

C’était donc du côté opposé à Boursonnes qu’on le conduisait, cette fois.

 

Il traversa le parc, s’enfonça dans la forêt, laissant Haramont à sa gauche, et se trouva bientôt dans une partie du bois si accidentée, qu’il était difficile d’aller plus loin à cheval.

 

Tout à coup, un homme caché derrière un arbre se démasqua en faisant un mouvement.

 

– Est-ce vous, docteur ? demanda-t-il.

 

Le docteur, qui avait arrêté son cheval, ignorant les intentions du nouveau venu, reconnut à ces mots le vicomte Isidor de Charny.

 

– Oui, dit-il, c’est moi. Où diable me faites-vous donc mener monsieur le vicomte ?

 

– Vous allez voir, dit Isidor. Mais descendez de cheval, je vous prie, et suivez-moi.

 

Le docteur descendit : il commençait à tout comprendre.

 

– Ah ! ah ! dit-il, il s’agit d’un accouchement, je parie ?

 

Isidor lui saisit la main.

 

– Oui, docteur, et, par conséquent, vous me promettez de garder le silence, n’est-ce pas ?

 

Le docteur haussa les épaules en homme qui voulait dire : « Eh ! mon Dieu, soyez donc tranquille, j’en ai vu bien d’autres ! »

 

– Alors, venez par ici, dit Isidor répondant à sa pensée.

 

Et, au milieu des houx, sur les feuilles sèches et criantes, perdus sous l’obscurité des hêtres gigantesques, à travers le feuillage frémissant desquels on apercevait de temps en temps le scintillement d’une étoile, tous deux descendirent dans les profondeurs où nous avons dit que le pas des chevaux ne pouvait pénétrer.

 

Au bout de quelques instants, le docteur aperçut le haut de la pierre Clouïse.

 

– Oh ! oh ! dit-il, serait-ce dans la hutte du bonhomme Clouïs que nous allons ?

 

– Pas tout à fait, dit Isidor, mais bien près.

 

Et, faisant le tour de l’immense rocher, il conduisit le docteur devant la porte de l’immense bâtisse en briques adossée à la hutte du vieux garde, si bien qu’on aurait pu croire, et que l’on croyait effectivement dans les environs, que le bonhomme, pour plus grande commodité, avait ajouté cette annexe à son logement.

 

Il est vrai que, à part même Catherine gisante sur un lit, on eût été détrompé par le premier coup d’œil jeté dans l’intérieur de cette petite chambre.

 

Un joli papier tendu sur la muraille, des rideaux d’étoffe pareille à ce papier pendants aux deux fenêtres ; entre ces deux fenêtres, une glace élégante ; au-dessous de cette glace, une toilette garnie de tous ses ustensiles en porcelaine ; deux chaises, deux fauteuils, un petit canapé et une petite bibliothèque : tel était l’intérieur presque confortable, comme on dirait aujourd’hui, qui s’offrait à la vue en entrant dans cette petite chambre.

 

Mais le regard du bon docteur ne s’arrêta sur rien de tout cela. Il avait vu la femme étendue sur le lit ; il allait droit à la souffrance.

 

En apercevant le docteur, Catherine avait caché son visage entre ses deux mains, qui ne pouvaient contenir ses sanglots, ni cacher ses larmes.

 

Isidor s’approcha d’elle et prononça son nom ; elle se jeta dans ses bras.

 

– Docteur, dit le jeune homme, je vous confie la vie et l’honneur de celle qui n’est aujourd’hui que ma maîtresse, mais qui, je l’espère, sera un jour ma femme.

 

– Oh ! que tu es bon, mon cher Isidor, de me dire de pareilles choses ! car tu sais bien qu’il est impossible qu’une pauvre fille comme moi soit jamais vicomtesse de Charny. Mais je ne t’en remercie pas moins ; tu sais que je vais avoir besoin de force, et tu veux m’en donner ; sois tranquille, j’aurai du courage, et le premier, le plus grand que je puisse avoir, c’est de me montrer à vous, à visage découvert, cher docteur, et de vous offrir la main.

 

Et elle tendit la main au docteur Raynal.

 

Une douleur plus violente qu’aucune de celles qu’avait encore éprouvées Catherine crispa sa main au moment même où celle du docteur Raynal la toucha.

 

Celui-ci fit du regard un signe à Isidor, qui comprit que le moment était venu.

 

Le jeune homme s’agenouilla devant le lit de la patiente.

 

– Catherine, mon cher enfant, lui dit-il, sans doute je devrais rester là près de toi, à te soutenir et à t’encourager ; mais, j’en ai peur, la force me manquerait ; si, cependant, tu le désires…

 

Catherine passa son bras autour du cou d’Isidor.

 

– Va, dit-elle, va ; je te remercie de tant m’aimer, que tu ne puisses pas me voir souffrir.

 

Isidor appuya ses lèvres contre celles de la pauvre enfant, serra encore une fois la main du docteur Raynal, et s’élança hors de la chambre.

 

Pendant deux heures, il erra comme ces ombres dont parle Dante, qui ne peuvent s’arrêter pour prendre un instant de repos, et qui, si elles s’arrêtent, sont relancées par un démon qui les pique de son trident de fer. À chaque instant, après un cercle plus ou moins grand, il revenait à cette porte derrière laquelle s’accomplissait le douloureux mystère de l’enfantement. Mais presque aussitôt un cri poussé par Catherine, en pénétrant jusqu’à lui, le frappait comme le trident de fer du damné, et le forçait de reprendre sa course errante, s’éloignant sans cesse du but où elle revenait sans cesse.

 

Enfin, il s’entendit appeler au milieu de la nuit par la voix du docteur et par une voix plus douce et plus faible. En deux bonds, il fut à la porte, ouverte cette fois, et sur le seuil de laquelle le docteur l’attendait, élevant un enfant dans ses bras.

 

 

– Hélas ! hélas ! Isidor, dit Catherine, maintenant, je suis doublement à toi… à toi comme maîtresse, à toi comme mère !

 

Huit jours après, à la même heure, dans la nuit du 13 au 14 juillet, la porte se rouvrait ; deux hommes portaient dans une litière une femme et un enfant qu’un jeune homme escortait à cheval en recommandant aux porteurs les plus grandes précautions. Arrivé à la grande route d’Haramont à Villers- Cotterêts, le cortège trouva une bonne berline attelée de trois chevaux, dans laquelle montèrent la mère et l’enfant.

 

Le jeune homme donna alors quelques ordres à son domestique, mit pied à terre, lui jeta aux mains la bride de son cheval, et monta à son tour dans la voiture, qui, sans s’arrêter à Villers-Cotterêts et sans le traverser, longea seulement le parc depuis la Faisanderie jusqu’au bout de la rue de Largny, et, arrivée là, prit au grand trot la route de Paris.

 

Avant de partir, le jeune homme avait laissé une bourse d’or à l’intention du père Clouïs, et la jeune femme une lettre à l’adresse de Pitou.

 

Le docteur Raynal avait répondu que, vu la prompte convalescence de la malade et la bonne constitution de l’enfant, qui était un garçon, le voyage de Villers-Cotterêts à Paris pouvait, dans une bonne voiture, se faire sans aucun accident. C’était en vertu de cette assurance qu’Isidor s’était décidé à ce voyage, rendu nécessaire, d’ailleurs, par le prochain retour de Billot et de Pitou.

 

Dieu, qui, jusqu’à un certain moment, veille parfois sur ceux que plus tard il semble abandonner, avait permis que l’accouchement eût lieu en l’absence de Billot, qui, d’ailleurs, ignorait la retraite de sa fille, et de Pitou, qui, dans son innocence, n’avait pas même soupçonné la grossesse de Catherine.

 

Vers cinq heures du matin, la voiture arrivait à la porte Saint-Denis ; mais elle ne pouvait traverser les boulevards à cause de l’encombrement occasionné par la fête du jour.

 

Catherine hasarda sa tête hors de la portière, mais elle la rentra à l’instant même en poussant un cri, et en se cachant dans la poitrine d’Isidor.

 

Les deux premières personnes qu’elle venait de reconnaître parmi les fédérés étaient Billot et Pitou.

 

Chapitre LXVIII

Le 14 juillet 1790

 

Ce travail qui, d’une plaine immense, devait faire une immense vallée entre deux collines avait, en effet, grâce à la coopération de Paris tout entier, été achevé dans la soirée du 13 juillet.

 

Beaucoup de travailleurs, afin d’être sûrs d’y avoir leur place le lendemain, y avaient couché, comme des vainqueurs couchent sur le champ de bataille.

 

Billot et Pitou étaient allés rejoindre les fédérés, et avaient pris place au milieu d’eux sur le boulevard. Le hasard fit comme nous l’avons vu, que la place assignée aux députés du département de l’Aisne était justement celle où alla se heurter la voiture qui amenait à Paris Catherine et son enfant.

 

Et, en effet, cette ligne, composée de fédérés seulement, s’étendait de la Bastille au boulevard Bonne-Nouvelle.

 

Chacun avait fait de son mieux pour recevoir ces hôtes bien-aimés. Quand on sut que les Bretons, ces aînés de la liberté, arrivaient, les vainqueurs de la Bastille allèrent au-devant d’eux jusqu’à Saint-Cyr, et les gardèrent comme leurs hôtes.

 

Il y eut, alors, des élans étranges de désintéressement et de patriotisme.

 

Les aubergistes se réunirent, et, d’un commun accord, au lieu d’augmenter leurs prix, les abaissèrent. Voilà pour le désintéressement.

 

Les journalistes, ces âpres jouteurs de tous les jours, qui se font une guerre incessante avec ces passions qui aigrissent en général les haines au lieu de les rapprocher, les journalistes – deux du moins, Loustalot et Camille Desmoulin – proposèrent un pacte fédératif entre les écrivains. Ils renonceraient à toute concurrence, à toute jalousie ; ils promettraient de ne ressentir désormais d’autre émulation que celle du bien public. Voilà pour le patriotisme.

 

Malheureusement, la proposition de ce pacte n’eut pas d’écho dans la presse, et y resta pour le présent, comme pour l’avenir, à titre de sublime utopie.

 

L’Assemblée avait reçu, de son côté, une portion de la secousse électrique qui remuait la France comme un tremblement de terre. Quelques jours auparavant, elle avait, sur la proposition de MM. de Montmorency et de La Fayette, aboli la noblesse héréditaire, défendue par l’abbé Maury, fils d’un savetier de village.

 

Dès le mois de février, l’Assemblée avait commencé par abolir l’hérédité du mal. Elle avait décidé, à propos de la pendaison des frères Agasse, condamnés pour faux billets de commerce, que l’échafaud ne flétrirait plus ni les enfants ni les parents du coupable.

 

En outre, le jour même où l’Assemblée abolissait la transmission du privilège, comme elle avait aboli la transmission du mal, un Allemand, un homme des bords du Rhin qui avait échangé ses prénoms de Jean-Baptiste contre celui d’Anacharsis – Anacharsis Clootz –, baron prussien, né à Clèves, s’était présenté à la barre comme député du genre humain. Il conduisait derrière lui une vingtaine d’hommes de toutes les nations dans leurs costumes nationaux, tous proscrits, et venant demander, au nom des peuples, les seuls souverains légitimes, leur place à la fédération.

 

Une place avait été assignée à l’Orateur du genre humain.

 

D’un autre côté, l’influence de Mirabeau se faisait sentir tous les jours : grâce à ce puissant champion, la cour conquérait des partisans, non pas seulement dans les rangs de la droite, mais encore dans ceux de la gauche. L’Assemblée avait voté, nous dirons presque d’enthousiasme, vingt-quatre millions de liste civile pour le roi, et un douaire de quatre millions pour la reine.

 

C’était largement rendre à tous deux les deux cent huit mille francs de dettes qu’ils avaient payés pour l’éloquent tribun, et les six mille livres de rente qu’ils lui faisaient par mois.

 

Du reste, Mirabeau ne paraissait pas s’être trompé non plus sur l’esprit des provinces ; ceux des fédérés qui furent reçus par Louis XVI apportaient à Paris l’enthousiasme pour l’Assemblée nationale, mais, en même temps, la religion pour la royauté. Ils levaient leur chapeau devant M. Bailly en criant : « Vive la nation ! » mais ils s’agenouillaient devant Louis XVI, et déposaient leurs épées à ses pieds en criant : « Vive le roi ! »

 

Malheureusement, le roi, peu poétique, peu chevaleresque, répondait mal à tous ces élans du cœur.

 

Malheureusement, la reine, trop fière, trop lorraine, si l’on peut dire, n’estimait point comme ils le méritaient ces témoignages venant du cœur.

 

Puis, la pauvre femme ! elle avait quelque chose de sombre au fond de la pensée ; quelque chose de pareil à un de ces points obscurs qui tachent la face du soleil.

 

Ce quelque chose de sombre, cette tache qui rongeait son cœur, c’était l’absence de Charny.

 

De Charny, qui, certes, eût pu revenir, et qui restait près de M. de Bouillé.

 

Un instant, quand elle avait vu Mirabeau, elle avait eu l’idée, à titre de distraction, de faire de la coquetterie avec cet homme. Le puissant génie avait flatté son amour-propre royal et féminin en se courbant à ses pieds ; mais, au bout du compte, qu’est-ce pour le cœur que le génie ? qu’importent aux passions ces triomphes de l’amour-propre, ces victoires de l’orgueil ? Avant tout, dans Mirabeau, la reine, de ses yeux de femme, avait vu l’homme matériel, l’homme avec son obésité maladive, ses joues sillonnées, creuses, déchirées, bouleversées par la petite vérole, son œil rouge, son cou engorgé ; elle lui avait immédiatement comparé Charny ; Charny, l’élégant gentilhomme à la fleur de l’âge, dans la maturité de la beauté ; Charny, sous son brillant uniforme, qui lui donnait l’air d’un prince des batailles, tandis que Mirabeau, sous son costume, ressemblait, quand le génie n’animait pas sa puissante figure, à un chanoine déguisé. Elle avait haussé les épaules ; elle avait poussé un profond soupir avec des yeux rougis par les veilles et par les larmes ; elle avait essayé de percer la distance, et d’une voix douloureuse et pleine de sanglots, elle avait murmuré : « Charny ! ô Charny ! »

 

Qu’importaient à cette femme en de pareils moments les populations accumulées à ses pieds ? que lui importaient ces flots d’hommes poussés comme une marée par les quatre vents du ciel, et venant battre les degrés du trône en criant : « Vive le roi ! vive la reine ! » Une voix connue qui eût murmuré à son oreille : « Marie, rien n’est changé en moi ! Antoinette, je vous aime ! » cette voix lui eût fait croire que rien non plus n’était changé autour d’elle, et eût plus fait, pour la satisfaction de ce cœur, pour la sérénité de ce front, que tous ces cris, que toutes ces promesses, que tous ces serments.

 

Enfin, le 14 juillet était venu impassiblement et à son heure, amenant avec lui ces grands et ces petits événements qui font à la fois l’histoire des humbles et des puissants, du peuple et de la royauté.

 

Comme si ce dédaigneux 14 juillet n’eût pas su qu’il venait pour éclairer un spectacle inouï, inconnu, splendide, il vint le front voilé de nuages, soufflant le vent et la pluie.

 

Mais une des qualités du peuple français est de rire de tout même de la pluie les jours de fêtes.

 

Les gardes nationaux parisiens et les fédérés provinciaux, entassés sur les boulevards depuis cinq heures du matin, trempés de pluie, mourants de faim, riaient et chantaient.

 

Il est vrai que la population parisienne, qui ne pouvait pas les garantir de la pluie, eut au moins l’idée de les guérir de la faim.

 

De toutes les fenêtres, on commença à leur descendre avec des cordes, des pains, des jambons et des bouteilles de vin.

 

Il en fut de même dans toutes les rues par où ils passèrent. Pendant leur marche, cent cinquante mille personnes prenaient place sur les terres du Champ-de-Mars, et cent cinquante mille autres se tenaient debout derrière elles.

 

Quant aux amphithéâtres de Chaillot et de Passy, ils étaient chargés de spectateurs dont il était impossible de savoir le nombre.

 

Magnifique cirque, gigantesque amphithéâtre, splendide arène, où eut lieu la fédération de la France, et où aura lieu un jour la fédération du monde !

 

Que nous voyions cette fête ou que nous ne la voyions pas, qu’importe ? nos fils la verront, le monde la verra !

 

Une des grandes erreurs de l’homme est de croire que le monde tout entier est fait pour sa courte vie, tandis que ce sont ces enchaînements d’existences infiniment courtes, éphémères, presque invisibles, excepté à l’œil de Dieu, qui font le temps, c’est-à-dire la période plus ou moins longue pendant laquelle la Providence, cette Isis aux quadruples mamelles qui veille sur les nations, travaille à son œuvre mystérieuse, et poursuit son incessante genèse.

 

Eh ! certes, tous ceux qui étaient là croyaient bien la tenir de près, par ses deux ailes, la fugitive déesse qu’on appelle la Liberté, qui n’échappe et ne disparaît que pour reparaître, à chaque fois, plus fière et plus brillante.

 

Ils se trompaient, comme se trompèrent leurs fils, lorsqu’ils crurent l’avoir perdue.

 

Aussi, quelle joie, quelle confiance dans cette foule, dans celle qui attendait assise ou debout comme dans celle qui, passant la rivière sur le pont de bois bâti devant Chaillot, envahissait le Champ-de-Mars par l’arc de triomphe.

 

À mesure qu’entraient les bataillons de fédérés, de grands cris d’enthousiasme – et peut-être un peu d’étonnement au tableau qui frappait leurs yeux, – de grands cris poussés par le cœur s’échappaient de toutes les bouches. Et, en effet, jamais pareil spectacle n’avait frappé l’œil de l’homme. Le Champ-de-Mars, transformé comme par enchantement ! une plaine changée, en moins d’un mois, en une vallée d’une lieue de tour !

 

Sur les talus quadrangulaires de cette vallée, trois cent mille personnes assises ou debout !

 

Au milieu, l’autel de la Patrie, auquel on monte par quatre escaliers correspondant aux quatre faces de l’obélisque qui le surmonte !

 

À chaque angle du monument, d’immenses cassolettes brûlant cet encens que l’Assemblée nationale a décidé qu’on ne brûlerait plus que pour Dieu !

 

Sur chacune de ses quatre faces, des inscriptions annonçant au monde que le peuple français est libre, et conviant les autres nations à la liberté !

 

Ô grande joie de nos pères ! à cette vue, tu fus si vive, si profonde, si réelle, que les tressaillements en sont venus jusqu’à nous !

 

Et, cependant, le ciel était parlant comme un augure antique !

 

À chaque instant, de lourdes averses, des rafales de vent, des nuages sombres : 1793,1814,1815 !

 

Puis, de temps en temps, au milieu de tout cela, un soleil brillant : 1830,1848 !

 

Ô prophète qui fusses venu dire l’avenir à ce million d’hommes, comment eusses-tu été reçu ?

 

Comme les Grecs recevaient Calchas, comme les Troyens recevaient Cassandre !

 

Mais, ce jour-là, on n’entendit que deux voix : la voix de la foi, à laquelle répondait celle de l’espérance.

 

Devant les bâtiments de l’École militaire, des galeries étaient dressées.

 

Ces galeries, couvertes de draperies et surmontées de drapeaux aux trois couleurs, étaient réservées pour la reine, pour la cour et pour l’Assemblée nationale.

 

Deux trônes pareils, et s’élevant à trois pieds de distance l’un de l’autre, étaient destinés au roi et au président de l’Assemblée.

 

Le roi nommé, pour ce jour seulement, chef suprême et absolu des gardes nationales de France, avait transmis son commandement à M. de La Fayette !

 

La Fayette était donc, ce jour-là, généralissime-connétable de six millions d’hommes armés !

 

Sa fortune était pressée d’arriver au faîte ! plus grande que lui, elle ne pouvait tarder à décliner et à s’éteindre.

 

Ce jour, elle fut à son apogée ; mais, comme ces apparitions nocturnes et fantastiques qui dépassent peu à peu toutes les proportions humaines, elle n’avait grandi démesurément que pour se dissoudre en vapeur, s’évanouir, et disparaître.

 

Mais, pendant la fédération, tout était réel, et tout avait la puissance de la réalité.

 

Peuple qui devait donner sa démission ; roi dont la tête devait tomber ; généralissime que les quatre pieds de son cheval blanc devaient mener à l’exil.

 

Et, cependant, sous cette pluie hivernale, sous ces rafales tempétueuses, à la lueur de ces rares rayons, non pas même de soleil, mais de jour, filtrant à travers la voûte sombre des nuages, les fédérés entraient dans l’immense cirque par les trois ouvertures de l’arc de triomphe ; puis, derrière leur avant-garde, pour ainsi dire, vingt-cinq mille hommes environ, se développant sur deux lignes circulaires pour embrasser les contours du cirque, venaient les électeurs de Paris, ensuite les représentants de la commune, enfin l’Assemblée nationale.

 

Tout ces corps, qui avaient leurs places retenues dans les galeries adossées à l’École militaire, suivaient une ligne droite, s’ouvrant seulement comme le flot devant un rocher pour côtoyer l’autel de la Patrie, se réunissant au-delà comme ils avaient été réunis en deçà, et touchant déjà de la tête les galeries tandis que la queue, immense serpent, étendait son dernier repli jusqu’à l’arc de triomphe.

 

Derrière les électeurs, les représentants de la commune et l’Assemblée nationale, venait le reste du cortège : fédérés, députations militaires, gardes nationaux.

 

Chaque département portant sa bannière distinctive, mais reliée, enveloppée, nationalisée, par cette grande ceinture de bannières tricolores qui disait aux yeux et aux cœurs ces deux mots, les seuls avec lesquels les peuples, ces ouvriers de Dieu, font les grandes choses : Patrie, unité.

 

En même temps que le président de l’Assemblée nationale montait à son fauteuil, le roi montait au sien, et la reine prenait place dans sa tribune.

 

Hélas ! pauvre reine ! sa cour était mesquine. Ses meilleures amies avaient eu peur et l’avaient quittée ; peut-être, si l’on eût su que, grâce à Mirabeau, le roi avait obtenu vingt-cinq millions de douaire, peut être quelques-unes seraient-elles revenues ; mais on l’ignorait.

 

Quant à celui qu’elle cherchait inutilement des yeux, Marie-Antoinette savait que, celui-là, ce n’était ni l’or ni la puissance qui l’attiraient près d’elle.

 

À son défaut, ses yeux au moins voulurent s’arrêter sur un visage ami et dévoué.

 

Elle demanda où était M. Isidor de Charny, et pourquoi, la royauté, ayant si peu de partisans au milieu d’une si grande foule, ses défenseurs n’étaient pas à leur poste autour du roi ou aux pieds de la reine.

 

Nul ne savait où était Isidor de Charny, et celui qui lui eût répondu qu’à cette heure il conduisait une petite paysanne, sa maîtresse, dans une modeste maison bâtie sur le versant de la montagne de Bellevue, lui eût fait, certainement, hausser les épaules de pitié, s’il ne lui eût pas serré le cœur de jalousie.

 

Qui sait, en effet, si l’héritière des Césars n’eût pas donné trône et couronne, n’eût pas consenti à être une paysanne obscure, fille d’un obscur fermier, pour être aimée encore d’Olivier, comme Catherine était aimée d’Isidor ?

 

Sans doute, c’étaient toutes ces pensées qu’elle roulait dans son esprit, lorsque Mirabeau, saisissant un de ses regards douteux, moitié rayon du ciel, moitié éclair d’orage, ne put s’empêcher de dire tout haut :

 

– Mais à quoi pense-t-elle donc, la magicienne ?

 

Si Cagliostro eût été à portée d’entendre ces paroles, peut-être eût-il pu lui répondre : « Elle pense à la fatale machine que je lui ai fait voir au château de Taverney dans une carafe, et qu’elle a reconnue un soir aux Tuileries sous la plume du docteur Gilbert. » Et il se serait trompé, le grand prophète qui se trompait si rarement.

 

Elle pensait à Charny absent et à l’amour éteint.

 

Et cela, au bruit de cinq cents tambours et de deux mille instruments de musique que l’on entendait à peine parmi les cris de « Vive le roi ! Vive la loi ! Vive la nation ! »

 

Tout à coup, un grand silence se fit.

 

Le roi était assis comme le président de l’Assemblée nationale.

 

Deux cents prêtres vêtus d’aubes blanches s’avançaient vers l’autel, précédés de l’évêque d’Autun, M. de Talleyrand, le patron de tous les prêteurs de serments, passés, présents et futurs.

 

Il monta les marches de l’autel de son pied boiteux, le Méphistophélès attendant le Faust qui devait apparaître au 13 vendémiaire.

 

Une messe dite par l’évêque d’Autun ! Nous avions oublié cela au nombre des mauvais présages.

 

Ce fut à ce moment que l’orage redoubla ; on eût dit que le ciel protestait contre ce faux prêtre qui allait profaner le saint sacrifice de la messe, donner pour tabernacle au Seigneur une poitrine que devaient souiller tant de parjures à venir.

 

Les bannières des départements et les drapeaux tricolores, rapprochés de l’autel, lui faisaient une ceinture flottante dont le vent du sud-ouest déroulait et agitait violemment les mille couleurs.

 

La messe achevée, M. de Talleyrand descendit quelques marches, et bénit le drapeau national et les bannières des quatre-vingt-trois départements.

 

Puis commença la cérémonie sainte du serment.

 

La Fayette jurait le premier au nom des gardes nationales du royaume.

 

Le président de l’Assemblée nationale jurait le second au nom de la France.

 

Le roi jurait le troisième en son propre nom.

 

La Fayette descendit de cheval, traversa l’espace qui le séparait de l’autel, en monta les degrés, tira son épée, en appuya la pointe sur le livre des Evangiles, et, d’une voix ferme et assurée :

 

– Nous jurons, dit-il, d’être à jamais fidèles à la nation, à la loi, au roi ; de maintenir de tout notre pouvoir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi ; de protéger, conformément aux lois, la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et subsistances dans l’intérieur du royaume, la perception des contributions publiques sous quelque forme qu’elles existent ; de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité.

 

Il s’était fait un grand silence pendant ce serment.

 

À peine fut-il achevé, que cent pièces de canon s’enflamment à la fois et donnent le signal aux départements voisins.

 

Alors, de toute ville fortifiée partit un immense éclair suivi de ce tonnerre menaçant inventé par les hommes, et qui, si la supériorité se mesure aux désastres, a depuis longtemps vaincu celui de Dieu.

 

Comme les cercles produits par une pierre jetée au milieu d’un lac, et qui vont s’élargissant jusqu’à ce qu’ils atteignent le bord, chaque cercle de flamme, chaque grondement de tonnerre s’élargit ainsi, marchant du centre à la circonférence, de Paris à la frontière, du cœur de la France à l’étranger.

 

Puis le président de l’Assemblée nationale se leva à son tour, et, tous les députés debout autour de lui, il dit :

 

– Je jure d’être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de maintenir, de tout mon pouvoir, la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi.

 

Et à peine avait-il achevé, que la même flamme brilla, que la même foudre retentit, et roula d’échos en échos vers toutes les extrémités de la France.

 

C’était le tour du roi.

 

Il se leva.

 

Silence ! Ecoutez tous de quelle voix il va faire le serment national, celui qu’il trahissait au fond du cœur en le faisant.

 

Prenez garde, sire ! le nuage se déchire, le ciel s’ouvre, le soleil paraît.

 

Le soleil, c’est l’œil de Dieu ! Dieu vous regarde.

 

– Moi, roi des Français, dit Louis XVI, je jure d’employer tout le pouvoir qui m’est délégué par la loi constitutionnelle de l’Etat à maintenir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi, et à faire exécuter les lois.

 

Oh ! sire, sire, pourquoi, cette fois encore, n’avez-vous pas voulu jurer à l’autel ?

 

Le 21 juin répondra au 14 juillet, Varennes dira le mot de l’énigme du Champ-de-Mars.

 

Mais, faux ou réel, le serment n’en fit pas moins sa flamme et son bruit.

 

Les cent pièces de canon éclatèrent comme elles avaient fait pour La Fayette et pour le président de l’Assemblée ; et l’artifice des départements alla porter une troisième fois ce menaçant avis aux rois de l’Europe : « Prenez garde, la France est debout ! prenez garde, la France veut être libre, et, comme cet ambassadeur romain qui portait dans un pli de son manteau la paix et la guerre, elle est prête à secouer son manteau sur le monde ! »

 

Chapitre LXIX

Ici l’on danse

 

Il y eut une heure d’immense joie dans cette multitude.

 

Mirabeau en oublia un instant la reine, Billot en oublia un instant Catherine.

 

Le roi se retira au milieu des acclamations universelles.

 

L’Assemblée regagna la salle de ses séances, accompagnée du même cortège qu’elle avait en arrivant.

 

Quant au drapeau donné par la ville de Paris aux vétérans de l’armée, il fut – dit l’Histoire de la Révolution par deux amis de la liberté –, il fut décrété qu’il resterait suspendu aux voûtes de l’Assemblée, comme un monument pour les législatures à venir de l’heureuse époque que l’on venait de célébrer, et comme un emblème propre à rappeler aux troupes qu’elles sont soumises aux deux pouvoirs, et qu’elles ne peuvent le déployer sans leur intervention mutuelle.

 

Chapelier, sur la proposition duquel fut rendu ce décret, prévoyait-il donc le 27 juillet, le 24 février et le 2 décembre ?

 

La nuit vint. La fête du matin avait été au Champ-de-Mars ; la fête du soir fut à la Bastille.

 

Quatre-vingt-trois arbres, autant qu’il y avait de départements, représentèrent, couverts de leurs feuilles, les huit tours de la forteresse sur les fondements desquelles ils étaient plantés. Des cordons de lumières couraient d’arbre en arbre ; au milieu s’élevait un mât gigantesque portant un drapeau sur lequel on lisait le mot LIBERTÉ. Près des fossés, dans une tombe laissée ouverte à dessein, étaient enterrés les fers, les chaînes, les grilles de la Bastille, et ce fameux bas-relief de l’horloge représentant des esclaves enchaînés. En outre, on avait laissé béants, en les éclairant d’une façon lugubre, ces cachots qui avaient absorbé tant de larmes et étouffé tant de gémissements ; enfin, lorsque, attiré par la musique qui retentissait au milieu du feuillage, on pénétrait jusqu’à l’endroit où était autrefois la cour intérieure, on y trouvait une salle de bal ardemment éclairée, au-dessus de l’entrée de laquelle on lisait ces mots, qui n’étaient que la réalisation de la prédiction de Cagliostro :

 

ICI L’ON DANSE

 

À l’une des mille tables dressées autour de la Bastille, et sous cet ombrage improvisé qui représentait la vieille forteresse presque aussi exactement que les petites pierres taillées de M. l’architecte Palloy, deux hommes réparaient leurs forces épuisées par toute une journée de marches, de contremarches et de manœuvres.

 

Ils avaient devant eux un énorme saucisson, un pain de quatre livres, et deux bouteilles de vin.

 

– Ah ! par ma foi ! dit, en vidant son verre d’un seul trait, le plus jeune des deux hommes, qui portait le costume de capitaine de la garde nationale, tandis que l’autre, plus âgé du double au moins, portait celui de fédéré – par ma foi ! c’est une bonne chose de manger quand on a faim et de boire quand on a soif.

 

Puis après une pause :

 

– Mais vous n’avez donc ni soif ni faim, vous, père Billot ? demanda-t-il.

 

– J’ai mangé et j’ai bu, répondit celui-ci, et je n’ai plus ni soif ni faim que d’une chose…

 

– De laquelle ?

 

– Je te dirai cela, ami Pitou, quand l’heure de me mettre à table sera venue.

 

Pitou ne vit point malice dans la réponse de Billot. Billot avait peu bu et peu mangé, malgré la fatigue de la journée et la faim qu’il faisait comme disait Pitou ; mais, depuis son départ de Villers-Cotterêts pour Paris, et pendant les cinq jours ou plutôt les cinq nuits de travail au Champ-de-Mars, Billot avait également très peu bu et très peu mangé.

 

Pitou savait que certaines indispositions, sans être autrement dangereuse, enlèvent momentanément l’appétit aux organisations les plus robustes, et, à chaque fois qu’il avait remarqué combien peu mangeait Billot, il lui avait demandé, comme il venait de le faire, pourquoi il ne mangeait pas ; demande à laquelle Billot avait répondu qu’il n’avait pas faim ; réponse qui avait suffi à Pitou.

 

Seulement, il y avait une chose qui contrariait Pitou : ce n’était pas la sobriété d’estomac de Billot ; chacun est libre de manger peu ou point. D’ailleurs, moins Billot mangeait, plus il en restait à Pitou. C’était la sobriété de paroles du fermier.

 

Quand Pitou mangeait en compagnie, Pitou aimait à parler ; il avait remarqué que, sans que la parole nuisît à la déglutition, elle aidait à la digestion, et cette remarque avait jeté de si profondes racines dans son esprit, que, quand Pitou mangeait seul, il chantait.

 

À moins que Pitou ne fût triste.

 

Mais Pitou n’avait aucun motif pour être triste, au contraire.

 

Sa vie d’Haramont, depuis un certain temps, était redevenue fort agréable. Pitou, on l’a vu, aimait ou plutôt adorait Catherine ; et j’invite le lecteur à prendre le mot à la lettre ; or, que faut-il à l’Italien ou à l’Espagnol qui adore la madone ? Voir la madone, s’agenouiller devant la madone, prier la madone…

 

Que faisait Pitou ?

 

Dès que la nuit était venue, il partait pour la pierre Clouïse ; il voyait Catherine ; il s’agenouillait devant Catherine ; il priait Catherine.

 

Et la jeune fille, reconnaissante de l’immense service que lui avait rendu Pitou, le laissait faire. Elle avait les yeux ailleurs, plus loin, plus haut !…

 

Seulement, de temps en temps, il y avait un petit sentiment de jalousie chez le brave garçon, quand il apportait de la poste une lettre d’Isidor pour Catherine, ou quand il portait à la poste une lettre de Catherine pour Isidor.

 

Mais, à tout prendre, cette situation était incomparablement meilleure que celle qui lui avait été faite à la ferme à son retour de Paris, lorsque Catherine, reconnaissant dans Pitou un démagogue, un ennemi des nobles et des aristocrates, l’avait mis à la porte en lui disant qu’il n’y avait pas d’ouvrage à la ferme pour lui.

 

Pitou, qui ignorait la grossesse de Catherine, ne faisait donc aucun doute que cette situation ne dût durer éternellement.

 

Aussi avait-il quitté Haramont avec grand regret, mais forcé par son grade supérieur de donner l’exemple du zèle, et avait-il pris congé de Catherine en la recommandant au père Clouïs, et en promettant de revenir le plus tôt possible.

 

Pitou n’avait donc rien laissé derrière lui qui pût le rendre triste.

 

À Paris, Pitou n’avait été se heurter contre aucun événement qui pût faire naître ce sentiment dans son cœur.

 

Il avait trouvé le docteur Gilbert, auquel il avait rendu compte de l’emploi de ses vingt-cinq louis, et rapporté les remerciements et les vœux des trente-trois gardes nationaux qu’à l’aide de ces vingt-cinq louis il avait vêtus, et le docteur Gilbert lui en avait donné vingt-cinq autres, pour être appliqués, non plus, cette fois, aux besoins exclusifs de la garde nationale, mais, en même temps, aux siens propres.

 

Pitou avait accepté simplement et naïvement les vingt-cinq louis.

 

Puisque M. Gilbert, qui était un dieu pour lui, donnait, il n’y avait pas de mal à recevoir.

 

Quand Dieu donnait la pluie ou le soleil, il n’était jamais venu à Pitou cette idée de prendre un parapluie ou un parasol pour repousser les dons de Dieu.

 

Non, il avait accepté l’un et l’autre, et, comme les fleurs, comme les plantes, comme les arbres, il s’en était toujours bien trouvé.

 

En outre, après avoir réfléchi un instant, Gilbert avait relevé sa belle tête pensive, et lui avait dit :

 

– Je crois, mon cher Pitou, que Billot a beaucoup de choses à me raconter ; ne voudrais-tu pas, pendant que je causerai avec Billot, faire une visite à Sébastien ?

 

– Oh ! si fait, monsieur Gilbert, s’écria Pitou en frappant ses deux mains l’une contre l’autre comme un enfant : j’en avais grande envie, à part moi, mais je n’osais pas vous en demander la permission.

 

Gilbert réfléchit encore un instant.

 

Puis, prenant une plume, il écrivit quelques mots qu’il plia en lettre, et qu’il adressa à son fils.

 

– Tiens, dit-il, prends une voiture et va trouver Sébastien ; probablement, d’après ce que je lui écris, aura-t-il une visite à faire ; tu le conduiras où il doit aller, n’est-ce pas, mon cher Pitou ? et tu l’attendras à la porte. Peut-être te fera-t-il attendre une heure, peut-être davantage ; mais je connais ta complaisance, tu te diras que tu me rends un service, et tu ne t’ennuieras pas.

 

– Oh ! non, soyez tranquille, dit Pitou, je ne m’ennuie jamais, monsieur Gilbert ; d’ailleurs, je prendrai, en passant devant un boulanger, un bon morceau de pain, et, si je m’ennuie dans la voiture, je mangerai.

 

– Bon moyen ! avait répondu Gilbert ; seulement, Pitou, ceci soit dit comme hygiène, avait-il ajouté en souriant, il ne faut pas manger de pain sec, et il est bon de boire en mangeant.

 

– Alors, avait repris Pitou, j’achèterai, en outre du morceau de pain, un morceau de fromage de cochon et une bouteille de vin.

 

– Bravo ! s’était écrié Gilbert.

 

Et, sur cet encouragement, Pitou était descendu, avait pris un fiacre, s’était fait conduire au collège Saint-Louis, avait demandé Sébastien, qui se promenait dans le jardin réservé, l’avait enlevé dans ses bras comme Hercule fait de Télèphe, l’avait embrassé tout à son aise, puis, en le reposant à terre, lui avait remis la lettre de son père.

 

Sébastien avait d’abord baisé la lettre avec ce doux respect et ce tendre amour qu’il avait pour son père ; puis, après un instant de réflexion :

 

– Pitou, demanda-t-il, mon père ne t’a-t-il pas dit que tu devais me conduire quelque part ?

 

– Si cela te convenait d’y aller ?

 

– Oui, oui, dit vivement l’enfant, oui, cela me convient, et tu diras à mon père que j’ai accepté avec empressement.

 

– Bon, dit Pitou, il paraît que c’est un endroit où tu t’amuses.

 

– C’est un endroit où je n’ai été qu’une fois, mais où je suis heureux de retourner.

 

– En ce cas, dit Pitou, il n’y a qu’à prévenir l’abbé Bérardier que tu sors ; nous avons un fiacre à la porte, et je t’emmène.

 

– Eh bien, pour ne pas perdre de temps, mon cher Pitou, dit le jeune homme, porte toi-même à l’abbé ce petit mot de mon père, je fais un peu de toilette, et je te rejoins dans la cour.

 

Pitou porta son petit mot au directeur des études, prit un exeat, et descendit dans la cour.

 

L’entrevue avec l’abbé Bérardier avait amené une certaine satisfaction d’amour-propre chez Pitou ; il s’était fait reconnaître pour ce pauvre paysan coiffé d’un casque, armé d’un sabre, et légèrement privé de culotte, qui, le jour même de la prise de la Bastille, il y avait un an, avait fait émeute dans le collège, à la fois par les armes qu’il avait et par le vêtement qui lui manquait. Aujourd’hui, il s’y présentait avec le chapeau à trois cornes, l’habit bleu, le revers blanc, la culotte courte, les épaulettes de capitaine sur l’épaule ; aujourd’hui, il s’y présentait avec cette confiance en soi-même que donne la considération dont vous entourent vos concitoyens ; aujourd’hui, il s’y présentait comme député à la fédération ; il avait donc droit à toutes sortes d’égards.

 

Aussi l’abbé Bérardier eut-il pour Pitou toutes sortes d’égards.

 

Presque en même temps que Pitou descendait l’escalier du directeur des études, Sébastien, qui avait chambre à part, descendait l’escalier de sa chambre.

 

Ce n’était plus un enfant que Sébastien ; c’était un charmant jeune homme de seize à dix-sept ans, dont les beaux cheveux châtains encadraient le visage, et dont les yeux bleus lançaient ces premières flammes juvéniles, dorées comme les rayons du jour naissant.

 

– Me voilà, dit-il tout joyeux à Pitou, partons.

 

Pitou le regarda avec une si grande joie mêlée à un si grand étonnement, que Sébastien fut obligé de répéter une seconde fois son invitation.

 

À cette seconde fois, Pitou suivit le jeune homme.

 

Arrivé à la grille :

 

– Ah çà ! dit Pitou à Sébastien, tu sais que j’ignore où nous allons ; c’est donc à toi de donner l’adresse.

 

– Sois tranquille, dit Sébastien.

 

Et, s’adressant au cocher :

 

– Rue Coq-Héron, n° 9, à la première porte cochère en entrant par la rue Coquillière.

 

Cette adresse ne disait absolument rien à Pitou. Aussi Pitou monta-t-il dans la voiture derrière Sébastien sans faire aucune observation.

 

– Mais, mon cher Pitou, dit Sébastien, si la personne chez qui je vais est chez elle, probablement y resterai-je une heure, et peut-être davantage.

 

– Ne t’inquiète pas de cela, Sébastien, dit Pitou en ouvrant sa grande bouche pour rire joyeusement, le cas est prévu. Hé ! cocher ! arrêtez.

 

En effet, on passait devant un boulanger ; le cocher s’arrêta, Pitou descendit, acheta un pain de deux livres, et remonta dans le fiacre.

 

Un peu plus loin, Pitou arrêta le cocher une seconde fois.

 

C’était devant un cabaret.

 

Pitou descendit, acheta une bouteille de vin, et reprit sa place près de Sébastien.

 

Enfin, Pitou arrêta le cocher une troisième fois ; c’était devant un charcutier.

 

Pitou descendit et acheta un quart de fromage de cochon.

 

– Là, maintenant, dit-il, allez sans vous arrêter rue Coq-Héron, j’ai tout ce qu’il me faut.

 

– Bon ! dit Sébastien, je comprends ton affaire à présent, et je suis tout à fait tranquille.

 

La voiture roula jusqu’à la rue Coq-Héron, et ne s’arrêta qu’au numéro 9.

 

À mesure qu’il approchait de cette maison, Sébastien paraissait pris d’une agitation fébrile qui allait croissant. Il se tenait debout dans le fiacre, passait la tête par la portière, et criait au cocher sans que cette invitation – il faut le dire en l’honneur du cocher et de ses deux rosses – fît faire un pas plus vite au fiacre :

 

– Allez donc, cocher, mais allez donc !

 

Cependant, comme il faut que chaque chose atteigne son but, le ruisseau la rivière, la rivière le fleuve, le fleuve l’Océan, le fiacre atteignit la rue Coq-Héron, et s’arrêta, comme nous avons dit, au numéro 9.

 

Aussitôt, sans attendre l’aide du cocher, Sébastien ouvrit la portière embrassa une dernière fois Pitou, sauta à terre, sonna vivement à la porte, qui s’ouvrit, demanda au concierge Mme la comtesse de Charny et, avant qu’il lui eût répondu, s’élança vers le pavillon.

 

Le concierge, qui vit un charmant enfant beau et bien mis, n’essaya pas même de l’arrêter, et, comme la comtesse était chez elle, il se contenta de refermer la porte après s’être assuré que personne ne suivait l’enfant, et ne désirait entrer avec lui.

 

Au bout de cinq minutes, pendant que Pitou entamait de son couteau le quart de fromage de cochon, tenait entre ses genoux sa bouteille débouchée, et mordait à belles dents le pain tendre à la croûte croquante, la portière du fiacre s’ouvrit, et le concierge, son bonnet à la main, adressa à Pitou ces paroles, qu’il lui fit répéter deux fois :

 

– Mme la comtesse de Charny prie M. le capitaine Pitou de lui faire l’honneur d’entrer chez elle, au lieu d’attendre M. Sébastien dans le fiacre.

 

Pitou, nous l’avons dit, se fit répéter ces paroles deux fois mais, comme, à la seconde, il n’y avait pas moyen de s’y méprendre, force lui fut, avec un soupir, d’avaler sa bouchée, de restituer au panier qui l’enveloppait la partie du fromage de cochon qu’il avait déjà séparée du tout, et d’accoter proprement sa bouteille dans l’angle du fiacre, afin que le vin ne s’en échappât point.

 

Puis, tout étourdi de l’aventure, il suivit le concierge. Mais son étourdissement redoubla quand il se vit attendu dans l’antichambre par une belle dame qui, serrant Sébastien sur sa poitrine, et tendant la main, lui dit, à lui Pitou :

 

– Monsieur Pitou, vous venez de me faire une joie si grande et si inespérée en m’amenant Sébastien, que j’ai voulu vous remercier moi-même.

 

Pitou regardait, Pitou balbutiait, mais Pitou laissait la main de la belle dame étendue vers lui.

 

– Prends cette main et baise-la, Pitou, dit Sébastien ; ma mère le permet.

 

– Ta mère ? dit Pitou.

 

Sébastien fit de la tête un signe d’affirmation.

 

– Oui, sa mère, dit Andrée, le regard rayonnant de joie ; sa mère, à laquelle vous l’avez ramené, après neuf mois d’absence ; sa mère, qui ne l’avait vu qu’une fois, et qui, dans l’espérance que vous le lui ramènerez encore, ne veut pas avoir de secret pour vous, quoique ce secret dût être sa perte s’il était connu.

 

Chaque fois qu’on s’adressait au cœur ou à la loyauté de Pitou, on était sûr que le brave garçon perdait à l’instant même tout trouble et toute hésitation.

 

– Oh ! madame ! s’écria-t-il en saisissant la main que la comtesse de Charny lui tendait, et en la baisant, soyez tranquille, votre secret est là.

 

Et, se relevant, il posa avec une certaine dignité sa main sur son cœur.

 

– Maintenant, monsieur Pitou, poursuivit la comtesse, mon fils m’a dit que vous n’aviez pas déjeuné ; entrez dans la salle à manger, et, pendant que je causerai avec Sébastien – vous voudrez bien accorder ce bonheur à une mère, n’est-ce pas ? – on vous servira et vous réparerez le temps perdu.

 

Et, saluant Pitou d’un de ces regards qu’elle n’avait jamais eus pour les plus riches seigneurs de la cour de Louis XV ou de la cour de Louis XVI, elle entraîna Sébastien à travers le salon jusque dans sa chambre à coucher, laissant Pitou, assez étourdi encore, attendre dans la salle à manger l’effet de la promesse qui venait de lui être faite.

 

Au bout de quelques instants, cette promesse était remplie. Deux côtelettes, un poulet froid, et un pot de confitures étaient dressés sur la table, près d’une bouteille de vin de Bordeaux, d’un verre à pied de cristal de Venise fin comme de la mousseline, et d’une pile d’assiettes de porcelaine de Chine.

 

Malgré l’élégance du service, nous n’oserions dire que Pitou ne regretta point son pain de deux livres, son fromage de cochon, et sa bouteille de vin au cachet vert.

 

Comme il entamait son poulet après avoir absorbé ses deux côtelettes, la porte de la salle à manger s’ouvrit, et un jeune gentilhomme parut, s’apprêtant à traverser cette salle pour gagner le salon.

 

Pitou leva la tête, le jeune gentilhomme baissa les yeux, tous deux se reconnurent en même temps, et en même temps poussèrent ce double cri de reconnaissance :

 

– M. le vicomte de Charny !

 

– Ange Pitou !

 

Pitou se leva, son cœur battait violemment ; la vue du jeune homme lui rappelait les émotions les plus douloureuses qu’il eût jamais éprouvées.

 

Quant à Isidor, la vue de Pitou ne lui rappelait absolument rien, que les obligations que Catherine lui avait dit avoir au brave garçon.

 

Il ignorait, et n’avait pas même l’idée de supposer cet amour profond de Pitou pour Catherine ; amour dans lequel Pitou avait eu la force de puiser son dévouement. En conséquence, il vint droit à Pitou, dans lequel, malgré son uniforme et sa double épaulette, l’habitude lui faisait voir le paysan d’Haramont, le collecteur de la Bruyère-aux-Loups, le garçon de ferme de Billot.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Pitou, dit-il ; enchanté de vous rencontrer pour vous faire tous mes remerciements sur les services que vous nous avez rendus.

 

– Monsieur le vicomte, dit Pitou d’une voix assez ferme, quoiqu’il sentît tout son corps frissonner, ces services, je les ai rendus en vue de Mlle Catherine, et à elle seule.

 

– Oui, jusqu’au moment où vous avez su que je l’aimais ; depuis ce moment, je dois donc prendre ma part de ces services, et, comme, tant pour recevoir mes lettres que pour faire bâtir cette petite maison de la pierre Clouïse, vous avez dû dépenser quelque chose…

 

Et Isidor porta la main à sa poche, comme pour interroger par une démonstration la conscience de Pitou.

 

Mais celui-ci l’arrêta :

 

– Monsieur, dit-il avec une dignité qu’on était parfois étonné de trouver en lui, je rends des services quand je puis, mais je ne les fais pas payer ; d’ailleurs, je vous le répète, ces services, je les ai rendus à Mlle Catherine. Mlle Catherine est mon amie ; si elle croit me devoir quelque chose, elle réglera cette dette envers moi ; mais, vous, monsieur, vous ne me devez rien, car j’ai tout fait pour Mlle Catherine, et rien pour vous ; vous n’avez donc rien à m’offrir.

 

Ces paroles, et surtout le ton dont elles étaient dites frappèrent Isidor ; peut-être fut-ce alors seulement qu’il s’aperçut que celui qui les prononçait était vêtu d’un habit d’uniforme et portait des épaulettes de capitaine.

 

– Si fait, monsieur Pitou, insista Isidor en inclinant légèrement la tête, je vous dois quelque chose, et j’ai quelque chose à vous offrir. Je vous dois mes remerciements, et j’ai à vous offrir ma main ; j’espère que vous me ferez le plaisir d’accepter les uns et l’honneur de toucher l’autre.

 

Il y avait une telle grandeur de façons dans la réponse d’Isidor et dans le geste qui l’accompagnait, que Pitou, vaincu, étendit la main, et du bout des doigts toucha les doigts d’Isidor.

 

En ce moment, la comtesse de Charny parut sur le seuil de la porte du salon.

 

– Monsieur le vicomte, dit-elle, vous m’avez fait demander, me voici.

 

Isidor salua Pitou et se rendit à l’invitation de la comtesse en passant au salon.

 

Seulement, comme il allait repousser la porte du salon, sans doute pour se trouver seul avec la comtesse, Andrée retint cette porte, qui demeura entrebâillée.

 

L’intention de la comtesse était visiblement que cela fût ainsi.

 

Pitou put donc entendre ce qui se disait dans le salon.

 

Il remarqua que la porte du salon parallèle à la sienne, et qui était celle de la chambre à coucher, était ouverte aussi ; de sorte que, bien qu’il fût invisible, Sébastien pourrait entendre ce qui allait se dire entre la comtesse et le vicomte, comme il pourrait l’entendre lui-même.

 

– Vous m’avez fait demander, monsieur ? dit la comtesse à son beau-frère. Puis-je savoir ce qui me vaut la bonne fortune de votre visite ?

 

– Madame, dit Isidor, j’ai reçu hier des nouvelles d’Olivier ; comme il l’avait fait dans les autres lettres que j’ai reçues de lui, il me charge de mettre ses souvenirs à vos pieds ; il ne sait encore l’époque de son retour, et sera heureux, me dit-il, d’avoir de vos nouvelles, soit que vous vouliez bien me remettre une lettre pour lui, soit que simplement vous me chargiez de vos compliments.

 

– Monsieur, dit la comtesse, je n’ai pas pu répondre jusqu’aujourd’hui à la lettre que M. de Charny m’a écrite en partant, puisque j’ignore où il est ; mais je profiterai volontiers de votre entremise, pour lui présenter les devoirs d’une femme soumise et respectueuse. Demain donc, si vous voulez faire prendre une lettre pour M. de Charny, je tiendrai cette lettre prête et à son intention.

 

– Ecrivez toujours la lettre, madame, dit Isidor ; seulement, au lieu de venir la prendre demain, je la viendrai prendre dans cinq ou six jours ; j’ai à faire un voyage d’absolue nécessité ; le temps qu’il durera, je l’ignore ; mais, à peine de retour, je viendrai vous présenter mes hommages, et prendre vos commissions.

 

Et Isidor salua la comtesse, qui lui rendit son salut, et sans doute lui indiqua une autre sortie ; car, pour se retirer, il ne traversa point la salle à manger, où Pitou, après avoir eu raison du poulet comme il avait eu raison des deux côtelettes, commençait à attaquer le pot de confitures.

 

Le pot de confitures était achevé depuis longtemps, et net comme le verre dans lequel Pitou venait de boire les dernières gouttes de sa bouteille de vin de Bordeaux, lorsque la comtesse reparut ramenant Sébastien.

 

Il eût été difficile de reconnaître la sévère Mlle de Taverney ou la grave comtesse de Charny dans la jeune mère aux yeux resplendissants de joie, à la bouche éclairée d’un ineffable sourire, qui reparaissait appuyée sur son enfant ; ses joues pâles avaient pris, sous des larmes d’une douceur inconnue et versées pour la première fois, une teinte rosée qui étonnait Andrée elle-même, que l’amour maternel, c’est-à-dire la moitié de l’existence de la femme, venait de faire rentrer en elle pendant ces deux heures passées avec son enfant.

 

Elle couvrit encore une fois de baisers le visage de Sébastien ; puis elle le remit à Pitou en serrant la rude main du brave garçon entre ses mains blanches, qui semblaient du marbre réchauffé et amolli.

 

Sébastien, de son côté, embrassait Andrée avec cette ardeur qu’il mettait à tout ce qu’il faisait, et qu’avait pu seule, à l’endroit de sa mère, refroidir pour un instant cette imprudente exclamation qu’Andrée n’avait pu retenir, lorsqu’il lui avait parlé de Gilbert.

 

Mais, pendant sa solitude au collège Saint-Louis, pendant ses promenades dans le jardin réservé, le doux fantôme maternel avait reparu ; et l’amour était rentré peu à peu au cœur de l’enfant, de sorte que, lorsque était arrivée à Sébastien cette lettre de Gilbert qui lui permettait d’aller, sous la conduite de Pitou, passer une heure ou deux avec sa mère, cette lettre avait comblé les plus secrets et les plus tendres désirs de l’enfant.

 

C’était une délicatesse de Gilbert qui avait tant retardé cette entrevue ; il comprenait que, conduisant lui-même Sébastien chez Andrée, il lui enlevait par sa présence la moitié du bonheur qu’elle avait à voir son fils, et, en l’y faisant conduire par un autre que Pitou, ce bon cœur et cette âme naïve, il compromettait un secret qui n’était pas le sien.

 

Pitou prit congé de la comtesse de Charny sans faire une question, sans jeter un regard de curiosité sur ce qui l’entourait, et, traînant Sébastien, qui, à moitié tourné en arrière, échangeait des baisers avec sa mère, il regagna le fiacre, où il retrouva son pain, son fromage de cochon enveloppé de papier, et sa bouteille de vin accotée dans son coin.

 

Pas plus en cela que dans son voyage de Villers-Cotterêts, il n’y avait rien encore qui pût attrister Pitou.

 

Dès le soir, Pitou avait été travailler au Champ-de-Mars ; il y était retourné le lendemain et les jours suivants ; il y avait reçu force compliments de M. Maillard, qui l’avait reconnu, et de M. Bailly, à qui il s’était fait connaître ; il avait retrouvé là MM. Élie et Hullin, vainqueurs de la Bastille comme lui, et il avait vu sans envie la médaille qu’ils portaient à leur boutonnière, et à laquelle lui et Billot avaient autant de droits que qui que ce fût au monde. Enfin, le fameux jour venu, il avait été dès le matin prendre son rang avec Billot à la porte Saint-Denis. Il avait, au bout de trois cordes différentes, décroché un jambon, un pain et une bouteille de vin. Il était arrivé à la hauteur de l’autel de la Patrie, où il avait dansé une farandole, tenant d’une main une actrice de l’Opéra et de l’autre une religieuse bernardine. À l’entrée du roi, il était allé reprendre son rang, et il avait eu la satisfaction de se voir représenté par La Fayette, ce qui était un grand honneur pour lui, Pitou ; puis, les serments prêtés, les coups de canon tirés, les fanfares jetées dans les airs, quand La Fayette avait passé avec son cheval blanc entre les rangs de ses chers camarades, il avait eu la joie d’être reconnu par lui, et d’avoir part à une des trente ou quarante mille poignées de main que le général avait distribuées dans la journée ; après quoi, il avait quitté le Champ-de-Mars avec Billot ; s’était arrêté à regarder les jeux, les illuminations et les feux d’artifice des Champs-Elysées. Puis, il avait suivi les boulevards ; puis, pour ne rien perdre des divertissements de ce grand jour, au lieu d’aller se coucher comme tel autre à qui les jambes eussent rentré dans le ventre après une pareille fatigue, lui, qui ne savait pas ce que c’était que d’être fatigué, il était venu à la Bastille, où il avait trouvé, dans la tour du coin, une table inoccupée sur laquelle il avait fait apporter, comme nous l’avons dit, deux livres de pain, deux bouteilles de vin et un saucisson.

 

Pour un homme qui ignorait qu’en annonçant à Mme de Charny une absence de sept ou huit jours, c’était à Villers-Cotterêts qu’Isidor allait passer ces sept ou huit jours ; pour un homme qui ignorait que, six jours auparavant, Catherine était accouchée d’un garçon, qu’elle avait quitté la petite maison de la pierre Clouïse dans la nuit, qu’elle était arrivée le matin à Paris avec Isidor, et qu’elle avait poussé un cri et s’était rejetée dans la voiture en l’apercevant, lui et Billot, à la porte Saint-Denis, il n’y avait rien de bien triste, au contraire, dans ce travail au Champ-de-Mars, dans cette rencontre de M. Maillard, de M. Bailly, de M. Élie, et de M. Hullin ; dans cette farandole dansée entre une actrice de l’Opéra et une religieuse bernardine ; dans cette reconnaissance de La Fayette ; dans cette poignée de main qu’il avait eu l’honneur de recevoir de lui ; enfin, dans ces illuminations, ces feux d’artifice, cette Bastille factice et cette table chargée d’un pain, d’un saucisson et de deux bouteilles de vin.

 

La seule chose qui eût pu attrister Pitou dans tout cela, c’était la tristesse de Billot.

 

Chapitre LXX

Le rendez-vous

 

Aussi, comme on l’a vu au commencement du chapitre précédent, Pitou résolut-il, autant pour se tenir en gaieté lui-même que pour dissiper la tristesse de Billot, aussi, disons-nous, Pitou résolut-il de lui adresser la parole.

 

– Dites donc, père Billot, entama Pitou après un moment de silence pendant lequel il paraissait avoir fait provision de paroles, comme un tirailleur, avant de commencer le feu, fait provision de cartouches, qui diable aurait pu deviner, il y a juste un an et deux jours, quand Mlle Catherine me donnait un louis, et coupait les cordes qui me liaient les mains, avec ce couteau… tenez, là… qui est-ce qui se serait douté qu’en un an et deux jours, il arriverait tant d’événements ?

 

– Personne, répondit Billot, sans que Pitou eût remarqué quel regard terrible avait lancé l’œil du fermier quand lui, Pitou, avait prononcé le nom de Catherine.

 

Pitou attendit pour savoir si Billot n’ajouterait pas quelques mots au mot unique qu’il venait de répondre en échange d’une phrase assez longue et qui lui paraissait passablement bien tournée.

 

Mais, voyant que Billot gardait le silence, Pitou, comme ce tirailleur dont nous parlions à l’instant même, rechargea son arme, et, tirant une seconde fois :

 

– Dites donc, père Billot, continua-t-il, qui est-ce qui nous aurait dit, quand vous couriez après moi dans la plaine d’Ermenonville ; quand vous avez manqué crever Cadet, et me faire crever, moi ; quand vous m’avez rejoint ; quand vous vous êtes nommé ; quand vous m’avez fait monter en croupe ; quand vous avez changé de cheval à Dammartin pour être plus vite à Paris ; quand nous sommes arrivés à Paris, pour voir brûler les barrières ; quand nous avons été bousculés dans le faubourg de la Villette par les kaiserlicks ; quand nous avons rencontré une procession qui criait : « Vive M. Necker ! » et : « Vive le duc d’Orléans ! » quand vous avez eu l’honneur de porter un des bâtons de la civière sur laquelle étaient les bustes de ces deux grands hommes, tandis que j’essayais de sauver la vie de Margot ; quand Royal-Allemand a tiré sur nous place Vendôme, et que le buste de M. Necker vous est tombé sur la tête ; quand nous nous sommes sauvés par la rue Saint-Honoré en criant : « Aux armes ! on assassine nos frères ! » qui est-ce qui nous aurait dit que nous prendrions la Bastille ?

 

– Personne, répondit le fermier aussi laconiquement que la première fois.

 

– Diable ! fit Pitou à part lui, après avoir attendu un instant, il paraît que c’est un parti pris !… Voyons ! faisons feu une troisième fois.

 

Alors, tout haut :

 

– Dites donc, père Billot, reprit-il, qui donc aurait cru, quand nous eûmes pris la Bastille, qu’un an jour pour jour après cette prise, je serais capitaine, que vous seriez fédéré, et que nous souperions tous les deux, moi surtout, dans une bastille de feuillage qui serait plantée juste à l’endroit où l’autre était bâtie ? Hein ! qui donc aurait cru cela ?

 

– Personne, répéta Billot d’un air plus sombre encore que les deux premières fois.

 

Pitou reconnut qu’il n’y avait pas moyen de faire parler le fermier, mais il s’en consola en pensant qu’il n’avait aucunement aliéné le droit de parler tout seul.

 

Il continua donc, laissant à Billot le droit de répondre, si cela lui faisait plaisir.

 

– Quand je pense qu’il y a juste un an que nous sommes entrés à l’Hôtel de Ville ; que vous avez pris M. de Flesselles – pauvre M. de Flesselles, où est- il ? où est la Bastille ! –, que vous avez pris M. de Flesselles au collet ; que vous lui avez fait donner la poudre, pendant que je montais la garde à la porte, et, en outre de la poudre, un billet pour M. de Launay ; qu’après la poudre distribuée, nous avons quitté M. Marat, qui allait aux Invalides, pour venir, nous, à la Bastille ; qu’à la Bastille, nous avons trouvé M. Gonchon, le Mirabeau du peuple, comme ils l’appelaient… – Savez-vous ce qu’il est devenu, M. Gonchon, père Billot ? Hein ! savez-vous ce qu’il est devenu ?

 

Billot se contenta cette fois de secouer négativement la tête.

 

– Vous ne savez pas ? continua Pitou. Ni moi non plus. Peut-être aussi ce qu’est devenue la Bastille, ce qu’est devenu M. de Flesselles, ce que nous deviendrons tous, ajouta philosophiquement Pitou ; pulvis es et in pulverem reverteris[1]. Quand je pense que c’est par la porte qui était là, et qui n’y est plus, que vous êtes entré après avoir fait écrire, par M. Maillard, la fameuse note sur la cassette que je devais lire au peuple si vous ne reparaissiez pas ; quand je pense que c’est là où sont ces fers et ces chaînes, dans ce grand trou qui ressemble à une fosse, que vous avez rencontré M. de Launay ! – Pauvre homme ! je le vois encore, avec son habit gris de lin, son chapeau à trois cornes, son ruban rouge et sa canne à épée ; encore un qui est allé rejoindre M. de Flesselles ! – Quand je pense que ce M. de Launay vous a fait voir la Bastille de fond en comble, vous l’a fait étudier, vous l’a fait mesurer… des murs de trente pieds d’épaisseur à la base, et de quinze pieds au sommet ! que vous êtes monté avec lui sur les tours, et que même vous l’avez menacé, s’il n’était pas sage, de vous jeter du haut en bas des tours avec lui ; quand je pense qu’en descendant, il vous a fait voir cette pièce de canon qui, dix minutes plus tard, m’aurait envoyé où est ce pauvre M. de Flesselles, et où est ce pauvre M. de Launay lui-même, si je n’avais pas trouvé un angle où me ranger ; et quand je pense, enfin, qu’en venant de voir tout cela, vous avez dit, comme s’il s’agissait d’escalader un grenier à foin, un pigeonnier ou un moulin à vent : « Amis, prenons la Bastille ! » et que nous l’avons prise, cette fameuse Bastille, si bien prise, qu’aujourd’hui nous voilà assis à l’endroit où elle était, mangeant du saucisson et buvant du vin de Bourgogne à la place même de la tour qu’on appelait troisième Berthaudière, et où était M. le docteur Gilbert ! Quelle singulière chose ! Et quand je pense à tout ce tapage, à tous ces cris, à toutes ces rumeurs, à tout ce bruit… Tiens ! fit Pitou, à propos de bruit, qu’est-ce que celui-là ? Dites donc, père Billot, il se passe quelque chose, ou il passe quelqu’un ; tout le monde court, tout le monde se lève ; venez donc voir comme tout le monde, venez donc, père Billot, venez donc !

 

Pitou souleva Billot en lui passant sa main sous le bras, et tous deux, Pitou avec curiosité, Billot avec insouciance, se portèrent du côté d’où venait ce bruit.

 

Ce bruit était causé par un homme qui avait le privilège rare de faire partout du bruit sur son passage.

 

Au milieu des rumeurs, on entendait les cris de « Vive Mirabeau ! » poussés par ces poitrines vigoureuses qui sont les dernières à changer d’opinion sur les hommes qu’elles ont une fois adoptés.

 

C’était, en effet, Mirabeau qui, une femme au bras, était venu visiter la nouvelle Bastille, et qui, ayant été reconnu, occasionnait toute cette rumeur.

 

La femme était voilée.

 

Un autre que Mirabeau eût été effrayé de tout ce tumulte qu’il tramait après lui, et surtout d’entendre, sous cette grande voix qui le glorifiait, quelques cris de sourde menace ; de ces cris, enfin, qui suivaient le char du triomphateur romain, en lui disant : « César, n’oublie pas que tu es mortel ! »

 

Mais lui, l’homme des orages, qui, pareil à l’oiseau des tempêtes, semblait n’être bien qu’au milieu du tonnerre et des éclairs, lui traversait tout ce tumulte, le visage souriant, l’œil calme et le geste dominateur, tenant à son bras cette femme inconnue qui frissonnait au souffle de sa terrible popularité.

 

Sans doute, comme Sémélé, l’imprudente avait voulu voir Jupiter, et voilà que la foudre était tout près de la consumer.

 

– Ah ! M. de Mirabeau ! dit Pitou ; tiens, c’est là M. de Mirabeau, le Mirabeau des nobles ? Vous rappelez-vous, père Billot, que c’est ici à peu près que nous avons vu M. Gonchon, le Mirabeau du peuple, et que je vous ai dit : « Je ne sais pas comment est le Mirabeau des nobles, mais je trouve celui du peuple assez laid. » Eh bien, savez-vous, aujourd’hui que je les ai vus tous les deux, je les trouve aussi laids l’un que l’autre ; mais ça n’empêche pas, n’en rendons pas moins hommage au grand homme.

 

Et Pitou monta sur une chaise, et de la chaise sur une table, mettant son tricorne au bout de son épée en criant :

 

– Vive M. de Mirabeau !

 

Billot ne laissa échapper aucun signe de sympathie ou d’antipathie ; il croisa simplement ses deux bras sur sa robuste poitrine, et murmura d’une voix sombre :

 

– On dit qu’il trahit le peuple.

 

– Bah ! dit Pitou, on a dit cela de tous les grands hommes de l’Antiquité, depuis Aristide jusqu’à Cicéron.

 

Et, d’une voix plus pleine et plus sonore que la première fois :

 

– Vive Mirabeau ! cria-t-il, tandis que l’illustre orateur disparaissait, entraînant avec lui ce tourbillon d’hommes, de rumeurs et de cris.

 

– C’est égal, dit Pitou en sautant à bas de sa table, je suis bien aise d’avoir vu M. de Mirabeau… Allons finir notre seconde bouteille et achever notre saucisson, père Billot.

 

Et il entraînait le fermier vers la table ou, en effet, les attendaient les restes du repas absorbé à peu près par Pitou seul, lorsqu’ils s’aperçurent qu’une troisième chaise avait été approchée de leur table, et qu’un homme qui semblait les attendre était assis sur cette chaise.

 

Pitou regarda Billot, qui regardait l’inconnu.

 

Il est vrai que le jour était un jour de fraternité, et permettait, par conséquent, une certaine familiarité entre concitoyens ; mais, aux yeux de Pitou, qui n’avait pas bu sa seconde bouteille, et n’avait pas achevé son saucisson, c’était une familiarité presque aussi grande que celle du joueur inconnu près du chevalier de Grammont.

 

Et encore, celui qu’Hamilton appelle la petite citrouille demandait-il pardon au chevalier de Grammont de « la familiarité grande », tandis que l’inconnu ne demandait pardon de rien, ni à Billot, ni à Pitou, et les regardait, au contraire, avec un certain air railleur qui semblait lui être naturel.

 

Sans doute, Billot n’était pas d’humeur à supporter ce regard sans explication, car il s’avança rapidement vers l’inconnu ; mais, avant que le fermier eût ouvert la bouche ou risqué un geste, l’inconnu avait fait un signe maçonnique auquel Billot avait répondu.

 

Ces deux hommes ne se connaissaient pas, c’est vrai, mais ils étaient frères.

 

Au reste, l’inconnu était vêtu, comme Billot, d’un costume de fédéré ; seulement, à certain changement dans le costume, le fermier reconnut que celui qui le portait avait dû, dans la journée même, faire partie de ce petit groupe d’étrangers qui suivait Anacharsis Clootz, et qui avait représenté, à la fête, la députation du genre humain.

 

Ce signe fait par l’inconnu, et rendu par Billot, Billot et Pitou reprirent leur place.

 

Billot inclina même la tête en manière de salut, tandis que Pitou souriait gracieusement.

 

Cependant, comme tous deux semblaient interroger l’inconnu du regard, ce fut lui qui prit le premier la parole.

 

– Vous ne me connaissez pas, frères, dit-il, et, pourtant, moi, je vous connais tous deux.

 

Billot regarda fixement l’étranger, et Pitou, plus expansif, s’écria :

 

– Bah ! vraiment, vous nous connaissez ?

 

– Je te connais, capitaine Pitou, dit l’étranger ; je te connais, fermier Billot.

 

– Ça y est, dit Pitou.

 

– Pourquoi cet air sombre, Billot ? demanda l’étranger. Est-ce parce que, vainqueur de la Bastille, où tu es entré le premier, on a oublié de te pendre à la boutonnière la médaille du 14 juillet, et de te rendre aujourd’hui les honneurs que l’on a rendu à MM. Maillard, Élie et Hullin ?

 

Billot sourit d’un air de mépris.

 

– Si tu me connais, frère, dit-il, tu dois savoir qu’une pareille misère ne saurait attrister un cœur comme le mien.

 

– Alors, serait-ce parce que, dans la générosité de ton âme tu as tenté vainement de t’opposer aux meurtres de Delaunay, de Foullon et de Bertier ?

 

– J’ai fait ce que j’ai pu, et dans la mesure de mes forces, pour que ces crimes ne fussent point commis, dit Billot. J’ai revu plus d’une fois dans mes rêves ceux qui ont été victimes de ces crimes, et pas un d’eux n’a eu l’idée de m’accuser.

 

– Est-ce parce qu’après les 5 et 6 octobre, en revenant à ta ferme, tu as trouvé tes granges vides et tes terres en friche ?

 

– Je suis riche, dit Billot ; peu m’importe une récolte perdue !

 

– Alors, dit l’inconnu en regardant Billot en face, c’est donc parce que ta fille Catherine… ?

 

– Silence ! dit le fermier en saisissant le bras de l’inconnu, ne parlons pas de cela.

 

– Pourquoi pas, dit l’inconnu, si je t’en parle pour t’aider dans ta vengeance ?

 

– Alors, dit Billot, pâlissant et souriant à la fois, alors, c’est autre chose, parlons-en.

 

Pitou ne pensait plus ni à boire ni à manger ; il regardait l’inconnu comme il eût regardé un magicien.

 

– Et, dit l’étranger avec un sourire, ta vengeance, comment entend-elle se venger ? Dis. Est-ce mesquinement, en essayant de tuer un individu, comme tu as voulu le faire ?

 

Billot pâlit à devenir livide ; Pitou sentit un frisson lui courir par tout le corps.

 

– Est-ce en poursuivant toute une caste ?

 

– C’est en poursuivant toute une caste, dit Billot, car le crime de l’un est le crime de tous ; et M. Gilbert, à qui je me suis plaint, m’a dit : « Pauvre Billot, ce qui t’arrive, à toi, est déjà arrivé à cent mille pères ! Que feraient donc les jeunes nobles s’ils n’enlevaient pas les filles du peuple, et, les vieux, s’ils ne mangeaient pas l’argent du roi ? »

 

– Ah ! il t’a dit cela, Gilbert ?

 

– Vous le connaissez ?

 

L’inconnu sourit.

 

– Je connais tous les hommes, dit-il, comme je te connais, toi, Billot, le fermier de Pisseleu ; comme je connais Pitou, le capitaine de la garde nationale d’Haramont ; comme je connais le vicomte Isidor de Charny, seigneur de Boursonnes ; comme je connais Catherine.

 

– Je t’ai déjà dit de ne pas prononcer ce nom-là, frère.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce qu’il n’y a plus de Catherine.

 

– Qu’est-elle donc devenue ?

 

– Elle est morte !

 

– Mais non, elle n’est pas morte, père Billot, s’écria Pitou, puisque…

 

Et, sans doute il allait ajouter : « Puisque je sais où elle est, moi, et que je la vois tous les jours », quand Billot répéta, d’une voix qui n’admettait pas de réplique :

 

– Elle est morte !

 

Pitou s’inclina ; il avait compris.

 

Catherine, vivante pour les autres peut-être, était morte pour son père.

 

– Ah ! ah ! fit l’inconnu, si j’étais Diogène, j’éteindrais ma lanterne : je crois que j’ai rencontré un homme.

 

Puis, se levant et offrant le bras à Billot :

 

– Frère, dit-il, viens faire un tour avec moi, tandis que ce brave garçon achèvera sa bouteille de vin et son saucisson.

 

– Volontiers, dit Billot, car je commence à comprendre ce que tu viens m’offrir.

 

Et, prenant le bras de l’inconnu :

 

– Attends-moi ici, dit-il à Pitou, je reviens.

 

– Dites donc, père Billot, fit Pitou, si vous êtes longtemps je vais m’ennuyer, moi ! Il ne me reste plus qu’un demi-verre de vin, une bribe de saucisson et une lèche de pain.

 

– C’est bien, mon brave Pitou, dit l’inconnu ; on connaît la mesure de ton appétit, et l’on va t’envoyer de quoi te faire prendre patience en nous attendant.

 

En effet, à peine l’inconnu et Billot avaient-ils disparu à l’angle d’une des murailles de verdure, qu’un nouveau saucisson, un second pain et une troisième bouteille de vin ornaient la table de Pitou.

 

Pitou ne comprenait rien à ce qui venait de se passer ; il était à la fois fort étonné et fort inquiet.

 

Mais l’étonnement et l’inquiétude, comme toutes les émotions en général, creusaient l’estomac de Pitou.

 

Pitou éprouva donc, tant il était étonné et surtout inquiet, un irrésistible besoin de faire honneur aux provisions qu’on venait de lui apporter, et il s’abandonnait à ce besoin avec l’ardeur que nous lui connaissons, quand Billot reparut seul et revint silencieusement, quoique le front éclairé d’une lueur qui ressemblait à celle de la joie, reprendre sa place à table en face de Pitou.

 

– Eh bien, demanda celui-ci au fermier, qu’y a-t-il de nouveau, père Billot ?

 

– Il y a de nouveau que tu repartiras seul demain, Pitou.

 

– Et vous, donc ? demanda le capitaine de la garde nationale.

 

– Moi ? dit Billot. Moi, je reste.

 

Chapitre LXXI

La loge de la rue Plâtrière

 

Si nos lecteurs veulent – huit jours étant écoulés depuis les événements que nous venons de leur raconter –, si nos lecteurs veulent, disons-nous, retrouver quelques-uns des principaux personnages de notre histoire, personnages qui non seulement ont joué un rôle dans le passé, mais qui encore sont destinés à jouer un rôle dans l’avenir, il faut qu’ils se placent avec nous près de cette fontaine de la rue Plâtrière où nous avons vu Gilbert, enfant et hôte de Rousseau, venir tremper son pain dur. Une fois là, nous surveillerons et nous suivrons un homme qui ne peut point tarder à passer, et que nous reconnaîtrons, non plus à son costume de fédéré – costume qui, après le départ des cent mille députés envoyés par la France, ne saurait être porté sans attirer sur celui qui le porte une plus grande somme d’attention que ne le désire notre personnage – mais au costume simple, quoique connu, d’un riche fermier des environs de Paris.

 

Je n’ai pas besoin de dire, maintenant, au lecteur que ce personnage n’est autre que Billot, lequel suit la rue Saint-Honoré, longe les grilles du Palais-Royal – auquel le retour du duc d’Orléans, exilé pendant plus de huit mois à Londres, vient de rendre toute sa splendeur nocturne –, prend à sa gauche la rue de Grenelle, et s’engage sans hésitation dans la rue Plâtrière.

 

Cependant, arrivé juste en face de la fontaine où nous l’attendons, il s’arrête, il hésite, non pas que le cœur lui fasse défaut – ceux qui le connaissent savent parfaitement que, si le brave fermier avait décidé d’aller en enfer, il irait sans pâlir – mais, sans doute, parce que les renseignements lui manquent.

 

Et, en effet, il n’est pas difficile de voir, pour nous surtout qui avons intérêt à épier ses démarches, il n’est pas difficile de voir qu’il examine et étudie chaque porte en homme qui ne veut pas commettre d’erreur.

 

Toutefois, malgré cet examen, il est arrivé aux deux tiers de la rue à peu près sans avoir trouvé ce qu’il cherche : mais, là, le passage est encombré par les citoyens qui s’arrêtent autour d’un groupe de musiciens du milieu duquel s’élève une voix d’homme chantant des chansons de circonstance sur les événements ; ce qui probablement ne suffirait pas à exciter une aussi grande curiosité, si un ou deux couplets de chaque chanson n’étaient pas destinés à relever les autres par des épigrammes sur les individus.

 

Il y en a une, entre autres, intitulée Le Manège, qui fait pousser des cris de joie à la foule. Comme l’Assemblée nationale siège sur l’ancien emplacement du Manège, non seulement les différentes couleurs de l’Assemblée ont pris les nuances de la race chevaline – les noirs et les blancs, les alezans et les bais – mais encore les individus ont pris les noms des chevaux : Mirabeau s’appelle le Pétulant ; le comte de Clermont-Tonnerre, l’Ombrageux ; l’abbé Maury, la Cabreuse ; Thouret, le Foudroyant ; Bailly, l’Heureux.

 

Billot s’arrête un instant à écouter ces attaques plus vertes que spirituelles ; puis il se glisse à droite contre la muraille, et disparaît dans les groupes.

 

Sans doute, au milieu de cette foule, il a trouvé ce qu’il cherchait, car, après avoir disparu d’un côté du groupe, il ne reparaît point de l’autre.

 

Voyons donc, en pénétrant à la suite de Billot, ce que cache ce groupe.

 

Une porte basse surmontée de trois lettres, de trois initiales tracées à la craie rouge, et qui, sans doute, symboles de réunion pour cette nuit, seront effacées le lendemain matin.

 

Ces trois lettres sont un L, un D et un P.

 

Cette porte basse semble une allée de cave ; on descend quelques marches, puis on suit un couloir sombre.

 

Sans doute, ce second renseignement confirmait le premier ; car, après avoir regardé avec attention les trois lettres, signe de reconnaissance insuffisant pour Billot, qui, on se le rappelle, ne savait pas lire, le fermier avait descendu les marches en les comptant au fur et à mesure qu’il les descendait, et, arrivé à la huitième, il s’était hardiment engagé dans l’allée.

 

Au bout de cette allée tremblait une pâle lumière ; devant cette lueur, un homme assis lisait ou faisait semblant de lire une gazette.

 

Au bruit des pas de Billot, cet homme se leva, et, un doigt appuyé sur sa poitrine, il attendit.

 

Billot présenta le même doigt replié, et l’appuya comme un cadenas sur sa bouche.

 

C’était probablement le signe de passe attendu par le mystérieux concierge, car celui-ci poussa à sa droite une porte parfaitement invisible quand elle était fermée, et fit voir à Billot un escalier à marches raides et étroites qui plongeait sous la terre.

 

Billot entra ; la porte se referma derrière lui, rapide mais silencieuse.

 

Le fermier, cette fois, compta dix-sept marches, et, arrivé à la dix-septième, malgré le mutisme auquel il semblait s’être condamné, il se dit à lui-même et à demi-voix :

 

– Bon ! j’y suis.

 

Une tapisserie flottait à quelques pas de là devant une porte, Billot alla droit à cette tapisserie, la souleva et se trouva dans une grande salle circulaire et souterraine où étaient déjà réunis une cinquantaine de personnes.

 

Cette salle, nos lecteurs y sont déjà descendus, il y a quinze ou seize ans, sur les pas de Rousseau.

 

Comme au temps de Rousseau, les murailles en étaient tapissées de toiles rouges et blanches sur lesquelles s’entrelaçaient le compas, l’équerre et le niveau.

 

Une seule lampe, pendue à la voûte, jetait une lueur blafarde qui portait vers le milieu du cercle, et y répandait une certaine lumière, mais qui était insuffisante à éclairer ceux qui, désirant n’être pas reconnus, se tenaient à la circonférence.

 

Une estrade à laquelle on montait par quatre degrés attendait les orateurs ou les récipiendaires, et, sur cette estrade, dans sa partie la plus rapprochée du mur, un bureau solitaire et un fauteuil vide attendaient le président.

 

En quelques minutes, la salle se remplit à n’y pouvoir plus circuler. C’étaient des hommes de tous les états et de toutes les conditions, depuis le paysan jusqu’au prince, qui arrivaient un à un, ainsi qu’était arrivé Billot, et qui, sans se connaître ou se connaissant, prenaient leurs places au hasard ou selon leurs sympathies.

 

Chacun de ces hommes portait sous son habit ou sa houppelande, soit le tablier maçonnique, s’il était simplement maçon, soit l’écharpe des illuminés, s’il était à la fois maçon et illuminé, c’est-à-dire affilié au grand mystère.

 

Trois hommes seulement ne portaient pas ce dernier signe, et n’avaient que le tablier maçonnique.

 

L’un était Billot ; l’autre, un jeune homme de vingt ans à peine ; le troisième, enfin, un homme de quarante-deux ans à peu près, qui, par ses manières, paraissait appartenir aux plus hautes classes de la société.

 

Quelques secondes après que ce dernier fut entré à son tour, sans qu’il eût été fait pour son arrivée plus de bruit que pour l’arrivée du plus simple des membres de l’association, une porte masquée s’ouvrit, et le président parut, portant à la fois les insignes de Grand-Orient et ceux de Grand-Cophte.

 

Billot poussa un faible cri d’étonnement : ce président, devant lequel s’inclinaient toutes les têtes, n’était autre que son fédéré de la Bastille.

 

Il monta lentement l’estrade, et, se tournant vers l’assemblée :

 

– Frères, dit-il, nous avons deux choses à faire aujourd’hui ; moi, j’ai à recevoir trois nouveaux adeptes ; j’ai à vous rendre compte de mon œuvre, depuis le jour où je l’ai entreprise jusqu’aujourd’hui ; car, l’œuvre devenant d’heure en heure plus difficile, il faut que vous sachiez, vous, si je suis toujours digne de votre confiance, et que je sache, moi, si je continue de la mériter. C’est en recevant de vous la lumière et en vous la renvoyant que je puis marcher dans la voie sombre et terrible où je suis engagé. Donc, que les chefs de l’ordre restent seuls dans cette salle, pour que nous procédions à la réception ou au rejet des trois nouveaux membres qui se présentent devant nous. Puis, ces trois membres admis ou rejetés, tout le monde rentrera en séance, depuis le premier jusqu’au dernier ; car c’est en présence de tous, et non pas seulement en face du cercle suprême, que je veux exposer ma conduite, et recevoir le blâme ou demander le remerciement.

 

À ces mots, une porte opposée à celle qui s’était déjà démasquée s’ouvrit. On aperçut de vastes profondeurs voûtées pareilles aux cryptes d’une ancienne basilique, et la foule s’écoula silencieuse et telle qu’une procession de spectres sous les arcades, à peine éclairées de place en place par des lampes de cuivre dont la lumière était tout juste suffisante pour rendre, comme l’a dit le poète, les ténèbres visibles.

 

Trois hommes seulement restèrent. C’étaient les trois récipiendaires.

 

Le hasard faisait qu’ils étaient appuyés à la muraille à des distances à peu près égales les uns des autres.

 

Ils se regardèrent tous trois avec étonnement, car, seulement alors, ils apprenaient qu’ils étaient les trois héros de la séance.

 

En ce moment, la porte par laquelle était entré le président se rouvrit. Six hommes masqués entrèrent à leur tour, et vinrent se placer debout, trois à la droite, trois à la gauche du fauteuil.

 

– Que les numéros 2 et 3 disparaissent un instant, dit le président. Nuls que les chefs suprêmes ne doivent connaître les secrets de la réception ou du refus d’un frère maçon dans l’ordre des illuminés.

 

Le jeune homme et l’homme à la mine aristocratique se retirèrent, regagnant le corridor par lequel ils étaient entrés.

 

Billot resta seul.

 

– Approche, lui dit le président après un instant de silence qui avait pour but de donner aux deux autres candidats le temps de s’éloigner.

 

Billot s’approcha.

 

– Quel est ton nom parmi les profanes ? lui demanda le président.

 

– François Billot.

 

– Quel est ton nom parmi les élus ?

 

– Force.

 

– Où as-tu vu la lumière ?

 

– Dans la loge des Amis de la Vérité de Soissons.

 

– Quel âge as-tu ?

 

– Sept ans.

 

Et Billot fit un signe indiquant qu’il occupait le grade de maître dans l’ordre maçonnique.

 

– Pourquoi désires-tu monter un degré, et être reçu parmi nous ?

 

– Parce qu’on m’a dit que ce degré était un pas de plus vers la lumière universelle.

 

– As-tu des parrains ?

 

– Je n’ai personne que celui qui est venu au-devant de moi, de lui-même et le premier, pour m’offrir de me faire recevoir.

 

Et Billot regarda fixement le président.

 

– Avec quel sentiment marcheras-tu dans la voie que tu veux te faire ouvrir ?

 

– Avec la haine des puissants, avec l’amour de l’égalité.

 

– Qui nous répondra de cet amour pour l’égalité et de cette haine des puissants ?

 

– La parole d’un homme qui n’a jamais manqué à sa parole.

 

– Qui t’a inspiré cet amour de l’égalité ?

 

– La condition inférieure dans laquelle je suis né.

 

– Qui t’a inspiré cette haine des puissants ?

 

– C’est mon secret ; ce secret, tu le sais. Pourquoi veux-tu me faire répéter tout haut ce que j’hésite à me dire à moi-même tout bas ?

 

– Marcheras-tu, et t’engageras-tu, dans la mesure de ta force et de ton pouvoir, à faire marcher tout ce qui t’entoure dans cette voie d’égalité ?

 

– Oui.

 

– Dans la mesure de ta force et de ton pouvoir, renverseras-tu tout obstacle qui s’opposerait à la liberté de la France et à l’émancipation du monde ?

 

– Oui.

 

– Es-tu libre de tout engagement antérieur, ou, cet engagement pris, s’il était contraire aux promesses que tu viens de faire, es-tu prêt à le rompre ?

 

– Oui.

 

Le président se retourna vers les six chefs masqués.

 

– Frères, reprit-il, cet homme dit vrai. C’est moi qui l’ai invité à être des nôtres. Une grande douleur le lie à notre cause par la fraternité de la haine. Il a déjà beaucoup fait pour la Révolution, et peut beaucoup faire encore. Je me déclare son parrain, et je réponds de lui dans le passé, dans le présent et dans l’avenir.

 

– Qu’il soit reçu, dirent unanimement les six voix.

 

– Tu entends ? dit le président. Es-tu prêt à faire le serment ?

 

– Dictez-le, dit Billot, et je le répéterai.

 

Le président leva la main, et, d’une voix lente et solennelle :

 

– Au nom du Fils crucifié, dit-il, jure de briser les liens charnels qui t’attachent encore à père, mère, frères, sœurs, femme, parents, amis, maîtresse, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque auquel tu aurais promis foi, obéissance, gratitude ou service.

 

Billot répéta, d’une voix plus ferme peut-être que ne l’était la voix du président, les mêmes paroles que celui-ci avait dites.

 

– Bien, reprit le président. À partir de cette heure, tu es affranchi du prétendu serment fait à la patrie et aux lois. Jure donc de révéler au nouveau chef que tu reconnais ce que tu auras vu ou fait, lu ou entendu, appris ou deviné, et même de rechercher et d’épier ce qui ne s’offrirait pas à tes yeux.

 

– Je le jure ! répéta Billot.

 

– Jure, continua le président, d’honorer et respecter le poison, le fer et le feu, comme des moyens prompts, sûrs et nécessaires pour purger le globe par la mort de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains.

 

– Je le jure ! répéta Billot.

 

– Jure de fuir Naples, de fuir Rome, de fuir l’Espagne, de fuir toute terre maudite. Jure de fuir la tentation de rien révéler de ce que tu pourras voir et entendre dans nos assemblées, car le tonnerre n’est pas plus prompt à frapper que ne le serait à t’atteindre, en quelque lieu que tu fusses caché, le couteau invisible et inévitable.

 

– Je le jure ! répéta Billot.

 

– Et, maintenant, dit le président, vis au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit !

 

Un frère caché dans l’ombre ouvrit la porte de la crypte où se promenaient, en attendant que la triple réception fût finie, les frères inférieurs de l’ordre. Le président fit un signe à Billot, qui s’inclina et alla rejoindre les hommes auxquels le serment terrible prononcé par lui venait de l’associer.

 

– Le numéro 2 ! dit le président à haute voix, lorsque la porte se fut refermée derrière le nouvel adepte.

 

La tapisserie masquant la porte du corridor se souleva lentement, et le jeune homme vêtu de noir entra.

 

Il laissa retomber la tapisserie derrière lui, et s’arrêta sur le seuil, attendant que la parole lui fût adressée.

 

– Approche, dit le président.

 

Le jeune homme s’approcha.

 

Nous l’avons déjà dit, c’était un jeune homme de vingt à vingt-deux ans à peine, qui, grâce à sa peau blanche et fine, eût pu passer pour une femme. L’énorme cravate serrée qu’il portait seul à cette époque pouvait faire croire que l’éclat et la transparence de cette peau n’avait pas pour cause principale la pureté du sang, mais, tout au contraire quelque maladie secrète et cachée ; malgré sa grande taille et cette haute cravate, le cou relativement paraissait court ; le front était bas, et la partie supérieure de la tête semblait déprimée. Il en résultait que les cheveux, sans être plus longs qu’on ne les portait d’habitude sur le front, touchaient presque aux yeux, et, derrière la tête, descendaient jusqu’aux épaules. Il y avait, en outre, dans toute sa personne une raideur automatique qui semblait faire de ce jeune homme, à peine au seuil de la vie, un envoyé d’un autre monde, un député du tombeau.

 

Le président le regarda un instant avec une certaine attention avant de commencer l’interrogatoire.

 

Mais ce regard, mêlé d’étonnement et de curiosité, ne put faire baisser l’œil fixe du jeune homme.

 

Il attendit.

 

– Quel est ton nom parmi les profanes ?

 

– Antoine Saint-Just.

 

– Quel est ton nom parmi les élus ?

 

– Humilité.

 

– Où as-tu vu la lumière ?

 

– Dans la loge des Humanitaires de Laon.

 

– Quel âge as-tu ?

 

– Cinq ans.

 

Et le récipiendaire fit un signe indiquant qu’il était compagnon dans la franc maçonnerie.

 

– Pourquoi désires-tu monter un degré et être reçu parmi nous ?

 

– Parce qu’il est de l’essence de l’homme d’aspirer aux hauteurs, et que, sur les hauteurs, l’air est plus pur et la lumière plus brillante.

 

– As-tu un modèle ?

 

– Le philosophe de Genève, l’homme de la nature, l’immortel Rousseau.

 

– As-tu des parrains ?

 

– Oui.

 

– Combien ?

 

– Deux.

 

– Quels sont-ils ?

 

– Robespierre aîné et Robespierre jeune.

 

– Avec quel sentiment marches-tu dans la voie que tu veux te faire ouvrir ?

 

– Avec la foi.

 

– Où cette voie doit-elle mener la France et le monde ?

 

– La France à la liberté, le monde à l’affranchissement.

 

– Que donnerais-tu pour que la France et le monde arrivassent à ce but ?

 

– Ma vie ; c’est la seule chose que je possède, ayant déjà donné mon bien.

 

– Ainsi tu marcheras, et tu t’engageras, dans la mesure de ta force et de ton pouvoir, à faire marcher tout ce qui t’entoure dans cette voie de liberté et d’affranchissement ?

 

– Je marcherai et ferai marcher tout ce qui m’entoure dans cette voie.

 

– Ainsi, dans la mesure de ta force et de ton pouvoir, tu renverseras tout obstacle que tu rencontreras sur ton chemin ?

 

– Je le renverserai.

 

– Es-tu libre de tout engagement, ou, si quelque engagement était pris par toi qui fût contraire aux promesses que tu viens de faire, le romprais-tu ?

 

– Je suis libre.

 

Le président se retourna vers les six hommes masqués.

 

– Frères, dit-il, vous avez entendu ?

 

– Oui, répondirent à la fois les six membres du cercle suprême.

 

– A-t-il dit la vérité ?

 

– Oui, répondirent-ils encore.

 

– Etes-vous d’avis qu’il soit reçu ?

 

– Oui, dirent-ils une dernière fois.

 

– Es-tu prêt à faire le serment ? demanda le président au récipiendaire.

 

– Je suis prêt, répondit Saint-Just.

 

Alors, mot pour mot, le président répéta, dans sa triple période, le même serment qui avait déjà été dicté à Billot, et, à chaque pause du président, Saint-Just, de sa voix ferme et stridente, répondit :

 

– Je le jure !

 

Le serment prêt, la même porte s’ouvrit sous la main du frère invisible, et, du même pas roide et automatique qu’il était entré, Saint-Just se retira, ne laissant évidemment en arrière ni un doute, ni un regret.

 

Le président attendit que la porte de la crypte eût eu le temps de se refermer, et, d’une voix haute :

 

– Le numéro 3, dit-il.

 

La tapisserie se souleva une seconde fois, et le troisième adepte parut. Celui-là, nous l’avons dit, était un homme de quarante à quarante-deux ans, haut en couleur, presque bourgeonné, respirant par toute sa personne, malgré ces signes de vulgarité, un air aristocratique auquel se mêlait je ne sais quel parfum d’anglomanie visible au premier coup d’œil.

 

Son costume, quoique élégant, avait un peu de cette sévérité que l’on commençait à adopter en France, et dont la véritable source était dans les relations que nous venions d’avoir avec l’Amérique.

 

Son pas, sans être chancelant, n’était ni ferme comme celui de Billot, ni roide comme celui de Saint-Just.

 

Seulement, dans son pas, ainsi que dans toutes ses allures, on reconnaissait une certaine hésitation qui paraissait lui être naturelle.

 

– Approche, dit le président.

 

Le candidat obéit.

 

– Quel était ton nom parmi les profanes ?

 

– Louis-Philippe-Joseph, duc d’Orléans.

 

– Quel est ton nom parmi les élus ?

 

– Egalité

 

– Où as-tu vu la lumière ?

 

– Dans la loge des Hommes libres de Paris.

 

– Quel âge as-tu ?

 

– Je n’ai plus d’âge.

 

Et le duc fit un signe maçonnique indiquant qu’il était revêtu de la dignité de rose-croix.

 

– Pourquoi désires-tu être reçu parmi nous ?

 

– Parce que, ayant toujours vécu parmi les grands, je désire enfin vivre parmi les hommes ; parce que, ayant toujours vécu parmi des ennemis, je désire enfin vivre parmi des frères.

 

– As-tu des parrains ?

 

– J’en ai deux.

 

– Comment les nommes-tu ?

 

– L’un le dégoût, l’autre la haine.

 

– Avec quel désir marcheras-tu dans la voie que tu veux te faire ouvrir ?

 

– Avec le désir de me venger.

 

– De qui ?

 

– De celui qui m’a méconnu, de celle qui m’a humilié.

 

– Pour arriver à ce but, que donnerais-tu ?

 

– Ma fortune ; plus que ma fortune, ma vie ; plus que ma vie, mon honneur !

 

– Es-tu libre de tout engagement, ou, si quelque engagement était pris par toi qui fût contraire aux promesses que tu viens de faire, le romprais-tu ?

 

– Depuis hier, tous mes engagements sont brisés.

 

– Frères, vous avez entendu ? dit le président en se retournant vers les hommes masqués.

 

– Oui.

 

– Vous connaissez celui qui se présente pour accomplir l’œuvre avec nous ?

 

– Oui.

 

– Et, le connaissant, vous êtes d’avis de le recevoir dans nos rangs ?

 

– Oui, mais qu’il jure.

 

– Connais-tu le serment qu’il te reste à prononcer ? dit le président au prince.

 

– Non ; mais dites-le-moi, et, quel qu’il soit, je le répéterai.

 

– Il est terrible, pour toi surtout.

 

– Pas plus terrible que les outrages que j’ai reçus.

 

– Si terrible, qu’après l’avoir entendu, nous te déclarons libre de te retirer, si tu doutes, au moment venu, de le tenir dans toute sa rigidité.

 

– Dites-le.

 

Le président fixa sur le récipiendaire son regard perçant ; puis, comme s’il eût voulu le préparer peu à peu à la sanglante promesse, il intervertit l’ordre des paragraphes, et, commençant par le second, au lieu de commencer par le premier :

 

– Jure, dit-il, d’honorer le fer, le poison et le feu, comme des moyens sûrs, prompts et nécessaires pour purger le globe par la mort de ceux qui cherchent à avilir la vérité ou à l’arracher de nos mains.

 

– Je le jure ! dit le prince d’une voix ferme.

 

– Jure, continua le président, de briser les liens charnels qui t’attachent encore à père, mère, frères, sœurs, femme, parents, amis, maîtresse, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque à qui tu aurais promis foi, obéissance, gratitude ou service.

 

Le duc demeura un instant muet, et l’on put voir une sueur glacée perler sur son front.

 

– Je te l’avais bien dit, fit le président.

 

Mais, au lieu de répondre simplement : « Je le jure », ainsi qu’il l’avait fait à l’autre paragraphe, le duc, comme s’il eût voulu s’interdire tout moyen de revenir sur ses pas, répéta d’une voix sombre :

 

– Je jure de briser les liens charnels qui m’attachent encore à père, mère, frères, femme, parents, amis, maîtresse, rois, bienfaiteurs, et à tout être quelconque à qui j’aurais promis foi, obéissance, gratitude ou service.

 

Le président se retourna du côté des hommes masqués, qui se regardèrent entre eux, et l’on vit briller comme des éclairs leurs regards à travers les ouvertures de leurs masques.

 

Puis, s’adressant au prince :

 

– Louis-Philippe-Joseph, duc d’Orléans, dit-il, à partir de ce moment, tu es affranchi du serment fait à la patrie et aux lois ; seulement, n’oublie pas une chose, c’est que, si tu nous trahissais, le tonnerre n’est pas plus prompt à frapper que ne le serait à t’atteindre, en quelque lieu que tu fusses caché, le couteau invisible et inévitable. Maintenant, vis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

 

Et, de la main, le président montra au prince la porte de la crypte, qui s’ouvrait devant lui.

 

Celui-ci, comme un homme qui vient de soulever un fardeau excédant la mesure de ses forces, passa sa main sur son front, respira bruyamment en faisant un effort pour arracher ses pieds de la terre.

 

– Ah ! s’écria-t-il en s’élançant dans la crypte, je me vengerai donc !…

 

Chapitre LXXII

Compte rendu

 

Restés seuls, les six hommes masqués et le président échangèrent quelques paroles à voix basse.

 

Puis, tout haut :

 

– Que tout le monde soit introduit, dit Cagliostro ; je suis prêt à rendre les comptes que j’ai promis.

 

Aussitôt la porte s’ouvrit ; les membres de l’association qui se promenaient deux à deux ou causaient par groupes dans la crypte furent introduits, et encombrèrent de nouveau la salle habituelle des séances.

 

À peine la porte fut-elle refermée derrière le dernier affilié, que Cagliostro, étendant la main comme un homme qui sait la valeur du temps, et qui ne veut pas en perdre une seconde, dit à voix haute :

 

– Frères, quelques-uns de vous assistaient peut-être à une réunion qui avait lieu, il y a juste vingt ans, à cinq milles des bords du Rhin, à deux milles du village de Danenfels, dans une des grottes du mont Tonnerre ; si quelques-uns de vous y assistaient, que ces vénérables soutiens de la grande cause que nous avons embrassées lèvent la main, et disent : « J’y étais. »

 

Cinq ou six mains s’élevèrent dans la foule et s’agitèrent au-dessus des têtes.

 

En même temps, cinq ou six voix répétèrent comme l’avait demandé le président :

 

– J’y étais !

 

– Bien, c’est tout ce qu’il faut, dit l’orateur ; les autres sont morts, ou, dispersés sur la surface du globe, travaillent à l’œuvre commune, œuvre sainte puisqu’elle est l’œuvre de l’humanité tout entière. Il y a vingt ans, cette œuvre que nous allons suivre dans ses diverses périodes était à peine commencée ; alors, le jour qui nous éclaire était à peine à son orient, et les plus fermes regards ne voyaient l’avenir qu’à travers le nuage que l’œil des élus seul peut percer. À cette réunion, j’expliquai par quel miracle la mort, qui n’est autre chose pour l’homme que l’oubli des temps révolus et des événements passés, n’existait pas pour moi, ou plutôt m’avait, depuis vingt siècles, couché trente-deux fois dans la tombe sans que les différents corps héritiers éphémères de mon âme immortelle eussent subi cet oubli qui, comme je vous l’ai dit, est la seule véritable mort. J’ai donc pu suivre, à travers les siècles, le développement de la parole du Christ, et voir les peuples passer lentement mais sûrement de l’esclavage au servage, et du servage à cet état d’aspiration qui précède la liberté. Comme des étoiles de la nuit qui se hâtent et qui, avant que le soleil soit couché, brillent déjà au ciel, nous avons vu successivement différents petits peuples de notre Europe essayer de la liberté : Rome, Venise, Florence, la Suisse, Gênes, Pise, Lucques, Arezzo, ces villes du Midi, où les fleurs s’ouvrent plus vite, où les fruits mûrissent plus tôt, firent, les unes après les autres, des essais de républiques dont deux ou trois ont survécu au temps et bravent encore aujourd’hui la ligue des rois ; mais toutes ces républiques étaient et sont entachées du péché originel : les unes sont aristocratiques ; les autres, oligarchiques ; les autres despotiques ; Gênes, par exemple, une de celles qui survivent, est marquise ; les habitants, simples citoyens chez elle, sont tous nobles au-delà de ses murailles. Seule, la Suisse a quelques institutions démocratiques ; mais ses imperceptibles cantons, perdus au milieu de leurs montagnes, ne sont d’aucun exemple ni d’aucun secours au genre humain. Ce n’était donc pas cela qu’il nous fallait : il nous fallait un grand pays qui ne reçût pas l’impulsion, mais qui la donnât ; un rouage immense auquel s’engrenât l’Europe ; une planète qui, en s’enflammant, pût éclairer le monde !…

 

Un murmure approbateur parcourut l’assemblée. Cagliostro reprit d’un air inspiré :

 

– J’interrogeai Dieu, le créateur de toute chose, le moteur de tout mouvement, la source de tout progrès, et je vis que, du doigt, il me montrait la France. En effet, la France, catholique depuis le IIème siècle, nationale depuis le XIème, unitaire depuis le XVIème ; la France, que le Seigneur lui- même a appelée sa fille aînée – sans doute pour avoir le droit, aux grandes heures des dévouements, de la mettre sur la croix de l’humanité comme il a fait du Christ –, en effet, la France, après avoir usé toutes les formes du gouvernement monarchique, féodalité, seigneurie et aristocratie ; la France nous parut la plus apte à subir et à rendre notre influence, et nous décidâmes, guidés par le rayon céleste, comme l’étaient les Israélites par la colonne de feu, nous décidâmes que la France serait la première libre. Jetez les yeux sur la France d’il y a vingt ans, et vous verrez qu’il y avait une grande audace, ou plutôt une foi sublime à entreprendre une pareille œuvre. La France d’il y a vingt ans était encore, entre les mains débiles de Louis XV, la France de Louis XIV, c’est-à-dire un grand royaume aristocratique où tous les droits étaient aux nobles, tous les privilèges aux riches. À la tête de cet Etat était un homme qui représentait à la fois ce qu’il y a de plus élevé et de plus bas, de plus grand et de plus petit, Dieu et le peuple. Cet homme pouvait d’un mot vous faire riche ou pauvre, heureux ou malheureux, libre ou captif, vivant ou mort. Cet homme avait trois petits-fils, trois jeunes princes appelés à lui succéder. Le hasard faisait que celui qui avait été désigné par la nature pour son successeur l’eût aussi été par la voix publique, s’il y avait eu une voix publique à cette heure-là. On le disait bon, juste, intègre, désintéressé, instruit, presque philosophe. Afin d’anéantir à tout jamais ces guerres désastreuses qu’avait allumées en Europe la fatale succession de Charles IV, on venait de lui choisir pour femme la fille de Marie-Thérèse ; les deux grandes nations qui sont le véritable contrepoids de l’Europe, la France au bord de l’océan Atlantique, l’Autriche au bord de la mer Noire, allaient être indissolublement unies ; cela avait été calculé ainsi par Marie-Thérèse, la première tête politique de l’Europe. C’est donc en ce moment que la France, appuyée sur l’Autriche, sur l’Italie et sur l’Espagne, allait entrer dans un règne nouveau et désiré, que nous choisîmes, non pas la France pour en faire le premier des royaumes, mais les Français pour en faire le premier des peuples. Seulement, on se demanda qui entrerait dans cet antre du lion, quel Thésée chrétien, guidé par la lumière de la foi, parcourrait les détours de l’immense labyrinthe, et affronterait le minotaure royal. Je répondis : « Moi ! » Puis, comme quelques esprits ardents, quelques organisations inquiètes s’informaient combien il me faudrait de temps pour accomplir la première période de mon œuvre, que je venais de diviser en trois périodes, je demandai vingt ans. On se récria. Comprenez-vous bien ? les hommes étaient esclaves ou serfs depuis vingt siècles, et l’on se récria quand je demandai vingt ans pour faire les hommes libres !

 

Cagliostro promena un instant son regard sur l’assemblée, où ses dernières paroles venaient de provoquer des sourires ironiques.

 

Puis il continua :

 

– Enfin, j’obtins ces vingt années ; je donnai à nos frères la fameuse devise : Lilia pedibus destrue, et je me mis à l’œuvre en invitant chacun à en faire autant. J’entrai dans la France à l’ombre des arcs de triomphe ; les lauriers et les roses faisaient une route de fleurs et de feuillages depuis Strasbourg jusqu’à Paris. Chacun criait : « Vive la dauphine ! vive la future reine ! » L’espérance tout entière du royaume était suspendue à la fécondité de l’hymen sauveur, Maintenant, je ne veux pas me donner la gloire des initiatives ni le mérite des événements. Dieu était avec moi, il a permis que je visse la main divine qui tenait les rênes de son char de feu. Dieu soit loué ! J’ai écarté les pierres du chemin, j’ai jeté un pont sur les fleuves, j’ai comblé les précipices, et le char a roulé, voilà tout. Or, frères, voyez ce qui s’est accompli depuis vingt ans :

 

Les parlements cassés ;

 

Louis XV, dit le Bien-Aimé, mort au milieu du mépris général ;

 

La reine, sept ans stérile, mettant au jour, au bout de sept ans, des enfants contestés, attaquée comme mère à la naissance du dauphin, déshonorée comme femme à l’affaire du collier ;

 

Le roi, sacré sous le titre de Louis le Désiré, mis à l’œuvre de la royauté, impuissant en politique comme en amour, poussé d’utopies en utopies jusqu’à la banqueroute, de ministre en ministre jusqu’à M. de Calonne ;

 

L’Assemblée des notables réunie, et décrétant les états généraux ;

 

Les états généraux, nommés par le suffrage universel, se déclarant Assemblée nationale ;

 

La noblesse et le clergé vaincus par le tiers ;

 

La Bastille prise ;

 

Les troupes étrangères chassées de Paris et de Versailles ;

 

La nuit du 4 août montrant à l’aristocratie le néant de la noblesse ;

 

Les 5 et 6 octobre montrant au roi et à la reine le néant de la royauté ;

 

Le 14 juillet 1790 montrant au monde l’unité de la France ;

 

Les princes dépopularisés par l’émigration ;

 

Monsieur dépopularisé par le procès de Favras ;

 

Enfin, la Constitution jurée sur l’autel de la Patrie ; le président de l’Assemblée nationale assis sur un trône pareil à celui du roi ; la loi et la nation assises au-dessus d’eux ; l’Europe attentive, qui se penche sur nous, qui se tait et qui attend ; tout ce qui n’applaudit pas qui tremble !

 

Frères, la France est-elle bien ce que j’avais dit qu’elle serait, c’est-à-dire la roue à laquelle va s’engrener l’Europe, le soleil auquel va s’éclairer le monde ?

 

– Oui ! oui ! oui ! crièrent toutes les voix.

 

– Maintenant, frères, continua Cagliostro, croyez-vous l’œuvre assez avancée pour qu’on puisse l’abandonner à elle-même ? Croyez-vous que, la Constitution jurée, on puisse se fier au serment royal ?

 

– Non ! non ! non ! crièrent toutes les voix.

 

– Alors, dit Cagliostro, c’est la seconde période révolutionnaire de la grande œuvre démocratique qu’il faut entreprendre. À vos yeux comme aux miens, je m’en aperçois avec joie, la fédération de 1790 n’est pas un but, ce n’est qu’une halte ; soit, la halte est faite, le repos est pris, la cour s’est remise à son œuvre de contre-révolution ; ceignons nos reins à notre tour, remettons-nous en chemin. Sans doute, pour les cœurs timides, il y aura bien des heures d’inquiétude, bien des moments de défaillance ; souvent le rayon qui nous éclaire paraîtra s’éteindre ; la main qui nous guide semblera nous abandonner. Plus d’une fois, pendant cette longue période qu’il nous reste à accomplir, la partie semblera compromise, perdue même, par quelque accident imprévu, par quelque événement fortuit ; tout semblera nous donner tort : les circonstances défavorables, le triomphe de nos ennemis, l’ingratitude de nos concitoyens ; beaucoup, et des plus consciencieux peut-être, arriveront à se demander à eux-mêmes, après tant de fatigues réelles et tant d’impuissance apparente, s’ils n’ont pas fait fausse route, et s’ils ne sont point engagés dans la mauvaise voie. Non, frères, non ! je vous le dis à cette heure, et que mes paroles sonnent éternellement à votre oreille, dans la victoire comme une fanfare de triomphe, dans la défaite comme un tocsin d’alarme ; non, les peuples conducteurs ont leur mission sainte qu’ils doivent providentiellement, fatalement accomplir ; le Seigneur, qui les guide, a ses voies mystérieuses, ne se révélant à nos yeux que dans la splendeur de leur accomplissement ; souvent une nuée le dérobe à nos regards, et on le croit absent ; souvent une idée recule et semble battre en retraite quand, au contraire, comme ces anciens chevaliers des tournois du moyen âge, elle prend du champ pour remettre sa lance en arrêt, et s’élancer de nouveau vers son adversaire, rafraîchie et plus ardente. Frères ! frères ! le but où nous tendons, c’est le phare allumé sur la haute montagne ; vingt fois, pendant la route, les accidents du terrain nous le font perdre de vue, et on le croit éteint ; alors, les faibles murmurent, se plaignent, s’arrêtent, disant : « Nous n’avons plus rien qui nous guide, nous marchons dans la nuit ; restons où nous sommes ; à quoi bon nous égarer ? » Les forts continuent, souriants et confiants, et bientôt le phare reparaît pour s’évanouir et reparaître encore, et, à chaque fois, plus visible et plus brillant, car il est plus rapproché ! Et c’est ainsi qu’en luttant, en persévérant, en croyant surtout, arriveront les élus du monde au pied du phare sauveur dont la lumière doit un jour éclairer, non seulement la France, mais encore tous les peuples. Jurons donc, frères, jurons, pour nous et pour nos descendants, car parfois l’idée ou le principe éternel usent à leur service plusieurs générations ; jurons donc, pour nous et pour nos descendants, ne nous arrêter que lorsque nous aurons établi sur toute la terre cette sainte devise du Christ dont nous avons déjà, ou à peu près, conquis la première partie : liberté, égalité, fraternité !

 

Ces paroles de Cagliostro furent suivies d’une éclatante approbation ; mais, au milieu des cris et des bravos, tombant sur l’enthousiasme général, comme ces gouttes d’eau glacées qui, de la voûte d’un rocher humide, tombent sur un front en sueur, se firent entendre ces paroles, prononcées d’une voix aigre et tranchante :

 

– Oui, jurons ; mais, auparavant, explique-nous comment tu comprends ces trois mots, afin que, nous, tes simples apôtres, nous puissions les expliquer après toi.

 

Un regard perçant de Cagliostro sillonna la foule, et alla, comme le rayon d’un miroir, éclairer le pâle visage du député d’Arras.

 

– Soit ! dit-il ; écoute donc, Maximilien.

 

Puis, haussant à la fois la main et la voix pour s’adresser à la foule :

 

– Ecoutez, vous tous !

Chapitre LXXIII

Liberté ! Egalité ! Fraternité !

 

Il se fit dans l’assemblée un de ces silences solennels qui donnent la mesure de l’importance qu’on accorde à ce qu’on va entendre.

 

– Oui, l’on a eu raison de me demander ce que c’est que la liberté, ce que c’est que l’égalité, ce que c’est que la fraternité ; je vais vous le dire. Commençons par la liberté. Et, avant tout, frères, ne confondez pas la liberté avec l’indépendance ; ce ne sont point deux sœurs qui se ressemblent, ce sont deux ennemies qui se haïssent. Presque tous les peuples qui habitent un pays de montagnes sont indépendants ; je ne sais si l’on peut dire qu’un seul, la Suisse exceptée, soit véritablement libre. Personne ne niera que le Calabrais, le Corse et l’Ecossais ne soient indépendants. Nul n’osera dire qu’ils sont libres. Que le Calabrais se trouve blessé dans sa fantaisie, le Corse dans son honneur, l’Ecossais dans ses intérêts, le Calabrais, qui ne peut recourir à la justice, attendu qu’il n’y a pas de justice chez un peuple opprimé, le Calabrais en appelle à son poignard, le Corse à son stylet, l’Écossais à son dirk ; il frappe, son ennemi tombe, il est vengé ; la montagne est là qui lui offre un asile, et, à défaut de la liberté, invoquée vainement par l’homme des villes, il trouve l’indépendance des cavernes profondes, des grands bois, des hautes cimes, c’est-à-dire l’indépendance du renard, du chamois et de l’aigle. Mais, aigle, chamois et renard, impassibles, invariables, indifférents spectateurs du grand drame humain qui se déroule sous leurs yeux, sont des animaux réduits à l’instinct et voués à la solitude ; les civilisations primitives, antiques, maternelles, pourrait-on dire, les civilisations de l’Inde, de l’Egypte, de l’Étrurie, de l’Asie Mineure, de la Grèce et du Latium, en réunissant leurs sciences, leurs religions, leurs arts, leurs poésies, comme un faisceau de lumières qu’elles ont secoué sur le monde pour éclairer à son berceau et dans ses développements la civilisation moderne, ont laissé les renards dans leurs terriers, les chamois sur leurs cimes, les aigles au milieu de leurs nuages ; pour eux, en effet, le temps passe, mais il n’y a pas de mesure ; pour eux, les sciences fleurissent, mais il n’y a pas de progrès ; pour eux, les nations naissent, grandissent et tombent, mais il n’y a pas d’enseignement. C’est que la Providence a borné le cercle de leurs facultés à l’instinct de la conservation individuelle, tandis que Dieu a donné à l’homme l’intelligence du bien et du mal, le sentiment du juste et de l’injuste, l’horreur de l’isolement, l’amour de la société. Voilà pourquoi l’homme, né solitaire comme le renard, sauvage comme le chamois, isolé comme l’aigle, s’est réuni en familles, aggloméré en tribus, constitué en peuples. C’est que, comme je vous le disais, frères, l’individu qui s’isole n’a droit qu’à l’indépendance, et qu’au contraire, les hommes qui se réunissent ont droit à la liberté.

 

LA LIBERTÉ !

 

– Ce n’est point une substance primitive et unique comme l’or ; c’est une fleur, c’est un fruit, c’est un art, c’est un produit, enfin ; il faut la cultiver pour qu’elle éclose et mûrisse. La liberté, c’est le droit pour chacun de faire, au bénéfice de son intérêt, de sa satisfaction, de son bien-être, de son amusement, de sa gloire, tout ce qui ne blesse pas l’intérêt des autres ; c’est l’abandon d’une partie de l’indépendance individuelle pour en faire un fonds de liberté générale où chacun puise à son tour et en égale mesure ; la liberté, enfin, c’est plus que tout cela, c’est l’obligation prise à la face du monde de ne pas resserrer la somme de lumière, de progrès, de privilèges que l’on a conquise, dans le cercle égoïste d’un peuple, d’une nation, d’une race ; mais, au contraire, de les répandre à pleines mains, soit comme individu, soit comme société, chaque fois qu’un individu pauvre ou qu’une société indigente vous demandera de partager votre trésor avec elle. Et ne craignez pas de l’épuiser, ce trésor, car la liberté a ce privilège divin de se multiplier par la prodigalité même, pareille à cette urne des grands fleuves qui arrosent la terre, et qui est d’autant plus pleine à sa source qu’ils sont plus abondants à leur embouchure. Voilà ce que c’est que la liberté, une manne céleste à laquelle chacun a droit, et que le peuple élu pour qui elle tombe doit partager avec tout peuple qui en réclame sa part, telle est la liberté comme je l’entends, continua Cagliostro sans même daigner répondre directement à celui qui l’avait interpellé. Passons à l’égalité.

 

Un immense murmure d’approbation s’éleva jusqu’aux voûtes, embrassant l’orateur de cette caresse, la plus douce de toutes, sinon au cœur, du moins à l’orgueil de l’homme – la popularité.

 

Mais lui, comme habitué à ces ovations humaines, étendit la main pour réclamer le silence.

 

– Frères, dit-il, l’heure passe, le temps est précieux, chaque minute de ce temps, mise à profit par les ennemis de notre sainte cause, creuse un abîme sous nos pas ou dresse un obstacle sur notre chemin. Laissez-moi donc vous dire ce que c’est que l’égalité, comme je vous ai dit ce que c’est que la liberté.

 

Il se fit, à la suite de ces paroles, des chut multipliés, puis un grand silence, au milieu duquel la voix de Cagliostro monta claire, sonore, accentuée.

 

– Frères, dit-il, je ne vous fais pas l’injure de croire qu’un seul de vous, par ce mot séduisant d’égalité, ait compris un instant l’égalité de la matière et de l’intelligence ; non vous savez très bien que l’une et l’autre égalité répugnent à la véritable philosophie, et que la nature elle-même a tranché cette grande question en plaçant l’hysope près du chêne, la colline près de la montagne, le ruisseau près du fleuve, le lac près de l’Océan, la stupidité près du génie. Tous les décrets du monde n’abaisseront pas d’une coudée de Chimboraço[2], l’Himalaya ou le mont Blanc ; tous les arrêtés d’une assemblée d’hommes n’éteindront pas la flamme qui brûle au front d’Homère, de Dante et de Shakespeare. Nul n’a pu avoir cette idée que l’égalité sanctionnée par la loi serait l’égalité matérielle et physique ; que, du jour où cette loi serait inscrite sur les tables de la constitution, les générations auraient la taille de Goliath, la valeur du Cid, ou le génie de Voltaire ; non, individus et masse, nous avons parfaitement compris et devons parfaitement comprendre qu’il s’agit purement et simplement de l’égalité sociale. Or, frères, qu’est-ce que l’égalité sociale ?

 

L’ÉGALITÉ !

 

– C’est l’abolition de tous les privilèges transmissibles ; le libre accès à tous les emplois, à tous les grades, à tous les rangs ; enfin, la récompense accordée au mérite, au génie, à la vertu, et non plus l’apanage d’une caste, d’une famille ou d’une race ; ainsi, le trône, en supposant qu’il reste un trône, n’est ou plutôt ne sera qu’un poste plus élevé où pourra parvenir le plus digne, tandis qu’à des degrés inférieurs, et selon leurs mérites, s’arrêteront ceux-là qui seront dignes des postes secondaires, sans que, pour rois, ministres, conseillers, généraux, juges, on s’inquiète un instant, les voyant arrivés, de quel point ils sont partis. Ainsi, royauté ou magistrature, trône de monarque ou fauteuil de président, ne seront plus l’apanage de l’hérédité dans la race : Élection. Ainsi, pour le conseil, pour la guerre, pour la justice, plus de privilège dans une race : Aptitude. Ainsi pour les arts, les sciences, les lettres, plus de faveurs : Concours. Voilà l’égalité sociale ! Puis, au fur et à mesure qu’avec l’éducation, non seulement gratuite et mise à la portée de tous, mais encore forcée pour tous, les idées grandiront, il faut que l’égalité monte avec elles ; l’égalité, au lieu de demeurer les pieds dans la fange, doit siéger aux plus hauts sommets ; une grande nation comme la France ne doit reconnaître que l’égalité qui élève, et non l’égalité qui abaisse ; l’égalité qui abaisse n’est plus celle du Titan, c’est celle du bandit ; ce n’est plus la couche caucasienne de Prométhée, c’est le lit de Procuste. Voilà l’égalité !

 

Il est impossible qu’une pareille définition ne réunît pas tous les suffrages dans une société d’hommes à l’esprit élevé, au cœur ambitieux, où chacun, à part quelques rares exceptions de modestie, devait voir naturellement dans son voisin un des degrés de son élévation future. Aussi, les hourras, les bravos et les trépignements éclatèrent, attestant que ceux-là mêmes, et il y en avait quelques-uns dans l’assemblée, qui devaient, au moment de la pratique, faire de l’égalité d’une autre façon que ne l’entendait Cagliostro, acceptaient cependant, à cette heure de théorie, l’égalité telle que la comprenait le puissant génie du chef étrange qu’ils s’étaient choisi.

 

Mais Cagliostro, plus ardent, plus illuminé, plus resplendissant, à mesure que la question grandissait, Cagliostro réclama le silence comme il avait déjà fait, et, continuant d’une voix dans laquelle il était impossible de reconnaître la moindre fatigue ou de surprendre la plus légère hésitation :

 

– Frères, dit-il, nous voici arrivés au troisième mot de la devise, à celui que les hommes seront le plus longtemps à comprendre, et que sans doute, pour cette raison, le grand civilisateur a placé le dernier. Frères, nous voici arrivés à la fraternité.

 

LA FRATERNITÉ !

 

– Oh ! grand mot, s’il est bien compris ! sublime parole, si elle est bien expliquée ! Dieu me garde de dire que celui qui, ayant mal mesuré la hauteur de ce mot, le prendra dans son acception étroite pour l’appliquer aux habitants d’un village, aux citoyens d’une ville, aux hommes d’un royaume, soit un mauvais cœur… Non, frères, non, ce ne sera qu’un pauvre esprit. Plaignons les pauvres esprits, tâchons de secouer les sandales de plomb de la médiocrité, déployons nos ailes, et planons au-dessus des idées vulgaires. Lorsque Satan voulut tenter Jésus, il le transporta sur la plus haute montagne du monde, du sommet de laquelle il pouvait lui montrer tous les royaumes de la terre, et non sur la tour de Nazareth, d’où iI ne pouvait lui faire voir que quelques pauvres villages de la Judée. Frères, ce n’est point à une ville, ce n’est point à un royaume même qu’il faut appliquer la fraternité ; c’est au monde qu’il faut l’étendre. Frères, un jour viendra où ce mot qui nous paraît sacré, la patrie, où cette parole qui nous paraît sainte, la nationalité, disparaîtront comme ces toiles de théâtre qui ne s’abaissent provisoirement que pour donner aux peintres et aux machinistes le temps de préparer des lointains infinis, des horizons incommensurables. Frères, un jour viendra où les hommes, qui ont déjà conquis la terre et l’eau, conquerront le feu et l’air ; où ils attelleront des coursiers de flamme, non seulement à la pensée, mais encore à la matière ; où les vents, qui ne sont aujourd’hui que les courriers indisciplinés de la tempête, deviendront les messagers intelligents et dociles de la civilisation. Frères, un jour viendra, enfin, où les peuples, grâce à ces communications terrestres et aériennes contre lesquelles les rois seront impuissants, comprendront qu’ils sont liés les uns aux autres par la solidarité des douleurs passées ; que ces rois qui leur ont mis les armes à la main pour s’entre-détruire les ont poussés, non point à la gloire, comme ils le leur disaient, mais au fratricide, et qu’ils auront désormais compte à rendre à la postérité de toute goutte de sang tirée du corps du membre le plus infime de la grande famille humaine. Alors, frères, vous verrez un magnifique spectacle se dérouler à la face du Seigneur ; toute frontière idéale disparaîtra, toute limite factice sera effacée ; les fleuves ne seront plus un obstacle, les montagnes ne seront plus un empêchement ; d’un côté à l’autre des fleuves, les peuples se donneront la main, et sur tout haut sommet s’élèvera un autel, l’autel de la fraternité. Frères ! frères ! frères ! je vous le dis, voilà la vraie fraternité de l’apôtre. Le Christ n’est pas mort pour racheter les Nazaréens seulement, le Christ est mort pour racheter tous les peuples de la terre. Ne faites donc pas seulement de ces trois mots, liberté, égalité, fraternité, la devise de la France ; inscrivez-les sur le labarum de l’humanité, comme la devise du monde… Et, maintenant, allez, frères, votre tâche est grande ; si grande, que, par quelque vallée de larmes ou de sang que vous passiez, vos descendants vous envieront la mission sainte que vous aurez accomplie, et, comme ces croisés qui se succédaient toujours plus nombreux et plus pressés par les chemins qui conduisaient aux saints lieux, ils ne s’arrêteront pas, quoique bien souvent ils ne reconnaîtront leur route qu’aux ossements blanchis de leurs pères… Courage donc, apôtres ! courage donc, pèlerins ! courage donc, soldats !… Apôtres, convertissez ! pèlerins, marchez ! soldats, combattez !

 

Cagliostro s’arrêta, mais il ne se fût point arrêté que les applaudissement, les bravos, les cris d’enthousiasme l’eussent interrompu.

 

Trois fois ils s’éteignirent, et trois fois se relevèrent, grondant sous les voûtes de la crypte comme un orage souterrain.

 

Alors, les six hommes masqués, s’inclinant l’un après l’autre devant lui, lui baisèrent la main, et se retirèrent.

 

Puis, chacun des frères, s’inclinant à son tour devant cette estrade où, comme un autre Pierre l’Ermite, le nouvel apôtre venait de prêcher la croisade de liberté, passa, répétant la devise fatale : Lilia pedibus destrue.

 

Avec le dernier la lampe s’éteignit.

 

Et Cagliostro resta seul, enseveli dans les entrailles de la terre, perdu dans le silence et dans l’obscurité, pareil à ces dieux de l’Inde, aux mystères desquels il prétendait avoir été initié deux mille ans auparavant.

 

Chapitre LXXIV

Les femmes et les fleurs

 

Quelques mois après les événements que nous venons de raconter, vers la fin de mars 1791, une voiture suivant rapidement le chemin d’Argenteuil à Besons faisait un détour à un demi-quart de lieue de la ville, s’avançait vers le château du Marais, dont la grille s’ouvrait devant elle, et s’arrêtait au fond de la seconde cour, près de la première marche du perron.

 

L’horloge placée au fronton du bâtiment marquait huit heures du matin.

 

Un vieux domestique qui semblait attendre impatiemment l’arrivée de la voiture se précipita vers la portière, qu’il ouvrit, et un homme entièrement vêtu de noir s’élança sur les degrés.

 

– Ah ! monsieur Gilbert, dit le valet de chambre, vous voici enfin !

 

– Qu’y a-t-il donc, mon pauvre Teisch ? demanda le docteur.

 

– Hélas ! monsieur, vous allez voir, dit le domestique.

 

Et, marchant devant le docteur, il lui fit traverser la salle de billard, dont les lampes, allumées sans doute à une heure avancée de la nuit, brûlaient encore ; puis la salle à manger, dont la table, couverte de fleurs, de bouteilles débouchées, de fruits et de pâtisseries, attestait un souper qui s’était prolongé au-delà des heures habituelles.

 

Gilbert jeta sur cette scène de désordre, qui lui prouvait combien peu ses prescriptions avaient été suivies, un regard douloureux ; puis, haussant les épaules avec un soupir, il s’engagea dans l’escalier qui conduisait à la chambre de Mirabeau, située au premier étage.

 

– Monsieur le comte, dit le domestique en pénétrant le premier dans cette chambre, voici M. le docteur Gilbert.

 

– Comment, le docteur ? dit Mirabeau ; on a été le chercher pour une pareille niaiserie ?

 

– Niaiserie ! murmura le pauvre Teisch ; jugez-en par vous-même, monsieur.

 

– Oh ! docteur, dit Mirabeau en se soulevant sur son lit, croyez que je suis aux regrets que, sans me consulter, on vous ait dérangé ainsi.

 

– D’abord, mon cher comte, ce n’est jamais me déranger que de me susciter une occasion de vous voir ; vous savez que je n’exerce que pour quelques amis, et, ceux-là, je leur appartiens tout entier. Voyons, qu’est-il arrivé ? Et surtout pas de secret pour la Faculté ! Teisch, tirez les rideaux, et ouvrez les fenêtres.

 

Cet ordre exécuté, le jour envahit la chambre de Mirabeau jusque dans la pénombre, et le docteur put voir le changement qui s’était fait dans toute la personne du célèbre orateur, depuis un mois à peu près qu’il ne l’avait rencontré.

 

– Ah ! ah ! fit-il malgré lui.

 

– Oui, dit Mirabeau, je suis changé, n’est-ce pas ? Je vais vous dire d’où cela vient.

 

Gilbert sourit tristement ; mais, comme un médecin intelligent tire toujours parti de ce que lui dit son malade, dût celui-ci dire un mensonge, il le laissa faire.

 

– Vous savez, continua Mirabeau, quelle question on débattait hier ?

 

– Oui, celle des mines.

 

– C’est une question encore mal connue, peu ou point approfondie ; les intérêts des propriétaires et du gouvernement ne sont pas assez distincts. D’ailleurs, le comte de La Marck, mon ami intime, était très intéressé dans la question : la moitié de sa fortune en dépendait ; sa bourse, cher docteur, a toujours été la mienne ; il faut être reconnaissant. J’ai parlé ou plutôt j’ai chargé cinq fois ; à la dernière charge, j’ai mis les ennemis en déroute, mais je suis resté, ou à peu près, sur le carreau. Cependant, en rentrant, j’ai voulu célébrer la victoire. J’avais quelques amis à souper ; on a ri, bavardé jusqu’à trois heures du matin ; à trois heures du matin, on s’est couché ; à cinq, j’ai été pris par des douleurs d’entrailles ; j’ai crié comme un imbécile, Teisch a eu peur comme un poltron, et il vous a envoyé chercher. Maintenant, vous êtes aussi savant que moi. Voilà le pouls, voilà la langue ; je souffre comme un damné ! Tirez-moi de là si vous pouvez ; quant à moi, je vous déclare que je ne m’en mêle plus.

 

Gilbert était un trop habile médecin pour ne pas voir, sans le secours de la langue ou du pouls, la gravité de la situation de Mirabeau. Le malade était près de suffoquer, respirait avec peine, avait le visage gonflé par l’arrêt du sang dans les poumons ; il se plaignait de froid aux extrémités et, de temps en temps, la violence de la douleur lui arrachait soit un soupir, soit un cri.

 

Le docteur voulut, cependant, confirmer son opinion, déjà presque arrêtée, par l’examen du pouls.

 

Le pouls était convulsif et intermittent.

 

– Allons, dit Gilbert, ce ne sera rien pour cette fois-ci, mon cher comte ; mais il était temps.

 

Et il tira sa trousse de sa poche avec cette rapidité et ce calme qui sont les signes distinctifs du véritable génie.

 

– Ah ! ah ! dit Mirabeau, vous allez me saigner ?

 

– À l’instant même.

 

– Au bras droit ou au bras gauche ?

 

– Ni à l’un ni à l’autre, vous n’avez déjà les poumons que trop engorgés. Je vais vous saigner au pied, tandis que Teisch va aller chercher à Argenteuil de la moutarde et des cantharides, pour que nous vous appliquions des sinapismes. Prenez ma voiture, Teisch.

 

– Diable ! fit Mirabeau, il paraît que, comme vous le disiez, docteur il était temps.

 

Gilbert, sans lui répondre, procéda immédiatement à l’opération, et bientôt un sang noir et épais, après avoir hésité un instant, jaillit du pied du malade.

 

Le soulagement fut instantané.

 

– Ah ! morbleu ! dit Mirabeau respirant plus à l’aise, décidément vous êtes un grand homme, docteur.

 

– Et vous un grand fou, comte, de risquer ainsi une vie si précieuse à vos amis et à la France, pour quelques heures de faux plaisir.

 

Mirabeau sourit avec mélancolie, presque ironiquement.

 

– Bah ! mon cher docteur, dit-il, vous vous exagérez le cas que mes amis et la France font de moi.

 

– D’honneur, dit en riant Gilbert, les grands hommes se plaignent toujours de l’ingratitude des autres hommes ; et ce sont eux, en réalité, qui sont ingrats. Soyez malade sérieusement, et, demain, vous aurez tout Paris sous vos fenêtres ; mourez après-demain, et vous aurez toute la France à votre convoi.

 

– Savez-vous que c’est très consolant, ce que vous me dites là ? répondit en riant Mirabeau.

 

– C’est justement parce que vous pouvez voir l’un sans risquer l’autre que je vous dis cela, et, en vérité, vous avez besoin d’une grande démonstration qui vous remonte le moral. Laissez-moi vous ramener à Paris, dans deux heures, comte ; laissez-moi dire au commissionnaire du premier coin de rue que vous êtes malade, et vous verrez.

 

– Vous croyez que je puis être transporté à Paris ?

 

– Aujourd’hui même, oui… Qu’éprouvez-vous ?

 

– Je respire plus librement, ma tête se dégage, le brouillard que j’avais devant les yeux disparaît… Je souffre toujours des entrailles.

 

– Oh ! cela regarde les sinapismes, mon cher comte ; la saignée a fait son œuvre, c’est au tour des sinapismes à faire la leur. Eh ! tenez, justement, voici Teisch.

 

En effet, Teisch entra au moment même avec les ingrédients demandés. Un quart d’heure après, le mieux prédit par le docteur était arrivé.

 

– Maintenant, dit Gilbert, je vous laisse une heure de repos, et je vous emmène.

 

– Docteur, dit Mirabeau en riant, voulez-vous me permettre de ne partir que ce soir, et de vous donner rendez-vous dans mon hôtel de la Chaussée d’Antin à onze heures ?

 

Gilbert regarda Mirabeau.

 

Le malade comprit que son médecin avait deviné la cause de ce retard.

 

– Que voulez-vous ! dit Mirabeau, j’ai une visite à recevoir.

 

– Mon cher comte, répondit Gilbert, j’ai vu bien des fleurs sur la table de la salle à manger. Ce n’était pas seulement un souper d’amis que vous avez donné hier ?

 

– Vous savez que je ne saurais me passer de fleurs ; c’est ma folie.

 

– Oui, mais les fleurs ne sont pas seules, comte !

 

– Dame ! si les fleurs me sont nécessaires, il faut bien que je subisse les conséquences de cette nécessité.

 

– Comte, comte, vous vous tuerez ! dit Gilbert.

 

– Avouez, docteur, que ce sera du moins un charmant suicide.

 

– Comte, je ne vous quitte pas de la journée.

 

– Docteur, j’ai donné ma parole, vous ne voudriez pas m’y faire manquer.

 

– Vous serez ce soir à Paris ?

 

– Je vous ai dit que je vous attendrais à onze heures, dans mon petit hôtel de la rue de la Chaussée-d’Antin… L’avez-vous vu déjà ?

 

– Pas encore.

 

– C’est une acquisition que j’ai faite de Julie, la femme de Talma… En vérité, je me sens tout à fait bien, docteur.

 

– C’est-à-dire que vous me chassez.

 

– Oh ! par exemple…

 

– Au reste, vous faites bien. Je suis de quartier aux Tuileries.

 

– Ah ! ah ! vous verrez la reine, dit Mirabeau en s’assombrissant.

 

– Probablement. Avez-vous quelque message pour elle ?

 

Mirabeau sourit amèrement.

 

– Je ne prendrais point pareille liberté, docteur ; ne lui dites pas même que vous m’avez vu.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’elle vous demanderait si j’ai sauvé la monarchie, comme je lui ai promis de le faire, et vous seriez obligé de lui répondre que non ; du reste, ajouta Mirabeau avec un rire nerveux, il y a bien autant de sa faute que de la mienne.

 

– Vous ne voulez pas que je lui dise que votre excès de travail, que votre lutte à la tribune vous tuent.

 

Mirabeau réfléchit un instant.

 

– Oui, répondit-il, dites-lui cela ; faites-moi même, si vous voulez, plus malade que je ne suis.

 

– Pourquoi ?

 

– Pour rien… par curiosité… pour me rendre compte de quelque chose…

 

– Soit.

 

– Vous me promettez cela, docteur ?

 

– Je vous le promets.

 

– Et vous me répéterez ce qu’elle aura dit ?

 

– Ses propres paroles.

 

– Bien… Adieu, docteur ; mille fois merci.

 

Et il tendit la main à Gilbert.

 

Gilbert regarda fixement Mirabeau, que ce regard parut embarrasser.

 

– À propos, dit le malade, avant de vous en aller, que prescrivez-vous ?

 

– Oh ! dit Gilbert, des boissons chaudes et purement délayantes, chicorée ou bourrache, diète absolue, et surtout…

 

– Surtout ?

 

– Pas de garde-malade qui ait moins de cinquante ans… Vous entendez, comte ?

 

– Docteur, dit Mirabeau en riant, plutôt que de manquer à votre ordonnance, j’en prendrais deux de vingt-cinq !

 

À la porte, Gilbert rencontra Teisch.

 

Le pauvre garçon avait les larmes aux yeux.

 

– Oh ! monsieur, dit-il, pourquoi vous en allez-vous ?

 

– Je m’en vais parce qu’on me chasse, mon cher Teisch, dit Gilbert en riant.

 

– Et tout cela pour cette femme ! murmura le vieillard ; et tout cela parce que cette femme ressemble à la reine ! Un homme qui a tant de génie, à ce que l’on dit. Mon Dieu ! faut-il être bête !

 

Et, sur cette conclusion, il ouvrit la portière à Gilbert, qui remonta en voiture tout préoccupé, et se demandant tout bas :

 

– Que veut-il dire avec cette femme qui ressemble à la reine ?

 

Un instant il arrêta le bras de Teisch comme pour l’interroger ; mais, tout bas encore :

 

– Eh bien, qu’allais-je faire ? dit-il. C’est le secret de M. de Mirabeau, et non le mien. Cocher, à Paris !

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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[1] « Tu es poussière, et tu retourneras à la poussière ».

[2] Volcan éteint de la cordillère des Andes (6253 m).