Alexandre Dumas

LE COMTE DE MORET

Tome II

(1865)

 

 

 

Table des matières

 

TROISIÈME VOLUME. 5

CHAPITRE 1er  LES LARDOIRES DU ROI LOUIS XIII. 6

II  PENDANT QUE LE ROI LARDE. 19

III  LE MAGASIN D’ILDEFONSE LOPEZ. 27

IV  LES CONSEILS DE L’ANGÉLY. 43

V  LA CONFESSION. 55

VI  OÙ M. LE CARDINAL DE RICHELIEU FAIT UNE COMÉDIE SANS LE SECOURS DE SES COLLABORATEURS. 67

VII  LE CONSEIL. 81

VIII  LE MOYEN DE VAUTHIER. 95

IX  LE FÉTU DE PAILLE INVISIBLE, LE GRAIN DE SABLE INAPERÇU. 103

X  LA RÉSOLUTION DE RICHELIEU. 113

XI  LES OISEAUX DE PROIE. 122

XII  LE ROI RÈGNE. 135

XIII  LES AMBASSADEURS. 157

XIV  LES ENTR’ACTES DE LA ROYAUTÉ. 181

XV  TU QUOQUE, BARADAS ! 194

XVI  COMMENT, EN FAISANT CHACUN LEUR PREMIÈRE SORTIE, ÉTIENNE LATIL ET LE MARQUIS DE PISANI EURENT LA CHANCE DE SE RENCONTRER. 212

XVII  LE CARDINAL À CHAILLOT. 222

XVIII  MIRAME. 233

XIX  LES NOUVELLES DE LA COUR. 245

XX  POURQUOI LE ROI LOUIS XIII ÉTAIT TOUJOURS VÊTU DE NOIR. 253

XXI  OÙ LE CARDINAL RÈGLE LE COMPTE DU ROI. 263

QUATRIÈME VOLUME. 272

CHAPITRE PREMIER  L’AVALANCHE. 273

II  GUILLAUME COUTET. 281

III  MARIE COUTET. 290

IV  POURQUOI LE COMTE DE  MORET AVAIT ÉTÉ TRAVAILLER AUX FORTIFICATIONS DU PAS DE SUZE. 297

V  UNE HALTE DANS LA MONTAGNE. 305

VI  LES ÂMES ET LES ÉTOILES. 313

VII  LE PONT DE GIAVON. 322

VIII  LE SERMENT. 329

IX  LE JOURNAL DE M. DE BASSOMPIERRE. 336

IX  OÙ LE LECTEUR RETROUVE UN ANCIEN AMI. 344

X  OÙ MONSIEUR LE CARDINAL TROUVE LE GUIDE DONT IL AVAIT BESOIN. 353

XI  LE PAS DE SUZE. 361

XII  OÙ IL EST PROUVÉ QU’UN HOMME N’EST JAMAIS SUR D’ÊTRE PENDU, EÛT IL DÉJÀ LA CORDE AU COU. 369

XIII  LA PLUME BLANCHE. 377

XIV  CE QUE PENSE l’ANGÉLY DES COMPLIMENTS DU DUC DE SAVOIE. 386

XV  UN CHAPITRE D’HISTOIRE. 394

XVII  DEUX ANCIENS AMANTS. 414

XVIII  LE CARDINAL ENTRE EN CAMPAGNE. 421

XIX  BUISSON CREUX. 428

XX  OÙ LE COMTE DE MORET SE CHARGE DE FAIRE ENTRER UN MULET ET UN MILLION DANS LE FORT DE PIGNEROL. 437

XXI  LE FRÈRE DE LAIT. 445

CHAPITRE XXII  L’AIGLE ET LE RENARD. 454

XXII  L’AURORE. 466

XXIV  LE BILLET ET LES PINCETTES. 477

À propos de cette édition électronique. 487

 

TROISIÈME VOLUME

CHAPITRE 1er

LES LARDOIRES DU ROI LOUIS XIII.

Et maintenant, il faut, pour les besoins de notre récit, que nos lecteurs nous permettent de leur faire faire plus ample connaissance avec le roi Louis XIII, qu’ils ont entrevu à peine pendant cette nuit où, poussé par les pressentiments du cardinal de Richelieu dans la chambre de la reine, il n’y entra que pour s’assurer que l’on n’y tenait point cabale et lui annoncer que, par ordre de Bouvard, il se purgeait le lendemain et se faisait saigner le surlendemain.

Il s’était purgé, il s’était fait saigner, et n’en était ni plus gai ni plus rouge ; mais tout au contraire, sa mélancolie n’avait fait qu’augmenter.

Cette mélancolie, dont nul ne connaissait la cause et qui avait pris le roi dès l’âge de quatorze à quinze ans, le conduisait à essayer les uns après les autres toutes sortes de divertissements qui ne le divertissaient pas. Joignez à cela qu’il était presque le seul à la cour, avec son fou l’Angély, qui fût vêtu de noir, ce qui ajoutait encore à son air lugubre.

Rien n’était donc plus triste que ses appartements, dans lesquels, à l’exception de la reine Anne d’Autriche et de la reine-mère, qui du reste, avaient toujours le soin de prévenir le roi lorsqu’elles désiraient lui rendre visite, il n’entrait jamais aucune femme.

Souvent, lorsque l’on avait audience de lui, en arrivant à l’heure désignée, on était reçu ou par Béringhen, qu’en sa qualité de premier valet de chambre on appelait M. le Premier, ou par M. de Tréville, ou par M. de Guitaut ; l’un ou l’autre de ces messieurs vous introduisait dans le salon où l’on cherchait inutilement des yeux le roi ; le roi était dans une embrasure de fenêtre avec quelqu’un de son intimité, à qui il avait fait l’honneur de dire : Monsieur un tel, venez avec moi et ennuyons-nous. Et sur ce point, on était toujours sûr qu’il se tenait religieusement parole à lui et aux autres.

Plus d’une fois la reine, dans le but d’avoir prise sur ce morne personnage, et trop sûre de ne pouvoir y parvenir par elle-même, avait, sur le conseil de la reine-mère, admis dans son intimité ou attaché à sa maison quelque belle créature de la fidélité de laquelle elle était certaine, espérant que cette glace se fondrait aux rayons de deux beaux yeux, mais toujours inutilement.

Ce roi, que de Luynes, après quatre ans de mariage, avait été obligé de porter dans la chambre de sa femme, avait des favoris, jamais des favorites. La buggera a passato i monti, disaient les Italiens.

La belle Mme de Chevreuse, elle que l’on pouvait appeler l’Irrésistible, y avait essayé, et malgré la triple séduction de sa jeunesse, de sa beauté et de son esprit, elle y avait échoué.

– Mais, Sire, lui dit-elle un jour, impatientée de cette invincible froideur, vous n’avez donc pas de maîtresse.

– Si fait, madame, j’en ai, lui répondit le roi.

– Comment donc les aimez-vous, alors ?

– De la ceinture en haut, répondit le roi.

– Bon, fit Mme de Chevreuse, la première fois que je viendrai au Louvre, je ferai comme Gros-Guillaume, je mettrai ma ceinture au milieu des cuisses.

C’était un espoir pareil qui avait fait appeler à la cour la belle et chaste enfant que nous avons déjà présentée à nos lecteurs sous le nom d’Isabelle de Lautrec. On savait son dévouement acharné à la reine qui l’avait fait élever, quoique son père fût attaché, lui, au duc de Réthellois. Et en effet, elle était si belle, que Louis XIII s’en était d’abord fort occupé ; il avait causé avec elle, et son esprit l’avait charmé. Elle, de son côté, tout à fait ignorante des desseins que l’on avait sur elle, avait répondu au roi avec modestie et respect. Mais il avait, six mois avant l’époque où nous sommes arrivés, recruté un nouveau page de sa chambre, et non-seulement le roi ne s’était plus occupé d’Isabelle, mais encore il avait presque entièrement cessé d’aller chez la reine.

Et en effet les favoris se succédaient près du roi avec une rapidité qui n’avait rien de rassurant pour celui qui, comme on dit en terme de turf, tenait momentanément la corde.

Il y avait d’abord eu Pierrot, ce petit paysan dont nous avons parlé.

Vint ensuite Luynes, le chef des oiseaux de cabinet ; puis son porteur d’arbalète d’Esplan, qu’il fit marquis de Grimaud.

Puis Chalais, auquel il laissa couper la tête.

Puis Baradas, le favori du moment.

Et enfin Saint-Simon, le favori aspirant qui comptait sur la disgrâce de Baradas, disgrâce que l’on pouvait toujours prévoir quand on connaissait la fragilité de cet étrange sentiment qui, chez le roi Louis XIII, tenait un inqualifiable milieu entre l’amitié et l’amour.

En dehors de ses favoris, le roi Louis XIII avait des familiers ; c’étaient : M. de Tréville, le commandant de ses mousquetaires, dont nous nous sommes assez occupé dans quelques-uns de nos livres, pour que nous nous contentions de le nommer ici ; le comte de Nogent Beautru, frère de celui que le cardinal venait d’envoyer en Espagne, qui, la première fois qu’il avait été présenté à la cour, avait eu la chance, pour lui faire passer un endroit des Tuileries où il y avait de l’eau, déporter le roi sur ses épaules, comme saint-Christophe avait porté Jésus-Christ, et qui avait le rare privilège, non-seulement comme son fou l’Angély, de tout lui dire, mais encore de dérider ce front funèbre, par ses plaisanteries.

Bassompierre, fait maréchal en 1622, bien plus par les souvenirs d’alcôve de Marie de Médicis que par ses propres souvenirs de bataille ; homme, du reste, d’un esprit assez charmant, et d’un manque de cœur assez complet, pour résumer en lui toute cette époque qui s’étend de la première partie du seizième siècle à la première partie du dix-septième ; Lublet des Noyers, son secrétaire, ou plutôt son valet, La Vieuville, le surintendant des finances, Guitaut, son capitaine des gardes, homme tout dévoué à lui et à la reine Anne d’Autriche, qui, à toutes les offres que lui fit le cardinal pour se l’attacher, ne fit jamais d’autres réponses que : « Impossible, Votre Éminence, je suis au roi et l’Évangile défend de servir deux maîtres : » et enfin, le maréchal de Marillac, frère du garde des sceaux, qui devait, lui aussi, être une des taches sanglantes du règne de Louis XIII, ou plutôt du ministère du cardinal de Richelieu.

Ceci posé comme explication préliminaire, il arriva que, le lendemain du jour où Souscarrières avait fait au cardinal un rapport si véridique et si circonstancié des événements de la nuit précédente, le roi, après avoir déjeuné avec Baradas, fait une partie de volant avec Nogent, et ordonné que l’on prévînt deux de ses musiciens, Molinier et Justin, de prendre l’un son luth, l’autre sa viole, pour le distraire pendant la grande occupation à laquelle il allait se livrer, se tourna vers MM. de Bassompierre, de Marillac, des Noyers et La Vieuville, qui étaient venus lui faire leur cour.

– Messieurs, allons larder ! fit-il.

– Allons larder, messieurs, dit l’Angély en nasillant, voyez comme cela s’accorde bien : majesté et larder !

Et, sur cette plaisanterie assez médiocre et que nous ne rappellerions pas si elle n’était historique, il enfonça son chapeau sur son oreille et celui de Nogent sur le milieu de sa tête.

– Eh bien, drôle, que fais-tu ? lui dit Nogent.

– Je me couvre, et je vous couvre, dit l’Angély.

– Devant le roi, y penses-tu ?

– Bah ! pour des bouffons, c’est sans conséquence…

– Sire, faites donc taire votre fou ! s’écria Nogent furieux.

– Bon ! Nogent, dit Louis XIII, est-ce que l’on fait taire l’Angély ?

– On me paye pour tout dire, fit l’Angély ; si je me taisais, je ferais comme M. de La Vieuville, qu’on fait surintendant des finances pour qu’il y ait des finances, et qui n’a pas de finances, je volerais mon argent.

– Mais Votre Majesté n’a pas entendu ce qu’il a dit.

– Si fait, mais tu m’en dis bien d’autres à moi.

– À vous, Sire ?

– Oui, tout à l’heure, quand, en jouant à la raquette, j’ai manqué le volant. Ne m’as-tu pas dit : « En voilà un beau Louis le Juste ! » Si je ne te regardais pas un peu comme le confrère de l’Angély, crois-tu que je te laisserais me dire de ces choses-là ? Allons larder, messieurs, allons larder !

Ces deux, mots : Allons larder, méritent une explication, sous peine de ne pas être intelligibles pour nos lecteurs ; cette explication, nous allons la donner.

Nous avons dit, à deux endroits différents déjà que, pour combattre sa mélancolie, le roi se livrait, à toute sorte de divertissements qui ne le divertissaient pas. Il avait, enfant, fait des canons avec du cuir, des jets d’eau avec des plumes ; étant jeune homme il avait enluminé des images, ce que ses courtisans avaient appelé faire de la peinture ; il avait fait ce que ses courtisans avaient appelé de la musique, c’est-à-dire joué du tambour, exercice auquel, s’il faut en croire Bassompierre, il réussissait très-bien.

Il avait fait des cages et des châssis, avec M. des Noyers. Il s’était fait confiturier et avait fait d’excellentes confitures ; puis jardinier et avait réussi à avoir en février des pois verts qu’il avait fait vendre, et que, pour lui faire sa cour, M. de Montauron avait achetés. Enfin il s’était mis à faire la barbe, et un beau jour, dans l’ardeur qu’il avait pour cet amusement, il avait réuni tous ses officiers, et lui-même leur avait coupé la barbe, ne leur laissant au menton, dans sa parcimonieuse munificence que ce bouquet de poil que, depuis ce jour, en commémoration d’une main auguste, on a appelé une royale, si bien que le lendemain, le pont-Neuf suivant courait par le Louvre :

 

Hélas ! ma pauvre barbe,

Qui t’a donc faite ainsi ?

C’est le grand roi Louis

Treizième de ce nom

Qui toute ébarba sa maison.

 

Ça, monsieur de la Force,

Faut vous la faire aussi.

Hélas, Sire, merci,

Ne me la faites pas :

Me méconnaîtraient, mes soldats.

 

Laissons la barbe en pointe

Au cousin Richelieu,

Car par la vertudieu

Ce serait trop oser

Que de prétendre la raser.

 

Or, le roi Louis XIII avait fini pas se lasser de faire la barbe, comme il finissait par se lasser de tout, et comme il était descendu quelques jours auparavant dans sa cuisine, afin d’y introduire une mesure économique dans laquelle la générale Coquet perdit sa soupe au lait et M. de La Vrillière ses biscuits du matin ; il avait vu son cuisinier et ses marmitons piquer, ceux-ci des longes de veau, ceux-là des filets de bœuf, ceux-là des lièvres, ceux-là des faisans ; il avait trouvé cette opération des plus récréatives. Il en résultait que, depuis un mois à peu près, Sa Majesté avait adopté ce nouveau divertissement.

Sa Majesté lardait et faisait larder avec elle ses courtisans.

Je ne sais si l’art de la cuisine avait à gagner en passant par des mains royales, mais l’état, de l’ornementation y avait fait de grands progrès. Les longes de veau et les filets de bœuf surtout qui présentaient une plus grande surface, redescendaient à l’office avec les dessins les plus variés. Le roi se bornait à larder en paysage, c’est-à-dire qu’il dessinait, des arbres, des maisons, de chasses, des chiens, des loups, des cerfs, des fleurs de lys ; mais Nogent et les autres ne se bornaient point à des figures héraldiques et variaient leurs dessins de la façon la plus fantastique, ce qui leur valait quelquefois, de la part du roi Charles Louis, les admonestations les plus sévères et faisait exiler impitoyablement des tables royales les morceaux ornementés par eux.

Et maintenant que voici nos lecteurs suffisamment renseignés, reprenons le cours de notre récit.

Sur ces mots : – Messieurs, allons larder, les personnes que nous avons nommées se hâtèrent donc de suivre le roi.

Bassompierre profita du moment où l’on passait dans la salle à manger, dans la pièce destinée au nouvel exercice adopté par le roi, dans laquelle cinq ou six tables de marbre avaient chacune, soit sa longe de veau, soit son filet de bœuf, son lièvre, soit son faisan, et où l’écuyer Georges attendait au milieu d’assiettes pleines de lardons taillés d’avance, et tenant en main des lardoires d’argent qu’il remettait à ceux qui désiraient faire leur cour à Sa Majesté en l’imitant, et surtout en se laissant vaincre par elle ; Bassompierre, disons-nous, profita de ce moment pour poser la main sur l’épaule du surintendant des finances et lui dire assez bas pour y mettre de la forme, assez haut pour être entendu :

– Monsieur le surintendant, sans être trop curieux, pourrait-on vous demander quand vous comptez me payer mon dernier quartier de colonel général des Suisses, que j’ai acheté cent mille écus, et que j’ai payé rubis sur l’ongle ?

Mais au lieu de lui répondre, M. de La Vieuville qui, comme Nogent, donnait parfois dans la pasquinade, se mit à étendre et à rapprocher ses bras en disant :

– Je nage, je nage, je nage !

– Par ma foi, dit Bassompierre, j’ai deviné bien des énigmes dans ma vie, mais je ne sais pas le mot de celle-là.

– Monsieur le maréchal, dit La Vieuville, quand on nage, c’est qu’on a perdu pied, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et quand on a perdu pied, c’est qu’on n’a plus de fond.

– Après ?

– Eh bien, je n’ai plus de fond ; je nage, je nage, je nage !

En ce moment, M. le duc d’Angoulême, bâtard de Charles IX et de Marie Touchet, venait de se joindre au cortège avec le duc de Guise que nous avons déjà vu dans la soirée de la princesse Marie, et à qui le duc d’Orléans avait promis un corps, dans l’armée où il serait lieutenant général pour le roi dans l’expédition d’Italie, et tous deux attendaient pour s’avancer que le roi les remarquât. Bassompierre, qui ne trouvait rien à répondre à de Vieuville et qui n’aimait point à rester court, s’accrocha bravement au duc d’Angoulême, nous disons bravement, parce que le duc d’Angoulême était pour la réplique, comme on disait alors, un des meilleurs becs de l’époque.

– Vous nagez, vous nagez, vous nagez c’est très bien ; les oies et les canards nagent aussi ; mais cela ne me regarde pas, moi. Ah ! pardieu, si je faisais de la fausse monnaie, comme M. d’Angoulême, cela ne m’inquièterait pas !

Le duc d’Angoulême, qui probablement n’avait pas de riposte prête, fit semblant de ne pas entendre ; mais le roi Louis XIII avait entendu, et comme il était très médisant de caractère :

– Entendez-vous ce que dit M. Bassompierre, mon cousin ? fit-il.

– Non, Sire, je suis sourd de l’oreille, droite, répondit le duc.

– Comme César, dit Bassompierre.

– Il vous demande si vous faites toujours, de la fausse monnaie ?

– Pardon, Sire, reprit Bassompierre, je ne demande pas si M. d’Angoulême continue à faire de la fausse monnaie, ce qui serait dubitatif ; je dis qu’il en fait, ce qui est affirmatif.

Le duc d’Angoulême haussa les épaules.

– Voilà vingt ans, dit-il, que l’on me bardine avec cette fadaise.

– Qu’y a-t-il de vrai, voyons, dites, mon cousin, demanda le roi.

– Ah ! mon Dieu, Sire, voilà la vérité pure : je loue, dans mon château de Gros-Bois, une chambre à un alchimiste nommé Merlin, qui la prétend merveilleusement située pour la recherche de la pierre philosophale. Il m’en donne quatre mille écus par an, à la condition de ne pas lui demander ce qu’il y fait et de lui laisser jouir du privilège qu’ont les habitations de France, de ne point être visitées par la justice. Vous comprenez bien, Sire, que louant une seule chambre plus qu’on ne m’offrait pour tout le château, je n’irai point, par une indiscrétion ridicule, perdre un si bon locataire.

– Voyez, Bassompierre, comme vous êtes méchante langue, dit le roi ; quoi de plus honnête que l’industrie de notre cousin ?

– D’ailleurs, dit le duc d’Angoulême, qui ne se tenait point pour battu, quand je ferais un peu de fausse monnaie, moi, fils du roi Charles IX, roi de France ; votre père de glorieuse mémoire, fils d’Antoine de Bourbon, qui n’était que roi de Navarre, volait bien.

– Comment, mon père volait ! s’écria Louis XIII.

– Ah ! dit Bassompierre, à telles enseignes qu’il m’a dit à moi un jour : « Je suis bien heureux d’être roi, sans cela je serais pendu. »

– Le roi votre père, Sire, continua le duc d’Angoulême, sauf le respect que je dois à Votre Majesté, volait au jeu d’abord.

– Au jeu ! dit Louis XIII. Je vous ferai observer, mon cousin, que voler au jeu n’est pas voler, c’est tricher. D’ailleurs, après la partie, il rendait l’argent.

– Pas toujours, dit Bassompierre.

– Comment, pas toujours ! fit le roi.

– Non, sur ma parole, et votre auguste mère vous garantira le fait que je vais vous citer. Un jour, ou plutôt un soir, que j’avais l’honneur de jouer avec le roi, et qu’il y avait cinquante pistoles au jeu, il se trouva des demi-pistoles parmi les pistoles. Sire, dis-je au roi, que je savais sujet à caution, c’est Votre Majesté qui a voulu faire passer des demi-pistoles pour des pistoles ? Non, c’est vous, répliqua le roi.

– Alors, continua Bassompierre, je pris tout, pistoles et demi-pistoles, j’ouvris une fenêtre, et je les jetai aux laquais qui attendaient dans la cour ; puis je revins faire le jeu avec des pistoles entières.

– Ah ! ah ! dit le roi, vous avez fait cela, Bassompierre ?

– Oui Sire, et votre auguste mère dit même à ce sujet : « Aujourd’hui, Bassompierre fait le roi, et le roi fait Bassompierre. »

– Foi de gentilhomme, c’était bien dit, s’écria Louis XIII ; et qu’a répondu mon père ?

– Sire, sans doute, ses malheurs conjugaux avec la reine. Marguerite l’avaient rendu injuste, car il a répondu très faussement à mon avis : « Vous voudriez bien qu’il fût le roi, vous auriez un mari plus jeune ! »

– Et qui gagna la partie ? demanda Louis XIII.

– Le roi Henri IV, Sire ; à telles enseignes qu’il empocha, dans la préoccupation que lui avait sans doute donnée l’observation de la reine, qu’il empocha, quoi qu’en dise Votre Majesté, l’enjeu entier, sans me rendre même la différence qu’il y avait entre les pistoles et les demi-pistoles.

– Oh ! dit le duc d’Angoulême, je lui ai vu voler mieux que cela.

– À mon père ? demanda Louis XIII.

– Je lui ai vu voler un manteau, moi.

– Un manteau !

– Il est vrai qu’il n’était encore que roi de Navarre.

– Bon, dit Louis XIII, racontez-nous cela, mon cousin.

– Le roi Henri III venait de mourir assassiné à Saint-Cloud, dans cette maison de M. de Gondy où la Saint-Barthélemy avait été résolue par lui, n’étant encore que duc d’Anjou, et le jour anniversaire de celui où cette résolution avait été prise ; or, le roi de Navarre était là, puisque ce fut entre ses bras que Henri III mourut, en lui léguant le trône ; et comme il lui fallait porter le deuil en velours violet, et qu’il n’avait pas de quoi acheter un pourpoint et des chausses, il roula le manteau du mort, qui était justement de la couleur et de l’étoffe qu’il lui fallait pour son deuil, le mit sous son bras et se sauva, croyant que nul n’avait fait attention à lui ; mais Sa Majesté avait pour excuse, si les rois ont besoin d’excuse pour voler, qu’elle était si pauvre que, sans le hasard de ce manteau, elle n’eût point su porter le deuil.

– Plaignez-vous donc, maintenant, mon cousin, que vous ne pouvez pas payer vos domestiques, dit le roi, quand le roi n’avait pas même une chambre qu’il pût louer quatre mille écus par an à un alchimiste.

– Excusez-moi, Sire, dit le duc d’Angoulême, il est impossible que mes domestiques se soient plaints de ce que je ne les payais pas ; mais je ne me suis jamais plaint, moi, de ne pas pouvoir les payer. À telles enseignes, comme disait tout à l’heure M. de Bassompierre, que la dernière fois qu’ils sont venus me demander leurs gages, protestant qu’ils n’avaient pas un carolus, je leur ai répondu tout simplement : « C’est à vous de vous pourvoir, imbéciles que vous êtes. Quatre rues aboutissent à l’hôtel d’Angoulême, vous êtes en bon lieu, industriez-vous. » Ils ont suivi mon conseil ; depuis ce temps-là on entend bien parler de quelques vols de nuit dans la rue Pavée, dans la rue des Francs-Bourgeois, dans la rue Neuve-Sainte Catherine et dans la rue de la Couture ; mais mes drôles ne me parlent plus de leurs gages.

– Oui, dit Louis XIII, et un beau jour je les ferai pendre, vos drôles, devant la porte de votre hôtel.

– Si vous êtes en faveur près du cardinal, Sire, dit en riant le duc d’Angoulême.

Et il se jeta sur une longe de veau, qu’il se mit à transpercer, avec non moins de fureur que si la lardoire était une épée et la longe de veau le cardinal.

– Ah ! par ma foi, Louis, dit l’Angély, m’est avis que c’est toi cette fois qui es lardé.

II

PENDANT QUE LE ROI LARDE.

C’étaient ces répliques-là, que son entourage, au reste, ne lui épargnait point, qui mettaient le roi en rage contre son ministre et qui lui faisaient de ces révolutions subites et inattendues qui mettaient incessamment le cardinal à deux doigts de sa perte.

Si les ennemis de Son Éminence prenaient Louis XIII dans un de ces moments-là, il adoptait avec eux les résolutions les plus désespérées, quitte à ne pas les suivre, et leur faisait les plus belles promesses, quitte à ne point les tenir.

Or, comme la bile que lui avait fait faire le duc d’Angoulême lui montait à la gorge, le roi, tout en lardant sa longe de veau, regardait autour de lui, cherchant quelqu’un qui lui donnât une occasion plausible de laisser tomber sur lui sa colère, ses yeux s’arrêtèrent alors sur ses deux musiciens, placés sur une espèce d’estrade, l’un égratignant son luth, l’autre raclant sa viole, avec la même animosité que le roi mettait à piquer son veau.

Il s’aperçut d’une chose à laquelle jusque-là il n’avait fait aucune attention, c’est que chacun d’eux n’était habillé qu’à moitié.

Molinier, qui avait un pourpoint, n’avait ni trousses, ni bas.

Justin, qui avait des trousses et des bas, n’avait pas de pourpoint.

– Ouais ! dit Louis XIII, que signifie cette mascarade ?

– Un instant, dit l’Angély, c’est à moi de répondre.

– Fou ! s’écria le roi, prends garde de me lasser à la fin !

L’Angély prit une lardoire des mains de Georges et se mit en garde comme s’il tenait une épée.

– Avec cela que j’ai peur de toi, dit-il, avance si tu l’oses.

L’Angély avait près de Louis XIII des privilèges que nul n’avait. Tout au contraire des autres rois, Louis XIII ne voulait pas être égayé ; le plus souvent, quand ils étaient seuls, leur conversation roulait sur la mort ; Louis XIII aimait fort à faire, sur le peut-être de l’autre monde, les plus fantastiques et surtout les plus désespérantes suppositions ; l’Angély l’accompagnait et souvent le guidait dans ce pèlerinage d’outre-tombe ; il était l’Horatio de cet autre prince de Danemark, cherchant – qui sait ? peut-être comme le premier les meurtriers de son père, et le dialogue d’Hamlet avec les fossoyeurs était une conversation folâtre près de la leur.

C’était donc, dans ces discussions folâtres avec l’Angély, presque toujours le roi qui finissait par céder et qui revenait au bouffon.

Il en fut encore ainsi cette fois.

– Voyons, dit Louis XIII, explique-toi, bouffon.

– Louis, qui as été nommé Louis-le-Juste, parce que tu es né sous le signe de la Balance, sois une fois digne de ton nom, pour que mon confrère Nogent ne t’insulte pas comme il a fait tout à l’heure. Hier, pour je ne sais quelle niaiserie, tu as eu, toi, roi de France et de Navarre, la pauvreté de retrancher à ces malheureux la moitié de leurs appointements, et ils ne peuvent s’habiller qu’à moitié. Et maintenant, si tu veux t’en prendre à quelqu’un de la négligence de leur toilette, cherche-moi querelle à moi, car c’est moi qui leur ai donné le conseil de venir ainsi.

– Conseil de fou ! dit le roi.

– Il n’y a que ceux-là qui réussissent, reprit l’Angély.

Les deux musiciens se levèrent et firent la révérence.

– C’est bien, c’est bien, dit le roi. Assez ; puis il regarda autour de lui pour voir ceux qui se livraient au même travail que lui.

Des Noyers piquait un lièvre, La Vieuville un faisan, Nogent un bœuf, Saint-Simon, qui ne piquait pas, lui tenait l’assiette au lard. Bassompierre causait avec le duc de Guise, Baradas jouait au bilboquet, le duc d’Angoulême s’était accommodé dans un fauteuil et dormait ou faisait semblant de dormir.

– Que dites-vous là, au duc de Guise, maréchal ? Ce doit être fort intéressant.

– Pour nous, oui, Sire, répondit Bassompierre : M. le duc de Guise me cherche querelle.

– À quel propos ?

– Il paraît que M. de Vendôme s’ennuie en prison.

– Bon ! dit l’Angély, je croyais qu’on ne s’ennuyait qu’au Louvre.

– Et, continua Bassompierre, il m’a écrit.

– À vous ?

– Probablement il me croit en faveur.

– Eh bien, que veut-il, mon frère de Vendôme ?

– Que tu lui enrôles un de tes pages, dit l’Angély.

– Tais-toi, fou ! dit le roi.

– Il veut sortir de Vincennes et faire la guerre d’Italie.

– Alors, dit l’Angély, gare aux Piémontais s’ils tournent le dos.

– Et il vous écrit ? demanda le roi.

– Oui, en me disant qu’il regarde la chose comme inutile, attendu que je devais être de la coterie de M. de Guise.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je suis l’amant de Mme de Conti, sa sœur.

– Et que lui avez-vous répondu ?

– Je lui ai répondu que cela n’y faisait rien, que j’avais été l’amant de toutes ses tantes, et que je ne l’en aimais pas mieux pour cela.

– Et vous, mon cousin d’Angoulême, que faites-vous ? demanda le roi.

– Je rêve, Sire.

– À quoi ?

– À la guerre du Piémont.

– Et que rêvez-vous ?

– Je rêve, Sire, que Votre Majesté se met à la tête de ses armées et marche en personne sur l’Italie, et que, sur un des plus hauts rochers des Alpes, on inscrit son nom entre ceux d’Annibal et de Charlemagne. Que dites-vous de mon rêve, Sire ?

– Qu’il vaut mieux rêver comme cela que veiller comme font les autres, dit l’Angély.

– Et qui commandera sous moi : mon frère ou le cardinal ? demanda le roi.

– Entendons-nous, dit l’Angély, si c’est ton frère, il commandera sous toi, mais si c’est le cardinal, il commandera sur toi.

– Là où est le roi, dit le duc de Guise, personne ne commande.

– Bon ! dit l’Angély, avec cela que votre père, le Balafré, n’a pas commandé dans Paris du temps du roi Henri III.

– La chose n’en a pas mieux tourné pour lui, dit Bassompierre.

– Messieurs, dit le roi, la guerre du Piémont est une grosse affaire, aussi a-t-il été arrêté entre ma mère et moi qu’elle serait décidée en conseil. Vous avez déjà dû être prévenu, maréchal, que vous assisteriez à ce conseil. Mon cousin d’Angoulême et M. de Guise, je vous préviens de mon côté ; je ne vous cache pas qu’il y a dans le conseil de la reine un grand parti pour Monsieur.

– Sire, reprit le duc d’Angoulême, je le dis hautement et d’avance, mon avis sera pour M. le cardinal. Après l’affaire de la Rochelle, ce serait lui faire une grande injustice que de lui ôter le commandement pour tout autre que le roi.

– C’est votre avis ? dit Louis XIII.

– Oui, Sire.

– Savez-vous qu’il y a deux ans, le cardinal voulait vous envoyer à Vincennes, et que c’est moi qui l’en ai empêché ?

– Votre Majesté a eu tort.

– Comment, j’ai eu tort ?

– Oui. Si Son Éminence voulait m’envoyer à Vincennes, c’est que je méritais d’y aller.

– Prends exemple sur ton cousin d’Angoulême, dit l’Angély, c’est un homme d’expérience.

– Je présume, mon cousin, que si l’on vous offrait le commandement de l’armée, vous ne seriez point de cet avis-là.

– Si mon roi que je respecte, et auquel je dois obéir, m’ordonnait de prendre le commandement de l’armée, je le prendrais ; mais s’il se contentait de me l’offrir, je le porterais à Son Éminence, en lui disant : Faites-moi une part égale à celle de M. de Bassompierre, de Bellegarde, de Guise et de Créqui, et je serai trop heureux.

– Peste, M. d’Angoulême, dit Bassompierre, je ne vous savais pas si modeste.

– Je suis modeste quand je me juge, maréchal, et orgueilleux quand je me compare.

– Et toi, Louis, voyons, pour qui seras-tu ? Pour le cardinal, pour MONSIEUR, ou pour toi ? Quant à moi, je déclare qu’à ta place je nommerais MONSIEUR.

– Et pourquoi cela ? fou.

– C’est parce qu’ayant été malade tout le temps du siége de la Rochelle, il aurait peut-être l’idée de prendre sa revanche en Italie. Peut-être les pays chauds conviennent-ils mieux à ton frère que les pays froids.

– Pas quand il y fait trop chaud, dit Baradas.

– Ah ! tu te décides à parler, dit le roi.

– Oui, répliqua Baradas, quand je trouve quelque chose à dire.

– Pourquoi ne piques-tu pas ?

– Mais parce que j’ai les mains propres, et que je ne veux pas sentir mauvais.

– Tiens ! dit Louis XIII, tirant un flacon de sa poche, voilà de quoi te parfumer.

– Qu’est-ce ? demanda Baradas.

– De l’eau de Naffe.

– Vous savez que je la déteste, votre eau de Naffe.

Le roi s’approcha de Baradas et lui jeta au visage quelques gouttes de l’eau contenue dans son flacon.

Mais, à peine l’eau eut-elle touché le jeune homme, qu’il bondit, sur le roi, lui arracha le flacon des mains et le brisa sur le plancher.

– Ah ! messieurs, dit le roi en pâlissant, que feriez-vous si un page se rendait coupable envers vous d’une insulte pareille à celle que ce petit coquin s’est permise à mon égard ?

On se tut.

Bassompierre seul, incapable de retenir sa langue, dit :

– Sire, je le ferais fouetter.

– Ah ! vous me feriez fouetter, monsieur le maréchal, dit Baradas exaspéré.

Et tirant son épée malgré la présence du roi, il s’élança sur le maréchal.

Le duc de Guise et le duc d’Angoulême le retinrent.

– Monsieur Baradas, comme il est défendu, sous peine d’avoir le poing coupé, de tirer l’épée devant le roi, vous permettrez que je me tienne dans le respect que je lui dois ; mais, comme vous méritez une leçon, je vais vous la donner. Georges, une lardoire.

Et prenant des mains de l’écuyer une lardoire :

– Lâchez M. Baradas, dit Bassompierre.

On lâcha Baradas qui, malgré les cris du roi, se jeta furieux sur le maréchal. Mais le maréchal était un vieil escrimeur qui, s’il n’avait pas beaucoup tiré l’épée contre l’ennemi, l’avait plus d’une fois tirée contre ses amis ; de sorte qu’avec une adresse parfaite, sans se lever du fauteuil où il était assis, il para les coups que lui portait le favori, et profitant du premier jour qu’il trouva, lui enfonça sa lardoire dans l’épaule et l’y laissa.

– Là, dit-il, mon petit jeune homme, cela vaut encore mieux que le fouet, et vous vous en souviendrez plus longtemps.

En voyant le sang rougir la manche de Baradas, le roi poussa un cri.

– M. de Bassompierre, dit-il, ne vous présentez jamais devant moi.

Le maréchal prit son chapeau.

– Sire, dit-il, Votre Majesté me permettra d’en appeler de cet arrêt.

– À qui ? demanda le roi.

– À Philippe éveillé.

Et tandis que le roi criait ; – Bouvard ! que l’on m’aille chercher Bouvard ! Bassompierre sortait haussant les épaules, saluant de la main le duc d’Angoulême et le duc de Guise, en murmurant :

– Lui, le fils de Henri IV ? Jamais !…

III

LE MAGASIN D’ILDEFONSE LOPEZ.

Nos lecteurs se rappelleront sans doute avoir vu dans le rapport de Souscarrières au cardinal que Mme de Fargis et l’ambassadeur d’Espagne, M. de Mirabel, avaient échangé un billet chez le lapidaire Lopez.

Or ce que ne savait point Souscarrières, c’est que le lapidaire Lopez appartenait corps et âme au cardinal, chose à laquelle il avait tout intérêt, car à son double titre de mahométan et de juif – il passait près des uns pour être juif, et près des autres pour être mahométan – il eût eu grand’peine à se tirer d’affaires sans avanies, malgré le soin qu’il avait de manger ostensiblement du porc tous les jours, pour prouver qu’il n’était sectateur ni de Moïse, ni de Mahomet, qui tous deux défendaient à leurs adeptes la chair du pourceau.

Et cependant, un jour, il avait failli payer cher la bêtise d’un maître des requêtes : accusé de payer en France des pensions pour l’Espagne, un maître des requêtes se présenta chez lui, visita ses registres, et y trouva cette inscription, qu’il déclara des plus compromettantes :

« Guadaçamilles per el senor de Bassompierre. »

Lopez, prévenu qu’il allait être accusé de haute trahison, de compte à demi avec le maréchal, courut chez Mme de Rambouillet, qui était, avec la belle Julie, une de ses meilleures pratiques ; il venait lui demander sa protection et lui dire que tout son crime était d’avoir porté sur son registre de demandes :

« Guadaçamilles por el senor de Bassompierre. »

Madame de Rambouillet fit descendre son mari, et lui exposa le cas. Celui-ci courut aussitôt chez le maître des requêtes, qui était de ses amis, auquel il affirma l’innocence de Lopez.

– Et cependant, mon cher marquis, la chose est claire, lui dit le maître des requêtes : Guadaçamilles.

Le marquis l’arrêta.

– Parlez-vous espagnol ? demanda-t-il au magistrat.

– Non.

– Savez-vous ce que veut dire : Guadaçamilles ?

– Non, mais par le nom seul, je préjuge que cela signifie quelque chose de formidable.

– Eh bien ! mon cher monsieur, cela signifie : Tapisserie de cuir pour M. de Bassompierre.

Le maître des requêtes n’y voulait point croire. Il fallut qu’on se procurât un dictionnaire espagnol et que le maître des requêtes y cherchât lui-même la traduction du mot qui l’avait tant préoccupé.

Le fait est que Lopez était d’origine mauresque ; mais les Maures ayant été chassés d’Espagne en 1610, Lopez avait été envoyé en France pour y plaider les intérêts des fugitifs et adressé à M. le marquis de Rambouillet, qui parlait espagnol. Lopez était un homme d’esprit ; il conseilla à des marchands de draps une opération à Constantinople : l’opération réussit ; les marchands lui firent, dans leurs bénéfices, une part sur laquelle il ne comptait pas : avec cette part, il acheta un diamant brut, le fit tailler, gagna dessus, de sorte que de toutes parts on lui envoyait des diamants bruts comme au meilleur tailleur de diamants qui existât. Il en résulta que toutes ces belles pierreries de l’époque lui passèrent par les mains, d’autant plus qu’il eut la chance de trouver un ouvrier encore plus habile que lui, qui consentit à s’engager à son service. Cet homme était tellement adroit que, lorsqu’il était nécessaire, il fendait un diamant en-deux.

Lorsqu’il s’était agi du siége de la Rochelle, le cardinal l’avait envoyé en Hollande pour faire faire des vaisseaux, et même pour en acheter de tout faits. À Amsterdam et à Rotterdam, il avait acheté une foule de choses venant de l’Inde et de la Chine, de façon qu’il avait en quelque sorte non-seulement importé, mais encore inventé le bric-à-brac en France.

Sa mission en Hollande ayant achevé de faire sa fortune, et tout le monde ayant ignoré la véritable cause du voyage, il avait pu appartenir à Mgr le cardinal sans que personne s’en doutât.

Lui aussi avait remarqué cette coïncidence de la visite de l’ambassadeur d’Espagne avec Mme de Fargis, et son tailleur de diamants avait vu le billet échangé, de sorte que le cardinal avait de son côté reçu un double avis, et comme l’avis de Lopez confirmait en tout point celui de Souscarrières, il en avait pris une plus grande estime pour l’intelligence de ce dernier.

Le cardinal savait donc, lorsque la reine, dans la matinée du 14, fit demander des chaises pour toute sa maison, qu’il était question, non-seulement d’une visite de femme qui veut acheter des bijoux, mais encore de reine qui veut vendre un royaume.

Aussi le 14 décembre, vers onze heures du matin, au moment où M. de Bassompierre plantait une lardoire dans le deltoïde de Baradas, et comme la reine était près de descendre, accompagnée de Mme de Fargis, d’Isabelle de Lautrec, de Mme de Chevreuse et de Patrocle, son premier écuyer, Mme Bellier, sa première femme de chambre, entra tenant d’une main une cage à perroquet recouverte d’une mante espagnole, et de l’autre, une lettre :

– Ah ! mon dieu ! que m’apportez-vous là ? demanda reine.

– Un cadeau que fait à Votre Majesté S. A. l’infante Claire-Eugénie.

– Alors, cela nous arrive de Bruxelles ? fit la reine.

– Oui, Votre Majesté, et voici la lettre de la princesse vous annonçant ce cadeau.

– Voyons d’abord, dit avec une curiosité féminine la reine en étendant la main vers la mante.

– Non pas, dit Mme de Bellier, tirant la cage en arrière, Votre Majesté doit d’abord lire la lettre.

– Et qui a porté la lettre et la cage ?

– Michel Danse, l’apothicaire de Votre Majesté. Votre Majesté sait que c’est lui qui est votre correspondant en Belgique. Voici la lettre de Son Altesse.

La reine prit la lettre, la décacheta et lut :

« Ma chère nièce, je vous envoie un perroquet merveilleux qui, pourvu que vous ne l’effarouchiez pas en le découvrant, vous fera un compliment en cinq langues différentes. C’est un bon petit animal, bien doux et bien fidèle. Vous n’aurez jamais, j’en suis sûre, à vous plaindre de lui.

« Votre tante dévouée,

« CLAIRE-EUGÉNIE. »

 

– Ah ! dit la reine – qu’il parle ! qu’il parle !

Aussitôt, une petite voix sortit de dessous, la mante, et dit en français :

– La reine, Anne d’Autriche est la plus-belle princesse du monde.

– Ah ! c’est merveilleux ! s’écria la reine. Je voudrais maintenant, mon cher oiseau, vous entendre parler espagnol.

À peine ce souhait était exprimé, que le perroquet disait :

– Yo qaiero dona Anna hacer por usted todo para que sus deseos lleguen.

– Maintenant en italien, dit la reine, Avez-vous quelque chose à me dire en italien ?

L’oiseau ne se fit point attendre, et l’on entendit la même voix, avec l’accent italien seulement dire :

– Dares la mia vita per la carissima patron a mia !

La reine battit les mains de joie.

– Et quelles sont les autres langues que parle encore mon perroquet ? demanda-t-elle.

– L’anglais et le hollandais, Majesté, répondit Mme de Bellier.

– En anglais, en anglais, dit Anne d’Autriche.

Et le perroquet, sans autre sommation, dit aussitôt :

– Give me your hand, and I shall give you my heart.

– Ah ! dit la reine, je ne comprends pas très bien. Vous savez l’anglais, ma chère Isabelle ?

– Oui, madame.

– Le perroquet a dit :

« Donnez-moi votre main, je vous donnerai mon cœur. »

– Oh ! bravo ! dit la reine. Et maintenant, quelle langue avez-vous dit qu’il parlait encore, Bellier ?

– Le hollandais, madame.

– Oh ! quel malheur ! s’écria la reine, personne ici ne sait le hollandais.

– Si fait, Votre Majesté ! répondit Mme de Fargis, Beringhen est de la Frise ; il sait le hollandais.

– Appelez Beringhen, dit la reine ; il doit être dans l’antichambre du roi.

Mme de Fargis courut et ramena Beringhen.

C’était un grand et beau garçon, blond de cheveux, roux de barbe, moitié Hollandais, moitié Allemand, quoiqu’il eût été élevé en France, très-aimé du roi, auquel, de son côté, il était très dévoué.

Mme de Fargis accourut, le tirant par la manche ; il ignorait ce qu’on lui voulait, et, fidèle à sa consigne, il avait fallu faire valoir l’ordre exprès de la reine pour qu’il quittât son poste, à l’antichambre.

Mais le perroquet était si intelligent, qu’une fois Beringhen entré, il comprit qu’il pouvait parler hollandais, et sans attendre qu’on lui demandât son cinquième compliment, il dit :

– Och myne welbeminde koningin ik bemin maar ik bemin u meer in hollandsch myne niefte geboorte taal.

– Oh ! oh ! fit Beringhen fort étonné, voilà un perroquet qui parla hollandais comme s’il était d’Amsterdam.

– Et que m’a-t-il dit, s’il vous plaît, M. de Beringhen ? demanda la reine.

– Il a dit à Votre Majesté :

« Oh ! ma bien aimée reine, je vous aime ; mais vous aime encore plus en hollandais, ma chère langue natale. »

– Bon, dit la reine, maintenant on peut le voir, et je ne doute pas qu’il ne soit aussi beau que bien instruit.

En disant ces mots, elle tira la mante, et, chose dont on s’était déjà douté, au lieu d’un perroquet, on trouva dans la cage une jolie petite naine en costume frison, ayant à peine deux pieds de haut, et qui fit une belle révérence à Sa Majesté.

Puis elle sortit de la cage par la porte, qui était assez haute pour qu’elle pût passer sans se baisser, et fit une seconde révérence des plus gracieuses à la reine.

La reine la prit entre ses bras et l’embrassa comme elle eût fait d’un enfant, et de fait, quoiqu’elle eût quinze ans passées, elle n’était pas beaucoup plus grande qu’une petite fille de deux ans.

En ce moment on entendit par le corridor appeler :

– Monsieur le premier ! monsieur le premier !

C’était ainsi que l’on appelait, selon l’étiquette de la cour, le premier valet de chambre.

Beringhen, qui n’avait plus affaire chez la reine, sortit rapidement et rencontra à la porte le second valet de chambre qui le cherchait.

La reine entendit ces mots échangés rapidement, tandis que la porte était encore ouverte :

– Qu’y a-t-il ?

– Le roi demande M. Bouvard.

– Mon Dieu ! dit la reine, serait-il arrivé malheur à Sa Majesté ?

Et elle sortit pour s’informer ; mais elle ne fit qu’apercevoir les chausses des deux valets de chambre, qui couraient chacun dans une direction différente.

On vint prévenir la reine que les chaises étaient prêtes.

– Oh ! dit-elle, je ne puis cependant point sortir sans savoir ce qui est arrivé chez le roi.

– Que Votre Majesté n’y va-t-elle ? dit Mlle de Lautrec.

– Je n’ose, dit la reine, le roi ne m’ayant pas fait demander.

– Étrange pays, murmura Isabelle, que celui où une femme inquiète n’ose point demander des nouvelles de son mari !

– Voulez-vous que j’aille en prendre, moi ? dit Mme de Fargis.

– Et si le roi se fâche ?

– Bon ! il ne me mangera pas, votre roi Louis XIII.

Puis s’approchant de la reine, tout bas :

– Que je le prenne entre deux portes, et je vous rapporterai de ses nouvelles.

Et, en trois bonds, elle fut dehors.

Au bout de cinq minutes, elle rentra, précédée par un bruyant éclat de rire.

La reine respira.

– Il paraît que cela n’est pas bien grave ? dit-elle.

– Très grave, au contraire, il y a eu un duel.

– Un duel ! fit la reine.

– Oui, en présence du roi même.

– Et quels sont les audacieux qui ont osé ?

– M. de Bassompierre et M. Baradas. M. de Baradas a été blessé.

– D’un coup d’épée ?

– Non, d’un coup de lardoire.

Et Mme de Fargis, qui avait repris son sérieux, éclata, de nouveau d’un de ces rires bruyants et égrenés comme un chapelet de perles, qui n’appartenait qu’à cette joyeuse nature.

– Maintenant que vous voilà résignées, mesdames, dit la reine, je ne crois pas que cet accident doive empêcher votre visite au signor Lopez.

Et comme Baradas, tout beau garçon qu’il était, n’inspirait une grande sympathie ni à la reine ni aux dames de sa suite, personne n’eut l’idée de faire la moindre objection à la proposition de la reine.

Celle-ci mit sa petite naine entre les bras de Mme Bellier. On lui avait demandé son nom, et elle avait répondu qu’elle s’appelait Gretchen, ce qui veut dire à la fois Marguerite et père.

Au bas du grand escalier du Louvre, on trouva les chaises ; il y en avait une à deux places, la reine y monta avec Mme de Fargis et la petite Gretchen.

Dix minutes après, on descendait chez Lopez, qui demeurait au coin de la rue du Mouton et de la place de Grève.

Au moment où les porteurs déposèrent la chaise où était la reine devant la porte de Lopez, qui se tenait devant le seuil, le bonnet à la main, un jeune homme se précipita pour ouvrir la chaise et offrir le poignet à la reine.

Ce jeune homme, c’était le comte de Moret.

Un mot de la cousine Marina avait prévenu le cousin Jaquelino que la reine devait se trouver de onze heures à midi chez Lopez, et il y était accouru.

Venait-il pour saluer la reine, pour serrer la main à Mme de Fargis, ou pour échanger un regard avec Isabelle, c’est ce que nous ne saurions dire ; mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que, dès qu’il eut salué la reine et qu’il eut serré la main de Mme de Fargis, il courut à la seconde litière, et offrant son bras à Mlle de Lautrec, avec le même cérémonial qu’il avait fait pour la reine :

– Excusez-moi, mademoiselle, dit-il à Isabelle, de ne point être venu d’abord à vous, comme le voulait absolument mon cœur ; mais là où est la reine, le respect doit passer avant tout, même avant l’amour.

Et saluant la jeune fille qu’il venait d’amener au groupe qui se formait autour de la reine, il fit un pas en arrière, sans lui donner le temps de lui répondre autrement que par sa rougeur.

La manière de procéder du comte de Moret était si différente de celle des autres gentilshommes, et dans les trois circonstances où il s’était trouvé en face d’Isabelle, il lui avait manifesté tant de respect et exprimé tant d’amour, qu’il était impossible que chacune de ces rencontres n’eût pas laissé sa trace dans le cœur de la jeune fille. Aussi demeura-t-elle immobile et pensive dans un coin du magasin de Lopez, sans s’occuper le moins du monde de toutes les richesses déployées devant elle.

Aussitôt arrivée, la reine avait cherché des yeux l’ambassadeur d’Espagne, et l’avait aperçu causant avec le tailleur de diamants, auquel il paraissait demander la valeur de quelques pierreries.

Elle, de son côté, apportait à Lopez un magnifique filet de perles ; quelques-unes étaient mortes, et il s’agissait de les remplacer par des perles vivantes.

Mais le prix des huit ou dix perles qui manquaient était si élevé, que la reine hésitait à dire à Lopez de les lui fournir, lorsque Mme de Fargis qui causait avec le comte de Moret, et qui avait une oreille à ce que lui disait Antoine de Bourbon et une autre à ce que disait la reine, accourut :

– Qu’a donc Votre Majesté ? demanda-t-elle, et de quelle chose est-elle donc embarrassée ?

– Vous le voyez, ma chère, d’abord j’ai envie de ce beau crucifix, et ce juif de Lopez ne veut pas me le donner à moins de mille pistoles.

– Ah ! dit Mme de Fargis, ce n’est pas raisonnable, Lopez, de vendre la copie mille pistoles, quand vous n’avez vendu l’original que trente deniers.

– D’abord, dit Lopez, je ne suis pas juif, je suis musulman.

– Juif ou musulman, c’est tout un, dit Mme de Fargis.

– Et puis, continua la reine, j’ai besoin de douze perles pour ressortir mon collier, et il veut me les vendre cinquante pistoles la pièce.

– N’est-ce que cela qui vous embarrasse ? demanda Mme de Fargis ; j’ai vos sept cents pistoles.

– Où cela, ma mie ? demanda la reine.

– Mais dans les poches de ce gros homme noir, qui marchande là-bas toute cette tapisserie de l’Inde.

– Eh mais, c’est Particelli.

– Non, ne confondons pas, c’est M. d’Émery.

– Mais Particelli et d’Émery, n’est-ce pas le même ?

– Pour tout le monde, madame, mais pas pour le roi.

– Je ne comprends pas.

– Comment ! vous ignorez que lorsque le cardinal l’a placé comme trésorier de l’argenterie chez le roi, sous le nom de M. d’Émery, le roi a dit : « Eh bien, soit, monsieur le cardinal, mettez-y ce d’Émery le plus vite possible. – Et pourquoi cela ? demanda le cardinal étonné. – Parce qu’on m’a dit que ce coquin de Particelli prétendait à la place. – Bon ! a répondu le cardinal, Particelli a été pendu. – J’en suis fort aise, a répondu le roi, car c’est un grand voleur ! »

– De sorte que ? demanda la Reine qui ne comprenait point.

– De sorte que, dit Fargis, je n’ai qu’à dire un mot à l’oreille de M. d’Émery pour que M. d’Émery vous donne à l’instant vos sept cents pistoles.

– Et comment m’acquitterai-je envers lui ?

Tout simplement en ne disant pas au roi que d’Émery et Particelli ne font qu’un.

Et elle courut à d’Émery, qui n’avait pas vu la reine, tant il était occupé de ses étoffes, et d’ailleurs il avait la vue basse ; mais dès qu’il sut qu’elle était là, et surtout dès que Mme de Fargis lui eut dit un mot à l’oreille, accourut il aussi vite que le lui permettaient ses petites jambes et son gros ventre.

– Ah ! madame, dit Fargis, remerciez M. Particelli.

– D’Émery ! fit le trésorier.

– Et de quoi, mon Dieu ! fit la reine.

– Au premier mot que M. Particelli a su de votre embarras…

– D’Émery ! d’Émery ! répéta le trésorier.

– Il a offert à Votre Majesté de lui ouvrir un crédit de 20,000 livres chez Lopez.

– Vingt-mille livres ! s’écria le petit homme, diable !

– Voulez-vous plus, et trouvez-vous que ce n’est point assez pour une grande reine, monsieur Particelli ?

– D’Émery ! d’Émery ! d’Émery ! répéta-t-il avec désespoir. Trop heureux de pouvoir être utile à Sa Majesté, mais au nom du ciel, appelez-moi d’Émery.

– C’est vrai, dit Mme de Fargis, Particelli est le nom d’un pendu.

– Merci, M. d’Émery, dit la reine, vous me rendez un véritable service.

– C’est moi qui suis l’obligé de Votre Majesté ; mais je lui serais bien reconnaissant de prier Mme de Fargis, qui se trompe toujours, de ne plus m’appeler Particelli.

– C’est convenu, M. d’Émery, c’est convenu ; seulement venez dire à M. Lopez que la reine peut prendre chez lui pour 20,000 livres, et qu’il n’aura affaire qu’à vous.

– À l’instant même. Mais c’est convenu, jamais plus de Particelli, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur d’Émery, non, monsieur d’Émery, non, monsieur d’Émery, répondit Mme de Fargis, en suivant l’ex-pendu jusqu’à ce qu’elle l’eût abouché avec Lopez.

Pendant ce temps la reine et l’ambassadeur d’Espagne avaient échangé un coup d’œil et s’étaient insensiblement rapprochés l’un de l’autre. Le comte de Moret se tenait appuyé contre une colonne et regardait Isabelle de Lautrec, qui faisait semblant de jouer avec la naine et de causer avec Mme de Bellier, mais qui, nous devons le dire, n’était guère au jeu de l’une, ni à la conversation de l’autre. Mme de Fargis veillait à ce que le crédit ouvert à Sa Majesté fût bien de vingt mille livres ; d’Émery et Lopez discutaient les conditions de ce crédit. Tout le monde était donc si occupé de ses affaires, que nul ne pensait à celle de l’ambassadeur et de la reine, qui, à force de marcher l’un au devant de l’autre, se trouvèrent enfin côte à côte.

Les compliments furent courts, et l’on passa vite aux choses intéressantes.

– Votre Majesté, dit l’ambassadeur, a reçu une lettre de don Gonzalès.

– Oui, par le comte de Moret.

– Elle a lu non-seulement les lignes visibles écrites par le gouverneur de Milan…

– Mais encore les lignes invisibles écrites par mon frère.

– Et la reine a médité le conseil qui lui était donné.

La reine rougit et baissa les yeux.

– Madame, dit l’ambassadeur, il y a des nécessités d’État devant lesquelles les plus hauts fronts se courbent, devant lesquelles les plus sévères vertus fléchissent. Si le roi mourait ?

– Dieu nous garde de ce malheur ! monsieur.

– Mais enfin si le roi mourait, qu’arriverait-il de vous ?

– Dieu en déciderait.

– Il ne faut pas tout laisser décider à Dieu, madame. Avez-vous quelque confiance dans la parole de Monsieur.

– Aucune, c’est un misérable.

– On vous renverrait en Espagne, ou l’on vous confinerait dans quelque couvent de France.

– Je ne me dissimule pas que tel serait mon sort.

– Comptez-vous sur quelque appui de la part de votre belle-mère ?

– Sur aucun ; elle fait semblant de m’aimer, et au fond me déteste.

– Vous le voyez, tandis qu’au contraire Votre Majesté enceinte à la mort du roi, tout le monde est aux pieds de la régente.

– Je le sais, monsieur.

– Eh bien ?

La reine poussa un soupir.

– Je n’aime personne, murmura-t-elle.

– Vous voulez dire que vous aimez encore quelqu’un – qu’il est par malheur inutile d’aimer.

Anne d’Autriche essuya une larme.

– Lopez nous regarde, madame, dit l’ambassadeur. Je n’ai pas tant de confiance que vous dans ce Lopez. Séparons-nous, mais auparavant promettez-moi une chose.

– Laquelle, monsieur ?

– Une chose que je vous demande au nom de votre auguste frère, au nom du repos de la France et de l’Espagne.

– Que voulez-vous que je vous promette, monsieur ?

– Eh bien, que, dans les circonstances graves que nous avons prévues, vous fermerez les yeux, et vous laisserez conduire par Mme de Fargis.

– La reine vous le promet, monsieur, dit Mme de Fargis en apparaissant entre la reine et l’ambassadeur, et moi je m’y engage au nom de Sa Majesté.

Puis tout bas :

– Lopez vous regarde, dit-elle, et le tailleur de diamants vous écoute.

– Madame, dit la reine en haussant la voix, il va être deux heures de l’après-midi ; il faut rentrer au Louvre pour dîner et surtout pour demander des nouvelles de ce pauvre M. Baradas !

IV

LES CONSEILS DE L’ANGÉLY.

Le roi Louis XIII avait d’abord, comme on l’a vu, été offensé de l’insolence de son favori, lorsque celui-ci lui avait arraché des mains le flacon d’eau de fleurs d’orangers qu’il lui offrait pour se parfumer, et l’avait jeté à ses pieds. Mais à peine avait-il vu, de la blessure que lui avait faite M. de Bassompierre, couler le sang précieux de son bien-aimé Baradas, que toute sa colère s’était convertie en douleur, et que, se jetant à corps perdu sur lui, il lui avait tiré la lardoire restée dans la blessure, et malgré sa résistance, résistance suscitée non point par le respect, mais par la fureur, il avait, en arguant de ses connaissances en médecine, voulu panser la plaie lui-même.

Mais la bonté de Louis XIII pour son favori, bonté ou faiblesse qui rappelait celle de Henri III pour ses mignons, avaient fait de celui-ci un enfant gâté.

Il repoussa le roi, repoussa tout le monde déclarant qu’il n’oublierait l’insulte qui lui avait été faite, de la part que le roi avait prise à cette insulte, que si justice lui était rendu par l’envoi du maréchal de Bassompierre à la Bastille, ou par concession d’un duel public comme celui qui avait illustré le règne de Henri II et s’était terminé par la mort de La Châtaigneraie.

Le roi essaya de le calmer ; Baradas eût pardonné un coup d’épée et même, d’un coup d’épée venant du maréchal de Bassompierre eût tiré un certain orgueil, mais il ne pardonnait pas un coup de lardoire. Tout fut donc inutile, le blessé ne sortant pas de cet ultimatum : un duel juridique en présence du roi et de toute la cour, ou le maréchal à la Bastille.

Baradas se retira donc dans sa chambre, non moins majestueusement qu’Achille s’était retiré dans sa tente, lorsque Agamemnon avait refusé de lui rendre la belle Briséis.

L’événement, au reste, avait jeté un certain trouble parmi les lardeurs, et même parmi ceux qui ne lardaient pas. Le duc de Guise et le duc d’Angoulême, les premiers avaient gagné la porte et étaient sortis ensemble.

La porte refermée, et arrivé de l’autre côté du seuil, le duc de Guise s’était arrêté et, regardant le duc d’Angoulême :

– Eh bien, lui demanda-t-il, qu’en dites-vous ?

Le duc haussa les épaules.

– J’en dis que mon pauvre roi Henri III, tant calomnié, n’a pas été, au bout du compte, plus désespéré pour la mort de Quélus, de Schomberg et de Maugiron, que ne vient de l’être notre bon roi Louis XIII pour l’égratignure de M. de Baradas.

– Est-il possible qu’un fils ressemble si peu à son père ! murmura le duc de Guise en jetant un regard de côté, comme s’il eût voulu, à travers la porte, voir ce qui se passait dans la chambre qu’il venait de quitter ; par ma foi, j’avoue que j’aimais encore mieux le roi Henri IV, tout huguenot qu’il fût resté au fond du cœur.

– Bon ! vous dites cela parce que le roi Henri IV est mort ; mais de son vivant vous l’abominiez.

– Il avait fait assez de mal à notre maison, pour que nous ne fussions pas de ses meilleurs amis.

– Quant à cela, je l’admets, dit le duc d’Angoulême ; mais ce que je n’admets pas, c’est cette ressemblance absolue que vous voulez trouver entre les enfants et les maris de leurs mères. De cette ressemblance, savez-vous bien qu’il n’est pas donné à tout le monde d’en jouir ainsi. Tenez, à commencer par vous, mon cher duc, et M. d’Angoulême s’appuya tendrement sur le bras de son interlocuteur, en mettant le pied sur les marches de l’escalier, ainsi, à commencer par vous, moi qui ai eu l’honneur de connaître le mari de madame votre mère, et qui ai eu le bonheur de vous connaître, j’oserai dire, sans y entendre le moindrement malice, bien entendu, qu’il n’y a aucune ressemblance entre vous et lui.

– Mon cher duc ! mon cher duc ! murmura M. de Guise, ne sachant pas, ou plutôt sachant trop où un interlocuteur, aussi goguenard que M. d’Angoulême, pouvait le mener en prenant un pareil chemin.

– Mais non, insista le duc avec cet air de bonhomie qu’il prenait avec tant d’art, qu’on ne savait jamais s’il raillait ou s’il parlait sérieusement, mais non, et c’est visible, pardieu ! Nous nous souvenons tous, excepté vous, de feu votre père. Il était grand, vous êtes petit ; il avait le nez aquilin, vous l’avez camus ; il avait les yeux noirs, vous les avez gris.

– Que ne dites-vous aussi qu’il avait une balafre à la joue, et que je ne l’ai pas.

– Parce que vous ne pouvez pas avoir ce qui ne s’attrape qu’à la guerre, vous qui n’avez jamais vu le feu.

– Comment, s’écria le duc de Guise, je n’ai jamais vu le feu ! et à la Rochelle donc ?

– C’est vrai, j’oubliais, il a pris à votre bâtiment – le feu !

– Duc, dit M. de Guise, détachant son bras de celui du duc d’Angoulême, je crois que vous êtes dans un mauvais jour, et qu’autant vaut que nous nous séparions.

– Moi ! dans un mauvais jour, que vous ai-je donc dit ? pas des choses désagréables, je l’espère, ou ce serait sans intention. On ressemble à qui l’on peut, vous comprenez bien ; ça c’est une affaire de hasard. Est-ce que par exemple moi je ressemble à mon père Charles IX, qui était rouge de cheveux et rouge de peau ; mais on ne doit pas se désoler pour cela, on ressemble toujours à quelqu’un.

– Tenez, notre roi, par exemple ; eh bien, il ressemble au cousin de la reine-mère, qui est venu en France avec elle, au duc de Bracciano ; vous le rappelez-vous ce Virginio Orsini ? – Monsieur, de son côté, ressemble au maréchal d’Ancre comme une goutte d’eau à une autre. Vous-même vous ne vous doutez peut-être pas à qui vous ressemblez.

– Non je ne saurais pas le savoir.

– C’est vrai, vous ne l’avez pas pu connaître, puisqu’il a été tué six mois avant votre naissance par votre oncle Mayenne. Eh bien, vous ressemblez à s’y méprendre à M. le comte de Saint-Megrin ; est-ce qu’on ne vous l’a pas dit déjà ?

– Si fait ! seulement lorsqu’on me l’a dit je me suis fâché, mon cher duc, je vous en préviens.

– Parce qu’on vous le disait méchamment et non sans malice, comme je le fais, moi. Est-ce que je me suis fâché tout à l’heure quand M. de Bassompierre m’a dit que je faisais de la fausse monnaie, mais c’est vous qui êtes mal disposé et non pas moi ; aussi je vous laisse.

– Et je crois que vous faites bien, dit M. de Guise, en prenant le côté de la rue de l’Arbre Sec qui conduisait à la rue Saint-Honoré.

Et doublant le pas il s’éloigna rapidement de son caustique interlocuteur, lequel resta un instant à sa place avec l’air étonné d’un homme qui ne comprend pas chez les autres une susceptibilité qu’il se vantait de n’avoir pas lui-même.

Après quoi il se dirigea vers le pont Neuf, espérant trouver sur ce lieu de passage quelque autre victime, pour continuer sur elle la petite torture commencée sur le duc de Guise.

Pendant ce temps, les autres courtisans s’étaient éclipsés peu à peu, et le roi s’était retrouvé seul avec l’Angély.

Celui-ci, qui ne voulait pas perdre une si belle occasion de jouer son rôle de bouffon, vint se planter devant le roi qui se tenait assis, triste, la tête basse et les yeux fixés en terre.

– Heu ! fit l’Angély en poussant un gros soupir.

Louis releva la tête.

– Eh bien ? lui demanda-t-il du ton d’un homme qui s’attend à voir celui à qui il s’adresse abonder dans son sens.

– Eh bien ? répéta l’Angély du même ton plaintif.

– Que dis-tu de M. Bassompierre ?

– Je dis, répondit l’Angély, laissant percer dans son accent l’expression d’une admiration railleuse, je dis qu’il joue joliment de la lardoire et qu’il faut qu’il ait été cuisinier dans sa jeunesse.

Un éclair passa dans l’œil morne de Louis XIII.

– L’Angély, dit-il, je te défends de plaisanter avec l’accident arrivé à M. de Baradas.

Le visage de l’Angély prit l’expression de la plus profonde douleur.

– La cour prendra-t-elle le deuil ? demanda-t-il.

– Si tu dis encore un mot, bouffon, dit le roi en se levant et en frappant du pied, je te fais fouetter jusqu’au sang.

Et il se mit à marcher avec agitation dans la chambre.

– Bon ! dit l’Angély en s’asseyant, comme pour mettre à couvert la partie menacée, sur le fauteuil que venait de quitter le roi, me voilà menacé d’être le bouc émissaire de messieurs les pages de Sa Majesté. Quand ils auront commis une faute, c’est moi que l’on fouettera. Ah ! mon confrère Nogent avait bien raison, et tu ne t’appelles pas Louis le Juste pour rien. Peste !

– Oh ! dit Louis XIII sans riposter à la plaisanterie du bouffon, à laquelle il n’eût su que répondre, je me vengerai sur M. de Bassompierre.

– As-tu entendu raconter l’histoire d’un certain serpent qui voulut ronger une lime et qui s’y usa les dents ?

– Que veux-tu dire encore avec tes apologues ?

– Je veux dire, mon fils, que tout roi que tu es, tu n’as pas plus le pouvoir de perdre tes ennemis que de sauver tes amis – cela regarde notre ministre Richelieu. – C’est toi qu’on appelle le Juste de ton vivant, mais cela pourra bien être lui qu’on appellera le Juste après sa mort.

– Quoi !

– Tu ne trouves pas, Louis ? – Je trouve, moi ! Ainsi, par exemple, quand il est venu te dire – « Sire, pendant que je veille à la fois à votre salut et à la gloire de la France, votre frère conspire contre moi, c’est-à-dire contre vous. Il devait venir me demander à dîner avec toute sa suite au château de Fleury, et pendant que l’on serait à table, M. de Chalais devait me passer son épée au travers du corps. En voilà la preuve. D’ailleurs, interrogez votre frère, il vous le dira. » – Tu interroges ton frère, il prend peur comme toujours, se jette à tes pieds et te dit tout. – Ah ! voilà un crime de haute trahison et pour lequel une tête mérite de tomber sur l’échafaud. Mais quand tu vas dire à M. de Richelieu : – Cardinal, je lardais, Baradas ne lardait pas, j’ai voulu le faire larder, et sur son refus, je lui ai jeté au visage de l’eau de Naffe. Lui, sans respect pour ma majesté, m’a arraché le flacon des mains et l’a brisé sur le plancher. Alors j’ai demandé ce que méritait un page qui se permettait une pareille insulte envers son roi. Le maréchal de Bassompierre, en homme sensé, a répondu : – Le fouet, Sire. Sur ce, M. Baradas a tiré son épée et s’est jeté sur M. de Bassompierre, qui, pour garder la révérence qu’il me devait, n’a pas tiré la sienne et s’est contenté de prendre une lardoire des mains de Georges et de la planter dans le bras de M. Baradas. Je demande, en conséquence, que M. de Bassompierre soit envoyé à la Bastille. » Ton ministre, je le soutiens contre tous et même contre toi, ton ministre, qui est la justice en personne, te répondra : – Mais c’est M. de Bassompierre qui a raison, et non votre page, que je n’enverrai pas à la Bastide, parce que je n’y envoie que les princes et les grands seigneurs ; mais que je ferai fouetter pour vous avoir arraché le flacon des mains, et mettre au pilori pour avoir tiré l’épée devant vous, à qui je ne parle, moi, votre ministre, moi, l’homme le plus important de la France, après-vous, et même avant vous, qu’à voix basse et la tête inclinée.

– Que lui répondras-tu, à ton ministre ?

– J’aime Baradas et je hais M. de Richelieu, voilà tout ce que je puis te dire.

– Que veux-tu ? c’est un double tort : tu hais un grand homme qui fait tout ce qu’il peut pour te faire grand, et tu aimes un petit drôle qui est capable de te conseiller, un crime, comme de Luynes, ou de le commettre, comme Chalais.

– N’as-tu pas entendu qu’il demande le duel juridique ? Nous avons un exemple dans la monarchie : celui de Jarnac et de La Chataigneraie, sous le roi Henri II.

– Bon, voilà que tu oublies qu’il y a soixante-quinze ans de cela, que Jarnac et La Châtaigneraie étaient deux grands seigneurs, qui pouvaient tirer l’épée l’un contre l’autre, que la France en était encore aux temps chevaleresques, et qu’enfin il n’y avait point contre les duels les édits qui viennent de faire, tomber en Grève la tête de Bouteville, c’est-à-dire d’un Montmorency. Va parler à M. de Richelieu d’autoriser M. Baradas, page du roi, à se battre contre M. de Bassompierre, maréchal de France, colonel général des Suisses, et tu verras comme il te recevra !

– Il faut pourtant que le pauvre Baradas ait une satisfaction quelconque, ou il le fera comme il le dit.

– Et que fera-t-il ?

– Il restera chez lui !

– Et crois-tu que la terre cessera de tourner pour cela, puisque M. Galilée prétend qu’elle tourne !… Non, M. Baradas est un fat et un ingrat comme les autres, – dont tu te dégoûteras comme des autres ; – quant à moi, si j’étais à ta place, je sais bien ce que je ferais, mon fils.

– Et que ferais-tu ? car au bout du compte, l’Angély, je dois le dire, tu me donnes parfois de bons conseils.

– Tu peux même dire que je suis le seul qui t’en donne de bons.

– Et le cardinal, dont tu parlais tout à l’heure ?

– Tu ne lui en demandes pas ; il ne peut pas t’en donner.

– Voyons, l’Angély, à ma place, que ferais-tu ?

– Tu es si malheureux en favoris, que j’essayerais d’une favorite.

Louis XIII fit un geste qui tenait le milieu entre la chasteté et la répugnance.

– Je te jure, mon fils, lui dit le bouffon, que tu ne sais pas ce que tu refuses ; il ne faut pas absolument mépriser les femmes, elles ont du bon.

– Pas à la cour, du moins.

– Comment, pas à la cour ?

– Elles sont si dévergondées qu’elles me font honte.

– Ô mon fils, ce n’est pas pour Mme de Chevreuse, j’espère, que tu dis cela ?

– Ah ! oui, parle-m’en de Mme de Chevreuse.

– Tiens ! dit l’Angély de l’air le plus naïf du monde, et moi qui la croyais sage.

– Bon, demande à milord Rich, demande à Châteauneuf, demande au vieil archevêque de Tours, Bertrand de Chaux, dans les papiers duquel on a retrouvé un billet de 25,000 livres déchiré et signé de Mme de Chevreuse.

– Oui, c’est vrai ; je me rappelle même qu’à cette époque-là, sur les instances de la reine, qui n’avait rien à refuser à sa favorite, comme tu n’as rien à refuser à ton favori, tu demandas pour ce digne archevêque le chapeau qui te fut refusé, si bien que le pauvre bonhomme allait partout disant : Si le roi eût été en faveur, j’étais cardinal. Mais trois amants, dont un archevêque, ce n’est pas trop pour une femme qui, à vingt-huit ans, n’a encore eu que deux maris.

– Oh ! nous ne sommes pas encore au bout de la liste demande au prince de Marillac, demande à son chevalier servant Crufft, demande…

– Non, par ma foi, dit L’Angély, je suis trop paresseux pour aller demander des renseignements à tous ces gens-là ; j’aime mieux passer à une autre. – Nous avons Mme de Fargis. Ah ! tu ne diras point que celle-là n’est point une vestale.

– Bon, tu plaisantes, bouffon. Et Créquy, et Cramail, et le garde-des-sceaux Marillac. Est-ce que tu ne connais pas la fameuse prose rimée latine :

 

Fargia dic mihi sodes

Quantas commisisti Sardes

Inter primas alque Laudes

Quando…

 

Le roi s’arrêta court.

– Par ma foi non, je ne la connaissais pas, dit l’Angély, chante-moi donc le couplet jusqu’à la fin, cela me distraira.

– Je n’oserais, dit Louis en rougissant, il y a des mots qu’une bouche chaste ne saurait répéter.

– Ce qui ne t’empêche pas de la savoir par cœur, hypocrite. Continuons donc. Voyons, que dis-tu de la princesse de Conti, elle est un peu mûre, mais elle n’en a que plus d’expérience.

– Après ce que Bassompierre en a dit, ce serait être fou, et après ce qu’elle en a dit elle-même, ce serait être stupide.

– J’ai entendu ce qu’en a dit le maréchal, mais je ne sais pas ce qu’elle eu a dit elle-même ; dis, mon fils, dis, tu racontes si bien, du moins les anecdotes grivoises.

– Eh bien, elle disait à son frère, qui jouait toujours sans gagner jamais : – Ne joue donc plus, mon frère. Mais lui, répondit : – Je ne jouerai plus, ma sœur, quand vous ne ferez plus l’amour. – Oh ! le méchant, répliqua-t-elle, il ne s’en corrigera jamais. – D’ailleurs, ma conscience répugne à parler d’amour à une femme mariée.

– Cela m’explique pourquoi tu ne parles pas d’amour à la reine. Passons donc aux demoiselles. Voyons, que dis-tu de la belle Isabelle de Lautrec ? Ah ! celle-là, tu ne diras point qu’elle n’est pas sage.

Louis XIII rougit jusqu’aux oreilles.

– Ah ! ah ! dit l’Angély, aurais-je mis dans le blanc, par hasard.

– Je n’ai rien à dire contre la vertu de Mlle de Lautrec, au contraire, dit Louis XIII d’une voix dans laquelle il était facile de distinguer un léger tremblement.

– Contre sa beauté ?

– Encore moins.

– Et contre son esprit ?

– Elle est charmante, mais…

– Mais quoi ?

– Je ne sais si je devrais te dire cela l’Angély, mais…

– Allons donc.

– Mais il m’a paru qu’elle n’avait point pour moi une grande sympathie.

– Bon, mon fils, tu te fais tort à toi-même, et c’est la modestie qui te perd.

– Et la reine, si je t’écoute, que dira-t-elle ?

– S’il est besoin, que quelqu’un tienne les mains de Mlle de Lautrec, elle s’en chargera, ne fût-ce que pour te voir hors de toutes ces vilenies de pages et d’écuyers.

– Mais Baradas ?

– Baradas sera jaloux comme un tigre et essayera de poignarder Mlle de Lautrec ; mais en la prévenant, elle portera une cuirasse, comme Jeanne d’Arc ; en tout cas, essaye !

– Mais si Baradas, au lieu de revenir à moi, se fâche tout à fait ?

– Eh bien, il te restera Saint-Simon.

– Un gentil garçon, dit le roi, et le seul qui, à la chasse, souffle proprement dans son cor.

– Eh bien ! tu le vois, te voilà déjà à moitié consolé.

– Que dois-je faire, l’Angély ?

– Suivre mes conseils et ceux de M. de Richelieu ; avec un fou comme moi et un ministre comme lui, tu seras dans six mois le premier souverain de l’Europe.

– Eh bien donc, dit Louis, avec un soupir, j’essaierai.

– Eh quand cela, demanda l’Angély ?

– Dès ce soir.

– Allons donc, sois homme ce soir, et demain tu seras roi.

V

LA CONFESSION.

Le lendemain du jour où le roi Louis XIII, sur les conseils de son fou l’Angély, avait pris la résolution de rendre M. Baradas jaloux, le cardinal de Richelieu expédiait Cavois à l’hôtel Montmorency avec une lettre adressée au prince et conçue en ces termes :

 

« Monsieur le duc,

 

« Permettez que j’use d’un des privilèges de ma charge de ministre en vous exprimant le grand désir que j’aurais de vous voir et de parler sérieusement avec vous, comme avec un de nos capitaines les plus distingués, de la campagne qui va s’ouvrir.

« Permettez, en outre, que je vous apprenne le désir que l’entrevue ait lieu dans ma maison de la place Royale, voisine de votre hôtel, et que je vous prie de venir à pied et sans suite, afin que cette entrevue, toute à votre satisfaction, je l’espère, reste secrète.

« Si neuf heures du matin était une heure à votre convenance, elle serait aussi à la mienne.

« Vous pourriez vous faire accompagner, si vous n’y voyez aucun inconvénient et s’il consentait à me faire le même honneur que vous, de votre jeune ami le comte de Moret, sur lequel j’ai des projets tout à fait dignes du nom qu’il porte et de la source d’où il sort.

« Croyez-moi avec la plus sincère considération, monsieur le duc, votre très-dévoué serviteur.

« ARMAND, cardinal de Richelieu. »

 

Un quart d’heure après avoir été chargé du soin de porter cette lettre, Cavois revint avec la réponse du duc. M. de Montmorency avait reçu à merveille le messager, et faisait dire au cardinal qu’il acceptait le rendez-vous avec reconnaissance et serait chez lui à l’heure dite, avec le comte de Moret.

Le cardinal parut fort satisfait de la réponse, demanda à Cavois des nouvelles de sa femme, apprit avec plaisir que, grâce au soin qu’il avait eu, pendant les huit on dix derniers jours écoulés, de ne retenir Cavois que deux nuits au Palais-Royal, le ménage jouissait de la plus douce sérénité, et se mit à son travail ordinaire.

Le soir, le cardinal envoya le P. Joseph prendre des nouvelles du blessé Latil ; il allait de mieux en mieux, mais ne pouvait encore quitter la chambre.

Le lendemain, au point du jour, le cardinal, selon son habitude, descendit dans son cabinet ; mais de si bonne heure qu’il se fût levé, quelqu’un l’attendait déjà, et on lui annonça que, dix minutes auparavant, une dame voilée, qui avait dit ne vouloir se faire connaître qu’à lui, s’était présentée et était demeurée dans l’antichambre.

Le cardinal employait tant de personnes différentes à sa police, que, pensant qu’il avait affaire à quelqu’un de ses agents, ou plutôt de ses agentes, il ne chercha même point à deviner laquelle, et ordonna à son valet de chambre Guillemot de faire entrer la personne qui demandait à lui parler, et de veiller à ce que personne n’interrompit sa conférence avec l’inconnue ; quand il voudrait donner un ordre quelconque, il frapperait sur son timbre.

Puis jetant les yeux sur la pendule, il vit qu’il lui restait plus d’une heure avant l’arrivée de M. de Montmorency, et pensant qu’une heure lui suffirait pour expédier la dame voilée, il ne crut pas devoir ajouter d’autre recommandation.

Cinq minutes après, Guillemot entrait conduisant la personne annoncée.

Elle demeura debout, près de la porte. Le cardinal fit un signe à Guillemot qui sortit, et le laissa seul avec la personne qu’il venait d’introduire.

Le cardinal n’avait eu qu’un regard à jeter sur elle pour s’assurer, aux trois ou quatre pas qu’elle avait faits pour entrer dans le cabinet, qu’elle était jeune, et pour reconnaître à sa mine, qu’elle était de distinction.

Alors voyant, malgré le voile qui lui couvrait le visage, que l’inconnue paraissait fort intimidée :

– Madame, lui dit-il, vous avez désiré une audience de moi. Me voici : parlez.

Et en même temps il lui faisait signe de s’avancer vers lui.

La dame voilée fit un pas ; mais, se sentant chanceler, elle se soutint d’une main au dos d’une chaise, tandis que, de l’autre, elle essayait de comprimer les battements de son cœur.

Et même sa tête, légèrement renversée en arrière, indiquait qu’elle était en proie à un de ces spasmes causés par l’émotion ou par la crainte.

Le cardinal était trop observateur pour se tromper à ces signes.

– À la terreur que je vous inspire, madame, dit-il en souriant, je suis tenté de croire que vous venez à moi de la part de mes ennemis. Rassurez-vous ; vinssiez-vous de leur part, du moment que vous venez chez moi, vous y serez reçue comme la colombe le fut dans l’arche.

– Peut-être, en effet, viens-je du camp de vos ennemis, monseigneur ; mais j’en sors en fugitive et pour vous demander à la fois votre appui comme prélat et comme ministre ; comme prêtre, je viens vous supplier de m’entendre en confession ; comme ministre, je viens implorer votre protection.

Et l’inconnue joignait les mains en signe de prière.

– Il m’est facile de vous entendre en confession, dussiez-vous me rester inconnue, mais il m’est difficile de vous protéger sans savoir qui vous êtes.

– Du moment où j’aurai la preuve d’être entendue en confession par vous, monseigneur, je n’aurai plus aucune raison de demeurer inconnue, puisque la confession mettra sur vos lèvres son sceau sacré.

– Alors, dit le cardinal s’asseyant, venez ici ma fille, et ayez double confiance en moi, puisque vous m’invoquez au double titre de prêtre et de ministre.

La pauvre jeune femme s’approchant du cardinal, se mit à genoux près de lui et leva son voile.

Le cardinal la suivait des yeux avec une curiosité qui prouvait qu’il ne croyait pas avoir affaire à une pénitente vulgaire. Mais lorsque cette pénitente leva son voile il ne put s’empêcher de pousser un cri de surprise.

– Isabelle de Lautrec, murmura-t-il.

– Moi-même, monseigneur, puis-je espérer que ma vue n’a rien changé aux bonnes dispositions de Votre Éminence ?

– Non, mon enfant, dit le cardinal en lui serrant vivement la main, vous êtes la fille d’un des bons serviteurs de la France, et par conséquent d’un homme que j’estime et que j’aime ; et depuis que vous êtes à la cour de France, où je vous ai vue arriver avec quelque défiance, je dois dire que je n’ai eu qu’à approuver la conduite que vous y avez tenue.

– Merci, monseigneur, vous me rendez toute ma confiance, et je viens justement implorer votre bonté pour me tirer du double danger que je cours.

– Si c’est une prière que vous me faites ou un conseil que vous me demandez, mon enfant, ne demeurez pas à genoux, et asseyez-vous près de moi.

– Non, monseigneur, laissez-moi ainsi, je vous prie. Je désire que les aveux que j’ai à vous faire gardent tout le caractère de la confession. Autrement ils prendraient peut être le caractère d’une dénonciation et s’arrêteraient sur ma bouche.

– Faites ainsi que vous l’entendrez, ma fille, dit le cardinal. Dieu me garde de combattre les susceptibilités de votre conscience, ces susceptibilités fussent-elles exagérées.

– Lorsqu’on me força à demeurer en France, monseigneur, quoique mon père partît pour l’Italie, avec M. duc de Nevers, on fit valoir à mon père deux choses : la fatigue que j’éprouverais dans un long voyage, et le danger que je courrais dans une ville qui pouvait être assiégée et prise d’assaut. En outre, en m’offrant près de Sa Majesté une place qui pouvait satisfaire les désirs d’une jeune fille, même plus ambitieuse que moi…

– Continuez, et dites-moi si vous ne vîtes pas bientôt quelque danger dans cette place que vous occupiez.

– Oui monseigneur, il me sembla que l’on avait spéculé sur ma jeunesse et mon dévouement à ma royale maîtresse. Le roi parut faire à moi une attention que je ne méritais certes pas. Le respect, pendant quelque temps, m’empêcha de me rendre compte des impressions de Sa Majesté, que sa timidité maintenait, du reste, dans les limites d’une galante courtoisie, et cependant un jour il me sembla que je devais compte à la reine de quelques mots qui m’avaient été dits comme venant de la part du roi ; mais à mon grand étonnement, la reine se prit à rire, et me dit : « Ce serait un grand bonheur, chère enfant, si le roi devenait amoureux de vous. » Je réfléchis toute la nuit à ces paroles, et il me sembla qu’on avait eu sur mon séjour à la cour et sur ma position près de la reine, d’autres vues que celles qu’on avait laissé paraître. Le lendemain le roi redoubla d’assiduité ; en huit jours, il était venu trois fois au cercle de la reine, ce qui ne lui était jamais arrivé. Mais au premier mot qu’il me dit, je lui fis une révérence et, prétextant près de la reine une indisposition, je lui demandai la permission de me retirer. La cause de ma retraite était si visible, qu’à partir de cette soirée, le roi non-seulement ne me parla plus, mais ne s’approcha même plus de moi. Quant à la reine Anne, elle parut éprouver de ma susceptibilité un vif déplaisir, et lorsque je lui demandai la cause de son refroidissement envers moi, elle se contenta de répondre : « Je n’ai rien contre vous que le regret du service que vous eussiez pu nous rendre et que vous ne nous avez pas rendu. » La reine-mère fut encore plus froide pour moi que la reine.

– Et, demanda le cardinal, avez-vous compris le genre de service que la reine attendait de vous ?

– Je m’en doutais vaguement, monseigneur, plutôt par la rougeur instinctive que je sentis monter à mon front que par la révélation de mon intelligence. Cependant, comme sans devenir bienveillante, la reine, continua d’être douce pour moi, je ne me plaignis point, et, demeurai près d’elle, lui rendant tous les services qu’il était en mon pouvoir de lui rendre. Mais hier, monseigneur, à mon grand étonnement et à celui des deux reines, Sa Majesté, qui depuis plus de deux semaines n’était point venue au cercle des dames, entra sans avoir prévenu personne de son arrivée, et, le visage souriant, contre son habitude, salua sa femme, baisa la main de sa mère, et s’avança près de moi. La reine m’ayant permis de m’asseoir devant elle, je me levai à la vue du roi, mais il me fit rasseoir ; et, tout en jouant avec la naine Gretchen, qu’a envoyée à sa nièce l’infante Claire Eugénie, le roi m’adressa la parole, s’informa de ma santé, m’annonça qu’à la prochaine chasse il inviterait les reines et me demanda si je les accompagnerais. C’était une chose si extraordinaire que les attentions du roi pour une femme, que je sentais tous les yeux fixés sur moi, et qu’une rougeur bien autrement ardente qua la première me couvrit le visage. Je ne sais ce que je répondis à Sa Majesté, ou plutôt je ne répondis pas, je balbutiai des paroles sans suite. Je voulus me lever, le roi me retint par la main.

Je retombai paralysée sur ma chaise, pour cacher mon trouble. Je pris la petite Gretchen dans mes bras ; mais elle, qui dans cette position voyait mon visage, tout courbé qu’il fût vers la terre, se mit tout haut, à me dire : « Pourquoi donc pleurez-vous ? » Et, en effet, des larmes involontaires coulaient silencieusement de mes yeux et roulaient sur mes joues. Je ne sais quelle signification le roi donna à mes larmes, mais il me serra la main, tira des bonbons de son drageoir et les donna à la petite naine, qui éclata d’un méchant rire, glissa de mes bras et s’en alla parler tout bas à la reine. Restée seule et isolée, je n’osais ni me lever ni demeurer à ma place ; un pareil malaise ne pouvait durer, je sentis le sang bruire à mes oreilles, mes tempes se confièrent, les meubles parurent se mouvoir, les murs semblèrent osciller. Je sentis les forces me manquer, la vie se retirer de moi ; je m’évanouis.

Quand je repris mes sens, j’étais couchée sur mon lit et Mme de Fargis était assise près de moi.

– Mme de Fargis ! répéta le cardinal en souriant.

– Oui, monseigneur.

– Continuez, mon enfant.

– Je ne demande pas mieux ; mais ce qu’elle me dit est si étrange, les félicitations qu’elle m’adressa sont si humiliantes, les exhortations qu’elle me dit sont si singulières, que je ne sais comment les dire à Votre Éminence.

– Oui, fit le cardinal, elle vous dit que le roi était amoureux de vous, n’est-ce pas ? Elle vous félicita d’avoir opéré sur Sa Majesté un miracle que la reine elle-même n’avait pas pu opérer. Et elle vous exhorta à entretenir du mieux que vous pourriez cet amour, afin que, succédant dans les bonnes grâces du roi à son favori qui le boude, vous puissiez par votre dévouement servir, les intérêts politiques de mes ennemis.

– Votre nom n’a point été prononcé, monseigneur.

– Non, pour le premier jour c’eût été trop, mais j’ai bien deviné ce qu’elle vous a dit, n’est-ce pas ?

– Mot pour mot, monseigneur.

– Et que répondîtes-vous ?

– Rien ; j’avais achevé de comprendre ce dont je n’avais eu, aux premières attentions du roi, qu’un vague pressentiment. On voulait faire de moi un instrument politique. Bientôt, comme je continuais de pleurer et de trembler, la reine entra et m’embrassa ; mais cet embrassement, au lieu de me soulager, me serra le cœur et me fit froid. Il me sembla qu’il devait y avoir un secret venimeux, caché dans ce baiser qu’une femme et surtout qu’une reine, donne à la jeune fille menacée de l’amour de son époux pour l’affermir et encourager cet amour ! – Puis, prenant Mme de Fargis à part, elle échangea bas quelques mots avec elle, en me disant : – Bonne nuit, chère Isabelle, croyez à tout ce que vous dira Fargis, et surtout à ce que notre reconnaissance est disposée à faire en échange de votre dévouement – et elle rentra dans sa chambre. Mme de Fargis resta. À l’entendre, je n’avais qu’à me laisser faire, c’est-à-dire qu’à me laisser aimer du roi. Elle parla longtemps sans que je répondisse, essayant de me faire comprendre ce que c’était que l’amour du roi, et combien cet amour se contenterait de peu. Sans doute elle crut m’avoir convaincue, car elle m’embrassa à son tour et me quitta ; mais à peine eut-elle refermé la porte sur elle que ma résolution fut prise : c’était de venir à vous, monseigneur, de me jeter à vos pieds et de vous tout dire.

– Mais ce que vous me racontez-là, mon enfant, dit le cardinal, est le récit de vos craintes ; or, ces craintes n’étant ni un péché ni un crime, mais au contraire une preuve de votre innocence et de votre loyauté, je ne vois pas pourquoi vous vous êtes crue obligée de me faire ce récit à genoux et de lui donner la forme d’une confession.

– C’est que je ne vous ai pas tout dit, monseigneur : cette indifférence ou plutôt cette crainte que m’inspire le roi, je ne l’éprouve pas pour tout le monde, et ma seule hésitation en venant à vous n’est pas causée par la nécessité de dire à Votre Éminence : Le roi m’aime, mais par celle de lui dire : Monseigneur, j’ai peur d’en aimer un autre.

– Et cet autre, est-ce donc un crime de l’aimer ?

– Non, mais un danger, monseigneur.

– Un danger, pourquoi cela ? Votre âge est celui de l’amour, et la mission de la femme, indiquée à la fois par la nature et par la société, est d’aimer et d’être aimée.

– Mais non pas quand celui qu’elle craint d’aimer est au-dessus d’elle par le rang et par la naissance.

– Votre naissance, mon enfant, est plus qu’honorable, et votre nom, quoiqu’il ne brille plus du même éclat qu’il y a cent ans, marche encore l’égal des plus beaux noms de France.

– Monseigneur, monseigneur, ne m’encouragez pas dans une espérance folle et surtout dangereuse.

– Croyez-vous donc que celui que vous aimez ne vous aime pas ?

– Je crois qu’il m’aime au contraire, monseigneur, et c’est ce qui m’épouvante.

– Vous vous êtes aperçue de cet amour ?

– Il m’en a fait l’aveu.

– Et maintenant que la confession est faite, vous m’avez parlé d’une prière.

– La prière, la voici, monseigneur cet amour du roi, si peu exigeant qu’il soit deviendra une tache du moment où je l’aurai autorisé, et même du moment où je l’aurai repoussé, car on aura intérêt à y faire croire, et je ne veux pas être un instant soupçonnée par celui qui m’aime et que je crains d’aimer ; la prière est donc, monseigneur, de me renvoyer à mon père. Quel que soit le danger là-bas, il sera moins grand qu’ici.

– Si j’avais affaire à un cœur moins pur et moins noble que le vôtre, moi aussi je me joindrais à ceux qui ne craignent pas de ternir votre pureté et de briser votre cœur ; moi aussi je vous dirais : « Laissez-vous aimer, de ce roi qui n’a jamais rien aimé au monde et qui, peut-être par vous, commencera enfin, à aimer ; » Je vous dirais : « Feignez d’être la complice de ces deux femmes qui travaillent à l’abaissement de la France, et soyez mon alliée, à moi, qui veux sa grandeur. » Mais vous n’êtes pas de celles à qui l’on fait de ces propositions ; vous désirez quitter la France, vous la quitterez ; vous désirez retourner près de votre père, je vous en donnerai les moyens.

– Oh ! merci, s’écria la jeune fille en saisissant la main du cardinal et en la baisant avant que celui-ci ait eu le temps de s’y opposer.

– La route ne sera peut-être pas sans danger.

– Les véritables dangers, monseigneur, sont pour moi à cette cour, où je me vois menacée de périls mystérieux et inconnus, où je sens trembler incessamment sous mes pieds, le terrain sur lequel je marche, et où l’innocence de mon cœur et la virginité de mes pensées sont des chances de plus de succomber. – Éloignez-moi de ces reines qui conspirent, de ces princes qui feignent des amours qu’ils n’ont pas, de ces courtisans qui intriguent, de ces femmes qui conseillent, comme toutes simples et toutes naturelles, des choses impossibles, et de ces bouches augustes qui promettent, à la honte, les récompenses dues à l’honneur et à la loyauté. Éloignez-moi d’ici monseigneur, et tant qu’il me sera donné par le Seigneur de rester honnête et pure, je vous serai reconnaissante.

– Je n’ai rien à refuser à qui me prie pour une pareille cause et par de semblables instances. Relevez-vous, dans une heure tout sera sinon prêt, du moins arrêté pour votre départ.

– Ne m’absolvez-vous pas, monseigneur ?

– À qui n’a point commis de faute, l’absolution est inutile.

– Bénissez moi au moins, et votre bénédiction effacera peut-être le trouble de mon cœur.

– Les mains que j’étendrais sur vous, mon enfant, chargé d’affaires et de préoccupations mondaines comme je le suis, seraient moins pures que ce cœur, tout troublé qu’il est. C’est à Dieu de vous bénir, mais pas à moi, et je le prie ardemment de remplacer par sa suprême bonté, mon insuffisante tendresse.

En ce moment neuf heures sonnèrent. Richelieu s’approcha de son bureau et frappa sur un timbre.

Guillemot parut.

Les personnes que j’attendais sont-elles arrivées ? demanda le cardinal.

– En ce moment même le prince vient d’entrer dans la galerie des tableaux.

– Seul, ou accompagné ?

– Avec un jeune homme.

– Mademoiselle, dit le cardinal, avant de vous rendre une réponse, je ne dirai pas définitive, mais détaillée, j’ai besoin de causer avec les deux personnes qui viennent d’arriver. Guillomot, conduisez Mlle de Lautrec chez ma nièce, dans une demi-heure vous entrerez pour demander si je suis libre.

Et saluant respectueusement Mlle de Lautrec, qui suivit le valet de chambre, il alla ouvrir lui-même la porte de la galerie de tableaux où se promenaient, mais depuis quelques minutes seulement, le duc de Montmorency et le comte de Moret.

VI

OÙ M. LE CARDINAL DE RICHELIEU FAIT UNE COMÉDIE SANS LE SECOURS DE SES COLLABORATEURS.

Les deux princes n’avaient attendu qu’un instant, et l’on connaissait l’exigence de la multiplicité des affaires dont était chargé le cardinal, pour que, l’attente eût-elle été plus longue, ils eussent eu la susceptibilité d’en témoigner le moindre mécontentement. Sans avoir atteint ce degré suprême auquel il arriva après la fameuses journée baptisée, par l’histoire, la journée des Dupes, il était déjà regardé, sinon de fait, du moins de droit, comme premier ministre ; seulement il est important de dire que dans les questions de paix ou de guerre il n’avait que l’initiative, sa voix et la prépondérance de son génie, éternellement combattu par la haine des deux reines et par une espèce de conseil d’État s’assemblant au Luxembourg, et présidé par le cardinal de Bérulle. Les décisions prises, le roi intervenait, approuvait ou improuvait. C’était sur cette approbation ou improbation, que pesait plus particulièrement tantôt Richelieu, tantôt la reine-mère, selon l’humeur dans laquelle se trouvait Louis XIII.

Or la grande affaire qui allait se décider dans deux ou trois jours, c’était, non point la guerre d’Italie – elle était arrêtée – Mais c’était le choix du chef qu’on donnerait à cette armée.

C’était de cette question importante que le cardinal comptait entretenir les deux princes qu’il désirait occuper dans cette guerre, lorsqu’il avait écrit la veille au duc de Montmorency et au comte de Moret ; seulement, son entrevue avec Isabelle de Lautrec et l’intérêt que la jeune femme lui avait inspiré venaient, dans leurs détails, de modifier les intentions qu’il avait sur le comte.

C’était la première fois que M. de Montmorency se trouvait en face de Richelieu depuis l’exécution de son cousin de Bouteville ; mais nous avons vu que le gouverneur du Languedoc avait fait le premier un pas vers le cardinal, en allant à la soirée de la princesse Marie de Gonzague saluer Mme de Combalet, qui n’avait pas manqué de raconter à son oncle un fait de cette importance.

Le cardinal était trop bon politique pour ne pas comprendre que ce salut à la nièce était en réalité adressé à l’oncle, et que c’était une ouverture de paix que lui faisait le prince.

Quant au comte de Moret, c’était autre chose ; non-seulement le jeune homme par sa franchise, par son caractère tout français, au milieu de tant de caractères espagnols et italiens, par son courage bien connu, et dont il avait, à peine âgé de vingt-deux ans, donné tant de preuves, inspirait au cardinal un intérêt réel ; mais encore il tenait beaucoup à le ménager, à le protéger, à aider sa fortune – étant le seul fils de Henri IV qui n’eût point encore ouvertement conspiré contre lui. – Le comte de Moret, livré, honoré, ayant un commandement dans l’armée, servant la France, représentée dans sa politique par le duc de Richelieu, était un contre-poids aux deux Vendôme, emprisonnés pour avoir conspiré contre lui.

Or, dans l’opinion du cardinal, il était temps qu’il arrêtât le jeune prince sur la pente où il était engagé, jeté au milieu des cabales de la reine Anne d’Autriche et de la reine-mère, prêt à devenir l’amant de Mme de Fargis ou à redevenir l’amant de Mme de Chevreuse, il ne tarderait pas être enveloppé de tant de liens que lui même, le voulût-il, ne pourrait plus se dégager.

Le cardinal offrit sa main à M. de Montmorency, qui la prit et la serra sincèrement ; mais il ne se permit pas cette familiarité avec le comte de Moret, qui était de sang royal, et s’inclina à peu près comme il eût fait pour Monsieur.

Les premiers compliments échangés :

– Monsieur le duc, lui dit le cardinal, lorsqu’il s’était agi de la guerre de la Rochelle, guerre maritime que je désirais conduire sans opposition, je vous ai racheté votre titre de grand amiral et vous l’ai payé le prix que vous avez demandé. Aujourd’hui, il s’agit, non plus de vous vendre, mais de vous donner mieux que je ne vous ai pris.

– Son Éminence croit elle, dit le duc avec son plus gracieux sourire, que lorsqu’il est question tout à la fois de son service et du bien de l’État, il soit besoin, pour s’assurer mon dévouement, de commencer par me faire une promesse ?

– Non, monsieur le duc, je sais que nul plus que vous n’est prodigue de son précieux sang, et c’est parce que je connais votre courage et votre loyauté, que je vais m’expliquer clairement avec vous.

Montmorency s’inclina.

– Lorsque votre père mourut, quoique héritier de sa fortune et de ses titres, il y avait une charge cependant dont vous ne pouviez hériter à cause de votre extrême jeunesse – c’était celle de connétable. L’épée fleurdelisée, vous le savez, ne se remet pas aux mains d’un enfant. Un bras vigoureux d’ailleurs était là, prêt à la prendre et à la porter loyalement. C’était celui du seigneur de Lesdiguières. Il fut fait connétable à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Seulement il la laissa échapper. Depuis ce temps, le maréchal de Créquy, son gendre, aspire à le remplacer. Mais l’épée de connétable n’est point une quenouille qui se transmette par les femmes. M. de Créquy a eu cette année une occasion de la conquérir, c’était de faire réussir l’expédition du duc de Nevers, au lieu de la faire manquer en se déclarant pour la reine-mère, contre la France et contre moi. Il a donné sa démission de connétable ; moi vivant il ne le sera jamais !

Un souffle joyeux et brûlant sortit de la poitrine du duc de Montmorency.

Ce témoignage de satisfaction n’échappa point au cardinal. – Il continua :

– La confiance que j’avais dans le maréchal de Créquy, je la reporte en vous, prince. Votre parenté avec la reine-mère n’influera point sur votre amour pour la France, car, comprenez-le bien, cette guerre d’Italie, c’est, selon le résultat bon ou mauvais qu’elle aura, la grandeur ou l’abaissement de la France.

Et comme le comte de Moret écoutait attentivement ce que disait le cardinal :

– Vous faites bien de me prêter, vous aussi, attention, mon jeune prince, dit-il ; car nul plus que vous ne doit aimer cette France pour laquelle votre auguste père a tout donné, même sa vie.

Et comme il voyait que le duc de Montmorency attendait avec impatience la fin de son discours :

– Je terminerai en peu de paroles, dit-il ; je mettrai dans les dernières paroles la même franchise que j’ai mise dans tout mon entretien. Si, comme je l’espère, je suis chargé de la conduite de la guerre, vous aurez le principal commandement de l’armée, mon cher duc ; et, le siége de Cazal levé, vous trouverez derrière la porte cette épée de connétable qui ainsi rentrera pour la troisième fois dans votre famille. Et maintenant réfléchissez, monsieur le duc, si vous avez plus à attendre d’un autre que de moi. Je ne vous en voudrais pas, puisque je vous offre toute liberté.

– Votre main ! monseigneur, dit Montmorency.

Le cardinal lui tendit la main.

– Au nom de la France, monseigneur, lui-dit Montmorency, recevez-moi comme votre homme lige ; je promets d’obéir en tous points à Votre Éminence, excepté le cas où l’honneur de mon nom serait compromis.

– Si je ne suis pas prince, monsieur le duc, dit Richelieu avec une suprême dignité, je suis gentilhomme. Croyez bien que je ne demanderai jamais à un Montmorency rien dont il ait à rougir.

– Et quand faudra-t-il être prêt, monseigneur ?

– Le plus tôt possible, monsieur le duc. Je compte, en supposant toujours que la direction, de la guerre me soit confiée, entrer en campagne au commencement du mois prochain.

– Il n’y a pas de temps à perdre alors monseigneur. Je pars pour mon gouvernement ce soir même, et le 10 janvier je serai à Lyon avec cent gentilshommes et cinq cents cavaliers.

– Mais, demanda le cardinal, il faut supposer le cas où un autre que moi serait chargé de la direction de la guerre. Oserai-je vous demander ce que vous feriez dans cette circonstance ?

– Tout autre que Votre Éminence ne paraissant point à la hauteur du projet, je n’obéirai qu’à S. M. le roi Louis XIII et à vous.

– Partez, prince, vous savez où je vous ai dit que vous attendait l’épée de connétable.

– Dois-je emmener avec moi mon jeune ami le comte de Moret ?

– Non, monsieur le duc, j’ai sur M. le comte de Moret des vues toutes particulières, et je désire lui donner, de son côté, une mission importante. S’il la refuse, il sera libre de vous rejoindre ; laissez-lui seulement un serviteur sur lequel il puisse compter comme sur lui-même, la mission qu’il va recevoir de moi nécessitant courage de sa part et dévouement de la part de ceux qui l'accompagneront.

Le duc et le comte de Moret échangèrent à voix basse quelques mots, parmi lesquels le cardinal put entendre ceux-ci, dits par le comte de Moret au duc.

– Laissez-moi Galuar.

Puis, la joie dans le cœur, le prince saisit la main du cardinal, la pressa avec reconnaissance et s’élança hors de l’appartement.

Resté seul avec le comte de Moret, le cardinal s’approcha de lui, et, le regardant avec une respectueuse tendresse :

– Monsieur le comte, lui dit-il, ne vous étonnez point de l’intérêt que je me permets de vous porter, intérêt auquel m’autorisent et ma position et mon âge, qui est double du vôtre ; mais parmi tous les enfants du roi Henri, vous seul êtes son véritable portrait, et il est permis à ceux qui ont aimé le père d’aimer le fils.

Le jeune prince se trouvait pour la première fois en face de Richelieu, pour la première fois il entendait le son de voix, et prévenu contre lui par ce qu’il avait entendu dire, il s’étonna tout à la fois que cette figure sévère pût se dérider, et que cette voix impérative pût s’adoucir.

– Monseigneur, lui répondit-il en riant, mais non cependant sans laisser percer dans sa voix une certaine émotion, Votre Éminence est bien bonne de s’occuper d’un jeune fou qui n’a pensé jusqu’ici qu’à s’amuser du mieux qu’il a pu, et qui, si on lui demandait à lui-même à quoi il est bon, ne saurait que répondre.

– Un vrai fils de Henri IV est bon à tout, monsieur, dit le cardinal, car avec le sang se transmet le courage et l’intelligence. Et c’est pour cela que je ne veux pas, en vous laissant faire fausse route, vous jeter dans les périls auxquels vous vous exposez.

– Moi, monseigneur, exclama le jeune homme un peu étonné, dans quelle voie mauvaise suis-je donc engagé, et quels sont donc les dangers qui me menacent ?

– Voulez vous me prêter quelques minutes d’attention, M. le comte, et pendant ces quelques minutes m’écouter sérieusement ?

– Ce serait un devoir que mon âge et mon nom m’imposeraient, monseigneur, quand vous ne seriez pas ministre et homme de génie. Je vous écoute donc, non pas sérieusement, mais respectueusement.

– Vous êtes arrivé à Paris dans les derniers jours de novembre, le 28, je crois.

– Le 28, monseigneur.

– Vous étiez chargé de lettres du Milanais et du Piémont pour la reine Marie de Médicis, pour la reine Anne d’Autriche et pour Monsieur.

Le comte regarda le cardinal avec étonnement, hésita un instant à répondre ; mais enfin, entraîné par la vérité et par l’influence qu’exerce un homme de génie :

– Oui, monseigneur, dit-il.

– Mais comme les deux reines et Monsieur étaient allés au devant du roi, vous avez été obligé de demeurer huit jours à Paris. Pour ne pas rester oisif pendant ces huit jours, vous avez fait votre cour à la sœur de Marion Delorme, à Mme de La Montagne. Jeune, beau, riche, fils de roi, vous n’avez pas eu à languir ; dès le lendemain du jour où vous vous êtes présenté chez elle, vous étiez son amant.

– Est-ce ce que vous appelez faire fausse route et m’exposer à des dangers dont vous voudriez me garantir ? demanda en riant le comte de Moret, s’étonnant qu’un ministre de la gravité du cardinal descendit à de pareils détails.

– Non, monsieur ; nous allons y arriver ; non, ce n’est point être l’amant de la sœur d’une courtisane, ce que j’appelle faire fausse route, quoique vous ayez pu voir que cet amour n’était pas tout à fait sans danger. Ce fou de Pisani a cru que c’était de Mme de Maugiron que vous étiez l’amant. Il a voulu vous faire assassiner ; par bonheur, il a trouvé un sbire plus honnête homme que lui, lequel, fidèle à la mémoire du grand roi, a refusé de porter la main sur son fils. Il est vrai que ce brave homme a été victime de son honnêteté, et que vous-même l’avez vu couché sur une table, mourant et se confessant à un capucin.

– Puis-je vous demander, monseigneur, dit le comte de Moret, espérant embarrasser Richelieu, quel jour et à quel endroit j’ai été témoin de ce douloureux spectacle ?

– Mais le 5 décembre dernier, vers six heures du soir, dans une salle de l’hôtellerie de la Barbe peinte, au moment où, déguisé en gentilhomme basque, vous veniez de quitter Mme de Fargis, déguisée en Catalane, et venant vous annoncer que la reine Anne d’Autriche, la reine Marie de Médicis et Monsieur, vous attendraient au Louvre entre onze heures et minuit.

– Ah ! par ma foi, monseigneur, cette fois-ci je me rends, et je reconnais que votre police est bien faite.

– Eh bien, comte, maintenant croyez-vous que ce soit pour moi et par crainte du mal que vous pouvez me faire, que je suis arrivé à réunir sur vous de si exacts renseignements ?

– Je ne sais, mais il est probable que Votre Éminence a eu cependant un intérêt quelconque.

– Un grand, comte, j’ai voulu sauver le fils du roi Henri IV du mal qu’il pouvait se faire à lui-même.

– Comment cela, monseigneur ?

– Que la reine Marie de Médicis, qui est à la fois Italienne et Autrichienne, que la reine Anne d’Autriche, qui est à la fois Autrichienne et Espagnole, conspirent contre la France, c’est un crime, mais un crime qui se conçoit, les liens de famille ne l’emportent souvent que trop sur les devoirs de la royauté. Mais que le comte de Moret, c’est-à-dire le fils d’une Française et du roi le plus français qui ait jamais existé, conspire avec deux reines aveugles et parjures en faveur de l’Espagne et de l’Autriche, c’est ce que j’empêcherai, par la persuasion d’abord, par la prière ensuite, et enfin par la force s’il le faut.

– Mais qui vous a dit que je conspire, monseigneur ?

– Vous ne conspirez pas encore, comte ; mais peut-être, par entraînement chevaleresque, n’eussiez-vous point tardé à conspirer, et c’est pour cela que j’ai voulu vous dire à vous-même : Fils de Henri IV, toute sa vie votre père a poursuivi l’abaissement de l’Espagne et de l’Autriche. Ne vous alliez pas à ceux qui veulent leur élévation aux dépens des intérêts de la France. Fils de Henri IV, l’Autriche et l’Espagne ont tué votre père ; ne commettez pas cette impiété de vous allier aux ennemis de votre père.

– Mais pourquoi Votre Éminence ne dit-elle pas à Monsieur ce qu’elle me dit à moi ?

– Parce que Monsieur n’a rien à faire là-dedans, étant le fils de Concini, et non de Henri IV.

– Monsieur le cardinal, songez à ce que vous dites.

– Oui, je sais que je m’expose à la colère de la reine-mère, à la colère de Monsieur, à la colère du roi même, si le comte de Moret, s’éloigne de celui qui veut son bien pour aller à ceux qui veulent le mal ; mais le comte de Moret sera reconnaissant du grand intérêt que je lui porte et qui n’a pas d’autre source que le grand amour et la grande admiration que j’ai pour le roi son père, et le comte de Moret tiendra secret tout ce que je lui ai dit ce soir, pour son bien et pour celui de la France.

– Votre Éminence n’a pas besoin que je lui donne ma parole, n’est-ce pas ?

– On ne demande pas de ces choses-là au fils de Henri IV.

– Mais enfin, Votre Éminence ne m’a pas seulement fait venir pour me donner des conseils, mais aussi, lui ai-je entendu dire, pour me confier une mission.

– Oui, comte, une mission qui vous éloigne de ce danger que je crains pour vous.

– Qui m’éloigne du danger ?

Richelieu fit signe que oui.

– Et par conséquent de Paris ?

– Il s’agirait de retourner en Italie.

– Hum ! fit le comte de Moret.

– Avez-vous des raisons pour ne pas retourner en Italie ?

– Non, mais j’en aurais pour rester à Paris.

– Alors vous refusez, monsieur le comte ?

– Non, je ne refuse pas, surtout si la mission peut s’ajourner.

– Il s’agit de partir ce soir ou demain au plus tard.

– Impossible, monseigneur, dit le comte de Moret en secouant la tête.

– Comment ! s’écria le cardinal, laisserez-vous une guerre se faire sans y prendre part ?

– Non ; seulement je quitterai Paris avec tout le monde, et le plus tard possible.

– C’est bien résolu dans votre esprit, monsieur le comte ?

– C’est bien résolu, monseigneur.

– Je regrette votre répugnance à ce départ. Il n’y a qu’à vous, qu’à votre courage, à votre loyauté, à votre courtoisie que j’aurais voulu confier la fille d’un homme pour lequel j’ai la plus haute estime. Je chercherai quelqu’un, comte, qui veuille bien vous remplacer près de Mlle Isabelle de Lautrec.

– Isabelle de Lautrec ! s’écria le comte de Moret. C’était Isabelle de Lautrec que vous vouliez renvoyer à son père ?

– Elle-même ; qu’y a-t-il donc dans ce nom qui vous étonne ?

– Oh ! mais, monseigneur, pardon.

– Je vais aviser et lui trouver un autre protecteur.

– Non pas, non pas, monseigneur, inutile de chercher plus loin : le conducteur, le défenseur de Mlle de Lautrec, celui qui se fera tuer pour elle, il est trouvé, le voilà, c’est moi.

– Alors, dit le cardinal, je n’ai plus à m’inquiéter de rien ?

– Non, monseigneur.

– Vous acceptez ?

– J’accepte.

– En ce cas, voici mes dernières instructions.

– J’écoute.

– Vous remettrez Mlle de Lautrec, qui pendant tout le voyage vous sera aussi sacrée qu’une sœur.

– Je le jure.

– À son père, qui est à Mantoue ; puis vous reviendrez rejoindre l’armée et prendre un commandement sous M. de Montmorency.

– Oui, monseigneur.

– Et si le hasard faisait – vous comprenez, un homme de prévoyance doit supposer tout ce qui est possible – si le hasard faisait que vous vous aimassiez…

Le comte de Moret fit un mouvement.

– C’est une supposition, vous comprenez bien, puisque vous ne vous êtes pas vus, puisque vous ne vous connaissez point. Eh bien, le cas échéant, je ne puis rien faire pour vous, monseigneur, qui êtes fils de roi, mais je puis faire beaucoup pour Mlle de Lautrec et pour son père.

– Vous pouvez faire de moi le plus heureux des hommes, monseigneur. J’aime Mlle de Lautrec.

– Ah vraiment, voyez comme cela se rencontre est-ce que ce serait elle, par hasard, qui, le soir où vous avez été au Louvre, vous aurait pris sur l’escalier des mains de Mme de Chevreuse déguisée en page, et vous aurait conduit à travers le corridor noir jusqu’à la chambre de la reine ? Avouez que dans ce cas ce serait un hasard miraculeux.

– Monseigneur, dit le comte de Moret, regardant le cardinal avec stupéfaction, je ne connais que mon admiration pour vous qui égale ma reconnaissance ; mais…

Le comte s’arrêta inquiet.

– Mais quoi ? demanda le cardinal.

– Il me reste un doute.

– Lequel !

– J’aime Mlle de Lautrec, mais j’ignore si Mlle de Lautrec m’aime, et si, malgré mon dévouement, elle m’accepterait pour son protecteur.

– Ah ! quant à cela, monsieur le comte, cela ne me regarde plus et devient tout à fait votre affaire, c’est à vous d’obtenir d’elle ce que vous désirez.

– Mais où cela ? comment la verrai-je ? je n’ai aucune occasion de la rencontrer, et s’il faut, comme le disait Votre Éminence, que son départ ait lieu ce soir ou demain matin au plus tard, je ne sais d’ici là comment la voir.

– Vous avez raison, monsieur le comte, une entrevue entre vous est urgente, et tandis que vous allez y réfléchir de votre côté, je vais, moi, y réfléchir du mien. Attendez un instant dans ce cabinet, j’ai quelques ordres à donner.

Le comte de Moret s’inclina, suivant des yeux, avec un étonnement mêlé d’admiration cet homme, si éminemment au-dessus des autres hommes, qui, de son cabinet, conduisait l’Europe et qui, malgré les intrigues dont il était entouré, malgré les dangers qui le menaçaient, trouvait du temps pour s’occuper des intérêts particuliers et descendre dans les moindres détails de la vie.

La porte par laquelle le cardinal avait disparu refermée, le comte de Moret resta machinalement les yeux fixés sur cette porte, et il n’en avait pas encore détourné son regard, lorsqu’elle se rouvrit et que dans son encadrement, il vit apparaître, non pas le cardinal, mais Mlle de Lautrec elle-même.

Les deux amants, comme frappés en même temps du choc électrique, poussèrent chacun de son côté, un cri d’étonnement, puis avec la rapidité de la pensée, le comte de Moret s’élançant au-devant d’Isabelle, tombait à ses genoux et saisissait sa main, qu’il baisait avec une ardeur qui prouvait à la jeune fille qu’elle avait peut-être trouvé un protecteur dangereux, mais un défenseur dévoué.

Pendant ce temps, le cardinal, arrivé à son but d’éloigner le fils de Henri IV de la cour et de s’en faire un partisan, se réjouissait, croyant avoir trouvé un dénoûment à son héroï-comédie, sans la participation de ses collaborateurs ordinaires, MM. Desmarets, Rotrou, l’Estoile et Mayret.

Corneille on se le rappelle, n’avais pas encore eu l’honneur d’être présenté au cardinal.

VII

LE CONSEIL.

Le grand événement, l’événement attendu de tous avec anxiété, surtout de Richelieu, qui se croyait sûr du roi autant que l’on pouvait être sûr de Louis XIII, était la tenue d’un conseil chez la reine-mère, au palais du Luxembourg, qu’elle avait fait bâtir pendant la régence sur le modèle des palais florentins, et pour la galerie duquel Rubens avait exécuté, dix ans auparavant, les magnifiques tableaux représentant les événements les plus importants de la vie de Marie de Médicis, et qui font aujourd’hui un des principaux ornements de la galerie du Louvre.

Le conseil se tenait le soir.

Il était formé du ministère particulier de la reine Marie de Médicis, qui se composait de créatures complétement à elle, et qui était présidé par le cardinal de Bérulle, et conduit par Vauthier, plus du maréchal de Marcillac, qui était devenu maréchal sans avoir jamais vu le feu, et que dans ses mémoires le cardinal appelle toujours Marcillac-l’Épée, parce qu’ayant eu querelle à la paume avec un nommé Caboche, il l’avait tué en le rencontrant sur sa route, sans lui donner le temps de se détendre, plus enfin, son frère aîné Marcillac le garde des sceaux, qui était un des amants de Fargis. À ce conseil on adjoignait, dans les grandes circonstances, des espèces de conseillers honoraires qui étaient des capitaines les plus renommés et des seigneurs les plus élevés de l’époque, et c’est ainsi qu’au conseil dans lequel nous allons introduire nos lecteurs, on avait adjoint le duc d’Angoulême, le duc de Guise, le duc de Bellegarde et le maréchal de Bassompierre.

Monsieur, depuis quelque temps, était rentré dans ce conseil, dont il était sorti à propos du procès de Chalais. Le roi y assistait de son côté lorsqu’il croyait la discussion assez importante pour nécessiter sa présence.

La délibération du conseil prise, on en référait, nous l’avons dit, au roi, qui approuvait, improuvait ou même changeait complétement la détermination adoptée.

Le cardinal de Richelieu, premier ministre en réalité, par l’influence de son génie, mais qui n’en eut le titre et le pouvoir absolu qu’un an après les événements que nous venons de raconter, n’avait que sa voix dans ce conseil, mais presque toujours l’amenait à son avis qu’appuyaient d’habitude le duc de Marcillac, le duc de Guise, le duc d’Angoulême, et quelquefois le maréchal de Bassompierre ; mais que contrariaient toujours systématiquement la reine-mère, Vauthier, le cardinal de Bérulle, et les deux ou trois voix qui obéissaient passivement aux signes négatifs ou affirmatifs que leur faisait Marie de Médicis.

Ce soir-là, Monsieur, sous le prétexte de se brouiller avec la reine-mère, avait déclaré ne point vouloir assister au conseil ; mais, malgré son absence, du moment où sa mère se chargeait de ses intérêts, il n’en était que plus puissant.

Le conseil était indiqué pour huit heures du soir.

À huit heures un quart, toutes les personnes convoquées étaient à leur poste et se tenaient debout devant la reine Marie de Médicis, assise.

À huit heures et demie, le roi entra, salua sa mère, qui se leva à son tour, lui baisa les mains, s’assit près d’elle sur un fauteuil un peu plus élevé que le sien, se couvrit et prononça les paroles sacramentelles :

– Asseyez-vous !

MM. les membres du ministère et les conseillers honoraires s’assirent autour de la table, sur des tabourets préparés à cet effet en nombre égal à celui des délibérants.

Le roi étendit circulairement son regard, de manière à passer en revue tous les assistants ; puis, de sa même voix mélancolique et sans timbre, comme il eût dit toute autre chose, il dit :

– Je ne vois pas monsieur mon frère. Où est-il donc ?

– À cause de sa désobéissance à votre volonté, sans doute n’ose-t-il point se présenter devant vous. Votre bon plaisir est-il que nous procédions sans lui ?

Le roi, sans répondre de vive voix, fit de la tête un signe affirmatif.

Puis, s’adressant non seulement aux membres du conseil, mais aux gentilshommes convoqués dans le but de donner leur avis sur la délibération :

– Messieurs, dit-il, vous savez tons ce dont il s’agit aujourd’hui. – Il s’agit de savoir si nous devons faire lever le siége de Cazal, secourir Mantoue afin d’affermir les prétentions du duc de Nevers – prétentions que nous avons appuyées – et arrêter les entreprises du duc de Savoie sur le Montferrat. Bien que le droit de faire la paix et la guerre soit un droit royal, nous désirons nous éclairer de vos lumières avant de prendre une décision, ne prétendant aucunement amoindrir notre droit par les conseils que nous vous demandons. La parole est à notre ministre, M. le cardinal de Richelieu, pour nous exposer la situation des affaires.

Richelieu se leva, et, saluant les deux majestés :

– L’exposé sera court, dit-il. Le duc Vincent de Gonzague en mourant, a laissé tous ses droits au duché de Mantoue, au duc de Nevers, oncle des trois derniers souverains de ce duché, morts sans enfants mâles. Le duc de Savoie avait espéré marier un de ses fils avec l’héritière du Montferrat et du Mantouan, et se créer en Italie cette puissance de second ordre, objet de sa constante ambition, et qui l’a fait si souvent trahir ses promesses envers la France. Le ministre de S. M. le roi Louis XIII a cru alors qu’il était d’une bonne politique, étant déjà allié avec le Saint-Père et les Vénitiens, de se donner, en appuyant l’avènement d’un Français aux duchés de Mantoue et du Montferrat, un partisan zélé au milieu des puissances lombardes, et d’acquérir ainsi sur lui une prépondérance suivie sur les affaires d’Italie, et d’y neutraliser au contraire l’influence de l’Espagne et de l’Autriche. C’est dans ce but que le ministre de Sa Majesté a agi jusqu’ici ; et c’était pour préparer les voies de cette campagne qu’il avait, il y a plusieurs mois, envoyé une première armée, qui, par une faute du maréchal de Créquy, faute que l’on pourrait presque qualifier de trahison, a été non pas battue par le duc de Savoie, comme les ennemis de la France se sont empressés de le dire, mais manquant, les fantassins de vivres, les cavaliers de vivres et de fourrage, s’est dispersée et fondue, pour ainsi dire, au souffle de la faim ; donc, cette politique adoptée, cette première démarche hostile faite, il ne s’agissait que d’attendre une époque favorable pour poursuivre l’entreprise commencée ; – cette époque, le ministre du roi est d’avis qu’elle est arrivée. La Rochelle prise nous permet de disposer de notre armée et de notre flotte. La question posée à Leurs Majestés est celle-ci : Fera-t-on ou ne fera-t-on pas la guerre ? et si on la fait, la fera-t-on tout de suite ou attendra-t-on ? Le ministre de Sa Majesté, qui est pour la guerre et pour la guerre immédiate, se tient prêt à répondre aux objections qui lui seront faites.

Et saluant le roi et la reine Marie, le cardinal s’assit, abandonnant la parole à son adversaire, ou plutôt à un seul adversaire, le cardinal Bérulle.

Celui-ci, de son côté, sachant bien que c’était à lui de répondre, consulta, du regard, la reine-mère qui d’un signe lui répondit qu’il avait carrière, se leva, salua les deux majestés, et dit :

– Le projet de faire la guerre en Italie, malgré les bonnes raisons apparentes que nous a données M. le cardinal de Richelieu, nous paraît non-seulement dangereux, mais impossible. L’Allemagne, presque subjuguée, fournit à l’Empereur Ferdinand des armées innombrables, auxquelles les forces militaires de la France ne peuvent être comparées ; et, de son côté, S. M. Philippe III, l’auguste frère de la reine, trouve dans les mines du nouveau monde des trésors suffisants à payer des armées aussi nombreuses que celles des anciens rois de Perse. Dans ce moment, au lieu de songer à l’Italie, l’Empereur ne s’occupe qu’à réduire les protestants et à tirer de leurs mains les évêchés, les monastères et les autres biens ecclésiastiques dont ils se sont emparés injustement.

Pourquoi la France, c’est-à dire la fille aînée de l’Église, s’opposerait-elle à une si noble et si chrétienne entreprise ; ne vaut-il pas mieux, au contraire, que le roi l’appuie, et qu’il achève d’extirper l’hérésie en France pendant que l’empereur et le roi d’Espagne travailleront à la battre en Allemagne et dans les Pays-Bas, pour exécuter des desseins chimériques et directement opposés au bien de l’Église ? M. de Richelieu parle de paix avec l’Angleterre et laisse entendre une alliance avec les puissances hérétiques, chose capable de flétrir à jamais la gloire de Sa Majesté. Au lieu de faire la paix avec l’Angleterre, n’avons-nous pas chance, au contraire, en poursuivant la guerre contre le roi Charles 1er, d’espérer qu’il en sera enfin réduit à donner satisfaction à la France en rappelant les femmes et les serviteurs de la reine si indignement chassés contre la bonne foi d’un traité solennel et à cesser les précautions contre les catholiques anglais. Que savons-nous si Dieu ne veut pas rétablir la vraie religion en Angleterre, pendant que l’hérésie se détruira en France, en Allemagne et dans les Pays-Bas. Dans la conviction que j’ai parlé dans les intérêts de la France et du Trône, je mets mon humble opinion aux pieds de Leurs Majestés.

Et le cardinal s’assit à son tour, non sans avoir du regard recueilli les marques d’approbation que lui adressaient ouvertement la reine Marie et les membres de son conseil, et justement le garde des sceaux Marcillac, ramené au parti des reines par les soins de Mme de Fargis.

Le roi, se tournant alors vers le cardinal de Richelieu :

– Vous avez entendu, monsieur le cardinal, dit-il, et, si vous avez à répondre, répondez.

Richelieu se leva.

– Je crois, dit-il, mon honorable collègue, M. le cardinal de Bérulle mal informé de la situation politique de l’Allemagne et financière de l’Espagne ; la puissance de l’empereur Ferdinand, qu’il nous représente comme si fort redoutable, n’est point tellement établie en Allemagne qu’on ne puisse l’ébranler, le jour où, sans avoir besoin de nous allier à lui, nous pousserons sur l’empereur le lion du Nord, le grand Gustave-Adolphe, à qui il ne manque, pour prendre cette grande décision, que quelques centaines de mille livres, qu’à un moment donné on fera luire à ses yeux comme un des ces phares qui indiquent aux vaisseaux leur chemin. Le ministre de Sa Majesté sait même de source certaine que ces armées de Ferdinand dont parle M. le cardinal de Bérulle donnent de grands ombrages à Maximilien, duc de Bavière, chef de la ligue catholique. Le ministre de Sa Majesté se fait fort, à un moment donné, de prendre ces armées si terribles entre les armées protestantes de Gustave-Adolphe et les armées catholiques de Maximilien. Quant aux trésors imaginaires du roi Philippe III, qu’on permette au ministre du roi de les réduire à leur juste valeur. Le roi d’Espagne tire à peine cinq cent mille écus par an des Indes, et le conseil de Madrid s’est trouvé fort déconcerté quand, il y a deux mois, on apprit que l’amiral des Pays-Bas, Hein, avait pris et coulé à fond, dans le golfe du Mexique, les galions d’Espagne et leur charge, estimée à 12 millions, et, à la suite de cette nouvelle, les affaires de S. M. le roi d’Espagne se trouvèrent même dans un si grand désordre, qu’il ne put envoyer à l’empereur Ferdinand le subside d’un million qu’il lui avait promis. Maintenant, pour répondre à la seconde partie du discours de son adversaire, le ministre du roi fera humblement observer à Sa Majesté qu’elle ne saurait souffrir avec honneur l’oppression du duc de Mantoue, que non-seulement il a reconnu, mais que son ambassadeur, M. de Chamans, a fait nommer, par son influence sur le dernier duc. Sa Majesté doit non-seulement protéger ses alliés en Italie, mais encore protéger contre l’Espagne cette belle contrée de l’Europe que l’Espagne tend éternellement à subjuguer, et où elle est déjà trop puissante.

Si nous n’appuyons pas vigoureusement le duc de Mantoue, celui-ci, incapable de résister à l’Espagne, sera obligé de consentir à l’échange de ses États avec d’autres États hors de l’Italie, ce que la cour d’Espagne lui propose en ce moment. Déjà, ne l’oubliez pas, le feu duc Vincent a été sur le point de consentir à ce marché et d’échanger le Montferrat pour faire dépit à Charles-Emmanuel, et pour lui donner des voisins capables d’arrêter ses mouvements continuels. Enfin, l’avis du ministre de Sa Majesté est qu’il y aurait non-seulement préjudice, mais encore honte à laisser impunie la témérité du duc de Savoie, qui brouille depuis plus de trente ans les affaires de la France et de ses alliés ; qui lie mille intrigues contraires au service et à l’intérêt de Sa Majesté, dont on trouve la main dans la conspiration de Chalais, comme on l’avait déjà trouvée dans la conspiration de Biron, et qui s’est fait l’allié des Anglais dans leurs entreprises sur l’île de Ré.

Puis alors, se tournant vers le roi et s’adressant directement à lui :

– En prenant cette ville rebelle, ajouta le cardinal de Richelieu, vous avez heureusement exécuté, Sire, le projet le plus glorieux pour vous, et le plus avantageux à votre État. L’Italie, oppressée depuis un an par les armes du roi d’Espagne et du duc de Savoie, implore le secours de votre bras victorieux. Refuseriez-vous de prendre en main la cause de vos voisins et de vos alliés que l’on veut injustement dépouiller de leurs héritages. Eh bien, moi, Sire, moi, votre ministre, j’ose vous promettre que, si vous formez aujourd’hui cette noble résolution, le succès n’en sera pas moins heureux que celui du siége de la Rochelle. Je ne suis ni prophète – et Richelieu regarda avec un sourire son collègue le cardinal de Bérulle – ni fils de prophète, mais je puis assurer Votre Majesté que, si elle ne perd point de temps dans l’exécution de son dessein, vous aurez délivré Cazal et donné la paix à l’Italie avant la fin du mois de mai prochain.

En revenant, avec votre armée, dans le Languedoc, vous achèverez de réduire le parti huguenot au mois de juillet ; enfin, Votre Majesté, victorieuse partout, pourra prendre du repos à Fontainebleau ou partout ailleurs, pendant les beaux jours de l’automne.

Un mouvement approbateur courut parmi les gentilshommes invités à assister à la séance, et il fut visible que le duc d’Angoulême, le duc de Guise surtout, approuvaient tout particulièrement l’avis de M. de Richelieu.

Le roi prit la parole :

– M. le cardinal, dit-il, a bien fait, toutes les fois qu’il a parlé de lui-même et de la politique suivie, de dire le ministre du roi, car cette politique, c’est d’après mes ordres qu’elle a agi. – Oui, nous sommes de son avis ; oui, la guerre est nécessaire en Italie ; oui, nous devons y soutenir nos alliés ; oui, nous devons y maintenir notre suprématie, en y restreignant autant que possible non-seulement le pouvoir, mais l’influence de l’Espagne : notre honneur y est engagé.

Malgré le respect que l’on devait au roi, quelques applaudissements éclatèrent du côté des amis du cardinal, tandis que les amis de la reine retenaient à peine leurs murmures. Marie de Médicis et le cardinal de Berulle échangèrent vivement quelques paroles à voix basse.

Le visage du roi prit une expression sévère, il jeta un regard oblique, presque menaçant du côté d’où venaient les murmures, et continua :

– La question dont nous avons à nous occuper maintenant n’est dont pas de discuter la paix ou la guerre, puisque la guerre est décidée, mais l’époque où nous devons nous mettre en campagne, – bien entendu que les opinions ouïes, nous nous réservons de décider en dernier ressort. Parlez, monsieur de Bérulle, car vous êtes, nous ne l’ignorons pas, l’expression d’une volonté que nous respectons toujours, même quand nous ne la suivons pas.

Marie de Médicis fit à Louis XIII, qui avait parlé assis et-couvert, un léger signe de remerciement.

Puis se tournant vers Bérulle :

– Une invitation du roi est un ordre, dit-elle ; parlez, monsieur le cardinal.

Bérulle se leva.

– Le ministre du roi, dit-il avec affectation, appuyant sur ces deux mots : le ministre du roi, a proposé de faire la guerre immédiatement, et j’ai le regret d’être sur ce point encore, d’un avis diamétralement opposé au sien. Si je ne suis point dans l’erreur, Sa Majesté a exprimé son désir de conduire cette guerre en personne ; or, pour deux raisons, je me déclarerai contre cette guerre entreprise trop précipitamment. La première de ces raisons la voici, c’est que l’armée du roi, fatiguée par le long siége de la Rochelle, a besoin de se remettre dans de bons quartiers d’hiver ; quand la traînant des bords de l’Océan au pied des Alpes sans lui laisser le temps de se reposer, on s’expose à voir les soldats, rebuté par une longue marche, déserter en foule ; ce serait une cruauté d’exposer ces braves gens aux rigueurs de l’hiver, sur des montages couvertes de neige et inaccessibles, et un crime de lèse-majesté que d’y conduire le roi, eût-on l’argent nécessaire, et on ne l’a pas, vu qu’il y a huit jours à peine, sur cent mille livres qu’a fait demander l’auguste mère de Votre Majesté à son ministre, il n’a pu, en arguant de la pénurie d’argent, lui envoyer que cinquante mille, – eût-on l’argent nécessaire et on ne l’a pas, tous les mulets du royaume ne suffiraient pas pour porter les vivres dont a besoin l’armée, sans compter qu’il est impossible de transporter à cette époque de l’année l’artillerie dans des chemins inconnus, et qu’il faudrait même dans la saison d’été faire étudier par des ingénieurs. Ne vaut-il pas mieux remettre l’expédition au printemps, on fixera d’ici là les préparatifs, et la plupart des choses nécessaires se pourront conduire par mer. Les Vénitiens, plus intéressés que nous dans l’affaire des ducs de Mantoue, ne s’émeuvent pas de l’invasion du Montferrat par Charles-Emmanuel et prétendent laisser tout le fait de l’entreprise au roi. Doit-on présumer que ces messieurs s’embarqueront avec plus de chaleur quand ils verront le duc de Mantoue plus opprimé et le secours de la France encore plus éloigné ; enfin, la chose que Sa Majesté doit éviter encore plus soigneusement que toute autre, c’est de rompre avec le roi catholique, ce qui serait infiniment plus préjudiciable à l’État que la conservation de Cazal et de Mantoue ne peut être avantageuse. – J’ai dit.

Le discours du cardinal de Bérulle parut avoir fait une certaine impression sur le conseil ; il ne discutait plus la guerre, en faveur de laquelle le roi s’était déclaré, il discutait l’opportunité de cette guerre dans le moment difficile où l’on se trouvait. D’ailleurs les capitaines admis au conseil, – Bellegarde, le duc d’Angoulême, le duc de Guise, Marcillac-l’Épée – n’étant plus des jeunes gens – et ardents à la guerre, parce qu’elle offrait des chances à leur ambition, demandaient une guerre où il y eût plus de danger que de fatigue, attendu que, pour braver la fatigue il faut être jeune, tandis que pour braver le danger il ne faut être que courageux.

Le cardinal se leva.

– Je vais répondre, dit-il, sur tous les points à mon honorable collègue. Oui, quoique je ne pense pas que Sa Majesté ait encore pris sur ce point une entière résolution, je crois qu’il entre dans les vues du roi de conduire la guerre en personne. Sa Majesté sur ce point décidera dans sa sagesse, et je n’ai qu’une crainte, c’est qu’elle sacrifie ses propres intérêts à ceux de l’État, comme c’est le devoir d’un roi de le faire. Quant à la question des fatigues que l’armée aura à supporter, que le cardinal de Bérulle ne s’en inquiète point. Une partie transportée par mer débarque à cette heure à Marseille et marche sur Lyon, où sera le quartier général. L’autre avance à petites journées à travers la France, bien nourrie, bien logée, bien payée, sans avoir depuis un mois perdu un seul homme par la désertion, attendu que le soldat bien payé, bien logé, bien nourri, ne déserte pas. Quant aux difficultés que l’armée éprouvera à travers les Alpes, il vaut mieux les affronter vite et avoir à lutter contre la nature que de donner à notre ennemi le temps de hérisser les passages que l’armée compte prendre, de canons et de forteresses.

Il est vrai qu’il y a quelques jours j’ai eu le regret de refuser cinquante mille livres à l’auguste mère du roi, sur les cent mille qu’elle m’avait fait l’honneur de me demander ; mais je ne me suis permis de décider cette réduction qu’après l’avoir soumise au roi qui l’a approuvée ; malgré ce refus qui n’indiquait point un manque d’argent, mais la nécessité seulement de ne point faire de dépense inutiles, nous sommes financièrement en mesure de faire cette guerre ; en engageant mon honneur et mes biens particuliers, j’ai trouvé à emprunter six millions. Quant aux chemins, leur étude est faite depuis longtemps, car depuis longtemps Sa Majesté songe à cette guerre, et elle m’a ordonné d’envoyer quelqu’un en Dauphiné, en Savoie et en Piémont pour les reconnaître, et sur le travail qu’en a fait M. de Pontis, M. d’Ercure, maréchal des logis des armées du roi, a donné une carte exacte du pays. Donc, tous les préparatifs de la guerre sont faits, donc l’argent nécessaire à la guerre est dans les coffres, et comme la guerre étrangère, de l’avis de Sa Majesté, presse pour la gloire de ses armes et pour la réparation de son honneur, que la guerre intestine qui, la Rochelle abattue et l’Espagne occupée en Italie, ne paraît pas offrir de grands dangers, je supplie Sa Majesté de vouloir bien décider à son tour que l’on entrera immédiatement en campagne, répondant sur ma tête du succès de l’entreprise. Et à mon tour, j’ai dit !

Et le cardinal reprit sa place, priant du regard le roi Louis XIII d’appuyer la proposition qu’il venait de faire, et qui, d’ailleurs, paraissait arrêtée d’avance entre lui et le roi.

Le roi ne fit point attendre le cardinal, et à peine fut-il assis et eut-il cessé de parler, qu’étendant la main sur le tapis de la table.

– Messieurs, dit-il, c’est ma volonté que vous a fait connaître M. le cardinal de Richelieu, mon ministre. La guerre est décidée contre M. le duc de Savoie, et notre désir est que l’on ne perde pas de temps pour se mettre en campagne. Ceux de vous qui auront des demandes à faire pour être aidés dans leurs équipages, n’auront qu’à s’adresser à M. le cardinal. Plus tard je ferai savoir si je ferai la guerre en personne, et qui, dans cette guerre, sera mon lieutenant-général. Sur ce, le conseil n’étant à autre fin, ajouta le roi en se levant, je prie Dieu, messieurs, qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

Le conseil est levé.

Et, saluant la reine-mère, Louis XIII se retira dans son appartement.

Le cardinal l’avait emporté sur les deux points proposés par lui, la guerre contre le duc de Savoie et l’entrée immédiate en campagne. On ne doutait donc point qu’il ne réussît mêmement sur le troisième, qui était de se faire donner la conduite de la guerre, comme il s’était fait donner la conduite du siége de la Rochelle.

Aussi chacun se réunit-il autour de lui pour le féliciter, même le garde des sceaux Marcillac, qui, tout en conspirant pour la reine, tenait à conserver les apparences de la neutralité.

Marie de Médicis, les dents serrées par la colère, le sourcil froncé, se retira donc de son côté, accompagnée seulement de Bérulle et de Vauthier.

– Je crois, dit-elle, que nous pouvons dire comme François 1er après la bataille de Pavie : « Tout est perdu, sauf l’honneur. »

– Bon, dit Vauthier, rien n’est perdu, au contraire, tant que le roi n’aura pas nommé M. de Richelieu son lieutenant général.

– Mais ne croyez-vous pas, dit la reine-mère, qu’il est déjà nommé lieutenant général dans l’esprit du roi ?

– C’est possible, dit Vauthier, mais il ne l’est pas encore en réalité.

– Avez-vous donc un moyen d’empêcher cette nomination ? demanda Marie de Médicis.

– Peut-être, répondit Vauthier ; mais il faudrait que, sans perdre un instant, j’eusse un entretien avec Mgr le duc d’Orléans.

– Je vais le chercher, dit Bérulle, et je vous l’amène.

– Allez, dit la reine-mère, et ne perdez pas un instant.

Puis, se retournant vers Vauthier :

– Et ce moyen, lui demanda-t-elle, quel est-il ?

– Quand nous serons dans un endroit où nous serons sûrs de n’être écoutés ni entendus de personne, je le dirai à Votre Majesté.

– Venez vite alors. »

Et la reine et son conseiller se jetèrent dans un corridor conduisant aux appartements particuliers de Marie de Médicis.

VIII

LE MOYEN DE VAUTHIER.

Quoiqu’il eût son appartement chez la reine-mère, c’est-à-dire au palais du Luxembourg, le roi était rentré au Louvre pour échapper aux obsessions dont il sentait bien qu’il ne pouvait manquer d’être l’objet, de la part des deux reines.

Et, en effet, quoique rentré chez elle, Marie de Médicis eût écouté avec la plus grande attention et approuve le projet que lui avait exposé Vauthier, avant de recourir à ce projet elle résolut de faire une seconde tentative sur son fils.

Quant à Louis XIII, comme nous l’avons dit, il était resté chez lui, et, à peine rentré, il avait fait appeler d’Angély.

Mais il avait d’abord demandé si M. de Baradas n’avait rien dit ou fait dire.

Baradas avait gardé le silence le plus complet.

C’était ce silence dans lequel s’obstinait à demeurer le page boudeur, qui avait causé la mauvaise humeur du roi au conseil, mauvaise humeur qui n’avait point échappé à Vauthier, mauvaise humeur dont il connaissait la cause, cause sur laquelle il avait basé tout son plan de campagne.

Ainsi Louis XIII qui s’était assez peu avancé avec Mlle de Lautrec, se promettait-il de suivre le conseil de l’Angély et d’aller en avant, jusqu’à ce que le bruit de cette fantaisie arrivât jusqu’à Baradas, que la crainte de perdre son crédit devait à l’instant même, selon l’Angély, ramener aux pieds du roi.

Mais il surgissait dans ce projet un empêchement inattendu dont le roi n’avait pu se rendre compte, et dont personne n’avait pu lui donner l’explication ; la veille au soir, quoiqu’elle fût de service, Mlle de Lautrec n’était point venue au cercle de la reine, et Louis XIII, en interrogeant celle-ci, n’avait eu d’autre réponse que quelques mots exprimant le plus grand étonneraient de la part d’Anne d’Autriche. De toute la journée Mlle de Lautrec n’avait point paru au Louvre, la reine l’avait inutilement fait chercher dans sa chambre et partout dans le palais, personne ne l’avait, vue et n’avait pu en donner des nouvelles.

Aussi le roi, intrigué de cette absence, avait-il chargé l’Angély d’en prendre des informations de son côté, et c’était pour cela particulièrement qu’aussitôt son retour il avait fait demander son fou.

Mais l’Angély n’avait pas été plus heureux que les autres, il revenait sans aucun renseignement précis.

Au point de vue de son penchant pour Mlle de Lautrec, la chose était à peu près indifférente à Louis XIII ; mais il n’en était pas de même au point de vue de Baradas : le moyen avait paru si infaillible à l’Angély, que le roi avait fini par croire lui-même à son infaillibilité.

Il se désespérait donc, accusant le destin de prendre un soin tout particulier de s’opposer à tout ce qu’il désirait, lorsque Beringhen gratta doucement à la porte ; le roi reconnut la manière de gratter de Beringhen, et pensant que c’était une personne de plus – et une personne du dévouement de laquelle il était sûr – à consulter, il répondit d’une voix assez bienveillante :

– Entrez.

M. le Premier entra.

– Que me veux-tu, Beringhen ? demanda le roi ; ne sais-tu point que je n’aime pas à être dérangé quand je m’ennuie avec l’Angély ?

– Je n’en dirai pas autant, fit l’Angély, et vous êtes le bienvenu, M. Beringhen.

– Sire, dit le valet de chambre, je ne me permettrais pas de déranger Votre Majesté quand elle m’a dit qu’elle voulait s’ennuyer tranquillement, pour quelqu’un qui n’aurait pas tout droit de me donner des ordres ; mais j’ai dû obéir à LL MM. la reine Marie de Médicis et la reine Anne d’Autriche.

– Comment ! s’écria Louis XIII, les reines sont là ?

– Oui, Sire.

– Toutes deux ?

– Oui, Sire.

– Et elles veulent me parler ensemble ?

– Ensemble, oui, sire.

Le roi regarda autour de lui, comme s’il cherchait de quel côté il pourrait fuir, et peut-être eût il cédé à son premier mouvement, si la porte ne se fût point ouverte et si Marie de Médicis ne fût point entrée suivie de la reine Anne d’Autriche.

Le roi devint très pâle et fut pris d’un petit tremblement fébrile, auquel il était sujet quand il subissait une grande contrariété ; mais alors il se roidissait en lui-même et devenait inaccessible à la prière.

En ce cas-là, il faisait face au danger, avec l’immobilité et le sombre entêtement d’un taureau qui présente les cornes.

Il se retourna vers sa mère comme vers l’antagoniste le plus dangereux :

– Par ma foi de gentilhomme, madame, je croyais la discussion finie avec le conseil, et que, le conseil fini, j’échapperais à de nouvelles persécutions. Que me voulez-vous ? dites vite.

– Je veux, mon fils, dit Marie de Médicis, tandis que la reine, les mains jointes, semblant s’unir par une prière mentale aux prières de sa belle mère, – je veux que vous ayez pitié sinon de nous que vous désespérez, du moins de vous-même. Ce n’est donc pas assez que, faible et souffrant comme vous l’êtes, cet homme vous ait tenu six mois dans les marais de l’Aunis ; le voilà maintenant qui veut vous faire essuyer les neiges des Alpes pendant les plus grandes rigueurs de l’hiver.

– Eh ! madame, dit le roi, les fièvres de marais, auxquelles Dieu a permis que j’échappasse, M. le cardinal ne les a-t-il point bravées comme moi, et direz-vous qu’en m’exposant il se ménage ? Ces neiges, ces froideurs des Alpes, dois-je les supporter seul, et ne sera-t-il pas là, à mes côtés, pour donner avec moi aux soldats, l’exemple du courage, de la constance et des privations ?

– Je ne conteste pas, mon fils ; l’exemple fut en effet donné par M. le cardinal en même temps que par vous ; mais comparez-vous l’importance de votre vie à la sienne ? Dix ministres comme M. le cardinal peuvent mourir sans que la monarchie soit une minute ébranlée ; mais vous, à la moindre indisposition, la France tremble, et votre mère et votre femme supplient Dieu de vous conserver à la France et à elles !

La reine Anne d’Autriche se mit à genoux en effet.

– Monseigneur, dit-elle, nous sommes non-seulement à genoux devant le Seigneur Dieu, mais devant vous, pour vous supplier comme nous supplierions Dieu, de ne pas nous abandonner. Songez que ce que Votre Majesté regarde comme un devoir est pour nous l’objet d’une terreur profonde, et en effet, s’il arrivait malheur à Votre Majesté qu’arriverait-il de nous et de la France ?

– Le Seigneur Dieu, en permettant ma mort, en aurait prévu les suites et serait là pour y pourvoir, madame. Il est impossible de rien changer aux résolutions prises.

– Et pourquoi cela ? demanda Marie de Médicis ; est-il donc besoin, puisque cette malheureuse guerre est décidée contre notre avis à tous…

– À toutes ! vous voulez dire, madame, interrompit le roi.

– Est-il donc besoin, continua Marie de Médicis, sans relever l’interruption, que vous la fassiez en personne ; n’avez-vous donc point votre ministre bien-aimé ?

– Vous savez, interrompit une seconde fois le roi, que je n’aime point M. le cardinal, madame ; seulement je le respecte, je l’admire et le regarde, après Dieu, comme la providence de ce royaume.

– Eh bien ! Sire, la Providence veille sur les États de loin comme de près ; chargez votre ministre de la conduite de cette guerre et restez près de nous et avec nous.

– Oui, n’est-ce pas, pour que l’insubordination se mette dans les autres chefs, pour que vos Guise, vos Bassompierre, vos Bellegarde refusent d’obéir à un prêtre et compromettent la fortune de la France. Non, madame, pour qu’on reconnaisse le génie de M. le cardinal, il faut que je le reconnaisse tout le premier. – Ah ! s’il y avait un prince de ma maison auquel je pusse me fier.

– N’avez-vous pas votre frère ? N’avez-pas Monsieur ?

– Permettez-moi de vous dire, madame, que je vous trouve bien tendre à l’endroit d’un fils désobéissant et d’un frère révolté.

– Et c’est justement, mon fils, pour faire rentrer dans notre malheureuse famille la paix, qui semble exilée, que je suis si tendre à l’endroit de ce fils, qui, je l’avoue, par sa désobéissance, mériterait d’être puni au lieu d’être récompensé. Mais il est des moments suprêmes où la logique cesse d’être la règle conductrice de la politique et où il faut passer à côté de ce qui serait juste, pour arriver à ce qui est bon, et Dieu lui-même nous donne parfois l’exemple de ces erreurs nécessaires, en récompensant ce qui est mauvais, en punissant ce qui est bon. Nommez, Sire, nommez votre ministre chef de la guerre, et mettez sous ses ordres Monsieur comme lieutenant-général, et j’ai la certitude que si vous accordez cette faveur à votre frère, il renoncera à son amour insensé et consentira au départ de la princesse Marie.

– Vous oubliez, madame, dit Louis XIII en fronçant le sourcil, que je suis le roi, et par conséquent le maître ; que, pour que ce départ ait lieu, et il devrait avoir eu lieu depuis longtemps, il suffit, non pas que mon frère consente, mais que j’ordonne ; c’est lutter contre mon pouvoir que de paraître consentir à faire une chose que j’ai le droit de commander. Ma résolution est prise, madame ; à l’avenir, je commanderai, et il faudra se contenter de m’obéir. C’est ainsi que j’agis depuis deux ans, c’est-à-dire depuis le voyage d’Amiens dit le roi, en appuyant sur ces mots et en regardant la reine Anne d’Autriche, et depuis deux ans je m’en trouve bien.

Anne, qui était restée aux genoux du roi, se releva à ces dures paroles et fit un pas en arrière en portant ses mains à ses yeux, comme pour cacher, ses larmes.

Le roi fit un mouvement pour la retenir ; mais ce mouvement fut à peine visible, et il le réprima immédiatement.

Cependant, sa mère le remarqua, et lui saisissant les mains :

– Louis, mon enfant, lui dit-elle, ce n’est plus une discussion, c’est une prière ; ce n’est plus une reine qui parle au roi, c’est une mère qui parle à son fils. Louis, au nom de mon amour, que vous avez méconnu quelquefois, mais auquel vous avez toujours fini par rendre justice, cédez à nos supplications ; vous êtes le roi, c’est-à-dire qu’en vous résident tout pouvoir et toute sagesse ; revenez à votre première décision, et, croyez-le bien, non seulement votre femme et votre mère, mais la France vous en seront reconnaissantes.

– C’est bien, madame, dit le roi, pour terminer une discussion qui le fatiguait, la nuit porte conseil, et je réfléchirai cette nuit à tout ce que vous m’avez dit.

Et il fit à sa mère et à sa femme un de ces saluts comme en savent faire les rois, et qui disent que l’audience est terminée.

Les deux reines sortirent, Anne d’Autriche s’appuyait sur le bras de la reine mère, mais à peine eurent-elles fait vingt pas dans le corridor qu’une porte s’ouvrit, et qu’à travers l’entre bâillement de cette porte parut la tête de Gaston d’Orléans.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– Eh bien ! dit la reine-mère, nous avons fait ce que nous avons pu, c’est à vous de faire le reste.

– Savez-vous où est l’appartement de M. de Baradas ? demanda le duc.

– Je m’en suis informée : la quatrième porte à gauche, presque en face de la chambre du roi.

– C’est bien, dit Gaston, quand je devrais lui promettre mon duché d’Orléans, il fera ce que nous voulons ; quitte après, bien entendu, à ne pas le lui donner.

Et les deux reines et le jeune prince se quittèrent, les reines rentrant dans leur appartement, S. A. R. Gaston d’Orléans marchant dans le sens opposé et gagnant sur la pointe du pied l’appartement de M. de Baradas.

Nous ignorons ce qui se passa entre Monsieur et le jeune page, si Monsieur lui promit le duché d’Orléans, ou l’un de ses duchés de Dombes ou de Montpensier ; mais, ce que nous savons, c’est qu’une demi-heure après être entré dans la tente d’Achille, l’Ulysse moderne regagnait, toujours sur la pointe du pied, l’appartement des deux reines, dont il ouvrait la porte d’un air joyeux et en disant d’une voix pleine d’espérance :

– Victoire ! il est chez le roi.

Et, en effet, presque au même instant, surprenant Sa Majesté au moment où elle s’y attendait le moins, M. de Baradas ouvrait, sans se donner la peine de gratter selon l’étiquette, la porte du roi Louis XIII, qui jetait un cri de joie en reconnaissant son page et le recevait à bras ouverts.

IX

LE FÉTU DE PAILLE INVISIBLE, LE GRAIN DE SABLE INAPERÇU.

Tandis que toutes ces basses intrigues se nouaient contre lui, le cardinal, courbé à la lueur d’une lampe, sur une carte qu’on appelait alors la marche du royaume, carte qui, dans ses moindres détails déroulait sous les yeux la double frontière de France et de Savoie, suivait avec M. de Pontis, son ingénieur géographe et l’auteur de la carte que le cardinal avait devant lui, la marche que devait suivre l’armée, les villes ou les villages où elle devait faire halte, et marquait les chemins par lesquels les vivres nécessaires à la subsistance de trente mille hommes pouvaient arriver.

La carte revue par M. d’Escures, comme nous l’avons dit, relevait avec la plus grande exactitude, vallées, montagnes, torrents, et jusqu’aux ruisseaux ; le cardinal était enchanté, c’était la première carte de cette valeur qu’il avait sous les yeux.

Comme Bonaparte, couché sur la carte d’Italie, disait, au mois de mars 1800, en montrant les plaines de Marengo : C’est ici que je battrai Mélas, le cardinal de Richelieu, autant homme de guerre qu’il était peu homme d’Église, le cardinal de Richelieu disait d’avance : C’est ici que je battrai Charles-Emmanuel.

Puis, dans sa joie, se retournant vers M. de Pontis :

– Monsieur le vicomte, lui dit-il, vous êtes non-seulement un fidèle, mais un habile serviteur du roi, et la guerre finie à notre avantage, comme nous l’espérons, vous aurez droit à une récompense. Cette récompense, vous me la demanderez, et si elle est, comme je n’en doute pas, dans la mesure de mes moyens, cette récompense vous est accordée d’avance.

– Monseigneur, dit M. de Pontis en s’inclinant, tout homme a son ambition, les uns dans la tête, les autres dans le cœur, et le moment venu, puisque j’ai permission de Votre Éminence, je lui ouvrirai mon cœur.

– Ah ! fit le cardinal, vous êtes amoureux, vicomte.

– Oui, monseigneur.

– Et vous aimez au-dessus de vous.

– Comme nom peut-être, mais pas comme position de fortune.

– Et en quoi puis-je vous servir en pareille occurrence ?

– Le père de celle que j’aime est un fidèle serviteur de Votre Éminence, qui ne fera rien qu’avec sa permission.

Le cardinal réfléchit un instant comme si un souvenir se présentait à sa mémoire.

– Ah ! dit-il, n’est-ce pas vous, mon cher vicomte, qui avez, il y un an à peu près, amené en France et conduit près de la reine Mlle Isabelle de Lautrec ?

– Oui, monseigneur, dit le vicomte de Pontis en rougissant.

– Mais, dès cette époque, Mlle de Lautrec n’avait-elle point été présentée à Sa Majesté comme votre fiancée.

– Comme ma fiancée, non, monseigneur, comme ma promise, oui. Et, en effet, M. de Lautrec, au premier mot que je lui avais dit ; de mon amour pour sa fille m’avait répondu : « Isabelle n’a que quinze ans, vous avez de votre côté un chemin à faire ; dans deux ans, quand les affaires d’Italie seront arrangées, nous reparlerons de cela, et si vous aimez toujours Isabelle, si vous avez l’agrément du cardinal, je serai heureux de vous appeler mon fils. »

– Et Mlle de Lautrec est-elle entrée pour quelque chose dans les promesses de son père ?

– Mlle de Lautrec, quand je lui ai parlé de mon amour et quand elle a su que j’étais autorisé par son père à lui parler, m’a répondu, je devrais dire s’est contentée de me répondre que son cœur était libre, et qu’elle respectait trop son père pour ne pas obéir à ses volontés.

– Et à quelle époque vous a-t-elle dit cela ?

– Il y a un an, monseigneur.

– Et depuis l’avez-vous revue ?

– Rarement.

– Et, quand vous l’avez revue, lui avez-vous parlé de votre amour ?

– Il y a quatre jours seulement.

– Qu’a-t-elle répondu ?

– Elle a rougi et a balbutié quelques paroles dont j’ai attribué l’embarras à son émotion.

Le cardinal sourit ; et à lui-même :

– Il me semble, dit-il, qu’elle a oublié ce détail dans sa confession.

Le vicomte de Pontis regarda le cardinal avec inquiétude.

– Votre Éminence aurait-elle quelque objection à faire à mes désirs ? demanda-t-il.

– Aucune, vicomte, aucune ; faites-vous aimer de Mlle de Lautrec, et, s’il y a empêchement à votre bonheur, cet empêchement ne viendra point de moi.

La sérénité reparut sur le visage du vicomte.

– Merci, monseigneur, dit-il en s’inclinant.

 

En ce moment la pendule sonnait deux heures du matin.

Le cardinal congédia le vicomte avec une certaine tristesse, car, d’après les aveux que lui avait faits Isabelle, il comprenait qu’il lui serait difficile, impossible même de donner à ce bon serviteur la récompense qu’il ambitionnait.

Il se préparait à remonter dans sa chambre, lorsque la porte de l’appartement de Mme de Combalet s’ouvrit et que celle-ci, la bouche et les yeux souriants, apparut sur le seuil.

– Ô chère Marie, dit le cardinal, est-ce raisonnable de veiller jusqu’à une pareille heure de la nuit, quand depuis trois heures et plus vous devriez être dans votre chambre à vous reposer ?

– Cher oncle, dit Mme de Combalet, la joie comme le chagrin empêche de dormir, et je n’eusse pas fermé l’œil sans vous féliciter de votre succès. Lorsque vous êtes triste, vous me laisser partager votre tristesse ; quand vous êtes victorieux, car c’est une victoire, n’est-ce pas, que vous avez obtenue aujourd’hui ?…

– Une véritable victoire, Marie, dit le cardinal, le cœur dilaté et en respirant à pleine poitrine.

– Eh bien, reprit Mme de Combalet, quand vous êtes victorieux, laisse-moi partager votre triomphe.

– Oh ! oui, vous avez raison de réclamer une part de ma joie, car vous y avez droit, ma chère Marie ; vous faites partie de ma vie, et, par conséquent, vous avez votre part faite d’avance de ce qui m’arrive d’heureux ou de malheureux. Or, aujourd’hui seulement et pour la première fois, je respire librement ; cette fois, je n’ai pas eu besoin pour monter un degré de plus, de mettre le pied sur la première marche de l’échafaud d’un de mes ennemis, – victoire d’autant plus belle, Marie, qu’elle est toute pacifique et due à la seule persuasion, – les esclaves que l’on soumet par la force restent nos ennemis, – ceux que l’on soumet par le raisonnement deviennent vos apôtres. – Oh ! si Dieu m’aide, dans six mois, ma chère Marie, il y aura une puissance crainte et respectée de toutes les autres puissances. Cette puissance sera la France, car, dans six mois, que la Providence continue d’écarter de moi ces deux femmes perfides, dans six mois le siége de Cazal sera levé, Mantoue secourue et les protestants du Languedoc, voyant revenir l’Italie et se tourner contre eux notre armée victorieuse, demanderont la paix sans qu’il soit besoin, je l’espère, de leur faire la guerre, et alors le pape ne pourra pas refuser de me faire légat, légat a latere, légat à vie, et je tiendrai à la fois dans ma main le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, car, je l’espère, le roi est bien à moi maintenant, et à moins qu’il, ne se rencontre sur ma route ce fétu de paille invisible, ce grain de sable inaperçu qui font chavirer les plus grands projets, je suis maître de la France et de l’Italie. Embrassez-moi, Marie, et dormez du sommeil que vous méritez si bien. Quant à moi, je ne dirai pas : je vais dormir, mais je vais essayer de dormir.

– Mais vous serez brisé demain.

– Non. La joie tient lieu de sommeil, et jamais je ne me suis si bien porté.

– Permettez-vous que demain, en m’éveillant, j’entre chez vous, mon cher oncle, pour savoir comment vous avez passé la nuit ?

– Entre, entre, et que mon soleil levant, comme mon soleil couchant, soit un regard de tes beaux yeux ; et alors je serai sûr d’avoir une belle journée, comme je suis sûr d’avoir une belle nuit.

Et embrassant Mme de Combalet au front, il la conduisit jusqu’à la porte de sa chambre et demeura sur le seuil, la regardant jusqu’à ce qu’elle ce fût perdue dans la pénombre de l’escalier.

Alors seulement le cardinal referma la porte et s’apprêta à monter à son tour à son appartement ; mais au moment où il allait sortir de son cabinet, il entendit frapper un petit coup à la porte qui donnait chez Marion Delorme.

Il crut s’être trompé, s’arrêta et écouta de nouveau ; cette fois les coups redoublèrent de rapidité et de force ; il n’y avait point à s’y tromper, quelqu’un heurtait à la porte, de communication qui donnait du cabinet dans la chambre voisine.

Richelieu donna un tour de clef à la porte par laquelle il allait sortir, alla pousser le verrou des autres poertes, et, s’approchent de l’entrée secrète perdue dans la boiserie : – Qui frappe ? demanda-t-il à voix basse.

– Moi ! répondit une voix de femme. Êtes-vous seul ?

– Oui.

– Ouvrez-moi alors. J’ai à vous communiquer quelque chose que je crois d’une certaine importance.

Le cardinal regarda autour de lui pourvoir s’il était bien seul en effet ; puis, poussant le ressort, il ouvrit le passage secret dans lequel apparut un beau jeune homme frisant une fausse moustache.

Ce jeune homme, c’était Marion.

– Ah ! vous voilà, beau page, dit Richelieu souriant ; j’avoue que, si j’attendais quelqu’un à cette heure, ce n’était pas vous.

– Ne m’avez-vous pas dit : À quelque heure que ce soit, quand vous aurez quelque chose d’important à me dire, si je ne suis pas dans mon cabinet, sonnez ; si j’y suis, frappez.

– Je vous l’ai dit, ma chère Marion, et je vous remercie de vous en souvenir.

Et s’asseyant, le cardinal fit signe à Marion de s’asseoir près de lui.

– Sous ce costume ! fit Marion, en riant et pirouettant sur la pointe du pied pour montrer au cardinal toutes les élégances de sa personne, même sous un habit qui n’était pas celui de son sexe ; – non, ce serait manquer de respect à Votre Éminence ; je resterai debout, s’il vous plaît, monseigneur, pour vous faire mon petit rapport à moins que vous n’aimiez mieux que je vous parle un genou en terre ; mais alors ce serait une confession, et non pas un rapport, et cela nous entraînerait trop loin tous les deux.

– Parlez comme vous voudrez ; Marion, dit le cardinal, laissait percer une certaine inquiétude sur son front ; car si je ne me trompe, vous m’avez demandé cette entrevue pour me préparer à une mauvaise nouvelle, et les mauvaises nouvelles, comme il faut y parer, on ne les sait jamais trop tôt.

– Je ne saurais dire si la nouvelle est mauvaise ; mon instinct de femme me dit qu’elle n’est pas bonne. Vous-apprécierez.

– J’écoute.

– Votre Éminence a appris que le roi était brouillé avec son favori, M. Baradas.

– Ou plutôt que M. Baradas était brouillé avec le roi.

– En effet, c’est plus juste, puisque c’était M. Baradas qui boudait le roi. Eh bien, ce soir, pendant que le roi était avec son fou l’Angély, les deux reines sont entrées, et après une demi-heure environ, sont sorties ; elles étaient fort émues et ont causé un instant avec Mgr le duc d’Orléans ; après quoi, M. le duc d’Orléans s’est entretenu, près d’un quart d’heure, dans l’embrasure d’une fenêtre, avec M. Baradas : on paraissait discuter. Enfin le prince et le page sont tombés d’accord, tous deux sont sortis ensemble, Monsieur est resté dans le corridor jusqu’à ce qu’il eût vu entrer Baradas chez le roi ; après quoi il a disparu à son tour dans le corridor qui conduit à l’appartement des deux reines.

Le cardinal resta pensif pendant un instant, puis regardant Marion sans se donner la peine de dissimuler son inquiétude :

– Vous me donnez des détails d’une précision telle, dit-il, que je ne vous demande pas si vous êtes sûre de leur exactitude.

– J’en suis sûre, et d’ailleurs je n’ai aucune raison de cacher à Votre Éminence de qui je les tiens.

– S’il n’y a pas d’indiscrétion, notre belle amie, je serais, je vous l’avoue, bien aise de le savoir.

– Non-seulement il n’y a pas d’indiscrétion, mais je suis convaincue que je rends service à celui qui me les a donnés.

– C’est donc un ami.

– C’est quelqu’un qui désire que Votre Éminence le tienne pour son dévoué serviteur.

– Son non ?

– Saint-Simon.

– Ce petit page du roi ?

– Justement.

– Vous le connaissez ?

– Je la connais et je ne le connais pas, tant il y a qu’il est venu chez moi ce soir.

– Ce soir ou cette nuit ?

– Contentez-vous de ce que je vous dirai, monseigneur. Il est donc venu chez moi ce soir et m’a raconté cette histoire toute chaude. Il sortait du Louvre. En allant chez son camarade Baradas, il avait vu les deux reines sortant de chez Sa Majesté. Elles étaient si préoccupées qu’elles ne l’ont pas vu, lui ; il a continué son chemin, après les avoir vues, dans un entre-deux de portes, parler avec M. le duc d’Orléans. Puis il est entré chez Baradas ; le page boudait toujours et disait que le lendemain il quitterait le Louvre. Au bout d’un instant Monsieur est entré. Il n’a pas fait attention au petit Saint-Simon. Lui, s’est tenu coi ; et, comme je vous l’ai dit, il a vu son camarade causer avec le prince dans l’embrasure d’une fenêtre, puis tous deux sortir, Baradas entrer chez le roi, et Monsieur courir, selon toute probabilité, rendre compte de sa bonne réussite aux reines :

– Et le petit Saint-Simon est venu vous dire tout cela pour que la chose me fût répétée, dites-vous ?

– Oh ma foi, je vais vous répéter ses propres paroles : « Ma chère Marion, a-t-il dit, je crois qu’il y a dans toutes ces allées et ces venues, une machination contre M. le cardinal de Richelieu ; on vous dit de ses bonnes amies, je ne vous demande pas si c’est ou si ce n’est pas vrai, mais si c’est vrai, prévenez-le et dites-lui que je suis son humble serviteur. »

– C’est un garçon d’esprit, et je ne l’oublierai point à l’occasion, dites-le lui de ma part et quant à vous, ma chère Marion, je cherche comment je pourrai vous prouver ma reconnaissance.

– Ah, monseigneur.

– J’y aviserai ; mais en attendant…

Le cardinal tira de son doigt un diamant magnifique.

– Tenez, continua-t-il, prenez ce diamant en mémoire de moi.

Mais Marion, au lieu de tendre la main, la mettait derrière son dos.

Le cardinal la lui prit, en tira lui-même le gant et lui mit le diamant au doigt.

Puis, lui baisant la main :

– Marion, dit-il, soyez-moi toujours aussi bonne amie que vous l’êtes, et vous ne vous en repentirez-pas.

– Monseigneur, lui dit Marion, je trompe parfois mes amants, mes amis jamais.

Et le poing sur la hanche, le chapeau à plume à la main, l’insouciance de la jeunesse et de la beauté au front, le sourire de l’amour et de la volupté sur les lèvres, tirant sa révérence comme eût fait un véritable page, elle rentra chez elle, regardant son diamant et chantant une villanelle de Desportes.

Le cardinal resta seul, et passant sa main sur son front assombri.

– Ah ! voilà, dit-il, le fétu de paille invisible, voilà le grain de sable inaperçu !

Puis avec une expression de mépris impossible à rendre :

– Ah ! dit-il, un Baradas !

X

LA RÉSOLUTION DE RICHELIEU.

Le cardinal passa une nuit très agitée, comme l’avait pensé la belle Marion, qui ne se mettait en contact avec lui que dans les grandes circonstances. La nouvelle apportée par elle était grande : Le roi raccommodé avec son favori par l’entremise de Monsieur, l’ennemi acharné du cardinal. C’était une vaste porte ouverte aux conjectures fâcheuses. Aussi le cardinal examina-t-il la question sur toutes ses faces, et le lendemain, nous ne dirons pas lorsqu’il s’éveilla, mais lorsqu’il se leva, avait-il un parti arrêté d’avance pour chaque éventualité.

Vers neuf heures du matin, on annonça un messager du roi. Le messager fut introduit dans le cabinet du cardinal, où celui-ci était déjà descendu. Il remit avec un profond salut au pli cacheté d’un grand sceau rouge à Son Éminence, laquelle, et sans savoir ce que la lettre contenait, lui remit, comme c’était son habitude de faire à tout courrier venant de la part du roi, une bourse contenant vingt pistoles ; le cardinal avait pour ces occasions des bourses toutes préparées dans son tiroir.

Un coup d’œil jeté sur la lettre avait appris au cardinal qu’elle venait directement du roi ; car il avait reconnu que l’adresse elle-même était de l’écriture de Sa Majesté ; il invita donc le messager à attendre dans le cabinet de son secrétaire Charpentier, dans le cas où il aurait une réponse à faire.

Puis, comme l’athlète qui prend ses forces pour la lutte matérielle se frotte d’huile, lui, pour la lutte morale, se recueillit un instant, passa son mouchoir sur son front humide de sueur, et s’apprêta à rompre le cachet.

Pendant ce temps-là, sans qu’il le remarquât, une porte s’était ouverte, et la tête inquiète de Mme de Combalet était apparue par l’entrebâillement de cette porte. Elle avait su par Guillemot que son oncle avait mal dormi et, par Charpentier, qu’un message du roi était arrivé.

Elle s’était alors hasardée à entrer, sans être appelée, dans le cabinet de son oncle, sûre qu’elle était d’ailleurs d’y être toujours la bien venue.

Mais voyant le cardinal assis et tenant à la main une lettre qu’il hésitait à ouvrir, elle comprit ses angoisses et, quoiqu’elle ignorât la visite de Marion Delorme, elle devina qu’il avait dû se passer quelque chose de nouveau.

Enfin Richelieu ouvrit le message.

Le cardinal lisait, et, quelque chose comme une ombre, à mesure qu’il lisait, s’étendait sur son front.

Elle se glissa, sans bruit, le long de la muraille et, à quelques pas de lui, s’appuya sur un fauteuil.

Le cardinal avait fait un mouvement, mais comme ce mouvement était resté silencieux, Mme de Combalet crut n’avoir pas été vue. Le cardinal lisait toujours, seulement, de dix secondes en dix secondes, il s’essuyait le front.

Il était évidemment en proie à une vive angoisse.

Mme de Combalet s’approcha de lui, elle entendit siffler sa respiration haletante.

Puis il laissa retomber sur son bureau la main qui tenait la lettre et qui semblait n’avoir plus la force de la porter.

Sa tête se tourna lentement du côté de sa nièce et lui laissa voir son visage pâle et agité par des mouvements fébriles, tandis qu’il lui tendait une main frissonnante.

Mme de Combalet se précipita sur cette main et la baisa.

Mais le cardinal passa son bras autour de sa taille, l’approcha de lui, la serra contre son cœur et, de l’autre main, lui donnant la lettre en essayant de sourire :

– Lisez, lui dit-il.

Mme de Combalet lut tout bas.

– Lisez tout haut, lui dit le cardinal, j’ai besoin d’étudier froidement cette lettre, le son de votre voix me rafraîchira.

Mme de Combalet lut :

« Monsieur le cardinal et bon ami,

« Après avoir mûrement réfléchi à la situation intérieure et extérieure, les trouvant toutes deux également graves, mais jugeant que des deux questions, la question intérieure est la plus importante, à cause des troubles qui suscitent au cœur du royaume M. de Rohan et ses huguenots, nous avons décidé, ayant toute confiance dans ce génie politique dont vous nous avez si souvent donné la preuve, que nous vous laisserions à Paris pour conduire les affaires de l’État en notre absence, tandis que nous irions, avec notre frère bien-aimé Monsieur pour lieutenant général, et MM. d’Angoulême, de Bassompierre, de Bellegarde et de Guise pour capitaines, faire lever le siége de Cazal, en passant, de gré ou de force, à travers les États de M. le duc de Savoie, nous réservant, par des courriers qui vous seront envoyés tous les jours, de vous donner des nouvelles de nos affaires, d’en demander des vôtres, et de recourir en cas d’embarras à vos bons conseils.

« Sur quoi nous vous prions, monsieur le cardinal et bon ami, de nous faire donner un état exact des troupes composant votre armée, des pièces d’artillerie en état de faire la campagne et des sommes qui peuvent être mises à notre disposition, tout en conservant celles que vous croirez nécessaires aux besoins de votre ministère.

« J’ai longtemps réfléchi avant de prendre la décision dont je vous fais part, car je me rappelais les paroles du grand poète italien forcé de rester à Florence à cause des troubles qui l’agitaient, et cependant désireux d’aller à Venise pour y terminer une négociation importante. – Si je reste, qui ira ? Si je pars, qui restera ? Plus heureux que lui, par bonheur, j’ai en vous, monsieur le cardinal et bon ami, un autre moi-même, et en vous laissant à Paris, je puis à la fois rester et partir.

« Sur ce, monsieur le cardinal et ami, la présente n’étant à autre fin ; je prie le Seigneur qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.

« Votre affectionné,

« LOUYS. »

 

La voix de Mme de Combalet s’était altérée au fur et à mesure qu’elle avançait dans cette lecture, et, en arrivant aux dernières lignes, à peine était-elle compréhensible. Mais quoique le cardinal ne l’eût lue qu’une fois, elle s’était gravée dans son esprit d’une manière ineffaçable, et c’était en effet pour calmer son agitation qu’il avait invoqué le secours de la douce voix de Mme de Combalet, qui faisait sur ses nombreuses irritations le même effet que la harpe de David sur les démences de Saül.

Lorsqu’elle eut fini, elle laissa tomber sa joue sur la tête du cardinal.

– Oh ! dit-elle, les méchants ! ils ont-juré de vous faire mourir à la peine.

– Eh bien, voyons, que ferais-tu à ma place, Marie ?

– Ce n’est pas sérieusement que vous me consultez, mon oncle ?

– Très sérieusement.

– À votre place, moi.

Elle hésita.

– À ma place, toi ? voyons, achève.

– À votre place, je les abandonnerais à leur sort. Vous n’étant plus là ; nous verrons un peu comment ils s’en tireront.

– C’est ton avis, Marie ?

Elle se redressa, et appelant à elle toute son énergie :

– Oui, c’est mon avis, dit-elle, tous ces gens là, rois, reines, princes, sont indignes de la peine que vous prenez pour eux.

– Et alors que ferons-nous, si je quitte tous ces gens-là, comme tu les appelles ?

– Nous irons dans une de vos abbayes, dans une des meilleures, et nous y vivrons tranquilles, moi vous aimant et vous soignant, vous tout à la nature et à la poésie, faisant ces vers qui vous reposent de tout.

– Tu es la consolation en personne, ma-bien-aimée Marie, et je t’ai toujours trouvée bonne conseillère. Cette fois, d’ailleurs, ton avis est d’accord avec ma volonté. Hier soir, après ta sortie de mon cabinet, j’ai été prévenu, ou à peu près, de ce qui se tramait contre moi. J’ai donc eu toute la nuit pour me préparer au coup qui me frappe, et d’avance ma résolution était prise.

Il allongea la main, tira une feuille de papier et écrivit :

 

« Sire !

« J’ai été on ne peut plus flatté de la nouvelle marque d’estime et de confiance que veut bien me donner Votre Majesté ; mais je ne puis par malheur, l’accepter. Ma santé déjà chancelante s’est encore empirée pendant le siége de la Rochelle, que, Dieu aidant, nous avons mené à bonne fin. Mais cet effort m’a complétement épuisé, et mon médecin, ma famille et mes amis exigent de moi la promesse d’un repos absolu que peuvent seules me donner l’absence des affaires et la solitude de la campagne. Je me retire donc, Sire, à ma maison de Chaillot, que j’avais achetée dans la prévision de ma retraite, vous priant, Sire, de vouloir bien accepter ma démission, tout en continuant à me croire le plus humble et surtout le plus fidèle de vos sujets.

« ARMAND, cardinal de Richelieu. »

 

Mme Combalet s’était éloignée par discrétion, il la rappela d’un signe et lui tendit le papier ; à mesure qu’elle le lisait, de grosses larmes silencieuses coulaient sur ses joues :

– Vous pleurez, lui dit le cardinal ?

– Oui, dit elle, et de saintes larmes !

– Qu’appelez-vous de saintes larmes, Marie ?

– Celles que l’on verse, la joie dans le cœur, sur l’aveuglement de son roi et le malheur de son pays.

Le cardinal releva la tête et posa la main sur le bras de sa nièce.

– Oui, vous avez raison, dit-il ; mais Dieu, qui abandonne parfois les rois, n’abandonne pas aussi facilement les royaumes. La vie des uns est éphémère, celle des autres dure des siècles. Croyez-moi, Marie, la France tient une place trop importante en Europe, et elle a un rôle trop nécessaire à jouer dans l’avenir, pour que le Seigneur détourne son regard d’elle. Ce que j’ai commencé, un autre l’achèvera, et ce n’est pas un homme de plus ou de moins qui peut changer ses destinées.

– Mais, est-il juste, dit Mme de Combalet, que l’homme qui a préparé les destinées de son pays ne soit pas celui qui les accomplisse, et que le travail et la lutte ayant été pour l’un, la gloire soit pour l’autre ?

– Vous venez, Marie, dit le cardinal, dont le front se rassérénait de plus en plus, vous venez de toucher là, sans y songer, la grande énigme que depuis trois mille ans proposes aux hommes ce sphinx accroupi aux-angles des prospérités qui s’écroulent, pour faire place aux infortunes non méritées – ce sphinx, on l’appelle le Doute. – Pourquoi Dieu, demande-t-il, pourquoi Dieu, qui est la suprême justice, est-il parfois, ou plutôt paraît-il être, l’injustice suprême ?

– Je ne me révolte pas contre Dieu, mon oncle, je cherche à le comprendre.

– Dieu a le droit d’être injuste, Marie, car tenant l’éternité dans sa main, il a l’avenir pour réparer ses injustices. Si nous pouvions pénétrer ses secrets, d’ailleurs, nous verrions que ce qui paraît injuste à nos yeux, n’est qu’un moyen d’arriver plus mûrement à son but. Il fallait qu’un jour ou l’autre, cette grande question fût jugée entre Sa Majesté, que Dieu conserve ! et moi. Le roi sera-t-il pour sa famille ? sera-t-il pour la France ? Je suis pour la France, Dieu est avec la France, or qui sera contre moi, Dieu étant pour moi ?

Il frappa sur un timbre ; au deuxième coup, son secrétaire Charpentier parut.

– Charpentier, dit-il, faites dresser à l’instant même la liste des hommes en état de marcher pour la campagne d’Italie et des pièces d’artillerie en état de servir. Il me faut cette liste dans un quart d’heure.

Charpentier s’inclina et sortit.

Alors le cardinal se retourna vers son bureau, reprit la plume, et au-dessous de la ligne de sa démission, il écrivit :

 

P. S. – Votre Majesté recevra ci-jointe la liste des hommes composant l’armée et l’état du matériel qui y est attaché. Quant à la somme restant des six millions empruntés sur ma garantie – le cardinal consulta un petit carnet qu’il portait toujours sur lui – elle monte à trois millions huit, cent quatre vingt-deux livres enfermés dans une caisse dont mon secrétaire aura l’honneur de remettre directement la clef à Votre Majesté.

N’ayant point de cabinet au Louvre, et craignant que, dans le transport de papiers de l’État qui me sont confiés, quelques pièces importantes ne s’égarent, j’abandonne non-seulement mon cabinet, mais ma maison à Votre Majestés comme tout ce que j’ai me vient d’elle, tout ce que j’ai est à elle. Mes serviteurs resteront pour lui faciliter le travail, et les rapports journaliers qui me sont faits, seront faits à elle.

Aujourd’hui, à deux heures, Votre Majesté pourra prendre ou faire prendre possession de ma maison.

Je termine ces lignes comme j’ai terminé celles qui les précèdent, en osant me dire le très obéissant, mais aussi le très fidèle sujet de Votre Majesté,

Armand † RICHELIEU.

 

À mesure qu’il écrivait, le cardinal répétait tout haut ce qu’il venait d’écrire, de sorte qu’il n’eut pas besoin de faire lire le postscriptum à sa nièce pour lui apprendre ce qu’il contenait.

En ce moment, Charpentier lui apportait l’état demandé. – 35,000 hommes étaient disponibles, 70 pièces de canons étaient en état de faire campagne.

Le cardinal joignit l’état à la lettre, mit le tout sous enveloppe, appela le messager et lui donna le pli en disant.

– À Sa Majesté en personne.

Et il ajouta une seconde bourse à la première.

La voiture, d’après les ordres donnés par le cardinal, était tout attelée. Le cardinal descendit sans emporter de sa maison autre chose que les habits qu’il avait sur lui. Il monta en voiture avec Mme de Combalet, fit monter Guillemot, le seul des serviteurs qu’il emmenât, près du cocher, et dit :

– À Chaillot !

– Puis, se retournant vers sa nièce, il ajouta :

– Si, dans trois jours, le roi n’est point venu lui-même à Chaillot, dans quatre nous partons pour mon évêché de Luçon.

XI

LES OISEAUX DE PROIE.

Comme on vient de le voir, le conseil donné par le duc de Savoie avait complétement réussi. « Si la campagne d’Italie est résolue malgré mon opposition, avait-il dit dans sa lettre secrète à Marie de Médicis, obtenez pour monsieur le duc d’Orléans, sous le prétexte de s’éloigner de l’objet de sa folle passion, le commandement de l’armée. Le cardinal, dont toute l’ambition est de passer pour le premier général de son siècle, ne supportera point cette honte et donnera sa démission. Une seule crainte resterait, c’est que le roi ne l’acceptât point. »

Seulement, vers dix heures du matin, on ignorait encore au Louvre la décision du cardinal, et on l’attendait avec impatience ; et chose singulière, la meilleure harmonie du monde semblait régner entre les augustes personnages qui l’attendaient.

Ces augustes personnages étaient : le roi, la reine-mère, la reine Anne et Monsieur.

Monsieur avait feint avec la reine-mère une réconciliation moins sincère que ne l’était sa brouille ; bien ou mal en apparence avec les gens, Monsieur haïssait indifféremment tout le monde ; cœur lâche et déloyal, méprisé de tous, il devinait ce mépris à travers les louanges et le sourire, et rendait ce mépris en haine.

Le lieu de la réunion était le boudoir voisin de la chambre de la reine Anne, où nous avons vu Mme de Fargis, avec l’insouciante dépravation de sa nature spirituelle et cor rompue, lui donner de si bon conseils.

Dans les chambres du roi, de Marie de Médicis, de M. le duc d’Orléans, se tenaient, l’oreille au guet, comme des aides de camp prêts à exécuter les ordres : dans la chambre du roi, La Vieuville, Nogent-Beautru et Baradas, remonté au comble de la puissance ; dans la chambre du duc d’Orléans, le médecin Sénelle à qui du Tremblaye avait soustrait la fameuse lettre en chiffres où Monsieur était invité, en cas de disgrâce, à passer en Lorraine et qui, croyant tout simplement l’avoir perdue, gardait près de lui ce valet de chambre qui, vendu à l’éminence grise, l’avait déjà trahi et, ayant été bien récompensé de sa trahison, se tenait prêt à trahir encore.

Quant à la reine Anne, elle n’était point en arrière des autres, et tenait dans sa chambre Mme de Chevreuse, Mme de Fargis et la petite naine Gretchen, de la fidélité de laquelle, on s’en souvient, avait répondu l’infante Claire-Eugénie qui lui en avait fait cadeau, et que, grâce à l’exiguïté de sa taille, elle pouvait utiliser, en la faisant passer là où ne pouvait point passer une personne de taille ordinaire.

Vers dix heures et demie – on se rappelle que le cardinal l’avait fait attendre – le messager arriva. Comme l’ordre avait été donné par le roi de l’introduire dans le boudoir de la reine, et que l’injonction lui avait été faite par le cardinal de ne remettre sa réponse qu’au roi, il n’éprouva aucun retard et put immédiatement exécuter sa double mission.

Le roi prit la lettre avec une émotion visible, tandis que chacun fixait avec anxiété les yeux sur ce pli qui contenait le sort de toutes ces haines et de toutes ces ambitions, et demanda au messager.

– M. le cardinal ne vous a rien chargé de me dire de vive voix ?

– Rien, Sire, sinon de présenter ses humbles respects à Votre Majesté et de ne remettre cette lettre qu’à elle-même.

– C’est bien, dit le roi, allez !

Le messager se retira.

Le roi ouvrit la lettre et s’apprêta à la lire.

– Tout haut, Sire, tout haut, s’écria la reine Marie, d’une voix où, par une singulière pondération de deux éléments opposés, le commandement se joignait à la prière.

Le roi la regarda comme pour lui demander si cette lecture à haute voix n’avait point ses inconvénients ?

– Mais non, dit la reine, n’avons-nous pas tous ici tous les mêmes intérêts ?

Un léger mouvement du sourcil indiqua que le roi ne partageait peut-être pas entièrement sur ce dernier point l’opinion de sa mère ; mais, soit déférence à son désir, soit habitude d’obéissance, il commença de lire cette lettre que nos lecteurs connaissent déjà, mais que nous remettons sous leurs yeux pour les faire assister à l’effet qu’elle produisit sur les différents auditeurs appelés à l’écouter.

 

« SIRE !…

 

À ce mot, il se fit un tel silence que Louis leva les yeux de dessus son papier et les reporta sur ses auditeurs pour s’assurer qu’ils n’étaient pas évanouis comme des fantômes.

– Nous écoutons, Sire, dit la reine-mère avec impatience.

Le roi, le moins impatient de tous, parce que seul peut-être il comprenait, au point de vue de la royauté, la gravité du fait qui s’accomplissait, reprit et continua lentement avec une certaine altération dans la voix :

« Sire, j’ai été on ne peut plus flatté de la nouvelle marque d’estime et de confiance que veut bien me donner Votre Majesté…

– Oh ! s’écria Marie de Médicis, incapable de contenir son impatience, il accepte.

– Attendez, madame, dit le roi, il y a un mais…

– Alors, lisez, Sire, lisez !

– Si vous voulez que je lise, madame, ne m’interrompez pas.

Et il reprit avec la lenteur habituelle qu’il mettait à toute chose.

« Mais je ne puis par malheur l’accepter.

Ah ! il refuse, s’écrièrent ensemble la reine-mère et Monsieur, incapables de se contenir !

Le roi fit un mouvement d’impatience.

– Excusez-nous, Sire, dit la reine-mère, et continuez, s’il vous plaît.

Anne d’Autriche, au moins aussi heureuse que Marie de Médicis, mais plus maîtresse d’elle-même par l’habitude qu’elle avait de dissimuler, appuya sa blanche main frissonnante d’émotion sur la robe de satin noir de sa belle-mère, pour lui recommander la circonspection et le silence.

Le roi reprit :

« Ma santé, déjà chancelante, s’est encore empirée pendant le siége de la Rochelle, que, Dieu aidant nous avons mené à bonne fin mais cet effort m’a complétement épuisé, et mon médecin, ma famille et mes amis exigent de moi la promesse d’un repos absolu, que peuvent seuls me donner l’absence des affaires et la solitude de la campagne. »

– Ah ! dit Marie de Médicis en respirant à pleine poitrine, qu’il se repose donc pour le bien du royaume et la paix de l’Europe.

– Ma mère ! ma mère ! dit le duc d’Orléans, qui voyait avec inquiétude s’irriter l’œil du roi.

Anne pressa plus fortement le genou de Marie.

– Ah ! dit celle-ci, incapable de se maîtriser, vous ne saurez jamais tout ce que j’ai à reprocher à cet homme, mon fils.

– Si fait, madame, dit Louis XIII, le sourcil froncé ; si fait, madame, je le sais, et, appuyant avec affectation sur ces derniers mots, il continua avec une impatience mal réprimée.

« Je me retire donc, Sire, en ma maison de Chaillot, que j’avais achetée dans la prévision de ma retraite, vous priant, Sire, de vouloir bien accepter ma démission, tout en continuant de me croire le plus humbles, et surtout le plus fidèle de vos sujets.

« ARMAND, cardinal de Richelieu. »

Tout le monde se leva d’un même mouvement, croyant la lecture terminée ; les deux reines s’embrassèrent, et le duc d’Orléans s’approcha du roi pour lui baiser la main.

Mais le roi arrêta, tout le monde du regard.

– Ce n’est pas fini, dit-il, il y a un postscriptum.

Quoique Mme de-Sévigné n’eût pas encore dit que c’était dans le post-scriptum que se trouvait généralement le point le plus important de la lettre, chacun s’arrêta à ses mots : Il y a un post-scriptum, et la reine mère ne put s’empêcher de dire à son fils :

– J’espère bien, mon fils, que, si le cardinal revenait sur sa décision, vous ne reviendriez pas sur la vôtre.

– J’ai promis, madame, répondit Louis XIII.

– Écoutons le post-scriptum, ma mère, dit Monsieur.

Le roi lut :

« P. S. – Votre Majesté recevra ci-jointe la liste des hommes composant l’armée et l’état du matériel qui y est attaché. Quant à la somme restant des six millions empruntés sur ma garantie, elle monte à trois millions huit cent quatre-vingt-deux mille livres enfermés dans une caisse dont mon secrétaire aura l’honneur de remettre directement la clef à Votre Majesté. »

– Près de quatre millions, dit la reine Marie de Médicis avec une cupidité qu’elle ne prenait point la peine de dissimuler !

Le roi frappa du pied, le silence se fit.

 

« N’ayant point de cabinet au Louvre, et craignant que, dans le transport des papiers de l’État qui me sont confiés, quelque pièce importante ne s’égare, j’abandonne non-seulement mon cabinet, mais ma maison à Votre Majesté ; comme tout ce que j’ai me vient d’elle, tout ce que j’ai est à elle ; mes serviteurs resteront pour lui faciliter le travail, et les rapports journaliers qui me sont faits, seront faits à elle.

« Aujourd’hui, à une heure, Votre Majesté pourra prendre ou faire prendre possession de ma maison.

« Je termine ces lignes comme j’ai terminé les précédentes, en osant me dire le très-reconnaissant, mais aussi le très-fidèle sujet de Votre Majesté. »

ARMAND † RICHELIEU.

 

– Eh bien, dit le roi, avec l’œil sombre et la voix rauque, vous voilà tous contents, et chacun de vous croit déjà être le maître.

La reine-mère, qui était celle de tous qui, comptait le plus sur cette royauté, répondit la première.

– Vous savez mieux que personne, Sire, qu’il n’y a ici de maître que vous, et que moi, toute la première, donnerai l’exemple de l’obéissance ; mais, pour que les affaires ne souffrent pas de la retraite de M. le cardinal, je me permettrai d’émettre un avis.

– Lequel, madame ? demanda le roi, tout avis venant de vous sera le bien venu.

– Ce serait de former, séance tenante, un conseil pour diriger les affaires intérieures en votre absence.

– Vous ne voyez donc plus maintenant, à ce que je m’éloigne, madame, les mêmes, inconvénients, pour mon salut et ma santé, lorsque je dois faire la guerre avec mon frère, que lorsque je devais la faire avec M. le cardinal ?

– Vous m’avez paru sur ce point si résolu, mon fils, quand vous avez résisté à mes prières et à celles de la reine votre épouse, que je n’ai pas osé revenir sur ce point.

– Et qui proposerez-vous, madame, pour former ce conseil ?

– Mais, répondit la reine-mère, je ne vois guère que M. le cardinal de Bérulle que vous-puissiez mettre à la place de M. de Richelieu.

– Et après ?

– Vous avez M. de La Vieuville aux finances et M. de Marcillac aux sceaux ; on peut les y laisser.

Le roi fit un signe de tête.

– Et à la guerre ? demanda-t-il.

– Vous avez le maréchal, frère de M. le garde des sceaux. Un pareil conseil présidé par vous, mon fils, suffirait, composé d’hommes dévoués, à pourvoir à la sûreté de l’État.

– Puis, dit Monsieur, il y a là deux amirautés, de Lorient et du Ponant, dont M. le cardinal a sans doute donné sa démission en même temps que de son ministère.

– Vous oubliez, monsieur, qu’il a acheté l’une de M. de Guise et l’autre de M. de Montmorency, et qu’il les a payés un million chacune.

– Eh bien, on les lui rachètera, dit Monsieur.

– Avec son argent ? demanda le roi, à qui un certain instinct de justice faisait paraître assez honteuse cette combinaison, dont il savait Monsieur parfaitement capable.

Monsieur sentit le coup et se cabra sous l’éperon.

– Mais non, Sire, dit-il, avec la permission de Votre Majesté, je rachèterai l'une, et je crois que M. de Condé rachèterait volontiers l’autre, à moins que le roi ne préfère que je les rachète toutes deux ; ce sont d’habitude les frères du roi qui sont grands-amiraux du royaume.

– C’est bien, dit le roi ; nous aviserons.

– Seulement, dit Marie de Médicis, je vous ferai observer mon fils, qu’avant de mettre M. de La Vieuville, comme contrôleur des finances, en possession de la somme laissée en caisse par le cardinal de Richelieu, le roi pourrait, sans que personne en sût rien, faire certaines largesses qui ne seraient que des actes de justice.

– Pas à mon frère, en tous cas : il est plus riche que nous, ce me semble ; ne disait-il pas tout à l’heure qu’il avait les deux millions prêts pour racheter l’amirauté du Ponant et de l’Orient.

– Je disais que je les trouverais, Sire ; M. de Richelieu en a bien trouvé six sur sa parole ; j’en trouverais bien deux, je présume, en hypothéquant mes biens.

– Moi qui n’ai pas de biens, dit Marie de Médicis, j’avais grand besoin des 100,000 livres que j’avais demandées à M. le cardinal, 100,000 sur lesquelles il n’a pu me donner que 50,000 ; sur les 50,000 autres je comptais donner un à-compte à mon peintre, M. Rubens, qui n’a encore reçu que 10,000 livres sur les vingt deux tableaux qu’il a exécutés pour ma galerie du Luxembourg et qui sont consacrés à la plus grande gloire de la mémoire du roi votre père.

– Et en mémoire du roi mon père, dit Louis XIII avec un accent qui fit tressaillir Marie de Médicis, vous les aurez, madame.

Puis, se tournant vers Anne d’Autriche :

– Et vous madame, demanda-t-il, n’avez-vous pas quelque réclamation du même genre à me faire ?

– Vous m’avez autorisée, Sire, dit Anne d’Autriche en baissant les yeux, à rassortir chez Lopez un fil de perles que vous m’avez donné, et dont quelques-unes sont mortes ; mais ces perles sont si belles que les pareilles, trouvées à grand’peine ont dépassé la somme énorme de 20,000 livres.

– Vous les aurez, madame, et ce n’est pas payer la dixième partie de ce qu’il mérite, l’intérêt si sincère que vous prenez à ma santé quand vous êtes venue me supplier de ne pas m’exposer aux neiges des Alpes, en faisant la campagne avec M. le cardinal ; n’avez-vous pas encore quelque autre prière à m’adresser ?

Anne se tut.

– Je sais que la reine ma fille, dit Marie de Médicis en prenant la parole pour Anne d’Autriche, serait heureuse de récompenser par un don d’une dizaine de mille livres le dévouement de sa dame d’honneur, Mme de Fargis, laquelle enverrait la moitié de la somme reçue à son mari, ambassadeur à Madrid, lequel ne saurait, avec les faibles appointements qu’il reçoit, représenter dignement Votre Majesté.

– La demande est si modeste, dit le roi, que je ne saurais la refuser.

– Quant à moi, dit Monsieur, j’espère que Votre Majesté sera assez généreuse, eu égard au commandement élevé qu’il me donne sous ses ordres, de ne point, exiger que je fasse la guerre à mes frais, comme l’on dit, et voudra bien me faire compter une entrée en campagne de…

Monsieur hésita sur le chiffre.

– De combien ? demanda le roi.

– Mais, de cent cinquante mille livres au moins.

– Je comprends, dit le roi avec un léger accent d’ironie, que venant de dépenser deux millions pour la charge de deux amirautés, vous vous trouviez un peu gêné pour votre entrée en campagne ; mais je vous ferai observer que M. le cardinal, qui n’était que mon ministre, et qui, lui aussi, avait dépensé ces deux millions pour acheter ces mêmes charges de MM. de Guise et de Montmorency, au lieu de se faire donner par moi ou par la France 150,000 livres pour son entrée en campagne, nous prêtait six millions à la France et à moi. Il est vrai qu’il n’était pas mon frère, et que la parenté se paye.

– Mais, dit Marie de Médicis, si l’argent ne va point à votre famille, mon fils, à qui ira-t-il ?

– Vous avez raison, madame, dit Louis XIII, et nous avons là-dessus un emblème. C’est le pélican qui, n’ayant plus de nourriture à donner à ses enfants, leur donne son propre sang. Il est vrai que c’est à ses enfants qu’il le donne. Il est vrai que je n’ai pas d’enfant, moi ! mais s’il n’avait pas d’enfant, peut-être le pélican donnerait-il son sang à sa famille. Votre fils, madame, aura ses cent cinquante mille livres d’entrée en campagne.

Louis XIII appuya sur le mot votre fils, car, en effet, tout le monde savait que Gaston était le fils bien-aimé de Marie de Médicis.

– Est-ce tout ? demanda le roi.

– Oui, dit Marie ; cependant, moi aussi j’ai un fidèle serviteur que je voudrais récompenser, et, quoique aucune récompense ne paie un dévouement aussi absolu que le sien, on m’a toujours objecté, lorsque j’ai demandé quelque chose pour lui, la pénurie d’argent dans laquelle on se trouvait, aujourd’hui que la Providence veut que cet argent qui nous manquait…

– Prenez garde, madame, fit le roi, vous avez dit la Providence ; c’est de M. le cardinal et non de la Providence que vient cet argent ; si vous confondiez l’un avec l’autre, et que M. le cardinal devint pour vous la Providence, nous serions des impies de nous révolter contre lui, car ce serait nous révolter contre elle.

– Cependant, mon fils, je vous ferai observer que, dans la répartition de vos grâces, M. Vauthier n’a rien obtenu.

– Je lui accorde la même somme que j’ai accordée à l’amie de la reine, à madame de Fargis ; mais arrêtez-vous là, je vous prie, car sur les trois millions huit cent quatre-vingt mille livres que la Providence, non, je me trompe, que M. le cardinal nous laisse, voilà déjà deux cent quarante mille livres enlevés, et l’on doit bien compter que moi aussi, j’ai quelques serviteurs fidèles à récompenser, quand ce ne serait que mon fou l’Angély, lequel ne me demande jamais rien.

– Mon fils, dit la reine, il a la faveur de votre présence.

– Seule faveur que personne ne lui dispute, ma mère ; mais il est midi, fit le roi en tirant sa montre de sa poche ; à deux heures, je dois prendre possession du cabinet de M. le cardinal, et voici M. le premier qui gratte à la porte pour m’annoncer que mon dîner est servi.

– Bon appétit, mon frère, dit Monsieur, qui, se voyant déjà amiral des deux amirautés et lieutenant général des armées du roi, avec cent cinquante mille livres d’entrée en campagne, était au comble de la joie.

– Je n’ai pas besoin de vous en souhaiter autant, monsieur, dit le roi, car sous ce rapport, Dieu merci, je suis rassuré.

Et sur ce trait, le roi sortit assez étonné que les affaires de l’État eussent déjà eu l’influence de lui faire retarder son dîner, opération qui avait régulièrement lieu de onze heures à onze heures dix minutes du matin.

Si le digne médecin Hérouard n’était pas mort depuis six mois, nous saurions à une cuillerée de potage et à une guigne sèche près, ce que Sa Majesté Louis XIII mangea et but à ce repas qui inaugurait l’ère réelle de sa royauté ; mais tout ce qui en est parvenu jusqu’à nous, fut qu’il dîna en tête à tête avec son favori Baradas : qu’à une heure et demie il monta en carrosse, en disant au cocher : Place loyale, hôtel de M. le cardinal ; et qu’à deux heures précises, conduit par le secrétaire Charpentier, il entrait dans le cabinet et s’asseyait dans le fauteuil du ministre disgracié, en poussant un soupir de satisfaction et en murmurant avec un sourire ces mots dont il ne connaissait ni le poids ni la portée :

– Enfin ! je vais donc régner !

XII

LE ROI RÈGNE.

Élevé au milieu des folles dépenses de la régence, où tout l’argent de la France s’en allait en fêtes et en carrousels donnés en l’honneur du beau cavalier-servant de la reine, parvenu au pouvoir, quand la France, appauvrie par le pillage du trésor de Henri IV, à si grand’peine amassé par Sully, avait vu tout son or passer aux mains des d’Épernon, des Guise, des Condé, de tous ces grands seigneurs enfin qu’il fallait acheter à quelque prix que ce fût, pour s’en faire un bouclier contre la haine populaire, qui accusait tout haut la reine de l’assassinat de son roi, Louis XIII avait toujours vécu pauvrement, jusqu’à l’heure où il avait nommé M. de Richelieu son premier ministre. Celui-ci, par une sage administration, étudiée sur celle de Sully, jointe à un désintéressement plus grand que celui de son prédécesseur, était parvenu à remettre de l’ordre dans les finances et à retrouver ce métal que l’on croyait être la propriété de la seule Espagne, – l’or.

Mais à quel prix ce dictateur du désespoir en était-il arrivé là ? Il n’y avait pas à songer à ce moyen employé en 1789, et qui n’empêcha pas la banqueroute de 1765, à taxer les nobles et le clergé. À la première proposition qu’il en eût faite, il eût été immédiatement renversé ; il lui fallut donc, et c’est là où son implacable fermeté le servit, il lui fallut l’aller chercher dans les entrailles mêmes de la France, dans le peuple, chez les pauvres. Dût le peuple aller toujours maigrissant, il lui fallait ruiner la France pour la sauver : à l’occident de l’Anglais, à l’orient et au nord de l’Autrichien, au midi de l’Espagnol.

En quatre ans, il augmenta la taille de dix-neuf millions ; en effet, il fallait créer la flotte, il fallait soutenir l’armée, il fallait fermer les yeux à la misère du peuple, ses oreilles aux cris des pauvres. Il fallait surtout, n’ayant ni philtre, ni breuvage, ni anneau enchanté, il fallait trouver un moyen de s’emparer du roi ; ce moyen, Richelieu le trouva : Louis XIII n’avait jamais eu d’argent, il lui en fit avoir.

De là venait l’éblouissement de Louis XIII et son admiration pour son ministre.

Comment ne pas admirer, en effet, un homme qui trouvait six millions sous sa propre responsabilité, quand le roi, non-seulement sur sa parole, mais encore sur sa signature, n’eût pas trouvé cinquante mille livres ?

Aussi avait-il peine à croire aux trois millions huit cent quatre-vingt mille livres de Richelieu.

Donc, la première-chose qu’il réclama de Charpentier, ce fut la clef du fameux trésor.

Charpentier, sans faire aucune observation, pria le roi de se lever, tira le bureau au milieu du cabinet, souleva le tapis sous lequel, la veille, le cardinal, aujourd’hui le roi, appuyait ses pieds, découvrit une trappe qu’il ouvrit au moyen d’un secret, et qui, en s’ouvrant, laissa voir un immense coffre de fer.

Ce coffre, moyennant une combinaison de lettres et de chiffres qu’il fit connaître au roi, s’ouvrit avec la même facilité, que la trappe, et montra aux yeux éblouis de Louis XIII, la somme qu’il était si pressé de voir.

Puis, saluant le roi, il se retira respectueusement selon l’ordre qu’il en avait préalablement reçu, laissant ces deux majestés, celle de l’or et celle du pouvoir, en face l’une de l’autre.

À cette époque, où il n’y avait point de banque, point de papier-monnaie, représentant les capitaux, le numéraire était rare en France. Les trois millions huit cent quatre-vingt mille livres du cardinal étaient donc représentées par un million à peu près d’or monnayé aux effigies de Charles IX, de Henri III et de Henri IV, par un million à peu près de doublons d’Espagne, par sept à huit cent mille livres en lingots du Mexique, et le reste par un petit sac de diamants dont chacun, entortillé comme un bonbon dans sa papillote, portait sa valeur sur une étiquette.

Louis XIII, au lieu du sentiment joyeux qu’il croyait éprouver à la vue de l’or, fut atteint, au contraire, d’une indicible tristesse ; après avoir examiné ces pièces, reconnu leurs différentes effigies, plongé son bras dans cette mer aux vagues fauves, pour en connaître la profondeur, après avoir pesé dans sa main les lingots d’or, miré au jour la limpidité des diamants et remis chaque chose à sa place, il se redressa, et, debout, regarda ces millions qui avaient coûté tant de peines à celui qui les avait réunis et qui étaient le fruit du dévouement le plus pur.

Il songeait avec quelle facilité il avait déjà de cette somme distrait trois cent mille livres pour récompenser des dévouements qui lui étaient ennemis, ainsi que les haines portées à l’homme de qui il la tenait, et il se demandait, quelque résistance qu’il opposât à ces demandes, si, dans ses mains, cet or aurait une destination aussi profitable à la France et à lui-même que s’il fût resté dans les mains de son ministre.

Puis, sans en tirer un carolus, il frappa deux coups sur le timbre pour appeler Charpentier, lui ordonna de refermer le coffre, puis la trappe ; puis, le coffre et la trappe refermés, il lui en rendit la clef.

– Vous ne donnerez rien de la somme renfermée dans ce coffre, dit-il, que sur un mot écrit par moi.

Charpentier s’inclina.

– Avec qui aurai-je à travailler, lui demanda le roi ?

– Monseigneur le cardinal, répondit le secrétaire, travaillait toujours seul.

– Seul ? et à quoi travaillait-il seul ?

– Aux affaires de l’État, Sire.

– Mais on ne travaille pas seul aux affaires de l’État ?

– Il avait des agents qui lui faisaient des rapports.

– Quels étaient ces principaux agents ?

– Le P. Joseph, l’Espagnol Lopez, M. de Souscarrières, puis d’autres encore que j’aurai l’honneur de nommer à Votre Majesté au fur et à mesure qu’ils se présenteront, ou que je lui présenterai leurs rapports. Au reste, tous sont prévenus que c’est à Votre Majesté désormais qu’ils auront affaire.

– C’est bien.

– En outre, Sire, continua Charpentier, il y a les agents envoyés par M. le cardinal aux différentes puissances de l’Europe ; M. de Beautru à l’Espagne, M. de La Saladie en Italie et M. de Charnassé en Allemagne. Des courriers en ont annoncé le retour pour aujourd’hui ou demain au plus tard.

– Aussitôt leur retour, après leur avoir transmis les ordres de M. le cardinal, vous les introduirez près de moi ; y a-t-il en ce moment quelqu’un qui attende ?

– M. Cavois, capitaine des gardes de M. le cardinal, désirerait avoir l’honneur d’être reçu par Votre Majesté.

– J’ai entendu dire que M. Cavois était un honnête homme et un brave soldat ; je serai bien aise de le voir.

Charpentier alla à la porte d’entrée.

– Monsieur Cavois ? dit-il.

Cavois parut.

– Entrez, monsieur Cavois, entrez, lui dit le roi ; vous avez désiré me parler ?

– Oui, Sire, j’ai une grâce à demander à Votre Majesté.

– Sire, on vous tient pour un bon serviteur, j’aurai plaisir à vous l’accorder.

– Sire, je désire que Votre Majesté veuille bien m’accorder mon congé.

– Votre congé ! et pourquoi ? monsieur Cavois.

– Parce que j’étais à M. le cardinal-ministre parce qu’il était ministre ; mais du moment où M. le cardinal n’est plus ministre, je ne suis plus à personne.

– Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes à moi.

– Je sais que, si Votre Majesté l’exige, je ferai forcé de rester à son service ; mais je la préviens que je ferai un mauvais serviteur.

– Et pourquoi feriez-vous un mauvais serviteur à mon service, et en faisiez-vous un bon à celui de M. le cardinal ?

– Parce que le cœur y était, Sire.

– Et qu’il n’y est pas avec moi.

– Avec Votre Majesté, Sire, je dois avouer qu’il n’y a que le devoir.

– Et qui vous attachait donc si fort à M. le cardinal ?

– Le bien qu’il m’avait fait.

– Et si je veux vous faire du bien autant et plus que lui ?

Cavois secoua la tête.

– Ce n’est plus la même chose.

– Ce n’est plus la même chose, répéta le roi.

– Non, le bien se ressent selon le besoin qu’on a qu’il vous soit fait. Quand M. le cardinal m’a fait du bien, j’entrais en ménage. M. le cardinal m’a aidé à élever mes enfants, et dernièrement encore, il m’a accordé, ou plutôt il a accorde à ma femme un privilège sur lequel nous gagnerons douze à quinze mille livres par an.

– Ah ! ah ! M. le cardinal accorde aux femmes de ses serviteurs des charges de l’État qui rapportent de douze à quinze mille livres par an, c’est bon à savoir.

– Je n’ai pas dit une charge, Sire, j’ai dit un privilège.

– Et quel est ce privilège qu’il a accorde à Mme Cavois ?

– Le droit de louer, de compte à demi avec M. Michel, des chaises à porteurs dans les rues de Paris.

Le roi réfléchit un instant, regardant en dessous Cavois, debout, immobile, tenant son chapeau de la main droite ; et collant le petit doigt de sa main gauche à la couture de ses chausses.

– Et si je vous donnais dans mes gardes, M. Cavois, le même grade que vous avez dans les gardes de M. le cardinal ?

– Vous avez déjà M. de Jussac, Sire, qui est un officier irréprochable et auquel Votre Majesté ne voudrait pas faire de la peine.

– Je ferai Jussac maréchal-de-camp.

– Si M. de Jussac, et je n’en doute pas, aime Votre Majesté comme j’aime M. le cardinal, il préférera rester capitaine près du roi, que de devenir maréchal-de-camp loin de lui.

– Mais si vous quittiez le service, monsieur Cavois.

– C’est mon désir, Sire.

– Vous accepterez bien, en récompense du temps que vous avec passé près de M. le cardinal, une gratification de quinze cents ou deux mille pistoles.

– Sire, répondit Cavois en s’inclinant, du temps que j’ai passé chez M. le cardinal, j’ai été récompensé selon mes mérites et au-delà. On va faire la guerre, Sire, et pour la guerre il faut de l’argent, beaucoup d’argent, gardez les gratifications pour ceux qui se battront et non pour ceux qui, comme moi, ayant voué leur fortune à un homme, tombent avec cet homme.

– Tous les serviteurs de M. le cardinal sont-ils comme vous, monsieur Cavois ?

– Je le crois, Sire, et me tiens même pour un des moins dignes.

– Ainsi vous n’ambitionnez, vous ne désirez rien ?

– Rien, Sire, que l’honneur de suivre M. le cardinal partout où il ira, et de continuer à faire partie de sa maison, fût-ce comme le plus humble de ses serviteurs.

– C’est bien, monsieur Cavois, dit le roi piqué de cette persévérance du capitaine à tout refuser, vous êtes libre.

Cavois salua, sortit à reculons et heurta Charpentier qui entrait.

– Et vous, monsieur Charpentier, lui cria le roi, refuserez-vous aussi, comme M. Cavois, de me servir ?

– Non, Sire ; car j’ai reçu l’ordre de M. le cardinal de demeurer près de Votre Majesté jusqu’à ce qu’un autre ministre fût installé en son lieu et place, ou que Sa Majesté soit au courant du travail.

– Et quand je serai au courant du travail ou qu’un autre ministre sera installé, que ferez-vous ?

– Je demanderai la permission à Votre Majesté d’aller rejoindre M. le cardinal, qui est habitué à mon service.

– Mais, dit le roi, si je demandais à M. le cardinal de vous laisser près de moi ? J’ai besoin, du moment où j’aurais un ministre, qui, ne faisant pas tout comme M. le cardinal, me laissera quelque chose à faire, d’un homme honnête et intelligent, et je sais que vous réunissez ces deux qualités.

– Je ne doute pas, Sire, que M. le cardinal n’accordât à l’instant même sa demande à Votre Majesté, étant trop peu de chose pour qu’il me dispute à son maître et à son roi. Mais alors ce serait moi qui me jetterais à vos pieds, Sire ; et qui vous dirais : « J’ai un père de soixante-dix ans et une mère de soixante. Je puis les abandonner pour M. le cardinal qui les a secourus et qui les secourt encore dans leur misère ; mais le jour où je ne suis plus près de M. le cardinal, ma place est près d’eux, Sire, permettez à un fils d’aller fermer les yeux de ses vieux parents, et j’en suis certain, Sire ? non-seulement Votre Majesté m’accorderait ma prière, mais elle y applaudirait.

 

– Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement,

 

répondit Louis XIII de plus en plus piqué. Le jour où un nouveau ministre sera installé à la place de M. le cardinal, vous serez libre, monsieur Charpentier.

 

– Dois-je rendre à Votre Majesté la clef qu’elle m’a confiée ?

– Non, gardez-la, car si M. le cardinal, qui est si bien servi, que le roi a à lui envier ses serviteurs, vous l’a remise, c’est qu’elle ne pouvait être aux mains d’un plus honnête homme. Seulement, vous connaissez mon écriture et mon seing, faites-y honneur.

Charpentier s’inclina.

– N’avez-vous pas ici, demanda le roi, un certain Rossignol, dont j’ai entendu parler, déchiffreur habile, dit-on, de toute lettre secrète ?

– Oui, Sire.

– Je désire le voir.

– En frappant trois coups sur ce timbre, il viendra ; Sa Majesté désire-t-elle que je l’appelle ou veut-elle l’appeler elle-même ?

– Frappez, dit le roi.

Charpentier frappa et la porte de Rossignol s’ouvrit.

Rossignol tenait un papier à la main.

– Dois-je sortir ou demeurer, Sire ? demanda Charpentier.

– Laissez-nous, dit le roi. Charpentier sortit.

– C’est vous qu’on appelle Rossignol ? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit le petit homme, tout en continuant de fouiller des yeux, le papier.

– On vous dit habile déchiffreur ?

– Il est vrai que, sous ce rapport, Sire, je ne crois pas avoir mon pareil.

– Vous pouvez reconnaître tous les chiffres ?

– Il n’y en a qu’un que je n’ai pas reconnu jusqu’à présent ; mais, avec l’aide de Dieu, je le reconnaîtrai comme les autres.

– Quel est le dernier chiffre que vous avez reconnu ?

– Une lettre du duc de Lorraine à Monsieur.

– Mon frère !

– Oui, Sire, à Son Altesse royale.

– Et que disait M. de Lorraine à mon frère ?

– Votre Majesté désire-t-elle le savoir ?

– Sans doute.

– Je vais le lui aller chercher.

Il commença par l’original et lut :

JUPITER…

– MONSIEUR, dit Rossignol interrompant le roi.

« … est chassé de l’OLYMPE…, continua Louis XIII.

– Du LOUVRE, fit Rossignol.

– Et pourquoi Monsieur sera-t-il chassé de la cour ? demanda le roi.

– Parce qu’il conspire, répondit tranquillement Rossignol.

– Monsieur conspire ? et contre qui ?

– Contre Votre Majesté et contre l’État.

– Savez-vous ce que vous me dites-là, monsieur…

– Je dis à Votre Majesté ce qu’elle va lire, si elle continue.

– « … il peut, reprit Louis XIII, il peut se réfugier en CRÈTE…

– En LORRAINE.

– « … MINOS…

– Le duc CHARLES IV.

– « lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir ; mais la santé de CÉPHALE…

– La santé de VOTRE MAJESTÉ.

– C’est moi qu’on appelle Céphale ?

– Oui, Sire.

– Je sais ce qu’était Minos, mais j’ai oublié ce que c’était que Céphale. Qu’était ce que Céphale ?

– Un prince thessalien, Sire, époux d’une princesse athénienne très-belle, qu’il chassa de sa présence parce qu’elle lui avait été infidèle, mais avec laquelle il se raccommoda ensuite.

Louis XIII fronça le sourcil.

– Ah ! dit-il, et ce Céphale, mari d’une femme infidèle avec laquelle il s’est raccommodé, malgré son infidélité, c’est moi !

– Oui, Sire, c’est vous, répondit », tranquillement Rossignol.

– Vous en êtes sûr ?

– Pardieu ! D’ailleurs Votre Majesté va bien voir.

– Où en étions-nous ?

– « Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine, le duc Charles IV lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale, c’est-à-dire du roi… – Vous en êtes là, Sire.

Le roi continua :

– « … ne peut durer… – Comment ne peut durer !

– C’est-à-dire que Votre Majesté est malade et très malade, de l’avis du duc de Lorraine, du moins.

– Oh ! fit le roi, pâlissant, je suis malade et très malade !

Il alla jusqu’à une glace et se regarda, fouilla dans ses poches pour chercher des sels ; mais n’en trouvant point, il secoua la tête, fit un effort sur lui-même, et d’une voix agitée continua de lire.

« … Pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser PROCRIS… – Procris ?

– Oui, LA REINE, fit Rossignol, Procris était la femme infidèle de Céphale.

– « … ne ferait-on pas épouser la reine à JUPITER. – à Monsieur ! s’écria le roi.

– Oui, Sire, à Monsieur.

– À Monsieur !

Le roi essuya de son mouchoir la sueur qui lui coulait du front et continua :

– « … Le bruit court que L’ORACLE…

M. LE CARDINAL

« … Veut se débarrasser de Procris pour faire épouser VÉNUS.

Le roi regarda Rossignol, qui continuait, tout en répondant au roi, de tourmenter le papier qu’il tenait à la main.

– VÉNUS ? répéta vivement le roi impatient.

– MADAME DE COMBALET, MADAME DE COMBALET, dit vivement Rossignol,

« … À CÉPHALE, continua le roi, me faire épouser madame de Combalet à moi ! où ont-ils pris cette visée ?

« … En attendant que JUPITER, c’est-à-dire Monsieur, continue de faire sa cour à HÉBÉ…

– À la PRINCESSE MARIE.

– « … Il est important que tout fin qu’il est ou plutôt qu’il se croit, l’ORACLE, ou le cardinal, se trompe en croyant JUPITER amoureux d’HÉBÉ.

« Signé MINOS. »

– CHARLES IV.

– Ah ! murmura le roi ; voilà donc le secret de ce grand amour que l’on sacrifia à la place de lieutenant général ; ah ! ma santé ne peut durer ; ah ! quand je serai mort on fera épouser ma veuve à mon frère. Mais, Dieu merci, quoique malade, et très malade, comme ils le disent, je ne suis pas mort encore. Ah !, mon frère conspire ! ah ! si sa conspiration est découverte, il se peut retirer en Lorraine et sera le bienvenu de la part du duc ; est-ce que d’une bouchée la France ne pourrait pas avaler la Lorraine et son duc ; ce n’était donc pas assez qu’elle nous eût donné les Guise ?

Puis, se retournant vivement vers Rossignol.

– Et comment, demanda le roi, cette lettre est-elle entre les mains de M. le cardinal ?

– Elle était confiée à M. Sénelle.

– Un de mes médecins, fit Louis XIII ; je suis véritablement bien entouré.

– Mais le valet de chambre de M. Sénelle, dans la prévision de quelque cabale entre la cour de Lorraine et celle de France, avait été d’avance acheté par le P. Joseph.

– Un habile homme que ce père Joseph, à ce qu’il paraît, dit le roi.

Rossignol cligna de l’œil.

– L’ombre de M. le cardinal, dit-il.

– Et alors, le valet, de chambre de Sénelle…

– Lui a volé la lettre et nous l’a envoyée.

– Qu’a fait Sénelle, alors ?

– Il n’était pas encore bien loin de Nancy, il y est revenu et a dit au duc qu’il avait par mégarde brûlé sa lettre avec d’autres papiers, le duc ne s’est douté de rien et lui en a donné une seconde ; c’est celle-là qu’a reçue S. A. R. Monsieur.

– Et qu’a répondu mon frère Jupiter au sage Minos ? demanda le roi en riant d’un rire fébrile dont ses moustaches restèrent un instant agitées, quoiqu’il eût cessé de parler.

– Je n’en sais encore rien, c’est sa réponse que je tiens.

– Comment, c’est sa réponse que vous tenez ?

– Oui, Sire.

– Donnez.

– Votre Majesté n’y comprendra rien, attendu que je n’y comprends rien moi-même.

– Comment cela ?

– Parce qu’à propos de la première lettre perdue, craignant quelque surprise, ils ont inventé un nouveau chiffre.

Le roi jeta les yeux sur la lettre et lut ces quelques mots parfaitement intelligibles.

– Astre so Be l’amb. dans la joie L. M. T. se veut être se.

– Et vous pouvez savoir ce que cela veut dire.

– Je le saurai demain, Sire.

– Ce n’est point l’écriture de mon frère.

– Non, certe, le valet de chambre n’a pas osé voler la lettre de peur qu’on le soupçonnât, il s’est contenté de la copier.

– Et quand cette lettre a-t-elle été écrite ?

– Aujourd’hui, vert, midi, Sire !

– Et vous en avez la copie !

– À deux heures, le P. Joseph me la remettait.

Le roi demeura un instant pensif, puis se retournant vers le petit homme, qui avait tiré le chiffre de ses mains et travaillait à le deviner :

– Vous restez avec moi, n’est-ce pas, monsieur Rossignol ? lui demanda-t-il.

– Oui, Sire, jusqu’à ce que cette lettre soit déchiffrée !

– Je vous croyais à M. le cardinal.

– Je suis à lui, en effet, mais tant qu’il est ministre seulement ; du moment où il n’est plus ministre, il n’a pas besoin de moi.

– Mais j’en ai besoin, moi, de vous !

– Sire, dit Rossignol en secouant la tête d’un mouvement si décidé que ses lunettes faillirent en tomber, demain, je quitte la France.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’en servant M. le cardinal, c’est-à-dire Votre Majesté, en devinant les chiffres qu’ils inventaient pour leurs cabales, je me suis fait de terribles ennemis chez les grands seigneurs, des ennemis contre lesquels le cardinal seul peut me protéger.

– Et si je vous protège, moi !

– Sa Majesté en aura l’intention, mais…

– Mais ?…

– Mais elle n’aura point la puissance.

– Hein ! fit le roi en fronçant le sourcil.

– D’ailleurs, continua Rossignol, je dois tout à M. le cardinal ; j’étais pauvre garçon d’Alby. Le hasard fit que M. le cardinal connut mon talent de déchiffreur. Il me fit venir, me donna une place de mille écus, puis de deux mille, puis il ajouta vingt pistoles par lettre que je déchiffre, de sorte, que, depuis six ans que je traduis une ou deux lettres, au moins par semaine, je me suis fait un petit avoir bien modestement placé.

– Où cela ?

– En Angleterre.

– Vous allez en Angleterre pour entrer au service du roi Charles, probablement ?

– Le roi Charles m’a offert deux mille pistoles par an, et cinquante pistoles par lettre déchiffrée, pour quitter le service de M. le cardinal ; j’ai refusé.

– Et si je vous offrais autant que le roi Charles.

– Sire, la vie est ce que l’homme a de plus précieux, attendu qu’une fois sous terre on ne remonte pas dessus. Or, M. le cardinal en disgrâce, même avec la royale protection de Votre Majesté, et peut-être même à cause de cette protection, je n’aurais pas huit jours à vivre. Il a fallu toute l’autorité de M. le cardinal pour que ce matin je ne quittasse point Paris au moment où il quittait sa maison, et que je fusse prêt à lui sacrifier ma vie comme le reste, en demeurant vingt-quatre heures de plus que pour le service de Votre Majesté.

– De sorte qu’à moi, vous n’êtes pas prêt à me sacrifier votre vie ?

– On ne doit le dévouement qu’à des parents ou à un bienfaiteur. Cherchez le dévouement, Sire, parmi vos parents ou parmi ceux à qui vous avez fait du bien, je ne doute pas que Votre Majesté ne l’y trouve.

– Vous n’en doutez pas ! eh bien, j’en doute, moi.

– Et maintenant que j’ai dit à Votre Majesté dans quel but j’étais resté, c’est-à-dire dans celui de son service ; maintenant qu’elle sait les risques que j’ai à courir en restant en France, et la hâte que j’ai de la quitter, je supplierai Votre Majesté de ne point s’opposer à mon départ pour lequel tout est préparé.

– Je ne m’y opposerai point, mais à la condition expresse que vous n’entrerez au service d’aucun prince étranger qui puisse employer votre talent contre la France.

– J’en donne ma parole à Votre Majesté.

– Allez ! M. le cardinal est bien heureux d’avoir de tels serviteurs que vous et vos compagnons !

Le roi regarda sa montre.

– Quatre heures ! dit-il. Demain à dix heures du matin je serai ici ; veillez à ce que la traduction de ce nouveau chiffre soit faite.

– Elle le sera, Sire.

Puis, comme le roi prenait son chapeau pour se retirer :

– Sa Majesté ne veut pas entretenir le P. Joseph ? demanda Rossignol.

– Si fait, si fait, dit le roi, et dès qu’il viendra, dites à Charpentier de le faire entrer.

– Il est là, Sire !

– Alors qu’il entre ! je lui parlerai à l’instant même.

– Le voilà, Sire, dit Rossignol en s’effaçant pour faire place à l’éminence grise.

Le moine apparut en effet et s’arrêta humblement sur le seuil de la porte du cabinet !

– Venez, venez, mon père, dit le roi.

Le moine s’approcha, la tête basse, les mains croisées sur la poitrine, et avec toutes les apparences de l’humilité.

– Le voici, Sire, dit le capitaine s’arrêtant à quelques pas du roi.

– Vous étiez là, mon père, dit le roi, regardant le moine avec curiosité, car un monde complétement nouveaux pour lui défilait devant ses yeux.

– Oui, Sire.

– Depuis longtemps ?

– Depuis une heure, à peu près.

– Et vous avez attendu une heure sans me faire dire que vous étiez là ?

– Un simple moine comme moi n’a qu’une chose à faire, Sire, c’est d’attendre les ordres de son roi.

– Vous êtes un homme d’une grande habileté, à ce que l’on assure, mon père.

– Ce sont mes ennemis qui disent cela, Sire, répondit le moine, les yeux saintement baissés.

– Vous aidiez le cardinal à porter le fardeau de son ministère ?

– Comme Simon de Syrène aida Notre-Seigneur à porter sa croix.

– Vous êtes un grand champion du christianisme, mon père, et au onzième siècle, vous eussiez, comme un autre Pierre l’Hermite, prêché la croisade.

– Je l’ai prêchée au dix-septième, Sire, mais sans réussir.

– Comment cela ?

– J’ai fait un poëme latin intitulé la Turciade, pour animer les princes chrétiens contre les musulmans ; mais les temps étaient passés.

– Vous rendiez de grands services à M. le cardinal ?

– Son Éminence ne pouvait pas tout faire, je l’aidais selon mes faibles moyens.

– Combien M. le cardinal vous donnait-il par an ?

– Rien, Sire ; il est défendu à notre ordre de recevoir autre chose que des aumônes ; Son Éminence payait mon carrosse seulement.

– Vous avez un carrosse ?

– Oui Sire, non point par esprit d’orgueil ; j’avais un âne d’abord.

– L’humble monture de Notre Seigneur, dit le roi.

– Mais monseigneur trouva que je n’allais pas assez vite.

– Et il vous donna un carrosse.

– Non Sire, un cheval d’abord ; par humilité, je refusai le carrosse. Par malheur, ce cheval était une jument ; de sorte qu’un jour mon secrétaire, le P. Ange Sabini, montant un cheval entier…

– Oui, je comprends, dit le roi, et c’est alors que vous acceptâtes le carrosse que vous avait offert le cardinal.

– Je m’y résignerai, oui, Sire ; puis j’ai pensé, dit le moine, qu’il serait agréable à Dieu que ceux qui s’humiliaient fussent glorifiés.

– Malgré la retraite du cardinal, je désire vous garder près de moi, mon père, reprit le roi ; vous me direz quels sont les avantages que vous désirez que je vous fasse.

– Aucun, Sire, je n’ai peut être déjà été que trop avant pour mon salut dans la voie des honneurs.

– Mais vous avez bien un désir quelconque que je puisse satisfaire ?

– Celui de rentrer dans mon couvent d’où peut-être je n’eusse jamais dû sortir.

– Vous êtes trop utile aux affaires pour que je permette cela, dit le roi.

– Je n’y voyais que par les yeux de Son Éminence, Sire ; le flambeau éteint, je suis aveugle.

– Dans tous les états, mon père, même dans l’état religieux, il est permis d’avoir une ambition mesurée à son mérite. Dieu n’a pas donné le talent pour que celui à qui il l’a donné en fasse un champ stérile : M. le cardinal vous est un exemple de la hauteur que l’on peut atteindre.

– Et de laquelle, par conséquent, on peut tomber.

– Mais de quelque hauteur qu’on tombe, lorsqu’on tombe avec le chapeau rouge, la chute est supportable.

Un éclair de convoitise glissa entre les cils abaissés du capucin.

Cet éclair n’échappa point au roi.

– N’avez-vous jamais rêvé les hauts grades de l’Église ?

– Avec monsieur le cardinal, peut-être ai-je en de ces éblouissements ?

– Pourquoi avec monsieur le cardinal seulement ?

– Parce qu’il m’eût fallu tout son crédit sur Rome pour arriver à ce but.

– Vous croyez alors que mon crédit ne vaut pas le sien ?

– Votre Majesté a voulu faire donner le chapeau à l’archevêque de Tours, qui était archevêque ; à plus forte raison ne réussirait-elle pas à l’endroit d’un pauvre capucin.

Louis XIII regarda le P. Joseph de son œil le plus pénétrant ; mais il était impossible de rien lire sur cette face de marbre ni dans ces yeux baissés.

Les lèvres seules semblaient mobiles.

– Puis, continua le capucin, il y a un fait d’une gravité qui domine tous les autres dans cette tache que Dieu et le cardinal m’ont imposée ; il y a une foule d’occasions de commettre de ces péchés qui compromettent le salut de notre âme. Or, avec M. le cardinal, qui tient de Rome de grands pouvoirs pénitenciers et rémissionnels, je n’ai à m’inquiéter de rien. M. le cardinal m’absout, tout est dit, je dors tranquille. Mais si je servais un maître laïque, fût-ce un roi, ce roi ne pourrait point m’absoudre. Je ne pourrais plus pécher, et ne pouvant plus pécher, je ne ferais pas mon état en conscience.

Le roi continuait de regarder le moine, tandis qu’il parlait, et tandis qu’il parlait une certaine répugnance se peignait sur son visage.

– Et quand désirez-vous rentrer dans votre couvent ? demanda-t-il lorsque le P. Joseph eut fini.

– Aussitôt que j’en aurai la permission de Votre Majesté.

– Vous l’avez, mon père, dit sèchement le roi.

– Votre Majesté me comble, dit le capucin, croisant ses mains sur sa poitrine et s’inclinant jusqu’à terre.

Puis, du pas dont il était entré, pas rigide et glacé comme celui d’une statue, il sortit sans même se retourner pour saluer une seconde fois le roi du seuil de la porte.

– Hypocrite et ambitieux, je ne te regrette-pas, toi !

Puis, après un instant pendant lequel il le suivit des yeux dans la pénombre de l’antichambre :

– N’importe, dit-il, il y a une chose bien-certaine, c’est que si ce soir je donnais ma démission de roi, comme ce matin, M. le cardinal a donné celle de ministre, je ne trouverais pas, je ne dirai point quatre hommes pour me suivre en exil et partager ma disgrâce, mais, ni trois, ni deux, ni un peut-être.

Puis reprenant :

– Si fait, dit-il, il y a mon fou d’Angély. Il est vrai que c’est un fou !

XIII

LES AMBASSADEURS.

Le lendemain, à dix heures précises, le roi comme il l’avait dit, était dans le cabinet du cardinal.

L’étude qu’il était en train de faire, tout en l’humiliant, l’intéressait profondément.

Rentré au Louvre la veille, il n’avait vu personne, s’était enfermé avec son page Baradas, et, pour le récompenser du service qu’il lui avait rendu en le débarrassant du cardinal, il lui avait donné un bon de trois mille-pistoles.

Il était trop-juste qu’ayant fait plus que les autres, Baradas fût récompensé le premier. D’ailleurs, avant de donner à Monsieur ses cent cinquante mille livres, à la reine ses trente mille livres, à la reine mère ses soixante mille-livres, il n’était pas fâché de voir la réponse de Monsieur au duc de Lorraine, réponse promise par Rossignol pour le matin suivant, dix heures.

Or, comme nous l’avons dit, à dix heures précises, le roi et était entré dans le cabinet du cardinal, et avant même d’avoir jeté son manteau sur un fauteuil et posé son chapeau sur une table, il avait frappé les trois coups sur le timbre.

Rossignol parut avec sa ponctualité ordinaire.

– Eh bien ? lui demanda impatiemment le roi.

– Eh bien, Sire, dit Rossignol, en clignant des yeux à travers ses lunettes, nous le tenons ce fameux chiffre.

– Vite, dit le roi voyons cela ; la clef d’abord.

– La voilà, Sire.

Et, en tête de la version, en même temps que la version, il lui présenta la clef. Le roi lut :

JR, le roi.

ASTRE SE, la reine.

BE, la reine mère.

L’AMR, Monsieur.

L. M., le cardinal.

T, la mort.

PlF PAF, la guerre.

ZANE, duc de Lorraine.

GlER, Mme de Chevreuse.

OEL, Mme de Fargis.

O, enceinte.

– Et maintenant ? dit le roi.

– Appliquez le chiffre, Sire.

– Non, dit le roi ; vous qui êtes plus familier, ma tête se briserait à ce travail.

Rossignol prit le papier et lut :

« La reine, la reine-mère et le duc d’Orléans dans la joie ; le cardinal mort ; le roi veut être roi. La guerre avec le roi-marmotte décidée ; mais le duc d’Orléans en est chef. Le duc d’Orléans, amoureux de la fille du duc de Lorraine, ne veut dans aucun cas épouser la reine, plus vieille que lui de sept ans. Sa seule crainte est que, par les bons soins de Mme de Fargis ou de Mme de Chevreuse, elle soit enceinte à la mort du roi.

« GASTON D’ORLÉANS. »

 

Le roi avait écouté la lecture sans interrompre, seulement il s’était essuyé le front à plusieurs reprises, tout en rayant le parquet de la molette de son éperon.

– Enceinte ! murmura-t-il, enceinte ! Dans tous les cas, si elle est enceinte ce ne sera pas de moi.

Puis, se retournant vers Rossignol :

Sont-ce les premières lettres de ce genre que vous déchiffrez, monsieur ?

– Oh ! non, Sire, j’en ai déchiffré déjà dix ou douze du même genre.

– Comment M. le cardinal ne me les montrait-il pas ?

– Pourquoi tourmenter Votre Majesté quand il veillait à ce qu’il ne nous arrivât point malheur.

– Mais, accusé, chassé par tous ces gens-là, comment ne s’est-il pas servi des armes qu’il avait contre eux ?

– Il a craint qu’elles ne fissent plus de mal au roi qu’à ses ennemis.

Le roi fit quelques pas en long et en large dans le cabinet, allant et revenant, la tête basse et le chapeau sur les yeux.

Puis, revenant à Rossignol :

– Faites-moi une copie de chacune de ces lettres avec le chiffre, dit-il, mais avec la clef en haut.

– Oui, Sire.

– Croyez-vous qu’il nous en viendra d’autres encore ?

– Bien certainement, Sire.

– Quelles sont les personnes que j’aurai à recevoir aujourd’hui ?

– Cela ne me regarde pas, Sire ! je ne m’occupe que de mes chiffres ; cela regarde M. Charpentier.

Avant même que Rossignol fût sorti, le roi, d’une main fiévreuse et agitée, avait frappé deux coups sur le timbre.

Ces coups rapides et violents indiquaient la situation mentale du roi.

Charpentier entra vivement, mais s’arrêta sur le seuil.

Le roi était resté pensif, les yeux fixés en terre, le poing appuyé sur le bureau du cardinal, murmurant :

– Enceinte ! la reine enceinte ! un étranger sur le trône de France ? un Anglais peut-être !

Puis à voix plus basse, comme s’il eût eu peur lui-même d’entendre ce qu’il disait :

– Il n’y a rien d’impossible, l’exemple en a été donné, assure-t-on, et dans la famille.

Absorbé dans sa pensée, le roi n’avait pas vu Charpentier.

Croyant que le secrétaire n’avait point répondu à l’appel, il releva impatiemment la tête et s’apprêtait à frapper sur le timbre une seconde fois, lorsque celui-ci, au geste devinant l’intention s’empressa de s’avancer en disant :

– Me voilà, Sire !

– C’est bien, dit le roi en regardant et en essayant de reprendre sa puissance sur lui-même, que faisons-nous aujourd’hui ?

– Sire, le comte de Beautru est arrivé d’Espagne, et le comte de La Saladie de Venise.

– Qu’ont-ils été y faire ?

– Je l’ignore, Sire ; hier j’ai eu l’honneur de vous dire que c’était M. le cardinal qui les y avait envoyés ; j’ai ajouté que M. de Charnassé arriverait de Suède, à son tour, ce soir ou demain au plus tard.

– Vous leur avez dit que le cardinal n’était plus ministre et que c’était moi qui les recevrais.

– Je leur ai transmis les ordres de Son Éminence, de rendre compte à sa Majesté de leur mission, comme ils eussent fait à elle-même.

– Quel est le premier arrivé ?

– M. de Beautru.

– Aussitôt qu’il sera là vous le ferez entrer.

– Il y est, Sire.

– Qu’il entre alors.

Charpentier se retourna, prononça quelques paroles à voix basse et s’effaça pour laisser entrer Beautru.

L’ambassadeur était en costume de voyage et s’excusa de se présenter ainsi devant le roi ; mais il avait cru avoir affaire au cardinal de Richelieu, et, une fois dans l’antichambre, n’avait pas voulu faire attendre Sa Majesté.

– M. de Beautru, lui dit le roi, je sais que M. le cardinal fait grand cas de vous, et vous tient pour un homme sincère, disant qu’il aime mieux la simple conscience d’un Beautru que deux cardinaux de Bérulle.

– Sire, je crois être digne de la confiance dont m’honorait M. le cardinal.

– Et vous allez vous montrer digne de la mienne, n’est-ce pas, monsieur ? en me disant à moi tout ce que vous lui diriez à lui.

– Tout, Sire ? demanda Beautru en regardant fixement le roi.

– Tout ! Je suis à la recherche de la vérité, et je la veux entière.

– Eh bien, Sire, commencez par changer votre ambassadeur de Fargis, qui, au lieu de suivre les instructions du cardinal, toutes à la gloire et à la grandeur de Votre Majesté, suit celles de la reine-mère, toutes à l’abaissement de la France.

– On me l’avait déjà dit. C’est bien, j’aviserai. Vous avez vu le comte-duc d’Olivarès ?

– Oui, Sire.

– De quelle mission étiez vous chargé près de lui ?

– Déterminer, s’il était possible, à l’amiable, l’affaire de Mantoue.

– Eh bien ?

– Mais lorsque j’ai voulu lui parler d’affaires, il m’a répondu en me conduisant au poulailler de S. M. le roi Philippe IV, où sont réunies les plus curieuses espèces du monde, et m’a offert d’en envoyer des échantillons à Votre Majesté.

– Mais il se moquait de vous, ce me semble !

– Et surtout, Sire, de celui que je représentais.

– Monsieur !

– Vous m’avez demandé la vérité, Sire, je vous la dis ; voulez-vous que je mente, je suis assez homme d’esprit pour inventer des mensonges agréables au lieu de vérités dures.

– Non, dites la vérité, quelle qu’elle soit. Que pense-t-on de notre expédition d’Italie ?

– On en rit, Sire.

– On en rit ! Ne sait-on pas que j’en prends la conduite ?

– Si fait, Sire ; mais on dit que les reines vous feront changer d’avis, ou que Monsieur commandera sans vous ; et comme alors on n’obéira qu’aux reines, et à Monsieur, il en sera de cette expédition comme de celle du duc de Nevers.

– Ah ! l’on croit cela à Madrid !

– Oui, Sire, on en est même si sûr que l’on a écrit – je sais cela d’un des secrétaires du comte duc que j’ai acheté – que l’on a écrit à don Gonzalve de Cordoue : « Si c’est le roi et Monsieur qui commandent l’armée, ne vous inquiétez de rien, l’armée ne franchira point le pas de Suze ; mais si c’est le cardinal, au contraire, qui, sous le roi ou sans le roi, a la conduite de la guerre, ne négligez rien et détachez ce que vous pourrez de vos forces pour soutenir le due de Savoie. »

– Vous êtes sûr de ce que vous me dites ?

– Parfaitement sûr, Sire.

Le roi se remit à marcher dans le cabinet, la tête basse, le chapeau enfoncé sur les yeux, ainsi que c’était son habitude lorsqu’il était vivement préoccupé.

Puis, s’arrêtant tout à coup, et regardant fixement Beautru.

– Et de la reine, demanda-t-il, en avez-vous entendu dire quelque chose ?

– Des propos de cour, voilà tout.

– Mais ces propos de cour, que disaient-ils ?

– Rien qui puisse être rapporté à Votre Majesté.

– N’importe, je veux savoir.

– Des calomnies, Sire ; ne salissez pas votre esprit de toute cette fange !

– Je vous dis, monsieur, fit Louis XIII impatient et frappant du pied, que calomnie ou vérité, je veux savoir ce qui se dit de la reine.

Beautru s’inclina.

– À l’ordre de Votre Majesté, tout fidèle sujet doit obéir.

– Obéissez donc alors.

– On disait que la santé de Votre Majesté étant chancelante…

– Chanchelante, chanchelante, ma santé ! c’est leur espérance à tous ; ma mort c’est leur ancre de salut. Continuez.

– On disait que votre santé étant chancelante, la reine prendrait ses précautions pour s’assurer…

Beautru hésita.

– S’assurer de quoi ? demanda le roi ; parlez, mais parlez donc.

– Pour s’assurer la régence.

– Mais il n’y a de régence que quand il y a un héritier de la couronne.

– Pour s’assurer la régence ! répéta Beautru.

Le roi frappa du pied.

– Ainsi, là-bas comme ici, en Espagne comme en Lorraine ! En Lorraine la crainte, en Espagne l’espoir ; et en effet, la reine régente c’est l’Espagne à Paris ; ainsi, Beautru, voilà ce qu’on dit là-bas ?

– Vous avez ordonné de parler, Sire ; j’ai obéi.

Et Beautru s’inclina devant le roi.

– Vous avez bien fait : je vous ai dit que j’étais à la recherche de la vérité ; j’ai trouvé la piste, et je suis, Dieu merci, assez bon chasseur pour la suivre jusqu’au bout.

– Qu’ordonne Votre Majesté ?

– Allez-vous reposer, monsieur, vous devez être fatigué.

– Votre Majesté ne me dit pas si j’ai eu le bonheur de lui plaire ou le malheur de la blesser.

– Je ne vous dis pas précisément que vous m’avez été agréable, M. Beautru ; mais vous m’avez rendu service, ce qui vaut mieux. Il y a une place de conseiller d’État vacante, faites-moi penser que j’ai quelqu’un à récompenser.

Et Louis XIII, ôtant son gant, donna sa main à baiser à l’ambassadeur extraordinaire près de Philippe IV.

Beautru, selon l’étiquette, sortit à reculons pour ne pas tourner le dos au roi.

– Ainsi, murmura le roi resté seul, ma mort est une espérance ; mon honneur un jeu, ma succession une loterie ; mon frère n’arrivera au trône que pour vendre et trahir la France. Ma mère, la veuve de Henri IV, la veuve de ce grand roi qu’on a tué parce qu’il grandissait toujours, et que son ombre couvrait les autres royaumes, ma mère l’y aidera. Heureusement – et le roi commença de rire d’un rire strident et nerveux – heureusement que quand je mourrai, la reine sera enceinte, ce qui sauvera tout ! Comme c’est heureux que je sois marié !

– Puis, l’œil plus sombre et la voix plus altérée :

– Cela ne m’étonne plus, dit-il, qu’ils en veuillent tant au cardinal.

Il lui sembla entendre un léger bruit du côté de la porte, il se retourna : la porte, en effet, tournait sur ses gonds.

Votre Majesté désire-t-elle recevoir M. de La Saladie ? demanda Charpentier.

– Je le crois bien, dit le roi, tout ce que j’apprends est plein d’intérêt !

Puis, avec ce même rire presque convulsif :

– Que l’on dise encore que les rois ne savent pas ce qui se passe chez eux ; ils sont les derniers à le savoir, c’est vrai ; mais lorsqu’ils le veulent, ils le savent enfin.

Puis, comme M. de La Saladie se tenait à la porte.

– Venez, venez, dit-il, je vous attends, monsieur de La Saladie, on vous a dit que je faisais l’intérim de monsieur le cardinal, n’est-ce pas ? parlez, et n’ayez pas plus de secrets pour moi que vous n’en auriez pour lui.

– Mais, Sire, dit la Saladie, dans la situation où je trouve les choses, je ne sais pas si je dois vous répéter…

– Me répéter quoi ?

– Les éloges que l’on fait en Italie d’un homme dont il paraît que vous avez eu à vous plaindre.

– Ah ! ah ! on fait l’éloge du cardinal en Italie ! Et que dit-on du cardinal de l’autre côté des monts ?

– Sire, ils ignorent là-bas que M. le cardinal n’est plus ministre, ils félicitent Votre Majesté d’avoir à son service le premier génie politique et militaire du siècle. La prise de la Rochelle, que j’avais été chargé par M. le cardinal d’annoncer au duc de Mantoue, à Sa Seigneurie de Venise et à S. S. Urbain VIII, a été reçue avec joie à Mantoue, avec enthousiasme à Venise, avec reconnaissance à Rome, de même que l’expédition que vous projetez, en Italie, en épouvantant Charles-Emmanuel, a rassuré tous les autres princes. Voici les lettres du duc de Mantoue, du sénat de Venise et de Sa Sainteté, qui disent la grande confiance que l’on a dans le génie du cardinal, et chacune des trois puissances intéressées à vos succès en Italie, Sire, pour y contribuer autant qu’il est en leur pouvoir, m'ont chargé de remettre en traites sur leurs banquiers respectifs des valeurs pour un million et demi.

– Et au nom de qui sont ces traites ?

– Au nom de M. le cardinal, Sire. Il n’a qu’à les endosser et à toucher l’argent, elles sont payables à vue.

Le roi les prit, les tourna et les retourna.

– Un million et demi, dit-il, et six millions qu’il a empruntés. C’est avec cela que nous allons faire la guerre. Tout l’argent vient de cet homme, comme de cet homme vient la grandeur et la gloire de la France.

Puis, une idée soudaine lui traversant le cerveau, Louis XIII alla au timbre et appela. Charpentier parut.

– Savez-vous, lui demanda-t-il, à qui M. le cardinal a emprunté les six millions avec lesquels il a fait face aux premières dépenses de la guerre ?

– Oui, Sire, à M. de Bullion.

– S’est-il fait beaucoup tirer l’oreille pour les lui prêter ?

– Au contraire, Sire, il les lui a offerts.

– Comment cela ?

– M. le cardinal se plaignait de ce que l’armée du marquis d’Uxelle s’était dispersée faute de l’argent que la reine-mère s’était approprié, et faute des vivres que le maréchal de Créqui ne lui avait pas fait passer. C’est une armée perdue, disait Son Éminence.

– Eh bien, a dit M. de Bullion, il faut en lever un autre, voilà tout.

– Et avec quoi ? demanda le cardinal.

– Avec quoi ? Je vous donnerai de quoi lever une armée de cinquante mille hommes et un million d’or en croupe.

– Ce n’est pas un million, c’est six millions qu’il me faut.

– Quand ?

– Le plus tôt possible !

– Ce soir, sera-ce trop tard ?

Le cardinal se mit à rire.

– Vous les avez donc dans votre poche ? demanda-t-il.

– Non, mais je les ai chez Fieubet, trésorier de l’épargne. Je vous fais donner un bon sur lui, vous les enverrez prendre.

– Et quelle garantie exigez-vous, monsieur Bullion.

M. de Bullion se leva et salua Son Éminence.

– Votre parole, monseigneur, dit-il.

Le cardinal l’embrassa ; M. de Bullion écrivit quelques lignes sur un petit bout de papier, le cardinal lui fit sa reconnaissance et tout fut dit.

– C’est bien ; vous savez où demeure M. de Bullion ?

– À la trésorerie, je présume.

– Attendez.

Le roi se mit au bureau du cardinal et écrivit :

– Monsieur de Bullion, j’ai besoin pour mon service particulier d’une somme de cinquante mille francs, que je ne veux point prendre sur l’argent que vous avez eu l’obligeance de prêter à M. le cardinal, veuillez me les donner si la chose est possible, – je vous engage ma parole de vous les rendre d’ici à un mois.

Votre affectionné,

LOUYS.

 

Puis, se retournant vers Charpentier :

– Beringhen est-il là ? demanda-t-il.

– Oui, sire.

– Remettez-lui ce papier, dites-lui de prendre une chaise et d’aller chez M. de Bullion. Il y a réponse.

Charpentier prit le papier et sortit ; mais presque aussitôt il rentra.

– Eh bien ? fit le roi.

– M. de Beringhen est parti ; mais je voulais dire à Votre Majesté que M. de Charmasse était là arrivant de la Prusse occidentale et rapportant à M. le cardinal une lettre du roi Gustave-Adolphe.

Louis fit un signe de tête.

– Monsieur de La Saladie, dit-il, vous n’avez plus rien à nous dire.

– Si fait, Sire, j’ai à vous assurer de mon respect ; tout en vous priant de me permettre d’y joindre mes regrets à l’endroit du départ de M. Richelieu ; c’était lui que l’on attendait en Italie, c’était lui sur qui l’on comptait, et mon devoir de fidèle sujet m’oblige à dire à Votre Majesté que je serais le plus heureux des hommes si elle me permettait de saluer M. le cardinal, tout en disgrâce qu’il soit.

– Je vais faire mieux, monsieur de La Saladie, fit le roi, je vais vous fournir moi-même l’occasion de le voir.

La Saladie s’inclina.

– Voici les traites de Mantoue, de Venise et de Rome. Allez présenter à Chaillot vos hommages à M. le cardinal ; remettez-lui les lettres qui lui sont destinées ; priez-le d’endosser les traites, et passez chez M. de Bullion au nom de Son Éminence, pour qu’il vous en donne l’argent. Je vous autorise, pour faire plus grande diligence, à prendre mon carrosse, qui est à la porte ; plus vite vous reviendrez, plus je vous serai reconnaissant de votre zèle.

La Saladie s’inclina, et, sans perdre une seconde en compliments ou en hommages, sortit pour exécuter les ordres du roi.

Charpentier était resté à la porte.

– J’attends M. de Charnassé, dit le roi.

Jamais le roi n’avait été obéi au Louvre comme il était chez le cardinal. À peine avait-il manifesté son désir de voir M. de Charnassé que celui-ci était devant ses yeux.

– Eh bien, baron, lui dit le roi, vous avez fait un bon voyage, à ce qu’il paraît.

– Oui, Sire.

– Veuillez, m’en rendre compte sans perdre une seconde ; depuis hier seulement j’apprends à connaître le prix du temps.

– Votre Majesté sait dans quel but j’ai été envoyé en Allemagne ?

– M. le cardinal ayant toute ma confiance et chargé de prendre l’initiative en tout point, s’est contenté de m’annoncer votre départ et de me faire prévenir de votre retour. Je ne sais rien de plus.

– Votre Majesté désire-telle que je lui répète d’une façon précise quelles étaient mes instructions ?

– Dites.

– Les voici, mot pour mot, les ayant apprises par cœur pour le cas où les instructions écrites s’égareraient.

« Les fréquentes entreprises de la maison d’Autriche au préjudice des alliés du roi l’obligent à prendre des mesures efficaces pour leur conservation. Aussi, la Rochelle réduite, Sa Majesté a-telle immédiatement décidé d’envoyer ses meilleures troupes et de marcher elle-même au secours de l’Italie. En conséquence, le roi dépêche M. de Charnassé vers ceux d’Allemagne ; il leur offrira tout ce qu’il dépend de Sa Majesté et les assurera du désir sincère qu’elle a de les assister, pourvu qu’ils veuillent agir de concert avec le roi et travailler de leur côté à leur mutuelle défense ; le sieur de Charnassé aura soin d’exposer les moyens que Sa Majesté juge les plus propres et les plus convenables au dessein qu’elle se propose en faveur de ses alliés. »

– Ce sont vos instructions générales, dit le roi, mais vous en aviez sans doute de particulières.

– Oui, Sire, pour le duc Maximilien de Bavière, que Son Éminence savait fort irrité contre l’empereur. Il s’agissait de le pousser à faire une ligue catholique qui s’opposât aux entreprises de Ferdinand sur l’Allemagne et sur l’Italie, tandis que Gustave-Adolphe attaquerait l’empereur à la tête de ses protestants, et pour le roi Gustave-Adolphe.

– Et quelles étaient vos instructions pour le roi Gustave-Adolphe.

– J’étais chargé de promettre au roi Gustave, s’il voulait se faire chef de la ligue protestante, comme le duc de Bavière se ferait chef de la ligue catholique, un subside de 500,000 livres par an, puis de lui promettre que Votre Majesté attaquerait en même temps la Lorraine, province voisine de l’Allemagne et foyer de cabales contre la France.

– Oui, dit le roi en souriant, je comprends la Crète et le roi Minos ; mais qu’y gagnerait M. le cardinal, ou plutôt qu’y gagnerais-je, moi, à attaquer la Lorraine ?

– Que les princes de la maison d’Autriche, forcés de mettre une bonne partie de leurs troupes en Alsace et sur le haut du Rhin, détourneraient les yeux de l’Italie et seraient forcés de vous laisser tranquillement accomplir votre entreprise sur Mantoue.

Louis prit son front à deux mains, ces vastes combinaisons de son ministre lui échappaient par leur ampleur même, et trop à l’étroit dans son cerveau, semblaient prêtes à le faire éclater.

– Et, dit-il au bout d’un instant, le roi Gustave-Adolphe accepte ?

– Oui, Sire, mais à certaines conditions.

– Qui sont ?…

– Contenues dans cette lettre, Sire, dit Charnassé, tirant de sa poche un pli aux armes de Suède ; seulement, Votre Majesté tient-elle absolument à lire cette lettre, ou permet-elle, ce qui serait plus convenable peut-être, que je lui en explique le sens ?

– Je veux tout lire, monsieur, dit le roi, lui tirant la lettre des mains.

– N’oubliez-pas, Sire, que le roi Gustave-Adolphe est un joyeux compagnon, glorieux surtout, peu préoccupé des formes diplomatiques, et disant ce qu’il pense plutôt en homme qu’en roi.

– Si je l’ai oublié, je vais m’en souvenir, et si je ne sais pas, je vais l’apprendre.

Et décachetant la lettre, il lut, mais bien bas :

 

« De Stuhm, après la victoire qui rend à la Suède toutes les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise.

« Ce 19 décembre 1628.

« Mon cher cardinal,

« Vous savez que je suis tant soit peu païen, ne vous étonnez donc pas de la familiarité avec laquelle j’écris à un prince de l’Église.

« Vous êtes un grand homme ; plus que cela, un homme de génie ; plus que cela, un honnête homme, et avec vous on peut parler et faire des affaires. Faisons donc, si vous le voulez, les affaires de la France et celles de la Suède, mais faisons-les ensemble ; je veux bien traiter avec vous, pas avec d’autres.

« Êtes-vous sûr de votre roi, croyez-vous qu’il ne tournera pas selon son habitude au premier vent venu, de sa mère, de sa femme, de son frère, de son favori, Luynes ou Chalais, ou de son confesseur, et que vous, qui avez plus de talent dans votre petit doigt que tous ces gens-là, roi, reines, princes, favoris, hommes d’Église, ne serez-vous pas un beau matin culbuté, par quelque méchante intrigue, désir de sérail, ni plus ni moins qu’un vizir ou un pacha ?

« Si vous en êtes sûr, faites-moi l’honneur de m’écrire : Ami Gustave, je suis certain pendant trois ans de dominer ces têtes vides ou éventées, qui me donnent tant de travail et d’ennui. Je suis certain de tenir personnellement vis à vis de vous les engagements que je prendrai au nom de mon roi, et j’entre immédiatement en campagne. Mais ne me dites pas : Le roi fera.

« Pour vous et sur votre parole, je réunis mon armée, je monte à cheval, je pille Prague, je brûle Vienne, je passe la charrue sur Pesth ; mais pour le roi de France et sur la parole du roi de France, je ne fais pas battre un tambour, charger un fusil, seller un cheval.

« Si cela vous arrange, mon éminentissime renvoyez-moi M. de Charnassé, qui me convient fort, quoiqu’il soit un peu mélancolique ; mais le diable y fût-il, s’il fait la campagne avec moi, je l’égayerai à force de vin de Hongrie.

« Comme j’écris à un homme d’esprit, je ne vous mettrai pas sous la garde de Dieu, mais sous celle de votre propre génie, et je me dirai avec joie et orgueil,

« Votre affectionné,

« GUSTAVE-ADOLPHE. »

 

Le roi lut cette lettre avec une impatience croissante, et, quand la lecture fut finie, il la froissa dans sa main.

Puis, se retournant vers le baron de Charnassé :

– Vous connaissez le contenu de cette lettre ? lui demanda-t-il.

– J’en connaissais l’esprit, non le texte, Sire.

– Barbare, ours du Nord ! murmura-t-il.

– Sire, fit observer Charnassé, ce barbare vient de battre les Russes, les Polonais ; il a appris la guerre sous un Français nommé Lagardie ; c’est le créateur de la guerre moderne, c’est le seul homme enfin qui soit capable d’arrêter l’ambition du roi Ferdinand et de battre Tilly et Waldstein.

– Oui, je sais bien que l’on prétend cela, répondit le roi ; je sais bien que c’est l’opinion du cardinal, du premier homme de guerre après le roi Gustave-Adolphe, ajouta-t-il avec un rire qu’il voulait rendre railleur et qui n’était que nerveux ; mais ce n’est peut-être pas la mienne.

– Je le regretterais sincèrement, Sire, dit Charnassé en s’inclinant.

– Ah ! fit Louis XIII, il paraît que vous avez envie de retourner vers le roi de Suède, baron.

– Ce serait un grand honneur pour moi, et, je le crois, un grand bonheur pour la France.

– Malheureusement c’est impossible, dit Louis XIII, puisque Sa Majesté suédoise ne veut traiter qu’avec M. le cardinal, et que le cardinal n’est plus aux affaires.

Puis se retournant vers la porte où l’on grattait :

– Eh bien, qu’y a-t-il, demanda le roi. Puis, reconnaissant à la manière de gratter à la porte que c’était M. le premier.

– C’est vous, Beringhen ? fit-il, entrez.

Beringhen entra.

– Sire, dit-il, en présentant au roi une grande lettre cachetée d’un large sceau, voici la réponse de M. de Bullion.

Le roi ouvrit et lut :

« Sire, je suis au désespoir, mais pour rendre service à M. de Richelieu, j’ai vidé ma caisse jusqu’au dernier écu, et je ne saurais dire à Votre Majesté, quelque désir que j’aie de lui être agréable, à quelle époque, je pourrais lui donner les cinquante mille livres qu’elle me demande.

« C’est avec un sincère regret et le respect le plus profond,

« Sire,

« Que j’ai l’honneur de me dire de Votre Majesté,

« Le très-humble, très fidèle et très obéissant sujet,

« DE BULLION. »

 

Louis mordit ses moustaches. La lettre de Gustave lui apprenait jusqu’où allait son crédit politique ; la lettre de Bullion lui apprenait jusqu’où allait son crédit financier.

En ce moment la Saladie rentrait suivi de quatre hommes pliant chacun sous le poids d’un sac qu’ils portaient.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.

– Sire, dit la Saladie, ce sont les quinze cent mille livres que M. de Bullion envoie à M. le cardinal.

– M. de Bullion, dit le roi, il a donc de l’argent ?

– Dame ! il y paraît, Sire, dit la Saladie.

– Et sur qui vous a-t-il donné une traite cette fois-ci, sur Fieubet ?

– Non, Sire ; c’était d’abord son idée, mais il a dit que pour une petite somme ce n’était point la peine, et il s’est contenté de donner un bon sur son premier commis, M. Lambert.

– L’impertinent, murmura, le roi, il n’a pas pour me prêter cinquante mille livres, et il trouve un million et demi pour escompter à M. de Richelieu les traites de Mantoue, de Venise et de Rome.

Puis, tombant sur un fauteuil, écrasé sous le poids de la lutte morale qu’il soutenait depuis la veille, et qui commençait à reproduire à ses propres yeux son image dans le miroir inflexible de la vérité.

– Messieurs, dit-il à Charnassé et à la Saladie, je vous remercie, vous êtes de bons et fidèles serviteurs. Je vous ferai appeler dans quelques jours pour vous dire mes volontés.

Puis de la main il leur fit signe de se retirer.

Louis allongea languissant la main sur le timbre et frappa deux coups.

Charpentier parut.

– Monsieur Charpentier, dit le roi mettez ces quinze cent livres avec le reste, et payez ces hommes d’abord.

Charpentier donna à chacun des porteurs un louis d’argent.

Ils sortirent.

– Monsieur Charpentier, dit le roi, je ne sais pas si je viendrai demain : je me sens horriblement fatigué.

– Ce serait fâcheux que Votre Majesté ne vînt pas, fit alors Charpentier ; c’est demain le jour des rapports.

– De quels rapports ?

– Des rapports de la police de M. le cardinal.

– Quels sont ses principaux agents ?

– Le P. Joseph, que vous avez autorisé à rentrer dans son couvent et qui ne viendra point, évidemment, demain, M. Lopez, l’Espagnol ; M. de Souscarrières.

– Ces rapports sont-ils faits par écrit ou en personne ?

– Comme demain les agents de M. le cardinal savent qu’ils auront affaire au roi, ils tiendront probablement à présenter leurs rapports de vive voix.

– Je viendrai, dit le roi, se levant avec effort.

– De sorte que si les agents viennent en personne ?

– Je les recevrai.

– Mais je dois prévenir Votre majesté que la qualité d’un de ces agents, dont je ne vous ai point parlé encore.

– Un quatrième agent alors ?

– Agent plus secret que les autres.

– Et qu’est-ce que cet agent ?

– Une femme, Sire.

– Mme de Combalet ?

– Pardon, Sire, Mme de Combalet n’est point un agent de Son Éminence, c’est sa nièce.

– Le nom de cette femme ? Est-ce un nom connu ?

– Très-connu, Sire.

– Elle s’appelle ?

– Marion de Lorme.

– M. le cardinal reçoit cette courtisane ?

– Et il a beaucoup à s’en louer, c’est par elle qu’il a été prévenu avant-hier soir qu’il serait probablement disgracié hier matin.

– Par elle, dit le roi, au comble de l’étonnement.

– Lorsque M. le cardinal veut des nouvelles certaines de la cour, c’est en général à elle qu’il s’adresse ; peut-être sachant que c’est Votre Majesté qui est dans le cabinet à la place du cardinal aura-t-elle quelque chose d’important à dire à Votre Majesté.

– Mais elle ne vient pas ici publiquement, je présume.

– Non, Sire, sa maison touche à celle-ci, et le cardinal a fait percer la muraille pour pratiquer entre les deux logis une porte de communication.

– Vous êtes sûr, monsieur Charpentier, de ne pas déplaire à Son Éminence en me donnant de pareils détails ?

– C’est, au contraire, par son ordre que je les donne à Votre Majesté.

– Et où est cette porte ?

– Dans ce panneau, Sire. Si pendant son travail de demain le roi, au moment où il sera seul, entend frapper à cette porte à petits coups et qu’il veuille faire l’honneur à Mlle de Lorme de la recevoir, il poussera ce bouton, et la porte s’ouvrira ; s’il ne lui veut pas faire cet honneur, il répondra par trois coups poussés à distance égale. Dix minutes après, il entendra retentir une sonnette, l’entre-deux sera vide, et il trouvera à terre le rapport par écrit.

Louis XIII réfléchit un instant. Il était évident que la curiosité livrait en lui un violent combat à la répugnance qu’il avait pour toutes les femmes, et surtout pour les femmes de la condition de Marion de Lorme.

Enfin la curiosité l’emporta.

– Puisque M. le cardinal qui est d’Église, sacré et consacré, reçoit Mlle de Lorme, il me semble, dit-il, que je puis bien la recevoir. D’ailleurs, s’il y a péché, je me confesserai. À demain, M. Charpentier.

Et le roi sorti, plus pâle, plus fatigué, plus chancelant que la veille, mais aussi avec des idées plus arrêtées sur la difficulté d’être un grand ministre et la facilité d’être un roi médiocre.

XIV

LES ENTR’ACTES DE LA ROYAUTÉ.

L’inquiétude était grande au Louvre ; depuis ses séances place Royale, le roi n’avait revu ni la reine-mère, ni la reine, ni le duc d’Orléans, ni personne de sa famille ; de sorte que personne n’avait reçu de lui ni les sommes demandées, ni les bons à vue avec lesquels seuls on pouvait les toucher.

De plus, le nouveau ministère Berulle et Marcillac l’Épée, constitué d’enthousiasme à la suite de la démission du cardinal, n’avait reçu aucun ordre pour se réunir et, par conséquent, n’avait encore délibéré sur rien.

Enfin, chaque soir, le bruit s’était répandu par Beringhen, qui voyait le roi à sa sortie et à sa rentrée, qui l'habillait le matin et le déshabillait le soir, qu’il était plus triste à sa rentrée qu’à sa sortie, plus muet le soir que le matin.

Son fou l’Angély et son page Baradas avaient seuls accès dans sa chambre.

Baradas seul avait, de tous les oiseaux de proie étendant le bec et les griffes vers le trésor du cardinal, Baradas était le seul qui eût reçu son bon de trois mille pistoles sur Charpentier. Il est vrai que lui n’avait ni ouvert le bec, ni allongé la griffe ; la gratification était venue à lui sans qu’il la demandât. Il avait les défauts, mais aussi les qualités de la jeunesse : il était prodigue quand il avait de l’argent, mais incapable de se servir de son influence sur le roi pour alimenter cette prodigalité. La source tarie, il attendait tranquillement, pourvu qu’il eût de beaux habits, de beaux chevaux, de belles armes, qu’elle se remit à couler ; puis la source coulait de nouveau, et il l’épuisait avec la même insouciance, la même rapidité.

Pendant l’absence du roi, Baradas s’était fort entretenu avec son ami Saint-Simon de cette bonne aubaine qui venait de lui tonifier du ciel, et dont il comptait bien faire part à son jeune camarade. Les deux enfants – c’étaient presque des enfants – Baradas, l’aîné, avait vingt ans à peine, les deux enfants avaient fait les plus beaux projets sur les trois mille pistoles. Ils allaient vivre un mois, au moins, comme des princes ; seulement, leurs projets bien arrêtés, une chose les inquiétait ; le bon du roi serait-il payé ? On avait vu tant de bons royaux revenir sans que le trésorier eût fait honneur à l’auguste signature, que l’on eût mieux aimé celle du moindre marchand de la cité que celle de Louis, si majestueuse qu’elle s’étalât au-dessous des deux lignes et demie qui constituaient le corps du billet.

Puis Baradas s’était retiré à l’écart, avait pris papier, encre et plumes, et avait entrepris cette œuvre colossale pour un gentilhomme de cette époque, d’écrire une lettre. À force de se frotter le front et de se gratter la tête, il y était arrivé, avait mis sa lettre dans sa poche, avait bravement attendu le roi, et plus bravement encore lui avait demandé quand il pourrait se présenter chez le trésorier pour y toucher le bon dont l’avait gratifié Sa Majesté.

Le roi lui avait répondu qu’il pouvait s’y représenter quand il voudrait, que le trésorier était à ses ordres.

Baradas avait baisé les mains du roi, avait descendu les escaliers quatre à quatre, avait sauté dans une chaise de l’entreprise Michel et Cavois, et s’était fait conduire immédiatement chez M. le cardinal, ou plutôt à l’hôtel de M. le cardinal.

Là, il avait trouvé le secrétaire Charpentier fidèle à son poste, et lui avait présenté le bon ; Charpentier l’avait pris, lu, examiné, puis, reconnaissant l’écriture et le seing du roi, il avait fait à M. Baradas un salut respectueux, l’avait prié d’attendre un instant, lui laissant le reçu, et cinq minutes après était revenu avec un sac d’or contenant les trois mille pistoles.

À la vue de ce sac, Baradas, qui n’y croyait pas, avait senti son cœur se dilater ; Charpentier lui avait offert de recompter la somme sous ses yeux. Baradas, qui avait hâte de presser le bienheureux sac sur sa poitrine, avait répondu qu’un caissier si exact était nécessairement un caissier infaillible ; mais ses forces, encore mal revenues à la suite de sa blessure ne lui avaient pas suffi, et il avait fallu que Charpentier le lui descendît jusque dans sa chaise.

Là Baradas avait puisé une poignée de louis d’argent et d’écus d’or, qu’il avait offerte à Charpentier. Mais Charpentier lui avait fait la révérence et avait refusé.

Baradas était resté tout ébahi, tandis que la porte de l’hôtel du cardinal se refermait sur Charpentier.

Mais, peu à peu, Baradas était sorti de son ébahissement ; il s’était orienté, et se faisant suivre de ses porteurs pour ne pas perdre son sac de vue, il avait été jusqu’à la maison voisine, s’était arrêté devant la porte, avait frappé, et, tirant une lettre de sa poche, il l’avait donnée à l’élégant laquais qui était venu l’ouvrir en disant :

– Pour Mlle de Lorme.

Et il avait joint à la lettre deux écus, que le laquais s’était bien gardé de refuser comme avait fait Charpentier, était remonté dans sa chaise, et, de cette voix impérative qui n’appartient qu’aux gens qui ont le gousset bien garni, il avait crié à ses porteurs :

– Au Louvre !

Et les porteurs auxquels la rotondité du sac et le surcroît de pesanteur n’avaient point échappé, étaient partis d’un pas que nous n’hésiterons point à reconnaître pour l’aïeul du pas gymnastique moderne.

En un quart d’heure, Baradas, dont la main n’avait pas cessé une seconde de caresser le sac qui était son compagnon de voyage, était à la porte du Louvre, où il rencontrait Mme de Fargis, descendant de chaise comme lui.

Tous deux s’étaient reconnus ; seulement un sourire avait plissé les lèvres sensuelles de la malicieuse jeune femme, qui, voyant les efforts que faisait Baradas pour soulever de son bras endolori le sac trop lourd, lui demanda avec une obligeance railleuse :

– Voulez-vous que je vous aide, monsieur Baradas ?

– Merci, madame, avait répondu le page ; mais si, en passant, vous voulez bien prier mon camarade Saint-Simon de descendre, vous me rendrez véritablement service.

– Comment donc, avait répondu la coquette jeune femme, avec grand plaisir, monsieur Baradas.

Et elle avait grimpé lestement l’escalier, en relevant sa robe traînante avec cet art qu’ont certaines femmes de montrer le bas de leur jambe jusqu’à ce point de la naissance du mollet qui permet de deviner le reste.

Cinq minutes après, Saint-Simon descendait, Baradas payait largement les porteurs, et les deux jeunes gens en réunissant leurs efforts, montaient l’escalier portant le sac d’argent, comme dans les tableaux de Paul Véronèse on voit deux beaux jeunes gens portant aux convives attablés une grosse amphore contenant l’ivresse de vingt hommes.

Pendant ce temps, Louis XIII, après avoir fait son repas de cinq heures, s’entretenait avec son fou, à la perspicacité duquel le redoublement de tristesse de Sa Majesté n’avait point échappé.

Louis XIII était assis à l’un des coins du feu de la large cheminée de sa chambre, ayant sa table devant ; l’Angély, à l’autre coin de la même cheminée, était accroupi sur une haute chaise, comme un perroquet sur son perchoir, tenant ses talons sur le bâton le plus bas de sa chaise pour se faire une table de ses genoux, sur lesquels était posée son assiette avec un aplomb qui faisait honneur à sa science de l’équilibre.

Le roi, sans appétit, mangeait du bout des dents quelques colifichets et quelques guignes sèches, et trempait à peine ses lèvres dans un verre où resplendissait en or et en azur l’écusson royal. Il avait gardé sur sa tête son large chapeau de feutre noir aux plumes noires, chapeau dont l’ombre projetait sur son front un voile qui assombrissait encore celui qui le couvrait déjà.

 

L’Angély, au contraire, qui avait grand’faim, avait senti s’épanouir son visage à la vue du second dîner qu’il était d’habitude de servir à cette époque entre cinq et six heures du soir. Il avait, en conséquence, tiré sur le bord de la table le plus rapproché de lui, un énorme pâté de faisan, de bécasse et de becfigues, et après en avoir offert l’étrenne au roi, qui avait refusé d’un signe négatif de la tête, il avait commencé à enlever des tranches pareilles à des briques, lesquelles passaient lestement du pâté sur son assiette, mais plus lestement encore de son assiette dans son estomac. Après avoir attaqué le faisan comme la plus grosse pièce, il en était aux bécasses et comptait finir par les becfigues, arrosant le tout d’un vin que l’on appelait le vin du cardinal, vin qui n’était autre que notre bordeaux actuel, mais que, cependant, le roi et le cardinal, qui possédaient les deux plus mauvais estomacs du royaume, appréciaient pour sa facile digestion, et que l’Angély, qui possédait un des meilleures estomacs de l’univers, goûtait pour son bouquet et son velouté.

Une première bouteille de ce vin facile avait déjà passé de la cheminée à l’âtre de la cheminée, où venait d’aller la rejoindre une seconde bouteille, qui, placée à une distance convenable du feu, était en train de dégourdir. Les gourmets, pour lesquels rien n’est sacré, pas même la grammaire, ont fait de ce verbe un verbe actif, et nous faisons comme eux. Quoiqu’elle fût restée debout, il était facile de voir à sa transparence et à sa facilité de chanceler, qu’elle avait perdu jusqu’à la dernière goutte de sang généreux qui l’animait et, que l’Angély, qui, au contraire, caressait sa voisine des yeux et de la main n’avait plus pour elle que ce vague respect que l’on doit aux morts. Au reste, l’Angély, qui, pareil à ce philosophe grec ennemi du superflu, eût jeté lui aussi à la rivière son écuelle de bois s’il eût vu un enfant boire dans le creux de sa main, l’Angély avait supprimé le verre comme un intermédiaire parasite, se contentant d’allonger la main jusqu’au col de la bouteille et de rapprocher ce col de sa bouche, chaque fois qu’il éprouvait le besoin – et ce besoin, il l’éprouvait souvent – de se désaltérer.

 

L’Angély qui venait de donner à sa bouteille une de ses accolades les plus tendres, poussait un soupir de satisfaction juste au moment où Louis XIII poussait un soupir de tristesse.

L’Angély resta immobile, la bouteille d’une main, la fourchette de l’autre.

– Décidément, dit-il, il paraît que ce n’est pas amusant d’être roi, surtout quand on règne !

– Ah ! mon pauvre l’Angély, répondit le roi, je suis bien malheureux !

– Conte-moi cela, mon fils, cela te soulagera, dit l’Angély en posant sa bouteille à terre et en piquant de nouveau un morceau de pâté dans son assiette, pourquoi es-tu si mal heureux ?

– Tout le monde me vole, tout le monde me trompe, tout le monde me trahit.

– Bon ! tu viens de t’en apercevoir ?

– Non, je viens de m’en assurer.

– Voyons, voyons, mon fils, ne faisons pas de pessimisme ; je t’avoue que, pour mon compte, je ne suis pas en train de trouver que les choses vont mal ici-bas : j’ai bien déjeuné, bien dîné, ce pâté était bon, ce vin excellent ; la terre tourne si doucement, que je ne la sens pas tourner, et je ressens par tout le corps une douce chaleur et un agréable bien-être qui me permet de regarder la vie à travers une gaze rose.

– L’Angély, dit Louis XIII avec le plus grand sérieux, pas d’hérésie, mon enfant, ou je te fais fouetter.

– Comment ! répliqua l’Angély, c’est une hérésie que de regarder la vie à travers une gaze rose !

– Non, mais c’est une hérésie de dire que la terre tourne.

– Ah ! par ma foi, je ne suis point le premier qui l’ait dit, et MM. Copernic et Galilée l’ont dit avant moi.

– Oui, mais la Bible a dit le contraire, et tu admettras bien que Moïse en savait autant que tous les Copernic et tous les Galilée de la terre.

– Hum ! hum ! fit l’Angély.

– Voyons, insista le roi, si le soleil était immobile, comment Josué eût-il fait pour l’arrêter trois jours.

– Es-tu bien sûr que Josué ait arrêté le soleil trois jours.

– Pas lui, mais le Seigneur.

– Et tu crois que le Seigneur a pris cette peine-là pour donner le temps à son élu de tailler en pièces l’armée d’Adonisedec et des quatre rois chananéens qui s’étaient ligués avec lui et de les murer tout vivants dans une caverne. Par ma foi, si j’eusse été le Seigneur, au lien d’arrêter le soleil, j’eusse fait venir la nuit pour donner, au contraire, à ces pauvres diables une chance de fuir.

– L’Angély, l’Augely, dit tristement le roi, tu sens le huguenot d’une lieue.

– Fais attention, Louis, que tu le sens encore de plus près que moi en supposant que tu sois le fils de ton père !

– L’Angély, fit le roi.

– Tu as raison, Louis, dit l’Angély en attaquant les becfigues, ne parlons pas théologie ; et tu dis donc, mon fils, que tout le monde te trompe.

– Tout le monde, l’Angély.

– Moins ta mère, cependant.

– Ma mère comme les autres.

– Bah ! moins ta femme, j’espère.

– Ma femme plus que les autres.

– Oh ! moins ton frère, cependant.

– Mon frère plus que tous.

– Bon ! et moi qui croyais qu’il n’y avait que le cardinal qui te trompât !

– L’Angély, je crois, au contraire, qu’il n’y avait que M. le cardinal seul qui ne me trompât point.

– Mais c’est le monde renversé, alors !

Louis secoua tristement la tête.

– Et moi qui avais entendu dire que dans la joie d’être débarrassé de lui, tu avais fait des largesses à toute la famille.

– Hélas !

– Que tu avais donné soixante mille livres à ta mère, trente mille livres à la reine, cent cinquante mille livres à Monsieur.

– C’est-à-dire que je les leur ai promis seulement, l’Angély.

– Bon ! alors ils ne les tiennent pas encore.

– L’Angély ! fit tout à coup le roi, il me passe par l’esprit un désir.

– Mais ce n’est pas de me faire brûler comme hérétique ou pendre comme voleur, j’espère.

– Non, c’est pendant que j’ai de l’argent…

– Tu as donc de l’argent ?

– Oui, mon enfant.

– Parole d’honneur ?

– Foi de gentilhomme, et beaucoup.

– Eh bien, crois-moi, dit l’Angély, donnant une nouvelle accolade à la bouteille, profites en pour acheter du vin comme celui-ci, mon fils ; l’année 1629 peut être mauvaise.

– Non, ce n’est pas cela mon désir, tu sais que je ne bois que de l’eau.

– Parbleu ! c’est bien pour cela que tu es si triste.

– Il faudrait que je fusse fou pour être gai.

– Je suis fou et cependant je ne suis guère gai ; voyons, finissons-en, quel est ton désir, dis-le ?

– J’ai envie de faire ta fortune, l’Angély.

– Ma fortune, à moi, eh ! qu’ai-je besoin de fortune ? J’ai la nourriture et le logement au Louvre ; quand j’ai besoin d’argent, je retourne tes poches, et j’y prends ce que j’y trouve ; il est vrai que je n’y trouve jamais grand’chose. Cela me suffit, et je ne me plains pas.

– Je le sais bien que tu ne te plains pas, c’est ce qui m’attriste encore.

– Mais tout t’attriste donc, toi ? Fi ! le mauvais caractère.

– Tu ne te plains pas, toi, à qui je ne donne jamais rien, et ils se plaignent sans cesse, eux à qui je donne toujours.

– Laisse-les se plaindre, mon fils.

– Si je mourais, l’Angély ?

– Bon ! encore une idée gaie qui te passe par l’esprit, attends donc le carnaval au moins pour être aussi allègre que tu l’es.

– Si je mourais, ils te chasseraient et ne te donneraient pas même un maravédis.

– Eh bien, je m’en irais donc.

– Que deviendrais-tu ?

– Je me ferais trappiste ! Peste, la Trappe, près du Louvre, est un endroit folâtre.

– Ils espèrent tous que je vais mourir ; qu’en dis-tu l’Angély ?

– Je dis qu’il faut vivre pour les faire enrager.

– Ce n’est pas bien amusant de vivre, l’Angély.

– Crois-tu que l’on s’amuse plus à Saint-Denis qu’au Louvre.

– Il n’y a que le corps à Saint-Denis, mon enfant, l’âme est au ciel.

– Crois-tu qu’on s’amuse plus au ciel qu’à Saint-Denis.

– On ne s’amuse nulle part, l’Angély, dit le roi avec un accent lugubre.

– Louis, je te préviens que je vais te laisser t’ennuyer tout seul, tu commences à me faire froid dans les os.

– Tu ne veux donc pas que je t’enrichisse ?

– Je veux que tu me laisses finir ma bouteille et mon pâté.

– Je vais te donner un bon de trois mille pistoles, comme celui que j’ai donné à Baradas ?

– Ah, tu as donné un bon de trois mille pistoles à Baradas ?

– Oui.

– Eh bien, tu peux te vanter que voilà de l’argent bien placé.

– Crois-tu qu’il en fasse un mauvais emploi ?

– Un excellent, au contraire ; je crois qu’il le mangera avec de bons garçons et de belles filles.

– Tiens, l’Angély, tu ne crois à rien.

– Pas même à la vertu de M. Baradas.

– C’est pécher que de causer avec toi.

– Il y a du vrai là-dedans, aussi je vais te donner un conseil, mon fils.

– Lequel ?

– C’est de passer dans ton oratoire, de prier pour ma conversion, et de me laisser manger mon dessert tranquille.

– Un bon conseil peut venir d’un fou, dit le roi en se levant : je vais prier.

Et le roi se leva et s’achemina vers son oratoire.

– C’est cela, dit l’Angély, va prier pour moi, et moi je mangerai, je boirai et je chanterai pour toi. Nous verrons auquel cela profitera le plus.

Et, en effet, tandis que Louis XIII, plus triste que jamais, entrait dans son oratoire et en refermait la porte sur lui, l’Angély, qui avait achevé la seconde bouteille, en entamait une troisième en chantant :

 

Lorsque Bacchus entre chez moi

Je sens l’ennui, je sens l’émoi

S’endormir, et, ravi, me semble

Que dans mes coffres j’ai plus d’or,

Plus d’argent et plus de trésor

Que Midas et Crésus ensemble.

 

Je ne veux rien, sinon tourner,

Sauter, danser, me couronner

La tête d’un tortis de lierre.

Je foule en esprit les honneurs,

Rois, reines, princes, grands seigneurs,

Et du pied j’écrase la terre.

 

Versez-moi donc du vin nouveau

Pour m’arracher hors du cerveau.

Le soin, par qui le cœur me tombe.

Versez-donc pour me l’arracher,

Il vaut mieux aussi se coucher

Ivre au lit que mort dans la tombe !

XV

TU QUOQUE, BARADAS !

Lorsque Louis XIII sortit de son oratoire, il trouva l’Angély qui, les bras croisés sur la table, la tête posée sur les bras, dormait ou faisait semblant de dormir.

Il le regarda un instant avec une mélancolie profonde ; et cet esprit incomplet et égoïste, qui cependant de temps en temps était illuminé par des éclairs instinctifs du vrai et du juste, que n’avait pu complétement éteindre la mauvaise éducation qu’il avait reçue, fut pris d’une grande compassion pour ce compagnon de sa tristesse, qui s’était dévoué à lui, non pas pour l’égayer, comme faisaient les autres fous près des rois ses prédécesseurs, mais pour parcourir avec lui tous les cercles de cet enfer monotone au ciel sombre, appelé l’ennui.

Il se rappela l’offre qu’il lui avait faite, et qu’avec son insouciance ordinaire l’Angély avait non pas refusée, mais éludée ; il se rappela le désintéressement et la patience avec lesquels l’Angély subissait tous les caprices de sa mauvaise humeur, son dévouement désintéressé au milieu des tendresses ambitieuses et des amitiés rapaces dont il était entouré ; et, cherchant autour de lui un encrier, une plume et du papier, il écrivit, avec tous les renseignements et les formules nécessaires, ce bon de trois mille pistoles qui devait faire le pendant de celui de Baradas.

Et il le lui glissa dans la poche en prenant toutes sortes de soins pour ne pas le réveiller. Puis, rentrant dans sa chambre à coucher, il se fit jouer du luth pendant une heure par ses ménétriers, appela Beringhen, se fit mettre au lit et, une fois au lit, envoya chercher Baradas pour venir causer avec lui.

Baradas arriva tout joyeux : il venait de compter, de recompter, d’empiler et de rempiler ses trois mille pistoles.

Le roi le fit asseoir sur le pied de son lit et d’un air de reproche :

– Pourquoi as-tu l’air si gai que cela, Baradas ? lui demanda-t-il.

– J’ai l’air si gai que cela, répondit celui ci, parce que je n’ai aucun motif d’être triste, et que, au contraire, j’ai une cause d’être joyeux.

– Quelle cause ? demanda Louis XIII en soupirant.

– Mais Votre Majesté oublie donc qu’elle m’a régalé de trois mille pistoles !

– Non, je m’en souviens, au contraire.

– Eh bien, ces trois mille pistoles, je dois dire à Votre Majesté que je n’y comptais pas.

– Pourquoi n’y comptais-tu pas ?

– L’homme propose, Dieu dispose.

– Mais quand l’homme est roi ?

– Cela n’empêche pas Dieu d’être Dieu !

– Eh bien.

– Eh bien, Sire, à mon grand étonnement, j’ai été payé à vue, rubis sur l’ongle. Peste ! M. Charpentier est, à mon avis, un bien plus grand homme que M. La Vieuville, qui vous répond quand on lui demande de l’argent : « Je nage, je nage, je nage. »

– De sorte que tu as les trois mille pistoles.

– Oui, Sire.

– Et que te voilà riche.

– Eh, eh !

– Qu’en vas-tu faire ? tu vas, en mauvais chrétien, les dépenser comme l’enfant prodigue, au jeu et avec des femmes.

– Sire, dit Baradas, prenant son air hypocrite, Votre Majesté sait que je ne joue jamais.

– Tu me l’as dit, du moins.

– Et que quant aux femmes, je ne puis pas les souffrir.

– Bien vrai, Baradas ?

– C’est-à-dire que c’est ma querelle incessante avec ce mauvais sujet de Saint-Simon, à qui je montre sans cesse l’exemple de Votre Majesté.

– La femme, vois-tu, Baradas, elle a été créée pour la perte de notre âme ; la femme n’a pas été séduite par le serpent ; la femme, c’est le serpent lui-même.

– Oh ! que c’est bien dit, cela, Sire, et comme je vais retenir cette maxime pour l’écrire dans mon livre de messe.

– À propos de messe… dimanche dernier, j’avais les yeux sur toi, et tu m’as paru distrait, Baradas.

– Cela a semblé à Votre Majesté, parce que le hasard a fait que mes yeux se tournaient du même côté que les siens, du côté de Mlle de Lautrec.

Le roi se mordit les moustaches, et changeant la conversation :

– Voyons, demanda-t-il, que comptes-tu faire de ton argent ?

– Si j’en avais trois ou quatre fois autant, j’en ferais des œuvres pieuses, répondit le page ; je le consacrerais à la fondation d’un couvent ou à l’érection d’une chapelle ; mais n’ayant qu’une somme restreinte…

– Baradas, je ne suis pas riche, dit le roi.

– Je ne me plains pas, Sire, et me tiens pour très heureux, au contraire ; seulement, je dis : N’ayant qu’une somme restreinte, j’en donnerai d’abord moitié à ma mère et à mes sœurs.

– Puis, continua Baradas, je diviserai les quinze cents pistoles restantes en deux parts sept cent cinquante serviront à m’acheter deux bons chevaux de campagne pour suivre Votre Majesté à la guerre d’Italie, à louer et à habiller un laquais, à acheter des armes.

À chaque proposition de Baradas, le roi avait applaudi.

– Et des sept cent cinquante restant que feras-tu ?

– Je les garderai comme argent de poche et comme réserve. Dieu merci, Sire, continua Baradas en levant les yeux au ciel, les bonnes actions, à faire ne manquent pas, et sur toutes les routes on rencontre des orphelins à secourir et des veuves à consoler.

– Embrasse-moi, Baradas, embrasse-moi, dit le roi touché jusqu’aux larmes ; emploie ton argent comme tu le dis, mon enfant, et je veillerai à ce que ton petit trésor ne s’épuise pas.

– Sire, dit Baradas, vous êtes grand, magnifique, sage comme le roi Salomon, et vous possédez sur lui cet avantage, aux yeux du Seigneur, de n’avoir point trois cents femmes et huit cents…

– Qu’en ferais-je, Seigneur !… s’écria le roi, épouvanté à cette seule idée, en levant les bras au ciel. Mais cette conversation seule est un péché, Baradas, car elle présente à l’esprit des idées et même des objets que réprouvent la morale et la religion.

– Votre Majesté a raison, dit Baradas ; veut-elle que je lui fasse quelque lecture pieuse ?

Baradas savait que c’était la manière la plus prompte d’endormir le roi. Il se leva, alla prendre la Consolation éternelle de Gerson, revint s’asseoir, non pas sur le lit, mais près du lit, et, d’une voix pleine de componction, commença sa lecture.

À la troisième page, le roi dormait profondément.

Baradas se leva sur la pointe des pieds, remit le livre à sa place, gagna sans bruit la porte, sans bruit l’ouvrit et la referma, et alla reprendre avec Saint-Simon sa partie de dés interrompue.

Le lendemain à dix heures le roi sortait du Louvre en carrosse, et à dix heures un quart il entrait dans ce cabinet vert où, depuis deux jours, tant de choses qu’il ne soupçonnait même pas, ou qu’il envisageait forcément, lui étaient apparues sous leur véritable point de vue.

Il y trouva Charpentier qui l’attendait.

Le roi était pâle, fatigué, abattu.

Il demanda si les rapports étaient arrivés.

Charpentier répondit que le P. Joseph étant rentré dans son couvent, il n’y aurait point de rapport de ce côté ; mais seulement de la part de Souscarrières et de Lopez.

Ces rapports sont-ils arrivés ? demanda le roi.

– J’ai eu l’honneur de dire à Sa Majesté, répondit Charpentier, que sachant que c’était à Sa Majesté elle-même qu’ils-avaient à faire aujourd’hui, MM. Lopez et Souscarrières ont dit qu’ils apporteraient leurs rapports eux-mêmes. Le roi se contentera de lire leurs rapports ou les fera appeler s’il désire de plus amples éclaircissements.

– Et les ont-ils apportés ?

– M. Lopez est là avec le sien ; mais, pour laisser tout le temps à Sa Majesté de causer avec lui et d’ouvrir la correspondance de M. le cardinal, je n’ai donné rendez-vous à M. Souscarrières qu’à midi.

– Faites entrer Lopez.

Charpentier sortit et quelques secondes après annonça don Ildefonse Lopez.

Lopez entra le chapeau à la main, et saluant jusqu’à terre.

– C’est bien, c’est bien, monsieur Lopez, dit le roi, je vous connais depuis longtemps, et vous me coûtez cher.

– Comment cela, Sire ?

– N’est-ce pas chez vous que la reine a acheté ses bijoux ?

– Oui, Sire.

– Eh bien, avant-hier encore, la reine m’a demandé vingt mille livres pour le rassortiment d’un fil de perles, rassortiment qu’elle a fait chez vous.

Lopez se mit à rire, et en riant montra des dents qu’il eût pu faire passer pour des perles.

– De quoi riez-vous ? demanda le roi.

– Sire, dois-je vous parler à vous comme je parlerais à M. le cardinal ?

– Parfaitement.

– Eh bien, il y a dans le rapport que je faisais aujourd’hui à Son Éminence un paragraphe consacré à ce fil de perles, on plutôt à ses conséquences.

– Lisez-moi ce paragraphe.

– Je suis aux ordres du roi ; mais Votre Majesté ne comprendrait rien à ma lecture si je ne lui donnais quelques explications préparatoires.

– Donnez.

– Le 22 décembre dernier, S. M. la reine se présenta, en effet, chez moi, sous le prétexte de rassortir un fil de perles.

– Sous le prétexte, avez-vous dit ?

– Sous le prétexte, oui, Sire.

– Quel était donc le but réel ?

– De se rencontrer avec l’ambassadeur l’Espagne, M. le marquis de Mirabel, qui devait se trouver là, par hasard.

– Par hasard ?

– Sans doute, Sire, c’est toujours par hasard que S. M. la reine rencontre le marquis de Mirabel, qui a reçu défense de se présenter au Louvre autrement que les jours de réception, ou les jours où il y serait mandé.

– C’est moi qui, sur le conseil du cardinal, ai fait donner cet ordre.

– Il faut donc que S. M. la reine, quand elle a quelque chose à dire à l’ambassadeur du roi son frère, et quelque chose à entendre de lui, le rencontre, par hasard, puisqu’elle ne peut plus le voir autrement.

– Et c’est chez vous que cette rencontre, se fait ?

– Avec autorisation du cardinal.

– De sorte que la reine s’est rencontrée avec l’ambassadeur d’Espagne.

– Oui, sire.

– Et ils ont eu une longue conférence ?

– Ils ont échangé quelques paroles seulement.

– Il faudrait savoir quelles étaient ces paroles.

– M. le cardinal le sait déjà.

– Mais moi je ne le sais pas. M. le cardinal était fort discret.

– C’est-à-dire qu’il ne voulait pas tourmenter inutilement Votre Majesté.

– Et quelles sont ces paroles ?

– Je ne puis dire à Votre Majesté que celles qui ont été entendues de mon tailleur de diamants.

– Il connaît donc l’espagnol ?

– Je le lui ai fait apprendre sur l’ordre de M. le cardinal ; mais tout le monde croit qu’il ne l’entend pas, de sorte que personne ne se défie de lui.

– Ils ont dit ?

– L’AMBASSADEUR : Votre Majesté a-t-elle reçu, par l’intermédiaire du gouvernement de Milan et par les soins de M. le comte de Moret, une lettre de son illustre frère ?

– LA REINE : Oui, monsieur.

– Votre Majesté a-t-elle réfléchi à son contenu ?

– J’y ai réfléchi déjà, j’y réfléchirai encore, et je vous ferai réponse.

– Par quel moyen ?

– Par le moyen d’une boîte, qui sera censée contenir des étoffes, et qui contiendra cette petite naine que vous voyez jouant avec Mme de Bellier et Mlle de Lautrec.

– Vous croyez pouvoir vous y fier ?

– Elle m’a été donnée par ma tante Claire-Eugénie, infante des Pays-Bas, qui est toute dans l’intérêt de l’Espagne.

– Dans l’intérêt de l’Espagne ! répéta le roi ; ainsi tout ce qui m’entoure est dans l’intérêt de l’Espagne, c’est-à-dire de mes ennemis : et cette petite naine ?

– On l’a apportée dans sa boîte, et comme elle parle très bien l’espagnol, elle a dit à Mme de Mirabel : « Madame, ma maîtresse m’a dit qu’elle prenait en considération le conseil que lui avait donné son frère, et que si la santé du roi continuait à empirer, elle aviserait à ne point être prise au dépourvu. »

– À ne point être prise au dépourvu, répéta le roi.

– Nous n’avons pas compris ce que cela voulait dire, Sire, dit Lopez, en baissant la tête.

– Je le comprends, moi, dit le roi en fronçant le sourcil ; c’est tout ce qu’il faut. Et la reine ne vous a pas fait dire en même temps qu’elle allait être en mesure pour les perles qu’elle vous a achetées ?

– J’en suis payé, Sire, dit Lopez.

– Comment, vous êtes payé ?

– Oui, Sire.

– Et par qui ?

– Par M. Particelli.

– Particelli, le banquier italien ?

– Oui.

– Mais on m’a dit qu’il avait été pendu.

– C’est vrai, c’est vrai, dit Lopez ; mais avant de mourir il a cédé sa banque à M. d’Émery, un bien honnête homme.

– En tout, murmura Louis XIII, en tout ! On me vole et l’on me trompe en tout. Et la reine n’a pas revu M. de Mirabel ?

– La reine régnante, non ; la reine-mère, si.

– Ma mère ! et quand cela ?

– Hier.

– Dans quel but ?

– Pour lui annoncer que M. le cardinal était renversé, que M. de Bérulle le remplaçait, et que Monsieur était nommé lieutenant-général, et qu’il pouvait, par conséquent, écrire au roi Philippe IV ou au comte-duc que la guerre d’Italie n’aurait pas lieu.

– Comment ! que la guerre d’Italie n’aurait pas lieu ?

– Ce sont les propres paroles de Sa Majesté.

– Oui, je comprends, on laissera cette armée-ci comme la première, sans solde, sans vivres, sans vêtements. Oh ! les misérables, les misérables ! s’écria le roi, pressant son front entre ses deux mains. Avez-vous encore autre chose à me dire ?

– Des choses peu importantes, Sire. M. Baradas est venu ce matin à la maison acheter des bijoux.

– Quels bijoux ?

– Un collier, un bracelet, des épingles à cheveux.

– Pour combien ?

– Pour trois cents pistoles.

– Qu’avait-il à faire de collier, de bracelet, d’épingles à cheveux.

– Probablement pour quelque maîtresse, Sire.

– Hein ! fit le roi, hier soir encore, il me disait qu’il détestait les femmes ; et puis ?

– C’est tout, Sire.

– Résumons. La reine Anne et M. de Mirabel : si mon état empire, elle avisera à ne pas être prise au dépourvu. La reine-mère et M. de Mirabel : M. de Mirabel peut écrire à S. M. Philippe IV que, M. de Bérulle remplaçant M. de Richelieu, et mon frère étant lieutenant-général, la guerre d’Italie n’aura pas lieu ! Enfin M. Baradas, achetant des colliers, des bracelets, des épingles à cheveux avec l’argent que je lui ai donné. – C’est bien, monsieur Lopez, je sais de votre côté tout ce que je voulais savoir ; continuez à me bien servir ou à bien servir M. le cardinal, ce qui est la même chose, et ne perdez pas un mot de ce qui se dira chez vous.

– Votre Majesté voit que je n’ai pas besoin de recommandation.

– Allez, monsieur Lopez, allez, j’ai hâte d’en finir avec toutes ces trahisons ; dites, en vous en allant, qu’on m’envoie M. Souscarrières, s’il est là.

– Me voilà, Sire, dit une voix.

Et Souscarrières parut sur le seuil de la porte, le chapeau à la main, le jarret plié, le coup-de-pied en avant, perdant par la façon dont il se tenait plié, la moitié de sa taille.

– Ah ! vous écoutiez, monsieur, dit le roi.

– Non, Sire, mon zèle est si grand pour Votre Majesté que j’ai deviné qu’elle désirait me voir.

– Ah ! ah ! et avez-vous beaucoup de choses intéressantes à me dire.

– Mon rapport ne date que de deux jours, Sire.

– Dites-moi ce qui s’est passé depuis deux jours.

– Avant-hier, Monsieur, l’auguste frère de Votre Majesté, a pris une chaise et s’est fait conduire chez l’ambassadeur du duc de Lorraine et chez l’ambassadeur d’Espagne.

– Je sais ce qu’il y allait faire, continuez.

– Hier, vers onze heures, Sa Majesté la reine-mère a pris une chaise et s’est fait conduire au magasin de Lopez, en même temps que M. l’ambassadeur d’Espagne prenait aussi une chaise et s’y faisait conduire de son côté.

– Je sais ce qu’ils avaient à se dire ; continuez.

– Hier, M. Baradas a pris une chaise au Louvre et s’est fait conduire place Royale, chez M. le cardinal. Il est monté, et, cinq minutes après, est descendu avec un sac d’argent très lourd.

– Je sais cela.

– De la porte de M. le cardinal, il a gagné à pied la porte voisine.

– Quelle porte ? demanda virement le roi.

– Celle de Mlle de Lorme.

– Celle de Mlle de Lorme ?… et est-il entré chez Mlle de Lorme ?

– Non, Sire, il s’est contenté de frapper à la porte. Un laquais est venu ouvrir, M. Baradas lui a remis une lettre.

– Une lettre !

– Oui, Sire ; puis la lettre remise, il est remonté en chaise et s’est fait reconduire au Louvre. Ce matin, il est sorti de nouveau.

– Oui, il s’est fait conduire chez Lopez, y a acheté des bijoux, et de là… de là oui est-il allé ?

– Il est rentré au Louvre, Sire, en commandant une chaise pour toute la nuit.

– Avez-vous autre chose à me dire ?

– Sur qui, Sire ?

– Sur M. Baradas.

– Non, Sire.

– Bien, allez.

– Mais, Sire, j’aurais à vous parler de Mme de Fargis.

– Allez.

– De M. de Marcillac.

– Allez.

– De Monsieur.

– Ce que je sais me suffit. Allez.

– Du blessé Étienne Latil, qui s’est fait conduire chez M. le cardinal à Chaillot.

– Peu m’importe. Allez.

– En ce cas, Sire, je me retire.

– Retirez-vous.

– Puis-je, en me retirant, emporter l’espérance que le roi est content de moi ?

– Trop content !

Souscarrières salua et sortit à reculons.

Le roi n’attendit pas même qu’il fût sorti pour frapper deux coups sur le timbre.

Charpentier accourut.

– Monsieur Charpentier, dit le roi, quand M. le cardinal avait affaire à Mlle de Lorme, comment faisait-il pour l’appeler ?

– C’était bien simple, dit Charpentier.

Et Charpentier poussa le ressort, fit jouer sur ses gonds la porte secrète, tira la sonnette qui se trouvait entre les deux portes, et se retournant vers le roi.

– Si Mlle de Lorme est chez elle, dit-il, elle va venir à l’instant même ; dois-je refermer la porte ?

– Inutile.

– Sa Majesté désire-t-elle être seule, ou veut-elle que je reste ?

– Laissez-moi seul.

Charpentier se retira. Quant à Louis XIII il resta debout et impatient en face du passage secret.

Au bout de quelques secondes, un pas léger se fit entendre ; mais quelque léger qu’il fût, l’oreille tendue du roi le recueillit.

– Ah ! dit-il, je vais enfin savoir si c’est vrai !

À peine avait-il achevé que la porte s’ouvrit et que Marion, vêtue d’une robe de satin blanc, avec un simple fil de perles au cou, une forêt de boucles noires tombant sur ses rondes et blanches épaules, apparut dans tout l’éclat de sa beauté de dix huit ans.

Louis XIII, quoique peu accessible à la beauté des femmes, recula ébloui.

Marion entra, fit une révérence adorable, où le respect était habilement mêlé à la coquetterie, et les yeux baissés, modeste comme une pensionnaire :

– Mon roi, devant lequel je n’espérais point avoir l’honneur de paraître, dit-elle, me fait appeler ; c’est à genoux que je dois écouter ses paroles, c’est à ses pieds que je dois recevoir ses ordres.

Le roi balbutia quelques mots sans suite qui donnèrent le temps à Marion de jouir du triomphe qu’elle venait d’obtenir.

– Impossible, dit le roi, impossible, je me trompe ou l’on me trompe, vous n’êtes pas Mlle Marie de Lorme.

– Hélas, Sire, je suis tout simplement Marion.

– Alors, si vous êtes… Marion…

Marion s’inclina, les yeux baissés avec une humilité parfaite.

– Si vous êtes Marion, continua le roi, vous avez dû recevoir hier une lettre ?

– J’en reçois beaucoup tous les jours, Sire, dit la courtisane en riant.

– Une lettre qui vous a été apportée entre-cinq et six heures ?

– Entre cinq et six heures, Sire, j’ai reçu quatorze lettres.

– Les avez-vous conservées ?

– J’en ai brûlé douze ; j’ai gardé la treizième sur mon cœur ; la quatorzième, la voilà !

– C’est son écriture ! s’écria le roi.

Et il tira vivement la lettre des mains de Marion.

Puis se tournant et la retournant :

– Elle n’est pas décachetée ; dit-il.

– Elle vient de quelqu’un qui approche le roi, et sachant que j’aurais peut-être le suprême honneur de voir le roi aujourd’hui, je me suis fait un devoir de rendre à Sa Majesté cette lettre telle que je l’avais reçue.

Le roi regarda Marion avec étonnement, puis la lettre avec dépit.

– Ah ! dit-il, je voudrais bien, savoir ce qu’il y a dans cette lettre ?

– Il y a un moyen, c’est de la décacheter.

– Si j’étais lieutenant de police, dit Louis XIII, je ferais cela ; mais je suis roi.

Marion lui prit doucement la lettre des mains.

– Mais, comme elle m’est adressée, à moi, je puis la décacheter.

Et la décachetant, en effet, elle rendit la lettre à Louis XIII.

Louis XIII hésita encore un instant ; mais tous les sentiments mauvais qui conseillent un cœur passionné l’emportant sur ce mouvement éphémère de délicatesse, il lut à demi-voix, baissant le ton au fur et à mesure qu’il avançait dans sa lecture.

Le contenu de la lettre, nous devons l’avouer, n’était pas fait pour rendre à Louis XIII cette bonne humeur dont l’expression, du reste, si elle y était apparue, n’avait jamais séjourné sur son visage pendant plus de quelques minutes.

Voici le contenu de cette lettre :

 

« Belle Marion,

 

« J’ai vingt ans ; quelques femmes ont déjà eu la bonté, non-seulement de me dire que j’étais joli garçon, mais encore de faire tout ce qu’il fallait pour que je ne doutasse pas que c’était leur opinion. De plus, je suis le favori très-favorisé du roi Louis XIII, qui, tout ladre qu’il soit, vient de me faire, je ne sais par quelle inspiration, cadeau de trois mille pistoles. Mon ami Saint-Simon m’assure que vous êtes non-seulement la plus belle, mais la meilleure fille du monde. Eh bien, il s’agit de manger à nous deux, en un mois, les trente mille livres que mon imbécile de roi m’a données. Mettons dix mille livres pour les robes et les bijoux, dix mille livres pour les chevaux et les carrosses, et les dernières dix mille livres pour les bals et le jeu. – Cette proposition vous convient-elle, dites-moi oui, et j’accours avec mon sac ; vous déplaît-elle répondez-moi non, et, mon sac-au cou, je cours me jeter à la rivière.

« Vous dites oui, n’est-ce ? car vous ne voudriez pas être cause de la mort d’un pauvre garçon qui n’a commis d’autre crime que de vous aimer éperdûment sans avoir eu l’honneur de vous voir jamais.

« En attendant demain soir, mon sac et moi sommes à vos pieds.

« Votre tout dévoué,

« BARADAS. »

 

Louis avait lu les dernières lignes d’une voix tremblante et qui fût demeurée inintelligible, eût-il parlé assez, haut pour être entendu.

Les derniers mots lus, ses bras se détendirent, la main qui tenait la lettre tomba à la hauteur du genou, son visage pâlit jusqu’à la lividité, ses yeux se levèrent au ciel, empreints du plus profond désespoir, et de même que César, qui avait paru sentir à peine les coups de poignard des autres conjurés, s’écria en se voyant frapper par la seule main qui lui fût chère : Tu quoque, Brute, – Louis XIII, avec un accent lamentable s’écria :

– Et toi aussi, Baradas !

Et sans regarder davantage Marion de Lorme, sans paraître s’apercevoir qu’elle fût là, le roi jeta, sans l’agrafer, son manteau sur son épaule, mit son feutre sur sa tête, et, du plat de la main, l’enfonça jusqu’aux yeux, descendit l’escalier, et à pas précipités, s’élança dans sa voiture, dont un laquais lui tenait la portière ouverte, en criant au cocher :

– À Chaillot !

Quant à Marion, qui, en voyant le roi faire cette curieuse sortie, avait couru à la fenêtre, et, en écartant le rideau, l’avait vu s’élancer dans son carrosse, elle demeura un instant immobile après la voiture disparue ; puis, avec ce sourire malin et railleur qui n’appartenait qu’à elle :

– Décidément, dit-elle, j’aurais mieux fait de venir en page.

XVI

COMMENT, EN FAISANT CHACUN LEUR PREMIÈRE SORTIE, ÉTIENNE LATIL ET LE MARQUIS DE PISANI EURENT LA CHANCE DE SE RENCONTRER.

Nous avons dit que le cardinal s’était retiré dans sa maison de campagne de Chaillot pour laisser sa maison de la place Royale, c’est-à-dire son ministère, à Louis XIII.

Le bruit de sa disgrâce s’était vite répandu dans Paris, et dans un rendez-vous que Mme de Fargis avait donné à la Barbe-Peinte au garde des sceaux Marcillac, elle lui avait appris cette grande nouvelle.

Cette grande nouvelle avait bientôt débordé de la chambre où elle avait été dite, – elle était descendue jusqu’à Mme Soleil ; de Mme Soleil elle avait gagné son époux et avec son époux elle était entrée dans la chambre d’Étienne Latil, qui, depuis trois jours seulement avait quitté son lit et commençait à se promener par la chambre appuyé sur son épée.

Maître Soleil lui avait offert sa propre canne, – beau jonc, à pommeau d’agate comme la bague de Muddarah le bâtard ; mais Latil avait refusé, regardant comme indigne d’un homme d’épée de s’appuyer sur autre chose que sur son épée.

À cette nouvelle de la disgrâce de Richelieu, il s’arrêta court, s’appuya des deux mains sur le pommeau de sa rapière, et regardant maître Soleil en face :

– C’est vrai, ce que vous dites-là ? lui demanda-t-il.

– Vrai comme l’Évangile.

– Et de qui tenez-vous la nouvelle ?

– D’une dame de la cour.

Étienne Latil connaissait trop bien la maison dans laquelle l’accident qui lui était arrivé l’avait forcé d’élire domicile, pour ne point savoir qu’elle recevait, sous le masque, des visiteurs de toute condition.

Il fit donc tout pensif deux ou trois pas, et revenant à maître Soleil :

– Et maintenant qu’il n’est plus ministre, que pensez-vous de la sûreté personnelle de M. le cardinal ?

Maître Soleil secoua la tête et fit entendre une espèce de grognement.

– Je pense, dit-il, que s’il n’emmène pas des gardes avec lui, il ne ferait pas mal de porter à Chaillot, sous son camail, la cuirasse qu’à la Rochelle il portait par-dessus.

– Croyez-vous, demanda Latil, que ce soit le seul danger qu’il coure ?

– Quant à la nourriture, dit Soleil, je pense bien que sa nièce, Mme de Combalet, aura la sage précaution de trouver quelqu’un qui goûte les plats avant lui.

Puis il ajouta avec le gros sourire qui épanouissait sa large face.

– Seulement, où trouvera-t-on ce quelqu’un là ?

– Il est trouvé, maître Soleil, dit Latil, – appelez moi une chaise.

– Comment, s’écria maître Soleil, vous allez faire l’imprudence de sortir :

– Je vais faire cette imprudence, oui, mon hôte, et comme je ne me dissimule pas que c’est une imprudence, et que dans la situation où je me trouve, une imprudence peut me coûter la vie, nous allons régler notre petit compte, pour qu’en cas de mort vous ne perdiez rien. – Trois semaines de maladie, neuf brocs de tisane, deux chopes de vin, et les soins assidus de Mme Soleil – ce qui n’a point de prix – cela vaut-il plus de vingt pistoles ?

– Remarquez bien, monsieur Latil, que je ne vous demande rien, et que l’honneur de vous avoir logé, nourri…

– Oh, nourri ! J’ai été facile à nourrir.

– Et désaltéré me suffirait, mais si vous voulez absolument me compter vingt pistoles en signe de votre satisfaction…

– Tu ne les refuserais point, n’est-ce pas ?

– Je ne vous ferai pas cette insulte, Dieu m’en garde.

– Appelle une chaise, tandis que je te compterai les vingt pistoles.

Maître Soleil salua, sortit, rentra, vint droit à la table sur laquelle étaient alignées les deux cents livres, par cette attraction naturelle qui existe entre l’argent et les aubergistes, compta l’argent du regard, avec cette sûreté de coup d’œil qui n’appartient qu’à certains états ; puis, lorsqu’il fut sûr qu’il ne manquait pas un denier aux deux cents livres :

– Votre chaise est prête, mon maître, dit-il.

Latil remit au fourreau son épée qu’il avait posée sur la table, et, faisant à maître Soleil un signe impératif pour qu’il s’approchât de lui.

– Allons, ton bras, fit-il.

– Mon bras pour sortir de ma maison, cher monsieur Étienne, c’est avec bien du regret que je vous le donne, allez.

– Soleil, mon ami, dit Latil, ce serait avec un profond regret que je verrais le plus petit nuage sur ta face resplendissante. Aussi je te promets qu’à mon retour tu auras ma première visite, surtout si tu me gardes un broc de ce petit vin de Coulanges, auquel je ne fais fête que depuis quelques jours, et que je quitte avec le regret de ne pas l’avoir plus intimement connu.

– J’en ai une pièce de trois cents brocs, monsieur Latil, je vous la garde.

– À trois brocs par jour, il y en a pour trois mois en pension chez vous, maître Soleil à moins que mes moyens ne me le permettent pas.

– Bon, alors, on vous fera crédit ; un homme qui a pour amis M. de Moret, M. de Montmorency, M. de Richelieu, un fils de roi, un prince et un cardinal !

Latil secoua la tête.

– Un bon fermier-général, serait moins honorable, mais plus sûr, mon cher monsieur, dit sentencieusement Latil en mettant le pied dans la chaise.

– Où faut-il dire à vos porteurs de vous conduire, mon hôte ?

– À l’hôtel Montmorency, où j’ai un devoir à remplir d’abord, ensuite à Chaillot.

– À l’hôtel de Mgr. le duc de Montmorency, cria Soleil, de manière que l’on entendît la recommandation, tout à la fois de la rue des Blancs-Manteaux et de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie.

Les porteurs ne se le firent point dire deux fois et partirent d’un pas allongé et élastique qu’ils adoptaient sur l’avis, qu’ils avaient reçu de maître Soleil, de ménager leur client relevant d’une longue et douloureuse maladie.

Ils s’arrêtèrent à la porte du duc ; le suisse en grand costume, sa canne à la main, se tenait debout au seuil.

Latil lui fit signe de venir à lui. Le suisse s’approcha.

– Mon ami, lui dit-il, voici une demi-pistole, faites-moi le plaisir de me répondre.

Le suisse mit le chapeau à la main, ce qui était une manière de répondre.

– Je suis un gentilhomme blessé, auquel M. le comte de Muret a fait l’honneur de venir faire une visite pendant sa maladie, et à qui il a fait promettre de lui rendre cette visite dès qu’il pourrait se tenir debout. Je sors aujourd’hui pour la première fois, et je tiens ma promesse. Puis-je avoir l’honneur d’être reçu par M. le comte.

– M. le comte de Moret, dit le suisse, a quitté l’hôtel depuis cinq jours, et personne ne sait où il est.

– Pas même monseigneur ?

– Monseigneur était parti la veille pour son gouvernement du Languedoc.

– Je joue de malheur, mais j’ai tenu ma promesse à M. le comte ; c’est tout ce que l’on peut demander d’un homme d’honneur.

– Maintenant, dit le suisse, M. le comte de Moret a fait faire, en quittant l’hôtel, par le page Galaor qui l’accompagne, et qui est revenu exprès pour la renouveler, une recommandation qui pourrait bien concerner Votre Seigneurie.

– Laquelle ?

– Il a ordonné que si un gentilhomme nommé Étienne Latil se présentait à l’hôtel, on lui offrît la nourriture et le couvert, et qu’on le traitât enfin comme un homme de sa confiance et attaché à sa maison.

Latil ôta son chapeau à M. de Moret absent.

– M. le comte de Moret, dit-il, s’est conduit comme un digne fils de Henri IV qu’il est. Je suis en effet ce gentilhomme, et j’aurai l’honneur, à son retour, de lui présenter mes remercîments et de me mettre à son service. Voici, mon ami, une autre demi-pistole pour le plaisir que vous me faites, en m’annonçant que M. le comte de Moret, a bien voulu penser à moi. – Porteurs à Chaillot, hôtel de M. le cardinal.

Les porteurs se replacèrent dans leurs brancards, se remirent à marcher du même pas et prirent la rue Simon-le-franc, la rue Maubué et la rue Troussevache, pour gagner la rue Saint-Honoré par la rue de la Ferronnerie.

Or, le hasard faisait qu’à l’instant même où Latil, à la porte de l’hôtel Montmorency, disait à ses porteurs : À Chaillot, le hasard faisait, disons-nous, que le marquis Pisani, que les événements importants que nous avons racontés nous ont forcé de perdre de vue, assez bien remis du coup d’épée que lui avait donné Souscarrières pour faire une première sortie, et jugeant que cette première sortie devait avoir pour but d’aller faire les excuses au comte de Moret, montait de son côté dans une chaise et, après avoir recommandé à ses porteurs de marcher avec toute la précaution due à un malade, terminait la recommandation par un mot : À l’hôtel Montmorency.

Les porteurs qui partaient de l’hôtel Rambouillet descendirent naturellement la rue Saint-Thomas du Louvre et prirent la rue Saint-Honoré, qu’ils remontèrent pour gagner la rue de la Ferronnerie.

Il résulta de cette double manœuvre que les deux chaises se croisèrent à la hauteur de la rue de l’Arbre Sec, et que le marquis Pisani, préoccupé de la façon dont il allait débiter au comte de Moret dont il ignorait l’absence, un compliment assez difficile, ne reconnut point Étienne Latil, tandis qu’Étienne Latil, que rien ne préoccupait, reconnut le marquis Pisani.

On devine l’effet que fit une pareille vision sur l’irascible spadassin.

Il jeta un cri qui arrêta court ses porteurs, et passant la tête par la vitre ouverte :

– Hé ! monsieur le bossu ! cria-t-il.

Peut-être eût il été plus intelligent au marquis Pisani de ne point s’apercevoir que l’interpellation s’adressait à lui ; mais il avait tellement la conscience de sa gibbosité, que son premier mouvement fut de sortir à son tour la tête par la portière de sa chaise, pour voir qui l’appelait ainsi par son infirmité, au lieu de l’appeler par son titre.

– Plaît il ? demanda le marquis, en faisant de son côté signe à ses porteurs de s’arrêter.

– Il me plaît que vous veuillez bien m’attendre un instant ; j’ai un vieux compte à régler avec vous, répondit Latil.

Puis à ses porteurs :

– Eh vite, dit-il, portez ma chaise à côté de celle de ce gentilhomme, et ayez soin que ces portières soient bien en face l’une de l’autre.

Les porteurs se retournèrent dans leurs brancards et transportèrent la chaise de Latil à l’endroit indiqué.

– Est-ce bien ici, notre bourgeois ? demandèrent-ils.

– Ici parfaitement, dit Latil. Ah !

Cette exclamation était arrachée au spadassin par la joie de se trouver en face du marquis inconnu, dont le titre seul lui avait été révélé par la bague qu’il lui avait montrée.

De son côté, Pisani venait de reconnaître Latil.

– En avant ! cria-t-il a ses porteurs, je n’ai point affaire à cet homme.

– Oui, mais par malheur, cet homme a affaire à vous, mon mignon. Ne bougez pas, vous autres, cria-t-il aux porteurs de la chaise adverse qui avaient l’air de vouloir obéir à l’ordre reçu. Ne bougez pas ou ventre saint-gris ! comme disait le roi Henri IV, je vous coupe les oreilles.

Les porteurs, qui avaient déjà soulevé la chaise, la reposèrent sur le pavé.

Les passants, attirés par le bruit, commençaient à s’amasser autour des deux chaises.

– Et moi, si vous ne marchez point, je vous fais bâtonner par mes gens.

Les porteurs du marquis secouèrent la tête.

– Nous aimons mieux être bâtonnés, dirent-ils, que d’avoir les oreilles coupées.

Puis, tirant leurs deux brancards des coulisses dans lesquelles ils étaient passés :

– D’ailleurs, dirent-ils, si vos gens viennent avec leurs bâtons, nous avons de quoi répondre.

– Bravo, mes amis, dit Latil voyant que la chance était pour lui, voici quatre pistoles pour boire à ma santé. Je puis vous dire mon nom, je m’appelle Étienne Latil, tandis que je défie votre marquis bossu de dire le sien.

– Ah ! misérable, s’écria Pisani, tu n’as donc pas assez des deux coups d’épée que je t’ai déjà donnés ?

– Non-seulement j’en ai assez, dit Latil, mais j’en ai trop ; c’est pour cela que je veux absolument vous en rendre un.

– Tu abuses de ce que je ne puis pas encore me tenir sur mes jambes.

– Bah ! vraiment, dit Latil ; alors la partie est égale, nous allons nous battre assis. En garde, marquis !… Ah ! vous n’avez pas là vos trois gardes du corps avec vous ; et je vous défie de me faire donner un coup d’épée par derrière.

Et Latil tira son épée et en porta la pointe à la hauteur des yeux de son adversaire.

Il n’y avait point à reculer ; un cercle entourait les deux chaises. D’ailleurs, nous l’avons déjà dit, le marquis Pisani était brave ; il tira son épée à son tour, et sans que l’on vît ni l’un ni l’autre des combattants, les seules portières ouvertes étant celles qui correspondaient l’une à l’autre, on aperçut les deux lames passer chacune par une portière, se croiser, avec toutes les ressources de l’art, s’attaquant avec des feintes, parant avec des contres, plonger tour à tour avec rage dans l’intervalle, tantôt par l’une, tantôt par l’autre portière.

Enfin, après un combat qui dura près de cinq minutes, au grand amusement des spectateurs, un cri, ou plutôt un blasphème sortit de l’une des deux chaises.

Latil venait de clouer le bras de son adversaire à la carcasse de la chaise.

– Là ! fit Étienne Latil, prenez toujours cela en à-compte, mon beau marquis, et n’oubliez pas que chaque fois que je vous rencontrerai je vous en ferai autant.

Les gens du peuple ont une grande prédilection pour les vainqueurs, surtout quand ils sont beaux et généreux.

Latil était plutôt bien que mal, il avait fait preuve de générosité en jetant quatre pistoles sur le pavé.

Le marquis de Pisani était bossu et laid et n’avait montré aucune pistole.

Il eut certainement eu tort s’il eût appelé à la justice des assistants.

Il en prit son parti.

– À l’hôtel Rambouillet, dit Pisani.

– À Chaillot, dit Étienne Latil.

XVII

LE CARDINAL À CHAILLOT.

Arrivé à Chaillot, le cardinal s’était trouvé à peu près dans la même situation qu’Atlas, après que celui ci, fatigué de porter le monde, l’avait déposé pour quelques instants sur les épaules de son ami Hercule.

Il respira.

– Ah ! murmura-t-il, je vais donc faire des vers tout à loisir.

Et, en effet, Chaillot était la retraite où le cardinal se reposait de la politique, nous ne dirons pas en faisant de la prose, mais en faisant des vers.

Un cabinet situé au rez-de-chaussée, et dont la porte s’ouvrait dans un magnifique jardin, sur une allée de tilleuls sombre et fraîche, même dans les jours les plus ardents de l’été, était le sanctuaire où il se réfugiait un jour ou deux par mois.

Cette fois, il venait lui demander le repos et l’oubli : pour combien de temps ? il n’en savait rien.

Sa première idée, en mettant le pied dans cette oasis poétique, avait été d’envoyer chercher ses collaborateurs ordinaires à qui, pareil à un général d’armée, il distribuait le travail dans ce grand combat de la pensée qui était en pleine activité en Espagne, qui s’en allait mourant en Italie, qui venait de s’éteindre avec Shakespeare en Angleterre, et qui allait commencer en France avec Rotrou et Corneille.

Mais il avait réfléchi qu’il n’était plus, dans sa maison de Chaillot, le ministre puissant qui distribuait les récompenses, mais un simple particulier ayant par-dessus les autres le désavantage d’être très compromettant pour ses amis. Il avait donc résolu d’attendre que ses anciens amis vinssent à lui, mais y vinssent sans être appelés.

Il avait donc tiré des cartons le plan d’une nouvelle tragédie, Mirame, qui n’était rien autre qu’une vengeance contre la reine régnante, et les scènes qu’il en avait déjà esquissées.

Le cardinal de Richelieu, déjà assez mauvais catholique, ne restait pas assez bon chrétien pour pratiquer l’oubli des injures ; blessé profondément par cette intrigue mystérieuse et invisible qui venait de le renverser, et dont il regardait la reine Anne comme un des agents les plus actifs, il se consolait à l’idée de lui rendre le mal qu’elle lui avait fait.

Nous sommes on ne peut plus fâché de révéler les faiblesses secrètes du grand ministre ; mais nous nous sommes fait son historien, et non son panégyriste.

La première marque de sympathie lui vint d’un côté où il était loin de l’attendre. Guillemot, son valet de chambre, lui annonça qu’une chaise s’était arrêtée à la porte ; qu’un homme, qui paraissait encore mal remis d’une grande maladie ou d’une grave blessure, en était descendu, en s’appuyant aux murailles et s’était arrêté dans l’anti-chambre et assis sur un banc en disant :

– Ma place est là.

Les porteurs payés étaient repartis du même pas qu’ils étaient venus.

Cet homme, coiffé d’un feutre tant soit peu bossué, était enveloppé d’un manteau couleur tabac d’Espagne, il portait une ceinture qui se rapprochait plus du militaire que du civil, et portait en diagonale une épée qui n’avait sa pareille que dans les dessins de Callot, qui commençaient à être à la mode.

On lui avait demandé qui l’on devait annoncer à M. le cardinal ; ce à quoi il avait répondu :

– Je ne suis rien, – n’annoncez donc personne.

On lui avait demandé ce qu’il venait faire, et il avait dit simplement :

– M. le cardinal n’a plus de gardes, – je viens veiller à sa sûreté.

La chose avait paru assez bizarre à Guillemot pour qu’il crût devoir avertir Mme de Combalet et prévenir M. le cardinal.

Il avait prévenu Mme de Combalet et avertissait M. le cardinal.

Le cardinal donna ordre qu’on lui amenât ce mystérieux défenseur.

Cinq minutes après la porte s’ouvrit, et Étienne Latil apparaissait sur le seuil, pâle, ayant besoin, pour se soutenir, de s’appuyer au chambranle, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de son épée.

Avec son habitude des physionomies, avec son admirable mémoire des visages, Richelieu n’eut qu’à jeter un regard sur lui pour le reconnaître.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous mon cher Latil.

– Moi-même, Votre Éminence.

– Cela va mieux à ce qu’il paraît.

– Oui, monseigneur, et je profite de ma convalescence pour venir offrir mes services à Votre Éminence.

– Merci, merci, dit en riant le cardinal, je n’ai personne dont je veuille me défaire.

– C’est possible, fit Latil ; mais n’y a-t-il pas des gens qui voudraient se défaire de vous ?

– Ah ! cela, dit le cardinal, c’est plus que probable.

En ce moment, Mme de Combalet entra par une porte latérale, et son regard inquiet se porta rapidement de son oncle à l’aventurier inconnu qui se tenait près de la porte.

– Tenez, Marie, lui dit le cardinal, soyez reconnaissante, comme moi, à ce brave garçon, le premier qui vienne m’offrir ses services dans ma disgrâce.

– Oh ! je ne serai pas le dernier, dit Latil ; seulement, je ne suis point fâaché d’avoir pris rang avant les autres.

– Mon oncle, dit Mme de Combalet avec un regard rapide et compatissant qui n’appartient qu’à la femme, monsieur est bien pâle et me paraît bien faible.

– C’est d’autant plus méritant à lui que je sais, par mon médecin, qui le visite de temps en temps, que depuis huit jours seulement il est hors de danger, et qu’il n’y a que trois jours qu’il se lève. C’est d’autant plus méritant à lui, disais-je donc, de s’être dérangé pour moi.

– Ah ! dit Mme de Combalet, n’est-ce pas monsieur qui a manqué succomber dans une rixe au cabaret de la Barbe peinte ?

– Vous êtes bien bonne, ma belle dame. C’était bel et bien dans un guet-apens, mais je viens de le rejoindre, le maudit bossu, et je l’ai renvoyé chez lui avec un joli coup d’épée à travers le bras.

– Le marquis de Pisani ! s’écria Mme de Combalet ; le malheureux n’a pas de chance, il y a huit jours qu’il était encore au lit de la blessure qu’il avait reçue le soir même du jour où vous avez failli être assassiné.

– Le marquis Pisani, le marquis Pisani, dit Latil ; je ne suis point fâché de savoir son nom. C’est donc pour cela qu’il a dit à ses porteurs : Hôtel Rambouillet, tandis que je disais aux miens : À Chaillot ! – Hôtel Rambouillet, je me souviendrai de l’adresse.

– Mais comment vous êtes-vous battu, tous deux vous soutenant à peine ? demanda le cardinal.

– Nous nous sommes battus dans nos chaises, monseigneur ; c’est très-commode quand on est malade.

– Et vous venez me dire cela à moi, après les édits que j’ai rendus contre le duel ; il est vrai, ajouta le cardinal, que je ne suis plus ministre, et que, ne l’étant plus, il en sera de cette amélioration comme de toutes les autres que j’ai tentées : dans un an, disparues !…

Et le cardinal poussa un soupir qui prouva qu’il n’était point encore aussi détaché qu’il eût voulu le faire croire, des choses de ce monde.

– Mais vous dites, mon cher oncle, demanda Mme de Combalet, que M. Latil, car c’est M. Latil, je crois, que s’appelle monsieur, venait vous offrir ses services ; de quel genre étaient les services que monsieur venait vous offrir ?

Latil montrant son épée.

– Services à la fois offensifs et défensifs, dit-il. M. le cardinal n’a plus de capitaine des gardes, plus de gardes ; c’est à moi de lui servir de tout ceci.

– Comment, plus de capitaine des gardes ! dit une voix de femme derrière Latil ; il me semble qu’il a toujours son Cavois, qui est aussi mon Cavois à moi.

– Ah ! dit le cardinal, je connais cette voix-là, il me semble ; venez ici, chère madame Cavois, venez.

Une femme leste et pimpante, quoique atteignant la trentaine et que les formes primitives commençassent à disparaître sous un certain embonpoint, glissa rapidement entre Latil et le chambranle de la porte opposé à celui auquel il s’appuyait, et se trouva en face du cardinal et de Mme de Combalet.

– Ah ! dit-elle en se frottant les mains, vous voilà donc débarrassé de votre affreux ministère et de tout le tracas qu’il nous donnait.

– Comment, qu’il nous donnait ? dit le cardinal ; mon ministère vous donnait donc du tracas à vous aussi, chère madame ?

– Ah ! je crois bien, je n’en dormais ni jour ni nuit, je craignais toujours pour Votre Éminence quelque catastrophe dans laquelle mon pauvre Cavois serait mêlé. Le jour, j’y pensais, et je tressaillais au moindre bruit ; la nuit, j’en rêvais, et je m’éveillais en sursaut ; vous n’avez pas idée des mauvais rêves que fait une femme quand elle couche seule.

– Mais M. Cavois ? demanda en riant Mme de Combalet.

– Avec cela qu’il couche avec moi, n’est-ce pas ? pauvre Cavois ! Dieu merci, ce n’est pas la bonne volonté qui lui manque ! Nous avons eu dix enfants en neuf ans, ce qui prouve qu’il ne s’engourdit pas trop ; mais plus ça avançait, plus ça allait mal. M. le cardinal l’avait emmené au siége de la Rochelle, où il est resté huit mois ; heureusement que j’étais grosse quand il est parti, de sorte qu’il n’y a pas eu de temps perdu ; mais M. le cardinal allait l’emmener en Italie, chère madame, comprenez-vous cela ? et Dieu sait pour combien de temps ! Mais j’ai tant prié Dieu que je crois qu’il a fait un miracle en ma faveur, et que c’est grâce à mes prières que M. le cardinal a perdu sa place.

– Merci, madame Cavois, dit le cardinal en riant.

– Oui, merci, dit Mme de Combalet, et c’est une grande faveur, en effet, que Dieu nous accorde, chère madame Cavois, que de vous rendre, à vous votre mari et à moi mon oncle.

– Oh ! dit Mme Cavois, un mari et un oncle, ce n’est pas la même chose.

– Mais, dit le cardinal, si Cavois ne me suit pas, il suivra le roi.

– Oh ça ? où ça ? demanda Mme Cavois.

– En Italie donc.

– Avec cela qu’il ira en Italie ! Ah ! vous ne le connaissez pas encore, monsieur le cardinal… Lui me quitter ! lui se séparer de sa petite femme !… jamais !

– Mais il vous quittait bien, il se séparait bien de vous pour moi.

– Pour vous, oui, parce que je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais vous l’avez comme ensorcelé… ce n’est pas une forte tête, pauvre homme, et s’il ne m’avait pas eue pour conduire la maison et élever les enfants, je ne sais pas comment il s’en serait tiré… Mais, pour un autre que vous, se séparer de sa femme !… fâcher Dieu en couchant avec elle une fois par hasard !… jamais !

– Mais les devoirs de sa charge ?

– De quelle charge ?

– En quittant mon service, Cavois passe à celui du roi.

– Bon, prenez-y garde ; en quittant votre service, monseigneur, Cavois passe au mien. J’espère bien qu’à l’heure qu’il est, il a déjà donné sa démission à Sa Majesté.

– Vous a-t-il donc dit qu’il devait le faire ?

– Est-ce qu’il a besoin de me dire ce qu’il fera ? est-ce que je ne le sais pas d’avance ? est-ce que je ne vois pas tout au travers de lui comme à travers un cristal ? Quand je vous dis que c’est fait à cette heure-ci, c’est fait, quoi !

– Mais, ma chère madame Cavois, dit le cardinal, la place de capitaine des gardes valut six mille livres par an ; ces six mille livres vont manquer dans votre petit ménage, et comme simple particulier je ne puis pas décemment avoir un capitaine des gardes à six mille livres. Songez à vos huit enfants.

– Bon, est-ce que vous n’y avez pas pourvu ? Et le privilège des chaises, qui vaut douze mille livres par an, est-ce que cela n’est pas préférable à une place que le roi enlève et donne à son caprice ? Nos enfants. Dieu merci, sont gros et gras, et vous allez voir s’ils souffrent. Entrez, les petits, entrer, tous.

– Comment ! vos enfants sont là ?

– Excepté le dernier, qui est venu pendant le siége de la Rochelle et qui est en nourrice, n’ayant que cinq mois ; mais il a passé procuration à celui qui pousse.

– Comment, vous êtes déjà grosse, chère madame Cavois.

– Beau miracle, il y a près d’un mois que mon mari est revenu ; – entrez tous, entrez tous, M. le cardinal le permet.

– Oui, je le permets, mais, en même temps, je permets ou plutôt j’ordonne à Latil de s’assoir ; – prenez un fauteuil et asseyez-vous, Latil.

Latil ne répondit pas et obéit. S’il fût resté debout une minute de plus, il se fût trouvé mal.

Pendant ce temps toute la progéniture des Cavois défilait par rang de taille, l’aîné en tête, beau garçon de neuf ans, puis une fille, jusqu’au dernier qui était un enfant de deux ans.

Rangés en face du cardinal, ils présentaient l’aspect des tuyaux d’une flûte de Pan.

– Là, maintenant, dit Mme Cavois, voilà l’homme à qui nous devons tout, vous, votre père et moi ; mettez-vous à genoux devant lui pour le remercier.

– Madame Cavois, madame Cavois, on ne se met à genoux que devant Dieu.

– Et devant ceux qui le représentent : d’ailleurs, c’est à moi à donner des ordres à mes enfants : à genoux marmaille.

Les enfants obéirent.

– Là, maintenant, dit Mme Cavois s’adressant à l’aîné, Armand, répète à M. le cardinal la prière que je t’ai apprise, et que tu dois dire soir et matin.

– Mon Dieu, seigneur, dit l’enfant, donnez la santé à mon père, à ma mère, à mes frères, à mes sœurs, et faites que S. Exc. le cardinal, à qui nous devons tout, et auquel nous vous supplions d’accorder toute sorte de biens, perde son ministère, afin que papa puisse rentrer tous les soirs à la maison.

– Amen, répondirent en chœur tous les autres enfants.

– Eh bien, dit le cardinal en riant, cela ne m’étonne point qu’une prière faite d’un si bon cœur et avec tant d’ensemble ait été exaucée.

– Là, fit Mme Cavois, maintenant que nous avons dit à monseigneur tout ce que nous avions à lui dire, levez-vous et partons.

Les enfants se levèrent avec le même ensemble qu’ils s’étaient agenouillés.

– Hein ! dit Mme Cavois, comme cela obéit !

– Madame Cavois, dit le cardinal, si jamais je rentre au ministère, je vous fais nommer capitaine instructeur des troupes de Sa Majesté.

– Dieu vous en carde ! monseigneur.

Mme de Combalet embrassa les enfants et la mère, qui les fit monter deux par deux dans trois chaises attendant à la porte, et monta dans la quatrième avec le plus petit de tous.

Le cardinal les suivit des yeux avec un certain attendrissement.

– Monseigneur, dit Latil en se soulevant sur son fauteuil, vous n’avez plus besoin de moi, comme homme d’épée, puisque vous avez M. Cavois qui vous suit dans votre disgrâce, mais vous n’avez pas que le fer à craindre : votre ennemie s’appelle Médicis.

– Oui, n’est-ce pas, c’est votre avis, à vous aussi ? dit Mme de Combalet en rentrant ; le poison…

– Il faut une personne dévouée qui goûte tout ce que boira et tout ce que mangera Votre Éminence. Je m’offre.

– Oh, pour cela, mon cher monsieur Latil, dit en souriant Mme de Combalet, vous arrivez trop tard. Il y a déjà quelqu’un qui s’est offert.

– Et qui a été accepté ?

– Je l’espère du moins, dit Mme de Combalet, regardant tendrement son oncle.

– Et qui cela ? demanda Latil.

– Moi, fit Mme de Combalet.

– Alors, dit Latil, je n’ai plus besoin ici Adieu, monseigneur.

– Que faites-vous ? dit le cardinal.

– Je m’en vais. Vous avez un capitaine des gardes, vous avez un dégustateur ; à quel titre resterai je chez Votre Éminence ?

– À titre d’ami, Étienne Latil, un cœur comme le vôtre est rare, et l’ayant trouvé, je ne veux pas le perdre.

Puis se tournant vers Mme de Combalet :

– Ma chère Marie, lui dit-il, c’est à vous que je confie, âme et corps, mon ami Latil. Si je ne trouve pas à cette heure une occasion de l’occuper selon ses mérites, peut-être cette occasion se présentera-t-elle plus tard. Allez, en supposant que mes amis littéraires me soient aussi fidèles, de leur côté que mon capitaine des gardes et mon lieutenant, il faut que je leur taille de la besogne pour demain.

– M. Jean Rotrou, dit la voix de Guillemot annonçant.

– Vous le voyez, dit le cardinal à Mme de Combalet et à Latil, en voilà déjà un qui ne s’est pas fait attendre.

– Mon Dieu, dit Étienne Latil, faut-il que mon père ne m’ait pas fait apprendre la poésie !

XVIII

MIRAME.

Rotrou n’était pas seul.

Le cardinal regarda avec curiosité ce compagnon inconnu qui le suivait le chapeau à la main, et dans cette pose inclinée qui indique l’admiration et, non la servilité.

– C’est vous, de Rotrou, dit le cardinal, en lui tendant la main ; je ne vous cache point que je comptais sur la fidélité de mes confrères les poètes, avant celle de tous les autres. Je suis heureux de voir que vous êtes le plus fidèle de mes fidèles.

– Si j’avais pu prévoir ce qui vous arrive, monseigneur, vous m’eussiez trouvé ici, et c’est moi qui eusse ouvert à l’illustre disgracié les portes de sa retraite ; ah ! continua de Rotrou, en se frottant les mains, nous allons donc travailler, c’est si bon de faire des vers !

– Est-ce l’avis de ce jeune homme, demanda Richelieu, en regardant le compagnon de Rotrou.

– C’est si bien son avis, monseigneur, que c’est lui qui est venu m’annoncer cette nouvelle, qu’il venait d’apprendre chez madame de Rambouillet, et qui, m’a supplié du moment où Votre Éminence n’était plus ministre, de ne pas perdre un instant pour le présenter à vous. Il espère que maintenant que les affaires d’État vous laissent du temps, vous aurez celui d’aller voir sa comédie que l’on va jouer à l’hôtel de Bourgogne.

– Et quelle est la pièce que vont nous donner messieurs les comédiens ? demanda le cardinal.

– Réponds toi-même, dit Rotrou.

– Mélite, monseigneur, répondit timidement le jeune homme vêtu de noir.

– Ah ! ah, dit Richelieu, si j’ai bonne mémoire, vous êtes ce monsieur Corneille que votre ami Rotrou prétend destiné à nous effacer tous, et même lui comme les autres.

– L’amitié est indulgente, monseigneur, et mon compatriote Rotrou est pour moi plus qu’un ami, c’est un frère.

– J’aime à voir en poésie ces unions que l’antiquité a parfois chantées parmi les guerriers, mais jamais parmi les poètes.

Puis se retournant vers Corneille :

– Et vous êtes ambitieux, jeune homme.

– Oui, monseigneur ; j’ai surtout une ambition qui, si elle se réalisait, me comblerait de joie.

– Laquelle ?

– Demandez à mon ami Rotrou.

– Oh ! oh ! un ambitieux timide, fit le cardinal.

– Mieux que cela, monseigneur, modeste.

– Et cette ambition, demanda le cardinal, puis-je la réaliser ?

– Oui, monseigneur, d’un mot, dit Corneille.

– Alors, dites-la, jamais je n’ai été plus disposé à réaliser les ambitions des autres que depuis que j’ai vu le néant des miennes.

– Monseigneur, mon ami Corneille ambitionne l’honneur d’être reçu au nombre de vos collaborateurs. Si Votre Éminence fût resté ministre, il eût attendu le succès de sa comédie pour vous être présenté ; mais, du moment où vous voilà redevenu un simple grand homme, ayant du temps devant lui, il a dit ; Jean, mon ami, M. le cardinal va se mettre à la besogne, pressons-nous, où je trouverai la place prise.

– La place n’est pas prise, monsieur Corneille, dit le cardinal, et elle est à vous, vous souderez avec moi, messieurs, et si d’ici là nos compagnons nous arrivent, je vous distribuerai ce soir même le plan d’une nouvelle tragédie dont j’ai déjà esquissé quelque chose.

Le cardinal ne se trompait pas dans ses suppositions et, le soir, la même table réunissait ceux que l’on a appelés depuis les cinq auteurs, c’est-à-dire Bois-Robert, Colletet, Rotrou et Corneille.

Richelieu leur fit les honneurs de sa table avec la cordialité d’un confrère. Puis, le souper fini, on passa au cabinet de travail, où Richelieu, brûlant d’impatience de faire partager à ses collaborateurs son enthousiasme pour le sujet qu’il allait, leur donner à traiter, se hâta de tirer de son bureau un petit cahier sur lequel, de son écriture en grosse lettre, était écrit le mot : Mirame.

– Messieurs, dit le cardinal, de tout ce que nous avons entrepris jusqu’ici, voici mon œuvre de préférence. Le nom que vous avez déjà lu tous, Mirame, ne vous en dira rien, car le nom comme la pièce est œuvre d’invention pure ; seulement, comme il n’est point donné à l’homme d’inventer, mais seulement de reproduire des idées générales et des faits accomplis, en variant selon le degré d’imagination du poète, la forme sous laquelle il les reproduit, vous reconnaîtrez très probablement sous les noms supposés, les noms véritables, et dans les localités imaginaires les lieux réels. Je ne vous empêche point de faire, même tout haut, les commentaires qui vous seront agréables.

Les auditeurs s’inclinèrent seul Corneille regarda Rotrou en homme qui veut dire :

– Je n’y comprends absolument rien, mais je m’en rapporte à toi pour m’expliquer ce que cela peut signifier. Rotrou, d’un geste lui répondit qu’il aurait toutes les explications qu’il pourrait désirer.

Richelieu laissa aux deux jeunes gens le temps de faire leur jeu muet et reprit :

– Je suppose un roi de Bithynie, peu importe lequel, en rivalité avec le roi de Colchos. Le roi de Bithynie a une fille, nommée Mirame, laquelle a une confidente nommée Almire et une suivante nommée Alcine.

De son côté, le roi de Colchos, en guerre avec le roi de Bithynie, a un favori très-séduisant, très-aimable, très-élégant ; en cherchant bien, nous trouverions très-certainement, dans un des pays qui avoisinent la France, un type équivalent à celui d’Arimant.

– Le duc de Buckingham, dit Bois-Robert.

– Justement, dit Richelieu.

Rotrou poussa de son genou le genou de Corneille qui ouvrit de grands yeux, mais qui ne comprit pas d’avantage qu’il n’avait fait jusques-là, malgré ce nom de Buckingham qui éclaircissait cependant la question.

– Azamor, roi de Phrygie, allié du roi de Bythinie, est non-seulement amoureux, mais encore fiancé de Mirame.

– Qui ne l’aime pas, dit Bois-Robert, parce qu’elle aime Arimant.

– Tu as deviné juste, le Bois, dit Richelieu en riant ; vous voyez la situation, n’est-ce pas, messieurs ?

– C’est bien simple, dit Colletet, Mirame aime l’ennemi de son père ; elle trahit son père pour son amant.

Rotrou donna un second coup de genou à Corneille.

Corneille comprenait de moins en moins.

– Oh ! comme vous y allez, Colletet, dit-il ; trahit ! trahit : C’est bon pour une femme de trahir son mari, mais une fille trahir complétement, matériellement son père, non, ce serait trop fort ; non, elle se contente, au second acte, de recevoir son amant dans les jardins du palais.

– Comme certaine reine de France, dit l’Étoile, a reçu milord Buckingham…

– Eh bien, mais voulez-vous vous taire, monsieur de l’Étoile ; si votre père vous entendait, il consignerait cela dans son journal comme un fait historique ; enfin on en vient aux mains : Arimant, vainqueur d’abord, est, par un de ces retours de fortune si communs dans les annales de la guerre, vaincu ensuite par Azaraor. Mirame apprend tour à tour sa victoire et sa défaite, ce qui lui permet de se livrer aux sentiments les plus opposés. Arimant, vaincu, n’a pas voulu survivre à sa honte ; il s’est jeté sur son épée, on le croit mort. Mirame veut mourir et s’adresse à sa confidente, Mme de Chevreuse. Je me trompe. Comment le nom de Mme de Chevreuse se trouve-t-il sous ma langue à propos de Mirame ? Elle s’adresse à sa confidente Almire, laquelle lui propose de s’empoisonner avec elle à l’aide d’une herbe qu’elle a apportée de Colchos. Toutes deux respirent l’herbe et tombent évanouies. Pendant ce temps, on a pansé les blessures d’Arimant, qui ne sont pas mortelles. Il revient à lui, mais pour se désespérer de la mort de Mirame. Quand Almire termine les angoisses de tout le monde en assurant qu’elle a fait respirer à la princesse une herbe somnifère et, non vénéneuse, la même avec laquelle Médée a endormi le serpent qui gardait la toison d’or, qu’en conséquence Mirame n’est pas morte, mais qu’elle dort seulement, et Mirame reprend ses sens pour apprendre que son amant vit, que le roi de Colchos propose la paix, qu’Azamor renonce à sa main et que rien ne s’oppose plus à son union avec Arimant.

– Bravo ! crièrent en chœur Colletet, l’Étoile et Bois-Robert.

– C’est sublime, ajouta Bois-Robert, en chérissant sur le tout.

– On peut, en effet, tirer parti de la situation, fit Rotrou. Qu’en dis-tu, Corneille ?

Corneille fit un signe de tête.

– Vous me paraissez froid, monsieur Corneille, dit Richelieu un peu piqué du silence du plus jeune de ses auditeurs, qu’il s’attendait à voir bondir d’enthousiasme.

– Non, monseigneur, dit Corneille, je réfléchissais seulement à la coupe des actes.

– Elle est tout indiquée, dit Richelieu. Le premier acte finit à la scène entre Elmire et Mirame, lorsque Mirame consent à recevoir Arimant dans les jardins du palais. Le second, lorsque après l’avoir reçu, elle jette un regard effrayé sur son imprudence et s’écrie :

Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait ! je suis bien criminelle

Que d’infidélités pour paraître fidèle

– Oh ! bravo, dit le Bois, belle antithèse, magnifique pensée.

– Le troisième, continua le cardinal, finit au désespoir d’Azamor, en voyant que, tout vaincu qu’il soit, Mirame lui préfère Arimant ; le quatrième, à la résolution que prend Mirame de mourir ; et le cinquième, au consentement que donne le roi de Bithynie au mariage de sa fille avec Arimant.

– Mais alors, dit l’Étoile, si le plan est fait, monseigneur, la tragédie est faite.

– Non-seulement le plan est fait, dit Richelieu, mais un certain nombre de vers qu’il faudra, attendu que j’y tiens beaucoup, trouver moyen de placer dans mon œuvre.

– Voyons les vers, monseigneur, dit Bois-Robert.

– Dans la première scène entre le roi et son confident Acaste, le roi se plaignant de l’amant de sa fille pour l’ennemi de son royaume, dit :

 

Les projets d’Arimant s’en iront en fumée

Je méprise l’effet d’une si grande armée ;

Mais j’en crains bien la cause et ne puis sans effroi

Penser qu’elle me touche ou qu’elle vient de moi.

En effet, c’est mon sang, c’est lui que je redoute.

ACASTE.

Quoi, Sire, votre sang !

LE ROI.

Oui, mon sang ; mais écoute :

Je m’expliquerai mieux, c’est mon sang le plus beau

Celle qui vous paraît un céleste flambeau,

Est un flambeau fatal à toute ma famille.

Et peut-être à l’État : en un mot c’est ma fille.

Son cœur qui s’abandonne au jeu d’un étranger,

En l’attirant ici m’attire le danger.

Cependant que partout je me montre invincible,

Elle se laisse vaincre !

ACASTE.

Ô dieux ! est-il possible ?

LE ROI

Acaste, il est trop vrai par différents efforts,

On sape mon État et dedans et dehors ;

On corrompt mes sujets, on conspire ma perte,

Tantôt ouvertement, tantôt à force ouverte !

 

À ces vers, dits avec emphase, les applaudissements des cinq auditeurs répondirent. À cette époque, la versification dramatique était encore loin d’être arrivée à ce degré de perfection auquel la poussèrent Corneille et Racine. L’antithèse régnait despotiquement sur la fin de la période ; on préférait encore le vers à effet aux beaux vers ; plus tard, on préféra les beaux vers aux bons vers ; puis enfin on comprit que les bons vers, c’est-à-dire les vers en situation, étaient les meilleurs de tous.

Excité par cette approbation unanime, Richelieu continua :

– Dans le même acte, dit-il, j’ai esquisse entre Mirame et son père une scène qui devra être conservée entière par celui de vous, messieurs, qui se chargera du premier acte, cette scène renferme toute ma pensée, et une pensée à laquelle je ne veux rien changer.

– Dites, monseigneur, firent l’Étoile, Colletet et Bois-Robert.

– Nous vous écoutons, monseigneur, dit Rotrou.

– J’ai oublié de vous dire que Mirame avait d’abord été fiancée au prince de Colchos, dit Richelieu, mais que le prince de Colchos était mort ; elle se sert du prétexte de ce premier amour pour rester fidèle à Arimant et ne point épouser Azamor. Voici la scène entre elle et son père ; chacun est libre de voir les allusions qu’il lui plaira.

 

LE ROI

Ma fille, un doute ici tient mon âme en balance :

Le superbe Arimant, plein de vaine espérance,

Demande à me parler et prétend de vous voir.

Sans espoir de la paix, dois-je le recevoir ?

 

– Lisez milord Buckingham venant en ambassadeur près de Sa Majesté Louis XIII, dit Bois-Robert.

Rotrou poussa pour la troisième fois le genou de Corneille, qui lui rendit son attouchement ; il commençait à comprendre.

– Mirame, répond, dit Richelieu,

 

S’il veut faire la paix, sa venue est ma joie.

Si vous la concluez, je veux bien qu’il me voie ;

Mais s’il rompt avec nous, on pourrait m’obliger

Aussitôt à mourir qu’à voir cet étranger.

LE ROI

Si du roi de Colchos il avait l’héritage ?

MIRAME

S’il vous hait, il aura ma haine pour partage.

LE ROI

Bien qu’il soit né sujet il a de haut desseins.

MIRAME

S’il agit contre vous, il faut les rendre vains.

LE ROI

Il prétend avoir Mars et l’Amour favorables.

 

– Je tiens beaucoup à ce vers qui doit rester tel qu’il est, dit Richelieu s’interrompant.

– Celui qui oserait y toucher, dit Bois-Robert, serait incapable de comprendre sa beauté, continuez, continuez.

Le cardinal reprit en scandant complaisamment le vers.

 

Il prétend avoir Mars et l’Amour favorables.

MIRAME.

Ceux qui prétendent trop font souvent misérables.

 

– J’espère que vous ne laisserez pas toucher à celui-ci non plus, dit Colletet.

Richelieu continua.

 

Il se vante d’avoir quelque bonheur secret.

MIRAME.

Un amour bien traité devrait être discret.

 

– Belle pensée, murmura Corneille.

– Vous pensez, jeune homme, dit Richelieu avec complaisance.

 

LE ROI.

Il dit qu’il est fort aimé d’une fort belle dame.

MIRAME.

Ce n’est donc pas moi dont il a captivé l’âme ?

LE ROI.

Pourquoi rougissez-vous s’il n’est point votre amant ?

MIRAME.

Vous me voyez rougir de courroux seulement !

 

Richelieu s’interrompit.

– Voici où j’en suis resté, dit-il, dans le second et dans le troisième j’ai esquissé des scènes que je communiquerai à ceux qui seront chargés du deuxième et du troisième acte.

– Qui se chargera des deux premiers, dit Bois-Robert, qui osera mettre ses vers avant et après les vôtres, monseigneur ?

– Voyez, messieurs, dit Richelieu, au comble de la joie, accessible qu’il était comme un enfant à la louange littéraire, lui si sévère pour lui-même dans les questions politiques, voyez si vous croyez le poids des deux premiers actes trop lourd, on pourra tirer les cinq actes au sort.

– La jeunesse ne doute de rien, monseigneur, dit Rotrou ; mon ami Corneille et moi nous nous chargeons des deux premiers actes.

– Téméraires, dit en riant Richelieu.

– Votre éminence aura seulement la bonté de nous donner un plan détaillé des scènes, afin que nous ne nous écartions pas un instant de sa volonté.

– Alors, dit Bois-Robert, je me chargerai du troisième.

– Et moi du quatrième, dit l’Étoile.

– Et moi du cinquième, dit Colletet.

– Si vous vous chargez du cinquième, Colletet, dit Richelieu, je vous recommanderai, et lui touchant sur l’épaule, il l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre où il lui parla à voix basse.

Pendant ce temps Rotrou se penchait à l’oreille de son ami Corneille.

– Pierre, lui dit-il, à partir de cette heure, la fortune est dans ta main, c’est à toi de ne pas la laisser échapper.

– Que faut-il faire pour cela ? demanda Corneille, toujours naïf.

– Des vers qui ne vaillent pas mieux que ceux de M. le cardinal ! dit Rotrou.

XIX

LES NOUVELLES DE LA COUR.

Les cinq actes de Mirame distribués, la recommandation, faite pour le cinquième à Colletet, les collaborateurs du cardinal prirent congé de lui, moins Corneille et Rotrou, qu’il garda une partie de la nuit pour leur dicter le plan complet des deux premiers acte.

Bois-Robert devait revenir dans la matinée du lendemain, et recevoir ses instructions et pour lui et pour ses deux autres compagnons, à qui il était chargé de les communiquer.

Corneille et Rotrou couchèrent à Chaillot.

Le lendemain matin, ils déjeunèrent avec le cardinal, qui leur fit ses dernières recommandations. Pendant le déjeuner, Bois-Robert arriva, Corneille et Rotrou prirent congé ; Bois-Robert resta.

Le cardinal n’avait pas de secrets pour Bois-Robert, et Bois-Robert avait pu voir, malgré l’affectation du cardinal à ne s’occuper que de sa tragédie, quelle préoccupation profonde se cachait derrière cette frivole occupation.

Bois-Robert avait communiqué avec Charpentier et avec Rossignol ; il avait su le retour de Beautru, de La Saladie et de Charnassé. Il avait été trouver le Père Joseph dans son couvent, et dès la veille il avait pu dire au cardinal quelle avait été la réponse du moine ; cette réponse avait fort réjoui Richelieu, qui avait confiance entière dans la discrétion, mais non pas dans l’ambition du moine, qui, en effet, plus tard le trahit, mais qui avait jugé que l’heure de la trahison n’était pas venue encore ; enfin il savait que Souscarrières et Lopez devaient faire leurs rapports dans la journée.

Donc, tout espoir de revoir le roi n’était point perdu, et cette troisième journée que le cardinal avait fixée pour terme à ses espérances, n’était pas encore écoulée.

Vers deux heures, on entendit le galop d’un cheval, le cardinal courut à la fenêtre, quoiqu’il fût bien sûr que le cavalier ne pouvait être le roi.

Si sûr de lui même que fut le cardinal, il ne put retenir un cri de joie : un jeune homme, portant le costume des pages du roi, sauta lestement à bas de son cheval, jeta la bride au bras d’un laquais du cardinal qui reconnut Saint-Simon, cet ami de Barradas qui avait donné un si important avis à Marion de Lorme.

– Bois-Robert, dit vivement le cardinal, faites entrer ce jeune homme près de moi et veillez à ce que personne ne nous interrompe.

Bois-Robert se précipita par les escaliers, et presque aussitôt, on entendit le pas rapide du jeune homme qui montait les degrés quatre à quatre.

À la porte de la chambre, où l’attendait le cardinal, il se trouva face à face avec lui.

Le jeune homme s’arrêta court, arracha plutôt qu’il ne souleva son chapeau de sa tête et mit un genou en terre devant le cardinal.

– Que faites-vous, monsieur ? lui demanda en riant le cardinal, je ne suis pas le roi.

– Vous ne l’êtes plus, monseigneur, c’est vrai ; mais avec l’aide de Dieu, dit le jeune homme, vous allez le redevenir.

Un frisson de plaisir courut par les veines du cardinal.

– Vous m’avez rendu service, monsieur, dit-il, et si je redeviens ministre, ce que j’aurais peut-être tort de désirer, je tâcherai d’oublier mes ennemis, mais je vous promets de me souvenir de mes amis. Avez-vous quelque chose de bon à m’annoncer ? Mais relevez-vous donc je vous prie.

– Je viens de la part d’une belle dame que je n’ose pas nommer devant monseigneur, reprit Saint Simon en se relevant.

– C’est bien, dit le cardinal, je devinerai.

– Elle m’a chargé de dire à Votre Éminence qu’elle verrait le roi vers trois heures, et qu’elle serait bien étonnée si, à trois heures et demie, le roi n’était pas chez vous.

– Cette dame, dit Richelieu, n’est probablement pas de la cour ou ne va pas à la cour, car elle ignore les règles de l’étiquette, sinon elle ne supposerait pas que le roi pût visiter le plus humble de ses sujets.

– Cette dame n’est point de la cour, c’est vrai, dit Saint-Simon ; elle ne va pas à la cour, c’est vrai encore ; mais beaucoup de gens de la cour vont chez elle et se tiennent honorés d’y aller : il en résulte que je croirais fort à ses prédictions si elle me faisait l’honneur de m’en faire quelqu’une.

– Ne vous en a-t-elle jamais fait ?

– À moi, monseigneur ? dit Saint-Simon en riant du rire franc de la jeunesse et en montrant des dents magnifiques.

– Oui ; ne vous a-t-elle jamais dit que si, selon toute probabilité, M. Baradas tombait en défaveur du roi, ce serait M. de Saint Simon qui lui succéderait, et qu’à l’avancement de ce jeune homme certain cardinal qui fut ministre et que l’on prétend devoir le redevenir, ne s’opposerait point, mais aiderait, au contraire !

– Elle m’a dit quelque chose comme cela monseigneur ; mais ce n’était point une prédiction, c’était une promesse, et je me fie moins aux promesses de Marion Delorme !… Ah ! mon Dieu, voilà que, sans le vouloir, je l’ai nommée.

– Je suis comme César, dit Richelieu, j’ai l’oreille droite un peu dure, je n’ai point entendu.

– Pardon, monseigneur, dit Saint-Sinon, je croyais que c’était l’oreille gauche dont César entendait mal ?

– C’est possible, répondit le cardinal, mais en tous cas, j’ai un avantage sur lui ; je suis sourd de celle de laquelle je ne veux pas entendre ; mais vous venez de la cour, quelles nouvelles ? Bien entendu que je ne vous demande que les nouvelles que chacun sait, et que je ne sais point, habitant Chaillot, c’est-à-dire la province.

– Les nouvelles ? dit Saint-Simon, mais les voici en quelques mots ; il y a trois jours, M. le cardinal a donné sa démission, et il y avait fête au Louvre.

– Je sais cela.

– Le roi a fait des promesses à tout le monde. Cinquante mille écus au duc d’Orléans, soixante mille livres à la reine-mère, trente mille livres à la reine régnante.

– Et les leur a-t-il donnés ?

– Non et voilà l’imprudence. Les augustes donataires s’en sont rapportés à la parole du roi, et, au lieu de lui faire signer, des bons, séance tenante, sur un certain intendant nommé Charpentier, ils se sont contentés de la promesse du roi, mais…

– Mais ?

– Mais le lendemain, en rentrant de la place Royale, le roi n’a vu personne et s’est enfermé chez lui, où il a dîné tête à tête avec l’Angély, auquel il a offert trente mille livres, que l’Angély a refusé tout net.

– Ah !

– Cela étonne Votre Éminence ?

– Non.

– Alors il a fait venir Baradas, auquel il a promis trente mille livres ; mais Baradas, moins confiant que Monsieur, que S. M. la reine-mère, que S. M. la reine régnante, s’est fait signer un bon tout de suite et a été le toucher dans la soirée.

– Mais les autres ?

– Les autres attendent toujours ; ce matin il y a eu conseil au Louvre ; le conseil s’est composé de Monsieur, de la reine-mère, de la reine régnante, de Marcillac les sceaux, de Marcillac l’épée, de La Vieuville, qui rage toujours, vu que le roi a remis à M. Charpentier la clef du trésor, de M. de Bassompierre, et je ne sais plus trop de qui.

– Le roi… le roi…

– Le roi ? répéta Saint-Simon.

– A-t-il assisté au conseil ?

– Non, monseigneur, le roi a fait dire qu’il était malade.

– Et de quoi a-t-il été question, le savez-vous ?

– De la guerre, probablement.

– Qui vous les fait croire ?

– Mgr Gaston est sorti furieux d’un mot que lui a dit M. de Bassompierre.

– Voyons le mot ?

– Mgr Gaston, en sa qualité de lieutenant général, traçait la marche de l’armée ; il s’agissait de traverser une rivière, la Durance, je crois.

– Où la traverserons-nous ? demanda Bassompierre.

– Là ! monsieur, répondit Mgr Gaston en posant son doigt sur la carte.

– Je vous ferai observer, monseigneur, que votre doigt n’est point un pont, a dit Bassompierre ; de sorte que Mgr Gaston est sorti furieux du conseil.

Un sourire de joie illumina le visage de Richelieu.

– Je ne sais à qui tient, dit-il, que je ne leur laisse passer les rivières où ils voudront, et que je ne me tienne à l’écart pour rire à mon aise de leurs désastres.

– Dont vous ne ririez, pas, monseigneur, dit Saint-Simon, d’un ton plus grave qu’on ne pouvait l’attendre de lui.

Richelieu le regarda.

– Car leur désastre, continua le jeune homme, leur désastre serait celui de la France.

– Bien, monsieur, dit le duc, et je vous remercie ; vous dites donc que le roi n’a vu personne de sa famille depuis avant-hier.

– Personne, monseigneur, je vous l’affirme.

– Et que M. Baradas a seul touché ses trente mille livres.

– De cela, je suis sûr, il m’a fait appeler au bas de l’escalier pour l’aider à transporter toute sa richesse chez lui.

– Et que va-t-il faire de ses trente mille livres ?

– Rien encore, monseigneur ; mais par une lettre il a offert à Marion Delorme, puisque j’ai dit son nom une fois, je puis le répéter une seconde, n’est-ce pas, monseigneur ?

– Oui. Qu’a-t-il offert à Marion Delorme ?

– De les manger avec elle.

– Et comment lui a-t-il fait cette offre ? de vive voix ?

– Non, par lettre, heureusement.

– Et Marion a gardé cette lettre, j’espère ; elle a cette lettre entre les mains.

Saint-Simon tira sa montre.

– Trois heures et demie, dit-il, en regardant sa montre ; à cette heure-ci, elle doit s’en être dessaisie.

– Pour qui ? demanda vivement le cardinal ?

– Mais pour le roi ! monseigneur.

– Pour le roi !

– Voilà ce qui lui faisait croire que la journée ne se passerait pas sans que vous revissiez Sa Majesté.

– Ah ! je comprends, maintenant.

En ce moment, le bruit d’une voiture arrivant à fond de train se fit entendre.

Le cardinal s’appuya, pâlissant, à un fauteuil.

Saint-Simon courut à la fenêtre :

– Le roi ! cria-t-il.

Au même instant, la porte donnant sur l’escalier s’ouvrit, et Bois-Robert se précipita dans la chambre, criant :

– Le roi !

La porte de Mme de Combalet s’ouvrit, et d’une voix tremblante d’émotion :

– Le roi ! murmura-t-elle.

– Allez tous, dit le cardinal, et laissez-moi seul avec Sa Majesté.

Chacun disparut par une porte, tandis que le cardinal s’essuyait le front.

Alors on entendit des pas dans l’escalier, ces pas montaient les degrés marche à marche et d’une manière mesurée.

Guillemot parut sur la porte et annonça :

– Le roi !

– Ah ! par ma foi, murmura le cardinal, décidément, c’est un grand diplomate que ma voisine Marion Delorme.

XX

POURQUOI LE ROI LOUIS XIII ÉTAIT TOUJOURS VÊTU DE NOIR.

Guillemot s’effaça rapidement, et le roi Louis XIII et le cardinal de Richelieu te trouvèrent face à face.

– Sire, dit Richelieu en s’inclinant respectueusement, ma surprise a été si grande en apprenant que le roi descendait à la porte de mon humble maison, qu’au lieu de me précipiter comme je le devais au devant de lui et de l’attendre au bas de l’escalier, je suis resté, ici les pieds cloués au parquet, et qu’à cette heure encore, en son auguste présence, je doute que ce soit Sa Majesté elle-même qui ait ainsi daigné descendre jusqu’à moi.

Le roi regarda autour de lui.

– Nous sommes seul, monsieur le cardinal ? dit-il.

– Seuls, Votre Majesté.

– Vous en êtes certain ?

– J’en suis certain, Sire.

– Et nous pouvons parler en toute liberté ?

– En toute liberté.

– Alors, fermez cette porte, et écoutez-moi.

Le cardinal s’inclina, obéit, forma la porte et montra du doigt au roi un fauteuil dans lequel le roi s’assit ou plutôt se laissa tomber.

Le cardinal se tint debout et attendit.

Le roi leva lentement les yeux sur le cardinal, et le regardant un instant :

– Monsieur le cardinal, dit-il, j’ai eu tort.

– Tort, Sire ! en quoi ?

– De faire ce que j’ai fait.

Le cardinal regarda fixement le roi à son tour.

– Sire, dit-il, une grande explication, une de ces explications claires, nettes, précises, qui ne laissent pas un doute, pas un nuage, pas une ombre, était, je crois, nécessaire entre nous ; les paroles que vient de prononcer Votre Majesté me font croire que l’heure de cette explication est venue.

– Monsieur le cardinal, dit Louis XIII se redressant, j’espère que vous n’oublierez pas…

– Que vous êtes le roi Louis XIII, et que je suis son humble serviteur, le cardinal de Richelieu, non, Sire, soyez tranquille ; mais cependant, avec le profond respect que j’ai pour Votre Majesté, je demande la permission de vous le dire : si j’ai le malheur de la blesser, je me retirerai si loin que non-seulement elle n’aura jamais l’ennui de me revoir, ni même le désagrément d’entendre à l’avenir même prononcer mon nom. Si au contraire, elle admet que mes raisons soient bonnes, que mes sujets de plaintes soient réels, elle n’a qu’à me dire du même accent dont elle vient de dire : J’ai eu tort, elle n’aura qu’à dire : Cardinal, vous avez raison, et nous laisserons tomber le passé dans le gouffre de l’oubli.

– Parlez, monsieur, dit le roi, je vous écoute.

– Sire, commençons, s’il vous plaît, par ce qui ne peut pas se discuter, par mon désintéressement et ma probité.

– Les ai-je jamais attaquées ? demanda le roi.

– Non, mais Votre Majesté les a laissé attaquer devant elle, et c’est un grand tort qu’elle a eu.

– Monsieur ! fit le roi.

– Sire, ou je dirai tout, ou je me tairai ; Votre Majesté m’ordonne-t-elle de me taire ?

– Non, ventre saint-gris, comme disait le roi mon père, je vous ordonne, au contraire, de parler ; mais… ménagez-moi les reproches.

– Je suis cependant obligé de faire à Votre Majesté ceux que je crois qu’elle mérite.

Le roi se leva, frappa du pied, alla de son fauteuil à la fenêtre, de la fenêtre à la porte, de la porte à son fauteuil, regarda Richelieu, qui resta muet, et finit enfin par se rasseoir, en disant :

– Parlez ; je mets mon orgueil royal aux pieds du crucifix, je suis prêt à tout entendre.

– J’ai dit, Sire, que je commencerais par mon désintéressement et ma probité ; veuillez donc m’écouter.

Louis XIII fit un signe de tête.

– J’ai de mon patrimoine, continua le cardinal, vingt-cinq mille livres de rente ; le roi m’a donné six abbayes, qui rapportent cent vingt cinq mille livres ; j’ai donc en tout, de rente, cent cinquante mille livres.

– Je sais cela, dit le roi.

– Votre Majesté sait aussi, sans doute, que je suis, étant ministre, bien entendu, entouré de complots et de poignards, a ce point que je dois avoir des gardes et un capitaine pour me défendre.

– Je sais encore cela.

– Eh bien, Sire, j’ai refusé soixante mille livres de pension que vous m’avez offertes, après la prise de la Rochelle.

– Je m’en souviens.

– J’ai refusé les appointements de l’amirauté, quarante mille livres ; j’ai refusé un droit d’amiral, cent mille écus, ou plutôt je l’ai accepté, mais j’en ai fait don à l’État. Enfin, j’ai refusé un million que les financiers m’offraient pour ne pas être poursuivis ; ils ont été poursuivis, et je les ai forcés de dégorger dix millions dans les caisses du roi.

– Il n’y a pas de contestation là-dessus, monsieur le cardinal, dit le roi en tenant son chapeau, et je me plais à dire que vous êtes le plus honnête homme de mon royaume.

Le cardinal salua.

– Or, continua-t-il, quels sont mes ennemis près de Votre Majesté ; quels sont ceux qui m’accusent en face de la France et qui me calomnient aux yeux de l’Europe ; ceux qui devraient être les premiers à me rendre justice comme vous, Sire ! S. A. R. Mgr Gaston votre frère, la reine Anne régnante, S. M. la reine mère.

Le roi poussa un soupir ; le cardinal venait de toucher la plaie, il continua :

– S. A. R. Monsieur m’a toujours détesté ; comment ai je répondu à sa haine ? Dans l’affaire de Chalais il n’était question de rien moins que de m’assassiner ; les aveux de toutes parts, et même de la part de monseigneur, ont été clairs et précis ; comment me suis je vengé ? Je lui ai fait épouser la plus riche héritière du royaume, Mlle de Montpensier ; j’ai obtenu pour lui de Votre Majesté, l’apanage et le titre de duc d’Orléans, Mgr Gaston possède à cette heure un million et demi de revenu.

– C’est-à-dire qu’il est plus riche que moi, monsieur le cardinal.

– Le roi n’a pas besoin d’être riche, il peut ce qu’il veut. Quand le roi a besoin d’un million, il demande un million, et tout est dit.

– C’est vrai, dit le roi, puisqu’avant-hier vous m’en avez donné quatre, et hier un et demi.

– Faut-il que je rappelle à Votre Majesté combien m’en veut la reine Anne d’Autriche, et tout ce qu’elle a fait contre moi, et quel est mon crime à ses yeux ; le respect me ferme la bouche.

– Non, parlez, monsieur le cardinal ; je puis, je dois, je veux tout entendre.

– Sire, le grand malheur des princes, la grande calamité des États, sont les mariages des rois avec des princesses étrangères ; les reines, venant soit d’Autriche, soit d’Italie, soit d’Espagne, apportent sur le trône des sympathies de famille qui, à un moment donné, deviennent des crimes d’État ; combien de reines ont volé et voleront encore, au profit de leur père ou de leur frère, l’épée de la France sous le chevet du roi, leur mari ? Qu’arrive-t-il alors ? C’est qu’il y a crime de trahison, et que ses crimes ne pouvant pas être poursuivis sur les vrais coupables, on frappe tout autour d’eux, et que des têtes tombent qui ne devraient pas tomber. Après avoir conspiré avec l’Angleterre, la reine Anne, qui m’en veut, parce qu’elle voit en moi le champion de la France, conspire aujourd’hui avec l’Espagne et avec l’Autriche.

– Je le sais ! je le sais ! dit le roi d’une voix étouffée ; mais la reine Anne n’a aucun pouvoir sur moi.

– C’est vrai ; mais en direz-vous autant de la reine Marie, Sire, de la reine Marie, la plus cruelle de mes trois ennemies, parce que c’est pour elle que j’ai le plus fait.

– Pardonnez-lui, monsieur le cardinal.

– Non, Sire, je ne le lui pardonne pas.

– Même si je vous en prie ?

– Même si vous me l’ordonnez ; oh ! je l’ai dit à Votre Majesté, puisqu’elle est venue me chercher ici, il faut qu’ici la vérité tout entière lui soit dite.

Le roi poussa un soupir.

– Croyez-vous que je ne la connais pas, la vérité ? dit-il d’une voix altérée.

– Pas tout entière et il faut qu’entière elle vous soit dite une fois ; votre mère, Sire, c’est terrible à dire à son fils, mais votre mère…

– Eh bien, ma mère ? dit le roi regardant fixement le cardinal.

Ce regard du roi, qui eût arrêté les paroles dans la bouche d’un homme moins résolu à tout braver que l’était le cardinal, sembla, au contraire, les en faire jaillir.

– Votre mère, Sire, reprit-il, votre mère était infidèle à son époux. Avant d’être la femme de son mari, votre mère, lorsqu’elle a abordé à Marseille…

– Taisez-vous, monsieur, dit le roi, les murs écoutent et entendent parfois, dit-on. S’ils écoutent et s’ils entendent, ils peuvent parler, et personne ne doit savoir, que vous et moi pourquoi j’hésite à donner un héritier à la couronne, quand tout le monde m’en presse, et vous tout le premier, et ce que je vous dis est si vrai, monsieur, ajouta le roi, en se levant et en saisissant la main du cardinal, que si je croyais mon frère fils du roi Henri IV, c’est-à-dire du seul sang qui ait le droit de régner sur la France, aussi vrai que Dieu et vous m’entendez, monsieur, j’aurais déjà abdiqué en sa faveur et me serais retiré dans un cloître où j’aurais prié pour ma mère et pour la France. Avez-vous encore autre chose à me dire, monsieur ; m’ayant dit cela, vous pouvez tout me dire, maintenant ?

– Eh bien oui, Sire, je vous dirai tout ! s’écria le cardinal étonné, car je commence à comprendre qu’au respect que j’ai déjà pour Votre Majesté, va se joindre un sentiment d’admiration d’autant plus profonde qu’elle restera secrète. Oh ! Sire, quel horizon de tristesse me cachait le voile que vous venez de soulever, et Dieu m’est témoin que si je ne croyais pas l’avenir de la France intéressé à ce que je vais vous dire, je m’arrêterais là et n’irais point jusqu’au bout ; Sire, avez-vous essayé de voir clair dans le mystère terrible du 14 mai ?

– Oui, et j’y suis parvenu.

– Mais les vrais assassins, les connaissez-vous, Sire ?

– L’assassinat du maréchal d’Ancre, dont je parle sans remords, et que j’accomplirais encore demain s’il n’était déjà accompli depuis onze ans, vous prouvera du moins que je-connaissais l’un d’entre eux si je ne connais pas les autres.

– Mais moi, Sire ! moi qui n’avais pas les mêmes raisons que Votre Majesté pour rester aveugle, moi j’ai été jusqu’au fond du mystère et je les connais tous, moi, les assassins !

Le roi poussa un gémissement.

– Vous ignorez, Sire, qu’il y a eu une sainte femme, une créature dévouée qui sachant que le crime devait s’accomplir, avait juré elle, que le crime ne s’accomplirait pas. Savez-vous qu’elle a été sa récompense ?

– On la enfermée dans un tombeau, dont elle a vu, vivante, la porte se murer sur elle, et où elle est restée dix-huit ans exposée aux rayons brûlants de l’été, à la bise glacée de l’hiver ; sa loge était aux Filles repenties ; elle s’appelait la Coëtman, elle est morte il y a douze jours seulement.

– Et sachant cela, Sire, Votre Majesté a souffert qu’une pareille iniquité s’accomplit !

– Les rois sont personnes sacrées, monsieur le cardinal, répondit Louis XIII avec ce culte terrible de la monarchie qui, sous Louis XIV, devait aller jusqu’à l’Idolâtrie ; et malheur à ceux qui pénètrent dans leurs secrets.

– Eh bien ! Sire, ce secret, il y a encore une autre personne que vous, une autre personne que moi qui le sait.

Le roi fixa son œil clair sur le cardinal ; cet œil interrogeait mieux que n’eussent fait des paroles.

– Vous avez peut-être entendu dire, continua Richelieu, que sur l’échafaud Ravaillac avait demandé à faire des aveux.

– Oui, dit Louis XIII pâlissant.

– Vous avez peut-être entendu dire encore que le greffier alors s’approcha de lui, et que sous la dictée du patient, déjà à moitié mutilé, le greffier écrivit le nom des vrais coupables.

– Oui, dit Louis XIII, sur une feuille volante détachée du procès.

Et le cardinal crut le voir pâlir encore.

– Vous avez peut-être entendu dire enfin que cette feuille avait été recueillie par le rapporteur Joly de Fleury, et gardée soigneusement par lui.

– J’ai entendu dire tout cela, monsieur le cardinal, après ?… après ?…

– Eh bien, j’ai voulu reprendre cette feuille chez les enfants de M. Joly de Fleury ; deux hommes inconnus, l’un, un jeune homme de seize ans, l’autre, un homme de vingt-six, se sont présentés un jour chez le rapporteur, se sont faits connaître à lui, ont eu l’influence de se faire remettre ce précieux feuillet et l’ont emporté.

– Et Votre Éminence, qui sait tout, n’a pas pu savoir quels étaient ces deux hommes ? demanda le roi.

– Non, Sire, répondit le cardinal.

– Eh bien, je vais vous le dire, moi, fit le roi en saisissant-fiévreusement le bras du cardinal : l’aîné de ces deux hommes, c’était M. de Luynes ; le plus jeune c’était moi !

– Vous, Sire, s’écria le cardinal en reculant d’étonnement.

– Et, dit le roi en fouillant dans sa poitrine et en tirant d’une poche intérieure un papier jauni et froissé, et ce procès-verbal daté par Ravaillac sur l’échafaud, cette feuille fatale qui porte les noms des coupables, la voilà !

– Ô Sire ! dit Richelieu, reconnaissant à la pâleur du roi ce qu’il avait dû souffrir pendant toute cette scène, pardonnez-moi ; tout ce que je viens de vous dire, je croyais que vous l’ignoriez.

– Et quelle-cause donniez-vous donc à ma tristesse, à mon isolement, à mon deuil. Est-ce donc l’habitude des rois de France de se vêtir comme je le suis. Chez nous autres souverains, le deuil d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur, d’un parent, d’un autre roi, se porte en violet ; mais chez tous les hommes, roi et sujets, le deuil du bonheur se porte en noir.

– Sire, dit le cardinal, il est inutile de garder ce papier, brûlez-le.

– Non pas, monsieur, je suis faible ; mais, par bonheur, je me connais. Ma mère est ma mère, au bout du compte, et de temps en temps elle reprend son empire sur moi. Mais quand je sens que cet empire me fait dévier de la ligne droite et me pousse à quelque chose d’injuste, je regarde ce papier et il me rend la force, ce papier. Monsieur le cardinal, dit le roi d’une voix sombre, mais résolue, gardez-le comme un pacte entre nous, et le jour où il me faudra rompre avec ma mère, l’éloigner de moi, l’exiler de Paris, la chasser de la France, ce papier à la main, exigez de moi ce que vous voudrez.

Le cardinal hésitait.

– Prenez, dit le roi, prenez, je le veux.

Le cardinal s’inclina et prit le papier.

– Puisque Votre Majesté le veut, dit-il.

– Et maintenant, ne me faites-plus de conditions, monsieur le cardinal, la France et moi nous nous remettons entre vos mains.

Le cardinal prit les mains du roi, mit un genou en terre, les baisa et lui dit :

– Sire, en échange de cet instant, Votre Majesté acceptera, je l’espère, le dévouement, de toute ma vie.

– J’y compte, monsieur, dit le roi avec cette suprême majesté qu’il savait prendre dans certains moments ; et maintenant, ajouta-t-il, mon cher cardinal, oublions tout ce qui s’est passé, dédaignons toutes ces misérables intrigues de ma mère, de mon frère et de la reine, et ne nous occupons plus que de la gloire de nos armes et de la grandeur de la France.

XXI

OÙ LE CARDINAL RÈGLE LE COMPTE DU ROI.

Le lendemain, à deux heures après-midi, le roi Louis XIII, assis dans un grand fauteuil, la canne entre les jambes, son chapeau noir à plumes noires posé sur sa canne, le sourcil un peu moins froncé, le visage un peu moins pâle que d’habitude, regardait le cardinal de Richelieu assis à son bureau et travaillant.

Tous deux étaient dans ce cabinet de la place Royale, où nous avons vu le roi, pendant ses trois jours de règne ; passer de si mauvaises heures.

Le cardinal écrivait, le roi attendait.

Le cardinal leva, la tête.

– Sire, dit-il, j’ai écrit en Espagne, à Mantoue, à Venise et à Rome, et j’ai eu l’honneur de montrer à Votre Majesté mes lettres, qu’elle a approuvées. Maintenant je viens, toujours par l’ordre de Votre Majesté, d’écrire à son cousin le roi de Suède. Cette réponse était plus difficile à faire que les autres. S. M. le roi Gustave-Adolphe, trop éloigné de nous, apprécie mal les hommes tout en jugeant bien les événements, et les appréciant avec son esprit à lui, et ne les jugeant point sur l’impression générale.

– Lisez, lisez, monsieur le cardinal, dit Louis XIII, je sais parfaitement ce que contenait la lettre de mon cousin Gustave.

Le cardinal salua et lut :

 

« Sire,

« Cette familiarité avec laquelle Votre Majesté veut bien m’écrire est un grand honneur pour moi, tandis que ma familiarité à moi envers Votre Majesté, quoique autorisée par elle, serait tout à la fois un manque de respect et un oubli de l’humilité que m’impose le peu d’opinion que j’ai de moi-même et ce titre de prince de l’Église que vous voulez bien me donner.

« Non, Sire, je ne suis pas un grand homme ; non, Sire, je ne suis pas un homme de génie. Seulement je suis, comme vous voulez bien me le dire, un honnête homme, et c’est à ce point de vue que le roi mon maître veut bien surtout m’apprécier, n’ayant besoin d’avoir recours qu’à lui-même dans toutes les questions où le génie et la grandeur ont besoin d’intervenir. Je traiterai donc directement avec Votre Majesté, comme elle le désire, mais comme simple ministre du roi de France.

« Oui, sire, je suis sûr de mon roi, plus sûr aujourd’hui que jamais, car aujourd’hui encore il vient, en me maintenant au pouvoir contre l’opinion de la reine Marie de Médicis, sa mère, contre celle de la reine Anne, son épouse, contre celle Mgr Gaston, son frère, de me donner une nouvelle preuve que, si son cœur cède parfois à ces beaux sentiments de piété filiale, d’amitié fraternelle et de tendresse conjugale qui sont le bonheur des autres hommes, et que Dieu a mis dans tous les cœurs honnêtes et bien nés, la raison d’État vient aussitôt corriger ces nobles élans de l’âme auxquels les rois sont parfois forcés de résister, en se faisant une vertu âpre et rigide, qui met le bien de ses sujets et les nécessités du gouvernement, avant les lois mêmes de la nature.

« Un des grands malheurs de la royauté, Sire, est que Dieu ait placé si haut ses représentants sur la terre, que les rois, ne pouvant avoir d’amis, soient forcés d’avoir des favoris. Mais, loin de se laisser influencer par ses favoris, vous avez pu voir que mon maître, à qui a été donné le beau surnom de Juste, a su, au contraire – et M. de Chalais, que vous nommez, en est la preuve – a su les abandonner même à la justice criminelle, du moment où ils étaient accusés d’empiéter d’une façon fatale sur les affaires d’État ; et mon maître a le regard trop pénétrant et la main trop ferme pour permettre que jamais une intrigue, si bien ourdie qu’elle soit et si puissants que soient ceux qui la mettront en avant, renverse un homme qui a dévoué son esprit à son roi et son cœur à la France ; peut-être un jour descendrai-je du pouvoir, mais je puis affirmer que je n’en tomberai pas.

« Oui, Sire – et mon roi, à qui j’ai eu l’honneur de communiquer votre lettre, n’ayant rien de caché pour lui, m’autorise à vous le dire, – oui, je suis sûr, sauf la permission de Dieu, qui peut m’enlever de ce monde au moment où j’y penserai le moins, oui, je suis sûr de rester trois ans au pouvoir, et, en ce moment même, le roi m’en renouvelle l’assurance – en effet, Louis XIII fit à Richelieu un signe affirmatif. – Oui, je suis sur de rester trois ans au pouvoir et de tenir, au nom du roi et au mien, les engagements que je prends directement avec vous par ordre très positif de mon maître.

« Quant à appeler Votre Majesté ami Gustave, – je ne connais que deux hommes dans l’antiquité : Alexandre et César ; que trois hommes dans notre monarchie moderne : Charlemagne, Philippe-Auguste et Henri IV, qui puissent se permettre vis-à-vis d’elle une si flatteuse familiarité. Moi, qui suis si peu de chose, je ne puis que me dire de Votre Majesté le très humble et très obéissant serviteur.

† ARMAND, cardinal Richelieu.

 

« Comme le désire Votre Majesté, et comme mon roi est enchanté d’en donner l’ordre, ce sera M. le baron de Charnassé qui lui remettra cette lettre et qui sera chargé de négocier avec Votre Majesté cette grande affaire de la ligue protestante, pour laquelle il a les pleins pouvoirs du roi, et, si vous y tenez absolument, j’ajouterai les miens. »

 

Pendant tout le temps que le cardinal avait lu cette longue lettre, qui était une apologie du roi un peu trop librement attaqué par Gustave-Adolphe, Louis XIII, tout en mordant à deux on trois passages sa moustache, avait approuvé de la-tête ; mais quand la lettre fut complétement achevée, il demeura un instant pensif et demanda au cardinal :

– Éminence, en votre qualité de théologien, pouvez-vous m’affirmer que cette alliance avec un hérétique ne compromet point le salut de mon âme ?

– Comme c’est moi qui l’ai conseillée à Votre Majesté, s’il y a un péché je le prends sur moi.

– Voilà qui me rassura un peu, dit Louis XIII, mais ayant tout fait, depuis que vous êtes ministre et comptant dans l’avenir tout faire d’après vos avis, croyez-vous, mon cher cardinal, que l’un de nous puisse être damné sans l’autre ?

– La question est trop difficile pour que j’essaye d’y répondre ; mais tout ce que je puis dire à Votre Majesté, c’est que ma prière à Dieu est de ne jamais me séparer d’elle, soit en ce monde, soit pendant l’éternité.

– Ah ! fit le roi respirant, notre travail est donc fini, mon cher cardinal.

– Pas encore tout à fait, Sire, dit Richelieu, et je prie Votre Majesté de m’accorder encore quelques instants pour l’entretenir des engagements qu’elle a pris et des promesses qu’elle a faites.

– Voulez-vous parler des sommes que m’avaient demandées mon frère, ma mère et ma femme ?

– Oui, Sire.

– Des traîtres, des trompeurs et des infidèles. Vous qui prêchez si bien l’économie, n’allez-vous pas me donner le conseil de récompenser l’infidélité, le mensonge et la trahison ?

– Non, Sire ; mais je vais dire à Votre Majesté : Une parole royale est sacrée ; une fois donnée, elle doit être tenue. Votre Majesté a promis cinquante mille écus à son frère…

– S’il était lieutenant général ; puisqu’il ne l’est plus !

– Raison de plus, pour lui donner un dédommagement.

– Un fourbe qui a fait semblant d’aimer la princesse Marie rien que pour nous susciter des embarras de toute espèce.

– Dont nous voilà sortis, je l’espère, puisque lui même a dit qu’il renonçait à cet amour.

– Tout en taisant son prix pour y renoncer.

– S’il a fait son prix, Sire, il faut lui payer cette renonciation au taux qu’il a fixé lui-même.

– Cinquante mille écus !

– C’est cher, je le sais bien ; mais un roi n’a que sa parole.

– Il n’aura pas plutôt ses cinquante mille écus qu’il se sauvera avec en Crète, près du roi Minos, comme il appelle le duc Charles IV.

– Tant mieux, Sire, car alors les cinquante mille écus auront été placés ; pour cinquante mille écus, nous prendrons la Lorraine.

– Et vous croyez que l’empereur Ferdinand nous laissera faire ?

– À quoi nous servirait Gustave-Adolphe ?

Le roi réfléchit un instant.

– Vous êtes un rude joueur d’échecs, monsieur le cardinal, dit-il ; monsieur mon frère aura ses cinquante mille écus ; mais quant à ma mère, qu’elle ne compte pas sur ses soixante mille livres !

– Sire, S. M. la reine mère avait besoin de cette somme il y a déjà longtemps, puisqu’elle m’avait demandé cent mille livres, et qu’à mon grand regret je n’avais pu lui en donner que cinquante. Mais à cette époque nous étions totalement dépourvus d’argent, tandis qu’aujourd’hui nous en avons.

– Cardinal, vous oubliez tout ce que vous m’avez dit hier de ma mère ?

– Vous ai-je dit qu’elle ne fût pas votre mère, Sire ?

– Non ; pour mon malheur et pour celui de la France, elle l’est.

– Sire, vous avez signé à S. M. la reine-mère un bon de soixante-mille livres.

– J’ai promis, je n’ai rien signé.

– Une promesse royale est bien autrement sacrée qu’un écrit !

– Alors c’est vous qui les lui donnerez et non pas moi ; peut-être nous en aura-t-elle quelque reconnaissance et nous laissera-t-elle tranquilles ?

– La reine ne nous laissera jamais tranquilles, Sire ; l’esprit tracassier des Médicis est en elle, et elle passera sa vie à regretter deux choses qu’elle ne peut reprendre : la jeunesse évanouie et son pouvoir perdu.

– Passe encore pour la reine-mère, mais la reine, qui se fait payer son fil de perles par M. d’Émery et qui me le redemande !… oh ! pour ceci par exemple !

– Cela ne prouve qu’une chose, Sire, c’est que la reine, pour recourir à de pareils moyens, est fort gênée. Or, il n’est point convenable, quand le roi a la clef d’une caisse contenant plus de quatre millions, que la reine emprunte vingt mille livres à un particulier. Sa Majesté appréciera, je l’espère, et au lieu d’un bon de trente mille livres, signera un bon de cinquante mille livres à la reine, à la condition qu’elle remboursera les vingt mille livres à M. d’Émery. La couronne de France, est d’or pur, Sire, et elle doit reluire ainsi bien au front de la reine qu’à celui du roi.

Le roi se leva, alla au cardinal et lui tendit la main.

– Non-seulement, monsieur le cardinal, dit-il, vous êtes un grand ministre, un bon conseiller, mais encore un ennemi généreux ; je vous autorise, monsieur le cardinal, à faire payer les différentes sommes dont nous venons de régler l’emploi.

– C’est le roi qui les a promises, c’est au roi de les acquitter ; le roi signera des bons que l’on présentera à la caisse et qui seront payés à vue ; mais il me semble que Sa Majesté oublie une des gratifications qu’il a accordées.

– Laquelle ?

– Je croyais que, dans sa généreuse répartition, le roi avait accordé à M. de l’Angély, son fou, la même somme qu’à M. de Baradas, son favori, trente mille livres.

Le roi rougit.

– L’Angély a refusé, dit-il.

– Raison de plus, Sire, pour maintenir la libéralité. M. l’Angély a refusé pour que les gens qui demandent ou qui acceptent le croyent véritablement fou, et ne sollicitent pas sa place près de Votre Majesté. Mais le roi n’a que deux vrais amis près de lui, son fou et moi ; qu’il ne soit pas ingrat auprès de l’un, après avoir si largement récompensé l’autre.

– Soit, vous avez raison, monsieur le cardinal ; mais il y a un petit drôle qui a mérité toute ma colère, et celui-là…

– Celui-là, Sire, Votre majesté n’oubliera point qu’il a été près de trois mois son favori, et qu’un roi de France peut bien donner dix mille livres par mois à celui qu’il honore de son intimité.

– Oui, mais qu’il aille les offrir à une fille comme Mlle Delorme.

– Fille très-utile, Sire, puisque c’est elle qui m’a prévenu de la disgrâce dans laquelle j’allais tomber et qui, en me donnant le temps de penser à ma chute, m’a permis de l’envisager en face. Sans elle, Sire, en apprenant, sans y être préparé, que j’avais démérité des bontés du roi, je fusse resté sur le coup. Une compagnie pour M. de Baradas, Sire, et qu’il prouve à Votre Majesté qu’il vous reste fidèle serviteur, comme vous lui restez bon maître.

Le roi réfléchit un instant.

– Monsieur le cardinal, demanda-t-il, que dites-vous de son camarade Saint-Simon ?

– Je dis qu’il m’est fort recommandé, Sire, par une personne à qui je veux beaucoup de bien, et qu’il est très-propre à tenir près de Votre Majesté la place que l’ingratitude de M. Baradas laisse vacante.

– Sans compter, ajouta le roi, qu’il sonne admirablement le cor ; je suis bien aise que vous me le recommandiez, cardinal, je verrai à faire quelque chose pour lui. À propos, et le conseil ?

– Votre Majesté veut-elle le fixer à demain à midi au Louvre ; j’exposerai mon plan de campagne, et nous tâcherons d’avoir, pour passer les rivières, autre chose que les doigts de Monsieur.

Le roi regarda le cardinal avec l’étonnement qu’il manifestait chaque fois qu’il le voyait si bien instruit de choses qu’il eût dû ignorer.

– Mon cher cardinal, lui dit-il en riant, vous avez à coup sûr un démon à votre service, à moins que vous ne soyez – ce à quoi j’ai plus d’une fois pensé – à moins que vous ne soyez le démon lui-même.

FIN DU TROISIÈME VOLUME

QUATRIÈME VOLUME

CHAPITRE PREMIER

L’AVALANCHE.

Au moment même où le conseil, convoqué cette fois par Richelieu, se réunissait au Louvre, c’est-à-dire vers onze heures du matin, une petite caravane, qui était partie de Doulx au point du jour, apparaissait à l’extrémité des maisons de la petite ville d’Exilles, située sur l’extrême frontière de France, et qui n’est plus séparée des États du prince de Piémont que par Chaumont, dernier bourg appartenant au territoire français.

Cette caravane se composait de quatre personnes montées sur des mulets.

Deux hommes et deux femmes.

Dans les deux hommes, qui voyageaient à visage découvert avec le costume basque, il était facile de reconnaître deux jeunes gens, dont le plus âgé avait vingt-trois ans et le plus jeune dix-huit ans à peine.

Quant aux deux femmes, il était plus difficile de savoir leur âge, vêtues qu’elles étaient de robes de pèlerines à large capuchons, que leur cachait entièrement le visage, précaution que l’on pouvait aussi bien attribuer au froid qu’au désir de ne pas être reconnues.

À cette époque les Alpes n’étaient point comme aujourd’hui sillonnées par les magnifiques chemins du Simplon, du mont Cenis, et du Saint-Gothard, et l’on ne pénétrait en Italie que par des sentiers où rarement deux piétons eussent pu marcher de front, et où les mulets trottaient, allure qui d’ailleurs leur est non-seulement familière, mais sympathique au suprême degré.

Pour le moment, un des deux cavaliers, et c’était le plus âgé des deux, marchait à pied, tenant par la bride un des mulets, monté par la plus jeune des femmes, laquelle, ne voyant personne sur la route, qu’une espèce de marchand ambulant qui précédait la caravane de cinq cents pas environ, fouettant devant lui un petit cheval chargé de ballots, avait rejeté son capuchon en arrière, et qui, par la mise en évidence de cheveux d’un blond doux, d’un teint merveilleux de fraîcheur, accusait à peine dix-sept à dix-huit ans.

L’autre femme suivait le visage entièrement enseveli dans son capuchon. La tête courbée, soit par le poids de la pensée, soit par celui de la fatigue ; elle paraissait parfaitement insouciante du chemin qu’elle suivait ou plutôt que suivait sa monture, sur l’extrême crête d’un rocher qui, d’un côté, dominait le précipice et, de l’autre côté était dominé par la montagne couverte de neige. Son mulet, plus préoccupé qu’elle du chemin, abaissait de temps en temps la tête, flairait le vide et paraissait comprendre, par le soin qu’il mettait à n’avancer un pied que quand les trois autres étaient bien assurés, toute l’étendue du danger qu’il y avait pour lui à faire un faux pas.

Ce danger était si réel, que, pour ne pas le voir et peut-être pour ne point céder à ce démon du vide qu’on appelle le vertige, et auquel il est si difficile de résister, le quatrième voyageur, jeune homme aux cheveux blonds, à la taille mince et bien prise, aux yeux flamboyants de jeunesse et de vie, assis sur son mulet à la manière des femmes, c’est-à-dire de côté et tournant le dos à l’abîme, chantait en s’accompagnant d’une mandoline pendue à son cou par un ruban bleu de ciel, les vers suivants, tandis que le quatrième mulet, débarrassé de son cavalier, suivait librement le mulet du chanteur :

 

Vénus est par cent mille noms

Et par cent mille autres surnoms

Des pauvres amants outragée ;

L’un la dit plus dure que le fer,

L’autre la surnomme enfer,

Et l’autre la nomme enragée.

L’un l’appelle soucis et pleurs,

L’autre tristesse et douleurs

Et l’autre la désespérée.

Mais moi, parce qu’elle a toujours

Été propice à mes amours,

Je la surnomme la sucrée !

 

Quant au plus âgé des deux jeunes gens, il ne jouait pas de la viole, il ne chantait pas, il était trop occupé pour cela.

Tous ses soins étaient concentrés sur la jeune femme dont il s’était fait le guide et sur les dangers qui la menaçaient, elle et sa monture, dans le chemin étroit et difficile, tandis qu’elle le regardait de cet œil doux et charmant dont les femmes regardent l’homme que non-seulement elles aiment et les aime, mais qui se dévoue soit à leur sûreté, soit à leur fantaisie, second dévouement dont elles sont parfois plus reconnaissantes que du premier.

Au bout d’un moment, à l’un des détours du sentier, la petite caravane fit halte.

Cette halte était occasionnée par une grave question à résoudre.

On approchait, comme nous l’avons dit, de Chaumont, c’est à-dire du dernier bourg français, puisque, depuis deux heures déjà l’on avait dépassé Exilles, et son fort ; on était donc éloigné d’une demi-lieue à peine de la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont.

Au delà de cette borne, on allait se trouver en pays ennemi, puisque non-seulement Charles-Emmanuel savait les grands préparatifs que le cardinal faisait contre lui, mais encore avait été officiellement prévenu que s’il ne donnait point passage aux troupes qui allaient faire lever le siége de Cazal et ne se joignait point à elles, la guerre lui était d’avance déclarée.

Or, la grave question qui s’agitait était celle-ci : Passerait-on franchement par ce que l’on appelait le Pas de Suze, au risque d’être reconnu et arrêté par Charles-Emmanuel, ou prendrait-on un guide, et en suivant ce guide, quelque chemin détourné qui permettrait d’éviter Suze et même Turin, pour aller directement en Lombardie ?

La jeune fille, avec cette charmante confiance que la femme qui aime a dans l’homme aimé, s’abandonnait absolument à la prudence et au courage de son conducteur ; elle ne savait que le regarder de ses beaux yeux noirs et avec son doux sourire en disant :

– Vous savez mieux que moi ce qu’il faut faire, faites ce que vous voudrez.

Le jeune homme, effrayé de cette responsabilité, à l’endroit de la femme qu’il aimait, se tourna, comme pour l’interroger, vers celle dont le visage était caché sous son capuchon.

– Et vous, madame, lui demanda-t-il, quel est votre avis ?

Celle à qui la parole était adressée, leva son capuchon, et l’on put voir le visage d’une femme de 45 à 55 ans, vieilli, amaigri, ravagé par une longue souffrance, les yeux seuls, devenus trop grands à force de chercher à voir dans l’inconnu, semblaient vivants au milieu de cette face pâle qui semblait déjà en proie à la rigidité cadavérique.

– Plait-il ? demanda-t-elle.

Elle n’avait rien écouté, rien entendu, à peine avait-elle remarqué que l’on avait fait halte.

Le jeune homme haussa la voix, car le bruit que faisait la Dora, en roulant au fond du précipice, empêchait que l’on entendît des paroles prononcées non-seulement à voix basse, mais avec un accent ordinaire.

Le jeune homme la mit au courant de la question.

– Mon avis, dit elle, puisque vous voulez bien le demander, est que nous nous arrêtions à la prochaine ville, et, puisqu’elle est ville frontière, que nous y demandions des renseignements locaux. S’il existe des chemins détournés, on nous les indiquera ; si nous avons besoin d’un guide, nous l’y trouverons ; quelques heures de plus ou de moins n’ont aucune importance, mais ce qui est important, c’est que nous ne soyons pas, c’est-à-dire que vous ne soyez pas reconnu.

– Chère comtesse, répondit le jeune homme, la sagesse en personne a parlé par votre bouche, et nous suivrons votre avis.

– Eh bien ? demanda la jeune fille.

– Eh bien, tout est arrêté, mais que regardiez-vous ?

– Voyez donc, n’est-ce pas une chose miraculeuse sur ce plateau ?

Les yeux du jeune homme se tournèrent dans la direction indiquée.

– Quoi ? demanda-t-il.

– Des fleurs dans cette saison !

Et, en effet, presque immédiatement au-dessous de la ligne des neiges, on voyait étinceler quelques fleurs d’un rouge vif.

– Ici, chère Isabelle, dit le jeune homme, il n’y a pas de saison, et l’hiver est à peu près éternel ; cependant, de temps en temps, pour réjouir la vue et pour qu’il soit dit que dans son inépuisable fécondité, la nature est toujours jeune, quelque belle fée laisse en passant tomber de sa main la semence de cette fleur qui pousse jusqu’au milieu des neiges, et que pour cette raison on appelle la rose des Alpes.

– Oh ! la charmante fleur, dit Isabelle.

– La désirez-vous ? s’écria le jeune homme.

Et avant que la jeune fille eût pu répondre, il s’était élancé et gravissait le roc qui le séparait du plateau et de la fleur.

– Comte, comte, s’écria la jeune fille, au nom du ciel ! ne faites donc point de pareilles folies, ou je n’oserai plus rien regarder ou du moins ne plus rien voir.

Mais celui auquel on avait donné le titre de comte et dans la personne duquel nous n’avons aucune raison pour qu’on ne reconnaisse pas le comte de Moret, était déjà parvenu sur le plateau, avait déjà cueilli la fleur et se laissait, en vrai montagnard, glisser le long du rocher, quoiqu’il eût, en homme qui prévoit toutes les éventualités, ainsi que son compagnon, autour de la taille une corde roulée en guise de ceinture, corde destinée à aider le voyageur dans les montées et dans les descentes difficiles.

Il présenta la rose des Alpes à la jeune fille qui, rougissant de plaisir, la porta à ses lèvres, puis ouvrit sa robe et la glissa dans sa poitrine.

En ce moment, un bruit pareil à celui du tonnerre se fit entendre venant de la cîme de la montagne ; un nuage de neige obscurcit l’atmosphère, et l’on vit avec la rapidité de l’éclair glisser sur la déclivité rapide une montagne blanche qui allait se précipitant de haut en bas, et qui augmentait de vitesse et de force à mesure qu’elle se précipitait.

– Gare à l’avalanche ! cria le plus jeune des deux voyageurs eu sautant à bas de son mulet, tandis que son compagnon, saisissant Isabelle entre ses bras, allait s’appuyer avec elle contre le rocher auquel il demandait un abri.

La voyageuse pâle rejeta son capuchon en arrière et regarda tranquillement ce qui se passait.

Tout à coup cependant elle poussa un cri.

L’avalanche n’était que partielle ; elle enveloppait un espace de cinq cents pas à peu près et commençait à deux cents pas en avant de la petite caravane, qui sentit la terre trembler sous ses pas et le souffle puissant de la mort passer devant elle.

Mais ce cri poussé par la femme pâle n’était point un cri de terreur personnelle ; elle seule avait vu ce que n’avait pu voir le plus jeune des deux hommes, c’est-à-dire le page Galaor, préoccupé qu’il était de sa conversation personnelle, ni le comte de Moret, préoccupé qu’il était de la sûreté d’Isabelle ; elle avait vu la trombe foudroyante envelopper l’homme et l’animal qui marchaient à trois cents pas devant eux et les précipiter dans l’abîme.

À ce cri, le comte de Moret et Galaor se retournèrent avec une anxiété d’autant plus grande, que, se sentant instinctivement sauvés, ils songèrent, par ce retour naturel à l’homme, au danger que pouvaient courir les autres.

Mais ils ne virent rien que la femme, pâle, qui, le bras tendu vers un point qu’elle indiquait du doigt, criait :

– Là ! là ! là !

Alors leurs yeux se portèrent sur le chemin que son exiguïté même avait préservé de l’encombrement.

Le mulet et le marchand forain qui les précédaient avaient disparu, le chemin était vide.

Le comte de Moret comprit tout.

– Venez doucement, dit-il à Isabelle, venez en vous appuyant au rocher, et vous, ma chère madame de Coëtman, suivez Isabelle ; et nous, Galaor, courons : peut-être est-il possible de sauver ce malheureux.

Et s’élançant avec l’agilité d’un montagnard, le comte de Moret, suivi de Galaor, se précipita vers l’endroit que lui indiquait le doigt de la femme pâle, qui n’était autre, comme nous venons de le dire, que Mme de Coëtman, que le cardinal de Richelieu, si confiant qu’il fût dans le respect du comte de Moret et dans la chasteté d’Isabelle, avait jugé à propos, ne fût-ce que par concession aux convenances mondaines, de leur donner pour compagne de voyage.

II

GUILLAUME COUTET.

Arrivés à l’endroit indiqué, les deux jeunes gens, en s’appuyant l’un à l’autre, jetèrent avec terreur le regard dans le précipice.

Ils ne virent rien d’abord, leurs yeux se portaient trop loin.

Mais ils entendirent directement au-dessous d’eux ces paroles aussi nettement articulées que le permettait la profonde terreur de celui qui les prononçait.

– Si vous êtes chrétien, pour l’amour de Dieu, sauvez-moi !

Leurs yeux se portèrent dans la direction de la voix, et ils aperçurent à dix pieds au-dessous d’eux, surplombant un précipice de mille à douze cents pieds, un homme accroché à un sapin à moitié déraciné et pliant sous son poids.

Ses pieds s’appuyaient à une aspérité du rocher qui pouvait l’aider à se maintenir où il était, mais qui devenait inutile du moment où l’arbre achèverait de se rompre ; à ce moment, qui ne pouvait tarder, il était évident qu’il serait avec son soutien précipité dans l’abîme.

Le comte de Moret jugea le péril d’un coup d’œil.

– Coupe un bâton de dix-huit pouces de long cria-t-il, et assez fort pour soutenir un homme.

Galaor, montagnard comme Moret, comprit à l’instant même l’intention du comte.

Il tira de son fourreau une espèce de poignard à large lame aiguë et tranchante, se jeta sur un térébinthe brisé, et en quelques instants, en eût fait ce que désirait le comte, c’est-à-dire une espèce de traverse d’échelle.

Pendant ce temps, le comte avait déroulé la corde qui l’enveloppait et qui mesurait une longueur double de la distance du malheureux dont ils entreprenaient le sauvetage.

En quelques secondes la traverse fut solidement fixée à l’extrémité de la corde, et après les paroles d’encouragement jetées au malheureux suspendu entre la vie et la mort, il vit descendre à lui la corde et la traverse.

Il s’en empara, s’y attacha solidement au moment même où le sapin déraciné roulait dans le précipice.

Une inquiétude restait ; le rocher sur lequel devait glisser la corde était tranchant et pouvait, dans son mouvement d’ascension, couper cette corde.

Par bonheur, les deux femmes venaient de les joindre, et les mulets avec elles. On fit approcher l’un d’eux du bord, mais à une distance cependant qui permit à celui qu’on voulait sauver de poser ses pieds à terre. On passa la corde par-dessus la selle, et tandis qu’Isabelle priait, les yeux tournés contre le rocher, et que Mme Coëtman maintenait avec une force presque virile le mulet par la bride, les deux hommes s’attachèrent à la corde et, d’un commun effort, la tirèrent à eux.

La corde glissa comme sur une poulie, et au bout de quelques secondes on vit apparaître au niveau du précipice la tête pâle du malheureux qui venait si miraculeusement d’échapper à la mort.

Un cri de joie salua cette apparition, et à ce cri seulement Isabelle se retourna et joignit sa voix à celle de ses compagnons pour crier à son tour :

– Courage, courage, vous êtes sauvé.

En effet, l’homme mettait le pied sur le rocher, et, lâchant la corde, se cramponnait à la salle du mulet.

On fit faire au mulet un pas en arrière, et l’homme, au bout de ses forces, lâcha son nouvel appui, battit l’air de ses bras en faisant entendre une espèce de cri inarticulé, et tomba évanoui dans les bras du comte de Moret.

Le comte de Moret approcha de sa bouche une gourde pleine d’une de ces liqueurs vivifiantes qui ont précédé de cent ans l’alcool, et toujours été fabriquées dans les Alpes, et lui en fit boire quelques gouttes.

Il est évident que la force qui l’avait soutenu tant qu’il y avait danger, l’avait abandonné au moment où il avait compris qu’il était sauvé.

Le comte de Moret le coucha le dos appuyé au rocher et, tandis qu’Isabelle lui faisait respirer un flacon de sels alcalins, dénoua la traverse, qu’il jeta loin de lui avec ce dédain qu’a l’homme pour tout instrument ayant rendu le service qu’il devait rendre, et enroula de nouveau la corde autour de sa ceinture.

Galaor, de son côté, remettait avec l’insouciance de son âge son couteau de chasse au fourreau.

Au bout de quelques instants, à la suite de deux ou trois mouvements convulsifs, l’homme ouvrit les yeux.

L’expression de son visage indiquait qu’il ne se souvenait de rien de ce qui lui était arrivé ; mais peu à peu la mémoire lui revint, il comprit les obligations qu’il avait à ceux dont il était entouré, et ses premières paroles furent des actions de grâces.

Puis, à son tour, le comte de Moret, qu’il prenait pour un simple montagnard, lui expliqua ce qui s’était passé.

– Je me nomme Guillaume Coutet, lui répondit l’homme. J’ai une femme qui vous doit de n’être pas veuve, trois enfants qui vous doivent de ne pas être orphelins ; mais dans quelque circonstance que ce soit, si vous avez besoin de ma vie, demandez-la.

Alors, s’appuyant sur le comte, en proie à cette terreur rétrospective plus terrible que la terreur qui précède ou accompagne l’accident, il s’approcha du précipice, considéra en frémissant le sapin brisé, puis jeta un coup d’œil sur ce chaos informe de neige, de quartiers de glace, d’arbres déracinés, de rocs amoncelés qui gisaient au fond de la vallée, faisant écumer la Dora contre l’obstacle imprévu qu’ils venaient de mettre à son cours.

Il poussa un soupir en pensant au mulet et à son chargement, seule fortune qu’il possédât, selon toute probabilité, et qui était perdue.

Mais, par un retour sur lui-même, il murmura :

– La vie est le plus grand bien qui vienne de vous, mon Dieu, et du moment où elle est sauve, merci à vous, mon Dieu, et à ceux qui me l’ont conservée.

Mais au moment de se mettre en route, il s’aperçut que, soit faiblesse morale, soit commotion de la chute, il lui était impossible de faire un pas.

– Vous avez déjà trop fait pour moi, dit-il au comte de Moret et à Isabelle ; puisque je ne puis rien faire pour vous en échange de la vie que je vous dois, que je ne vous retarde pas dans votre voyage. Seulement ayez la bonté de prévenir l’hôte du Genévrier d’or qu’un accident est arrivé à son parent Guillaume Coutet, lequel est resté sur la route, et le prie de lui envoyer des secours.

Le comte de Moret dit quelques mots tout bas à Isabelle, qui répondit par un signe d’affirmation.

Puis s’adressant au pauvre diable :

– Mon cher ami, lui dit-il, nous ne vous abandonnerons pas, du moment où Dieu a permis que nous eussions le bonheur de vous sauver la vie. Nous ne sommes plus qu’à une demi-heure de la ville. – Vous allez monter sur mon mulet, et comme je faisais tout à l’heure quand l’accident est arrivé, je conduirai celui de madame par la bride.

Guillaume Coutet voulut faire quelques observations, mais le comte de Moret lui ferma la bouche en lui disant :

– J’ai besoin de vous, mon maître, et peut-être pouvez-vous, dans les vingt-quatre heures, vous acquitter du service que je vous ai rendu, en m’en rendant un plus grand encore.

– Bien vrai ? demanda Guillaume Coutet.

– Foi de gentilhomme ! répondit le comte de Moret, oubliant qu’il se dénonçait par ces paroles.

– Excusez-moi, dit le marchand forain en s’inclinant, mais je dois, je le vois bien, vous obéir a double titre : d’abord parce que vous m’avez sauvé la vie, et ensuite parce que vous avez droit par votre rang de commander à un pauvre paysan comme moi.

Alors, avec l’aide du comte et de Galaor, Guillaume Coutet monta sur le mulet du comte, tandis que celui-ci reprenait sa place à la tête du mulet d’Isabelle – heureuse que l’homme qu’elle aimait eût eu l’occasion de donner devant elle une preuve de son adresse, de son courage et de son humanité.

Un quart d’heure après, la petite caravane entrait dans le bourg de Chaumont et s’arrêtait à la porte du Genévrier d’or.

Au premier mot que dit Guillaume Coutet à l’hôte du Genévrier d’or, non pas du rang de l’homme qui lui avait sauvé la vie, mais du service qu’il lui avait rendu, maître Germain mit l’hôtel tout entier à sa disposition.

Le comte de Moret n’avait pas besoin de tout l’hôtel ; il avait besoin d’une grande chambre à deux lits, pour Isabelle et la dame de Coëtman, et d’une autre chambre pour lui et Galaor.

Il eut donc la double satisfaction d’avoir ce qu’il désirait et de ne déranger personne. Quant à Guillaume Coutet, il eut la propre chambre et le lit de son cousin. Le médecin que l’on envoya chercher visita Guillaume Coutet des pieds à la tête et déclara qu’il n’avait aucun des deux cent quatre-vingt-deux os que la nature a cru nécessaires à la constitution de l’homme, brisés ; il fallait lui faire prendre un bain de plantes aromatiques, dans lequel on ferait fondre quelques poignées de sel, et ensuite lui frotter le corps avec du camphre.

Moyennant cela et quelques verres de vin chaud richement épicé qu’on lui ferait boire le docteur espérait que le lendemain ou le surlendemain, au plus tard, le malade serait en état de continuer son chemin.

Le comte de Moret, après s’être occupé de tout ce qui pouvait concourir au bien-être des deux voyageuses, veilla lui-même à ce que les prescriptions du médecin fussent exactement exécutées ; puis, lorsque les frictions eurent été faites et que le malade eut déclaré qu’il se sentait mieux, il vint s’asseoir au chevet de son lit.

Guillaume Coutet lui renouvela ses protestations de dévouement.

Le comte de Moret le laissa dire, puis quand il eut fini :

– C’est Dieu, prétendez-vous, mon ami, qui m’a conduit sur votre route, soit ; mais peut-être Dieu, en m’y conduisant, avait-il un double dessein : celui de vous sauver par moi, celui de m’aider par vous.

– Si cela était, dit le malade, je me tiendrais pour l’homme le plus heureux qui ait jamais existé.

– Je suis chargé par M. le cardinal de Richelieu – vous voyez que je ne veux pas avoir de secrets pour vous, et que je me confie entièrement à votre reconnaissance – je suis chargé, par M. le cardinal de Richelieu, de reconduire à son père, à Mantoue, la jeune dame que vous avez vue, et à laquelle il porte le plus grand intérêt.

– Dieu vous conduise et vous protège dans votre voyage.

– Oui, mais à Exilles nous avons appris que le Pas de Suze était coupé par des barricades et des fortifications sévèrement gardées ; si nous sommes reconnus, nous sommes arrêtés, attendu que le duc de Savoie voudra faire de nous des otages.

– Il faudrait éviter Suze.

– Le peut-on ?

– Oui, si vous vous fiez à moi.

– Vous êtes du pays ?

– Je suis de Gravière.

– Vous connaissez les chemins ?

– J’ai passé, pour éviter les gabelles, par tous les sentiers de la montagne.

– Vous vous chargez d’être notre guide.

– Le chemin est rude.

– Nous ne craignons ni le danger ni la fatigue.

– C’est bien, je réponds de tout.

Le comte de Moret fit un signe de tête indiquant que cette promesse lui suffisait.

– Maintenant, dit-il, ce n’est point le tout.

– Que désirez-vous encore ? demanda Guillaume Coutet.

– Je désire des renseignements sur les travaux que l’on exécute en avant de Suze.

– Rien de plus facile : mon frère y travaille comme terrassier.

– Et où demeure votre frère ?

– À Gravière, comme moi.

– Puis-je aller trouver votre frère avec un mot de vous ?

– Pourquoi ne viendrait-il pas, au contraire, vous trouver ici ?

– Est-ce possible ?

– Rien de plus facile : Gravière est à peine à une heure et demie d’ici ; mon cousin va l’aller chercher à cheval et le ramener en croupe.

– Quel âge a votre frère ?

– Deux ou trois ans de plus que Votre Excellence.

– Quelle taille a-t-il ?

– Celle de Votre Excellence.

– Y a-t-il beaucoup de personnes de Gravière employées aux travaux ?

– Il est seul.

– Croyez-vous que votre frère sera disposé à me rendre service ?

– Lorsqu’il saura ce que vous avez fait pour moi, il passera dans le feu pour vous.

– C’est bien, envoyez-le chercher ; inutile de dire qu’il y aura une bonne récompense pour lui.

– Inutile, comme dit Votre Excellence, mon frère étant déjà récompensé.

– Alors que notre hôte l’aille chercher.

– Ayez l’obligeance de l’appeler et de me laisser seul avec lui pour qu’il n’ait aucun doute que c’est moi qui le fais demander.

– Je vous l’envoie.

Le comte de Moret sortit, et un quart d’heure après, maître Germain enfourchait son cheval et prenait la route de Gravière.

Une heure plus tard, il rentrait à son hôtel du Genévrier d’or, ramenant en croupe Marie Coutet, frère de Guillaume Coutet.

III

MARIE COUTET.

Marie Coutet était un jeune homme de vingt-six ans, comme l’avait indiqué son frère en lui donnant trois ou quatre ans de plus que le comte de Moret ; il avait la beauté mâle et la force virile des montagnards ; sa figure franche indiquait un cœur loyal ; sa taille bien prise, ses épaules larges, les proportions vigoureuses de ses jambes et de ses bras indiquaient un corps nerveux.

Il avait été mis pendant la route au courant de la situation. Il savait que son frère, emporté par une avalanche, avait eu le bonheur de s’accrocher, en tombant, à un sapin et avait été sauvé par un voyageur qui passait.

Maintenant, pourquoi son frère, qui était hors de danger, l’envoyait-il chercher ? c’est ce qu’il ignorait.

Il n’en accourait pas moins avec une rapidité qui témoignait de son dévouement aux désirs de son frère.

À peine arrivé, il monta à la chambre de Guillaume Coutet, causa dix minutes avec lui ; après quoi, appelant maître Germain, il le pria de faire monter le Gentilhomme.

Le comte de Moret se rendit à l’invitation.

– Excellence, lui dit Guillaume, voici mon frère Marie, qui sait que je vous dois la vie et qui, comme moi, se met à votre entière disposition.

Le comte de Moret jeta un regard rapide sur le jeune montagnard et, du premier coup d’œil, crut reconnaître en lui le courage allié à la franchise.

– Votre nom, lui dit-il est français.

– En effet, Excellence, répondit Marie Coutet, mon frère et moi sommes d’origine française. Mon père et ma mère étaient de Phenieux ; ils vinrent s’établir à Gravière, et nous y naquîmes tous deux.

Il montra son frère.

– Alors vous êtes restés Français.

– De cœur comme de nom.

– Cependant vous travaillez aux fortifications de Suze.

– On me donne douze sous pour remuer la terre toute la journée ; toute la journée je remue la terre, sans m’inquiéter ni pourquoi je la remue, ni à qui elle appartient.

– Mais alors vous servez contre votre pays.

Le jeune homme haussa les épaules.

– Pourquoi mon pays ne me fait-il pas servir pour lui ? dit-il.

– Si je vous demande des détails sur tous les travaux que vous faites, me les donnerez-vous ?

– On ne m’a pas demandé le secret, par conséquent je ne suis pas obligé de le garder.

– Connaissez-vous quelque chose aux termes de fortification ?

– J’entends parler, par nos ingénieurs, de redoutes, de demi lunes, de contrescarpes ; mais j’ignore complétement ce que cela veut dire.

– Vous ne pourriez pas me dessiner la forme des travaux qui sont en avant de Suze, et particulièrement de ceux des Crêts de Nontabond et des Crêts de Montmorond.

– Je ne sais ni lire, ni écrire. Je n’ai jamais tenu un crayon.

– Laisse-t-on approcher les étrangers des travaux ?

– Non. Une ligne de sentinelles est placée à un quart de lieue en avant.

– Pouvez-vous m’emmener avec vous comme travailleur ? On m’a dit que l’on cherchait des travailleurs partout.

– Pour combien de jours ?

– Pour un jour seulement.

– Le lendemain, en ne vous voyant pas revenir, on prendra méfiance.

– Pouvez-vous faire le malade pendant vingt-quatre heures ?

– Oui.

– Et puis-je me présenter à votre place ?

– Sans doute ; mon frère vous donnera un billet pour le chef des travailleurs, Jean Miroux. – Le lendemain, je vais mieux, je reprends mon service, il n’y a rien à dire.

– Vous entendez, Guillaume ?

– Oui, excellence.

– À quelle heure commencent les travaux ?

– À sept heures du matin.

– Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Faites écrire le billet par votre frère, retournez à Gravière, et à sept heures du matin je serai aux travaux.

– Et des habits ?

– N’en avez-vous pas à me prêter ?

– Ma garde-robe n’est pas bien fournie.

– N’en trouverai-je point ici de tout faits chez un tailleur ?

– Ils sembleront bien neufs.

– On les souillera.

– Si l’on voit Votre Excellence faire des emplettes, on se doutera de quelque chose… le duc de Savoie a des espions partout.

– Vous êtes à peu près de ma taille, vous les ferez pour moi ; voici de l’argent.

Le comte tendit une bourse à Marie Coutet.

– Mais il y a beaucoup trop.

– Vous me rendrez ce que vous n’aurez pas dépensé.

Les choses arrêtées ainsi, Marie Coutet sortit pour faire ses emplettes ; Guillaume Coutet fit demander une plume et de l’encre pour écrire le billet, et le comte de Moret descendit pour prévenir Isabelle de son absence, à laquelle il donna pour cause la nécessité de reconnaître le chemin que l’on aurait à parcourir dans la journée du surlendemain.

Les rapprochements du voyage, la singularité de la situation, le double aveu de leur amour, avaient mis les deux jeunes gens dans une position pour ainsi dire exceptionnelle.

La mission officielle qu’avait reçue le comte de Moret, de veiller sur sa fiancée, avait à sa passion d’amant ajouté quelque chose de doux et de fraternel ; aussi rien n’était plus charmant que les heures d’intimité où chacun, se penchant sur l’autre, regardait au fond de son cœur comme au fond des lacs qu’ils rencontraient sur leur route, et grâce à la rapidité de leurs pensées, lisaient au plus profond ces deux mots qui, comme les étoiles, semblaient une réflexion du ciel : Je t’aime.

Isabelle, sous la garde de la dame de Coëtman et de Galaor, restant, en outre de ce côté de la frontière française, n’avait rien à craindre ; mais il n’en était point ainsi du comte de Moret se hasardant sur une terre étrangère et perfide : aussi l’heure qu’il passa près de sa fiancée fut elle accompagnée de toutes ces douces terreurs, de toutes ces amoureuses recommandations qui précèdent, entre deux amants, une séparation, si courte qu’elle soit ou promette de l’être. C’est dans ces heures de charmantes angoisses, que l’amant devrait faire naître par calcul si, hélas ! elles ne venaient pas d’elles-mêmes, que, sans résistance comme sans volonté de les prendre, les faveurs chastes de l’amour sont accordées. Aussi le jeune homme était-il depuis une heure aux pieds de sa maîtresse et croyait-il y être à peine depuis dix minutes, lorsque maître Germain lui fit dire que Marie Coutet l’attendait avec les habits qu’il avait achetés.

Chose bien inutile, car, sans promesse même il n’y eût point manqué, Isabelle lui fit promettre de ne point partir sans lui dire adieu ; aussi, un quart d’heure après, se présentait-il devant elle habillé en paysan piémontais.

Quelques minutes furent employées par la jeune fille à examiner en détail le nouvel ajustement dont le comte était revêtu et à trouver que chaque pièce qui le composait lui allait à merveille. Il y a une période ascendante de l’amour où tout embellit, fût-ce un habit de bure, l’homme ou la femme qu’on aime ; par malheur, aussi, il y a la période opposée, où rien ne peut lui rendre le charme qu’il a perdu.

Il fallait se quitter : dix heures du soir sonnaient à Chaumont, il fallait deux heures pour aller à Gravière, où l’on ne serait par conséquent, qu’à minuit, et à sept heures du matin le comte devait être rendu aux travaux.

Avant de partir, il se munit de la lettre écrite par Guillaume Coutet, et qui était conçue en ces termes :

 

« Mon cher Jean Miroux,

« Celui qui vous remettra cette lettre vous annoncera à la fois et mon retour de Lyon, où j’étais allé acheter des marchandises de mon état et l’accident qui m’est arrivé entre Saint-Laurens et Chaumont. Ayant été entraîné par un éboulement de neige dans un précipice, au bord duquel j’ai, par la grâce du bon Dieu, trouvé un sapin auquel je me suis accroché, position pénible de laquelle m’ont tiré des voyageurs qui passaient, bonnes âmes de chrétiens que je prie Dieu de recevoir dans son paradis ; tant il y a que je suis tout meurtri de ma chute, et que mon frère marié est obligé de rester près de moi pour me frotter ; mais comme il ne veut pas que le travail souffre de son absence et de mon accident, il vous envoie son camarade Jaquelino pour le remplacer ; il espère demain reprendre son service, et moi le mien. Il n’y a que mon pauvre mulet Dur-au-Trot – vous vous rappelez que c’est comme cela que vous l’avez baptisé vous-même – qui a roulé jusqu’au fond et qui est perdu avec la marchandise, ayant plus de cinquante pieds de neige sur le corps. Mais, Dieu merci, pour un mulet et quelques ballots de cotonnade, la vie n’est point en danger et les affaires ne péricliteront pas.

« Votre cousin issu de germain,

« GUILLAUME COUTET »

 

Le comte de Moret lut la lettre et sourit plus d’une fois en la lisant ; elle était bien telle qu’il la désirait, quoiqu’il reconnût lui-même que s’il eût été chargé de sa rédaction, il eût eu grand’peine à la dicter ainsi.

Comme cette lettre était la seule chose qu’il attendît, et que le cheval de maître Germain était tout sellé à la porte, il baisa une dernière fois la main à Isabelle, qui se tenait à l’entrée du corridor, sauta en selle, invita Marie Coutet à monter en croupe derrière lui, répondit au souhait de bon voyage qu’une douce voix lui envoyait par la fenêtre, et partit sur un cheval qui, si la recherche de la paternité n’eût point été interdite, eût été, sans contestation, reconnu pour le père du pauvre mulet que Jean Miroux, par expérience probablement, avait surnommé Dur-au-Trot.

Une heure après, les deux jeunes gens étaient au village de Gravière, et le lendemain, à sept heures, le comte de Moret présentait à Jean Miroux la lettre de Guillaume Coutet et était admis, sans contestation aucune, au nombre des travailleurs, en remplacement de Marie Coutet.

Comme l’avait prévu Guillaume, Jean Miroux demanda quelques détails sur l’accident arrivé à son cousin, et que Jaquelino était parfaitement en état de lui donner.

IV

POURQUOI LE COMTE DE  MORET AVAIT ÉTÉ TRAVAILLER AUX FORTIFICATIONS DU PAS DE SUZE.

Comme on le devine bien, ce n’était point pour sa propre satisfaction et pour son instruction particulière que le comte de Moret avait pris l’habit et la place d’un paysan piémontais et était allé travailler pendant un jour comme un simple manœuvre aux fortifications du pas de Suze.

Non, dans la conversation que le comte de Moret avait eue avec le cardinal de Richelieu, celui-ci avait découvert des horizons politiques dignes du fils de Henri IV, et le fils de Henri IV, ayant senti s’épancher la bienveillance du grand ministre à son égard, ayant résolu de la mériter afin qu’elle lui arrivât non point comme une faveur, mais comme un droit.

En conséquence, comprenant qu’il pouvait rendre un grand service au cardinal et au roi son frère, au risque d’être reconnu et traité comme espion, il avait résolu de voir lui même les fortifications que faisait construire le duc de Savoie, afin d’en rendre un compte exact au cardinal.

Aussi à son retour, après avoir souhaité à Isabelle, comme Roméo à Juliette, que le sommeil se posât sur ses yeux, plus léger que l’abeille sur la rose, il se retira dans sa chambre, où il avait fait d’avance porter papier, encre et plume, et commença à écrire au cardinal la lettre suivante :

 

À Son Éminence Monseigneur le cardinal de Richelieu.

« Monseigneur,

« Permettez qu’au moment de franchir la frontière de France, j’adresse cette lettre à Votre Éminence pour lui dire que jusqu’ici notre voyage s’est accompli sans amener aucun accident qui mérite d’être rapporté.

« Mais en approchant de la frontière, j’ai appris des nouvelles qui me paraissent devoir être d’une importance réelle pour Votre Éminence, se préparant comme elle le fait à marcher sur le Piémont.

« Le duc de Savoie, qui essaie de gagner du temps en promettant le passage des troupes à travers ses États, fait fortifier le pas de Suze.

« Alors j’ai pris la résolution de me rendre compte, par mes yeux, des travaux qu’il fait exécuter.

« La Providence a fait que j’ai eu le bonheur de sauver la vie à un paysan de Gravière, dont le frère travaillait aux fortifications. Je pris la place de ce frère, et je passai un jour au milieu des travailleurs.

« Mais auparavant de dire à Votre Éminence ce que j’ai vu et fait pendant cette journée, je dois lui rendre un compte exact des difficultés naturelles qu’elle trouvera sur son passage, en lui faisant connaître autant que possible celles qu’elle doit combattre et celles qu’elle doit éviter.

« Chaumont, d’où j’ai l’honneur d’écrire à Votre Éminence, est le dernier bourg qui appartienne au roi. À un quart de lieue au delà se trouve la borne qui sépare le Dauphiné du Piémont. Un peu plus avant dans les terres du duc de Savoie, on rencontre un énorme rocher escarpé de tous côtés, abordable par une seule rampe étroite environnée elle-même de précipices. Charles-Emmanuel regarde cette roche comme une fortification naturelle opposée à la marche des Français et y entretient une garnison. Cette roche s’appelle Gelane, en l’évitant on s’engouffre dans une vallée creusée entre deux montagnes très hautes, dont l’une se nomme le Cret de Montabon et l’autre le Cret de Montmoron.

« C’est entre ces deux montagnes, chemin de Suze et seule porte de l’Italie, que s’exécutent les travaux dont j’ai parlé à Votre Éminence, et que j’ai voulu visiter moi-même pour vous dire en quoi ils consistaient.

« Le duc de Savoie a fait fermer le passage qui se trouve entre les deux montagnes par une demi-lune et par un bon retranchement, soutenu de deux barricades distantes d’environ deux cents pas l’une de l’autre, et dont les feux se croisent.

« En outre, Son Altesse a fait élever sur la double pente des deux montages, dont l’une, le cret de Montabon, est surmontée d’un château fort, de petites redoutes où peuvent facilement s’abriter cent hommes, et de petites places de défense où ils peuvent tenir de vingt à vingt-cinq.

« Tout cela serait garni par du canon venant de Suze, tandis que de notre côté il sera impossible de mettre une seule pièce en batterie.

« La vallée, sur une longueur d’un quart de lieue, n’est large, en plusieurs endroits, que de dix-huit à vingt pas, et se rétrécit parfois jusqu’à dix : presque partout elle est embarrassée de roches et de cailloux, qu’aucune machine ne pourrait remuer.

« En arrivant le matin aux travaux, j’appris que le duc de Savoie et son fils devaient dans la journée venir de Turin à Suze, afin de hâter les fortifications : et, en effet, vers une heure de l’après-midi, ils arrivèrent et se rendirent aussitôt au milieu des travailleurs ; ils avaient laissés à Suze, en annonçant pour le surlendemain un autre corps de cinq mille.

« Envoyé sur la pente du cret de Montmoron pour y annoncer l’arrivée du duc de Savoie, je vis de près la seconde redoute qui correspond à celle du cret de Montabon. Elle m’a confirmé dans cette opinion que le pas de Suze ne peut être forcé de face, mais devait être tourné.

« Cette nuit, vers trois heures du matin, profitant du clair de lune, nous partirons de Chaumont, conduits par l’homme à qui j’ai sauvé la vie, et qui répond sur sa tête de nous conduire hors des États du duc de Savoie par des chemins à lui connus.

« Aussitôt Mlle de Lautrec remise à ses parents, je quitte Milan, et par le chemin le plus court je reviens au-devant de vous, monsieur le cardinal, pour reprendre ma place dans les rangs de l’armée, et assurer Votre Éminence de mon profond respect et de ma parfaite admiration.

« Antoine de BOURBON, comte de  MORET. »

À trois heures du matin, en effet, la petite caravane se remettait en chemin et sortait de Chaumont dans le même ordre qu’elle y était entrée, augmentée seulement du guide, Guillaume Coutet.

Tous les cinq étaient à mulet, quoique Coutet les eût prévenus que, pour franchir certain passage, il leur faudrait descendre de leurs montures.

Les voyageurs marchaient droit sur Gelane, qui se dressait au milieu des ténèbres comme un autre géant Admanastor ; mais cinq cents pas avant d’y arriver, Guillaume Coutet, qui marchait le premier, prit un sentier à peine visible qui s’écartait vivement vers la gauche. Au bout d’un quart d’heure on entendit le bruit d’un torrent.

Ce torrent, l’un des mille affluents qui vont se jeter dans le Pô, était grossi par les pluies et présentait par sa crue une difficulté qu’on n’avait pas prévue.

Guillaume s’arrêta sur la rive, regarda au-dessus et au-dessous de lui, et parut chercher un endroit plus facile ; mais, sans lui laisser le temps de réfléchir, le comte de Moret, avec ce bouillant besoin qu’ont les cœurs amoureux de se jeter dans le danger lorsque deux beaux yeux les regardent, poussa son mulet dans la rivière.

Mais Guillaume Coutet s’y était jeté en moins de temps que lui, et, arrêtant son mulet, il lui dit de ce ton impérieux que les guides qui ont charge de vous prennent dans les moments où s’offre un danger réel :

– Ceci n’est point votre affaire, mais la mienne ; restez.

Le comte obéit.

Isabelle descendit le talus à son tour et alla se placer auprès du jeune homme. Galaor et la dame de Coëtman demeurèrent sur la berge.

La dame de Coëtman, plus pâle encore à la lueur de la lune qu’à la clarté du jour, regardait le torrent du même œil qu’elle avait regardé le précipice, c’est-à-dire avec l’impassibilité de la femme qui avait vécu dix ans côte à côte avec la mort.

Le mulet de Guillaume commença à s’avancer en droite ligne pendant un tiers à peu près de la largeur du torrent ; puis, arrivé là, le courant trop rapide le fit dévier ; un instant l’animal, entraîné fut forcé de se mettre à la nage, et son cavalier ne fut plus maître de lui ; mais grâce à son sang froid et à l’habitude que la contrebande lui avait donnée de ces sortes d’accidents, il parvint à soutenir la tête de son mulet hors de l’eau, et celui-ci nageant et luttant toujours quoique ayant fait près de vingt-cinq ou trente pas à la dérive, finit par prendre terre et, ruisselant et soufflant, conduisit son cavalier à l’autre bord.

Isabelle, à cette vue, avait saisi la main du comte de Moret et la pressait avec une force, qui indiquait la mesure de sa terreur non pour le danger que courait le guide ou qu’elle allait courir elle-même, forcée qu’elle était de traverser la rivière, mais pour celui qu’eût couru son amant s’il l’eût traversée le premier, comme c’était son intention.

Parvenu, comme nous l’avons dit, à la rive opposée, Guillaume la suivit en la remontant ; puis, arrivé à la hauteur du groupe qui stationnait sur l’autre rive, il lui fit signe d’attendre et continua de remonter le courant pendant l’espace de cinquante pas environ.

Alors il se remit à l’eau dans le sens inverse afin de sonder un autre gué, et, plus heureux cette fois que la première, il ne perdit point pied, quoique son mulet eût de l’eau jusqu’au ventre.

Revenu sur le même bord qu’eux, il appela à lui d’un signe ses compagnons de voyage, qui s’empressèrent de le rejoindre ; quant à lui, il n’avait pas voulu s’éloigner de l’endroit où il avait trouvé le gué, de peur de perdre de vue la ligne suivie par lui et de tomber ou plutôt de faire tomber les autres dans quelques bas-fonds.

Les dispositions étaient prises pour faire passer la rivière aux deux femmes : d’abord on placerait le mulet d’Isabelle entre celui de Guillaume et du comte de Moret, de manière qu’elle eût à sa droite et à sa gauche quelqu’un prêt à lui prêter son secours.

Puis Guillaume repasserait le torrent pour la quatrième fois, et la dame de Coëtman le franchirait à son tour entre Guillaume et le page.

La dame de Coëtman écouta cet arrangement avec son indifférence ordinaire, et fit signe de la tête qu’elle approuvait.

Guillaume, Isabelle et le comte de Moret se mirent à l’eau dans l’ordre convenu et s’avancèrent vers l’autre bord, qu’ils atteignirent sans accident.

Mais en se retournant, la première chose qu’ils aperçurent fut la dame de Coëtman qui, sans attendre qu’on l’allât chercher, avait poussé son mulet à la rivière. Galaor n’avait pas voulu demeurer en arrière, et la suivait.

Tous deux gagnèrent la rive sans accident.

Le comte de Moret, malgré ses longues bottes, avait sentit la fraîcheur de l’eau lui monter jusqu’aux genoux. Il ne douta point qu’Isabelle ne fût mouillée comme lui, et il craignait pour elle l’impression de cette eau glacée.

Il demanda à Guillaume où l’on pourrait s’arrêter et trouver du feu ; à une heure de là à peu près, Guillaume connaissait dans la montagne une chaumière, où d’habitude s’arrêtaient les contrebandiers ; là on trouverait du feu et tout ce dont on pourrait avoir besoin.

Le terrain permettait de faire rapidement une demi-lieue à peu-près, on mit les mulets au trot, et l’on arriva promptement aux premières arêtes de la montagne.

Force fut de marcher un à un, le sentier se rétrécissant de manière à ne pouvoir donner passage à deux personnes de front.

Guillaume, comme il avait fait jusque-là en pareil cas, prit la tête de la colonne, puis vinrent Isabelle et le comte de Moret, puis la dame de Coëtman et Galaor.

La pluie qui était tombée en détrempant la neige rendait le chemin plus facile ; on put donc marcher au pas allongé et, à l’heure dite par Guillaume, arriver à la porte de la chaumière indiquée.

Isabelle hésitait à y entrer et demandait à poursuivre son chemin. Cette porte entr’ouverte laissait voir nombreuse compagnie, et cette compagnie était de l’espèce la plus mêlée ; mais Guillaume la rassura en lui promettant un coin séparé qui lui permettrait de ne se trouver en contact avec aucun homme dont le costume et le visage l’inquiétaient.

Au reste, les voyageurs étaient bien armés ; chacun d’eux avait, outre les couteaux de chasse dont nous avons déjà parlé, et avec l’un desquels nous avons vu Galaor couper un térébinthe et le transformer en traverse d’échelle, chacun d’eux avait dans les fontes de sa mule une longue paire de pistolets à roues comme on les faisait à cette époque. Guillaume, de son côté, portait à sa ceinture une arme qui tenait le milieu entre le couteau de chasse et le poignard, et en bandoulière une de ces carabines comme, en effet, on en faisait déjà venir du Tyrol pour la chasse au chamois.

On fit halte à la porte. Guillaume descendit seul et entra.

V

UNE HALTE DANS LA MONTAGNE.

Guillaume sortit au bout d’un instant, mit son doigt sur sa bouche, prit sa mule par la bride et fit signe aux voyageurs de le suivre.

On contourna la chaumière, on entra dans une espèce de cour, et l’on conduisit les mules sous un hangar où se trouvaient déjà une douzaine de ces animaux.

Guillaume fit descendre les deux femmes et les invita à le suivre.

Isabelle se tourna vers le comte. Tout cœur aimant reprend une partie de la confiance qu’il avait mise en Dieu pour la reporter en celui qu’elle aime.

– J’ai peur, fit-elle.

– Ne craignez rien, dit le comte, je veille sur vous.

– D’ailleurs, fit Guillaume, qui avait entendu, si nous avions quelque chose à craindre, ce ne serait point ici, j’y ai trop d’amis.

– Et nous ? demanda le comte.

– Passez vos pistolets dans vos ceintures, un pareil ornement n’est point de luxe dans le pays et dans le temps où nous voyageons – et attendez-moi.

Il détacha de la croupe des mulets la portion du bagage afférente aux deux femmes et, suivi par elles, s’avança vers la chaumière.

Une femme les attendait, qui les introduisit dans une espèce de fournil, dans la cheminée duquel pétilla bientôt un feu clair.

– Restez ici, madame, dit Guillaume à Isabelle ; vous y êtes aussi en sûreté que dans l’auberge du Genévrier d’or. Je vais m’occuper de ces messieurs.

Le comte de Moret et Galaor avaient suivi les indications données par Guillaume : ils avaient mis pied à terre, passé leurs pistolets dans leur ceinture et détaché les valises, dans lesquelles étaient leurs effets de voyage.

La sécurité de Guillaume ne s’étendait pas jusqu’aux porte-manteaux, il ne garantissait que les personnes.

Tous trois s’acheminèrent vers l’entrée de l’auberge et y pénétrèrent par la porte principale, au seuil de laquelle ils s’étaient arrêtés un instant.

Ce n’était pas sans raison qu’Isabelle avait été effrayée de la société qui y était réunie. Moins timides qu’elle, les deux jeunes gens n’hésitèrent pas à s’y mêler ; mais le regard qu’ils échangèrent, le sourire qui effleura leurs lèvres, le geste simultané qu’ils firent en portant la main à la crosse de leurs pistolets, indiquaient qu’ils n’avaient point une foi absolue dans la promesse de Guillaume.

Quant à celui-ci, contrebandier et braconnier dès l’enfance, il paraissait être dans son élément ; il s’ouvrit avec les coudes et les épaules un chemin vers l’immense cheminée où se chauffaient, fumant et buvant, une douzaine d’individus auxquels il eût été difficile à l’œil le plus perspicace d’attribuer une profession quelconque, attendu que n’en ayant point de spéciale, ils s’apprêtaient à les exercer toutes.

Guillaume s’approcha de la cheminée, dit quelques mots à l’oreille des deux hommes qui se levèrent aussitôt, et, avec un salut dans lequel ne perçait aucun mécontentement d’être dérangés, cédèrent leurs places en emportant leurs sièges, c’est-à-dire les ballots sur lesquels ils étaient assis.

Les valises prirent la place des ballots, et le comte de Moret et Galaor, celle des deux hommes.

Ce fut alors seulement que les deux jeunes gens purent jeter un regard sur cette réunion d’hommes, que, jusque-là, ils n’avaient fait qu’entrevoir ; ce regard donnait parfaitement raison aux craintes de Mlle de Lautrec.

La majeure partie de ceux qui se trouvaient là appartenaient évidemment à l’honorable corporation des contrebandiers dont faisait partie Guillaume Coutet ; mais les autres, braconniers à l’affût de toute sorte de gibier, routiers, condottieri ; mercenaires de tous pays, Espagnols, Italiens, Allemands, formaient un mélange des plus curieux, où pour exprimer la pensée, toutes les langues jetaient leurs expressions non-seulement les plus pittoresques, mais les plus énergiques, et dont le chimiste le plus habile eût eu grand’peine à analyser les multiples éléments.

Ces éléments, loin de se combiner, au reste, semblaient s’obstiner à garder leur hétérogénéité ; seulement, ceux qui appartenaient à la même famille se soutenaient et s’appuyaient l’un à l’autre.

L’élément espagnol dominait.

Tout assiégé pouvant se sauver de Cazal, où l’on mourait de faim, tout déserteur fuyant du Milanais sous prétexte de solde irrégulière, gagnait la montagne, et là adoptait une de ces industries mystérieuses et nocturnes dont, dans tous les pays, la montagne est le théâtre.

Réunis, tous ces hommes se mêlaient, formant, si l’on peut dire cela, ces courants divers d’un fleuve roulant à l’abîme ; au-dessus de leurs têtes flottait la vapeur du tabac, des boissons chaudes et des haleines avinées ; quelques chandelles fumeuses collées aux murailles ou tremblantes sur les tables, à chaque coup de poing qui les faisait bondir, ajoutaient leurs émanations fétides à cette atmosphère qu’elles éclairaient sans parvenir à la rendre limpide et où elles apparaissaient entourées d’un cercle jaunâtre comme la lune à la veille des jours pluvieux.

De temps en temps, on entendait des cris plus violents et plus aigus, on voyait s’agiter dans cette espèce de nuée des silhouettes menaçantes ; si la discussion devenait une rixe entre un Espagnol ou un Allemand, entre un Français et un Italien, Allemands et Espagnols, Français et Italiens se ralliaient à ceux de leur langue ; si les deux partis se trouvaient d’égale force ou à peu près, la mêlée devenait générale ; mais si, au contraire, les forces de l’un des deux adversaires étaient par trop inférieures à celles de l’autre, on les laissait terminer la querelle comme ils l’entendaient, soit par le baiser de paix, soit par un coup de couteau.

À peine les deux jeunes gens étaient-ils assis et commençaient ils à se réchauffer, qu’une de ces querelles qui n’étaient jamais qu’à moitié endormies, se réveilla dans un angle de l’auberge. Les jurons allemands et espagnols mêlés, indiquaient les nationalités différentes des deux adversaires. À l’instant même, on vit se dresser au milieu de la vapeur une douzaine d’individus prêts à s’élancer vers l’angle où se faisait le bruit et où s’échangeaient les invectives ; mais comme sur ces douze individus neuf étaient Espagnols et trois Allemands, les trois Allemands se rassirent presque aussitôt sur leurs bancs en disant : Ce n’est rien, et les neuf Espagnols sur leurs sièges en disant : Laissez faire.

Cette liberté d’agir fit bientôt des deux disputeurs deux combattants. On vit les mouvements suivre la violence des paroles et augmenter de violence avec elles ; puis, dans le cercle jaunâtre formé autour de la chandelle, briller les lames des couteaux ; les imprécations indiquant des blessures plus ou moins graves, selon que l’imprécation était plus ou moins forte, se succédèrent de plus en plus rapprochées ; enfin un cri de douleur se fit entendre, un homme enjamba rapidement tabourets et chaises, s’élança par la porte et disparut.

Un râle d’agonie se fit entendre sous la table.

Au moment où il avait vu briller les couteaux, le comte de Moret avait fait un mouvement naturel à tout cœur non endurci pour secourir les combattants ; mais une main de fer l’avait saisi par le bras et l’avait cloué sur sa valise.

C’était Guillaume qui lui rendait ce service aussi prudent que peu philanthropique.

– Par le Christ ! lui dit-il, ne bougez pas !

– Mais, vous voyez bien, s’écria le comte, qu’ils vont s’égorger !

– Que vous importe, répondit tranquillement Guillaume, cela les regarde, laissez-les faire !

Et comme on l’a vu, on les avait, laissé faire, en effet.

Le résultat était que l’un, le coup frappé, s’était échappé par la porte, et que l’autre, le coup reçu, s’était d’abord appuyé au-mur, puis avait glissé, puis était tombé entre la muraille et le banc, où il râlait en attendant qu’il mourût.

Une fois la lutte terminée, une fois le meurtrier parti, il ne restait plus qu’un mourant auquel il n’y avait point d’inconvénient à porter secours ; aussi, comme c’était l’Allemand qui avait succombé, laissa-t-on ses deux, ou trois compatriotes tirer son corps de dessous la table et le poser dessus.

Le coup était frappé de bas en haut, avec un de ces couteaux catalans à la lame aiguë comme une aiguille, mais qui va s’élargissant. Il avait passé entre la septième et la huitième côte et était allé chercher le cœur ; c’est ce qu’il fut facile de voir à la position de la plaie et à la rapidité de la mort, car, à peine le blessé fût-il couché sur la table, qu’il fut pris d’une dernière crispation et qu’il expira.

À défaut de parents et d’amis, il était juste que ce fussent les compatriotes qui héritassent, et personne ne s’opposa à cette décision qui parut avoir été prise à l’amiable entre les trois enfants de la Germanie. On fouilla le mort, on se partagea son argent, ses armes, ses habits, comme si l’on eût fait la chose du monde la plus simple ; puis, le partage fait, on prit – les trois Allemands toujours – le cadavre auquel on avait laissé sa chemise et ses chausses, on le traîna jusqu’à un endroit où le chemin longeait un précipice de mille pieds de profondeur, et on le laissa glisser sur la pente qui aboutissait au précipice, comme on laisse glisser le long de la planche qui conduit à l’abîme de l’Océan le corps d’un marin mort à bord d’un vaisseau voguant dans les hautes mers.

Seulement, quelques secondes après, ou entendit le bruit mat d’un corps humain s’écrasant sur les rochers.

De père, de mère, de parents, de famille, d’amis, il n’en fut pas question, et nul n’y songea. Comment s’appelait-il et d’où venait-il, qui était-il ? on ne s’en occupa point davantage ; c’était un atome de moins dans l’infini, et l’œil de Dieu seul est assez perçant pour voir et compter les atomes humains.

Lui mort, il ne manqua pas plus à la création que l’hirondelle qui, à l’approche de l’hiver, part pour un autre monde, ne laissant point de trace de son sillage dans l’air, ou que la fourmi qu’en passant le voyageur, sans la voir, écrase sous son pied.

Seulement, le comte de Moret fut épouvanté en songeant qu’Isabelle eût pu assister à ce terrible spectacle et qu’elle n’était séparée que par une cloison du lieu où il s’était accompli. Il se leva machinalement et alla droit à la porte du retrait où elle était cachée ; l’hôtesse était assise sur le seuil.

– Ne soyez pas inquiet, lui dit-elle, mon beau jeune homme, je veille.

En ce moment même, comme si Isabelle eût senti à travers les cloisons son amant venir à elle, la porte s’ouvrit, et avec son doux sourire d’ange qui fait son paradis partout où il est :

– Soyez-le bienvenu, mon ami, dit-elle, nous sommes prêtes et n’attendons que vous.

– Alors, refermez votre porte, chère Isabelle, je viens de prévenir Guillaume et Galaor, n’ouvrez qu’à ma voix.

La porte se referma.

En se retournant, le comte se trouva face à face avec Guillaume.

– Ces dames sont prêtes, lui dit-il ; partons le plus tôt que nous pourrons, cette atmosphère me soulève le cœur.

– C’est bien, mais ne rentrez point, il ne faut pas que l’on nous voie sortir tous ensemble, je vais vous envoyer le jeune homme ; dans dix minutes, je sortirai avec les deux valises.

– Soupçonnez-vous quelque danger ?

– Il y a là des gens de toute espèce ; et vous avez vu le cas qu’ils font de la vie d’un homme.

– Comment nous avez-vous fait entrer ici, sachant quelles espèces de bandits nous y trouverions ?

– Il y à deux mois que je ne suis passé par ce chemin ; il y a deux mois, il n’était pas question de l’expédition en Italie, c’est l’approche et le voisinage de la guerre qui nous amènent tous ces bandits ; je ne pouvais ni les deviner ni les prévoir, sans quoi nous eussions passé outre.

– Eh bien, allez prévenir Galaor, nous allons tenir les mules prêtes, nous n’aurons qu’à monter dessus et à nous éloigner.

– J’y vais.

Cinq minutes après, les quatre voyageurs et leur guide quittaient le plus secrètement et surtout le moins bruyamment possible l’auberge des contrebandiers et reprenaient leur voyage un instant interrompu.

VI

LES ÂMES ET LES ÉTOILES.

En sortant de la cour, Guillaume fit remarquer au comte une longue traînée de sang qui rougissait la neige et qui disparaissait à l’endroit où le cadavre été précipité.

Le fait n’avait point besoin de commentaires ; ils échangèrent un regard et posèrent instinctivement la main sur la crosse de leurs pistolets.

De même qu’Isabelle n’avait rien entendu, elle ne vit rien. Le comte lui avait dit d’être tranquille, elle l’était.

La lune jetait sa froide lumière sur tout ce paysage couvert de neige, et de temps en temps disparaissait sous des nuages sombres qui roulaient au ciel comme d’immenses vagues de vapeur.

Le chemin était assez beau pour qu’Isabelle laissât à son mulet le soin de la conduite et perdît son regard dans l’infini céleste.

On sait que l’hiver, par les temps froids, dans les montagnes surtout, qui, par leur position, dominent les brouillards de la terre, les étoiles brillent d’un feu plus pur et plus étincelant.

D’une nature rêveuse et mélancolique, Isabelle se perdait dans sa contemplation.

Inquiet de son silence, les amants s’inquiètent de tout, le comte de Moret sauta de sa mule et vint d’une main, s’appuyer à la croupe du mulet d’Isabelle en lui tendant l’autre main.

– À quoi pensez-vous, ma chère bien aimée ? lui demanda-t-il.

– À quoi voulez-vous que je pense, mon ami, quand je regarde ce firmament étoilé, si non à la puissance infinie de Dieu et au peu de place que nous tenons dans cet univers que notre orgueil croit faire pour nous.

– Que serait-ce donc ; ma chère rêveuse, si vous connaissiez la grosseur réelle de tous ces mondes qui roulent autour de nous, comparés, à l’infinité de notre globe !

– Vous la connaissez, vous ?

Le comte sourit.

– J’ai étudié, lui dit-il, l’astronomie sous un grand maître italien, professeur à Padoue, qui, m’ayant pris en particulière amitié, m’a révélé ses secrets qu’il n’ose mettre au jour encore, les croyant dangereux à sa propre sûreté.

– La science comporte-t-elle de tels secrets ? mon ami.

– Oui, si ces secrets sont en opposition avec les textes sacrés !

– Il faut croire, avant tout comte ! Et, dans les cœurs religieux, la foi prime la science.

– N’oubliez pas, chère Isabelle, que vous parlez à un fils de Henri IV ; que je suis né d’un père mal converti, et que sa recommandation non pas en mourant – hélas ! sa mort a été si rapide qu’il n’a pas eu le temps de penser à moi – mais lorsqu’il vivait, était, celle-ci. Laissez-le étudier, laissez-le apprendre, et, lorsqu’il saura, laissez-la croyance à son libre examen.

– N’êtes-vous point catholique ? demanda Isabelle avec une certaine inquiétude.

– Oh ! si fait, rassurez-vous, dit le comte ; seulement, mon professeur, vieux calviniste, m’a appris à soumettre toute croyance au creuset de ma raison, et à repousser toute théorie religieuse qui commence par annuler une partie de l’intelligence au profit de la foi. Je crois donc, mais aux choses, dont je me rends compte, répugnant à me laisser imposer toute croyance ténébreuse que ne saurait m’expliquer celui qui me la prêche, ce qui ne m’empêche pas de m’abîmer en Dieu, dans la paternité immense duquel j’irai chercher un refuge s’il m’arrivait jamais un grand malheur.

– Je respire, dit Isabelle en souriant, je craignais d’avoir affaire à un païen.

– Vous avez affaire à pis que cela, Isabelle. Un païen consent à se convertir ; un penseur veut s’éclairer, et, en s’éclairant, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’il s’avance vers la vérité éternelle, il s’éloigne du dogme. Si j’eusse vécu en Espagne du temps de Philippe II, chère Isabelle, il est probable qu’à l’heure qu’il est, je serais brûlé comme hérétique.

– Oh ! mon Dieu ! Mais à propos de ces étoiles que je regardais, que vous disait donc ce savant italien ?

– Une chose que vous allez nier, quoiqu’elle me paraisse être la vérité absolue.

– Je ne nierai rien de ce que vous m’affirmerez, mon ami.

– Avez-vous habité sur le rivage de la mer ?

– J’ai été deux fois à Marseille.

– Quelle était, pour vous, l’heure la plus charmante de la journée ?

– Celle où le soleil se couchait.

– N’eussiez-vous point juré alors que c’était lui qui traçait sa route dans le ciel et qui à la fin de la journée se précipitait dans la mer.

– Et je le jurerais encore.

– Eh bien, vous vous trompiez, Isabelle ; le soleil est fixe, et c’est la terre qui marche.

– Impossible !

– Je vous avais bien dit que vous nieriez.

– Mais si la terre marchait, je la sentirais marcher.

– Non, car avec elle marche l’atmosphère qui nous enveloppe.

– Mais si elle ne faisait que marcher, nous verrions toujours le soleil.

– Vous avez raison, Isabelle, et votre justesse d’esprit nous éclaire presque à l’égal de la science ; non-seulement notre terre marche, mais elle tourne ; dans ce moment, par exemple, le soleil éclaire la face opposée à celle où nous sommes.

– Mais si cela était vrai, nous aurions les pieds en l’air et la tête en bas.

– Ainsi sommes-nous relativement ; mais cette atmosphère dont je vous ai parlé, nous enveloppe et nous soutient.

– Je ne vous comprends point, Antoine, et comme je ne veux pas douter, parlons d’autre chose.

– De quoi parlerons-nous ?

– De la chose à laquelle je pensais quand vous êtes venu vous jeter dans ma pensée.

– Et à quoi pensiez-vous.

– Je me demandais si tous ces mondes semés au-dessus de nos têtes n’avaient point été créés pour être habités par nos âmes après notre mort.

– Je ne vous eusse pas crue si ambitieuse, chère Isabelle.

– Ambitieuse, et pourquoi ?

– Deux ou trois de ces mondes seulement sont plus petits que le nôtre : Vénus, Mercure, la lune, trois en tout ; d’autres sont quatre-vingt fois, sept cents fois, quatorze cents fois plus gros que la terre.

– Le soleil, je comprends cela encore, c’est l’astre privilégié parmi les astres ; nous lui devons tout jusqu’au principe de notre existence ; sa chaleur, sa puissance, sa gloire nous environnent et nous pénètrent. C’est lui qui fait battre non-seulement nos cœurs, mais le cœur de la terre.

– Vous venez, chère Isabelle, de dire mieux avec votre imagination et votre poésie que ne dirait mon savant maître italien avec toute sa science.

– Mais, insista Isabelle, comment ces points lumineux que nous voyons dans le ciel sont-ils plus gros que la terre ?

– Je ne vous parle pas de ceux qui échappent à notre vue par l’énorme distance où ils sont de nous, comme Uranus et Saturne ; mais voyez cette étoile d’un jaune d’or !

– Je la vois.

– C’est Jupiter ; il est mille quatre cent quatorze fois plus gros que la terre, aussi a-t-il quatre lunes qui lui donnent une lumière permanente et un printemps éternel.

– Mais comment nous semble-t-il si petit, lorsque le soleil nous semble si gros ?

– C’est qu’en effet le soleil est cinq fois plus gros que lui, que nous ne sommes qu’à trente huit millions de lieues du soleil, et qu’il en est lui, à deux cents millions de lieues, c’est-à-dire à cent soixante-deux millions de lieues de nous.

– Mais qui vous à dit tout cela, Antoine ?

– Mon savant italien.

– Et vous l’appelez ?

– Galilée.

– Et vous croyez à ce qu’il vous a dit ?

– J’y crois fermement.

– Alors, mon cher comte, vous m’effrayez avec vos distances, et je ne crois pas que ma pauvre âme se hasarde jamais à un pareil voyage.

– Si nous avons une âme, Isabelle.

– En douteriez-vous ?

– Cela ne m’est pas absolument démontré.

– Ne discutons pas là-dessus ; j’ai le bonheur, n’étant point si savante que vous, de croire à mon âme, moi.

– Si vous croyez à votre âme, j’essayerai de croire à la mienne.

– Mais enfin, supposons que vous en ayez une et que vous fussiez libre, après votre mort, de lui choisir un séjour soit temporaire soit éternel ; vers quel monde la dirigeriez-vous ?

– Et vous, ma chère Isabelle, voyons ?

– Moi ! j’avoue que j’ai une prédilection pour la lune, c’est l’astre des amants malheureux.

– Vous auriez raison comme distance, ma chère Isabelle, car c’est la planète la plus rapprochée de nous, puisqu’elle n’est éloignée de la terre que de 96,000 lieues environ ; mais c’est évidemment celle où votre âme serait le plus mal.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce qu’elle est inhabitable même pour une âme !

– Oh ! quel malheur ! vous en êtes sûr ?

– Vous allez en juger ; les meilleurs télescopes qui existent au monde sont ceux de Padoue. Eh bien, braqués sur votre planète favorite, ma chère Isabelle, ils dénoncent partout la stérilité et la solitude, du moins sur son hémisphère visible ; pas d’atmosphère, par conséquent, pas de rivière, pas de lacs, pas d’océan, pas de végétation. Il est vrai que, du côté qui nous restera toujours invisible, il se peut qu’elle ait tout ce qui lui manque de l’autre. Cependant le doute existant, je ne vous conseillerais pas d’y envoyer votre âme, ce qui ne veut pas dire que la mienne ne l’y suivrait pas.

– Mais vous qui connaissez tous ces mondes comme si vous les aviez habités, mon cher comte, dans lequel de tous ces astres, de tous ces satellites, de toutes ces planètes, car je ne sais quel nom donner à toutes ces constellations, dans lequel attireriez-vous mon âme, si elle mettait, chose dont j’ai bien peur, la même obstination à suivre votre âme que la vôtre à suivre la mienne.

– Oh ! dit le comte, je n’hésiterais pas un seul instant… dans Vénus.

– Pour un homme qui affirme n’être point païen, voici une demeure bien compromettante ; et où est cette Vénus, objet de votre prédilection.

– Voyez-vous, chère Isabelle, ce bleuet de flamme qui fleurit au ciel, c’est Vénus ; c’est l’avant-courrière du soir, l’avant-courrière de l’aurore ; la planète la plus radieuse de tout notre système ; elle est éloignée du soleil de 28 millions de lieues à peu près, et elle en reçoit deux fois plus de chaleur et de lumière que de la terre ; elle a une atmosphère qui ressemble à la nôtre, et, quoique atteignant à peine la moitié de notre grosseur, elle a des montagnes de 120 mille pieds d’élévation. Or, comme Vénus, ainsi que Mercure, est constamment ou presque constamment couverte de nuages, elle doit être sillonnée par les ruisseaux et les fleuves qui manquent à la lune, et qui doivent faire pour les âmes qui se promènent sur leurs rives un murmure et une fraîcheur adorables.

– Va donc pour Vénus, dit Isabelle.

Ce pacte venait d’être conclu lorsque le bruit d’un pas précipité et se rapprochant rapidement se fit entendre des voyageurs, qui s’arrêtèrent instinctivement et tournèrent la tête du côté d’où venait le bruit.

Un homme accourait à toutes jambes et, n’osant appeler, faisait avec son chapeau des signes que permettait d’apercevoir la splendide clarté de la lune glissant pour le moment entre deux masses de nuages comme une barque sur une mer d’azur.

Il était évident que cet homme avait quelque communication importante à faire à la petite caravane.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à cent pas environ, il se hasarda à lancer devant lui le nom de Guillaume.

Guillaume descendit de son mulet et courut au devant de l’homme qu’il avait reconnu pour un des deux contrebandiers invités par lui à céder leur place devant le feu au comte de Moret et à Galaor.

Les deux hommes se joignirent à cinquante pas environ des voyageurs, échangèrent rapidement quelques paroles et revinrent à grands pas vers eux.

– Alerte, alerte, ami Jaquelino, dit Guillaume, affectant exprès vis-à-vis du comte un air de familiarité qui venait de donner au contrebandier son ami le change sur la position sociale des voyageurs – position sociale qu’il avait parfaitement devinée – nous sommes poursuivis, et il s’agit de trouver un endroit où nous cacher, pour laisser passer ceux qui nous poursuivent.

VII

LE PONT DE GIAVON.

Voici en effet ce qui s’était passé à l’auberge des contrebandiers, après que le comte de Moret, Galaor et Guillaume Coutet furent sortis de la salle commune.

La porte donnant sur la route de la montagne s’était rouverte, et l’on avait vu reparaître la tête de l’Espagnol qui s’était enfui après avoir tué l’Allemand.

Tout était aussi tranquille dans la salle que si rien ne s’y fût passé.

– Hé ! les Espagnols, dit-il.

Et il se rejeta en arrière.

Les Espagnols se levèrent et sortirent pour répondre à l’appel de leur compatriote.

Le contrebandier ami, de Guillaume Coutet se douta de quelque complot. Il sortit par la porte opposée et, par la cour, s’approcha du groupe.

Il entendit alors l’Espagnol raconter à ses compagnons qu’à travers la lucarne du fournil ouverte sur le jardin, il avait vu deux femmes, dont l’une paraissait une grande dame. Ces dames, à son avis, devaient faire parti de la caravane conduite par Guillaume.

C’était un coup, et probablement un bon coup à faire.

Ils étaient dix ; ils viendraient probablement à bout, sans beaucoup d’efforts, des trois hommes, dont l’un était presque un enfant, et l’autre un guide, lequel, en cette qualité, n’avait aucune raison de se faire tuer pour des gens qu’il ne connaissait pas.

L’Espagnol n’avait pas eu grand’peine à convaincre ses camarades, gens de sac et de corde, comme lui, et le groupe s’était séparé chacun allant prendre ses armes.

Alors, lui, avait pris ses jambes à son cou et s’était élancé par la route, sûr que de tel pas que marchassent les Espagnols, il arriverait encore avant eux.

Et, en effet, il était arrivé avant eux ; mais il n’y avait pas de temps à perdre, et ils ne devaient pas être loin.

Les deux hommes tinrent conseil ; ils connaissaient admirablement le pays tous les deux. Seulement on ne cache pas facilement cinq voyageurs et cinq mulets. Ces quatre mots, le pont de Giavon, sortirent à la fois de la bouche des deux contrebandiers.

Le pont de Giavon était une grande arche de pierres jetée sur un torrent descendant des montagnes et allant se jeter dans un des affluents du Pô. Là le chemin bifurquait et se séparait en deux branches. L’une remontait vers Venoux, l’autre descendait vers Suze, qu’elle contournait en la dominant.

Arrivés là, les routiers espagnols, incertains, prendraient l’une ou l’autre ; si l’on avait le bonheur de ne pas être découvert par eux, on prendrait celle qu’ils ne prendraient pas.

Comme les Espagnols ne pouvaient deviner que les voyageurs avaient été prévenus, la supposition ne devait pas même leur venir qu’ils se cacheraient.

La probabilité était donc qu’ils suivraient sans défiance l’un ou l’autre des deux chemins.

Il s’en fallait encore de dix minutes à peu près que l’on atteignît le pont de Giavon.

Guillaume prit le mulet d’Isabelle par la bride, son compagnon celui de la dame de Coëtman, et l’on pressa la marche.

Au reste, la presse venait en aide aux voyageurs, – un océan de nuages noirs, non-seulement dérobait aux yeux ces belles constellations qui avaient fourni à Isabelle une si poétique, et au comte de Moret une si savante conversation, mais encore s’avançait rapidement pour engloutir la lune. – Cinq minutes encore, et les objets éclairés par elle allaient rentrer dans l’obscurité.

Le contrebandier lâcha la bride du mulet de la dame de Coëtman, demeura d’une cinquantaine de pas en arrière, se coucha l’oreille contre terre et écouta.

Pendant ce temps-là, pour qu’un bruit ne l’empêchât point d’entendre l’autre, la caravane s’était arrêtée.

Au bout de quelques secondes d’auscultation, il se releva et accourut.

On les entend, dit-il, mais ils sont encore à six cents pas de nous ; par bonheur, dans une minute la lune va être cachée. N’importe, ne perdons pas de temps.

On se remit en marche. Les nuages noirs continuèrent à envahir le ciel, la lune disparut ; au même moment, les voyageurs, dans un reste de crépuscule, voyaient se dresser devant eux l’arche du pont, en même temps qu’ils entendaient le bruit du torrent qui descendait de la montagne.

Guillaume qui conduisait le premier mulet, le fit dévier de la route, en appuyant à gauche. Une ligne à peine visible, taillée dans le roc, conduisait au bout du torrent encaissé d’une soixantaine de pieds.

Ce sentier, s’il était permis de donner ce nom à une pareille ride de terrain, avait été évidemment tracé par les mulets qui, dans les jours chauds de l’été, descendaient jusqu’à l’eau pour se rafraîchir.

Si rapide et si abrupte que fut la descente, elle se fit sans accident.

Le contrebandier était resté en haut, couché à terre et écoutant.

– Ils approchent, dit-il, je m’éloigne pour les dérouter, ne vous occupez pas de moi. Empêchez seulement les mulets de hennir, j’emmène la mule.

Guillaume fit entrer les quatre voyageurs sous l’arche du pont, lia avec des mouchoirs la bouche aux mulets, tandis que son compagnon s’éloignait par la branche du chemin qui remontait à Vénaux.

Bientôt on entendit distinctement les pas des bandits espagnols ; cachés comme ils l’étaient et protégés par la double obscurité des nuages et du pont, les voyageurs étaient complétement invisibles, et si quelque bruit ou quelque accident imprévu ne les trahissait pas, il était impossible qu’ils fussent découverts.

Les Espagnols s’arrêtèrent sur le pont même et entrèrent en délibération pour décider laquelle des deux branches ils prendraient, de celle qui descendait vers Suze ou de celle qui montait vers Venaux.

La discussion était vive, et ceux des voyageurs qui entendaient l’espagnol pouvaient entendre les raisons que chacun faisait valoir à l’appui de son opinion.

Tout à coup on entendit une chanson chantée par une voix d’homme. L’homme qui chantait cette chanson venait de Giavon.

Guillaume serra la main du comte de Moret en mettant un doigt sur ses lèvres : il avait reconnu la voix de son compagnon.

Cette voix produisit à l’instant l’effet d’interrompre la conversation des routiers.

– Bon ! reprit l’un d’eux après un instant de silence, nous allons être renseignés.

Quatre se détachèrent et allèrent au-devant du chanteur.

– Eh ! l’homme, lui demandèrent-ils en italien, quoiqu’ils se servissent de la locution espagnole hombre, as-tu rencontré des voyageurs sur ta route ?

– Voulez-vous parler des deux hommes et des deux femmes conduits par Guillaume Coutet, le marchand de Gravière ? demanda celui qui était interrogé, changeant sa réponse en demande.

– Justement.

– Eh bien, ils sont à peine à cinq cents pas d’ici ; si vous avez affaire à eux, allongez le pas, et vous les rejoindrez à moitié chemin de Giavon.

Ce renseignement leva les incertitudes et mit tout le monde d’accord. Les bandits prirent la route conduisant à Venaux.

Les voyageurs, du fond de leur obscurité, les virent passer comme des ombres et marchant d’un pas qui, si les voyageurs eussent été, en effet, à l’endroit indiqué par le contrebandier, leur eût permis de les rejoindre promptement.

Quant au contrebandier, il continua son chemin vers Suze, indiquant aux voyageurs celui qu’ils devaient suivre eux-mêmes.

En effet, après cinq minutes d’attente silencieuse, les voyageurs n’entendant plus résonner sur la route le bruit des pas des bandits, descendirent, guidés par Guillaume, le lit même du torrent. Cinq cents pas plus loin, ils se réunissaient au contrebandier, qui, hésitant à retourner à l’auberge après la fausse indication qu’il avait donnée, demanda aux voyageurs la permission de rester avec eux, permission qui lui fut accordée à l’instant même, pendant que le comte de Moret lui promettait, quand on serait à la frontière du Piémont, une bonne récompense pour l’avis si à propos donné par lui.

Ou continua la route en pressant le pas des mulets, ce que permettait le chemin devenu un peu meilleur, et l’on se rapprocha insensiblement de Suze. À mesure que l’on se rapprochait, les deux guides recommandaient une circonspection plus grande ; mais le sentier que suivait la petite caravane était tellement inconnu et si peu fréquenté, que l’on avait oublié d’y mettre les sentinelles, quoique l’on pût par ce chemin, auquel la ville est en quelque sorte adossée, arriver sur le rempart.

Le rempart lui-même était désert, les approches de la ville étant défendues par les fortifications faites un quart de lieue en avant, c’est-à-dire au Pas de Suze.

Au reste, après avoir un instant longé le rempart de la ville, le sentier s’en éloignait brusquement, se rejetant dans la montagne et aboutissant à Malavet, où l’on coucha.

Le lendemain, on tint conseil.

On pouvait descendre dans la plaine, et par Rivarolo et Joui, gagner le lac Majeur ; mais là on rencontrait un danger pire : on tombait entre les mains des Espagnols.

Il est vrai que le comte de Moret, chargé à son départ de France d’une lettre de don Gonzales de Cordoue, gouverneur de Milan, pour la reine Anne, pouvait aller droit à lui, et dire qu’il revenait au nom des deux reines, chargé de quelque mission pour Rome ou pour Venise ; mais il lui fallait ruser, et toute dissimulation pesait au cœur loyal, de ce vrai fils du Béarnais.

Puis, ce qui était plus probable encore, ce moyen, qui simplifiait les choses, abrégeait en même temps le voyage, et ce que voulait Antoine de Bourbon, c’est que le voyage, au contraire, durât indéfiniment. Son avis, tout puissant d’ailleurs, l’emporta donc.

Cet avis était que l’on fit un grand détour par Boste, Damudossolo, Sonovre, et qu’en contournant tout le bassin lombard on arrivât à Vérone, où l’on serait en sûreté. À Vérone on se séparerait un ou deux jours, et après ce repos, dont les femmes surtout, après : un pareil voyage qui ne se pouvait faire qu’à mulet ou à cheval, auraient grand besoin, on partirait pour Mantoue, terme du voyage.

À Ivrica, le contrebandier qui était venu donner avis à la petite caravane du danger qu’elle courait, quitta les voyageurs, parfaitement récompensé de son dévouement, récompense qui convainquait d’autant plus Guillaume Coutet qu’il avait l’honneur de servir de guide à quelque grand seigneur voyageant incognito.

Mais rendons-lui cette justice de dire que ce fut la reconnaissance, et non cette certitude, qui lui fit insister pour accompagner les voyageurs jusqu’au bout de leur voyage. Au reste, ce fut chose facile à obtenir. Si Guillaume Coutet avait voué au comte la reconnaissance que doit l’homme à celui qui lui a sauvé la vie, Antoine de Bourbon éprouvait pour lui cette profonde sympathie et cette douce tendresse que ressent de son côté le sauveur pour l’homme auquel il l’a sauvée.

Après des incidents divers, mais qui, n’ayant pas la gravité de ceux que nous avons racontés, n’auraient pas un assez puissant intérêt pour mériter l’attention du lecteur, après vingt-sept jours de voyage et de fatigue, on arriva enfin à Mantoue, par Tordi, Nogaro et Castellarez.

VIII

LE SERMENT.

Aucune lettre, aucun courrier, aucun message quelconque n’avait annoncé au baron de Lautrec l’arrivée de sa fille. Il en résulta que, quoi qu’il passât pour un père médiocrement tendre, les premiers moments du retour furent donnés tout entiers à l’effusion de la double tendresse paternelle et filiale.

Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il put s’occuper des compagnons de voyage de sa fille et lire la lettre que lui adressait le cardinal de Richelieu.

Par cette lettre il apprenait le nom illustre du jeune homme auquel le soin de sa fille avait été confié et l’intérêt que le cardinal portait à Isabelle.

C’était une raison pour lui de prévenir immédiatement le nouveau duc de Mantoue, Charles de Gonzague, de l’arrivée de sa fille et de l’hôte illustre qui, en même temps qu’elle, avait franchi le seuil de sa maison. On expédia en conséquence un serviteur au château de Té, qu’occupait le duc, pour lui annoncer cette nouvelle, qui ne pouvait manquer d’avoir un grand intérêt pour lui, puisque par le comte de Moret, c’est-à-dire par le frère naturel de Louis XIII, il allait avoir les plus exacts renseignements sur les intentions du cardinal et du roi.

Aussi, à la demande d’audience qu’il lui avait faite, le duc de Mantoue répondit-il en montant à cheval et en venant lui-même chez celui qu’il tenait à juste raison pour un de ses plus fidèles serviteurs.

Il y trouva le comte de Moret, qu’il traita en fils de Henri IV, refusant de se couvrir et de s’asseoir devant lui.

Au reste, le duc avait appris directement, par l’ambassadeur, des nouvelles de Paris, le 4 janvier 1626, c’est-à-dire quelques jours après le départ du comte de Moret et d’Isabelle. Le cardinal, fort de la promesse que lui avait faite le roi de le soutenir, l’avait littéralement enlevé sans souffrir que personne l’accompagnât ; pas un courtisan pour lui travailler l’esprit, pas un conseiller pour le faire dévier de la route où le cardinal l’avait engagé.

On savait que, le jeudi 15 janvier, le roi avait dîné à Moulins et couché à Varenne.

Puis rien au delà du 15 janvier, et l’on était au 5 février.

Mais ce que l’on savait, c’est que la peste qui s’était déclarée en Italie, avait franchi les monts et s’étendait jusqu’à Lyon. Le roi aurait-il le courage, malgré le fléau mortel, malgré le froid effroyable qu’il faisait, de continuer sa route, de braver la peste à Lyon et le froid dans les montages.

Pour qui connaissait le caractère véritable et changeant du roi, il y avait à craindre. Mais pour quiconque connaissait le caractère inflexible du cardinal, il y avait à espérer.

Le comte de Moret ne put que répéter au duc de Mantoue ce que lui avait dit le cardinal, qu’on allait commencer par faire lever le siége de Cazal, et que l’on s’occuperait immédiatement de faire passer des secours à Mantoue.

Il n’y avait pas de temps à perdre : Charles, duc de Nevers, avait su de sources certaines que Monsieur, dans le premier moment de colère, s’était mis en rapport avec Waldstein. Il attirait vers la France, sans honte et sans remords, ces nouvelles bandes d’Atilla sans savoir s’il y aurait à Châlons un Aétius pour les anéantir. Deux chefs des barbares, Alhinger et Gallas, savants dans l’art terrible de la ruine et du pillage, s’étaient depuis deux ou trois mois avancés doucement et occupaient Worms, Francfort, la Souabe.

Le pauvre duc de Mantoue les voyait déjà apparaître au sommet des Alpes, plus terribles que ces bandes sauvages de Cimbres et de Teutons qui se laissaient glisser sur les neiges et qui traversaient les rivières sur leurs boucliers.

Tout cela défendait au comte de Moret un long séjour à Mantoue. Il avait promis au cardinal de revenir pour prendre part à la campagne ; d’un autre côté le duc Charles le pressait de repartir pour exposer sa position au roi. Cette position était si grave, que le baron de Lautrec regrettait presque qu’on lui eût renvoyé sa fille.

Dès le lendemain de son arrivée, Isabelle, appelée par son père, avait eu une explication avec lui ; dans cette explication son père lui avait dit les engagements pris par lui vis-à-vis du baron de Pontis. Mais Isabelle avait franchement répondu par les engagements pris par elle vis-à-vis du comte de Moret. De si bonne naissance que fût M. de Pontis, Antoine de Bourbon sur ce point l’emportait, non-seulement sur lui, mais sur tous les gentilshommes qui n’étaient pas de race royale directe. Le baron se contenta donc de faire venir le comte de Moret dans son cabinet, de l’interroger sur ses intentions, que celui-ci lui déclara avec sa franchise habituelle, lui donnant l’assurance qu’au besoin et pour l’aider à retirer honorablement sa parole, le cardinal se mettrait en avant et lui forcerait la main.

Seulement le baron de Lautrec ne laissa point ignorer au comte que s’il était tué, ou contractait d’autres engagements, il reprenait son autorité paternelle sur sa fille, autorité dont il ne se départait que devant la protection que le cardinal voulait accorder au jeune comte, et qu’alors il n’admettrait de la part d’Isabelle aucune résistance.

Le soir même de cette double explication, les jeunes gens, en se promenant au bord du fleuve de Virgile, se racontèrent chacun l’un à l’autre la conversation qu’ils avaient eue avec le baron ; Isabelle n’en espérait pas tant, et comme son amant lui promit positivement de ne pas se faire tuer et de n’avoir jamais d’autre épouse qu’elle, la chose lui suffit.

Nous nous servons du mot un peu prétentieux d’épouse, et même nous le soulignons, parce qu’il nous semble que, tout fils de Henri IV que fût Antoine de Bourbon, il y avait dans sa promesse une de ces petites restrictions mentales dont les jésuites faisaient un si habile usage. Dans l’engagement de ne pas se faire tuer il n’y avait à coup sûr aucune arrière-pensée ; mais nous n’oserions en dire autant de celui de n’avoir jamais d’autre épouse qu’Isabelle de Lautrec. En pesant chaque parole de cet engagement, on verra bien qu’il ne s’étendait pas aux maîtresses ; et dans les moments où le diable le tentait, et les amants les plus fidèles ont de ces moments-là, ne fussent-ils point les fils de l’hérétique Henri IV, et dans les moments où le diable le tentait, nous devons dire que le jeune Basque Jaquelino voyait passer dans un nuage de feu sa belle cousine Marina, laquelle, aussi à son aise au milieu des flammes qu’une salamandre, lui lançait des regards dont le double rayon allait l’un à son cœur qu’il brûlait, l’autre à son esprit qu’il rendait insensé.

D’ailleurs n’avait-il pas pris un soir dans l’antichambre de Marie de Gonzague, avec cette terrible incendiaire des cœurs, au moment où elle allait monter dans sa chaise, un de ces rendez-vous comme on en prend avec Satan, et dont Satan ne vous dégage que lorsqu’on a fait honneur à sa parole en l’allant trouver au plus profond de l’enfer.

Nous n’oserions pas dire qu’au moment où Antoine de Bourbon fit à Isabelle de Lautrec le chaste serment qui n’avait aucune analogie avec l’engagement pris avec Mme de Fargis, le souvenir de cette Vénus Astarté fût venu prononcer à ses oreilles quelques mots de cet amour profane dont elle brûlait le cœur de ses amants ; mais ce que nous savons, c’est que le comte de Moret voulut un autre témoin de l’engagement qu’il prenait que ce fleuve païen qu’on appelle le Mincio ; d’autres lampes que toutes ces constellations mythologiques qu’on appelle Vénus, Jupiter, Saturne, Cassiopée, et demanda à Isabelle de le renouveler dans un temple chrétien en présence de Dieu, et que le souvenir matériel d’un anneau, portant la date du jour et de la promesse que ce jour avait vu faire, augmentât encore la solennité du serment.

Isabelle promit tout ce que voulut son amant, comme sa compatriote Juliette, dont pour toucher la tombe elle n’avait, en quelque sorte, qu’à étendre la main ; elle lui eût, à coup sûr, accordé tout ce qu’il lui eût demandé en lui répétant les paroles du poète anglais :

 

Ne crains pas d’épuiser mon amour s’il t’est cher !

Mon amour est profond et grand comme la mer !

 

Le lendemain, à la même heure, c’est-à-dire vers neuf du soir, deux ombres, dont l’une marchait à quelques pas derrière l’autre, se glissaient dans l’église Saint-André par une des portes latérales du monument sacré, et, à la lueur des lampes qui veillent éternellement devant l’ex-voto en mémoire des miracles accomplis par les différents saints auxquels les autels sont consacrés, s’acheminaient vers l’autel de Notre-Dame-des-Anges, nom charmant qui avait succédé à un nom plus charmant encore, à celui de Notre-Dame-des-Amours, première invocation sous laquelle elle avait été adorée, mais que lui avait enlevée, un demi siècle auparavant, la susceptibilité d’un évêque.

La jeune fille arriva la première et s’agenouilla.

Le jeune homme la suivait et s’agenouilla à sa droite.

Tous deux rayonnants de jeunesse et de beauté, ils étaient admirables à voir à la lueur tremblante de la lampe ; elle, la tête baissée, les yeux humides de douces larmes ; lui, le front levé, les yeux étincelants de bonheur.

 

Chacun d’eux fit une prière mentale ; quand nous disons chacun d’eux, nous répondons d’Isabelle de Lautrec. Sans doute les paroles échappées du cœur se formulèrent sur les lèvres en élancements sacrés vers la mère de seigneur ; mais l’homme ne sait prier que dans le malheur ; pour la félicité il n’a que des balbutiements de désir et des soupirs de flamme.

Puis, ce premier bouillonnement du cœur apaisé, leurs mains se cherchèrent et frémirent en se rencontrant. Isabelle poussa un soupir de joie plaintif comme un cri de douleur, puis, sans s’inquiéter du lieu où elle était :

– Oh ! mon ami, dit-elle, oh ! combien je t’aime.

Le comte regardait la madone.

– Oh ! s’écria-t-il, la madone a souri ; et moi aussi et moi aussi, je t’aime, mon Isabelle adorée.

Et leurs deux têtes retombèrent sur leurs poitrines écrasées sous le poids de leur bonheur.

Le comte tenait la main d’Isabelle appuyée contre la poitrine, il la dégagea doucement de l’étreinte dont l’enveloppait la sienne, la mit à nu, l’appuya ardemment contre ses lèvres, puis tirant l’anneau du plus petit de ses doigts, il le passa au second doigt de cette main en disant :

– Sainte mère de Dieu, sainte protectrice de tout amour humain et céleste, vous qui souriez aux flammes pures et qui venez de sourire à la nôtre, soyez témoin que je m’engage par serment à n’avoir jamais d’autre épouse qu’Isabelle de Lautrec ; si je manque à mon serment, punissez-moi.

– Oh ! non, non. Vierge sainte, s’écria Isabelle, ne le punissez pas.

– Isabelle ! fit le comte, en essayant de serrer la jeune fille dans ses bras.

Mais celle-ci s’écarta doucement, retenue par la sainteté du lieu.

– Madone vénérée et toute-puissante, dit-elle, écoutez le serment que je vous fais à mon tour. Je jure ici à votre autel, et par vos pieds divins que j’embrasse, qu’à partir d’aujourd’hui j’appartiens corps et âme à celui qui vient de passer cet anneau à mon doigt, et que, fût-il mort, ou, ce qui est bien pis, manquât-il à son serment, je ne serai l'épouse de personne, mais seulement celle de votre divin Fils.

Un baiser éteignit cette dernière parole sur les lèvres d’Isabelle, et la sainte madone sourit du baiser du comte comme elle avait souri de l’exclamation d’Isabelle, car elle se souvenait qu’elle s’était appelée Notre-Dame-des-Amours avant de s’appeler Notre-Dame-des-Anges !

IX

LE JOURNAL DE M. DE BASSOMPIERRE.

Comme l’avait appris le duc de Mantoue par l’intermédiaire de l’ambassadeur, le cardinal et le roi avaient quitté Paris le 4 janvier, et le jeudi 15 ils avaient dîné à Moulins et soupé à Varenne, qu’il ne faut pas confondre avec cet autre Varennes du département de la Meuse, que l’arrestation du roi a rendu célèbre.

Pour toute entrée en campagne, nous n’avons de guide fidèle que le journal de M. de Bassompierre ; aussi est-ce lui que nous allons suivre dans la partie historique de notre récit.

Lorsque le roi, après le pacte fait avec le cardinal, sortit du cabinet de Son Éminence, il rencontra dans l’antichambre M. Bassompierre, qui était allé pour faire sa cour au cardinal en faveur.

En l’apercevant, le roi s’arrêta et se retournant vers Richelieu, qui l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue :

« Eh ! tenez, monsieur le cardinal, en voici un qui nous accompagnera à coup sûr et qui me servira bien.

Le cardinal sortit et fit un geste d’approbation.

– C’est l’habitude de M. le maréchal, dit-il.

– Que Votre Majesté m’excuse de manquer aux lois de l’étiquette en l’interrogeant ; mais où la suivrai-je.

– En Italie, dit le roi, où je vais en personne pour faire lever le siége de Cazal. Apprêtez-vous donc à partir, monsieur le maréchal ; je prendrai avec vous Créqui, qui connaît ces pays-là, et j’espère que nous ferons parler de nous.

– Sire, répondit Bassompierre en s’inclinant, je suis votre serviteur et vous suivrai au bout du monde, et même dans la lune, s’il vous plaît d’y monter.

– Nous n’irons ni si loin, ni si haut, monsieur le maréchal. En tout cas, le rendez-vous est à Grenoble ; si quelque chose vous fait faute pour votre entrée en campagne, adressez-vous à M. le cardinal.

– Sire, dit Bassompierre, avec l’aide de Dieu, rien ne me manquera, surtout si Votre Majesté donne l’ordre à ce vieux coquin de La Vieuville de me payer ce qui m’est dû comme colonel général des Suisses.

Le roi se mit à rire.

– Si La Vieuville ne vous paie pas, dit-il, voici M. le cardinal qui vous paiera.

– Bien vrai ? dit Bassompierre d’un air de doute.

– Si vrai, monsieur le maréchal, que si, séance tenante, vous voulez bien me donner votre reçu, comme s’il n’y avait pas de temps à perdre, attendu que dans trois ou quatre jours nous partons, vous vous en irez avec votre argent.

– Monsieur le cardinal, dit Bassompierre avec cet air de grand seigneur qui n’appartenait qu’à lui, je ne porte jamais d’argent sur moi que quand je vais au jeu du roi ; j’aurai, si vous le voulez bien, l’honneur de vous laisser la quittance, et j’enverrai un laquais prendre l’argent.

Le roi parti, Bassompierre laissa son reçu au cardinal, et le lendemain envoya prendre l’argent.

Dès le même soir où le cardinal avait dit à Louis XIII qu’un roi ne manquait point à sa parole, il envoya les cinquante mille écus à M. le duc d’Orléans, les soixante mille livres à la reine-mère, et les trente mille à la reine Anne.

L’Angély reçut de son côté les trente mille livres que le roi lui avait offertes, et Saint-Simon son brevet d’écuyer du roi avec quinze mille livres de traitement par an.

Quant à Baradas, on sait qu’il n’avait point attendu, et qu’il s’était fait payer ses trente mille livres le jour même où le roi les lui avait données en un bon au porteur.

Tous ces comptes réglés, le cardinal avait, lui aussi, donné ses gratifications. Charpentier, Rossignol et Cavois avait eu part à ses largesses ; mais la gratification de Cavois, si généreuse qu’elle fût, n’avait pu consoler sa femme, qui avait entrevu dans la démission du cardinal une suite de nuits calmes et sans dérangements, nuits qui étaient l’unique but vers lequel tendaient tous ses vœux, secondés, comme nous l’avons vu, par les prières de ses enfants. Malheureusement, l’homme, en créant un Dieu individuel, et en chargeant ce Dieu de donner à chaque homme ce que cet homme lui demande, l’a tellement accablé de besogne, qu’il y a des moments où il laisse passer les prières les plus simples et le plus raisonnables sans avoir le temps de les exaucer.

La pauvre Mme Cavois était tombée dans un de ces moments-là, et Cavois, en suivant Son Éminence, allait de nouveau la laisser veuve ; heureusement il la laissait enceinte.

Le roi avait conservé à son frère le titre de lieutenant général ; mais, du moment où le cardinal venait avec le roi, il était évident que ce serait M. de Richelieu qui prendrait la conduite de la guerre, et que la lieutenance générale serait une sinécure. Aussi, quoi qu’il eût envoyé son train à Montargis et qu’il s’en fût fait suivre jusqu’au delà de Moulins, arrivé à Chavanes il se ravisa et là annonça à Bassompierre que, comme il ne voulait pas avoir l’air d’être insensible à l’injure qui lui avait été faite, il se retirait dans sa principauté de Dombes, où il attendrait les ordres du roi. Bassompierre insista fort pour le faire changer de résolution, mais ne pût rien obtenir de lui.

Personne ne se trompa à cette résolution de Monsieur, et chacun porta au compte de sa lâcheté les prétendues susceptibilités de son orgueil.

Le roi avait traversé rapidement Lyon, où la peste sévissait et s’était arrêté à Grenoble.

Le lundi 19 février, il envoya le marquis de Thoiras à Vienne pour faire joindre l’armée et s’occuper du passage de l’artillerie par-dessus les monts.

Le duc de Montmorency avait, de son côté, fait annoncer au roi qu’il arrivait par Nîmes, Sisteron et Gap, et qu’il joindrait le roi, à Briançon.

Là commençaient les embarras sérieux.

Les deux reines, sous prétexte des craintes que leur inspirait l’état du roi, mais en réalité pour miner l’influence du cardinal, étaient parties dans le but de rejoindre le roi à Grenoble ; mais il leur avait fait dire de s’arrêter à Lyon, et elles n’avaient point osé désobéir à cet ordre ; mais de Lyon elles faisaient tout le mal qu’elles pouvaient, neutralisant Créqui, qui devait amener le passage des monts, paralysant Guise, qui devait amener la flotte.

Rien ne découragea le cardinal ; tant qu’il tenait le roi, le roi était sa force. Il espérait que la présence du roi, le danger personnel qu’il courait à passer les Alpes en hiver, arracherait des provinces voisines les secours nécessaires, et il en eût été ainsi sans les manœuvres des deux reines.

Arrivé à Briançon, il se trouva que les ordres des deux reines avaient été si bien suivis, que rien de ce qui devait y être réuni n’avait même paru : pas de vivres, pas de mulets, douze canons et presque pas de munitions.

Joignez à cela deux cent mille francs en tout dans les coffres, tant chacun avait tiré de son côté sur les malheureux millions empruntés par le cardinal.

Puis, en face de soi, le prince le plus perfide et le plus rusé de l’Europe.

Toutes ces oppositions n’arrêtèrent pas un instant le cardinal ; il réunit ses plus habiles ingénieurs et chercha avec eux le moyen de tout faire passer à bras d’homme. Charles VIII avait le premier transporté du canon à travers les Alpes, mais c’était dans la belle saison. Il fallait manœuvrer à travers des montagnes presque inaccessibles l’été, à plus forte raison l’hiver. On monta l’artillerie avec des câbles et des moulinets attachés par des cordes aux affûts ; des hommes tournaient les moulinets, tandis que d’autres tiraient les câbles à force de bras. Les boulets furent portés dans des hottes ; les munitions, les poudres, les balles, enfermées dans des barriques, furent mises sur le dos des quelques mules que l’on put se procurer à prix d’or. En six jours, sous cet attirail on passa le mont Genève et descendit à Oulx. Le cardinal poussa jusqu’à Chaumont, où il avait hâte de prendre des renseignements et de vérifier si ceux que lui avaient adressé le comte de Moret étaient vrais.

Ce fut là que, vérification faite des cartouches, il apprit que chaque homme avait sept coups à tirer.

– Qu’importe ! répondit-il, si Suze est prise au cinquième.

Cependant le bruit de tous ces préparatifs arriva aux oreilles de Charles-Emmanuel ; mais le roi et le cardinal étaient déjà à Briançon, que le prince de Savoie le croyait encore à Lyon. En conséquence, il envoya Victor-Amédée, son fils, attendre le roi Louis XIII à Grenoble ; mais à Grenoble il apprit que le roi était déjà passé et devait à cette heure avoir franchi les monts.

Victor-Amédée se mit aussitôt en chasse du roi et du cardinal ; il arriva derrière Louis XIII à Oulx, au moment où descendaient de la montagne les dernières pièces d’artillerie, et demanda audience. Le roi le reçut ; mais, ne voulant rien entendre de ce qu’il avait à lui dire, il le renvoya au cardinal. Victor-Amédée partit immédiatement pour Chaumont.

Là le prince de Savoie, élevé à l’école de la ruse, voulut vis-à-vis du cardinal user des moyens familiers à lui et à son frère ; mais cette fois la ruse se trouvait en face du génie, le serpent en face du lion.

Le cardinal comprit aux premières paroles du prince que le duc de Savoie n’avait eu qu’un but en lui envoyant son fils, c’était de gagner du temps. Mais où le roi se fût laissé prendre peut-être, le cardinal vit clair dans les desseins du négociateur.

Victor-Amédée venait demander que l’on accordât à son père le temps de se dégager de la parole qu’il avait confiée au gouverneur de Milan de ne pas laisser les troupes françaises traverser ses États.

Mais avant même qu’il eût formulé cette demande, le cardinal l’arrêtait.

– Pardon, mon prince, lui dit-il, mais S. A. le duc de Savoie demande du temps, permettez-moi de vous le dire, pour dégager une parole qu’il n’a pas pu donner.

– Comment cela ? demanda le prince.

– Parce que, dans ses derniers traités avec la France, il s’est engagé verbalement vis-à-vis du roi, mon maître, à lui livrer un passage à travers ses États, au cas où il aurait besoin de soutenir ses alliés.

– Mais, fit en hésitant Victor-Amédée, c’est moi qui demande pardon à Votre Éminence, je n’ai vu nulle part cette clause dans les traités entre la France et le Piémont.

– Et vous savez bien pourquoi vous ne l’avez pas vue, prince ; c’est encore par déférence pour le duc votre père, que l’on s’est contenté de sa parole d’honneur au lieu d’exiger sa signature. Mais, selon lui, le roi d’Espagne se fût plaint qu’il accordât un tel privilège à la France et ne lui eût pas laissé un instant de repos qu’il n’eût obtenu un droit pareil.

– Mais, hasarda Victor-Amédée, le duc mon père ne refuse point passage au roi votre maître !

– Alors, dit le cardinal en souriant, car il se rappelait dans tous ses détails la lettre que lui avait adressée le comte de Moret, c’est pour faire honneur au roi de France que S. A. le duc de Piémont a fermé le passage de Suze par une demi-lune avec un bon retranchement pouvant contenir trois cents hommes et soutenu de deux barricades derrière lesquelles trois cents autres peuvent s’abriter, et qu’outre le fort de Montauban, il a bâti sur la pente des deux montagnes deux redoutes avec des petites places de défense dont les feux se croisent. C’est pour faciliter sa route et celle de l’armée française, que ne trouvant pas suffisantes les difficultés offertes par le col même de la vallée, il y a fait rouler du haut de la montagne des quartiers de rochers tels qu’aucune machine ne les pourrait mouvoir, et c’est pour planter des arbres et des fleurs sur notre chemin qu’il a mis, depuis six semaines, la pioche et la bêche aux mains de 300 travailleurs, dont vous et votre auguste père ne dédaigneriez pas de visiter et de presser les travaux. Non, prince, ne rusons pas, parlons franchement et comme des souverains doivent parler. Vous demandez du temps pour donner à don Guzman Gonzalès celui de prendre Cazal, dont la garnison meurt héroïquement de faim ; eh bien, nous, comme notre intérêt et notre devoir est de secourir cette garnison, nous vous disons : Monseigneur, le duc votre père nous doit le passage, le duc votre père nous le donnera. D’Oulx ici, il faut à notre matériel deux jours pour arriver.

Le cardinal tira sa montre.

– Il est onze heures du matin, dit-il ; à onze heures du matin, après-demain, nous entrerons en Piémont, et nous marcherons sur Suze. Après-demain, c’est mardi ; mercredi, au point du jour, nous attaquerons ; tenez-vous la chose pour dite, et comme vous n’avez pas de temps à perdre, monseigneur, pour faire vos réflexions, si vous nous ouvrez le passage, ou prendre vos dispositions si vous le défendez, je ne vous retiens pas ; monseigneur, franche paix ou bonne guerre.

– J’ai peur que ce ne soit bonne guerre, monsieur le cardinal, dit Victor Amédée en se levant.

– Au point de vue chrétien et comme ministre du Seigneur, je hais la guerre ; mais au point de vue politique et comme ministre de France, je crois parfois la guerre, non pas une bonne chose, mais une chose nécessaire. La France est dans son droit, elle le fera respecter. Lorsque deux États en viennent aux mains, malheur à celui qui se fait le champion du mensonge et de la perfidie. Dieu nous voit, Dieu nous jugera.

Et, cette fois, le cardinal salua le prince, lui faisant comprendre qu’une plus longue conversation serait inutile, et que son parti de marcher sur Cazal, quels que fussent les obstacles que l’on multiplierait sur sa route était irrévocablement pris.

IX

OÙ LE LECTEUR RETROUVE UN ANCIEN AMI.

À peine Victor-Amédée était sorti, que le cardinal s’approcha d’une table et écrivit la lettre suivante :

 

« Sire,

« Si Votre Majesté, comme Dieu m’en donne l’espérance, a heureusement vu s’achever le passage de notre matériel par-dessus les monts, je la supplie bien humblement d’ordonner qu’artillerie, caissons, et toute machine de guerre soient immédiatement acheminés sur Chaumont, où le roi aura, sur ma prière, la bonté de se rendre lui même sans aucun retard, le jour des hostilités étant, sauf contre-ordre de Sa Majesté, fixé à mercredi matin, 6 mars. À la suite de la conversation que j’ai eue avec le prince Victor-Amédée, j’ai dû engager la parole de Votre Majesté, et je crois qu’il ne faudrait la dégager qu’avec de graves raisons de le faire.

« J’attends donc avec impatience une réponse de Votre Majesté, où mieux encore, Votre Majesté elle-même.

« Je lui envoie un homme sûr, auquel Sa Majesté peut se fier en toute chose, même comme compagnon de route dans le cas où Sa Majesté voudrait voyager de nuit et incognito.

« J’ai l’honneur d’être,

De Votre Majesté,

« Le très-humble sujet et très-dévoué serviteur,

« Armand † RICHELIEU. »

 

Cette lettre écrite et cachetée, le cardinal appela :

– Étienne !

Aussitôt la porte de la chambre s’ouvrit, et l’on vit apparaître sur le seul notre ancienne connaissance de l’hôtellerie de la Barbe-Peinte, Étienne Latil, non pas comme nous l’avions vu entrer dans le cabinet du cardinal à Chaillot, c’est-à-dire les genoux tremblants, forcé de s’appuyer à la muraille pour ne pas tomber, pâle et articulant avec peine ses offres de dévouement, mais la tête haute, le jarret tendu, la moustache relevée, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de l’épée, un vrai capitaine de Callot, enfin.

C’est qu’en effet quatre mois s’étaient écoulés depuis que frappé à la fois par le marquis Pisani et par Souscarrières, il était tombé, sans connaissance sur le carreau de l’hôtellerie de maître Soleil.

Or, quand il n’est pas tué du coup, il n’en faut pas tant à un paillard organisé comme l’était Étienne Latil pour se remettre sur pied, plus solide, et plus triomphant que jamais.

L’approche des hostilités avait même donné à son visage un air de gaieté qui n’échappa point, au cardinal.

– Étienne, lui dit-il, il s’agit de monter à l’instant même à cheval, à moins que tu n’aimes mieux, pour ta commodité personnelle, faire la route à pied, mais arrange toi comme tu voudras, il faut que cette lettre, qui est de la plus haute importance, soit remise au roi avant dix heures du soir.

– Votre Éminence veut-elle me dire qu’elle heure il est ?

Le cardinal tira sa montre.

– Il est près de midi.

– Et le roi est à Oulx ?

– Oui.

– À huit heures le roi aura sa lettre, ou j’aurai roulé dans la Douaire.

– Tâchez de ne pas rouler dans la Douaire, ce qui me ferait de la peine, et que le roi ait sa lettre, ce qui, au contraire, me fera plaisir.

– J’espère, sur ces deux points satisfaire Votre Éminence.

Le cardinal connaissait Latil pour un homme de parole, il ne jugea pas à propos d’insister et se contenta de lui faire signe qu’il était libre.

Latil, en effet, courut à l’écurie, choisit un bon cheval, ne s’arrêta chez le maréchal ferrant que le temps de le faire ferrer à crampons et, l’opération terminée, sauta sur son dos et s’élança sur la route d’Oulx.

Au reste, il trouva le chemin meilleur qu’il ne s’y attendait ; dans le but d’y faire passer les canons et tout le matériel, les pionniers s’en étaient emparés et le rendaient praticable à peu près.

À quatre heures, Étienne était à St. Laurent, à sept heures et demie il était à Oulx.

Le roi soupait servi par Saint-Simon qui avait succédé dans sa faveur à Baradas. Au bas bout de la table se tenait l’Angély tout habillé de neuf.

À peine eut-on annoncé au roi un message de la part du cardinal, qu’il ordonna que le messager fut introduit près de lui.

Latil, tout en conservant les formes voulues par l’étiquette, science à laquelle il avait été façonné du temps qu’il était page du duc d’Épernon, n’était pas homme à se laisser intimider par la majesté royale.

Il entra donc bravement dans la salle, s’avança vers le roi, mit un genou en terre, et lui présenta la lettre du cardinal, posée sur dessus de son chapeau.

Louis XIII le regarda faire avec un certain étonnement ; Latil avait suivi les règles de l’étiquette de l’ancienne cour.

– Ouais ! fit-il, en prenant le pli ; qui donc nous a appris ces belles manières, mon maître ?

– N’était-ce point de cette façon, Sire, que l’on présentait les lettres à votre illustre père, de glorieuse mémoire ?

– Si fait ! mais la mode en est un peu passée.

– Le respect étant le même, Sire, m’est avis que l’étiquette eût dû rester la même.

– Tu me parais bien fort sur l’étiquette pour un soldat ?

– J’ai d’abord été page de M. le duc d’Épernon, et c’est à cette époque que j’eus l’honneur de présenter plus d’une fois au roi Henri IV des lettres de la façon dont je viens d’avoir l’honneur d’en présenter une à son fils.

– Page du duc d’Épernon ! répéta le roi.

– Et comme tel, Sire, j’étais sur le marchepied de la voiture le 14 mai 1710, rue de la Ferronnerie ; Votre Majesté n’a-t-elle point entendu raconter que c’était un page qui avait arrêté l’assassin dont il n’avait pas voulu lâcher le manteau malgré les coups de couteau dont il avait eu les mains criblées.

Latil, toujours un genou on terre devant le roi, tira ses gants de peau de daim, et, montrant ses mains sillonnées de cicatrices :

– Sire, voyez mes mains, dit-il.

Le roi regarda un instant cet homme avec une émotion visible, puis :

– Ces mains-là, dit-il, ne peuvent être que des mains loyales ; donne-moi tes mains, mon brave.

Et, prenant les mains de Latil il les lui serra.

– Maintenant, dit-il, relève-toi.

Latil se releva.

– C’était un grand roi, Sire, que le roi Henri IV, dit Latil.

– Oui, répondit Louis XIII, et Dieu me fasse la grâce de lui ressembler.

– L’occasion s’en présente, Sire, répliqua Latil, en montrant au roi le pli qu’il lui apportait.

– J’y tâcherai, fit le roi en ouvrant la lettre.

– Ah ! dit il après avoir lu, M. le cardinal nous dit qu’il a engagé notre honneur, et qu’il nous attend pour le dégager, ne le faisons pas attendre… Saint-Simon, prévenez MM. de Crépi et de Bassompierre que j’ai à leur parler à l’instant même.

Les deux maréchaux avaient des logements dans la maison attenante à celle du roi. En quelques minutes ils furent donc avertis. M. de Schomberg était à Exilles et M. de Montmorency à Saint-Laurent.

Le roi communiqua aux deux maréchaux la lettre de M. de Richelieu et leur donna l’ordre d’acheminer le plus vite possible sur Chaumont l’artillerie et les munitions, leur déclarant qu’il fallait que le lendemain, dans la journée, le tout fût à Chaumont.

Quant à eux, il les attendrait dans la soirée du mardi, pour prendre part au conseil de guerre qui aurait lieu dans la soirée, et dans lequel on déciderait le mode d’attaque du lendemain.

À dix heures du soir, par une nuit obscure, sans lune, sans étoiles, chargée de neige, le roi partit à cheval, accompagné de Saint Simon et d’Angély seulement. Comme on avait eu la précaution de ne faire ferrer aucun cheval à glace, Latil obtint du roi de monter le sien ; lui qui suivait pour la troisième fois la même route marcherait à pied en sondant le chemin.

Jamais le roi ne s’était si bien porté, ni n’avait vécu dans un pareil contentement de lui-même ; il avait, nous l’avons dit, sinon la force, mais le sentiment de la grandeur ; en changeant son panache noir contre un panache blanc, pourquoi Suze ne ferait-elle pas un pendant à Ivry.

Latil marchait devant le cheval du roi, sondant la route avec un bâton ferré ; de temps en temps il s’arrêtait, cherchait un meilleur passage, prenait le cheval par la bride et lui faisait traverser le mauvais pas.

À chaque poste, le roi se faisait reconnaître, donnait l’ordre d’acheminer les troupes sur Chaumont, et jouissait d’une des plus douces prérogatives de la puissance en se sentant obéi.

Un peu avant d’arriver à Saint-Laurent, Latil devina, à l’âpreté de la bise, l’approche de cette espèce de tourbillons que dans les pays de montagne on baptise du nom de chasse neige. Il invita le roi à descendre de cheval et à se placer entre Saint-Simon, l’Angély et lui ; mais le roi voulut rester à cheval, disant que, du moment où il s’était fait soldat, il devait se conduire en soldat.

En conséquence, il se contenta de s’envelopper de son manteau, et attendit.

Le tourbillon ne se fit point attendre. Il arriva sifflant.

L’Angély et Saint Simon se pressèrent aux côtés du roi qui s’enveloppa de son manteau. Latil saisit des deux mains le mors du cheval et tourna le dos à l’ouragan.

Il passa terrible et rugissant. Les cavaliers sentirent leurs chevaux trembler entre leurs jambes : dans les grands cataclysmes de la nature, les animaux partagent la frayeur de l’homme.

La gourmette de soie qui tenait le chapeau du roi fut brisée, et le feutre noir aux plumes noires disparut dans les ténèbres comme un sombre oiseau de nuit.

Puis, en un instant, la route se couvrit de neige à une hauteur de deux pieds.

En arrivant à Saint-Laurent, le roi s’informa du logement de M. de Montmorency. Il était une heure du matin. M. de Montmorency s’était jeté tout habillé sur son lit.

Au premier mot de la présence du roi, le duc s’élança par les degrés et se trouva debout sur le seuil de la porte attendant les ordres du roi.

Cette rapidité fit plaisir à Louis XIII, et quoique peu sympathique à M. de Montmorency, qui, ainsi que nous l’avons dit, avait été fort amoureux de la reine, il le reçut bien.

Le duc offrit au roi de l’accompagner et de lui donner une escorte.

Mais Louis XIII répondit que tant qu’il serait sur la terre de France, il se croyait en sûreté ; que l’escorte qu’il avait lui paraissait suffisante, étant toute dévouée ; qu’il invitait seulement M. de Montmorency à se trouver à Chaumont pour l’heure du conseil le lendemain, à neuf heures du soir. La seule chose qu’il consentit à accepter fut un autre chapeau, et comme, en le mettant sur sa tête, il s’aperçut qu’il avait trois plumes blanches, ce souvenir de la bataille d’Ivry lui revint à la pensée :

– C’est un signe de bonheur, dit-il.

En sortant de Saint-Laurent, la neige était si haute ; que Latil invita le roi à descendre le cheval.

Le roi descendit.

Latil prit le cheval du roi, ou plutôt le sien, par la bride, l’Angély vint après, puis Saint-Simon. Louis XIII se trouvait ainsi marcher le dernier sur le chemin que lui aplanissaient les trois hommes et les trois chevaux.

Saint-Simon, qui voulait rendre au cardinal, en reconnaissance les faveurs qu’il en avait reçues, vantait au roi toutes ces précautions et faisait valoir la prévoyance de celui qui les avait prises.

– Oui, oui, répondait Louis XIII, M. le cardinal est un bon serviteur ; je doute que mon frère à sa place eût eu pour moi toutes ces précautions-là.

Deux heures après, le roi arrivait sans accident, aussi fier de son chapeau perdu que d’une blessure, aussi fier de sa marche de nuit que d’une victoire, à la porte de l’hôtel du Genévrier d’or, et recommandait que l’on ne réveillât point le cardinal.

– Son Éminence ne dort pas, lui répondit maître Germain.

– Et que fait-elle à cette heure ? demanda le roi.

– Je travaille à la grandeur de Votre Majesté, dit M. le cardinal paraissant, et M. de Pontis m’aide de tout son pouvoir dans cette glorieuse besogne.

Et le cardinal fit en effet entrer le roi dans sa chambre, où il trouva un grand feu allumé pour le réchauffer et une immense carte du pays, dressée par M. de Pontis, étendue sur une table.

X

OÙ MONSIEUR LE CARDINAL TROUVE LE GUIDE DONT IL AVAIT BESOIN.

Un des grands mérites du cardinal fut, non pas de donner au roi Louis XIII des vertus qu’il n’avait pas, mais de lui faire croire qu’il les avait perdues.

Paresseux et languissant, il lui fit croire qu’il était actif ; timide et défiant, il lui fit croire qu’il était brave ; cruel et sanguinaire, il lui fit croire qu’il était juste.

Tout en disant que sa présence n’était point urgente à cette heure de nuit, Richelieu donna de grands éloges à ce soin de sa gloire et de celle de France qui l’avait fait, par un pareil temps, par de semblables chemins et au milieu de profondes ténèbres, venir à son premier appel ; mais il exigea que le roi se couchât à l’instant même, la journée dans laquelle on entrait et celle du lendemain restant tout entières.

Dès le point du jour au reste, les ordres avaient été donnés tout le long de la route pour que les troupes échelonnées à Saint-Laurent, à Exilles et à Sehault s’acheminassent sur Chaumont.

Ces troupes étaient sous les ordres du comte de Soissons, des ducs de  Longueville, de La Trémouille, d’Halliun et de La Valette des comtes d’Harcourt, de Sault, des marquis de Canaples, de Mortemar, de Tavanne, de Valence et de Thoyras.

Les quatre commandements supérieurs étaient exercés par les maréchaux de Créqui, de Bassompierre, de Schomberg et le duc de Montmorency.

Le génie du cardinal planait sur le tout ; il pensait, le roi ordonnait.

Comme le fait que nous allons raconter est avec le siége de la Rochelle, que nous avons raconté déjà dans notre livre des Trois Mousquetaires, le point culminant et glorieux du règne de Louis XIII, on nous permettra d’entrer dans quelques détails sur le forcement de ce fameux pas de Suze dont les historiens officiels ont fait si grand bruit.

En quittant Richelieu, Victor-Amédée, pour se ménager une sortie, comme on dit au théâtre, avait annoncé qu’il partait pour Rivoli où l’attendait le duc son père, et que dans les vingt-quatre heures il rapporterait l’ultimatum de Charles-Emmanuel ; mais lorsqu’il arriva à Rivoli, le duc de Savoie, qui ne cherchait qu’à traîner les choses en longueur, était parti pour Turin.

Aussi, vers cinq heures du soir, au lieu de Victor-Amédée, ce fut le premier ministre du prince, le comte de Verrue, qui se fit annoncer chez le cardinal.

À cette annonce, le cardinal se tourna vers le roi.

– Sa Majesté, demanda-t-il, fera-t-elle à M. le comte de Verrue l’honneur de le recevoir, ou m’abandonnera-t-elle ce soin ?

– Si c’eût été le prince Victor-Amédée qui fût revenu, selon sa promesse, je l’eusse reçu ; mais puisque le duc de Savoie juge à propos de m’envoyer son premier ministre, il est juste que ce soit mon premier ministre qui lui réponde.

– Alors le roi me donne carte blanche, fit le cardinal ?

– Entièrement.

– D’ailleurs, reprit Richelieu, en laissant cette porte ouverte, Votre Majesté entendra tout notre discours, et si quelque chose lui déplaît dans mes paroles, elle sera libre de paraître et de me démentir.

Louis XIII fit de la tête un signe d’assentiment. Richelieu, en laissant la porte ouverte, passa dans la chambre où l’attendait le comte de Verrue.

Le comte de Verrue, qu’il ne faut pas confondre avec son petit-fils, mari de la célèbre Jeanne d’Albret de Luynes, maîtresse de Victor-Amédée II, et qui fut connue sous le nom de la Dame de volupté, ce comte de Verrue, dont l’histoire fait à peine mention, était un homme de quarante ans, d’un sens droit, d’un esprit remarquable, d’un courage à toute épreuve ; chargé d’une mission difficile, il y apportait toute la franchise que pouvait mettre dans ses tortueuses négociations un émissaire de Charles-Emmanuel.

En voyant la figure grave du cardinal, cet œil profond qui fouillait les cœurs, en se trouvant en face de ce génie qui à lui seul tenait en équilibre tous les autres souverains de l’Europe, il s’inclina profondément et respectueusement.

– Monseigneur, dit-il, je viens au lieu et place du prince Victor-Amédée, forcé de rester près du duc son père, atteint d’une si grave indisposition que lorsque son fils après avoir quitté Votre Éminence, est arrivé hier soir à Rivoli, il s’était fait transporter à Turin.

– Alors, dit Richelieu, vous venez chargé des pleins pouvoirs du duc de Savoie, monsieur le comte.

– Je viens vous annoncer sa prochaine arrivée, monseigneur ; tout malade qu’il est, M. le duc veut plaider près de Sa Majesté sa cause en personne ; il se fait apporter en chaise.

– Et quand croyez-vous qu’il soit ici, monsieur le comte ?

– L’état de faiblesse dans lequel se trouve Son Altesse, la lenteur de ce moyen de locomotion m’autorisent à vous dire que, dans mon appréciation, il ne peut être ici qu’après-demain au plus tôt.

– Et vers quelle heure ?

– Je n’oserais pas promettre avant midi.

– Je suis au désespoir, monsieur le comte ; mais j’ai dit au prince Victor-Amédée qu’au point du jour on attaquerait les retranchements de Suze ; au point du jour on les attaquera.

– J’espère que Votre Éminence se départira de cette rigueur, dit le comte de Verrue, lorsqu’elle saura que le duc de Savoie ne refuse pas le passage.

– Eh bien alors, dit Richelieu, si nous sommes d’accord, il n’y a plus besoin d’entrevue.

– Il est vrai, dit le comte de Verrue, assez embarrassé, que Son Altesse y met une condition.

– Ah ! ah ! fit le cardinal en souriant, et laquelle ?

– Ou plutôt conserve une espérance, ajouta le comte.

– Dites.

– Eh bien, Son Altesse le duc espère qu’en conséquence de cette déférence et du grand sacrifice qu’il fait, Sa Majesté très-chrétienne lui fera céder par le duc de Mantoue la même partie du Montserrat que le roi d’Espagne lui laissait dans le partage, ou s’il ne veut point les lui donner à lui, qu’il en fera cadeau à Mme sa sœur, et à cette condition les passages seront ouverts demain.

Le cardinal regarda un instant le comte, qui ne put soutenir ce regard et baissa les yeux ; alors, et comme s’il n’eût attendu que cela :

– Monsieur le comte, dit le cardinal, toute l’Europe a si bonne opinion de la justice du roi, mon maître, que je ne sais comment M. le duc de Savoie a pu s’imaginer que Sa Majesté consentirait à une pareille proposition ; pour moi, je suis assuré qu’elle ne l’acceptera jamais. Le roi d’Espagne a bien pu accorder une partie de ce qui ne lui appartient, pas, afin d’engager M. le duc à favoriser une injuste usurpation ; mais à Dieu ne plaise que le roi mon maître, qui traverse les monts pour venir au secours d’un prince opprimé, dispose ainsi du bien de son allié ; si M. le duc ne veut pas se souvenir de ce que peut un roi de France, après demain on le lui remettra en mémoire.

– Mais puis-je espérer au moins que ces dernières propositions seront transmises par Votre Éminence à Sa Majesté ?

– Inutile, monsieur le comte, dit une voix derrière le cardinal ; le roi a tout entendu et s’étonne qu’un homme qui doit le connaître lui fasse une proposition où son honneur est taché et celui de la France compromis. Je renouvelle donc l’engagement pris, ou plutôt la menace faite par M. le cardinal. Si demain les passages ne sont point ouverts sans condition, après-demain, au point du jour, ils seront attaqués.

Puis, se redressant et portant le pied en avant avec cette dignité qu’il savait prendre parfois :

– J’y serai en personne, ajouta-t-il, et l’on pourra me reconnaître à ces plumes blanches, comme au même signe on reconnut mon auguste père à Ivry. J’espère que M. le duc voudra bien prendre un signe pareil afin que le fort de la bataille se porte où nous serons tous les deux ; portez-lui mes propres paroles, monsieur, ce sont les seules que je puisse et doive répondre.

Et il salua de la main le comte, qui lui répondit par un salut profond et se retira.

Toute la soirée et toute la nuit l’armée continua de se réunir autour de Chaumont ; le lendemain soir, le roi commandait à vingt-trois mille hommes de pied et à quatre mille chevaux.

Vers dix heures du soir, l’artillerie et tout le matériel de l’armée se rangeaient en dehors de Chaumont, les canons la gueule tournée du côté du territoire ennemi. Le roi ordonna de passer la visite des caissons et de lui faire un rapport sur le nombre de coups que l’on avait à tirer. À cette époque où la baïonnette n’était point encore inventée, c’étaient le canon et le mousquet qui décidaient tout. Aujourd’hui le fusil a repris le rang secondaire qu’il doit occuper dans les manœuvres d’un peuple essentiellement guerrier.

Il est devenu, comme l’avait prédit le maréchal de Saxe, le manche de la baïonnette.

À minuit, on entra au conseil.

Il se composait du roi, du cardinal, du duc de Montmorency et des trois maréchaux Bassompierre, Schomberg et Créquy.

Bassompierre, qui était le doyen, eut la parole ; il jeta les yeux sur la carte, étudia les positions de l’ennemi, que l’on connaissait parfaitement, grâce aux renseignements donnés par le comte de Moret.

– Sauf meilleur avis, dit-il, voici ma proposition, Sire.

Et, saluant le roi, et M. le cardinal, pour bien indiquer que c’était à eux deux qu’il s’adressait :

– Je propose que les régiments des gardes françaises et suisses prennent la tête ; le régiment de Navarre, le régiment d’Estillac, la gauche. Les deux ailes feront monter chacune deux cents mousquetaires qui gagneront le sommet des deux crêtes de Montmoron et de Montabon : une fois au sommet des deux montagnes, rien ne leur sera plus facile que de gagner l’éminence sur les gardes des barricades. Aux premiers coups de fusil que nous entendrons sur les hauteurs, nous donnerons ; et tandis que les mousquetaires attaqueront les barricades par derrière, nous les attaquerons de face avec les deux régiments des gardes. Approchez-vous de la carte, messieurs, voyez la position de l’ennemi, et si vous avez à proposer un meilleur plan que le mien, faites hardiment.

Le maréchal de Créquy et le maréchal de Schomberg étudièrent la carte à leur tour et se rallièrent à l’avis de Bassompierre.

Restait le duc de Montmorency.

Le duc de Montmorency était plus connu pour ce bouillant courage qu’il poussait jusqu’à la témérité que comme stratégiste et homme de prudence et de prévision sur le champ de bataille ; d’ailleurs il parlait, avec une certaine difficulté, ayant au commencement de ses discours un certain bégayement qui l’abandonnait à mesure qu’il parlait.

Cependant il prit bravement la parole, que lui offrait le roi.

– Sire, dit-il, je suis de l’avis de M. le maréchal de Bassompierre et de MM. de Créquy et de Schomberg, qui connaissent le grand cas que je fais de leur courage et de leur expérience ; mais les barricades et les redoutes prises, et je ne doute point que nous ne les prenions, restera la partie la plus difficile à forcer ; c’est-à-dire la demi-lune qui barre entièrement le chemin. N’y aurait-il pas moyen de faire pour cette partie des retranchements ce que M. de Bassompierre, avec tant de justesse, a proposé de faire pour les redoutes ? Ne pourrait-on pas enfin, par quelque sentier de la montagne, si ardu, si extravagant qu’il soit, tourner la position, redescendre entre la demi-lune de Suze, puis attaquer par derrière dans cette dernière position, l’ennemi que nous attaquerions par devant ; il ne s’agirait pour cela que de trouver un guide fidèle et un officier intrépide, deux choses qui ne me paraissent point impossibles à rencontrer.

– Vous entendez les propositions de M. de Montmorency, dit le roi ; les approuvez-vous ?

– Excellentes ! répondirent les maréchaux, mais il n’y a pas de temps à perdre pour se procurer ce guide et cet officier.

En ce moment Étienne Latil disait quelques mots tout bas à l’oreille du cardinal dont le visage rayonna.

– Messieurs, dit-il, je crois que la Providence nous envoie guide fidèle et officier intrépide en une seule et même personne.

Et se retournant vers Latil qui attendait les ordres :

– Capitaine Latil, dit-il, faites entrer M. le comte de Moret.

Latil s’inclina et sortit.

Cinq minutes après, le comte de Moret entrait, et, sous l’humble habit de montagnard qui le cachait, chacun put reconnaître, à cette ressemblance avec son auguste père, ressemblance qui faisait tant envie au roi Louis XIII, l’illustre fils de Henri IV arrivant à l’instant même de Mantoue, envoyé par la Providence comme le disait le cardinal de Richelieu.

XI

LE PAS DE SUZE.

Le comte de Moret, grâce à la route que nous lui avons vu suivre pour traverser avec sécurité le Piémont, et qu’il avait étudié avec une attention toute particulière, pouvait à la fois être un guide fidèle et un intrépide officier.

En effet, à peine la question eut-elle été exposée que, prenant un crayon, il traça sur la carte dressée par M. de Pontis ce sentier qui conduisait de Chaumont à l’auberge des contrebandiers et de l’auberge des contrebandiers au pont de Giavon, puis il s’arrêta pour raconter par quel hasard il avait été forcé de changer de route pour échapper aux bandits espagnols, et comment ce changement de route l’avait conduit à cette portion de sentier de laquelle on pouvait se laisser glisser sur les remparts de Suze adossées à la montagne.

Il fut autorisé à prendre cinq cents hommes avec lui, une troupe plus considérable eût été trop difficile à manœuvrer dans de pareils chemins.

Le cardinal voulait que le jeune prince prît quelques heures de repos, mais celui-ci s’y refusa ; s’il voulait être arrivé à temps pour faire sa diversion au moment de l’attaque, il n’avait pas une minute à perdre.

Il pria le cardinal de lui donner, pour commander sous lui, Étienne Latil, du dévouement et du courage desquels il n’avait point à douter.

C’était combler tous les désirs de celui-ci.

À trois heures la troupe partit sans bruit, chaque homme portait sur lui une journée de vivres.

Nul des cinq cents soldats qui allaient marcher sous les ordres du comte de Moret ne connaissait ce jeune capitaine ; mais lorsqu’on leur eut dit que celui qu’ils avaient pour chef était le fils de Henri IV, ils se pressèrent autour de lui avec des cris de joie, et il fallut qu’à la lueur de deux torches il laissât voir son visage dont la ressemblance avec celui du Béarnais redoubla l’enthousiasme.

À peine les cinq cents hommes du comte de Moret eurent-ils défilé, protégés par une nuit dont l’obscurité ne permettait pas de voir à dix pas devant soi, que le reste de l’armée se mit en mouvement. Le temps était exécrable, la terre était couverte de-deux pieds de neige.

On fit halte cinq cents pas en avant du rocher de Gélasse.

Six pièces de canon de six livres de balles étaient menées au crochet pour forcer la barricade.

Cinquante hommes restaient à la garde du parc d’artillerie.

Les troupes qui devaient donner étaient sept compagnies des gardes, six des Suisses, dix-neuf de Navarre ; quatorze d’Estissac et quinze de Saulx.

Plus les mousquetaires à cheval du roi.

Chaque corps devait jeter devant lui cinquante enfants perdus soutenus de cent hommes, lesquels seraient eux-mêmes soutenus par cinq cents.

Vers six heures du matin, les troupes furent mises en ordre.

Le roi, qui présidait à ces préparatifs, ordonna à un certain nombre de ses mousquetaires de se mêler aux enfants perdus.

Puis il donna l’ordre au sieur de Comminges, précédé d’un trompette, de franchir la frontière et de demander au duc de Savoie passage pour l’armée et la personne du roi.

M. de Comminges partit, mais à cent pas de la première barricade il fut arrêté.

M. le comte de Verrue sortit et vint au-devant de lui.

– Que voulez-vous, monsieur ? demanda le comte de Verrue au parlementaire.

– Nous voulons passer, monsieur, répondit celui-ci.

– Mais, reprit le comte de Verrue, comment voulez-vous passer en amis, ou en ennemis ?

– En amis, si vous nous ouvrez les passages ; en ennemis, si vous les fermez, vu que je suis chargé par le roi, mon maître, d’aller à Suze et de lui préparer un logis, attendu qu’il a le dessein d’y coucher demain.

– Monsieur, répondit le comte de Verrue, le roi, mon maître, tiendrait à grand honneur de loger Sa Majesté ; mais elle vient si grandement accompagnée qu’avant de rien décider, il faut que j’aille prendre les ordres de Son Altesse.

– Bon, dit Comminges, auriez-vous, par hasard, l’intention de nous disputer le passage ?

– J’ai eu l’honneur de vous dire, monsieur, répéta froidement le comte de Verrue, qu’il me faut savoir, premièrement, à ce sujet, l’intention de Son Altesse.

– Monsieur, je vous préviens, dit Comminges, que je vais faire mon rapport au roi.

– Vous pouvez-faire ce qu’il vous plaira, monsieur, répondit le comte de Verrue, vous en êtes parfaitement le maître.

Et sur ce chacun salua l’autre, M. de Verrue retournant dû côté des barricades, et Comminges revenant vers le roi.

– Eh bien, monsieur ? demanda Louis XIII à Comminges.

Comminges raconta son entretien avec le comte de Verrue. Louis XIII écouta sans perdre une parole, et quand Comminges eut fini :

– Le comte de Verrue, dit le roi, a répondu non-seulement en fidèle serviteur, mais en homme d’esprit et qui sait son métier.

En ce moment le roi était sur l’extrême frontière de France, entre les enfants perdus prêts à marcher, et les cinq cents hommes qui devaient les soutenir…

Bassompierre s’approcha de lui, le visage souriant et le chapeau à la main.

– Sire, dit-il, l’assemblée est prête, les violons sont d’accord, les masques sont à la porte ; quand il plaira à Votre Majesté, nous donnerons le ballet.

Le roi le regarda le sourcil froncé.

– Monsieur le maréchal, savez-vous bien que l’on vient de me faire le rapport et que nous n’avons que cinq cents livres de plomb dans le parc de l’artillerie ?

– Bon, Sire, répondit Bassompierre, il est bien temps maintenant de songer à cela ; faut-il que pour un masque qui n’est pas prêt, le ballet ne se danse pas ; laissez-nous faire, et tout ira bien.

– M’en répondez-vous ? fit le roi en regardant fixement le maréchal.

– Sire, ce serait téméraire à moi de cautionner une chose aussi douteuse que la victoire ; mais je vous réponds que nous en reviendrons à notre honneur, ou que je serai mort ou pris.

– Prenez garde si nous sommes battus, monsieur de Bassompierre, je m’en prends à vous.

– Bast ! que peut-il m’arriver de plus que d’être appelé par Votre Majesté le marquis d’Uxelle, mais soyez tranquille, sire, je tâcherai de ne pas mériter une pareille injure. Laissez-moi faire seulement.

– Sire, dit le cardinal, qui se tenait à cheval près du roi, à la mine de M. le maréchal, j’ai bon espoir.

Puis s’adressant à Bassompierre :

– Allez, monsieur le maréchal, allez, lui dit-il, et faites de votre mieux.

Bassompierre alla répondre à M. de Créquy qui l’attendait, mit pied à terre avec MM. Du Créquy et de Montmorency pour charger en tête des tranchées. M. de Schomberg seul resta à cheval ayant la goutte dans le genou.

On marcha ainsi sur le rocher de Gélasse, au pied duquel il fallait passer ; mais on ne sait pourquoi l’ennemi avait abandonné cette position, si forte qu’elle fût, craignant peut-être que ceux qui la défendraient ne fussent coupés et obligés de se rendre.

Mais à peine nos troupes eurent elles dépassé le rocher qu’elles se trouvèrent démasquées, et que le feu commença à la foin de la montagne et de la grande barricade.

À cette première décharge, M. de Schomberg fut blessé d’une mitraille dans les reins.

Bassompierre suivit la vallée et marcha droit sur la demi-lune, qui fermait le pas de Suze, M. de Créquy marchant en tête et côte à côte avec lui.

M. de Montmorency, comme un simple tirailleur, s’élança sur la montagne de gauche, c’est-à-dire sur la crête de Montmoron.

M. de Schomberg se fit attacher sur son cheval, que l’on conduisit par la bride à cause de la difficulté du chemin, et, arrivé sur la montagne, marcha au milieu des enfants perdu ?

On tourna les barricades, et, selon le plan, de M. de Bassompierre, on fusilla leurs défendeurs par derrière, tandis que l’on attaquait en face.

Les Valaisans et les Piémontais se défendirent vaillamment ; Victor-Amédée et son père étaient dans la redoute du cret de Montabon.

Montmorency, avec son impétuosité ordinaire, avait attaqué et emporté la barricade de gauche, et comme son armure le gênait pour marcher à pied, il en avait semé toutes les pièces le long-de la route, et attaqua la redoute en simple justaucorps de buffle et en chausses de velours.

Bassompierre, de son côté, suivait le fond de la vallée, essuyant tout le feu de la demi-lune. Le roi venait ensuite avec son panache blanc, et M. le cardinal en habit de velours feuille-morte brodé d’or.

Trois fois on vint à l’assaut des redoutes, et trois fois on fut repoussé. Les boulets bondissaient en ricochant de roc en roc au fond de la vallée et tuèrent un écuyer de M. de Créquy aux pieds du cheval du roi.

MM. de Bassompierre et de Créquy résolurent alors d’escalader avec cinq cents hommes : Bassompierre la montagne de gauche, pour se réunir à M. de Montmorency ; M. de Créquy la montagne de droite, pour soutenir M. de Schomberg.

Deux mille cinq cents hommes restaient au fond de la vallée pour marcher sur la demi-lune.

Bassompierre, un peu gros et déjà âgé de cinquante ans, s’appuyait sur un garde pour gravir la pente rapide ; tout à coup il sentit que son appui lui manquait ; le garde venait de recevoir une balle dans la poitrine.

Il arriva au sommet de la montagne au moment où M. de Montmorency, lui troisième, venait de sauter dans la route. – Il y descendit le quatrième.

M. de Montmorency fut légèrement blessé au bras, M. de Bassompierre eut ses habits criblés de balles.

La redoute de gauche fut emportée. – Valaisans et Piémontais se réfugièrent dans la demi-lune.

Les deux chefs jetèrent alors les yeux sur la redoute de droite.

On y combattait avec le même acharnement.

Enfin on vit deux cavaliers en sortir et se diriger au grand galop par un chemin qui, probablement, avait été pratiqué pour leur retraite vers la demi-lune de Suze.

C’était le duc de Savoie. Charles Emmanuel, et son fils, Victor-Amédée.

Un flot de fuyards les suivait. La redoute de droite était prise.

Restait la demi-lune, c’est-à-dire la besogne la plus rude.

Louis XIII envoya féliciter les maréchaux et M. de Montmorency sur leur réussite mais en leur ordonnant de se ménager.

Bassompierre lui fit répondre en son nom et au nom de MM. de Schomberg, de Créquy, de Montmorency.

« Sire, nous sommes reconnaissants à Votre Majesté de l’intérêt qu’elle nous porte ; mais il y a des moments où le sang d’un prince ou d’un maréchal de France n’est pas plus précieux que celui du dernier soldat.

« Nous demandons dix minutes de repos pour nos hommes, après quoi le bal recommencera. »

Et, en effet, après dix minutes de repos, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent de nouveau, et les deux ailes, en colonnes serrées, marchèrent sur la demi-lune.

XII

OÙ IL EST PROUVÉ QU’UN HOMME N’EST JAMAIS SUR D’ÊTRE PENDU, EÛT IL DÉJÀ LA CORDE AU COU.

Les approches étaient au pouvoir des Français ; mais restait le dernier retranchement, entouré de soldats, hérissé de canons, défendu par le fort de Montabor, bâti au sommet d’un rocher inaccessible : on n’abordait le fort que par un escalier sans rampe, dont on ne pouvait gravir les marches qu’une à une.

On avait depuis longtemps laissé en arrière les canons, que l’on ne pouvait traîner ni dans le fond de la vallée ni dans le sommet de la montagne.

Il fallait donc aborder la demi-lune sans autre auxiliaire que cette furia francese, déjà bien connue des Italiens à cette époque.

D’une petite éminence à portée de canon ennemi, le roi avec le cardinal regardait, marchant à la tête des soldats, les chefs et la fleur de la noblesse, fière de mourir sous les yeux de son roi et portant le chapeau au bout de l’épée.

Les soldats suivaient tête basse, ne demandant pas si on les menait à la boucherie ; les chefs marchaient en avant, cela suffisait.

De l’éminence où se tenaient à cheval le roi et le cardinal, ils voyaient les vides se faire dans les rangs ; le roi battait des mains en applaudissant le courage, mais en même temps ses instincts de cruauté s’éveillaient comme ceux du tigre à la vue du sang.

Lorsqu’il fit tuer le maréchal d’Ancre, trop petit pour regarder par la fenêtre du Louvre, il se fit soulever dans les bras de ses gens, pour voir à son aise le cadavre sanglant.

On aborda la muraille ; quelques-uns avaient apporté des échelles ; l’escalade commença.

Montmorency prit un drapeau et monta le premier à la muraille ; trop lourd et un peu trop vieux pour les suivre, il alla se poster à demi-portée de fusil des remparts, exhortant les soldats à bien faire.

Quelques échelles se rompirent sous le poids des assaillants, tant chacun tenait à mettre le premier le pied sur le rempart ; d’autres résistèrent et, par ce combat presque aérien, donnèrent le temps à leurs compagnons de se relever, de dresser d’autres échelles et de monter à l’assaut.

Les assiégés s’étaient fait arme de tout : les uns tiraient presque à bout portant sur les assiégeants, les autres dardaient des coups de pique dans toute cette ferraille, et, de temps en temps, voyaient le sang jaillir jusqu’à eux, un homme ouvrir les bras et tombera la renverse, d’autres lançaient des pavés ou laissaient rouler des poutres qui nettoyaient deux ou trois échelles.

Tout à coup on vit un certain trouble se manifester parmi les assiégés, puis on entendit au loin, derrière eux, une fusillade et de grands cris.

– Courage, amis, cria Montmorency, en montant pour la troisième fois à l’assaut, c’est le comte de Moret qui nous arrive ; Montmorency ! à la rescousse !

Et il s’élança de nouveau, tout meurtri et tout sanglant qu’il était, entraînant, dans un effort suprême, tout ce qui pouvait le voir et l’entendre.

Le duc ne s’était pas trompé, et c’était bien Moret qui opérait sa diversion.

Le comte était parti à trois heures du matin, comme nous l’avons vu, ayant Latil pour capitaine et Galaor pour aide de camp, ils étaient arrivés au bord du torrent où avait failli se noyer Guillaume Coutet ; mais cette fois on put le franchir en sautant de rocher en rocher.

Arrivés de l’autre côté du torrent, le comte de Moret et ses hommes franchirent rapidement l’espace qui les séparait de la montagne. Il retrouva le sentier, s’y élança le premier ; ses hommes le suivirent.

La nuit était obscure, mais la neige si haute et si nouvellement tombée qu’elle éclairait le chemin.

Le comte, qui en connaissait la difficulté, s’était muni de longues cordes, tenues chacune par vingt-quatre hommes. Ces vingt-quatre hommes étaient ceux qui marchaient près de la déclivité. Si l’un d’eux glissait, il était retenu par les vingt-trois autres, il ne s’agissait pour celui qui avait glissé que de ne pas lâcher la corde.

Vingt-quatre autres marchaient parallèlement ; les premiers leur servaient en quelque sorte de parapet.

En approchant de l’auberge des contrebandiers, le comte recommanda le silence. Sans savoir de quoi il s’agissait, chacun se tut.

Le comte réunit alors une douzaine d’hommes autour de lui, leur expliqua de quels hommes l’auberge qu’ils voyaient devant eux était le rendez-vous, et leur ordonna d’avertir tout bas leurs compagnons de cerner l’auberge. Un seul homme échappé de ce nid de pillards pouvait donner l’alarme, et le succès de l’expédition était compromis.

Galaor, qui connaissait les localités, prit une vingtaine d’hommes pour cerner la cour ; avec une vingtaine d’autres, Latil garda la porte, et avec pareil nombre le comte de Moret alla garder la seule fenêtre qui donnait jour dans la maison, et par laquelle ils pussent échapper. La fenêtre flamboyait, ce qui indiquait que les hôtes n’y manquaient point.

Le reste de la troupe devait s’échelonner sur la route, afin de ne laisser à aucun des bandits la chance de s’échapper.

La porte de la cour était fermée ; Galaor, avec l’adresse et l’agilité d’un singe, passa par-dessus, descendit dans la cour et l’ouvrit.

En un instant la cour fut pleine de soldats qui attendaient le mousquet au pied.

Latil rangea ses hommes sur deux rangs, en face de la porte, et leur ordonna de faire feu sur quiconque essayerait de fuir.

Le comte s’était approché lentement et sans bruit de la fenêtre afin de voir ce qui se passait, au dedans ; mais la chaleur de la chambre avait formé sur les carreaux une buée qui empêchait de voir à l’intérieur.

Un des carreaux brisé dans quelque rixe, avait été remplacé par une feuille de papier collée sur le cadre. Le comte de Moret monta sur l’appui de la fenêtre, troua le papier avec la pointe de son poignard et put enfin se rendre compte de l’étrange scène qui se passait.

Le contrebandier qui était venu avertir Guillaume Coutet que les bandits espagnols venaient de se mettre à sa poursuite était lié et garrotté sur une table, et, réunis en tribunal, les bandits qu’il avait trompés le jugeaient, ou plutôt venaient de le juger, et, comme le jugement était sans appel, il n’était plus question que de savoir s’il serait pendu ou fusillé.

Les avis étaient à peu près partagés ; mais, comme on le sait, les Espagnols sont gens économes. L’un d’eux fit valoir qu’on ne pouvait pas fusiller un homme à moins de huit ou dix coups de mousquet ; que c’étaient huit on dix charges de poudre et de plomb perdues. Tandis que pour pendre un homme, non seulement il ne fallait qu’une corde ; mais encore que cette corde, devenant par l’exécution même une corde de pendu, doublait, quadruplait, décuplait de valeur.

Cet avis si sage, si avantageux l’emporta. Le pauvre diable de contrebandier comprenait si bien que son sort était décidé, qu’à ce choix de la corde et aux cris d’enthousiasme qui l’accompagnaient, il ne répondit que par cette prière des agonisants : Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains.

Une corde n’est jamais chose longue à trouver, surtout dans une hôtellerie consacrée aux muletiers.

Au bout de cinq minutes, un muletier officieux, qui n’est point fâché d’assister, sans se déranger, au spectacle d’une pendaison, passa la corde demandée.

Une lanterne était suspendue à une espèce de crochet et représentait, au milieu des sept ou huit chandelles placées sur les tables, l’astre faisant le centre d’un nouveau système planétaire.

On décrocha la lanterne ; on la posa sur la cheminée ; un des Espagnols, celui qui avait eu l’idée économique de la corde, la passa au crochet, y fit un nœud coulant et mit l’extrémité aux mains de ces quatre ou cinq camarades, fit descendre le condamné de la table, le conduisit au-dessous du crochet et, sans que le malheureux songeât à faire aucune résistance tant il se croyait complétement perdu, lui passa le nœud coulant autour du cou. Puis au milieu du silence solennel qui précède toujours ce grand acte d’une âme que l’on arrache violemment, du corps, il fit entendre cet ordre :

– Enlevez.

Mais à peine ce mot était-il prononcé, qu’un bruit pareil à celui d’un papier ou d’une étoffe que l’on déchire se fit entendre du côté de la fenêtre, qu’on vit s’allonger à l’intérieur de la chambre un bras armé d’un pistolet, le pistolet faire feu, et l’homme qui ajustait le nœud coulant au col du condamné tomber roide mort.

Au même instant, un vigoureux coup de pied brisa les attaches de la fenêtre, qui s’ouvrit à deux battants et livra passage au comte de Moret, qui sauta dans la chambre suivi de ses hommes, tandis qu’au coup de pistolet comme à un signal, la porte de la route et celle de la cour s’ouvraient ; laissant voir toutes les issues fermées par des armes et des soldats.

En une seconde le condamné fut délié et passa des angoisses de l’agonie à cette joie enivrante de l’homme qui a déjà descendu la première marche du tombeau et qui bondit hors de la fosse dont la terre va rouler sur lui.

Que personne n’essaye de sortir d’ici, dit le comte de Moret avec ce geste de suprême commandement qui était chez lui un héritage royal, celui qui tentera de fuir est mort.

Personne ne bougea.

– Maintenant, dit-il en s’adressant au contrebandier dont il venait de sauver la vie, je suis le voyageur que tu as si généreusement prévenu, il y a deux mois, du danger qu’il courait, et pour lequel tu allais mourir. Il est bien juste que les rôles changent, et que cette fois la tragédie soit poussée jusqu’au bout ; désigne-moi les misérables qui nous ont poursuivis, leur procès ne sera pas long.

Le contrebandier ne se le fit point redire deux fois ; il désigna huit Espagnols, le neuvième était mort.

Les huit bandits se voyant condamnés, et comprenant qu’ils l’étaient sans miséricorde, échangèrent un coup d’œil, et avec l’énergie du désespoir, le poignard à la main, fondirent sur les soldats qui gardaient la porte de la rue.

Mais ils avaient à faire à plus fort qu’eux. C’était, on se le rappelle, Latil qui avait été chargé du soin de garder cette porte, et lorsqu’il l’avait ouverte, c’était un pistolet dans chaque main qu’il s’était placé sur le seuil.

De ses deux coups il tua deux hommes ; les six autres se débattirent un instant entre les hommes du comte de Moret et les siens ; on entendit pendant quelques secondes le froissement du fer, des cris, des blasphèmes, deux autres coups de feu, la chute de deux ou trois corps sur le parquet… tout était dit.

Six étaient étendus morts dans leur sang et trois autres, vivant encore, étaient, pieds et poings liés, entre les mains des soldats.

– On a trouvé la corde que voilà pour pendre un honnête homme, dit le comte de Moret, qu’on en trouve deux autres pour pendre des coquins.

Les muletiers, qui commençaient à comprendre qu’ils n’étaient pour rien dans toute cette affaire, et qu’au lieu de voir pendre un homme, ils allaient en voir pendre trois, spectacle par conséquent trois fois plus récréatif, offrirent à l’instant même les cordes demandées.

– Latil, dit le comte de Moret, c’est vous que je charge de faire pendre ces trois messieurs ; je vous sais expéditif, ne les faites pas languir. Quant au reste de l’honorable société, vous laisserez dix hommes pour la garder ici. Demain, à midi seulement, les prisonniers, auxquels il ne sera fait aucun mal, seront libres.

– Et où vous rejoindrai-je ? demanda Latil.

– Ce brave homme, répondit le comte de Moret, en montrant le contrebandier si miraculeusement sauvé de la corde, ce brave homme vous conduira ; seulement, vous doublerez le pas pour nous rejoindre.

Puis, s’adressant au contrebandier lui-même :

– La même route que l’autre, vous vous rappelez, mon brave homme ; une fois arrivé à Suze, il y a vingt pistoles pour vous. Latil, vous avez dix minutes.

Latil s’inclina.

– En route, messieurs, continua de comte de Moret ; nous avons perdu là une demi-heure, mais nous avons fait de bonne besogne.

Dix minutes après, Latil, guidé par le contrebandier, le rejoignait ; la besogne, que le comte avait laissée aux trois quarts faite, était achevée.

C’était sur le pont même de Giavon que Latil et ses hommes avaient rejoint le comte de Moret. Le contrebandier, qui n’avait pas eu le temps de le remercier, se jeta à ses pieds et lui baisa les mains.

– C’est bien, mon ami, dit le comte de Moret ; maintenant il faut que, dans une heure, nous soyons à Suze.

Et là troupe se remit en marche.

XIII

LA PLUME BLANCHE.

On connaît le chemin qu’avait à suivre le comte de Moret ; c’était le même qu’il avait déjà suivi avec Isabelle de Lautrec et la dame de Coëtman.

Le silence le plus sévère était recommandé, et l’on n’entendait d’autre bruit que celui de la neige s’écrasant sous les pieds des soldats.

Au détour d’une montagne, on arriva en vue de la ville de Suze ; elle commençait à se découper dans les premières lueurs du matin.

La portion du rempart qui s’appuyait à la montagne était déserte. Le chemin, si cette rive de terrain sur laquelle on ne pouvait marcher deux de front devait s’appeler chemin, passait à dix pieds à peu près au-dessus des créneaux.

De là on pouvait se laisser glisser sur le rempart.

La demi lune que devait, après les retranchements pris, après les barricades emportées, attaquer l’armée française, était à trois mille de Suze à peu près, et comme on ne pouvait supposer une attaque par la montagne, ce point n’était aucunement gardé.

Cependant les sentinelles de garde à la porte de France virent, au point du jour, la petite troupe défiler au versant de la montagne, et donnèrent l’alarme.

Le comte de Moret entendit leurs cris, vit leur agitation et comprit qu’il n’y avait pas de temps à perdre. En véritable montagnard il bondit de rocher en rocher, et le premier se laissa glisser sur le rempart.

En se retournant il vit Latil à ses côtés.

Aux cris des sentinelles les Piémontais et les Valaisans étaient accourus des corps de garde voisins, et formaient une troupe d’une centaine d’hommes, à laquelle il ne fallait pas laisser le temps de se renforcer.

À peine le comte de Moret vit-il vingt hommes autour de lui, qu’avec ces vingt hommes il s’élança vers la porte de France.

Les soldats de Charles-Emmanuel qui, au milieu du crépuscule, voyaient une longue file noire circuler autour de la montagne et qui ne pouvaient point apprécier le nombre des ennemis qui semblaient leur tomber du ciel ne firent qu’une médiocre résistance ; mais, pensant qu’il était fort important que le duc et son fils, qui combattaient au pas de Suze, fussent avertis, ils expédièrent un homme à cheval pour les prévenir de ce qui se passait.

Le comte de Moret vit cet homme se détacher en quelque sorte de la muraille et s’élancer dans la direction du combat ; il se douta bien du but qui le faisait s’éloigner au plus rapide galop de son cheval, mais il ne pouvait s’y opposer.

C’était seulement une raison de plus de s’emparer de cette porte de Suze, par laquelle Louis XIII devait, les barricades forcées, faire naturellement son entrée.

Il se rua donc, comme nous l’avons dit, avec le peu d’hommes qu’il avait sur ceux qui la défendaient.

La lutte ne fut pas longue. Surpris au moment où ils s’y attendaient le moins, ignorant le nombre de leurs ennemis, croyant à quelque trahison, Piémontais et Valaisans, si bons soldats qu’ils fussent, se sauvèrent en criant : « Alarme ! » les uns par la campagne, les autres par la ville.

Le comte de  Moret s’empara de la porte, y rallia toutes ses troupes, fit tourner quatre canons sur la ville, laissa cent hommes pour la garde de la porte et le service des canons, au cas où besoin serait de faire feu, et, avec les quatre cent cinquante hommes qui lui restaient, s’avança pour attaquer, comme il était convenu, les retranchements par derrière.

On commençait d’entendre le canon et l’on voyait des nuages de fumée s’amasser autour du cret de Montabon.

Donc les deux armées étaient aux prises.

Le comte de Moret fit doubler le pas à ses hommes ; mais à un mille à peu près des retranchements, il vit un corps de troupes assez considérable se détacher de l’année piémontaise et venir à lui.

En tête et à cheval marchait le colonel qui le commandait.

Ce corps était à peu près égal en nombre à celui du comte de Moret.

Latil s’approcha du comte.

– Je reconnais, lui dit-il, l’officier qui conduit cette troupe ; c’est un très-brave soldat nommé le colonel Belon.

– Eh bien, demanda le comte, après ?

– Je voudrais que Monseigneur me permît de le faire prisonnier.

– Que je te permette de le faire… Ventre-saint-gris, je ne demande pas mieux. Mais comment t’y prendras-tu ?

– Rien de plus facile, Monseigneur ; seulement aussitôt que vous le verrez tomber avec son cheval, chargez vigoureusement : ses hommes, qui le croiront mort, se débanderont. Piquez droit et prenez le drapeau, moi je prendrai le colonel ; après cela aimez-vous mieux prendre le colonel, je prendrai le drapeau. Seulement le colonel payera une bonne rançon de 3 ou 4 mille pistoles, tandis que le drapeau, c’est de la gloire, mais voilà tout.

– À moi donc le drapeau, dit le comte de Moret, et à toi le colonel.

– Là, maintenant… Battez tambours et sonnez trompettes !

Le comte de Moret leva son épée, et les tambours battirent et les trompettes sonnèrent la charge.

Latil prit quatre hommes autour de lui, tenant chacun un mousquet à la main, et prêt à lui passer une arme nouvelle quand la première, la seconde et même la troisième seraient déchargées.

Au reste, au son des tambours et des clairons français, la troupe savoyarde avait paru s’animer.

Le colonel Belon avait prononcé quelques paroles auxquelles elle avait répondu par les cris de : « Vive Charles-Emmanuel ! » elle avait de son côté fait un mouvement agressif.

Les deux troupes n’étaient plus qu’à cinquante pas l’une de l’autre.

La troupe savoyarde s’arrêta peur faire feu.

– C’est le moment, dit Latil ; attention, monseigneur ! essuyons le feu ; ripostons et chargez au drapeau.

Latil n’avait pas achevé, qu’une grêle de balles passait comme un ouragan, mais en grande partie au-dessus de la tête de nos soldats, qui ne bougèrent point.

– Tirez bas, cria Latil.

Et donnant lui-même l’exemple, en visant le cheval du colonel, il lâcha le coup juste au moment où le colonel lâchait les rênes pour charger.

Le cheval reçut la balle au défaut de l’épaule, et, emporté par l’élan qui lui était donné, vint rouler avec son cavalier à vingt pas des rangs français.

– À moi le colonel, à vous le drapeau, monseigneur ; et il s’élança l’épée haute sur le colonel.

Nos soldats avaient fait feu et, selon la recommandation de Latil, tiré bas. De sorte que tous les coups avaient porté. Le comte profita du désordre et s’élança au milieu des Piémontais.

Latil, en quelques bonds, s’était trouvé près du colonel Belon, renversé sous son cheval et tout étourdi de sa chute. Il lui mit l’épée à la gorge.

– Secouru ou non secouru ? lui dit-il.

Le colonel essaya de mettre la main à ses fontes.

– Un seul mouvement, colonel Belon, lui dit-il, et vous êtes mort.

– Je me rends, dit le colonel en tendant son épée à Latil.

– Secouru ou non secouru ?

– Secouru ou non secouru.

– Alors, colonel, gardez votre épée, on ne désarme pas un brave officier comme vous ; nous nous reverrons après le combat. Si je suis tué vous êtes libre.

Et à ces mots, il aida le colonel à se tirer de dessous son cheval, et lorsqu’il l’eut vu sur ses pieds, il s’élança au milieu des rangs piémontais.

Ce que Latil avait prévu était arrivé. En voyant tomber leur colonel, les soldats de Charles-Emmanuel ignorant si c’était lui ou son cheval qui était tué, s’étaient laissés intimider. En outre, le comte avait attaqué avec une telle violence, que les rangs s’étaient ouverts devant lui et qu’il avait atteint le drapeau autour duquel quelques braves Savoyards, Valaisans et Piémontais livraient une lutte acharnée.

Latil se jeta où la mêlée était la plus épaisse, en criant d’une voix de tonnerre : « Moret ! Moret ! à la rescousse ! Un beau coup d’épée pour le fils de Henri IV ! »

Ce fut le dernier coup porté à la troupe ennemie. Le comte de Moret avait saisi le drapeau savoyard de la main gauche et abattait d’un coup d’épée celui qui le portait. Il l’éleva au-dessus de toutes les têtes en criant : « Victoire à la France ! vive le roi Louis XIII ! »

Le cri fut répété au milieu de la déroute par tout ce qu’il y avait de Français debout. La petite troupe envoyée pour s’opposer au comte de Moret, regagnait à toutes jambes et diminuée d’un tiers.

– Ne perdons pas une minute, monseigneur, dit Latil au comte, poursuivons-les en tirant, dussions-nous ne pas leur tuer un homme ; mais il est important que l’on entende notre feu des retranchements.

Et en effet, on l’a vu, c’était ce feu, entendu des retranchements, qui avait porté le trouble parmi leurs défenseurs.

Attaqués de face par Montmorency, Bassompierre et Créqui, attaqués en arrière par le comte de Moret et Latil, le duc de Savoie et son fils craignaient d’être enveloppés et faits prisonniers ; ils descendirent aux écuries, et tout en commandant aucomte de Verrue une défense désespérée, ils sautèrent en selle et s’élancèrent hors des retranchements.

Ils se trouvèrent alors au milieu des soldats du colonel Belon qui fuyaient pêle-mêle avec les Français, poursuivant les fuyards, et tirant toujours.

Ces deux cavaliers, qui essayaient de gagner la montagne, attirèrent l’attention de Latil, qui, croyant reconnaître en eux des personnages de distinction s’élança sur leur passage pour leur couper leur chemin ; mais, au moment où il allait saisir le cheval du duc par la bride, une espèce d’éclair l’éblouit, et il sentit une douleur à l’épaule gauche.

Un officier espagnol au service du duc de Savoie, voyant son maître sur le point d’être fait prisonnier, s’était élancé, et, de sa longue épée, avait percé les chairs et l’épaule de notre spadassin.

Latil jeta un cri moins de douleur que de colère, en voyant sa proie lui échapper, et, l’épée à la main, il se jeta sur l’Espagnol.

Quoique l’épée de Latil fût de six pouces plus courte que celle de son adversaire, à peine l’eut-elle rencontrée que Latil, avec sa supériorité dans les armes, se sentit maître de son ennemi, qui, au bout de dix secondes, tomba frappé de deux blessures en criant :

– Sauvez-vous, mon prince !

À ces mots : Sauvez-vous, mon prince ! Latil sauta par-dessus le blessé et se mit à la poursuite des deux cavaliers, mais, grâce à leurs petits chevaux de montagne, ils avaient déjà fait assez de chemin pour se trouver hors de sa portée.

Latil redescendit furieux d’avoir manqué une si belle proie ; mais enfin il lui restait l’officier espagnol qui, incapable de se défendre, se rendit secouru ou non secouru.

Pendant ce temps le désordre s’était mis dans les retranchements. Le duc de Montmorency, arrivé le premier sur le rempart, s’y était maintenu, écartant à coups de hache tout ce qui tentait de s’approcher de lui, et avait fait place à ceux qui le suivaient. Piémontais, Valaisans et Savoyards s’étaient alors écoulés comme un torrent par les poternes donnant sur la route de Suze ; mais là, ils avaient rencontré le comte de Moret, dont ils avaient entendu la fusillade et les cris de : « Vive le roi Louis XIII ! » Ignorant sa force, ils n’essayaient pas même de le combattre, et ils fuyaient, s’écartant devant chaque groupe de Français, comme s’écarte à l’angle d’un rocher l’eau bondissante d’un torrent.

Le comte de Moret entra dans la redoute du côté opposé où était entré Montmorency, tous doux se rencontrèrent, se reconnurent et s’embrassèrent au milieu de l’ennemi.

Puis, dans les bras l’un de l’autre, ils s’approchèrent des créneaux agitant en signe de victoire, l’un le drapeau français qu’il avait le premier planté sur la muraille de la demi-lune, l’autre le drapeau savoyard qu’il avait conquis, saluant Louis XIII et abaissant les deux étendards devant lui, crièrent ensemble :

– Vive le roi !

C’était ce même cri à la bouche que, deux ans plus tard, tous deux devaient tomber.

– Que personne n’entre plus dans la redoute avant le roi, dit à haute voix le cardinal.

En même temps que ces paroles étaient prononcées et comme s’il les eût entendues, Latil franchissait la porte.

Des sentinelles furent placées à toutes les entrées, et Montmorency et Moret allèrent eux-mêmes ouvrir la poterne de Gélasse au roi et au cardinal.

Tous deux y entrèrent à cheval, et le mousqueton sur le genou en signe qu’ils entraient en conquérants, et que les vaincus, pris d’assaut, ne devaient rien attendre que de leur bon plaisir.

Le roi s’adressa au duc de Montmorency d’abord.

– Je sais, monsieur le duc, lui dit-il, quel est l’objet de votre ambition, et la campagne finie, nous aviserons à changer votre épée contre une qui ne vaudra certes pas mieux pour la trempe, mais qui, ayant des fleurs de lis d’or, vous donnera le pas même sur les maréchaux de France.

Montmorency s’inclina. La promesse était formelle, et, nous l’avons dit, l’épée de connétable était la seule chose qu’il ambitionnât au monde.

– Sire, dit le comte de Moret en présentant au roi le drapeau qu’il venait d’enlever au régiment du colonel Belon, permettez que j’aie l’honneur de déposer aux pieds de Votre Majesté cet étendard pris par moi.

– Je l’accepte, dit Louis XIII, et en échange, j’espère qu’il vous plaira de porter cette plume blanche à votre chapeau, en mémoire de votre frère qui vous la donne, et de notre père qui en portait trois pareilles à Ivry.

Le comte de Moret voulut baiser la main de Louis XIII ; mais Louis XIII lui tendis les bras et l’embrassa cordialement.

Puis il ôta de son propre chapeau, qui était le même que lui avait prêté le duc de Montmorency, une des trois plumes blanches du panache et la donna au comte de Moret avec l’agrafe de diamant qui les retenait.

Le même jour, vers cinq heures du soir, le roi Louis XIII fit son entrée à Suze après avoir reçu des autorités les clés de la ville sur un plat d’argent.

XIV

CE QUE PENSE l’ANGÉLY DES COMPLIMENTS DU DUC DE SAVOIE.

Le roi Louis XIII était ivre de joie ; c’était la seconde fois en moins d’une année qu’il méritait le titre de Victorieux, et qu’il faisait son entrée triomphale dans une ville soumise par la force de ses armes.

Ainsi, tout ce que lui avait promis le cardinal s’était accompli, et la dernière chose aussi exactement que les autres, car il lui avait promis que, le 7 mars, il coucherait à Suze, et il y couchait.

Mais le cardinal, qui avait le secret de toutes choses et qui voyait plus loin que le roi, était moins tranquille que lui.

Il savait, ce que Louis XIII savait aussi, mais ce que l’heureuse réussite de la journée lui avait fait oublier, que le combat avait épuisé à peu près tout ce que l’armée avait de munitions.

Il savait, chose que le roi ne savait pas, que les vivres manquaient à l’armée, et que les mauvais temps et la difficulté des chemins ne permettaient pas aux commissaires d’en faire venir.

Il savait que Cazal était fort pressé par les Espagnols, et que si le duc de Savoie persistait dans son système d’hostilités, et, chose facile avec notre manque de munitions, nous retenait seulement huit ou dix jours sur le chemin de Cazal, réduit à la dernière extrémité malgré l’héroïsme de Guron, qui y commandait, et malgré le dévouement des habitants, qui s’étaient joints à la garnison pour défendre la ville, celle-ci serait peut-être forcée d’ouvrir ses portes aux Espagnols. Les dernières nouvelles de Cazal annonçaient, en effet, qu’après y avoir mangé les chevaux, les chiens et les chats, on n’était arrivé à faire la chasse à ces animaux immondes que l’on ne mange que pendant le fléau des grandes famines.

Aussi, pendant la soirée où Louis XIII avait convié tous ses maréchaux, ses généraux et ses officiers supérieurs, s’approcha-t-il du roi et lui demanda-t-il si, la soirée finie, la fatigue que devait éprouver Sa Majesté ne l’empêcherait pas de l’entretenir quelques instants.

Le roi, qui paraissait presque aussi gai que le jour où il fit tuer le maréchal d’Ancre, répondit :

– Comme chaque fois que Votre Éminence m’entretient, c’est du bien de l’État et de la gloire de ma couronne, je suis et je serai toujours prêt à lui accorder l’audience qu’elle me demandera.

Et en effet, lorsque la soirée fut finie, le roi, bien abreuvé de louanges, vint au cardinal :

– Et maintenant, mon Éminence, à nous deux, dit il en s’asseyant et en montrant un siége au cardinal.

Le cardinal s’assit sur l’ordre du roi et après le roi.

– Parlez, je vous écoute, dit Louis XIII.

– Sire, dit le cardinal, je crois que Votre Majesté a eu aujourd’hui toute satisfaction comme réparation à l’injure qui lui avait été faite, et que le désir d’une gloire inutile ne la poussera pas à continuer une guerre que peut immédiatement terminer une paix glorieuse.

– Mon cher cardinal, dit le roi, en vérité je ne vous reconnais plus ; vous avez voulu la guerre, la guerre malgré tout le monde, et voilà qu’à peine nous sommes en campagne vous proposez la paix.

– Que vous importe, Sire, que la paix vienne tôt ou tard, si elle arrive avec tous les avantages que nous espérions ?

– Mais que dira l’Europe de nous avoir vu faire tant de bruit et de menaces pour nous arrêter après un seul combat ?

– L’Europe dira, Sire, et ce sera la vérité, que ce combat a été si glorieux et si décisif qu’il a suffi pour décider du succès de toute la campagne.

– Mais encore, pour accorder la paix, il faudrait qu’on nous la demandât.

– Il est beau au vainqueur de la proposer.

– Comment, monsieur le cardinal, vous n’attendez pas même qu’on nous la demande ?

– Sire, vous avez un si bon prétexte de faire les premières avances.

– Lequel ?

– Dites que c’est en considération de la princesse Christine, votre sœur.

– Tiens, c’est vrai, dit le roi, j’oublie toujours que j’ai une famille ; il est vrai, ajouta-t-il avec amertume, que ma famille prend soin de m’en faire souvenir. Vous pensez donc ?…

– Je pense, Sire, que la guerre est une cruelle nécessité, et qu’appartenant à une Église qui abhorre le sang, il est de mon devoir d’en laisser répandre le moins possible. Or, tout vous est permis, Sire, après une journée si glorieuse, et le Dieu des armées est aussi le Dieu de la miséricorde et de la clémence.

– Comment présenterez-vous la chose à Sa M. le roi des Marmottes, dit le roi en employant le titre dont s’était servi Henri IV après la conquête de la Bresse, du Bugey, du Valromay et du comté de Gex.

– C’est bien facile, Sire ; j’écrirai au nom de Votre Majesté au duc de Savoie que vous lui laissez encore le choix de la paix ou de la guerre ; que s’il préfère la guerre, nous continuerons de le battre comme nous avons fait aujourd’hui, et comme votre auguste père a fait dans le passé ; que si, au contraire, il choisit la paix, nous traiterons avec lui sur les mêmes bases qu’avant la victoire ; c’est-à-dire qu’il accordera passage aux troupes de France, leur fournira des étapes et contribuera de tout son pouvoir à secourir Cazal, en donnant des vivres et des munitions de guerre, que le roi paiera aux prix des trois derniers marchés ; que le duc de Savoie laissera passer à l’avenir, par quelque endroit de son pays que ce puisse être, les troupes et tout le matériel de guerre qui seraient jugés nécessaires à la défense de Montferrat, dans le cas où le Montferrat serait attaqué ou que l’on craigne avec raison qu’il ne le soit ; que pour sécurité de l’exécution de ces deux derniers articles, le duc de Savoie remettra la citadelle de Suze et le château de Gélasse entre les mains de Sa Majesté, et qu’il y sera laissé une garnison de Suisses, commandée par un officier nommé par vous, Sire.

– Mais lui, le Savoyard, demandera naturellement quelque chose en échange de tout cela.

– Nous irons, si vous le voulez bien, Sire, au-devant de sa demande, nous offrirons de lui faire céder par le duc de Mantoue, en dédommagement des droits de la maison de Savoie sur le Montferrat, la propriété de la ville de Trino avec quinze mille écus d’or de revenus.

– Nous la lui avons déjà offerte, et il a refusé.

– Nous n’étions pas à Suze, Sire, et nous y sommes, et grâce à vous, ce que je n’oublierai jamais. Sire, ce qu’il ne faut oublier jamais ce n’est point mon dévouement sans péril pour Votre Majesté, c’est le courage des braves soldats qui ont combattu sous vos yeux, c’est la valeur des chefs qui les ont conduits au combat.

– Si j’avais le malheur d’oublier, Votre Éminence me ferait souvenir.

– Ainsi, ma proposition est acceptée ?

– Mais qui enverra-t-on ?

– Le maréchal de Bassompierre ne semble-t-il pas à Votre Majesté le meilleur ambassadeur qui se puisse choisir pour une pareille affaire.

– À merveille.

– Eh bien, Sire, il partira demain matin, pour mettre sous les yeux du duc l’ensemble du traité ; quant aux articles secrets…

– Il y aura donc des articles secrets !

– Il n’y a pas de traité qui n’ait ses articles secrets ; quant aux articles secrets, ils seront débattus directement entre moi et le duc, ou son fils.

– Tout est arrêté ainsi alors !

– Oui, Sire, et avant trois jours, tenez-vous pour certain d’avoir la visite du prince votre beau-frère ou du duc votre oncle.

– C’est vrai, dit le roi, ceux-là aussi sont de ma famille ; mais ils ont sur mes autres parents un grand mérite, c’est de me faire publiquement la guerre. Bonsoir, monsieur le cardinal, vous aussi devez être fatigué et avoir besoin d’une bonne nuit.

Trois jours après, en effet, comme l’avait prédit le cardinal, Victor-Amédée était à Suze et négociait avec le cardinal de Richelieu qui obtint de lui toutes les conditions qu’il avait soumises au roi.

Quant aux articles secrets, ils furent accordés comme les autres.

« Le duc de Savoie s’engageait à faire entrer avant quatre jours mille charges de blé, de froment et cinq cents de vin à Cazal.

« De son côté, à la condition que ces obligations seraient remplies, il fut convenu que les troupes du roi de France n’avanceraient point au delà de Bunolunga, petite place située entre Suze et Turin, chose, disait le traité, que Sa Majesté veut bien accorder à la prière de M. le prince de Piémont, afin de donner le temps aux Espagnols de lever d’eux-mêmes le siége de Cazal. »

« Enfin, en échange de la ville de Trino, Charles-Emmanuel rendrait au duc de Mantoue Albe et Montcalvo, dont il s’était emparé. »

Huit jours après la conclusion du traité, don Gonzalès de Cordoue levait de lui-même le siége de Cazal, et l’honneur castillan était sauvé.

Le 31 mars et le 1er avril, le traité fut ratifié par le duc de Savoie et par le roi Louis XIII.

Il est vrai qu’il devait en être de ce traité comme de ceux du duc de Lorraine.

Un jour, Guillaume III racontait que, s’entretenant avec Charles IV, duc de Lorraine, sur la bonne foi que chacun des contractants devait mettre à exécuter un traité, ce prince lui répondit en riant :

– Est-ce que vous comptez sur un traité, vous ?

– Mais oui, répondit naïvement Sa Majesté britannique.

– Eh bien, répliqua le duc Charles, quand il vous plaira, je vous ouvrirai un grand coffre plein de traités que j’ai faits sans en exécuter un seul !

Or, Charles-Emmanuel en avait à peu près autant dans son coffre, et ce n’était qu’un de plus qu’il y ajoutait, avec l’intention bien positive de ne point l’exécuter comme les autres.

Il n’en manifesta pas moins le plus vif désir d’embrasser son neveu Louis XIII, si bien qu’il fut résolu entre le duc et le roi qu’une entrevue aurait lieu.

Ce furent d’abord le prince de Piémont et le cardinal de Savoie qui vinrent saluer le roi immédiatement après le traité ; Victor-Amédée amenait sa femme, la princesse Christine, sœur du roi. Louis rendit à sa bonne sœur tous les honneurs possibles et lui fit toutes les amitiés imaginables, enchanté sans doute de prouver qu’il aimait encore mieux la princesse de Piémont, qui venait de lui faire la guerre ostensiblement, que la reine d’Angleterre et la reine d’Espagne, qui pour le moment, se contentaient de conspirer contre lui.

Le duc de Savoie parut le dernier et fut reçu à bras ouverts par son neveu Louis XIII, qui, dès le même jour, résolut de lui rendre sa visite et de le surprendre comme cela se fait de particulier à particulier ; mais Charles-Emmanuel, averti à temps, descendit en toute hâte les escaliers et l’attendit au seuil.

– Mon oncle, dit Louis XIII en l’embrassant j’avais dessein d’aller jusqu’à votre chambre sans que vous le sussiez !

– Vous avez oublié, mon neveu, répondit le duc, que l’on ne se cache pas si facilement quand on est roi de France.

Le roi monta les escaliers côte à côte avec le duc, mais pour arriver à son appartement, il lui fallut passer avec les courtisans et les officiers par une galerie mal soutenue et tremblante.

– Hâtons-nous, mon oncle dit le roi, je ne sais si nous sommes ici en sûreté.

– Hélas, Sire, répondit le duc, je vois bien que tout tremble devant Votre Majesté comme tout plie sous elle.

– Eh bien, fou, dit le roi radieux en se tournant vers l’Angély, que penses-tu des compliments de mon oncle ?

– Ce n’est point à moi qu’il faut demander cela, Sire, dit l’Angély.

– Et à qui donc ?

– Aux deux ou trois mille imbéciles qui se sont fait tuer pour qu’il nous les fît.

L’Angély, dans sa réponse au roi, avait admirablement résumé la situation.

XV

UN CHAPITRE D’HISTOIRE.

Après chaque guerre, si longue qu’elle soit, même après la guerre de trente ans, la paix se signe, et une fois la paix signée, les rois qui se sont fait la guerre s’embrassent, sans qu’il soit le moins du monde question des milliers d’hommes qui, sacrifiés à ces querelles momentanées, pourrissent sur les champs de bataille, des milliers de veuves qui pleurent, des milliers de mères qui se tordent les mains, des milliers d’enfants qui s’habillent de deuil.

Il est vrai que, grâce à la bonne foi de Charles-Emmanuel, on pouvait être sûr que cette nouvelle paix serait rompue à la première occasion que trouverait le duc de Savoie de la rompre avantageusement.

Un mois ou deux se passèrent en fêtes pendant lesquelles le duc de Savoie envoya ses émissaires à Vienne et à Madrid.

À Vienne, son envoyé était chargé de dire que la violence que le roi venait de lui faire à Suze était moins honteuse et plus avantageuse et moins préjudiciable à lui qu’à Ferdinand, attendu que lui, duc de Savoie, n’avait disputé le passage au roi de France que pour soutenir les droits de l’empire en Italie.

Que le secours porté par la France aux habitants de Cazal était un attentat manifeste contre l’autorité de l’empereur ; puisque la place n’était assiégée par les Espagnols que dans le but d’obliger le duc de Nevers, établi malgré l’empereur dans un fief de l’empire, à rendre l’obéissance légitimement due à Sa Majesté impériale.

À Madrid, son envoyé était chargé de faire comprendre au roi Philippe IV et au comte-duc, son premier ministre, que l’affront fait aux armées espagnoles devant Cazal rendait l’autorité de Sa Majesté Catholique méprisable en Italie, s’il demeurait impuni ; que le roi de France, poussé par Richelieu, méditait de chasser les Espagnols de Milan, et que le cabinet de Madrid devait s’attendre à ce qu’une fois chassé de Milan, les Espagnols ne resteraient pas longtemps à Naples.

De leur côté, Philippe IV et Ferdinand échangeaient des émissaires.

Voici ce qui se décidait entre eux.

L’empereur allait demander aux cantons suisses un passage pour ses troupes. Si les Grisons refusaient le passage, on les surprendrait et l’on marcherait immédiatement sur Mantoue.

Le roi d’Espagne rappelait don Gonzales de Cordoue et mettait à sa place, à la tête-des troupes espagnoles en Italie, le fameux Amboise Spinola, avec ordre d’assiéger et de reprendre Cazal, pendant que les troupes de l’empire assiégeraient et reprendraient Mantoue.

L’effet moral de cette campagne, terminée en quelques jours, avait été immense ; l’affaire surprit l’Europe et fit grand honneur au roi Louis XIII, le seul des souverains, avec Gustave-Adolphe, qui sortît de son palais l’épée au côté et de son royaume l’épée à la main. Ferdinand II et Philippe IV faisaient la guerre partout et toujours, et cruellement, mais ils la faisaient agenouillés devant leur prie-Dieu.

Si le roi et son armée eussent pu rester en Piémont, tout était sauvé ; mais le cardinal s’était engagé à réduire les protestants avant l’été, et les protestants avaient profité de l’absence du roi et du cardinal pour se réunir sous le commandement du duc de Rohan au nombre de quinze mille dans le Languedoc.

Le roi fit ses adieux à son bon oncle le duc de Savoie, ignorant encore toutes les intrigues que celui-ci avait nouées, même pendant sa présence en Piémont. Le 22 avril, il rentrait en France par Briançon, Gap, Châtillon, et marchait sur Privas.

Il évitait Lyon dont les deux reines avaient fui bien vite à cause de la peste.

Quant à Monsieur, nous croyons l’avoir dit déjà, il avait, dans son mécontentement, quitté non-seulement Paris, mais la France, acceptant l’hospitalité que lui avait offerte dans la ville de Nancy le duc Charles IV de Lorraine. En quittant la France, il avait abandonné ses prétentions sur la princesse Marguerite, sœur du duc.

Traqué par quarante mille hommes conduits par trois maréchaux de France et par Montmorency que Richelieu faisait aller où il voulait en lui montrant l’épée de connétable, Rohan finit par faire, lui chef protestant, la même faute qu’avaient commise, le siècle précédent, les chefs catholiques.

Il fit avec l’Espagne, son ennemie mortelle à lui et l’ennemie mortelle de la France, un traité d’argent que l’Espagne ne tint pas. Enfin Privas, sa dernière place forte, fut prise, on pendit un tiers des habitants, on dépouilla non-seulement les pendus, mais tous les autres rebelles de leurs biens ; et enfin, le 24 juin 1629, on signa en vue d’une nouvelle campagne d’Italie, dont les affaires commençaient à se brouiller, une paix dont la principale condition fut de démanteler toutes les villes protestantes.

On avait su devant Privas quelque chose du dessein qu’avait Ferdinand de faire passer des troupes en Italie ; on disait que Waldstein, lui-même, comptait franchir les Alpes grisonnes avec cinquante mille hommes, Enfin on eut connaissance qu’une déclaration avait été lancée par Ferdinand, en date du 5 juin, dans laquelle il déclarait que ses troupes marchaient en Italie, non pour y porter la guerre, mais afin d’y conserver la paix en maintenant l’autorité légitime de l’empereur, et en défendant les fiefs de l’empire dont les étrangers prétendaient disposer au préjudice de ses droits.

Par la même déclaration, l’empereur faisait instance amicale au sérénissime roi d’Espagne, comme à celui qui possédait le fief principal de l’empire en Italie, de pourvoir les troupes impériales de vivres et de munitions nécessaires.

Tout était donc à recommencer en Italie ; par malheur, Louis n’était prêt ou plutôt ne serait prêt pour une guerre étrangère que dans cinq ou six mois.

Faute d’argent, après Privas, Richelieu avait été forcé de licencier trente régiments.

On envoya M. de Sabern à la cour de Vienne pour demandera l’empereur son ultimatum.

De son côté, M. de Créquy fut envoyé à Turin pour inviter Monsieur de Savoie à s’expliquer franchement et à dire, en cas de guerre, quel drapeau il arborerait.

L’empereur répondit :

« Le roi de France est venu en Italie avec une puissante armée sans aucune déclaration à l’Espagne ni à l’empire, et s’y est rendu maître par les armes ou par composition, de quelques localités soumises à la juridiction de l’empereur ; que le roi de France retire ses troupes de l’Italie, et l’empereur souffrira que l’affaire soit jugée par le droit commun. »

Le duc de Savoie répondit :

« Le mouvement des Impériaux à travers les Grisons n’a point rapport à ce qui s’est fait dans le traité de Suze ; mais le roi d’Espagne souhaite que les Français sortent d’Italie et que Suze soit promptement rendue. Si le roi Louis veut donner cette satisfaction à son beau-frère Philippe IV, le duc de Savoie obtiendra de l’empereur Ferdinand qu’il retire ses troupes du pays des Grisons. »

M. de Créquy transmit cette réponse au roi, qui la rendit au cardinal, en le chargeant de répondre.

Le cardinal répondit :

« Dites au duc de Savoie qu’il n’est point question de ce que désirent l’empereur et le roi d’Espagne, mais de savoir purement et simplement si Son Altesse voulait tenir sa parole donnée de joindre ses troupes à celles du roi pour maintenir le traité de Suze. »

Le roi revint à Paris, furieux contre son frère Monsieur, dont il voulait confisquer les propriétés ; mais la reine-mère fit si bien qu'elle raccommoda les deux frères et que Monsieur, qui, comme toujours, avait fait au roi son humble soumission, fit ses conditions pour rentrer, et, au lieu de perdre à son escapade, il y gagna le duché de Valois, une augmentation de cent mille livres de pension par an, le gouvernement d’Orléans, de Blois, de Vendôme, de Chartres, le château d’Amboise, le commandement de l’armée de Champagne et la commission, en cas d’absence du roi, de lieutenant-général à Paris et dans les provinces voisines. Puis cette curieuse réserve était faite : « En se raccommodant avec le roi, Monsieur ne s’engage point à oublier les injures du cardinal de Richelieu, injures dont il le punira tôt ou tard. »

Le cardinal eut connaissance de ce pacte quand il était trop tard pour l’empêcher ; il alla trouver le roi et lui mit le traité sous les yeux.

Louis baissa la tête ; il comprenait tout ce qu’il y avait de profonde ingratitude dans la faiblesse qu’il avait eue de céder aux exigences de son frère.

– Si Votre Majesté fait cela pour ses ennemis, dit le cardinal, que fera-t-elle donc pour l’homme qui lui a prouvé qu’il était son meilleur ami.

– Tout ce que me demandera cet homme, si cet homme est vous.

Et en effet, séance tenante, le roi le nomma vicaire-général en Italie et généralissime de toutes ses armées.

En apprenant ces concessions faites à son ennemi, Marie de Médicis accourut, et ayant pris connaissance de la commission donnée au cardinal :

– Et à nous, monsieur, demanda-t-elle à son fils avec un sourire railleur, quels droits nous réservez-vous donc ?

– Celui de guérir les écrouelles, répondit l’Angély, qui était présent à la discussion.

Avec des efforts inouïs, avec une vigueur admirable, le cardinal improvisa une nouvelle campagne.

Seulement un ennemi barrait le chemin du Piémont « et opposait à l’armée un abîme dans lequel la moitié se fût engloutie. »

Cet obstacle, c’était la peste.

La peste qui avait forcé les deux reines de revenir à Paris et qui avait forcé le roi de passer par Briançon.

Elle était passée de Milan – c’est la même que Manzoni peint, dans les Promessi sposi – elle était passée de Milan à Lyon, où elle faisait des ravages terribles. Quelques soldats, disait-on, l’avaient rapportée d’au-delà des Alpes ; elle éclata aux portes de Lyon, dans le village de Vaux. On établit un cordon sanitaire autour du village ; mais la peste, comme tous les fléaux, a des alliés dans les mauvaises passions humaines. La peste s’adressa à la cupidité. Quelques bardes de pestiférés, introduites en fraude et vendues auprès de l’église de Saint-Nizier, importèrent la contagion au cœur de Lyon.

On était aux derniers jours du mois de septembre.

On eût dit en voyant les ouvriers tomber comme frappés de la foudre dans les quartiers populeux de Saint-Nizier, de Saint Jean et de Saint Georges, une raillerie de la nature. Le temps était magnifique ; jamais soleil plus beau n’avait illuminé un ciel plus serein ; jamais l’air n’avait été si doux et si pur, jamais végétation plus luxuriante n’avait paré les admirables paysages du Lyonnais ; point de variations subites dans la température, point de chaleurs extrêmes, point d’orages, aucune de ces intempéries atmosphériques auxquelles on attribue tant d’influence sur l’apparition des maladies contagieuses. Radieuse et sonnante, la nature regardait la corruption et la mort frapper à la porte des maisons.

C’était, au reste, à ne rien comprendre au fléau, tant il était bizarrement capricieux. Il épargnait un côté de la rue, ravageait l’autre. Une île de maisons restait intacte, et les maisons qui entouraient cette île étaient toutes visitées et tendues de noir par la sinistre hôtesse. Elle passait au dessus des quartiers infects et encombrés de la vieille ville et allait attaquer les places de Bellecourt et des Terreaux, les quais, les quartiers les plus beaux, les plus accessibles à l’air et à la lumière ; toute la partie inférieure de la grande cité fut dévastée. Elle s’arrêta, on ne sait pourquoi, vers la rue Neyret, au niveau d’une petite maison sur la façade de laquelle on vit longtemps une petite statue avec cette inscription latine :

Ejus prœsidio, non ultra pestis. 1628.

Il n’y eut pas un seul pestiféré à la Croix-Rousse.

Puis, comme si ce n’était point assez de la peste, en frappant du pied la terre elle en fit sortir le meurtre. Comme à Marseille en 1720, comme à Paris en 1832, le peuple, toujours défiant et crédule, cria à l’empoisonnement. Ce n’était point, comme à Paris, des malfaiteurs qui souillaient l’eau des fontaines ; ce n’étaient point comme à Marseille, des forçats qui corrompaient l’eau du port. Non, à Lyon, c’étaient des engraisseurs qui frottaient d’un onguent mortel les marteaux des portes. C’étaient les chirurgiens, disait-on, qui fabriquaient cette pommade pestilentielle. Un jésuite, le P. Guillot, a vu les engraisseurs et leur graisse. « C’est, dit-il, vers le milieu de septembre que l’on commença de graisser les portes ; le sacristain de l’église des jésuites trouva derrière un banc une masse de cette graisse ; il la fit brûler, mais la fumée était tellement fétide qu’on se hâta d’enterrer ce qui restait du poison.

Le beau livre de M. de Montfalcon, où nous puisons ce détail, ne dit point si le P. Guillot se trouva à point pour donner l’absolution à ceux que ces quelques lignes firent assassiner ; mais le lendemain, un malheureux qui portait une chandelle allumée dont le suif coulait sur ses vêtements, fut lapidé par la population ; un médecin, qui voulait faire prendre une potion calmante à l’un de ses malades de la Guillotière, soupçonné de lui donner du poison, dut boire la potion pour éviter la mort : tout passant inconnu qui approchait par mégarde sa main d’un marteau de porte ou d’une sonnette était poursuivi par ce cri : Au Rhône l’empoisonneur !

Lorsque la peste de Marseille éclata, Chirac, Médecin du régent, consulté par les échevins de la ville, répondit : Tâchez d’être gais !

C’était difficile d’être gai, à Lyon surtout, où la première chose que tirent les prêtres et les moines fut d’annoncer, pour qu’on ne conservât pas même l’espoir, que le fléau était tout simplement le messager de la colère divine. À partir de ce moment, pour les esprits faibles, la peste ne fut plus une simple épidémie dont on pouvait guérir, mais l’ange exterminateur, au glaive flamboyant duquel personne ne devait échapper.

Et tout le monde le sait d’ailleurs, nos médecins au retour d’Égypte ont constaté le fait, la peste a ses préférences, elle choisit les faibles, affectionne les effrayés. Avoir peur de la peste, c’est déjà en être malade. Et comment n’eût-on pas eu peur, quand on voyait deux frères minimes se chargeant de l’expiation générale, porter à Notre-Dame de Lorette une lampe d’argent sur laquelle étaient gravés les noms des échevins. Comment n’eût-on pas eu peur quand on entendait de tous côtés les prédications des moines annonçant la fin du monde, quand des autels improvisés s’élevaient dans les rues, au milieu des places, aux coins des carrefours, et que, du haut de ces autels, que l’on faisait le plus élevés possibles, on voyait et l’on entendait les prêtres bénissant la ville mourante. Quand un moine ou un prêtre passait dans la rue, les gens du peuple s’agenouillaient sur son passage et demandaient l’absolution. Beaucoup tombaient avant de l’avoir reçue ; des pénitents sillonnaient la ville couvert d’un sac souillé de cendre, une corde autour des reins et une torche allumée à la main, et alors, sans savoir s’ils étaient consacrés ou non, sans s’inquiéter s’ils auraient le droit d’absoudre, des mourants debouts appuyés à la muraille ou couchés, se soulevant sur leurs coudes, leur criaient leurs confessions, préférant le salut de leur âme à la conservation de leur honneur.

Ce fut alors qu’on put voir combien facilement se brisent les liens de la nature aux mains de la terreur tordant ses bras. Plus d’amitié, plus d’amour. Les plus proches parents s’évitaient, la femme abandonnait son mari, le père et la mère leurs enfants, les plus chastes n’avaient plus souci de la pudeur et se livraient à qui voulait les prendre. Une femme racontait en riant d’un rire insensé qu’elle avait cousu dans leur linceul ses quatre enfants, son père, sa mère et son mari. Une autre, six fois veuve en six mois, changea six fois d’époux. La plupart des habitants restaient enfermés dans leurs maisons, et l’oreille tendue, l’œil hagard, regardaient ceux qui passaient à travers les vitres de leurs fenêtres, derrière lesquelles ils apparaissaient pâles comme des spectres, ou à travers les fentes des volets et des portes des magasins. Les passants étaient rares ; ceux qui étaient contraints de sortir couraient à grands pas, échangeant, sans s’arrêter, une parole avec ceux qu’ils rencontraient ; ceux qui, des environs de Lyon, étaient forcés de venir à la ville, y venaient à cheval et passaient au galop, enveloppés d’un manteau qui ne laissait voir que leurs yeux. Les plus lugubres et les plus effrayants de tous étaient les médecins dans le costume étrange qu’ils avaient inventé ; serrés dans une toile cirée, montés sur des patins, couvrant leur bouche et leurs narines d’un mouchoir saturé de vinaigre, ils eussent fait rire en temps ordinaire ; en temps mortel, ils épouvantaient. Au bout de huit jours, au reste, la ville était encore plus dépeuplée par la fuite que par la mort. Plus de riches, par conséquent plus d’argent ; plus de juges, par conséquent plus de tribunaux. Les femmes accouchaient seules, les sages-femmes avaient fui, et la peste occupait tous les médecins ; plus de bruit dans les ateliers vides, plus de chansons d’ouvriers au travail, plus de cris dans les rues, partout l’immobilité, partout le silence de la mort, interrompu et rendu plus lugubre par le bruit de la sonnette attachée aux tombereaux en longues files charriant les cadavres, et le tintement de la grosse cloche de Saint-Jean, qui sonnait tous les jours à midi. Ces deux bruits funèbres exerçaient une funeste influence surtout sur l’organisme nerveux des femmes ; on en voyait l’air taciturne, le corps brisé, un chapelet à la main, faire retentir l’air de hurlements. Il y en eut qui, au bruit de cette sonnette attachée aux tombereaux, tombèrent mortes et comme foudroyées. D’autres, au tintement du beffroi, furent saisies d’une telle frayeur qu’elles tombèrent malades en rentrant chez elles et moururent. Une femme frénétique se jeta dans un puits, une jeune fille, chassée de sa maison, se précipita dans le Rhône.

Il y avait trois grandes mesures à prendre, et on les prit : séquestrer chez eux les malades riches, transporter aux hôpitaux les malades pauvres, enlever les cadavres.

Il y en eut une quatrième, que l’on fut forcé d’adopter avant d’avoir même le temps de mettre les trois autres à exécution, c’était de faire justice des misérables qui, sous prétexte de soigner les mourants ou d’enlever les cadavres, s’introduisaient dans les maisons, dévalisaient les secrétaires, brisaient les serrures des coffres, arrachaient aux moribonds leurs bagages et leurs bijoux.

On dressa sur tous les points de la ville des potences ; les voleurs pris en flagrant délit y étaient conduits et pendus à l’instant même.

Pour séquestrer les malades, on murait les portes, et l’on passait la nourriture et les médicaments par la fenêtre.

Les hôpitaux furent insuffisants ; on en improvisa un à la quarantaine, sur la rive droite de la Saône. Il ne pouvait malheureusement contenir que deux cents lits ; quatre mille malades y furent entassés ; il y avait des pestiférés partout, non-seulement dans les salles, mais dans les corridors, dans les caves, dans les greniers. On écartait deux morts pour faire une place où coucher un mourant. Les médecins et les gens de service étaient obligés de choisir la place où ils mettaient le pied. Au milieu des cadavres raidis, immobiles, entrant presque immédiatement en putréfaction, on voyait s’agiter les moribonds dévorés par une soif ardente, demandant à grands cris de l’eau ; d’autres, dans une dernière secousse de l’agonie, se levaient de leurs matelas, de leur paille ou des dalles nues sur lesquelles ils étaient couchés, le visage terreux, les orbites caves, l’œil terne et sanglant, battaient, en râlant l’air de leurs bras, poussaient un gémissement profond et tombaient morts. D’autres plus exaspérés encore, s’élançaient comme pour fuir une vision et trébuchaient sur leurs voisins, traînant après eux le drap qui devait leur servir de linceul.

Et cependant cet effroyable hospice était envié par les misérables qui mouraient au coin des rues et au bord des fossés.

On ramassa tout ce qu’il y avait de misérables et de gens sans aveu pour en faire des ensevelisseurs. On leur donnait trois livres par jour, et l’on détournait les yeux quand ils fouillaient dans les poches des cadavres. Ils avaient des crocs de fer avec lesquels ils tiraient les cadavres qu’ils entassaient dans des tombereaux. Du premier et des étages au-dessus, ils les jetaient par les fenêtres. Tout cela était enseveli dans de grandes fosses ; mais elles furent bientôt pleines, se mirent à fermenter, et, comme des volcans vomissant le feu, elles vomirent de la pourriture humaine.

Un vieillard, nommé le père Raynard, avait, vu mourir sa famille entière et restait seul. Il se sentit atteint de la contagion et s’épouvanta des fosses communes, car il ne pouvait plus compter sur personne pour le soigner, l’aider à mourir, et l’ensevelir chrétiennement. Il prit une bêche et un hoyau, résolu d’employer ses dernières forces à creuser sa tombe. Le travail terminé il planta à la tête de la fosse sa bêche, y attacha son hoyau en croix et se coucha sur le bord, comptant sur une dernière convulsion pour le faire rouler dans l’excavation qu’il avait creusée, et sur la pitié d’un passant pour le couvrir de terre.

Ce qu’il y avait de terrible au milieu de cette agonie de tout un peuple, c’était l’hilarité, la joie, l’allégresse de ces hommes chargés de réunir les morts, et qu’on avait baptisés du nom expressif de corbeaux. C’étaient les bons amis de la mort, c’étaient les cousins de la peste. Ils la fêtaient, l’invitaient à frapper dans les maisons épargnées et à se faire longtemps l’hôtesse de la ville. Ils avaient des plaisirs terribles dans le genre de ceux que vante le marquis de Sade et que se donna le bourreau de Marie Stuart ; et on les voyait, quand la mourante était jolie, quand l’agonisante était belle, célébrer l’hymen infâme de la vie et de la mort.

Introduite à Lyon, comme nous l’avons dit, au mois de septembre, pendant trente-cinq jours elle augmenta de violence, puis elle resta deux mois stationnaire. Vers la fin de décembre, lorsqu’un froid rigoureux eut chassé le vent du midi, elle perdit de sa violence. On la crut partie, et l’on célébra son départ par des cris et des feux de joie.

La peste se piqua et profita d’un changement de température pour revenir ; une grande pluie tomba qui ramena la peste et éteignit les feux.

Elle sévit de nouveau, et dans toute sa force, pendant le mois de janvier et de février, puis elle diminua au printemps, se montra de nouveau au mois d’août et disparut en décembre…

Elle avait duré un peu plus d’un an et tué six mille personnes.

L’archevêque, Charles de Miron, était mort des premiers le 6 août 1620, et il avait eu pour successeur l’archevêque d’Aix, Alphonse de Richelieu, frère du cardinal.

Ce fut à son frère que le cardinal s’adressa naturellement pour savoir s’il était possible de tenter une seconde campagne contre le Piémont et faire impunément traverser à trente mille hommes Lyon et le Lyonnais.

L’archevêque répondit que l’état sanitaire était excellent, et que les maisons vides ne manqueraient pas pour loger la cour si, comme la première fois, la cour voulait suivre l’armée.

Le jour même où il reçut cette réponse, le cardinal expédia M. de Pontis à Mantoue pour prévenir le duc du secours qu’on allait lui porter.

M. de Pontis devait se mettre à la disposition du duc Charles de Nevers pour exécuter les travaux de défense de la place.

Un an à peu près s’était donc écoulé depuis que Richelieu, confiant dans le traité de Suze ou feignant de s’y confier, forcé qu’il était d’aller combattre les huguenots du Languedoc, avait quitté le Piémont. Pendant cette année, comme il l’avait promis au roi Louis XIII, il avait anéanti les espérances des protestants, déjà cruellement frappés à la Rochelle ; il avait organisé une armée, fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’État, signé son fameux traité avec Gustave-Adolphe, battant les protestants en France avec les catholiques, s’apprêtant à battre les catholiques en Allemagne avec les protestants ; il avait envoyé à la diète de Soleure le maréchal de Bassompierre, colonel-général des Suisses, pour se plaindre du passage des Allemands par les Grisons, s’y opposer s’il était possible et ramener cinq ou six mille Suisses auxiliaires.

Enfin, ne pouvant secourir efficacement Mantoue, il lui avait envoyé de France son meilleur ingénieur, M. de Pontis, et de Venise le maréchal d’Estrée. Puis, la poste de Lyon finie, il s’était remis en marche avec son armée, et, comme nous l’avons dit, un an après avoir forcé le pas de Suze et imposé la paix à Charles-Emmanuel, il se retrouvait exactement dans la même condition, seulement le pas de Suze forcé, la citadelle de Gélasse aux mains des Français, le Piémont lui était ouvert, et il pouvait plut facilement porter secours au marquis de Thoyras assiégé dans Cazal par Spinola, qui avait succédé, dans le commandement des troupes espagnoles, à don Gonzalès de Cordoue.

Cette fois le cardinal, à peu près sûr du roi, grâce aux preuves de trahison qu’il avait avec tant de peines réunies contre Marie de Médicis, contre Anne d’Autriche et contre Monsieur, n’avait pas jugé à propos d’emmener le roi avec lui ; d’ailleurs son amour propre était flatté, d’abord, de commencer la campagne, car il ne doutait point qu’il y eût une nouvelle campagne à entreprendre ; ensuite, de frapper en l’absence du roi quelque coup délicat dont la gloire revint à lui seul. Tout homme de génie a sa faiblesse : Richelieu en avait deux au lieu d’une : il voulait être non-seulement un grand ministre, ce que personne ne lui contestait, mais grand général, ce que lui contestaient Créquy, Bassompierre, Montmorency, Schomberg, le duc de Guise, tous les hommes d’épée enfin, et grand poète, ce que lui contesta à plus juste titre la postérité.

Le cardinal était donc à Suze vers le commencement de mars 1630 négociant à grands coups d’ambassadeurs et d’envoyés extraordinaires avec cet insaisissable protée nommé Charles-Emmanuel, serpent couronné qui, depuis cinquante années, glissait avec une égale adresse aux mains des rois de France, des rois d’Espagne et des empereurs.

Le cardinal avait déjà passé plus d’un mois en négociations qui n’avaient abouti à rien. Prenant patience, de peur que le duc de Savoie ne l’empêchât de jeter des vivres et des provisions dans Cazal, qui commençait à en manquer. Le duc de Savoie n’était point assez fort pour résister à la France sans l’appui de l’Espagne ou de l’Autriche. Mais l’appui de l’Espagne, il l’avait dans le Milanais ; et l’appui de l’Autriche, il allait l’avoir par les troupes de Waldstein, que l’on faisait filer par les Grisons. Mais il pouvait disputer les chemins du Montferrat avec plus de bonheur peut-être qu’il n’avait disputé le pas de Suze.

Impatient de tous ces délais, il fit venir le duc de Montmorency, et s’adressant franchement à lui :

– Monsieur le duc, lui dit-il, vous savez ce qui est convenu entre nous : la campagne d’Italie finie, l’épée de connétable vous est acquise. Mais la campagne d’Italie, vous le voyez vous-même, ne sera finie que quand une paix solide sera faite, qui assurera Mantoue au duc de Nevers. Or, la guerre de l’an dernier n’a été qu’une escarmouche en comparaison de que va être celle-ci, surtout si nous ne mettons pas le duc Charles dans ses intérêts. Eh bien, nous n’en finirons pas, tant que nous traiterons par intermédiaires ou par correspondants ; partez pour Turin, la situation n’est point encore tellement gâtée entre nous et le duc de Savoie, que vous ne puissiez y faire un voyage de plaisir. Les dames de la cour du duc de Savoie sont belles ; vous êtes, galant, monsieur le duc, et en vous imposant un voyage de plaisir, je ne crois pas avoir agi en tyran à votre endroit ; de plus, laissez moi aborder avec la franchise qui convient à deux hommes comme nous le côté délicat de la question ; de plus vous êtes parent, par votre femme, de la reine Marie. Vous avez été, comme beaucoup, le serviteur de la reine Anne, mais dans une mesure qui, sans donner défiance au roi, doit donner confiance à ses ennemis ; usez de cette excellente position que vous font tout à la fois votre rang et le hasard, et arrangez, au milieu des fêtes et des plaisirs, une conférence directe avec le duc de Savoie, ou tout au moins entre son fils et moi.

Pendant ce temps, moi qui ne serait point distrait par la beauté des dames et le son des instruments, j’interrogerai tous les points de l’horizon, et, à votre retour, mon cher duc, selon votre réponse, nous prendrons un parti ; seulement, à votre retour, tâchez de rapporter ou la paix ou la guerre dans le pli de votre manteau.

C’était là une de ces missions comme les aimait le fastueux, l’élégant et beau duc de Montmorency. Il avait en effet épousé, la fille du duc de Braciano, c’est-à-dire, de ce Vittorio Orsini qui avait été l’amant, de Marie de Médicis avant son mariage et peut-être même après, de sorte que si les bruits qui, couraient sur la naissance de Louis XIII étaient réels, Montmorency se trouvait le beau-frère du roi. Il avait été en effet le serviteur de la reine Anne, mais Buckingham était venu se jeter au travers de ses amours naissantes ; et l’on sait que l’heureux ambassadeur de Charles 1er avait, en laissant toutes ses perles sur les parquets du Louvres, retrouvé dans les jardins d’Amiens, la plus précieuse de toutes les perles. Un cœur amoureux, un homme comme le duc de Montmorency ne devait, en conséquence, inspirer aucune défiance à la cour du duc de Savoie, si ce n’était aux maris des belles Piémontaises.

Le duc accepta donc l’ambassade moitié politique, moitié galante dont il était chargé, et partit pour Turin, laissant le cardinal étudier, comme il l’avait dit, les différents points de l’horizon, obscurcis, il faut l’avouer par un imminent orage.

En Allemagne, c’est-à-dire au nord Waldstein, grossissait à vue d’œil : arriver à ce point de puissance, il ne pouvait plus s’arrêter. Nommé duc de Friedland par l’empereur, riche des domaines immenses que Ferdinand lui avait concédés en Bohême, domaines confisqués sur ceux que l’on appelait les rebelles, il avait levé à ses frais une armée de 50,000 hommes, refoulé les Danois, battu Mansfeld au pont de Dessau, défait ses alliés et Betlem Gabor, regagné le Brandebourg… conquis le Holstein, le Slesvig, la Poméranie, le Mecklembourg, et ajouté, en mémoire de cette conquête, le titre de duc de Mecklembourg à celui de duc de Friedland.

Mais là s’était, momentanément du moins, arrêté sa période croissante ; Ferdinand cédait aux plaintes qui s’élevaient de tous côtés ; contre ce chef de bandits, cherchait un moyen de l’éloigner le plus possible de l’Autriche, du Danemark, de la Hongrie, de tous les points de l’Allemagne. Des recrues lui arrivaient en foule, il avait envoyé un corps en Italie, il venait d’en envoyer un autre en Pologne ; une masse énorme, quarante mille hommes, restait sur la Baltique, mangeant un pays déjà mangé. Il lui fallait se faire conquérant, ou périr ; il lui fallait surtout retomber sur les riches villes impériales, sur Worms, Francfort, la Souabe, les environs de Strasbourg, et c’est ce qu’il avait fait. Son avant-garde avait occupé un fort dans l’évêché de Metz, et Richelieu n’ignorait pas que Monsieur, tandis qu’il était en Lorraine ; s’était mis en rapport avec Waldstein, et qu’il avait été sérieusement question d’appeler en France les barbares, ostensiblement contre Richelieu, en réalité contre Louis XIII. Un général italien, avec deux chefs de bande, Galas et Aldungen, commandaient les troupes détachées vers l’Italie pour assiéger Mantoue et porter secours à Charles Emmanuel.

À l’est, c’était Venise et Rome qui fixaient les regards du cardinal ; Venise avait promis de faire une diversion en attaquant le Milanais, mais Venise n’en était plus au temps de ces coups de main hardis qui lui donnèrent une partie de Constantinople, Chypre et la Morée. Mais, d’un autre côté, les Vénitiens firent ce qu’ils avaient promis : ils pourvurent Mantoue de blé, y jetèrent les renforts et des munitions, fournirent de l’argent au duc et coupèrent les vivres aux assiégeants.

Privés de blé, de rafraîchissements, de fourrages, ne pouvant attaquer Mantoue qu’à l’aide du canon, atteints par les maladies qui se font les auxiliaires de la disette, les Allemands allaient lever le siége, lorsqu’ils retrouvèrent un secours là où ils s’attendaient le moins à le trouver. Le pape leur permit de s’approvisionner dans l’État ecclésiastique, à la condition que l’un de ses neveux (celui-là n’était pas placé à ce qu’il paraît) se ferait marchand de pain, de vin et de paille. Ainsi, comme toujours, c’était le pape, et un pape italien, qui, comme toujours, trahissait l’Italie. Mais aussi c’était un Barberino, et ses neveux étaient ces fameux Barberini qui enlevèrent jusqu’aux plaques de bronze du Panthéon d’Agrippa.

Plus rapproché du cardinal, mais dans la même direction, c’était Spinola ; le condottiere génois au service de l’Espagne, qui entrait dans le Monferrato en même temps que les Impériaux entraient dans le duché de Mantoue, et qui, sans faire précisément le siége de Cazal, se contentait de bloquer la ville. Il y avait six mille hommes de pied et trois mille chevaux. Il devait avec ces neuf mille hommes s’opposer aux Français, s’ils tentaient d’aller secourir Mantoue. Jusqu’au moment où Mantoue serait prise, les vingt-cinq ou les trente mille Impériaux qui l’assiégeaient, viendraient à son aide pour s’emparer de Cazal et chasser les Français d’Italie.

À l’Ouest, l’horizon était plus sombre encore, Colatto et Spinola étaient des ennemis visibles, faisant la guerre au grand jour, en bataille rangée, à visage découvert ; mais du côté de la France, il n’en était pas ainsi ; les ennemis du cardinal étaient de sombres mineurs qui creusaient souterrainement pour ébranler sa fortune et ne reparaissaient au jour qu’un masque sur le visage. Louis, qui sentait sa vie et sa renommée liés à celles de son ministre, se lassant de cette lutte incessante, était plus mélancolique qu’il ne l’avait jamais été ; dégoûté de tout, même de la chasse, il vivait, lui, dans une inquiétude continuelle ; tous ceux qui l’entouraient, mère, femme, frère, vivaient, eux, dans une espérance unique, la chute du cardinal, et chacune de leurs paroles, chacune de leurs actions était un ébranlement porté à cette conviction qui s’obstinait sourdement dans la cour de Louis, qu’il n’y avait pas de royauté, pas de grandeur pas d’influence sans le cardinal.

Il commençait, au reste, à s’apercevoir que le premier ministre n’était qu’une espèce d’ouvrage avancé qu’il fallait prendre, soit par ruse, soit d’assaut, pour arriver à le battre en brèche, lui-même. Louis était donc disposé à défendre de tout son pouvoir le cardinal, convaincu que c’était se défendre lui même.

Depuis la fuite du duc d’Orléans à Nancy, fuite prévue par la lettre en chiffres traduite par Rossignol, depuis surtout, les négociations impies échangées entre le prince de Waldstein, le roi comprenait qu’il arriverait un moment où Gaston, soutenu à l’extérieur par l’Autriche, l’Espagne et la Savoie, à l’intérieur par la reine Marie de Médicis, la reine Anne et les mécontents de tous les parties, lèverait l’étendard de la révolte.

En effet, les mécontents étaient nombreux.

Le duc de Guise était mécontent de n’avoir pas obtenu dans l’armée le commandement qu’il attendait, et ne cessait avec Mme de Contis et la duchesse d’Elbeuf, de cabaler contre Richelieu.

Les juges du Châtelet de Paris, soulevés par certaines taxes exigées cette année des officiers de judicature, étaient mécontents et, dans leur mécontentement, cessaient de rendre la justice.

Enfin le Parlement lui-même était si mécontent, qu’il offrait secrètement au duc d’Orléans de se déclarer en sa faveur, s’il voulait décréter l’abolition de quelques impôts qui lui seraient désignés.

Nous nous sommes étendu avec trop de détails sur la manière dont la police du cardinal était faite pour que nous ayons besoin de dire qu’il était au courant de toutes ces menées et suivait de l’œil tous ces mécontentements.

Mais il vivait dans cette rassurante conviction que le roi tiendrait la promesse qu’il lui avait faite de venir le rejoindre, et cette conviction était en lui pour deux raisons : la première, c’est qu’il était certain que cette incurable mélancolie, cet ennui de toute chose pousserait le roi du côté de l’armée, ne fût-ce que pour entendre se renouveler le bruit glorieux qui s’était fait une année auparavant autour de son nom ; la seconde, c’est que comme au départ du roi, Gaston devait être nommé lieutenant-général à Paris et commandant de l’armée de Champagne, Gaston, pour toucher les émoluments des deux grades, pousserait, avec l’aide de sa mère et de la reine, Louis XIII hors de Paris et même hors de France.

Il y avait bien la possibilité que Gaston profitât de l’absence du roi pour nouer quelque conspiration contre le cardinal et même contre le roi ; mais, une fois Louis XIII près de lui, Richelieu ne craignait rien, et il connaissait assez Gaston pour être sûr qu’à la vue d’une armée commandée par le cardinal et par le roi en personne, non-seulement il abandonnerait alliés et complices, mais encore les livrerait quels qu’ils fussent, comme il avait fait jusqu’alors, contre son pardon et une augmentation de revenus.

Cette revue de l’Europe faite, le cardinal comprit que tous les dangers réels étaient dans le lointain et, plus tranquille, se tourna du côté de Turin et essaya de voir, malgré la distance, si Montmorency y suivait exactement ses instructions.

XVII

DEUX ANCIENS AMANTS.

Le duc de Montmorency, sans lui faire part du vrai but de son voyage, avait offert à son ami le comte de Moret de l’accompagner à Turin, et celui ci avait accepté avec empressement, comme un moyen de distraction.

L’importance des événements que nous racontons et qui sont de grands faits historiques nous empêche parfois de suivre jusqu’au fond des cœurs de nos personnages le retentissement joyeux ou triste qu’apporte l’accomplissement de ces événements. C’est ainsi que nous avons raconté l’investissement de la ville de Mantoue par les Impériaux, sans avoir le temps de nous préoccuper du trouble que cet investissement jetait dans le cœur du fils de Henri IV.

Et, en effet, Isabelle près de son père allait subir toutes les conséquences funestes : misère, famine, dangers, qui s’attachent aux différentes périodes d’un siége fait par des bandits, tels que ceux qui formaient les hordes impériales.

Surtout, lorsqu’il avait su que M. de Pontis y avait été envoyé par M. de Richelieu comme ingénieur, il avait demandé à y aller, lui, comme volontaire, ne fût-ce que pour combattre, non point près d’Isabelle, mais près de M. de Lautrec, l’influence de l’homme qu’il savait être son rival.

Mais le cardinal n’avait point autour de lui assez d’esprits fermes et de cœurs loyaux dont il fût sûr pour se priver d’un homme qui, par son rang d’abord, devait rester là où était le roi et le cardinal ; mais qui, par son courage et son adresse, lui ayant déjà rendu de grands services, pouvait dans les circonstance difficiles où l’on allait se trouver lui en rendre encore pour rassurer d’ailleurs son jeune protégé, il lui assura, ce qui était vrai, qu’il avait écrit à M. de Lautrec pour l’inviter à rester dans la mesure de la promesse qu’il avait faite aux deux jeunes gens ; et lui défendre, tant que le comte vivrait, de forcer l’inclination de sa fille.

Nous ne voulons pas faire notre héros meilleur qu’il n’était, et nous avons, sous le rapport non pas de son infidélité, mais de son inconstance, fait la part qui revenait au sang de Henri IV. Nous aurions donc tort de dire que, tout en gardant religieusement à Isabelle son serment de n’avoir pas d’autre femme qu’elle, il avait, au fur et à mesure qu’il s’était rapproché de Paris avec le cardinal et son frère, vu reparaître, à travers un nuage qui allait toujours s’éclaircissant, certaine tête brune lui avait donné, à l’hôtel de la Barbe peinte, deux si braves baisers, que lorsqu’il y pensait, les lèvres lui brûlaient encore. Ce n’était pas tout : on se rappelle aussi qu’un soir, en sortant de chez la princesse Marie de Gonzague, cette provocante personne, qui s’était improvisée sa cousine, avait échangé avec lui certaines promesses de rendez-vous que les circonstances avaient empêché d’avoir lieu, mais qu’il avait l’intention bien positive de rappeler à la personne qui l’avait faite, avec sommation de la tenir. Or, cette fois encore, le hasard avait remis à d’autres temps l’exécution de ce charmant projet. À l’arrivée du comte de Moret à Paris, Mme de Fargis, nous présumons que nos lecteurs ont deviné que c’est d’elle qu’il était question à l’arrivée du comte à Paris, Mme de Fargis l’avait quitté, expédiée par la reine Anne en mission secrète près de son mari, et peut-être même près d’un plus haut personnage, et comme au moment du départ du comte la belle ambassadrice n’était pas de retour dans la capitale, Jaquelino, à son grand regret, n’avait pas pu renouveler connaissance avec sa belle cousine Marina.

Mais à la cour élégante du duc de Savoie, où il était resté un mois quand nous l’avons vu revenir d’Italie, chargé d’un triple message pour les deux reines et pour Monsieur, il avait laissé quelques galants souvenirs qu’il se promettait bien de réchauffer au cas où l’occasion ne se présenterait point de cultiver et de cueillir de nouvelles amours.

Et, en effet, il y avait peu de cours aussi galantes et aussi adonnées aux plaisirs que celle du duc de Savoie. Extrêmement dissolu, Charles-Emmanuel, à force d’élégance, savait donner à la débauche ce laisser-passer charmant qui la fait pardonner. Si après ce que nous avons dit de lui, nous en étions encore à essayer de peindre son caractère, nous ajouterions qu’il était courageux, entêté, ambitieux et prodigue. Mais tout cela avait chez lui un tel air de grandeur et se masquait sous une si ardente hypocrisie, que sa profusion passait pour de la libéralité, son ambition pour un désir de gloire, son entêtement pour de la constance. Infidèle à ses alliances avide du bien d’autrui, prodigue du sien, toujours pauvre et ne manquant jamais de rien, il eut successivement des démêlés avec l’Autriche, l’Espagne et la France, toujours l’allié de celui qui offrait davantage, et faisant la guerre à la puissance qui lui avait offert le moins avec l’argent de celle qui lui avait donné le plus. Tourmenté de la passion de s’agrandir, il faisait la guerre à ses voisins dès que l’occasion s’en présentait : forcé presque toujours de faire la paix, il avait besoin d’insérer dans ses traites quelques clauses équivoques qui lui servaient à les rompre. Temporisateur artificieux, c’était le Fabius de la diplomatie : il avait épousé Catherine, fille du roi Philippe, et avait fait épouser à son fils Christine, fille du roi Henri IV ; mais ces deux alliances furent insuffisantes à le protéger à cause de son éternelle versatilité. Cette fois il avait rencontré son plus redoutable adversaire, Richelieu, et il devait se briser contre lui.

Le duc de Savoie reçut admirablement ses deux visiteurs : Montmorency, précédé par son immense réputation de courage d’élégance et de libéralité ; le comte de Moret, suivi, des souvenirs de galanterie qu’il avait laissés dix-huit mois auparavant : Mme Christine surtout fit un grand-accueil au jeune prince qui, reconnu par Henri IV jouissait près d’elle des privilèges d’un frère.

Connaissant les tendances galantes de Montmorency, Charles-Emmanuel, dans l’espérance de le détacher des intérêts de la France pour le mettre dans les biens, réunit à sa cour toutes les jolies femmes de Turin et des environs. Mais, au milieu de toutes ces jolies femmes, Antoine de Bourbon chercha vainement celle pour laquelle il était venu, la comtesse Urbain d’Espalomba.

C’était toute une histoire que celle de cette jolie comtesse, et comme cette histoire s’était passée avant que s’ouvrit la première page de notre livre, et qu’elle n’intéressait son action que comme détails de la vie de notre prince, nous n’avons pas jugé à propos d’en entretenir nos lecteurs.

Tout à coup Charles-Emmanuel avait vu paraître à la cour de Turin une étoile inconnue et brillante, devenue le satellite d’un astre pâle comme tout astre qui n’a pas sa lumière en lui-même. Quoique appartenant à la première noblesse du royaume, le comte Urbain d’Espalomba venait d’épouser Mathilde de Cisterna ; une des plus belles fleurs de la vallée d’Aoste, comme dirait Shakspeare.

Nous l’avons dit, Charles-Emmanuel, quoique âgé de soixante-sept ans, avait, conservé les habitudes de galanterie qui, durant son long règne, lui avaient fait considérer sa cour comme un harem dans lequel il n’avait qu’à jeter son mouchoir ducal. Ébloui de la beauté de la duchesse d’Espalomba, il lui fit comprendre qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour être la véritable duchesse de Savoie ; mais ce mot la belle comtesse ne le dit point. Ses yeux et son cœur étaient tournés non point vers le phare vulgaire de l’ambition, mais vers le soleil ardent de l’amour.

Elle avait vu le comte de Moret, ses dix-huit ans avaient été attirés par les vingt-deux ans du jeune prince, avril et mai avaient volé l’un à l’autre, et les deux printemps s’étaient confondus dans un seul baiser.

Le comte d’Espalomba n’avait de soupçons que contre le duc ; l’œil constamment fixé sur Charles-Emmanuel, il ne vit rien, ne se douta de rien, et, à l’ombre de cette jalousie du vieil époux, les deux amants furent heureux.

Mais le regard du souverain fut plus perçant que celui du mari. Il devina, non point ce qui était, mais craignit ce qui pouvait être, et comme le comte Urbain, peu riche et avare, était venu à la Cour pour solliciter les faveurs du duc, il nomma le comte gouverneur de la citadelle de Pignerolles, avec ordre de s’y rendre à l’instant même.

Là il tenait la comtesse, comme un riche bijou dans un écrin de pierres dont il avait la clef, et où il était toujours sûr de la retrouver.

Les doux amants avaient beaucoup pleuré en se quittant et s’étaient promis fidélité à toute épreuve ; nous avons vu comment le comte de Moret avait tenu son serment.

Force avait été à la belle Mathilde de tenir le sien ; les occasions d’aimer, surtout quand on avait aimé un jeune et beau fils du roi, étaient rares à Pignerolles. Mathilde avait appris le départ du comte aussitôt son départ à elle. Elle avait su gré à son amant de n’avoir pas voulu renter dans une cour où elle n’était plus, et depuis dix-huit mois elle rêvait son retour.

Aussi ce fut avec une joie infinie qu’elle apprit qu’à l’occasion des têtes que la cour de Turin comptait donner aux deux princes, son mari était invité à quitter Pignerolles et à venir passer quelques jours dans la capitale.

Les deux amants se revirent ; apportaient-ils dans la joie de cette réunion une égale part d’amour, c’est ce que nous n’oserions affirmer, mais ils apportèrent une égale part de jeunesse, la chose qui ressemble le plus à l’amour.

Mais cette fois encore, cette lueur de félicité ne devait être qu’éphémère. Les princes n’avaient que quelques jours à passer à Turin, mais comme la campagne pouvait durer des mois et même des années, et que des occasions de se revoir, soit publiquement, soit en secret, pouvaient se présenter, les deux jeunes gens prirent leurs précautions et le comte de Moret put tracer, grâce aux renseignements que lui donna sa belle amie, un plan détaillé des logements du gouverneur de Pignerol, et en traçant ce plan il reconnut avec une joie infinie que la comtesse Urbain, avait un appartement complétement séparé de celui de son époux et que leurs deux chambres à coucher particulièrement formaient le pôle arctique et le pôle antarctique du palais.

Les deux amants s’étaient en outre ménagé des intelligences dans la place. La jeune fille en quittant sa belle vallée d’Aoste, avait amené avec elle sa sœur de lait Jacinta, âgée de quelques mois seulement de plus qu’elle, précaution qu’à tout hasard devrait prendre toute jeune femme épousant un vieux mari, les sœurs de lait étant les ennemies naturelles des mariages de convenance et des unions disproportionnées. Il fut convenu que comme Jacinta avait laissé à Salimo un frère plus âgé qu’elle de deux à trois ans, l’occasion se présentant, le comte viendrait voir sa sœur sous le nom de Gaëtano.

Or, rien de plus naturel qu’un frère qui vient voir sa sœur reste dans la maison qu’habite sa sœur, surtout quand cette sœur est commensale d’un palais qui, habité par dix ou douze personnes seulement, pourrait en loger cinquante.

Une fois dans le même palais, les amants seraient bien maladroits s’ils ne trouvaient moyen de se voir au moins trois ou quatre fois le jour et de se dire qu’ils s’aimaient au moins une fois la nuit.

Tout cela s’était fait dès le premier jour où nos amoureux s’étaient rencontrés, tant ils étaient gens de précaution, et tant à cet âge, que l’on dit si insoucieux de l’avenir, ils y pensaient au contraire et sérieusement.

Ajoutons que ces petits arrangements avaient été pris, tandis que le comte Urbain, n’ayant de défiance que contre le duc de Savoie, ne perdait pas un des mouvements de celui-ci, qui, soit qu’il eût perdu l’espoir de se faire aimer d’elle, soit qu’il eût, avec son caractère inconstant, renoncé à ses désirs sur la comtesse, ne donna cette fois au comte d’autres sujets de déplaisir que de lui refuser un surcroît d’appointements, sous le simple prétexte que, ses finances étant horriblement obérées, le temps était venu pour lui d’en appeler au dévouement de ses sujets !…

De son côté, le duc de Montmorency était l’homme le plus heureux de la terre. Beau, jeune, riche, portant après les noms royaux, le plus beau nom de France ; bien venu des femmes, caressé par le souverain, d’une des cours les plus polies et les plus aristocratiques de l’Europe, sa vanité n’avait rien à désirer, surtout lorsque le duc lui eut dit tout haut en sortant de table et en entrant dans la salle de bal :

– Monsieur le duc, depuis que vous êtes ici, nos dames ne s’occupent qu’à vous paraître belles, ce dont vous pouvez vous assurer en voyant les maris si inquiets et si mélancoliques.

Les huit jours que passèrent les deux ambassadeurs, soit à Turin soit au château de Rivoli, s’écoulèrent en dîners, en bals, en cavalcades et en fêtes de toute espèce, dont le résultat fut que le cardinal et le prince Victor-Amédée se verraient au château de Rivoli, ou, si mieux aimait le cardinal, au village de Bussolino.

Le cardinal choisit le village de Bussolino ; comme il n’était qu’à une heure de Suze, c’était le prince de Piémont, qui venait à lui, et non lui qui allait au prince de Piémont.

XVIII

LE CARDINAL ENTRE EN CAMPAGNE.

La discussion fut vive, chacun des deux avait affaire à forte partie.

Charles-Emmanuel souhaitait moins la paix, pour lui qu’une guerre bien acharnée entre la France et la maison d’Autriche, guerre pendant laquelle il serait demeuré neutre jusqu’à ce qu’il trouvât l’occasion d’obtenir de grands avantages en se déclarant pour l’une ou l’autre couronne.

Mais pour faire la guerre à l’Autriche, Richelieu avait son jour fixé, c’était celui, où Gustave entrerait en Allemagne.

Victor-Amédée fut donc invité par le cardinal à se tourner d’un autre côté, la question étant posée ainsi :

« Que demande le duc de Savoie, afin d’embrasser à l’heure présente le parti de la France, livrer des places de sûreté et fournir dix mille hommes au roi ?

Tous les cas, et particulièrement celui-là, avaient été prévus par Charles-Emmanuel, aussi Victor-Amédée répondit-il :

« Le roi de France attaquera le duché de Milan et la république de Gènes, avec laquelle Charles-Emmanuel est en guerre, et promettra de n’entendre aucune proposition de paix de la part de la maison d’Autriche ; avant la conquête du Milanais et la ruine entière de Gênes. »

C’était un nouveau point de vue sous lequel se présentait la question, et qui tenait aux événements qui s’étaient passés depuis la paix de Suze.

Le cardinal parut surpris du programme, mais n’hésita point à répondre. Les historiens du temps nous ont conservé ses propres paroles ; les voici :

– Comment, prince, le roi envoie son armée pour assurer la liberté de l’Italie, et M. le duc de Savoie veut tout d’abord l’engager à détruire la république de Gênes, dont Sa Majesté n’a nul sujet de se plaindre. Elle employera volontiers ses bons offices et son autorité afin que les Génois donnent satisfaction à M. de Savoie sur ses prétentions contre eux, mais il ne saurait être question de leur faire maintenant la guerre. Si les Espagnols mettent le roi dans la nécessité d’attaquer le Milanais, on le fera sans doute et le plus rigoureusement qu’il sera possible, et, dans ce cas, M. le duc de Savoie peut être convaincu que Sa Majesté ne rendra jamais ce qu’elle aura pris. Le roi, par la bouche de son ministre lui en donne sa parole.

Si la demande était précise, la réponse ne l’était pas moins ; aussi Victor-Amédée, forcé dans ses retranchements, demanda-t-il quelques jours pour rapporter la réponse de son père.

Trois jours après, il était en effet de retour à Bussolino.

« Mon père, dit-il, à grand sujet de craindre que mon beau-frère Louis ne s’accommode avec le roi d’Espagne dès que la guerre sera commencée. La prudence ne lui permet donc pas de se déclarer pour la France, à moins qu’on ne lui promette positivement de ne poser les armes qu’après la conquête du Milanais. »

Richelieu répondit à tout en invoquant l’exécution du traité de Suze.

Victor-Amédée demanda à consulter de nouveau son père, repartit et revint disant : « Que le duc de Savoie est près d’exécuter le traité à la condition qu’on lui laissera d’abord, avec ses dix mille fantassins et ses mille chevaux portés au traité de Suze, attaquer et réduire la république de Gênes et termine cette affaire avant de s’embarquer dans une autre. »

– C’est votre dernier mot ? demanda le cardinal.

– Oui, monseigneur, répondit Victor-Amédée en se levant.

Le cardinal frappa deux coups sur un timbre. Latil parut.

Le cardinal lui fit signe de venir à lui, puis tout bas :

– Le prince va sortir, lui dit-il ; descendez et donnez l’ordre que personne ne lui rende les honneurs militaires.

Latil salua et sortit ; le cardinal l’avait appelé, parce qu’il savait qu’un ordre donné à Latil était toujours ponctuellement exécuté.

– Prince, dit le cardinal à Victor-Amédée, j’ai eu, pour le duc de Savoie, au nom du roi, mon maître, tous les égards qu’un roi de France peut avoir non-seulement pour un prince souverain, mais pour un oncle ; j’ai, toujours au nom du roi, mon maître, eu pour Votre Altesse tous les égards qu’un beau-frère doit au mari de sa sœur ; mais je crois qu’hésiter plus longtemps serait manquer à mon double devoir de ministre et de généralissime, et qu’il importe à la gloire de Sa Majesté que je punisse sévèrement l’injure que le duc de Savoie lui fait en lui manquant si souvent de parole, et surtout en faisant souffrir à l’armée française des incommodités capables de la ruiner. À partir d’aujourd’hui, 17 mars, – le cardinal tira sa montre et regarda l’heure, – à partir d’aujourd’hui, 17 mars, six heures trois-quarts de l’après-midi, guerre est déclarée entre la France et la Savoie. Gardez-vous ! nous nous garderons !

Et il salua le prince, qui sortit.

Deux sentinelles gardaient la porte du cardinal, se promenant la hallebarde sur l’épaule.

Victor-Amédée passa entre elles deux sans que ni l’une ni l’autre parussent faire attention à lui ; elles ne s’arrêtèrent point au milieu de leur promenade et laissèrent leur hallebarde où elle était.

Des soldats jouaient aux dés, assis sur l’escalier ; ils ne se dérangèrent point de leur jeu et ne bougèrent point.

– Oh ! oh ! murmura Victor-Amédée, l’ordre serait-il donné de me faire insulter ?

Le prince doutait encore ; mais après avoir dépassé le seuil de la partie, il ne douta plus.

Chacun avait continué de causer de son affaire et avait laissé son arme bas.

À peine le prince Victor-Amédée était sorti que le cardinal appela auprès de lui le comte de Moret, le duc de Montmorency, les maréchaux de Créqui, de La Force et de Schomberg, leur exposa la situation et leur demanda conseil.

Tous furent d’avis que, puisque le cardinal avait, des plis de sa robe, secoué la guerre, il fallait la guerre.

Le cardinal les congédia en leur ordonnant de se tenir prêts pour le lendemain, ne retenant que Montmorency.

Puis, resté seul avec lui :

– Prince, lui dit-il, voulez-vous être connétable demain ?

Les yeux de Montmorency lancèrent un double éclair.

– Monseigneur, dit-il, à la façon dont Votre Éminence me fait la proposition, j’ai peur qu’elle n’ait à me demander quelque chose d’impossible.

– Rien de plus facile, au contraire ; la guerre est déclarée au duc de Savoie. Dans deux heures il en sera prévenu, étant au château de Rivoli. Prenez cinquante cavaliers bien montés, cernez le château, enlevez-le lui et son fils, et amenez-les ici. Une fois ici, nous en ferons ce que nous voudrons, et ils seront trop heureux de passer par nos fourches caudines.

– Monseigneur, dit Montmorency en s’inclinant, il y a huit jours que, dans ce même château de Rivoli, j’étais l’hôte du duc, ambassadeur envoyé par vous. Je ne pourrais y rentrer aujourd’hui traîtreusement et en ennemi.

Le cardinal regarda le duc.

– Vous avez raison, lui dit-il, on propose ces choses-là à un capitaine d’aventures, et non à un Montmorency. J’ai, au reste, mon homme sous la main. Je me souviendrai de votre refus, mon cher duc, pour vous en savoir gré, seulement oubliez que je vous en ai fait la proposition.

Montmorency salua et sortit.

– J’ai eu tort, murmura le cardinal pensif, après avoir vu la porte se refermer sur le prince ; l’habitude de se servir des hommes fait naître pour eux un mépris trop général. J’eusse proposé la même chose à tout autre qu’à lui, et cet autre l’eût acceptée ; c’est un grand cœur, et, quoiqu’il ne m’aime pas, je me fierais plutôt à sa haine qu’à certains dévouements vantés bien haut.

Puis, frappant deux fois sur le timbre :

– Étienne ! Étienne répéta-il.

Latil parut.

– Connais-tu le château de Rivoli ? demanda le cardinal.

– Celui qui est à une lieue de Turin ?

– Oui ; il est habité à cette heure par le duc de Savoie et son fils.

Latil sourit.

– Il y aurait un coup à faire, dit-il.

– Lequel ?

– Celui de les enlever tous les deux.

– T’en chargerais-tu ?

– Parbleu !

– Combien te faudrait-il d’hommes pour cela ?

– Cinquante bien armés, bien montés.

– Choisis toi-même les hommes et les chevaux ; il y a, si tu réussis, cinquante mille livres pour les hommes, vingt-cinq mille pour toi.

– L’honneur d’avoir fait le coup me suffirait ; mais si Monseigneur veut absolument y ajouter quelque chose, j’en passerai par où il voudra.

– As-tu quelque observation, à faire Latil ?

– Une seule, monseigneur.

– Laquelle ?

– Lorsqu’on tente un coup comme celui que je vais faire, on dit toujours à ceux qui l’exécutent : Tant si vous réussissez, et l’on ne dit jamais : Tant si vous ne réussissez pas. Or, la partie la plus habilement conduite, la plus adroitement combinée, peut manquer par un de ces incidents qui déjouent les desseins des plus grands capitaines. Il n’y a pas de la faute des hommes, et le défaut complet de récompense les décourage. Donnez moins si nous réussissons ; mais donnez quelque chose si peu que cela soit, si nous ne réussissons pas.

– Tu as raison, Étienne, dit le cardinal et ton observation est d’un grand politique. Mille livres par homme et vingt-cinq mille pour toi si vous réussissez ; deux louis par homme et vingt-cinq pour toi si vous ne réussissez pas.

– Voilà qui est parler, Monseigneur. Il est sept heures ; il en faut trois pour aller à Rivoli ; à dix heures, le château sera cerné. Le reste est l’affaire de ma bonne ou de ma mauvaise fortune.

– Va, mon cher Latil, va et sois convaincu que je suis persuadé d’avance que si tu ne réussis point, ce ne sera pas ta faute.

– À la garde de Dieu, Monseigneur !

Latil fit trois pas vers la porte, puis se retournant :

– Monseigneur n’a parlé à qui que ce soit au monde de son projet avant de m’en entretenir ?

– À une personne seulement.

– Ventre saint-gris, comme disait le roi Henri IV, cela nous ôte cinquante chances sur cent.

Richelieu fronça le sourcil.

– Oh ! dit-il, qu’il refuse, c’est bien, mais qu’il avertisse, ce serait trop fort.

Puis à Latil :

– En tout cas, pars, dit le cardinal, et si tu échoues, eh bien, ce ne sera pas à toi que j’en voudrai.

Dix minutes après, une petite troupe de cinquante cavaliers, conduite par Étienne Latil, passait sous les fenêtres du cardinal, qui soulevait sa jalousie pour les regarder partir.

XIX

BUISSON CREUX.

Quoiqu’il sût bien que d’un moment à l’autre la guerre pouvait lui être déclarée par un ennemi qui lui avait appris qu’il n’était pas de ceux que l’on méprise, le duc, par un effet de son caractère fanfaron, donnait une grande fête au château de Rivoli, au moment même où son fils Victor-Amédée négociait avec Richelieu au village de Bussolino.

Les plus jolies femmes de Turin, les plus élégants gentilshommes de la Savoie et du Piémont étaient, dans cette soirée du 15 mars, réunis au château de Rivoli, dont les fenêtres splendidement illuminées, dégorgeaient sur ses quatre faces des flots de lumière.

Le duc de Savoie, leste, spirituel et coquet, malgré ses soixante-huit ans, riant lui-même de sa bosse avec l’esprit d’un bossu galant et empressé comme un jeune homme était le premier à faire la cour à sa belle fille en l’honneur de laquelle la fête était donnée. Seulement, de temps en temps, un nuage sombre mais rapide et imperceptible, passait sur son front. Il songeait que les Français n’étaient qu’à huit ou dix lieues de lui ces Français qui, en quelques heures, avaient forcé le pas de Suze, que l’on croyait inabordable, et à l’heure qu’il était ses destinées se débattaient entre le cardinal de Richelieu et Victor-Amédée son fils, circonstance que tout le monde ignorait. Sous un prétexte quelconque, Charles-Emmanuel avait motivé l’absence de son fils ; mais il avait annoncé son retour pour la soirée, et, véritablement, il l’attendait d’un moment à l’autre.

En effet, vers huit heures, le prince parut en riche toilette, le sourire sur les lèvres, et après avoir salué la princesse Christine d’abord, puis les dames, puis les quelques grands seigneurs savoyards ou piémontais qu’il honorait de son amitié, il alla au duc Charles-Emmanuel, lui baisa la main, et comme s’il lui donnait des nouvelles de sa santé, lui dit tout bas, mais sans laisser paraître la moindre émotion sur son visage :

– La guerre est déclarée par la France, les hostilités commencent demain, gardons-nous.

Le duc lui répondit du même ton.

– Sortez après le quadrille et donnez l’ordre que les troupes se concentrent sur Turin. Quant à moi, je vais envoyer à leurs postes les gouverneurs de Viellane, de Fenestrelle et de Pignerol.

Puis, il fit un signe de la main à la musique, qui s’était interrompue à l’apparition du prince Victor-Amédée, et donna de nouveau le signal de la danse.

Victor-Amédée alla prendre la main de la princesse Christine sa femme, et, sans lui dire un mot de la rupture de la Savoie et de la France, conduisit le quadrille d’honneur. Pendant ce temps, comme l’avait dit Charles-Emmanuel, il s’approchait des gouverneurs des trois principales places fortes du Piémont et leur ordonnait de partir d’urgence et à l’instant même pour leurs citadelles.

Les gouverneurs de Viellane et de Fenestrelle étaient venus sans leurs femmes, de sortes qu’ils n’avaient que leurs chevaux à faire seller et que leurs manteaux à prendre pour obéir à l’ordre du duc.

Mais il n’en était pas de même du comte Urbain d’Espalomba. Non-seulement il avait sa femme, mais sa femme dansait au quadril le du prince Victor-Amédée.

– Monseigneur, dit-il l’ordre que vous me donnez sera difficile à exécuter.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que nous sommes venus ici, la comtesse et moi, de Turin, en costume de bal, dans un carrosse de louage, qui ne nous conduira pas jusqu’à Pignerol.

– La garde robe de mon fils et de ma belle-fille vous fourniront des manteaux, et tout ce dont vous aurez besoin, et vous prendrez une voiture dans mes écuries.

– Je doute que la comtesse puisse supporter le voyage sans risque de sa santé.

– En ce cas, laissez la ici et partez seul.

Le comte regarda Charles-Emmanuel d’une étrange façon.

– Oui, dit-il, je comprends que cet arrangement conviendrait à Votre Altesse.

– Tous les arrangements me conviendront, comte, pourvu que vous ne perdiez pas une minute pour sortir.

– Est-ce une disgrâce, monseigneur ? demanda le comte.

– Où voyez-vous une disgrâce, mon cher comte, répondit le duc, dans l’ordre donné à un gouverneur de rejoindre son gouvernement ? tout au contraire, c’est une preuve de confiance.

– Qui ne va pas jusqu’à médire la cause de ce départ précipité.

– Un souverain n’a pas de comptes à rendre à ses sujets, dit Charles-Emmanuel, surtout lorsque ses sujets sont à son service : il n’a que des ordres à leur donner. Or, je vous donne l’ordre de vous rendre à l’instant même, à Pignerol, et de défendre la ville et la citadelle, en supposant qu’elles soient attaquées, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus pierre sur pierre. Vous et madame pouvez demander tout ce dont vous aurez besoin et tout ce que vous demanderez vous sera remis à l’instant même.

– Dois-je aller prendre la comtesse au milieu du quadrille, ou attendre qu’il soit-fini ?

– Vous pouvez attendre qu’il soit fini.

– Soit, monseigneur, le quadrille fini, nous partirons.

– Bonne route, et surtout, à l’occasion, comte, belle défense.

Et le duc de Savoie s’éloigna sans écouter les quelques paroles de mauvaise humeur que murmura le comte Urbain.

Le quadrille fini, le comte, au grand étonnement de la comtesse, lui communiqua l’ordre qu’il venait de recevoir.

Puis il sortit avec elle par une porte, tandis que Victor-Amédée sortait par l’autre.

Les gouverneurs de Villane et de Fenestrelle, qui ne faisaient partie d’aucun quadrille, étaient déjà partis.

Le duc dit quelques mots tout bas à sa belle-fille qui suivit le comte et la comtesse.

Au sortir du salon, elle mit la comtesse, entre les mains d’une de ses femmes de chambre et rentra pour organiser un nouveau quadrille dont ne faisait point partie le prince Victor-Amédée.

Dix minutes après il remontait dans la salle de bal et le sourire toujours sur les lèvres, mais évidemment plus pâle qu’il n’en était sorti.

Il alla au duc Charles, passa son bras sous le sien et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre.

Là, il lui présenta un billet.

– Lisez, mon père, dit-il.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le duc.

– Un billet que vient de me remettre un page couvert de poussière, monté sur un cheval couvert d’écume. J’ai voulu lui donner une bourse pleine d’or, et vous verrez que ce n’était pas trop pour l’avis qu’il apporte ; mais il repoussa la bourse et répondit :

– Je suis au service d’un maître qui ne permet pas qu’un autre que lui paye ses serviteurs.

Et à ces mots, sans donner à son cheval plus de temps pour souffler qu’il n’en avait mis à me dire ces paroles, il repartit au galop.

Pendant ce temps, le duc Charles lisait ce billet court mais net.

« Un hôte, admirablement reçu par S. A. le duc de Savoie, trouve l’occasion de payer l’hospitalité qu’il a reçue de lui en le prévenant qu’il doit être enlevé cette nuit du château de Rivoli avec le prince Victor-Amédée. Il n’y a pas un instant à perdre. À cheval et à Turin.

– Pas de signature ? demanda le duc.

– Non mais il est évident que l’avis vient du duc de Montmorency ou du comte de Moret.

– Quelle livrée portait le page ?

– Aucune. Mais j’ai cru le reconnaître pour celui que le duc avait conduit avec lui et qu’il nommait Galaor.

– Ce doit être cela. Eh bien ?

– Votre avis, monsieur ?

– Mon avis, mon cher Victor, est de suivre celui qui nous est donné ; attendu qu’il ne peut nous arriver malheur en le suivant, tandis qu’il peut nous arriver grand malheur en ne le suivant pas.

– Alors, en route, monseigneur.

Le duc s’avança, toujours souriant, au milieu de la salle.

– Mesdames et messieurs, dit-il, je reçois une lettre à laquelle, vu son importance, je dois répondre à l’instant même, aidé des conseils de mon fils. – Ne vous occupez pas de nous ; dansez, amusez-vous, ce palais est le vôtre ; en notre absence momentanée, notre chère belle-fille, la princesse Christine, voudra bien vous en faire les honneurs.

« L’invitation était un ordre. Dames et cavaliers saluèrent en se rangeant sur deux haies pour laisser passer les deux princes, qui sortirent en souriant et en saluant de la main.

Mais une fois hors de la salle, toute feinte cessa : le père et le fils appelèrent un valet de chambre et se firent jeter un manteau sur les épaules, et tels qu’ils étaient, descendirent les escaliers, traversèrent la cour, se rendirent droit aux écuries, firent seller leurs deux meilleurs coureurs, glissèrent des pistolets dans les fontes, enfourchèrent leurs montures et se lancèrent au grand galop sur la route de Turin, dont ils n’étaient éloignés que d’une lieue.

Pendant ce temps, Latil et ses cinquante hommes suivaient, aussi rapidement qu’il leur était possible la route de Suze à Turin, au moment où la route bifurque et où l’une de ses bifurcations prend à travers terres pour se rendre, par une allée bordée de peupliers, au château de Rivoli. Latil, qui marchait en tête de sa petite troupe, crut voir une ombre qui s’avançait rapidement.

De son côté, le cavalier – car cette ombre, était celle d’un cavalier et même d’un cheval – de son côté le cavalier s’arrêta, et parut examiner la petite troupe avec non moins de curiosité et d’inquiétude que la petite troupe ne l’examinait lui-même.

Latil avait été sur le point de crier : Qui vive ! mais il craignait que ce cri en français ou mal accentué en italien ne le trahît. Il résolut donc d’aller seul à la découverte, et poussa son cheval au galop dans la direction du cavalier arrêté comme une statue équestre au milieu de la route.

Mais à peine le cavalier eut-il reconnu que c’était à lui qu’on en voulait, qu’il rassembla les rênes de son cheval, lui mit les éperons dans le ventre, et le lança par-dessus le fossé de la route de Rivoli, coupant, diagonalement à travers terre pour rejoindre la route de Suze.

Latil se mit à sa poursuite en lui criant d’arrêter ; mais cette injonction ne fit que redoubler la vitesse du cavalier, monté sur un excellent cheval. Un instant, dans la ligne convergente que chacun d’eux suivait, Latil tint le cavalier inconnu à la portée de son pistolet ; mais il réfléchit à deux choses : d’abord, que le cavalier inconnu n’était peut-être pas un ennemi ; et ensuite, que le bruit de l’arme à feu pouvait donner l’éveil.

Tous deux atteignirent la route ; mais le cavalier inconnu avait trois longueurs de cheval d’avance sur Latil, et sa monture était supérieure : non-seulement il devait maintenir cette distance, mais il devait l’augmenter.

Au bout de cinq minutes, Latil avait perdu l’espoir de le rejoindre, et abandonnant une poursuite inutile, il revenait vers son détachement tandis que le cavalier inconnu se perdait dans l’obscurité et que tout, même le bruit des pas de son cheval, venait se perdre dans ce silence nocturne, véritable roi des ténèbres.

Latil reprit sa place à la tête de son détachement en secouant la tête. L’événement, si peu important qu’il fût en tout autre circonstance, prenait pour Latil une suprême gravité.

Son premier mot avait été :

– Je réponds de tout si le prince n’a pas été prévenu.

Qu’était venu faire à Rivoli ce cavalier si bien monté et si désireux de rester inconnu ? Pourquoi, s’il ne venait pas de Suze, retournerait-il à Suze ? Mais qui disait qu’il vient de Suze ? La respiration de son cheval accusait une longue route déjà faite.

Mais cette défiance fut bien plus grande encore lorsqu’en approchant de Rivoli ce ne fut plus un cavalier, mais deux cavaliers dont Latil aperçut les silhouettes sur la route, et qui, faisant le même manège que le premier, s’arrêtèrent à la vue de la troupe qui venait à eux. Ces deux cavaliers, sans attendre, dès qu’ils l’eurent découverte, que cette troupe fit un pas de plus, s’élancèrent au grand galop dans la direction opposée à celle qu’avait suivie le premier cavalier, c’est-à-dire dans celle de Turin.

Latil ne tenta pas même de les poursuivre, les chevaux frais qu’ils montaient étaient de première vitesse et semblaient ne pas toucher à terre. Il n’y avait pas autre chose à faire que de précipiter la course du côté du château dont les fenêtres flamboyaient à l’horizon.

Au bout du compte ce pouvait être le hasard qui avait placé ces trois cavaliers sur la route de Latil.

En dix minutes on fut aux portes du château, rien n’y annonçait qu’une alerte quelconque y eût été donnée. Latil fit faire le tour de l’enceinte et garder toutes les portes ; puis, par chaque escalier, il fit monter-six hommes, et lui-même, à la tête d’un petit nombre, l’épée à la main, monta les degrés principaux et se présenta à la porte de la salle de bal, tandis que les groupes détachés par lui se présentaient aux trois autres portes.

À la vue de ces hommes armés portant l’uniforme français, les musiciens étonnés s’arrêtèrent d’eux mêmes, et les danseurs effrayés se tournèrent, selon la position qu’ils occupaient, vers les quatre points cardinaux de la salle, c’est-à-dire vers chaque porte où apparaissaient les soldats.

Latil, après avoir ordonné à ses hommes de garder les portes, s’avança, le chapeau d’une main, l’épée de l’autre, jusqu’au milieu de la salie. Mais la princesse Christine, lui épargnant la moitié du chemin, vint de son côté au devant de lui.

– Monsieur, lui dit-elle, c’est à mon beau-père Mgr le duc de Savoie et à mon mari le prince de Piémont que vous avez affaire, à ce que je présume ; mais j’ai le regret de vous annoncer que tous deux sont partis il y a un quart d’heure à peine pour Turin, où ils sont arrivés, je l’espère, sans accident ; si vous et vos hommes avez besoin de rafraîchissements, le château de Rivoli est connu par son hospitalité, et je serai heureuse d’en faire les honneurs à un officier, et à des soldats de mon frère Louis XIII.

– Madame, répondit Latil, rappelant tous ses souvenirs de la vieille cour pour répondre à celle qui venait de se faire connaître pour la sœur du roi, la femme du prince de Piémont et la belle-fille du duc de Savoie, notre visite n’avait justement d’autre but que de vous donner des nouvelles de Leurs Altesses, que nous venons de rencontrer, il y a dix minutes, se rendant, comme vous m’avez fait l’honneur de me le dire, à Turin où, à la manière dont ils pressaient leurs chevaux, ils avaient grande hâte d’arriver. Quant à l’hospitalité que vous nous avez fait l’honneur de nous offrir, il nous est malheureusement impossible de l’accepter, forcés que nous sommes d’aller reporter au cardinal les nouvelles que nous venons de prendre.

Et, saluant la princesse Christine avec une courtoisie que ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient être étonnés de trouver dans un capitaine d’aventure :

– Allons, dit-il en rejoignant ses hommes, nous avons été prévenus, comme je m’en doutais, et nous avons fait buisson creux !

XX

OÙ LE COMTE DE MORET SE CHARGE DE FAIRE ENTRER UN MULET ET UN MILLION DANS LE FORT DE PIGNEROL.

Richelieu, en apprenant le résultat de l’expédition de Latil, fut furieux. Comme Latil, il ne fit aucun doute que le duc de Savoie n’eût été prévenu.

Mais par qui pouvait-il avoir été prévenu ?

Le cardinal ne s’était ouvert qu’à une personne, le duc de Montmorency !

Était-ce lui qui avait prévenu Charles-Emmanuel ? C’était bien là une des exagérations de son caractère chevaleresque ! Mais cependant cette chevalerie, à l’endroit d’un ennemi, était presque une trahison à l’égard de son roi.

Richelieu, sans rien dire de ses soupçons contre Montmorency, car il savait Latil attaché au comte de Moret et au duc de Montmorency, fit au capitaine une longue série de questions sur ce cavalier entrevu dans l’obscurité.

Latil dit tout ce qu’il avait vu, déclara avoir aperçu un tout jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, coiffé d’un large feutre avec une plume de couleur, et enveloppé d’un manteau bleu ou noir. Le cheval était aussi noir que la nuit, avec laquelle il se confondait.

Resté seul, le cardinal fit demander quelles étaient les sentinelles de garde de huit à dix heures du soir ; on ne pouvait sortir de Suze ni y entrer sans le mot d’ordre, qui était, cette nuit-là, Suze et Savoie. Or le mot d’ordre n’était connu que des chefs : du maréchal de Schomberg, du maréchal de Créqui, du maréchal de La Force, du comte de Moret, du duc de Montmorency, etc., etc.

Il fit appeler les sentinelles devant lui et les interrogea.

L’une d’elles, sur la description que le cardinal lui en fit, déclara avoir vu passer un jeune homme tel qu’il le dépeignait ; seulement, au lieu de sortir par la porte d’Italie, il était sorti par la porte de France. Il avait répondu correctement au mot d’ordre.

Mais cela ne faisait rien qu’il fût sorti par la porte de France, il pouvait parfaitement, une fois hors la porte, tourner la ville et aller rejoindre la route d’Italie. C’était ce que l’on verrait au jour.

En effet, l’on retrouva les traces d’un cheval.

Il avait suivi la route indiquée, c’est-à-dire, qu’il était sorti par la porte de France, avait contourné la ville et avait rejoint à un quart de lieue au-delà de Suze, la route d’Italie.

Rien n’arrêtait plus le cardinal à Suze ; la veille, il avait annoncé à Victor-Amédée que la guerre était déclarée ; en conséquence, vers dix heures du matin, lorsque toutes les investigations furent faites, les tambours et les trompettes donnèrent le signal du départ.

Le cardinal fit défiler devant lui les quatre corps d’armée commandés par M. de Schomberg, M. de La Force, M. de Créquy et le duc de Montmorency. Au nombre des officiers se tenant près de lui se trouvait Latil.

M. de Montmorency, comme toujours, menait grande suite de gentilshommes et de pages. Au nombre de ces pages était Galaor, coiffé d’un feutre à plumes rouges et monté sur un cheval noir.

 

En voyant passer le jeune homme, Richelieu toucha l’épaule de Latil.

– C’est possible, dit celui-ci, mais sans vouloir affirmer.

Richelieu fronça le sourcil, son œil lança un éclair dans la direction du duc, et, mettant, son cheval au galop, il alla prendre la tête de la colonne, précédé seulement des éclaireurs, qu’à cette époque ou appelait des enfants perdus.

Il était vêtu de son costume de guerre habituel, portait sous sa cuirasse un pourpoint feuille morte enrichi d’une petite broderie d’or ; une plume flottait sur son feutre ; mais comme d’un moment à l’autre on pouvait rencontrer l’ennemi, deux pages marchaient devant lui, l’un portant ses gantelets, l’autre son casque ; à ses côtés, deux autres pages tenaient par la bride un coureur de grand prix. Cavois et Latil, c’est-à-dire son capitaine et son lieutenant des gardes, marchaient derrière lui.

Au bout d’une heure de marche, on arriva à une petite rivière que le cardinal avait eu besoin de faire sonder la veille ; aussi, sans s’inquiéter, poussa-t-il le premier son cheval à l’eau, et le premier arriva-t-il sans accident aucun à l’autre bord.

Pendant que l’armée traversait ce cours d’eau, une pluie torrentielle commença à tomber ; mais sans s’inquiéter de la pluie, le cardinal continua sa marche. Il est vrai qu’il eût été difficile de mettre, à l’abri toute une armée dans les petites maisons isolées qu’on rencontrait sur la route. Mais le soldat qui ne s’inquiète pas des impossibilités, commença de murmurer et de donner le cardinal à tous les diables. Ces plaintes étaient prononcées à voix assez haute pour que le cardinal n’en perdît pas une syllabe.

– Eh ! fit le cardinal, se retournant vers Latil, entends-tu, Étienne ?

– Quoi ? Monseigneur.

– Tout ce que ces drôles disent de moi.

– Bon, Monseigneur, reprit en riant Latil, c’est la coutume du soldat quand il souffre de donner son chef au diable ; mais le diable n’a pas de prise sur un prince de l’Église.

– Quand j’ai ma robe rouge peut-être ; mais pas quand je porte la livrée de Sa Majesté ; passez dans les rangs, Latil, et recommandez-leur d’être plus sages.

Latil passa dans les rangs et revint prendre sa place près du cardinal.

– Eh bien ! demanda le cardinal.

– Eh bien, Monseigneur, ils vont prendre patience.

– Tu leur as dit que j’étais mécontent d’eux ?

– Je m’en suis bien gardé, Monseigneur !

– Que leur as-tu dit, alors ?

– Que Votre Éminence leur était reconnaissante de la façon dont ils supportaient les fatigues de la route, et qu’en arrivant à Rivoli ils auraient double distribution de vin.

Le cardinal mordit un instant sa moustache.

– Peut-être as-tu bien fait, dit-il.

Et, en effet, les murmures s’étaient apaisés. Il est vrai que le temps s’éclaircissait, et sous un rayon de soleil on voyait briller au loin les toits en terrasse du château de Rivoli et du village groupé autour du château.

On fit la marche tout d’une traite, et l’on arriva à Rivoli vers trois heures.

– Votre Éminence me charge-t-elle de la distribution de vin ? demanda Latil.

– Puisque tu as promis à ces drôles une double ration, il faut bien la leur donner ; mais que tout soit payé comptant.

– Je ne demande pas mieux, Monseigneur ; mais pour payer…

– Oui, il faut de l’argent, n’est-ce pas ? Le cardinal s’arrêta, et, sur l’arçon de sa selle, écrivit en déchirant une feuille de ses tablettes :

« Le trésorier payera à M. Latil la somme de mille livres dont celui-ci me rendra compte. »

Et il signa.

Latil partit devant.

Quand l’armée entra, dans Rivoli, trois quarts d’heure après, les soldats virent, avec une satisfaction muette d’abord, mais bientôt bruyamment exprimée, un tonneau de vin défoncé de dix portes en dix portes, et une armée de verres rangée autour de chaque tonneau.

Alors les murmures causés par l’eau se changèrent eu acclamations à la vue du vin, et les cris de ; « Vive le cardinal ! » s’élancèrent de tous les rangs.

Au milieu de ces cris, Latil vint rejoindre le cardinal.

– Eh bien, monseigneur ? lui dit-il.

– Eh bien, Latil, je crois que tu connais le soldat mieux que moi.

– Eh pardieu, à chacun son état ! Je connais mieux le soldat, ayant vécu avec les soldats. Votre Éminence connaît mieux les hommes d’église, ayant vécu avec les hommes d’église.

– Latil, dit le cardinal, en posant la main sur l’épaule de l’aventurier, il y a une chose que tu apprendras quand tu les auras autant fréquentés que les soldats, c’est que plus on vit avec les hommes d’église, moins on les connaît.

Puis, comme on arrivait au château de Rivoli, réunissant autour de lui les principaux chefs.

– Messieurs, dit-il, je crois que le château de Rivoli est assez grand pour que chacun de vous y trouve sa place ; d’ailleurs, voici M. de Montmorency et M. de Moret qui y sont venus lorsqu’il était habité par le duc de Savoie, et qui voudront bien être nos maréchaux de logis.

Puis il ajouta :

– Dans une heure, il y aura conseil chez moi ; arrangez-vous de manière à vous y trouver, il s’agit de délibérations importantes.

Les maréchaux et les officiers supérieurs, mouillés jusqu’aux os, et aussi pressés de se réchauffer que les soldats, saluèrent le cardinal et promirent d’être exacts au rendez-vous.

Une heure après, les sept chefs admis au conseil étaient assis dans le cabinet que le duc de Savoie avait quitté la veille, et où le cardinal de Richelieu les avait convoqués.

Ces sept chefs étaient : le duc de Montmorency, le maréchal de Schomberg, le maréchal de La Force, le maréchal de Créqui, le marquis de Thoyras, le comte de Moret et M. d’Auriac.

Le cardinal se leva, d’un geste réclama le silence et, les deux mains appuyées sur la table :

– Messieurs, dit-il, nous avons un passage ouvert sur le Piémont ; ce passage, c’est le pas de Suze, que quelques-uns de vous ont conquis au prix de leur sang ; mais avec un homme de si mauvaise foi que Charles-Emmanuel, un passage n’est point assez : il nous en faut deux. Voici donc mon plan de campagne ; avant de pousser plus avant notre agression en Italie, je désirerais assurer, en cas de besoin, soit pour notre retraite, soit au contraire pour nous faire passer de nouvelles troupes, une communication du Piémont en Dauphiné, en nous emparant du fort de Pignerol. Vous le savez, messieurs, le faible Henri III l’aliéna en faveur du duc de Savoie. Gonzagues, duc de Nevers, père de ce même Charles, duc de Mantoue, pour la cause duquel nous traversons les Alpes, gouverneur de Pignerol et général des armées de France en Italie, employa inutilement son esprit et son éloquence à détourner Henri III d’une résolution si préjudiciable à la couronne. Ne dirait-on pas que le prudent et brave duc de Mantoue, se trouverait en danger d’être dépouillé de ses États faute d’un passage ouvert aux troupes de France. Voyant que le roi Henri III persistait dans sa résolution, Gonzague demanda d’être déchargé du gouvernement de Pignerol avant son aliénation, car il ne voulait pas que la postérité pût le soupçonner d’avoir consenti ou pris part à une chose si contraire au bien de l’État. Eh bien, messieurs, c’est à nous qu’il est réservé l’honneur de rendre la forteresse de Pignerol à la couronne de France seulement, est-ce par la force, est-ce par la ruse que nous reprendrons Pignerol ? Par la force il nous faut sacrifier beaucoup de temps et beaucoup d’hommes. Voilà pourquoi je préférerais la ruse. Philippe de Macédoine disait qu’il n’y avait pas de place imprenable dès qu’il y pouvait entrer un mulet chargé d’or. J’ai le mulet et l’or, seulement l’homme ou plutôt le moyen me manque pour les faire entrer.

– Aidez-moi, je donnerai un million en échange des clefs de la forteresse.

Comme toujours, la parole fut accordée pour répondre, selon leur rang d’âge, à chacun des assistants.

Tous demandèrent vingt-quatre heures pour réfléchir.

C’était le comte de Moret le plus jeune, par conséquent c’était à lui de parler le dernier. Mais, il faut le dire, personne ne comptait guère sur lui, lorsqu’au grand étonnement de tous il se leva et dit en saluant le cardinal :

– Que Votre Éminence tienne le mulet et le million prêts, d’ici à trois jours je me charge de les faire entrer.

XXI

LE FRÈRE DE LAIT.

Le lendemain du jour où le conseil avait été tenu au château de Rivoli, un jeune paysan de vingt-quatre à vingt-cinq ans, vêtu comme les montagnards de la vallée d’Aoste et baragouinant le patois piémontais, se présentait à la porte du fort de Pignerol sous le nom de Gaëtano, vers huit heures du soir.

Il se donnait pour le frère de la femme de chambre de la comtesse d’Urbain, et demandait la signora Jacinta.

La signora Jacinta, prévenue par un soldat de la garnison, fit un petit cri de surprise que l’on pouvait à la rigueur prendre pour un cri de joie, mais comme si, pour obéir à la voix du sang qui l’appelait à la porte de la forteresse par la bouche de son frère, elle avait besoin de la permission de sa maîtresse, elle se précipita dans la chambre de la comtesse, d’où elle sortit au bout de cinq minutes par la même porte qui lui avait donné entrée, tandis que la comtesse s’élançait par la porte opposée et descendait rapidement un petit escalier qui conduisait à un charmant petit jardin réservé pour elle seule, et sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de Jacinta.

À peine dans le jardin, elle s’enfonça dans l’endroit le plus retiré, c’est-à dire dans un angle tout planté de citronniers, d’orangers et de grenadiers.

Pendant ce temps, Jacinta traversait la cour en sœur joyeuse et pressée de recevoir son frère, tout en criant d’un accent attendri :

– Gaëtano ! cher Gaëtano !

Le jeune homme se jeta dans ses bras, et, comme au même moment le comte Urbain d’Espalomba rentrait de faire une ronde et de placer les sentinelles, il put assister aux transports de joie que firent éclater les deux jeunes gens, qui ne s’étaient pas vus, disaient-ils, depuis près de deux ans, c’est-à-dire depuis que Jacinta avait quitté la maison maternelle pour suivre sa maîtresse.

Jacinta vint faire une belle révérence au comte et lui demander la permission de garder auprès d’elle son frère, qui avait, disait-elle, à ce qu’il paraissait – car elle n’avait pas encore eu le temps de s’en expliquer avec lui – à l’entretenir d’affaires de la plus haute importance.

Le comte demanda à voir Gaëtano, échangea quelques paroles avec lui, et satisfait du ton de franchise de ce garçon, il l’autorisa à demeurer dans la forteresse. Au reste, le séjour ne devait pas être long, Gaëtano disant, qu’il ne pouvait disposer que de quarante-huit heures.

Puis, jugeant qu’il était inutile de perdre son temps avec de si petites gens, le comte leur donna congé et remonta chez eux.

Il n’avait pas été difficile pour Gaëtano de s’apercevoir que le comte était de mauvaise humeur, et comme la chose paraissait l’intéresser plus qu’on n’aurait pu le croire de la part d’un paysan qui n’a aucun motif de se mêler des affaires des grands seigneurs, Jacinta lui raconta le double sujet que le comte avait de se plaindre de son souverain. D’abord c’était cette cour assidue et insolente que le duc de Savoie avait faite à sa femme en présence du mari ; ensuite, l’ordre inattendu que le comte avait reçu trois jours auparavant de se renfermer dans la citadelle et de la défendre jusqu’à ce qu’il ne restât plus pierre sur pierre ! Le comte Urbain, au reste, ne s’était point caché de dire devant sa femme et devant Jacinta, que s’il trouvait, avec les mêmes avantages qu’en Piémont, du service soit en Espagne, soit en Autriche, soit en France, il ne se ferait pas faute d’accepter.

Gaëtano avait paru si content de cette nouvelle que, comme en ce moment il tourna un angle obscur du corridor, il avait été saisi d’une recrudescence de tendresse pour sa sœur, avait pris Jacinta dans ses bras et lui avait appliqué un gros baiser sur chaque joue.

La chambre de Jacinta s’ouvrait sur le corridor ; elle y fit entrer son frère et y entra après lui et referma la porte.

Gaëtano poussa une exclamation de joie.

– Ah ! s’écria-t-il, m’y voilà donc enfin, et maintenant, ma chère Jacinta, où est ta maîtresse ?

– Tiens ! Et moi qui croyais que c’était pour moi que vous étiez-venu, dit en riant la jeune fille.

– Pour toi et pour elle, dit le comte, mais pour elle d’abord, j’ai des affaires politiques à régler avec ta maîtresse, et tu le sais, toi qui es la camériste de la femme d’un homme d’État, les affaires avant tout.

– Et où réglerez-vous ces affaires importantes ?

– Mais dans ta chambre, si cela ne te dérange pas trop.

– Devant moi !

– Oh ! non. Quelque confiance que nous ayons en toi, ma chère Jacinta, nos affaires sont trop graves pour admettre un tiers.

– Alors, moi, que deviendrai-je ?

– Alors, toi, Jacinta, assise dans un fauteuil près du lit de ta maîtresse dont les rideaux seront hermétiquement fermés, attendu la grave indisposition dont elle est atteinte, tu veilleras à ce que son mari n’entre pas dans sa chambre, de peur de la réveiller.

– Ah ! monsieur le comte, dit Jacinta, avec un soupir, je ne vous savais pas si grand diplomate.

– Tu te trompais, tu vois, et comme pour un diplomate rien n’est plus précieux que le temps, dis-moi vite où est ta maîtresse ?

Jacinta poussa un second soupir, ouvrit la fenêtre et prononça ce seul mot :

– Cherchez.

Le comte se rappela alors que Mathilde lui avait vingt fois parlé de ce jardin solitaire, où, si souvent elle avait rêvé à lui. Il se rappelait avoir entendu parler encore d’un bois de grenadiers, d’orangers et de citronnier qui faisait ténèbres, même en plein jour, à plus forte raison la nuit. Aussi, à peine la fenêtre fut-elle ouverte, qu’il sauta sur la fenêtre et de la fenêtre dans le jardin ; puis, tandis que Jacinta essuyait une larme qu’elle s’était inutilement efforcée de retenir, le comte de Moret s’enfonçait au plus touffu du bois, en criant à demi voix :

– Mathilde ! Mathilde ! Mathilde ! Dès la première fois que son nom avait été prononcé, Mathilde avait reconnu la voix qui la prononçait et s’était élancée dans la direction de cette voix en criant de son côté :

– Antonio !

Puis les deux amants s’étaient aperçus, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre et se tenaient embrassés, appuyés au tronc d’un oranger qui faisait, dans le mouvement qu’ils lui imprimaient, pleuvoir sur leurs têtes une pluie de fleurs.

Ils restèrent ainsi un instant, sinon muets, du moins ne se parlant et ne se répondant que par ce vague murmure qui, en s’échappant de la bouche des amants, dit tant de choses sans prononcer un seul mot.

Enfin tous deux, semblant revenir de ce charmant pays des songes, que l’on ne voit qu’en rêve, murmurèrent en même temps :

– C’est donc toi !

Et tous deux dans un seul baiser répondirent oui !

Puis, revenant la première à la raison :

– Mais mon mari ! s’écria la comtesse.

– Tout a réussi comme nous l’espérions, il m’a pris pour le frère de Jacinta et m’a permis de demeurer au château.

Alors tous deux s’assirent côte à côte, la main dans la main. L’heure des explications était venue.

Les explications sont longues entre amants ; elles se continuèrent du jardin dans la chambre de Jacinta, qui, ainsi que la chose avait été convenue passa, elle, la nuit au chevet du lit de sa maîtresse.

Vers huit heures du matin, on frappait doucement à la porte du cabinet du comte ; il était levé et habillé, ayant été réveillé à six heures par un courrier de Turin qui lui annonçait que les Français étaient à Rivoli et qu’ils paraissaient avoir le dessein de faire le siége de Pignerol.

Le comte était soucieux. Ce fut facile à deviner à la manière brusque dont il prononça le mot ENTREZ.

La porte s’ouvrit, et, à son grand étonnèrent, il vit paraître la comtesse.

– C’est vous, Mathilde, s’écria-t-il en se levant ; savez-vous la nouvelle ? et est-ce à cette nouvelle que je dois le bonheur inattendu de cette visite matinale ?

– Quelle nouvelle, monsieur ?

– Mais que nous allons probablement être assiégés !

– Oui, et je voulais causer de cela avec vous.

– Mais comment et par qui avez-vous su cette nouvelle ?

– Tout à l’heure, je vous le dirai. Tant il y a que toute la nuit elle m’a empêchée de dormir.

– On le voit à votre teint, madame : vous êtes pâle et avez l’air fatigué.

– J’attendais le jour avec impatience pour venir vous parler.

– Ne pouviez-vous me faire éveiller, madame ; la nouvelle était assez importante pour me la dire.

– Cette nouvelle, monsieur, éveillait dans mon esprit une foule de souvenirs et de doutes, tels que je désirais qu’avant de vous en parler, vous-même la connaissiez et ayiez réfléchi sur ses conséquences.

– Je ne vous comprends point, madame, et j’avoue que je ne vous ai jamais entendu parler d’affaires d’État ni de guerre…

– Oh ! l’on méprise trop notre faible intelligence, c’est vrai, pour nous parler de ces choses-là.

– Et vous prétendez qu’on a tort, fit le comte en souriant.

– Sans doute, car parfois nous pourrions ; donner de bons conseils.

– Et si je vous demandais votre avis dans la circonstance où nous nous trouvons, par exemple, quel conseil me donneriez-vous ?

– D’abord, monsieur, dit la comtesse, je commencerais par vous rappeler combien le duc de Savoie a été ingrat envers vous !

– Ce serait inutile, madame ; cette ingratitude est et restera toujours présente à ma mémoire.

– Je vous dirais : Souvenez-vous des fêtes de Turin au milieu desquelles m’ont été faites par le souverain même qui avait eu l’idée de notre mariage, les propositions les plus injurieuses à votre honneur et au mien.

– Ces propositions, je me les rappelle, madame.

– Je vous dirais : N’oubliez pas la façon dure et brutale dont il vous a donné l’ordre, de quitter Rivoli et de venir attendre les Français à Pignerol !

– Je ne l’ai point oubliée, et n’attends que le moment de lui en donner la preuve.

– Eh bien, ce moment est venu, et vous vous trouvez, monsieur, dans une de ces situations décisives où l’homme, devenu l’arbitre de sa destinée, peut choisir entre deux avenirs : l’un de servitude sous un maître dur et hautain, l’autre de liberté, avec une grande position et une fortune immense.

Le comte regarda sa femme d’un air étonné.

– Je vous avoue, madame, lui dit-il, que je cherche en vain où vous voulez en venir.

– Aussi vais-je aborder nettement la question.

L’étonnement du comte redoublait.

– Le frère de Jacinta est au service du comte de Moret.

– Du fils naturel du roi Henri IV.

– Oui, monsieur.

– Eh bien ? madame.

– Eh bien, avant-hier, le cardinal de Richelieu a dit devant le comte de Moret qu’il donnerait un million à celui qui lui livrerait les clefs de Pignerol !

Les yeux du comte lancèrent un éclair de convoitise.

– Un million ! dit-il, je voudrais le voir.

– Vous le verrez quand vous le voudrez, monsieur !

Le comte serra ses mains crispées.

– Un million, murmura-t-il ; vous avez raison, madame, cela vaut la peine d’y songer ; mais comment savez-vous que cette somme est offerte ?

– D’une manière bien simple ; le comte de Moret a pris l’affaire en main et a envoyé Gaëtano avec ordre de sonder le terrain.

– Et c’est pour cela que Gaëtano est venu voir sa sœur hier soir ?

– Justement ; et sa sœur m’a fait prier de le recevoir ; de sorte que c’est à moi qu’il a tout dit, que c’est à moi que la proposition est faite et qu’il n’y a que moi de compromise si elle échoue.

– Et pourquoi échouerait-elle ? demanda le comte Urbain

– Si vous refusiez !… c’était possible.

Le comte demeura un moment pensif.

– Et quelles sont les garanties qu’on me donne.

– L’argent.

– Mais alors quelles sont les garanties qu’on exige de moi ?

– Un otage.

– Et quelle est cet otage ?

– Il est tout simple qu’au moment d’un siége vous éloigniez votre femme de la ville où vous êtes résolu de vous défendre à toute extrémité. Vous me renvoyez chez ma mère, à Selemo, et là j’attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France, car je présume que, le marché conclu, vous vous retirerez en France, et là j’attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France je dois vous rejoindre.

– Et le million sera payé ?

– En or.

– Quand ?

– Quand, en échange de l’or que vous apportera Gaëtano, vous aurez remis la capitulation signée par vous et autorisé mon départ.

– Que Gaëtano revienne ce soir avec le million, et soyez prête à partir avec lui.

Le soir, à huit heures, le comte de Moret, toujours sous le nom de Gaëtano, entrait, comme il l’avait promis au cardinal de Richelieu, avec un mulet chargé d’or dans le fort de Pignerol et en sortait, comme il s’était promis à lui-même, avec la comtesse.

Celle-ci était porteur de la capitulation, datée du surlendemain, afin de donner au cardinal le temps de mettre le siége devant la forteresse.

La garnison avait vie et bagages sauvés.

CHAPITRE XXII

L’AIGLE ET LE RENARD.

Le surlendemain, le cardinal de Richelieu entrait dans le fort de Pignerol juste, au moment où Charles-Emmanuel sortait de Turin pour venir le secourir.

Mais, à trois lieues de Turin, ses éclaireurs lui annoncèrent qu’un corps de huit cents hommes à peu près venait à sa rencontre avec les bannières savoyardes.

Il envoya un de ses officiers reconnaître quel était ce corps ; et l’officier lui revint dire, à son grand étonnement, que c’était la garnison de Pignerol qui regagnait Turin. Le fort s’était rendu.

La nouvelle produisit sur Charles-Emmanuel une terrible impression. Il s’arrêta un instant, pâlit, passa sa main sur son front en appelant le commandant de sa cavalerie :

– Chargez-moi toute cette canaille, dit-il, en lui montrant les pauvres diables qui n’en pouvaient mais, puisque ce n’était point la garnison, mais le gouverneur qui s’était rendu ; et, s’il est possible, que pas un n’en reste debout.

L’ordre fut exécuté à la lettre et les trois quarts de ces malheureux furent passés au fil de l’épée.

Cet événement de la prise de Pignerol, dont les causes restèrent ignorées au duc de Savoie, lui fit envisager sa position à son véritable point de vue. Il reconnut qu’elle était désastreuse. Toutes les ruses et toutes les intrigues d’un règne de près de quarante-cinq ans, et ce règne de quarante-cinq ans s’était passé tout entier en intrigues et en ruses, n’avaient donc abouti qu’à mettre un ennemi terrible au cœur de ses États. Sa seule ressource maintenant était donc de se jeter dans les bras des Espagnols et des Autrichiens d’implorer Spinola, un Génois, c’est-à-dire un ennemi, ou Waldstein, un Bohême, c’est-à-dire un étranger.

Il fallait plier sous la main de fer de la nécessité. Le duc convoqua Spinola, le général en chef des Espagnols, et Cellato, le chef des Allemands descendus en Italie, pour les inviter à lui venir en aide contre les Français. Mais Spinola, grand homme de guerre, qui depuis qu’il occupait le Milanais, n’avait point perdu des yeux Charles-Emmanuel, n’avait pas la moindre sympathie pour ce petit prince intrigant et ambitieux qui, tant de fois, par ses changements de politique, lui avait fait tirer l’épée et tant de fois la remettre au fourreau. Quant à Cellato, il n’avait qu’un but en descendant en Italie : nourrir et enrichir son armée et lui-même, et, pour couronnement à cette campagne qu’il faisait pour son compte en véritable condettieri qu’il était, prendre et piller Mantoue. Des hommes de cette trempe devaient, on le comprend, se laisser peu attendrir par les lamentations du duc de Savoie.

Spinola déclara donc qu’il ne pouvait aucunement affaiblir son armée, qu’il avait besoin de la conserver tout entière pour l’exécution de ses projets dans le Montferrat.

Quant à Cellato, c’était autre chose ; comme nous l’avons dit, il pouvait tirer d’Allemagne autant d’hommes qu’il en avait besoin. Waldstein, remis à la tête de ses bandits, commandant à plus de cent mille hommes, ou plutôt commandé par eux, effrayant Ferdinand II de sa puissance, et parfois s’en effrayant lui-même, ne demandait pas mieux que d’en céder à tous les princes qui voudraient lui en acheter. C’était purement et simplement une affaire d’argent qui se débattit entre Charles Emmanuel et Cellato, qui finit, après quelques pourparlers et une large saignée à la caisse du duc de Savoie, par lui céder une dizaine de mille hommes.

Au reste, il fallait toute la haine de Charles-Emmanuel contre la France pour conclure ce terrible marché ; c’était introduire dans le Piémont un ennemi bien autrement à craindre que celui qu’il en voulait chasser. La discipline la plus sévère régnait dans le camp des Français. Les soldats ne prenaient rien que l’argent à la main ; les Allemands, au contraire, ne tendaient la main que pour prendre et piller.

Le duc de Savoie comprit donc bientôt que ce qu’il y avait de mieux pour lui, c’était d’essayer une dernière tentative afin d’attendrir Richelieu.

Or, deux jours après la prise de Pignerol, le cardinal travaillait dans ce même cabinet du comte Urbain d’Espalomba, où nous avons vu la comtesse venir frapper de si bon matin, le lendemain de l’arrivée de Gaëtano au fort ; on lui annonça la visite d’un jeune officier envoyé par le cardinal Antonio Barberini, neveu du pape et son légat près de Charles-Emmanuel.

Le cardinal devina aussitôt ce dont il était question, et comme c’était Étienne Latil qui lui faisait cette annonce, et qu’il avait grande confiance non-seulement dans le courage, mais encore dans la perspicacité de son lieutenant des gardes :

– Arrive ici, lui dit le cardinal.

– Me voici, Éminence, répondit Latil on portant la main à son chapeau.

– Connais-tu l’envoyé de Mgr Barberini ?

– Je ne l’ai jamais vu, monseigneur.

– Et son nom ?

– Parfaitement inconnu.

– De toi ? mais peut-être pas de moi !

Latil secoua la tête.

– Il y a peu de gens connus que je ne connaisse pas, dit-il.

– Comment s’appelle-t-il ?

– Mazarino Masarini, monseigneur.

– Mazarino Mazarini ! Tu as raison, je ne connais pas ce nom-là, Étienne. Diable ! je n’aime pas jouer sans voir un peu dans les cartes de mon voisin. – Jeune ?

– Vingt-six à vingt-huit ans à peine.

– Beau ou laid ?

– Joli.

– Fortune de femme ou de prélat ? de quelle partie de l’Italie ?

– À son accent, je le croirais du royaume de Naples.

– Finesse et ruse. Élégant ou négligé dans sa mise ?

– Coquet.

– Tenons-nous bien, Latil ! Vingt-huit ans, joli, coquet, envoyé par le cardinal Barberini, neveu d’Urbain VIII. Ce doit être ou un imbécile, ce que je verrai bien du premier coup, ou un homme très fort, ce qui sera plus difficile à voir. Fais entrer ; en tout cas, grâce à toi, je ne serai pas surpris.

Cinq minutes après la porte s’ouvrait, et Latil annonçait :

– Le capitaine Mazarino Mazarini.

Le cardinal jeta les yeux sur le jeune officier. Il était bien tel que Latil l’avait dépeint.

De son côté, tout en saluant respectueusement le cardinal, le jeune officier que nous appellerons Mazarin ; car, naturalisé en 1639, il enleva les dernières lettres de son nom, et ce fut sous celui de Mazarin que l’histoire l’a enregistré comme un des plus grands fourbes qui aient jamais administré le royaume, – de son côté, disons-nous, en saluant le cardinal Mazarin fit de l’Éminence un inventaire aussi complet qu’un homme d’un esprit rapide et investigateur peut le faire en un coup d’œil.

Nous avons déjà une fois, en amenant Sully et Richelieu en face l’un de l’autre, montré le passé et le présent. Le hasard fait qu’en amenant en face l’un de l’autre Richelieu et Mazarin, nous pouvons montrer cette fois la présent et l’avenir.

Cette fois seulement, nous ne pouvons plus intituler notre chapitre les deux Aigles ; mais l’Aigle et le Renard.

Le renard entra donc avec son regard fin et oblique.

L’aigle le reçut avec son regard fixe et profond.

– Monseigneur, dit Mazarin, affectant un grand trouble, pardonnez à l’émotion que j’éprouve en me trouvant devant le premier génie politique du siècle, moi simple capitaine des armées pontificales, et surtout si jeune d’âge.

– En effet, monsieur, dit le cardinal, vous avez à peine vingt-six ans.

– Trente, monseigneur.

Le cardinal se mit à rire.

– Monsieur, lui dit-il, lorsque me rendant à Rome pour me faire sacrer évêque, le pape Paul V me demanda mon âge, comme vous, je me vieillis donc de deux ans et lui dis vingt-cinq ans, n’en ayant que vingt-trois, il me sacra évêque ; mais après le sacre je me jetais à ses genoux et lui demandai l’absolution. Il me la donna ; je lui avouai alors que j’avais menti et m’étais vieilli de deux ans. Voulez-vous l’absolution ?

– Je vous la demanderai, monseigneur, répondit en riant Mazarin, le jour où je voudrai être évêque.

– Serait-ce votre intention ?

– Si j’avais l’espoir d’être un jour cardinal comme Votre Éminence.

– Cela vous sera facile avec la protection que vous avez.

– Et qui a dit à monseigneur que j’avais des protections ?

– La mission dont vous êtes chargé, car, m’a-t-on dit, vous venez me parler de la part du cardinal Antonio Barberini.

– Ma protection, en tout cas, ne serait que de seconde main, puisque je ne suis le protégé que du neveu de Sa Sainteté.

– Donnez-moi la protection d’un des neveux de Sa Sainteté, n’importe lequel, et je vous cède celle de Sa Sainteté elle-même.

– Vous savez cependant ce que Sa Sainteté pense de ses neveux.

– Je crois qu’il a dit un jour, dans un moment de franchise, que son premier neveu, François Barberini, qu’il a fait entrer au sacré collège, n’était bon qu’à dire des patenôtres ; que son frère Antonio qui vous envoie vers moi n’avait d’autre mérite que la puanteur de son froc, ce pourquoi il lui avait donné la robe de cardinal ; que le cardinal Antoine, le jeune, surnommé le Démosthène parce qu’il bégaie en parlant, n’était capable que de s’enivrer trois fois par jour, et que le dernier d’eux tous, Thadéo, qu’il avait nommé généralissime du saint-siége, était plus en état de porter une quenouille qu’une épée.

– Ah ! monseigneur, je ne pousserai pas mes questions plus loin ; après avoir dit ce que l’oncle pense des neveux, vous seriez capable de me répéter ce que les neveux disent de l’oncle…

– Que les grandes faveurs qu’ils reçoivent d’Urbain VIII, n’est-ce pas, ne sont que les récompenses légitimes des peines qu’ils se sont données pour le faire élire. Qu’au premier tour de scrutin, le pontife n’avait pas une voix, que répandus dans la populace romaine, ils la soulevèrent à force d’argent, si bien qu’elle vint crier sous les fenêtres du château Saint-Ange, où se faisait l’élection : Mort et incendie ou Barberino pape ! Au scrutin suivant, il eut cinq voix, c’était déjà quelque chose ; seulement, il en fallait treize. Deux cardinaux conduisaient la cabale qui ne voulait de lui à aucun prix.

En trois jours, les deux cardinaux disparurent, l’un frappé, dit-on, d’apoplexie, l’autre succombant à un anévrisme. Ils furent remplacés par deux partisans du candidat suprême ; cela lui fit sept voix. Deux cardinaux moururent appartenant à l’opposition la plus acharnée ; on parla d’une épidémie, chacun eût hâte de quitter le conclave, et Barberino eut quinze voix au lieu de treize qu’il fallait.

– Ce n’était pas trop payer la grandeur des réformes qu’à peine sur le trône pontifical, sa sainteté Urbain VIII proclama.

– Oui, en effet, dit Richelieu, il défendit aux récollets de porter la sandale et le capuchon pointu, à la façon des capucins. Il défendit aux carmes anciens de s’intituler carmes réformés. Il exigea que les religieux prémontrés d’Espagne reprissent l’ancien habit et le nom de Fiatres qu’ils avaient quitté par orgueil. Il béatifia deux fanatiques théâtrins, André Avellino et Gaëtano de Tiane ; un carme déchaussé, Félix Cantalice, un illuminé, le carme Florentin Corsini ; deux femmes extatiques, Marie Madeleine de Pazzi et Élisabeth, reine de Portugal, et enfin le bienheureux Saint-Roch et son chien.

– Allons, allons, dit Mazarin, je vois que Votre Éminence est bien renseignée sur Sa Sainteté, ses neveux et la cour de Rome.

– Mais vous-même, qui me paraissez être un homme d’esprit, dit Richelieu, comment êtes-vous à la solde de pareilles nullités ?

– On commence par où l’on peut, monseigneur, dit Mazarin avec son fin sourire.

– C’est juste, dit Richelieu, et maintenant que nous avons suffisamment parlé d’eux, parlons de nous ; que venez-vous faire près de moi ?

– Vous demander une chose que vous ne m’accorderez pas.

– Pourquoi ?

– Parce qu’elle est absurde.

– Pourquoi vous en êtes-vous chargé, alors ?

– Pour me trouver en face de l’homme que j’admire le plus au monde.

– Et quelle est cette chose ?

Mazarin haussa les épaules.

– Je suis chargé de dire à Votre Éminence que, depuis la prise de Pignerol, Mgr le duc de Savoie est devenu doux comme un mouton et souple comme un serpent. Il a donc prié S. Em. Mgr le légat de vous faire demander si vous auriez cette générosité, en considération de la princesse de Piémont, sœur du roi, de lui rendre le fort de Pignerol, concession qui avancerait de beaucoup la paix.

– Savez-vous, mon cher capitaine, répondit Richelieu, que vous avez bien fait de débuter comme vous avez fait, sinon je me serais demandé si vous étiez un niais de vous charger d’une pareille ambassade, ou si vous me preniez pour un niais moi-même. Oh ! non pas, l’aliénation du fort de Pignerol fut une des hontes du règne de Henri III ; ce sera une des gloires du règne de Louis XIII.

– Dois-je reporter la réponse dans les termes où vous venez de me la faire ?

– Non, pas précisément.

– Alors, dites, monseigneur.

– Sa Majesté n’a pas encore appris la conquête de Pignerol. Je ne puis rien faire, à moins qu’elle me déclare si elle veut garder la place, ou si elle est disposée à en faire une gracieuseté à Madame sa sœur. On m’écrit que le roi est parti de Paris et qu’il vient en Italie ; attendons jusqu’à ce qu’il soit arrivé à Lyon ou à Grenoble ; alors on pourra entrer sérieusement en négociation et donner des réponses plus positives.

– Vous pouvez être tranquille, monseigneur, je reporterai votre réponse mot à mot. Seulement, si vous le permettez, je leur laisserai l’espoir.

– Qu’en feront-ils ?

– Rien, mais moi j’en ferai peut-être quelque chose.

– Comptez-vous donc rester en Italie ?

– Non, mais avant de la quitter, j’en veux tirer tout ce qu’elle peut me donner encore.

– Croyez-vous donc que l’Italie ne puisse pas vous offrir un avenir suffisant à votre ambition ?

– L’Italie est un pays condamné pour plusieurs siècles, monseigneur ; chaque Italien qui rencontre un compatriote doit lui dire : Mémento mori. Le dernier siècle, monseigneur, vous le savez mieux que moi, a été un siècle de craquement ; il a émietté tout ce qui restait encore debout des temps féodaux. Les deux grandes unités du moyen âge, l’Empire et l’Église se sont desserrées. Le pape et l’Empereur étaient les deux moitiés de Dieu ; depuis Rodolphe de Habsbourg, l’Empire est devenu une dynastie ; depuis Luther, le pape n’est plus que le représentant d’une secte.

Mazarin parut vouloir s’arrêter.

– Continuez, continuez, lui dit Richelieu, je vous écoute.

– Vous m’écoutez, monseigneur ! jusqu’à aujourd’hui j’avais douté de moi ; vous m’écoutez, je n’en doute plus… Il y a encore des Italiens, mais il n’y a plus d’Italie, monseigneur. L’Espagne tient Naples, Milan, Florence et Palerme, quatre capitales ; La France tient la Savoie et Mantoue ; Venise perd tous les jours son influence : un froncement de sourcil de Philippe IV ou de Ferdinand II fait trembler le successeur de Grégoire VII L’autorité manque de force, les nobles ont anéanti le peuple, mais ils sont descendus à l’état de courtisans. Le pouvoir monarchique a vaincu partout, et partout il est entouré d’ennemis terribles et invisibles qui l’obligent à s’entourer d’armées permanentes, de sbires, de bravi, à se munir de contre-poisons, à se vêtir de cotte de mailles, et, ce qui est pis, de donner la main au concile de Trente, à l’inquisition, à l’index. La fièvre de la lutte sur les places publiques et sur les champs de bataille a disparu, et avec elle la vie. L’ordre règne partout ; l’ordre est la mort des peuples.

– Et où irez-vous, si vous quittez l’Italie ?

– Ou il y aura des révolutions, monseigneur : en Angleterre, peut-être, en France probablement.

– Et si vous venez en France, voudrez-vous me devoir quelque chose !

– Je serai heureux et fier de vous devoir tout, monseigneur.

– Monsieur Mazarin, nous nous reverrons, je l’espère.

– C’est mon seul désir, monseigneur.

Et le souple Napolitain salua jusqu’à terre et gagna la porte à reculons.

– J’avais bien entendu dire, murmura le cardinal, que les rats quittaient le bâtiment qui allait sombrer ; mais j’ignorais que ce fût pour monter sur celui qui allait affronter la tempête.

Puis il ajouta tout bas :

– Ce jeune capitaine ira loin, surtout s’il change son uniforme contre une soutane.

Puis se levant, le cardinal gagna l’antichambre, qu’il traversait tout pensif et sans voir un courrier qui arrivait de France.

Latil le lui fit remarquer.

Le cardinal fit signe au courrier de s’approcher.

Celui-ci lui remit une lettre venant de France.

– Ah ! ah ! dit le cardinal en voyant le messager couvert de poussière, il paraît que la lettre que tu m’apportes est pressée.

– Très pressée, monseigneur.

Richelieu prit la lettre et l’ouvrit ; elle ne contenait que peu de mots ; mais, comme on va voir, elle était d’une certaine importance.

 

Fontainebleau, 17 mars 1630.

« Le roi, parti pour Lyon, n’a été que jusqu’à Troyes.

« Revenu à Fontainebleau. – Amoureux ! Gardez-vous.

P. S. – Cinquante pistoles au porteur, s’il arrive avant le 25 courant !

 

Le cardinal relut deux ou trois fois la lettre, les deux initiales lui disaient qu’elle était de Saint-Simon. Celui-ci n’avait pas l’habitude de lui donner de fausses nouvelles seulement celle-là était tellement invraisemblable, qu’il douta.

– N’importe, dit-il à Latil, va me chercher le conte de Moret ; il est en veine.

– Monseigneur sait, dit en riant Latil, que M. le comte de Moret est allé conduire sa belle otage à Briançon.

– Va le chercher où il est et dis-lui, pour le décider à venir sans retard, que c’est lui que je charge de porter à Fontainebleau la nouvelle de la prise de Pignerol.

Latil s’inclina et sortit.

XXII

L’AURORE.

Comme tiens l’avons dit dans un de nos précédents chapitres, tourmenté des insistances de sa mère, tremblant d’avoir fait son frère trop puissant par les dernières faveurs qu’il lui avait accordées, cachant que la reine Anne, malgré la défense qu’il lui en avait faite, continuait à voir l’ambassadeur d’Espagne et à conspirer avec lui, le roi Louis XIII, loin du cardinal c’est-à-dire loin de l’âme politique, était tombé dans une mélancolie que rien ne pouvait chasser.

Et ce qui l’énervait surtout dans cette lutte incessante, c’était de comprendre instinctivement, grâce à ce rayon à l’intelligence morale que Dieu avait mise en lui, que Richelieu était plus nécessaire au salut de l’État que lui même ; et cependant tout ce monde qui l’entourait, à part l’Angély, son fou, et Saint Simon, qu’il avait fait son grand écuyer, on s’était déclaré contre l’homme qu’il tenait pour indispensable, on conspirait sourdement contre lui.

Il y a toujours, et dans tous les temps, un monde qui s’intitule le monde des honnêtes gens, qui s’élève contre les idées nouvelles ou généreuses et qui défend le passé, c’est-à-dire la routine contre l’avenir, c’est à-dire le progrès. Ce monde, celui du statu quo, qui défend l’immobilité contre le mouvement, la mort contre la vie, voyait dans Richelieu un de ces révolutionnaires qui épurent le pays, c’est vrai, mais qui l’agitent en l’épurant. Or, Richelieu était évidemment non-seulement l’ennemi de ces honnêtes gens-là, mais encore du monde catholique. Sans lui l’Europe eût été dans une paix profonde ; le Piémont, l’Espagne, l’Autriche et Rome, assis à la même table, se fussent mis tranquillement à manger, feuille à feuille, cet artichaut qu’on appelle l’Italie. L’Autriche eût pris Mantoue et Venise : le Piémont, le Montferrat et Gênes ; l’Espagne, le Milanais, Naples et la Sicile ; Rome, Urbin, la Toscane et les petits duchés ; et la France insouciante et tranquille, eût assisté du haut des Alpes à ce festin de lions auquel elle n’était point invitée. Qui s’opposait à la paix ? Richelieu, Richelieu seul. C’est ce qu’insinuait le pape ; c’est ce que proclamaient Philippe IV et l’Empereur, c’est ce que chantaient en chœur la reine Marie de Médicis, la reine Anne d’Autriche et la reine Henriette d’Angleterre.

Après ces grandes voix qui criaient anathème contre le ministre, venaient les voix inférieures, celles du duc de Guise, qui, après avoir espéré d’être de cette guerre, n’en était pas et s’était réfugié dans son gouvernement de Provence ; Créquy, le gouverneur du Dauphiné, qui se croyait en droit d’hériter de l’épée de connétable de son beau-père ; Lesdiguières, Montmorency, à qui cette épée avait été promise et qui craignait de la voir s’échapper de ses mains, depuis le refus qu’il avait fait au cardinal d’enlever le duc de Savoie ; enfin tous les grands seigneurs : les Soissons, les Condé, les Conti, les Elevœuf, effrayés de voir l’entêtement systématique du cardinal à abaisser et à dépouiller toutes les grandes maisons du royaume.

Malgré tout cela, et peut-être même à cause de tout cela, Louis s’était résolu à quitter Paris et à tenir la promesse qu’il avait faite à son ministre, en allant le rejoindre en Italie. Il va sans dire que cette résolution, qui replaçait, le roi sous la tutelle directe du cardinal, avait fait jeter les hauts cris aux deux reines qui avaient déclaré que si le roi allait en Italie, elles l’y suivraient.

Elles avaient un admirable prétexte : leur crainte pour la santé du roi.

Malgré tous ces tiraillement, le roi avait fait donner avis de son départ au cardinal et était, en effet, parti pour Lyon le 21 février. La route qu’il allait suivre était la Champagne et la Bourgogne ; les deux reines et le conseil le rejoindraient à Lyon.

Mais les choses ne devaient point se passer si tranquillement. Le lendemain du jour où le roi avait quitté Paris, son frère Gaston d’Orléans, franchissait en poste et à grand bruit la porte de la capitale et entrait brusquement vers neuf heures du soir, chez la reine mère, qui tenait son cercle.

Marie de Médicis se leva toute étonnée, et feignant la colère, congédia les dames et alla s’enfermer avec Gaston dans son cabinet, où, quelques instants après, la reine Anne entrait par une porte secrète.

Là fut refait le pacte, éternellement proposé par la reine Marie, d’un mariage entre Monsieur et la reine Anne, en cas de mort du roi. Ce mariage eût été pour Marie de Médicis, une régence prolongée, et elle eût volontiers pardonné à Dieu de lui enlever son fils aîné, s’il lui donnait cette compensation. Aussi, dans ce pacte, aveuglée par son intérêt, la reine Marie était-elle la seule à agir franchement parce qu’elle agissait dans ses intérêts.

Le duo d’Orléans avait ses engagements pris avec le duo de Lorraine, de la sœur duquel il était amoureux, et ne se souciait pas d’épouser la veuve de son frère, qui avait sept ans de plus que lui et le déplorable antécédent de Buckingham. La reine Anne, de son côté, détestait Monsieur, et, comme elle le détestait encore plus qu’elle ne le méprisait, elle ne se fiait pas à sa parole. Toutes promesses n’en furent pas moins échangées, et pour que l’on ne se doutât point de ce qui s’était passé dans ce cabinet, où d’ailleurs on ignorait la présence de la reine Anne, le bruit se répandit le lendemain que le duc d’Orléans n’était venu à Paris que pour signifier à sa mère la persistance de son amour pour la princesse de Mantoue et sa volonté bien arrêtée de profiter de l’absence de son frère pour l’épouser.

Ce bruit s’accrut encore de ce fait que, dès le lendemain de l’arrivée, du duc, Marie de Médicis avait mandé près d’elle la jeune princesse et l’avait retenue au Louvre, où elle était à peu près prisonnière.

De son côté, Gaston faisait si grand bruit de cette opposition à ses plus vifs désirs, que tous les mécontents commencèrent à affluer chez lui, et qu’on lui donna à entendre que s’il voulait, en l’absence du roi, se déclarer ouvertement contre Richelieu, il trouverait bientôt un parti nombreux et puissant qui le soutiendrait non-seulement contre Richelieu, mais contre Louis XIII, dont la chute pourrait bien suivre celle de son ministre. Un fait d’une haute importance fit croire un instant que Gaston avait accepté les propositions qui lui avaient été faites. Le cardinal de La Valette, fils du duc d’Épernon, et le cardinal de Lyon, frère du duc de Richelieu, celui-là qui s’était si bravement conduit pendant la peste, étant venus ensemble faire une visite au duc d’Orléans, celui-ci fit mille politesses au cardinal de La Valette et laissa dans l’antichambre, sans vouloir le regarder ni lui dire un mot, le cardinal de Lyon.

Dès le lendemain de l’arrivée de Gaston à Paris, la reine-mère avait écrit à Louis XIII pour lui donner avis de ce retour, inattendu de tous, mais probablement attendu d’elle ; de l’entrevue et des conventions faites entre sa belle-fille et son fils, elle ne dit pas un mot, bien entendu ; mais elle appuya longuement sur l’amour de Gaston pour Marie de Gonzague.

Louis, qui était déjà à Troyes, annonça, au reçu de la lettre de Marie de Médicis, qu’il revenait à Paris ; mais à Fontainebleau, un courrier lui apprit que Gaston, à la nouvelle de son retour, était immédiatement parti pour sa maison de Limours.

Trois jours après, la nouvelle arriva que le roi, au lieu de continuer son voyage, ferait ses pâques à Fontainebleau.

Qui avait pu déterminer chez le roi cette nouvelle résolution ? Nous allons le dire.

Le soir où avait été tenu au Luxembourg le conseil entre la reine-mère, Gaston d’Orléans et la reine Anne, celle-ci trouva chez elle Mme de Fargis arrivant d’Espagne, où, comme nous l’avons dit, elle était allée pour soutenir le moral politique de son époux que l’on craignait de voir défaillir.

La guerre décidée entre la France et le Piémont, il n’était plus besoin de ce renfort à Madrid, et Mme de Fargis, au grand contentement d’Anne d’Autriche, fut rappelée à Paris.

La reine poussa donc un cri de joie en l’apercevant, et, comme l’ambassadrice mettait un genou en terre pour lui baiser la main, elle la releva et la pressa contre son œuvre en l’embrassant.

– Je vois, dit en souriant Mme de Fargis, que je n’ai rien perdu, pendant ma longue absence, des bonnes grâces de Votre Majesté.

– Au contraire, ma chère amie, dit la reine, votre absence m’a fait apprécier votre fidélité, et jamais je n’ai eu autant besoin de vous que ce soir.

– J’arrive bien alors, et j’espère prouver à ma souveraine que, de loin comme de près, je m’occupe d’elle ; mais que se passe-t-il donc, voyons, qui rend ici nécessaire la présence de votre humble servante ?

La reine lui raconta le départ du roi, l’arrivée de Gaston et l’espèce de pacte qui en avait été la suite.

– Et Votre Majesté se fie à son beau-frère ? demanda Mme de Fargis.

– Pas le moins du monde ; la promesse qu’il m’a faite n’a pour but que de me faire attendre en endormant mes craintes.

– Le roi est-il donc plus mal ?

– Moralement, oui ; physiquement, non !

– Le moral est tout chez le roi, vous le savez bien, madame.

– Que faire ? demanda la reine.

Puis plus bas :

– Vous savez, ma chère, que les astrologues affirment que le roi n’ira point au delà du signe de l’Écrevisse !

– Dame, dit la Fargis, j’ai proposé un moyen à Votre Majesté.

La reine sourit.

– Mais vous savez bien que je ne puis l’accepter, dit-elle.

– C’est fâcheux, c’est le meilleur ; et la preuve, c’est que je me rencontre avec le roi d’Espagne, Philippe IV.

– Mon Dieu !

– Aimez-vous mieux vous en rapporter à la parole de cet homme qui jamais une fois n’a tenu sa parole.

La reine garda un instant le silence.

– Mais enfin, dit-elle en cachant sa tête dans la poitrine de sa confidente, en supposant, ma chère Fargis, qu’avec la permission de mon confesseur j’acceptasse – oh ! rien que d’y penser j’ai honte – en supposant que j’acceptasse le moyen que vous me proposez, ce ne serait qu’à la dernière extrémité, et jusque-là, ne pourrait-on en tenter d’autres.

– Voulez-vous me permettre, chère maîtresse, à moi, dit madame de Fargis, en profitant de l’abandon de la reine pour passer un bras autour de son cou et en fixant sur elle ses yeux étincelants comme des diamants, voulez-vous me permettre de vous raconter une légende de la cour de Henri II, laquelle a rapport à la reine Catherine de Médicis ?

– Dites, ma bien chère, fit la reine, en laissant aller sa tête avec un soupir sur l’épaule de la sirène, dont elle avait l’imprudence d’écouter la voix.

– Eh bien, la légende dit que la reine Catherine de Médicis, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, et mariée aussitôt au jeune roi Henri II fut, comme Votre Majesté, onze ans sans avoir d’enfants.

– Je suis mariée, moi, depuis quatorze ans ! dit la reine.

– C’est-à-dire, fit en riant Mme de Fargis, que les noces de Votre Majesté datent de 1616, mais que son mariage ne date en réalité que de 1619.

– C’est vrai, dit la reine ; et à quoi tenait cette stérilité de la reine Catherine ? Le roi Henri II n’avait point, ce me semble, la même répugnance que le roi Louis XIII, et Mme Diane de Poitiers est là pour en faire foi.

– Il n’avait point de répugnance pour les femmes, non ; mais pour sa femme il en avait.

– Croyez-vous que ce soit pour moi personnellement que le roi ait de la répugnance, Fargis ? demanda vivement la reine.

– Pour Votre Majesté, ventre saint-gris, comme disait le roi son père, et comme dit mon gentil comte de Moret, auquel Votre Majesté ne fait point assez d’attention : il serait difficile !

Puis regardant, du même œil qu’eût fait Sapho, la reine qui piquée par ce doute, s’était redressée :

– Et où trouverait-il, continua-t-elle, de pareils yeux, une pareille bouche, de pareils cheveux et passant la main sur le cou cambré de la reine une pareille peau ? Non, non, madame, non, ma reine, vous êtes belle de toutes les beautés ; mais par malheur pour elle, Catherine de Médicis n’avait rien de tout cela, tout au contraire : née d’un père et d’une mère morts de cette méchante maladie qui régnait alors, elle avait la peau froide et visqueuse d’un serpent.

– Que me dites-vous là ? ma chère ?

– La vérité. De sorte que, quand le jeune roi, habitué à cette peau blanche et satinée de Mme de Brézé, sentit se glisser à ses côtés ce cadavre vivant, il s’écria que ce n’était point une fleur du jardin Pitti qu’on lui avait envoyée, mais un ver du tombeau des Médicis.

– Tais-toi, Fargis tu me fais froid.

– Eh bien, ma belle reine, cette répugnance du roi Henri pour sa femme, qui la surmonta ? Celle qui avait intérêt à ce qu’elle cessât, cette même Diane de Poitiers, qui, si le roi mourait sans enfants, tombait sous la puissance d’un autre duc d’Orléans ne valant pas beaucoup mieux que le nôtre.

– Où veux-tu en arriver ?

– À ceci, que si le roi pouvait devenir amoureux d’une femme du dévouement de laquelle nous fussions sûres, cette femme, grâce aux sentiments religieux du roi, le ramènerait bientôt à Votre Majesté, et qu’alors…

– Eh bien ?

– Eh bien, ce serait le duc d’Orléans qui serait sous notre dépendance, au lieu que ce fût nous qui fussions sous la sienne.

– Ah ! ma pauvre Fargis, dit la reine en secouant la tête, le roi Henri II était un homme.

– Mais enfin, le roi Louis XIII n’est-il…

La reine répondit par un soupir.

– Puis, continua-t-elle, où trouveras-tu une femme assez dévouée ?

– Je l’ai, reprit Fargis.

– Et plus belle que…

La reine s’arrêta ; emportée par un premier mouvement de doute ou de dépit : – et plus belle que moi ? allait-elle dire.

Fargis la comprit.

– Plus belle que vous, ma reine, c’est impossible ! mais belle d’une autre beauté. Vous êtes la rose dans son splendide épanouissement, vous, madame ; elle, c’en est le bouton : si bien que dans sa famille et partout on ne l’appelle que l’Aurore.

– Et cette merveille, dit la reine, est-elle au moins de bonne maison ?

– D’excellente, madame, c’est la petite-fille de Mme de Flotte, la gouvernante des demoiselles d’honneur de la reine-mère, la fille de M. de Hautefort.

– Et vous dites que cette demoiselle me serait dévouée ?

– Elle donnerait sa vie pour Votre Majesté et, ajouta-elle en souriant, peut-être plus encore.

– Est-elle donc prévenue du rôle qu’on veut lui faire jouer ?

– Oui.

– Et elle l’accepte avec résignation !

– Avec enthousiasme. L’intérêt de l’Église, madame ! Nous avons pour vous son confesseur, qui la comparera à Judith sauvant Béthulie et le médecin du roi…

– Qu’a à faire là-dedans Bouvard ?

– Il persuadera au roi votre époux qu’il n’est malade que de chasteté !

– Un homme qu’il purge ou saigne deux cents fois par an ; ce sera difficile !

– Il s’en charge.

– Mais c’est donc arrangé ?

– Il ne manque à tout cela que votre consentement.

– Mais faudrait-il au moins que je la visse, que je la connusse, que je l’interrogeasse, cette merveilleuse Aurore !

– Rien de plus facile, madame, elle est là !

– Comment là ?

– Dans le cabinet où était mademoiselle de Lautrec, que M. de Richelieu nous a enlevée juste au moment où le roi commençait, à s’occuper d’elle. Mais il n’est plus là.

– Et elle, y est-elle ?

– Oui, madame.

La reine regarda la Fargis d’un œil dans lequel on pouvait remarquer une nuance d’irritation.

– Arrivée depuis ce soir, vous avez fait tout cela ? lui dit-elle. En vérité, vous n’avez pas perdu de temps, ma mie.

– Je suis arrivée depuis trois jours, madame ; mais je n’ai voulu voir Votre Majesté que lorsque tout serait prêt.

– Oui, et tout est prêt alors ?

– Oui, madame. Mais si Votre Majesté veut recourir au premier moyen que je lui ai proposé, on peut abandonner celui-ci.

– Non pas, non pas, dit vivement la reine ; faites entrer votre jeune amie.

– Dites votre fidèle servante, madame.

– Faites entrer.

Mme de Fargis alla à la porte du fond et rouvrit.

– Venez, Henriette, dit-elle ; notre chère reine consent à recevoir vos hommages.

La jeune fille laissa échapper un cri de joie et s’élança dans la chambre.

La reine, en l’apercevant, jeta de son côte un cri d’admiration et d’étonnement.

– La trouvez-vous assez belle, madame ? demanda la Fargis.

– Trop peut-être ! répondit la reine.

XXIV

LE BILLET ET LES PINCETTES.

Et, en effet, Mlle Henriette de Hautefort était merveilleusement belle. C’était une blonde du Midi que, pour son teint rose et ses cheveux rutilants, comme l’avait dit Mme de Fargis, on l’appelait l’Aurore.

C’était Vaultier qui l’avait découverte dans un voyage en Périgord, et alors, en ayant conçu la possibilité par ces soins d’un jour que le roi avait donnés à Mlle de Lautrec, il avait eu l’idée de rendre sérieusement amoureux ce malade saigné à blanc, ce roi fantôme.

Il avait tout arrangé d’avance, s’était assuré qu’aucun parent, aucun amant, aucun ami ne s’opposerait au dévouement de la jeune fille ; mais sur le conseil de la reine Marie, il avait attendu le retour de Mme de Fargis, pensant qu’il n’y avait, qu’elle qui put présenter à la reine cette tasse d’absinthe en la frottant de miel.

On a vu de quelle manière la reine l’avait avalée.

Mais lorsqu’elle vit la belle jeune fille se jeter à ses pieds les bras tendus, en s’écriant :

« Tout, tout pour vous, ma reine ! » elle vit bien que cette fraîche beauté, que cette douce voix, ne pouvait mentir, et elle la releva avec bienveillance.

Dans la même soirée, tout fut arrêté. Mlle de Hautefort tâcherait de se faire aimer du roi et, une fois aimée, userait de toute l’influence que lui donnerait l’amour du roi, pour le ramener à la reine, et lui faire renvoyer le cardinal de Richelieu.

Il ne s’agissait que de faire apparaître la belle dévouée dans des conditions de mise en scène qui ravissent Louis XIII.

Les reines annoncèrent que le roi étant à Fontainebleau, elles y iraient faire leurs pâques avec lui.

Et, en effet, elles arrivèrent la veille du dimanche des Rameaux.

Le lendemain, le roi entendit la messe dans la chapelle du château, où tout le monde était appelé à entendre la messe avec Sa Majesté. À quelques pas de lui éclairée par un rayon de soleil, à travers des vitraux peints qui lui faisaient une auréole d’or et de pourpre, était une jeune fille à genoux sur la dalle nue.

Lui, le roi, avait les genoux moelleusement posés sur un coussin à glands d’or.

Son instinct de chevalier se réveilla. Il eut honte d’avoir un carreau sous les genoux, tandis que cette belle jeune fille n’en avait pas. Il appela un page et lui fit porter le sien.

Mlle de Hautefort rougit ; mais ne se jugeant pas digne d’appuyer ses genoux sur le coussin où le roi avait appuyé les siens, elle se leva, salua Sa Majesté, mais déposa respectueusement le coussin sur sa chaise, et tout cela avec un grand air et cette noblesse virginale et hardie des femmes du midi.

Cette grâce toucha le roi ; une fois déjà, dans sa vie, il avait été pris à l’improviste, mais avec moins de raisons de l’être, ce qui n’en explique que mieux l’impression que, sur cet homme inexplicable, produisit Mlle de Hautefort. Dans je ne sais quel voyage, il avait, dans une petite ville, accepté du bal ; vers la fin de la soirée, une des danseuses nommée Catin Gau, monta sur un siége pour prendre avec ses doigts, dans un chandelier de bois, non pas un bout de bougie, mais un bout de chandelle de suif. Le roi, lorsqu’on le raillait sur son éloignement pour les femmes, racontait toujours cette aventure, disant que l’héroïne de cette courte aventure avait fait cela de si bonne grâce, qu’il en était devenu amoureux et, en partant pour la ville, lui avait fait donner trente mille livres pour sa vertu.

Seulement, il ne disait pas si cette vertu avait été attaquée par lui et s’était défendue de manière à gagner les trente mille livres.

Le roi fut donc pris non moins subitement par la belle Henriette de Hautefort qu’il l’avait été par la vertueuse Catin Gau ! À peine rentré au château, il s’informa quelle était la ravissante personne qu’il avait vue à l’église, et il apprit que c’était la petite-fille d’une madame de Flotte, qui était entrée la veille chez la reine Marie de Médicis comme gouvernante de ses filles.

Et dès le jour même, au grand étonnement de tout le monde et à la grande satisfaction des intéressés, il s’était fait un changement complet dans les façons du roi. Au lieu de se tenir enfermé dans sa chambre la plus sombre, comme il faisait depuis plus d’un mois au Louvre et depuis plus de huit jours à Fontainebleau, il était sorti en voiture, s’était promené dans les endroits les plus fréquentés du parc, comme s’il y eût cherché quelqu’un, et de soir, il était venu chez les reines, ce qu’il n’avait point fait depuis le départ de Mlle de Lautrec, avait passé la soirée à causer avec la belle Henriette, s’était informé si elle y serait le lendemain. Le lendemain, sur sa réponse affirmative, il avait expédié un courrier à Bois Robert afin qu’il vint en toute hâte le rejoindre à Fontainebleau.

Bois-Robert accourut tout étonné de cette marque de faveur, à laquelle il se fût parfaitement attendu de la part de Richelieu, mais non de celle du roi. Mais son étonnement fut bien plus grand encore lorsque, conduisant Bois-Robert dans l’embrasure d’une fenêtre, il lui montra Mlle de Hautefort qui se promenait sur la terrasse et lui dit qu’il lui fallait des vers pour cette belle personne-là.

Tout étonné qu’il fût, Bois-Robert ne se le fit point redire deux fois. Il loua fort la beauté de Mlle de Hautefort et, apprenant qu’on l’avait surnommée l’Aurore, déclara qu’il eût beau chercher, il n’eût pu trouver un nom qui convînt mieux à cette matinale beauté.

Le nom lui fournit, au reste, le sujet de ses vers.

Louis XIII, sous le nom d’Apollon, Apollon était le dieu de la lyre, et Louis XIII, on le sait, faisait et même composait de la musique, Louis XIII, sous le nom d’Apollon, suppliait l’Aurore de ne point se lever si matin et de ne pas s’évanouir si vite. Depuis le commencement du monde, amoureux d’elle, il la poursuivait sur un char attelé de quatre chevaux, sans jamais pouvoir l’atteindre, la voyant disparaître au moment où il étendait la main pour la saisir.

Le roi prit les vers, les lut et les approuva sauf un point.

– Ils vont bien, le Bois, dit-il, mais il faudrait supprimer le mot désirs.

– Et pourquoi cela, Majesté ? demanda Bois-Robert.

– Mais, parce que je ne désire rien.

À ceci il n’y avait rien à répondre. Bois-Robert supprima les désirs, et tout fut dit.

Quant au roi, il fit de la musique sur les paroles de Bois-Robert, et musique et paroles furent exécutées et chantées par ses deux musiciens attitrés, Moulinier et de Justin, qui, cette fois, vu la solennité, mirent leur costume complet.

Les deux reines et particulièrement Anne d’Autriche applaudirent fort la poésie de Bois-Robert et la musique du roi.

Louis XIII fit ses pâques ; son confesseur, Suffren, mis au courant de la situation, alla au-devant des scrupules de Sa Majesté, lui citant les exemples des patriarches qui avaient été infidèles à leurs femmes sans attirer la colère du seigneur ; mais le roi répondit qu’il n’y avait avec lui rien à craindre de pareil, et qu’il aimait mademoiselle de Hautefort sans mauvaises pensées.

Ce n’était point l’affaire de la cabale Fargis et compagnie ; c’étaient, au contraire, les mauvaises pensées qu’elle voulait ; mais avec une imagination aussi vive que celle de la Fargis, on ne perdait point l’espoir de les lui inspirer.

En effet, les Pâques finies, et l’on attendait avec une certaine inquiétude cette époque, Louis XIII ne parla pas de continuer son voyage ; au contraire, il ordonna des chasses et des fêtes ; mais aux chasses comme aux fêtes, tout en s’occupant exclusivement de Mlle de Hautefort, il resta parfaitement respectueux vis-à-vis d’elle.

Restait une espérance, c’était de rendre le roi jaloux.

Il y avait de par le monde un certain M. d’Ecqueville Vassé, dont la famille descendait du président Hennequin. Quelques projets de mariage, mais sans engagement aucun de part et d’autre, avaient été échangés entre lui et Mlle de Hautefort, mais il était de la cour. Il était venu à Fontainebleau et s’était fait inviter avec autant plus de facilité que Mme de Fargis avait jeté les yeux sur lui pour en faire un instrument de jalousie. Et, en effet, M. d’Ecqueville avait voulu reprendre son ancienne position du prétendant, malgré cette cour bizarre que le roi faisait à sa prétendue.

Mais Louis XIII avait fait les gros yeux, avait interrogé Mlle de Hautefort et avait appris les quelques paroles en l’air échangées entre les deux femmes.

Louis XIII était devenu jaloux, et jaloux d’une femme !

Les deux reines et Mme de Fargis se réunirent.

Il s’agissait de trouver un moyen d’exploiter cette jalousie.

Ce fut Mme de Fargis qui l’indiqua.

Le soir, la petite naine Gretchen, que le roi ne pouvait pas sentir, remettrait à Mlle de Hautefort, assez maladroitement et pour que le roi s’en aperçût, un billet cacheté en poulet.

Le roi voudrait savoir de qui était le billet.

Le reste regardait la reine et Mlle de Hautefort.

Le soir, il y avait petit cercle chez Sa Majesté la reine Anne.

Le roi était assis près de Mlle de Hautefort, faisant des paysages en papier découpé.

Mlle de Hautefort était en grande toilette ; la reine avait voulu l’habiller elle-même ; elle portait une robe de satin blanc très décolletée ; ses bras plus blancs que sa robe, ses épaules éblouissantes attiraient les lèvres plus invinciblement que l’aimant n’attire le fer.

Le roi, de temps on temps, regardait ces bras, et ces épaules, voilà tout.

Fargis les dévorait.

– Ah Sire, murmura-t-elle à l’oreille du roi, si j’étais homme.

Louis XIII fronça le sourcil.

Anne d’Autriche, tout en jouant avec la garniture de la robe, découvrait encore cette belle statue de marbre rose.

En ce moment, la petite Gretchen se glissa à quatre pattes entre les jambes du roi. Louis crut que c’était Grisette, sa chienne favorite, et l’écarta du pied.

La naine poussa un cri comme si le roi lui eût marché sur la main.

Sa Majesté se leva ; Gretchen profita de ce moment pour glisser aussi maladroitement que la chose lui avait été recommandée le billet dans la main de Mlle de Hautefort.

Le roi ne perdit rien de ce manège.

L’idée de la comédie qu’elle jouait fit rougir la jeune fille, ce qui servit à merveille les intentions des conspiratrices.

Le roi vit le billet passer des mains de la naine dans la main de Henriette, et de la main de Henriette dans sa poche.

– La naine vous a remis un billet ? demanda-t-il.

– Vous croyez, Sire ?

– J’en fuis sûr.

Il se fit un petit silence.

– De qui ? demanda le roi.

– Je n’en sais rien, dit Mlle de Hautefort.

– Lisez-le, vous le saurez.

– Plus tard, Sire !

– Pourquoi plus tard ?

– Parce que je ne suis pas pressée.

– Mais moi je le suis.

– En tout cas, dit Mlle de Hautefort, il me semble, Sire, que je suis bien libre de recevoir des billets de qui je veux.

– Non.

– Comment, non ?

– Attendu…

– Attendu quoi ?

– Attendu…… attendu…… que je vous aime !

– Bon ! vous m’aimez ! dit Mlle de Hautefort en riant.

– Oui.

– Mais que dira Sa Majesté la reine ?

– Sa Majesté la reine prétend que je n’aime personne ; elle aura la preuve que j’aime quelqu’un.

– Bravo, Sire ! dit la reine, et à votre place, je voudrais savoir qui écrit à cette fille, et ce qu’on lui écrit.

– J’en suis désespérée, dit Mlle Hautefort en se levant, mais le roi ne le saura point.

Et elle se leva.

– C’est ce que nous verrons, dit le roi.

Et il se leva à son tour.

Mlle de Hautefort fit un bond de côté, le roi fit un mouvement pour la saisir. La porte du boudoir de la reine se trouvait derrière elle, elle s’y enfuit.

Louis XIII l’y suivit.

La reine suivit le roi en l’excitant.

– Gare à tes poches, Hautefort, dit la reine.

Et, en effet, le roi étendit les deux bras, avec l’intention visible de fouiller la jeune fille.

Mais elle, connaissant la chasteté du roi, tira le billet de sa poche, et, le mettant dans sa poitrine :

– Venez le prendre là, Sire, dit-elle.

Et avec l’impudeur de l’innocence, elle avança son sein à moitié nu vers le roi.

Le roi hésita ; les bras lui tombèrent.

– Mais prenez donc, sire, prenez donc, cria la reine en riant de toutes ses forces de l’embarras de son mari.

Et pour ôter toute défense à la jeune fille, elle lui saisit les deux mains et les amena derrière le dos de Mlle d’Hautefort en répétant :

– Mais prenez donc, prenez donc, Sire.

Louis regarda tout autour de lui, vit dans un sucrier des pincettes d’argent, les prit, et chastement, sans contact de son délicat asile, enleva la lettre.

La reine, qui ne s’attendait point à ce dénouement, lâcha les mains de Mlle d’Hautefort en murmurant :

– Je crois décidément que nous n’avons d’autre ressource que celle proposée par Fargis.

La lettre était de la mère de Mlle d’Hautefort.

Le roi la lut et tout honteux la lui rendit. Puis, tous trois rentrèrent dans le salon avec des sentiments bien différents.

La reine causait avec un officier qui arrivait de l’armée et qui apportait, disait-il, les nouvelles les plus importantes au roi.

– Le comte de Moret ! murmura la reine en reconnaissant le jeune homme qu’elle avait vu deux ou trois fois seulement, mais dont Mme de Fargis lui avait tant parlé. En vérité, il est très beau !

Puis, plus bas, avec un soupir :

– Il ressemble au duc de Buckingham, dit-elle.

S’en apercevait-elle seulement alors, ou lui plaisait-il de trouver une ressemblance entre le messager de Richelieu et l’ancien ambassadeur du roi d’Angleterre ?

FIN

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Juillet 2011

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