Arthur Conan Doyle

 

 

 

LA TRAGÉDIE DU KOROSKO

 

 

 

(1898)

 

 

 

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Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 3

CHAPITRE II. 21

CHAPITRE III. 29

CHAPITRE IV.. 45

CHAPITRE V.. 60

CHAPITRE VI. 78

CHAPITRE VII. 97

CHAPITRE VIII. 111

CHAPITRE IX.. 133

CHAPITRE X.. 152

À propos de cette édition électronique. 166

 

CHAPITRE PREMIER

Le public se demandera peut-être pourquoi les journaux n’ont jamais raconté l’histoire des passagers du Korosko. À une époque comme la nôtre, où les agences de presse scrutent tout l’univers à la recherche du sensationnel, il paraît incroyable que le secret ait protégé si longtemps un incident international d’une telle importance. Bornons-nous à dire que cette discrétion reposait sur des motifs fort valables, à la fois politiques et d’ordre privé. D’ailleurs, un certain nombre de personnes étaient au courant des faits ; une version de ceux-ci parut même dans un journal de province, qui s’attira aussitôt un démenti. Les voici maintenant transcrits sous la forme d’un récit. Leur exactitude est garantie par les dépositions faites sous la foi du serment par le colonel Cochrane Cochrane, du club de l’Armée et de la Marine, par les lettres de Mademoiselle Adams, de Boston, Mass., ainsi que par le témoignage recueilli au cours de l’enquête secrète menée au Caire par le Gouvernement auprès du capitaine Archer, des méharistes égyptiens. Monsieur James Stephens a refusé de nous communiquer par écrit sa version de l’affaire ; mais comme les épreuves de ce livre lui ont été soumises, comme il n’y a apporté ni corrections ni suppressions, nous sommes en droit de supposer qu’il n’a relevé aucune inexactitude matérielle, et que ses objections à notre publication se fondaient surtout sur des scrupules personnels.

 

Le Korosko avait une carène en carapace de tortue, l’étrave renflée, la poupe arrondie, un tirant de quatre-vingt centimètres et le profil d’un fer à repasser. Le 13 février 1895 il appareilla de Shellal, près de la première cataracte, à destination de Ouadi-Halfa. Je possède la liste des passagers de cette croisière ; la voici :

 

Colonel Cochrane Cochrane ..........................  Londres.

M. Cecil Brown ................................................  Londres.

John H. Headingly ..........................................  Boston, U.S.A.

Mlle Adams ........................................................  Boston, U.S.A.

Miss S. Adams ..................................................  Worcester, Mass. U.S.A.

M. Fardet ..........................................................  Paris.

M. et Mme Belmont ..........................................  Dublin.

James Stephens ...............................................  Manchester.

Rev. John Stuart ..............................................  Birmingham.

Mme Shlesinger, la nurse

et un enfant ......................................................  Florence.

 

Voilà quels étaient les touristes qui partirent de Shellal, avec l’intention de remonter les trois cent trente kilomètres du Nil nubien qui séparent la première cataracte de la deuxième.

 

Pays étrange, cette Nubie ! Sa largeur varie entre quelques kilomètres et quelques mètres, car son nom ne s’applique qu’à la bande étroite de terres cultivables. Verte, mince et bordée de palmiers, elle s’étend de chaque côté du large fleuve couleur de café. Au-delà, sur la rive libyenne, commence le désert sauvage qui se prolonge sur toute la largeur de l’Afrique. Sur l’autre rive, un paysage pareillement désolé s’étale jusqu’à la mer Rouge lointaine. Entre ces deux immensités arides, la Nubie s’étire le long du fleuve comme un ver de terre tout vert. Par endroits elle s’interrompt : le Nil coule alors entre des monts noirs et craquelés par le soleil ; des sables mouvants orange décorent leurs vallées. Partout on décèle des vestiges de races disparues et de civilisations submergées. Des tombeaux bizarres s’inscrivent sur le flanc des collines ou se découpent contre l’horizon : pyramides, tumuli, rocs servant de pierres tombales ; mais partout, des tombeaux. De-ci de-là, quand le bateau contourne une pointe rocheuse, on aperçoit sur la hauteur une ville abandonnée, des maisons, des murailles, des remparts ; le soleil passe à travers les fenêtres ou les créneaux carrés. On apprend que la ville a été édifiée par des Romains, ou par des Égyptiens ; à moins que son nom et son origine n’aient été irrémédiablement perdus. On reste stupéfait ; on se demande pourquoi une race humaine, quelle qu’elle ait été, a bâti dans une solitude aussi rude. On admet difficilement la théorie selon laquelle ces constructions n’ont eu d’autre but que de défendre l’accès de la plaine fertile contre les pillards et les sauvages du Sud. Mais en tout cas elles se dressent encore, ces cités silencieuses et rébarbatives ; et au sommet des monts, on peut voir les tombeaux où sont ensevelis leurs habitants ; de loin elles ressemblent aux sabords d’un cuirassé. Telle est la région mystérieuse et morte que traversent en fumant, bavardant, flirtant, les touristes qui remontent vers la frontière égyptienne.

 

Les passagers du Korosko s’entendaient bien entre eux ; ils avaient déjà fait presque tous ensemble le trajet du Caire à Assouan ; le Nil est capable de faire fondre toutes les glaces, y compris la plus résistante : l’anglo-saxonne. Ils avaient une chance inouïe : leur groupe était exempt de LA personne déplaisante qui, à bord d’un petit navire, suffit à gâcher l’agrément de tous. Sur un bateau à peine plus important qu’une grande vedette, un raseur, un cynique, un grognon tiennent à leur merci tous les passagers. Heureusement le Korosko n’avait rien embarqué qui ressemblait à un gêneur. Le colonel Cochrane Cochrane était l’un de ces officiers que le gouvernement britannique, conformément au règlement, déclare incapables de service actif à un certain âge, et qui démontrent la valeur du règlement en consacrant le reste de leur existence à explorer le Maroc ou à chasser le lion dans la Somalie. Brun, se tenant très droit, le colonel manifestait volontiers de la courtoisie déférente, mais son regard avait la froideur d’une commission d’enquête ; très soigné dans sa tenue vestimentaire, précis dans ses habitudes, il était gentleman jusqu’au bout des ongles. Pratiquant l’aversion des Anglo-Saxons pour les épanchements, il se cantonnait dans une réserve qui pouvait passer à première vue pour de l’antipathie ; mais il avait parfois du mal à dissimuler le bon cœur et les sentiments humains qui influençaient ses actes. À ses compagnons, de voyage il inspirait plus de respect que d’affection : tous avaient en effet l’impression qu’il n’était pas homme à laisser s’épanouir en amitié une relation de croisière ; pourtant, une fois accordée, cette amitié devenait partie intégrante de lui-même. Sa moustache était grisonnante, très militaire ; mais il avait gardé des cheveux extraordinairement noirs pour son âge. Dans la conversation il ne faisait jamais allusion aux nombreuses campagnes où il s’était distingué ; il expliquait cette discrétion en disant qu’elles remontaient au début de l’ère victorienne, et qu’il sacrifiait sa gloire militaire sur l’autel de sa jeunesse immortelle.

 

Monsieur Cecil Brown (je prends les noms dans l’ordre de la liste) était un jeune diplomate qui appartenait à une ambassade sur le continent ; n’ayant pas tout à fait rompu avec le style d’Oxford, il péchait un peu par excès de subtilité, mais sa conversation était fort intéressante et témoignait d’une culture certaine. Il avait un beau visage triste, une petite moustache qu’il cirait soigneusement aux extrémités, une voix grave, et une négligence d’attitude que compensait une charmante façon de sourire lorsqu’il se laissait aller à sa fantaisie. Il s’efforçait de contrôler par un scepticisme railleur ses enthousiasmes juvéniles bien naturels ; dans ce cas il tournait le dos à l’évidence pour exprimer des idées qui choquaient le premier venu. Pour le voyage il avait emporté des livres de Walter Pater, et il restait assis toute la journée sous la tente avec un roman et son carnet de croquis à côté de lui sur un tabouret. Sa dignité personnelle lui interdisait de faire des avances aux autres, mais si ses compagnons décidaient de venir lui parler, il se révélait aussi courtois qu’aimable.

 

Les Américains avaient constitué un groupe à part. Originaire de la Nouvelle-Angleterre et diplômé de Harvard, John H. Headingly complétait son éducation par le tour du monde. Il symbolisait parfaitement le jeune Américain, vif, observateur, sérieux, assoiffé de savoir, et à peu près libre de préjugés ; animé d’un beau sentiment religieux, nullement sectaire, il gardait la tête froide au sein des orages soudains de la jeunesse. Il semblait moins cultivé que le diplomate d’Oxford ; en réalité il l’était davantage, car ses émotions plus profondes contrebalançaient des connaissances moins précises. Mademoiselle Adams était la tante de Mademoiselle Sadie Adams : vieille fille de Boston, petite, énergique, ingrate de visage, elle comprimait difficilement une grande tendresse inemployée ; c’était la première fois qu’elle quittait l’Amérique, et une tâche entre toutes la passionnait : hisser l’Orient au niveau du Massachusetts. À peine débarquée en Égypte, elle avait trouvé que ce pays avait besoin d’être éclairé ; elle s’en occupa fébrilement. Les ânes au dos écorché, les chiens affamés, les mouches collées autour des yeux des bébés, les enfants tout nus, les mendiants importuns, les femmes en haillons, tout semblait défier sa conscience ; aussi se lança-t-elle avec courage dans une œuvre réformatrice. Comme toutefois elle ne parlait pas un mot de la langue du pays, et comme elle était incapable de se faire comprendre, sa remontée du Nil laissa l’Orient à peu près dans l’état où elle l’avait découvert, mais procura par contre à ses compagnons de voyage de nombreux sujets d’amusement. Sa nièce Sadie, qui partageait avec Madame Belmont l’honneur d’être la passagère la plus populaire du Korosko. N’était pas la dernière à s’en divertir. Très jeune, fraîche émoulue du Smith Collège, elle possédait encore la plupart des qualités et des défauts de l’enfance. Elle avait la franchise, la confiance un peu naïve, la droiture innocente, l’intrépidité, et aussi la loquacité et l’irrespect de son âge. Mais ses défauts eux-mêmes plaisaient, d’autant plus que cette grande et belle fille paraissait plus âgée qu’elle ne l’était réellement, à cause des boucles basses qui ourlaient ses oreilles et des formes pleines de son corps. Le frou-frou de ses jupes, sa voix décidée et franche, son rire agréable étaient toujours bien accueillis à bord du Korosko. Le colonel lui manifestait de la gentillesse bienveillante, et le diplomate d’Oxford cessait d’être artificiel quand Mademoiselle Sadie Adams s’asseyait à côté de lui.

 

Nous parlerons plus brièvement des autres passagers. Certains étaient plus intéressants que d’autres, mais tous étaient corrects et de bonne éducation. Monsieur Fardet, Français accommodant bien que raisonneur, soutenait des opinions arrêtées touchant les machinations politiques de la Grande-Bretagne et l’illégalité de sa situation en Égypte. Monsieur Belmont, robuste Irlandais aux cheveux gris, avait remporté presque tous les concours de tir au fusil de Wimbledon et de Bisley ; il était accompagné de sa femme, pleine de charme et de grâce, très raffinée, et délicatement enjouée comme on l’est en Irlande. Madame Shlesinger, veuve d’un âge moyen, paisible et douce, n’avait d’yeux que pour son enfant qui avait six ans. Le Révérend John Stuart était un pasteur non conformiste de Birmingham, presbytérien ou congrégationaliste ; doté par le Créateur d’une corpulence considérable qu’accompagnait une lenteur léthargique, il possédait aussi un fond d’humour simple qui avait fait de lui, d’après mes renseignements, un prédicateur à succès et un orateur efficace bien qu’asthmatique, quand il parlait sur des estrades ultra-radicales.

 

Il y avait enfin Monsieur James Stephens, avoué à Manchester (l’un des associés de la firme Hickson, Ward et Stephens) qui voyageait pour dissiper les effets d’une mauvaise grippe. Stephens s’était fait lui-même : il avait commencé par laver les carreaux de la société avant de diriger l’affaire. Pendant trente années, il s’était adonné à un travail aride, technique, et il n’avait vécu que pour satisfaire de vieux clients et en attirer de nouveaux. Son esprit et son âme étaient imprégnés du formalisme et de la rigueur des lois qu’il avait pour mission d’expliquer. Son tempérament ne manquait pourtant pas de noblesse et de sensibilité ; mais celles-là commençaient à s’étioler comme s’étiolent, dans la City, toutes les vertus humaines. Il travaillait par habitude, et, célibataire, il n’était intéressé par rien d’autre : son âme s’était cuirassée, pareille au corps d’une religieuse du Moyen Âge. Quand il tomba malade accidentellement, la Nature l’avait houspillé, expulsé de son repaire, et expédié dans le vaste monde, loin de Manchester et de sa bibliothèque remplie d’autorités reliées en veau. Au début, il l’avait vivement regretté. Puis, progressivement, ses yeux s’étaient ouverts, et il s’était vaguement rendu compte que son travail était bien banal à côté de cet univers merveilleux, divers, inexplicable, qu’il avait ignoré. Il en venait même à se demander si cette pause dans sa carrière ne se révélerait pas plus importante que sa carrière en soi. Des intérêts nouveaux le submergèrent, et ce juriste presque quinquagénaire sentit s’allumer en lui les derniers feux d’une jeunesse que trop de lectures avaient étouffée. Il était trop têtu pour convenir que ses manières avaient toujours été sèches et précises et qu’il usait d’un langage légèrement pédant ; cependant il lut, réfléchit et observa ; il soulignait et annotait son Baedeker, comme autrefois il avait souligné et annoté ses livres de droit. Il avait embarqué au Caire, et il s’était lié avec Mademoiselle Adams et sa nièce. Le franc-parler et la hardiesse de la jeune Américaine l’amusaient : Sadie en échange lui vouait le composé de respect et de pitié dû à ses connaissances et à ses limites. Ainsi devinrent-ils bons amis, et on souriait en voyant la figure sombre de l’avoué et le clair visage de la jeune fille penchés sur le même guide.

 

Le petit Korosko remontait le Nil en lançant des jets de fumée et d’écume ; il faisait plus de bruit et d’embarras avec ses cinq nœuds à l’heure qu’un transatlantique à l’assaut d’un record. Sur le pont, sous la tente épaisse, la petite famille de ses passagers était assise ; régulièrement au bout de quelques heures, le bateau accostait afin de leur permettre de visiter une nouvelle série de temples. Mais les ruines devenaient de moins en moins antiques, les touristes qui s’étaient rassasiés à Gizeh et à Sakara en contemplant les plus vieux monuments construits par l’homme commencèrent à se lasser de temples qui dataient tout au plus du début de l’ère chrétienne. En Égypte, on remarque à peine des ruines qui en tout autre pays seraient l’objet d’une vénération émerveillée. Les touristes n’eurent donc que des regards languissants pour l’art semi-grec des bas-reliefs de la Nubie ; ils gravirent le mont de Korosko afin d’assister au lever du soleil sur le sauvage désert oriental ; ils consentirent à admirer le grand temple d’Abou-Simbel, parce qu’une vieille race avait creusé une montagne comme un fromage ; enfin, au soir du quatrième jour de leur voyage, ils arrivèrent à Ouadi-Halfa, la ville-frontière, avec quelques heures de retard provoquées par une légère défectuosité dans les machines. Ouadi-Halfa était aussi une ville de garnison. Le lendemain matin, ils devaient se rendre en expédition sur le célèbre roc d’Abousir, d’où l’on jouit d’une vue magnifique sur la deuxième cataracte. À huit heures et demie, alors que les passagers étaient assis sur le pont après dîner, Mansoor l’interprète, un Syrien mâtiné de Copte, s’avança pour annoncer, comme chaque soir, le programme du lendemain.

 

– Mesdames et Messieurs, dit-il, demain n’oubliez pas de vous lever au premier coup de gong, afin que l’excursion soit terminée pour midi. Quand nous serons arrivés à l’endroit où des ânes nous attendent, nous les enfourcherons pour nous enfoncer de huit kilomètres dans le désert ; nous passerons devant un temple d’Ammon-Ra, qui date de la dix-huitième dynastie, puis nous atteindrons le roc d’Abousir dont la célébrité est incomparable. Quand vous serez arrivés, vous comprendrez que vous êtes à la lisière de la civilisation ; d’ailleurs, en poussant de quelques kilomètres plus loin, vous vous trouveriez dans le pays des derviches ; vous vous en rendrez compte quand vous serez au sommet. De là-haut, vous distinguerez la deuxième cataracte dans un paysage qui comprend toutes les variétés des sauvages beautés naturelles. Toutes les célébrités du globe ont gravé leurs noms sur la pierre ; donc, vous ne faillirez pas à ce rite…

 

Mansoor attendit un petit rire étouffé ; il s’inclina quand il l’entendit.

 

– … Vous rentrerez ensuite à Ouadi-Halfa, où vous passerez deux heures au corps des méharistes ; vous assisterez au pansage des animaux, vous irez faire un tour au bazar. Je vous souhaite donc une très joyeuse et très bonne nuit.

 

Ses dents blanches brillèrent à la lumière de la lampe ; puis son long pantalon foncé, sa veste courte anglaise et son tarbouche rouge disparurent successivement au bas de l’échelle. Le bourdonnement des conversations, qu’avait interrompu son arrivée, reprit de plus belle.

 

– Je me repose sur vous, Monsieur Stephens, déclara Sadie Adams, du soin de tout connaître d’Abousir. J’aime bien savoir ce que je regarde quand je le regarde, et non pas six heures plus tard dans ma cabine. Par exemple, je n’ai pas retenu grand-chose d’Abou-Simbel et des peintures murales, bien que je les ai vues hier.

 

– Moi je n’espère jamais me tenir au courant, dit sa tante. Quand je serai de retour, saine et sauve, dans Commonwealth Avenue, et quand il n’y aura plus d’interprète pour me bousculer, j’aurai tout le temps de lire ; je pourrai alors me passionner et désirer revenir par ici. Mais vous êtes vraiment trop aimable, Monsieur Stephens, d’essayer de nous documenter.

 

– J’ai pensé que vous souhaiteriez avoir quelques renseignements précis ; aussi vous ai-je préparé un petit résumé, répondit Stephens en tendant une feuille de papier à Sadie.

 

Elle y jeta un coup d’œil à la lumière de la lampe du pont et son rire jeune fusa en cascade.

 

Re Abousir ! lut-elle. Voyons, qu’entendez-vous par Re, Monsieur Stephens ? Vous aviez déjà écrit « Re Ramsès II » sur le dernier papier que vous m’avez remis !

 

– C’est une habitude que j’ai acquise, Mademoiselle Sadie, déclara Stephens. Une coutume dans la profession que j’exerce quand on fait un mémo.

 

– Un quoi, Monsieur Stephens ?

 

– Un mémo… Un mémorandum, si vous préférez. Nous mettons Re Tel ou Tel, pour désigner de quoi nous parlons.

 

– Je veux croire que c’est une bonne méthode, dit Sadie ; mais elle me semble un peu étrange quand elle s’applique à des paysages ou à des pharaons égyptiens. Re Cheops… Vous ne trouvez pas cela drôle ?

 

– Non, je ne peux pas dire que je le trouve drôle.

 

– Je me demande si les Anglais possèdent moins d’humour que les Américains ou si c’est une autre forme d’humour… murmura la jeune fille.

 

Elle avait une manière paisible, abstraite de s’exprimer, elle donnait l’impression de penser tout haut.

 

– … Je croyais qu’ils en possédaient moins ; mais quand on réfléchit, Dickens, Thackeray, Barrie et quantité d’autres humoristes que nous admirons sont des Anglais. Par ailleurs, au théâtre, je n’ai jamais entendu un public rire plus fort que le public de Londres. Tenez : nous avions derrière nous un spectateur qui, chaque fois qu’il riait, provoquait un tel courant d’air que ma tante se retournait pour voir si une porte ne s’était pas ouverte. Mais vous usez de certaines expressions drôles, Monsieur Stephens !

 

– Qu’avez-vous trouvé encore de drôle, Mademoiselle Sadie ?

 

– Eh bien, quand vous m’avez envoyé le ticket du temple et la petite carte, vous avez commencé votre lettre : « Ci-inclus, veuillez trouver… » Et, à la fin, entre parenthèses, vous aviez mis « Deux pièces jointes ».

 

– Formules courantes dans les affaires, Mademoiselle.

 

– Dans les affaires ! répéta Sadie avec une gravité feinte.

 

Un silence tomba.

 

– Il y a une chose que je désire ! déclara Mademoiselle Adams de la voix dure et métallique qui camouflait son cœur tendre. C’est de voir le Parlement de ce pays et de lui exposer un certain nombre de faits. Une loi imposant l’usage du collyre serait l’une de mes propositions ; une autre serait l’abolition de ces sortes de voiles qui transforment les femmes en balles de coton trouées pour les yeux.

 

– Je ne pouvais pas comprendre pourquoi elles portaient des voiles, dit Sadie. Jusqu’au jour où j’en ai vu une qui avait relevé le sien. Alors j’ai compris !

 

– Elles me fatiguent, ces femmes ! s’écria Mademoiselle Adams irritée. Autant prêcher le devoir, la décence et la propreté à un traversin ! Tenez, hier encore à Abou-Simbel, Monsieur Stephens, je passais devant l’une de leurs maisons (si vous pouvez appeler maison ce pâté de boue) ; j’ai vu deux enfants sur le pas de la porte, avec l’habituelle croûte de mouches autour de leurs yeux et de grands trous dans leurs pauvres petites robes bleues ! Je suis descendue de mon âne ; j’ai relevé mes manches ; je leur ai lavé la figure avec mon mouchoir ; j’ai recousu leurs robes… Dans ce pays, je ferais mieux de débarquer avec ma boîte à ouvrage qu’avec une ombrelle blanche, Monsieur Stephens ! Bref, je me suis piquée au jeu, et je suis entrée dans la maison. Quelle maison ! J’ai fait sortir les gens qui s’y trouvaient et j’ai fait le ménage, comme une domestique. Je n’ai pas plus vu le temple d’Abou-Simbel que si je n’avais jamais quitté Boston. Par contre, j’ai vu plus de poussière et de crasse entassées dans une maison grande comme une cabine de bain de Newport que dans n’importe quel appartement d’Amérique. Entre le moment où j’ai retroussé mes manches et celui où je suis repartie, avec le visage noir comme cette fumée, il ne s’est pas écoulé plus d’une heure ; peut-être une heure et demie, au maximum ! Mais j’ai laissé cette maison aussi nette qu’une boîte neuve. J’avais sur moi un exemplaire du New York Herald ; je l’ai étendu sur leur étagère. Eh bien. Monsieur Stephens, je suis allée me laver les mains au-dehors, et quand je me suis retournée, les enfants avaient encore les yeux pleins de mouches et ils n’avaient pas changé, sauf qu’ils avaient chacun sur la tête un petit chapeau de gendarme fait avec mon New York Herald ; Mais dites-moi, Sadie, il va être dix heures et l’excursion de demain commence tôt !

 

– C’est tellement beau, ce ciel de pourpre et ces grandes étoiles d’argent ! murmura Sadie. Regardez le désert silencieux, et les ombres noires des montagnes. C’est formidable ! Mais terrible aussi… Quand on pense que nous sommes réellement, comme vient de le dire l’interprète, à la lisière de la civilisation, avec rien d’autre que de la sauvagerie et du sang répandu là où luit si joliment la Croix du Sud, eh bien, on a l’impression qu’on se tient en équilibre sur le bord d’un volcan !

 

– Chut, Sadie ! Ne dites pas de bêtises, mon enfant ! s’écria sa tante. Vous risquez d’effrayer ceux qui vous entendraient.

 

– Mais ne le sentez-vous pas vous-même, ma tante ? Regardez ce grand désert qui se perd dans les ténèbres. Écoutez le chuchotement triste du vent qui vole au-dessus ! Je n’ai jamais vu de spectacle plus solennel !

 

– Je suis ravie que nous ayons enfin trouvé quelque chose qui vous rende solennelle, ma chérie ! Parfois j’ai pensé… Au nom des vivants, qu’est cela ?

 

De quelque part au milieu des ombres des montagnes, de l’autre côté de l’eau, un cri aigu avait jailli ; il monta dans le ciel étoilé, et finit par s’étouffer dans une sorte de plainte sinistre.

 

– Un chacal, tout simplement, Mademoiselle Adams, expliqua Stephens. J’en avais déjà entendu un quand nous étions allés voir le Sphinx au clair de lune.

 

Mais l’Américaine s’était levée ; son visage trahissait un profond désarroi.

 

– Si c’était à refaire, dit-elle, je ne serais pas descendue au-delà d’Assouan. Je ne sais pas ce qui m’a prise de vous emmener jusqu’ici, Sadie. Votre mère pensera que je suis complètement folle, et je n’oserais plus jamais la regarder en face si un incident désagréable se produisait. J’ai vu de ce fleuve tout ce que je voulais voir ; j’ai hâte de rentrer au Caire.

 

– Voyons, ma tante ! protesta Sadie. Cela ne vous ressemble guère d’être pusillanime !

 

– Je ne sais pas ce que j’ai, Sadie, sinon les nerfs à fleur de peau, et cette bête miaulant là-bas était de trop. Je me console en pensant que demain nous ferons demi-tour après avoir vu ce roc ou ce temple, je ne sais plus. Je suis écœurée de rocs et de temples, Monsieur Stephens ! Je serais enchantée si je n’en voyais plus un seul de toute ma vie. Venez, Sadie ! Bonne nuit !

 

– Bonne nuit ! Bonne nuit, Mademoiselle Adams !

 

La tante et la nièce regagnèrent leur cabine.

 

Monsieur Fardet bavardait à voix basse avec Headingly, le jeune diplômé de Harvard ; entre deux bouffées de cigarette, il se penchait pour lui faire ses confidences.

 

– Des derviches, Monsieur Headingly ? disait-il en excellent anglais mais en séparant les syllabes comme la plupart des Français. Mais il n’y a pas de derviches. Les derviches n’existent pas !

 

– Moi, je croyais que le désert en était rempli, répondit l’Américain.

 

Monsieur Fardet jeta un regard oblique vers l’endroit où brillait dans les ténèbres le feu rouge du cigare du colonel Cochrane.

 

– Vous êtes Américain, et vous n’aimez pas les Anglais, murmura-t-il. Tout le monde sur le continent sait que les Américains sont hostiles aux Anglais.

 

– Ma foi, déclara Headingly de sa voix lente et réfléchie, je ne nierai pas que nous avons nos petits désaccords, et que certains de mes compatriotes, spécialement ceux de souche irlandaise, sont des anti-Anglais enragés ; cependant la grande majorité des Américains ne pense aucun mal de la mère patrie. Les Anglais peuvent parfois nous exaspérer, mais ils sont de notre famille ; nous ne l’oublions jamais.

 

– Soit ! dit le Français. Du moins puis-je m’exprimer avec vous comme je ne pourrais pas le faire avec les autres sans les offenser. Et je répète qu’il n’y a pas de derviches. Les derviches ont été inventés par Lord Cromer en 1885.

 

– Vous ne parlez pas sérieusement ! s’écria Headingly.

 

– C’est un fait bien connu à Paris ; il a été publié par La Patrie et d’autres journaux renseignés.

 

– Mais c’est colossal ! Voudriez-vous dire par là, Monsieur Fardet, que le siège de Khartoum et la mort de Gordon et le reste ont fait partie d’un vaste bluff ?

 

– Je ne conteste pas qu’une émeute ait eu lieu, mais c’était un incident local, comprenez-vous ? Un incident oublié depuis longtemps. Depuis, le Soudan a joui d’une paix réelle.

 

– Mais j’ai entendu parler de razzias, Monsieur Fardet, et j’ai lu des comptes rendus de combats, également, quand les Arabes ont tenté d’envahir l’Égypte. Avant-hier nous avons dépassé Toski ; l’interprète nous a indiqué qu’une bataille y avait été livrée. Était-ce aussi du bluff ?

 

– Peuh, mon ami, vous ne connaissez pas les Anglais ! Vous les regardez fumant la pipe et le visage épanoui, et vous dites : « Ce sont vraiment de braves gens, des gens simples, qui ne feraient pas de mal à une mouche ! » Mais tout le temps ils réfléchissent, ils guettent, ils font des projets. « Voici la faible Égypte, disent-ils. Allons-y ! » Et ils s’abattent sur elle comme une mouette sur une croûte de pain. « Vous n’avez aucun droit sur l’Égypte ! proteste le monde. Allez-vous en ! » Mais l’Angleterre a déjà commencé à mettre de l’ordre partout, tout comme cette bonne Mademoiselle Adams quand elle envahit la maison d’un Arabe. « Allez-vous en ! » répète le monde. « Certainement, répond l’Angleterre. Attendez encore une petite minute, pour que j’aie le temps de tout rendre propre et net. » Le monde attend alors pendant un an ou deux, puis il répète à nouveau : « Allez-vous en ! » Et l’Angleterre réplique : « Patientez un peu : il y a du grabuge à Khartoum ; quand la tranquillité sera rétablie, je serai ravie de m’en aller. » Et le monde patiente. Mais le monde, lorsque le grabuge de Khartoum est terminé, insiste pour que l’Angleterre s’en aille. « Comment pourrais-je partir, demande l’Angleterre, quand il y a encore des razzias et des batailles en cours ? Si je m’en allais, l’Égypte serait la proie des sauvages ! » Et le monde s’étonne : « Mais il n’y a pas de razzias ni de batailles ! » Alors l’Angleterre : « Ah, il n’y en a pas ? » Et dans la semaine qui suit, ses journaux regorgent de récits sur les raids et les expéditions des derviches. Nous ne sommes pas tous aveugles, Monsieur Headingly ! Nous comprenons très bien comment on arrange les choses : quelques Bédouins, un petit bakhchich, des cartouches à blanc et, attention, une razzia !

 

– Bien, bien ! fit l’Américain. Je suis heureux de connaître la vérité sur cette affaire, car elle m’a souvent intrigué. Mais qu’y gagne l’Angleterre ?

 

– Je vois. Vous voulez dire, par exemple, qu’il existe un tarif préférentiel pour les marchandises anglaises ?

 

– Non, Monsieur. Le tarif est le même pour tous.

 

– Alors que les Anglais y obtiennent des contrats ?

 

– Exactement, Monsieur.

 

– Par exemple, la voie ferrée que l’on construit le long du fleuve et qui traverse le pays a été l’objet d’un contrat intéressant pour une société anglaise ?

 

Monsieur Fardet avait de l’imagination, mais il était honnête.

 

– C’est une compagnie française, Monsieur, qui a obtenu le contrat pour la voie ferrée.

 

L’Américain s’étonna.

 

– Les Anglais ne paraissent pas avoir gagné grand-chose, comparativement aux difficultés qu’ils ont rencontrées, dit-il. Mais enfin ils doivent bien bénéficier de quelques avantages indirects. Par exemple, l’Égypte paye certainement l’entretien de tous ces habits rouges au Caire ?

 

– L’Égypte, Monsieur ? Non, ils sont payés par l’Angleterre.

 

– Eh bien, il ne m’appartient pas de dire aux Anglais comment gérer leurs intérêts, mais j’ai l’impression qu’ils se donnent beaucoup de mal pour pas grand-chose ! S’il leur plaît de maintenir l’ordre et de garder la frontière au prix d’une guerre incessante contre les derviches, je ne vois pas pourquoi quelqu’un y trouverait à redire. La prospérité du pays s’est considérablement accrue depuis leur arrivée : les statistiques sur le revenu le prouvent. On m’a également assuré que les pauvres gens se faisaient rendre justice à présent, ce qui ne leur était jamais arrivé.

 

– Mais enfin que font-ils par ici ? s’écria le Français en colère. Qu’ils retournent donc dans leur île ! Nous ne pouvons pas tolérer qu’ils se répandent ainsi partout dans le monde.

 

– Évidemment nous Américains, qui vivons chez nous sur notre propre terre, nous avons du mal à admettre que vous, peuples européens, vous vous répandiez constamment dans d’autres pays qui vous sont parfaitement étrangers. Certes nous avons beau jeu de parler ainsi, car notre peuple dispose de plus de place qu’il ne lui en faut. Quand nous commencerons à être surpeuplés, nous devrons nous aussi procéder à des annexions. Mais pour l’heure voici rien qu’en Afrique du Nord l’Italie en Abyssinie, l’Angleterre en Égypte, la France en Algérie…

 

– La France ! s’exclama Monsieur Fardet. Mais l’Algérie appartient à la France ! Vous riez, Monsieur ? J’ai bien l’honneur de vous souhaiter une très bonne nuit !

 

Dressé dans sa dignité patriotique offensée, il se leva pour regagner sa cabine.

 

CHAPITRE II

Le jeune Américain hésita un moment ; il avait envie de descendre à terre pour poster le compte rendu des impressions de voyage qu’il adressait quotidiennement à sa sœur. Mais les cigares du colonel Cochrane et de Cecil Brown rougeoyaient encore à l’autre extrémité du pont, et il était toujours à l’affût de renseignements et de nouvelles. Il ne savait pas très bien comment s’immiscer dans leur conversation, mais le colonel poussa vers lui un tabouret et l’appela.

 

– Venez par ici, Headingly ! C’est l’endroit rêvé pour un antidote. Je suis sûr que Fardet vient de vous parler politique.

 

– Je reconnais toujours sa façon d’aborder la haute politique, rien qu’à le voir courber les épaules pour se lancer dans des discussions confidentielles, dit l’élégant diplomate. Mais quel sacrilège par une soirée comme celle-ci ! Cette lune qui se lève sur le désert nous propose un étonnant nocturne en bleu et argent. Dans un morceau de Mendelssohn il y a un mouvement qui semble embrasser tout cela : un sentiment d’immensité, de répétition, le cri du vent au-dessus des espaces infinis. La musique est l’art d’interpréter les émotions subtiles que les mots ne traduisent pas.

 

– Le paysage me paraît plus sauvage, plus farouche cette nuit que jamais, fit observer l’Américain. Il me donne l’impression d’une force impitoyable, tout comme l’Atlantique par une journée froide et sombre de l’hiver. Peut-être cette impression provient-elle de ce que nous nous servons à la limite extrême de toute loi et de toute civilisation… À votre avis, colonel Cochrane, à quelle distance sommes-nous des derviches ?

 

– Sur la rive arabe, répondit le colonel, nous avons le camp fortifié égyptien de Sarras à une soixantaine de kilomètres à notre sud. Au-delà s’étendent cent kilomètres de terres très désertes avant le poste derviche d’Akasheh. Mais sur l’autre rive il n’existe rien entre eux et nous.

 

– Abousir est justement sur cette rive-là, n’est-ce pas ?

 

– Oui. C’est pourquoi l’excursion était interdite l’année dernière. Mais maintenant le calme est revenu.

 

– Qui pourrait empêcher les derviches de déferler par ici ?

 

– Absolument rien ! répondit Cecil Brown d’une voix nonchalante.

 

– Rien, sauf la peur. Ils pourraient arriver sans difficulté, bien sûr ! Mais le retour serait plus dangereux : leurs chameaux épuisés seraient une proie facile pour les montures fraîches de la garnison de Ouadi-Halfa. Ils le savent aussi bien que nous : voilà pourquoi ils ne s’y sont jamais risqués.

 

– Il n’est pas raisonnable de spéculer sur un sentiment de peur de la part des derviches, déclara Brown. Nous ne devons jamais oublier qu’ils n’obéissent pas aux mêmes mobiles que les autres peuples. Ils sont nombreux à souhaiter mourir, et unanimes à croire aveuglément en la destinée. On peut les considérer comme une reductio ad absurdum de toutes les superstitions ; et voilà bien la preuve que bigoterie et superstition conduisent tout droit à la barbarie !

 

– Croyez-vous que ce peuple représente une réelle menace pour l’Égypte ? demanda l’Américain. J’ai entendu des opinions divergentes à ce sujet. Monsieur Fardet, par exemple, ne pense pas que le danger soit bien pressant.

 

– Je ne suis pas riche, répondit le colonel Cochrane après un bref silence, mais je suis disposé à parier tout ce que je possède que dans les trois années qui suivraient le départ des officiers britanniques les derviches parviendraient sur la côte de la Méditerranée. Que deviendrait alors la civilisation égyptienne ? Que deviendraient les centaines de millions qui ont été investis dans ce pays ? Et que deviendraient les monuments que le monde entier admire et vénère et qui sont les plus précieux monuments du passé ?

 

– Allons, colonel ! protesta Headingly en riant. Vous ne prétendez tout de même pas qu’ils démoliraient les Pyramides ?

 

– Impossible de prévoir ce qu’ils feraient ! Il n’y a pas d’iconoclaste plus enragé qu’un musulman fanatique. Au cours de leur dernière incursion en Égypte, les derviches ont brûlé la bibliothèque d’Alexandrie. Vous savez que le Coran interdit toute représentation d’un visage humain. À leurs yeux, une statue est donc un objet irréligieux. Et ces sauvages se soucient comme d’une guigne des sentiments de l’Europe ! Au contraire : plus ils les outrageraient, plus ils seraient ravis. À bas serait jeté le Sphinx, à bas le Colosse, à bas les statues d’Abou-Simbel ! Exactement comme en Angleterre, devant les soldats de Cromwell, les saints furent jetés à bas.

 

– Voyons un peu, dit Headingly avec sa lenteur réfléchie. Admettons que les derviches soient capables de conquérir l’Égypte et admettons aussi que vous, Anglais, les en empêchiez. Mais pour quelle raison dépensez-vous tous ces millions de dollars et sacrifiez-vous tant de vies anglaises ? Quel profit tirez-vous de plus que la France, l’Allemagne ou n’importe quel pays qui ne court aucun risque et qui ne dépense pas un cent ?

 

– Beaucoup de bons Anglais se posent la même question, répondit Cecil Brown. À mon avis, il y a assez longtemps que nous sommes les policiers du monde : nous avons débarrassé les océans des pirates et des marchands d’esclaves ; à présent nous libérons la terre des derviches et de tous les brigands qui menacent la civilisation. Si les Kurdes perturbent l’ordre public en Asie Mineure, le monde veut savoir pourquoi la Grande-Bretagne ne les met pas à la raison. S’il se produit une mutinerie militaire en Égypte ou dans le Soudan, c’est encore à la Grande-Bretagne qu’il appartient de la mater. Et tout cela parmi un concert de malédictions, comme en entend le policeman lorsqu’il arrête un malandrin dans un coupe-gorge. Nous ne recevons que de mauvais coups et pas le moindre remerciement : pourquoi persévérer ? Nous ferions mieux de laisser l’Europe accomplir elle-même ce travail ingrat.

 

– Ma foi, déclara le colonel Cochrane en croisant les jambes et en se penchant en avant avec l’air décidé de quelqu’un qui a une opinion bien arrêtée, je ne suis pas du tout d’accord avec vous, Brown ! Et j’estime que l’étroitesse de votre raisonnement s’accorde mal avec les impératifs de l’Angleterre. Je pense que derrière les intérêts nationaux, derrière la diplomatie et tout le reste, il existe une grande force directrice (une Providence, en fait) qui depuis toujours extrait le meilleur de chaque peuple et s’en sert pour le bien de l’ensemble. Quand un peuple cesse de s’y soumettre, il est mûr pour quelques siècles d’hôpital, comme l’Espagne ou la Grèce : c’est que la qualité l’a quitté. Un homme ou une nation ne sont pas placés sur cette terre uniquement pour faire ce qui est agréable ou ce qui rapporte. On nous demande souvent d’entreprendre ce qui est à la fois déplaisant et coûteux ; mais si l’entreprise est juste, nous devons marcher et ne pas nous dérober…

 

Headingly fit un signe de tête approbateur.

 

– … À chacun sa propre mission ! L’Allemagne excelle dans la pensée abstraite ; la France dans la littérature, les arts et la grâce. Mais vous et nous (car tous ceux qui parlent anglais sont sur le même bateau) nous avons dans notre élite une conception plus élevée du sens moral et du devoir public que dans n’importe quel autre peuple. Or, ce sont les deux qualités qui sont nécessaires pour diriger une race plus faible. Vous ne pouvez pas aider des peuples faibles par de la pensée abstraite ou des arts d’agrément, mais seulement par ce sens moral qui tient en équilibre les plateaux de la justice et qui se garde pur de toute souillure. C’est ainsi que nous gouvernons les Indes. Nous sommes arrivés là-bas par l’effet d’une sorte de loi naturelle, tout comme l’air se précipite pour combler un vide. Partout dans le monde, contre notre intérêt direct et au mépris de nos intentions délibérées, nous sommes poussés à faire la même chose. Cela vous arrivera à vous aussi : la pression de la destinée vous obligera à administrer toute l’Amérique, du Mexique au cap Horn.

 

Headingly émit un sifflement.

 

– Nos chauvins seraient heureux de vous entendre, colonel Cochrane ! dit-il. Ils voteraient pour vous au Sénat et feraient de vous un membre de la Commission des Affaires Étrangères !

 

– Le monde est petit, et il se rapetisse chaque jour. Il constitue un organisme unique : une gangrène locale pourrait se propager et vicier tout l’ensemble. Il n’y a pas place sur la terre pour des gouvernements malhonnêtes, manquant à leurs engagements, tyranniques, irresponsables. Leur existence serait toujours une source de troubles et de dangers. Mais de nombreuses races semblent être si incapables de progrès qu’il faut désespérer de les voir un jour se donner un bon gouvernement. Que faut-il donc faire ? La Providence autrefois résolvait le problème par l’extermination : un Attila, un Tamerlan élaguaient les branches les plus faibles. Des règles moins rigoureuses se sont substituées : les Khanates de l’Asie Centrale et les États protégés de l’Inde en sont le témoignage. Puisque cette œuvre doit être accomplie, et puisque nous sommes les mieux outillés pour la réussir, je pense que nous récuser serait une lâcheté et un crime.

 

– Mais qui tranche la question de savoir si vous êtes les mieux outillés pour intervenir ? objecta l’Américain. N’importe quelle nation pirate pourrait utiliser ce prétexte pour s’annexer la terre entière.

 

– Ce sont les événements qui tranchent. Des événements inexorables et inévitables. Prenez par exemple cette affaire d’Égypte. En 1881, personne ne songeait chez nous à intervenir en Égypte ; et pourtant en 1882 nous avons pris possession du pays. La succession des événements ne nous a pas laissé de choix. Un massacre dans les rues d’Alexandrie, l’installation de canons pour chasser notre flotte qui se trouvait là, vous le savez, afin de remplir les solennelles obligations d’un traité, ont précédé le bombardement. Le bombardement a précédé un débarquement destiné à sauver la ville de la destruction. Le débarquement a entraîné une extension des opérations… Et nous voici avec le pays sur les bras. Quand les troubles ont éclaté, nous avons supplié, imploré les Français et bien d’autres de venir nous aider à rétablir l’ordre : ils ont tous fait la sourde oreille, mais ils sont déjà prêts à nous tirer dans les jambes. Quand nous avons essayé de sortir de ce guêpier, l’insurrection des derviches a éclaté, et nous avons dû nous cramponner plus solidement que jamais. Nous n’avons pas revendiqué cette tâche ; mais puisque nous sommes obligés de l’accomplir, au moins faisons-la bien. Nous avons installé la justice, purifié l’administration, protégé les pauvres. L’Égypte a davantage progressé au cours des douze dernières années que depuis l’invasion musulmane au septième siècle. En dehors du traitement de deux cents hommes, qui dépensent d’ailleurs leur argent dans le pays, l’Angleterre n’a pas retiré, directement ou indirectement, un seul shilling de toute l’opération. Je ne crois pas que vous trouviez dans l’histoire une œuvre mieux réussie et plus désintéressée.

 

Headingly tira sur sa cigarette en réfléchissant.

 

– À Boston il y a une maison près de la nôtre, dit-il, qui gâche toute la perspective sur la baie. De vieux fauteuils sont éparpillés sur la terrasse ; les murs croulent ; le jardin est un roncier ; mais je ne pense pas que les voisins soient fondés à pénétrer de force, à s’y installer et à arranger les choses selon leur goût.

 

– Et si la maison brûlait ? demanda le colonel.

 

Headingly se mit à rire et se leva.

 

– Ce cas n’est pas prévu par la doctrine de Monroë, colonel ! dit-il. Je commence à réaliser que l’Égypte moderne est tout à fait aussi intéressante que l’antique, et que Ramsès II n’a pas été le dernier homme vivant du pays.

 

Les deux Anglais se levèrent à leur tour.

 

– Oui, c’est une ironie du sort qui a désigné les habitants d’une petite île de l’Atlantique pour administrer la terre des Pharaons, fit observer Cecil Brown. Nous nous éteindrons à notre tour, et nous ne laisserons aucun souvenir particulier, entre les diverses races qui ont gouverné ce pays, car les Anglo-Saxons n’ont pas l’habitude de graver leurs actions sur de la pierre. Les vestiges d’un système de drainage au Caire seront sans doute les seules traces de notre passage ; encore se pourrait-il que dans mille ans d’ici des archéologues soutiennent que cet ouvrage a été réalisé par la dynastie des Hyksos. Mais voici nos autres compagnons qui rentrent d’une promenade en ville.

 

Au-dessous d’eux en effet ils entendirent le doux accent irlandais de Madame Belmont et la voix grave de son mari. Monsieur Stuart, le gros pasteur de Birmingham, discutait un problème de piastres avec un ânier bavard ; avis et conseils fusèrent de toutes parts. Puis l’accord se fit, le brouhaha décrut, les retardataires gravirent l’échelle, des « Bonne nuit ! » s’échangèrent, des portes claquèrent, et le petit bateau redevint silencieux dans l’ombre de la haute rive. Au-delà de ce point extrême de civilisation et de confort s’étendait un désert illimité, sauvage, éternel, couleur de paille au clair de lune, pommelé par les ombres noires des montagnes.

 

CHAPITRE III

– Stop ! Arrière ! cria le pilote indigène au mécanicien européen.

 

L’avant renflé du bateau s’était aplati sur la vase lisse et brune, et le courant avait poussé le navire parallèlement à la rive. Une fois lancée la longue passerelle, six grands soldats de l’escorte soudanaise s’y engagèrent : dans la lumière claire du matin ils avaient belle allure, avec leur uniforme bleu clair bordé d’or et leur calot rouge et jaune. Sur le rivage, des ânes étaient rangés en ligne, et des gamins remplissaient l’air de leurs clameurs. C’était à qui vanterait sur le mode le plus perçant les qualités de sa monture et dénigrerait celles du voisin.

 

Le colonel Cochrane et Monsieur Belmont se tenaient tous deux sur l’avant ; ils portaient le large chapeau blanc avec voile du touriste. Mademoiselle Adams et sa nièce s’appuyaient à côté d’eux sur le bastingage.

 

– Je regrette que votre femme ne nous accompagne pas, Belmont, dit le colonel.

 

– Je crois qu’elle a attrapé hier une légère insolation ; elle a très mal à la tête.

 

Il avait la voix de sa silhouette : forte et grasse.

 

– Je serais volontiers restée pour lui tenir compagnie, Monsieur Belmont, déclara la vieille Américaine. Mais j’ai appris que Madame Shlesinger trouvait l’excursion trop longue et qu’elle avait diverses lettres à écrire pour les poster aujourd’hui. Ainsi Madame Belmont ne se sentira pas trop seule.

 

– Vous êtes très aimable, Mademoiselle Adams. Nous serons de retour, paraît-il, vers deux heures.

 

– Est-ce sûr ?

 

– Certain. Nous n’emportons pas notre déjeuner. Nous aurons une faim de loup !

 

– Oui, j’ai l’impression que nous nous précipiterons sur un verre de vin du Rhin et de l’eau gazeuse, approuva le colonel. La poussière du désert nous ferait trouver délectable le pire des vins !

 

– Maintenant, Mesdames et Messieurs ! cria Mansoor l’interprète qui s’avançait (on aurait dit un prêtre avec sa robe qui volait au vent et son visage rasé). Il nous faut partir de bonne heure afin d’éviter la chaleur méridienne…

 

Il parcourut d’un regard paternel le petit groupe des touristes.

 

– Prenez vos lunettes teintées, Mademoiselle Adams, car dans le désert la réverbération est très forte. Ah, Monsieur Stuart, je vous ai réservé un âne ! Un âne de valeur, Monsieur, que je réserve toujours au gentleman le plus fort. Inutile d’emporter vos tickets. Maintenant, Mesdames et Messieurs, s’il vous plaît !…

 

Les uns derrière les autres, les excursionnistes franchirent la passerelle. Monsieur Stephens allait en tête ; maigre, sec, sérieux, coiffé d’un chapeau de paille, son Baedeker rouge sous le bras, il aida Mademoiselle Sadie et sa tante à grimper sur la berge, et le rire de la jeune fille sonna frais et clair quand le Baedeker glissa et chut au bord de la vase. Monsieur Belmont et le colonel Cochrane suivaient : les bords de leurs chapeaux se touchaient car ils discutaient entre eux des avantages respectifs du Mauser, du Lebel et du Lee-Metford. Derrière eux marchait Cecil Brown, distrait, le regard railleur, silencieux. Le gros pasteur prit son temps pour se hisser en haut du talus, tout en pestant contre son embonpoint.

 

– Je fais partie de ces hommes qui portent tout devant eux, gémit-il en contemplant ses rondeurs d’un air maussade.

 

Mais sa propre plaisanterie le dérida et il étouffa un petit rire.

 

Headingly, grand et mince, légèrement voûté, et Fardet, le Parisien raisonneur, fermaient la marche.

 

– Vous voyez, aujourd’hui nous avons une escorte ! murmura le Français à l’Américain.

 

– Oui, je l’ai remarqué.

 

– Peuh ! Pourquoi pas une escorte entre Paris et Versailles ? Le décor fait partie de la pièce, Monsieur Headingly. Personne ne s’y laisse prendre, mais pour la pièce il faut ce décor. Hé, interprète, pourquoi emmenons-nous ces drôles de militaires ?

 

Le rôle de l’interprète consistait à faire plaisir à tout le monde ; aussi regarda-t-il avec précaution autour de lui avant de répondre ; il voulait être sûr que les Anglais ne l’entendraient pas.

 

– C’est ridicule, Monsieur ! Mais que voulez-vous ? C’est l’ordre officiel des autorités égyptiennes.

 

– Égyptiennes ? Anglaises, vous voulez dire ! Toujours ces Anglais ! s’écria le Français.

 

Pendant ce temps, les touristes avaient choisi leurs montures et leurs silhouettes équestres se profilèrent contre le ciel bleu foncé. Belmont, solidement en équilibre sur un petit âne blanc, agitait son chapeau à l’adresse de sa femme qui était sortie sur le pont du Korosko. Cochrane se tenait très droit, avec une assiette rigoureusement militaire, mains basses, tête haute, talons pointant vers le sol. À côté de lui, le jeune diplomate formé à Oxford inspectait le paysage d’un regard lourd et dédaigneux, comme s’il doutait de la respectabilité du désert en particulier et de l’univers en général. Derrière, les autres excursionnistes avançaient en file indienne le long du talus, plus ou moins secoués, plus ou moins confortables. Chaque âne avait son ânier : des gamins aussi bruyants que bronzés. Sur le pont du bateau couleur de plomb, le mouchoir de Madame Belmont miroitait encore. Le fleuve brun dessinait de larges boucles jusqu’à huit kilomètres de là : de blancs blockhaus carrés sur des monts noirs et déchiquetés indiquaient la lisière de Ouadi-Halfa d’où les touristes étaient partis le matin.

 

– N’est-ce pas merveilleux ? cria Sadie joyeusement. J’ai un âne qui ne demande qu’à galoper, et regardez comme ma selle est élégante ! Avez-vous déjà vu quelque chose de plus ingénieux que ces grains de chapelet et ces autres babioles autour de son encolure ? Il faut que vous fassiez un mémo, re âne, Monsieur Stephens ! Ai-je employé le terme juridique correct ?

 

Stephens se tourna vers le joli visage animé qui l’observait sous le coquet chapeau de paille, et il aurait bien aimé lui dire que c’était surtout elle qui était merveilleuse. Mais il redoutait tellement de l’offenser et de mettre un terme à leur plaisante amitié que pour tout compliment il lui dédia un sourire.

 

– Vous paraissez très heureuse ! dit-il.

 

– Voyons ! Qui pourrait ne pas se sentir heureux avec cet air sec et sain, ce ciel bleu, ce sable jaune crissant, et un âne magnifique pour vous transporter ? J’ai tout ce qu’il me faut pour me rendre heureuse !

 

– Tout ?

 

– Enfin, tout ce qu’il me faut maintenant.

 

– Je suppose que vous ne savez pas ce que c’est que d’être triste ?

 

– Oh, quand je me sens misérable, je le suis trop pour mettre mon chagrin en paroles ! Pendant des jours et des jours je n’ai pas cessé de pleurer au Smith Collège ; les autres filles se demandaient pourquoi je pleurais et pourquoi je ne voulais pas le leur dire ; la vraie raison était que je ne savais pas moi-même pourquoi je pleurais. Vous savez : parfois une grande ombre noire vient planer au-dessus de vous ; vous ignorez tout d’elle ; mais il ne vous reste plus qu’à vous replier sur vous-même et a vous sentir misérable.

 

– Mais vous n’avez jamais eu un réel motif de tristesse ?

 

– Non, Monsieur Stephens. Toute ma vie j’ai eu tellement de bon temps que je ne crois pas, quand je regarde derrière moi, que j’aie jamais eu un réel motif de tristesse.

 

– Hé bien, Mademoiselle Sadie, j’espère de tout mon cœur que vous pourrez dire la même chose quand vous serez parvenue à l’âge de votre tante. Mais je l’entends qui nous appelle !

 

– Je voudrais, Monsieur Stephens, que vous corrigiez mon ânier avec votre fouet s’il tape encore sur ma malheureuse bête ! s’écria Mademoiselle Adams a qui avait échu un grand âne qui n’avait que la peau et les os. Ho, interprète ! Dites à ce gamin que je ne tolérerai pas qu’il maltraite les animaux : il devrait avoir honte ! Oui, petit coquin, tu devrais avoir honte ! Il me fait des sourires comme une publicité pour un dentifrice. Croyez-vous, Monsieur Stephens, que si je tricotais pour ce soldat noir des chaussettes de laine, il serait autorisé à les porter ? Ce pauvre diable n’a que des bandes autour de ses jambes !

 

– Ce sont des bandes molletières, Mademoiselle Adams, expliqua le colonel Cochrane en se retournant. Nous avons constaté aux Indes qu’il n’y avait rien de mieux pour faciliter la marche. Des bandes molletières sont bien préférables à des chaussettes de laine pour un soldat.

 

– Alors, n’en parlons plus ! Mais on dirait un cheval blessé. Je nous trouve très impressionnants, avec cette escorte en armes. Mais Monsieur Fardet m’a affirmé que nous n’avions rien à craindre.

 

– C’est du moins mon opinion personnelle, Mademoiselle ! se hâta de préciser le Français. Il est possible que le colonel Cochrane soit d’un avis différent.

 

– L’opinion de Monsieur Fardet est en contradiction avec celle des officiers qui ont la responsabilité d’assurer la sécurité de la frontière, répondit froidement le colonel. Mais nous serons tous d’accord, je pense, pour trouver que la présence de ces soldats ajoute au pittoresque du décor.

 

Sur leur droite le désert allongeait ses molles ondulations de sable ; elles ressemblaient à des dunes bordant un vieil océan oublié. Quand les touristes les escaladaient, ils apercevaient d’en haut les sommets noirs d’étranges monts volcaniques qui se dressaient sur la rive libyenne. Les soldats avançaient d’un pas rapide, le fusil à la main ; tantôt leurs silhouettes émergeaient sur les hauteurs, tantôt elles disparaissaient dans des creux.

 

– Où sont-ils recrutés ? interrogea Sadie. Ils ont la même couleur de peau que les liftiers aux États-Unis.

 

– Je pensais bien que vous me poseriez une question à leur sujet, dit Monsieur Stephens qui n’était jamais plus content que lorsqu’il réussissait à anticiper un désir de la jolie Américaine. J’ai fait ce matin quelques recherches dans la bibliothèque du bateau. Voici… Re… Je veux dire : au sujet des soldats noirs. D’après mes notes, ils appartiennent au dixième bataillon soudanais de l’armée égyptienne. Ils sont recrutés chez les Dinkas et les Shilluks, deux tribus nègres qui vivent au sud du pays des derviches, près de l’équateur.

 

– Comment les recrues peuvent-elles passer à travers le pays des derviches ? questionna Headingly.

 

– Je pense qu’ils n’éprouvent pas trop de difficultés, murmura Monsieur Fardet en décochant un clin d’œil à l’Américain.

 

– Les vétérans sont les survivants des vieux bataillons de noirs. Certains ont servi sous les ordres de Gordon à Khartoum et ils y ont gagné une médaille. Les autres sont pour la plupart des déserteurs de l’armée du Mahdi.

 

– Ma foi, tant que nous n’avons pas besoin de leurs services, dit Mademoiselle Adams, ils sont assez sympathiques dans cet uniforme bleu. Mais en cas d’ennuis, j’imagine que nous les souhaiterions moins décoratifs et un peu plus blancs !

 

– Je n’en suis pas sûr, Mademoiselle, répondit le colonel. J’ai vu ces hommes-là sur le champ de bataille ; on peut faire confiance à leur bonne tenue au feu.

 

– Eh bien, je préfère vous croire sur parole plutôt que d’en faire l’expérience ! déclara Mademoiselle Adams d’un ton qui fit sourire tout le monde.

 

La route s’étirait en bordure du Nil qui, agité par de profonds remous, coulait en force des cataractes en amont. Par endroit, l’élan du courant se trouvait brisé par une roche noire luisante arrosée d’écume. Plus haut, les touristes distinguaient le scintillement argenté des rapides. Les berges commencèrent à se transformer en falaises abruptes. Bientôt apparut un rocher proéminent, de forme semi-circulaire. L’interprète n’eut pas besoin de préciser qu’il s’agissait du temple qui figurait au programme de leur excursion. Une route plate y conduisait ; les ânes s’y engagèrent au petit trot. Au milieu de rocs noirs sur fond orange, des tronçons de colonnes pointaient vers le ciel, ainsi qu’un reste de muraille portant des inscriptions : d’après sa teinte grise et sa robustesse, elle semblait avoir été façonnée par la Nature plutôt que par l’homme. Mansoor l’interprète avait mis pied à terre et il attendit que les retardataires l’eussent rejoint.

 

– Ce temple. Mesdames et Messieurs, s’écria-t-il avec l’air du commissaire-priseur se préparant à sa dernière enchère, est un très bel exemple de l’art sous la dix-huitième dynastie. Voici le cartouche de Thotmès III ! indiqua-t-il du manche de son fouet en montrant des hiéroglyphes profondément taillés dans la pierre murale. Il vécut six cents ans avant le Christ, et cette inscription est destinée à commémorer sa promenade victorieuse en Mésopotamie. Sur ces bas-reliefs nous avons son histoire, depuis le temps où il vivait avec sa mère jusqu’à son retour, avec ses prisonniers attachés à son char. Ici, vous le voyez couronné par la Basse-Égypte, et là par la Haute-Égypte offrant un sacrifice en l’honneur de sa victoire au dieu Ammon-Ra. Ici, ses prisonniers se tiennent devant lui, et à chacun il coupe la main droite. Dans ce coin, vous voyez un petit tas : rien que des mains droites.

 

– Mon Dieu, je n’aurais pas aimé me trouver ici en ce temps-là ! dit Mademoiselle Adams.

 

– Bah, rien n’a changé ! fit observer Cecil Brown. L’Orient est toujours l’Orient. Je ne doute pas qu’à cent cinquante kilomètres, ou peut-être moins, de l’endroit où vous vous tenez actuellement…

 

– Taisez-vous ! murmura le colonel.

 

Les touristes longèrent la muraille en levant la tête et en rejetant en arrière leurs grands chapeaux. Derrière eux, le soleil donnait à cette vieille maçonnerie un éclat cuivré et projetait sur les pierres les ombres noires des promeneurs mêlés aux guerriers noirs. L’ombre imposante du Révérend John Stuart de Birmingham enveloppa à la fois le roi païen et le dieu qu’il adorait.

 

– Qu’est ceci ? demanda-t-il de sa voix pointue en étendant une canne jaune d’Assouan.

 

– Un hippopotame, répondit l’interprète.

 

Et tous les touristes réprimèrent un petit rire car l’animal en question avait quelque chose de Monsieur Stuart.

 

– Mais il n’est pas plus gros qu’un porcelet ! protesta-t-il. Regardez : le roi l’embroche sur sa lance avec facilité.

 

– Il a été dessiné très petit pour bien montrer que par rapport au roi il n’est qu’une petite chose, expliqua l’interprète. De même, vous pouvez voir que les prisonniers atteignent tout juste ses genoux ; non pas parce qu’il était d’une taille gigantesque mais parce qu’il était beaucoup plus puissant. Voyez encore : il est plus gros que son cheval, parce qu’il est roi et qu’un cheval n’est qu’un cheval. Autre exemple : ces petites bonnes femmes que vous distinguez ici et là ce sont ses vulgaires épouses.

 

– Charmant ! s’écria avec indignation Mademoiselle Adams. Si on avait sculpté l’âme de ce roi, il aurait fallu une loupe pour la voir. Est-il admissible qu’il ait permis que ses épouses soient représentées de cette façon ridicule ?

 

– S’il vivait de nos jours, dit le Français, il se heurterait dans ce domaine à plus de difficultés qu’il n’en rencontra jamais en Mésopotamie. Mais le temps apporte des revanches. Peut-être verrons-nous bientôt l’image d’une femme forte et de son vulgaire petit mari, hein ?

 

Cecil Brown et Headingly étaient demeurés derrière, car les commentaires spécieux de l’interprète et le bavardage futile des touristes choquaient leur sentiment de solennité. En silence ils regardaient défiler devant la vieille muraille grise cette absurde procession de chapeaux de soleil et de voiles verts. Au-dessus de leurs têtes deux huppes voletaient en s’appelant parmi les ruines des pilastres.

 

– N’est-ce pas une profanation ? murmura enfin l’homme d’Oxford.

 

– Eh bien, je suis content de votre impression ! Elle correspond à la mienne, répondit Headingly. Je ne sais pas très bien comment on doit approcher ce genre de choses, en admettant qu’on doive les approcher, mais ce n’est sûrement pas la manière. En somme, je préfère les ruines que je n’ai pas vues à celles que j’ai vues…

 

Le jeune diplomate lui lança un regard plein de feu, sourit, mais reprit aussitôt son masque d’homme blasé.

 

– … Je possède une carte, poursuivit l’Américain. Parfois très loin de tout ce qui vit, en plein milieu du désert sans eau ni pistes, je lis « ruines » ou « restes d’un temple ». Le temple de Jupiter Ammon, par exemple, l’un des édifices religieux les plus considérables du monde, se trouvait à des centaines de kilomètres de n’importe quoi. Ce sont les ruines solitaires, cachées, éternelles à travers les siècles, qui fouettent l’imagination. Mais quand je présente un ticket à la porte et quand j’entre comme j’entrerais dans le cirque de Barnum, tout romanesque, toute subtilité disparaît.

 

– Absolument ! répondit Cecil Brown en parcourant le désert d’un œil sombre et intolérant. Si l’on pouvait venir se promener ici tout seul, buter dessus par hasard, et se trouver dans une solitude complète devant ces grotesques bas-reliefs, ce serait irrésistible. On aurait envie de se prosterner dans l’effroi et l’admiration. Mais quand Belmont tire sur sa grosse pipe, quand Stuart fait entendre sa voix d’asthmatique, quand Mademoiselle Sadie Adams se met à rire…

 

– Et quand ce geai d’interprète récite son morceau ! soupira Headingly. Je n’ai qu’un désir : me taire et réfléchir ; je n’ai jamais pu le satisfaire. J’ai été sur le point de commettre une tuerie lorsque je me trouvais devant la grande Pyramide et que je ne pouvais pas jouir d’un moment de calme parce qu’on m’assommait de publicité. J’ai flanqué à un marchand un coup de pied qui aurait dû l’expédier sur la pointe ! Quand je pense que j’ai fait le voyage d’Amérique pour voir la pyramide, et que je n’ai rien trouvé de mieux, une fois devant elle, que de donner un coup de pied à un Arabe !

 

L’ancien élève d’Oxford rit doucement.

 

– Les voilà qui repartent, dit-il.

 

Ils poussèrent alors leurs ânes en avant pour se placer en queue de la risible procession, qui s’engageait à présent parmi de gros rochers, entre des collines pierreuses. Un sentier étroit et tortueux se faufilait entre les rocs. Derrière les touristes, l’horizon était dissimulé par d’autres collines, noires et fantastiques comme les crassiers d’un puits de mine. Le silence s’installa dans le petit groupe. Le visage ordinairement gai de Sadie, s’assombrit comme pour réfléchir la rudesse de la Nature. L’escorte s’était rapprochée, avançait en serre-file. Le colonel et Belmont chevauchaient encore en avant-garde.

 

– Savez-vous, Belmont ? dit le colonel à voix basse. Vous allez peut-être me juger stupide, mais je n’aime pas cette petite excursion.

 

Belmont émit un petit rire bourru.

 

– Vu de la cabine du Korosko, tout semblait parfait. Maintenant que nous sommes ici, nous sentons vaguement quelque chose dans l’air, dit-il. Cependant, des touristes viennent ici chaque semaine, et il ne s’est jamais produit le moindre incident.

 

– Je prends volontiers mes risques quand je suis sur le sentier de la guerre, répondit le colonel. La guerre est franche : on sait à quoi l’on s’expose avec elle. Mais quand on emmène des femmes, et quand on est gratifié d’une misérable escorte comme celle-ci, c’est jouer avec le feu ! Naturellement, il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que tout se passe bien ; mais si le contraire se présentait… Mieux vaut n’y pas penser ! Ce qui est admirable, c’est qu’ils ne se rendent absolument pas compte que le pays est dangereux.

 

– Hé bien moi, j’aime assez les robes anglaises pour la marche, Monsieur Stephens ! disait Sadie derrière eux. Mais pour une robe d’après-midi, je crois que les couturiers français ont plus de style que leurs confrères anglais. Vos modistes ont des goûts sévères, et elles savent moins bien tirer profit des petits rubans et des nœuds.

 

Le colonel sourit.

 

– En tout cas, elle a l’esprit serein ! dit-il à Belmont. Je ne répéterais à personne ce que je viens de vous dire, et j’espère que mes appréhensions se révéleront mal fondées.

 

– Comprenez, répondit Belmont, que j’imagine fort bien que des bandes de derviches maraudent en quête de quelque proie. Mais il serait invraisemblable qu’elles nous attendent juste le jour où nous passons par ici.

 

– Étant donné qu’une large publicité a été donnée à nos déplacements, et que tout le monde connaît une semaine à l’avance les excursions prévues à notre programme, la coïncidence ne serait pas extraordinaire !

 

– Une chance sur cent, vous l’avez dit ! murmura Belmont qui, en lui-même, se réjouit de savoir sa femme en sécurité à bord du bateau.

 

Ils sortirent bientôt de la zone pierreuse qui entravait la marche des ânes : du sable ferme, jaune, s’étendait maintenant jusqu’à la base de la colline conique qui se dressait devant eux. « Ay-ah ! Ay-ah ! » crièrent les âniers en fouettant les flancs des animaux ; ceux-ci partirent au galop et s’élancèrent dans la plaine. Ils ne s’arrêtèrent qu’au pied du sentier qui gravissait le mont, sur l’injonction de l’interprète.

 

– Maintenant, Mesdames et Messieurs, nous sommes arrivés au pied du célèbre roc d’Abousir. De son sommet, vous allez découvrir un panorama très divers. Mais d’abord vous remarquerez que sur la paroi rocheuse de grands hommes y ont gravé leurs noms : ceux qui sont passés là au cours de leurs voyages, parfois avant la naissance du Christ.

 

– Vous avez Moïse ? demanda Mademoiselle Adams.

 

– Ma tante, vous m’étonnez ! s’écria Sadie.

 

– Pourquoi, ma chère ? Il était en Égypte ; c’était un grand homme ; il aurait fort bien pu se promener par ici.

 

– Le nom de Moïse s’y trouve probablement, ainsi que celui d’Hérodote, déclara gravement l’interprète. Mais tous deux ont subi les injures du temps. Par contre là, sur ce rocher brun, vous lirez le nom de Belzoni. Plus haut, celui de Gordon. Il n’y a pas un personnage célèbre au Soudan dont vous ne puissiez trouver le nom pour peu que vous cherchiez. Et maintenant, avec votre permission, nous allons laisser là nos ânes pour grimper à pied par ce sentier ; du sommet vous verrez le fleuve et le désert…

 

Après deux ou trois minutes d’escalade, les touristes arrivèrent sur la plate-forme semi-circulaire qui couronnait le rocher. Au-dessous d’eux, sur un côté, une falaise noire perpendiculaire qui avait bien cinquante mètres de haut plongeait dans les remous écumants du Nil. Le grondement assourdi du fleuve et le sifflement de l’eau déferlant parmi les rochers résonnaient étrangement dans l’air chaud et immobile. Loin en amont ou en aval, ils voyaient le cours du fleuve large de quatre cents mètres, puissant, profond et presque noir. De l’autre côté s’étalait une immensité désertique, parsemée de rocs noirs qui étaient les débris emportés par le Nil lorsqu’il sortait de son lit. Nulle part il n’y avait trace de vie humaine.

 

– … Là-bas, indiqua l’interprète en désignant l’est, c’est la voie militaire qui va de Ouadi-Halfa à Sarras. Sarras est situé au sud, sous cette montagne noire. Les deux montagnes bleues que vous voyez à l’horizon sont situées dans le Dongola, à plus de cent kilomètres de Sarras. La voie ferrée a soixante-cinq kilomètres de long, mais elle a beaucoup souffert des derviches, qui sont ravis de transformer les rails en lances. Ils apprécient également beaucoup les fils du télégraphe. Maintenant, si vous voulez avoir l’obligeance de vous retourner, je vous expliquerai ce que vous pourrez voir de l’autre côté…

 

C’était un panorama qu’on ne pouvait guère oublier après l’avoir vu une fois. Cette étendue de désert sauvage et ininterrompu appartenait-elle à une planète consumée et refroidie ou à notre terre généreuse ? Elle se prolongeait jusqu’à une légère brume violette qui semblait l’extrémité du monde. Au premier plan le sable était d’un beau jaune doré que le soleil rendait éblouissant. Les six fidèles soldats noirs s’étaient arrêtés en bas ; ils s’appuyaient immobiles sur leurs fusils ; chacun projetait une ombre qui paraissait aussi solide que l’homme lui-même. Au-delà de cette plaine dorée de nouveaux crassiers noirs s’alignaient, séparés par des vallées de sable ocre. Ces crassiers étaient dominés par des collines plus hautes et plus fantastiques d’aspect, qui s’étageaient et s’épaulaient jusqu’à se fondre dans la lointaine brume violette. Aucune de ces collines n’avait une altitude considérable ; la plus haute pouvait avoir cent cinquante ou deux cents mètres ; mais leurs crêtes en dents de scie, leurs parois abruptes de pierres cuites par le soleil leur donnaient un aspect farouche, effrayant.

 

– … Le désert de Libye, annonça l’interprète en étendant le bras avec fierté. Le plus grand désert du monde. Supposez que vous partiez d’ici vers l’ouest, et que vous ne bifurquiez ni vers le nord ni vers le sud, les premières maisons que vous verriez seraient celles de l’Amérique. Cette supposition vous donne le mal du pays, je crois, Mademoiselle Adams ?

 

Mais la vieille fille d’Amérique ne l’écoutait plus ; Sadie lui avait pris le bras, et de l’autre main elle lui montrait quelque chose dans le désert.

 

– Oh, voici le comble du pittoresque ! s’écria-t-elle toute rouge d’excitation. Regardez, Monsieur Stephens ! Il ne manquait qu’une chose pour que ce spectacle fût parfait ! Regardez les hommes à dos de chameau qui émergent des collines !

 

Ils aperçurent tous alors une longue file de cavaliers à turban rouge qui poussaient leurs chameaux hors d’un ravin. Un silence tomba, intense au point qu’ils entendirent distinctement les mouches bourdonner. Le colonel Cochrane, qui avait frotté une allumette, s’immobilisa sans songer à allumer sa cigarette et la flamme lui brûla les doigts. Belmont siffla entre ses dents. L’interprète demeura bouche bée ; ses lèvres grasses et rouges devinrent grises. Les autres se regardèrent, mal à l’aise devant ce supplément imprévu au programme. Le colonel rompit le silence.

 

– Par saint George, Belmont, je crois que c’est la centième chance qui se présente ! dit-il.

 

CHAPITRE IV

– Que signifie ceci, Mansoor ? s’écria Belmont d’une voix rude. Qui sont ces gens, et pourquoi demeurez-vous les yeux écarquillés comme si vous étiez changé en statue de sel ?

 

L’interprète, avant de répondre, passa sa langue sur ses lèvres sèches.

 

– Je ne sais pas qui ils sont, balbutia-t-il.

 

– Qui ils sont ? s’exclama le Français. Vous n’avez qu’à regarder. Ce sont des hommes armés sur des chameaux : des Bédouins comme en emploie le gouvernement sur la frontière.

 

– Par saint George, il a peut-être raison, Cochrane ! dit Belmont en se tournant vers le colonel. Pourquoi ces gens-là ne seraient-ils pas des amis ?

 

– Nous n’avons pas d’amis sur cette rive du Nil, répondit d’un ton péremptoire le colonel. J’en suis absolument certain. Nous aurions tort de nous leurrer. Nous devons nous préparer au pire.

 

En dépit de ces paroles, les touristes restèrent immobiles, serrés les uns contre les autres et observant la plaine. Ce choc inattendu les avait assommés ; ils vivaient un rêve impersonnel, confus, irréel. Les cavaliers étaient sortis d’un ravin situé à quinze cents mètres environ du chemin qu’ils venaient de parcourir ; ils leur coupaient donc toute retraite. D’après la poussière soulevée et la longueur du détachement, on aurait dit que toute une armée surgissait des collines. Il est vrai que soixante-dix hommes montés à dos de chameau couvrent une grande étendue de terrain. Dès qu’ils eurent atteint la plaine de sable, ils se mirent en ligne et, sur une sonnerie aigre de trompette, s’élancèrent au trot de front ; leurs silhouettes bigarrées oscillaient sur leurs selles ; le sable se soulevait en un nuage jaune roulant sous les pattes des chameaux. Ce que voyant, les six soldats noirs se replièrent et se camouflèrent sur le flanc de la colline derrière des rochers, comme des soldats rompus à l’exercice. Les blocs de culasse claquèrent tous ensemble quand leur caporal leur donna l’ordre de charger leurs fusils.

 

La première stupeur des touristes fit alors place à un grand déploiement d’énergie, frénétique autant qu’impuissante. Ils se mirent tous à courir sur la plate-forme dans une précipitation sans but ; ils ressemblaient à des volailles épouvantées dans une basse-cour. Ils ne pouvaient pas se décider à admettre qu’ils n’avaient aucun moyen de s’échapper. À plusieurs reprises ils se penchèrent par-dessus le bord de la grande falaise qui plongeait dans le Nil, mais le plus jeune et le plus audacieux de leur groupe n’aurait jamais pu descendre le long de cette paroi lisse. Les deux femmes s’accrochaient aux bras de Mansoor qui tremblait, comme si elles le jugeaient officiellement responsable de leur sécurité. Stephens, l’avoué, ne quittait pas Sadie Adams et murmurait comme un phonographe : « Ne vous inquiétez pas, Mademoiselle Sadie ! Ne vous inquiétez pas ! » Ce qui ne l’empêchait pas de trembler lui-même de tous ses membres. Monsieur Fardet tapait du pied, roulait les « r » en marmonnant des phrases incompréhensibles, et jetait des regards irrités à ses compagnons ; il se trouvait plus ou moins trahi par eux. Le gros pasteur se tenait bien droit sous son ombrelle et ses gros yeux effrayés observaient les mouvements des cavaliers. Cecil Brown frisait sa petite moustache ; il était pâle, mais dédaigneux. Le colonel, Belmont, et le jeune diplômé de Harvard avaient gardé leur sang-froid ; c’étaient des hommes de ressources.

 

– Mieux vaut rester ensemble, dit le colonel. Il n’y a aucun moyen de leur échapper ; il est donc préférable que nous ne nous quittions pas.

 

– Ils ont fait halte, annonça Belmont.

 

– Parce qu’ils nous observent. Ils savent très bien que nous sommes à leur merci : ils prennent donc leur temps. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire.

 

– Si nous cachions les femmes ? proposa Headingly. Ils ne savent certainement pas combien nous sommes. Quand ils nous auront capturés, les femmes pourront sortir de leur cachette et revenir vers le bateau.

 

– Admirable ! s’écria le colonel. Par ici, s’il vous plaît, Mademoiselle Adams. Faites venir les dames par ici, Mansoor ! Il n’y a pas un instant à perdre.

 

Une partie de la plate-forme était invisible d’en bas ; fébrilement les hommes construisirent un petit abri en pierres. Les morceaux de rocher ne manquaient pas ; il ne fallut pas longtemps pour appuyer de biais le plus gros contre un roc et aménager ainsi une sorte d’appentis, puis de bloquer les côtés par deux autres pierres de la même couleur que le roc ; à première vue, la cachette n’était pas trop visible. Les deux femmes s’y faufilèrent, s’accroupirent ; Sadie entoura sa tante de ses bras. Une fois l’abri édifié, les hommes allèrent voir d’un cœur plus léger ce qui se passait dans la plaine. En approchant du bord de la plate-forme, ils entendirent les premiers coups de feu ; c’était leur escorte qui tirait ; mais ces coups isolés furent vite noyés dans un sourd grondement ; et l’air s’emplit du sifflement des balles. Tous les touristes s’aplatirent derrière les rochers, à l’exception du Français qui continua à taper du pied tout en donnant de grands coups de poing à son chapeau de paille. Belmont et Cochrane descendirent en rampant vers l’endroit d’où tiraient calmement, méthodiquement, les Soudanais qui avaient calé leurs fusils sur des pierres.

 

Les Arabes s’étaient arrêtés à cinq cents mètres ; la désinvolture de leurs mouvements prouvait qu’ils connaissaient la situation désespérée des touristes. Ils n’avaient fait halte que pour les compter avant de se lancer à l’assaut. La plupart tiraient assis sur la croupe de leurs chameaux, mais quelques-uns avaient mis pied à terre et s’étaient agenouillés. Leurs petites taches tremblotantes, blanches, se dessinaient nettement sur les ors de l’arrière-plan. Ils tiraient tantôt isolément, tantôt en salves. La colline bourdonnait telle une ruche ; les balles rebondissaient sur le roc avec un bruit sec.

 

– Il ne sert à rien de vous exposer, dit Belmont.

 

Il tira le colonel derrière une grosse roche déchiquetée qui abritait déjà trois Soudanais.

 

– Une balle est ce que nous pouvons espérer de mieux, répondit Cochrane avec un sourire sinistre. Quel crétin, j’ai été, Belmont, en ne m’opposant pas plus énergiquement à cette excursion ridicule ! Je mérite largement ce qui m’arrive, mais quand je pense à ces pauvres gens qui ne soupçonnaient pas le moindre danger…

 

– Je suppose que nous ne pouvons pas espérer de secours ?

 

– Pas le moindre.

 

– Pensez-vous que cette fusillade puisse donner l’idée aux troupes de Ouadi-Halfa de venir par ici ?

 

– Elles ne l’entendront pas. Il y a bien dix kilomètres d’ici au bateau. Et du bateau à Ouadi-Halfa, huit autres.

 

– Eh bien, si nous ne rentrons pas, le bateau donnera l’alerte !

 

– Et pendant ce temps-là, où serons-nous ?

 

– Ma pauvre Norah ! Pauvre petite Norah !… murmura Belmont derrière sa moustache grisonnante.

 

Après un silence il demanda :

 

– … À votre avis, Cochrane, que vont-ils faire de nous ?

 

– Nous trancher la gorge, ou nous emmener à Khartoum comme esclaves. Je ne sais pas ce qui serait préférable. Voici l’un des nôtres dont les ennuis sont finis, en tout cas !

 

Le soldat qui tirait à côté d’eux venait de tomber assis, et sa tête plongea entre ses genoux. Il venait d’être atteint d’une balle en plein crâne. Il ne s’agita pas. Il ne poussa aucun gémissement. Ses camarades se penchèrent au-dessus de son corps puis, haussant les épaules, tournèrent à nouveau leurs têtes vers les Arabes. Belmont ramassa le fusil du mort ainsi que sa cartouchière.

 

– Plus que trois cartouches, Cochrane ! dit-il en disposant les petits cylindres de cuivre sur la paume de sa main. Nous les avons laissés tirer trop tôt et trop souvent. Nous aurions dû attendre que les derviches se lancent à l’assaut.

 

– Vous avez la réputation d’un tireur d’élite, Belmont, murmura le colonel. Ne croyez-vous pas que vous pourriez abattre leur chef ?

 

– Lequel est-ce ?

 

– Je pense que c’est celui qui est sur le chameau blanc, à droite. Celui qui regarde dans notre direction en s’abritant les yeux de ses deux mains.

 

Belmont chargea son fusil et modifia la mire.

 

– La lumière est bien mauvaise pour évaluer les distances, dit-il. Bah, je vais essayer à cinq cents mètres !…

 

Il tira, mais rien ne bougea : ni le chameau blanc ni son cavalier.

 

– … Avez-vous vu du sable voler ?

 

– Non. Je n’ai rien vu.

 

– Je parie que j’ai tiré trop long.

 

– Essayez encore une fois.

 

Belmont visa avec une assurance parfaite, mais le chameau et le chef ne bronchèrent pas. Le troisième coup dut passer plus près, car la bête esquissa plusieurs pas vers la droite comme s’il voulait se déplacer. Belmont jeta son fusil vide en poussant une exclamation de dégoût.

 

– C’est cette maudite lumière ! s’écria-t-il rouge de vexation. Dire que j’ai gaspillé trois cartouches ! À Bisley, j’aurais fait tomber son turban ; mais cette maudite réverbération… Que se passe-t-il avec le Français ?

 

Monsieur Fardet trépignait sur le plateau avec les gestes d’un homme qui vient d’être piqué par une guêpe.

 

– Sacré nom ! vociférait-il. Sacré nom !

 

Ses dents blanches étincelaient sous sa moustache noire. Il se tordit violemment la main droite, et du sang coula le long de ses doigts. Une balle lui avait éraflé le poignet. Headingly s’élança hors de l’abri derrière lequel il se dissimulait ; il avait évidemment l’intention d’obliger le Français à se coucher sur le sol ; mais il n’avait pas fait trois pas qu’une balle l’atteignit dans les reins ; il s’écroula parmi les pierres. Il voulut se relever, vacilla, puis retomba au même endroit ; il ruait des quatre membres comme un cheval qui se serait rompu le dos.

 

– Ils m’ont eu ! balbutia-t-il.

 

Le colonel courut à son secours ; mais Headingly ne bougeait plus ; ses joues blanches reposaient sur les pierres noires. Quand, une année plus tôt, il se promenait sous les ormes de Cambridge, il n’avait jamais pensé que sa vie terrestre serait fauchée dans le désert de Libye par la balle d’un musulman fanatique.

 

Le feu de l’escorte avait cessé : les hommes avaient épuisé leurs cartouches. Un deuxième soldat avait été tué, et un troisième, celui qui faisait fonction de caporal, avait reçu une balle dans la cuisse ; il s’était assis sur une pierre et il bandait sa blessure avec l’air grave, préoccupé, d’une vieille femme essayant de recoller les morceaux d’une assiette cassée. Les trois autres mirent la baïonnette au canon : ils étaient résolus à vendre leur vie le plus chèrement possible.

 

– Ils arrivent ! cria Belmont qui observait la plaine.

 

– Eh bien, qu’ils viennent ! répondit le colonel en mettant ses mains dans ses poches. Oh, les canailles ! Les maudites canailles !

 

C’était le sort des pauvres âniers qui avait fait perdre son calme au vieux soldat. Pendant l’échange de coups de feu, les gamins étaient restés tassés les uns contre les autres, formant un petit groupe pitoyable au milieu des rocs, au pied de la colline. Quand ils virent charger les derviches, ils s’aperçurent qu’ils risquaient d’en être les premières victimes ; alors ils avaient bondi sur leurs ânes en hurlant de peur, et ils avaient cherché à s’enfuir à travers la plaine. Mais huit ou dix cavaliers postés en flancs-gardes s’étaient avancés pendant la fusillade ; ils se ruèrent aussitôt sur les âniers et les taillèrent en pièces avec une férocité froide. Un gamin échappa quelque temps à ses poursuivants ; grâce à leur longue foulée, les chameaux rattrapèrent néanmoins son âne qui n’était plus de la première jeunesse, et un Arabe enfonça sa lance en plein milieu du dos courbé. Les petits cadavres vêtus de blanc ressemblaient à un troupeau de moutons paissant dans le désert.

 

Mais les touristes n’eurent pas le temps de s’apitoyer sur le sort des âniers. Le colonel lui-même, après l’explosion de son indignation, les oublia. Les cavaliers de l’avant-garde avaient fait trotter leurs chameaux jusqu’au pied de la colline ; là ils avaient sauté à terre et, laissant leurs montures s’agenouiller tranquillement, ils s’étaient engagés sur le sentier qui menait à la plate-forme. Ils étaient cinquante à bondir de pierre en pierre. Sans un coup de feu, sans ralentir, ils débordèrent les trois soldats noirs, en tuèrent un et piétinèrent les deux autres, puis ils émergèrent sur la plate-forme où une résistance imprévue les stoppa quelques instants.

 

Les touristes, serrés les uns contre les autres, avaient attendu, chacun dans une attitude différente, l’arrivée des Arabes. Le colonel, mains aux poches, essayait de siffloter malgré ses lèvres sèches. Belmont avait croisé les bras et s’appuyait contre un rocher ; tête basse, il fronçait les sourcils d’un air maussade. L’esprit humain est ainsi fait que l’Irlandais se trouvait plus troublé par ses trois balles perdues et par cet accroc à sa réputation de tireur d’élite que par le destin qui l’attendait. Cecil Brown se tenait droit, rigide, et tirait nerveusement sur les pointes de sa petite moustache. Monsieur Fardet grognait en considérant son poignet ensanglanté. Monsieur Stephens hochait la tête en réfléchissant à son impuissance pénible et symbolisait assez bien l’ordre et la loi bafoués. Monsieur Stuart, toujours abrité par son ombrelle, avait une physionomie inexpressive et le regard fixe. Headingly gisait sur le rocher : son chapeau était tombé ; il semblait tout jeune avec ses cheveux blonds ébouriffés et ses traits bien dessinés. L’interprète était assis sur une pierre et se tordait nerveusement les mains. Voilà comment les Arabes les trouvèrent sur la plate-forme quand ils débouchèrent.

 

Et puis, au moment où les premiers assaillants se précipitaient pour se saisir de leurs victimes, un incident tout à fait inattendu les arrêta. Depuis qu’il avait aperçu les derviches, le corpulent pasteur de Birmingham avait donné l’impression d’un homme tombé en catalepsie. Il n’avait pas bougé. Il n’avait pas ouvert la bouche. Mais tout à coup il bondit avec une énergie aussi vigoureuse qu’héroïque. Fut-il poussé par une sorte de démence inspirée par la peur ? Le sang d’un ancêtre s’éveilla-t-il brusquement dans ses veines ? Le fait est qu’il poussa un cri sauvage, s’empara d’une canne et se mit à frapper les Arabes avec une fureur encore plus enragée que la leur. L’un des témoins de cette scène m’a affirmé que, de toutes les images qui ont embrasé sa mémoire, aucune n’était restée plus nette que celle de ce gros homme, suant et dansant avec une agilité incroyable, tapant à tour de bras sur les Arabes qui reculèrent en grondant. Puis de derrière un rocher une lance vola de bas en haut et le pasteur tomba à genoux ; la horde des assaillants se déversa alors par-dessus son corps pour s’emparer des touristes. Des couteaux brillèrent, des mains rudes les saisirent par les poignets et par le cou ; ils furent bousculés et poussés violemment sur le sentier au bas duquel les chameaux attendaient.

 

– Vive le Khalife ! Vive le Mahdi ! cria le Français en agitant sa main intacte.

 

Un coup de crosse dans les reins lui imposa silence.

 

À présent le petit groupe d’excursionnistes se tenait au pied du roc d’Abousir ; si les Arabes n’avaient pas brandi leurs fusils, ils auraient pu se croire tombés aux mains de sauvages du septième siècle ; rien en effet ne distinguait leurs ravisseurs des guerriers du désert qui les premiers avaient porté l’emblème du croissant hors de l’Arabie. L’Orient est immuable. Les pillards derviches n’étaient pas moins braves, moins cruels, moins fanatiques que leurs ancêtres. Ils formaient le cercle, appuyés sur leurs fusils ou leurs lances, et considéraient leurs captifs avec des yeux triomphants. Ils portaient une sorte d’uniforme : un turban rouge noué autour du cou et autour de la tête, si bien que leurs regards farouches semblaient jaillir d’un cadre écarlate ; des souliers jaunes non tannés ; une tunique blanche avec des pièces rapportées brunes et carrées. Tous étaient armés de fusils ; l’un d’eux avait une trompette en bandoulière. Une moitié était composée de nègres : de beaux hommes musclés, de véritables Hercules noirs. Des Arabes bagarras constituaient l’autre moitié : petits, bruns, secs, nerveux, avec des yeux méchants et des lèvres minces. Le chef était aussi un bagarra, mais il était plus grand que ses compatriotes, et une longue barbe noire descendait sur sa poitrine ; sous d’épais sourcils sombres ses yeux froids et durs brillaient comme du verre en passant l’inspection de ses prisonniers. Monsieur Stuart avait été transporté en bas ; il avait perdu son chapeau, il avait encore le visage rouge de colère, et à un endroit son pantalon collait à sa jambe. Les deux soldats soudanais survivants, dont les habits bleus étaient tachés de sang, se tenaient debout, immobiles et attentifs, à côté de ce groupe d’épaves humaines.

 

Le chef les dévisagea à tour de rôle tout en se caressant la barbe. Ensuite il prononça quelques mots d’une voix rauque, impérieuse, et Mansoor s’avança, le dos ployé et les paumes suppliantes. Il y avait toujours eu quelque chose de comique dans sa jupe qui claquait au vent et dans l’espèce de pèlerine qui recouvrait ses épaules ; mais maintenant, sous l’éclat du soleil de midi, au milieu du cercle des visages féroces, sa silhouette ajouta à la scène un complément d’horreur grotesque. L’interprète salua et resalua comme une poupée mécanique avant de tomber subitement à terre, la figure contre le sol, sur une courte phrase du chef. Il enfouit son front et ses mains dans le sable.

 

– Que signifie cela, Cochrane ? interrogea Belmont. Pourquoi se donne-t-il ainsi en spectacle ?

 

– D’après ce que je comprends, répondit le colonel, tout est terminé pour nous.

 

– Mais c’est absurde ! s’écria le Français tout excité. Pourquoi ces gens-là me feraient-ils le moindre mal ? Je ne leur ai jamais nui. Au contraire, j’ai toujours été leur ami. Si je pouvais leur parler, je me ferais comprendre. Holà, interprète ! Mansoor !…

 

Les gestes passionnés de Monsieur Fardet attirèrent l’attention du chef bagarra. Celui-ci posa à nouveau une question brève ; Mansoor, agenouillé à ses pieds, lui répondit.

 

– … Dites-lui que je suis Français, interprète ! Dites-lui que je suis un ami du Khalife. Dites-lui que mes compatriotes n’ont jamais eu de querelles avec lui, mais que ses ennemis sont aussi les nôtres !

 

– Le chef demande quelle est votre religion, dit Mansoor. Il dit que le Khalife n’a nullement besoin de l’amitié des infidèles et des incroyants.

 

– Expliquez-lui qu’en France nous considérons toutes les religions comme bonnes.

 

– Le chef dit qu’il n’y a qu’un chien blasphémant et le fils d’un chien pour affirmer que toutes les religions sont aussi bonnes les unes que les autres. Il dit que si vous êtes vraiment l’ami du Khalife, vous accepterez le Coran et deviendrez ici même un véritable croyant. Dans ce cas, il vous enverra sain et sauf à Khartoum.

 

– Et sinon ?

 

– Sinon, vous partagerez le sort des autres.

 

– Alors présentez mes compliments à Monsieur le chef, et dites-lui que les Français n’ont pas pour habitude de changer de religion sous la contrainte.

 

Le chef prononça quelques mots, puis se détourna pour conférer avec un Arabe trapu qui se trouvait à côté de lui.

 

– Il dit, Monsieur Fardet, poursuivit l’interprète, que si vous parlez encore, il fera de vous une pâtée qu’il donnera aux chiens. N’ajoutez rien qui le mette en colère, Monsieur, car il est en train de décider de notre sort.

 

– Qui est-ce ? demanda le colonel.

 

– Ali Wad Ibrahim. Le même qui a fait l’an dernier une expédition sur le village nubien et qui a exterminé tous ses habitants.

 

– J’ai entendu parler de lui, dit le colonel. Il a la réputation d’être l’un des chefs derviches les plus audacieux et les plus fanatiques. Rendons grâces à Dieu que les femmes ne soient pas entre ses mains !

 

Les deux Arabes avaient échangé quelques phrases avec cette réserve austère qui surprend dans une race méridionale. Ils se tournèrent vers l’interprète qui était toujours agenouillé sur le sable. Ils lui posèrent diverses questions sur les prisonniers en les désignant les uns après les autres. Ils conférèrent encore une fois, et finalement lancèrent quelques mots à Mansoor, en les accompagnant d’un geste méprisant de la main pour indiquer qu’il pouvait les traduire aux touristes.

 

– Remercions le Ciel, Messieurs, car je crois que nous sommes sauvés pour l’instant ! murmura Mansoor en essuyant son front tout barbouillé de sable. Ali Wad Ibrahim a dit qu’un incroyant ne méritait que le tranchant du sabre de la part d’un fils du Prophète, mais que le beit-el-mal d’Omdurman se trouverait mieux d’avoir l’or que paieraient pour vous vos familles. Jusqu’au versement de cette rançon, vous pourrez travailler comme esclaves du Khalife, à moins qu’il ne décide de vous mettre à mort. Vous monterez à dos de chameau et vous partirez avec le détachement.

 

Ayant attendu la fin de la traduction, le chef donna un ordre bref ; un nègre fit un pas en avant et leva un long sabre recourbé. L’interprète se recroquevilla comme un lapin qui voit un furet et se prosterna à nouveau sur le sable.

 

– Que se passe-t-il, Cochrane ? demanda Cecil Brown.

 

Le colonel avait en effet servi en Orient, et il était le seul des touristes à avoir quelques notions d’arabe.

 

– Pour autant que je comprenne, il dit qu’il est inutile d’épargner l’interprète, puisque personne ne se soucierait de payer une rançon pour lui, et qu’il est trop gras pour faire un bon esclave.

 

– Pauvre diable ! s’écria Brown. Allons, Cochrane, dites-leur de l’épargner. Nous n’allons pas le laisser massacrer sous nos yeux ? Prévenez-les que nous réunirons l’argent entre nous. Je souscris pour n’importe quelle somme raisonnable.

 

– Je m’associe jusqu’à la limite de mes possibilités, cria Belmont.

 

– Nous allons signer une caution, dit l’avoué. Si j’avais un papier et un crayon, je rédigerais l’acte en un moment, et ce chef pourrait se fier à sa validité.

 

Mais l’arabe du colonel était insuffisant, et Mansoor lui-même trop épouvanté pour comprendre l’offre dont il était l’objet. Le nègre interrogea son chef du regard, puis son long bras noir se détendit. Mais l’interprète hurla une phrase qui arrêta le coup ; le chef et son lieutenant se rapprochèrent de lui. Les autres formèrent le cercle autour de l’homme prosterné qui implorait pitié.

 

Le colonel n’avait pas compris le motif de ce changement subit, mais un instinct avertit Stephens qui pâlit d’horreur.

 

– Oh, scélérat ! s’écria-t-il tout blême. Tenez votre langue, misérable ! Taisez-vous ! Mieux vaut mourir… Oui, mourir mille fois !

 

Il était trop tard. Les touristes devinèrent par quel vil procédé le lâche espérait sauver sa propre vie : il allait trahir les femmes. Ils virent le chef, dont la physionomie traduisait le mépris d’un brave, faire un signe d’assentiment hautain ; alors Mansoor parla à toute hâte en désignant le sommet du roc. Sur un ordre du bagarra, une douzaine de guerriers escaladèrent le sentier et revinrent sur la plate-forme ; là les touristes les perdirent de vue ; ils entendirent un cri aigu, un hurlement prolongé de surprise et de terreur ; quelques instants plus tard les sauvages reparurent ; ils encadraient les deux femmes. Sadie, qui avait les jambes lestes, dévalait la côte avec les hommes de tête et encourageait sa tante en se retournant vers elle. La vieille fille se débattait parmi les guerriers vêtus de blanc ; elle avait l’air d’un poussin tiré d’une poussinière.

 

Les yeux noirs du chef, indifférents au spectacle de Mademoiselle Adams, s’enflammèrent quand il vit la jeune fille. Sur son ordre, les prisonniers furent emmenés vers les chameaux agenouillés. Ils avaient déjà été fouillés ; le contenu de leurs poches fut jeté dans un sac qu’Ali Wad Ibrahim ficela de ses propres mains.

 

– Dites, Cochrane, chuchota Belmont, ils n’ont pas découvert un petit revolver que je porte toujours sur moi. Si j’abattais ce maudit interprète pour avoir dénoncé les femmes ?

 

Le colonel secoua la tête.

 

– Vous feriez mieux de le conserver, répondit-il d’une voix sombre. Les femmes pourraient bien en avoir besoin avant la fin de tout cela !

 

CHAPITRE V

Blancs ou marron, les chameaux étaient agenouillés en ligne ; leurs mâchoires en mouvement mastiquaient en cadence et leurs têtes gracieuses se tournaient d’un air minaudier à droite ou à gauche. C’était pour la plupart des animaux magnifiques ; véritables trotteurs d’Arabie, ils avaient les membres minces et l’encolure fine qui attestent la race. Mais ils étaient accompagnés aussi de quelques bêtes plus lentes, plus lourdes, mal entretenues et sur la peau desquelles se voyaient encore les balafres noires de vieux combats. À l’aller elles avaient transporté les vivres et les outres d’eau des pillards ; délestées de leurs charges qui furent bientôt réparties sur les trotteurs, elles accueillirent placidement les prisonniers. Seul Monsieur Stuart eut les mains liées : les Arabes avaient compris que c’était un ecclésiastique et, habitués à associer la religion à la violence, ils avaient trouvé son accès de fureur tout à fait normal ; ils le considéraient néanmoins comme le plus dangereux et le plus audacieux de leurs captifs. Les autres, par contre, ne furent l’objet d’aucune mesure de précaution : au surplus la lenteur de leurs montures leur aurait interdit tout espoir d’évasion. Sous les vociférations des Arabes, les chameaux se relevèrent et le long cortège s’ébranla ; tournant le dos au fleuve hospitalier, il se dirigea vers la brume violette scintillante qui encerclait ce désert aussi terrible que beau, bariolé comme une peau de tigre de noir et d’or.

 

Le colonel Cochrane était le seul des touristes à avoir déjà goûté du transport à dos de chameau. Ses compagnons se trouvaient hissés bien haut au-dessus du sol, et le bizarre balancement de l’animal, joint à l’équilibre instable de la selle, leur soulevait le cœur et les effrayait. Mais cet inconfort physique était bien peu de choses auprès du tourbillon de leurs pensées. Un gouffre venait de se creuser entre leur passé et le présent. Si rapidement, si inopinément ! Moins d’une heure plus tôt ils étaient encore sur le sommet du roc d’Abousir, riant, bavardant ou pestant contre la chaleur ou les mouches. Headingly avait âprement critiqué les couleurs outrées de la Nature ; comment pourraient-ils jamais oublier la pâleur de ses joues quand il gisait frappé à mort sur le roc noir ? Sadie avait discouru sur les robes et les chiffons ; à présent elle se cramponnait au pommeau de sa selle de bois, à moitié folle, avec pour tout espoir l’étoile rouge du suicide qui se levait dans sa jeune cervelle. D’humanité, de logique, d’argumentation, il n’était plus question : seule la brutale humiliation de la force restait. Pendant ce temps, leur bateau situé derrière la deuxième pointe rocheuse, là-bas, les attendait : leur bateau, leurs cabines, le linge immaculé, les verres étincelants, le dernier roman à la mode, les journaux de Londres. Il ne leur fallait pas un gros effort d’imagination pour se représenter la tente blanche, Madame Shlesinger sous son chapeau jaune, et Madame Belmont allongée sur la chaise-longue ! Oui, elle se trouvait presque dans leur champ visuel, cette petite parcelle flottante de leur patrie, et chaque foulée inégale, silencieuse, des chameaux les en éloignait désespérément. Le matin même, comme la Providence leur avait paru bienveillante ! Et la vie, combien agréable ! Un peu banale, peut-être, mais si relaxante, si apaisante. Tandis que maintenant…

 

Le turban rouge, les vestes avec leurs pièces rapportées, les souliers jaunes avaient déjà appris au colonel que ces hommes ne constituaient pas une bande de pillards nomades, mais qu’ils appartenaient à l’armée régulière du Khalife. À mesure qu’ils s’enfonçaient dans le désert, ils montraient qu’ils possédaient la rude discipline nécessaire à leur tâche. À quinze cents mètres en avant et sur chaque flanc, leurs éclaireurs plongeaient et réapparaissaient au milieu des dunes dorées. Ali Wad Ibrahim avait pris la tête de la caravane, son lieutenant commandait l’arrière-garde. La procession s’étirait sur deux cents mètres, avec le petit groupe de captifs au milieu. Comme les Arabes ne cherchaient pas à les isoler les uns des autres, Monsieur Stephens parvint à glisser son chameau entre ceux des deux demoiselles.

 

– Ne vous découragez pas, Mademoiselle Adams ! dit-il. C’est évidemment un outrage inexcusable, mais il est hors de doute que des mesures appropriées seront prises pour arranger l’affaire. Je suis persuadé que nous ne subirons rien de plus grave que quelques ennuis provisoires. Sans ce bandit de Mansoor, personne ne vous aurait découvertes !

 

En une heure de temps, la vieille fille de Boston avait changé d’une façon pitoyable : elle était devenue une dame très âgée. Ses joues brunies s’étaient creusées ; ses yeux brillaient farouchement et ne cessaient de se poser sur Sadie avec effroi. Les désastres provoquent toujours des miracles de désintéressement : tous ces gens du monde qui marchaient vers leur destin avaient déjà rejeté toute frivolité, tout égoïsme : chacun ne pensait qu’à autrui. Sadie pensait à sa tante ; celle-ci pensait à Sadie ; les hommes pensaient aux femmes ; Belmont pensait à Madame Belmont, mais il pensa aussi à autre chose, car il amena son chameau à hauteur de celui de Mademoiselle Adams.

 

– J’ai quelque chose pour vous, chuchota-t-il. Nous risquons d’être bientôt séparés ; aussi est-il préférable que nous fassions nos arrangements sans perdre de temps.

 

– Séparés ! gémit Mademoiselle Adams.

 

– Parlez bas, car cet infernal Mansoor peut nous trahir encore une fois. J’espère que nous ne serons pas séparés, mais c’est une éventualité. Il faut nous préparer au pire. Par exemple, ils pourraient décider de se débarrasser des hommes et de vous garder.

 

Mademoiselle Adams frissonna.

 

– Que dois-je faire ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce que je dois faire, Monsieur Belmont ! Je suis une vieille femme. J’ai vécu. Je pourrais tout supporter si j’étais seule en cause. Mais Sadie ! Je suis complètement folle quand je pense à elle. Sa mère l’attend à la maison, et moi…

 

Elle joignit ses petites mains maigres dans une angoisse indicible.

 

– Glissez une main sous votre cache-poussière, dit Belmont en collant son chameau contre celui de la vieille Américaine. Ne le laissez pas tomber. Là ! Maintenant cachez-le dans votre robe. Vous aurez toujours une clef qui vous ouvrira n’importe quelle porte.

 

Mademoiselle Adams tâta ce qu’il lui avait remis, et elle le regarda d’abord avec stupéfaction. Puis elle se mordit les lèvres et secoua avec désapprobation sa tête austère. Finalement elle enfouit le petit revolver sous sa robe, et elle continua d’avancer, l’esprit dans un tourbillon. S’agissait-il bien d’elle, d’Eliza Adams de Boston, qui avait passé une vie étroite mais heureuse entre sa maison confortable de Commonwealth Avenue et l’église presbytérienne de Tremont ? Voilà qu’elle se trouvait juchée sur un chameau, la main fermée sur une crosse de pistolet, et pesant dans sa tête la justification d’un meurtre ! Oh vie, vie traîtresse, comment te faire confiance ? Quand tu nous montres tes pires aspects, nous pouvons y faire face ; mais c’est quand tu te fais plus douce et plus lisse que nous avons à te redouter davantage.

 

– Au pis, Mademoiselle Sadie, ce ne sera qu’une question de rançon, déclara Stephens en exprimant le contraire de ce qu’il pensait vraiment. En outre, nous sommes encore tout près de l’Égypte et loin du pays des derviches. Vous pouvez être sûre que la poursuite sera énergiquement menée. Il faut que vous essayiez de ne pas perdre courage, et d’espérer que tout se passera au mieux !

 

– Non, je n’ai pas peur, Monsieur Stephens ! répondit Sadie en tournant vers lui un visage tout blanc qui démentait ses paroles. Nous sommes entre les mains de Dieu, et certainement Il ne nous sera pas cruel. On assure facilement qu’on Lui fait confiance quand les choses vont bien, mais maintenant l’épreuve décisive approche. S’Il est là-haut, derrière ce ciel bleu…

 

– Il est là-haut ! répondit une voix derrière eux.

 

C’était le pasteur de Birmingham qui avait rejoint le groupe. Ses mains ligotées s’agrippaient à sa selle, et il balançait son obésité à chaque foulée de son chameau. Le sang suintait de sa jambe blessée, et les mouches s’y agglutinaient ; le soleil brûlant du désert lui tapait sur la tête car dans la bagarre il avait perdu son chapeau et son ombrelle. Un début de fièvre donnait un peu de couleur à ses grosses joues blêmes ; ses yeux brillaient ; il avait toujours paru un peu vulgaire à ses compagnons de voyage. À présent il était transformé : purifié, spiritualisé, exalté. Il était devenu si étrangement fort qu’à le regarder les autres se sentaient plus forts. Il parla de la vie et de la mort, du présent, et de leurs espoirs pour l’avenir ; le nuage noir de leur misère commença à se déchirer et à laisser filtrer un rayon de clarté. Cecil Brown haussait les épaules, car ce n’était pas en une heure qu’il modifierait les convictions de sa vie ; mais le reste du petit groupe, y compris Fardet, se sentit ému et revigoré. Tous se découvrirent quand il pria. Le colonel fabriqua un turban avec son foulard de soie rouge, et insista pour que Monsieur Stuart s’en coiffât. Avec son costume d’ecclésiastique et ce couvre-chef criard, il ressemblait à un homme grave qui se serait déguisé pour amuser des enfants.

 

Et puis le tourment insupportable de la soif vint s’ajouter aux nausées que provoquait le pas des chameaux. Le soleil brûlait ; son éclat se réfléchissait sur le sable jaune ; la grande plaine scintillait de telle sorte qu’ils avaient l’impression de chevaucher sur une nappe de métal en fusion. Ils avaient les lèvres sèches, grillées, et la langue comme une lanière de cuir. Quand ils parlaient entre eux, ils zézayaient bizarrement, car ils n’exprimaient sans effort que les voyelles. Mademoiselle Adams baissait la tête ; son grand chapeau dissimulait son visage.

 

– Ma tante va s’évanouir si on ne lui donne pas à boire, dit Sadie. Oh, Monsieur Stephens, n’y a-t-il rien que nous puissions faire ?

 

Les derviches qui se trouvaient à proximité étaient tous des bagarras, à l’exception d’un nègre dont la figure portait les traces d’une récente variole. Il avait l’air moins méchant que ses camarades arabes ; aussi Stephens se hasarda-t-il à lui toucher le coude et à lui désigner successivement une outre d’eau et la vieille demoiselle. Le nègre secoua négativement la tête, mais il lança un coup d’œil significatif aux Arabes comme pour dire que, s’ils n’étaient pas là, il se conduirait différemment. Puis il posa son index noir sur sa poitrine.

 

– Tippy Tilly, dit-il.

 

– Qu’est-ce ? demanda le colonel Cochrane.

 

– Tippy Tilly, répéta le nègre en baissant la voix comme s’il ne voulait pas être entendu de ses camarades.

 

Le colonel hocha la tête.

 

– Mon arabe est décidément insuffisant. Je ne comprends pas ce qu’il veut dire, bougonna-t-il.

 

– Tippy Tilly. Hicks Pacha, répéta le nègre.

 

– Je crois qu’il ne nous veut pas de mal, mais je ne comprends pas un traître mot de son langage, dit le colonel à Belmont. Ne croyez-vous pas qu’il veut dire qu’il s’appelle Tippy Tilly et qu’il a tué Hicks Pacha ?

 

Le nègre exhiba ses grandes dents blanches quand il entendit répéter les mots qu’il avait employés.

 

– Aiwa ! dit-il. Tippy Tilly… Bimbashi Mormer… Boum !

 

– Ça y est ! J’ai compris ! s’écria Belmont. Il essaie de parler anglais. Tippy Tilly, c’est approximativement Egyptian Artillery, l’artillerie égyptienne. Il a servi dans l’artillerie égyptienne sous le bimbashi Mortimer. Il a été fait prisonnier quand Hicks Pacha a été anéanti, et il est devenu derviche pour sauver sa peau. Demandez-lui si je me trompe !

 

Le colonel dit quelques mots et reçut une réponse ; mais deux Arabes se rapprochèrent ; le nègre se tut et accéléra l’allure.

 

– Vous aviez raison, dit le colonel. Ce nègre ne nous veut aucun mal, et il préférerait combattre pour le Khédive que pour le Khalife. Je ne vois pas comment il pourrait nous aider, mais je me suis trouvé dans des situations pires que celle-ci, et je m’en suis néanmoins sorti. Après tout, nous ne sommes pas hors d’atteinte, et des poursuivants peuvent nous rattraper pendant encore quarante-huit heures.

 

Belmont fit des calculs avec sa précision habituelle.

 

– Il était à peu près midi quand nous étions sur le roc, dit-il. On aura commencé à s’inquiéter à bord en voyant que nous n’étions pas rentrés à deux heures.

 

– Oui, interrompit le colonel. Nous devions déjeuner à deux heures. Je me rappelle avoir dit qu’en rentrant je boirais… Oh, mon Dieu, mieux vaut n’y point penser !

 

– Le commandant est un vieil endormi, reprit Belmont. Mais j’ai une confiance absolue dans la promptitude et dans l’esprit de décision de ma femme. Elle insistera pour que l’alerte soit donnée. Supposez qu’ils se soient mis en route à deux heures et demie ; ils seront arrivés à Ouadi-Halfa à trois heures, puisqu’ils descendent le courant. Combien de temps faut-il pour que s’ébranle le corps des méharistes ?

 

– Comptons une heure.

 

– Plus une heure pour qu’ils franchissent le fleuve. Ils arriveront au roc d’Abousir vers six heures, et ils trouveront tout de suite la piste. La course-poursuite commencera alors. Nous n’avons que quatre heures d’avance, et quelques-uns de ces chameaux sont fourbus. Nous pouvons encore être sauvés, Cochrane !

 

– Certains d’entre nous, oui, peut-être. Mais je ne pense pas que le pasteur soit encore en vie demain matin, non plus que Mademoiselle Adams. Ils ne sont pas faits pour ce genre d’aventures. Par ailleurs, n’oublions pas que ces gens-là ont l’habitude d’assassiner leurs prisonniers quand ceux-ci risquent de leur échapper. Dites, Belmont, pour le cas où vous vous en tireriez et pas moi, j’ai une question d’hypothèque que je vous demanderais de régler à ma place.

 

Ils se rapprochèrent pour mieux parler des détails de l’affaire.

 

Le nègre qui s’était baptisé Tippy Tilly s’arrangea pour glisser un morceau d’étoffe tout imbibé d’eau dans la main de Monsieur Stephens, et Mademoiselle Adams put s’humecter les lèvres. Ces quelques gouttes lui donnèrent une force nouvelle ; une fois passé le premier choc, sa nature nerveuse, élastique, reprit le dessus.

 

– Ces gens-là n’ont pas l’air de vouloir nous faire du mal, Monsieur Stephens, remarqua-t-elle. Ils doivent avoir une religion tout comme nous ; sans doute trouvent-ils mauvais ce que nous trouvons mauvais…

 

Stephens hocha la tête sans répondre. Il avait assisté au massacre des âniers, que n’avait pas vu la vieille Américaine.

 

– … Peut-être, reprit-elle, leur sommes-nous envoyés pour les guider sur une meilleure voie. Peut-être sommes-nous désignés pour accomplir une bonne œuvre chez eux.

 

Si sa nièce n’avait pas été là, son tempérament énergique et entreprenant aurait trouvé du réconfort dans la possibilité d’une glorieuse évangélisation de Khartoum, ou de la transformation d’Omdurman en une petite réplique d’une ville de la Nouvelle-Angleterre aux larges avenues.

 

– Savez-vous à quoi je ne cesse de penser ? demanda Sadie. Vous rappelez-vous ce temple que nous avons vu… quand était-ce ? Eh bien, c’était ce matin !

 

Tous trois poussèrent une exclamation de surprise. Oui, ils l’avaient vu le matin même ; et cependant le souvenir semblait surgir d’un passé lointain, confus, tant le changement intervenu dans leur vie avait été brusque et profond, tant leurs pensées avaient pris un cours différent. Ils chevauchèrent en silence, jusqu’à ce que Stephens rappelât à Sadie qu’elle n’avait pas terminé sa phrase.

 

– Oh oui ! Je voulais parler du bas-relief sur le temple. Vous rappelez-vous la pauvre cohorte de captifs traînés aux pieds du grand Roi ? Et comme ils semblaient abattus au milieu des guerriers qui les conduisaient ? Qui aurait pu penser que moins de trois heures plus tard nous connaîtrions le même destin ! Et Monsieur Headingly…

 

Elle se cacha le visage et se mit pleurer.

 

– Ne vous désolez pas ainsi, Sadie ! murmura sa tante. Souvenez-vous de ce qu’a dit le pasteur : nous sommes tous dans le creux de la main divine. Où croyez-vous qu’ils nous mènent, Monsieur Stephens ?

 

La tranche rouge de son Baedeker dépassait encore de la poche de l’avoué, car les sauvages ne l’avaient pas jugé digne d’intérêt. Il le caressa d’un regard.

 

– S’ils me le laissent jusqu’à notre prochain arrêt, je vous montrerai quelques pages. En attendant j’ai une notion générale du pays, car j’ai dessiné avant-hier une petite carte. Le Nil coule du sud au nord ; nous devons donc avancer plein ouest. Je suppose qu’en longeant de trop près la rive du fleuve, ils redouteraient d’être poursuivis. Il y a une piste pour caravanes, je m’en souviens, qui est parallèle au Nil, à une centaine de kilomètres à l’intérieur des terres. Si nous continuons dans cette direction encore un jour, nous devrions la rejoindre. Elle traverse une ligne de puits, qui part d’Assiout, si je ne me trompe pas, du côté égyptien, pour aboutir de l’autre côté en territoire derviche ; aussi, peut-être…

 

Il fut interrompu par une voix aiguë qui déversa tout à coup un torrent de mots sans suite ni sens. Les joues de Monsieur Stuart étaient devenues écarlates, ses yeux vides étincelaient, et tout en chevauchant il s’était lancé dans un bredouillis incompréhensible. Bonne mère Nature ! Elle ne laisse pas ses enfants subir trop de mauvais traitements. « En voilà assez ! dit-elle. Cette jambe blessée, ces croûtes sur les lèvres, cette angoisse, cette lassitude… Allons, sors un moment, jusqu’à ce que ton corps soit redevenu habitable ! » Et elle entraîne l’esprit dans le Nirvana du délire, pendant que les cellules bricolent et rafistolent l’intérieur afin que tout soit en meilleur état pour son retour. Quand vous voyez le voile de cruauté qu’arbore la Nature, essayez de le soulever : vous aurez alors la surprise de découvrir une figure aimable et très bonne.

 

Les Arabes observèrent avec méfiance cette crise imprévue du pasteur : elle confinait en effet à la folie : or pour eux la folie est chose surnaturelle et redoutable. L’un d’entre eux se détacha pour aller prendre les ordres de l’émir. Quand il revint, il parla à ses camarades ; deux Arabes encadrèrent alors de près le chameau du pasteur pour que celui-ci ne tombe pas. Le bon nègre se glissa à côté du colonel et lui chuchota à l’oreille deux ou trois phrases.

 

– Nous allons faire halte bientôt, Belmont, annonça Cochrane.

 

– Dieu merci ! Ils nous donneront à boire. Nous ne pouvons pas continuer ainsi !

 

– J’ai dit à Tippy Tilly que, s’il nous aidait, nous ferions de lui un bimbashi quand nous le ramènerons en Égypte. Je crois qu’il ne demande pas mieux ; encore faudra-t-il qu’il ait le pouvoir. Oh, Belmont, retournez-vous et regardez le fleuve !

 

Leur route avait jusqu’ici traversé une étendue sablonneuse parsemée de khors aux arêtes noires et déchiquetées ; elle débouchait maintenant sur une plaine rude, vallonnée, recouverte de galets arrondis ; les ondulations du terrain se prolongeaient jusqu’aux collines violettes à l’horizon ; elles étaient si régulières, si longues, si brunes, qu’on aurait pu les prendre pour les lames sombres d’une gigantesque houle solidifiée. Parfois une petite touffe verte d’herbe à chameau surgissait entre les pierres. Devant les prisonniers, rien d’autre que cette plaine brune et ces collines violettes. Derrière eux, d’abord les rocs noirs déchiquetés qu’ils venaient de dépasser avec les vallonnements de sable orange ; mais plus loin, bien plus loin, une mince ligne verte marquait le lit du Nil. Comme ce vert leur sembla frais et magnifique à côté de cette monotonie sauvage ! Ils reconnurent aussi le haut roc d’Abousir, roc maudit qui avait causé leur perte. Au-delà, le fleuve dessinait ses méandres lumineux. Oh, ce liquide étincelant ! Oh, ces instincts grossiers, primitifs, qui se réveillèrent aussitôt en leur âme ! Ils avaient perdu leurs familles, leur patrie, la liberté, mais ils oublièrent tout pour ne plus penser qu’à cette eau. Dans son délire Monsieur Stuart réclamait à grands cris des oranges ; c’était affreux de l’entendre. Seul le rude Irlandais se haussa au-dessus de la bête : la partie du fleuve qu’il contemplait devait se trouver près de Ouadi-Halfa, et sa femme était sans doute là-bas. Il rabattit son chapeau sur ses yeux et mordilla sa moustache grise.

 

Le soleil déclinait avec lenteur vers l’ouest ; leurs ombres s’allongèrent sur la piste. Il faisait plus frais ; le vent du désert s’était levé et bruissait au-dessus de la plaine. L’émir appela son lieutenant ; tous deux scrutèrent les environs, s’abritant les yeux derrière leurs mains ; ils cherchaient évidemment un repère. Puis, poussant un grognement de satisfaction, le chameau du chef s’affala sur les genoux, ensuite sur les jarrets, et posa son estomac sur le sol. Tous les chameaux arrivant à sa hauteur l’imitèrent, et se couchèrent sur une même ligne horizontale. Les cavaliers mirent pied à terre et disposèrent devant leurs montures de quoi manger, mais sur des morceaux d’étoffe car un chameau de bonne race ne mange jamais à même le sol. Dans les yeux doux des animaux, dans leur manière tranquille de s’alimenter, dans leur allure condescendante, il y avait quelque chose de gentil et de féminin : ils évoquaient irrésistiblement un pique-nique de vieilles demoiselles au cœur du désert de Libye.

 

Les prisonniers furent laissés libres de leurs mouvements : comment pouvaient-ils songer à fuir au centre de cette plaine immense ? L’émir s’approcha, les considéra de ses yeux noirs sinistres tout en peignant sa barbe sombre avec ses doigts. En frissonnant, Mademoiselle Adams découvrit que le regard du chef revenait se poser constamment sur Sadie. Puis, se rendant compte de leur condition physique, il lança un ordre ; un nègre apporta une outre d’eau et leur versa à chacun la moitié d’un gobelet. L’eau était chaude, boueuse ; elle avait le goût du cuir ; mais comme elle parut délicieuse à leurs palais desséchés ! L’émir dit quelques mots secs à l’interprète et se retira.

 

– Mesdames, Messieurs !… commença Mansoor.

 

Il aurait volontiers repris son air d’importance, mais devant une certaine lueur dans les yeux du colonel il entama un long plaidoyer pour sa conduite.

 

–… Comment aurais-je pu agir autrement, avec le sabre sur la gorge ? gémit-il.

 

– Si un jour nous revoyons l’Égypte, je vous promets une corde autour du cou ! grommela férocement le colonel. En attendant…

 

– Très bien, colonel ! interrompit Belmont. Mais dans notre propre intérêt, il nous faut savoir ce qu’a dit le chef.

 

– Pour ma part, je ne veux plus avoir affaire à cette canaille !

 

– C’est, je pense, aller trop loin. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer ce qu’a dit le chef.

 

Cochrane haussa les épaules. Les privations le rendaient irritable. Il dut se mordre les lèvres pour retenir une réponse acide. Il s’éloigna lentement.

 

– Qu’a dit le chef ? interrogea Belmont dont la férocité du regard ne le cédait en rien à celle du colonel.

 

– Il me paraît un peu mieux disposé qu’avant. Il a dit que tant qu’il aurait de l’eau, vous auriez votre part ; mais il n’en a pas beaucoup. Il a dit aussi que demain nous arriverions aux puits de Selimah, et que tout le monde aurait largement de quoi boire, y compris les chameaux.

 

– Ne vous a-t-il pas précisé combien de temps nous resterions ici ?

 

– Un très court repos, m’a-t-il dit ; et puis après, en avant ! Oh, Monsieur Belmont !…

 

– Silence ! aboya l’Irlandais.

 

Belmont recommença à calculer les délais et les distances. Si tout s’était passé comme prévu, si sa femme avait secoué l’indolence du commandant afin que l’alerte fût donnée à Ouadi-Halfa, alors les poursuivants devaient être déjà lancés sur leurs traces. Le corps des méharistes ou la cavalerie égyptienne se déplacerait mieux et plus vite au clair de lune qu’à la lumière du soleil. Il savait qu’à Ouadi-Halfa la coutume était de tenir constamment en alerte au moins un demi-escadron. Il avait dîné au mess la veille au soir, et les officiers lui avaient expliqué comment ce demi-escadron était capable de foncer immédiatement en cas d’urgence. Ils lui avaient montré les réservoirs à eau, la nourriture prête à côté de chacun des animaux, et il avait admiré le soin qui présidait à tous ces préparatifs sans penser un instant qu’il pourrait en avoir besoin. Pour que la garnison tout entière fût à même de s’ébranler, il fallait compter une bonne heure. Le lendemain matin peut-être…

 

Ses réflexions se trouvèrent dramatiquement interrompues. Se débattant comme un dément, le colonel apparut sur la crête de la dune la plus proche, avec un Arabe suspendu à chacun de ses poignets. Il avait la figure rouge de fureur et de chagrin.

 

– Maudits assassins ! criait-il. Belmont, ils ont tué Cecil Brown !

 

Voici ce qui était arrivé. Aux prises avec sa mauvaise humeur, le colonel avait marché jusqu’à la colline la plus proche ; dans le vallon il avait aperçu un groupe de chameaux et plusieurs hommes en colère qui parlaient fort. Brown se tenait au centre des guerriers : il était pâle, il avait le regard lourd, mais il tortillait toujours sa moustache et il affectait une pose négligente. Il avait déjà été fouillé ; mais à présent ils semblaient résolus à lui arracher tous ses habits dans l’espoir de découvrir quelque chose qu’il aurait dissimulé. Un nègre hideux, avec des anneaux aux oreilles, grimaçait furieusement devant le visage impassible du jeune diplomate. Dans son for intérieur, le colonel qualifia d’inhumain et d’héroïque ce calme imperturbable. L’habit de Cecil Brown était déboutonné ; la grosse patte du nègre vola vers son cou et déchira sa chemise jusqu’à la taille. Au bruit de cette déchirure et sous le contact de ces doigts grossiers, ce citadin, ce produit fini du XIXe siècle rompit d’un coup avec ses principes : il devint un sauvage en face d’un autre sauvage. Il rougit, ses lèvres se retroussèrent, il grinça des dents, ses yeux s’injectèrent de sang. Il se jeta sur le nègre et le frappa plusieurs fois au visage. Il frappait comme une fille, le bras arrondi et la paume ouverte. D’abord effrayé par ce subit accès de rage, le nègre recula ; puis il poussa une sorte de ricanement d’impatience, tira un couteau de sa longue manche bouffante et frappa de bas en haut sous le bras qui tourbillonnait. Brown tomba assis et se mit à tousser. Il toussait comme un homme qui s’étrangle au cours d’un dîner, sans pouvoir s’arrêter, quinte après quinte. Ses joues que l’indignation avait colorées se recouvrirent peu à peu de la pâleur de la mort ; sa gorge fit entendre quelques gargouillements ; il plaqua une main contre sa bouche, et roula sur le côté. Le nègre émit un grognement de mépris et rangea son couteau dans sa manche, tandis que le colonel, fou de colère impuissante, se faisait empoigner par les spectateurs qui le ramenèrent vers ses compagnons consternés. On lui lia les mains et il s’assit auprès du pasteur non-conformiste qui délirait toujours.

 

Ainsi Headingly était mort ; et Cecil Brown était mort. Les survivants se dévisagèrent avec des yeux hagards, comme pour essayer de sonder les décrets du destin et de deviner lequel d’entre eux serait la prochaine victime. Sur dix touristes, deux morts et un fou. Leurs vacances se terminaient décidément très mal.

 

Fardet, le Français, était assis tout seul ; il avait posé le menton sur ses mains et les coudes sur ses genoux ; il contemplait le désert. Soudain Belmont le vit sursauter et dresser l’oreille comme un chien qui entend le pas d’un inconnu. Puis, joignant les doigts, Fardet se pencha en avant et dévora des, yeux les noires collines de l’est qu’ils venaient de franchir. Belmont suivit la direction de son regard et… Oui, oui ! Quelque chose bougeait par là ! Du métal scintilla, un vêtement blanc voletait. Une vedette derviche en faction sur le flanc du campement fit tourner deux fois son chameau en signal d’alerte, puis déchargea son fusil en l’air. L’écho du coup de feu s’était à peine étouffé que tous les Arabes et tous les nègres avaient sauté en selle et fait lever leurs chameaux ; ils se dirigèrent lentement vers l’endroit d’où l’alerte avait été donnée. Plusieurs hommes armés entourèrent les prisonniers, non sans glisser des cartouches dans leurs remingtons pour les inviter à se tenir tranquilles.

 

– Par le Ciel, ce sont des hommes montés à dos de chameau ! s’écria Cochrane dont tous les soucis s’effacèrent. Sans doute des gens de chez nous !

 

Dans la confusion générale, il s’était libéré les mains.

 

– Je ne les aurais pas crus aussi rapides, murmura Belmont dont les yeux flamboyaient. Je ne les attendais pas avant deux ou trois heures au moins. Hurrah, Monsieur Fardet ! Ça va mieux, n’est-ce pas ?

 

– Hurrah ! Hurrah ! Merveilleusement mieux ! Vivent les Anglais ! Vivent les Anglais ! cria le Français tout excité.

 

Une colonne de chameaux débouchait des rochers.

 

– Dites-moi, Belmont ! cria le colonel. Ces bandits voudront sûrement nous abattre si leurs affaires tournent mal. Je connais leurs mœurs, et nous devons nous tenir parés. Voudrez-vous sauter sur le borgne ? Moi, je prendrai le gros nègre, si mes bras peuvent faire le tour de son corps. Stephens, vous ferez ce que vous pourrez. Vous, Fardet, vous m’avez compris ? Il faut absolument mettre ces brigands hors d’état de nuire avant qu’ils puissent nous faire du mal. Vous, interprète, prévenez les deux soldats soudanais… Mais, mais…

 

Sa voix sombra. Il avala sa salive.

 

– … Ce sont des Arabes, dit-il.

 

Et personne ne reconnut sa voix.

 

De toute cette affreuse journée, ce fut le moment le plus affreux. Le joyeux Monsieur Stuart était étendu sur les galets, adossé contre les côtes de son chameau, et il étouffait de petits rires chaque fois que ses cellules intérieures s’affairaient gaiement à remettre de l’ordre dans son corps. Son visage poupin respirait la béatitude. Mais pour les autres, quel désespoir ! Les femmes éclatèrent en sanglots. Les hommes se réfugièrent dans un silence au-delà des larmes. Monsieur Fardet, secoué de hoquets nerveux, s’écroula le visage contre terre.

 

Les Arabes tirèrent en l’air pour souhaiter la bienvenue à leurs amis ; ceux-ci, trottant sur la plaine découverte, leur répondirent par des salves et agitèrent leurs lances. Cette nouvelle bande était moins nombreuse que la première ; elle ne comptait guère plus de trente cavaliers, qui arboraient le même turban rouge et les vestes à pièces rapportées. L’un d’entre eux portait une petite bannière blanche ornée d’un texte brodé en rouge. Mais l’attention des touristes fut soudain captivée par autre chose. La même peur empoigna leurs cœurs ; la même impulsion commanda le silence. Entre les guerriers du désert une silhouette blanche oscillait sur un chameau.

 

– Qui ont-ils avec eux ? cria enfin Stephens. Regardez, Mademoiselle Adams ! On dirait une femme !

 

Une forme humaine semblait bien en effet posée sur un chameau ; mais il était difficile de lui donner un nom. Quand les deux bandes se rencontrèrent, les cavaliers rompirent leurs rangs. Alors les prisonniers comprirent.

 

– C’est une femme blanche !

 

– Le bateau a été pris d’assaut ! Belmont poussa un cri qui déchira la nuit.

 

– Norah, ma chérie ! hurla-t-il. Ne perdez pas courage ! Je suis ici, et tout est bien !

 

CHAPITRE VI

Ainsi le Korosko avait été pris d’assaut ; par conséquent les chances de sauvetage qu’ils escomptaient (tous ces calculs compliqués d’heures et de distances) se révélaient aussi immatérielles qu’un mirage. L’alerte ne serait pas donnée à Ouadi-Halfa avant que les autorités s’aperçussent que le bateau n’était pas rentré dans la soirée. Donc à cette heure du crépuscule, alors que le Nil n’était plus qu’une mince bande verte très loin derrière eux, la poursuite n’avait sans doute pas commencé. Et cent cinquante kilomètres seulement, peut-être moins, les séparaient du pays des derviches. Il ne fallait presque plus espérer que les forces égyptiennes les rejoignissent à temps. Un découragement silencieux, morose, s’empara alors des prisonniers, à l’exception de Belmont que les Arabes durent maîtriser parce qu’il voulait courir au secours de sa femme.

 

Les deux détachements avaient fusionné ; les Arabes, gravement et dignement, échangeaient saluts et compliments, tandis que les nègres riaient, criaient, bavardaient avec cette bonne humeur insouciante que le Coran avait été impuissant à transformer. Le chef des nouveaux venus était un vieillard au grand nez crochu et à la barbe grise, maigre, ascétique, brusque, farouche d’aspect, très militaire d’allure. L’interprète gémit quand il le reconnut ; il leva les bras en l’air et hocha la tête : visiblement il avait découvert toute une nouvelle perspective d’ennuis.

 

– C’est l’émir Abderrahman, dit-il. Maintenant j’ai bien peur que nous n’arrivions pas vivants à Khartoum !

 

Le colonel Cochrane seul le connaissait de réputation : il passait pour un monstre de cruauté et de fanatisme, pour un musulman forcené, pour un prédicateur et un combattant qui n’hésitait jamais à appliquer les féroces doctrines du Coran jusqu’à leur conclusion. Il commença par s’entretenir avec l’émir Wad Ibrahim ; leurs chameaux se touchaient ; la barbe noire se confondait avec la barbe grise. Puis ils se tournèrent tous deux vers le misérable troupeau des captifs ; le cadet fournit d’amples explications à son aîné qui écoutait, impassible et grave.

 

– Qui est le vieux gentleman à barbe blanche ? interrogea Mademoiselle Adams qui avait été la première à se remettre de sa déception. Il a l’air très distingué.

 

– C’est le nouveau chef, répondit Cochrane.

 

– Vous ne voulez pas dire qu’il est d’un grade supérieur à l’autre ?

 

– Si, Mademoiselle, dit l’interprète. Il est à présent le chef suprême.

 

– Eh bien, tant mieux ! Il me rappelle le vieux Mathews de l’église presbytérienne au temps du ministre Scott. Ce chef à barbe noire et au regard de braise ne me dit rien qui vaille. Sadie, ma chérie, vous vous sentez mieux avec la fraîcheur, n’est-ce pas ?

 

– Oui, ma tante. Ne vous tracassez pas à mon sujet. Comment vous sentez-vous vous-même ?

 

– Ma foi, plus en confiance que tout à l’heure. Je vous ai donné un bien mauvais exemple, Sadie : j’étais complètement abasourdie par la soudaineté de toute cette aventure, et puis je pensais à votre mère : elle vous avait confiée à moi, et je me demandais ce qu’elle penserait en nous voyant toutes les deux. Ma parole, il y aura quelques manchettes là-dessus dans le Boston Herald ! Et je parie bien que quelqu’un devra rendre des comptes !

 

– Pauvre Monsieur Stuart ! s’exclama Sadie en entendant à nouveau le délire monotone du pasteur. Venez, ma tante ! Voyons si nous ne pouvons pas faire quelque chose pour lui.

 

– Je suis inquiet au sujet de Madame Shlesinger et de son enfant, dit le colonel Cochrane. Je vois bien votre femme, Belmont, mais personne d’autre.

 

– Ils l’amènent par ici ! cria Belmont. Merci, mon Dieu ! Nous allons tout apprendre. Ils ne vous ont pas fait de mal, Norah, j’espère ?…

 

Il courut vers elle, et baisa la main qu’elle lui tendait pour qu’il l’aidât à descendre de chameau.

 

Les bons yeux gris et le doux visage calme de l’Irlandaise apportèrent un peu de soulagement et d’espérance aux prisonniers. C’était une catholique fervente ; or la religion de l’Église Romaine est un excellent soutien à l’heure du danger. Pour elle, pour le colonel qui était anglican, pour le pasteur non conformiste, pour les Américaines presbytériennes, et même pour les deux Soudanais païens, la religion sous ses divers aspects remplissait le même office : elle rappelait sans cesse que le pire que pût commettre le monde était bien peu de chose, et que, nonobstant la dureté apparente des voies de la Providence, nous n’avions rien de mieux ni de plus sage à faire que de nous laisser conduire par la Grande Main. Ces compagnons du malheur n’avaient pas un dogme commun ; mais ils possédaient le courage profond et le fatalisme paisible, essentiel, qui forment le cadre antique de la religion ; les dogmes nouveaux ont poussé comme du lichen éphémère sur sa surface de granit.

 

– Pauvres amis ! s’écria l’Irlandaise. Je m’aperçois que vous avez beaucoup plus souffert que moi. Non, réellement, John mon chéri, je suis tout à fait bien ! Je n’ai même pas soif, car notre bande a rempli ses outres d’eau dans le Nil, et j’ai eu à boire autant que je le désirais. Mais je ne vois pas Monsieur Headingly, ni Monsieur Brown. Et le pauvre Monsieur Stuart ! Dans quel état se trouve-t-il !

 

– Headingly et Brown ne connaissent plus de soucis, répondit son mari. Vous ne savez pas combien de fois aujourd’hui nous avons rendu grâce à Dieu, Norah, de ce que vous n’étiez pas avec nous ! Et vous voici quand même !

 

– Où serais-je mieux qu’à côté de mon mari ? Je préfère cent fois, mille fois, être ici qu’en sécurité à Ouadi-Halfa.

 

– La ville est-elle alertée ? demanda le colonel.

 

– Un canot a réussi à fuir. Madame Shlesinger, son enfant et la nurse y avaient pris place. J’étais en bas lorsque les Arabes nous ont attaqués. Ceux qui étaient sur le pont ont eu le temps de sauter dans le canot. Je ne sais pas s’ils ont été blessés, car pendant un bon moment les Arabes ont tiré dessus.

 

– C’est vrai ? s’écria Belmont. Alors, la garnison a dû entendre la fusillade. Qu’en pensez-vous, Cochrane ? Depuis quatre heures ils doivent être lancés sur notre piste ! D’une minute à l’autre nous pouvons espérer voir apparaître sur cette crête le casque d’un officier anglais !

 

Mais des déceptions successives avaient rendu le colonel sceptique.

 

– S’ils ne viennent pas en force, répondit-il, mieux vaut qu’ils ne viennent pas du tout. Ces pillards sont des soldats d’élite avec de bons chefs, et, sur leur propre terrain, ils se défendront avec acharnement…

 

Il s’arrêta tout à coup et regarda du côté des Arabes.

 

– … Par saint George ! murmura-t-il. Ce spectacle valait la peine d’être vu !

 

Le grand soleil rouge avait déjà glissé la moitié de son disque derrière la brume violette de l’horizon. C’était l’heure de la prière arabe. Une civilisation plus ancienne et plus savante se serait tournée vers cet horizon magnifique et l’aurait adoré. Mais les sauvages enfants du désert étaient d’une essence plus noble que les Perses raffinés : ils plaçaient l’idéal plus haut que la matière ; aussi firent-ils leur prière en tournant le dos au soleil et en dirigeant leurs visages vers le temple central de leur religion. Comme ils priaient, ces fanatiques ! Profondément absorbés, avec des yeux brillants et le visage illuminé, ils se levaient, se prosternaient, touchaient de leur front le tapis de prière. En contemplant une pareille dévotion, qui aurait pu douter de l’existence d’une grande puissance mondiale, réactionnaire mais formidable, disposant de millions de fils entre le cap Juby et les confins de la Chine ? Si un jour le même souffle les embrase, si un grand soldat ou un grand administrateur se lève pour les organiser, ne seront-ils pas l’instrument avec lequel la Providence balaiera le sud de l’Europe, décadent, pourri, égoïste, sans cœur, comme cela s’est produit il y a douze cents ans, afin de faire place nette pour une race meilleure ?

 

Lorsqu’ils se furent relevés, une sonnerie de trompette retentit ; les prisonniers comprirent alors qu’après avoir voyagé tout le jour, ils allaient devoir voyager toute la nuit. Belmont grogna, car il avait espéré que leurs sauveteurs les aurait rattrapés avant le lever du camp. Mais les autres n’étaient déjà que trop enclins à se soumettre à l’inévitable. Ils avaient reçu un pain plat arabe par personne, puis, comble de volupté, un deuxième gobelet d’eau tirée des outres du deuxième détachement. Si le corps obéissait à l’âme aussi facilement que l’âme obéit au corps, la terre serait un paradis ! Une fois leurs besoins physiques satisfaits, ils reprirent courage et regrimpèrent sur leurs chameaux en acceptant de meilleure grâce le côté romanesque de leur terrible aventure. Monsieur Stuart poursuivait sur le sable son bavardage puéril ; les Arabes n’essayèrent même pas de le remettre en selle. Dans l’obscurité qui tombait, sa grosse figure tournée vers le ciel faisait une tache blanche.

 

– Interprète ! cria le colonel. Dites-leur qu’ils oublient Monsieur Stuart !

 

– Inutile, Monsieur ! répondit Mansoor. Ils disent qu’il est trop gras, et qu’ils ne l’emmèneront pas plus loin. Il va mourir, déclarent-ils ; alors à quoi bon s’occuper de lui ?

 

– Ne pas l’emmener ! explosa Cochrane. Comment ! Mais cet homme va périr de faim et de soif ! Où est l’émir ?…

 

Il appela l’Arabe à barbe noire sur le ton qu’il aurait pris pour tancer un ânier en retard. Le chef ne daigna pas lui répondre, mais il dit deux ou trois mots à l’un des guerriers qui asséna dans les côtes du colonel un coup de crosse de fusil. Le vieux soldat tomba en avant, puis fut hissé, à demi-inanimé, sur sa selle. Les femmes recommencèrent à pleurer ; les hommes marmonnèrent des jurons et serrèrent les poings ; que pouvaient-ils faire dans cet enfer d’injustice et de mauvais traitements ? Belmont chercha son petit revolver mais il se rappela qu’il l’avait confié à Mademoiselle Adams. S’il l’avait conservé, l’émir aurait été abattu, mais tous les touristes auraient été massacrés.

 

En se remettant en marche, ils aperçurent face à eux l’un des phénomènes les plus singuliers du désert égyptien ; il est vrai que les circonstances ne les mettaient pas d’humeur à en apprécier la beauté. Quand le soleil avait disparu, l’horizon avait conservé une teinte violette, ardoisée. Mais maintenant voilà que cette brume devenait de plus en plus claire : une pseudo-aurore s’épanouissait ; ils auraient juré qu’un soleil vacillant remontait dans le ciel en empruntant la voie qu’il avait descendue. Un voile rose en suspension au-dessus de l’ouest décora sa bordure supérieure de reflets d’un vert tendre et délicat. Mais lentement ces couleurs se fondirent dans un gris terne qui précéda la nuit. Vingt-quatre heures plus tôt, assis sur leurs chaises-longues ou des tabourets, ils discutaient politique à la lumière des étoiles sur le pont du Korosko. Douze heures plus tôt, ils prenaient leur petit déjeuner avant de partir pour leur dernière excursion. Depuis, ils avaient découvert tout un monde d’impressions neuves. Avec quelle brutalité ils avaient été précipités du haut de leur suffisance ! C’était les mêmes étoiles d’argent, le même croissant de lune, mais quel abîme entre le passé et le présent !

 

Les chameaux se déplaçaient aussi silencieusement que des fantômes. Devant les prisonniers, derrière eux, les Arabes ne faisaient pas plus de bruit que leurs montures. Nulle part un bruit. Pas le moindre bruit. Et puis brusquement très loin derrière, une voix humaine s’éleva dans le désert : une voix forte, bourdonnante, peu musicale ; peu à peu un refrain se dégagea dans ce chant lointain ; les prisonniers purent en distinguer les mots :

 

« La nuit nous plantons notre tente mouvante,

Une journée de moins avant notre retour… »

 

Monsieur Stuart avait-il recouvré ses esprits, ou bien était-ce par une coïncidence de son délire qu’il avait choisi ce chant ? Les larmes aux yeux, ses amis se retournèrent ; ils savaient bien que ce voyageur était tout près du retour… Graduellement la voix baissa de ton ; elle finit par s’ensevelir dans le silence tout-puissant du désert.

 

– Cher vieil ami, j’espère que vous n’êtes pas blessé ? interrogea Belmont en posant une main sur le genou du colonel.

 

Cochrane s’était redressé, mais il était encore essoufflé.

 

– Je suis tout à fait remis. Voudriez-vous avoir l’obligeance de me montrer l’homme qui m’a frappé ?

 

– Le brigand devant vous ; celui dont le chameau est à la hauteur de celui de Fardet.

 

– Le jeune, avec une moustache… Je ne le distingue pas très bien avec cette lumière, mais je crois que je le reconnaîtrai au jour. Merci, Belmont !

 

– J’ai cru qu’il vous avait défoncé des côtes.

 

– Non ; il m’a coupé le souffle, voilà tout.

 

– Vous devez être en fer ! C’était un coup terrible. Comment avez-vous pu récupérer si vite ?

 

Le colonel se gratta la gorge et bafouilla un peu en répondant :

 

– Le fait est, mon cher Belmont… Je suis sûr que ceci restera entre nous… Surtout ne le répétez pas aux dames !… Mais je suis légèrement plus âgé que je ne l’avoue, et plutôt que de perdre l’allure martiale qui m’a toujours été chère, je…

 

– Vous portez un corset, par saint George ! s’écria l’Irlandais.

 

– Ma foi, un léger support artificiel ! dit sèchement le colonel qui fit dévier la conversation sur les chances du lendemain.

 

Les survivants revoient encore dans leurs rêves cette longue nuit de marche dans le désert. Tout était d’ailleurs une sorte de rêve : le silence qu’ils trouvaient sur les pattes élastiques des chameaux, et les silhouettes imprécises, mobiles, qui oscillaient sur leur gauche et sur leur droite. L’univers semblait suspendu devant eux comme un énorme cadran du temps. Une étoile scintillait juste à l’extrémité de leur route. Le temps qu’ils ferment les yeux, et les ouvrent à nouveau, une autre étoile s’allumait au-dessous de la première. D’heure en heure le large flot stellaire s’écoulait avec lenteur sur ce fond bleu de nuit ; des mondes et des systèmes dérivaient majestueusement au-dessus de leurs têtes pour emplir la voûte céleste dont la somptuosité consolait vaguement les captifs, tant leur destin personnel et leur individualité propre semblaient minimes auprès d’un pareil déploiement de forces. Pour défiler dans le ciel, le grand cortège des astres commençait par l’escalader, puis stationnait presque immobile à la verticale, et enfin descendait sans hâte jusqu’à ce que vers l’est apparût la première lueur froide, et que les prisonniers fussent bouleversés par ce qu’elle leur révélait de leurs visages.

 

Le jour les avait torturés par la chaleur ; la nuit leur apporta un froid encore plus intolérable. Les Arabes s’enveloppèrent dans leurs couvertures et s’en couvrirent la tête. Les prisonniers grelottaient, battaient des mains pour se réchauffer. Mademoiselle Adams était la plus éprouvée en raison de sa maigreur et de la mauvaise circulation sanguine due à son âge. Stephens retira sa veste de tweed et la posa sur ses épaules. Il cheminait à côté de Sadie, sifflotait et chantonnait pour lui faire croire que sa tante le soulageait en acceptant de se charger de sa veste, mais il faisait trop de bruit pour être convaincant. Il était vrai pourtant qu’il sentait moins le froid que les autres, car le vieux, vieux feu consumait son cœur, et une étrange allégresse se mêlait confusément à ses malheurs : il aurait été incapable de dire si cette aventure était le pire des maux ou la plus grande bénédiction de son existence. À bord du bateau, la jeunesse de Sadie, sa beauté, son intelligence et son caractère ne lui avaient pas permis d’espérer mieux qu’une indulgence charitable à son égard. Mais maintenant il éprouvait le sentiment qu’il ne lui était pas inutile ; il se rendait compte que chaque heure nouvelle l’incitait davantage à s’adresser à lui comme à son protecteur naturel ; et surtout (surtout !) il avait eu la révélation de sa propre personnalité ; il commençait à comprendre que, derrière toutes les routines du droit qui lui avaient édifié une nature artificielle, un homme fort et tout à fait digne de confiance existait vraiment. Une petite étincelle d’estime personnelle lui réchauffait le sang. Jeune, il avait raté sa jeunesse ; mais elle s’épanouissait à présent comme une fleur attardée.

 

– C’est à croire que vous vous amusez beaucoup, Monsieur Stephens ! lui dit Sadie d’une voix acide.

 

– Je n’irai pas jusqu’à affirmer que je m’amuse, répondit-il. Mais je suis tout à fait certain que je ne voudrais pas vous quitter ici.

 

Il n’avait jamais été aussi tendre en paroles ; étonnée, la jeune fille le regarda.

 

– Je pense que j’ai été jusqu’ici une très méchante fille, dit-elle après un silence. Parce que j’étais heureuse moi-même, je ne pensais jamais aux malheureux. Cette aventure me fait voir les choses sous un autre jour. Si je m’en sors, je serai meilleure dans l’avenir : plus sérieuse, plus réfléchie.

 

– Et moi aussi je serai meilleur. Je suppose que c’est justement pour cela que nous vivons cette aventure. Considérez comme elle a mis en relief les qualités de tous nos amis. Prenez le pauvre Monsieur Stuart, par exemple : aurions-nous jamais soupçonné le cœur noble et loyal qu’il avait ? Et regardez Belmont et sa femme, là devant nous : ils avancent la main dans la main, sans crainte, chacun ne pensant qu’à l’autre. Et Cochrane, qui à bord donnait constamment l’impression d’avoir un esprit étroit, mesquin ! Réfléchissez à son courage et à son indignation désintéressée lorsque l’un de nous est maltraité. Fardet aussi est brave comme un lion. Je crois que le malheur nous a fait du bien à tous.

 

Sadie soupira.

 

– Oui. Si tout se terminait bien, vous auriez raison. Mais si nous devons subir des semaines ou des mois de misère avec la mort au bout, je ne sais pas où nous glanerons le profit de nos progrès. Supposez que vous vous en tiriez : que ferez-vous ?

 

L’avoué hésita ; mais ses instincts professionnels étaient encore puissants.

 

– Je verrai si une action judiciaire est possible, et contre qui. Probablement contre les organisateurs qui nous ont conduits au roc d’Abousir. À moins que ce ne soit contre le gouvernement égyptien qui n’assure pas la sécurité de ses frontières. Voilà un joli problème de droit ! Et vous, que ferez-vous, Sadie ?

 

Pour la première fois il avait laissé tomber le « Mademoiselle » devant le prénom de la jeune fille ; mais celle-ci était trop préoccupée pour le remarquer.

 

– Je serai plus tendre pour autrui, dit-elle. J’essaierai de rendre quelqu’un heureux en souvenir des misères que j’ai subies.

 

– Dans votre vie vous n’avez rien fait d’autre que de rendre heureux. Vous ne pouvez pas vous en empêcher…

 

L’obscurité l’aidait à sortir de la réserve qui lui était habituelle.

 

– … Moins que quiconque vous aviez besoin de cette rude épreuve. Comment votre caractère pourrait-il s’améliorer ?

 

– Comme vous me connaissez peu ! J’ai été très étourdie, très égoïste.

 

– Du moins n’aviez-vous pas besoin de toutes ces émotions fortes : vous étiez suffisamment vivante. Pour moi, c’est différent.

 

– Pourquoi aviez-vous besoin d’émotions, vous, Monsieur Stephens ?

 

– Parce que tout est préférable à la stagnation. La souffrance même vaut mieux que la stagnation. Je viens de commencer à vivre. Jusqu’ici j’avais été une machine sur la surface de la terre. Je n’avais qu’une idée en tête, et un homme qui n’a qu’une idée en tête ne vit point. Voilà ce que je commence à comprendre. Pendant toutes ces années je n’ai jamais été ému ; jamais le vrai souffle d’une émotion humaine ne m’a effleuré. Je n’avais pas le temps d’être ému. J’avais noté des émotions chez autrui, et je m’étais vaguement demandé s’il n’y avait pas en moi une lacune qui m’empêchât de partager l’expérience de mes compagnons de vie. Mais ces tout derniers jours m’ont appris que je peux vivre réellement, que je suis capable de chauds espoirs et de terreurs mortelles, que je peux haïr et que je peux… Bref, que je peux éprouver n’importe quel sentiment fort. Je suis né à la vie. Je serai peut-être demain au bord du tombeau, mais du moins pourrai-je me dire que j’ai vécu.

 

– Et pourquoi meniez-vous cette existence en Angleterre ?

 

– J’étais ambitieux. Je voulais arriver. Et puis je devais songer à ma mère et à mes sœurs. Dieu merci, voici le matin. Votre tante et vous cesserez bientôt de sentir le froid.

 

– Et vous qui n’avez pas de veste !

 

– Oh, ma circulation est excellente ! Je me trouve très bien en manches de chemise.

 

La longue nuit froide, épuisante, touchait à sa fin. Le ciel bleu foncé avait viré au mauve violet ; les plus grosses étoiles continuaient d’y luire. Derrière elles, la ligne grise de l’aube avait commencé à grignoter le ciel tout en se parant d’un rose délicat où tremblaient déjà les rayons du soleil invisible. Tout à coup ils sentirent sa chaleur dans leurs dos et, sur le sable, des ombres longues les précédèrent. Les derviches rejetèrent leurs couvertures et se mirent à bavarder gaiement entre eux. Les prisonniers commencèrent aussi à se dégeler et mangèrent avidement les dattes qu’on leur distribua en guise de petit déjeuner. La caravane fit halte ; ils eurent droit à un gobelet d’eau chacun.

 

– Puis-je vous parler, colonel Cochrane ? demanda l’interprète.

 

– Non ! aboya le colonel.

 

– Mais c’est très important ! Notre salut en dépend peut-être.

 

Le colonel fronça les sourcils, tira sur sa moustache.

 

– Eh bien, de quoi s’agit-il ? dit-il enfin.

 

– Vous devriez me faire confiance, car je tiens autant que vous à retourner en Égypte ! Ma femme, ma maison, mes enfants d’un côté ; de l’autre une existence d’esclave. Vous n’avez aucune raison de douter de moi.

 

– Allez-y !

 

– Vous connaissez le nègre qui vous a parlé ? Celui qui s’est trouvé avec Hicks ?

 

– Et alors ?

 

– Il m’a parlé pendant la nuit. J’ai eu avec lui une longue conversation. Il m’a expliqué que vous ne pouviez pas très bien le comprendre, et qu’il vous comprenait mal ; voilà pourquoi il est venu me trouver.

 

– Que vous a-t-il dit ?

 

– Il m’a dit qu’il y avait parmi les Arabes huit soldats égyptiens : six noirs et deux fellahs. Il m’a dit qu’il voulait avoir votre promesse d’une très bonne récompense s’ils vous aidaient à vous échapper.

 

– Ils l’auront, bien entendu !

 

– Ils m’ont demandé cent livres égyptiennes pour chacun.

 

– Ils les auront !

 

– Je lui ai dit que je vous poserais la question, mais que d’avance je répondais de votre accord.

 

– Qu’ont-ils l’intention de faire ?

 

– Ils n’ont rien pu me promettre encore, mais ils pensaient rapprocher leurs chameaux de votre groupe, de façon à saisir la première chance qui se présenterait.

 

– Eh bien, retournez le voir et promettez-lui deux cents livres pour chacun s’ils nous aident efficacement. Ne pensez-vous pas que nous pourrions acheter quelques Arabes ?

 

Mansoor hocha la tête.

 

– Essayer serait trop dangereux, répondit-il. Si l’on essaie et si l’on échoue, ce sera la fin pour nous tous. Je vais lui transmettre votre réponse.

 

Les émirs avaient prévu une halte d’une demi-heure au maximum ; mais les chameaux de bât qui portaient les prisonniers étaient tellement fatigués qu’il fut impossible de les remettre en route après un repos aussi bref. Ils avaient allongé leurs grands cous sur le sable, ce qui est chez eux le dernier symptôme de la fatigue. Les deux chefs les examinèrent, hochèrent la tête, et le terrible vieillard tourna du côté des prisonniers son visage émacié. Il s’adressa à Mansoor. L’interprète pâlit en l’écoutant.

 

– L’émir Abderrahman dit que si vous ne vous convertissez pas à l’islam, il ne prendra pas la peine de retarder la marche de toute la caravane uniquement à cause de vous. Il dit que sans vous nous pourrions aller deux fois plus vite. Il désire donc savoir, une fois pour toutes, si vous accepterez le Coran…

 

Puis, sur le même ton, comme s’il continuait à traduire, il ajouta :

 

– … Vous feriez beaucoup mieux de répondre oui, car si vous refusez il vous exterminera certainement tous.

 

Les infortunés prisonniers se regardèrent. Les deux émirs les observaient avec gravité.

 

– Pour ma part, dit Cochrane, j’aime autant mourir ici qu’être esclave à Khartoum.

 

– Que dites-vous, Norah ?

 

– Si nous mourons ensemble, John, je pense que je n’aurai pas peur.

 

– Il est absurde que je meure pour quelque chose en quoi je n’ai jamais cru, déclara Fardet. Et cependant l’honneur d’un Français lui interdit de se convertir de cette manière…

 

Il se redressa de toute sa taille, et mit son poignet blessé devant son gilet.

 

– … Je suis chrétien. Je le reste ! cria-t-il. Chacune de ces deux phrases était un courageux mensonge.

 

– Et vous, Monsieur Stephens ? demanda Mansoor d’une voix suppliante. Si l’un de vous se convertissait, ils seraient peut-être dans de meilleures dispositions. Je vous adjure de faire ce qu’ils réclament.

 

– Non, impossible ! répondit paisiblement l’avoué.

 

– Alors, et vous, Mademoiselle Sadie ? Vous, Mademoiselle Adams ? Vous n’avez qu’à dire oui tout de suite, et vous serez sauvées.

 

– Oh, ma tante, pensez-vous que nous pouvons dire oui ? balbutia la jeune fille. Est-ce que ce serait très mal si nous le disions ?

 

La vieille fille l’entoura de ses bras.

 

– Non, non, ma chère petite Sadie ! chuchota-t-elle. Vous serez forte ! Vous vous haïriez trop ensuite ! Gardez votre main sur moi, ma chérie, et priez si vous sentez que la force vous abandonne. N’oubliez pas que votre vieille tante Eliza vous tiendra tout le temps par la main.

 

Ils ne manquaient pas de crânerie, ces amateurs de plaisirs ! Tous regardaient la mort en face, et plus ils la voyaient approcher, moins ils en avaient peur. Ils éprouvaient plutôt un vague sentiment de curiosité, ainsi que ce picotement des nerfs du patient qui va s’asseoir dans le fauteuil du dentiste. L’interprète secoua ses bras et ses épaules : il avait essayé ; il avait échoué. L’émir Abderrahman donna un ordre à un nègre qui s’éloigna en courant.

 

– Pourquoi réclame-t-il des ciseaux ? interrogea le colonel.

 

– Il va torturer les femmes, répondit Mansoor en esquissant le même geste d’impuissance.

 

L’horreur les glaça. La mort dans l’abstrait était une chose, mais des détails trop concrets en étaient une autre. Ils auraient tous accepté d’endurer n’importe quoi, chacun dans sa propre chair, mais ils s’attendrissaient encore les uns sur les autres. Les femmes ne dirent rien ; les hommes se mirent à crier ensemble.

 

– Le revolver, Mademoiselle Adams ! disait Belmont. Donnez-le moi ! Nous ne supporterons pas que vous soyez torturées !

 

– Offrez-leur de l’argent, Mansoor ! Offrez-leur tout ce qu’ils veulent ! s’exclamait Stephens. Tenez, je me convertirai à l’islam s’ils promettent de ne pas toucher aux femmes. Après, tout, une obligation sous la contrainte ne fait pas force de loi. Mais je ne veux pas voir torturer les femmes !

 

– Non, attendez un peu, Stephens ! dit le colonel. Ne perdons pas la tête. Je crois que j’entrevois une porte de sortie. Écoutez-moi, interprète : vous allez dire à ce vieux diable à barbe blanche que nous ignorons tout de sa religion de pacotille. Traduisez cela en douceur. Dites-lui qu’il ne peut pas attendre de nous que nous nous convertissions avant de savoir de quelle charlatanerie il s’agit. Dites-lui que s’il consent à nous instruire, nous accepterons volontiers d’écouter son enseignement. Et vous pourrez ajouter qu’une religion qui engendre des canailles comme lui ou comme cet autre démon à barbe noire, mérite certainement notre attention…

 

À grand renfort de courbettes et de gestes larges, l’interprète expliqua que les chrétiens étaient déjà sceptiques, au bord de l’apostasie, et qu’il ne leur faudrait guère plus que quelques lueurs nouvelles pour les décider à l’abjuration. Les deux émirs se grattèrent la barbe d’un air soupçonneux. Puis Abderrahman prononça quelques mots, et tous deux s’éloignèrent. Un instant plus tard la trompette invitait la caravane à se remettre en marche.

 

– Voici ce qu’il a dit, expliqua Mansoor aux prisonniers. Nous atteindrons les puits vers midi, et nous ferons halte. Son propre moulah, qui est très bon et très savant, viendra vous donner une heure d’instruction religieuse. Après quoi vous vous prononcerez. Une fois fait votre choix, les émirs jugeront si vous irez à Khartoum ou si vous serez mis à mort. Tel a été son dernier mot.

 

– Ils n’accepteraient pas de rançon ?

 

– Wad Ibrahim aurait sans doute accepté, mais l’émir Abderrahman est terrible. Je vous conseille de lui céder.

 

– Qu’avez-vous fait vous-même ? Vous êtes chrétien, vous aussi.

 

Mansoor rougit.

 

– Je l’étais hier matin. Peut-être le redeviendrai-je demain matin. Je sers le Seigneur aussi longtemps que ce qu’il me demande me paraît raisonnable ; mais ceci est très différent.

 

Il poussa son chameau avec une liberté de manières qui prouvait que sa conversion lui avait valu un rang à part parmi les prisonniers.

 

Ils bénéficiaient donc d’un répit de quelques heures ; et cependant l’ombre noire de la mort se refermait sur eux. Qu’y a-t-il donc dans la vie pour que nous tenions tant à elle ? Pas les plaisirs, puisque les êtres dont l’existence a été une longue suite de souffrances reculent en pleurant lorsque la mort miséricordieuse leur tend ses bras apaisants. Pas la société, puisque nous transformons complètement nos relations au fur et à mesure que nous avançons sur la large route que doit suivre chaque fils, chaque fille d’homme. Est-ce la peur de perdre notre moi, ce cher moi intime que nous croyons connaître si bien alors qu’il fait constamment des choses qui nous surprennent ? Pourquoi le candidat au suicide se raccroche-t-il désespérément au pilier du pont quand la rivière le submerge ? Est-ce parce que la Nature redoute que ses artisans lassés ne jettent leurs outils et ne se mettent en grève, qu’elle a inventé cette façon de les conserver à leur tâche présente ? Les touristes du Korosko en tout cas avaient beau être harassés et humiliés : ils se réjouirent d’avoir à vivre quelques nouvelles heures de souffrance.

 

CHAPITRE VII

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, rien ne prouvait aux prisonniers qu’ils n’étaient pas revenus sur les lieux qu’ils avaient traversés la veille au soir au coucher du soleil. Depuis longtemps les collines noires et le sable orange qui bordaient le fleuve avaient disparu ; ils se retrouvaient au milieu d’une plaine brune ondulée à galets arrondis, parsemée de touffes d’herbe à chameau, et qui s’étendait jusqu’à une rangée de collines violettes, loin devant eux. Le soleil n’était pas encore assez haut pour provoquer des chatoiements tropicaux et le paysage immense se détachait avec une netteté absolue dans la lumière pure. La longue caravane suivait la cadence traînante des chameaux de bât. Sur ses flancs, des vedettes s’arrêtaient sur chaque éminence, et inspectaient l’horizon de l’est en s’abritant les yeux.

 

– À quelle distance sommes-nous du Nil, à votre avis ? demanda le colonel.

 

Il se retournait constamment pour sonder lui aussi l’immensité du désert.

 

– Quatre-vingts kilomètres, au moins ! répondit Belmont.

 

– Pas tant ! protesta le colonel. Nous n’avons pas marché plus de quinze ou seize heures, et un chameau n’avance pas à plus de quatre kilomètres à l’heure s’il n’est pas au trot. Ce qui réduirait la distance à soixante ou soixante-cinq kilomètres : trop considérable néanmoins, je le crains, pour que nous soyons sauvés. Je ne pense pas que le délai qui nous a été accordé nous serve à grand-chose. Qu’avons-nous à espérer ? Rien d’autre que la médecine qui nous attend !

 

– Ne jetez jamais le manche après la cognée ! s’écria l’Irlandais. Midi n’a pas encore sonné, il s’en faut. Hamilton et Hedley, du corps des méharistes, sont de braves garçons qui doivent foncer sur nos traces. Eux n’ont pas de chameaux de bât pour les retarder, je vous en donne ma parole ! Quand hier soir je dînais avec eux au mess et quand ils m’expliquaient comment ils ripostaient à une razzia, je ne pensais guère que notre vie allait dépendre d’eux.

 

– Soit, nous jouerons le jeu jusqu’au bout ! dit Cochrane. Mais je n’ai pas beaucoup d’espoir. Naturellement, nous ferons bon visage devant les femmes. Je constate que Tippy Tilly est un homme de parole, car ces cinq nègres et ces deux Arabes bronzés doivent être les camarades dont il nous a parlé. Ils ne se quittent pas, demeurent à notre hauteur, mais je me demande ce qu’ils pourraient faire pour nous aider.

 

– J’ai repris mon revolver… chuchota Belmont.

 

Il serra les dents et crispa ses mâchoires avant de poursuivre :

 

– … S’ils se risquent à jouer avec les femmes, je suis décidé à les abattre toutes les trois de ma propre main ; après quoi nous mourrons l’esprit plus tranquille.

 

– Vous êtes un chic type ! murmura le colonel.

 

Ils se turent. Personne d’ailleurs ne parlait beaucoup. Un sentiment indéfinissable, nébuleux, les envahissait tous, comme s’ils avaient avalé un narcotique. La Nature procure toujours un calmant quand une crise aiguë a trop agacé les nerfs. Ils étaient habités par la paisible sérénité du désespoir.

 

– C’est diablement beau ! soupira Cochrane en regardant autour de lui. J’avais toujours pensé que j’aimerais mourir dans un bon vrai brouillard jaune de Londres. Mais nous aurions pu trouver pire.

 

– Moi j’aurais aimé mourir en dormant, dit Sadie. Ce doit être merveilleux de s’éveiller et de se trouver dans l’autre monde ! Au collège, Hetty Smith nous répétait toujours : « Ne me dites pas bonne nuit, mais souhaitez-moi un bon matin dans un monde meilleur. »

 

Sa tante puritaine hocha la tête.

 

– Se présenter sans préparation devant le Créateur, Sadie, c’est terrible !

 

– C’est la solitude de la mort qui est terrible, dit Madame Belmont. Si nous mourions en même temps que tous ceux que nous aimons, nous envisagerions la mort simplement comme un changement de demeure.

 

– Si le pis survient, nous ne serons pas seuls, rectifia son mari. Nous partirons tous ensemble, et nous trouverons de l’autre côté Brown, Headingly et Stuart qui nous attendent.

 

Le Français haussa les épaules. Il ne croyait pas dans une autre vie après la mort, mais il enviait aux deux catholiques la sérénité de leur foi. Il sourit intérieurement en pensant à ce que diraient ses amis du café Cubat s’ils apprenaient qu’il avait sacrifié sa vie sur l’autel de la foi chrétienne. Tantôt cette idée l’amusait, tantôt elle l’exaspérait ; ce qui ne l’empêchait de soigner son poignet blessé tout comme une mère aurait emmailloté son bébé malade.

 

En travers du désert pierreux, un long et mince sillon jaune orienté nord-sud avait fait son apparition. C’était une bande de sable qui n’avait pas plus de quelques centaines de mètres de largeur et dont les renflements ne dépassaient pas trois mètres de hauteur. Les prisonniers s’étonnèrent de voir les Arabes la considérer avec un visage extrêmement soucieux : quand ils arrivèrent devant sa bordure, ils firent halte comme s’ils se trouvaient sur la berge d’une rivière non guéable. Ce sable était très léger, poussiéreux ; chaque souffle de brise faisait voler en l’air comme un nuage de moucherons. L’émir Abderrahman essaya de pousser dedans son chameau ; mais l’animal, au bout de deux ou trois pas, s’immobilisa en frémissant d’épouvante. Les deux chefs conférèrent un moment, puis la caravane prit la direction du nord en laissant la bande de sable sur sa gauche.

 

– Qu’est-ce donc ? demanda Belmont à l’interprète. Pourquoi ne continuons-nous pas tout droit vers l’ouest ?

 

– Du sable mouvant, répondit Mansoor. De temps à autre, le vent l’apporte en une longue traînée comme celle-là. Demain, si le vent se lève, peut-être n’en restera-t-il plus un grain, mais tout ce sable voyagera par air. Il arrive qu’un Arabe soit obligé de faire un crochet de quatre-vingts ou de cent kilomètres pour contourner une bande de sable mouvant. S’il tentait de la franchir, son chameau se romprait les pattes, et lui-même serait aspiré et englouti.

 

– Quelle est la longueur de cette bande-ci ?

 

– Personne n’en sait rien.

 

– Eh bien, Cochrane, voilà qui nous est favorable ! Plus la poursuite sera longue, plus les chameaux frais auront de chances.

 

Pour la centième fois, Belmont se retourna pour scruter l’horizon derrière eux : le grand désert était toujours brun et morne mais dépourvu du moindre scintillement d’acier, de tout miroitement d’un casque blanc.

 

Bientôt ils arrivèrent au bout de l’obstacle qui avait contrarié leur progression vers l’ouest. La bande de sable allait en se rétrécissant ; quand elle devint suffisamment étroite pour être franchie d’un saut, les Arabes préférèrent cependant la longer pendant plusieurs centaines de mètres encore plutôt que de la traverser. Mais quand les chameaux se retrouvèrent avec du bon terrain dur devant eux, ils furent poussés au trot et les prisonniers se trouvèrent ballottés dans une sorte de tangage et de roulis combinés. D’abord ils en sourirent ; mais le jeu ne tarda pas à dégénérer en tragédie quand l’affreux « mal du chameau » les secoua par la taille et la colonne vertébrale.

 

– Je n’en peux plus, Sadie ! s’écria Mademoiselle Adams. J’ai fait ce que je pouvais. Je vais tomber.

 

– Non, ma tante, non ! Si vous vous laissez tomber, vous vous romprez les os. Tenez encore un peu ; ils s’arrêteront peut-être bientôt !

 

– Appuyez-vous en arrière, dit le colonel, et tenez votre selle par derrière. Là. Cette position soulage…

 

Il retira le voile de son chapeau, en noua les extrémités et le fixa au pommeau avant de la selle.

 

– … Passez votre pied dans la boucle, comme si c’était un étrier…

 

Le soulagement fut immédiat : Stephens fit la même chose pour Sadie. Mais peu après l’un des chameaux s’effondra de fatigue dans un craquement sec, les pattes en étoile comme s’il avait été écartelé ; la caravane dut reprendre une allure plus modérée.

 

– …Ne serait-ce pas une autre bande de sable mouvant là-bas ? demanda le colonel.

 

– Non, c’est une bande blanche, répondit Belmont. Holà, Mansoor, qu’y a-t-il en face de nous ?

 

L’interprète secoua la tête.

 

– Je n’en sais rien, Monsieur. Je n’ai jamais vu ça.

 

Du nord au sud, s’étirait une ligne blanche, aussi droite et aussi nette que si elle avait été tracée à la craie. Elle était très mince, mais elle s’étendait d’un horizon à l’autre. Tippy Tilly renseigna Mansoor.

 

– C’est la grande route des caravanes, expliqua l’interprète.

 

– Qu’est-ce qui la rend blanche, alors ?

 

– Les ossements.

 

Incroyable, mais vrai ! Au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, ils constatèrent qu’il s’agissait en effet d’une piste à travers le désert, creusée par le piétinement des bêtes et des hommes, et si copieusement jalonnée d’ossements qu’elle donnait l’impression d’un ruban blanc ininterrompu. Des bêtes allongées, sinistres, jalonnaient la route tandis que par endroits des rangées de côtes se succédaient de si près qu’on aurait dit la carcasse d’un monstrueux serpent. La piste blanche luisait sous le soleil comme si elle avait été pavée d’ivoire. Depuis des millénaires elle avait été le grand passage à travers le désert et tous les animaux des innombrables caravanes qui y étaient morts avaient été conservés par l’air sec et antiseptique. Il ne fallait donc pas s’étonner qu’il fût impossible de la fouler sans fouler leurs squelettes en même temps.

 

– Ce doit être la route dont je vous ai parlé, dit Stephens. Je me rappelle l’avoir mentionnée sur la carte que j’avais dressée pour vous, Mademoiselle Adams. Le Baedeker dit qu’elle est inutilisée depuis que le soulèvement des derviches a interrompu tout commerce, mais qu’elle était la piste principale qui permettait aux peaux et à la gomme du Darfour de descendre jusqu’en Basse-Égypte.

 

Ils la regardèrent avec indifférence : leur propre destin les préoccupait suffisamment. La caravane prit alors la direction du sud en suivant la vieille piste. Cette route-Golgotha était tout à fait celle qui convenait au calvaire qui les attendait.

 

Le moment critique approchait : leur sort allait se jouer. Épouvanté par les terribles perspectives qu’il entrevoyait pour les femmes, le colonel Cochrane fit taire son orgueil et sollicita les conseils de l’interprète renégat. Mansoor était un scélérat et un lâche, mais en tant qu’Oriental il comprenait le point de vue des Arabes. Sa conversion avait facilité ses relations avec les derviches, et il les avait fait bavarder. Le tempérament rigide et aristocratique de Cochrane se révoltait à l’idée de demander conseil à un individu pareil ; quand enfin il s’y décida, il le fit de sa voix la plus bourrue et la moins conciliante.

 

– Vous connaissez ces bandits, et vous avez la même façon de considérer les événements, dit-il. Notre objectif est de prolonger l’état des choses pendant vingt-quatre heures encore. Une fois ce délai écoulé, peu nous chaut ce qui nous arrivera, car nous ne pourrons plus espérer être libérés. Comment donc grignoter un autre jour ?

 

– Vous savez ce que j’en pense, répondit l’interprète. Je vous l’ai déjà dit. Si vous faites comme moi, vous arriverez sûrement sains et saufs à Khartoum. Sinon, vous ne quitterez pas vivants le lieu de notre prochaine halte.

 

Le nez busqué du colonel se redressa, et ses joues maigres se colorèrent. Il avança en silence pendant quelque temps, car son temps de service aux Indes lui avait donné un caractère de crevette au cari, et ses récentes aventures l’avaient pimenté en supplément d’un peu de cayenne. Il attendit d’être en mesure de parler calmement.

 

– Mettons de côté cette suggestion, dit-il enfin. Il y a des choses qui sont possibles, et d’autres qui ne le sont pas. Cela n’est pas possible.

 

– Vous n’avez qu’à faire semblant de vous convertir.

 

– En voilà assez !

 

Mansoor haussa les épaules.

 

– À quoi bon me demander mon avis, si vous vous fâchez quand je vous le donne ? Si vous ne voulez pas agir comme je vous le conseille, alors débrouillez-vous comme bon vous semblera. Au moins vous ne pourrez pas dire que je n’ai pas tout fait pour vous sauver.

 

– Je ne me fâche pas, répondit le colonel d’une voix moins sèche. Mais ce serait nous abaisser plus que nous n’y tenons. J’envisageais autre chose. Peut-être consentiriez-vous à laisser entendre à ce prêtre, à ce moulah, que vraiment nous commençons à fléchir. Je ne pense pas, étant donné le trou où nous sommes enfoncés, qu’il trouverait cela anormal. Et puis, quand il viendra nous faire la leçon, nous pourrions jouer la comédie de nous intéresser à ses discours, lui demander de parfaire notre éducation et prolonger ainsi l’affaire pendant vingt-quatre ou quarante-huit heures. Ne croyez-vous pas que ce serait la meilleure idée ?

 

– Vous ferez ce que vous voudrez, dit Mansoor. Je vous ai donné mon avis une fois pour toutes. Si vous désirez que je parle au moulah, je lui parlerai. C’est le petit bonhomme tout rond, avec une barbiche grise, qui est monté sur le chameau marron. Je puis vous assurer qu’il s’est acquis la réputation d’un grand convertisseur d’infidèles, que sa réputation est sa fierté, et qu’il préférerait sans doute vous voir épargnés s’il pensait avoir quelque chance de vous convertir à l’islam.

 

– Dites-lui que nous avons l’esprit ouvert et disponible pour la bonne semence, insista le colonel. Je ne pense pas que le pasteur aurait été jusque-là, mais puisqu’il est mort nous pouvons faire cette concession. Allez le trouver, Mansoor, et si vous œuvrez bien, nous oublierons ce qui s’est passé. À propos, Tippy Tilly vous a-t-il dit quelque chose ?

 

– Non, Monsieur. Il a réuni ses hommes autour de lui, mais il n’a pas encore découvert le moyen de vous aider.

 

– Moi non plus. Allez voir le moulah, pendant que je mettrai les autres au courant de notre projet.

 

Tous les prisonniers approuvèrent le plan du colonel a l’exception de la vieille fille de la Nouvelle-Angleterre qui refusa formellement de feindre un intérêt quelconque pour la religion musulmane.

 

– Je pense que je suis trop vieille pour m’agenouiller devant Baal ! dit-elle.

 

Devant les instances du colonel, elle finit par promettre qu’elle ne manifesterait pas son opposition à ce que ses compagnons pourraient dire ou faire.

 

– Et qui va argumenter avec ce moulah ? interrogea Fardet. Il importe grandement que la discussion se déroule avec le plus de naturel possible, car s’il supposait que nous ne faisions qu’essayer de gagner du temps, il refuserait de nous endoctriner davantage.

 

– Il me semble que Cochrane devrait s’en charger, puisque la proposition émane de lui, dit Belmont.

 

– Excusez-moi ! s’écria le Français. Je ne voudrais rien dire contre notre ami le colonel, mais il n’est pas possible que le même homme excelle en tout. S’il s’en charge, c’est aller délibérément au-devant d’un échec : le moulah lira dans le jeu du colonel à livre ouvert.

 

– Vous croyez ? demanda le colonel avec dignité.

 

– Oui, mon ami, il lira en vous ! Comme la plupart de vos compatriotes, vous manquez totalement de sympathie pour les idées des autres peuples, et c’est d’ailleurs le grand défaut que je reproche à votre nation.

 

– Oh, laissez tomber la politique ! s’impatienta Belmont.

 

– Je ne parle pas politique. Je parle pratique. Comment le colonel Cochrane pourrait-il faire croire au moulah qu’il s’intéresse réellement à sa religion, alors que pour lui il n’existe pas d’autre religion au monde que celle que lui a inculquée la petite secte qui l’a élevé ? J’ajoute pour le colonel que je suis sûr que n’ayant rien d’un hypocrite, il ne pourrait jamais jouer assez bien la comédie pour abuser cet Arabe !

 

Le colonel avait le dos raide et le visage fermé de l’homme qui se demande s’il doit se considérer comme insulté ou félicité.

 

– Chargez-vous donc de la discussion si vous en avez envie, dit-il enfin. Je serai ravi d’être libéré de cette corvée.

 

– Je pense en effet que je suis le plus apte à cette tâche, puisque toutes les religions m’intéressent également. Quand je cherche à m’informer, c’est en vérité parce que je souhaite être informé, et non pas pour tenir un rôle.

 

– La meilleure des choses serait assurément que Monsieur Fardet s’en charge, déclara Madame Belmont d’un ton décidé qui rallia l’unanimité.

 

Le soleil était maintenant haut, et il éblouissait de clarté les ossements blancs qui jalonnaient la route. À nouveau le supplice de la soif tortura les prisonniers ; pendant qu’ils cheminaient, une vision de la cabine du Korosko dansa comme un mirage devant leurs yeux ; ils virent les nappes et les serviettes blanches, la carte des vins, les longs cols des bouteilles, les bouteilles d’eau gazeuse. Sadie, qui s’était bien comportée jusqu’ici, piqua tout à coup une véritable crise d’hystérie, et ses rires aigus sans motif exaspérèrent horriblement ses compagnons. Sa tante et Monsieur Stephens firent de leur mieux pour la calmer, et au bout d’un certain temps la jeune fille épuisée, hypertendue, sombra dans un état à mi-chemin entre le sommeil et l’évanouissement ; ne se retenant plus que mollement au pommeau de sa selle, elle serait certainement tombée si elle n’avait pas été encadrée comme elle l’était. Les animaux de bât étaient aussi las que leurs cavaliers ; ceux-ci devaient constamment tirer sur la corde attachée à la muselière pour les empêcher de s’agenouiller. D’un horizon à l’autre s’étalait la voûte immense d’un ciel bleu sans tache ; inexorable, le soleil rampait le long de sa concavité formidable.

 

Ils longeaient toujours la vieille piste, mais ils progressaient très lentement. Plusieurs fois, les deux émirs vinrent examiner les chameaux qui portaient les prisonniers, et ils hochèrent la tête. Le plus lambin des animaux était monté par un soldat soudanais blessé : il boitait bas, et il ne se maintenait au rang des autres qu’à grand renfort de coups de baguette. L’émir Wad Ibrahim leva son fusil, épaula et lui tira une balle dans la tête. Le soldat blessé tomba à côté de sa monture. Ses compagnons d’infortune se retournèrent et le virent se relever en titubant. Au même moment, un baggara sauta à bas de son chameau, un sabre à la main.

 

– Ne regardez pas ! cria Belmont aux femmes.

 

Ils tournèrent tous la tête vers le sud. Ils n’entendirent aucun bruit ; mais quelques instants plus tard, le baggara les rattrapa ; nettoyant son sabre sur les poils de l’encolure de son chameau, il leur adressa au passage un sourire malicieux de toutes ses dents blanches. Mais les êtres qui sont au plus bas degré de la misère humaine ont au moins une assurance sur l’avenir : ce sourire abominable les aurait fait frémir vingt-quatre heures plus tôt ; à présent il n’éveilla en eux qu’une méprisante insouciance.

 

S’ils avaient été en état d’observer la vieille piste commerciale avec des yeux d’excursionnistes, ils auraient remarqué bien des choses dignes d’intérêt. Ici et là subsistaient les ruines croulantes d’anciens édifices, si vieux qu’ils défiaient l’histoire, mais qui avaient été bâtis au cours d’une civilisation très éloignée dans le but de procurer aux voyageurs un abri contre le soleil et un refuge contre les pillards. Les briques de boue qui avaient servi à leur construction prouvaient que les matériaux avaient été transportés depuis le Nil. Une fois, au sommet d’une petite éminence de terrain, ils virent le tronçon brisé d’une colonne de granit rouge d’Assouan ; elle était ornée du symbole ailé du dieu égyptien avec le cartouche de Ramsès II. Après trois mille ans, pas moyen de se soustraire aux empreintes ineffaçables du roi guerrier ! Pour les prisonniers, ce cartouche fut un symbole d’espérance, le signe qu’ils n’avaient pas quitté la sphère d’influence des Égyptiens.

 

– Ils ont laissé jadis leur carte de visite, dit Belmont. Pourquoi ne viendraient-ils pas la déposer encore une fois ?

 

Et tous s’efforcèrent de sourire.

 

Mais ils allaient arriver devant un spectacle bien satisfaisant pour l’œil. Çà et là, dans des dépressions, sur les deux côtés de la piste, ils avaient remarqué quelques brins d’herbe ; cette présence signifiait que l’eau n’était pas loin de la surface du sol. Tout à coup la piste s’enfonça dans une grande cuvette dont le fond était constitué par un ravissant bosquet de palmiers et une magnifique pelouse de verdure. Le soleil éclairait en plein cette tache de couleur claire et reposante ; il la faisait briller comme une pure émeraude sertie dans du cuivre poli. Mais la beauté de l’oasis ne faisait pas oublier les promesses qu’elle renfermait : de l’eau, de l’ombre, tout ce que pouvaient désirer des voyageurs épuisés. Sadie elle-même revint à la vie quand elle aperçut ce paysage de félicité ; les chameaux fourbus se redressèrent et se mirent à trotter en humant l’air. Après la sévérité impitoyable du désert, les prisonniers ne pouvaient rien voir de plus beau. Ils contemplaient la pelouse où s’étendaient les ombres noires des palmes, puis ils levaient les yeux sur les grandes feuilles vertes qui se découpaient dans le bleu du ciel, et ils oubliaient leur mort imminente devant la beauté de cette Nature au sein de laquelle ils allaient retourner.

 

Les puits au centre du bosquet étaient au nombre de sept ; il fallait y ajouter deux petites cavités remplies d’une eau couleur de tourbe. Les chameaux et les hommes se précipitèrent pour boire goulûment. Les Arabes attachèrent ensuite les animaux et disposèrent à l’ombre leurs nattes pour dormir. Les prisonniers reçurent une ration de dattes et de galettes ; ils furent informés qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voudraient pendant la chaleur du jour, et que le moulah viendrait les visiter avant le coucher du soleil. Les femmes bénéficièrent de l’ombre plus épaisse d’un acacia ; les hommes s’allongèrent sous les palmiers. Les feuilles vertes bruissaient lentement au-dessus de leurs têtes ; ils entendaient le bourdonnement sourd des voix arabes, le piétinement des chameaux ; et puis, par l’effet d’un miracle mystérieux et incompréhensible, l’un se trouva dans une verte vallée d’Irlande, un autre vit la longue perspective de Commonwealth Avenue, un troisième dînait à une petite table en face du buste de Nelson au club de l’Armée et de la Marine, et le frou-frou des feuilles devint le bruit des voitures circulant dans Pall Mall. Ainsi leurs esprits déambulaient-ils chacun de son côté sur la voie des souvenirs personnels, tandis que leurs tristes corps gisaient rassemblés sous les palmiers d’une oasis du désert libyen.

 

CHAPITRE VIII

Le colonel Cochrane fut tiré de son sommeil par quelqu’un qui le secouait par l’épaule. Ses yeux s’ouvrirent tout près du visage noir, anxieux, de Tippy Tilly. L’ancien artilleur égyptien avait posé un doigt crochu sur ses lèvres épaisses, et il ne cessait de regarder à droite et à gauche.

 

– Restez tranquille ! Ne bougez pas ! chuchota-t-il en arabe. Je vais m’étendre à côté de vous ; on ne me distinguera pas des autres. Pouvez-vous comprendre ce que je vous dis ?

 

– Oui, si vous parlez lentement.

 

– Bien. Je n’ai pas grande confiance en ce Mansoor. J’ai préféré parler directement au miralai.

 

– Qu’avez-vous à me dire ?

 

– J’ai attendu longtemps, jusqu’à ce qu’ils soient tous endormis ; dans une heure nous ferons la prière du soir. D’abord voici un revolver ; vous ne pourrez pas dire que vous êtes désarmé.

 

C’était un vieux modèle, mais le colonel s’aperçut tout de suite qu’il était chargé. Il le glissa dans la poche intérieure de sa veste.

 

– Merci. Parlez bien lentement, afin que je vous comprenne.

 

– Nous sommes huit qui voulons rentrer en Égypte. Dans votre groupe vous êtes quatre hommes. L’un d’entre nous, Mehemet Ali, a attaché ensemble douze chameaux ; ce sont les plus rapides avec les montures des deux émirs. Il y a des gardes en faction, mais ils sont éparpillés dans toutes les directions. Les douze chameaux sont tout près de nous : derrière l’acacia. Si nous les enfourchons et partons, je crois qu’il n’y en aurait pas beaucoup qui pourraient nous rattraper ; d’ailleurs nos fusils nous débarrasseraient d’eux. Les gardes ne sont pas assez nombreux pour nous arrêter à douze. Les outres d’eau sont pleines ; nous pourrions revoir le Nil demain soir.

 

Le colonel ne saisit pas tout, mais il en comprit assez pour que l’espoir se réveillât dans son cœur. La dernière journée avait terriblement marqué son visage livide ; ses cheveux étaient devenus tout gris. Il aurait pu être le père de l’officier bien conservé qui arpentait de son pas militaire le pont du Korosko.

 

– Fort bien ! dit-il. Mais les trois femmes ? Le soldat noir haussa les épaules.

 

– Tant pis pour elles, dit-il. L’une est vieille, et de toute façon si nous rentrons en Égypte, nous ne manquerons pas de femmes. Quant à celles-ci, il ne leur arrivera rien de grave : elles seront envoyées au harem du Khalife.

 

– Vous dites des absurdités, déclara sévèrement le colonel. Ou nous prendrons les femmes avec nous, ou nous ne partirons pas du tout.

 

Le soldat noir fut vexé.

 

– Je pense que c’est plutôt vous qui dites des absurdités ! s’exclama-t-il. Comment pouvez-vous me demander, à moi et à mes camarades, de risquer une aventure qui se solderait en fin de compte par un échec ? Voilà des années que nous attendons notre chance ; aujourd’hui où elle se présente, vous nous demandez de la repousser à cause des femmes !

 

– Que vous avons-nous promis si nous rentrons en Égypte ? interrogea Cochrane.

 

– Deux cents livres égyptiennes et de l’avancement dans l’armée. Le tout sur la parole d’un Anglais.

 

– Très bien. Vous recevrez trois cents livres chacun, si vous mettez sur pied un autre plan qui nous permettrait d’emmener les femmes.

 

Tippy Tilly gratta avec perplexité sa tête laineuse.

 

– Évidemment nous pourrions inventer un prétexte quelconque pour conduire ici trois autres chameaux rapides. Pour dire vrai, il en reste trois qui sont encore très bons parmi ceux qui sont attachés près du feu. Mais comment faire monter les femmes ? Et même, en admettant que nous les hissions dessus, nous savons fort bien qu’elles tomberont dès que les bêtes se mettront à galoper. J’ai déjà peur que vous, les hommes, vous ne tombiez, car il n’est pas facile de conserver son équilibre sur un chameau qui galope. Les femmes, n’en parlons pas ! Non, nous laisserons les femmes ici, et si vous ne voulez pas les abandonner, alors nous vous abandonnerons tous, et nous partirons tout seuls.

 

– Très bien ! Partez ! dit sèchement le colonel.

 

Et Cochrane se recoucha pour se rendormir. Il savait qu’avec les Orientaux, c’est celui qui se tait qui parvient à ses fins.

 

Le noir s’éloigna et rampa vers celui de ses camarades, Mehemet Ali, qui s’était occupé des chameaux. Tous deux discutèrent un moment, car enfin on ne renonce pas à la légère à trois cents pièces d’or. Le noir revint, toujours en rampant, vers le colonel.

 

– Mehemet Ali est d’accord, dit-il. Il est parti chercher les trois autres chameaux. Mais c’est de la folie, et nous courons tous à la mort. Venez avec moi ; il faut réveiller les femmes et les mettre au courant.

 

Le colonel secoua ses compagnons et leur chuchota le plan de Tippy Tilly. Belmont et Fardet étaient prêts à assumer n’importe quel risque. Stephens, qui envisageait assez froidement la perspective d’une mort passive, fut épouvanté par la proposition d’un exercice actif pour l’éviter ; il frémit de tous ses membres ; il sortit son Baedeker et se mit en devoir de rédiger son testament sur la page de garde, mais sa main tremblait tellement que son écriture était illisible. Par une curieuse gymnastique d’un esprit juridique, la mort, même accompagnée de violences mais acceptée calmement, avait sa place dans l’ordre établi des choses, tandis qu’une mort frappant un homme galopant frénétiquement à travers le désert lui paraissait absolument irrégulière, anarchique. Il ne redoutait pas de disparaître du monde des vivants ; il avait peur de l’humiliation et de l’angoisse qu’engendrerait une lutte stérile et vaine contre la mort.

 

Le colonel Cochrane et Tippy Tilly avaient rampé ensemble vers l’ombre du grand acacia où les femmes étaient étendues. Sadie et sa tante dormaient dans les bras l’une de l’autre ; la tête de la jeune fille reposait sur la poitrine de la vieille Américaine. Madame Belmont était réveillée ; elle accepta d’emblée.

 

– Mais il faut que vous me laissiez ! protesta Mademoiselle Adams. Quelle importance à mon âge, voyons ?

 

– Non, tante Eliza ! Je ne partirai pas sans vous ! N’allez pas imaginer que je vous abandonnerais ! s’écria la jeune fille. Ou vous venez avec nous, ou nous resterons ici toutes les deux !

 

– Allons, Mademoiselle, allons ! Ce n’est pas l’heure de discuter, intervint rudement le colonel. Notre vie dépend d’un effort de votre part. Vous comprenez bien que nous ne pouvons pas vous abandonner aux mains de ces brigands !

 

– Mais je tomberai !

 

– Je vous attacherai avec mon voile. Maintenant, Tippy, je pense que nous pouvons passer à l’exécution.

 

Mais depuis un moment le soldat noir observait le désert avec une figure consternée ; il se retourna en poussant un juron.

 

– Là ! dit-il d’une voix maussade. Vous voyez le résultat de tous vos bavardages ! Vous avez ruiné nos chances et les vôtres !

 

Une demi-douzaine d’hommes à dos de chameau avaient brusquement fait leur apparition sur le bord de la cuvette ; leurs silhouettes se profilaient nettement sur le ciel du soir. Ils galopaient rapidement et brandissaient leurs fusils. Quelques secondes plus tard, la trompette sonnait l’alerte, et le camp bourdonna comme une ruche à l’envers. Le colonel courut rejoindre ses compagnons, et Tippy Tilly son chameau. Stephens avait l’air soulagé, Belmont maussade, Monsieur Fardet furieux.

 

– Sacré nom d’un chien ! cria-t-il. N’en verrons-nous jamais la fin ? Ne sortirons-nous jamais des mains de ces maudits derviches ?

 

– Oh, ce sont réellement des derviches, n’est-ce pas ? dit le colonel d’une voix acidulée. Il me semble que vous avez changé d’avis. Je croyais que les derviches étaient une invention du gouvernement britannique ?

 

Les pauvres diables étaient à bout de nerfs. Le ricanement du colonel fut l’allumette dans la poudrière : le Français se jeta sur lui en déversant un torrent d’injures ; il empoigna Cochrane à la gorge avant que Belmont et Stephens eussent pu intervenir et les séparer.

 

– Si vous n’aviez pas des cheveux blancs… s’écria-t-il.

 

– Que le diable vous emporte ! vociféra le colonel.

 

– Si nous devons mourir, mourons en gentlemen et non pas comme des gamins mal élevés, dit Belmont avec dignité.

 

– J’ai simplement déclaré que j’étais heureux que Monsieur Fardet eût appris quelque chose au cours de ses aventures, répliqua le colonel, toujours ricanant.

 

– Fermez-la, Cochrane ! s’écria l’Irlandais. Pourquoi voulez-vous le pousser à bout ?

 

– Ma parole, vous vous oubliez, Belmont ! Je ne permets à personne de me parler sur ce ton.

 

– Alors surveillez vos propos !

 

– Messieurs, Messieurs, voici les dames ! plaida Stephens.

 

Tendus dans leur colère, les trois hommes se turent et firent les cent pas en tirant violemment sur leur moustache. La mauvaise humeur doit être une chose éminemment contagieuse, car Stephens lui-même commença à grogner quand ses compagnons passaient et repassaient devant lui. Ils affrontaient la plus grande crise de leur vie, l’ombre de la mort planait au-dessus de leurs têtes, et cependant ils se laissaient entraîner dans des querelles personnelles dont l’objet était si mince qu’ils auraient eu du mal à le traduire en mots. Le malheur peut transporter l’esprit humain sur des cimes mais le balancier n’en cesse pas de fonctionner pour autant.

 

Bientôt toutefois des problèmes d’un autre ordre accaparèrent leur attention. À côté des puits se tenait un conseil de guerre ; les deux émirs impassibles écoutaient le rapport que leur faisait avec volubilité le chef de patrouille. Les prisonniers observèrent qu’à deux ou trois reprises le plus jeune chef promena nerveusement ses doigts dans la longue barbe noire.

 

– Je crois que les méharistes sont partis en chasse, dit Belmont. Et même qu’ils ne sont pas très loin d’ici, à en juger par cette agitation.

 

– C’est vraisemblable ; quelque chose les alarme.

 

– Voici qu’il donne des ordres. Lesquels ? Holà, Mansoor, de quoi s’agit-il ?

 

L’interprète arriva au pas de course ; une lueur d’espoir éclairait son visage.

 

– Je crois qu’ils ont aperçu quelque chose qui les a effrayés. Les soldats égyptiens doivent être à leur poursuite. Ils ont donné l’ordre de remplir les outres et d’être prêts à partir à la tombée de la nuit. Mais il faut aussi que je vous rassemble, car le moulah va venir pour vous catéchiser ; je lui ai déjà dit que vous étiez déjà bien disposés envers l’islam.

 

Jusqu’à quel point Mansoor avait-il tenu le langage dont il se targuait ? On ne le saura jamais. En tout cas, le prédicateur musulman s’avança vers les prisonniers avec le sourire de quelqu’un qui se prépare à une tâche facile. Il était borgne et gras ; mais il avait dû être jadis beaucoup plus gras, car il avait le visage tout plissé de graisse ; il portait un collier de barbe grise et sur la tête le turban vert des pèlerins de La Mecque. D’une main il tenait un petit tapis marron, de l’autre un exemplaire en parchemin du Coran. Il étendit son tapis sur le sol et invita Mansoor à prendre place à son côté ; puis il esquissa du bras un geste circulaire pour que les prisonniers formassent le cercle autour de lui ; enfin il leur fit signe de s’asseoir. Son œil unique les dévisageait à tour de rôle pendant qu’il exposait les principes de sa foi plus nouvelle, plus rude, plus passionnée. Ils écoutèrent avec attention et ils hochaient affirmativement la tête au fur et à mesure que Mansoor traduisait l’exhortation ; à chaque signe d’acquiescement, les manières du moulah devenaient plus aimables, et son discours plus affectueux.

 

– … Car pourquoi iriez-vous mourir, mes doux agneaux, alors que tout ce qui vous est demandé est de rejeter ce qui vous conduirait au feu éternel, et d’accepter la loi d’Allah telle qu’elle a été écrite par son prophète ; cette loi vous apportera assurément des joies inimaginables, ainsi qu’il est promis dans le Livre du Chameau ! Car que dit l’élu ?…

 

Il leur lut alors l’un de ces textes dogmatiques qui, dans toutes les religions, passent pour autant d’arguments.

 

– … D’ailleurs n’est-il pas évident que Dieu est avec nous, puisque depuis le commencement, quand nous n’avions que des bâtons à opposer aux fusils des Turcs, la victoire nous a constamment souri ? N’avons-nous pas pris El Obeid, pris Khartoum, détruit Hicks, tué Gordon, prévalu contre tous ceux qui se sont frottés à nous ? Comment dans ces conditions oserait-on douter que la bénédiction est sur nous ?

 

Pendant que le moulah les sermonnait ainsi, le colonel avait remarqué que les derviches nettoyaient leurs fusils, comptaient leurs cartouches, et se livraient à tous les préparatifs d’une bataille. Les deux émirs conféraient d’un air grave ; le chef de la patrouille leur désignait la direction de l’Égypte. De toute évidence une chance de sauvetage s’offrait, à condition que les choses pussent traîner encore quelques heures. Les chameaux n’avaient pas récupéré leur longue course ; si les méharistes étaient vraiment sur leur piste, ils les rattraperaient à coup sûr.

 

– Pour l’amour de Dieu, Fardet, essayez de prolonger le jeu ! dit-il. Je crois que nous avons une chance si le ballon roule encore pendant une heure.

 

Mais la dignité blessée d’un Français ne s’apaise pas facilement. Adossé contre le palmier, Monsieur Fardet fronça ses sourcils noirs. Il ne dit rien, mais il continua de tirer sur sa forte moustache.

 

– Allez-y, Fardet ! Notre sort dépend de vous, dit Belmont.

 

– Cochrane n’a qu’à le faire, répondit Fardet avec hargne. Il en prend beaucoup trop à son aise, ce colonel Cochrane !

 

– Là ! Là ! fit Belmont comme s’il cherchait à dérider un enfant boudeur. Je suis tout à fait sûr que le colonel vous exprimera ses regrets pour l’incident de tout à l’heure, et qu’il reconnaîtra ses torts…

 

– Je n’en ferai rien du tout ! aboya le colonel.

 

– D’ailleurs, votre querelle vous regarde exclusivement, poursuivit Belmont. C’est pour le bien de tout notre groupe que nous voudrions que vous parliez au moulah, parce que nous sentons tous que vous êtes le mieux qualifié pour cette affaire.

 

Mais le Français se contenta de hausser les épaules.

 

Le moulah les regarda successivement, et son expression aimable commença à s’assombrir ; les plis de sa bouche s’affaissèrent.

 

– Ces infidèles nous auraient-ils joué la comédie ? demanda-t-il à l’interprète. Pourquoi parlent-ils entre eux et n’ont-ils rien à me dire, à moi ?

 

– Il s’impatiente ! soupira Cochrane. Peut-être ferais-je mieux de me dévouer, puisque ce sacré Français nous laisse en plan.

 

Mais l’esprit prompt d’une femme sauva la situation.

 

– Je suis sûre, Monsieur Fardet, dit Madame Belmont, que vous, un Français, par conséquent un homme galant et chevaleresque, ne supporteriez pas qu’une offense à vos sentiments s’oppose à l’exécution de votre promesse et à l’accomplissement de vos devoirs envers trois femmes malheureuses ?

 

Fardet bondit sur ses pieds ; il plaça une main sur son cœur.

 

– Vous comprenez bien ma nature. Madame ! s’écria-t-il. Je suis incapable d’abandonner une dame. Je ferai tout mon possible. Maintenant, Mansoor, voulez-vous dire à ce saint homme que je voudrais discuter avec lui des problèmes supérieurs de sa religion.

 

Et il le fit avec une subtilité qui stupéfia ses compagnons. Il prit le ton de l’homme qui se sent fortement attiré, mais qu’un suprême petit doute retient encore. Et puis, une fois ce petit doute balayé par le moulah, il avança diverses objections mineures qui le retenaient encore. Dans tous les détours de son argumentation, il n’oubliait pas de combler de compliments le prédicateur musulman : il alla même jusqu’à se féliciter que leur groupe eût eu la chance de tomber sur un homme si sage, sur un théologien si érudit ; les poches que le moulah avait sous les yeux se mirent à frémir de satisfaction ; il se laissa entraîner d’une réfutation à une autre, puis à une troisième, puis à d’autres encore ; pendant ce temps, le bleu du ciel virait au violet, les feuilles vertes devenaient noires ; enfin les étoiles apparurent entre les palmes.

 

– Pour ce qui est de la science dont vous me félicitez, mon agneau, déclara le moulah en réponse à un argument de Fardet, j’ai étudié à l’université d’El Azaz au Caire, et je sais à quoi vous faites allusion. Mais la science du croyant ne ressemble pas à celle de l’incroyant, et il ne sied pas que nous sondions trop profondément les voies d’Allah. Des astres sont pourvus d’une queue, ô mon doux agneau, et d’autres n’en ont pas ; mais à quoi bon savoir lesquels ? Dieu les a tous créés, et ils sont en sécurité entre Ses mains. Par conséquent, mon ami, ne vous embarrassez plus de la science absurde de l’Occident, et comprenez bien qu’il n’existe qu’une sagesse : celle qui consiste à suivre la volonté d’Allah telle que Son prophète élu l’a établie dans ce livre. Maintenant mes agneaux, je vois que vous êtes prêts à venir à l’islam ; il est temps, car la trompette indique que nous allons nous remettre en route, et l’éminent émir Abderrahman avait ordonné que votre décision fût prise avant que nous quittions les puits.

 

– Cependant, mon père, il existe encore d’autres points à propos desquels je recevrais volontiers un complément d’instruction, déclara le Français. En vérité c’est un plaisir d’entendre la netteté de votre langage, après les résumés nébuleux que nous avons entendus chez d’autres professeurs.

 

Mais le moulah s’était levé, et une lueur de soupçon s’alluma dans son œil unique.

 

– Un tel complément d’instruction vous sera donné par la suite, dit-il, puisque nous voyagerons ensemble jusqu’à Khartoum. Ce sera pour moi une joie de vous voir croître sur la route en sagesse et en vertu…

 

Il se dirigea vers le feu, se baissa avec la lenteur majestueuse d’un homme corpulent, revint avec deux bâtons à demi carbonisés qu’il posa en croix sur le sol. Les derviches se rassemblèrent tout autour pour assister à l’admission des nouveaux convertis dans le bercail de l’islam ; au-dessus d’eux, les longs cous et les têtes dédaigneuses des chameaux se balançaient paisiblement.

 

– … Maintenant, reprit le moulah dont la voix avait perdu son timbre conciliant et persuasif, l’heure est venue. Ici sur le sol j’ai fait de ces deux bâtons le symbole absurde et superstitieux de votre ancienne religion. Vous allez les piétiner, en signe que vous abjurez ; vous baiserez le Coran, en signe que vous l’acceptez ; et tout complément d’instruction dont vous auriez besoin vous sera donné par la suite.

 

Les prisonniers s’étaient levés : ces quatre hommes et ces trois femmes se trouvaient à l’heure décisive de leur destinée. Seules peut-être entre tous, Mademoiselle Adams et Madame Belmont avaient de fortes convictions religieuses. Ils étaient tous les sept des enfants de ce monde, et quelques-uns désapprouvaient tout ce que représentait ce symbole disposé sur le sol. Mais la fierté européenne, la fierté de la race blanche bouillonna en eux et les maintint dans la foi de leurs compatriotes. Mobile humain ? Mobile coupable ? Mobile non chrétien ? N’importe : il les transformerait en martyrs publics de la foi chrétienne. Dans le silence, dans la tension de leurs nerfs, un faible son résonna tout à coup à leurs oreilles. Le bruissement des feuilles de palmier au-dessus de leurs têtes ne les empêcha pas d’entendre au loin le galop rapide d’un chameau.

 

– Voici quelque chose qui arrive, murmura Cochrane. Essayez de grignoter encore cinq minutes, Fardet.

 

Le Français avança d’un pas en saluant courtoisement de son bras blessé ; il avait l’air d’être apte à n’importe quoi.

 

– Vous allez dire à ce saint homme que je suis parfaitement prêt à m’incliner devant son enseignement, et je réponds aussi de mes amis, dit-il à l’interprète. Mais il y a une chose que je voudrais lui voir faire pour éliminer toute ombre de doute qui pourrait subsister dans nos cœurs. Chaque vraie religion se prouve par les miracles que ses adeptes peuvent susciter. Même moi, qui ne suis qu’un humble chrétien, je peux en accomplir quelques-uns par la vertu de ma religion. Vous donc, puisque votre religion est supérieure, vous pouvez sans doute en accomplir beaucoup plus, et je vous demande de nous manifester par un signe que la religion de l’islam est la plus puissante.

 

Les Arabes ont beau se montrer dignes et réservés, ils n’en sont pas moins curieux. Le silence qui tomba sur ceux qui écoutaient prouva que les paroles de Fardet traduites par Mansoor les avaient impressionnés.

 

– De telles choses sont entre les mains d’Allah, répondit le prédicateur. Il ne nous appartient pas d’aller contre Ses lois. Mais si vous possédez vous-même les pouvoirs que vous vous arrogez, nous en serons volontiers les témoins.

 

Le Français s’avança, leva une main et tira de la barbe du moulah une grosse datte luisante. Il avala cette datte et aussitôt après en tira une autre de son coude gauche. Il avait souvent pratiqué cette petite exhibition à bord du Korosko, et ses compagnons de voyage avaient souvent ri à ses dépens, car il n’était pas assez adroit pour abuser l’esprit critique des Européens. Mais à présent ils se demandèrent si ce tour d’escamotage n’allait pas être l’élément capital dont dépendrait leur sort à tous. Un murmure de surprise s’éleva du cercle des Arabes, et il redoubla quand le Français tira une autre datte de la narine d’un chameau et la lança en l’air d’où elle ne redescendit pas, apparemment du moins. Sa manche béante était fort visible pour ses compagnons, mais la lumière du crépuscule favorisait son talent de société. L’assistance était si passionnée, si enchantée qu’elle n’accorda que peu d’attention à un cavalier dont le chameau galopait parmi les palmiers. Tout se serait peut-être bien terminé si Fardet, emporté par son succès, n’avait pas voulu recommencer son tour. Hélas ! La datte lui échappa des mains, et la tromperie devint flagrante. Il voulut aussitôt passer à un autre tour ; mais le moulah prononça quelques mots, et un Arabe frappa Fardet entre les épaules d’un coup de manche de lance.

 

– Assez de puérilités ! gronda le moulah en colère. Sommes-nous des hommes, ou des bébés, pour que vous essayiez de nous en faire accroire de cette manière ? Voici la croix et le Coran. Que décidez-vous ?

 

Fardet regarda autour de lui d’un air désespéré.

 

– Je ne peux rien faire de plus. Vous m’avez demandé cinq minutes, vous les avez eues, dit-il au colonel Cochrane.

 

– Et peut-être suffiront-elles, répondit le colonel. Voici les émirs.

 

Le cavalier qu’ils avaient entendu de loin s’était dirigé vers les deux chefs arabes pour leur faire un bref rapport en indiquant de la main la direction d’où il venait. Les émirs échangèrent quelques phrases, puis se dirigèrent vers les derviches qui entouraient les prisonniers. Le féroce vieillard leva une main et prononça une courte allocution d’une voix brutale ; les Arabes lui répondirent par une sorte d’aboiement ; ils ressemblaient à une meute devant le piqueur. Le feu qui étincelait dans ses yeux arrogants se communiqua à ceux qui le regardaient. C’est alors que se révélèrent à la fois la force et le danger du mouvement par ces figures convulsées par la passion, par ces armes brandies à bout de bras, par ces âmes de fanatiques ; ils ne demandaient rien d’autre qu’une mort sanglante, à condition que leurs propres mains fussent préalablement souillées de sang.

 

– Les prisonniers ont-ils embrassé la vraie foi ? interrogea l’émir Abderrahman en dardant sur eux ses yeux cruels.

 

Le moulah avait sa réputation à préserver ; il ne tenait guère à avouer un échec.

 

– Ils allaient se convertir, quand…

 

– Laissons l’affaire en suspens, ô moulah !…

 

Il lança un ordre ; tous les Arabes sautèrent sur leurs chameaux. L’émir Wad Ibrahim s’éloigna aussitôt avec la moitié de sa troupe. Les autres demeurèrent montés, le fusil à la main.

 

– Qu’est-il arrivé ? demanda Belmont.

 

– Nos actions remontent ! s’écria le colonel. Par saint George, je pense que nous allons nous en tirer. Les méharistes de Ouadi-Halfa foncent sur nos traces.

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Que voulez-vous qui les ait alertés ainsi ?

 

– Oh, colonel, croyez-vous vraiment que nous allons être sauvés ? sanglota Sadie.

 

Leur plongée dans le malheur avait tellement engourdi leurs nerfs qu’ils avaient semblé incapables d’éprouver une sensation forte, mais ce brusque retour de l’espoir leur apporta la souffrance et l’anxiété. Belmont lui-même débordait de doutes, d’appréhensions. Il avait espéré contre toute espérance ; à présent l’approche de la réalisation de ses vœux le faisait trembler.

 

– J’espère qu’ils vont venir en force, s’écria-t-il. Sapristi, si le commandant n’a envoyé qu’un faible peloton, il faudra qu’il passe en conseil de guerre !

 

– De toute façon nous sommes entre les mains de Dieu, dit sa femme avec calme. Agenouillez-vous avec moi, John, mon chéri ; c’est peut-être la dernière fois ; et prions pour que, au ciel ou sur la terre, nous ne soyons pas séparés.

 

– Non ! Ne vous mettez pas à genoux ! cria le colonel angoissé qui avait vu que le moulah les regardait.

 

C’était trop tard : les deux catholiques romains étaient tombés à genoux et avaient fait le signe de croix. La fureur empourpra le visage du prédicateur musulman quand il vit le témoignage public de son échec. Il se détourna et s’adressa à l’émir.

 

– Debout ! Relevez-vous ! cria Mansoor. Il demande la permission de vous tuer !

 

– Qu’il fasse ce qui lui plaira ! répondit l’Irlandais têtu. Nous nous relèverons quand nos prières seront terminées, pas avant !

 

L’émir écouta le moulah tout en accablant de son regard sinistre les deux silhouettes agenouillées. Il lança des ordres. Quatre chameaux furent avancés. Les chameaux de bât qui leur avaient servi de montures demeurèrent non sellés là où ils avaient été attachés.

 

– Ne soyez pas idiot, Belmont ! cria le colonel. Tout dépend de l’humeur que nous leur donnerons. Relevez-vous, Madame Belmont ! Vous ne faites que les dresser contre nous !

 

Le Français haussa les épaules.

 

– Mon Dieu ! s’exclama-t-il. Y a-t-il jamais eu un peuple aussi intraitable ? Voilà !…

 

Les deux Américaines étaient tombées à genoux à côté de Madame Belmont.

 

– … Ils sont comme les chameaux : un à terre, tous à terre ! Quelle absurdité !

 

Mais Monsieur Stephens s’était agenouillé à côté de Sadie et il avait enfoui son visage hagard entre ses mains longues et maigres. Seuls restaient debout le colonel et Monsieur Fardet. Cochrane lança un regard interrogateur au Français.

 

– Après tout, dit-il, il serait stupide de prier toute sa vie, et de ne pas prier au moment où l’on n’a rien d’autre à espérer que la bonté de la Providence.

 

Il se laissa tomber sur ses genoux, le dos droit comme un soldat, mais le menton sur la poitrine. Le Français considéra ses compagnons en prière, puis ses yeux se reportèrent vers les visages irrités de l’émir et du moulah.

 

– Nom d’un chien ! grogna-t-il. Supposeraient-ils qu’un Français puisse avoir peur ?

 

Alors, en se signant ostensiblement, il prit place à genoux à côté de ses compagnons. Sales, en lambeaux, misérables, les sept prisonniers attendaient dans cette humble posture sous l’ombre noire des palmiers que leur destin fût décidé.

 

L’émir se tourna vers le moulah avec un sourire ironique pour lui montrer le résultat de son ministère. Puis il donna un nouvel ordre. Aussitôt les quatre hommes furent empoignés par les derviches et ligotés aux poignets. Fardet poussa un hurlement, car la corde lui tailladait sa plaie. Les autres subirent la loi du plus fort avec la dignité du désespoir.

 

– Vous avez tout anéanti ! Je crois que vous m’avez assassiné moi aussi ! cria Mansoor en se tordant les mains. Les femmes vont monter sur ces trois chameaux.

 

– Jamais ! protesta Belmont. Nous ne nous laisserons pas séparer !

 

Il s’élança comme un fou, mais les privations l’avaient affaibli, et deux Arabes robustes le retinrent par le bras.

 

– Ne vous tracassez pas, John, cria sa femme pendant qu’on la poussait vers le chameau. Aucun mal ne m’atteindra. Ne luttez pas ! Sinon ils vous tueront, mon chéri !’

 

Les quatre hommes frissonnèrent quand ils virent les femmes qui s’éloignaient. Toutes leurs angoisses n’avaient rien été à côté de celle-ci. Sadie et sa tante semblaient à demi évanouies de frayeur. Seule Madame Belmont gardait un visage résolu. Une fois hissées sur leurs montures, elles furent conduites sous l’arbre derrière lequel les quatre hommes se tenaient debout.

 

– J’ai un revolver dans ma poche, dit Belmont à sa femme. Je vendrais mon âme pour pouvoir vous le passer !

 

– Gardez-le, John. Il peut encore servir. Je ne crains rien. Depuis que nous avons prié, j’ai l’impression que nos anges gardiens nous protègent de leurs ailes.

 

Elle ressemblait elle-même à un ange gardien, car elle se tourna vers la tremblante Sadie et lui chuchota quelques paroles d’espoir et de réconfort.

 

Le petit Arabe trapu qui avait commandé l’arrière-garde de Wad Ibrahim avait rejoint l’émir et le moulah ; tous trois conférèrent ensemble en jetant des regards obliques vers les prisonniers. Puis l’émir parla à Mansoor.

 

– Le chef veut savoir lequel d’entre vous est le plus riche ? dit l’interprète.

 

Ses doigts étaient agités d’une nervosité fébrile et il s’épongeait constamment le front.

 

– Pourquoi veut-il savoir ? demanda le colonel.

 

– Je l’ignore.

 

– Mais c’est évident ! cria Monsieur Fardet. Il veut savoir qui est le plus riche pour le garder en vue d’une rançon !

 

– Je pense que nous devons examiner cette question ensemble, dit le colonel. C’est à vous de vous déclarer, Stephens, car vous êtes certainement le plus fortuné d’entre nous.

 

– C’est possible, répondit l’avoué. Mais en aucun cas je ne souhaite être placé sur un plan à part.

 

L’émir reprit la parole d’une voix âpre.

 

– Il dit, traduisit Mansoor, que les chameaux de bât sont fourbus, et qu’il ne reste plus qu’un seul animal qui puisse poursuivre la route. Il le met à la disposition de l’un de vous, et il vous laisse le choix. Le plus riche d’entre vous aura la préférence.

 

– Répondez-lui que nous sommes tous également riches.

 

– Dans ce cas, il dit que vous devez choisir immédiatement celui qui aura le chameau.

 

– Et les autres ? L’interprète haussa les épaules.

 

– Bien, dit le colonel, Si un seul d’entre nous doit en réchapper, je pense, mes amis, que vous serez d’accord avec moi pour que ce soit Belmont, puisqu’il est marié.

 

– Oui, oui ! Que ce soit Monsieur Belmont ! s’écria Fardet.

 

– Je le pense aussi, dit Stephens. Mais l’Irlandais ne voulut rien entendre.

 

– Non, partage égal ! cria-t-il. Nous sombrerons tous ou nous serons tous sauvés, et que le diable emporte qui flanchera !

 

Un beau match de désintéressement se disputa. Quelqu’un ayant dit que le colonel devrait partir parce qu’il était le plus vieux, Cochrane devint furieux.

 

– On pourrait croire que je suis octogénaire ! protesta-t-il. Cette remarque est tout à fait déplacée.

 

– Hé bien, dit Belmont, refusons tous de partir !

 

– Ce n’est pas très sage ! s’écria le Français. Voyons, mes amis ! Les dames vont-elles donc rester seules ? Il vaudrait infiniment mieux que l’un de nous demeurât auprès d’elles pour les conseiller.

 

Ils se regardèrent perplexes. Fardet avait évidemment raison ; mais comment l’un d’eux pourrait-il abandonner ses camarades ? L’émir intervint pour proposer une solution.

 

– Le chef dit, répéta Mansoor, que si vous êtes incapables de vous décider, il n’y a qu’à abandonner la décision à Allah et à tirer au sort.

 

– Je ne vois pas de meilleure solution, répondit le colonel.

 

Ses trois compagnons l’approuvèrent. Le moulah leur tendit alors quatre morceaux d’écorce de palmier dont une extrémité passait entre ses doigts.

 

– Il dit que celui qui tirera le plus long aura le chameau, traduisit Mansoor.

 

– Nous convenons solennellement de nous en tenir à cela ? demanda Cochrane à ses camarades.

 

Ils promirent.

 

Les derviches avaient formé un demi-cercle devant eux. Le feu de camp projetait sa lumière rouge sur les acteurs du drame et sur les spectateurs. L’émir ne quittait pas les prisonniers des yeux. Derrière les quatre hommes se tenait un rang de gardes ; derrière ces gardes, les trois femmes qui du haut de leurs chameaux contemplaient la scène. Avec un sourire malicieux, le gros moulah s’approcha de Belmont. L’Irlandais ne put s’empêcher de pousser un gémissement auquel répondit celui de sa femme, car le morceau d’écorce qu’il avait tiré était minuscule. Le Français en tira un à peine plus long. Le colonel tira un morceau deux fois plus long que les deux autres réunis. Celui de Stephens était de la taille de celui de Belmont. Le colonel Cochrane sortait vainqueur de cette terrible loterie.

 

– Je vous cède ma place de grand cœur, Belmont, murmura-t-il. Je n’ai ni femme ni enfant, à peine quelques amis. Partez avec votre femme ; je resterai.

 

– Absolument pas ! Une convention est une convention ! Tout a été loyal.

 

– L’émir ordonne que vous montiez tout de suite, dit Mansoor.

 

Un Arabe mena le colonel dont les mains étaient toujours ligotées vers le chameau qui attendait.

 

– Il demeurera avec l’arrière-garde, dit l’émir à son lieutenant. Vous garderez aussi les femmes avec vous.

 

– Et ce chien d’interprète ?

 

– Avec les autres !

 

– Et les autres ?

 

– À mort !

 

CHAPITRE IX

Comme aucun des trois condamnés ne comprenait l’arabe, l’ordre de l’émir leur serait resté inintelligible sans le comportement de Mansoor. Le malheureux interprète, après ses trahisons, ses courbettes et son apostasie, constatait que ses pires appréhensions allaient se réaliser. En poussant un hurlement de panique, le misérable se jeta le visage contre terre et se cramponna aux pans de la robe de l’émir. Celui-ci, ayant du mal à se défaire de son étreinte convulsive, lui donna un violent coup de pied. Le haut tarbouche rouge de l’interprète vola en l’air, et Mansoor resta gémissant et prostré à l’endroit même où le coup de pied de l’Arabe l’avait projeté.

 

Le campement s’emplit alors d’une agitation fébrile ; le vieil émir grimpa sur son chameau ; quelques hommes de son détachement s’élancèrent sans plus attendre pour rejoindre leurs compagnons. Le petit lieutenant trapu, le moulah et une douzaine de derviches entourèrent les prisonniers. Ils étaient encore à pied, puisqu’ils avaient reçu l’ordre d’exécuter les trois prisonniers. En les regardant, Belmont, Stephens et Monsieur Fardet comprirent qu’ils n’avaient plus que quelques instants à vivre. Ils avaient encore les mains liées, mais leurs gardes avaient cessé de les tenir par le bras. Ils se retournèrent donc, tous les trois, pour faire leurs adieux aux femmes.

 

– Tout est fini maintenant, Norah ! dit Belmont. Nous n’avons pas de chance, car l’espoir était tout proche. Tant pis ! Nous avons fait de notre mieux…

 

Pour la première fois, sa femme défaillit. Elle sanglota, cacha son visage dans ses mains.

 

– … Ne pleurez pas, ma chérie ! Nous avons été heureux ensemble. Vous transmettrez toute mon affection à nos amis. Rappelez-moi au bon souvenir d’Amy McCarthy et des Blessington. Vous aurez largement de quoi vivre, mais je voudrais que vous preniez conseil de Rodger pour vos placements. Ne l’oubliez pas !

 

– Oh John, je ne vivrai pas sans vous !

 

Le chagrin qu’éprouva le robuste Irlandais de son chagrin à elle eut raison de lui ; il baissa la tête et la posa contre le flanc poilu du chameau. Les deux époux se mirent à sangloter ensemble.

 

Pendant ce temps Stephens s’était rapproché de Sadie. Dans la demi-obscurité du crépuscule elle vit se lever vers le sien son visage émacié et grave.

 

– N’ayez peur ni pour votre tante ni pour vous, dit-il. Je suis sûr que vous serez sauvées ; le colonel Cochrane veillera sur vous deux. Les Égyptiens ne peuvent pas être loin derrière. J’espère que vous pourrez boire avant de quitter les puits. Je voudrais bien donner ma veste à votre tante, car il fera froid ce soir. Mais avec ces liens je crois que je ne pourrai pas l’ôter. Qu’elle garde un peu de pain en réserve, afin de manger de bonne heure demain matin.

 

Il parlait très calmement ; on aurait dit un homme arrangeant les détails d’un pique-nique. Un sentiment subit d’admiration pour la logique tranquille de cet homme qui allait mourir envahit le cœur impulsif de Sadie.

 

– Comme vous êtes bon ! s’écria-t-elle. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous ! On parle des saints ; mais vous voici sur le seuil même de la mort, et vous ne pensez qu’à nous !

 

– Je voudrais vous dire un dernier mot, Sadie, s’il vous plaît. Je mourrais tellement plus heureux ! J’ai souvent voulu vous parler, mais je pensais que peut-être vous me ririez au nez, car vous n’avez jamais pris les choses trop au sérieux, n’est-ce pas ? Avec votre gaieté c’était bien naturel ; mais pour moi, c’était très grave. Maintenant je suis déjà un homme mort ; alors ce que je dis n’a pas beaucoup d’importance.

 

– Oh si, Monsieur Stephens !

 

– Je me tairai, si m’écouter doit vous être pénible. Comme je vous l’ai dit, je mourrais plus heureux, mais je ne veux pas me montrer égoïste. Si je pensais que mes paroles assombriraient plus tard votre existence, ou seraient pour vous un mauvais souvenir, je ne dirais plus un mot.

 

– Que désiriez-vous me dire ?

 

– Simplement combien je vous aimais. Je vous ai toujours aimée. Depuis le début, je me suis senti un autre homme quand j’étais avec vous. Mais c’était absurde, bien sûr ! Je le savais bien. Je n’ai rien dit, et j’ai essayé de ne pas me rendre ridicule. Mais je désire que vous le sachiez, maintenant que cela n’a plus d’importance. Vous comprendrez que je vous aime vraiment quand je vous aurai dit que, si ce n’était que je vous voyais malheureuse et inquiète, ces deux derniers jours pendant lesquels nous ne nous sommes pas quittés auraient été les jours les plus heureux de ma vie…

 

La jeune fille demeura pâle, silencieuse, regardant avec des yeux étonnés ce visage tourné vers le sien. Elle ne savait pas quoi faire, quoi dire, en présence de cet amour qui jetait son feu si clair à l’ombre de la mort. Pour son cœur d’enfant, tout cela était incompréhensible ; et pourtant elle en éprouvait la douceur et la beauté.

 

– … Je ne vous dirai rien d’autre, reprit Stephens. Je m’aperçois que vous êtes troublée. Mais je voulais que vous sachiez ; maintenant, vous savez ; tout est bien. Merci pour m’avoir écouté si gentiment et avec tant de patience. Au revoir, petite Sadie ! Je ne peux lever ma main ; pouvez-vous baisser la vôtre ?

 

Elle lui tendit une main ; Stephens y posa ses lèvres. Puis il se détourna et revint prendre place entre Belmont et Fardet. Dans toute son existence de lutte et de succès, il n’avait jamais ressenti une joie aussi tranquille qu’en cet instant où il allait mourir. Il n’y a pas à discuter sur l’amour. Il est l’élément le plus intime de la vie : celui qui éclipse et transforme tous les autres, le seul qui soit absolument complet. La douleur devient un plaisir, le dénuement un réconfort, la mort toute douceur quand cette brume dorée nimbe un cœur. En face de ses meurtriers Stephens aurait pu chanter de joie. Il n’avait vraiment pas le temps de penser à eux. L’important, la chose merveilleuse et délicieuse, c’était qu’elle ne pourrait plus le considérer comme une relation de hasard. Toute sa vie elle penserait à lui. Elle saurait.

 

Le chameau du colonel Cochrane était légèrement de côté, et le vieil officier dont les poignets avaient été libérés avait contemplé la scène en se demandant avec son obstination accoutumée s’il fallait vraiment renoncer à tout espoir. Il était certain que les Arabes groupés autour des victimes resteraient derrière, tandis que les autres, déjà montés sur leurs animaux, serviraient de gardiens aux trois femmes et à lui-même. Il ne pouvait pas comprendre pourquoi ses compagnons n’avaient pas encore eu la gorge tranchée ; par un raffinement oriental de cruauté l’arrière-garde attendait-elle que les Égyptiens fussent tout proches ? Les corps encore chauds des victimes seraient une insulte à leurs poursuivants. Oui, certainement cette explication était la bonne. Le colonel avait déjà entendu parler de procédés analogues.

 

Mais dans ce cas il n’y aurait pas plus de douze Arabes avec les prisonniers. Parmi eux, ne s’en trouvait-il aucun qui pût devenir un allié ? Si Tippy Tilly et six de ses hommes étaient là, et si Belmont pouvait libérer ses bras et empoigner son revolver, ils en réchapperaient peut-être. Le colonel se tordit le cou mais grogna de déception : la lueur du feu lui avait montré les têtes des gardes ; ceux-ci étaient tous des Arabes baggaras dont il était vain d’espérer de la pitié ou qu’ils se laisseraient corrompre. Tippy Tilly et les autres avaient dû partir dans le groupe de tête. Pour la première fois, le vieil officier abandonna tout espoir.

 

– Au revoir, mes amis ! Que Dieu vous bénisse ! cria-t-il.

 

Un nègre venait de tirer sur la muselière de son chameau. Les femmes avancèrent derrière lui, trop malheureuses pour parler. Pour les trois hommes qui restaient, leur départ fut un soulagement.

 

– Je suis heureux qu’elles s’en aillent ! dit Stephens du fond du cœur.

 

– Oui, cela vaut mieux ! s’écria Fardet. Mais combien de temps allons-nous devoir attendre encore ?

 

– Plus très longtemps ! répondit Belmont d’une voix sinistre.

 

Les Arabes fermèrent le cercle autour d’eux.

 

Le colonel et les trois femmes, à la lisière de l’oasis, se retournèrent. Entre les troncs des palmiers, ils virent le feu qui achevait de se consumer ; au-dessus du groupe des Arabes ils distinguèrent trois chapeaux blancs. Leurs chameaux se mirent alors au trot. Quand ils jetèrent derrière eux un ultime regard, le bosquet de palmiers n’était plus qu’une masse sombre avec, en son centre, un vague scintillement de lumière. Tandis qu’ils contemplaient avec des yeux suppliants ce point rouge dans l’obscurité, ils franchirent le bord de la cuvette ; aussitôt l’immense désert, éclairé par la lune, les enveloppa de son silence et l’oasis disparut de leur champ visuel. De chaque côté le ciel d’un bleu de velours, constellé d’étoiles, descendait vers la vaste plaine fauve. Le ciel et la terre se confondaient à l’horizon.

 

Désespérées, les femmes n’avaient plus le courage de parler. Le colonel se taisait lui aussi : que pouvait-il dire ?

 

Soudain tous les quatre sursautèrent sur leurs selles, et Sadie étouffa un cri de détresse. Dans la nuit un coup de fusil avait claqué derrière eux. Il y en eut un autre, puis plusieurs autres, et, finalement, les détonations cessèrent.

 

– Ce sont peut-être les Égyptiens, nos sauveurs ! cria Madame Belmont. Colonel Cochrane, vous ne croyez pas que ce sont les Égyptiens ?

 

– Si, si ! balbutia Sadie. Ce doit être les Égyptiens. Le colonel avait écouté attentivement, mais tout était redevenu silencieux. Alors, d’un geste solennel, il se découvrit.

 

– Il serait vain de nous abuser, Madame Belmont, dit-il. Nous devons accepter la vérité. Nos amis nous ont quittés, mais ils sont morts en braves.

 

– Mais pourquoi auraient-ils tiré ? Ils avaient… Ils avaient leurs lances !

 

Elle frissonna de tout son être.

 

– C’est exact, dit le colonel. Pour rien au monde je ne voudrais vous retirer un espoir réel ; mais d’autre part, il vaut mieux ne pas nous préparer une cruelle déception. Si nous avions entendu une attaque, nous aurions dû entendre aussi une riposte. En outre, si les Égyptiens avaient attaqué, ils auraient attaqué en force. Certes, il est un peu bizarre, comme vous l’avez dit, qu’ils aient gaspillé des cartouches… Mon Dieu, regardez !

 

Il allongea le bras vers l’est. Deux silhouettes se déplaçaient sur le désert ; leurs deux ombres furtives, rapides, se détachaient sur le sol plus clair. Ils les virent escalader et dévaler les ondulations du terrain ; elles disparaissaient et apparaissaient ensuite à la lumière incertaine. Elles fuyaient les Arabes. Et puis elles s’arrêtèrent sur le sommet d’une colline de sable ; les prisonniers les distinguèrent alors nettement : c’étaient deux hommes à dos de chameau ; mais ils étaient assis à califourchon, comme un cavalier sur son cheval.

 

– Les méharistes égyptiens ! cria le colonel.

 

– Ils ne sont que deux ! murmura d’une voix dolente Mademoiselle Adams.

 

– Il ne s’agit que d’éclaireurs, Mademoiselle ! Ils ont lancé des patrouilles sur toute la largeur du désert, et en voici une ! Le gros des forces n’est pas à plus de quinze kilomètres ! Ils vont donner l’alerte ! Braves vieux méharistes !

 

Le colonel si réservé, si méthodique, pouvait à peine articuler tant il était énervé. Un éclair rouge brilla sur le sommet de la colline, puis un deuxième ; le claquement des fusils suivit. Les deux silhouettes s’évanouirent, aussi silencieusement et aussi rapidement que deux truites dans un torrent.

 

Les Arabes avaient fait halte ; ils hésitaient à interrompre leur voyage pour se lancer à la poursuite de ces deux silhouettes. Mais ils n’avaient maintenant plus rien à poursuivre, car parmi les ondulations des sables, les éclaireurs avaient pu prendre n’importe quelle direction. L’émir revint au galop, lança des ordres. Les chameaux accélérèrent l’allure ; les espérances des prisonniers se trouvèrent alors diluées dans les secousses affreuses qu’ils subissaient. Les femmes se cramponnaient comme elles le pouvaient au pommeau de la selle ; le colonel était presque aussi épuisé qu’elles, mais il guettait toujours avidement le moindre signe des poursuivants.

 

– Je crois… Je crois, cria Madame Belmont, que je vois quelque chose qui bouge devant nous.

 

Le colonel se redressa sur sa selle et protégea ses yeux de la lumière de la lune.

 

– Par saint George, vous avez raison, Madame ! Il y a des hommes là-bas.

 

Ils les distinguaient bien maintenant : au loin devant eux une rangée de cavaliers s’étirait sur le désert.

 

– Ils vont dans la même direction que nous ! cria Madame Belmont qui avait de meilleurs yeux que le colonel.

 

Cochrane étouffa un juron dans sa moustache.

 

– Regardez les traces au sol, dit-il. Il s’agit sûrement de notre avant-garde qui a quitté l’oasis avant nous. Le chef nous impose cette allure infernale pour que nous les rattrapions.

 

Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, ils virent qu’il s’agissait en effet de l’autre détachement arabe : bientôt l’émir Wad Ibrahim rejoignit l’émir Abderrahman. Ils désignèrent la direction où étaient apparus les éclaireurs, et hochèrent la tête ; visiblement ils avaient de graves préoccupations et de mauvais pressentiments. Les guerriers du désert se formèrent en une seule colonne qui s’ébranla vers la Croix du Sud, juste devant eux à l’horizon. Pendant plusieurs heures ce trot terrible continua ; les femmes au bord de l’évanouissement n’étaient plus que des pantins désarticulés ; fourbu, mais indomptable, le colonel les encourageait à se maintenir, et il se retournait constamment pour apercevoir les méharistes. Le sang battait à ses tempes ; il cria qu’il entendait un roulement de tambour ; dans son délire il voyait des nuées de méharistes égyptiens sur leurs talons. Tout au long de cette nuit interminable il lança de bonnes nouvelles tôt démenties par les faits. Le soleil, quand il se leva, ne révéla rien qui pût réconforter les malheureux.

 

Les femmes furent épouvantées par l’aspect de leur compagnon. Il n’était certes plus le brillant officier qui les accompagnait depuis le Caire ! L’âge semblait avoir fondu sur lui tout d’un coup. Ses cheveux étaient devenus blancs comme neige. Une barbe de trois jours, blanche aussi, brouillait la ligne ferme et nette de son menton. Les veines de sa figure étaient gonflées ; de lourdes rides s’étaient creusées. Il avait le dos voûté, la tête basse, mais dans son délire, malgré son épuisement, au seuil de la mort, il conservait son air chevaleresque et protecteur quand il se tournait vers les trois femmes ; il leur lançait de brèves paroles qui étaient des encouragements ou des conseils ; constamment il regardait derrière lui dans l’espoir d’apercevoir ce secours qui n’arrivait jamais.

 

Une heure après le lever du soleil, la caravane fit halte : il y eut distribution générale de vivres et d’eau ; après quoi, elle repartit vers le sud-est, mais à une allure plus modérée ; elle s’étirait sur quatre cents mètres de désert. À en juger par leur insouciance apparente et leurs bavardages, les Arabes croyaient sans doute avoir semé leurs poursuivants. Ils avaient l’intention de rejoindre le Nil après leur long détour, à un endroit situé bien au-dessus des avant-postes égyptiens. Le paysage se transformait peu à peu ; les galets cédèrent bientôt la place à ces rocs fantastiques noirs et à ce sable orange que les prisonniers avaient déjà vus au début de leur lamentable randonnée. À leur droite et à leur gauche des collines coniques, des khors aux bords déchiquetés se dressaient au-dessus des vallées de sable. Les chameaux avançaient en file indienne, contournaient les grosses roches ou grimpaient avec leurs pattes souples, adhésives sur des pierres qui auraient rebuté un cheval. La caravane s’engagea silencieusement et lentement dans une sorte de défilé encadré par les rocs noirs et le sable jaune ; le ciel dessinait une arche étroite au-dessus du ravin.

 

Mademoiselle Adams, que la longue nuit froide avait pratiquement congelée, commença à se dégourdir sous la chaleur du soleil. Elle regarda autour d’elle et se frotta les mains l’une contre l’autre.

 

– Hé bien, Sadie, dit-elle, j’ai cru vous avoir entendue cette nuit, ma chérie, et maintenant je vois que vous avez pleuré.

 

– Je réfléchissais, ma tante.

 

– Voyons, nous devons nous efforcer de penser aux autres, ma chérie, et non pas à nous-mêmes.

 

– Je ne pensais pas à moi, ma tante.

 

– Ne vous faites aucun souci pour moi, Sadie.

 

– Non, ma tante, je ne pensais pas à vous.

 

– Était-ce à quelqu’un en particulier ?

 

– À Monsieur Stephens, ma tante. Comme il était gentil, et brave ! Quand je pense qu’au milieu de tous ces assassins il arrangeait nos petits détails pour nous, qu’il essayait de retirer sa veste ! Tenez, il est mon saint et mon héros pour la vie entière !

 

– Ma foi, il en a fini avec les soucis ! dit Mademoiselle Adams avec la brusquerie de son âge.

 

– Alors je voudrais être morte moi aussi.

 

– Je ne vois pas en quoi cela pourrait l’aider.

 

– Je pense qu’il pourrait se sentir moins seul, dit Sadie en laissant retomber son gracieux petit menton.

 

Dans le silence revenu, le colonel se frappa le front avec un geste de consternation.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Je deviens fou !…

 

Pendant la nuit ses compagnes s’étaient bien aperçues qu’il délirait, mais depuis l’aube il semblait avoir recouvré son bon sens. Bouleversées par cette crise soudaine, elles essayèrent de le calmer par de bonnes paroles.

 

– … Fou, je vous dis ! Complètement fou ! leur cria-t-il. Savez-vous ce que je viens de voir ?

 

– Ne vous inquiétez pas ! répondit Madame Belmont en rapprochant sa monture pour poser doucement une main sur la sienne. Il n’y a rien d’étonnant à ce que vous soyez fatigué. Vous n’avez cessé de penser et d’œuvrer pour nous tous ! Nous allons nous arrêter bientôt ; quelques heures de sommeil vous rétabliront tout à fait.

 

Mais le colonel regarda à nouveau en l’air, et à nouveau il poussa un cri de surprise.

 

– Je n’ai jamais rien vu de plus net dans ma vie ! grogna-t-il. Là sur la pointe rocheuse à notre droite, le pauvre Stuart avec mon foulard rouge autour de la tête, exactement tel que nous l’avions quitté…

 

Les trois femmes levèrent les yeux vers l’endroit que leur désignait le colonel, et elles poussèrent le même cri de stupéfaction.

 

Sur le côté droit du terrible khor qu’escaladaient les chameaux il y avait une arête noire, qui faisait saillie comme un balcon. En un point elle se relevait pour dessiner une sorte de petit pic. Et sur ce pic une silhouette solitaire, immobile, entièrement vêtue de noir mais coiffée de rouge s’était dressée. Dans le désert de Libye il ne pouvait pas évidemment exister deux silhouettes aussi corpulentes et aussi trapues, deux grosses figures aussi blêmes ! L’homme était penché en avant, et il observait avec une vive attention le fond du défilé. On aurait dit une caricature de Napoléon !

 

– Se peut-il que ce soit lui ? balbutia le colonel.

 

– C’est lui ! C’est lui ! confirmèrent les femmes. Voyez, il regarde de notre côté et il nous fait signe.

 

– Grands dieux ! Ils vont le tuer ! Baissez-vous, espèce de fou, sinon vous allez vous faire descendre ! tenta de rugir le colonel qui avait la gorge trop sèche pour émettre autre chose qu’un croassement inintelligible.

 

Plusieurs derviches avaient vu comme eux cette singulière apparition sur le pic ; déjà ils empoignaient leurs fusils, mais un long bras se leva soudain derrière le pasteur de Birmingham, une main brune le saisit par le pantalon, et il disparut comme dans une trappe. Juste au-dessous, l’émir Abderrahman, qui avait sauté sur une grosse pierre, se mit à crier et à agiter les bras, mais ses vociférations se noyèrent dans une longue salve de coups de feu, tirés des deux côtés du khor. Le rocher en forme de bastion se garnit de canons de fusils ; des tarbouches rouges se penchèrent au-dessus des gâchettes. Du fond du défilé également, et de face, jaillirent des jets de flammes accompagnés de claquements secs. Mitraillés par devant et sur les côtés, les pillards étaient tombés dans une embuscade. L’émir s’écroula ; il se releva difficilement ; une tache de sang maculait sa longue barbe. Il ne cessait de gesticuler et de multiplier des injonctions, mais ses hommes éparpillés ne lui obéissaient pas. Les uns redescendaient le ravin pour éviter d’être pris comme cible ; d’autres au contraire étaient poussés en avant par les derniers de la caravane. Quelques-uns mirent pied à terre et tentèrent de gravir les rocs, sabre au clair, pour prendre d’assaut le bastion, mais leurs corps touchés à mort dégringolèrent de pierre en pierre jusqu’au bas du défilé. Le tir n’était pas très précis. Un nègre put se frayer un chemin jusqu’en haut sans être touché, mais un coup de crosse lui fracassa la tête. L’émir avait chu de son rocher et il gisait sur le sol comme un tas de chiffons blancs et marron. Quand la moitié des Arabes fut mise hors de combat, les plus fanatiques durent bien admettre qu’il ne leur restait pas d’autre solution que de sortir au plus vite de ce ravin de la mort et de regagner le désert. Ils firent donc demi-tour et s’élancèrent dans le défilé au grand galop. C’est une chose effrayante qu’un chameau qui galope sur un terrain accidenté : la terreur qui s’empare de l’animal, ses quatre pattes qui volent dans l’air en même temps, ses cris horribles qui accompagnent les hurlements de son cavalier qui rebondit au-dessus de sa selle, tout cela se combine pour former une image que n’oublient pas facilement ceux qui l’ont vue une fois. Quand le torrent des chameaux affolés déferla devant elles, les femmes crurent leur dernière heure arrivée, mais le colonel poussa son chameau et les leurs parmi des rochers, au large des Arabes en retraite. Les balles sifflaient dans l’air, sifflaient sur les pierres autour d’eux.

 

– Du calme ! Ils vont nous oublier ! chuchota le colonel qui était redevenu lui-même maintenant qu’avait sonné l’heure de l’action. Je voudrais bien voir Tippy Tilly ou quelques-uns de ses camarades : ils pourraient nous donner un fameux coup de main !

 

Mais parmi les fuyards qui passaient au galop devant eux, il n’aperçut pas l’ancien artilleur égyptien.

 

Tout portait à croire, heureusement, que les derviches, dans leur hâte de quitter le ravin, ne songeaient plus à leurs prisonniers. Le gros de la caravane était déjà loin ; seuls quelques traînards essuyaient encore les salves tirées d’en haut. Le dernier était un jeune baggara à moustache noire et à barbe en pointe ; il leva la tête en passant et il brandit son sabre, dans un geste de colère impuissante, à l’adresse des Égyptiens. Au même instant, une balle atteignit son chameau, et l’animal s’écroula sur le sol. L’Arabe sauta à bas de sa selle, empoigna la muselière et tapa sauvagement du plat de son sabre sur le flanc du chameau pour le faire lever. Mais les yeux ternes de l’animal l’avertirent qu’il était frappé à mort ; or, au désert, la mort d’un chameau précède de peu la mort de son cavalier. Le baggara lança autour de lui les regards étincelants du lion aux abois ; deux taches rouges s’étalèrent sur sa peau bronzée, mais il ne sourcilla pas. Apercevant les prisonniers, il poussa un cri de joie féroce, et s’élança vers eux en brandissant son sabre au-dessus de sa tête. Mademoiselle Adams se trouvait être la plus proche de lui ; quand elle le vit se précipiter, elle se jeta à bas de son chameau dont elle se fit un rempart. L’Arabe bondit sur un rocher et voulut décocher un terrible coup de pointe à Madame Belmont, mais le colonel pointa son pistolet et lui fit sauter la cervelle. Dans sa rage folle, plus forte que l’agonie de la mort, l’Arabe tombé à terre continua quelque temps à se débattre et à distribuer dans l’air des coups de sabre.

 

– N’ayez plus peur, Mesdames ! cria le colonel. Il est bien mort, je vous en donne ma parole. Je suis désolé d’avoir procédé devant vous à son exécution, mais ce démon était dangereux. J’avais d’ailleurs un petit compte à solder avec lui, car il avait voulu l’autre jour me défoncer les côtes avec son remington. J’espère que vous ne vous êtes pas blessée, Mademoiselle Adams ? Un instant ; je descends !

 

La vieille demoiselle de Boston n’avait aucun mal, car elle n’était pas tombée de bien haut. Sadie, Madame Belmont et le colonel Cochrane se laissèrent glisser sur les rochers ; Mademoiselle Adams, debout, agitait triomphalement les restes de sa voilette verte.

 

– Hurrah, Sadie ! Hurrah, ma chérie ! criait-elle. Nous sommes sauvées, mon enfant ! Nous sommes sauvées malgré tout !

 

– Par saint George, oui, nous sommes sauvés ! s’exclama le colonel.

 

Mais Sadie avait appris à penser aux autres pendant ces journées terribles. Elle enlaça Madame Belmont, et posa sa joue contre la sienne.

 

– Cher ange de douceur ! s’écria-t-elle. Comment pourrions-nous avoir le cœur de nous réjouir alors que vous… vous…

 

– Mais je n’en crois rien ! lui répondit la courageuse Irlandaise. Non, je n’en croirai rien tant que je n’aurai pas vu le corps de John. Mais si je le vois, alors je ne voudrai plus rien voir d’autre de la vie !

 

Le khor était maintenant débarrassé des derniers derviches. Au-dessus de leurs têtes, sur les deux crêtes du défilé, ils aperçurent les Égyptiens : grands, minces, avec des épaules carrées, ils se profilaient sur le ciel bleu, et ressemblaient tout à fait aux guerriers sculptés des anciens bas-reliefs. Ils avaient attaché leurs méhara dans le fond du ravin et se hâtaient de les rejoindre. Quelques soldats commençaient déjà à déboucher dans le défilé ; leurs yeux brillaient sous l’excitation de la victoire et de la poursuite. Un tout petit Anglais, avec une moustache couleur de chaume et un air blasé, chevauchait à leur tête. Il arrêta son méhari à la hauteur des ex-prisonniers et salua les dames. Il portait des bottes brunes et un baudrier fauve avec des agrafes d’acier sur son uniforme kaki.

 

– On les a eus cette fois, et on les a bien eus ! dit-il. Très heureux, naturellement, d’avoir pu vous aider. J’espère que vous ne vous en êtes pas trop mal tirés ? Ce n’est pas un sport très agréable pour les dames.

 

– Vous êtes de Ouadi-Halfa, je suppose ? demanda le colonel.

 

– Non. Nous faisons partie de l’autre troupe. Nous sommes la garnison de Sarras. Nous les avons rencontrés dans le désert, nous les avons tournés par devant, et ceux de Ouadi-Halfa les attendent derrière. Du gâteau, je vous dis ! Grimpez sur les rochers, et vous verrez la suite des événements. Cette fois, ce sera le knock-out en un seul round.

 

– Nous avons laissé aux puits une partie de notre groupe. Nous sommes très inquiets à son sujet Vous n’avez aucune nouvelle de ce côté ? interrogea Cochrane.

 

Le jeune officier devint grave et hocha la tête.

 

– Sale affaire ! dit-il. Quand vous acculez ces gens-là dans un angle, ils deviennent venimeux. Laissez-moi vous dire que nous ne pensions absolument pas vous retrouver vivants. Tout ce que nous espérions, c’était vous venger.

 

– Il n’y a pas d’autres Anglais avec vous ?

 

– Archer commande le détachement qui était là-haut. Il devra passer par ici, car je ne crois pas qu’il y ait un autre chemin pour descendre. Nous avons ramassé l’un de vos camarades : un drôle d’oiseau, avec un chapeau rouge. Je vous verrai plus tard, j’espère ! Au revoir, Mesdames !

 

Il toucha son casque, enleva son chameau et partit au trot pour rejoindre ses hommes.

 

– Nous n’avons rien de mieux à faire que d’attendre que tous soient passés, dit le colonel.

 

En effet les soldats qui s’étaient embusqués sur les crêtes du ravin étaient obligés d’emprunter à leur tour le défilé pour sortir. En file indienne ils s’avancèrent, noirs ou bruns, Soudanais et Égyptiens, mais ils avaient tous belle allure, car le corps des méharistes est le corps d’élite de l’armée égyptienne. Ils portaient une large cartouchière en écharpe sur la poitrine, et le fusil en travers des cuisses. Un homme de grande taille, avec une grosse moustache noire tombante, tenait des jumelles à la main et chevauchait en serre-file.

 

– Hello, Archer !… appela le colonel.

 

L’officier le dévisagea d’un regard froid, vide, comme si le colonel lui était complètement inconnu.

 

– … Je suis Cochrane, voyons ! Nous avons voyagé ensemble.

 

Excusez-moi, Monsieur, répondit l’officier. Je connais un colonel Cochrane, mais ce n’est pas vous. Il avait dix centimètres de plus que vous, des cheveux noirs, et…

 

– Très juste ! s’écria le colonel non sans irritation. Passez quelques jours avec les derviches, et vous verrez si vos amis vous reconnaîtront ensuite !

 

– Grands dieux, Cochrane, est-ce bien vous ? Jamais je ne l’aurais cru ! Seigneur, quel a dû être votre calvaire ! J’avais déjà entendu dire que des gens pouvaient blanchir en une nuit, mais…

 

– Soit ! coupa le colonel tout rouge. Permettez-moi de vous suggérer ceci, Archer : si vous pouviez fournir à ces dames de quoi manger et de quoi boire, au lieu de discuter de mon physique personnel, vous prouveriez que vous ne manquez pas d’esprit pratique !

 

– Très bien, acquiesça le capitaine Archer. Votre ami Stuart sait que vous êtes ici, et il va vous apporter quelques provisions. La chère sera maigre, Mesdames, mais nous ne pouvons vous offrir rien de mieux. Vous êtes un vieux militaire, Cochrane. Grimpez sur les rochers, car vous verrez un beau spectacle. Je n’ai pas le temps de m’arrêter, car nous serons en pleine action dans cinq minutes. Puis-je faire pour vous autre chose avant de partir ?

 

– Vous n’auriez rien qui ressemble à un cigare ? demanda le colonel.

 

Archer tira de son étui un épais partaga et le lui tendit avec quelques allumettes, puis il s’éloigna pour rejoindre ses hommes. Cochrane, adossé à une pierre, tira voluptueusement sur son cigare. C’est dans des moments pareils que les nerfs hypertendus apprécient toutes les vertus du tabac, cet aimable calmant qui revigore et apaise en même temps. Il contempla les anneaux bleus qui tournoyaient lentement autour de lui ; une agréable langueur envahit son corps harassé. Les trois femmes s’étaient assises sur un rocher plat.

 

– Mon Dieu, Sadie, de quoi avez-vous l’air ! s’exclama Mademoiselle Adams qui était redevenue tout à fait elle-même. Que dirait votre mère si elle vous voyait ? Vous avez les cheveux pleins de paille et votre robe est d’une saleté repoussante !

 

– Je crois que nous avons toutes besoin d’un peu de toilette, dit Sadie d’une voix que la douceur rendait méconnaissable. Madame Belmont, vous êtes toujours très jolie ; mais avec votre permission, je vais arranger votre robe.

 

Le regard de Madame Belmont était perdu au loin ; tristement elle secoua la tête et repoussa la main de Sadie.

 

– Peu m’importe de quoi j’ai l’air ; je n’y pense pas, dit-elle. Pourriez-vous vous préoccuper de votre robe, si vous aviez laissé derrière vous l’homme que vous aimez, comme j’ai laissé le mien ?

 

– Je commence… Je commence à croire que j’ai laissé le mien ! sanglota la pauvre Sadie.

 

Et elle cacha son visage brûlant dans le sein maternel de Madame Belmont.

 

CHAPITRE X

Tout le corps des méharistes avait défilé dans le khor à la poursuite des derviches en retraite ; pendant quelques minutes les rescapés demeurèrent seuls. Mais bientôt une voix joyeuse les héla ; un turban rouge dansa parmi les rocs, et la grosse tête blanche du pasteur non-conformiste apparut. Il s’appuyait sur une lance à cause de sa jambe blessée, et cette béquille militaire combinée à son costume pacifique lui donnait un aspect incongru : qu’on imagine un mouton à qui auraient tout à coup poussé des griffes formidables. Deux nègres qui le suivaient portaient un panier et une outre d’eau.

 

– Pas un mot ! leur cria-t-il en sautillant vers eux. Je sais exactement ce que vous ressentez. J’ai été moi-même dans votre cas. Apportez l’eau, Ali ! Seulement un demi-gobelet, Mademoiselle Adams ; vous pourrez vous resservir tout à l’heure. À votre tour, Madame Belmont ! Mon Dieu, mon Dieu, pauvres âmes, comme mon cœur saigne pour vous ! Dans le panier il y a du pain et de la viande, mais il faut que vous soyez raisonnables au début…

 

Il gloussait de joie, il battait des mains en les regardant manger et boire.

 

– … Mais les autres ? demanda-t-il avec toute sa gravité revenue.

 

Le colonel hocha la tête.

 

– Nous les avons laissés aux puits. J’ai peur que tout ne soit fini pour eux.

 

– Tut, tut ! cria le pasteur d’une voix tonitruante qui voulait faire oublier la consternation répandue sur son visage. Vous aviez cru aussi, naturellement, que tout était fini pour moi ; et pourtant me voici. Ne perdez pas courage, Madame Belmont ! Le sort de votre mari n’était certainement pas plus désespéré que le mien.

 

– Quand je vous ai vu debout sur ce roc, j’ai cru que je délirais, déclara le colonel. Si les dames ne vous avaient pas reconnu comme moi, je n’aurais jamais osé en croire mes yeux.

 

– Je pense que je me suis fort mal conduit. Le capitaine Archer m’a déclaré que j’avais failli gâcher tous leurs plans, que je mériterais d’être traduit en conseil de guerre et fusillé. Le fait est que, lorsque j’ai entendu les Arabes passer au-dessous de moi, je n’ai pu résister à l’envie de savoir si mes anciens camarades se trouvaient avec eux.

 

– Je suis tout surpris que vous n’ayez pas été fusillé en dehors de tout conseil de guerre, dit le colonel. Comment diable êtes-vous arrivé ici ?

 

– Les méharistes de Ouadi-Halfa étaient déjà lancés sur notre piste quand j’ai été abandonné, et ils m’ont ramassé dans le désert. Je suppose que je devais avoir le délire, car ils m’ont dit qu’ils m’avaient entendu de très loin : je chantais à tue-tête, paraît-il, des hymnes et des psaumes ; c’est ma voix, avec le concours de la Providence divine, qui les a guidés jusqu’à moi. Ils avaient une ambulance sur un méhari ; le lendemain j’étais rétabli. Nous avons fait la liaison avec la garnison de Sarras, et je suis reparti avec elle, parce qu’un médecin l’accompagnait. Ma blessure n’est rien du tout. Le médecin m’a affirmé que je me porterais beaucoup mieux après cette saignée. Et maintenant, mes amis…

 

Ses gros yeux bruns perdirent de leur malice et se firent solennels, respectueux.

 

– … Nous nous sommes tous trouvés sur le seuil de la mort, et nos chers compagnons s’y trouvent peut-être en ce moment même. La Puissance qui nous a sauvés peut les sauver également. Prions ensemble pour qu’il en soit ainsi. Mais rappelons-nous toujours que si, en dépit de nos prières, il n’en était pas ainsi, nous devrions accepter la réalité comme la meilleure et la plus sage des décisions d’en-haut.

 

Au milieu des rochers noirs ils s’agenouillèrent tous les cinq, et ils prièrent comme certains d’entre eux ne l’avaient jamais fait auparavant. Certes il avait été très intéressant de discuter de la prière avec légèreté et en toute philosophie sur le pont du Korosko. Et il n’avait pas été difficile de se sentir fort et plein de confiance en soi dans un fauteuil confortable, pendant qu’un Arabe offrait à la ronde le café et les liqueurs. Mais projetés soudain hors du courant placide de l’existence, ils s’étaient meurtris aux faits horribles, épouvantables, de la vie. Rompus de fatigue et de chagrin, ils avaient besoin de se raccrocher à quelque chose. Croire en une destinée aveugle et inexorable était affreux. Une puissance de douceur, œuvrant avec intelligence en vue d’un but, une puissance vivante, efficace, les arrachant de leurs routines de pensée, détruisant leurs petites habitudes sectaires, les conduisant dans une voie meilleure, voilà ce qu’ils avaient appris à connaître pendant ces journées d’horreurs. De grandes mains s’étaient refermées sur eux, leur avaient façonné de nouvelles formes, les avaient préparés à une vie différente. Cette puissance pourrait-elle ne pas se laisser fléchir par des supplications humaines ? Elle était la suprême cour d’appel à laquelle pouvait s’adresser l’humanité endolorie. Voilà pourquoi ils prièrent tous ensemble, de même qu’un amoureux aime ou qu’un poète écrit, avec le plus profond de leurs âmes. Quand ils se relevèrent, ils éprouvèrent cette impression singulière, illogique, de paix intérieure et de satisfaction que la prière seule confère.

 

– Silence ! dit Cochrane. Écoutez !

 

L’écho d’une salve se propagea dans le khor étroit ; elle fut suivie d’une autre, de plusieurs autres. Le colonel piaffait comme le vieux cheval qui entend la trompe de chasse et les jappements de la meute.

 

– D’où pouvons-nous voir ce qui se passe ?

 

– Venez par ici ! Par ici, s’il vous plaît ! Un sentier grimpe vers le sommet. Si les dames veulent bien me suivre, je leur épargnerai un spectacle douloureux.

 

Le pasteur les conduisit de façon qu’elles ne vissent pas les cadavres qui jonchaient le fond du ravin. Du haut des rochers, le panorama était extraordinaire. À leurs pieds s’étendait le désert avec ses ondulations ; mais au premier plan se déroulait une scène qu’aucun n’oubliera sans doute jamais. Dans cette lumière claire et sèche, sur un fond de couleur fauve, les silhouettes se détachaient aussi nettement que des soldats de plomb sur une table.

 

Les derviches, ou plutôt ce qui en restait, se retiraient lentement en une masse confuse. Ils n’avaient nullement l’air de vaincus ; leurs mouvements étaient calculés ; mais ils modifiaient sans cesse leur formation comme s’ils hésitaient sur la tactique à suivre. Leur embarras était bien normal, puisque leurs chameaux étaient fourbus, et qu’ils se trouvaient dans une situation quasi-désespérée. Quant aux hommes de Sarras, ils avaient émergé du khor, mis pied à terre et attaché leurs méhara quatre par quatre ; les fusiliers se déployèrent en une longue ligne bordée d’une frange de fumée ; ils décochaient salve sur salve. Les Arabes ripostaient d’une manière décousue. Mais les spectateurs ne s’intéressèrent pas longtemps aux derviches ni aux fusiliers de Sarras. Au loin sur le désert, trois escadrons du corps des méharistes de Ouadi-Halfa s’avançaient en une colonne dense qui s’ouvrit bientôt pour esquisser un large demi-cercle. Les Arabes se trouvaient pris entre deux feux.

 

– Par saint George ! cria le colonel. Regardez-moi ça !

 

Simultanément, les chameaux des derviches s’étaient agenouillés, et leurs cavaliers avaient sauté à terre. Au premier rang se dressait la silhouette majestueuse de l’émir Wad Ibrahim. Il se mit à genoux un instant pour prier. Puis il se releva, retira quelque chose de sa selle, le posa soigneusement sur le sable et se plaça dessus, très droit.

 

– Un brave ! s’exclama le colonel. Il se tient debout sur sa peau de mouton.

 

– Qu’entendez-vous par là ? demanda Stuart.

 

– Tous les Arabes ont une peau de mouton sur leur selle. Quand un Arabe constate que sa situation est complètement désespérée, et quand néanmoins il est résolu à combattre jusqu’à la mort, il retire sa peau de mouton et se tient dessus jusqu’à ce qu’il meure. Voyez, ils sont tous sur leurs peaux de mouton. Pas de quartier d’un côté ou de l’autre, maintenant !

 

Le drame approchait rapidement de son dénouement. Un anneau de fumée et de flammes cerna les derviches à genoux ; ils ripostèrent comme ils purent. L’étreinte se resserra. Les Arabes avaient déjà perdu beaucoup de monde ; le reste continua à tirer avec un courage indomptable. Une douzaine de cadavres en kaki attestèrent que les Égyptiens devraient payer le prix de leur victoire. Une sonnerie de trompettes s’éleva chez les soldats de Sarras ; une autre lui répondit chez les méharistes de Ouadi-Halfa. Ceux-ci avaient mis pied à terre et s’étaient formés en ligne. Après une dernière salve, ils partirent au pas de charge en poussant les cris barbares que les noirs ont exportés des sauvages immensités de l’Afrique. Pendant une minute un véritable tourbillon entremêla lances et crosses de fusils au milieu d’un nuage de poussière. Puis les trompettes sonnèrent à nouveau. Les Égyptiens se retirèrent aussitôt pour se reformer avec la prompte décision d’une troupe disciplinée ; au centre du champ de bataille gisaient, chacun sur sa peau de mouton, les pillards et leur chef. Le dix-neuvième siècle avait vengé le septième.

 

Les trois femmes avaient contemplé la scène avec des yeux fascinés, horrifiés. Sadie et sa tante pleuraient à chaudes larmes. Le colonel se tourna vers elles pour leur adresser quelques mots de réconfort, mais il se tut devant le visage de Madame Belmont, qui était aussi blanc, aussi tendu que s’il avait été sculpté dans de l’ivoire ; elle avait le regard fixe comme si elle était en extase.

 

– Grands dieux, Madame Belmont, qu’avez-vous ? cria le colonel.

 

Pour toute réponse, elle désigna un point sur le désert. Au loin, à plusieurs kilomètres au-delà du lieu du combat, un petit groupe de cavaliers s’avançait.

 

– Pardieu oui ! Voici du monde qui arrive. Qui est-ce donc ?…

 

Ils observaient de tous leurs yeux, mais la distance était trop considérable ; ils ne savaient qu’une chose : c’était une douzaine d’hommes à dos de chameau.

 

– … Ce sont les démons qui étaient demeurés à l’oasis, dit Cochrane. Il ne peut s’agir de personne d’autre. Notre seule consolation est qu’ils ne peuvent échapper au sort qui les attend. Ils se jettent dans la gueule du loup.

 

Mais Madame Belmont continuait à regarder avec la même intensité et le même visage d’ivoire. Soudain elle poussa un cri de joie et brandit les deux mains.

 

– Ce sont eux ! Ils sont sauvés ! Ce sont eux, colonel, ce sont eux ! Oh, Mademoiselle Adams, ce sont eux !

 

Elle gambadait sur le sommet de la colline ; ses yeux brillaient comme ceux d’un enfant excité.

 

Ses compagnons ne voulaient pas la croire, car ils ne distinguaient rien de précis ; mais en certaines occasions nos sens deviennent d’une acuité extraordinaire ; on dirait que l’âme et le cœur leur confèrent toute leur exaltation. Déjà Madame Belmont dévalait le sentier rocailleux pour grimper sur son chameau, mais ses compagnons n’avaient pas encore aperçu ce qui lui avait apporté son message de bonheur. Ils finirent néanmoins par distinguer dans le groupe qui avançait trois points blancs scintillants sous le soleil : ces points blancs ne pouvaient être que les trois chapeaux des Européens. À leur tour le colonel, Mademoiselle Adams et Sadie se précipitèrent : ils reconnurent Belmont, Fardet, Stephens, l’interprète Mansoor et le soldat soudanais blessé. L’escorte qui les accompagnait était composée de Tippy Tilly et d’autres anciens soldats égyptiens. Belmont tomba dans les bras de sa femme ; Fardet saisit la main du colonel.

 

– Vive la France ! Vivent les Anglais ! criait-il. Tout va bien, n’est-ce pas, colonel ? Ah, les canailles ! Vivent la croix et les chrétiens !

 

L’allégresse le rendait parfaitement incohérent.

 

Le colonel était aussi débordant d’enthousiasme que le lui permettait sa nature d’Anglo-Saxon. Il ne pouvait pas gesticuler ; mais il se mit à rire sur le mode crépitant qui était l’indice de son émotion maxima.

 

– Mon cher ami, je suis rudement content de vous revoir tous. Je vous avais considérés comme perdus ! Jamais je n’ai été aussi heureux ! Comment avez-vous pu vous échapper ?

 

– C’est vous qui aviez tout fait !

 

– Moi ?

 

– Oui, mon ami, et quand je pense que je me suis disputé avec vous ! Misérable ingrat que je suis !

 

– Mais comment vous ai-je sauvé ?

 

– Vous aviez tout combiné avec ce brave Tippy Tilly, en lui promettant de l’argent s’il nous ramenait vivants en Égypte. À la faveur de l’obscurité, ses camarades et lui se sont glissés dans le bosquet de palmiers et ils s’y sont cachés. Quand vous êtes partis, ils ont rampé avec leurs fusils et ils ont abattu les hommes qui allaient nous exterminer. Ce maudit moulah, je regrette qu’ils l’aient tué ! Je crois que j’aurais pu le convertir au christianisme. Et maintenant, avec votre permission, je cours embrasser Mademoiselle Adams, car Belmont a sa femme. Stephens a Sadie ; aussi m’apparaît-il évident que la sympathie de Mademoiselle Adams m’est réservée.

 

Quinze jours plus tard, le bateau qui avait été spécialement frété pour les rescapés voguait au nord d’Assiout. Le lendemain matin ils devaient arriver à Beliani, d’où partait l’express pour le Caire. C’était donc leur dernière soirée commune. Madame Shlesinger et son enfant, qui avaient échappé aux balles des Arabes, avaient déjà été dirigées sur la frontière. Mademoiselle Adams avait été gravement malade à la suite de ses privations, et c’était la première fois qu’elle était autorisée à venir sur le pont après le dîner. Elle était assise sur une chaise-longue, plus maigre, plus austère, plus aimable que jamais ; Sadie, debout à côté d’elle, disposait une couverture sur ses épaules. Monsieur Stephens apporta le café et le plaça sur une petite table. De l’autre côté du pont, Belmont et sa femme étaient assis, silencieux et heureux. Monsieur Fardet, adossé au bastingage, déplorait la négligence du gouvernement britannique dans le contrôle de la frontière égyptienne ; le colonel se tenait en face de lui, très droit, et le bout allumé d’un cigare flamboyait sous sa moustache.

 

Mais qu’était-il arrivé au colonel ? Quiconque aurait vu ce vieil homme brisé dans le désert de Libye ne l’aurait pas reconnu. La moustache grisonnait certes, mais ses cheveux avaient retrouvé ce noir lustré qui avait fait l’admiration de tous au cours du voyage aller. À son retour à Ouadi-Halfa, il avait reçu avec un visage de pierre et une grande froideur quantité de condoléances relatives aux effets de son séjour chez les derviches. Puis il avait couru s’enfermer dans sa cabine. Une heure après il en était ressorti exactement pareil à ce qu’il était avant d’avoir été coupé des multiples ressources de la civilisation. Et il avait regardé tous ceux qui le dévisageaient d’une telle manière que personne ne se serait permis de formuler la moindre observation sur ce miracle moderne. On remarqua seulement depuis lors que, si le colonel devait parcourir ne fût-ce que cent mètres dans le désert, il emportait toujours dans la poche intérieure de son veston une petite bouteille noire pourvue d’une étiquette rose. Mais ceux qui l’avaient connu dans des circonstances où un homme se révèle tout entier disaient que le vieil officier ayant le cœur et l’esprit jeunes, il était bien naturel qu’il tînt à conserver des couleurs jeunes !

 

Quel calme, quel repos sur le pont ! Pas d’autre bruit que le clapotis de l’eau contre les flancs du vapeur. Les derniers reflets rouges du soleil couchant se reflétaient dans le fleuve. Les rescapés apercevaient des hérons dressés sur une patte au bord des rives sablonneuses ; plus loin, des palmiers s’alignaient en une majestueuse procession. Les étoiles d’argent scintillaient encore : ces mêmes étoiles claires, placides, impitoyables vers lesquelles ils avaient si souvent levé les yeux pendant les longues nuits de leur calvaire.

 

– Où descendrez-vous au Caire, Mademoiselle Adams ? demanda Madame Belmont.

 

– Au Shepheard’s, je pense.

 

– Et vous, Monsieur Stephens ?

 

– Oh, au Shepheard’s, certainement !

 

– Nous descendrons au Continental. J’espère que nous ne nous perdrons pas de vue.

 

– Je ne vous oublierai jamais, Madame Belmont ! s’écria Sadie. Oh, il faudra que vous veniez aux États-Unis ! Nous vous arrangerons un séjour délicieux !

 

Madame Belmont se mit à rire avec sa gentillesse habituelle.

 

– Nous avons des devoirs en Irlande, et nous les avons négligés depuis quelque temps. Mon mari a ses affaires, moi j’ai ma maison, et tout va à vau-l’eau. D’autre part, ajouta-t-elle d’une voix espiègle, si nous allions aux États-Unis nous pourrions bien ne pas vous y rencontrer.

 

– Il faudra que nous nous rencontrions tous à nouveau, dit Belmont, ne serait-ce que pour reparler un peu de nos aventures. Ce sera plus facile dans un ou deux ans. Elles sont encore trop proches.

 

– Et pourtant comme elles me paraissent loin ! Elles me font l’effet d’un mauvais rêve, observa sa femme. La Providence est bien bonne d’adoucir les souvenirs désagréables ! J’ai l’impression d’avoir vécu tout cela dans une existence antérieure.

 

Fardet leva son bras dont le poignet était encore entouré d’un pansement.

 

– Le corps n’oublie pas aussi vite que l’esprit, dit-il. Ceci n’a rien d’un mauvais rêve, Madame Belmont !

 

– Comme c’est dommage que quelques-uns aient été sauvés, et d’autres pas ! s’écria Sadie. Si seulement Monsieur Brown et Monsieur Headingly étaient là avec nous, je ne regretterais plus rien ! Pourquoi ont-ils été tués, et pas nous ?

 

Monsieur Stuart était arrivé en boitillant sur le pont ; il tenait à la main un gros livre ouvert.

 

– Pourquoi le fruit mûr est-il cueilli, et le fruit vert délaissé ? dit-il en réponse à l’exclamation de la jeune fille. Nous ne savons rien de la condition spirituelle de ces deux pauvres chers disparus, mais le grand Jardinier cueille Ses fruits selon Sa propre science. Je voudrais vous lire ce passage…

 

Une lampe était posée sur la table ; il s’assit à côté d’elle. La lumière jaune éclaira ses joues massives et les tranches rouges du livre. Sa voix forte, calme, domina le bruissement de l’eau.

 

– … « Qu’ils rendent grâces, ceux que le Seigneur a rachetés et libérés de l’ennemi, et rassemblés de l’est, de l’ouest, du nord et du sud. Ils s’étaient égarés dans le désert et ils n’y avaient pas trouvé de demeure. Ayant faim et soif, ils avaient perdu courage et leurs âmes avaient défailli en eux. Aussi ils ont imploré le Seigneur, et Il les a délivrés de leur détresse. Il les a menés sur le bon chemin, afin qu’ils puissent retrouver la cité où ils demeuraient. Oh, puissent ces hommes louer le Seigneur pour Sa bonté, et publier les merveilles qu’il accomplit pour les enfants des hommes !… »

 

Le pasteur referma le livre.

 

– … Il semble que ces phrases ont été écrites pour nous ; et cependant elles ont été écrites il y a deux mille ans. À n’importe quelle époque, l’homme est obligé de reconnaître la main qui le guide. Pour ma part je ne crois pas que l’inspiration se soit arrêtée il y a deux mille ans. Quand Tennyson écrivait avec tant de ferveur et de conviction :

 

« Oh, nous croyons encore que le bien

Sera malgré tout le but final du mal ! »

 

il répétait le message qui lui avait été transmis, tout comme Ézéchiel, quand le monde était plus jeune, répétait un message plus élémentaire et plus rude.

 

– Tout cela est très beau, Monsieur Stuart ! dit le Français. Vous me demandez de louer Dieu pour m’avoir fait sortir du danger et de la souffrance ; mais ce que je voudrais bien savoir, c’est pourquoi, puisqu’il gouverne toute chose, Il m’a mis au sein de la souffrance et du danger. À mon avis, j’ai plus de prétextes à blâmer qu’à louer. Vous ne me remercieriez pas de vous tirer du fleuve si auparavant je vous avais poussé dedans ! Le moins que vous puissiez exiger de votre Providence est qu’elle soigne les maux que sa propre main vous a infligés.

 

– Je ne nie pas la difficulté, répondit lentement le pasteur. Celui qui ne cherche pas à s’abuser ne saurait nier la difficulté. Voyez comme Tennyson l’affronte hardiment dans ce même poème, le plus grand, le plus profond et certainement le plus inspiré de toute la littérature anglaise. Rappelez-vous l’effet qu’elle lui suggérait :

 

« Je trébuche là où je marchais fermement ;

Et je tombe avec mon fardeau de soucis

Sur les marches du grand autel de ce monde

Qui s’élève des ténèbres jusqu’à Dieu ;

 

J’étends mes mains malhabiles dans la foi, je tâtonne,

Je ramasse de la poussière et de la paille, et j’en appelle

À celui que je sens Dieu de tout

Et j’espère faiblement en une plus grande espérance. »

 

C’est le mystère central des mystères : le problème du péché et de la souffrance, la seule difficulté colossale que doit résoudre le logicien s’il veut justifier la conduite de Dieu envers l’homme. Mais prenez notre propre cas en exemple. Pour ne parler que de moi, je sais ce que j’ai gagné de cette aventure. Je le dis en toute humilité, mais je discerne mieux qu’auparavant mes devoirs. Elle m’a appris à être moins négligent pour dire ce que je tiens pour la vérité, moins indolent à faire ce que je sens être bien.

 

– Et moi, s’écria Sadie, elle m’a enseigné plus de choses que toute ma vie passée. J’ai appris beaucoup, et désappris autant. Je suis devenue différente.

 

– Je n’avais jamais compris jusqu’ici ma propre nature, déclara Stephens. Je peux d’ailleurs à peine dire que j’avais une nature à comprendre. Je vivais pour ce qui était sans importance, et je négligeais ce qui était vital.

 

– Oh, une bonne secousse ne fait jamais de mal ! dit le colonel. Un lit de plumes et quatre repas par jour, ça ne vaut rien ni pour un homme ni pour une femme.

 

– Mon sentiment profond, intervint Madame Belmont, est que tous, nous nous sommes élevés plus haut au cours de ces journées dans le désert que nous ne l’avions jamais fait ou que nous le ferons demain. Quand nos péchés seront jugés, il nous sera beaucoup pardonné pour l’amour que nous nous sommes témoigné.

 

Ils demeurèrent silencieux pendant que les ombres grises s’obscurcissaient et que du gibier d’eau traçait de grands V au-dessus de la surface métallique du large fleuve. Un vent froid s’était levé de l’est ; Stephens se pencha vers Sadie.

 

– Vous rappelez-vous ce que vous avez promis quand vous étiez dans le désert ? chuchota-t-il.

 

– Quoi donc ?

 

– Vous avez dit que si vous en réchappiez vous essaieriez dans l’avenir de rendre quelqu’un heureux.

 

– Alors je dois le faire.

 

– C’est fait, dit-il.

 

Et leurs mains se rejoignirent sous la table.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Juin 2007

 

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