Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski

RECUEIL DE NOUVELLES

traduites par Ély Halpérine-Kaminsky

 

 

Table des matières

 

LES NUITS BLANCHES. 3

PREMIÈRE NUIT.. 4

DEUXIÈME NUIT.. 17

HISTOIRE DE NASTENKA.. 30

TROISIÈME NUIT.. 42

QUATRIÈME NUIT.. 50

LE MATIN.. 60

LE MOUJIK MAREY.. 62

KROTKAÏA.. 71

I. 74

II. 82

III. 87

IV.. 91

V.. 96

VI. 102

VII. 106

VIII. 112

IX.. 119

LA CENTENAIRE.. 129

I. 130

II. 133

L’ARBRE DE NOËL.. 139

À propos de cette édition électronique. 146

 

LES NUITS BLANCHES

 

1848

La Nouvelle Revue, 1887

 

 

 

Et n’était-ce pas sa part de bonheur,

Vivre seulement un instant

Dans l’intimité de ton cœur ?

Ivan TOURGUENEFF.

PREMIÈRE NUIT[1]

 

La nuit était merveilleuse – une de ces nuits comme notre jeunesse seule en connut, cher lecteur. Un firmament si étoilé, si calme, qu’en le regardant on se demandait involontairement : Peut-il vraiment exister des méchants sous un si beau ciel ? – et cette pensée est encore une pensée de jeunesse, cher lecteur, de la plus naïve jeunesse. Mais puissiez-vous avoir le cœur bien longtemps jeune !

En pensant aux « méchants », je songeai, non sans plaisir, à la façon dont j’avais employé la journée qui venait de finir. Dès le matin, j’avais été pris d’un étrange chagrin : il me semblait que tout le monde me fuyait, m’abandonnait, qu’on me laissait seul. Certes, on serait en droit de me demander : Qui est-ce donc ce « tout le monde » ? Car, depuis huit ans que je vis à Pétersbourg, je n’ai pas réussi à me faire un seul ami. Mais qu’est-ce qu’un ami ? Mon ami, c’est Pétersbourg tout entier. Et s’il me semblait ce matin que « tout le monde » m’abandonnait, c’est que Pétersbourg tout entier s’en était allé à la campagne. Je m’effrayais à l’idée que j’allais être seul. Depuis déjà trois jours, cette crainte germait en moi sans que je pusse me l’expliquer, et depuis trois jours j’errais à travers la ville, profondément triste, sans rien comprendre à ce qui se passait en moi. À Nevsky, au jardin, sur les quais, plus un seul visage de connaissance. Sans doute, pas un ne me connaît parmi ces visages de connaissance, mais moi je les connais tous et très particulièrement ; j’ai étudié ces physionomies, j’y sais lire leurs joies et leurs tristesses, et je les partage. Je me suis lié d’une étroite amitié (peu s’en faut du moins, car nous ne nous sommes jamais parlé) avec un petit vieillard que je rencontrais presque tous les jours, à une certaine heure, sur la Fontanka. Un vénérable petit vieillard, toujours occupé à discuter avec lui-même, la main gauche toujours agitée et, dans la droite, une longue canne à pomme d’or. Si quelque accident m’empêchait de me rendre à l’heure ordinaire à la Fontanka j’avais des remords, je me disais : Mon petit vieillard a le spleen. Aussi étions-nous vivement tentés de nous saluer, surtout quand nous nous trouvions tous deux dans de bonnes dispositions. Il n’y a pas longtemps, – nous avions passé deux jours entiers sans nous voir, – nous avons fait ensemble simultanément, le même geste pour saisir nos chapeaux. Mais nous nous sommes rappelé à temps que nous ne nous connaissions pas et nous avons échangé seulement un regard sympathique.

Je suis très bien aussi avec les maisons. Quand je passe, chacune d’elles accourt à ma rencontre, me regarde de toutes ses fenêtres et me dit : « Bonjour ! comment vas-tu ? Moi, grâce à Dieu, je me porte bien. Au mois de mai on m’ajoutera un étage. » Ou bien : « Comment va la santé ? Demain on me répare. » Ou bien : « J’ai failli brûler, Dieu ! que j’ai eu peur ! » etc. D’ailleurs, je ne les aime pas toutes également, j’ai mes préférences. Parmi mes grandes amies, j’en sais une qui a l’intention de faire, cet été, une cure chez l’architecte : je viendrai certainement tous les jours dans sa rue, exprès pour voir si on ne la soigne pas trop, car ces médecins-là !… Dieu la garde !

Mais je n’oublierai jamais mon aventure avec une très jolie maisonnette rose tendre, une toute petite maison en pierre qui me regardait avait tant d’affection et avait pour ses voisines, mesquines et mal bâties, tant d’évident mépris, que j’en étais réjoui chaque fois que je passais auprès d’elle. Un certain jour, ma pauvre amie me dit avec une inexprimable tristesse : « On me peint en jaune ! les brigands ! les barbares ! Ils n’épargnent rien, ni les colonnes, ni les balustrades… » et en effet mon amie jaunit comme un citron. On eût dit que la bile se répandait dans son corps ! Je n’eus plus le courage d’aller la voir, la pauvre jolie ainsi défigurée, ma pauvre amie peinte aux couleurs du Céleste Empire !…

Vous comprenez maintenant, lecteur, comment je connais tout Pétersbourg.

Je vous ai déjà dit les trois journées d’inquiétude que je passai à chercher les causes du singulier état d’esprit où je me trouvais. Je ne me sentais bien nulle part, ni dans la rue ni chez moi. Que me manque-t-il donc ? pensais-je, pourquoi suis-je si mal à l’aise ? Et je m’étonnais de remarquer, pour la première fois, la laideur de mes murs enfumés et du plafond où Matrena cultivait des toiles d’araignées avec grand succès. J’examinais mon mobilier, meuble par meuble, me demandant devant chacun : N’est-ce pas là qu’est le malheur ? (Car, en temps normal, il suffisait qu’une chaise fût placée autrement que la veille pour que je fusse hors de moi.) Puis je regardais par la fenêtre… Rien, nulle nouvelle cause d’ennui. J’imaginai d’appeler Matrena et de lui faire des reproches paternels au sujet de sa saleté en général et des toiles d’araignées en particulier ; mais elle me regarda avec stupéfaction et c’est tout ce que j’obtins d’elle ; elle sortit de la chambre sans me répondre un seul mot. Et les toiles d’araignées ne disparaîtront jamais.

C’est ce matin seulement que j’ai compris de quoi il s’agissait : hé ! hé ! mais… ils ont tous fichu le camp à la campagne !… (Passez-moi ce mot trivial, je ne suis pas en train de faire du grand style.) Oui, tout Pétersbourg est à la campagne… Et aussitôt chaque gentleman honorable, je veux dire d’extérieur comme il faut, qui passait en fiacre, se transformait à mes yeux en un estimable père de famille qui, après ses occupations ordinaires, s’en allait légèrement dans sa maison familiale, à la campagne. Tous les passants, depuis trois jours, avaient changé d’allure et tout en eux disait clairement : Nous ne sommes ici qu’en passant, et dans deux heures nous serons partis.

S’il s’ouvrait dans ma rue une fenêtre où d’abord avaient tambouriné de petits doigts blancs comme du sucre, puis d’où sortait une jolie tête de jeune fille qui appelait le marchand de fleurs, il ne me semblait pas du tout que la jeune fille prétendît se faire, avec ces fleurs, un printemps intime dans son appartement étouffant de Saint-Pétersbourg, cela signifiait au contraire : « Ces fleurs ! ah ! bientôt, j’irai les reporter dans les champs ! »

Plus encore, – car j’ai fait des progrès dans ma nouvelle découverte, – je sais déjà, rien qu’à l’aspect extérieur, discerner dans quelle villa telle personne demeure. Les habitants de Kamenni, des îles Aptekarsky ou de la route de Petergov, se distinguent par des manières recherchées, d’élégants costumes d’été et de jolies voitures. Les habitants de Pargolovo et au delà ont un caractère particulier de sagesse et de bonne tenue. Ceux des îles Krestovsky ont une imperturbable gaîté.

Rencontrais-je une procession de charretiers qui marchaient paresseusement, les guides dans leurs deux mains, auprès de leurs charrettes chargées de montagnes de meubles, tables, chaises, divans turcs et pas turcs, ustensiles de ménage, le tout terminé assez souvent par une cuisinière qui, assise au sommet du tas, couvait les biens de ses maîtres ; regardais-je glisser sur la Neva des bateaux eux aussi chargés de meubles : charrettes et bateaux se multipliaient à mes yeux, il me semblait que toute la ville s’en allait, que tout déménageait par caravanes, que la ville allait être déserte. J’en étais attristé, offensé. Car moi, je ne pouvais aller à la campagne ! J’étais pourtant prêt à partir avec chaque charrette, avec chaque monsieur un peu cossu qui louait une voiture. Mais pas un, pas un seul ne m’invitait. On eût dit que tous m’oubliaient, comme si j’étais pour eux un étranger !

Je marchais beaucoup, longtemps, de sorte que je finissais par ne plus savoir où j’étais, quand j’aperçus les fortifications. Immédiatement je me sentis joyeux. Je m’engageai à travers les champs et les prairies, je n’éprouvais aucune fatigue. Il me semblait même qu’un lourd fardeau tombait de mon âme. Tous les gens en carrosses me regardaient avec tant de sympathie qu’un peu plus ils m’auraient salué. Tous étaient contents, je ne sais pourquoi ; tous fumaient de beaux cigares. Moi j’étais heureux. Je me croyais tout à coup transporté en Italie, tant la nature m’étonnait, pauvre citadin à demi malade, à demi mort de l’atmosphère empoisonnée de la ville.

Il y a quelque chose d’ineffablement touchant dans notre campagne pétersbourgeoise, quand, au printemps, elle déploie soudain toute sa force, s’épanouit, se pare, s’enguirlande de fleurs. Elle me fait songer à ces jeunes filles languissantes, anémiées, qui n’excitent que la pitié, parfois l’indifférence, et brusquement, du jour au lendemain, deviennent inexprimablement merveilleuses de beauté : vous demeurez stupéfaits devant elles, vous demandant quelle puissance a mis ce feu inattendu dans ces yeux tristes et pensifs, qui a coloré d’un sang rose ces joues pâles naguère, qui a répandu cette passion sur ces traits qui n’avaient pas d’expression, pourquoi s’élèvent et s’abaissent si profondément ces jeunes seins ? Mon Dieu ! qui a pu donner à la pauvre fille cette force, cette soudaine plénitude de vie, cette beauté ? Qui a jeté cet éclair dans ce sourire ? Qui donc fait ainsi étinceler cette gaîté ? Vous regardez autour de vous, vous cherchez quelqu’un, vous devinez… Mais que les heures passent et peut-être demain retrouverez-vous le regard triste et pensif d’autrefois, le même visage pâle, les mêmes allures timides, effacées : c’est le sceau du chagrin, du repentir, c’est aussi le regret de l’épanouissement éphémère… et vous déplorez que cette beauté se soit fanée si vite : quoi ! vous n’avez pas même eu le temps de l’aimer !…

Je ne rentrai dans la ville qu’assez tard ; dix heures sonnaient. La route longeait le canal ; c’est un endroit désert à cette heure… Oui, je demeure dans la banlieue la plus reculée.

Je marchais en chantant. Quand je suis heureux je fredonne toujours. C’est, je crois, l’habitude des hommes qui, n’ayant ni amis ni camarades, ne savent avec qui partager un moment de joie.

Mais ce soir-là me réservait une aventure.

À l’écart, accoudée au parapet du canal, j’aperçus une femme. Elle semblait examiner attentivement l’eau trouble. Elle portait un charmant chapeau à fleurs jaunes et une coquette mantille noire.

« C’est une jeune fille et sûrement une brune, » pensai-je.

Elle semblait ne pas entendre mes pas et ne bougea point quand je passai auprès d’elle en retenant ma respiration et le cœur battant très fort.

« C’est étrange, pensai-je ; elle doit être très préoccupée. »

Et tout à coup je m’arrêtai, il me semblait avoir entendu des sanglots étouffés.

« Je ne me trompe pas, elle pleure. »

Un instant de silence, puis encore un sanglot. Mon Dieu ! mon cœur se serra. Je suis d’ordinaire très timide avec les femmes, mais dans un pareil moment !… – Je retournai sur mes pas, je m’approchai d’elle et j’aurais certainement prononcé le mot : « Madame, » si je ne m’étais rappelé à temps que ce mot est utilisé au moins dans mille circonstances analogues par tous nos romanciers mondains. Ce n’est que cela qui m’arrêta, et je cherchais un mot plus rare quand la jeune fille m’aperçut, se redressa et glissa vivement devant moi en longeant le canal. Je me mis aussitôt à la suivre. Mais elle s’en aperçut, quitta le quai, traversa la rue et prit le trottoir. Je n’osais traverser la rue à mon tour, mon cœur sautait dans ma poitrine comme un oiseau en cage. Heureusement le hasard me vint en aide.

Sur le trottoir où marchait l’inconnue et tout près d’elle surgit un monsieur en frac ; d’un âge « sérieux » : on n’eût pu dire, par exemple, que sa démarche aussi fût sérieuse. Il se dandinait en rasant prudemment les murs. La jeune fille filait droit comme une flèche, d’un pas à la fois précipité et peureux, comme font toutes les jeunes filles qui veulent éviter qu’on leur offre de les accompagner ; et certes, avec son allure mal assurée, le monsieur dont l’ombre se dandinait sur les murs n’eût pu la rejoindre s’il ne s’était brusquement mis à courir. Elle allait comme le vent, mais son persécuteur gagnait du terrain, il était déjà tout près d’elle, elle jeta un cri, et… Je remerciai la destinée pour l’excellent bâton que je tenais dans ma main droite. En un instant je fus de l’autre côté, le monsieur prit en considération l’argument irréfutable que je lui proposai, se tut, recula et, seulement quand nous l’eûmes distancé, se mit à protester en termes assez énergiques ; mais ses paroles se perdirent dans l’air.

– Prenez mon bras, dis-je à l’inconnue.

Elle passa silencieusement sous mon bras sa main tremblante encore de frayeur. Ô le monsieur inattendu ! Comme je le bénissais !

Je jetai un rapide regard sur elle. Elle était brune comme je l’avais deviné, et fort jolie. Ses yeux étaient encore mouillés de larmes, mais ses lèvres souriaient. Elle me regarda furtivement, rougit un peu et baissa les yeux.

– Vous voyez ! Pourquoi m’aviez-vous repoussé ? Si j’avais été là, rien ne serait arrivé…

– Mais je ne vous connaissais pas, je croyais que vous aussi…

– Me connaissez-vous davantage, maintenant ?

– Un peu. Par exemple, vous tremblez, pensez-vous que je ne sache pas pourquoi ?

– Oh ! vous avez deviné du premier coup ! m’écriai-je transporté de joie que la jeune fille fût si intelligente, car l’intelligence et la beauté vont très bien ensemble. – Oui, vous avez deviné à qui vous aviez affaire. C’est vrai, je suis timide avec les femmes. Je suis même plus ému maintenant que vous ne l’étiez, vous, quand ce monsieur vous a fait peur. C’est comme un rêve… Non, c’est plus qu’un rêve, car jamais, même en rêve, il ne m’arrive de parler à une femme.

– Que dites-vous ? Vraiment ?

– Oui. Si mon bras tremble, c’est que jamais encore une aussi jolie petite main ne s’y est appuyée. Je n’ai pas du tout l’habitude des femmes… J’ai toujours vécu seul. Aussi je ne sais pas leur parler. Peut-être bien vous ai-je déjà dit quelque sottise ; parlez franchement, vous le pouvez, je ne suis pas susceptible…

– Vous n’avez pas dit de sottise, pas du tout, au contraire, et puisque vous voulez que je vous parle franchement, je vous dirai qu’une telle timidité plaît aux femmes, et si vous voulez tout savoir je vous dirai encore qu’elle me plaît particulièrement. Aussi je vous permets de m’accompagner jusqu’à ma porte.

– Mais, dis-je étouffant de joie, vous m’en direz tant que je cesserai d’être timide et alors, adieu tous mes avantages…

– Des avantages ! Quels avantages ? Pourquoi faire ? Voilà qui n’est pas bien.

– Pardon… Mais comment voulez-vous que je ne désire pas…

– Plaire, n’est-ce pas ?

– Eh bien ! oui. Oui, soyez bonne, au nom de Dieu ! Écoutez. J’ai vingt-six ans et personne encore ne m’a aimé. Comment donc pourrais-je parler adroitement et à propos ? Pourtant il faut que je parle, j’ai envie de tout vous dire, à vous… Mon cœur crie, je ne puis me taire… Mais le croiriez-vous… pas une seule femme, jamais, jamais… et pas un ami ! et tous les jours je rêve qu’enfin je vais rencontrer quelqu’un, je rêve, je rêve… et si vous saviez combien de fois j’ai été amoureux de cette façon !

– Mais comment ? de qui ?

– De personne, idéalement. Ce sont des figures de femmes aperçues en rêve. Mes rêves sont des romans entiers. Oh ! vous ne me connaissez pas… Il est vrai, – et il ne se pouvait autrement, – j’ai rencontré deux ou trois femmes, mais quelles femmes ! Ah ! l’éternel pot-au-feu !… Mais vous ririez si je vous racontais que j’ai plusieurs fois fait le rêve que je parlais, dans la rue, à une dame du plus grand monde. Oui, dans la rue, tout simplement : la dame était seule et moi je lui parlais respectueusement, timidement, passionnément. Je lui disais : que je me perds dans la solitude, qu’il ne faut pas me renvoyer, que nulle femme ne m’aime, que c’est le devoir de la femme de ne pas repousser la prière d’un malheureux, que je lui demande tout au plus deux paroles de sœur, deux paroles compatissantes, qu’elle doit donc m’écouter, qu’elle peut rire de moi s’il lui plaît, mais qu’il faut qu’elle m’écoute, qu’il faut qu’elle me rende l’espérance que j’ai perdue… Deux paroles, seulement deux paroles et puis ne la revoir plus jamais !… Mais vous riez… Du reste ce que je dis est en effet très risible.

– Ne vous fâchez pas. Ce qui me fait rire, c’est que vous êtes votre propre ennemi. Si vous essayiez vous réussiriez peut-être, même si la scène se passait dans la rue. Plus c’est simple et plus c’est sûr. Pas une femme de cœur, pourvu qu’elle ne fût ni sotte ni, en ce moment même, de mauvaise humeur, n’oserait vous refuser les deux paroles que vous implorez. Pourtant, qui sait ? Peut-être vous prendrait-on pour un fou. J’ai jugé d’après moi, – car moi je sais bien comme vivent les gens sur la terre…

– Oh ! je vous remercie, m’écriai-je. Vous ne pouvez comprendre le bien que vous venez de me faire !

– Bon, bon… Mais dites-moi, à quoi avez-vous vu que je suis une femme avec laquelle… eh bien, une femme digne… digne… d’attention et d’amitié ? En un mot pas… pot-au-feu, comme vous dites ? Pourquoi vous êtes-vous décidé à vous approcher de moi ?

– Pourquoi ? Mais… vous étiez seule, ce monsieur trop entreprenant… il faisait nuit, convenez que c’était le devoir…

– Mais non, auparavant déjà, là, de l’autre côté, vous vouliez m’aborder…

– Là, de l’autre côté ?… Mais vraiment, je ne sais comment vous répondre, je crains… Savez-vous ? Je me sentais aujourd’hui très heureux. La marche, les chansons que je me suis rappelées, la campagne… jamais je ne me suis senti si bien. Voyez… cela m’a semblé peut-être… pardonnez-moi si je vous le rappelle, j’ai cru vous avoir entendu pleurer, et moi… je n’ai pu supporter cela, mon cœur s’est serré. Ô mon Dieu ! étais-je coupable d’avoir pour vous une pitié fraternelle !… Pouvais-je vous offenser en m’approchant de vous malgré moi ?

– Taisez-vous… dit la jeune fille en baissant les yeux et en me serrant la main. J’ai eu tort de parler de cela, mais je suis contente de ne pas m’être trompée sur vous… Eh bien, me voici chez moi. Il faut traverser cette petite ruelle et il n’y a plus que deux pas. Adieu. Merci.

– Alors, nous ne nous verrons plus jamais, c’est fini ?

– Voyez-vous ! dit en riant la jeune fille, vous ne vouliez d’abord que deux mots, et maintenant… Du reste, nous nous reverrons peut-être…

– Je viendrai ici demain… Oh ! pardon, je suis déjà exigeant.

– Oui, vous n’avez pas de patience, vous ordonnez presque…

– Écoutez-moi, interrompis-je, je ne puis pas ne pas venir ici demain. Je suis un rêveur, j’ai si peu de vie réelle, j’ai si peu de moments comme celui-ci, que je ne puis pas ne pas les revivre dans mes rêves. Je rêverai de vous toute la nuit, toute la semaine, toute l’année. Je viendrai ici demain, absolument, précisément ici, demain, à la même heure et je serai heureux de m’y souvenir de la veille… Cette place m’est déjà chère. – J’ai deux ou trois endroits pareils dans Pétersbourg. Dans l’un d’eux j’ai pleuré… d’un souvenir. Qui sait ? il y a dix minutes, vous aussi vous pleuriez peut-être pour quelque souvenir. Peut-être autrefois avez-vous été très heureuse ici ?

– Je viendrai peut-être aussi demain à dix heures, je vois que je ne peux plus vous le défendre… Mais, il ne faut pas venir ici. Ne pensez pas que je vous fixe un rendez-vous, je prévois seulement que j’aurai à venir ici pour mes affaires, mais… eh bien, franchement, je ne serai pas fâchée que vous y veniez aussi. D’abord je puis avoir encore des désagréments comme aujourd’hui, mais laissons cela… En un mot, je voudrais tout simplement vous voir… pour vous dire deux mots. N’allez pas me juger mal pour cela. Ne pensez pas que je donne si facilement des rendez-vous ; je ne vous aurais pas dit cela si… mais que cela reste un secret, c’est la condition…

– Une convention, dites tout de suite que c’est une condition ! je consens à tout, m’écriai-je transporté, à tout, je réponds de moi, je serai obéissant, respectueux… vous me connaissez.

– C’est précisément parce que je vous connais que je vous invite demain ; mais vous, prenez garde à cette autre condition tout à fait capitale (je vais vous parler franchement) : ne devenez pas amoureux de moi, cela ne se peut pas, je vous assure ; pour l’amitié je veux bien, voici ma main ; mais l’amour, non, je vous en prie.

– Je vous jure…

– Ne jurez pas, vous êtes inflammable comme la poudre… Ne m’en veuillez pas pour vous avoir dit cela, si vous saviez… Moi non plus je n’ai personne au monde à qui faire une confidence, demander un conseil ; vous, vous êtes une exception, je vous connais comme si nous étions des amis de vingt ans… n’est-ce pas que vous ne me trahirez pas ?

– Vous verrez ! Mais comment vivre encore tout ce grand jour ?

– Dormez bien, bonne nuit, et rappelez-vous que j’ai déjà confiance en vous. Dites, on n’a pas à rendre compte de tous ses sentiments, même d’une sympathie fraternelle ? C’est vous qui m’avez dit cela, et vous l’avez si bien dit que la pensée m’est venue aussitôt de me confier à vous et de vous dire…

– Quoi, mon Dieu ! dire quoi ?

– À demain ! que cela reste un secret jusqu’à demain ! Ça vaudra mieux pour vous ! Ça ressemblera mieux à un roman !

– Peut-être vous dirai-je demain… tout, et peut-être ne vous dirai-je rien ! Je veux d’abord causer avec vous, vous mieux connaître.

– Moi, déclarai-je avec décision, je vous raconterai demain toute mon histoire ! Mais quoi donc ? Quelque chose de merveilleux se passe en moi. Où suis-je donc ? mon Dieu ! Eh bien ! n’êtes-vous pas contente maintenant de ne pas vous être fâchée tout à l’heure, de ne pas m’avoir repoussé dès le premier mot ? En deux minutes vous m’avez rendu heureux pour toute la vie, oui heureux ! vous m’avez réconcilié avec moi-même ! vous avez peut-être éclairci tous mes doutes ! S’il me revient des instants semblables… Eh bien, je vous dirai demain tout, vous saurez tout, tout…

– Alors c’est vous qui commencerez ?

– Entendu.

– Au revoir !

– Au revoir !

Et nous nous séparâmes. J’errai toute la nuit, je ne pouvais me décider à rentrer…

« À demain ! »

DEUXIÈME NUIT

 

– Eh bien ! vous voyez que vous vivez encore ! dit-elle en riant et en me serrant les deux mains.

– Je suis ici depuis deux heures. Savez-vous ce que je suis devenu toute cette journée ?

– Oui, oui, je le sais… Mais savez-vous, vous, pourquoi je suis venue ? ce n’est pas pour bavarder comme hier. Désormais il faut agir plus sagement ; j’ai beaucoup réfléchi à tout cela.

– En quoi donc plus sagement ? Je ferai ce que vous voudrez, mais je vous jure que je n’ai jamais été si sage.

– C’est possible. Mais d’abord je vous prie de ne pas me serrer si fort les mains ; ensuite… ensuite j’ai beaucoup pensé à vous aujourd’hui.

– Et… ?

– Voici. J’ai décidé que je ne vous connais pas encore, que j’ai agi hier comme un enfant, et il va sans dire que j’ai fini par accuser mon bon cœur, que je me suis louée moi-même comme il arrive toujours quand nous commençons à nous analyser ; de sorte que, pour réparer ma faute, je veux prendre sur vous les renseignements les plus minutieux. Mais comme je ne puis m’adresser à un autre que vous-même, eh bien ! quel homme êtes-vous ? Racontez-moi votre histoire.

– Mon histoire ! m’écriai-je terrifié, je n’en ai pas.

– Mais vous me la promettiez hier. Et puis on a toujours une histoire. Vous avez vécu sans histoire ? Comment avez-vous fait ?

– Eh bien ! j’ai vécu sans histoire ! J’ai vécu pour moi-même, c’est-à-dire seul ; seul ! seul tout à fait. Comprenez-vous ce que signifie ce mot ?

– Comment, seul ! vous n’avez jamais vu personne ?

– Beaucoup de monde, – voilà : toujours seul.

– Alors vous ne parlez à personne.

– Rigoureusement à personne.

– Mais quel homme ! Expliquez-vous ! Attendez, je devine : vous avez probablement une babouschka, comme la mienne ; elle est aveugle et jusqu’à ces derniers temps elle ne me laissait pas sortir ; J’en désapprenais à parler. Il y a deux ans, j’étais en train de faire des étourderies, et alors elle épingla ma robe à la sienne, et vous voyez nos journées… elle tricote des bas, quoique aveugle, et moi je lui fais la lecture à haute voix. Je suis restée près de deux ans épinglée comme ça.

– Ah ! mon Dieu ! quel malheur ! mais non, je n’ai pas de babouschka.

– Et si vous n’en avez pas, pourquoi donc restez-vous chez vous ?

– Écoutez. Voulez-vous savoir qui je suis ?

– Je vous le demande.

– Dans le véritable sens du mot ?

– Dans le plus véritable sens du mot.

– Eh bien voilà : je suis un type.

– Un type ! quel type ? s’écria la jeune fille en se mettant à rire comme si elle n’en avait pas eu, depuis tout un an, l’occasion. Mais vous êtes très amusant ! Tenez ! voici un banc ! Asseyons-nous ; personne ne passe, personne ne nous entendra. Commencez votre histoire, car vous me trompiez, vous avez une histoire ! D’abord, qu’est-ce qu’un type ?

– Un type, c’est un homme ridicule ! répondis-je en commençant à rire, gagné par son rire d’enfant, c’est un caractère ! c’est un… Mais savez-vous ce que c’est qu’un rêveur ?

– Un rêveur ! Permettez ! je suis moi-même un rêveur ! Que de choses il me passait par la tête pendant les longues journées près de ma babouschka ! Ils allaient loin, mes rêves ! Une fois j’ai rêvé que j’épousais un prince chinois ! C’est quelquefois bon de rêver.

– Magnifique ! Ah ! si vous êtes femme à épouser un prince chinois, vous me comprendrez très bien… Mais permettez, je ne sais pas encore comment vous vous appelez.

– Enfin ! vous y pensez donc ?

– Ah ! mon Dieu ! Cela ne m’est pas venu : je me sentais si bien…

– On m’appelle Nastenka.

– Et c’est tout ?

– C’est tout. N’est-ce pas assez pour vous ?

– Oh ! beaucoup, beaucoup ! au contraire, beaucoup ! Nastenka !

– Alors ?…

– Alors, Nastenka, écoutez donc ma risible histoire.

Je m’assis près d’elle, je pris une pose grave et pédante et je commençai comme si je lisais dans un livre.

– Il y a, Nastenka, à Saint-Pétersbourg, – vous l’ignoriez peut-être, – des coins assez étranges. Le soleil qui brille partout ne les éclaire pas. Il y luit comme un autre soleil, fait exprès, très spécial. Là, ma chère Nastenka, on vit une autre vie que la vôtre ; une vie qui ne ressemble pas du tout à celle qui bout autour de nous, une vie qu’on pourrait à peine concevoir dans quelque climat lointain, pas du tout la vie raisonnable de notre époque. Cette vie-là c’est la mienne, Nastenka ! une atmosphère de fantastique et d’idéal, et en même temps, hélas ! quelque chose de grossier et de prosaïque, quelque chose d’ordinaire jusqu’à la suprême trivialité.

– Fi ! mon Dieu ! quelle préface ! que vais-je donc apprendre ?

– Vous apprendrez, Nastenka (il me semble que je ne me lasserai jamais de vous appeler Nastenka) ; vous apprendrez que dans ce coin vivent des hommes étranges : des rêveurs. Un rêveur n’est pas un homme, c’est un être neutre ; il vit dans une ombre perpétuelle comme s’il se cachait même du jour ; il s’incruste dans son trou comme un escargot, ou plutôt il ressemble davantage encore à la tortue, qu’en pensez-vous ? Pourquoi aime-t-il tant ses quatre murs, qui de toute rigueur doivent être peints en vert, enfumés et tristes ? Pourquoi cet homme ridicule, si quelqu’un de ses rares amis vient le voir (et il finit par n’en plus avoir du tout), le reçoit-il avec tant d’embarras ? tant de jeux de physionomie ? comme s’il venait de faire un crime ? comme s’il fabriquait de la fausse monnaie ou des vers qu’il va envoyer à un journal avec une lettre anonyme attestant que le poète est mort et qu’un de ses amis considère comme un devoir sacré de publier ses œuvres ? Pourquoi, dites-le-moi, Nastenka ! les divers interlocuteurs qui se sont rassemblés chez notre rêveur ne parviennent-ils pas à engager la conversation ? Pourquoi ni rires ni plaisanteries ? Ailleurs pourtant et dans d’autres occasions, il ne dédaigne ni le rire, ni la plaisanterie, à propos du beau sexe, ou sur n’importe quel autre thème aussi gai. Pourquoi enfin l’ami, dès cette première visite, – d’ailleurs il n’y en aura pas deux, – cet ami, une connaissance récente, s’embarrasse-t-il, se guinde-t-il tant après ses premières saillies (s’il en trouve) en regardant le visage défait du maître du logis, qui finit lui-même par perdre tout à fait la carte après des efforts énormes mais vains pour animer la conversation, montrer du savoir-vivre, parler du beau sexe aussi, et, par toutes ces concessions, plaire au pauvre garçon qui lui fait visite par erreur ? Pourquoi enfin le visiteur se lève-t-il tout à coup, se rappelant une affaire urgente, et prend-il son chapeau après un salut désagréable, et retire-t-il avec tant de peine sa main de l’étreinte chaude du maître qui tâche de lui témoigner par cette étreinte silencieuse un repentir inexplicable ? Pourquoi, une fois dehors, l’ami rit-il aux éclats et se jure-t-il de ne jamais remettre les pieds chez cet homme étrange, un bon garçon pourtant, mais dont il ne peut s’empêcher de comparer la physionomie à la mine de ce malheureux petit chat fripé, tourmenté par les enfants, qui tout à l’heure est venu se blottir sous la chaise, – c’était alors celle du visiteur – et dans l’ombre, avec ses deux petites pattes a longuement débarbouillé et lustré son petit museau et, longtemps encore après, regardait avec ressentiment la nature et la vie…

– Voyons ! interrompit Nastenka, qui écoutait très étonnée, les yeux grands ouverts. Je ne sais la raison de rien de tout cela, ni pourquoi vous me faites des questions si étranges, mais sûrement tout cela a dû vous arriver mot pour mot.

– Sans doute, répondis-je très sérieusement.

– Alors, continuez, car je veux connaître la fin.

– Vous voulez savoir, Nastenka, ce qu’est devenu notre petit chat sous sa chaise ou plutôt ce que je suis devenu, puisque je suis le médiocre héros de ces aventures ; vous voulez savoir pourquoi ma journée tout entière fut troublée par cette visite inattendue d’un ami, pourquoi j’étais si agité quand la porte de ma chambre s’ouvrit, pourquoi je reçus si mal le visiteur, pourquoi je restai écrasé sous le poids de ma propre inhospitalité ?

– Mais oui, oui, répondit Nastenka, c’est ce que je veux savoir. Écoutez ! Vous racontez très bien ; mais ne pourriez-vous pas raconter moins bien ; on dirait que vous lisez dans un livre.

– Non, répondis-je d’une voix sévère et imposante, ma chère Nastenka, je sais que je conte très bien, mais excusez-moi, je ne puis conter autrement. Je ressemble, ma chère Nastenka, à cet esprit du czar Salomon, qui avait passé mille ans dans une outre scellée de sept sceaux. À présent, ma chère Nastenka, depuis que nous nous sommes rencontrés de nouveau après une si longue séparation (car je vous connais depuis longtemps Nastenka, il y a longtemps que je cherchais quelqu’un, précisément vous, et notre rencontre était fatale), des milliers de soupapes se sont ouvertes dans ma tête et il faut que je m’épanche par un torrent de mots, car autrement j’étoufferais ; je vous demande donc de ne plus m’interrompre, Nastenka ; écoutez avec soumission et obéissance, ou bien je me tais.

– Na ! na na ! Jamais ! Parlez, je ne souffle plus mot.

– Je continue. Il y a, mon amie Nastenka, une heure dans la journée que j’aime beaucoup. C’est cette heure où toutes les affaires finissent, alors que tout le monde se hâte de rentrer pour dîner, se reposer, et, tout en marchant, cherche quelque réjouissance pour passer la soirée, la nuit et tout le temps de loisir qui lui reste. À cette heure-là, mon héros – car permettez-moi encore, Nastenka, de conter cela à la troisième personne, il est si pénible pour le conteur de parler en son propre nom, – à cette heure-là donc, notre héros, qui n’est pas un oisif, est en route comme tout le monde. Mais une étrange sensation de plaisir agite son visage pâle et fatigué. Il observe avec intérêt l’aurore du soir qui s’éteint lentement sur le ciel frais de Pétersbourg. Quand je dis « observe », je mens ; il n’observe pas, il regarde vaguement comme un homme las ou qui s’occupe en lui-même de choses plus intéressantes. De sorte que c’est par moments seulement, et presque sans le vouloir, qu’il a le temps d’observer aussi autour de lui. Il est content, car il en a fini jusqu’au lendemain avec les affaires ennuyeuses, content comme un écolier libéré de l’école et qui court à ses jeux préférés et à ses espiègleries. Regardez-le, Nastenka, vous ne serez pas longue à voir que la joie a déjà heureusement agi sur ses nerfs sensibles et son imagination maladivement excitée. Il réfléchit. Vous pensez peut-être qu’il songe à son dîner, ou bien à la soirée de la veille ? Que regarde-t-il ainsi ? N’est-ce pas ce monsieur qui vient de saluer si « artistiquement » cette dame quand elle a passé auprès de lui dans cette belle voiture attelée de si beaux chevaux ? Non, Nastenka, ce ne sont pas ces riens qui l’occupent. C’est un homme, à présent, riche de vie intérieure. Il est riche, vous dis-je, et les rayons d’adieu du soleil couchant n’ont pas brillé en vain pour lui. Ils ont provoqué dans son cœur tout un essaim de sensations. Maintenant il examine tous les détails de la route, maintenant la « déesse de la Fantaisie » (avez-vous lu Joukovsky, ma chère Nastenka ?) a déjà tissé de ses mains merveilleuses sa toile dorée et commence à enchevêtrer les arabesques d’une vie fantasque et imaginaire. Elle a transporté notre héros dans le septième ciel, « le ciel de cristal », bien loin de cet excellent trottoir de granit qu’il foule ce soir en rentrant chez lui. Essayez de l’arrêter, demandez-lui brusquement où il est, par quelles rues il a passé : il ne se souvient de rien, ni où il est allé, ni où il est, et en rougissant de dépit il vous fera quelque mensonge pour sauver les apparences. C’est pourquoi il a eu un si vif tressaillement et a failli s’écrier de frayeur quand une honorable vieille femme l’a arrêté au milieu du trottoir en lui demandant sa route. Le visage assombri il continue sa marche, remarquant à peine que plus d’un passant sourit en le regardant et se retourne pour le voir, et que les petites filles, après s’être éloignées de lui avec terreur, reviennent sur leurs pas pour examiner son sourire absorbé et ses gestes. Mais toujours la même fantaisie emporte dans son vol, et la vieille femme, et les passants curieux, et les petites filles moqueuses, elle enlace gaiement le tout dans son canevas comme les mouches dans une toile, et l’homme étrange rentre dans son terrier sans s’en apercevoir, dîne sans s’en apercevoir et ne revient à lui que quand Matrena, sa bonne, dessert la table et apporte la pipe. L’heure se fait sombre, il se sent vide et triste ; tout son royaume de rêves s’écroule sans bruit, sans laisser de traces… comme un royaume de rêves ; mais une sensation obscure se lève déjà en son être, une sensation inconnue, un désir nouveau, et voilà que s’assemble autour de lui tout un essaim de nouveaux fantômes. Et lui-même s’anime, voilà qu’il bout comme l’eau dans la cafetière de la vieille Matrena. Il prend un livre, sans but, l’ouvre au hasard et le laisse tomber à la troisième page. Son imagination est surexcitée, un nouvel idéal de bonheur lui apparaît ; en d’autres termes, il a pris une nouvelle potion, de ce poison raffiné qui recèle la cruelle ivresse de l’espérance. Qu’importe la vie réelle où tout est froid, morne !… Pauvres gens, pense le rêveur, que les gens réels ! – Ne vous étonnez pas qu’il ait cette pensée. Oh ! si vous pouviez voir les spectres magiques qui l’entourent, toutes les merveilleuses couleurs du tableau où se fige sa vie ! Et quelles aventures ! Quelle suite indéfinie de rêveries ! Mais à quoi rêve-t-il ? Mais… à tout ! Au rôle du poète d’abord méconnu et ensuite couvert de lauriers ; à sa prédilection pour Hoffmann ; à la Saint-Barthélemy ; aux actions héroïques de Ivan Vassiliévitch quand il prit Kazan ; à Jean Huss comparaissant devant le conclave des prélats ; à l’évocation des morts dans Robert le Diable (vous vous rappelez cette musique qui sent le cimetière), à Mina et Brinda, au passage de la Bérésina, à la lecture d’un poème chez la comtesse W. D…, à Danton, à Cléopâtre et ses amants, à la petite maison dans la Colomna, à une chère petite âme qui pourrait être auprès de lui, dans ce petit réduit, durant toute la longue soirée d’hiver et qui l’écouterait, attentive et douce comme vous êtes, Nastenka… Non, Nastenka, qu’importe à ce voluptueux paresseux cette vie réelle, cette pitoyable pauvre vie dont il donnerait tous les jours pour une de ces heures fantastiques ? Il a aussi de mauvaises heures ; mais en attendant qu’elles reviennent (car l’heure qui sonne est douce), il ne désire rien, il est au-dessus de tout désir, il peut tout, il est souverain, il est le propre créateur de sa vie, et la recrée à chaque instant par sa propre volonté. Ça s’organise si facilement un monde fantastique ! et qui sait si ce n’est qu’un mirage ? C’est peut-être des deux mondes le plus réel. Pourquoi donc, dites-moi, Nastenka, pourquoi donc en ce moment les larmes jaillissent-elles des yeux de cet homme que nulle tristesse actuelle n’accable ? Pourquoi des nuits entières passent-elles comme des heures ? Et quand le rayon rose de l’aurore éclabousse les fenêtres, notre rêveur fatigué se lève de la chaise où le tour du cadran l’a vu assis et se jette sur son lit. Ce serait à croire, Nastenka, qu’il est amoureux ! Regardez-le seulement et vous vous en convaincrez. Voyons, est-il possible de croire qu’il n’ait jamais connu l’être qu’il étreignait dans les transports de son rêve ? Quoi ! rêvait-il donc la passion ? Se pourrait-il qu’ils n’eussent pas marché les mains unies dans la vie, bien des années mêlant leurs âmes ? Ne s’est-elle pas, à l’heure tardive de la séparation, penchée en pleurant sur sa poitrine sans écouter l’orage qui pleurait dehors, toute à l’orage intérieur de leur amour brisé ? Était-ce donc, tout cela ! n’était-ce donc qu’un rêve : ce jardin triste, abandonné, sauvage, les sentiers couverts de mousse où ils se sont promenés si souvent ensemble « si longtemps et si tendrement » ? Et cette maison étrange de ses aïeux où elle vécut si longtemps seule et triste, avec un vieux mari morose, un vieux mari galeux dont ils avaient peur, eux, les enfants amoureux ! Comme elle souffrait et comme (cela va sans dire, Nastenka !) on était méchant pour eux ! Ô Dieu ! ne l’a-t-il pas revue plus tard sous un ciel étranger, tropical, dans une ville éternellement merveilleuse, aux mille clartés d’un bal, au fracas de la musique, dans un palasso (je vous jure, Nastenka, dans un palasso) ? À un balcon festonné de myrtes et de roses, où, en le reconnaissant elle se démasqua vite et lui souffla à l’oreille : « Je suis libre ! » et se jeta dans ses bras en s’écriant de transport, dans l’oubli de tout, et la maison morne, et le vieillard morose, et la maison triste du pays lointain et le banc sur lequel, après les derniers baisers passionnés de la séparation, elle tomba pâmée, raidie par le désespoir… Oh ! convenez, Nastenka, qu’on peut se troubler, rougir comme un écolier surpris dans le jardin où il dérobait les pommes du voisin, si après tant d’événements tragiques qui vous laissent palpitant d’émotion, un ami inattendu, gai et bavard, ouvre tout à coup votre porte et vous crie, comme si rien n’était arrivé : « Mon cher, je reviens de Pavlovsk ! » Dieu de Dieu ! le vieux comte vient de mourir, un bonheur infini va commencer pour les deux amants et voilà quelqu’un qui revient de Pavlovsk !…

Je me tus très pathétiquement. Je me rappelle que je fis un grand effort pour éclater de rire. Je sentais en moi des idées diaboliques remuer, ma gorge se serrait, mon menton tremblait, mes yeux étaient humides… Je m’attendais à voir Nastenka rire la première de son gai et irrésistible rire d’enfant, et je me repentais déjà d’être allé si loin, d’avoir raconté ce que je tenais depuis si longtemps caché dans mon cœur. Et c’est pourquoi je voulais avoir ri avant elle ; mais à mon grand étonnement elle resta silencieuse, me serrant légèrement les mains, et me demanda avec un accent timide :

– Avez-vous vraiment toujours vécu ainsi ?

– Toujours, Nastenka, toujours, et je crois que je finirai ainsi.

– Non, cela ne se peut, dit-elle avec émotion, cela ne se peut ! Est-ce que je pourrais, moi, passer toute ma vie avec ma babouschka ? Ce n’est pas bien du tout de vivre ainsi.

– Je le sais, Nastenka, je le sais. Et je le sais plus que jamais depuis que je suis auprès de vous, car c’est Dieu lui-même qui vous a envoyée, cher ange, pour me le dire et me le prouver. Maintenant, quand je suis auprès de vous, quand je vous parle, l’avenir me semble impossible, l’avenir, la solitude, l’absence, le vide. Et que vais-je rêver maintenant que je suis heureux auprès de vous, en réalité ? Soyez bénie, vous qui ne m’avez pas repoussé, vous à qui je devrai toute une soirée de bonheur.

– Oh ! non, non ! s’écria Nastenka. Cela ne se peut pas ! ne nous séparons pas ainsi ! Qu’est-ce que c’est que deux soirées ?

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Ô Nastenka, Nastenka ! savez-vous pour combien de temps vous m’avez donné de la joie ? Savez-vous que j’ai déjà meilleure opinion de moi-même ? Je me repens un peu moins d’avoir fait de ma vie un crime et un péché. – Car c’est un crime et un péché qu’une telle vie. Et ne croyez pas que j’aie rien exagéré. Pardieu ! non, je n’ai rien exagéré. Par moments, un tel chagrin m’envahit… Il me semble que je ne suis plus capable de vivre ma vie, et je me maudis moi-même. Après mes nuits fantastiques, j’ai de terribles moments de lucidité. Et autour de moi la vie tourbillonne pourtant ! la vie des hommes, celle qui n’est pas faite sur commande… Et pourtant, encore ! leur vie s’évanouira comme mon rêve. Dans un peu de temps, ils ne seront pas plus réels que mes fantômes. Oui, mais ils sont une succession de fantômes, leur vie se renouvelle ; aucun homme ne ressemble à un autre, tandis que ma rêverie épouvantée, mes fantômes enchaînés par l’ombre sont triviaux, uniformes ; ils naissent du premier nuage qui obscurcit le soleil, ce sont de tristes apparitions, des fantaisies de tristesse. Et elle se fatigue de cette perpétuelle tension, elle s’épuise, l’inépuisable imagination. Les idéals se succèdent, on les dépasse, ils tombent en ruines, et puisqu’il n’y a pas d’autre vie, c’est sur ces ruines encore qu’il faut fonder un idéal dernier. Et cependant l’âme demande toujours un idéal et c’est en vain que le rêveur fouille dans la cendre de ses vieux rêves, y cherchant quelque étincelle d’où faire jaillir la flamme qui réchauffera son cœur glacé et lui rendra ses anciennes affections, ses belles erreurs, tout ce qui le faisait vivre. Croirez-vous que je fête l’anniversaire d’événements qui ne sont pas arrivés, mais qui m’eussent été chers ?… Vous savez ? des imaginations de balcon… Et fêter ces anniversaires parce que ces stupides rêves ne sont plus, parce que je ne sais plus rêver, vous comprenez, ma chère, que c’est un commencement d’enterrement. Croirez-vous que je parviens à me rappeler la couleur des lieux où j’ai eu la pensée qu’il pourrait m’arriver un bonheur ? Et je les revisite, ces lieux, je m’y arrête, j’y oublie le présent, je le réconcilie avec le passé irréparable et j’erre comme une ombre, sans désir, sans but. Quels souvenirs ! je me rappelle par exemple qu’ici, il y a juste un an, à cette même heure, sur ce même trottoir j’errais isolé, triste comme aujourd’hui. Mais alors je ne me demandais pas encore : Où sont les rêves ? et voici que je hoche la tête et je me dis : Comme les années passent vite ! qu’en as-tu fait ? as-tu vécu ? regarde comme tout est devenu froid ! les années passeront, toujours davantage ta solitude t’accablera et viendra la vieillesse accroupie sur son manche à balai ; ton monde fantastique pâlira… Novembre… Décembre… Plus de feuilles à tes arbres… Ô Nastenka, ce sera triste de vieillir sans avoir vécu : n’avoir pas même de regrets ! Car je n’ai rien à perdre ; toute ma vie n’est qu’un zéro rond, un rêve…

– Ne me faites donc pas pleurer ! dit Nastenka en essuyant ses yeux. C’est fini maintenant ? Écoutez, je suis une jeune fille simple, très peu savante, quoique ma babouschka m’ait donné des maîtres ; pourtant, je vous assure que je vous comprends. Dites-vous que je serai toujours auprès de vous. J’ai eu, non pas tout à fait la même chose, mais des chagrins presque semblables aux vôtres quand ma babouschka m’a épinglée à sa robe. Certes je ne pourrais compter aussi bien que vous. Je n’ai pas assez étudié, ajoute-t-elle (évidemment mon discours pathétique, mon grand style lui avait inspiré du respect), mais je suis très contente que vous vous soyez confié à moi ; je vous connais maintenant, et moi, vous allez aussi me connaître ; moi aussi je vais tout vous dire : vous êtes un homme très intelligent, vous me donnerez un conseil.

– Ah ! Nastenka ! répondis-je, je ne suis pas bon conseiller ; mais il me semble que nous pourrions l’un à l’autre nous donner des conseils infiniment spirituels. Allons ! quels conseils voulez-vous ? Me voilà gai, heureux, et je n’aurai pas besoin d’emprunter mes paroles.

– Je m’en doute, dit Nastenka en riant : mais il ne me faut pas un conseil seulement spirituel ; il me le faut aussi cordial, comme d’un ami de cent ans.

– C’est entendu, Nastenka ! m’écriai-je tout transporté. Parole, je vous aimerais depuis mille ans que je ne vous aimerais pas davantage !

– Votre main ? dit Nastenka.

– La vôtre !

HISTOIRE DE NASTENKA

 

– La moitié de l’histoire, vous la connaissez déjà : vous savez que j’ai une babouschka.

– Si l’autre moitié est aussi longue…

– Taisez-vous et écoutez. Une condition : ne pas m’interrompre, ou bien je me tromperais ; il faut vous taire toujours. J’ai donc une vieille babouschka. Je suis tombée chez elle toute petite fille, car ma mère et mon père sont morts jeunes. Ma babouschka a été jeune (il y a longtemps !). Elle m’a fait apprendre le français et un tas de choses. À quinze ans – j’en ai dix-sept – j’avais fini mes études : je ne vous dirai pas ce que j’ai fait. Oh ! rien de grave : Mais ma babouschka, comme je vous l’ai dit, m’épingla à sa robe et me prévint que nous passerions ainsi toute notre vie. Il m’était impossible de m’en aller ; il fallait toujours étudier auprès de la babouschka. Une fois j’ai rusé, j’ai persuadé Fekla, notre bonne, de se mettre à ma place. Pendant ce temps la babouschka s’endormit dans son fauteuil et moi je m’en allai, pas loin, chez une amie. Cela finit mal. La babouschka s’éveilla pendant mon absence et me demanda quelque chose : or, Fekla est sourde : elle eut peur, se décrocha et s’enfuit…

Ici Nastenka s’interrompit pour rire. Je riais aussi, mais elle s’en fâcha.

– Il ne faut pas rire de ma babouschka ! je l’aime tout de même, savez-vous ? Ah ! comme je fus corrigée. On me remit aussitôt à ma place, et depuis je n’osai plus m’échapper, jusqu’au jour où… J’oubliais de vous dire que ma babouschka a une maison : toute petite, seulement trois fenêtres ; une maison en bois aussi vieille que ma babouschka. Au second, il y a un pavillon que nous n’occupons pas. Un beau jour, nous prîmes un nouveau locataire.

– Par conséquent il y avait aussi un ancien locataire ? remarquai-je en passant.

– Mais bien sûr, il y en avait un, et qui savait se taire mieux que vous. Il est vrai qu’il ne pouvait remuer la langue. Un petit vieillard, sec, muet, aveugle, boiteux, de sorte qu’enfin il lui était impossible de vivre davantage. Et voilà, il était mort. Et alors nous avons eu besoin d’un nouveau locataire, car sans locataire nous ne pouvons vivre. Le loyer constitue, avec la pension de la babouschka, tous nos revenus. Comme un fait exprès, le nouveau locataire était un jeune homme, un étranger, un voyageur. Il ne marchanda pas, la babouschka le laissa emménager sans le questionner ; mais après elle me demanda :

– Nastenka, notre locataire est-il jeune ou vieux ?

– Comme ça, babouschka (je ne voulais pas mentir), pas tout à fait jeune, mais pas un vieillard.

– Et d’un agréable extérieur ?

– Oui, babouschka, d’un assez agréable extérieur.

– Quel malheur !… Je t’en prie, ma petite fille, et pour cause… Ne va pas trop le regarder ! Dans quel siècle vivons-nous ! Voyez donc ! hein ! ce petit locataire « d’un assez agréable extérieur » ! Mon Dieu ! ce n’était pas ainsi de mon temps…

La babouschka parlait toujours de son temps : le soleil était plus chaud de son temps ; tout était meilleur de son temps.

Et je me mets à penser en moi-même : Pourquoi donc la babouschka me demande-t-elle si le locataire est beau et jeune ? Et puis je me mis à compter les mailles du bas que je tricotais.

Voilà qu’un matin, le locataire entre chez nous et demande qu’on mette un nouveau papier dans sa chambre. Un mot en amène un autre, la babouschka est bavarde, elle finit par me dire :

– Nastenka, va chercher dans ma chambre des stcheti[2].

Je me levai aussitôt tout en rougissant, sans savoir pourquoi. Mais j’oubliai que j’étais épinglée et, au lieu de retirer doucement l’épingle pour que le locataire ne s’en aperçût pas, je tirai avec tant de force que le fauteuil de la babouschka se mit en route. Je devins, de rouge, cramoisie et m’arrêtai, clouée en place, et me mis tout à coup à pleurer. J’étais si désolée qu’en ce moment j’aurais volontiers renoncé au monde. La babouschka me cria :

– Et bien ! qu’attends-tu ? Va donc !

Mais je me mis à pleurer de plus belle.

Le locataire, comprenant que sa présence redoublait ma confusion, salua et sortit.

À partir de ce jour, dès que j’entendais du bruit dans le vestibule j’étais plus morte que vive.

– C’est le locataire qui vient ! pensais-je. Et tout doucement, par précaution, je retirais l’épingle. Mais ce n’était jamais lui. Il ne venait plus. Quinze jours se passèrent. Le locataire nous fit dire un jour par Fekla qu’il avait beaucoup de livres français, tous de bons livres, et qu’il plairait peut-être à la babouschka que je les lui lusse pour la désennuyer. La babouschka consentit avec reconnaissance.

– C’est parce que ce sont de bons livres, car s’ils n’étaient pas bons, je ne te permettrais pas de les lire, Nastenka ; ils t’apprendraient de mauvaises choses.

– Et que m’apprendraient-ils, babouschka ?

– Ah ! Nastenka, ils t’apprendraient comment les jeunes gens séduisent les jeunes filles. Comment, sous prétexte de les épouser, ils les emmènent de la maison paternelle et les abandonnent ensuite. J’ai lu beaucoup de ces livres. Ils sont si bien écrits qu’ils vous tiennent sans dormir toute la nuit… Quels livres a-t-il envoyés ?

– Des romans de Walter Scott.

– Ah ! n’y a-t-il pas ici quelque tour ? N’y a-t-il pas quelque billet d’amour glissé entre les pages ?

– Non, dis-je, babouschka, il n’y a pas de lettre !

– Mais regarde bien dans la reliure ! c’est souvent leur cachette, à ces brigands.

– Non, babouschka, dans la reliure non plus !

– Bien alors !

Et nous nous mîmes à lire Walter Scott. En un mois nous en lûmes près de la moitié. Notre locataire nous envoya ensuite Pouschkine. Et je pris un goût extrême à la lecture. Et je ne rêvai plus d’épouser un prince chinois.

Les choses en étaient là quand un jour il m’arriva de rencontrer notre locataire dans l’escalier. Il s’arrêta. Je rougis. Il rougit aussi, puis sourit, me salua, demanda des nouvelles de la babouschka et si j’avais lu ses livres.

– Oui ! tous !

– Et lequel vous a plu davantage ?

– Ivanhoé ! répondis-je.

Pour cette fois la conversation en resta là. Huit jours après je le rencontrai de nouveau dans l’escalier.

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour.

– Ne vous ennuyez-vous pas toute la journée, seule avec la babouschka ?

Je ne sais pourquoi je rougis. Je me sentais honteuse et humiliée. Il me déplaisait qu’un étranger me fît cette question. Je voulus m’en aller sans répondre, je n’en eus pas la force.

– Vous êtes une charmante jeune fille, me dit-il. Pardonnez-moi ce que je vous ai dit. C’est que je vous souhaite une compagnie plus gaie que celle de la babouschka ; n’avez-vous aucune amie à qui vous puissiez faire des visites.

– Aucune.

– Voulez-vous venir avec moi au théâtre ?

– Au théâtre ! Et la babouschka ?

– Qu’elle n’en sache rien !

– Non ! dis-je. Je ne veux pas tromper la babouschka. Adieu.

– Eh bien, adieu.

Et il n’ajouta plus rien.

Après le dîner il vint chez nous, s’assit, demanda à la babouschka si elle avait des connaissances, lui parla longuement.

– Ah ! dit-il tout à coup, j’ai aujourd’hui une loge pour l’Opéra. On donne le Barbier.

– Le Barbier de Séville ? s’écria la babouschka. Mais est-ce le même Barbier que de mon temps ?

– Oui, dit-il, le même ! Et il me regarda.

J’avais tout compris, mon cœur tressaillait d’attente.

– Mais comment donc ? mais moi-même dans mon temps j’ai joué Rosine sur un théâtre d’amateurs.

– Eh bien ! voulez-vous y aller aujourd’hui ? Il serait dommage de perdre ce billet.

– Eh bien, oui ! pourquoi pas ? Nastenka n’est pas encore allée au théâtre !

Mon Dieu quelle joie ! Nous nous apprêtâmes et partîmes aussitôt. La babouschka disait qu’elle ne verrait pas la pièce mais qu’elle entendrait la musique. Et puis, c’est une bonne vieille. Elle voulait surtout m’amuser, car toute seule, elle n’y serait pas allée. Quelle impression j’eus du Barbier, je ne vous la dirai pas. Toute la soirée, le locataire me regarda si gracieusement, me parla si bien, que je compris aussitôt qu’il avait voulu m’éprouver le matin en m’offrant d’aller seule avec lui. Ah ! que j’étais heureuse ! Je me sentais orgueilleuse, j’avais la fièvre, et toute la nuit je rêvai du Barbier.

Je pensais qu’après cela il viendrait chez nous de plus en plus souvent, mais pas du tout ; il cessa presque tout à fait ; une fois seulement par mois, il venait nous inviter à l’accompagner au théâtre. Nous y allâmes encore deux fois, mais je n’étais pas contente. Je voyais pourtant qu’il me plaignait d’être prisonnière chez ma babouschka. Je ne pouvais me tenir tranquille, ni lire, ni travailler. Parfois je faisais des méchancetés à ma babouschka, et d’autre fois je pleurais sans motif, je maigrissais, je faillis tomber malade. La saison de l’Opéra passa et notre locataire ne vint plus du tout, et quand nous nous rencontrions dans l’escalier il saluait toujours silencieusement, sérieusement, comme s’il ne voulait même pas parler, et il était déjà descendu sur le perron que j’étais encore à la moitié de l’escalier, tout mon sang au visage.

Que faire ? Je réfléchissais, oh ! je réfléchissais et je me désolais, puis enfin je me décidai ; il devait partir le lendemain et voici ce que je fis, le soir, quand ma babouschka fut couchée ; je fis un petit paquet de tous mes habits et, le prenant à la main, je montai, plus morte que vive, au pavillon, chez notre locataire. Je pense que je mis toute une heure à monter. Il m’ouvrit la porte et poussa un cri en m’apercevant, me prenant peut-être pour un fantôme, puis il se précipita pour me donner de l’eau, car je me tenais à peine debout.

J’avais mal à la tête et je perdais la vue nette des choses ; en revenant à moi, je posai mon petit paquet sur le lit, je m’assis auprès, cachai mon visage dans mes mains et me mis à pleurer comme trois fontaines ; il semblait avoir tout compris et me regardait si tristement que mon cœur se déchirait.

– Écoutez, commença-t-il, Nastenka, je ne puis rien ! je suis un homme pauvre : pour le moment je n’ai rien, pas même une petite place ; comment vivrions-nous si je vous épousais ?

Nous parlâmes longuement ; enfin je me sentis hors de moi, je lui dis que je ne pouvais plus vivre chez la babouschka, que je m’enfuirais, que je ne voulais plus être épinglée et que je le suivrais, qu’il le voulût ou non, que j’irais avec lui à Moscou, que je ne pouvais vivre sans lui.

La honte, l’amour, l’orgueil, tout parlait en même temps en moi. Je tombai presque évanouie sur le lit ; je craignais tant un refus ! Après un silence, il se leva, vint à moi et prit ma main.

– Ma chère Nastenka… il avait des larmes dans la voix, je vous jure que si jamais je puis me marier, je ne demanderai pas de bonheur à une autre que vous. Je pars pour Moscou et j’y resterai un an ; j’espère y arranger mes affaires. Quand je reviendrai, si vous m’aimez toujours, nous serons heureux. Maintenant c’est impossible, je ne puis m’engager, je n’en ai pas le droit ; mais si, même après plus d’un an, vous me préférez à tout autre, je vous épouserai. D’ailleurs je ne veux pas vous enchaîner par une promesse, acceptez la mienne et ne m’en faites pas.

Voilà, et le lendemain il partit ; nous décidâmes ensemble de ne pas faire de confidences à la babouschka ; il le voulut ainsi…. Mon histoire est presque finie. Un an s’est passé depuis son départ. Il est arrivé, il est ici depuis trois jours, et… et…

– Et quoi ? m’écriai-je, impatient de savoir la fin.

Elle fit effort pour me répondre et parvint à murmurer :

– Rien, pas vu.

Elle baissa la tête et, soudain, se couvrit les yeux de ses mains et éclata en sanglots si douloureux que mon cœur se serra. Je ne m’attendais pas du tout à une telle fin.

– Nastenka ! commençai-je d’une voix timide, ne pleurez pas, que savez-vous ? Peut-être il n’est pas venu.

– Il est ici, il est ici ! interrompit Nastenka. La veille de son départ nous sortîmes ensemble de chez lui et nous fîmes quelques pas sur ce quai. Il était dix heures, nous finîmes par nous asseoir sur ce banc, je ne pleurais plus, il m’était doux de l’entendre ; il me dit qu’aussitôt revenu il irait me demander à la babouschka, et il est revenu, et il ne m’a pas demandée.

Elle pleurait de plus belle.

– Dieu ! mais comment vous consoler ? m’écriai-je en me levant du banc. Ne pourriez-vous pas aller le voir ?

– Est-ce que cela se peut ? dit-elle en relevant la tête.

– Je ne sais pas trop… non… mais écrivez-lui.

– Non, c’est impossible, cela ne se peut pas non plus ! répondit-elle avec décision, mais en baissant la tête, sans me regarder.

– Et pourquoi cela ne se pourrait-il pas ? repris-je, tout à mon idée fixe. Mais savez-vous, Nastenka, qu’il y a lettre et lettre ? Ah ! que ce serait bien, Nastenka, d’avoir confiance en moi ! Craignez-vous que je vous donne un mauvais conseil ? Tout s’arrangera facilement ; c’est vous qui avez fait les premiers pas ; pourquoi donc maintenant ?…

– Non, non, j’aurais l’air de le poursuivre…

– Ah ! ma bonne petite Nastenka ! interrompis-je sans cacher un sourire. Mais non ! mais non ! Vous avez des droits puisqu’il vous a fait une promesse. Assurément, d’ailleurs, c’est un homme très délicat ; il a bien agi, continuai-je de plus en plus enthousiasmé par mes propres arguments, il s’est lié par une promesse, il a dit qu’il n’épouserait que vous, et, au contraire, il vous a laissé la liberté de le refuser tout de suite si vous voulez. Dans ces conditions, vous pouvez bien faire les premiers pas, vous devriez même les faire si vous vouliez lui rendre sa parole.

– Écoutez ! comment écririez-vous ?

– Quoi ?

– Mais cette lettre.

– Je l’écrirais ainsi : « Monsieur… »

– C’est absolument nécessaire ce « monsieur » ?

– Absolument. Pourtant, je pense…

– Eh bien ! après ?

– « Monsieur, pardonnez-moi si… » Pourtant non ! il ne faut aucune excuse ! Le fait par lui-même excuse tout. Mettez tout simplement : « Je vous écris. Pardonnez-moi mon impatience, mais pendant toute une année j’ai été heureuse en espérance. Ai-je tort de ne pouvoir supporter à présent même un jour de doute ? Peut-être vos intentions sont-elles changées. Dans ce cas je ne récriminerais point, je ne vous accuse pas, je ne suis pas la maîtresse de votre cœur, vous êtes un homme noble, ne riez pas de moi, ne vous fâchez pas. Rappelez-vous que c’est une pauvre jeune fille qui vous écrit sans personne pour la guider, et pardonnez-lui que le doute se soit glissé en elle. Vous êtes certes incapable d’offenser celle qui vous a aimé et qui vous aime… »

– Oui, oui, c’est bien cela ! c’est bien ce que je pensais écrire ! s’écria Nastenka. La joie brillait dans ses yeux. Oh ! vous avez résolu tous mes doutes. C’est Dieu lui-même qui vous envoie. Merci, merci !

– Merci de quoi ? de ce que Dieu m’a envoyé !

– Oui, même de cela.

– Ah ! Nastenka, il y a donc des gens que nous remercions d’avoir seulement traversé notre vie !… Mais c’est à moi à vous remercier de ce que je vous ai rencontrée et du souvenir immortel que vous me laisserez.

– Allons, assez… Nous avions donc décidé qu’à peine revenu, il me ferait savoir son retour par une lettre qu’il laisserait pour moi chez certains de nos amis qui ne se doutent de rien. Ou bien, s’il ne peut m’écrire, car il y a des choses qu’on ne peut pas dire dans une lettre, le jour même de son arrivée, il doit être ici à dix heures du soir, ici même. Eh bien, je sais qu’il est arrivé, voilà le troisième jour, et il ne m’écrit ni ne vient. Donnez donc ma lettre demain vous-même aux bonnes gens dont je viens de vous parler ; ils se chargeront de l’envoyer et, s’il y a une réponse, vous me l’apporterez ici, comme toujours.

– Mais la lettre, la lettre ! il faut d’abord l’écrire, ou tout cela ne pourra se faire qu’après-demain !

– La lettre…, dit Nastenka un peu troublée, la lettre… mais… Elle n’acheva pas, elle détourna son petit visage rose et je sentis dans ma main une lettre toute prête et cachetée. Un souvenir familier, gracieux et charmant me vint.

– R o, ro ; s i, si ; n a, na, commençai-je.

« Rosina ! » chantâmes-nous tous les deux. Je l’étreignais presque dans mes bras, j’étais transporté de joie. Elle riait à travers les larmes qui tremblaient au bord de ses cils.

– À demain. Vous avez la lettre et l’adresse.

Elle me serra fortement les mains, salua de la tête et disparut. Je restai longtemps immobile, la suivant des yeux.

TROISIÈME NUIT

 

Journée triste, pluvieuse, terne comme une vieillesse future. D’étranges pensées se pressent dans ma tête ; ce sont des problèmes, des mystères où je ne distingue rien, des questions que je n’ai ni la force ni la volonté de résoudre. Non, ce n’est pas à moi de résoudre toutes ces questions.

Nous ne nous verrons pas aujourd’hui. Hier, quand nous nous séparions, des nuages couvraient le ciel, le brouillard commençait. Je dis que le lendemain serait mauvais. Elle ne me répondit pas tout de suite, puis enfin :

– S’il pleut, nous ne nous verrons pas, dit-elle, je ne viendrai pas.

J’espérais encore qu’elle ne s’apercevrait pas de la pluie, et pourtant elle n’est tout de même pas venue.

C’était notre troisième rendez-vous, notre troisième nuit blanche…

Dites !… comme le bonheur fait l’homme excellent ! Il semble qu’on voudrait donner de son cœur, de sa gaîté, de sa joie. Et c’est contagieux, la joie. Hier, dans ses paroles, il y avait tant de bonté pour moi ! Et quelle coquetterie le bonheur inspire aux femmes ! Et moi… sot ! Je pensais qu’elle… Enfin j’ai pris tout cela pour de l’argent comptant.

Mais, mon Dieu, comment donc ai-je pu être si sot, si aveugle ? Tout était déjà pris par un autre ; rien pour moi. Ces tendresses, ces soins, cet amour… Oui, son amour pour moi, ce n’était que la joie d’une entrevue prochaine avec un autre ; c’était aussi le désir d’essayer sur moi son bonheur… et quand l’heure a sonné sans qu’il fût là, comme elle est devenue morne, comme elle a perdu courage ! Tous ses mouvements, toutes ses paroles étaient désolées, et cependant elle redoublait d’attentions pour moi, comme pour me demander de la tromper doucement, de la persuader que la réalité était fausse ; enfin, elle se découragea tout juste au moment où je m’imaginais qu’elle avait compris mon amour, qu’elle avait pitié de mon pauvre amour. N’est-ce pas ainsi quand nous sommes malheureux ? Ne sentons-nous pas plus profondément la douleur des autres ?…

Et je venais aujourd’hui, le cœur plein, attendant impatiemment le moment du rendez-vous ; je ne pressentais point ce que je sens maintenant et que tout finirait ainsi. Elle était rayonnante de joie, elle attendait une réponse. La réponse, c’était lui-même. Nul doute qu’il n’accourût à son appel. Elle était venue avant moi, une grande heure avant moi. D’abord elle riait à tout propos. Je commençai à parler, mais bientôt je me tus.

– Savez-vous pourquoi je suis joyeuse, si joyeuse de vous voir, et pourquoi je vous aime tant aujourd’hui ?

– Eh bien ?

– Je vous aime parce que vous n’êtes pas devenu amoureux de moi. Un autre à votre place commencerait à m’inquiéter, à m’importuner. Il ferait des « oh ! » des « ah ! » Mais vous… Vous, vous êtes charmant !

Et elle me serra la main avec force.

– Quel bon ami j’ai là ! reprit-elle très sérieusement. Que deviendrais-je sans vous ? Quel dévouement ! Quand je me marierai, nous serons grands amis, plus que frère et sœur, je vous aimerai presque autant que lui.

J’étais affreusement triste. Chacun de ses mots me blessait.

– Qu’avez-vous ? lui demandai-je brusquement, vous avez une crise ? Vous pensez qu’il ne viendra pas ?

– Que dites-vous ? Si je n’étais pas si heureuse, je crois que je pleurerais de vous voir si méfiant. Des reproches ? Pourtant vous me faites réfléchir : mais j’y penserai plus tard… quoi que ce soit bien vrai, ce que vous me disiez ; oui, je suis tout à fait hors de moi, je suis tout attente ; cela tarde un peu trop…

En ce moment, des pas retentirent, et dans l’obscurité apparut un passant qui venait juste à notre rencontre. Nastenka tressaillit, elle faillit jeter un cri, je laissai sa main et fis un mouvement comme pour m’en aller, mais nous nous étions trompés, ce n’était pas lui.

– Que craignez-vous ? Pourquoi quitter ma main ? Nous le rencontrerons ensemble, n’est-ce pas ? Je veux qu’il sache comme nous nous aimons.

– Comme nous nous aimons ! répétai-je.

Et je pensais : « Ô Nastenka, Nastenka, que viens-tu de dire ? Notre amour !… ta main est froide, la mienne brûle. Quelle aveugle tu es, Nastenka ! Comme le bonheur endurcit !… Mais je ne veux pas me fâcher contre toi… »

Je sentis enfin mon cœur trop plein.

– Nastenka ! savez-vous ce que j’ai fait aujourd’hui ?

– Eh bien ! quoi ? Dites vite ; pourquoi avez-vous tant attendu pour le dire ?

– D’abord, Nastenka, j’ai fait votre commission, porté votre lettre, vu vos bonnes gens ; ensuite… ensuite je suis rentré chez moi et je me suis couché.

– Et c’est tout ?

– Presque tout ! répondis-je le cœur serré, car je sentais mes yeux se remplir de larmes ridicules. Je me suis réveillé un peu avant notre rendez-vous ; en réalité, je n’avais pas dormi ; le temps s’était arrêté pour moi, et tout de même je m’éveillais au bruit de quelques mélodies dès longtemps connues, puis oubliées, et puis rappelées ; il me semblait que, toute ma vie, cette mélodie avait voulu sortir de mon âme et que maintenant seulement…

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! interrompit Nastenka, mais je n’y comprends rien.

– Ah ! Nastenka ! je voudrais vous expliquer ces sentiments étranges, repris-je d’une voix suppliante qui venait du fond de mon cœur…

– Oh ! assez ! dit-elle.

Elle avait deviné. Et tout à coup elle devint extraordinairement bavarde et gaie, prit mon bras, rit, exigea que je rie… Je commençais à m’attrister, il me semblait qu’elle devenait coquette.

– Tout de même je suis un peu fâchée que vous ne soyez pas amoureux de moi… Ah ! ah ! je vous dis tout ce qui me passe par la tête.

– Onze heures !

Elle s’arrêta brusquement, cessa de rire et se mit à compter les tintements de la cloche qui vibrait dans le prochain clocher.

– Onze heures ! dit-elle d’une voix indécise, onze heures !

Je me repentis aussitôt de l’espèce de crise de méchanceté qui m’avait obligé à lui faire remarquer cette heure, pour elle si triste. Et je me sentis triste comme elle ; je ne savais comment réparer ma faute. Je cherchais à cette absence prolongée des explications et j’en trouvais. D’ailleurs, dans un tel moment on accueille si volontiers les plus improbables consolations ! On est si heureux de la moindre apparence d’excuse !

– Oui ! et chose étrange, commençai-je en m’échauffant déjà et en admirant la clarté extraordinaire de mes arguments ; vous m’avez fait partager votre erreur, Nastenka ! Mais il ne pouvait pas venir… pensez seulement, c’est à peine s’il a votre lettre. Eh bien ! il est empêché, il va vous répondre et vous n’aurez sa réponse que demain. J’irai la chercher dès que le jour poindra, et vous la ferai aussitôt parvenir !… N’est-ce pas, il n’était pas chez lui quand votre lettre est arrivée ; ou bien il n’est même pas encore rentré !… tout est possible.

– Oui, oui, répondit Nastenka, je n’y pensais pas, certainement cela peut arriver, continua-t-elle d’une voix très convaincue, mais où perçait une dissonance de dépit. Voici ce que vous ferez : vous irez demain le plus tôt possible et si vous avez quelque nouvelle, faites-le-moi savoir aussitôt… Vous savez mon adresse…

Et tout à coup elle devint si tendre, si timidement tendre avec moi !… elle semblait écouter attentivement ce que je lui disais ; mais à une certaine question, elle se tut, et détourna sa petite tête ; je la regardai dans les yeux, elle pleurait.

– Allons, est-ce possible ? quel enfantillage ! Cessez donc !

Elle essaya de sourire et se calma ; mais son menton tremblait et sa poitrine se soulevait encore.

– Je pense à vous ! me dit-elle après un silence ; vous êtes si bon qu’il faudrait que je fusse insensible pour ne pas m’en apercevoir. Et je vous comparais tous deux dans ma tête… Pourquoi n’est-il pas vous ? Je vous préférerais, mais c’est lui que j’aime.

Je ne répondis pas. Elle semblait attendre ma réponse.

– Certes, je ne le comprends peut-être pas encore, je ne le connais peut-être pas assez ; j’avais un peu peur de lui, il était toujours si sérieux ; je craignais qu’il n’eût de l’orgueil, et pourtant je sais bien qu’il y a dans son cœur plus de réelle tendresse que dans le mien ; je me souviens toujours de son bon, de son généreux regard, le soir où je vins à lui avec mon petit paquet. Mais peut-être ai-je pour lui une estime exagérée ?

– Non, Nastenka ! non, répondis-je ; cela signifie que vous l’aimez plus que tout au monde, et plus que vous-même.

– Supposons que ce soit cela. Mais savez-vous ce qui me passe par la tête ? Je ne parle plus de lui… je parle en général… Pourquoi l’homme le meilleur est-il toujours occupé à cacher quelque chose aux autres hommes ? Le cœur sur la main, ce n’est qu’un mot ! Pourquoi ne pas dire tout de suite franchement ce qu’on a dans le cœur si l’on sait que ce n’est pas au vent qu’on jette ses paroles ? Et chacun affecte une sévérité outrée, comme pour avertir le monde de ne pas blesser ses sentiments… Et ses sentiments, tout le monde les cache.

– Ah ! Nastenka, vous dites vrai, mais cela a bien des causes ! murmurai-je, étant moi-même plus que jamais disposé à refouler dans le secret de mon âme mes sentiments.

– Non, non, répondit-elle ; vous n’êtes pas comme les autres, vous ; il me semble que… en cet instant même… enfin il me semble que vous vous sacrifiez pour moi ! dit-elle en me regardant d’un air pénétrant. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ; vous savez, je suis une simple fille, je connais peu le monde et je ne sais pas toujours m’exprimer (elle avait un sourire gêné), mais je sais être reconnaissante… Oh ! que Dieu vous donne du bonheur ! Ce que vous me disiez de votre rêveur n’est pas vrai du tout ; c’est-à-dire ce n’est pas vous du tout, ou du moins vous êtes guéri ; vous êtes un tout autre homme que celui que vous avez décrit. Si jamais vous aimez quelqu’un, que Dieu vous fasse heureux ! et celle que vous aimerez, je ne lui souhaite rien de plus, car elle sera heureuse, puisque vous l’aimerez… je suis une femme, vous pouvez m’en croire, je m’y connais…

Elle se tut et me serra fortement la main ; j’étais si ému que je ne pouvais parler.

– Oui, il est probable qu’il ne viendra pas aujourd’hui, dit-elle après un silence. C’est déjà tard.

– Il viendra demain.

– Oui, demain, je vois bien, il viendra demain. Au revoir donc, à demain. S’il pleut je ne viendrai pas, mais après-demain je viendrai sûrement, quelque temps qu’il fasse, je viendrai absolument. Il faut que je vous voie.

Et en me quittant, elle me tendit la main et elle dit en me regardant d’un air très calme :

– Nous sommes unis pour toujours.

(Ô Nastenka ! Nastenka ! comme je suis seul pourtant !)

Neuf heures : je n’ai pu rester dans ma chambre ; je me suis habillé et je suis sorti malgré le mauvais temps.

Je suis allé là… Je me suis assis sur notre banc. Puis je poussai jusqu’à la ruelle, mais je me sentis honteux et je revins sur mes pas sans avoir regardé ses fenêtres ; mais je n’avais pas fait deux pas que déjà je retournais tant j’étais triste. Quel temps ! S’il faisait beau, je me promènerais toute la nuit…

Mais à demain, à demain ! Demain elle me racontera tout. Pourtant, s’il se pouvait qu’il n’y eût pas de lettre aujourd’hui !… mais non, il est bien qu’il y ait une lettre… et d’ailleurs ils sont déjà ensemble…

QUATRIÈME NUIT

 

Dieu ! comme tout cela a fini ! comme tout cela a fini ! Je suis arrivé à neuf heures, elle était déjà là. Je la vis de loin accoudée au parapet du quai ; elle ne m’entendit pas approcher.

– Nastenka ! appelai-je en maîtrisant mon émotion.

Elle se retourna vivement vers moi.

– Eh bien ! dit-elle, eh bien ! vite !

Je la regardai avec étonnement.

– Eh bien ! la lettre, l’avez-vous apportée ? dit-elle en se retenant de la main au parapet.

– Non, je n’ai pas de lettre, finis-je par dire, n’est-il donc pas encore venu ?

Elle pâlit affreusement et me regarda longtemps, longtemps ; j’avais brisé son dernier espoir.

– Eh bien ! que Dieu lui pardonne, dit-elle enfin d’une voix entrecoupée, que Dieu lui pardonne.

Elle baissa les yeux, puis voulut me regarder, mais ne put ; pendant quelques instants encore elle s’efforça de dominer son émotion et tout à coup se détourna, s’accouda au parapet et éclata en sanglots.

– Voyons ! cessez donc ! commençai-je à dire. Cessez donc…

Mais je n’eus pas la force de continuer en la regardant, et d’ailleurs qu’avais-je à lui dire ?

– N’essayez pas de me consoler, disait-elle en pleurant, ne me parlez pas de lui, ne dites pas qu’il viendra, qu’il ne m’a pas abandonnée. Pourquoi ? Y avait-il donc quelque chose dans ma lettre, dans cette malheureuse lettre ?…

Les sanglots interrompirent sa voix.

– Oh ! que c’est cruel ! inhumain ! et pas un mot, pas un mot ! S’il avait au moins répondu qu’il ne veut plus de moi, qu’il me repousse… mais ne pas écrire une ligne pendant trois jours entiers ! Il est si facile d’offenser, de blesser une pauvre jeune fille sans défense, qui n’a que le tort d’aimer ! Oh ! combien j’ai souffert durant ces trois jours, mon Dieu ! mon Dieu ! Et dire que je suis allée chez lui moi-même, que je me suis humiliée devant lui, que j’ai pleuré, que je l’ai supplié, que je lui ai demandé son amour, et après tout cela… Ce n’est pas vrai, ce n’est pas possible, n’est-ce pas ? (Ses yeux noirs jetaient des éclairs.) Ce n’est pas naturel, nous nous sommes trompés, vous et moi ; il n’aura pas reçu ma lettre ! il ne sait encore rien ! Comment cela se pourrait-il ? Jugez vous-même ; dites-moi ; expliquez-moi : est-il possible d’agir aussi barbarement ! Pas un mot ! mais au dernier des hommes on est plus pitoyable ! Peut-être lui aura-t-on dit quelque chose contre moi ? hein ! qu’en pensez-vous ?

– Écoutez, Nastenka, j’irai chez lui demain de votre part.

– Et puis ?

– Et je lui dirai tout.

– Et puis ! et puis ?

– Vous écrirez une lettre. Ne dites pas non, Nastenka, ne dites pas non ! Je le forcerai à prendre en bonne part votre démarche. Il saura tout, et si…

– Non, mon ami, non, interrompit-elle, je n’écrirai pas. Plus un mot de moi. Je ne le connais plus, je ne l’aime plus. Je l’ou-bli-e-rai…

Elle n’acheva pas.

– Tranquillisez-vous ! Asseyez-vous ici !

Je lui montrais une place sur le banc.

– Mais je suis tranquille. C’est bien cela… oh ! je ne pleure plus… vous pensez peut-être que je vais… me tuer… me noyer…

Mon cœur était plein ; je voulais parler et je ne pouvais. Elle me prit la main :

– Vous n’auriez pas agi ainsi, vous n’auriez pas abandonné celle qui était venue à vous d’elle-même ; vous auriez eu pitié d’elle ; vous vous représenteriez qu’elle était toute seule, qu’elle ne savait pas se gouverner, qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de vous aimer, qu’elle n’est pas coupable enfin ! qu’elle n’est pas coupable… qu’elle n’a rien fait !… mon Dieu ! mon Dieu !

– Nastenka ! m’écriai-je, Nastenka ! vous me déchirez le cœur ! vous me tuez ! Nastenka ! je ne puis plus me taire, il faut que je vous dise… ce qui bouillonne dans mon cœur.

Je me levai. Elle retint ma main et me regarda, étonnée.

– Qu’avez-vous ?

– Nastenka, dis-je avec décision, tout cela est sot, impossible ; au nom de toutes vos souffrances, je vous supplie de me pardonner…

– Mais quoi ? quoi ? dit-elle, cessant de pleurer et me regardant fixement, tandis qu’une curiosité étrange étincelait dans ses yeux étonnés. Qu’avez-vous ?

– Irréalisable !… Mais je vous aime, Nastenka ! voilà ce qui est ! et maintenant tout est dit, fis-je en laissant désespérément tomber ma main. Maintenant, voyez si vous pouvez me parler comme vous faisiez tout à l’heure, si vous pouvez écouter ce que je veux vous dire…

– Mais quoi donc ? interrompit Nastenka ; mais que va-t-il me dire ? Il y a longtemps que je le savais : vous m’aimez ? Ah ! mon Dieu ! il y a longtemps que je le sais ; mais il me semblait toujours que vous m’aimiez simplement, comme ça…

– En effet, Nastenka, c’était d’abord simple, et maintenant, maintenant… je suis comme vous étiez quand vous êtes allée chez lui avec votre petit paquet, et je suis plus à plaindre que vous n’étiez, Nastenka : il n’aimait alors personne…

– Que me dites-vous ? Je n’ai pas tout compris, mais quoi ? Cela vous prend tout à coup ?… Mais quelle sottise je dis !…

Nastenka resta très confuse ; ses joues s’allumaient, elle baissa les veux.

– Mais que faire, Nastenka ? Que dois-je faire ? Ai-je tort de vous aimer ? Non, cela ne peut vous offenser. J’étais votre ami, eh bien ! je le suis toujours, rien n’est changé… Voilà que je pleure, Nastenka, je suis ridicule, n’est-ce pas ? Bah ! laissez-moi pleurer, cela ne gêne personne ; mes larmes sécheront, Nastenka.

– Mais asseyez-vous donc, asseyez-vous ! dit-elle.

– Non, Nastenka, je ne m’assiérai pas, je ne peux plus rester ici, vous ne pouvez plus me voir : je n’ai plus qu’un mot à vous dire et je m’en vais ; voici : vous n’auriez jamais su que je vous aime, j’aurais gardé mon secret ; mais, c’est votre faute ; vous m’avez forcé à parler, je vous ai vue pleurer, je n’ai pu y tenir, j’ai tout dit et… et vous n’avez plus le droit de m’éloigner de vous…

– Mais qui vous dit de vous éloigner ?

– Quoi ! vous ne me dites pas de m’en aller ? et moi qui voulais de moi-même vous quitter ? Et en effet, je m’en irai ; mais auparavant je vous dirai tout. Tout à l’heure, quand vous pleuriez, je ne pouvais me tenir en place ; quand vous pleuriez, vous savez… parce qu’un autre ne veut pas de votre amour. J’ai senti, moi, dans mon cœur tant d’amour pour vous, Nastenka, tant d’amour ! Et je ne pouvais plus me taire…

– Oui, oui, parlez, dit Nastenka avec un geste inexplicable. Ne me regardez pas ainsi ; je vous expliquerai… Parlez d’abord.

– Vous avez pitié de moi, Nastenka ? Vous avez tout simplement pitié de moi, ma petite amie ! mais qu’importe ! C’est bien ! tout cela est honnête ; mais voyez-vous, tout à l’heure je pensais (oh ! laissez-moi vous dire…) je pensais que (il va sans dire que cela est impossible, Nastenka), je pensais que d’une façon quelconque… vous ne l’aimiez plus. Alors, – je pensais à cela hier et avant-hier, Nastenka – alors s’il en était ainsi, je tâcherais de me faire aimer de vous, absolument. Ne me disiez-vous pas que vous êtes tout près de m’aimer ? Eh bien ?… il me reste à dire… Qu’est-ce qui arriverait si vous m’aimiez ? Mon amie, car vous êtes en tous cas mon amie, je suis certes un homme simple, sans importance, mais ce n’est pas l’affaire, je ne sais pas m’expliquer, Nastenka. Seulement, je vous aimerais tant, Nastenka, je vous aimerais tant, que si vous l’aimiez encore, oui, même si vous aimiez encore celui que je ne connais pas, du moins vous ne remarqueriez jamais que mon amour vous pesât. Et je vous aurais tant de reconnaissance !… Ah ! qu’avez-vous fait de moi ?

– Ne pleurez donc pas, dit Nastenka en se levant ; allons, levez-vous, venez avec moi ; je vous défends de pleurer. Finissez… Soit. Puisqu’il m’abandonne, m’oublie, quoique je l’aime encore (je ne veux pas vous tromper)… si par exemple je vous aimais, c’est-à-dire si, seulement si… ô mon ami, quand je pense que je vous ai offensé, que je vous ai félicité de n’être pas amoureux de moi… Sotte ! mais je suis décidée…

– Nastenka, je m’en vais, car au fond je vous fais souffrir. Voilà que vous avez des scrupules à mon sujet, comme si vous n’aviez pas assez de votre chagrin. Adieu, Nastenka.

– Attendez donc.

– Attendre quoi ?

– Je l’aime, mais ça passera… Qui sait ? Peut-être sera-ce fini aujourd’hui même. Je veux le haïr, n’est-il pas en train de se moquer de moi. Qui sait ? il ne m’a peut-être jamais aimée ; je vous aime, mon ami, oui, je vous aime, je vous aime comme vous m’aimez. Je vous aime plus que lui…

L’agitation de la pauvre fille était si forte qu’elle ne put achever, posa sa tête sur mon épaule et sanglota ; je la consolai, je la raisonnai ; elle serrait ma main et me parlait en sanglotant.

– Attendez ! ça va cesser !

Elle cessa en effet, essuya ses joues et nous nous mîmes à marcher ; je voulais parler, mais longtemps encore elle me pria d’attendre ; nous nous taisions, elle reprit enfin sa présence d’esprit et se remit à parler.

– Voici… commença-t-elle d’une voix tremblante où vibrait un accent qui m’allait droit au cœur, ne pensez pas que je sois inconstante, que j’aie pu si facilement oublier et trahir. Pendant tout un an je l’ai aimé, je n’ai pas eu de pensée qui ne fût à lui. Mais vous voyez, il m’abandonne. Eh bien !… je ne l’aime plus, car je ne puis aimer que ce qui est noble, généreux ; que Dieu lui pardonne ! Il a bien fait, d’ailleurs. Ah ! si je m’étais détrompée trop tard ? C’est fini ! Peut-être n’était-ce qu’une illusion. Peut-être ne l’eussé-je pas tant aimé si j’avais été moins sévèrement tenue par ma babouschka. Peut-être est-ce un autre que je devais aimer. Je veux dire que, malgré que je l’aime (non, que je l’aie aimé), si vous sentez que votre amour est assez grand pour chasser de mon cœur tout autre sentiment et pour remplir mon cœur, si vous avez pitié de moi, si vous ne voulez pas me laisser seule, si vous voulez m’aimer toujours comme maintenant, je vous jure alors que ma reconnaissance, que mon amour enfin sera digne du vôtre… Prendrez-vous maintenant ma main ?

– Nastenka ! m’écriai-je étouffant de sanglots ; Nastenka !

– C’est tout à fait assez ! dit-elle en se dominant. Tout est dit, n’est-ce pas ? Eh bien ! vous êtes heureux ? Maintenant, parlons d’autre chose, voulez-vous ?

– Oui, Nastenka, oui, parlons d’autre chose ; oui, parlons d’autre chose, je suis heureux, je suis… Eh bien ! Nastenka, parlez-moi donc d’autre chose. Vite, parlez, je suis prêt.

Nous ne savions que dire. Puis tout à coup ce fut un déluge de paroles sans suite ni sens : nous marchions tantôt sur le trottoir, tantôt au milieu de la rue, nous nous arrêtions, et puis nous marchions vite, nous allions comme des enfants.

– Je demeure seul, Nastenka ; il faut que vous sachiez que je suis pauvre ; je possède douze cents roubles.

– Il faut prendre avec nous la babouschka ; elle a sa retraite, elle ne nous gênera pas, mais il faut absolument la prendre.

– Mais bien sûr, d’ailleurs je garderai Matrena.

– Ah ! oui, et moi Fekla.

– Matrena est une bonne femme ; son seul défaut est qu’elle manque totalement d’imagination.

– Ça ne fait rien… Dites, il faudra emménager chez nous demain.

– Comment cela, chez nous ?

– Oui, vous prendrez le pavillon ; la babouschka veut le louer à un jeune homme. Je lui ai dit : Pourquoi à un jeune homme ? Elle m’a répondu : Je me fais vieille. J’ai compris son intention.

Nous nous mîmes à rire tous deux.

– Mais où demeurez-vous donc ? J’ai déjà oublié.

– Dans la maison de Baramiskov, près du pont.

– Ah ! je sais, une belle maison. Eh bien, donnez congé et venez chez nous tout de suite.

– Dès demain, Nastenka ; je dois quelque chose pour la location, mais ça ne fait rien, je toucherai bientôt mes appointements.

– Savez-vous ? moi, je donnerais des leçons ; j’apprendrai d’abord et puis je donnerai des leçons.

– Entendu ; moi je vais bientôt recevoir une gratification.

– Enfin, vous serez demain notre locataire.

– Oui, et nous irons aussi voir le Barbier de Séville, on le donne bientôt.

– Oh ! dit Nastenka, plutôt quelque autre chose.

– Comme vous voudrez, je n’y pensais pas.

Tout en parlant, nous allions sans savoir où nous étions, nous arrêtant, nous remettant à marcher, redevenant graves après avoir beaucoup ri et pleuré, pour aller, Dieu sait où, pleurer et rire encore. Nastenka voulait rentrer, je ne la retenais pas, je l’accompagnais, et un quart d’heure après, nous nous retrouvions, assis sur notre banc, puis elle soupirait ; je redevenais timide… jusqu’à ce que sa main vînt chercher la mienne, et alors nous recommencions à bavarder.

– Il est temps de rentrer, il est déjà très tard, dit enfin Nastenka, c’est assez faire les enfants.

– Je ne dormirai guère cette nuit, Nastenka ! D’ailleurs, je ne rentrerai pas.

– Je ne dormirai guère non plus, accompagnez-moi. Mais allons bien chez nous, cette fois ?

– Absolument, absolument.

– Parole d’honneur ? car tout de même il faut rentrer.

– Parole… Regardez le ciel, Nastenka, il fera beau demain. Le ciel est bleu ! Quelle lune ! Ah ! un nuage ! Bon ! il est passé !

Nastenka ne regardait pas les nuages ; elle ne parlait plus ; je sentis sa main trembler dans la mienne, et à ce moment, un jeune homme passa près de nous, il s’arrêta, nous regarda fixement et fit de nouveau quelques pas.

– Nastenka, dis-je à demi-voix, qui est-ce ?

– C’est lui, répondit-elle d’une voix très basse et en se serrant davantage contre moi.

Je tressaillis, j’eus peine à rester debout.

– Nastenka ! dit une voix derrière nous, Nastenka.

Dieu ! quel cri, comme elle s’arracha de moi et vola à sa rencontre ; j’étais comme foudroyé ! Mais elle ne l’eut pas plutôt serré dans ses bras qu’elle revint à moi, enlaça mon cou de ses deux mains et m’embrassa violemment, puis, sans dire un seul mot, me quitta de nouveau, prit l’autre par la main et partit avec lui.

Je ne les vis pas s’éloigner.

LE MATIN

 

La journée n’était pas belle. Les gouttes d’eau faisaient un bruit triste sur mes vitres ; sombre dans ma chambre, sombre dehors. La tête me tournait, j’avais la fièvre.

– Une lettre pour toi, mon petit père, c’est le postillon qui l’apporte, me dit Matrena.

– De qui donc ? demandai-je sans savoir ce que je disais.

– Comment le saurais-je, mon petit père ? Lis toi-même.

Je brisai le cachet.

« Oh ! pardonnez-moi. Je vous supplie à genoux de me pardonner ; je ne voulais pas vous tromper, et pourtant je vous ai trompé. Pardon ! Pourtant je n’ai pas changé pour vous, je vous aimais, je vous aime encore ; pourquoi n’êtes-vous pas lui ?

« Oh ! s’il était vous !

« Dieu voit tout ce que je voudrais faire pour vous ; vous avez beaucoup souffert et moi aussi je vous ai fait souffrir ; mais l’offense s’oubliera et il vous restera la douceur de m’aimer. Je vous remercie, oui, je vous remercie de votre amour. Il est gravé dans mon esprit comme un beau rêve qu’on se rappelle longtemps après le réveil ; je n’oublierai jamais l’instant où vous m’avez si généreusement offert votre cœur en échange du mien tout meurtri. Si vous me pardonnez, j’aurai pour vous une reconnaissance presque amoureuse à laquelle je serai fidèle. Je ne trahirai pas votre cœur et nous nous rencontrerons, vous viendrez chez nous, vous serez notre meilleur ami. Vous m’aimerez comme avant. Je me marie la semaine prochaine, j’irai avec lui chez vous. Vous l’aimerez, n’est-ce pas ? Pardon encore. Merci encore. Aimez toujours votre Nastenka. »

Longtemps, longtemps je relus cette lettre ; enfin elle tomba de mes mains et je me cachai le visage.

– Mon petit père, dit Matrena.

– Quoi, vieille ?

– J’ai enlevé toutes les toiles d’araignées, toutes ; si maintenant tu veux te marier, la maison est propre.

Je regardai Matrena. C’était une vieille encore assez bien conservée, plutôt jeune, mais pourquoi donc son regard me semblait-il si éteint, son visage si ridé, ses épaules si voûtées, toute la créature si décrépite ? Et pourquoi me semblait-il que la chambre eût vieilli comme la vieille ? Les murs et le plancher étaient ternes, et des toiles d’araignées ! il y en avait plus que jamais. Tout était sombre… oui, j’avais devant moi la perspective de mon avenir, triste, triste, oh ! triste. Je me vis ce jour-là tel que je suis aujourd’hui quinze ans après, dans la même chambre, avec la même Matrena qui n’a pas plus d’imagination qu’autrefois.

Et je n’ai pas revu Nastenka. Attrister de ma présence son bonheur, être un reproche, faner les fleurs qu’elle noua dans ses cheveux en allant à l’autel ? jamais, jamais ! Que ton ciel soit serein, que ton sourire soit clair ! Je te bénis pour l’instant de joie que tu as donné au passant morne, étranger, solitaire…

Mon Dieu ! tout un instant de bonheur ! N’est-ce pas assez pour toute une vie ?

LE MOUJIK MAREY

 

Souvenir de Sibérie

Journal de l’écrivain – 1876

 

 

 

C’était le deuxième jour de Pâques. L’air était chaud, le ciel bleu, le soleil haut et radieux, mais dans mon âme il faisait sombre. J’errais derrière la caserne. Je regardais, en les comptant, les barrières qui fermaient le préau. – Depuis deux jours la prison était en fête, les forçats ne travaillaient pas. La plupart d’entre eux étaient ivres. Les chambrées retentissaient d’injures, de querelles et de chansons ordurières. On jouait aux cartes sur les lits de planches. Plusieurs hommes, battus jusqu’à la mort par leurs propres camarades pour avoir fait trop de tumulte, gisaient sur leurs lits. On les avait recouverts de leurs manteaux en attendant qu’ils reprissent connaissance. Plusieurs fois déjà les couteaux avaient été tirés.

Et cela durait depuis deux jours ! J’en étais malade. D’ailleurs, je n’ai jamais pu voir sans dégoût une foule ivre, surtout dans un tel lieu !

Pendant ces deux jours, l’autorité n’avait pas paru à la prison ; les perquisitions avaient été interrompues, on n’examinait plus si des bouteilles de vin n’étaient pas cachées sous les lits. Nos chefs comprenaient qu’il faut laisser « s’amuser », au moins une fois par an, même des forçats, que c’est le seul moyen d’éviter de pires excès.

Mais moi, la colère me prenait…

Je rencontrai le Polonais M…sky, un prisonnier politique. Il me jeta un regard désespéré ; ses yeux luisaient, ses lèvres frémissaient.

« Je hais ces brigands ! » me dit-il à demi-voix en serrant les dents, et il passa.

Je ne sais pourquoi, je rentrai aussitôt à la caserne, quoique je m’en fusse échappé comme un fou un quart d’heure auparavant, quand six hommes, six forts moujiks, s’étaient jetés tous à la fois sur un Tartare nommé Gazine pour le maintenir et le frapper. Ils l’avaient battu comme plâtre : de tels coups pourraient tuer un chameau. Mais le Tartare était un hercule, et on le frappait sans crainte. En rentrant, je l’aperçus dans un coin, étendu sur son lit, presque mort. On l’avait couvert d’un touloupe[3], et les forçats en passant auprès de lui faisaient silence et évitaient de le toucher. On était pourtant sûr que dès le lendemain matin il reviendrait à lui, « mais de tels coups, qui sait ? un homme peut en mourir !… »

Je me faufilai à ma place, en face d’une fenêtre grillagée ; je m’étendis sur le dos, mis mes mains sous ma tête et fermai les yeux. J’aimais cette position : un homme qui semble dormir est ordinairement respecté, et l’on peut ainsi rêver et méditer. Mais je n’étais pas tranquille. Mon cœur battait à coups précipités et j’avais encore dans les oreilles le mot de M…sky :

« Je hais ces brigands ! »

D’ailleurs, pourquoi décrirais-je mes impressions ? Maintenant encore, j’en rêve parfois, et je n’ai pas de plus terribles cauchemars. Peut-être aura-t-on observé que, jusqu’à ce jour, je n’ai presque jamais parlé de ma vie au bagne. Il y a dix ans[4] que j’ai écrit la Maison des Morts, sous le nom d’un personnage fictif : un condamné qui a tué sa femme. Et j’ajouterai à ce sujet que bien des personnes pensent et affirment encore que j’ai été exilé pour avoir assassiné ma femme…

Peu à peu pourtant je me calmai, et insensiblement je plongeai dans mes souvenirs. Pendant mes quatre ans de bagne, je n’ai cessé de songer à tout mon passé, et il me semble que j’y ai revécu, par le souvenir, toute ma vie morte. Les souvenirs se dressaient d’eux-mêmes devant moi. Je les évoquais rarement par un effort de volonté. Cela commençait d’un point quelconque, d’un petit trait à peine perceptible, et peu à peu cela prenait les proportions d’un grand tableau, et l’impression se fortifiait et se complétait. Et moi-même je m’y intéressais, ajoutant de nouveaux traits à des événements depuis longtemps accomplis, les corrigeant et les arrangeant sans cesse. C’était mon seul plaisir.

Cette fois-ci, ce fut un insignifiant incident de ma première enfance qui me revint à la mémoire, du temps lointain où j’avais neuf ans. Je croyais bien l’avoir oublié. Mais, à cette époque, c’étaient surtout les souvenirs de ma première enfance que j’aimais à me rappeler.

Notre village, un mois d’août. Un jour sec et clair, un peu froid ; du vent. L’été touchait à sa fin, et nous devions bientôt partir pour Moscou : il allait bientôt falloir, durant tout un hiver, s’ennuyer à étudier le français…

Que je regrettais de quitter la campagne !

Je me rendis derrière la grange, je descendis dans le fossé et je montai au losk. (On appelait ainsi chez nous une épaisse futaie située de l’autre côté du fossé, jusqu’à la lisière d’un petit bois.)

Et voilà que j’entre au plus épais des arbustes, et j’entends à quelque distance de là, à une trentaine de pas peut-être, dans le champ, un moujik qui laboure la terre. Je sais qu’il laboure sur le penchant d’une colline et que le cheval doit avoir bien de la peine. De temps en temps j’entends le cri : Hue ! hue ! Je connais presque tous nos moujiks, mais je ne sais pas lequel laboure en ce moment, et, d’ailleurs, ça m’est égal. Je suis tout absorbé par mon occupation : moi aussi je travaille !

Je me taille une cravache en bois de noyer pour battre les grenouilles. Les baguettes de noyer sont si jolies et si flexibles ! C’est bien autre chose que des baguettes de pin ! Les scarabées et les hannetons m’intéressent aussi : j’en fais collection et j’en ai de « très-bien habillés ». J’aime aussi les petits lézards, si vifs, d’un si beau rouge jaunâtre, avec de petites taches. Mais j’ai peur des petits serpents. Heureusement que les serpents sont plus rares que les lézards. Il y a peu de champignons dans la futaie : c’est sous les pins qu’ils foisonnent ! Aussi, je vais y aller… Je n’aime rien tant au monde que la forêt avec ses champignons, ses fruits sauvages, ses scarabées, ses petits oiseaux, ses hérissons, ses écureuils et cette douce odeur mouillée des feuilles pourries !

Encore à cette heure où j’écris, je sens cette odeur de notre pin de la campagne. Ces impressions durent toute la vie.

Tout à coup, au milieu du plus profond silence, j’entends distinctement et clairement ce cri :

« Au loup ! au loup ! » Je pousse un cri de terreur ; hors de moi, épouvanté, et, toujours criant, je cours droit vers le moujik en train de labourer. C’était notre moujik Marey. Ce nom existe-t-il ? Du moins tout le monde l’appelait ainsi ; un moujik d’une cinquantaine d’années, fort, haut de taille, avec beaucoup de poils blancs dans sa grande barbe d’un blond sombre. Je le connaissais bien, mais jusqu’alors il ne m’était guère arrivé de lui parler.

Il arrêta son petit cheval en m’entendant crier. Je fus bientôt près de lui et m’accrochai d’une main à sa manche et de l’autre à la charrue. Il remarqua ma terreur.

– Le loup ! m’écriai-je tout suffoquant.

Il leva vivement la tête et regarda instinctivement autour de lui, me croyant réellement poursuivi.

– Où donc ?

– On a crié… Quelqu’un vient de crier : Au loup ! balbutiai-je.

– Qu’as-tu ? qu’as-tu ? quel loup ? Tu t’es trompé ! Oh ! mais… Quel loup peut-il y avoir ici ? dit-il en adoucissant sa voix pour me rassurer.

Mais je tremblais toujours et m’accrochais plus fortement à son cafetan. Je devais être très-pâle. Il me regardait avec sollicitude et paraissait inquiet de me voir dans cet état.

– Ah ! comme il a peur ! Ah iaïe ! dit-il en hochant la tête. Allons, mon enfant ! Allons, petit !

Il me caressa la joue.

– Calme-toi donc ! le Christ ne t’abandonne pas. Fais le signe de la croix.

Mais je ne pouvais faire le signe de la croix ! Les coins de mes lèvres tremblaient, et c’était ce qui paraissait l’intriguer le plus.

Il étendit doucement son doigt épais tout terreux, avec un ongle tout noir, et toucha légèrement mes lèvres.

– Vois-tu !… Ah iaïe !

Il eut un long sourire presque maternel.

– Mon Dieu ! mais qu’est-ce que c’est ? Vois-tu !…

Je compris enfin qu’il n’y avait pas de loup, et que le cri que j’avais entendu était une illusion de l’ouïe. (J’avais déjà plus d’une fois entendu des cris analogues. Plus tard, ces hallucinations passèrent avec l’enfance.)

– Eh bien ! je m’en vais, dis-je en le regardant d’un air interrogatif et timide.

– Oui, va. Je te regarderai partir. Je ne te laisserai pas prendre par le loup, ajouta-t-il avec son étrange sourire maternel. Que le Christ soit avec toi ! Va.

Il fit le signe de la croix sur moi et se signa lui-même.

Je partis, en me retournant tous les dix pas, et tant que je marchai, Marey resta immobile auprès de son cheval, me regardant comme il l’avait dit et me faisant signe de la tête quand je me retournais.

J’avais un peu honte de ma peur, je l’avoue. Pourtant elle n’était pas tout à fait passée. Elle ne cessa complètement qu’au moment où j’atteignis l’autre versant du fossé, tout près du premier bâtiment. Là, notre chien de garde Voltchok[5] vint en courant vers moi. Avec Voltchok, j’étais tout à fait rassuré. Alors je me retournai pour la dernière fois vers Marey. Je ne pouvais plus distinguer son visage, mais je devinais qu’il continuait à me sourire tendrement tout en hochant la tête. Je lui fis un signe de la main, il me répondit de même et fouetta son cheval.

J’entendis encore dans le lointain : Hue ! hue ! et le petit cheval se remit à tirer la charrue…

D’où m’était venu ce souvenir ? Qui le sait ? Les détails avaient une étonnante précision. Je me dressai sur mon lit de planches, et je me rappelle avoir longtemps gardé sur mon visage le sourire des doux souvenirs. Et un moment encore, je voulus poursuivre cette trace laissée dans ma mémoire par cette heure de mon enfance.

En quittant Marey, je me gardai bien de raconter à personne mon « aventure ». Et quelle aventure ! D’ailleurs, j’oubliai bientôt Marey. Souvent par la suite je le rencontrai, mais sans essayer de lui parler ni du loup, ni de rien du tout…

Et tout à coup, maintenant, vingt ans après, en Sibérie, je me rappelais cette rencontre avec une singulière netteté, jusqu’au dernier trait.

C’est, sans doute, qu’elle s’était gravée d’elle-même dans mon âme, et si je me la suis rappelée à cette heure, c’est qu’il le fallait à cette heure… Et je revoyais ce sourire tendre et maternel d’un pauvre moujik serf, ses signes de croix, son hochement de tête, son : « Comme il a eu peur, le petit ! » Et surtout ce doigt épais, terreux, dont il avait avec une timide tendresse et si doucement touché mes lèvres tremblantes ! Certes, tout le monde est disposé à rassurer un enfant. Mais là, dans cette rencontre isolée, il était arrivé quelque chose de bien différent. J’aurais été son propre fils, qu’il n’aurait pu me regarder d’un air meilleur et plus affectueux. Et qui l’y obligeait ? Il était notre serf, et moi, – tout de même ! – j’étais son petit maître. Personne ne pouvait savoir combien il avait été bon pour moi ! Il n’y avait pas là de quoi le récompenser ! Peut-être aimait-il les petits enfants : c’est possible. En tout cas, la rencontre était isolée, dans un champ vide, et Dieu seul a pu voir d’en haut de quel profond sentiment de tendresse humaine, de quelle fine et presque féminine tendresse était rempli le cœur d’un moujik russe asservi, grossier et sauvage, et qui ne savait pas alors qu’il serait bientôt libéré.

En me levant de mon lit de planches, je jetai un coup d’œil autour de moi, et je sentis tout à coup que je pouvais maintenant regarder ces malheureux tout autrement que je l’avais fait quelques minutes auparavant ; par une sorte de miracle, la haine et la colère avaient complètement disparu de mon cœur. Je fis quelques pas en examinant les visages que je rencontrai. « Celui-ci, pensai-je, ce moujik tout rasé, ce paria ivre qui gueule sa chanson d’une voix enrouée, peut-être est-ce Marey ! Et si je pouvais fouiller dans son cœur… »

Dans la soirée, je rencontrai encore M…sky et je le plaignis.

Il n’avait aucun Marey dans ses souvenirs, et sa pensée était toute naturelle : « Je hais ces brigands ! »

Et puis, ces Polonais avaient souffert bien plus que nous.

KROTKAÏA

 

Récit fantastique

Journal de l’écrivain – 1876

Revue contemporaine, 1885

 

 

 

[6]… Et maintenant quelques mots sur ce récit.

Je l’ai qualifié de fantastique mais je le considère comme réel, au plus haut degré. La forme seule est en effet fantastique et il me semble nécessaire d’expliquer d’abord pourquoi.

Ce n’est point un conte ; ce ne sont point non plus de simples notes. Imaginez un mari en présence du cadavre de sa femme étendu sur une table. C’est quelques heures après le suicide de cette femme, qui s’est jetée par la fenêtre. Le mari est dans un trouble extrême et n’a pu encore rassembler ses pensées. Il marche à travers l’appartement et s’efforce d’élucider cet événement, « de concentrer ses pensées sur un point unique ». De plus c’est un hypocondriaque incurable, de ceux qui pensent à haute voix. Aussi se parle-t-il, se raconte-t-il à lui-même l’affaire et tâche-t-il de se l’expliquer. Malgré le semblant d’esprit de suite de ses paroles, il se contredit souvent, dans la logique et dans les sentiments. Et il se justifie, et il accuse sa femme ; il se perd dans des explications accessoires où l’on sent les rudesses de la pensée et du cœur, en même temps qu’un sentiment profond. Peu à peu le fait s’éclaircit effectivement pour lui et il réussit « à concentrer ses pensées sur un point unique ». La série des souvenirs qu’il provoque finit par l’amener inéluctablement à la vérité : cette vérité élève son esprit et son cœur. À la fin le ton même du récit s’éloigne du désordre du commencement. La vérité apparaît au malheureux claire et précise, du moins à ses yeux.

Voilà le thème. La durée de ce récit intermittent et embrouillé est, on le comprend, de plusieurs heures : il s’adresse tantôt à lui-même, tantôt à quelque auditeur invisible, ou à un juge. C’est ainsi d’ailleurs que les choses se passent réellement. Si un sténographe avait pu entendre cet homme et noter tout ce qu’il aurait dit, le récit serait peut-être plus inégal, moins travaillé que chez moi, mais, à ce qu’il me semble, l’ordre psychologique pourrait rester le même. C’est donc la supposition de notes sténographiques, mises ensuite par moi en ordre, que je considère dans ce conte comme fantastique. Dans une certaine mesure cette manière de procéder n’est point nouvelle en art : Victor Hugo, par exemple, dans son chef-d’œuvre Le dernier jour d’un condamné, a employé une méthode presque identique : quoiqu’il n’ait pas introduit un sténographe, il a admis une impossibilité plus grande encore en supposant au condamné à mort le loisir d’écrire les impressions de son dernier jour, et même celles de sa dernière heure, et plus encore celles de sa dernière minute. Mais si Victor Hugo n’avait pas préétabli cette supposition fantaisiste, cette œuvre qui est la plus réaliste, la plus vraie de toutes celles qu’il a données, n’existerait pas.

I

 

… Maintenant qu’elle est ici, cela va encore : je m’approche et je la regarde à chaque instant ; mais demain ? on me la prendra, que ferai-je alors tout seul ? Elle est à présent dans cette chambre, étendue sur ces deux tables ; demain la bière sera prête, une bière blanche… ; blanche… en gros de Naples… du reste il ne s’agit pas de cela… Je marche, je marche toujours… je veux comprendre. Voilà déjà six heures que je le veux et je ne puis parvenir à concentrer mes pensées sur un seul point. Mais c’est que je marche toujours, je marche, je marche… Voilà comment c’est arrivé, procédons par ordre : Messieurs, je ne suis pas un romancier, vous le voyez, mais qu’est-ce que cela fait ? je vais tout raconter, comme je le comprends. Oh oui ! je comprends tout, trop bien, et c’est là mon malheur ?

Voilà… si vous voulez savoir, c’est-à-dire si je commence par le commencement, elle venait tout simplement engager chez moi des effets pour publier dans le Golos[7] un avis par lequel elle faisait savoir qu’une gouvernante cherchant une place consentirait à s’expatrier, ou à donner des leçons à domicile, etc., etc. C’était tout-à-fait au commencement, je ne la remarquai pas, elle venait comme les autres et tout allait pour elle comme pour les autres. Puis je commençai à la distinguer. Elle était mince, blonde, d’une taille au-dessus de la moyenne. Avec moi elle paraissait, gênée, comme honteuse ; je pense qu’elle devait être ainsi avec toutes les personnes qu’elle ne connaissait pas ; elle ne s’occupait certainement pas de moi ; elle devait voir en moi non point l’homme, mais l’usurier. Aussitôt l’argent reçu, elle s’en allait. Et toujours silencieuse. Les autres discutent, supplient, marchandent pour recevoir plus ; elle, non,… ce qu’on lui donnait… Il me semble que je m’embrouille… Ah oui ; ce sont ses gages qui éveillèrent mon attention tout d’abord : des boucles d’oreille en argent doré, un méchant petit médaillon : tout cela ne valait pas vingt kopecks. Elle le savait bien, mais on voyait à son air combien ces objets lui étaient précieux, et en effet c’était tout l’héritage paternel et maternel, je l’ai su après. Une seule fois je me suis permis de sourire en voyant ce qu’elle apportait.

C’est-à-dire… voyez-vous, je ne fais jamais cela, j’ai avec mon public des manières de gentilhomme : peu de paroles, poli, sévère « sévère, sévère et encore sévère ». Mais une fois elle avait osé apporter le reste (c’est littéralement comme je vous le dis) le reste d’une camisole en peau de lièvre – je ne pus me contenir et je me laissai aller à lâcher une plaisanterie… Mon petit père, quelle rougeur ! ses yeux sont bleus, grands, pensifs, quel feu ils jetèrent ! Et pas un mot : elle prit sa guenille et sortit. C’est alors surtout que je la remarquai et je me mis à rêver un peu de ce côté… c’est-à-dire précisément, d’une manière particulière… Oui, je me rappelle encore une impression…, c’est-à-dire, si vous voulez, l’impression principale, la synthèse de tout : elle était terriblement jeune, si jeune, qu’on ne lui aurait pas donné plus de quatorze ans. Cependant elle avait alors seize ans moins trois mois. Au reste ce n’est pas cela que je voulais dire, ce n’est pas là qu’est la synthèse.

Elle revint le lendemain.

J’ai su depuis qu’elle était allée porter cette camisole chez Dobronravoff et chez Mozer, mais ils n’acceptent que de l’or, ils n’ont pas même voulu lui répondre. Moi, une fois, je lui ai pris un camée qui ne valait presque rien et, en y réfléchissant ensuite, j’ai été étonné d’avoir fait cela : je ne prends aussi que des objets d’or et d’argent et, à elle, j’ai pris un camée ? Pourquoi ? Ce fut ma seconde pensée ayant trait à elle, je me le rappelle.

La fois suivante, c’est-à-dire en revenant de chez Mozer, elle m’apporta un porte-cigare d’ambre, un bibelot comme-ci comme-ça, pour un amateur, mais qui pour moi ne valait rien, car chez nous il n’y a que l’or. Comme elle venait après l’échauffourée de la veille, je la reçus sévèrement.

Ma sévérité consiste à accueillir froidement les gens. Pourtant en lui remettant deux roubles, je ne me retins pas de lui dire d’un ton irrité : « c’est seulement pour vous ; Mozer ne vous prendra pas ces choses-là. » Et, je soulignais surtout les mots pour vous, précisément dans un certain sens. J’étais méchant. En entendant ce pour vous, elle rougit de nouveau, mais elle ne dit rien, elle ne jeta pas l’argent, elle l’emporta. – C’est que la misère ! Et comme elle rougit ! Je compris que je l’avais blessée. Et quant elle sortit, je me demandai tout-à-coup : « ce triomphe sur elle, vaut-il bien deux roubles ? » Hé, hé, hé ! Je me le rappelle, c’est justement cette question que je me posai : « Cela vaut-il deux roubles ? cela les vaut-il ? » Et tout en riant, je résolus la question dans le sens affirmatif. J’étais très gai alors. Mais je n’agissais pas à ce moment par suite d’un sentiment mauvais ; je le faisais exprès, avec intention ; je voulais l’éprouver, car quelques nouvelles pensées à son sujet surgirent inopinément dans mon cerveau. Ce fut la troisième fois qu’il me vint à propos d’elle des pensées particulières.

… Eh bien, c’est à partir de cet instant-là que ça a commencé. J’ai pris aussitôt des renseignements sur sa vie, sur sa situation et j’attendis impatiemment sa visite.

J’avais le pressentiment qu’elle reviendrait bientôt. En effet elle reparut et je lui parlai alors avec politesse et amabilité. J’ai été bien élevé et j’ai des formes… Hum… J’ai compris à cette époque qu’elle était bonne et douce. Les bons et les doux ne résistent pas longtemps, et, quoiqu’ils n’ouvrent pas volontiers leur cœur devant vous, il leur est impossible d’éviter une conversation. Ils sont sobres de réponses, mais ils répondent quand même, et plus vous allez, plus vous obtenez, si vous ne vous fatiguez pas. Mais on comprend que cette fois-là elle ne m’a rien donné à entendre. C’est après que j’ai su l’histoire du Golos et tout le reste. À cette époque elle s’annonçait de toutes ses forces dans les journaux : d’abord, cela va sans dire, c’était avec faste : « une gouvernante… partirait aussi en province ; envoyer les conditions sous enveloppe » puis : « consentirait à tout ; donnerait des leçons, ou serait demoiselle de compagnie ; gérerait un intérieur, soignerait une malade, ferait des travaux de couture etc., etc. » Enfin tout ce qui est usité en pareil cas. Elle ne demandait pas tout cela à la fois, mais chaque nouvel avis accentuait la note et, à la fin, désespérée, elle ne sollicitait plus que du « travail pour du pain. » Non, elle ne trouva pas de place.

Je me décide alors à l’éprouver une dernière fois : je prends tout-à-coup le Golos du jour et je lui montre une annonce : « Une jeune personne, orpheline de père et de mère, cherche une place de gouvernante auprès de petits enfants, de préférence chez un veuf âgé. Peut aider dans le ménage ».

– Vous voyez, c’est une annonce de ce matin, et, ce soir, la personne trouvera certainement une place. Voilà comment il faut faire des annonces.

Elle rougit de nouveau, de nouveau ses yeux jetèrent des flammes ; elle tourna le dos et partit.

Cela me plut beaucoup. Du reste j’étais déjà sûr d’elle et je n’avais rien à craindre ; personne ne prendrait ses porte-cigares ; les porte-cigares d’ailleurs lui manquaient aussi. Elle reparut le troisième jour toute pâle et bouleversée. – Je compris qu’il était arrivé quelque chose chez elle, et en effet. Je vous dirai tout à l’heure ce qui était arrivé ; maintenant je vais seulement rapporter comment je me suis soudainement montré chic et comment j’ai gagné du prestige. C’est une idée qui me vint à l’improviste… Voici l’affaire.

Elle apporta une image de la Vierge (elle se décida à l’apporter)… Ah… écoutez ! écoutez. Cela commence, car jusqu’à présent je ne faisais que m’embrouiller… C’est que je veux tout me rappeler, chaque menu détail, chaque petit trait…

Je veux toujours concentrer mes pensées et je ne puis y parvenir… ah, voilà les petits détails, les petits traits…

L’image de la Vierge… La Vierge avec l’enfant Jésus ; une image de famille, vieille, la garniture en argent doré – « cela vaut… six roubles cela vaut. » Je vois que l’image lui est très chère : elle engage tout, le cadre, la garniture. Je lui dis : Il vaut mieux laisser seulement la garniture ; l’image, vous pouvez la remporter ; ça ira bien sans cela.

– Est-ce que c’est défendu ?

– Non, ce n’est pas défendu, mais peut-être vous même…

– Eh bien, dégarnissez.

– Savez-vous, je ne la dégarnirai pas ; je la mettrai par là avec les miennes – dis-je après réflexion – sous cette lampe d’image[8] (j’avais toujours cette lampe allumée, depuis l’installation de mon bureau d’engagements), et puis prenez tout simplement dix roubles.

– Je n’ai pas besoin de dix roubles ; donnez m’en cinq ; je dégagerai sûrement.

– Vous ne voulez pas dix roubles. L’image vaut cela, ajoutai-je en remarquant de nouveau l’étincellement de ses yeux. Elle ne répondit pas. Je lui donnai cinq roubles.

– Il ne faut mépriser personne… J’ai été moi-même dans une situation critique et pire encore, et si vous me voyez à présent une telle occupation… C’est qu’après tout ce que j’ai eu à souffrir…

– Vous vous vengez de la société ! hein ? interrompit-elle tout-à-coup avec un sourire très ironique mais naïf aussi (c’était banal, car comme elle ne me portait aucun intérêt particulier, le mot n’avait guère le caractère d’une offense) Ah ! Ah ! ai-je pensé, voilà comme elle est, c’est une femme à caractère, une émancipée.

– Voyez-vous, continuai-je, moitié plaisant moitié sérieux : « Moi je suis une fraction de cette fraction de l’être qui veut faire le mal et qui fait le bien ».

Elle me regarda aussitôt, avec une attention où subsistait de la curiosité enfantine :

– Attendez ; quelle est cette pensée-là ? Où l’avez-vous prise ? j’ai entendu cela quelque part…

– Ne vous cassez pas la tête. C’est ainsi que Méphistophélès se présente à Faust. Avez-vous lu Faust ?

– Pas… attentivement.

– C’est-à-dire que vous ne l’avez pas lu. Il faut le lire. Je vois encore à vos lèvres un pli ironique. Ne me supposez pas, je vous en prie, assez peu de goût pour vouloir blanchir mon rôle d’usurier en me donnant pour un Méphistophélès. Un usurier est un usurier. C’est connu.

– Vous êtes étrange… je ne voulais pas dire…

Elle était sur le point de me dire qu’elle ne s’attendait pas à trouver en moi un lettré, elle ne le dit pas, et je compris qu’elle le pensait. Je l’avais vivement intriguée.

– Voyez-vous, remarquai-je, il n’est point de métier où l’on ne puisse faire le bien. Certes, je ne parle pas de moi. Moi, je ne fais, je suppose, que le mal, mais…

– Certainement on peut faire le bien dans tous les états, répliqua-t-elle avec vivacité en cherchant à me pénétrer du regard. Oui, dans tous les états, fit-elle.

Oh, je me rappelle, je me rappelle tout ! Et, je veux le dire, elle avait cette jeunesse, cette jeunesse charmante qui, lorsqu’elle exprime une idée intelligente, profonde, laisse transparaître sur le visage un éclair de conviction naïve et sincère, et semble dire : voyez comme je comprends et pénètre en ce moment[9]. Et on ne peut pas dire que ce soit là de la fatuité, comme la nôtre, c’est le cas qu’elle fait elle-même de l’idée conçue, l’estime qu’elle a pour cette idée, la sincérité de la conviction, et elle pense que vous devez estimer cette idée au même degré. Oh la sincérité ! C’est par là qu’on subjugue. Et que c’était exquis chez elle !

Je me souviens, je n’ai rien oublié. Quand elle sortit, j’étais décidé. Le même jour j’ai pris mes derniers renseignements et j’ai connu en détail tout le reste de sa vie. Le passé, je le savais par Loukerïa, domestique de sa famille, que j’avais mise dans mes intérêts peu auparavant. Le fond de sa vie était si lamentable que je ne comprends pas comment, dans une pareille situation, elle avait pu garder la force de rire, la faculté de curiosité qu’elle a montrée en parlant de Méphistophélès. Mais, la jeunesse ! – C’est cela précisément que je pensais alors avec orgueil et joie, car je voyais de la noblesse d’âme dans ce fait que, bien qu’elle fût sur le bord d’un abîme, la grande pensée de Gœthe n’en étincelait pas moins à ses yeux. La jeunesse, même mal à propos, est toujours généreuse. Ce n’est que d’elle que je parle. Le point important est que déjà je la regardais comme mienne, que je ne doutais pas de ma puissance, et savez-vous que cela donne une volupté surhumaine de ne pas douter ?

Mais où vais-je ? Si je continue, je n’arriverai jamais à concentrer mes réflexions… vite, vite, mon Dieu ! je m’égare, ce n’est pas cela !

II

 

Son histoire que j’ai pu connaître, je la résumerai en quelques mots. Son père et sa mère étaient morts depuis longtemps, trois ans avant qu’elle se mît à vivre chez ses tantes, femmes désordonnées, pour ne pas dire plus. L’une, veuve, chargée d’une nombreuse famille (six enfants plus jeunes les uns que les autres), l’autre vieille fille mauvaise. Toutes les deux mauvaises.

Son père, employé de l’état, simple commis, n’était que noble personnel[10] ; cela m’allait bien. Moi j’appartenais à une classe supérieure.

Ex-capitaine en second, d’un régiment à bel uniforme, noble héréditaire, indépendant, etc. Quant à ma maison de prêt sur gages, les tantes ne pouvaient la regarder que d’un bon œil. Trois ans de servitude chez ses tantes ! Et cependant elle trouva le moyen de passer ses examens, elle sut s’échapper de cet impitoyable besogne quotidienne pour passer des examens. Cela prouve qu’elle avait des aspirations nobles, élevées. Et moi, pourquoi voulais-je me marier ? D’ailleurs, il n’est pas question de moi… ce n’est pas de cela qu’il s’agit… Elle donnait des leçons aux enfants de la tante, raccommodait le linge, et même, malgré sa poitrine délicate, lavait les planchers. On la battait, on lui reprochait sa nourriture et, à la fin, les vieilles tentèrent de la vendre. Pouah ! Je passe sur les détails dégoûtants. Elle m’a tout raconté en détail depuis. Tout cela fut épié par un gros épicier du voisinage. Ce n’était pas un simple épicier, il possédait deux magasins. Ce négociant avait déjà fait fondre deux femmes : il en cherchait une troisième. Il crut avoir trouvé : « Douce, habituée à la misère, voilà une mère pour mes enfants », se dit-il.

Effectivement il avait des enfants. Il la rechercha en mariage et fit des ouvertures aux tantes… Et puis il avait cinquante ans. Elle fut terrifiée. C’est sur ces entrefaites qu’elle se mit à venir chez moi, afin de trouver l’argent nécessaire à des insertions dans le Golos. Elle demanda à ses tantes un peu de temps pour réfléchir. On lui en accorda, très peu. Mais on l’obsédait, on lui répétait ce refrain : « Nous n’avons pas de quoi vivre nous-mêmes, ce n’est pas pour garder une bouche de plus à nourrir. » Je connaissais déjà toutes ces circonstances, mais ce n’est que ce matin là que je me suis décidé. Le soir, l’épicier apporte pour cinquante kopecks[11] de bonbons ; elle est avec lui. Moi, j’appelle Loukérïa de sa cuisine, et je lui demande de lui dire tout bas que je l’attends à la porte, que j’ai quelque chose de pressant à lui communiquer. J’étais très content de moi. En général, ce jour-là, j’étais terriblement content de moi.

À la porte cochère, devant Loukérïa, je lui déclarai, à elle déjà étonnée de mon appel, que j’avais l’honneur, et le bonheur… Ensuite, afin de lui expliquer ma manière d’agir, et pour éviter qu’elle s’étonnât de ces pourparlers devant une porte : « Vous avez affaire à un homme de bonne foi, qui sait où vous en êtes. » Et je ne mentais pas, j’étais de bonne foi. Mais laissons cela. Non seulement ma requête était exprimée en termes convenables, telle que devait l’adresser un homme bien élevé, mais elle était originale aussi, chose essentielle. Hé bien, est-ce donc une faute de le confesser ? Je veux me faire justice et je me la fais ; je dois plaider le pour et le contre, et je le plaide. Je me le suis rappelé après avec délices, quoique ce soit bête : Je lui avouais alors, sans honte, que j’avais peu de talents et une intelligence ordinaire, que je n’étais pas trop bon, que j’étais un égoïste bon marché, (je me rappelle ce mot, je l’avais préparé en route et j’en étais fort satisfait) et qu’il y avait peut-être en moi beaucoup de côtés désagréables, sous tous les rapports. Tout cela était débité avec une sorte d’orgueil. On sait comment on dit ces choses-là. Certes, je n’aurais pas eu le mauvais goût de commencer, après celle de mes défauts, la nomenclature de mes qualités, par exemple en disant : Si je n’ai pas ceci ou cela, j’ai au moins, ceci et cela. Je voyais qu’elle avait bien peur, mais je ne la ménageais pas ; tout au contraire, comme elle tremblait, j’appuyais davantage. Je lui dis carrément qu’elle ne mourrait pas de faim, mais qu’il ne fallait pas compter sur des toilettes, des soirées au théâtre ou au bal, sinon plus tard, peut-être, quand j’aurais atteint mon but. Ce ton sévère m’entraînait moi-même. J’ajoutai, comme incidemment, que si j’avais adopté ce métier de prêteur sur gages, c’était dans certaines circonstances, en vue d’un but particulier. J’avais le droit de parler ainsi : les circonstances et le but existaient réellement.

Attendez, messieurs ; j’ai été toute ma vie le premier à exécrer ce métier de prêteur sur gages, mais bien qu’il soit ridicule de se parler à soi-même mystérieusement, il est bien vrai que je me vengeais de la société. C’était vrai ! vrai ! vrai ! De sorte que, le matin où elle me raillait en supposant que je me vengeais de la société, c’était injuste de sa part. C’est que, voyez-vous, si je lui avais nettement répondu : « Hé bien, oui, je me venge de la société », elle aurait ri de moi, comme un autre matin, et ç’aurait été en effet fort risible. Mais, de la sorte, au moyen d’allusions vagues, en lançant une phrase mystérieuse, il se trouva possible de surexciter son imagination. D’ailleurs je ne craignais plus rien alors. Je savais bien que le gros épicier lui semblerait en tous cas plus méprisable que moi, et que, là, sous la porte cochère, j’avais l’air d’un sauveur ; j’en avais conscience. Ah, les bassesses, voilà ce dont on a aisément la conception !… Après tout, était-ce donc vraiment une bassesse ? Comment juger un homme en pareil cas ? Ne l’aimais-je pas déjà, alors ?

Attendez. Il va sans dire que je ne lui ai pas soufflé mot de mes bienfaits, au contraire ; oh ! au contraire : « C’est moi qui suis votre obligé et non vous mon obligée. » J’ai dit cela tout haut, sans pouvoir m’en empêcher. Et c’était peut-être bête, car je la vis froncer le sourcil. Mais en somme j’avais gagné la partie : Attendez encore… puisque je dois remuer toute cette boue, il me faut rappeler une dernière saleté, je me tenais droit, à cette porte, et il me montait au cerveau des fumées : « Tu es grand, élancé, bien élevé, et, enfin, sans fanfaronnade, d’une assez jolie figure ». Voilà ce qui me passait par la tête… Il va sans dire que, sur place, à la porte même, elle me répondit oui. Mais… mais je dois ajouter qu’elle réfléchit assez longtemps, avant de répondre oui. Elle était si pensive, si pensive, que j’eus le temps de lui dire : « hé bien ! » Et je ne pus même me passer de le lui dire avec un certain chic : « hé bien donc » avec un donc.

– Attendez, fit-elle, je réfléchirai.

Son visage mignon était si sérieux, si sérieux qu’on y lisait son âme. Et moi je me sentais offensé : « Est-ce possible, pensais-je, qu’elle hésite entre moi et l’épicier. » Ah, alors je ne comprenais pas encore ! je ne comprenais rien, rien du tout ! jusqu’à aujourd’hui, je n’ai rien compris ! Je me rappelle que, comme je m’en allais, Loukerïa, courut après moi et me jeta rapidement : « Que Dieu vous le rende, Monsieur, vous prenez notre chère demoiselle. Mais ne le lui dites pas, elle est fière. »

Fière, soit, j’aime bien les petites fières, les fières sont surtout prisables quand on est certain de les avoir conquises, hé ? Oh bassesse, maladresse de l’homme ! Que j’étais satisfait de moi ! Imaginez-vous que, tandis qu’elle restait pensive sous la porte avant de me dire le oui, imaginez-vous que je lisais avec étonnement sur ses traits cette pensée : « Si j’ai le malheur à attendre des deux côtés, pourquoi ne choisirais-je pas de préférence le gros épicier afin que, dans ses ivresses, il me roue de coups jusqu’à me tuer.

Et, qu’en croyez-vous, ne pouvait-elle pas avoir une telle pensée ?

Oui, et maintenant je ne comprends rien du tout ! Je viens de dire qu’elle pouvait avoir cette pensée : Quel sera le pire des deux malheurs ? Qu’y a-t-il de plus mauvais à prendre, le marchand ou l’usurier de Gœthe ? Voilà la question !… Quelle question ? Et tu ne comprends pas même cela, malheureux ! Voilà la réponse sur la table. Mais encore une fois, pour ce qui est de moi, je m’en moque… qu’importe, moi ?… Et au fait, suis-je pour quelque chose là-dedans, oui ou non ? Je ne puis répondre. Il vaut mieux aller me coucher, j’ai mal à la tête.

III

 

Je n’ai pas dormi. Comment aurais-je pu dormir ? le sang battait dans mes tempes avec furie. Je veux me replonger dans ces fanges. Quelle boue !… De quelle boue aussi je l’ai tirée… Elle aurait dû le sentir, juger mon acte à sa juste valeur !… Plusieurs considérations m’ont amené à ce mariage : je songeais par exemple que j’avais quarante et un an et qu’elle en avait seize. Le sentiment de cette inégalité me charmait. C’était doux, très doux.

J’aurais voulu, toutefois, faire un mariage à l’anglaise, devant deux témoins seulement, dont Loukerïa, et monter ensuite en wagon, pour aller à Moscou peut-être, où j’avais justement affaire, et où je serais resté deux semaines. Elle s’y est opposée, elle ne l’a pas voulu et j’ai été obligé d’aller saluer ses tantes comme les parents qui me la donnaient. J’ai même fait à chacune de ces espèces un présent de cent roubles et j’en ai promis d’autres, sans lui en parler, afin de ne pas l’humilier par la bassesse de ces détails. Les tantes se sont faites tout sucre. On a discuté la dot : elle n’avait rien, presque littéralement rien, et elle ne voulut rien emporter. J’ai réussi à lui faire comprendre qu’il était impossible qu’il n’y eût aucune dot, et cette dot, c’est moi qui l’ai constituée, car qui l’aurait pu faire ? mais il ne s’agit pas de moi… Je suis arrivé à lui faire accepter plusieurs de mes idées, afin qu’elle fût au courant, au moins. Je me suis même trop hâté, je crois. L’important est que, dès le début, malgré sa réserve, elle s’empressait autour de moi avec affection, venait chaque fois tendrement à ma rencontre et me racontait, toute transportée, en bredouillant (avec le délicieux balbutiement de l’innocence), son enfance, sa jeunesse, la maison paternelle, des anecdotes sur son père et sa mère. Je jetais de l’eau froide sur toute cette ivresse. C’était mon idée. Je répondais à ses transports par un silence, bienveillant, certes… mais elle sentit vite la distance qui nous séparait et l’énigme qui était en moi. Et moi je faisais tout pour lui faire croire que j’étais une énigme ! c’est pour me poser en énigme que j’ai commis toutes ces sottises ! d’abord la sévérité : c’est avec mon air sévère que je l’ai amenée dans ma maison. Pendant le trajet, dans mon contentement, j’ai établi tout un système. Et ce système m’est venu tout seul à la pensée. Et je ne pouvais pas faire autrement, cette manière d’agir m’était imposée par une force irrésistible. Pourquoi me calomnierais-je, après tout ? C’était un système rationnel. Non, écoutez, si vous voulez juger un homme, faites-le en connaissance de cause… Écoutez ;

Comment faut-il commencer ? car c’est très difficile. Entreprendre de se justifier, là naît la difficulté. Voyez-vous, la jeunesse méprise l’argent, par exemple, je prônai l’argent, je préconisai l’argent ; je le préconisai tant, tant, qu’elle finit par se taire. Elle ouvrait les yeux grand, écoutait, regardait et se taisait. La jeunesse est généreuse, n’est-ce pas ? du moins la bonne jeunesse est généreuse, et emportée, et sans grande tolérance ; si quelque chose ne lui va pas, aussitôt elle méprise. Moi, je voulais de la grandeur, je voulais qu’on inoculât au cœur même de la grandeur, qu’on l’inoculât aux mouvements même du cœur, n’est-ce pas ? Je choisis un exemple banal : Comment pouvais-je concilier le prêt sur gages avec un semblable caractère ? Il va sans dire que je n’ai pas procédé par allusion directe, sans quoi j’aurais eu l’air de vouloir me justifier de mon usure. J’opérais par l’orgueil. Je laissais presque parler mon silence. Et je sais faire parler mon silence ; toute ma vie, je l’ai fait. J’ai vécu des drames dans mon silence. Ah, comme j’ai été malheureux ! Tout le monde m’a jeté par dessus bord, jeté et oublié, et personne, personne ne s’en est douté ! Et voilà que tout-à-coup les seize ans de cette jeune femme surent recueillir, de la bouche de lâches, des détails sur moi, et elle s’imagina qu’elle connaissait tout. Et le secret, pourtant, était caché au fond de la conscience de l’homme ! Moi, je ne disais rien, surtout avec elle, je n’ai rien dit, rien jusqu’à hier… Pourquoi n’ai-je rien dit ? Par orgueil. Je voulais qu’elle devinât, sans mon aide, et non d’après les racontars de quelques drôles ; je voulais qu’elle devinât elle-même cet homme et qu’elle le comprît ! En l’amenant dans ma maison, je voulais arriver à son entière estime, je voulais la voir s’incliner devant moi et prier sur mes souffrances… je valais cela. Ah j’avais toujours mon orgueil ; toujours il me fallait tout ou rien, et c’est parce que je ne suis pas un admetteur de demi-bonheurs, c’est parce que je voulais tout, que j’ai été forcé d’agir ainsi. Je me disais : « mais devine donc et estime-moi ! » Car vous admettez que si je lui avais fourni des explications, si je les lui avais soufflées, si j’avais pris des détours, si je lui avais réclamé son estime, ç’aurait été comme lui demander l’aumône… Du reste… du reste, pourquoi revenir sur ces choses-là !

Stupide, stupide, cent fois stupide ! je lui exposai nettement, durement (oh oui, durement), en deux phrases, que la générosité de la jeunesse est une belle chose, mais qu’elle ne vaut pas un demi-kopeck. Et pourquoi ne vaut-elle rien, cette générosité de la jeunesse ? Parce qu’elle ne lui coûte pas cher, parce qu’elle la possède avant d’avoir vécu. Tous ces sentiments-là sont, pour ainsi dire, le propre des premières impressions de l’existence. Voyez-vous donc à la tâche. La générosité bon marché est facile. Donner sa vie, même, coûte si peu, il n’y a dans vos sacrifices que du sang qui bout et du débordement de forces. Vous n’avez soif que de la beauté de l’acte, dites-vous ? oh que non pas ! Choisissez donc un dévouement difficile, long, obscur, sans éclat, calomnié, où soit beaucoup de sacrifice et pas une gloire, oh ! vous qui rayonnez en vous-même, vous qu’on traite d’infâme, tandis que vous êtes le meilleur homme de la terre, hé bien, tentez cet héroïsme : Vous reculerez ! Et moi je suis resté sous le poids de cet héroïsme toute ma vie… Elle batailla d’abord, avec acharnement ; puis elle en arriva par degrés au silence, au silence complet. Ses yeux seuls écoutaient, de plus en plus attentifs et grands, grands de terreur. Et… et, de plus, je vis poindre un sourire défiant, fermé, mauvais. C’est avec ce sourire-là que je l’ai amenée dans ma maison. Il est vrai qu’elle n’avait plus d’autre refuge.

IV

 

Qui a commencé le premier ?

Personne. Ça a commencé tout seul, dès le début. J’ai dit que je l’avais sévèrement accueillie chez moi ; cependant les premiers jours, je me suis adouci. Durant nos fiançailles je l’ai avertie qu’elle aurait à recevoir les objets mis en gages et à faire les prêts. Elle n’a élevé aucune objection (remarquez-le) ; même, elle s’est mise au travail avec ardeur…

L’appartement et le mobilier n’ont pas été changés. Deux pièces, une grande salle divisée en deux par le comptoir, et une chambre, pour nous, qui servait de chambre à coucher. Le meuble était modeste, plus modeste encore que chez les tantes. Ma vitrine à images saintes avec sa lampe, se trouvait dans la salle où était le bureau ; dans l’autre pièce, ma bibliothèque, quelques livres, et aussi le secrétaire. Les clefs sur moi. Lit, chaises, tables. Je donnai encore à entendre à ma fiancée que les dépenses de la maison, c’est-à-dire la nourriture pour moi, pour elle et pour Loukérïa (j’avais pris cette dernière avec nous) ne devait pas dépasser un rouble par jour[12]. « Il me faut amasser trente mille roubles en trois ans, autrement ce ne serait pas gagner de l’argent. » Elle ne fit point résistance et j’augmentai de moi-même de trente kopecks nos frais de table. De même pour le théâtre. J’avais dit à ma fiancée que nous n’irions pas au théâtre et cependant je décidai ensuite que nous le ferions une fois par mois, et que nous nous payerions des places convenables, des fauteuils. Nous y sommes allés ensemble trois fois ; nous avons vu La Chasse au bonheur et la Périchole, il me semble… mais qu’importe, qu’importe… Nous y allions sans nous parler, et sans parler nous revenions. Pourquoi, pourquoi ne nous être jamais rien dit ?

Dans les premiers temps il n’y a pas eu de discussion, et pourtant c’était déjà le silence.

Je me rappelle… Elle me regardait à la dérobée, et moi, m’en apercevant, je redoublais de mutisme. C’est de moi, il est vrai, que venait le silence, et non d’elle… Une ou deux fois elle fit la tentative de me serrer dans ses bras. Mais comme ces transports étaient maladifs, hystériques, et que je n’appréciais que des joies vraies, où il y eût de l’estime réciproque, j’accueillis froidement ces démonstrations. Et j’avais raison : le lendemain de chacun de ces élans, il y avait des brouilles, non pas précisément des brouilles, mais des accès de silence et, de sa part, des airs de plus en plus provocants.

« L’insoumission, la révolte », voilà ce qu’on voyait en elle. Seulement elle était impuissante. Oui, ce doux visage devenait de plus en plus provocant. Je commençais à lui paraître répugnant. Oh, j’ai étudié cela. Quant à être hors d’elle, certes elle l’était souvent… Comment, par exemple, se fait-il qu’au sortir d’un taudis où elle lavait les planchers, elle se soit si vite dégoûtée d’un autre intérieur pauvre ?

Chez nous, voyez-vous, ce n’était pas de la pauvreté, c’était de l’économie, et quand il le fallait, j’admettais même du luxe, par exemple pour le linge, pour la tenue. J’avais toujours pensé qu’un mari soigné devait charmer une femme. Du reste elle n’avait rien contre la pauvreté, c’était contre l’avarice. « Nous avions certes chacun notre but et un caractère fort. » Elle refusa tout à coup, d’elle-même, de retourner au théâtre et le pli ironique de sa bouche se creusa davantage… Et, moi, mon silence augmentait, augmentait…

Ne dois-je point me justifier ? Le point grave était l’affaire du prêt sur gages, n’est-ce pas ? Permettez, je savais qu’une femme, à seize ans, ne peut pas se résigner à une entière soumission envers un homme. La femme n’a pas d’originalité, c’est un axiome ; encore aujourd’hui c’est resté un axiome pour moi. Il n’importe qu’elle soit couchée là, dans cette chambre, une vérité est une vérité, et Stuart Mill lui-même n’y ferait rien. Et la femme qui aime, oh la femme qui aime ! même les vices, même les crimes d’un être aimé, elle les déifie. Cet être aimé ne saurait trouver pour ses propres fautes autant d’excuses qu’elle en trouvera. C’est généreux, mais ce n’est pas original. C’est ce manque d’originalité qui a perdu les femmes. Et qu’est-ce que ça prouve, je le répète, qu’elle soit là sur la table ? Est-ce donc original d’y être ? Oh ! oh !

Écoutez, j’étais alors presque convaincu de son amour, elle m’entourait, elle se jetait à mon cou, n’est-ce point parce qu’elle aimait ou voulait aimer ? Oui, c’est bien cela, elle désirait ardemment aimer, elle cherchait l’amour et, le mauvais de mon cas, c’était que je n’avais pas commis de crime qu’elle eût à glorifier. Vous dites : « usurier » et tous disent, usurier, et puis, après ? il y avait des raisons pour que l’un des plus généreux des hommes devînt usurier. Voyez-vous, messieurs, il y a des idées… C’est-à-dire, voyez-vous, que si l’on exprime une certaine idée par des paroles, ce sera alors terriblement bête. J’aurais honte… et pourquoi ? Pour rien. Parce que nous sommes tous de la drogue et que nous sommes incapables de supporter la vérité. Ou bien je ne sais plus… je disais tout à l’heure « le plus généreux des hommes » ; il y a là de quoi rire, et pourtant c’est vrai, c’était vrai, c’est la vérité vraie. Oui, j’avais le droit alors de vouloir assurer mon avenir et de créer cette maison : « Vous m’avez repoussé, vous, les hommes ; vous m’avez chassé par vos silences méprisants ; à mes aspirations passionnées vous avez répondu par une offense mortelle pesant sur ma vie entière : j’avais donc le droit de construire un mur entre vous et moi, de rassembler ces trente mille roubles et de finir ma vie dans un coin, en Crimée, au bord de la Mer Noire, sur une montagne, au milieu des vignes, dans mes propriétés acquises au prix de ces trente mille roubles, et surtout loin de vous tous, sans amertume contre vous, avec un idéal dans l’âme, avec une femme aimante près du cœur, avec une famille, si Dieu l’avait permis, et en faisant du bien à mon prochain ». J’ai bien fait de garder tout cela pour moi, car qu’y aurait-il eu de plus stupide que de le lui raconter tout haut ? Et voilà la cause de mon orgueilleux silence, voilà pourquoi nous restions en face l’un de l’autre sans ouvrir la bouche. Qu’aurait-elle pu comprendre ? seize ans, la première jeunesse… que pouvait-elle entendre à mes justifications, à mes souffrances ? Chez elle, de la droiture, l’ignorance de la vie, de jeunes convictions gratuites, l’aveuglement à courte vue d’un « cœur d’or »… Le pire de tout, c’était la maison de prêt sur gages, voilà. (Y faisais-je donc tant de mal, dans cette maison et ne voyait-elle pas que je me contentais de gains modérés) ? Ah ! La vérité est terrible sur la terre ! ce charme, cette douceur céleste qu’elle avait, c’était une tyrannie, une tyrannie insupportable pour mon âme, une torture ! je me calomnierais, si j’omettais cela, ne l’aimais-je pas ? Pensez-vous que je ne l’aimais pas ? Qui peut dire que je ne l’aimais pas ? Ç’a été voyez-vous une ironie, une ironie perfide de la destinée et de la nature ! Nous sommes des maudits ; la vie humaine est universellement maudite ! La mienne plus que tout autre ! Moi, je comprends maintenant mon erreur !… Il y avait des obscurités… Non, tout était clair, mon projet était clair comme le ciel : « Me renfermer dans un silence sévère, orgueilleux, me refuser toute consolation morale. Souffrir en silence ». Et j’ai exécuté mon plan ; je ne me suis point menti à moi-même ! « Elle verra elle-même après, pensais-je, qu’il y avait ici de la générosité. Elle n’a pas su s’en apercevoir maintenant, mais quand elle le découvrira plus tard, si jamais elle le découvre, elle l’appréciera dix fois plus, et, tombant à genoux, elle joindra les mains ». Voilà quelle était mon idée. Mais justement j’ai oublié ou omis quelque chose. Je n’ai pu arriver à rien… mais assez, assez… À qui maintenant demander pardon ? c’est fini, fini… Courage, homme ! garde ton orgueil : ce n’est pas toi qui es le coupable !

Et bien je vais dire la vérité, je ne craindrai pas de la contempler face à face : c’est elle qui a eu tort, c’est elle qui a eu tort !…

V

 

Donc, les premières disputes vinrent de ce qu’elle voulut avoir, sans contrôle, le maniement de l’argent, et coter les objets apportés en gage à un trop haut prix. Elle daigna deux fois me quereller à ce sujet. Moi je ne voulus pas céder. C’est ici qu’apparut la veuve du capitaine.

Une antique veuve d’officier se présenta munie d’un médaillon qu’elle tenait de son mari. Un souvenir, vous comprenez. Je donnai trente roubles. La vieille se mit à geindre et à supplier qu’on lui gardât son gage. – Cela va sans dire que nous le gardions. Puis, cinq jours après, elle revient et demande à échanger le médaillon contre un bracelet valant à peine huit roubles. Je refuse, cela va sans dire. Il est probable qu’à ce moment elle vit quelque chose dans les yeux de ma femme, car elle vint en mon absence et l’échange se fit.

Je le sus le jour même : je parlai avec fermeté et j’employai le raisonnement. Elle était assise sur le lit, pendant mes représentations, elle regardait le plancher et y battait la mesure du bout du pied, geste qui lui était habituel ; son mauvais sourire errait sur ses lèvres. Je déclarai alors froidement, sans élever la voix, que l’argent était à moi, que j’avais le droit de voir la vie à ma façon. Je rappelai que le jour où je l’avais introduite dans mon existence, je ne lui avais rien caché.

Elle sauta brusquement sur ses pieds, toute tremblante et, imaginez-vous, dans sa fureur contre moi, elle se mit à trépigner. Une bête féroce. Un accès. Une bête féroce prise d’accès. L’étonnement me figea sur place. Je ne m’attendais pas à une telle incartade. Je ne perdis pas la tête et, derechef, d’une voix calme, je l’avertis que je lui retirais le droit de se mêler de ma maison. Elle me rit au nez, et quitta l’appartement. Elle n’avait pas le droit de sortir de chez moi, et d’aller sans moi nulle part. C’était un point convenu entre nous dès nos fiançailles. Je fermai mon bureau et m’en fus chez les tantes. J’avais rompu toutes relations avec elles depuis mon mariage ; nous n’allions pas chez elles, elles ne venaient pas chez moi. Il se trouva qu’elle était venue avant moi chez les tantes. Elles m’écoutèrent curieusement, se mirent à rire et me dirent : « C’est bien fait ». Je m’attendais à leurs railleries. J’achetai aussitôt pour cent roubles, vingt-cinq comptant, les bons offices de la plus jeune des tantes. Deux jours après, cette femme arrive chez moi et me dit : « Un officier, nommé Efimovitch, votre ancien camarade de régiment, est mêlé à tout ceci. » Je fus très étonné. Cet Efimovitch était l’homme qui m’avait fait le plus de mal dans l’armée. Un mois auparavant, sans aucune honte, il était venu deux fois à la maison, sous prétexte d’engager. Je me rappelai que, lors de ces visites, il s’était mis à rire avec elle. Je m’étais alors montré et, en raison de nos anciennes relations, je lui avais interdit de remettre les pieds chez moi. Je n’y avais rien vu de plus, je n’y avais vu que l’impudence de l’homme. Et la tante m’informe qu’ils ont déjà pris rendez-vous et que c’est une de ses amies, Julia Samsonovna, veuve d’un colonel, qui s’entremet. « C’est chez elle que va votre femme ».

J’abrège l’histoire. Cette affaire m’a coûté trois cents roubles. En quarante-huit heures nous conclûmes un marché par lequel il était entendu qu’on me cacherait dans une chambre voisine, derrière une porte, et que, le jour du premier rendez-vous, j’assisterais à l’entretien de ma femme et d’Efimovitch. La veille de ce jour-là, il y eût entre nous une scène courte, mais très significative pour moi. Elle rentra le soir, s’assit sur le lit, et me regarda ironiquement en battant la mesure avec son pied sur le tapis. L’idée me vint subitement que, dans ces derniers quinze jours, elle était entièrement hors de son caractère, on peut même dire que son caractère semblait retourné comme un gant : j’avais devant moi un être emporté, agressif, je ne veux pas dire éhonté, mais déséquilibré et assoiffé de désordre. Sa douceur naturelle la retenait pourtant encore. Quand une semblable nature arrive à la révolte, même si elle dépasse toute mesure, on sent bien l’effort chez elle, l’on sent qu’elle a de la peine à avoir raison de son honnêteté, de sa pudeur. Et c’est pour cela que de telles natures vont plus loin qu’il n’est permis, et qu’on n’en peut croire ses yeux en les voyant agir. Un être dépravé par habitude ira toujours plus doucement. Il fera pis, mais, grâce à la tenue et au respect des convenances, il aura la prétention de vous en imposer.

– Est-il vrai qu’on vous ait chassé du régiment, parce que vous avez eu peur de vous battre, me demanda-t-elle à brûle-pourpoint ? Et ses yeux étincelèrent.

– C’est vrai ; par décision de la réunion des officiers on m’a demandé ma démission que, d’ailleurs, j’étais déjà résolu à donner :

– On vous a chassé comme un lâche ?

– Oui, ils m’ont jugé lâche. Mais ce n’est pas par lâcheté que j’ai refusé de me battre ; c’est parce que je ne voulais pas obéir à des injonctions tyranniques et demander satisfaction quand je ne me sentais pas offensé. Sachez, ne pus-je m’empêcher d’ajouter, sachez que l’action de s’insurger contre une telle tyrannie, et en subir toutes les conséquences, demande plus de courage que n’importe quel duel.

Je n’ai pu retenir cette phrase, par où je me justifiais. Elle n’attendait que cela, elle n’espérait que cette nouvelle humiliation. Elle se mit à ricaner méchamment.

– Est-il vrai que pendant trois ans vous ayez battu les rues de Saint Pétersbourg en mendiant des kopecks, et que vous couchiez sous des billards ?

– J’ai couché aussi dans les maisons de refuge du Cennaïa[13]. Oui, c’est vrai. Il y a eu beaucoup d’ignominie dans ma vie après ma sortie du régiment, mais point de chutes honteuses. J’étais le premier à haïr mon genre d’existence. Ce n’était qu’une défaillance de ma volonté, de mon esprit, provoquée par ma situation désespérée. C’est le passé…

– Maintenant, vous êtes un personnage, un financier ! Toujours l’allusion aux prêts sur gages. Mais j’ai pu me contenir. Je voyais qu’elle avait soif de m’humilier encore et je ne lui en ai plus fourni le prétexte. Bien à propos un client sonna et je passai dans le bureau. Une heure après, elle s’habilla tout à coup pour sortir, et, s’arrêtant devant moi, elle me dit :

– Vous ne m’aviez rien dit de tout cela avant notre mariage ? Je ne répondis pas et elle s’en alla.

Le lendemain, donc, j’étais dans cette chambre et j’écoutais derrière une porte l’arrêt de ma destinée. J’avais un revolver dans ma poche. Toute habillée, elle était assise devant une table et Efimovitch se tenait près d’elle et faisait des manières. Eh bien, il arriva, (c’est à mon honneur que je parle) il arriva ce que j’avais prévu, pressenti, sans avoir bien conscience que je le prévoyais. Je ne sais pas si je me fais comprendre.

Voilà ce qui arriva. Pendant une heure entière j’écoutai, et une heure entière j’assistai à la lutte de la plus noble des femmes avec un être léger, vicieux, stupide, à l’âme rampante. Et d’où vient, pensai-je, surpris, que cette naïve, douce et silencieuse créature sache ainsi combattre ? Le plus spirituel des auteurs de comédies de mœurs mondaines ne saurait écrire une pareille scène de raillerie innocente et de vice saintement bafoué par la vertu. Et quel éclat dans ses petites saillies, quelle finesse dans ses reparties vives, quelle vérité dans ses censures ! et en même temps quelle candeur virginale ! Ses déclarations d’amour, ses grands gestes, ses protestations la faisaient rire. Arrivé avec des intentions brutales, et n’attendant pas une semblable résistance, l’officier était écrasé. J’aurais pu croire que cette conduite masquait une simple coquetterie, la coquetterie d’une créature dépravée, mais spirituelle ; qui désirait seulement se faire valoir ; mais non ; la vérité resplendissait comme le soleil ; nul doute possible. Ce n’est que par haine fausse et violente pour moi que cette inexpérimentée avait pu se décider à accepter ce rendez-vous et, près du dénouement, ses yeux se dessillèrent. Elle n’était que troublée et cherchait seulement un moyen de m’offenser, mais, bien qu’engagée dans cette ordure, elle n’en put supporter le dérèglement. Est-ce cet être pur et sans tache en puissance d’idéal, que pouvait corrompre un Efimovitch, ou quelqu’autre de ces gandins du grand monde ? Il n’est arrivé qu’à faire rire de lui. La vérité a jailli de son âme et la colère lui a fait monter aux lèvres le sarcasme. Ce pitre, tout à fait ahuri à la fin, se tenait assis, l’air sombre, parlait par monosyllabes et je commençais à craindre qu’il ne l’outrageât point par basse vengeance. Et, disons-le encore à mon honneur, j’assistais à cette scène presque sans surprise, comme si je l’avais connue d’avance ; j’y allais comme à un spectacle ; j’y allais sans ajouter foi aux accusations, quoique j’eusse, il est vrai, un revolver. Et pouvais-je la supposer autre qu’elle même ? Pourquoi donc l’aimais-je ? Pourquoi en faisais-je cas ? Pourquoi l’avais-je épousée ? Ah certes, à ce moment, j’ai acquis la preuve bien certaine qu’elle me haïssait, mais aussi la conviction de son innocence. J’interrompis soudain la scène en ouvrant la porte. Efimovitch sursauta, je la pris par la main et je l’invitai à sortir avec moi. Efimovitch recouvra sa présence d’esprit et se mit à rire à gorge déployée :

– Ah, contre les droits sacrés de l’époux, fit-il, je ne puis rien, emmenez-là, emmenez-là ! Et souvenez-vous, me cria-t-il, que, bien qu’un galant homme ne doive point se battre avec vous, par considération pour Madame, je me tiendrai à votre disposition… si toutefois vous vous y risquiez…

– Vous entendez ? dis-je en la retenant un instant sur le seuil.

Puis, pas un mot jusqu’à la maison. Je la tenais par la main ; elle ne résistait pas, au contraire, elle paraissait stupéfiée, mais cela ne dura que jusqu’à notre arrivée au logis. Là elle s’assit sur une chaise et me regarda fixement. Elle était excessivement pâle. Cependant ses lèvres reprirent leur pli sarcastique, ses yeux leur assurance, leur froid et suprême défi. Elle s’attendait sérieusement à être tuée à coups de revolver. Silencieusement, je le sortis de ma poche et je le posai sur la table. Ses yeux allèrent du revolver à moi. (Notez que ce revolver lui était déjà connu, je le gardais tout chargé depuis l’ouverture de ma maison. À cette époque je m’étais décidé à n’avoir ni chien ni grand valet comme Mozer. Chez moi, c’est la cuisinière qui ouvre aux clients. Ceux qui exercent notre métier ne peuvent cependant se passer de défense ; j’avais donc toujours mon revolver chargé. Le premier jour de son installation chez moi, elle parut s’intéresser beaucoup à cette arme, elle me demanda de lui en expliquer le mécanisme et le maniement, je le fis, et, une fois, je dus la dissuader de tirer dans une cible. (Notez cela.) Sans m’occuper de ses attitudes fauves, je me couchai à demi habillé. J’étais très fatigué, il était près de onze heures du soir. Pendant une heure environ, elle resta à sa place, puis elle souffla la bougie et s’étendit sans se dévêtir sur le divan. C’était la première fois que nous ne couchions pas ensemble ; remarquez cela aussi…

VI

 

Un terrible souvenir à présent…

Je me réveillai le matin, entre sept et huit heures, je pense. Il faisait déjà presque jour dans la chambre. Je m’éveillai parfaitement tout de suite, je repris la conscience de moi-même et j’ouvris aussitôt les yeux. Elle était près de la table et tenait dans ses mains le revolver. Elle ne voyait pas que je regardais ; elle ne savait pas que j’étais éveillé et que je regardais. Tout à coup je la vois s’approcher de moi, l’arme à la main. Je ferme vivement les yeux et je feins de dormir profondément.

Elle vient près du lit et s’arrête devant moi. J’entendais tout. Bien que le silence fût absolu, j’entendais ce silence. À ce moment se produit une légère convulsion dans mon œil, et soudain, malgré moi, irrésistiblement, mes yeux s’ouvrirent… Elle me regarda fixement ; le canon était déjà près de ma tempe, nos regards se rencontrèrent… ce ne fut qu’un éclair. Je me contraignis à refermer mes paupières et, rassemblant toutes les forces de ma volonté, je pris la résolution formelle de ne plus bouger, et de ne plus ouvrir les yeux, quoiqu’il arrivât.

Il peut se faire qu’un homme profondément endormi ouvre les yeux, qu’il soulève même un instant la tête et paraisse regarder dans la chambre, puis, un moment après, sans avoir repris connaissance, il remet sa tête sur l’oreiller et s’endort inconscient. Quand j’avais rencontré son regard et senti l’arme près de ma tempe, j’avais reclos les paupières sans faire aucun autre mouvement, comme si j’étais dans un profond sommeil ; elle pouvait à la rigueur supposer que je dormais réellement, que je n’avais rien vu. D’autant plus qu’il était parfaitement improbable que, si j’avais vu et compris, je fermasse les yeux dans un tel moment.

Oui c’était improbable. Mais elle pouvait aussi deviner la vérité… Cette idée illumina mon entendement à l’improviste, dans la seconde même. Oh quel tourbillon de pensées, de sensations envahit, en moins d’un moment, mon esprit. Et vive l’électricité de la pensée humaine ! Dans le cas, sentais-je, où elle aurait deviné la vérité, si elle sait que je ne dors pas, ma sérénité devant la mort lui impose, et sa main peut défaillir ; en présence d’une impression nouvelle et extraordinaire, elle peut s’arrêter dans l’exécution de son dessein. On sait que les gens placés dans un endroit élevé sont attirés vers l’abîme par une force irrésistible. Je pense que beaucoup de suicides et d’accidents ont été perpétrés par le seul fait que l’arme était déjà dans la main. C’est un abîme aussi, c’est une pente de quarante cinq degrés sur laquelle il est impossible de ne pas glisser. Quelque chose vous pousse à toucher la gâchette. Mais la croyance où elle pouvait être que j’avais tout vu, que je savais tout, qu’en silence j’attendais d’elle la mort, cette croyance était de nature à la retenir sur la pente.

Le silence se prolongeait. Je sentis près de mes cheveux l’attouchement froid du fer. Vous me demanderiez si j’espérais fermement y échapper, je vous répondrais, comme devant Dieu, que je n’avais plus aucune espérance. Peut-être une chance sur cent. Pourquoi alors attendais-je la mort ! Et moi je demanderai : que m’importait la vie, puisqu’un être qui m’était cher avait levé le fer sur moi. Je sentais de plus, de toutes les forces de mon être, qu’à cette minute, il s’agissait entre nous d’une lutte, d’un duel à mort, duel accepté par ce lâche de la veille, par ce même lâche que jadis l’on avait chassé d’un régiment ! Je sentais cela, et elle le savait si elle avait deviné que je ne dormais pas.

Peut-être tout cela n’est-il pas exact ; peut-être ne l’ai-je pas pensé alors, mais tout cela a dû être alors, sans que j’y pense, car, depuis, je n’ai fait qu’y penser toutes les heures de ma vie.

Vous me demanderez pourquoi je ne lui ai pas épargné un assassinat !

Ah ! mille fois, depuis, je me suis posé cette question, chaque fois qu’avec un froid dans le dos je me rappelais cet instant. C’est que mon âme nageait alors dans une morne désespérance. Je mourais moi-même, j’étais sur le bord de la tombe, comment aurais-je pu songer à en sauver une autre ? Et comment affirmer que j’aurais eu la volonté de sauver quelqu’un ? Qui sait ce que j’étais capable de concevoir en une pareille passe.

Cependant mon sang bouillait, le temps s’écoulait, le silence était funèbre. Elle ne quittait pas mon chevet, puis,… à un moment donné… je tressaillis d’espérance ! j’ouvris les yeux : elle avait quitté la chambre. Je me levai ; j’avais vaincu… elle était vaincue pour toujours ! J’allai au samowar[14] ; il était toujours dans la première pièce et c’était elle qui versait le thé ; je me mis à table et je pris en silence le verre qu’elle me tendit. Je laissai s’écouler cinq minutes avant de la regarder. Elle était affreusement pâle, plus pâle que la veille et elle me regardait. Et soudain… et soudain… voyant que je la regardais ainsi… un sourire pâle glissa sur ses lèvres pâles, une question craintive dans ses yeux… Elle doute encore, me dis-je, elle se demande : Sait-il, ou ne sait-il pas : a-t-il vu, ou n’a-t-il pas vu ! Je détournai les yeux d’un air indifférent. Après le thé, je sortis, j’allai au marché et j’achetai un lit en fer et un paravent. De retour chez moi, je fis mettre le lit, caché par le paravent, dans la chambre à coucher. Le lit était pour elle, mais je ne lui en parlai pas. Ce lit, sans autre langage, lui fit comprendre que j’avais tout vu, que je savais tout, que je n’avais pas de doute. Pendant la nuit, je laissai le revolver sur la table, comme de coutume. Le soir elle se coucha sans mot dire dans le nouveau lit. Notre mariage était dissous : (vaincue et non pardonnée.) Pendant la nuit, elle eut le délire. Le matin, une fièvre chaude se déclara. Elle resta alitée six semaines.

VII

 

Loukérïa vient de me déclarer qu’elle ne reste plus à mon service et qu’elle me quittera aussitôt après l’enterrement de sa maîtresse. J’ai voulu prier une heure, j’ai dû y renoncer au bout de cinq minutes : c’est que je pense à autre chose, je suis en proie à des idées maladives ; j’ai la tête malade. Alors, pourquoi prier ? ce serait péché ! Il est étrange aussi que je ne puisse pas dormir ; au milieu des plus grands chagrins, après les premières grandes secousses, on peut toujours dormir. Les condamnés à mort dorment, dit-on, très profondément, pendant leur dernière nuit. C’est nécessaire, d’ailleurs, c’est naturel ; sans cela les forces leur feraient défaut… Je me suis couché sur ce divan, mais je n’ai pu dormir.

Pendant les six semaines qu’a duré sa maladie, nous l’avons soignée, Loukérïa, une garde expérimentée de l’hôpital, dont je n’ai eu qu’à me louer, et moi. Je n’ai pas ménagé l’argent, je voulais même beaucoup dépenser pour elle ; j’ai payé à Shreder, le docteur que j’ai appelé, dix roubles par visite. Quand elle reprit connaissance, je commençai à moins me faire voir d’elle. Mais, du reste, pourquoi entré-je dans ces détails ? Quand elle fut tout à fait sur pied, elle s’installa paisiblement à l’écart, dans la chambre, à une table que je lui avais achetée… Oui, c’est vrai, tous les deux nous gardions un silence absolu… Cependant nous nous mîmes à dire quelques mots, à propos, de choses insignifiantes. Moi, certes, j’avais soin de ne pas m’étendre, et je voyais que de son côté elle ne demandait qu’à ne dire que le strict nécessaire. Cela me semblait très naturel. « Elle est trop troublée, trop abattue, pensais-je, et il faut lui laisser le temps d’oublier, de se faire à sa situation. » De la sorte, nous nous taisions, mais à chaque instant je préparais mon attitude à venir. Je croyais qu’elle en faisait autant et c’était terriblement intéressant pour moi de deviner : à quoi pense-t-elle au moment présent ?

Je dois le répéter : personne ne sait ce que j’ai souffert et pleuré pendant sa maladie. Mais j’ai pleuré pour moi seul et, ces sanglots, je les ai cachés dans mon cœur, même devant Loukérïa. Je ne pouvais m’imaginer, je ne pouvais supposer qu’elle dût mourir sans avoir rien appris. Et quand le danger eut disparu, quand elle eut recouvré la santé, je me rappelle que je me suis tout à fait et très vite tranquillisé. Bien plus je résolus alors de remettre l’organisation de notre avenir à l’époque la plus éloignée possible et de laisser provisoirement tout en l’état. Oui, il m’arriva quelque chose d’étrange, de particulier (je ne puis le définir autrement) : j’avais vaincu, et la seule conscience de ce fait me suffisait parfaitement. C’est ainsi que se passa tout l’hiver. Oh ! pendant tout cet hiver, j’étais satisfait comme je ne l’avais jamais été !

Voyez-vous, une terrible circonstance a influé sur ma vie, jusqu’au moment de mon horrible aventure avec ma femme : ce qui m’oppressait chaque jour, chaque heure, c’était la perte de ma réputation, ma sortie du régiment. C’était la tyrannique injustice qui m’avait atteint. Il est vrai que mes camarades ne m’aimaient pas à cause de mon caractère taciturne et peut-être ridicule ; il arrive toujours que tout ce qui est en nous de noblesse, de secrète élévation, est trouvé ridicule par la foule des camarades. Personne ne m’a jamais aimé, même à l’école. Partout et toujours on m’a détesté. Loukérïa aussi ne pouvait me sentir. Au régiment, toutefois, un hasard avait été la seule cause de l’aversion que j’inspirais ; cette aversion avait tous les caractères d’une chose de hasard. Je le dis pour montrer que rien n’est plus offensant, de moins supportable que d’être perdu par un hasard, par un fait qui aurait pu ne pas se produire, par le résultat d’un malheureux concours de circonstances qui auraient pu passer comme les nuages ; pour un être intelligent, c’est dégradant. Voilà ce qui m’était arrivé :

Au théâtre, pendant un entr’acte, j’étais sorti de ma place pour aller au buffet. Un certain officier de hussards, nommé A…ff, entra tout à coup et à haute voix, devant tous les officiers présents, se mit à raconter que le capitaine Bezoumtseff, de mon régiment, avait fait du scandale dans le corridor, et « qu’il paraissait être saoul ». La conversation ne continua pas sur ce sujet, malheureusement, car il n’était pas vrai que le capitaine Bezoumtseff fût ivre ; et le prétendu scandale n’en était pas un. Les officiers parlèrent d’autre chose et tout en resta là, mais, le lendemain, l’histoire courut le régiment et on dit que je m’étais trouvé seul de mon régiment au buffet quand A…ff avait parlé inconsidérément du capitaine Bezoumtseff, et que j’avais négligé d’arrêter A…ff par une observation. À quel propos l’aurais-je fait ? S’il y avait quelque chose de personnel entre Bezoumtseff et lui, c’était affaire à eux deux et je n’avais pas à m’en mêler. Cependant les officiers opinèrent que cette affaire n’était pas privée, qu’elle intéressait l’honneur du corps, et que, comme j’étais seul du régiment à ce buffet, j’avais montré aux officiers des autres régiments et au public alors présent qu’il pouvait y avoir dans notre régiment certains officiers peu chatouilleux à l’endroit de leur honneur et de celui du corps. Moi, je ne pouvais pas admettre cette interprétation. On me fit savoir qu’il m’était encore possible de tout réparer, si je consentais, quoi qu’il fût bien tard, à demander à A…ff des explications formelles. Je refusai et, comme j’étais très monté, je refusai avec hauteur. Je donnai aussitôt ma démission et voilà toute l’histoire. Je me retirai, fièrement, et cependant au fond j’étais très abattu. Je perdis toute force de volonté, toute intelligence. Justement à cette époque mon beau-frère perdit à Moscou tout son avoir et le mien avec. C’était peu de chose, mais cette perte me jeta sans un kopeck sur le pavé. J’aurais pu prendre un emploi civil, mais je ne le voulus pas. Après avoir porté un uniforme étincelant, je ne pouvais pas me montrer quelque part comme employé de chemin de fer. Alors honte pour honte, opprobre pour opprobre, je préférai tomber tout à fait bas ; le plus bas me sembla le meilleur, et je choisis le plus bas. Et puis trois ans de souvenirs sombres et même la maison de refuge. Il y a dix-huit mois mourut à Moscou une riche vieille, qui était ma marraine, et qui me coucha, entre autres, dans son testament, sans que je m’y attendisse, pour la somme de trois mille roubles. Je fis mes réflexions et sur l’heure mon avenir fut décidé. J’optai pour la caisse de prêts sur gages, sans faire amende honorable à l’humanité : de l’argent à gagner, puis un coin à acheter, puis – une nouvelle vie loin du passé, voilà quel était mon plan. Cependant ce passé sombre, ma réputation, mon honneur perdus pour toujours, m’ont écrasé à toute heure, à tout instant. Sur ces entrefaites je me mariai. Fut-ce par hasard ou non, je ne sais. En l’amenant dans ma maison, je croyais y amener un ami : j’avais bien besoin d’un ami. Je pensais toutefois qu’il fallait former peu à peu cet ami, le parachever, l’enlever de haute lutte même. Et comment aurais-je pu rien expliquer à cette jeune femme de seize ans, prévenue contre moi ? Comment aurais-je pu, par exemple, sans la fortuite aventure du revolver, lui prouver que je ne suis pas un lâche et lui démontrer l’injustice de l’accusation de lâcheté du régiment ? L’aventure du revolver est venue à propos. En restant impassible sous la menace du revolver, j’ai vengé tout le noir passé. Et quoique personne ne l’ait su, elle, elle l’a su, et c’en était assez pour moi, car elle était tout pour moi, toute mon espérance dans le rêve de mon avenir ! C’était le seul être que j’eusse formé pour moi et je n’avais rien à faire d’un autre côté, – et voilà que si elle avait tout appris, au moins il lui était prouvé aussi que c’était injustement qu’elle s’était ralliée à mes ennemis. Cette pensée me transportait. Je ne pouvais plus être un lâche, à ses yeux, mais seulement un homme étrange, et cette opinion chez elle, alors même, après tout ce qui s’était passé, ne me déplaisait point : étrangeté n’est pas vice, quelquefois, au contraire, elle séduit les caractères féminins. En un mot je remettais le dénouement à plus tard. Ce qui était arrivé suffisait pour assurer ma tranquillité et contenait assez de visions et de matériaux pour mes rêves. Voilà où se révèlent tous les inconvénients de ma faculté de rêve : pour moi les matériaux étaient en suffisante quantité, et pour elle, pensais-je, elle attendra.

Ainsi se passa tout l’hiver dans l’attente de quelque chose. J’aimais à la regarder furtivement quand elle était assise à sa table. Elle s’occupait de raccommodages et, le soir, elle passait souvent son temps à lire des ouvrages qu’elle prenait dans ma bibliothèque. Le choix des livres qu’elle faisait dans ma bibliothèque témoignait aussi en ma faveur. Elle ne sortait presque jamais. Le soir, après dîner, je la menais tous les jours se promener et nous faisions un tour, nous gardions pendant ces promenades le plus absolu silence, comme toujours. J’essayais cependant de n’avoir pas l’air de ne rien dire et d’être comme en bonne intelligence, mais, comme je l’ai dit, nous n’avions pas pour cela de longues conversations. Chez moi, c’était volontaire, car je pensais qu’il fallait lui laisser le temps. Chose certainement étrange : presque pendant tout l’hiver je n’ai pas fait cette observation que, tandis que moi je me plaisais à la regarder à la dérobée, elle, je ne l’avais pas surprise une seule fois me regardant ! Je croyais à de la timidité de sa part. De plus elle semblait si douce dans cette timidité, si faible après sa maladie…

Non, pensais-je, il vaut mieux attendre, et… « et un beau jour elle reviendra à toi d’elle-même. »

Cette pensée me plongeait dans des ravissements ineffables. J’ajouterai une chose : quelquefois, comme à plaisir, je me montais l’imagination et artificiellement j’amenais mon esprit et mon âme au point de me persuader que je la détestais en quelque sorte. Il en fut ainsi quelque temps, mais ma haine ne put jamais mûrir, ni subsister en moi, et je sentais moi-même que cette haine n’était qu’une manière de feinte. Et même alors, quoique la rupture de notre union eût été parfaite par suite de l’acquisition du lit et du paravent, jamais, jamais je ne pus voir en elle une criminelle. Ce n’est pas que je jugeasse légèrement son crime, mais je voulais pardonner, dès le premier jour, même avant d’acheter ce lit. Le fait est extraordinaire chez moi, car je suis sévère sur la morale. Au contraire elle était, à mes yeux, si vaincue, si humiliée, si écrasée, que parfois j’avais grand pitié d’elle, quoique, après tout, l’idée de son humiliation me satisfît beaucoup. C’est l’idée de notre inégalité qui me souriait.

Il m’arriva cet hiver là de faire quelques bonnes actions avec intention. J’abandonnai deux créances et je prêtai sans gage à une pauvre femme. Et je n’en parlai pas à ma femme, je ne l’avais pas fait pour qu’elle le sût. Mais la bonne femme vint me remercier et se mit presque à mes genoux. C’est ainsi que le fait fut connu et il me sembla que ma femme l’apprit avec plaisir.

Cependant le printemps avançait, nous étions au milieu d’avril ; on avait enlevé les doubles fenêtres et le soleil mettait des nappes lumineuses dans le silence de nos chambres. Mais j’avais un bandeau sur les yeux, un bandeau qui m’aveuglait. Le fatal, le terrible bandeau ! Comment se fit-il qu’il tomba tout-à-coup et que je vis tout clairement et compris tout ? Fût-ce un hasard, ou bien le temps était-il venu ? Fut-ce un rayon de soleil de ce printemps qui éveilla en mon âme endormie la conjecture ? Un frisson passa un jour dans mes veines inertes, elles commencèrent à vibrer, à revivre pour secouer mon engourdissement et susciter mon diabolique orgueil. Je sursautai soudain sur place. Cela se fit tout à coup, d’ailleurs, à l’improviste. C’était un soir après dîner, vers cinq heures…

VIII

 

Avant tout, deux mots : Un mois auparavant, je fus frappé de son air étrange et pensif. Ce n’était que du silence, mais un silence pensif. Cette remarque fut soudaine aussi chez moi. Elle travaillait alors, courbée sur sa couture et ne voyait pas que je la regardais. Et je fus frappé alors de sa maigreur, de sa minceur, de la pâleur de son visage, de la blancheur de ses lèvres. Tout cela, son air pensif, me fit beaucoup d’effet. J’avais déjà remarqué chez elle une petite toux sèche, la nuit surtout. Je me levai sur le champ et j’allai chercher Shreder sans lui rien dire.

Shreder vint le lendemain. Elle fut fort surprise et se mit à regarder alternativement Shreder et moi.

– Mais, je ne suis pas malade, dit-elle avec un vague sourire.

Shreder ne parut pas prêter à cela grande attention (ces médecins ont quelquefois une légèreté pleine de morgue) ; il se borna à me dire, arrivé dans la pièce voisine, que c’était un reste de sa maladie et qu’il ne serait pas mauvais d’aller cet été à la mer, ou, si nous ne le pouvions pas, à la campagne. Enfin il ne dit rien, sinon qu’il y avait un peu de faiblesse ou quelque chose comme ça. Quand Shreder fut parti, elle me dit d’un air très sérieux :

– Mais, je me sens tout à fait, tout à fait bien portante.

Cependant, en disant cela, elle rougit, comme si elle était honteuse. De la honte, oui. Oh ! maintenant, je comprends ; elle avait honte de voir en moi un mari, qui se souciait encore d’elle, comme un vrai mari. Mais je ne compris pas alors et j’attribuai cette rougeur à sa timidité. Le bandeau !

Or donc, un mois après, vers cinq heures, dans une journée ensoleillée du mois d’avril, j’étais assis près de la caisse, et je finissais mes comptes. Tout à coup, je l’entends dans la chambre voisine, où elle était assise à sa table de travail, se mettre doucement à chanter.

Une pareille nouveauté me fit la plus vive impression et, aujourd’hui encore, je ne me rends pas bien compte du fait. Jusqu’à ce moment, je ne l’avais jamais entendue chanter. Si, peut-être, cependant, les premiers jours de son installation chez moi, quand nous étions encore d’humeur à nous amuser à tirer à la cible avec le revolver. Sa voix était à cette époque assez forte et sonore, un peu fausse, et cependant agréable et disant la santé. Et maintenant elle chantait d’une voix si faible… Ce n’est pas que la chanson fût trop triste, c’était une romance quelconque, mais il y avait dans sa voix quelque chose de brisé, de cassé ; on eût dit qu’elle ne pouvait surmonter ce qui l’empêchait de sortir, on eût dit que c’était la chanson qui était malade. Elle chantait à mi-voix et tout à coup le son s’interrompit en s’élevant. Cette petite voix si pauvre s’arrêta comme une plainte. Elle toussotta et de nouveau, doucement, doucement, ténu, ténu, elle se reprit à chanter…

Mes émotions prêtent à rire, on ne comprend pas les raisons de mon émotion ? Je ne la plaignais pas, c’était quelque chose de tout différent. D’abord, au moins au premier moment, je fus pris d’un étonnement étrange, effrayant, maladif et presque vindicatif. « Elle chante, et devant moi encore ! A-t-elle oublié ? Qu’est-ce donc ? » Je restai tout bouleversé, puis je me levai, je pris mon chapeau et je sortis sans songer à ce que je faisais, probablement parce que Loukérïa m’avait apporté mon pardessus.

– Elle chante ! dis-je involontairement à Loukérïa. Cette fille ne comprit pas et me regarda d’un air ahuri. J’étais effectivement incompréhensible.

– Est-ce que c’est la première fois qu’elle chante ?

– Non, elle chante quelquefois quand vous n’êtes pas là, répondit Loukérïa.

Je me rappelle tout. Je m’avançai sur le palier, puis dans la rue, où je me mis à marcher sans savoir où j’allais. Je m’arrêtai au bout de la rue et je regardai devant moi. Des gens passaient, me bousculaient : je ne sentais rien. J’appelai une voiture et je me fis mener jusqu’au pont de la Police, sans savoir pourquoi. Puis je quittai la voiture brusquement en donnant vingt kopecks au cocher.

– Voilà pour ton dérangement, lui dis-je en riant d’un rire stupide. Mais je sentis en mon âme un transport soudain. Je retournai à la maison en hâtant le pas. Le son de la pauvre petite voix cassée me résonnait dans le cœur. La respiration me manquait. Le bandeau tombait, tombait de mes yeux. Si elle chantait ainsi en ma présence, c’est qu’elle avait oublié mon existence. Voilà ce qui était clair et terrible. C’est mon cœur qui sentait cela. Mais ce transport éclairait mon âme et surmontait ma terreur.

Ô ironie du sort ! Il n’y avait et ne pouvait y avoir en moi, durant cet hiver, quelque autre chose que ce transport, mais, moi-même, où étais-je tout cet hiver ? Étais-je auprès de mon âme ?

Je montai vivement l’escalier et je ne sais pas si je ne suis pas entré avec timidité. Je me rappelle seulement qu’il me sembla que le plancher oscillait et que je marchais sur la surface de l’eau d’une rivière. Je pénétrai dans la chambre. Elle était toujours assise à sa place, cousant la tête baissée, mais elle ne chantait plus. Elle me jeta un regard rapide et inattentif. Ce n’était pas un regard, mais un mouvement machinal et indifférent, comme on en a toujours à l’entrée d’une personne quelconque dans une pièce.

J’allai à elle tout droit et je me jetai sur une chaise comme un fou, tout à fait près d’elle. Je lui pris la main et je me rappelle lui avoir dit quelque chose… c’est-à-dire avoir voulu lui dire quelque chose, car je ne pouvais articuler nettement. Ma voix me trahissait, s’arrêtait dans mon gosier. Je ne savais que dire, la respiration me manquait.

– Causons… tu sais… dis quelque chose, bégayai-je tout à coup stupidement. Peu m’importait l’intelligence en ce moment. Elle tressaillit de nouveau et recula tout effarée en me regardant en face. Mais soudain un étonnement sévère se marqua dans ses yeux. Oui, de l’étonnement, de la sévérité et de grands yeux. Cette sévérité, cet étonnement sévère m’attirèrent : « Alors c’est de l’amour, de l’amour encore ? » disait cet étonnement sans paroles.

Je lisais clairement en elle. Tout était bouleversé en moi. Je m’affaissai à ses pieds. Oui, je suis tombé à ses pieds. Elle se leva vivement, je la retins par les deux mains avec une force surhumaine.

Et je comprenais parfaitement ma situation désespérée, oh, je la comprenais ! Croiriez-vous cependant que tout bouillonnait en moi avec une telle force que je crus mourir ? J’embrassais ses pieds dans un accès d’ivresse bienheureuse, ou dans un bonheur sans fin, sans bornes, mais conscient de ma situation désespérée. Je pleurais, je disais des mots sans suite, je ne pouvais pas parler. La frayeur et l’étonnement furent remplacés, sur ses traits, par une pensée soucieuse, pleine d’interrogations et son regard était étrange, sauvage même, comme si elle se hâtait de comprendre quelque chose. Puis elle sourit. Elle marquait beaucoup de honte de me voir embrasser ses pieds, elle les retira. Je baisai aussitôt la terre à la place qu’ils quittaient. Elle le vit et commença à rire de honte (Vous savez, quand on rit de honte ?) Survint une crise d’hystérie ; je m’en aperçus à ses mains qui se mirent à trembler convulsivement. Je n’y fis pas attention et je continuai à balbutier que je l’aimais, que je ne me relèverais pas : « Donne que je baise ta robe, je resterais toute ma vie à genoux devant toi… »

Je ne sais plus… je ne me rappelle pas, elle se mit à trembler, à sangloter. Un terrible accès d’hystérie se déclara. Je lui avais fait peur.

Je la portai sur son lit. Quand l’accès fut passé, je m’assis sur son lit. Elle, l’air très abattu, me prit les mains et me pria de me calmer : « Allons, ne vous tourmentez pas, calmez-vous ». Elle se reprit à pleurer. Je ne la quittai pas de toute la soirée. Je lui disais que je la mènerais aux bains de mer de Boulogne, tout de suite, dans quinze jours, que sa voix était brisée, que je l’avais bien entendu tout à l’heure, que je fermerais ma maison, que je la vendrais à Dobrourawoff, que nous commencerions une vie nouvelle, et à Boulogne, à Boulogne !

Elle écoutait, toujours craintive. Elle était de plus en plus effarée. Le principal pour moi n’était pas dans tout cela ; ce qu’il me fallait surtout, c’était rester à toute force à ses pieds, et baiser, baiser encore le sol où elle avait marché, me prosterner devant elle ! « Et je ne demanderai rien, rien de plus, répétais-je à chaque minute. Ne me réponds rien ! ne fais pas attention à moi. Permets-moi seulement de rester dans un coin à te regarder, à te regarder seulement. Fais de moi une chose à toi, ton chien… »

Elle pleurait…

– Moi qui espérais que vous me laisseriez vivre comme cela ! fit-elle tout à coup malgré elle, si malgré elle que peut-être elle ne s’aperçut pas qu’elle l’avait dit. Et pourtant c’était un mot capital, fatal, compréhensible au plus haut degré pour moi, dans cette soirée ! Ce fut comme un coup de couteau dans mon cœur ! Ce mot m’expliquait tout, et cependant elle était près de moi et j’espérais de toutes mes forces, j’étais très heureux. Oh je la fatiguai beaucoup, cette soirée-là, je m’en aperçus, mais j’espérais pouvoir tout changer à l’instant. Enfin, à la tombée de la nuit, elle s’affaiblit tout à fait et je lui persuadai de s’endormir, ce qu’elle fit aussitôt profondément.

Je m’attendais à du délire ; il y en eut en effet, mais peu. Toute la nuit je me levai, presque à chaque minute, et je m’approchai doucement d’elle pour la contempler. Je me tordais les mains en voyant cet être maladif sur ce pauvre lit de fer qui m’avait coûté trois roubles. Je me mettais à genoux sans oser baiser les pieds de l’endormie, contre sa volonté ; je commençais une prière, puis je me levais aussitôt. Loukérïa m’observait et sortait constamment de sa cuisine : j’allai la trouver et je lui dis d’aller se coucher, que le lendemain nous commencerions une nouvelle existence.

Et je le croyais aveuglément, follement, excessivement ! Oh ! cet enthousiasme, cet enthousiasme qui m’emplissait ! J’attendais seulement le lendemain. L’important était que je ne prévoyais aucun malheur malgré tous ces symptômes. Malgré le bandeau tombé, je n’avais pas de la situation une conscience entière, et longtemps, longtemps encore cette conscience me fit défaut ; jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à aujourd’hui même ! ! Et comment ma présence d’esprit pouvait-elle me revenir tout entière à ce moment-là : elle vivait encore à ce moment-là, elle était ici, devant moi, vivante, et moi devant elle. « Demain, pensais-je, elle s’éveillera, je lui dirai tout et elle comprendra tout. » Voilà mes réflexions d’alors, simples, claires, qui causaient mon enthousiasme !

La grosse affaire c’était le voyage à Boulogne. Je ne sais pas pourquoi, mais je croyais que Boulogne était tout, que Boulogne donnerait quelque chose de définitif. « À Boulogne, à Boulogne ! » … J’attendais fébrilement le matin.

IX

 

Et il y a seulement quelques jours que c’est arrivé : cinq jours, seulement cinq jours. Mardi dernier ! Non, non, si elle avait attendu encore un peu de temps, un rien de temps… j’aurais dissipé toute obscurité ! Ne s’était-elle pas tranquillisée déjà ? Le lendemain même elle me regardait avec un sourire, malgré ma confusion… L’important, c’est que pendant tout ce temps, pendant ces cinq jours, il y avait chez elle un certain embarras, une certaine honte. Elle avait peur aussi, elle avait très peur. J’admets le fait et je ne me contredirai pas comme un fou, cette peur existait et comment n’aurait-elle pas existé ? Il y avait déjà si longtemps que nous étions éloignés l’un de l’autre, si séparés l’un de l’autre et, tout à coup, tout cela… Mais je ne prenais pas garde à sa frayeur, une espérance nouvelle luisait à mes yeux !… Il est vrai, indubitablement vrai, que j’ai commis une faute. Il est même probable que j’en ai commis plusieurs. Quand nous nous sommes réveillés, dès le matin (c’était mercredi) j’ai commis une faute : je l’ai considérée tout de suite comme mon amie. C’était aller trop vite, beaucoup trop vite, mais j’avais besoin de me confesser, un besoin impérieux, il me fallait même plus qu’une confession ! J’allai si loin que je lui avouai des choses que je m’étais caché à moi-même toute ma vie. Je lui avouai aussi sans détour que tout cet hiver je n’avais pas douté de son amour pour moi. Je lui expliquai que l’établissement de ma maison de prêt n’avait été qu’une défaillance de ma volonté et de mon esprit, une œuvre à la fois de mortification et de vaine gloire. Je lui confessai que la scène du buffet du théâtre n’avait été qu’une lâcheté de mon caractère, de mon esprit défiant : c’était le décor de ce buffet qui m’avait impressionné. Voilà ce que je m’étais dit : « Comment en sortirai-je ? Ma sortie ne sera-t-elle pas ridicule ? » J’avais eu peur non pas d’un duel, mais du ridicule… Ensuite je n’avais plus voulu en démordre. J’avais tourmenté tout le monde, depuis lors, à cause de cela, je ne l’avais épousée que pour la torturer.

En général je parlais presque constamment, comme dans le délire. Elle, elle me prenait les mains et me priait de m’arrêter : « Vous exagérez, disait-elle ; vous vous faites du mal. » Et ses larmes se reprenaient à couler presque par torrents ! Elle me priait toujours de ne pas continuer, de ne pas rappeler ces souvenirs.

Je ne faisais pas attention à ces prières, ou du moins pas assez attention : le printemps ! Boulogne ! Là le soleil, là notre nouveau soleil, c’est cela que je répétais sans cesse ! Je fermai ma maison, je passai mes affaires à Debrourawoff, j’allai même subitement jusqu’à lui proposer de tout donner aux pauvres, hormis les trois mille roubles héritées de ma marraine, avec lesquelles nous serions allés à Boulogne. Et puis, en revenant, nous aurions commencé une nouvelle vie de travail. Cela me parut entendu, car elle ne me répondit rien… elle sourit seulement. Je crois qu’elle avait souri par délicatesse, pour ne pas me chagriner. Je voyais, en effet, que je lui étais à charge ; ne croyez pas que j’étais assez sot, assez égoïste pour ne pas m’en apercevoir. Je voyais tout, jusqu’aux plus petits faits, je voyais, je savais mieux que personne ; tout mon désespoir s’étendait devant moi !

Je lui racontais constamment des détails sur elle et sur moi et aussi sur Loukérïa. Je lui racontais que j’avais pleuré… Oh ! je changeais de conversation, je tâchais aussi de ne pas trop comprendre certaines choses. Elle, elle s’animait quelquefois, une ou deux fois elle s’est animée, je me le rappelle ! Pourquoi prétendre que je ne regardais, que je ne voyais rien ? Si seulement cela n’était pas arrivé, tout se serait arrangé. Mais, elle-même, ne me racontait-elle pas, il y a trois jours, quand nous avons parlé de ses lectures, de ce qu’elle avait lu pendant l’hiver, ne riait-elle pas en me racontant la scène de Gil Blas et de l’archevêque de Grenade ? Et quel rire d’enfant, charmant, comme jadis lorsqu’elle était encore ma fiancée ! (Un moment encore, un moment !) Comme je me réjouissais ! Il m’étonnait beaucoup, d’ailleurs, l’incident à propos de l’archevêque : elle avait donc gardé pendant l’hiver assez de présence d’esprit et de bonne humeur pour rire à la lecture de ce chef-d’œuvre. Elle commençait à se tranquilliser complètement, à croire sérieusement que je la laisserais vivre comme cela : « Moi qui espérais que vous me laisseriez vivre comme cela » voilà ce qu’elle m’avait dit le mardi ! Oh quelle pensée d’enfant de dix ans ! Et elle croyait qu’en effet je la laisserais vivre comme cela : elle à sa table, moi à mon bureau, et ainsi de suite jusqu’à soixante ans. Et voilà tout à coup que je viens en mari, et il faut de l’amour au mari ! Malentendu ! Aveuglement !

J’avais le tort aussi de trop m’extasier en la regardant. J’aurais dû me contenir, car mes transports lui faisaient peur. Je me contenais, d’ailleurs, je ne lui baisais plus les pieds. Je n’ai pas une seule fois eu l’air de… enfin de lui faire voir que j’étais son mari. Cela ne me serait pas même venu à l’idée, je priais seulement ! Je ne pouvais pas ne rien dire absolument, me taire ! Je lui ai ouvert soudain tout mon cœur, en lui disant que sa conversation me ravissait, qu’elle était incomparablement plus instruite et plus développée que moi. Elle rougit beaucoup et, toute confuse, elle prétendit encore que j’exagérais. Alors, par bêtise, sans pouvoir me contenir, je lui dépeignis mon ravissement quand, derrière la porte, j’avais assisté à la lutte de son innocence aux prises avec ce drôle, combien son esprit, l’éclat de ses saillies, et tout à la fois sa naïveté enfantine m’avaient enchanté. Elle tressaillit de la tête aux pieds et balbutia encore que j’exagérais. Mais soudainement son visage s’assombrit, elle cacha sa tête dans ses mains et se mit à pleurer, à chaudes larmes…

Alors je ne pus moi-même me contenir : je tombai une fois de plus à ses pieds, je baisai encore ses pieds et tout finit par une crise d’hystérie, comme le mardi précédent. C’était bien pire et, le lendemain…

Le lendemain ! Fou que je suis ! ce lendemain, c’est aujourd’hui, tout à l’heure !

Écoutez et suivez-moi bien : Quand nous nous sommes réunis pour prendre le thé (après l’accès que je viens de dire), sa tranquillité m’a frappé. Elle était tranquille ! Et moi, toute la nuit, j’avais frissonné de terreur en songeant aux rêves de la veille. Voilà que tout à coup elle s’approche de moi, se place devant moi, joint les mains (c’était tout à l’heure !) et parle. Elle dit qu’elle est une criminelle, qu’elle le sait, que l’idée de son crime l’a torturée, tout l’hiver et la torture encore… qu’elle apprécie ma générosité… « Je serai pour vous une femme fidèle et je vous estimerai ». Ici je me dressai, et, comme un fou, je la pris dans mes bras ! Je l’embrassai, je couvris son visage et ses lèvres de baisers, comme un homme qui vient de retrouver sa femme après une longue absence. Et pourquoi l’ai-je quittée tout à l’heure ? Pendant deux heures ? C’était pour nos passeports… Oh mon Dieu ! Si j’étais rentré cinq minutes plus tôt seulement, rien que cinq minutes… Et cette foule à la porte cochère, tous ces yeux fixés sur moi… Oh mon Dieu !…

Loukérïa (oh ! maintenant je ne la laisserai pas partir, Loukérïa, pour rien au monde ; elle a été là tout l’hiver, elle pourra me raconter…). Loukérïa dit que, quand j’ai eu quitté la maison et seulement une vingtaine de minutes avant mon retour, elle est entrée chez sa maîtresse pour lui demander quelque chose, je crois. Elle a remarqué que son image de la Vierge (l’image en question) avait été déplacée et posée, sur la table, comme si sa maîtresse venait de faire sa prière.

– Qu’avez-vous ? maîtresse.

– Rien, Loukérïa ; va-t-en… Attends, Loukérïa.

Elle s’approcha d’elle et l’embrassa.

– Êtes-vous heureuse, maîtresse ?

– Oui, Loukérïa.

– Le maître aurait dû venir depuis longtemps vous demander pardon, maîtresse ; Vous êtes réconciliés : que Dieu soit loué.

– C’est bien, Loukérïa. – Va, Loukérïa.

Et elle sourit d’un air étrange. Si étrange que Loukérïa revint dix minutes après pour voir ce qu’elle faisait :

« Elle se tenait contre le mur, près de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main collée au mur. Elle restait comme cela pensive. Elle était si absorbée qu’elle ne m’avait pas entendue m’approcher et la regarder de l’autre pièce. Je la vois faire comme si elle souriait. Elle restait debout, en ayant l’air de réfléchir, et elle souriait. Je lui jette un dernier coup d’œil et je m’en vais sans faire de bruit, en pensant à ça. Mais voilà que j’entends tout à coup ouvrir la fenêtre. J’accours aussitôt et je lui dis : Il fait frais, maîtresse, vous allez prendre froid. Mais voilà que je l’aperçois debout sur la fenêtre, debout de toute sa longueur sur la fenêtre ouverte. Elle me tournait le dos et tenait à la main l’image de la Vierge. Le cœur me tourne et je crie : Maîtresse ! maîtresse ! Elle entend, elle fait le geste de retourner vers la chambre, mais elle ne se retourne pas, elle fait un pas en avant, serre l’image contre sa poitrine et se jette ! »

Je me rappelle seulement qu’elle était encore toute chaude quand je suis arrivé à la porte cochère. Et tout le monde me regardait. Tous parlaient avant mon arrivée ; on se tut en me voyant et on se rangea pour me laisser passer et… elle était étendue à terre avec son image. Je me rappelle comme une ombre à travers laquelle je me suis avancé, et j’ai regardé longtemps. Et tout le monde m’entourait et me parlait sans que j’entendisse. Loukérïa était là, mais je ne la voyais pas. Elle m’a dit m’avoir parlé. Je vois seulement encore la figure d’un bourgeois qui me répétait sans cesse : « Il lui est sorti de la bouche une boule de sang, Monsieur, une boule de sang ! » et il me montrait le sang sur le pavé, à la place. Il me semble avoir touché le sang avec le doigt. Cela fit une tache sur mon doigt, que je regardai. Cela, je me le rappelle. Et le bourgeois me disait toujours : « Une boule de sang, Monsieur, une boule de sang… »

– Quoi, une boule de sang ! criai-je, dit-on, de toutes mes forces et je me jetai sur lui les mains levées…

Oh sauvage ! sauvage !… Malentendu ! invraisemblance ! impossibilité !

N’est-il pas vrai ? N’est-ce point invraisemblable ? – Ne peut-on dire que c’est impossible ? Pourquoi, pour quelle raison cette femme est-elle morte ?

Croyez-moi, je comprends, mais cependant le pourquoi de sa mort est tout de même une question. Elle a eu peur de mon amour. Elle s’est sérieusement demandé : Faut-il accepter cette vie, ou non ? Elle n’a pu se décider, elle a mieux aimé mourir. Je sais, je sais qu’il n’y a pas tant à chercher : elle m’avait trop promis, elle a eu peur de ne pas pouvoir tenir. Il y a eu plusieurs circonstances tout à fait terribles.

Pourquoi est-elle morte ? voilà la question toujours, la question qui me brise le cerveau. Je l’aurais laissée vivre comme cela, comme elle disait, si elle avait voulu vivre comme cela. Elle ne l’a pas cru, voilà le fait… Non, non, je me trompe, ce n’est pas cela. C’est probablement parce que, moi, il fallait m’aimer, honnêtement, avec son âme, et non comme elle aurait pu aimer l’épicier. Et comme elle était trop chaste, trop pure pour consentir à ne me donner qu’un amour digne de l’épicier, elle n’a pas voulu me tromper. Elle n’a pas voulu me tromper en me donnant pour un amour, une moitié d’amour, un quart d’amour. Trop grande honnêteté ! Et moi qui voulais lui inculquer de la grandeur d’âme, vous vous souvenez ? singulière pensée.

C’est très étrange. M’estimait-elle ? Je ne sais pas. Me méprisait-elle ou non ? Je ne crois pas qu’elle me méprisât. Il est très extraordinaire qu’il ne me soit pas venu à l’idée une seule fois, pendant tout l’hiver, qu’elle pouvait me mépriser. J’ai cru le contraire très fermement jusqu’au jour où elle m’a regardé avec un étonnement sévère. Oui, sévère. C’est alors que j’ai compris à l’instant qu’elle me méprisait. Je l’ai compris irrémédiablement et pour jamais. Ah ! elle pouvait bien me mépriser toute sa vie, pourvu qu’elle eût consenti à vivre ! Tout à l’heure encore, elle marchait, elle parlait ! Je ne puis comprendre comment elle a pu se jeter par la fenêtre ! Et comment même supposer cela cinq minutes avant ? J’ai appelé Loukérïa. Je ne me séparerai jamais de Loukérïa maintenant.

Ah nous aurions pu nous entendre encore ! Nous nous étions seulement beaucoup déshabitués l’un de l’autre pendant cet hiver… N’aurions-nous pas pu nous accoutumer de nouveau l’un à l’autre ? Pourquoi n’aurions-nous pas pu nous reprendre d’affection l’un pour l’autre et commencer une vie nouvelle ? Moi je suis généreux, elle l’est aussi : voilà un terrain de conciliation, quelques mots de plus, deux jours de plus et elle aurait tout compris.

Ce qui est malheureux, c’est que c’est un hasard, un simple, un grossier, un inerte hasard ! Voilà le malheur ! Cinq minutes trop tard… Si j’étais revenu cinq minutes plus tôt, cette impression momentanée se serait dissipée comme un nuage et n’aurait jamais repris son cerveau. Elle aurait fini par tout comprendre. Et maintenant de nouveau des pièces vides, de nouveau la solitude… Le balancier continue à battre ; ce n’est pas son affaire, à lui, il n’a point de regrets. Il n’a personne au monde… voilà le malheur.

Je me promène, je me promène toujours. Je sais, je sais, ne me le soufflez pas : mon regret du hasard, des cinq minutes de retard, vous semble ridicule ? Mais l’évidence est là. Considérez une chose : Elle ne m’a pas seulement laissé écrit le mot : « n’accusez personne de ma mort » qui est usité en pareil cas. Ne pouvait-elle songer qu’on soupçonnerait peut-être Loukérïa ? Car enfin : « vous étiez seule avec elle, c’est donc vous qui l’avez poussée » voilà l’accusation possible. Au moins pouvait-on inquiéter Loukérïa injustement si quatre personnes ne s’étaient pas trouvées dans la cour pour la voir, son image à la main, au moment où elle se jetait. Mais c’est aussi un hasard qu’il se soit trouvé du monde pour la voir ! Non, tout ceci est venu d’un moment d’aberration ; une surprise, une tentation subite ! Et qu’est-ce que ça prouve qu’elle priât devant l’image ? Cela ne prouve point que ce fût en prévision de la mort. La durée de cet instant a peut-être seulement été de dix minutes. Elle n’a peut-être pris sa résolution qu’au moment où elle s’appuyait au mur, la tête dans sa main, en souriant. Une idée lui a passé par la tête, y a tourbillonné ; elle n’a pu y résister.

Il y a eu un malentendu évident, si vous voulez. Avec moi, on peut encore vivre… Et si c’était réellement de l’anémie, simplement de l’anémie ? quelque épuisement d’énergie vitale ? Cet hiver l’avait trop épuisée ; voilà la cause…

Un retard ! ! !

Quelle maigreur dans cette bière ! Comme son nez semble pincé ! Les cils sont en forme de flèches. Et elle est tombée de manière à n’avoir rien de cassé, rien d’écrasé. Rien que cette « boule de sang ». Une cuillerée à dessert. La commotion intérieure. Étrange pensée : si on pouvait ne pas l’enterrer ? Car si on l’emporte, si… Oh non, il est impossible qu’on l’emporte ! Ah, je sais bien qu’on doit l’emporter ; je ne suis pas fou et je ne délire pas. Au contraire, jamais ma pensée n’a été plus lucide. Mais comment alors ! comme autrefois ! personne ici, seul avec mes gages. Le délire, le délire, voilà le délire ! Je l’ai torturée jusqu’à la fin, voilà pourquoi elle est morte !

Que m’importent vos lois ? Que me font vos mœurs, vos usages, vos habitudes, votre gouvernement, votre religion ? Que votre magistrature me juge. Qu’on me traîne devant vos tribunaux, devant vos tribunaux publics et je dirai que je nie tout. Le juge criera : « silence, officier ». Et moi je lui crierai : « Quelle force as-tu pour que je t’obéisse ? Pourquoi votre sombre milieu a-t-il étouffé tout ce qui m’était cher ? À quoi me servent toutes vos lois maintenant ? Je les foule aux pieds ! Tout m’est égal ! »

Aveugle, aveugle ! Elle est morte, elle ne m’entend pas ! Tu ne sais pas dans quel paradis je t’aurais menée. J’avais les cieux dans mon âme, je les aurais répandus autour de toi ! tu ne m’aurais pas aimé ? hé bien qu’est-ce que ça fait ? nous aurions continué comme cela. Tu m’aurais parlé comme à un ami, cela aurait suffi pour nous rendre heureux, nous aurions ri ensemble joyeusement en nous regardant dans les yeux ; c’est comme cela que nous aurions vécu. Et si tu en avais aimé un autre, hé bien soit, soit ! Tu aurais été le voir, tu aurais ri avec lui et, moi, de l’autre côté de la rue, je t’aurais regardée… Oh tout, tout, mais ouvre seulement les yeux ! Une fois, un instant ! un instant ! Tu me regarderais et, comme tout à l’heure, tu me jurerais d’être toujours ma femme fidèle ! D’un seul regard, cette fois, je te ferais tout fait comprendre.

Immobilité ! Ô nature inerte ! Les hommes sont seuls sur la terre, voilà le mal ! « Y a-t-il aux champs un homme vivant ? » s’écrie le chevalier russe[15]. Moi je crie aussi sans être le chevalier, et aucune voix ne me répond. On dit que le soleil vivifie l’univers. Le soleil se lève, regardez-le : n’est-ce point un mort ? Il n’y a que des morts. Tout est la mort. Les hommes sont seuls, environnés de silence. Voilà la terre ! « Hommes, aimez-vous les uns les autres. » Qui a dit cela ? Quel est ce commandement ? Le balancier continue à battre, insensible… quel dégoût ! Deux heures du matin. Ses petites bottines l’attendent au pied de son petit lit… Quand on l’emportera demain, sérieusement, que deviendrai-je ?

LA CENTENAIRE

 

Journal de l’écrivain – 1876

I

Je suis sortie de chez moi vers midi. J’avais beaucoup à faire et j’étais bien en retard. Voilà qu’à la porte d’une maison je rencontre une vieille femme, très-vieille, toute décrépite, appuyée sur un bâton. Il était impossible de deviner son âge. Elle était assise auprès de la porte cochère, sur le banc du dvornik. Elle se reposait. J’avais affaire dans une autre maison, à quelques pas de là. J’y entre, et, en sortant, je retrouvai ma vieille assise sur le banc du dvornik de cette maison. Elle me regarda, je lui souris et j’entrai dans un magasin où j’avais à prendre des bottines pour ma fille. Quatre ou cinq minutes après, sur la perspective Newsky, je revois ma vieille, à la porte d’une troisième maison, assise cette fois, à défaut de banc, sur une borne auprès de la porte. Je m’arrête malgré moi devant elle, songeant : Pourquoi s’assied-elle ainsi devant toutes les maisons ?

– Tu es fatiguée, lui demandai-je, ma vieille ?

– Oui, fatiguée, ma fille, toujours fatiguée, et je me suis dit : Il fait chaud, le soleil brille, je vais aller dîner chez mes petits-enfants.

– Alors, babouchka, tu vas dîner ?

– Dîner, ma fille, dîner.

– Mais tu n’iras pas loin comme cela !

– Oh ! que si : je me repose, je me relève, je fais quelques pas, puis je me repose encore et je recommence.

Je la regarde. Elle me paraît très-curieuse : une petite vieille, proprette, des habits usés. Probablement de la mechtchanstsvo[16]. Le visage flétri, jauni, décharné, des lèvres incolores. Une sorte de momie. Mais cette momie sourit, et le soleil luit pour elle comme pour les vivants.

– Tu dois être très-vieille, babouchka, lui dis-je en souriant.

– Cent quatre ans, ma fille, cent quatre ans seulement. Et toi, où vas-tu donc ?

Elle me regarda et rit, probablement joyeuse de causer. Mais il me parut étrange qu’une centenaire eût la curiosité de savoir où j’allais, comme si cela pouvait l’intéresser.

– Eh bien ! babouchka, dis-je en riant aussi, je viens d’acheter des souliers pour ma fille, et je les porte à la maison.

– Comme ils sont petits ! Vois-tu ? Elle est toute petite, ta fille ! As-tu encore d’autres enfants ?

Et de nouveau elle rit, m’interrogeant du regard. Ses yeux sont mornes, ternis, mais une sorte de chaleur intime les anime parfois.

– Babouchka, veux-tu prendre ces cinq kopecks ? Tu achèteras un petit pain.

– Quoi ? Cinq kopecks ? merci, je les prends.

– Prends-les sans t’offenser, babouchka.

Elle les prend. On voit bien que ce n’est pas une mendiante, elle n’en est pas là. Elle a pris l’argent d’une manière très-convenable, pas du tout comme une aumône, par amabilité, en quelque sorte, par bonté d’âme. Du reste, elle est peut-être contente : qui donc lui parle jamais, à la pauvre vieille ? Et non-seulement aujourd’hui on lui parle, mais on s’intéresse à elle, on lui témoigne de la sympathie.

– Eh bien ! adieu, lui dis-je, babouchka. Je te souhaite d’arriver en bonne santé !

– J’arriverai, ma fille, j’arriverai… J’arriverai. Et toi, va trouver ta petite-fille, dit la vieille, oubliant que je ne suis pas encore grand’mère et s’imaginant sans doute que toutes les femmes sont grand’mères.

Je m’en allai et me retournai pour la voir encore : elle se lève lentement, avec peine, en frappant de son petit bâton, et, se traînant, fait quelques pas. Peut-être lui faudra-t-il se reposer une dizaine de fois encore avant d’atteindre le logis des siens, chez qui elle doit dîner. Et où va-t-elle donc ? Quelle étrange petite vieille !

II

On m’a fait ce récit ce matin. C’est moins un récit qu’une simple impression. J’avais oublié cette impression quand, assez tard dans la nuit, après avoir lu un article de revue, je me suis rappelé cette vieille, et, sans savoir pourquoi, j’ai achevé dans ma pensée cette ébauche. J’ai vu la centenaire arriver chez les siens pour le dîner, et cela s’est déduit en un tableau qui me semble assez réel.

Les petits-enfants et peut-être les arrière-petits-enfants de la vieille, – mais elle les appelle « mes petits-enfants », – sont des artisans qui vivent en famille, dans un sous-sol, ou peut-être tiennent une boutique de coiffeur ; des gens pauvres, mais qui parviennent à vivre convenablement. Elle est arrivée vers deux heures. On ne l’attendait pas, mais on l’a reçue avec plaisir.

– Ah ! la voilà aussi, Maria Maximovna ! Entre ! entre ! Sois la bienvenue, servante de Dieu !

La vieille entre en souriant, et la sonnette de la porte vibre longtemps avec un bruit aigu et sonore. Sa petite-fille, la femme du coiffeur, est assez jeune, comme son mari lui-même, un homme de trente-cinq ans, et quoiqu’il exerce une profession un peu légère, c’est un homme assez posé. Il porte une redingote grasse comme une galette, peut-être à cause de la pommade, que peut-on dire ? Je n’ai jamais vu un coiffeur propre. Le col de sa redingote est comme trempé dans la farine.

Trois petits enfants, – un gamin et deux gamines, – accourent aussitôt auprès de leur aïeule. À l’ordinaire, des vieilles d’un âge si exagéré sympathisent avec les enfants : les uns et les autres ont la même âme et se ressemblent en tout.

La vieille s’assied. Le patron a un hôte, un visiteur amené pour une affaire, d’une quarantaine d’années, et qui est sur le point de partir. Le coiffeur a aussi son neveu, le fils de sa sœur, un garçon de dix-sept ans, apprenti imprimeur. La vieille fait un signe de croix et regarde l’étranger.

– Ah ! que je suis fatiguée ! Et celui-ci, qui est-ce ?

– Mais c’est moi, répond l’étranger en souriant. Comment donc, Maria Maximovna, vous ne me reconnaissez plus ? Il y a deux ans, nous devions aller ensemble dans la forêt à la cueillette aux champignons.

– Oh ! toi, je le connais, farceur ! Je m’en souviens, mais je ne sais plus comment on t’appelle. Autrement, je m’en souviens… Que je suis fatiguée !

– Eh bien ! Maria Maximovna, respectable petite vieille, vous ne grandissez plus ? dit l’étranger en plaisantant.

– Allons ! allons ! répond la vieille en riant. (Elle est visiblement contente.)

– Moi, Maria Maximovna, je suis un bon garçon.

– Avec un bon garçon il y a plaisir à parler… Ah ! Comme la respiration me manque toujours ! On a acheté un nouveau paletot à Seriogeguka.

Elle désigne le neveu.

Le neveu, un gars vigoureux, sourit de toutes ses dents et se pousse vers la vieille. Il a un pardessus gris tout neuf qu’il ne porte pas encore avec indifférence : attendons huit jours ; pour l’instant, il ne cesse de s’admirer, il est absorbé par son image dans la glace, et chacun de ses mouvements révèle une grande estime de soi-même.

– Va donc ! tourne-toi ! bourdonne la femme du coiffeur. Vois, Maximovna, ce qu’on lui a fait ! Ça coûte six roubles comme un kopeck. Meilleur marché, nous a-t-on dit chez Prokhoritch, ce serait bien plus cher, vous en pleureriez dans huit jours. Mais ça, c’est inusable ! Vois un peu quelle étoffe !… Eh ! tourne-toi donc !… Et quelle doublure ! quelle solidité !… Mais tourne-toi !… Et voilà comment l’argent s’en va, Maximovna. Notre bourse est décrassée, va !

– Ah ! ma petite mère, comme tout est cher maintenant ! Ça n’a pas de bon sens ! Tu ferais mieux de ne pas m’en parler, ça me fait trop de peine, ajoute avec sentiment Maximovna toujours essoufflée.

– Allons ! en voilà assez, observe le patron. Il est temps de manger. Te voilà bien fatiguée, Maria Maximovna !

– Oh ! mon brave, oh ! oui, je suis fatiguée… Il fait chaud, le soleil… et je me suis dit : Allons les voir ! Pourquoi rester toujours couchée ? Oh !… Et en route j’ai rencontré une jeune barinia qui achetait des souliers à ses enfants : « Eh quoi, ma vieille, qu’elle me dit, tu es fatiguée ? Voilà cinq kopecks, achète un petit pain… » Et moi, sais-tu, j’ai pris les cinq kopecks…

– Repose-toi un peu, babouchka. Pourquoi es-tu si haletante, aujourd’hui ? remarque le patron particulièrement soucieux.

Tous la regardent. Elle est étrangement pâle, ses lèvres sont blanches. Elle aussi regarde tout le monde, mais ses yeux sont ternes.

– Et voilà que j’ai pris… vous achèterez des gâteaux pour les enfants avec les cinq kopecks…

Elle s’arrête encore, de nouveau elle s’efforce pour respirer. Tout le monde se tait pendant cinq secondes.

– Quoi, babouchka ? dit le patron se penchant vers elle.

Mais la babouchka ne répond pas. Encore un silence de cinq secondes. La vieille blêmit, et son visage s’altère de plus en plus. Ses yeux deviennent fixes. Le sourire se fige sur ses lèvres. Elle regarde, et l’on croirait qu’elle ne voit pas.

– Il faudrait aller chercher le pope !… dit tout à coup la voix de l’étranger.

– Mais… est-ce que ?… N’est-il pas déjà trop tard ? murmure le patron.

– Babouchka ! Eh ! babouchka ! appelle soudainement émue la femme du coiffeur.

Mais la babouchka reste immobile, sa tête se penche de côté. Dans sa main droite posée sur la table elle tient sa pièce de cinq kopecks ; la gauche est restée sur l’épaule de Micha, son arrière-petit-fils, un enfant de six ans. Il se tient sans bouger, et, de ses grands yeux étonnés, il examine son aïeule.

– Elle a passé, dit solennellement le patron en saluant et en se signant.

– Voyez-vous cela ! Je voyais bien qu’elle se penchait toujours, dit l’étranger interdit et considérant l’assistance.

– Ah ! Seigneur ! Voyez-vous cela ? Comment faire, Makaritch ? Faut-il la porter là-bas ? bourdonne la patronne troublée.

– Où, là-bas ? demande le patron. Va ! nous nous arrangerons ici ! Est-elle ta parente, ou non ? Il faut aller faire la déclaration.

– Cent quatre ans ! Hé ! dit l’étranger piétinant sur place et de plus en plus attendri.

Il est devenu tout rouge.

– Elle commençait à oublier la vie, ces derniers temps, dit avec importance le patron, en prenant sa casquette et son paletot.

– Il n’y a qu’un instant, elle riait encore ! Vois-tu ? elle a encore la pièce dans sa main. « Des gâteaux », qu’elle disait. Oh ! ce que c’est que notre vie !…

– Eh bien ! allons, Petre Stepanitch, interrompit le patron.

Il sort avec l’étranger.

On ne pleure pas une telle morte. Cent quatre ans ! « Morte sans maladie et en paix. »

La patronne envoie chercher ses voisines pour lui venir en aide. Elles accourent aussitôt, la nouvelle leur fait moins de peine que de plaisir, elles poussent des Ho ! et des Ha ! Il va sans dire qu’on commence par faire bouillir le samovar. Les enfants, étonnés, se cachent dans un coin et regardent de loin la morte. Micha, tant qu’il vivra, n’oubliera jamais que la vieille est morte la main sur son épaule, et quand, à son tour, il mourra, personne ne se souviendra plus que sa vieille babouchka a vécu cent quatre ans : pourquoi et comment ? Nul ne le sait. Et qu’importe, d’ailleurs ? Des millions de gens meurent ainsi : ils vivent sans qu’on se doute d’eux et meurent de même. Peut-être seulement, au moment de la mort d’un centenaire, a-t-on une sensation d’attendrissement, de paix, de solennité et de consolation. Cent ans ! Ce chiffre produit encore sur l’homme une impression étrange.

Que Dieu bénisse la vie et la mort des simples bonnes gens !

L’ARBRE DE NOËL

 

Le Petit Garçon à l’arbre de Noël du Christ

1876

 

 

 

…Dans une grande ville, à la veille de Noël, par un froid vif, je vois un jeune enfant, tout petit encore, de six ans, peut-être moins même, pas assez grand pour qu’on le fasse déjà mendier, mais assez pour que dans un an ou deux on l’y envoie assurément. Cet enfant se réveille un matin dans une cave humide et froide. Il est enveloppé d’une sorte de méchante petite robe de chambre et frissonne. Sa respiration sort en vapeur blanche : il est assis dans un coin, sur une malle ; pour se désennuyer, il active exprès l’haleine de sa bouche, et s’amuse à la voir s’échapper. Mais il a très-faim. Plusieurs fois déjà depuis le matin il s’est approché du lit de planches recouvert d’une paillasse mince comme un crêpe, où est couchée sa mère malade, la tête appuyée, en guise d’oreiller, sur un paquet de hardes.

Comment est-elle là ? Elle sera venue probablement, avec son enfant, d’une ville étrangère, et elle sera tombée malade. La propriétaire du taudis a été, il y a deux jours, arrêtée et menée au poste ; c’est fête ce jour-là, et les autres locataires sont sortis. Cependant, un de ces porte-nippes est resté couché depuis vingt-quatre heures, ivre-mort avant d’avoir attendu la fête. D’un autre coin sourdent les plaintes d’une vieille de quatre-vingts ans, percluse de rhumatismes. Cette vieille a été bonne d’enfant jadis, quelque part ; maintenant elle se meurt toute seule, elle geint, gémit, grogne après le petit, qui commence à craindre d’approcher du coin où elle râle. Il a bien trouvé à boire dans le corridor, mais il n’a pu mettre la main sur le moindre croûton de pain, et, pour la dixième fois, il vient réveiller sa mère. C’est qu’il finit par prendre peur en cette obscurité ; la soirée est déjà avancée, et on n’allume pas de feu. Il trouve à tâtons le visage de sa mère et s’étonne qu’elle ne bouge plus et qu’elle soit devenue aussi froide que la muraille. « Il fait donc si froid ! » pense-t-il. Il reste quelque temps sans bouger, la main sur l’épaule de la morte, puis il se met à souffler dans ses doigts pour les réchauffer, et, rencontrant sa petite calotte sur le lit, il cherche doucement la porte et sort du sous-sol. Il serait sorti plus tôt s’il n’avait eu peur du grand chien qui, là-haut, sur le palier, à la porte du voisin, aboie toute la journée. Mais le chien n’est plus là, et voici l’enfant dans la rue. – « Mon Dieu ! quelle ville ! Jamais encore il n’a vu rien de pareil. Là-bas, d’où il vient, la nuit, il fait bien plus noir, il n’y a qu’une lanterne pour toute la rue ; de petites maisons basses en bois, fermées avec des volets ; dans la rue, dès qu’il fait noir, personne ; tout le monde s’enferme chez soi ; seulement une foule de chiens qui hurlent, des centaines, des milliers de chiens qui hurlent et aboient toute la nuit. Mais en revanche, là-bas, il faisait si chaud ! et l’on donnait à manger. Ici, mon Dieu ! comme ce serait bon de manger ! quel tapage, ici, quel tonnerre ! quelle lumière et quel monde ! que de chevaux et de voitures ! Et le froid, le froid ! Le corps des chevaux las fume froid, et leurs naseaux brûlants soufflent blanc ; leurs fers sonnent sur le pavé à travers la neige molle. Et comme tout le monde se bouscule !… Mon Dieu ! que je voudrais manger ! un petit morceau de quelque chose… Voilà que ça me fait mal aux doigts… »

*

* *

Un garde de paix vient de passer et a tourné la tête pour ne pas voir l’enfant.

« Voilà encore une rue,… oh ! qu’elle est large ! On va m’écraser ici, pour sûr ; Comme ils crient tous, comme ils courent, comme ils roulent… et de la lumière, et de la lumière ! Et ça, qu’est-ce que c’est ? Oh ! quel grand carreau ! Et derrière le carreau, une chambre, et dans la chambre un arbre qui monte jusqu’au plafond ; c’est l’arbre de Noël… et que de lumières sous l’arbre ! il y en a, des papiers d’or et des pommes ! et tout autour des poupées, des petits dadas. Il y a des petits enfants dans la chambre, bien habillés, tout propres ; ils rient, ils jouent, ils mangent, ils boivent des choses. Voilà une petite fille qui se met à danser avec le petit garçon : comme elle est jolie, la petite fille ! voilà de la musique, on entend à travers le verre… »

L’enfant regarde, admire, et il rit déjà ; il ne sent plus de mal aux doigts ni aux pieds, les doigts de sa main sont devenus tout à fait rouges, il ne peut plus les plier, et cela lui fait mal de les remuer… mais voilà tout à coup qu’il sent qu’il a mal aux doigts : il pleure et s’éloigne. Il aperçoit, à travers une autre vitre, une autre pièce et encore des arbres et des gâteaux de toutes sortes sur la table, des amandes rouges, jaunes. Quatre belles dames sont assises, et quand quelqu’un arrive, on lui donne du gâteau ; et la porte s’ouvre à chaque instant, il entre beaucoup de messieurs. Le petit s’est glissé, a ouvert tout à coup la porte et est entré. Oh ! quel bruit on a fait en le voyant, quelle agitation ! Aussitôt une dame s’est levée, lui a mis un kopeck dans la main, et lui a ouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur !

*

* *

Le kopeck lui est tombé des mains et a résonné sur la marche de l’escalier : il ne pouvait plus serrer ses petits doigts rouges assez pour tenir la pièce. Il sortit en courant, l’enfant, et marcha vite, vite. Où allait-il ? il ne savait pas. Il voudrait bien pleurer encore, mais il a trop peur. Et il court, il court, il souffle dans ses mains. Et le chagrin le prend : il se sent si seul, si effaré ! et soudain, mon Dieu ! qu’est-ce donc encore ? Une foule de gens qui se tiennent là et admirent : « À une fenêtre, derrière le carreau, trois poupées, jolies, habillées de riches petites robes rouges et jaunes, et tout à fait, tout à fait comme si elles étaient vivantes ! Et ce petit vieux assis qui semble jouer sur un violon. Il y en a aussi deux autres, debout, qui jouent sur de petits, petits violons et remuent la tête en mesure. Ils se regardent l’un l’autre, et leurs lèvres bougent : ils parlent vraiment ! Seulement on ne les entend pas à travers le verre. » Et l’enfant pense d’abord qu’ils sont vivants, et quand il comprend que ce sont des poupées, il se met à rire. Jamais il n’a vu de pareilles poupées, et il ne savait pas qu’il y en avait comme ça ! Et il voudrait pleurer, mais c’est si drôle, elles sont si drôles, ces poupées !

*

* *

Tout à coup, il se sent saisi par son vêtement ; il y a près de lui un grand méchant garçon qui lui assène un coup de poing sur la tête, lui arrache sa calotte, et lui donne un croc-en-jambe.

Il tombe, l’enfant. En même temps, on crie ; il reste un moment tout roide de frayeur, puis il se lève d’un bond et il court, court, enfile une porte cochère, quelque part, et se cache dans une cour, derrière un tas de bois : « Ici l’on ne me trouvera pas ; il fait sombre ici. »

Il s’accroupit et se recroqueville ; dans sa frayeur, il peut à peine respirer.

Et, subitement, il sent un bien-être : ses petites mains et ses petits pieds ne lui font plus du tout mal, et il a chaud, chaud comme près d’un poêle, et tout son corps tressaille. « Ah ! il va s’endormir ! comme il fait bon dormir ici ! Je resterai ici un peu, et puis j’irai encore voir les poupées », pensait le petit, et il sourit au souvenir des poupées. « Tout à fait comme si elles étaient vivantes !… »

Puis, voilà qu’il entend la chanson de sa mère. « Maman, je dors… ah ! comme on est bien ici pour dormir ! »

– Viens chez moi, petit garçon, voir l’arbre de Noël, fit une voix douce.

Il pensa d’abord que c’était sa mère ; mais non, ce n’était pas elle.

Qui donc l’appelle ? Il ne voit pas. Mais quelqu’un se penche sur lui et l’enveloppe dans l’obscurité ; et lui, il tend la main et… tout à coup… Oh ! quelle lumière ! Oh ! quel arbre de Noël ! Non, ce n’est pas un arbre de Noël, il n’en a jamais vu de semblable !

Où se trouve-t-il maintenant ? Tout reluit, tout rayonne, et des poupées tout autour ; mais non, pas des poupées, des petits garçons, des petites filles, seulement ils sont bien brillants. Tous ils tournent autour de lui, ils volent, ils l’embrassent, le prennent, l’emportent, et lui-même s’envole. Et il voit sa mère le regarder et lui rire gaiement.

– Maman ! maman ! ah ! comme il fait bon ici ! lui crie le petit. Et de nouveau il embrasse les enfants et il voudrait bien leur raconter l’histoire des poupées derrière le carreau. Qui êtes-vous, petites filles ? demande-t-il en riant et en les aimant.

C’est l’arbre de Noël à Jésus.

Chez Jésus, ce jour-là, il y a toujours un arbre de Noël pour les petits enfants qui n’ont pas leur arbre à eux…

Et il apprit que tous ces petits garçons et toutes ces petites filles étaient des enfants comme lui, les uns morts de froid dans les corbeilles où on les a abandonnés à la porte des fonctionnaires de Saint-Pétersbourg, les autres morts en nourrice dans les isbas sans air des Tchaukhnas, quelques-uns morts de faim au sein tari de leur mère, pendant la famine, d’autres empoisonnés par l’infection des wagons de troisième classe. Tous sont ici maintenant, tous des petits anges maintenant, tous chez Jésus, et Lui-même parmi eux, étendant sur eux les mains, les bénissant, eux et les pécheresses leurs mères…

Et aussi les mères de ces enfants sont là, à l’écart, et pleurent ; chacune reconnaît son fils ou sa fille, et les enfants volent vers elles, les embrassent, essuient leurs larmes avec leurs petites mains, et les supplient de ne pas pleurer, car ils se sentent si bien là…

Et en bas, le matin, le concierge a trouvé le petit cadavre de l’enfant réfugié dans la cour, refroidi derrière la pile de bois. On a trouvé aussi sa mère…

Elle était morte avant lui ; tous les deux se sont revus dans les cieux, dans la maison du Seigneur…

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Octobre 2009

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[1] On appelle Nuits blanches, à Saint-Pétersbourg, cette époque de l’été où le soleil se couche vers 9 heures du soir et se lève vers 1 heure du matin.

[2] Système de boules enfilées à des tringles de fer pour compter.

[3] Manteau en peau de mouton.

[4] Dostoïevsky écrivait ceci en 1876.

[5] Petit loup.

[6] Krotkaïa, la douce, la benine. Cette œuvre a été publiée dans Le Journal d’un écrivain dont Th. Dostoïewski était l’unique rédacteur. En quelques lignes qui précèdent la partie de l’avant-propos que nous traduisons, Dostoïewski s’excuse auprès de ses lecteurs de remplir un numéro entier avec ce récit au lieu et place de la matière ordinaire de sa revue. Il ajoute que l’idée de Krotkaïa l’a singulièrement hanté et qu’il a passé tout le mois à l’écrire.

[7] Le Golos (la Voix) journal qui paraissait à Saint-Pétersbourg.

[8] Il s’agit ici d’un usage russe qui consiste à laisser une lampe allumée au-dessus d’images pieuses.

[9] Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer, en traduisant ce passage d’une œuvre d’ailleurs si remarquable à d’autres égards, combien ces considérations de psychologie générale parfois mises par l’auteur dans la bouche du mari semblent déplacées, et peu vraisemblables en présence du cadavre de la femme.

[10] Litchni dvorïanine, noblesse personnelle adhérente à la fonction et non transmissible.

[11] Environ un franc vingt-cinq.

[12] Deux francs cinquante.

[13] Sorte de place, à Saint-Pétersbourg, sur laquelle se trouve l’entrée de maisons d’hospitalité de nuit.

[14] Grosse théière en métal.

[15] Citation des anciens livres de la Légende slave.

[16] La classe des mechtchanines, la petite bourgeoisie citadine.