Wilkie Collins

LA PISTE DU CRIME

The law and the lady

(1875)

Traduit par Camille de Cendrey

 

 

 

Table des matières

 

AU LECTEUR. 5

I.  LA MÉPRISE DE LA FIANCÉE. 6

II.  LES PENSÉES DE LA MARIÉE. 14

III.  LA PLAGE DE RAMSGATE. 27

IV.  RETOUR AU LOGIS. 37

V.  LA DÉCOUVERTE DE L’HÔTESSE. 47

VI.  MA DÉCOUVERTE À MOI. 53

VII.  VISITE AU MAJOR. 64

VIII.  L’ADORATEUR DES FEMMES. 76

IX.  LA DÉFAITE DU MAJOR. 85

X.  LA PERQUISITION. 102

XI.  RETOUR À LA VIE. 124

XII.  LE VERDICT ÉCOSSAIS. 135

XIII.  RÉSOLUTION DU MARI. 144

XIV.  RÉPONSE DE LA FEMME. 151

XV.  LE PROCÈS. LES PRÉLIMINAIRES. 165

XVI.  PREMIÈRE QUESTION : – LA FEMME EST-ELLE MORTE EMPOISONNÉE ?  168

XVII.  SECONDE QUESTION : – QUI A ÉTÉ L’EMPOISONNEUR ?. 186

XVIII.  TROISIÈME QUESTION – QUEL A ÉTÉ LE MOBILE DU CRIME ?. 201

XIX.  LES TÉMOINS À DÉCHARGE. 219

XX.  LA FIN DU PROCÈS. 226

XXI.  JE VOIS MA ROUTE. 239

XXII.  LE MAJOR FAIT DES DIFFICULTÉS. 248

XXIII.  MA BELLE-MÈRE SE RÉVÈLE SOUS UN JOUR INATTENDU. 257

XXIV.  MISERRIMUS DEXTER. – PREMIÈRE IMPRESSION. 266

XXV.  MISERRIMUS DEXTER. – DEUXIÈME IMPRESSION. 276

XXVI.  PLUS OBSTINÉE QUE JAMAIS. 293

XXVII.  M. DEXTER CHEZ LUI. 301

XXVIII.  DANS L’OBSCURITÉ. 315

XXIX.  LA LUMIÈRE SE FAIT. 325

XXX.  L’ACCUSATION DE MADAME BEAULY. 336

XXXI.  LA DÉFENSE DE MADAME BEAULY. 351

XXXII.  UN ÉCHANTILLON DE MA SAGESSE. 361

XXXIII.  UN ÉCHANTILLON DE MA FOLIE. 365

XXXIV.  GLENINCH. 382

XXXV.  LA PROPHÉTIE DE M. PLAYMORE. 391

XXXVI.  ARIEL. 404

XXXVII.  AU CHEVET DU BLESSÉ.. 412

XXXVIII.  RETOUR. 427

XXXIX.  PRÈS DE RETOURNER CHEZ DEXTER.. 430

XL.  NÉMÉSIS APPARAÎT ENFIN ! 438

XLI.  NOUVEL ASPECT DE M. PLAYMORE. 471

XLII.  NOUVELLES SURPRISES ! 483

XLIII.  ENFIN ! 491

XLIV.  NOTRE NOUVELLE LUNE DE MIEL. 496

XLV.  LE TAS D’ORDURES FOUILLÉ. 505

XLVI.  LA CRISE AJOURNÉE. 516

XLVII.  CONFESSION DE LA FEMME. 522

XLVIII.  QUE POURRAIS-JE FAIRE ENCORE ?. 533

XLIX.  PASSÉ ET AVENIR ». 539

L.  LA FIN DE L’HISTOIRE. 548

À propos de cette édition électronique. 557

 

AU LECTEUR.

En vous soumettant cet ouvrage je n’ai pas de Préface à écrire. Je veux seulement vous inviter à vous souvenir de certaines vérités reconnues qui parfois échappent à votre mémoire lorsque vous lisez un ouvrage de fiction. Soyez donc assez bon pour vous rappeler : 1° que les actions humaines ne sont pas invariablement régies par les lois de la pure raison ; 2° que nous n’avons nullement l’habitude de n’accorder notre amour qu’aux objets qui en sont les plus dignes selon l’opinion de nos amis ; 3° enfin que les personnages qui n’ont pas agi sous nos yeux et les événements qui ne sont pas arrivés à notre propre connaissance n’en peuvent pas moins être, malgré tout, des personnages naturels et des événements parfaitement probables. Ayant dit ce peu de mots, j’ai dit, pour le moment, tout ce qui me semble nécessaire pour recommander ce nouveau roman à votre approbation.

W. C.

Londres, 1er février 1875.

I. – LA MÉPRISE DE LA FIANCÉE.

« … Car, dans les temps anciens, les saintes femmes qui croyaient en Dieu s’honoraient elles-mêmes en étant soumises à leur mari ; Sarah obéissait à Abraham et l’appelait son seigneur ; et vous serez ses filles tant que votre conduite sera droite et que vous ne vous laisserez dominer par aucune crainte. »

Mon oncle Starkweather, terminant par ces paroles connues l’Office du Mariage selon le rite de l’Église d’Angleterre, ferma son livre, et, du haut de l’autel, fixa sur moi son regard avec toute la tendresse que pouvait exprimer sa large face colorée. En même temps, ma tante Starkweather, qui se tenait à côté de moi, me donna une forte tape sur l’épaule, et me dit :

« Valéria, vous êtes mariée ! »

Quelles étaient en ce moment mes pensées ? dans quelle rêverie étais-je plongée ? J’étais trop troublée pour m’en rendre compte. Je tressaillis, et je regardai celui qui était maintenant mon mari. Il me parut à peu près aussi troublé que moi. Je crois que la même idée nous était venue à tous deux dans le même instant. Était-il bien possible qu’en dépit de l’opposition de sa mère, nous fussions mari et femme ? Ma tante résolut la question par une seconde tape qu’elle me donna sur l’épaule.

« Prenez le bras de votre mari ! » me dit-elle tout bas, du ton d’une femme qui perd patience.

Je pris le bras de mon mari.

« Suivez votre oncle ! »

Serrant le bras de mon mari contre le mien, je suivis mon oncle et le vicaire qui l’avait assisté dans la célébration du mariage.

Les deux ecclésiastiques nous conduisirent dans la sacristie. L’église était située dans celui des tristes quartiers de Londres qui s’étend entre la Cité et le West End. Le jour était sombre ; l’atmosphère pesante et humide. Nous formions une mélancolique petite noce, bien digne de ce triste quartier et de ce sombre jour. Aucun parent ou ami de mon mari n’était présent ; sa famille, comme je l’ai déjà donné à entendre, désapprouvait ce mariage. Excepté mon oncle et ma tante, nul membre de la mienne ne m’accompagnait. J’avais perdu mon père et ma mère, et n’avais que bien peu d’amis. M. Benjamin, l’ancien et fidèle commis de mon père, avait assisté au mariage, pour régler la livraison, comme il disait. Il me connaissait depuis mon enfance, et, dans mon isolement, il avait été aussi bon pour moi qu’aurait pu l’être un père.

La dernière formalité à remplir consistait, comme de coutume, à signer sur le registre des mariages. Dans la confusion du moment et en l’absence de tout avertissement qui pût me guider, je commis une méprise : je signai de mon nom de femme, au lieu de signer de mon nom de fille.

« Ah ! c’est de fâcheux augure ! s’écria ma tante.

– Eh quoi ! reprit mon oncle de sa voix la plus joyeuse, vous avez déjà oublié votre nom propre ! Espérons que vous ne vous repentirez jamais d’y avoir renoncé si promptement ! signez de nouveau, Valéria !… signez comme il faut signer. »

Je biffai d’une main tremblante ma première signature et je la remplaçai par mon nom de fille, écrit dans ces caractères qui ne brillaient guère par l’élégance.

Quand ce fut le tour de mon mari, je remarquai, avec surprise, que sa main tremblait aussi et qu’il nous donna un bien pauvre spécimen de sa signature accoutumée.

Quand ma tante fut invitée à signer, elle fit ses réserves.

« Mauvais début ! répéta-t-elle, en indiquant de sa plume ma première signature. Je dis comme mon mari… j’espère qu’elle n’aura pas à regretter ce nom. »

Même alors, dans ces jours de mon ignorance et de ma candeur, cette boutade bizarre de l’esprit superstitieux de ma tante produisit un certain malaise dans mon âme. Ce fut une consolation pour moi de sentir la main de mon mari presser la mienne en ce moment, comme pour me rassurer, et je ne saurais dire combien je me sentis soulagée d’entendre la voix sympathique de mon oncle me souhaiter cordialement en se séparant de nous, une vie heureuse et prospère. L’excellent homme avait laissé momentanément son presbytère dans le Nord, qui était ma demeure depuis la mort de mes parents, uniquement pour venir officier à mon mariage ; et il avait décidé avec ma tante qu’ils prendraient pour y retourner le train de midi. Il me serra dans ses bras robustes et me donna un gros baiser, qui dut être certainement entendu par les badauds qui attendaient, à la porte de l’église, la sortie de la mariée et de son époux.

« Je vous souhaite santé et bonheur, ma chérie, du plus profond de mon cœur. Vous étiez d’âge à faire vous-même votre choix… et je puis, sans vous offenser, monsieur Woodville, puisque nous sommes encore des amis de date récente… demander à Dieu qu’il lui plaise, Valéria, de permettre que vous ayez fait un bon choix. Notre maison va être bien triste, sans vous. Mais je ne m’en plains pas, mon enfant. Au contraire, je m’en réjouis, si ce changement dans votre existence doit vous rendre plus heureuse. Allons ! allons ! ne pleurez pas, ou vous mettriez votre tante en colère… ce qui ne vaut rien à son âge. D’ailleurs, vos larmes gâteraient votre beauté. Essuyez-les, et regardez-vous dans cette glace, vous verrez que j’ai raison. Au revoir, ma fille… et que le Seigneur vous bénisse ! »

Il prit ma tante sous son bras, et tous deux sortirent précipitamment. Malgré mon profond amour pour mon mari, mon cœur saigna quand je vis s’éloigner ce fidèle ami, le protecteur de mes années de jeune fille.

Le vieux Benjamin vint ensuite prendre congé de moi.

« Je vous souhaite toutes sortes de bonheur, ma chère enfant ; ne m’oubliez pas. »

Il ne me dit rien de plus. Mais cela suffit pour rappeler à mon souvenir les jours que j’avais passés dans la maison paternelle. Benjamin dînait toujours avec nous, le dimanche, du vivant de mon père, et apportait toujours avec lui quelques petits présents pour l’enfant de son maître. J’étais bien près de gâter ma beauté, comme mon oncle venait de dire, quand je tendis ma joue au vieux bonhomme, et je l’entendis soupirer, comme si lui non plus n’augurait pas tout à fait bien de ma future existence.

La voix de mon mari me rappela à moi-même et tourna mon esprit vers de plus agréables pensées.

« Partons-nous, Valéria ? » me dit-il.

Je l’arrêtai encore une minute avant de sortir de la sacristie, pour suivre le conseil de mon oncle, en d’autres termes pour savoir comment je me trouverais en me regardant dans la glace placée sur la cheminée.

 

Qu’est-ce que me montre cette glace ?

Elle me montre une grande et svelte jeune femme de vingt-trois ans. Elle n’est pas du tout de ces personnes qui attirent l’attention dans les rues, vu qu’elle n’a ni les cheveux blonds ni les joues roses en si grande admiration chez mes chers compatriotes. Ses cheveux sont noirs, et arrangés encore, dans ces derniers jours, comme ils l’avaient été, il y a bien des années, pour plaire à son père, c’est-à-dire en larges bandeaux rejetés du front en arrière et réunis là en un seul nœud, comme ceux de la Vénus de Médicis, pour laisser mieux voir le cou. Son teint est mat et ne laisse apercevoir aucune coloration sur sa figure, excepté dans certains moments de violente agitation. Ses yeux sont d’un bleu si foncé qu’on croit généralement qu’ils sont noirs. Ses sourcils sont bien dessinés, mais trop noirs et trop fortement marqués. Son nez est bien près d’être aquilin, et considéré comme un peu trop large par les personnes difficiles à contenter en matière de nez. Sa bouche est le trait le plus parfait de son visage ; elle est très-délicatement modelée et peut exprimer une grande variété de sensations. Dans l’ensemble, sa figure est trop menue et trop allongée dans la partie inférieure ; trop large et trop basse, dans la région plus élevée des yeux et de la tête. Tout le portrait reflété dans la glace est celui d’une femme de quelque élégance, mais un peu trop pâle, un peu trop calme, un peu trop sérieuse, dans ses moments de silence et de repos ; en un mot une femme qui ne fait pas du premier coup impression sur l’observateur superficiel, mais qui gagne à la seconde ou à la troisième vue. Quant à son costume, il cache soigneusement, au lieu de le proclamer bien haut, qu’elle a été mariée le matin. Elle porte une tunique de cachemire gris, bordée de soie grise, et en dessous une jupe de même étoffe et de même couleur. Sur sa tête, un chapeau relevé par une ruche de mousseline blanche, avec une rose d’un rouge foncé, fait ressortir l’effet de l’ensemble de la toilette.

Ai-je réussi ou échoué dans ma description de ma propre personne, telle qu’elle m’est apparue dans la glace ? Ce n’est pas à moi de le dire. J’ai fait de mon mieux pour éviter ces deux écueils : la vanité de déprécier et la vanité de louer mon apparence extérieure. Du reste, que ce portrait soit bien ou mal tracé, j’en ai fini, Dieu merci !

Et qui voyais-je dans la glace, debout à côté de moi ?

Un homme dont la taille n’égale pas tout à fait la mienne, et qui a le désavantage de paraître un peu plus âgé qu’il ne l’est réellement. Son épaisse barbe châtain et ses longues moustaches sont prématurément mélangées de gris. Sa figure a le coloris et la vigueur qui manquent à la mienne. Il me regarde avec des yeux d’un brun clair, qui me paraissent les plus tendres et les plus charmants que j’aie jamais vus chez aucun homme. Son sourire est rare et doux ; ses façons, parfaitement calmes et réservées, ont cependant une force de persuasion latente qui gagne irrésistiblement le cœur des femmes. Il boite légèrement en marchant. Cela lui vient d’une blessure qu’il a reçue au service, dans l’Inde, il y a quelques années, et il porte une canne en bambou pour s’aider à marcher à la maison et au dehors. À part cette petite défectuosité, si tant est que c’en soit une, il n’est rien en lui qui manque d’élégance ou de jeunesse. Sa démarche a même une grâce non commune, du moins à mes yeux prévenus, et elle plaît mieux que la désinvolture des autres hommes. Enfin, et ceci répond à tout, je l’aime ! C’est par où je finirai le portrait de mon mari, tel que je le vis le jour de nos noces.

La glace m’avait dit tout ce que je voulais savoir. Nous sortîmes alors de la sacristie.

Le ciel, nuageux depuis le matin, s’est encore plus assombri, pendant que nous étions à l’église. La pluie commença à tomber abondamment. Les curieux, qui stationnent au dehors abrités de leurs parapluies, nous regardent avec des yeux médiocrement sympathiques quand nous traversons leurs rangs pour regagner en toute hâte notre voiture. Pas le moindre salut amical, pas le moindre rayon de soleil, pas la moindre fleur jetée sur notre passage ; point de grand déjeuner, point de discours joyeux, point de demoiselles d’honneur, point de bénédiction d’un père ou d’une mère ! Une triste noce… il faut en convenir… et, si ma tante a raison, un fâcheux commencement de notre nouvelle vie !

Un coupé avait été retenu pour nous au chemin de fer. L’homme préposé à l’ouverture des portières, ne perdant pas de vue son pourboire, avait eu le soin de baisser les stores de notre coupé, pour nous soustraire aux regards indiscrets. Après un temps qui nous parut d’une longueur infinie, le train se mit en marche. Mon mari m’enveloppa la taille d’un de ses bras.

« Enfin ! » murmura-t-il, en attachant sur moi un regard d’amour que nulle expression ne saurait rendre, et en me serrant tendrement sur son cœur.

Je lui passai aussi le bras autour du cou. Mon regard répondit à son regard. Nos lèvres se rencontrèrent dans le premier long baiser de la vie commune où nous entrions.

Oh ! quels souvenirs se réveillent en moi à l’instant où j’écris ces lignes ! Permettez-moi d’essuyer mes yeux et de replier mon papier jusqu’à demain.

II. – LES PENSÉES DE LA MARIÉE.

Nous roulions sur les rails depuis un peu plus d’une heure, lorsqu’insensiblement un changement s’opéra en nous.

Toujours assis à côté l’un de l’autre, ma main dans la sienne, ma tête appuyée sur son épaule, nous tombâmes peu à peu dans un complet silence. Avions-nous déjà épuisé le mince mais éloquent vocabulaire de la langue de l’amour… ou avions-nous pris le parti, par un consentement tacite, après avoir savouré les joies de la passion qui parle, de savourer celles de la passion qui pense ? Je puis difficilement le dire. Je sais seulement qu’un moment vint où, sous l’effet d’une influence inexplicable, nos lèvres se fermèrent. Nous restâmes longtemps absorbés l’un et l’autre dans nos rêveries. Pensait-il exclusivement à moi dans ce moment… comme je pensais exclusivement à lui ? Avant la fin du voyage j’eus des doutes ; un peu plus tard, j’eus la certitude que ses pensées, errant loin de sa femme, s’étaient tournées vers les malheurs de sa vie passée.

Pour moi, le secret plaisir de n’occuper mon esprit que de lui, tandis que je le sentais à mes côtés avait par lui-même un indicible attrait.

Je rappelais dans mes souvenirs notre première rencontre dans le voisinage de la maison de mon oncle.

Le célèbre cours d’eau, si abondant en truites, de nos régions septentrionales, roulait ses flots écumeux et fumants à travers une ravine creusée dans les roches de ce sol marécageux. C’était pendant une après-midi sombre et agitée par le vent ; le soleil couchant était nuageux et déjà fort bas sur l’horizon, qu’il colorait de ses rouges rayons. Un pêcheur solitaire agitait au-dessus de l’eau sa ligne, armée d’un moucheron qui est l’appât dont la truite est avide ; il se tenait sur le rivage, au bord d’un tournant où l’eau, revenant sur elle-même, était tranquille et profonde, sous une levée de terre qui la surplombait. Une jeune fille, c’était moi, debout sur cette levée, invisible au pêcheur placé en contre-bas, attendait, avec une vive curiosité, le moment où elle verrait la truite s’élancer au-dessus de l’eau pour happer sa proie.

Ce moment vint, le poisson fit un bond et saisit le moucheron.

Alors se mettant à marcher, tantôt sur l’étroite bande de sable que l’eau effleurait au pied de la levée, tantôt, quand la rivière faisait un coude, dans l’eau même qui courait plus sombre sur son lit de roche, le pêcheur marchait de conserve avec la truite qui avait mordu à l’hameçon ; parfois laissant sa ligne suivre les mouvements de la truite ; la ramenant parfois à lui, et se jouant avec sa proie dans une lutte difficile et délicate. Je marchai, de mon côté, le long de la levée, pour ne pas perdre de vue ce combat de science et d’adresse entre l’homme et le poisson. J’avais assez longtemps vécu avec mon oncle pour partager un peu son enthousiasme pour les amusements de la campagne et spécialement pour la pêche à la ligne. Marchant du même pas que l’étranger, mes yeux attentivement fixés sur les mouvements de sa ligne, et sans prendre aucunement garde à la nature du sentier inégal que je suivais, je montai par hasard sur le rebord sablonneux de la levée ; le sable céda sous mes pieds, et je tombai dans l’eau, au même instant.

La hauteur d’où je tombais était insignifiante ; l’eau peu profonde ; le lit de la rivière, fort heureusement pour moi, était sablonneux. Excepté la peur que j’éprouvai et le bain que je pris, il ne résulta de ma chute aucun mal. Je me retrouvai bientôt debout, sur la terre ferme, toute honteuse de mon accident. Si peu qu’il eût duré, il avait donné pourtant à la truite le temps de s’échapper. Le pêcheur avait entendu le cri d’alarme que j’avais poussé instinctivement, et, jetant sa ligne sur le rivage, il était accouru à mon secours. Nous nous regardâmes pour la première fois, moi en haut sur la levée, et lui en bas les pieds dans l’eau. Nos yeux se rencontrèrent, et je crois vraiment que nos cœurs se rencontrèrent aussi, au même instant. Ce dont je suis certaine, c’est que nous oubliâmes, moi, la politesse d’une fille bien élevée, lui, celle d’un homme du monde ; nous nous regardâmes mutuellement en gardant un silence sauvage.

Je fus la première à le rompre. Que lui dis-je ?

Je lui dis quelque chose relativement à l’insignifiance de ma chute ; puis j’insistai pour qu’il allât essayer de rattraper son poisson.

Il le fit comme malgré lui, et, naturellement, il revint à moi les mains vides. Sachant combien mon oncle aurait été amèrement désappointé, dans une circonstance pareille, je m’excusai avec vivacité auprès du pêcheur, et, dans mon empressement à diminuer ses regrets, je m’offris même à lui indiquer un endroit un peu plus bas, dans la rivière, où il pourrait renouveler ses tentatives.

Il ne voulut pas en entendre parler, et me supplia de retourner chez moi pour changer mes vêtements mouillés. Je ne tenais nullement à prendre ce soin. Néanmoins, je cédai à sa prière, sans savoir pourquoi.

Il marcha à côté de moi. Mon chemin pour retourner au presbytère était aussi celui qui le ramenait à son auberge. Il était venu dans nos environs, me dit-il, plus pour goûter les charmes de la tranquillité et de la solitude que pour le plaisir de pêcher. Il m’avait aperçue une fois ou deux de la fenêtre de sa chambre. Il me demanda si je n’étais pas la fille du pasteur.

Je le tirai d’erreur. Je lui dis que le pasteur avait épousé la sœur de ma mère, et que sa femme et lui, depuis la mort de mes parents, m’en avaient tenu lieu. Il me demanda s’il pouvait prendre la liberté de se présenter chez le Docteur Starkweather, le lendemain, et me nomma un de ses amis, qu’il croyait être de la connaissance du Vicaire. Je l’invitai à nous visiter, comme si la maison de mon oncle avait été la mienne. J’étais dominée par le charme de ses yeux et de sa voix. Dans ma candeur d’enfant, je m’étais figuré mainte et mainte fois, avant ce temps, que j’étais bel et bien amoureuse. Mais jamais, en présence d’aucun autre homme, je n’avais senti rien de ce que je sentais en ce moment devant celui-ci. Il me sembla qu’il fit nuit subitement autour de moi, quand il me quitta. Je m’appuyai contre la porte du presbytère. Je ne pouvais pas respirer ; je ne pouvais pas penser ; mon cœur s’agitait, comme s’il eût voulu s’élancer hors de ma poitrine… et tout cela à cause d’un étranger ! J’en rougissais de honte ; mais, en dépit de tout, j’étais heureuse, bien heureuse !

Et maintenant, après que quelques semaines se sont écoulées depuis cette première rencontre, je l’ai là, près de moi ! Il est à moi pour la vie ! Je levai la tête de dessus son épaule pour le regarder. J’étais comme un enfant possesseur d’un nouveau jouet… j’avais besoin de m’assurer qu’il était bien réellement à moi.

Il ne bougeait pas de son coin. Était-il profondément enfoncé dans ses propres pensées ? Et était-ce moi qui étais le sujet de ses pensées ?

Je replaçai ma tête sur son épaule de façon à ne pas le déranger. Mes pensées se remirent à errer à l’aventure, et me rappelèrent un autre tableau de la galerie dorée du passé.

 

La scène se passe cette fois dans le jardin du presbytère. Il fait nuit. Nous nous sommes donné un rendez-vous secret. Nous marchons lentement, hors de la vue de la maison, tantôt sous le feuillage des bosquets, tantôt à ciel découvert, sur la pelouse où brille un charmant clair de lune.

Il y avait longtemps déjà que nous nous étions avoué notre mutuel amour, et que nous avions promis et juré d’être pour toujours l’un à l’autre. Déjà nos intérêts étaient communs ; déjà nous partagions les mêmes peines et les mêmes joies. J’étais allée cette nuit à sa rencontre, le cœur attristé, pour chercher un soulagement dans sa présence, un encouragement dans sa voix. Il remarqua que je soupirai, quand il me donna le bras, et il tourna gentiment ma tête vers le clair de lune, pour mieux voir les traces de ma douleur sur ma figure. Combien de fois avait-il lu mon bonheur de la même manière, dans les premiers temps de notre amour !

« Vous m’apportez de mauvaises nouvelles, mon ange, me dit-il, en écartant tendrement mes cheveux de mon front. Je vois des lignes là qui me disent que vous avez du chagrin. Peu s’en faut que je ne souhaite de vous aimer moins ardemment, Valéria.

– Pourquoi ?

– Je pourrais vous rendre votre liberté. Je n’aurais qu’à quitter ce pays, et votre oncle serait satisfait, et vous seriez délivrée de toutes les peines dont vous souffrez maintenant.

– Ne parlez pas ainsi, Eustache. Si vous voulez que j’oublie mes peines, dites-moi que vous m’aimez plus tendrement que jamais. »

Il me répondit par un baiser ; et, pendant un moment exquis, ce fut un profond oubli des rudes sentiers de la vie… une délicieuse absorption de nos deux âmes l’une dans l’autre. Je revins à la réalité, fortifiée et tranquille, récompensée par un autre baiser de toutes mes souffrances passées, prête à supporter avec résignation toutes celles qui pouvaient m’attendre dans l’avenir. Allumez l’amour dans le cœur d’une femme et il n’est rien qu’elle ne veuille tenter et souffrir.

« Ont-ils donc fait de nouvelles objections à notre mariage ? me demanda Eustache, tandis que nous nous promenions à pas lents.

– Non ; ils en ont fini avec les objections. Ils se sont souvenus enfin que j’étais majeure, et que je pouvais choisir mon mari moi-même. Mais ils ont insisté pour me faire renoncer à vous, Eustache. Ma tante, qui n’est pas sensible, a pleuré… pour la première fois depuis que je la connais. Mon oncle, qui m’a toujours témoigné de l’affection et de la bonté, s’est montré encore plus tendre et plus affectueux que jamais. Il m’a dit que si je persiste à devenir votre femme, il ne m’abandonnera pas, au jour de mes noces ; en quelque endroit que nous puissions nous marier, il sera là pour célébrer le service, et ma tante m’accompagnera à l’église. Mais il me conjure de réfléchir sérieusement à ce que je vais faire… de consentir à votre éloignement momentané, de consulter d’autres amis, si je ne suis pas satisfaite de son opinion. Oh ! mon bien-aimé, ils sont aussi désireux de nous séparer, que si vous étiez le pire des hommes au lieu d’en être le meilleur.

– Est-il survenu quelque incident, depuis hier, qui ait augmenté leur défiance à mon égard ?

– Oui.

– Quel est cet incident ?

– Vous vous rappelez que vous avez indiqué à mon oncle, comme pouvant le renseigner sur votre compte, un de vos amis, qui se trouve être l’un des siens.

– Oui. Le Major Fitz-David.

– Mon oncle a écrit à ce Major Fitz-David.

– Pourquoi ?… »

Eustache prononça ce mot d’un ton si absolument différent de celui qui lui était ordinaire, que j’en fus frappée d’étonnement.

« Vous ne serez pas fâché, Eustache, de ce que je vais vous dire, ajoutai-je. Mon oncle, à ce que j’ai compris, avait plusieurs motifs pour écrire au Major. L’un de ces motifs était de lui demander s’il connaissait l’adresse de votre mère. »

Eustache devint soudain muet.

Je m’arrêtai aussitôt, comprenant que je ne pouvais pas m’aventurer à en dire davantage, sans courir le risque de l’offenser.

Pour dire la vérité, sa conduite, quand il avait parlé pour la première fois de mariage à mon oncle, avait été, quant aux apparences, quelque peu légère et étrange. Le Vicaire l’avait naturellement questionné sur sa famille. Il avait répondu que son père était mort, et il n’avait consenti qu’avec quelque répugnance à annoncer à sa mère son mariage projeté. En nous apprenant qu’elle aussi vivait à la campagne, il était allé la voir, sans nous faire connaître plus précisément son adresse. Au bout de deux jours, il était revenu au presbytère avec une nouvelle fort surprenante. Sa mère, sans vouloir mettre en doute mon honorabilité ni celle de ma famille, désapprouvait si absolument le mariage projeté par son fils qu’elle-même et les membres de sa famille, qui partageaient tous sa manière de voir, se refuseraient à assister à la cérémonie, si M. Woodville persistait à tenir l’engagement qu’il avait pris avec la nièce du Docteur Starkweather. Sollicité d’expliquer cette réponse extraordinaire, Eustache nous avait dit que sa mère et ses sœurs tenaient à lui faire épouser une autre dame, et qu’elles étaient amèrement mortifiées et désappointées de voir qu’il eût fait choix d’une personne inconnue à sa famille. Cette explication était suffisante pour moi. Elle impliquait, en ce qui me concernait, un aveu de mon influence sur Eustache qu’une femme entend toujours avec plaisir. Mais elle ne satisfit ni mon oncle ni ma tante. Le Vicaire fit connaître à M. Woodville qu’il désirait écrire à sa mère ou l’aller voir, au sujet de son étrange réponse. Eustache refusa obstinément d’indiquer l’adresse de sa mère prétendant que l’intervention du pasteur serait absolument inutile. Mon oncle en conclut aussitôt que le mystère qu’on lui faisait de cette adresse cachait quelque chose de plus grave. Il refusa de favoriser les prétentions de M. Woodville à ma main, et il écrivit le même jour pour obtenir des renseignements à la personne que lui avait indiquée M. Woodville, et qu’il connaissait aussi… au Major Fitz-David.

Dans de telles circonstances, parler des motifs qu’avait eus mon oncle d’écrire au Major, c’était se hasarder sur un terrain délicat. Eustache me délivra de tout embarras en m’adressant une question à laquelle je pouvais facilement répondre.

« Votre oncle a-t-il reçu une réponse du Major Fitz-David ?… me demanda-t-il.

– Oui.

– Vous a-t-il été permis de la lire ?… »

Sa voix faiblit, en prononçant ces mots, et sa figure trahit une soudaine inquiétude, que je remarquai avec peine.

« J’ai apporté cette réponse avec moi pour vous la montrer, » dis-je.

Il arracha presque la lettre de ma main. Il me tourna le dos, pour la lire à la clarté de la lune. La lettre était assez courte pour être bientôt lue. J’aurais pu la dire par cœur à l’instant. Je puis la répéter maintenant.

« Cher Vicaire,

« M. Eustache Woodville vous dit exactement la vérité, en affirmant qu’il est gentleman de naissance et de situation, et qu’il a hérité, en vertu du testament de son père, d’une fortune indépendante de deux mille livres de revenu.

« Toujours à vous,

« LAWRENCE FITZ-DAVID. »

« Peut-on désirer une réponse plus nette que celle-là ? me dit Eustache en me rendant la lettre du Major.

– Si c’était moi qui eusse écrit pour demander des informations sur votre compte, répondis-je, elle m’aurait pleinement suffi.

– Mais elle n’a pas paru pleinement suffisante à votre oncle ?

– Non.

– Que lui reproche-t-il ?

– Pourquoi voulez-vous le savoir, mon bien aimé ?

– J’ai besoin de le savoir, Valéria. Entre nous, il ne doit pas y avoir de secret sur ce point. Votre oncle vous a-t-il dit quelque chose, en vous montrant la lettre du Major ?

– Oui.

– Quoi ?

– Il m’a dit que la lettre qu’il avait écrite au Major contenait trois pages, et m’a fait remarquer que la réponse du Major ne contenait qu’une seule phrase. Il a ajouté : – Je lui proposais d’aller le voir et de causer avec lui de cette affaire. Vous voyez qu’il ne fait aucune mention de ma proposition. Je lui demandais l’adresse de la mère de M. Woodville. Il passe sous silence cette demande, comme il a passé sous silence ma proposition. Il se renferme soigneusement dans la mention la plus brève de quelques simples faits. Rapportez-vous en à votre propre bon sens, Valéria. Cette sécheresse n’est-elle pas au moins singulière de la part d’un homme qui est gentleman par sa naissance et par son éducation, et qui de plus est un de mes amis ? »

Eustache m’arrêta ici.

« Avez-vous répondu à la question de votre oncle ? demanda-t-il.

– Non ; je lui ai dit seulement que je ne comprenais pas la conduite du Major.

– Et qu’est-ce que votre oncle a ajouté ensuite ? Si vous m’aimez, Valéria, dites-moi la vérité.

– Il a employé un langage très-sévère. Mais c’est un vieillard ; il ne faut pas vous en offenser.

– Je ne m’en offenserai pas. Qu’a-t-il dit ?

– Il m’a dit : – Remarquez bien mes paroles, Valéria ! Il y a là-dessous, par rapport à M. Woodville ou à sa famille, quelque secret sur lequel le Major n’est pas libre de s’expliquer. Bien interprétée, cette lettre est un avertissement. Montrez-la à M. Woodville, et rapportez-lui, si vous voulez, ce que je viens de vous dire… »

Eustache m’interrompit encore une fois.

« Vous êtes sûre que votre oncle a bien employé ces propres termes ? me demanda-t-il en examinant attentivement ma figure à la lueur de la lune.

– Parfaitement sûre. Mais moi, je ne pense pas comme mon oncle, croyez-le bien, je vous en prie. »

Il me pressa dans ses bras et fixa ses yeux sur les miens. Son regard m’effraya.

« Adieu. Valéria ! dit-il. Jugez-moi et pensez à moi avec indulgence, quand vous aurez épousé un homme plus heureux, ma bien-aimée. »

Il allait me quitter ! Je me cramponnai à lui, dans l’angoisse d’une terreur qui me saisit de la tête aux pieds.

« Que voulez-vous dire ? m’écriai-je aussitôt que je pus parler. Je suis à vous, à vous uniquement. Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait, pour mériter que vous me teniez cet effrayant langage ?

– Il faut nous séparer, mon ange, répondit-il tristement. La faute n’en est pas à vous. C’est le malheur qui me poursuit. Chère Valéria, comment pourriez-vous épouser un homme qui est suspect à vos plus proches, à vos plus chers amis ! J’ai mené une triste existence. Je n’ai jamais rencontré dans aucune autre femme la douce sympathie, la conformité de sentiments que j’ai trouvées en vous. Oh ! il m’est bien cruel de me séparer de vous. Il est dur pour moi de retourner à ma vie solitaire. Mais il faut que je fasse ce sacrifice, ma chérie, pour l’amour de vous. Je ne sais pas plus que vous ce que contenait cette lettre. Votre oncle ne me croira pas, vos amis ne me croiront pas. Un dernier baiser, Valéria ! Pardonnez-moi de vous avoir aimée… passionnément, religieusement aimée. Pardonnez-moi… et laissez-moi m’éloigner. »

Je le retins avec l’énergie du désespoir ; ses regards me mettaient hors de moi, ses paroles me pénétraient d’une intolérable douleur.

« Allez où vous voudrez, dis-je, je vais avec vous. Amis… réputation… je ne m’inquiète de rien de ce que je perds ni de ce que je puis perdre… Ô Eustache, je ne suis qu’une femme… ne me rendez pas folle ! je ne puis vivre sans vous. Je dois, je veux être votre femme… »

Je ne pus en dire davantage. Mon angoisse et ma folie éclatèrent en sanglots et en larmes.

Il n’y résista pas. Il me calma en me parlant de sa plus douce voix ; il me rendit à moi-même par ses tendres caresses. Il attesta le ciel qui brillait sur nos têtes, qu’il me dévouerait sa vie entière. Il fit vœu… oh ! en quels termes solennels ! en quels termes éloquents !… qu’il n’aurait d’autre pensée, jour et nuit, que de se montrer digne d’un amour comme le mien. N’a-t-il pas noblement tenu son serment ? Nos fiançailles, dans cette nuit mémorable, n’ont-elles pas été suivies de notre union au pied de l’autel, de notre serment devant Dieu ? Ah ! quelle vie j’avais devant moi ! Quelle félicité au-dessus de toutes les félicités était alors la mienne !

Je relevai encore une fois ma tête appuyée sur sa poitrine, pour goûter les chères délices de le voir à côté de moi… lui, ma vie, mon amour, mon mari, mon trésor !

À peine ramenée de mes absorbants souvenirs du passé aux douces réalités du présent, je touchais sa joue de la mienne et je murmurais tout bas :

« Oh ! comme je vous aime !… comme je vous aime !… »

Mais, soudain, je redressai ma tête en tressaillant. Mon cœur cessa de battre. Je portai ma main à ma figure. Qu’est-ce que je sentais sur ma joue ?… Je n’avais pas pleuré !… J’étais si heureuse ! Qu’est-ce que je sentais sur ma joue ? Une larme !

Sa figure était tournée du côté opposé à la mienne. Je le forçai à la retourner de mon côté.

Je le regardai… et je vis que mon mari, le jour de nos noces, avait les yeux pleins de larmes.

III. – LA PLAGE DE RAMSGATE.

Eustache réussit à calmer mes alarmes. Mais je ne saurais dire qu’il réussit à satisfaire aussi mon esprit.

Il avait pensé, me dit-il, au contraste entre sa vie passée et sa vie présente. D’amers souvenirs des années écoulées lui étaient revenus et l’avaient rempli de douloureuses craintes sur son impuissance à me rendre heureuse. Il s’était demandé s’il ne m’avait pas rencontrée trop tard ? s’il n’était pas déjà un homme aigri et fatigué par les désappointements et les désenchantements de son passé ? Ces souvenirs, pesant de plus en plus sur son âme, avaient rempli ses yeux des larmes que j’y avais surprises ; larmes qu’il me conjurait, au nom de mon amour pour lui, d’oublier pour toujours.

Je l’excusai, je le rassurai, je le ranimai. Mais il y eut des moments où le souvenir de ce que j’avais vu me troublait en secret, et où je me demandais si je possédais en réalité la pleine confiance de mon mari, comme il possédait la mienne.

Nous laissâmes le train à Ramsgate.

Cette ville d’eau, si fréquentée, était déserte ; la saison venait de finir. Nos projets de voyage, pendant notre lune de miel, comprenaient une excursion à travers la Méditerranée dans un yacht prêté à Eustache par un ami. Nous aimions tous deux la mer et nous étions également désireux, à cause des circonstances qui avaient accompagné notre mariage, d’éviter la rencontre de nos amis et de nos connaissances. En conséquence de ce projet, après la célébration tout intime de notre mariage à Londres, nous avions décidé, en donnant nos instructions au capitaine du yacht, qu’il irait nous rejoindre à Ramsgate. Nous pouvions, la saison des bains étant achevée, nous embarquer dans ce port bien plus incognito que dans toute autre station de yachts, située dans l’Île de Wight.

Trois jours se passèrent, jours de délicieuse solitude, d’exquise félicité, qui ne sauraient être oubliés de toute notre vie, que nous ne retrouverons jamais plus avant la fin !

De bonne heure, durant la matinée du quatrième jour, un peu avant le lever du soleil, il survint un incident, insignifiant en soi, mais que je remarquai néanmoins, parce qu’il me parut étrange, avec la connaissance que j’avais de moi-même.

Je me réveillai subitement, et sans savoir pourquoi, d’un profond sommeil, avec un malaise nerveux qui avait envahi toute ma personne et que je n’avais jamais ressenti jusque-là. Dans le temps passé au presbytère, ma réputation de parfaite dormeuse avait été le sujet de bien des innocentes plaisanteries. Du moment où je posais la tête sur mon oreiller, je n’avais jamais su ce que c’était que de me réveiller jusqu’à ce que la servante vînt frapper à ma porte. Dans toutes les saisons, à toutes les époques, mon sommeil avait toujours été le long et paisible repos d’un enfant.

Et, cette fois, je me réveillais, sans cause apparente, plusieurs heures avant mon heure habituelle. Je m’efforçai de me rendormir ; je n’y réussis pas. J’étais si agitée que je ne pus même rester au lit. Mon mari dormait profondément à côté de moi. Dans la crainte de troubler son sommeil, je me levai, et ne pris que ma robe de chambre et mes pantoufles.

J’allai à la fenêtre. Le soleil se levait sur la mer grise et calme. Pendant un moment, le spectacle majestueux que j’avais devant moi exerça une influence salutaire et calma l’irritation de mes nerfs. Mais bientôt cette irritation reprit le dessus. Je me mis à marcher sans bruit à travers la chambre, jusqu’à ce que je fusse fatiguée de la monotonie de cet exercice. Je pris un livre et le laissai presque aussitôt. Mon attention errait à l’aventure ; l’auteur fut impuissant à la fixer. Je me levai de ma chaise et regardai Eustache ; je l’admirais, je l’aimais dans son paisible sommeil. Je retournai à la fenêtre, et me rassasiai de la beauté du matin. Je m’assis devant la glace et me regardai. Combien je me trouvai l’air hagard, fatigué, évidemment à cause de ce réveil avant l’heure accoutumée ! Je me relevai encore, mais je ne savais plus que faire. Il me devint intolérable de me sentir plus longtemps confinée dans les quatre murs de la chambre. J’ouvris la porte qui conduisait dans le cabinet de toilette de mon mari, et j’y entrai, pour essayer si le changement de place me ferait quelque bien.

Le premier objet qui frappa mes yeux fut son nécessaire de voyage, laissé ouvert sur la toilette.

J’en tirai les flacons, les pots, les brosses, les peignes ; les couteaux et les ciseaux, qui étaient dans un compartiment, et les objets pour écrire qui étaient dans un autre. Je respirai les parfums et les pommades ; je nettoyai soigneusement les flacons au fur et à mesure que je les retirais du nécessaire. Peu à peu je le vidai complètement. Il était doublé en velours bleu. Dans un coin, je remarquai un petit ruban de soie bleue, libre par son extrémité visible. Le prenant entre l’index et le pouce, et le tirant à moi, je m’aperçus qu’il y avait un double fond dans le nécessaire, formant un compartiment secret pour des lettres et des papiers. Dans l’étrange situation d’esprit où j’étais… cédant à un caprice ou à un sentiment de curiosité… je retirai les papiers, comme j’avais retiré les autres objets contenus dans le nécessaire.

C’étaient quelques notes et billets acquittés, qui ne pouvaient m’offrir aucun intérêt, quelques lettres que je laissai naturellement de côté, après en avoir lu seulement l’adresse ; mais, en dessous, je vis une photographie, sur le dos de laquelle je lus ces mots :

À mon cher fils Eustache.

Sa mère ! la femme qui s’était si obstinément et si impitoyablement opposée à notre mariage !

Je m’empressai de retourner la photographie, n’attendant à trouver une physionomie sévère, bourrue, revêche. À ma grande surprise, la figure montrait les restes d’une grande beauté ; l’expression, quoique indiquant un caractère plein de fermeté, avait du charme, et était empreinte de tendresse et de bonté. Les cheveux gris étaient disposés en touffes de gentilles petites boucles à l’ancienne mode, de chaque côté de la tête, et ombragés par un chapeau de dentelle unie. À un coin de la bouche, on remarquait un signe, évidemment un grain de beauté, qui ajoutait au caractère de la figure. Je regardai avec attention ce portrait et le fixai dans ma mémoire. Cette femme, qui nous avait presque insultés, moi et les miens, était sans aucun doute, et autant que les apparences l’indiquaient, une personne vers laquelle on se sentait invinciblement attiré… une personne qu’on serait heureux et fier de connaître.

Je m’abandonnai à mes réflexions. La découverte de cette photographie me calma plus que n’aurait pu faire toute autre chose.

Le bruit d’une cloche, qui sonna au bas de l’escalier, m’avertit de la rapidité avec laquelle le temps s’était enfui. Je remis soigneusement en place tous les objets contenus dans le nécessaire, en commençant par la photographie, que je replaçai exactement comme je l’avais trouvée, et je m’en retournai dans la chambre à coucher. Tandis que je regardais mon mari dormant toujours de son calme sommeil, une question s’imposa à mon esprit. D’où sont venus, à cette charmante et gracieuse mère, la sévère résolution d’empêcher notre mariage et son impitoyable refus de l’approuver ?

Pouvais-je soumettre ouvertement cette question à Eustache, à son réveil ? Non ; je n’osai m’y aventurer. Il avait été tacitement entendu entre nous que nous ne parlerions jamais de sa mère… et d’ailleurs ne pouvait-il pas être mécontent que j’eusse ouvert le compartiment secret de son nécessaire ?

 

Après le déjeuner, nous eûmes enfin des nouvelles du yacht. Il était venu mouiller en sûreté dans l’intérieur du port, et le capitaine attendait à bord les ordres de mon mari.

Eustache ne me demanda pas de l’accompagner jusqu’au yacht : il lui fallait examiner l’inventaire du navire et décider quelques questions qui n’étaient pas de nature à intéresser une femme, relativement aux cartes, aux baromètres, aux provisions, et à l’eau. Il me pria de vouloir bien attendre son retour. Le temps était admirablement beau et la marée en son plein. Je me décidai pour une promenade sur la plage, et la maîtresse de notre hôtel, qui se trouvait en ce moment dans notre chambre, s’offrit à m’accompagner et à prendre soin de moi. Il fut convenu que nous nous promènerions, aussi loin que nous en aurions envie, dans la direction de Broadstairs, et qu’Eustache viendrait nous retrouver sur le rivage, quand il aurait fini ses arrangements à bord du yacht.

Au bout d’une demi-heure, l’hôtesse et moi, nous étions descendues sur la plage.

Le tableau, dans cette belle matinée d’automne, était admirable. La douce brise, le ciel éclatant, la mer calme et bleue, les rochers miroitant au soleil, les sables de couleur fauve, enfin le va-et-vient des navires qui sillonnaient la Manche… tout cela formait un spectacle merveilleux, tout cela me ravissait au point que, si j’avais été seule, j’aurais dansé de joie comme un enfant. La seule compensation qui diminuât mon plaisir était le parlage intarissable de l’hôtesse. C’était une femme empressée, d’un bon naturel, mais dont la tête était vide d’idées ; qui ne cessait pas de parler, que je l’écoutasse ou non ; et qui avait la manie de m’adresser la parole en m’appelant perpétuellement Madame Woodville.

Nous étions sur le rivage depuis plus d’une demi-heure, lorsque nous aperçûmes une dame qui marchait devant nous.

Précisément au moment où nous allions la dépasser, elle tira son mouchoir de sa poche et en fit sortir en même temps une lettre qui tomba, sans qu’elle s’en aperçût, sur le sable, presque à mes pieds. Je ramassai cette lettre et la présentai à la dame.

Elle se retourna pour me remercier. La vue de son visage me cloua sur place. Ce visage était le propre original de la photographie que j’avais trouvée, le matin même, dans le nécessaire de mon mari. C’était sa mère que j’avais devant moi. Je reconnus les jolies petites boucles de ses cheveux gris, la charmante expression de sa physionomie, le petit grain de beauté qui se laissait voir à l’un des coins de sa bouche. Il n’était pas possible de s’y méprendre. C’était bien la mère d’Eustache !

La vieille dame, naturellement, prit ma surprise pour de la timidité. Avec un tact parfait et un air plein de bonté, elle engagea la conversation avec moi, et je me mis à marcher à côté de celle qui avait si cruellement refusé de m’accueillir dans sa famille. Je me sentais, je l’avoue, fort mal à l’aise, ne sachant nullement, si je devais ou non, en l’absence de mon mari, prendre sur moi de faire connaître à sa mère qui j’étais.

Mais bientôt mon hôtesse, qui marchait de l’autre côté de la dame, trancha la question en m’adressant la parole avec son ton familier. Je venais de dire que je croyais que nous étions en ce moment près des petits bains de Broadstairs, le terme de notre promenade.

« Oh ! non, madame Woodville, dit ma babillarde hôtesse, nous n’en sommes pas aussi près que vous pensez. »

Je regardai avec un battement de cœur ma belle-mère.

À mon grand étonnement, elle n’eut pas le moins du monde l’air de me reconnaître. La vieille Mme Woodville continua à causer avec la jeune Mme Woodville aussi tranquillement que si elle n’avait jamais entendu de sa vie prononcer son nom.

Ma figure et ma contenance durent trahir jusqu’à un certain point mon agitation ; car Mme Woodville, ayant jeté par hasard les yeux sur moi en ce moment, tressaillit, et me dit avec bonté :

« Je crains que vous ne vous soyez fatiguée outre mesure. Vous êtes bien pâle… vous paraissez vous soutenir à peine. Venez vous asseoir là et prenez mon flacon de sels. »

J’eus à peine la force de la suivre jusqu’au pied de la falaise, où de grands quartiers de rochers tombés du sommet nous tinrent lieu de sièges. Je ne saisis que vaguement les longues effusions de tendre sollicitude auxquelles s’abandonna mon hôtesse avec une volubilité intarissable. Je pris, sans trop savoir ce que je faisais, le flacon que la mère de mon mari, après avoir entendu mon nom, m’offrit avec bienveillance, comme elle l’aurait offert à une étrangère.

S’il ne s’était agi que de moi, je crois que j’aurais provoqué sur-le-champ une explication. Mais je devais penser à Eustache. J’ignorais entièrement si les relations qui existaient entre sa mère et lui étaient hostiles ou amicales. Que pouvais-je faire ?

Pendant que toutes ces questions s’agitaient en moi, la vieille dame continuait à me parler avec la plus vive sympathie. Elle aussi, était fatiguée ; elle avait passé une mauvaise nuit, auprès du lit d’une proche parente qui habitait Ramsgate. Elle avait reçu, la veille seulement, un télégramme lui annonçant qu’une de ses sœurs était sérieusement malade. Quant à elle, elle était encore, grâce à Dieu, pleine d’activité et de force, et elle avait cru qu’il était de son devoir d’accourir aussitôt à Ramsgate. Vers le matin, l’état de la malade s’était amélioré.

« Le docteur m’a assuré, madame, qu’il n’y a aucun danger immédiat à redouter ; et j’ai pensé qu’un tour de promenade sur la plage, après une longue nuit passée auprès de la malade, ne pouvait que me faire du bien. »

J’entendis ces mots… j’en compris le sens… mais j’étais encore trop intimidée et trop bouleversée pour être en état de soutenir la conversation. L’hôtesse avait grande envie de le faire, aussi l’hôtesse fut-elle la première personne qui parla.

« Voici un gentleman qui vient de ce côté, dit-elle, en indiquant la direction de Ramsgate. Il ne vous serait pas possible de marcher ; voulez-vous que je le prie d’envoyer une chaise à porteurs à la brèche de la falaise ? »

Le gentleman continua d’avancer.

L’hôtesse et moi, nous le reconnûmes en même temps. C’était Eustache, venant au-devant de nous, comme il avait été convenu. L’hôtesse, ne pouvant contenir sa satisfaction en le voyant, s’écria :

« Oh ! madame Woodville ! voici M. Woodville en personne, n’est-ce pas heureux ? »

Je regardai encore ma belle-mère, et je vis que, cette fois encore, elle n’éprouva pas la moindre émotion en entendant de nouveau prononcer son nom. Ses yeux ne voyaient pas d’aussi loin que les nôtres : elle n’avait pas encore reconnu son fils. Pendant un court moment, Eustache s’arrêta, comme frappé de la foudre. Puis il s’avança… son visage coloré devint pâle d’une émotion contenue ; ses yeux se fixèrent sur sa mère.

« Vous ici !… lui dit-il.

– Comment vous portez-vous, Eustache ? dit-elle tranquillement. Aviez-vous donc appris aussi la maladie de votre tante ? Saviez-vous qu’elle était à Ramsgate ? »

Il ne répondit pas. L’hôtesse, tirant l’inévitable conclusion qui ressortait des mots qu’elle venait d’entendre, me regarda tour à tour, moi et ma belle-mère, dans un état d’étonnement qui paralysa sa langue. J’attendis, les yeux fixés sur mon mari, pour voir ce qu’il ferait. S’il avait tardé un moment de plus à me reconnaître, tout le reste de ma vie eût pu en être empoisonné.

Il ne tarda pas un moment. Il vint à moi et me prit par la main.

« Savez-vous qui est cette dame ? » dit-il à sa mère.

Celle-ci répondit en me regardant et en faisant avec la tête un signe gracieux d’affirmation.

« C’est une dame que j’ai rencontrée sur la plage, Eustache, et qui a eu l’obligeance de me rendre une lettre que j’avais laissé tomber. Je crois que j’ai entendu son nom. Et, se tournant vers l’hôtesse : N’avez-vous pas dit : Mme Woodville ? »

La main de mon mari serra involontairement la mienne, au point de me faire mal. Cependant, il n’hésita pas une seconde.

« Mère, dit-il avec le plus grand calme, cette dame est ma femme. »

Elle était jusqu’à ce moment restée assise. Elle se leva alors, lentement, et regarda son fils en silence. Puis l’expression première de surprise de son visage disparut et fut remplacée par le plus terrible regard d’indignation et de mépris que j’aie jamais vu éclater dans les yeux d’une femme.

« Je plains votre femme, » dit-elle.

Elle ne prononça que ces seuls mots. Elle leva la main en lui faisant signe de s’éloigner d’elle, et reprit d’un pas grave sa promenade solitaire.

IV. – RETOUR AU LOGIS.

Laissés à nous-mêmes, nous restâmes un moment silencieux. Eustache parla le premier.

« Êtes-vous en état de marcher et de retourner à pied ? me dit-il, ou devons-nous aller jusqu’à Broadstairs, et revenir à Ramsgate par le chemin de fer ? »

Il me fit cette question aussi tranquillement que si rien de remarquable n’était arrivé. Mais ses yeux et ses lèvres le trahissaient et me disaient qu’il souffrait beaucoup intérieurement. La scène extraordinaire qui venait de se passer, au lieu de m’enlever le reste de mon courage, avait fortifié mes nerfs et m’avait rendu maîtresse de moi-même. J’aurais été plus ou moins qu’une femme, si mon amour-propre n’avait pas été surexcité au plus haut point, par l’attitude incompréhensible de la mère de mon mari, pendant que son fils me présentait à elle. Quel était le secret de son mépris pour lui et de sa pitié pour moi ? Qu’est-ce qui pouvait expliquer son incompréhensible indifférence, quand mon nom avait frappé deux fois son oreille ? Pourquoi nous avait-elle laissés, comme si la seule idée de rester dans notre compagnie lui eût été insupportable ? L’intérêt capital de ma vie était maintenant l’intérêt que j’avais à pénétrer ces mystères. Marcher ? J’éprouvais une si fiévreuse impatience de les connaître, qu’il me semblait que je serais allée au bout du monde, si j’avais pu seulement avoir mon mari à côté de moi, et le questionner pendant la route.

« Je suis tout à fait remise, lui dis-je. Retournons à pied, comme nous sommes venus. »

Eustache lança un regard à l’hôtesse. Elle le comprit.

« Je ne voudrais pas vous imposer ma compagnie, monsieur, lui dit-elle vivement. J’ai affaire à Broadstairs… et j’en suis si voisine ici, que je ferais bien d’y aller. Bonjour, madame Woodville. »

Elle prononça ce nom avec emphase, et l’accompagna, en s’éloignant, d’un coup d’œil significatif que, dans l’état de préoccupation où se trouvait mon esprit, je ne compris pas le moins du monde ; je n’avais ni le temps, ni l’envie de lui demander ce qu’il signifiait. Après avoir fait à Eustache une petite révérence assez raide, elle nous laissa, à son tour, en prenant d’un pas rapide le chemin de Broadstairs.

Enfin, nous étions seuls !

Je ne perdis pas de temps pour commencer mon enquête. Je ne prodiguai pas mes paroles en préliminaires superflus. La question que j’adressai à Eustache fut parfaitement nette et claire.

« Qu’est-ce que signifie la conduite de votre mère ? »

Au lieu de me répondre, il partit d’un éclat de rire… d’un éclat de rire bruyant, grossier, violent, si complètement différent de tous ceux auxquels je l’avais jamais vu se laisser aller, si étrangement contraire à ce que je connaissais de son caractère, que je demeurai immobile.

« Eustache ! lui dis-je, je ne vous reconnais pas. Vous m’effrayez presque. »

Il ne prit pas garde à ce que je lui disais. Il semblait poursuivre quelque idée plaisante qui venait de se réveiller dans son esprit.

« C’est de cette façon que m’aime ma mère ! s’écria-t-il avec l’air d’un homme irrésistiblement entraîné par une pensée qui s’est emparée de lui. Dites-moi tout ce que vous savez à ce propos, Valéria.

– Vous dire ce que je sais ? répétai-je. Après ce qui vient d’arriver, c’est certainement à vous qu’il appartient de m’éclairer.

– Vous ne voyez pas la plaisanterie ? dit-il.

– Non-seulement je ne vois pas la plaisanterie, mais je vois quelque chose, dans le langage et dans la conduite de votre mère, qui m’autorise à vous en demander une sérieuse explication.

– Ma chère Valéria ! si vous connaissiez ma mère aussi bien que je la connais, une sérieuse explication de sa conduite serait la dernière chose dans le monde que vous attendriez de moi. Prendre ma mère au sérieux !… Il éclata de rire encore une fois. Ma chérie ! vous ne savez pas combien vous m’amusez. »

Tout cela n’avait rien de naturel ; tout cela était forcé. Lui, le plus délicat, le plus distingué des hommes… lui, un gentleman dans la plus haute expression du mot… était en me parlant ainsi, lourd, bruyant, vulgaire ! Mon cœur fut soudainement saisi d’une terreur à laquelle, malgré tout mon amour pour lui, il me fut impossible de résister. Dans l’excès de mon chagrin et de mes alarmes, je me demandai si mon mari commençait à me tromper, à jouer… et à jouer mal, la comédie avec moi… après une semaine à peine de mariage !

J’essayai de gagner sa confiance d’une autre façon. Il était évidemment déterminé à me faire partager sa manière de voir. Je résolus, de mon côté, d’accepter son point de vue.

« Vous prétendez que je ne comprends pas votre mère, lui dis-je doucement. Voulez-vous m’aider à la comprendre ?

– Il n’est pas facile de vous aider à comprendre une femme qui ne se comprend pas elle-même, me répondit-il. Mais je vais essayer. La clef du caractère de ma pauvre mère est dans un seul mot : Excentricité. »

S’il avait cherché dans tout le dictionnaire le mot le moins propre à peindre la dame que j’avais rencontrée sur la grève, excentricité eût été ce mot. Un enfant qui aurait vu ce que j’avais vu, qui aurait entendu ce que j’avais entendu, aurait découvert qu’il se moquait… et se moquait grossièrement… de la vérité.

« Rappelez-vous ce que je viens de vous dire, continua-t-il, et, si vous voulez comprendre ma mère, faites ce que je vous ai demandé de faire, il n’y a qu’une minute… dites-moi tout ce qui vient d’arriver. Comment en êtes-vous venue à lui parler, à entrer en conversation avec elle ?

– Votre mère vous l’a dit, Eustache. Je marchais derrière elle, quand elle a laissé tomber une lettre par hasard…

– Non par hasard, dit-il en m’interrompant, mais à dessein.

– Impossible ! m’écriai-je. Pourquoi aurait-elle laissé tomber cette lettre à dessein ?

– Usez de la clé de son caractère, ma chère. Excentricité ! Une manière bizarre employée par ma mère pour faire connaissance avec…

– Pour faire connaissance avec moi… ? Mais je viens de vous dire que je marchais derrière elle. Elle ne pouvait deviner ma présence avant que je lui eusse parlé la première.

– C’est une supposition, Valéria !

– C’est un fait certain !

– Pardonnez-moi… vous ne connaissez pas ma mère comme je la connais. »

Je commençai à perdre patience.

« Voulez-vous dire, repris je, que votre mère était sortie ce matin dans le dessein exprès de faire connaissance avec moi ?

– Je n’ai pas le moindre doute là-dessus, me répondit-il froidement.

– Pourquoi ne m’a-t-elle pas reconnue en entendant mon nom ? Deux fois l’hôtesse m’a appelée Mme Woodville, de manière à être parfaitement entendue par elle, et deux fois, je vous le jure sur l’honneur, ce nom n’a fait aucune impression sur elle. Son regard, le jeu de sa physionomie ont été ceux d’une personne qui aurait entendu son nom pour la première fois de sa vie.

– Jeu est le mot propre, dit-il. Les femmes de théâtre ne sont pas les seules qui puissent jouer la comédie. Le but de ma mère était de vous connaître complètement ; et, pour cela, d’empêcher que vous ne vous missiez sur vos gardes, c’est-à-dire de vous parler comme pouvait le faire une personne qui vous eût été étrangère. C’est bien là un trait digne de ma mère, que de prendre ce détour pour arriver à satisfaire sa curiosité à l’égard d’une belle-fille, dont elle a désapprouvé le mariage. Si je ne vous avais pas rejointes, comme je l’ai fait, elle vous aurait examinée et interrogée, en ce qui vous concerne et en ce qui me concerne, et vous lui auriez répondu innocemment, dans la parfaite croyance que vous causiez avec une connaissance de hasard. Je reconnais bien là ma mère. Elle est votre ennemie, rappelez-vous-le… et non pas votre amie : elle n’est pas en quête de vos mérites, mais de vos défauts. Et vous vous étonnez que votre nom, quand elle l’a entendu, n’ait fait aucune impression sur elle ! Pauvre innocente ! Je puis vous dire ceci… vous n’avez vu ma mère dans son vrai caractère, que lorsque j’ai mis fin à la mystification, en vous présentant l’une à l’autre. »

Je le laissais aller, sans dire un mot. J’écoutais. Oh ! avec quel cœur rempli de tristesse ! avec quel désenchantement et quel désespoir, qui me déchiraient l’âme ! L’idole de mon culte, le compagnon, le guide, le protecteur de ma vie, était-il donc tombé si bas ? Pouvait-il s’avilir par une ruse aussi éhontée ?

Y avait-il un seul mot de vérité dans tout ce qu’il m’avait dit ? Oui ! si je n’avais pas découvert le portrait de sa mère, il est certain que je n’aurais pas connu, que je n’aurais pas même soupçonné qui était réellement la dame que je venais de rencontrer. À part cela, le reste n’était que mensonges… grossiers mensonges, qui ne permettaient de dire qu’une chose en sa faveur, c’est qu’il n’était pas accoutumé à la fausseté et à la tromperie. Bon Dieu !… s’il fallait en croire mon mari, sa mère nous aurait suivis à la piste à Londres, suivis à la piste à l’église, suivis à la piste à la station du chemin de fer, suivis à la piste à Ramsgate ! Affirmer qu’elle me connaissait de vue pour la femme d’Eustache, qu’elle m’attendait sur la grève, et qu’elle avait laissé tomber à dessein sa lettre, dans le but exprès de faire connaissance avec moi, c’était affirmer que chacune de ces monstrueuses improbabilités était un fait qui était réellement arrivé !

Je ne pouvais plus trouver un mot. Je marchais à côté d’Eustache en silence, pénétrée de la malheureuse conviction qu’il y avait un abîme, sous la forme d’un secret de famille, entre mon mari et moi. En esprit, sinon en fait, nous étions séparés l’un de l’autre… après une existence commune de seulement quatre jours !

« Valéria, me demanda-t-il, n’avez-vous rien à me dire ?

– Rien.

– Est-ce que vous n’êtes pas satisfaite de mes explications ? »

Je remarquai un léger tremblement dans sa voix, quand il m’adressa cette question. Le son en était, pour la première fois depuis que nous causions, devenu semblable à celui que mon expérience associait, en lui, à certains traits de son humeur que j’avais appris déjà à bien connaître. Parmi les milliers d’influences mystérieuses qu’un homme exerce sur la femme qui l’aime, je doute qu’il y en ait une plus irrésistible que l’influence de sa voix. Je ne suis pas de ces femmes qui versent des larmes si peu qu’elles y soient provoquées ; ce n’est pas, sans doute, dans mon tempérament. Mais quand je remarquai ce léger changement naturel dans le son de sa voix, mon esprit se reporta, je ne sais pourquoi, à ce jour heureux où, pour la première fois, je lui avais avoué que je l’aimais. J’éclatai en sanglots.

Il s’arrêta soudain et me prit par la main. Il essaya de regarder mon visage.

Mais je tins la tête baissée et mes yeux fixés sur le sol. J’étais honteuse de ma faiblesse et de mon défaut de courage. J’étais résolue à ne pas le regarder en face.

Durant l’instant de silence qui suivit, il tomba subitement à genoux devant moi, en poussant un cri de désespoir qui me déchira le cœur.

« Valéria ! s’écria-t-il, je suis un homme méprisable… un homme faux… un homme indigne de vous. Ne croyez pas un mot de ce que je viens de vous dire. Ce sont autant de mensonges, de lâches et détestables mensonges. Vous ne savez pas par quelles épreuves j’ai passé ; vous ne savez pas combien j’ai été torturé. Oh ! ma bien-aimée, ne me méprisez pas ! Il faut que j’aie été hors de moi-même quand je vous ai parlé comme je l’ai fait. Vous sembliez offensée ; je ne savais que faire. Je voulais vous épargner même un moment de peine. Je voulais en détourner votre pensée, et je l’ai tenté par ces mensonges. Pour l’amour de Dieu, ne me demandez pas de vous en dire davantage ! Mon amour ! mon ange ! il s’agit de quelque chose entre ma mère et moi, mais qui ne vous touche en rien. Je vous aime, je vous adore ; tout mon cœur, toute mon âme sont à vous. Que cela vous suffise ! Oubliez ce qui vient d’arriver. Vous ne reverrez plus jamais ma mère. Nous quitterons demain cette ville. Nous nous embarquerons sur le yacht. Qu’importe où nous vivions, pourvu que nous vivions l’un pour l’autre ! Pardonnez et oubliez ! Oh ! Valéria, Valéria, pardonnez et oubliez ! »

Une indicible douleur se peignait sur sa figure. Une indicible douleur se laissait sentir dans sa voix. Rappelez-vous cela ; et rappelez-vous que je l’aimais.

« Pardonner est aisé ; dis-je avec tristesse. Pour l’amour de vous, Eustache, je tâcherai aussi d’oublier… »

Je l’obligeai à se relever. Il me baisa les mains, de l’air d’un homme qui était trop au-dessous de moi pour se permettre une expression plus familière de sa gratitude. L’embarras qui nous tenait l’un et l’autre, pendant que nous continuions à marcher lentement, était si intolérable, que je m’efforçai de trouver, dans mon esprit, un sujet de conversation, comme si j’avais été dans la compagnie d’un étranger. Par pitié pour lui, je lui demandai de me parler de son yacht.

Il saisit ce sujet de conversation, comme un homme qui se noie saisit la main qui lui est tendue.

À propos de ce malheureux yacht, il parla, parla, parla, comme si sa vie avait tenu à ce qu’il ne cessât pas d’en parler jusqu’à ce que nous fussions rentrés à l’hôtel. Quant à moi, il m’était pénible de l’entendre. Je pus me faire idée de sa souffrance, par la violence qu’il faisait à son caractère et à ses habitudes, lui d’ordinaire silencieux et pensif. Ce ne fut qu’à grand’peine que je me contins, jusqu’à ce que nous eussions atteint la porte de notre appartement. Arrivée là, je prétextai ma fatigue et lui demandai de me laisser reposer quelques moments dans la solitude de ma chambre.

« Partirons-nous demain ? » me demanda-t-il tout à coup, comme je montais l’escalier.

S’embarquer avec lui pour la Méditerranée, le jour suivant ? Passer semaines sur semaines absolument seule avec lui, dans l’étroite enceinte d’un navire, avec son terrible secret qui s’interposerait entre nous, et nous éloignerait chaque jour davantage l’un de l’autre ? Je frémis d’y penser.

« Demain, n’est-ce pas un peu bien tôt ? dis-je. Voulez-vous me donner un peu plus de temps pour faire mes préparatifs ?

– Oh ! certainement ! Prenez tout le temps que vous voudrez, me répondit-il, un peu, je pense, à contre-cœur. Pendant que vous vous reposerez, il y a encore une ou deux choses que je pourrai faire. Je pense que je dois retourner au yacht. N’avez-vous rien à me commander, Valéria, avant que je sorte ?

– Rien… je vous remercie, Eustache. »

Il s’empressa de se rendre au port. Redoutait-il ses propres pensées, s’il restait livré à lui-même dans son appartement, ou préférait-il la société du capitaine ou du steward à l’absence de toute société ?

Il était inutile de le lui demander. Que savais-je de lui et de ses pensées ? Je m’enfermai dans ma chambre.

V. – LA DÉCOUVERTE DE L’HÔTESSE.

Je m’assis et j’essayai de remettre le calme dans mes esprits. C’était le moment ou jamais de décider ce que mon devoir envers mon mari et mon devoir envers moi-même exigeaient que je fisse.

Je n’en vins pas à bout. Fatiguée d’esprit aussi bien que de corps, j’étais absolument incapable de suivre le développement régulier d’aucune idée. Je sentais vaguement que… si je laissais les choses dans l’état où elles étaient… je ne pouvais espérer, de dissiper jamais les ténèbres qui allaient s’épaississant sur notre vie à deux, si doucement commencée. Nous pouvions continuer à demeurer ensemble de façon à sauver les apparences. Mais, oublier ce qui était arrivé, me sentir satisfaite de mon sort, cela était au delà de mes forces. Ma tranquillité comme femme… peut-être mes plus chers intérêts comme épouse… me faisaient une loi impérieuse de pénétrer le mystère de la conduite de ma belle-mère, et aussi de découvrir ce que signifiaient les mots étranges de repentir et de reproche que mon mari s’était adressés à lui-même, en revenant à notre logis.

Mais qu’est-ce que je pouvais ? Constater ma position… rien de plus. Quand, je me demandais ce que je devais faire ensuite, une confusion sans espoir d’en sortir, un doute qui me rendait folle, remplissaient mon âme et faisaient de moi la femme la moins capable de réfléchir et de s’aider elle-même qu’il y eût au monde.

Je renonçai à mes efforts. Je me jetai sur mon lit, en proie à un désespoir sombre et à une morne stupeur, et je tombai, par le seul effet de la fatigue, dans un sommeil pénible et sans suite.

Je fus réveillée par un coup frappé à la porte de ma chambre.

Était-ce mon mari ? Je tressaillis de la tête aux pieds à cette idée. Ma patience et mon courage allaient-ils être mis de nouveau à l’épreuve ?

« Qui est là ? » demandai-je, nerveuse et irritée.

La voix de mon hôtesse me répondit :

« Puis-je, s’il vous plaît, vous parler un moment ? »

J’ouvris la porte. Je ne peux le cacher… quoique j’aimasse mon mari si tendrement, quoique j’eusse laissé pour lui ma famille et mes amis… ce fut, en ce moment, un soulagement pour moi de voir que ce n’était pas lui qui revenait.

L’hôtesse entra et s’assit, sans y être invitée, auprès de moi. C’était se mettre tout d’abord sur le pied de l’égalité ; mais elle ne s’en tint pas là, elle gravit un degré de plus dans l’échelle sociale, elle se posa en protectrice, et me jeta de haut un regard attendri, comme sur un pauvre être digne de sa pitié.

« Je reviens à l’instant de Broadstairs, dit-elle en commençant. J’espère que vous me rendrez la justice de croire que je regrette sincèrement ce qui est arrivé. »

Je m’inclinai et gardai le silence.

« Femme de condition moi-même, quoique réduite par des malheurs de famille à tenir une maison meublée… je sympathise sincèrement avec vous. J’irai plus loin ; je ne craindrai pas de dire que je ne saurais vous blâmer. Non, non, je ne vous blâme pas. J’ai vu que vous avez été aussi blessée de la conduite de votre belle-mère que je l’ai été moi-même, et c’est beaucoup dire ; beaucoup dire, en vérité. Néanmoins, j’ai un devoir à remplir. Il est pénible, mais ce n’en est pas moins un devoir. Je vis dans le célibat, non que je n’aie eu bien des occasions d’en sortir… je vous prie de le croire… mais j’y suis restée par goût. Dans cette situation, je ne reçois dans ma maison que des locataires extrêmement respectables. Il ne doit y avoir aucun mystère dans leur position. Un mystère dans la position d’un locataire entraîne à sa suite… comment dirai-je ? car je désire ne pas vous offenser… je dirai une certaine tache. Très-bien. Maintenant, je m’en remets à votre propre jugement. Une personne dans ma position doit-elle s’exposer… à une tache ? Je fais cette remarque dans un esprit de charité toute chrétienne. Comme vous êtes une femme de condition vous-même, j’irai même jusqu’à dire une femme de condition avec qui on en a usé cruellement, vous me comprendrez, j’en suis sûre… »

Je ne pus en supporter davantage ; je l’interrompis.

« Je comprends, dis-je, que vous désirez que nous quittions votre maison. Quand voulez-vous que nous en sortions ? »

L’hôtesse tendit sa main longue, maigre, rouge, comme pour protester de ses regrets.

« Oh ! quel ton !… quel regard !… dit-elle. Il est naturel que vous soyez ennuyée… que vous soyez chagrine… Mais voyez, jugez vous-même, je vous prie. Mettons une semaine, c’est le délai ordinaire des congés. Pourquoi ne me tenez-vous pas pour une amie ! Vous savez quel sacrifice, quel cruel sacrifice j’ai fait uniquement pour vous !

– Vous !… un sacrifice ?… Quel sacrifice ?… m’écriai-je.

– Quel sacrifice ! Je me suis rabaissée comme femme de condition, j’ai oublié le respect que je me devais à moi-même. »

Elle fit une courte pause et prit tout à coup ma main, comme dans un accès d’amitié frénétique.

« Oh ! ma pauvre chère dame ! s’écria l’insupportable femme, je sais tout ! Un misérable vous a trompée. Vous n’êtes pas plus mariée que je ne le suis ! ».

Je dégageai brusquement ma main de la sienne et me levai avec colère de ma chaise.

« Êtes-vous folle ?… » lui dis-je.

Elle leva ses yeux au plafond avec l’air d’une personne qui a mérité le martyre et qui s’y soumet avec résignation.

« Oui, dit-elle, je commence à croire que je suis folle… folle de m’être dévouée à une ingrate, à une femme qui ne sait pas apprécier ce que j’ai fait pour elle, en bonne sœur, en bonne chrétienne. Soit ! Je ne le ferai plus. Dieu me le pardonne… je ne le ferai plus.

– Qu’est-ce que vous ne ferez plus ? demandai-je.

– Suivre votre belle-mère ! s’écria-t-elle, en quittant soudain son air de martyre, pour prendre un air de mégère. J’en rougis, quand j’y pense ! J’ai suivi cette respectable dame, tout le long de son chemin, jusqu’à sa porte. »

Ma fierté, qui m’avait soutenue jusque-là, m’abandonna en ce moment. Je me laissai retomber sur ma chaise sans pouvoir cacher mon appréhension de ce qui allait suivre.

L’hôtesse éleva la voix de plus en plus et devint de plus en plus rouge.

« Je vous avais fait signe, en vous quittant sur la plage, reprit-elle. Une femme reconnaissante aurait compris ce que ce signe voulait dire. Soit ! je ne recommencerai plus. Je rejoignis votre belle-mère à la brèche de la falaise. Je la suivis… oh ! comme je sens mon humiliation à présent… je la suivis jusqu’à la station de Broadstairs. Elle revint par le train à Ramsgate. Je fis comme elle. Elle se rendit à son logement ; je l’y suivis, comme un chien. Oh ! quelle honte ! Providentiellement, comme je le pensais alors… je ne sais plus ce que j’en dois penser maintenant… le maître de l’hôtel se trouva être un de mes amis. Il était chez lui. Nous n’avons pas de secret entre nous, quand il s’agit de locataires. Je suis en position de vous dire, madame, quel est le véritable nom de votre belle-mère. Elle ne s’appelle nullement Woodville. Son nom, et, par conséquent, le nom de son fils, est Macallan, Mme Macallan, veuve de feu le Général Macallan. Oui ! votre mari n’est pas votre mari. Vous n’êtes ni fille, ni femme, ni veuve. Vous êtes au-dessous de rien, madame… et il faut que vous quittiez ma maison. »

Elle ouvrait la porte pour sortir ; je l’arrêtai. Elle m’avait mise hors de moi. Le doute qu’elle avait jeté sur mon mariage était au-dessus de tout ce que je pouvais endurer.

« Donnez-moi l’adresse de Mme Macallan, » lui dis-je.

La colère de l’hôtesse disparut et fit place au plus vif étonnement.

« Vous ne voulez pas me donner à entendre, dit-elle, que vous allez vous-même chez la vieille dame ?

– Personne, si ce n’est la vieille dame ne peut me dire ce que j’ai besoin de savoir. Votre découverte, comme vous l’appelez, peut vous suffire, elle ne me suffit pas. Qui est-ce qui vous a dit que Mme Macallan ne s’est pas mariée deux fois, et que son premier mari ne s’appelait pas Woodville ? »

L’étonnement de l’hôtesse disparut à son tour, et la curiosité devint pour la minute son sentiment dominant. Au fond, comme je l’ai déjà dit, ce n’était nullement une méchante nature de femme. Ses accès de colère, comme cela arrive chez les gens d’un bon naturel, étaient vifs et courts ; ils éclataient promptement, mais s’apaisaient de même.

« Je n’avais pas réfléchi à cela, dit-elle. Voyons, si je vous donne l’adresse, promettez-vous de me dire, à votre tour, tout ce que vous aurez appris ? »

Je lui fis la promesse demandée, et reçus l’adresse en échange.

« Sans rancune, me dit l’hôtesse en reprenant aussitôt sa familiarité.

– Sans rancune, » répondis-je de l’air le plus cordial que je pus prendre de mon côté.

Dix minutes après j’étais à la porte de ma belle-mère.

VI. – MA DÉCOUVERTE À MOI.

Heureusement pour moi, ce ne fut pas le maître de l’hôtel qui vint m’ouvrir, quand je sonnai ; ce fut une stupide fille à tout faire qui m’introduisit, sans songer à me demander mon nom. Mme Macallan était chez elle, et seule. Après m’avoir donné ce double renseignement, la servante me conduisit au premier étage et me fit entrer dans le salon sans m’annoncer.

Ma belle mère était assise, seule, près d’une table à ouvrage, et tricotait. Dès que je parus à la porte, elle mit de côté son ouvrage, et, se levant, me signifia, d’un geste de la main plein d’autorité, qu’elle voulait parler la première.

« Je sais pourquoi vous venez, me dit-elle. Vous venez pour me questionner. Épargnez-vous-en la peine, et épargnez-moi celle de vous écouter. Je vous avertis à l’avance que je ne répondrai à aucune question relative à mon fils. »

Cela fut dit avec fermeté, mais non avec rudesse. Je répondis, de mon côté, avec une fermeté égale.

« Je ne suis pas venue ici, madame, pour vous questionner relativement à votre fils. Je suis, venue… veuillez m’excuser… pour vous adresser une question qui vous concerne vous-même. »

Elle tressaillit et fixa sur moi, par-dessus ses lunettes, un regard pénétrant. Je l’avais prise évidemment par surprise.

« Quelle est cette question ? me demanda-t-elle.

– Je viens d’apprendre pour la première fois, dis-je, que votre nom est Macallan. Votre fils m’a épousée sous le nom de Woodville. La seule explication honorable de cette circonstance est, ce me semble, que mon mari serait votre fils par un premier mariage. Il y va du bonheur de ma vie. Veuillez me permettre de vous demander si vous avez été mariée deux fois, et si le nom de votre premier mari était Woodville ? »

Elle réfléchit un peu avant de répondre.

« La question est parfaitement naturelle dans votre position, dit-elle. Mais je pense que je ferai mieux de n’y pas répondre.

– Puis-je au moins vous demander pourquoi ?

– Certainement. Si je réponds, vous m’adresserez d’autres questions, et je serai forcée de refuser d’y répondre. Je suis fâchée de vous désobliger. Je vous répète ce que je vous ai dit sur la plage ; je n’éprouve envers vous d’autre sentiment qu’un sentiment de sympathie. Si vous m’aviez consultée avant votre mariage, je vous aurais volontiers admise dans ma pleine confiance. Il est maintenant trop tard. Vous êtes mariée. Je vous engage à tirer le meilleur parti possible de votre situation, et de vous tenir pour satisfaite des choses telles qu’elles sont.

– Pardon, madame, lui dis-je, je vous ferai remarquer que, dans l’état des choses, je ne sais pas même si je suis mariée. Tout ce que je sais à moins que vous ne m’éclairiez mieux, c’est que votre fils m’a épousée sous un nom qui n’est pas son nom. Comment puis-je être assurée si je suis ou ne suis pas sa femme légitime ?

– Je crois qu’il ne peut être douteux que vous ne soyez la femme légitime de mon fils, répondit Mme Macallan. En tout cas, il vous est facile de consulter un homme de loi à ce sujet. S’il est d’avis que vous n’êtes pas légitimement mariée, mon fils, en dépit de ses fautes et de ses erreurs, est un gentleman. Il est incapable de tromper volontairement une femme qui l’aime et qui a eu confiance en lui. Il vous fera justice. De mon côté, je vous ferai justice aussi. Si l’opinion de l’homme de loi est contraire à vos justes prétentions, je vous promets de répondre à toutes les questions qu’il pourra vous convenir de m’adresser. En fait, je pense que vous êtes la femme légitime de mon fils, et, je vous le répète, tirez de votre position le meilleur parti possible. Contentez-vous du dévouement et de l’affection que votre mari a pour vous. Si vous tenez à la paix de votre cœur et au bonheur de votre vie à venir, abstenez-vous d’essayer d’en savoir plus que vous n’en savez maintenant. »

Elle se rassit de l’air d’une femme qui a dit son dernier mot.

Pousser plus loin mes questions eût été inutile… je voyais cela dans sa physionomie ; j’entendais cela dans sa voix. Je me retournai pour ouvrir la porte du salon.

« Vous êtes dure pour moi, madame, lui dis-je en partant ; mais je suis à votre merci, et je n’ai qu’à me soumettre. »

Elle leva les yeux sur moi ; sa belle et bienveillante figure se colora vivement.

« Dieu m’est témoin, mon enfant, s’écria-t-elle, que je vous plains du fond de mon cœur ! »

Après cette effusion inattendue de sympathie, elle reprit son ouvrage d’une main, et me fit signe de l’autre de la laisser seule.

Je la saluai par une révérence silencieuse et je me retirai.

J’étais entrée dans la maison sans bien savoir au juste quelle conduite je devais tenir ; j’en sortis absolument résolue à découvrir, quoi qu’il pût en arriver, le secret que la mère et le fils tenaient si fort à me cacher. Quant à la question du nom, je la considérais, maintenant, sous le jour où j’aurais dû la voir du premier coup. Si Mme Macallan avait été mariée deux fois, comme je m’étais trop pressée de le supposer, elle aurait certainement laissé échapper quelque signe d’émotion, en m’entendant appeler du nom de son premier mari. Il pouvait y avoir partout ailleurs du mystère, il n’y en avait aucun dans l’affaire du nom. Quelles que pussent avoir été ses raisons, Eustache s’était marié sous un nom qui n’était pas le sien.

En approchant de notre logement, je vis mon mari qui allait et venait devant la porte, attendant évidemment mon retour. S’il me demandait d’où je venais, j’étais déterminée à le lui dire franchement et à lui faire connaître ce qui s’était passé entre sa mère et moi.

Il s’empressa de venir au-devant de moi, laissant apercevoir un certain trouble sur son visage et dans ses manières.

« J’ai une faveur à vous demander, Valéria, me dit-il ; voudriez-vous revenir à Londres, avec moi, par le prochain, convoi ? »

Je le regardai. Pour me servir d’une expression populaire, je pouvais à peine en croire mes oreilles.

« Il s’agit d’une affaire, continua-t-il, d’une affaire qui n’intéresse absolument que moi, et qui exige ma présence à Londres. Vous ne tenez pas à vous embarquer tout de suite, à ce qu’il m’a semblé. Je ne puis vous laisser ici, livrée seule à vous-même. N’avez-vous aucune objection à venir passer un jour ou deux à Londres ? »

Je ne fis aucune objection. J’étais, moi aussi, très-désireuse de revenir à Londres.

À Londres, je pourrais obtenir l’avis d’un légiste, qui me dirait si j’étais légalement mariée ou non. À Londres, je trouverais l’appui et les conseils de l’ancien employé de mon père. Je pouvais me confier à Benjamin avec plus d’assurance qu’à tout autre. Si sincèrement que j’aimasse mon oncle, je répugnais à lui faire connaître dans quelles cruelles transes je me trouvais ! Sa femme m’avait dit que je faisais une chose de mauvais augure quand j’avais signé de mon nom de femme, au lieu de signer de mon nom de fille, sur le registre des mariages. Dois-je l’avouer ? J’étais humiliée de reconnaître, avant la fin de la lune de miel, que ma tante avait eu raison.

Deux heures après, nous roulions sur le chemin de fer. Ah ! quel contraste entre ce second voyage et le premier ! Lorsque nous allions à Ramsgate, chacun pouvait voir que nous étions deux nouveaux mariés. Quand nous revînmes à Londres, personne ne prit garde à nous ; personne n’aurait mis en doute que nous ne fussions en ménage depuis plusieurs années.

Nous descendîmes dans un hôtel particulier, non loin de Portland Place.

Le jour suivant, après le déjeuner Eustache me dit qu’il était obligé de me quitter, pour aller s’occuper de son affaire. Je l’avais déjà prévenu moi-même que j’avais quelques achats à faire à Londres. Il consentit sans difficulté à me laisser aller seule, à la condition que je prendrais la voiture attachée à l’hôtel.

Mon cœur était triste, durant cette matinée ; je ressentais avec une vive douleur l’éloignement sans cause avouée qui s’était produit entre nous. Mon mari ouvrit la porte pour sortir… mais il revint sur ses pas pour m’embrasser, avant de me laisser seule. Je fus touchée de ce retour de tendresse. Dans l’impulsion du moment, je jetai mon bras autour de son cou, je le pressai tendrement sur mon cœur.

« Ah ! cher Eustache, lui dis-je, accordez-moi donc toute votre confiance ! Je sais que vous m’aimez. Montrez-moi que vous pouvez vous fier à moi. »

Il poussa un profond soupir, et se dégagea de mon étreinte… sans irritation, mais avec tristesse.

« Je pensais, Valéria, dit-il, que nous étions convenus de ne pas revenir sur ce sujet. Vous vous rendez malheureuse vous-même et vous me rendez malheureux en même temps. »

Il quitta brusquement la chambre, comme s’il se méfiait de lui-même et craignait d’en dire davantage. Il vaut mieux que je n’insiste pas sur ce que je ressentis après ce dernier refus de s’expliquer. Je demandai la voiture aussitôt. J’étais pressée de trouver un refuge contre mes propres pensées dans le mouvement et le changement de lieu.

Je me fis conduire d’abord dans divers magasins, et fis les emplettes dont j’avais parlé à Eustache pour justifier ma sortie. Après quoi, je fus toute à l’objet que j’avais réellement à cœur : j’allai à la petite villa du vieux Benjamin, non loin de Saint John’s Wood.

Benjamin fut d’abord étrangement surpris en me voyant ; puis il remarqua tout de suite comme j’étais pâle et comme je paraissais inquiète. Je lui confiai, sans retard, la cause de mon trouble. Nous nous assîmes près du foyer brillant de sa petite bibliothèque (Benjamin, autant que ses moyens le lui permettaient, aimait à s’entourer de livres)… et là je révélai à mon vieil ami, franchement et sincèrement, tout ce que j’ai raconté ici.

Il fut trop accablé pour dire beaucoup de paroles. Il me serra cordialement la main, et remercia Dieu de ce que mon père n’avait pas assez vécu pour entendre tout ce qu’il venait d’entendre. Puis, après une pause, il prononça tout haut le nom de ma belle-mère, comme en s’interrogeant.

« Macallan ?… se dit-il, Macallan ?… où ai-je entendu ce nom ?… Pourquoi sonne-t-il à mon oreille comme s’il ne m’était pas inconnu ?… »

Il renonça cependant à fouiller dans ses souvenirs pour répondre à cette interrogation, et me demanda avec empressement ce qu’il pouvait faire pour moi. Je lui répondis qu’il pouvait en premier lieu, mettre fin à un doute… doute qui m’était insupportable… celui de savoir si j’étais légalement mariée ou non. Son énergie des anciens jours, du temps où il conduisait les affaires de mon père, reparut tout entière, dès que je lui eus posé cette question.

« Votre voiture est à la porte, ma chère, me répondit-il ; venez avec moi chez mon avocat, sans perdre un seul moment. »

Nous nous fîmes conduire à Lincoln’s Inn Fields.

À ma prière, Benjamin soumit le cas au légiste comme s’il concernait une amie à laquelle je m’intéressais. La réponse ne se fit pas attendre : le jurisconsulte déclara sans hésitation que j’étais bien mariée, du moment où j’avais cru de bonne foi que le nom sous lequel j’avais connu mon mari était véritablement son nom. Les témoins de mon mariage, mon oncle, ma tante, Benjamin, avaient agi avec la même bonne foi. Dans ces circonstances, il n’y avait pas de doute à concevoir sur le point de droit. J’étais bien légalement mariée : à Macallan ou à Woodville, peu importait ! j’étais sa femme on ne peut plus légitime.

Cette réponse décisive me soulagea de ma plus cruelle anxiété. J’acceptai de mon vieil ami de retourner chez lui et de partager son dîner en guise de goûter.

Pendant le trajet, je revins à l’autre question sur laquelle j’avais maintenant le plus à cœur de m’éclairer. Je dis à Benjamin ma résolution arrêtée de découvrir pourquoi Eustache ne s’était pas marié sous son véritable nom.

Mon compagnon secoua la tête et me pria de bien réfléchir. Comme les extrêmes se rencontrent !… il me donna, mot pour mot, le même conseil que ma belle-mère.

« Laissez les choses telles qu’elles sont, ma chère. Dans l’intérêt de votre tranquillité, contentez-vous de l’affection de votre mari. Vous savez que vous êtes bien sa femme ; vous savez qu’il vous aime. Certainement, cela suffit. »

Je n’avais à cela qu’une réponse à faire. C’est que la vie, dans de telles conditions, m’était tout simplement insupportable. Rien ne pouvait changer ma détermination… par cette raison que rien ne pouvait me réconcilier avec une existence semblable à celle que nous menions depuis deux jours. Il ne restait à Benjamin qu’à me dire s’il voulait ou non aider la fille de son ancien maître à pénétrer ce mystère.

La réponse du vieux homme le caractérise d’un trait.

« Expliquez-moi ce que vous voulez que je fasse, ma chère, » me dit-il simplement.

Nous traversions en ce moment une rue dans le voisinage de Portman Square. J’ouvrais la bouche pour reprendre la parole et remercier Benjamin, quand je m’arrêtai, stupéfaite, en apercevant mon mari.

Il descendait les marches d’une maison… d’où il paraissait sortir après une visite. Ses yeux étaient fixés sur le sol ; il ne les leva pas sur la voiture qui passait. Au moment où le domestique fermait la porte derrière lui, je remarquai que la maison portait le numéro 16. Au coin le plus proche, je lus le nom de la rue. C’était Vivian Place.

« Connaissez-vous la personne qui habite le numéro 16 de Vivian Place ? » demandai-je à mon compagnon.

Benjamin parût surpris. Ma question était certainement assez étrange, succédant à ce qu’il venait de me dire.

« Non, me répondit-il. Pourquoi me demandez-vous cela ?

– C’est que je viens de voir Eustache sortir de cette maison.

– Eh bien ! ma chère, quoi de plus simple et de plus naturel ?

– Rien, c’est vrai ; mais voyez, Benjamin, voyez comme je souffre et comme mon esprit est sur une mauvaise pente : tout ce que mon mari fait et que je ne comprends pas, me paraît suspect ! »

Benjamin leva sa vieille main osseuse en l’air et la laissa retomber sur ses genoux, comme s’il éprouvait un sentiment intérieur de pitié pour moi.

« Je vous le répète, lui dis-je, je ne puis supporter une telle existence. Je ne saurais répondre de ce que je pourrais faire, s’il me fallait vivre bien longtemps, en me méfiant de ce que j’aime le plus sur la terre. Vous avez l’expérience de la vie ; mettez-vous à ma place. Supposez qu’Eustache vous ait retiré sa confiance, comme il l’a fait avec moi ?… Supposez que vous l’aimiez autant que je l’aime et que vous ressentiez aussi amèrement que je la ressens la situation que cela me fait… que feriez-vous ? »

La question était nette. La réponse de Benjamin ne le fut pas moins.

« Eh bien ! je tâcherais de m’adresser à quelque ami intime de mon mari, ma chère, et, discrètement, je l’interrogerais sur ce que je désire savoir. »

Quelque ami intime de mon mari ? Je réfléchis un instant. Il n’y avait qu’un de ses amis qui me fût connu… c’était le correspondant de mon oncle, le Major Fitz-David. Mon cœur battit violemment, quand ce nom me revint en mémoire. Je fis ce raisonnement : en admettant que je suive l’avis de Benjamin, et que je m’adresse au Major Fitz-David, ma position ne sera pas pire qu’elle ne l’est à présent, même quand lui aussi refuserait de répondre à mes questions. Je me déterminai donc, sur-le-champ, à tenter cette démarche. La seule difficulté qui m’arrêtait était de découvrir l’adresse du Major. J’avais rendu sa lettre à mon oncle, qui me l’avait réclamée. Je me rappelais que cette lettre était datée de Londres ; mais je ne me rappelais pas autre chose.

« Merci, mon vieil ami ; vous m’avez suggéré une idée, dis-je à Benjamin. Avez-vous un almanach des adresses ?

– Non, ma chère, répondit-il d’un air étonné ; mais il m’est facile de m’en procurer un. »

Nous retournâmes à la villa. La domestique fut envoyée aussitôt à la librairie voisine, pour s’y faire prêter un almanach. Elle revint avec le volume, précisément comme nous nous mettions à table. Je me hâtai de chercher à la lettre F le nom du Major. En le trouvant, je jetai un cri de surprise.

« Benjamin ! m’écriai-je, voilà une étrange coïncidence ! Lisez ceci. »

Il regarda la ligne que je lui indiquais du doigt. L’adresse du Major Fitz David était : Numéro 16 Vivian Place… la maison même d’où je venais de voir sortir mon mari !

VII. – VISITE AU MAJOR.

« Assurément, dit Benjamin ; c’est une coïncidence. Cependant… »

Il s’arrêta un instant, comme s’il craignait que je ne prisse mal ce qu’il allait dire.

« Continuez, dis-je.

– Cependant, ma chère, reprit-il, je ne vois rien là qui puisse éveiller votre défiance. Il est très-naturel encore, ce me semble, que votre mari, se trouvant à Londres, fasse une visite à l’un de ses amis. Il est également naturel que nous ayons passé par Vivian Place à notre retour chez moi. Cela me paraît la manière raisonnable d’interpréter la chose. Voyons, ne le croyez-vous pas comme moi ?

– Je vous ai dit déjà que mon esprit est sur une fâcheuse pente, en ce qui concerne Eustache. Je pressens en outre qu’il doit y avoir, dans cette visite au Major Fitz-David, un motif secret. Ce n’est pas une visite comme une autre, j’en suis fermement convaincue.

– Une supposition ! Si nous nous mettions à table ? dit Benjamin. Voici une longe de mouton, ma chère… une simple longe de mouton. Il n’y a rien en elle qui puisse provoquer vos soupçons ! Eh bien ! donc, montrez-moi que vous avez confiance dans cette longe de mouton ; faites-moi le plaisir d’en manger. Voici du vin. C’est du vrai bordeaux, dans lequel il n’y a pas le moindre mystère, Valéria. Je puis vous donner ma parole que c’est du pur jus de la treille. Si nous ne pouvons nous fier à rien autre chose, fions-nous du moins au jus de la treille. À votre bonne santé, ma chère ! »

Je mis, aussitôt que je pus, mon humeur au diapason de celle du bonhomme. Nous mangions, nous buvions, nous parlions du passé. Pendant un court moment, je fus presque heureuse dans la société du vieil ami de mon père. Pourquoi n’étais-je pas vieille aussi ? Pourquoi n’en avais-je pas fini avec l’amour… avec ses douleurs profondes, ses plaisirs passagers, ses désillusions certaines, ses bénéfices douteux ? Les dernières fleurs de la saison se réchauffaient, dans la corbeille de la fenêtre, aux derniers rayons d’un soleil d’automne. Le petit chien de Benjamin digérait son dîner, paresseusement étendu près du foyer. Un perroquet, dans la maison voisine, lançait gaiement les notes de sa voix criarde. Je ne doute pas que ce ne soit un grand privilège d’appartenir à l’espèce humaine, mais la destinée de l’animal ou de la plante n’est-elle pas plus heureuse ?

Ce court moment de relâche à mes peines fut bientôt passé. Elles revinrent toutes m’assiéger comme auparavant. Je me sentis envahie de nouveau par mes doutes, mes inquiétudes, mon abattement, quand je me levai pour prendre congé de Benjamin.

« Promettez-moi, ma chère, que vous ne ferez rien trop précipitamment, me dit-il en m’ouvrant la porte.

– Est-ce agir trop précipitamment que d’aller voir le Major Fitz-David ? lui demandai-je.

– Oui… si vous y allez vous-même. Vous ne savez pas quelle espèce d’homme est ce major ; vous ne savez pas comment il pourra vous recevoir. Laissez-moi vous ouvrir la voie, ou sonder le terrain, comme on dit. Ayez foi en mon expérience, ma chère. En pareilles circonstances, il n’est rien de tel que de sonder le terrain. »

Je réfléchis un moment. Mon excellent ami méritait bien que je réfléchisse avant de répondre par un refus à son offre.

Après y avoir réfléchi, je résolus de prendre sur moi la responsabilité de ma démarche, quel qu’en put être le résultat. Bon ou méchant, compatissant ou impitoyable, le Major était un homme. L’influence d’une femme était la plus efficace à laquelle on pût recourir, quand le but à atteindre était tel que celui que j’avais en vue. Il n’était pas facile de dire cela à Benjamin, sans courir le risque de le mortifier. Je convins avec lui qu’il viendrait me faire visite à l’hôtel, le lendemain matin, et que nous discuterions ce sujet de nouveau. Il m’est pénible d’ajouter que j’étais en moi-même déterminée à voir d’ici-là le Major, si la chose était possible.

« Ne faites rien avec précipitation, ma chère. Dans votre propre intérêt, ne faites rien avec précipitation. »

Ce furent les derniers mots de Benjamin, quand nous nous séparâmes.

 

Je trouvai Eustache qui m’attendait dans notre salon, à l’hôtel. Il vint gaiement au-devant de moi, avec une feuille de papier déployée à la main.

« Mon affaire est terminée plus tôt que je ne l’avais espéré, Valéria, me dit-il d’un air joyeux. Vos achats sont-ils finis, belle dame ?… Êtes-vous libre aussi ? »

J’avais appris à me méfier de ses accès de gaieté. Je lui demandai avec précaution :

« Voulez-vous dire : libre pour aujourd’hui ?

– Libre pour aujourd’hui, pour demain, pour la semaine prochaine, pour le mois prochain… pour l’année prochaine et tout le temps à venir me répondit-il en passant son bras autour de ma taille. Voyez ceci ! »

Il me mit devant les yeux la feuille de papier que j’avais vue dans sa main. C’était un télégramme adressé au capitaine du yacht, l’informant que nous avions résolu de retourner le soir à Ramsgate et de nous embarquer à la marée prochaine.

« Je n’attendais que votre retour, dit Eustache, pour faire partir le télégramme. »

Il traversa la chambre, pour aller tirer le cordon de la sonnette. Je l’arrêtai.

« Je crains bien de ne pouvoir repartir pour Ramsgate, aujourd’hui, lui dis-je.

– Pourquoi ? » demanda-t-il, en changeant subitement d’accent et fronçant le sourcil.

Je dois l’avouer, quoique cela puisse paraître ridicule, parce que cela est vrai, il avait ébranlé ma résolution d’aller chez le Major Fitz-David, quand il avait passé son bras autour de ma taille. Cette simple caresse de lui m’avait attendrie et j’étais près de me rendre. Mais son brusque changement de ton fit de moi une autre femme. Je sentis une fois de plus, et je le sentis plus violemment que jamais, que, dans la situation grave où je me trouvais, il n’y avait plus moyen de renoncer à mon projet et de revenir sur mes pas.

« Je suis fâchée de vous contrarier, répondis-je, mais il m’est impossible de m’embarquer ainsi à l’improviste. Il me faut du temps.

– Pourquoi faire ?… »

Non-seulement son accent, mais son regard, quand il me fit cette seconde question, crispa à la fois tous mes nerfs. Il faisait ressortir… je ne saurais dire comment ni pourquoi… toute l’indignité de la situation qu’il avait faite à sa femme, en l’épousant sous un faux nom. Craignant de répondre inconsidérément, craignant de laisser échapper un mot que je regretterais de sens rassis, si je parlais en ce moment, je me tus. Les femmes seules pourront comprendre ce qu’il m’en coûta de garder le silence. Les hommes seuls pourront se faire une idée de l’irritation que mon silence dut provoquer chez mon mari.

« Vous avez besoin de temps ? répéta-t-il. Je vous demande de nouveau pourquoi ?… »

Ma patience, poussée à bout, m’échappa. Cette réponse irréfléchie partit de mes lèvres, comme un oiseau auquel on ouvre la porte de sa cage :

« J’ai besoin de temps pour m’accoutumer à mon véritable nom. »

Il vint rapidement à moi en me jetant un regard sombre.

« Que voulez-vous dire par votre véritable nom ?

– Vous le savez certainement, répondis-je. Je pensais d’abord que je m’appelais Mme Woodville. J’ai découvert maintenant que je m’appelle Mme Macallan. »

Il recula brusquement en entendant son nom, comme si je l’avais frappé… il devint si mortellement pâle que je craignis de le voir tomber évanoui à mes pieds. Oh ! ma langue !… ma langue !… Pourquoi n’avais-je pu retenir ma maudite langue de femme ?…

« Je ne pensais pas vous faire tant de peine, Eustache, dis-je. J’ai parlé sans réfléchir. Pardonnez-moi, je vous prie. »

Il agita sa main avec impatience, comme si les mots de regret que je venais de prononcer étaient des choses tangibles qu’il voulût repousser, des mouches d’été qui l’importunaient.

« Qu’est-ce que vous avez découvert encore ? me demanda-t-il d’un ton bas et sombre.

– Rien, Eustache.

– Rien ?… »

Il fit une pause quand il eut dit ce mot, et passa sa main sur son front d’un air fatigué.

« Rien, naturellement, reprit-il, en se parlant à lui-même, ou elle ne serait pas ici. »

Il fit encore une pause, et, me regardant d’un air scrutateur :

« Ne répétez pas ce que vous venez de dire. Dans votre intérêt, Valéria, aussi bien que dans le mien. »

Il se laissa tomber sur la chaise la plus proche, et se tut.

J’avais entendu l’avertissement. Mais les seuls mots qui eussent fait réellement impression sur moi étaient ceux qu’il s’était adressés à lui-même : « Rien, naturellement, ou elle ne serait pas ici. » Y avait-il donc à découvrir quelque secret autre que celui qui concernait mon nom, et ce secret découvert m’aurait donc empêchée de retourner auprès de mon mari ? Était-ce là ce qu’il avait voulu dire ? Dieu du ciel ! ce nouveau mystère auquel il avait pensé serait donc de nature à nous séparer aussitôt et pour toujours l’un de l’autre ? Je demeurai sans voix, près de sa chaise, m’efforçant de lire sur son visage la réponse à cette terrible question. Il savait me parler si éloquemment quand il me parlait de son amour ! et maintenant, il restait muet !

Eustache demeura quelque temps assis sans me regarder, comme perdu dans ses propres pensées. Puis il se leva tout à coup et prit son chapeau.

« L’ami qui m’a prêté son yacht est à Londres, dit-il. Je pense que je ferai bien de le voir et de lui dire que nos plans sont changés. »

Il déchira le télégramme d’un air tristement résigné, et ajouta :

« Vous êtes évidemment résolue à ne pas vous embarquer avec moi. Nous ferons aussi bien de renoncer à notre projet de voyage. Ce voyage, je ne vois pas par quoi nous pourrions le remplacer. Le voyez-vous ?… »

Le ton de sa voix ressemblait presque à un ton de dédain. J’étais trop abattue moi-même, j’étais trop alarmée sur son compte, pour m’en fâcher.

« Choisissez le parti qui vous conviendra le mieux, Eustache, dis-je tristement. Quel qu’il soit, il m’est indifférent. Aussi longtemps que je serai privée de votre confiance, il m’importera peu que nous vivions sur le Continent ou sur la mer… nous ne vivrons pas heureux.

– Si vous pouviez mettre un frein à votre curiosité, me répondit-il avec rudesse, nous pourrions vivre suffisamment heureux. Je croyais avoir épousé une femme supérieure aux vulgaires faiblesses de son sexe. Une femme raisonnable ne songerait pas à intervenir dans les affaires de son mari qui ne la regardent pas. »

Il était certainement bien dur de supporter ce reproche. Je le supportai cependant.

« Est-ce une affaire qui ne me regarde pas, lui demandai-je doucement, quand je vois que mon mari ne m’a pas épousée sous son nom de famille ? Est-ce une affaire qui ne me regarde pas, quand j’entends votre mère dire, en propres termes, qu’elle plaint votre femme ? Il est mal, Eustache, de m’accuser de curiosité, parce que je ne puis accepter la position intolérable où vous m’avez placée… elle flétrit mon bonheur et menace mon avenir. Votre cruel silence nous éloigne l’un de l’autre, dès le début de notre vie commune. Et vous me blâmez d’être sensible à de tels procédés ? Vous me dites que j’interviens dans des affaires qui n’intéressent que vous seul ? Elles ne vous intéressent pas seul ; elles m’intéressent aussi. Oh ! mon bien-aimé ! pourquoi vous jouez-vous ainsi de notre amour et de notre confiance réciproques ?… Pourquoi me laissez-vous dans ces ténèbres ?… »

Il me répondit d’un ton sévère et avec une concision impitoyable :

« Pour votre propre bien. »

Je m’éloignai en silence. Il me traitait comme un enfant !

Il me suivit, et, posant une main pesante sur mon épaule, il me força à lui faire face de nouveau.

« Écoutez bien ceci, me dit-il. Ce que je vais vous dire, je vous le dis pour la première et la dernière fois. Valéria, si vous découvrez jamais ce que je veux maintenant vous laisser ignorer, dès ce moment vous vivrez dans les tortures ; vous n’aurez plus de tranquillité. Vos jours seront pleins de terreurs, vos nuits pleines d’horribles rêves… sans qu’il y ait de ma faute, songez-y, sans qu’il y ait de ma faute. Chaque jour vous croirez avoir un nouveau motif de vous défier de moi, chaque jour vos craintes ne feront que grandir, et vous serez en même temps de plus en plus injuste envers moi. Sur ma foi de chrétien, sur mon honneur de gentleman, si vous faites un pas de plus vers cette découverte, c’en est fait de votre bonheur pour le reste de votre vie ! Songez sérieusement à ce que je vous ai dit. Je vous laisse tout le temps d’y réfléchir. Je vais dire à mon ami que nous avons renoncé à notre voyage sur la Méditerranée. Je ne serai pas de retour avant ce soir. »

Il soupira, et me regarda avec une indicible tristesse.

« Je vous aime, Valéria, dit-il. En dépit de tout ce qui s’est passé, j’en prends Dieu à témoin, je vous aime plus tendrement que jamais. »

Après avoir dit ces mots, il me laissa.

Je dois dire la vérité, quelque étrange qu’elle puisse paraître. Je ne prétends pas être en état d’analyser mes motifs ; je ne prétends pas deviner comment d’autres femmes auraient agi à ma place. Ce qui est certain, quant à moi, c’est que le terrible avertissement de mon mari… d’autant plus terrible qu’il était plus vague et entouré de plus de mystères… ne m’arrêta pas, ne m’effraya pas une seconde. Il ne fit que m’affermir dans ma résolution obstinée de découvrir ce secret si redoutable qu’il me cachait. Dès qu’Eustache fut sorti, je sonnai et je demandai la voiture. J’étais décidée à me rendre sur le champ à Vivian Place, chez le Major Fitz-David.

J’allais et venais dans ma chambre, en attendant… j’étais dans un tel état d’irritation fébrile, qu’il m’était impossible de rester un instant assise et tranquille… par hasard, je me regardai, en passant, dans la glace.

La vue de ma figure me fit tressaillir, tant j’avais l’air effaré et étrange. Pouvais-je me présenter ainsi chez un inconnu ? Avec ces traits bouleversés, cette chevelure dérangée par ma main fiévreuse, quel effet lui ferais-je ? Pour qui me prendrait-il ? D’après ce que je savais, mon avenir tout entier dépendait peut-être de l’impression que je produirais à première vue sur le Major Fitz-David. Cet homme avait le secret de mon mari ; il fallait le lui arracher, ou plutôt il fallait le conquérir sur lui. Mais mon instinct m’avertissait que, si je me présentais devant lui ainsi troublée et défaite, il allait se défier, se renfermer, rester impénétrable. Je sonnai de nouveau. La fille de service entra et j’envoyai dire à une des femmes de chambre de l’hôtel de venir me trouver.

Elle ne tarda pas à se rendre à mon appel. Je ne puis mieux donner une idée du désordre et du désespoir qui régnaient dans mon esprit, qu’en avouant que je consultai cette femme qui m’était absolument inconnue, sur l’effet que mon air, en ce moment, faisait sur elle. C’était une femme d’âge moyen qui avait une grande expérience du monde et de ses défauts, expérience visiblement écrite dans ses manières et sur sa figure. Je mis quelques pièces de monnaie dans sa main, ce qui parut la surprendre. Elle me remercia avec un sourire cynique, en supposant sans doute que j’avais l’intention de la corrompre.

« Que puis-je faire pour votre service, Madame ? me demanda-t-elle tout bas et d’un ton mystérieux. Ne parlez pas haut ; il y a quelqu’un dans la chambre voisine.

– J’ai une visite à faire et j’ai recours à vous pour que vous me donniez le meilleur air possible.

– Je comprends, Madame…

– Que comprenez-vous ? »

Elle me fit un signe de tête significatif, et me dit encore tout bas.

« Il s’agit d’un gentleman. Suffit, Madame. Je sais ce que c’est. »

Elle se tut et se mit à me considérer avec attention.

« Si j’étais à votre place, je ne changerais pas de robe, reprit-elle. La couleur de celle-ci vous sied bien. »

Il était trop tard pour se fâcher de son impertinence, je n’avais rien de mieux à faire que de mettre à profit son talent. Du reste elle avait raison, quant à la robe. Elle était d’une couleur blé de Turquie très-délicate et garnie de dentelle de bon goût. Je n’aurais pu en trouver une autre qui m’allât mieux. Mes cheveux, toutefois, avaient besoin d’être arrangés avec soin. La femme de chambre s’y prit avec une adresse qui montrait qu’elle n’était pas une apprentie dans l’art de la coiffure. Puis elle déposa les peignes et les brosses, me regarda et regarda ensuite sur la toilette, cherchant visiblement quelque chose qu’elle ne trouvait pas.

« Où le mettez-vous ? me demanda-t-elle.

– Quoi donc ?…

– Regardez comme vous êtes pâle. Vous l’effrayerez s’il vous voit ainsi. Il faut vous mettre un peu de rouge. Où le trouve-t-on ? Quoi vous n’en avez pas ? Vous n’en mettez jamais ? Ah chère Madame ! chère Madame ! »

Pendant un moment, elle eût peine à revenir de sa surprise. Puis elle me demanda la permission de me quitter une minute. Je la laissai aller, devinant son intention. Elle revint avec un pot de fard et de la poudre. Je ne dis rien pour la détourner de ce qu’elle voulait faire. Je vis, en me regardant dans la glace, mon teint prendre un faux brillant, mes joues un faux coloris, mes yeux un faux éclat, et je la laissai faire, je lui laissai achever son odieuse métamorphose. J’admirai même la délicatesse et la dextérité avec lesquelles elle opéra.

« Que m’importe ? pensai-je en moi-même pendant que je la laissais follement poursuivre son œuvre, pourvu que je gagne ainsi la confiance du Major ! Qu’importe ! Pourvu que je découvre ce que veulent dire les derniers mots que m’a adressés mon mari ! »

La transformation de ma figure ainsi accomplie, la femme de chambre m’indiqua la glace avec son index et me dit :

« Rappelez-vous, Madame, quelle mine vous aviez quand vous m’avez envoyé chercher, et voyez quel air charmant vous avez à cette heure ! Ah ! quelle chose précieuse est le fard, quand on sait l’employer ! »

VIII. – L’ADORATEUR DES FEMMES.

Je ne saurais analyser les sensations que j’éprouvais pendant que la voiture me transportait chez le Major Fitz-David. Je doute même, en vérité, si j’éprouvais des sensations, si je pensais à quoi que ce soit dans le vrai sens du mot.

Depuis une heure, il me semblait que je n’étais plus moi, que j’avais perdu le sentiment de mon identité. En tout autre temps, mon tempérament était nerveux, inquiet, j’avais une tendance marquée à m’exagérer les difficultés et les risques de toutes choses. En tout autre temps, si j’avais eu en perspective une entrevue avec un étranger, j’aurais réfléchi en moi-même à ce qu’il serait sage de dire, à ce qu’il serait prudent de taire. Cette fois, je ne pensai pas un seul instant à ma démarche auprès du Major. Je sentais en moi une confiance inexpliquée, et j’avais en cet inconnu une foi aveugle. Cette fois, ni le passé ni l’avenir ne m’occupaient ; je vivais, sans y réfléchir, tout entière dans le présent. Je regardais les magasins devant lesquels nous passions, et les voitures qui croisaient la mienne. Je remarquais, et remarquais avec plaisir, les coups d’œil d’admiration qu’il arrivait aux piétons de jeter par hasard sur moi. Je me disais : C’est bon ! je viendrai à bout des scrupules du Major. Quand ma voiture s’arrêta devant sa porte, je n’avais qu’une seule crainte, c’est qu’il ne fût pas chez lui.

La porte fut ouverte par un domestique sans livrée, un vieux homme qui semblait avoir été soldat dans sa jeunesse. Il me regarda avec une attention grave, qui se transforma peu à peu en un air de fine approbation. Je demandai si le Major Fitz-David était chez lui. La réponse ne fut pas encourageante. Le domestique me dit qu’il ne savait pas bien si son maître était ou n’était pas sorti.

Je lui donnai une de mes cartes. Cette carte portait nécessairement mon faux nom : Madame Eustache Woodville. Le domestique m’introduisit dans une pièce au rez-de-chaussée, faisant face à la porte d’entrée, et disparut, ma carte à la main.

En portant les yeux autour de moi, je remarquai, dans le mur opposé à la fenêtre, une porte communiquant avec une pièce intérieure. Cette porte ne ressemblait pas aux portes ordinaires. Elle était à coulisses. En y regardant de plus près, je vis qu’elle n’avait pas été exactement close ; on y avait laissé, par mégarde, en la fermant, une étroite ouverture, suffisante pour qu’en s’approchant on pût entendre, dans la pièce où j’étais, ce qui se disait dans l’autre.

« Qu’avez-vous répondu, Olivier, quand elle vous a demandé si j’y étais ? dit une voix d’homme, qui se maintint tout le temps dans le ton bas.

– J’ai dit que je n’étais pas sûr si monsieur était à la maison, » répondit le domestique qui m’avait introduite.

Ici, il se fit un silence. Le premier interlocuteur était évidemment le Major Fitz-David lui-même. J’attendis, pour en entendre davantage.

« Je pense qu’il vaut mieux que je ne la reçoive pas, Olivier, reprit le Major.

– Très-bien, monsieur.

– Dites-lui que je suis sorti et que vous ne savez pas quand je serai de retour. Priez-la de m’écrire, si elle a quelque chose à me communiquer.

– Oui, monsieur.

– Attendez, Olivier. »

Olivier attendit. Il y eut encore un moment de silence, plus long que le premier. Puis le maître reprit ses questions.

« Est-elle jeune, Olivier ?

– Oui, monsieur.

– Et… jolie ?

– Mieux que jolie, monsieur, à mon avis.

– Oui da ! ce que vous appelez une belle femme, Olivier ?

– Certainement, monsieur.

– Grande ?

– Grande et bien faite, Major.

– Oui da ! oui da !… Une gracieuse tournure ?

– Souple comme un jonc, et droite comme un I.

– Toute réflexion faite, j’y suis, Olivier. Faites-la entrer ! faites-la entrer ! »

Jusqu’à présent, une chose au moins me parut claire, c’est que je n’avais pas eu tort de recourir au talent de la femme de chambre. Olivier n’aurait pas fait de moi ce portrait, si je m’étais présentée avec mes joues décolorées et mes cheveux en désordre.

Le domestique reparut et me conduisit dans le cabinet du Major Fitz-David, qui vint respectueusement au-devant de moi pour me recevoir. À quoi ressemblait le Major Fitz-David ?

Il ressemblait à un vieux gentleman bien conservé, âgé d’environ soixante ans ; petit et maigre, et principalement remarquable par l’extrême longueur de son nez. Après son nez, je notai successivement sa belle perruque brune, ses petits yeux gris étincelants, son teint coloré, ses favoris courts et teints d’une nuance qui se mariait avec sa perruque ; ses dents blanches et son sourire aimable ; son bel habit bleu orné d’un camélia à la boutonnière, et son petit doigt paré d’une magnifique bague, un rubis qui m’éblouit de ses feux, quand il me fit signe, avec courtoisie, de prendre un siège.

« Chère madame Woodville, combien vous êtes aimable de me faire cette visite ! Je désirais, depuis longtemps, avoir le bonheur de vous connaître. Eustache est un de mes anciens amis. Je l’ai félicité quand j’ai entendu parler de son mariage. Puis-je vous faire un aveu ?… Maintenant que j’ai vu sa femme, je l’envie. »

L’avenir de ma vie était peut-être dans les mains de cet homme. Je m’efforçai de lire son caractère dans les traits de sa figure.

Les petits yeux gris et brillants du Major s’adoucirent quand il les fixa sur moi ; sa voix forte et rude descendit à son diapason le plus doux et le plus tendre, quand il m’adressa la parole ; ses manières exprimèrent, dès que j’entrai, un heureux mélange d’admiration et de respect. Il approcha sa chaise de la mienne, comme si c’était le plus grand privilège du monde d’être près de moi. Il prit ma main et porta mon gant à ses lèvres, comme si ce gant exhalait le parfum le plus exquis que la terre pût produire.

« Chère madame Woodville, dit-il, en replaçant doucement ma main sur mes genoux, pardonnez cette liberté à un vieux garçon qui adore votre sexe enivrant. Votre présence illumine cette sombre demeure. C’est pour moi une ineffable joie de vous contempler ! »

Il n’était pas nécessaire que le vieux gentleman me fît cette confession. Les femmes, les enfants, les chiens, dit un commun adage, reconnaissent par instinct les gens qui les aiment réellement. Les femmes avaient un ami ardent… peut-être, à une certaine époque, un dangereux ami… dans la personne du Major Fitz-David. Je m’en étais aperçue parfaitement, avant que je me fusse assise, avant que j’eusse ouvert la bouche pour lui répondre.

« Je vous remercie, Major, de votre bienveillant accueil et de vos aimables compliments, lui dis-je, en mettant mon ton à l’unisson du sien, autant que le permettait la retenue que m’imposait mon sexe. Vous m’avez fait votre confession. Puis-je vous faire la mienne ? »

Le Major reprit ma main et rapprocha sa chaise de la mienne aussi près que possible. Je le regardai gravement et essayai de dégager ma main. Le Major ne consentit pas à la laisser aller, et me dit tout de suite pourquoi.

« Je viens de vous entendre parler pour la première fois, dit-il. Je suis sous le charme de votre voix. Chère madame Woodville, laissez-le goûter à un vieux garçon qu’il ravit. Ne lui enviez pas cet innocent plaisir. Prêtez-moi… je voudrais pouvoir dire donnez-moi votre jolie main. Je suis un si grand admirateur des jolies mains ! J’écoute bien mieux, quand je tiens une jolie main comme la vôtre dans la mienne. Les dames me passent cette faiblesse. Passez-la-moi aussi, je vous en prie. Vous me la passez, n’est-ce pas ?… À présent, qu’alliez-vous me dire ?

– J’allais vous dire, Major, que je suis d’autant plus touchée de votre bon accueil, que je viens réclamer de vous une faveur. »

Je sentais, en parlant, que j’abordais le sujet de ma visite un peu trop brusquement. Mais l’admiration que me témoignait le Major allait croissant de minute en minute dans une si rapide progression, qu’il me parut indispensable d’y mettre un frein. Je ne doutais pas que ces mots de fâcheux augure : J’ai une faveur à vous demander, n’atteignissent parfaitement mon but. Ma confiance ne fut pas trompée. Mon admirateur suranné laissa aller doucement ma main, et, avec la plus grande politesse du monde, changea de conversation.

« Cette faveur, naturellement, vous est accordée, dit-il. Mais d’abord… comment… comment va notre cher Eustache ?

– Il est inquiet et découragé, répondis-je.

– Inquiet et découragé ? répéta le Major. Comment ! l’homme digne d’envie qui vous a épousée est inquiet et découragé ! C’est monstrueux. Je ne suis pas content d’Eustache. Je le rayerai de la liste de mes amis.

– En ce cas, rayez-moi aussi de cette liste, Major. Je suis de même dans une triste disposition d’esprit. Vous êtes l’ancien ami de mon mari. Je puis vous avouer que notre vie commune, en ce moment, n’est pas du tout une vie heureuse. »

Le Major Fitz David haussa ses sourcils en signe d’étonnement.

« Déjà ! s’écria-t-il. Comment est donc fait Eustache ? Est-il incapable d’apprécier la beauté et la grâce ? Est-il le plus insensible des hommes ?

– Il est le meilleur et le plus aimant des hommes, répondis-je. Mais il y a dans son passé quelque terrible mystère. »

Je ne pus continuer ; le Major m’arrêta résolument. Il le fit avec la politesse la plus calme, en apparence. Mais je vis dans ses petits yeux étincelants un regard qui disait clairement : – Si vous voulez vous aventurer sur ce terrain glissant, madame, ne me demandez pas de vous y accompagner…

« Ma charmante amie ! s’écria-t-il… Puis-je vous appeler ma charmante amie ?… vous êtes douée, entre mille autres aimables qualités que j’ai pu remarquer déjà, d’une imagination des plus vives. Ne lui laissez pas prendre un trop grand empire sur vous. Croyez-en le conseil d’un vieil ami, ne lui laissez pas prendre trop d’empire ! Que puis-je vous offrir, chère madame Woodville ? Une tasse de thé ?

– Appelez-moi de mon vrai nom, monsieur, répondis-je hardiment. J’ai fait une découverte… Je sais, aussi bien que vous pouvez le savoir, que mon nom est Macallan. »

Le Major bondit sur sa chaise et me regarda fixement. Ses manières devinrent graves, et son ton ne fut plus ce qu’il était auparavant quand il ajouta :

« Puis-je vous demander si vous avez communiqué à votre mari la découverte dont vous venez de me faire part ?

– Certainement ! répondis-je. Ma conviction est que mon mari me doit, à ce sujet, une explication. Je lui ai demandé de me dire ce que signifie ce fait étrange. Il a refusé, en termes qui m’effrayent, de me l’expliquer. J’en ai appelé à sa mère ; elle m’a répondu par le même refus, en termes qui m’humilient. Cher Major Fitz-David, je n’ai aucun ami qui puisse prendre ma défense ; je n’ai aucun ami qui puisse venir à mon aide, si ce n’est vous. Rendez-moi le plus grand de tous les services, dites-moi pourquoi votre ami Eustache m’a épousée sous un faux nom ?

– Accordez-moi la plus grande de toutes les faveurs, répondit le Major : ne me demandez pas de vous dire un mot là-dessus. »

Il semblait, en dépit de sa réponse décourageante s’apitoyer réellement sur ma situation. Je résolus d’employer toutes les forces de mon éloquence à achever de le gagner à ma cause. Je ne me tins pas pour battue du premier coup.

« Je ne puis m’empêcher de vous interroger là-dessus cependant. Réfléchissez à ma position. Comment puis-je vivre sachant ce que je sais… et n’en sachant pas plus ? J’aimerais mieux apprendre je ne sais quoi, le plus terrible des secrets que vous puissiez me révéler, plutôt que de rester dans l’ignorance où je suis. J’aime mon mari de tout mon cœur, mais je ne puis vivre avec lui dans une situation pareille ; ce qu’elle me fait souffrir me conduirait à la folie. Je ne suis qu’une faible femme, Major. Je ne puis qu’implorer votre bonté. Je vous en prie…, oh ! je vous en supplie, ne me laissez pas plus longtemps plongée dans les ténèbres ! »

Je ne pus en dire davantage. Sous l’impulsion d’un premier mouvement, dont je ne fus pas maîtresse, je m’emparai d’une de ses mains, et la portai à mes lèvres. Le vieux gentleman tressaillit comme si je lui avais donné une secousse électrique.

« Ma chère… chère… chère dame ! s’écria-t-il, je ne puis vous dire combien je sympathise avec vous ! Vous me charmez, vous me subjuguez, vous remuez toutes les fibres de mon cœur. Que puis-je dire ? Que puis-je faire ?… Je ne puis qu’imiter votre admirable franchise, votre intrépide candeur. Vous m’avez fait connaître votre position. Permettez que je vous fasse à mon tour, connaître la mienne. Calmez-vous… je vous prie, calmez-vous. J’ai ici un flacon de sels au service des dames. Permettez-moi de vous l’offrir. »

Il m’apporta le flacon ; il plaça un petit tabouret sous mes pieds ; il me pria de prendre le temps de me remettre.

« Diable d’entêté ! dit-il entre ses dents en s’éloignant un moment de moi et paraissant réfléchir. Moi, à la place de son mari, je lui aurais dit la vérité… quoi qu’il pût en arriver ! »

Voulait-il parler d’Eustache ? Était-il disposé à faire ce qu’il aurait voulu faire à la place d’Eustache ? Allait-il réellement me dire la vérité ?

Cette idée avait eu à peine le temps de traverser mon cerveau, quand je tressaillis au bruit d’un violent coup de marteau donné à la porte de la rue. Le Major s’arrêta pour écouter. Bientôt après, la porte fut ouverte, et le frôlement d’une robe de femme se fit entendre. Le Major se précipita vers l’antichambre avec toute la vivacité d’un jeune homme. Il était trop tard, la porte s’ouvrit violemment du dehors, et une dame fit brusquement irruption dans la chambre.

IX. – LA DÉFAITE DU MAJOR.

La visiteuse était une jeune fille assez jolie, malgré sa toilette tapageuse, son embonpoint un peu trop marqué, son teint un peu trop florissant et la couleur jaune paille de ses cheveux. Après avoir jeté sur moi un long regard étonné, elle adressa ses excuses au Major pour nous avoir ainsi dérangés. Elle crut évidemment que j’étais la nouvelle et dernière conquête du vieux gentleman, et ne se donna pas la peine de déguiser le sentiment de jalousie qui la piquait en nous trouvant en tête-à-tête. Le Major arrangea l’affaire à l’aide de son procédé irrésistible : il baisa la main de la jeune fille avec autant de dévotion qu’il avait baisé la mienne, et lui dit qu’il la trouvait charmante. Puis, il la reconduisit, avec son heureux mélange de respect, et d’admiration, à la porte par laquelle elle était entrée, et qui donnait directement dans l’antichambre.

« Je n’ai pas besoin de vous faire mes excuses, ma chère, lui dit-il, cette dame est venue me voir pour affaires. Vous trouverez votre maître à chanter qui vous attend à l’étage supérieur. Commencez votre leçon, et j’irai vous rejoindre dans quelques minutes. Au revoir, ma charmante pupille… au revoir. »

La jeune dame répondit à ce petit discours par quelques mots qu’elle dit à voix basse, tout en fixant sur moi un regard de défiance. La porte se ferma sur elle. Le Major fut libre de me revenir, pour en finir aussi avec moi.

« J’appelle cette jeune personne une de mes plus heureuses trouvailles, dit avec complaisance le vieux gentleman. Elle possède, je n’hésite pas à le dire, la plus belle voix de soprano qu’on puisse entendre en Europe. Le croiriez-vous ? je l’ai rencontrée dans une station de chemin de fer. Elle était derrière le comptoir d’une salle de rafraîchissements, la pauvre enfant ! occupée à rincer des verres, et elle chantait pendant ce travail. Grand Dieu ! quelle voix ! Ses notes d’en haut m’électrisèrent. Je me dis à moi-même : « Voilà une prima-donna de naissance… Je la tirerai d’ici ! C’est la troisième que j’aurai, de mon vivant, mise en lumière. Je la conduirai en Italie, quand son éducation sera suffisamment avancée, et elle se perfectionnera à Milan. Dans cette jeune fille, véritable chef-d’œuvre de la nature, vous voyez, ma chère dame, une des futures reines du chant. Écoutez ! elle commence ses gammes. Quelle voix ! Brava ! Brava ! Bravissima ! »

Les notes élevées de la future reine du chant couraient à travers la maison pendant qu’il parlait ainsi. Il ne pouvait y avoir sur ce point le moindre doute, sa voix avait un énorme éclat. Quant à la douceur et à la pureté, on pouvait, selon moi grandement y redire.

Après quelques mots d’acquiescement poli, je me hasardai à ramener le Major Fitz-David sur le sujet en discussion entre nous, quand sa visiteuse avait fait si brusquement irruption dans sa chambre. Mais il montra une grande répugnance à reprendre cette question délicate. Il battit la mesure avec ses doigts sur la rampe de l’escalier, en écoutant la chanteuse ; il m’interrogea sur ma voix et me demanda si je chantais : il me dit qu’il ne saurait supporter la vie sans l’amour de l’art. Un homme, à ma place, aurait peut-être perdu toute patience et renoncé à la lutte par écœurement. Mais j’étais femme, et rien ne pouvait me détourner ou m’arrêter ; ma résolution était invincible. Je repris donc avec fermeté :

« Pardon, Major ; mais revenons, s’il vous plaît, au point où nous en étions, quand on nous a interrompus. Vous paraissiez dire que vous blâmiez Eustache de ses réticences, et qu’à sa place, vous auriez eu vis-à-vis de moi plus de sincérité ? »

Il hésita encore un moment ; puis il sembla prendre son parti.

« Allons, dit-il du ton le plus sérieux, je vois qu’il faut que je vous parle à cœur ouvert, et que je m’explique en toute franchise, non pas sur Eustache je ne le peux pas, mais sur moi-même. »

On pense si je l’écoutais !

« J’ai connu votre mari, reprit-il, à l’âge où il n’était encore qu’un enfant. À une certaine époque de sa vie passée, un terrible malheur l’a frappé. Le secret de ce malheur est connu de ses amis, et religieusement gardé par eux. C’est le secret qu’il cache. Il ne vous le dira jamais tant qu’il vivra. Et à moi, il m’a fait promettre sur l’honneur, de ne le révéler à personne. Vous tenez à savoir, chère madame Woodville, quelle est ma position vis-à-vis d’Eustache. La voilà.

– Vous persistez à m’appeler Mme Woodville ? dis-je.

– C’est le désir de votre mari, répondit le Major. Il a pris ce nom de Woodville parce qu’il n’osa pas donner son véritable nom la première fois qu’il se présenta chez votre oncle. Il ne veut plus maintenant se faire appeler autrement. Toutes les remontrances qu’on peut lui adresser à ce sujet sont inutiles. Il faut que vous fassiez ce que nous faisons ; il faut que vous cédiez à la volonté d’un homme déraisonnable. C’est le meilleur être du monde sous tous les autres rapports ; sous celui-là seul, il est aussi absolu et aussi tenace qu’on peut l’être.

– Vous lui donnez donc tort, et vous en convenez ?

– Oui, j’en conviens ; oui, il a eu tort de vous faire la cour et de vous épouser sous un faux nom. Il vous a confié son honneur et son bonheur en vous épousant ; pourquoi ne vous a-t-il pas confié aussi l’histoire de son malheur ? Sa mère partage complètement mon avis à ce sujet. Vous ne sauriez la blâmer d’avoir refusé de vous admettre dans sa confidence, après votre mariage ; il était trop tard. Avant votre mariage, elle fit tout ce qu’elle put, sans trahir des secrets qu’elle était tenue de garder, comme une bonne mère qu’elle est, pour amener son fils à agir avec vous de bonne foi. Je ne commets aucune indiscrétion en vous disant qu’elle a refusé son consentement à votre mariage, uniquement par la raison qu’Eustache n’a pas voulu suivre son avis, et vous dire quelle était réellement sa position. De mon côté, j’ai fait aussi tout ce que j’ai pu pour appuyer Mme Macallan dans ses instances auprès de son fils. Quand Eustache m’écrivit qu’il avait promis d’épouser une nièce de mon excellent ami, le Docteur Starkweather, et qu’il m’avait indiqué comme pouvant donner des renseignements sur son compte, je lui répondis en l’avertissant que je ne voulais me mêler en rien de cette affaire, à moins qu’il ne révélât à sa future l’entière vérité sur sa position. Il refusa de m’écouter, comme il avait refusé d’écouter sa mère, et insista en même temps pour que je tinsse ma promesse de garder son secret. Quand Starkweather m’écrivit, je n’avais que cette alternative : ou me rendre complice d’une déception, ou répondre d’une façon si réservée et si brève, qu’elle mit fin à la correspondance dès le début. Je pris ce dernier parti, et je crains bien d’avoir ainsi offensé mon vieil et excellent ami. Vous voyez que mes cruels embarras dans cette affaire n’ont pas commencé d’aujourd’hui. »

Le Major s’arrêta et leva sur moi des yeux inquiets ; mais je gardai le silence.

« Voulez-vous, reprit-il, que je vous dise tout, du moins ce que je puis vous dire ? Eh bien, sachez qu’Eustache est encore venu aujourd’hui même. Il m’a averti d’être sur mes gardes, pour le cas où vous viendriez m’adresser la demande que vous êtes précisément venue m’adresser. Il m’a dit que vous aviez rencontré sa mère par suite d’un fâcheux hasard, et que vous aviez découvert son nom de famille. Il m’a déclaré qu’il était venu à Londres tout exprès pour me parler directement de cette grave complication. « Je connais votre faiblesse vis-à-vis des femmes, » m’a-t-il dit. « Valéria sait que vous êtes mon vieil ami. Elle vous écrira certainement ; elle peut même être assez hardie pour venir vous faire une visite. Renouvelez-moi la promesse que vous m’avez faite, sur votre honneur et sur votre foi, de tenir secrète la plus grande calamité de ma vie. » Ce sont là ses propres paroles, aussi exactement que je puis me les rappeler. J’ai essayé de traiter la chose avec légèreté ; je me suis moqué de cette idée théâtrale du renouvellement de ma promesse. Ç’a été en vain. Il a refusé de me laisser avant d’avoir obtenu ce qu’il demandait ; il m’a rappelé, le pauvre garçon ! ses souffrances imméritées dans le passé. Il a fini par fondre en larmes. Vous l’aimez et je l’aime aussi. Vous étonnerez-vous que j’aie satisfait à sa demande ? Ce qu’il en résulte, vous le voyez. Je suis doublement engagé à ne vous rien dire, engagé par le serment le plus sacré qui puisse lier un homme. Ma chère dame ! je sympathise cordialement avec vous, en cette circonstance ; je ne demanderais pas mieux que de mettre un terme à vos anxiétés. Mais que puis-je faire ? »

Il s’arrêta, et attendit… il attendit, d’un air grave… que je lui répondisse.

Je l’avais écouté, depuis le commencement jusqu’à la fin, sans l’interrompre. Eh bien, le dirai-je ? le changement extraordinaire qui s’était manifesté dans ses manières et dans le ton qu’il avait pris en parlant d’Eustache m’avait plus effrayée que tout ce qui avait pu m’épouvanter jusque-là.

« Combien, me disais-je, doit être terrible cette histoire qu’on persiste à tenir secrète, s’il suffit d’y penser pour que le Major Fitz-David, cet homme si léger, prenne un langage sérieux et triste, s’abstienne de sourire, ne m’adresse plus un seul compliment, et cesse même de songer à la jolie chanteuse, qui l’attend là-haut ! »

Comment exprimer ce qui se passait en moi ? J’éprouvais un découragement profond en voyant échouer ainsi mes efforts. Pour la première fois, depuis que j’étais entrée chez le Major, je me sentais à bout de ressources ; je ne savais plus que dire ni que faire.

Et cependant je ne bougeais pas de ma place ; et cependant ma volonté de découvrir le secret que me cachait mon mari n’avait jamais été plus ferme et plus ardente dans mon esprit. Explique qui voudra cette contradiction et cette confusion dans ma pensée ; je ne puis que raconter les choses comme elles sont.

Cependant, la chanteuse d’en haut continuait à faire retentir les airs, et le Major Fitz-David continuait à attendre, impénétrable, ma réponse.

Mais, avant que j’eusse pris un parti, un autre incident domestique se produisit. En termes plus clairs, un autre coup de marteau à la porte annonça une autre visite. Cette fois néanmoins le frôlement d’une robe de femme ne se fit pas entendre dans l’antichambre. Le vieux domestique du Major entra seul, tenant à la main un magnifique bouquet.

« Lady Clarinda se recommande au souvenir du Major Fitz-David, et lui rappelle le rendez-vous qu’il lui a donné. »

Encore une dame ! Cette fois, la dame avait un titre. C’était une grande dame, qui envoyait ses fleurs et ses messages, sans daigner en faire mystère.

Le Major, après s’être excusé près de moi, écrivit quelques lignes de remerciement et les fit remettre au messager. Quand la porte fut de nouveau fermée, il choisit avec soin une des plus belles fleurs dans le bouquet.

« Maintenant, me dit-il en me présentant cette fleur de la meilleure grâce du monde, maintenant, c’est à vous de parler. Oserai-je vous demander, chère madame, si vous comprenez la position délicate dans laquelle je suis placé, entre votre mari et vous ? »

La courte interruption causée par l’arrivée du bouquet avait donné une direction nouvelle à mes idées, et avait ainsi contribué jusqu’à un certain point à me rendre un peu plus maîtresse de moi-même.

« Je vous remercie très-sincèrement, Major, répondis-je. Vous m’avez convaincue. Non, je ne puis vous demander d’oublier en ma faveur la promesse que vous avez faite à mon mari. C’est une promesse sacrée que, moi-même, je suis obligée de respecter. Je comprends cela parfaitement. »

Le Major poussa un long soupir de soulagement, et, donnant de petits coups sur mon épaule en signe d’approbation :

« Admirablement conclu ! reprit-il, en recouvrant à la fois sa légèreté et son amabilité. Ah ! ma chère dame, vous avez le don de sympathie ! vous jugez ma situation à merveille. Tenez ! vous ressemblez à ma charmante Lady Clarinda ! Elle aussi a le don de sympathie, elle aussi juge à merveille ma situation. Que je serais heureux de vous présenter l’une à l’autre ! » ajouta le Major en plongeant avec délices son long nez dans les fleurs de Lady Clarinda.

Je l’écoutais vaguement ; mais je ne perdais pas de vue mon but un seul instant : on a pu s’apercevoir que j’étais une femme suffisamment obstinée.

« Je serai enchantée de me rencontrer avec Lady Clarinda, répliquai-je. En attendant…

– Je veux, reprit le Major, m’interrompant dans un accès d’enthousiasme, je veux arranger un petit dîner entre vous, Lady Clarinda, et moi ! Le soir, notre jeune prima-donna viendra se faire entendre. Supposons que nous en dressons le menu. Quelle est, je vous prie, votre soupe d’automne favorite ?

– … En attendant, continuai-je imperturbable, et pour en revenir au sujet dont nous parlions… »

Le sourire du Major s’évanouit. Sa main laissa tomber la plume destinée à immortaliser le nom de ma soupe favorite d’automne.

« Faut-il donc que nous y revenions, à ce malheureux sujet ? demanda-t-il d’un ton piteux.

– Seulement pour un instant » dis-je.

– Vous me rappelez, poursuivit le Major Fitz-David, en secouant tristement la tête, une autre de mes charmantes amies, une Française, Mme Mirliflore. Vous êtes une personne prodigieusement tenace dans vos projets. Mme Mirliflore n’est pas moins tenace dans les siens. Elle se trouve à Londres, en ce moment. Devons-nous l’inviter à notre petit dîner ? »

La figure du Major s’illumina à ce moment. Il reprit la plume.

« Dites-moi quelle est votre soupe favorite d’automne ?… répéta-t-il.

– Pardon, repris-je, nous parlions, il y a un moment…

– Oh ! chère ! s’écria le Major, nous revenons donc à ce sujet ?

– Oui… nous y revenons. »

Le major déposa sa plume pour la seconde fois, et écarta avec regret de sa pensée Mme Mirliflore et la soupe d’automne.

« Oui ? dit-il, en s’inclinant avec résignation et souriant d’un air soumis, vous alliez donc dire ?

– J’allai dire, repris-je, que votre promesse vous engage seulement à ne pas divulguer le secret que mon mari me cache. Mais vous n’avez pas promis de ne pas me répondre, si je vous adresse une ou deux questions. »

Le Major Fitz-David agita sa main comme pour repousser ce que j’allais dire, et me lança, de ses brillants petits yeux gris, un regard éploré.

« Arrêtez ! dit-il. Ma chère amie, arrêtez ! Je vois où vos questions me conduiront, et ce qui en résultera, si je commence une fois à y répondre. Votre mari, aujourd’hui même, m’a fort à propos rappelé que, dans les mains d’une jolie femme je suis aussi faible qu’un roseau. Il avait raison, complètement raison. Chère et admirable dame, n’abusez pas de votre influence ! Ne poussez pas un vieux soldat à trahir sa parole d’honneur.

– Un seul mot… » interrompis-je.

Le Major joignit ses mains d’un air suppliant.

« Pourquoi insister ? dit-il, je me livre à vous sans résistance. Je suis un agneau !… pourquoi me sacrifier ? Je reconnais votre pouvoir ; je m’abandonne à votre merci. Tous les malheurs de ma jeunesse et de mon âge mûr me sont venus par les femmes. Je ne suis pas plus sage à l’âge où je suis arrivé. Je suis précisément aussi épris des femmes et aussi disposé à me laisser égarer par elles que jamais. C’est absurde, n’est-ce pas ? Mais ce n’est que trop vrai. Tenez… »

Il souleva un coin de sa belle perruque et découvrit une terrible cicatrice près de l’une de ses tempes.

« Voyez ceci, dit-il : c’est une blessure, qu’on supposa dans le temps devoir être mortelle, et qui me fut faite par une balle de pistolet. Je n’ai pas reçu cette blessure au service de mon pays… non, chère dame, non ; je l’ai reçue au service d’une dame, victime d’un indigne traitement, et des mains de son scélérat de mari, dans un duel à l’étranger. La dame, du reste, en valait la peine ! »

Il baisa sa propre main, en souvenir de la dame défunte ou absente, dont il venait de parler. Puis, m’indiquant du doigt une aquarelle, accrochée au mur et qui représentait une superbe maison de campagne :

« Regardez un peu ce beau domaine, dit-il. Il m’a appartenu jadis. Je l’ai vendu, il y a bien des années. Et dans quelles mains en a passé le prix ? Dans les mains des femmes. Que Dieu les bénisse ! Je n’ai pas l’ombre d’un regret, si j’avais un autre domaine, il aurait le même sort. Votre adorable sexe a daigné prendre ainsi, pour jouets de ses mains mignonnes, ma vie, mon temps, ma fortune. Je l’en remercie. La seule chose que j’ai conservée intacte, c’est mon honneur. Et maintenant, le voilà en péril ! Oui, si vous m’adressez vos adroites questions avec ces beaux yeux, avec cette voix charmante, je prévois ce qui arrivera : vous me ravirez le dernier et le meilleur de tous mes biens. Ai-je mérité d’être ainsi traité… et cela par vous, ma charmante amie ! par vous seule entre toutes les femmes du monde ! oh !… fi… fi… fi !… ».

Il s’arrêta et me regarda, du même air qu’auparavant, véritable personnification de la prière, la tête légèrement penchée d’un côté, je tentai encore une fois de lui parler, à mon point de vue, du sujet en discussion entre nous ; il se mit aussitôt à ma merci avec plus d’insistance que jamais.

« Demandez-moi tout au monde, dit-il, mais ne me demandez pas de trahir mon ami. Épargnez-moi cela, et il n’est rien que je ne puisse faire pour vous contenter. Je sais ce que je dis, ajouta-t-il en s’approchant plus près de moi et me parlant plus sérieusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Je crois que vous êtes victime du plus injuste traitement, il est monstrueux d’espérer qu’une femme placée dans votre situation consentira à y demeurer tout le reste de sa vie. Non ! non ! Si je vous voyais en ce moment sur le point de découvrir par vous-même ce qu’Eustache persiste à vous cacher, je me souviendrais que ma promesse, comme toutes les promesses a ses limites et ses réserves. Je me croirais obligé en honneur à ne pas vous aider dans cette découverte, mais je ne voudrais pas lever seulement un doigt pour vous empêcher de découvrir la vérité par vous-même. »

Il parlait, enfin, très-sérieusement. Il appuya fortement sur ses derniers mots. Je n’appuyai pas moins sur ceux que je prononçai en me levant subitement. J’obéis, en le faisant, à une impulsion irrésistible. Les paroles du Major m’avaient suggéré une nouvelle idée.

« Maintenant, nous nous entendons bien, lui dis-je. Je m’en tiendrai à vos propres termes, Major. Je ne demanderai de vous que ce que vous venez de m’offrir volontairement…

– Que vous ai-je offert ? demanda-t-il d’un air un peu alarmé.

– Rien dont vous ayez à vous repentir, répondis-je ; rien qu’il ne vous soit facile d’accorder. Puis-je vous faire une question hardie ? Supposez que cette maison est à moi, au lieu d’être à vous.

– Considérez-la comme à vous ! s’écria le galant vieillard, à vous depuis la cave jusqu’au grenier !

– Mille remerciements, Major ! je la considérerai comme m’appartenant, pour le moment. Maintenant, vous savez, et personne n’ignore, qu’une des nombreuses faiblesses de la femme est la curiosité. Supposez donc que la curiosité me pousse tout d’abord à examiner chaque chose dans ma propriété nouvelle. C’est mon droit, je présume ?

– Sans doute.

– Supposez, en conséquence, que j’aille de pièce en pièce, ouvrant les armoires, furetant les meubles, fouillant les tiroirs, enfin faisant à la fois acte de propriétaire et de femme curieuse, rien n’est plus naturel, n’est-il pas vrai ? Pensez-vous que j’aie la chance ?… »

L’esprit prompt du Major alla au-devant de la fin de ma question. Lui aussi se leva subitement, comme je l’avais fait, de son siège, avec une nouvelle idée dans l’esprit.

« Pensez-vous que j’aie la chance, repris-je, d’y trouver quelque chose qui me mette sur la piste du secret de mon mari ? Répondez-moi par un seul mot : oui ou non ?

– Calmez-vous ! s’écria le Major.

– Oui ou non ? répétai-je plus vivement encore.

– Eh ! bien !… Oui, » dit-il, après un moment de réflexion.

C’était la réponse que je souhaitais ; mais elle n’était pas suffisamment explicite pour me satisfaire. Je sentis la nécessité d’amener le Major, si c’était possible, à y ajouter quelques détails.

« Ce oui veut-il dire qu’il y a ici une sorte de fil d’Ariane qui conduise au mystère ? demandai-je. Une chose, par exemple, que mes yeux peuvent voir et mes mains peuvent toucher, si je peux seulement la trouver ? »

Il réfléchit encore. Je vis que j’avais réussi à l’intéresser, sans que je susse comment ; et j’attendis patiemment qu’il eût médité sa réponse.

« La chose à laquelle vous faites allusion, dit-il, ce fil d’Ariane, comme vous l’appelez, peut-être vu et peut-être touché, en supposant que vous parveniez à le trouver.

– Dans cette maison ? » dis-je.

Le Major fit un pas de plus vers moi, et répondit :

« Dans cette chambre. »

J’étais comme éperdue ; ma tête commençait à avoir le vertige ; mon cœur battait violemment. Je voulus continuer, achever ; cela me fut impossible ; mon effort pour y parvenir me fit mal. Il y eut un long silence. Pendant cette minute, je pus entendre la leçon de musique, allant son train dans la chambre au-dessus. La future prima-donna avait fini de vocaliser et essayait sa voix sur des morceaux d’opéra italien. Elle chantait l’air ravissant de la Sonnambula : Corne per me serene. Je n’ai jamais entendu depuis cette délicieuse mélodie sans être à l’instant transportée en imagination dans le fatal parloir de Vivian Place.

Le Major, très-ému, prit le premier la parole.

« Asseyez-vous, dit-il, mettez-vous dans ce fauteuil, je vous prie. Vous êtes très-agitée ; vous avez besoin de vous calmer. »

Il avait raison ; je ne pouvais plus rester debout. Je me laissai tomber dans le fauteuil. Le Major sonna, et alla dire quelques mots au domestique qui se présenta à la porte.

« Voilà bien longtemps que je suis ici ? dis-je d’une voix faible ; est-ce que je vous gêne ?

– Vous… me gêner !… répéta-t-il avec son irrésistible sourire, vous oubliez que vous êtes chez vous ! »

Le domestique rentra, apportant une bouteille de vin de champagne et un plateau de biscuits.

« J’ai fait mettre ce vin en bouteille exprès pour les dames, dit le Major. Les biscuits me viennent en droite ligne de Paris. Faites-moi le plaisir de prendre quelques rafraîchissements. Et ensuite… »

Il s’arrêta et me regarda attentivement.

« Et ensuite, reprit-il, puisqu’il est convenu que vous êtes chez vous, c’est peut-être moi qui vous gêne… Irai-je retrouver en haut ma prima-donna, et vous laisserai-je seule ici ? »

Pour toute réponse, je lui pris la main et la serrai de toutes mes forces.

« La tranquillité de toute ma vie à venir est en jeu, lui dis-je. Quand je serai seule ici, votre généreuse sympathie permet-elle que j’examine tout ce qu’il y a dans cette chambre ? »

Il me fit signe de boire le champagne et de goûter aux biscuits, avant de me répondre.

« Ceci est sérieux, dit-il. Je désire que vous rentriez en pleine possession de vous-même. Reprenez des forces… je vous parlerai ensuite.

Je fis ce qu’il désirait. Une minute après avoir bu de ce vin pétillant et exquis, je me sentis revivre.

« Est-ce votre vœu exprès, reprit-il, que je vous laisse seule ici procéder à votre perquisition dans cette chambre ?

– Oui, c’est mon vœu exprès, lui répondis-je.

– Je prends une grande responsabilité sur moi, en accédant à cette demande. Mais je le fais, parce que je crois sincèrement, comme vous le croyez vous-même, que la tranquillité de votre vie à venir dépend de la découverte de la vérité. »

En disant ces mots, il tira de sa poche deux clefs.

« Vous éprouverez naturellement quelques soupçons, continua-t-il, sur chaque porte fermée que vous trouverez ici. Il n’y en a que deux dans cette pièce, les portes des placards sous la grande bibliothèque, et celle du cabinet italien dans ce coin. La plus grosse clef ouvre le cabinet. »

Ce disant, il déposa les clefs sur la table.

« Jusqu’ici, reprit-il, j’ai strictement respecté la promesse que j’ai faite à votre mari. Je continuerai à y être fidèle, quel que puisse être le résultat de vos recherches dans cette chambre. Je suis engagé sur l’honneur à ne vous aider ni par parole ni par action. Je n’ai pas même la liberté de vous faire la plus légère allusion. C’est entendu ?

– Certainement !

– J’ai maintenant un dernier mot à vous dire. Je me retire ensuite. S’il vous arrive par hasard de mettre la main sur le fil d’Ariane, rappelez-vous ceci : La découverte qui s’en suivra sera terrible. Si vous doutez à l’avance de pouvoir soutenir un choc… qui vous frappera au cœur, pour l’amour de Dieu, abandonnez dès à présent et pour toujours votre dessein de chercher à découvrir le secret de votre mari !

– Je vous remercie de l’avertissement, Major. J’affronterai les conséquences de la découverte, quelles qu’elles puissent être.

– Vous y êtes absolument résolue ?

– Absolument.

– Prenez tout le temps qu’il vous conviendra de prendre. La maison et toutes les personnes qui s’y trouvent sont à votre disposition. Donnez un seul coup de sonnette, dès que vous aurez besoin du domestique. Donnez-en deux, si vous voulez appeler la femme de chambre. De temps en temps, je viendrai moi-même voir comment vous vous trouvez. Je suis responsable de votre bien-être et de votre sécurité tout le temps que vous me faites l’honneur de rester sous mon toit. »

Il éleva ma main jusqu’à ses lèvres et fixa un dernier et long regard sur moi.

« Je pense que je ne cours pas un trop grand risque, dit-il, en se parlant à lui-même plutôt qu’en s’adressant à moi. Les femmes m’ont entraîné, jadis, à plus d’un acte téméraire. M’auriez-vous entraîné dans le plus téméraire de tous ? »

En prononçant ces mots qui avaient l’obscurité d’un oracle, il me salua gravement et sortit. Je restai seule dans le parloir.

X. – LA PERQUISITION.

Le feu qui brûlait dans la grille du foyer n’était pas très-vif, et l’air extérieur, comme je m’en étais aperçue en venant chez le Major, avait quelque chose, ce jour-là, de l’âpreté d’une journée d’hiver.

Cependant la première impression que je ressentis, quand le Major Fitz-David me quitta, fut une impression de chaleur, accompagnée d’oppression et d’une difficulté énorme à respirer librement. L’agitation nerveuse où je me trouvais était, je le suppose, la cause de ces sensations étranges. Je retirai mon chapeau, ma mante, mes gants, et j’ouvris pour un moment la fenêtre. On ne voyait, de cette fenêtre, qu’une cour pavée, qu’éclairait un pan du ciel et que bornait, en face, le mur des écuries du Major. Il me suffit de rester quelques minutes appuyée sur la balustrade pour me sentir complètement rafraîchie et apaisée. Je refermai alors la fenêtre pour procéder à ma perquisition. Je commençai par promener les yeux sur les quatre murs qui m’entouraient.

J’étais moi-même étonnée de mon calme. Mon entrevue avec le Major Fitz-David avait peut-être épuisé, pour un temps du moins, ma capacité d’éprouver des émotions fortes. C’était un soulagement pour moi de me trouver seule ; c’était un soulagement de commencer mes recherches. Je ne souffrais en ce moment d’aucune douleur physique ou morale.

La chambre était oblongue. Dans l’une des parois les plus courtes s’ouvrait la porte à coulisses que j’ai déjà mentionnée ; l’autre était presque entièrement occupée par la large fenêtre qui donnait sur la cour.

Je commençai par le mur de la porte d’entrée. Qu’y avait-il là, en fait d’ameublement, des deux côtés de la porte ? Une table à jouer de chaque côté. Au-dessus de chaque table, se trouvait un magnifique vase de Chine, placé sur un tasseau doré et sculpté, qui était fixé au mur.

J’ouvris les tables à jouer. Les tiroirs ne contenaient que des cartes, ainsi que les jetons et les marques, leur accompagnement ordinaire. À l’exception d’un seul, tous les paquets de cartes qui se trouvaient dans les deux tables étaient cachetés et tels qu’ils étaient sortis de la boutique du marchand. J’examinai toutes les cartes du paquet décacheté. Point d’écriture… point de marque d’aucune sorte visible sur aucune d’elles. À l’aide d’une petite échelle qui était appuyée contre la bibliothèque, je pus regarder dans les deux vases de Chine. L’un et l’autre étaient parfaitement vides. Y avait-il encore quelque chose à examiner de ce côté de la chambre ? Il y avait dans les deux coins deux petits fauteuils en bois marqueté, garnis de coussins en soie rouge. Je les retournai ; je regardai sous les coussins ; je ne voulais rien négliger. Mais, ainsi que je le présumais, il n’y avait là rien à découvrir. Quand j’eus remis ces fauteuils à leur place, ma perquisition de ce côté de la chambre se trouvait achevée. Jusque-là je n’avais rien trouvé.

Je passai au côté opposé, celui de la fenêtre.

Cette fenêtre, qui occupait, comme je l’ai dit, presque toute la longueur et la hauteur de la muraille, était divisée en trois compartiments. De superbes rideaux de velours rouge foncé, tombant en larges plis, laissaient juste assez de place pour deux étroites et hautes encoignures de Boule, contenant des tiroirs superposés, et supportant, l’une une réduction de la Vénus de Milo, l’autre une réduction de la Vénus de Médicis, toutes deux en bronze. J’avais les pleins pouvoirs du Major ; je n’hésitai pas à ouvrir l’un après l’autre les six tiroirs des deux chiffonniers, et à en explorer le contenu.

Dans l’encoignure de droite, mon investigation fut vite achevée. Les six tiroirs étaient uniquement remplis par une collection de fossiles qui, à en juger par les curieuses étiquettes fixées sur certains échantillons, dataient d’une période de la vie du Major où il avait spéculé, sans grand profit, sur les mines. Je me tournai alors vers l’encoignure de gauche.

Il y avait là une variété beaucoup plus grande, et mon examen se prolongea beaucoup plus longtemps.

Le tiroir supérieur contenait une collection complète d’outils de charpentier en miniature, datant, selon toute probabilité, de l’époque lointaine où le Major était enfant, et où ses parents et leurs amis lui faisaient encore des cadeaux. Le tiroir au-dessous était rempli de bagatelles d’une autre espèce ; des présents faits au Major par ses belles amies : bretelles brodées, toques élégantes, gracieuses boîtes à cigares, riches pantoufles, bourses éblouissantes, toutes sortes de menus et mignons ouvrages qui attestaient la popularité dont jouissait parmi les femmes leur adorateur. Le contenu du troisième tiroir était d’une nature moins intéressante : c’était une série de livres de comptes, remontant à un assez grand nombre d’années. Après avoir parcouru, feuilleté et secoué inutilement chacun de ces livres, pour m’assurer qu’ils ne contenaient aucun papier caché entre leurs feuillets, j’examinai le quatrième tiroir, consacré aussi à la comptabilité : factures, mémoires, quittances. Le cinquième tiroir ne présentait qu’un amas confus d’objets sans valeur. J’en tirai d’abord un paquet de cartes ornées, dont chacune portait la liste des plats qui avaient figuré à des banquets qu’avait donnés le Major, ou auxquels il avait assisté comme invité, à Londres ou à Paris ; puis une boîte remplie de plumes, finement coloriées ; puis une quantité de vieilles cartes d’invitation ; puis quelques livrets d’opéra, un tire-bouchon de poche, un paquet de cigarettes, un paquet de clés rouillées, un passeport, un amas de tickets de bagages, une tabatière d’argent brisée, deux étuis à cigares, une carte de Rome en lambeaux : rien, du reste, qui m’offrit le moindre intérêt.

J’ouvris alors le sixième tiroir. Ce fut d’abord pour moi une surprise et un désappointement. Ce tiroir ne contenait que les morceaux d’un vase brisé.

J’étais assise en ce moment sur une chaise basse, en face de l’encoignure. Irritée de ne trouver là encore que des riens, j’allais repousser du pied le tiroir à sa place. La porte en ce moment s’ouvrit, et le Major entra.

Quand il me vit devant ce tiroir ouvert, je l’observais, il tressaillit et changea de visage. Ce fut l’affaire d’un instant, et il se remit aussitôt. Mais, je ne m’étais pas trompée, son coup d’œil et son geste d’effarement ne pouvaient avoir d’autre sens, sinon qu’il me surprenait la main sur le fil d’Ariane.

« Permettez que je vous dérange une minute, dit le Major ; je reviens seulement pour vous adresser une petite requête.

– De quoi s’agit-il, Major ?

– Avez-vous, dans vos recherches, mis la main sur un paquet de lettres qui m’appartiennent ?

– Je n’ai rien trouvé de pareil, répondis-je. Si je trouvais des lettres, il va de soi que je ne me permettrais pas de les ouvrir et de les lire.

– C’est de cela que je voulais vous parler, reprit-il. L’idée m’est venue tout à l’heure là-haut que mes lettres pourraient vous causer du souci. Je comprends très-bien que tout ce que vous n’aurez pas la liberté d’examiner excite votre défiance. Mais je puis aller au-devant de la difficulté, sans que ni vous ni moi ayons à nous en inquiéter. Je crois ne pas manquer à ma parole en vous affirmant, purement et simplement, que mes lettres ne peuvent vous aider en rien dans votre recherche. Vous pouvez sans inconvénient n’en tenir aucun compte, comme d’objets qui, à votre point de vue, ne valent pas la peine d’appeler votre attention. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?

– Je vous comprends !… Major, et vous suis obligée.

– Ne vous sentez-vous pas fatiguée ?

– Nullement… je vous remercie.

– Et vous espérez toujours réussir ? Vous n’êtes pas encore découragée ?

– Je ne suis pas découragée le moins du monde. Avec votre permission, j’entends persévérer quelque temps encore. »

Pendant que nous avions échangé ces quelques paroles, le tiroir de la crédence était resté ouvert, et, tout en causant, je regardais, comme indifféremment, les fragments de la potiche brisée, et suivais en même temps du coin de l’œil les mouvements du Major. Il était, lui aussi, redevenu maître de lui-même, et il considérait ces morceaux de porcelaine avec un air de parfaite insouciance. Mais je me souvenais du regard étonné et inquiet que j’avais surpris dans ses yeux quand il était entré, et cette insouciance me paraissait un peu exagérée.

« Ces tessons, dit-il en riant, ne vous promettent pourtant pas grand’chose ?

– Qui sait ?… répliquai-je, il ne faut pas toujours se fier aux apparences. Ce que j’ai de mieux à faire, c’est, je crois, d’interroger toute chose, fût-ce une potiche cassée. »

Je le regardais fixement, en parlant ainsi. Il changea de sujet.

« La musique d’en haut ne vous importune pas, demanda-t-il.

– Pas du tout, Major.

– Elle va cesser bientôt. Le maître de chant est sur le point de partir, et le maître d’italien vient d’arriver. Je n’épargne rien pour faire de ma jeune prima-donna une artiste accomplie. En apprenant à chanter, elle doit aussi apprendre la langue qui est la langue de la musique. Je la perfectionnerai dans la prononciation en la conduisant en Italie. J’entends et je veux qu’elle soit prise pour une Italienne quand elle chantera en public. Je vous quitte. Vous n’avez pas d’ordre à me donner ? Il ne vous manque rien ?

– Rien, absolument. Mille remerciements, Major. »

Au seuil de la porte, il se retourna, et avant de sortir, m’envoya du bout des doigts un baiser. Je vis en même temps son regard errer un moment sur la grande bibliothèque. Ce ne fut qu’un éclair, mais j’eus le temps de le saisir.

Quand je fus seule, je regardai cette bibliothèque à mon tour.

La bibliothèque était un magnifique meuble en vieux chêne sculpté, adossé à la muraille parallèle au vestibule. Excepté l’espace occupé par la seconde porte qui ouvrait sur le vestibule, la bibliothèque remplissait toute la longueur du mur. Le haut était orné de vases, statuettes, et candélabres placés sur un seul rang. En les examinant, je remarquai une lacune à l’extrémité qui touchait à la fenêtre. L’extrémité opposée, voisine de la porte, était occupée par un très-beau vase d’une forme particulière. Où était le vase en pendant qui avait rempli la place laissée vide à l’extrémité correspondante de la bibliothèque ? Je me retournai vers le sixième tiroir du chiffonnier et l’examinai de nouveau. Il n’y avait pas à se méprendre sur la forme du vase, quand on en regardait les morceaux : la potiche brisée était celle qui avait occupé la place maintenant vide à l’extrémité voisine de la fenêtre.

Après avoir fait cette découverte, je pris tous les fragments du vase brisé, jusqu’au plus petit, et les étudiai attentivement l’un après l’autre.

J’étais trop ignorante en céramique pour être en état d’apprécier la valeur du vase, ou d’en reconnaître l’époque, ou même de savoir s’il était de fabrique anglaise ou étrangère. Sur un fond d’une délicate nuance café au lait, des guirlandes de fleurs et de cupidons entouraient, de chaque côté, un des médaillons sur lequel était peinte avec une finesse exquise, une tête de femme, une nymphe, une déesse, ou peut-être le portrait d’une femme célèbre ; dans l’autre médaillon, une tête d’homme, héros ou dieu. Des bergers et des bergères étendus sur le gazon, avec leurs chiens et leurs brebis, formaient les ornements du piédestal. Tel avait été le vase au temps où il figurait intact sur la bibliothèque. Par quel accident avait-il été brisé ? Et pourquoi la figure du Major s’était-elle rembrunie, quand il avait vu que j’avais découvert les débris de cette œuvre d’art dans le tiroir qui les contenait ?

Les débris laissaient irrésolues ces graves questions… les débris ne me disaient absolument rien. Et cependant, l’inquiétude du Major le prouvait assez… directement ou indirectement… il devait y avoir quelque chose dans ce vase brisé !

Mais il ne s’agissait pas de réfléchir ! il fallait chercher. Je retournai à la bibliothèque.

Jusqu’ici, j’avais présumé, sans raison bien plausible, que le fil conducteur devait nécessairement se révéler à moi sous la forme d’un papier écrit. Il me vint alors à l’esprit, après le coup d’œil surpris dans les yeux du Major… que ce fil pouvait tout aussi probablement se présenter sous la forme d’un livre.

Je jetai les yeux sur les rayons du bas, dont j’étais assez voisine pour pouvoir lire les titres. J’y vis Voltaire en maroquin rouge ; Shakespeare, en bleu ; l’Histoire d’Angleterre, en brun ; l’Annual Register, en veau jaune. Je m’arrêtai là, fatiguée et découragée déjà à la vue de cette longue série de volumes.

« Quoi ! pensai-je en moi-même, me faut-il examiner tous ces volumes ? Et qu’y verrai-je, si je les examine ? Le Major Fitz-David a parlé d’une terrible calamité qui a assombri la vie passée de mon mari. Comment pourrait-il se faire que quelque trace de cette calamité, ou quelque indication s’y rapportant, se trouvât dans l’Annual Register ou dans les pages de Voltaire ! Il serait absurde de le supposer. La seule tentative d’examiner sérieusement ces livres dans ce but serait une perte de temps inutile. »

Et cependant le Major avait jeté un regard furtif sur la bibliothèque. Et puis, le vase brisé avait eu naguère sa place sur la bibliothèque. Ces circonstances m’autorisaient-elles à considérer le vase et la bibliothèque comme deux jalons jumeaux sur la route qui devait me conduire à ma découverte ? Le problème n’était pas facile à résoudre au pied levé.

Je levai les yeux sur les rayons supérieurs.

Là, les volumes étaient plus variés, d’un plus petit format, et en moins bon ordre que sur les rayons inférieurs. Quelques-uns étaient reliés en toile, quelques autres seulement brochés ; un ou deux étaient tombés et reposaient à plat à côté des volumes restés debout ; il y avait aussi, çà et là, des places vides où l’on n’avait pas remis les livres qu’on en avait retirés. En un mot, ces rayons n’offraient pas la décourageante uniformité des autres. Les plus élevés, remplis de poussière, permettaient d’espérer que je pourrais y faire quelque heureuse trouvaille. Je résolus donc, si je devais passer en revue tous les livres de la bibliothèque, de commencer par les rayons les plus élevés.

Où était l’échelle pour y atteindre ?

Je l’avais laissée appuyée contre le mur de refend. En regardant de ce côté, je devais nécessairement voir en même temps la porte à coulisses, qui, imparfaitement fermée, m’avait permis d’entendre le Major Fitz-David questionner son domestique sur ma personne. On n’avait pas passé par cette porte depuis que j’étais là ; toutes les fois qu’on avait dû entrer dans la chambre ou en sortir, on était entré ou sorti par l’autre porte donnant sur le vestibule.

Au moment où je regardais autour de moi, un léger bruit se fit entendre dans la première pièce, un rayon de clarté perça à travers la porte à coulisses imparfaitement close. Quelqu’un m’avait-il épiée ? je m’approchai doucement et je poussai vivement l’ouverture. Le Major était là, debout, je me trouvai face à face avec lui… il m’avait vue près de la bibliothèque !

Il avait son chapeau à la main, et était évidemment prêt à sortir. Il tira parti de cette circonstance pour expliquer d’une manière plausible comment il se trouvait si près de la porte.

« J’espère que je ne vous ai pas effrayée ? me dit-il.

– Vous m’avez un peu surprise, Major.

– J’en suis fâché et bien honteux. J’allais ouvrir la porte pour vous dire que j’étais obligé de m’absenter. Je viens de recevoir une dépêche pressée d’une dame. Une charmante personne… que j’aimerais à vous faire connaître. Elle se trouve dans un triste embarras, la pauvre femme ! Elle a à payer de petits billets, vous comprenez ; de grossiers marchands la pressent, et son mari… Ah ! ma chère dame ! son mari est tout à fait indigne d’elle ! C’est une intéressante personne. Vous me la rappelez un peu… toutes deux vous avez le même port de tête. Je ne serai pas plus d’une demi-heure absent. Puis-je faire quelque chose pour vous ? Vous paraissez fatiguée. Je vous en prie, permettez que je vous envoie encore un peu de champagne. Non ?… Alors promettez-moi de sonner quand vous en aurez besoin. Très-bien ! Au revoir, ma charmante amie… à tout à l’heure ! »

Je refermai la porte, quand il m’eut tourné le dos, et m’assis un moment pour me reconnaître.

Il m’avait épiée pendant que j’examinais sa bibliothèque ! L’homme qui était dans la confidence de mon mari, l’homme qui savait où se trouvait le fil que je cherchais, m’avait épiée durant cet examen ! Il n’y avait plus à en douter maintenant : le Major Fitz-David m’avait indiqué, sans le vouloir, la place où devait porter ma recherche !…

Mes regards se promenèrent, sans aucun sentiment de curiosité, sur les autres meubles que je n’avais pas encore examinés, sur les petites bagatelles élégantes semées à travers les tables et la chemisée, sur les aquarelles, sur les portraits de femmes… objets charmants de l’adoration facile du Major. Toute mon attention, j’en étais certaine à présent, devait se concentrer sur la bibliothèque. Je me levai pour aller chercher l’échelle, résolue à commencer ma perquisition par les rayons du haut.

En allant la prendre, je passai près de la table sur laquelle le Major Fitz-David avait déposé les deux clefs qu’il laissait à ma disposition.

La plus petite me rappela aussitôt les armoires placées sous la bibliothèque. Je les avais singulièrement négligées. Une vague défiance des portes fermées à clef, un vague doute sur ce qu’elles pouvaient me cacher pénétrèrent dans mon esprit. Je laissai l’échelle à sa place contre le mur et me mis à examiner le contenu des armoires.

Elles étaient au nombre de trois. Au moment où j’ouvrais la première, je cessai d’entendre chanter à l’étage supérieur. Pour un moment, je me sentis comme gênée par ce silence succédant subitement au bruit. Je suppose que mes nerfs étaient surexcités. J’entendis ensuite un craquement de bottes sur l’escalier, qui me fit tressaillir de la tête aux pieds. Ce n’était pourtant que le maître de musique qui descendait après avoir donné sa leçon. Le bruit de la porte de la maison qui se fermait sur lui me causa un nouveau frémissement comme si je n’avais jamais entendu de bruit pareil ! Puis tout rentra encore dans le silence. Je me levai alors et je commençai ma visite de la première armoire.

Elle était divisée en deux compartiments superposés.

Celui de dessus ne contenait que des boîtes de cigares rangées méthodiquement. Celui de dessous était consacré à une collection de coquilles, entassées pêle-mêle et sans ordre. Le Major attachait évidemment un bien plus grand prix à ses cigares qu’à ses coquilles. Je fouillai néanmoins ce compartiment avec le plus grand soin pour bien m’assurer qu’il ne s’y trouvait rien de caché qui pût m’intéresser. Je n’y vis que les coquilles.

J’ouvris la seconde armoire. Je m’aperçus en ce moment que le jour faiblissait.

Je regardai à la fenêtre. Mais le soir n’était pas encore venu, et cet obscurcissement subit était produit par une grosse pluie dont les gouttes battaient contre les vitres. Un vent d’automne tourbillonnait dans la cour. Je ranimai le feu avant de reprendre ma perquisition. Mes nerfs étaient malades, je suppose, et j’avais le frisson quand je revins à la bibliothèque. Mes mains tremblaient ; je ne saurais bien dire ce que j’éprouvais.

La seconde armoire me fit voir, dans sa partie supérieure, quelques fort beaux camées, enveloppés dans du coton et rangés dans un casier en bois. À moitié caché sous un de ces casiers j’aperçus les feuilles blanches d’un petit manuscrit. Je m’en emparai vivement. Encore un désappointement. Ce manuscrit n’était que le catalogue descriptif des camées… rien de plus !

Arrivant au compartiment inférieur, j’y trouvai, en plus grande quantité encore, de coûteuses curiosités en ivoire travaillé du Japon, et de précieux échantillons de soie de la Chine. Je commençais à me sentir fatiguée d’explorer les trésors du Major. Plus je cherchais, plus il me semblait que je m’éloignais du seul objet que j’avais à cœur de découvrir. Était-ce bien la peine d’aller plus loin et d’ouvrir la dernière armoire ?… Eh ! oui, sans doute ! et puisque j’avais commencé cette exploration, je devais la pousser jusqu’au bout !

Le compartiment supérieur de la troisième armoire était occupé par un seul objet : un volume somptueusement relié.

Son format dépassait celui de nos modernes volumes. Il était relié en velours bleu, avec des fermoirs d’argent ornés de belles arabesques, et une serrure du même métal, destinée à le protéger contre une indiscrète curiosité. Mais quand je le pris, je vis que cette serrure n’était pas bien fermée…

Avais-je le droit de tirer avantage de cette circonstance pour ouvrir le volume ? J’ai soumis, depuis, cette question à quelques-uns de mes amis des deux sexes. Les femmes ont été unanimes à me répondre que… vu le sérieux intérêt qui était en jeu… j’avais parfaitement le droit d’ouvrir ce volume mal fermé, aussi bien que tous les autres. Les hommes ont été d’une opinion différente, et m’ont déclaré que j’aurais dû respecter le volume et ne pas profiter d’un hasard indiscret. Je n’hésite pas à dire que les hommes avaient raison.

En ma qualité de femme, toutefois, j’ouvris le volume sans hésiter un seul moment.

Les feuilles étaient en beau vélin et encadrées d’illustrations du meilleur goût. Que contenaient ces pages si soigneusement ornées ? Je fis, en les ouvrant, une moue de dédain : c’étaient des boucles de cheveux fixées au centre de chaque page, et suivies d’inscriptions attestant que ces cheveux étaient des gages d’amour obtenus, à diverses époques, de diverses dames qui avaient touché le cœur si aisément accessible du Major. Les inscriptions étaient en d’autres langues que la langue anglaise, mais elles paraissaient toutes avoir également pour but de rappeler au Major les dates auxquelles ses différents attachements avaient prématurément pris fin. Ainsi, la première page exhibait une boucle de fins cheveux couleur de lin, avec cette inscription au-dessous : Mon adorée Madeleine. Constance éternelle. Hélas ! 22 Juillet 1839 ! La page suivante était ornée d’une boucle de cheveux noirs, avec cette inscription en français : Clémence. Idole de mon âme. Toujours fidèle. Hélas ! 2 avril 1840. Une boucle de cheveux ardents suivait… avec une épitaphe en latin ; une note accompagnait la date de la dissolution de la société, portant que la dame descendait des anciens Romains et avait été, en conséquence, convenablement pleurée en latin par son dévoué Fitz-David. La série des boucles de cheveux et des inscriptions polyglottes se continuait et se prolongeait ainsi. Le volume, à un moment, me tomba des mains d’écœurement. Mais je le repris aussitôt, et me remis patiemment à tourner les feuillets l’un après l’autre, jusqu’à ce que j’arrivasse à ne plus rencontrer que des feuillets entièrement blancs.

Alors je pris le volume par le dos, et, comme dernière précaution, je le secouai, pour en faire tomber les papiers détachés ou les cartes qui auraient pu échapper à mon attention.

Cette fois, ma patience fut récompensée par une découverte, qui me jeta dans une indescriptible agitation.

Une petite photographie, ayant la forme d’une carte, tomba du livre. Un premier coup d’œil me permit de voir qu’elle contenait deux portraits.

L’un était celui de mon mari.

L’autre celui d’une femme.

La figure de la femme m’était entièrement inconnue. Elle n’était pas jeune. Le photographe l’avait fait poser assise ; mon mari debout derrière son siège, et se penchant vers elle. Leurs mains étaient l’une dans l’autre. La dame avait les traits durs et était assez laide. Son visage portait d’ailleurs l’empreinte de fortes passions et d’une volonté résolue. Néanmoins, toute laide qu’elle était, sa vue me fit éprouver un sentiment de jalousie, quand je remarquai la familiarité affectueuse de leur attitude ; naturellement le photographe ne les avait groupés ainsi qu’avec leur permission ! Eustache m’avait dit, en passant, pendant qu’il me faisait la cour, qu’il s’était figuré plus d’une fois être épris d’un véritable amour, avant de me connaître. Cette femme, si peu attrayante, pouvait-elle avoir été l’objet de l’une de ses premières passions ? L’avait-il assez aimée pour se faire photographier dans cette pose ? J’examinai assez longtemps ces portraits, pour que la vue m’en devînt enfin insupportable. La femme est une étrange créature : elle est un mystère, même à ses propres yeux. Je jetai la photographie dans un coin de l’armoire. J’étais profondément irritée contre mon mari ; je haïssais… oui, je haïssais, de toute la force de mon cœur et de mon âme !… cette femme inconnue, à l’expression énergique, aux traits durs, qui avait tenu la main de mon mari dans sa main.

Pendant tout ce temps, le compartiment inférieur de l’armoire attendait toujours que j’en fisse à son tour l’examen.

Je m’agenouillai pour y procéder… désireuse de rejeter loin de mon cœur cette jalousie qui s’en était emparée.

Malheureusement, la partie inférieure de l’armoire ne contenait que des reliques de la vie militaire du Major : son épée, ses pistolets, ses épaulettes, son ceinturon, et quelques autres menus fourniments ; aucun de ces objets n’avait pour moi le moindre intérêt. Mes yeux errèrent de nouveau sur le compartiment supérieur, et, comme une folle que j’étais… je ne saurais trouver un terme plus adouci pour caractériser convenablement l’état où je me trouvais en ce moment… je repris la photographie et me remis à l’examiner avec une sorte de ténacité furieuse. Cette fois, j’y remarquai quelque chose qui avait échappé jusque-là à mon attention : c’étaient deux lignes d’une écriture de femme, au dos de la carte. Ces lignes contenaient ces mots :

Au Major Fitz-David,

avec deux vases,

De la part de ses amis S. et E. M.

Le vase brisé était-il un de ces deux vases et l’altération que j’avais remarquée sur le visage du Major était-elle produite par quelque souvenir se rapportant à ce vase ? Mais, peu importait ! je n’étais pas disposée à me livrer à des réflexions sur ce sujet, pendant que la question beaucoup plus sérieuse des initiales qui figuraient sur le dos de la photographie me préoccupait.

S. et E. M. ? Ces deux dernières lettres pouvaient être les initiales du nom de mon mari… de son vrai nom, Eustache Macallan. En ce cas, la première lettre (S.) indiquerait le nom de la dame. Quel droit avait-elle d’accoler son nom à celui d’Eustache de cette façon ? Je réfléchis un moment. Je torturai ma mémoire. Tout à coup, je me souvins qu’Eustache avait des sœurs. Il m’en avait parlé plusieurs fois, dans le temps qui avait précédé notre mariage. Avais-je été assez folle pour me prendre de jalousie pour une sœur de mon mari ? Il pouvait bien en être ainsi ; S. pouvait être l’initiale du nom de baptême de cette sœur. Je me sentis véritablement honteuse de moi-même, quand je considérai la chose sous ce nouveau point de vue. Combien j’avais été injuste envers tous les deux ! Je retournai la photographie, d’un air triste et repentant, pour examiner les deux portraits sous un jour plus bienveillant et plus vrai.

Je cherchai naturellement à découvrir alors un air de famille entre les deux figures. Il n’y en avait aucun : au contraire, elles étaient aussi dissemblables l’une de l’autre, dans les traits et dans l’expression, que deux figures pouvaient l’être. Était-elle sa sœur après tout ? Je regardai les mains, telles que me les montrait la photographie. La main droite de la femme était dans la main d’Eustache ; la main gauche posée sur le corsage. Dans son doigt du milieu, on voyait distinctement un anneau nuptial. Mon mari avait-il des sœurs mariées ? Je lui avais posé cette question moi-même, quand il m’avait parlé d’elles, et je me rappelais fort bien qu’il m’avait répondu négativement.

Était-ce donc mon premier mouvement de jalousie qui s’était trouvé juste ? S’il en était ainsi, que signifiait l’association des trois initiales ? Que signifiait l’anneau nuptial ? Grand Dieu ! avais-je sous les yeux le portrait d’une rivale dans l’amour de mon mari… et cette rivale était-elle sa femme ?

Je rejetai la photographie en poussant un cri d’horreur. Pendant un moment, je crus que ma raison m’abandonnait. Je ne sais ce qui serait arrivé… ou ce que j’aurais fait… si mon amour pour Eustache n’avait pris le dessus sur les émotions qui me torturaient. Cet amour sincère calma mon cerveau. Cet amour sincère réveilla l’influence de mon bon sens. L’homme qui tenait une si grande place dans le fond de mon cœur était-il capable de la bassesse criminelle qu’impliquait la seule supposition d’un mariage antérieur avec une autre femme ?… Non ! c’était moi qui m’étais rendue coupable de cette bassesse, de ce crime, en ayant supposé, même un seul moment, qu’il en était capable !

Je ramassai cette funeste photographie et je la replaçai dans le volume. Je fermai à la hâte l’armoire, je pris l’échelle et la posai contre la bibliothèque. Mon seul désir maintenant était de chercher un refuge contre mes pensées dans une occupation quelconque. Je sentais le détestable soupçon qui m’avait avilie à mes propres yeux renaître dans mon cœur, en dépit de mes efforts pour l’y étouffer. Les livres !… les livres !… Mon seul espoir était de m’absorber tout entière, corps et âme, dans l’examen des livres.

J’avais un pied sur l’échelle quand j’entendis s’ouvrir la porte du parloir… la porte qui communiquait avec le vestibule.

Je me retournai, m’attendant à voir le Major. Au lieu de Fitz-David, je vis sa future prima-donna qui venait de franchir la porte et fixait ses yeux ronds sur moi. La jeune personne aux notes vibrantes croisa les bras et, m’interpella avec son air hardi.

« J’ai de la patience, dit-elle froidement, mais je ne puis endurer cela plus longtemps.

– Qu’est-ce que vous ne pouvez endurer plus longtemps ? lui demandai-je.

– Voilà deux heures au moins, poursuivit-elle, que vous êtes ici toute seule, dans le cabinet du Major… Je suis d’un tempérament jaloux, très-jaloux. Je veux savoir ce que cela signifie. »

Elle avança de quelques pas vers moi, rouge de colère et le regard menaçant :

« Est-ce qu’il se propose de vous faire entrer au théâtre ? demanda-t-elle aigrement.

– Non, certes.

– Est-ce qu’il est votre amant ?… »

Dans d’autres circonstances, je l’aurais tout simplement priée de sortir. Mais, dans l’état d’esprit où j’étais en ce moment critique, la seule présence d’une créature humaine était un soulagement pour moi. Même cette jeune fille, avec ses questions grossières et son manque d’éducation, faisait une diversion bien venue à ma solitude ; elle m’offrait un refuge contre moi-même.

« Votre question n’est pas très-polie, dis-je. Cependant je vous excuse. Vous ignorez sans doute que je suis mariée.

– Qu’est-ce que cela fait ? répondit-elle. Mariée ou non, c’est tout un pour le Major. Cette effrontée coquine qui se fait appeler Lady Clarinda est mariée… ce qui ne l’empêche pas d’envoyer au Major un bouquet trois fois par semaine. Ce n’est pas que je me soucie, croyez-le, de ce vieux fou. Mais j’ai perdu ma place à la station du chemin de fer, il faut que je veille à mes intérêts ; et je ne sais pas ce qui pourrait arriver, si je laissais une autre femme s’interposer entre lui et moi. C’est là où le bât me blesse… voyez-vous ! Je ne suis pas tranquille, quand je le vois vous laisser maîtresse de faire ici ce qu’il vous plaît. Ne vous fâchez pas ! Je parle franchement. Je veux savoir ce que vous faites toute seule dans cette chambre et sur quel pied vous êtes avec le Major. Je ne l’ai jamais entendu parler de vous jusqu’à ce jour. »

Sous cette surface intéressée et grossière, cette bizarre jeune fille avait une sincérité, une liberté qui plaidait en sa faveur, à mon sens du moins. Je ne lui répondis pas d’une façon moins libre et moins sincère.

« Le Major Fitz-David est un ancien ami de mon mari, lui dis-je, et il a de la bonté pour moi à cause de lui. Il m’a permis de chercher dans ce parloir… »

Je m’arrêtai, ne sachant trop comment lui expliquer à quelle occupation je me livrais, sans lui en trop dire, et en lui en disant assez toutefois pour dissiper les soupçons que ma présence lui avait inspirés.

« De chercher quoi… ? » demanda-t-elle.

Ses yeux tombèrent sur l’échelle près de laquelle je me trouvais encore.

« De chercher un livre ?… reprit-elle.

– Oui, dis-je en acceptant cette insinuation, un livre.

– Ne l’avez-vous pas encore trouvé ?

– Non. »

Elle me regarda fixement, sans prendre la peine de cacher qu’elle se demandait à elle-même si je disais ou ne disais pas la vérité.

« Vous me semblez être une bonne personne, fit-elle, en prenant enfin son parti. Il n’y a rien de louche en vous. Je vous aiderai si je puis. Quel livre cherchez-vous ? J’ai farfouillé plus d’une fois tous ces bouquins, et je les connais, quel livre voulez-vous ?

Tout en me posant cette brutale question, la jeune chanteuse venait d’apercevoir le bouquet de Lady Clarinda, placé sur la table où le Major l’avait laissé. Oubliant aussitôt et moi-même et les livres, elle se précipita comme une furie sur les fleurs, et les trépigna sous ses pieds.

« Voilà !… s’écria-t-elle. Si je tenais ici Lady Clarinda, je la traiterais de même !

– Qu’est-ce que le Major va dire ? demandai-je.

– Que m’importe ! Est-ce que vous croyez que j’ai peur de lui ? Tenez, pas plus tard que la semaine dernière, je lui ai brisé un de ses plus beaux bibelots, précisément à cause de Lady Clarinda et de ses fleurs ! »

Elle me montra la place laissée vide sur le haut de la bibliothèque… du côté de la fenêtre. Mon cœur se mit à battre soudain avec violence, lorsque mes yeux prirent la direction que m’indiquait son doigt. C’était elle qui avait brisé le vase qui occupait cette place ! Le chemin qui devait me conduire à ma découverte devait-il m’être révélé par cette jeune fille ? Je ne dis pas un mot. Je me bornai à la regarder d’un œil interrogateur.

« Oui, dit-elle ; voici comment cela s’est fait. Il sait combien je hais les fleurs qui viennent de cette Lady Clarinda, et il avait placé son bouquet dans ce vase, qui était hors de ma portée. Il y avait un portrait de femme peint sur le vase ; et il m’avait dit que c’était la vivante image de Lady Clarinda. Joliment ! ce portrait lui ressemblait comme à moi ! J’étais dans une rage ! Je me suis levée, j’ai pris le livre que j’étais en train de lire, et qui pourtant m’intéressait diantrement ; c’était justement un procès criminel, et vous savez, dans les procès criminels, les crimes sont bien plus amusants, parce qu’ils sont arrivés. Ça ne fait rien ! j’ai lancé mon volume sur le bouquet et sur le portrait ; et, patatras ! le vase est tombé sur le parquet et s’y est brisé en trente-six morceaux. Attendez donc ! Est-ce que ce ne serait pas ce livre-là que vous cherchiez ?… Êtes-vous comme moi ?… Aimez-vous les comptes-rendus des procès criminels ?… »

Je répondis par un signe de tête affirmatif, j’étais encore incapable de parler. La jeune fille se dirigea tranquillement vers le foyer, et, prenant les pincettes, revint avec elles à la bibliothèque.

« Le livre est tombé là, dit-elle entre la bibliothèque et le mur. Je vais l’en retirer en un clin d’œil. »

J’attendis sans remuer un muscle, sans prononcer un mot.

Elle revint bientôt à moi tenant les pincettes d’une main et un volume relié très-simplement de l’autre.

« Voilà le volume, dit-elle. Ouvrez et voyez. »

Je pris le livre.

« Il est terriblement intéressant, continua-t-elle. Je l’ai lu deux fois jusqu’au bout. Je crois que c’est lui. »

Lui qui ? Lui quoi ? De quoi parlait-elle ? J’essayai de lui adresser, une question. J’essayai… tout à fait en vain de prononcer ces simples mots : « De qui et de quoi parlez-vous ? »

Elle paraissait prête à perdre patience. Elle me prit le volume des mains et le posa ouvert sur la table près de laquelle nous nous trouvions l’une et l’autre.

« Vous êtes aussi faible qu’une enfant ! me dit-elle d’un air superbe. Là ! le voilà ce livre ! »

Je lus les premières lignes du titre :

RELATION COMPLÈTE

DU PROCÈS

D’EUSTACHE MACALLAN

Je m’arrêtai et la regardai. Elle se recula en poussant un cri d’effroi. Je reportai mes yeux sur le titre, et j’y lus les lignes qui suivaient :

ACCUSÉ D’AVOIR EMPOISONNÉ

SA FEMME.

Là, je me ressouvins !… Là, je m’évanouis !…

XI. – RETOUR À LA VIE.

Mon premier souvenir, quand je commençai à recouvrer mes sens, fut un souvenir de souffrance et d’angoisse… d’une angoisse où chacun de mes nerfs aurait été tordu et arraché violemment de mon corps. Tout mon être frissonnait douloureusement, sous la muette protestation de la nature contre les efforts tentés pour me rappeler à la vie. J’aurais donné je ne sais quoi pour être capable de pleurer… de conjurer les personnes invisibles qui m’entouraient de m’arracher à la mort. Combien de temps dura cette cruelle agonie ? Je ne l’ai jamais su. Au bout d’un temps plus ou moins long, un sommeil réparateur m’envahit peu à peu. Puis j’entendis le bruit de ma respiration pénible ; je sentis mes mains se remuer faiblement et machinalement comme celles d’un petit enfant. J’ouvris lentement les yeux, et regardai autour de moi… comme si, ayant franchi les épreuves de la mort, je me réveillais avec de nouveaux sens dans un monde nouveau.

La première personne que je vis fut un homme… un étranger. Il s’éloigna sans bruit de moi, faisant signe, quand il disparut, à une autre personne qui se trouvait dans ma chambre.

Cette personne s’approcha lentement, et comme avec appréhension, du sopha sur lequel j’étais couchée. Un faible cri de joie m’échappa ; je m’efforçai de lui tendre mes mains vacillantes. Cette autre personne était mon mari !

Je le regardai ardemment. Mais lui, il évita de tourner vers moi ses yeux ; il les fixa sur le parquet, avec un air étrange de confusion et de douleur. Puis il s’éloigna. L’inconnu que j’avais remarqué le suivit hors de la chambre. J’appelai d’une voix éteinte : Eustache ! Il ne me répondit pas ; il ne revint pas. Je retournai péniblement ma tête sur mon oreiller vers l’autre côté du sopha. Une autre personne qui m’était bien connue parut devant moi, comme dans un rêve. Mon bon vieux Benjamin était assis et me regardait avec des yeux pleins de larmes.

Il se leva et prit ma main en silence, de son air simple et affectueux.

« Où est Eustache ?… lui demandai-je Pourquoi s’est-il éloigné et m’a-t-il laissée ?… »

J’étais toujours excessivement faible. Mes vagues regards erraient autour de la chambre. J’aperçus le Major Fitz-David. Je vis la table sur laquelle la jeune chanteuse avait déposé tout ouvert le livre qu’elle me montrait. Je vis cette jeune fille elle-même, assise seule dans un coin, et tenant son mouchoir sur ses yeux, comme si elle pleurait. En un moment, ma mémoire me revint tout entière, comme par l’effet d’une magie. Je me rappelai le titre fatal, dans toute son horreur. Le seul sentiment que ce souvenir provoqua en moi, ce fut un ardent désir de voir mon mari… de me jeter dans ses bras, de lui crier :

« Eh bien, quoi ! tu n’es pas coupable !… je le sais… j’en suis sûre !… Je t’aime toujours autant !… je t’aime davantage !… »

Je saisis Benjamin de mes mains tremblantes.

« Conduisez-moi vers lui !… criai-je à voix haute. Où est-il ? Aidez-moi à me lever !… »

Une voix étrangère me répondit avec fermeté et bonté tout à la fois :

« Remettez-vous, madame ; M. Woodville est dans la pièce voisine, attendant que vous soyez plus calme. »

Je regardai la personne qui venait de parler, et reconnus celle qui avait suivi mon mari quand il était sorti de ma chambre. Pourquoi y était-il rentré seul ? Pourquoi Eustache n’était-il pas auprès de moi comme les autres ? Je tâchai de me relever. L’étranger me replaça doucement sur mon oreiller. Je renouvelai mon effort, mais sa main, plus forte que ma volonté, me retint toujours doucement sur le sopha.

« Vous avez encore besoin d’un peu de repos, me dit-il. Il faut prendre un peu de vin. Si vous vous surexcitez maintenant, vous vous évanouirez encore. »

Le vieux Benjamin se pencha sur moi et murmura à mon oreille :

« C’est le docteur, ma chère. Il faut faire ce qu’il vous dit. »

Le docteur !… On avait appelé un médecin pour me secourir !… Je commençai à comprendre confusément que mon évanouissement avait dû présenter un caractère plus sérieux que n’en présentent d’ordinaire les évanouissements des femmes. J’en appelai alors au docteur, d’un ton désespéré, pour qu’il me rendît compte de l’absence extraordinaire de mon mari.

« Pourquoi l’avez-vous laissé sortir de la chambre ? lui demandai-je. Si je ne puis aller à lui, pourquoi ne me ramenez-vous pas ici ? »

Le docteur parut embarrassé de me répondre, il regarda Benjamin, et lui dit :

« Voulez-vous parler à Mme Woodville ? »

Benjamin à son tour regarda le Major Fitz-David, et lui dit :

« Voulez-vous lui parler ? »

Le Major leur fit signe de s’éloigner l’un et l’autre. Ils se levèrent en même temps et passèrent dans la chambre du devant, en fermant derrière eux la porte à coulisses. Quand ils nous eurent quittés, la jeune fille qui m’avait si étrangement révélé le secret de mon mari sortit de son coin et s’approcha du sopha.

« Je pense que je ferai bien de m’en aller aussi ? dit-elle, en s’adressant au Major Fitz-David.

– Oui… » répondit le Major.

Il lui dit cela, à ce qu’il me sembla, assez froidement. Elle secoua la tête, et, se retournant d’un air indigné :

« Il faut pourtant que je dise un mot pour ma justification ! s’écria cette étrange créature. Il le faut, ou j’éclaterais en sanglots ! »

Après quoi elle se tourna soudain vers moi.

« Vous entendez comment le Major me parle ? dit-elle. Il m’en veut… à moi qui n’y peux rien… pour tout ce qui est arrivé. J’en suis aussi innocente que l’enfant qui vient de naître. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je vous ai donné un livre que vous m’avez demandé. Je ne vois pas encore ce qui a pu vous faire tomber en syncope, quand je l’ai ouvert. Et le Major me le reproche comme si c’était de ma faute ! Je ne suis pas d’un tempérament à m’évanouir ; mais je n’en suis pas moins indignée, je puis le dire, oui… indignée… quoique je ne m’évanouisse pas. J’appartiens à des parents respectables. Mon nom est Heighty… Mlle Heighty. Vous êtes en état maintenant, madame, de convenir que vous m’avez demandé ce volume et de rendre témoignage à une pauvre jeune fille qui s’épuise à chanter, à baragouiner des langues étrangères, à je ne sais quoi encore, et qui n’a personne pour prendre sa défense. »

Là-dessus, Mlle Heighty cacha sa figure dans son mouchoir et fondit de nouveau modestement en larmes.

Il était certainement injuste de la rendre responsable de ce qui était arrivé. Je lui répondis par quelques mots aussi bienveillants que je pus les trouver, et je me tournai vers le Major. Mais il vit quelles terribles angoisses m’oppressaient en ce moment, et il ne me laissa pas la peine de parler. Il prit le parti de consoler lui-même sa jeune prima-donna. Ce qu’il lui dit, je ne l’entendis pas, ni ne me souciai de l’entendre : il lui parla à voix basse. Il termina ses explications en lui baisant la main, et la reconduisit jusqu’à la porte, comme il aurait pu reconduire une duchesse.

« Il ne faut pas que cette petite folle vous ennuie… dans un pareil moment, s’empressa-t-il de me dire, quand il revint auprès de moi. Je ne saurais vous exprimer combien je suis désolé de tout ceci. Je vous avais pourtant avertie, solennellement avertie, vous vous en souvenez. Mais si j’avais pu prévoir… »

Je ne le laissai pas achever. Aucune prévoyance humaine, n’aurait pu prévenir ce qui était arrivé. D’ailleurs, si terrible qu’ait été ma découverte, j’aimerais mieux l’avoir faite et souffrir ce que je souffris alors, que d’être restée plus longtemps dans l’ignorance. Puis, j’arrivai à la seule idée qui m’intéressât en ce moment.

« Mon mari !… dis-je ; parlons donc de mon mari !… » Comment mon mari est-il venu ici ?… demandai-je d’abord.

– Il est venu, dit le Major, avec M. Benjamin, peu de temps après que je fus rentré.

– Longtemps après que je fus prise de défaillance ?

– Non. Je venais seulement d’envoyer chercher le docteur, commençant à m’alarmer de votre évanouissement.

– Qui a conduit Eustache ici ? Était-il retourné à l’hôtel, et s’était-il aperçu de mon absence ?

– Oui ; il y était revenu plus tôt qu’il ne l’avait prévu, et il a été inquiet de ne pas vous y trouver.

– A-t-il donc soupçonné que j’étais venue chez vous ?… Est-il venu directement ici de l’hôtel ?

– Non. Il paraît qu’il est allé d’abord vous chercher chez M. Benjamin. Je ne sais pas ce que lui a dit votre vieil ami. Je sais seulement que M. Benjamin et lui sont arrivés ici ensemble. »

Cette brève explication me suffit. Je compris ce qui était arrivé. Eustache avait aisément effrayé le simple et bon Benjamin, en lui apprenant mon absence de l’hôtel ; et Benjamin inquiet avait été amené sans peine à répéter le peu de mots que nous avions échangés au sujet du Major Fitz-David. La présence de mon mari dans la maison du Major était donc parfaitement expliquée. Mais son étrange façon d’agir, en quittant la chambre juste au moment où je reprenais mes sens, restait toujours un mystère. Le Major parut sérieusement embarrassé quand je le questionnai à ce sujet.

« Je ne sais trop comment vous expliquer cela, dit-il. Eustache m’a surpris et m’a affligé. »

Le Major avait un air grave en me parlant ainsi, et ses yeux en disaient plus que ses paroles.

« Eustache ne vous a pas cherché querelle ? dis-je.

– Oh ! non !

– Il comprend que vous n’avez point enfreint votre promesse ?

– Certainement. Ma jeune cantatrice, Mlle Heighty, a raconté exactement au docteur ce qui était arrivé, le docteur, en sa présence, a répété à votre mari le récit de la jeune fille.

– Le docteur a-t-il vu le compte-rendu du procès ?

– Ni le docteur ni M. Benjamin n’ont vu ce compte-rendu ; je l’ai mis sous clef. M. Benjamin a évidemment des soupçons. Mais le docteur ni Mlle Heighty n’ont aucune idée de la cause véritable de votre défaillance. Tous deux croient que vous êtes sujette à de sérieuses attaques de nerfs, et que le nom de votre mari est véritablement Woodville. J’ai fait tout ce qu’un ami peut faire en pareil cas pour ménager un ami. Eustache persiste néanmoins à me blâmer de vous avoir permis d’entrer chez moi. Et, ce qui est pis, bien pis que tout le reste, il persiste à déclarer que l’événement de ce jour vous a fatalement séparée de lui « Notre douce vie à deux est à jamais finie, – m’a-t-il dit, – maintenant qu’elle sait que je suis l’homme qui a été jugé, à Édimbourg comme ayant empoisonné sa femme. »

Je me levai avec effroi.

« Grand Dieu ! Eustache suppose-t-il donc que je doute de lui ?

– Eustache est convaincu qu’il ne vous est pas possible, qu’il n’est possible à personne, de croire à son innocence.

– Aidez-moi à sortir ! m’écriai-je. Où est-il ?… Il faut que je le voie !… Je veux le voir !… »

Mais, en disant ces mots, je retombai, épuisée, sur le sopha. Le Major me versa, dans un verre, du vin d’une bouteille qui était sur la table, et insista pour me le faire boire.

« Vous verrez Eustache, je vous le promets, me dit-il. Le docteur lui a défendu de sortir de la maison, avant que vous ne l’ayez vu. Mais attendez un moment encore. Ma pauvre chère dame, attendez, ne fût-ce que quelques minutes, pour reprendre un peu de force ! »

Je ne pouvais faire autrement que d’obéir. Oh ! ces malheureuses minutes d’attente ! je ne puis me les rappeler, en écrivant ces lignes, sans frissonner encore… même après ce long intervalle.

« Maintenant, amenez Eustache ici ! repris-je après cette pause, je vous en prie, amenez-le !

– Qui pourrait lui persuader de revenir ? dit tristement le Major. Comment faire entendre raison à ce malheureux qui a pu s’éloigner de vous au moment où vous jetiez pour la première fois les yeux sur lui ? J’ai vu Eustache seul, dans la chambre d’à côté, pendant que le docteur vous donnait ses soins. Je me suis efforcé de le convaincre, de le toucher. Il m’a toujours fait la même réponse. À toutes mes raisons, à toutes mes instances, il a toujours opposé la même parole obstinée : Le verdict écossais ! le verdict du jury d’Écosse !…

– Le verdict d’Écosse ? répétai-je. Qu’est-ce que le verdict d’Écosse ? »

Le Major me regarda, tout surpris de ma question.

« N’avez-vous donc jamais entendu parler de ce procès ? me dit-il.

– Jamais !

– En effet, quand vous m’avez dit que vous aviez découvert le véritable nom de votre mari, je trouvais étrange que cette découverte n’eût rappelé dans votre esprit aucun pénible souvenir. Il n’y a pas plus de trois ans, que toute l’Angleterre parlait de votre mari. On a trouvé généralement tout simple que le pauvre garçon se fût dérobé sous un nom d’emprunt. Où pouviez-vous être à cette époque ?

– Vous dites qu’il y a trois ans de cela ?

– Oui.

– Je crois que je puis expliquer mon ignorance de ce qui était si bien connu de tout le monde. Il y a trois ans, mon père vivait encore, et j’habitais avec lui une maison de campagne en Italie, dans les montagnes, aux environs de Sienne. Nous ne lisions jamais un journal anglais, et nous étions des semaines et des mois sans voir un voyageur anglais. Il est bien possible qu’il ait été question de ce procès dans quelques-unes des lettres que mon père recevait d’Angleterre ; mais il ne m’en a pas parlé ; ou bien s’il m’en a dit quelque chose, je n’y ai prêté aucune attention, et ce qu’il m’en a pu dire m’est sorti de la mémoire. Quel rapport peut avoir ce verdict avec les doutes d’Eustache sur ma foi en lui, sur mon amour pour lui ? Eustache est en liberté. Ce verdict, par conséquent, l’a acquitté ; ce verdict l’a déclaré non coupable. »

Le Major Fitz-David secoua tristement la tête.

« Eustache, dit-il, a été jugé en Écosse ; or, la loi écossaise admet une sorte de verdict que ne connaît aucune loi, que je sache, chez les autres nations civilisées. Quand le jury hésite à condamner autant qu’à acquitter le prévenu, il peut, d’après cette loi, exprimer son doute par un verdict formulé d’une manière particulière. S’il ne trouve pas qu’il y ait assez d’évidence, d’un côté, pour déclarer le prévenu non coupable ; et s’il n’y a pas non plus assez d’évidence, de l’autre côté, pour le déclarer coupable, le jury se tire de la difficulté en prononçant ce verdict : Il n’y a pas de preuves suffisantes.

– Est-ce donc là, demandai-je, le verdict qui a été rendu dans le procès d’Eustache ?

– C’est ce verdict-là.

– Ainsi, le jury n’a été entièrement convaincu ni de la culpabilité ni de l’innocence de mon mari ? C’est là ce que le verdict écossais signifie ?

– Oui, c’est là ce qu’il signifie. Et ce doute du jury qui l’a jugé a passé dans l’opinion publique, et pèse depuis trois ans sur Eustache ! »

Je comprenais enfin… je comprenais tout !… Le faux nom sous lequel Eustache m’avait épousée ; les mots terribles qu’il avait prononcés, quand il m’avait demandé de respecter son secret ; le doute encore plus terrible qu’il ressentait en ce moment vis à vis de moi… tout cela s’expliquait clairement à mon esprit. Je me levai de nouveau. J’avais pris ma résolution… une résolution à la fois trop sacrée et trop désespérée pour être communiquée, dans le premier moment, à personne autre qu’à mon mari.

« Menez-moi auprès d’Eustache, dis-je au Major, je suis assez forte pour supporter quoi que ce soit maintenant. »

Après avoir jeté sur moi un regard interrogateur, le Major m’offrit silencieusement son bras et me conduisit hors du parloir.

XII. – LE VERDICT ÉCOSSAIS.

Nous nous dirigeâmes vers l’autre bout du vestibule. Le Major ouvrit la porte d’une pièce longue et étroite, construite sur le derrière de la maison, servant de fumoir, et occupant un des côtés de la cour.

Mon mari était seul dans cette pièce, assis au fond, près du feu. Il se leva et se tourna vers moi en silence quand je me présentai. Le Major ferma la porte sur nous et se retira. Eustache ne bougea pas de sa place pour venir au-devant de moi. Je courus à lui, je jetai mes bras autour de son cou et je l’embrassai. Il ne me rendit pas mon baiser ; il l’accepta passivement… rien de plus.

« Eustache ! lui dis-je, je ne vous ai jamais aimé plus profondément qu’à cette heure ! je n’ai jamais éprouvé pour vous une tendresse aussi grande que celle que j’éprouve maintenant ! »

Il se dégagea de mon étreinte et me fit signe, avec le geste poli d’un étranger, de prendre une chaise.

« Merci, Valéria, répondit-il d’un ton froid et mesuré ; vous ne pouviez m’en dire moins, après ce qui vient d’arriver, et vous ne pouvez m’en dire davantage ; merci ! »

Nous étions devant la cheminée. Il quitta sa place et s’éloigna silencieusement la tête basse, comme s’il allait sortir de la chambre. Je le devançai, et j’allais me placer entre la porte et lui.

« Pourquoi me quittez-vous ? lui dis-je. Pourquoi me tenez-vous ce cruel langage ? Êtes-vous fâché, Eustache ? Mon bien-aimé, si vous êtes fâché contre moi, je vous prie de me pardonner.

– C’est moi qui dois vous demander pardon, répondit-il. Je vous demande pardon, Valéria, de vous avoir épousée. »

Il prononça ces mots avec l’humilité d’un cœur profondément brisé et abattu, et cette douloureuse humilité faisait mal à voir.

Je plaçai ma main sur son cœur en lui disant :

« Eustache, regardez-moi. »

Il leva lentement les yeux sur moi, des yeux froids, clairs, sans larmes, et attacha sur moi un regard plein d’une résignation calme, d’un désespoir immuable. Dans la suprême douleur que j’éprouvai en ce moment, j’étais comme lui ; j’étais aussi calme et aussi froide que lui. Il me faisait frissonner, il me glaçait.

« Est-ce possible ? lui dis-je, doutez-vous vraiment que je croie en votre innocence ? »

Il laissa ma question sans réponse. Il murmura tristement, comme en lui-même :

« Pauvre femme ! »

Il répéta du ton de pitié qu’aurait pu avoir un inconnu :

« Pauvre femme ! »

Mon cœur se gonfla, comme s’il allait éclater. Je retirai ma main de dessus sa poitrine et l’appuyai sur son épaule pour me soutenir.

« Je ne vous demande pas d’avoir pitié de moi, Eustache ; je vous demande de me rendre justice. Vous ne me rendez pas justice. Si vous m’aviez confié la vérité, à l’époque où nous avons compris pour la première fois que nous nous aimions… si vous m’aviez tout avoué, et plus même que je n’en sais maintenant… je vous déclare, en présence de Dieu qui m’entend, que je vous aurais encore donné ma main. Après cela, doutez-vous que je vous croie innocent ?

– Je n’en doute pas, répondit-il. Tout en vous est générosité, Valéria. Vous parlez généreusement. Ne me blâmez pas, ma pauvre enfant, si je vois plus loin que vous ne voyez ; si je vois ce qui doit arriver… trop sûrement arriver… dans un cruel avenir.

– Un cruel avenir !… répétai-je ; que voulez-vous dire ?

– Vous croyez en mon innocence, Valéria ? Le jury qui m’a jugé en doutait… et a écrit son doute dans son verdict. Quelles raisons avez-vous pour croire, vous, en face de ce verdict, que je suis innocent ?

– Je n’ai pas besoin de raison ! Je crois en dépit du jury, en dépit du verdict.

– Vos amis penseront-ils comme vous ? Quand votre oncle et votre tante sauront ce qui est arrivé… et il faudra tôt ou tard qu’ils le sachent… que diront-ils ? Ils diront : Il a mal commencé ; il a caché à notre nièce qu’il avait été marié à une première femme ; il a épousé notre nièce sous un faux nom. Il peut dire qu’il est innocent ; mais nous n’avons que sa parole pour le croire. Le verdict a été : Pas de preuves suffisantes. Pas de preuves suffisantes, ce n’est pas assez ! Si le jury a commis une injustice envers lui… s’il est réellement innocent… qu’il le prouve. Voilà ce que le monde pense, voilà ce que le monde dit de moi ; c’est là ce que vos amis penseront et diront aussi. Un jour viendra, Valéria, où vous… oui, vous-même… vous sentirez que vos amis ont des raisons à donner à l’appui de leur opinion, et que vous n’en avez aucune à donner à l’appui de la vôtre.

– Ce temps ne viendra jamais ! m’écriai-je avec chaleur. Vous me méconnaissez, vous m’offensez en pensant qu’il puisse venir ! »

Il ôta ma main de dessus son épaule et recula d’un pas, en souriant amèrement.

« Il n’y a que peu de jours, Valéria, que vous êtes mariée. Votre amour pour moi est nouveau et jeune. Le temps, qui use tout, usera cette première ferveur de votre amour.

– Jamais !… jamais !… »

Il recula encore un peu plus loin.

« Regardez le monde qui vous entoure, dit-il, les plus heureux époux ne s’entendent pas et ne s’accordent pas toujours. Les meilleurs ménages ont leurs nuages passagers. Quand ces jours viendront pour nous, les doutes et les craintes que vous n’éprouvez pas maintenant pénétreront dans votre esprit. Quand les nuages obscurciront notre ciel conjugal… quand je vous dirai pour la première fois un mot un peu dur ; quand vous me ferez pour la première fois une réponse un peu vive… alors, dans la solitude de votre chambre, dans le silence de quelque nuit sans sommeil, vous penserez à la mort malheureuse de ma première femme. Vous vous souviendrez que j’en fus accusé et que mon innocence ne fut réellement pas prouvée. Vous vous direz : Cela commença-t-il du temps de cette femme, par un mot dur d’un côté, par une réponse trop vive de l’autre ? Cela finira-t-il un jour avec moi, comme le jury a été près de croire que cela avait fini avec elle ? Hideuses questions pour une femme à s’adresser à elle-même ! Vous les étoufferez. Vous reculerez devant elles avec horreur, comme une bonne épouse que vous êtes. Mais, quand nous nous retrouverons le matin suivant, vous serez sur vos gardes ; je m’en apercevrai, et je comprendrai au fond de mon cœur ce que cela veut dire. Aigri par cette découverte, le mot dur que je vous dirai une autre fois sera plus dur que le précédent. Vous vous rappellerez alors plus vivement et plus hardiment que votre mari a passé naguère en jugement comme empoisonneur, et que la question de la mort de sa première femme n’a jamais été complètement résolue. Voyez-vous quel enfer domestique peut sortir de ce qui vient d’arriver ? Était-ce sans motif que je vous avertissais et cela en termes solennels, de ne pas pousser plus loin vos recherches ? Pourrais-je me tenir à votre chevet, quand vous serez malade, sans que vous vous rappeliez, à propos de mes actions les plus innocentes, ce que j’ai pu faire quand j’étais auprès du chevet de ma première femme ? Si je vous verse votre médecine, cette action sera suspecte… on a dit que j’ai empoisonné les médecines de ma première femme. Si je vous apporte une tasse de thé, je ferai revivre le souvenir d’un horrible doute… on a dit que je mettais de l’arsenic dans ses tasses de thé. Si je vous embrasse quand je quitterai votre chambre… je vous ferai souvenir que les avocats de l’accusation ont dit que j’embrassais ma femme pour sauver les apparences, et tromper la garde-malade sur mes vrais sentiments. Pourrions-nous vivre dans de pareils rapports ? Nulle créature au monde n’est capable de supporter une telle existence. Ce même jour, auquel je viens de faire allusion, je vous ai dit : Si vous faites un pas de plus dans cette voie, c’en est fini de votre bonheur pour le reste de vos jours. Vous avez fait ce pas… et vous avez mis fin à votre bonheur et au mien. Le chancre qui ronge et qui tue s’est emparé de vous et de moi pour le reste de notre vie ! »

Je m’étais contenue jusque-là pour écouter Eustache. À ces derniers mots, le tableau de l’avenir qu’il venait de mettre sous mes yeux était trop affreux pour que je pusse rester plus longtemps maîtresse de moi-même. Je refusai d’en entendre davantage.

« Vous me tenez, dis-je, un horrible langage. À votre âge et au mien, en avons-nous déjà fini avec l’amour et avec l’espérance ? C’est un blasphème de parler ainsi quand on aime et qu’on espère.

– Attendez d’avoir lu mon procès, répondit-il. Vous vous proposez de le lire, je suppose ?

– Je n’en passerai pas un seul mot, pour une raison, Eustache, que je dois maintenant vous faire connaître.

– Ni les raisons que vous avez à me faire connaître, ni votre amour, ni votre espérance, ne peuvent altérer les faits. Ils sont inexorables. Ma première femme est morte empoisonnée ; et le verdict du jury ne m’a pas absolument acquitté de l’accusation d’être l’auteur de sa mort. Aussi longtemps que vous avez ignoré ces faits, il nous était possible d’être heureux. Maintenant que vous les connaissez, je le répète… notre vie de mari et femme a pris fin.

– Non ! m’écriai-je ; maintenant que je les connais, notre vie commune a commencé… mais commencé avec un nouveau but pour le dévouement de votre femme, avec une nouvelle raison pour votre femme de vous aimer !

– Que voulez-vous dire ?… »

Je me rapprochai de lui, et je pris sa main.

« Que m’avez-vous dit, Eustache ? Que le monde avait pensé, et que mes amis penseraient : L’insuffisance de preuves, ce n’est pas assez ! si le jury a été injuste envers lui… s’il est innocent… qu’il le prouve. Ce sont là les paroles que vous avez mises dans la bouche de mes amis. Je les accepte comme miennes. Je dis : l’insuffisance de preuves, ce n’est pas assez pour moi. Prouvez, Eustache, que vous avez droit à un verdict qui vous déclare non coupable. Pourquoi avez-vous laissé trois années s’écouler sans le faire ? Dois-je conjecturer que vous avez attendu que votre femme vous y aidât ? La voici, mon bien-aimé, prête à vous aider de tout son cœur et de toute son âme. La voici, n’ayant plus qu’un seul but dans sa vie… prouver au monde, prouver au jury d’Écosse que son mari est innocent ! »

Je m’étais exaltée ; mon pouls battait avec force ma voix retentissait dans la chambre. Mais s’était-il ranimé, lui ? Quelle fut sa première parole ?

« Lisez le procès, Valéria… Lisez le procès !… »

Il ne me dit pas autre chose. Je le saisis par le bras. Dans mon indignation et mon désespoir, je le secouai de toute ma force. Dieu me le pardonne ! je l’aurais presque battu, pour le ton avec lequel il avait parlé et le regard qu’il avait jeté sur moi.

« Oui, oui, repris-je, oui j’entends bien le lire, ce procès. J’entends le lire, ligne par ligne, avec vous. Quelque impardonnable méprise a eu lieu. Quelque témoignage en votre faveur, qui pouvait s’y trouver, a passé inaperçu. Des circonstances suspectes n’ont pas été suffisamment éclaircies. Des témoignages artificieux n’ont pas été suffisamment passés au creuset. Eustache, j’en ai la conviction profonde, quelque terrible inadvertance a été commise par vous ou par les personnes qui vous prêtaient leur concours. La résolution de faire rectifier cet abominable verdict a été la première que j’aie conçue, quand j’en ai d’abord entendu parler, dans la chambre d’à côté. Nous le ferons rectifier. Il faut que nous le fassions rectifier ; il le faut… pour vous, pour moi, pour nos enfants, si le ciel nous accorde la grâce d’en avoir. Oh ! mon bien aimé, ne me regardez pas avec ces yeux pleins de froideur ! Ne me répondez pas d’un ton aussi dur ! Ne me traitez pas comme si j’étais une pauvre femme ignorante et insensée qui parle d’une chose qui ne peut jamais arriver ! »

Eustache reprit encore, non plus cette fois avec froideur, mais avec une douleur profonde :

« Lisez le procès !… Ma défense a été présentée par les plus habiles avocats du pays. Après que des hommes d’un si grand talent ont fait tout ce qu’ils ont pu faire, et ont échoué… que pourrez-vous, ma pauvre Valéria, que pourrai-je moi-même ? Nous n’avons qu’à nous résigner.

– Jamais ! m’écriai-je. Les plus grands avocats sont des hommes ; les plus grands avocats ont commis des erreurs avant ce procès. Vous ne pouvez le nier.

– Lisez le procès ! »

Il répéta ces mots cruels pour la troisième fois, et n’ouvrit plus la bouche.

J’eus un moment de désespoir, je l’avoue, devant cette force de résistance impassible, invincible, impitoyable. Ainsi l’honnête ardeur de mon dévouement et de mon amour ne pouvait rien, n’obtenait rien ! Je pensai au Major Fitz-David. Peut-être ce vieil ami serait-il plus heureux que moi ?

« Attendez-moi un moment, dis-je à mon mari. Il faut que vous entendiez une autre opinion que la mienne. »

Je le quittai et rentrai dans le cabinet du Major. Il n’y était pas. Je frappai à la porte de communication qui donnait dans l’autre pièce. Elle fut aussitôt ouverte par le Major lui-même. Le docteur était parti. Benjamin était encore là.

« Venez !… venez parler à Eustache !… » dis-je au Major.

En ce moment on entendit la porte de la maison s’ouvrir et se fermer. Le Major et Benjamin se regardèrent en silence.

Je m’élançai, avant que le Major pût m’arrêter, et rentrai précipitamment dans la chambre où j’avais laissé Eustache. Elle était vide. Mon mari était sorti de la maison.

XIII. – RÉSOLUTION DU MARI.

Sans penser, sans réfléchir mon premier mouvement fut d’aller, de courir, de suivre mon mari.

Le Major et Benjamin me retinrent. Ils me rappelèrent au respect que je me devais à moi-même. Et comme je ne les écoutais pas, ils me conjurèrent d’avoir un peu de patience, pour l’amour de mon mari. Par égard pour Eustache, ils me prièrent d’attendre une demi-heure. S’il n’était pas de retour au bout de ce temps, ils s’engageaient à m’accompagner eux-mêmes jusqu’à l’hôtel pour l’y chercher.

Par égard pour Eustache, je consentis à attendre. Ce que je souffris de rester ainsi passive dans ce moment de fièvre, je ne saurais trouver de termes pour l’exprimer. Mieux vaut continuer mon récit.

Benjamin fut le premier à me demander ce qui s’était passé entre mon mari et moi.

« Vous pouvez parler librement, chère amie, me dit-il ; je sais, maintenant tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes entrée dans la maison du Major Fitz-David. Personne ne m’a rien dit ; je me suis souvenu. Si vous vous le rappelez, j’avais été frappé de ce nom de Macallan, quand vous l’avez prononcé la première fois chez moi, dans mon cottage. Mes souvenirs m’échappaient alors ; ils me sont revenus. »

Cela étant, je crus pouvoir répéter sans réserve ce que j’avais dit à Eustache et ce qu’il m’avait répondu. À mon indicible étonnement, mes amis se rangèrent tons deux à l’avis de mon mari. Ma résolution de réviser en quelque sorte le procès jugé était, selon eux, un véritable rêve. Eux aussi, ils répétèrent en secouant la tête la malheureuse phrase :

« Vous n’avez pas lu le procès ! »

J’étais réellement furieuse contre eux.

« Les faits me suffisent, dis-je. Je sais… nous savons qu’Eustache est innocent. Pourquoi son innocence n’a-t-elle pas été prouvée ? Elle doit l’être, il faut qu’elle le soit, elle le sera ! Si le jugement me dit qu’elle ne peut l’être, je refuse de croire au jugement. Où est le compte-rendu, Major ? Laissez-moi voir moi-même si les avocats ne m’ont rien laissé à faire pour mon mari. Donnez-moi le volume ! »

Le Major Fitz-David regarda Benjamin.

« Lui donner le volume, dit-il ; cela ne fera qu’ajouter à sa douleur et à son désespoir. »

J’intervins avant que Benjamin pût répondre.

« Si vous me refusez le volume, dis-je, vous m’obligerez, Major, à aller chez le libraire le plus voisin pour le charger d’acheter le procès pour moi. Je suis déterminée à le lire. »

Cette fois Benjamin vint à mon aide.

« Rien ne peut empirer les choses, dit-il. S’il m’est permis de donner mon avis, laissez-la contenter son désir. »

Le Major se leva et prit le volume dans la crédence italienne… où il l’avait enfermé en sûreté.

« Ma jeune amie m’a appris, dit-il, en me le remettant, qu’elle vous avait confessé son regrettable accès de colère d’il y a quelques jours. J’ignorais quel livre elle avait dans la main, quand elle s’est oubliée au point de briser le vase. En vous laissant seule dans mon cabinet, je ne pouvais supposer que vous alliez être mise sur la voie par cette malencontreuse coïncidence, et j’avoue que j’éprouvais quelque curiosité de savoir si vous découvririez ce volume sur le rayon supérieur de la bibliothèque. Le vase brisé… il est inutile de vous dissimuler cela maintenant… était un de ces deux vases dont m’avaient fait présent votre mari et sa première femme, une semaine seulement avant la terrible mort de la pauvre dame. J’eus un premier pressentiment que vous touchiez à la découverte, quand je vous ai trouvée occupée à examiner les fragments du vase… je crois que je vous ai laissé voir que j’en ressentais quelque trouble. Vous m’avez regardé comme si ce trouble ne vous avait pas échappé.

– Il ne m’avait pas échappé, Major. Et moi aussi, j’avais une vague idée que j’étais sur la voie de la découverte. Mais, pardon ! voulez-vous regarder à votre montre ? Y a-t-il une demi-heure que nous attendons ? »

Mon impatience m’avait trompée. Le délai d’une demi-heure était loin d’être écoulé.

Les longues minutes se succédèrent et rien ne nous annonça le retour de mon mari. La conversation était tombée. Aucun autre bruit que les bruits ordinaires de la rue ne troublait notre morne silence. Quelque effort que je fisse pour le repousser, le pressentiment qui m’oppressait se faisait de plus en plus lourd au fur et à mesure que l’intervalle de l’attente se prolongeait. Je frissonnais en me demandant : Est-ce que notre vie conjugale aurait déjà pris fin ?… Est-ce qu’Eustache m’a vraiment, et de ce moment abandonnée ?

Le Major vit… ce que l’esprit plus lent de Benjamin ne percevait pas encore… ma force commençait à succomber sous le poids de cette affreuse angoisse.

« Venez, me dit-il, allons à l’hôtel. »

Il s’en fallait de cinq minutes que la demi-heure fût écoulée. J’exprimai d’un regard ma reconnaissance au Major, pour cinq minutes d’attente qu’il m’épargnait. J’étais hors d’état de lui dire un mot, non plus qu’à Benjamin. Nous montâmes tous trois en silence dans une voiture, et nous nous fîmes conduire à l’hôtel.

L’hôtesse vint au-devant de nous, dans le vestibule. Elle n’avait point vu Eustache et n’en avait point entendu parler ; mais une lettre m’attendait sur la table de notre chambre à coucher ; elle avait été apportée par un commissionnaire, il n’y avait pas cinq minutes.

Je montai les escaliers toute tremblante et respirant à peine, suivie par mes deux amis. L’écriture de l’adresse était de la main de mon mari. Le cœur me manqua à cette vue. Mon mari ne pouvait avoir qu’une raison pour m’écrire. Je m’assis et laissai tomber l’enveloppe sur mes genoux… incapable de l’ouvrir, incapable de penser.

L’excellent Benjamin essaya de me faire reprendre courage. Mais le Major avait une plus grande expérience des femmes ; je l’entendis lui dire tout bas :

« Attendez ! lui parler maintenant serait inutile. Donnez-lui le temps de se remettre. »

D’un mouvement instinctif et soudain, je lui tendis la lettre, pendant qu’il parlait encore. Les minutes pouvaient être précieuses : si Eustache m’avait vraiment quittée, le moindre retard pouvait me faire perdre la chance de le rappeler.

« Vous êtes son ancien ami, dis-je au Major. Ouvrez la lettre, je vous prie, et lisez-la pour moi. »

Le Major ouvrit la lettre et la lut tout bas. Quand il eut fini, il la jeta sur la table, avec un geste voisin du mépris.

« Je ne sais, dit-il, qu’une manière de l’excuser : c’est de croire que cet homme est fou. »

Ces mots me disaient tout. Je connaissais maintenant le plus grand malheur que j’eusse à redouter, et le connaissant, je pouvais lire la lettre.

Elle était ainsi conçue :

 

« Ma bien-aimée Valéria,

« En lisant cette lettre, vous lisez mes adieux. Je retourne à ma vie solitaire, à la vie que je menais avant de vous connaître… alors que j’étais privé de tout ami.

« Votre sort, ma pauvre chérie, est bien dur et bien cruel. Vous avez été entraînée à épouser un homme qui a été publiquement accusé d’avoir empoisonné sa première femme… et qui n’a pas été honorablement et complètement acquitté de cette accusation. Et vous en êtes informée !

« Pouvez-vous vivre encore avec moi sur le pied d’une mutuelle confiance et d’une mutuelle estime ? Le bonheur vous était possible à mes côtés, si vous aviez ignoré la vérité. Il est impossible, maintenant que vous la connaissez.

« Non ! La seule manière qui me reste d’expier ma faute, c’est… de vous quitter. La seule chance que vous ayez de retrouver un avenir heureux, c’est de vous séparer aujourd’hui et pour toujours d’un homme dont la vie est à jamais flétrie. Je vous aime, Valéria…, je vous aime avec dévouement, avec passion. Mais le spectre d’une femme empoisonnée se dresse entre nous. Que je sois innocent d’avoir eu même la seule pensée de faire le moindre mal à ma première femme, peu importe ! mon innocence n’a pas été prouvée. Mon innocence ne peut être prouvée ici-bas. Vous êtes jeune, aimante, généreuse ; un avenir plein d’espérance est devant vous. Faites le bonheur de ceux qui vous entourent, Valéria, par ces dons précieux et ces admirables qualités, qui ne peuvent plus, hélas ! contribuer au mien. La femme empoisonnée est entre nous, vous dis-je. Vous continueriez à vivre avec moi, que vous la verriez maintenant, comme je la vois. Il ne faut pas qu’une telle torture soit jamais la vôtre. Je vous aime. Je vous quitte.

« Vous me croyez injuste et cruel ? Attendez un peu, Valéria, et le temps changera votre façon de penser à mon égard. Au fur et à mesure que s’écouleront les années, vous vous direz : Si lâchement qu’il m’ait trompée, il y avait en lui quelque générosité. Il a eu le courage de briser de son plein gré les liens qui nous unissaient.

« Oui, Valéria, je vous dégage pleinement, librement. S’il est possible d’annuler notre mariage, qu’il soit annulé. Recouvrez votre liberté par tous les moyens qu’il vous conviendra d’employer, et soyez assurée d’avance de mon entière et implicite soumission. Mes avocats ont reçu de moi les instructions nécessaires à ce sujet. Votre oncle n’a qu’à s’entendre avec eux et je pense qu’il sera satisfait de ma détermination de vous faire justice. Le seul intérêt qui m’attache désormais à la vie est l’intérêt que je prends à votre bien-être et à votre bonheur à venir. Votre bien-être et votre bonheur ne peuvent plus se trouver dans votre union avec moi.

« Je ne puis en écrire davantage. Cette lettre vous attendra à l’hôtel. Il serait inutile d’essayer de me retrouver. Je connais ma faiblesse. Mon cœur est tout à vous ; je ne pourrais vous résister, si je me laissais aller à vous revoir.

« Montrez ces lignes à votre oncle et à ceux de vos amis dont vous appréciez le jugement. Je n’ai qu’à signer de mon nom déshonoré, et chacun comprendra et approuvera le motif qui me fait vous écrire comme je le fais. Ce nom justifie… justifie amplement… ma lettre. Pardonnez-moi et oubliez-moi. Adieu !

« EUSTACHE MACALLAN. »

 

C’est ainsi qu’il me quitta. Nous avions été mariés six jours !

XIV. – RÉPONSE DE LA FEMME.

J’ai écrit jusqu’à présent avec une parfaite franchise, et il me semble que je puis ajouter : avec quelque courage. Courage et franchise me font défaut quand je relis aujourd’hui cette lettre d’adieu de mon mari et que j’essaye de réveiller le souvenir de la tempête de passions qu’elle souleva dans mon âme. Non ! je ne saurais dire la vérité sur ce qui se passa en moi dans ce moment terrible… je n’oserais pas la dire. Lecteurs, consultez votre expérience des femmes, et imaginez ce que j’ai dû sentir. Lectrices, regardez dans votre propre cœur, et voyez vous-mêmes ce que je sentis.

Ce que je fis, quand mon esprit reprit un peu de calme, est plus aisé à raconter. Je répondis à la lettre de mon mari. On va lire cette réponse. On verra quel effet produisit cet abandon sur mon esprit. On verra aussi quelles espérances me soutinrent dans la vie toute nouvelle et tout étrange que ce qui va suivre révélera.

Je quittai l’hôtel, grâce aux soins de mon vieil et paternel ami Benjamin. Une chambre fut préparée pour moi dans sa petite villa. J’y passai la première nuit de ma séparation d’avec mon mari. Vers le matin, la fatigue eut raison de l’agitation de mon cerveau… je pus dormir.

À l’heure du déjeuner, le Major Fitz-David vint voir comment je me trouvais. Il s’était rendu obligeamment, la veille, chez les avocats de mon mari, et leur avait parlé dans mon intérêt. Ils lui avaient avoué qu’ils connaissaient la retraite où s’était rendu Eustache ; mais ils déclarèrent en même temps qu’il leur était absolument interdit de donner son adresse à personne. Du reste, les instructions qu’ils avaient reçues relativement à la femme de leur client, étaient comme ils se plurent à le dire généreuses au delà de toute mesure. Je n’avais qu’à leur écrire, et ils m’en enverraient une copie par le retour du courrier.

Telles étaient les nouvelles que me donna le Major. Il s’abstint, avec le tact qui le distinguait, de m’adresser aucune autre question que celles qui concernaient ma santé. Ensuite il prit congé de moi pour le reste de la journée. Il eut, d’ailleurs, avec Benjamin, une longue conversation dans le jardin de la villa.

Je me retirai dans ma chambre, et j’écrivis à mon oncle, lui rendant exactement compte de ce qui était arrivé, et j’enfermai dans ma lettre une copie de celle de mon mari. Cela fait, je sortis pour prendre un peu l’air et pour réfléchir. Je fus bientôt fatiguée et revins me reposer dans ma chambre. Mon bon vieil ami Benjamin me laissa parfaitement libre de rester seule aussi longtemps que cela me convint. Dans l’après-midi, je commençai à me sentir revenue à une situation d’esprit un peu meilleure. Je pus penser à Eustache sans éclater en sanglots ; je pus parler à Benjamin sans désoler et sans effrayer ce vieil ami.

La nuit suivante, je dormis mieux. Le matin je me trouvai assez forte pour affronter le premier, le plus important devoir que je me croyais obligée de remplir… le devoir de répondre à la lettre de mon mari.

Je le fis en ces termes :

« Je suis encore trop faible et trop fatiguée, Eustache, pour vous écrire longuement. Mais mon esprit est lucide. Je me suis formé une opinion sur votre compte et sur votre lettre, et je sais ce que j’ai à faire, maintenant que vous m’avez abandonnée. D’autres femmes, dans ma position, penseraient que vous avez perdu tous droits à leur confiance. Je ne pense pas comme elles. C’est pourquoi je vous écris pour vous dire, dans les termes les plus simples et les plus concis que je pourrai employer, quelles sont aujourd’hui mes intentions.

« Vous dites que vous m’aimez… et vous m’abandonnez !… Je ne comprends pas qu’on aime une femme et qu’on l’abandonne. Quant à moi, en dépit des choses si dures que vous m’avez dites et écrites ; en dépit de la manière cruelle dont vous m’avez laissée, je vous aime… et je ne renoncerai pas à vous. Non ! aussi longtemps que je vivrai, je veux rester votre femme.

« Cela vous surprend ? Cela me surprend moi-même. Si une autre femme écrivait ce que je vous écris à un homme qui se serait conduit envers elle comme vous vous êtes conduit envers moi, je serais fort embarrassée de m’expliquer sa conduite. Je ne le suis pas moins de m’expliquer la mienne. Je devrais vous haïr… et cependant, je ne puis m’empêcher de vous aimer. J’en suis honteuse ; mais cela est ainsi.

« Vous ne devez pas craindre que j’essaye de découvrir votre retraite, ni que je m’efforce de vous persuader de revenir à moi. Je ne suis pas assez folle pour l’entreprendre. Vous n’êtes pas dans une disposition d’esprit qui vous permette de me revenir. Vous êtes plongé, perdu, abîmé dans l’injuste et dans le faux. Quand vous aurez recouvré votre bon sens, j’ai la vanité de penser que vous reviendrez à moi de votre plein gré. Serai-je assez faible alors pour vous pardonner ? Oui ! j’aurai certainement cette faiblesse.

« Mais comment parviendrez-vous à recouvrer votre bon sens ?

« J’ai mis mon esprit à la torture, la nuit et le jour, pour résoudre cette question, et je me suis persuadée que vous n’y réussirez pas si je ne vous aide.

« Comment pourrai-je vous aider ?

« Il m’est facile de répondre à cette question. Écoutez-moi bien. Ce que la loi n’a pas réussi à faire pour vous, il faut que votre femme le fasse. Vous rappelez-vous ce que j’ai dit, quand nous étions ensemble dans la chambre du fond, chez le Major Fitz-David ? Je vous ai dit que la première pensée qui m’était venue, quand j’avais appris l’erreur du jury écossais, était la pensée de faire réformer son verdict. Eh bien ! votre lettre n’a fait que me confirmer dans cette pensée. La seule chance que je puisse avoir de vous ramener à moi repentant et aimant, est de faire changer l’injuste verdict écossais : Preuves insuffisantes, en un honorable verdict anglais : Non coupable.

« Vous êtes surpris de l’intelligence de la loi que ceci révèle chez une femme ignorante ? Je me suis instruite, mon cher aimé : la loi et la femme ont commencé à se comprendre l’une l’autre. En termes plus clairs, j’ai regardé dans le Dictionnaire impérial d’Ogilvie, et j’y ai vu : Un verdict de Preuves insuffisantes indique seulement que dans l’opinion du jury, il n’y a pas assez de témoignages pour démontrer la culpabilité du prévenu. Un verdict de Non coupable indique que dans l’opinion du jury, le prévenu est innocent. Eustache, le premier verdict a représenté dans votre procès l’opinion du monde en général et du jury écossais en particulier. C’est à faire changer cette opinion que je consacre désormais ma vie, si Dieu me laisse vivre !

« Qui me viendra en aide, quand j’aurai besoin d’aide ? C’est ce que j’ignore. Un moment, j’ai espéré que nous nous donnerions la main pour entreprendre cette tâche salutaire. Cette espérance s’est évanouie. Je n’attends plus, je ne demande plus votre assistance. Un homme qui pense ce que vous pensez ne peut venir en aide à personne… il est dans la misérable situation de n’avoir plus d’espérance. Soit ! j’en aurai pour deux ; je travaillerai pour deux… et je trouverai quelqu’un pour m’aider… si j’en suis digne.

« Je ne vous dirai rien de mon plan… Je n’ai pas encore lu le procès. C’est assez pour moi de savoir que vous êtes innocent. Quand un homme est innocent, il doit exister un moyen de prouver son innocence. Le tout est de trouver ce moyen. Tôt ou tard, avec ou sans assistance, je le trouverai. Oui ! avant que je connaisse une seule particularité de la cause, je vous affirme ceci… Je le trouverai !

« Vous pouvez rire de mon aveugle confiance ou vous pouvez la déplorer. Je ne tiens pas à savoir si je suis pour vous un sujet de moquerie ou un objet de pitié. Je ne suis certaine que d’une seule chose, c’est de reconquérir en vous un homme réhabitué, aux yeux du monde, sans une tache sur son caractère ou sur son nom, et cela grâce à sa femme.

« Écrivez-moi quelquefois, Eustache ; et croyez-moi toujours malgré toute la tristesse de cette bien triste affaire,

« Votre fidèle et dévouée,

« VALÉRIA. »

Telle fut ma lettre à mon mari ! Pauvre lettre sous le rapport du style… je la rédigerais peut-être mieux aujourd’hui ; mais elle avait, j’ose le dire, le mérite d’être l’expression sincère de ce que je pensais et sentais si profondément.

Je la lus à Benjamin. Il leva les mains vers le ciel, comme il avait coutume de le faire, quand il était complètement étonné ou effrayé.

« C’est la lettre la plus téméraire qui ait jamais été écrite ! s’écria le bonhomme. Je n’ai jamais entendu dire, Valéria, qu’une femme ait entrepris ce que vous vous proposez d’entreprendre. Que Dieu nous soit en aide ! la génération actuelle me confond. Je voudrais que votre oncle fût ici : je suis curieux de savoir ce qu’il dirait. Bon Dieu ! quelle lettre ! écrite par une femme à son mari ! Pensez-vous réellement la lui envoyer ? »

Je mis le comble à la stupéfaction de mon vieil ami, en n’ayant pas recours à la poste pour faire parvenir à mon mari cette lettre inouïe. Je désirais connaître les instructions qu’il avait données à ses avocats. En conséquence, j’allai moi-même porter ma lettre à ces messieurs.

C’était une association de deux jurisconsultes. Ils me reçurent ensemble. L’un était un homme passablement maigre, au sourire équivoque ; l’autre, fort gras, avec des sourcils mal plantés. Tous deux me déplurent également. De leur côté, ils parurent éprouver vis-à-vis de moi un vif sentiment de défiance. Nous commençâmes par nous trouver en désaccord. Ils me montrèrent les instructions de mon mari, portant entre autres clauses, qu’on me payerait, sa vie durant, la moitié nette de ses revenus. Je refusai positivement de toucher un liard de cet argent.

Ces hommes de loi ne cachèrent pas combien ils étaient surpris et choqués de ce refus. Jamais rien de semblable ne leur était arrivé dans tout le cours de leur carrière de légistes ! Ils argumentèrent et discutèrent avec moi. L’associé aux sourcils mal plantés voulait savoir quels pouvaient être les motifs d’un pareil refus. L’associé au sourire équivoque rappela à son collègue, avec un grain d’ironie, que j’étais une dame, et n’avais en conséquence aucune raison à donner. Je me contentai de répondre :

« Ayez l’obligeance, messieurs, de faire parvenir cette lettre à mon mari. »

Et je me retirai.

Je n’ai aucun désir de me faire valoir dans ce récit, au delà de mes mérites ; la vérité est que mon amour-propre me défendait d’accepter aucune pension d’Eustache, maintenant qu’il m’avait quittée. Mon petit revenu, huit cents livres, avait formé ma dot, quand je m’étais mariée. C’était largement suffisant pour les besoins d’une femme seule, et j’étais résolue de m’en contenter. Benjamin avait insisté pour que je considérasse son petit cottage comme ma maison ; les dépenses que pourrait entraîner ma détermination de faire réhabiliter mon mari, étaient les seules auxquelles j’aurais à pourvoir. Je pouvais, dès lors, rester indépendante… et je résolus de rester indépendante.

Pendant que je suis en train de confesser mes faiblesses, je suis obligée de dire encore que, si tendrement que j’aimasse toujours mon malheureux et mal inspiré mari, il était une petite faute que je ne trouvais pas facile de lui pardonner.

C’était de m’avoir caché qu’il s’était marié une première fois. Pourquoi avais-je senti cela aussi amèrement ? c’est ce que je ne saurais expliquer. La jalousie, je le suppose, était au fond de ce mécontentement. Cependant, je n’avais pas la conscience d’être jalouse, surtout quand je pensais à la misérable mort de cette pauvre femme. N’importe ! je pensais qu’Eustache n’aurait pas dû me faire un secret de ce premier mariage. Qu’aurait-il pensé, si j’avais été veuve et que je le lui eusse dissimulé ?

Il était presque nuit quand je revins au cottage. Benjamin était apparemment aux aguets pour me voir arriver ; car, avant que j’eusse sonné, il ouvrit la porte du jardin.

« Préparez-vous à une surprise, ma chère, me dit-il. Votre oncle est arrivé et vous attend. Il a reçu votre lettre ce matin et a pris le train pour Londres, aussitôt après l’avoir lue. »

Une minute s’était à peine écoulée que mon oncle m’étreignait dans ses robustes bras. Dans ma triste situation, je fus profondément reconnaissante de la tendresse du bon Vicaire, qui avait mis, pour venir à moi, tant d’empressement à faire ce long voyage. Des larmes m’en vinrent aux yeux… de douces larmes qui me firent du bien.

« Me voici, dit-il, ma chère enfant, pour vous ramener sous votre ancien toit. Aucune parole ne saurait dire combien je regrette que vous ayez quitté votre vieille tante et votre vieil oncle. Mais ne parlons pas de cela. Le mal est fait ; notre premier soin, maintenant, doit être de l’atténuer autant que possible. Ah ! si je pouvais seulement tenir cet indigne mari à la portée de mon bras, là, là !… Dieu me pardonne, j’oublie que je suis prêtre. Que n’oublierais-je pas, d’ailleurs ? À propos, votre tante vous envoie ses plus tendres amitiés. Elle est plus superstitieuse que jamais. Ce malheur ne la surprend pas le moins du monde. Elle prétend que tout cela a commencé avec votre méprise, quand vous avez signé sur le registre de la paroisse ; vous vous rappelez ?… La chère femme est toujours un peu… Mais c’est une bonne âme, au fond. Elle aurait fait ce voyage avec moi, si je ne l’en avais empêchée. Mais je lui ai dit : Non ; vous resterez à la maison et vous veillerez sur la paroisse ; moi je ramènerai l’enfant. Valéria, vous reprendrez votre ancienne chambre avec ses rideaux blancs, vous savez. Nous retournerons au presbytère demain matin par le premier convoi, si vous vous levez assez tôt. »

Retourner au presbytère ! Est-ce que je le pouvais ? Comment espérer atteindre le seul but qu’acceptait désormais mon existence, si j’allais m’enterrer dans un village éloigné du nord de l’Angleterre ? Il m’était absolument impossible de suivre chez lui l’excellent Docteur.

« Je vous remercie de tout mon cœur, cher oncle, lui dis-je. Mais j’ai bien peur de ne pouvoir quitter Londres en ce moment.

– Vous ne pouvez quitter Londres en ce moment ? répéta-t-il. Que veut dire cette jeune femme, monsieur Benjamin ? »

Benjamin évita de répondre directement.

« Elle sera, dit-il, la bien venue dans ma maison, Docteur, aussi longtemps qu’il lui plaira d’y demeurer.

– Ce n’est pas répondre ! » repartit mon oncle de son ton brusque et bref ; puis il se retourna vers moi :

« Qu’est-ce qui peut vous retenir à Londres ? me demanda-t-il. Vous détestiez Londres autrefois. Je suppose que vous avez une raison ? »

Je ne pouvais me dispenser de faire tôt ou tard confidence de mon projet à mon excellent tuteur et ami. Il fallut donc m’armer de courage et lui dire franchement ce que je me proposais de faire. Il m’écouta, comme suffoqué d’effroi. Puis, il tourna vers Benjamin son visage où se peignaient à la fois la douleur et la surprise.

« Que Dieu lui vienne en aide ! s’écria le digne homme ; les chagrins de la pauvre enfant lui ont troublé le cerveau !

– Je pense que vous désapprouvez ce projet, monsieur ? dit Benjamin de son ton doux et calme. Quant à moi, j’avoue que je le désapprouve.

– Désapprouver n’est pas le mot, reprit le Vicaire ; n’appliquez pas, je vous prie, une si faible expression à un tel projet. Un acte de folie… voilà le nom qu’il faut lui donner, si elle pense réellement ce qu’elle dit. »

Il se tourna vers moi et me regarda comme il avait coutume de regarder, au service de l’après-midi, quelque enfant obstiné qu’il catéchisait.

« Vous ne pensez pas ce que vous dites, n’est-il pas vrai ? reprit-il.

– Je regrette mon oncle, répondis-je, de perdre la bonne opinion que vous avez de mon jugement ; mais je dois avouer que l’intention arrêtée dans mon esprit est ce qu’il y a de plus sérieux.

– Parlons net, reprit le Vicaire, vous avez la prétention de croire que vous pourrez réussir là où les grands jurisconsultes d’Écosse ont échoué. Ils ne sont point parvenus à prouver l’innocence de cet homme, en y employant tous leurs efforts réunis, et vous voulez, vous, entreprendre seule la même tâche ? Sur ma parole, vous êtes une femme étonnante ! ajouta-t-il, passant soudain de l’indignation à l’ironie. Est-il permis à un simple vicaire de campagne, qui n’a pas l’habitude de s’entretenir avec des avocats en jupons, de vous demander comment vous comptez vous y prendre ?

– Je compte commencer par lire le procès, mon oncle.

– Jolie lecture pour une jeune femme ! Il vous faudra ensuite une fournée de romans français ! Et après avoir lu le procès… que ferez-vous ?… Y avez-vous pensé ?

– Oui, mon oncle. Je m’efforcerai d’abord de conjecturer, de chercher, de deviner quel peut bien être le vrai coupable, celui qui a réellement commis le crime. Ensuite je dresserai une liste des témoins qui ont déposé en faveur de mon mari. J’irai trouver chacun d’eux ; je leur dirai qui je suis et ce que je veux ; je leur adresserai toutes sortes de questions que de graves avocats jugent au-dessous de leur dignité d’adresser à des témoins. Je serai guidée dans ce que je ferai ensuite par les réponses que j’aurai obtenues. Et je ne me découragerai pas, quelles que soient les difficultés que je rencontrerai sur ma route. Voilà mon plan, mon oncle, autant que je puis pour le moment le tracer. »

Le Vicaire et Benjamin se regardèrent comme s’ils doutaient du témoignage de leurs sens. Le Vicaire parla le premier.

« Voulez-vous dire par là que vous allez courir le pays, vous mettre à la merci de gens inconnus, et vous exposer, dans le cours de vos voyages, à de grossières déconvenues ?… Vous ! une jeune femme !… délaissée par votre mari !… sans personne qui vous protège !… Monsieur Benjamin, l’avez-vous entendue, et pouvez-vous en croire vos oreilles ? Quant à moi, je le déclare à la face du ciel, je ne sais plus si je veille ou si je rêve. Regardez-la !… regardez-la !… Elle est là aussi calme et aussi à son aise que si elle venait de dire la chose la plus simple du monde, que si elle allait entreprendre la chose la plus ordinaire ! Que dois-je faire ?… C’est la question que je m’adresse sérieusement… Que dois-je faire vis-à-vis d’elle ?

– Laissez-moi, dis-je, tenter cette épreuve, mon oncle, quelque téméraire qu’elle vous paraisse. Il n’y a que cela qui puisse me réconforter et me consoler. Et Dieu sait si j’ai besoin de consolation et de courage ! Ne me croyez pas aveuglée par une folle opiniâtreté. J’admets que je rencontrerai de sérieuses difficultés dans l’accomplissement de mon dessein. »

Le Vicaire reprit son ton ironique.

« Ah ! dit-il, vous admettez cela ? Eh bien, c’est déjà quelque chose !

– Beaucoup d’autres femmes avant moi, continuai-je, ont affronté de sérieuses difficultés, et les ont surmontées… pour l’homme qu’elles aimaient. »

Le Docteur se leva lentement, comme quelqu’un dont la patience avait atteint sa dernière limite.

« Dois-je supposer que vous aimez encore M. Eustache Macallan ? me demanda-t-il.

– Oui, répondis-je.

– Le héros du grand procès d’empoisonnement ? poursuivit mon oncle. L’homme qui vous a trompée et abandonnée, vous l’aimez encore ?

– Je l’aime plus tendrement que jamais.

– Monsieur Benjamin, dit le Vicaire, si elle retrouve son bon sens d’ici à demain matin neuf heures, envoyez-la avec son bagage à l’Hôtel Loxley, où je suis descendu. Bonsoir, Valéria. Je me consulterai avec votre tante sur ce qu’il nous reste à faire. Je n’ai plus rien à vous dire.

– Embrassez-moi avant de partir, mon oncle.

– Oui, je vous embrasserai, en dépit de tout, Valéria. J’aurai bientôt soixante-cinq ans, et je pensais connaître un peu les femmes à mon âge. Il paraît que je ne les connais pas encore. L’Hôtel Loxley est mon adresse, monsieur Benjamin. Bonsoir. »

Benjamin avait un air très-grave quand il revint auprès de moi, après avoir accompagné mon oncle jusqu’à la porte du jardin.

« Réfléchissez, je vous prie, ma chère, me dit-il. Je ne vous demande pas de prendre mon opinion en grande considération. Mais celle de votre oncle mérite, assurément, que vous y attachiez une sérieuse importance. »

Je ne répondis pas. Il était inutile de discuter davantage. J’étais préparée à être méconnue et découragée, et je m’y résignais.

« Bonsoir, mon cher vieil ami ! »

Ce fut tout ce que je dis à Benjamin. Ensuite je me retirai… les yeux pleins de larmes, je l’avoue… et j’allai me réfugier dans ma chambre.

Le store de ma fenêtre était remonté, et un beau clair de lune d’automne inondait ma petite chambre.

Pendant que je me tenais à ma fenêtre, les yeux fixés sur la campagne, je me rappelai un autre clair de lune, celui qui nous éclairait, Eustache et moi, dans cette promenade au jardin du presbytère qui avait précédé notre mariage. Cette nuit-là en présence des obstacles qui s’opposaient à notre union, Eustache m’avait offert de me dégager de ma promesse. Je revoyais sa chère figure, tournée vers moi, à la lueur de la lune, j’entendais encore ses paroles et les miennes.

« Pardonnez-moi, m’avait-il dit, de vous avoir aimée… avec passion… avec adoration… pardonnez-moi, et laissez-moi partir. »

Et je lui avais répondu :

« Oh ! Eustache, je ne suis qu’une femme… ne me rendez pas folle… Je ne puis vivre sans vous… Je dois… je veux être votre femme ! »

Et maintenant, après que le mariage nous a unis, nous voilà séparés ! Séparés, mais nous aimant toujours passionnément l’un l’autre. Séparés, et pourquoi ? parce qu’il a été accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, et parce qu’un jury écossais n’a pas su voir qu’il était innocent.

Je regardais la lune, toujours resplendissante, pendant que je m’abandonnais à ces souvenirs et à ces pensées. Je sentis en moi la flamme d’une ardeur nouvelle.

« Non ! m’écriai-je, ni parents ni amis ne parviendront à me faire abandonner la cause de mon mari. Sa réhabilitation est l’œuvre à laquelle je veux consacrer ma vie… Je commencerai, cette nuit même, à y travailler. »

Je baissai le store de ma fenêtre, et j’allumai mes bougies. Au milieu du calme de la nuit… seule et sans aide… je fis mon premier pas sur la route semée de difficultés terribles où je m’étais engagée. Je lus, depuis la première page jusqu’à la dernière, sans en passer un seul mot, le procès de mon mari, accusé du meurtre de sa femme.

XV. – LE PROCÈS. LES PRÉLIMINAIRES.

Je confesse encore une de mes faiblesses : je ne puis prendre sur moi de copier, pour la seconde fois, l’horrible titre qui, sur la première page de la relation du procès, imprimait une si ignominieuse tache au nom de mon mari. J’ai déjà copié une fois ce titre, que cela suffise.

En tournant cette première page, je trouve sur la seconde une note qui atteste la parfaite exactitude du compte-rendu. Le reporter dit qu’il a joui de certains privilèges particuliers. Ainsi, le Juge-Président a révisé le résumé qu’il a fait au jury. En outre, les avocats pour l’accusation et pour la défense, suivant l’exemple du Président, ont aussi révisé leurs plaidoiries pour et contre l’accusé. Enfin, un soin particulier a été apporté à la correction littérale des dépositions des témoins. J’éprouvai une certaine satisfaction en lisant cette note, qui m’assurait dès le début que le compte-rendu de ce procès était, dans chacun de ses détails, complètement et absolument authentique.

La page suivante m’intéressa peut-être encore davantage. Elle énumérait les acteurs de ce drame judiciaire… les hommes qui avaient tenu dans leurs mains l’honneur et la vie de mon mari. En voici la liste :

Juges siégeants.

LE LORD JUSTICE CLERK,

LORD DRUMFENNICK,

LORD NOBLEKIRK.

Conseils pour la Couronne.

LE PROCUREUR-GÉNÉRAL (Mintlaw),

DONALD DREW, Esq. député-avocat.

Agent pour la Couronne.

M. JAMES ARLISS, W. S.,

Conseils pour l’accusé.

LE DOYEN DE LA FACULTÉ (Farmichael),

ALEXANDRE CROUKET, Esq. avocat.

Agents pour la défense.

M. THORNIEBANK, W. S.,

M. PLAYMORE, W. S.

L’acte d’accusation venait ensuite. Je ne copierai pas le langage barbare, plein de répétitions inutiles et, si j’entends quelque chose en cette matière, émaillé de fautes de grammaire, dans lequel mon mari innocent était solennellement et faussement accusé d’avoir empoisonné sa première femme. Le moins que je reproduirai ici de ce faux et odieux document, ce sera, selon moi, le mieux.

En deux mots Eustache Macallan était incriminé et accusé, à la requête de David Mintlaw, Esq., avocat, chargé des intérêts de Sa Majesté, comme ayant donné la mort, au moyen de poison, à sa femme, dans sa résidence de Gleninch, comté de Mid-Lothian. Il était allégué que ce poison avait été méchamment et traîtreusement administré par le prévenu à sa femme, Sarah, en deux occasions, sous forme d’arsenic introduit dans le thé, la médecine, ou autres aliments et boissons, ignorés de l’avocat poursuivant, ou de toute autre manière également ignorée dudit avocat. Il était, en outre, déclaré que la femme du prévenu avait succombé à ce poison ainsi administré par son mari, dans l’une ou dans l’autre, ou dans les deux susdites éventualités, et que son mari lui avait ainsi donné la mort. Le paragraphe suivant constatait que le dit Eustache Macallan, conduit devant John Daviot, Esquire, avocat, substitut du shériff de Mid-Lothian, avait, à Édimbourg, le 29 octobre, en présence dudit substitut, signé une déclaration affirmant qu’il était innocent de ce crime : déclaration insérée dans l’acte d’accusation, ainsi que d’autres documents, papiers, et articles énumérés dans un inventaire destiné à servir de témoignage contre le prévenu. L’acte d’accusation se terminait par cette conclusion que, dans le cas où le crime imputé à l’accusé serait reconnu prouvé par le verdict, ledit Eustache Macallan devrait être puni des peines prévues par la loi, pour détourner, à l’avenir, de la perpétration d’un pareil crime, quiconque en aurait conçu la pensée.

Tel était en substance l’acte d’accusation ! J’en ai fini… et je me réjouis d’en avoir fini avec cette pièce…

Un inventaire des papiers, documents, et articles, venait à la suite et remplissait trois pages. L’inventaire même était suivi de la liste des témoins, et des noms des jurés, au nombre de quinze, tirés au sort, pour siéger dans la cause. Après quoi, commençait enfin le compte-rendu du procès. Il pouvait se résumer, selon moi, en trois grandes questions. Qu’on me permette de le produire tel qu’il apparut alors à mes yeux.

XVI. – PREMIÈRE QUESTION : – LA FEMME EST-ELLE MORTE EMPOISONNÉE ?

L’audience est ouverte à dix heures. L’accusé est amené à la barre, devant la Haute-Cour de Justice d’Édimbourg. Après avoir salué respectueusement la Cour, il déclare, d’une voix basse, qu’il plaidera : Non coupable.

Tous les assistants observent que son visage porte la trace d’une profonde souffrance morale. Sa pâleur est extrême. Il ne lève pas une seule fois ses regards sur la foule qui remplit la salle. Quand certains témoins déposent contre lui, il les regarde avec une certaine attention ; puis il baisse les yeux vers la terre. Quand un témoin parle de la maladie et de la mort de sa femme, il semble profondément ému et couvre son visage de ses mains. On a généralement remarqué, non sans quelque surprise, que le prévenu, bien qu’il soit un homme, s’est montré beaucoup moins maître de lui-même que la femme, dernièrement jugée dans cette Cour, pour crime de meurtre, et qui a été convaincue et condamnée à la suite de dépositions accablantes. Quelques personnes, mais en petite minorité, étaient d’avis que ce manque d’assurance dans l’attitude de l’accusé témoignait plutôt en sa faveur : se posséder, dans une si terrible conjoncture, dénoncerait à leurs yeux la profonde insensibilité d’un criminel sans cœur et sans honte, et autoriserait par cela même à présumer, non son innocence, mais sa culpabilité.

Le premier témoin appelé est John Daviot, Esquire, substitut du shériff de Mid-Lothian. Interrogé par le Procureur-Général, qui soutient l’accusation, il dit :

« Le prévenu m’a été amené sous l’accusation qui pèse sur lui. Il a fait et signé le 29 octobre une déclaration. Il a fait cette déclaration librement et volontairement, après avoir été, au préalable dûment averti et admonesté. »

La conformité de la déclaration ayant été constatée, le Doyen de la Faculté, avocat de l’accusé, interroge à son tour le substitut du shériff, qui répond :

« Le crime imputé à l’accusé était le crime de meurtre. On lui a fait connaître cette accusation avant qu’il eût fait sa déclaration. Les questions qu’on lui a adressées ont été posées en partie par moi, en partie par un autre officier ministériel, le Procureur-Fiscal. Ses réponses ont été énoncées distinctement, et, autant que je pus en juger sans réserves. Les énonciations consignées dans la déclaration ont été toutes faites en réponse aux questions adressées par le Procureur-Fiscal ou par moi. »

Un clerc, faisant fonction de clerc du shériff, produit alors officiellement la déclaration, et confirme la déposition du précédent témoin.

L’apparition du témoin qui suit produit une sensation marquée dans la Cour et dans le public. Ce témoin n’est autre que la garde qui a donné ses soins à Mme Macallan dans sa dernière maladie, et qui se nomme Christine Ormsay.

Après avoir répondu aux questions d’usage, la garde témoigne ainsi qu’il suit :

« J’ai été appelée, le 7 octobre, pour donner mes soins à la défunte. Elle souffrait alors d’un violent rhume, accompagné d’une affection rhumatismale dans la jointure du genou gauche. Avant cette indisposition, on m’a assuré qu’elle jouissait d’une bonne santé. Ce n’était pas une personne difficile à soigner quand on savait la prendre. La principale difficulté provenait de son caractère. Elle n’était pas méchante, mais entêtée et emportée. Elle se laissait aller surtout à des accès de colère, et ne s’inquiétait guère alors de ce qu’elle disait ou faisait. Dans ces moments-là, je crois, en vérité, qu’elle ne savait plus où elle en était. J’ai dans l’idée que son caractère était aigri par des chagrins de ménage. Elle était loin d’être une personne réservée ; elle était vraiment portée, je crois, à être un peu trop communicative, sur ce qui la concernait et sur ses contrariétés, avec les personnes comme moi, qui étaient au-dessous de sa position. Elle ne se faisait pas scrupule, par exemple, quand nous sommes devenues suffisamment familières l’une avec l’autre, de me dire qu’elle était malheureuse avec son mari et très-irritée contre lui. Une nuit qu’elle ne pouvait dormir, elle me dit… »

Ici, l’avocat de l’accusé intervient. Il en appelle aux juges, et demande si une déposition si décousue et si futile peut être admise par la Cour.

Le Procureur Général, parlant dans l’intérêt de la Couronne, soutient qu’il est de son droit de produire ce témoignage, et qu’il est de la plus grande importance, dans une telle cause, de faire connaître, par la déposition d’un témoin sans prévention, dans quels rapports vivaient ensemble le mari et la femme. Le témoin est une personne estimable, qui a obtenu et mérité la confiance de la malheureuse dame qu’elle a veillée à son lit de mort.

Après s’être consultés pendant quelques minutes, les juges décident, à l’unanimité, que le témoignage ne peut être admis ; que le témoin ne peut déposer que des seuls faits qu’il a vus et observés de ses propres yeux.

Le Procureur-Général reprend son interrogatoire du témoin. Christine Ormsay continue en ces termes :

« J’étais nécessairement, comme garde-malade, en position de savoir sur Mme Macallan, beaucoup plus de choses que toute autre personne de la maison. Je puis parler, ayant toujours été présente, de bien des circonstances ignorées des autres personnes qui ne venaient que par intervalles dans la chambre de la malade.

« J’ai eu, par exemple, plus d’une occasion de remarquer que M. et Mme Macallan ne vivaient pas en très-bonne intelligence. Je puis vous citer, à ce sujet, un fait que je ne tiens pas d’autrui, mais que j’ai vu et observé moi-même.

« Vers les derniers temps de mon service auprès de Mme Macallan, une jeune veuve nommée Mme Beauly, cousine de M. Macallan, est venue à Gleninch. Mme Macallan était jalouse de cette dame. Elle ne l’a pourtant laissé voir, que le jour qui a précédé sa mort. M. Macallan était venu dans la chambre de sa femme pour voir comment elle avait passé la nuit. « Oh ! dit-elle, que vous importe comment j’ai dormi, moi !… que vous importe si j’ai bien ou mal dormi !… Mais comment Mme Beauly a-t-elle passé la nuit ?… Est-elle plus jolie que jamais, ce matin ?… Retournez auprès d’elle, je vous prie !… retournez-y !… Ne perdez pas votre temps avec moi ! » Ayant ainsi commencé, elle se laissa emporter à un accès de colère. J’étais en train de la peigner ; je comprenais que ma présence en ce moment devenait indiscrète, et je me disposais à quitter la chambre. Elle ne l’a pas permis. M. Macallan pensait comme moi que la convenance me commandait de me retirer, et il l’a dit en termes assez clairs. Mais Mme Macallan a insisté pour me faire rester, et cela en termes bien injurieux pour son mari. Il a dit alors : « Si vous ne pouvez vous contenir, ou la garde sortira, ou je sortirai moi-même. » Mme Macallan n’a pas entendu raison : « Voilà, a-t-elle dit, un bon prétexte pour retourner auprès de Mme Beauly ! Allez-y. » Monsieur l’a prise au mot et a quitté la chambre. Il avait à peine fermé la porte, qu’elle a commencé, en s’adressant à moi, à l’accabler des reproches les plus violents. Elle m’a dit, entre autres choses, que ce qui pourrait faire le plus de plaisir à son mari, serait d’apprendre qu’elle était morte. Je me suis hasardée, très-respectueusement, à lui faire quelques observations. Elle a pris sa brosse à cheveux et me l’a jetée, en me criant de m’en aller, et que je n’étais plus à son service. Je l’ai quittée, et je suis allée attendre en bas la fin de son accès, je suis revenue ensuite à ma place, auprès de son lit, et tout a été comme s’il ne s’était rien passé.

« Il n’est pas inutile de rappeler une chose qui peut servir à expliquer la jalousie que ressentait Mme Macallan contre la cousine de son mari. Mme Macallan n’était pas belle ; elle avait un défaut dans l’un de ses yeux, et, sauf votre respect, le teint le plus brouillé et le plus sale que j’aie jamais vu sur visage de femme. Mme Beauly, au contraire, était une personne très-attrayante. Tout le monde admirait ses yeux ; et elle avait le teint le plus rose et le plus frais. La pauvre Mme Macallan disait d’elle, mais faussement, qu’elle mettait du rouge.

« Ces défauts du teint de la défunte ne doivent pourtant pas être attribués à sa maladie ; je peux dire qu’ils étaient nés et qu’ils avaient grandi avec elle.

« Faut-il parler de sa maladie ? C’était une incommodité, rien de plus. Jusqu’au dernier jour, il ne s’est pas manifesté le moindre symptôme sérieux du mal qui l’a emportée. Son rhumatisme au genou était naturellement douloureux… très-douloureux, si vous voulez, quand elle se remuait ; en outre, il lui était très-pénible… c’est sûr… de se voir confinée dans son lit. Mais autrement on n’a rien remarqué dans sa position jusqu’à la fatale attaque, qui ait été, une minute, capable d’alarmer aucune des personnes qui l’entouraient. Elle avait ses livres et tout ce qu’il lui fallait pour écrire, sur une table de malade, montée sur pivot et pouvant prendre la position qui lui était la plus commode. Par moments, elle lisait et écrivait beaucoup. D’autres fois, elle restait tranquille, s’abandonnait à ses pensées, en causant avec moi et avec quelqu’une des dames, ses amies du voisinage, qui venaient régulièrement la visiter.

« Ce qu’elle écrivait, autant que je l’ai su, consistait principalement en vers. Elle était très-habile à composer des vers. Elle m’a fait voir, une fois, quelques-uns de ses poëmes. Je ne suis pas juge dans ces choses-là ; tout ce que je sais, c’est que sa poésie était du genre mélancolique. Elle y manifestait une grande tristesse, elle se demandait pourquoi elle était née, et autres non-sens pareils. Elle y faisait plus d’une dure allusion à la cruauté de son mari, à l’ignorance qu’il laissait voir des mérites de sa femme. Bref, elle exhalait son mécontentement avec sa plume aussi bien qu’avec sa langue. Il y avait des moments… et ils étaient fréquents… où un ange du ciel ne serait pas parvenu à satisfaire Mme Macallan !

« Pendant tout le temps de sa maladie, la défunte a toujours occupé la même chambre, une grande chambre située, comme toutes les meilleures chambres, au premier étage de la maison.

« Le plan qu’on me représente de cette chambre est très-exact, et conforme à mes souvenirs. Une porte donnait dans le grand passage ou corridor, sur lequel s’ouvraient toutes les autres portes. Une seconde porte, sur l’un des côtés (marquée B sur le plan) conduisait dans la chambre à coucher de M. Macallan. Une troisième porte sur le côté opposé (marquée C sur le plan), communiquait avec une petite pièce servant de cabinet d’étude ou de bibliothèque, et qui était, à ce qu’on m’a dit, la chambre où couchait la mère de M. Macallan, quand elle se trouvait à Gleninch ; mais personne autre n’y entrait, ou du moins ce n’était que rarement. Cette dame n’était pas à Gleninch, dans le temps où j’y étais. La porte entre la chambre à coucher et ce cabinet d’étude était fermée et la clef en avait été retirée. Je ne sais pas qui avait cette clef, ou s’il en existait plus d’une. La porte n’en a jamais été ouverte, à ma connaissance. Je suis entrée seulement une fois, avec la femme de chambre, dans le cabinet d’étude, pour y jeter un coup d’œil, en passant par une seconde porte qui donnait sur le corridor.

« Je demande la permission de dire que je puis, d’après ma propre connaissance, parler exactement de la maladie de Mme Macallan et du changement soudain qui a abouti à sa mort. Sur l’ordre du docteur, j’ai pris note, par jour et par heure, des incidents qui se sont produits.

« Depuis le 7 octobre, jour où j’ai été appelée à lui servir de garde, jusqu’au 20 du même mois, sa santé s’est améliorée lentement, mais continuellement. Son genou était toujours douloureux ; mais l’aspect inflammatoire qui s’y remarquait diminuait peu à peu. Quant aux autres symptômes, excepté la faiblesse qui résultait de ce qu’elle restait toujours couchée, et l’irritation nerveuse qu’elle en éprouvait, ce n’est pas réellement la peine d’en parler. Je dois peut-être ajouter qu’elle dormait mal. Mais on y remédiait par des potions calmantes que prescrivait le docteur.

« C’est dans la matinée du 21, à six heures deux minutes, que, pour la première fois, j’ai éprouvé la crainte de quelque accident fâcheux dans l’état de Mme Macallan.

« J’ai été réveillée par le bruit de la sonnette qu’elle gardait sur sa table de nuit. Permettez-moi de dire, pour m’excuser, que je m’étais endormie sur le sopha de sa chambre à coucher, à plus de deux heures du matin, tombant de pure fatigue. À ce moment, deux heures, Mme Macallan était éveillée. Elle était dans un de ses moments d’aigreur, et cela contre moi. Je lui avais demandé de me laisser éloigner sa toilette de la table de nuit, après qu’elle s’en était servie pour se coiffer de nuit. Cette toilette prenait une grande place, et Mme Macallan ne devait plus en avoir besoin avant le matin. Mais non ; elle avait insisté. « Je veux qu’elle reste où elle est ! » Il y avait, sur la toilette, une glace, où Mme Macallan, malgré sa figure commune, n’était jamais fatiguée de se mirer. Voyant qu’elle était de mauvaise humeur, je n’avais pas voulu la contrarier et j’avais laissé la toilette en place. Mais elle était, après cela, trop maussade pour me parler ; elle avait refusé obstinément de prendre sa potion, que je lui offrais. C’est alors que j’étais allée m’étendre sur le sopha au pied de son lit, et que je m’étais endormie, comme je viens de le dire.

« Au premier bruit de sa sonnette, j’étais debout, à côté d’elle, prête à la servir. Je lui ai dit : « Comment se trouve Madame ? » Elle s’est plainte de faiblesse et d’oppression ; elle se sentait mal au cœur. J’ai demandé si elle avait pris quelque médicament ou quelque nourriture pendant que je dormais. Elle m’a répondu que son mari était venu, une heure auparavant, qu’il l’avait trouvée encore éveillée, et qu’il lui avait administré sa potion.

« M. Macallan, qui dormait dans la chambre d’à côté, est entré pendant que je parlais. Il avait été aussi réveillé par le bruit de la sonnette. Il a entendu ce que sa femme me disait au sujet de cette potion, et il n’a fait aucune remarque. Il m’a semblé qu’il était inquiet de la faiblesse éprouvée par Mme Macallan. Il lui a conseillé de prendre un peu de vin ou d’eau-de-vie et d’eau. Elle a répondu qu’elle ne pourrait rien avaler d’aussi fort que le vin ou l’eau-de-vie parce que son estomac était déjà comme en feu. J’ai mis ma main sur son estomac, en ne le touchant que très-légèrement. Elle a crié quand j’y ai touché.

« Ce symptôme nous a inquiétés, et nous avons envoyé au village pour faire venir M. Gale, l’homme de l’art qui a soigné Mme Macallan pendant sa maladie.

« Le docteur n’a pas paru se rendre compte mieux que nous du changement défavorable qui s’était manifesté dans l’état de la malade. Entendant dire qu’elle se plaignait d’avoir soif, il lui a fait prendre un peu de lait. Peu après l’avoir pris, son mal au cœur a eu l’air de la quitter. Bientôt après, elle s’est assoupie et a sommeillé. M. Gale s’est retiré en nous recommandant expressément de l’envoyer chercher tout de suite, si le malaise reparaissait.

« Rien de semblable n’est arrivé. Aucun changement pendant les trois heures ou un peu plus qui ont suivi son départ. Elle s’est réveillée vers neuf heures et demie et a demandé après son mari. Il était retourné dans sa chambre. J’avais demandé si je devais l’envoyer chercher. Elle m’a répondu non. Je lui ai demandé ensuite si elle voulait manger ou boire quelque chose. Elle a répondu encore non, d’une voix sans expression et comme hébétée ; puis elle m’a dit de descendre pour aller chercher mon déjeuner. Sur l’escalier, j’ai rencontré la femme de charge, qui m’a invitée à déjeuner avec elle dans sa chambre, au lieu de le faire, comme j’en avais l’habitude, dans la salle des domestiques. Je ne suis restée avec la femme de charge que peu de temps ; pas plus d’une demi-heure, pour sûr.

« En remontant l’escalier, j’ai rencontré la fille de chambre en second qui balayait l’un des paliers.

« Elle m’a dit que Mme Macallan avait pris une tasse de thé, pendant que j’étais chez la femme de charge. Le valet de M. Macallan avait commandé ce thé pour madame. Il en avait reçu l’ordre de son maître. La fille de chambre l’avait préparé et monté elle-même dans la chambre de Mme Macallan. Monsieur avait ouvert la porte quand elle avait frappé et avait pris de sa main la tasse de thé qu’elle tenait. Il avait ouvert la porte assez largement ; elle avait pu voir l’intérieur de la chambre ; il ne s’y trouvait que Mme Macallan et son mari.

« Après avoir causé un peu avec cette fille, je suis retournée dans la chambre à coucher. Il n’y avait personne. Mme Macallan était parfaitement calme, le visage tourné du côté opposé au mien. En m’approchant de son lit, j’ai poussé du pied quelque chose sur le parquet. C’était la tasse à thé, cassée. J’ai dit à Mme Macallan : « Tiens ! comment ça se fait-il ? la tasse à thé est cassée, Madame ? » Elle a répondu sans tourner la tête, d’une voix singulière et toute voilée : « Je l’ai laissé tomber, » – « Avant que Madame n’ait bu son thé ? » – « Non ; en rendant la tasse à M. Macallan, après avoir fini de boire. » Je lui avais fait cette question pour savoir si elle avait renversé le thé et s’il fallait en aller chercher une autre tasse. Je suis sûre que je me souviens parfaitement de ma question et de sa réponse. Je lui ai demandé ensuite : « Est-ce que Madame a été longtemps seule ? » Elle m’a répondu brièvement : « Oui ; j’ai essayé de dormir. » « Madame se trouve-t-elle mieux ? » – « Oui. » Pendant tout ce temps, elle tenait son visage tristement tourné vers le mur. En me baissant sur elle pour arranger ses couvertures, j’ai jeté les yeux sur la table de nuit. Les objets pour écrire, qui étaient toujours là bien rangés, se trouvaient en désordre, et l’une des plumes avait de l’encre encore fraîche, « Comment ! est-ce que Madame a écrit ? » – « Pourquoi non ? Je ne pouvais dormir. » – « Un autre poëme ?… » Elle s’est mise à rire, mais d’un rire amer et sec. « Oui, un autre poëme ! » – « C’est bon signe ! il paraît que Madame est tout à fait remise : nous n’aurons plus besoin du docteur aujourd’hui. » Elle n’a pas répondu. Elle a fait seulement avec la main comme un signe d’impatience. Je n’ai pas compris d’abord ce signe ; alors elle m’a dit, avec un peu d’aigreur : « J’ai besoin d’être seule, laissez-moi ! »

« Il ne me restait qu’à obéir. Je pensais, d’ailleurs, que je n’avais rien à faire pour le moment auprès de la malade, et que mes soins ne lui étaient pas nécessaires. Après avoir placé le cordon de la sonnette à la portée de sa main, je suis donc descendue de nouveau.

« Je suis restée ainsi éloignée une demi-heure au moins, autant que je puis m’en souvenir. J’étais à portée d’entendre la sonnette ; mais elle ne sonnait pas. Sans trop savoir pourquoi, je n’étais pas tranquille. Cette voix bizarrement voilée avec laquelle Madame m’avait parlé m’inquiétait. J’aurais voulu ne pas la laisser seule si longtemps, et je n’osais pas non plus risquer de lui occasionner un de ses accès de colère, en retournant auprès d’elle, avant qu’elle m’eût sonnée. Finalement, je me décidai à entrer dans la chambre du rez-de-chaussée, appelée la chambre du matin, pour consulter Monsieur. Il avait l’habitude de s’y tenir jusqu’à midi.

« Cette fois cependant, il n’y était pas.

« Mais, au même instant, j’entendis sa voix sur la terrasse extérieure. J’y allai et le trouvai causant avec M. Dexter, un de ses anciens amis, son hôte, en ce moment, comme Mme Beauly. M. Dexter était assis auprès de sa fenêtre au premier étage ; il était impotent et ne pouvait se déplacer que dans un fauteuil à roulettes. M. Macallan lui parlait de la terrasse et était entrain de lui dire :

« – Dexter, où est Mme Beauly ? L’avez-vous vue ce matin ? »

« M. Dexter répondit du ton vif qui lui est habituel :

« Non, je ne l’ai pas vue, je ne peux vous en rien dire. »

« Je m’avançai, et, m’excusant d’interrompre M. Macallan, je lui dis l’embarras où j’étais ; devais-je ou non rentrer dans la chambre de sa femme sans être appelée ? Il n’avait pas eu le temps de me répondre ; le valet de pied entre et me dit que la sonnette de Mme Macallan se faisait entendre avec violence.

« Il était alors près de onze heures. Je courus, aussi vite qu’il était possible de monter l’escalier.

« Je n’avais pas ouvert la porte de la chambre que j’entendais déjà les gémissements de Mme Macallan. Elle était très-mal ; elle sentait une chaleur dévorante dans son estomac et dans sa gorge, et en même temps cette douleur qu’elle avait éprouvée le matin. Je n’avais pas besoin d’être médecin pour voir sur sa figure que cette seconde attaque avait un caractère beaucoup plus sérieux que la première. Je sonnai pour envoyer quelqu’un auprès de M. Macallan, puis je courus moi-même à la porte pour voir si aucun domestique ne se trouvait à portée de ma voix.

« Mme Beauly sortait justement de sa chambre pour venir savoir des nouvelles de Mme Macallan. Je lui dis : « Madame est de nouveau très-mal. Je vous prie d’avertir M. Macallan et de lui dire d’envoyer chercher le docteur. » Aussitôt elle se mit à descendre, en courant, l’escalier.

« Il n’y avait pas bien longtemps que j’étais revenue près du lit, quand M. Macallan et Mme Beauly sont arrivés ensemble. Mme Macallan a jeté sur eux un regard… un regard que je ne pourrais pas exprimer… et leur a ordonné de se retirer. Mme Beauly a paru très-effrayée et s’est en allée tout de suite. M. Macallan a fait un pas vers le lit. Sa femme lui a lancé encore le même étrange regard, et lui a crié, moitié comme si elle le priait : « Laissez-moi avec la garde… Allez-vous-en ! » Il n’a pris que le temps de me dire à voix basse : « J’ai envoyé chercher le docteur. » Et il a quitté la chambre.

« Avant l’arrivée de M. Gale, Mme Macallan a eu une violente attaque. Ce qu’elle a vomi était comme vaseux, écumeux, et légèrement mêlé de filets de sang. Quand M. Gale a vu cela, il a paru très-sérieux. Je l’ai entendu se dire à lui-même : « Qu’est-ce que cela signifie ? » Il a fait de son mieux pour soulager Mme Macallan, mais sans y parvenir, d’après ce que j’ai pu voir. Au bout d’un moment, elle a pourtant semblé moins souffrir. Et puis une attaque est venue ; et puis un autre moment de calme. Mais qu’elle souffrît ou non, ses mains et ses pieds, quand je les touchais, étaient également froids. De son côté, le docteur trouvait que le pouls était toujours le même… très-petit et faible. Je dis à M. Gale : « Que faut-il faire, monsieur ? » Et M. Gale me répondit : « Je ne voudrais pas prendre plus longtemps la responsabilité sur moi seul. Il faut faire venir un médecin d’Édimbourg. »

« Le meilleur cheval des écuries de Gleninch a été attelé au char-à-banc de chasse, et le cocher a couru ventre à terre à Édimbourg, pour en ramener le fameux Docteur Jérôme.

« Pendant que nous attendions le médecin, M. Macallan est revenu dans la chambre de sa femme, avec M. Gale. Épuisée comme elle était, la malade a levé encore sa main et a fait signe à son mari de se retirer. Il a tâché, par de douces paroles, d’obtenir d’elle de le laisser dans sa chambre. Non ! elle a persisté à le renvoyer. Il a paru en éprouver une vive peine, dans un pareil moment et en présence du docteur. Tout à coup, sans qu’elle ait eu le temps de le voir, il s’est avancé jusqu’à son chevet et lui a baisé le front. Elle a détourné vivement la tête, en poussant un cri. M. Gale est intervenu et a conduit M. Macallan hors de la chambre.

« Dans l’après-midi est arrivé le Docteur Jérôme.

« Le grand médecin est venu juste à temps pour la voir saisie d’une autre attaque. Il l’a examinée attentivement, mais sans dire un mot. Quand l’attaque a été passée, il a continué à étudier la malade, mais toujours en silence. Je croyais qu’il n’aurait jamais fini de la regarder. Son examen terminé, il m’a dit de le laisser seul avec M. Gale.

– Nous sonnerons, a-t-il dit, quand nous aurons de nouveau besoin de vous ici. »

« Il s’est passé un long temps avant que la sonnette m’ait rappelée. Le cocher, dans l’intervalle, avait été dépêché pour la seconde fois à Édimbourg, avec un billet du Docteur Jérôme, adressé à son valet de chambre, pour lui annoncer qu’il ne retournerait pas probablement en ville avant quelques heures, et qu’on en avertît ses malades. Quelques-uns d’entre nous pensèrent que ce n’était pas bon signe pour Mme Macallan ; d’autres dirent qu’on pouvait croire, au contraire, que le docteur avait l’espérance de la sauver, mais que cela sans doute lui demanderait beaucoup de temps.

« Enfin, on m’a rappelée. Lorsque je suis rentrée dans la chambre, le docteur en est sorti pour parler à M. Macallan, laissant M. Gale avec moi. Depuis ce moment, et tout le temps que la pauvre Madame a vécu encore, je n’ai jamais été laissée seule avec elle. Un des deux docteurs est toujours resté dans la chambre. On leur a servi une collation ; mais ils ne sont allés prendre quelque chose que chacun à son tour, se relevant l’un l’autre auprès du chevet de la malade. S’ils lui avaient administré quelques médicaments, je n’aurais pas été surprise de leur manière d’agir. Mais ils en avaient fini avec leurs remèdes. Leur seule occupation dans la chambre semblait être d’y monter la garde. Je ne savais comment m’expliquer ces façons-là. Mais ils paraissaient avoir épuisé les médicaments ; leur seule occupation dans la chambre semblait être d’y veiller sur la malade. Veiller ainsi la malade, c’était l’affaire de la garde. J’ai trouvé le procédé des docteurs assez singulier.

« Lorsque l’on a allumé la lampe, j’ai pu voir que la fin était proche. Sauf une crise de crampes dans les jambes, la malade paraissait moins souffrir. Mais ses yeux avaient l’air de s’éteindre, ses mains étaient glacées, ses lèvres prenaient une nuance de bleu pâle. Rien ne l’a plus réveillée, si ce n’est la dernière tentative faite par son mari pour la voir. Il est entré avec M. Jérôme, semblable à un homme frappé de terreur. Elle ne pouvait plus parler ; mais, dès qu’elle l’a vu, elle a fait quelques faibles signes et articulé quelques sons qui montraient qu’elle était aussi résolue que jamais à ne pas lui permettre d’approcher d’elle. Il était si accablé que M. Gale a été obligé de le soutenir, quand il est sorti de la chambre. Aucune autre personne n’a été admise à voir la malade. M. Dexter et Mme Beauly se sont informés de son état ; mais ils ne sont pas entrés dans la chambre. Le soir venu, les docteurs se sont assis de chaque côté du lit, veillant la mourante en silence, et attendant en silence son dernier soupir.

« Vers huit heures, elle a paru avoir perdu l’usage de ses mains et de ses bras, qui restaient sans mouvement sur sa couverture. Un peu après, elle est tombée dans une sorte de lourd sommeil. Peu à peu, le bruit de sa respiration est devenu de plus en plus faible. À neuf heures vingt minutes, le Docteur Jérôme m’a dit d’apporter la lampe près du lit. Il a examiné Madame, il lui a mis la main sur le cœur. Puis il m’a dit : « Vous pouvez descendre, garde, tout est fini. » Et, s’adressant à M. Gale : « Voulez-vous vous informer si M. Macallan peut nous recevoir ? » J’ai ouvert la porte à M. Gale, et je l’ai suivi. Le Docteur Jérôme m’a rappelée, et m’a dit de lui donner la clef de la porte. Naturellement je la lui ai donnée, mais j’ai trouvé encore cela passablement étrange. Dans la salle des domestiques, on pensait généralement qu’il s’était passé quoique chose de mal, et nous étions tous bien inquiets… sans savoir pourquoi.

« Un peu plus tard, les deux docteurs ont quitté la maison. M. Macallan avait été absolument hors d’état de les recevoir, et d’apprendre d’eux ce qu’ils avaient à lui dire. Dans cet embarras, ils s’étaient entretenus en particulier avec M. Dexter, comme ancien ami de M. Macallan, et le seul gentleman qui se trouvât en ce moment à Gleninch.

« Avant l’heure du coucher, je suis remontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de la morte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avait été fermée à clef, ainsi que la porte conduisant à la chambre de M. Macallan, et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clefs de ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deux domestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre. Ils devaient être relevés à quatre heures du matin, c’est tout ce qu’ils purent me dire.

« Dans l’absence de toute explication ou de toute direction, je pris la liberté de frapper à la porte de la chambre de M. Dexter. J’appris de lui, pour la première fois, la surprenante nouvelle que les deux docteurs avaient refusé de donner le certificat nécessaire pour procéder à l’enterrement. Il devait y avoir le lendemain matin, un examen médical du corps. »

 

Ici se terminait la déposition de la garde-malade, Christine Ormsay.

Tout ignorante que je suis de la loi, il me fut aisé de voir quelle impression ce témoignage avait pu produire sur l’esprit du jury. Après avoir montré que mon mari avait eu deux occasions d’administrer le poison… d’abord dans la médecine, et ensuite dans le thé… l’avocat de la Couronne avait amené le jury à conclure que l’accusé avait profité de ces occasions pour se débarrasser d’une femme laide et jalouse, dont il ne pouvait supporter plus longtemps le détestable caractère.

Ce point obtenu, le Procureur-Général n’avait plus rien à tirer du témoin. Le Doyen de la Faculté, qui portait la parole dans l’intérêt de l’accusé, se leva alors pour faire ressortir le côté favorable du caractère de la défunte, en interrogeant à son tour la garde-malade. S’il atteignait son but, le jury ne pouvait plus admettre comme acquis que la femme de l’accusé fût d’un caractère tel qu’elle rendît la vie tout à fait insupportable à son mari. Dès lors, quelle raison aurait eue l’accusé d’empoisonner sa femme et que devenait la présomption de sa culpabilité ?

Pressée par les questions de l’habite avocat, la garde fut obligée de reconnaître, dans le caractère de la première femme de mon mari, des aspects tout différents des autres.

Voici la substance de la déclaration que le Doyen de la Faculté parvint à obtenir à son tour de Christine Ormsay :

« Je persiste à déclarer, que Mme Macallan avait un caractère très-violent. Mais elle avait l’habitude de faire amende honorable pour les offenses où sa violence l’avait entraînée. Quand elle était redevenue calme, elle me faisait toujours des excuses, et les faisait de bonne grâce. Ses manières étaient alors très-affables. Elle parlait et agissait comme une dame bien élevée. On en pouvait dire autant de son apparence extérieure. Si commune qu’elle fut de visage, elle avait ce qu’on peut appeler une bonne figure. Ses mains et ses pieds, à ce qu’on m’a dit, avaient été modelés comme par un sculpteur. Le son de sa voix était très-agréable, et il paraît qu’en bonne santé, elle chantait à ravir. Elle était aussi, s’il faut en croire les dires de sa femme de chambre, un guide et un type en fait de toilettes, pour les autres dames du voisinage. En ce qui concerne Mme Beauly, quoique Mme Macallan fût certainement jalouse de cette jeune et jolie veuve, elle avait montré qu’elle pouvait en même temps maîtriser ce sentiment. C’est sur les instances de Mme Macallan que Mme Beauly se trouvait dans la maison. Mme Beauly avait manifesté l’intention d’ajourner sa visite, à cause de l’état de santé de Mme Macallan. C’est Mme Macallan elle-même, et non M. Macallan, qui s’était opposée à ce qu’on fît à Mme Beauly ce déplaisir, et qui n’avait pas admis que sa visite fût retardée. Au reste, Mme Macallan, en dépit de son humeur, était aimée de ses amis, aimée de ses domestiques. Pas un œil n’est resté sec dans la maison, quand on a su qu’elle était mourante. Enfin, dans les petites querelles de ménage auxquelles j’ai assisté, M. Macallan n’est jamais sorti de son caractère, il n’a jamais employé un langage inconvenant, et quand ces disputes éclataient, il semblait ressentir plus de tristesse que de colère. »

Quelle conclusion le jury avait-il à tirer de ce témoignage ? Était-ce là une femme capable d’exaspérer son mari au point qu’il eût la pensée de l’empoisonner ? Était-ce là un mari capable de vouloir empoisonner sa femme ?

Après avoir produit sur le jury une impression si opposée à la précédente, le Doyen de la Faculté se rassit, et les hommes de l’art furent appelés à déposer.

Sur le fait de l’empoisonnement, les témoignages furent tout simplement irrésistibles.

Le Docteur Jérôme et M. Gale affirmèrent, sous la foi du serment, que les symptômes de la maladie étaient positivement ceux d’un empoisonnement par l’arsenic. Le chirurgien qui avait procédé à l’autopsie fut ensuite entendu. Il attesta aussi par serment, que l’aspect des organes internes de la défunte prouvait jusqu’à l’évidence que le Docteur Jérôme et M. Gale avaient eu raison en déclarant que la malade était morte empoisonnée. Enfin, pour compléter ces dépositions écrasantes, deux chimistes produisirent devant la Cour l’arsenic qu’ils avaient trouvé dans le corps, en quantité qu’on pouvait regarder comme suffisante pour tuer deux personnes au lieu d’une. En présence de ces derniers témoignages, un interrogatoire contradictoire n’était plus qu’une pure formalité. La première question posée par l’accusation : La malade est-elle morte empoisonnée ? était résolue affirmativement, résolue sans qu’il fût possible d’admettre le moindre doute.

Les témoins qui furent appelés ensuite eurent à déposer sur la seconde question, l’obscure et terrible question : Qui a été l’empoisonneur ?

XVII. – SECONDE QUESTION : – QUI A ÉTÉ L’EMPOISONNEUR ?

La première audience s’était terminée par les dépositions des docteurs et des chimistes.

À la seconde audience, les dépositions des témoins assignés par l’accusation, étaient attendues avec un profond sentiment de curiosité et d’intérêt. La Cour allait apprendre ce qu’avaient vu et fait les personnes chargées officiellement des informations à prendre, pour l’instruction d’un crime tel que celui qu’on supposait avoir été commis à Gleninch. Le Procureur-Fiscal, désigné officiellement pour diriger les recherches préliminaires ordonnées par la loi, fut le premier témoin appelé dans l’audience du second jour.

Interrogé par le Procureur-Général, le Procureur-Fiscal déposa en ces termes :

« Le 26 octobre, je reçus une communication du Docteur Jérôme, d’Édimbourg, et de M. Alexandre Gale, médecin praticien qui réside dans le village ou hameau de Dingdovie, près d’Édimbourg. Cet avis se rapportait au décès, qu’on présumait être le résultat d’un crime, de Mme Eustache Macallan, morte dans la maison de son mari, située tout près de Dingdovie, et appelée Gleninch. On m’adressait, en même temps, deux rapports inclus dans le document que je viens de mentionner ; l’un donnait les détails de l’autopsie pratiquée, post mortem, sur le cadavre de la défunte ; l’autre faisait connaître les résultats d’une analyse chimique des substances trouvées dans certains organes internes du cadavre. Ces deux rapports arrivaient à la même conclusion : Mme Eustache Macallan avait succombé à un empoisonnement par l’arsenic.

« Dans ces circonstances, je résolus de procéder dans la résidence de Gleninch, à des recherches et à une enquête, ayant pour objet de faire la lumière sur les particularités qui avaient accompagné la mort de ladite dame.

« Aucune charge relative à cette mort ne fut produite devant moi contre personne, ni dans la communication des hommes de l’art que je reçus dans mon cabinet, ni sous toute autre forme. Les investigations faites à Gleninch et ailleurs, commencées le 28 octobre, ne furent achevées que le 28. À cette dernière date, à la suite de quelques découvertes dont on me donna connaissance, et de mon propre examen de lettres et autres documents apportés à mon bureau, je dirigeai une accusation de crime contre le détenu et j’obtins un mandat pour le faire arrêter. Il a été interrogé par le shériff, le 29 octobre, et renvoyé devant cette Cour, pour y être jugé. »

Le Procureur-Fiscal ayant fait cette déposition et ayant répondu aux questions au seul point de vue de la procédure, les employés de son cabinet furent appelés à leur tour. Les employés avaient à raconter une histoire d’un intérêt saisissant : celle de leurs fatales découvertes, lesquelles justifiaient pleinement le Procureur-Fiscal d’avoir accusé mon mari du meurtre de sa femme. Le premier d’entre les agents du Procureur qui fut entendu était un officier du shériff, nommé Isaïe Schoolcraft.

Interrogé par M. Drew, avocat-député et conseil de la Couronne, et par le Procureur-Général, Isaïe Schoolcraft dit :

« Je reçus, le 20 octobre, un mandat qui m’autorisait à aller faire une perquisition dans une maison de campagne nommée Gleninch et située près d’Édimbourg. Je me fis accompagner de Robert Lorrie, assesseur du Procureur-Fiscal. Nous avons commencé nos recherches par la chambre dans laquelle Mme Macallan était morte. Sur le lit, et sur une table mobile qui y était attachée, nous avons trouvé des livres, tout ce qui est nécessaire pour écrire, et un papier contenant des vers manuscrits inachevés, qu’on a établi être de la main de la défunte dame. Nous avons fait un paquet du tout, et y avons apposé notre sceau.

« Nous avons ouvert ensuite un bureau de bois des Indes qui se trouvait dans la chambre à coucher. Il y avait là un plus grand nombre de feuilles de papier, qui contenaient un plus grand nombre de vers de la même écriture. Nous découvrîmes aussi, d’abord quelques lettres ; puis un morceau de papier froissé, relégué, dans un coin de l’une des tablettes du nécessaire. En regardant avec plus de soin ce fragment de papier, nous vîmes qu’il portait l’étiquette imprimée d’un pharmacien. Nous remarquâmes encore que, dans les plis de ce fragment, se trouvaient quelques grains d’une poussière blanche. Ce papier et les lettres furent soigneusement enveloppés et scellés par nous, comme nous avions fait précédemment.

« Le reste de notre investigation dans cette chambre ne nous fit rien découvrir qui pût jeter quelque lumière sur l’objet que nous avions en vue. Nous avons examiné les vêtements, les bijoux, et les livres, qui ont été mis sous clef ; puis le nécessaire de toilette de la défunte, que nous avons emporté, après y avoir apposé les scellés, pour le déposer dans le bureau du Procureur-Fiscal, avec tous les autres objets que nous avons trouvés dans la chambre.

« Le jour suivant, nous avons continué nos investigations dans la maison, après avoir reçu dans l’intervalle de nouvelles instructions du Procureur-Fiscal. Nous les avons reprises par la chambre communiquant avec celle dans laquelle Mme Macallan avait succombé à son mal. Cette chambre était restée fermée depuis sa mort. N’y découvrant rien d’important, nous avons passé dans une autre pièce du même étage, où l’on nous dit que le détenu était alors couché et malade.

« Le mal dont il souffrait avait, nous dit-on, son siège dans le système nerveux, qu’avaient sérieusement ébranlé la mort de sa femme et les poursuites qui en étaient résultées. On nous assura qu’il était absolument incapable de se mouvoir ni de recevoir aucun étranger. Nous avons néanmoins insisté, conformément à nos instructions, pour obtenir d’être admis auprès de lui. Il ne nous a pas répondu quand nous lui avons demandé s’il n’avait transporté aucun autre objet de la chambre à coucher où il se trouvait en ce moment. Tout ce qu’il fit fut de fermer les yeux, comme s’il était trop faible pour nous parler ou nous comprendre. Sans plus vouloir le troubler, nous nous sommes mis à examiner la chambre et les divers objets qu’elle contenait.

« Pendant que nous étions ainsi occupés, nous fûmes interrompus par un bruit étrange. Il nous sembla entendre des roues qui roulaient dans le corridor voisin.

« La porte s’ouvrit, et un gentleman qui n’avait pas l’usage de ses membres inférieurs, entra soudainement dans la chambre, roulant lui-même un fauteuil dans lequel il était assis, et qu’il dirigea tout droit vers une petite table placée à côté du lit du prisonnier. Il lui dit aussitôt quelques mots, mais à voix si basse que nous ne pûmes les entendre. Le détenu ouvrit les yeux et répondit immédiatement par un signe. Nous informâmes respectueusement le gentleman estropié que nous ne pouvions lui permettre de rester dans la chambre en ce moment. Il ne parut pas faire cas de ce que nous lui disions. Il se borna à répondre : « Je m’appelle Dexter. Je suis un des anciens amis de M. Macallan. C’est vous qui êtes ici des intrus, et non pas moi. » De nouveau, nous lui avons notifié qu’il devait quitter la chambre, et nous lui avons fait remarquer, spécialement, qu’il avait placé son fauteuil près de la table qui touchait au lit, de façon à nous empêcher d’examiner cette table. Il s’est contenté de rire. « Ne voyez-vous pas, a-t-il dit, que ce n’est qu’une table, et pas autre chose ? » En réponse à cette observation, nous l’avons averti que nous agissions en vertu d’un mandat légal, et qu’il pouvait se faire un mauvais parti, en nous empêchant de remplir notre devoir. Mais il n’a pas paru vouloir se laisser convaincre par la douceur. Alors j’ai mis la main sur son fauteuil et l’ai écarté de la table, tandis que Robert Lorrie prenait la table et la portait à l’autre bout de la chambre. Le gentleman s’est emporté contre moi, parce que j’avais touché à son fauteuil. « Mon fauteuil, c’est moi ! s’est-il écrié, comment osez-vous porter la main sur moi ? » Sans lui répondre, j’ai commencé par ouvrir la porte ; puis, par voie d’accommodement, me servant non plus de ma main, mais de ma canne, je l’ai fortement appuyée sur le dos du fauteuil, et j’ai poussé ainsi le fauteuil et l’homme hors de l’appartement, avec douceur et célérité.

« Après avoir fermé la porte pour nous mettre à l’abri de toute nouvelle importunité, je suis allé rejoindre Robert Lorrie pour procéder avec lui à l’examen de la table. Elle n’avait qu’un tiroir, lequel était fermé.

« Nous en avons demandé la clef au prévenu.

« Il a refusé nettement de nous la donner. Il a nié que nous eussions aucun droit d’ouvrir ses tiroirs. Dans sa colère, il est allé jusqu’à nous dire que nous pouvions nous estimer heureux qu’il fût trop faible pour descendre de son lit. Je lui ai répondu poliment que notre devoir nous ordonnait de fouiller le tiroir, et que, s’il persistait à nous en refuser la clef, il ne ferait que nous forcer à emporter la table et à faire ouvrir le tiroir par un serrurier.

« Tandis que nous discutions ainsi, on frappa à la porte.

« Je l’ouvris avec précaution. Au lieu du gentleman estropié que je m’attendais à voir, un autre étranger se présenta. Le prévenu le salua du titre d’ami et de voisin, et implora vivement sa protection contre nous. Les manières de ce second gentleman méritaient qu’on s’expliquât avec lui. Il s’empressa de nous apprendre que c’était M. Dexter qui l’avait fait appeler, et qu’il était lui-même homme de loi. Il demanda à voir notre mandat. Après l’avoir lu, il déclara aussitôt au prévenu, à sa grande et évidente surprise, qu’il devait permettre que le tiroir fût examiné, quitte à formuler une protestation contre cet examen. Sur quoi, ayant reçu de M. Macallan la clef, il ouvrit lui-même le tiroir de la table.

« Nous y avons trouvé plusieurs lettres, et un gros volume fermé à clef et portant sur la couverture les mots : Mon Journal, imprimés en lettres d’or. Naturellement, nous avons pris possession des lettres et du Journal, et y avons apposé notre sceau, dans le but de les porter au Procureur-Fiscal. Pendant ce temps, le gentleman écrivait pour le prisonnier une protestation qu’il nous remit avec sa carte. Cette carte nous apprit qu’il se nommait Playmore… c’est aujourd’hui un des conseils du prévenu. La carte et la protestation ont été transmises, avec les autres documents, au Procureur-Fiscal. Aucun autre objet de quelque importance n’a été trouvé à Gleninch.

« Pour continuer nos investigations, nous nous sommes transportés ensuite à Édimbourg, chez le pharmacien dont nous avions lu l’étiquette sur le fragment de papier chiffonné, précédemment saisi par nous, et chez les autres pharmaciens que nos instructions nous recommandaient d’aller interroger. Le 28 octobre, le Procureur-Fiscal était en possession de tous les renseignements que nous avions pu nous procurer, et notre tâche pour le moment était accomplie. »

Ces mots terminaient la déposition de Schoolcraft et de Lorrie. Elle ne fut pas affaiblie par le contre-interrogatoire ; et elle était manifestement défavorable au prévenu.

Ce fut encore bien pis, quand déposèrent les témoins appelés ensuite. Le pharmacien, dont on avait lu l’étiquette sur le fragment de papier, comparut d’abord, et ses déclarations rendirent plus critique que jamais la situation de mon malheureux mari.

André Kinlay, pharmacien droguiste, à Édimbourg, s’exprima comme il suit :

« Je tiens un registre spécial des poisons vendus par moi. Voici ce registre. À la date dont il a été fait mention, le prisonnier présent à cette barre, M. Eustache Macallan, vint à mon magasin et me dit qu’il désirait acheter une certaine quantité d’arsenic. Je lui demandai pour quel usage. Il me répondit que son jardinier en avait besoin pour faire une solution destinée à tuer les insectes qui dévastaient sa serre. En même temps, il me dit son nom : M. Macallan, de Gleninch. J’ordonnai aussitôt à mon aide de préparer un paquet d’arsenic de deux onces ; et je mentionnai cette vente sur mon registre. M. Macallan signa cette mention et je la signai après lui. Il me paya et emporta l’arsenic contenu dans deux enveloppes ; celle de dessus portait une étiquette où se lisait mon nom, mon adresse, et le mot : POISON, en gros caractères, étiquette absolument semblable à celle qui m’est représentée, collée sur le fragment de papier saisi à Gleninch. »

Le témoin qui fut ensuite entendu, Pierre Stockdale, aussi pharmacien, à Édimbourg, déposa en ces termes :

« Le prévenu, ici présent, s’est présenté dans mon officine, à la date indiquée sur mon registre, quelques jours après celle que porte le registre de M. Kinlay. Il voulait acheter pour six pence d’arsenic. Mon aide, auquel il s’était adressé, m’a appelé. C’est une règle dans ma pharmacie, que personne autre ne délivre de poison que moi-même. Je demandai au prévenu ce qu’il désirait faire de cet arsenic. Il m’a répondu qu’il en avait besoin pour détruire les rats, dans sa résidence de Gleninch. Je lui ai dit alors : « Ai-je l’honneur de parler à M. Macallan, de Gleninch ? » Il m’a dit que c’était en effet son nom. Je lui ai vendu l’arsenic… environ une once et demie… et j’ai collé, sur la bouteille dans laquelle j’enfermais l’arsenic, une étiquette sur laquelle j’ai écrit de ma propre main le mot poison. Il a signé mon registre et emporté l’arsenic, après m’avoir payé. »

Le contre-interrogatoire de ces deux témoins ne porta que sur quelques détails techniques. Mais le fait accusateur, que mon mari, dans les deux cas, avait réellement acheté lui-même l’arsenic demeura incontesté.

Les deux témoins qui déposèrent ensuite, le jardinier et le cuisinier de Gleninch, ne firent que resserrer encore plus impitoyablement la chaîne des preuves hostiles au prévenu.

Dans son interrogatoire, le jardinier dit, sous la foi du serment :

« Le prisonnier, ni personne autre, ne m’a jamais remis d’arsenic, ni à la date dont vous me parlez ni à aucune autre date. Je n’emploie jamais de solution d’arsenic, ni ne permets jamais que les ouvriers à mon service en emploient dans les serres ou dans le jardin de Gleninch. Je désapprouve l’usage de l’arsenic, comme moyen de détruire les insectes qui endommagent les fleurs et les plantes. »

Le cuisinier, appelé à son tour, ne fût pas moins positif que le jardinier.

« Ni mon maître, ni aucune autre personne ne m’a donné la moindre quantité d’arsenic pour détruire les rats, à aucune époque. Je n’avais pas besoin de ce poison, car je déclare, sous la foi du serment, que je n’ai jamais vu de rats dans la maison ou autour de la maison, et n’ai jamais entendu dire que des rats y aient fait jamais le moindre dégât. »

D’autres domestiques de Gleninch firent les mêmes dépositions, et, dans le contre-interrogatoire qu’ils subirent, ils se bornèrent à dire qu’il était possible que des rats se fussent montrés dans la maison, mais qu’ils n’en avaient pas eu connaissance. Il resta démontré que mon mari seul, avait eu directement en sa possession du poison, et qu’après l’avoir acheté, il devait l’avoir gardé par devers lui : cela résulta avec toute évidence des dépositions reçues.

Les témoins qui furent ensuite entendus achevèrent d’accabler comme à l’envi le prévenu sous le poids de leurs dépositions. Ayant l’arsenic en sa possession, quel usage en avait-il fait ? Tous les témoignages conduisaient fatalement le jury à résoudre cette question contre l’accusé.

Son valet de chambre déclara que M. Macallan l’avait sonné, à dix heures moins vingt minutes, dans la matinée du jour où Madame était morte, et lui avait commandé d’apporter pour elle une tasse de thé. Le valet de chambre avait reçu cet ordre de son maître sur le seuil de la porte ouverte de la chambre de la malade, et il pouvait jurer qu’il n’y avait dans cette chambre, en ce moment, personne autre que son maître.

La seconde fille de service vint déposer après le valet de chambre, qu’elle avait préparé le thé elle-même, qu’elle l’avait monté dans la chambre de Mme Macallan, avant dix heures, et que son maître lui avait pris la tasse des mains, sur le seuil de la porte ouverte. Elle avait pu voir dans l’intérieur de la chambre ; l’accusé y était seul.

La garde-malade, Christine Ormsay étant rappelée, répéta ce que Mme Macallan lui avait dit, le jour où, pour la première fois, elle fut saisie de son mal : « M. Macallan est venu, il y a environ une heure ; il m’a trouvée éveillée et m’a donné ma potion. » Cela s’était passé à cinq heures du matin, tandis que Christine Ormsay sommeillait sur le sopha. La garde attesta ensuite par serment qu’elle avait regardé la bouteille contenant la mixture composée, et avait vu, à l’échelle graduée de cette bouteille, qu’une dose en avait été versée, depuis celle qu’elle avait versée elle-même et administrée à la malade.

À ce moment, un intérêt exceptionnel s’attacha à l’interrogatoire auquel procédèrent les avocats de l’accusé. Les dernières questions posées par eux à la seconde fille de service et à la garde révélèrent pour la première fois quel système la défense se proposait d’adopter.

En interrogeant la seconde fille de service, l’avocat du prévenu lui dit :

« N’avez-vous jamais remarqué, en faisant la chambre de Mme Macallan, si le liquide contenu dans son vase de nuit avait une nuance noirâtre ou bleuâtre ? »

Le témoin répondit :

« Je n’ai jamais remarqué rien de pareil. »

Le défenseur reprit :

« N’avez-vous jamais trouvé, sous l’oreiller du lit, ou cachés dans tout autre endroit de la chambre de Mme Macallan, des livres ou des brochures traitant de remèdes employés pour améliorer le teint ? »

Le témoin répondit :

« Non. »

Le défenseur insista.

« N’avez-vous jamais entendu Mme Macallan parler de l’arsenic, employé en lotion ou pris dans une médecine, comme d’un bon remède pour corriger le teint ? »

Le témoin répondit :

« Jamais. »

Les mêmes questions furent ensuite posées à la garde, et ne provoquèrent, également de sa part, que des réponses négatives.

Dans les questions insinuées par les avocats sur l’emploi de l’arsenic, bien qu’il y fût répondu négativement, le système de la défense se révélait pour la première fois, quoique obscurément, au jury et à l’auditoire. Pour prévenir la possibilité d’une méprise dans une matière aussi sérieuse, le Premier-Juge posa nettement la question au conseil de la défense, quand les témoins se furent retirés.

« La Cour et le jury, dit Sa Seigneurie, désirent comprendre clairement la pensée qui vous a inspiré dans votre interrogatoire de la fille de chambre et de la garde. Est-elle que Mme Macallan aurait employé l’arsenic acheté par son mari comme médicament propre à amender son teint ? »

Le défenseur répondit :

« C’est ce que nous pensons, Milord, et ce que nous nous proposons de prouver, comme base de la défense. Nous ne pouvons contester les dépositions des hommes de l’art qui déclarent que Mme Macallan est morte empoisonnée. Mais nous affirmons qu’elle est morte d’une dose exagérée d’arsenic prise en secret, par ignorance, comme un remède propre à atténuer les défauts de son teint, défauts admis et prouvés. La déclaration du prévenu devant le shériff établit expressément qu’il a acheté l’arsenic, sur la demande de sa femme. »

Le Premier-Juge demanda, là-dessus, si aucun des doctes conseils ne s’opposait à ce qu’il fût donné lecture de cette déclaration à la Cour, avant de passer outre aux débats.

À cette question, le défenseur répliqua qu’il serait bien aise qu’il fût donné lecture de ladite déclaration. Ce serait, s’il lui était permis de s’exprimer ainsi, préparer convenablement l’esprit du jury à entendre les arguments que la défense se proposait de faire valoir.

Le Procureur-Général, parlant comme conseil de la Couronne, dit qu’il était heureux d’être en mesure de satisfaire, en cette circonstance, son docte confrère. Tant que les assertions contenues dans cette déclaration ne seraient pas appuyées sur des preuves, il considérait que ce document n’était propre qu’à confirmer l’accusation, et il consentait bien volontiers à ce qu’il en fût donné lecture.

On donna lecture alors de la déclaration du prévenu, attestant son innocence, lors de sa comparution devant le shériff, sous l’accusation du meurtre de sa femme. Cette déclaration était ainsi conçue :

« J’ai acheté les deux paquets d’arsenic à la prière de ma femme. La première fois, elle me dit que le jardinier avait besoin de ce poison pour en faire usage dans les serres. La seconde fois, elle me dit que le cuisinier le demandait pour débarrasser le rez-de-chaussée de la maison des rats qui l’infestaient.

« J’ai remis les deux paquets d’arsenic à ma femme, en rentrant à la maison. Je n’avais que faire de ce poison, après l’avoir acheté. C’était ma femme qui donnait des ordres au jardinier et au cuisinier, et non pas moi. Je n’ai jamais eu aucune communication avec l’un ni avec l’autre.

« Je n’ai pas questionné ma femme sur l’emploi de cet arsenic. Je n’ai même plus pensé à ce détail. Je suis resté des mois entiers sans m’occuper des serres. J’ai peu de goût pour les fleurs. Quant aux rats, je laisse le soin de les détruire au cuisinier et aux autres domestiques, absolument comme je leur laisse tout autre détail du ménage.

« Ma femme ne m’a jamais dit qu’elle avait besoin de cet arsenic pour améliorer son teint. J’aurais été certainement la dernière personne à qui elle eût confié ce secret de sa toilette. J’ai cru sans hésiter ce qu’elle m’a dit, c’est-à-dire que ce poison était réclamé par le jardinier et le cuisinier pour l’usage indiqué par elle.

« J’affirme et soutiens que je vivais avec ma femme dans les termes les plus affectueux, sans vouloir nier naturellement qu’il s’élevât parfois entre nous quelques-unes de ces discussions, quelques-uns de ces désaccords qui se produisent dans tous les ménages. Quant aux désillusions que je puis avoir éprouvées par le fait de notre union, je regardais comme mon devoir de mari et de gentleman de les dissimuler soigneusement à ma femme. Je n’ai pas été seulement consterné et désolé de sa mort prématurée ; j’ai été douloureusement frappé de la crainte de ne lui avoir pas suffisamment témoigné, durant sa vie, malgré ma bonne volonté, toute l’affection que je lui portais.

« Je déclare solennellement que je ne sais pas plus que l’enfant qui vient de naître de quelle façon elle a pris l’arsenic qu’on a trouvé dans son corps. Je suis innocent même d’avoir jamais conçu la pensée de faire la moindre peine à ma malheureuse femme. Je lui ai administré sa potion exactement comme je l’ai trouvée dans la bouteille qui la contenait. Je lui ai donné ensuite la tasse de thé, exactement telle que je l’ai reçue des mains de la fille de service. Je n’ai jamais revu l’arsenic, après l’avoir remis à ma femme. J’ignore absolument ce qu’elle en a fait et où elle l’a caché. Je le déclare devant Dieu : je suis innocent de l’abominable crime dont je suis accusé. »

La lecture de cette véridique et touchante déclaration mit fin à l’audience du second jour.

 

Je dois convenir que l’effet produit sur moi, jusqu’à ce moment, par la lecture du compte-rendu avait été de me faire perdre une grande partie de mon courage et de mes espérances. Tous les témoignages entendus, jusqu’à la fin de la seconde audience, s’élevaient contre mon infortuné mari ; ma partialité de femme ne m’empêchait pas de m’en rendre nettement compte.

L’impitoyable Procureur-Général… j’avoue que je le haïssais !… avait établi : 1° qu’Eustache avait acheté le poison ; 2° que la raison qu’il avait donnée aux pharmaciens pour expliquer cet achat n’était pas la vraie ; 3° qu’il avait eu deux fois l’occasion d’administrer secrètement l’arsenic à sa femme. Qu’est-ce qu’avait de son côté, prouvé le défenseur ? Rien jusqu’à présent. Les assertions énoncées dans la déclaration du prévenu étaient toujours, comme l’avait fait observer le Procureur-Général, absolument dénuées de preuves. Pas le moindre témoignage n’était venu démontrer que c’était la malade qui avait fait secrètement usage de l’arsenic pour son teint.

Je n’avais qu’une consolation… la lecture du compte-rendu m’avait fait entrevoir les figures de deux amis sur la sympathie desquels je pouvais sûrement compter. Le gentleman infirme, particulièrement, s’était montré le cordial allié de mon mari. Je me sentais toute pleine de reconnaissance pour l’homme qui avait roulé résolument son fauteuil jusqu’à la table de nuit… pour l’homme qui s’était efforcé de défendre les papiers d’Eustache contre les malheureux qui les avaient saisis. Je décidai aussitôt que la première personne à qui je confierais mes aspirations et mes espérances serait M. Dexter. S’il éprouvait quelque difficulté à me donner un conseil, je m’adresserais alors à l’avocat, M. Playmore… le second ami de mon mari, qui avait formellement protesté contre la saisie de ses papiers.

Fortifiée par cette résolution, je tournai la page et me mis à lire le compte-rendu de la troisième séance du procès.

XVIII. – TROISIÈME QUESTION – QUEL A ÉTÉ LE MOBILE DU CRIME ?

La première question : La femme est-elle morte empoisonnée ? avait été résolue affirmativement. La seconde question : Qui a été l’empoisonneur ? n’avait eu qu’une solution douteuse. Restait maintenant une troisième question : Quel a été le mobile du crime ? Les premiers témoins entendus sur cette question furent des parents et des amis de la défunte.

Lady Brydehaven, veuve du Contre-Amiral Sir George Brydehaven, interrogée par M. Drew, conseil de la Couronne, et par le Procureur-Général, déposa en ces termes :

« La défunte, Mme Eustache Macallan, était ma nièce. Elle était l’unique enfant de ma sœur, et elle vivait chez moi depuis la mort de sa mère. Je fis des objections à son mariage ; mais ces objections furent considérées comme de pure imagination ou de pur sentiment par d’autres amis. Il m’est extrêmement pénible de rendre ces détails publics, mais je suis prête à surmonter ma répugnance si les nécessités de la justice l’exigent.

« Le détenu qui comparaît à la barre, était mon hôte à l’époque dont je parle. Dans une chute de cheval, il se fit une grave blessure à la jambe. Cette même jambe avait été déjà blessée, pendant qu’il servait dans l’armée des Indes ; ce qui compliqua et aggrava le nouvel accident. Il resta pendant plusieurs semaines étendu sur un sopha ; et les dames de la maison venaient tour à tour s’asseoir auprès de lui et lui allégeaient le poids du temps en lui faisant la lecture ou en causant avec lui. Ma nièce était la plus empressée dans ce groupe d’infirmières volontaires. Elle jouait merveilleusement du piano, et le blessé… ce qui fut un grand malheur, comme la suite le prouva… était passionné pour la musique.

« Les conséquences de ces relations parfaitement innocentes, furent déplorables pour ma nièce. Elle devint éperdûment éprise de M. Eustache Macallan, sans éveiller en lui une affection pareille.

« Je fis de mon mieux pour m’interposer, délicatement et utilement, tandis qu’il en était temps encore. Malheureusement, ma nièce n’eût en moi aucune confiance : elle persista à nier qu’elle ressentît pour M. Macallan un sentiment autre qu’un intérêt purement amical. Il me fut dès lors impossible de les éloigner l’un de l’autre, sans faire connaître ouvertement ma raison d’agir ainsi, et produire par là un scandale qui pouvait nuire à la réputation de ma nièce. Mon mari vivait encore à ce moment ; et la seule chose que je pusse faire, en pareille occurrence, fut celle que je fis. Je le priai de parler en secret à M. Macallan, et de faire appel à son honneur pour qu’il nous aidât à sortir d’embarras sans faire tort à ma nièce.

« M. Macallan se conduisit admirablement bien. Il était encore dans un état de grande faiblesse ; mais il s’empressa de nous fournir, pour se retirer, un motif qu’il était impossible de ne pas admettre. Deux jours après son entretien avec mon mari, il avait quitté la maison.

« Le moyen semblait le meilleur du monde. Mais il venait trop tard et manqua complètement son but. Le mal était fait. Ma nièce dépérit à vue d’œil. Ni les secours de l’art, ni le changement d’air et de lieu n’y firent rien. Au bout de quelque temps, quand M. Macallan fut complètement remis des suites de sa chute, je découvris que ma nièce entretenait une correspondance clandestine avec lui, par l’intermédiaire de la femme de chambre qui la servait. Les lettres de M. Macallan, je dois le dire, étaient écrites avec beaucoup de réserve et de tact. Néanmoins, je compris qu’il était de mon devoir de mettre un terme à cette correspondance.

« Mon intervention… pouvais-je m’empêcher d’intervenir ?… ne fit que précipiter une crise. Un jour, ma nièce ne parut pas au déjeuner. Le lendemain, nous apprenions que la pauvre insensée était allée se réfugier dans l’appartement que M. Macallan avait à Londres, et que des jeunes amis de ce gentleman, qui venaient lui faire visite, avaient trouvé notre nièce cachée dans sa chambre.

« Dans cette désastreuse circonstance, M. Macallan était resté à l’abri de toute espèce de blâme. Entendant des pas au dehors, il n’avait eu que le temps, pour sauvegarder l’honneur de la jeune fille, de la cacher dans la pièce la plus voisine, qui se trouva être sa chambre. L’affaire fit naturellement du bruit, et l’on en parla dans les termes les plus fâcheux. Mon mari eut une nouvelle entrevue avec M. Macallan. Ce gentleman fut encore une fois admirable ; il déclara hautement et publiquement que ma nièce, en venant chez lui, avait simplement rendu visite à son fiancé ; et, moins de quinze jours après, il fit taire le scandale par le seul moyen efficace possible : il l’épousa.

« Je fus seule à m’opposer à ce mariage. Je pensais alors… et mon pressentiment s’est trop vérifié depuis… que cette union ne se fondait que sur des fatalités et des méprises.

« Elle eût été suffisamment regrettable à mes yeux, même si M. Macallan l’avait contractée sans avoir la moindre étincelle d’amour pour ma nièce. Mais ce qui rendait la perspective de l’avenir encore plus désespérante, c’est que lui-même, à cette époque, il souffrait d’un attachement mal placé pour une femme engagée à un autre. Je sais bien que, dans sa généreuse compassion pour ma nièce, il a nié le fait. Il a même feint pour elle un amour qu’il n’éprouvait pas. Mais sa passion sans espérance pour la femme dont je viens de parler n’était un mystère pour aucun de ses amis. Il convient d’ajouter que le mariage de cette dame précéda son propre mariage. Il avait perdu irrévocablement celle qu’il aimait réellement… il était sans espérance, sans but dans la vie… quand il prit en pitié ma pauvre nièce.

« En résumé, je ne puis que le répéter, rien de ce qui aurait pu lui arriver, si elle était restée fille, n’aurait selon moi, égalé le malheur pour elle d’avoir épousé M. Macallan. Je crois, en vérité, que jamais époux ne furent plus mal assortis que le prévenu qui est à cette barre et sa défunte femme. »

Inutile de dire que la déposition de ce témoin produisit une profonde sensation dans l’auditoire, et impressionna visiblement l’esprit du jury : Le contre-interrogatoire força Lady Brydehaven à modifier quelques-unes de ses déclarations. Elle reconnut que son allégation concernant l’amour du prévenu pour une autre femme ne reposait que sur une simple rumeur. Mais les faits racontés par elle n’en restèrent pas moins incontestés dans l’opinion, par cette seule raison qu’ils donnaient au crime dont le prévenu était accusé l’apparence d’une raison d’être, qu’on avait cherchée en vain dans les premières audiences.

Deux autres dames, amies intimes de Mme Eustache Macallan, furent appelées ensuite à déposer. Elles différèrent d’opinion avec Lady Brydehaven, en ce qu’elles avaient trouvé le mariage tout à fait convenable ; mais, sur tous les autres points essentiels, elles s’accordèrent avec elle et ne firent que confirmer l’impression qu’elle avait produite sur les membres de la Cour.

Les preuves que l’accusation invoqua après les témoignages oraux furent les témoignages muets fournis par les lettres et le Journal trouvés à Gleninch.

Répondant à une question qui lui fut adressée par l’un des jurés, le Procureur-Général constata que les lettres avaient été écrites par quelques amis du détenu et de sa défunte femme, et que certains passages de ces lettres avaient trait directement aux rapports des deux époux dans leur vie commune. Le Journal était beaucoup plus intéressant encore ; il enregistrait jour par jour les événements domestiques de la vie de l’accusé, et les pensées, les impressions que faisaient naître en lui ces événements.

Une scène pénible suivit cette explication.

J’écris longtemps après que tous ces faits sont passés et je ne puis toujours prendre sur moi de rapporter en détail ce que mon infortuné mari dit et fit en ce moment critique de son procès. Profondément affecté par la déposition de Lady Brydehaven, il avait eu beaucoup de peine à s’empêcher de l’interrompre. Sous ce dernier coup, il ne fut plus maître de lui-même. D’une voix éclatante et qui retentit dans toute la salle d’audience, il protesta contre la violation qu’on allait commettre de ses secrets les plus sacrés et des secrets les plus sacrés de sa femme : « Tuez-moi, tout innocent que je suis ! s’écria-t-il, mais épargnez-moi cela. » L’effet que produisit cette terrible explosion sur tout l’auditoire fut, dit le compte-rendu, indescriptible. Quelques femmes eurent des attaques de nerfs. Les juges intervinrent… mais sans résultat. Le calme fut cependant rétabli par l’avocat de l’accusé, qui réussit à le faire rentrer en lui-même, et qui, s’adressant alors aux juges, réclama leur indulgence pour son malheureux client, dans les termes les plus touchants et les plus éloquents. Son discours, chef-d’œuvre d’improvisation oratoire, se termina par une protestation modérée dans les termes, bien que fortement motivée, contre la lecture des papiers trouvés à Gleninch.

Les trois juges se retirèrent dans la chambre des délibérations pour résoudre la question de droit qui leur était soumise, et la séance fut suspendue pendant plus d’une demi-heure.

Comme il arrive d’habitude en pareil cas, l’émotion qui s’était manifestée dans la Cour, se communiqua à la foule qui stationnait dans la rue. L’opinion générale, dans cette foule… excitée, comme on le supposa, par un des clercs ou par quelque autre individu d’un rang inférieur, attaché à la magistrature… était décidément contraire au prévenu, et ne voulait pas admettre qu’il pût échapper à une condamnation à mort. « Si les lettres et le Journal sont lus, disait le brutal orateur de la foule, les lettres et le Journal conduiront l’accusé à la potence ! »

Les juges rentrèrent enfin dans la salle d’audience. Ils avaient décidé, à la majorité de deux voix contre une, qu’il était licite de produire devant la Cour les documents en question. Chacun des juges, à son tour, fit connaître les motifs de son opinion. Cet incident vidé, le procès reprit son cours. On commença à lire les extraits des lettres et du Journal saisis à Gleninch.

Les premières lettres produites furent celles que l’on avait trouvées dans le bureau de bois des Indes de la chambre à coucher de Mme Eustache Macallan. C’étaient des lettres d’amies avec lesquelles la défunte était en correspondance. Trois extraits de lettres écrites par trois personnes différentes furent choisis pour être lues à la Cour.

« PREMIER EXTRAIT : – Il ne m’est pas possible, ma chère Sarah, de vous exprimer à quel point votre dernière lettre m’a désolée. Pardonnez-moi ma franchise, je vous en prie, mais je crois que, sans le vouloir et par un effet de votre extrême sensibilité, vous exagérez ou dénaturez le caractère de l’indifférence que votre mari semble vous montrer. Je ne puis rien dire des singularités de son caractère, ne le connaissant pas assez pour savoir en quoi exactement elles consistent. Mais je suis, ma chère, plus âgée que vous et j’ai une bien plus longue expérience de ce qu’on peut appeler les hauts et les bas de la vie de ménage. Laissez-moi vous faire part des observations que cette expérience me suggère. Les jeunes femmes mariées, dont le dévouement à leurs maris est comme le vôtre, sans réserve, sont sujettes à commettre une très-sérieuse erreur. Règle générale : elles attendent beaucoup trop de leurs maris. Les hommes, ma pauvre Sarah, ne sont pas comme nous. Leur amour, alors même qu’il est sincère, n’a rien de notre amour à nous ; il n’en a pas la durée ; il n’est pas, comme pour nous, l’unique espérance, l’unique pensée de leur vie. Aussi devons-nous, même lorsque nous les respectons et que nous les aimons de tout notre cœur, tenir compte de cette différence entre la nature de l’homme et celle de la femme. Ne croyez pas que je veuille le moins du monde excuser la froideur de votre mari. Il a mille fois tort, bien évidemment, de ne pas vous regarder quand il vous parle, et de ne jamais tenir compte des efforts que vous faites pour lui plaire. C’est plus qu’un tort de sa part, j’en conviens avec vous, c’est une cruauté que de ne jamais vous rendre vos caresses. Mais, ma chère, êtes-vous bien sûre qu’il ait l’intention d’être froid et cruel ? Sa conduite ne peut-elle pas être l’effet de peines et d’inquiétudes qui pèsent sur son esprit, et que peut-être vous ne pouvez partager ? Considérez sa conduite sous ce nouveau jour, et vous comprendrez bien des choses qui, maintenant, vous inquiètent et vous désolent. Soyez patiente avec lui, chère enfant. Ne le fatiguez pas de vos plaintes, et ne lui offrez pas vos caresses quand vous le voyez préoccupé ou irrité. Le conseil que je vous donne est difficile à suivre, quand on aime ardemment son mari comme vous le faites. Mais, soyez-en certaine, le secret du bonheur pour nous autres femmes se trouve, trop souvent hélas ! dans la pratique de cette retenue et de cette résignation que votre amie vous recommande aujourd’hui. Pensez, ma très-chère, à ce que je viens de vous dire, et donnez-moi bientôt de vos nouvelles. »

« SECOND EXTRAIT : – Comment pouvez-vous être assez folle, Sarah, pour prodiguer votre amour à l’insensible brute que vous avez le malheur d’avoir pour époux ? Il est vrai que je ne suis pas mariée encore, et c’est peut-être pour cela que je suis si étonnée de votre façon d’agir. Mais, un jour ou l’autre, je me marierai, et si jamais mon mari se comporte envers moi comme M. Macallan se comporte envers vous, il peut être tranquille, je ne tarderai guère à demander le divorce. Je vous déclare sincèrement que j’aimerais mieux être battue, oui, battue comme le sont quelquefois les femmes du peuple, que d’être traitée avec la froideur et l’indifférence polies dont vous me faites la description. Je frémis d’indignation rien que d’y penser. Ce doit être absolument insupportable ! Ne le souffrez donc pas plus longtemps, ma pauvre chérie. Quittez-le, et venez vous réfugier près de moi. Mon frère est avocat, comme vous savez. Je lui ai lu quelques passages de votre lettre, et il est d’avis que vous pourriez obtenir ce qu’il appelle une séparation judiciaire. Venez donc, venez le consulter. »

« TROISIÈME EXTRAIT : – Vous savez, ma chère madame Macallan, si j’ai sujet de connaître les hommes. Aussi votre lettre ne m’a-t-elle point surprise. La conduite de votre mari ne s’explique que d’une façon : il est amoureux d’une autre femme. Vous avez dans l’ombre une rivale à qui il prodigue tout ce qu’il vous refuse. J’ai passé par là, et je sais à quoi m’en tenir. Ne vous laissez pas aller au désespoir. Donnez pour but à votre vie de dénicher cette créature. Peut-être y en a-t-il plusieurs. Peu importe ! Qu’il y en ait une ou plusieurs, si seulement vous pouvez arriver à les découvrir, il vous sera facile de lui rendre la vie aussi insupportable qu’il vous la rend à vous. Si vous croyez que ma grande expérience puisse vous être de quelque utilité, dites un mot, et j’accours la mettre à votre service. À partir du 4 du mois prochain, je suis libre, et rien ne me serait plus facile que de venir et de rester avec vous à Gleninch. »

Ainsi finissaient ces lettres d’amies, et il faut avouer que la dernière était abominable. Quant à la première, elle fit sur la Cour une vive impression. Évidemment cette lettre avait été écrite par une personne aussi distinguée que sensée. En somme, le sentiment général fut que les trois lettres, quelque diverses qu’elles fussent de ton et de caractère, amenaient forcément la même conclusion. Il paraissait certain que la position de Mme Macallan à Gleninch… son récit une fois admis comme digne de foi… était celle d’une femme délaissée et malheureuse.

On produisit alors la correspondance de l’accusé, trouvée avec son Journal dans le tiroir fermé de sa table. Les lettres, une seule exceptée, étaient des lettres d’hommes. Bien que le ton en fût, par comparaison avec les deux dernières lettres de femmes, d’une modération extrême, la conséquence que l’on en pouvait tirer était la même. La vie du mari, à Gleninch, ne paraissait pas avoir été moins intolérable que celle de la femme.

L’un des amis du prisonnier, par exemple, lui écrivait pour l’inviter à faire en yacht un voyage autour du monde. Un autre lui suggérait une absence de six mois à passer loin de sa femme, sur le Continent. Un troisième lui conseillait la chasse et la pêche. Bref, le but indiqué par tous les correspondants était une séparation plus ou moins longue, plus ou moins complète, entre les époux.

La dernière lettre qui fut lue était écrite d’une main féminine et signée seulement d’un petit nom de femme.

« Ah ! mon pauvre Eustache, » disait cette lettre, quelle destinée cruelle que la nôtre ! Quand je pense à votre existence sacrifiée à cette malheureuse, mon cœur saigne pour vous. Si nous avions été mari et femme, si j’eusse pu avoir l’inexprimable bonheur d’aimer, d’adorer l’homme le meilleur, le plus charmant qui soit… dans quel paradis nous aurions vécu ! Mais les regrets sont vains ; nous sommes séparés dans cette vie, enchaînés tous deux par des liens que nous pouvons déplorer, mais que nous devons respecter. Mon Eustache, il y a heureusement un monde par delà celui-ci ! Là, nos âmes pourront s’élever l’une vers l’autre et se confondre dans un embrassement céleste ; dans une ivresse qui, sur la terre, nous est interdite. La douleur que me dépeint votre lettre… oh ! pourquoi, pourquoi l’avez-vous épousée ?… m’arrache l’aveu de mes sentiments. Cet aveu, qu’il vous console ; mais qu’il reste ignoré de tous, excepté de vous. Brûlez mon imprudente lettre, et tournez vos regards, comme je le fais, vers la vie meilleure que vous pourrez un jour partager avec votre

« HÉLÈNE. »

La lecture de cette scandaleuse lettre provoqua une question de la part d’un des magistrats. Il désirait savoir si la lettre était datée ou si elle portait quelque trace du lieu de provenance.

Le Procureur-Général répondit que la lettre n’offrait aucune indication de ce genre ; que l’enveloppe prouvait seulement que la lettre avait été mise à la poste de Londres.

« Nous allons lire, continua-t-il, quelques passages du Journal tenu par l’accusé. Le nom dont est signée la lettre que l’on vient de lire, s’y retrouve à plusieurs reprises, et peut-être arriverons-nous, avant la fin du procès, à constater l’identité de la personne de qui émane cette lettre. »

Alors commença la lecture des passages en question. Le premier extrait, qui parut bien compromettant et bien grave, se rapportait à une époque antérieure d’un an environ à la date de la mort de Mme Macallan. Il était ainsi conçu :

« Je suis accablé, attéré par la nouvelle que je viens de recevoir. Le mari d’Hélène est mort subitement, il y a deux jours, d’une maladie de cœur. Elle est libre !… mon Hélène bien-aimée est libre ! Et moi !…

« Moi, je suis enchaîné à une femme avec laquelle je n’ai pas un seul sentiment commun. Hélène est perdue pour moi, et par ma propre faute ! Ah ! je comprends maintenant, comme je ne l’ai jamais compris, l’irrésistible entraînement de certaines tentations, et la facilité avec laquelle on peut, en certains cas, se laisser aller au crime. Fermons, au moins pour cette nuit, ces pages dont la lecture me rend fou ; n’écrivons pas, ne pensons pas ; tâchons d’oublier ! »

L’extrait suivant du Journal de l’accusé, postérieur de quelques jours au premier, disait :

« De toutes les folies qu’un homme peut commettre, la plus grande est de se laisser aller à son entraînement, et c’est ainsi que j’ai épousé la malheureuse qui est aujourd’hui ma femme.

« Hélène me semblait alors perdue pour toujours, du moins je le supposais. Elle venait d’épouser celui auquel elle s’était témérairement engagée, avant que nous nous fussions rencontrés. Il était plus jeune que moi, et, selon toute apparence, plus fort et mieux portant. Aussi loin que je pusse voir, mon sort dans cette vie était irrévocablement décidé. Hélène m’avait écrit la lettre d’adieu par laquelle, pour toujours, elle prenait congé de moi dans ce monde. Il n’y avait plus pour moi ni avenir, ni espérance, ni sainte aspiration. Un généreux effort, un dévouement chevaleresque était ma dernière ressource, la seule chose qui pût me rattacher à la vie.

« Avec une sorte de fatalité, les circonstances vinrent d’elles-mêmes s’adapter à cette idée. La pauvre femme qui s’était attachée à moi… Dieu sait si elle avait reçu de ma part le moindre encouragement !… venait de mettre imprudemment sa réputation à la merci du monde. Il dépendait de moi de réduire au silence les langues venimeuses qui s’acharnaient sur elle. Hélène perdue, mon bonheur détruit, toutes les femmes m’étaient également indifférentes. Un acte généreux de ma part pouvait être le salut de cette femme. Pourquoi ne pas l’accomplir ? Je l’ai épousée. Je l’ai épousée exactement comme je me serais jeté à l’eau pour la sauver, si elle eût été en danger de se noyer, comme je me serais précipité entre elle et un homme qui l’eût maltraitée dans la rue.

« Et maintenant, celle pour qui j’ai fait ce sacrifice insensé s’interpose entre moi et mon Hélène… mon Hélène, libre aujourd’hui de prodiguer les trésors de son amour à l’homme qui adore jusqu’à la terre qu’elle touche de son pied !

« Oh ! fou que je suis ! pourquoi, au lieu de tracer ces lignes, ne pas me briser la tête contre la muraille ?

« Mon fusil est là, dans ce coin ; je n’ai qu’à attacher un bout de ficelle à la détente, et à me mettre le canon dans la bouche… Mais non, ma mère vit, et, tant qu’elle vivra, l’existence qu’elle m’a donnée lui appartient ; je n’ai pas le droit d’en disposer, je dois souffrir et me soumettre. Oh ! Hélène ! Hélène !… »

Le troisième passage, choisi parmi beaucoup d’autres semblables, avait été écrit environ deux mois avant la mort de la femme de l’accusé.

« Encore des reproches ! Toujours des reproches ! Vit-on jamais une femme se plaindre ainsi ? L’air même qu’elle respire est plein de mécontentement et de mauvaise humeur.

« Mes nouveaux crimes sont au nombre de deux. Je ne lui demande plus jamais de me faire de la musique ; et, quand elle met une robe neuve expressément pour me plaire, je ne le remarque pas. Mais, Dieu du ciel ! tout l’effort de ma vie est de ne remarquer ni elle ni rien de ce qu’elle fait ou dit. Comment pourrais-je rester calme si je n’évitais autant que possible tout tête-à-tête avec elle ? Et je reste calme pourtant. Je ne m’emporte jamais contre elle ; je ne lui parle jamais un langage offensant. Elle a, en effet, doublement droit à mon indulgence : elle est femme, et la loi a fait d’elle ma femme. Je n’oublie rien de tout cela ; mais je suis homme après tout, et moins je la vois, hormis en présence des visiteurs, plus je suis sûr de ne pas perdre le sang-froid dont j’ai besoin.

« Qu’est-ce donc qui me la rend si absolument désagréable ? Elle n’est pas belle ; mais j’en ai vu de plus laides, dont cependant j’aurais souffert les baisers sans éprouver le sentiment d’irrésistible répugnance qui s’empare de moi quand je suis obligé de me soumettre à ses caresses. Je lui cache ce sentiment, car elle m’aime, la pauvre créature, et j’ai vraiment pitié d’elle. Je voudrais pouvoir faire davantage. Je voudrais pouvoir payer sa tendresse de quelque retour. Mais, non… je ne puis qu’avoir pitié d’elle. Si elle voulait se contenter de vivre avec moi sur le pied de l’amitié, et ne jamais exiger de démonstrations de tendresse, cela pourrait encore aller. Mais la malheureuse veut que je l’aime d’amour !

« Oh ! mon Hélène ! je n’ai point d’amour à lui donner : mon amour est à vous.

« La nuit dernière, j’ai rêvé que cette infortunée femme que la loi attache à mon sort, était morte. Le rêve avait à ce point les apparences de la réalité, que je sautai à bas du lit, courus à sa chambre, entrouvris la porte, et écoutai.

« Le bruit de sa respiration calme et paisible était distinctement perceptible dans le silence de la nuit. Elle dormait d’un profond sommeil. Je suis rentré chez moi, j’ai allumé une bougie et je me suis mis à lire. Hélène était l’objet de toutes mes pensées, et à grand’peine je ramenais mon attention sur le livre que je m’efforçais de lire. Mais tout valait mieux que de me recoucher et de rêver peut-être une seconde fois que, moi aussi, j’étais libre.

« Quelle vie que la mienne ! quelle vie que celle de ma femme ! Vraiment, si la maison prenait feu, je me demande si je ferais un effort quelconque pour me sauver ou pour la sauver elle-même. »

Les deux derniers extraits dont on donna lecture se rapportaient à des dates plus récentes encore.

« Un rayon de lumière vient d’éclairer soudain ma triste existence.

« Hélène n’est plus condamnée à la réclusion du veuvage. Il s’est écoulé assez de temps depuis la mort de son mari pour qu’elle puisse reparaître dans le monde. Elle est dans le pays, en visite chez des amis, et, comme nous sommes cousins, il est clair aux yeux de tous qu’elle ne peut quitter l’Écosse sans venir passer quelques jours chez moi. Elle m’écrit que, ne fût-ce que par respect pour les convenances, il lui est impossible de ne pas faire cette visite, quelque embarrassante qu’elle puisse être d’ailleurs pour nous en particulier. Bénies soient les convenances ! Je verrai donc cet ange dans mon purgatoire… et cela parce que la société de Mid-Lothian trouverait étrange que ma cousine en visite dans nos environs ne vînt pas jusque chez moi !

« Mais que de précautions nous aurons à prendre ! C’est comme une sœur que je viens vous voir, me dit Hélène, et c’est comme un frère qu’il vous faut me recevoir, ou il ne faut point me recevoir du tout. J’écrirai à votre femme pour convenir du jour de ma visite. Je n’oublierai pas… et n’oubliez pas vous-même… que ce n’est que sur la permission de votre femme que je viens chez vous !

« Oh ! pourvu que je la voie, que m’importent les conditions auxquelles il faudra me soumettre pour obtenir cet ineffable bonheur ! »

Enfin l’on arriva au dernier extrait. En voici la teneur :

« Encore un contre-temps ! Ma femme vient de tomber malade. Juste au moment fixé pour la visite d’Hélène à Gleninch, un fort refroidissement l’oblige à garder le lit. Il est vrai qu’en cette occasion, je suis heureux de le dire, elle s’est conduite de la façon la plus aimable du monde. Elle a écrit à Hélène pour lui dire que son indisposition n’était pas assez sérieuse pour qu’on dût rien changer à nos arrangements, et elle a insisté tout particulièrement auprès d’elle pour que sa visite ne fût point ajournée.

« C’est, il faut le reconnaître, un grand sacrifice que me fait ma femme. Jalouse comme elle l’est, de toute femme qui ne touche pas à la quarantaine, elle est naturellement jalouse d’Hélène ; et cependant elle se contient et me montre la plus entière confiance.

« Je dois lui témoigner ma reconnaissance pour ce qu’elle fait aujourd’hui, et je ne manquerai pas à ce devoir. À partir de ce jour, je suis résolu à lui montrer plus d’affection. Ce matin même, je l’ai embrassée tendrement, et j’espère, pauvre âme, qu’elle n’a pas deviné l’effort que cela me coûtait. »

Là s’arrêtaient les extraits du Journal de mon mari.

Les quelques pages contenant ces extraits furent pour moi les plus douloureuses de tout le compte-rendu. Il y avait, çà et là, des expressions qui non-seulement me torturaient, mais qui ébranlaient la haute estime où j’avais placé Eustache dans mon esprit. J’aurais donné tout ce que je possédais au monde pour que certaines lignes de ce Journal eussent pu être effacées. Chacune de ces expressions de tendresse passionnée qui s’adressaient à Mme Beauly, me frappait comme une flèche empoisonnée. Elles me rappelaient les brûlantes paroles qu’au temps où il me faisait la cour, il avait murmurées à mon oreille. Je n’avais aucune raison de douter qu’il m’eût tendrement, sincèrement aimée. Mais je me posais cette question : Avait-il tout aussi tendrement et sincèrement aimé Mme Beauly avant moi ? Laquelle de nous deux, en un mot, avait eu son premier amour ? Mainte et mainte fois il m’avait déclaré que, jusqu’au jour où nous nous étions rencontrés, il s’était trompé souvent sur la nature du sentiment qu’il avait pris pour de l’amour, ce souvenir me revint ; j’avais cru alors à sa parole, je résolus d’y croire encore, et j’y crus. Mais je fus prise pour Mme Beauly d’une haine terrible.

L’impression produite sur la Cour par la lecture des lettres et du Journal avait été si pénible, qu’il semblait impossible que le sentiment de défaveur qui en rejaillit sur le prisonnier pût s’accroître. Il s’accrut cependant par le dernier témoignage qu’appela l’accusation.

William Enzie, aide-jardinier à Gleninch, fit, sous la foi du serment, la déposition suivante :

« Le 20 octobre, à onze heures du matin, j’allais travailler dans le bosquet qui touche au jardin appelé le jardin hollandais. Dans ce jardin se trouve un cabinet de verdure qui tourne le dos au bosquet. La journée était, pour l’époque de l’année, extrêmement belle et même chaude.

« J’avais, pour aller à mon ouvrage, à passer derrière ce cabinet de verdure. En passant, j’entendis des voix, une voix d’homme et une voix de femme. Celle de la femme m’était inconnue ; celle de l’homme, je ne pouvais m’y tromper, était la voix de mon maître. Le terrain du bosquet est mou, et ma curiosité étant excitée, je m’approchai sans bruit du cabinet et j’écoutai.

« Les premiers mots que je pus distinguer furent prononcés par mon maître. Il disait :

« – Si j’avais pu prévoir que vous seriez libre un jour, quel homme heureux j’aurais pu être ! »

« La dame répondit :

« – Taisez-vous ! vous ne devez point parler ainsi. »

« Mon maître reprit :

« – Il faut bien que je vous dise ce que j’ai dans l’esprit. La pensée qui hante et torture mon esprit, c’est que je vous ai perdue. »

« Là, il s’arrêta un instant, et puis, soudainement, il dit :

« – Accordez-moi une grâce, mon ange ! promettez-moi de ne pas vous remarier. »

« La dame alors demanda sur un ton assez vif :

« – Que voulez-vous dire ?

« – Je ne souhaite aucun mal, reprit mon maître, à la malheureuse femme qui est le fardeau de ma vie ; mais, supposez…

« – Il n’y a rien à supposer, dit la dame, rentrons à la maison. »

« Elle sortit la première du cabinet, et, une fois dans le jardin, se retournant, elle fit signe à mon maître de la suivre. Dans cette position, je pus très-bien voir sa figure ; et je reconnus en elle la jeune veuve qui était en visite à la maison. Dès son arrivée, elle m’avait été désignée, par le jardinier en chef, comme une personne à laquelle je ne devais rien dire si je la trouvais à cueillir des fleurs. Il faut vous faire savoir qu’à certains jours de la semaine, les jardins de Gleninch étaient ouverts aux touristes, et naturellement nous faisions, pour ce qui était des fleurs, une différence entre les étrangers et les hôtes de la maison. Je suis absolument certain que la dame qui parlait ce jour-là avec mon maître était Mme Beauly. C’était une personne fort avenante, et il était impossible de la prendre pour une autre, ou une autre pour elle. Elle et mon maître s’en allèrent vers la maison et je n’entendis pas la suite de leur conversation. »

Ce témoin fut, de part et d’autre, soumis à un sévère contre-examen. La défense mit en doute l’exactitude de ses souvenirs concernant la conversation dans le cabinet de verdure et son aptitude à reconnaître les gens. Sur certains points peu importants, il se laissa ébranler : mais il maintint, avec une fermeté invincible, que les dernières paroles rapportées par lui étaient bien celles qui avaient été échangées entre son maître et Mme Beauly, et il décrivit toute la personne de la dame en termes qui ne permettaient pas de douter qu’il n’eût parfaitement constaté son identité.

Ainsi se termina l’audition des témoignages relatifs à la troisième question, celle de savoir quel avait pu être le mobile de l’accusé pour empoisonner sa femme.

L’accusation avait rempli sa tâche, et les plus fermes amis de l’accusé étaient forcés de reconnaître que tout jusque-là tendait à établir, de la façon la plus concluante et la plus claire, sa culpabilité. Lui-même semblait partager ce sentiment, car lorsqu’il se retira à la fin du troisième jour du procès, il était tellement abattu et à bout de forces qu’il fut obligé de s’appuyer sur le bras du gouverneur de la prison.

XIX. – LES TÉMOINS À DÉCHARGE.

L’immense intérêt qu’excitait ce procès s’accrut encore prodigieusement le quatrième jour. C’était maintenant le tour des témoins appelés par la défense. Au premier rang parmi eux se trouvait la mère du prévenu. Appelée la première, elle jeta, en levant son voile pour prêter serment, un regard maternel sur son fils, qui aussitôt fondit en larmes. À cet instant, la sympathie que tout le monde éprouva pour la mère commença enfin à s’étendre un peu jusqu’à son malheureux fils.

À toutes les questions qui lui furent posées, Mme Macallan mère répondit avec un calme et une dignité admirables.

Interrogée sur certaines causeries intimes qu’elle avait eues avec sa bru, elle déclara que Mme Eustache Macallan était, pour tout ce qui tenait à l’extérieur de sa personne, d’une sensibilité maladive. Passionnément attachée à son mari, le grand souci de sa vie était de se rendre à ses yeux aussi attrayante que possible. Les imperfections de sa personne, et particulièrement de son teint, étaient pour elle le sujet des plus amers regrets. Mainte et mainte fois le témoin lui avait entendu dire qu’il n’y avait pas de risque qu’elle ne fût prête à courir, pas de souffrance qu’elle ne fût prête à endurer, pour embellir ce teint qui faisait son malheur. « Les hommes, avait-elle coutume de dire, se laissent tous prendre aux charmes extérieurs, et peut-être, sans ce malheureux teint, mon mari m’aimerait-il davantage ! »

À la question de savoir si les extraits du Journal de son fils pouvaient être regardés comme des témoignages dignes de foi, ou, en d’autres termes, s’ils représentaient exactement les particularités de son caractère et ses vrais sentiments envers sa femme, Mme Macallan répondit par la dénégation la plus claire et la plus formelle.

« Ces extraits du Journal de mon fils, dit-elle, sont une diffamation de son caractère, et ne croyez pas que, pour être écrits de sa main, ils en soient moins une diffamation. Forte de mon expérience maternelle, je suis sûre qu’il a dû écrire les passages qui ont été produits dans des moments d’abattement, et de désespoir où il n’était plus maître de sa pensée. Quel homme juste voudrait juger à la hâte quelqu’un sur les paroles imprudentes qui peuvent lui échapper dans ses heures de chagrin et d’amertume ! Eh bien ! parce qu’il se trouve qu’au lieu de les prononcer, ces paroles imprudentes, mon fils les a écrites, doit-il être jugé ainsi ? Sa propre plume a été, dans ce cas, son plus mortel ennemi ; elle l’a présenté sous le jour le plus défavorable. Que mon fils n’ait pas été heureux en ménage, je le reconnais ; mais je dis en même temps qu’il a été plein d’égards pour sa femme. L’un et l’autre avaient en moi une confiance absolue, et j’ai eu toutes les occasions possibles de les voir dans ces moments où l’on ne cache rien. Eh bien, je déclare, en dépit de tout ce qu’elle paraît avoir écrit à ses amies ou correspondantes, que jamais mon fils n’a donné à sa femme une cause sérieuse d’affirmer qu’il la traitait avec dédain ou cruauté. »

Ces mots, dits d’une voix nette et ferme, produisirent une vive sensation. Le Procureur-Général comprenant le peu de chance de succès qu’aurait toute tentative faite par lui pour affaiblir cette impression, se borna, dans son contre-interrogatoire, à deux questions significatives.

« En vous parlant des imperfections de son teint, dit-il à Mme Macallan, votre bru a-t-elle fait quelque allusion à l’emploi de l’arsenic pour y remédier ? »

La réponse à cette question fut :

« Non. »

Le Procureur-Général continua :

« Et vous-même, dans ces conversations intimes dont vous nous avez entretenus, avez-vous jamais recommandé l’arsenic, en avez-vous jamais parlé ?

– Jamais. »

Le Procureur-Général déclara qu’il n’avait pas d’autres questions à faire au témoin, et Mme Macallan mère se retira.

Un nouvel intérêt fut excité par l’apparition du témoin suivant, qui n’était rien moins que Mme Beauly elle-même. Le compte-rendu la représente comme une personne remarquablement attrayante, de manières modestes et distinguées, et montrant par toute sa tenue qu’elle sentait vivement la position pénible qui lui était faite.

La première partie de son témoignage ne fut guère qu’une récapitulation de ce qu’avait dit la mère du prévenu… avec cette différence, toutefois, que Mme Beauly avait été positivement questionnée par la défunte sur l’emploi des cosmétiques qui peuvent servir à embellir le teint. Mme Eustache Macallan, après l’avoir complimentée sur la beauté de son teint, lui avait demandé ce qu’elle faisait pour conserver tant d’éclat et de fraîcheur. Comme elle ne faisait rien du tout pour cela, et ignorait complètement l’usage des cosmétiques, Mme Beauly avait été offensée de cette question, et il en était résulté une froideur passagère entre ces deux dames.

Quant à ses relations avec l’accusé, Mme Beauly nia avec indignation que M. Macallan eût jamais donné à la défunte le moindre sujet de jalousie. Il était absolument impossible qu’après avoir rendu visite aux voisins de son cousin, elle quittât l’Écosse sans aller chez lui. Une telle conduite, outre qu’elle eût été un acte d’impolitesse inqualifiable, n’eût pas manqué d’exciter l’attention. Elle ne nia point que M. Macallan se fût montré épris d’elle dans le temps où ni l’un ni l’autre n’étaient mariés ; mais, du jour où elle eut épousé un autre homme et où il eut épousé une autre femme, ils ne s’étaient permis ni l’un ni l’autre de donner cours à de tels sentiments. Leurs relations, à partir de cette époque, avaient été aussi innocentes que celles d’un frère et d’une sœur. M. Macallan était un galant homme ; il savait quels étaient ses devoirs envers sa femme et quels étaient ses devoirs envers Mme Beauly ; jamais elle n’aurait mis le pied chez lui, si, par expérience, elle n’en avait été certaine. Quant au témoignage de l’aide-jardinier, pour ne pas être une pure invention, il n’en valait guère mieux. La plus grande partie de la conversation, qu’il disait avoir surprise, n’avait jamais eu lieu, et le peu qu’il y avait de vrai dans ce qu’il rapportait, avait été dit en plaisantant. Elle-même avait immédiatement arrêté cette plaisanterie comme le témoin d’ailleurs le déclarait. En somme, M. Macallan avait toujours été, dans sa conduite envers sa femme, plein d’égards et de bonté. Constamment il s’occupait de trouver des moyens d’alléger les souffrances que lui causait l’affection rhumatismale qui la forçait à garder le lit. Ce n’était pas une fois, mais mille, qu’il avait parlé à Mme Beauly de sa femme dans les termes de la plus vraie sympathie. Lorsque la veille de sa mort, Mme Macallan avait ordonné à son mari et à Mme Beauly de quitter sa chambre, M. Macallan s’était contenté de faire cette réflexion : « Nous devons patienter avec sa jalousie ; qu’il nous suffise de savoir que nous ne la méritons pas. » Et c’est ainsi que, du premier jour jusqu’au dernier, M. Macallan, avec une patience admirable, s’était soumis à l’humeur jalouse de sa femme.

L’intérêt principal de l’interrogatoire de Mme Beauly se concentrait dans une question qui ne lui fut posée qu’en dernier lieu. Après lui avoir rappelé qu’elle avait, en prêtant serment, déclaré s’appeler Hélène Beauly, le Procureur-Général lui dit :

« Une lettre adressée au prévenu, et signée Hélène, a été lue à la Cour. Examinez-la, s’il vous plaît, et dites si, oui ou non, cette lettre est de vous. »

Avant que le témoin eût pu répondre, l’avocat de l’accusé s’opposa à ce qu’une telle question fût faite au témoin. La Cour fit droit à ces conclusions et ne permit pas au Procureur-Général d’insister sur cette question. Mme Beauly se retira. Elle n’avait pu complètement réprimer son émotion lorsqu’on avait parlé de cette lettre et qu’on la lui avait mise entre les mains. Cette émotion avait naturellement donné lieu, dans l’auditoire, à des commentaires très-divers ; mais en somme, le témoignage de Mme Beauly avait tendu à confirmer l’impression que le témoignage de la mère avait produite en faveur de l’accusé.

Les deux témoins entendus après Mme Beauly furent deux dames, toutes les deux amies de pension de Mme Eustache Macallan. Un vif intérêt s’attacha tout aussitôt à leurs dépositions ; en effet, elles apportaient au moyen présenté par la défense le poids et la consistance qui lui manquaient jusque-là.

La première de ces dames déclara que dans ses conversations avec Mme Eustache Macallan, elle avait mentionné l’arsenic comme moyen d’embellir le teint. Cette dame ajouta qu’elle n’en avait jamais fait usage elle-même ; mais elle avait lu quelque part que, parmi les paysans styriens, c’était une coutume assez générale de prendre de l’arsenic pour s’éclaircir le teint et lui donner les apparences de la fraîcheur et de la bonne santé. Elle déposa sous serment qu’elle avait fait part de ce résultat de ses lectures à la défunte, exactement comme elle venait de le raconter à la Cour.

La seconde de ces dames, présente à la conversation sus-mentionnée, en confirma tous les détails. Elle ajouta qu’elle s’était procuré, à la prière de Mme Eustache Macallan, le livre où il était question de cette coutume des paysans styriens, et qu’elle avait elle-même envoyé ce livre par la poste à Mme Eustache Macallan à Gleninch.

Il n’y avait qu’un point faible dans ces témoignages assez concluants. L’accusation le découvrit.

À chacune de ces dames, le Procureur-Général demanda si jamais Mme Eustache Macallan leur avait exprimé, directement, l’intention de se procurer de l’arsenic et d’en faire usage pour s’éclaircir le teint. La réponse des deux témoins à cette question souverainement importante fut : « Non. » Mme Eustache Macallan avait entendu parler du remède et avait reçu le livre ; mais de ses intentions ultérieures elle n’avait pas soufflé mot. Au contraire, elle avait prié ses amies de considérer la conversation comme absolument confidentielle, et il n’en avait plus été question.

Il n’était pas nécessaire d’avoir l’œil expérimenté d’un homme de loi pour découvrir le fatal défaut qui venait de se révéler dans l’ensemble des témoignages entendus jusque-là à la requête de la défense. Tout le monde comprenait que, pour que l’accusé eût quelque chance d’être honorablement acquitté, il fallait qu’il fût prouvé que sa femme avait eu du poison en sa possession, ou du moins qu’elle avait exprimé son intention expresse de s’en procurer. Dans l’un ou l’autre cas, l’accusé se fût appuyé sur un témoignage, indirect sans doute, mais auquel tout esprit honnête et sensé eût pu ajouter foi. Ce témoignage allait-il se produire ? La défense était-elle ou n’était-elle pas encore à bout de ressources ?

La foule qui remplissait la salle attendait, respirant à peine, le témoin qui allait venir. La rumeur circula, parmi les personnes bien renseignées, que la Cour allait maintenant voir et entendre le vieil ami du prisonnier, dont le nom avait été déjà mentionné au cours du procès.

Après une courte attente, il se fit soudain dans l’auditoire un mouvement accompagné d’exclamations de curiosité et de surprise promptement étouffées. Au même instant, l’huissier appela le témoin suivant par le nom extraordinaire de :

« MISERRIMUS DEXTER. »

XX. – LA FIN DU PROCÈS

L’appel de ce nouveau témoin provoqua dans l’auditoire un éclat de rire, dû en partie sans doute à l’étrange nom qui venait d’être prononcé, et en partie aussi à l’empressement instinctif avec lequel toutes les assemblées nombreuses, quand leur intérêt est douloureusement excité, saisissent, par besoin de détente, la première occasion de rire qui s’offre à elle. Une sévère admonestation du Président, qui menaça de faire évacuer la salle, si de telles manifestations se renouvelaient, rétablit promptement l’ordre.

Au milieu du profond silence qui suivit cet avertissement, le nouveau témoin fit son entrée.

Glissant sur une chaise roulante à laquelle il donnait lui-même le mouvement et la direction, parut alors aux yeux de l’assemblée, à travers le passage, qui lui fut ouvert dans la foule, un être bizarre, étonnant, une moitié d’homme, pour tout dire. Une couverture, que l’on avait eu la précaution de jeter sur la chaise mécanique, étant tombée, on put voir que la tête, les bras, et le tronc de ce pauvre être humain étaient absolument privés des membres inférieurs. Ce qui rendait cette difformité plus frappante et plus terrible encore, c’est que le visage et le buste du malheureux étaient extraordinairement beaux et admirablement proportionnés. Ses longs cheveux châtains tombaient, soyeux et brillants, sur des épaules qui étaient la perfection de la force et de la grâce. Son visage brillait de vivacité et d’intelligence. Ses grands yeux bleus, ses mains blanches et effilées semblaient être plutôt les mains et les yeux d’une jolie femme. N’eussent été les proportions masculines de son cou et de sa poitrine, sur laquelle tombaient les flots de sa barbe soyeuse, d’un châtain plus clair que celui des cheveux, on aurait pu tout aussi bien le prendre pour une femme que pour un homme. Jamais tête et buste plus magnifiques n’étaient échus à une créature d’ailleurs, plus déshéritée. Jamais plus aveugle et plus cruelle erreur de la nature n’avait été commise que dans la formation de ce malheureux être !

Après avoir prêté serment, sans quitter sa chaise bien entendu, il redit son nom, et, saluant la Cour, demanda au Président la permission de faire précéder sa déposition de quelques mots d’explication.

« On rit généralement, dit-il, lorsqu’on entend pour la première fois mon étrange nom de baptême. Je puis cependant certifier aux braves gens qui m’écoutent que mon nom, comme bien d’autres qui sont plus communs parmi nous, a une profonde signification. Le nom d’Alexandre, par exemple, signifie en grec secoureur d’hommes. Celui de David signifie, en hébreux, bien-aimé. Franz ou François est allemand, et veut dire libre. Enfin mon nom, Miserrimus, est latin et signifie très-malheureux. C’est le nom que mon père me donna, par allusion à la difformité que vous pouvez tous voir, difformité dont j’eus le malheur d’être affligé en venant au monde. Et maintenant, vous ne rirez plus de Miserrimus, n’est-ce pas ? »

Se tournant alors vers l’avocat de l’accusé, qui se disposait à le questionner au nom de la défense :

« Monsieur le Doyen, reprit M. Dexter, je suis à vos ordres ; je vous demande pardon d’avoir un instant retardé le cours du procès. »

Ces quelques mots avaient été prononcés avec une grâce et une tranquillité parfaites. Questionné par l’avocat, il fit la déposition qui suit, sans la moindre apparence de gêne ou d’hésitation.

« J’étais venu passer quelques jours à Gleninch, où je me trouvais comme hôte de la maison, à l’époque où Mme Eustache Macallan mourut. L’accusé étant alors dans un état de prostration qui lui rendait impossible l’accomplissement de ses devoirs de maître de maison, les docteurs Jérôme et Gale me firent demander un entretien particulier. Dans cette entrevue, les deux docteurs me remplirent d’étonnement et d’horreur en me déclarant que Mme Eustache Macallan était morte empoisonnée. Ils me chargèrent de communiquer cette terrible nouvelle à son mari et m’avertirent que l’autopsie du cadavre devait être faite.

« Si le Procureur-Général avait vu mon ami lorsque je lui fis part du message des docteurs, je doute qu’il eût jamais eu le courage d’accuser le prisonnier du meurtre de sa femme. Selon moi, cette accusation n’était rien de moins qu’un outrage. C’est sous l’empire de ce sentiment que je m’opposai à la saisie des lettres et du Journal du prévenu. Maintenant que le Journal a été produit, je soutiens, avec la mère du prisonnier, qu’il n’est pas juste de se servir de ce Journal, comme d’un témoignage contre lui. Un Journal, pour peu qu’il contienne autre chose que de simples faits et dates, n’est que l’expression du plus faible et du plus triste côté de la nature de celui qui le tient. Ce n’est, dans neuf cas sur dix, qu’un recueil d’effusions personnelles et vaniteuses, dont l’auteur n’oserait rendre témoin aucun autre que lui-même, et qui, par conséquent, n’ont aucune valeur. Je suis le plus vieil ami de l’accusé ; eh bien, je déclare solennellement qu’avant que son Journal ait été lu devant cette Cour, je n’aurais jamais cru qu’il pût écrire de pareilles insanités.

« Lui, tuer sa femme ! Lui, traiter sa femme avec dédain et cruauté ! J’ose dire, au nom d’une expérience de vingt ans, qu’il n’y a pas d’homme dans cette assemblée qui soit foncièrement plus incapable du crime, plus incapable de cruauté, que celui que vous voyez à la barre. Mais je vais plus loin, et je doute que même un homme capable de commettre un crime ou un acte de cruauté eût pu avoir le cœur de faire du mal à la femme dont la mort prématurée est la cause de ce procès.

« J’ai appris ce que Christine Ormsay, la garde-malade grossière et mal disposée, a rapporté de la défunte. Je suis fondé, et cela par mon expérience personnelle, à ne pas laisser sans contradiction un seul mot de son témoignage. Mme Eustache Macallan… même en faisant la part de ses imperfections… était une des plus charmantes femmes que j’aie jamais rencontrées. Elle avait reçu la meilleure éducation, et je n’ai jamais vu chez aucune autre femme un sourire aussi doux et une telle grâce de mouvement. Aimiez-vous la musique, elle chantait supérieurement, et peu d’artistes de profession jouaient du piano aussi bien qu’elle. Préfériez-vous la conversation, je ne connais pas d’homme, ni même de femme, ce qui est bien plus fort, que sa conversation ne pût charmer. Dire qu’une telle femme a pu être d’abord cruellement négligée, et puis inhumainement empoisonnée, par l’homme… non, par le martyr… qui comparaît devant vous, autant vaudrait dire qu’il ne fait pas jour en plein midi, ou que le ciel n’est pas au-dessus de nos têtes.

« Oui, je sais que les lettres de ses amies prouvent qu’elle leur a écrit pour se plaindre amèrement de la conduite de son mari. Mais souvenez-vous de ce qu’une de ces amies, la plus raisonnable et la meilleure de beaucoup, lui répondait : « Je crois que, sans le vouloir, et par un effet de votre sensibilité, vous exagérez ou dénaturez le caractère de l’indifférence que votre mari semble vous montrer. » Voilà la vérité, toute la vérité. La nature de Mme Eustache Macallan était cette nature imaginative et habile à se tourmenter qui caractérise les poëtes. Nul amour humain ne pouvait être assez raffiné pour elle. Des vétilles auxquelles des femmes douées d’une âme moins délicate n’auraient pas fait la moindre attention, étaient pour cette nature de sensitive des causes de véritable torture. Il y a des personnes qui sont nées pour être malheureuses, et la pauvre femme était de ce nombre : cela explique tout.

« Non ! il y a encore un mot à dire.

« Il faut rappeler à l’accusation que la mort de Mme Eustache Macallan devait être et a été, au point de vue de la fortune, une perte sérieuse pour son mari. Il avait, en se mariant, insisté sur l’adoption d’un régime qui assurait à sa femme la libre disposition de sa fortune personnelle, et, au cas où elle viendrait à mourir, la libre transmission de cette fortune à ses parents à elle. Les revenus de cette fortune contribuaient toutefois au magnifique entretien de la belle propriété de Gleninch. Les ressources personnelles de l’accusé, même accrues de celles de sa mère, étaient loin de pouvoir suffire aux dépenses que comporte l’existence dans un si splendide château. Parfaitement au courant de toutes ces circonstances, je puis affirmer que la mort de la femme a privé le mari des deux tiers de son revenu. Et quand tous ses intérêts pécuniaires devaient lui faire désirer que sa femme ne mourût pas, l’accusation, qui voit cependant en lui le plus vil et le plus égoïste des hommes, vient affirmer que c’est lui qui, de propos délibéré, s’est fait son meurtrier !

« Il est inutile de me demander si j’ai jamais rien remarqué dans la conduite de l’accusé et de Mme Beauly qui pût justifier la jalousie de l’épouse. Jamais je n’ai observé attentivement Mme Beauly ; et jamais je n’ai encouragé l’accusé à me parler d’elle. Il était grand admirateur du beau sexe, mais d’une façon générale, et, à mon avis, tout à fait innocemment. Qu’il eût pu préférer Mme Beauly à sa femme est pour moi inconcevable, à moins qu’il n’eût perdu la raison ; et je n’ai jamais eu le moindre motif de croire qu’il eût perdu la raison.

« Quant à la question de l’arsenic… ou du moins quant à la question de savoir si Mme Eustache Macallan en avait en sa possession… je puis attester un fait qui, peut-être, mérite quelque attention de la part de la Cour.

« J’étais présent, dans le cabinet du Procureur-Général, à l’examen des papiers et autres objets découverts à Gleninch. Le nécessaire de toilette de la défunte me fut montré, après que le Procureur-Général lui-même l’eût officiellement examiné. Le sens du toucher se trouve être chez moi extraordinairement développé. En maniant le couvercle de ce nécessaire, je sentis, à l’intérieur, quelque chose qui m’amena à en examiner la construction avec le plus grand soin. Le résultat de cet examen fut la découverte d’une petite cachette dissimulée entre le bois et la doublure, cachette dans laquelle se trouvait la petite fiole que voici. »

Ici l’interrogatoire du témoin fut suspendu pour donner à la Cour le temps d’examiner la fiole et de la comparer avec celles qui faisaient réellement partie du nécessaire.

Ces dernières, faites du plus beau cristal taillé, et très-élégantes de forme, n’avaient pas la moindre ressemblance avec celle qui avait été trouvée dans la petite cachette, et qui, par la nature du verre, ressemblait aux fioles communes employées par les pharmaciens. Pas une goutte de liquide, pas un atome de substance solide n’y restait. Aucune odeur ne s’en exhalait, et… plus malheureusement encore pour les intérêts de la défense… aucune étiquette ne s’y était trouvée collée lorsqu’elle avait été découverte.

Celui des deux pharmaciens qui avait vendu la seconde fois de l’arsenic au prévenu fut rappelé et interrogé de nouveau. Il déclara que la fiole produite était exactement pareille à celle où il avait mis l’arsenic, mais aussi à des centaines d’autres dont il se servait tous les jours. En l’absence de l’étiquette sur laquelle il avait écrit de sa main le mot poison, il lui était impossible de reconnaître cette fiole. En vain s’était-on livré aux recherches les plus minutieuses, dans l’espérance de retrouver, soit dans le nécessaire de toilette, soit dans la chambre à coucher de la défunte, l’étiquette qui aurait pu se détacher par hasard de la mystérieuse fiole, ces recherches n’avaient abouti à rien. Moralement, on pouvait conclure que cette fiole était bien celle qui avait contenu le poison. Légalement, on n’en avait pas la moindre preuve.

Ainsi échouait le dernier effort de la défense pour retrouver en la possession de la femme une partie de l’arsenic acheté par le mari. Le livre où étaient narrées les coutumes des paysans styriens avait été trouvé parmi les livres de la défunte et produit comme pièce du procès. Mais de ce que Mme Eustache Macallan avait eu ce livre en sa possession, pouvait-on conclure qu’elle avait demandé à son mari de lui acheter de l’arsenic ? Le papier froissé et contenant encore quelques grains d’une poudre blanche, avait été reconnu par le pharmacien pour avoir en effet contenu de l’arsenic ; mais qu’est-ce qui prouvait que Mme Eustache Macallan eût, de sa main, placé ce paquet dans le petit meuble et l’eût vidé de son contenu ? Rien absolument. Tout se bornait encore à des suppositions ; quant aux preuves, elles faisaient absolument défaut.

La suite de l’interrogatoire de Miserrimus Dexter ne porta que sur des points de peu d’intérêt. Il se termina par une sorte de tournoi intellectuel entre lui et le Procureur-Général, tournoi dans lequel ce dernier ne parut pas avoir l’avantage. Une seule question, et la réponse qui y fut faite valent la peine d’être rappelées ici. Elles me parurent avoir une sérieuse importance pour l’objet en vue auquel je m’imposais la lecture de ce procès.

« Je crois, monsieur Dexter, dit le Procureur-Général, en appuyant de la façon la plus ironique sur ces paroles, je crois que vous avez un système à vous, système d’après lequel la mort de Mme Eustache Macallan n’aurait pour vous rien de mystérieux ?

– Que j’aie mon idée sur ce point comme sur bien d’autres, répliqua le témoin, c’est fort possible ; mais que la Cour me permette de lui poser à mon tour cette question : – Suis-je ici pour exposer des systèmes ou pour raconter les faits qui sont à ma connaissance ? »

Je pris bonne note de cette réponse. Les idées de M. Dexter étaient évidemment celles d’un ami véritable de mon mari, et de plus celles d’un homme d’une intelligence fort au-dessus de la moyenne. Elles pouvaient être un jour pour moi d’un prix inestimable, pourvu toutefois que je parvinsse à lui persuader de me les communiquer.

Mentionnons encore, avant de quitter ce sujet, qu’à cette première note j’en ajoutai une seconde, destinée à me rappeler une observation que je fis pour mon propre compte. Lorsque, dans sa déposition, il avait été question de Mme Beauly, M. Dexter avait parlé d’elle d’une façon si méprisante, je pourrais presque dire si brutale, qu’on était fondé à penser qu’il avait en particulier de fortes raisons de ne pas aimer cette dame, peut-être même de se méfier d’elle. Sur ce point encore, il pouvait être de la plus haute importance pour moi de voir M. Dexter et de tirer au clair, si c’était possible, ce que la Cour, par un sentiment de délicatesse, peut-être exagéré, avait jugé convenable de ne pas éclaircir.

Le dernier témoin avait été entendu. La chaise roulante, chargée de sa moitié d’homme, reprit le chemin par lequel elle était venue, et se perdit dans un des coins éloignés de la salle. Le Procureur-Général se leva pour adresser au jury son réquisitoire.

Je n’hésite pas à dire que jamais je n’ai rien lu d’aussi abominable que le plaidoyer de l’éminent organe du ministère publie. Il n’eut pas honte de déclarer, en commençant, qu’il avait la ferme conviction que l’accusé était coupable ! Quel droit avait-il d’affirmer quoi que ce soit de pareil ? Était-ce à lui de décider la question ? Je voudrais bien savoir depuis quand il est permis à un magistrat d’être tout à la fois l’accusateur et le jury ! Ayant commencé par condamner, de sa propre autorité, l’accusé, il continua à dénaturer les plus innocentes actions de cet infortuné, de façon à les présenter sous le jour le plus faux et le plus odieux. C’est ainsi que, racontant comment Eustache s’était approché du lit de mort de sa femme et avait déposé un baiser sur le front de la pauvre morte, il dit qu’il ne l’avait fait que pour créer une impression favorable dans l’esprit du docteur et de la garde-malade. De même, s’il avait semblé succomber au chagrin que lui causait la perte de sa femme, c’était un rôle qu’il jouait, mais il triomphait en secret. Celui qui aurait pu lire dans son cœur y aurait vu une haine diabolique pour sa femme et une passion insensée pour Mme Beauly. Tout ce que l’accusé avait dit n’était qu’un tissu de mensonges ; tout ce qu’il avait dit n’était qu’une série d’actes marqués au coin de la perfidie et de la cruauté. Ce fut en ces termes que le principal organe du ministère public parla du malheureux qui, debout, impuissant, se tenait devant lui à la barre. À la place de mon mari, si je n’eusse pu faire mieux, je lui aurais au moins jeté quelque chose à la tête. Pour moi, j’étais si outrée que je déchirai les pages du compte-rendu qui contenaient le réquisitoire du Procureur-Général ; je les foulai aux pieds avec rage, et me trouvai mieux après cette exécution privée. Je dois cependant avouer que maintenant je me sens un peu honteuse de m’être ainsi vengée sur des feuilles de papier, aussi insensibles qu’innocentes des accusations qu’elles portaient.

Le cinquième jour du procès fut consacré à la plaidoierie du défenseur. Ah ! quel contraste, avec les infamies accumulées par le Procureur-Général dans son réquisitoire, que l’éloquent, le touchant discours du Doyen de la Faculté, parlant pour mon mari !

Dès le début, l’illustre avocat frappa la note juste.

« Je ne le cède à personne, dit-il en commençant, pour la pitié que m’inspire la femme ; mais je dis que, du premier jour jusqu’au dernier, le martyr, dans cette affaire, c’est le mari. Quelles que soient les douleurs que la pauvre femme ait eues en partage, que sont-elles auprès de celles que l’infortuné qui est debout à la barre a souffertes, auprès de celles qu’il souffre en ce moment ! S’il n’avait été le meilleur des hommes, le plus dévoué des maris, jamais il ne se serait trouvé dans l’horrible situation qui lui est faite aujourd’hui. Un homme d’un caractère moins noble ou moins doux se serait défié des intentions de sa femme, lorsque celle-ci lui aurait demandé de lui acheter du poison ; aurait percé à jour les misérables prétextes mis en avant par elle pour expliquer sa demande, et aurait sagement et fermement dit : Non. L’accusé n’est point un homme de cette espèce. Il était trop bon pour sa femme, trop inaccessible à toute mauvaise pensée sur son compte à elle, ou sur le compte de toute autre personne, pour prévoir les embarras et les dangers auxquels sa fatale condescendance pouvait l’exposer. Et quel a été le résultat ? C’est qu’aujourd’hui le voici, traîné devant une cour de justice et flétri du nom de meurtrier. Et tout cela parce qu’il a été trop digne et trop magnanime pour permettre au moindre soupçon de s’attacher dans son esprit à la conduite de sa femme. »

Après avoir ainsi parlé du mari, le défenseur fut tout aussi éloquent et tout aussi irréfutable quand il vint à parler de la femme.

« Le Procureur-Général, dit-il, a demandé, avec l’accent d’amère ironie pour lequel il est renommé au barreau écossais, pourquoi nous n’avons pas jugé nécessaire de prouver que l’accusé avait remis les deux paquets de poison à sa femme ? À cela, j’ai à répondre que nous avons prouvé : premièrement, que Mme Eustache Macallan était passionnément attachée à son mari ; secondement, qu’elle souffrait amèrement de défauts qui, croyait-elle, nuisaient aux attraits de sa personne, et en particulier, du manque d’éclat de son teint ; et, troisièmement, qu’elle avait appris que l’arsenic, pris à l’intérieur, était regardé comme un remède à ce dernier défaut. Pour tous ceux qui savent quelque chose de la nature humaine, il y a là plus de preuves qu’il n’en faut. Mon savant ami supposerait-il, par hasard, que les femmes ont l’habitude de parler aux gens des artifices secrets ou des substances à l’aide desquels elles s’efforcent de donner, plus d’éclat à leurs attraits ? L’expérience qu’il a du beau sexe lui a-t-elle appris qu’une femme, dont l’ardente préoccupation est de se faire la plus belle possible aux yeux d’un homme, va aller dire à cet homme, ou à ceux qui pourraient le lui rappeler, que le charme par lequel elle espère gagner son cœur… disons, par exemple, un teint de lys et de rose… est artificiellement acquis par l’usage dangereux d’un poison mortel ? Il est tout simplement absurde qu’une telle idée puisse venir à quelqu’un. Sans doute, personne n’entendit jamais Mme Eustache Macallan parler d’arsenic. Sans doute personne ne la trouva jamais s’administrant de l’arsenic. Il est prouvé que, même aux amies qui lui avaient parlé de l’arsenic comme d’un remède, et qui lui avaient procuré le livre où ce sujet était traité, elle ne voulut jamais confier le projet qu’elle avait formé d’essayer de ce poison. Jamais, au grand jamais, la pauvre femme ne fit part de son secret à personne ; pas plus qu’elle n’aurait fait part de son secret, si elle eût porté de faux cheveux, ou si elle eût été redevable de ses dents à l’art du dentiste. Et voilà maintenant la vie et l’honneur de son mari en jeu, parce que, femme, elle a agi comme toutes les femmes… comme les vôtres, messieurs du jury, ne manqueraient pas d’agir envers vous, en pareille occasion. »

Après cette brillante plaidoierie, que je voudrais pouvoir reproduire ici en entier, le dernier discours prononcé dans cette affaire fut le résumé du Président. Triste et monotone lecture en vérité !

Sa Seigneurie commença par dire au jury qu’il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’on lui fournît la preuve directe de l’empoisonnement, une telle preuve ne se rencontrant presque jamais en pareil cas. Il fallait donc se contenter des preuves résultant des circonstances de l’affaire. Telle était la règle, que M. le Président, je n’en doute pas, devait connaître. Mais, après avoir affirmé au jury qu’il pouvait se contenter de preuves circonstancielles, il revint sur ses propres paroles et le prémunit contre toute tendance à accepter trop facilement ce genre de preuves.

« Il faut que vous ayez des preuves satisfaisantes, convaincantes, dit-il, des preuves d’où vous puissiez tirer, non de simples conjectures, mais de justes et irrésistibles conclusions. »

Mais qui doit décider ce qui est ou n’est pas une juste conclusion, et qu’est-ce que c’est qu’une preuve circonstancielle, sinon une conjecture ?

Après cet échantillon, il n’est pas nécessaire, je pense, de donner d’autres extraits du résumé. Le jury, absolument désorienté sans doute, eut recours à un compromis. Au bout d’une heure de débats infructueux dans la chambre de ses délibérations (un jury de femmes n’aurait pas délibéré une minute), le jury rendit le timide et incertain verdict permis par la loi écossaise :

NON, LE CRIME N’EST PAS PROUVÉ.

Quelques applaudissements, immédiatement réprimés, éclatèrent dans l’auditoire. L’élargissement du prisonnier fut prononcé. Il se retira lentement, comme un homme qu’accable une profonde douleur, la tête penchée sur sa poitrine, ne regardant personne et ne répondant même pas aux amis qui lui parlaient. Il savait, le malheureux, quelle flétrissure laissait peser sur lui un verdict qui équivalait à ceci : « Nous ne disons pas que vous êtes innocent du crime dont vous êtes accusé, nous disons seulement qu’il n’y a pas de preuves suffisantes pour vous condamner. » Telle fut la conclusion boiteuse et misérable par laquelle, pour le moment, se termina le procès. Et pour toujours il serait resté tel… si moi, je n’avais été là !

XXI. – JE VOIS MA ROUTE.

À la pâle lumière du jour naissant, je fermai le compte-rendu du jugement de mon mari accusé du meurtre de sa première femme.

Je n’éprouvais aucune fatigue. Je n’avais pas la moindre envie, après ces longues heures de lecture et de méditation, de me mettre au lit et de dormir. C’était étrange, mais c’était ainsi. Je ne me serais pas sentie autrement si, après une nuit de bon sommeil, je m’étais réveillée à l’instant, animée d’une nouvelle résolution et comme une femme nouvelle.

Maintenant, enfin, je pouvais comprendre qu’Eustache se fût éloigné de moi. Pour un homme ayant des sentiments aussi délicats que les siens, quel martyr n’eût-ce pas été de se trouver en présence de sa femme, sachant qu’elle venait de lire cet abominable compte-rendu et toutes les accusations dont, aux yeux du monde entier, il avait été l’objet. Je sentis cela, exactement comme il l’aurait senti lui-même. Mais, en même temps, je pensais qu’il aurait pu avoir confiance en moi et revenir chercher près de moi un apaisement aux supplices qu’il avait soufferts. Peut-être, me dis-je, finira-t-il par là ? Et, sur cette pensée, je revins à lui tout entière et je lui pardonnai du fond de l’âme.

Un dernier point, un seul, en dépit de ma philosophie, me tenait douloureusement au cœur. Eustache aimait-il encore secrètement Mme Beauly, ou mon amour avait-il éteint en lui cette passion ? J’aurais bien voulu savoir aussi quel était le genre de beauté de cette femme, et si, par hasard, elle et moi, nous nous ressemblions le moins du monde.

La fenêtre de ma chambre regardait l’orient. J’ouvris les rideaux et vis le soleil se lever majestueusement dans un ciel pur. La tentation de sortir pour respirer l’air frais du matin fut irrésistible. Je mis donc mon chapeau et mon châle et je sortis, le compte-rendu du jugement sous le bras. Je n’eus pas de peine à tirer les verrous de la porte de derrière de la maison, et bientôt je me trouvai dans le charmant petit jardin de Benjamin.

Calmée et fortifiée par la douce solitude et par l’air délicieux que je respirais, je me sentis le courage de regarder en face le sérieux problème qui me tenait en échec… le problème de l’avenir.

J’avais lu le jugement. J’avais fait vœu de consacrer ma vie à cette œuvre sainte : la revendication de l’innocence de mon mari. Seule et sans aide, je renouvelai envers moi-même l’engagement solennel de mener à bien ce dessein irrévocable. Mais comment m’y prendre ? Par où commencer ?

Dans ma position, la façon de procéder la plus résolue et la plus hardie, était en même temps la plus sage. Le rôle important qu’il avait joué dans le procès me donnait d’excellentes raisons de penser que la personne dont les conseils et l’assistance devaient m’être utiles, était Miserrimus Dexter. Sans doute, il pouvait tromper mes espérances, il pouvait me refuser son secours, il pouvait, comme mon oncle, juger que j’avais perdu la raison. Oui, tout cela était possible ; mais je ne m’en attachais que plus fortement à ma résolution de tenter l’épreuve, et je décidai que, s’il était encore au nombre des vivants, ma première démarche serait de rechercher le pauvre estropié au nom bizarre.

Mais voyons, me disais-je, supposons qu’il me reçoive, qu’il me soit sympathique, et qu’il me comprenne ; que me dira-t-il ? La garde-malade, dans sa déposition, l’a représenté comme un homme au ton vif et brusque. S’il me demande, ce qui est fort probable : qu’espérez-vous ? et en quoi puis-je vous aider ? ai-je des réponses toutes prêtes à ces deux simples questions ? Eh bien, oui ! pourvu que j’ose m’ouvrir à cette créature humaine de ce qui, en ce moment, fermente secrètement dans mon esprit ; oui, pourvu que je prenne sur moi de confier à un étranger le soupçon qui me poursuit depuis que j’ai lu le jugement de mon mari. Ce soupçon, jusqu’ici, je n’ai même pas eu le courage de le mentionner dans cet écrit. Il faut cependant bien y venir, car ce soupçon me conduisit à des résultats qui font partie de mon histoire, partie de ma vie.

Je commencerai par avouer qu’en fermant le compte-rendu je m’étais trouvée, sur un point important, complètement d’accord avec mon ennemi et l’ennemi de mon mari… le Procureur-Général. Il avait caractérisé l’explication de la mort de Mme Eustache Macallan présentée par la défense, un grossier subterfuge, dans lequel aucun être doué de raison ne pouvait discerner l’ombre d’une probabilité. Sans aller aussi loin, je ne pouvais non plus trouver dans les témoignages aucune raison qui pût faire croire que la pauvre défunte eût pris, par erreur, une trop forte dose de poison. Qu’elle eût eu secrètement de l’arsenic en sa possession, qu’elle s’en fût servi ou eût formé le projet de s’en servir pour s’éclaircir le teint, cela pour moi ne faisait guère de doute. Mais aller plus loin m’était impossible. Plus j’y pensais, plus la justice me paraissait bien fondée dans sa déclaration que Mme Eustache Macallan était morte de la main d’un empoisonneur et qu’il y avait lieu de poursuivre l’auteur de ce crime. L’erreur de la justice, erreur certaine, complète pour moi, était d’avoir accusé mon mari de ce crime.

Mon mari étant innocent, il fallait bien, dans mon propre sentiment, que quelque autre fût coupable. Qui donc, parmi les hôtes de la maison, avait empoisonné Mme Eustache Macallan ? Mes soupçons, en réponse à cette question, ne visaient qu’une personne, une femme : cette femme était Mme Beauly.

Oui, telle était la conclusion renversante à laquelle j’étais arrivée, et qui, pour moi, résultait forcément de la lecture des dépositions.

Qu’on se rappelle la lettre signée Hélène et adressée à M. Macallan. Lorsque cette lettre avait été mise entre les mains de Mme Beauly, la Cour l’avait dispensée de répondre à la question du Procureur-Général ; mais quelle personne sensée pouvait douter que cette lettre eût été écrite par elle ? Eh bien, cette lettre ne montrait-elle pas, de la façon la plus convaincante, l’état d’esprit dans lequel se trouvait Mme Beauly, lorsqu’elle avait fait sa visite à Gleninch.

Écrivant à M. Macallan à une époque où elle était la femme d’un autre… d’un autre à qui elle s’était engagée avant d’avoir jamais vu M. Macallan… que lui dit-elle ? elle dit : « Quand je pense à votre existence sacrifiée à cette malheureuse femme, mon cœur saigne pour vous »… Et plus loin : « Si j’avais eu l’ineffable bonheur d’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable des hommes, dans quel paradis nous aurions pu vivre, quelles heures de délices nous aurions connues ! »

Si ce n’est pas là le langage d’une femme éprise avec fureur, éprise sans pudeur d’un homme, qui n’est pas son mari, qu’est-ce que c’est donc ? Ses pensées sont tellement pleines de lui que, pour elle, l’idéal de l’autre monde est un monde où elle pourra s’unir à l’âme de M. Macallan ! Dans cette condition d’esprit et de moralité, la dame, un beau jour, se trouve, par la mort de son mari, libre, libre de disposer d’elle-même et de son amour. Aussitôt que le respect des convenances le lui permet, elle part, elle va faire des visites ; et, dans le temps voulu, elle vient habiter le toit de celui qu’elle adore. La femme de son hôte est au lit, malade. Le seul autre visiteur de Gleninch est un infirme qui ne peut se mouvoir que sur une chaise roulante. La maison et, dans cette maison, l’unique objet de son amour, sont tout à elle. Il n’y a entre elle et « le bonheur ineffable d’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable des hommes, » qu’un obstacle, la pauvre femme laide et malade, pour laquelle M. Macallan n’a jamais éprouvé, ne pourra jamais éprouver le moindre sentiment d’amour.

Est-il donc entièrement absurde de croire qu’une telle femme, poussée par une telle passion, et environnée de telles circonstances, pouvait être capable de commettre un crime, si l’occasion se présentait de le commettre en toute sécurité ?

Si nous revenons sur le témoignage de Mme Beauly, qu’a-t-elle dit dans sa déposition ?

Elle reconnaît avoir eu avec Mme Macallan une conversation, dans laquelle celle-ci l’a questionnée sur les divers cosmétiques dont l’emploi peut servir à embellir le teint. Ne s’est-il rien passé de plus dans cette entrevue ? Mme Beauly n’y a-t-elle recueilli aucune révélation, dont plus tard il eût été possible de faire un fatal usage, sur les dangereuses expériences auxquelles se livrait son hôtesse, dans le but de donner à son teint l’éclat qui lui manquait ? Tout ce que nous savons, c’est que, sur ce point, Mme Beauly a gardé le silence.

Mais que dit l’aide-jardinier ?

Il a entendu une conversation entre M. Macallan et Mme Beauly, de laquelle il résulte que la possibilité de devenir la femme de M. Macallan s’était forcément présentée à l’esprit de Mme Beauly et était, à n’en pas douter, considérée par elle comme un sujet de conversation infiniment trop dangereux pour qu’on pût s’y arrêter. L’innocent M. Macallan aurait poursuivi la conversation ; Mme Beauly est prudente et l’arrête.

Et que dit enfin la garde-malade, Christine Ormsay ?

Le jour de la mort de Mme Eustache Macallan, la garde est priée par la malade de la laisser seule et descend. À ce moment-là, Mme Eustache Macallan était assez bien remise de sa première attaque, pour se distraire en écrivant. La garde-malade reste absente environ une demi-heure, au bout de laquelle elle s’inquiète de ne point entendre la sonnette de la malade. Elle va trouver M. Macallan pour lui demander ce qu’elle doit faire, et là elle apprend qu’on ne sait où est Mme Beauly. M. Macallan demande à M. Dexter s’il l’a vue ; celui-ci ne l’a point vue. Or, à quel moment se place cette disparition de Mme Beauly ? Au moment même où Christine Ormsay venait de laisser Mme Eustache Macallan seule dans sa chambre !

Sur ces entrefaites, la sonnette de la malade se fait entendre. Mme Macallan sonne avec violence. La garde court à sa chambre et constate que, sous une forme nouvelle et plus grave encore, les alarmants symptômes du matin ont reparu. Il est onze heures ou onze heures moins cinq. Une seconde dose de poison, plus forte que la première a été donnée durant l’absence de la garde, et, notez ceci, durant la disparition de Mme Beauly. La garde, sortant dans le corridor pour appeler du secours, se trouve face à face avec Mme Beauly elle-même, qui, ne sachant rien de rien, sort de sa chambre à elle… elle vient sans doute de se lever, à onze heures du matin… pour savoir des nouvelles de la malade.

Un peu plus tard, Mme Beauly vient, en compagnie de M. Macallan, rendre visite à la mourante. Celle-ci leur jette à tous les deux un étrange regard et leur ordonne de sortir. M. Macallan ne voit là qu’un accès d’impatience qu’expliquent les souffrances de la malade, et il reste dans la chambre pour dire à la garde-malade qu’il a envoyé chercher le docteur. Mais que fait Mme Beauly ? Aussitôt que Mme Eustache Macallan lui lance ce regard, elle s’enfuit terrifiée. Il n’est pas jusqu’à Mme Beauly, paraît-il, qui n’ait une conscience !

N’y a-t-il dans tous ces faits… dont les témoins ont déposé sous la foi du serment… rien qui soit de nature à justifier les soupçons ?

La conclusion à tirer de tout ceci est pour moi évidente : c’est la main de Mme Beauly qui a administré la seconde dose de poison. Cela admis, il est logique d’en conclure que c’est elle aussi qui, de bonne heure, dans la matinée, a également administré la première dose. Comment cela a-t-il pu se faire ? Relisons les témoignages. La garde déclare que de deux heures à six heures du matin, elle a dormi. Elle parle aussi d’une porte de communication avec la chambre de la malade, porte fermée, dont la clef a été enlevée, nul ne sait par qui. Quelqu’un a dû s’emparer de cette clef. Pourquoi ne serait-ce pas Mme Beauly ?

Un mot encore, et j’aurai complètement révélé tout ce que j’avais dans l’esprit.

Miserrimus Dexter, dans le contre-interrogatoire auquel il avait été soumis, avait indirectement avoué que, sur ce triste sujet de la mort de Mme Eustache Macallan, il avait une idée à lui. Il s’était, en même temps, expliqué sur le compte de Mme Beauly en termes qui montraient suffisamment qu’il n’était nullement l’ami de cette dame. La soupçonnerait-il aussi ? Ma principale raison pour me décider à lui demander son avis, avant de m’adresser à aucun autre, était d’avoir l’occasion de lui poser cette question. Si vraiment il pensait d’elle ce que j’en pensais moi-même, rien n’était plus clair que la voie que j’avais à suivre. Après avoir vu Miserrimus Dexter, je n’aurais qu’à dissimuler avec soin mon identité, et à me présenter, sous le masque d’une inoffensive étrangère, à Mme Beauly.

Sans doute il y avait à tout cela des difficultés ; mais la première et la plus grande était d’obtenir une introduction auprès de Miserrimus Dexter.

L’air frais du jardin avait, depuis que je me promenais, exercé sur moi son influence calmante, et je me sentais plus disposée à me mettre au lit et à dormir qu’à me fatiguer plus longtemps l’esprit de la solution des difficultés que soulevait mon entreprise. Peu à peu je me sentis trop endormie pour penser, trop paresseuse pour marcher. Mon lit, que j’apercevais en passant près de la fenêtre ouverte de ma chambre, m’invitait irrésistiblement.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, que j’avais accepté l’invitation de mon lit, et dit adieu, pour le moment, à mes anxiétés et à mes peines. Cinq minutes de plus, et j’étais profondément endormie.

Un petit coup discrètement frappé à ma porte fut le premier bruit qui me réveilla. J’entendis la voix de mon bon vieux Benjamin qui me parlait du dehors.

« Ma chère, je crains que vous ne mouriez de faim si je vous laisse dormir plus longtemps. Il est une heure et demie, et un de vos amis est venu pour avoir le plaisir de déjeuner avec nous. »

Un de mes amis ! Quels amis avais-je ? Mon mari était au loin, et mon oncle, désespérant de moi, m’avait abandonnée.

« Qui est-ce ? criai-je de mon lit, à travers la porte.

– Le Major Fitz-David, » répondit Benjamin.

Je m’élançai hors du lit. L’homme même dont j’avais besoin venait me trouver. Le Major Fitz-David connaissait, comme on dit, tout le monde. Intime avec mon mari, il était impossible qu’il ne connût pas son vieil ami… Miserrimus Dexter.

Avouerai-je que je pris un soin particulier de ma toilette, quitte à faire attendre le déjeuner ? Quelle est la femme qui n’en eût pas fait autant, ayant une faveur particulière à demander au Major Fitz-David.

XXII. – LE MAJOR FAIT DES DIFFICULTÉS.

En me voyant ouvrir la porte de la salle à manger, le Major accourut au-devant de moi. Avec son élégante redingote bleue, son sourire vainqueur, sa bague en rubis, et le compliment toujours prêt à fleurir sur ses lèvres, il avait l’air vraiment du plus jeune et du plus brillant des hommes entre deux âges. C’était un plaisir de revoir ce moderne Don Juan !

« Je ne vous demanderai pas de nouvelles de votre santé, me dit le vieux gentleman ; vos yeux, ma chère belle, m’ont répondu, avant même que j’eusse pu vous adresser ma question. À votre âge, il n’y a pas de fontaine de Jouvence qui vaille un bon somme. Dormir la grasse matinée… voilà le secret tout simple de conserver votre frais visage et de vivre une longue vie.

– Je suis bien loin, Major, d’avoir dormi aussi longtemps que vous le supposez. S’il faut vous dire la vérité, je ne me suis couchée qu’au jour, j’ai passé la nuit à lire. »

Le Major Fitz-David, leva d’un air de surprise polie, ses sourcils admirablement peints.

« Quel est donc l’heureux livre qui vous a si vivement intéressée ?

– Ce livre est le compte-rendu du jugement de mon mari, accusé du meurtre de sa première femme. »

Le sourire du Major s’évanouit. Il recula d’un air consterné.

« Ne me parlez pas de cet horrible livre ! s’écria-t-il. Ne faites jamais allusion à cet affreux sujet ! Qu’ont de commun la grâce et la beauté avec les assises, les empoisonnements, et toutes ces horreurs ? Quoi ! charmante amie, voulez-vous profaner vos lèvres par de pareils discours ? Voulez-vous mettre en fuite les amours et les grâces qui s’abritent dans vos sourires ? Ne soyez pas insensible aux prières d’un vieux garçon qui adore les grâces et les amours, et qui ne vous demande que de lui permettre de se réchauffer au soleil de votre beauté. Le déjeuner est prêt. Chassons les soucis. Rions… et déjeunons. »

Il me conduisit à la table, et se mit à remplir mon assiette et mon verre, de l’air d’un homme qui se considère comme engagé dans l’une des plus importantes occupations de sa vie. Cependant Benjamin ne laissait pas languir la conversation.

« Le Major Fitz-David vous apporte des nouvelles, ma chère, dit-il. Votre belle-mère, Mme Macallan, doit venir vous voir aujourd’hui. »

Ma belle-mère !… venir me voir !… Je me tournai vivement du côté du Major pour en savoir plus long.

« Mme Macallan a-t-elle eu des nouvelles de mon mari ? lui dis-je. Vient-elle ici pour me parler de lui ?

– Je crois, en effet, qu’elle a eu de ses nouvelles, dit le Major, et qu’elle en a eu aussi de votre oncle. Oui, notre excellent Starkweather lui a écrit, mais à quel propos, c’est ce dont je n’ai pas été informé. Tout ce que je sais, c’est qu’au reçu de sa lettre, elle a décidé de vous rendre visite. Je me suis trouvé avec la vieille dame, hier, à une soirée, et j’ai fait tous mes efforts pour arriver à savoir si c’était en amie ou en ennemie qu’elle venait vers vous. Mais j’en ai été pour mes frais d’éloquence. Le fait est, reprit le Major, du ton d’un jeune homme de vingt-cinq ans à qui l’on arrache un modeste aveu, le fait est que je n’ai pas de succès auprès des vieilles femmes. Acceptez l’intention pour le fait, ma douce amie ! j’ai tenté de vous être utile… et j’ai misérablement échoué. »

Ces paroles m’offraient justement l’occasion que je désirais faire naître. Je résolus de ne pas la laisser échapper.

« Vous pouvez m’être de la plus grande utilité, lui dis-je, si vous me permettez de faire appel à la bienveillance que vous m’avez toujours montrée. J’ai une question à vous faire ; et j’aurai peut-être une faveur à vous demander quand vous aurez répondu à cette question. »

Le Major Fitz-David posa le verre de vin qu’il était en train de porter à ses lèvres, et me regarda de l’air d’un homme que la question qu’on lui fait intéresse au plus haut point.

« Commandez, ma chère belle, je suis tout à vous, rien qu’à vous, dit le vieux et galant gentleman. Que désirez-vous de moi ?

– Je désire savoir si vous connaissez Miserrimus Dexter ?

– Dieu du ciel ! s’écria le Major, quelle question inattendue ! Si je connais Miserrimus Dexter ?… Je le connais, en vérité, depuis bien plus longtemps que je ne voudrais. Cela ne me rajeunit pas. Mais dans quel but ?…

– Je puis vous dire en deux mots quel est mon but, interrompis-je ; je désire que vous me présentiez à Miserrimus Dexter. »

Je crois pouvoir affirmer qu’en ce moment le Major pâlit sous sa couche de couleurs artificielles. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que ses brillants petits yeux gris exprimèrent, en se fixant sur moi, un sentiment d’alarme et de perplexité sur lequel il était impossible de se méprendre.

« Vous voulez connaître Miserrimus Dexter ? répéta-t-il de l’air d’un homme qui ne peut en croire le témoignage de ses propres sens. Monsieur Benjamin, ai-je trop bu de votre excellent vin, suis-je victime de quelque illusion… ou est-ce bien réellement que notre charmante amie m’a demandé de la présenter à Miserrimus Dexter ? »

Benjamin me regarda aussi avec quelque étonnement, et répondit du ton le plus sérieux du monde :

« C’est bien ce que vous avez dit, n’est-ce pas, chère amie ?

– Certainement, repris-je ; qu’y a-t-il de si étonnant dans cette demande ?

– Mais cet homme est fou ! s’écria le Major. Même en cherchant bien, vous n’auriez pas pu trouver dans toute l’Angleterre une personne aussi peu faite pour être présentée à une dame… et à une jeune dame surtout. Avez-vous entendu parler de son horrible difformité ?

– J’en ai entendu parler… et cela ne me fait point hésiter.

– Cela ne vous fait pas hésiter ! Mais, chère amie, l’esprit de cet homme n’est pas moins difforme que son corps. Le mot de Voltaire est littéralement vrai de Miserrimus Dexter : il y a en lui du tigre et du singe. Presque au même instant il est capable de vous remplir d’effroi et de vous faire rire aux éclats. Je ne nie point qu’il n’ait une certaine intelligence, une intelligence brillante même, je l’admets. Je ne dis pas plus qu’il ait jamais commis aucun acte de violence ou involontairement fait tort à qui que ce soit. Mais il n’en est pas moins fou, aussi fou que jamais homme le fut. Pardonnez-moi si je commets une indiscrétion. Mais quel peut être votre motif pour désirer être présentée à Miserrimus Dexter ?

– J’ai besoin de le consulter.

– Puis-je vous demander sur quel sujet ?

– Sur le jugement de mon mari. »

Le Major Fitz-David poussa un gémissement et chercha une consolation momentanée dans le vin de Bordeaux de l’ami Benjamin.

« Encore cet affreux sujet ! s’écria-t-il. Monsieur Benjamin, pourquoi persiste-t-elle à nous entretenir de cet affreux sujet ?…

– Il faut bien, lui dis-je, que je vous entretienne de ce qui est maintenant l’unique préoccupation, l’unique espoir de ma vie. J’ai quelque raison de croire que Miserrimus Dexter peut m’aider à effacer la tache que le verdict de la cour d’Écosse a laissée sur la réputation de mon mari. Qu’il soit tigre ou singe, ou l’un et l’autre réunis, je suis prête à courir le risque de lui être présentée. Et je vous demande… quelque téméraire et obstiné que cela puisse vous paraître… de me donner pour lui une lettre d’introduction. Je ne veux être pour vous la cause d’aucun dérangement. Je ne vous demanderai même point de m’accompagner. Une lettre pour M. Dexter suffira. »

Le Major regarda d’un air piteux Benjamin, et secoua la tête. Benjamin regarda d’un air piteux le Major et secoua la tête aussi.

« Elle paraît y tenir, dit le Major.

– Oui, dit Benjamin, elle paraît y tenir.

– Jamais, monsieur Benjamin, je ne prendrai sur moi la responsabilité de l’envoyer seule chez Miserrimus Dexter.

– Si je l’y accompagnais ?… » dit Benjamin.

Le Major se mit à réfléchir à cette proposition. L’idée de voir Benjamin remplir auprès de moi le rôle de protecteur ne semblait pas inspirer une confiance illimitée au vieux militaire. Après un moment de réflexion, il sembla soudainement frappé d’une nouvelle idée.

« Mon aimable amie, me dit-il, en se tournant vers moi, soyez plus aimable que jamais… consentez à un compromis. Envisageons cette affaire au point de vue de la société et traitons-la en conséquence. Que diriez-vous d’un petit dîner ?

– D’un petit diner ? répétai-je, sans comprendre le moins du monde.

– Oui, d’un petit diner chez moi, reprit le Major. Vous voulez absolument que je vous présente Dexter. Moi, je refuse non moins absolument de vous laisser aller seule chez ce personnage à la cervelle à l’envers. Il ne me reste plus, dans ces circonstances, qu’une chose à faire, c’est de l’inviter à se trouver avec vous chez moi, et de vous laisser vous former de lui, sous mon toit hospitalier, l’opinion qu’il vous plaira. Voyons, qui pourrions-nous bien avoir encore ? continua le Major, s’épanouissant à l’idée de dîner qu’il projetait de nous offrir. Miserrimus Dexter devant être l’un des invités, nous avons besoin, comme compensation, d’avoir une constellation de beautés. Mme Mirliflore est encore à Londres. Vous l’aimerez, bien sûr… elle est charmante ; elle a votre caractère, votre rare ténacité. Oui, nous aurons Mme Mirliflore. Qui encore ?… Lady Clarinda vous plairait-elle ?… C’est une autre charmante personne, monsieur Benjamin. Je suis sûr que vous ne pourriez vous défendre de l’admirer… elle est si sympathique, elle a tant de ressemblance avec notre belle amie ici présente. Oui, Lady Clarinda sera des nôtres, et je vous placerai près d’elle, monsieur Benjamin, en témoignage de la sincère affection que j’ai pour vous. Aurons-nous ma jeune prima-donna pour nous chanter quelque chose après diner ?… Je suis de cet avis. Elle est jolie, et elle aidera à faire passer sur la difformité de Dexter. Eh bien, nous voici au complet. C’est une affaire entendue. Ce soir je m’enfermerai chez moi et je traiterai avec mon cuisinier la question du menu. Il ne reste plus qu’à fixer le jour, dit le Major, tirant son carnet de sa poche. Voulez-vous que ce soit d’aujourd’hui en huit ? C’est dit… d’aujourd’hui en huit, à huit heures. »

À regret je consentis au compromis proposé. Avec une lettre d’introduction, j’aurais pu aller voir le jour même Miserrimus Dexter. Le petit dîner du Major me forçait au contraire à rester toute une semaine dans la plus complète inaction. Mais qu’y faire ? il fallait bien se soumettre. Le Major Fitz-David, sans se départir un instant de son exquise politesse, pouvait être au besoin aussi obstiné que moi. Or il avait évidemment pris son parti, et tout ce que j’aurais pu faire ne m’aurait servi absolument à rien.

« À huit heures précises, monsieur Benjamin, répéta le Major ; inscrivez cela sur votre carnet. »

Benjamin fit ce dont il était prié… en me jetant de côté un regard que je n’eus pas de peine à interpréter. Mon bon vieil ami ne goûtait pas du tout l’idée de se trouver à dîner avec un homme qu’on lui représentait comme moitié tigre, moitié singe, et le privilège d’être assis près de Lady Clarinda l’effrayait plus qu’il ne le charmait. Moi seule étais cause de tout cela, et lui non plus n’avait qu’à se soumettre.

« À huit heures précises, monsieur, dit le pauvre vieux Benjamin, en inscrivant avec résignation sur son carnet la date de ce malencontreux engagement. Mais prenez encore un verre de vin, je vous en prie. ».

Le Major tira sa montre et se leva, en s’excusant de son mieux, c’est-à-dire avec une grande abondance de paroles, de nous quitter si précipitamment.

« Il est plus tard que je ne croyais, dit-il. J’ai un rendez-vous avec un ami… une amie, veux-je dire. C’est une personne des plus attrayantes. Vous me la rappelez un peu, ma chère belle. Vous avez le même teint de lys. J’adore les teints de lys. Et, comme je vous le disais, j’ai un rendez-vous avec mon amie. Elle me fait l’honneur de désirer que je lui donne mon opinion sur quelques très-remarquables échantillons de vieille dentelle. J’ai fait des vieilles dentelles une étude toute particulière. J’étudie tout ce qui peut me rendre utile ou agréable à votre sexe enchanteur. N’oubliez pas notre petit dîner. Aussitôt arrivé chez moi, j’écrirai à Dexter pour l’inviter. »

Il me prit la main, et, tout en la regardant de l’air d’un connaisseur, la tête légèrement inclinée d’un côté :

« Quelle délicieuse main ! dit-il ; vous me permettez de la regarder ; vous me permettez de la baiser… n’est-ce pas ? Je raffole des jolies mains. Pardonnez-moi cette faiblesse. Je vous promets de me repentir et de m’amender un de ces jours.

– À votre âge, Major, croyez-vous avoir encore beaucoup de temps à perdre ? » demanda une voix étrangère, qui soudain se fit entendre derrière nous.

Comme d’un même mouvement, nous nous retournâmes tous les trois du côté de la porte. Là, précédée de la petite et timide servante de Benjamin qui était venue l’annoncer, nous vîmes la mère de mon mari qui, debout sur le seuil, souriait sardoniquement.

Le Major Fitz-David avait toujours une réponse prête. Le vieux soldat n’était pas de ceux qui manquent à la riposte.

« L’âge, ma chère madame Macallan, est une expression purement relative, dit-il. Il y a des gens qui ne sont jamais jeunes, il y en a d’autres qui ne sont jamais vieux. Je suis un des autres. Au revoir ! »

Sur cette réponse, l’incorrigible Major sortit, en nous envoyant un baiser. Benjamin, nous faisant un salut à son ancienne mode, ouvrit la porte de sa petite bibliothèque, et nous ayant invitées, Mme Macallan et moi, à y passer, nous y laissa toutes les deux seules.

XXIII. – MA BELLE-MÈRE SE RÉVÈLE SOUS UN JOUR INATTENDU.

Je pris une chaise et me plaçai à une distance respectueuse du sofa sur lequel Mme Macallan venait de s’asseoir. La vieille dame, avec un sourire, me fit signe de venir prendre place près d’elle. À en juger par ces égards, elle n’était pas venue me voir en ennemie. Restait à savoir si vraiment elle était vis-à-vis de moi dans des dispositions amicales.

« J’ai reçu une lettre de votre oncle le Vicaire, dit-elle. Il me prie de venir vous voir, et je suis heureuse… pour des raisons que vous allez connaître… d’accéder à sa demande. Sans cette circonstance, ma chère enfant, je doute fort… l’aveu vous paraîtra étrange… que j’eusse osé me présenter devant vous. Mon fils s’est conduit envers vous en homme si faible et d’une façon, à mon avis, tellement inexcusable que moi, sa mère, je suis presque honteuse de me trouver en face de vous. »

Parlait-elle sérieusement, sincèrement ? Je l’écoutais, je la regardais, au comble de la surprise.

« Votre oncle, poursuivit Mme Macallan, me raconte dans sa lettre avec quel courage vous avez supporté votre terrible épreuve, et ce que vous vous proposez de faire maintenant qu’Eustache vous a quittée. Le pauvre homme semble choqué au delà de toute expression de ce que vous lui avez dit à Londres. Il me supplie d’user de toute mon influence auprès de vous pour vous persuader d’abandonner vos idées et pour vous ramener à votre ancien domicile au presbytère. Je ne partage pas du tout l’opinion de votre oncle, ma chère. Quelque chimériques que puissent être vos projets… si peu de chance que vous ayez de les mener à bonne fin… je ne puis m’empêcher d’admirer votre courage, votre fidélité, votre foi inébranlable en mon malheureux fils, après son impardonnable conduite. Vous êtes une admirable créature, Valéria, et voilà tout simplement ce que je suis venue vous dire. Embrassez-moi, mon enfant. Vous méritiez d’être la femme d’un héros… et vous avez pour mari l’un des plus faibles mortels qui soient au monde ! Dieu me pardonne de parler ainsi de mon propre fils ! mais c’est ce que je pense, et il faut que je le dise. »

Cette façon de juger Eustache était plus que je n’en pouvais supporter… même de la part de sa mère. Je me décidai, pour défendre mon mari, à rompre le silence que j’avais gardé jusque-là.

« Je suis on ne peut pas plus fière de votre bonne opinion, chère madame Macallan, lui dis-je ; mais vous me désolez… excusez ma franchise… en parlant d’Eustache dans ces termes offensants. Je ne suis pas du tout de votre avis ; je ne crois pas le moins du monde que mon mari soit le plus faible des hommes.

– Non, sans doute, vous ne le croyez pas ! reprit la vieille dame ; comme une bonne et brave épouse que vous êtes, vous faites un héros de l’homme que vous aimez, qu’il en soit digne ou non. Votre mari a une foule d’excellentes qualités, mon enfant… et je les connais aussi bien, sinon mieux que vous ; mais toute sa conduite, depuis l’instant où pour la première fois il a passé le seuil de la maison de votre oncle, jusqu’au jour où nous sommes, a été, je le répète, la conduite d’un homme essentiellement faible. Et savez-vous ce qu’il vient de faire pour mettre le comble à ses mérites ? Il vient de s’enrôler dans une société de secours aux blessés. Oui, à l’heure où je vous parle, il est en route, une croix rouge sur le bras, pour le théâtre de la guerre, en Espagne ; alors qu’il devrait être ici à vous demander pardon à genoux. Je dis que c’est la conduite d’un homme faible. D’autres pourraient la qualifier d’un nom plus dur encore. »

La nouvelle que m’annonçait la mère d’Eustache me causa autant de surprise que de peine. Je pouvais me résigner à une séparation momentanée ; mais tous mes instincts de femme se révoltaient, à l’idée que mon mari choisissait le moment où nous étions séparés pour mettre volontairement sa vie en danger. C’était de propos délibéré qu’il venait ajouter ainsi à mes anxiétés ! Je trouvais cela cruel de sa part… mais je ne voulus pas avouer à sa mère ce que je pensais. J’affectai d’être aussi calme qu’elle l’était elle-même, et je contredis ses conclusions avec toute la fermeté que je pus appeler à mon aide. Mais la terrible vieille n’en continua qu’avec plus de véhémence à l’accuser.

« Ce dont je me plains de la part de mon fils, poursuivit Mme Macallan, c’est qu’il vous ait si mal comprise. S’il avait épousé une sotte, son attitude serait assez compréhensible. Dans ce cas, il aurait fait sagement de cacher à sa femme son premier mariage et cette horrible circonstance qu’il avait passé en jugement pour le meurtre de sa première femme. De même, si cette pauvre sotte avait découvert cet affreux secret, il aurait eu parfaitement raison… pour assurer leur tranquillité commune… de s’éloigner d’elle avant qu’elle pût le soupçonner de vouloir l’empoisonner à son tour. Mais vous êtes tout le contraire d’une sotte. Il ne m’est pas difficile de le voir, bien que je vous connaisse à peine. Comment ne l’a-t-il pas vu, lui ? Et s’il l’a vu, pourquoi ne vous a-t-il pas, dès le premier jour, confié son secret, au lieu de se présenter à vous sous un nom d’emprunt et de vous dérober votre amour ? Pourquoi avait-il formé le projet… il me l’a avoué… de vous emmener sur les bords de la Méditerranée, et de vivre avec vous à l’étranger, de crainte que quelques officieux amis ne vinssent à trahir son secret si vous restiez en Angleterre ? Quelle réponse peut-on faire à toutes ces questions ? Quelles explications peut-on donner de cette façon d’agir insensée ? Il n’y a qu’une réponse, il n’y a qu’une explication : Mon pauvre fils… il tient de son père… est faible, faible dans son jugement, faible dans ses actes ; et, comme tous les gens faibles, obstiné et déraisonnable au premier chef. Voilà la vérité. Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas. Je l’aime autant que vous pouvez l’aimer. Je n’ai pas non plus l’esprit fermé à ses mérites ; et l’un de ses plus grands mérites à mes yeux est d’avoir épousé une femme si courageuse, si résolue, si fidèle, et si éprise de lui qu’elle ne veut même pas permettre à sa propre mère de lui parler de ses défauts. Allez ! ma brave enfant, je vous aime de me haïr !

– Chère madame, ne dites pas que je vous hais ! m’écriai-je, bien qu’au fond elle ne se trompât peut-être pas tout à fait sur mes sentiments. Je me permets seulement de croire que vous confondez, dans la personne de votre fils, une âme délicate avec un esprit faible. Notre cher et malheureux Eustache…

–… Est une âme délicate ! dit l’imperturbable Mme Macallan, finissant ma phrase pour moi. Allons ! restons-en là, ma chère, et passons à un autre sujet. Je suis curieuse de savoir si nous allons sur ce point encore être d’avis différents.

– De quoi s’agit-il, madame ?

– Je ne vous le dirai pas, si vous m’appelez madame. Appelez-moi mère. Dites-moi : De quoi s’agit-il, mère ?…

– Eh bien ! de quoi s’agit-il, mère ?

– De votre idée de vous ériger vous-même en Cour d’Appel pour réviser le procès d’Eustache et forcer le monde à rendre en sa faveur un juste verdict. Avez-vous réellement l’intention d’entreprendre une pareille tâche ?

– J’ai cette intention ! »

Mme Macallan se recueillit un instant, et sa physionomie prit un air sombre.

« Vous savez, reprit-elle, si j’admire de tout mon cœur votre courage et votre dévouement à mon malheureux fils. Vous savez maintenant que je ne fais pas de phrases. Eh bien, sincèrement, je ne puis pas vous voir entreprendre des choses impossibles, je ne puis pas vous voir risquer inutilement votre réputation et votre bonheur, sans vous avertir avant qu’il soit trop tard. Ma chère enfant, ce que vous vous êtes mis dans la tête de faire ne peut être fait ni par vous, ni par personne. Abandonnez ce projet.

– Je vous suis infiniment obligée, madame Macallan…

– Mère !

– Je vous suis infiniment obligée, ma mère, pour l’intérêt que vous me témoignez, mais je ne puis abandonner mon projet. Que j’aie tort ou que j’aie raison, et quelques risques qu’il y ait pour moi, je dois, je veux tenter cette épreuve, et je la tenterai ! »

Mme Macallan attacha sur moi un regard pénétrant, poussa un soupir, et, se parlant tristement à elle-même :

« Oh ! jeunesse… jeunesse !… dit-elle. Quelle magnifique chose que d’être jeune !… »

Elle maîtrisa le sentiment de regret qui semblait lui venir au cœur, et, se tournant soudainement, presque violemment vers moi :

« Au nom du ciel, voyons, parlez, que comptez-vous faire ? »

À l’instant où elle me faisait cette question, l’idée me traversa l’esprit que Mme Macallan pouvait, si elle le voulait, me présenter à Miserrimus Dexter. Elle devait le connaître, elle ne pouvait pas ne pas le connaître, puisqu’il avait été l’hôte de son fils à Gleninch, et que c’était un de ses meilleurs amis.

« J’entends d’abord consulter Miserrimus Dexter, » répondis-je hardiment.

Mme Macallan se rejeta en arrière avec une grande exclamation de surprise.

« Avez-vous perdu la raison ? » s’écria-t-elle.

Je lui dis, comme je l’avais dit au Major Fitz-David, que j’avais lieu de croire que l’avis de M. Dexter pouvait réellement m’être d’un grand secours au début de mon entreprise.

« Et moi, répliqua Mme Macallan, j’ai lieu de croire que tout votre projet n’a pas le sens commun, et qu’en allant demander l’avis de Dexter, vous allez, ce qui s’accorde parfaitement avec la nature de votre entreprise, consulter un fou. Non pas, mon enfant, que ce soit un homme précisément dangereux ? Je ne veux pas dire qu’il pourrait jamais vous faire du mal ou être impoli avec vous. Je dis seulement que la dernière personne dont une jeune femme placée dans votre pénible et délicate position, doive réclamer l’appui, c’est Miserrimus Dexter. »

Quelle singulière chose ! C’était exactement l’avertissement du Major que répétait Mme Macallan, presque dans les mêmes termes. Ma foi ! il eut le sort de la plupart des avertissements ; il ne fit qu’exciter de plus en plus l’impatience que j’avais de mettre mon dessein à exécution.

« Vous me surprenez beaucoup, dis-je. La déposition de M. Dexter, je l’ai lue dans le compte-rendu de l’affaire, est aussi claire et aussi raisonnable qu’une déposition peut l’être.

– Je le crois bien ! répondit Mme Macallan, les sténographes et les reporters ont eu soin de donner une forme présentable à sa déposition, avant de la publier. Si vous l’aviez, comme moi, entendu parler, vous auriez été, ou profondément révoltée, ou extrêmement amusée, selon votre manière de considérer les choses. Après avoir commencé, non sans raison, par une modeste explication de son absurde nom de baptême, qui aussitôt fit cesser l’hilarité dans l’auditoire, il lâcha peu à peu la bride à sa folie. Il mêla de la plus étrange façon le faux et le vrai. Il se fit je ne sais combien de fois rappeler à l’ordre. Il fut même menacé d’amende et d’emprisonnement pour manque de respect à la Cour. Bref, il fut, ce qu’il ne saurait manquer d’être, un composé des qualités les plus étranges et les plus disparates : tantôt parfaitement clair et raisonnable, comme vous dites, tantôt se lançant comme un homme en délire, dans les divagations les plus saugrenues et les plus exagérées. Jamais il ne s’est vu au monde une personne moins faite pour donner des avis à qui que ce soit, je vous le certifie de nouveau. J’espère que vous ne comptez pas sur moi pour vous présenter à lui ?

– C’est justement à quoi je pensais, répondis-je. Mais, après ce que vous venez de me dire, chère madame Macallan, j’abandonne naturellement cette idée. Ce n’est pas d’ailleurs un grand sacrifice. Cela m’oblige seulement à attendre le dîner qui doit avoir lieu dans huit jours chez le Major Fitz-David. Il m’a promis d’inviter Miserrimus Dexter à se trouver à ce dîner avec moi.

– Ah ! voilà bien le Major ! s’écria la vieille dame. Si c’est en lui que vous mettez votre confiance, je vous plains. Il vous glissera entre les mains comme une anguille. Je suppose que vous lui avez demandé de vous présenter à Dexter ?

– C’est vrai…

– À merveille ! Mais Dexter le méprise, ma chère ! Le Major sait tout aussi bien que moi que Dexter n’acceptera point son invitation ; et, au lieu de vous dire tout bonnement non, comme un homme sincère, il prend cette voie détournée pour vous empêcher de voir Dexter. »

C’était là une mauvaise nouvelle, en vérité. Mais j’étais, comme toujours, trop obstinée pour m’avouer battue.

« À la rigueur, dis-je, je puis écrire à M. Dexter et lui demander une entrevue.

– Et y aller seule, s’il vous l’accorde, n’est-ce pas ? demanda Mme Macallan.

– Certainement, seule.

– Vous parlez sérieusement ?

– Très-sérieusement.

– Je ne vous laisserai pas y aller seule.

– Voulez-vous me permettre de vous demander comment vous comptez m’en empêcher ?

– Mais, en y allant avec vous, entêtée que vous êtes ! Oui, oui… je suis aussi entêtée que vous, moi, quand je m’y mets ! Écoutez ; je ne veux point savoir quels sont vos plans ; je ne veux y être mêlée en rien. Mon fils s’est résigné au verdict de la Cour d’Écosse, et je m’y suis résignée aussi. C’est vous qui ne voulez pas que les choses en restent là. Vous êtes une fière et téméraire jeune femme ; je ne sais comment je me suis laissée prendre d’affection pour vous, et je ne vous laisserai pas aller seule chez Miserrimus Dexter. Mettez votre chapeau.

– Tout de suite ? demandai-je.

– Sans doute. Ma voiture est à la porte, et plus tôt ce sera fait, mieux cela vaudra. Allez vous préparer, et ne perdons pas de temps. »

Je ne me le fis pas dire deux fois. Dix minutes après, nous roulions vers la demeure de Miserrimus Dexter.

Telle fut la conclusion de la visite de ma belle-mère !

XXIV. – MISERRIMUS DEXTER. – PREMIÈRE IMPRESSION.

Nous nous étions attardés à notre déjeuner avant l’arrivée de Mme Macallan chez Benjamin. La conversation qui avait suivi, entre ma belle-mère et moi, s’était prolongée assez tard dans l’après-midi. Le soleil se couchait au milieu de lourds nuages lorsque nous montâmes en voiture, et le crépuscule nous surprit en route.

La direction que nous avions suivie nous menait, autant que j’en pus juger, vers le faubourg qui s’étend au nord de Londres.

Pendant plus d’une heure, notre voiture roula à travers un sombre labyrinthe de rues, de plus en plus étroites et de plus en plus sales, à mesure que nous nous écartions du centre de la ville. En sortant de ce dédale, j’aperçus, dans l’obscurité croissante, de vastes et mornes espaces de terrains vagues qui semblaient n’être ni ville ni campagne. Au delà se voyaient quelques groupes de maisons abandonnées, parmi lesquelles çà et là quelques obscures petites boutiques ; on eût dit des villages, retardataires, égarés sur la route de Londres, et déjà fatigués et défigurés par la sueur et la poussière du voyage. Autour de nous, tout prenait un aspect de plus en plus sombre et désolé, lorsque, enfin, notre voiture s’arrêta, et Mme Macallan m’annonça de son ton sec et satirique, que nous étions arrivées au terme de notre voyage.

« Voici, ma chère, le palais du Prince Dexter, dit-elle. Qu’en pensez-vous ? »

Je promenai mes regards autour de moi… ne sachant pas le moins du monde qu’en penser, si je dois dire la vérité.

Nous étions descendues de voiture et nous nous trouvions sur un chemin raboteux et grossièrement empierré. À droite et à gauche, dans la demi-lueur du crépuscule, je pouvais voir de profondes tranchées où s’élevaient les fondements de nouvelles maisons, qui en étaient encore à cette première phase de leur existence. De tous côtés, autour de nous, étaient disséminés des tas de briques et de planches, et, çà et là, s’élevaient d’énormes poteaux prêts à recevoir des échafaudages et qui avaient l’air des arbres dénudés de ce désert de briques. Derrière nous, de l’autre côté du chemin, s’étendaient d’autres terrains vagues, sur lesquels on n’avait pas encore commencé à bâtir. Sur la surface de ce second désert, on apercevait confusément de blancs spectres de canards errant dans la solitude. À deux cents pas devant nous, autant que j’en pus juger, se dressait une masse noire qui, à mesure que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité, prit la forme plus arrêtée d’une antique maison, longue et basse, entourée d’une palissade peinte en noir, derrière laquelle croissait une haie d’arbres verts. À travers les amas de planches et de briques, et les tas d’écailles d’huîtres et de verre cassé qui jonchaient le sol, le valet de pied nous conduisit jusqu’à la palissade noire. C’était là le palais du Prince Dexter !

Il y avait une porte dans la palissade, et, près de cette porte, une sonnette, que le valet de pied ne découvrit pas sans peine. En tirant cette sonnette, il mit en mouvement, à en juger par le son qui se fit entendre, une énorme cloche, qui aurait mieux convenu à une église qu’à une habitation privée.

Pendant que nous attendions qu’on voulût bien nous introduire, Mme Macallan, m’indiquant du doigt la noire et longue ligne du bâtiment principal, me dit :

« C’est là encore une de ses folies. Les spéculateurs, qui construisent ici un nouveau quartier, lui ont offert je ne sais combien de mille livres sterling du terrain qu’occupe cette maison. C’était autrefois la maison seigneuriale du district. Il y a déjà longtemps, dans un de ses écarts d’imagination, Dexter l’a achetée. Nuls souvenirs de famille ne se rattachent pour lui à cette habitation ; les murs menacent de lui tomber sur la tête, et l’argent qu’on lui a offert lui ferait grand besoin. Mais non ; il a refusé toutes les offres qu’ont pu lui faire les plus entreprenants spéculateurs, et a fini par leur écrire une lettre conçue en ces termes : « Ma maison s’élève, comme un monument du pittoresque et du beau, parmi les honteuses, sordides et ignobles constructions d’un honteux, sordide et ignoble siècle. Je garde ma maison, messieurs, pour que sa vue soit une leçon… une leçon dont vous avez besoin. Regardez-la donc, tout en bâtissant autour de moi, et rougissez, si vous le pouvez, de vos œuvres. » Écrivit-on jamais lettre aussi absurde ?… Mais, silence ! j’entends des pas dans le jardin. C’est sa cousine qui vient. Remarquez bien que je dis sa cousine et non pas son cousin ; car, à la voix et dans l’obscurité, vous pourriez aisément vous y tromper. »

Une voix rude et profonde, que je n’aurais certainement jamais supposé être celle d’une femme, nous héla du côté intérieur de la palissade.

« Qui est là ?

– Mme Macallan, répondit ma belle-mère.

– Que voulez-vous ?

– Voir M. Dexter.

– Vous ne pouvez pas le voir.

– Pourquoi ?

– Comment avez-vous dit que vous vous appeliez ?

– Macallan… Mme Macallan… la mère d’Eustache Macallan. Comprenez-vous maintenant ?… »

La voix marmotta quelque chose en grognant, derrière la palissade, et une clef grinça dans la serrure de la porte.

Dans le jardin, sous l’épaisseur noire des arbustes, je ne pouvais rien voir distinctement de la femme à la voix rude, sinon qu’elle portait un chapeau d’homme. Ayant refermé la porte derrière nous, sans nous dire un mot de bienvenue ou d’explication, elle nous montra le chemin de la maison. Mme Macallan, qui connaissait les lieux, n’eut pas de peine à la suivre, et je suivis ma belle-mère d’aussi près que possible.

« Jolie famille ! me dit-elle tout bas en marchant. La cousine de Dexter est la seule femme de la maison, et cette cousine est une idiote. »

Nous entrâmes dans un spacieux vestibule, à la voûte surbaissée. La lueur d’une petite lampe qui brûlait à l’autre extrémité ne servait qu’à rendre visible l’obscurité de cette vaste salle. Sur les murs noircis, je pouvais entrevoir des peintures ; mais il m’était impossible de me rendre compte des sujets représentés.

Mme Macallan s’adressa à la cousine muette, au chapeau d’homme :

« Maintenant, voulez-vous nous dire pourquoi on ne peut pas voir M. Dexter ? »

La cousine, prit une feuille de papier qui se trouvait sur la table du vestibule, et la présenta à Mme Macallan.

« L’écriture du Maître ! dit tout bas et d’une voix rauque cette étrange créature, comme si la seule idée du Maître était pour elle pleine de terreur. Lisez, et, après cela, restez ou partez, comme il vous plaira. »

Elle ouvrit dans le mur une porte invisible que masquait une des peintures, et disparut comme un fantôme, nous laissant seules toutes deux dans le vestibule.

Mme Macallan s’approcha de la lampe, et, à sa lueur, regarda la feuille de papier que la femme venait de lui remettre. Je la suivis, et, sans plus de façon, je jetai aussi un coup d’œil sur ce papier, par-dessus l’épaule de ma belle-mère. Le papier portait de gros caractères tracés d’une main étonnamment ferme. Avais-je déjà respiré dans l’air de cette maison la contagion de la folie ?… ou avais-je réellement sous les yeux les mots que voici :

« AVIS. – Ma vaste imagination est en travail. Des visions de héros se déroulent devant mes yeux. Je ranime en moi les grands hommes des âges écoulés. Ma cervelle bout sous mon crâne. Quiconque, dans ces circonstances, viendrait me troubler, le ferait au péril de sa vie.

« DEXTER »

Mme Macallan, se retournant fort tranquillement vers moi, me regarda, et, avec son sourire sardonique :

« Est-ce que vous voulez toujours que je vous conduise vers lui ? » dit-elle.

Le ton moqueur dont cette question me fut faite piqua mon orgueil. Je résolus de n’être pas la première à abandonner la partie.

« Non pas, si je dois mettre votre vie en péril, Ô madame, répondis-je sans hésiter, tout en indiquant du doigt les mots écrits sur le papier qu’elle tenait à la main.

Ma belle-mère alla replacer le papier sur la table, sans daigner me répondre ; puis, elle se dirigea vers un enfoncement cintré qui se trouvait à notre droite, et au delà duquel j’aperçus vaguement un grand escalier aux marches de chêne.

« Suivez-moi, me dit Mme Macallan, en montant dans l’obscurité. Je sais où le trouver. »

Après avoir gravi, en tâtonnant, l’escalier qui conduisait au premier étage, nous arrivâmes d’abord à un palier, éclairé faiblement, comme la salle que nous venions de quitter, par une lampe placée au-dessus de nous dans un endroit qu’on ne pouvait voir. À partir de là, l’escalier prenait une direction opposée, et nous conduisit à un second palier, où aboutissait un petit corridor. Au bout de ce couloir, une porte ouverte nous laissa voir une chambre de forme circulaire, où la lampe brûlait sur la cheminée. Sa lumière éclairait un pan d’épaisse tapisserie qui pendait du plafond jusqu’au plancher, sur le mur opposé à la porte par laquelle nous venions d’entrer.

Mme Macallan souleva la tapisserie et, me faisant signe de la suivre, passa de l’autre côté.

« Écoutez ! » me dit-elle tout bas.

Par delà cette tapisserie, je me trouvai dans un enfoncement au passage obscur, au bout duquel un rayon de lumière de la lampe se projetait jusqu’à une porte close. J’écoutai, et j’entendis une voix accompagnée d’un bruit sourd et d’une sorte de grincement qui venait de l’autre côté de la porte et qui se rapprochait et s’éloignait, après avoir parcouru, autant que j’en pouvais juger, un assez grand espace. Tantôt le bruit sourd et le grincement atteignaient leur plus haut degré d’intensité et couvraient les notes de la voix ; tantôt ils allaient en s’affaiblissant par l’éloignement, et la voix prenait le dessus. La porte devait avoir une grande épaisseur ; car, malgré toute l’attention que j’y mettais, il me fut impossible de distinguer les mots articulés par la voix, si tant est qu’elle en articulât aucun, et de comprendre d’où provenaient ce bruit sourd et ce grincement que j’entendais.

« Que se passe-t-il donc de l’autre côté de cette porte ? murmurai-je à l’oreille de Mme Macallan.

– Marchez le plus légèrement possible, me répondit ma belle-mère, et venez voir. »

Elle disposa la tapisserie derrière nous, de façon à intercepter la lumière qui venait de la chambre ronde. Puis elle tourna sans bruit le bouton de la lourde porte et l’ouvrit.

Cachées dans l’obscurité du réduit, nous n’eûmes qu’à regarder à travers la porte ouverte.

Je vis alors, ou je crus voir dans l’obscurité, une longue chambre au plafond bas. Les dernières lueurs d’un feu mal entretenu fournissaient la seule clarté à l’aide de laquelle je pusse me faire une idée des objets et des distances. Le feu répandait une teinte rougeâtre sur le centre de la chambre, à l’opposé de l’endroit où nous nous tenions, et laissait les extrémités presque entièrement sombres. J’avais eu à peine le temps de faire cette remarque, quand j’entendis le bruit sourd et le grincement se rapprocher de moi. Une chaise haute, se mouvant sur des roulettes, traînait un être aux cheveux flottants, dont les bras s’agitaient violemment de haut en bas pour imprimer au mécanisme du siège roulant son maximum de vitesse. Quand il passa près de moi, l’être chevelu disait à voix haute :

« Je suis Napoléon au matin d’Austerlitz ! Je parle, et les trônes s’écroulent, et les rois tombent, et les nations tremblent, et des dizaines de milliers d’hommes combattent et meurent ! »

Le fauteuil fut en un instant hors de vue, et l’homme qui le faisait mouvoir devint un autre personnage.

« Je suis Nelson ! cria-t-il. Je commande la flotte, à Trafalgar. Je donne mes ordres avec le pressentiment de ma victoire et de ma mort. Je vois ma propre apothéose, mes funérailles publiques ; les larmes que verse sur moi mon pays ; mon entrée dans la glorieuse nécropole de l’Angleterre. Les siècles perpétuent ma mémoire, et les poëtes chantent mes louanges en vers immortels ! »

Le grinçant véhicule tourne à l’autre extrémité de la chambre et revient vers nous. La fantastique et terrible apparition, moitié homme, moitié chaise roulante, se montre et fuit de nouveau devant mes yeux, dans le jour mourant qui l’éclaire. Cette fois, cette espèce de centaure s’écrie :

« Je suis Shakespeare maintenant j’écris le Roi Lear, la tragédie des tragédies. Arrière les anciens et les modernes ! Je suis le poëte qui les dépasse tous. De la lumière !… de la lumière !… Les vers coulent, comme la lave, de mon cerveau en éruption. De la lumière !… de la lumière !… pour le poëte de tous les temps qui écrit des œuvres qui vivront à jamais ! »

Il reprit sa course vers le milieu de l’appartement. Au moment où il approchait du foyer, un dernier morceau de charbon ou de bois se ranima. Sa flamme lui permit de nous apercevoir sur le seuil de la porte ouverte. La chaise roulante s’arrêta brusquement, en ébranlant le parquet vermoulu de la chambre ; puis, changeant de direction, courut sur nous comme un animal sauvage. Nous n’eûmes que tout juste le temps, pour l’éviter, de nous coller contre le mur du réduit. La chaise roulante passa devant nous et déchira le rideau de tapisserie. La lumière de la lampe, qui éclairait la chambre circulaire, pénétra par cette déchirure. L’homme à la chaise roulante arrêta son véhicule, tourna la tête, et jeta sur nous un regard de curiosité effrayante.

« J’ai failli les écraser ! j’ai failli les mettre en pièces pour avoir osé s’introduire ici ! » se dit-il à lui-même.

Après avoir fait tout haut cette aimable réflexion, il fixa ses yeux sur nous. Sa pensée en même temps se reporta sur Shakespeare et le roi Lear.

« Goneril et Regane ! s’écria-t-il ; mes deux filles dénaturées ! L’enfer me les envoie pour me narguer !

– Il n’en est rien ! dit ma belle-mère aussi tranquillement que si elle se fût adressée à un être raisonnable. Je suis votre vieille amie, madame Macallan, et je vous amène la seconde femme d’Eustache Macallan qui désire vous voir. »

Au moment où elle prononça ces derniers mots : la seconde femme d’Eustache Macallan, l’homme à la chaise roulante fit un bond hors de son siège, et poussa un cri perçant, comme si ma belle-mère avait déchargé une arme à feu sur lui. Pendant la durée d’un éclair, nous vîmes en l’air une tête et un corps, absolument privés de leurs membres inférieurs. Puis, cette terrible créature sautelant, la tête en bas, sur ses mains, avec la prestesse d’un singe, courut à travers la longue chambre, jusqu’à ce qu’il eût atteint le foyer. Là, frissonnant et grelottant, près des cendres refroidies, il murmura à dix reprises :

« Oh ! ayez pitié de moi !… ayez pitié de moi !… »

Voilà l’homme dont je venais solliciter les conseils, l’homme en qui, dans ma détresse, j’avais placé ma confiance !

XXV. – MISERRIMUS DEXTER. – DEUXIÈME IMPRESSION.

Complètement découragée et dégoûtée, et, si je dois même l’avouer, complètement terrifiée, je dis tout bas à Mme Macallan :

« J’avais tort et vous aviez raison. Sortons d’ici ! »

Il fallait que l’oreille de Miserrimus Dexter fut aussi fine que celle d’un chien, car il entendit distinctement mon dernier mot : Sortons d’ici.

« Non pas ! s’écria-t-il vivement. Et s’adressant à ma belle-mère : Présentez-moi à la seconde femme d’Eustache Macallan. Je suis un gentleman et je dois lui faire des excuses. J’aime à étudier les caractères de l’humanité… Je désire la voir. »

Toute sa personne parut avoir subi une transformation complète. Il parlait de la voix la plus suave et poussait des soupirs comme une femme nerveuse qui vient de répandre un torrent de larmes. Le courage lui était-il revenu ou cédait-il à un accès de curiosité ?

« La crise est passée, voulez-vous encore vous en aller ? me dit Mme Macallan.

– Non, je suis prête à entrer, répondis-je.

– Avez-vous déjà repris confiance en lui ? me demanda ma belle-mère, de son air impitoyablement ironique.

– Je suis revenue de la peur qu’il m’avait causée, répliquai-je.

– Je regrette vivement de vous avoir effrayée, dit-il d’une voix douce, sans quitter encore la place où il s’était blotti près du foyer. Quelques personnes pensent que je suis un peu fou, par moments. Vous êtes venue, je suppose, dans un de ces moments… si ces personnes ne se trompent pas. J’admets que j’ai des visions. Mon imagination m’emporte hors de moi, et je dis et fais des choses étranges. Dans ces occasions, quiconque me rappelle cet horrible procès me ramène dans le passé et me cause une souffrance nerveuse inexprimable. Mais j’ai le cœur excessivement tendre, et, par conséquent, je suis, dans un monde comme celui-ci, un être véritablement malheureux. Veuillez agréer mes excuses. Entrez toutes les deux. Entrez, et ayez pitié de moi. »

Un enfant n’aurait plus eu peur de lui, maintenant. Un enfant serait entré dans sa chambre, et eût pris cet homme en compassion.

La pièce devenait de plus en plus obscure. Nous pouvions voir seulement la figure accroupie de Miserrimus Dexter à la faible clarté du feu mourant… mais c’était tout.

« Est-ce que nous ne pouvons pas avoir de la lumière ? demanda Mme Macallan. Et, quand on apportera un flambeau, cette dame va-t-elle donc vous voir hors de votre fauteuil ? »

Il prit un objet brillant et métallique qui pendait à son cou, le porta à sa bouche et fit entendre une série de notes aiguës, cadencées, pareilles à un chant d’oiseau. Après un court intervalle, une série de notes semblables, mais plus faibles, répondit d’une partie éloignée de la maison.

« Ariel vient. Remettez-vous, dit-il, madame Macallan, Ariel va me mettre en état de paraître aux yeux d’une dame. »

Il sautilla sur ses mains, dans l’obscurité, jusqu’à l’extrémité de la chambre.

« Attendez un peu, me dit Mme Macallan, et vous allez avoir une autre surprise. Vous allez voir la délicate Ariel. »

Nous entendîmes des pas lourds résonner sur le parquet de la chambre circulaire.

« Ariel ! » dit avec sa voix la plus douce, de l’endroit obscur où il était, Miserrimus Dexter.

À mon grand étonnement, la voix rude et masculine de la cousine au chapeau d’homme… voix qu’on eût prise pour la voix de Caliban, plutôt que pour celle d’Ariel… répondit :

« Me voici.

– Mon fauteuil, Ariel ! »

La personne si mal nommée souleva la tapisserie, de manière à laisser pénétrer plus de clarté dans la chambre, puis y entra en poussant le fauteuil roulant devant elle. Elle s’arrêta ensuite et enleva de terre Miserrimus Dexter, comme elle aurait fait d’un enfant. Mais, avant qu’elle pût le replacer sur son siège, il s’élança de ses bras, en poussant un petit cri de joie et sauta sur son fauteuil comme un oiseau saute sur son perchoir !

« La lampe, dit-il, et le miroir. Pardonnez-moi, ajouta-t-il, en s’adressant à nous, si je vous tourne un moment le dos. Vous ne devez pas me voir avant que mes cheveux soient arrangés. Ariel ! la brosse, le peigne, les parfums. »

Apportant la lampe d’une main, le miroir de l’autre, et, entre ses dents, la brosse avec le peigne fiché dans les crins, Ariel, second du nom, c’est-à-dire la cousine de Dexter, passa devant moi. Je pus alors, pour la première fois, voir sa large face, ses yeux sans expression et sans couleur, son gros nez, et son énorme menton. C’était une créature qui n’était qu’à moitié vivante, un être imparfaitement développé et informe. Elle était vêtue d’un paletot-pilote d’homme, et chaussée de lourdes bottines lacées ; avec cela, rien autre chose qu’un vieux jupon en flanelle rouge, et un peigne édenté, planté dans ses cheveux d’un blond filasse, et qui ne semblait occuper cette place que pour nous montrer que nous avions affaire à une femme. Telle était la personne peu hospitalière qui nous avait ouvert la porte de la maison, quand nous étions entrées, au milieu de l’obscurité.

Cette singulière femme de chambre, réunissant tous les objets nécessaires pour faire la toilette de son maître, encore plus singulier qu’elle, lui donna le miroir à tenir et se mit à l’œuvre.

Elle peigna, brossa, parfuma les boucles flottantes des cheveux et la longue barbe soyeuse de Miserrimus Dexter, avec le plus étrange mélange de pesanteur et d’adresse, que j’aie jamais vu. Exécuté dans un silence stupide, avec un regard lourd et des mouvements gauches, ce travail n’en fut pas moins parfaitement bien fait. Dexter, dans sa chaise, en suivait avec attention les progrès, au moyen de son miroir. Il était trop absorbé dans cette attention pour parler, jusqu’au moment où les derniers soins à donner à sa barbe obligèrent Ariel à se placer devant lui ; et, par conséquent, à tourner sa figure vers la partie de la chambre où nous nous trouvions, Mme Macallan et moi. Alors il nous adressa la parole, tout en prenant bien garde de tourner sa tête vers nous avant que sa toilette fût achevée.

« Maman Macallan, dit-il, quel est le nom de baptême de la seconde femme de votre fils ?

– Quel besoin avez-vous de le connaître ? lui demanda à son tour ma belle-mère.

– J’ai besoin de le connaître, parce que je ne puis lui adresser la parole en l’appelant madame Eustache Macallan.

– Pourquoi pas ?

– Cela me fait souvenir de l’autre madame Eustache Macallan… Et si le souvenir de ces horribles jours passés à Gleninch me revient, mon courage m’abandonnera… et je retomberai dans une de mes crises. »

En entendant ces mots, je me hâtai d’intervenir.

« Mon nom est Valéria, dis-je.

– Un nom romain, observa Miserrimus Dexter. Il me plaît. Mon âme a été jetée dans un moule romain. Mon corps eût été bâti aussi comme celui des Romains, si j’étais venu au monde avec des jambes. Je vous appellerai madame Valéria, si vous n’y voyez pas d’inconvénient. »

Je me hâtai de lui dire que je n’en voyais aucun.

« Très-bien ! madame Valéria, dit Miserrimus Dexter, voyez-vous la créature qui est en face de moi ? »

Et il m’indiqua sa cousine avec aussi peu de façons qu’il aurait indiqué un chien à la manière dédaigneuse dont il l’avait montrée. Elle continua à peigner et à lisser sa barbe aussi tranquillement qu’elle l’avait fait jusque-là.

« C’est la façon d’une idiote, n’est-ce pas ? poursuivit Miserrimus Dexter. Regardez-la : elle n’est qu’un simple végétal. Un chou, dans un jardin, a juste autant de vie et d’expression que cette fille en montre pour l’instant dans sa physionomie. Croiriez-vous jamais qu’un grain d’intelligence, d’affection, d’orgueil, ou de fidélité puisse exister, à l’état latent, dans un être aussi incomplètement développé ? »

J’éprouvais réellement quelque confusion à lui répondre. J’avais bien tort : l’imperturbable Ariel était toute à la barbe de son maître. Une machine n’aurait pas fait moins d’attention à ce qui se passait ou se disait autour d’elle.

« Eh bien ! moi, reprit Dexter, j’ai réveillé cette affection, cet orgueil, cette fidélité, et le reste, qui étaient là à l’état latent. Je tiens la clef de cette intelligence endormie. Maintenant, regardez-la quand je lui parle… Je lui ai donné son nom, à la pauvre créature, dans un de mes accès d’ironie, et elle s’est fait à ce nom tout juste comme un chien se fait à son collier. Maintenant, madame Valéria, regardez et écoutez… Ariel ! »

La lourde figure de la jeune fille commença à s’animer. Sa main cessa de se mouvoir mécaniquement et tint le peigne suspendu en l’air.

« Ariel !… Tu as appris à peigner mes cheveux et à parfumer ma barbe, n’est-ce pas ? »

Sa physionomie s’anima de plus en plus.

« Oui !… oui !… oui !… répondit-elle allègrement ; et vous avez dit que j’ai appris à le faire comme vous voulez que ce soit fait !

– Je le dis encore. Te plairait-il qu’une autre personne fît cette besogne à ta place ? »

Son regard s’illumina et prit une expression charmante de vivacité. Sa grosse voix d’homme fit entendre des notes d’une douceur inouïe.

« Personne ne prendra ce soin pour vous ! dit-elle d’un accent à la fois fier et tendre. Personne autre que moi ne vous touchera, tant que je vivrai.

– Pas même cette dame ? » dit Miserrimus Dexter, en dirigeant son miroir vers la place où j’étais.

Les yeux d’Ariel lancèrent un éclair ; sa main me menaça du peigne qu’elle tenait, dans un accès de jalouse colère.

« Qu’elle l’essaye ! s’écria la pauvre créature, de son ton de voix la plus rude. Qu’elle vous touche, si elle l’ose ! »

Dexter éclata de rire à ce mouvement de jalousie enfantine.

« C’est bien, ma bonne Ariel ! dit-il. Je donne congé pour le moment à ton intelligence. Rentre dans ton rôle habituel. Finis ma barbe. »

Elle reprit passivement son travail. L’éclat de ses yeux, l’expression de sa physionomie s’évanouirent peu à peu et disparurent. Ses mains se remirent à l’œuvre avec la dextérité mécanique qui m’avait si péniblement impressionnée lorsqu’elle avait pris d’abord la brosse. Satisfait d’avoir ainsi joué avec succès, en ma présence, le rôle de Prospero, Miserrimus Dexter reprit en souriant :

« Je pense que ma petite épreuve a pu vous intéresser. Vous avez vu ! L’intelligence endormie de ma singulière cousine est comme le son endormi d’un instrument de musique ; je joue de cet instrument et il se réveille sous ma main. Ma cousine aime que je la traite comme un instrument de musique ; mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est de m’entendre lui raconter des histoires. Plus ces histoires l’intriguent et l’étonnent, plus elle les aime. C’est très-amusant ! Je vous en donnerai un de ces jours, le spectacle. »

Ayant dit cela, il jeta un dernier coup d’œil sur son miroir.

« Ah ! fit-il, en s’y contemplant avec complaisance, maintenant je suis présentable. Disparais, Ariel ! »

Ariel sortit de la chambre de son pas lourd et bruyant, avec l’obéissance muette d’un animal apprivoisé. Je lui dis bonsoir quand elle passa près de moi. Elle ne répondit pas à mon salut ; elle ne me regarda même pas. Ma parole ne parut pas même arriver à sa grossière enveloppe. Elle était redevenue la créature insensible et inanimée qui nous avait ouvert la porte, et elle allait rester dans cet état, jusqu’à ce qu’il plût à Miserrimus Dexter de lui parler de nouveau.

« Valéria, me dit ma belle-mère, notre hôte attend discrètement que vous lui fassiez connaître le but de votre visite. »

Pendant que mon attention s’était arrêtée sur sa cousine, Dexter avait roulé son fauteuil de mon côté et me faisait face, de façon que la lumière de la lampe tombait en plein sur lui. Quand j’ai parlé de son intervention dans le procès de mon mari, j’ai sans le vouloir anticipé sur ce que j’ai à dire ici de lui. Je voyais maintenant de près sa physionomie brillante d’intelligence, ses grands yeux bleu clair, ses longs cheveux châtains, ses mains effilées, fines, et blanches, son cou délicat et puissant. La difformité, qui faisait un si triste contraste avec les mâles beautés de sa tête et de son buste, était cachée aux yeux par une robe orientale aux couleurs multiples, étendue sur son fauteuil comme un couvre-pieds. Il portait un veston de velours noir, attaché librement sur sa poitrine par des boutons de malachite. Des manchettes en dentelle garnissaient ses poignets, comme au siècle dernier. Était-ce faute d’intelligence de ma part ? Je ne voyais rien en lui qui trahît la folie, rien qui, lorsqu’il me regarda, me fît détourner la tête. Le seul défaut qu’il me fût possible de distinguer dans sa figure était peut-être au-dessous des tempes, au coin extérieur des yeux. Là, quand il riait, et même un peu quand il souriait, la peau se contractait en petits plis, en petites rides bizarres, tout à fait en désaccord avec l’apparence presque jeune qu’avait le reste de sa physionomie. Sa bouche, autant que la barbe et les moustaches me permettaient d’en juger, était petite et délicatement modelée. Son nez d’une forme parfaite, droit comme un nez grec, était peut-être seulement un peu trop mince, en proportion de ses joues pleines et de son front haut et large. Pris dans son ensemble, et en le considérant avec les yeux, non sans doute d’un physionomiste, mais d’une femme, je ne puis m’empêcher de déclarer que ce visage était extraordinairement beau. Un peintre y aurait vu un modèle pour une tête de Saint Jean, et une jeune fille, qui n’aurait rien su de la difformité que cachait la robe orientale, se serait dit, au premier coup d’œil : Voilà le héros de mes rêves !

« Eh bien, madame Valéria, dit-il du ton le plus calme, est-ce que je vous fais peur maintenant ?

– Certainement non, monsieur Dexter. »

Ses yeux bleus… doux comme des yeux de femme, transparents comme des yeux d’enfant… se fixèrent sur moi avec une expression étrange, qui tout à la fois me toucha et m’embarrassa.

D’abord, il y eut dans son regard un doute pénible ; puis ce regard exprima une admiration si complète, si franche, si ouverte, qu’une femme un peu vaniteuse se serait imaginé qu’elle avait fait sa conquête à la première vue. Soudain une nouvelle émotion s’empara de lui : il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, il leva les mains avec un geste de regret, et murmura des phrases inachevées, comme se laissant aller à de secrètes et mélancoliques pensées, qui semblaient l’entraîner loin du présent et le plonger de plus en plus profondément dans quelque pénible souvenir du passé. Çà et là, je saisis quelques mots ; peu à peu, je me surpris essayant de pénétrer le mystère de ce qui se passait dans l’âme de cet homme étrange.

« Une figure beaucoup plus charmante ! murmurait-il. Mais non !… non ! pas une figure plus charmante. Quelle figure fut jamais plus belle que la sienne ?… Il y a quelque chose… mais non pas tout de sa grâce. Quel est donc le trait de ressemblance qui réveille son souvenir dans ma mémoire ?… L’inclinaison de la tête, peut-être ? Pauvre ange martyr !… Quelle vie !… Et quelle mort !… quelle mort !… »

Me comparait-il, en ce moment, à la victime du poison, à la première femme de mon mari ? Ses paroles entrecoupées semblaient justifier ma supposition. Si cela était, il aurait donc aimé la morte ? Oui, il n’y avait pas à se méprendre sur l’accent brisé de sa voix, quand il parlait d’elle : il l’avait admirée vivante ; il la pleurait morte. En supposant que je pusse réussir à obtenir la confiance de cet homme extraordinaire, qu’en résulterait-il ? Gagnerais-je ou perdrais-je à la ressemblance qu’il croyait avoir découverte en moi ? Ma vue lui apporterait-elle une consolation ou une peine ? J’attendais avec impatience qu’il me parlât plus longuement de la première femme de mon mari. Mais pas un mot sur elle ne sortit plus de sa bouche. Un nouveau changement se manifesta dans le cours de ses idées. Il leva la tête, comme réveillé en sursaut, et regarda autour de lui, comme un homme fatigué pourrait regarder, s’il était tout à coup troublé dans un profond sommeil.

« Qu’ai-je fait ? dit-il. Ai-je encore abandonné mon âme à la dérive de mes pensées ? »

Il frissonna et soupira :

« Oh ! cette maison de Gleninch ! n’en chasserai-je donc jamais le souvenir ? Oh ! cette maison de Gleninch !… »

À mon grand désappointement, Mme Macallan coupa court à cette révélation commencée de Dexter.

Dans le ton et dans la façon dont il avait nommé la maison de campagne de son fils, quelque chose l’avait sans doute offensée. Elle intervint, et dit avec amertume et fermeté :

« Doucement, mon ami, doucement ! Je crois que vous ne savez pas bien ce que vous dites en ce moment. »

Les grands yeux bleus de Dexter lancèrent sur elle comme un éclair de colère. D’un tour de main, il approcha son fauteuil de Mme Macallan ; puis il la saisit par le bras et la contraignit à se pencher assez pour qu’il pût lui parler à l’oreille. Il était violemment agité. Ses paroles furent dites assez haut pour que je pusse les entendre de ma place.

« Je ne sais pas ce que je dis ? répéta-t-il en fixant ardemment ses yeux, non sur ma belle-mère, mais sur moi. Vous avez la vue basse, ma bonne dame ! Où sont vos lunettes ?… Regardez-la !… Ne voyez-vous pas, non dans son visage, mais dans sa tournure, une ressemblance avec la première femme d’Eustache ?

– Pure imagination ! répondit Mme Macallan. Je ne vois rien de pareil. »

Il lui secoua le bras avec impatience.

« Pas si haut ! lui dit-il à l’oreille. Elle pourrait entendre.

– Je vous ai entendus tous les deux, repris-je. Vous n’avez pas à craindre, monsieur Dexter, de parler devant moi. Je sais que mon mari a eu une première femme, et je sais de quelle façon malheureuse elle est morte. J’ai lu le procès.

– Vous avez lu la mort et la vie d’une martyre ! » s’écria Dexter.

Il roula son fauteuil de mon côté ; il se pencha sur moi presque tendrement, les yeux pleins de larmes.

« Personne ne l’a appréciée à sa juste valeur, dit-il, personne, si ce n’est moi… personne, que moi ! »

Mme Macallan se dirigea avec impatience vers l’autre extrémité de la chambre.

« Quand vous serez prête, Valéria, je le suis, dit-elle. Nous ne devons pas faire attendre plus longtemps les domestiques et les chevaux sur cette place ouverte et glacée. »

J’avais un intérêt trop profond à ce que Miserrimus Dexter poursuivît le sujet auquel il avait touché, pour vouloir le quitter en ce moment. Je feignis de n’avoir pas entendu Mme Macallan. Je posai ma main, comme par mégarde, sur le fauteuil de Dexter afin de le retenir près de moi.

« Vous avez montré, dans votre déposition, lui dis-je, en quelle haute estime vous teniez cette dame. Je crois, monsieur Dexter, que vous aviez des idées à vous sur le mystère de sa mort. »

Il avait tenu ses yeux fixés sur ma main, appuyée sur le bras de son fauteuil, jusqu’au moment où je risquai cette question. En l’entendant, il leva soudainement les yeux et me regarda au visage, en fronçant les sourcils d’un air de défiance.

« Comment savez-vous que j’ai des idées à moi là-dessus ? me demanda-t-il d’un ton sévère.

– Je l’ai compris en lisant le procès, répondis-je. Le Procureur-Général vous a interrogé et s’est exprimé presque dans les termes dont je viens de me servir. Je n’ai nullement l’intention de vous offenser, monsieur Dexter. »

Sa figure se rasséréna aussi rapidement qu’elle s’était assombrie. Il sourit et posa sa main sur la mienne. J’éprouvai une sensation de froid à ce contact. Tous mes nerfs frissonnèrent. Je retirai vivement ma main.

« Je vous demande pardon, dit-il, si je vous ai mal comprise. J’ai, en effet, des idées à moi sur cette pauvre victime. »

Il fit une pause et me regarda en silence avec une profonde attention.

« Avez-vous aussi quelques idées à vous, demanda-t-il ; quelques idées sur sa vie ou sur sa mort ? »

J’étais au comble de l’anxiété ; il fallait par ma franchise l’encourager à parler. Je répondis à sa question :

« Oui.

– Sont-ce des idées que vous avez communiquées à quelqu’un ? continua-t-il.

– Je ne les ai, jusqu’à présent, communiquées à âme qui vive.

– C’est bien étrange ! dit-il, en cherchant encore à lire dans mes yeux. Quel intérêt pouvez-vous prendre, vous, à une femme morte que vous n’avez jamais connue ? Pourquoi m’adressez-vous cette question précisément à cette heure ? Avez-vous une raison pour venir me voir aujourd’hui ? »

J’avouai hardiment la vérité ; je répondis :

« J’ai une raison.

– Une raison qui se rapporte à la première femme d’Eustache Macallan ?

– Oui.

– Se rapporte-t-elle à quelque circonstance de sa vie ?

– Non.

– À sa mort ?

– Oui. »

Il joignit soudain les mains, avec un geste de sombre désespoir ; puis pressa sa tête, comme s’il était frappé par une subite douleur.

« Je ne puis entendre cela ce soir, dit-il ; je donnerais tout au monde pour l’entendre ; mais je n’en ai pas la force. Dans l’état où je suis maintenant, je ne serais pas maître de moi. Je n’ai pas le courage de remuer l’horreur et le mystère de ce passé ; je n’ai pas le courage d’ouvrir la tombe de cette martyre. M’avez-vous entendu, quand vous êtes entrée ici ? J’ai une immense imagination. Elle ne connaît pas de frein. Elle fait de moi un acteur. Je joue les rôles de tous les héros qui ne sont plus. J’entre dans leur caractère. Je me plonge dans leur individualité. Je suis pour un moment l’homme que je me figure être. C’est plus fort que moi. Si je voulais maîtriser mon imagination, quand ces accès me prennent, je deviendrais fou. Je m’y laisse aller librement. Cela dure des heures. Quand ils me quittent, mon énergie est à bout, ma sensibilité est devenue effroyablement irritable. Que des idées tristes ou terribles s’emparent de moi dans ces moments-là et je suis capable d’avoir une attaque de nerfs ou de pousser des cris involontaires. Vous m’avez entendu crier, en arrivant ici. Vous ne devez pas me voir dans mes attaques de nerf. Non, madame Valéria, non, je ne voudrais pas pour tout au monde vous donner ce spectacle effrayant. Voulez-vous revenir demain, dans la journée ? J’ai acheté une chaise et un poney. Ariel, ma délicate Ariel, sait conduire. Elle ira vous chercher chez Mme Macallan. Nous pourrons causer demain, à l’heure où je suis en état de le faire. Je meurs d’envie de vous entendre. Je serai courtois, intelligent, communicatif, dans la matinée. En voilà assez pour aujourd’hui. Ne parlons plus de ce sujet qui m’agite et m’intéresse trop. Je dois calmer mon cerveau, ou il fera éclater son enveloppe. La musique est le véritable palliatif pour les cerveaux irritables. Ma harpe !… ma harpe !… »

Il fit rouler précipitamment son fauteuil jusqu’à l’extrémité la plus éloignée de la chambre… se croisant avec Mme Macallan, comme elle revenait vers moi pour hâter notre départ.

« Allons, dit la vieille dame avec impatience. Vous l’avez vu : il s’est suffisamment montré à vous. Un plus long entretien pourrait être fatigant. Partons ! »

Le fauteuil revint vers nous plus lentement. Miserrimus Dexter ne le faisait plus rouler qu’avec une de ses mains. De l’autre, il tenait une harpe, d’un modèle que je n’avais vu jusque-là qu’en peinture. Les cordes en étaient peu nombreuses, et l’instrument était si petit qu’on pouvait le tenir aisément sur le genou. C’était l’antique harpe que les peintres mettent dans la main des Muses et des bardes Gallois de la légende.

« Bonsoir, Dexter, » dit Mme Macallan.

Il leva une de ses mains d’un air impératif.

« Attendez, dit-il. Permettez qu’elle m’entende chanter. Je ne veux pas qu’une autre qu’elle m’inspire, continua-t-il. Je compose moi-même ma poésie et ma musique ; je les improvise. Laissez-moi réfléchir un court moment ; j’improviserai pour vous. »

Il ferma les yeux et appuya la tête sur sa harpe. Ses doigts en effleurèrent légèrement les cordes, pendant qu’il méditait son sujet. Au bout de quelques minutes, il releva la tête, me regarda, et fit entendre les premières notes de sa cantilène, en forme de prélude.

Était-ce de la bonne ou de la mauvaise musique ? Je ne pourrais même dire si c’était vraiment de la musique.

C’était une suite de sons sauvages, barbares, monotones, qui ne ressemblaient en rien aux compositions modernes. Tantôt on eût dit une danse orientale, au rhythme lent et onduleux ; tantôt elle me rappelait la sévère harmonie des vieux chants grégoriens. Les vers qui suivirent ce prélude étaient aussi sauvages, aussi libres de toutes règles de la prosodie, que la musique l’était des lois de l’harmonie. Ils étaient évidemment inspirés par la circonstance. J’étais le thème de cet étrange chant. Alors, avec une des plus belles voix de ténor que j’aie jamais entendues, mon poëte chanta ainsi :

Pourquoi vient-elle ?

Elle ranime le passé ;

Elle fait revivre la morte ;

Elle a sa grâce,

Elle a sa marche ;

Pourquoi vient-elle ?

Est-ce le sort qui me l’amène ?

Allons-nous errer tous les deux

Dans le dédale du passé ?

Allons-nous pénétrer ensemble

Les mystères de ce qui fut ?

Est-ce le sort qui me l’amène ?

L’avenir le révélera.

Que la nuit passe,

Que le jour vienne,

Je pourrai lire dans son cœur,

Elle pourra voir dans le mien.

L’avenir éclaircira tout.

Sa voix s’affaiblit, ses doigts touchèrent de plus en plus légèrement les cordes à mesure qu’il approchait des derniers vers. Sa tête se pencha sur son fauteuil. Au dernier ses yeux se fermèrent doucement. Il s’endormit, enlaçant sa harpe entre ses bras, comme un enfant s’endort en étreignant un nouveau jouet.

Nous sortîmes de la chambre sur la pointe des pieds et nous laissâmes Miserrimus Dexter… le poëte, le compositeur, le fou… plongé dans un paisible sommeil.

XXVI. – PLUS OBSTINÉE QUE JAMAIS.

Ariel se tenait dans la sombre salle du rez-de-chaussée, à moitié endormie, à moitié éveillée, attendant que nous quittions la maison. Sans nous parler, sans nous regarder, elle nous conduisit à travers la ténébreuse allée du jardin et ferma la porte derrière nous.

« Bonsoir, Ariel, » lui criai-je du dehors par-dessus la palissade.

Je n’entendis, pour toute réponse, que le bruit de ses pas pesants, pendant qu’elle retournait vers la maison, et, bientôt après, le bruit sourd de la porte d’entrée qu’elle refermait.

Le valet de pied avait judicieusement allumé les lanternes de la voiture ; il en prit une à la main pour venir nous éclairer à travers le labyrinthe de briques qu’il nous fallait traverser. Nous pûmes ainsi gagner la grande route sans accident.

« Eh bien ! me dit ma belle-mère quand nous eûmes repris place dans la voiture, vous avez vu Miserrimus Dexter ; j’espère que vous en avez assez. Pour moi, je lui rendrai la justice de déclarer que je ne l’ai jamais vu, depuis le temps que je le connais, aussi complètement fou qu’aujourd’hui. Qu’en dites-vous ?

– Je n’ose pas contredire votre opinion, repris-je, mais si je dois vous exprimer la mienne, je ne suis pas absolument sûre qu’il soit si fou.

– Vous ne le croyez pas fou, après les actes insensés auxquels il s’est livré dans son fauteuil ? dit Mme Macallan. Vous ne le croyez pas fou, après l’exhibition qu’il nous a faite de son infortunée cousine ?… Vous ne le croyez pas fou, après avoir entendu les strophes qu’il a chantées en votre honneur ; après l’avoir vu, pour couronner dignement le tout, tomber dans ce lourd sommeil ?… Valéria !… Valéria !… l’antique sagesse avait bien raison de dire qu’il n’y a pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir !

– Pardonnez-moi, chère madame Macallan, j’ai vu tout ce que vous venez de rappeler, et je n’ai jamais été plus surprise, plus confondue, depuis que j’existe. Mais, maintenant que je suis revenue de mon étonnement, et que je réfléchis sur ce que j’ai vu et entendu, je ne puis m’empêcher de douter que cet homme étrange soit réellement fou dans la véritable acception du mot. Il me semble qu’il n’a fait qu’exprimer franchement, quoique d’une manière décousue et confuse, je l’admets, des pensées et des sentiments, dont la plupart d’entre nous rougissent comme d’autant de faiblesses, et qu’en conséquence, nous avons soin de renfermer en nous-mêmes. Je confesse que je me suis souvent figuré que je passais dans l’âme et dans l’existence d’une autre personne, et que j’ai ressenti un certain plaisir en me contemplant sous ces traits d’emprunt. Un des premiers amusements de notre enfance… pour peu que nous soyons doués de quelque imagination… c’est d’abdiquer notre caractère propre et d’en revêtir un autre qui nous est étranger, comme celui de fée, de reine, ou de tout autre personnage fictif. M. Dexter nous a dit son secret précisément comme le font les enfants, et, si c’est là de la folie, il est certainement fou. Mais je remarque que, quand son imagination se refroidit, il redevient Miserrimus Dexter, et ne croit plus être Napoléon ni Shakespeare, pas plus que nous ne croyons nous-mêmes qu’il le soit. En outre, il faut tenir compte de l’existence solitaire et sédentaire qu’il mène. Je ne suis pas assez instruite pour comprendre quelle influence ce genre de vie peut exercer sur lui, mais je crois qu’il doit surexciter son imagination ; et il ne faut, je pense, attribuer cette exhibition de son pouvoir sur sa pauvre cousine, et le chant étrange qu’il nous a fait entendre, qu’à la contemplation unique et désordonnée de lui-même. Je l’avouerai et j’espère… que cet aveu ne me fera pas perdre tout à fait la bonne opinion que vous avez de moi… j’ai trouvé un certain plaisir dans ma visite, et ce qui est pire, il m’a réellement intéressée.

– Ce savant discours sur Dexter signifie-t-il que vous vous proposez de le revoir ? demanda madame Macallan.

– Je ne sais pas à quoi je me déciderai là-dessus demain matin ; mais, en ce moment, je suis résolue à retourner chez lui. J’ai échangé avec lui quelques paroles pendant que vous vous étiez éloignée, et je crois qu’il me sera réellement utile…

– Utile en quoi ?…

– Utile dans le seul dessein que j’aie en vue, dans le dessein, chère madame Macallan, que je regrette de vous voir désapprouver.

– Et vous allez le mettre dans votre confidence ? vous allez ouvrir votre âme tout entière à un homme tel que celui que nous venons de quitter ?

– Oui… si je suis demain là-dessus dans les mêmes dispositions que ce soir. Je conviens que je cours un risque ; mais ce risque, je dois l’affronter. Je sais que je commets une imprudence ; mais la prudence ne m’aiderait en rien dans la situation où je me trouve et pour le but où je vise. »

Mme Macallan ne m’adressa plus aucune remontrance verbale. Mais elle ouvrit une vaste poche qu’on voyait sur le devant de la voiture, et en tira une boîte d’allumettes, avec une lampe à lire dans les voitures de chemin de fer.

« Vous me contraignez, dit la vieille dame, à vous faire connaître ce que votre mari pense de votre nouvelle fantaisie. J’ai pris avec moi la dernière lettre qu’il m’a écrite d’Espagne. Vous jugerez par vous-même, pauvre âme entraînée par vos illusions, comment mon fils apprécie le sacrifice inutile et désespéré que vous êtes disposée à faire pour lui. Allumez la lampe. »

J’obéis avec empressement. Depuis qu’elle m’avait appris le départ d’Eustache pour l’Espagne , j’étais avide d’avoir de lui de plus amples nouvelles, d’en apprendre quelque chose qui pût m’encourager, après tant de désappointements et d’amères douleurs. Jusqu’à présent, je ne savais même pas si mon mari pensait quelquefois à moi, dans son exil volontaire. Quant au regret de m’avoir si brusquement quittée, hélas ! il ne pouvait sans doute l’éprouver encore ; notre séparation était trop récente.

Après avoir allumé la lampe et l’avoir fixée à sa place, entre les deux glaces de la voiture qui nous faisaient face, je reçus de Mme Macallan la lettre de son fils. Il n’y a pas de folie qui égale celle de l’amour ; j’eus besoin de faire sur moi un grand effort pour m’empêcher de baiser le papier sur lequel sa main chérie s’était posée.

« Voilà cette lettre dit ma belle-mère. Commencez à la seconde page, à la page qui vous est consacrée. Lisez jusqu’à la dernière ligne, au bas de cette page, et pour Dieu, chère enfant, rentrez dans votre bon sens avant qu’il soit trop tard ! »

Je fis ce qu’elle disait et lus ce qui suit :

« Puis-je me hasarder à vous parler de Valéria ? Il faut que je vous en parle. Dites-moi comment elle se trouve, dans quelle disposition elle vous paraît être, ce qu’elle fait. Je pense sans cesse à elle. Pas un jour ne se passe que je ne me désole de l’avoir perdue. Ah ! si elle avait pu se résigner à laisser les choses comme elles étaient ! Ah ! si elle n’avait jamais découvert l’affreuse vérité !

« Elle parlait de lire le procès, quand je l’ai vue pour la dernière fois. A-t-elle persisté dans ce projet ? Je crois, et je vous dis cela sérieusement, mère, je crois que, si je m’étais trouvé en face d’elle, lorsqu’elle a eu sondé toute l’ignominie de l’infâme accusation dont j’ai été publiquement l’objet, je crois que, devant la honte et l’horreur qu’elle a dû ressentir, je serais tombé mort ! Figurez-vous ses yeux si purs se fixant sur un homme qui a été accusé et qui n’a pas été complètement absous du plus abominable, du plus vil de tous les crimes ; et pensez ensuite à ce que cet homme eût dû souffrir, s’il lui restait un cœur, et dans ce cœur la moindre parcelle de honte !… J’ai la fièvre en écrivant ces lignes.

« Songe-t-elle toujours à ce rêve qu’elle avait formé, pauvre ange ! à ce rêve de générosité ingénue et irréfléchie ? S’imagine-t-elle toujours qu’il est en son pouvoir de faire éclater mon innocence aux yeux du monde ? Oh ! ma mère ! si elle y pense encore, employez toute votre influence pour lui faire abandonner cette idée ! Épargnez-lui l’humiliation d’un échec, les désenchantements, les insultes peut-être auxquels elle s’exposerait innocemment. Pour l’amour d’elle, pour l’amour de moi ! ne négligez rien pour atteindre ce but juste et charitable.

« Je ne lui écris pas. Je n’ose pas lui écrire. Ne dites rien, quand vous la verrez, qui puisse me rappeler à son souvenir. Au contraire, aidez-la à m’oublier le plus tôt possible. La seule chose bonne que je puisse faire, la seule expiation que je puisse m’imposer, pour le mal que je lui ai causé, c’est de séparer ma vie de la sienne. »

Ces mots désolants terminaient sa lettre. Je la rendis en silence à sa mère. Elle ne me dit, de son côté, que peu de mots.

« Si cela ne vous détourne pas de votre projet, reprit-elle en pliant lentement la lettre, rien ne pourra vous en détourner. Maintenant, laissons ce sujet. »

Je ne répondis pas. Je pleurais sous mon voile. Mon avenir me paraissait si triste, mon malheureux mari si mal inspiré, sa manière de voir si peu raisonnable ! La seule chance qui nous restât à tous les deux, et ma seule consolation, était de persister dans ma résolution désespérée plus fermement que jamais. Si quelque chose pouvait me confirmer dans cette résolution, et m’armer contre toutes les remontrances de mes amis, c’était la lettre d’Eustache. Elle eût été plus que suffisante pour produire cet effet. Du moins, il ne m’avait pas oubliée, il pensait à moi, il se lamentait chaque jour de m’avoir perdue. Cela me redonnait du courage… pour le moment.

« Si Ariel vient me prendre demain avec sa chaise et son poney, pensai-je en moi-même, j’irai avec Ariel ! »

Mme Macallan me déposa à la porte de Benjamin.

En la quittant, je lui avouai que, par crainte de la mécontenter, j’avais remis à la dernière minute de lui apprendre que Miserrimus Dexter m’enverrait chercher le lendemain chez elle. Je lui demandai si elle voudrait me permettre d’aller y attendre Ariel et la carriole, ou si elle préférait adresser carriole et cocher au cottage de Benjamin. Je m’attendais à une explosion de mécontentement. La vieille dame me surprit agréablement ; elle montra qu’elle m’avait véritablement prise en affection ; elle se contraignit.

« Si vous persistez à retourner chez Dexter, dit-elle, vous ne devez assurément pas partir de chez moi pour vous rendre chez lui. Mais j’espère que vous vous réveillerez demain dans des résolutions plus sages. »

Le lendemain arriva. Un peu avant midi, la carriole, attelée du poney, s’arrêta devant la porte de Benjamin, et une lettre de Mme Macallan me fut apportée.

« Je n’ai aucun droit de contrôler vos démarches, » m’écrivait ma belle-mère. « J’envoie la chaise, chez M. Benjamin, et j’ai la ferme espérance que vous ne voudrez pas y prendre place. Je souhaite que vous soyez bien persuadée, Valéria, que je suis véritablement votre amie. J’ai pensé toute la nuit à vous, pendant mes heures d’insomnie. Vous comprendrez combien était grande mon inquiétude, quand je vous dirai que je me reproche maintenant de n’avoir pas fait plus d’efforts autrefois pour empêcher votre malheureux mariage. Et encore qu’aurais-je pu faire de plus que je n’ai fait ? Je n’en sais réellement rien. Mon fils m’avoua qu’il vous faisait sa cour sous un nom supposé… mais il ne m’a jamais dit quel était ce nom, qui vous étiez, et où demeuraient vos parents. Peut-être aurais-je dû faire en sorte de le savoir. Peut-être aurais-je réussi si j’étais intervenue et vous avais éclairée en allant jusqu’au triste sacrifice de me faire un ennemi de mon fils. Je croyais avoir fait honnêtement mon devoir en exprimant ma désapprobation et en refusant d’assister au mariage. Ai-je été trop facile à me satisfaire ? Il est trop tard pour le demander. Pourquoi viendrais-je vous importuner avec les pressentiments et les regrets d’une vieille femme ? Mon enfant ! s’il vous arrivait quelque malheur, je m’en sentirais indirectement responsable. C’est cet état inquiet de mon âme qui me pousse à vous écrire, sans avoir rien à vous communiquer qui puisse vous intéresser. N’allez pas chez Dexter ! Un pressentiment douloureux m’a poursuivie toute la nuit. Votre nouvelle visite à Dexter finira mal ! Écrivez-lui une excuse. Valéria, je crois fermement que vous vous repentirez d’être retournée dans cette maison ! »

Y eut-il jamais une femme plus clairement avertie, plus soigneusement prévenue que moi ? Rien n’y fit.

Qu’il me soit permis de dire, à ma décharge, que je fus réellement touchée de ce qu’avait d’affectueux la lettre de ma belle-mère. Mais elle n’ébranla pas une seconde mes résolutions. Non ! tant que je vivrais, tant que je pourrais agir et penser, je n’aurais pas d’autre souhait, d’autre volonté que d’amener Miserrimus Dexter à me confier sa pensée au sujet de la mort de Mme Eustache Macallan. Cette pensée était pour moi l’étoile polaire qui me devait guider sur l’obscur chemin où je m’engageais. Je répondis à Mme Macallan, en lui exprimant toute ma gratitude et tous mes regrets. Puis, j’allai prendre place dans la carriole qui m’attendait.

XXVII. – M. DEXTER CHEZ LUI.

Je trouvai tout ce qu’il pouvait y avoir d’enfants oisifs dans le voisinage réunis autour de la carriole et exprimant dans leur langage leur stupéfaction à la vue d’Ariel, avec son paletot et son chapeau d’homme. Le poney était inquiet en entendant la rumeur de cette jeune foule. Mais Ariel, assise le fouet en main, restait magnifique de gravité, au milieu des quolibets et des rires qui éclataient autour d’elle.

« Bonjour ! » lui dis-je en approchant de ta carriole.

Ariel me répondit simplement :

« Montez. »

Puis, elle donna un coup de fouet au poney.

Je me préparais à accomplir en silence mon voyage vers le faubourg septentrional de Londres. Il était évidemment inutile que j’essayasse de parler. L’expérience m’avait appris que je ne devais pas espérer entendre tomber un seul mot de la bouche de ma conductrice. Mais l’expérience n’est pas infaillible. Après avoir conduit dans un morne silence pendant une demi-heure, Ariel me remplit d’étonnement en prenant tout à coup la parole.

« Savez-vous où nous allons ? demanda-t-elle en dirigeant son regard vers le point de la route qu’elle voyait entre les deux oreilles du poney.

– Non, répondis-je. Je ne connais pas le chemin. Où allons-nous ?

– Nous allons du côté d’un canal.

– Eh bien ?

– Eh bien, j’ai grande envie de vous jeter dans ce canal. »

Cette menace peu rassurante me sembla exiger une explication. Je pris la liberté de la lui demander.

« Et pourquoi voulez-vous me jeter dans le canal ? lui dis-je.

– Parce que je vous hais, me répliqua-t-elle froidement et ingénument.

– Qu’ai-je donc fait qui vous ait offensée.

– Que voulez-vous au Maître ?

– Entendez-vous dire M. Dexter ?

– Oui.

– Je veux avoir un entretien avec lui.

– Non ! Vous voulez avoir ma place. Vous voulez brosser ses cheveux et parfumer sa barbe à ma place… méchante ! »

Je commençais à comprendre. L’idée que Miserrimus Dexter, par épreuve et par jeu, avait jetée la veille dans cette pauvre cervelle, y avait mûri et se faisait jour maintenant en ma présence détestée.

« Je n’ai pas la moindre envie de toucher à ses cheveux ni à sa barbe, dis-je. Je vous abandonne entièrement ce soin. »

Elle se tourna vers moi ; sa grosse figure s’empourpra, ses yeux ternes se dilatèrent, sous l’effort inaccoutumé qu’elle fit pour parler, et pour comprendre ce que je venais de lui dire.

« Répétez-moi cela, dit-elle brusquement, et répétez-le cette fois plus lentement. »

Je le répétai plus lentement.

« Jurez-le ! » s’écria-t-elle, de plus en plus animée.

Je gardai mon sérieux, le canal était visible à peu de distance, et je jurai.

« Êtes-vous satisfaite maintenant ? » lui demandai-je.

Elle ne répondit pas. Elle avait épuisé son maigre vocabulaire. Elle regarda de nouveau droit entre les deux oreilles du poney, fit entendre un gros soupir de soulagement, et, pendant tout le reste du chemin, ne jeta plus les yeux sur moi et ne m’adressa plus la parole. Nous suivîmes les bords du canal, et j’échappai à l’immersion. Les grelots de notre petit véhicule retentirent à travers les rues et les vastes terrains en friche que j’avais entrevus dans l’obscurité de la précédente soirée ; l’endroit me parut encore plus morne et plus hideux au grand jour que la veille. La carriole tourna court dans une ruelle qui eut été trop étroite pour donner passage à un véhicule d’une plus grande dimension et s’arrêta devant un mur et une porte que je ne connaissais pas. Ariel ouvrit la porte avec sa clef, et, conduisant le poney par la bride, m’introduisit dans le jardin et l’arrière-cour de la vieille maison isolée et délabrée de Dexter. Le poney regagna tout seul son écurie, traînant la carriole allégée. Ma silencieuse compagne me fit alors traverser une cuisine froide et nue, et un long corridor en pierre, au bout duquel, ouvrant une porte, elle m’introduisit, par derrière, dans la salle où Mme Macallan et moi avions pénétré la veille, par la porte de devant. Là, Ariel prit le sifflet qui pendait à son cou et fit entendre les notes aiguës et cadencées qui m’étaient déjà familières, et qui servaient de moyen de communication entre Miserrimus Dexter et son esclave. Le sifflet s’étant tu, les lèvres d’Ariel s’ouvrirent une dernière fois, avec effort, et laissèrent échapper ces mots :

« Restez-là, jusqu’à ce que vous entendiez le sifflet du Maître. Alors, montez l’escalier. »

Ainsi, j’allais être sifflée comme un chien, et le pire, c’est que je n’avais rien de mieux à faire que de m’y résigner. Ariel m’adressa-t-elle au moins un mot d’excuse à ce sujet ? En aucune façon. Elle me tourna le dos, et disparut dans l’obscure région de la cuisine.

Après avoir attendu une minute ou deux, aucun signal ne se faisant entendre de l’étage supérieur, je m’avançai vers la partie la plus large et la mieux éclairée de la salle basse, pour examiner en plein jour les tableaux que je n’avais fait qu’entrevoir imparfaitement, la veille au soir, dans l’obscurité où ils étaient plongés. Une pancarte en lettres multicolores, peinte sous la corniche du plafond, m’apprit que les peintures qui décoraient les murs de cette salle étaient du très-habile Dexter. Non content d’être poëte et compositeur, il était peintre par-dessus le marché. Sur l’un des murs, les tableaux étaient intitulés : Illustrations de la souffrance. Les sujets représentés sur l’autre mur étaient des Épisodes de la vie du Juif-Errant. Les amateurs que le hasard pouvait amener devant ces tableaux étaient sérieusement avertis, au moyen d’une autre inscription, de les considérer comme des produits de la seule imagination du peintre. Les personnes qui, dans les œuvres d’art ne s’attachent qu’à la nature, disait l’inscription, ne sont pas celles à qui M. Dexter adresse les œuvres de son pinceau. Il ne prend ses sujets que dans son imagination ; la nature ne pose pas devant lui.

Prenant donc soin d’écarter d’abord de mon esprit toute idée empruntée à la nature, je me mis à regarder, en premier lieu, les tableaux qui représentaient la Souffrance illustrée.

Je n’ai que bien peu de connaissances en fait d’art mais je n’eus pas de peine à voir que Miserrimus Dexter ignorait encore plus que moi les lois élémentaires du dessin, de la couleur, et de la composition. Ses peintures étaient, dans le sens le plus rigoureux du mot, de véritables croûtes. Le plaisir maladif et déréglé que le peintre trouvait à représenter des scènes d’horreur, était, sauf certaines exceptions, la seule marque originale qu’il fut possible de découvrir dans la série de ses œuvres.

Le premier tableau de la souffrance illustrée, était intitulé Vengeance. Un corps mort, vêtu d’un costume de fantaisie, était étendu sur le bord d’un fleuve écumeux, sous l’ombrage d’un arbre gigantesque. Un homme furieux, aussi en costume de fantaisie, se tenait à cheval sur ce cadavre, et brandissait en l’air un grand sabre, en contemplant, avec une féroce expression de joie, le sang de l’homme qu’il venait de tuer, coulant avec lenteur et goutte à goutte de la lame. Le tableau suivant, intitulé Cruauté, était divisé en plusieurs compartiments. L’un avait pour sujet un cheval effaré que son cavalier éperonnait impitoyablement, dans un combat de taureaux. Dans un autre, un vieux philosophe disséquait avec volupté un chat vivant. Dans un troisième, deux païens se faisaient des politesses devant la torture que subissaient deux saints : l’un de ces saints rôtissait sur un gril de fer ; l’autre, pendu par les talons, venait d’être écorché vif et respirait encore. Me sentant peu disposée, après ces échantillons de Souffrances à regarder les autres, je me tournai vers le mur opposé pour suivre la carrière du Juif-Errant. Ici, une seconde inscription m’apprit que, dans la pensée du peintre, le capitaine du Vaisseau-Fantôme n’était autre que le Juif-Errant continuant sur mer son interminable voyage. Le peintre suivait dans ses aventures maritimes ce mystérieux personnage. Le premier tableau représentait un port sur une côte hérissée. Un vaisseau était à l’ancre, avec son timonier chantant sur le pont. La mer, au large, était noire et houleuse. Des nuages orageux, déchirés par de nombreux éclairs, s’abaissaient sur l’horizon. À la lueur de ces éclairs, on apercevait le sombre Vaisseau-Fantôme qui se dirigeait, tantôt s’élevant sur la cime d’une haute vague, tantôt disparaissant comme englouti dans les flots. Si mal peinte que fût cette toile, elle portait réellement l’empreinte d’une certaine imagination, d’un véritable sentiment du surnaturel. Le tableau qui venait après me montrait le Vaisseau-Fantôme. L’équipage qui le montait était composé de petits hommes, dont les figures étaient blanches comme la pierre et les vêtements noirs comme l’ébène. Ils étaient assis, en rangs silencieux, sur les bancs du canot, tenant leurs avirons dans leurs mains maigres et longues. Le Juif-Errant, vêtu aussi de noir, élevait ses yeux et ses mains vers le ciel orageux, comme pour l’implorer. Les fauves de la terre et de la mer, le tigre, le rhinocéros, le crocodile, le requin, etc., entouraient le voyageur maudit, comme d’un cercle magique, et subissaient l’influence de son regard qui les domptait et les fascinait. Les éclairs avaient cessé de briller. Le ciel et la mer s’étaient assombris. Une faible et blafarde lueur était projetée par une torche que secouait un Esprit vengeur, planant sur la tête du Juif, et soutenu par des ailes de vautour déployées. Eh bien ! si bizarre que fût cette conception, il y avait là je ne sais quoi qui saisissait l’esprit et qui, je l’avoue, me fit une impression profonde. Le mystérieux silence de la maison et l’étrange situation où je me trouvais y étaient sans doute pour quelque chose. Pendant que j’examinais encore les terribles compositions que j’avais devant les yeux, les notes aiguës du sifflet de Dexter se firent entendre. J’étais, pour l’instant, tellement bouleversée, que je tressaillis et poussai un cri d’épouvante. Je fus en ce moment tentée d’ouvrir la porte et de m’enfuir. L’idée de me trouver seule avec l’homme qui avait peint ces effrayants tableaux me terrifiait réellement. Force me fut de m’asseoir sur l’une des chaises de la salle, et quelques minutes s’écoulèrent avant que mon âme eût retrouvé son équilibre, et que je fusse rentrée en possession de moi-même. Dexter siffla une seconde fois d’une façon qui témoignait de son impatience. Alors je me levai et montai le large escalier qui conduisait au premier étage. Reculer, lorsque je m’étais à ce point avancée, m’eût fait honte à mes propres yeux. Mais mon cœur battait à coups pressés dans ma poitrine, quand j’approchai de la porte de l’antichambre, et j’avoue sincèrement que je commençai à mesurer toute l’étendue de mon imprudence.

Il y avait une glace sur le manteau de la cheminée de l’antichambre. Je m’arrêtai une minute, émue comme je l’étais, pour voir quelle figure j’avais dans la glace.

La tapisserie qui cachait la porte du salon était à demi soulevée. Quoique j’eusse fait peu de bruit en entrant, les oreilles de chien de Miserrimus Dexter avaient saisi le frôlement de ma robe sur le parquet. La belle voix de ténor que j’avais entendue chanter la veille m’interpella doucement.

« Est-ce madame Valéria ? Je vous en prie, ne vous arrêtez pas dans l’antichambre ; prenez la peine d’entrer. »

J’entrai.

Le fauteuil roulant s’avança à ma rencontre, si lentement et si doucement, que je m’en aperçus à peine. Miserrimus Dexter me tendit la main d’un air languissant. Sa tête était inclinée de côté, et il semblait rêver ; ses grands yeux se fixèrent sur moi avec une expression de tristesse. On ne retrouvait pas en lui le moindre vestige de l’homme emporté et violent de ma première visite, qui avait été successivement Napoléon et Shakespeare. Le Dexter du matin était un homme doux, pensif, mélancolique, qui ne rappelait le Dexter du soir que par la bizarrerie préméditée de son costume. Sa jaquette, cette fois, était d’une étoffe de soie rose piquée. Le couvre-pieds qui cachait sa difformité, était en satin vert de mer pâle, qui se mariait avec la jaquette ; et, pour compléter cet étrange costume de fantaisie, il avait à ses poignets des bracelets d’or massif, de la forme à la fois simple et sévère que nous a transmise l’antiquité !

« Que vous êtes bonne de venir illuminer et charmer ma solitude ! dit-il de son accent le plus triste et le plus harmonieux. J’ai fait la toilette que vous voyez, expressément pour vous recevoir, en y employant ce que j’ai de plus beau dans ma garde-robe. Ne soyez pas surprise de ce soin. Excepté dans ce dix-neuvième siècle infesté d’un ignoble matérialisme, les hommes ont de tout temps porté, aussi bien que les femmes, des étoffes précieuses et de brillantes couleurs. Il y a un siècle, un gentilhomme en soie rose était un gentilhomme convenablement habillé. Il y a quinze cents ans, les patriciens des temps classiques portaient des bracelets exactement pareils aux miens. Je méprise le dédain grossier pour ce qui est beau, et la basse crainte de la dépense qui, dans le siècle où nous vivons, réduit le costume d’un homme distingué à l’habit noir, et ses bijoux à une bague. J’aime à me parer de ce qui est brillant et beau, surtout quand une dame brillante et belle vient me voir. Vous ne savez pas combien votre visite me ravit. Je suis dans un de mes jours de mélancolie. Les larmes remplissent malgré moi mes yeux. J’ai soif de pitié. Pensez au misérable état dans lequel je vis. Je suis un pauvre être solitaire, qu’a frappé une effrayante difformité. Ah ! quelle compassion je devrais exciter ! et je suis un objet d’épouvante ! Mon cœur si affectueux… vide ! Mes talents si extraordinaires… inutiles ou mal appliqués. Triste ! triste ! triste ! Ayez pitié de moi, je vous en conjure ! »

Ses yeux étaient littéralement pleins de larmes, larmes de commisération qu’il versait sur lui-même. Il me regardait et me parlait du ton gémissant et plaintif d’un enfant malade qui a besoin que sa nourrice le console. J’étais fort en peine de savoir ce que je devais faire. C’était parfaitement ridicule, mais je n’ai jamais été plus embarrassée de ma vie.

« Je vous en conjure, répéta-t-il, ayez pitié de moi ! Ne me soyez pas cruelle. Je ne vous demande que bien peu de chose. Ayez pitié de moi, madame Valéria ; dites que vous avez pitié de moi ! »

Je dis que j’avais pitié de lui, et je me sentis rougir en disant cela.

« Merci, madame, dit humblement Miserrimus Dexter. Vous me faites du bien. Allez un peu plus loin. Donnez-moi la main. »

Ce fut dit d’un ton si grave et si solennel, qu’en dépit de mes efforts pour me retenir, je partis d’un éclat de rire.

Miserrimus Dexter me regarda avec une stupéfaction qui, hélas, ne fit qu’accroître mon intempestif accès de gaieté. L’avais-je offensé ? Il n’y parut pas. Revenu de sa surprise, il reposa doucement sa tête sur le dossier de son fauteuil, comme un homme qui écoute en connaisseur l’exécution d’un morceau quelconque. Quand j’eus repris mon sérieux, il redressa la tête et m’applaudit de ses deux mains blanches en m’honorant d’un :

« Encore ! »

Et il ajouta, en reprenant le ton enfantin :

« Recommencez, je vous en prie. Joyeuse madame Valéria, vous avez un rire musical, et moi j’ai une oreille musicale. Recommencez. »

Cependant, j’avais retrouvé mon sérieux.

« J’ai honte de moi-même, monsieur Dexter, lui dis-je ; pardonnez-moi, je vous en prie. »

Il ne me répondit pas ; je ne sais même s’il m’entendit. Son caractère variable semblait subir un changement. Il me parut examiner ma toilette avec une attention inquiète et tirer de cet examen des conclusions à lui.

« Madame Valéria, dit-il tout à coup, vous n’êtes pas confortablement assise dans ce fauteuil.

– Pardonnez-moi, répliquai-je, j’y suis très-confortablement.

– Pardonnez-moi, à votre tour ; il y a, à l’autre bout de la chambre, un fauteuil en jonc, de fabrique indienne, qui est plus convenable pour vous. Voulez-vous accepter mes excuses, si j’ai l’impertinence de vous prier de l’aller chercher vous-même ? J’ai une raison pour cela. »

Il avait une raison ! À quelle nouvelle excentricité allait-il me faire assister ? Je me levai, et j’allai chercher le fauteuil qu’il m’indiquait. Il était assez léger pour qu’il me fût facile de le traîner. Quand je revins près de lui, je crus voir que ses regards continuaient à scruter et à détailler ma toilette avec un soin particulier. Et, chose plus étrange, il paraissait en être à la fois charmé et chagriné.

Je plaçai mon fauteuil près de lui, et j’allais m’y asseoir, quand il reprit :

« Pardon encore ! Je vous serais obligé, plus que je ne puis vous le dire, d’aller prendre, à l’autre bout de la chambre, un écran accroché au mur, et qui est de même fabrication que le fauteuil. Nous sommes un peu près du feu ici ; vous pourrez trouver cet écran utile. Excusez-moi, encore une fois, de vous laisser prendre cette peine, mais permettez que je vous assure de nouveau que j’ai une raison pour cela. »

C’était la seconde fois qu’il me répétait, avec une expression singulière, qu’il avait une raison. La curiosité faisait de moi une aussi humble servante de ses caprices, que l’était Ariel elle-même. J’allai chercher l’écran. Quand je revins, je vis ses yeux toujours arrêtés, avec la même fixité incompréhensible, sur mon habillement, d’ailleurs parfaitement simple et sans la moindre prétention. Je retrouvai aussi dans son regard le même bizarre mélange de plaisir et de peine.

« Merci un millier de fois ! dit-il. Vous m’avez… très-innocemment… déchiré le cœur. Mais vous ne m’en avez pas moins causé un bonheur inappréciable. Voulez-vous me promettre de ne pas vous offenser, si je vous dis la vérité ? »

Il approchait de son explication. Je ne fis jamais une promesse avec plus d’empressement.

« Je vous ai impoliment envoyée chercher vous-même ce fauteuil et cet écran, continua-t-il ; mon motif, pour cela, vous paraître bien étrange, j’en ai peur… Vous êtes-vous aperçue que je vous regardais marcher très-attentivement… trop attentivement, peut-être ?

– Oui ; je pensais que vous examiniez mon costume. »

Il secoua la tête et soupira amèrement.

« Je n’examinais, dit-il, ni votre costume, ni votre visage. Votre costume est de couleur sombre, et votre visage est encore étranger pour moi. Chère madame Valéria, je tenais à vous voir marcher. »

À me voir marcher ! Que voulait-il dire ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Où errait en ce moment cet esprit vagabond ?

« Vous avez une qualité rare chez une Anglaise, reprit-il. Vous marchez bien. Elle marchait bien, elle aussi. Je n’ai pu résister à la tentation de la revoir en vous voyant. C’était son mouvement, c’était sa grâce simple, douce, inconsciente d’elle-même, que je revoyais en vous, quand je vous contemplais allant au bout de la chambre et en revenant. Vous l’avez fait sortir pour moi de la tombe, quand vous êtes allée chercher le fauteuil et l’écran. Pardonnez-moi de m’être ainsi servi de vous. L’idée était innocente, le motif était sacré. Vous m’avez désolé et vous m’avez ravi. Mon cœur saigne… et vous remercie. »

Il s’arrêta un moment ; il laissa tomber sa tête sur sa poitrine. Puis, il la releva soudain.

« Je suis certain, reprit-il, que nous parlions d’elle hier soir ; mais que disais-je donc ? et que disiez-vous ? Mes souvenirs sont confus ; je ne me les rappelle qu’à demi. Ayez la bonté, je vous en prie, de me les remettre en mémoire. Vous n’êtes point offensée de cette prière… n’est-ce pas ? »

J’aurais pu m’en offenser, si elle m’eût été adressée par un autre homme ; de sa part, je ne m’en blessai pas. Pour me fâcher contre Miserrimus Dexter, je tenais trop à trouver le chemin de sa confiance, maintenant qu’il avait abordé, de son propre mouvement, le sujet de la mort de la première femme d’Eustache.

« Nous parlions, répondis-je, de la mort de Mme Eustache Macallan, et nous disions… »

Il m’interrompit, en rapprochant vivement son fauteuil du mien.

« Oui ! oui ! s’écria-t-il ; et je m’étonnais de l’intérêt que vous pouviez avoir, vous, à pénétrer le mystère de sa mort. Parlez ! fiez-vous à moi ! je meurs d’envie de le savoir.

– L’intérêt que vous avez à l’apprendre, dis-je, ne peut être plus fort que celui qui m’anime moi-même. Le bonheur de toute ma vie à venir dépend du succès de mes efforts pour découvrir le mystère de cette mort.

– Bon Dieu !… Pourquoi ? s’écria-t-il. Mais arrêtez ! Voilà que je m’exalte, et je dois être calme, je dois rester maître de mon esprit ; je dois l’empêcher de s’égarer. La chose est trop sérieuse ! Attendez une minute ! »

Une élégante petite corbeille était accrochée à un des bras du fauteuil. Il l’ouvrit et en tira une bande de broderie aux trois quarts achevée, avec tout ce qu’il fallait pour exécuter ce genre de travail. Nous nous regardâmes par-dessus la broderie. Il remarqua ma surprise.

« Les femmes, dit-il, ont le bon sens d’apaiser leur esprit et de mûrir leurs desseins avec tranquillité, en se livrant au travail à l’aiguille. Pourquoi nous hommes, serions-nous assez déraisonnables pour nous refuser cette admirable ressource, la simple et calmante occupation qui détend les nerfs et donne à la pensée le repos et la liberté ? J’ai suivi, moi homme, le sage exemple des femmes. Madame Valéria, permettez-moi de rentrer en moi-même. »

Après avoir disposé gravement sa broderie, cet être bizarre commença à travailler, avec toute l’agilité d’une brodeuse accomplie.

« Maintenant, dit Miserrimus Dexter, si vous êtes prête, je suis prêt. Parlez… et je travaille en vous écoutant. Commencez, je vous prie. »

Je lui obéis et je commençai.

XXVIII. – DANS L’OBSCURITÉ.

Avec un homme tel que Miserrimus Dexter, et avec un projet tel que celui que j’avais en vue, des demi-confidences n’étaient pas de mise. Il me fallait ou courir le risque d’une révélation sans réserve, ou abandonner au dernier moment l’épreuve que j’avais résolu de tenter. Dans la situation critique où je me trouvais, je ne devais pas chercher un refuge dans un moyen terme, même quand je me serais sentie disposée à le faire. Au point où en étaient les choses je me résignai à courir tous les risques et je me plongeai, dès le début, les yeux fermés, au cœur de la difficulté.

« Autant, dis-je, que je puis le présumer, monsieur Dexter, vous ne savez que peu de chose, ou vous ne savez rien, de ma situation actuelle. Vous ignorez absolument, je crois, que mon mari et moi nous ne vivons plus ensemble.

– Est-il nécessaire de parler de votre mari ? demanda-t-il froidement sans lever les yeux et sans interrompre son travail.

– Cela est absolument nécessaire ; autrement, vous ne me comprendriez pas. »

Il baissa la tête et parut se résigner en soupirant. « Vous et Eustache ne vivez plus ensemble ? reprit-il. Cela veut-il dire qu’il vous a quittée ?

– Il m’a quittée, et est passé à l’étranger.

– Sans aucune nécessité qui l’y oblige ?

– Sans la moindre nécessité.

– N’a-t-il fixé aucune époque pour son retour ?

– S’il persévérait dans son intention actuelle, Eustache ne reviendrait jamais à moi. »

Pour la première fois il leva la tête de dessus sa broderie… en paraissant redoubler tout à coup d’attention.

« Le désaccord qui vous a séparés est-il si sérieux ? demanda-t-il. Êtes-vous libres vis-à-vis l’un de l’autre, charmante madame Valéria, par le commun consentement des deux parties ? »

Le ton avec lequel il m’adressa cette question ne fut pas du tout de mon goût. Le regard qu’il jeta sur moi me fit tout d’abord regretter d’être venue, seule, me confier à lui. L’idée me vint pour la première fois qu’il était capable de tirer avantage de ma trop grande confiance. Je gardai néanmoins mon sang-froid, et le rappelai, plus par mon attitude que par mes paroles, au respect qu’il me devait.

« Vous vous méprenez tout à fait, repris-je gravement ; il n’y a pas eu de brouille, il n’y a pas eu même de malentendu entre mon mari et moi. Notre séparation, monsieur Dexter, a causé, à Eustache comme à moi, une profonde douleur. »

Il m’écoutait d’un air d’ironique résignation.

« Je suis tout attention, dit-il en enfilant son aiguille. Continuez, je vous prie ; je ne vous interromprai plus. »

Me rendant à son invitation, je lui fis connaître, sans aucune réserve, tout ce qui s’est passé ; en ayant soin toutefois de présenter les raisons d’Eustache sous le jour le plus favorable. Miserrimus Dexter laissa tomber sa broderie de ses mains et se prit à sourire doucement de mon innocent récit. Ce sourire irrita singulièrement mon système nerveux.

« Je ne vois rien de risible dans tout cela ! » lui dis-je sèchement.

Ses beaux yeux bleus se fixèrent sur moi, avec un air de surprise ingénue.

« Rien de risible ! répéta-t-il, rien de risible dans les signes évidents de folie que vous venez de décrire ! »

L’expression de son regard changea subitement. Elle devint sombre et dure.

« Attendez ! s’écria-t-il, avant que j’eusse le temps de lui répondre, vous ne pouvez avoir qu’une raison pour parler et pour agir avec tant de passion : cette raison, c’est… c’est que vous êtes éprise de votre mari !

– Être éprise de lui n’est pas une expression assez forte, répliquai-je ; dites que je l’adore… et du plus profond de mon cœur. »

Miserrimus Dexter pressa de l’une de ses mains sa magnifique barbe et répéta mes paroles, en fixant sur moi son regard pénétrant.

« Vous l’adorez du plus profond de votre cœur !… Pardon !… pourriez-vous me dire pourquoi ?

– Parce que je ne puis m’en empêcher, » repris-je avec humeur.

Il sourit ironiquement et se remit à sa broderie.

« C’est curieux ! se dit-il tout haut à lui-même. La première femme d’Eustache l’aimait aussi. Il y a des hommes dont toutes les femmes sont folles. Il y en a d’autres dont aucune femme ne se soucie. Elles n’ont, dans l’un et l’autre cas, aucune raison à donner. L’un de ces hommes est aussi beau, aussi aimable, aussi honorable, d’un rang aussi élevé que l’autre. Et cependant, pour l’un, les femmes se jetteront dans le feu ; tandis que pour l’autre, elles ne tourneront pas même la tête. Pourquoi ? Elles ne le savent pas elles-mêmes, ainsi que madame Valéria vient de l’avouer. Y a-t-il à cela quelque raison physique ? Une puissante attraction magnétique émane-t-elle du numéro un, laquelle n’émane pas du numéro deux ? Il faudra que j’étudie les causes de ce phénomène, quand j’en aurai le temps et que je serai d’humeur à le faire. »

Ayant ainsi posé la question à sa satisfaction intime, il leva de nouveau les yeux sur moi.

« Je suis toujours, dit-il, dans les ténèbres, en ce qui vous concerne et en ce qui concerne vos motifs. Je suis toujours à cent lieues de comprendre l’intérêt que vous avez à pénétrer l’affreux mystère de la tragédie de Gleninch. Gracieuse madame Valéria, prenez-moi la main, je vous prie, et conduisez-moi à la lumière. Vous n’êtes pas fâchée contre moi, n’est-il pas vrai ? Rendez-moi ce service, et je vous donnerai cette broderie, quand je l’aurai terminée. Je ne suis qu’un malheureux, solitaire, difforme, et d’un tour d’esprit bizarre. Je n’entends pas malice aux choses. Soyez indulgente, pardonnez-moi, éclairez-moi. »

Il reprenait ses manières d’enfant, et je vis reparaître sur ses lèvres son innocent sourire, avec les étranges petits plis et les rides qui l’accompagnaient aux angles de ses yeux. Je commençai à craindre d’avoir été, sans motif raisonnable, trop dure envers lui. Je pris, comme pénitence, la résolution d’avoir plus d’égards pour les infirmités de son esprit et de son corps, pendant le reste de ma visite.

« Permettez, monsieur Dexter, dis-je, que je retourne pour un moment à Gleninch. Vous convenez avec moi qu’Eustache est absolument innocent du crime pour lequel il a comparu devant le jury. Votre déposition dans le procès m’en est garant. »

Il interrompit son travail, et me regarda avec une attention grave et triste, qui me fit voir son visage sous un jour encore nouveau.

« C’est notre opinion, repris-je, mais ce n’a pas été celle du jury. Rappelez-vous quel fut son verdict : PREUVES INSUFFISANTES ! Ce qui veut dire que le jury appelé à juger mon mari a refusé de déclarer, positivement et publiquement, qu’il le croyait innocent. Ai-je raison ? »

Au lieu de me répondre, il replaça soudain sa broderie dans la corbeille et rapprocha son fauteuil du mien.

« Qui vous a dit cela ? me demanda-t-il.

– Je l’ai lu moi-même dans le compte-rendu imprimé. »

Jusqu’à ce moment, sa physionomie avait témoigné d’une sérieuse attention… rien de plus. Pour la première fois, je crus la voir assombrie comme par un nuage, et elle exprima visiblement la méfiance.

« En général, dit-il, les femmes n’ont point l’habitude de se torturer l’esprit sur d’arides questions légales. Madame Eustache Macallan, deuxième du nom, vous devez avoir eu une bien puissante raison pour donner cette direction à vos lectures.

– J’avais une très puissante raison, en effet, monsieur Dexter. Mon mari s’est résigné au verdict écossais, sa mère s’y est résignée, ses amis, autant que je puis le savoir, s’y sont résignés également…

– Eh bien ?

– En bien ! mon mari, sa mère, ses amis se sont soumis au verdict écossais… moi, non ! »

J’avais à peine prononcé ces mots, que la folie de Dexter, à laquelle je n’avais pas cru jusque-là, sembla éclater. Il se dressa tout à coup sur son fauteuil, il s’élança vers moi, et, brusquement, il appuya ses mains sur chacune de mes épaules. En même temps ses yeux, à quelques pouces seulement de distance, plongeaient dans les miens un regard sauvage.

« Qu’est-ce donc que vous voulez dire ?… » s’écria-t-il d’une voix retentissante.

Un effroi mortel me saisit. Je fis pourtant de mon mieux pour ne pas le laisser voir. Du geste et du regard, je réprimai l’insolent et lui fis comprendre que j’étais choquée de la liberté qu’il prenait avec moi.

« Retirez vos mains, monsieur, et reprenez votre place ! » dis-je, d’une voix sévère.

Il m’obéit mécaniquement ; il s’excusa mécaniquement. Toute son âme était émue de mes paroles et s’efforçait de découvrir ce qu’elles signifiaient.

« Je vous demande pardon » dit-il, je vous demande humblement pardon. Ce sujet m’irrite et m’épouvante, il me fait perdre la raison. Si vous saviez quelle peine j’ai à rester maître de moi ! N’importe ! ne me prenez pas au sérieux ; n’ayez de moi aucune crainte. Ah ! que je suis honteux !… que je me sens petit et misérable de vous avoir offensée ! Punissez-moi. Prenez un bâton et frappez-moi. Attachez-moi sur mon fauteuil. Appelez Ariel, qui est forte comme un cheval, et dites-lui de me tenir. Je mérite et j’accepte tel châtiment qu’il vous plaira de m’infliger… Seulement, je vous en conjure, expliquez-moi ce que vous entendez par ces paroles : « Je refuse de me soumettre au verdict écossais. »

Il recula son fauteuil d’un air repentant.

« Suis-je assez loin ? fit-il du ton le plus humble. Aurez-vous encore peur de moi ? Je disparaîtrai complètement, si vous voulez, en m’enfonçant dans mon fauteuil. »

Il souleva son couvre-pieds, et il allait disparaître comme un pantin dans un théâtre de marionnettes, si je ne l’en avais empêché.

« Assez ! dis-je, c’est bien ! j’accepte vos excuses. Maintenant, écoutez-moi. Quand je dis que je refuse de me soumettre au verdict écossais, ma pensée ne va pas au delà de ma parole. Ce verdict a laissé une tache sur la réputation de mon mari. Eustache en ressent une profonde amertume, une amertume dont nul autre que moi n’a pu voir le fond. C’est parce que cette tache est sur lui qu’il s’est éloigné de moi. Il ne lui suffit pas que je sois persuadée de son innocence. Rien ne le ramènera à moi, rien ne le convaincra qu’à mes yeux il est toujours digne d’être le guide et le compagnon de ma vie, rien !… tant que la preuve visible et palpable de son innocence ne sera pas mise sous les yeux du jury et du public. Cette preuve, ses amis, ses avocats, et lui-même désespérèrent de la trouver jamais. Mais je suis sa femme, personne ne l’aime comme je l’aime, et il y a quelqu’un qui ne veut pas désespérer, il y a quelqu’un qui ne veut entendre à rien : c’est moi ! Avec l’aide de Dieu, monsieur Dexter, je voue ma vie à la revendication de l’innocence de mon mari. Vous êtes son ancien ami… je viens vous demander de m’aider dans ma tâche. »

Il semblait que c’était moi maintenant qui l’effrayais. Il passa avec inquiétude sa main sur son front, comme s’il eût voulu chasser de son cerveau quelque pensée importune.

« Est-ce un rêve ? se demanda-t-il à voix basse. Êtes-vous une vision de la nuit ?

– Je ne suis qu’une femme, repris-je ; une femme sans ami, qui a perdu tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle honorait au monde, et qui s’efforce de le reconquérir ! »

Il allait faire un mouvement pour rapprocher de nouveau son fauteuil. Je levai la main. Il s’arrêta aussitôt. Il y eut un moment de silence. Nous nous observions mutuellement. Ses mains tremblaient, son visage était pâle, ses lèvres étaient frémissantes. Quel souvenir éteint et enseveli dans son âme avais-je fait revivre dans toute sa primitive horreur ?

Il prit le premier la parole.

« C’est donc là, dit-il, l’intérêt que vous avez à pénétrer le mystère de la mort de Mme Eustache Macallan ?

– Oui.

– Et vous croyez que je puis vous y aider ?

– Je le crois. »

Il leva lentement sa main droite, l’index dirigé sur moi.

« Vous soupçonnez quelqu’un ! » dit-il.

Il dit cela d’un ton bas et menaçant. Il semblait m’avertir de prendre garde. Mais tant pis ! je n’allais pas arrêter là ma confidence ! je n’allais pas perdre ainsi le résultat de tout ce que j’avais souffert et risqué dans cette périlleuse entrevue !

« Vous soupçonnez quelqu’un ! répéta-t-il.

– Peut-être ! dis-je.

– Et… la personne que vous soupçonnez est-elle à votre portée ?

– Pas encore.

– Savez-vous où elle se trouve ?

– Non. »

Il posa sa tête languissamment sur le dossier de son fauteuil, en poussant un long soupir. Était-ce un soupir de soulagement ou de contrariété ? Était-il seulement fatigué d’esprit et de corps ? Qui aurait pu sonder et dire ce qui se passait dans cette âme ?

« Voulez-vous bien avoir la bonté de m’accorder cinq minutes, cinq minutes de répit et de repos. Je vous ai dit déjà combien tout ce qui a rapport au drame de Gleninch m’émeut et m’exalte. Je serai en état de reprendre tout à l’heure notre entretien, si vous voulez me faire la grâce de me laisser quelques minutes livré à moi-même. Vous trouverez des livres dans la chambre d’à côté. Veuillez m’excuser. »

Je me retirai aussitôt dans la pièce d’entrée. Il me suivit dans son fauteuil, jusqu’à la porte qu’il ferma derrière moi.

XXIX. – LA LUMIÈRE SE FAIT.

Un moment de solitude fut d’ailleurs un soulagement pour moi, aussi bien que pour Miserrimus Dexter.

Des doutes qui me firent tressaillir s’emparèrent de moi, tandis que j’allais et venais avec inquiétude, tantôt dans le vestibule et tantôt dans le corridor. Il était évident que j’avais, très-involontairement, réveillé dans l’âme de Miserrimus Dexter quelque poignant secret. Je torturai et fatiguai ma pauvre cervelle, en m’efforçant de deviner ce que ce secret pouvait être. Tous mes efforts, comme l’événement me le fit voir, furent vainement dépensés en suppositions, dont pas une n’approchait de la vérité. Je me plaçai sur un plus ferme terrain, quand j’arrivai à cette conclusion que Dexter n’avait assurément fait confidence de son secret à personne. Il n’aurait pas laissé voir les signes de trouble que j’avais remarqués en lui, s’il avait publiquement avoué, devant la Cour, ou communiqué à quelque ami intime, tout ce qu’il savait du terrible drame qui s’était passé dans la chambre à coucher de Gleninch. Quelle puissante influence l’avait contraint à se taire ? Avait-il gardé le silence par considération pour une autre personne, ou par crainte des conséquences qui pourraient en résulter pour lui-même ? Il m’était impossible de le dire. Pouvais-je espérer qu’il consentirait à me confier ce qu’il avait tu à la justice et à ses amis ? Quand il saurait ce que j’attendais réellement de lui, voudrait-il tirer de l’arsenal de ses connaissances, l’arme avec laquelle je pourrais obtenir la victoire dans le combat que je me préparais à livrer ? Ce n’était pas présumable, je ne pouvais le nier. Toutefois, l’entreprise valait la peine d’être tentée. Le hasard pouvait se déclarer en ma faveur, avec un être aussi bizarre que Miserrimus Dexter. Mon plan et mon projet étaient suffisamment étranges, suffisamment éloignés des voies ordinaires que suivent les pensées et les actions d’une femme, pour attirer ses sympathies.

« Qui sait ? pensais-je en moi-même, si, par hasard, je ne pourrai pas gagner sa confiance en lui disant simplement la vérité ? »

Au bout d’un instant, la porte se rouvrit, et la voix de mon hôte me rappela dans la grande pièce.

« Soyez la bienvenue, chère madame Valéria, dit Miserrimus Dexter. Je suis pleinement en possession de moi-même. Et vous, comment vous trouvez-vous ? »

Il me regardait et me parlait avec la cordialité d’un vieil ami. Pendant mon absence, si courte qu’elle eût été, un changement s’était encore produit dans cet esprit multiforme. Ses yeux brillaient de bonne humeur ; le sang affluait à ses joues, sous l’influence d’une nouvelle surexcitation. Son costume même avait subi une modification depuis que je l’avais quitté. Il portait maintenant une sorte de bonnet en papier blanc ; ses manchettes étaient retroussées ; un tablier, d’une propreté irréprochable, était étendu sur son couvre pieds vert de mer. Il tourna son fauteuil vers moi, en s’inclinant et souriant, et m’invita à m’asseoir avec la grâce d’un maître à danser.

« Je vais remplir l’office de cuisinier, dit-il avec la plus cordiale simplicité. Nous avons besoin tous deux de nous rafraîchir, avant de reprendre notre sérieux entretien. Vous voyez que j’ai pris mon habit de cuisinier… pardonnez-le moi. Il y a des formes à observer en toutes choses. Je suis un grand partisan des formes. J’ai pris un peu de vin, veuillez m’en excuser en prenant un peu de vin vous-même. »

Il remplit un verre en vieux cristal de Venise, d’une liqueur rouge pourprée qui plaisait à la vue.

« C’est du bourgogne, dit-il, le roi des vins ! et celui-ci est le roi des vins de Bourgogne… c’est du Clos-Vougeot. Je bois à votre santé et à votre bonheur ! »

Il remplit un second verre pour lui-même, et le vida en entier, pour me faire honneur. Je compris alors la cause de l’éclat qui brillait dans ses yeux et des vives couleurs répandues sur ses joues. Il était de mon intérêt de ne pas l’offenser. Je bus de son vin… et je convins avec lui qu’il était délicieux.

« Que mangerons-nous ? demanda-t-il. Il faut que ce soit quelque chose de digne du Clos-Vougeot. Ariel, la pauvre fille, sait un peu de cuisine ; mais je ne vous ferai pas l’injure de vous en offrir un échantillon. Permettez-moi de vous choisir quelque chose qui mérite de vous être offert. Allons à la cuisine. »

Il fit tourner son fauteuil, et m’invita à l’accompagner par un signe courtois de la main.

Je le suivis jusqu’à des rideaux fermés qui se trouvaient à l’un des bouts de la chambre, et que je n’avais pas encore remarqués. Tirant ces rideaux, il exhiba à ma vue une sorte d’alcôve ou cabinet dans lequel se trouvait un petit fourneau de cuisine à gaz d’une propreté parfaite. Des tiroirs, des buffets, des assiettes, des plats, des casseroles, étaient rangés le long des murs. C’était une batterie de cuisine en miniature, toute reluisante de propreté.

« Salut à la cuisine ! » dit Miserrimus Dexter.

Il tira d’un enfoncement, dans le mur, une plaque de marbre qui servait de table, et se mit à réfléchir profondément, en portant la main à son front.

« J’ai trouvé !… » s’écria-t-il.

Et ouvrant un des buffets, il y prit une bouteille noire d’une forme qui m’était entièrement nouvelle. Sondant cette bouteille avec une longue et grosse aiguille, il en tira plusieurs petites pommes noires, de formes très-irrégulières, qui auraient été assurément bien connues d’une femme accoutumée au luxe de la table des riches, mais qui ne l’étaient nullement d’une provinciale comme moi, ayant toujours vécu à la campagne, d’une vie simple, dans la maison d’un ministre jouissant d’un faible revenu. Quand je vis mon hôte déposer soigneusement ces substances, qui n’avaient rien de séduisant, sur une serviette blanche, puis se plonger encore une fois dans ses réflexions, en les considérant, je ne pus imposer plus longtemps silence à ma curiosité, et je m’aventurai à demander ce que c’était que cela, et si c’était des choses bonnes à manger.

Miserrimus Dexter fit un bond sur son fauteuil, à cette question inattendue, et me regarda, en étendant les bras, en signe d’étonnement.

« Où sont nos progrès si vantés ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que l’éducation, sinon un vain mot ? Voici une personne bien née, bien élevée qui ne connaît pas les truffes ! »

– J’en avais entendu parler, dis-je humblement ; mais je n’en avais jamais vu jusqu’à présent. Nos humbles tables dans le Nord, monsieur Dexter, ne connaissent pas ce luxe exotique. »

Miserrimus Dexter piqua délicatement une de ses truffes, du bout de son aiguille, et me la présenta, de façon à m’en donner une idée favorable.

« Faites votre profit, dit-il, de l’une des premières sensations, si peu nombreuses dans cette vie, qui ne cachent aucun désappointement sous leur apparence extérieure. Regardez bien cette truffe, madame Valéria, vous allez la manger tout à l’heure, cuite à l’étuvée, dans du vin de Bourgogne. »

Il alluma le gaz du fourneau, avec l’air d’un homme qui allait me donner une preuve inappréciable de son zèle.

« Pardonnez-moi, dit-il, si je garde le plus absolu silence, à partir du moment où je prends ceci dans ma main. »

En parlant ainsi, il retira de sa batterie de cuisine une petite casserole qui brillait sur toutes ses faces.

« Pour être convenablement pratiqué, l’art du cuisinier exige qu’il ne divise pas son attention, continuait-il gravement. C’est pourquoi aucune femme n’a jamais atteint, aucune n’atteindra jamais le point culminant de cet art. Règle générale : les femmes sont incapables de concentrer d’une manière absolue toute leur attention sur une seule occupation, quelle qu’elle soit, pendant un temps déterminé. Leur esprit se portera immanquablement sur quelque autre objet ; par exemple sur leur amoureux, ou sur leur nouveau chapeau. Le seul obstacle, madame Valéria, qui vous empêche de vous élever au niveau des hommes dans les diverses carrières industrielles, n’est pas, comme les femmes le supposent à tort, dans le vice des institutions du siècle où elles vivent. Non ! cet obstacle est en elles-mêmes. Aucune institution qu’on puisse imaginer dans l’intérêt de leur progrès, ne sera jamais assez forte pour lutter avec succès, contre l’amoureux ou le nouveau chapeau. Il y a peu de temps, par exemple, j’obtins de faire entrer des femmes dans les bureaux de l’administration des postes. L’autre jour je pris la peine, peine très-sérieuse pour moi, de descendre mon étage et de rouler mon fauteuil jusqu’au bureau de l’administration, pour voir comment les femmes qui y étaient employées exécutaient leur travail. Je pris avec moi une lettre qui devait être enregistrée. Elle portait une adresse extraordinairement longue. La femme chargée de l’enregistrer, commença à copier l’adresse, sur le reçu, d’une manière vraiment réjouissante et amusante. Elle était arrivée à la moitié de ce travail, quand une petite sœur de l’une des femmes employées dans le bureau y entra et passa précipitamment sous le comptoir de l’enregistreuse, pour aller trouver sa sœur et lui parler. L’esprit de l’enregistreuse prit aussitôt sa volée. Son crayon s’arrêta ; ses yeux suivirent l’enfant avec une charmante expression d’intérêt : – Eh bien ! lui dit-elle. Lucie, comment te portes-tu ? Puis se rappelant son travail, elle s’y remit. Quand je pris mon reçu sur le comptoir, une ligne de l’adresse de ma lettre avait été oubliée dans la copie, grâce à Lucie. Un homme à la place de cette femme n’aurait pas pris garde à Lucie ; il serait resté trop attentif à son travail. Il y a, entre les deux sexes, sous le point de vue intellectuel, une différence profonde et que toutes les lois imaginables ne pourront jamais faire disparaître, tant que durera le monde. Mais les femmes sont infiniment supérieures aux hommes, sous le rapport des qualités morales qui sont le véritable ornement de l’humanité. Contentez-vous, chères sœurs, de votre lot, et ouvrez les yeux sur votre erreur. »

Sur ce, il tourna son fauteuil vers le fourneau. Il eût été inutile de le contredire, même quand je me serais sentie disposée à le faire. Il s’absorba entièrement dans la préparation de son étuvée.

Je jetai les yeux autour de moi.

Le même goût pour les sujets horribles, que les peintures du rez-de-chaussée m’avaient fait voir dans l’esprit de Miserrimus Dexter, se montrait encore ici. Les photographies suspendues au mur représentaient les différentes formes de folie qu’on peut rencontrer dans la vie humaine. Les moules en plâtre, rangés sur la tablette du mur opposé, étaient des moules pris, après leur mort, sur des têtes de meurtriers célèbres. Un effrayant squelette de femme se dressait dans une armoire dont la porte était vitrée, et on lisait, placée sur le crâne, cette inscription cynique : Contemplez la charpente sur laquelle repose l’édifice de la beauté ! Dans une armoire correspondante, et dont la porte était ouverte, pendait toute déployée une chemise, qui me sembla tout d’abord faite de peau de chamois. Mais, en la touchant, je reconnus qu’elle était plus souple qu’aucune peau de chamois que j’eusse jamais maniée ; je trouvai dans l’un de ses plis, attachée avec une épingle, cette abominable étiquette : Peau tannée d’un marquis français. Qui dira que les nobles ne sont bons à rien ? On peut en faire de la peau de première qualité ! »

Après ce spécimen du goût de mon hôte, en fait de curiosités, je renonçai à poursuivre plus loin mon investigation. Je revins prendre place dans mon fauteuil, et j’attendis les truffes.

En ce moment, la voix du poëte-peintre-compositeur-cuisinier me rappela vers la cuisine. Le gaz était éteint. La casserole et son contenu avaient disparu. Sur la table de marbre je voyais deux assiettes, deux serviettes, deux petits pains, et un plat, avec une autre serviette, sur laquelle se trouvaient trois ou quatre boules noires. Miserrimus Dexter, avec le sourire le plus aimable, mit une de ces boules sur mon assiette, et une autre sur la sienne.

« Faites bien attention ! dit-il ; ceci fera époque dans votre vie ; vous garderez le souvenir du jour où vous aurez mangé votre première truffe. Ne la touchez pas avec votre couteau ; ne vous servez que de votre fourchette. Et pardonnez-moi… mais ma recommandation est essentielle… mangez avec lenteur ! »

Je suivis ces instructions, et j’affectai un enthousiasme que je ne ressentais, je dois l’avouer, qu’à demi. Je trouvai, à part moi, ce végétal de bien haut goût, et en même temps tout à fait au-dessous des éloges qu’on en fait. Miserrimus Dexter savourait sa truffe avec une savante lenteur, il sirotait délicieusement son merveilleux bourgogne, il chantait ses propres louanges comme cuisinier. Si bien que je finis par ne plus y tenir, impatiente de revenir à l’objet de ma visite. En dehors de mon unique but, tout m’était bien égal, et je voulus faire sentir à mon hôte que nous perdions un temps précieux. À brûle-pourpoint, je lui posai donc la question la plus dangereuse.

« Monsieur Dexter, dis-je, n’avez-vous pas entendu parler, dans ces derniers temps, de Mme Beauly ? »

Le sentiment de douce satisfaction répandu sur son visage s’évanouit à cette brusque question, et ne laissa pas plus de trace que n’en laisse une lumière qui s’éteint. Je retrouvai dans son attitude et dans sa voix la méfiance que j’y avais déjà signalée.

« Est-ce que vous connaissez Mme Beauly ? demanda-t-il.

– Je ne la connais, répondis-je, que par ce que j’ai lu sur elle dans le compte-rendu du procès. »

Il ne se tint pas pour satisfait de cette réponse.

« Vous devez avoir un intérêt quelconque à me poser cette question, dit-il, ou vous ne me l’auriez pas adressée. Est-ce comme amie ou comme ennemie, que vous vous intéressez à Mme Beauly ? »

Si hardie que je pusse être, je n’avais pas encore assez de témérité pour répondre avec une franchise entière à cette franche question. Je voyais assez dans la physionomie de Miserrimus Dexter, que je devais me tenir sur mes gardes vis-à-vis de lui, avant qu’il ne fût trop tard.

« Je ne puis vous dire qu’une chose, répliquai-je, c’est qu’il faut que je revienne à un sujet auquel il vous est très-pénible de toucher, je veux dire au procès.

– Soit ! fit-il avec un de ses mouvements de mauvaise humeur. Je suis ici à votre merci ; je suis un martyr sur le bûcher. Attisez le feu ! attisez le feu !

– Je ne suis qu’une femme ignorante, repris-je, et j’avoue que je vois mal les choses. Mais, il y a, dans le procès de mon mari, un passage qu’il m’est impossible d’admettre. La défense que son avocat a fait entendre pour lui me semble avoir été une complète méprise.

– Une complète méprise ! répéta-t-il. C’est là, madame Valéria, un langage étrange, pour ne rien dire de plus. »

Il voulait prendre un ton badin, il leva son verre. Mais je pus voir que j’avais produit une vive impression sur lui ; sa main trembla, quand il approcha le verre de ses lèvres.

« Je ne doute pas, continuai-je, que la première femme d’Eustache lui ait réellement demandé d’acheter l’arsenic. Je ne doute pas qu’elle s’en soit servie pour corriger son teint. Mais ce que je ne puis pas croire, c’est qu’elle soit morte pour en avoir pris, par erreur, une dose exagérée. »

Il reposa le verre sur la table qui était près de lui, avec une telle précipitation qu’il répandit la plus grande partie du vin contenu dans ce verre. Ses yeux rencontrèrent les miens, mais il les baissa presque aussitôt.

« Comment croyez-vous alors qu’elle soit morte ? demanda-t-il, d’un ton si bas que je pus à grand’peine l’entendre.

– Elle a été empoisonnée. » répondis-je.

Il fit un mouvement sur son fauteuil, comme s’il était sur le point de sauter à terre ; mais il y retomba, saisi d’une subite faiblesse.

– Non par mon mari ! me hâtai-je d’ajouter. Vous savez que j’ai la conviction absolue de son innocence. »

Je le vis frissonner. Je vis ses mains se cramponner convulsivement aux bras de son fauteuil.

« Qui donc l’aurait empoisonnée ? » demanda-t-il, en appuyant encore sa tête sur le dossier du fauteuil.

À ce moment critique, le courage me manqua. J’avais peur de lui dire sur qui se portaient mes soupçons.

« Ne me devinez-vous pas ? » dis-je.

Il y eut une pause. Je supposai qu’il se laissait aller au cours de ses idées. Ce ne fut pas pour longtemps. Tout à coup il tressaillit. L’espèce de prostration qui s’était emparée de lui s’évanouit subitement. Ses yeux recouvrèrent leur étrange éclat ; ses mains cessèrent de trembler, le coloris de ses joues devint plus brillant. Avait-il réfléchi sur le genre d’intérêt qui me portait à l’interroger au sujet de Mme Beauly ? Avait-il deviné ma pensée ? Oui ! il l’avait devinée.

« Dites-moi la vérité, sur l’honneur ! s’écria-t-il. Ne cherchez pas à me tromper. Est-ce une femme ?

– C’est une femme.

– Quelle est la première lettre de son nom ? Est-ce une des trois premières lettres de l’alphabet ?

– Oui.

– Un B… ?

– Oui.

– Beauly ?

– Beauly. »

Il leva les mains au-dessus de sa tête et poussa un éclat de rire frénétique.

« J’ai assez vécu ! s’écria-t-il d’un ton étrange. Enfin ! j’ai découvert une autre personne dans le monde qui voit le fait aussi clairement que je le vois moi-même. Cruelle madame Valéria ! pourquoi m’avez-vous mis à la torture ? Pourquoi n’avez-vous pas avoué cela plus tôt.

– Quoi ! m’écriai-je à mon tour, en me laissant gagner par la contagion de sa crise nerveuse ; vos idées sont-elles pareilles à mes idées ? Est-il possible que, vous aussi, vous soupçonniez Mme Beauly ? »

Il fit cette remarquable réponse.

« Soupçonner ! répéta-t-il avec dédain. Il n’y a pas pour moi, sur ce point-là, l’ombre d’un doute : Mme Beauly a empoisonné la première femme d’Eustache !

XXX. – L’ACCUSATION DE MADAME BEAULY.

Je me dressai debout et je regardai Miserrimus Dexter. J’étais trop agitée pour être en état de parler.

Ma plus haute espérance n’avait pas été certes jusqu’à présumer ce ton de conviction absolue. J’avais tout au plus pensé qu’il pourrait, par un pur effet du hasard, partager mes soupçons sur Mme Beauly. Et voilà que, de lui-même, sans hésitation, sans réserve, il faisait cette déclaration : Il n’y a pas là-dessus l’ombre d’un doute : Mme Beauly a empoisonné la première femme d’Eustache !

« Asseyez-vous, reprit Dexter avec tranquillité, et n’ayez pas l’ombre d’une crainte. Personne ne peut nous entendre dans cette chambre. »

Je repris ma place, et me calmai un peu.

« N’avez-vous jamais dit à personne autre, ce que vous venez de me dire ? »

Telle fut la première question que Miserrimus Dexter m’adressa.

« Jamais. Personne n’a le moindre soupçon de ma pensée.

– Pas même les avocats ?

– Pas même les avocats.

– Aucun témoignage légal, dit Dexter pensif, ne s’élève contre Mme Beauly. On ne peut invoquer qu’une certitude morale.

– Assurément, repris-je, vous auriez pu trouver ce témoignage, si vous l’aviez cherché. »

Il se prit à rire de mon idée.

« Regardez-moi ! dit-il. Un homme cloué sur ce fauteuil est-il en état de procéder à une enquête ? D’ailleurs, d’autres obstacles me barraient le chemin. Je ne suis pas généralement dans l’habitude de me livrer sans nécessité. Je suis un homme plein de précautions, quoique vous puissiez ne vous en être pas aperçue. Toutefois, mon incommensurable haine de Mme Beauly ne pouvait rester cachée. Si les yeux peuvent dévoiler les secrets, elle doit avoir découvert que j’avais soif de la voir dans les mains du bourreau. Quoi qu’il en soit, elle s’est toujours tenue en garde contre moi. S’il fallait vous décrire toutes ses ruses, toutes les ressources de la langue ne suffiraient pas à la tâche. Prenez les degrés de comparaison pour vous en faire simplement une idée approximative. Je suis positivement rusé ; le diable est comparativement plus rusé ; Mme Beauly est superlativement très-rusée. Non, non ! si elle doit être jamais dévoilée, à cette distance de l’époque où elle a commis son crime, ce ne sera pas par un homme… ce sera par une femme, par une femme qui ne lui sera pas suspecte, par une femme qui l’épiera avec la patience d’une tigresse que la faim dévore…

– Dites une femme comme moi ! m’écriai-je en l’interrompant. Je suis prête à tenter l’entreprise. »

Ses yeux étincelèrent, ses dents se laissèrent voir sous ses moustaches, ses mains battirent la caisse sur les bras de son fauteuil.

« Y songez-vous pour tout de bon ? demanda-t-il.

– Mettez-moi en votre lieu et place, répondis-je ; communiquez-moi la certitude morale, comme vous dites, que vous possédez en vous… et vous verrez !

– J’y consens ! s’écria-t-il. Dites-moi d’abord une chose : Comment en êtes-vous arrivée, vous qui n’êtes pas du pays, à la soupçonner ? »

Je lui exposai, du mieux que je pus, les diverses circonstances suspectes que j’avais recueillies dans les dépositions des témoins appelés devant la Cour. J’insistai spécialement sur cette déposition, faite sous la foi du serment par la garde, que Mme Beauly s’était absentée précisément lorsque Christine Ormsay avait laissé Mme Eustache Macallan seule dans sa chambre.

« Vous avez remarqué cela ! s’écria Miserrimus Dexter. Vous êtes une femme admirable ! Que faisait-elle dans la matinée du jour où Mme Eustache Macallan est morte empoisonnée ? Et, pendant les sombres heures de la nuit, où était-elle ? Je puis vous dire du moins où elle n’était pas : elle n’était pas dans sa chambre.

– Elle n’était pas dans sa chambre ! répétai-je. Êtes-vous réellement sûr de cela ?

– Je suis sûr de tout ce que je dis, quand je parle de Mme Beauly, ne l’oubliez pas un instant. Et maintenant écoutez. C’est un drame, et j’excelle à raconter les drames. Vous en jugerez par vous-même. Date : le 20 octobre. Lieu de la scène : le corridor, appelé le corridor de la chambre d’amis à Gleninch. D’un côté, une rangée de fenêtres donnant sur le jardin ; de l’autre côté, les portes de quatre chambres à coucher, avec leur cabinet de toilette. Première chambre, en comptant à partir de l’escalier, occupée par Mme Beauly. Seconde chambre, vacante. Troisième chambre, occupée par Miserrimus Dexter. Quatrième chambre, vacante. Voilà pour la scène. Le moment : onze heures du soir.

DEXTER, déshabillé dans sa chambre à coucher. Entre EUSTACHE MACALLAN.

EUSTACHE.

Mon cher ami, ayez bien soin de ne pas faire de bruit ; ne faites pas rouler votre fauteuil, d’un bout à l’autre du corridor, cette nuit.

DEXTER.

Pourquoi ?

EUSTACHE.

Mme Beauly est allée dîner à Édimbourg avec quelques amis, et en est revenue excessivement fatiguée ; elle est montée directement à sa chambre pour se coucher.

DEXTER, d’un ton ironique.

Quel air a-t-elle quand elle est excessivement fatiguée ? Est-elle toujours aussi belle ?

EUSTACHE.

Je ne sais, je ne l’ai pas vue. Elle a gagné sa chambre sans parler à personne.

DEXTER, avec une certaine logique.

Si elle n’a parlé à personne, comment savez-vous qu’elle est fatiguée ?

EUSTACHE, tenant un morceau de papier.

Pas de folie ! J’ai trouvé ce papier sur la table de la salle d’en bas. Rappelez-vous ce que je vous ai dit pour vous recommander le silence. Bonne nuit !

EUSTACHE se retire. DEXTER regarde le papier et y lit ces lignes tracées au crayon :

« J’arrive à l’instant. Pardonnez-moi, je vous prie, d’aller me coucher sans vous souhaiter une bonne nuit. J’ai fait un exercice exagéré ; je suis horriblement fatiguée. – HÉLÈNE. »

DEXTER est soupçonneux de sa nature. DEXTER suspecte Mme Beauly. N’importe pour quelle raison ; ce n’est pas le moment de s’en enquérir maintenant. DEXTER s’interroge lui-même :

Une femme fatiguée ne se serait pas donné la peine d’écrire ce billet. Elle aurait trouvé beaucoup moins fatigant de frapper à la porte du salon, quand elle a passé devant cette porte, et de faire ses excuses de vive voix. Je vois là quelque chose de louche. Je passerai la nuit dans mon fauteuil.

DEXTER s’y dispose. Il ouvre sa porte ; roule doucement son fauteuil dans le corridor ; ferme les portes des deux chambres vacantes, en emporte les clés, et rentre dans la sienne.

Maintenant, se dit-il à lui-même, si j’entends une porte s’ouvrir doucement dans cette partie de la maison, je saurai à coup sûr que c’est la porte de Mme Beauly ! Là-dessus, il pousse sa propre porte, la laissant entrebâillée aussi peu que possible pour regarder, au besoin, à travers l’embrasure. Puis, il éteint sa lampe et attend, les yeux fixés sur l’entrebâillement de la porte, comme un chat attend devant le trou d’une souris. Le corridor est le seul endroit qu’il ait besoin de surveiller, et une lampe y brûle toute la nuit. Minuit sonne ; il entend les verrous et les serrures des portes d’en bas se fermer, mais il n’entend rien autre chose. Minuit et demi ; rien encore ; la maison est silencieuse comme un tombeau. Une heure ; deux heures ; même silence. Deux heures et demie. Quelque chose attire enfin l’attention de Dexter. Il entend un bruit près de sa chambre, dans le corridor. C’est le bruit d’une porte qu’on ouvre avec les plus grandes précautions ; cette porte ne peut être que celle de la chambre de Mme Beauly, la seule occupée. Dexter se glisse, sans faire le moindre bruit, hors de son fauteuil, à l’aide de ses mains, se couche sur le parquet, près de sa porte entrebâillée, et écoute. Il entend la porte se refermer ; il voit un objet sombre ; il retire aussitôt sa tête de l’embrasure de la porte, et la couche sur le parquet, où personne, à coup sûr, ne s’avisera de la découvrir. Que voit-il alors ? Madame Beauly ! Elle marche, ayant sur ses épaules le long manteau qu’elle porte quelquefois, et dont les plis flottent derrière elle. Bientôt elle disparaît, après avoir dépassé la quatrième chambre, en tournant à angle droit dans un second corridor appelé le corridor du sud. Quelles sont les chambres dont l’entrée donne dans ce corridor ? Il y en a trois. La première est le petit cabinet d’étude mentionné dans la déposition de la garde. La seconde est la chambre à coucher de Mme Eustache Macallan. La troisième, celle de son mari. Qu’est-ce que Mme Beauly, soi-disant excédée de fatigue, peut avoir à faire dans cette partie de la maison, à deux heures et demie du matin ? Dexter se décide à courir le risque d’être vu, et à entreprendre un voyage de découverte… Savez-vous comment Dexter alla de place en place sans se servir de son fauteuil ? Avez-vous vu le pauvre estropié sauter sur ses mains ? Doit-il, avant de continuer, vous montrer comment il s’y prit ?

– Je vous ai vu sauter ainsi hier au soir, me hâtai-je de répondre. Continuez, je vous en prie, continuez votre récit, continuez !

– Aimez-vous ma manière de dramatiser une histoire ? me demanda-t-il. Suis-je intéressant ?

– Intéressant au delà de tout ce qu’on peut dire, monsieur Dexter. La suite !… la suite !… Je suis avide d’entendre la suite. »

Il sourit de ce sincère éloge, qu’il attribuait à son seul talent.

« Je suis également habile, dit-il, dans le style autobiographique » Voulez-vous que je vous en donne un échantillon, pour varier ma manière ?

– Tout ce qu’il vous plaira ! m’écriai-je ; mais, continuez !

– DEUXIÈME PARTIE : STYLE AUTOBIOGRAPHIQUE, reprit-il en appelant mon attention d’un signe. Je sautai tout le long du corridor de la chambre d’amis, puis je tournai dans le corridor du sud. Je m’arrêtai devant le petit cabinet d’étude. La porte en était ouverte, mais il n’y avait personne dans l’intérieur. J’entrai et j’atteignis la porte qui communiquait avec la chambre à coucher de Mme Eustache Macallan. Fermée à clef. Je regardai à travers le trou de la serrure. Y avait-il quelque étoffe pendue de l’autre côté pour intercepter la vue ? je ne puis le dire. Tout ce que je sais, c’est qu’il était impossible de rien voir, que l’obscurité. J’écoutai. Je n’entendis lien. Même obscurité, même silence en dedans de la seconde porte, fermée aussi à clef, de la chambre de Mme Eustache Macallan, qui s’ouvrait sur le corridor. J’allai à la chambre de son mari. J’avais la plus mauvaise opinion qu’on put avoir de Mme Beauly. Je n’aurais pas été surpris le moins du monde, si j’avais signalé sa présence dans la chambre d’Eustache. Là aussi, je regardai par le trou de la serrure. Cette fois, la clef avait été retirée, ou bien tournée du bon côté, de façon à ne pas intercepter ma vue ; je ne sais quelle supposition était la vraie. Le lit d’Eustache était placé le long du mur, faisant face à la porte. Je pus le voir, absolument seul, dormant du sommeil de l’innocence. Je réfléchis un instant. L’escalier de service se trouvait au bout du corridor, non loin de moi. Je le descendis, et me mis à explorer l’étage inférieur à la clarté de la lampe de nuit. Toutes les portes étaient fermées et les clefs en dehors, de sorte que je pus m’assurer de l’état de ces portes. La porte d’entrée de la maison était barrée et fermée au verrou. La porte qui donnait accès aux chambres des domestiques était dans le même état. Je retournai dans ma propre chambre, certain que tout était dans l’ordre accoutumé. Où pouvait être Mme Beauly ? Évidemment quelque part dans la maison… mais où ? Je m’étais assuré qu’elle n’était pas dans les chambres que je n’avais pu explorer. Le champ de mes recherches était épuisé. Elle ne pouvait être que dans la chambre à coucher de Mme Macallan, la seule qui eût échappé à mes investigations, la seule dont il ne m’avait pas été possible d’inspecter l’intérieur. Ajoutez à cela que la clef de la porte du cabinet d’étude, communiquant avec la chambre de Mme Macallan, avait été égarée d’après la déposition de la garde. N’oubliez pas non plus que le désir le plus ardent de Mme Beauly, ainsi qu’elle l’avait avoué dans la lettre écrite par elle et lue devant la Cour, était de devenir l’heureuse épouse d’Eustache Macallan. Réunissez toutes ces conjectures et vous devinerez quelles pensées pouvaient être les miennes, sans que j’aie besoin de vous le dire, pendant que j’attendais dans mon fauteuil ce qui pourrait arriver. Vers quatre heures du matin, si fort que je sois, la fatigue l’emporta. Je succombai au sommeil. Pas pour longtemps. Je me réveillai en sursaut et regardai à ma montre : il était quatre heures vingt-cinq minutes. Mme Beauly était-elle revenue pendant mon sommeil ? Je me rendis, en sautant sur mes mains, jusqu’à sa porte, et j’écoutai. Pas le moindre bruit. J’ouvris doucement sa porte : la chambre était vide. Je revins dans la mienne pour attendre et épier. C’était un rude effort pour moi de rester éveillé. J’ouvris ma fenêtre, afin de permettre à l’air du matin de me rafraîchir. Je luttais de toutes mes forces contre la nature fatiguée, mais la nature l’emporta. Je succombai de nouveau au sommeil. Cette fois, il était huit heures quand je me réveillai. J’ai de bonnes oreilles, comme vous avez pu le remarquer. J’entendis des voix de femmes qui parlaient sous ma fenêtre. Je regardai sans me laisser voir. Mme Beauly et sa femme de chambre étaient en conversation intime. Mme Beauly et sa femme de chambre semblaient regarder, comme des coupables, autour d’elles, pour s’assurer qu’elles n’étaient ni vues ni entendues. « Prenez garde, madame ! » disait la femme de chambre ; « cet horrible monstre d’estropié est aussi rusé qu’un renard. Ayez soin qu’il ne vous découvre pas. » Mme Beauly répondit : « Passez la première, et regardez devant vous ; je vous suivrai et regarderai derrière moi. » Là-dessus, elles disparurent, en tournant le coin de la maison. Cinq minutes après, j’entendis la porte de la chambre de Mme Beauly s’ouvrir et se refermer doucement. Trois heures après, la garde la rencontrait dans le corridor, comme elle allait, de l’air le plus innocent du monde, savoir des nouvelles de Mme Eustache Macallan. Que pensez-vous de ces circonstances ? Que pensez-vous de Mme Beauly et de sa femme de chambre, qui, ayant quelque chose à se dire, n’osent pas le dire dans la maison, de peur que je ne sois derrière quelque cloison, à portée de les écouter ? Que pensez-vous de ces découvertes faites par moi dans la matinée où Mme Eustache Macallan s’est sentie malade, et le jour même où elle est morte de la main d’un empoisonneur ? Voyez-vous maintenant le chemin qui vous mène jusqu’à la coupable ? Et Miserrimus Dexter, le fou, vous a-t-il été de quelque utilité pour arriver à elle ? »

J’étais trop violemment agitée pour lui répondre. Le chemin, pour arriver enfin à la réhabilitation de mon mari, s’ouvrait en effet devant moi !

« Où demeure Mme Beauly ? m’écriai-je. Et où demeure cette servante, qui est dans sa confidence ?

– Je ne puis vous le dire, répondit Dexter, je ne sais pas.

– Mais où pourrai-je m’en informer ! »

Il réfléchit un moment.

« Il y a un homme qui doit savoir où elle demeure, ou bien qui pourrait s’en informer pour vous.

– Qui est-ce ?… Son nom ?…

– C’est un ami d’Eustache ; le Major Fitz-David.

– Je le connais ! je dois dîner chez lui, la semaine prochaine. Il vous a invité à être de la partie. »

Miserrimus Dexter se prit à rire avec dédain.

« Le Major Fitz-David, dit-il, aime à obliger les dames. Les dames peuvent le traiter comme une espèce de vieux chien de manchon. Je ne dîne pas avec de tels hommes. J’ai répondu par un refus… Mais, vous, allez au dîner. Lui ou quelqu’une de ses favorites peut vous être utile. Quels sont ses convives ? Vous les a-t-il fait connaître ?

– Je sais qu’il y aura une Française dont j’ai oublié le nom et Lady Clarinda.

– Bravo ! cette dame est une amie de Mme Beauly. Elle sait assurément où Mme Beauly demeure. Venez me revoir quand vous aurez obtenu d’elle ce renseignement. Demandez si la femme de chambre est toujours avec Mme Beauly. C’est la plus facile des deux à faire parler. Obtenez seulement que cette fille s’ouvre à vous, et alors nous tenons Mme Beauly. Et nous l’écraserons, s’écria-t-il en abaissant sa main avec la rapidité d’un éclair sur la dernière mouche de la saison, qui rampait languissamment sur le bras de son fauteuil, nous l’écraserons, comme j’écrase cette mouche ! J’y pense. Une question… une question très-importante : Avez-vous de l’argent à votre disposition ?

– Oui, et beaucoup. »

Il fit claquer joyeusement ses doigts.

« Cette fille est à nous ! s’écria-t-il. Avec elle, c’est une question de livres et de shillings. Attendez : une autre question, à propos de votre nom. Si vous vous présentez à Mme Beauly comme la femme d’Eustache, elle verra en vous celle qui a pris sa place. Vous trouverez subitement en elle, songez-y bien, votre plus mortelle ennemie ! »

La jalousie que je nourrissais contre Mme Beauly, et qui avait couvé dans mon cœur pendant tout notre entretien, fit explosion à ces mots. Est-ce que vraiment mon mari avait jamais aimé cette femme ?

« Parlez-moi en toute franchise dis-je avec impétuosité, Eustache a-t-il donc réellement !… »

Il éclata d’un rire moqueur. Il avait deviné ma jalousie avant que ma question fût sur mes lèvres.

« Oui, dit-il, oui, Eustache l’a réellement aimée. Ne vous y trompez pas, elle avait tout lieu de croire, avant le procès, que la mort de la femme d’Eustache la mettrait en son lieu et place. Mais le jugement a fait d’Eustache un autre homme. Mme Beauly avait été témoin de ce qu’il appelle sa dégradation. C’en fut assez pour l’empêcher de l’épouser. Il rompit avec elle tout d’un coup et pour toujours… par la même raison qui l’a depuis poussé à se séparer de vous. L’existence avec une femme informée du jugement qui l’avait atteint comme meurtrier de sa femme, était un supplice qu’il n’avait pas le courage d’envisager en face. Vous avez voulu que je vous dise la vérité ; la voilà. Il faut de la prudence avec Mme Beauly ; vous ne devez pas en être jalouse. Entendez-vous avec le Major, quand vous vous rencontrerez à sa table avec Lady Clarinda, pour lui être présentée sous un nom d’emprunt.

– J’irai au dîner, sous le nom que mon mari a pris en m’épousant, sous le nom de Mme Woodville.

– C’est cela ! s’écria Dexter. Ah ! que ne donnerais-je pas pour être là, quand Lady Clarinda vous présentera à Mme Beauly ! Quelle situation ! D’un côté une femme qui cache, dans les plus profonds replis de son cœur, un horrible secret ; de l’autre, une seconde femme qui médite de faire apparaître ce secret au grand jour, par tous les moyens, bons ou mauvais, qu’elle pourra employer. Quelle lutte ! quelles péripéties ! J’en ai la fièvre. Je vois l’avenir ; je vois Mme Borgia-Beauly tomber, éperdue, sur les deux genoux !… Ah ! voilà que mon cerveau recommence à bouillonner dans ma tête ! N’ayez aucune crainte, mais il faut que j’aie recours à quelque violent exercice physique. Il faut que je laisse échapper la vapeur, ou elle fera tout-à-coup explosion. »

Sa folie intermittente s’empara encore une fois de lui. Je m’approchai de la porte pour assurer au besoin ma retraite ; puis je me hasardai à regarder. Il s’élança d’une course furieuse, dans son fauteuil qui semblait voler comme un ouragan, vers l’extrémité opposée de la chambre. Mais cet exercice n’était pas encore assez violent dans l’état où se trouvaient ses esprits. En un clin d’œil, il se précipita sur le parquet, et se dressa sur ses mains, semblable à une monstrueuse grenouille. Puis, sautelant à travers la chambre, il renversa, l’un après l’autre, tous les fauteuils légers près desquels il passait. Arrivé à l’autre extrémité, il se retourna, contempla les fauteuils bouleversés, s’encouragea en poussant un cri de triomphe, et sauta rapidement par-dessus chacun d’eux, avec le seul secours de ses mains. Son corps privé de jambes, tantôt se rejetait en arrière par un mouvement des épaules, tantôt se redressait en avant pour rétablir l’équilibre.

« C’est le saut de mouton de Dexter ! s’écria-t-il joyeusement en se perchant, avec la légèreté d’un oiseau, sur le dernier des fauteuils renversés. Je suis joliment leste, hein, madame Valéria, malgré mon infirmité ?… Et maintenant buvons un autre verre de bourgogne à la pendaison de Mme Beauly ! »

Je saisis désespérément la première excuse qui me vint à l’esprit.

« Vous oubliez, dis-je, qu’il faut que je coure chez le Major. Si je ne l’avertis pas à temps, il peut parler de moi à Lady Clarinda, en me donnant le nom qu’il ne faut pas qu’il me donne. »

Dans sa fièvre, il entra aussitôt dans ma pensée.

« Oui !… oui !… de l’action !… du mouvement !… de la hâte !… » s’écria-t-il.

Il donna un vigoureux coup de sifflet.

« Ariel, dit-il, va vous aller chercher une voiture. Et alors, au galop chez le Major !… Tendez sans retard le filet où doit tomber Mme Beauly. Ah ! le beau jour !… Ah ! quel soulagement de me sentir délivré de mon effroyable secret, et d’en partager le fardeau avec vous !… Ma joie m’enivre !… Je suis pareil à l’Esprit de la Terre, dans le Prométhée délivré de Shelley, quand la Terre sent l’esprit de l’Amour. »

Comme je dépassais le seuil, il déclamait les beaux vers du poëte, perdu dans ce flot lyrique, appuyé sur son fauteuil renversé, les yeux fixés sur un ciel imaginaire. Mais quand je traversai l’antichambre, c’était déjà autre chose, il poussait son cri strident et sautait follement par-dessus les fauteuils renversés.

Ariel était dans la salle du rez-de-chaussée qui m’attendait.

J’allais mettre mon gant, au moment où je m’approchais d’elle. Elle m’arrêta, et, saisissant ma main, la porta vivement à sa figure ; était-ce pour la baiser ou pour la mordre ? Ni l’un ni l’autre. Elle la flaira, comme aurait fait un chien. Cela fait, elle la laissa retomber en poussant un gros rire, qui ressemblait à un gloussement.

« Vous n’avez pas l’odeur de ses parfums, vous n’avez pas touché sa barbe ! dit-elle. Maintenant je vous crois… Vous voulez une voiture ?

– Merci ! j’irai à pied, jusqu’à ce que j’en rencontre une. »

Elle était disposée à être polie envers moi, du moment où je n’avais pas touché à sa barbe.

J’en fis la remarque tout haut.

Elle éclata de rire.

« À présent, dit-elle, je suis contente de ne vous avoir pas jetée dans le canal. »

Elle me donna sur l’épaule une tape amicale qui faillit me renverser. Puis, elle reprit son air stupide, et me précéda jusqu’à la porte d’entrée, qu’elle referma derrière moi, en riant toujours de son gros rire. Mon étoile était enfin dans sa période d’ascension : j’avais gagné à la fois la confiance d’Ariel et la confiance du Maître.

XXXI. – LA DÉFENSE DE MADAME BEAULY.

Les journées qui s’écoulèrent jusqu’au dîner du Major furent extrêmement précieuses pour moi.

Ma longue entrevue avec Miserrimus Dexter m’avait troublée plus sérieusement que je ne l’avais senti tout d’abord. Ce ne fut que quelques heures après m’être retirée, que je commençai réellement à reconnaître combien mes nerfs avaient été irrités par tout ce que j’avais vu et entendu dans le cours de ma visite. Je tressaillais au moindre bruit ; j’avais des rêves effrayants. À tel moment, j’avais envie de crier, sans raison ; à tel autre, j’étais disposée à m’emporter sans cause. L’instant d’après, le calme le plus absolu m’était nécessaire. Ce calme, mon excellent Benjamin sut me le procurer. Le bonhomme fit taire ses inquiétudes et m’épargna des questions que son intérêt paternel le rendait impatient de m’adresser. Il fut tacitement convenu entre nous que toute conversation, au sujet de cette visite à Miserrimus Dexter, qu’il avait désapprouvée, serait différée jusqu’à ce que le repos m’eût rendu mon énergie morale et physique. Je ne reçus aucune visite. Mme Macallan et le Major Fitz-David vinrent au cottage ; l’une pour apprendre ce qui s’était passé entre Miserrimus Dexter et moi ; l’autre, pour m’amuser de ses derniers bavardages sur les convives de notre prochain dîner. Benjamin prit sur lui de m’excuser auprès de tous les deux, et de m’épargner la fatigue de les recevoir. Nous louâmes une voiture découverte et fîmes de longues promenades à travers les sentiers encore fleuris qui s’étendent à plusieurs milles aux environs nord de Londres. De retour au logis, nous nous entretenions paisiblement du temps passé, ou nous faisions quelques parties de tric-trac et de dominos. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi dans une heureuse et douce quiétude, bien utile à ma santé. Quand le jour du dîner arriva, j’étais dans mon état normal, prête à rentrer dans l’action, et impatiente d’être présentée à Lady Clarinda et de connaître la demeure de Mme Beauly.

Benjamin parut un peu triste de voir l’animation de mon visage, pendant que nous nous rendions chez le Major Fitz-David.

« Ah ! ma chère, dit-il avec sa simplicité ordinaire, je vois que vous êtes maintenant tout-à-fait bien ; vous avez déjà assez de notre tranquille existence ! »

Mes souvenirs du dîner du Major, incidents et personnes, sont, en général, singulièrement confus. Je me rappelle que nous fûmes très-gais, et aussi à l’aise, aussi familiers les uns avec les autres, que si nous avions été de vieux amis. Je me rappelle, que Madame Mirliflore était incontestablement supérieure à toutes les femmes présentes, tant pour le parfait éclat de sa toilette que pour le plaisir qu’elle prit au magnifique dîner qui nous était offert. Je me rappelle que la jeune prima-donna du Major fut plus remarquable que jamais par ses grands yeux ronds, sa toilette tapageuse, et sa voix stridente de future reine du chant. Je me rappelle que le Major ne cessa de baiser nos mains, de nous presser de goûter à ses mets les plus friands et à ses vins les plus délicats, de nous faire la cour, de découvrir des ressemblances entre nous, et de se maintenir imperturbablement, d’un bout à l’autre de la soirée, dans son rôle de ci-devant Don Juan. Je me rappelle que mon bon vieux Benjamin, tout effarouché, se retira dans un coin, rougissant quand l’attention se portait sur lui, timide avec Madame Mirliflore, honteux avec Lady Clarinda, soumis au Major, goûtant médiocrement la musique, et aspirant, dans le fond de son cœur, à se retrouver au plus tôt dans son modeste cottage. Là se bornent mes souvenirs sur les convives de cette joyeuse réunion, à une exception près. Il s’agit de Lady Clarinda : l’impression qu’elle m’a laissée est encore aussi présente à ma pensée que si je m’étais rencontrée hier avec elle. Et je puis dire, sans exagération, que je me rappelle encore presque mot pour mot la mémorable conversation que nous eûmes en tête-à-tête, vers la fin de la soirée.

Elle était vêtue, je m’en souviens, avec cette extrême simplicité, qui indique un art suprême de se mettre. Elle portait une robe de mousseline unie par-dessus une jupe de soie blanche, sans garniture ni embellissement d’aucune sorte. Son abondante chevelure brune était, en dépit de la mode, divisée sur son front et rejetée en arrière, où elle formait un nœud sans aucun ornement. Un étroit ruban blanc entourait son cou, attaché par le seul bijou qu’elle portât : une petite broche en diamants. Elle était d’une incontestable beauté ; mais cette beauté était du type quelque peu sévère et anguleux qu’on rencontre si souvent chez les Anglaises de race : le nez et le menton trop proéminents et trop fortement accentués ; les yeux gris, bien fendus et pleins d’esprit et de dignité, manquaient de tendresse et de mobilité dans l’expression. Ses manières avaient tout le charme qu’une bonne éducation peut donner ; elles étaient empreintes d’une politesse exquise, aisée et cordiale, laissant voir cette parfaite, mais discrète confiance en elle-même qui, en Angleterre, semble être le produit naturel d’un haut rang. Si vous l’aviez prise pour ce qu’elle était en apparence et à la surface, vous auriez dit : Voilà le modèle d’une dame noble, mais parfaitement exempte d’orgueil. Et si vous vous étiez permis, sous l’influence de cette idée, quelque liberté avec elle, elle vous en aurait fait souvenir jusqu’à la fin de vos jours.

Nous nous convînmes admirablement bien. Je lui fus présentée sous le nom de Mme Woodville, comme il avait été convenu préalablement entre le Major et Benjamin. Avant la fin du dîner, nous nous étions promis de nous visiter mutuellement. Je n’attendais qu’une occasion favorable pour amener Lady Clarinda à me parler, comme je le désirais, de Mme Beauly.

Cette occasion se présenta assez tard dans la soirée. J’avais cherché un refuge contre les airs de bravoure de la stridente prima-donna du Major, dans le fond du salon. Comme je l’avais espéré et prévu, après un court moment, Lady Clarinda voyant que je ne me trouvais plus dans le groupe qui entourait le piano, me chercha et vint s’asseoir à côté de moi, dans un endroit où nous ne pouvions ni être vues ni entendre nos amis, qui se trouvaient sur le devant du salon. Là, à ma grande satisfaction, elle se mit spontanément à me parler de Miserrimus Dexter. Quelque chose que j’avais dit de lui, quand son nom avait été accidentellement prononcé pendant le dîner, lui était resté dans la mémoire, et nous amena, par une gradation très-naturelle, à parler de Mme Beauly.

« Enfin ! pensai-je en moi-même, le petit dîner du Major aura sa récompense ! »

Ah ! quelle récompense ! Mon cœur bat encore à coups pressés… comme dans cette soirée que je n’oublierai jamais… en cet instant où j’y pense assise devant mon pupitre.

« Ainsi Dexter vous a réellement parlé de Mme Beauly ? s’écria Lady Clarinda. Vous ne vous faites pas idée de la surprise que vous me causez.

– Puis-je vous demander pourquoi ?

– Il l’a en horreur. La dernière fois que je l’ai vu, il ne voulait pas me permettre de prononcer son nom. C’est une de ses innombrables bizarreries. Si un sentiment ressemblant à la sympathie pouvait entrer dans un cœur comme le sien, il devrait aimer Hélène Beauly. Elle est la personne la plus complètement naturelle que je connaisse. Quand elle est partie, la pauvre chère amie, elle a dit et fait des choses qui étaient de nature à toucher Dexter lui-même. Je serais bien surprise si vous ne vous preniez pas à l’aimer.

– Vous avez eu la bonté, madame, de me permettre de vous faire visite. Peut-être pourrai-je la rencontrer chez vous ? »

Lady Clarinda se mit à rire, en secouant négativement la tête.

« J’espère bien, dit-elle, que vous n’attendrez pas cette possibilité. La dernière lubie d’Hélène était de s’imaginer qu’elle avait la goutte. Elle est partie… partie pour je ne sais quels bains merveilleux de Hongrie… ou de Bohême… je ne sais plus. Où ira-t-elle… que fera-t-elle ensuite ? Il m’est absolument impossible de le dire… Chère madame Woodville ! la chaleur n’est-elle pas trop grande pour vous ?… Vous êtes toute pâle ! »

Je sentais que je devais être pâle, en effet. La nouvelle que Mme Beauly avait quitté l’Angleterre, était un coup auquel je n’étais pas préparée, et qui tout d’abord m’anéantissait.

« Voulez-vous que nous passions dans une autre pièce ? » demanda Lady Clarinda.

Passer dans une autre pièce, c’eût été mettre fin à notre conversation, et je ne l’aurais voulu pour rien au monde. Il n’était pas impossible que la femme de chambre de Mme Beauly eût quitté son service, ou fût restée, elle, en Angleterre. Je n’avais pas à désespérer du résultat de mon enquête, tant que je ne m’étais pas informée de ce qu’était devenue cette fille. J’éloignai un peu ma chaise du feu, et je pris un écran à main sur la table qui était près de moi ; il pouvait cacher mon visage, si quelque nouvelle déception m’attendait.

« Vous êtes trop bonne, madame, dis-je à Lady Clarinda, je ne souffre pas ; seulement, j’étais un peu trop près du feu. Je serai très-bien ici. Quant à Mme Beauly vous me surprenez. D’après ce que m’avait dit M. Dexter, je m’étais imaginé…

– Oh ! fit-elle, ne croyez donc pas un mot de ce que vous dit Dexter ! Il prend plaisir à mystifier les gens, et il vous aura sans aucun doute trompée à dessein. Si tout ce que j’entends dire est vrai, il doit plus en savoir sur les étranges frasques et fantaisies d’Hélène, que la plupart de ceux qui la connaissent. Il l’a prise sur le fait, dans une de ses aventures, qu’elle a eue en Écosse, et qui me rappelle cette histoire d’un des plus charmants opéras d’Auber… comment s’appelle-t-il ?…, ah ! j’oublierai bientôt jusqu’à mon nom !… Vous savez ?… l’opéra où deux nonnes s’échappent de leur couvent pour aller au bal ?… Écoutez !… oh ! c’est bizarre ! justement, cette dondon chante en ce moment l’air des castagnettes du second acte. Major ! s’il vous plaît ?… quel est donc l’opéra dont votre jeune personne chante un air ? »

Le Major fut scandalisé de l’interruption. Il accourut vers nous, du fond du salon, en faisant tout bas :

« Chut !… chut !… ma chère Lady Clarinda… le Domino noir ! »

Et il regagna à la hâte sa place près du piano.

« C’est ça ! dit Lady Clarinda. Quelle étourdie je suis ! Mais, ma chère, il est singulier que vous ne vous en soyez pas souvenue non plus. »

Je m’en étais parfaitement souvenue, mais je ne me serais pas avisée d’interrompre Lady Clarinda. Si, comme je le croyais, l’aventure à laquelle elle pensait avait quelque rapport avec les mystérieuses allures de Mme Beauly, dans la matinée du 21 Octobre, j’étais sur le point de découvrir le secret dont la recherche était désormais le seul but de ma vie. Je tins mon écran de façon à dissimuler mon visage, et, de la voix la plus ferme que je pus trouver :

« Continuez, dis-je, je vous en prie ; qu’est-ce que c’est donc que cette aventure ? »

Lady Clarinda parut flattée de mon empressement à entendre son récit.

« J’espère, dit-elle, que mon histoire sera digne de l’intérêt que vous avez la bonté d’y prendre. Si vous connaissiez Hélène, vous l’y retrouveriez tout entière. Cette histoire, je la tiens… vous le devinez peut-être… de sa femme de chambre. Hélène, en partant pour la Hongrie, a pris pour la servir une femme qui parle plusieurs langues, et m’a laissé sa femme de chambre. Un vrai trésor ! Je serais enchantée de la garder toujours à mon service. Elle n’a qu’un défaut : son nom… que je déteste ; elle s’appelle… Phébé ! Bref, Phébé et sa maîtresse étaient dans un domaine situé près d’Édimbourg, et appelé… je crois… Gleninch. Ce domaine appartenait à Macallan, qui a passé depuis devant les assises… vous vous rappelez bien sûr cela… sous l’accusation d’avoir empoisonné sa femme. Mauvaise affaire ! Mais, tranquillisez-vous, mon histoire n’a aucun rapport avec le crime ; elle ne concerne qu’Hélène Beauly. Un soir, pendant son séjour à Gleninch, Hélène fut engagée à dîner avec quelques amis d’Angleterre qui étaient venus visiter Édimbourg. La même nuit avait lieu, aussi à Édimbourg, un bal masqué, donné par… J’ai oublié le nom de la personne. Ce bal était un événement presque sans précédent en Écosse, et on en parlait à Édimbourg d’une manière assez peu favorable. Toutes les variétés du monde qui s’amuse s’y étaient donné rendez-vous : des femmes d’une vertu douteuse, des gentlemen placés sur la limite extrême de la société… et ainsi du reste. Les amis d’Hélène étaient parvenus à se procurer des cartes, et, en dépit des objections, s’y rendirent dans le plus strict incognito, se fiant à leurs masques et à leurs dominos. Hélène elle-même fut entraînée par eux ; elle y mit pour seule condition qu’elle laisserait ignorer son escapade à Gleninch, M. Macallan étant l’un des plus rigides désapprobateurs de ce bal. Pas une femme respectable, disait-il, ne pouvait se montrer dans une telle réunion, sans y risquer sa réputation ! Hélène, dans un accès de caprice, imagina un moyen d’aller à ce bal, sans être découverte ; ingénieux moyen de comédie d’intrigue. Elle se rendit au dîner dans la voiture de Gleninch, après avoir eu soin d’envoyer Phébé à Édimbourg avant elle. Ce n’était pas un grand dîner ; mais une petite réunion d’amis, où il n’y avait pas une seule toilette de soirée. Quand arriva l’heure de retourner à Gleninch, que pensez-vous que fit Hélène ? Elle renvoya sa femme de chambre dans sa voiture, au lieu d’y prendre place elle-même. Phébé portait le manteau, le chapeau, le voile de sa maîtresse. Il lui fut recommandé de monter directement à la chambre d’Hélène, dès qu’elle serait arrivée au château, après avoir laissé, en passant, sur la table de la salle du rez-de-chaussée, un billet, écrit naturellement par Hélène, dans lequel elle s’excusait sur sa fatigue d’être allée se coucher sans souhaiter le bonsoir à son hôte. La maîtresse et la femme de chambre demeuraient au même étage, et les domestiques du château ne pouvaient naturellement découvrir la supercherie. Phébé arriva sans encombre jusqu’à la chambre de sa maîtresse. Là, ses instructions lui recommandaient d’attendre tranquillement l’heure où le silence régnerait dans le château pour le reste de la nuit, et alors, de gagner sans bruit sa propre chambre. En attendant ce moment, la jeune fille s’endormit. Elle ne se réveilla qu’à deux heures du matin. Elle sortit sur la pointe du pied de la chambre de sa maîtresse et en ferma derrière elle la porte. Au moment où elle arrivait au bout du corridor, elle crut entendre un léger bruit. Elle attendit, à l’étage supérieur, qu’elle pût continuer sa retraite sans crainte d’être surprise ; puis elle regarda par-dessus la rampe. C’était Dexter qui s’en allait, sautant sur ses mains… l’avez-vous jamais vu se livrer à cet exercice ?… c’est le plus grotesque et le plus horrible spectacle que vous puissiez imaginer !… C’était donc Dexter, sautant de place en place, regardant à travers les trous de serrure, cherchant à savoir sans nul doute, quelle était la personne qui sortait ainsi de sa chambre à deux heures du matin. Évidemment, il prit Phébé pour Hélène, d’autant plus que la suivante avait oublié de quitter le manteau de sa maîtresse. Il faisait grand jour, lorsque Hélène revint à Édimbourg dans une voiture de place, avec un manteau et un chapeau empruntés à ses amies. Elle laissa la voiture sur la route et rentra dans la maison par la porte du jardin, sans être aperçue par Dexter ni par personne autre. N’était-ce pas un tour habile et hardi, et comme je vous le disais une nouvelle édition du Domino noir ? Vous serez peut-être étonnée, comme je le fus, que Dexter n’ait rien dit de ce qu’il avait vu, dans sa promenade nocturne. Il en aurait parlé, sans nul doute ; mais il en fut empêché par le terrible événement qui survint dans la maison, durant cette même matinée… Ma chère madame Woodville, la chaleur de ce salon est certainement trop forte pour vous. Prenez mon flacon. Permettez que j’ouvre la fenêtre. »

Je ne pus que répondre :

« Pas un mot de cela, je vous prie. Permettez que je reste au grand air. »

Je sortis, sans qu’on s’en aperçût, sur le perron, et m’assis, pour me remettre, sur les marches, où personne ne pouvait me voir. Au bout d’un moment, je sentis une main se poser doucement sur mon épaule, et je vis le bon Benjamin qui me regardait tristement. Lady Clarinda avait eu l’obligeance de l’avertir de mon malaise, et l’avait aidé à quitter sans bruit le salon, tandis que l’attention du Major était encore absorbée par la musique.

« Ma chère enfant, me dit Benjamin à voix basse, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?

– Ramenez-moi au cottage, et vous le saurez. »

Ce fut tout ce qu’il me fut possible de répondre.

XXXII. – UN ÉCHANTILLON DE MA SAGESSE.

La scène doit changer quand je me déplace. Elle s’est passée pendant un temps à Londres ; elle se passe aujourd’hui à Édimbourg.

Deux jours s’étaient écoulés depuis le dîner du Major Fitz-David. Je me retrouvai en état de respirer librement, après l’entière destruction de mes plans d’avenir et des espérances que j’avais fondées sur leurs succès. J’avais eu trois fois tort ; tort, en soupçonnant à la hâte une femme innocente ; tort, en communiquant à un autre mes soupçons avant d’avoir au préalable essayé de vérifier s’ils étaient fondés ; tort, enfin, en acceptant les hypothèses et les conclusions hasardées de Miserrimus Dexter, comme autant d’indubitables vérités. J’étais si honteuse de ma folie quand je songeais au passé, si absolument découragée, si fortement ébranlée dans ma confiance en moi en songeant à l’avenir qu’une fois dans cette voie j’acceptais tout avis raisonnable qui m’était offert.

« Ma chère, me dit le bon vieux Benjamin en revenant de notre dîner et après avoir causé à fond de mon désappointement, j’ai beau songer à ce que vous m’avez dit, je ne puis me faire à votre M. Dexter. Promettez-moi de ne pas retourner chez lui sans avoir préalablement consulté quelque personne plus à même que moi de vous guider dans cette tâche périlleuse. »

Je lui en fis la promesse à une condition.

« Si je ne puis réussir à trouver cette personne, lui dis-je, voudrez-vous m’assister ? »

Benjamin promit de m’aider de tout son cœur.

Le lendemain matin en me peignant je songeai à mes affaires et me rappelai une résolution oubliée que j’avais prise alors que pour la première fois je lisais le procès de mon mari. Je veux parler de la résolution… au cas où Miserrimus Dexter viendrait à me manquer… de m’adresser à l’un des deux agents ou solicitors, comme vous voudrez les appeler, qui avaient préparé la défense d’Eustache, entre autres M. Playmore. Ce gentleman, on doit se le rappeler, s’était spécialement recommandé à ma confiance par son amicale intervention lorsque les officiers du shériff recherchaient les papiers de mon mari. En me reportant à la déposition d’Isaïe Schoolcraft, je trouvai que M. Playmore avait été appelé pour assister et conseiller Eustache par Miserrimus Dexter. Ce n’était donc pas seulement un ami sur lequel je pouvais compter, mais un ami qui était aussi personnellement lié avec Miserrimus Dexter. Pouvait-il y avoir un homme à qui s’adresser qui fût plus à même que lui de m’éclairer dans les ténèbres qui m’enveloppaient. Benjamin, à qui je posai cette question, convint que j’avais fait en cette circonstance un très-bon choix et me vint tout de suite en aide. Il découvrit, par l’intermédiaire de son homme de loi, l’adresse des agents de M. Playmore à Londres ; et il obtint de ces agents une lettre d’introduction pour moi auprès de M. Playmore lui-même. Je n’avais rien à cacher à mon nouveau conseil et je fus désignée dans la lettre comme la seconde femme d’Eustache Macallan.

Dès le même soir nous nous mîmes en route, Benjamin ne voulant pas me laisser voyager seule, par le convoi de nuit pour Édimbourg.

J’avais préalablement écrit dans la journée à Miserrimus Dexter. Je lui disais simplement que j’étais obligée, d’une façon inattendue, à quitter Londres pour quelques jours, et qu’à mon retour j’irais lui faire connaître le résultat de mon entrevue avec Lady Clarinda.

La réponse caractéristique que voici fut rapportée au cottage par Ariel :

« Madame Valéria,

« Je suis homme de perception rapide, et je puis lire, entre les lignes de votre lettre, ce qui n’y est pas écrit. Lady Clarinda a ébranlé votre confiance en moi. C’est bien ! je m’engage à ébranler votre confiance en Lady Clarinda. Du reste, je ne vous en veux pas. J’attends avec calme l’honneur et le bonheur de votre visite. Faites-moi savoir par le télégraphe si les truffes vous plaisent toujours, ou si vous préférez quelque chose de plus doux et de plus léger.

« Croyez-moi toujours votre allié et admirateur, votre poëte et cuisinier,

« DEXTER. »

Arrivés à Édimbourg, nous eûmes, Benjamin et moi, une petite discussion. Il s’agissait de savoir si j’irais avec lui ou seule chez M. Playmore. J’étais d’avis de m’y rendre seule.

« Mon expérience du monde n’est pas bien grande, lui dis-je ; mais j’ai observé que, neuf fois sur dix, un homme fait à une femme qui vient seule à lui des concessions qu’il hésiterait à faire si un autre homme était présent. Je ne sais pourquoi cela est ainsi, mais je sais que cela est. Si je vois que les choses ne vont pas comme je voudrais avec M. Playmore, je lui demanderai une seconde entrevue, et cette fois vous m’accompagnerez. Ne me croyez pas entière dans mon opinion. Laissez-moi risquer seule cet essai, et nous verrons ce qui en arrivera. »

Benjamin se rendit à mes raisons, avec sa déférence ordinaire. J’envoyai ma lettre d’introduction au cabinet de M. Playmore, dont l’habitation particulière était dans le voisinage de Gleninch. Mon messager me rapporta une réponse polie m’invitant à le venir voir dans l’après-midi. À l’heure fixée, je sonnais à sa porte.

XXXIII. – UN ÉCHANTILLON DE MA FOLIE.

L’inconcevable soumission des Écossais à la tyrannie de leur Église officielle, a eu cette conséquence forcée qu’on se méprend sur leur caractère national.

Quand on pense à ce qu’est l’institution du dimanche en Écosse, on la trouve sans parallèle, dans la Chrétienté, pour sa déraisonnable et sauvage austérité. On voit une nation permettre à ses prêtres de la priver, un jour par semaine, de tous ses avantages sociaux ; il lui est interdit, ce jour-là, de voyager, d’envoyer un télégramme, de manger un plat chaud, de lire un journal ; en un mot de faire usage d’aucune de ses libertés, deux seules exceptées, la liberté de se rendre à l’église et la liberté de boire. On voit cet assujettissement, et on en conclut, non sans raison, qu’un peuple qui subit un pareil joug est le plus stupide, le plus austère, et le plus triste des peuples de la terre. C’est ainsi qu’on juge les Écossais quand on les regarde à distance. Mais combien on s’en fait une autre idée, si on les voit de plus près, et si on apprend à les connaître par l’expérience d’une pratique personnelle ! Il n’est pas de peuple plus gai, plus sociable, plus hospitalier, plus libéral dans ses idées, sur toute la surface du globe civilisé, que ce même peuple qui se soumet au dimanche écossais ! Pendant six jours de la semaine, les Écossais vivent dans une atmosphère de gaieté tranquille et de bon sens naturel, qu’on est heureux de respirer. Mais, le septième jour, ces mêmes hommes entendront sérieusement un de leurs ministres prêcher qu’une promenade, le dimanche, est un acte coupable, et ils écouteront sans lui rire au nez de telles niaiseries !

Je ne suis pas assez habile pour pouvoir expliquer cette anomalie dans notre caractère national, je dois seulement la constater par forme de préparation nécessaire à l’apparition, dans mon véridique récit, d’un personnage qu’on ne rencontre guère dans les ouvrages d’imagination : un Écossais d’un caractère gai.

Sous tous les autres rapports, je trouvai que M. Playmore n’avait rien de positivement remarquable : il n’était ni vieux ni jeune, ni beau ni laid ; il ne rappelait en rien l’idée qu’on se fait généralement d’un homme de loi ; il parlait un très-bon anglais, avec aussi peu d’accent écossais que possible.

« J’ai l’honneur d’être un ancien ami de M. Macallan, me dit-il en me serrant cordialement la main, et je suis vraiment heureux de faire la connaissance de la femme de M. Macallan. Voulez-vous vous asseoir près du jour ? Vous êtes assez jeune pour ne pas craindre de prendre place ici, devant la fenêtre. Est-ce votre première visite à Édimbourg ? Permettez-moi, je vous prie, de vous la rendre aussi agréable que possible. Je serai heureux de vous présenter Mme Playmore. Nous sommes à Édimbourg pour quelque temps. L’opéra italien y donne des représentations. Voulez-vous avoir la bonté de laisser de côté toute cérémonie et de dîner avec nous ? Nous irons ensuite à l’Opéra.

– Vous êtes bien bon, répondis-je ; mais je suis en ce moment sous le coup de préoccupations qui feraient de moi une triste compagnie pour Mme Playmore. La lettre que je vous ai fait remettre vous dit, je pense, que j’ai à vous consulter sur une affaire d’une sérieuse importance.

– En vérité ? répliqua-t-il. Je dois vous avouer franchement que je n’ai pas lu la lettre en entier. J’ai vu seulement votre nom, et j’ai appris du porteur que vous désiriez me voir ici. Je vous ai envoyé ma réponse à votre hôtel. Puis je me suis occupé d’autre chose. Pardonnez-moi, je vous prie. S’agit-il d’une consultation qui concerne ma profession ? Je souhaite sincèrement, dans votre intérêt, qu’il n’en soit pas ainsi.

– Pas précisément, monsieur Playmore. Je me trouve dans une situation très-pénible, et je viens vous demander vos conseils, au milieu de circonstances peu ordinaires. Je vous surprendrai beaucoup quand vous entendrez ce que j’ai à vous dire, et je crains bien de vous prendre plus de temps que je n’ai le droit de vous en demander.

– Mes conseils et mon temps, reprit-il, sont entièrement à votre disposition. Dites-moi en quoi je puis vous être utile, et ne craignez pas d’entrer dans tous les détails que vous croirez nécessaires. »

La bienveillance de son langage égalait celle de ses manières. Je parlai donc en toute liberté et en toute franchise, et je lui racontai, sans la moindre réserve, toute mon étrange histoire.

Rien de plus sincère que sa mobile physionomie ; je pus y suivre, comme dans un livre ouvert, les diverses impressions que mon récit produisait sur son esprit. Il eut un air vraiment peiné quand je contai ma séparation d’avec mon mari. Il ouvrit des yeux étonnés et assez admiratifs devant ma ferme résolution de faire réformer le verdict écossais. Mes préventions et mes soupçons injustes à l’égard de Mme Beauly le firent sourire. Mais ce fut quand j’arrivai à mon entrevue avec Miserrimus Dexter que je produisis mon plus grand effet. Il m’écouta avec une attention sérieuse et un intérêt profond ; il eut des frémissements subits et des froncements de sourcil significatifs. Je l’entendis murmurer, à plusieurs reprises, comme s’il eût oublié ma présence :

« Est-il possible !… Oh ! oh ! ceci est grave !… La dissimulation peut-elle aller si loin ?… »

Je pris la liberté de l’interrompre. Je n’entendais nullement lui permettre de garder ses pensées pour lui-même.

« Il me semble que vous êtes surpris ? » lui dis-je.

Il tressaillit au son de ma voix.

« Je vous demande mille pardons ! s’écria-t-il. Je ne suis pas seulement surpris ; vous m’avez ouvert un point de vue entièrement nouveau. J’entrevois une possibilité, une probabilité réellement frappante…

– Relativement à l’empoisonnement de Gleninch ? demandai-je.

– Oui… oui !… et qui ne s’était jamais offerte, jusqu’à présent, à mon esprit. »

Il reprit avec son enjouement accoutumé :

« Voilà qui est nouveau et curieux ; à présent, c’est le client qui conseille l’homme de loi ! Voyons, ma chère madame Eustache, il faut pourtant s’entendre : est-ce vous qui avez besoin de mon avis, ou moi qui dois vous demander le vôtre ?

– Puis-je savoir quelle est votre idée ? répondis-je.

– Pas tout de suite, si vous le permettez. Excusez ma réserve professionnelle. Je n’ai pas à faire l’homme de loi avec vous, et je voudrais éviter d’en prendre le rôle. Mais l’homme de loi l’emporte et refuse de s’effacer. J’hésite véritablement à vous découvrir, sans plus ample information, ce qui me passe à travers l’esprit. Accordez-moi une grâce : permettez que nous revenions sur une partie du terrain parcouru, et laissez-moi vous adresser quelques questions.

– Je suis prête à y répondre. Où devons-nous remonter ?

– À votre visite à Dexter, en compagnie de votre belle-mère. Quand vous avez demandé tout d’abord à Dexter s’il avait quelques idées à lui au sujet de la mort de Mme Eustache Macallan, il vous a regardée… vous ai-je bien comprise… avec surprise et défiance ?

– Oui, avec une grande défiance.

– Et son visage s’est rasséréné quand vous lui avez dit que votre question vous était simplement suggérée par ce que vous aviez lu dans le compte-rendu du procès ?

– Oui. »

M. Playmore prit une feuille de papier dans le tiroir de son pupitre, plongea sa plume dans son encrier, réfléchit un instant, et plaça un fauteuil pour moi près de lui.

« L’homme de loi disparaît, dit-il, et l’homme du monde prend sa place. Plus de mystère professionnel entre vous et moi. En ma qualité d’ancien ami de votre mari, madame Macallan, vous m’inspirez un intérêt. Je me crois sérieusement obligé à vous donner un avertissement avant qu’il soit trop tard ; et je ne le ferai que dans une bonne intention, en courant un risque que peu d’hommes voudraient courir. Personnellement et professionnellement, je vais me confier à vous… quoique je sois Écossais et homme de loi ! Asseyez-vous là, et lisez par-dessus mon épaule, pendant que je prendrai mes notes. Vous verrez ce qui se passera dans mon esprit, en lisant au fur et à mesure ce que j’écrirai. »

Je m’assis près de lui et, sans la moindre hésitation et le moindre trouble, je regardai, en vertu de sa permission, par-dessus son épaule.

Il commença à écrire :

« L’EMPOISONNEMENT DE GLENINCH. Questions : « Quelle est l’attitude de Miserrimus Dexter, eu égard à l’empoisonnement ? Que paraît-il savoir à ce sujet ?

« Il a des idées qu’il tient secrètes. Il tremble à la pensée qu’elles aient été découvertes, ou que, sans le vouloir, il les ait lui-même trahies. Il est visiblement soulagé quand il est convaincu que cela n’est pas. »

La plume s’arrêta, et M. Playmore, relevant la tête, me dit :

« Venons maintenant à la visite que vous avez faite seule à Dexter, et à la façon dont il a reçu vos premières ouvertures, relatives au verdict écossais. »

Je répétai cette partie de mon récit, et M. Playmore, la résumant et la commentant à mesure, écrivait pendant que je parlais :

« Une personne intéressée dans l’affaire déclare à Dexter qu’elle refuse d’accepter comme définitif le verdict écossais, et qu’elle se propose de rouvrir l’enquête. Que fait Dexter devant cette perspective ?

« Il manifeste tous les symptômes d’une extrême terreur. Il se regarde lui-même comme en danger. Il devient fou, dans un moment, et, dans le moment suivant, il se montre humble comme un esclave. Il doit, il veut savoir ce que la personne qui le jette dans ce trouble, entend véritablement dire en parlant ainsi. Il demande, en pâlissant, si c’est qu’elle soupçonne quelqu’un d’avoir commis le crime. Parenthèse : Une petite somme d’argent disparaît dans une maison, les domestiques sont tous appelés et informés du détournement ; que penser en particulier du domestique qui le premier s’écrie : « Est-ce qu’on me soupçonnerait ? »

M. Playmore déposa de nouveau sa plume en me regardant.

« Ai-je raison ? » me demanda-t-il.

Je commençais à comprendre, en frémissant, où il voulait en venir.

« Je vous en prie, dis-je, expliquez-moi… »

Il leva le doigt et m’arrêta.

« Pas encore, reprit-il ; je vous demande seulement : Ai-je raison jusqu’ici ?

– Parfaitement raison.

– Bien. Maintenant continuez, achevez votre récit… votre témoignage. »

Et, comme sous ma dictée, M. Playmore reprit la rédaction de ses notes.

« Dexter acquiert la certitude que, si quelqu’un est soupçonné, ce n’est pas lui du moins qu’on soupçonne. Il s’étend alors sur son fauteuil ; il pousse un long soupir, et demande qu’on le laisse seul un instant, sous prétexte que ce sujet le surexcite. Quand le visiteur revient, Dexter a bu du vin dans l’intervalle. Le visiteur se dit convaincu que Mme Eustache Macallan est morte empoisonnée. Dexter retombe sur son fauteuil, comme pris d’une soudaine faiblesse. Quelle est cette sensation d’horreur qui s’est emparée de lui ? N’est-ce pas celle qu’on éprouve au souvenir d’un crime ? Comment expliquer autrement cette défaillance ? Et cette défaillance, comment en sort-il ? Il passe d’un extrême à l’autre. Rien n’égale sa joie quand il découvre que les soupçons du visiteur se portent uniquement sur une personne absente. Alors, mais alors seulement, il parle, il s’empresse, il s’explique. Il déclare hautement que tout d’abord ses soupçons à lui se sont fixés et arrêtés sur la même personne que soupçonne le visiteur. Tels sont les faits. À quelle conclusion nous amènent-ils ?… »

M. Playmore s’arrêta. Nous redressâmes la tête ensemble, et nous nous regardâmes en silence. Il était très-ému ; j’étais toute tremblante.

« Je vous comprends, monsieur Playmore, dis-je, avec impétuosité. Vous pensez que Miserrimus Dexter ?… »

Son doigt m’arrêta d’un signe.

« Qu’est-ce que Dexter vous a dit, quand il a été assez bon pour confirmer vos soupçons sur Mme Beauly ?

– Il m’a dit : Il n’y a pas pour moi de doute. Mme Beauly a empoisonné Mme Eustache Macallan. »

– Eh bien ! moi, je répète, avec une légère variante : il n’y a pas pour moi de doute : Miserrimus Dexter a empoisonné Mme Eustache Macallan.

– Monsieur Playmore, vous ne railleriez pas sur un sujet pareil ?

– Je n’ai jamais parlé plus sérieusement Votre brusque visite à Dexter, et votre imprudence inouïe à le prendre pour confident, ont jeté plus de lumière sur cette affaire ténébreuse que toutes les enquêtes, tous les témoignages et tous les interrogatoires. Une femme qui ne voit que sa passion et qui, contre toute raison et tout bon sens, ne suit que son idée fixe, a fait plus que tous les avocats et tous les magistrats. Cela n’est absolument pas croyable, et cependant cela est vrai ! »

« Non ! non ! ce n’est pas possible ! m’écriai-je.

– Qu’est-ce qui n’est pas possible ? demanda-t-il froidement.

– Que Dexter ait empoisonné la première femme de mon mari.

– Et pourquoi cela est-il impossible, s’il vous plaît ? »

Je commençais à me révolter contre les suppositions de M. Playmore, qui, avec la réflexion, me paraissaient bien précipitées.

« Voyons, repris-je, rappelez-vous donc dans leur ensemble toutes les circonstances de mon entretien avec Dexter. Je vous ai dit de quelle façon il parlait de Mme Eustache Macallan ; c’était dans les termes d’un respect et d’une adoration que toute femme serait fière d’inspirer. Il vit dans la pensée de la morte. S’il m’a reçue amicalement, c’est grâce à quelques traits de ressemblance qu’il s’est imaginé découvrir entre mon visage et le sien. J’ai vu, oui… j’ai vu des larmes couler de ses yeux ! j’ai entendu sa voix défaillir, quand il m’a parlé d’elle. Il peut être le plus faux des hommes en toute autre chose, mais il était sincère dans ce qu’il a dit d’elle. Il ne m’a pas abusée là-dessus. Non, non, il y a des signes auxquels une femme ne se trompe jamais, quand un homme lui parle de ce qui lui tient réellement au cœur. Ces signes, je les ai surpris. Je suis fâchée d’opposer mon opinion à la vôtre, monsieur Playmore, mais je ne puis, en vérité, m’en empêcher ; et, pardonnez-moi, je ne puis m’empêcher de vous le dire avec cette vivacité ! »

M. Playmore sembla plutôt satisfait qu’offensé de la façon hardie dont je m’exprimais.

« Ma chère madame Eustache, dit-il, vous n’avez aucune raison de vous fâcher contre moi ; je partage entièrement votre manière de voir… avec cette différence que j’en tire une conclusion absolument opposée.

– Je ne vous comprends pas.

– Vous allez me comprendre. Vous définissez les sentiments de Dexter pour la défunte Mme Eustache comme un mélange de respect et d’adoration. Je vous dirai qu’il y avait, dans son cœur, un sentiment plus vif encore que ceux-là. Il l’aimait d’amour. Je tiens mon renseignement de la pauvre femme elle-même, qui m’a honoré de sa confiance et de son amitié pendant une grande partie de sa vie. Avant qu’elle épousât M. Macallan… auquel elle crut devoir taire ce ridicule détail… Miserrimus Dexter lui avait fait la cour… et, tout difforme qu’il était… l’avait sérieusement demandée en mariage.

– Et, vis-à-vis de cela, m’écriai-je, vous dites qu’il l’a empoisonnée !

– Oui. Je ne vois pas d’autre conclusion possible, après ce qui est arrivé pendant votre visite chez lui. Comment se fait-il, demanda M. Playmore, que Miserrimus Dexter soit tombé en défaillance à votre premier mot ? Qu’est-ce donc qui a pu l’effrayer ainsi ? »

J’essayai de trouver une réponse. Je m’embarquai même dans une phrase, sans savoir au juste où j’allais arriver.

« M. Dexter est l’ancien et fidèle ami de mon mari, commençai-je. Quand il a entendu dire que je n’acceptais pas le verdict du jury, il a pu craindre que…

– Il a pu craindre que votre mari n’ait à supporter les conséquences possibles d’une nouvelle enquête, dit M. Playmore, en finissant ironiquement ma phrase. Oh ! oh ! madame Macallan, voilà qui ne s’accorde guère avec votre foi profonde dans l’innocence de votre mari ! Délivrez votre esprit d’une erreur, continua-t-il sérieusement, qui doit fatalement vous égarer, si vous persistez dans vos intentions actuelles. Miserrimus Dexter, vous pouvez en croire ma parole, a cessé d’être l’ami de votre mari, le jour où votre mari a épousé sa première femme. Dexter, j’en conviens, a gardé les apparences de l’amitié… en public comme en particulier. Sa déposition en faveur de son ami, durant le procès, a été telle que chacun l’attendait des sentiments dont il faisait profession envers lui. Je n’en ai pas moins la ferme persuasion qu’il ne faut pas ici s’en tenir à la surface, et que M. Macallan n’a pas de plus mortel ennemi que Miserrimus Dexter. »

Je ne trouvai rien à répondre. Je sentais que M. Playmore était dans le vrai. Mon mari avait courtisé et obtenu la femme qui avait refusé d’épouser Dexter. Dexter était-il homme à pardonner cette injure ?… Mon expérience me répondait : non !

« Rappelez-vous ce que je vous ai dit, reprit M. Playmore. Et maintenant, revenons à votre rôle personnel dans cette triste affaire, et cherchons ensemble quelle chance nous avons de parvenir à la découverte de la vérité. Être convaincu, comme je le suis, que Miserrimus Dexter est l’homme qui aurait dû passer en jugement pour le meurtre commis à Gleninch et mettre la main sur une preuve évidente qui, à cette distance où nous sommes de la perpétration du crime, pourrait seule justifier une accusation publique contre Miserrimus Dexter ; ce sont là deux choses bien différentes. La question est maintenant réduite à ces simples termes : l’acquittement d’Eustache dépend entièrement de la démonstration publique de la culpabilité de Dexter. Comment atteindrez-vous ce résultat ? Vous ne pouvez pas fournir la moindre preuve contre lui. Vous ne pouvez convaincre Dexter qu’avec ses propres aveux… Écoutez-vous ce que je vous dis ?

– Oui, sans doute ; oui, je vous écoute, je vous entends. Mais je résiste encore… avec tout le respect dû à la supériorité de votre savoir et de votre expérience… je résiste encore à accepter votre terrible conclusion, et à la prendre pour point de départ de ce qui me reste à faire. »

M. Playmore eut un sourire de contentement.

« Vous admettez pourtant, chère madame, que Dexter vous a dissimulé une bonne partie de la vérité ? Il y a quelque chose qu’il vous dissimule.

– Oui. J’admets cela.

– Soit ! Ce qui s’applique à votre manière d’envisager l’affaire s’applique aussi à la mienne. Il vous refuse l’aveu de sa culpabilité, selon moi ; selon vous il vous refuse les renseignements qui pourraient prouver la culpabilité d’une autre personne. Mais, aveu ou renseignements, comment maintenant les obtiendrez-vous de lui ? Quelle influence pourra agir sur lui quand vous le reverrez ?

– J’essayerai encore de la persuasion.

– Et si la persuasion échoue… qu’est-ce que vous ferez ?… Lui tendrez-vous un piège ?… Tâcherez-vous de l’intimider ?…

– Si vous voulez relire vos notes, monsieur Playmore, vous y verrez que j’ai réussi à l’effrayer déjà… quoique je ne sois qu’une femme et que je n’en eusse pas l’intention.

– Bien ! ce que vous avez fait une fois, vous pensez que vous pourrez le faire encore. Très-bien ! Comme vous paraissez résolue à en courir la chance, il ne sera pas mal que vous ayez, du caractère et du tempérament de Dexter, une connaissance plus étendue. Avant que vous ne retourniez à Londres, adressons-nous, s’il vous plaît, à quelqu’un qui pourra vous fournir ces utiles renseignements. »

Je tressaillis et regardai autour de moi, comme si la personne qui devait nous aider à mieux connaître Dexter était là, près de nous.

« Ne vous alarmez pas, dit Playmore ; l’oracle est muet, et il est ici. »

Il ouvrit un des tiroirs de son pupitre, y prit un paquet de lettres et en détacha une.

« Quand nous préparions, dit-il, la défense de votre mari, nous hésitions beaucoup à comprendre Miserrimus Dexter dans la liste de nos témoins. Nous n’avions pas le moindre soupçon contre lui… j’ai à peine besoin de vous le dire. Mais nous avions peur qu’il ne s’abandonnât à quelqu’une de ses excentricités. L’impression que produirait sur lui sa comparution en cour d’assises, pouvait lui faire perdre complètement l’esprit. Nous eûmes alors recours aux lumières d’un médecin. Sous un prétexte que j’ai oublié, nous le présentâmes à Dexter, et nous en reçûmes en temps utile le rapport que voici. »

Il déplia cette pièce, et, soulignant de l’ongle un passage, il me la tendit.

Je lus ce qui suit :

« Pour résumer mes observations, je crois que l’aberration mentale est à l’état latent chez le sujet, bien qu’aucun symptôme extérieur ne s’en soit jusqu’ici manifesté à mes yeux. Vous pouvez, je pense, le faire comparaître devant la Cour, sans crainte des conséquences. Il pourra dire et faire des choses bizarres. Mais sa volonté est assez forte pour maîtriser sa déraison, et vous pouvez vous fier à la haute estime qu’il a de lui-même pour le produire devant la Cour comme un témoin ayant la pleine intelligence des choses qu’il entend et qu’il dit.

« Quant à l’avenir, je ne saurais naturellement rien affirmer de positif ; je ne puis que vous faire connaître mes conjectures actuelles.

« Qu’il doive finir par devenir fou, s’il vit, je n’en doute pas, ou j’en doute peu. La question de savoir à quelle époque la folie s’emparera tout à fait de son esprit, dépend entièrement de l’état de sa santé. Son système nerveux, est excessivement irritable ; et il y a des symptômes qui prouvent que sa manière de vivre a déjà ébranlé sa constitution. Mais s’il renonce à ses pernicieuses habitudes, s’il se résigne à rester chaque jour plusieurs heures en repos et au grand air, il peut vivre encore bien des années, comme un homme sain d’esprit et de corps. Si, au contraire, il s’obstine dans sa dangereuse solitude et dans ses fiévreuses évocations, ou si quelque fatal incident vient surexciter encore ses nerfs, sa raison sombrera tout à coup et fera place à la folie ou à l’imbécillité. Quand cette catastrophe se produira, ses amis, je le crois, ne devront conserver aucune espérance de guérison. L’équilibre une fois rompu ne se rétablira jamais plus dans tout le reste de sa vie. »

Ainsi se terminait le rapport du docteur. M. Playmore le remit dans son tiroir.

« Vous venez, dit-il, de lire la consultation de l’une de nos célébrités médicales les plus autorisées. Dexter vous fait-il l’effet d’un homme qui doive recouvrer la raison ? Ne voyez-vous ni danger ni obstacles de votre côté ? »

Mon silence lui répondit.

« Retournerez-vous chez Dexter ? continua-t-il. Et supposez-vous que le docteur exagère le péril en pareil cas ?… Que ferez-vous ?… La dernière fois que vous l’avez vu, vous avez eu l’immense avantage de le prendre par surprise. Il a laissé voir sa peur, sa joie, tous ses sentiments éveillés en sursaut et surexcités. Pouvez-vous le prendre encore par surprise ? Non ! Désormais il s’attend à vous revoir, il sera sur la défensive. En admettant qu’il ne vous arrive rien de pis, vous aurez à lutter contre sa ruse. Êtes-vous de force à l’emporter dans ce combat ? vous qu’il aurait déjà réussi à tromper, sans les éclaircissements décisifs de lady Clarinda au sujet de Mme Beauly ? »

Que répondre à cela ? J’essayai cependant de me défendre encore.

« Il m’a dit la vérité, répliquai-je, en ce sens qu’il avait vu réellement ce qu’il me disait avoir vu dans le corridor, à Gleninch.

– Il vous a dit la vérité, parce qu’il était assez fin pour voir que la vérité l’aiderait à accroître vos soupçons. Vous ne croyez réellement pas que ces soupçons, il les partage ?

– Pourquoi non ? Il était aussi ignorant de ce que Mme Beauly avait réellement fait durant cette nuit, que je l’étais moi-même… avant d’avoir rencontré Lady Clarinda. Reste à savoir s’il ne sera pas aussi étonné que je l’ai été, quand je lui répéterai ce que Lady Clarinda m’a appris. »

Cette vigoureuse réponse produisit un effet que je n’attendais pas.

À ma grande surprise, M. Playmore coupa court à la discussion. Il sembla désespérer de me convaincre, et il l’avoua indirectement dans sa réplique.

« Allons ! fit-il, je vois que tout ce que je pourrai vous dire ne vous ramènera pas à mon opinion…

– Je n’ai ni votre habileté, ni votre expérience, répondis-je. J’en suis fâchée, mais je ne puis penser comme vous.

– Vous êtes donc absolument déterminée à revoir Miserrimus Dexter !

– Je m’y suis engagée.

– Réfléchissez encore. Vous m’avez fait l’honneur de me venir demander mon avis. Eh bien, sérieusement, je vous conseille de renoncer à tenir cet engagement. J’irai même plus loin. Je vous conjure de ne pas revoir Dexter. »

C’est précisément ainsi que m’avait parlé ma belle-mère ; c’est précisément ainsi que m’avaient parlé Benjamin et le Major Fitz-David. Tout le monde était contre moi. Et je résistais encore ! Quand j’y pense à présent, je m’étonne de mon opiniâtreté. Je sais presque honteuse d’avoir à confesser que je ne répliquai rien à M. Playmore. Il attendit un moment ma réponse, fixant sur moi un regard anxieux. Ce regard ne fit que m’irriter. Je me levai, et demeurai devant lui, les yeux attachés sur le parquet.

Il se leva à son tour. Il était clair que la conférence était rompue.

« C’est bon ! dit-il d’un ton à la fois triste et enjoué ; je comprends qu’il est déraisonnable de ma part d’espérer qu’une jeune femme comme vous puisse partager l’opinion d’un vieil homme de loi comme moi. Laissez-moi seulement vous rappeler que notre conversation doit rester, quant à présent, strictement confidentielle… maintenant, changeons de sujet. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ici pour vous ?… Êtes-vous seule à Édimbourg ?…

– Non. J’y suis venue avec un vieil ami qui me connaît depuis mon enfance.

– Et comptez-vous passer ici la journée de demain ?

– Je le pense.

– Voulez-vous m’accorder une faveur ? Veuillez réfléchir sur ce qui s’est passé entre nous, et revenir demain me voir dans la matinée.

– Très-volontiers, monsieur Playmore, si c’est seulement pour venir vous remercier de votre bonté. »

Là-dessus, nous nous séparâmes. Il soupira… le joyeux jurisconsulte soupira… en m’ouvrant la porte. Les femmes sont d’étranges créatures ! ce soupir me fit plus d’impression que tous ses arguments. En passant le seuil de sa porte, je me sentis rougir de l’entêtement avec lequel je lui avais résisté.

XXXIV. – GLENINCH.

Je trouvai Benjamin à l’hôtel ; il était plongé dans la lecture d’un petit journal et absorbé dans l’étude d’une des énigmes offertes aux lecteurs. Mon vieil ami était grand amateur de ces devinettes et avait gagné toutes sortes de petits prix par son habileté à arriver à la vraie solution de ces problèmes. En temps ordinaire il eût été inutile d’essayer d’attirer son attention, alors qu’il se consacrait à son plaisir favori. Mais l’intérêt qu’il prit à écouter le résultat de mon entrevue avec l’homme de loi fut plus vif que celui qu’il prenait à déchiffrer l’énigme qui était devant lui. Il plia le journal aussitôt que j’entrai et me demanda vivement :

« Quelles nouvelles, Valéria… quelles nouvelles ? »

En lui racontant ce qui s’était passé, il va sans dire que je respectai la confiance que M. Playmore m’avait témoignée. Pas un mot ayant trait aux horribles soupçons de l’homme de loi quant à Miserrimus Dexter ne sortit de mes lèvres.

« Ah ! ah ! dit Benjamin avec satisfaction ; l’homme de loi pense, comme moi, que vous commettriez une véritable imprudence en retournant chez M. Dexter. C’est un homme d’un grand bon sens ! Et vous allez suivre, pour sûr, le conseil de M. Playmore, quoique vous n’ayez pas voulu entendre le mien ?

– Il faut me pardonner, mon vieil ami, dis-je en répondant à Benjamin ; j’ai bien peur d’en être arrivée, après toutes mes épreuves, à me convaincre que je ne suis capable de suivre les conseils de personne. En venant ici, j’étais bien résolue, je vous l’assure, à me laisser guider par M. Playmore ; nous n’aurions pas fait ce long voyage, si je n’avais pas eu cette ferme résolution. J’ai fait de mon mieux pour me montrer docile et sensée. Mais il y a en moi quelque chose qui résiste à tous les raisonnements. J’ai bien peur, en un mot, de ne pouvoir m’empêcher de retourner chez Dexter. »

Benjamin lui-même perdit patience cette fois.

« Toutes les eaux de l’Océan, s’écria-t-il, ne blanchiraient pas un nègre ! Dans votre enfance, vous étiez bien la plus obstinée petite fille qu’on pût voir. Ah ! tenez, nous aurions aussi bien fait de ne pas quitter Londres !

– Non ! repris-je, maintenant que nous sommes venus à Édimbourg, nous verrons quelque chose d’intéressant… pour moi du moins… que nous n’aurions jamais vu, si nous n’avions pas quitté Londres.

– Et quoi donc ?

– La maison de mon mari n’est qu’à quelques milles d’ici. Demain nous irons à Gleninch.

– Là où la pauvre dame a été empoisonnée ? demanda Benjamin d’un air de tristesse. C’est de cette résidence que vous entendez parler ?

– Oui. J’ai besoin de voir la chambre dans laquelle elle est morte. J’ai besoin de parcourir toute la maison. »

Benjamin cacha sa tête entre ses mains.

« Je fais tout ce que je peux, dit-il, pour comprendre la nouvelle génération ; mais je n’y arrive pas. La nouvelle génération est décidément au-dessus de mon intelligence. »

J’écrivis à M. Playmore, au sujet de ma visite à Gleninch. La maison où s’était passée la tragédie qui avait flétri la vie de mon mari, avait à mes yeux plus d’intérêt que toutes les maisons du globe habité. La perspective de visiter Gleninch avait été pour beaucoup, il faut le dire, dans ma détermination d’aller consulter l’homme de loi d’Édimbourg. J’envoyai ma lettre à M. Playmore par un messager, et j’en reçus la plus bienveillante réponse. Si je voulais attendre l’après-midi, m’écrivit-il, il se débarrasserait de ses affaires de la journée et viendrait nous chercher dans sa voiture.

L’obstination de Benjamin, malgré son air tranquille, était capable, dans certains cas, de lutter avec la mienne. Il s’était mis dans l’esprit, lui, homme de la génération passée, qu’il n’avait rien à voir à Gleninch. Pas un mot à ce sujet ne sortit de sa bouche, jusqu’au moment où la voiture de M. Playmore s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Alors seulement, Benjamin se rappela qu’il avait à Édimbourg un de ses vieux amis.

« Veuillez m’excuser, Valéria, me dit-il ; mon vieil ami, Saunders, m’en voudrait beaucoup si je ne dînais pas avec lui aujourd’hui. »

À part les souvenirs qui pour moi s’y rattachaient, Gleninch n’avait rien en soi qui pût intéresser un voyageur.

La campagne environnante était belle et bien cultivée, mais c’était tout. Le parc, aux yeux d’un Anglais, était sauvage et mal entretenu. La maison datait de soixante-dix à quatre-vingts ans. L’extérieur était aussi dépourvu d’ornements qu’une manufacture et aussi morne d’aspect qu’une prison. À l’intérieur, du grenier au rez-de-chaussée, la lugubre désolation d’une habitation abandonnée pesait sur l’âme. La maison était restée fermée depuis le procès. Un seul couple âgé, le mari et la femme, en avait les clés et la garde. Le mari secoua silencieusement la tête, en signe de douloureuse désapprobation, quand il nous vit pénétrer dans les appartements et que M. Playmore lui ordonna d’ouvrir les portes et les fenêtres et de laisser la lumière pénétrer dans ce sombre et désert intérieur. Le feu était cependant allumé dans la bibliothèque et dans la galerie de tableaux, pour préserver de l’humidité les toiles et les livres ; et en voyant la joyeuse flamme que projetaient ces deux foyers, on avait de la peine à ne pas s’imaginer que les hôtes de la maison filaient venir s’y réchauffer. En montant à l’étage supérieur, je vis les chambres que le Compte-rendu du procès m’avait rendues familières. J’entrai dans le petit cabinet d’étude, où je vis de vieux livres sur les tablettes, et où manquait toujours la clef égarée de la porte qui donnait entrée dans la chambre à coucher. Je regardai le lit dans lequel la malheureuse châtelaine de Gleninch avait souffert et était morte. Ce lit était resté à sa place et le sofa où la garde avait cherché quelques moments de repos, était encore au pied du lit. Le bureau en bois des Indes dans lequel le chiffon de papier, avec quelques grains d’arsenic, avait été trouvé, contenait toujours sa petite collection de curiosités. Je fis mouvoir sur son pivot la table de malade, sur laquelle Mme Eustache Macallan prenait ses repas et écrivait ses vers, la pauvre âme ! Cette chambre était sombre et triste, et l’air en était pesant et comme chargé encore de miasmes mortels. Je fus bien aise d’en sortir. Je jetai un coup d’œil, en passant, sur la chambre qu’Eustache avait occupée dans le corridor des chambres d’ami. C’était la chambre à coucher à la porte de laquelle Miserrimus Dexter avait attendu et épié. Je revoyais là le parquet de chêne qu’il avait parcouru en sautant sur ses mains, pour suivre les traces de la femme de chambre revêtue du manteau de sa maîtresse. Partout où j’allais, le fantôme de la morte ou celui de l’absent ne cessaient de me poursuivre. Partout où j’allais, l’horrible solitude de la maison me faisait entendre son effroyable voix muette qui disait : Je garde le secret du poison !… je cache le mystère de la mort !

L’oppression que j’éprouvais devint intolérable. J’aspirai à revoir le ciel pur, à respirer l’air frais du dehors. Mon compagnon s’en aperçut et me comprit.

« Venez ! me dit-il, assez de la maison… Allons faire un tour de jardin. »

Dans la calme demi-obscurité de la soirée, nous nous mîmes à parcourir les allées bordées d’arbrisseaux. En errant çà et là, nous parvînmes au jardin de la cuisine… dont une petite portion seulement était cultivée par le vieux gardien et sa femme, pendant que tout le reste n’était qu’un champ couvert de mauvaises herbes. Au delà du jardin, et séparé par une palissade en planches peu élevée, s’étendait un vaste terrain bordé de trois côtés par des arbres. Dans un coin écarté de ce terrain, mes yeux s’arrêtèrent sur quelque chose d’assez commun partout : un simple tas d’ordures. Son volume et la singulière place qu’il occupait attirèrent, je ne sais pourquoi, ma curiosité ; je m’arrêtai, et je regardai cet amas de poussière, de cendres, de débris de faïence, et de vieille ferraille. Ici, un chapeau hors d’usage, là de vieilles bottines déchirées ; et répandus, tout autour, des monticules épars de vieux papiers et de vieux chiffons.

« Qu’est-ce que vous examinez donc là ? me demanda M. Playmore.

– Tout bonnement ce tas d’ordures.

– Ah ! fit-il en riant, dans la méticuleuse Angleterre, vous feriez assurément transporter au loin tous ces débris. En Écosse, nous ne nous en inquiétons guère, pourvu que leur odeur n’arrive pas jusqu’à la maison. D’ailleurs en les épluchant, on en utilise une partie comme fumier pour le jardin. Ici, l’endroit est désert, et ils ont chance d’y rester longtemps. Toute chose, à Gleninch, y compris ce tas d’ordures, attend que la nouvelle châtelaine vienne remettre le bon ordre partout. Un de ces jours vous pouvez être reine ici… qui sait ?

– Je ne reverrai jamais Gleninch ! dis-je.

– Jamais est un bien long jour et le temps réserve à chacun de nous ses surprises. »

Nous nous éloignâmes et nous marchâmes en silence jusqu’à la porte du parc, où la voiture nous attendait.

En revenant à Édimbourg, M. Playmore dirigea la conversation sur des sujets absolument étrangers à ma visite à Gleninch. Il voyait que j’avais besoin de détendre ma pensée, et, à force de bonne humeur, il réussit à me distraire. Ce n’est que quand nous fûmes près de la ville qu’il me parla de mon retour à Londres.

« Avez-vous fixé le jour de votre départ d’Édimbourg ? me demanda-t-il.

– Nous quittons Édimbourg, dis-je, par le train de demain matin.

– Et vous ne voyez toujours pas de raison pour modifier l’opinion que vous m’avez exprimée hier ? Est-ce pour cela que vous êtes si pressée de partir ?

– J’ai bien peur que oui, monsieur Playmore. Quand je serai plus vieille, je serai plus sage. En attendant, je ne puis qu’implorer votre indulgence, si je commets une grosse bévue en persistant dans ma manière de voir. »

Il sourit doucement et me serra la main ; puis, tout d’un coup, il changea de manières et me regarda gravement.

« C’est la dernière occasion que j’ai de vous parler avant votre départ, dit-il ; puis-je le faire librement ?

– Aussi librement qu’il vous plaira, monsieur Playmore. Quoi que vous puissiez me dire, vous ne ferez qu’ajouter à ma reconnaissance pour vos bontés.

– J’ai à vous dire peu de chose, madame Eustache… et ce peu commencera par une recommandation de prudence. Vous m’avez dit hier qu’à votre dernière visite à Miserrimus Dexter, vous étiez allée seule chez lui. Ne recommencez pas l’épreuve. Prenez quelqu’un avec vous.

– Pensez-vous donc que j’aie à courir quelque danger, si j’y vais seule ?

– Non, dans le sens ordinaire de ce mot. Je pense seulement que la présence d’un ami peut être utile pour maintenir dans de justes limites la témérité de Dexter, qui est l’homme le plus impudent qui soit. Donc, je le répète, si quelque propos, méritant d’être rappelé et noté, pouvait dans la conversation sortir de sa bouche, un ami vous serait utile comme témoin. À votre place, je me ferais accompagner par un témoin qui pourrait prendre des notes. Mais je suis homme de loi, et j’ai l’habitude, en cette qualité, de faire une montagne d’un grain de sable. Laissez-moi simplement vous recommander de vous faire accompagner dans votre prochaine visite chez Dexter ; et, ajoutait-il, tenez-vous en garde contre vous-même, si l’entretien roule sur Mme Beauly.

– Me tenir en garde contre moi-même ?… Que voulez-vous dire par là ?

– Un peu de pratique m’a appris, ma chère madame Eustache, à pénétrer les petites faiblesses de la nature humaine. Vous êtes tout naturellement disposée à la jalousie envers Mme Beauly, et, conséquemment, vous n’êtes pas en pleine possession de votre excellent bon sens, quand Dexter se sert de cette dame pour vous mettre un bandeau sur les yeux… Est-ce que j’ai parlé par trop franchement ?

– Certainement non ! J’éprouve toujours quelque humiliation de me sentir jalouse de Mme Beauly. Ma vanité en souffre terriblement, quand j’y pense. Mais mon bon sens se rend à l’évidence. Je dois reconnaître que vous avez raison.

– Je suis charmé de voir que, sur un point, du moins, nous sommes d’accord, ajouta M. Playmore, non sans un grain d’ironie. Je ne désespère pas encore de vous convaincre sur un autre point, beaucoup plus sérieux, qui nous divise encore. Je vais plus loin : si vous n’y mettez pas obstacle, je compte que Dexter lui-même m’aidera. »

Qu’est-ce que cela voulait dire ? Comment Miserrimus Dexter pouvait-il l’aider en cela ou en toute autre chose ?

« Vous avez le dessein, continua-t-il, de répéter à Dexter tout ce que Lady Clarinda vous a dit sur Mme Beauly ? Et vous regardez comme probable qu’il en sera écrasé, comme vous l’avez été vous-même ? Je vais aventurer, à ce sujet, une petite prophétie. Je vous prédis que Dexter trompera votre attente. Bien loin de laisser voir aucun étonnement, il vous dira hardiment que vous avez été la dupe de récits faux, inventés à dessein, et mis en avant exprès par Mme Beauly pour dissimuler son crime. Maintenant, dites-moi… s’il essaye réellement de faire revivre ainsi vos soupçons contre cette bien innocente femme, est-ce que cela n’ébranlera pas un peu votre confiance dans votre propre opinion ?

– Cela détruira entièrement ma confiance dans ma propre opinion, monsieur Playmore.

– Très-bien ! J’espère que vous m’écrirez dans l’un ou l’autre cas, et je crois que nous nous trouverons du même avis avant la fin de la semaine. Gardez vis-à-vis de Dexter un secret absolu sur ce que je vous ai dit hier. Ne faites même pas mention de mon nom, quand vous le verrez. Pensant de lui ce que j’en pense en ce moment, j’aimerais mieux serrer la main du bourreau que la main de ce monstre. Que Dieu vous garde ! »

Tels furent les adieux de M. Playmore en me laissant à la porte de l’hôtel. Bienveillant, gai, habile… mais comme il était facilement prévenu, comme il était horriblement obstiné dans la défense de son opinion ! Et quelle opinion ! J’en frémis quand j’y pense.

XXXV. – LA PROPHÉTIE DE M. PLAYMORE.

Le lendemain, Benjamin et moi, nous étions à Londres entre huit et neuf heures du soir. Strictement méthodique dans toutes ses habitudes, Benjamin avait télégraphié d’Édimbourg à sa ménagère de tenir le souper prêt pour dix heures, et d’envoyer au-devant de nous, à la station, le cocher qu’il employait d’ordinaire.

Quand nous arrivâmes à la villa, nous fûmes obligés d’attendre un moment, pour atteindre la porte, qu’embarrassait un poney-chaise. La voiture s’écarta lentement, menée par un homme de mine rébarbative et la pipe à la bouche. N’eût été cet homme, il m’eût semblé que le poney-chaise n’était pas nouveau à mes yeux ; mais je n’y fis pas autrement attention.

La respectable vieille bonne de Benjamin ouvrit la porte du jardin, et poussa, à la vue de son maître, une si bruyante exclamation de joie, qu’elle me fit tressaillir.

« Dieu soit béni, monsieur ! s’écria-t-elle ; je pensais que vous ne reviendriez jamais !

– Tout va bien ? » demanda Benjamin, de son ton calme et imperturbable.

La ménagère, toute tremblante, fit cette énigmatique réponse :

« Je suis sens dessus dessous, monsieur, et incapable de dire si tout va bien ou si tout va mal. Il y a quelques heures, un homme étrange est venu ici et m’a demandé… – Elle s’arrêta, tout effarée, regarda un moment son maître d’un air hagard ; puis s’adressant soudain à moi : Il m’a demandé quand vous seriez de retour, madame. Je lui ai dit ce que mon maître avait télégraphié. Et là-dessus : « Attendez un peu, a dit l’homme ; je vais revenir. » Il est revenu, au bout d’une minute au plus, portant dans ses bras quelque chose… quelque chose qui m’a glacé le sang et m’a fait trembler de la tête aux pieds. Je sais bien que j’aurais dû l’empêcher d’aller plus loin ; mais je ne pouvais pas me tenir sur mes jambes, à plus forte raison le mettre à la porte ! Il est donc entré, sans ou avec votre permission, monsieur Benjamin ; il est entré, avec la chose dans ses bras ; il l’a portée dans votre cabinet… Et cela y est resté jusqu’à présent… Et cela y est encore ! Je me suis adressée à des agents de police, mais ils n’ont pas voulu venir. Qu’est-ce que je pouvais faire alors ? Ma pauvre tête n’y était plus. Pour vous, n’entrez pas, madame, vous seriez effrayée jusqu’à en perdre la raison ; oui, vous le seriez pour sûr, madame ! »

Je persistai à entrer néanmoins. Je me rappelais à présent le poney-chaise, et je commençais à entrevoir le mystère, inintelligible à la pauvre bonne. J’entrai dans la salle à manger, où le souper était déjà servi, et, par la porte entrebâillée, je jetai un coup d’œil dans le cabinet de Benjamin.

Ce qui était là, c’était bien réellement Miserrimus Dexter. Miserrimus Dexter était là, vêtu de sa jaquette rose, et à moitié endormi dans le fauteuil de Benjamin. Aucun couvre-pied ne cachait son horrible difformité. Rien n’avait été sacrifié aux idées conventionnelles dans son costume. Je pus facilement comprendre que la pauvre vieille bonne eût tremblé de la tête aux pieds en parlant de lui.

« Valéria ! me dit tout bas Benjamin en montrant des doigts le phénomène étendu dans son fauteuil, qu’est-ce que cela ? Une idole indoue ou un être humain ? »

J’ai déjà dit que Miserrimus Dexter avait la finesse d’oreille d’un chien ; il fit voir en ce moment qu’il en avait aussi le sommeil léger. Si bas que Benjamin eût parlé, sa voix le réveilla. Il se frotta les yeux avec le sourire innocent d’un enfant qui sort d’un sommeil tranquille.

« Comment vous portez-vous, madame Valéria ? dit-il. Je m’étais un peu assoupi. Vous ne savez pas combien je suis heureux de vous revoir. Qu’est-ce que ce monsieur ? »

Il se frotta de nouveau les yeux et les fixa sur Benjamin. Ne sachant trop que faire, je présentai mon visiteur au maître de la maison.

« Pardonnez-moi de ne pas me lever, monsieur, dit Miserrimus Dexter, je ne puis me tenir debout, je n’ai pas de jambes ! Je crois m’apercevoir que j’occupe votre fauteuil. Si j’ai commis une indiscrétion, soyez assez bon pour fourrer sous moi votre parapluie et me jeter par terre ; je tomberai sur mes deux mains, et je ne vous en voudrai pas. Je me soumettrai à une culbute et à une réprimande. Mais, je vous en prie, ne m’arrachez pas le cœur en me mettant à la porte ! Cette belle dame, qui est là, se montre très-cruelle quelquefois, monsieur, quand un accès lui prend. Elle s’en est allée en voyage, au moment où j’avais le plus grand besoin d’obtenir d’elle un court entretien ; elle s’en est allée, et m’a laissé là, dans mon isolement et dans mon anxiété. Je suis un pauvre estropié, qui a un cœur chaud, et en même temps une insatiable curiosité. Une insatiable curiosité, – je ne sais si vous en avez jamais senti l’aiguillon, – est une malédiction véritable. Je l’ai maîtrisée jusqu’à ce que j’aie senti que ma cervelle allait entrer en ébullition ; alors j’ai fait venir le jardinier et je lui ai commandé de me conduire ici. Je suis bien ici !… L’air de votre cabinet me calme, la vue de Mme Valéria est un baume sur la blessure de mon cœur. Elle a quelque chose à me dire… quelque chose que je meurs d’envie d’entendre. Si elle n’est pas trop fatiguée de son voyage, et si vous voulez bien lui permettre de m’en instruire, je vous promets de me retirer aussitôt qu’elle aura fini. Cher monsieur Benjamin, vous paraissez le refuge des affligés. Je suis un affligé. Donnez-moi la main en bon chrétien, et laissez-moi ici. »

Il tendit la main à Benjamin. Ses doux yeux bleus avaient pris une expression d’humble prière. Complètement stupéfait de l’étonnante harangue qui lui avait été adressée, Benjamin mit sa main dans la main qui lui était tendue, de l’air d’un homme qui rêve.

« Portez-vous bien, monsieur, » dit-il machinalement.

Puis il tourna les yeux vers moi, comme pour savoir ce qu’il avait à faire.

« Je comprends M. Dexter, lui dis-je tout bas, laissez-moi avec lui. »

Benjamin jeta un dernier regard d’effarement sur l’objet qui occupait son fauteuil, il salua avec cette politesse instinctive qui ne l’abandonnait jamais, et, toujours de l’air d’un homme qui rêve, il se retira dans la pièce voisine.

Laissés en tête-à-tête, nous nous regardâmes, Dexter et moi, en gardant dans le premier moment le silence.

Était-ce l’effet de cette inépuisable indulgence qu’une femme tient en réserve pour celui qui avoue avoir besoin d’elle ? ou bien le souvenir de l’affreux soupçon que M. Playmore avait conçu contre Dexter, prédisposait-il pour l’instant mon cœur à un sentiment de compassion pour le malheureux ? tout ce que je sais et tout ce que je peux dire, c’est que j’eus pitié de Miserrimus Dexter. Je lui épargnai les reproches que je n’aurais pas manqué d’adresser à tout autre individu de ma connaissance qui aurait pris la liberté de s’installer ainsi, sans y être invité, dans la maison de Benjamin.

Dexter fut le premier à parler.

« Lady Clarinda a détruit votre confiance en moi ! dit-il tout d’abord, d’une voix étrange.

– Lady Clarinda n’a rien fait de pareil, répliquai-je, elle n’a pas essayé d’influencer mon opinion. J’avais réellement besoin de quitter Londres ; ne vous l’ai-je pas dit ? »

Il soupira et ferma les yeux d’un air satisfait, comme un homme délivré du poids d’une lourde inquiétude.

« Soyez bonne pour moi ! dit-il ; ne vous bornez pas à ce peu de mots. J’ai été si malheureux en votre absence ! »

Il rouvrit ses yeux, qu’il fixa sur moi avec l’expression du plus vif intérêt.

« N’êtes-vous pas trop fatiguée de votre voyage ? continua-t-il. Ah ! j’ai soif de savoir ce qui s’est passé au dîner du Major ; mais n’est-il pas bien cruel de ma part de vous le dire, quand vous n’avez pris aucun repos depuis votre arrivée ? Une seule question pour ce soir j’attendrai à demain pour le reste. Que vous a dit Lady Clarinda sur Mme Beauly ? Vous a-t-elle appris tout ce que vous désiriez savoir ?

– Tout et plus encore.

– Quoi ?… quoi ?… quoi ?… » s’écria-t-il avec une fébrile impatience.

La prévision de M. Playmore allait-elle, oui ou non, se réaliser ? Dexter persisterait-il à vouloir m’abuser, et se garderait-il de laisser voir aucun signe d’étonnement, quand je lui répéterais ce que Lady Clarinda m’avait dit de Mme Beauly ? Je résolus de faire subir à la prédiction la plus décisive des épreuves. Sans un seul mot de préface ou de préparation, j’entrai en matière aussi brusquement que possible, et je dis à Dexter :

« La personne que vous avez vue dans le corridor, ce n’était pas Mme Beauly ; c’était sa femme de chambre, portant son manteau et son chapeau. Mme Beauly n’était pas même dans la maison ; elle était restée à Édimbourg, où elle assistait à un bal masqué. Voilà ce que la femme de chambre a dit à Lady Clarinda, et voilà ce que Lady Clarinda m’a répété. »

J’avais une telle hâte de savoir si M. Playmore avait eu raison, et s’il fallait réellement soupçonner du crime ce malheureux Dexter, que je débitai ma phrase à brûle-pourpoint, tout d’un trait, et aussi rapidement que les mots purent sortir de mes lèvres.

Miserrimus Dexter démentit absolument la prédiction de M. Playmore. Il eut comme un soubresaut. Ses yeux s’ouvrirent tout grands d’étonnement.

« Répétez-moi cela ! s’écria-t-il ; je n’ai pas bien compris du premier coup. Je ne reviens pas de ma surprise ! »

J’étais plus que satisfaite de ce résultat ; c’était pour moi un vrai triomphe. Pour cette fois, j’avais réellement quelque raison d’être contente de moi. Je m’étais rangée du côté charitable et miséricordieux dans ma discussion avec M. Playmore, et je m’en trouvais récompensée. Je pouvais rester dans la même chambre que Miserrimus Dexter, avec la pleine et calme assurance que je ne respirais pas le même air qu’un empoisonneur. Ma visite à Édimbourg n’avait donc pas été perdue.

En répétant à Dexter, conformément à son désir, ce que je lui avais déjà dit, je pris soin d’ajouter les détails qui donnaient au récit de Lady Clarinda la consistance et la certitude. Dexter m’écouta d’un bout à l’autre avec une attention qui lui permettait à peine de respirer… répétant çà et là les mots qu’il venait d’entendre, comme pour les imprimer plus sûrement, et plus profondément dans sa mémoire.

« Qu’y a-t-il à dire ?… Qu’y a-t-il à faire ?… demanda-t-il avec un regard de découragement. Je ne puis me refuser à croire cela. Si singulier que cela soit, du commencement à la fin, cela semble absolument vrai. »

Qu’aurait pensé M. Playmore, s’il avait entendu ces mots ? Je lui rendais la justice de croire qu’il se serait senti honteux de lui-même, au fond de son cœur.

« Il n’y a rien autre chose à dire, répliquai-je, sinon que Mme Beauly est innocente, et que vous et moi nous avons été bien injustes envers elle. N’êtes-vous pas de mon avis ?

– Je suis entièrement de votre avis, me répondit Dexter, sans un instant d’hésitation. Mme Beauly est innocente. La défense, devant la Cour, était après tout, dans le vrai ! »

Puis il croisa les bras avec complaisance, de l’air d’un homme parfaitement satisfait de n’avoir plus à se préoccuper de cette affaire.

Je n’étais pas du tout, moi, de son avis. À ma grande surprise, c’est moi qui étais maintenant la moins raisonnable des deux.

Miserrimus Dexter m’en accordait plus long que je ne lui en avais demandé : il ne se contentait pas de démentir la prédiction de M. Playmore… il dépassait du tout au tout ma pensée. Je pouvais admettre l’innocence de Mme Beauly ; mais je n’allais pas plus loin : Si la défense devant la Cour avait été, comme il le disait, dans le vrai… alors adieu à mon espérance de faire reconnaître l’innocence de mon mari ! et je tenais à cette espérance comme à mon amour et à ma vie !

« Parlez pour vous ! m’écriai-je. Mon opinion sur la défense ne saurait varier. »

Dexter tressaillit et fronça ses sourcils, comme si je l’avais désorienté et mécontenté.

« Voulez-vous dire par là que vous êtes résolue à poursuivre votre projet ?

– Assurément ! »

Il se mit si fort en colère qu’il en oublia sa politesse accoutumée.

« Mais c’est absurde !… c’est impossible !… s’écria-t-il avec un geste méprisant. Vous venez de déclarer vous-même, qu’en soupçonnant Mme Beauly, nous avions fait injure à une femme innocente. Est-il quelqu’un autre que nous puissions soupçonner ? Il est ridicule de poser seulement cette question ! Il n’y a pas d’autre alternative que d’accepter les faits tels qu’ils sont, sans agiter plus longtemps ce problème de l’empoisonnement de Gleninch. C’est un enfantillage de discuter des conclusions aussi claires. Renoncez-y !… Renoncez-y !…

– Vous pouvez vous mettre en fureur contre moi tant qu’il vous plaira, monsieur Dexter ; ni votre colère, ni vos arguments ne parviendront à me convaincre. »

Il se maîtrisa par un violent effort sur lui-même, et, retrouva son calme et sa politesse.

« Fort bien ! dit-il ; permettez-moi de m’absorber un moment dans mes pensées. J’ai à faire quelque chose que je n’ai pas fait jusqu’ici.

– Qu’est-ce que cela peut-être, monsieur Dexter ?

– Je vais me mettre dans la peau de Mme Beauly, et penser avec l’esprit de Mme Beauly. Laissez-moi, s’il vous plaît, me recueillir une minute. »

Que voulait-il dire ? Quelle nouvelle métamorphose allait-il faire passer devant mes yeux ? Quel jeu de patience que cet être de pièces et de morceaux ! Il paraissait maintenant absorbé dans une méditation profonde, et, l’instant d’avant, il avait stupéfié Benjamin par les non-sens de son babil enfantin. On a dit, et avec raison, que, dans tout caractère d’homme, il y a plusieurs côtés à examiner. Les divers côtés du caractère de Dexter se succédaient si nombreux et si rapides devant-moi que je n’en étais même plus à pouvoir les compter.

Dexter leva la tête et fixa sur moi un regard pénétrant.

« Je viens, dit-il, de quitter la peau de Mme Beauly, et j’en rapporte ce résultat : nous sommes, vous et moi, deux téméraires, et nous avons été un peu trop prompts vraiment à tirer nos conclusions. »

Il s’arrêta. Je gardai le silence. Était-ce un doute qui commençait à s’élever dans mon esprit sur son compte ? J’attendis et j’écoutai.

« Je crois pleinement, continua-t-il, à la vérité de ce que vous a dit Lady Clarinda. Seulement, je vois, en y réfléchissant, que son récit admet deux interprétations : l’une, à la surface, l’autre, au fond. Je regarde sous la surface, dans votre intérêt, et il me paraît possible que Mme Beauly ait été assez rusée pour aller au-devant du soupçon et se préparer un alibi. »

J’ai honte d’avouer que je ne compris pas le sens de ce mot : alibi. Dexter s’aperçut que je ne suivais plus son raisonnement et s’expliqua plus clairement.

« La femme de chambre, dit-il, a-t-elle été la complice passive de sa maîtresse, ou a-t-elle été la main dont s’est servie sa maîtresse ? allait-elle administrer la première dose de poison, au moment où elle a traversé devant moi le Corridor ? Madame Beauly a-t-elle passé la nuit à Édimbourg… pour avoir sa défense prête dans le cas où le soupçon tomberait sur elle ? »

Le doute vague que je venais de concevoir prenait un corps quand j’entendais Dexter parler ainsi. L’avais-je absous un peu trop tôt de tout soupçon ? Tentait-il indirectement de faire renaître ma défiance contre Mme Beauly, ainsi que l’avait prédit M. Playmore ? Cette fois, je fus obligée de lui répondre. En le faisant, j’employai inconsciemment une des phrases dont l’homme de loi s’était servi devant moi, lors de ma première entrevue avec lui.

« Voilà, dis-je, qui me paraît tiré de loin, monsieur Dexter ! »

Je fus satisfaite de voir qu’il ne tenta pas un instant de défendre avec moi que c’était tiré de loin.

« Quand je dis, ajouta-t-il, que cela est possible, je dépasse peut-être ma propre pensée. N’en parlons plus ! »

Et tout de suite il reprit :

« Cependant, que comptez-vous faire ? Si Madame Beauly n’est pas l’empoisonneuse, qui donc a commis le crime ? Elle est innocente ; Eustache est innocent ; est-il une troisième personne que vous puissiez soupçonner ? Est-ce moi, voyons, qui l’aurais empoisonnée ? s’écria-t-il ; ses yeux lançaient des éclairs, et sa voix s’élevait à son plus haut diapason. Pouvez-vous… quelqu’un peut-il me soupçonner ?… Je l’aimais, je l’adorais !… je n’ai plus été le même homme depuis qu’elle est morte ! Écoutez ! je vais vous confier un secret, mais ne le répétez pas à votre mari, vous détruiriez peut-être du coup notre mutuelle amitié. Je l’aurais épousée, avant qu’elle connût Eustache si elle avait voulu accepter ma main. Quand les docteurs sont venus me dire qu’elle avait été empoisonnée… demandez au Docteur Jérôme ce que j’ai souffert ! Pendant toute cette horrible nuit, je suis resté là, épiant le moment d’arriver jusqu’à elle. Dès que ce fut possible, je suis entré dans sa chambre, et j’ai dit le dernier adieu à l’ange que j’aimais. J’ai sangloté sur elle. J’ai posé mes lèvres sur son front pour la première et la dernière fois. J’ai coupé une petite mèche de ses cheveux. Je la porte sur moi depuis ce temps. Je la couvre de baisers la nuit et le jour. Oh ! Dieu ! je revois sa chambre !… je revois son visage… Regardez !… regardez !… regardez !… »

Dexter tira de sa poitrine un petit médaillon attaché à un ruban qui entourait son cou. Il me le jeta, et fondit en larmes.

Un homme à ma place, aurait su ce qu’il avait à faire ; je n’étais qu’une femme, et je me laissai aller à la compassion qui emplissait mon cœur.

Je me levai et traversai la chambre pour aller jusqu’à Dexter. Je lui rendis son médaillon, et, d’un geste inconscient, je posai ma main sur l’épaule du pauvre affligé.

« Je suis incapable de vous soupçonner, monsieur Dexter, dis-je avec douceur. Une telle idée n’est jamais entrée dans mon esprit. Je vous plains !… je vous plains du fond de mon cœur ! »

Sur ces paroles bien simples, il s’opéra dans cet être bizarre la transformation la plus brusque et la plus inattendue à laquelle il m’eût fait encore assister. D’un mouvement que je ne pus ni prévoir, ni arrêter, le malheureux saisit ma main dans les siennes, et la couvrit d’ardents baisers. Stupéfaite, je jetai une exclamation d’horreur.

« Au secours ! » criai-je.

La porte s’ouvrit, Benjamin parut sur la porte. Dexter abandonna ma main.

Je courus à Benjamin pour l’empêcher d’entrer. Depuis que je connaissais le vieux serviteur de mon père, je ne l’avais jamais vu dans une colère semblable. Il était pâle… lui, le vieil homme si patient et si doux… il était pâle de fureur. Je n’eus pas trop de toute ma force pour le retenir sur le seuil.

« Vous ne pouvez porter la main sur un estropié ! lui dis-je. Envoyez chercher l’homme qui est dehors et qu’il l’emporte d’ici. »

Je fis sortir Benjamin de la bibliothèque, et je fermai la porte sur lui et sur moi. La bonne était dans la salle à manger. Je l’envoyai appeler le cocher de la voiture.

Quand il arriva, Benjamin ouvrit la porte de son cabinet, et s’y tint, sévère et sans dire un mot. C’était peut-être indigne de moi… mais je ne pus m’empêcher de jeter un coup d’œil dans l’intérieur.

Miserrimus Dexter était enfoncé dans le fauteuil. Le cocher enleva son maître avec des précautions qui me surprirent.

« Cachez-moi la figure, » lui dit Dexter, d’une voix brisée.

Le cocher ouvrit son grossier paletot de drap pilote et en couvrit la tête de Dexter. Puis il sortit en silence, emportant cette créature difforme dans ses bras, comme une mère emporte son enfant.

XXXVI. – ARIEL.

Je passai une nuit sans sommeil.

L’incroyable audace de Miserrimus Dexter n’avait pas seulement soulevé en moi les indignations et les pudeurs de la femme ; j’en considérais avec chagrin les conséquences, qui étaient pour moi des plus graves. Jusqu’ici le but que j’avais donné à ma vie dépendait de mon entente avec Miserrimus Dexter ; et un obstacle insurmontable allait maintenant se dresser sur ma route. Même dans l’intérêt de mon mari devais-je permettre à un homme qui m’avait gravement offensée d’approcher encore de moi ? Je n’étais pas prude, mais je repoussais cette pensée.

Je me levai tard, et je m’assis devant mon pupitre en m’efforçant de regagner assez d’énergie pour écrire à M. Playmore… mais je ne pus en venir à bout.

Vers midi, Benjamin étant sorti pour quelques instants, la gouvernante entra m’annoncer qu’un autre visiteur se présentait pour moi à la grille de la villa.

« C’est une femme, cette fois, madame… ou quelque chose d’approchant, me dit la digne femme d’un air de confidence. C’est une grande, grosse, gauche, lourde créature, avec un chapeau d’homme sur la tête et une canne d’homme à la main. Elle dit qu’elle est chargée d’un billet pour vous et qu’elle ne veut le remettre à personne qu’à vous-même. Je n’avais rien de mieux à faire que de ne pas la laisser entrer… n’est-il pas vrai ?

Reconnaissant à l’instant l’original du portrait qu’elle venait de tracer, j’étonnai grandement la gouvernante en consentant à recevoir immédiatement la messagère.

Ariel entra dans la chambre. Elle gardait comme d’habitude son silence stupide ; mais je remarquai en elle un changement qui m’étonna. Ses yeux hébétés étaient rouges et injectés de sang. Des traces de larmes à ce qu’il semblait, étaient visibles sur ses grosses joues informes. Elle traversa la chambre, dans la direction de ma chaise, d’un pas moins déterminé que d’habitude.

« Ariel, me demandai-je, serait-elle assez femme pour pleurer ? »

Était-il dans les limites du possible qu’Ariel vint à moi affectée par un sentiment de chagrin ou de peur ?…

« J’ai appris que vous apportiez quelque chose pour moi, lui dis-je ; ne voulez-vous pas vous asseoir ? »

Elle me tendit une lettre… sans répondre et sans prendre une chaise. J’ouvris l’enveloppe ; la lettre qu’elle renfermait était écrite par Miserrimus Dexter, et contenait ces lignes :

« Essayez d’avoir pitié de moi, si vous trouvez en vous un dernier reste de compassion pour un misérable qui a expié cruellement l’erreur d’un moment. Si vous pouviez me voir, vous avoueriez vous-même que ma punition a été assez rude. Pour l’amour de Dieu, ne m’abandonnez pas. Je n’étais pas en possession de moi-même lorsque le sentiment que vous avez éveillé en moi a été plus fort que ma volonté. Jamais plus je ne le laisserai voir ; c’est un secret qui mourra avec moi. Puis-je espérer que vous croirez à ma parole ? Non, je ne vous demande pas de me croire, je ne vous demande pas de vous fier à moi dans l’avenir. Si vous consentiez jamais à me revoir, que ce soit en présence d’une tierce personne chargée de vous protéger. Je mérite cela. Je m’y soumettrai. J’attendrai que le temps ait calmé vos sentiments de colère contre moi. Tout ce que je vous demande, aujourd’hui, c’est de me permettre d’espérer. Dites à Ariel : « Je lui pardonne, et un jour je lui permettrai de me revoir. » Elle se le rappellera par amour pour moi. Si vous la renvoyez sans une réponse, ce sera m’envoyer dans une maison de fous. Demandez-le lui, si vous ne me croyez pas.

« MISERRIMUS DEXTER. »

Après avoir lu cette étrange lettre, je regardai Ariel.

Elle était debout, et, les yeux fixés sur le plancher, elle me tendait la canne qu’elle tenait à la main.

« Prenez ce bâton… furent les premiers mots qu’elle me dit.

– Pourquoi faire ? » demandai-je.

Après une courte lutte contre son esprit rebelle, Ariel parvint à traduire lentement sa pensée en paroles.

« Vous êtes irritée contre le Maître, passez votre colère sur moi… Battez-moi !

– Vous battre, vous, Ariel !

– Mon dos est large, dit la pauvre créature ; je ne me défendrai pas, je supporterai les coups. Prenez le bâton. Ne le chagrinez pas. Vengez-vous sur mon dos… Battez-moi ! »

Elle me mit de force la canne dans la main et tourna vers moi ses pauvres épaules, attendant les coups. C’était à la fois horrible et touchant à voir. Des larmes me vinrent aux yeux, j’essayai, avec douceur et patience, de raisonner avec elle, mais en pure perte. L’idée d’attirer sur elle le châtiment qu’avait mérité son Maître était la seule qui se fit jour dans son esprit. Elle répétait sans cesse :

« Ne le chagrinez pas !… Battez-moi !…

– Qu’entendez-vous par le chagriner ? » demandai-je.

Elle s’efforça d’expliquer sa pensée, mais sans trouver de mots pour la rendre. Comme un sauvage aurait pu le faire, elle eut recours à la pantomime pour expliquer ce qu’elle voulait dire. Elle alla à la cheminée, se coucha sur le tapis du foyer, et se mit à regarder le feu avec des yeux égarés. Puis, prenant son front à deux mains, elle balança son corps de droite et de gauche, les yeux toujours fixés sur le feu.

« Voilà comme il est ! s’écria-t-elle tout à coup. Des heures et des heures, voilà comme il est ! Il ne fait attention à personne, et il pleure à cause de vous. »

Le tableau vivant que me présentait Ariel rappelait à ma mémoire ce qui m’avait été dit sur l’état de santé de Dexter et l’opinion si nettement exprimée par le docteur sur les dangers qui l’attendaient dans l’avenir. Si j’avais pu résister à Ariel, j’aurais dû céder à la crainte vague des conséquences qui me troublait en secret.

« Cessez !… cessez !… » m’écriai-je.

Mais elle continuait à se balancer devant l’âtre pour imiter son maître, son front dans ses mains et ses yeux fixés sur le feu.

« Levez-vous, dis-je, je vous en prie ! Je ne suis plus fâchée contre lui. Je lui pardonne. »

Elle se releva sur les mains et sur les genoux, et attendit, les yeux fixés sur mon visage. Dans cette attitude, qui lui donnait plutôt l’apparence d’un chien que d’une créature humaine, elle répéta sa demande ordinaire quand elle voulait fixer dans sa mémoire des mots qu’elle avait intérêt à retenir :

« Dites encore ! »

Je fis ce qu’elle demandait. Elle ne fut pas satisfaite.

« Dites comme il y a dans la lettre, reprit-elle. Dites comme le Maître m’a dit à moi. »

Je jetai un regard sur la lettre et je répétai alors mot pour mot à Ariel les termes de la réponse que Dexter attendait : « Je lui pardonne, et un jour je lui permettrai de me revoir. »

D’un bond Ariel fut sur ses pieds. Pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la chambre où nous nous trouvions ensemble, son morne visage s’éclaira d’une étincelle de vie.

« C’est gai s’écria-t-elle. Écoutez, pour voir si je peux le dire aussi… si je le sais bien par cœur. »

Je lui fis la leçon comme à un enfant, et, syllabe par syllabe, je fixai dans sa mémoire le message qu’elle avait à reporter.

« Maintenant, reposez-vous, lui dis-je, et laissez-moi vous donner quelque chose à manger et à boire, après votre longue course. »

J’aurais tout aussi utilement adressé la parole à une chaise. Elle ramassa son bâton, et, poussant un farouche cri de joie, elle s’écria :

« Je sais par cœur ! Ça rafraîchira la tête du Maître. Hourra ! »

Puis, s’élançant dans le corridor, elle se précipita dehors comme un animal sauvage s’échappant de sa cage. J’arrivai juste à temps pour la voir ouvrir la grille du jardin et se mettre en route d’un pas qui aurait rendu inutile toute tentative de l’atteindre et de l’arrêter.

Je rentrai au salon, l’esprit occupé d’une question qui aurait rendu perplexes des têtes plus fortes que la mienne : Un homme désespérément et absolument mauvais pouvait-il inspirer un attachement aussi dévoué que celui dont Dexter était l’objet de la part de la femme qui venait de me quitter et du rude jardinier qui l’avait si doucement emporté la veille au soir ? Qui pourrait décider cette question ? Le plus grand misérable trouve toujours un ami…, dans une femme ou dans un chien.

Je repris ma place devant mon pupitre et j’essayai une seconde fois d’écrire à M. Playmore.

En repassant dans ma mémoire tout ce que Miserrimus Dexter m’avait dit, comme principal élément de ma lettre, mon attention s’arrêta, avec un intérêt tout particulier, sur l’étrange explosion de sentiments qui l’avait amené à trahir le secret de sa passion insensée pour la première femme d’Eustache. Je revis l’effrayante scène dans la chambre mortuaire… la difforme créature pleurant sur le corps de la morte, dans le silence des premières heures d’une sombre matinée. L’affreux tableau, par une étrange possession, obsédait mon esprit. En vain je me levai, je marchai dans le salon, je m’efforçai de donner un autre cours à mes pensées. L’image m’était trop présente et trop familière pour qu’il me fût possible de la chasser. J’avais visité la chambre mortuaire, j’avais regardé le lit ; j’avais parcouru le corridor que Dexter avait traversé pour aller dire à la morte un dernier adieu.

Le corridor !… Je m’arrêtai. Mes pensées prirent soudain un autre cours, sans que ma volonté y fût pour rien.

Quel autre souvenir, en dehors de ce qui concernait Dexter, s’associait dans mon esprit au souvenir du corridor ? Était-ce quelque chose que j’avais vu durant ma visite à Gleninch ? Non. Était-ce quelque chose que j’avais lu ?… Je saisis le compte-rendu du procès pour m’en assurer. Le livre s’ouvrit à la page qui contenait la déposition de la garde. Je relus cette déposition, sans qu’elle me rappelât rien, jusqu’au moment où j’arrivai à ces lignes, tout à la fin de cette déposition :

« Avant l’heure du coucher, je suis remontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de la morte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avait été fermée à clé, ainsi que la porte conduisant à la chambre de M. Macallan et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clés de ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deux domestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre. Ils devaient être relevés à quatre heures du matin… c’est tout ce qu’ils purent me dire. »

Voilà ce que je cherchais dans ma mémoire à propos du corridor ! Voilà ce dont j’aurais dû me souvenir, quand Miserrimus Dexter m’avait parlé de sa visite à la morte !

Comment… les portes étant fermées et les clés ayant été emportées par M. Gale… Dexter avait-il pu pénétrer dans la chambre mortuaire ? Il n’y avait qu’une porte fermée dont M. Gale n’eût pas la clé… la porte de communication entre le cabinet d’étude et la chambre à coucher. La clé manquait. Avait-elle été volée ? Et Dexter était-il le voleur ?

Il pouvait avoir passé près des hommes en sentinelle, pendant qu’ils dormaient, ou après qu’ils eurent été relevés et quand le passage n’était plus gardé. Mais comment avait-il pu entrer dans la chambre, si ce n’est par la porte fermée du cabinet d’étude ? Il devait en avoir eu la clé ! Et il devait l’avoir fait disparaître plusieurs semaines avant la mort de Mme Eustache Macallan ! Quand la garde était arrivée pour la première fois à Gleninch, le 7 du mois, la clé manquait déjà ; elle en fait mention dans sa déposition.

À quelles conclusions ces réflexions et ces découvertes me conduisaient-elles ? Miserrimus Dexter, dans un moment d’agitation qui lui ôtait tout contrôle sur lui-même, avait-il inconsciemment placé le fil conducteur entre mes mains ? La clé perdue était-elle le pivot sur lequel tournait tout le mystère de l’empoisonnement commis à Gleninch ?

Je revins pour la troisième fois à mon pupitre. La seule personne en qui je pouvais me confier pour trouver les réponses à ces questions était M. Playmore. Je lui écrivis une relation complète et minutieuse de tout ce qui était arrivé. Je le priai d’oublier et de pardonner la façon peu gracieuse dont j’avais reçu l’avis si bienveillant qu’il m’avait donné, et je lui promis par avance de ne plus rien faire, sans l’avoir préalablement consulté, dans la nouvelle phase où j’entrais maintenant.

Le temps était beau pour la première fois de l’année ; et, voulant prendre un peu de salutaire exercice, après les surprises et les préoccupations qui avaient rempli cette matinée, j’allai porter moi-même à la poste ma lettre à M. Playmore.

À mon retour à la villa, je fus informée qu’une autre visiteuse m’attendait. Une visiteuse civilisée, cette fois, qui avait dit son nom. C’était ma belle-mère… Mme Macallan.

XXXVII. – AU CHEVET DU BLESSÉ

Avant qu’elle eût prononcé une parole, je vis, sur le visage de ma belle-mère, qu’elle apportait de mauvaises nouvelles.

« Eustache ?… » m’écriai-je.

Elle ne me répondit que par un regard de douleur.

« Ah ! repris-je, parlez… parlez vite ! Je peux supporter tout, hormis cette angoisse. »

Mme Macallan étendant la main, me montra une dépêche télégraphique qu’elle avait tenue cachée dans les plis de son vêtement.

« Je me fie à votre courage, dit-elle ; avec vous, mon enfant, il est inutile de chercher des faux-fuyants. Lisez ceci. »

Je lus le télégramme. Il était signé par le chirurgien en chef d’une ambulance, et daté d’un petit village du nord de l’Espagne. Il était ainsi conçu :

« M. Eustache, grièvement blessé, dans une rencontre, par une balle perdue. Pas en danger jusqu’à présent. On prend de lui tous les soins possibles. Attendez un autre télégramme. »

Je détournai la tête et soutins de mon mieux l’affreuse douleur qui me déchira, à la lecture de cette dépêche. Ah ! combien profondément je l’aimais !… il me sembla que je ne l’avais pas su jusqu’à ce moment.

Ma belle-mère passa son bras autour de moi et me serra tendrement sur son cœur. Elle me connaissait assez pour ne pas me parler en ce moment.

Je rassemblai mon courage et lui montrai la dernière ligne du télégramme.

« Est-ce que vous attendrez ? demandai-je.

– Pas un jour, répondit-elle. Je vais au Foreign-Office pour un passe-port. J’ai là des amis. On me donnera des lettres, des renseignements, des recommandations. Je pars ce soir par la malle de Calais.

– Vous partez ?… dis-je ; est-ce que vous supposez que vous partirez sans moi ? Quand vous aurez votre passe-port, demandez le mien. À sept heures, ce soir, je serai chez vous. »

Elle essaya de me faire quelques objections : elle parla des dangers du voyage… Aux premiers mots, je l’arrêtai.

« Ne savez-vous pas, mère, combien je suis obstinée ? On peut vous faire attendre au Foreign-Office. Ne perdez donc pas ici ces heures précieuses. »

Elle céda avec une bonne grâce qui n’était pas habituellement dans son caractère.

« Quand mon pauvre Eustache saura-t-il quelle femme il possède ? »

Elle ne dit pas autre chose. Elle m’embrassa et partit dans sa voiture.

 

Mes souvenirs de ce voyage sont singulièrement vagues et imparfaits.

Quand je m’efforce de les rappeler, la mémoire des événements, plus nouveaux et plus intéressants, qui se sont passés à mon retour en Angleterre, se place au-devant de mes aventures en Espagne et les rejette dans un lointain plein d’ombre, où elles m’apparaissent comme arrivées il y a nombre d’années. Il me souvient confusément de retards et d’inquiétudes qui mirent à l’épreuve notre patience et notre courage. Parmi les amis que nous avons trouvés, grâce à nos lettres de recommandation, je me rappelle un secrétaire d’ambassade et un messager de la Reine, qui nous assistèrent et nous protégèrent dans une circonstance critique de notre voyage. Je vois passer dans mon esprit une longue succession d’hommes, également remarquables par leurs manteaux sales et leur linge blanc, par leur courtoisie raffinée vis-à-vis des femmes et leur cruauté sauvage pour les chevaux. Le dernier, le plus important de ces souvenirs, le seul vivant et présent à jamais, c’est celui de la misérable chambre d’une sordide auberge de village, dans laquelle nous trouvâmes notre pauvre bien-aimé, gisant entre la vie et la mort, insensible à tout ce qui se passait dans l’étroit petit monde qui entourait son chevet.

Il n’y avait rien de romanesque ou de singulier dans l’accident qui avait mis en danger la vie de mon mari.

Il s’était aventuré trop près du théâtre d’un combat – une misérable affaire – pour porter secours à un pauvre diable qui était resté blessé sur le terrain… mortellement blessé, comme l’événement le prouva. Une balle atteignit Eustache en plein corps. Ses collègues de l’ambulance le retirèrent au risque de la vie et l’emportèrent à leur quartier. Il était leur benjamin à tous : patient, charmant, brave, il ne lui manquait qu’un peu plus de jugement pour être la plus précieuse recrue qu’eût faite leur vaillante confrérie.

En me faisant ce récit, le chirurgien ajouta, avec bonté et délicatesse, quelques mots sur les précautions que j’aurais à garder.

La fièvre causée par la blessure avait, comme d’habitude, amené avec elle le délire. L’esprit de mon pauvre mari, autant qu’on en pouvait juger par ses paroles incohérentes, était uniquement rempli de l’image de sa femme. L’infirmier qui le soignait en avait entendu assez, pendant les instants qu’il avait passés auprès de lui, pour convaincre le chirurgien que toute reconnaissance soudaine de ma personne aurait pour le blessé, s’il revenait à lui, les plus funestes conséquences. Dans l’état des choses, je pouvais prendre mon tour de garde auprès de lui et le soigner, sans qu’il y eût la plus petite chance qu’il s’en aperçût. Et cela pouvait durer des semaines. Mais, quand le jour viendrait où il serait déclaré hors de danger… si ce bienheureux jour arrivait jamais… je devais quitter son chevet, et attendre, pour me montrer, que le chirurgien m’en donnât la permission.

Ma belle-mère et moi, nous nous relevions l’une l’autre régulièrement, la nuit comme le jour, dans la chambre du malade.

Pendant ses heures de délire… heures qui revenaient avec une impitoyable régularité… mon nom était toujours sur les lèvres enfiévrées de mon pauvre adoré. L’idée qui le dominait était cette unique et effroyable pensée, que j’avais en vain combattue dans notre dernière entrevue. En présence du verdict prononcé par le jury, il était impossible que même sa femme pût réellement et sincèrement être convaincue de son innocence ! Tons les rêves insensés qu’évoquait son imagination désordonnée étaient inspirés par cette persuasion obstinée. Il se figurait que je vivais encore avec lui, dans ces affreuses conditions. Quoi qu’il pût faire, je lui rappelais toujours la terrible épreuve par laquelle il avait passé. Il jouait son propre personnage et il jouait le mien. Il m’offrait une tasse de thé, et je lui disais : « Nous avons eu une discussion hier, Eustache ; la tasse est-elle empoisonnée ? » Il m’embrassait en gage de réconciliation, et je me mettais à rire, et je lui disais : « Nous sommes au matin, mon amour ; mourrai-je ce soir à neuf heures ? » J’étais malade et alitée, et il me présentait une médecine ; je le regardais d’un œil soupçonneux, en lui disant : « Vous aimez une autre femme ; y a-t-il dans la médecine quelque chose que le médecin ne connaisse pas ? » Tel était l’horrible drame qui se jouait continuellement dans son cerveau. C’est par centaines et centaines de fois que je le lui ai entendu répéter, presque toujours dans les mêmes termes. Dans d’autres crises, ses pensées se portaient sur mon projet désespéré de prouver son innocence. Quelquefois il en riait, quelquefois il s’en affligeait. Ou bien il imaginait des ruses pour mettre, sans que je m’en aperçusse, des obstacles sur mon chemin. Il était particulièrement dur pour moi quand il inventait ses stratagèmes et ses empêchements. Il recommandait énergiquement aux personnes imaginaires dont il se croyait entouré de ne pas hésiter à me faire souffrir, à me torturer. « Ne faites pas attention si vous l’irritez, ne faites pas attention si vous la faites pleurer. C’est pour son bien ; c’est pour la sauver du danger dont la pauvre insensée ne se doute pas. Il ne faut pas avoir pitié d’elle quand elle vous dit qu’elle fait cela pour moi. Elle va se faire insulter, elle va se faire abuser, elle va se compromettre, sans le savoir. Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » C’était une faiblesse de ma part, je le sais bien, je n’aurais pas dû oublier un instant qu’il n’avait pas sa raison ; il n’en est pas moins vrai que beaucoup de ces heures passées au chevet de mon mari, furent pour moi des heures de mortification et de douleur dont le pauvre ami était l’unique et innocente cause.

Les semaines s’écoulaient, et il était toujours ballotté entre la vie et la mort.

Je laissais passer les jours sans en garder le compte, et je ne peux pas me remémorer maintenant la date exacte où se manifesta le premier changement favorable. Je me rappelle seulement que ce fut au lever du soleil, par un beau matin d’hiver, que nous fûmes enfin soulagées du lourd poids de l’incertitude. Le chirurgien se trouvait auprès du lit, quand son malade s’éveilla. La première chose que fit le docteur, après avoir examiné Eustache, fut de me prévenir par un signe de garder le silence, et de me tenir hors de vue. Ma belle-mère et moi nous savions toutes les deux ce que cela signifiait. Le cœur plein, nous remerciâmes ensemble Dieu, qui nous rendait, à moi mon mari, à elle son fils.

Le soir du même jour, me trouvant seule avec ma belle-mère, nous nous hasardâmes à parler de l’avenir… pour la première fois depuis que nous avions quitté l’Angleterre.

« Le chirurgien m’informe, me dit Mme Macallan, qu’Eustache est trop faible pour pouvoir supporter, d’ici à quelques jours, rien qui ressemble à une émotion ou à une surprise. Nous avons du temps pour examiner s’il convient de lui apprendre qu’il doit la vie autant à vos soins qu’aux miens. Votre cœur peut-il vous permettre de le quitter, Valéria, maintenant que la miséricorde de Dieu nous l’a rendu ?

– Si je ne consultais que mon cœur, répondis-je, je ne le quitterais jamais plus. »

Mme Macallan me regarda avec une expression de grave surprise.

« Que pouvez-vous avoir à consulter en dehors de votre cœur ? demanda-t-elle.

– Si lui et moi nous vivons, répliquai-je, j’ai à penser au bonheur de sa vie et au bonheur de la mienne durant les années à venir. Je puis supporter beaucoup, mère, mais je ne saurais supporter la douleur de le voir me quitter une seconde fois.

– Vous lui faites tort, Valéria… je crois fermement que vous lui faites tort… en admettant la possibilité qu’il lui vienne l’idée de vous quitter encore !

– Chère madame Macallan, avez-vous donc déjà oublié ce que nous lui avons entendu dire de moi pendant que nous veillions à son chevet ?

– Nous avons entendu les divagations d’un homme en délire. Ne serait-il pas bien dur de rendre Eustache responsable de ce qu’il a dit, alors qu’il n’avait pas sa raison ?

– Il est plus dur encore de résister à sa mère, alors qu’elle plaide pour lui. Ô la meilleure des amies ! je ne rends pas Eustache responsable de ce qu’il a dit sous l’empire de la fièvre ; mais je vois là un avertissement. Les plus folles paroles que nous ayons entendu sortir de ses lèvres, ne sont toutes que l’écho fidèle de celles qu’il m’a dites à moi, alors qu’il était en pleine possession de la force et de la santé. Quel espoir puis-je conserver qu’il revienne à la vie avec d’autres dispositions d’esprit à mon sujet ? L’absence n’a pas changé ses idées. Dans le délire de la fièvre, comme en pleine santé, il garde sur moi le même doute affreux. Je ne vois qu’un moyen de le ramener à moi, c’est de détruire dans leur racine les raisons qu’il a de m’abandonner. Essayer encore de lui persuader que je crois à son innocence, serait inutile ; il faut lui démontrer que cette croyance n’est plus nécessaire, il faut lui prouver que son innocence ne peut plus faire doute ni pour moi ni pour personne.

– Valéria !… Valéria !… vous perdez du temps et des paroles. Vous avez tenté l’expérience et vous savez aussi bien que moi que vous vous proposez l’impossible. »

Je n’avais rien à répondre à cela. Je ne pouvais rien dire de plus que ce que j’avais déjà dit.

« Voyons, admettons que vous retourniez chez Dexter poussée par la compassion pour un fou et un pauvre malheureux qui vous a grossièrement injuriée, vous ne pouvez y aller qu’accompagnée, bien entendu, par moi ou par quelque personne sûre. Vous pouvez rester assez longtemps seulement pour égayer l’imagination extravagante de cette créature et pour calmer pendant un moment sa cervelle détraquée. Supposons même que Dexter soit encore capable de vous aider dans quelque moment lucide, cela peut-il durer ? Pouvez-vous rester longtemps avec cet homme sur le pied d’une estime réciproque et d’une confiante familiarité… en le traitant en un mot comme un ami intime ? Répondez-moi honnêtement : Pourriez-vous vous résoudre à cela après ce qui s’est passé chez M. Benjamin ? »

J’avais raconté à ma belle-mère ma dernière entrevue avec Miserrimus Dexter, à cause de la confiance naturelle qu’elle m’inspirait comme parente et comme compagne de route ; et voilà l’usage qu’elle faisait de mon renseignement ! Je n’avais sans doute aucun droit de la blâmer. Le but justifie les moyens. Je n’avais qu’un choix à faire dans tous les cas ; me fâcher ou lui répondre. Je lui répondis. J’avouais que je ne pourrais de nouveau permettre à Miserrimus Dexter de me traiter avec familiarité, comme un confident ou comme un ami intime.

Mme Macallan se servit sans pitié de l’avantage qu’elle venait de remporter.

« Eh bien ! dit-elle, cette dernière ressource venant à vous manquer, quelle chance vous resterait-il ?… Quel moyen emploieriez-vous ? »

Je ne savais pourquoi, mais il ne m’était pas possible de trouver une seule réponse à ces questions. Je me sentais tout étrange. Je ne me retrouvais plus. Encouragée par mon silence, Mme Macallan frappa le dernier coup qui devait achever sa victoire.

« Mon pauvre Eustache est faible et fantasque, dit-elle, mais il n’est pas ingrat. Mon enfant ! vous lui avez rendu le bien pour le mal ; vous lui avez prouvé combien votre amour est sincère et dévoué, en souffrant pour lui toutes les peines, en vous exposant à tous les dangers. Ayez confiance en moi, ayez confiance en lui ! Il ne pourra vous résister. Laissez-lui voir votre visage chéri, qu’il a toujours devant les yeux, même dans ses rêves, et qu’il contemple avec tant d’amour et de bonheur, ma fille… et il sera de nouveau à vous, à vous pour la vie ! »

Elle se leva, elle posa ses lèvres sur mon front, sa voix prit un accent de tendresse qui m’était inconnu.

« Dites oui, Valéria, et vous serez pour moi, comme pour lui, plus chère encore que vous ne l’avez jamais été ! »

Mon cœur passa de son côté, mon énergie était à bout. Aucune lettre de M. Playmore n’était venue me guider et m’encourager. J’avais résisté si longtemps et si vainement, j’avais fait tant d’efforts, j’avais tant souffert, j’avais rencontré de si amères déceptions, de si cruelles douleurs ! Et puis Eustache était là, dans la chambre voisine, luttant péniblement pour revenir à la connaissance et à la vie… Comment aurais-je pu persister ? En disant oui, si Eustache confirmait la confiance que sa mère avait en lui, je disais adieu à la plus chère ambition, au plus doux et au plus noble espoir de ma vie. Je le savais… et je dis oui.

C’en était donc fait, il allait falloir renoncer au grand combat, et entrer dans la voie de la résignation, en m’avouant vaincue !…

 

Ma belle-mère et moi nous couchions ensemble sous l’unique abri que l’auberge pouvait nous offrir, une sorte de grenier sous les combles de la maison. La nuit qui suivit notre conversation fut cruellement froide. Nous sentions l’âpreté de la température sous nos robes de chambre et nos manteaux de voyage étendus sur nous. Ma belle-mère dormait ; mais le sommeil ne vint pas pour moi. J’étais trop inquiète, trop malheureuse en pensant au changement survenu dans ma position, et trop tourmentée par mes doutes sur la façon dont mon mari me recevrait, pour qu’il me fut possible de dormir.

Quelques heures s’étaient écoulées, et j’étais toujours absorbée dans mes tristes pensées, quand, tout à coup, j’eus conscience d’une nouvelle, d’une étrange sensation, qui m’étonna et m’inquiéta. Je me dressai sur mon séant, dans le lit, respirant à peine et toute troublée. Ce mouvement éveilla ma belle-mère.

« Êtes-vous malade ? me demanda-t-elle ; qu’avez-vous ? »

J’essayai de lui exprimer, aussi bien que possible, ce que je ressentais. Avant même que j’eusse fini, elle parut comprendre. Elle m’attira tendrement dans ses bras et me pressa contre sa poitrine.

« Ma pauvre innocente enfant ! dit-elle ; est-il possible que vous ne vous doutiez pas de ce que c’est ? Faut-il réellement que je vous le dise ? »

Alors tout bas, elle murmura quelques mots à mon oreille. Ah ! de ma vie oublierai-je la tempête de sentiments que ces quelques mots éveillèrent en moi, le singulier mélange de bonheur, de crainte, de surprise, de soulagement, d’orgueil, et d’humilité qui remplit tout mon être et, à partir de ce moment, fit de moi une nouvelle femme. Maintenant, je le savais. Si Dieu m’accordait quelques mois encore d’existence, je pouvais espérer la plus pure, la plus sacrée de toutes les joies humaines… la joie d’être mère.

Je ne sais comment le reste de la nuit se passa, mes souvenirs ne me reviennent qu’au moment de la matinée, où j’allai respirer l’air glacial de l’hiver dans la plaine marécageuse qui se trouvait derrière l’auberge.

J’ai dit que je me sentais une femme nouvelle. Le matin me trouva avec une nouvelle résolution et une nouvelle énergie. Quand je songeais maintenant à l’avenir, ce n’était plus seulement à mon mari que j’avais à penser. L’honneur de son nom ne nous intéressait plus seuls, lui et moi ; il allait bientôt devenir le plus précieux héritage qu’il laisserait à son enfant. Qu’avais-je fait, grand Dieu ! dans l’ignorance de cette situation nouvelle ? J’avais renoncé à l’espoir de laver son nom de la tache, si légère qu’elle fût, qui y était imprimée ! Notre enfant serait exposé à entendre des méchants lui dire : « Ton père a passé en jugement pour le plus vil de tous les assassinats, et il n’a jamais été absolument acquitté des charges qui pesaient sur lui. » Pouvais-je affronter les glorieux périls de l’enfantement avec cette possibilité constamment présente à mon esprit ? Non !… non ! pas avant d’avoir tenté de nouveaux efforts pour sonder et pénétrer la conscience de Miserrimus Dexter. Non !… non ! pas avant d’avoir recommencé la lutte et fait briller à la lumière du jour, la vérité qui justifierait l’époux et le père !

Je revins à la maison, ranimée et déterminée. J’ouvris mon cœur à mon amie, à ma mère, et je lui dis franchement le changement qui s’était opéré en moi depuis la dernière fois que nous avions parlé d’Eustache.

Elle fut plus que contrariée, elle se montra presque offensée. Quoi ! un secours providentiel se présentait ; le bonheur qui allait nous venir établirait un nouveau lien entre mon mari et moi ; toute autre considération devant celle-là n’était que folie pure. Si je quittais en ce moment Eustache, il deviendrait un être sans cœur et sans raison ; je regretterais jusqu’à la fin de mes jours d’avoir laissé échapper la plus heureuse chance que pût m’offrir ma vie d’épouse.

J’eus à livrer un rude combat. Bien des doutes cruels vinrent m’assaillir. Mais, cette fois, je demeurai ferme. L’honneur du père, l’héritage de l’enfant, j’avais sans cesse ces deux pensées présentes à mon esprit. Quelquefois l’appui que je cherchais me faisait défaut, et alors, comme une pauvre insensée, je me laissais aller à une explosion de larmes, dont j’avais toujours honte ensuite. Mais mon obstination naturelle, pour parler comme ma belle-mère, finit par prendre le dessus. De temps en temps, je jetais des regards furtifs sur Eustache pendant qu’il dormait et cela aussi me venait en aide. Ces courtes échappées près de mon mari, quoiqu’elles fissent parfois tristement saigner mon cœur, me laissaient néanmoins plus forte. Explique qui pourra cette contradiction.

Je fis une concession à ma belle-mère. Je consentis à attendre deux jours avant de prendre mes dispositions pour mon retour en Angleterre. Elle pouvait espérer que je changerais d’avis dans l’intervalle.

Bien me prit de lui avoir cédé dans cette mesure. Le second jour, c’est-à-dire la veille de mon départ, le chirurgien en chef de l’ambulance envoya chercher au bureau de poste de la ville voisine les lettres qui pouvaient être à son adresse ou confiées à ses soins. Le messager rapporta une lettre pour moi. Je crus reconnaître l’écriture, et je ne me trompais pas. La réponse de M. Playmore me parvenait enfin !

Si un changement de résolution avait pu entrer dans mes idées, la lettre de cet excellent ami serait arrivée à temps pour m’en préserver. Je détache de cette lettre les passages essentiels, et qui montrent quel encouragement j’y pouvais trouver dans un moment où j’avais tant besoin d’être réconfortée par des paroles amicales.

« … Laissez-moi vous dire, » écrivait M. Playmore, « ce que j’ai fait pour vérifier la conclusion qu’indique votre lettre. »

« J’ai retrouvé l’un des domestiques mis en sentinelle dans le corridor, durant la nuit qui a suivi la mort de la première femme de M. Eustache, à Gleninch. Cet homme se rappelle parfaitement que Miserrimus Dexter apparut soudainement devant lui et devant ses camarades, longtemps après que le silence de la nuit régnait partout dans la maison. Dexter leur dit : « Vous ne verrez, je suppose, aucun inconvénient à ce que j’aille lire dans le cabinet d’étude. Je ne puis dormir, après ce qui est arrivé, et j’ai besoin de distraire mon esprit de manière ou d’autre. » Ces hommes n’avaient pas d’ordre pour empêcher personne d’entrer dans le cabinet d’étude. Ils savaient que la porte de communication avec la chambre à coucher était fermée et que les clés des deux autres portes qui y donnaient accès étaient en la possession de M. Gale. Ils laissèrent donc Dexter entrer dans le cabinet d’étude. Il ferma la porte, la porte qui s’ouvrait sur le corridor, et resta là pendant quelque temps. Ce temps, il le passa, pour les domestiques en sentinelle, dans le cabinet d’étude ; mais, pour nous, dans la chambre mortuaire. Cela résulte avec évidence de ce qui lui est échappé dans son entrevue avec vous. Maintenant, il ne pouvait entrer dans la chambre, comme vous l’avez à bon droit supposé, que par un seul moyen, la possession de la clé perdue. Combien de temps resta-t-il là ? C’est ce que je n’ai pu découvrir. Mais ce point est de peu d’importance. Le domestique se rappelle qu’il sortit du cabinet d’étude, pâle comme un mort ; et qu’il passa devant eux sans dire un mot, pour reprendre le chemin de sa chambre.

« Tels sont les faits. La conclusion à laquelle ils conduisent est grave au plus haut degré. Ils justifient tout ce que je vous ai conté dans mon cabinet, à Édimbourg. Vous vous rappelez ce qui a été a dit entre nous. Je n’ai pas besoin d’y revenir encore.

« En ce qui vous concerne, vous avez innocemment éveillé chez Miserrimus Dexter un sentiment que je n’essaierai pas de caractériser. Il y a quelque chose, je l’ai constaté moi-même, dans vos traits et surtout dans votre démarche, qui peut rappeler la défunte Mme Eustache à ceux qui l’ont bien connue. Ces rapports lointains ont dû nécessairement produire de l’effet sur l’esprit malade de Dexter. Sans nous étendre sur ce sujet, permettez-moi seulement de vous rappeler qu’il s’est montré, comme conséquence de l’influence que vous exercez sur lui, incapable, dans ses moments d’agitation, de réfléchir avant de parler quand il se trouve en votre présence. Il n’est pas simplement possible, il est grandement probable qu’il se trahira encore plus sérieusement qu’il ne l’a fait déjà, si vous lui en donnez l’occasion. Je vous devais, sachant quel intérêt vous guide, de m’expliquer nettement sur ce point. Je ne fais aucun doute que vous ne vous soyez rapprochée d’un grand pas du but que vous vous proposez d’atteindre.

« Je vois dans votre lettre et dans mes découvertes la preuve palpable que Dexter doit avoir eu avec la défunte de certains rapports que nous ignorons, rapports innocents, j’en suis certain, du moins en ce qui la concerne, et cela non-seulement au moment de la mort, mais quelques semaines auparavant. Je ne saurais dissimuler, ni à moi-même ni à vous, la ferme persuasion où je suis, que si vous réussissez à connaître la nature de ces relations, vous arriverez, selon toutes les probabilités humaines, à prouver l’innocence de votre mari. C’est mon devoir d’honnête homme d’en convenir avec nous ; c’est mon devoir d’honnête homme aussi d’ajouter que, même avec la récompense que vous avez en vue, je ne puis en conscience vous conseiller de risquer tout ce que vous avez à risquer en voyant Miserrimus Dexter. Dans cette difficile et délicate matière, je ne puis ni ne veux assumer aucune responsabilité. La décision finale ne peut être laissée qu’à vous-même. La seule faveur que je vous supplie de m’accorder, c’est de me faire connaître, aussitôt que vous serez fixée, la résolution que vous aurez prise. »

Les difficultés que mon digne correspondant pressentait, n’étaient pas des difficultés à mes yeux. Je ne possédais pas, en matière judiciaire, l’esprit pratique de M. Playmore, et mon parti de revoir Miserrimus Dexter était pris, quoiqu’il en pût advenir, avant que j’eusse terminé la lecture de la lettre.

La malle-poste pour la France traversait la frontière le lendemain. Il y avait pour moi une place à prendre, sous la protection du conducteur. Sans consulter âme qui vive, téméraire et allant comme toujours tête baissée… je la pris.

XXXVIII. – RETOUR.

Si j’avais voyagé dans ma voiture, la fin de ce récit n’aurait jamais été écrite. Avant que j’eusse roulé une heure sur la route, j’aurais appelé le cocher et je lui aurais donné l’ordre de rebrousser chemin.

Qui peut répondre d’être toujours résolu ?

En posant cette question, je parle des femmes et non des hommes. J’avais été résolue en fermant l’oreille aux doutes et aux avertissements de M. Playmore ; j’avais été résolue, en tenant tête à ma belle-mère ; résolue encore en prenant place dans la malle-poste française. Il n’y avait pas dix minutes que j’avais quitté l’auberge, que mon courage faiblissait.

Je me disais : « Malheureuse, tu abandonnes ton mari ! » et pendant des heures, si j’avais pu faire arrêter la voiture, je l’eusse fait. Je haïssais le conducteur, le meilleur des hommes. Je haïssais les petits chevaux espagnols qui m’emportaient, les plus gentils animaux qui aient jamais fait tinter les clochettes de leurs colliers. Je haïssais le brillant soleil qui donnait au chemin un air de fête, et l’air pur qui bon gré mal gré me forçait à respirer avec délices. Jamais voyage ne me parut plus pénible que ce calme et charmant voyage. Une seule chose m’aida à supporter avec résignation la douleur qui me torturait : c’était une boucle de cheveux dérobée sur la tête d’Eustache. Nous nous étions levées à une heure du matin ; Eustache était encore profondément endormi. J’avais pu me glisser dans sa chambre, l’embrasser en pleurant, et couper une mèche de ses cheveux sans avoir été vue. Comment avais-je trouvé en moi assez de résolution pour le quitter ? c’est ce dont je ne puis encore me rendre bien compte en ce moment. Je pense que ma belle-mère m’y avait aidée, sans intention de le faire. Elle était entrée dans la chambre, la tête haute, l’œil sec, et m’avait dit avec une impitoyable fermeté d’accent : « Si vous persistez à vouloir partir, Valéria, la voiture est là. » Toute femme ayant une étincelle de fierté dans le cœur eût persisté à vouloir. J’avais donc persisté… et j’étais partie.

Et maintenant j’en avais regret. Pauvre humanité !

Le temps a la réputation d’être le plus grand consolateur des mortels affligés. Dans mon opinion, on lui fait plus d’honneur qu’il n’en mérite. La distance accomplit la même œuvre bienfaisante, plus promptement et plus efficacement encore, si le changement de lieux lui vient en aide. Sur la route de Paris, je devins capable d’envisager raisonnablement ma position.

Je me répétai alors que, malgré la confiance de sa mère, mon mari aurait bien pu m’accueillir beaucoup plus rapidement qu’elle ne l’imaginait. Il y avait peut-être pour moi des inconvénients à retourner chez Miserrimus Dexter ; mais n’était-il pas non moins imprudent de revenir, sans y être invitée, près d’un mari qui avait déclaré le bonheur impossible entre nous et notre vie commune à jamais close et finie. Qui sait, d’ailleurs, si l’avenir ne justifierait pas ma persévérance, non-seulement à mes yeux, mais aux siens ? Qui sait s’il ne dirait pas un jour : « Oui, elle s’est mêlée de ce qui ne la regardait pas, elle s’est montrée obstinée, quand elle aurait dû entendre la raison ; elle m’a quitté dans un moment où toute autre femme serait restée près de moi… mais le résultat l’absout, le résultat lui a donné raison. »

Je restai un jour à Paris, d’où j’écrivis trois lettres.

La première à Benjamin, qui l’avertissait de mon arrivée pour le lendemain soir. La deuxième à M. Playmore, le prévenant, en temps utile, que mon intention était de faire un nouvel effort pour percer le mystère de Gleninch. La troisième, quelques lignes seulement, était pour Eustache. Je lui avouais que j’avais pris ma part des soins qui lui avaient été donnés pendant la période dangereuse de sa maladie ; je lui confessais l’unique raison qui m’avait décidée à le quitter ; je le priais de suspendre son jugement sur moi jusqu’à ce que le temps eût prouvé que je l’aimais plus tendrement que jamais. J’adressai cette lettre sous enveloppe à ma belle-mère, laissant à sa discrétion le choix du moment où elle la remettrait à son fils. Tout ce que je demandais d’une façon formelle à Mme Macallan, c’était de ne pas faire savoir à Eustache quel nouveau lien il y avait entre nous. Bien qu’il eût séparé sa vie de la mienne, je tenais à ce qu’il n’apprît pas cette nouvelle d’une autre bouche que de la mienne. Pourquoi j’y tenais ?… Peu importe. Il est certains points délicats que je dois garder pour moi seule.

Mes lettres écrites, j’avais fait tout ce que je devais faire. J’étais libre de risquer ma dernière carte dans la partie, la douteuse et hasardeuse partie, dont les chances actuelles n’étaient ni tout à fait pour moi, ni tout à fait contre moi.

XXXIX. – PRÈS DE RETOURNER CHEZ DEXTER

« Je le déclare à la face du ciel, Valéria, je crois que la folie de ce monstre est contagieuse… et que vous l’avez gagnée ! »

Telle fut l’opinion exprimée sur moi par Benjamin à mon arrivée à la villa, lorsque je lui eus fait part de mon intention de retourner, accompagnée par lui, chez Miserrimus Dexter.

Absolument résolue à en venir à mes fins, je pouvais mettre à l’épreuve l’influence de mes plus doux moyens de persuasion. Je suppliai mon bon vieil ami d’avoir pour moi un peu d’indulgence.

« Rappelez-vous ce que je vous ai déjà dit, ajoutai-je ; il est d’une très-sérieuse importance pour moi de revoir Dexter. »

Je ne réussis qu’à jeter de l’huile sur le feu.

« Le revoir ! s’écria-t-il avec indignation. Revoir celui qui vous a grossièrement offensée sous mon toit, dans cette chambre même ? Suis-je vraiment éveillé ?… Je dois dormir et rêver ! »

C’était mal à moi, je le sais, mais la vertueuse indignation de Benjamin était vertueuse à un tel excès qu’elle éveilla en moi mon esprit de malice. Je ne pus résister à la tentation de heurter le sentiment des convenances de Benjamin, en envisageant à mon tour la chose à un point de vue audacieusement libéral.

« Doucement, mon bon ami, doucement ! dis-je ; ne devons-nous pas avoir quelque indulgence pour un homme qui souffre des infirmités et qui vit de la vie de Dexter. Je commence à me demander si moi-même je n’ai pas pris les choses avec une certaine exagération de pruderie. Une femme qui se respecte, et dont le cœur tout entier est avec son mari n’est pas si gravement offensée parce qu’une misérable créature infirme couvre sa main de baisers un peu trop vifs. D’ailleurs, je lui ai pardonné, vous devez lui pardonner aussi. Il n’y a pas à craindre qu’il s’oublie de nouveau, quand vous serez là avec moi. Sa maison est une véritable curiosité, et je suis sûre qu’elle vous intéressera. Les peintures seules valent le voyage. Je lui écrirai aujourd’hui, et nous irons le voir ensemble demain. Nous nous devons à nous-mêmes, si nous ne le devons pas à M. Dexter, de lui rendre sa visite. Regardez autour de nous, Benjamin, vous verrez que la bienveillance envers tous est la grande vertu du temps où nous vivons. Le pauvre M. Dexter doit avoir le bénéfice des principes en faveur. Allons ! allons ! marchez avec votre siècle ! ouvrez votre esprit aux idées nouvelles. »

Sans même répondre à ma courtoise invitation, le vieux Benjamin se précipita sur le temps où nous vivons, comme un taureau sur un morceau d’étoffe rouge.

« Ah ! ah ! s’écria-t-il, les idées nouvelles ! Fort bien ! Par tous les moyens, Valéria, allons aux nouvelles idées ! L’ancienne morale est dans le faux, les anciennes voies sont impraticables. Marchons avec le temps où nous vivons ! Rien ne manque au temps où nous vivons. La femme en Angleterre et le mari en Espagne, mariés ou non mariés, vivant ou ne vivant pas ensemble, c’est tout un, selon les nouvelles idées. J’irai chez Dexter avec vous, Valéria, je serai digne de la génération au milieu de laquelle je vis. Quand nous en aurons uni avec Dexter, ne faisons pas les choses à demi, allons nous gorger de la science nouvelle à quelque conférence. Allons écouter le nouveau professeur, l’homme qui était derrière le rideau lors de la Création, et qui sait depuis A jusqu’à Z comment le monde a été fait, et combien il a fallu de temps pour le faire. Il y a aussi son autre confrère ; n’allons pas oublier le moderne Salomon qui laisse bien loin derrière lui l’ancien et ses proverbes ; le philosophe tout battant neuf qui considère les consolations de la religion comme d’inoffensifs joujoux et qui est assez bon pour dire qu’il aurait peut-être été plus heureux s’il avait été assez enfant pour jouer lui-même avec eux. Oh ! les nouvelles idées ! qu’elles sont consolantes, comme elles élèvent l’âme ! quelles belles découvertes ont été faites par les nouvelles idées ! Nous étions tous des singes avant d’être des hommes, et des molécules avant d’être des singes !… Tout est bien, tout n’est rien. J’irai avec vous, Valéria, je suis prêt. Le plus tôt sera le mieux. Allons chez Dexter ! allons chez Dexter !

– Je suis on ne peut plus charmée, dis-je, que vous consentiez à m’accompagner, mais ne faisons pas les choses avec précipitation. Demain, à trois heures de l’après-midi, il sera temps de nous rendre chez Dexter. Je vais lui écrire à l’instant et le prier de nous attendre. Où allez-vous ?

– Je vais débarbouiller mon esprit du cant, dit gravement Benjamin, je vais à la bibliothèque.

– Qu’allez-vous lire ?

– Je vais lire le Chat botté, le Petit Poucet, ou quelque autre ouvrage où je serai certain de ne rien trouver des idées avancées du siècle dans lequel nous vivons. »

Sur ce dernier trait lancé aux idées nouvelles, mon vieil ami me quitta pour quelques instants.

Après avoir envoyé mon billet, je me trouvai ramenée, avec une certaine inquiétude, à songer à l’état de santé de Miserrimus Dexter. Comment avait-il passé le temps qui s’était écoulé depuis mon départ pour l’Espagne ? N’y avait-il personne autour de moi qui pût m’en donner des nouvelles ? M’en enquérir auprès de Benjamin, c’était provoquer une nouvelle discussion… Pendant que je réfléchissais ainsi, la vieille gouvernante entra pour quelque soin de ménage dans la pièce où je me trouvais. Je me hasardai à lui demander si, depuis que j’étais partie, elle n’avait rien appris sur l’extraordinaire personnage qui l’avait si sérieusement effrayée dans une précédente occasion.

La gouvernante secoua la tête. Elle me parût juger d’assez mauvais goût toute allusion à un pareil sujet.

« Une semaine environ après votre départ, madame, dit-elle avec une extrême sévérité de manières et un soin excessif dans le choix de ses mots, la personne que voue mentionnez a eu l’impudeur d’envoyer une lettre pour vous. Le messager a été informé, par les ordres de mon maître, que vous étiez en voyage, et a été renvoyé, lui et sa lettre. Peu de temps après, madame, comme je prenais le thé avec la gouvernante de Mme Macallan, il m’est arrivé d’entendre de nouveau parler de ce personnage. Il s’était rendu, dans sa voiture, chez Mme Macallan, pour s’informer de vous. Comment parvient-il à s’asseoir, sans jambes pour le tenir en équilibre ? voilà ce qui dépasse mon intelligence… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’il ait des jambes ou non, la gouvernante de Mme Macallan l’a vu, et elle dit, comme je l’ai dit moi-même, qu’elle ne l’oubliera jamais jusqu’à son dernier soupir. Elle l’a informé, quand elle est revenue à elle, de la blessure de M. Eustache et de votre départ, en compagnie de Mme Macallan, pour aller le soigner. L’être alors s’en est allé, – m’a dit la gouvernante, – avec des larmes plein les yeux et des jurons plein la bouche ; c’était affreusement choquant. Voilà tout ce que je sais sur cette personne, madame, et j’espère que vous m’excuserez si je m’aventure à dire qu’un tel sujet, pour de bonnes raisons, m’est extrêmement désagréable. »

Elle me fit une cérémonieuse révérence et sortit.

Restée seule, je me sentis plus perplexe et plus incertaine que jamais, en songeant à l’épreuve que j’allais tenter le lendemain. Toute part faite à l’exagération, ce qu’on me rapportait de la sortie de Miserrimus, quittant la maison de Mme Macallan, me faisait conjecturer qu’il n’avait pas supporté très-patiemment mon absence, et qu’il était toujours loin de donner à ses nerfs le repos dont ils avaient tant besoin.

Le lendemain matin m’apporta la réponse de M. Playmore à la lettre que je lui avais adressée de Paris.

Il écrivait très-brièvement, n’approuvant ni ne blâmant ma décision, mais revenant avec instance sur sa recommandation de me faire accompagner par un témoin compétent, lors de mon entrevue avec Dexter. La partie la plus intéressante de sa lettre se trouvait à la fin.

« Vous devez vous préparer, » écrivait M. Playmore, à trouver M. Dexter bien changé. Un de mes amis est allé le voir pour affaire, et il a été frappé de l’altération qu’il a observée en lui. Votre présence produira sûrement son effet dans un sens ou dans un autre. Je n’ai pas d’instructions à vous donner sur la façon de vous y prendre avec lui ; vous devez vous laisser guider par les circonstances. Votre tact personnel vous dira s’il est sage ou non de l’encourager à parler de la défunte femme de M. Eustache. Les chances pour qu’il se trahisse se bornent toutes, je pense, à ce sujet de conversation. Tenez-vous-y donc, si c’est possible. »

La lettre avait un post-scriptum ainsi conçu :

« Demandez à M. Benjamin s’il était assez près de la porte de la bibliothèque pour entendre M. Dexter quand il vous a parlé de son entrée dans la chambre à coucher, la nuit de la mort de Mme Eustache Macallan. »

J’adressai la question à Benjamin quand nous nous trouvâmes réunis pour le lunch, avant notre départ pour le faubourg éloigné qu’habitait Miserrimus Dexter. Mon vieil ami paraissait toujours aussi hostile à la démarche projetée. Il fut plus grave et plus avare de ses paroles qu’il n’en avait l’habitude.

« Je n’ai pas coutume d’écouter aux portes, répondit-il ; mais il y a des gens qui ont des voix qu’on est obligé d’entendre. M. Dexter est de ces gens.

– Dois-je conclure de là que vous l’avez entendu ? demandai-je.

– La porte et la muraille n’ont pu étouffer sa voix, répondit Benjamin. J’ai entendu ce qu’il disait… et j’ai pensé que c’était infâme. Voilà.

– J’ai besoin aujourd’hui que vous fassiez plus que de l’entendre, osai-je lui dire. Il se peut que j’aie besoin que vous preniez note de notre conversation, pendant que M. Dexter me parlera. Vous aviez l’habitude d’écrire les lettres de mon père sous sa dictée. Avez-vous un de vos petits agendas à sacrifier ? »

Benjamin leva les yeux de son assiette avec une expression de sévère surprise.

« Écrire sous la dictée d’un grand négociant, qui mène une importante correspondance, est une chose, Valéria, et c’en est une autre que de coucher sur le papier les sottises d’un monstrueux et méchant fou qu’on devrait garder en cage. Votre excellent père, Valéria, ne m’aurait jamais demandé cela.

– Pardonnez-moi, Benjamin, mais je suis réellement dans la nécessité de vous le demander. Vous pouvez m’être d’une excessive utilité. Allons, cédez encore cette fois, mon bon et cher ami, par affection pour moi. »

Benjamin reporta ses regards sur son assiette avec une touchante résignation, qui me fit comprendre que j’avais obtenu gain de cause.

« J’ai été toute ma vie attaché aux cordons de son tablier, l’entendis-je grommeler pour lui-même ; et il est trop tard aujourd’hui pour rompre ma chaîne. »

Il releva de nouveau la tête et me regarda.

« Je croyais m’être définitivement retiré des affaires ; mais il paraît qu’il faut que je redevienne commis ; c’est bien. Quel est le nouveau genre de travail qu’on attend de moi, cette fois ? »

On vint annoncer que le fiacre attendait devant la porte de la villa, au moment où il m’adressait cette question. Je me levai, je pris son bras, et je déposai un baiser reconnaissant sur sa vieille joue rosée.

« Rien que deux choses, lui dis-je : Vous asseoir derrière M. Dexter, de manière à ce qu’il ne puisse vous voir, mais en ayant soin, en même temps, de vous placer de façon à ce que vous puissiez me voir, moi.

– Moins je verrai M. Dexter, plus j’en serai satisfait, marmotta Benjamin. Qu’aurai-je à faire, après avoir pris place derrière M. Dexter ?

– Vous attendrez que je vous fasse un signe, et, quand vous m’aurez vu vous faire ce signe, vous commencerez à prendre par écrit sur votre agenda ce que dira M. Dexter… puis vous continuerez jusqu’à ce que je vous fasse un autre signe qui vous indiquera que vous devez cesser d’écrire.

– Bien, dit Benjamin ; quel est le signe pour commencer, et quel est le signe pour cesser ? »

Je n’étais pas préparée à répondre à sa question. Je lui demandai de m’aider en m’ouvrant une idée. Non ! Benjamin ne voulait prendre à ceci aucune part active. Il était résigné au rôle d’instrument passif ; c’était toute la concession qu’il pouvait me faire.

Abandonnée à mes seules ressources, je ne trouvais pas facile d’imaginer un système télégraphique qui pût suffisamment avertir Benjamin sans éveiller les soupçons de Dexter. Je me regardais dans la glace pour voir si je ne découvrirais pas dans ma toilette quelque chose qui me suggérerait une idée ; mes boucles d’oreilles me la fournirent.

« J’aurai soin, dis-je, de m’asseoir dans un fauteuil. Quand vous me verrez appuyer mon coude sur le bras du fauteuil et porter ma main à ma boucle d’oreille, comme pour jouer avec… mettez par écrit ce qu’il dira et continuez jusqu’à ce que… voyons… jusqu’à ce que vous m’entendiez déplacer mon fauteuil. À ce bruit, arrêtez-vous. Est-ce compris ?

– C’est compris. »

Nous partîmes pour la maison de Dexter.

XL. – NÉMÉSIS APPARAÎT ENFIN !

Ce fut, cette fois, le jardinier qui nous ouvrit la porte. Il avait évidemment reçu ses instructions en prévision de notre arrivée.

« Madame Valéria ? demanda-t-il.

– Oui.

– Et un ami ?

– Et un ami.

– Montez, je vous prie ; vous connaissez la maison ? »

En traversant le vestibule, je m’arrêtai un moment et je jetai un coup d’œil sur la canne favorite de Benjamin, qu’il tenait à la main.

« Votre canne ne pourra que vous embarrasser, dis-je. Ne feriez-vous pas mieux de la laisser ici ?

– Ma canne peut être utile là-haut, répondit Benjamin d’un ton bourru ; je n’ai pas oublié ce qui est arrivé dans la bibliothèque. »

Je n’avais pas le temps de discuter avec lui, je lui montrai le chemin en montant l’escalier.

Quand j’arrivai au premier palier, je tressaillis en entendant un cri qui semblait partir de la chambre au-dessus. Cela ressemblait à un cri de douleur, et ce cri se répéta deux fois avant notre entrée dans l’antichambre circulaire. Je fus la première à m’avancer vers la pièce intérieure et à voir le multiface Miserrimus Dexter sous un nouvel aspect de son caractère.

L’infortunée Ariel était debout près d’une table où une assiette de gâteaux était placée devant elle. Autour de chacun de ses poignets était nouée une corde dont les bouts, à une distance de quelques mètres, étaient entre les mains de Dexter.

« Essaye encore, ma belle ! entendais-je dire à Dexter au moment où je m’arrêtai sur le seuil de la porte. Prends un gâteau ! »

À ces mots impliquant un ordre, Ariel obéit en tendant un bras vers l’assiette. Mais au moment où elle touchait un gâteau du bout de ses doigts, sa main fut prestement écartée par une secousse imprimée à la corde, avec une violence si sauvage et si cruellement diabolique, que je fus tentée de saisir la canne de Benjamin et de la casser sur le dos de Dexter. Ariel supporta cette fois la douleur avec l’impassibilité muette d’une Spartiate ; la position dans laquelle elle se trouvait lui permettait de me voir la première et elle m’avait aperçue. Ses dents étaient serrées et sa face était rouge de l’effort qu’elle fit pour se contenir ; mais elle ne laissa pas, en ma présence, échapper même un soupir.

« Lâchez cette corde ! m’écriai-je avec indignation, rendez-lui la liberté, monsieur Dexter, ou je quitte à l’instant cette maison. »

Au son de ma voix, Dexter poussa un cri de joie strident. Il me dévora des yeux avec une ardente expression de bonheur.

« Entrez !… entrez !… cria-t-il. Voyez où j’en suis réduit pour tromper les insupportables tortures de l’attente. Voyez comme je tue le temps quand vous n’êtes pas là. Entrez !… entrez !… J’étais dans mes méchantes humeurs, il faut que je dompte quelque chose. J’étais en train de dompter Ariel. Regardez-la. Elle n’a rien mangé de toute la journée, et elle n’a pas été assez vive pour saisir jusqu’à présent un seul morceau de gâteau. Vous n’avez pas d’ailleurs à vous apitoyer sur elle. Ariel n’a pas de nerfs… je ne lui fais aucun mal.

– Ariel n’a pas de nerfs, répéta Ariel, en me blâmant de m’interposer entre elle et son Maître, il ne me fait aucun mal. »

J’entendis Benjamin remuer sa canne derrière moi.

« Lâchez cette corde ! répétai-je plus violemment encore. Lâchez-la… ou je vous quitte à l’instant. »

Ma violence fit tressaillir Miserrimus Dexter.

« Quelle voix merveilleuse ! s’écria-t-il en déliant les cordes. Prends les gâteaux, » ajouta-t-il en s’adressant à Ariel du ton d’un potentat.

Ariel passa devant moi, les cordes dénouées pendaient à ses poignets, elle tenait l’assiette de gâteaux à la main. Elle me fit un signe de tête pour me narguer.

« Ariel n’a pas de nerfs, répéta-t-elle encore avec fierté. Il ne me fait aucun mal.

– Vous voyez ! dit Miserrimus Dexter ; il n’y a pas de mal, et j’ai lâché la corde dès que vous me l’avez dit. Ne commencez pas par être dure pour moi, après votre longue absence, madame Valéria. »

Il cessa de parler. Benjamin, debout et en silence sur le seuil de la porte, attira son attention pour la première fois.

« Qui est celui-ci ? » demanda-t-il.

Et il fit rouler sa chaise vers la porte, d’un air soupçonneux.

« Ah ! je sais ! s’écria-t-il, avant que j’eusse pu répondre. Celui-ci est le bienveillant gentleman qui me paraissait le refuge des affligés la première fois que je le vis. Vous avez changé depuis lors à votre désavantage, monsieur. Vous avez pris un nouveau rôle… vous personnifiez la justice vengeresse. Votre nouveau protecteur, madame Valéria ?… Je comprends ! »

Il salua très-bas Benjamin avec une farouche ironie.

« Votre humble serviteur, monsieur le représentant de la justice ! Je vous ai mérité… et je me soumets à vous. Entrez, monsieur. Je ferai en sorte que votre nouvelle fonction soit une sinécure. Cette dame est la lumière de ma vie. Surprenez-moi à lui manquer de respect, si vous pouvez ! »

Il tourna le dossier de sa chaise roulante devant Benjamin, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à la place où je me tenais.

« Votre main, lumière de ma vie ? murmura-t-il de sa voix la plus douce, votre main… rien que pour faire voir que vous m’avez pardonné ! »

Je lui donnai ma main.

« Un seul respectueux baiser ! reprit-il d’un ton suppliant, rien qu’un ! »

Il baisa ma main religieusement, puis la laissa en poussant un profond soupir.

« Ah ! pauvre Dexter, dit-il, pris de pitié pour lui-même dans toute la sincérité de son égoïsme, un cœur si chaud ! Consumé dans la solitude, raillé pour sa difformité ! Triste !… triste !… Ah ! pauvre Dexter !… »

Il se tourna de nouveau du côté de Benjamin avec un retour de sa sauvagerie sarcastique.

« Une belle journée, monsieur ! dit-il, bien agréable après les pluies continues que nous venons d’avoir. Puis-je vous offrir quelques rafraîchissements ? Ne voulez-vous pas vous asseoir ? Un représentant de la justice, quand il n’est pas plus grand que vous, fait mieux dans une chaise.

– Et un singe fait mieux dans une cage ! » répliqua Benjamin, rendu furieux par l’allusion faite à l’exiguïté de sa taille.

Cette réplique ne produisit aucun effet sur Miserrimus Dexter, il la laissa passer sans paraître l’avoir entendue. Il avait encore changé, il était pensif et abattu, ses yeux étaient fixés sur moi avec une attention mêlée de tristesse et de ravissement. Je pris le fauteuil le plus proche, après avoir préalablement lancé un coup d’œil à Benjamin, qui me comprit sur le champ. Il se plaça derrière Dexter de manière à avoir les yeux sur mon fauteuil. Ariel dévorait silencieusement ses gâteaux, accroupie sur un escabeau aux pieds de Dexter, et les yeux fixés sur lui comme un chien fidèle. Il se fit un moment de silence et de calme. Je pus alors observer Miserrimus Dexter sans être dérangée, pour la première fois depuis mon arrivée.

Je ne fus pas surprise… mais positivement alarmée par le déplorable changement qui s’était produit en lui depuis la dernière fois que je l’avais vu. La lettre de M. Playmore ne m’avait pas préparée à des ravages semblables.

Ses traits étaient tirés et fatigués ; tout le visage semblait étrangement amaigri et amoindri ; la limpidité des yeux avait disparu, ils étaient tout injectés de sang ; son regard était fixe et comme égaré ; ses mains naguère si potelées étaient toutes ridées maintenant et tremblaient sur la couverture. La pâleur de son teint, exagérée peut-être par le velours noir de la jaquette qu’il portait, lui donnait quelque chose de maladif et de terreux. Les belles lignes de sa figure s’étaient défaites, la multitude de petites rides qu’il avait aux coins des yeux s’étaient creusées. Sa tête s’enfonçait dans ses épaules, quand il se penchait en avant sur sa chaise. Des années, et non des mois, semblaient avoir passé sur sa tête depuis que je m’étais absentée. Me rappelant le rapport médical que M. Playmore m’avait donné à lire, me rappelant cette déclaration motivée du docteur : « La raison de Dexter dépend de l’équilibre de son système nerveux, » je dus me dire que, s’il pouvait me rester encore quelque chance d’arriver à la découverte de la vérité, j’avais bien fait de hâter mon retour. Sachant ce que je savais, craignant ce que je craignais, je sentais que la fin du pauvre malheureux était proche. Je sentais, quand nos yeux se rencontraient, que j’avais devant moi un homme condamné.

J’avoue que j’eus pitié de lui.

Oh ! assurément, la compassion ne s’accordait guère avec le motif qui m’amenait dans sa maison ; elle ne s’accordait guère avec le doute qui restait dans mon esprit sur la présomption de M. Playmore le déclarant coupable du meurtre de la première femme d’Eustache. Je savais Dexter cruel, je le croyais fourbe. Et pourtant j’avais pitié de lui. N’y a-t-il pas un fonds commun de méchanceté en nous tous ? La suppression ou le développement de ces instincts mauvais ne sont-ils pas une pure question d’éducation et de tentation ? N’y a-t-il pas quelque chose comme une tacite reconnaissance de cette perversité native, quand nous nous sentons émus de pitié pour un coupable, quand nous nous joignons à la foule pour suivre un procès criminel, quand nous pressons la main de quelque scélérat condamné au dernier supplice ? Il ne m’appartient pas de décider ces questions obscures. Tout ce que je puis dire, c’est que j’avais pitié de Dexter, et qu’il s’en aperçut.

« Merci ! me dit-il soudain ; vous me voyez malade, et vous avez compassion de moi, chère et bonne Valéria !

– Le nom de cette dame, monsieur, est Mme Eustache Macallan, dit sévèrement Benjamin derrière lui. La première fois que vous lui adresserez la parole, rappelez-vous que vous n’avez rien à voir avec son nom de baptême. »

La remontrance de Benjamin passa inaperçue et comme si elle n’avait pas été entendue. Selon toute apparence, Miserrimus Dexter avait complètement oublié sa présence.

« Vous m’avez rempli de joie par votre vue, continua-t-il ; ajoutez encore à mon bonheur en me laissant entendre votre voix. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce que vous avez fait depuis que vous avez quitté l’Angleterre. »

Il était utile à mon but d’engager la conversation, et ce moyen était tout aussi bon qu’un autre. Je lui dis en détail tout ce qui avait rempli le temps de mon absence.

« Ainsi, dit-il amèrement, vous êtes toujours folle d’Eustache ?

– Je l’aime plus tendrement que jamais. »

Il leva les bras et cacha son visage dans ses mains. Après un court silence, il se remit à parler d’une voix étouffée, et le visage toujours caché dans ses mains.

« Et vous avez laissé Eustache en Espagne ?… et vous êtes revenue seule en Angleterre ?… Qu’est-ce qui vous a fait faire cela ?

– Qu’est-ce qui m’a fait venir ici la première fois, et pour quel dessein vous ai-je demandé votre aide, monsieur Dexter ? »

Il laissa tomber ses mains et me regarda. Je vis dans ses yeux, non pas seulement de la surprise, mais une expression d’angoisse.

« Est-ce possible, s’écria-t-il, que vous ne vouliez pas oublier ce funeste sujet ? Êtes-vous donc toujours déterminée à pénétrer le mystère de Gleninch ?

– J’y suis toujours déterminée, monsieur Dexter, et j’espère toujours que vous consentirez à m’aider dans ma tâche. »

Son ancienne méfiance, que je me rappelais trop bien, vint de nouveau assombrir son visage.

« En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il. Puis-je changer les faits ? »

Il s’arrêta. Son visage s’éclaircit de nouveau, comme si quelque soudain sentiment de soulagement lui était venu.

« Je vais essayer pourtant de vous aider, continua-t-il ; je vous ai dit que l’absence de Mme Beauly pouvait être une ruse pour détourner les soupçons. Je vous ai dit que le poison pouvait avoir été administré par la femme de chambre de Mme Beauly. Ne le croyez-vous pas aujourd’hui ?… Ne voyez-vous rien à tirer de cette supposition ? »

Ce retour à Mme Beauly me donnait un prétexte de l’amener au véritable sujet qui m’intéressait.

« Non, répondis-je, je ne vois là aucune solution. La femme de chambre avait-elle donc quelque raison d’être l’ennemie de la défunte Mme Eustache ?

– Personne n’avait de raison pour être son ennemi ! s’écria-t-il avec véhémence. Elle était toute bonté, toute douceur. Elle n’avait jamais offensé une créature vivante, ni en pensée ni en action. Elle était une sainte sur cette terre. Respect à sa mémoire ! Laissons la martyre en paix dans son cercueil ? »

De nouveau, il couvrit son visage avec ses mains, et tout son corps frémit dans le paroxysme de l’émotion que j’avais excitée en lui.

Ariel, tout à coup, et avec précaution, quitta son escabeau et s’approcha de moi.

« Voyez-vous mes dix griffes, me dit-elle tout bas en me montrant ses mains, tourmentez encore le Maître… et vous sentirez les dix griffes à votre gorge ! »

Benjamin se leva, il avait vu l’action sans entendre les paroles. Je lui fis signe de rester à sa place. Ariel retourna à son escabeau et leva les yeux vers son maître.

« Ne pleurez pas, dit-elle, allons ! voilà les cordes, domptez-moi encore ; faites-moi encore crier de douleur. »

Il ne répondit rien. Il ne bougea pas.

Ariel fit faire des efforts inouïs à son intelligence engourdie pour trouver un moyen d’attirer son attention. Je vis le travail de son esprit dans la contraction de ses sourcils, pendant que son regard atone se fixait sur moi. Tout à coup elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre. Elle triomphait, elle avait trouvé une idée.

« Maître ! dit-elle, il y a bien longtemps que vous ne m’avez conté une histoire. Faites-moi crier, ah ! Faites-moi avoir peur ! Maître ! une belle, une longue histoire ! Avec du sang, avec des crimes. »

Ariel, par hasard, rencontrait le vrai moyen d’exciter et de réveiller la bizarre imagination de Dexter. Je me rappelais quelle haute idée il avait de son talent pour les récits et les drames. Je savais que l’un de ses amusements favoris était d’étonner Ariel en lui disant des histoires qu’elle ne pouvait comprendre. Allait-il se lancer dans les fantaisies du roman ou se rappellerait-il que mon opiniâtreté de caractère le menaçait toujours de rouvrir l’enquête sur la tragédie de Gleninch, et chercherait-il dans son esprit rusé le moyen de me tromper par quelque nouveau stratagème ? Ce dernier parti, d’après l’expérience que j’avais de son caractère, était celui que je m’attendais à lui voir prendre. Mais, à ma grande surprise et à ma grande inquiétude, mes prévisions se trouvèrent en défaut. Ariel réussit à chasser de son esprit le sujet qui l’occupait tout entier au moment où elle avait parlé. Il découvrit son visage. Un sourire très-sincère de contentement de lui-même s’épanouit sur sa face décharnée. Il était maintenant assez faible pour qu’Ariel elle-même arrivât à flatter sa vanité. J’eus un moment d’appréhension : n’avais-je pas attendu trop tard pour faire ma visite ? Ce doute me fit froid de la tête aux pieds.

Miserrimus Dexter adressa la parole, non pas à moi, mais à Ariel :

« Pauvre diablesse ! dit-il en lui caressant la tête avec complaisance, tu n’entends pas un mot de mes histoires, et pourtant je puis faire passer un frisson par tout ton grand corps de grossière essence ; je tiens sous le charme ton esprit plein de ténèbres, et je te fais palpiter de joie et de crainte à mes récits… pauvre diablesse ! »

Il se renversa, d’un air satisfait, sur le dossier de sa chaise, et ramena son regard vers moi. Ma vue allait-elle rappeler à son souvenir les paroles que nous venions d’échanger quelques minutes auparavant ? Non ! c’était le même sourire de satisfaction vaniteuse qu’il avait adressé à Ariel.

« J’excelle dans les récits dramatiques, madame Valéria, me dit-il, et cette créature que vous voyez là, sur son escabeau, en est la preuve vivante. C’est une véritable étude psychologique de la voir écouter mes histoires. Il est on ne peut plus curieux de suivre les efforts désespérés que fait cette malheureuse à moitié folle, pour me comprendre. Vous allez en avoir un échantillon. Je n’avais pas l’esprit à moi pendant que vous étiez absente… il y a des semaines que je ne lui ai rien conté. Je vais lui dire un conte. Ne supposez pas que cela me coûte le moindre effort. Mon esprit d’invention est inépuisable. Vous allez vous amuser… vous êtes naturellement sérieuse… mais, pour sûr, vous vous amuserez. Moi aussi, je suis naturellement sérieux, et elle me fait toujours rire. »

Ariel battit des mains.

« Je le fais toujours rire ! » dit-elle avec un fier regard de supériorité sur moi.

J’étais embarrassée, sérieusement embarrassée. Que faire ? L’accès que j’avais provoqué, en l’amenant à parler de la défunte Mme Eustache, m’avertissait d’être prudente et de guetter le moment opportun, avant de revenir sur ce sujet. Quel tour imprimer à la conversation pour l’amener peu à peu à trahir les secrets qu’il voulait me tenir cachés ? Dans cet état d’incertitude, une seule chose me semblait claire : lui laisser dire son histoire serait évidemment perdre un temps précieux. Malgré le souvenir vivace des dix griffes d’Ariel, je me décidai à décourager Dexter de sa nouvelle fantaisie, en profitant de toutes les occasions, et en usant de tous les moyens.

« Maintenant, madame Valéria, commença-t-il, la voix haute et avec fierté, écoutez ; et toi, Ariel, mets ton cerveau en ébullition. J’improvise une œuvre poétique, une œuvre de fiction. Nous commencerons par la bonne vieille formule des contes de fées : Il était une fois… »

Je me tenais prête à l’interrompre, quand il s’interrompit lui-même. Il s’arrêta en jetant autour de lui un regard étonné. Il porta la main à la tête et la passa à plusieurs reprises sur son front ; puis il fit entendre un petit rire étouffé et ces mots inquiétants :

« On dirait que j’ai besoin de me réveiller !… »

Sa raison avait-elle fui ? Il n’en avait donné aucun signe jusqu’au moment où j’avais malheureusement évoqué le souvenir de l’ancienne châtelaine de Gleninch. La faiblesse que j’avais remarquée déjà et l’état d’égarement dans lequel je le voyais maintenant n’étaient-ils attribuables qu’à un trouble passager dans ses facultés ? En d’autres termes n’avais-je assisté à rien de plus sérieux qu’à un premier avertissement qui était donné à lui et à nous ? Reviendrait-il promptement à lui si nous avions de la patience et si nous lui donnions le temps ? Benjamin, indifférent jusque-là, redressa la tête et se pencha sur sa chaise pour chercher à voir Dexter. Ariel elle-même semblait surprise et alarmée, et n’avait plus de sombres regards à me lancer.

Qu’allait faire Dexter ?… qu’allait-il dire ?… Nous attendions tous pleins d’anxiété.

« Ma harpe ! s’écria-t-il ; la musique me réveillera. »

Ariel lui apporta sa harpe.

« Maître, fit-elle, qu’est-ce que vous avez donc ? »

Il lui fit signe de la main de garder le silence.

« Ode à l’invention ! annonça-t-il fièrement, en s’adressant à moi. Paroles et musique improvisées par Miserrimus Dexter. Silence ! Attention ! »

Ses doigts errèrent faiblement sur les cordes sans éveiller en lui une mélodie, sans lui suggérer une idée. Au bout de quelques instants ses mains retombèrent, son front se pencha légèrement en avant, il resta appuyé sur la harpe. Je me levai et je m’approchai de lui. Était-il endormi ? Était-il évanoui ?

Je touchai son bras et je l’interpellai par son nom.

Ariel aussitôt se plaça entre lui et moi, en me lançant un regard menaçant. Au même moment, Miserrimus Dexter releva la tête ; ma voix était arrivée à son oreille. Il me regarda avec une curieuse et contemplative tranquillité dans les yeux que je ne lui avais jamais vue.

« Emporte la harpe, » dit-il à Ariel d’une voix languissante comme celle d’un homme très-fatigué.

Cette créature à moitié folle… par pure stupidité ou par secrète malice, c’est ce que je ne pourrais dire… l’irrita une seconde fois.

« Pourquoi, Maître ? demanda-t-elle en tenant la harpe dans ses bras. Qu’est-ce qui vous arrête ? Et l’histoire ?

– Nous n’avons que faire de l’histoire, dis-je en m’interposant. J’ai beaucoup de choses à dire à M. Dexter, que je n’ai pu lui dire encore. »

Ariel leva sa lourde main.

« Vous attraperez quelque bon coup ! » dit-elle.

Elle avança sur moi. Mais la voix de son Maître l’arrêta net.

« Emporte la harpe, folle que tu es ! répéta-t-il d’un ton sévère, et attends, pour l’histoire, qu’il me plaise de la dire. »

Elle reporta avec soumission la harpe à sa place dans l’un des coins de la chambre. Miserrimus Dexter rapprocha quelque peu sa chaise de la mienne.

« Je sais ce qui me réveillera, me dit-il comme en confidence : c’est un peu d’exercice. Je n’ai pas pris d’exercice dans ces derniers temps. Attendez… vous allez voir. »

Il mit ses mains sur le mécanisme de la chaise roulante et la lança dans la chambre. En ce moment encore, le changement de mauvais augure qui s’était opéré en lui apparut sous un nouvel aspect. L’allure qu’il imprimait à sa machine n’était plus cette course furieuse que je me rappelais. La chaise marchait, mais elle marchait lentement ; c’est péniblement qu’il la faisait aller et venir par la chambre, et il s’arrêta presque aussitôt ; la respiration lui manquait.

Nous le suivions ; Ariel, près de lui, et Benjamin, à côté de moi. Il dit à Benjamin et à Ariel, avec impatience, de se reculer et de me laisser seule auprès de lui.

« C’est la pratique qui me fait défaut, me dit-il d’une voix affaiblie ; je n’avais plus le cœur de faire siffler les roues et trembler le parquet pendant que vous étiez loin. »

Qui n’aurait pas eu pitié de lui ? qui se serait rappelé ses méfaits en ce moment ? Ariel, sous sa dure écorce, paraissait elle-même émue ; elle se mit à pleurer et à gémir. Son cri fatal se fit encore entendre, sur un ton larmoyant.

« Qu’est-ce qu’il y a donc, Maître ?… Et l’histoire ?…

– Ne faites pas attention à elle, dis-je à l’oreille de Dexter. Vous avez besoin de prendre l’air. Faites appeler le jardinier ; nous irons faire une promenade dans votre voiture. »

Mes efforts furent vains. Ariel voulait attirer à toute force son attention ; de nouveau elle répéta :

« Et l’histoire ?… l’histoire ?… »

L’énergie endormie se réveilla chez Dexter.

« Misérable ! démon ! s’écria-t-il en faisant tourner sa chaise de manière à la voir en face. L’histoire ?… L’histoire ?… Tout à l’heure. Je la dirai ; je vais la dire… Du vin ! allons ! gémissante idiote, donne-moi du vin. Pourquoi n’y ai-je pas pensé tout d’abord ? Le royal bourgogne ! voilà ce dont j’ai besoin, Valéria, pour rallumer les flammes de mon invention à son feu généreux ! Des verres pour tout le monde ! Honneur au roi des vignobles !… honneur au royal Clos-Vougeot ! »

Ariel ouvrit l’armoire dans l’alcôve et apporta le vin et des grands verres de Venise. Dexter vida d’un trait son verre plein de bourgogne, et nous força tous à boire avec lui ou à faire semblant de boire. Ariel n’avait pas été oubliée cette fois, et elle vida son verre comme son Maître avait vidé le sien. La puissance du vin produisit à l’instant son effet sur sa faible tête ; elle commença à chanter une chanson improvisée par elle, à l’imitation de son Maître. Ce n’était que la répétition, la répétition sans fin, de sa sollicitation obstinée.

« Dites-nous l’histoire, Maître !… Maître, dites-nous l’histoire !… »

Absorbé dans la contemplation du vin, le Maître, silencieusement, remplit une seconde fois son verre. Benjamin profita d’un moment où il n’avait pas les yeux sur nous, pour me dire tout bas :

« Pour une fois, écoutez mon conseil, Valéria : partons !

– Encore un effort, répondis-je, le dernier effort ! »

Ariel reprit son refrain.

« Dites-nous l’histoire, Maître !… Maître, dites-nous l’histoire !… »

Miserrimus leva les yeux de dessus son verre. Le généreux stimulant commençait à produire son effet. Je vis les couleurs revenir à son visage. Je vis la flamme de l’intelligence se rallumer dans ses yeux. Le bourgogne l’avait réveillé, le bourgogne me rendait ce service et me donnait cette dernière chance.

« Et à présent l’histoire ! cria-t-il.

– Mon, pas d’histoire, monsieur Dexter ! lui dis-je ; j’ai à vous parler, et je ne suis pas en humeur d’écouter une histoire.

– Pas en humeur ?… répéta-t-il avec une lueur de son ancienne ironie. Je vois, je comprends : vous me cherchez une excuse ; vous vous figurez que mes facultés inventives sont parties, et vous n’êtes pas assez franche pour dire votre pensée. Je vous montrerai que vous êtes dans l’erreur. Je vous montrerai que Dexter est toujours lui-même. Silence, Ariel ! ou je te fais sortir d’ici ! Je tiens mon histoire ; je l’ai là tout entière, madame Valéria ! Scènes, caractères, tout est complet… »

Il se toucha le front et m’adressa un malicieux sourire, en ajoutant :

« … Et l’histoire a tout ce qu’il faut pour vous intéresser, ma belle ; c’est l’histoire d’une maîtresse et de sa femme de chambre ; venez près du feu, et écoutez. »

L’histoire d’une maîtresse et de sa femme de chambre ? Y avait-il là une intention quelconque ? Et cette intention était-elle de revenir sous une forme déguisée à Mme Beauly et à sa femme de chambre ?

Le titre et le regard qui lui avait échappé en l’annonçant ravivèrent l’espérance qui était près de s’éteindre en moi. Il s’était remis enfin. Il avait repris possession de sa prévoyance et de sa ruse naturelles. Sous prétexte de raconter son histoire à Ariel, il essayait évidemment de me dérouter pour la seconde fois. La conclusion était irrésistible. Pour me servir de ses propres expressions… Dexter était redevenu lui-même.

Je pris le bras de Benjamin pour suivre Dexter au milieu de la cheminée, qui se trouvait au milieu la pièce.

« Une chance encore m’est offerte, dis-je tout bas, à mon vieil ami, n’oubliez pas les signaux convenus. »

Nous reprîmes les places où nous étions d’abord. Ariel me lança un nouveau regard de menace. Le vin qu’elle avait bu lui avait laissé juste assez de sens pour guetter toute nouvelle interruption de ma part. J’eus soin que rien de semblable n’arrivât. J’étais maintenant aussi impatiente qu’Ariel d’entendre l’histoire. Le sujet que Dexter avait choisi était plein de pièges pour le narrateur. À tout moment, dans l’entraînement du récit, les souvenirs des événements réels pouvaient se refléter dans son récit fictif. À tout moment, il pouvait se trahir.

Il regarda autour de lui et commença gaîment.

« Mon public est-il assis ?… dit-il, mon public est-il prêt ?… Votre visage un peu plus tourné de mon côté, ajouta-t-il de sa voix la plus douce. Sûrement, ce n’est pas trop demander ? Vous laissez tomber votre regard sur les plus infimes créatures qui rampent sur la terre ; ne le détournez pas de moi ! Laissez-moi satisfaire la soif d’admiration dont je suis consumé. Voyons, un sourire de pitié à l’homme dont vous avez détruit le bonheur ! Merci, lumière de ma vie, merci ! »

Il m’envoya un baiser du bout des doigts et se renversa sur le dossier de sa chaise, comme pour se mettre à son aise.

« L’histoire, reprit-il, voilà enfin l’histoire. Sous quelle forme, se demanda-t-il, vous présenterai-je mon récit ? Sous la forme dramatique. C’est la plus ancienne, la meilleure, et la plus rapide façon de conter une histoire. Le titre d’abord : un titre court, un titre saisissant : LA MAÎTRESSE ET LA FEMME DE CHAMBRE. Le lieu de la scène : le pays des aventures… l’Italie. Le temps : le siècle des aventures… le quinzième siècle. Ah ! regardez Ariel, elle n’en sait pas plus sur le quinzième siècle que le chat de la cuisine, et pourtant elle est intéressée déjà. Heureuse Ariel ! »

Ariel me regarda, avec la double ivresse du vin et du triomphe.

« Je n’en sais pas plus que le chat de la cuisine ! répéta-t-elle avec un rire épanoui de vanité satisfaite. Je suis l’heureuse Ariel ! Et vous, qu’êtes-vous ? »

Miserrimus se mit à rire aux éclats.

« Ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria-t-il ; n’est-ce pas amusant ? PERSONNAGES DU DRAME : il n’y en a que trois, ce sont trois femmes : ANGELICA, noble dame, noble par l’esprit et par la naissance ; ROSEMONDA, beau démon sous la forme d’une femme ; BEPPA, son infortunée femme de chambre. SCÈNE PREMIÈRE : Sombre chambre voûtée dans un château. C’est le soir. Les hiboux glapissent dans le bois ; les crapauds coassent dans le marais. Regardez Ariel ! elle a la chair de poule, elle frémit de tous ses membres. Admirable Ariel ! »

Ma rivale dans la faveur du Maître me lança un regard de défi.

« Admirable Ariel ! » répéta-t-elle d’une voix alourdie par la somnolence.

Miserrimus s’arrêta pour se verser un verre de bourgogne, qu’il plaça à la portée de sa main, sur une tablette adaptée à sa chaise. Je l’observai attentivement pendant qu’il buvait à petites gorgées. Son visage se colora, ses yeux brillèrent de plus en plus. Il replaça son verre en faisant claquer joyeusement ses lèvres et continua :

« Sont en présence, dans la chambre voûtée : ROSEMONDA et BEPPA. Rosemonda parle : – Beppa ? – Madame ? – Qui est couché et malade dans la chambre au-dessus de nous ? – Madame, c’est la noble dame Angelica. Après un silence, Rosemonda reprend : – Quels sentiments te témoigne Angelica ? – Madame, elle est douce et bonne pour moi comme pour tous ceux qui l’appprochent. – Lui as-tu donné quelquefois des soins, Beppa ? – Oui, madame, quand la garde était fatiguée. – A-t-elle pris ses médicaments de ta main ? – Une ou deux fois, madame, quand je me trouvais là. – Beppa, prends cette clef et ouvre le coffret qui est là, sur la table. Beppa obéit. – Vois-tu une fiole verte dans ce coffret ? – Je la vois, madame. – Prends-la. Beppa prend la fiole. – Tu vois le liquide que contient cette fiole ; sais-tu ce que c’est ? – Non, madame. – C’est du poison. Beppa tressaille, elle éloigne le poison, et serait violemment tentée de le jeter loin d’elle. Sa maîtresse lui fait signe de le garder dans sa main, et prend de nouveau la parole : – Beppa, je t’ai dit plusieurs de mes secrets. Dois-je t’en confier un autre ? Beppa attend ce qu’elle va ajouter. Sa maîtresse continue : – Je hais Angelica ; sa vie se place entre moi et la joie de mon cœur ; tu tiens sa mort dans ta main. Beppa tombe à genoux ; c’est une dévote personne, elle fait le signe de la croix. – Maîtresse, vous me terrifiez ! maîtresse, qu’ai-je entendu ? Rosemonda s’approche, et, debout devant elle, abaisse sur elle des regards irrités, en murmurant d’une voix sombre : – Beppa, cette femme doit mourir, et il ne faut pas que je sois soupçonnée. Angelica doit mourir de ta main. »

Dexter s’arrêta de nouveau, non pour boire cette fois le vin par petites gorgées, mais pour vider son verre d’un seul trait.

Le stimulant commençait déjà à lui faire défaut ? Je l’observai attentivement lorsqu’il se rejeta sur le dossier de sa chaise.

Son visage était plus coloré que jamais ; mais l’éclat de ses yeux commençait à s’éteindre. J’avais remarqué qu’il parlait de plus en plus lentement à mesure qu’il avançait dans sa scène dialoguée. Était-ce à cause de l’effort que lui coûtait déjà l’invention ? Le moment était-il venu où le vin avait produit tout l’effet qu’il pouvait produire sur lui ?

Nous attendions. Ariel, assise, le regardant, les yeux fixes et la bouche béante ; Benjamin, impassible, attentif au signal, son agenda tout ouvert sur ses genoux et caché sous sa main.

Miserrimus reprit.

« Beppa entend ces terribles paroles, elle joint les mains d’un air suppliant : – Oh ! madame ! madame ! comme pourrai-je tuer cette bonne et noble dame ? Quelle raison ai-je de lui faire du mal ? Rosemonda répond : – Tu as pour raison de m’obéir. Beppa tombe, le visage sur le plancher, aux pieds de sa maîtresse. – Madame, je ne puis faire cela !… je n’ose pas faire cela ! – Tu ne cours aucun risque ; j’ai mon plan pour écarter tout soupçon, tout danger de découverte pour moi, tout danger de découverte pour toi. Beppa répète : – Je ne puis pas… je n’ose pas faire cela ! Les yeux de Rosemonda lancent des éclairs de colère. Elle prend dans le corsage de sa robe… »

Dexter s’arrêta au milieu de sa phrase, non comme un homme embarrassé, mais comme un homme qui a perdu toute idée.

Fallait-il l’aider à retrouver le fil de son récit ? Ou n’était-il pas plus sage, si cela était possible, de garder le silence ?

Je pouvais entrevoir clairement le but de son histoire. Ce but, sous le couvert d’un roman italien, était d’aller au-devant de l’objection sans réplique, que je ne pouvais manquer de lui faire : – Quelle raison aurait eue la femme de chambre de Mme Beauly, pour charger sa conscience d’un meurtre ? S’il pouvait indirectement répondre à cette question en découvrant un motif que je serais obligée d’admettre, il arrivait à ses fins. Cette enquête, que je m’étais juré de poursuivre, cette enquête qui, à tout moment pouvait se porter directement sur lui, serait, en ce cas, détournée du vrai coupable pour s’égarer sur une personne à côté. L’innocente femme de chambre pouvait défier mes plus actives perquisitions, et Dexter se trouverait à l’abri derrière elle.

Je me déterminai à lui laisser du temps ; pas un mot ne sortit de mes lèvres.

Les minutes se succédèrent. J’attendais avec la plus vive anxiété. Le moment était critique et difficile. Si Dexter réussissait à inventer un motif plausible et à l’exprimer clairement, le dessein qu’il se proposait avec son histoire était atteint, il me prouvait, par ce fait seul, qu’il lui restait une réserve de puissance intellectuelle que n’avait pas su voir l’œil exercé du médecin écossais. Mais la question était : arrivera-t-il au but ?

Il y arriva ! Non par un moyen bien neuf et bien convaincant, et non sans un effort visiblement pénible. Néanmoins, bien ou mal, il arriva à trouver une raison à l’acte de la femme de chambre.

Après sa longue pause, il poursuivit ainsi :

« Rosemonda prend dans le corsage de sa robe un papier écrit qu’elle déplie. – Regarde ceci, dit-elle. Beppa jette les yeux sur le papier, et, de nouveau, tombe aux pieds de sa maîtresse, dans un paroxysme d’horreur et de désespoir. Rosemonda est en possession d’un honteux secret de la vie passée de sa femme de chambre ; elle peut lui dire : – Choisis entre ces deux alternatives : ou subis une révélation qui te déshonore et déshonore à jamais tes parents ; ou prends sur toi de m’obéir. Beppa pourrait accepter le déshonneur s’il ne devait atteindre qu’elle seule. Mais ses parents sont d’honnêtes gens ; elle ne peut déshonorer ses parents. Elle est entraînée vers le dernier refuge qui lui est offert. Il n’y a pas d’espoir d’attendrir le cœur de Rosemonda ; sa seule ressource est de soulever des difficultés. Elle s’efforce de montrer les obstacles qui se dressent entre elle et le crime qu’on veut lui faire commettre. – Madame ! madame ! comment puis-je faire cela, pendant que la garde est là et peut me voir ? Rosemonda réplique : – Quelquefois la garde s’endort ; quelquefois la garde s’absente. Beppa insiste : – Madame ! la porte est toujours fermée et la garde emporte la clef… »

La clef ! Je pensai aussitôt à la clef perdue à Gleninch. Dexter y avait-il pensé également ? Il s’était évidemment arrêté quand le mot lui était échappé. Je me déterminai à donner le signal convenu. J’appuyai mon coude sur le bras de mon fauteuil et je me mis à jouer avec ma boucle d’oreille. Benjamin prit aussitôt son crayon et disposa son agenda de manière à ce qu’Ariel ne pût rien voir, s’il lui arrivait de porter son regard de son côté.

Nous attendîmes jusqu’à ce qu’il plût à Miserrimus de continuer. Il se passa un assez long intervalle. Il porta encore la main à son front. Un voile de plus en plus épais semblait obscurcir ses yeux. Quand il reprit la parole, ce ne fut pas pour reprendre son récit ; ce fut pour faire une question.

« Où en étais-je resté ? » demanda-t-il.

Mon espérance s’évanouissait aussi vite qu’elle était née. Je lui répondis néanmoins, sans laisser paraître aucun changement dans mes manières :

« Vous en êtes resté au moment où Beppa parlait à Rosemonda.

– Oui, oui, s’écria-t-il ; mais que lui disait-elle ?

– Elle disait : « La porte est toujours fermée et la garde emporte la clef. »

Il se pencha vivement en avant sur sa chaise.

« Non ! fit-il avec véhémence. Vous vous trompez. La clef ?… C’est absurde ! Je n’ai pas dit : la clef !

– Je le croyais, monsieur Dexter.

– Jamais ! Je ne l’ai pas dit. J’ai dit autre chose. Vous aurez oublié ! »

Je me retins de discuter avec Dexter dans la crainte de ce qui pouvait s’en suivre. Nous attendîmes de nouveau. Benjamin, triste et docile, avait mis par écrit les questions et les réponses échangées entre moi et Dexter. Il tenait machinalement son agenda ouvert et son crayon à la main, tout prêt à poursuivre. Ariel, lourdement soumise à l’influence du vin tant que la voix de Dexter arrivait à son oreille, se sentait mal à l’aise quand le silence s’établissait. Elle promena autour d’elle des yeux inquiets, et son regard s’arrêta sur son Maître.

Il était assis, silencieux, sa main à sa tête, cherchant à rassembler ses pensées vagabondes, essayant de trouver une lueur dans l’obscurité qui l’environnait.

« Maître ! s’écria-t-elle, d’un ton plaintif, et l’histoire ?

Dexter tressaillit comme s’il avait été brusquement arraché au sommeil ; il secoua la tête avec impatience comme s’il cherchait à se débarrasser de quelque oppression qui pesait sur lui.

« Patience !… patience !… dit-il, l’histoire va reprendre. »

Il s’y mit en désespéré, ramassant le premier fil qui pouvait le remettre sur la voie, sans s’arrêter à chercher si c’était le bon ou le mauvais. Il reprit :

« Beppa, à genoux, fondit en larmes, et dit… »

Il s’arrêta court, regardant autour de lui avec des yeux égarés.

« Quel nom ai-je donné à l’autre femme ? demanda-t-il, sans adresser la question ni à moi, ni à quelque autre des personnes présentes, et comme s’il se le demandait à lui-même.

– Vous avez appelé l’autre femme Rosemonda, » dis-je.

Au son de ma voix, ses yeux se tournèrent lentement de mon côté, sans pourtant se fixer sur moi. Mornes et absorbés, vagues et immobiles, ses yeux semblaient arrêtés sur un objet perdu au loin. Sa voix aussi, dans le peu de mots qu’il avait prononcés, était étrangement altérée ; il avait laissé tomber les syllabes lourdement, sans accentuation, d’un ton monotone. J’avais entendu quelque chose de semblable quand je veillais au chevet de mon mari dans ses moments de délire, et que son esprit affaibli n’avait pas conscience de ses paroles. La fin de Dexter était-elle donc si proche ?

« Je l’ai appelée Rosemonda, répéta-t-il, et j’ai appelé l’autre ?… »

Il s’arrêta encore.

« Vous avez appelé l’autre Beppa. » lui dis-je.

Ariel le regardait en ouvrant les yeux d’un air étonné. Elle le tira avec impatience par la manche de sa jaquette, pour attirer son attention.

« Est-ce là l’histoire, Maître ? » demanda-t-elle.

Il lui répondit sans la regarder, les yeux toujours fixés comme sur quelque objet lointain :

« C’est l’histoire. Mais pourquoi Rosemonda et pourquoi Beppa ? Pourquoi pas maîtresse et femme de chambre, c’est bien plus facile de se rappeler, maîtresse et femme de chambre ?… »

Il hésita, il s’agita, comme pour essayer de se redresser sur sa chaise. Puis il sembla revenir à lui.

« Qu’avait pu dire la femme de chambre à sa maîtresse ? Quoi ?… quoi ?… quoi ?… » murmura-t-il.

Et il hésita encore. Alors une lueur sembla soudain pénétrer dans son esprit. Était-ce quelque idée nouvelle qui venait de le frapper, où était-ce le fil de sa pensée première qu’il était parvenu à ressaisir ? C’est ce qu’il serait impossible de dire. Quoi qu’il en soit, il se mit tout à coup à débiter rapidement ces étranges paroles :

« La lettre, dit la femme de chambre, la lettre… Oh ! mon cœur ! Chaque mot est un poignard. Un poignard dans mon cœur. La lettre ! Horrible, horrible lettre ! »

De quoi, au nom du ciel, voulait-il parler, que signifiaient ces mots-là ?

Était-ce sous l’impression d’un vague et incomplet souvenir des événements passés accomplis à Gleninch, qu’il poursuivait son histoire ? Dans le naufrage de ses autres facultés, la mémoire était-elle la dernière à sombrer ? La vérité, la terrible vérité se dégagerait-elle, par quelque vague lueur, au milieu des ombres qui envahissaient son cerveau avant l’éclipse totale ? Je ne respirais plus. Une horreur sans nom faisait frissonner tout mon corps.

Benjamin, le crayon à la main, me jeta un regard d’avertissement. Ariel était calme et satisfaite.

« Continuez, Maître ! dit-elle, j’aime ça !… j’aime ça !… Continuez l’histoire. »

Il continua, comme quelqu’un qui parle dans son sommeil.

« La femme de chambre dit à la maîtresse… Non, c’est la maîtresse qui dit à la femme de chambre : – Montre-lui la lettre ; il le faut !… il le faut !… La femme de chambre dit : – Non, il ne faut pas faire cela ! Il ne faut pas la lui montrer. C’est absurde. Laissons-le souffrir. Nous pouvons le tirer d’affaire, en la montrant. Non. Laissez les choses arriver à la pire extrémité. Alors, montrez-la. La maîtresse dit… »

Il fit une nouvelle pause et agita vivement sa main devant ses yeux, comme pour chasser une vision confuse ou un brouillard.

« Qui a dit les derniers mots ? reprit-il, la maîtresse ou la femme de chambre ? La maîtresse ?… Non, c’est la femme de chambre qui parle, à voix haute, d’un ton décidé : – Allons drôles, éloignez-vous de cette table. Le Journal est là. Numéro 9 Caldershaws. Demandez Dandie. Vous n’aurez pas le Journal. Que je vous dise un secret à l’oreille. Le Journal le fera pendre ! Comment osez-vous toucher à mon fauteuil ? Mon fauteuil, c’est moi ! Comment osez-vous porter la main sur moi ? »

Ces derniers mots furent un trait de lumière. Je les avais lus au compte-rendu du procès, dans la déposition des officiers du sheriff. Miserrimus avait prononcé ces paroles textuelles, quand il avait vainement voulu empêcher les officiers de justice de s’emparer des papiers de mon mari, et quand ils avaient poussé sa chaise roulante hors de la chambre. Il n’y avait plus à en douter, c’était le mystère de Gleninch qui était maintenant l’obsession de sa mémoire. Les dernières lueurs de sa pensée, de plus en plus obscures, se concentraient dans un cercle de plus en plus étroit sur le mystère de Gleninch.

Ariel le réveilla encore. Elle était sans pitié pour lui ; à toute force elle voulait entendre toute l’histoire.

« Pourquoi vous arrêtez-vous, Maître ? Continuez !… continuez !… dites vite ce que la Maîtresse dit à la femme de chambre. »

Il fit entendre un rire affaibli et essaya de l’imiter.

« Que dit la maîtresse à la femme de chambre ?…, » répéta-t-il.

Son rire s’éteignit, et il reprit la parole d’un air de plus en plus égaré et en précipitant de plus en plus son débit.

« La maîtresse dit à la femme de chambre : – Nous l’avons tiré du péril ; qu’allons-nous faire de la lettre ? Brûle-la à l’instant. Pas de feu dans l’âtre. Pas d’allumettes dans la boîte. La maison est sens dessus dessous. Tous les domestiques sont partis, déchire-la ; jettes-en les morceaux aux vieux papiers. Partie pour toujours. Oh ! Sarah !… Sarah !… Sarah !… Partie pour toujours !… »

Ariel battit des mains et chercha à l’imiter à son tour.

« Oh ! Sarah !… Sarah !… Sarah !… partie pour toujours !… c’est superbe, Maître ! mais qu’est-ce que c’était que cette Sarah ? »

Les lèvres de Dexter s’agitèrent ; mais sa voix était si faible que c’est à peine si je pus l’entendre. Il revenait encore à son mélancolique refrain.

« La femme de chambre dit à la maîtresse… Non, la maîtresse dit à la femme de chambre… »

Puis il s’arrêta court, et se redressant sur sa chaise, il agita ses mains au-dessus de sa tête et partit d’un éclat de rire terrible.

« Ah !… ah !… ah !… ah !… comme c’est drôle !… Pourquoi ne riez-vous pas ?… C’est amusant… amusant… amusant !… Ah !… ah !… ah !… ah !… »

Il retomba sur le dossier de sa chaise. Son bruyant et effrayant éclat de rire s’éteignit dans un sanglot étouffé. Il respira longuement et avec peine ; ses yeux sans regard se fixèrent sur le plafond, et il resta les lèvres entrouvertes par un sourire idiot. Némésis apparaissait. L’arrêt prononcé contre lui s’accomplissait. La nuit était venue.

 

Oh ! la pitié alors fut en moi la plus forte. Mon enquête, la recherche de la vérité, le but de ma vie, l’horreur même de l’effroyable spectacle que j’avais devant les yeux, tout s’effaça devant le sentiment d’une profonde compassion pour ce malheureux si cruellement frappé. Je me dressai sur mes pieds, ne voyant rien, ne pensant à rien qu’au pauvre être désespéré qui était devant moi. Je m’élançai pour le soutenir, pour le ranimer, pour le rappeler à lui, si la chose était encore possible. Mais, au premier pas que je fis, je sentis une main se poser sur mon épaule et me tirer vivement en arrière.

« Êtes-vous aveugle ? s’écria Benjamin en m’entraînant vers la porte. Regardez ! »

Je regardai dans la direction qu’il m’indiquait.

Ariel avait été plus prompte que moi. Elle avait redressé son maître sur sa chaise. D’un bras, elle le maintenait ; de l’autre, elle brandissait un casse-tête indien qu’elle avait détaché d’un trophée d’armes orientales qui décorait le mur à côté de la cheminée. Cette créature était transformée. Ses yeux brillaient comme ceux d’un animal sauvage, ses dents grinçaient, dans l’accès de frénésie qui s’était emparé d’elle.

« C’est vous qui avez fait cela ! me cria-t-elle en brandissant son casse-tête avec fureur autour de sa tête. Approchez, et je vous broie la cervelle, je fais une bouillie de votre chair, je ne vous laisse pas un os entier ! »

Benjamin, me tenant toujours d’une main, ouvrit la porte de l’autre. Je le laissai faire tout ce qu’il voulait ; Ariel me fascinait, je ne voyais qu’Ariel. Sa fureur s’éteignit quand elle nous vit battre en retraite. Elle laissa tomber son casse-tête ; elle entoura Dexter de ses bras, lui appuyant la tête sur sa poitrine, et elle se mit à pleurer et à sangloter sur lui.

« Maître !… Maître !… Elle ne vous tourmentera plus. Liez-moi comme d’habitude. Dites : Ariel, tu es une brute ! Redevenez vous-même. »

Benjamin m’entraîna de force dans la chambre voisine. J’entendis un long cri de douleur poussé par la pauvre créature, qui aimait son Maître avec la fidélité d’un chien et le dévouement d’une femme. La lourde porte se referma sur nous. J’étais dans la silencieuse antichambre, pleurant sur l’affreux spectacle auquel je venais d’assister, m’appuyant sur mon bon et vieil ami, sans plus de force et de volonté qu’un enfant.

Benjamin fit tourner la clef dans la serrure.

« Rien ne sert de pleurer, me dit-il doucement ; vous feriez mieux, Valéria, de remercier Dieu d’avoir pu sortir saine et sauve de cette chambre. Allons, venez avec moi. »

Il retira de la serrure la clef qu’il emporta, et me fit descendre dans le vestibule. Après un moment de réflexion, il ouvrit la porte extérieure. Le jardinier était toujours tranquillement à l’ouvrage dans le jardin.

« Votre maître est malade, lui dit Benjamin, et la femme qui le soigne a perdu la tête… Si elle a jamais eu une tête à perdre. Où demeure le docteur le plus voisin ? »

Le dévouement de l’homme se manifesta comme s’était manifesté celui de la femme, sous une forme grossière et violente. Il lança sa bêche au loin, en poussant un formidable juron.

« Le Maître malade !… s’écria-t-il. Je vais chercher le docteur. Je le ramènerai plus vite que ça !

– Dites au docteur d’amener un homme avec lui, ajouta Benjamin. Il aura besoin d’aide. »

Le jardinier se retourna d’un air courroucé.

« Je suis un homme, dit-il ; personne ne l’aidera que moi. »

Il nous quitta. Je m’assis sur l’une des chaises du vestibule, et je fis tous mes efforts pour reprendre mon calme. Benjamin marchait de long en large, plongé dans ses pensées.

« Tous les deux fous de lui ! se disait tout haut à lui-même mon vieil ami. Moitié singe, moitié homme, et tous les deux fous de lui ! C’est inconcevable ! »

Le jardinier revint avec le docteur, un homme calme, au teint brun, à l’air résolu. Benjamin s’avança à leur rencontre.

« J’ai la clef de la galerie, dit-il ; dois-je monter avec vous ? »

Sans répondre, le docteur tira Benjamin à l’écart dans un coin du vestibule. Tous deux causèrent ensemble. À la fin de leur entretien, le docteur dit :

« Donnez-moi la clef ; vous ne seriez d’aucune utilité ; vous ne feriez qu’irriter cette femme. »

Sur ces mots, il fit signe au jardinier. Celui-ci s’apprêtait à le guider et à monter devant lui l’escalier, quand je m’aventurai à arrêter le docteur.

« Puis-je rester dans ce vestibule, monsieur ?… Je suis anxieuse de savoir comment se terminera cet accès. »

Il me regarda un moment avant de répondre.

« Vous feriez mieux de rentrer chez vous, me dit-il. Le jardinier connaît-il votre adresse ?

– Oui, monsieur.

– Très-bien ! je vous ferai savoir des nouvelles par le jardinier. Suivez mon conseil, rentrez chez vous. »

Benjamin mit mon bras sous le sien. Je regardai en arrière et je vis le docteur et le jardinier monter ensemble l’escalier.

« N’écoutons pas le docteur, dis-je, à Benjamin tout bas, attendons dans le jardin.

– Désobéir au docteur ! par exemple ! s’écria Benjamin ; j’entends et je veux vous ramener à la maison ! »

Je regardai avec étonnement mon vieil ami. Lui, la douceur et la docilité même, quand l’énergie n’était pas nécessaire, il révéla alors une vigueur et une décision que je ne lui soupçonnais pas. Il m’emmena bel et bien à travers le jardin et me fit monter dans notre fiacre, que nous avions gardé et qui nous attendait à la grille.

En chemin, Benjamin tira son agenda.

« Que faut-il faire des insanités que j’ai écrites là ? demanda-t-il.

– Avez-vous donc tout transcrit ? repris-je un peu étonnée.

– Quand j’accepte une tâche, je l’accomplis, répliqua Benjamin. Vous n’avez pas donné une fois le signal… vous n’avez pas remué votre chaise, et j’ai tout écrit mot pour mot… tout. Que faut-il faire ?… Jeter ça par la portière ?

– Me le donner !

– Et qu’allez-vous en faire, vous ?

– Je n’en sais rien encore. Je le demanderai à M. Playmore. »

XLI. – NOUVEL ASPECT DE M. PLAYMORE.

En effet, par le courrier du soir, et bien que je n’eusse guère ma pensée à moi, j’écrivis à M. Playmore. Je lui rendais compte de ce qui s’était passé et je lui demandais le plus tôt possible son concours et ses conseils.

Les notes prises par Benjamin sur son agenda avaient été en partie écrites sténographiquement, et dans ces conditions ne pouvaient m’être d’une grande utilité. Je priai Benjamin d’en faire deux copies mises au net, et j’enfermai l’une de ces copies dans la lettre à M. Playmore. Quant à l’autre, j’eus soin, en me couchant, de la placer sur ma table de nuit.

Pendant les longues heures de la nuit où se prolongea ma veille, je lus et je relus les derniers mots tombés de la bouche de Miserrimus Dexter. Était-il possible de les entendre dans un sens utile ? Tout d’abord elles semblaient défier toute interprétation raisonnable. Après de longs et vains efforts pour arriver à la solution d’un problème insoluble, je fis ce que j’aurais dû faire tout de suite, je replaçai le papier sur ma table, désespérant d’y rien comprendre. Où étaient maintenant mes chimériques visions, mes volontés, mes espérances ? Évanouies, évaporées. Restait-il la plus faible chance que Dexter revint à la raison ? Je me rappelais trop bien ce que j’avais vu pour conserver une telle illusion. Les dernières lignes du rapport médical que j’avais lu dans le cabinet de M. Playmore revinrent à ma mémoire, dans le silence de la nuit : « Quand la catastrophe sera arrivée, ses amis ne devront pas nourrir le moindre espoir de guérison ; l’équilibre une fois rompu, sera rompu pour la vie. »

La confirmation de la terrible sentence portée sur Dexter par le docteur ne mit pas un long temps à me parvenir. Le lendemain matin, le jardinier m’apportait un billet contenant les informations que le médecin avait promis de m’envoyer.

Miserrimus Dexter et Ariel étaient encore où je les avais laissés la veille, dans la grande galerie. Les soins éclairés ne leur manquaient pas, en attendant la décision du plus proche parent de Dexter, un frère plus jeune que lui, qui habitait la province, et qu’on avait averti par un télégramme. Il n’avait pas été possible de séparer la fidèle Ariel de son maître, à moins d’avoir recours aux moyens coercitifs mis en usage dans les cas de folie furieuse. Le docteur et le jardinier, tous deux hommes robustes, n’avaient pas réussi à venir à bout de la pauvre créature, quand ils avaient essayé de l’éloigner. Dès qu’ils lui eurent permis de retourner près de son Maître, sa frénésie s’apaisa. Elle restait parfaitement calme et satisfaite, du moment qu’on la laissait à ses pieds et les yeux fixés sur lui.

Quelque tristes que fussent ces détails, ceux qui se rapportaient à Dexter lui-même étaient plus navrants encore.

« Mon malade est dans un état absolu d’imbécillité, » disait en termes exprès la lettre du docteur.

Le jardinier, dans son simple récit, me confirma la triste nouvelle. Miserrimus Dexter était absolument inconscient du dévouement d’Ariel, et ne paraissait même pas s’apercevoir de sa présence. Des heures durant il demeurait immobile au fond de son fauteuil, dans un état de complète léthargie. Il montrait l’instinct d’un animal pour la nourriture, et l’avidité d’un animal pour manger et pour boire autant d’aliments et de boisson qu’il en pouvait obtenir et qu’on voulait lui en donner. C’était tout.

« Ce matin, me dit l’honnête jardinier, nous avons cru qu’il allait se réveiller un peu. Il regardait tout autour de lui et faisait des drôles de signes avec ses mains. Mais je ne pouvais comprendre ce qu’il voulait dire. Elle, la pauvre créature, elle l’a compris. Elle est allée lui chercher sa harpe et lui a mis les mains dessus. Bah ! c’était bien inutile. Il n’a pas été plus capable d’en jouer que je ne l’aurais été, moi. Il a fait résonner les cordes au hasard, et puis il a fait la grimace en se parlant à lui-même. Non, il ne périra jamais. Tout le monde peut voir ça, sans le jugement des docteurs. Il a du plaisir à manger ; après ça, plus rien. Le mieux qui puisse lui arriver, c’est que le Seigneur le rappelle à lui. C’est tout ce qu’on peut dire. Adieu, madame. »

Il partit les yeux pleins de larmes, et il me laissa, je dois l’avouer, avec des larmes dans les yeux.

Mais, une heure plus tard, arrivaient des nouvelles qui me ranimèrent. Je reçus un télégramme de M. Playmore conçu en ces termes :

« Obligé de partir pour Londres par l’express du soir. Attendez-moi à déjeuner demain matin. »

Le lendemain, à l’heure dite, l’homme de loi venait prendre place à notre table. Ses premières paroles me remplirent de surprise et de joie. Il ne partageait pas le moins du monde le sentiment de découragement avec lequel j’envisageais les choses.

« Assurément, dit-il, vous avez encore de sérieux obstacles à vaincre. Mais je ne serais pas venu ici, avant de m’occuper des affaires professionnelles qui m’appellent à Londres, si les notes de M. Benjamin n’avaient pas produit une très-profonde impression sur mon esprit. Pour la première fois je dirai que vous avez en main de réelles chances de succès. Pour la première fois je me crois en droit, sous certaines restrictions, de vous offrir mon appui. Ce misérable être, dans l’affaiblissement de son intelligence, a fait ce qu’il n’aurait jamais fait tant qu’il aurait été en possession de sa raison et de son astuce : il nous a permis d’entrevoir de précieuses lueurs de la vérité.

– Êtes-vous sûr que ce soit bien la vérité ?

– Oui, c’est la vérité, sur deux points importants. Sa mémoire, ainsi que vous le supposiez, est la dernière faculté qui ait survécu en lui et la dernière qui ait résisté à l’effort qu’il faisait pour dire son histoire. Je crois que c’est sa mémoire qui a parlé, sans qu’il en eût conscience, dans tout ce qu’il a dit, quand, vers la fin de son récit, il lui est échappé cette allusion à la lettre.

– Mais, qu’est-ce que c’est que cette allusion à la lettre ? demandai-je. Pour ma part, je reste sur ce point en pleines ténèbres.

– Moi aussi, répondit M. Playmore. Le principal obstacle, parmi ceux que j’entrevois, gît précisément dans cette lettre. La défunte Mme Eustache doit y être pour quelque chose. Sans quoi Dexter n’en aurait pas parlé, comme d’un poignard dans son cœur ; Dexter n’aurait jamais mêlé son nom à ce qu’il a dit de cette lettre déchirée, dont on aurait jeté les fragments. Je suis conduit avec quelque certitude à cette première conclusion. Mais je ne puis aller au delà. Je n’ai pas plus que vous idée de la personne qui avait écrit cette lettre et de ce que cette lettre pouvait contenir. S’il y a pour nous une chance au monde d’arriver à cette découverte, probablement la plus importante de toutes, nous aurons à faire nos premières recherches à mille lieues d’ici. Pour parler plus clairement, chère madame, il faudra envoyer en Amérique. »

Cette déclaration, comme bien on pense, me saisit de surprise. Pourquoi fallait-il envoyer en Amérique ? J’attendis avec une vive impatience l’explication de M. Playmore.

« Il dépendra de vous, continua-t-il, quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire, de décider si vous voulez faire la dépense d’envoyer un homme à New-York. Je puis trouver l’homme qui convient pour le but que nous nous proposons, et j’estime la dépense, y compris un télégramme…

– Ne vous inquiétez jamais de la dépense ! m’écriai-je, perdant toute patience devant cette façon éminemment écossaise de donner l’importance et la priorité à la question d’argent. Je n’ai nul souci de la dépense, je ne m’inquiète que de savoir ce que vous avez découvert. »

M. Playmore eut un sourire qui signifiait clairement :

« Elle n’a nul souci de la dépense ! comme c’est bien d’une femme ! »

J’aurais pu répliquer :

« Il pense à la dépense avant tout, comme c’est bien d’un Écossais ! »

Mais, dans l’état des choses, j’étais trop anxieuse pour avoir de l’esprit. Je me contentai de tambouriner avec mes doigts sur la table, et de dire :

« Parlez !… parlez !… »

M. Playmore prit la copie mise au net des notes de Benjamin, et me montra, et me relut ces mots, dans la dernière partie des notes :

« Qu’allons-nous faire de la lettre ? – Brûle-la à l’instant, – Pas de feu dans l’âtre. – Pas d’allumettes dans la boîte. – La maison est sans dessus dessous. – Tous les domestiques sont partis… »

« Comprenez-vous réellement ce que ces mots veulent dire ? demandai-je.

– En me reportant en arrière dans mes souvenirs, je comprends parfaitement ce que ces mots veulent dire.

– Et pouvez-vous me les faire comprendre à moi-même ?

– Facilement. Dans ces phrases inintelligibles Dexter a fidèlement rappelé certains faits. Je n’ai qu’à vous faire connaître ces faits, et vous serez aussi éclairée que moi-même. À l’époque du procès, dit-il, votre mari, chère madame, me surprit et m’affligea, en insistant pour le renvoi immédiat de tous les domestiques employés à Gleninch. Je reçus pour instructions de leur payer un trimestre de leurs gages d’avance, de leur délivrer d’excellents certificats que leur moralité et leurs bons services méritaient d’ailleurs, et de leur notifier de quitter la maison dans le délai d’une heure. Le motif qui faisait agir Eustache était celui-là même qui détermina sa conduite envers vous, « Si je dois jamais revenir à Gleninch, » me dit-il, « je ne puis me retrouver en face de mes honnêtes serviteurs, quand j’aurai passé, comme accusé de meurtre, par l’infamie d’un procès criminel. » Telle était sa raison. Rien de ce que je pus dire au pauvre garçon ne parvint à ébranler sa résolution. Je congédiai donc les domestiques. N’ayant qu’une heure devant eux, ils laissèrent leur ouvrage sans être fait. Les seules personnes aux soins de qui resta confié Gleninch, habitaient aux extrémités du parc ; c’étaient le concierge, sa femme et sa fille. Le dernier jour du procès, je dis à la fille de faire de son mieux pour mettre les chambres en état. Elle était pleine de bonne volonté, mais elle était assez incapable. Il ne pouvait pas lui entrer dans la tête de préparer les feux de manière à ce qu’il n’y eût qu’à les allumer, de regarnir les boîtes d’allumettes, qui étaient vides, etc. Les mots dits par Dexter avaient trait, sans aucun doute, à l’état d’abandon de la maison, quand il est revenu d’Édimbourg à Gleninch, avec Eustache et sa mère. Qu’il ait déchiré la lettre mystérieuse dans sa chambre à coucher, ne trouvant sous la main aucun moyen de la brûler, et qu’il en ait jeté les morceaux dans le panier aux vieux papiers, telle semble être la conclusion la plus naturelle à tirer de ce que nous savons. Dans tous les cas, on n’a pas laissé à Dexter beaucoup de loisir. Tout a été fait à la hâte dans cette journée ; Eustache et sa mère, accompagnés par Dexter, partirent pour l’Angleterre, le même soir, par le train de nuit. C’est moi-même qui fermai la maison et qui remis les clefs au concierge. Il était entendu qu’il prendrait soin de tenir en bon état de conservation les salons de réception du rez-de-chaussée, et que sa femme et sa fille se partageraient les soins à donner aux chambres des étages supérieurs. Hier, au reçu de votre lettre, je me suis rendu tout de suite à Gleninch, pour questionner la vieille femme sur les chambres à coucher, et tout spécialement sur celle de Dexter. Elle s’est rappelé l’époque où la maison avait été fermée, en l’associant dans son souvenir à celle où elle avait été retenue au lit par une attaque de sciatique. Elle est sûre de n’avoir pas passé le seuil de sa loge pendant une semaine au moins, après que Gleninch fut laissé sous leur garde, à son mari et à elle. Tout ce qui a été fait pour aérer les chambres et les mettre en bon état de propreté durant sa maladie, c’est sa fille qui l’a fait. C’est elle, elle seule, qui a dû balayer les ordures qui se trouvaient sur le parquet de la chambre de Dexter. Pas un vestige de papier déchiré, je puis le certifier, ne reste aujourd’hui dans aucun coin de cette chambre. Cette fille a-t-elle trouvé les morceaux de la lettre ? Et si elle les a trouvés, qu’en a-t-elle fait ? Telles sont, si vous le jugez bon, les questions pour lesquelles nous aurions à envoyer, à mille lieues d’ici, quelqu’un qui se chargerait de les transmettre et d’en rapporter la réponse. Et cela par l’excellente raison que la fille du concierge s’est mariée, il y a plus d’un an, et qu’elle est allée avec son mari s’établir à New-York. C’est à vous, maintenant, madame, de décider ce qu’il convient de faire. Dieu me garde de vous influencer en faisant briller à vos yeux de fausses espérances et de vous donner la tentation de gaspiller inutilement votre argent. Dites-vous bien que, même dans le cas où cette femme se rappellerait ce qu’elle a fait des morceaux de papier, il y a cent à parier contre un qu’après un si long temps écoulé, nous ne retrouverons pas la moindre parcelle des papiers. Ne vous hâtez donc pas de prendre une décision. J’ai affaire dans la Cité… je puis vous donner toute la journée pour réfléchir.

– Envoyez l’homme en Amérique par le premier paquebot, telle est ma décision immédiate, monsieur Playmore ; vous n’avez pas besoin d’attendre. »

Il secoua la tête avec une expression de sérieuse désapprobation pour ma vivacité. Dans ma première entrevue avec lui, la question n’avait pas été touchée. C’était maintenant, pour la première fois, que j’avais occasion de faire connaissance avec le côté purement écossais de son caractère.

« Mais vous ne savez même pas ce que cela vous coûtera ! s’écria-t-il, en tirant son agenda avec l’air d’un homme aussi surpris que scandalisé. Attendez que j’aie fait le total, en monnaie anglaise et américaine.

– Je ne puis attendre. Je suis toute à mon anxiété… toute à mon espérance… toute à cette idée que nous sommes sur la voie de nouvelles découvertes. »

Sans tenir compte de mon interruption, il s’était mis à ses calculs.

« L’homme prendra un billet de seconde classe, un billet d’aller et retour. Très-bien. Son billet comprend la nourriture, et comme, Dieu merci ! c’est un homme sobre, il ne gaspillera pas d’argent en consommation de liqueurs à bord. Arrivé à New-York, il ira se loger dans un hôtel allemand, un hôtel à bon marché, et où je sais de bonne source qu’il pourra avoir la table et le logement a raison de… »

Ma patience était à bout ; je pris mon livre de chèques dans le tiroir de la table, je l’ouvris, et je mis ma signature au bas d’un chèque en blanc, que je lui tendis.

« Remplissez-le pour la somme qui sera nécessaire à cet homme, et, pour l’amour du ciel, revenons à Dexter. »

M. Playmore se renversa dans son fauteuil et leva sa main et ses yeux vers le plafond. Je ne me laissai nullement toucher par ce solennel rappel à la puissance méconnue de l’arithmétique, et de l’argent, et j’insistai pour obtenir de nouveaux éclaircissements.

« Allons ! soit ! soupira-t-il. Écoutez donc ceci, reprit-il, en lisant les notes prises par Benjamin : Numéro 9, Caldershaws. Demander Dandie. Vous n’aurez pas le Journal. Que je vous dise un secret à l’oreille : le Journal le fera pendre. »

– Oui, c’est singulier, repris-je. Comment Dexter pouvait-il savoir ce qu’il y avait dans le Journal de mon mari ? Et que voulait-il dire par numéro 9, Caldershaws, et le reste ? Sont-ce des faits encore ?

– Des faits encore, répondit M. Playmore ; des faits mêlés les uns avec les autres, comme vous pouvez vous en apercevoir, mais des faits de tout points positifs. Caldershaws, vous devez le savoir, est un quartier mal famé d’Édimbourg. L’un de mes clercs, en qui j’ai toute confiance, m’a offert d’aller s’enquérir de Dandie au n° 9. C’était une affaire épineuse sous tous les rapports. Mon clerc prit avec lui une personne connue dans le quartier. Le n° 9 se trouve être, ostensiblement, une boutique pour la vente et l’achat des vieux chiffons et des vieilles ferrailles ; mais Dandie était soupçonné d’exercer secrètement une autre industrie, celle de receleur d’objets volés. Grâce à l’influence de son compagnon, appuyée par l’offre d’une banknote… elle pourra être portée sur la note des dépenses en Amérique… mon clerc réussit à faire parler cet homme. Sans entrer dans des détails inutiles, voici, en substance, le résultat obtenu. Quinze ou vingt jours avant la date du décès de Mme Eustache, Dandie fit deux clés sur des empreintes en cire qui lui avaient été fournies par un client inconnu. Le mystère qu’observait l’agent de cette négociation inspira quelque défiance à Dandie. Il fit secrètement épier cet homme avant de livrer les clés, et il acquit la certitude que son véritable client était Miserrimus Dexter. Attendez encore un peu, je n’ai pas tout dit. Rapprochez ce renseignement de l’incompréhensible connaissance que Dexter avait du Journal de votre mari, et vous arrivez à un résultat évident : c’est que les empreintes envoyées à la boutique du marchand de vieilles ferrailles, de M. Caldershaws, avaient été prises par un voleur sur les clefs du Journal même et du tiroir de la table qui le renfermait. J’ai mes idées à moi sur les révélations qui sont encore à obtenir si cette filière est bien suivie. Mais ne vous en préoccupez pas pour le moment. Dexter, je vous le redis encore, a sa part de responsabilité dans la mort de la première Mme Eustache. Comment et dans quelle mesure ce malheureux Dexter est-il responsable ? c’est là une première question à se poser. Je crois que vous êtes en bonne voie pour résoudre celle-là et les autres. Bien plus, je vous dis maintenant ce que je ne me serais pas aventuré à vous accorder jusqu’ici : c’est un devoir pour vous, un devoir tant envers la justice qu’envers votre mari, de faire éclater la vérité au grand jour. Quant aux obstacles que vous pourrez rencontrer, je ne pense pas qu’ils vous arrêtent. On triomphe, en fin de compte, des plus grandes difficultés, par l’alliance de la patience, de la résolution… et de l’économie. »

Après avoir fortement accentué ce dernier mot, mon digne conseiller, songeant à la fuite du temps et aux affaires professionnelles qui le réclamaient, se leva pour prendre congé de moi.

« Un mot encore, lui dis-je, au moment où il me tendait la main ; est-ce que vous pourrez faire en sorte de voir Miserrimus Dexter avant de repartir pour Édimbourg ? D’après ce que le Jardinier m’a dit, son frère doit être auprès de lui maintenant ; ce serait un soulagement pour moi d’avoir des nouvelles plus récentes de lui, et de les avoir par vous.

– Il entre dans le cercle des affaires qui m’amènent à Londres, de le voir, dit M. Playmore ; mais, songez-y bien, je ne garde pour lui aucun espoir de rétablissement. Je veux seulement m’assurer que son frère a les moyens et la volonté de prendre soin de lui. Quant à ce qui nous intéresse, madame Eustache, croyez bien que ce malheureux homme a dit tout ce qu’il avait à dire. »

Il ouvrit la porte, s’arrêta, réfléchit, et revint à moi.

« En ce qui touche la question de l’envoi d’un agent en Amérique, reprit-il, je me propose d’avoir l’honneur de vous soumettre un petit devis…

– Oh ! monsieur Playmore !

– Un petit devis écrit, madame Eustache, des dépenses nécessaires ou utiles. Vous serez assez bonne pour l’examiner, en faisant, en vue de l’économie, les observations que son examen vous suggérera à vous-même. Et si vous approuvez mes évaluations, vous serez assez bonne pour remplir le chèque en blanc que vous avez signé, en inscrivant en lettres et en chiffres la somme jugée indispensable… Non, madame, non, reprit-il, ma conscience ne me permet pas d’emporter une pièce aussi élastique et aussi imprudente que l’est un chèque en blanc. C’est un mépris complet, sous la forme d’une petite bande de papier, des premières lois imposées par la prudence et l’économie, et l’accepter serait me mettre en contradiction avec les principes qui ont été la règle de toute mon existence. Je ne puis me soumettre à une telle contradiction. Adieu, madame Eustache… adieu. »

Il laissa mon chèque sur la table, me fit un profond salut, et se retira. Parmi les étranges manifestations de la bêtise humaine qui s’offrent journellement à nos regards, assurément une des moins excusables, est celle qui, à notre époque persiste à s’étonner de voir les Écossais si bien réussir dans la vie !

XLII. – NOUVELLES SURPRISES !

Le même soir, je reçus, par les mains d’un clerc, le devis promis.

C’était un document tout à fait caractéristique. Les dépenses étaient rigoureusement calculées à un shilling, à un penny près, et les instructions de notre infortuné messager, en ce qui touchait ses dépenses personnelles, les réduisaient à une parcimonie telle, que la vie en Amérique ne pouvait lui être que péniblement à charge. Par commisération pour ce pauvre homme, je pris la liberté, dans ma réponse à M. Playmore, d’augmenter un peu les chiffres indiqués comme devant figurer dans le chèque. J’aurais dû mieux savoir à qui j’avais affaire. M. Playmore me répondit pour m’informer que notre émissaire était parti, et il m’envoya un reçu en bonne forme, avec l’argent représentant le surplus de la somme que j’avais cru devoir ajouter à son évaluation.

En quelques lignes écrites à la hâte, il me faisait part du résultat de sa visite à Miserrimus Dexter.

Il n’y avait aucune amélioration, aucun changement dans son état. M. Dexter, le frère, était arrivé, accompagné d’un médecin spécialiste. Le nouveau docteur s’était refusé à donner une opinion positive, avant d’avoir eu tout le temps d’examiner et d’étudier le cas qui lui était soumis. En conséquence, il avait été décidé, que Miserrimus serait transporté dans une maison d’aliénés dont le docteur était le propriétaire, aussitôt que les dispositions à prendre pour recevoir le malade auraient été complétées. La seule difficulté qui se présentait était relative à la fidèle créature qui n’avait quitté son Maître ni jour ni nuit, depuis la catastrophe. Ariel n’avait point d’amis et point d’argent. Il ne fallait pas s’attendre à ce que le propriétaire de l’asile spécial la reçût, sans le payement de la rétribution accoutumée, et M. Dexter, le frère, n’était pas assez riche pour se charger de cette dépense. Sa séparation forcée du seul être qu’elle aimait et son transport dans un des asiles publics ouverts à la pauvreté, telle était la perspective qui attendait cette infortunée créature, à moins que quelqu’un n’intervînt en sa faveur avant la fin de la semaine.

Dans ces circonstances, le bon M. Playmore, faisant céder les droits de l’économie devant ceux de l’humanité, proposa d’ouvrir une souscription et offrit de s’inscrire libéralement en tête.

J’aurais écrit en pure perte tout ce qui précède s’il m’était nécessaire d’ajouter que j’envoyai immédiatement une lettre à M. Dexter, le frère, dans laquelle je déclarai prendre à ma charge toutes les dépenses que ne couvrirait pas la souscription, à la condition qu’Ariel suivrait Miserrimus lorsqu’il serait transporté à l’asile. Ce point me fut facilement concédé. Mais on souleva de graves objections quand je demandai qu’il fût permis à Ariel de donner ses soins à son Maître dans l’asile, comme elle le faisait chez lui. Les règlements de l’établissement s’y opposaient ; c’était, du reste, la loi constamment suivie partout ; etc., etc. Néanmoins, à force de persévérance, et en employant tous les moyens de persuasion, je gagnai assez de terrain pour arriver à une concession raisonnable. Durant certaines heures du jour, et sous certaines restrictions, Ariel aurait le privilège de veiller sur son maître dans sa chambre, et de l’accompagner quand il serait conduit dans sa chaise roulante, pour prendre l’air au jardin. Pour rendre hommage à l’humanité, qu’on me permette d’ajouter que la responsabilité que j’avais acceptée ne fut pas très-onéreuse pour ma bourse. Grâce à Benjamin, qui s’était chargé de la faire circuler, notre liste de souscription eut un plein succès. Les amis, et même des étrangers, ouvrirent leur cœur et leur bourse au récit de la touchante histoire d’Ariel.

 

Le jour qui suivit la visite de M. Playmore m’apporta des nouvelles d’Espagne, dans une lettre de ma belle-mère. Décrire ce que je ressentis à la lecture des premières lignes serait simplement impossible. Laissons Mme Macallan parler à ma place.

Voici ce qu’elle écrivait :

« Préparez-vous, ma chère Valéria, à une délicieuse surprise. Eustache a justifié ma confiance en lui. Quand il reviendra en Angleterre, il reviendra… si vous le voulez bien… à sa femme.

« Cette résolution, je me hâte de vous en donner l’assurance, n’a été provoquée par aucun effort de ma part. Elle est toute spontanée et uniquement due à la reconnaissance et à l’amour de votre mari.

« Dès qu’il a été en état de m’entendre, je lui ai appris que vous étiez venue veiller sur lui et l’entourer de vos plus doux soins, et, dès qu’il a été en état de parler, voici les premiers mots qu’il m’a dits : – Si je vis et qu’à mon retour en Angleterre j’aille voir Valéria, pensez-vous qu’elle me pardonne ? Nous ne pouvons, ma chère enfant, que vous laisser libre de faire vous-même la réponse à cette question. Si vous nous aimez, envoyez-nous-la vite, par le retour du courrier.

« Je vous avoue que, moi, j’ai retardé de quelques jours l’envoi de ma lettre. Vous ne m’en voudrez pas quand vous songerez qu’Eustache est bien faible encore et ne parle qu’avec difficulté. Je voulais lui donner tout le temps de la mûre réflexion et vous avertir franchement s’il était survenu quelque changement dans sa résolution.

« Trois jours se sont passés, et il n’a pas varié dans son sentiment. Il n’a plus qu’une pensée et qu’un rêve : il aspire au moment qui le réunira à vous.

« Mais ce n’est pas là tout ce que vous devez savoir et tout ce que je dois vous dire.

« Quelque grands que soient les changements apportés en lui par le temps et la souffrance, il n’y a nul changement dans l’aversion, dans l’horreur, devrais-je dire même, avec laquelle il envisage votre idée de provoquer une nouvelle enquête sur les circonstances qui se rattachent à la mort lamentable de sa première femme. Vous avez beau n’être évidemment animée que du désir de servir ses intérêts, cette considération ne saurait modifier en rien sa manière de voir.

« – A-t-elle renoncé à cette idée ? Êtes-vous positivement sûre qu’elle a renoncé à cette idée ? telle est la question qu’il ne cesse de m’adresser.

« J’ai répondu… pouvais-je faire autrement dans le triste état de santé où il est encore ?… j’ai répondu de manière à le calmer et à le satisfaire. Je lui ai dit : Tranquillisez-vous l’esprit à ce sujet. Valéria n’a pas autre chose à faire qu’à renoncer à son dessein : les obstacles qu’elle a rencontrés ont été reconnus insurmontables, et ont triomphé de sa résolution.

« C’était, vous vous le rappelez, ce que je croyais réellement devoir arriver, quand nous nous sommes entretenues de ce pénible sujet ; et je n’ai rien appris de vous, depuis ce temps, qui tende à ébranler le moins du monde ma conviction.

« Si j’ai été bien inspirée, comme je prie Dieu que cela soit, en prenant le parti que j’ai pris, vous n’avez qu’à confirmer mon dire dans votre réponse, et tout sera pour le mieux.

« Dans le cas contraire, c’est-à-dire si, par impossible, vous vouliez persévérer encore dans votre projet désespéré, alors ne vous faites pas d’illusion sur ce qui devra s’ensuivre ; dites-vous bien qu’en heurtant le sentiment si profond d’Eustache sur ce sujet, vous annulez tous les bons effets qu’ont produits dans son cœur sa reconnaissance, son repentir et son amour ; dites-vous bien… c’est ma conviction intime… que vous ne le reverrez jamais.

« Je m’exprime avec énergie dans votre intérêt, ma chère enfant, et pour votre bien. Lorsque vous me répondrez, joignez à votre lettre quelques lignes pour Eustache.

« Quant à la date de notre départ, il est encore impossible de vous la fixer d’une manière positive. Eustache se rétablit très-lentement : le docteur ne lui a pas encore permis de quitter son lit ; et, quand nous nous mettrons en route, nous devrons voyager à petites journées. Ce n’est donc pas avant six semaines, au plus tôt, que nous pouvons espérer revoir notre chère Angleterre.

« Affectueusement à vous.

« CATHERINE MACALLAN ».

Après la lecture de cette lettre, je fis pendant quelque temps des efforts infructueux pour ramener le calme dans mon esprit. Dans ce même moment, l’émissaire auquel nous avions confié le soin de poursuivre notre enquête, traversait l’Océan, en route vers l’Amérique.

Que fallait-il faire ?

J’hésitai. Cela semblera blâmable peut-être. Il est certain que j’hésitai. Cependant, il n’y avait réellement pas nécessité de me décider à la hâte ; j’avais devant moi toute la journée.

Je sortis et j’allai faire une promenade solitaire pour retourner dans mon esprit la question sous toutes ses faces. Je rentrai à la maison, et je continuai mes réflexions au coin du feu. Offenser et repousser mon bien aimé mari quand il revenait à moi ; quand, de sa propre volonté, il revenait repentant, c’était ce qu’une femme animée de mes sentiments ne pouvait dans aucun cas se décider à faire. Et pourtant, d’un autre côté, comment, ô mon Dieu, abandonner ma grande entreprise, dans l’instant même où le sage et prudent M. Playmore entrevoyait une tette perspective de succès qu’il s’était offert de lui-même à me prêter son assistance ? Placée entre ces deux cruelles alternatives, laquelle pouvais-je choisir ? Je ne choisis ni l’une ni l’autre. Qu’on veuille bien considérer la faiblesse humaine, et qu’on ait quelque indulgence pour la mienne ! Deux séduisants esprits malins, la Ruse et le Mensonge, me prirent doucement par la main et me dirent tout bas de leurs voix persuasives : « Ne te compromets ni dans l’une ni dans l’autre voie ; écris tout juste ce qu’il faut pour calmer ta belle-mère et pour contenter ton mari. Tu as du temps devant toi. Le temps peut se faire ton allié et te tirer d’embarras. »

Abominables conseils ! je les écoutai pourtant, hélas ! moi qui avais été bien élevée et aurais dû avoir de meilleurs sentiments. Vous qui lisez cette honteuse confession, vous eussiez été mieux inspirés. Vous n’êtes pas rangés dans la catégorie des misérables pécheurs du Livre de Prières.

Que j’aie au moins la vertu de dire la vérité ! En écrivant à ma belle-mère je l’informai qu’il avait été jugé nécessaire de faire transporter Dexter dans une maison d’aliénés ; mais je la laissai tirer, elle-même, les conclusions de ce fait, sans l’éclairer par le moindre renseignement additionnel. Dans le même esprit, je dis à mon mari une partie de la vérité, rien de plus. Je lui dis que je lui pardonnais de tout cœur… ce qui était vrai. Je lui dis qu’il pouvait venir à moi et que je le recevrais, les bras ouverts, ce qui était encore profondément sincère. Pour le reste, laissez-moi dire avec Hamlet :

… Le reste est le silence.

Après avoir fait partir ces deux affreuses lettres, je me sentis incapable de rester en place, et j’éprouvai le besoin de changer d’air. Il fallait attendre huit ou neuf jours avant de pouvoir espérer un télégramme de New-York. Je résolus de quitter, pour quelque temps, mon cher et admirable Benjamin, et d’aller revoir mon ancienne demeure dans le Nord, le presbytère de mon oncle. Mon voyage en Espagne, pour aller soigner mon mari, avait rétabli la paix entre moi et mes dignes parents, et j’avais promis d’aller leur demander l’hospitalité aussitôt qu’il me serait possible de quitter Londres.

Ce fut, à tout prendre, un temps heureux que celui que je passai dans ces lieux si pleins de souvenirs. J’allai revoir le sentier du bord de la rivière, où Eustache et moi nous nous étions rencontrés pour la première fois. Je me promenai sur la pelouse, et j’errai dans les allées bordées de massifs d’arbustes, où nous avions tant de fois marché côte à côte, où nous nous étions si souvent entretenus de nos inquiétudes, où si souvent nous les avions oubliées dans un baiser. Comme nos existences avaient été tristement et étrangement séparées depuis ! Comme il était encore incertain, le sort que nous réservait l’avenir !

Les gens et les choses au milieu desquelles je vivais avaient pour mon cœur un effet adoucissant, élevaient mon esprit. Je me reprochais, et me reprochais amèrement de n’avoir pas écrit plus longuement et plus franchement à Eustache. Pourquoi avais-je hésité à lui sacrifier mes espérances et mes intérêts dans mes recherches futures ? Il n’avait point hésité, lui, le pauvre garçon… sa première pensée avait été pour sa femme !

J’avais passé une quinzaine de jours chez mon oncle, sans recevoir de nouvelles de M. Playmore, quand une lettre arriva enfin, qui me causa un désappointement indescriptible. Un télégramme de notre émissaire nous informait que la fille du concierge de Gleninch avait quitté New-York avec son mari et que notre messager s’occupait de retrouver leurs traces.

Je n’avais pas autre chose à faire qu’à attendre patiemment, avec l’espoir de recevoir de meilleures nouvelles. Je restai dans le Nord, d’après le conseil de M. Playmore, de façon à ne pas me trouver à une grande distance d’Édimbourg, pour le cas où il aurait besoin de communiquer directement avec moi. Trois longues semaines d’attente s’écoulèrent encore, avant qu’une seconde lettre me parvînt. Cette fois, il était impossible de dire si les nouvelles étaient bonnes ou mauvaises, elles étaient simplement ahurissantes. M. Playmore, lui-même, en demeura stupéfait. Voici les quelques mots étranges… limités dans leur nombre, probablement par raison d’économie… qui nous parvinrent sous forme d’un télégramme adressé par notre agent en Amérique :

« – FOUILLEZ LE TAS D’ORDURES, À GLENINCH ».

XLIII. – ENFIN !

La lettre de M. Playmore, qui contenait le télégramme extraordinaire de notre agent, était loin d’exprimer les pressentiments de succès que l’honnête jurisconsulte avait laissé entrevoir chez Benjamin.

« Si le télégramme signifie quelque chose, » écrivait-il, « il signifie que les morceaux de la lettre déchirée ont été jetés dans le seau de la bonne avec la poussière, les cendres, et le reste des balayures de la chambre, et que ce seau a été vidé dans le tas d’ordures de Gleninch. Depuis ce temps, la masse des ordures, entassée par le balayage périodique des chambres, durant une période de trois années, y compris les cendres provenant des feux entretenus pendant presque toute l’année dans la bibliothèque et la galerie des tableaux, doit avoir été versée sur le tas d’ordures et avoir enterré les précieux morceaux de papier plus profondément de jour en jour. Même si nous avons la chance de retrouver ces fragments, pouvons-nous, après un temps si long, espérer les retrouver dans un état de conservation suffisant, et cela justement pour l’écriture ? Je serais charmé d’apprendre, et s’il se peut par le prochain courrier, quelle est là-dessus votre impression. Si vous jugez convenable de venir me consulter personnellement à Édimbourg, ce sera du temps d’épargné dans un moment où le temps est pour nous si précieux. Tant que vous résiderez chez votre oncle, vous vous trouverez à une distance d’Édimbourg qui rend les communications faciles ; songez-y bien. »

J’y songeai, et très-sérieusement. La première question que j’avais à examiner était celle qui concernait mon mari.

Le départ de la mère et du fils avait été si longtemps retardé par les ordres du médecin, que les voyageurs n’avaient pu encore pousser leur voyage de retour plus loin que Bordeaux, d’où j’avais reçu, il y avait trois ou quatre jours, les dernières nouvelles de Mme Macallan. Néanmoins, tout en tenant compte d’un certain temps de repos à Bordeaux, et de la lenteur avec laquelle ils seraient forcés de voyager ensuite, je devais m’attendre à les voir arriver en Angleterre avant que nous ayons pu recevoir une nouvelle lettre de notre agent en Amérique. Comment pourrais-je, dans cette situation, me rendre auprès de mon conseiller à Édimbourg, après avoir rejoint mon mari à Londres ! le problème n’était pas facile à résoudre. Le parti le plus sage et le meilleur me parut être de dire franchement à M. Playmore que je n’étais plus maîtresse de mes mouvements, et que ce qu’il aurait de mieux à faire serait de m’adresser sa prochaine lettre au domicile de Benjamin.

En écrivant à M. Playmore, j’avais à lui faire part de mes idées personnelles, au sujet de la lettre déchirée.

Dans les dernières années de la vie de mon père, j’avais voyagé avec lui en Italie, et j’avais admiré dans le musée de Naples les merveilleux restes du temps passé découverts dans les ruines de Pompéï. En vue de redonner courage à M. Playmore, je lui rappelai que l’éruption qui avait englouti la ville avait conservé pendant plus de seize siècles les objets les plus fragiles, tels que la paille dans laquelle des articles de poterie avaient été empaquetés, les peintures décorant les murailles des maisons, les vêtements portés par les habitants, et, ce qui était plus remarquable que tout, un morceau d’ancien papyrus, encore adhérent aux cendres volcaniques qui l’avaient recouvert. Si ces découvertes avaient été faites après un intervalle de seize cents ans, sous cette énorme couche de poussière et de cendres, nous pouvions certainement garder l’espoir de trouver une préservation pareille, au bout de trois ou quatre années, et sous ce petit monticule de cendres et de poussière. En prenant pour acquis ce qui était peut-être douteux, que les morceaux de la lettre pourraient être retrouvés, ma conviction personnelle était que l’écriture en pouvait être quelque peu décolorée, mais devait certainement demeurer lisible. L’accumulation même des ordures, que déplorait M. Playmore, devait, au contraire, avoir servi à préserver ces fragments de papier de la pluie et de l’humidité. Je terminai ma lettre sur ces modestes avis, me trouvant pour une fois, grâce à mes voyages sur le Continent, en position de remontrer quelque chose à mon savant conseil.

Une autre journée se passa sans m’apporter des nouvelles des voyageurs.

Je commençais à être inquiète. Je fis mes préparatifs dans la nuit, et je résolus de partir pour Londres le lendemain, si dans l’intervalle il ne me parvenait aucun avis d’un changement d’itinéraire dans le voyage de Mme Macallan.

Le courrier du matin décida du parti que j’avais à prendre ; il m’apportait une lettre de ma belle-mère, qui ajoutait une date mémorable à mon calendrier domestique.

Eustache et sa mère étaient parvenus jusqu’à Paris. Mais une nécessité cruelle les avait contraints de s’arrêter là. Les fatigues du voyage et les émotions anticipées que lui causait notre prochaine réunion, avaient été trop fortes pour mon mari. C’est à grand’peine qu’il avait pu gagner Paris, et il était maintenant cloué dans son lit par une rechute. Les médecins, cette fois, n’avaient pas de craintes pour sa vie, mais c’était à la condition qu’il aurait la patience de se soumettre au repos le plus absolu, pendant un temps assez long.

« Il dépend de vous, maintenant, Valéria, » écrivait Mme Macallan, « de lui apporter la force et le courage dont il a besoin pour supporter ce nouveau chagrin. Ne supposez pas un seul instant qu’il vous ait blâmée, qu’il ait seulement songé à vous blâmer, de m’avoir laissée en Espagne, lorsqu’il a été déclaré hors de danger. – C’est moi qui l’avais quittée, m’a-t-il dit, la première fois qu’il a été question de cela entre nous, et ma femme a le droit d’attendre que je revienne près d’elle. Telles ont été ses paroles, et il a fait tout son possible pour y conformer sa conduite. Mais retenu sans force dans son lit, il vous demande maintenant d’accepter l’intention pour le fait et de venir le rejoindre à Paris. Je crois vous connaître assez, ma chère enfant, pour être sûre que vous le ferez. Il ne me reste plus qu’à vous donner un dernier avis, avant de clore ma lettre. Évitez toute allusion, non-seulement au procès criminel, vous le feriez de vous-même, mais encore à la propriété de Gleninch. Vous comprendrez en quelles dispositions d’esprit il est dans son abattement actuel, quand je vous dirai que je ne me serais jamais aventurée à vous inviter à nous répondre, si vous ne m’aviez informée par votre lettre que vos visites à Dexter avaient cessé. Le croirez-vous ? son horreur de tout ce qui rappelle ses anciens tourments est encore si vivace, qu’il me demande aujourd’hui de consentir à la vente de notre maison de Gleninch. »

Voilà ce que m’écrivait la mère d’Eustache. Mais elle ne s’était pas fiée entièrement à sa puissance de persuasion personnelle. Un petit papier, enfermé dans la lettre, contenait ces trois lignes, tracées au crayon… d’une main bien débile et accusant un bien pénible effort… par mon pauvre bien-aimé lui-même :

« Je suis trop faible pour pousser plus loin mon voyage, Valéria. Viendrez-vous à moi et me pardonnerez-vous ? »

Après ces mots, quelques traits de crayon étaient tout à fait illisibles. Les deux phrases qu’il avait pu écrire l’avaient épuisé.

Ce n’est pas me faire un bien grand mérite, je le sais ; mais ayant avoué mes torts quand j’ai mal agi, qu’il me soit permis de le dire quand je rentre dans la bonne voie. Je me décidai à l’instant à renoncer à toute participation ultérieure aux tentatives faites pour retrouver la lettre déchirée. Si Eustache me le demandait je voulais avoir le droit de lui répondre :

« J’ai fait le sacrifice qui assure votre tranquillité. Dans le moment où il était le plus dur de m’y résigner, j’ai cédé par amour pour mon mari. »

La raison qui m’avait déterminée à revenir en Angleterre quand j’avais su que j’allais être mère aussi bien que j’étais sa femme légitime était encore présente à mon esprit quand je pris cette résolution. Le seul changement qui s’était opéré en moi, c’est qu’à présent je considérais comme mon premier devoir d’assurer le repos de mon mari. En faisant cette concession je n’abandonnais pas tout espoir. Eustache aurait aussi pour devoir de prouver de nouveau son innocence… ce serait le devoir du père vis-à-vis de son enfant.

J’écrivis de nouveau à M. Playmore ce matin-là, pour lui annoncer le parti que je venais de prendre et ma renonciation aux tentatives à faire pour découvrir le mystère enfoui sous le tas d’ordures de Gleninch.

XLIV. – NOTRE NOUVELLE LUNE DE MIEL.

Il n’y a pas à déguiser ou à nier que mes esprits ne fussent abattus durant le voyage qui me ramenait à Londres.

Renoncer au but le plus cher de ma vie, après avoir tant souffert pour le poursuivre et au moment où, selon toutes les apparences, j’étais si près de la réalisation de mes espérances, était mettre à une rude épreuve la fermeté d’une femme et le sentiment qu’une femme peut avoir de ses devoirs. Néanmoins si l’occasion s’en était offerte à moi je ne serais pas revenue sur ma lettre à M. Playmore.

« C’est une chose faite et que mon devoir m’ordonnait de faire, me disais-je. Un jour encore et je serai réconciliée avec cette idée, lorsque j’aurai donné un premier baiser à mon mari. »

J’avais pris mes dispositions avec l’espoir d’arriver à Londres à temps pour prendre l’express du soir de Paris : mais le train qui m’amenait à Londres avait été mis en retard deux fois durant son long trajet, et force me fut d’aller passer la nuit chez Benjamin et de remettre mon départ au lendemain matin.

Je n’avais pas, naturellement, prévenu mon vieil ami du changement survenu dans mes plans, et mon arrivée le surprit. Je le trouvai dans son cabinet, devant une illumination extraordinaire de lampes et de bougies, absorbé sur des petits morceaux de papier déchirés, éparpillés sur la table devant lui.

« Que faites-vous là, grand Dieu ? » demandai-je.

Benjamin rougit… j’allais dire comme une jeune fille, mais les jeunes filles ne rougissent guère de nos jours.

« Rien !… rien !… dit-il tout confus, ne faites pas attention. »

Il étendit la main pour débarrasser sa table des morceaux de papier. Un soupçon me vint soudain à l’esprit. J’arrêtai son mouvement.

« Vous avez reçu des nouvelles de M. Playmore ! m’écriai-je. Dites-moi la vérité, Benjamin… Est-ce oui ou non ? »

Benjamin rougit plus encore et dit :

« Oui.

– Où est sa lettre ?

– Je ne dois pas vous la communiquer, Valéria… »

Ceci, ai-je besoin de le dire ? m’inspira la détermination absolue de voir cette lettre. J’avais d’ailleurs un excellent moyen de persuader à Benjamin qu’il pouvait me la montrer, c’était de lui apprendre quel sacrifice je faisais pour me conformer aux désirs de mon mari.

« Je n’ai plus désormais voix au chapitre sur cette question, ajoutai-je après lui avoir tout dit ; il dépend entièrement de M. Playmore de continuer ou d’abandonner la partie, et c’est la dernière occasion qui me sera offerte de découvrir quelle est réellement sa pensée. Est-ce que je ne mérite pas quelques égards ? Est-ce que je n’ai pas un peu le droit de demander à voir cette lettre ? »

Benjamin était trop surpris et trop content de moi, après ce que je venais de lui apprendre, pour être capable de résister à mes instances. Il me donna la lettre.

M. Playmore écrivait pour faire confidentiellement appel à l’expérience de Benjamin comme homme de commerce. Dans le long cours de sa pratique des affaires, il avait dû se rencontrer certains cas où des documents importants avaient été reconstitués, après avoir été déchirés, soit à dessein, soit par accident. Si même son expérience personnelle lui faisait défaut sous ce rapport, il pourrait facilement trouver à Londres quelque personne notoirement connue comme capable de donner de bons avis en cette matière. Pour expliquer son étrange demande, M. Playmore revenait sur les notes prises par Benjamin chez Miserrimus Dexter. Il l’informait de la sérieuse importance des divagations que, tout en grommelant, il avait couchées sur le papier. La lettre se terminait par la recommandation de tenir secrète pour moi toute la correspondance ultérieure qui pourrait s’établir entre Benjamin et lui, et cela afin de ne pas entretenir dans mon esprit de fausses espérances.

Je compris alors le ton que mon digne conseil avait pris en m’écrivant. L’intérêt qu’il prenait à la découverte de la lettre était évidemment trop vivement excité pour ne pas lui faire un devoir de me le cacher, en prévision d’un échec possible. Ceci n’indiquait guère que M. Playmore fût disposé à interrompre ses investigations, après que j’avais moi-même renoncé à y prendre une part active. Je regardai de nouveau les fragments de papier épars sur la table de Benjamin avec un intérêt que je n’avais pas encore ressenti.

« A-t-on donc trouvé déjà quelque chose à Gleninch ? demandai-je.

– Non, dit Benjamin ; je m’essayais seulement avec une de mes lettres, avant d’écrire à M. Playmore.

– Ah ! c’est vous-même qui avez déchiré la lettre, alors ?

– Oui, et, pour que les morceaux soient plus difficiles à réunir, je les ai longtemps secoués dans un panier. C’est bien enfantin, ma chère, à mon âge ! »

Il s’arrêta, comme honteux de lui-même.

« Eh ! bien, continuai-je, avez-vous réussi à reconstituer votre lettre ?

– Ce n’est pas très-aisé, Valéria. Mais j’avais déjà commencé. C’est le même principe que dans le casse-tête, une espèce de jeu auquel on nous amusait quand nous étions enfants. Obtenez seulement un point central exact, le reste trouve sa place en plus ou moins de temps. Je vous en prie, Valéria, ne parlez de ceci à personne. On dirait que je suis tombé en enfance. Penser que ces stupidités, prises à la volée sur mon agenda, se trouvent après tout avoir un sens ! Je n’ai reçu la lettre de M. Playmore que ce matin et, je rougis de le dire, je n’ai pas fait autre chose, depuis, que de recommencer sans fin mes essais sur mes lettres déchirées. Vous n’en soufflerez mot à âme qui vive, n’est-ce pas, Valéria ? »

Pour toute réponse, j’embrassai le digne homme avec effusion. Maintenant qu’il avait perdu son calme habituel et qu’il avait subi l’effet contagieux de mon enthousiasme, je l’aimais plus que jamais !

Mais je n’étais pas tout à fait heureuse, quoiqu’affectant de le paraître. Malgré tous mes efforts pour lutter contre cette pensée, je me sentais un peu mortifiée quand je songeais que j’avais renoncé à toute participation à la recherche de la lettre, dans un moment comme celui-ci. Ma seule consolation était de songer à Eustache. Mon seul moyen de soutenir mon courage était de tenir mon esprit absorbé, autant que possible, par les perspectives de bonheur intérieur qui s’offraient maintenant à moi. De ce côté, du moins, il n’y avait pas de mécompte à redouter ; de ce côté je pouvais me sentir convaincue d’avoir triomphé. Mon mari était revenu à moi de sa propre volonté. Il n’avait pas cédé à l’évidence des preuves, il avait cédé aux douces influences de sa reconnaissance et de son amour. Et moi, je lui avais rendu mon cœur, non parce que j’avais fait des découvertes qui ne lui laissaient d’autre alternative que de revenir vivre avec moi, mais parce que je le savais en meilleures dispositions d’esprit, parce que je l’aimais, parce que j’avais en lui une confiance sans réserve. Un tel résultat ne valait-il pas qu’on le payât par quelque sacrifice ? Rien n’était plus évident, rien n’était plus incontestable ! et cependant je me sentais au fond un peu triste. Mais bah ! le remède était au bout d’une journée de voyage. Plus tôt je serais près d’Eustache, mieux cela vaudrait.

 

De bonne heure, le lendemain matin, je quittai Londres pour Paris, par le train de marée. Benjamin m’accompagna à l’embarcadère.

« J’écrirai à Édimbourg par le courrier d’aujourd’hui, dit-il avant que le train se mette en mouvement ; je crois pouvoir trouver l’homme dont M. Playmore a besoin pour l’aider, s’il se décide à poursuivre ses recherches. Avez-vous quelque chose à lui faire dire, Valéria ?

– Non ; tout est fini pour moi, de ce côté. Je n’ai rien de plus à dire.

– Devrai-je vous écrire comment les choses se sont terminées, si M. Playmore tente l’expérience à Gleninch ?

– Oui… oui !… répondis-je avec empressement, mais avec une certaine amertume. Oui, écrivez-moi, et dites-moi si l’expérience échoue. »

Mon vieil ami sourit. Il me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même.

« Très-bien ! dit-il d’un ton résigné. Je connais l’adresse du correspondant de vos banquiers à Paris. Vous aurez à vous rendre chez lui pour y prendre de l’argent, ma chère ; vous y trouverez une lettre de moi, au moment où vous vous y attendrez le moins. Donnez-moi des nouvelles de votre mari. Adieu !… que la bénédiction du ciel vous accompagne !… »

Le soir même j’étais rendue à Eustache.

Il était trop faible, le pauvre ami, pour pouvoir même soulever sa tête de dessus l’oreiller. Je m’agenouillai près de son lit et je l’embrassai. Ses yeux voilés de langueur brillèrent du feu de la vie lorsque mes lèvres touchèrent les siennes.

« Ah ! maintenant, murmura-t-il, je vais essayer de vivre, par amour pour vous ! »

Ma belle-mère, par délicatesse, nous avait laissés ensemble, Eustache et moi. Quand il m’accueillit par cette douce et chère bienvenue, par ce souhait de vivre pour l’amour de moi, la tentation de lui apprendre la nouvelle espérance qui était venue luire sur notre destinée commune fut trop forte pour que je pusse y résister.

« Eustache, dis-je, votre devoir est encore de vivre pour quelqu’un autre que moi.

– Entendez-vous parler de ma mère ? » demanda-t-il.

Je posai ma tête sur sa poitrine, et je dis tout bas :

« J’entends parler de votre enfant. »

J’avais maintenant ma récompense pour tout ce que j’avais sacrifié. J’oubliai M. Playmore. J’oubliai Gleninch. Dans mes souvenirs, notre nouvelle lune de miel date de ce jour.

Le temps s’écoula paisiblement, dans la rue écartée que nous habitions. Le bruit et le mouvement de la vie parisienne suivaient leur cours régulier, sans parvenir à nos oreilles et sans attirer notre attention. Par une progression constante, quoique lente, Eustache reprenait ses forces. Les médecins, après une brève consultation, l’avaient entièrement abandonné à moi.

« Vous êtes son meilleur médecin, avaient-ils dit. Plus vous le rendrez heureux, plus vite il se rétablira. »

La calme monotonie de ma nouvelle existence était bien loin de me peser. Moi aussi, j’avais besoin de repos. Je n’avais pas de plaisirs, pas d’intérêts en dehors de la chambre de mon mari.

Une fois, une seule fois, la tranquille surface de nos existences fut légèrement effleurée par une allusion au passé. Quelque chose que j’avais dit accidentellement rappela à Eustache notre dernière entrevue dans la maison du Major Fitz-David. Il revint, très-délicatement, sur ce que j’avais dit relativement au verdict prononcé lors de son procès, et me donna à comprendre qu’un mot de moi, confirmant ce que lui avait affirmé sa mère, tranquilliserait son esprit, une fois pour toutes et pour toujours.

La réponse n’entraînait pour moi ni embarras ni difficultés. Je pouvais, comme je le fis, lui dire en toute sincérité que ses désirs étaient pour moi des lois. Mais il n’était guère, j’en ai peur, dans la nature d’une femme de se contenter de cette simple réponse et d’en rester là. Il m’était bien dû, selon moi, qu’Eustache fit aussi une concession et me tranquillisât à son tour. Comme c’était assez mon habitude, les paroles suivirent de près le mouvement de ma pensée.

« Et vous, Eustache, demandai-je, êtes-vous tout à fait guéri de ces doutes cruels, qui, une fois déjà, vous ont fait me quitter ? »

Sa réponse, comme il me le dit ensuite, me fit rougir de plaisir.

« Ah ! Valéria, je ne serais jamais parti, si je vous avais connue alors, comme je vous connais maintenant ! »

C’est ainsi que se dissipèrent les dernières ombres de défiance qui pouvaient obscurcir nos existences.

Le souvenir même des jours d’orage et de tourments passés à Londres semblaient s’affaiblir dans ma mémoire. De nouveau nous étions amants, nous étions absorbés l’un dans l’autre, nous pouvions presque nous imaginer que notre mariage ne datait que d’un ou deux jours. Mais une dernière victoire me restait à remporter sur moi-même pour rendre mon bonheur complet. Je sentais encore, lorsque j’étais laissée à mes pensées, l’impatient désir de savoir s’il avait été donné suite, ou non, à la recherche de la lettre déchirée. Quelles étranges créatures nous sommes ! Avec la possession de tout ce qu’une femme pouvait désirer pour être heureuse, j’étais prête à mettre mon bonheur en question, plutôt que de rester dans l’ignorance de ce qui se passait à Gleninch ! J’aspirai à l’arrivée du jour où ma bourse vide me donnerait une excuse pour me rendre chez le correspondant de mes banquiers et y recevoir les lettres qui pouvaient s’y trouver à mon adresse.

Le jour venu, je ne perdis pas une heure, j’allai chercher mon argent : mais je ne songeais guère à l’argent ! j’avais l’esprit préoccupé d’une seule pensée : Benjamin m’avait-il ou ne m’avait-il pas écrit ? Mes yeux erraient sur les tables, sur les pupitres, cherchant furtivement s’ils apercevraient des lettres quelque part. Je ne vis rien de pareil. Mais un homme sortit d’un des bureaux, un homme bien laid, qui me parut bien beau, par l’admirable raison qu’il tenait une lettre à la main et qu’il me dit :

« Cette lettre est-elle pour vous, madame ? »

Un seul coup d’œil me suffit pour reconnaître l’écriture de Benjamin.

Avaient-ils tenté de retrouver la lettre… avaient-ils échoué dans leurs recherches ?

Un commis mit mon argent dans mon sac et me conduisit poliment jusqu’à la voiture de place qui m’attendait à la porte. Je ne me rappelle rien d’une façon distincte jusqu’au moment où, dans le trajet pour revenir à notre logis, j’ouvris la lettre de Benjamin. Les premiers mots me mirent au fait. Le tas d’ordures avait été fouillé, et les morceaux de la lettre déchirée avaient été retrouvés !

XLV. – LE TAS D’ORDURES FOUILLÉ.

J’éprouvai un étourdissement. Je fus obligée d’attendre un instant pour laisser mon agitation se calmer, avant de poursuivre ma lecture.

Quand je reportai mes yeux sur la lettre, après un court intervalle, mon regard tomba sur une phrase, près de la fin, qui me frappa de surprise.

Je fis arrêter le cocher à l’entrée de la rue où nous demeurions, et je lui dis de me conduire au Bois de Boulogne. Il s’agissait de gagner assez de temps pendant le trajet pour lire avec attention la lettre et m’assurer si je devais, ou non, garder le secret sur cette lettre, avant de me retrouver vis-à-vis de mon mari et de sa mère.

Cette précaution prise, je lus en son entier le récit que mon bon Benjamin avait écrit pour moi avec le soin le plus minutieux. Ayant à parler de divers incidents, il commençait, avec sa méthode habituelle, par le rapport que notre agent d’Amérique avait envoyé par la poste.

Notre agent avait réussi à suivre la trace de la fille du concierge et de son mari et les avait retrouvés dans une petite ville des États de l’Ouest. La lettre d’introduction que lui avait remise M. Playmore lui procura une cordiale réception de la part des deux époux et leur patiente attention quand il leur exposa le but de son voyage à travers l’Atlantique.

Ces premières questions n’amenèrent pas un résultat très-satisfaisant. La femme se montra confuse et surprise, et, en apparence, incapable de faire des efforts utiles pour amener quelque précision dans ses souvenirs. Le mari, heureusement, était un homme intelligent ; il prit notre agent à part et lui dit :

« Je suis habitué à comprendre ma femme, mais vous n’arriverez jamais à vous faire comprendre d’elle. Dictez-moi exactement ce que vous ayez besoin de savoir, et laissez-moi le soin de découvrir ce qu’elle se rappelle et ce qu’elle a oublié. »

Cette proposition, très-sensée, fût acceptée. L’agent en attendit les résultats un jour et une nuit.

Le lendemain matin, de bonne heure, le mari lui dit :

« Parlez à ma femme maintenant, et vous verrez qu’elle aura quelque chose à vous dire. Seulement, rappelez-vous bien ceci : Ne vous moquez pas d’elle si elle entre dans des détails insignifiants ; même avec moi elle est un peu honteuse quand cela lui arrive. Un homme, n’est-ce pas, n’y regarde pas de si près ! Écoutez-la tranquillement, laissez-la parler, et vous arriverez à vos fins. »

L’agent se conforma à ces instructions et arriva au résultat suivant :

La femme se rappelait parfaitement avoir été envoyée pour faire les chambres à coucher et les mettre en état, après que les maîtres eurent quitté Gleninch. Sa mère avait à ce moment une attaque de sciatique et ne pouvait aller avec elle, pour l’aider. Elle n’aimait pas trop à se trouver seule dans cette grande maison, après ce qui y était arrivé. En se rendant à son ouvrage, elle rencontra deux enfants, les deux enfants d’un paysan du voisinage, qui jouaient dans le parc. M. Macallan était toujours très-bon pour ses pauvres tenanciers, et il n’empêchait jamais les jeunes enfants de venir courir sur le gazon. Les deux enfants la suivirent dans la maison ; elle les avait amenés avec elle parce qu’elle appréhendait de se trouver seule dans ces chambres abandonnées.

Elle commença son travail par le corridor où se trouvaient les chambres d’amis, laissant la chambre de l’autre corridor, celle où il y avait eu une morte, pour s’en occuper en dernier.

Elle n’eut que peu de chose à faire dans les deux premières chambres. Quand elle eut balayé les planchers et nettoyé les âtres, il n’y avait pas assez d’ordures pour remplir, même à moitié, le seau qu’elle avait apporté. Les enfants la suivaient et, tout bien considéré, lui furent une utile compagnie dans cette maison déserte.

La troisième chambre, celle qui avait été occupée par Miserrimus Dexter, était dans un bien plus mauvais état que les deux autres et avait grand besoin d’être nettoyée. Elle ne prenait pas beaucoup garde aux enfants, absorbée qu’elle était par son travail. Elle avait balayé les saletés qui couvraient le tapis, les débris de charbon et les cendres qui remplissaient la cheminée, et elle avait déposé le tout dans le seau, quand son attention fut rappelée sur les enfants, en entendant pleurer l’un d’eux.

Elle regarda dans la chambre sans les découvrir tout d’abord.

Sur un nouveau cri, elle aperçut les enfants sous une table, dans un coin de la chambre. Le plus petit des deux s’était fourré dans le panier où se jetaient les papiers inutiles. L’aîné avait trouvé une vieille bouteille de gomme, avec un pinceau dans le bouchon, et il s’était mis gravement à peindre la figure de son frère avec ce qui restait de gomme dans la bouteille. Naturellement, le petit s’était débattu, le panier s’était renversé, et c’est ce qui avait provoqué ses cris.

La crise prit fin par des moyens énergiques et rapides. La femme arrache la bouteille de gomme des mains de l’aîné, lui donne une petite tape, remet le cadet sur ses jambes, et les conduit tous les deux dans un coin, avec un sévère avis d’avoir à se tenir tranquilles. Ceci fait, la femme balaya des morceaux de papier déchiré que la chute du panier avait éparpillés sur le tapis et les rejeta dans le panier, en compagnie de la bouteille de gomme. Elle alla chercher son seau, et y vida le contenu du panier ; après quoi elle se rendit dans la quatrième chambre par laquelle elle termina son travail de la journée.

Après avoir quitté la maison, suivie par les enfants, elle porta le seau plein à l’endroit où on avait coutume de déposer les ordures, et le versa sur le tas ; puis elle reconduisit les enfants chez eux et revint près de sa mère.

Tel était le résultat de l’appel fait aux souvenirs de cette femme sur les petits faits domestiques qui s’étaient passés ce jour-là à Gleninch.

La conclusion qu’en tirait M. Playmore était celle-ci : Il y avait toutes les chances possibles d’arriver à retrouver la lettre. Les morceaux de papier déchiré, placés au milieu du seau où ils avaient été jetés, devaient avoir été protégés, aussi bien en dessus qu’en dessous, quand le contenu du seau avait été versé sur le tas d’ordures.

Les semaines et les mois devaient avoir contribué à cette protection par l’accumulation des ordures successivement apportées sur le tas. Dans l’état d’abandon où était laissé le jardin, on ne devait pas avoir dérangé le tas d’ordures pour en extraire du fumier. Il était donc resté là, intact, depuis que la famille avait quitté Gleninch jusqu’au moment présent. Là, enfouis quelque part dans les profondeurs du tas, les morceaux de la lettre devaient se retrouver encore !

Telles étaient les conclusions auxquelles était arrivé l’homme de loi. Il avait immédiatement écrit à Benjamin pour les lui communiquer. Et là-dessus, qu’avait fait Benjamin ?

Après avoir mis à l’épreuve ses talents de reconstruction sur ses propres lettres, la perspective d’expérimenter sur la lettre mystérieuse avait été une tentation trop puissante pour que l’excellent homme pût y résister.

« Je crois presque, ma chère, » écrivait-il, « que cette affaire, d’un si grand intérêt pour vous, m’a ensorcelé. Vous savez que j’ai le malheur d’être un homme oisif. J’ai du temps, et de l’argent à dépenser… Et la fin de tout cela, c’est que je suis à Gleninch, occupé… sous ma responsabilité personnelle, mais avec l’approbation de M. Playmore… à fouiller le tas d’ordures. »

Ces lignes d’apologie étaient suivies de la description du champ de bataille où allait se concentrer son action, au moment où il l’avait visité pour la première fois.

Je passai cette description, mes souvenirs du lieu de la scène étaient trop vivaces pour avoir besoin d’être aidés. Je revoyais encore, à la douteuse clarté du soir, le peu séduisant monticule qui avait si bizarrement attiré mon attention à Gleninch. J’entendais encore les paroles de M. Playmore, m’expliquant l’usage habituel auquel on réservait les tas d’ordures dans les maisons de campagne d’Écosse… Qu’est-ce que Benjamin, qu’est-ce que M. Playmore avaient fait ? Pour moi, tout l’intérêt du récit était là, et je me jetai avec avidité sur les pages suivantes qui, seules, me touchaient.

Comme de raison, mes amis avaient procédé avec méthode, ouvrant tout grand un de leurs yeux sur la question livres, shillings, et pence, et l’autre vers l’objet qu’ils avaient en vue. L’homme de loi avait trouvé en Benjamin ce qu’il n’avait pu trouver en moi, un esprit plus analogue au sien, un meilleur appréciateur de la valeur d’un état de dépenses, mieux imbu de cette idée que la plus rémunératrice de toutes les valeurs humaines est la vertu de l’économie.

À raison de tant par semaine, ils avaient engagé des hommes pour fouiller le monticule et tamiser les cendres. À raison de tant par semaine, ils avaient loué une tente pour abriter le tas d’ordures fouillé contre le vent et contre la pluie. À raison de tant par semaine, ils s’étaient assuré les services d’un jeune homme connu de Benjamin, lequel était employé dans le laboratoire d’un professeur de chimie et s’était distingué par une savante manipulation de papiers lors d’une poursuite criminelle pour faux dirigée contre une maison bien connue de Londres. Ces préparations faites, ils se mirent à l’œuvre ; Benjamin et le jeune chimiste habitant à Gleninch, et se relayant à tour de rôle pour surveiller l’opération.

Trois jours de travail avec la pelle et les tamis ne produisirent aucun résultat de quelque importance. Mais l’affaire était entre les mains de deux hommes calmes, patients, et déterminés. Ils ne se montrèrent pas découragés, et le travail continua.

Le quatrième jour, les premiers morceaux de papiers apparurent.

Après examen, ils furent reconnus être des fragments d’un prospectus commercial. Benjamin et le jeune chimiste persévérèrent avec un imperturbable sang-froid. Vers la fin de la journée de travail, d’autres fragments de papier déchiré furent trouvés. Ceux-ci étaient couverts d’écriture, M. Playmore, qui arrivait tous les soirs à Gleninch après ses affaires de la journée terminées, fut consulté sur la valeur de cette nouvelle découverte. Après avoir attentivement étudié les morceaux, il déclara que les portions mutilées de phrases qui lui étaient soumises avaient été, sans le moindre doute, écrites par la première femme d’Eustache Macallan !

Cette révélation excita au plus haut point l’enthousiasme des chercheurs.

Les pelles et les tamis furent, à partir de ce moment, des ustensiles interdits. Quelque déplaisante que fût la tâche, les mains seules devaient être employées dans l’exploration du tas d’ordures. La première et la plus importante chose à faire était de placer les morceaux de papier dans des boîtes de carton préparées à cet effet, et dans l’ordre où ils étaient trouvés. La nuit vint, les travailleurs à gages furent renvoyés, et Benjamin et son collègue continuèrent à travailler à la lumière des lampes. Les morceaux de papier se présentaient maintenant par douzaines, au lieu de deux ou trois à la fois. Pendant un certain temps, la recherche continua à donner les mêmes heureux résultats. Puis les morceaux de papier cessèrent d’apparaître. Avaient-ils été tous retrouvés ou fallait-il continuer encore à fouiller les ordures ? Les légères couches de saletés furent enlevées avec précaution, et cette opération fut suivie par la grande découverte de la journée. La bouteille de gomme, dont la fille du concierge avait parlé, était sous leurs yeux ! et ce qui était plus précieux encore, à cette bouteille adhéraient des morceaux de papier écrit, agglomérés en un petit paquet par les dernières gouttes qui s’en étaient écoulées.

La scène se transporte maintenant dans l’intérieur de la maison. Les chercheurs sont installés devant la grande table de la bibliothèque de Gleninch.

L’expérience acquise par Benjamin en jouant au casse-tête pendant son enfance, se trouva être d’une grande utilité pour ses compagnons. Les morceaux de papier accidentellement trouvés ensemble devaient, selon toutes les probabilités, pouvoir se rajuster les uns aux autres, et devaient être certainement les fragments les plus faciles à reconstituer, comme centre pouvant servir de point de départ.

La délicate opération de séparer ces morceaux de papier et de les conserver dans l’ordre de leur adhérence les uns aux autres fut confiée aux soins exercés du chimiste. Mais la difficulté de sa tâche ne se bornait pas là. L’écriture, comme d’habitude, couvrait les deux faces des morceaux de papier, et il n’y avait possibilité de les disposer, de façon à atteindre le but de reconstitution proposé, qu’en dédoublant chaque morceau, afin d’obtenir une surface blanche sur laquelle il serait possible d’étendre la légère couche de gomme nécessaire pour réunir les parcelles et faire reprendre à la lettre sa forme originaire.

Pour M. Playmore et pour Benjamin, le succès dans ces conditions désavantageuses semblait presque désespéré. Leur habile collaborateur leur eut bientôt prouvé qu’ils étaient dans l’erreur.

Il appela leur attention sur l’épaisseur du papier, papier à lettre très-fort et de qualité supérieure, sur lequel les caractères écrits avaient été tracés. Ce papier était une fois au moins plus épais que le papier sur lequel il avait opéré quand il s’était acquitté de son expertise en matière de faux. Il était donc relativement aisé pour lui, aidé des moyens matériels dont il disposait et des instruments indispensables qu’il avait apportés de Londres, d’arriver à dédoubler les morceaux de papier, dans un espace de temps qui leur permettrait de commencer la reconstruction de la lettre cette nuit même.

Après ces explications, il se mit résolument à l’œuvre. Pendant que Benjamin et l’homme de loi étaient encore occupés à classer les morceaux de la lettre trouvée la première, et essayaient de les rapprocher, le chimiste avait déjà dédoublé la plus grande portion des morceaux confiés à ses soins et était parvenu à reconstituer exactement cinq ou six phrases de la lettre, sur une feuille de carton préparée à cet effet.

M. Playmore et Benjamin examinèrent avec avidité les phrases reconstruites.

L’opération était correctement faite ; le sens était parfaitement clair. Le premier résultat obtenu était assez remarquable pour les récompenser de tous leurs efforts. Les formes de langage employées indiquaient pleinement la personne à laquelle la défunte Mme Eustache avait adressé sa lettre.

Cette personne était mon mari.

Et cette lettre adressée à mon mari, s’il fallait s’en rapporter à la plus claire évidence, était la lettre même qui avait été détournée et tenue secrète par Miserrimus Dexter jusqu’après l’issue du procès criminel, et qu’il avait ensuite cru détruire en la déchirant.

Telles étaient les découvertes faites au moment où Benjamin m’écrivait. Il était sur le point de mettre sa lettre à la poste, quand M. Playmore lui avait conseillé d’en différer l’envoi de trois ou quatre jours, pour garder la chance d’avoir quelque chose de plus à m’apprendre.

« C’est à elle que nous devons ces résultats, avait dit l’homme de loi. Sans sa résolution, sans sa persévérance, sans son influence sur Miserrimus Dexter, nous n’aurions jamais découvert ce que le tas d’ordures de Gleninch nous cachait ; nous n’aurions jamais entrevu même une lueur de la vérité. Elle a les premiers droits à être complètement informée. »

La lettre de Benjamin avait donc été gardée pendant trois jours, à l’expiration desquels elle avait été reprise à la hâte. Elle s’achevait en termes qui me causèrent une indescriptible anxiété.

« Le chimiste avance rapidement dans sa part de travail, et j’ai réussi à reconstituer une portion de la lettre déchirée présentant un sens. L’examen de ce que le chimiste a obtenu et de ce que j’ai obtenu moi-même nous a amenés à de surprenantes conclusions. À moins que M. Playmore et moi, ne soyons complètement dans l’erreur, Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! il y a sérieuse nécessité pour vous à garder strictement secrète la reconstruction de la lettre pour tous ceux qui vous entourent. Les découvertes suggérées par ce qui est mis en lumière sont si douloureuses et si effrayantes que je ne puis prendre sur moi d’aborder ce sujet, tant que je n’y serai pas absolument forcé. Pardonnez-moi, je vous prie, de venir jeter le trouble dans votre esprit par de telles nouvelles. Nous serons dans la nécessité de vous consulter tôt ou tard sur cette affaire, et nous pensons que notre devoir est de vous préparer d’avance à ce qui peut arriver. »

Suivait ce post-scriptum, de la main de M. Playmore :

« Je vous en supplie, observez rigoureusement la précaution que M. Benjamin vous conseille, et gardez présent à votre esprit l’avertissement que voici : Si nous réussissons à reconstruire la lettre dans son entier, la dernière personne à laquelle, dans mon opinion, il sera permis de la faire connaître, est votre mari. »

Je lus ces mots effrayants et je me demandais ce que je devais faire.

Dans l’état des choses, j’avais charge de la tranquillité de mon mari. Je lui devais vraiment de ne pas recevoir la lettre de Benjamin et le post-scriptum de M. Playmore sans lui en parler. Je me devais en même temps à moi-même de dire honnêtement à Eustache que je correspondais avec Gleninch… seulement j’attendrais pour parler d’en savoir plus que je n’en savais.

Je raisonnais ainsi. Et encore aujourd’hui je ne suis pas certaine d’avoir eu tort ou d’avoir eu raison.

XLVI. – LA CRISE AJOURNÉE.

« Prenez garde, Valéria ! me dit Mme Macallan. Je ne vous adresse pas de questions, je vous avertis seulement, dans votre intérêt. Eustache a remarqué ce que j’ai remarqué moi-même… Eustache a vu le changement qui s’est fait en vous. Prenez garde ! »

Ainsi me parla ma belle-mère, à une heure avancée de la journée, dans un moment où nous étions seules. J’avais fait de mon mieux pour cacher toute trace de l’effet qu’avaient produit sur moi les étranges et terribles nouvelles de Gleninch. Mais pouvais-je avoir lu ce que j’avais lu, éprouvé ce que j’avais éprouvé, et conserver ma sérénité d’aspect et de manières ? Si j’avais été la plus vile des hypocrites, je doute encore qu’il eût été possible à mon visage de garder mon secret, tandis que mon esprit était tout à la lettre de Benjamin.

Après m’avoir ainsi invitée à la prudence, Mme Macallan ne poussa pas les choses plus loin. Assurément elle avait raison ; il me semblait dur néanmoins d’être laissée sans un mot de conseil et de sympathie, et d’avoir à décider seule ce que me commandait mon devoir envers mon mari.

Lui montrer la lettre de Benjamin, dans l’état de faiblesse où il était encore et en présence des avertissements qui m’étaient donnés, cela ne faisait pas seulement question. D’un autre côté, il m’était également impossible, m’étant trahie déjà, de le laisser dans une ignorance complète de ce qui se passait. Je réfléchis à cela pendant la nuit, et, quand vint le matin, je me déterminai à faire appel à la confiance de mon mari en moi.

J’allai droit au but en ces termes :

« Eustache, votre mère m’a dit hier que vous aviez remarqué un changement en moi, quand je suis rentrée de ma promenade en voiture. Est-ce vrai ?

– Tout à fait vrai, répondit-il, d’un ton plus grave qu’à l’ordinaire et sans me regarder.

– Nous n’avons rien de caché l’un pour l’autre maintenant, répondis-je ; je dois vous dire et je vous dis que j’ai trouvé une lettre d’Angleterre qui m’attendait chez mon banquier, et que cette lettre m’a inquiétée, alarmée. Consentez-vous à me laisser prendre mon temps pour m’expliquer plus clairement ? Et voulez-vous croire, mon cher aimé, que je remplis envers vous mon devoir de bonne épouse en vous faisant cette demande ? »

Je cessai de parler. Il ne répondit pas. Je pouvais voir qu’il avait une lutte à soutenir avec lui-même. M’étais-je aventurée trop loin ? Avais-je trop présumé de mon influence ? Mon cœur battait très-fort, la voix me manquait… Cependant je retrouvai assez de courage pour lui prendre la main et faire un dernier appel à sa confiance.

« Eustache, lui dis-je, ne me connaissez-vous pas assez pour vous fier à moi ? »

Il tourna son regard vers moi pour la première fois. J’aperçus une dernière lueur de doute dans ses yeux, quand ils se fixèrent sur les miens.

« Vous promettez de me dire, tôt au tard, toute la vérité ? dit-il.

– Je le promets de tout cœur.

– Je me fie à vous, Valéria. »

L’expression de son regard m’apprit qu’il pensait réellement ce qu’il disait. Nous scellâmes notre accord par un baiser. Pardonnez-moi de mentionner ce détail ; au moment où j’écris ayez la bonté de vous le rappeler nous étions encore dans notre nouvelle lune de miel.

 

Par le courrier de ce même jour, je répondis à Benjamin pour lui apprendre ce que j’avais fait, le priant, si M. Playmore approuvait ma conduite, de me tenir au courant de toutes les découvertes nouvelles qu’il pourrait faire à Gleninch.

Après un intervalle de dix jours, qui me parurent dix siècles, je reçus une seconde lettre de mon vieil ami, à laquelle était joint un autre post-scriptum de M. Playmore.

« Nous avançons d’une façon constante et avec succès dans la reconstruction de la lettre.

« La nouvelle découverte que nous avons faite est de la plus sérieuse importance pour votre mari. Nous avons reconstruit certaines phrases déclarant, dans les termes les plus clairs, que l’arsenic qu’Eustache s’était procuré et dont il était en possession à Gleninch, avait été acheté à la demande de sa femme. Cette déclaration, notez-le bien, est de l’écriture de Mme Eustache et signée par elle, ainsi que nous en avons la preuve. Malheureusement, je suis obligé de le dire, la raison qui s’oppose à ce que votre mari soit mis dans notre confidence subsiste dans toute sa force, et prend même, pour ne vous rien dissimuler, une force plus grande que jamais. Plus nous avançons dans la reconstruction de la lettre, plus nous serions tentés, si nous n’écoutions que notre propre sentiment, de l’enfouir de nouveau au milieu des ordures, par pitié pour la mémoire de l’infortunée qui l’a écrite. Je laisserai ma lettre ouverte pendant un jour ou deux. S’il y a quelque chose encore à vous apprendre, vous le saurez par M. Playmore. »

Venait ensuite le post-scriptum de M. Playmore daté de trois jours après. Il disait :

« La fin de la lettre de la défunte Mme Macallan à son mari, s’est trouvée former, par hasard le premier fragment que nous avons réussi à reconstituer. À l’exception de quelques lacunes qui restent, encore çà et là, la teneur du dernier paragraphe a été entièrement rétablie. Je n’ai ni le temps ni l’envie de vous écrire sur ce triste sujet en m’étendant sur les détails. Dans une quinzaine, au plus tard, j’espère vous envoyer une copie de la lettre en son entier, depuis le premier jusqu’au dernier mot. En attendant, il est de mon devoir de vous dire qu’il y a un bon côté dans ce document, sous tous les autres rapports déplorable et funeste. Légalement aussi bien que moralement parlant, il établit de la façon la plus absolue et la plus incontestable l’innocence de votre mari. M. Eustache est libre de le produire en justice dans ce but, s’il trouve moyen de concilier dans sa conscience ce qu’il se doit et ce qu’il doit à la mémoire de la morte, en permettant la lecture publique de la lettre devant la Cour d’assises. Comprenez-moi bien : il ne peut plus reparaître en justice pour répondre aux charges d’une action criminelle, et cela pour des raisons de droit dont je n’ai pas à vous troubler l’esprit. Mais si les faits qui ont été l’objet de l’action criminelle peuvent être ramenés sous la forme d’une action civile, toute l’affaire donnera lieu à une nouvelle enquête judiciaire, et l’on peut obtenir ainsi d’un second jury un verdict déchargeant entièrement votre mari. Gardez ce renseignement pour vous, quant à présent. Conservez la position que vous avez si judicieusement adoptée vis-à-vis de votre mari, jusqu’à ce que vous ayez lu la lettre complètement reconstituée. Quand vous en aurez pris connaissance, je pense que vous reculerez, par pitié pour lui, devant l’idée de la lui montrer. Comment pourra-t-on le maintenir dans l’ignorance de ce que nous avons découvert ? ceci est une autre question, qui doit être renvoyée au moment où nous aurons pu nous consulter ensemble. Jusque-là, je ne puis que vous renouveler mon conseil : attendez d’avoir reçu d’autres nouvelles de Gleninch. »

J’attendis. Ce que je souffris, ce qu’Eustache pensa de moi, est inutile à rappeler. Les faits maintenant, rien que les faits.

En moins de quinze jours, la tâche de reconstituer la lettre fut accomplie. Excepté quelques passages, dans lesquels les morceaux de papier déchirés avaient été irrévocablement perdus, et où il avait fallu compléter le sens en le faisant concorder avec l’intention de celle qui l’avait écrite, la lettre fut complètement rétablie, et la copie promise me fut envoyée à Paris.

Avant de lire cette terrible lettre, qu’on me laisse rappeler brièvement dans quelles circonstances Eustache Macallan avait choisi sa première femme.

Qu’on se souvienne que la malheureuse créature s’était éprise d’amour pour lui, sans éveiller de son côté aucun sentiment correspondant. Qu’on se souvienne qu’il s’éloigna d’elle et fit tout ce qu’il put faire pour l’éviter, quand il s’en fut aperçu. Qu’on se souvienne qu’un beau jour elle se présenta chez lui, à Londres, sans l’avoir averti ; qu’il mit tout en œuvre pour sauver sa réputation, mais qu’il n’y réussit pas, cela sans qu’il y eût la moindre faute de sa part ; et qu’il finit, imprudemment et en désespoir de cause, par l’épouser, pour éviter un scandale qui aurait flétri à jamais son existence.

Qu’on garde le souvenir de tous ces faits, établis par les dépositions de témoins sérieux, et, quelque déraisonnable et blâmable qu’ait pu être l’expression de la pensée d’Eustache sur sa femme, telle qu’il l’a consignée dans son Journal, qu’on n’oublie pas qu’il a tout fait pour cacher l’aversion que la pauvre créature lui inspirait, et qu’il a été, dans l’opinion de ceux qui pouvaient le mieux le juger, tout au moins un mari courtois et observateur des convenances, s’il ne pouvait être autre chose.

Maintenant, voici la lettre. Elle ne vous demande qu’une faveur : elle demande à être lue à la clarté de ces paroles du Christ : « Ne jugez pas, si vous ne voulez pas être jugés. »

XLVII. – CONFESSION DE LA FEMME.

« Gleninch, 19 Octobre 18..

« Mon mari,

« J’ai quelque chose de très-pénible à vous apprendre sur l’un de vos plus anciens amis.

« Vous ne m’avez jamais encouragée à aller à vous pour vous faire mes confidences. Si vous m’aviez permis d’être aussi familière avec vous que quelques femmes le sont avec leurs maris, j’aurais été vous parler au lieu de vous écrire. Dans l’état des choses, je ne sais pas comment vous auriez accueilli ce que j’avais à vous dire, si je vous l’avais dit de vive voix. C’est pourquoi je prends le parti d’écrire.

« L’homme contre lequel j’ai à vous mettre en garde, est encore l’hôte de votre maison… c’est Miserrimus Dexter. Je ne connais pas sur cette terre de créature plus fausse et plus perverse. Ne jetez pas ma lettre de côté ! J’ai attendu pour parler d’être en possession d’une preuve qui pût vous convaincre. Cette preuve, je l’ai aujourd’hui.

« Vous pouvez vous rappeler que je me suis hasardée à exprimer quelque désapprobation, quand vous m’avez annoncé, pour la première fois, que cet homme devait venir vous faire visite. Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer, j’aurais pu trouver en moi assez de hardiesse pour vous donner une bonne raison justifiant l’aversion que m’inspire votre ami. Mais vous n’avez pas voulu attendre. Vous vous êtes hâté, et très-injustement, de m’accuser d’avoir des préventions contre cette misérable créature, à cause de sa difformité. Jamais un sentiment autre que la compassion n’est entré dans mon cœur à l’égard des personnes difformes. J’éprouve même en réalité presque un sentiment de confraternité pour elles, étant moi-même… femme sans beauté… bien près d’être leur semblable. J’ai été opposée à ce que M. Dexter fût reçu chez vous, parce qu’à une époque antérieure il m’a demandé d’être sa femme et parce que j’avais des raisons pour croire qu’après mon mariage, il garderait encore pour moi son coupable et horrible amour. N’était-il pas de mon devoir, comme fidèle épouse, de m’opposer à ce qu’il devînt l’hôte de Gleninch ? Et n’était-il pas de votre devoir, comme bon mari, de m’encourager à en dire davantage ?

« Eh bien ! M. Dexter était notre hôte depuis plusieurs semaines, et M. Dexter avait osé me reparler de son amour. Il m’avait offensée, il vous avait offensé vous-même, en me déclarant qu’il m’adorait et qu’il vous haïssait. Il m’avait promis une existence de malheur impossible à supporter, si je restais chez moi, avec mon mari.

« Pourquoi ne me suis-je pas plainte à vous, et n’ai-je pas fait chasser ce monstre de notre maison, à l’instant et pour toujours ?

« Est-il certain que vous m’auriez crue, si je m’étais plainte et si votre intime ami avait nié toute intention d’offense à mon égard ? Je vous ai entendu dire une fois, quand vous ne me croyiez pas à portée de vous entendre, que les femmes les plus vaines sont toujours les femmes laides. Vous auriez pu m’accuser de vanité. Qui sait ?

« Mais je n’ai pas le désir de me retrancher derrière cette excuse. Je suis une femme jalouse et malheureuse, vivant dans la crainte perpétuelle qu’une autre ait pris ma place dans votre cœur. Miserrimus Dexter a exploité cette faiblesse. Il m’a affirmé qu’il pouvait me prouver, si je le lui permettais, que je suis au fond de votre cœur un objet de dégoût pour vous ; que vous reculez à la seule idée de me toucher ; que vous maudissez l’heure où vous avez été assez insensé pour faire de moi votre femme. J’ai lutté aussi longtemps que je l’ai pu contre la tentation de le laisser me fournir les preuves de ce qu’il avançait. Cette tentation était terrible pour une femme qui était loin de se sentir assurée de la sincérité de votre affection pour elle. En fin de compte, il a eu raison de ma résistance. J’ai eu le tort de dissimuler le dégoût que m’inspirait ce misérable. J’ai eu le tort de souffrir que cet ennemi de vous et de moi me fît ses confidences. Et pourquoi ? Parce que je vous aimais, parce que je n’aimais que vous au monde, et parce que la proposition de Miserrimus Dexter trouvait un écho dans le doute cruel qui, secrètement, me rongeait le cœur.

« Pardonnez-moi, Eustache ! C’est ma première faute envers vous. Ce sera la dernière.

« Je ne m’épargnerai pas ; je ferai la confession pleine et entière de ce que je lui ai dit et de ce qu’il m’a dit lui-même. Vous pourrez me faire souffrir à cause de cela, quand vous saurez ce que j’ai fait. Mais, au moins, vous aurez été averti à temps, et vous aurez vu votre faux ami sous son vrai jour.

« Je lui ai dit : – Comment pouvez-vous prouver que mon mari me hait en secret ?

« Il a répondu : – Je puis le prouver par un écrit émané de lui-même. Vous le verrez dans son Journal.

« – Mais, ai-je dit, son Journal est muni d’une serrure, et le tiroir qui le renferme est aussi fermé à clef. Comment pourrez-vous ouvrir et le Journal et la serrure ?

« Il m’a répondu : – J’ai mes moyens pour avoir raison de l’un et de l’autre, sans courir le risque d’être découvert par votre mari. Tout ce que je vous demande, c’est de me fournir l’occasion de vous voir en secret ; je m’engage, en retour, à vous apporter le Journal tout ouvert dans votre chambre.

« – Comment, ai-je dit, puis-je vous fournir ce que vous appelez une occasion ?

« Il me montra la clef de la porte de communication entre ma chambre et le petit cabinet de travail, et ajouta :

« – Avec mon infirmité, je puis être dans l’impossibilité de profiter d’une première occasion qui se présenterait ; je puis être empêché de me rendre secrètement chez vous, sans être observé. Il faut que je puisse choisir mon heure et mes moyens. Laissez-moi prendre cette clef, et laissez la porte fermée. Quand on s’apercevra que la clef manque, dites que c’est de peu d’importance, que la porte est fermée et que les domestiques n’ont pas besoin de perdre leur temps à chercher une clef égarée ; on ne s’en occupera plus dans la maison, et je serai en possession d’un moyen de communiquer avec vous que nul ne pourra soupçonner. Y consentez-vous ?

« J’y ai consenti.

« Oui, je me suis faite la complice de ce misérable à double face.

« Je me suis abaissée, je vous ai fait injure en acceptant un rendez-vous pour jeter des regards indiscrets sur votre Journal. Je sais à quel point ma conduite est vile. Je ne cherche pas d’excuses. Je ne puis que répéter que je vous aime, que j’ai peur que vous ne m’aimiez pas, et que Miserrimus Dexter m’a offert de mettre fin à mes doutes en me montrant les plus secrètes pensées de votre cœur, écrites de votre propre main.

« Il doit se rendre auprès de moi dans ce but, quand vous serez sorti, c’est-à-dire dans deux heures environ. Mais je lui déclarerai que je ne me contente pas d’un coup d’œil rapide jeté sur votre Journal, et je prendrai rendez-vous avec lui pour qu’il me le rapporte une seconde fois à la même heure. Avant ce moment, vous aurez reçu ces lignes par l’entremise de ma garde. Sortez, comme d’habitude, après en avoir pris connaissance ; mais revenez secrètement, et ouvrez le tiroir où vous renfermez votre Journal. Vous ne le trouverez plus. Allez vous poster alors sans bruit dans le petit cabinet de travail, et, quand Miserrimus Dexter me quittera, vous surprendrez le Journal entre les mains de votre ami[1]. »

« 20 Octobre.

« J’ai lu votre Journal.

« Enfin, je sais ce que vous pensez réellement de moi. J’ai lu ce que Miserrimus Dexter avait promis de me faire lire… l’aveu de votre dégoût pour moi, écrit de votre main.

« Vous ne recevrez pas ce que j’avais écrit hier, au temps et de la manière que j’avais indiqués. Quelque longue que soit déjà ma lettre, j’ai maintenant… après avoir lu votre Journal… des choses graves à y ajouter. Quand j’aurai achevé cette lettre et que je l’aurai mise dans une enveloppe cachetée, je la placerai sous mon oreiller. On la trouvera là quand on m’emportera pour me mettre au tombeau. Alors, Eustache, il sera trop tard pour garder une espérance ou apporter un secours… alors seulement ma lettre vous sera donnée.

« Oui, j’ai assez de la vie, oui, je veux mourir.

« J’ai déjà tout sacrifié à mon amour pour vous. Je sais à présent que mon amour vous est à charge, le dernier sacrifice à faire est aisé. Ma mort vous fera libre d’épouser Mme Beauly.

« Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coûté pour contenir la haine que je ressentais pour elle, et la prier de venir nous rendre visite sans se préoccuper de ma maladie. Je n’aurais jamais fait cela si je n’avais pas été si folle de vous et si effrayée à la pensée de vous irriter contre moi en laissant voir ma jalousie. Et de quelle manière m’en récompensez-vous ? Que votre Journal réponde ! « J’ai tendrement embrassé ma femme, ce matin, et j’espère qu’elle ne se sera pas aperçue de l’effort que cela m’a coûté. »

« Allons, je le sais maintenant. Je sais qu’au fond de votre pensée, la vie pour vous est un purgatoire. Je sais que c’est par compassion que vous m’avez caché votre répugnance pour mes caresses. Je ne suis qu’un obstacle… « un obstacle absolument odieux… » entre vous « et la femme que vous aimez si tendrement, que vous aimez jusqu’à adorer la terre où elle pose le pied. » Eh bien, soit ! Je ne vous gênerai pas plus longtemps. Il n’y a là ni sacrifice, ni mérite de ma part. La vie est insupportable pour moi, maintenant que je sais que l’homme que j’aime avec tout mon cœur, avec toute mon âme, frissonne secrètement chaque fois que je le touche.

« J’ai sous la main le moyen de me donner la mort.

« L’arsenic que, par deux fois, je vous ai fait acheter pour moi est dans mon nécessaire de toilette. Je vous ai trompé quand j’ai prétexté je ne sais quelle utilité domestique pour me le procurer. Ma véritable raison était d’essayer si je ne parviendrais pas à améliorer mon affreux teint… non par vanité personnelle, mais uniquement pour paraître plus agréable à vos yeux. J’en ai employé quelque peu à cet usage, mais il m’en reste plus qu’il ne m’en faut pour me tuer. Ce poison aura enfin son utilité. Il peut avoir manqué d’efficacité pour me débarrasser de mon vilain teint ; il n’en manquera pas pour vous délivrer de votre affreuse femme.

« Ne souffrez pas qu’on se livre à une enquête sur mon corps, après ma mort. Montrez ma lettre au docteur qui me soigne ; elle lui apprendra que j’ai commis un suicide. Elle empêchera que quelque personne innocente soit soupçonnée de m’avoir empoisonnée. Je veux que personne ne soit blâmé ou puni. J’enlèverai l’étiquette du pharmacien, et je viderai avec soin la bouteille contenant le poison, de façon que personne n’ait à souffrir à cause de moi.

« Je m’arrête pour me reposer un peu… puis je reprendrai ma lettre. Elle est déjà beaucoup trop longue. Mais il faut penser que ce sont mes derniers adieux. Je puis bien prolonger un peu ma dernière causerie avec vous !

« 21 Octobre, deux heures du matin.

« Je vous ai renvoyé de ma chambre hier, lorsque vous êtes venu demander comment j’avais passé la nuit. Vous parti, j’ai parlé de vous à la garde qui me soigne dans des termes dont j’ai honte. C’est que maintenant je suis presque hors de moi. Vous savez pourquoi.

« Trois heures et demie.

« Eustache ! j’ai accompli l’acte qui vous délivre de la femme que vous haïssez. J’ai pris le poison… tout le poison qui restait dans l’enveloppe en papier qui m’est tombé sous la main. Si ce n’est pas suffisant pour me tuer, j’en ai une plus forte quantité dans le flacon.

« Cinq heures dix minutes.

« Vous venez de partir, après m’avoir donné ma potion. Le courage m’a manqué à votre vue. Je me suis dit en moi-même : – S’il me regarde avec bonté, je lui confesserai ce que j’ai fait, et je le laisserai me sauver la vie. Vous ne m’avez pas regardée du tout. Vos yeux sont restés fixés sur la potion. Je vous laisse partir sans vous dire un seul mot.

« Cinq heures et demie.

« Je commence à sentir les premiers effets du poison. La garde est endormie au pied de mon lit. Je ne l’appellerai pas à mon aide, je ne la réveillerai pas. Je veux mourir.

« Neuf heures et demie.

« Les tortures de l’agonie étaient trop affreuses, je n’ai pu les endurer… j’ai réveillé la garde. J’ai vu le médecin.

« Personne ne se doute de rien. C’est étrange, les douleurs ont cessé. Évidemment j’ai pris trop peu de poison. Il faut que j’ouvre le flacon qui en contient une plus forte dose. Heureusement, vous n’êtes pas près de moi… ma résolution de mourir, ou plutôt mon dégoût de la vie reste aussi invincible que jamais. Pour être sûre de garder mon courage, j’ai défendu à la garde de vous envoyer chercher. Elle est descendue par mon ordre et je suis libre de prendre le poison dans mon nécessaire de toilette.

« Dix heures dix minutes.

« Quand la garde m’a eu quittée, j’avais eu à peine le temps de cacher le flacon, quand vous êtes entré dans ma chambre.

« J’ai eu encore un moment de faiblesse en vous voyant. J’ai décidé que je m’accorderais une dernière chance de vivre. Autrement dit, j’ai décidé que je vous offrirais une dernière occasion d’être bon pour moi. Je vous ai demandé de me donner une tasse de thé. Si, en me rendant ce petit service, vous m’aviez seulement encouragée par une bonne parole, par un regard affectueux, j’étais résolue à ne pas prendre la seconde dose de poison.

« Vous avez fait ce que je vous demandais, mais sans une parole, sans un signe d’affection. Vous m’avez donné mon thé, comme vous auriez donné à boire à votre chien ; et puis, d’un air distrait… vous pensiez probablement à Mme Beauly !… vous m’avez demandé comment j’avais fait pour laisser tomber la tasse en vous la rendant. Je ne pouvais réellement plus la tenir, tant ma main tremblait. Si vous aviez eu, comme moi, de l’arsenic caché sous votre couverture, votre main aurait tremblé aussi ! Avant de vous retirer, vous m’avez dit avec politesse que vous espériez que le thé me ferait du bien. Mais, ah ! Dieu ! en me disant cela, vous ne me regardiez seulement pas ! Vos yeux étaient baissés sur les débris de la tasse cassée.

« Aussitôt après votre sortie, j’ai pris le poison. Une double dose cette fois.

« J’ai une petite recommandation à vous faire, pendant que j’y pense.

« Après avoir enlevé l’étiquette de la petite bouteille, et après l’avoir remise, bien nette, dans mon nécessaire de toilette, il m’est venu à l’esprit que je n’avais pas pris la même précaution, dans la matinée, pour l’enveloppe de papier, vide maintenant, et qui portait aussi le nom de l’autre pharmacien. Je l’avais jetée sur le couvre-pied, avec d’autres papiers inutiles. Ma garde, avec mauvaise humeur, s’était plainte de la malpropreté ; elle avait enlevé les papiers, les avait froissés dans sa main et jetés dans un coin de la chambre. J’espère que le pharmacien n’aura pas à souffrir de ma négligence. Je vous en prie, n’oubliez pas de dire qu’il ne mérite aucun blâme.

« Dexter… Quelque chose me rappelle Miserrimus Dexter. Il a remis votre Journal dans le tiroir, et il me presse de faire une réponse à ses propositions. Ce misérable traître a-t-il une conscience ? S’il en a une, lui-même il souffrira… quand il apprendra ma mort.

 

« La garde est revenue dans ma chambre, je l’ai renvoyée. Je lui ai dit que j’avais besoin d’être seule.

« Oh ! le moment est-il arrivé ? Je ne puis trouver ma montre… Est-ce le mal qui revient et qui me paralyse ? Je ne le sens pas encore très-vivement.

« Il peut revenir à tout moment. J’ai encore à fermer ma lettre et à écrire sur l’enveloppe que c’est à vous qu’elle est destinée. Il faut, en outre, que je garde la force de la cacher sous mon oreiller, de manière à ce que personne ne puisse la trouver avant ma mort.

« Adieu, mon ami. J’aurais désiré que vous eussiez une plus jolie femme. Quant à une femme plus aimante, c’était impossible. Même encore maintenant, je crains la vue de votre cher visage. Même encore maintenant, si le bonheur de vous regarder m’était donné, je ne sais si votre vue n’aurait pas la puissance de me faire confesser ce que j’ai fait, avant qu’il soit trop tard pour me sauver.

« Mais vous n’êtes pas là. Cela vaut mieux !…, cela vaut mieux !…

« Une fois encore, adieu ! Soyez plus heureux que vous ne l’avez été avec moi. Je vous aime, Eustache… je vous pardonne. Quand vous n’aurez rien de mieux à faire, pensez quelquefois aussi affectueusement que vous le pourrez à cette pauvre laide

« SARAH MACALLAN[2]. »

XLVIII. – QUE POURRAIS-JE FAIRE ENCORE ?

Lorsqu’après la lecture de ces émouvants et terribles adieux, j’eus réussi à calmer un peu mes esprits et à sécher mes larmes, ma première pensée fut pour Eustache, et cette pensée fut : Ce qu’il faut avant tout, c’est empêcher qu’il lise jamais ce que je viens de lire.

Oui ! voilà à quel résultat j’étais arrivée. J’avais dévoué ma vie à la poursuite d’un but unique ; ce but je l’avais atteint ; là, sur ma table, sous mes yeux, je tenais la triomphante justification de mon mari ; et, par compassion pour lui, par égards pour la mémoire de sa femme morte, mon unique espoir était maintenant qu’il ne pût jamais voir la lettre qui prouvait son innocence ; mon seul désir était que cette lettre restât pour toujours secrète et cachée !

Je demeurai abîmée dans mes réflexions. Cette lettre, quelles étranges circonstances en avaient amené la découverte !

Tout était mon ouvrage… M. Playmore avait eu raison de le dire. Pourtant ce que j’avais fait, je l’avais fait en aveugle. Le plus simple accident aurait pu changer tout le cours des derniers événements. Maintes et maintes fois j’étais intervenue pour faire taire Ariel, quand elle suppliait son Maître de lui raconter une histoire. Si elle n’avait pas réussi, en dépit de mon opposition, les derniers efforts de mémoire de Miserrimus Dexter ne se seraient pas dirigés sur la tragédie de Gleninch. Si j’avais seulement pensé à remuer ma chaise et à donner ainsi à Benjamin le signal convenu pour qu’il cessât d’écrire, il n’aurait pas pris note des mots, en apparence dépourvus de sens, qui nous avaient amenés à la découverte de la vérité.

Dans ma nouvelle disposition d’esprit, la vue seule de cette preuve fatale, naguère si désirée, me remplissait d’épouvante et d’horreur. Juste au moment où Eustache revenait péniblement à la vie, juste au moment où nous étions de nouveau réunis et heureux… quand un mois ou deux à peine nous séparaient de l’instant où nous serions, lui père, moi mère, comme nous étions mari et femme… cet effrayant témoignage de douleur et de crime se dressait devant nous comme un esprit vengeur. Il était là sur ma table, menaçant le repos de mon mari, que dis-je ? dans son état de faiblesse, menaçant même sa vie !

La pendule de ma cheminée sonna l’heure ; c’était celle où Eustache avait coutume de me faire sa visite du matin dans ma petite chambre. Il pouvait entrer à tout moment ; il pouvait voir la lettre, me l’arracher des mains… Dans un accès de terreur, je saisis les feuilles de papier et je les jetai au feu.

Il était heureux qu’on ne m’eût envoyé qu’une copie ; c’eût été l’original, je crois qu’en ce moment je l’aurais brûlé de même.

Le dernier fragment de papier achevait de se consumer quand la porte s’ouvrit ; Eustache entra.

Il regarda le feu. Les cendres noires du papier brûlé étaient encore visibles au fond de la grille. Eustache avait vu la lettre, qui m’avait été apportée pendant le déjeuner. Soupçonna-t-il ce que je venais de faire ? Silencieux et grave, il resta quelques instants debout, en regardant le feu. Puis, il s’avança, et fixa ses yeux sur moi. Je suppose que j’étais très-pâle ; les premiers mots qu’il m’adressa furent pour me demander si je me sentais malade.

J’étais déterminée à ne pas le tromper même sur de simples bagatelles.

« Je me sens les nerfs un peu agités voilà tout, » répondis-je.

Il me regarda encore, comme attendant un mot de plus. Je gardai le silence. Il prit une lettre dans la poche de côté de son habit, et la déposa sur la table, devant moi… à la place même qu’avait occupée la Confession que je venais de brûler.

« J’ai eu également une lettre ce matin, dit-il, et moi, Valéria, je n’ai pas de secrets pour vous. »

Je compris le reproche qu’impliquaient les derniers mots ; mais je n’essayai pas de répondre.

« Dédirez-vous que je la lise ? me contentai-je de dire, en montrant la lettre sous enveloppe déposée sur la table.

– Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de secrets pour vous. L’enveloppe est ouverte. Prenez vous-même connaissance du contenu. »

Je trouvai, non pas une lettre, mais un fragment de papier imprimé, coupé dans un journal écossais.

« Lisez ! » dit Eustache.

Je lus ce qui suit.

« ÉVÈNEMENTS ÉTRANGES À GLENINCH. »

« Un roman de la vie réelle semble suivre son cours dans la maison de campagne de M. Macallan. Des fouilles ont eu lieu – que nos lecteurs nous passent ce détail – dans un tas d’ordures ! Il paraît qu’on y aurait découvert quelque chose ; mais personne ne sait quoi. Voici tout ce qu’il y a de certain : – Depuis plusieurs semaines, deux étrangers venus de Londres, se sont mis, sous la direction de notre respecté concitoyen, M. Playmore, à travailler, nuit et jour, et portes closes, dans la bibliothèque de Gleninch. Le secret de leurs recherches sera-t-il jamais révélé ? Et jettera-t-il quelque lumière sur ce mystérieux et fatal événement que nos lecteurs uniront d’eux-mêmes, à l’histoire passée de la propriété de Gleninch ? Peut-être, quand M. Macallan reviendra, sera-t-il en mesure de répondre à ces questions. En attendant, nous ne pouvons que mentionner le fait. »

Je replaçai le fragment de journal sur la table, dans des dispositions d’esprit très-peu chrétiennes envers le journaliste qui avait publié cette information. Quelque reporter, en quête de nouvelles, avait évidemment jeté des regards curieux dans les jardins de Gleninch ; et quelque officieux du voisinage avait, selon toutes probabilités, envoyé le fragment à Eustache. Ne sachant absolument que faire, j’attendis que mon mari parlât. Il ne me tint pas longtemps en suspens. Il me questionna aussitôt.

« Comprenez-vous ce que ceci veut dire, Valéria ! »

Je répondis bravement sans hésiter :

« Je comprends parfaitement. »

Il attendit encore, espérant que j’en dirais davantage ; mais je profitai du seul refuge qui m’était laissé… le silence.

« Ne dois-je pas en apprendre plus que je n’en sais à présent ? reprit Eustache au bout d’un instant. Ne croyez-vous pas devoir me mettre au courant de ce qui se passe dans ma maison ? »

Une remarque assez communément faite, c’est que, lorsqu’on peut penser, la pensée va très-vite dans certaines circonstances. Une seule issue m’était ouverte pour sortir de l’embarrassante position dans laquelle les derniers mots de mon mari me plaçaient. Mon instinct me fit entrevoir cette issue, je m’y précipitai.

« Vous aviez promis de vous fier à moi ? dis-je.

– C’est vrai.

– Eh bien, je vous demande, dans votre propre intérêt, Eustache, de continuer à vous fier à moi pendant un peu de temps encore. Je vous donnerai pleine satisfaction, si vous m’accordez seulement un peu de temps. »

Son visage s’assombrit.

« Combien de temps faut-il donc que j’attende ? »

Je vis que le moment était venu d’avoir recours à de plus forts moyens de persuasion que les paroles.

« Embrassez-moi, dis-je, avant que je vous réponde. »

Il hésita. Comme c’est bien dans la nature d’un mari ! Je persistai. Comme c’est bien aussi dans la nature de la femme ! Il n’avait guère qu’une chose à faire : me céder. Après m’avoir donné un baiser non pas des plus gracieux, il insista de nouveau pour savoir combien de temps il avait à attendre.

« J’ai besoin, répondis-je, que vous attendiez jusqu’à la naissance de notre enfant. »

Eustache tressaillit. Ma demande le prenait par surprise. Je pressai doucement sa main, en attachant sur lui mon plus tendre regard. Il me regarda à son tour, et cette fois avec assez d’amour pour me satisfaire.

« Dites-moi que vous consentez, » murmurai-je.

Il consentit.

C’est ainsi que j’ajournai l’heure des explications. C’est ainsi que je gagnai le temps nécessaire pour avoir une consultation nouvelle avec Benjamin et M. Playmore.

Tant qu’Eustache resta près de moi, je fus calme et j’eus assez de sang-froid pour m’entretenir avec lui, sans trop d’émotion apparente. Mais quand je pensai à ce qui s’était passé entre nous et avec quelle bonté il m’avait cédé, je me sentis le cœur pris de pitié pour ces autres femmes, meilleures, pour la plupart, que je ne le suis, et à qui leurs maris, dans de pareilles circonstances, auraient adressé de dures paroles, s’ils n’avaient pas agi plus cruellement encore. Le contraste qui se présentait à mon esprit entre leur sort et le mien me confondit. Qu’avais-je fait pour mériter mon bonheur ? Qu’avaient-elles fait, les pauvres âmes, pour mériter leur malheur ? Mes nerfs avaient été violemment ébranlés par la lecture de la douloureuse et terrible confession de la première femme d’Eustache. Je fondis en larmes… et ces larmes me soulagèrent !

XLIX. – PASSÉ ET AVENIR ».

J’écris de mémoire, sans le secours de notes ou d’un journal, et je n’ai pas un souvenir bien précis de la durée de notre séjour à Paris. Nous y restâmes certainement quelques mois. Depuis longtemps déjà Eustache était devenu assez fort pour faire le voyage de Londres, que les médecins persistaient encore à le retenir à Paris. Ils avaient remarqué des symptômes de faiblesse dans l’un de ses poumons, et, voyant qu’il se trouvait bien de l’air sec de la France, ils lui recommandaient de ne pas trop se hâter d’aller respirer l’air humide de notre pays natal.

Voilà comment il se fait que j’étais encore à Paris quand je reçus de plus récentes nouvelles de Gleninch.

Mais les nouvelles, cette fois, ne m’arrivèrent pas par correspondance. À ma grande surprise et à ma grande joie, Benjamin fit, un matin, tout tranquillement, son entrée dans notre petit salon de Paris. Il était extraordinairement recherché dans sa mise. Il insista – tant que mon mari fut là – pour nous faire entendre que sa grande raison de visiter Paris était tout simplement le désir de prendre quelques jours de vacances. Je le soupçonnai à l’instant d’avoir traversé la Manche avec un double caractère, comme touriste amateur, en présence des tiers, et comme ambassadeur de M. Playmore, quand lui et moi nous serions seuls.

Assez tard dans la journée, je m’arrangeai de façon à rester avec lui, et j’eus bientôt la preuve que je ne m’étais pas trompée. Benjamin était parti pour Paris, à la demande expresse de M. Playmore, pour se consulter avec moi sur l’avenir et m’éclairer sur le passé. Il me présenta ses lettres de crédit, sous la forme de la petite note que voici, rédigée par l’homme de loi.

« Il y a quelques points, » écrivait M. Playmore, que la lettre retrouvée ne nous semble pas éclaircir. J’ai fait de mon mieux, avec l’assistance de M. Benjamin, pour trouver la véritable explication de ces points discutables, et pour abréger, j’ai présenté les faits sous formes de questions et de réponses. Voulez-vous m’accepter pour interprète, malgré les erreurs que j’ai commises lorsque vous m’avez consulté à Édimbourg ? Les événements, je l’avoue, ont prouvé que j’avais complètement tort en essayant de vous empêcher de retourner chez Dexter… et en partie tort en supposant Dexter d’être directement au lieu d’être indirectement responsable de la mort de la première Mme Eustache ! Je fais franchement ma confession et je vous prie de dire à M. Benjamin si vous trouvez mon Questionnaire digne ou non d’examen. »

Je pensai que son Questionnaire, comme il l’appelait, était tout à fait digne d’examen. Si vous n’êtes pas de cet avis, ou si vous avez assez de moi et de mon récit, passez le chapitre suivant et n’en parlons plus !

Benjamin tira de sa poche cette espèce de questionnaire, et, à ma prière, lut les demandes et les réponses, ainsi qu’il suit :

« QUESTIONS RELATIVES AU JOURNAL.

« Première question. – En se procurant les moyens de prendre communication du Journal intime de M. Macallan, Miserrimus Dexter était-il guidé par une connaissance antérieure du contenu de ce Journal ?

« Réponse. – Il est douteux qu’il fût si bien informé là-dessus. Les probabilités sont, qu’ayant remarqué le soin pris par Eustache pour mettre son Journal en sûreté contre toute indiscrétion, il conclut de là à l’existence de dangereux secrets domestiques enfermés dans ces pages si étroitement tenues sous clef. Il avait simplement en vue l’utilité que, dans son intérêt, il pourrait tirer de ces secrets, quand il aurait fait fabriquer les fausses clefs.

« Seconde question. – À quel mobile devons-nous attribuer l’intervention de Miserrimus Dexter auprès des officiers du shériff, le jour où ils saisirent le Journal de M. Macallan, en même temps que d’autres papiers ?

« Réponse. – Nous devons ici rendre justice à Miserrimus Dexter lui-même. Quelque infâme qu’ait été sa conduite, cet homme n’est pas complètement un démon. Qu’il ait secrètement haï M. Macallan comme son rival heureux auprès de la femme qu’il aimait, et qu’il ait fait tout ce qu’il a pu pour amener l’infortunée femme à quitter son mari, ce sont des faits ressortant de la cause, dont l’évidence n’est pas contestable. Mais d’un autre côté, Dexter était certes incapable de souffrir que l’ami qui se confiait à lui passât en jugement par sa faute, comme accusé d’un meurtre, sans qu’il fît aucun effort pour sauver un innocent. Naturellement, il n’est jamais venu à l’esprit de M. Macallan, innocent de la mort de sa femme, de détruire son Journal et ses lettres, dans la crainte qu’il en fût fait usage contre lui. Jusqu’au moment où la prompte et secrète action de la justice vint le surprendre, l’idée d’être accusé du meurtre de sa femme ne s’était même jamais présentée à son esprit. Mais Dexter devait avoir envisagé les choses à un autre point de vue. Dans les dernières paroles incohérentes, échappées à ses lèvres quand sa raison chancelait, il fait allusion au Journal en ces termes : « Le Journal le fera pendre. Je ne veux pas qu’il soit pendu ! » S’il avait pu s’y prendre à temps, ou si les officiers du shériff n’avaient pas été plus prompts que lui, il est raisonnable de supposer que Dexter aurait lui-même détruit le Journal, pour prévenir les conséquences de la production de cette pièce compromettante devant la Cour. Cette intention de sa part paraît si manifeste, qu’il a même résisté aux officiers de justice, et qu’il a tenté de s’opposer à l’accomplissement de leur devoir. Son agitation quand il a envoyé chercher M. Playmore pour qu’il intervînt a été constatée de visu par celui-ci, qui ne doit pas oublier d’ajouter que cette agitation était réelle, incontestablement réelle.

« QUESTIONS RELATIVES À LA CONFESSION.

« Première question. – Qu’est-ce qui a empêché Dexter de détruire la lettre quand il l’a découverte sous l’oreiller de la morte ?

« Réponse. – Les mêmes raisons qui l’avaient poussé à résister à la saisie du Journal, et à témoigner en faveur de l’accusé lors du procès, l’ont décidé à garder la lettre jusqu’à ce que le verdict fût connu. De ses dernières paroles, consignées dans les notes de M. Benjamin, nous devons conclure que, si le verdict du jury avait été : Coupable, il n’aurait pas hésité à sauver le mari innocent en produisant la Confession de la femme. Il y a des degrés dans toute perversité. Dexter était assez pervers pour supprimer la lettre qui blessait sa vanité en le représentant comme un objet de dégoût et de mépris ; mais il ne l’était pas assez pour laisser volontairement un innocent périr sur l’échafaud. Qu’on réfléchisse, dans cette situation, à ce qu’a dû souffrir Dexter, quelque indigne qu’il fût, quand il a lu pour la première fois la Confession de Mme Eustache. Il était entré dans ses calculs de miner l’affection de la femme pour son mari. À quels résultats ces calculs l’avaient-ils conduit ? Il avait poussé la femme qu’il aimait à chercher un refuge dans le suicide ! Donnez à ces considérations le poids qu’elles méritent et vous comprendrez qu’il pouvait rester un petit fonds de vertu dans le cœur de cet homme, ainsi que cela résulte même de ses remords.

« Seconde question. – Quel motif a influencé la conduite de Miserrimus Dexter, quand Mme Valéria Macallan l’a informé qu’elle se proposait de rouvrir une enquête sur l’empoisonnement commis à Gleninch ?

« Réponse. – Selon toutes probabilités, les craintes qui assiègent une mauvaise conscience suggérèrent à Dexter qu’il pouvait avoir été épié quand il était secrètement entré, le matin, dans la chambre où gisait le cadavre de la première femme d’Eustache. Sans scrupules pour lui-même, pour écouter aux portes et regarder par le trou des serrures, il devait être d’autant plus disposé à soupçonner les autres de se livrer aux mêmes pratiques. Sous l’empire de cette crainte, il devait naturellement lui venir à l’esprit que Mme Valéria pouvait un jour rencontrer la personne qui l’avait épié, et apprendre de cette personne tout ce qu’elle avait découvert s’il n’arrivait pas à lui faire faire fausse route dès le début de ses investigations. Les soupçons jaloux que lui inspirait à elle-même Mme Beauly lui offraient la chance d’y réussir facilement. Il était d’autant plus disposé à profiter de cette chance qu’il était lui-même animé des sentiments les plus hostiles à l’égard de cette dame. Il la connaissait comme l’ennemie qui avait détruit la paix domestique de la maîtresse de la maison ; il aimait la maîtresse de la maison, et, comme conséquence, il haïssait son ennemie. Prévenir la découverte de son coupable secret, et persécuter Mme Beauly : c’est là qu’il faut voir le motif principal et le motif secondaire qui ont fait agir Dexter dans ses relations avec la seconde Mme Eustache[3]. »

Benjamin déposa ses notes et ôta ses lunettes.

« Nous n’avons pas jugé nécessaire d’aller plus loin, dit-il. Existe-t-il encore quelque point que vous pensiez être resté inexpliqué ? »

Je réfléchis. Il n’y avait pas de point important qui me parût avoir encore besoin d’explication. Mais j’avais, à mon tour, à poser des questions bien intéressantes pour moi sur Mme Beauly.

Je ne pouvais m’empêcher de garder encore sur Mme Beauly quelques arrière-pensées de jalousie rétrospective. Ce ne fut donc pas sans quelque émotion que je dis à Benjamin :

« Vous et M. Playmore, n’avez-vous jamais parlé ensemble de l’ancien attachement de mon mari pour Mme Beauly ? M. Playmore ne vous a-t-il jamais dit pourquoi Eustache n’a pas épousé, après l’issue du procès, cette femme qu’il avait réellement aimée ?

– Je lui ai moi-même adressé cette question, dit Benjamin. Il y a répondu assez aisément. Comme ami et conseil de votre mari, M. Playmore a été consulté par lui au sujet d’une lettre que M. Eustache écrivit à Mme Beauly, après l’issue du procès. Sur ma demande, il m’a dit quelle était la substance de cette lettre. Vous plairait-il de savoir ce que je m’en rappelle à mon tour ? »

J’avouai que cela me plairait fort, et mon vieil ami s’empressa de me rassurer. Ce que se rappelait Benjamin coïncidait exactement avec ce que m’avait dit Miserrimus Dexter. Mme Beauly avait été témoin de ce que mon mari considérait comme sa déchéance publique. C’en était assez pour l’empêcher de l’épouser. Il avait rompu avec elle par la même raison qui le fit plus tard se séparer de moi. L’existence avec une femme sachant qu’il avait passé en jugement comme accusé de meurtre, était une perspective qu’il n’avait pas le courage d’affronter. Les deux relations concordaient en tous points. Ma curiosité jalouse était donc satisfaite, et Benjamin fut libre de bannir tout souvenir du passé et d’aborder le sujet plus intéressant de l’avenir.

Ses premières questions portèrent sur Eustache. Il me demanda si mon mari avait quelque soupçon de ce qui avait été fait à Gleninch.

Je lui dis l’incident du fragment de journal, et comment j’étais parvenue à différer momentanément l’inévitable révélation de la vérité.

Le visage de mon vieil ami s’éclaircit en m’écoutant.

« Ce sera une bonne nouvelle pour M. Playmore, dit-il. Notre excellent ami est vivement effrayé à la pensée que nos découvertes peuvent compromettre votre position vis-à-vis de votre mari. D’une part, il est naturellement désireux d’épargner à M. Eustache la douleur qu’il devra nécessairement ressentir s’il lit la Confession de sa première femme. D’un autre côté, par esprit de justice, comme dit M. Playmore, il est impossible, au point de vue des enfants à naître de votre mariage, de supprimer un document qui lave la mémoire de leur père de la tache que le verdict écossais peut avoir imprimée à son nom. »

J’écoutais attentivement. En faisant allusion à notre avenir, en parlant de notre enfant, Benjamin avait touché une corde sensible qui vibrait secrètement et douloureusement dans mon cœur.

« Comment M. Playmore propose-t-il de résoudre cette difficulté ? demandai-je, non sans anxiété.

– La difficulté ne peut être résolue que d’une seule manière, reprit Benjamin. M. Playmore propose d’enfermer dans une enveloppe scellée le manuscrit original de la lettre, et d’y ajouter une relation très-claire des circonstances dans lesquelles elle a été découverte, relation appuyée d’une attestation revêtue de votre signature et de la mienne, comme témoins. Ceci fait, ce sera à vous de mettre votre mari dans la confidence de notre découverte, au moment que vous jugerez opportun. Puis ce sera à M. Eustache à décider s’il veut ouvrir le paquet scellé, ou s’il veut le laisser avec les cachets intacts, comme un héritage pour ses enfants. Il abandonnerait à leur discrétion le soin de juger si le document doit ou non être rendu public, quand ils seront en âge d’agir par eux-mêmes. Consentez-vous à cela, ma chère ? Ou préférez-vous que M. Playmore vienne voir votre mari et agisse pour vous en cette circonstance ? »

Je me décidai, sans hésitation, à assumer toute la responsabilité sur moi. Pour ce qui était de guider la décision à prendre par Eustache, je considérais mon influence comme évidemment supérieure à celle de M. Playmore. Ma détermination reçut l’approbation de Benjamin. Il fut convenu seulement qu’il écrirait, à Édimbourg le jour même, pour calmer au plus tôt les inquiétudes de M. Playmore.

La seule chose restant à régler était relative à mon plan de retour en Angleterre. Les médecins étaient les autorités à consulter à ce sujet. Je promis de les interroger lors de leur première visite à Eustache.

 

« N’avez-vous rien de plus à me dire ? demanda Benjamin, au moment où il ouvrait son portefeuille pour écrire à M. Playmore.

– Si fait ! dis-je. Miserrimus ?… Ariel ?… avez-vous eu de leurs nouvelles récemment ? »

Mon vieil ami soupira et m’avertit ainsi que j’avais touché à un sujet pénible.

« La meilleure chose, dit-il, qui puisse arriver à ce malheureux homme ne se fera probablement plus beaucoup attendre. Le seul changement qui se soit produit en lui le menace d’une attaque plus ou moins prochaine de paralysie. Vous pouvez apprendre sa mort avant d’être de retour en Angleterre.

– Et Ariel ? demandai-je.

– Toujours la même, répondit Benjamin. Parfaitement heureuse, tant qu’elle est auprès du Maître. D’après tout ce que j’ai entendu dire d’elle, la pauvre créature ne considère pas Dexter comme un être mortel. Elle rit à l’idée qu’on puisse croire qu’il peut mourir, et elle attend patiemment, persuadée qu’il la reconnaîtra un jour ou l’autre. »

Les nouvelles de Benjamin m’attristèrent profondément. Me renfermant dans un silence morne, je laissai mon vieil ami tout à sa lettre.

L. – LA FIN DE L’HISTOIRE.

Dix jours après nous retournions en Angleterre, accompagnés par Benjamin.

La maison de Mme Macallan, à Londres, nous offrait d’amples moyens d’installation. Nous accueillîmes avec joie sa proposition d’y rester près d’elle jusqu’à la naissance de notre enfant, et nos plans d’avenir furent dressés en conséquence.

Les tristes nouvelles auxquelles Benjamin m’avait préparée à Paris ne tardèrent pas à me parvenir après notre retour en Angleterre. Miserrimus Dexter avait été délivré du fardeau de la vie. La mort était venue pour lui lentement et graduellement. Peu d’heures avant de rendre le dernier soupir, la connaissance lui revint. Il reconnut Ariel, il la regarda, et l’appela par son nom. Puis, il me demanda. On pensa à m’envoyer chercher ; mais il était trop tard. Subitement, et avant qu’un messager pût m’être expédié, le malheureux homme se redressa, et, avec une lueur de son ancienne importance :

« Silence, vous tous ! s’écria-t-il, j’ai la tête fatiguée, et je vais dormir. »

Il ferma les yeux et s’endormit en effet… mais pour ne plus se réveiller. Ainsi pour lui la mort avait été miséricordieuse, elle était venue sans son cortège d’anxiétés et de douleurs. Ainsi cette étrange existence, avec ses fautes, ses misères, ses lueurs de poésie et d’humeur, ses accès fantasques de gaieté, de cruauté, et de vanité… avait suivi son cours prédestiné et s’était évanouie comme un rêve !

Hélas ! pauvre Ariel ! Elle avait vécu pour le Maître… que pouvait-elle faire, maintenant que le Maître était parti ? Elle pouvait mourir avec lui, et pour lui.

On lui avait permis d’assister aux funérailles de Miserrimus Dexter… dans l’espérance que la cérémonie servirait à la convaincre de sa mort. Cette attente ne se réalisa pas. Ariel persistait à nier que le Maître l’eût quittée. On fut obligé de retenir de force la pauvre créature quand le cercueil fut descendu dans la fosse, et ce ne fut également que par la force qu’on parvint à l’emmener hors du cimetière, quand la cérémonie funèbre fut terminée. À partir de ce moment, sa vie s’écoula, pendant quelques semaines, dans des alternatives d’accès de délire et de sommeil léthargique. Au bal annuel donné dans l’établissement, pendant que la surveillance était quelque peu relâchée, le bruit se répandit, vers minuit, qu’Ariel avait disparu. La garde chargée de veiller sur elle l’avait laissée dormant, et avait cédé à la tentation de descendre un instant pour jeter un coup d’œil sur le bal. Quand cette femme était retournée à son poste, Ariel était partie. La présence d’étrangers et la confusion accidentellement produite par la fête, lui avaient offert des facilités pour s’échapper, qu’elle n’aurait pas trouvées en tout autre temps. Cette nuit-là, toutes les recherches faites pour la retrouver furent vaines. Le lendemain matin apporta de touchantes et terribles nouvelles. La pauvre Ariel, avec son instinct de chien aimant, était retournée droit au cimetière. On l’y avait trouvée, au lever du soleil, morte de froid, sur la fosse de Miserrimus Dexter. Fidèle jusqu’à la fin, Ariel avait suivi son Maître ! Fidèle jusqu’à la fin, Ariel était morte sur le tombeau de son Maître !

 

Ayant écrit ces tristes mots, je me hâte de revenir à des sujets moins pénibles.

 

Les événements m’avaient séparée du Major Fitz-David, après le dîner qui avait été marqué par ma rencontre mémorable avec Lady Clarinda. Depuis ce temps je n’ai eu que peu ou point de nouvelles du vieux beau, et, j’ai honte de le dire, je l’avais à peu près entièrement oublié, quand ce moderne Don Juan se rappela à mon souvenir par l’apparition imprévue d’une lettre, arrivée à mon adresse au domicile de ma belle-mère, et qui était… une lettre de faire-part de mariage. Le Major faisait une fin ! Et, chose plus surprenante encore, ce folâtre ami des belles avait choisi pour légitime propriétaire de sa maison et de lui-même, qui ?… la future reine du chant, la jeune femme aux yeux ronds, à la mise excentrique, qui possédait une voix de soprano si vibrante !

Nous fîmes notre visite de congratulation dans les formes, et nous en sortîmes tous émus de compassion pour ce pauvre et brave Major.

L’épreuve du mariage avait tellement changé mon joyeux et galant admirateur d’autrefois, que j’eus quelque peine à le reconnaître. Il avait perdu toutes ses prétentions à la jeunesse, il était devenu irrévocablement et sans déguisement un vieillard. Debout derrière le fauteuil dans lequel trônait son impérieuse jeune femme, il la regardait avec soumission, entre chaque parole qu’il m’adressait, comme s’il avait eu besoin de sa permission, seulement pour ouvrir la bouche. Chaque fois qu’elle l’interrompait… et cela lui arrivait à tout moment, et sans cérémonie… il se soumettait avec une docilité et une admiration sénile, à la fois triste et comique à voir.

« N’est-elle pas belle ? me disait-il de manière à être entendu par sa femme. Quelle figure !… et quelle voix !… Vous vous rappelez sa voix ? C’est une perte, chère madame, une perte irréparable pour nos grandes scènes lyriques. Voyez-vous, quand je pense à ce qu’aurait pu faire cette grande artiste, je me demande quelquefois si j’avais réellement le droit de l’accaparer, de l’épouser. Je sens, ma parole d’honneur ! que je me suis rendu coupable envers le public. »

Quant à l’heureuse personne, objet de ce mélange bizarre d’admiration et de regret, elle se plut à me recevoir gracieusement, comme une amie.

Pendant qu’Eustache parlait avec le Major, la nouvelle mariée me tira à l’écart et m’expliqua à voix basse les raisons qui l’avaient déterminée à se marier, avec une candeur où manquait un peu trop visiblement la pudeur.

« J’appartiens, me dit-elle, à une nombreuse famille complètement dépourvue de ressources. Le Major est bien gentil de parler de moi comme d’une reine du chant et tout ce qui s’en suit. Ah ! bon Dieu ! J’en avais déjà bien assez de l’Opéra ! Mon maître de musique m’a suffisamment renseignée ; je sais ce qu’il en coûte de peine pour devenir une grande chanteuse. Je n’ai pas la patience de travailler comme ces femmes étrangères, ce tas de Jézabels effrontées ! Je les déteste et je les méprise ! Non, non ; entre nous, il était bien plus facile, plus rapide, et plus sûr de faire ma fortune en épousant le vieux gentleman. Aujourd’hui me voilà bien pourvue… voilà ma famille bien pourvue également… et rien à faire qu’à dépenser de l’argent ! J’adore ma famille, moi ! je suis bonne fille, je suis bonne sœur… moi ! Voyez comme je suis habillée ! Regardez-moi ce mobilier ! Je n’ai pas mal joué mon jeu, hein ? C’est un grand avantage, allez, que d’épouser un vieillard… vous pouvez le tortiller autour de votre petit doigt. Suis-je heureuse ? Oui, certes, je suis heureuse ! J’espère que vous êtes heureuse aussi. Où demeurez-vous maintenant ? J’irai bientôt vous voir pour avoir le plaisir de causer longuement avec vous. J’ai toujours eu du penchant pour vous ; et, maintenant que ma position vaut la vôtre, je désire que nous soyons amies. »

Je lui répondis par quelques mots polis, bien déterminée intérieurement à m’arranger, quand elle me ferait visite, pour qu’elle ne dépassât pas le seuil de la porte extérieure. Pourquoi ne le dirais-je pas ? ses offres d’amitié m’inspiraient un sentiment assez voisin du dégoût. Quand une femme se donne à un homme pour de l’argent, le marché n’est pas moins odieux et honteux, ce me semble, pour avoir reçu la sanction religieuse et légale.

*

* *

Je me retrouve devant mon bureau, livrée à mes réflexions, les images du Major et de sa femme s’évanouissent de ma mémoire… et la dernière scène de mon histoire se déroule lentement à ma vue.

Le lieu est ma chambre à coucher. Les personnages, tous deux au lit – qu’on veuille bien les excuser – sont moi et mon fils. Il est déjà âgé de trois semaines, et, pour le moment, il est profondément endormi à côté de sa mère. Mon bon oncle est venu tout exprès à Londres pour le baptiser. Mme Macallan sera sa marraine, ses parrains seront Benjamin et M. Playmore. Je me demande si le baptême de mon enfant se passera plus joyeusement que mes noces ?

Le docteur vient de quitter la maison, un peu perplexe à mon sujet. Il m’a trouvée, comme d’habitude depuis quelques jours déjà, étendue sur ma chaise longue ; mais, aujourd’hui, il a remarqué en moi des symptômes de faiblesse qui lui ont paru tout à fait inexplicables dans les circonstances présentes, et qui l’ont engagé à user de son autorité pour me faire reprendre le lit.

La vérité est que je n’ai pas mis le docteur dans ma confidence. Il y a deux causes à ces indices de fatigue qui ont surpris mon médecin… ces deux causes sont l’incertitude et l’inquiétude.

Aujourd’hui, j’ai enfin pris assez de courage pour accomplir la promesse que j’avais faite à mon mari lors de notre séjour à Paris. Il sait maintenant comment a été découverte la confession de sa première femme. Il sait, par le témoignage plein d’autorité de M. Playmore, que la lettre de la mourante peut, s’il le veut, fournir les moyens de faire proclamer publiquement son innocence par une Cour de Justice. Enfin, et c’est là ce qui importe plus que tout, il sait que cette Confession a été gardée secrète pour lui, afin de ménager sa tranquillité d’âme, en même temps que par respect pour la mémoire de la pauvre infortunée qui la première a porté son nom.

Ces révélations nécessaires, c’est moi qui les ai faites à mon mari… mais je n’ai pas osé les faire de vive voix. Le moment venu, j’ai reculé devant la nécessité de lui parler de sa première femme. J’avais rédigé une sorte de relation, puisée principalement dans les lettres que j’avais reçues à Paris de Benjamin et de M. Playmore. Je la lui ai remise. Il la lit en ce moment. Quand je dis : il la lit, il a eu maintenant amplement le temps de la lire ; il a eu le temps d’y réfléchir longuement dans la solitude et le silence de son cabinet. Pourquoi ne revient-il pas ? Je l’attends, la fatale Confession à la main. Ma belle-mère attend aussi dans la chambre voisine de la mienne. Elle veut comme moi, entendre de sa bouche sa décision. Quel parti prendra-t-il ? Oui ou non, va-t-il briser les cachets qui scellent la lettre de la morte ?

Les minutes se passent. Nous continuons à ne pas entendre le bruit de son pas dans l’escalier. Mes doutes m’agitent de plus en plus, à mesure que l’attente se prolonge. Dans l’état nerveux où je suis, cette lettre, que je tiens là, entre mes mains, me semble inexprimablement lourde. Je frissonne, rien qu’à la regarder. Je change incessamment de place dans mon lit, sans pouvoir trouver un seul instant de calme. Tout à coup une idée singulière traverse mon esprit. Je soulève doucement l’une des mains de mon petit enfant, et je place dessous la lettre ; associant ainsi au terrible testament de crime et de malheur cette innocence et cette grâce, pour qu’elles y mêlent un peu de leur douceur et de leur pureté.

Les minutes s’écoulent, la pendule sonne une demie. Enfin, j’entends Eustache ! Il frappe doucement à la porte, et il ouvre.

Il est d’une pâleur mortelle. Je crois surprendre des traces de larmes dans ses yeux. Mais aucun signe extérieur d’agitation ne lui échappe, quand il vient s’asseoir près de moi. Il a dû, par affection pour moi, attendre jusqu’à ce qu’il soit tout à fait maître de lui.

Il pressa ma main et la baise tendrement.

« Valéria ! dit-il, laissez-moi vous demander encore de me pardonner ce que j’ai dit et fait en d’autres temps. Si je ne comprends pas autre chose, je comprends au moins ceci : – La preuve de mon innocence a été trouvée, et je le dois uniquement au courage et au dévouement de ma femme ! »

Je gardai un instant le silence, pour mieux savourer le plaisir de l’entendre parler ainsi, pour lire son amour et sa reconnaissance dans ses yeux humides, dont les regards se fixaient avec attendrissement sur moi. Puis, je fis appel à toute ma résolution pour poser la question dont dépendait notre avenir :

« Est-ce que vous voulez voir la lettre, Eustache ? »

Au lieu de répondre, il m’adressa lui-même une autre question.

« Avez-vous cette lettre ici ?

– Oui.

– Scellée ?

– Scellée. »

Il s’arrêta un instant pour bien peser, avant de parler, ce qu’il allait dire.

« Que je sois bien sûr si je comprends exactement ce que j’ai à décider, reprit-il. Supposons que j’insiste pour lire la lettre ?… »

Là, je l’interrompis. Je sais que j’aurais dû savoir me contenir. Mais je ne trouvai pas la force de faire ce que je devais.

« Ô mon bien-aimé ! m’écriai-je, ne parlez pas de lire cette lettre ! Je vous en prie… je vous en supplie… épargnez-vous vous-même… »

Il fit un geste de la main pour réclamer de moi le silence.

« Je ne pense pas à moi, dit-il. Je pense à celle qui n’est plus. Si je renonce à prouver mon innocence, de mon vivant, si je laisse intacte les cachets de la lettre, croyez-vous, comme le dit M. Playmore, que je ferai acte de respect et de tendresse envers la mémoire de ma première femme ?

– Oh ! il ne peut pas y avoir à cela l’ombre d’un doute !

– Sera-ce de ma part une faible expiation de la peine que je puis lui avoir causée, sans intention, de son vivant ?

– Oui !… oui !…

– Et vous, Valéria, serez-vous satisfaite ?

– Mon ami, je serai ravie !

– Où est la lettre ?

– Dans la main de votre enfant. »

Il passa de l’autre côté du lit. Il souleva la main rose de l’enfant, qu’il porta à ses lèvres. Pendant un instant, il garda la petite main dans la sienne, immobile et comme absorbé dans ses pensées. Je vis sa mère entrouvrir doucement la porte, et guetter ses mouvements comme je les guettais moi-même. Il y eut là, je crois, une hésitation dernière. Mais notre incertitude ne se prolongea pas. Eustache, avec un profond soupir, replaça la main de l’enfant sur la lettre scellée. Ce simple geste disait tout ; il disait à son fils, mieux que s’il eût eu recours à la parole :

« C’est toi qui décideras ! »

Ainsi se termina cette ardente recherche, cette longue poursuite pour la conquête de l’honneur et du repos de mon mari. Cela ne finissait pas comme j’avais pensé que cela devait finir ; peut-être pas non plus comme vous aviez pensé que cela finirait. Que savons nous de notre destinée ? Que savons-nous de l’accomplissement de nos plus chers désirs ? Dieu le sait… et cela vaut mieux.

Je n’ai plus à ajouter qu’un dernier mot, comme post-scriptum. Ne soyez pas trop durs, bons lecteurs, pour les faiblesses ou les erreurs de la vie de mon mari. Pensez de moi, dites de moi tout le mal que vous voudrez. Mais soyez indulgents pour Eustache !

FIN.

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Texte libre de droits.

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Janvier 2010

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[1] NOTE DE M. PLAYMORE : – Les plus grandes difficultés se sont rencontrées pour nous dans la reconstruction de cette première partie de la lettre déchirée. Au quatrième paragraphe, nous avons dû, en trois endroits, remplacer les mots perdus. Dans les neuvième, dixième, et dix-septième paragraphes, il a fallu aussi rejoindre et compléter ces phrases. Nous avons mis un soin scrupuleux, en remplissant ces lacunes, à nous conformer du mieux possible, à l’intention présumée de celle qui avait écrit la lettre, autant qu’on en pouvait juger d’après les parties intactes de la pièce manuscrite.

[2] NOTE DE M. PLAYMORE : – Les mots perdus et les phrases remplacées dans cette dernière partie de la lettre sont en si petit nombre qu’il est inutile d’en faire mention. Les fragments qui ont été trouvés collés ensemble par la gomme, et qui représentent la partie de la lettre d’abord complètement reconstruite, commencent à la phrase : J’ai parlé de vous à la garde dans des termes dont j’ai honte ; et finissent à la phrase inachevée : Si en me rendant ce petit service vous m’aviez seulement encouragée par une bonne parole, par un regard affectueux, j’étais résolue à ne pas prendre… Avec l’aide qui nous fut ainsi apportée, le travail de réunion de la dernière moitié de la lettre datée du 20 Octobre fut insignifiant, comparé avec les difficultés insurmontables que nous avons rencontrées en reconstruisant les fragments épars des pages précédentes.

[3] NOTE DE L’AUTEUR DE CE RÉCIT : – Voir pour plus ample démonstration de ce point de vue la scène chez Benjamin (chapitre XXXV), où Dexter, dans un moment d’agitation impossible à réfréner, révèle son secret ou plutôt une partie de son secret à Valéria.