René Bazin

LES OBERLÉ

(1903)

 

 

 

Table des matières

 

I  NUIT DE FÉVRIER EN ALSACE. 3

II  L’EXAMEN.. 30

III  LA PREMIÈRE RÉUNION DE FAMILLE. 48

IV  LES GARDIENNES DU FOYER.. 67

V  LES COMPAGNONS DE ROUTE. 80

VI  LA FRONTIÈRE. 93

VII  LA VIGILE DE PÂQUES. 104

VIII  CHEZ CAROLIS. 130

IX  LA RENCONTRE. 143

X  LE DÎNER CHEZ LE CONSEILLER BRAUSIG.. 157

XI  EN SUSPENS. 175

XII  LA RÉCOLTE DU HOUBLON.. 179

XIII  LES REMPARTS D’OBERNAI 213

XIV  LE DERNIER SOIR.. 230

XV  L’ENTRÉE AU RÉGIMENT. 236

XVI  DANS LA FORÊT DES MINIÈRES. 256

À propos de cette édition électronique. 265

 

I

NUIT DE FÉVRIER EN ALSACE

 

La lune se levait au-dessus des brumes du Rhin. Un homme qui descendait, en ce moment, par un sentier des Vosges, grand chasseur, grand promeneur à qui rien n’échappait, venait de l’apercevoir dans l’échancrure des futaies. Il était aussitôt rentré dans l’ombre des sapinières. Mais ce simple coup d’œil jeté, au passage d’une clairière, sur la nuit qui devenait lumineuse, avait suffi pour lui rappeler la beauté de cette nature où il vivait. L’homme tressaillit de plaisir. Le temps était froid et calme. Un peu de brume montait aussi des ravins. Elle ne portait point encore le parfum des jonquilles et des fraisiers sauvages, mais l’autre seulement qui n’a pas de nom et n’a pas de saison, le parfum des résines, des feuilles mortes, des gazons reverdis, des écorces soulevées sur la peau neuve des arbres, et l’haleine de cette fleur éternelle qu’est la mousse des bois. Le voyageur respira profondément cette senteur qu’il aimait ; il la but à grands traits, la bouche ouverte, pendant plus de dix pas, et, si habitué qu’il fût à cette fête nocturne de la forêt, lueurs du ciel, parfums de la terre, frémissements de la vie silencieuse, il dit à demi-voix : « Bravo, l’hiver ! Bravo les Vosges ! Ils n’ont pas pu vous gâter ! » Et il mit sa canne sous son bras, afin de faire moins de bruit encore sur le sable et sur les aiguilles de sapin du sentier en lacet, puis, détournant la tête :

– Trotte avec précaution, Fidèle, mon bon ami : c’est trop beau !

À trois pas derrière, trottait un épagneul haut sur pattes, efflanqué, fin de museau comme un lévrier, qui paraissait tout gris, mais qui était, en plein jour, feu et café au lait, avec des franges de poils souples qui dessinaient la ligne de ses pattes, de son ventre et de sa queue. La bonne bête eut l’air de comprendre son maître, car elle continua de le suivre, sans faire plus de bruit que la lune qui glissait sur les aigrettes des sapins.

Bientôt la lumière pénétra entre les branches, émietta l’ombre ou la balaya par larges places, s’allongea sur les pentes, enveloppa les troncs d’arbres ou les étoila, et, toute froide, imprécise et bleue, créa, avec les mêmes arbres, une forêt nouvelle que le jour ne connaissait pas. Ce fut une création immense, enchanteresse et rapide. Dix minutes y suffirent. Pas un frisson ne l’annonça. M. Ulrich Biehler continua de descendre, saisi d’une émotion grandissante, se baissant quelquefois pour mieux voir les sous-bois, se penchant au-dessus des ravins, le cœur battant, la tête aux aguets, comme les chevreuils qui devaient quitter les combes et gagner le pacage.

Ce voyageur enthousiaste et jeune encore d’esprit n’était cependant plus un homme jeune. M. Ulrich Biehler, – qu’on appelait partout, dans la contrée, M. Ulrich, – avait soixante ans, et ses cheveux et sa barbe d’un gris presque blanc en témoignaient ; mais il avait eu plus de jeunesse que d’autres, comme on a plus de bravoure ou de beauté, et il en avait gardé quelque chose. Il habitait au milieu de la montagne de Sainte-Odile, exactement à quatre cents mètres en l’air, une maison forestière sans architecture et sans dépendance territoriale d’aucune sorte, si ce n’est le pré en pente où elle était posée et, en arrière, un tout petit verger, ravagé périodiquement par les grands hivers. Il était demeuré fidèle à cette maison, héritée de son père qui l’avait achetée seulement pour y passer les vacances, et il y passait toute l’année, solitaire, bien que ses amis, comme ses terres, fussent assez nombreux dans la plaine. Il n’était pas sauvage, mais il n’aimait pas livrer sa vie. Un peu de légende l’entourait donc. On racontait qu’en 1870, il avait fait toute la campagne coiffé d’un casque d’argent au cimier duquel pendait, en guise de crinière, la chevelure d’une femme. Personne ne pouvait dire si c’était de l’histoire. Mais vingt bonnes gens de la plaine d’Alsace pouvaient affirmer qu’il n’y avait point eu, parmi les dragons français, un cavalier plus infatigable, un éclaireur plus audacieux, un compagnon de misère plus tendre et plus oublieux de sa propre souffrance que M. Ulrich, propriétaire de Heidenbruch dans la montagne de Sainte-Odile.

Il était resté Français sous la domination allemande. C’était sa joie et la cause, également, de nombreuses difficultés qu’il tâchait d’aplanir, ou de supporter en compensation de la faveur qu’on lui faisait de le laisser respirer l’air d’Alsace. Il savait demeurer digne, dans ce rôle de vaincu toléré et surveillé. Aucune concession qui eût trahi l’oubli du cher pays de France, mais aucune provocation, aucun goût de démonstration inutile. M. Ulrich voyageait beaucoup dans les Vosges, où il possédait, çà et là, des parties de forêts, qu’il administrait lui-même. Ses bois étaient réputés parmi les mieux aménagés de la Basse-Alsace. Sa maison, depuis trente ans fermée pour cause de deuil, avait cependant une réputation de confort et de raffinement. Les quelques personnes, françaises ou alsaciennes, qui en avaient franchi le seuil, disaient l’urbanité de l’hôte et son art de bien recevoir. Les paysans surtout l’aimaient, ceux qui avaient fait la guerre avec lui, et même leurs fils, qui levaient leur chapeau quand M. Ulrich apparaissait au coin de leur vigne ou de leur luzerne. On le reconnaissait de loin, à cause de sa taille élancée et mince, et de l’habitude qu’il avait de ne porter que des vêtements légers, qu’il achetait à Paris et qu’il choisissait invariablement dans les couleurs brunes, depuis le brun foncé du noyer jusqu’au brun clair des chênes. Sa barbe en pointe, très soignée, allongeait son visage, où il y avait peu de sang et peu de rides ; la bouche souriait volontiers sous les moustaches ; le nez proéminent et droit d’arête disait la race ; les yeux gris, indulgents et fins, prenaient vite une expression de hauteur et de défi quand on parlait de l’Alsace ; enfin, le front large mettait un peu de songe dans cette physionomie d’homme de combat, et s’agrandissait de deux clairières enfoncées en plein taillis de cheveux durs, serrés et coupés droit.

Or, ce soir, M. Ulrich rentrait de visiter une coupe de bois dans les montagnes de la vallée de la Bruche, et ses domestiques ne s’attendaient pas à le voir sortir de nouveau, quand, après dîner, il avait dit à la femme de chambre, la vieille Lise, qui servait à table :

– Mon neveu Jean a dû arriver ce soir à Alsheim, et, sans doute, si j’attendais jusqu’à demain, je pourrais le voir ici, mais je préfère le voir là-bas, dès aujourd’hui. Et je pars. Laisse la clef sous la porte, et couche-toi.

Il avait aussitôt sifflé Fidèle, pris sa canne et descendu le sentier qui, à cinquante pas de Heidenbruch, entrait sous bois.

M. Ulrich était vêtu, selon sa coutume, d’une vareuse et d’une culotte couleur feuille morte, et coiffé d’une bombe de chasse en velours. Il avait marché vite, et, en moins d’une demi-heure, se trouvait rendu à un endroit où le sentier rejoignait une allée plus large, faite pour les promeneurs et les pèlerins de Sainte-Odile. Le lieu était indiqué dans les guides, parce que, sur cent mètres de longueur, on dominait le cours d’un torrent qui traversait plus bas, dans la plaine, le village d’Alsheim ; parce que, surtout, dans l’ouverture du ravin, dans l’angle que formaient les pentes rapprochées des terres, on pouvait apercevoir, en jour, un coin de l’Alsace, des villages, des champs, des prés, très loin un vague trait d’argent qui était le Rhin, et les montagnes de la Forêt-Noire, bleues comme du lin et rondes comme un feston. Malgré la nuit qui bornait la vue, M. Ulrich, en arrivant dans l’allée, regarda devant lui, par la force de l’habitude, et ne vit qu’un triangle de nuit, de la couleur de l’acier, où brillaient en haut de vraies étoiles, en bas des points lumineux de grosseur égale, mais légèrement voilés et entourés d’un halo, et qui étaient les lampes et les chandelles du village d’Alsheim. Le voyageur pensa à son neveu, qu’il allait tout à l’heure serrer contre son cœur, et se demanda : « Qui vais-je trouver ? Que va-t-il être, après trois ans d’absence, et trois ans d’Allemagne ? »

Ce ne fut qu’un arrêt d’un instant. M. Ulrich traversa l’allée, et, voulant couper au plus court, entra sous les branches d’une futaie de hêtres qui descendait, en pente rapide, vers une nouvelle sapinière où il retrouverait le chemin. Quelques feuilles mortes tremblaient encore au bout des basses branches, mais la plupart étaient tombées sur celles de l’année précédente, qui ne laissaient pas à découvert un seul pouce du sol, et, devenues elles-mêmes minces comme de la soie, et toutes pâles, elles ressemblaient à un dallage extrêmement uni et blond ; les troncs se dressaient, marbrés de mousses, réguliers comme des colonnes, et les cimes se rapprochaient au-dessus, bien haut, et s’unissaient par leurs rameaux ténus, qui dessinaient seulement la voûte et laissaient passer la lumière. Quelques buissons rompaient l’harmonie des lignes. À une centaine de mètres en contrebas, le barrage des arbres verts formait comme le mur solide de cette cathédrale en ruines.

Tout à coup, M. Ulrich entendit un bruit léger et tel qu’un autre homme ne l’eût sans doute pas remarqué, en avant, dans les sapins vers lesquels il se dirigeait. C’était le bruit d’une pierre roulant sur les pentes, accélérant sa vitesse, heurtant des obstacles et rebondissant. Il diminua, et finit par un éclatement à la fois ténu et clair, qui prouvait que la pierre avait atteint le fond caillouteux d’un ravin et s’y brisait. La forêt reprenait son silence, quand une seconde pierre, beaucoup moins grosse encore, à en juger par le son qu’elle éveilla, se mit, elle aussi, à rouler dans l’ombre. En même temps, le chien hérissa ses poils, et revint en grognant vers son maître.

– Tais-toi, Fidèle, dit celui-ci, il ne faut pas qu’ils me voient !

M. Ulrich se jeta aussitôt derrière le tronc d’un arbre, comprenant qu’un être vivant montait à travers bois, et devinant qui allait apparaître. En effet, trouant le noir du rideau de sapins, il aperçut la tête, les deux pieds de devant, et bientôt le corps tout entier d’un cheval. Un souffle blanc, précipité, s’échappait des naseaux et fumait dans la nuit. L’animal faisait effort pour grimper la pente trop raide. Tous les muscles tendus, les pieds de devant en crochet, le ventre près de terre, il avançait par soubresauts, mais presque sans bruit, enfonçant dans la mousse et dans l’épaisse toison végétale du sol, et ne déplaçant guère que des feuilles, qui coulaient les unes sur les autres avec un murmure de gouttes d’eau. Il portait un cavalier bleu clair, penché sur l’encolure et tenant sa lance presque horizontalement comme si l’ennemi avait été proche. L’haleine de l’homme se mêlait à celle du cheval dans la nuit froide. Ils avancèrent, se démenant comme s’ils luttaient. Bientôt le voyageur distingua les ganses jaunes cousues sur la tunique, les bottes noires au-dessous de la culotte sombre, le sabre droit pendu à l’arçon, et il reconnut un cavalier du régiment de hussards rhénans en garnison à Strasbourg ; puis plus près, il distingua, sur la flamme noire et blanche de la lance, un aigle jaune, indiquant un sous-officier ; il vit, sous le bonnet plat, un visage imberbe, sanguin, en sueur, des yeux roux inquiets, farouches, fouettés par la crinière en mouvement et fréquemment tournés à droite, et il nomma tout bas Gottfried Hamm, fils de Hamm le policier d’Obernai, et maréchal des logis chef aux hussards rhénans. L’homme passa, frôlant l’arbre derrière lequel se cachait M. Ulrich ; l’ombre de son corps et de son cheval s’allongea sur les pieds de l’Alsacien et sur les mousses voisines ; une odeur de sueur et de harnais traînait en arrière. Au moment où il dépassait l’arbre, il tourna la tête, encore une fois, vers la droite. M. Ulrich regarda dans cette direction, qui était celle de la plus grande longueur de la hêtrée. À une trentaine de mètres plus loin, il découvrit, montant sur la même ligne, un second cavalier, puis un troisième, qui n’était déjà plus qu’une silhouette grise entre les colonnes, puis, à des mouvements d’ombre, plus loin encore, il devina d’autres soldats et d’autres chevaux qui escaladaient la montagne. Et soudain, il y eut un éclair dans les profondeurs du bois, comme si une luciole avait volé. C’était un ordre. Tous les hommes firent un à droite, et, se mettant en file, silencieux, sans un mot, continuèrent leur manœuvre mystérieuse.

Des ombres s’agitèrent encore un instant dans les profondeurs de la futaie ; le murmure des feuilles foulées et croulantes diminua ; puis il cessa tout à fait, et la nuit parut, de nouveau, inhabitée.

– Redoutable, dit à demi-voix M. Ulrich, redoutable adversaire, qui s’exerce jour et nuit ! Il y avait un officier, bien sûr, là-bas, dans le sentier. C’est vers lui qu’ils regardaient tous. Il a levé son sabre, clair sous la lune, et les plus proches l’ont vu. Tous ont tourné. Comme ils faisaient peu de bruit ! J’en aurais tout de même démoli deux, si nous avions été en guerre.

Puis, remarquant son chien qui le regardait, tranquille à présent, le museau levé et remuant la queue :

– Oui, oui, ils sont partis… Tu ne les aimes pas plus que moi…

Il attendit, pour reprendre sa route, qu’il fût certain que les hussards ne reviendraient pas de son côté. Il n’aimait pas la rencontre des soldats allemands. Il en souffrait dans sa fierté ombrageuse de vaincu, dans sa fidélité à la France, dans son amour qui craignait toujours une guerre nouvelle, une guerre dont il avait vu avec étonnement la date reculer et reculer toujours. Il lui arrivait de faire de longs détours pour éviter une troupe en marche sur les routes. Pourquoi ces hussards étaient-ils venus troubler sa descente à Alsheim ? Encore des manœuvres, encore la pensée de l’Ouest qu’ils ont tenace, là-bas ; encore la bête carnassière qui rôde, souple, agile, au sommet des Vosges, et qui regarde si elle doit descendre…

M. Ulrich dévalait la hêtrée, baissant la tête, l’esprit tout plein de souvenirs tristes qui revivaient pour un mot, pour moins encore, car hélas ! ils avaient, mêlée avec eux et prompte à se relever du passé, toute la jeunesse de cet homme… Il évitait, lui aussi, de faire du bruit, tenait son chien derrière lui et ne le caressait pas, quand la brave bête frottait son museau contre la main pendante de son maître, pour dire : « Qu’avez-vous donc, puisqu’ils sont partis ? » En un quart d’heure, par le chemin plus large qu’il retrouva au bout de la hêtrée, M. Ulrich gagna la lisière de la forêt. Une brise plus froide et plus vive courait dans les tailles de chênes et de noisetiers qui bordaient la plaine. Il s’arrêta, écouta à droite, et, mécontent, leva les épaules en disant :

– C’est comme ça qu’ils reviendront ! Personne ne les aura entendus ! Pour l’instant, oublions-les, et allons dire bonjour à Jean Oberlé !

M. Ulrich descendit un dernier raidillon. Quelques pas encore, et les écrans de baliveaux et de broussailles qui cachaient l’espace furent franchis. Le ciel entier se dévoila et, en dessous, devant, à gauche, à droite, quelque chose d’un bleu plus doux et plus brumeux, qui était la terre d’Alsace. L’odeur des guérets et des herbes mouillées par la rosée se levait du sol comme une moisson de la nuit. Le vent la poussait, le vent froid, passant familier de cette plaine, compagnon vagabond du Rhin. On ne pouvait distinguer aucun détail dans l’ombre où dormait l’Alsace, si ce n’est, à quelques centaines de mètres, des lignes de toits ramassés et pressés autour d’un clocher gris, tout rond d’abord et terminé en pointe. C’était le village d’Alsheim. M. Ulrich se hâta, retrouva bientôt le cours du torrent, devenu un ruisseau rapide, qu’il avait côtoyé dans la montagne, le suivit, et vit se dégager, haute et massive, dans son parc d’arbres dépouillés par l’hiver, la première maison d’Alsheim, celle des Oberlé.

Elle était bâtie à droite de la route, dont elle était séparée d’abord par un mur blanc, puis par le ruisseau qui traversait le domaine sur plus de deux cents mètres de longueur, fournissant d’abord l’eau nécessaire aux machines, et coulant ensuite, agrandi et dirigé savamment, parmi les arbres, jusqu’à la sortie. M. Ulrich franchit la large grille en fer forgé qui ouvrait sur la route, puis le pont, et, passant devant le petit chalet du concierge, laissant à droite les chantiers pleins de bois amoncelés, de planches levées en croix, de perches, de hangars, il prit à gauche l’avenue qui tournait entre les massifs et la pelouse, et arriva devant le perron d’une maison à deux étages, mansardée, construite en pierre rouge de Saverne et qui datait du milieu du siècle. Il était huit heures et demie. Il monta vivement au premier, et frappa à la porte d’une chambre.

Une voix jeune répondit :

– Entrez !

M. Ulrich n’eut pas le temps d’enlever sa bombe de chasse. Il fut saisi au cou, attiré et embrassé par son neveu Jean Oberlé, qui disait :

– Bonjour, oncle Ulrich ! Ah ! que je suis content ! Quelle bonne idée !

– Allons, lâche-moi ! Bonjour, mon Jean ! Tu viens d’arriver ?

– À trois heures cette après-midi. J’aurais été vous voir dès demain, vous savez ?

– J’en étais sûr. Mais je n’ai pas pu y tenir : il a fallu descendre et te voir. Trois ans que je ne t’ai vu, Jean ! Laisse que je te regarde !

– À votre aise ! répondit le jeune homme en riant. Ai-je changé ?

Il avait avancé à son oncle un fauteuil de cuir, et s’asseyait en face, sur un canapé revêtu d’une housse et placé contre la muraille. Entre eux, il y avait une table de travail, sur laquelle brûlait une petite lampe à pétrole en métal ciselé. Tout près, la fenêtre laissait voir, entre ses rideaux relevés, le parc immobile et solitaire sous la lune. M. Ulrich considérait Jean avec une curiosité affectueuse et fière. Celui-ci avait encore grandi ; il dépassait un peu son oncle. Son solide visage d’Alsacien avait pris des lignes plus volontaires et plus fermes. La moustache brune était plus fournie, le geste tout à fait aisé, comme celui d’un homme qui a vu le monde. On eût pu le prendre pour un Méridional, à cause de la pâleur italienne de ses joues rasées, de ses paupières cernées d’ombre, à cause de ses cheveux foncés qu’il portait séparés sur le côté par une raie, de ses lèvres pâles aussi, ouvertes sur de belles dents saines, transparentes, qu’il laissait voir lorsqu’il riait ou qu’il parlait. Mais plusieurs signes le désignaient comme un enfant de l’Alsace : la largeur du visage sur la ligne des pommettes, ses yeux verts comme les forêts des Vosges, et le menton carré des paysans de la vallée. Il gardait quelque chose d’eux, car son bisaïeul avait tenu la charrue. Il avait leur corps de cavaliers solides. L’oncle devina aussi, à la jeunesse du regard qui croisait le sien, que Jean Oberlé, l’homme de vingt-quatre ans qu’il revoyait, n’était pas très différent, moralement, de celui qu’il avait connu autrefois.

– Non, dit-il après un long moment, tu es le même ; tu es seulement devenu homme. J’avais peur de plus grands changements.

– Et pourquoi ?

– Parce que, mon petit, à l’âge que tu as surtout, il y a des voyages qui sont des épreuves… Mais, d’abord, d’où reviens-tu, au juste ?

– De Berlin, où j’ai passé mon Referendar Examen.

L’oncle eut un rire saccadé qu’il réprima vite, et qui se perdit dans sa barbe grise.

– Appelons cela la licence en droit, si tu veux bien ?

– Je veux très bien, mon oncle.

– Alors, donne-moi une explication plus complète, et surtout plus nouvelle, car, ta licence, voilà plus d’un an que tu l’as en poche. Qu’as-tu fait de ton temps ?

– Très simple. L’avant-dernière année, je l’ai passée, comme vous le savez, à Berlin, achevant mes études de droit. La dernière, j’ai fait un stage chez un avocat, jusqu’au mois d’août. À cette époque, je suis parti pour un voyage en Bohême, en Hongrie, en Croatie, et dans le Caucase, avec la permission paternelle. J’y ai mis six mois ; j’ai retraversé Berlin pour reprendre mes bagages d’étudiant et faire quelques visites d’adieu, et j’arrive…

– En effet, ton père… Je ne t’ai pas demandé, dans ma hâte de te revoir… Il va bien ?

– Il n’est pas ici.

– Comment, le soir de ton retour, il a été obligé de s’absenter ?

Jean répondit avec un peu d’amertume :

– Il a été obligé d’assister à un grand dîner chez M. le conseiller von Boscher… Il a emmené ma sœur. Il paraît que c’est une belle réception.

Il y eut un petit silence. Les deux hommes ne riaient plus. Ils sentaient entre eux, toute proche, s’imposant après trois minutes d’entretien, la question maîtresse, irritante et fatale, celle qu’on n’évite pas, celle qui unit et qui divise, qui est au fond de toutes les relations sociales, des honneurs, des vexations comme des institutions, celle qui tient, depuis trente ans, l’Europe en armes.

– J’ai dîné seul, reprit Jean… c’est-à-dire avec mon grand-père…

– À peine une présence, le pauvre homme. Toujours bien affaissé, bien infirme ?

– Très vivant par l’esprit, je vous assure.

Il y eut un second silence, après quoi M. Ulrich demanda, en hésitant :

– Et ma sœur, à moi ? Ta mère ? Elle est avec eux ?

Le jeune homme répondit affirmativement, d’un signe de tête.

Et la douleur fut si vive chez l’autre, que M. Ulrich détourna les yeux pour ne pas laisser voir toute la souffrance qu’ils exprimaient. Il les leva, par hasard, sur une aquarelle du maître décorateur Spindler, pendue au mur, et qui représentait trois belles filles d’Alsace s’amusant à la balançoire. Vite, il reporta son regard sur son neveu, il le regarda bien en face, et il dit, la voix fêlée par l’émotion :

– Et toi ?… Tu aurais pu dîner chez le conseiller von Boscher,… au point d’intimité où vous êtes avec ces Allemands… Tu n’as pas eu envie de suivre tes parents ?

– Non.

Le mot fut dit nettement, simplement. Mais M. Ulrich ne trouva pas le renseignement qu’il cherchait. Oui, Jean Oberlé était devenu un homme. Il refusait de blâmer sa famille, de donner son avis en accusant les autres. L’oncle reprit, avec le même accent d’ironie :

– Cependant, mon neveu, j’ai eu tout l’hiver dernier les oreilles rebattues de tes succès berlinois ; on ne m’épargnait pas ; je savais que tu faisais danser là-bas nos blondes ennemies ; je connaissais les noms…

– Oh ! je vous en prie, dit Jean sérieusement, ne plaisantons pas sur ces questions-là, comme des gens qui n’osent les regarder en face et dire leur avis. J’ai eu une autre éducation que la vôtre, c’est vrai, mon oncle, une éducation allemande. Mais cela ne m’empêche pas d’aimer tendrement ce pays-ci… au contraire.

M. Ulrich, par-dessus la table, tendit la main, et serra la main de Jean.

– Tant mieux ! dit-il.

– Vous en doutiez ?

– Je ne doutais pas, mon enfant, j’ignorais ; je vois tant de choses qui me peinent et tant de convictions qui fléchissent !

– La preuve que j’aime notre Alsace, c’est que mon intention est d’habiter Alsheim.

– Comment ! dit M. Ulrich stupéfait, tu renonces à entrer dans l’administration allemande, comme ton père le veut ? C’est grave, mon ami, de te dérober à son ambition. Tu étais un sujet d’avenir… Il le sait ?

– Il s’en doute, mais nous ne nous sommes pas encore expliqués là-dessus. Je n’ai pas eu le temps depuis mon retour.

– Et que veux-tu faire ?

Le sourire jeune reparut sur les lèvres de Jean Oberlé.

– Couper du bois, comme lui, comme mon grand-père Philippe ; m’établir parmi vous. Quand j’ai voyagé, en Allemagne et en Autriche, après mon examen, c’était beaucoup pour étudier les forêts, les scieries, les usines pareilles à la nôtre… Vous pleurez ?

– Pas tout à fait.

M. Ulrich ne pleurait pas, mais il était obligé de sécher, du bout du doigt, ses paupières mouillées.

– Ça serait de joie, en tout cas, mon petit ; oh ! de vraie et grande joie !… Te voir fidèle à ce que j’aime le plus au monde… te garder près de nous… te voir décidé à ne pas accepter de charges et d’honneurs de ceux qui ont violenté ta patrie… oui, c’est le rêve que je n’osais plus faire… Seulement, bien franchement, je ne m’explique pas… Je suis surpris… Pourquoi ne ressembles-tu pas à ton père, à Lucienne, qui sont si ouvertement… ralliés ? Tu as fait tes études de droit à Munich, à Bonn, à Heidelberg, à Berlin ; tu viens de séjourner quatre années en Allemagne, sans parler des années de collège. Comment n’es-tu pas devenu Allemand ?

– Je le suis moins que vous.

– Ce n’est guère.

– Moins que vous, parce que je les connais mieux. Je les ai jugés par comparaison.

– Eh bien ?

– Ils nous sont inférieurs.

– Sapristi, tu me fais plaisir ! On n’entend jamais répéter que le contraire. En France surtout, ils ne tarissent pas d’éloges sur leurs vainqueurs de 1870 !

Le jeune homme, que l’émotion de M. Ulrich avait gagné, cessa de s’appuyer au dossier du canapé, et, penché en avant, le visage illuminé par la lampe qui rendait plus ardents ses yeux verts :

– Ne vous méprenez pas, oncle Ulrich : je ne déteste pas les Allemands, et en cela je diffère de vous. Je les admire même, car ils ont des côtés admirables. J’ai parmi eux des camarades pour lesquels j’ai beaucoup d’estime. J’en aurai d’autres. Je suis d’une génération qui n’a pas vu ce que vous avez vu, et qui a vécu autrement. Je n’ai pas été vaincu, moi !…

– Heureux, va !

– Seulement, plus je les ai connus, plus je me suis senti autre, d’une autre race, d’une catégorie d’idéal où ils n’entraient pas, et que je trouve supérieure, et que, sans trop savoir pourquoi, j’appelle la France.

– Bravo, mon Jean ! Bravo !

Le vieil officier de dragons s’était, penché, lui aussi, tout pâle, et les deux hommes n’étaient plus séparés que par la largeur de la table.

– Ce que j’appelle la France, mon oncle, ce que j’ai dans le cœur comme un rêve, c’est un pays où il y a une plus grande facilité de penser…

– Oui !

– De dire…

– C’est cela !

– De rire…

– Comme tu devines !

– Où les âmes ont des nuances infinies, un pays qui a le charme d’une femme qu’on aime, quelque chose comme une Alsace encore plus belle !

Ils s’étaient levés tous deux. M. Ulrich attira son neveu, et serra contre sa poitrine cette tête ardente.

– Français ! dit-il, Français dans les moelles de tes os et dans les globules de ton sang ! Pauvre cher petit !

Le jeune homme reprit, la tête encore appuyée contre l’épaule du vieux :

– C’est pour cela que je ne peux pas vivre là-bas, au delà du Rhin, et que je vivrai ici.

– Alors, je dis bien : pauvre petit ! répondit M. Ulrich… Tout a changé, hélas !… Ici même, dans ta maison… Tu souffriras, mon Jean, avec une nature comme la tienne… Je comprends tout, à présent, tout…

Puis, laissant aller son neveu :

– Que je suis content d’être venu ce soir !… Assieds-toi là tout près de moi… Nous avons tant de choses à nous dire !… Mon Jean ! Mon Jean !

Ils s’assirent côte à côte, heureux, sur le canapé. M. Ulrich réparait le désordre de sa barbe en pointe, qu’il soignait beaucoup ; il se remettait de son émotion ; il disait :

– Sais-tu que nous avons commis ce soir des délits que j’adore commettre, en parlant de la France comme nous avons fait ? Ce n’est pas permis… Si nous avions été dehors et que Hamm nous eût entendus, notre affaire était sûre : un procès-verbal !

– Je l’ai rencontré cette après-midi.

– Moi, j’ai vu apparaître le fils en plein bois, tout à l’heure. Il est sous-officier aux hussards rhénans,… ton régiment prochain… N’est-ce pas la voiture que j’entends ?

– Non.

– Écoute donc ?

Ils écoutèrent, en regardant par la fenêtre le parc qu’éclairait la lune haute et pleine, la pelouse en forme de lyre, avec ses deux avenues blanches, les massifs d’arbres, et, plus loin, les toits de tuile de la scierie. Rien ne bruissait, que la chute du ruisseau, à l’écluse de l’usine, bruit monotone qui semblait s’éloigner ou se rapprocher, selon la force et la direction du vent qui fraîchissait, et qui devait venir, à présent, du nord-est, « de la plate-forme de la Cathédrale », comme disait l’oncle Ulrich, en songeant à Strasbourg.

– Non, vous voyez bien, fit Jean Oberlé après avoir écouté, c’est le bruit de l’écluse. Mon père a donné l’ordre au cocher d’aller l’attendre à Molsheim au train de onze heures trente. Nous avons le temps de bavarder !

Ils avaient le temps, et ils en profitèrent. Ils se mirent à parler doucement, sans plus de hâte ni de trouble, comme ceux qui ont reconnu qu’ils s’entendaient sur l’essentiel, et qui peuvent aborder sans danger toutes les autres questions, les moindres. Ils causèrent du volontariat d’un an que Jean avait été autorisé à retarder jusqu’à sa vingt-quatrième année, et de cette existence nouvelle qu’il allait commencer le premier octobre, d’un logement qu’il comptait prendre à Strasbourg, de la facilité qu’il aurait de revenir presque tous les dimanches à Alsheim. Puis, ce cher nom ayant été répété, l’oncle et le neveu se complurent dans des souvenirs du pays, d’abord d’Alsheim, puis de Sainte-Odile, de l’habitation forestière de Heidenbruch, d’Obernai, de Saverne où l’oncle avait des bois, de Guebwiller où il avait des parents. C’était l’Alsace qu’ils évoquaient. Ils s’entendaient bien. Ils fumaient, les jambes croisées, assis aux deux coins du canapé, laissant librement aller leurs mots et leur voix, qui riait souvent. La causerie fut si longue que minuit sonna au coucou de la Forêt-Noire pendu au-dessus de la porte.

– Pourvu que nous n’ayons pas réveillé ton grand-père ? demanda M. Ulrich, en se levant, et en désignant de la main le mur qui séparait la chambre du jeune homme de celle du malade.

– Non, dit Jean. Il ne dort presque plus, maintenant. Je suis sûr qu’il a été content de m’entendre rire. Comme ma famille m’a quitté à cinq heures, j’ai passé avec lui une grande partie de mon temps, et je l’ai observé. Il entend et il comprend tout. Il a reconnu votre voix, j’en suis sûr, et peut-être a-t-il saisi des mots…

– Cela lui aura fait plaisir, mon petit. Il est de la très vieille Alsace, lui, de celle qui vous paraît, à vous, fabuleuse, et à laquelle je me rattache, bien que je sois plus jeune que M. Oberlé. Elle était toute française, celle-là, et pas un homme de ce temps-là n’a varié. Vois ton grand-père, vois le vieux Bastian. Nous sommes la génération qui a souffert. Nous sommes la douleur, nous autres. Ton père est la résignation.

– Et moi ?

L’oncle Ulrich fixa le jeune homme, de ses yeux clairvoyants, et dit :

– Toi, tu es la légende !

Et ils auraient voulu sourire tous les deux, et ils ne purent pas, comme si ce mot avait été d’une justesse trop parfaite, que les jugements humains n’ont pas d’ordinaire, et comme s’ils avaient senti que la destinée était là, dans cette chambre, invisible, qui leur répétait, au fond du cœur et en même temps : « Oui, c’est vrai, celui-ci est la légende. »

Le trouble qui les étreignit ne s’expliquait que par ce voisinage du mystère de la vie. Il se dissipa. M. Ulrich tendit la main à son neveu, plus gravement qu’il n’eût fait avant cette parole qui lui avait presque échappé, qu’il ne regrettait pas, mais qui lui demeurait présente.

– Au revoir, mon cher Jean. Je préfère ne pas attendre mon beau-frère ; je ne sais plus quelle attitude j’aurais avec lui. Tout ce que tu m’as dit me gênerait… Tu lui souhaiteras bonne nuit de ma part. Je vais rentrer dans mes bois par un clair de lune !… C’est dommage de ne pas avoir un fusil entre les mains et la chance de rencontrer une couple de coqs de bruyère sur nos sapins !…

Ils firent quelques pas sur le tapis du couloir, avec précaution, pour gagner l’escalier.

– Mon oncle, dit Jean tout bas, si vous entriez chez grand-père ? Je suis sûr qu’il serait content. Je suis sûr qu’il ne dort pas.

L’oncle Ulrich, qui marchait devant, s’arrêta et revint sur ses pas. Jean tourna le bouton de la porte près de laquelle il se trouvait, pénétra le premier dans la chambre, et dit, en modérant la voix :

– Grand-père, je vous amène une visite : mon oncle Ulrich, qui a désiré vous voir.

Ils étaient dans la demi-obscurité d’une grande pièce dont les rideaux avaient été fermés, et qu’éclairait une veilleuse en porcelaine transparente, posée au fond, à gauche, entre la fenêtre close et un lit qui occupait le coin. Sur la table de nuit, dans le halo lumineux et court qui enveloppait la veilleuse, se trouvaient un petit crucifix de cuivre et une montre d’or, les seuls objets brillants de l’appartement. Dans le lit, un vieillard était plutôt assis que couché, le buste vêtu d’une veste croisée en laine grise, le dos et la tête soutenus par des oreillers, les mains cachées sous les draps, qui avaient gardé le pli de l’armoire. Un ruban de tapisserie servant de cordon de sonnette et terminé par une frange s’allongeait jusqu’au milieu du lit. Car l’homme qui dormait ou veillait là était un impotent. Chez lui, la vie se retirait de plus en plus à l’intérieur. Il marchait et remuait difficilement. Il ne parlait plus. Au-dessous des joues épaisses et pâles, la bouche ne s’agitait plus que pour manger et pour dire trois mots, trois cris, toujours les mêmes : « Faim ! Soif ! Va-t’en ! » Une sorte de paresse sénile laissait pendre cette mâchoire puissante qui avait commandé à beaucoup d’hommes. M. Ulrich et Jean s’approchèrent jusqu’au milieu de la chambre, sans qu’il eût donné le moindre signe révélant qu’il avait conscience de leur présence. Cette pauvre ruine humaine était cependant le même homme qui avait fondé l’usine à Alsheim, qui s’était élevé au-dessus de la condition de petit propriétaire campagnard, qu’on avait élu député protestataire, qu’on avait vu et entendu, au Reichstag, revendiquer les droits méconnus de l’Alsace et demander justice pour elle au prince de Bismarck. L’intelligence veillait, prisonnière, comme la flamme qui éclairait la chambre cette nuit ; elle ne s’exprimait plus. Dans ce songe ininterrompu, que d’hommes et que de choses devaient passer devant celui qui connaissait l’Alsace entière, qui l’avait parcourue en tous sens, qui avait bu ses vins blancs à toutes les tables des riches et des pauvres, voyageur, marchand, forestier, patriote !… Et c’était lui, cette tête chauve et ridée, ce visage tombant, ces paupières appesanties, entre lesquelles glissait, semblable à une bille dans la fente immobile d’un grelot, un œil lent et triste !

Cependant, les deux visiteurs eurent l’impression que le regard s’arrêtait sur eux avec une complaisance inaccoutumée. Ils se turent, pour laisser l’ancien à la douceur d’une pensée qu’ils ignoreraient éternellement. Puis, l’oncle Ulrich s’approcha du lit, et posant la main sur le bras de Philippe Oberlé, se baissant un peu, pour être plus près de l’oreille, pour mieux rencontrer aussi les yeux qui se levaient avec effort :

– Nous venons de causer longuement, monsieur Oberlé, votre petit-fils et moi… C’est un brave garçon, votre Jean !

Un mouvement de tout le buste, lentement, déplaça la tête de l’ancien, qui cherchait à voir son petit-fils.

– Un brave garçon, reprit le forestier, que le séjour à Berlin n’a pas gâté. Il est demeuré digne de vous, un Alsacien, un patriote… Il vous fait honneur.

Malgré le peu de lumière qui flottait dans la chambre, l’oncle Ulrich et Jean crurent voir un sourire sur le visage du vieillard, réponse de l’âme encore jeune.

Ils se retirèrent sans bruit, disant :

– Bonsoir, monsieur Oberlé ; bonsoir, grand-père !

La veilleuse agita sa flamme, déplaça les ombres et les lueurs ; la porte se referma, et le songe interrompu continua dans la chambre où n’entraient guère, depuis le coucher du soleil, que les heures sonnées au clocher de l’église d’Alsheim.

M. Ulrich et son neveu se quittèrent au bas du perron. La nuit était glacée, les pelouses toutes blanches de gelée.

– Beau temps pour marcher, dit M. Ulrich ; je t’attends à Heidenbruch.

Il siffla son chien, et lui dit, en caressant le museau couleur de feu :

– Ramène-moi, car je vais rêver tout le temps à ce que m’a dit cet enfant-là !

À peine s’était-il éloigné de quelques centaines de mètres, on entendait encore son pas sur la route qui montait vers le bois d’Urlosen, quand Jean reconnut, dans la nuit calme, le trot des chevaux qui venaient du côté d’Obernai. Le bruit de leurs sabots frappant le sol empierré sonnait comme celui des fléaux sur les aires, il était rural, il ne troublait rien, il ne brisait aucun sommeil. Fidèle, qui aboyait furieusement vers la lisière de la forêt, avait sûrement d’autres raisons de montrer les dents et de donner de la voix… Jean écouta s’approcher la voiture. Bientôt le bruit diminué, amorti, lui apprit que l’équipage était entré dans le bourg, entre les murs, ou au moins dans le cercle de vergers qui faisaient d’Alsheim, en été, un nid de pommiers, de cerisiers et de noyers. Puis il s’enfla et sonna clair, subitement, comme celui d’un train qui sort d’un tunnel. Le sable cria au bout de l’avenue ; deux lanternes tournèrent et coururent à travers le parc ; des gazons, des arbustes, le bas des troncs d’arbres surgirent brusquement de la pénombre et brusquement y rentrèrent, et le coupé s’arrêta devant la maison. Jean, qui était resté sur le haut du perron, descendit en courant et ouvrit la portière. Une jeune fille sortit aussitôt, toute rose de visage et enveloppée de blanc, mantille blanche, manteau de laine blanc, souliers blancs. En passant, presque en l’air, elle s’inclina à droite, frôla d’un baiser le front de Jean, entr’ouvrit deux lèvres accablées de sommeil :

– Bonsoir, frérot !

Et, relevant sa jupe, mollement, vacillante, la tête déjà sur l’oreiller, elle monta les marches et disparut dans le vestibule.

– Bonsoir, mon ami ! dit une voix d’homme autoritaire ; tu nous as attendus ; tu as eu tort… Viens donc vite, Monique. Les chevaux ont très chaud… Auguste, vous leur donnerez demain douze litres, et vous les conduirez à la forge… Tu aurais mieux fait, Jean, de nous accompagner. C’était très bien. M. von Boscher a demandé deux fois de tes nouvelles.

Le personnage qui parlait ainsi aux uns et aux autres avait eu le temps de descendre de voiture, de serrer la main de Jean, de se retourner du côté de madame Oberlé, encore assise dans le fond du coupé, de monter jusqu’à la moitié du perron et d’inspecter, d’un coup d’œil de connaisseur, les deux percherons noirs dont le poil mouillé avait l’air frotté de savon. Ses favoris gris encadrant un masque plein et solide, son pardessus d’été déboutonné, laissant saillir le gilet ouvert et la chemise où luisaient trois cailloux du Rhin, la main oratoire, n’apparurent d’ailleurs qu’un instant. Après avoir donné son avis et ses ordres, Joseph Oberlé, patron vigilant, qui n’oubliait jamais rien, leva prestement son double menton et tendit tout l’effort de ses yeux vers l’extrémité de l’enclos, où dormaient les pyramides d’arbres abattus, afin de voir si aucune menace de feu ne se révélait, si aucune ombre ne rôdait autour de la scierie ; puis, lestement, deux marches à la fois, il gravit la seconde volée du perron, et entra dans la maison. Son fils n’avait rien répondu. Il aidait madame Oberlé à descendre de voiture, lui prenait son éventail et ses gants, demandait : « Vous n’êtes pas trop fatiguée, maman bien-aimée ? » Les chers yeux souriaient, la longue bouche mince et fine disait : « Pas trop, mais ce n’est plus de mon âge, mon chéri. Tu as une vieille maman. » Elle s’appuyait sur le bras de son fils, par orgueil de mère plus que par besoin ; elle avait une tristesse infinie au fond de son sourire, et elle semblait demander à Jean, qu’elle regardait en montant chaque marche : « Tu me pardonnes d’avoir été là-bas ? Je n’ai pas pu faire autrement. J’ai souffert. » Elle portait une robe de satin noir ; elle avait des diamants dans ses cheveux encore très noirs et un collet de renard bleu sur les épaules. Jean lui trouvait un air de reine malheureuse, et il admirait l’élégance de sa marche et le beau port de tête qu’avait cette Alsacienne de vieille race, et il se sentait le fils de cette femme avec une fierté qu’il voulait ne montrer qu’à elle. Il l’accompagna, lui donnant toujours le bras, pour avoir la joie d’être plus près d’elle, et de l’arrêter presque à chaque marche de l’escalier.

– Maman, j’ai passé une excellente soirée ;… elle aurait été délicieuse, si vous aviez été là… Figurez-vous que mon oncle Ulrich est arrivé à huit heures et demie, et qu’il n’est reparti qu’à minuit, tout à l’heure…

Madame Oberlé souriait mélancoliquement, et disait :

– Il ne reste jamais aussi longtemps pour nous. Il s’éloigne…

– Vous voulez dire qu’il s’éloignait ; je vous le ramènerai.

– Ah ! jeunesse, jeunesse, si tu savais tout ce que je vois s’éloigner…

Elle s’arrêtait à son tour, regardait ce fils qu’elle n’avait pas assez vu depuis l’après-midi, souriait plus gaiement.

– Tu l’aimes, mon frère ?

– Mieux encore qu’autrefois. Je l’ai presque découvert.

– Tu étais trop jeune, autrefois…

– Nous avons bavardé, vous pensez ! Nous nous entendons sur tous les points.

Les doux yeux maternels cherchèrent ceux de l’enfant, dans le demi-jour de l’escalier.

– Sur tous ? demanda-t-elle.

– Oui, maman, sur tous !

Ils arrivaient aux dernières marches.

Elle posa son doigt ganté sur sa bouche ; elle retira son bras qu’elle avait passé dans celui de son fils. Elle était devant la porte de sa chambre, en face de celle de M. Philippe Oberlé. Jean l’embrassa, se recula un peu, revint à elle, et la pressa de nouveau contre sa poitrine, silencieusement.

Puis il fit quelques pas vers le fond du couloir, et regarda encore cette femme vêtue de noir, et à laquelle le deuil allait naturellement bien, si simple, avec ses mains pâles tombantes, sa tête droite, si ferme de traits, si douce d’expression.

Il murmura, gaiement :

– Sainte Monique Oberlé, priez pour nous !

Elle n’eut pas l’air d’entendre. Mais elle demeura, la main sur le bouton de la porte, sans entrer, tant que Jean put encore la voir, Jean qui s’enfonçait à reculons dans l’ombre du couloir.

Il rentra dans sa chambre, le cœur tout joyeux, l’esprit plein de pensées qui étaient toutes celles de la soirée, revenant à grand vol dans la solitude qui se faisait à présent. Sentant qu’il ne dormirait pas tout de suite, il ouvrit la fenêtre. L’air froid passait, régulier et fixé au nord-est. La brume s’était dissipée. De sa chambre, Jean pouvait apercevoir, au delà d’une large bande de terres cultivées et montantes, les forêts où l’ombre toute la nuit faisait et défaisait ses plis, jusqu’aux sommets que couronnait, çà et là, un épi de futaies qui rompait la ligne des montagnes, et s’enveloppait d’étoiles. Il cherchait à deviner la place où se cachait la maison de l’oncle Ulrich. Et il revoyait en pensée celui-ci, qui devait être maintenant bien près d’arriver chez lui, lorsque des voix se mirent à chanter sur la lisière de la forêt. Un frisson de plaisir secoua les nerfs du jeune homme, musicien passionné. Les voix étaient belles, jeunes, justes. Il y en avait plus de vingt ensemble, à coup sûr, peut-être trente ou cinquante. Les mots lui échappaient à cause de la distance. C’était comme un bruit d’orgue dans la nuit. Elles livraient au vent d’Alsace un Lied d’un rythme fier. Puis trois mots vinrent, distincts, aux oreilles de Jean. Il leva les épaules, irrité contre lui-même de n’avoir pas compris tout de suite : c’était un chœur de soldats allemands qui revenaient de la manœuvre, de ces hussards rhénans qu’avait croisés, en descendant la montagne, M. Ulrich Biehler. Suivant la coutume, ils chantaient pour se tenir mieux éveillés, et parce qu’il y avait dans leurs chants la vertu du mot de Patrie. Le pas des chevaux faisait à la mélodie comme un accompagnement de cymbales voilées. Les mots s’échappaient et vibraient :

 

Stimmt an mit hellem hohem Klang,

Stimmt an das Lied der Lieder,

Des Vaterlandes Hochgesang,

Das Waldthal hall es wieder…

Entonnez d’une voix claire et haute,

Entonnez la chanson des chansons,

Afin que l’écho des vallées répète

L’ode sublime à la patrie !

C’est à toi, patrie des vieux bardes,

À toi, patrie de l’honneur,

À toi, pays libre et indompté,

Que, de nouveau, nous nous consacrons…

 

Cette chanson, Jean aurait voulu l’arrêter. Combien de fois, cependant, et dans toutes les provinces de l’Allemagne, n’avait-il pas entendu chanter les soldats ? Pourquoi éprouvait-il une tristesse à la chanson de ceux-ci ? Pourquoi les paroles lui entraient-elles dans l’âme, douloureusement, bien qu’il les connût de longue date et qu’il eût pu les redire de mémoire ? Ils se turent à deux cents mètres du bourg. Seul, le piétinement des chevaux continua de s’approcher et de rouler au-dessus d’Alsheim.

Jean se pencha pour voir les cavaliers passer dans le bourg. Il pouvait les apercevoir par une large coupure pratiquée dans le mur de clôture du parc, et défendue par une grille, un peu en avant de la maison. C’était une masse en mouvement dans une poussière brune, que le vent renvoyait en arrière et inclinait, comme des barbes de blé couchées sur l’épi. Les hommes ne se distinguaient guère les uns des autres, ni les chevaux. Jean pensait, avec une peine secrète et grandissante : « Comme ils sont nombreux ! » À Berlin, à Munich, à Heidelberg, ils n’éveillaient qu’une idée de force sans but immédiat. L’ennemi n’était pas désigné. C’était tout ce qui s’opposerait à la grandeur de l’Empire allemand. Jean Oberlé, plus d’une fois, avait même admiré le défilé des régiments, et la puissance effrayante de l’homme qui commandait à tant d’hommes. Mais ici, à la frontière, sur la terre encore sanglante de la dernière guerre, il y avait des souvenirs qui montraient trop bien qui on voulait menacer et atteindre. La vue ou le bruit des soldats faisait songer à des tueries, à la mort, à l’affreux deuil qui demeure. Ils passaient entre les maisons. Le bruit des escadrons, des hommes et des bêtes, heurtait contre les vitres. Le bourg paraissait endormi. Ni les soldats ni les chefs ne remarquèrent rien : mais, dans bien des maisons, une mère s’éveilla et se redressa dans son lit, frissonnante ; un homme tendit le poing et maudit les vainqueurs anciens. Le drame ne fut connu que de Dieu seul. Ils passèrent. Quand le dernier escadron eut cessé de faire de l’ombre sur la route, entre les deux piliers de la grille, Jean crut voir là, dans la poussière qui s’abattait, un cavalier tourné vers la maison. Le cheval refusait-il d’avancer ? Non, il était au repos. Le cavalier devait être un officier. Quelque chose de doré, posé à plusieurs rangs sur sa poitrine, étincelait. Il ne bougeait pas, bien en selle, grand, jeune certainement, et regardait devant lui. Cela dura une minute à peine. Puis il abaissa le sabre qu’il tenait à la main, et, ayant salué, donna de l’éperon dans les flancs du cheval, qui s’enleva. La scène avait été si rapide que Jean aurait pu croire à une illusion, si le galop de la bête rejoignant le gros de la troupe n’avait sonné dans la rue du village.

« Quelque plaisanterie teutonne, pensa-t-il, une manière qu’a trouvée cet officier de dire que la maison lui plaît ! Grand merci ! »

Le régiment était déjà sorti du village, et s’éloignait dans la grande plaine. Les maisons avaient repris leur sommeil. Le vent soufflait vers les Vosges vertes. À l’opposé, loin déjà, comme un hymne religieux, s’élevait de nouveau le chant des soldats allemands, qui célébraient la patrie allemande en marchant vers Strasbourg.

II

L’EXAMEN

 

Le lendemain, la matinée était déjà bien avancée, lorsque Jean descendit de sa chambre, et parut sur le perron, bâti en pierre rouge de Saverne comme toute la maison, qui ouvrait sur le parc ses deux escaliers à marches longues. Il était vêtu d’un costume de chasse et de promenade qu’il affectionnait, jambières de cuir noir, culotte et vareuse de laine bleue, et coiffé d’un chapeau de feutre mou, au ruban duquel il piquait une plume de coq de bruyère. Du haut du perron, il demanda :

– Où est mon père ?

L’homme auquel il s’adressait, le jardinier occupé à ratisser l’avenue, répondit :

– Monsieur est au bureau de la scierie.

La première chose que vit Jean Oberlé, en levant les yeux, ce furent les Vosges, vêtues de forêts de sapins, avec des traînées de neige dans les creux, et des nuages bas, rapides, qui cachaient les cimes. Il tressaillit de plaisir. Puis, ayant suivi du regard les dernières pentes des montagnes, celles des vignes, puis des prés, comme pour se remettre en mémoire les détails de ces lieux qu’il retrouvait après une longue absence, et surtout qu’il retrouvait avec une intention de séjour, il fixa les toits rouges de la scierie, qui barrait tout le fond de la propriété des Oberlé, les cheminées, le bâtiment surélevé où étaient les turbines, à droite, sur le cours du torrent d’Alsheim, et, plus près, le chantier où s’approvisionnait l’usine, les amoncellements d’arbres de toute espèce, de poutres, de planches, de débris, qui se dressaient en pyramides et en cubes énormes au delà des allées tournantes et des massifs, à deux cents mètres de l’habitation. Des jets de vapeur blanche, en plusieurs endroits, s’échappaient du toit de la scierie, et se couchaient au vent du nord, comme les nuages de là-haut.

Le jeune homme se dirigea vers la gauche, traversa le parc, autrefois planté et dessiné par M. Philippe Oberlé et qui commençait à devenir un coin de nature plus libre et plus harmonieuse, et, tournant ensuite les piles de troncs de chênes, d’ormes et de sapins, alla frapper à la dernière porte du long bâtiment.

Il entra dans le pavillon de verre qui servait de cabinet de travail au patron. Celui-ci lisait les lettres de son courrier. En voyant apparaître son fils, il posa aussitôt les papiers sur la table, fit un signe de la main, qui signifiait : « J’attendais ta visite, assieds-toi, » et, déplaçant son fauteuil d’un quart de cercle :

– Eh bien ! mon garçon, qu’as-tu à me dire ?

M. Joseph Oberlé était un homme sanguin, alerte et autoritaire. À cause de ses lèvres rasées, de ses favoris courts, de la correction toujours un peu recherchée de ses vêtements, de la facilité de son geste et de sa parole, on l’avait souvent pris pour un « ancien magistrat » français. L’erreur ne venait pas de ceux qui jugeaient ainsi. Elle avait été commise par les circonstances, qui avaient écarté M. Joseph Oberlé, malgré lui, de la voie où il s’engageait et qui devait le conduire à quelque fonction publique, dans la magistrature ou l’administration. Le père, le fondateur de la dynastie, Philippe Oberlé, issu d’une race de paysans propriétaires, avait fondé à Alsheim, en 1850, cette scierie mécanique qui avait rapidement prospéré. Il était devenu, en très peu d’années, un riche et un puissant, très aimé parce qu’il ne négligeait aucun moyen de l’être, influent par surcroît et sans aucune prévision des événements qui pouvaient l’entraîner à mettre un jour cette influence au service de l’Alsace.

Le fils de cet industriel, à la fin du Second Empire, ne pouvait guère échapper à l’ambition d’être fonctionnaire. C’est ce qui arriva. Son éducation l’y avait préparé. Éloigné de bonne heure de l’Alsace, élève pendant huit années au lycée Louis-le-Grand, puis étudiant en droit, il était, à vingt-deux ans, attaché au cabinet du préfet de la Charente, lorsque la guerre éclata. Retenu pendant plusieurs mois par son chef, qui croyait être agréable à son ami le grand industriel d’Alsace, en mettant le jeune homme à l’abri derrière les murs de la préfecture d’Angoulême, puis incorporé tardivement, sur sa demande, dans l’armée de la Loire, Joseph Oberlé marcha beaucoup, se retira beaucoup, souffrit beaucoup du froid, et se battit bien, en de rares occasions. Quand la guerre fut finie, il eut à opter.

S’il n’avait consulté que ses préférences personnelles, il fût demeuré Français, et il eût continué à suivre la carrière administrative, ayant le goût de l’autorité et peu d’opinions personnelles sur la qualité d’un ordre à transmettre. Mais son père le rappelait en Alsace. Il le suppliait de ne pas abandonner l’œuvre commencée et prospère. Il disait : « Mon industrie est devenue allemande par la conquête. Je ne peux pas laisser périr l’instrument de ma fortune et de ton avenir. Je déteste le Prussien, mais je prends le seul moyen que j’ai de continuer utilement ma vie : j’étais un Français, je deviens un Alsacien. Fais de même. J’espère que ce ne sera pas pour longtemps. »

Joseph Oberlé avait obéi avec une répugnance véritable, répugnance à subir la loi du vainqueur, répugnance à vivre dans ce village d’Alsheim, perdu au pied des Vosges. Il avait même commis, à cette époque, des imprudences de langage et d’attitude qu’il regrettait à présent. Car la conquête avait duré, la fortune de l’Allemagne s’était affermie, et le jeune homme, associé avec son père et devenu patron d’une usine, avait senti se nouer et se resserrer autour de lui les mailles d’une administration semblable à l’administration française, mais plus tracassière, plus rude, mieux obéie. Il s’était aperçu, à ses dépens, qu’en toute occasion, sans aucune exception, les autorités allemandes lui donneraient tort : les gendarmes, les magistrats, les fonctionnaires préposés à des services publics dont il usait quotidiennement, la voirie, les chemins de fer, le service des eaux, les forêts, les douanes. La mauvaise volonté qu’il rencontrait, de tous les côtés et dans toutes les régions de l’administration allemande, bien qu’il fût devenu sujet allemand, s’aggrava encore et devint tout à fait dangereuse pour la prospérité même de la maison d’Alsheim, lorsque, en 1874, M. Philippe Oberlé, abandonnant à son fils la direction de la scierie, eut cédé aux instances de tout ce pauvre pays délaissé, qui voulait faire de lui et qui en fit bientôt le représentant de ses intérêts au Reichstag, et l’un des députés protestataires de l’Alsace.

Cette expérience, la lassitude d’attendre, l’éloignement de M. Philippe Oberlé, qui passait une partie de l’année à Berlin, modifièrent sensiblement l’attitude du jeune chef d’industrie. La première ferveur, pour lui et pour d’autres, diminuait. Il voyait les manifestations anti-allemandes des paysans alsaciens se faire de plus en plus rares et prudentes. Il ne faisait presque plus d’affaires avec la France ; il ne recevait plus de visites de Français, même intéressées, même commerciales. La France, si voisine par la distance, était devenue comme un pays muré, fermé, d’où rien ne venait plus en Alsace, ni voyageurs, ni marchandises. Les journaux qu’il recevait ne lui laissaient guère de doute, non plus, sur le lent abandon que certains politiciens français conseillaient sous le nom de sagesse et de recueillement.

En dix années, M. Joseph Oberlé avait usé, jusqu’à n’en plus trouver trace en lui-même, tout ce que son tempérament lui permettait d’opposer de résistance à un pouvoir établi. Il était rallié. Son mariage avec Monique Biehler, désiré et préparé par le vieil et ardent patriote qui votait au Reichstag contre le prince de Bismarck, n’avait eu aucune influence sur les dispositions nouvelles, d’abord secrètes, bientôt soupçonnées, puis connues, puis affirmées, puis scandaleusement affichées de M. Joseph Oberlé. Celui-ci donnait aux Allemands des gages, puis des otages. Il dépassait la mesure. Il allait au delà de l’obéissance. Les contremaîtres de l’usine, anciens soldats de la France, admirateurs de M. Philippe Oberlé, compagnons de sa lutte contre la germanisation de l’Alsace, supportaient mal l’humeur du nouveau maître et la blâmaient. L’un d’eux, dans un accès d’impatience, lui avait dit un jour : « Croyez-vous qu’on soit si fier que ça de travailler pour un renégat comme vous ? » Il avait été renvoyé. Aussitôt des camarades avaient pris son parti, intercédé, parlementé, menacé de la grève. « Eh bien ! faites-la, s’était écrié le patron ; j’en serai ravi ; vous êtes de mauvaises têtes ; je vous remplacerai par des Allemands ! » Ils n’avaient pas cru à la menace, mais M. Joseph Oberlé l’avait exécutée un peu plus tard, dans un nouveau moment de crise, pour ne pas être taxé de faiblesse, ce qu’il craignait plus que les injustices, et parce qu’il pensait aussi trouver quelque avantage à remplacer des Alsaciens, volontiers frondeurs, par des Badois et des Wurtembergeois, plus disciplinés et plus souples. Un tiers du personnel de la scierie avait été renouvelé de la sorte. Une petite colonie allemande s’était établie au nord du village, dans des maisons construites par le patron, et les Alsaciens qui restaient avaient dû céder devant l’argument du pain quotidien. Cela se passait en 1882. Quelques années encore, et on apprenait que M. Oberlé éloignait de l’Alsace, pour le faire élever en Bavière, au gymnase de Munich, son fils Jean. Il écartait de même sa fille Lucienne, et la confiait à la directrice de l’institution la plus allemande de Baden-Baden, la pension Mündner. L’opinion s’émut de cette dernière mesure plus que de toutes les autres. Elle s’indigna contre ce désaveu de l’éducation et de l’influence alsaciennes. Elle plaignit madame Oberlé séparée de son fils et surtout privée, comme si elle en eût été indigne, du droit d’élever sa fille. À tous ceux qui le blâmaient, le père répondit : « C’est pour leur bien. J’ai perdu ma vie ; je ne veux pas qu’ils perdent la leur. Ils choisiront leur route, plus tard, quand ils auront comparé. Mais je ne veux pas qu’ils soient malgré eux, dès leur jeunesse, catalogués, désignés, inscrits d’office sur la liste des Alsaciens parias. » Il ajoutait quelquefois : « Vous ne comprenez donc pas que tous les sacrifices que je fais, je les épargne à mes enfants ? Je me dévoue. Mais cela ne veut pas dire que je ne souffre pas ! »

Il souffrait, en effet, et d’autant plus que la confiance de l’administration allemande était longue à gagner. La récompense de tant d’efforts ne semblait pas enviable. Les fonctionnaires commençaient bien à flatter, à attirer, à rechercher M. Joseph Oberlé, conquête précieuse dont plusieurs « kreisdirectors » s’étaient vantés en haut lieu.

Mais on le surveillait en le comblant de prévenances et d’invitations. Il sentait l’hésitation, la défiance à peine déguisée, souvent même lourdement affirmée par les maîtres nouveaux auxquels il voulait plaire. Était-il sûr ? Avait-il pris son parti de l’annexion, sans arrière-pensée ? Admirait-il suffisamment le génie allemand, la civilisation allemande, le commerce allemand, l’avenir allemand ? Il fallait tant admirer, et tant de choses !

La réponse devenait cependant de plus en plus affirmative. C’était le désir avoué de faire entrer Jean, son fils, dans la magistrature allemande, c’était la continuation systématique de cette sorte d’exil imposé au jeune homme. Après ses études classiques terminées et son examen de sortie passé avec succès, à la fin de l’année scolaire 189o, Jean faisait sa première année de droit à l’université de Munich ; il partageait sa seconde entre les universités de Bonn et de Heidelberg ; puis achevait sa licence à Berlin où il subissait le Referendar Examen. Enfin, après une quatrième année où il était entré comme stagiaire chez un avocat, à Berlin, après un long voyage à l’étranger, le jeune homme revenait à la maison paternelle pour s’y reposer avant d’entrer au régiment. En vérité, la méthode avait été maintenue jusqu’au bout. Durant les premières années de sa vie d’étudiant, ses vacances même, sauf quelques jours donnés à la famille, avaient été employées à voyager. Pendant les dernières, il n’avait même pas paru à Alsheim.

L’administration avait fini par ne plus douter. Un des grands obstacles à un rapprochement public entre les fonctionnaires de l’Alsace et M. Joseph Oberlé avait, d’ailleurs, disparu. Le vieux député protestataire, atteint déjà du mal qui ne l’avait plus lâché, s’était retiré de la vie politique en 1890. De ce moment dataient, pour son fils, les sourires, les promesses, les faveurs longtemps sollicités. M. Joseph Oberlé reconnaissait, au développement qu’avaient pris ses affaires dans les pays rhénans et même au delà, à la diminution des procès-verbaux dressés contre ses employés ou contre lui-même en cas de contravention, aux marques de déférence que lui prodiguaient les plus petits fonctionnaires, autrefois les plus arrogants, à la facilité avec laquelle il avait réglé des questions litigieuses, obtenu des autorisations, tourné les règlements sur divers points, à ces signes et à bien d’autres, il reconnaissait que l’esprit gouvernemental, présent partout, incarné dans une multitude d’hommes de tout galon, ne lui était plus hostile. Des avances plus positives lui étaient faites. L’hiver précédent, pendant que Lucienne, revenue de la pension Mündner, jolie, spirituelle, séduisante, dansait dans les salons allemands de Strasbourg, le père causait avec les représentants de l’Empire. L’un d’eux, le préfet de Strasbourg, comte von Kassewitz, agissant probablement d’après des ordres supérieurs, avait laissé entendre que le gouvernement verrait, sans déplaisir, M. Joseph Oberlé se porter candidat à la députation dans l’une quelconque des circonscriptions d’Alsace, et que l’appui officieux de l’administration ne ferait pas défaut au fils de l’ancien député protestataire.

Cette perspective avait transporté de joie M. Oberlé. Elle avait ranimé l’ambition de cet homme qui s’était trouvé, jusque-là, médiocrement payé des sacrifices d’amour-propre, d’amitiés, de souvenirs, qu’il avait dû faire. Elle redonnait des forces, des exigences, un but précis, à ce tempérament de fonctionnaire opprimé par les circonstances. M. Oberlé y voyait, sans pouvoir le révéler, sa justification. Il se disait que, grâce à son énergie, à son mépris de l’utopie, à sa vue claire de ce qui était possible et de ce qui ne l’était pas, il pouvait espérer pour lui-même un avenir, une participation à la vie publique, un rôle qu’il croyait réservés à son fils. Et, désormais, ce serait la réponse qu’il se ferait à soi-même, si jamais un doute lui revenait à l’esprit, sa revanche contre l’injure muette de quelques paysans arriérés, qui oubliaient de le reconnaître dans les chemins, et de certains bourgeois de Strasbourg ou d’Alsheim, qui le saluaient à peine ou qui ne le saluaient plus.

Il allait donc accueillir son fils dans une disposition d’esprit très différente de celle du passé. Aujourd’hui qu’il se savait en pleine faveur personnelle auprès du gouvernement d’Alsace-Lorraine, il tenait beaucoup moins à ce que son fils exécutât à la lettre le plan qu’il avait tracé primitivement. Jean avait déjà servi son père, comme Lucienne le servait. Il avait été un argument, et l’une des causes de ce revirement longtemps attendu de l’administration allemande. Sa collaboration continuait sans doute d’être utile, mais elle cessait d’être nécessaire, et le père, averti par certaines allusions et certaines réticences dans les dernières lettres écrites de Berlin par son fils, ne se sentait plus aussi irrité, lorsqu’il songeait que, peut-être, celui-ci ne suivrait pas la carrière si soigneusement préparée de la magistrature allemande, et renoncerait à ses trois dernières années de stage et à ses examens d’État.

Telles étaient les réflexions de cet homme dont le plus pur égoïsme avait conduit la vie, au moment où il s’apprêtait à recevoir la visite de son fils. Car il avait aperçu Jean et l’avait regardé venir à travers le parc. M. Oberlé s’était fait bâtir, à l’extrémité de la scierie, une sorte de cage, ou de passerelle de navire, d’où il pouvait tout surveiller à la fois. Une fenêtre ouvrait sur le chantier, et permettait de suivre les mouvements des hommes occupés à l’arrimage ou au transport des bois ; une autre, composée d’un double châssis vitré, mettait sous l’œil du maître les teneurs de livres, rangés le long de la muraille, dans une chambre semblable à celle du patron, et par la troisième, c’est-à-dire par la cloison de verre qui le séparait de l’atelier, il prenait d’enfilade tout l’immense hall où des machines de toute espèce, scies en lanières, roues dentées, foreuses, raboteuses, coupaient, perçaient, polissaient les troncs d’arbres que des glissières leur amenaient. Autour de lui, des boiseries basses, peintes en vert d’eau, des lampes électriques en forme de violettes, des boutons d’appel disposés sur une plaque de cuivre qui servait de fronton au bureau de travail, un téléphone, une machine à écrire, des chaises légères et peintes en blanc, disaient son goût pour les couleurs claires, les innovations commodes et les objets d’apparence fragile.

En voyant entrer son fils, il s’était tourné vers la fenêtre qui ouvrait sur le parc ; il avait croisé les jambes, et avait posé le coude droit sur le bureau. Il examinait curieusement le grand et joli homme mince, son fils, qui s’asseyait en face de lui, et il souriait. À le voir ainsi, renversé dans son fauteuil et souriant de cette façon toute physique et impertinente qui était la sienne, à ne consulter que ce visage plein, encadré de deux favoris gris, et que le geste de la main droite, relevée, touchant la tête et jouant avec le cordon d’un lorgnon, il eût été facile de comprendre l’erreur de ceux qui prenaient M. Joseph Oberlé pour un magistrat. Mais les yeux, un peu bridés à cause de la grande lumière, étaient trop vivants et trop rudes pour appartenir à un autre qu’à un homme d’action. Ils démentaient le sourire mécanique des lèvres. Ils n’avaient aucune curiosité scientifique, mondaine ou paternelle : ils cherchaient tout simplement une route, comme ceux d’un patron de barque, afin de passer. À peine M. Oberlé eut-il demandé : « Qu’as-tu à me dire ? » qu’il ajouta :

– As-tu causé avec ta mère, ce matin ?

– Non.

– Avec Lucienne ?

– Pas davantage ; je sors de ma chambre.

– Cela vaut mieux. Il est meilleur que nous fassions nos plans tous deux, sans que personne s’en mêle… J’ai permis ton retour et ton séjour ici, précisément pour que nous puissions préparer ton avenir. D’abord, ton service militaire au mois d’octobre, avec la volonté bien arrêtée, n’est-ce pas ? – il appuya sur les mots, – de devenir officier de réserve…

Jean, immobile, le buste droit, le regard droit, et avec la gravité charmante d’un homme jeune qui parle de son avenir, et qui met à répondre une sorte d’application et de retenue qui ne lui sont pas tout à fait naturelles, dit :

– Oui, mon père, c’est mon intention.

– Le premier point est donc réglé. Et après ? Tu as vu le monde. Tu connais le peuple au milieu duquel tu es appelé à vivre. Tu sais que tes chances de réussir dans la magistrature allemande ont augmenté depuis quelque temps, parce que ma situation, à moi, s’est considérablement améliorée en Alsace ?

– Je le sais.

– Tu sais également que je n’ai jamais varié dans mon désir de te voir suivre cette carrière, qui eût été la mienne, si les circonstances n’avaient été plus fortes que ma volonté.

Comme si ce mot eût subitement exalté en lui la force de vouloir, les yeux de M. Oberlé se fixèrent, impérieux, dominateurs, sur ceux de son fils, comme des griffes qui ne lâchent plus ; il cessa de jouer avec son lorgnon, et dit rapidement :

– Tes dernières lettres indiquaient cependant une hésitation. Réponds-moi. Seras-tu magistrat ?

Jean pâlit un peu, et répondit :

– Non.

Le père se pencha en avant, comme s’il allait se lever, et, sans quitter des yeux celui dont il pesait et jugeait en ce moment l’énergie morale :

– Administrateur ?

– Pas plus. Rien d’officiel.

– Alors, tes études de droit ?

– Inutiles.

– Parce que ?

– Parce que, dit le jeune homme en tâchant d’assagir sa voix, je n’ai pas l’esprit allemand.

M. Oberlé ne s’attendait pas à cette réponse. Elle était un désaveu. Il sursauta, et, instinctivement, regarda dans l’atelier, pour s’assurer que personne n’avait entendu, ou deviné de pareils mots. Il rencontra les yeux levés de plusieurs ouvriers, qui crurent qu’il surveillait le travail, et se détournèrent aussitôt. M. Oberlé revint à son fils. Une irritation violente s’était emparée de lui. Mais il comprenait qu’il ne devait pas la laisser voir. De peur que ses mains ne montrassent son agitation, il avait saisi les deux bras du fauteuil où il était assis, penché comme tout à l’heure, mais considérant de la tête aux pieds, à présent, dans son attitude, son costume et son air, ce jeune homme qui formulait gravement des idées qui ressemblaient bien à une condamnation de la conduite du père. Après un moment de silence, la voix étranglée, il demanda :

– Qui t’a poussé contre moi ? Ta mère ?

– Mais, personne ! dit vivement Jean Oberlé. Je n’ai rien contre vous, rien. Pourquoi prenez-vous cela ainsi ? Je dis simplement que je n’ai pas l’esprit allemand. C’est le résultat d’une longue comparaison : pas autre chose.

M. Joseph Oberlé vit qu’il s’était trop découvert. Il se replia, et, prenant cette expression d’ironie froide qui lui servait à masquer ses vrais sentiments :

– Alors, puisque tu refuses de suivre la carrière à laquelle je te destinais, tu en as choisi une autre ?

– Sans doute, avec votre assentiment.

– Laquelle ?

– La vôtre. Ne vous méprenez pas sur ce que je viens de vous dire. J’ai vécu sans querelle, depuis dix ans, dans un milieu exclusivement allemand. Je sais ce qu’il m’en a coûté. Vous me demandez le résultat de mon expérience : eh bien ! je crois que je n’ai pas le caractère assez souple, assez heureux, si vous voulez, pour faire davantage et pour devenir un fonctionnaire allemand. Je suis sûr que je ne comprendrais pas toujours, et que je désobéirais quelquefois. Ma décision est irrévocablement prise. Et, au contraire, votre industrie me plaît.

– Tu t’imagines qu’un industriel est indépendant ?

– Non, mais qu’il l’est plus que d’autres. J’ai fait mon droit pour ne pas refuser de suivre sans réflexion, sans examen, la voie que vous m’indiquiez. Mais j’ai profité des voyages que, chaque année, vous me… proposiez…

– Tu peux dire que je t’imposais. C’est la vérité, et je vais t’en expliquer les raisons.

– J’en ai profité pour étudier l’industrie forestière partout où je l’ai pu, en Allemagne, en Autriche, dans le Caucase. Je ne suis pas aussi neuf que vous le supposez à ces questions-là. Et je désire vivre à Alsheim. Me le permettez-vous ?

Le père ne répondit pas tout d’abord. Il tentait, sur son fils, une expérience à laquelle il soumettait volontiers les hommes qui venaient traiter avec lui une affaire importante. Il se taisait, au moment où des paroles décisives lui étaient demandées. Si l’interlocuteur, troublé, se détournait, pour échapper à ce regard dont il semblait qu’on sentît sur soi l’oppression, ou s’il renouvelait l’explication déjà faite, M. Joseph Oberlé le classait parmi les hommes faibles, ses inférieurs. Jean soutint le regard de son père, et n’ouvrit pas la bouche. M. Oberlé en fut secrètement flatté. Il comprit qu’il se trouvait en présence d’un homme complètement formé, d’un esprit résolu et probablement inflexible. Il en connaissait de semblables, autour de lui. Il appréciait secrètement leur indépendance d’humeur et il la redoutait. Avec la rapidité de combinaison et d’organisation qui lui était naturelle, il aperçut, très nettement, l’industrie d’Alsheim dirigée par Jean, et le père de Jean, Joseph Oberlé, siégeant au Reichstag, admis parmi les financiers, les administrateurs et les puissants du monde allemand. Il était de ceux qui savent tirer parti de leurs déceptions comme on tire parti des déchets d’usine. Cette vision nouvelle l’attendrit. Loin de s’emporter, il laissa se détendre le visage ironique qu’il s’était fait pour parler du projet de son fils. D’un geste de la main, il désigna l’immense atelier où, sans arrêt, avec un ronflement qui secouait très faiblement les doubles vitres, les lames d’acier entraient au cœur des vieux arbres des Vosges, et dit, d’un ton de gronderie affectueuse :

– Soit ! mon enfant. Cela fera la joie de mon père, de ta mère et d’Ulrich. J’accepte que tu me donnes tort sur un point vis-à-vis d’eux, mais sur un point seulement. Il y a quelques années, je ne t’aurais pas permis de refuser la carrière qui me paraissait pour toi la meilleure et qui nous mettait tous à l’abri de difficultés que tu ne saurais mesurer. À ce moment-là, tu ne pouvais pas juger par toi-même. Et, de plus, je trouvais mon industrie, ma situation trop précaire et trop dangereuse pour te la passer. Cela s’est modifié. Mes affaires se sont étendues. La vie est devenue possible pour moi, et pour vous tous, grâce à des efforts et à des sacrifices peut-être, dont on ne m’est pas assez reconnaissant autour de moi. Aujourd’hui, j’admets que le métier a quelque avenir. Tu veux m’y succéder ? Je t’ouvre la porte tout de suite. Tu vas faire ton apprentissage pratique dans les sept mois qui te restent avant l’entrée au régiment. Oui, je consens, mais, à une condition…

– Laquelle ?

– Tu ne feras pas de politique.

– Je n’en ai pas le goût.

– Ah ! pardon, reprit en s’animant M. Oberlé, il faut que nous nous entendions bien, n’est-ce pas ? Je ne pense pas que tu aies pour toi-même une ambition politique ; tu n’as pas l’âge, ni peut-être l’étoffe. Et ce n’est pas cela que je t’interdis… Je t’interdis de faire du chauvinisme alsacien ; de t’en aller répétant, comme d’autres, à tout propos : « La France ! La France ! » de porter sous ton gilet une ceinture tricolore, d’imiter les étudiants alsaciens de Strasbourg, qui, pour se reconnaître et pour se rallier, sifflent, aux oreilles de la police, les six notes de la Marseillaise : « Formez vos bataillons ! » Je ne veux pas de ces petits procédés, de ces petites bravades et de ces grands périls, mon cher ! Ce sont des manifestations qui nous sont défendues, à nous autres industriels qui travaillons en pays allemand. Elles sont en contradiction avec notre effort et notre intérêt, car ce n’est pas la France qui achète. Elle est très loin, la France, mon cher ; elle est à plus de deux cents lieues d’ici, tout au moins on le dirait, au peu de bruit, de mouvement et d’argent qui nous en vient. N’oublie pas cela ! Tu es, par ta volonté, industriel allemand ; si tu tournes le dos aux Allemands, tu es perdu. Pense ce que tu voudras de l’histoire de ton pays, de son passé et de son présent. J’ignore là-dessus tes opinions. Je ne veux pas essayer de deviner ce qu’elles seront dans un milieu aussi arriéré que le nôtre, à Alsheim, mais, quoi que tu penses, sache te taire, ou bien fais ton avenir ailleurs.

Sous les moustaches relevées de Jean, un sourire s’ébaucha, tandis que le haut du visage demeurait grave et ferme.

– Vous vous demandez, j’en suis sûr, ce que je pense de la France ?

– Voyons ?

– Je l’aime.

– Tu ne la connais pas !

– J’ai lu attentivement son histoire et sa littérature, et j’ai comparé, voilà tout. Cela suffit, quand on est soi-même de la race, pour deviner beaucoup de choses. Je ne la connais pas autrement, c’est vrai : vous aviez pris vos précautions…

– Tu dis bien, quoiqu’il y ait peut-être une intention blessante…

– Nullement.

– Oui, j’ai pris mes précautions pour que vous fussiez affranchis, ta sœur et toi, de cet esprit d’opposition néfaste qui eût, dès le début, stérilisé votre vie, qui eût fait de vous des mécontents, des impuissants, des pauvres, des gens de cette espèce trop nombreuse en Alsace, et qui ne rendent aucun service ni à la France, ni à l’Alsace, ni à eux-mêmes, en fournissant perpétuellement à l’Allemagne des raisons de se fâcher. Je ne regrette pas que tu m’amènes à m’expliquer sur le système d’éducation que j’ai voulu pour vous, et que j’ai été seul à vouloir. J’ai voulu vous épargner cette épreuve que j’ai connue, moi, et dont je viens de parler : manquer sa vie. Il y avait aussi une autre raison. Ah ! je sais bien qu’on ne me rendrait pas cette justice-là. Et je suis obligé de me louer dans ma propre famille. Mon enfant, il n’est pas possible d’avoir été élevé en France, d’appartenir à la France par toutes ses origines, et de ne pas aimer la culture française…

Il s’interrompit un moment pour voir l’impression que produisait cette phrase, et il ne put rien apercevoir, pas un tressaillement, sur le visage impassible de son fils, qui, décidément, était un homme fortement trempé. L’implacable besoin de justification qui dominait M. Oberlé le fit continuer :

– Tu sais que la langue française est mal vue ici, mon cher Jean. En Bavière, tu as eu une formation littéraire, historique, meilleure à ce point de vue que tu ne l’aurais eue à Strasbourg. J’ai pu recommander, sans que cela te nuisît dans l’esprit de tes maîtres, qu’on te fit donner de nombreuses leçons supplémentaires de français. En Alsace, toi ou moi, nous en aurions souffert. Voilà les motifs qui m’ont guidé. L’expérience dira si je me suis trompé. Je l’ai fait, en tout cas, de bonne foi, et pour ton bien.

– Mon cher père, dit Jean, je n’ai pas le droit de juger ce que vous avez fait. Ce que je puis vous dire, c’est que, grâce à cette éducation que j’ai reçue, si je n’ai pas le goût, ou l’admiration sans réserve de la civilisation allemande, j’ai, du moins, l’habitude de vivre avec des Allemands. Et je suis persuadé que je pourrai vivre avec eux en Alsace.

Le père eut un haussement de sourcils qui disait : « Je n’en sais rien. »

– Mes idées, jusqu’ici, ne m’ont fait aucun ennemi en Allemagne, et il me semble qu’on peut diriger une scierie, en pays annexé, avec les opinions que je viens de vous exposer.

– Je l’espère, dit simplement M. Oberlé.

– Alors, vous m’admettez ? J’entre chez vous ?

Pour toute réponse, le patron appuya le doigt sur un bouton électrique.

Un homme monta les marches qui conduisaient, du hall des machines, au poste d’observation que s’était fait construire M. Oberlé, ouvrit la porte-tambour, et, dans l’entrebâillement, on vit une barbe blonde carrée, de longs cheveux et deux yeux comme deux gemmes bleues.

– Guillaume, dit le patron en allemand, vous mettrez mon fils au courant de la fabrication, et vous lui expliquerez les achats que nous avons faits, depuis six mois. À partir de demain, il vous accompagnera dans les visites que vous ferez aux coupes exploitées pour notre compte.

La porte se referma.

Le jeune, l’enthousiaste, l’élégant Jean Oberlé était debout devant son père. Il lui tendit la main, et dit, tout pâle de joie :

– Me voici redevenu quelqu’un d’Alsace ! Que je vous remercie !

Le père serra la main de son fils avec une effusion un peu voulue. Il pensait : « C’est le portrait de sa mère ! Je retrouve l’esprit, les mots, l’enthousiasme de Monique. » Il dit tout haut :

– Tu vois, mon enfant, que je n’ai qu’un but : vous rendre heureux. Je l’ai toujours eu. J’accepte que tu prennes une carrière toute différente de celle que j’avais rêvée pour toi. Tâche, à présent, de comprendre notre situation, comme ta sœur la comprend…

Jean sortit, et son père, quelques instants plus tard, sortit aussi. Mais, tandis que M. Joseph Oberlé se dirigeait vers la maison, ayant hâte de revoir sa fille, l’unique confidente de ses pensées, et de lui rapporter la conversation qu’il venait d’avoir avec Jean, celui-ci traversa le chantier en obliquant à gauche, passa devant la porterie et prit la route de la forêt. Mais il n’alla pas loin, à cause de l’heure du déjeuner qui approchait. Par le chemin qui montait, il atteignit la région des vignes d’Alsheim, au delà des houblonnières qui étaient encore des champs dénudés, d’où s’élevaient çà et là des perches réunies et formant des faisceaux. Il avait l’âme en fête. Quand il fut arrivé à l’entrée d’une vigne qu’il connaissait depuis sa petite enfance, où il avait vendangé dans les jours très lointains, il monta sur un talus qui dominait la route et les rangs de ceps alignés en contre-bas. Malgré la lumière triste, malgré les nuages et le vent, il trouva belle, divinement belle, son Alsace qui descendait en pente très douce devant lui, et devenait bientôt une plaine tout unie, avec des bandes d’herbes et des bandes de labours d’où les villages, çà et là, levaient leurs toits de tuile et la pointe de leur clocher. Des arbres ronds, isolés, transparents à cause de l’hiver, ressemblaient à des chardons secs. Quelques corneilles volaient, aidées par le vent du Nord, et cherchaient un ensemencé nouveau. Jean leva les mains, et les étendit comme pour embrasser l’étendue, depuis Obernai, qu’il apercevait dans les derniers vallonnements à sa gauche, jusqu’à Barr, à demi enseveli, à droite, sous l’avalanche des sapins descendant de la montagne : « Je t’aime, Alsace, et je te reviens ! » dit-il. Il regarda le village d’Alsheim, la maison de pierre rouge qui s’élevait un peu au-dessous de lui, et qui était la sienne, puis il fixa, à l’autre extrémité de l’amas des maisons d’ouvriers et de paysans, une sorte de promontoire de futaie, qui s’avançait dans la plaine rase. C’était une avenue terminée par un gros bouquet d’arbres dépouillés, gris, entre lesquels on apercevait les pentes d’un toit. Jean arrêta ses yeux longuement sur la demeure à demi cachée, et dit : « Bonjour, l’Alsacienne ! Peut-être vais-je pouvoir t’aimer ! Ce serait si bon, avec toi, de vivre ici ! »

La cloche qui sonnait le déjeuner chez les Oberlé le rappela. Elle n’avait qu’un son grêle et misérable, qui montrait l’immensité de l’espace libre où s’évanouissait le bruit, et la force de la marée de vent qui l’emportait au-dessus des terres d’Alsace.

III

LA PREMIÈRE RÉUNION DE FAMILLE

 

Jean se dirigea très lentement vers cette cloche qui appelait. Tout lui était joie en ce moment. Il reprenait possession d’un monde qui, après des années, venait de lui être rouvert et désigné comme le lieu d’habitation, de travail et de bonheur. Ces mots se jouaient dans son esprit troublé délicieusement ; ils y passaient et s’y poursuivaient comme une troupe de dauphins, voyageurs de surface, et d’autres les accompagnaient : vie de famille, confortable, autorité sociale, embellissements, agrandissements. La maison se nommait la maison paternelle. Il la regardait avec tendresse en suivant l’allée près du torrent ; il monta avec respect les degrés du perron, se souvenant qu’elle avait été bâtie par l’aïeul, auquel elle appartenait encore, ainsi que tout le domaine, d’ailleurs, sauf la scierie et le chantier. Après avoir suivi le vestibule qui traversait la maison, d’une façade à l’autre, il ouvrit la dernière porte à gauche. La salle à manger était la seule pièce qui eût été « renouvelée » d’après les indications et suivant le goût de M. Joseph Oberlé. Tandis qu’on retrouvait ailleurs, dans le salon, le billard et les chambres, les meubles apportés par le grand-père, les velours d’Utrecht jaune ou vert et les bois d’acajou, « ma création », selon l’expression de M. Joseph Oberlé, se recommandait par une absence complète de lignes. La couleur y remplaçait le style. Les murs étaient revêtus de boiseries en bois d’érable veiné, gris bleu, gris lilas par endroits, gris cendré, gris rosé, qui montaient jusqu’à la moitié de la hauteur de l’étage. Au-dessus, et rejoignant les poutrelles peintes du plafond, quatre panneaux de toile tendue et ornée de dessins de feutre ras, représentaient des iris, des passe-roses, des verveines et des glaïeuls. Partout où cela avait été possible, la ligne droite était sacrifiée. Les moulures des portes décrivaient des courbes qui s’écartaient follement comme des tiges de lianes, sans qu’on vît pourquoi. Les châssis de la vaste fenêtre ondulaient. Les chaises en bois de hêtre plié venaient de Vienne. L’ensemble n’avait pas de caractère, mais un charme de lumière adoucie et d’imitation lointaine du monde végétal. On eût dit la salle à manger d’un jeune ménage heureux.

Les quatre convives habituels que Jean allait rencontrer là ne répondaient guère à cette image de joie, et l’harmonie faisait défaut entre eux et le décor de la salle. Ils s’asseyaient invariablement chacun à la même place, autour de la table carrée, selon l’ordre établi par des affinités et des antipathies profondes.

La première à gauche de la fenêtre, la plus proche des vitres qui versaient sur elle les reflets de leurs contours biseautés, était madame Monique Oberlé. Longue et mince, avec un visage qui avait été plein et frais, qui était à présent pâle, tout plissé et réduit, elle donnait l’impression d’un être habitué à n’entendre qu’un seul mot autour d’elle : « Vous avez tort ! » Ses yeux de myope, très doux, effleuraient les hôtes qu’on lui présentait d’un sourire toujours prêt à se retirer et à s’effacer. Ils ne se posaient que quand ils avaient erré un peu de temps, quand rien ne les avait repoussés ou méconnus. Alors, ils laissaient voir une intelligence claire, un cœur très bon, devenu un peu sauvage et triste, capable encore d’illusion et d’accès de jeunesse.

Nulle n’avait eu une enfance plus insouciante, ni qui semblât moins bien faite que la sienne pour la préparer au rôle qu’elle avait eu plus tard. Elle s’appelait alors Monique Biehler, de la vieille famille Biehler, d’Obernai. Du haut de la maison patrimoniale, qui lève, sur les remparts de la petite ville, son pignon à redan, elle voyait la plaine immense devant elle. Le jardin, tout plein de buis taillés, et de poiriers, et d’aubépines, où elle jouait, n’était séparé que par une grille de la promenade publique établie sur l’ancienne muraille, si bien que la vision de l’Alsace s’imprimait tout le jour dans cette âme d’enfant, et en même temps l’amour de cette patrie alors si heureuse, de sa beauté, de sa paix, de sa liberté, de ses villages dont elle savait les noms, dont elle eût dessiné la grappe rose épandue parmi les moissons. Monique Biehler ne connaissait rien autre chose. Elle ne quittait Obernai, avec tous les siens, que pour aller passer deux mois d’été au logis de Heidenbruch, dans la forêt de Sainte-Odile. Une seule fois il lui était arrivé de franchir les Vosges, l’année d’avant son mariage, pour faire un pèlerinage à Domrémy en Lorraine. Ç’avaient été trois jours d’enthousiasme. Madame Oberlé se souvenait de ces trois jours comme de la plus pure joie de sa vie. Elle disait : « Mon voyage en France. » Elle était demeurée naïve ; elle avait gardé, dans son existence très retirée à Alsheim, les effarements faciles, mais aussi la sincérité, la hardiesse secrète de son affection de jeune fille pour le pays et pour les gens du pays. Elle avait donc souffert plus qu’une autre n’eût fait à sa place, en voyant son mari se rapprocher du parti allemand d’Alsace et y entrer enfin. Elle avait souffert dans sa fierté d’Alsacienne et plus encore dans son amour maternel. Pour la même cause qui la séparait moralement de son mari, on éloignait d’elle ses enfants. Les rides de son visage, fané avant l’âge, auraient pu porter chacune un nom, celui de la douleur qui les avait creusées, ride de la bonté méprisée, ride des prévenances inutiles, ride de la patrie alsacienne injuriée, de la séparation d’avec Jean et Lucienne, de l’inutilité de ce trésor d’amour qu’elle avait amassé pour eux tout le long de sa vie de jeune fille et de jeune femme.

L’amertume avait été d’autant plus vive que madame Oberlé ne se faisait aucune illusion sur les motifs véritables qui guidaient son mari. Celui-ci l’avait bien deviné. Il était humilié par ce témoin auquel il n’en imposait pas, et qu’il ne pouvait s’empêcher d’estimer. Elle personnifiait pour lui la cause même qu’il avait abandonnée. C’est à elle qu’il s’adressait, quand il éprouvait le besoin de se justifier, – et il le faisait à tout propos, – c’est contre elle qu’il s’emportait, contre sa désapprobation muette. Jamais une seule fois, depuis vingt ans, il n’avait pu lui arracher un mot de consentement à ce que l’Alsace fût allemande. Cette timide cédait à la force, mais elle n’approuvait pas. Elle suivait son mari dans le monde allemand ; elle s’y montrait si digne qu’on ne pouvait ni se tromper sur son attitude, ni lui en vouloir. Elle sauvegardait ainsi plus que les apparences. Mère séparée de ses enfants, elle ne s’était pas séparée de son mari. Ils habitaient encore deux lits jumeaux de la même chambre. Ils avaient des scènes continuelles, quelquefois muettes d’un côté, quelquefois aigres et violentes de part et d’autre. Cependant madame Oberlé comprenait que son mari ne détestait en elle que sa clairvoyance et son jugement. Elle espérait n’avoir pas toujours tort. Maintenant que les enfants étaient grands, elle pensait qu’il y aurait des décisions de suprême importance à prendre à leur sujet, et que, par sa longue patience et par de nombreuses concessions, elle aurait peut-être gagné le droit de parler alors et de se faire écouter.

Près d’elle et à sa droite, s’était toujours assis le grand-père, M. Philippe Oberlé. Depuis plusieurs années, cinq minutes avant l’heure des repas, la porte de la salle à manger s’ouvrait, le vieillard entrait, appuyé sur le bras de son valet de chambre, tâchant de marcher droit, vêtu d’un vêtement vague en laine sombre, le ruban rouge à la boutonnière, la tête lasse et penchée, les paupières presque closes, la face gonflée et exsangue. On l’installait dans un fauteuil à oreilles, capitonné de gris ; on lui attachait autour du cou sa serviette, et il attendait, le corps appuyé au dossier, les mains sur la table, ses mains pâles comme de la cire, où se dessinaient et se tordaient les veines bleues. Quand les convives arrivaient à leur tour, M. Joseph Oberlé lui serrait la main ; Lucienne lui jetait un baiser avec beaucoup de mots sonores, dits d’une voix fraîche ; madame Oberlé se penchait, et, sur le front du vieillard, appuyait ses lèvres fidèles. Il la remerciait en la regardant s’asseoir. Il ne regardait pas les autres. Alors, il faisait, seul avec elle, le signe de la croix, étant fils de la vieille Alsace qui priait. Et, servi par cette voisine silencieusement charitable, qui connaissait ses goûts, sa honte de certaines maladresses, et qui prévenait ses désirs, il commençait à manger, lentement, ayant peine à mouvoir le ressort détendu de ses muscles. Sa tête songeuse demeurait appuyée au fauteuil. Elle veillait dans un corps presque anéanti. Elle était le théâtre où passaient, pour le plaisir et la peine d’un seul, les ancêtres de ceux dont les noms étaient cités devant lui. Il ne parlait pas, mais il se souvenait. Quelquefois, il tirait de sa poche une ardoise d’écolier et un crayon, et il écrivait, d’une écriture incertaine, deux ou trois mots qu’il faisait lire à sa voisine : rectification, date oubliée, approbation, refus de s’associer aux paroles qu’on prononçait de l’autre côté de la table. Le plus souvent, on reconnaissait qu’il était intéressé ou ému, au battement de ses paupières appesanties. Ce n’était qu’un instant. La vie retombait aussitôt dans le fond de la prison dont elle avait essayé d’ébranler les barreaux. La nuit se refaisait autour de sa pensée inhabile à se manifester. Et, malgré l’habitude qu’ils en avaient, le spectacle de cette douleur et de cette ruine pesait sur chacun des membres de la famille assemblée. Il était moins pénible aux étrangers qui s’asseyaient un soir à la table d’Alsheim, car l’aïeul, ces jours-là, n’essayait pas de rompre le cercle de ténèbres et de mort qui l’opprimait. M. Joseph Oberlé avait tenu, cependant, jusqu’à ces dernières années, à présenter ses hôtes à son père, jusqu’au jour où celui-ci avait écrit sur l’ardoise : « Ne me présente plus personne, surtout aucun Allemand : ils me salueront ; cela suffît. » Il conservait seulement l’habitude – et c’était là une pensée touchante de cet homme égoïste – de rendre compte des affaires de l’usine, chaque soir, au vieux chef. Après le dîner, en fumant dans la salle à manger, tandis que les deux femmes passaient dans le salon, il racontait le courrier, les expéditions, les achats de coupes. Bien que M. Philippe Oberlé ne fût plus que le commanditaire de l’industrie qu’il avait fondée, il avait l’illusion de conseiller encore et de diriger. Il entendait parler des érables, des pins et des sapins, des chênes et des hêtres parmi lesquels il avait respiré cinquante ans. Il tenait à la « conférence », comme il l’appelait, comme au seul moment de la journée où il s’apparaissait à lui-même quelqu’un dans la vie des autres. Hors de là, il n’était qu’une ombre, qu’une âme muette et présente, qui jugeait sa maison, mais ne disait que rarement son arrêt.

Son fils, sur une question capitale, était en désaccord avec lui. Placé à table juste en face de son père M. Joseph Oberlé pouvait bien affecter de ne s’adresser, tout le temps du repas, qu’à sa femme et à sa fille ; il pouvait bien éviter de voir les doigts qui remuaient d’impatience ou qui écrivaient pour madame Oberlé : il n’était pas homme à écarter les sujets douloureux. Comme tous ceux qui ont eu dans leur vie une grande décision à prendre, et qui ne l’ont pas prise sans un trouble profond de la conscience, il revenait indéfiniment sur la question allemande. Tout lui était prétexte à la reprendre, les éloges, les blâmes, les faits divers, les événements politiques annoncés dans le journal du matin, une carte de visite apportée par le facteur, une commande de planches reçue de Hanovre ou de Dresde, le désir exprimé par Lucienne d’accepter une invitation au bal. Il éprouvait le besoin de se glorifier de ce qu’il avait fait, comme les généraux vaincus d’expliquer la bataille et la nécessité où ils se sont trouvés d’agir de telle et telle façon. Toutes les ressources de son esprit, qui était fécond, s’exerçaient sur ce cas de conscience qu’il déclarait depuis longtemps résolu, et qui n’éveillait plus de discussion, ni de la part de l’aïeul malade, ni de celle de la femme opprimée et décidée au silence.

Lucienne seule approuvait et soutenait son père.

Elle le faisait avec la décision de la jeunesse qui juge sans ménagement la douleur des anciens, les souvenirs et tout le charme du passé, sans comprendre, et comme si c’étaient des choses mortes, livrées à la seule raison. Elle avait vingt ans, beaucoup d’orgueil et de bonne foi en même temps, une confiance naïve en soi, une nature impétueuse, et une réputation de beauté qui n’était qu’à moitié justifiée. Élancée comme sa mère et, comme elle, grande et bien faite, elle tenait de son père des traits plus larges, plus conformes au type habituel de l’Alsace, et une tendance à épaissir. Toutes les lignes de son corps étaient déjà formées et épanouies. Lucienne Oberlé donnait, à ceux qui la voyaient pour la première fois, l’impression d’une jeune femme plutôt que celle d’une jeune fille. Elle avait une physionomie extrêmement mobile et ouverte. Quand elle écoutait, ses yeux, moins grands et d’un vert plus clair que ceux de son frère, ses yeux et sa bouche également aigus quand elle souriait, suivaient la conversation et disaient sa pensée. Elle rêvait peu. Un autre charme encore que la vivacité de son esprit expliquait ses succès mondains : l’éclat incomparable de son teint, de ses lèvres rouges, la splendeur de sa chevelure d’un blond pâle, mêlée de mèches ardentes, et de masse si opulente et si lourde qu’elle brisait les peignes d’écaille, échappait aux épingles, et, pesant en arrière, obligeant à se relever le front qu’elle enveloppait de lumière, creusant un pli dans la nuque qu’elle couvrait d’un reflet doré, donnait à Lucienne Oberlé le port de tête d’une jeune déesse fière. Son oncle Ulrich lui disait en riant : « Quand je t’embrasse, je crois embrasser une pêche de vigne. » Elle marchait bien ; elle jouait bien au tennis ; elle nageait dans la perfection, et, plus d’une fois, les journaux de Baden-Baden avaient imprimé les initiales de son nom dans les articles où ils célébraient « nos meilleures patineuses ».

Cette éducation physique l’avait déjà éloignée moralement de sa mère, qui n’avait jamais été qu’une promeneuse intrépide, devenue une médiocre marcheuse. Mais d’autres causes avaient agi et les avaient plus profondément et plus irrévocablement séparées l’une de l’autre. C’était sans doute l’instruction tout allemande de la pension Mündner, plus scientifique, plus solennelle, plus pédante, plus éparpillée et beaucoup moins pieuse que celle qu’avait reçue sa mère, élevée partie à Obernai, partie chez les religieuses de Notre-Dame, au couvent de la rue des Mineurs, à Strasbourg. Mais c’étaient surtout les relations et le milieu. Lucienne, ambitieuse comme son père, portée comme lui vers le succès, entièrement soustraite à l’influence maternelle, confiée pendant sept ans à des maîtresses allemandes, reçue dans des familles allemandes, vivant parmi des élèves en majorité allemandes, flattée un peu par tout le monde, ici à cause du charme de sa nature, là pour des motifs politiques et de prosélytisme inconscient, avait pris des habitudes d’esprit bien différentes de celles de l’Alsace d’autrefois. Rentrée chez elle, elle ne comprenait plus le passé de sa race et de sa famille. Pour elle, ceux qui défendaient l’ancien état de choses ou qui le regrettaient, sa mère, son grand-père, son oncle Ulrich, étaient les représentants d’une époque finie, d’une opinion déraisonnable et puérile. Tout de suite elle s’était mise du côté du père, contre les autres. Et elle en souffrait. Elle s’attristait de rencontrer, si près de soi, des personnes de cette espèce que toute la pension Mündner et toutes ses relations mondaines de Baden-Baden et de Strasbourg considéraient comme arriérée. Depuis deux ans, elle vivait dans une atmosphère de contradiction. Elle éprouvait pour sa famille des sentiments qui se combattaient, pour sa mère, par exemple, une tendresse véritable et une commisération grande d’appartenir à un monde condamné et comme à un autre siècle. Les confidents lui manquaient. Jean, son frère, en serait-il un ? Inquiète de le voir arriver, presque étrangère à lui, désireuse d’affection, excédée par les luttes familiales, et espérant bien que Jean se rangerait du côté qu’elle avait choisi, qu’il serait un appui et un argument nouveau, elle avait hâte et peur de cette rencontre. Son père venait de lui dire la conversation qu’il avait eue avec Jean. Elle avait dit, crié plutôt : « Merci de me donner mon frère ! »

Ils étaient tous quatre à table, quand le jeune homme entra dans la salle à manger.

Les deux femmes, qui étaient l’une en face de l’autre et dans la lumière de la fenêtre, tournèrent la tête, l’une doucement avec un sourire qui disait : « Que je suis fière de mon enfant ! » l’autre renversée sur le dossier de sa chaise, les lèvres entr’ouvertes, les yeux tendres comme si ç’avait été son fiancé qui entrait, désireuse et sûre de lui plaire, disant tout haut : « Viens te mettre ici, près de moi, au bout de la table. Je me suis faite belle pour te faire honneur, regarde ! » et, tout bas, en l’embrassant : « Mon Dieu, que c’est donc bon d’avoir quelqu’un de jeune à qui dire bonjour ! » Elle savait être agréable à regarder, dans son corsage de surah mauve orné d’entre-deux de dentelles. Elle avait aussi un plaisir véritable à retrouver ce frère qu’elle n’avait pu qu’entrevoir, la veille, avant de prendre le train pour Strasbourg. Jean la remercia d’un coup d’œil ami et heureux, et s’assit au bout de la table, entre Lucienne et sa mère. Il dépliait sa serviette, et le valet de chambre Victor, fils de fermiers alsaciens, au visage de pleine lune, aux yeux de petite fille, toujours tremblant de mal faire, s’approchait de lui, portant un ravier, quand M. Joseph Oberlé, qui achevait d’écrire une note sur son carnet, tira ses deux favoris, et dit :

– Vous voyez bien Jean Oberlé ici présent, vous, mon père, vous, Monique, toi, Lucienne, eh bien ! j’ai une nouvelle à vous annoncer à son sujet. Je lui ai permis d’habiter définitivement Alsheim, de devenir industriel et marchand de bois.

Trois visages se colorèrent à la fois ; Victor lui-même, tremblant comme une feuille, retira son ravier.

– Est-ce possible ? dit Lucienne, qui ne voulait pas avoir l’air, devant sa mère, d’être avertie de l’événement. Il n’achèvera pas son stage de référendaire ?

– Non.

– Après son volontariat, il reviendra ici pour toujours ?

– Oui, pour toujours avec nous.

Le second moment de l’émotion est quelquefois plus énervant que le premier. Les paupières de Lucienne battirent plus vite, et se mouillèrent. Elle riait en même temps, ses lèvres rouges toutes frémissantes de mots tendres.

– Ma foi, dit-elle, tant mieux ! Je ne sais pas si c’est ton intérêt, Jean, mais pour nous, tant mieux !

Elle était vraiment jolie en cette minute, penchée vers son frère, vibrant d’une joie qui n’était pas feinte.

– Je vous remercie, fit madame Oberlé, en regardant gravement son mari pour essayer de deviner à quelle raison il avait obéi ; je vous remercie, Joseph : je n’aurais pas osé vous le demander.

– Mais, vous voyez, ma chère, répondit l’industriel en s’inclinant, vous voyez, quand les projets sont raisonnables, je les accepte. Je suis, d’ailleurs, si peu habitué d’être remercié que, pour une fois, le mot me fait plaisir… Oui, nous venons d’avoir une conversation décisive. Jean sera emmené dès demain, par mon acheteur, dans quelques-unes de nos coupes en exploitation. Je ne perds jamais de temps, vous le savez.

Madame Oberlé vit se tendre vers elle la main maladroite de l’aïeul, elle prit l’ardoise qu’il tenait, et lut cette ligne :

– C’est la dernière joie de ma vie.

Rien n’annonçait le bonheur sur ce visage devenu insensible comme un masque, rien, si ce n’est peut-être la fixité avec laquelle M. Philippe Oberlé considérait son fils, qui avait rendu un enfant à l’Alsace et un successeur à l’industrie familiale. Il s’étonnait, et il se réjouissait. Toute la table faisait comme lui et oubliait de manger. Le valet de chambre oubliait aussi de servir, et songeait à l’importance qu’il aurait, en annonçant à la cuisine et dans le bourg : « Monsieur Jean est décidé à prendre l’usine ! Il ne quittera plus le pays ! » Pendant quelques minutes, dans la salle à manger d’érable gris, chacune des quatre personnes qui se réunissaient là tous les jours eut son rêve différent, son jugement secret ; chacune eut la vision, qu’elle ne communiqua pas, des conséquences possibles ou probables qu’aurait l’événement relativement à elle-même ; chacune ressentit un trouble à la pensée que demain se trouverait tout autre qu’elle ne l’avait prévu. Quelque chose s’écroulait, des habitudes, des projets, un régime accepté ou subi depuis des années. C’était comme un désordre et une déroute mêlée à la joie de la nouvelle.

La plus jeune de tous reprit la première sa liberté d’esprit. Lucienne dit :

– Est-ce que nous n’allons pas déjeuner, parce que Jean déjeune avec nous ? Mon cher, nous ressemblons en ce moment à ce que nous étions avant ton arrivée, non pas tous les jours, mais quelquefois : des êtres muets qui ne pensent que pour eux-mêmes… C’est tout à fait contraire au charme des réunions… Nous n’allons pas recommencer, dis ?

Elle se mit à rire, comme si désormais les mésintelligences avaient disparu. Elle plaisanta avec esprit sur les repas silencieux, sur les soirées d’Alsheim qui se terminaient à neuf heures, les visites rares, l’importance d’une invitation reçue de Strasbourg. Et tout le monde l’encourageait tacitement à médire de ce passé, aboli par la résolution de cet homme pleinement heureux, maître de lui-même, qui observait et étudiait sa sœur avec une admiration étonnée.

– À présent, conclut-elle, tout va changer. D’ici le mois d’octobre, nous serons cinq au lieu de quatre, sous le toit d’Alsheim. Ensuite, tu feras bien ton volontariat, mais ça ne dure qu’un an, et, d’ailleurs, tu auras des permissions ?

– Tous les dimanches.

– Tu viendras coucher, petit ? demanda madame Oberlé.

– Je crois que oui, le samedi soir.

– Et un joli uniforme, sais-tu ? reprit Lucienne, cette tunique Attila couleur de bleuet, soutachée de jaune, ces bottes noires, cette lance,… mais j’aime surtout le colback en peau de phoque de la grande tenue, avec son panache de crin blanc et noir, et les brandebourgs blancs… C’est un des plus jolis uniformes de notre armée.

– Oui, un des plus jolis de l’armée allemande, s’empressa de reprendre madame Oberlé, voulant réparer le mot malheureux de sa fille, car le grand-père avait fait, avec la main, le geste d’effacer quelque chose sur la nappe.

M. Joseph Oberlé ajouta en riant :

– Un des plus chers également. Je te fais un joli cadeau, Jean, en te laissant choisir le régiment de hussards rhénans numéro 9 : je n’en serai pas quitte à moins de huit mille marks !

– Vous croyez ? si cher que cela ?

– J’en suis sûr. Hier encore, chez le conseiller von Boscher, je citais devant deux officiers les chiffres que je croyais exacts, et personne ne me contredisait. Officiellement, un volontaire d’un an, dans l’infanterie, doit dépenser deux mille deux cents marks, il en dépense en réalité quatre mille ; dans le train, il devrait en dépenser deux mille sept cents, il en dépense cinq mille ; dans la cavalerie, l’écart est plus fort encore, et, quand on prétend que vous pouvez vous en tirer avec trois mille six cents marks, on se moque des gens, il faut compter de sept à huit mille marks. Voilà ce que j’avançais, et ce que je soutiens…

– C’est que le régiment est admirablement composé, père, interrompit Lucienne.

– Beaucoup de fortune, en effet…

– Beaucoup de noblesse aussi, mêlée à des fils de riches industriels des bords du Rhin.

Il y eut ici un sourire d’intelligence rapide, entre Lucienne et son père. Jean fut le seul à le remarquer. À peine si la jeune fille avait laissé s’allonger ses deux lèvres aiguës. Elle reprit :

– Les places de volontaires sont si recherchées qu’il faut s’y prendre de bonne heure pour en retenir une.

– Il y a déjà trois mois que j’ai parlé à ton colonel, dit M. Oberlé. Tu seras recommandé à plusieurs de tes chefs.

Lucienne lança étourdiment :

– Tu pourras nous en amener quelques-uns ici ! Ce serait amusant !

Jean ne répondit pas. Madame Oberlé rougit, comme elle faisait souvent, quand une parole de trop était prononcée devant elle. Lucienne riait encore, quand le grand-père cessa de manger, et péniblement, par saccades dont chacune devait être douloureuse, tourna vers sa petite-fille sa tête blanche et triste. Les yeux du vieil Alsacien devaient avoir un langage bien facile à traduire, car la jeune fille cessa de sourire, fit un geste léger d’impatience comme si elle disait : « Ma foi ! je n’ai pas fait attention que vous étiez là ! » et se pencha vers son père pour lui offrir du vin de Wolxheim, en réalité pour échapper au reproche qu’elle sentait peser sur elle. Les trois autres convives, M. Joseph Oberlé, Jean et sa mère, comme s’ils se fussent entendus pour ne pas prolonger l’incident, se remirent à causer du volontariat, de la caserne Saint-Nicolas de Strasbourg, mais avec précipitation, en multipliant les mots, et les marques d’intérêt, et les gestes inutiles. Aucun d’eux n’osait lever la tête dans la direction de l’aïeul. M. Philippe Oberlé continuait de fixer, de son regard implacable comme un remords, sa petite-fille coupable d’une parole étourdie et fâcheuse. La fin du déjeuner fut abrégée par le malaise qui devint tout à fait grand, lorsque M. Philippe Oberlé, prié par sa belle-fille d’oublier le mot de Lucienne, eut répondu non et refusé de continuer à manger.

Dix minutes plus tard, dans les allées du parc, Lucienne rejoignait son frère, qui avait pris les devants, et qui allumait un cigare. En l’entendant venir derrière lui, il se retourna. Elle ne riait plus. Elle n’avait pas mis de chapeau, malgré le vent qui la décoiffait, mais, ayant jeté sur ses épaules un châle de laine blanc, sans plus chercher à plaire, devenue passionnée tout à coup et dominatrice, elle accourait.

– Tu as vu ? dit-elle. C’est intolérable !

Jean aspira cinq ou six bouffées, les mains réunies pour protéger l’allumette enflammée, puis, jetant le tison rouge :

– Sans doute, ma petite, mais il faut savoir supporter…

– Il n’y a pas de petite, interrompit-elle vivement, il y a une grande, au contraire, et qui a besoin de s’expliquer nettement avec toi. Nous avons été trop séparés, mon cher, nous avons besoin de nous connaître, car je te connais à peine, et tu ne me connais pas. Je vais t’aider, sois tranquille, je viens pour ça.

Il eut un regard d’admiration pour cette belle créature, violemment émue, qui venait à lui si délibérément ; puis, sans se départir de son calme, sentant que son rôle et son honneur d’homme lui commandaient de demeurer juge et de ne pas s’animer à son tour, il se mit à marcher près de Lucienne, dans l’allée que bordaient un long massif d’arbres d’un côté et, de l’autre, la pelouse.

– Tu peux me parler, Lucienne, tu peux être sûre…

– De ta discrétion ? Je te remercie, je n’en ai pas besoin ce matin. Je veux t’exposer simplement ma manière de penser sur un point, et je n’en fais pas mystère. Je te répète que c’est intolérable. On ne peut rien dire ici de l’Allemagne ou des Allemands, si ce n’est du mal. Dès qu’un mot d’éloge ou seulement de justice est prononcé à leur endroit, maman se mord les lèvres et grand-père me fait des hontes publiques, devant les domestiques, comme tout à l’heure. Est-ce un crime de dire à un volontaire d’un an : « Tu amèneras des officiers à Alsheim ? » Pouvons-nous empêcher que tu fasses ton service dans un régiment allemand, dans une ville allemande, commandé par des officiers qui, pour être Allemands, n’en sont pas moins des hommes du monde accomplis ?

Elle marchait nerveusement, et, de la main droite, tordait une chaîne d’or qu’elle portait sur son corsage mauve.

– Si tu savais, mon pauvre Jean, ce que j’ai souffert de ce défaut de liberté de la maison, de trouver nos parents si différents de l’éducation qu’ils nous ont donnée ! Car enfin, pourquoi me l’ont-ils donnée ?

Le jeune homme enleva de ses lèvres le cigare qu’il fumait.

– Notre éducation, Lucienne, ce n’est que mon père qui l’a voulue.

– Lui seul est intelligent !

– Oh ! comment peux-tu parler ainsi de ta mère ?

– Comprends bien, reprit-elle sans embarras, je ne suis pas de celles qui taisent la moitié de leur pensée et qui rendent l’autre méconnaissable à force de la fleurir. J’aime beaucoup maman, plus que tu ne le crois, mais je la juge. Elle a l’intelligence du ménage, elle est fine, elle a un petit goût de littérature, mais elle n’a aucune intelligence des questions générales. Elle ne voit pas au delà d’Alsheim. Mon père, lui, a beaucoup mieux compris la situation qui nous est faite en Alsace, il a été éclairé par ses relations, qui sont très étendues et de toute sorte, par son intérêt commercial et par son ambition…

Et, comme Jean faisait un mouvement d’interrogation :

De quelle ambition parles-tu ?

Lucienne reprit :

– Je te surprends ; oui, pour une petite fille, comme tu disais, je te parais audacieuse et même irrévérencieuse. Est-ce vrai ?

– Un peu.

– Mon ami, je ne fais que devancer ton jugement, que t’empêcher de perdre du temps en études psychologiques comparées. Tu arrives, je suis sortie de pension depuis deux ans et demi : je te fais profiter de mon expérience. Eh bien ! il n’y a pas de doute : notre père est ambitieux. Il avait tout ce qu’il faut pour parvenir : une volonté de fer vis-à-vis de ses inférieurs, beaucoup de souplesse avec les autres, de la fortune, une facilité d’esprit qui le rend supérieur à tout ce que nous voyons ici d’industriels ou de fonctionnaires allemands. Je te prédis que maintenant qu’il est en grâce auprès du Statthalter, tu ne tarderas pas à le voir candidat à la députation…

– C’est impossible, Lucienne !

– Peut-être, mais ça sera certainement. Je ne dis pas qu’il se présentera à Obernai, mais quelque part en Alsace ; et il sera nommé, parce qu’il sera très appuyé par le gouvernement et qu’il y mettra le prix… Tu n’as peut-être pas fait entrer cet événement dans tes calculs, lorsque tu te décidais à revenir à Alsheim ? Je devine bien que je te trouble. Tu en verras bien d’autres. Ce qu’il faut que tu saches, mon cher Jean, – elle insista sur le mot « cher », – c’est que la maison de famille n’est pas drôle. Nous sommes divisés irrémédiablement.

Jean et Lucienne se turent un moment, parce que la porterie était toute proche, puis ils tournèrent avec la pelouse, et prirent la seconde allée qui ramenait vers la maison.

– Irrémédiablement ? Tu crois ?

– Il faudrait être un enfant pour en douter. Mon père ne changera pas et ne redeviendra pas Français, parce que ce serait renoncer à tout avenir et à beaucoup d’avantages commerciaux ; maman ne changera pas, parce qu’elle est femme et que, devenir Allemande, ce serait abandonner un sentiment qu’elle croit très noble ; tu n’as pas la prétention de convertir grand-père ? Alors ?…

Elle s’arrêta, et se plaça en face de Jean.

– Alors, mon cher, puisque tu ne peux pas amener la paix par la douceur, amène-la par la force. Ne crois pas que tu pourras rester neutre. Même si tu le voulais, les circonstances ne le permettront pas, j’en suis sûre. Joins-toi à moi et à mon père, même si tu ne penses pas en toutes choses comme nous. J’ai cherché à te voir pour te supplier d’être avec nous. Quand maman comprendra que ses deux enfants lui donnent tort, elle défendra avec moins d’énergie ses souvenirs de petite fille ; elle recommandera au grand-père de s’abstenir de démonstrations comme celles de ce matin, et les repas ressembleront moins à des luttes en champ clos. Nous dominerons. C’est tout ce que nous pouvons espérer. Veux-tu ?… Papa m’a dit, rapidement, ce matin, que tu n’avais pas une tendresse vive pour les Allemands. Mais tu n’as pas d’animosité contre eux ?

– Non.

– Je ne demande que de la tolérance et des égards pour eux, c’est-à-dire pour nous qui les voyons. Tu as vécu dix ans en Allemagne, tu continueras de faire ici ce que tu faisais là-bas : tu ne quitteras pas le salon quand l’un d’eux viendra nous voir ?

– Évidemment. Mais, vois-tu, Lucienne, même si j’agis d’une autre manière que maman, parce que mon éducation m’a rendu supportable ce qui lui est odieux, je ne pourrai pas la blâmer. Je lui trouve des raisons touchantes d’être ce qu’elle est.

– Touchantes ?

– Oui.

– Moi, je les trouve déraisonnables.

Les yeux verts de Jean, les yeux plus clairs de Lucienne s’interrogèrent un instant. Les deux jeunes gens, graves tous deux, avec une expression d’étonnement et de défi, se mesuraient et pensaient : « Est-ce bien elle que j’ai vue tout à l’heure si rieuse et si tendre ? – Est-ce bien lui qui me résiste, un frère élevé comme moi, et qui devrait me céder, ne fût-ce que parce que je suis jeune et qu’il est heureux de me revoir ? » Elle était mécontente. Cette première rencontre mettait aux prises la violence paternelle, dont Lucienne avait hérité, et l’inflexible volonté que la mère avait transmise à son fils. Ce fut Lucienne qui rompit le silence. Elle se détourna pour reprendre la marche, et, secouant la tête :

– Je vois bien, dit-elle : tu t’imagines que tu auras en maman une confidente, une amie à qui on ouvre son cœur tout grand ? Elle est digne de tous les respects, mon cher. Mais là encore tu te trompes. J’ai essayé. Elle est, ou se croit trop malheureuse. Tout ce que tu lui diras lui servira aussitôt d’argument dans sa propre querelle. Si tu voulais, par exemple, épouser une Allemande…

– Non !… ah ! mais non !

– Je suppose… maman irait immédiatement trouver mon père et lui dire : « Voyez cette horreur ! c’est votre faute ! c’est vous ! » Et, si tu voulais épouser une Alsacienne, notre mère s’en prévaudrait et dirait : « Il est avec moi, contre vous ! contre vous ! contre vous ! » Non, mon cher, la vraie confidente, à Alsheim, c’est Lucienne.

Elle prit la main de Jean, elle leva vers lui, sans cesser de marcher, son visage éclatant de vie et de jeunesse.

– Crois-moi, soyons bien francs l’un envers l’autre. Tu ne me connais pas bien, depuis le temps que tu voyages au loin : je t’étonne. Tu verras que j’ai de grands défauts, je suis une orgueilleuse, une individualiste très peu capable de sacrifices, une coquette parfois, mais je n’ai pas de détours. Quand j’attendais ton arrivée, ces jours-ci, je me promettais une joie durable, celle d’avoir ta jeunesse près de la mienne, pour la comprendre. Je te dirai tout ce qu’il y a de grave dans ma vie, tout ce que je serai résolue à faire… Je n’ai personne ici à qui me confier entièrement. Tu ne peux pas savoir ce que j’en ai souffert… Tu veux bien ?

– Oh ! oui.

– Tu me diras ta pensée, mais surtout je t’aurai parlé. Je n’étoufferai pas, comme j’ai souvent fait, dans cette maison… J’aurai bien des choses à te dire… Ce sera un moyen de rattraper l’intimité qui nous a manqué, et de nous faire un peu de fraternité tardive… À quoi penses-tu ?

– À cette pauvre maison.

Lucienne leva les yeux au-dessus du toit d’ardoise, qui se dressait en avant. Elle voulait laisser entendre : « Si tu savais combien elle est triste, en effet ! » Puis elle embrassa son frère, et dit, en se séparant de lui :

– Je ne suis pas si mauvaise que tu peux le penser, frérot, ni si ingrate envers maman. Je vais la retrouver pour causer avec elle de ton retour. Elle a sûrement besoin d’en dire son bonheur à quelqu’un…

Lucienne se sépara de son frère, se détourna encore pour lui sourire, et, prenant sa marche de déesse, abandonnée et savante, repiquant, d’une main, les épingles qui retenaient mal ses cheveux décoiffés par la promenade et par le vent, elle franchit les cinquante pas qui la séparaient du perron, et disparut.

IV

LES GARDIENNES DU FOYER

 

Lorsque Lucienne eut quitté Jean, celui-ci tourna la maison, traversa une cour semi-circulaire formée par les écuries et les remises, puis un grand jardin potager entouré de murs, et, ouvrant une porte de dégagement, tout à l’extrémité, à droite, il se trouva dans la campagne, derrière le village d’Alsheim. Sa première joie du retour était déjà diminuée et flétrie. Il entendait de nouveau des phrases qui avaient pénétré au plus profond de son âme, et qui lui revenaient, avec leur accent, avec l’image, avec le geste de celle qui les avait dites. Il songeait à « la triste maison », là, tout près de l’enceinte qui limitait le domaine, et il souffrait en se rappelant quelle tout autre idée il s’était faite, depuis des années, de l’accueil qui l’attendait à Alsheim, et quelle émotion presque religieuse il éprouvait au loin, dans les villes ou sur les routes d’Europe ou d’Orient, lorsqu’il pensait : « Ma mère ! mon père ! ma sœur ! mon premier jour chez nous après que mon père aura dit oui ! » Le premier jour était commencé. Il n’avait guère été, jusqu’à présent, digne du rêve d’autrefois.

Le temps lui-même était mauvais. Devant Jean Oberlé, la plaine d’Alsace s’étendait, rase, à peine rayée de quelques lignes d’arbres, au pied des Vosges couvertes de forêts et diminuant de hauteur. Le vent du Nord, soufflant de la mer, emplissant toute la vallée de son long gémissement, chassait dans le ciel des nuages sombres, brisés et agglomérés comme des sillons de guéret, des nuages chargés de pluie et de grêle, qui allaient se fondre en masses compactes et s’écrouler dans le Sud, au flanc des Alpes. Il faisait froid.

Cependant, Jean Oberlé ayant regardé à gauche, du côté où les terres fléchissaient un peu, aperçut l’avenue terminée par un bouquet de bois qu’il avait vue le matin, et il sentit de nouveau que sa jeunesse l’appelait vers elle. Il s’assura que personne, par les fenêtres de chez lui, ne l’épiait, et il s’engagea dans le sentier qui tournait autour du village.

Ce n’était, à vrai dire, qu’une piste tracée par les gens qui allaient au travail ou qui en revenaient. Elle suivait à peu près la ligne dentelée que faisaient les hangars, les toits à porcs, les étables, les greniers, les clôtures basses dominées par des tas de fumier, les poulaillers, toute l’arrière-construction des habitations d’Alsheim, qui avaient de l’autre côté, sur la route, leur façade principale, ou tout au moins un mur blanc, une porte charretière et un gros mûrier débordant l’arête. Le jeune homme marchait vite sur la terre battue. Il dépassa l’église qui dressait, à peu près au centre d’Alsheim, sa tour carrée surmontée d’un toit d’ardoise en forme de cloche et d’une pointe de métal, et arriva au centre d’un groupe de quatre noyers énormes, qui servaient de signes indicateurs, de parure et d’abri à la dernière ferme du village. Là commençait le domaine de M. Xavier Bastian, le maire d’Alsheim, l’ancien ami de M. Joseph Oberlé, l’homme influent, riche et patriote, chez lequel Jean se rendait. Un bruit de fléaux s’élevait de la cour voisine. Ce devaient être les beaux grands fils des Ramspacher, les fermiers des Bastian, l’un qui avait fait son temps dans l’armée allemande, l’autre qui allait entrer au régiment au mois de novembre. Ils battaient sous la grange, à l’ancienne mode. Tout l’automne, tout l’hiver, quand la provision de blé diminuait chez le meunier et que le temps était mauvais dehors, ils étendaient quelques gerbes à l’abri, et les fléaux frappaient dru, et galopaient comme des poulains qu’on lâche dans l’herbe haute. Rien n’avait interrompu la tradition.

– Est-ce vieux, mon Alsheim ! murmura Jean.

Quoiqu’il fût très désireux de ne pas être reconnu, il s’approcha de la porte à claire-voie qui s’ouvrait de ce côté sur les champs, et, s’il ne vit pas les travailleurs, cachés par une charrette dételée, il revit, avec un sourire ami, la cour de la vieille ferme, une sorte de rue bordée de constructions qui n’étaient que des charpentes apparentes avec un peu de terre entre les poutres de bois, une démonstration de la pérennité du châtaignier qui avait fourni les poteaux d’huisserie, les sablières, les balcons de bois et l’encadrement des fenêtres. Personne ne l’entendit, personne ne s’aperçut qu’il était là. Il continua sa route, et son cœur se mit à battre violemment. Car, aussitôt après la ferme des Ramspacher, le sentier tombait, à angle droit, sur l’avenue de cerisiers qui conduisait du bourg au logis de M. Bastian. Il n’était pas probable, par ce temps noir, que le maire fût bien loin de chez lui. Dans quelques minutes, Jean lui parlerait ; il rencontrerait Odile ; il trouverait quelque moyen de savoir si elle était fiancée.

Odile : toute la petite enfance de Jean était pleine de ce nom-là. La fille de M. Bastian avait été la compagne de jeux de Lucienne et de Jean, autrefois, quand l’évolution de M. Oberlé n’était point encore affirmée et connue dans le pays ; elle était devenue, un peu plus tard, la vision charmante que Jean revoyait au gymnase de Munich, lorsqu’il pensait à Alsheim, la jeune fille grandissante qu’on apercevait pendant les vacances, le dimanche, à l’église, qu’on saluait sans plus l’aborder, lorsque M. ou madame Oberlé se trouvait là, mais la passante aussi des vignes en vendanges et des bois, la promeneuse qui avait un sourire et un mot pour Lucienne ou pour Jean rencontré au tournant d’un chemin. Quel secret d’enchantement possédait cette fille d’Alsheim, élevée presque complètement à la campagne, sauf deux ou trois années passées chez les religieuses de Notre-Dame à Strasbourg, nullement mondaine, moins brillante que Lucienne, plus silencieuse et plus grave ? Le même, sans doute, que le pays où elle était née. Jean l’avait quittée comme il avait quitté l’Alsace, sans pouvoir l’oublier. Il s’était interdit de la revoir, pendant le dernier et rapide séjour qu’il avait fait à Alsheim, afin de s’éprouver et de reconnaître si vraiment le souvenir d’Odile résisterait à un long temps de séparation, d’études et de voyages. Il avait pensé : « Si elle se marie dans l’intervalle, ce sera la preuve qu’elle n’a jamais songé à moi, et je ne la pleurerai pas. » Elle ne s’était pas mariée. Rien n’indiquait qu’elle fût fiancée. Et, sûrement, Jean allait la revoir.

Il préféra ne pas s’engager dans l’avenue des merisiers, célèbres par leur beauté, qui gardaient le domaine des Bastian. Les gens du bourg, les travailleurs épars dans la campagne voisine, pour rares qu’ils fussent, auraient pu reconnaître le fils de l’usinier se rendant chez le maire d’Alsheim. Il suivit la haie d’épine noire taillée qui limitait l’allée, marchant dans la terre rouge ou sur l’étroite bordure d’herbe laissée par la charrue au bord du fossé. Derrière lui, le bruit des batteurs en grange le suivait, diminué par la distance et éparpillé dans le vent. Jean se demandait :

« Comment vais-je aborder M. Bastian ? Comment me recevra-t-il ? Bah ! j’arrive, je suis censé ignorer tant de choses ! »

À deux cents mètres au sud de la ferme, l’avenue de merisiers finissait, et le bosquet qu’on apercevait de si loin s’arrondissait dans les champs ensemencés. De beaux arbres, chênes, platanes et ormeaux, formaient la futaie, en ce moment dépouillée, sous laquelle poussaient des arbres verts, pins, fusains et lauriers. Jean continua de longer la haie dans la courbe qu’elle faisait à travers une luzerne, jusqu’à une porte rustique, dépeinte et à demi pourrie, qui s’élevait entre deux poteaux. Une pierre de grès, jetée sur le fossé, servait de pont. Les lauriers débordaient la clôture d’épines de chaque côté des montants, et fermaient la vue à deux mètres de distance. Quand Jean s’approcha, un merle partit en criant. Jean se souvint qu’il suffisait, pour entrer, de passer la main à travers la haie et de lever un crochet de fer. Il ouvrit donc la porte, et, un peu inquiet de son audace, frôlé, depuis sa vareuse jusqu’à ses molletières, par les branches folles d’une allée trop étroite et rarement suivie, déboucha dans une clairière sablée, tourna autour de plusieurs massifs d’arbustes bordés de buis, et arriva près de la maison, du côté opposé à Alsheim. Il y avait là des platanes de plus de cent années, plantés en demi-cercle, qui abritaient un peu de gazon, et étendaient leurs branches par-dessus les tuiles d’une vieille maison basse de murs, trapue, bossuée de deux balcons et coiffée de toits débordants. Des celliers, des pressoirs, des granges, un rucher continuaient la demeure du maître, où se reconnaissaient l’abondance, la bonhomie et la simplicité de la vieille Alsace bourgeoise.

Jean, un instant retardé par l’invincible attrait de ces lieux jadis familiers pour lui, regardait encore les platanes, le toit, une fenêtre au balcon de laquelle des lierres poussaient ; il allait faire les quelques pas qui le séparaient de la porte entr’ouverte, lorsque, sur le seuil, un homme de haute taille parut, et, reconnaissant le visiteur, eut un geste de surprise. C’était M. Xavier Bastian. Aucun homme de soixante ans, dans l’arrondissement d’Erstein, n’était plus robuste ni plus jeune d’humeur. Il avait des épaules larges, une tête massive, aussi large du bas que du haut, les cheveux tout blancs, divisés en mèches courtes qui chevauchaient les unes sur les autres, les joues et le dessus des lèvres rasés, le nez gros, les yeux fins et gris, la bouche ramassée, et, dans la physionomie, cette sorte de fierté avenante de ceux qui n’ont jamais eu peur de rien. Il portait la redingote longue à laquelle sont restés fidèles quelques notables Alsaciens, même dans les villages, comme Alsheim, où les habitants n’ont aucune originalité de costume, ni aucun souvenir d’en avoir eu quelqu’une.

En apercevant Jean Oberlé, qu’il avait fait sauter sur ses genoux, il eut donc un geste de surprise.

– C’est toi, mon petit ? dit-il dans ce dialecte d’Alsace dont il usait plus souvent et plus familièrement que du français ; quel événement faut-il donc pour que tu viennes ?

– Aucun, monsieur Bastian, si ce n’est que j’arrive.

Il tendit la main au vieil Alsacien. Celui-ci la prit, la serra, et tout à coup perdit cette gaieté qu’il avait mise dans son accueil, car il pensait : « Voilà dix ans que ton père n’est entré ici, dix ans que ta famille et la mienne sont ennemies. » Il dit seulement, se répondant à lui-même et résolvant une objection :

– Entre tout de même, Jean, il n’y a pas de mal, pour une fois…

Mais le contentement de la première rencontre était tombé, il ne reparut plus.

– Comment vous êtes-vous aperçu que j’entrais dans votre domaine ? demanda Jean qui ne comprit pas. Vous m’entendiez ?

– Non, j’ai entendu le merle. J’ai cru que c’était mon domestique, que j’ai envoyé à Obernai, pour faire réparer les lanternes de ma victoria. Viens dans la salle, mon petit…

Il pensait, avec un sentiment mêlé de regret et de réprobation : « Comme ton père y entrait, lorsqu’il en était digne. »

Dans le corridor, à gauche, il ouvrit une porte, et tous deux pénétrèrent dans la « salle », qui était à la fois la salle à manger et la pièce de réception de ce riche bourgeois, héritier des terres et de la tradition d’une série d’ancêtres qui n’avaient quitté la maison d’Alsheim que pour le cimetière d’Alsheim. Presque tout le pittoresque d’ameublement, qu’on rencontre encore dans les vieilles maisons de l’Alsace rurale, avait disparu de la demeure de M. Bastian. Plus d’armoires sculptées, plus de chaises en bois plein dont le dossier est entaillé en forme de cœur, plus d’horloge dans sa gaine peinte, plus de petits plombs aux fenêtres. Les chaises, peu nombreuses dans la vaste salle carrée et claire, la table, l’armoire, le bahut au sommet duquel reposait le moulage d’un Pietà sans célébrité, étaient en noyer verni. Il n’y avait d’ancien que le poêle de faïence historiée, qui portait la signature de maître Hugelin de Strasbourg, et dont M. Bastian était fier comme d’un trésor. Aux deux tiers de l’appartement, entre le poêle et la table, une femme d’une cinquantaine d’années était assise, vêtue de noir, un peu forte, ayant des traits réguliers et épaissis, des bandeaux de cheveux gris, le front bien fait et presque sans rides, de beaux sourcils allongés et des yeux sombres comme si elle avait été du Midi, et calmes, et dignes, qu’elle leva d’abord sur Jean et qu’elle reporta aussitôt sur son mari, comme pour demander : « À quel titre vient-il chez nous ? »

Elle cousait l’ourlet d’un drap de toile écrue, qui s’affaissait autour d’elle en cassures descendantes. En voyant entrer Jean, elle avait laissé tomber l’étoffe. Elle demeurait muette de surprise, ne comprenant pas que son mari amenât chez elle le fils élevé en Allemagne d’un père renégat de l’Alsace. Pendant la guerre, autrefois, elle avait eu trois frères tués au service de la France.

– Je l’ai rencontré qui venait me voir, fit pour s’excuser M. Bastian, et je l’ai prié d’entrer, Marie…

– Bonjour, madame, dit le jeune homme, que l’étonnement et la froideur de ce premier regard de madame Bastian avaient froissé, et qui s’était arrêté au milieu de la grande salle… Ce sont de vieux souvenirs qui m’ont amené…

– Bonjour, Jean.

Les mots moururent, avant d’avoir atteint les murs tapissés de vieilles pivoines. On les entendit à peine. Le silence qui suivit fut si cruel que Jean pâlit, et que M. Bastian, qui avait refermé la porte, et qui, un peu en arrière de Jean, grondait doucement, d’un hochement de tête, ces beaux yeux sévères de l’Alsacienne qui ne se baissaient pas, intervint en disant :

– Je ne t’ai pas raconté, Marie, que j’ai vu, ce matin, dans nos vignes de Sainte-Odile, notre ami Ulrich. Il m’a parlé du retour de ce garçon à Alsheim… Il m’a assuré que nous devions nous féliciter de voir son neveu se fixer dans le pays. Il me l’a représenté comme un des nôtres…

Les lèvres silencieuses de l’Alsacienne eurent un vague sourire d’incrédulité, qui mourut aussi, comme les mots. Et madame Bastian se remit à coudre.

Jean se détourna, et, pâle, plus malheureux encore qu’irrité, dit à demi-voix à M. Bastian :

– Je savais nos deux familles divisées, mais pas au point où je le vois… J’ai quitté Alsheim depuis si longtemps… Vous m’excuserez d’être venu…

– Reste, mon petit, reste… Je t’expliquerai… Tu peux croire que, contre toi, nous n’avons rien, aucune animosité, ni l’un ni l’autre.

Le vieillard posa la main sur le bras de Jean, amicalement :

– Je ne veux pas que tu t’en ailles comme ça. Non, puisque tu es venu, je ne veux pas que tu puisses dire que je t’ai renvoyé sans honneur… Le souvenir me pèserait… Je ne veux pas…

– Non, monsieur Bastian, je suis de trop ici, je ne puis pas rester, pas un instant.

Il s’avançait pour sortir. La main solide du vieux maire d’Alsheim se serra autour du poignet qu’elle tenait. La voix s’éleva et devint rude :

– Tout à l’heure ! Mais ne refuse pas au moins la politesse que je fais à tous ceux qui entrent ici… C’est une habitude du pays et de la maison. Accepte de boire avec moi, Jean Oberlé, ou bien je te méconnaîtrai, à mon tour, et nous ne nous saluerons même plus !

Jean se souvint que nulle maison des campagnes de Barr ou d’Obernai, même les plus anciennes et les plus riches, n’avait la réputation de posséder de meilleures recettes pour la fabrication de l’eau-de-vie d’alises, de cerises ou de sureau, du vin de paille ou de la boisson de mai. Il vit que le vieux maire d’Alsheim serait blessé par un refus, et que l’offre était un moyen de se montrer cordial, sans désavouer en paroles, ni sans doute au fond de la pensée, la mère, reine et maîtresse du grand logis, qui continuait d’ignorer l’hôte parce que l’hôte était le fils de Joseph Oberlé.

– Soit ! dit-il.

Aussitôt, M. Bastian appela :

– Odile !

Les mains qui soutenaient la toile, près du poêle de faïence, se reposèrent sur les plis de la robe noire, et, pendant une demi-minute, il y eut trois âmes humaines qui, avec des pensées bien différentes, attendaient celle qui allait apparaître au fond de la salle, à droite, près du bahut de noyer, là-bas. Elle vint, elle sortit de l’ombre d’une pièce voisine, et s’avança dans la lumière, tandis que Jean se raidissait contre l’émotion, et se disait : « Que j’ai bien fait de me souvenir d’elle ! »

– Donne-moi de la plus vieille eau-de-vie que j’aie ici, demanda le père.

Odile Bastian avait d’abord souri à son père, qu’elle apercevait près de la porte, puis elle avait, d’un mouvement de ses sourcils bruns, montré son étonnement, sans déplaisir, en reconnaissant près de lui Jean Oberlé, puis le sourire s’était effacé, quand elle avait vu sa mère penchée sur la table de travail, muette et comme étrangère à ce qui se disait et se passait près d’elle. Alors sa poitrine s’était soulevée, les mots qu’elle allait répondre s’étaient arrêtés avant d’arriver à ses lèvres, et Odile Bastian, trop sensée pour ne pas deviner l’affront, trop femme pour en souligner la peine secrète, avait simplement et silencieusement obéi. Elle avait cherché une clef dans le tiroir de la commode, s’était approchée du bahut, et, se soulevant sur la pointe des pieds, une main appuyée à l’angle du corps à deux battants par lequel se terminait le meuble, la nuque rejetée en arrière, elle fouillait les profondeurs de la cachette.

Elle était bien la même jeune fille, plus épanouie, qui vivait dans le souvenir de Jean depuis des années, et le suivait à travers le monde. On ne pouvait pas dire qu’elle fût d’une beauté régulière. Et cependant elle était belle, d’une beauté forte et lumineuse. Elle ressemblait aux statues de l’Alsace qu’on voit dans les monuments et dans les images du souvenir français, à ces filles nées d’un sang riche et guerrier, qui s’indignent et qui bravent, tandis que, près d’elles, pleure la Lorraine plus frêle. Elle en avait la haute taille, les pommettes larges qu’une courbe sans dépression reliait au menton solide et d’un rose égal. Il lui manquait, il est vrai, les coques de ruban noir faisant deux ailes autour de la tête ; mais la chevelure n’en paraissait que plus originale et plus rare, des cheveux couleur de blé mûr, d’une teinte parfaitement uniforme et mate, qu’elle abaissait légèrement en bandeaux sur ses tempes, et qu’elle tordait ensuite et relevait. De cette même couleur sans éclat étaient les sourcils longs et fins, les cils, et les yeux mêmes, un peu écartés, où vivait une âme en repos, passionnée et profonde.

En une minute, M. Bastian eut devant lui, sur un guéridon deux verres de cristal taillé et une bouteille pansue et toute noire. Il prit d’une main la bouteille, et de l’autre tira, sans secousse, un bouchon qui, à mesure qu’il sortait du goulot, se gonflait, humide comme l’aubier en sève de printemps. En même temps, un parfum de fruits mûrs s’épanouissait sous les poutres de la salle.

– Elle est vieille de cinquante ans, dit-il en versant un doigt de liqueur dans chacun des verres.

Il ajouta sérieusement :

– Je bois à ta santé, Jean Oberlé, à ton retour à Alsheim !

Mais Jean, sans répondre directement, et dans le silence de tous, regardant Odile qui s’était reculée jusqu’au meuble et qui, appuyée et droite, regardait aussi et étudiait son ancien camarade de jeunesse revenu au pays natal, dit à haute voix :

– Moi, je bois à la terre d’Alsace !

Au ton des paroles, au geste de la main levant la petite coupe diamantée, au regard fixé au fond de la salle, quelqu’un avait compris que la terre d’Alsace était ici personnifiée et présente. La grande et belle fille des Bastian demeura immobile, appuyée au meuble qui l’enchâssait dans son ombre blonde. Mais ses yeux eurent une lueur vive, comme quand les blés, sous un souffle de vent, ondulent au soleil. Et, sans qu’elle détournât la tête, sans qu’elle cessât de regarder devant elle, ses paupières, lentement, s’abaissèrent et se fermèrent, en disant merci.

Et ce fut tout.

Madame Bastian ne s’était pas même redressée. Odile n’avait pas dit une parole. Jean salua, et sortit.

Le vieux maire d’Alsheim le rejoignit dehors.

– Je te reconduirai jusqu’à l’autre extrémité de mon jardin, fit-il, car il vaut mieux pour nous, pour toi-même et pour ton père, qu’on ne te voie pas sortir par l’avenue. Tu auras l’air de revenir des champs.

– Quel étrange pays est donc devenu celui-ci ! dit le jeune homme d’un ton de colère. Parce que vous n’avez pas les mêmes opinions que mon père, vous ne pouvez pas me recevoir, et, si je sors de chez vous, c’est en cachette… après avoir subi l’injure d’un silence qui m’a été dur, je vous en réponds !

Il parlait assez haut pour être entendu de la maison, dont il n’était encore qu’à quelques pas. La pâleur habituelle de son teint s’était accentuée, et, l’émotion serrant les muscles du cou et des mâchoires, tout le visage en avait pris une expression tragique.

M. Bastian l’entraîna.

– J’ai une seconde raison de t’emmener par là, dit-il, ce sera plus long que de te reconduire par où tu es venu, et il faut que je t’explique…

Ils prirent une allée non sablée, qui, au delà des platanes, côtoyait un potager, puis traversait un petit bois.

– Tu ne comprends pas, mon petit, dit M. Bastian, de sa voix qui était ferme, mais sans aucune dureté, parce que tu n’as vraiment jamais vécu parmi nous. Cela n’a pas changé ; ce que tu vois date d’il y a trente ans…

Par une échappée entre les arbres, un bout de plaine apparut, avec le clocher de Barr dans le lointain, et les Vosges bleuissantes au-dessus de lui.

– Autrefois, continua M. Bastian, qui montra vaguement le paysage, notre Alsace n’était qu’une famille. Les petits et les grands se connaissaient les uns les autres, et vivaient de bonne amitié. J’ai été, je suis de ce temps-là. Il n’y avait point, dans le monde, un pays où il y eût moins de morgue et plus de bonhomie ; et tu sais bien qu’aujourd’hui encore, je ne fais pas de différence entre un riche et un pauvre, entre un bourgeois de Strasbourg et un schlitteur de la montagne… Mais ce qui est fait est fait : nous avons été arrachés, malgré nous, à la France, et traités brutalement parce que nous ne disions pas oui… Nous ne pouvons pas nous révolter… Nous ne pouvons pas chasser les maîtres qui ne comprennent rien à notre vie et à nos cœurs… Alors, nous ne les recevons pas dans notre intimité, ni eux, ni ceux d’entre nous qui ont pris le parti du plus fort…

Il s’arrêta un instant de parler, ne voulant pas dire toute sa pensée là-dessus, et reprit, en saisissant la main de Jean :

– Tu es bien en colère contre ma femme, à cause de l’accueil qu’elle t’a fait… Mais ce n’est pas toi qui es en cause, ni elle… Jusqu’à ce que le doute qui pèse sur toi soit levé, tu es celui qui a été élevé par l’Allemagne, et la femme que tu viens de voir, c’est le pays… Réfléchis… Il ne faut pas lui en vouloir… Nous n’avons pas tous été fidèles à l’Alsace, nous les hommes, et les meilleurs d’entre nous, à la fin, font des compromis, et, plus ou moins, reconnaissent le maître nouveau. Pas nos femmes… Ah ! Jean Oberlé, je ne me sens pas le courage de les désavouer, même quand il s’agit de toi que j’aime bien : elles ne font point une injure comme une autre, nos Alsaciennes qui ne vous reçoivent pas : elles défendent leur pays ; elles continuent la guerre…

Le vieux avait des larmes dans ses yeux tout plissés et rouges…

– Vous me connaîtrez plus tard, dit Jean.

Ils étaient arrivés à la limite du petit parc, devant une porte de bois aussi moisie que l’autre. M. Bastian l’ouvrit, serra la main du jeune homme, et se tint longtemps à la limite du bois, regardant Jean s’éloigner et diminuer dans la plaine, la tête penchée en avant, à cause du vent qui soufflait toujours, et plus violemment. Jean était troublé jusqu’au fond de l’âme. Entre lui et chaque famille de ce vieux pays il sentait qu’il allait trouver son père. Il souffrait d’être né dans la maison vers laquelle il marchait. Comme la seule chose douce de cette première journée, il voyait l’image d’Odile, dont les yeux se fermaient lentement, lentement.

V

LES COMPAGNONS DE ROUTE

 

L’hiver ne permit pas de suivre exactement, pour l’éducation professionnelle de Jean, l’idée qu’avait eue d’abord M. Oberlé. La neige, qui était restée sur les sommets des Vosges, sans être épaisse, rendait les voyages pénibles. Jean ne fit donc, avec le contremaître Guillaume, que deux ou trois visites à des coupes de bois situées à proximité d’Alsheim et sur les derniers vallonnements des Vosges. Les excursions aux lieux lointains d’exploitation furent remises au temps tiède. Mais il apprit à cuber sans erreur un sapin ou un hêtre, à l’estimer d’après la place qu’il occupe dans la forêt, d’après la hauteur du tronc sous branches, l’apparence de l’écorce qui révèle la santé de l’arbre, et d’autres éléments auxquels se mêle plus ou moins l’espèce de divination qui ne s’apprend nulle part et qui fait les habiles. Son père l’initia aux procédés de fabrication, à la conduite des machines, à la lecture des actes d’adjudication et aux traditions depuis cinquante ans maintenues par les Oberlé dans les contrats de vente et de transport. Il le mit, en outre, en relations avec deux fonctionnaires de l’administration des Forêts de Strasbourg. Ceux-ci se montrèrent empressés, et proposèrent à Jean de lui expliquer de vive voix la nouvelle législation forestière, dont il connaissait encore assez peu de chose. « Venez, dit le plus jeune, venez me voir dans mon bureau, nous causerons, et je vous dirai plus de choses utiles que vous n’en apprendrez dans les livres. Car la loi est la loi, mais l’administration est autre chose. »

Jean promit de profiter de l’occasion offerte. Mais plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’il eût le temps de se rendre à la ville. Puis le mois de mars s’adoucit tout à coup et fondit la neige. En huit jours, et beaucoup plus tôt que de coutume, les ruisseaux grossirent démesurément, et les hautes cimes qu’on pouvait apercevoir d’Alsheim, celles des Vosges au delà de Sainte-Odile, qui avaient sur leurs pentes des clairières et des chemins tout blancs de neige, apparurent dans leur robe d’été vert sombre et vert pâle. Les promenades autour d’Alsheim allaient donc être exquises et telles que le jeune homme se les représentait dans ses souvenirs d’enfance. La maison, sans être un modèle d’union familiale, n’avait pas revu de nouvelle scène pénible, depuis le lendemain du retour de Jean. On s’observait, on notait, dans chaque camp, des mots et des actes qui pourraient un jour devenir des arguments, des sujets de reproches et de discussions, mais il y avait une sorte d’armistice imposée par des causes différentes : à M. Joseph Oberlé, par le désir de ne pas avoir tort aux yeux de son fils, qui allait bientôt lui être utile, et de ne pas être accusé de provocation ; à Lucienne, par la diversion qu’avait apportée dans sa vie la présence de son frère et par l’intérêt non encore épuisé des récits de voyages et des souvenirs d’étudiant ; à madame Oberlé, par la crainte de faire souffrir son enfant et de l’écarter en lui laissant voir les divisions familiales. Rien n’était changé au fond. Il n’y avait qu’une gaieté superficielle, une apparence de paix, une trêve. Mais, si peu solide qu’il sentît l’accord des intelligences et des cœurs autour de lui, Jean en jouissait, parce qu’il venait de passer de-longues années de solitude morale.

Les ennuis, les froissements venaient d’ailleurs, et ils ne manquaient pas.

Presque chaque jour, Jean avait l’occasion de traverser, en se promenant, le village d’Alsheim, qui était bâti de chaque côté de trois routes figurant une fourche, le manche étant du côté de la montagne et les deux dents vers la plaine. À la bifurcation, se trouvait l’auberge de la Cigogne, qui entrait comme un coin dans la place de l’église. Un peu plus loin, sur la route de gauche, qui conduisait à Bernhardsweiler, habitaient les ouvriers allemands attirés par M. Joseph Oberlé, et logés dans de petites maisons toutes pareilles, avec un jardinet devant. Or, en quelque partie d’Alsheim qu’il se montrât, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de lire, sur le visage et dans le geste de ceux qu’il rencontrait, des jugements différents et presque également pénibles. Les Allemands et leurs femmes, ouvriers plus disciplinés et plus mous que les Alsaciens, craignant toutes les autorités sans les respecter, parqués dans un coin d’Alsheim par l’animosité de la population dont ils espéraient se venger un jour, quand ils seraient les plus nombreux, n’ayant avec les autres habitants ni lien d’origine, ni parenté, ni coutumes, ni religion communes, n’avaient et ne pouvaient avoir pour le patron que l’indifférence ou l’hostilité que déguisaient mal le salut des hommes et le sourire furtif des ménagères. Mais beaucoup d’Alsaciens se gênaient moins encore. Il suffisait que Jean fût entré dans l’usine et qu’on le vît constamment près de son père, pour que la même désapprobation l’atteignît. Il se voyait enveloppé d’un mépris prudent et tel que les petites gens peuvent le témoigner à des voisins puissants. Des ouvriers de la forêt, des laboureurs, des femmes, des enfants même, quand il passait, feignaient de ne pas l’apercevoir, d’autres rentraient dans les maisons, d’autres, quelques anciens surtout, regardaient l’homme riche aller, venir et s’éloigner, comme s’il eût été d’un autre pays. Ceux qui donnaient le plus de témoignages d’estime étaient ou des fournisseurs, ou des employés, ou des parents d’employés de la maison. Et Jean supportait avec peine cette blessure qui se rouvrait à chaque sortie hors du parc.

Le dimanche, à l’église, dans la nef blanchie à la chaux, il attendait l’arrivée d’Odile Bastian. Pour gagner le banc réservé depuis de longues années à sa famille et qui était le premier du côté de l’Épître, elle devait passer tout près de Jean. Elle passait, accompagnée de son père et de sa mère, sans qu’aucun des trois eût l’air de soupçonner que Jean était là, et madame Oberlé, et Lucienne. Elle ne souriait qu’à la fin de la messe, quand elle redescendait l’allée, mais elle souriait à des rangées entières de visages amis, à des femmes, à des anciens, à de grands gars qui se seraient fait tuer pour elle, et à des enfants du chœur des chanteurs, de la « Concordia », qui se hâtaient de déguerpir par la porte de la sacristie, pour venir saluer, entourer et fêter à la porte la fille de M. Bastian, l’Alsacienne, l’amie, l’aimée de tout ce village de pauvres, celle qui ne donnait pas plus d’argent que madame Oberlé, sans doute, mais dont on savait que la maison était sans division, sans trahison, et n’avait de différence que la richesse avec les autres de la vallée et des montagnes d’Alsace.

Que pensait-elle de Jean ? Celle dont les yeux ne parlaient jamais en vain, ne le regardait pas. Celle qui parlait autrefois, dans les chemins, ne lui disait plus rien.

Le premier mois de la nouvelle vie de Jean s’écoula ainsi dans Alsheim. Alors le printemps naquit. M. Joseph Oberlé attendit deux jours encore, puis, voyant que les bourgeons de ses bouleaux éclataient au soleil, il dit à son fils, le troisième jour :

– Tu es assez bon apprenti pour faire seul à présent la visite de nos chantiers dans les Vosges. Tu vas te mettre en route. J’ai fait cette année des achats exceptionnels, j’ai des coupes jusqu’à la Schlucht, et les visiter, ce sera pour toi voir ou revoir presque toutes les Vosges. Je ne te donne pas d’autre instruction que celle de bien observer, et de me rédiger un rapport où tu noteras tes observations sur chacune de nos coupes de bois.

– Quand pourrai-je partir ?

– Demain, si tu veux : l’hiver est fini.

M. Oberlé disait cela avec l’assurance d’un homme qui a eu besoin de savoir le temps, comme un paysan, et qui le connaît. Il avait, avant de parler, fait dresser une liste des coupes de bois achetées par la maison, soit à l’État allemand, soit aux communes, soit aux particuliers, avec des indications détaillées sur la situation qu’elles occupaient dans la montagne, et il remit cette liste à Jean. Il y avait une douzaine de coupes, réparties sur toute la longueur des Vosges, depuis la vallée de la Bruche, au nord, jusqu’à la Schlucht.

Dès le lendemain, Jean mit dans un sac un peu de linge et des souliers de rechange, et, sans avertir personne de son intention, courut à la montagne, et monta jusqu’au logis de Heidenbruch.

La maison carrée, aux volets verts, et le pré, et la forêt tout autour de la clairière, fumaient comme si l’incendie avait dévoré les bruyères et les herbes en laissant intacts les sapins et les hêtres. De longues écharpes de brume semblaient sortir du sol et s’étiraient, et s’unissaient, en s’y perdant, au nuage bas qui glissait, venant des vallées et remontant les pentes vers le monastère invisible de Sainte-Odile. L’humidité pénétrait jusqu’aux profondeurs des futaies. Elle était partout. Des gouttes d’eau perlaient à la pointe des aiguilles de sapins, roulaient en spirales autour du tronc découvert des hêtres, vernissaient les cailloux, gonflaient les mousses, et, traversant la terre ou coulant sur les feuilles mortes, allaient grossir les ruisseaux dont on entendait de tous côtés le martèlement sonore, cigale d’hiver qui ne se tait pas non plus.

Jean s’avança jusqu’au milieu de la palissade de planches peintes en vert qui entourait Heidenbruch, passa la barrière, et, gaiement, jeta à la façade du logis, aux fenêtres fermées à cause du brouillard.

– Oncle Ulrich ?

Un bonnet parut derrière les vitres, un bonnet de dessous d’une Alsacienne qui ménage ses grands rubans noirs, et sous le bonnet il y avait un sourire de vieille amie.

– Lise, va prévenir l’oncle !

Cette fois, la dernière fenêtre à gauche s’ouvrit, et le visage fin, les yeux de guetteur, la barbe en pointe de M. Ulrich Biehler, s’encadrèrent entre les deux volets qui étaient rabattus sur le mur blanc.

– Mon oncle, j’ai douze coupes de forêts à visiter. Je commence ce matin, et je viens afin de vous avoir pour compagnon, aujourd’hui, demain, tous les jours…

– Douze voyages en forêt, répondit l’oncle qui s’appuya, les bras croisés, sur l’appui de la fenêtre, c’est une jolie fin de carême ! Mes compliments pour ta mission !

Il contemplait ce neveu en costume de marche, son vigoureux et mâle visage levé dans la brume ; il songeait à l’officier de France qu’on eût juré qu’il était. Et, tout de suite emporté par son imagination, il oubliait de dire s’il accompagnerait ou non le visiteur matinal.

– Allons, mon oncle, reprit Jean, venez ! Ne me refusez pas ! Nous coucherons dans les auberges ; vous me montrerez l’Alsace.

– J’ai fait sept lieues hier, mon ami !

– Nous n’en ferons que six aujourd’hui.

– Tu tiens vraiment à ce que je vienne ?

– Trois ans d’absence, oncle Ulrich, songez donc ! Et toute une éducation à faire !

– Eh bien ! je ne te refuse pas, mon Jean. J’ai trop de joie que tu aies pensé à moi… J’ai même une seconde raison d’accepter le voyage et de t’en remercier. Je te la dirai tout à l’heure.

Il ferma la fenêtre. Dans le silence des bois, Jean l’entendit appeler le vieux valet de chambre qui commandait en second à Heidenbruch :

– Pierre ? Pierre ?… Ah ! te voilà ! Nous partons pour une douzaine de jours en montagne. Je t’emmène. Tu vas faire ma valise, la charger sur ton dos avec le sac de mon neveu, prendre tes souliers ferrés, ton bâton, et tu nous précéderas à l’étape, pendant que nous irons, Jean et moi, visiter les coupes… N’oublie pas mon caoutchouc,… ni ma pharmacie de poche…

En pénétrant dans la maison, le jeune homme vit passer devant lui, affairé et radieux, l’oncle Ulrich, qui ouvrit la porte du salon, s’approcha de la muraille, enleva un objet en cuivre, allongé, posé sur deux clous, et remonta vivement l’escalier.

– Qu’est-ce que vous emportez là, mon oncle ?

– Ma lunette.

– Une si vieille ?

– J’y tiens, mon ami : c’est celle de mon grand-oncle le général Biehler ; elle a vu le derrière des Prussiens à Iéna !

Une demi-heure plus tard, dans le pré en pente qui précédait l’habitation, M. Ulrich, guêtré comme Jean, coiffé d’un chapeau mou, la lunette en sautoir, son chien gambadant autour de lui ; le vieux Pierre, très digne et grave, portant, sur ses épaules de montagnard, un gros paquet enveloppé de toile et assujetti par des courroies ; enfin Jean Oberlé, penché sur une carte d’état-major que les autres savaient par cœur, discutaient les deux itinéraires à suivre, celui des bagages et celui des promeneurs. La discussion fut courte. Le domestique descendit bientôt, en inclinant vers la gauche, pour gagner un village où l’on coucherait le soir, tandis que l’oncle et le neveu prenaient un sentier à mi-montagne dans la direction du nord-ouest.

– Tant mieux que ce soit loin, dit M. Ulrich, lorsque la futaie l’eut accueilli dans son ombre, tant mieux… Je voudrais que ce fût toute la vie… Deux qui se comprennent et qui vont à travers la forêt, quel rêve !…

Il ferma à demi les yeux, comme les peintres, et aspira voluptueusement la brume.

– Sais-tu bien, ajouta-t-il, de l’air dont il eût dit une confidence heureuse, sais-tu bien, mon Jean, que depuis trois jours, c’est le printemps ? La voilà, ma seconde raison !

Le forestier répétait avec enthousiasme ce que l’industriel avait dit sans admiration. Aux mêmes signes, il avait reconnu qu’une saison nouvelle était née. Du bout de sa canne, il montrait à Jean les bourgeons des sapins, rouges comme des arbouses mûres, les écorces éclatées sur le tronc des hêtres, les pousses de fraisiers sauvages, le long des pierres levées. Dans les sentiers découverts, soufflait encore la bise, mais, dans les ravins, les combes, les lieux abrités, on sentait, malgré le brouillard, la première chaleur du soleil, celle qui va jusqu’au cœur et qui fait frissonner les hommes, celle qui touche le germe des plantes.

Ce jour-là, ceux qui suivirent, l’oncle et le neveu vécurent sous bois. Ils s’entendaient à merveille, soit pour parler abondamment et de toute chose, soit pour se taire. M. Ulrich avait la science profonde de la forêt et de la montagne. Il jouissait de l’occasion qui lui était donnée d’expliquer les Vosges, et de découvrir son neveu. L’ardente jeunesse de Jean l’amusait souvent et lui rappelait des temps abolis. Les instincts de forestier et de chasseur qui sommeillaient au cœur du jeune homme s’émurent et s’enhardirent. Mais il eut aussi ses colères, ses révoltes, ses mots de menace juvéniles, contre lesquels l’oncle protestait faiblement parce qu’il les approuvait au fond.

La plainte de l’Alsace montait pour la première fois à ses oreilles, la plainte que l’étranger n’entend pas, et que le vainqueur n’entend qu’à demi et ne peut pas comprendre.

Car Jean n’observait pas seulement la forêt, il voyait le peuple de la forêt, depuis les marchands et les fonctionnaires, seigneurs féodaux, dont dépend le sort d’une foule presque innombrable, jusqu’aux bûcherons, tâcherons, schlitteurs, rouliers, charbonniers, jusqu’aux errants, pasteurs de brebis et gardiens de pourceaux, ramasseurs de bois mort, maraudeurs, braconniers, myrtilleuses qui sont aussi cueilleuses de champignons, de fraises et de framboises sauvages.

Présenté par Ulrich Biehler ou passant dans son ombre, il n’éveillait aucune défiance. Il causait librement avec les petites gens ; il respirait, dans leurs mots, dans leur silence, dans l’atmosphère où il vivait nuit et jour, l’âme même de sa race. Beaucoup ne connaissaient pas la France, parmi les jeunes, et n’auraient pas pu dire s’ils l’aimaient. Cependant, ceux-là mêmes avaient tous de la France dans les veines. Ils ne s’entendaient pas avec l’Allemand. Un geste, une allusion, un regard, montraient le dédain secret du paysan alsacien pour son vainqueur. L’idée de joug était partout, et partout une antipathie contre le maître qui ne savait pas d’autre moyen de gouvernement que la crainte. D’autres jeunes hommes, nés dans des familles plus traditionnelles, instruits du passé par les parents, et fidèles sans espoir précis, se plaignaient des dénis de justice et des vexations dont étaient l’objet les pauvres de la montagne ou de la plaine soupçonnés du crime de regret. Ils racontaient les bons tours joués, en revanche, aux douaniers, aux gendarmes, aux gardes forestiers, fiers de leur costume vert et de leur chapeau tyrolien, les histoires de contrebande et de désertion, de Marseillaise chantée au cabaret, toutes portes closes, de fêtes sur le territoire français, de perquisitions et de poursuites, le duel enfin, tragique ou comique, inutile et exaspérant, de la force d’un grand pays contre l’esprit d’un tout petit. Chez ces derniers, quand ils souffraient, la pensée, par habitude et par tendresse héritée des aïeux, franchissait la montagne. Il y avait aussi les anciens, et c’était la joie de M. Ulrich de les faire parler. Lorsque, dans les chemins, dans les villages, il apercevait un homme de cinquante ans ou plus, et qu’il le reconnaissait pour Alsacien, il était rare qu’il ne fût pas reconnu lui-même, et qu’un sourire mystérieux ne préparât la question du maître de Heidenbruch : « Allons, c’est encore un ami, celui-là, un enfant de chez nous ? » Si M. Ulrich, à l’expression du visage, au mouvement des paupières, à un peu de crainte quelquefois, sentait que le jugement était juste, il ajoutait à demi-voix : « Toi, tu as la figure d’un soldat français ! » Alors, il y avait des sourires ou des larmes, des chocs subits au cœur qui changeaient l’expression du visage, des pâleurs, des rougeurs, des pipes ôtées du coin des lèvres, et souvent, bien souvent, une main qui se levait, se retournait la paume en dehors, touchant le bord du feutre, et qui faisait le salut militaire, tant que les deux voyageurs étaient en vue.

– Vois-tu celui-là ? disait tout bas l’oncle Ulrich ; s’il avait un clairon, il jouerait « la Casquette ».

La France, Jean Oberlé ne cessait de parler d’elle. Il demandait, lorsqu’il parvenait au sommet d’une croupe de montagne : « Sommes-nous loin de la frontière ? » Il se faisait raconter ce qu’était l’Alsace « au temps de la domination douce », comme il disait. Quelle était la liberté de chacun ? Comment les villes étaient-elles administrées ? Quelle différence y avait-il entre les gendarmes français que M. Ulrich nommait avec un sourire amical, comme de braves gens pas trop durs aux pauvres, et ces gendarmes allemands délateurs, brutaux et jamais désavoués, que toute l’Alsace d’aujourd’hui exécrait ? « Ce préfet du premier Empire, qui a fait élever, au bord des routes de Basse-Alsace, des bancs de pierre à deux étages, pour que les femmes se rendant au marché puissent s’asseoir et poser en même temps leur fardeau au-dessus d’elles, comment s’appelait-il ? – Le marquis de Lezay-Marnésia, mon petit. – Racontez-moi l’histoire de nos peintres ? de nos anciens députés ? de nos évêques ? Dites comment était Strasbourg dans votre jeunesse, et quel spectacle c’était, quand la musique militaire jouait au Contades ? »

M. Ulrich, avec la joie de revivre qui se mêle à nos souvenirs, se rappelait et disait. En montant ou en descendant les lacets des Vosges, il faisait l’histoire de l’Alsace française. Il n’avait qu’à laisser parler son cœur ardent. Et il lui arriva de pleurer. Il lui arriva aussi de chanter, avec une gaieté d’enfant, des chansons de Nadaud, de Béranger, la Marseillaise, ou des Noëls anciens, qu’il lançait à l’ogive des futaies.

Jean prenait à ces évocations de l’ancienne Alsace un intérêt si passionné, il entrait si naturellement dans les antipathies et les révoltes du présent, que son oncle, qui s’en était réjoui d’abord, comme d’un signe de bonne race, finit par s’en inquiéter. Un soir qu’ils avaient donné l’aumône à une ancienne institutrice, privée du droit d’enseigner le français et réduite à la misère parce qu’elle était trop vieille pour obtenir un diplôme d’allemand, et que Jean s’emportait :

– Mon cher Jean, dit l’oncle, il faut prendre garde d’aller trop loin : tu dois vivre avec les Allemands.

Depuis lors, M. Ulrich avait évité de revenir aussi fréquemment sur la question de l’annexion. Mais, hélas ! c’était toute l’Alsace, c’était le paysage, la tombe du chemin, l’enseigne de la boutique, le costume des femmes, le type des hommes, la vue des soldats, les fortifications au sommet d’une colline, un poteau, le fait divers d’un journal acheté dans l’auberge alsacienne où ils dînaient le soir, c’était chaque heure de la journée qui rappelait l’esprit de l’un ou de l’autre à la condition de l’Alsace, nation conquise et non assimilée. M. Ulrich avait beau répondre plus négligemment et plus vite, il ne pouvait pas empêcher la pensée de Jean de prendre le chemin de l’inconnu. Et, quand ils gravissaient ensemble un col des Vosges, l’ancien ne voyait pas sans plaisir ni appréhension les yeux de Jean chercher l’horizon à l’ouest, et s’y fixer comme sur un visage aimé. Jean ne regardait pas si longuement l’est ou le midi.

Quinze jours furent ainsi employés à visiter la forêt vosgienne, et, pendant ce temps, M. Ulrich revint deux fois seulement et pour quelques heures à Heidenbruch. La séparation n’eut lieu que le dimanche des Rameaux, dans un village de la vallée de Münster.

C’était le soir, à l’heure où les vallées du versant allemand sont toutes bleues et n’ont plus qu’une bande de lumière sur les derniers sapins qui bordent la coupe d’ombre. M. Ulrich Biehler avait déjà dit adieu à ce neveu devenu, en quinze jours, son plus cher ami. Le valet de chambre avait pris le train, le matin même, pour Obernai. M. Ulrich, le col de son manteau relevé, à cause du froid qui piquait, venait de siffler Fidèle, et s’éloignait de l’auberge, lorsque Jean, dans son costume de chasse bleu, sans chapeau, descendit les quatre marches du perron.

– Encore adieu ! cria-t-il.

Et comme l’oncle, très troublé et ne voulant pas le paraître, faisait un signe de la main, pour éviter les mots, qui peuvent trembler :

– Je vous ferai la conduite jusqu’à la dernière maison du bourg, continua Jean.

– Pourquoi, mon petit ? C’est inutile de prolonger…

La tête levée vers l’oncle qui, lui, regardait la route en avant, Jean se mit à marcher. Il reprit, de son ton jeune et câlin :

– Je vous regrette infiniment, oncle Ulrich, et il faut que je vous dise pourquoi. Vous comprenez avant qu’on ait dit vingt paroles ; vous n’avez pas la dénégation lourde : quand vous n’êtes pas de mon avis, j’en suis averti par un plissement de vos lèvres qui fait remonter la pointe de votre barbe blanche, et c’est tout ; vous êtes indulgent, vous ne vous emportez pas, et je vous sens très ferme ; les idées des autres ont l’air de vous être toutes familières, tant vous avez d’aisance à y répondre ; vous avez le respect des faibles… Je n’étais pas habitué à cela, de l’autre côté du Rhin.

– Bah ! bah !

– J’apprécie mêmes vos craintes à mon égard.

– Mes craintes ?

– Oui ; croyez-vous que je ne me suis pas aperçu qu’il y a certaine question, qui me passionne, et dont vous ne me parlez plus depuis six jours ?

Cette fois, Jean cessa de voir son oncle de profil. Il le vit de face, un peu soucieux.

– Petit, je l’ai fait exprès, dit M. Ulrich. Quand tu m’as interrogé, je t’ai dit ce que nous étions et ce que nous sommes. Et puis j’ai vu qu’il ne fallait pas insister, parce que le chagrin te prendrait. Vois-tu, c’est bon pour moi, le chagrin. Mais toi, jeunesse, il vaut mieux que tu partes comme les chevaux qui n’ont pas encore couru, et qui portent un tout petit poids.

La dernière maison était dépassée. Ils se trouvaient dans la campagne, entre un torrent semé de rochers et une pente éboulée qui rejoignait en haut la forêt.

– Trop tard ! dit Jean Oberlé en tendant la main et en s’arrêtant, trop tard, vous avez trop parlé, oncle Ulrich ! Autant que vous je me sens de l’ancien temps. Et, tant pis, puisque demain je dois monter à la Schlucht, j’irai la voir ; j’irai dire bonjour à notre pays de France !

Il riait en jetant ces mots-là. M. Ulrich hocha la tête deux ou trois fois, pour le gronder, mais sans rien répondre, et il s’éloigna dans la brume.

VI

LA FRONTIÈRE

 

Le lendemain, Jean partit le matin, à pied, pour monter jusqu’à la coupe achetée par la maison Oberlé, et qui était située sur la crête des montagnes qui ferment la vallée, à gauche du col de la Schlucht, dans la forêt de Stosswihr. La course était longue, le sol rendu glissant par une averse récente ; en outre, Jean perdit plusieurs heures à contourner un massif rocheux qu’il aurait dû franchir. L’après-midi était avancée déjà quand il parvint à la cabane de planches, située au bas de la coupe, à l’endroit où la route finissait. Le temps de causer avec le contremaître allemand qui dirigeait, sous la surveillance de l’administration forestière, les travaux d’abatage et de transport des sapins, et le jeune homme, en continuant son ascension, croisa les ouvriers du chantier qui descendaient, avant la fin du jour, pour regagner la vallée. Le soleil, splendide encore, allait disparaître de l’autre côté des Vosges. Jean songeait avec un battement de cœur à la frontière toute proche. Cependant, il ne voulut pas en demander le chemin aux hommes qui le saluaient en passant, car il mettait une fierté à cacher ses émotions, et les mots auraient pu le trahir, devant cette bande de bûcherons lâchés par le travail et curieux de la rencontre.

Il entra dans la coupe que ceux-ci venaient d’abandonner. Autour de lui, les sapins ébranchés et dépouillés de leur écorce étaient couchés sur les pentes, qu’ils éclairaient de la blancheur de leur tronc. Ils avaient roulé ; ils s’étaient arrêtés sans qu’on vît pourquoi ; d’autres fois, ils avaient formé barrage et s’étaient superposés, pêle-mêle, comme des jonchets qu’on lance sur un tapis de jeu. Dans la futaie montante, il ne restait plus qu’un travailleur, un vieux, vêtu de sombre, qui nouait, agenouillé, les coins de son mouchoir sur une provision de champignons qu’il avait cueillis. Quand il eut fini, de ses doigts malhabiles, de serrer les bouts de l’étoffe rouge, il se releva, enfonça sa casquette de laine, et, tanguant à larges enjambées sur la mousse, il se mit à descendre, la bouche ouverte à l’odeur des forêts.

– Eh ! dit Jean, vous qui partez ?

L’homme, entre deux fûts immenses de sapins, ombre lui-même couleur d’écorce, tourna la tête.

– Quelle est ma route la plus courte pour arriver au col de la Schlucht ?

– Descendre comme moi jusqu’à la cascade et remonter. À moins que vous ne montiez là, deux cents mètres encore, après quoi vous descendrez en France, et vous trouverez des sentiers qui vous mèneront au col. Bonsoir !

– Bonsoir !

Les mots sonnèrent, petits et vite étouffés dans le vaste silence. Mais il y en eut un qui continua de parler au cœur de Jean Oberlé : « Vous descendrez en France. » Il avait hâte de la voir, cette France mystérieuse, qui tenait dans ses rêves, dans sa vie, une si large place, celle qui rompait l’union de sa famille, parce que les anciens, quelques-uns du moins, demeuraient fidèles à son charme, la France pour qui tant d’Alsaciens étaient morts, et que tant d’autres attendaient et aimaient de l’amour silencieux qui fait les cœurs tristes. Si près de lui, celle dont on l’avait jalousement écarté ; celle pour qui l’oncle Ulrich, M. Bastian, sa mère, le grand-père Philippe, et des milliers, et des milliers d’autres faisaient une prière, chaque soir !

En quelques minutes, il eut atteint le sommet, et commença à descendre l’autre versant. Mais les arbres formaient un épais rideau autour de lui. Et il se mit à courir, afin de trouver une route et une place libre pour voir la France. Il avait plaisir à se laisser couler et comme tomber, la poitrine en avant, cherchant la trouée. Le soleil touchait la terre, de ce côté de la montagne : ici et là l’air était tiède encore, mais les sapins formaient toujours muraille.

– Halte-là ! cria un homme, en se démasquant tout à coup et en sortant de derrière le tronc d’un arbre.

Jean continua de courir quelques pas, emporté par l’élan. Puis il revint vers le douanier qui l’avait interpellé. Celui-ci, un brigadier, jeune et trapu, les yeux bridés, un peu sauvages, deux mèches de poils jaunes barrant la figure ramassée, un vrai type de Vosgien, regarda le jeune homme et dit :

– Pourquoi diable couriez-vous ? Je vous ai pris pour un contrebandier.

– Je cherchais un endroit pour voir un paysage de France…

– Ça vous intéresse ? Vous êtes de l’autre côté ?

– Oui.

– Pas Prussien, tout de même ?

– Non, Alsacien.

L’homme eut un sourire vite réprimé, et dit :

– Ça vaut mieux.

Mais Jean continuait, sans reprendre la conversation, et comme s’il avait oublié sa demande, de considérer ce pauvre douanier de France, sa physionomie, son uniforme, et de les photographier au fond de son esprit. Le douanier eut l’air de s’amuser de cette curiosité, et dit en riant :

– Si vous voulez de la vue, vous n’avez qu’à me suivre. J’en ai une que le gouvernement m’offre pour compléter mon traitement.

Ils se mirent à rire tous deux, en se regardant au fond des yeux, rapidement, et bien moins de ce que venait de dire le douanier que d’une sorte de sympathie qu’ils se sentaient l’un pour l’autre.

– Nous n’avons pas de temps à perdre, fit le brigadier : le soleil va mourir.

Ils dévalèrent, sous la voûte des sapins, contournèrent une falaise de rochers nus sur laquelle étaient plantés, à quelques pas de distance, deux poteaux marquant où finissait l’Allemagne, où commençait la France, et, à l’extrémité de ce cap qui faisait éperon dans la verdure, sur une plate-forme étroite, et qui plongeait ses assises, en bas, dans la forêt, ils trouvèrent une cabane de guet, en lourdes planches de sapin clouées sur des poutres. De là on dominait un paysage prodigieusement étendu, et qui allait, baissant toujours, jusqu’où la vue humaine pouvait porter. En ce moment et dans le soleil couchant, une lumière blonde baignait les terres étagées, les forêts, les villages, les rivières, les lacs de Retournemer et de Longemer, et adoucissait les reliefs, et mettait une couleur de blé sur bien des terres incultes et couvertes de bruyères. Jean se tint debout, buvant l’image jusqu’à l’ivresse, et se taisant. L’émotion grandissait en lui. Il sentait que tout le fond de son âme était réjoui.

– Comme elle est belle ! dit-il.

Le brigadier des douanes, qui l’observait du coin de l’œil, fut flatté pour sa circonscription, et répondit :

– C’est fatigant, mais en été, il fait bon se promener, ceux qui ont le temps. Il vient du monde jusque de Gérardmer, et de Saint-Dié, et de Remiremont, et de plus loin encore. Il vient aussi beaucoup de gens de par-là…

Par-dessus son épaule, de son pouce renversé et tourné en arrière, il désignait le pays d’outre-frontière.

Jean se fit indiquer la direction des trois villes qu’avait nommées le douanier. Mais il ne suivait avec attention que sa propre pensée. Ce qui le ravissait, c’était la transparence de l’air, l’idée d’illimité, de douceur de vivre et de fécondité qui venait à l’esprit devant ces étages de terres françaises, ou plutôt, c’était tout ce qu’il savait de la France, ce qu’il avait lu, ce qu’il avait entendu raconter par sa mère, par le grand-père, par l’oncle Ulrich, ce qu’il avait deviné d’elle, tant de souvenirs ensevelis dans son âme et qui levaient tout d’un coup, comme des millions de grains de blé à l’appel du soleil.

Le douanier s’était assis sur un banc, le long de la cabane, et avait tiré de sa poche une pipe courte qu’il fumait.

Quand il vit que ce visiteur se retournait vers lui, les yeux lourds de larmes, et s’asseyait sur le banc, il devina quelque chose de l’émotion de Jean ; car l’admiration pour le pittoresque lui échappait, mais les larmes de regret l’avaient tout de suite rendu grave. Cela, c’était du cœur, et l’égalité sublime unissait les deux hommes. Cependant, comme il n’osait l’interroger, le douanier, redressant son cou, d’où saillirent aussitôt les muscles, se prit à étudier l’horizon, silencieusement, devant lui.

– De quelle partie de la France êtes-vous ? demanda Jean.

– De cinq lieues d’ici, dans la montagne.

– Vous avez fait votre service militaire ?

Le brigadier ôta sa pipe de sa bouche, porta vivement sa main à sa poitrine où pendait une médaille.

– Six ans, dit-il ; deux congés ; je suis sorti sergent, avec ça, que j’ai rapporté du Tonkin. Un joli temps, quand il est fini.

Il disait cela comme les voyageurs qui préfèrent le souvenir, mais qui n’ont pas haï le voyage. Et il reprit :

– Chez vous, c’est plus dur, à ce qu’on prétend ?

– Oui.

– Je l’ai toujours entendu dire : l’Allemagne, c’est un grand pays, mais l’officier et le soldat n’y sont pas parents comme en France.

Le soleil baissait, le grand paysage blond devenait fauve par endroits et violet aux places d’ombre. Et cette pourpre s’agrandissait avec la vitesse des nuages qui courent. Oh ! pentes couvertes d’ombre, plaines voilées, comme Jean Oberlé aurait voulu vous faire reparaître en pleine lumière ! Il demanda :

– Vous voyez quelquefois des hommes qui désertent ?

– Ceux qui passent la frontière avant le service, on ne les reconnaît pas, naturellement. Il n’y a que ceux qui servent dans les régiments d’Alsace, ou de Lorraine, et qui désertent en uniforme ;… oui, j’en ai vu plusieurs, de pauvres gars qui avaient été trop punis, ou qui avaient l’humeur trop haute… Il en part bien aussi quelquefois de chez nous, vous me direz, et c’est vrai : mais il n’y en a pas tant…

Secouant la tête, et jetant sur les forêts qui allaient s’endormir un regard attendri :

– Quand on est de ce côté-ci, voyez-vous, on peut en dire du mal, mais on ne se plaît pas ailleurs. Vous ne connaissez pas le pays, monsieur, et cependant, à vous voir, on jurerait que vous en êtes.

Jean se sentit rougir. Sa gorge se serra. Il fut incapable de répondre.

L’homme, craignant d’avoir dépassé la mesure, dit :

– Excusez-moi, monsieur : on ne sait pas qui on rencontre, et le mieux serait encore de se taire de ces choses-là. Il faut que je continue ma tournée et que je redescende…

Il allait saluer militairement. Jean lui prit la main, et la serra.

– Vous ne vous trompez pas, mon ami, dit-il.

Puis, cherchant dans sa poche, voulant que cet homme se souvînt de lui un peu plus longtemps que d’un autre promeneur, il tendit son étui à cigares.

– Tenez, acceptez un cigare.

Et aussitôt, avec une sorte de joie enfantine, il secoua l’étui au-dessus de la main que le douanier avançait.

– Prenez-les tous ! Vous me ferez si grand plaisir ! Ne me refusez pas !

Il lui semblait qu’il donnait quelque chose à la France.

Le brigadier hésita un instant, et ferma les doigts en disant :

– Je les fumerai le dimanche. Merci, monsieur. À vous revoir !

Il salua vivement, et se perdit presque aussitôt dans les sapins qui vêtaient la montagne. Jean écouta le bruit des pas qui diminuait. Il écoutait surtout, retentissant dans son âme et l’emplissant d’une indicible émotion, le mot de cet inconnu : « Vous êtes de chez nous… » « Oui, je suis d’ici, je le sens, je le vois, et cela m’explique à moi-même tant de choses de ma vie !… »

L’ombre descendait.

Jean regardait la terre s’assombrir. Il songeait à ceux de sa famille qui s’étaient battus là, autour des villages submergés par la nuit, afin que l’Alsace restât unie à cette vaste contrée qu’il avait devant lui. « Patrie que je crois douce ! Patrie qui est la mienne ! Tous ceux qui parlent d’elle ont des mots de tendresse. Et moi-même, pourquoi suis-je venu ? Pourquoi suis-je ému comme si elle était vivante devant moi ? »

Encore un moment, et sur la frange du ciel, à l’endroit où commençait le bleu, la première étoile s’ouvrit. Elle était seule, faible et souveraine comme une idée.

Jean se leva, car la nuit devenait toute noire, et prit le sentier qui suivait la crête. Mais il ne pouvait détacher ses yeux de l’étoile. Et il disait en marchant, tout seul dans le grand silence, au sommet des Vosges partagées, il disait à l’étoile et à l’ombre qui était au-dessous :

« Je suis de chez vous. Je suis heureux de vous avoir vues. Je suis effrayé de vous aimer comme je fais. »

Il atteignit bientôt la frontière, et, par la route magnifique qui traverse le col de la Schlucht, redescendit en terre allemande.

Le lendemain, qui était le mardi de la Semaine sainte, il rentrait à Alsheim, et remettait à son père le rapport qu’il avait rédigé. Toute la maison accueillit son retour avec un plaisir évident qui toucha le jeune homme. Le soir, après la « conférence » entre le vieux grand-père et l’industriel, à laquelle Jean fut admis, puisqu’il revenait de visiter les coupes, Lucienne appela son frère près du feu devant lequel elle se chauffait, dans le grand salon jaune. Madame Oberlé lisait près de la fenêtre. Son mari était sorti, le cocher l’ayant prévenu qu’un des chevaux boitait.

– Eh bien ? demanda Lucienne, qu’est-ce que tu as vu de plus beau ?

– Toi.

– Non, ne plaisante pas ; dis : pendant ton voyage ?

– La France.

– Où ?

– À la Schlucht. Tu ne peux pas te figurer l’émotion que j’en ai éprouvée… C’était un trouble, comme une révélation… Tu n’as pas l’air de me comprendre ?

Elle répondit, d’un ton indifférent :

– Mais si ! Je suis enchantée que ça t’ait fait plaisir. L’excursion doit être jolie, en effet, dans cette saison. Les premières fleurs du printemps, n’est-ce pas ? Le souffle des bois ? Ah ! mon cher, il y a tant de convention dans tout ça !

Jean n’insista pas. Ce fut elle qui reprit, penchée vers lui, et d’une voix de confidence qu’elle nuançait et rendait musicale à merveille :

– Ici, nous avons eu de belles visites… Oh ! des visites qui ont failli provoquer une scène. Figure-toi que deux officiers allemands sont arrivés en automobile, mercredi dernier, à la porterie, et ont fait demander la permission de visiter la scierie. Heureusement ils étaient en civil. Les gens d’Alsheim n’ont vu que deux messieurs comme d’autres. Très chics, mon ami : un vieux, un commandant, et un jeune qui a grand air et une fière habitude du monde. Si tu l’avais vu saluer papa ! Moi, je me trouvais dans le parc. Ils m’ont saluée aussi, et ont visité toute l’usine, conduits et cicéronés par notre père. Pendant ce temps-là, cet imbécile de Victor n’avait-il pas prévenu grand-père, qui nous a fait une figure, quand nous sommes rentrés ! J’aurais dû fuir, à ce qu’il paraît… Ces messieurs n’ayant pas mis le pied chez nous, dans « ma maison », comme dit grand-père, l’irritation n’a pas été de longue durée. Cependant il y a eu une suite…

Lucienne eut un petit rire étouffé.

– Mon cher, madame Bastian ne m’a pas approuvée.

– Tu as donc assisté à la visite de l’usine, quand ces deux messieurs…

– Oui.

– Tout le temps ?

– Mon père m’a retenue… En tout cas, je ne vois pas en quoi cela regardait la femme du maire… J’ai eu d’elle un salut d’une froideur, mon ami, dimanche dernier, à la porte de l’église !… Est-ce que tu tiens au salut des Bastian, toi ?

– Oui, comme à celui de tous les braves gens.

– Braves gens, sans doute, mais qui ne sont pas dans la vie. Être blâmée par eux m’est aussi indifférent que si je l’étais par une momie égyptienne ressuscitée pour un moment. Je lui répondrais : « Vous n’y comprenez rien. Rattachez donc vos bandelettes. » Est-ce drôle, que tu ne penses pas comme moi, toi, mon frère !

Jean caressa la main qui se levait devant lui, et faisait écran.

– Les momies elles-mêmes pourraient juger certaines choses de notre temps, ma chérie : les choses qui sont de tous les temps.

– Oh ! que monsieur est grave ! Voyons, Jean, quel a été mon tort ? Est-ce de me promener ? de ne pas détourner les yeux ? de répondre au salut qu’on m’adressait ? d’obéir à mon père qui m’a dit de venir et ensuite de rester ?

– Non, assurément.

– Quel mal ai-je fait ?

– Aucun. J’ai dansé, moi, avec beaucoup de jeunes filles allemandes : tu peux bien répondre au salut d’un officier.

– J’ai donc bien fait ?

– Dans le fond, oui. Mais il y a de si légitimes douleurs, autour de nous, si nobles ! Il faut comprendre qu’elles se ravivent pour un mot ou un geste.

– Je n’en tiendrai jamais compte. Dès lors que ce que je fais n’est pas mal, personne ne m’arrêtera, jamais, tu entends ?

– Voilà où nous différons, ma Lucienne. Ce n’est pas tant par les idées… C’est tout un ordre de sentiments que ton éducation t’empêche d’avoir…

Il l’embrassa, et la conversation dévia sur des sujets indifférents.

VII

LA VIGILE DE
PÂQUES

 

Le temps s’était mis au beau. Jean retrouvait la plaine d’Alsace en pleine éclosion de printemps. Cependant, il ne ressentit de ce spectacle, qu’il avait souhaité revoir, qu’une joie faible et mélangée. Il revenait de cette excursion plus troublé qu’il n’osait se l’avouer. Elle lui avait révélé l’opposition de deux peuples, c’est-à-dire de deux esprits, la persistance du souvenir chez beaucoup de pauvres gens, la difficulté de vivre que leur créaient leurs opinions, même prudentes, même cachées. Il sentait mieux à présent combien son propre rôle serait malaisé à remplir dans la famille, dans l’usine, dans le village, dans l’Alsace.

Le plaisir qu’il éprouva, le lendemain matin de son retour, d’être félicité par son père, au sujet du rapport sur les exploitations forestières de la maison Oberlé, ne fut qu’une courte diversion à cet ennui. Jean eut beau s’appliquer à paraître très heureux, il ne trompa que ceux qui avaient intérêt à se tromper.

– Mon Jean, dit sa mère, en l’embrassant au passage, au moment où il allait se mettre à table pour déjeuner, je trouve que tu as une mine magnifique ! Le grand air d’Alsheim te convient, n’est-ce pas ? Et aussi le voisinage de la pauvre maman ?

– Tiens ! répartit Lucienne, moi qui lui trouvais l’air ténébreux !

– Les affaires, expliqua M. Joseph Oberlé en s’inclinant du côté de la fenêtre, où était son fils, le souci des affaires ! Il m’a remis un rapport dont je veux le féliciter publiquement, très bien rédigé, très net, et d’où il résulte que j’aurais de sérieuses économies à réaliser, en quatre endroits au moins, pour le transport de mes arbres. Vous entendez, mon père ?

L’aïeul fit un signe de tête affirmatif. Mais il acheva d’écrire sur son ardoise, et montra à sa belle-fille :

– Est-ce qu’il aurait déjà entendu pleurer le pays ?

Madame Monique, rapidement, effaça la phrase du bout de ses doigts. Les autres convives la regardaient. Et tous ils furent gênés, comme s’il y avait eu entre eux une explication pénible.

Jean connut de nouveau l’intime douleur contre laquelle il n’y avait pas de remède. Toute l’après-midi il travailla dans le bureau de la scierie, mais distrait et songeur. Il songea que Lucienne partirait un jour, et que rien ne serait changé ; que le grand-père pouvait disparaître aussi, et que la division n’en subsisterait pas moins. Tous les projets qu’il avait eus, de loin, l’espoir d’être une diversion, d’apaiser, de faire l’union ou une apparence d’union, tout cela lui parut enfantin. Il vit que Lucienne avait dit vrai, quand elle s’était moquée de ses illusions. Non, le mal n’était pas dans sa famille, il était dans toute l’Alsace. Lors même que personne autre de son nom ne vivrait plus à Alsheim, Jean Oberlé rencontrerait à sa porte, dans son village, parmi ses ouvriers, ses clients, ses amis, la même gêne à certains moments, la même question toujours. Sa volonté, ni aucune volonté semblable à la sienne, ne pouvait délivrer sa race, ni à présent, ni plus tard.

Dans cette tristesse, l’idée de revoir Odile et de se faire aimer d’elle devait revenir et s’imposer plus impérieusement à son esprit. Quelle autre qu’Odile Bastian pouvait rendre acceptable l’habitation à Alsheim, ramener tant d’amis écartés ou défiants, rétablir le nom d’Oberlé dans l’estime de la vieille Alsace ? Il apercevait maintenant en elle beaucoup plus qu’une jolie femme, vers laquelle s’en allait la chanson de son cœur jeune : il voyait la paix, la dignité et la seule force possible dans l’avenir difficile qui l’attendait. Elle était la vaillante et fidèle créature qu’il fallait ici.

Comment le lui dire ? Où trouver l’occasion de lui parler librement, sans risquer d’être surpris et de troubler cette famille disciplinée et jalouse ? Évidemment pas à Alsheim. Mais alors, quel rendez-vous lui donner ? Et de quelle manière l’en prévenir même ?

Jean y songea toute la soirée.

Le lendemain, Jeudi saint, était le jour où, dans toutes les églises catholiques, on orne le Tombeau avec des fleurs, des branches d’arbres, des étoffes, des flambeaux disposés en gradins, et où le peuple des fidèles s’empresse, pour adorer l’Hostie. Il faisait un temps clair, trop clair même pour la saison, et qui appelait la brume ou la pluie. Après qu’il eut causé amicalement avec sa mère et avec Lucienne, dans la chambre de M. Philippe Oberlé, – c’était la première fois qu’il avait une impression vraiment familiale dans sa maison, – Jean se dirigea vers les vergers qui sont derrière les maisons d’Alsheim, et suivit le chemin qu’il avait pris, quelques semaines plus tôt, pour se rendre chez les Bastian. Mais un peu au delà de la ferme des Ramspacher, il tourna avec le sentier qui, jusque-là perpendiculaire à l’avenue, devenait parallèle et aboutissait, comme l’avenue elle-même, à la route du bourg. Il se trouvait là dans un terrain vague, servant de charroyère à beaucoup de fermiers de la plaine. Les champs voisins étaient déserts. La route était presque masquée par un épaulement de terre planté de noisetiers. Jean se mit à longer la haie vive qui bordait le domaine des Bastian, se rapprocha de l’entrée du village, et revint sur ses pas. Il attendait. Il espérait qu’Odile passerait bientôt dans l’allée, de l’autre côté de la haie, pour se rendre à l’église d’Alsheim et prier devant le Tombeau.

D’anciennes rencontres, au même endroit et le même jour, lui étaient revenues à l’esprit et l’avaient décidé. Comme il recommençait le trajet pour la troisième fois, il vit ce que d’abord il n’avait pas aperçu.

– Est-ce admirable ! dit-il à demi-voix. Le chemin est fait pour elle !

À l’extrémité de l’avenue, à plus de deux cents mètres en avant, la barrière, les premiers massifs, un peu du long toit des Bastian, apparaissaient dans un cadre merveilleux. Les vieux cerisiers avaient fleuri, tous ensemble, dans la même semaine où s’ouvraient les amandiers et les poiriers. Les poiriers fleurissent en houppes, les amandiers en étoiles ; eux, les cerisiers de la forêt transplantés dans la plaine, ils fleurissaient en quenouilles blanches.

Autour des rameaux charnus, gonflés et jaspés de rouge par la sève, des milliers de corolles neigeuses floconnaient et tremblaient sur leur queue grêle, toutes si rapprochées qu’on ne voyait plus la branche en maint endroit. Chaque arbre jetait en tous sens ses fuseaux fleuris. D’un bord à l’autre de l’avenue, tant les cerisiers étaient vieux, les pointes des rameaux en fleur se touchaient et se mêlaient. Un peuple d’abeilles les enveloppait d’ailes battantes. Une odeur subtile de miel flottait en écharpes dans l’avenue, et s’en allait au vent de la plaine, sur les guérets, sur les terres à peine vêtues et surprises par ce printemps. Il n’y avait point d’arbres, dans la grande vallée ouverte, qui pussent lutter de splendeur avec ce chemin de paradis. À droite seulement, et tout près, les quatre noyers des Ramspacher commençaient à pousser des feuilles, et semblaient, avec leur lourde membrure, des émaux incrustés dans les murs de la ferme.

Les minutes passaient. Du haut des merisiers, les pétales de fleurs tombaient en pluie.

Et voici que pour ouvrir la barrière, une femme s’est inclinée. C’est elle. Elle se redresse. Elle s’avance au milieu de l’allée, entre les deux bordures d’herbe, tout lentement, car elle regarde au-dessus d’elle. Elle regarde les bouquets blancs qui sont ouverts. L’idée des couronnes de mariées, familière aux jeunes filles, lui traversa l’âme. Odile ne sourit pas, elle n’a qu’un épanouissement de tout le visage, un geste involontaire des mains qui se tendent, réponse et remerciement de sa jeunesse au salut de la terre en joie. Elle continue de descendre vers Alsheim. Sur sa toque de fourrure, sur ses joues levées, sur sa robe de drap bleu, les merisiers versent leurs fleurs. Elle est grave. Elle a, dans sa main gauche, un livre de prières caché à demi par les plis de la robe. Elle se croit seule. Elle va dans la splendeur du jour qui lui parle. Mais il n’y a rien d’alangui en elle. Elle est vaillante ; elle est faite pour la bravoure de la vie. Ses yeux, qui cherchent la cime des arbres, restent vivants, maîtres de leur pensée, et ne s’abandonnent pas au rêve qui la tente.

Elle approchait, elle ne se doutait pas que Jean l’attendait. Le bourg d’Alsheim, les repas dans les maisons étant finis, faisait son bruit habituel, roulements de chariots, jappements de chiens, voix des hommes et des enfants qui appellent, mais tout cela assourdi par la distance, éparpillé dans l’air immense, noyé dans la marée du vent comme l’est le bruit d’une motte de terre qui se détache et coule dans la mer.

Jean, quand elle passa, se découvrit, et se dressa un peu de l’autre côté de la haie. Et celle qui marchait entre les deux murailles de fleurs, bien qu’elle regardât là-haut, tourna la tête, le regard encore plein de ce printemps qui l’avait émue.

– Comment, dit-elle, c’est vous ?

Et elle vint aussitôt, à travers la bande d’herbe où étaient plantés les cerisiers, jusqu’à l’endroit de la haie où se tenait Jean.

– Je ne puis plus entrer librement chez vous, comme autrefois, dit-il. Alors, je suis venu vous attendre… J’ai à vous demander une grâce…

– Une grâce ? Comme vous dites cela sérieusement !…

Elle essaya de sourire. Mais ses lèvres s’y refusèrent. Ils devinrent tous deux pâles.

– J’ai l’intention, reprit Jean, comme s’il déclarait une résolution grave, j’ai l’intention de monter après-demain à Sainte-Odile… J’irai entendre les cloches annoncer Pâques… Si vous demandiez la permission d’y venir, de votre côté…

Vous avez donc fait un vœu ?

Il répondit :

– À peu près, Odile : il faut que je vous parle, à vous seule…

Odile se recula d’un pas. Avec une sorte d’effroi dans le regard, elle chercha à voir sur le visage de Jean s’il disait vrai, si elle devinait bien. Lui aussi, il la considérait avec angoisse. Ils étaient immobiles, frémissants, et si près et si loin l’un de l’autre à la fois, qu’on eût dit qu’ils se menaçaient. Et, en effet, chacun d’eux avait le sentiment qu’il jouait le repos de sa vie. Ce n’étaient point des enfants, mais un homme et une femme de race forte et passionnée. Toutes les puissances de leur être se déclaraient, et rompaient avec la banalité des usages, parce que, dans ces simples mots : « Il faut que je vous parle », Odile avait entendu passer le souffle d’une âme qui se donnait et qui demandait un retour.

Dans l’avenue déserte, les vieux cerisiers levaient leurs quenouilles blanches, et, dans la coupe de chacune de leurs fleurs, le soleil de printemps reposait tout entier.

– Après-demain ? dit-elle. À Sainte-Odile ? Pour les cloches qui vont sonner ?

Elle répétait ce qu’il avait dit. Mais c’était pour gagner du temps, et pour pénétrer encore mieux ces yeux fixés sur elle, et qui ressemblaient aux profondeurs vertes de la forêt.

Il y eut une grande accalmie dans la plaine, dans le village prochain. Le vent cessa de souffler un moment. Odile se détourna.

– J’irai, dit-elle.

Ni l’un ni l’autre ils ne s’expliquèrent davantage. Une carriole roulait sur la route, non loin. Un homme fermait la porte charretière de la ferme des Bastian. Mais, surtout, ce qu’il y avait à dire était dit.

Dans ces âmes profondes, les mots avaient un retentissement indéfini. Elles n’étaient plus seules. Chacune enfermait en soi la minute sacrée de leur rencontre, et se repliait sur elle, comme la terre des sillons quand les semailles sont faites et que la vie va grandir.

Odile s’éloignait. Jean admirait la créature, d’une beauté saine et forte, qui diminuait sur le chemin. Elle marchait bien, sans balancer la taille. Au-dessus de la nuque blanche, Jean plaçait en imagination le grand nœud noir des Alsaciennes qui habitent au delà de Strasbourg. Elle ne levait plus les yeux vers les cerisiers. Ses mains laissaient traîner la robe. L’étoffe courbait l’herbe, faisait voler un peu de poussière et des pétales de fleurs, qui remuaient encore avant de mourir.

* * * * * * * *

Le surlendemain fut lent à venir. Jean avait dit à son père :

– Quelques pèlerins monteront là-haut, le Samedi saint, pour entendre les cloches de Pâques… Je n’y suis jamais allé en cette saison… Si vous n’y voyez pas d’obstacle, c’est une excursion qui me fera plaisir.

Il n’y avait pas eu d’obstacle.

Ce jour-là, en s’éveillant, Jean ouvrit sa fenêtre. Il faisait un brouillard épais. Les champs étaient invisibles à cent mètres de la maison.

– Tu ne pars pas, par un temps pareil ? demanda Lucienne, quand elle vit entrer son frère dans la salle à manger où elle prenait son chocolat.

– Si, je pars.

– Tu ne verras rien.

– J’entendrai.

– C’est donc si curieux ?

– Oui.

– Alors, emmène-moi ?

Elle n’avait aucun désir de monter à Sainte-Odile. Vêtue d’une matinée claire garnie de dentelles, buvant son chocolat à petites gorgées, elle n’avait d’autre intention que d’arrêter son frère au passage et de l’embrasser.

– Sérieusement, tu vas faire une espèce de pèlerinage, là-haut ?

– Oui, une espèce…

Courbée, en ce moment, au-dessus de sa tasse, elle ne vit pas le sourire rapide qui accompagnait ces mots-là. Elle répondit, avec un peu d’amertume :

– Tu sais, je ne suis pas une fervente, moi ; je remplis pauvrement mes obligations de catholique, et les pratiques de dévotion ne me tentent pas… Mais, toi qui as plus de foi, je vais te dire ce que tu devrais demander… Ça vaut bien un pèlerinage, tu peux me croire…

Elle changea de ton, et, de sa voix devenue subitement passionnée, les sourcils relevés, les yeux à la fois volontaires et affectueux, continua :

– Tu devrais demander la femme introuvable qu’il te faudra pour vivre ici… Quand je serai partie, moi, mariée, la vie sera terrible, chez nous… Tu porteras seul le chagrin des divisions familiales et des défiances paysannes. Tu n’auras personne à qui te plaindre… C’est un rôle à prendre… Demande donc quelqu’un d’assez fort, d’assez gai, d’assez belle conscience pour le remplir, puisque tu as voulu vivre à Alsheim… Tu vois, ma pensée est d’une amie.

D’une grande amie.

Ils s’embrassèrent.

– Au revoir, pèlerin ! Bonne chance !

– Adieu.

Jean s’échappa. Il fut bientôt dans le parc, tourna après avoir dépassé la grille, monta le long des houblonnières et des vignes, et entra dans la forêt.

Elle aussi était remplie de brume. Les masses pressées des sapins qui montaient à l’assaut des pentes paraissaient grises du bord d’un torrent à l’autre bord, et, dès que la distance augmentait, se perdaient dans le nuage sans soleil et sans ombre. Jean ne suivait pas le chemin tracé. Il allait allègrement, escaladant les futaies lorsque les terres n’étaient point trop à pic et s’arrêtant quelquefois, pour reprendre haleine et pour écouter s’il ne percevrait pas, en dessus ou en dessous, quelque part dans le mystère de la montagne impénétrable aux yeux, la voix d’Odile ou celle d’un groupe de pèlerins. Mais non ! Il n’entendait que le roulement des eaux, ou, plus rarement, le cri d’un inconnu appelant un chien, ou l’appel timide d’un pauvre d’Obernai, venu au bois mort avec son enfant, malgré le règlement qui ne tolère la quête du bois que le jeudi. Ne fallait-il pas que la marmite bouillît le jour de Pâques ? Et n’était-ce pas une protection divine contre les gardes, cette brume qui cachait tout ? Jean prenait plaisir à cette ascension violente et solitaire. À mesure qu’il montait, c’était la pensée d’Odile qui grandissait en lui, et la joie d’avoir choisi, pour la revoir enfin, ce lieu sacré de l’Alsace et cette date deux fois émouvante. Partout autour de lui, la doradille, cette belle fougère qui tapisse les pentes rocheuses, déroulait ses crosses de velours ; sur les sarments de chèvrefeuille vieux d’un an, il y avait des feuilles tous les demi-pieds ; les premiers fraisiers fleurissaient, et les premiers muguets ; les géraniums, qui sont si beaux en Sainte-Odile, levaient leurs tiges poilues, et le monde des airelles, des myrtilles, des framboisiers, c’est-à-dire des sous-bois entiers, des champs énormes, commençaient à verser dans la brise le parfum de leur sève en mouvement. La brume retenait les odeurs et les maintenait, comme un réseau étendu sur les flancs des Vosges.

Jean passa près de Heidenbruch, regarda les contrevents verts, et continua sa route. « Oncle Ulrich, murmura-t-il, vous seriez cependant heureux de me voir et d’apprendre où je vais, et avec qui, peut-être, je serai tout à l’heure ! » Fidèle aboya, endormi à moitié, mais ne vint pas. La montagne était déserte encore. Une buse criait au-dessus des brumes. Jean, qui n’avait pas fait l’excursion depuis son enfance, jouissait de cette sauvagerie et de ce calme. Il gagna la partie haute, qui est propriété de l’évêché de Strasbourg, et suivit longtemps, pour retrouver d’anciennes impressions d’écolier, le « mur païen » qui enveloppe le sommet dans son enceinte de dix kilomètres.

À midi, ayant passé par le rocher du Männelstein, il entra dans la cour du couvent bâti tout à la pointe de la montagne, couronne de vieilles pierres posées à la cime des futaies de sapins, et là, il trouva non pas la foule, mais plusieurs groupes de pèlerins, des voitures dételées, des chevaux attachés au tronc des antiques tilleuls, poussés, nul ne sait comment, à cette altitude, et qui couvrent de leurs branches presque tout l’espace entre les murs. Jean se souvint de la route. Il se dirigea vers les chapelles qui sont à droite. Il ne fit que traverser la première, qui est peinte, mais il s’arrêta dans la seconde, aux voûtes surbaissées, devant la châsse où l’on voit, couchée, la statue en cire de la patronne de l’Alsace, de l’abbesse sainte Odile, si douce avec son visage rose, son voile, sa crosse d’or, son manteau violet doublé d’hermine. Jean s’agenouilla ; de toute la force de sa foi, il pria pour la maison divisée et triste d’où il éprouvait un contentement de se sentir éloigné, et pour que Odile Bastian ne manquât pas à ce rendez-vous d’amour dont l’heure approchait. Comme il était une âme sincère, il ajouta : « Que notre chemin nous soit montré ! Puissions-nous le suivre ensemble ! Puissions-nous voir se lever les obstacles ! » À la même place, toute l’Alsace, depuis des siècles, s’était agenouillée.

Il sortit alors, et se rendit au réfectoire où les religieuses avaient commencé à servir les premiers visiteurs. Odile n’était pas là. Après le déjeuner, qui fut très long, constamment ralenti par l’arrivée de nouveaux pèlerins, Jean sortit en hâte, descendit au bas du rocher qui porte le monastère, et, retrouvant la route qui vient de Saint-Nabor et passe auprès de la fontaine de sainte Odile, alla se poster dans une partie épaisse de la futaie qui dominait un tournant de la route. Il avait, à ses pieds, le ruban de terre battue, sans herbe, tapissé d’aiguilles de sapins, et qui semblait suspendu en l’air. Car, au delà, la pente de la montagne devenait si raide qu’on ne la voyait plus. Dans les temps clairs, on découvrait deux contreforts boisés, qui s’enfonçaient à droite et à gauche. En ce moment, la vue se heurtait au rideau de brume blanche qui cachait tout, l’abîme, les pentes, les arbres. Mais le vent soufflait et remuait ces vapeurs, dont on sentait que l’épaisseur variait incessamment.

Il était deux heures. Dans une heure, les cloches de Pâques sonneraient. Les curieux qui venaient pour elles devaient ne pas être loin du sommet.

Et, en effet, dans le grand silence, Jean entendit, venant d’en bas, des fragments de voix mêlées, qui frôlaient au vol la courbe de la forêt. Puis une phrase sifflée : « Formez vos bataillons, » avertit Jean que des étudiants alsaciens allaient passer. Deux jeunes hommes, celui qui avait sifflé, rattrapé par un autre, se dégagèrent peu à peu du brouillard, et s’éloignèrent vers l’abbaye.

Puis un jeune ménage monta : la femme habillée de noir, avec un corsage échancré laissant voir la chemise blanche, et coiffée d’une coiffe de dentelle en forme de casque ; l’homme portant le gilet de velours à ramages, la veste à un rang de boutons de cuivre, et la toque de fourrure.

– Paysans de Wissembourg, pensa Jean.

Un peu après, il regarda passer, bavardant, des femmes d’Alsheim et de Heiligenstein, fraîches, mais n’ayant aucune trace de costume alsacien. Parmi elles, se trouvait une femme de la vallée de Münster, reconnaissable à son bonnet d’étoffe sombre, serré comme un foulard de méridionale et orné, sur le front, d’une rosette rouge.

Deux minutes encore s’écoulèrent.

Un pas s’éleva de la brume, un prêtre parut, âgé, pesant, qui s’épongeait le visage en marchant. Deux enfants, la mine éveillée, sans doute les fils attardés d’une des femmes qui venaient de disparaître, le dépassèrent, et, saluant tous deux ensemble, dirent en alsacien :

– Loué soit Jésus-Christ, monsieur le curé !

– Dans les siècles des siècles ! répondit le prêtre.

Il ne les connaissait pas ; il ne leur parla que pour répondre à leur antique et belle formule de salut. Jean, assis près d’un sapin, à demi caché, entendit encore un homme, un ancien, qui dépassait le prêtre, au delà du tournant, et qui disait : « Loué soit Jésus-Christ ! »

Que de fois cette salutation avait résonné sous les voûtes de la forêt !

Jean regarda devant lui, comme ceux qui songent, et qui ne voient plus que des formes vagues, sans y attacher leur pensée.

Et il demeura ainsi un peu de temps. Alors, un murmure à peine perceptible, si faible qu’il n’y a pas un chant d’oiseau qui ne soit plus fort, monta sur les flocons de brume : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce, vous êtes bénie entre toutes les femmes… » Un second murmure succéda au premier et termina l’Ave : « Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous… » Et un trouble involontaire, une certitude mystérieuse précéda l’apparition de deux femmes qui montaient.

Elles étaient grandes toutes les deux. La plus âgée était une vieille fille d’Alsheim, qui avait le visage de la couleur de la brume, et qui vivait, petite rentière, à l’ombre de l’église, qu’elle ornait les jours de fête. Elle avait l’air las, mais elle souriait en récitant le rosaire. La plus jeune marchait à droite, au bord du sentier, au ras de la pente, et sa fière tête un peu levée, ses cheveux d’un blond mat comme une belle écorce de pin, tout son corps harmonieux et robuste, se détachaient sur l’écran pâle du nuage qui emplissait la courbe. Jean ne fit pas un mouvement, et cependant la plus jeune le vit et tourna la tête. Odile sourit, et, sans interrompre la prière, d’un signe de ses yeux qui désignèrent le sommet, répondit :

– Je vous attendrai là-haut.

Les deux femmes ne ralentirent pas même leur marche. D’un pas égal, droites, remuant du balancement léger de leur corps le chapelet qu’elles tenaient à la main, elles montèrent, et la vieille futaie les reçut dans son ombre.

Jean laissa s’écouler quelques minutes, et suivit le même chemin. Au détour de la route, quand elle devient droite et traverse la crête pour aboutir au couvent, il revit les deux voyageuses. Elles allaient plus vite, contentes d’arriver, leur ombrelle ouverte, car la brume, qui ne cessait pas, était maintenant tiède, et il y avait des ébauches d’ombre au pied des arbres. Le soleil devait décliner vers les sommets des Vosges, et vers les plaines de France qui étaient au delà.

Les pèlerins qui avaient déjà fait leur pèlerinage à la châsse de sainte Odile, se hâtaient de se rendre aux endroits consacrés par la tradition pieuse ou profane, à la fontaine de sainte Odile, à la fontaine de saint Jean, ou, le long de l’enceinte païenne, par un sentier de chèvre, jusqu’aux rochers du Männelstein, d’où la vue est si belle d’ordinaire, sur les montagnes voisines, sur les cimes de la Bloss et de l’Elsberg, sur les châteaux en ruine levant leurs vieilles tours parmi les sapins, Andlau, Spesbourg, Lands-berg et les autres. Jean vit les deux voyageuses traverser la cour et se diriger vers la chapelle. Il revint alors sur ses pas, jusqu’au commencement de l’avenue balayée par le vent, le long de ce grand bâtiment qui rappelle les ouvrages avancés des forteresses, et que traverse de part en part un porche voûté servant d’entrée.

Dix minutes plus tard, Odile sortait toute seule de la chapelle, et, devinant que Jean Oberlé l’attendait ailleurs que dans cette cour trop pleine de témoins, reprenait le chemin de la forêt. Elle était vêtue comme le Jeudi saint, de la même robe sombre, mais coiffée d’un chapeau de promenade très simple, très jeune et qui lui seyait à ravir : une paille à larges bords, relevée d’un côté et garnie d’une torsade de tulle. Elle portait sur le bras son ombrelle et une jaquette d’été. Odile marchait vite, et avait la tête un peu penchée, comme celles que la route n’intéresse pas, et qui ont encore l’âme en prière ou en songe. Quand elle arriva auprès de Jean, qui se tenait à droite du portique, elle releva le visage, et dit, sans s’arrêter :

– La femme qui m’a accompagnée est à se reposer. Me voici…

– Que c’est bon à vous d’avoir cru en moi ! dit Jean. Venez, Odile.

Il se mit à suivre, près d’elle, l’avenue plantée d’arbres maigres et tordus par les tempêtes de l’hiver. Il éprouvait un tel saisissement de ce rêve réalisé, qu’il ne pouvait penser et dire qu’une seule chose : sa reconnaissance pour Odile, qui allait toute muette, n’écoutant que ce qu’il ne disait pas, et aussi émue que lui.

À l’endroit où la route commence à descendre, ils s’en écartèrent, et prirent, sous la futaie de sapins devenue haute et pressée, un sentier qui tourne autour du monastère. Ils n’avaient plus de témoins, et Jean vit que les yeux couleur de blé, les yeux profonds et graves d’Odile se levaient vers lui. Le bois ne faisait d’autre bruit que celui des gouttes de brume tombant des feuilles. Ils étaient tout près l’un de l’autre.

– Je vous ai demandé de venir, dit Jean, afin que vous décidiez de ma vie. Vous avez été l’amie de ma première jeunesse… Je voudrais que vous fussiez celle de toujours.

Odile, le regard perdu à présent dans le lointain, tremblait un peu en répondant :

– Avez-vous songé ?…

– À tout !

– Même à ce qui peut nous séparer ?

– Que voulez-vous dire par là ? De quoi avez-vous peur ? Serait-ce d’entrer dans une famille désunie ?

– Non.

– Vous la réconcilieriez, en effet, j’en suis sûr ; vous en seriez la joie et la paix. Que craignez-vous donc ? Est-ce l’opposition de mon père ou du vôtre, qui sont devenus ennemis ?

– Cela pourrait se vaincre, dit la jeune fille.

– Alors c’est que votre mère me hait, répartit Jean impétueusement. Elle me hait, n’est-ce pas ? L’autre jour, je l’ai trouvée si dure pour moi, si offensante…

La tête blonde fit un signe de dénégation.

– Elle sera plus lente à croire en vous que ne l’a été mon père, plus lente que je ne l’ai été moi-même. Mais, lorsqu’elle aura vu que votre éducation n’a pas changé en vous l’âme alsacienne, elle reviendra de ses préventions.

Après un instant de silence, Odile ajouta :

– Je ne crois pas me tromper : les obstacles d’aujourd’hui pourront être écartés, ou par vous, ou par moi, ou par tous deux. J’ai peur seulement de ce que je ne connais pas, du moindre incident qui viendrait aggraver, demain, un état si troublé…

– Je comprends, dit Jean, vous redoutez l’ambition de mon père ?

– Peut-être !

– Elle nous a déjà bien fait souffrir. Mais il est mon père ; il tient à me garder ici, il me le dit tous les jours : quand il apprendra que je vous ai choisie, Odile, s’il a des projets personnels qui briseraient notre union, il consentira au moins à les ajourner… N’ayez pas même cette crainte-là. Nous vaincrons.

– Nous vaincrons ! reprit-elle.

– J’en suis sûr, Odile. Vous rendrez douce ma vie, qui serait difficile, peut-être même impossible, si vous n’étiez pas là. C’est pour vous que je suis rentré au pays… Si je vous disais que j’ai bien couru le monde, et que je n’ai trouvé aucune femme qui eût pour moi le charme que vous avez, et qui me donnât la même impression… comment vous dire cela ? de source de montagne, profonde et fraîche ! Toutes les fois que s’éveillait en moi l’idée d’un mariage à venir, votre image aussitôt m’apparaissait. Je vous aime, Odile !

Il prit la main d’Odile, qui répondit, les yeux levés vers la trouée de lumière qui s’ouvrait en avant :

– Dieu m’est témoin que je vous aime aussi !

Et elle eut un frisson de joie, dont Jean sentit trembler sa main.

– Oui, dit Jean, qui chercha le regard des yeux encore fixés au loin, nous serons victorieux de tout ! Nous vaincrons les obstacles multiples nés de la même question terrible : il n’y a qu’elle entre nous…

– Sans doute : il n’y a qu’elle dans ce coin du monde.

– Elle empoisonne tout !

Odile s’arrêta, et tourna vers Jean son visage rayonnant de ce bel amour fier qu’il avait souhaité connaître et inspirer.

– Dites qu’elle agrandit tout ! Nos querelles, ici, ne sont pas des querelles de village. Nous sommes pour ou contre une patrie. Nous sommes obligés d’avoir du courage tous les jours, de nous faire des ennemis tous les jours, de rompre tous les jours avec d’anciens amis qui nous seraient volontiers fidèles, mais qui ne le sont plus à l’Alsace. Nous n’avons presque pas d’acte ordinaire de la vie qui soit indifférent, qui ne soit une affirmation. Je vous assure qu’il y a là une noblesse, Jean.

– C’est vrai, Odile bien-aimée.

Ils s’arrêtèrent tous deux pour jouir de ce mot délicieux.

Leurs âmes étaient tout entières dans leurs yeux, et se regardaient, tremblantes. Et, à voix basse, bien qu’il n’y eût de témoins que les cimes des sapins remuées par le vent, ils parlèrent de l’avenir, comme d’une conquête déjà commencée.

– J’aurai pour moi Lucienne, disait Jean. Je lui confierai mon secret lorsque l’occasion sera bonne. Elle me soutiendra par intérêt et par affection, et je compte beaucoup sur elle.

– Je compte sur mon père, répondait Odile ; car il est déjà bien disposé pour vous… Mais prenez garde de ne faire aucune imprudence qui l’irriterait… N’essayez pas de me voir à Alsheim, ne hâtez pas l’heure…

L’heure délicieuse où vous me serez promise !

Ils se sourirent l’un à l’autre, pour la première fois.

– Je vous aime si profondément, continua Jean, que je ne veux pas vous demander le baiser que vous m’accorderiez sans doute… Je n’en ai pas le droit ; nous ne dépendons pas entièrement de nous-mêmes, Odile… Et puis, il me plaît de vous montrer que vous m’êtes toute sacrée… Dites-moi au moins que j’emporterai avec moi un peu de votre âme ?

Les lèvres voisines murmurèrent : « Oui. » Et, presque aussitôt :

– Entendez-vous là-bas ? C’est la première cloche de Pâques ?

Ensemble, ils se penchèrent, du côté où la futaie descendait.

– Non, ce doit être le vent dans les arbres.

– Venez, reprit-elle. Les cloches vont sonner… Et, si je n’étais pas vue là-haut quand elles sonneront, la vieille Rose qui m’accompagne le raconterait…

Elle l’entraîna, presque sans rien dire, jusqu’au pied du rocher. Là, ils se séparèrent, pour remonter vers l’abbaye par deux sentiers différents.

– J’irai vous retrouver sur la terrasse, dit la jeune fille.

Le jour bleuissait dans le pli des ravins. C’était l’heure où l’attente de la nuit ne semble plus longue, où le lendemain se lève déjà dans l’esprit qui songe.

En quelques minutes, Jean eut retraversé la cour, suivi les corridors du monastère, et ouvert la porte qui donne sur un jardin en angle aigu, à l’est des bâtiments. C’est là que tous les pèlerins de Sainte-Odile se réunissent pour voir l’Alsace, quand le temps est clair. Un mur, à hauteur d’appui, longe la crête d’un bloc énorme de rocher qui s’avance en éperon au-dessus de la forêt. Il domine les sapins qui couvrent les pentes de toutes parts. De l’extrême pointe qu’il emprisonne, comme de la lanterne d’un phare, on découvre à droite tout un massif de montagnes, et la plaine d’Alsace en avant et à gauche. En ce moment, le brouillard était divisé en deux régions, car le soleil était tombé au-dessous de la crête des Vosges. Tout le nuage qui ne dépassait pas cette ligne onduleuse des cimes était gris et terne, et, immédiatement au-dessus, des rayons presque horizontaux, perçant la brume et la colorant, donnaient à la seconde moitié du paysage une apparence de légèreté, de mousse lumineuse. D’ailleurs, cette séparation même montrait la vitesse avec laquelle le nuage montait de la vallée d’Alsace vers le soleil en fuite. Les flocons emmêlés entraient dans l’espace éclairé, s’irradiaient, et laissaient apercevoir ainsi leurs formes incessamment modifiées, et la force qui les enlevait, comme si la lumière eût appelé leurs colonnes dans les hauteurs.

Dans l’étroit refuge ménagé pour les pèlerins et les curieux, il y avait, à l’entrée, un homme âgé, portant le costume des vieux Alsaciens du nord de Strasbourg ; près de lui, le prêtre aux cheveux gris frisés, que les enfants avaient salué le matin, sur la pente de Sainte-Odile ; à deux pas plus loin, le jeune ménage de paysans wissembourgeois, et, à l’endroit le plus aigu, serrés l’un contre l’autre, assis sur le mur, deux étudiants qu’on eût dits frères, à cause de leurs lèvres avançantes, de leurs barbes séparées au milieu et toutes fines, l’une blonde et l’autre châtaine. C’étaient tous des Alsaciens. Ils échangeaient des propos lents et banals comme il sied entre inconnus. Quand ils virent s’avancer Jean Oberlé, plusieurs se détournèrent, et ils se sentirent liés tout à coup par la communauté de race qui s’affirmait dans la commune défiance.

Est-ce un Allemand, celui-là ? dit une voix.

Le vieux qui était près du prêtre jeta un coup d’œil du côté du jardin, et répondit :

– Non, il a les moustaches françaises et un air de chez nous.

– Je l’ai vu se promener avec mademoiselle Odile Bastian, d’Alsheim, dit la jeune femme.

Le groupe, rassuré, le fut davantage encore lorsque Jean eut salué le curé en alsacien, et demandé :

Les cloches d’Alsace seraient-elles en retard ?

Ils sourirent tous, non pour ce qu’il avait dit, mais parce qu’ils se sentaient entre eux, chez eux, sans témoin gênant. Odile vint à son tour, et, à droite du premier groupe, s’appuya au mur. Jean lui faisait pendant de l’autre côté du groupe. Ils souffraient de tant s’aimer, de se l’être dit, et de n’être sûrs que d’eux-mêmes.

Les cloches n’étaient pas en retard. Dans la brume qui montait, leurs voix étaient encloses et serrées. Elles s’échappèrent tout à coup du nuage, et on eût dit que chaque paquet de brouillard éclatait comme une bulle en touchant le mur, et versait à la cime du mont sacré l’harmonie d’un clocher. « Pâques ! Pâques ! Le Seigneur est ressuscité ! Il a changé le monde et délivré les hommes ! Les cieux sont ouverts ! » Elles chantaient cela, les cloches d’Alsace. Elles venaient du pied de la montagne, et de loin, et de bien loin ; voix de petites cloches et voix de bourdons de cathédrales ; voix qui ne cessaient point, et, d’une volée à l’autre, se prolongeaient en grondements ; voix qui passaient, légères, intermittentes et fines, comme une navette dans la trame ; chœur prodigieux dont les chanteurs ne se voyaient point l’un l’autre ; cris d’allégresse de tout un peuple d’églises : cantiques de l’éternel printemps, qui s’élançaient du fond de la plaine voilée de nuages, et montaient pour se fondre tous ensemble au sommet de Sainte-Odile. La grandeur de ce concert des cloches avait rendu silencieux les quelques hommes qui étaient là groupés. L’air priait. Les âmes songeaient au Christ ressuscité. Plusieurs songeaient à l’Alsace.

– Il y a du bleu, dit une voix.

– Du bleu, là-haut, répéta une voix de femme, comme en un rêve.

On l’entendit à peine, dans le mugissement de sons qui soufflait de la vallée. Cependant, tous les yeux à la fois se levèrent. Ils virent que, dans le ciel, dans la masse des brumes galopant à l’assaut du soleil, des abîmes bleus s’ouvraient et se comblaient avec une rapidité vertigineuse. Et, quand ils regardèrent de nouveau en bas, ils reconnurent que le nuage aussi se déchirait sur les pentes. C’était l’éclaircie. Des parties de forêt glissèrent dans les fentes du brouillard en mouvement, puis d’autres, des crevasses noires, des halliers, des roches. Puis, brusquement, les derniers lambeaux de brume étirés, tordus, lamentables, montèrent en tourbillons, frôlèrent la terrasse, la dépassèrent. Et la plaine d’Alsace apparut, bleue et dorée.

Un de ceux qui regardaient cria :

– Que c’est beau !

Tous se penchèrent en avant, pour voir, dans l’ouverture de la montagne, la plaine qui s’élargissait à l’infini. Toutes ces âmes d’Alsaciens s’émurent. Trois cents villages de leur patrie étaient au-dessous d’eux, dispersés dans le vert des moissons jeunes. Ils s’endormaient au son des cloches. Chacun n’était qu’un point rose. Le fleuve, presque à l’horizon, mettait sa barre d’argent bruni. Et au delà, c’étaient des terres qui se relevaient, et dont le dessin se perdait rapidement dans les brouillards encore suspendus au-dessus du Rhin. Tout près, en suivant les pentes des sapinières, on voyait, au contraire, les moindres détails de la forêt de Sainte-Odile. Elle avançait dans la vallée plusieurs caps de verdure sombre, elle recevait entre eux la verdure pâle des premiers prés. Tout cela n’était plus éclairé que par le reflet du ciel encore plein de rayons. Aucune partie éclatante n’attirait le regard. Les terres fondaient leurs nuances en une harmonie, comme les cloches fondaient leurs voix. Le vieil Alsacien qui se tenait aux côtés du prêtre, dit, en étendant le bras :

– J’entends les cloches de la cathédrale.

Il montrait, dans le lointain des terres plates, la flèche célèbre de Strasbourg, qui avait l’air d’une améthyste, haute comme un ongle. Maintenant qu’ils voyaient le rose des villages, ils croyaient reconnaître le son des cloches.

– Moi, dit une voix, je reconnais le carillon de l’abbaye de Marmoutier. Comme il sonne bien !

– Moi, fit un autre, la cloche d’Obernai.

– Moi, celles de Heiligenstein.

Le paysan qui était venu des environs de Wissembourg dit aussi :

– Nous sommes trop loin pour entendre ce que chante le clocher de Saint-Georges de Haguenau. Pourtant, écoutez,… tenez,… à présent ?

Le vieil Alsacien répéta gravement :

J’entends la Cathédrale.

Mais il ajouta :

– Regardez encore là-haut !

Ils virent tous alors que le nuage était monté très haut, jusqu’aux régions où passaient encore les rayons du soleil. Le nuage, informe aux flancs de la montagne, s’était étendu dans le ciel, en travers, et faisait comme une bande de gerbes de glaïeuls jetée au-dessus des Vosges et de la plaine. Il y en avait de rouges comme du sang, et d’autres plus pâles, et d’autres qui étaient comme de l’or en fusion. Et tous les témoins élevés entre les deux abîmes, ayant suivi du regard la longue traînée lumineuse, remarquèrent qu’elle éclairait de son reflet la terre, et que les maisons lointaines de la ville capitale et la flèche de la cathédrale ressortaient, en lueur fauve, de l’ombre qui s’épaississait.

– Cela ressemble à ce que j’ai vu dans la nuit du 23 août 1870, fit le vieil Alsacien. J’étais ici même…

Ils avaient entendu bien des fois citer cette date, même les jeunes. Les regards se fixèrent plus tendrement sur la petite flèche d’où arrivaient encore un peu de lumière et le son des cloches ressuscitées.

– J’étais ici avec des femmes et des filles des villages d’en bas, qui étaient montées parce que le bruit du canon redoublait. Nous entendions le canon comme à présent les cloches. Les bombes éclataient comme des fusées. Nos femmes pleuraient ici où vous êtes. Ce fut cette nuit-là que la bibliothèque prit feu, que le Temple-Neuf prit feu, et le Musée de peinture, et dix maisons du Broglie. Alors, il s’éleva une fumée jaune et rouge, et les nuages ressemblèrent à ceux que vous regardez. Strasbourg brûlait. Ils ont lancé contre elle cent quatre-vingt treize mille obus !

Jeune, un des étudiants tendit le poing.

– À bas ! grommela l’autre.

Le paysan quitta sa toque, et la garda sous son bras, sans rien dire.

Les cloches sonnaient moins nombreuses. On n’entendait plus celles d’Obernai, ni celles de Saint-Nabor, ni d’autres qu’ils avaient cru reconnaître. Et c’étaient comme des lumières qui s’éteignent. La nuit venait.

Jean vit que les deux femmes étaient près de pleurer, et que tous se taisaient.

– Monsieur l’abbé, dit-il, pendant que les cloches sonnent encore la résurrection, faites donc une prière pour l’Alsace.

– C’est bien, mon petit, dit le paysan voisin de l’abbé ; c’est bien, tu es du pays !

En même temps, la face lourde et lasse du prêtre se renouvela. Il y eut quelque chose de brisé dans le tremblement de sa voix ; une très ancienne souffrance, jeune encore, parla par ses lèvres, et il dit, tandis que tous regardaient comme lui Strasbourg, la ville que la nuit effaçait :

– Mon Dieu, voici, que nous voyons, de votre Sainte-Odile, presque toute la terre bien-aimée, nos villes, nos villages, nos champs. Mais elle n’est pas toute ici, et, de l’autre côté des montagnes, c’était aussi la terre de chez nous. Vous avez permis que nous fussions séparés. Mon cœur se fend d’y penser, car, de l’autre côté des montagnes, la nation que nous aimons est celle que vous aimez encore. C’est la plus vieille des nations chrétiennes, c’est la plus proche de l’aménité divine. Elle a plus d’anges dans son ciel, parce qu’elle a plus d’églises et de chapelles, plus de tombes saintes à défendre, plus de poussière sacrée mêlée à ses guérets, à ses herbes, aux eaux qui la pénètrent et la nourrissent. Mon Dieu, nous avons souffert dans nos corps, dans nos biens ; nous souffrons encore dans nos souvenirs. Faites durer nos souvenirs cependant, et que la France non plus n’oublie pas ! Faites qu’elle soit la plus digne de conduire les nations. Rendez-lui la sœur perdue, qui peut revenir aussi…

– Amen !

– Comme reviennent les cloches de Pâques !

– Amen ! firent deux voix d’hommes. Amen ! Amen !

Les autres témoins pleuraient en silence. Il n’y avait plus qu’un son grêle d’une seule cloche, dans l’air froid qui montait du gouffre. Les sonneurs devaient descendre des clochers perdus dans cette ombre qu’était devenue la plaine.

Au-dessus de la haute plate-forme du jardin, le nuage assombri, emporté vers le couchant, ourlait encore d’un violet pourpre la crête des Vosges. Des étoiles s’ouvraient, dans les profondeurs pleines de nuit, comme les premières primevères qui éclosaient, à cette heure même, sous les sapins.

Bientôt, il ne resta plus, sur la terrasse, que trois personnes. Les autres étaient parties lorsque le secret de leurs âmes alsaciennes avait été révélé.

Le vieux prêtre, voyant devant lui les deux jeunes gens près l’un de l’autre, et la tête d’Odile toute proche de l’épaule de Jean, demanda :

– Fiancés ?

– Hélas ! répondit Jean, souhaitez que cela devienne vrai !

– Je le souhaite. C’est bien, ce que vous avez dit, tout à l’heure. Que Dieu vous fasse heureux ! Je vous souhaite, à vous qui êtes jeunes, de revoir l’Alsace française.

Il s’éloigna.

– Adieu, dit Odile rapidement. Adieu, Jean !

Elle tendit la main, et partit sans se détourner. Jean demeura près du mur de la terrasse.

Les oiseaux de nuit, hiboux, orfraies, grands-ducs et moyens-ducs, mêlant leurs cris, descendaient de futaie en futaie. Pendant un quart d’heure, le temps de leur chemin qu’ils faisaient par grands vols, leurs appels retentirent sur les flancs de la montagne. Puis le silence complet s’établit. La paix monta enfin, avec le parfum des forêts endormies.

VIII

CHEZ CAROLIS

 

À l’entrée de la rue de Zurich, et donnant sur le quai des Bateliers, l’une des reliques du vieux Strasbourg, il y a une maison étroite, beaucoup plus basse que ses voisines, coiffée d’un toit à deux étages comme les pagodes chinoises. La façade, autrefois réjouie par le dessin de ses poutrelles peintes, est aujourd’hui recouverte d’un enduit blanc, où se lit cette inscription : « Jean, dit Carolis, Weinstube ». Ce débit de vins, que rien d’extérieur ne désigne à la curiosité du passant, n’est pas cependant un lieu quelconque, ni un cabaret ordinaire. L’endroit est historique. Les habitants de Zurich y abordèrent en 1576, ou du moins les meilleurs tireurs d’entre eux, pour prendre part au grand concours de tir auquel Strasbourg avait convoqué l’Empire et les États confédérés, ils apportaient avec eux une marmite de bouillie de millet. Et, à peine furent-ils descendus de leur bateau, qu’ils firent constater par les Strasbourgeois que la bouillie était encore chaude. « Nous pourrons donc aisément vous porter secours, nos voisins, dirent-ils ; par le Rhin et par l’Ill, la distance est courte entre nos villes. » La parole donnée en 1576 fut tenue en 1870, ainsi qu’en témoigne l’inscription gravée tout près de là, sur la fontaine de Zurich. Au moment où Strasbourg assiégé était dans la plus pénible situation, les Zurichois intervinrent et obtinrent, du général de Werder, la permission de faire sortir de la ville les femmes, les vieillards et les enfants. Une autre notoriété vint à cette maison, grâce au méridional qui y établit, vers 1860, un débit de vins du Midi. Jean dit Carolis ressemblait étrangement à Gambetta. Il le savait et copiait le geste du tribun, et ses toilettes, et la coupe de sa barbe, et le son de sa voix. Son commerce fut assez florissant avant la guerre, mais il devint prospère dans les années qui suivirent, et un certain nombre d’officiers allemands prirent l’habitude de venir boire là les vins noirs de Narbonne, de Cette et de Montpellier.

Un matin de la fin d’avril, Jean Oberlé, qui se rendait chez le fonctionnaire de l’administration des forêts qu’il avait depuis longtemps promis d’aller voir, passait sur le quai des Bateliers, lorsqu’une femme d’une quarantaine d’années, vêtue de noir, Alsacienne évidemment, sortit du café, traversa la rue, et, s’excusant :

– Pardonnez-moi… Si monsieur voulait bien venir… Un de ses amis le demande.

– Qui cela ? dit Jean étonné.

– L’officier, le plus jeune, là-bas.

Elle désignait, du doigt, l’ombre confusément animée que formait, sous le store de toile baissé, l’intérieur de la salle avec ses groupes de clients.

Jean, après avoir hésité un instant, la suivit, et fut surpris, – car, n’étant pas Strasbourgeois, il ignorait la réputation et la clientèle de ce cabaret, – de rencontrer là six officiers, dont trois du régiment de hussards, assis devant des tables couvertes de nappes à damier rouge et bleu, causant haut, fumant, et buvant le vin de Carolis. Le premier regard qu’il jeta, en arrivant de la pleine lumière dans cette demi-obscurité, lui fit connaître que la salle était petite, – quatre tables seulement, – décorée de peintures allégoriques dans le goût allemand, d’un singe, d’un chat, d’un jeu de cartes, d’un paquet de cigarettes, mais ornée surtout d’une glace semi-circulaire, occupant un enfoncement dans la muraille de gauche, et autour de laquelle pendaient les photographies encadrées des habitués de la maison, anciens ou présents. Jean cherchait encore qui avait bien pu l’appeler, lorsqu’un très jeune cavalier, dont la beauté corporelle éclata dans le simple mouvement qu’il fit, mince dans sa tunique bleu de ciel à ganses d’or, se leva au fond de la salle à gauche. Près du lieutenant qui se levait, et autour de la même table, un capitaine et un commandant étaient restés assis. Les trois officiers devaient revenir d’une longue route : ils étaient couverts de poussière ; ils avaient le front en sueur, les traits tirés et les veines des tempes en relief. Le plus jeune avait même rapporté de cette course à la campagne une branche d’aubépine, qu’il avait glissée sous l’épaulette plate, du côté du cœur.

L’Alsacien reconnut le lieutenant Wilhelm von Farnow, Prussien, de trois années plus âgé que lui, et qu’il avait vu autrefois, pendant sa première année de droit, à Munich, où Farnow était alors sous-lieutenant dans un régiment de uhlans bavarois. Depuis lors, il ne l’avait pas revu. Il savait seulement qu’à la suite d’une altercation entre officiers bavarois et prussiens, au casino du régiment, quelques-uns des officiers compromis avaient été déplacés, et que son ancien camarade était du nombre.

Non, le doute n’était pas possible. C’était bien Farnow : c’était la même façon élégante et hautaine de tendre la main, le même visage blond, imberbe, trop ramassé et trop plat, avec les lèvres fortes, le nez petit, un peu relevé, impertinent, et des yeux admirables, bleu d’acier, d’un bleu dur, où vivait l’orgueil de la jeunesse, du commandement, d’une humeur batailleuse et brave. Le corps était taillé pour faire plus tard un cuirassier solide et massif. Mais il était très mince encore et si bien proportionné, si agile, si évidemment aguerri et nerveux, et juste en ses mouvements, que la réputation de beauté avait été acquise à M. de Farnow, bien qu’il n’eût pas la beauté du visage, de sorte qu’on disait à Munich, tantôt « le beau Farnow », et tantôt « Farnow Tête de Mort ». Avec une paire de moustaches rousses, des sourcils broussailleux et un casque accentuant l’ombre de ses yeux, il eût été effrayant. Mais, à vingt-sept ans à peine, il donnait l’impression d’un être guerrier, violent, vainqueur de sa propre nature, discipliné jusqu’en sa politesse parfaite et apprise.

Jean Oberlé vit qu’en se levant, Farnow parlait au commandant, son voisin immédiat, un soldat robuste, aux yeux lents et fermes. Il expliquait quelque chose, et l’autre approuvait encore, d’une inclination de tête, au moment où le lieutenant présentait :

– Monsieur le commandant me permet-il de lui présenter mon camarade Jean Oberlé, le fils de l’industriel d’Alsheim ?

– Parfaitement, monsieur… un Alsacien intelligent… très répandu…

La seconde présentation amena, de la part du capitaine, – un homme encore jeune, au profil busqué, d’éducation évidemment raffinée et d’humeur non moins évidemment hautaine, – les mêmes expressions flatteuses à l’adresse de l’industriel d’Alsheim : « Oui vraiment, M. Oberlé est bien connu,… un esprit des plus éclairés ;… j’ai eu le plaisir de l’apercevoir ;… vous me rappellerez au souvenir de M. Oberlé… »

Jean se sentit humilié par les prévenances des deux officiers. Il avait l’impression qu’il était l’objet d’attentions exceptionnelles, lui civil, lui bourgeois, lui Alsacien, lui que, de toute façon, ces hauts personnages devaient tenir pour leur inférieur. « Ce qu’a fait mon père est donc de grande importance, pensait-il, pour qu’on le paye de la sorte ?… Ni sa fortune, ni son train de maison, ni sa conversation, ne méritent cette notoriété à un homme qui n’habite pas Strasbourg et ne remplit aucune charge… »

Un signe du commandant, presque tout de suite, mit fin à ce malaise, et rendit leur liberté aux deux jeunes gens, qui allèrent s’asseoir à la table la plus éloignée de la fenêtre, dans le fond de la salle.

– C’est absolument par hasard que vous me rencontrez ici, dit Farnow avec une ironie où perçait l’orgueil du lieutenant prussien… Mon régiment y fréquente peu… Ce sont plutôt les officiers d’infanterie… Moi, je vais d’habitude à la Germania. Mais nous venons de faire une reconnaissance, comme vous le voyez, et mon commandant avait très chaud… Vous me pardonnez, mon cher Oberlé, de vous avoir envoyé chercher…

– C’est très amical, au contraire. Vous pouviez difficilement quitter vos chefs.

– Et je désirais renouer connaissance avec vous… Depuis si longtemps, depuis Munich, nous ne nous sommes pas revus… À peine aviez-vous dépassé l’angle de la maison là-bas, que j’ai dit à la servante : « C’est un de mes amis ! Courez chercher M. Oberlé. »

– En vérité, vous m’en voyez très heureux, Farnow.

En parlant, les deux jeunes gens s’étudiaient, avec la curiosité de deux êtres qui cherchent à combler des années d’inconnu : « Quelle vie a-t-il menée ? Que pense-t-il de moi ? Quelle confiance puis-je avoir ? »

– Il me semble, reprit Farnow, que vous êtes tout nouvellement arrivé ?

– En effet, depuis la fin de février.

– On m’a assuré, dans le monde, que vous faisiez, au 1er octobre, votre volontariat dans les hussards ?

– C’est exact.

– Saviez-vous, Oberlé, que j’avais eu l’honneur de rencontrer votre père dans le monde, l’hiver dernier ? Je me suis fait présenter…

Pardonnez-moi, je suis si nouveau encore…

Les conversations étaient assez languissantes, en ce moment, chez Carolis, et Jean observa que les deux tuniques bleues se tournaient vers lui ; que le commandant et le capitaine examinaient la physionomie du futur volontaire. Ils achevaient de boire le vin qu’on leur avait apporté dans une bouteille cachetée comme le bordeaux.

– Je serai heureux de vous voir plus longuement, dit Farnow en baissant la voix. Désormais, j’espère que nous pourrons nous rencontrer…

– Vous connaissez Alsheim ?

– Oui, nous y sommes passés plusieurs fois, en manœuvre…

Visiblement, le lieutenant cherchait à savoir jusqu’où il pouvait s’avancer. Il était en pays annexé, beaucoup d’incidents de la vie quotidienne le lui avaient appris. Il ne se souciait pas de renouveler l’expérience. Il tâtait sa route… Pouvait-il promettre une visite ? Il l’ignorait encore. Et cette incertitude, si contraire à sa nature énergique, cette précaution blessante pour son orgueil, lui faisaient dresser la tête, comme s’il allait être obligé de relever un défi. Jean, de son côté, se sentait troublé. Cette chose si simple, recevoir un camarade d’autrefois, lui semblait, maintenant, un problème délicat à résoudre. Personnellement, il eût incliné vers l’affirmative. Mais ni madame Oberlé, ni le grand-père, n’admettraient une exception à la règle jusqu’à présent si fermement maintenue : ne pas ouvrir à des Allemands, en dehors des relations d’affaires, banales et rapides, la maison du vieux député protestataire. Ils ne consentiraient pas… Cependant, il était dur, pour Jean, de se montrer, à Strasbourg, moins tolérant qu’il ne l’avait été à Munich, et, dès la première rencontre en terre alsacienne, d’offenser le jeune officier qui venait à lui et lui tendait la main. Il tâcha de mettre quelque cordialité dans le ton du moins de sa réponse.

– J’irai vous voir, mon cher Farnow, avec beaucoup de plaisir.

L’Allemand comprit, fronça le sourcil, et se tut. Évidemment, d’autres lui avaient refusé même une visite. Il ne rencontrait pas, chez Oberlé, cette hostilité systématique et complète… Sa colère ne dura pas, ou ne se montra pas. Il avança sa main fine, dont le poignet avait l’air d’un paquet de fils d’acier recouvert de peau, et, du bout des doigts, toucha le pommeau de son épée, qui n’avait pas quitté son côté.

– Je serai charmé moi-même, dit-il enfin.

Il fit apporter une bouteille de bourgogne, et, ayant rempli le verre de Jean et le sien :

– À votre retour à Alsheim ! dit-il.

Puis, buvant d’un trait, il reposa le verre sur la table.

– Je suis vraiment satisfait de vous retrouver. Je vis assez seul, et vous connaissez mes goûts. En dehors de mon métier, que j’adore, au-dessus duquel je ne place rien, sinon Dieu qui en est le grand juge, j’aime surtout la chasse. Je trouve que l’homme est fait pour courir dans les larges espaces, pour affirmer sa force et sa domination sur les bêtes, quand il n’a pas l’occasion de le faire sur ses semblables. C’est un plaisir pour moi non pareil… À ce propos, il me semble que M. Oberlé a été évincé de son droit de chasse ?

– Oui, fit Jean, il a renoncé, à peu près complètement…

– Si cela vous plaît de faire un tour chez moi ? J’ai loué une chasse près de Haguenau, moitié bois et moitié plaine ; j’ai des chevreuils qui me viennent de la Forêt, l’antique Bois sacré ; j’ai du lièvre et du faisan, des bécassines aux moments des passages ; et, si vous aimez les lucioles, j’en ai qui volent sous les pins, et qui brillent comme les lances de mes hussards.

La conversation continua un peu de temps sur ce thème. Puis Farnow acheva de vider, avec Jean, la bouteille de bourgogne de Carolis, et, enlevant le brin d’aubépine qui fleurissait son épaulette et le laissant tomber à terre :

– Si vous le permettez, Oberlé, je vous accompagnerai quelques pas. Dans quelle direction allez-vous ?

– Du côté de l’Université.

– C’est la mienne.

Les deux jeunes gens se levèrent ensemble. Ils étaient presque de même taille et de type énergique tous deux, quoique différents d’expression, Oberlé soucieux d’atténuer ce qu’il y avait d’un peu trop grave dans son visage quand il était au repos, Farnow exagérant la rudesse de toute sa personne. Le jeune lieutenant tira le bas de sa tunique, pour effacer les plis, prit sur une chaise sa casquette plate, que décorait, en avant, la petite cocarde aux couleurs prussiennes, et, marchant le premier, avec une raideur voulue, à demi tourné vers la table où se trouvaient le commandant et le capitaine, les salua d’une inclination du corps à peine sensible et plusieurs fois répétée. La camaraderie respectueuse de tout à l’heure n’était plus de saison. Les deux chefs inspectaient par habitude ce lieutenant qui sortait de chez Carolis. Gentilshommes eux-mêmes, très jaloux de l’honneur du corps, ayant présents à l’esprit tous les articles du code du parfait officier, ils s’intéressaient à tout ce qui pouvait être, dans la conduite, l’attitude, la tenue ou les propos d’un subordonné, l’objet d’un jugement public. L’examen dut être favorable à Farnow. D’un geste de la main, amical et protecteur, le commandant lui donna congé.

À peine dans la rue :

– Eh bien ! demanda Farnow, ils ont été parfaits, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Comme vous dites cela ! Vous ne les avez pas trouvés prévenants ? Quand vous les aurez vus dans le service…

– Ils ont été trop aimables, au contraire, interrompit Jean. Je m’aperçois, de jour en jour davantage, qu’il a fallu que mon père s’humiliât beaucoup, pour être si honoré en haut lieu… Et cela me blesse, Farnow !

L’autre le fixa gravement, et répondit :

– Franzosenkopf ! Tête de Français ! Quel étrange caractère que celui de ce peuple, qui ne peut pas prendre son parti d’avoir été conquis, et qui se croit déshonoré quand les Allemands lui font une avance !

– C’est qu’ils n’en font pas de gratuites, répliqua Oberlé.

Le mot ne déplut pas à Farnow. Il lui parut une sorte d’hommage au tempérament rude et utilitaire de sa race. Le jeune lieutenant ne voulait pas, d’ailleurs, s’engager dans une discussion où il savait que les amitiés sont exposées à périr. Il salua une jeune femme qui venait en sens contraire, et la suivit des yeux.

– C’est la femme du capitaine von Holtzberg. Jolie, n’est-ce pas ?

Puis, désignant à gauche, au delà du pont, les quartiers de la vieille ville qu’éclairait la lumière humide de cette matinée de printemps, il ajouta, comme si les deux pensées se liaient naturellement dans son esprit :

– J’aime ce Strasbourg d’autrefois. Comme il est féodal !

Au-dessus de la rivière aux eaux salies par les usines et les égouts, s’enlevaient les toits aux longues pentes et aux longues lucarnes, le flot tombant des tuiles de tous les rouges, la pourpre médiévale de Strasbourg, rapiécée, trouée, tachée, lavée, violette par endroits, presque jaune à côté, rose en de certaines pentes, orangée sous certains reflets, royale partout, étendue comme un merveilleux tapis de Perse, aux soies fanées et souples, autour de la cathédrale. La cathédrale elle-même, bâtie en pierre rouge, avait été et semblait être encore, vue de ce point, le modèle qui avait décidé de la couleur du reste, l’ornement, la gloire et le centre de tout. Une cigogne, les ailes ouvertes, ramant dans l’air à larges coups, les pattes horizontales prolongeant le corps et servant de gouvernail, le bec un peu relevé en proue, oiseau de blason, volait dans le bleu, fidèle à Strasbourg comme toute sa race ancienne, protégée, sacrée comme elle, et retrouvant les mêmes nids en haut des mêmes cheminées. Jean et Farnow la virent qui inclinait vers la flèche de l’église maîtresse, devenait, vue de dos, en raccourci, un oiseau quelconque battant l’air de ses plumes en arc, et disparaissait.

– Voilà des habitants, dit Farnow, que ni la fumée de nos usines, ni les tramways, ni les chemins de fer, ni les palais récents, ni le régime nouveau n’étonnent !

– Ils ont toujours été Allemands, dit Jean avec un sourire. Les cigognes ont toujours porté vos couleurs : ventre blanc, bec rouge, ailes noires.

– En effet, dit l’officier en riant.

Il reprit son chemin, le long des quais, et, presque aussitôt, cessa de rire.

Devant lui, et venant du côté des quartiers neufs de la ville, un soldat du train conduisait deux chevaux, ou plutôt se laissait conduire par eux. Il était ivre. Placé entre les deux chevaux bruns, tenant les brides dans ses mains relevées, il allait, titubant, heurtant de l’épaule l’une ou l’autre des bêtes, et, pour ne pas tomber, tirait parfois sur l’une d’elles qui résistait et s’écartait.

– Qu’est-ce que c’est ? grommela Farnow. Un soldat ivre, à cette heure-ci !

– Un peu trop d’eau-de-vie de grain ! fit Oberlé. Il n’a pas l’ivresse gaie.

Farnow ne répondit pas. Les sourcils froncés, il observait l’attitude de l’homme qui venait, et qui n’était plus qu’à une dizaine de mètres de l’officier. À cette distance, l’homme aurait dû, d’après le règlement, marquer le pas et tourner la tête dans la direction de son supérieur. Non seulement il avait oublié toutes les théories, et continuait de rouler péniblement entre les deux chevaux, mais encore, au moment où il allait croiser Farnow, il murmura quelque chose, une injure sans doute.

C’en était trop. Un frisson de colère secoua les épaules du lieutenant, qui marcha droit au soldat, dont les chevaux reculaient, effrayés. L’officier était humilié pour l’Allemagne.

– Halte ! cria-t-il. Tiens-toi droit !

Le soldat le regarda, hébété, fit un effort, et réussit à se tenir immobile, à peu près droit.

– Ton nom ?

Le soldat dit son nom.

– Tu auras ton compte à la caserne, brute ! Et, en attendant mieux, voilà ce que je te donne pour déshonorer, comme tu le fais, l’uniforme !

Il étendit le bras droit de toute sa longueur, et, de sa main gantée, dure comme l’acier, il gifla l’homme. Le sang jaillit au coin de la bouche ; les épaules se rejetèrent en arrière ; les bras se raccourcirent comme pour boxer. Le soldat dut avoir la tentation furieuse de riposter. Jean vit les yeux égarés de l’ivrogne qui, de douleur et de colère, tandis qu’il était ainsi rejeté en arrière, faisaient tout le tour de l’orbite. Puis ils se fixèrent en bas, sur les pavés, domptés par un souvenir confus et terrifiant de la puissance de l’officier.

– Marche à présent ! cria Farnow. Et ne bronche pas !

Il était au milieu du quai, redressé, botté, d’une tête plus grand que sa victime, enveloppé de soleil, les yeux fulgurants, le dessous des paupières et le coin des lèvres creusés par la colère, et tel enfin qu’avaient dû l’entrevoir ceux qui l’avaient surnommé Tête de Mort.

Les badauds accourus pour être témoins de cette scène, et qui formaient cercle, au commandement du lieutenant s’écartèrent, et laissèrent passer le soldat qui s’appliquait à ne pas trop tirer sur les brides. Puis, comme un certain nombre d’entre eux demeuraient encore attroupés, silencieux d’ailleurs ou murmurant à peine leur avis, Farnow les regarda les uns après les autres, en tournant sur les talons et en croisant les bras. Le petit commis de banque fila le premier en rajustant ses lunettes ; puis la laitière avec son pot de cuivre sur la hanche et qui leva les épaules, toute seule, en reluquant Farnow ; puis le boucher accouru de la boutique voisine ; puis deux bateliers qui tâchèrent de paraître indifférents, bien qu’ils eussent tous deux beaucoup de sang aux pommettes ; puis des gamins, qui avaient eu envie de pleurer, et qui se poussaient le coude, à présent, et s’en allaient avec un éclat de rire. L’officier se rapprocha alors de son compagnon de route, demeuré sur la gauche, près du canal.

– Vous avez été loin, ce me semble, dit Oberlé : ce que vous venez de faire est défendu par des ordres formels de l’Empereur. Vous risquez d’avoir une histoire…

– C’est la seule manière de traiter ces brutes-là ! répondit Farnow, les yeux encore flambants. D’ailleurs, croyez-moi, il a déjà rendu ma gifle à ses chevaux, et, demain, il aura tout oublié.

Les deux jeunes gens marchèrent côte à côte, jusqu’aux jardins de l’Université, sans plus rien se dire, réfléchissant à ce qui venait de se passer. Farnow mettait une paire de gants neufs pour remplacer l’autre, probablement souillée par la joue du soldat. Il se pencha enfin du côté de Jean, et, gravement, avec une conviction évidente, il reprit :

– Vous étiez bien jeune quand je vous rencontrai, mon cher. Nous aurons quelques confidences à nous faire avant de connaître exactement nos opinions respectives sur bien des points. Mais je m’étonne que vous n’ayez pas encore aperçu, vous qui avez séjourné dans toutes les provinces de l’Allemagne, que nous sommes nés pour la conquête du monde, et que les conquérants ne sont pas des hommes doux, jamais, ni même des hommes parfaitement justes.

Il ajouta, après quelques pas :

– Je serais désolé de vous avoir déplu, Oberlé ; mais je ne peux pas vous cacher que je ne regrette pas ce que j’ai fait. Sachez seulement qu’au fond de mes colères, il y a la discipline, la hiérarchie, la dignité de l’armée dont je fais partie… Ne rapportez pas l’incident, chez vous, sans dire l’excuse… Ce serait trahir un ami… Allons, au revoir !

Il tendit la main. Ses yeux bleus perdirent, pour un moment, quelque chose de leur indifférence hautaine :

– Au revoir, Oberlé ! Vous êtes à la porte de votre bureaucrate des forêts.

IX

LA RENCONTRE

 

Jean revint d’assez bonne heure à la gare de Strasbourg, et prit le train pour Obernai où il avait laissé sa bicyclette. En faisant la route d’Obernai à Alsheim, il aperçut, dans les prairies que traverse le Dachs, près de Bernhardsweiler, une seconde cigogne, immobile sur un pied.

Ce fut même la première chose qu’il dit à Lucienne, rencontrée sous les arbres du parc. Elle lisait, habillée d’une robe gris de lin avec des applications de guipure au corsage. Ses yeux intelligents se levèrent en souriant de la page qu’ils parcouraient, lorsqu’elle entendit le bruit de la machine sur le sable. Jean sauta à terre, Lucienne l’embrassa, et dit :

– Mon cher, que tu me manques donc ! Que diable fais-tu toujours en voyage ?

– Des découvertes, ma chère sœur. D’abord, j’ai vu deux cigognes, arrivées au jour sacré, 23 avril, exactes comme des notaires.

Une moue des lèvres rouges montra le peu de cas qu’elle faisait de la nouvelle.

– Ensuite ?

– J’ai passé trois heures dans les bureaux de la conservation des forêts, où j’ai appris…

– Tu diras ça à mon père, interrompit-elle. Je vois tant de bois, vivant et mort, ici, que je n’ai aucune envie d’en avoir l’esprit volontairement occupé. Raconte-moi donc une nouvelle de Strasbourg, une toilette, une conversation avec quelqu’un du monde ?

– C’est vrai, dit en riant le jeune homme ; j’ai fait une rencontre.

– Intéressante ?

– Oui, une ancienne connaissance de Munich, un lieutenant de hussards.

– M. de Farnow ?

– Lui-même, le lieutenant au 9e hussards rhénans Wilhelm von Farnow. Qu’as-tu donc ?

Ils étaient à la moitié de l’avenue, protégés par un massif d’arbustes. Lucienne, brave et provocatrice comme toujours, croisa les bras et dit, calmant sa voix :

– Il y a qu’il m’aime.

– Lui ?

– Et que je l’aime.

Jean s’écarta de sa sœur pour la mieux voir.

– Cela n’est pas possible !

– Et pourquoi donc ?

– Mais, Lucienne, parce qu’il est Allemand, Prussien, officier !

Il y eut un silence, le coup avait porté. Jean devint, tout pâle. Il reprit :

– Tu n’ignores pas, non plus, qu’il est protestant ?

Elle jeta son livre sur le banc, et relevant la tête, et toute frémissante sous la contradiction :

– Crois-tu que je n’aie pas réfléchi ? Je sais tout ce qu’on peut dire. Je sais que le monde d’Alsace, le monde intolérant et borné dont nous sommes entourés, ne se gênera pas. Oui, on criera, on m’accusera, on me plaindra, on essaiera de m’ébranler, et tu commences, toi, n’est-ce pas ? Mais je te préviens que les arguments sont inutiles, tous les arguments… Je l’aime. Ce n’est pas à faire, c’est fait. Et je n’ai qu’un désir : savoir si tu seras pour ou contre moi. Car ma résolution, mon ami, ne changera pas.

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! fit Jean, en se cachant la figure dans ses mains.

– Je ne croyais pas que cela pût te faire tant de peine. Je ne comprends pas. Est-ce que tu partages leur haine stupide ? Dis ? Je surmonte bien mon émotion pour te parler ! Dis donc ? Parle donc ? Tu es plus pâle que moi, qui suis cependant seule en cause !

Elle lui prit les mains, et lui découvrit le visage. Et Jean la considéra un moment d’un air étrange, comme ceux dont le regard n’a pas encore été rejoint par la pensée.

Puis il dit :

– Tu te trompes : nous sommes tous deux en cause, Lucienne !

– Pourquoi ?

– L’un contre l’autre, parce que j’ai aussi un amour à t’apprendre : j’aime Odile Bastian !

Elle fut épouvantée de ce qu’elle entrevit dans ce nom d’Odile, et touchée en même temps, parce que l’argument était un argument d’amour, et une confidence. Toute son irritation tomba subitement. Lucienne pencha la tête sur l’épaule de son frère. Ses coques de cheveux blonds mêlés de roux se gonflèrent et s’ébouriffèrent contre le cou de Jean. Elle murmura :

– Mon pauvre Jean,… la fatalité nous poursuit… Odile Bastian et l’autre… Deux amours qui s’excluent… Ah ! mon pauvre cher, c’est le drame de famille qui se perpétue par nous !…

Elle se redressa, ayant cru entendre un pas, et, prenant le bras de son frère, continua, nerveusement :

– Nous ne pouvons pas causer ici… Il faut pourtant que nous nous disions autre chose que des noms… Si mon père nous surprenait, ou maman, qui travaille, au salon, à je ne sais quelle sempiternelle tapisserie… Ah ! mon ami, quand je songe qu’à quelques pas d’elle nous échangeons des secrets comme ceux-là, et qu’elle ne s’en doute pas !… Mais nous d’abord, n’est-ce pas ? nous !…

Elle eut un instant la pensée de revenir à la maison et de monter dans sa chambre avec Jean. Puis, se décidant pour un meilleur abri :

– Viens dans les champs ; là, personne ne nous troublera.

Au bras l’un de l’autre, pressant le pas, se parlant à voix basse et par phrases brèves, ils sortirent par la grille, dépassèrent un peu l’extrémité de l’enclos, et, à droite de la route, qui était plus haute que les terres voisines, ils descendirent la pente d’un sentier dont on voyait la bande grise presque à l’infini, entre les blés naissants. Déjà chacun d’eux, après la première minute de surprise, d’accablement, de peine véritable causée par la pensée de ce que l’autre allait souffrir, chacun avait fait retour sur soi-même.

– Peut-être avons-nous tort de nous troubler, dit Lucienne en s’engageant dans le sentier. Est-il certain que nos deux projets soient inconciliables ?

– Oui : la mère d’Odile Bastian n’acceptera jamais que sa fille devienne la belle-sœur d’un officier.

– Que sais-tu, toi-même, si cet officier n’aurait pas préféré entrer dans une famille moins arriérée que la nôtre ? dit Lucienne blessée. Ton projet peut aussi nuire au mien.

– Pardon, je connais Farnow : rien ne l’arrêtera.

– À vrai dire, je le crois ! fit la jeune fille, dont le visage se releva et rougit d’orgueil.

– Il est de ceux qui n’ont jamais tort.

– Parfaitement.

– Tu fais partie de ses ambitions.

– Je m’en flatte.

– Tu peux donc être bien tranquille : il n’aura pas d’hésitation… Les scrupules viendront du côté des Bastian, qui sont des raffinés d’honneur…

– Ah ! s’il t’entendait, dit Lucienne en quittant le bras de son frère, il se battrait avec toi !

– Qu’est-ce que cela prouverait ?

– Qu’il a senti l’injure comme je la sens moi-même, Jean. Car M. de Farnow est homme d’honneur !

– Oui, à sa façon, qui n’est pas la nôtre.

– Très brave ! Très noble !

– Féodal plutôt, ma chère, c’est leur noblesse… Ils n’ont pas eu le temps d’avoir celle d’après… Peu importe, d’ailleurs. Je ne suis pas d’humeur à discuter… Je souffre trop… Tout ce que je veux dire, c’est que ma demande sera repoussée ; – je le devine ; j’en suis sûr ; – et que M. de Farnow ne comprendra pas pourquoi, et que, s’il le comprenait, il ne reculerait pas, il n’aurait pas l’idée de se sacrifier… En disant cela, je ne le calomnie pas ; je le pénètre.

Ils marchaient, enveloppés d’une lumière tiède dont ils ne jouissaient pas, entre de longues bandes de moissons jeunes qui riaient inutilement autour d’eux. Dans la plaine, quelques remueurs de terre, les voyant passer l’un près de l’autre, et se promener, les enviaient. Lucienne ne pouvait nier que les pressentiments de son frère fussent raisonnables. Oui, cela devait être ainsi, d’après ce qu’elle-même connaissait de M. de Farnow et des Bastian. En toute autre circonstance, elle eût plaint son frère, mais l’intérêt personnel parlait plus haut que la pitié. Elle éprouva une sorte de joie trouble, lorsqu’elle entendit l’aveu de ces craintes de Jean. Elle se sentit encouragée à ne pas être généreuse, parce qu’elle le sentait inquiet. Et, ne pouvant pas le plaindre, elle se rapprocha du moins de lui, et lui parla d’elle-même.

– S’il y avait plus longtemps que nous vivions ensemble, Jean, tu aurais su mes idées sur le mariage, et je t’étonnerais moins aujourd’hui… Je me suis promis de n’épouser qu’un homme très riche. Je ne veux pas avoir peur pour mon lendemain. Je veux être sûre, et dominer…

– La condition est remplie, dit Jean avec amertume. Farnow a de grandes terres en Silésie. Mais il est également lieutenant au 9e régiment de hussards rhénans !

– Eh bien ?

– Officier dans une armée contre laquelle ton père s’est battu, ton oncle s’est battu, et tous tes parents de même, tous ceux qui avaient l’âge de porter les armes.

– Sans doute… Et moi-même, mon ami, je n’aurais pas demandé mieux que d’épouser un Alsacien. Peut-être même l’ai-je désiré sans le dire… Mais je n’ai pas trouvé ce que je souhaitais. Presque tout ce qui avait un nom, une fortune, une influence, a opté pour la France… c’est-à-dire abandonné l’Alsace après la guerre… On a appelé cela du patriotisme… Les mots servent à tous les usages, en vérité… Qu’est-il resté ? Tu peux compter facilement les jeunes gens d’origine alsacienne, appartenant à des familles riches, et qui auraient pu prétendre à épouser Lucienne Oberlé…

Elle continua en s’animant :

– Mais ils ne m’ont pas demandée ; ils ne me demanderont pas, ceux-là, mon cher ! Voilà ce que tu n’as pas compris, peut-être ? Ils se sont écartés, avec leurs parents, parce que mon père se ralliait. Ils ont mis notre famille en interdit. Moi, je suis, par voie de conséquence, celle qu’on n’épouse pas. Leur intolérance, l’étroitesse de leur conception de la vie m’a condamnée. Ils m’appellent « la belle Lucienne Oberlé », mais aucun de ceux qui me regardent avec plaisir et qui me saluent avec une affectation de respect n’oserait braver son monde et faire de moi sa femme. Je n’ai donc pas à choisir, et tu n’as pas de reproche à m’adresser. La situation est telle que, bon gré, mal gré, je ne serai pas demandée par un Alsacien… Ce n’est pas ma faute… J’ai su ce que je faisais, je te l’assure, quand j’ai accepté M. de Farnow.

– Accepté ?

– En ce sens que je suis liée, évidemment. J’ai été, l’automne dernier, mais surtout depuis quatre mois, l’objet d’attentions sans nombre, de la part de M. de Farnow…

– C’est lui qui était à cheval, là, sur la route, le soir de mon retour ?

– Oui.

– C’est lui qui visitait dernièrement la scierie avec un autre officier ?

– Oui, mais je l’ai vu surtout dans le monde, à Strasbourg, quand mon père me conduisait dans les dîners et dans les bals… Tu sais que maman, à cause de sa médiocre santé, mais surtout à cause de son aversion pour tout ce qui est allemand, s’abstient généralement de m’accompagner… M. de Farnow ne s’abstenait jamais… Je le rencontrais sans cesse… Il avait toute liberté de me parler… Enfin, quand il est venu ici, justement, il a demandé à mon père si j’autoriserais une première démarche. Et, ce matin même, après déjeuner, j’ai fait répondre que oui…

– Alors, mon père consent ?

– Oui.

– Les autres ?

– Ignorent tout. Et ce sera terrible, tu penses bien ! Ma mère ! Mon grand-père ! L’oncle Ulrich ! J’espérais ton appui, Jean, pour m’aider à vaincre les obstacles, et pour m’aider aussi à guérir les blessures que je vais faire… Il faut d’abord que M. de Farnow soit présenté à maman, qui ne le connaît pas… Alsheim est impossible encore… Nous avions songé à une réunion, dans une maison tierce, à Strasbourg… Mais, si je dois compter un ennemi de plus, à quoi bon te parler de mes projets ?…

Ils s’arrêtèrent. Jean songea un moment, devant la plaine qui déroulait ses bandes d’orges et de jeunes blés mêlées par leurs bords, comme les reflets d’une grande eau courante. Puis, ramenant sa pensée et son regard sur Lucienne qui, le front levé, suppliante, inquiète, ardente, guettait ses mots :

– Tu ne peux savoir combien je souffre. Tu as détruit toute ma joie !

– Mon pauvre ami, je l’ignorais, ton amour !

– Et moi, je ne me sens pas le courage de détruire le tien…

Lucienne lui jeta les bras autour du cou.

– Que tu es généreux, mon Jean ! Que tu es bon !

Il l’écarta, et dit tristement :

– Pas tant que tu l’imagines, Lucienne, car ce serait être bien faible. Non, je ne t’approuve pas. Non, je n’ai pas de confiance dans ton bonheur…

– Mais, au moins, tu me laisses libre ? Tu ne t’opposeras pas ? Tu me défendras auprès de maman ?

– Oui, puisque tu t’es engagée déjà, puisque tu as le consentement de mon père, et puisque la résistance de ma mère pourrait amener de plus grands malheurs…

– Tu as raison, Jean, de plus grands malheurs, car mon père m’a dit…

– Oui, je devine, il t’a dit qu’il briserait toute opposition, qu’il se séparerait de ma mère plutôt que de céder… Cela est tout à fait dans les vraisemblances… Il le ferait. Je n’engagerai donc avec lui aucune lutte… Seulement, je garde ma liberté vis-à-vis de Farnow.

– Qu’entends-tu par là ? demanda-t-elle vivement.

– Je veux, répliqua Jean, d’un ton d’autorité où Lucienne sentit l’invincible résolution de son frère, je veux qu’il sache parfaitement ce que je pense. Je trouverai quelque moyen de m’expliquer avec lui. S’il persiste, après cela, dans sa volonté de t’épouser, il ne se méprendra pas, du moins, sur les différences de sentiments et d’idées qui nous séparent.

– Cela, je le veux bien, répondit Lucienne, subitement rassurée, et qui sourit, dans la certitude que M. de Farnow résisterait à l’épreuve.

Elle se détourna du côté d’Alsheim. Un cri de victoire lui montait aux lèvres. Elle le retint. Elle demeura quelque temps silencieuse, respirant vite, énervée, et cherchant, avec les yeux et avec la pensée, ce qu’elle pourrait bien dire pour ne pas dire son bonheur insultant.

Puis elle secoua la tête :

– Pauvre maison ! fit-elle. À présent que je dois en sortir, elle va me devenir chère. Je suis persuadée que, plus tard, quand la vie de garnison m’aura entraînée très loin de l’Alsace, j’aurai des visions d’Alsheim, je le reverrai en imagination, tiens, comme il est là.

Dans sa ceinture de vergers, le village rassemblait ses toits roses. Et le village et les arbres formaient une île dans les blés et les trèfles d’avril. De menus oiseaux, dorés par la lumière, volaient au-dessus d’Alsheim. La maison des Oberlé, à cette distance, paraissait ne faire qu’un avec les autres. Il y avait dans les choses une si grande douceur, qu’on eût pu croire douce la vie elle-même.

Lucienne s’abandonna à cette impression de beauté qui n’était venue chez elle qu’à la suite d’une pensée d’amour. Elle réentendit ses propres paroles : « J’aurai des visions d’Alsheim, tiens, comme il est là. » Puis, la ligne onduleuse de la futaie des Bastian, qui se soulevait comme un petit nuage bleuâtre au delà des derniers jardins, la fit se souvenir de la douleur de Jean. Elle s’aperçut, alors seulement, qu’il n’avait pas répondu ; elle s’émut, non pas jusqu’à se demander si elle renoncerait à être heureuse pour que Jean fût heureux, mais jusqu’au point de regretter vivement, avec une sorte de violence tendre, ce conflit de leurs deux amours. Elle aurait voulu adoucir le chagrin qu’elle causait, le bercer avec des mots, l’endormir, ne plus le sentir si près d’elle et si vivant.

– Mon Jean, mon frère Jean, dit-elle, je répondrai à ce que tu feras pour moi, en t’aidant de mon mieux. Qui peut savoir si, en travaillant ensemble, nous ne résoudrons pas le problème ?…

– Non, il est au-dessus de tes forces et des miennes.

– Odile t’aime ? Oui, n’est-ce pas qu’elle t’aime ? Alors, vous serez bien forts…

Jean fit un geste de lassitude.

– N’essaye pas, Lucienne, revenons…

– Je t’en prie… Raconte-moi, au moins, comment tu l’as aimée… Je suis digne de comprendre cela… Nous étions convenus de nous dire mieux que des noms… Tu n’as que moi, à qui tu puisses sans danger ouvrir ton âme.

Elle se faisait humble. Elle était même humiliée de son bonheur secret… Elle renouvela sa demande. Elle fut affectueuse, elle trouva des mots justes pour peindre la beauté fière d’Odile, et Jean parla. Il le fit, par besoin de confier à quelqu’un l’espérance qu’il avait eue, et qui luttait encore pour ne pas mourir. Il raconta la vigile de Pâques à Sainte-Odile, et comment il avait rencontré la jeune fille, le Jeudi saint, dans l’avenue de cerisiers. De là, l’un aidant l’autre à se souvenir, à préciser des dates, à retrouver des mots, ils remontèrent dans le passé, jusqu’aux âges lointains où les divisions ne faisaient que commencer entre les parents ; où elles étaient ignorées des enfants, inaperçues ; où, pendant les vacances, Lucienne, Odile, Jean, pouvaient croire que leurs deux familles, intimement unies, continueraient de vivre en seigneurs respectés et aimés du village d’Alsheim. Lucienne ne prenait pas garde qu’en évoquant ces images du temps heureux, elle n’apaisait pas l’esprit de son frère. Il avait pu s’y complaire un instant, dans l’espoir d’y fuir le présent, mais la comparaison s’était établie aussitôt, et la révolte n’en était que plus profonde, ameutant toutes les puissances de l’âme contre le père, contre la sœur, contre cette fausse pitié derrière laquelle se cachait l’incapacité de sacrifice de Lucienne. Le jeune homme ne répondit bientôt plus aux phrases de sa sœur. Alsheim grandissait, et formait maintenant une silhouette longue et brisée çà et là. Dans le soir calme, la maison des Oberlé levait, parmi les cimes des arbres encore grêles, son toit protecteur. Quand la grille du parc, fermée chaque jour après le départ des ouvriers, s’ouvrit pour les deux promeneurs, Jean s’effaça devant Lucienne, et, la laissant passer, dit très bas, d’un ton d’ironie :

– Allons, baronne von Farnow, entrez chez l’ancien député protestataire Philippe Oberlé !

Elle allait riposter. Mais un pas énergique faisait crier le sable de l’avenue ; un homme tournait l’angle d’une pile gigantesque de hêtres ; une voix timbrée, impérieuse, et qui chantait pour paraître la voix d’un homme heureux et sans regrets, dit :

– Les voilà donc, ces chers petits ! Quelle promenade vous avez faite, mes enfants ! De la chute d’eau de l’usine, je vous ai vus dans les blés, comme deux amoureux, penchés l’un vers l’autre…

M. Joseph Oberlé interrogea le visage de ses enfants, et vit que celui de Lucienne du moins était souriant.

– Nous avions donc des confidences à nous faire ? continua-t-il. De grandes confidences, peut-être ?

Lucienne, gênée par le voisinage de la porterie, et plus encore par la douleur exaspérée de son frère, répondit vite :

– Oui, j’ai parlé à Jean. Il a compris. Il ne s’opposera pas.

Le père saisit la main de son fils.

– Je n’attendais pas moins de lui. Je te remercie, Jean. Je n’oublierai pas cela.

Dans sa main gauche, demeurée libre, il prit la main de Lucienne, et, comme un heureux père, entre ses deux enfants, par la grande avenue tournante que suivaient les voitures, il traversa le parc.

Une femme, derrière les vitres du salon, les voyait venir, et ne recevait qu’une joie bien mêlée de cette scène familiale. Elle se demandait si l’union du père et des enfants était enfin faite contre elle.

– Tu sais, mon cher Jean, disait le père, redressant la tête et interrogeant la façade du château, tu sais que je veux ménager les susceptibilités, préparer les solutions, et ne les imposer qu’à la dernière extrémité. Nous sommes invités chez les Brausig…

– Ah ! c’est déjà fait ?

– Oui, un dîner, une soirée assez nombreuse, pas trop. Je suppose que l’occasion sera très bonne pour présenter M. de Farnow à ta mère. Je ne parlerai à ta mère qu’ensuite. Et, pour ne peser en rien sur ses impressions, pour qu’elle ne rencontre pas mon regard, elle que tu sais si timide, lorsqu’elle causera avec ce jeune homme, je refuserai pour moi… Je te confierai l’avenir de Lucienne… Cette chère petite, tout mon rêve est de la rendre heureuse… Pas un mot à mon père, n’est-ce pas ? Il apprendra le dernier ce qui ne le concerne, en somme, que secondairement…

Le grand espace vide, devant le perron, n’avait pas, depuis longtemps, vu un groupe aussi étroitement uni fouler son sable toujours nivelé. Dans le salon, un peu en retrait, tâchant de laisser quelque confiance entrer dans son âme et n’y parvenant pas, madame Oberlé s’était arrêtée de travailler. La tapisserie était à terre.

Jean songeait :

« J’aiderai donc à cette entrevue, et j’y conduirai maman, qui ne se doutera de rien ! Quel rôle je vais jouer, pour éviter de plus grands maux !… Elle me pardonnera un jour, heureusement, quand elle saura tout. »

Le soir, tard, en embrassant son fils, madame Oberlé demandait :

– Ton père insiste pour que j’accepte l’invitation des Brausig. Iras-tu, mon bien-aimé ?

– Oui, maman.

– Alors, j’irai.

X

LE DÎNER CHEZ LE CONSEILLER BRAUSIG

 

À sept heures, les invités de M. le conseiller intime Brausig étaient tous réunis dans le salon bleu, – tentures de peluche et bois doré, – que le fonctionnaire avait transporté avec lui dans les différentes villes où il avait résidé. M. le conseiller intime Brausig était un Saxon, d’excellente éducation, de manières et de gestes caressants. Il avait l’air de plier toujours dans le sens où on le touchait. Mais l’armature était solide. Et c’était au contraire, un homme immuable dans ses idées. Il était grand, roux, presque aveugle, et portait, sous des cheveux longs, une barbe courte, rouge et blanche. Il n’avait pas de lunettes, parce que ses yeux n’étaient ni myopes, ni presbytes, mais épuisés et comme morts, couleur d’agate pâle. Il causait abondamment. Sa spécialité était de concilier les opinions les plus différentes. Dans ses bureaux, dans ses rapports avec les inférieurs, le fond du caractère apparaissait. M. Brausig avait l’esprit impérial. Il ne donnait jamais raison aux particuliers. Le seul mot d’intérêt public lui paraissait répondre à toutes les raisons. Dans le monde officiel, on prétendait qu’il était question d’anoblir M. Brausig. Il le répétait. Sa femme avait cinquante ans, un reste de beauté, une taille imposante ; elle avait reçu les fonctionnaires de huit villes allemandes, avant d’habiter Strasbourg. Toute son attention, pendant les repas qu’elle donnait, était absorbée par la surveillance des domestiques, et son impatience de mille contrariétés qu’elle cachait ne lui permettait de répondre à ses voisins que par phrases dénuées d’intérêt.

Les invités formaient un mélange de races et de professions qu’on eût rencontré moins facilement dans une autre ville allemande. Il y a tant d’éléments importés, dans ce Strasbourg contemporain ! Ils étaient au nombre de quatorze, la salle à manger pouvant permettre de dîner seize, à soixante-dix centimètres par personne, ce qui était essentiel, aux yeux de M. le conseiller intime.

Celui-ci avait chez lui, autour de lui, et il les dominait de sa tête fade et triste, des protégés, des recommandés ou des amis qui arrivaient de divers points de l’empire : deux privat-docent, Prussiens, de l’Université de Strasbourg, puis deux jeunes artistes alsaciens, deux peintres, qui travaillaient, depuis un an, à la décoration d’une église ; c’étaient là les petites gens, auxquels venaient s’ajouter les deux jeunes Oberlé, le frère et la sœur, et même la mère, que l’on considérait, dans le monde officiel, comme une personne d’esprit borné. Les convives de marque étaient le professeur Knäpple, Mecklembourgeois, esprit cultivé et attentif, d’une érudition minutieuse, auteur d’un ouvrage excellent sur le socialisme dans Platon, époux d’une jolie femme, blonde, ronde et rose, qui paraissait plus blonde encore et plus rose, à côté de la barbe assyrienne, noire et frisée de son époux ; le professeur d’esthétique baron von Fincken, Badois, qui se rasait les joues et le menton pour mieux laisser voir les cicatrices de ses duels d’étudiant, corps mince et nerveux, tête énergique, le nez relevé et comme fendu au bout par deux légères saillies des cartilages, esprit ardent, passionné, très antifrançais, et qui avait cependant plus de ressemblance avec le type français qu’aucun des invités présents, si on excepte Jean Oberlé. Il n’y avait point de madame von Fincken. Mais il y avait la belle madame Rosenblatt, la femme la plus jalousée, la plus considérée, la plus recherchée dans le monde allemand de Strasbourg, même dans le monde militaire, pour sa beauté et pour son esprit. Elle était de la Prusse rhénane, comme son mari le grand marchand de fer Karl Rosenblatt, archimillionnaire, homme sanguin, et cependant méthodique et silencieux, qu’on disait, en affaires, d’une audace extrême et froide.

Cette réunion ressemblait à toutes celles que donnait le conseiller Brausig : elle n’avait aucune homogénéité. Le haut fonctionnaire appelait cela « concilier les éléments divers du pays » ; il parlait du « terrain neutre » de sa maison et de la « tribune ouverte » que chaque opinion y rencontrait. Mais beaucoup d’Alsaciens se méfiaient de cet éclectisme et de cette liberté. Quelques-uns prétendaient que M. Brausig jouait simplement un rôle, et que ce qu’on disait chez lui ne demeurait jamais inconnu dans les sphères plus élevées.

Madame Oberlé et ses enfants arrivèrent les derniers chez M. le conseiller intime. Les convives allemands firent accueil à Lucienne, qui retrouvait en eux des relations déjà anciennes. Ils furent polis pour la mère, qu’on savait ne fréquenter le monde officiel que par contrainte. Wilhelm von Farnow, présenté par madame Brausig, qui était seule dans la confidence des projets de l’officier, fit une inclination de tête cérémonieuse à la mère et à la jeune fille, se redressa, cambra la taille, et, aussitôt, rentra dans le groupe des hommes qui se tenaient près de la glace sans tain.

Un domestique vint annoncer que le dîner était servi. Il y eut un mouvement en avant des habits noirs ; et les invités entrèrent dans une vaste pièce, décorée, comme chez les Oberlé, avec une évidente prédilection. Mais le goût n’était pas le même. Les baies ogivales, à deux meneaux, ornées de rosaces dans la pointe de l’ogive, et fermées par des vitraux dont on ne voyait à cette heure que les plombs contournés ; les buffets à colonnes torses, à panneaux sculptés ; les boiseries montant jusqu’au plafond et terminées en clochetons ; le plafond lui-même, divisé en une multitude de caissons dans les sculptures desquels les lampes électriques éclataient en fleurs de feu, toute la décoration rappelait l’art gothique.

Jean, qui passait l’un des derniers, dans ce cortège de dîneurs, donnait le bras à la jolie madame Knäpple, qui n’avait d’yeux que pour le corsage admirablement fait et porté de madame Rosenblatt. La petite femme du professeur Knäpple crut s’apercevoir que Jean Oberlé considérait le même objet. Et aussitôt elle dit :

– Ce décolletage est indécent, vous ne trouvez pas ?

– Je le trouve surtout d’un dessin irréprochable. Je crois que madame Rosenblatt se fait habiller à Paris ?

– Mais oui, vous avez deviné, riposta la petite bourgeoise. Quand on possède de pareilles fortunes, on a souvent des caprices bizarres, et peu de patriotisme.

Le commencement du repas fut assez silencieux. Peu à peu, le bruit des conversations particulières s’éleva. On commençait à boire. M. Rosenblatt se faisait verser de larges rasades de vin du Rhin. Les deux privat-docent à lunettes revenaient au vin de Wolxheim comme à un texte difficile, et avec le même sérieux. Les voix grossirent. On n’entendit plus le pas des domestiques sur le parquet. Les questions d’ordre général commencèrent à monter, comme la mousse facile des esprits remués par le vin et la lumière. Le professeur Knäpple, qui avait une voix couverte, mais une façon très nette de prononcer, domina le bruit des conversations, pour répondre à sa voisine, madame Brausig :

– Non, je ne comprends pas qu’on se range, parce qu’on est fort, du côté des forts. J’ai toujours été un libéral, moi.

– Vous faites allusion au Transwaal, peut-être, dit avec un gros rire le conseiller placé en face et content d’avoir deviné.

– Précisément, monsieur le conseiller intime. Ce n’est pas d’une grande politique de laisser écraser les petits.

– Vous trouvez cela extraordinaire ?

– Non, ordinaire. Mais je dis qu’il n’y a pas de quoi se vanter.

– Les autres nations ont-elles donc agi autrement ? demanda le baron von Fincken.

Il releva son nez insolent. Personne ne continua la discussion, comme si l’argument avait été irréfutable. Et la vague du bruit commun roula de nouveau, mêlant et ensevelissant les causeries particulières dont elle était formée.

La voix musicale de madame Rosenblatt rompit ce bourdonnement. Elle disait à la petite madame Knäpple, placée de l’autre côté de la table :

– Oui, madame, je vous assure qu’on y a pensé !

– Tout est possible, madame ; cependant, je n’aurais pas cru que la municipalité d’une ville allemande pût même discuter une idée pareille.

– Pas si dénuée de sens ! N’est-ce pas, monsieur le professeur, vous qui enseignez l’esthétique ?

Le professeur von Fincken, assis à la droite de la belle madame Rosenblatt, se tourna vers elle, la regarda jusqu’au fond de ses yeux qui restèrent comme un lac sans brise, et dit :

– De quoi s’agit-il, madame ?

– Je dis à madame Knäpple que la question s’est posée, au conseil municipal, d’envoyer à Paris les tapisseries des Gobelins que possède la ville. Elles ont besoin de réparations.

– C’est exact, madame : la négative a prévalu.

– Pourquoi pas à Berlin ? demanda la jolie bouche rose de madame Knäpple. Est-ce qu’on travaille mal à Berlin, par hasard ?

Le conseiller Brausig trouva qu’il était temps de concilier.

– Pour faire des Gobelins, sans doute, je donnerais raison à madame Rosenblatt, et Paris est nécessaire. Mais, pour les réparer, il me semble qu’on peut le faire en Allemagne.

– Envoyer nos Gobelins à Paris ! riposta madame Knäpple : sait-on s’ils reviendraient jamais ?

– Oh ! fit gravement, du bout de la table, l’un des jeunes peintres… Oh ! madame !

– Comment, oh ! Vous êtes Alsacien, vous, monsieur, dit la petite bourgeoise, piquée par l’interjection comme par une pointe d’aiguille. Mais, nous autres, nous avons le droit de nous défier…

Elle avait dépassé la mesure. Personne ne releva son jugement. La conversation dominante tomba, et fut remplacée par des appréciations flatteuses que chacun fit d’un chaufroid de cailles qu’on venait de servir. Madame Knäpple elle-même revint à des thèmes qui lui étaient plus familiers, car elle prenait rarement parti dans les discussions, lorsqu’il y avait des hommes présents. Elle se retourna du côté de son voisin von Farnow, ce qui lui permit de ne plus voir la belle madame Rosenblatt, et le corsage de madame Rosenblatt, et les yeux de pervenche intelligents de madame Rosenblatt, et elle entreprit d’expliquer au jeune officier la confection des chaufroids et sa recette, qu’elle disait incomparable, pour préparer « la bowle ». Cependant, pour la deuxième fois, la pensée de la nation vaincue avait été évoquée, et cette pensée continua de s’agiter confusément dans les esprits, tandis que le vin de Champagne, marque allemande, moussait dans les coupes.

Madame Brausig n’avait encore échangé que des mots insignifiants avec M. Rosenblatt, son voisin de droite, qui mangeait beaucoup, et avec le professeur Knäpple, son voisin de gauche, qui préférait causer avec madame Rosenblatt et avec le baron von Fincken, ses vis-à-vis, quelquefois avec Jean Oberlé. Ce fut elle, cependant, qui provoqua, sans le vouloir, une nouvelle discussion. Et la conversation s’éleva tout de suite à une hauteur qu’elle n’avait pas encore atteinte. La femme du conseiller parlait à M. Rosenblatt, tout en menaçant du regard un domestique qui venait de heurter le dossier de la chaise de madame Rosenblatt, sa principale invitée ; elle parlait d’un mariage entre une Alsacienne et un Allemand, un Hanovrien, commandant au régiment d’artillerie à pied n° 10. Le marchand de fer répondit assez haut, sans se douter qu’il avait près de lui la mère d’une jeune fille que recherchait aussi un officier :

– Les enfants seront de bons Allemands. Ces sortes d’unions sont rares, on peut même dire rarissimes, et je le regrette, car elles aideraient puissamment à la germanisation de ce pays entêté.

Le baron von Fincken reposa sur la table sa coupe de champagne, qu’il venait de vider d’un trait, et opina :

– Tous les moyens sont bons, parce que le but est excellent.

– Assurément, dit M. Rosenblatt.

Jean Oberlé était, des trois Alsaciens présents, le plus connu, le mieux qualifié pour répondre, et le plus empêché aussi, semblait-il, de donner son avis, à cause des divisions que cette question même avait causées autour de lui. Il s’aperçut que le baron de Fincken l’avait regardé, en parlant ; que M. Rosenblatt le considérait fixement ; que le professeur Knäpple glissait un regard vers son voisin de gauche ; que M. Rosenblatt souriait d’un air qui signifiait : « Ce petit est-il capable de défendre sa nation ? Est-il sensible à l’éperon ? Voyons un peu. »

Le jeune homme répondit, choisissant son adversaire et tourné vers M. de Fincken :

– Je pense, tout au contraire, que la germanisation de l’Alsace est une action mauvaise et maladroite.

En même temps, la physionomie de Jean s’enhardissait, et le vert de ses yeux vibrait, comme celui des forêts quand le vent fouette les arbres à rebrousse-feuilles.

Le professeur d’esthétique eut l’air d’un homme d’épée.

– Pourquoi mauvaise, s’il vous plaît ? Est-ce que vous considérez comme fâcheuse la conquête dont elle est la suite ? Pensez-vous cela ? Mais dites-le donc !

Dans le silence de tous les convives, la réponse de Jean Oberlé tomba :

– Oui.

– Vous osez, monsieur !

– Permettez ! fit M. le conseiller intime Brausig, en étendant la main, comme pour bénir. Nous sommes tous ici de bons Allemands, mon cher baron ; vous n’avez pas le droit de suspecter le patriotisme de notre jeune ami, qui ne parle qu’au point de vue historique…

Madame Oberlé et Lucienne faisaient signe à Jean : « Tais-toi ! tais-toi ! »

Mais le baron de Fincken ne vit rien, et n’entendit rien. L’âpre passion, dont son visage était le symbole, se déchaînait. Il se leva à moitié, se pencha, la tête avancée au-dessus de la table :

– Elle est jolie, la France ! Elle est unie ! Elle est puissante ! Elle est morale !

La petite madame Knäpple reprit :

– Morale, surtout !

Des voix hautes, basses, ironiques, irritées, jetèrent confusément :

– Des amuseurs, les Français ! – Voyez leurs pestes de romans et de pièces ! – En décadence, la France ! – Une nation finie ! – Que fera-t-elle contre cinquante-cinq millions de Teutons ?

Jean laissa passer l’avalanche. Il regardait tantôt Fincken qui gesticulait, tantôt Farnow qui se taisait, les sourcils froncés et la tête haute.

– Je la crois très calomniée, dit-il enfin. Elle peut être mal gouvernée ; elle peut être affaiblie par des dissensions ; mais, puisque vous l’attaquez, je suis ravi de vous dire que je la considère encore comme une très grande nation. Vous-mêmes, vous n’êtes pas d’un autre avis.

Des clameurs véritables s’élevèrent : « Oh ! Ah ! par exemple ! »

– La preuve, c’est votre acharnement contre elle. Vous l’avez vaincue, mais vous n’avez pas cessé de l’envier !

– Lisez-vous les statistiques commerciales, jeune homme ? demanda la ferme voix de M. Rosenblatt.

– Sixième rang, leur marine marchande ! siffla un des privat-docent.

Comparez donc les deux armées ! dit l’autre.

Le professeur Knäpple assura ses lunettes, et articula fortement cette proposition :

– Ce que vous dites, mon cher Oberlé, est vrai pour le passé. Même aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter que, si nous avions la France à nous, elle serait rapidement un grand pays : nous saurions la mettre en valeur…

– Je vous en prie, ajouta insolemment Fincken, ne discutez pas une opinion qui n’est pas soutenable.

– Je vous en prie à mon tour, dit Jean, ne discutez pas en vous servant d’arguments qui ne concluent pas et qui ne touchent pas au fond de la question. Il n’est pas permis à un esprit éclairé de juger les pays simplement sur leur commerce, leur marine ou leur armée.

– Sur quoi donc les juger, monsieur ?

– Sur leur âme, monsieur ! La France a la sienne, que je connais par l’histoire, et par je ne sais quel instinct filial que je sens en moi. Et je crois fermement qu’il y a beaucoup de vertus supérieures ou de qualités éminentes, la générosité, le désintéressement, l’amour de la justice, le goût, la délicatesse et une certaine fleur d’héroïsme, qui se rencontrent, plus abondamment qu’ailleurs, dans le passé et aussi dans le présent de cette nation-là. Je pourrais en citer bien des preuves. Lors même qu’elle serait aussi faible que vous l’assurez, elle renferme des trésors qui font l’honneur du monde, qu’il faudrait lui ravir avant qu’elle méritât de mourir, et près desquels tout le reste est peu de chose. Votre germanisation, monsieur, n’est que la destruction ou la diminution de ces vertus ou de ces qualités françaises dans l’âme alsacienne. Et c’est pourquoi je prétends qu’elle est mauvaise…

– Allons donc ! cria Fincken. L’Alsace appartenait naturellement à l’Allemagne ; elle lui a fait retour : nous assurons la reprise de possession. Qui est-ce qui n’en ferait pas autant ?

– La France ! riposta Oberlé, et c’est pour cela que nous l’aimions. Elle avait pu prendre le territoire ; elle n’avait pas violenté les âmes. Nous lui appartenions par droit d’amour !

Le baron leva les épaules :

– Retournez-y donc !

Jean faillit crier : « Oui ! » Les domestiques s’arrêtaient de passer les gâteaux pour écouter. Il reprit :

– Je trouve donc mauvaise en soi votre tentative, parce qu’elle est une oppression des consciences ; mais je trouve aussi qu’elle est maladroite, même au point de vue allemand.

– Charmant ! dit le fausset de madame Knäpple.

– Vous auriez tout intérêt à conserver ce qui peut nous rester d’originalité et d’indépendance d’esprit. Ce serait d’un exemple utile en Allemagne.

– Merci ! dit une voix.

– Et de plus en plus utile, insista le jeune homme. J’ai été élevé en Allemagne, je suis sûr de ce que j’avance. Ce qui m’a le plus frappé, et choqué, c’est l’impersonnalité des Allemands, leur oubli grandissant de la liberté, leur effacement devant le pouvoir de…

– Prenez garde, jeune homme ! interrompit vivement le conseiller Brausig.

– Je dirai devant le pouvoir de la Prusse, monsieur le conseiller, qui dévore les consciences et qui ne permet de vivre qu’à trois types d’hommes qu’elle a modelés dès l’enfance : des contribuables, des fonctionnaires et des soldats.

Au bout de la table, un des privat-docent se souleva sur sa chaise :

– L’Empire romain faisait de même, et c’était l’Empire romain !

Une voix vibrante, à côté de lui, jeta :

– Bravo !

Tous les convives regardèrent. C’était Wilhelm von Farnow, qui n’avait dit que ce mot-là depuis le commencement de la discussion. La violence du débat l’avait irrité comme une provocation personnelle. Elle en excitait d’autres. M. Rosenblatt fermait les poings. Le professeur Knäpple murmurait des phrases rageuses en essuyant le verre de ses lunettes. Sa femme avait de petits rires nerveux.

Alors, la belle madame Rosenblatt, laissant couler ses doigts le long de son collier de perles fines, sourit, et, regardant aimablement l’Alsacien :

– M. Oberlé a du moins le courage de ses opinions, dit-elle. On ne peut être plus franchement contre nous.

Jean avait l’âme trop irritée pour répondre plaisamment. Il fixa successivement le visage de Fincken, de Rosenblatt, de Knäpple, du privat-docent qui s’agitait près de Lucienne, puis s’inclina légèrement du côté de madame Rosenblatt :

– Ce n’est que par les femmes que la nation allemande pourra acquérir le degré de raffinement qui lui manque, madame. Elle en a d’accomplies…

– Merci pour nous ! répondirent trois voix d’hommes.

Madame Knäpple, furieuse du compliment adressé à madame Rosenblatt, cria :

– Quel système avez-vous donc, monsieur, pour secouer le joug de l’Allemagne ?

– Je n’en ai pas.

– Alors, que demandez-vous ?

– Rien, madame. Je souffre.

Ce fut un des artistes alsaciens, le peintre à barbiche jaune, celui qui ressemblait à un élève de Giotto, qui reprit, et toute la table se pencha vers lui :

– Je ne suis pas comme M. Oberlé, qui ne demande rien. Il arrive seulement dans le pays, après une longue absence. S’il l’habitait depuis quelque temps, il conclurait autrement. Nous autres, Alsaciens de la génération nouvelle, nous avons constaté, au contact de trois cent mille Allemands, la différence de notre culture française avec l’autre. Nous préférons la nôtre, c’est bien permis ? En échange de la loyauté que nous avons témoignée à l’Allemagne, de l’impôt que nous payons, du service militaire que nous faisons, notre prétention est de demeurer Alsaciens, et c’est ce que vous vous obstinez à ne pas comprendre. Nous demandons à ne pas être soumis à des lois d’exception, à cette sorte d’état de siège, qui dure depuis trente ans ; nous demandons à ne pas être traités et administrés comme « pays d’empire », à la manière du Cameroun, du Togoland, de la Nouvelle-Guinée, de l’archipel Bismarck ou des îles de la Providence, mais comme une province européenne de l’Empire allemand. Nous ne serons satisfaits que le jour où nous serons chez nous, ici, Alsaciens en Alsace, comme les Bavarois sont Bavarois en Bavière, tandis que nous sommes encore des vaincus sous le bon plaisir d’un maître. Voilà ma demande !

Il parlait net, avec un flegme apparent, et sa barbiche dorée en avant comme une pointe de flèche. Ses mots mesurés achevaient d’exciter les esprits, et l’on pouvait prévoir des ripostes passionnées, quand madame la conseillère Brausig se leva.

Ses invités l’imitèrent, et revinrent dans le salon bleu.

– Tu as été absurde ! À quoi pensais-tu ? dit Lucienne à demi-voix, en passant près de Jean.

– C’est peut-être imprudent, tout ce que tu as dit, ajouta, un instant après, madame Oberlé, mais tu as bien défendu l’Alsace, et je t’approuve.

M. le conseiller intime s’inclinait déjà de tous côtés, usant de cette autre formule, qu’il murmurait aux oreilles de Fincken, de Farnow, de M. Rosenblatt, du professeur Knäpple, des deux privat-docent, de Jean et des deux artistes alsaciens : « Faites-moi le plaisir de me suivre au fumoir. »

Le fumoir était un second salon, séparé du premier par une glace sans tain.

Les invités de M. Brausig y furent bientôt réunis. On apporta des cigares et de la bière. Des spirales de fumée montèrent et se confondirent au plafond. M. Rosenblatt devint un centre de conversation. M. le professeur von Fincken en fut un autre. De fortes voix semblèrent se quereller, et ne firent qu’expliquer péniblement des idées simples.

Seuls, deux hommes causaient d’un sujet grave et faisaient peu de bruit. C’était Jean Oberlé et Farnow. À peine avait-il allumé son cigare, celui-ci, touchant le bras de Jean, avait dit :

– Je désirerais avoir un entretien avec vous et à l’écart.

Et, pour être plus libres, les deux jeunes hommes s’étaient assis près de la cheminée monumentale, en face de la baie qui ouvrait sur le salon, tandis que les autres fumeurs, groupés autour de M. Rosenblatt et de M. de Fincken, occupaient l’embrasure des fenêtres.

– Vous avez été violent ce soir, mon cher, dit Farnow avec cette politesse orgueilleuse qui était souvent la sienne ; j’ai été vingt fois tenté de vous répondre, mais j’ai préféré attendre. C’est un peu à moi que vous vous adressiez ?

– Beaucoup à vous. J’ai voulu vous dire très nettement ce que j’étais, et vous l’apprendre devant témoins, afin qu’il fût établi que, si vous persévérez dans vos projets, je ne vous ai fait, du moins, ni concession, ni avance ; que je ne suis pour rien dans le mariage que vous projetez. Je n’ai pas à m’opposer aux volontés de mon père, mais je ne veux pas que l’on puisse confondre mes idées et les siennes.

– Je l’ai bien compris de la sorte… Vous avez appris, évidemment, que j’ai vu votre sœur dans le monde, et que je l’aime.

– Oui.

Est-ce tout ce que vous avez à répondre ?

Un flot de sang monta aux joues de l’Allemand.

– Expliquez-vous vite, reprit-il. Ma famille est de bonne noblesse, le reconnaissez-vous ?

– Oui.

– Reconnaissez-vous que c’est un honneur, pour une femme, d’être recherchée par un officier allemand ?

– Pour toute autre qu’une Alsacienne. Mais, bien que vous ne compreniez pas ce sentiment-là, nous ne sommes pas comme les autres, nous, les gens d’Alsace. Je vous estime beaucoup, Farnow. Mais votre mariage avec ma sœur atteindrait cruellement trois personnes chez nous. Moi d’abord !

– En quoi, je vous prie ?

Ils étaient obligés de parler bas, et d’éviter les gestes, à cause de la présence, à l’extrémité de l’appartement, des hôtes de M. Brausig, qui observaient les deux jeunes gens, et cherchaient à interpréter leur attitude. Toute leur émotion, toute leur irritation était dans leurs yeux rapprochés et dans le sifflement des mots qui ne devaient être entendus que d’une personne.

À travers la glace sans tain, Lucienne pouvait apercevoir Farnow, et, se levant et traversant le salon, ou feignant d’admirer la corbeille de fleurs qui dépassait le bas de l’encadrement, elle interrogeait le visage de l’officier et celui de son frère.

– Vous êtes un homme de cœur, Farnow. Songez donc à ce que sera notre maison d’Alsheim, quand cette cause de division aura été ajoutée aux autres ?

– Je m’éloignerai, fit l’officier, je puis obtenir mon changement et quitter Strasbourg.

– Les souvenirs restent, chez nous. Mais ce n’est pas tout. Et, dès à présent, il y a ma mère, qui n’acceptera pas…

D’un mouvement de la main, Farnow montra qu’il écartait l’objection.

– Il y a mon grand-père, celui que l’Alsace avait élu pour protester, et qui ne peut pas aujourd’hui, renier tout son passé.

– Je ne dois rien à M. Philippe Oberlé, interrompit Farnow.

La voix devint plus impérieuse :

– Je vous préviens que je ne me dédis jamais d’une résolution prise. Lorsque M. de Kassewitz, le préfet de Strasbourg et le seul parent proche qui me reste, sera de retour du congé qu’il va prendre dans quelques jours, il ira à Alsheim, chez vous ; il demandera mademoiselle Lucienne Oberlé pour son neveu, et il l’obtiendra, parce que mademoiselle Lucienne Oberlé veut bien m’accepter, parce que son père a déjà consenti, et parce que je veux qu’il en soit ainsi, moi, Wilhelm von Farnow !

– Reste à savoir si vous aurez bien agi…

– Selon ma volonté, cela me suffit.

– Que d’orgueil il y a dans votre amour, Farnow !

Il y en a dans tout ce que je fais, Oberlé !

Pensez-vous que je m’y sois trompé ? Ma sœur vous a plu, parce qu’elle est jolie.

– Oui.

– Intelligente.

– Oui.

– Mais aussi parce qu’elle est Alsacienne ! Votre orgueil a vu en elle une victoire à remporter. Vous n’ignoriez pas que les femmes d’Alsace ont coutume de refuser les Allemands. Ce sont des reines difficilement accessibles à vos ambitions amoureuses, depuis les filles de campagne, qui, dans les assemblées, refusent de danser avec les immigrés, jusqu’à nos sœurs, qu’on ne voit pas souvent dans vos salons ou à votre bras. Vous vous vanterez d’avoir obtenu Lucienne Oberlé, dans les régiments où vous passerez. Ce sera même une bonne note en haut lieu, n’est-ce pas ?

– Peut-être, dit Farnow en ricanant.

– Agissez donc ! Brisez ou achevez de briser trois d’entre nous !

Ils s’irritaient, chacun essayant de se contenir.

L’officier se leva, jeta son cigare, et dit avec hauteur :

– Nous sommes des barbares civilisés, c’est entendu, moins encombrés que vous de préjugés et de prétentions à l’équité. C’est pourquoi nous vaincrons le monde, mon cher ! En attendant, Oberlé, je vais aller m’asseoir près de madame votre mère, et causer avec elle en ennemi aussi aimable que possible. M’accompagnez-vous ?

Jean fit signe que non.

Laissant là Oberlé, Farnow traversa le fumoir.

Lucienne l’attendait, inquiète, dans le salon. Elle le vit se diriger vers madame Oberlé, et, s’efforçant de sourire, approcher une chaise du fauteuil où la frêle Alsacienne, en deuil, était assise.

M. le conseiller Brausig appelait, dans le même temps :

– Oberlé ? Vous avez fumé un cigare sans même boire un verre de bière ? Mais c’est un crime ! Venez donc ! Justement M. le professeur Knäpple nous expose les mesures que prend le gouvernement, pour empêcher la russification des provinces orientales de l’Allemagne…

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, un landau emportait vers Alsheim trois voyageurs qu’il venait de prendre à la gare de Molsheim. La route était longue encore. Lucienne ne tarda pas à s’endormir, dans le fond de la voiture. Sa mère, qui n’avait presque rien dit jusque-là, se penchant alors vers son fils, lui demanda, désignant la très belle créature abandonnée au sommeil et tranquille :

– Tu savais ?

– Oui.

– J’ai deviné… Il n’y a pas eu besoin de beaucoup m’en dire. J’ai vu celle-ci le regarder… Oh ! mon Jean, l’épreuve que j’espérais éviter !… Celle dont la crainte m’a fait accepter tant et tant de choses !… Je n’ai plus que toi, Jean… Mais, tu me restes ! Elle l’embrassa fortement.

XI

EN SUSPENS

 

Comme presque rien n’arrive selon nos prévisions, la visite de M. de Kassewitz à Alsheim n’eut pas lieu à la date que Farnow avait annoncée. Vers la fin de juin, au moment où le haut fonctionnaire, revenu de sa saison d’eaux, se préparait à aller demander la main de Lucienne, une dépêche l’avait prié de retarder la démarche. L’état de M. Philippe Oberlé s’était subitement aggravé.

Le vieillard, qu’il avait bien fallu prévenir de ce qui se tramait dans la maison, venait d’apprendre la vérité. Son fils était monté un matin dans la chambre de l’infirme. Avec des détours, avec des formes déférentes qu’il prenait pour du respect et pour des ménagements, il avait laissé entrevoir que Lucienne n’était pas indifférente aux avances d’un officier de cavalerie, appartenant à une grande famille allemande ; il avait dit que l’inclination était née spontanément ; que lui, Joseph Oberlé, malgré certains regrets, ne croyait pas avoir le droit de contrarier la liberté de ses enfants, et qu’il espérait que son père, dans l’intérêt de la paix, se résignerait. « Mon père, avait-il dit en terminant, vous n’ignorez pas que votre opposition serait inutile, et purement vexatoire. Vous avez l’occasion de donner à Lucienne une grande preuve d’affection, comme nous l’avons fait nous-mêmes : ne la repoussez pas. » Le vieillard avait demandé par signes : « Et Monique ? est-ce qu’elle a consenti ? » M. Joseph Oberlé avait pu répondre affirmativement sans mentir, car la pauvre femme, devant la menace d’une séparation, avait cédé une fois de plus. Alors, l’infirme avait mis fin à ce long monologue de son fils, en écrivant deux mots qui étaient sa réponse : « Moi pas. »

Le soir même, la fièvre se déclarait. Elle continuait le lendemain, et bientôt, par sa persistance et par l’affaiblissement qu’elle causait au malade, inquiétait les Oberlé.

À compter de ce jour, il fut question soir et matin, dans la maison, de la santé de M. Philippe Oberlé. On interrogeait madame Monique, ou Jean, qu’il recevait à l’exclusion des autres. « Comment va-t-il ? Les forces ne reviennent-elles pas ? Est-ce qu’il a encore toute sa présence d’esprit ? » Chacun se préoccupait de ce qui se passait « là-haut », dans cette chambre d’où le vieux lutteur, à demi disparu du monde des vivants, gouvernait encore sa famille divisée et la tenait sous sa dépendance. Ils parlaient tous de leurs inquiétudes. Et sous ce nom, dont ils se servaient justement, que de projets étaient cachés, que de pensées différentes !

Jean lui-même attendait l’issue de cette crise avec une impatience où son affection pour l’aïeul n’était pas seule intéressée. Depuis l’explication qu’il avait eue avec Lucienne, depuis la soirée surtout chez le conseiller Brausig, toute intimité avait cessé entre le frère et la sœur. Lucienne se faisait aussi aimable et prévenante qu’elle pouvait l’être, mais Jean ne répondait plus à ses avances. Dès que le travail ne le retenait plus à l’usine, il fuyait la maison ; tantôt pour les campagnes où la première moisson, celle de l’herbe mûre, attirait toute la vie des fermes d’Alsace ; tantôt pour aller causer avec ses voisins devenus ses amis, les Ramspacher, lorsque, à la tombée de la nuit, ils rentraient de la plaine, et alors, ce qui le conduisait, c’était l’espoir qu’il apercevrait, passant dans le sentier, la fille de M. Xavier Bastian. Mais, plus souvent encore, il montait à Heidenbruch. M. Ulrich avait reçu les confidences de son neveu et une mission en même temps. Jean lui avait dit : « Je n’ai plus d’espoir d’obtenir Odile. Le mariage de ma sœur empêchera le mien. Mais je dois quand même demander celle à qui j’ai dit que je l’aimais. Je veux être sûr de ce qui me brise déjà le cœur, bien que je n’en aie que la crainte. Quand M. Bastian aura appris que Lucienne est fiancée à M. de Farnow ou qu’elle va l’être, – et cela ne tardera pas, si grand-père se rétablit, – vous irez chez M. Bastian ; vous lui parlerez pour moi ; il vous répondra en connaissance de cause. Vous me direz s’il refuse à tout jamais sa fille au beau-frère de Farnow, ou s’il exige une épreuve de temps, – je l’accepterais, si longue fût-elle ! – ou s’il a le courage, auquel je ne crois pas, de mépriser le scandale que causera le mariage de ma sœur. »

M. Ulrich avait promis.

Vers le milieu d’août, la fièvre qui épuisait M. Philippe Oberlé disparut. Contrairement à l’attente du médecin, les forces revinrent très vite. Il fut bientôt certain que la robuste constitution du malade aurait raison de la crise. Et la trêve accordée par M. Joseph Oberlé à son père prit fin. Celui-ci, revenu à la triste condition d’infirme dont la mort ne veut pas allait être traité comme les autres, sans ménagement.

Aucune scène nouvelle n’eut lieu entre le vieillard et son fils. Tout se passa sans bruit. Le 22 août, après le dîner, dans le salon où Victor venait d’apporter le café, l’industriel dit à madame Oberlé :

– Mon père est désormais convalescent. Il n’y a plus de raison pour retarder la visite de M. de Kassewitz. Je vous avertis donc, Monique, qu’elle aura lieu ces jours prochains. Vous voudrez bien l’annoncer à mon père, puisque vous êtes seule à l’approcher. Et il importe que tout se passe ici régulièrement, sans rien qui ressemble à une surprise ou à une tromperie. Est-ce aussi votre avis ?

– Vous ne voulez pas remettre encore cette visite ?

– Non.

– Alors j’avertirai.

Jean écrivit, le soir même, à Heidenbruch, où il ne pouvait se rendre :

« Mon oncle, la visite est décidée. Mon père n’en fait aucun mystère, pas même devant les domestiques. Il veut, évidemment, que le bruit du mariage de ma sœur se répande. Lors donc que vous entendrez quelqu’un d’Alsheim, ces jours-ci, s’attrister ou s’indigner à notre sujet, allez voir, je vous en supplie, si le rêve que j’avais fait peut vivre encore. Vous direz à M. Bastian que c’est le petit-fils de M. Philippe Oberlé qui aime Odile. »

XII

LA RÉCOLTE DU HOUBLON

 

Au bas de Sainte-Odile, un peu au-dessous des vignes, dans les terres profondes formées par les sables et les débris de feuilles tombés de la montagne, M. Bastian et d’autres propriétaires ou fermiers d’Alsheim avaient établi des houblonnières. Or, l’époque était venue où la fleur donne son maximum de poussière odorante, heure très brève, difficile à saisir.

Les planteurs de houblon faisaient donc de fréquentes apparitions dans les houblonnières. Les courtiers passaient dans les villages. On entendait les acheteurs et les vendeurs discuter les mérites comparés des houblons du Wurtemberg, du grand-duché de Bade, de la Bohême et de l’Alsace. Les journaux commençaient à répandre les premiers prix des crus les plus fameux : Hallertau, Spalt, Woluzach.

Un juif de Munich était venu voir M. Bastian, le dimanche 26 août, et lui avait dit :

– Le Wurtemberg promet ; Bade aura de belles récoltes ; notre pays de Spalt, en Bavière, a des houblons que nous payons cent soixante francs les cinquante kilos, parce que ce sont des houblons riches, qui ont de la lupuline comme un raisin a du jus. Ici, la sécheresse vous a nui. Mais je puis vous offrir cent vingt francs, à condition que vous récoltiez tout de suite. C’est mûr.

M. Bastian avait cédé, et convoqué ses journalières cueilleuses de houblon pour le 28 août. C’était aussi ce jour-là que le comte von Kassewitz devait rendre visite à M. Joseph Oberlé.

Dès le matin, dans le jour déjà traversé d’haleines chaudes, les femmes s’étaient mises en marche vers ce qu’on appelait « les hauts d’Alsheim », la région où la terre cultivée, creusée en arc, portait les houblonnières. À quelques centaines de mètres de la lisière de la forêt, les hautes perches, rangées en bataille, soutenaient les lianes vertes. Celles-ci ressemblaient à des tentes de feuillage très pointues, à des clochers plutôt, car des millions de petits cônes, formés d’écailles grises saupoudrées de pollen, se balançaient depuis la pointe extrême jusqu’à terre, comme des cloches dont le sonneur était le vent. Tous les habitants savaient l’événement du jour : on récolte chez M. Bastian. Le maître, levé avant l’aube, était déjà rendu dans sa houblonnière, examinant chaque pied, calculant son bien, pressant et écrasant entre les doigts une de ces petites pommes de pin en mousseline dont le parfum attirait les abeilles. En arrière, sur les sillons de chaume, deux chariots étroits, attelés d’un cheval, attendaient la moisson, et près d’eux se tenaient Ramspacher, le fermier, ses deux fils, Augustin et François, et un valet de ferme. Les femmes, sur la route toute droite qui menait jusque-là, montaient en bande irrégulière, trois en flèche, puis cinq barrant le chemin, puis une suivant les autres, la seule qui fût âgée. Chacune avait mis une robe et un corsage de travail, en étoffe légère, déteinte et passée à l’usage, sauf pourtant la fille de l’épicier, Ida, qui portait une robe presque neuve, bleue à pois blancs, et une autre élégante d’Alsheim, Juliette, la brune fille du sacristain, celle qui avait un corsage à la mode et un tablier à carreaux blancs et roses. La plupart étaient sans chapeau, et n’avaient, pour garantir leur teint, que l’ombre de leurs cheveux de tous les blonds. Elles allaient d’une allure tranquille et lourde. Elles étaient jeunes, fraîches. Elles riaient. Des gars de ferme, à cheval sur une bête de labour et se rendant aux champs, des faucheurs, campés au coin d’une pièce et la faux immobile engagée dans la luzerne molle, tournaient la tête, et suivaient du regard ces travailleuses qu’on ne voyait pas d’ordinaire dans la campagne, lingères, couturières, apprenties, et qui s’en allaient, comme à une fête, vers la houblonnière de M. Bastian. Le frisson des mots qu’on ne peut saisir courait jusqu’à eux, dans le vent qui séchait la rosée. Le temps était clair. Quelques vieilles gens, quêteurs de fruits tombés sous les pommiers et les noyers épars, se décourbaient aussi et clignaient les yeux, voyant monter sur la route de la forêt cette bande de filles qui n’avaient pas de paniers, comme en ont les myrtilleuses et les cueilleuses de framboises.

Elles entrèrent dans la houblonnière, qui alignait, sur huit rangs, ses huit cents pieds de houblon, et disparurent, comme dans des vignes gigantesques. M. Bastian distribua la besogne, et indiqua qu’il fallait commencer par la partie qui touchait la route. Alors, le vieux fermier, ses deux fils et le valet de ferme saisirent chacun une des perches, lourdes du poids de la moisson ; les vrilles, les clochettes écaillées, les feuilles tremblèrent, et, après que les femmes, agenouillées, eurent coupé les tiges au ras du sol, les perches soulevées sortirent de terre et furent inclinées et dépouillées des lianes qu’elles avaient portées. Tiges, feuilles et fleurs s’abattirent et furent réunies en tas, pour être enlevées par les chariots. Les travailleurs ne s’arrêtèrent point à cueillir les cônes de houblon, qu’on détacherait à Alsheim, dans la cour de la ferme, après midi. Mais, déjà couverts de poussière jaune et de débris de feuilles, les hommes et les femmes s’empressaient de dégarnir les perches abattues. L’odeur amère et saine s’avivait ; et le bourdonnement de la bande de journaliers, comme le bruit de vendanges précoces, s’en allait dans l’étendue immense, rayée de prairies, de chaumes et de luzernes, dans l’Alsace ouverte et féconde, que le soleil commençait à chauffer.

Cette lumière, le repos de la nuit encore voisin, la pleine liberté qu’ils n’avaient pas tous les jours, la coquetterie instinctive que développait la présence des hommes, le désir même d’être agréable à M. Bastian, qu’on savait d’humeur gaie, rendaient joyeux, d’une joie bruyante, ces enfants et ces jeunes filles qui récoltaient le houblon. Et, l’un des valets de ferme ayant dit tout haut, tandis que son équipe soufflait un moment : « Personne ne chante donc ? » la fille du sacristain, cette Juliette au visage régulier, et qui avait de si beaux yeux profonds sous ses cheveux bien peignés et relevés, répondit :

– J’en sais une belle !

Elle regardait, en répondant, le propriétaire du domaine, qui fumait, assis sur la première planche de chaume, au-dessus de la houblonnière, et qui contemplait avec amour, tantôt son coin de houblonnière, tantôt son Alsace dont jamais son esprit ne sortait.

– Si elle est belle, chante-la, dit le maître. Est-ce une chanson que les gendarmes peuvent entendre ?

– À moitié.

– Alors, tourne-toi du côté de la forêt, les gendarmes n’y passent pas souvent, parce qu’ils n’y trouvent pas à boire.

Les gens qui étaient baissés, et ceux qui étaient debout et dressés, rirent silencieusement, à cause de l’exécration où ils tenaient les gendarmes. Et la belle Juliette commença la chanson, en alsacien bien entendu, – une de ces chansons que composent encore des poètes qui ne se soucient pas de signer leurs œuvres et qui riment en contrebande.

La voix, assez ample, et pure surtout, disait :

« J’ai coupé les houblons d’Alsace, – ils ont poussé sur le sol que nous travaillons, – le houblon vert est bien à nous, – elle est à nous aussi la terre rouge ! »

– Bravo ! dit gravement le fermier de M. Bastian.

Celui-ci retira sa pipe de sa bouche, afin d’entendre mieux.

« Ils ont poussé dans la vallée, – dans la vallée tout le monde a passé, – beaucoup de sortes de gens et de vent, et de tourment. – Nous avons choisi nos amis.

» Nous boirons la bière à la santé de qui nous plaît ; – nous n’aurons pas de mots sur les lèvres, – mais nous aurons des mots dans le cœur, – où personne ne peut rien effacer. »

Les têtes lourdes, les têtes solides, jeunes ou vieilles, restèrent un moment immobiles après que Juliette eut fini. On attendait la suite. Les lèvres des filles souriaient, à cause de la voix, et de la vie ; les yeux de M. Bastian et de Ramspacher brillaient à cause d’autrefois. Les deux fils étaient devenus graves. Juliette ne se remit pas à chanter : il n’y avait pas de suite.

– Je crois connaître le meunier qui a composé la chanson, dit M. Bastian. Allons, mes amis, dépêchez-vous, voilà la première voiture qui s’en va à Alsheim. Il faut que tout soit cueilli et mis au séchoir avant la nuit.

Tous et toutes, sauf ce grand jeune François, désigné pour faire, en novembre, son service militaire, et qui avait pris la conduite du chariot, se courbèrent de nouveau vers les pieds de houblon. Mais, au même moment, des taillis qui bordaient la grande forêt, dans l’ourlet de buissons et de clématites sauvages qui formaient une frange soyeuse aux futaies de la montagne, une voix d’homme répondit.

Qui donc passait ? Qui donc avait entendu ? Ils crurent reconnaître la voix, qui était forte et inégale, usée, avec des élans de jeunesse. Et il s’éleva des chuchotements :

– C’est lui ! Il n’a pas peur…

La voix répondait, dans la même langue rude :

« Le nœud noir des filles d’Alsace – a noué mon cœur avec de la peine, – a noué mon cœur avec de la joie ; – c’est un nœud d’amour.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – est un oiseau qui a de grandes ailes, – il peut franchir les montagnes – et regarder par-dessus.

» Le nœud noir des filles d’Alsace – est une croix de deuil que nous portons, – en souvenir de ceux et de celles – dont l’âme était pareille à la nôtre. »

La voix avait été reconnue. Quand elle eut cessé de chanter, les cueilleurs et les cueilleuses de houblon se mirent à parler de M. Ulrich, qui, simplement toléré en Alsace, avait cependant plus de liberté de langage que des Alsaciens sujets de l’Allemagne. Le bruit des rires et des mots échangés grandissait dans la houblonnière, d’autant plus que le maître s’éloignait.

M. Bastian, de son pas pesant et sûr, montait jusqu’à la lisière de la forêt, d’où était venue la voix, et s’enfonçait sous les hêtres. Quelqu’un l’avait vu venir, et l’attendait. M. Ulrich Biehler, assis sur une roche étoilée de mousse, tête nue, las d’avoir marché au soleil, avait espéré, en chantant, faire grimper jusqu’à lui son vieil ami Xavier Bastian. Il ne s’était pas trompé.

– J’ai une place pour toi ici, cueilleur de houblon ! cria-t-il de loin, en montrant le large bloc de grès roulé au bas de la montagne, entre deux arbres, et sur lequel il était assis.

Bien qu’ils se tutoyassent, M. Ulrich et le maire d’Alsheim ne se voyaient pas souvent. Il y avait entre eux moins d’intimité que de communauté d’opinions, d’aspirations et de souvenirs. Ils étaient amis d’élection, et la vieille Alsace les comptait parmi ses fidèles. Cela suffisait pour que la rencontre fût jugée heureuse et le signal compris. M. Ulrich s’était dit que M. Bastian, ayant mis ses travailleurs à l’ouvrage, ne serait pas fâché d’une diversion. Il avait chanté, en réponse à la chanson de Juliette, et M. Bastian était venu. À présent, le pâle et fin visage de l’ermite de Heidenbruch reflétait, avec la bonne grâce de l’accueil, une émotion, une inquiétude difficile à cacher.

– Tu chantes encore, dit M. Bastian, en serrant la main de M. Ulrich ; tu chasses ; tu cours la montagne !

Et il s’asseyait, soufflant, sur la pierre, les pieds dans les fougères et tourné vers les pentes descendantes, boisées de chênes, de hêtres et de buissons.

– L’apparence de tout cela, oui ! Je suis un promeneur, un forestier, je suis un errant ; toi, tu es, au contraire, le moins voyageur des hommes. Moi, je visite, tu cultives : ce sont, au fond, deux genres de fidélité… Dis-moi, Xavier, j’ai à te parler d’une chose qui me tient à cœur.

Le lourd visage de M. Bastian tressaillit, ses grosses lèvres remuèrent, et on aurait pu juger, à son profond changement de physionomie, combien cet homme était sensible. Comme il était également peu expansif, il ne fit aucune réponse. Il attendait.

– Je veux te recommander une cause qui est comme la mienne. Celui qui m’a prié de te voir, c’est mon plus cher parent… Xavier, je ne prends pas de détour avec toi : as-tu deviné que mon neveu Jean aime ta fille Odile ?

– Oui.

– Eh bien ?

Subitement, eux qui regardaient au loin, en avant, ils se regardèrent, les yeux dans les yeux, et ils s’effrayèrent, l’un à cause du refus qu’il lisait, l’autre à cause du mal qu’il causait.

– Non, dit la voix qui devint rude pour triompher de l’émotion qui l’eût fait trembler, je ne peux pas !

– Je m’y attendais… Mais, si je te disais qu’ils s’aiment tous deux ?…

– Peut-être… Je ne peux pas !

– Tu as une raison bien grave, alors ?

– Oui.

– C’est ?…

M. Bastian, à travers les cépées, montra du doigt la façade de la maison des Oberlé.

– C’est qu’aujourd’hui, dans cette maison-là, le préfet de Strasbourg va venir faire visite !

– Je n’avais pas la permission de te le dire, et je devais attendre, avant de te parler, que l’événement fût public.

– Il l’est. Tout le bourg d’Alsheim a été averti par les domestiques. On assure même que M. de Kassewitz vient demander la main de Lucienne pour son neveu le lieutenant von Farnow ?

– Je le sais.

– Et tu voudrais ?

– Oui !

– Que je donne ma fille à Jean Oberlé, pour qu’elle ait un beau-père candidat gouvernemental aux élections prochaines et un beau-frère officier prussien ?

M. Ulrich soutint le regard indigné de M. Bastian, et répondit :

– Oui. Ce sont de grandes souffrances pour lui ; mais la faute n’en est pas à Jean. Où trouveras-tu un homme plus digne de toi et de ta fille ?

– Que fait-il donc pour s’opposer au mariage de sa sœur ? Il est ici. Il approuve par son silence… Il est faible…

M. Ulrich l’arrêta du geste :

– Non ! il est fort.

– Pas comme toi, qui as su, du moins, fermer ta maison.

– Elle m’appartenait.

– Et j’ai le droit de dire : pas comme moi. Tous ces petits jeunes acceptent trop de choses, mon ami. Moi, je ne fais pas de politique. Je me tais. Je remue le sol de mon Alsace. Je suis en suspicion déjà parmi les paysans, qui m’aiment sans doute, mais qui commencent à me trouver compromettant ; je suis détesté par les Allemands de tout poil et de tout rang. Mais, que Dieu m’entende, tout cela ne fait que m’enraciner, et je ne change pas. Je mourrai avec mes haines d’autrefois intactes, comprends-tu ? intactes…

Il avait, dans les yeux, l’éclair d’un franc-tireur qui, au bout de la mire de son fusil, sûr de sa main qui ne tremble pas, tient son ennemi.

– Tu n’es pas pour rien de ta génération, Xavier. Mais il ne faut pas être injuste. Ce petit que tu refuses, pour ne pas nous ressembler, n’en est pas moins un vaillant cœur.

– À savoir !

– N’est-ce pas lui qui a déclaré qu’il n’entrerait pas dans l’administration ?

– Parce que le pays lui plaît mieux et que ma fille lui plaît aussi.

– Non, d’abord parce qu’il est Alsacien.

– Pas comme nous, je t’en réponds !

– À la nouvelle manière. Ils sont obligés de vivre au milieu des Allemands, ils font leur éducation dans des gymnases allemands, et leur manière d’aimer la France suppose plus d’honneur et plus de force d’âme qu’il n’en fallait de notre temps. Songe donc qu’il y a trente ans !

– Hélas !

– Qu’ils n’ont rien vu de ce temps-là, qu’ils n’ont qu’un amour de tradition, ou d’imagination, ou de sang, et que l’exemple de l’oubli est fréquent autour d’eux.

– Jean n’en a pas manqué, en effet, de ces exemples-là !

– C’est pourquoi tu devrais être plus juste pour lui. Songe que ta fille, en l’épousant, fonderait ici une famille alsacienne, très riche, très forte… L’officier n’habitera jamais Alsheim, ni même longtemps l’Alsace… Il ne sera bientôt plus qu’un nom…

M. Bastian posa sa lourde main sur l’épaule de M. Ulrich, et, d’un ton qui ne permettait guère de reprendre l’entretien :

– Écoute, mon ami, je n’ai qu’une parole : cela ne sera pas, parce que je ne veux pas de ce mariage-là ; parce que tous ceux de ma génération, les morts et les vivants, me le reprocheraient… Et puis, lors même que je céderais, Ulrich, il y a une volonté, près de moi, plus forte que la mienne, qui ne dira jamais oui, vois-tu, jamais…

M. Bastian se laissa couler dans les fougères, et, levant les épaules et secouant la tête, comme quelqu’un qui ne veut plus rien entendre, descendit vers ses journaliers. Quand il eut passé entre les rangées de ses houblons abattus, et réprimandé chacun des travailleurs, il n’y eut plus de rires, mais les filles d’Alsheim, et les fils du fermier, et le fermier lui-même, penchés sous le soleil qui devenait cuisant, continuèrent en silence le travail joyeusement commencé.

Déjà M. Ulrich remontait vers son ermitage de Sainte-Odile, désolé, se demandant quelle grave répercussion le refus de M. Bastian allait avoir sur la destinée de Jean, s’inquiétant d’annoncer la nouvelle à son neveu. Sans espérer, sans croire qu’il y eût encore une chance, il cherchait le moyen de fléchir le père d’Odile, et les projets bourdonnaient autour de lui, comme les taons des bois de sapins, ivres de soleil, qui suivaient le voyageur dans sa lente ascension. Les torrents chantaient. Il y avait des volées de grives, des avant-courrières, qui traversaient les ravins, bondissantes dans l’air bleu, pour s’approcher des vignes et des fruits de la plaine. Mais c’était en vain. M. Ulrich était triste à en mourir. Il ne songeait qu’à son neveu, si mal récompensé d’être revenu à Alsheim. Entre les arbres, au détour des lacets, il regardait la maison des Oberlé.

Celui qui aurait pénétré, en ce moment, dans cette maison l’aurait trouvée extraordinairement silencieuse. Tout le monde y souffrait. M. Philippe Oberlé avait déjeuné, comme d’habitude, dans son appartement. Madame Oberlé, sur l’ordre formel de son mari, avait consenti à descendre de sa chambre lorsque M. de Kassewitz serait annoncé. « Toutefois, avait-elle dit, je vous préviens que je ne ferai pas de frais. J’assisterai par ordre, parce que je suis tenue à recevoir ce personnage. Mais je n’irai pas au delà de mon obligation stricte. – Soit ! avait répondu M. Oberlé ; Lucienne, Jean et moi, nous causerons avec lui. Cela suffira. » L’industriel s’était rendu, aussitôt après le repas, dans son cabinet de travail, à l’extrémité du parc. Jean, qui n’avait pas manifesté des dispositions enthousiastes, était sorti, de son côté, en promettant de revenir avant trois heures. Lucienne se trouvait donc seule dans le grand salon jaune. Très bien habillée, en gris, dans une robe tout unie qui n’avait d’ornement qu’une boucle de ceinture de deux ors et dans le style de la salle à manger, elle disposait des roses dans des calices de cristal ou des tubes de porcelaine transparente, anémiée, qui contrastaient avec le meuble de velours d’un ton dur et net. Lucienne avait le recueillement d’esprit d’une joueuse qui voit finir la partie engagée et qui va la gagner. Elle avait, elle-même, dans deux soirées récentes à Strasbourg, négocié cette affaire à laquelle ne manquait plus que la signature des parties contractantes : la candidature officielle promise à M. Joseph Oberlé dans la première circonscription vacante de l’Alsace. La visite de M. de Kassewitz équivalait à la signature du traité. Les oppositions se taisaient, comme celle de madame Oberlé, ou s’écartaient et devenaient des bouderies, comme celle du grand-père. La jeune fille allait de la cheminée à la console dorée que surmontait une glace, et elle se mirait, et elle jugeait joli le mouvement de ses lèvres, auxquelles elle faisait répéter tout bas : « Monsieur le préfet. » Une chose cependant l’irritait, et traversait le sentiment d’orgueil qu’elle avait de sa victoire : le vide absolu qui s’était fait autour d’elle.

Les domestiques eux-mêmes semblaient s’être donné le mot pour ne pas être là quand on avait besoin d’eux. Les coups de sonnette restaient sans effet. Il avait fallu que, après le déjeuner, M. Joseph Oberlé allât trouver dans l’office le valet de chambre de son père, ce bon gros Alsacien qui se considérait comme étant au service de toute la famille. « Victor, vous vous mettrez en habit pour recevoir la personne qui doit venir vers trois heures. » Victor avait rougi et répondu péniblement : « Oui, monsieur. – Vous aurez soin de guetter la voiture, et de vous tenir au bas du perron. – Oui, monsieur. » Depuis cette promesse, qui heurtait sans doute le sentiment intime de Victor, celui-ci se dérobait, fuyait, et n’arrivait qu’au troisième ou quatrième appel, tout effaré, prétendant n’avoir pas entendu.

Le préfet de Strasbourg va venir ! Ce mot-là, que disait Lucienne, madame Oberlé le méditait, enfermée dans sa chambre. Il pesait, comme une nuée d’orage, sur l’intelligence du vieux représentant protestataire de l’Alsace, du vieux forestier Philippe Oberlé, qui avait commandé qu’on le laissât seul ; il agitait d’un fourmillement nerveux les doigts de M. Joseph Oberlé, qui écrivait des lettres d’affaires dans le bureau de la scierie, et qui s’interrompait pour écouter ; il sonnait douloureusement, comme le glas de quelque chose de noble, dans le cœur de Jean, réfugié chez le fermier des Bastian ; il était le thème, le Leitmotiv que ramenait, sous vingt formes diverses, la conversation vivante et mordante des cueilleuses de houblon.

Car les femmes et les filles de la ferme, et les journalières qui avaient travaillé le matin dans la houblonnière, étaient rassemblées, depuis le repas du midi, dans l’étroite et longue cour de la ferme des Ramspacher. Assises sur des chaises ou des escabeaux, ayant chacune à leur droite un panier ou une corbeille et à leur gauche un tas de houblon, elles détachaient les fleurs et rejetaient, les lianes dépouillées. Elles formaient deux lignes, l’une le long des murs de l’étable, l’autre le long de la maison. Cela faisait une avenue de têtes blondes et de corsages en mouvement parmi les amoncellements de feuilles qui allaient d’une femme à l’autre, et les reliaient comme une guirlande. À l’extrémité, la porte charretière, ouverte à deux battants sur la place du bourg d’Alsheim, laissait apercevoir les pignons de plusieurs maisons situées en face, leurs balcons de bois, les tuiles plates des toitures. Par ce chemin, de demi-heure en demi-heure, arrivaient les charges nouvelles de lianes de houblon, traînées par un des chevaux de la ferme. Le fermier, le vieux Ramspacher, était à son poste, sous la grange énorme qui précédait la maison d’habitation et devant laquelle se tenaient les premières travailleuses, arrachant les cônes du houblon. Dans ce bâtiment, vaste toiture qu’un mur portait d’un côté, et que soutenaient, de l’autre, des piliers en cœur de sapin des Vosges, la plupart des travaux de la ferme s’accomplissaient, et plusieurs richesses se conservaient. On y pressait le raisin ; on y battait le blé pendant les mois d’automne et d’hiver ; on serrait, dans les coins, des instruments de labour, des carrioles, des planches, des matériaux de construction, des barriques vides, un peu de foin. On y avait installé également une succession de grandes caisses de bois superposées, des étages de claies où chaque année le houblon était mis à sécher. Jamais le fermier ne déléguait ces fonctions délicates. Il était donc à son poste, devant le séchoir dont les premières tablettes étaient pleines déjà, et, monté sur une échelle, il répandait en couches égales le houblon cueilli que lui apportaient dans des mannequins ses deux fils aînés. La chaleur de l’après-midi, en cet août finissant, l’odeur des feuilles écrasées et des fleurs que les mains froissaient comme des sachets de senteur, grisaient un peu les femmes. Plus encore que le matin dans la houblonnière, des rires s’élevaient, et des questions, et des réflexions qui faisaient naître vingt réponses. C’était le travail quelquefois qui fournissait un prétexte à ces fusées de mots, c’était aussi le passage, sur la place toute blanche de poussière et de soleil, d’une voisine ou d’un voisin, mais surtout les deux événements connus depuis peu : la visite du préfet et le mariage probable de Lucienne.

La belle Juliette, la fille du sacristain, avait lancé la conversation, en disant :

– Je vous dis que c’est Victor qui l’a raconté au fils du maçon : le préfet doit arriver dans une demi-heure. Si vous croyez que je me dérangerai de ma place, quand il passera !

– Il verrait une trop jolie fille, dit Augustin Ramspacher en enlevant deux mannequins de fleur de houblon. Il n’y aura que les laides qui se feront voir.

Ida, qui avait relevé sa robe bleue à pois, Octavie la vachère, qui portait ses cheveux tressés, enroulés et plaqués en auréole d’or derrière la tête, et Reine, la fille très pauvre du tailleur, et d’autres, répondirent en riant :

– Pas moi, alors ! Ni moi ! Ni moi !

Et une voix de vieille femme, la seule vieille femme qui aidât les jeunes filles, grommela :

– Je sais bien que je suis pauvre comme Pierre et Paul, mais j’aime mieux qu’il aille chez d’autres que chez moi, leur préfet !

– Sûrement !

Tous et toutes, ils parlaient librement. Les mots rebondissaient entre les murs, et s’en allaient, avec des éclats de rire et des bruits de feuilles traînées et froissées. Sous la grange, cependant, dans le demi-jour, assis sur une pile de solives, le menton appuyé dans ses mains, il y avait un témoin qui entendait, et ce témoin était Jean Oberlé. Mais les habitants d’Alsheim commençaient à connaître le jeune homme, depuis cinq mois passés qu’il vivait au milieu d’eux. Ils le savaient très Alsacien. Dans l’occasion présente, ils devinaient que Jean s’était réfugié là, près du fermier des Bastian, parce qu’il désapprouvait l’ambition à laquelle son père sacrifiait tant de choses et tant de personnes. Il était entré, sous prétexte de se reposer et de se mettre à l’abri du soleil, en réalité parce que la présence de Lucienne triomphante lui était un supplice. Et cependant il ignorait encore la conversation du matin entre son oncle et M. Bastian. Dans son âme malheureuse, la pensée d’Odile revenait, et il la chassait pour demeurer maître de soi, car tout à l’heure il aurait besoin de toute sa raison et de toute sa force ; d’autres fois, il regardait vaguement les défleurisseuses de houblon, et tâchait de s’intéresser à leur travail et à leurs propos ; souvent, il croyait entendre le bruit d’une voiture, et il se redressait à demi, se rappelant qu’il avait promis d’être à la maison quand M. de Kassewitz arriverait.

La voix de Juliette, décidément en verve, reprit :

– Qu’a-t-il besoin de venir à Alsheim, ce préfet de Strasbourg ? Nous vivons si bien sans les Allemands !

– Ils ont juré de se faire détester, ajouta aussitôt le fils aîné du fermier, qui distribuait des provisions de houblon aux femmes qui n’en avaient plus. Ainsi, il paraît qu’ils interdisent tant qu’ils peuvent de parler français ?

– À preuve, mon cousin François-Joseph Steiger, dit la petite Reine, la fille du tailleur. Un gendarme a prétendu l’avoir entendu crier : « Vive la France ! » à l’auberge. C’était, je crois bien, tout ce que mon cousin savait de français. Cela a suffi. Mon cousin a fait deux mois de prison.

– Encore il criait, ton cousin ! Mais à Albertchweiler, ils ont refusé à une société de chant d’exécuter des morceaux en langue française !

– Et le prestidigitateur français qui est venu l’autre jour à Strasbourg ? Vous n’avez pas su ? Le journal l’a raconté. Ils l’ont laissé payer les droits, louer la salle, imprimer les affiches, et puis ils ont dit : « Vous ferez le boniment en allemand, mon bel ami, ou bien partez ! »

– Ce qui est bien plus fort, c’est ce qui est arrivé à M. Haas, le peintre en bâtiments.

– Quoi donc ?

– Il savait bien qu’on ne peut plus peindre une inscription en français sur une boutique. M. Haas, que je connais, n’aurait pas écrit un mot en contravention avec ses pinceaux. Mais il a cru qu’il pouvait au moins passer une couche de vernis sur une enseigne où il y avait écrit, depuis longtemps : « Chemiserie ». Ils l’ont fait venir, et menacé d’un procès-verbal, parce qu’il conservait l’inscription, avec son vernis… Tenez, c’était en octobre dernier.

– Oh ! oh ! M. Hamm serait-il content si la pluie, le vent et le tonnerre renversaient l’enseigne de l’auberge d’ici, qui s’appelle encore le Pigeon blanc, comme cela est arrivé déjà pour la Cigogne !

Ce fut une ancienne, Joséphine la myrtilleuse, qui dit à la femme du fermier, apparue en ce moment au seuil de sa maison :

– Triste Alsace ! Dans notre jeunesse, comme elle était gaie ! N’est-ce pas, madame Ramspacher ?

– Oui : À présent, pour un rien, les expulsions, les procès, la prison : la police partout.

– Tu ferais mieux de te taire ! cria Ramspacher d’un ton de reproche.

Le cadet, François, défendit la mère, et répondit :

– Il n’y a pas de traître ici. Et puis est-ce qu’on peut s’en taire ? Ils sont trop durs. C’est pour cela qu’il y a tant de jeunes gens à émigrer !

De son coin d’ombre, Jean regardait toutes ces têtes de jeunes filles qui écoutaient, les yeux ardents, quelques-unes immobiles et dressées, d’autres continuant de se baisser et de se relever en défleurissant les lianes vertes.

– Travaillez donc, au lieu de tant jacasser ! dit de nouveau la voix du maître.

– Cent soixante-dix insoumis, condamnés par le tribunal de Saverne, en un seul jour, en janvier dernier ! dit Juliette, avec un rire qui secoua ses cheveux. Cent soixante-dix !

François, le grand gars noueux et nonchalant qui était en ce moment tout près de Jean Oberlé, versa sur la planche du séchoir un mannequin de houblon, et, se penchant ensuite :

– C’est par Grand-Fontaine qu’il fait bon passer la frontière, dit-il à voix basse. Le meilleur passage, monsieur Oberlé, est entre Grand-Fontaine et les Minières… La frontière est là en face, qui fait comme un éperon. Nulle part elle n’est si voisine, mais il faut se méfier du garde forestier et des douaniers. Ils arrêtent les gens pour leur demander où ils vont, des fois.

Jean frissonna. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il commença :

– Pourquoi vous adressez-vous ?…

Mais le jeune paysan s’était retourné, et continuait son travail. Sans doute c’était pour lui-même qu’il avait parlé. Il avait confié son propre projet à son « pays » mélancolique et silencieux, qu’il voulait amuser, étonner ou se rendre sympathique.

Mais Jean avait été remué par cette confidence.

Une voix flûtée cria :

– Voilà la voiture à l’entrée du bourg ! Elle va passer devant l’avenue de M. Bastian !

Toutes les égrappeuses de houblon levèrent la tête.

La petite Franzele était debout, à côté du pilier qui soutenait le portail ouvert. Penchée, le haut du corps dépassant le mur de clôture, ses cheveux bouclés fouettés par le vent, elle regardait à droite, d’où venait un bruit de roues. Dans la cour, les femmes s’étaient arrêtées de travailler. Elles murmuraient : « Le préfet ! Le voilà… Il va passer. »

Le fermier, que le silence subit des femmes, autant que la voix de la petite, avait tiré de son occupation sous la grange, se tourna vers la cour où les cueilleuses écoulaient, immobiles, le bruit des roues et des chevaux qui s’approchaient. Il commanda :

Ferme la porte charretière, Franzele !

Et il ajouta, en grommelant :

– Je ne veux pas qu’il voie comment c’est fait, chez moi !

La petite poussa l’un des vantaux, puis, curieuse, ayant encore avancé le front :

– Oh ! c’est drôle ! Eh bien ! il ne pourra pas dire qu’il aura vu beaucoup de monde… On ne s’est guère dérangé pour lui… Il n’y a que les Allemandes, naturellement… Elles sont toutes là, à côté de la Cigogne…

– Fermeras-tu ! riposta le fermier en colère.

Cette fois, il fut obéi. Le second vantail se rabattit sur le premier. Les vingt personnes présentes entendirent le bruit de la voiture qui roulait dans le silence du bourg d’Alsheim. Il y avait des yeux dans tous les coins d’ombre, derrière les vitres. Mais on ne sortait pas sur le seuil des portes, et, dans les jardins, les bêcheurs de plates-bandes avaient l’air absorbés par le travail au point de ne rien entendre.

Quand l’équipage fut à cinquante mètres au delà de la ferme, les imaginations se représentèrent l’avenue des Oberlé, là-bas, à l’autre bout du village, et, reprenant une poignée de tiges de houblon, les femmes et les filles se demandèrent, curieuses, ce qu’allait faire le fils de M. Oberlé, et elles regardèrent, à la dérobée, vers la grange.

Il n’était plus là.

Il s’était levé, pour ne pas manquer à la parole donnée, et, ayant couru, il arrivait, pâle malgré la course, à la porte du potager, au moment où les chevaux du préfet, à l’autre extrémité du domaine, franchissaient la grille du parc.

Toute la maison était déjà prévenue, Lucienne et madame Oberlé se tenaient assises près de la cheminée. Elles ne se disaient rien. L’industriel, qui, depuis une demi-heure, était revenu de son bureau, et qui avait passé la jaquette qu’il mettait pour aller à Strasbourg et un gilet de piqué blanc, observait, les deux bras écartés derrière les vitres de la fenêtre, le landau qui s’avançait en contournant la pelouse.

Le programme s’exécutait selon les plans combinés par lui. Le personnage officiel qui venait de pénétrer dans le domaine apportait à M. Oberlé l’assurance de la faveur allemande. Une seconde, dans une bouffée d’orgueil qui le fit tressaillir, celui-ci aperçut, en imagination, le palais du Reichstag…

– Monique, dit-il en se retournant, essoufflé comme après une grande course, est-ce que votre fils est enfin rentré ?

Devant lui, mince dans le fauteuil jaune, auprès de la cheminée, madame Oberlé répondit, tous les traits tendus par l’émotion :

– Il y sera, puisqu’il l’a promis.

– Le fait le plus certain est qu’il n’y est pas. Et le comte de Kassewitz arrive… Et Victor ? je suppose qu’il est sur le perron pour annoncer comme je l’ai recommandé ?

– Je le suppose.

M. Joseph Oberlé, furieux de la contrainte que s’imposait sa femme, de la désapprobation qu’il rencontrait jusque dans cette soumission, traversa l’appartement, tira avec violence le cordon de la vieille sonnette, et, entr’ouvrant la porte qui donnait sur le vestibule, constata que Victor n’était pas à son poste.

Il dut se retirer, car le bruit des pas montant le perron se mêlait aux derniers tintements de la sonnette.

M. Joseph Oberlé se plaça près de la cheminée, face à la porte, près de sa femme. Les pas écrasaient le sable sur le granit du perron.

Quelqu’un était venu cependant à l’appel de la sonnette. La porte fut poussée, l’instant d’après, et le ménage des Oberlé aperçut en même temps la vieille cuisinière Salomé, blanche comme la cire, les dents serrées, qui ouvrait la porte sans mot dire, et M. de Kassewitz qui la frôlait et entrait.

Ce personnage, très grand, très large d’épaules, était sanglé dans une redingote. Son visage était composé de deux éléments disparates : un front bombé, des pommettes rondes, un nez rond, puis, faisant saillie, hérissant la peau, soudés en mèches dures, les sourcils, les moustaches, la barbiche courte pointaient en avant et en l’air. Cette figure de reître, faite de flèches et de rondaches, s’animait de deux yeux perçants, vivants, qui devaient être bleus, car le poil était jaune, mais qui ne sortaient point de l’ombre, à cause des sourcils débordants, et de l’habitude qu’avait l’homme de plisser les paupières. Ses cheveux, rares sur les tempes, étaient ramenés en coup de vent de l’occiput jusqu’au-dessus des oreilles.

M. Joseph Oberlé s’avança, et dit, en allemand :

– Monsieur le Préfet, nous sommes très honorés de votre visite… Avoir pris cette peine vraiment…

Le fonctionnaire saisit et serra la main que tendait M. Oberlé. Mais il ne le regarda pas, et ne s’arrêta pas. Sur le tapis de haute laine du salon, ses pas continuèrent de sonner lourdement. Il fixait, au coin de la cheminée, la mince apparition en deuil. Et, colossal, il salua, par des mouvements répétés de tout le buste raidi.

– Monsieur le comte de Kassewitz, dit M. Oberlé, – car le préfet n’avait jamais été présenté à la maîtresse de la maison.

Celle-ci fit une légère inclination de la nuque, et ne répondit rien. M. de Kassewitz se redressa, attendit une seconde, puis, prenant son parti et affectant une bonne humeur qu’il n’éprouvait peut-être pas, salua Lucienne qui avait rougi, et qui souriait.

– Je me rappelle avoir vu mademoiselle chez Son Excellence le Statthalter, répondit-il. Et, vraiment, Strasbourg est à quelque distance d’Alsheim. Mais je suis d’avis qu’il y a des merveilles qui valent le voyage, encore mieux que les ruines des Vosges, monsieur Oberlé…

Il eut un rire de satisfaction, et s’assit sur le canapé jaune, à contre-jour, faisant face à la cheminée. Puis, s’adressant à l’industriel, qui avait pris place à côté de lui, il demanda :

– Est-ce que monsieur votre fils est absent ?

M. Oberlé, anxieux, écoutait depuis une minute.

Il put répondre :

– Le voici, monsieur le préfet.

En effet, le jeune homme entrait. La première personne qu’il aperçut, ce fut sa mère. Cela le fit hésiter. Ses yeux jeunes, impressionnables, eurent un clignement nerveux, comme s’ils étaient blessés. Rapidement, il se détoura vers le canapé, serra la main que tendait le visiteur, et, grave, avec moins d’embarras que son père, et plus de sang-froid, dit en français :

– Je reviens de faire une promenade, monsieur le préfet. J’ai dû courir pour ne pas être en retard, car j’avais promis à mon père d’être là quand vous viendriez.

– Trop aimable, dit en riant le fonctionnaire. Nous parlions allemand avec monsieur votre père ; mais je puis soutenir une conversation dans une autre langue que notre langue nationale.

Il continua, en français, appuyant sur les premières syllabes des mots :

– J’ai admiré, monsieur Oberlé, votre parc, et même tout ce petit pays d’Alsheim. C’est fort joli… Vous êtes entourés, je crois d’une population assez réfractaire, et à peu près invisible, en tout cas, car, tout à l’heure, en traversant le village, c’est à peine si j’ai aperçu âme qui vive ?

– Ils sont aux champs, dit madame Oberlé.

– Quel est donc le maire ?

– M. Bastian.

– Oui, je me souviens, une famille, paraît-il, tout à fait arriérée…

Il interrogeait du regard, portant, d’un mouvement rapide, militaire, sa lourde tête du côté des deux femmes et de Jean. Trois réponses lui vinrent à la fois.

– Arriérés, oui, dit Lucienne, ils le sont, mais braves gens.

– Ce sont simplement d’anciennes gens, dit madame Oberlé.

Jean dit :

– Surtout très dignes.

Oui, je sais ce que cela veut dire…

Le préfet fit un geste évasif.

Enfin… pourvu qu’on aille droit !…

Le père sauva la situation.

– Nous avons peu de choses curieuses à vous montrer, monsieur le préfet, mais peut-être seriez-vous intéressé par mon usine. Elle est pleine et animée, je vous en réponds. Cent ouvriers, des machines en mouvement, des sapins de vingt mètres sous branches qui sont, en trois minutes, réduits en planches ou découpés en chevrons. Vous conviendrait-il de la visiter ?

– Oui, vraiment.

La conversation, ainsi détournée, devint aussitôt moins contrainte. Les origines de l’industrie des Oberlé, les bois des Vosges, la comparaison entre le mode allemand d’abatage des coupes par l’administration et le système français d’après lequel les acquéreurs d’un lot de forêt abattaient eux-mêmes les arbres, sous la surveillance des forestiers, permirent à chacun de dire un mot. Lucienne s’anima ; madame Oberlé, interrogée par son mari, répondit ; Jean parla aussi. Le fonctionnaire se félicitait d’être venu.

Sur un signe de son père, Lucienne se leva, pour sonner le valet de chambre et demander des rafraîchissements. Mais elle n’eut pas le temps de faire un pas.

La porte s’ouvrit, et Victor, le domestique qui n’était pas à son poste tout à l’heure, apparut, très rouge, embarrassé et baissant les yeux. Sur son bras gauche s’appuyait, se tenant aussi droit que possible, l’aïeul, M. Philippe Oberlé.

Les cinq personnes qui causaient étaient debout. Le domestique s’arrêta à la porte, et se retira. Le vieillard entra seul, appuyé sur sa canne. M. Philippe Oberlé avait mis ses beaux habits du temps qu’il était valide. Il portait, déboutonnée, la redingote que fleurissait le ruban de la Légion d’honneur. L’intense émotion l’avait transfiguré. On l’eût dit de vingt années plus jeune. Il s’avançait à petits pas, le corps un peu plié en avant, mais la tête ferme et haute, et il regardait un seul homme, le fonctionnaire allemand debout à côté du canapé. Sa lourde mâchoire tremblait, et se crispait comme s’il eût articulé des mots qu’on n’entendait pas.

M. Joseph Oberlé se méprit-il ou voulut-il donner le change ? Il se tourna du côté de M. de Kassewitz étonné et sur ses gardes, et dit :

– Monsieur le préfet, mon père nous fait la surprise de descendre : je ne m’attendais pas à ce qu’il vînt se mêler à nous.

Les yeux du vieux député, tendus sous leurs lourdes paupières, ne quittaient pas l’Allemand, qui faisait bonne contenance, et qui se taisait.

Quand M. Philippe Oberlé fut à trois pas de M. de Kassewitz, il s’arrêta. Alors, de sa main gauche qui était libre, il prit dans la poche de sa redingote et il tendit au comte de Kassewitz son ardoise, sur laquelle deux lignes étaient écrites. Celui-ci se pencha, puis se redressa superbement :

– Monsieur !

Déjà M. Joseph Oberlé avait saisi la mince lame de pierre, et lisait ces mots tracés avec une décision singulière : « Je suis ici chez moi, monsieur ! »

Les yeux du vieil Alsacien ajoutaient : « Sortez de ma maison ! » Et ils ne se baissaient point. Et ils ne lâchaient point l’ennemi.

– C’est trop fort ! dit M. Joseph Oberlé. Comment, mon père, vous descendez pour insulter mes invités !… Vous excuserez, monsieur, mon père est vieux, exalté, un peu troublé par l’âge…

– Si vous étiez plus jeune, monsieur, dit à son tour M. de Kassewitz, nous irions plus loin… Et vous ferez bien de vous rappeler que vous êtes chez moi, aussi, en Allemagne, en terre allemande, et qu’il n’est pas bon, même à votre âge, d’y injurier l’autorité…

– Mon père ! dit madame Oberlé, en se précipitant vers le vieillard pour le soutenir… je vous en prie… Vous vous faites mal… C’est une émotion trop forte…

Un phénomène anormal se produisait, en effet. M. Philippe Oberlé, dans la violente colère qui l’agitait, avait trouvé la force de se redresser presque entièrement. Il paraissait gigantesque. Il était de la même taille que M. de Kassewitz. Les veines de ses tempes se gonflaient ; ses joues se coloraient de sang ; ses yeux revivaient. Et, en même temps, toute cette chair à demi morte tremblait et épuisait en mouvements involontaires sa vie factice et fragile. Il fit signe à madame Oberlé de s’écarter, et de ne pas le soutenir.

Lucienne, pâle, leva les épaules, s’approcha de M. de Kassewitz :

– Ce n’est qu’un acte de nos tragédies de famille, monsieur. N’y prenez pas garde, et venez à l’usine avec nous. Laissez-moi passer, grand-père !

Celui-ci n’y prit pas garde. Elle passa, d’un air de défi, entre M. Philippe Oberlé et le fonctionnaire qui répondit seul :

– L’injure qu’on me fait, je ne vous en rends pas responsable, mademoiselle… Je comprends la situation, je comprends.

La voix s’échappait avec peine de la gorge serrée. Furieux, dominant d’une demi-tête tous ceux qui étaient là, sauf M. Philippe Oberlé, M. de Kassewitz tourna sur ses talons, et s’avança vers la porte.

– Venez, je vous en prie, dit M. Joseph Oberlé, en s’effaçant devant le préfet.

Lucienne était déjà dehors. Madame Oberlé, aussi malade, d’émotion que ce vieillard qui refusait son secours, sentant les larmes l’étouffer, courut jusqu’au vestibule, et remonta dans sa chambre, où elle éclata en sanglots.

Dans le salon, Jean restait seul avec le vieux chef, qui venait de chasser l’étranger. Il s’approcha :

– Grand-père, qu’est-ce que vous avez fait !

Il voulait dire : « C’est un terrible affront. Mon père ne le pardonnera pas. La famille est brisée complètement. » Il aurait dit cela. Mais il leva les yeux vers ce vieux lutteur tout près de l’hallali, faisant tête encore. Il vit qu’à présent le grand-père le fixait, lui ; que la colère atteignait son paroxysme ; que la poitrine se soulevait ; que la figure grimaçait et se tordait. Et tout à coup, dans le salon jaune, une voix extraordinaire, une voix rauque, puissante et rouillée, cria, dans une sorte de galop nerveux :

– Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en !

La voix monta jusqu’aux notes aiguës. Puis elle se brisa. Et, la bouche encore ouverte, le vieillard chancela, et s’abattit sur le parquet.

La voix avait retenti jusque dans les profondeurs de la maison. Cette voix qu’on n’entendait plus jamais, madame Oberlé l’avait reconnue, et, par la porte ouverte de sa chambre, elle avait pu saisir les paroles. Ce n’avait été qu’un cri de rage et de souffrance, au contraire, pour M. Joseph Oberlé, rejoint, aux deux tiers du jardin, près de la scierie, par le son terrible de ces mots qui ne se laissaient plus saisir ni deviner. Il s’était détourné une seconde, les sourcils froncés, tandis que les contremaîtres et les ouvriers allemands de l’usine saluaient M. de Kassewitz de leurs vivats, puis il avait continué vers eux.

Dans le salon, madame Oberlé accourut d’abord, puis Victor, puis la vieille Salomé, disant, toute blanche et les mains levées : « Est-ce que ce n’est pas M. Philippe que j’ai entendu ? » puis le cocher et le jardinier, hésitant à s’avancer et curieux de voir cette scène pénible. Ils trouvèrent Jean et sa mère agenouillés près de M. Philippe Oberlé, qui respirait avec peine, et se trouvait dans un état de complet abattement. L’effort, l’émotion, l’indignation, avaient épuisé les forces de l’infirme. On le releva, on l’assit dans un fauteuil, et chacun s’ingénia à ranimer le malade. Pendant un quart d’heure, il y eut des allées et venues entre le premier étage et le salon. On apportait du vinaigre, des sels, de l’éther.

– Je pensais bien que monsieur aurait une attaque, disait Victor ; depuis ce matin il était hors de lui. Ah ! le voilà qui remue un peu les yeux… Il a les mains moins froides.

Au fond du parc, une acclamation nourrie s’éleva :

– Vive Monsieur le préfet !

Elle entra, avec la brise tiède, dans le salon, où jamais de tels mots n’avaient sonné avant ce jour. M. Philippe Oberlé ne sembla pas les entendre. Cependant, après quelques minutes encore, il fit signe qu’on l’emmenât dans sa chambre.

Quelqu’un montait rapidement les degrés du perron, et, avant même d’entrer, demanda :

– Quoi encore ? Qu’est-ce que ces cris-là… Ah ! mon père !

Il changea de ton aussitôt, et dit :

– Je pensais que c’était vous, Monique, qui aviez une crise de nerfs… Mais alors, qui donc a poussé un cri pareil ?

– Lui !

– Lui ? dit M. Oberlé, ce n’est pas possible !

Il n’osa répéter la question. Son père, debout, soutenu par Jean et par le valet de chambre, tremblant et fléchissant, s’avançait à travers le salon.

– Jean, dit madame Oberlé, veille bien à tout ! Ne quitte pas ton grand-père ! Je remonte.

Son mari l’avait retenue au passage. Elle voulait éloigner Jean. Dès qu’elle fut seule avec M. Oberlé, – dans la cage de l’escalier, tout en haut, on entendait encore des bruits de pas, des frôlements d’étoffes, des recommandations : « Soulevez-le ; prenez garde au tournant… »

– Qu’a-t-il donc crié ? demanda l’industriel.

– Il a crié : « Va-t’en ! Va-t’en ! » Ce sont des mots qu’il dit souvent, vous savez…

– Les seuls qu’il ait à sa disposition pour marquer sa haine… Il n’a rien dit autre chose ?

– Non, je suis descendue en hâte, et je l’ai trouvé étendu à terre, Jean près de lui…

– Heureusement, M. de Kassewitz n’a pas assisté à ce second acte. Le premier suffit… En vérité, toute la maison s’est liguée pour faire de cette visite, si honorable pour nous, une occasion de scandale et d’offense : mon père ; Victor qui n’a pas eu honte de se faire complice de ce vieillard en délire ; Jean, qui s’est montré impertinent ; vous…

– Je ne croyais pas que vous eussiez à vous plaindre de moi !

– De vous la première ! C’est vous, l’âme de cette résistance, que je vaincrai… Je la vaincrai, je vous en réponds !…

– Mon pauvre ami, dit-elle en joignant les mains, vous en êtes encore là !

– Parfaitement.

– Vous ne pourrez pas tout vaincre, hélas !

– C’est ce que nous verrons.

Madame Oberlé ne répondit pas, et remonta en hâte au premier. Une inquiétude nouvelle, autrement forte que la crainte des menaces de son mari, la torturait. « Qu’a voulu dire mon beau-père ? se demandait-elle. Ce vieillard n’est point en délire… Il se souvient ; il prévoit ; il veille sur la maison ; sa pensée est toujours raisonnée… Pourvu que Jean n’ait pas compris comme moi !…

En haut de l’escalier, elle rencontra son fils qui sortait de la chambre de l’aïeul.

– Eh bien ?

– Rien de grave, j’espère ; il est mieux ; il veut être seul.

– Et toi ? interrogea la mère, angoissée, prenant son fils par la main, et l’entraînant vers la chambre qu’il habitait. Et toi ?

– Comment, moi ?

Quand il eut fermé la porte derrière elle, elle se plaça devant lui, et, toute blanche de visage dans la lumière de la fenêtre, les yeux fixés sur les yeux de son enfant :

– Tu as bien compris, n’est-ce pas, ce qu’a voulu dire le grand-père ?

– Oui.

Elle essaya de sourire, et ce fut navrant, cet effort d’une âme angoissée.

– Oui, n’est-ce pas ? il a crié : « Va-t’en ! » C’est un mot qu’il a dit souvent à des étrangers. Il s’adressait à M. de Kassewitz… Tu ne le crois pas ?

Jean secouait la tête.

– Cependant, mon chéri, il ne pouvait s’adresser à d’autres…

– Pardon, il s’adressait à moi.

– Tu es fou ! Vous êtes les meilleurs amis du monde, ton grand-père et toi…

– Justement.

– Il n’a donc pas voulu te chasser du salon !

– Non.

– Alors ?

– Il m’ordonnait de quitter la maison.

– Jean !

– Et cependant, le pauvre homme avait eu de la joie en m’y voyant entrer.

Jean cessa de regarder sa mère, parce que les larmes avaient jailli des yeux de madame Oberlé, parce qu’elle s’était encore approchée de lui, et qu’elle lui avait pris les mains.

– Non, mon Jean, non, il n’a pu penser cela… Je t’assure que tu as mal compris… En tout cas, toi, tu ne le ferais pas ?… Dis que tu ne le feras jamais ?…

Elle attendit un moment la réponse qui ne vint pas.

– Jean, par pitié, réponds-moi !… Promets-moi de ne pas nous quitter ?… Oh ! vraiment, que serait la maison sans mon fils, à présent ?… Moi qui n’ai plus que toi !… Tu ne me trouves donc pas assez malheureuse ?… Jean, regarde-moi !…

Il ne put résister tout à fait. Elle revit les yeux de son fils, qui la regardaient avec tendresse.

– Je vous aime de tout mon cœur, dit Jean.

– Je le sais ! Mais ne pars pas !

– Je vous plains et je vous vénère.

– Ne pars pas !

Et, comme il ne disait plus rien, elle s’écarta.

– Tu ne veux rien promettre ! Tu es dur, toi aussi ! Tu ressembles…

Elle allait dire : « À ton père. » Jean pensa : « Je puis lui donner plusieurs semaines de paix, je dois les lui donner. » Et il dit, tâchant de sourire à son tour :

– Je vous promets, maman, d’être à la caserne Saint-Nicolas le 1er octobre. Je vous le promets… Êtes-vous contente ?

Elle fit signe que non. Mais lui, la baisant au front, ne voulant rien dire de plus, il la quitta en hâte…

* * * * * * * *

Le bourg d’Alsheim s’entretenait à présent de la scène qui s’était passée chez M. Oberlé. Dans la chaleur torride du soir, dans la poussière de froment coupé, de pollen de fleurs, de mousse desséchée, qui volait, féconde, d’un champ à l’autre, les hommes rentraient à pied ; les enfants et les jeunes gens rentraient à cheval, et la queue des chevaux était d’or, ou d’argent, ou noire et feu, dans l’ardente lumière que jetait, par-dessus l’épaule des Vosges, le soleil incliné. Les femmes attendaient leurs maris sur le seuil des portes, et, quand ils s’approchaient, faisaient plusieurs pas au-devant d’eux, dans la hâte de répandre une si grosse nouvelle : « Tu ne sais pas ce qui s’est passé à l’usine ! On en reparlera pour sûr, et d’ici longtemps ! Il paraît que le vieux M. Philippe a retrouvé la voix dans sa colère, et qu’il a chassé le Prussien. » Plusieurs des paysans disaient : « Tu parleras chez nous, femme, quand la porte sera close. » Plusieurs observaient, avec inquiétude, l’agitation des voisines et des voisins, et disaient : « Tout cela finira par une visite des gendarmes. » À la ferme de M. Bastian, les femmes et les jeunes filles achevaient de cueillir le houblon. Elles bavardaient encore, rieuses ou soucieuses selon l’âge. Le fermier avait défendu qu’on rouvrît la porte donnant sur la rue du bourg. Il continuait, prudent sous sa jovialité apparente, à verser les mannes pleines de fleurs d’où perlait le pollen frais. Les bœufs et les chevaux, passant près de la cour, aspiraient l’air et tendaient le cou.

Et, peu à peu, les travailleuses se levèrent, secouèrent leurs tabliers, et, lasses, détirant leurs bras jeunes, bâillant à la fraîcheur dont il venait quelques bouffées par-dessus les toits, partirent pour gagner plus ou moins loin le gîte et le souper.

Chez les Oberlé aussi, le dîner sonna. Le repas fut le plus court et le moins gai qu’eût éclairé le reflet des boiseries et des peintures de couleur tendre. Très peu de mots furent échangés. Lucienne songeait au nouvel obstacle que rencontrait son projet de mariage et à l’irritation violente de M. de Kassewitz ; Jean, à l’enfer qu’était devenue cette maison familiale ; M. Oberlé, à ses ambitions probablement ruinées ; madame Monique au départ possible de son fils. Vers la fin du dîner, au moment où le domestique venait de se retirer, M. Oberlé se mit à dire, comme s’il continuait une conversation :

– Je n’ai pas coutume, vous le savez, ma chère, de céder à la violence ; elle m’exaspère, et c’est tout. Je suis donc résolu à deux choses : d’abord à faire construire une seconde maison dans les chantiers, où je serai chez moi, puis à hâter le mariage de Lucienne avec le lieutenant von Farnow. Ni vous, ni mon père, ni personne ne m’en empêchera. Et je viens de lui écrire, à lui-même, dans ce sens.

M. Oberlé regarda successivement, avec la même expression de défi, son fils et sa femme. Il ajouta :

– Il faut que ces jeunes gens puissent se revoir et se parler librement, comme des fiancés qu’ils sont…

– Oh ! dit madame Oberlé, les choses…

– Qu’ils sont ! reprit-il, de par ma volonté, et à dater de ce soir. Rien n’y changera rien… Je ne puis malheureusement les faire se rencontrer ici. Mon père inventerait un nouveau scandale, ou toi, – il désignait son fils, – ou vous, – et il désignait sa femme.

– Vous vous trompez, dit madame Oberlé. Je souffre cruellement de ce projet, mais je n’organiserai aucun scandale pour faire échouer ce que vous avez décidé.

– Alors, reprit M. Oberlé, vous avez l’occasion de prouver ce que vous dites. J’avais l’intention de ne rien vous demander, et de conduire moi-même Lucienne à Strasbourg, chez une tierce personne, qui aurait, dans son salon, réuni les fiancés.

– Je n’ai jamais mérité cela !

– Acceptez-vous donc d’accompagner votre fille ?

Elle réfléchit un instant, ferma les yeux, et dit :

– Certainement.

Il y eut une surprise dans la physionomie de son mari, de Jean et de Lucienne.

– J’en serai ravi, car ma combinaison ne me séduisait qu’à moitié. Il est beaucoup plus naturel que vous vous chargiez de conduire votre fille. Mais quel lieu de rendez-vous avez-vous l’intention de choisir ?

Madame Monique répondit :

– Ma maison d’Obernai.

Un mouvement de stupeur fit se redresser à la fois le père et le fils. La maison d’Obernai ? celle des Biehler ? Le fils, du moins, comprit le sacrifice que faisait la mère, et il se leva, et la baisa tendrement. M. Oberlé dit lui-même :

– C’est bien, Monique. C’est très bien. Et quelle époque vous conviendra ?

– Le temps de prévenir M. de Farnow. Vous fixerez vous-même l’heure et le jour. Écrivez-lui de nouveau, quand il vous aura répondu.

Lucienne, si peu tendre qu’elle fût pour sa mère, se rapprocha d’elle, ce soir-là. Dans le petit salon où elle travailla au crochet pendant deux heures, elle s’assit auprès de madame Oberlé, et, de ses yeux attentifs, elle suivait ou essayait de suivre la pensée sur ce visage ridé, creusé, si mobile et si expressif encore. Mais on ne lit souvent qu’à moitié les âmes. Ni Lucienne, ni Jean ne devinèrent la raison qui avait déterminé si promptement le sacrifice de madame Oberlé.

XIII

LES REMPARTS D’OBERNAI

 

Dix jours plus tard, Lucienne et sa mère venaient d’entrer dans la maison de famille où madame Oberlé avait vécu toute son enfance, la maison Biehler, qui levait ses trois étages de fenêtres à petites vitres vertes et son pignon à redan au-dessus des vieux remparts d’Obernai, entre deux maisons toutes semblables et du même siècle, le seizième.

Madame Oberlé était montée, en disant à la gardienne :

– Vous recevrez un monsieur qui me demandera, tout à l’heure.

Dans la grande chambre du premier où elle était entrée, une des rares pièces qui fussent encore meublées, elle avait vu vivre et mourir ses parents : le lit de noyer, le poêle de faïence brune, les chaises couvertes d’un velours de laine qui répétait sur chaque siège et chaque dossier la même corbeille de fleurs, le crucifix encadré sous un verre bombé, les deux vues d’Italie rapportées d’un voyage en 1837, tout était resté à la même place et dans le même ordre qu’autrefois. Instinctivement, en passant le seuil, elle chercha le bénitier pendu au linteau, et où les anciens, quand ils pénétraient dans la chambre, mouillaient leur doigt comme au seuil d’une demeure sacrée.

Les deux femmes s’approchèrent de la fenêtre. Madame Oberlé portait cette même robe noire qu’elle avait mise pour recevoir le préfet de Strasbourg. Lucienne, sur ses cheveux blonds nuancés, comme pour les voiler d’ombre, avait mis un chapeau de paille gris à grand bord, orné de plumes de même nuance. Sa mère la trouvait belle, et ne le disait pas. Elle eût été si empressée à le dire si le fiancé n’avait pas été celui qu’elles attendaient, et si l’aspect même de la maison et des pauvres souvenirs des braves gens d’Alsace qui l’avaient habitée n’eût encore augmenté la peine qu’elle éprouvait !

Elle s’appuya aux vitres et regarda, en bas, le jardin plein de buis taillé en boule et de plates-bandes dessinées par des bordures de buis, les allées tournantes et étroites où elle avait joué, grandi, rêvé. Au delà du jardin, il y avait la promenade établie sur les remparts de la ville, et, entre les marronniers plantés là, on découvrait la plaine bleue.

Lucienne, qui n’avait pas parlé depuis l’arrivée à Obernai, devinant qu’elle eût troublé une âme qui se demandait si elle pourrait aller jusqu’au bout de son sacrifice, vint tout près de sa mère, et, de cette voix intelligente qui prenait le cœur la première fois qu’on l’entendait, mais moins la seconde fois :

– Vous devez beaucoup souffrir, maman, dit-elle. Avec vos idées, ce que vous faites est presque héroïque.

La mère ne leva pas les yeux, mais les paupières battirent plus vite.

– Vous le faites par devoir de femme, et, à cause de cela, je vous admire. Je crois que je ne pourrais pas faire ce que vous faites : renoncer à ma personnalité jusqu’à ce point-là.

Elle ne pensait pas être cruelle.

– Et tu veux te marier ? demanda la mère en relevant vivement la tête.

– Mais oui. Nous n’entendons pas le mariage tout à fait comme vous, à présent.

La mère vit, au sourire de Lucienne, qu’elle allait se heurter à une idée faite, et elle sentit que l’heure pour discuter était mal choisie. Elle se tut.

– Je vous suis reconnaissante, reprit la jeune fille.

Puis après un moment d’hésitation :

– Cependant, vous avez eu une autre raison que celle d’obéir à mon père, quand vous avez accepté de venir ici… ici, recevoir M. de Farnow ?

Elle promena les yeux autour de la chambre, et les ramena vers la femme aux bandeaux plats, amenuisée et souffrante, qui était sa mère. Celle-ci n’hésita pas.

– Oui, dit-elle.

– J’en étais sûre. Pouvez-vous me la dire ?

– Tout à l’heure.

– Devant M. de Farnow ?

– Oui.

Une vive contrariété changea la physionomie de Lucienne, qui devint dure.

– Vous n’êtes cependant pas capable, quoique nous ne nous entendions guère, de vouloir détourner de moi mon fiancé ?

Deux larmes parurent au coin des paupières de madame Oberlé.

– Oh ! Lucienne !

– Non… Je ne le crois pas… C’est une chose importante ?

– Oui.

– Qui me concerne ?

– Non, pas toi.

La jeune fille ouvrit la bouche pour continuer, puis écouta, devint un peu pâle, et se tourna complètement vers la porte, tandis que sa mère se tournait seulement à moitié du même côté. Quelqu’un montait. Wilhelm von Farnow, précédé par la femme de charge qui l’accompagna seulement jusque sur le palier, aperçut, par l’ouverture de la porte, madame Oberlé, et, se rassemblant comme pour la parade militaire, traversant d’un pas rapide la chambre, vint incliner, devant la mère d’abord, devant la jeune fille ensuite, sa tête hautaine.

Il était en habits civils, très élégant. L’émotion pâlissait et creusait son visage. Il dit en français, gravement :

– Je vous remercie, madame.

Puis il regarda Lucienne, et son œil bleu, sans sourire, eut une étincelle de joie orgueilleuse.

La jeune fille sourit tout à fait.

Madame Oberlé eut un frémissement de dépit qu’elle essaya de réprimer. Elle regarda, bien en face, les yeux bleu d’acier de Wilhem von Farnow, qui se tenait immobile, dans la même attitude qu’il eut prise sous les armes et devant un grand chef.

– Il ne faut pas me remercier, monsieur. Je n’ai aucune part dans ce qui arrive. Mon mari et ma fille ont tout décidé.

Il s’inclina de nouveau.

– Je serais libre, je refuserais votre race, votre religion, votre armée, qui ne sont pas les miennes… Vous voyez que je vous parle franchement… Je tiens à vous dire que vous ne me devez rien,… mais aussi que je n’ai contre vous aucune animosité injuste. Je crois même que vous êtes un très bon soldat, et un homme estimable. Je le crois si bien que je vais vous confier une inquiétude dont je suis torturée…

Elle hésita un instant, et reprit :

– Nous avons eu, à Alsheim, une scène terrible, quand le comte de Kassewitz est entré à la maison…

– Le comte de Kassewitz me l’a rapportée, madame. Il m’a même conseillé de renoncer à mademoiselle votre fille. Mais moi, je ne renonce pas. Pour me faire renoncer, il faudrait…

Il se mit à rire :

– … il faudrait un ordre de l’Empereur ! Je suis bon Allemand, comme vous dites. Je ne renonce pas facilement à mes conquêtes. Et M. de Kassewitz n’est que mon oncle.

– Ce que vous ne savez pas, c’est que mon beau-père, pour la première fois depuis de longues années, dans l’exaspération, dans l’excès de la douleur, a parlé. Il a crié à Jean : « Va-t’en ! Va-t’en ! » J’ai entendu les mots. Je suis accourue. Eh bien ! monsieur, ce qui m’a le plus émue, ce n’est pas de voir M. Philippe Oberlé sans connaissance, étendu sur le tapis du salon : c’est l’expression de mon fils, et c’est la conviction qu’à ce moment il était résolu à obéir et à quitter l’Alsace.

– Oh ! dit Farnow, ce serait mauvais, cela !

Il jeta un coup d’œil sur la belle Lucienne, et vit qu’elle secouait, en signe de dénégation, ses cheveux blonds.

– Oui, mauvais, reprit la mère sans comprendre dans quel sens Farnow avait employé le mot. Quelle vieillesse pour moi, dans ma maison divisée, sans ma fille que vous allez m’enlever, sans mon fils qui serait parti !… Vous vous étonnez peut-être, que je vous révèle, à vous, une inquiétude de cette sorte ?…

Il fit un geste évasif.

– C’est que, reprit la mère plus vivement, je n’ai pas un conseil, pas une aide à espérer, en cette circonstance. Comprenez bien. À qui m’adresser ? À mon mari ? Il s’emportera ; il se mettra aussitôt en campagne ; il fera agir des influences, et, dans huit jours, nous apprendrons que Jean sera incorporé dans un régiment du nord ou de l’est de l’empire… À mon frère ? Il pousserait plutôt mon fils à quitter l’Alsace… Vous le voyez, monsieur, il n’y a que vous qui puissiez quelque chose…

– Et quelle chose exactement, madame ?

– Mais, plusieurs… Jean m’a promis qu’il entrerait au régiment. Vous pouvez lui ménager un accueil qui n’achève pas de le rebuter, lui assurer des protections, des relations, des camaraderies, lui parler… Vous le connaissez de longue date… Vous pouvez l’empêcher de s’abandonner à ses idées noires, et de mettre à exécution un pareil projet, s’il était de nouveau tenté…

Le lieutenant, très troublé et qui avait froncé les sourcils, changea de visage aux derniers mots.

– Madame, dit-il, jusqu’au 1er octobre vous avez la promesse de votre fils. Après, je m’en charge.

Puis, se parlant à lui-même, et repris par une pensée qu’il n’exprimait pas tout entière :

– Oui, murmura-t-il, très mauvais… il ne faut pas.

Lucienne l’entendit.

– Tant pis ! dit-elle. Je trahis un secret de mon frère. Mais il me pardonnera, quand il saura que c’est pour calmer maman que je l’ai trahi… Vous pouvez être tranquille, maman : Jean ne quittera pas l’Alsace.

– Parce que ?…

– Il aime, lui aussi.

– Où donc ?

– À Alsheim.

– Et qui ?

– Odile Bastian.

Madame Oberlé demanda, toute saisie :

– C’est vrai ?

– Comme il est vrai que nous sommes ici. Il m’a tout raconté.

La mère ferma les yeux, et, suffoquant, la poitrine haletante :

– Dieu soit loué !… Il se lève donc un peu d’espoir pour moi !… Laissez-moi pleurer. J’en ai vraiment besoin.

Elle désignait, de la main, la pièce qui, de l’autre côté du palier de l’escalier, était ouverte aussi et éclairée par une grande baie à travers laquelle on apercevait un arbre.

Farnow inclina son grand corps, en montrant à Lucienne qu’il la suivrait. Et la jeune fille passa, traversant la chambre où ses aïeux avaient tant aimé leur Alsace.

Madame Oberlé se détourna ; assise tout près de la fenêtre, elle appuya le front contre les vitres où, enfant, elle avait vu le grésil et la glace en fougère, et le soleil, et la pluie, et l’air qui tremble l’été, et tout le pays d’Alsace. « Odile Bastian ! Odile ! » répétait la pauvre femme. Le visage clair, le sourire, les robes de la jeune fille, le coin d’Alsheim où elle vivait, tout un poème de beauté, de santé morale, se levait dans l’esprit de la mère, et elle s’y attachait, avec effort et jalousement, afin d’oublier pour quelles autres amours elle était venue. « Pourquoi Jean ne m’a-t-il pas confié son projet ? pensait-elle. Il forme une compensation à l’autre… Il me rassure… Mon Jean ne nous quittera pas, puisque le plus fort des liens l’attache au pays… Peut-être réussirons-nous, à la longue, à vaincre l’obstination de mon mari… Je lui ferai valoir le sacrifice que nous faisons, Jean et moi, en acceptant cet Allemand… »

Cependant, de la chambre voisine, toute démeublée, sauf les deux chaises ou s’étaient assis Farnow et Lucienne, l’un près de l’autre, Lucienne un coude sur la balustrade de la fenêtre ouverte, le lieutenant un peu en retrait et la contemplant, et parlant avec une ferveur extraordinaire, quelquefois des rires venaient. Ils blessaient madame Oberlé, mais elle ne se retournait pas. Elle continuait de voir, dans le bleu fuyant des campagnes alsaciennes, l’image consolatrice évoquée par Lucienne.

Wilhelm von Farnow parlait, pendant ce temps, et mettait à profit l’heure qu’il devinait devoir être courte, où il lui était permis de se faire connaître de Lucienne. Celle-ci l’écoutait, le regard comme perdu et rêvant sur les toits, mais attentive en réalité, et soulignant d’un sourire ou d’une moue significative les réponses qu’elle avait à faire.

L’Allemand disait : « Vous êtes une conquête glorieuse. Vous serez reine parmi les officiers de mon régiment… Il y a déjà une femme d’origine française, mais née en Autriche, et elle est laide. Il y a une Italienne, il y a des Allemandes et des Anglaises. Vous, mademoiselle, vous avez en vous seule ce qu’elles ont de dons dispersés et partagés : la beauté, l’esprit, l’éclat, la culture allemande et la spontanéité française… Dès que nous serons mariés je vous présenterai dans le monde de Berlin… Comment avez-vous pu grandir à Alsheim !… »

Elle avait l’âme plus orgueilleuse encore que tendre, et ces sortes d’adulations lui plaisaient.

* * * * * * * *

À cette même heure, profitant d’une absence que M. Joseph Oberlé avait dû faire du côté de Barr, M. Ulrich était monté chez son neveu Jean.

Les jours approchaient, où le jeune homme allait entrer à la caserne. Il fallait le prévenir de l’insuccès de la démarche faite auprès du père d’Odile Bastian. M. Ulrich, après avoir longtemps hésité, trouvant plus dur de détruire un amour jeune que de partir pour la guerre, était entré chez son neveu, et lui avait tout dit. Depuis une heure ils causaient, ou plutôt l’oncle monologuait, et tâchait de consoler Jean qui, devant lui, avait laissé voir son chagrin et pleuré librement.

– Pleure, mon petit, disait l’oncle. En ce moment même ta mère assiste au premier entretien de Lucienne et de l’autre. Je t’avoue que je ne la comprends pas… Pleure, mais ne te laisse pas abattre. Demain il faut que tu sois vaillant. Songe que, dans trois semaines, tu seras à la caserne. Il ne faut pas qu’ils te voient pleurer. Eh bien ! l’année passera, tu reviendras parmi nous, et, qui sait ?…

Jean passa la main sur ses yeux, et dit, résolument :

– Non, mon oncle.

– Quoi, non ?

À cette même place où, l’hiver précédent, les deux hommes avaient si joyeusement causé de l’avenir, ils étaient de nouveau assis, aux deux extrémités du canapé. Dehors, le jour déclinait, lumineux encore et chaud. M. Ulrich retrouva tout à coup, sur le visage douloureux de Jean, l’expression d’énergie qui l’avait autrefois si vivement frappé et ravi. Les yeux couleur des Vosges, sous les sourcils rapprochés, s’emplirent de lueurs passantes. Et cependant les prunelles étaient fixes.

– Non, répéta Jean. Il est nécessaire que vous le sachiez, vous et un autre encore à qui je le dirai : je ne ferai pas mon service militaire ici.

– Où le feras-tu donc ?

– En France.

– Comme tu dis cela ! C’est sérieux ?

– Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

– Et tu pars tout de suite ?

– Non, après mon entrée au corps.

M. Ulrich leva les bras :

– Mais tu es fou ! Quand ce sera le plus difficile et le plus dangereux ! Tu es fou !

Il se mit à arpenter la chambre, depuis la fenêtre jusqu’au mur du fond. L’émotion lui faisait faire de grands gestes, et cependant il pensait à ne parler qu’à demi-voix, de peur d’être entendu par les gens de la maison.

– Pourquoi après ? Car enfin, c’est la première chose qui me vient à l’esprit en présence d’une idée pareille. Pourquoi ?

– J’avais projeté de partir avant d’entrer au régiment, dit posément le jeune homme. Mais maman a deviné quelque chose. Elle m’a fait jurer que j’entrerais à la caserne. J’y entrerai donc. N’essayez pas de m’en détourner. C’est déraisonnable, mais j’ai promis.

M. Ulrich haussa les épaules.

– Oui, la question de temps est un détail sérieux, mais ce n’est que cela. Le plus grave, c’est la résolution. Qui te l’a fait prendre ? Est-ce parce que ton grand-père a crié : « Va-t’en ! » que tu veux t’en aller ?

– Non, il a pensé comme moi, voilà tout.

– Est-ce le refus de mon ami Bastian qui t’a déterminé ?

– Pas davantage. S’il m’avait dit oui, j’aurais dû lui avouer ce que je vous dis ce soir : je ne vivrai ni en Allemagne, ni en Alsace.

– Alors, le mariage de ta sœur ?

– Oui, à lui seul, ce coup-là aurait suffi à me chasser. Quelle serait ma vie maintenant, à Alsheim ? Y avez-vous pensé ?

– Fais attention, Jean : tu abandonnes ainsi ton poste d’Alsacien !

– Non, je ne puis rien pour l’Alsace. Je ne pourrai plus gagner la confiance des Alsaciens, avec mon père compromis et ma sœur mariée à un Prussien.

– On dira que tu as déserté !

– Qu’on vienne donc me le dire, quand je servirai dans mon régiment de France !

– Et ta mère, tu vas laisser ta mère, seule ici ?…

– C’est la grande objection, allez, la seule grande. Je me la suis faite… Ma mère ne peut pas me demander, pourtant, d’avoir la vie sacrifiée et vaine qu’elle a eue… Son second mouvement, plus tard, sera pour m’approuver, parce que je me serai libéré du joug intolérable qui a pesé sur elle… Oui, elle me pardonnera. Et puis…

Jean montra les Vosges dentelées et vertes.

– Et puis, il y a la chère France, comme vous dites. C’est elle qui m’attire. C’est elle qui m’a parlé la première.

– Enfant ! dit M. Ulrich.

Il se planta devant le jeune homme demeuré assis et qui souriait presque.

– Faut-il qu’une nation soit belle, mon petit, pour qu’après trente ans elle fasse lever des amours comme le tien ! Où est le peuple qu’on regretterait de la sorte ? Oh ! la race bénie, qui parle encore en toi !…

Il s’arrêta un moment.

– Cependant, je ne puis pas te laisser ignorer vers quelles difficultés et quelles désillusions tu vas. C’est mon devoir. Jean, mon Jean, quand tu auras passé la frontière, réclamé la qualité de Français, selon la loi qui te le permet, et accompli ton année de service militaire, que feras-tu ?

– Je trouverai toujours à gagner mon pain.

– Ne t’y fie pas trop. Ne crois pas que les Français t’accueilleront avec faveur parce que tu seras Alsacien… Ils ont peut-être plus oublié que nous… En tout cas, ils sont comme ceux qui doivent une rente très ancienne : ils ne paient plus qu’avec humeur et en retard… Ne t’imagine pas qu’on t’aidera, là-bas, plus qu’un autre.

Son neveu l’interrompit :

– Je suis décidé, quoi qu’il arrive. Ne m’en parlez plus, voulez-vous ?

Alors, l’oncle Ulrich, qui caressait sa barbe grise et pointue, comme pour en faire sortir des mots qui venaient mal contre le cher pays, se tut, regarda longuement son neveu, avec un sourire de complicité qui grandissait et s’épanouissait. Et il finit par dire :

– À présent que j’ai fait mon devoir, et que je n’ai pas réussi, j’ai le droit de t’avouer, Jean, que j’ai eu quelquefois cette idée-là… Qu’est-ce que tu dirais, si je te suivais en France ?

– Vous ?

– Pas tout de suite. Je n’avais ici d’autre intérêt à vivre que de te voir grandir et continuer la tradition… Tout cela se brise… Sais-tu que ce serait un des meilleurs moyens de t’assurer contre un accueil peu empressé ?…

Jean était trop violemment agité par la gravité des résolutions immédiates pour prendre le temps de causer d’un projet d’avenir.

– Écoutez, oncle Ulrich, c’est dans quelques jours que j’ai besoin de vous… Je vous ai prévenu de ma décision précisément pour que vous m’aidiez…

Il se leva, alla vers sa bibliothèque, qui était près de la porte d’entrée, prit une carte d’état-major, et revint, en la dépliant, vers le canapé.

– Rasseyez-vous près de moi, mon oncle, et faisons de la géographie.

Il étendit sur ses genoux la carte de la frontière de la Basse-Alsace.

– J’ai résolu de m’en aller par ici, dit-il. Il y aurait une petite enquête à faire.

L’oncle Ulrich hocha la tête en signe d’approbation, intéressé comme par un plan de chasse ou de bataille prochaine.

– Bon endroit, fit-il, Grand-Fontaine, les Minières. Il me semble que c’est là que la frontière est la plus proche de Strasbourg, en effet… Qui t’a donné le renseignement ?

– François, le second fils du Ramspacherhof.

– Tu peux t’y fier. Tu prendras le train ?

– Oui.

– Jusqu’où ?

– Jusqu’à Schirmeck, je pense ?

– Non, c’est trop près de la frontière, et c’est une station trop importante. À ta place, je descendrais à la station d’avant, à Russ-Hersbach.

– Bien. Là, je prends une voiture commandée à l’avance… Je monte jusqu’à Grand-Fontaine, je me jette dans la forêt.

– Nous nous jetons, tu veux dire ?

– Vous venez ?

Les deux hommes se regardèrent, fiers l’un de l’autre.

– Parbleu ! continua M. Ulrich, ça t’étonne ? C’est de mon métier. Coureur de sentiers comme je le suis, je vais d’abord aller reconnaître le terrain, puis, quand j’aurai fait le bois, de manière à me diriger même la nuit, je te dirai si le plan est bon, et, à l’heure convenue, tu me trouveras. Aie soin de te mettre en touriste ; chapeau mou, jambières, pas une once de bagages.

– Évidemment.

M. Ulrich considéra encore ce beau Jean, qui allait pour toujours quitter la terre des Oberlé, des Biehler, de tous les ancêtres.

– Que c’est triste tout de même, dis, malgré le plaisir du danger !

– Bah ! dit Jean, en essayant de rire, j’irai voir le Rhin aux deux bouts, là où il est libre.

M. Ulrich l’embrassa.

– Courage, petit, à bientôt. Prends garde de ne pas laisser deviner ton projet ! Qui est celui que tu veux avertir ?

– M. Bastian.

L’oncle approuva, et, déjà sur le seuil, montrant la chambre voisine d’où ne sortait plus M. Philippe Oberlé :

– Ce pauvre-là ! Dire qu’il a plus d’honneur, avec sa moitié de personnalité humaine, que tous les autres ensemble ! Au revoir, mon Jean !

* * * * * * * *

Quelques heures s’écoulèrent, que Jean passa au bureau de l’usine, comme de coutume. Mais il avait l’âme si distraite que tout travail lui fut impossible. Les employés qui eurent besoin de lui parler s’en apercevant, un des contremaîtres ne put s’empêcher de dire aux commis chargés des écritures, des Allemands comme lui :

– La cavalerie allemande fait des ravages par ici : le patron a l’air à demi fou.

Le même sentiment patriotique les fit rire tous, silencieusement.

Puis le dîner sonna. Jean redoutait de retrouver sa mère et Lucienne. Celle-ci, au moment où elle allait entrer dans la salle à manger, retint son frère, et, dans le demi-jour, tendrement, l’embrassa en le serrant contre elle. Comme tous les fiancés, c’était un peu l’autre qu’elle embrassait, sans le savoir. Cependant, la pensée au moins était pour Jean. Lucienne murmura :

– Je l’ai vu longuement, à Obernai. Il me plaît beaucoup, parce que c’est un orgueilleux comme moi. Il m’a promis de te protéger au régiment. Mais ne parlons pas de lui à table, veux-tu ? Ça vaut mieux. Maman a été très bien. La pauvre femme me touchait. Elle n’en peut plus… Mon Jean, j’ai été obligé de la rassurer en lui révélant ton secret, et je lui ai dit que tu ne quitterais pas l’Alsace, parce que tu aimes Odile. Me pardonnes-tu ?

Elle passa son bras sous celui de son frère, et, sortant du vestibule pour entrer dans la salle à manger où M. et madame Oberlé étaient assis déjà, silencieux :

– Mon pauvre cher, dans cette maison-ci, toute joie est payée avec le chagrin des autres ! Vois : je suis seule heureuse !

Le dîner fut très court. M. Oberlé, aussitôt après, emmena, dans la salle de billard, sa fille qu’il voulait interroger. La mère resta un moment à table, près de son fils qui était maintenant son voisin. Dès qu’elle fut seule avec lui, la contrainte de son visage tomba comme un voile. La mère se tourna vers l’enfant, l’admira, lui sourit, et dit, avec le ton de confidence qu’elle savait si bien prendre :

– Mon bien-aimé, je n’en puis plus ! Je suis brisée et il faut que je me retire. Mais je veux t’avouer que, dans ma souffrance de tantôt, j’ai eu une joie. Figure-toi que je croyais, mais fermement, jusqu’à tantôt, que tu allais nous abandonner…

Jean sursauta.

– Oh ! je ne le crois plus ! ne t’effare pas !… Je suis rassurée… Ta sœur m’a dit en secret,… que j’aurais un jour une petite Alsacienne pour belle-fille… Cela me ferait tant de bien !… Je comprends que tu ne m’aies rien confié encore, au milieu de tant d’événements… Et puis c’est encore nouveau, n’est-ce pas ? Pourquoi trembles-tu comme tu fais ?… Puisque je te dis, mon Jean, que je ne te demande rien en ce moment, et que je suis complètement revenue de ma crainte… Je t’aime tant !

Elle aussi, elle embrassa Jean ; elle aussi, elle le pressa contre sa poitrine. Mais elle n’avait d’autre tendresse dans l’âme que celle qu’elle exprimait ; elle se souvenait de l’enfant au berceau, des nuits, des jours passés, des inquiétudes, des rêves, des précautions, des prières dont il avait été l’objet, et elle pensait : « Tout cela n’est rien, en comparaison de tout ce que je voudrais faire encore, toujours, pour lui. »

Quand elle eut disparu et qu’il eut entendu le bruit qu’elle faisait, en ouvrant la porte du grand-père infirme, auquel elle ne manquait jamais d’aller souhaiter bonne nuit, Jean se leva, et sortit. Il alla par les champs, jusqu’à la bordure d’arbres qui enveloppait la maison des Bastian, pénétra dans le parc, et caché là, resta quelque temps à regarder la lumière qui filtrait à travers les volets de la grande salle.

Des voix parlaient tour à tour. Il en reconnaissait le timbre et n’en distinguait pas les mots. Elles étaient espacées, lentes, et Jean s’imagina qu’elles étaient tristes. La tentation lui venait de faire le tour de ces quelques mètres de façade et d’entrer résolument dans la salle. Il pensait : « Maintenant que je suis décidé à vivre hors de l’Alsace, maintenant qu’ils m’ont refusé à cause de l’attitude qu’a prise mon père et du mariage de Lucienne, je n’ai plus le droit d’interroger Odile. Je m’en irai sans savoir d’elle si elle souffre comme moi… Mais ne puis-je pas la revoir chez elle, une dernière fois, dans l’intimité de la veillée qui les réunit tous trois ? Je ne lui écrirai pas ; je ne chercherai pas à lui parler : mais je la reverrai, j’emporterai d’elle un dernier souvenir, et elle devinera que je suis au moins digne de pitié. »

Il hésitait cependant. Il se sentait, ce soir, trop malheureux et trop faible. D’ici le 1er octobre, n’aurait-il pas le temps de revenir ? Un pas s’approcha, du côté du jardin. Jean regarda encore la mince lame de lumière qui s’échappait de la salle où veillait Odile, et qui coupait la nuit. Et il se retira.

XIV

LE DERNIER SOIR

 

Le dernier soir était venu. Jean devait prendre, à Obernai, un train de nuit pour Strasbourg, afin d’être à la caserne Saint-Nicolas, le lendemain matin, à sept heures, heure réglementaire. Ses vêtements militaires commandés chez un tailleur de Strasbourg, comme il est d’usage pour les volontaires d’un an, l’attendaient, bleus et jaunes, pliés sur deux chaises, dans la chambre que, depuis un mois, madame Oberlé était allée retenir en face de la caserne Saint-Nicolas, vers le milieu de la rue des Balayeurs.

Après le dîner, il avait dit à sa mère :

– Laissez-moi aller me promener seul, afin de dire adieu à la campagne d’Alsheim, que je ne reverrai pas d’ici longtemps ?

Elle avait souri. M. Joseph Oberlé avait répondu :

– Moi, mon bonhomme, tu ne me retrouveras pas. J’ai une échéance demain 1er octobre, et il faut que je travaille au bureau. Et puis, je n’aime pas les attendrissements inutiles. Que diable, d’ici deux mois tu n’auras pas facilement de congé, je le veux bien, mais tu n’en seras que plus content de revenir ensuite à la maison. Allons, embrasse-moi !

Plus affectueusement qu’il ne l’aurait cru lui-même, Jean l’avait embrassé, et, suivi d’un mot de la voix fraîche de Lucienne : « À bientôt ! » il était sorti.

La nuit avait une moiteur singulière. Pas un nuage. Un croissant de lune, des étoiles par milliers ; mais, entre ciel et terre, un voile de brume était tendu, qui n’arrêtait pas la lumière, mais la dispersait, de telle sorte qu’il n’y avait aucun objet qui fût vraiment dans l’ombre et aucun qui fût brillant. Une atmosphère nacrée enveloppait les choses. Elle était chaude à respirer. « Comme elle est douce, mon Alsace ! » murmura Jean, quand il eut ouvert la porte du jardin potager, et qu’il se trouva derrière les maisons du village, devant la plaine où la clarté de la lune dormait, trouée de loin en loin par l’ombre ronde d’un pommier ou d’un noyer. Une langueur immense s’échappait du sol, que les premières pluies d’automne avaient pénétré. Des parfums de labour se mêlaient à l’odeur des chaumes, à celle des végétations parvenues à toute leur puissance de développement et d’arôme. La montagne soufflait, exhalait doucement vers la vallée l’odeur du pollen de ses pins, de ses menthes et de ses fraisiers mourants, de ses myrtilles et de ses genévriers foulés par les promeneurs et les troupeaux. Jean respira l’odeur de son Alsace, il crut reconnaître l’exquis parfum de cette petite montagne qui est près de Colmar, le Florimont, où pousse le dictame. Et il pensa : « C’est la dernière fois. Plus jamais ! Plus jamais ! »

Les toits n’avaient pas d’étincelles. Ils montaient, à gauche du sentier que suivait le jeune homme ; ils avaient l’air de mains jointes, autour de l’église, fraternellement, et, sous chacun d’eux, Jean pouvait imaginer une figure connue ou amie. Et il songea ainsi un peu de temps, en marchant. Mais dès qu’il aperçut, gris au milieu des champs le gros bosquet d’arbres où se cachait l’habitation de M. Xavier Bastian, il perdit toute autre pensée. Parvenu à la hauteur de la ferme où le cadet des fils lui avait dit : « C’est par Grand-Fontaine qu’il fait bon passer la frontière, » il entra dans l’avenue des cerisiers, et il se souvint encore, et il trouva la barrière blanche. Personne ne passait. Qu’importait, d’ailleurs ? Jean ouvrit la porte à claire-voie, se glissa, en marchant sur la bordure d’herbe, au ras des massifs d’arbres, jusqu’à la fenêtre de la grande salle qui était éclairée, puis, tournant la maison, arriva devant la porte qui ouvrait du côté opposé au village d’Alsheim.

Il attendit un instant, pénétra dans le vestibule, et ouvrit la porte de la grande pièce où se tenait, chaque soir, la famille Bastian.

Ils étaient tous les trois dans le rayon de la lampe, comme Jean l’avait imaginé. Le père lisait le journal ; les deux femmes, de l’autre côté de la table brune encombrée de linge blanc déplié, brodaient des initiales sur des serviettes qui allaient entrer dans l’armoire des Bastian. La porte s’était ouverte sans autre bruit que celui du bourrelet frôlant le parquet. Cependant, tout était si calme autour de l’habitation et dans l’appartement, qu’ils tournèrent la tête, les yeux plissés, pour voir qui entrait.

Il y eut un moment d’incertitude pour M. Bastian et d’hésitation chez Jean. Il avait fixé son regard, d’abord, sur le visage d’Odile. Il avait vu que celle-ci avait souffert comme lui, et que, la première, la seule, elle reconnaissait celui qui entrait, et qu’elle devenait pâle, et que, dans l’angoisse, sa main levée, sa respiration, son regard s’arrêtaient.

La toile où cousait Odile lui glissa des mains sans qu’elle fît le moindre geste pour la relever.

Et ce fut peut-être à ce signe que M. Bastian reconnut le visiteur. L’émotion le saisit tout de suite.

– Comment ? demanda-t-il doucement, c’est toi, Jean ? Personne ne t’a introduit ?… Que viens-tu faire ?

Il posa lentement son journal sur la table, sans cesser de considérer, dans l’ombre de la pièce, le jeune homme qui demeurait à la même place, à deux pas de la porte.

– Je viens vous dire adieu, dit Jean.

Mais la voix était si angoissée que M. Bastian comprit que quelque chose d’inconnu et de tragique était entré chez lui. Il se leva, en disant :

– En effet, c’est demain le 1er octobre… Tu vas entrer à la caserne, mon pauvre garçon… Tu veux sans doute me parler ?

Déjà M. Bastian, lourd et prompt, s’était avancé, avait tendu la main, et le jeune homme, l’attirant dans le coin le plus sombre de l’appartement, reculant avec lui, avait répondu tout bas, les yeux dans les yeux du père d’Odile. Madame Bastian regardait dans l’ombre, où ils ne faisaient qu’un groupe indistinct.

– Je pars, murmura Jean, et je ne reviendrai jamais, monsieur Bastian. C’est pour cela que je me suis permis de venir.

Il sentit que la rude main de l’Alsacien tremblait. Un dialogue secret, rapide, s’échangea pendant que les deux femmes, inquiètes, se soulevaient de dessus leurs chaises, et, les mains appuyées sur la table, se penchaient.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu reviendras dans un an ?

– Non, je vais entrer au régiment, parce que je l’ai promis. Mais je le quitterai.

– Tu le quitteras ?

– Après-demain.

– Où vas-tu ?

– France.

– À jamais ?

– Oui.

Un moment, le vieil Alsacien se détourna :

– Causez, les femmes, causez ; nous avons une petite affaire à traiter.

Elles se levèrent tout à fait. Lui, haletant comme s’il avait couru :

– Prends garde à ce que tu vas faire… Sois prudent… Ne te fais pas prendre !…

Il posa les deux mains sur les épaules de Jean :

– Moi, vois-tu, je reste. C’est ma manière d’aimer l’Alsace. Il n’y en a pas de meilleure. J’y vivrai, j’y mourrai. Pour toi, les circonstances sont différentes, mon pauvre enfant,… je te comprends… Ne laisse rien deviner aux femmes. C’est trop grave… On ne sait rien chez toi ?

– Non.

– Garde ton secret.

Il ajouta, plus bas :

– Tu as voulu la revoir : je ne te gronde pas, puisque plus jamais vous ne vous reverrez…

Jean fit un signe de tête qui signifiait : « Oui, j’ai voulu la revoir. »

– Regarde-la un moment, et puis va-t’en… Reste là derrière mon épaule…

Et, par-dessus l’épaule de M. Bastian qui s’effaçait à demi, Jean put voir que les yeux d’Odile, troublés d’abord, étaient devenus effrayés. Elle n’eut pas honte de soutenir son regard. Elle était uniquement occupée de ce dialogue qu’elle n’entendait pas, de ce mystère où elle se sentait mêlée, et son visage trahissait l’extrême souffrance de sa jeunesse. « Que se disent-ils ? Est-ce mauvais encore ? Est-ce meilleur ? Non, pas meilleur : ils ne se tournent pas ensemble vers moi. » La mère était plus pâle encore que sa fille.

– Adieu, mon enfant, dit tout bas M. Bastian. Je t’aimais bien, va… Je n’ai pas pu faire autrement que je n’ai fait… Mais je t’estime ; je me souviendrai de toi…

Gagné par les larmes, le vieil Alsacien serra la main de Jean, silencieusement, et la laissa retomber. Jean fit le court chemin qui le séparait de la porte… Il était tremblant et égaré… Une dernière fois, il se retourna : il s’en allait donc ;… dans un instant il aurait disparu ;… il ne reviendrait plus à Alsheim.

– Au revoir, madame ! dit-il.

Il voulut dire au revoir à Odile, mais un sanglot l’empêcha de parler. Jean se jeta dans l’ombre du corridor… On l’entendit marcher vite…

– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda madame Bastian. Xavier, tu nous caches quelque chose !

Le vieil Alsacien sanglotait. Elle devina. Toutes ses préventions tombèrent.

– Odile, dit-elle, cours lui dire adieu !

Odile courait déjà ; elle traversa la salle ; elle rejoignit Jean près de l’angle de la maison.

– Je vous en supplie, dit-elle, pourquoi êtes-vous si malheureux ?

Il se retourna, décidé à ne point parler et à tenir son serment. Elle était tout près de lui. Il ouvrit les bras. Elle s’y jeta.

– Ah ! Dieu ! dit-elle tout haut, vous partez ! je le sens ! vous partez !

Il lui baisa les cheveux, tendrement, pour la vie, et s’enfuit en tournant la muraille.

XV

L’ENTRÉE AU RÉGIMENT

 

À sept heures moins un quart, Jean Oberlé, en jaquette et coiffé d’un chapeau rond, longeait les écuries bâties en brique de l’ancienne caserne française de Saint-Nicolas, construite sur l’emplacement d’un couvent et que les Allemands appellent aujourd’hui « Nikolaus Kaserne ». Il arriva devant la grille doublée de tôle qui sert d’entrée, et dont la partie centrale était seule ouverte, salua le sous-officier chef de poste, échangea quelques mots avec lui, s’avança vers un groupe d’une douzaine de jeunes gens, volontaires d’un an, qu’on apercevait à l’extrémité de la cour, à peu près sous l’horloge de l’immense façade à trois étages, au pied des murs qui sont peints en vert d’eau. Des cavaliers en petite tenue, tunique bleu ciel à passepoils jaunes, pantalon noir, bonnet plat, traversaient en tous sens le vaste terrain poussiéreux et uni. Un détachement à cheval, la lance à l’épaule, rangé à gauche le long d’une écurie, attendait, pour se mettre en route, le commandement de l’officier.

– Herr Sergeant, dit Jean, en abordant le sous-officier à l’air prétentieux et protecteur, recherché dans sa mise et vulgaire de visage, qui l’attendait en avant du groupe des volontaires, je suis un des volontaires de l’année.

Le gradé, qui avait de très longues moustaches noires qu’il étirait et relevait perpétuellement entre le pouce et l’index, lui demanda ses nom et prénoms, et les collationna, avec les nom et prénoms portés sur la liste qu’il tenait à la main.

En même temps, cambré dans son uniforme, secrètement intimidé par la fortune présumée de ceux qu’il recevait, désireux de leur plaire et jaloux de ne pas le leur montrer, il toisait de bas en haut le volontaire qui lui parlait, comme s’il eût cherché le défaut corporel, la tare, la verrue, ce qu’il pouvait y avoir de ridicule pour des yeux de sous-officier dans ce civil alsacien. Quand il eut achevé son examen, il prononça :

– Mettez-vous avec les autres.

Les autres étaient, pour la plupart, des Allemands, qui devaient venir, à en juger par la variété des types, de tous les points de l’Empire. Ils avaient fait toilette, au moment de revêtir l’uniforme, afin de bien montrer, à leurs camarades du volontariat et aux soldats de la caserne, qu’ils étaient dans la vie civile des jeunes gens de familles riches. Ils portaient des bottines vernies, des gants de peau glacés, jaunes ou rouges, des cravates nouées avec élégance et piquées d’épingles de prix. Chacun se présentait soi-même aux futurs camarades, en disant : « Permettez-moi de me présenter à vous ; mon nom est Fürbach ; mon nom est Blossmann ». Jean n’en connaissait aucun. Il se contentait de s’incliner, mais sans se nommer. Que lui importait, à lui qui ne devait être leur compagnon que pour cette seule journée ?

Et il se tint sur la gauche du groupe, l’esprit bien loin de cette caserne Saint-Nicolas, tandis qu’autour de lui, la même question était chuchotée plusieurs fois : « Quel est celui-là ? Un Alsacien, n’est-ce pas ? » Il y eut des sourires de bons vivants faciles à épanouir ; il y eut aussi des mises en garde, des rivalités muettes de races, des tailles qui se redressèrent, des yeux bleus et durs qui fixèrent le nouveau venu, sans un clin de paupière.

Deux volontaires arrivèrent encore. L’heure sonna, et le sergent, précédant les quinze jeunes gens, entra par la grande porte cintrée qui s’ouvre au milieu de la caserne, et monta dans une salle du second étage, où devait avoir lieu la visite médicale. À huit heures, les volontaires étaient de nouveau réunis dans la cour, non plus groupés selon leur fantaisie, mais alignés sur deux rangs et surveillés de plus près par le sergent. On attendait le colonel. Jean avait pour voisin de gauche un fils d’industriel de Fribourg, grand, imberbe, avec des yeux vifs et des joues d’enfant blond, mais tailladées par deux cicatrices, l’une près du nez, l’autre près de l’œil droit, souvenirs de duels d’étudiant. Voyant Jean Oberlé très réservé et songeur, il le crut intimidé par la nouveauté de ce milieu, et se proposa aussitôt comme guide. Tandis que l’Alsacien, les bras derrière le dos, son pâle et solide visage levé vers la grille, regardait, dans le soleil d’octobre, le peuple de Strasbourg qui traversait la rue, son voisin s’efforçait de l’intéresser aux détails et aux personnages de la caserne.

– Vous avez eu tort de ne pas faire comme moi ; je me suis arrangé pour me faire présenter à quelques officiers. Je connais même plusieurs maréchaux des logis chefs. Tenez, le wacht-meister qui sort de l’écurie, là-bas, c’est Stübel, gros buveur, gros mangeur, bon enfant ; l’autre qui nous contemple du bout de la cour, la petite moustache rousse, vous voyez ? s’appelle Gottfried Hamm, un vilain type… Vous le connaissez ?

– Oui.

Attention ! commanda le sergent. Fixe !

Lui-même se porta vivement à dix pas en avant, et s’arrêta la tête haute, les deux bras le long du corps, la main gauche tenant le sabre au-dessous de la garde.

Il venait d’apercevoir, arrivant d’un pas délibéré, un officier enveloppé de son manteau gris, et dont le seul aspect avait mis en fuite une vingtaine de hussards qui erraient au soleil le long des murailles. Le colonel s’arrêta devant la première ligne que formaient les jeunes gens, espoir de la réserve de l’armée allemande. C’était un homme sanguin et remuant, très bon cavalier, très énergique, qui avait des jambes grêles, le buste gros, les cheveux presque noirs et des yeux généralement terribles dans le service.

– Monsieur le colonel, dit le sergent, voici les volontaires d’un an.

Le colonel fronça aussitôt les sourcils, et dit, en fixant, l’une après l’autre, chacune de ces têtes jeunes avec la même sévérité :

– Vous êtes des privilégiés, votre instruction vous permet de ne faire qu’un an. Montrez-vous-en dignes. Soyez l’exemple des autres soldats. Pensez que vous serez plus tard leurs chefs. Et, pas d’infraction à la discipline ! Pas de fantaisie dans l’uniforme ! Pas une minute de vêtements civils ! Je punirais ferme !

Il se fit donner la liste des volontaires. Quand il lut le nom de Jean, il l’associa, en esprit, à celui du lieutenant von Farnow, et appela :

– Volontaire Oberlé ?

Celui-ci sortit du rang. Le colonel, sans atténuer en rien la rudesse de son regard, le tint attaché, quelques secondes, sur le visage du jeune homme. Il pensait que c’était là le frère de cette Lucienne Oberlé qu’il avait permis au lieutenant de demander en mariage.

– C’est bien ! fit-il.

Il porta deux doigts, rapidement, à sa casquette, et se détourna, grossi par le vent du Nord qui se mit aussitôt à souffler dans l’ouverture du manteau gris.

À peine avait-il disparu, qu’un lieutenant en premier, très bel homme, d’une correction militaire et mondaine parfaite, et qui remplissait les fonctions d’adjudant-major aux hussards rhénans, vint se placer devant le front des volontaires rassemblés, et lut un ordre qui affectait chacun d’eux à telle compagnie de tel escadron. Jean se trouvait dans la troisième compagnie du deuxième escadron.

– Pas de chance, murmura son voisin : c’est la compagnie de Gottfried Hamm.

Désormais, les quinze volontaires étaient vraiment « incorporés », ils avaient leur place marquée dans cette multitude ordonnée, leurs chefs responsables, le droit de demander des vêtements militaires à tel magasin et un cheval à telle écurie. C’est à quoi ils s’occupèrent aussitôt. Jean et son camarade de hasard, fils d’un libraire de Leipzig, montèrent au dernier étage de la caserne, et pénétrèrent dans le magasin d’habillement, où ils reçurent leurs effets de grande et de petite tenue, et en laissèrent quelques-uns, manteaux de cavalerie et paires de bottes, que le kammer-sergeant voulut bien accepter pour lui-même, à titre de bienvenue, ou se charger de remettre à d’autres sous-officiers de la compagnie. La séance fut longue. Elle ne prit fin qu’après dix heures. Une visite dans la chambre où logeait le premier brosseur, et où se trouvait la petite armoire de bois blanc dont l’usage serait commun désormais entre le volontaire et le soldat ; une autre au sergent d’écurie, chargé de désigner le cheval et le second brosseur ; une autre au tailleur du régiment : il était plus de midi lorsque Jean put s’échapper de la caserne, et déjeuner à la hâte.

Les volontaires, pour cette première journée, étaient dispensés de rentrer à une heure. Ils ne firent qu’après le pansage leur apparition dans la cour du quartier, tous ensemble, – ils s’étaient donné le mot, – superbes dans leurs uniformes flambants neufs, très regardés par les cavaliers, par les sous-officiers surtout qui examinaient, au passage et jalousement, la coupe et la finesse de l’étoffe, la façon des cols et des parements, le lustre des bottes vernies. Un seul de ces jeunes gens demeura étranger au plaisir d’amour-propre que les autres éprouvaient. Il songeait à un télégramme qu’il aurait dû trouver déjà chez lui, et dont les termes convenus flottèrent devant les yeux de Jean, toute l’après-midi. Cela seul l’occupait. L’inquiétude de ne pas recevoir l’avis de départ de l’oncle Ulrich, l’énervement, et quelque chose comme un défi que sa jeunesse lançait, pour le lendemain, à toute autorité aujourd’hui obéie, empêchèrent le jeune homme de sentir l’extrême fatigue de cette journée. Après les exercices d’assouplissement, le manège, le service d’écurie, à huit heures et demie du soir seulement, il fut libre. Quelques-uns des volontaires étaient si las qu’ils préférèrent gagner leur lit sans souper. Jean fit comme eux, pour une raison différente. Il rentra immédiatement rue des Balayeurs.

Sur le seuil de la maison, la logeuse l’arrêta :

– Monsieur Oberlé, il est arrivé pour vous un télégramme.

Jean monta au premier, alluma sa bougie, et lut les trois mots sans signature qu’il attendait : « Tout va bien. »

Cela signifiait que tout était prêt pour le lendemain, que M. Ulrich avait fait le nécessaire. Désormais le sort en était donc jeté : Jean quitterait la caserne et l’Alsace le 2 octobre, dans quelques heures. Bien qu’il n’eût pas eu un instant d’hésitation, le jeune homme éprouva une émotion poignante à la lecture de cette sorte de mise en demeure. La réalité des séparations définitives s’imposa plus fortement à son esprit, et, la fatigue aidant, il pleura. Il s’était jeté tout habillé sur son lit. La tête cachée dans l’oreiller, il songeait à chacun de ceux qui continueraient d’habiter l’Alsace, tandis qu’il s’exilerait à jamais ; il les entendait se plaindre ou s’emporter à son sujet, lorsque la nouvelle parviendrait à Alsheim ; il revoyait celle qu’il aimait, l’Odile joyeuse de la vigile de Pâques, devenue désespérée, à l’heure du départ, devinant tout et demandant, suppliante, une réponse qu’il avait fallu ne pas lui donner… Tout cela était nécessaire, tout cela était irréparable. Les heures de la nuit passaient. La rue était devenue silencieuse. Jean comprit qu’il aurait besoin, bientôt, de toute son énergie morale. Tâchant d’écarter de lui ces regrets et ces visions qui l’épuisaient, il se répéta à lui-même, vingt fois de suite, ce qui avait été convenu, dans une dernière entrevue entre son oncle et lui, trois jours plus tôt, et ce qu’il devait accomplir point par point, aujourd’hui.

Oui, aujourd’hui, car les coqs chantaient déjà dans les cours voisines. Il n’était pas possible de partir par un train du matin. Le rendez-vous des volontaires à la caserne était fixé à quatre heures. Or, le premier train quittait Strasbourg, dans la direction de Schirmeck, à cinq heures quarante-huit minutes ; il n’arrivait à Russ-Hersbach qu’après sept heures, et le prendre, c’était s’exposer grandement. Trois heures ne s’écouleraient pas, en effet, sans que l’absence d’un volontaire fût remarquée, sans que l’alarme fût donnée. L’oncle Ulrich et Jean étaient tombés d’accord que le moyen à peu près infaillible de passer la frontière sans éveiller de soupçon, consistait à monter dans le train qui part de Strasbourg à midi dix, c’est-à-dire pendant le déjeuner des volontaires.

« J’ai fait le trajet, pour me rendre compte, avait dit M. Ulrich. Je suis sûr de mes chiffres. Tu arrives à Russ-Hersbach à une heure vingt et une minutes ; une voiture nous monte en un quart d’heure à Schirmeck. Nous tournons à droite, et nous sommes à Grand-Fontaine trente minutes plus tard. Là, nous laissons la voiture, et, grâce, à de bonnes jambes comme les tiennes et les miennes, nous pouvons être en France à deux heures quarante-cinq minutes ou deux heures cinquante. Alors, je te quitte, et je reviens. »

Il importait de ne pas manquer le train de midi dix, et cela serait facile, les volontaires se trouvant libres, d’ordinaire, à onze heures.

Jean finit par s’endormir, mais pour bien peu de temps. Avant quatre heures du matin, il repassait la grille de la caserne Saint-Nicolas.

Le peu de repos qu’il avait pris lui avait rendu toute sa vigueur de volonté. Comme la plupart des énergiques, Jean se troublait à l’avance ; mais, devant la nécessité d’agir, il retrouvait la pleine possession de soi-même. Durant le pansage des chevaux, puis au manège, puis à l’exercice jusqu’à près de onze heures, il fut parfaitement calme. Il y avait, dans son attitude même, quelque chose de moins indifférent, de moins réservé que la veille. Son camarade, le Saxon, l’observa et lui dit : « Vous voilà déjà habitué, n’est-ce pas ? » Jean sourit. Il considérait à présent ces bâtiments, ces officiers, ces soldats, cet appareil de la force allemande, de la même façon et avec le même sentiment que l’écolier libéré qui regarde les murs, les professeurs et les élèves de son collège. Il se sentait déjà détaché de cet ensemble ; il observait, avec une curiosité à demi amusée, les scènes et les figures que plus jamais il ne reverrait.

Vers onze heures, il aperçut, à la tête d’un peloton de hussards, superbe de jeunesse, de raideur militaire et de volonté disciplinée, le baron de Farnow rentrant à la caserne. Les chevaux, pour avoir trotté plusieurs heures dans le polygone de Neudorf, revenaient crottés jusqu’au poitrail ; les hommes, harassés, se laissaient aller en avant, et n’attendaient que le signal de la halte pour maudire la corvée du jour. Farnow, nullement las, dirigeait son alezan à travers la cour avec le même plaisir que s’il venait d’être invité à une chasse à courre, et partait pour le rendez-vous. Jean songea : « Voilà celui qui sera le mari de ma sœur. Nous ne nous rencontrerons plus. En cas de guerre, il sera mon ennemi. » Il eut la vision d’un futur grand chef de cavalerie, chargeant dans la poussière d’une plaine, criant, haut sur les étriers, la bouche et les narines ouvertes. Farnow ne se douta pas qu’il donnait des distractions de cette espèce au jeune volontaire qu’il effleura d’un seul regard de ses yeux bleus. Il s’éloigna, suivi des hommes, vers le fond de la cour. On entendit un commandement bref, en voix de tête, un cliquetis d’armes heurtées, et puis plus rien. L’exercice d’assouplissement prolongé par le zèle de l’instructeur dura encore trente minutes. À onze heures et demie, Jean, inquiet, sachant qu’il avait à peine le temps de se rendre à la gare pour le train de midi dix, remontait en toute hâte l’escalier qui conduisait à la chambre de son brosseur, lorsqu’un des hommes de la compagnie lui cria :

– Revue d’uniformes de service pour la 3e du 2, à midi ! C’est le capitaine qui l’a fait dire. Vous n’avez pas le temps de sortir !

Jean continua de monter sans même accorder un moment d’attention à cet obstacle qui se dressait in extremis devant lui. Il était décidé. Il allait partir. Il allait trouver, à Russ-Hersbach, son oncle Ulrich qui l’attendrait avec une voiture à l’arrivée du train. Jean ne pensait qu’à une chose : sortir et courir à la gare. Il reprit en hâte sa tenue de ville et ses bottes vernies, descendit dans la cour, et, se mêlant à un groupe de volontaires qui appartenaient à d’autres compagnies et n’avaient aucune raison de rester à la caserne, franchit la grille sans difficulté.

Lorsqu’il fut dans la rue, à quelques mètres du poste, sur le trottoir de la rue des Balayeurs, il se mit à courir. L’horloge, en arrière, disait midi moins dix-sept minutes. Le temps de parcourir les trois cents mètres qui le séparaient de la maison meublée, de monter dans sa chambre et de remplacer l’uniforme par des vêtements civils, n’était-ce pas trop déjà ? Serait-il possible de prendre le train de midi dix ? Car il y avait toute la ville à traverser. Et, d’autre part, c’eût été une grave imprudence d’essayer de passer la frontière en uniforme. Jean réfléchit, tout en courant, qu’il pouvait aisément emporter une valise, et qu’il changerait de costume soit dans le train, soit à Russ-Hersbach. En pénétrant dans le couloir, il appela la logeuse, et, essoufflé :

– J’ai une course très pressée, dit-il. Veuillez arrêter une voiture de place. Je redescends.

Trois minutes plus tard, il avait enfermé dans une valise le pantalon, la jaquette, le chapeau qu’il avait eu la précaution de préparer et de disposer dès le matin sur son lit, et il sautait dans un fiacre, en ayant soin de donner seulement comme adresse : « Rue de la Mésange. » Mais au plus prochain détour, il se releva, et commanda :

– Cocher, à la gare, et à toute vitesse.

Il arriva à la dernière minute, prit un billet pour Russ-Hersbach, et monta dans un compartiment de première, avec deux autres voyageurs. Un instant encore, et le train s’ébranla, glissa sur les rails, s’enfonça dans le tunnel qui traverse les fortifications, reparut à la lumière, et, coupant la plaine d’Alsace, roula vers l’ouest.

* * * * * * * *

À la même heure exactement, le capitaine qui passait, dans la cour, la revue des effets de service, ayant aperçu l’un des deux volontaires affectés à sa compagnie, demandait au wachtmeister :

– Où est l’autre ?

– Je ne l’ai pas vu, monsieur le capitaine, répondit Hamm.

Et, se tournant vers le jeune Saxon, camarade d’Oberlé :

– Vous savez où il est ?

– Il est sorti après l’exercice, monsieur le wachtmeister, et n’est pas revenu.

– Pour une fois, grommela le capitaine, je ne punirai pas ; il n’a pas compris, sans doute ; mais vous lui ferez l’observation, de ma part, quand il rentrera, Hamm, et vous n’y manquerez pas.

L’incident n’eut donc pas de suites immédiates. Mais, quand les hommes eurent été réunis de nouveau pour le pansage, qui avait lieu chaque après-midi de une heure à deux, l’absence de Jean ne put pas ne pas être remarquée. Tout le long des murs des écuries, à l’extérieur, les chevaux étaient attachés à des boucles de fer. Les cavaliers maniaient la brosse, et, parmi eux, les volontaires arrivés de la veille, et qui prenaient une leçon de pansage sous la direction de leur deuxième brosseur. Les sergents surveillaient nonchalamment, lorsque le wachtmeister de la troisième compagnie sortit de son bureau, et se dirigea du côté sud de la cour, où Oberlé aurait dû se trouver. Ses grosses lèvres mordaient sa moustache rousse. Il parcourut la file du regard.

Oberlé n’est donc pas rentré ? fit-il.

Le même camarade répondit :

– Il courait en sortant de la caserne et en se dirigeant vers sa chambre.

– L’avez-vous vu au restaurant ?

– Il n’a pas déjeuné avec nous.

– Cela suffit, dit le wachtmeister.

Hamm se détourna rapidement. Il eut une moue accompagnée d’un roulement de ses yeux fauves, qui montrait qu’il jugeait grave la situation. Il la jugeait grave pour Oberlé, mais sérieuse également pour lui-même. Ni le capitaine, ni le lieutenant n’étaient à ce moment à la caserne. S’il y avait une histoire, par hasard, le capitaine ne manquerait pas de dire : « Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? » Hamm traversa la cour, dans toute la longueur, songeant à ce qu’il devait faire, et se rappelant un propos du père Hamm, le brigadier d’Obernai. Celui-ci n’avait-il pas dit textuellement, lorsque Gottfried s’était rendu à Obernai, voilà quinze jours : « Tu vas avoir dans ton régiment le fils de M. Oberlé. Tiens-le à l’œil. Je serais bien étonné qu’il ne fît pas parler de lui. C’est tout le portrait du grand-père, un enragé, qui déteste les Allemands, et qui est bien capable d’un coup de tête. »

Mais il fallait aller aux renseignements avant de faire du zèle. Ce n’était pas difficile. La rue des Balayeurs s’ouvrait en face de la grille. Hamm épousseta sa tunique bleue en la frappant avec le bout des doigts, obliqua vers la porte de la caserne, et se rendit chez la logeuse de Jean, dans la grande maison à gauche, aux contrevents verts. Il reçut cette réponse :

– Parti en voiture, avant midi, avec une valise.

– Quelle adresse a-t-il donnée ?

– Rue de la Mésange.

– Pas de numéro ?

– En tout cas, je n’ai pas entendu. Je ne sais pas.

Le soupçon se précisa dans l’esprit de Hamm. Le wacht-meister n’avait plus à hésiter. Il courut chez le capitaine, qui logeait dans les nouveaux quartiers, jusque dans la Kerderstrasse.

Le capitaine n’était pas chez lui.

Désappointé, et le sang échauffé par la marche qu’il venait de faire, Hamm rentrait à la caserne, et coupait, au plus court, par les jardins de l’Université, lorsqu’il pensa que tout près, là, derrière le bloc de maisons de la Germania, rue Grandidier, habitait le lieutenant Farnow. Celui-ci n’appartenait pas au 2e escadron. Mais Hamm connaissait les fiançailles de l’officier. On en avait parlé entre gradés. Il monta au premier, dans la superbe maison construite en blocs de pierre réguliers et saillants. Et l’ordonnance, interrogée, répondit :

– Monsieur le lieutenant s’habille.

Le lieutenant von Farnow s’habillait, en effet, pour faire quelques visites et se rendre au Casino des officiers. En culotte et en chemise, penché au-dessus d’une table-toilette à glace biseautée, tout un service de brosses et les ustensiles de son onglier étalés autour de lui, il se lavait le visage. La pièce sentait l’eau de Cologne. Il tourna vers le maréchal des logis sa face toute trempée d’eau, et dit, en saisissant une serviette :

– C’est vous, Hamm ? Qu’y a-t-il ?

– Monsieur le lieutenant, je me suis permis d’entrer, parce que je ne trouve pas chez lui mon capitaine, et que le volontaire Oberlé…

– Oberlé ? Qu’a-t-il fait ? interrompit Farnow, qui eut une secousse nerveuse.

– Il n’a pas reparu depuis onze heures et demie.

Farnow, qui s’épongeait la figure, jeta la serviette sur la table, violemment, et s’approcha du sous-officier. Il se souvenait des craintes de madame Oberlé. Et Hamm pensa : « Il a la même idée que moi. »

– Comment ! pas reparu ? Avez-vous été rue des Balayeurs ?

– Oui, monsieur le lieutenant : il a quitté la maison en voiture à midi moins dix.

Le jeune lieutenant sentit le froid de la mort lui toucher le cœur. Il ferma les yeux une seconde, fit un effort violent pour garder l’apparence d’un homme maître de soi, et il y parvint. Il était blême, mais pas un muscle de son visage ne bougeait, quand il dit :

– Vous n’avez qu’une chose à faire, Hamm : c’est de prévenir votre commandant. Il s’informera… et fera… ce qui est prescrit en pareil cas.

Farnow eut même la force de consulter du regard la pendule de Saxe fleuri qui ornait son bureau, et d’ajouter :

– Une heure quarante. Il faut vous hâter.

Le wachtmeister salua, et se retira.

L’officier courut aussitôt dans le cabinet de travail contigu, et demanda la communication avec un des agents de surveillance de la gare de Strasbourg. Une dizaine de minutes plus tard, il était appelé, à son tour, par la sonnerie du téléphone, et apprenait qu’un volontaire du 9e hussards, en tenue, arrivé au dernier moment avec une valise, avait pris un billet de première classe pour la station de Russ-Hersbach.

– Non ! cela est impossible ! s’écria Farnow, en se laissant tomber sur le divan de son cabinet. Il y a erreur… Russ-Hersbach, c’est presque la frontière, et Jean ne peut pas déserter, parce qu’il aime… Il est à Alsheim… Il a, en tout cas, voulu revoir Odile… Je vais le savoir !

Il frappa du poing son bureau d’acajou :

– Hermann !

L’ordonnance, un large Germain, calme, entr’ouvrit la porte.

– Selle mon cheval et le tien ! Tout de suite !

Farnow fut rapidement prêt, descendit, trouva les deux chevaux dans la rue, traversa Strasbourg, et dès qu’il eut dépassé le talus des fortifications, se mit à trotter à grande allure sur la route.

À mesure qu’il s’avançait sur Alsheim, la pensée de la désertion possible de Jean s’imposait davantage à son esprit. La conversation avec madame Oberlé lui revenait dans les moindres détails, d’autres raisons encore de croire au malheur, contre lequel son impérieuse volonté luttait péniblement : « Il comprend si peu l’Allemagne ! Il s’en glorifiait chez le conseiller Brausig… Et puis, sa famille désunie, mes fiançailles qui ont accentué les divisions… Cependant, il est fiancé, lui aussi, ou à peu près… Et les natures comme la sienne, les natures françaises doivent se laisser dominer par l’amour… Non… Je vais le trouver là-bas… ou savoir de ses nouvelles. »

Il faisait chaud, sur la longue route sans ombre, ruban de poussière qu’on voyait déroulé, d’un village jusqu’à l’autre, dans la plaine moissonnée. Le ciel, au-dessus des champs, était trouble et cuivré : à l’horizon, derrière les Vosges, il y avait des sommets de nuages immobiles et tout pleins de rayons. Les chevaux en sueur allaient toujours à grande allure. Sous les noyers isolés, parmi les chaumes, des enfants levaient leurs gaules et chantaient au passage des cavaliers.

Hermann pensait : « Monsieur le lieutenant a donc perdu l’esprit ? Il va de plus en plus vite ! »

Farnow sentait grandir en lui l’angoisse à mesure qu’il approchait, « Et si je ne le trouvais pas ? S’il avait, en effet… »

Obernai fut laissé à droite. Un chemin de traverse pointait sur Alsheim. Bientôt le toit bleu des Oberlé apparut et grandit dans la verdure. « Lucienne ! Lucienne ! Lucienne ! »

* * * * * * * *

Dans la maison qu’assoupit la chaleur orageuse de cette journée d’automne, une seule voix rompt le silence, et si faible, si monotone ! C’est celle de madame Monique Oberlé. Près du fauteuil du grand-père, dans la chambre que l’infirme ne quitte plus, madame Oberlé lit, tout haut, le Journal d’Alsace. Car le facteur vient de faire la distribution du soir. On entend le murmure des mots, à cause de la fenêtre ouverte, et cela ressemble à la récitation cadencée du rosaire. Dans la salle de billard, au-dessous de la chambre qui est toujours celle de Jean, M. Joseph Oberlé, assis dans l’ombre du rideau, sommeille à demi, ayant sur les genoux quelques lettres et un numéro de la Strassburger Post. À l’extrémité de la pièce, et dans l’ombre aussi, Lucienne, penchée sur un petit bureau Louis XVI, écrit.

– Monsieur ? Monsieur Oberlé ?

L’industriel sursauta, et, se redressant prestement, ouvrit la porte, entr’ouverte seulement, et rejoignit, dans le vestibule, le concierge qui accourait.

– Pourquoi m’appelez-vous ? Vous savez que je n’aime pas…

Il causa une minute avec l’homme, et rentra épanoui.

– Ma Lucienne, M. de Farnow t’attend à la grille du parc.

Elle était déjà debout, toute rose.

– Lui ? Pourquoi n’entre-t-il pas ?

– Il paraît qu’il est à cheval, très pressé… Peut-être aussi n’ose-t-il pas ?… Va le chercher de ma part, ma chérie, ramène-le… Dis-lui qu’il n’y aura aucun scandale : je me charge d’empêcher toute nouvelle scène.

D’un geste de la main tournant sur elle-même, il montrait qu’il fermerait plutôt les portes, là-haut, d’où venait le bruit monotone de la lecture du journal.

Elle se regarda dans la glace, et releva ses cheveux. Il répéta :

– Va, mon trésor, c’est toi qu’on demande. Si vous ne revenez pas tout de suite, j’irai vous trouver.

Elle passa en saluant. Deux marches à la fois, elle descendit le perron. Elle marchait vite dans l’avenue, heureuse, un peu troublée, les lèvres entr’ouvertes, les yeux cherchant Farnow.

Au bout de l’avenue seulement, lorsqu’elle fut sur le point de tourner vers la porterie, elle vit les deux chevaux tout fumants de sueur qui étaient restés sur la route, tenus en bride par l’ordonnance et, presque en même temps, l’officier qui se dégageait de l’abri du mur, et qui s’avançait.

Mon Dieu ! quel visage rouge il a aujourd’hui, ce pâle Farnow ! quel air préoccupé ! quelle hâte qui n’est pas celle de la joie, car il ne répond rien à Lucienne qui court à moitié, tâchant de rire !

Bonjour, Wilhelm ! Quelle bonne surprise !

Il se découvre, il prend la main qui se tend, mais, au lieu de la baiser, au lieu d’admirer, comme il sait le faire, avec ses yeux durs qui s’enfièvrent, il attire Lucienne du côté des chantiers tout voisins. Les lèvres aiguës de Lucienne s’obstinent à sourire ; elles sont braves ; elles font bonne contenance, tandis que le cœur est déjà serré par l’angoisse.

– Vous m’enlevez donc ? Qu’est-ce que c’est que ce farouche ami, qui ne dit pas même bonjour ? Vous, si correct…

– Venez… Tenez, ici, nous ne serons pas vus…

Ils sont presque au commencement du chantier, dans une sorte de retraite que forment trois piles inégales de planches. Farnow lâche la main de Lucienne.

– Jean est-il ici ? Faites bien attention : est-il à Alsheim ?

Toute l’angoisse et toute l’impérieuse jeunesse qui voulait commander au malheur étaient dans les yeux de Farnow, et guettaient la réponse.

– Mais non, dit simplement Lucienne.

– Vous l’attendez, au moins ?

– Pas plus.

– Alors, nous sommes perdus, mademoiselle ! Perdus !

– Mademoiselle ?

– Oui, s’il n’est pas ici, c’est qu’il a déserté.

– Ah !

La jeune fille se renversa en arrière, comme si elle tombait, et s’appuya aux planches, les bras écartés, les yeux hagards.

– Déserté ?… Perdus ?… Vous voyez bien que vous me tuez, avec des mots pareils… Est-ce que vraiment, Jean ?… Vous êtes sûr ?…

– Puisqu’il n’est pas ici, oui, je suis sûr… Il a pris son billet pour Russ-Hersbach, comprenez-vous, Russ-Hersbach… Il a dû déjà franchir la frontière… Je vous dis qu’il a quitté Strasbourg voilà plus de trois heures…

Il fut secoué par un rire de souffrance et de colère.

– Vous ne vous souvenez donc pas ? Il avait juré à votre mère qu’il entrerait à la caserne. Il y est entré en effet. Mais la promesse expirait aujourd’hui. Et il a déserté… Et à présent…

– Oui… à présent ?

Lucienne ne demandait pas d’autre preuve. Elle croyait déjà. Sa poitrine haletait. Ses mains cessèrent de serrer les planches qu’elle avait saisies, et se joignirent, suppliantes. Elle fut obligée de répéter la question à Farnow immobile de douleur.

À présent qu’allez-vous faire, Wilhelm ?

Farnow, le visage contracté, droit devant elle, dans son uniforme poussiéreux, dit d’une voix faible :

– Vous quitter !…

– Me quitter parce que mon frère déserte ?

– Oui.

– Mais c’est insensé ce que vous dites !

– C’est mon devoir de soldat.

– Mais vous ne m’aimez donc pas ?

– Oh ! si, je vous aime !… Seulement l’honneur ne me permet plus de vous épouser… Je ne peux pas être le beau-frère d’un déserteur, moi officier, moi Farnow !

– Alors cessez d’être officier et continuez de m’aimer ! cria Lucienne, levant les bras vers l’immobile statue bleue. Wilhelm, l’honneur vrai consiste à aimer Lucienne Oberlé ; à ne pas l’abandonner ; à ne pas manquer à la parole qu’on lui a donnée… Laissez mon frère ; qu’il aille où il voudra ; mais ne brisez pas nos deux vies !

Farnow pouvait à peine parler. Il se tut un moment. L’effort de sa volonté gonflait tous les muscles de son cou quand il dit :

– C’est bien pis. Vous devez savoir toute la vérité, Lucienne : je suis obligé de le dénoncer.

– Dénoncer Jean ! Vous ne ferez pas cela ! cria Lucienne, avec un geste de recul. Je vous le défends !

– Je le ferai tout à l’heure. La loi militaire m’y oblige.

– Ce n’est pas vrai. Ces cruautés-là n’y sont pas !

– Je vais vous le faire dire… Hermann !

L’homme se montra, à dix pas de Farnow et de Lucienne, à l’entrée de l’allée, stupéfait et les traits encore tuméfiés par la course.

– Écoute-moi bien. Rappelle-toi l’article du règlement. Que commande-t-il, quand on a connaissance d’un projet de désertion ?

Le soldat réfléchit une seconde, et récita : « Celui qui aurait connaissance, d’une manière digne de foi, d’un projet de désertion, à un moment où il serait encore possible de l’empêcher, et qui n’en prévient pas ses supérieurs, est puni d’emprisonnement jusqu’à dix mois, en campagne jusqu’à trois ans. »

Vite aux chevaux ! dit Farnow, nous partons !

Et, se retournant :

– Adieu, Lucienne !

Elle courut à lui ; elle lui saisit le bras :

– Non, non, cria-t-elle, vous ne partirez pas ! Je ne veux pas !

Il regarda un instant ce visage en larmes, où l’ardent amour et la douleur se mêlaient. Elle répéta :

– Je ne veux pas, entends-tu ?

Alors Farnow l’enveloppa de ses bras, la souleva de terre, la serra contre sa poitrine, et, avec passion, baisa ces yeux qu’il ne voulait plus voir. Et ce fut à la violence désespérée de ce baiser, que Lucienne comprit que c’était bien un adieu.

Il la repoussa brusquement, gagna la grille, sauta en selle, et partit au galop dans la direction d’Obernai.

XVI

DANS LA FORÊT DES MINIÈRES

 

La nuit venait. Jean n’était point encore sorti des forêts allemandes. Jean dormait, épuisé de fatigue, couché sur la mousse et sur les aiguilles de sapin, et M. Ulrich veillait, attentif au danger possible, encore ému de celui auquel il venait d’échapper. Les deux hommes occupaient la partie basse d’un étroit espace laissé par des bûcherons entre deux piles de fagots. On avait éclairci une sapinière. Les branches encore vertes, redressées par la sève, hérissaient les pentes et les arêtes des deux remparts de bois abattu, et rendaient plus sûr l’abri de l’angle aigu qu’ils formaient. Tout autour, les futaies inclinées de la montagne ouvraient leurs larges plis au vent d’orage qui soufflait. Aucun autre bruit ne montait jusqu’à ces hauteurs.

Il y avait deux heures environ que M. Ulrich et son neveu avaient dû se réfugier là.

Lorsque le train était arrivé à la station de Russ-Hersbach, l’oncle Ulrich avait tout de suite compris et dit que le moment était passé, pour Jean, de quitter son uniforme. Trop d’attentions eussent été frappées de ce menu fait, dans cette région frontière, qui est peuplée d’observateurs visibles et invisibles, où les pierres entendent et les sapins regardent. Avec un juron, il avait jeté la valise au cocher du landau de louage commandé depuis trois jours à Schirmeck.

– Voilà un bagage inutile ! avait-il grommelé. Il n’est pas lourd, heureusement. Menez vos chevaux bon train, cocher !

Les chevaux avaient pris la route qui traverse le pauvre village, atteint la ville de Schirmeck, et quitté là la vallée principale, pour monter, à droite, par l’étroite et sinueuse vallée qui conduit à Grand-Fontaine. Aucun symptôme ne révélait une défiance particulière ; mais le nombre des témoins connus de la prétendue promenade augmentait. Et cela était grave. Bien que Jean fût appuyé contre le siège du cocher, et caché en grande partie par les rideaux du break et par une couverture que M. Ulrich avait jetée sur la tunique trop éclatante de son neveu, l’uniforme du 9e hussards avait été certainement aperçu par les deux gendarmes croisés dans les rues de Schirmeck, par les ouvriers de la carrière de pierre que le chemin longe au sortir de la ville, par le douanier qui fumait et avait continué de fumer si tranquillement sa pipe, assis sous les arbres, à gauche du premier pont de Grand-Fontaine. M. Ulrich se disait, de plus, à chaque instant : « L’alarme va être donnée ; elle l’est peut-être, et quelqu’un des innombrables agents de l’État va s’avancer, nous interroger et nous faire suivre, quoi que nous répondions. » Il ne communiquait point ses craintes à Jean, qui était tout autre que la veille, et que le sentiment de l’aventure exaltait.

La voiture, malgré la pente et les cailloux de la route, montait vite le long du torrent, et s’engageait entre les maisons de Grand-Fontaine. Les hêtrées du Donon, veloutées et dorées, et couronnées de sapins, se levaient en avant. Il était deux heures quinze minutes lorsque les chevaux s’étaient arrêtés au centre du village, sur l’espèce de place inclinée où l’eau d’une source coule dans une grande auge de pierre. Les voyageurs étaient descendus de voiture, les chemins n’étant plus carrossables.

– Allez nous attendre à l’auberge de Rémy Naeger, avait dit M. Ulrich. Nous ferons notre promenade, et, dans une heure, nous reviendrons… Doublez la ration d’avoine pour les chevaux, et prenez une bouteille de vin de Molsheim à mon compte.

Aussitôt, M. Ulrich et Jean, laissant à droite le sentier qui monte au Donon, s’étaient dirigés tout à fait à gauche, par l’étroit sentier, bordé de maisons, de jardins et de haies, qui unit Grand-Fontaine au dernier village de la haute vallée, celui des Minières.

À peine avaient-ils fait deux cents mètres, qu’ils aperçurent le garde forestier de la Mathiskopf qui descendait vers eux. L’homme, coiffé du chapeau tyrolien, vêtu de la vareuse verte, couleur de barbe de sapins, sortait de sa maison, en haut des Minières, et gagnait le sentier où il devait nécessairement rencontrer les deux voyageurs.

M. Ulrich eut peur.

– Jean, dit-il, voilà un uniforme que je préfère rencontrer plus tard. Prenons par la forêt !

La forêt était à gauche. C’étaient les sapinières de la Mathiskopf, et plus loin celles de la Corbeille, pentes très couvertes, qui s’élevaient de plus en plus, et où les abris ne manqueraient pas.

Jean et son oncle franchirent la haie, quelques mètres de prairie, et entrèrent dans l’ombre des sapins.

Il était temps. L’alarme venait d’être donnée par le gouvernement militaire de Strasbourg ; on avait téléphoné au poste de douane de Grand-Fontaine, et à tous ceux des environs, d’empêcher la désertion du volontaire Oberlé. Le garde forestier, qui n’avait reçu aucune consigne, ne reparut pas, mais Jean et M. Ulrich, – celui-ci avec la vieille lunette d’Iéna, – remarquèrent promptement des allées et venues inquiétantes. Dans la tranquille vallée, il y eut bientôt des douaniers et des gendarmes en vue. Ils se jetèrent, eux aussi, dans la forêt de la Mathiskopf.

Et la fuite commença.

M. Ulrich et Jean ne furent pas rejoints, mais ils furent aperçus ; ils furent traqués, de futaie en futaie, pendant plus d’une heure, et empêchés de gagner la frontière, car il aurait fallu traverser à découvert le fond de la vallée. L’idée qu’avait eue M. Ulrich de grimper au sommet d’une des piles de bois et de se laisser couler, avec Jean, dans la fente laissée entre les fagots amoncelés, avait sauvé les deux fugitifs. Les gendarmes, ayant rôdé quelque temps dans la sapinière, s’étaient éloignés dans la direction du Glacimont.

Jean s’était endormi, et la nuit venait. Le vent amoncelait les nuages, et hâtait l’ombre. Un vol de corbeaux glissa, rasant la cime des arbres. Au frémissement de leurs ailes, M. Ulrich sortit de la rêverie où le plongeait la contemplation de son neveu, vêtu d’un uniforme de cavalier allemand, et étendu sur la terre d’Alsace. Il se leva, et, prudemment, monta jusqu’au sommet de la tranchée verte.

– Eh bien ! oncle Ulrich, demanda Jean qui s’éveillait, que voyez-vous ?

– Aucun casque de gendarme, aucun bonnet de douanier, souffla M. Ulrich en se penchant. Je les crois dépistés. Mais avec eux, il faut toujours se défier.

– La vallée des Minières ?

– A l’air abandonnée, mon ami. Personne dans les deux chemins, ni dans les prés autour du village. Le garde-chasse lui-même a dû rentrer et se mettre à table, car la fumée s’échappe à présent de la cheminée… Te sens-tu vaillant, mon petit ?

– Si nous sommes poursuivis, vous allez le voir !

– Nous ne le serons pas. Mais l’heure est venue, mon enfant…

Il ajouta, après un petit intervalle, où il feignit d’écouter :

– Monte, pour que nous fassions le plan de bataille.

Quand il eut près de son épaule la tête de Jean, dépassant les branches des fagots et tournée vers l’ouest :

– Tu vois, dit M. Ulrich, le village des Minières en bas ?

– Oui.

– Malgré la nuit et la brume, tu peux te rendre compte que, de l’autre côté, la montagne est moitié sapins et moitié hêtres.

– Je devine.

– Nous allons faire un demi-cercle pour éviter les jardins et les prés des Minières, et quand nous serons là-bas, juste en face, tu n’auras pas deux cents mètres à descendre, et tu seras en France…

Jean ne répondit rien.

– C’est l’endroit que j’ai reconnu pour toi. Il faut que tu te rappelles bien : là-bas, autour de Raon-sur-Plaine, les Allemands se sont réservé toutes les forêts ; ils ont laissé à la France toutes les terres nues. Il y a précisément devant nous, sur l’autre pente, une grande pointe de prairie française… J’y ai même vu une ancienne ferme abandonnée, quelque chose d’avant la guerre, je suppose… Je vais partir devant…

– Pardon, moi devant.

– Non, je t’assure, mon petit, que le danger est égal en arrière. Et il faut bien que je te serve de guide… Je te précède donc, nous évitons les sentiers, et je te conduis, prudemment, jusqu’à un point où tu n’auras qu’une chose à faire : prendre ta course et traverser une route, puis quelques mètres de taillis, en droite ligne. Au delà du taillis, l’herbe est française…

Dans l’ombre, M. Ulrich embrassa Jean. Il ne voulut pas prolonger l’adieu, de peur de s’émouvoir lui-même, en ce moment où il fallait être parfaitement maître de soi.

– Viens, dit-il.

Ils se glissèrent sous le couvert des grands sapins, qui commençaient près de là. La pente était hérissée d’obstacles contre lesquels Jean ou son oncle se heurtaient souvent, pierres éboulées et couvertes de mousse, troncs brisés et pourris, branches tendues dans l’ombre comme des griffes. Toutes les minutes, M. Ulrich s’arrêtait pour écouter. Il se retournait aussi, fréquemment, et, derrière lui, il ne manquait point d’apercevoir la haute silhouette de Jean, dont il ne voyait plus le visage. Quelquefois Jean disait :

– Ils seront bredouilles, mon oncle !

– Tais-toi, mon Jean. Nous ne sommes pas encore sauvés.

Les deux compagnons descendirent en tournant jusqu’à la lisière des prés des Minières, et remontèrent un dernier contrefort des Vosges, mais sans quitter le couvert.

Lorsque M. Ulrich fut arrivé au sommet, il s’arrêta, huma le vent qui venait d’en face, plus librement parce que les arbres étaient plus jeunes, et, malgré le danger qu’il y avait à parler, murmura :

– Sens-tu les chaumes de France ?

Il y avait une plaine en avant, mais invisible. On ne pouvait qu’entrevoir des fumées immobiles qui étaient les bois descendants, et d’autres fumées rapides, au-dessus, qui étaient les nuages.

M. Ulrich se mit à descendre avec plus de précaution encore, l’oreille attentive. Un hibou s’envola. Il y eut trente pas à faire dans de mauvais buissons qui s’accrochaient aux vêtements. Et tout à coup, en avant, une voix cria dans la futaie :

– Halt !

M. Ulrich se baissa, mit la main sur l’épaule de Jean, et, rapidement :

– Ne bouge pas ! Moi je vais les attirer du côté des Minières. Dès qu’ils seront après moi, tu te lèveras, et tu franchiras le chemin, puis le petit taillis. Cours droit devant toi ! Adieu !

Il se releva, fit quelques pas avec précaution, puis, à travers la futaie, partit au trot.

La voix, qui s’était rapprochée, cria de nouveau et deux fois de suite :

– Halt ! Halt !

Un coup de feu raya l’ombre. Quand le bruit eut cessé de sonner sous les branches, on entendit la voix de M. Ulrich, déjà loin, qui répondait :

– Raté !

En même temps, Jean Oberlé s’élança du côté de la frontière. Tête baissée, sans rien voir, les coudes levés, la poitrine fouettée par les branches, il courait de toutes ses forces. Il dut passer à peu de distance d’un homme embusqué. Les feuilles s’agitèrent. Un appel de sifflet retentit. Jean précipita sa course. Il déboucha inopinément sur la route. Aussitôt un second coup de carabine éclata. Jean roula au bord du taillis. Des clameurs, en même temps, s’élevèrent :

– Le voilà ! Le voilà ! Venez !

Jean se releva aussitôt. Il crut avoir butté contre une ornière. Il sauta dans le taillis. Mais ses jambes étaient faibles. Il sentait grandir l’angoisse d’une défaillance inévitable. Les cris de ceux qui le poursuivaient lui sonnaient dans le dos. Les arbres tournaient. Enfin, il eut une sensation de lumière, de vent froid, d’espace libre, et il ne vit plus rien.

* * * * * * * *

Tard dans la nuit, il s’éveille de son évanouissement. La forêt est secouée par l’orage. Il est dans une chambre de ferme abandonnée, sans meuble, éclairée par une petite lanterne. On l’a couché sur des branches vertes. Un homme se penche au-dessus de lui. Jean le regarde. Il reconnaît un douanier français. La première impression d’effroi se dissipe. La figure est avenante.

– A-t-on tiré d’autres coups ? demande-t-il.

L’homme répond :

– Non, pas d’autre.

– Tant mieux. L’oncle Ulrich est sauvé ;… il m’avait accompagné jusqu’à la frontière… Vous voyez, j’étais au régiment ;… je viens pour être soldat chez nous…

Il voit que sa tunique a été enlevée ; qu’il y a du sang sur sa chemise… Il respire mal.

– Qu’est-ce que j’ai ?

Le douanier, un homme à grosses moustaches roulées, qui pleurerait s’il n’avait pas honte, répond :

– L’épaule traversée, mon ami. Ça guérira… Heureusement que nous faisions notre ronde par ici, quand vous êtes tombé dans le pré. Mon camarade est allé en bas, chercher le médecin. Au petit jour, ils seront montés… Ne vous faites pas de chagrin… Qui êtes-vous ?

Dans le demi-rêve, Jean Oberlé répond :

– L’Alsace…

À peine s’il peut parler. La pluie d’orage s’est mise à tomber. Elle martelle les toits, les planches des portes, les feuillages, les roches, toute la forêt qui enveloppe la maison. Les cimes se tordent et roulent comme des chevelures d’algues dans les eaux de la mer. Un murmure immense, où des millions de voix sont unies, monte le long des Vosges et s’élève dans la nuit. Le blessé écoute. Qu’a-t-il compris ? Il est faible. Il sourit.

– C’est la France qui chante ! murmure-t-il.

Et il retombe, les yeux clos, en attendant l’aube.

FIN


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Septembre 2009

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