Michel Zévaco

 

 

 

LE FILS DE PARDAILLAN

Volume II

 

 

 

Les Pardaillan – Livre VIII

 

 

 

7 novembre 1913 – 19 avril 1914 – Le Matin
1916 – Tallandier, Le Livre national

 

 

 

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Table des matières

 

XXXIV.. 5

XXXV.. 19

XXXVI. 24

XXXVII. 30

XXXVIII. 41

XXXIX.. 48

XL.. 54

XLI. 61

XLII. 67

XLIII. 70

XLIV.. 79

XLV.. 85

XLVI. 90

XLVII. 97

XLVIII. 105

XLIX.. 111

L.. 117

LI. 123

LII. 130

LIII. 137

LIV.. 144

LV.. 153

LVI. 163

LVII. 172

LVIII. 184

LIX.. 196

LX.. 203

LXI. 211

LXII. 216

LXIII. 230

LXIV.. 239

LXV.. 250

LXVI. 254

LXVII. 260

LXVIII. 267

LXIX.. 275

LXX.. 280

LXXI. 284

LXXII. 291

LXXIII. 298

LXXIV.. 304

LXXV.. 317

LXXVI. 325

LXXVII. 336

À propos de cette édition électronique. 340

 

XXXIV

 

Saêtta s’arrêta devant la table du ministre et s’inclina profondément, mais sans servilité, avec une sorte de fierté narquoise.

 

Sully fixa sur lui son œil scrutateur. Ce coup d’œil lui suffit pour juger le personnage. Sans aménité, brusquement, sèchement, il dit :

 

– C’est vous qui prétendez apporter au Trésor une somme de dix millions ?

 

Nullement intimidé, Saêtta rectifia froidement :

 

– J’apporte en effet dix millions au Trésor, monseigneur. Sully le fixa le quart d’une seconde et, avec la même brusquerie :

 

– Soit. Où sont ces millions ? Parlez. Et surtout soyez bref : je n’ai pas de temps à perdre.

 

L’accueil eût démonté un solliciteur ordinaire. Il eût écrasé un courtisan. Mais Saêtta ne se considérait pas comme un solliciteur, et il n’était pas courtisan. Il ne fut pas démonté : il fut piqué. Et se redressant, du tac au tac, il répliqua :

 

– Je sais que votre temps est précieux, monseigneur. Je ne vous demande que dix minutes en échange de quoi je vous donne dix millions… Un million par minute… C’est assez bien payé, même pour un ministre.

 

La réponse était plutôt impertinente. Sully fronça le sourcil et allongea la main vers le marteau pour appeler et faire jeter dehors l’insolent.

 

Mais cet homme remarquable, qui rendit d’éminents services à son roi, avait un faible, comme tous les hommes, qu’ils soient illustres ou obscurs. Le faible de Sully était l’intérêt. L’intérêt frisant de près la rapacité.

 

Il réfléchit que s’il faisait jeter dehors l’homme avant qu’il eût parlé, il courait le risque de perdre dix millions. La somme méritait d’être prise en considération, sinon l’homme qui lui paraissait négligeable.

 

Il n’acheva pas le geste. Et, avec un air de souverain mépris :

 

– Je vous engage à peser vos paroles… J’imagine que vous ne manquerez pas de réclamer une part de ces millions. En sorte qu’au bout du compte, c’est encore moi qui payerai et non vous.

 

Sully pensait bien avoir maté le singulier visiteur. Mais Saêtta avait conscience de l’importance de la divulgation qu’il allait faire et de la force qu’elle lui donnait. Peut-être éprouvait-il une sourde rancune contre tout ce qui était grand et haut placé, et n’était-il pas fâché d’humilier à son tour un de ces grands personnages qui l’écrasaient de leur dédain.

 

Quoi qu’il en soit, il ne lâcha pas pied et rétorqua flegmatiquement :

 

– Vous imaginez mal, monseigneur. Je ne réclame rien, je ne demande rien. Au contraire, j’entends vous rendre, en sus des millions, un service en vous donnant un avis dont vous reconnaîtrez la valeur. Vous voyez que c’est bien moi qui paye… et de toutes les manières.

 

Cette fois, Sully fut étonné. L’homme n’était pas le premier venu, décidément. Évidemment, il manquait d’éducation. Il l’avait jugé tout de suite sur ce point. Mais s’il disait vrai, il faisait preuve d’un désintéressement peu commun. En outre, pour lui parler sur ce ton, il fallait qu’il fût vraiment brave. Allait-il, par une sotte susceptibilité, risquer de faire perdre à l’État une somme énorme ? Non, ma foi. Il fallait savoir d’abord. Il serait temps de châtier l’homme après, s’il s’était vanté. Il refoula donc sa mauvaise humeur et adoucissant ses manières :

 

– S’il en est ainsi, parlez. Je vous écoute.

 

– Monseigneur, dit Saêtta à brûle-pourpoint, vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du trésor de la princesse Fausta ?

 

Sully dressa l’oreille et devint très attentif sous son apparente impassibilité. Mais, se tenant sur la réserve :

 

– Je sais, dit-il. Je sais aussi que nul ne sait où est caché ce trésor… Si toutefois il existe réellement.

 

– Il existe, monseigneur, affirma péremptoirement Saêtta. Il existe, je sais où il est caché, moi, et c’est ce que je viens vous apprendre.

 

Une lueur s’alluma sous les sourcils broussailleux du ministre. Mais toujours sur la réserve :

 

– Comment savez-vous cela, vous ?

 

– Peu importe, monseigneur. Je le sais, c’est l’essentiel pour vous. Il fouilla dans son pourpoint, en tira un papier plié en quatre, qu’il tendit au ministre, en disant :

 

– Ce papier, monseigneur, contient des indications complètes et exactes sur l’emplacement où sont enfouis les millions. Vous n’aurez que la peine de les faire prendre là.

 

Le papier que Saêtta tendait au ministre était celui qu’il avait trouvé dans le cachot de Jehan, rue des Rats. Dans sa chute, la cassette avait échappé et s’était ouverte. Les papiers s’étaient éparpillés. Il les avait ramassés à tâtons, mais dans l’obscurité, celui-là lui avait échappé. De même qu’il avait échappé à Pardaillan et à Gringaille, qui n’avaient fait qu’entrer et sortir.

 

Sully prit le papier et jeta un coup d’œil dessus. Il eut un geste de désappointement. Saêtta vit ce geste et l’expression qui l’accompagnait.

 

– Si vous le désirez, monseigneur, dit-il, je vais vous traduire ce papier écrit en italien. Comme mon nom l’indique, je suis Italien moi-même. Vous pourrez faire vérifier, pour plus de sûreté, ma traduction. Mais je vous réponds qu’elle sera exacte.

 

Sans mot dire, Sully lui tendit le papier. Saêtta traduisit à haute voix. Et ce qu’il dit était la répétition exacte de ce que le père Joseph avait traduit du latin, Pardaillan de l’espagnol.

 

Sa lecture achevée, Saêtta rendit le papier à Sully, qui dit :

 

– C’est on ne peut plus précis. Et il parut réfléchir.

 

Nous avons dit qu’il était très intéressé. Ce papier, il n’eût pas hésité à le payer un million, davantage même – il faut savoir faire la part du feu. Saêtta avait dit qu’il le donnait sans rien exiger en échange. Précisément parce qu’il était intéressé, ceci paraissait trop beau à Sully. Il redoutait que l’homme ne se ravisât.

 

Cependant, s’il était intéressé, il était aussi loyal. La loyauté l’obligeait à reconnaître que ce Lupini lui rendait un grand service. Il fallait le dire. Il fallait même remercier. Et il craignait que l’autre n’en profitât pour réclamer sa part. Il se résigna toutefois, et :

 

– C’est un réel service que vous rendez à l’État, monsieur (il disait monsieur cette fois), en donnant ce papier sans demander aucune récompense. Car vous l’avez dit, monsieur. Ce dont je ne saurais trop vous louer.

 

Notez maintenant que Saêtta était pauvre et qu’il savait très bien que, s’il le voulait, il pouvait se faire payer le prix qu’il voudrait. Cependant, Saêtta mettait une sorte d’orgueil, qui n’était pas sans grandeur, à ne rien demander. Il devina la crainte inavouée du ministre, et, avec un sourire railleur, il le rassura :

 

– Je l’ai dit et je le répète, monseigneur, je ne demande rien.

 

– Désintéressement qui vous honore grandement, monsieur, fit Sully rassuré.

 

– Maintenant, monseigneur, voici l’avis que je vous ai promis. Ce trésor vous sera âprement disputé. Vous ne le tenez pas encore et il pourrait fort bien vous passer sous le nez, dit Saêtta avec une assurance impressionnante.

 

– Oh ! oh ! fit Sully en se redressant, qui donc serait assez osé pour disputer au roi de France son bien… chez lui ?… Est-ce le pape ?… Est-ce Philippe d’Espagne ?… Les temps sont passés où les souverains étrangers pouvaient impunément se mêler des affaires du royaume.

 

– Il s’agit de quelqu’un autrement redoutable que le pape ou le roi d’Espagne.

 

– Çà, monsieur, vous êtes fou ?… De qui s’agit-il, voyons ? Saêtta s’inclina d’un air narquois et, paisiblement :

 

– Il s’agit d’un truand, monseigneur. D’un simple petit truand. Sully sourit dédaigneusement :

 

– Ceci regarde M. le chevalier du guet, dit-il. N’en parlons plus !

 

– Monseigneur, vous ne me connaissez pas. Sous ce costume, qui ferait envie à plus d’un riche seigneur, je n’ai pas trop mauvaise mine. Je le sais. Cependant, du premier coup d’œil, vous avez reconnu que je ne suis qu’un pauvre diable, sans naissance, et vous m’avez traité en conséquence, et vous vous êtes demandé un moment si vous ne deviez pas me faire bâtonner. J’ai admiré la promptitude et la sûreté de votre coup d’œil. Mais vous m’avez froissé… et je vous l’ai fait sentir à ma manière.

 

Saêtta s’était redressé dans une attitude de force et d’audace. Ses yeux étincelants plongeaient dans les yeux du ministre. Le ton de ses paroles, dans sa rudesse même, était empreint d’une dignité sauvage.

 

Sully était quelque peu effaré. Mais maintenant cet énigmatique personnage l’intriguait et l’intéressait, malgré qu’il en eût. Il voulut savoir à quoi il tendait, et sans se fâcher il demanda :

 

– Où voulez-vous en venir ?

 

– À ceci, dit froidement Saêtta : vous prouver que je ne suis pas un imbécile et que je ne me laisse pas intimider facilement.

 

Sully le regarda un instant et, malgré lui, il hocha la tête d’un air approbateur.

 

– Je vois que vous me rendez justice, reprit Saêtta. Eh bien, monseigneur, moi qui ne suis pas un sot, moi que rien n’effraye, je vous dis ceci : « Prenez garde, monseigneur ! Si vous le laissez faire, ce truand que vous dédaignez se jouera de vous, diplomate consommé, et tout ministre puissant que vous êtes, vous ne pèserez pas lourd dans sa main. Il rossera votre chevalier du guet et ses sergents ; il rossera le grand prévôt et ses archers ; il battra vos soldats, si vous les envoyez contre lui… Et finalement, à votre nez et à votre barbe, il vous soufflera ce fameux trésor et vous n’y verrez que du feu. »

 

– C’est donc un diable à quatre ? fit Sully impressionné. Quelque redoutable chef de bande ?

 

– C’est un homme qui ne recule devant rien, dit Saêtta en haussant les épaules. Et si vous ne prenez pas vos précautions, quand vous allongerez la main pour saisir le trésor, vous trouverez le coffre peut-être, mais les millions seront envolés.

 

Sully allongea la main et prit une feuille de papier.

 

– Bon, bon, dit-il tranquillement, je retiens l’avertissement. Il a sa valeur, s’il en est comme vous dites. Comment s’appelle ce brave extraordinaire ?

 

– Jehan le Brave, dit froidement Saêtta. Sully inscrivit le nom sur la feuille et :

 

– Où peut-on le trouver ? fit-il encore.

 

– Il loge rue de l’Arbre-Sec, presque en face le cul-de-sac Courbâton.

 

Sully inscrivit l’adresse à côté du nom et, d’une voix rude, il dit :

 

– Dès cet instant, ces millions appartiennent au roi. Celui qui s’aviserait d’y porter la main serait impitoyablement livré au bourreau, ce Jehan le Brave plus que quiconque. Qu’il aille rôder du côté de l’abbaye de Montmartre, et je vous réponds que ses exploits seront à jamais terminés. Ce soir, il sera arrêté et je l’interrogerai moi-même.

 

Saêtta s’inclina pour dissimuler sa joie et, en lui-même, il rugit : « Cette fois, je crois que c’en est fait du fils de Fausta !… Quant à la signora Léonora, qu’elle se débrouille avec M. de Sully. Tant pis pour elle… Je ne veux pas, moi, que le Concini me ravisse une vengeance que j’attends depuis vingt ans !… Ce qu’il a déjà failli faire. » Et tout haut, d’un air indifférent :

 

– Ceci, c’est votre affaire, monseigneur.

 

Sully le regarda fixement un instant et, froidement :

 

– Est-ce tout ce que vous aviez à me communiquer ? dit-il en allongeant la main vers le marteau.

 

– C’est tout, monseigneur, dit Saêtta qui s’inclina une dernière fois et sortit de ce pas souple et dégagé qui était le sien.

 

Sully, le marteau à la main, le regarda s’éloigner d’un air rêveur et il murmura :

 

– M’est avis que ce drôle hait de haine mortelle l’homme qu’il vient de me dénoncer !

 

Il réfléchit un instant, sa physionomie eut une expression de dégoût et il ajouta :

 

– Peut-être est-ce quelque truand jaloux des exploits d’un confrère… Pourtant, ce Jehan le Brave est-il vraiment aussi redoutable ?

 

Il réfléchit encore et décida :

 

– Redoutable ou non, mon devoir est de prendre mes précautions. Ainsi ferai-je aujourd’hui même.

 

Cette résolution prise, Sully laissa tomber le marteau sur le timbre et reprit la suite de ses audiences.

 

Pardaillan n’avait pas perdu un mot de cet entretien. Quand il jugea qu’il touchait à sa fin, c’est-à-dire quand il eut entendu Sully dire qu’il interrogerait lui-même Jehan, il se retira doucement. Il sortit vivement et alla se poster à l’angle du quai des Célestins, à côté de la porte.

 

Entre le mur d’enceinte de l’Arsenal et la Seine, il y avait, sur la berge plantée d’arbres, une longue et étroite bande de terre. C’était un « palmail », ce qui était une sorte de jeu de balle. Des joueurs y exerçaient leur adresse en ce moment.

 

Pardaillan attendit là, très attentif, en apparence, à la partie qui se jouait. En réalité, il guignait la porte de l’Arsenal. Il n’attendit pas longtemps, du reste.

 

Saêtta sortit et tourna à droite dans la rue du Petit-Musc allant à la rue Saint-Antoine. Aussitôt, Pardaillan lâcha la partie de balle qui ne l’intéressait plus et se mit à le suivre.

 

Il n’avait pas encore pris de décision à son sujet, et en attendant, il voulait savoir où logeait cet homme, pour être sûr de le retrouver. En marchant, Pardaillan réfléchissait.

 

– Eh ! mais, pour peu que cela continue, tout ce qui a un nom et une situation dans Paris va se ruer à la chapelle du Martyr, dans l’espoir de s’emparer du prestigieux trésor. Mordieu ! la curée commence : voici déjà Concini qui va se trouver aux prises avec le roi !… Seulement, là, les chasseurs vont se déchirer entre eux… pour, finalement, aboutir tous à la même déception. Je m’ennuyais. Voilà un spectacle que je ne manquerai pas de suivre… J’ai idée qu’il ne sera pas dépourvu ni d’intérêt ni d’imprévu. Ce me sera une distraction.

 

Il ne perdait pas de vue Saêtta, tout en monologuant de la sorte. À un moment donné, il allongea le pas et parut vouloir l’accoster… Peut-être avait-il songé à l’obliger à s’expliquer séance tenante. Il dut se raviser, car il ralentit brusquement le pas et le laissa continuer paisiblement son chemin. Et il reprit le cours de ses réflexions.

 

– Tout de même, voici la deuxième personne que j’entends accuser catégoriquement Jehan le Brave de songer à s’approprier ces millions !… Est-ce que décidément ce jeune homme ?…

 

Il haussa les épaules et acheva :

 

– Je deviens stupide et mauvais, ma parole !… Est-ce qu’il n’est pas clair que tout ceci n’est qu’une abominable machination ? En attendant, le voilà bien loti, ce garçon ! Heureusement, il est taillé à se défendre de toutes les manières. Et puis, je l’aiderai bien un peu, que diable !

 

Et avec un sourire narquois :

 

– Je cherchais de la distraction. En voici. La comédie d’un côté, le drame de l’autre. Je n’ai qu’à choisir.

 

Saêtta demeurait rue de la Petite-Truanderie. En face de sa maison, il y avait un puits, qu’on appelait le Puits-d’Amour, et sur lequel on a écrit pas mal de légendes. La maison était donc facile à reconnaître. Elle se trouvait, en outre, à deux pas de la rue Saint-Denis, où demeurait Pardaillan.

 

Le Florentin rentra chez lui, sans se douter le moins du monde qu’il avait été suivi. Pardaillan attendit le temps nécessaire pour s’assurer qu’il demeurait bien là, et, tranquille, il s’en fut au Grand-Passe-Partout.

 

Jehan, qu’il espérait y rencontrer, ne s’y trouvait pas. Il alla à son logis, rue de l’Arbre-Sec, et, la porte n’étant pas fermée à clé, il entra délibérément. Jehan n’était pas chez lui.

 

Pardaillan jeta un coup d’œil sur le pauvre mobilier. Les ustensiles de cuisine retinrent un moment son attention. Et il sourit doucement. Puis, il hocha la tête, soupira, et tout pensif, il s’en fut à la lucarne et jeta un coup d’œil sur la maison de Bertille.

 

Et il s’oublia là un long moment, un sourire mélancolique aux lèvres. Évoquant sans doute un passé, combien lointain, et toujours si proche dans son cœur… Se revoyant lui-même, à vingt ans, perché sur une lucarne pareille, épiant patiemment, des heures durant, la maison d’en face… Emportant de la joie et du soleil plein le cœur et l’esprit lorsqu’une radieuse apparition, auréolée de fins cheveux d’or, s’était montrée une seconde à lui… Sombre, perdu dans le noir et la ténèbre, si la fenêtre d’en face était demeurée obstinément close !…

 

Le son prolongé du bronze égrenant lentement les onze coups au clocher de Saint-Germain-l’Auxerrois, vint l’arracher au pays des songes et le ramena à la réalité.

 

Il pensa tout haut :

 

– Sully n’agira que cet après-midi. J’ai au moins une couple d’heures devant moi. C’est plus qu’il ne m’en faut.

 

Il retourna à son auberge et se fit servir un copieux repas. Pendant qu’on dressait son couvert, il passa dans sa chambre, traça rapidement trois ou quatre lignes d’une écriture ferme et allongée, cacheta, scella et redescendit se mettre à table, sa lettre à la main.

 

– Dame Nicole, dit négligemment Pardaillan à l’avenante hôtesse qui le servait de ses blanches mains, il est possible que je ne rentre pas coucher ce soir. (Dame Nicole prit un air pincé. Pardaillan parut ne pas s’en apercevoir et continua imperturbablement.) Demain matin, à la première heure, vous m’entendez bien, à la première heure, vous entrerez vous-même dans ma chambre. Si vous ne m’y trouvez pas, vous irez, séance tenante, à l’Arsenal. Vous demanderez M. de Sully, de ma part, n’oubliez pas cela, dame Nicole : de ma part. On vous introduira près du ministre et vous lui remettrez la lettre que voici. Après quoi, vous pourrez revenir paisiblement chez vous.

 

Dame Nicole prit la lettre que le chevalier lui tendait.

 

Elle était sans doute bien dressée, car elle ne se permit aucune question. Seulement, son air pincé avait fait place à l’inquiétude. Pardaillan le vit, et, pour la rassurer, il ajouta avec un air froid qui lui fit passer un frisson sur la nuque :

 

– Si vous faites comme j’ai dit, vous me verrez revenir dans la journée en bonne santé… Si vous perdez cette lettre, si vous ne la remettez pas vous-même entre les mains du ministre lui-même, eh bien ! dame Nicole, regardez-moi bien… car c’est la dernière fois que vous me voyez.

 

Du coup, dame Nicole verdit et tomba lourdement sur une chaise qui se trouvait là à point nommé pour la recevoir, sans quoi, elle se fût étalée par terre. L’émotion lui avait coupé le souffle en même temps que les jambes.

 

– Ma chère amie, fit doucement Pardaillan, faites comme j’ai dit et tout ira bien, vous verrez.

 

Et, certain qu’elle obéirait, il se mit à dévorer en homme qui ne sait pas où et quand il pourra dîner.

 

Dame Nicole, cependant, avait filé, avec cette agilité spéciale que donne la terreur, jusqu’à sa chambre. Là, elle avait prudemment enfoui sous une pile de linge la précieuse lettre dont dépendait le salut de M. le chevalier. Après quoi, elle était revenue le servir avec une sollicitude touchante, des attentions délicates, qui dénotaient sa grande inquiétude.

 

Son repas achevé, Pardaillan eut un bon sourire pour dame Nicole, avec un regard qui signifiait : n’oubliez pas ! Et il s’en alla tranquillement, longtemps suivi des yeux par son hôtesse, qui avait voulu l’accompagner jusque sur le perron.

 

Vers deux heures de l’après-midi de ce même jour, une troupe d’une dizaine de soldats, commandés par un officier, escortant une litière, sortit de l’Arsenal, où le ministre Sully logeait en qualité de grand-maître de l’artillerie.

 

La troupe vint s’arrêter rue de l’Arbre-Sec, en face du logis de Jehan. L’officier fit ranger la litière, avec six hommes, dans le cul-de-sac, et lui-même, avec quatre hommes, entra dans la maison et monta jusqu’à la mansarde.

 

Selon son habitude, Jehan n’avait pas fermé sa porte à clé. Les soldats entrèrent doucement. Un homme, étendu sur une étroite couchette, roulé dans son manteau, dormait profondément. C’était Jehan le Brave évidemment.

 

En un clin d’œil, il fut saisi, solidement attaché, enlevé et porté dans la litière. Aussitôt les soldats entourèrent le véhicule et s’en retournèrent à l’Arsenal.

 

L’arrestation avait été si rapidement et si heureusement exécutée qu’elle passa inaperçue.

 

Le prisonnier fut enfermé à double tour dans un cachot. Par excès de précaution, on négligea de le débarrasser des liens qui l’enserraient. On le déposa sur une sorte de lit de camp, sur lequel, incapable de faire un mouvement, il fut contraint de demeurer dans la position où on l’avait placé.

 

On le laissa là jusqu’à six heures et demie. On avait ramené sur sa tête un pan du manteau, en sorte qu’on ne voyait pas sa figure. De plus, cela constituait un bel et bon bâillon sous lequel il devait étouffer quelque peu. Mais, de tout temps, un prisonnier a été considéré comme un animal malfaisant envers qui on ne saurait se montrer trop dur ni trop féroce.

 

Donc, vers six heures et demie, quatre solides gaillards entrèrent dans le cachot de Jehan le Brave. Ils le chargèrent sur leurs robustes épaules et, ouste ! ils l’enlevèrent, le portèrent il ne savait où, puisqu’il ne pouvait pas voir. On le déposa sur un siège et on dégagea sa tête, sans le détacher, toutefois. Ceci fait, les quatre hommes se placèrent derrière lui, attendant les ordres.

 

Lorsque le visage du prisonnier parut à la lumière, un homme qui se tenait assis devant une grande table de travail, se dressa tout effaré et s’écria :

 

– M. de Pardaillan !

 

C’était le ministre Sully. Pardaillan, car c’était bien lui, se trouvait, en prisonnier, dans ce même cabinet où il avait été reçu, dans la matinée, en visiteur de marque.

 

Il ne parut pas autrement étonné. On eût pu croire qu’il savait d’avance où il se trouvait. Il paraissait parfaitement calme et même quelque peu narquois.

 

Mais Sully, sous le coup de la stupeur que lui causait l’imprévu de cette rencontre, n’eut pas le loisir de faire ces remarques. Du reste, au même instant, Pardaillan grondait d’un air courroucé :

 

– Çà, monsieur, que signifie cette sotte plaisanterie ?… Vos hommes sont-ils fous ou enragés ?…

 

Jusque-là, Sully avait considéré le chevalier comme s’il ne pouvait en croire ses yeux. Le son de sa voix le rappela à lui. Il se précipita et commanda rudement :

 

– Drôles, qu’attendez-vous pour délier M. le chevalier ?… Ne voyez-vous pas qu’il y a erreur ?

 

Les hommes se hâtèrent de trancher les liens qui meurtrissaient le chevalier et s’esquivèrent sur un geste impérieux du ministre consterné, qui s’excusait de son mieux.

 

Pardaillan acceptait les excuses d’un air détaché en frictionnant ses membres endoloris. Mais il avait une lueur malicieuse au coin de l’œil.

 

– Mais enfin, s’écria Sully furieux, comment cette inconcevable méprise a-t-elle pu se produire ?

 

– Eh ! monsieur, bougonna Pardaillan, je veux que la peste m’étrangle si j’y comprends quelque chose !

 

– Il faut pourtant que je sache comment la chose s’est produite, insista Sully. Vous ne pensez pas que je vais laisser une pareille violence impunie ?

 

– Pourquoi pas ? fit Pardaillan, indulgent. Me voici hors d’affaire. C’est l’essentiel. La punition que vous infligerez à un pauvre diable ne changera rien à ce qui a été.

 

– Vous êtes généreux, comme toujours. Mais moi, j’ai besoin de savoir comment mes ordres sont exécutés.

 

– Puisque vous y tenez, voici tout ce que je puis vous dire, n’en sachant pas plus long : pendant que j’attendais, chez lui, le retour d’un ami absent, je me suis assoupi : vous savez, à mon âge… Pendant mon sommeil, j’ai été saisi, ficelé, emporté, avant que j’aie eu le temps de me reconnaître et sans que j’aie pu seulement faire ouf… Si vous pouvez tirer quelque chose du peu que je vous dis, vous m’obligerez en me le faisant connaître.

 

– Comment se nomme cet ami ?

 

– Jehan le Brave, dit Pardaillan, qui prit son air le plus naïf.

 

– Jehan le Brave, sursauta Sully. Ah ! je comprends alors ce qui s’est passé !

 

– Vous êtes plus perspicace que moi, fit Pardaillan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement.

 

– Et vous dites que ce Jehan est votre ami ? reprit Sully qui paraissait au comble de l’étonnement.

 

– Je le dis parce que cela est, affirma énergiquement Pardaillan. Sully se tut un instant pendant lequel il parut hésiter sur ce qu’il allait faire ou dire. Brusquement il se décida :

 

– J’avais donné l’ordre d’arrêter ce Jehan le Brave qui est de vos amis, paraît-il. L’officier chargé de l’arrestation, vous trouvant là, installé comme chez vous, vous a pris pour l’homme dont il devait s’assurer.

 

– Bon, bon, je comprends maintenant, s’écria Pardaillan de son air le plus candide.

 

Et il ajouta :

 

– Pourquoi diable cette arrestation ? Quel crime ce garçon, qui est mon ami, a-t-il commis ?

 

– Chevalier, dit Sully, en le regardant en face, cet homme m’a été signalé comme un truand redoutable, complotant contre le roi.

 

Pardaillan éclata de rire.

 

– On vous a mal renseigné, duc, fit-il. Je sais mieux que personne que Jehan le Brave ne complote pas contre le roi. Je vous l’affirme. D’ailleurs, le pauvre garçon a bien d’autres soucis en tête. Figurez-vous qu’il est féru d’amour pour une jolie fille à laquelle je m’intéresse tout particulièrement. Mais féru à ce point qu’il en est outré ! Or, cette jeune fille a disparu. Et il est bien trop occupé à la rechercher pour perdre son temps à comploter.

 

Et soudain, très froid, plongeant ses yeux étincelants dans les yeux de Sully :

 

– Quant à dire que c’est un truand…

 

– Il ne serait pas votre ami s’il en était ainsi, interrompit spontanément Sully. C’est bien ce que je pense aussi… À moins… À moins qu’il n’y ait deux Jehan le Brave !… C’est possible, après tout… Au fait, où demeure le vôtre ?

 

– Rue de l’Arbre-Sec, en face le cul-de-sac Courbâton, fit Pardaillan en le guignant du coin de l’œil.

 

– C’est le même ! s’exclama Sully. Et, dépité :

 

– Je n’y comprends plus rien.

 

– Voyons, s’informa Pardaillan avec un naturel parfait. Moi, je suis sûr de mon fait. Jehan le Brave ne complote pas. Il n’est pas un misérable. Je l’affirme et je ne peux pas être suspecté.

 

Et comme Sully approuvait spontanément et vigoureusement du geste, il reprit :

 

– Bien, bien ! Mais vous, êtes-vous sûr de ceux qui vous ont renseigné ?

 

– Non, déclara loyalement Sully. On me l’a dénoncé ce matin, ici… J’avoue que je ne connais pas le dénonciateur.

 

Pardaillan le regarda d’une manière significative et, hochant la tête :

 

– Et il ne vous en a pas fallu davantage pour ordonner une arrestation ? Diable ! Savez-vous que cette manière expéditive n’est guère rassurante pour les honnêtes gens ?

 

– Je vous comprends, dit gravement Sully. Mais l’affaire dont il s’agit est d’une gravité exceptionnelle. Remarquez, d’ailleurs, qu’il ne s’agissait pas d’une arrestation. J’allais interroger l’homme moi-même. Et j’aurais décidé d’après ses réponses.

 

– Bon, fit Pardaillan d’un air méprisant, il n’en est pas moins vrai que l’anonyme qui est venu ici dénoncer ce brave garçon me fait l’effet d’être un lâche coquin qui poursuit je ne sais quelle basse vengeance… dont vous avez failli vous faire le complice.

 

– Ma foi, confessa Sully, je crois que vous avez raison. Et quant à ce garçon, je ne l’inquiéterai pas, puisque vous répondez de lui. Cependant…

 

– Cependant ? fit Pardaillan déjà hérissé.

 

– Qu’il évite, dit froidement Sully, qu’il évite d’aller rôder du côté de l’abbaye de Montmartre. Les parages de l’abbaye, d’ici peu, seront dangereux, peut-être mortels, pour quiconque je ne connaîtrai pas personnellement. À tout hasard, dites-le de ma part à ce Jehan le Brave.

 

Pardaillan s’inclina d’un air railleur, sans qu’on pût savoir s’il prenait bonne note de l’avertissement, ou s’il le dédaignait.

 

Pardaillan prit cordialement congé de Sully et s’en fut droit au Grand-Passe-Partout où il arriva comme la demie de sept heures venait de sonner.

 

Dame Nicole, qui le vit entrer, ne se livra pas à de bruyantes manifestations de joie. Seulement, sa figure soucieuse s’éclaira d’un bon sourire, et l’empressement qu’elle mit à dresser le couvert elle-même témoignait hautement que sa joie, pour être discrète, n’en était pas moins vive.

 

– Dame Nicole, fit paisiblement Pardaillan, vous me rendrez, s’il vous plaît, la lettre que je vous ai confiée. Elle devient inutile, puisque me voici de retour.

 

La lettre apportée, il la déchira en quatre et alla en jeter les morceaux dans le feu. Sur ces entrefaites, Jehan survint.

 

– Ma foi, dit joyeusement Pardaillan, vous arrivez à point pour m’éviter de retourner chez vous, d’abord. Ensuite, pour partager mon repas… Ne dites pas non… Vous n’avez pas dîné, je le vois à votre mine.

 

– J’avoue que je n’y ai pas pensé, fit le jeune homme non sans découragement.

 

– Quand je vous le disais !… Mettez-vous là, et me rendez raison. Morbleu ! je déteste manger seul. Nous causerons en même temps.

 

Les deux hommes s’attablèrent. Pardaillan remarqua avec satisfaction que Jehan faisait honneur au repas, bien qu’il fût amoureux, inquiet, triste et abattu. Ce qui, on en conviendra, était trois fois plus qu’il n’en fallait pour couper l’appétit à un homme ordinaire.

 

Le jeune homme fit le récit des recherches auxquelles il s’était livré toute la journée. Si long que fût ce récit, le résultat pouvait en être résumé en un seul mot : rien. Il n’avait pas découvert le plus petit indice qui pût le mettre sur la trace de Bertille.

 

Pardaillan l’avait écouté avec son inaltérable patience. Il n’eut garde de lui révéler qu’il s’était complaisamment laissé arrêter pour lui. Il ne parla pas davantage de la dénonciation de Saêtta – pour lui : Guido Lupini – et de la manière dont il l’avait réduite à néant – au moins pour un temps – en opposant sa parole à celle du dénonciateur.

 

Lorsque Jehan le Brave se leva pour prendre congé, il le retint doucement en disant :

 

– Je vous offre l’hospitalité… Je réfléchis que vous ne pouvez pas retournez chez vous.

 

– Pourquoi donc, monsieur ? s’étonna Jehan.

 

– Parce que vous n’y êtes pas en sûreté. Et prévenant les questions :

 

– N’oubliez pas que vous n’en avez pas fini avec Concini. Il vous hait de haine mortelle et ne renonce pas à vous atteindre, soyez-en bien persuadé. Or, il sait que vous habitez là… Il est assez puissant pour vous faire arrêter.

 

Jehan haussa dédaigneusement les épaules et, pour toute réponse, frappa rudement sur la poignée de sa rapière.

 

– Sans doute, fit négligemment Pardaillan, vous êtes brave et ne redoutez rien. Mais Concini ne vous attaquera pas loyalement, eh pardieu ! vous devez le savoir, j’imagine ! Vous serez pris à l’improviste et par derrière. Si vous êtes arrêté ou blessé… que deviendra la demoiselle de Saugis ?

 

– Pardieu ! monsieur, vous avez toujours raison ! s’écria Jehan qui avait pâli.

 

Pardaillan eut un imperceptible sourire et :

 

– Alors, c’est dit ? Vous acceptez l’hospitalité que je vous offre.

 

– Je vous remercie, monsieur, et de tout mon cœur, fit Jehan d’un ton pénétré. Je sais où aller, ne vous inquiétez pas.

 

Pardaillan comprit à quel sentiment de fierté il obéissait en refusant l’hospitalité qui lui était offerte. Et comme lui-même eût agi de même, il n’insista pas et il recommanda :

 

– Si vous voulez me croire, vous ferez en sorte que nul ne connaisse votre nouveau domicile. Pas même…

 

Il allait dire : pas même votre père. Il s’arrêta interdit. Mais maintenant que les soupçons de Jehan se précisaient de plus en plus, maintenant qu’il était décidé à pénétrer coûte que coûte la pensée secrète de Saêtta, il se tenait sur ses gardes, à l’affût du moindre incident susceptible de le lancer sur une piste. Il devina ce que le chevalier avait voulu dire et acheva lui-même :

 

– Pas même mon père, soyez tranquille, monsieur.

 

Il dit cela d’un air très naturel, sans paraître attacher la moindre importance à cette extraordinaire recommandation.

 

Déjà Pardaillan se morigénait, regrettant les paroles imprudentes qui lui étaient échappées malgré lui. Mais il était trop tard.

 

Jehan, d’ailleurs, n’insista pas. Il s’éloigna, après un geste d’adieu amical, de ce pas rapide qui lui était particulier. Pardaillan le rappela :

 

– À propos, dit-il, connaissez-vous quelqu’un demeurant dans la maison qui fait l’angle de la rue de la Petite-Truanderie, en face du Puits-d’Amour ?

 

– La maison en face du Puits-d’Amour, fit Jehan en observant attentivement Pardaillan, je ne connais qu’une personne qui demeure là.

 

– Qui est-ce ? fit Pardaillan d’un air indifférent. Jehan prit un temps et le regardant droit dans les yeux :

 

– C’est mon père ! dit-il.

 

Si maître de lui qu’il fût, Pardaillan ne put réprimer un sursaut. Jehan eut un indéfinissable sourire et s’éloigna sans ajouter une parole, laissant Pardaillan stupéfait sur le perron, jusqu’où il l’avait reconduit.

 

XXXV

 

Nous prions le lecteur de vouloir bien nous suivre dans le petit cabinet du roi. Ce petit cabinet touchait à cette petite chambre à coucher où nous l’avons déjà entrevu. Dans l’appartement royal, ces deux pièces formaient comme un retrait intime où il n’admettait que ses amis les plus anciens, les plus éprouvés.

 

Henri IV s’y trouvait en tête à tête avec Sully et ceci se passait le lendemain matin de ce jour où le ministre avait reçu la visite de Pardaillan et, ensuite, des mains de Saêtta, le papier, écrit en italien, qui donnait les indications sur le trésor.

 

Sully avait d’abord essayé de faire accepter l’idée suggérée par Pardaillan, qui était, si on s’en souvient, de paraître céder au désir de la reine et de fixer une date ferme pour la cérémonie du couronnement. Mais le roi n’était pas homme à se contenter de vagues explications. Sully, acculé, dut se résigner à le mettre au courant de l’avertissement déguisé donné par Pardaillan.

 

Dès les premiers mots, Henri avait pâli et s’était laissé tomber dans le fauteuil. La peur de l’assassinat, nous l’avons dit, était son chancre rongeur. Lorsque le ministre eut terminé ses explications, il tapa avec colère sur ses deux cuisses, et se levant, il s’exclama :

 

– Pardieu ! mon ami, ils me tueront, c’est certain !… Je ne sortirai pas vivant de cette ville !

 

– Ils ne vous tueront pas, Sire, si vous suivez le conseil qui vous est donné.

 

– Et après ?… Quand j’aurai gagné jusqu’au printemps prochain, en serai-je plus avancé ?

 

– Eh ! Sire, je vous dirai comme M. de Pardaillan : vous aurez gagné près d’un an. C’est beaucoup, il me semble… D’ici là, et avec de l’argent, nous serons prêts pour la mise à exécution de votre grand projet[1]. Au printemps, Sire, vous entrez en campagne et vous échappez au poignard des assassins. Et comme l’issue de la campagne n’est pas douteuse, vous revenez vainqueur d’Allemagne, si grand, auréolé d’un tel prestige de gloire que nul n’osera plus rien tenter contre vous.

 

Henri IV, selon son habitude, s’était mis à arpenter le cabinet à grands pas. Et tout en écoutant son ministre, il réfléchissait. Il comprit qu’à la proposition qui lui était faite, il n’avait rien à perdre. Il était l’homme des décisions promptes :

 

– Eh bien, soit ! dit-il. Aussi bien, je ne vois pas d’autre moyen d’en sortir. Mais pour avancer mes projets de quelques mois, vous l’avez dit, il faut de l’argent. En trouverez-vous ?

 

– Je trouverai ce qu’il faudra, assura Sully, et même plus qu’il ne faudra. Votre Majesté veut-elle jeter un coup d’œil sur ce papier ?…

 

En disant ces mots, Sully tendait à Henri le papier que lui avait donné Saêtta. Henri IV était plus instruit que la plupart de ses gentilshommes. Il parlait couramment l’espagnol et l’italien. Il put donc lire le papier qu’on lui tendait sans être obligé de recourir à un traducteur, comme Sully avait été obligé de le faire.

 

– Qu’est-ce que ce trésor ? fit-il en rendant le papier, après l’avoir lu. Et en quoi ceci nous intéresse-t-il ?

 

– Ce trésor se monte à dix millions, Sire.

 

– Peste ! la somme est respectable !

 

Sully raconta en quelques mots ce qu’il savait de l’histoire du trésor de Fausta et il termina en disant :

 

– À défaut d’autres, ces dix millions nous seront d’un réel secours pour activer nos préparatifs militaires.

 

– Mais, fit observer le roi, ces millions ne nous appartiennent pas.

 

– Pardon, Sire, dit froidement Sully, depuis plus de vingt ans ces millions sont enfouis chez vous, sans que le propriétaire ait donné signe de vie. Ni vous ni vos prédécesseurs n’avez pris, que je sache, aucun engagement à ce sujet. Ce qui se trouve sur les terres du roi, appartient au roi. Nous avons des juristes pour le démontrer.

 

Henri IV, comme Sully, quoique pas de la même manière, était intéressé. Ce chiffre de dix millions, qui, ne l’oublions pas, avait une valeur beaucoup plus considérable que de nos jours, n’avait pas été sans l’impressionner. Il n’insista pas davantage.

 

Sully obtint donc licence d’agir comme il l’entendrait pour faire entrer dans les coffres du roi les millions de Jehan le Brave. Et comme, lorsqu’il avait pris une décision, le Béarnais aimait aller droit au but, il résolut de liquider à l’instant même l’affaire du sacre et fit appeler la reine.

 

– Madame, dit-il rondement, lorsque la reine, assez inquiète, se fut assise, vous m’avez fait demander un entretien. J’imagine que c’est pour me parler encore de la cérémonie de votre couronnement.

 

C’était vrai. Marie de Médicis, obéissant aux suggestions de Concini, avait fait demander l’entretien dont le roi parlait. Elle crut que le roi allait refuser, comme toujours. Elle le crut d’autant plus que Sully assistait à la conversation. Aussitôt, elle se fit agressive :

 

– En effet, Sire, je désire vous entretenir à ce sujet. Mais je vois qu’il en sera de cette fois-ci comme des précédentes. La reine ne peut rien obtenir du roi. Elle est moins bien partagée que…

 

Henri vit venir la scène conjugale et qu’elle allait lui jeter à la tête ses maîtresses. Il interrompit à propos :

 

– Eh bien, madame, vous vous trompez. Il me plaît d’accorder aujourd’hui ce que j’ai refusé jusqu’à ce jour.

 

– Quoi ! balbutia Marie de Médicis toute saisie, vous consentez ?

 

– Je viens de prendre avec mon cousin Sully, des décisions très graves. Il est possible – ce n’est pas sûr, remarquez bien – il est possible que j’entre en campagne au printemps prochain. Pendant l’absence du roi, vous serez régente du royaume, madame. Et j’ai réfléchi qu’il est nécessaire d’assurer votre autorité autant qu’il est en mon pouvoir. Malgré les grandes dépenses que nécessitera cette cérémonie, elle a une utilité qui prime tout. C’est pourquoi j’y consens et je fais mieux : d’ores et déjà j’en fixe la date au vingt septembre.

 

Marie de Médicis ignorait quelle était la véritable intention des Concini en la poussant à réclamer son couronnement. Chez elle, c’était la femme, plus que la souveraine, qui désirait cette fastueuse cérémonie où elle devait tenir le principal rôle. Ce fut la femme qui, laissant momentanément l’étiquette de côté, bondit sur le roi, lui prit les deux mains et s’écria, sincèrement émue, toute radieuse :

 

– Vous êtes bon, Henri !… Vous me faites bien heureuse !…

 

– Oui, ma mie, répliqua le roi avec une pointe de mélancolie, je suis bon… Peut-être le reconnaîtrez-vous tout à fait… quand je ne serai plus là.

 

Déjà la nature sèche, profondément égoïste, de Marie de Médicis reprenait le dessus.

 

– Puisque le roi paraît si bien disposé à mon égard, dit-elle, j’en profiterai pour lui faire une autre demande.

 

– Qu’est-ce ? fit Henri sur la réserve.

 

– Sire, j’ai besoin d’argent.

 

– Encore ? s’écria Henri d’un air maussade.

 

– Sire, c’est peu de chose. Vingt mille livres seulement !

 

– En vérité ! madame, railla le roi mécontent. Vous trouvez que vingt mille livres ce n’est rien ?… Eh ! jarnicoton ! pensez-vous que nous allons pressurer nos peuples à seules fins que vous puissiez engraisser ces affamés de Concini, à qui vous donnez tout votre argent ?… Car c’est dans leurs coffres que passent toutes les sommes que nous vous donnons, je le sais. C’est pour les enrichir que vous vous dépouillez et voulez nous dépouiller. Ventre-saint-gris ! madame, je suis bon, mais non point bête !

 

– Dieu merci, riposta la reine avec aigreur, vous n’êtes pas si ménager de vos deniers quand il s’agit de satisfaire les caprices de vos maîtresses !

 

– Je suis le maître, s’écria Henri en tapant du pied avec colère. Je fais ce que je veux !

 

– Soit, fit Marie en faisant une révérence ironique. Je dirai à Mme l’abbesse de Montmartre que la reine de France n’est pas assez riche pour rendre à sa maison et à Dieu le service qu’elle est venue implorer. Je lui dirai de s’adresser à Mme de Verneuil, à qui le roi, qui est le maître, ne refusera pas ce qu’il refuse à la reine.

 

Et furieuse, ayant oublié déjà la grande satisfaction que le roi venait de lui accorder, elle se dirigea vers la porte.

 

Mais à ces mots, « l’abbesse de Montmartre », le roi avait échangé un rapide coup d’œil avec Sully. Et ils s’étaient entendus.

 

– Un instant, madame ! s’écria Henri radouci. Je refuse les fonds que vous demandez s’ils doivent servir à vos insatiables Italiens. Mais s’il s’agit d’une œuvre pieuse et charitable, c’est une autre affaire. Je ne veux pas qu’il soit dit que des filles de Dieu ont fait en vain appel à la générosité de la reine. Expliquez-vous donc, je vous prie.

 

La reine comprit qu’elle allait avoir gain de cause. Peu lui importaient les restrictions quelque peu humiliantes du roi. L’essentiel, pour elle, était d’obtenir ce qu’elle voulait.

 

Elle retrouva donc incontinent son sourire et ne se doutant pas qu’Henri possédait un papier en tout pareil à celui que Léonora lui avait montré, elle se trahit sans le vouloir et le savoir.

 

– Sachez donc, Sire, que Mme de Montmartre vient d’apprendre que, sous la chapelle du Martyr, doit exister une cave où se dresse un autel de pierre, qui n’est autre que celui sur lequel saint Denis célébrait, dans les temps reculés, l’office divin. L’abbesse voudrait faire faire des fouilles, remettre au jour ce lieu vénéré, en faire pour les fidèles un lieu de pèlerinage, qui rendrait à son abbaye tout son prestige d’antan. Mais elle est pauvre et c’est pourquoi elle s’est adressée à la reine, sous la protection de laquelle elle est venue tout d’abord se placer. Les vingt mille livres que je demande sont destinées à ces travaux. C’est une œuvre pieuse, comme vous voyez, et qui ne manquera pas d’attirer sur la maison de France les bénédictions du Seigneur.

 

Henri consulta Sully du regard. Celui-ci s’approcha de lui et lui dit quelques paroles à voix basse. Marie de Médicis suivit l’aparté d’un œil inquiet. C’était Sully, en effet qui était le grand trésorier du roi. C’était lui qui remettait à la reine, comme aux maîtresses du souverain, les fonds qu’il leur allouait. C’était sur lui qu’il se déchargeait et grâce à lui qu’il pouvait paraître accorder des sommes que le ministre refusait impitoyablement.

 

Le Béarnais roublard avait trouvé ce stratagème pour mettre un frein à la rapacité des nombreuses maîtresses qu’il entretenait.

 

Marie de Médicis fut vite rassurée, car le roi, redevenu aimable, lui dit :

 

– À Dieu ne plaise, ma mie, que je vous empêche de participer à une œuvre aussi édifiante et qui ne peut, en effet, qu’attirer sur nous les bénédictions du ciel. M. de Sully vous remettra donc la somme que vous demandez. Seulement, j’y mets une petite condition.

 

– Laquelle, Sire ?

 

– Cette œuvre me paraît si vénérable que je veux faire plus et mieux que donner mon obole. Je me réserve de faire surveiller et, au besoin, diriger les travaux qui vont être entrepris. Dites-le, je vous prie, de ma part, à Mme de Montmartre.

 

Marie de Médicis ne pouvait soupçonner qu’Henri IV avait une arrière-pensée. Elle le crut de bonne foi. Trop heureuse d’en être quitte à si bon compte, elle se hâta de dire :

 

– Le roi est le maître ! Partout et toujours.

 

Elle sortit et courut porter la bonne nouvelle à Léonora et à Concini qui la poussaient.

 

Ni Concini ni sa femme ne se doutèrent qu’ils allaient se trouver aux prises avec le roi et Acquaviva et que ni l’un ni l’autre de ces redoutables compétiteurs ne les laisserait s’approprier le trésor convoité, le trésor qu’ils croyaient déjà tenir.

 

XXXVI

 

Ce même jour, à l’heure du dîner, Jehan le Brave avait emmené Carcagne, Escargasse et Gringaille au cabaret. Il voulait leur offrir un dîner qui, dans son esprit, était un dîner d’adieu.

 

Malgré les manières rudes qu’il affectait à leur égard, l’affection qu’il leur portait était réelle. Ce n’était pas sans un secret déchirement qu’il s’était résigné à se séparer d’eux.

 

Les trois ignoraient l’intention de leur chef. En conséquence, ils se livrèrent à la bombance et à la joie, sans contrainte et sans arrière-pensée. Jehan, pour ne pas les attrister, s’efforça de se montrer gai et insouciant.

 

Lorsque, le repas terminé, ils se trouvèrent dans la rue, les trois braves étaient fortement éméchés. Jehan, qui s’était montré plus sobre, avait tout son sang-froid. Avec une émotion qu’il ne parvint pas à maîtriser, il leur dit alors :

 

– Mes braves compagnons, nous ne pouvons plus vivre ensemble de notre vie d’autrefois. Il faut nous séparer. Tirez à droite, moi je vais à gauche… et que Dieu vous garde !

 

Et il voulut s’éloigner. Mais les trois, comme s’il n’avait rien dit, demandèrent :

 

– Les ordres, chef ?

 

Ils n’avaient pas compris. Cependant leur gaieté était tombée. Ils pressentaient que quelque chose de grave et de douloureux allait se décider. Jehan ne voulut pas les quitter sur un malentendu. Il dit avec douceur :

 

– Je n’ai plus d’ordres à vous donner. Je ne suis plus votre chef. Comprenez-vous ?… C’est fini entre nous. Il faut nous dire adieu et pour toujours.

 

Ils se regardèrent effarés. Ils étaient livides. Leur commencement d’ivresse était tombé d’un coup. Et brusquement, ils éclatèrent en accents douloureux :

 

– Alors, vous nous chassez ?

 

– Qu’est-ce que nous avons fait ?

 

– Que voulez-vous que nous fassions sans vous ?

 

– – Je ne vous chasse pas, reprit Jehan avec la même douceur. Je n’ai rien à vous reprocher… Mais il faut nous séparer quand même.

 

Maintenant, ils comprenaient. Après la douleur, ce fut l’indignation et, pour la première fois, la révolte :

 

– Pourquoi nous séparer ? Cornes de Dieu ! rugit Gringaille. Quand on condamne les gens, on leur dit au moins pourquoi !

 

– C’est vrai ! appuyèrent les deux autres, pourquoi ?

 

– Parce qu’avec le nouveau genre d’existence que j’ai résolu d’adopter, si vous restiez avec moi, vous risqueriez fort de crever de faim.

 

Ils se regardèrent, ébahis. De nouveau, ils ne comprenaient plus. L’un après l’autre, ils demandèrent :

 

– Pourquoi crèverions-nous de faim ?

 

– N’avons-nous pas toujours ceci ?

 

Ils frappaient sur la poignée de la rapière.

 

– Et ne trouverons-nous pas toujours de ceux-là ?

 

Il montrait un bourgeois et faisait le geste de dévaliser.

 

– Justement, dit vivement Jehan, c’est ceci que je ne veux plus faire. Ceci s’appelle : voler.

 

– Voler !…

 

L’exclamation jaillit des trois bouches en même temps. Maintenant l’inquiétude se lisait sur leurs visages et ils avaient des airs de dire : « Il est malade ! »

 

Et Jehan qui les comprit, s’écria avec violence :

 

– Oui, vous ne comprenez pas !… Comme vous, j’ai longtemps cru qu’il était juste et légitime de prélever sur le riche la part du pauvre. Je sais que j’ai été un voleur !… oui, un voleur, moi !… Et je sens le rouge de la honte me monter au front à cette pensée… et, plutôt que de recommencer, j’aimerais mieux me couper le poignet et le jeter aux chiens !…

 

C’était sérieux, hélas ! Ils le comprirent cette fois. Et ils s’effarèrent. Ce diable d’homme avait toujours des idées bizarres, auxquelles ils ne comprenaient rien.

 

Ils se consultèrent du coin de l’œil. Ils se virent d’accord. Puisque c’était son idée, ils feraient ce qu’il voudrait. Ils se feraient honnêtes, ils se changeraient en petits saints, ils claqueraient du bec avec lui. Enfin, il commandait : ils obéiraient. C’était très simple. Et ils le dirent simplement.

 

Jehan fut touché de leur insistance et de leur soumission. Mais il se faisait un scrupule de leur imposer sa misère.

 

Sans lui, les pauvres diables, dénués de scrupules, se tireraient toujours d’affaire. Il le leur fit remarquer loyalement.

 

– Bon ! dit Gringaille avec insouciance, mourir de ceci ou de cela, il faut y passer quand même !…

 

Et avec une gravité soudaine :

 

– Quant à moi, si vous persistez à nous chasser, je vous donne ma parole que je vais de ce pas me jeter du haut du Pont-Neuf, la tête la première.

 

– Et moi, de même ! firent les deux autres d’une même voix. Jehan s’était déclaré vaincu.

 

Il avait été convenu qu’ils continueraient comme par le passé à venir prendre ses ordres tous les jours. Ils étaient à lui corps et âme, plus que jamais. Et en attendant qu’il eût fait fortune – ce qui ne pouvait tarder – ils assureraient eux-mêmes leur pitance. Honnêtement, bien entendu. C’était juré.

 

D’ailleurs, pour l’instant, ils étaient riches des libéralités de Concini. Bien nippés, bien équipés, un logis confortable, de l’or et des bijoux en poche. C’était plus qu’il n’en fallait pour attendre la fortune.

 

Jehan ne se séparait d’eux que parce qu’il lui était impossible de les entretenir. Rassuré sur leur sort, il s’en alla bien tranquille, content, au fond, qu’il n’y eût rien de changé, bien résolu à les prendre à sa charge dès qu’il le pourrait.

 

Escargasse, Gringaille et Carcagne demeurèrent dans la rue, le regardant s’éloigner d’un œil mélancolique. Quand ils ne le virent plus, ils se regardèrent avec des mines graves. C’est que la situation leur paraissait telle. D’un commun accord, ils se dirigèrent vers leur logis ; ils éprouvaient le besoin de se concerter.

 

En route, ils réfléchirent que la discussion donne soif. Ils achetèrent une petite cruche qui ne contenait guère plus de six pintes de certain petit clairet des environs de Paris. C’était un vin qui avait un petit goût de pierre à fusil et vous râpait la langue, pour lequel ils avaient un faible prononcé. La petite quantité de liquide qu’ils emportaient prouvait bien qu’ils étaient résolus à discuter sérieusement.

 

L’un d’eux fit remarquer, très judicieusement, que boire sans manger est souverainement mauvais pour l’estomac. Les autres furent de cet avis. En conséquence, ils complétèrent leurs emplettes. Carcagne prit une oie qui lui parut agréablement juteuse. Escargasse jeta son dévolu sur certain quartier de porc piqué d’ail, de mine fort appétissante. Gringaille s’empara d’un joli jambonneau auquel il adjoignit un saucisson convenablement fumé.

 

Ils s’aperçurent alors que, pour un en-cas, c’était un peu trop. Pour un souper, au contraire, c’était un peu maigre. Ils n’hésitèrent pas : ils ajoutèrent un respectable pâté de bécasse, plus quelques tranches de venaison. Bien entendu, ils n’oublièrent pas une demi-douzaine de chapelets de pain tendre, bien croustillant et doré.

 

Pour compléter le tout, ils ajoutèrent trois flacons de vouvray, le vin préféré de messire Jehan. Naturellement, pour accompagner dignement le vouvray, il fallut ajouter un petit flan, plus quelques menues pâtisseries sans conséquence.

 

Chargés comme des baudets, ils se hâtèrent vers leur logis. Ils habitaient rue du Bout-du-Monde. Cette rue touchait aux remparts et allait depuis la porte Montmartre, jusqu’à la rue Montorgueil. Comme de juste, ils logeaient sous les combles.

 

Ce logis, qu’ils disaient des plus confortables, était un misérable taudis. Le mobilier se composait d’un grand coffre qu’ils laissaient au milieu de la pièce parce qu’ainsi il leur servait de table. Il y avait un banc en bois de pin et deux escabeaux dont l’un était amputé d’une jambe.

 

Dans un coin, trois paillasses étaient posées côte à côte, à terre. Elles étaient munies de couvertures, mais les draps brillaient par leur absence. Il y avait une grande cheminée. Elle était bien étonnée quand, par hasard, on y faisait du feu.

 

Enfin, et ceci c’était la merveille, il y avait deux lucarnes qui donnaient sur les derrières. Ce qui fait que, du haut de leur perchoir, ils découvraient des vergers, les remparts gazonnés et les fossés, le long desquels s’étendaient des jardins, des guinguettes, des jeux. Un peu plus loin, ils voyaient la Villeneuve-sur-Gravois[2], dont une partie (celle qui avoisinait la porte Saint-Denis) était alors couverte des ruines occasionnées par l’artillerie du roi, lorsqu’il assiégeait sa bonne ville. Puis des marais, des vergers, des champs, des moulins, dont les ailes tournaient joyeusement. La campagne enfin, et la campagne présentement fleurie et embaumée. Tout un merveilleux panorama des environs du Paris d’alors dont, si fruste que fût leur nature, ils ne pouvaient pas ne pas sentir la beauté.

 

Chez eux, ils étalèrent leurs provisions sur le coffre-table. Il n’y avait guère plus de deux heures qu’ils avaient dîné. Mais ils venaient de subir une des plus rudes émotions de leur vie. Et on sait que les émotions ont le don de creuser. Il leur semblait que leur estomac était creusé à un tel point que jamais ils ne parviendraient à combler le trou. Ils s’installèrent et attaquèrent les victuailles, comme s’ils eussent été à jeun depuis la veille. En même temps, ils tinrent conseil.

 

De leurs observations réunies, ils tirèrent cette conclusion que Jehan devait être bien malade. Carcagne, qui avait failli se faire moine et qui avait de l’instruction, alla même jusqu’à dire qu’il le croyait possédé de quelque méchant démon qui s’acharnait à le persécuter. À son avis, quelques bonnes messes, dites à propos, suffiraient à expulser le démon. Ceci leur parut tellement évident, à tous trois, que, séance tenante, ils prélevèrent les fonds nécessaires aux messes.

 

– Et quant à nous, n’avons-nous pas toujours été d’honnêtes garçons, tripes du pape ?

 

– À preuve : quelqu’un s’est-il jamais avisé de dire devant nous que nous étions des voleurs ?… Non, n’est-ce pas ?… Alors ?…

 

– Oui, mais, c’est son idée… Alors !…

 

Il est à noter que la pensée ne leur vint pas de se dérober aux exigences de leur chef et de continuer leur genre d’existence habituel. Ils avaient promis. Ils se fussent crus déshonorés en manquant à leur parole. C’est très sincèrement qu’ils dressaient des plans pour devenir honnêtes, puisque Jehan le voulait ainsi.

 

Ceci les amena tout naturellement à faire le compte de leur fortune. Ils trouvèrent qu’ils possédaient environ quatre cents livres. Somme considérable.

 

Ce n’était pas tout. Ils avaient des bijoux qu’ils avaient soutirés à Concini. Ils allèrent les vendre. Ils en tirèrent la somme de deux mille huit cents livres qui, jointes aux quatre cents, faisaient trois mille deux cents livres. De quoi vivre largement toute une année. Mais…

 

Gringaille avait une sœur : Perrette la Jolie, dont nous lui avons entendu parler. Perrette allait maintenant sur ses dix-sept ans. Elle méritait grandement son surnom, car elle était en effet idéalement jolie. Fille d’une ribaude et d’un truand, élevée Dieu sait comme, cette étrange fille ne s’était-elle pas avisée de demeurer honnête et de vivre péniblement de son travail ?

 

Frêle et délicate, elle s’était astreinte au dur labeur de lavandière. Avec un courage rare, une volonté extraordinaire, elle s’était gardée chaste, pure de toute souillure, sage, comme ne l’étaient pas bien des filles de bonne bourgeoisie. On ne lui connaissait même pas d’amoureux.

 

Elle en avait un cependant : c’était Carcagne, qui était profondément et sincèrement épris de la jeune fille. Carcagne était un truand, un mauvais garçon, un spadassin, un bravo, un bandit, enfin. Que pensez-vous que fit ce bandit amoureux ? Il s’en alla trouver Gringaille, lequel, à tout prendre, était le chef de famille et bonnement, honnêtement, il lui demanda la main de sa sœur. Nous vous avions bien dit que Carcagne était un simple. Vous voyez bien que nous n’avions pas menti.

 

Gringaille transmit la demande de son ami en l’appuyant de toute son autorité. À sa grande stupeur et au grand désespoir de Carcagne. Perrette avait catégoriquement refusé le parti qui se présentait. Elle ne se sentait aucun goût pour le mariage, dit-elle. Sans se décourager, Gringaille était revenu à la charge avec acharnement. De guerre lasse, Perrette avait fini par dire qu’elle verrait plus tard, dans quelques années.

 

Force avait été à l’amoureux de se contenter de cette vague promesse. Dans son for intérieur, tant les amoureux sont tenaces, il se considérait comme le fiancé de la jeune fille. Il s’avançait peut-être beaucoup.

 

D’ailleurs, si réel et si profond que fût cet amour, il n’empêchait nullement Carcagne de bien boire, bien manger, bien dormir, de mener en somme une existence assez dissolue. Il pensait qu’il serait temps de se ranger et d’être fidèle quand il serait uni en justes et légitimes noces. Avait-il tort ou raison ? Ceci n’est pas notre affaire.

 

Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils se virent à la tête d’une petite fortune, Carcagne se souvint à propos que Perrette était trop faible et délicate pour continuer son métier de lavandière. Son rêve était de posséder mille livres avec quoi elle s’établirait, prendrait quelques ouvrières et se réserverait le lissage de la fine lingerie des nobles dames. C’était là un travail plus délicat, plus en rapport avec ses forces physiques et auquel elle excellait.

 

Carcagne se souvint de tout cela. Il le rappela à Gringaille et proposa bravement de donner à eux deux, douze cents livres à la jeune fille, avec quoi elle pourrait réaliser son rêve. L’idée parut admirable à Gringaille, qui l’accepta sans hésiter.

 

L’argent fut aussitôt divisé en trois parts. C’était leur manie, innocente au bout du compte. Escargasse les vit prélever chacun six cents livres sur leur part et déposer le reste dans le coffre. Comme ils avaient les mines réjouies de gens qui se disposent à faire une bonne farce, il s’informa. On lui dit naïvement de quoi il retournait. Il arriva qu’Escargasse se fâcha tout rouge et prétendit contribuer pour sa quote-part au bonheur de Perrette. Et il allongea, lui aussi, ses six cents livres. C’étaient trois chenapans qui ne valaient pas la corde qui, un jour ou l’autre, les hisserait au haut de quelque maîtresse branche d’où ils se balanceraient pareils à des fruits monstrueux.

 

De ce fait, Perrette la Jolie eut dix-huit cents livres, au lieu de mille qu’elle ambitionnait, pour s’établir. Gringaille alla les lui porter sur-le-champ. Car cette fille étrange et fière n’eût pas accepté d’un autre que de son frère.

 

De ce fait aussi, les trois sacripants n’eurent plus que quatorze cents livres. Mais bah ! c’était de quoi vivre tranquille six bons mois.

 

XXXVII

 

Les quatorze cents livres durèrent quinze jours. Pas plus.

 

Est-ce à dire que les trois gaillards s’amusèrent à jeter leurs écus dans la Seine ?… Ou qu’ils firent des emplettes considérables ?… Ou qu’ils se livrèrent enfin à des orgies sans, nom ? Point. Ils ne firent aucune acquisition et ils vécurent assez raisonnablement. Au train qu’ils avaient adopté, ils auraient pu faire durer leur magot deux ou trois mois. Ce qui, en somme, eût été assez gentil.

 

Mais ils s’avisèrent de jouer dans les cabarets qu’ils fréquentaient. Et comme, maintenant qu’ils étaient devenus honnêtes, ils se figuraient naïvement que tout ce qu’il y avait de larrons dans Paris s’étaient convertis comme eux, ils ne songèrent pas à se méfier.

 

Un soir – soir de guigne noire – ils tombèrent sur un trio de maîtres pipeurs. Les choses ne traînèrent pas. En moins d’une heure, ils perdirent jusqu’à leur dernière maille. Il leur fallut fuir, courbant l’échine sous la raclée de coups de triques de l’hôtelier furieux de voir la dépense non réglée. Car les trois fripons s’étaient défilés à la douce emportant leur butin.

 

La catastrophe était terrible. Autrefois, une soirée passée à l’affût, au coin d’une rue, eût à peu près réparé le dommage. Mais aujourd’hui qu’ils étaient honnêtes, c’était la misère noire, les jours de famine et d’expédients prévus par leur chef.

 

Ils vendirent les armes et les costumes magnifiques payés par Concini. Ils ne gardèrent que leur bonne rapière et le costume qu’ils avaient sur le dos. Heureusement, ces vêtements étaient en excellent drap, presque neufs, et ils étaient ainsi encore présentables.

 

Ménagés avec une économie sordide, quoique un peu tardive, les quelques écus qu’ils tirèrent de cette vente durèrent une semaine. Jehan, qui les vit toujours très propres, insouciants à leur habitude, ne soupçonna pas leur détresse. Ils se gardèrent bien de l’avouer.

 

Au moment où nous les retrouvons, il était quatre heures de l’après-midi. On était aux premiers jours de juin. Le temps était radieux et le soleil versait à flots son éclatante lumière. C’était un de ces étincelants après-midi où tout respire la joie de vivre.

 

Ce jour-là, Gringaille, Escargasse et Carcagne avaient serré leur ceinture d’un cran. Déjeuner peu substantiel, on en conviendra. Et ils allaient, par les rues de la grand’ville, le nez au vent, l’œil au guet, à l’affût de l’occasion propice qui leur permettrait de dîner autrement que d’un nouveau cran à la ceinture.

 

Mélancoliques, mais non résignés, ils erraient sans but précis. Ils comptaient sur le hasard qui, jusque-là, ne se montrait guère favorable. Ils étaient parvenus au carrefour du Trahoir. Machinalement, ils s’engagèrent dans la rue de l’Arbre-Sec, se dirigeant vers la rivière.

 

Tout à coup, Carcagne s’administra sur le crâne un coup de poing à assommer un bœuf, et il beugla :

 

– J’ai trouvé !

 

– Quoi ? firent les autres, palpitants.

 

– Le moyen de dîner sans avoir rien à débourser et peut-être… qui sait ?… la pitance assurée pendant quelque temps. Vite, compères, la voici, entrez dans le cul-de-sac et n’en bougez pas jusqu’à ce que je vous appelle.

 

Ceci se passait devant la maison de dame Colline Colle. En la reconnaissant à travers les vitraux de sa fenêtre, Carcagne venait brusquement de se rappeler les avances qu’elle lui avait faites.

 

La matrone, depuis l’enlèvement de Bertille, passait la majeure partie de son temps à cette fenêtre. Elle était extraordinairement tenace et n’avait pas renoncé à son idée de tirer profit de cet enlèvement.

 

Elle avait cherché La Varenne. Mais le confident du roi se cachait chez lui. Il ne pouvait se résigner à montrer son visage avec sa balafre qui ressemblait par trop à un coup de cravache. Colline Colle n’avait pu le rencontrer. Elle avait concentré ses espoirs sur Carcagne.

 

Mais le bon jeune homme, comme elle disait, ne paraissait pas se décider à venir la voir, comme elle l’en avait prié. Et voici que, au moment où elle commençait à désespérer, elle l’apercevait, arrêté devant sa maison. Elle n’avait pas hésité à ouvrir sa fenêtre et l’avait appelé sans vergogne. C’est ce qui avait fait dire à Carcagne : « la voici ! »

 

Gringaille et Escargasse avaient reconnu la vieille, eux aussi. Ils avaient compris la pensée de Carcagne et l’espoir avait pénétré en eux. Ils étaient allés se poster sous l’œil-de-bœuf de l’impasse, bien résolus à n’en pas bouger tant que Carcagne ne leur ferait pas signe.

 

Colline Colle ouvrit la porte juste comme Carcagne montait majestueusement les marches du perron. Il pénétra dans le sanctuaire – nous entendons la cuisine, qui servait de salle à manger. Lorsqu’ils se trouvèrent, seuls, face à face, la matrone crut devoir prendre un air confus et baissa pudiquement les yeux. Carcagne comprit qu’il lui fallait dire quelque chose de galant, qui lui conquît d’emblée les bonnes grâces de la femme. Il trouva ceci :

 

– Belle dame, depuis que je vous ai vue, je me suis aperçu que j’avais oublié mon cœur ici. Je ne viens pas vous le réclamer. Si vous l’avez trouvé, gardez-le… Mais, pour Dieu, donnez-moi le vôtre en échange, ou je meurs… Voyez, je dépéris, je me dessèche, je me consume !…

 

Ayant dit, il retroussa sa moustache d’un air conquérant, trouvant le compliment assez bien troussé et la déclaration décisive.

 

Le plus fort, c’est que Colline Colle, peu habituée à un si beau langage, baya d’admiration. Elle laissa tomber sur cet amoureux qui s’exprimait si bien un regard attendri qui se chargea de compassion en le regardant de plus près.

 

Il est de fait que Carcagne, à jeun depuis la veille, avait un petit air dolent des plus intéressants. De plus, il était dévoré d’inquiétude au sujet de sa tentative désespérée. Toucher le cœur de la vieille mégère n’était rien… si elle n’ouvrait le garde-manger. Cette inquiétude se lisait sur son visage. Colline Colle la prit pour l’angoisse de l’amoureux qui attend que son sort soit fixé. Elle en fut touchée.

 

Mais elle n’était pas femme à perdre la tête pour si peu. Elle fit remarquer :

 

– Eh ! sainte Vierge ! pourquoi avez-vous tant attendu, pauvre jeune homme ?… Puisque je vous avais invité à venir me voir !

 

Elle minaudait en parlant. Mais elle fixait sur lui ses petits yeux perçants. En tout cas, la réflexion était juste. Elle faillit désarçonner Carcagne, qui ne l’avait pas prévue. L’imminence du péril lui donna de l’esprit d’à-propos.

 

– Hélas ! belle dame, fit-il en poussant force soupirs, je suis au service d’un puissant prince et j’ai dû suivre mon seigneur, qui a jugé à propos de s’absenter. Ah ! j’ai bien maudit l’affreux contretemps et j’ai bien souffert, allez !

 

L’explication était des plus plausibles ; elle satisfit la matrone. Elle la satisfit d’autant plus qu’elle lui apprenait que le ravisseur avait titre de prince. C’était le commencement des renseignements qu’elle espérait arracher de son prétendu amoureux. Elle fut contente et son attitude s’en ressentit :

 

– Pauvre jeune homme ! dit-elle d’un air apitoyé.

 

Elle lui prit la main, qu’elle serra tendrement comme pour dire : « Vos tourments vont finir ! » et baissant les yeux d’un air embarrassé :

 

– Je m’appelle Brigitte… Et vous ?…

 

– Moi, je m’appelle Carcagne. Ô Brigitte ! reine de mon cœur, je m’attache à vous jusqu’à la mort ! Je sens que je ne peux vivre sans vous ! Je sens… que nous sommes créés l’un pour l’autre. Je sens… pardieu ! c’est une odeur de soupe au lard… c’est-à-dire, non… je veux dire que je sens une… je sens que… je sens…

 

Le pauvre Carcagne, troublé par le parfum de la soupe qui mijotait sur le feu, sentait qu’il pataugeait lamentablement. Pour se tirer d’embarras, il employa un moyen héroïque : il empoigna Colline Colle, la souleva comme une plume, la serra sur son cœur à l’étouffer et plaqua sur sa peau sèche des baisers retentissants.

 

Après quoi il la reposa délicatement sur ses pieds, conscient de s’être tiré à son honneur du mauvais pas dans lequel il s’était sottement fourré en voulant éblouir par des phrases ronflantes, quand les gestes sont si faciles et si éloquents.

 

Colline Colle, qu’il avait à moitié étouffée, soufflait péniblement, se remettait peu à peu. Elle n’était pas fâchée. Bien au contraire. Elle était émerveillée de la force et de la vigueur de cet amoureux intrépide. Et elle eut la franchise de le dire :

 

– Jésus ! Seigneur ! Quelle force !… Quelle ardeur !… Se peut-il que vous m’aimiez à ce point ?… Mais c’est une vraie bénédiction !

 

Voyez comme vont les choses : pour une pauvre petite fois qu’elle se montrait franche, elle n’eut pas de chance. Carcagne crut qu’il avait triomphé sur toute la ligne. Il se crut le maître de la situation et il déclara avec désinvolture :

 

– C’est dit ! je m’installe ici ! Je ne vous quitte plus, Ô Brigitte ! Je sens que je suis né pour mener une existence de bon bourgeois paisible.

 

– Ouais ? songea la vieille, il va vite, le bon jeune homme ! S’imagine-t-il, par hasard, que je vais l’entretenir ?… Voire ! que je tienne les renseignements dont j’ai besoin et puis je lui montrerai comment je sais me débarrasser des galants trop encombrants.

 

Mais, comme elle ne protesta pas, comme elle continua de sourire tendrement, Carcagne, avec sa logique spéciale, en inféra qu’elle consentait. Il jeta cyniquement le masque et s’écria rondement :

 

– N’est-ce pas bientôt l’heure du dîner, Brigitte ? Mon estomac me dit que l’heure a sonné depuis longtemps.

 

Cependant, malgré son impudence et les airs détachés qu’il affectait, il n’était pas très rassuré : Colline Colle avait l’air de se faire tirer l’oreille.

 

Elle réfléchissait, voilà tout. Elle était avare, mais elle n’était pas sotte. Et elle avait été commerçante. La dépense d’un dîner la faisait renâcler. Mais elle se dit que rien ne vaut un bon dîner convenablement arrosé, pour délier une langue. Or, elle voulait faire parler ce naïf garçon. Le profit qu’elle lui arracherait valait bien qu’elle risquât les quelques sous d’un repas. Sa décision fut vite prise, et à Carcagne, qui attendait anxieusement :

 

– Mais, monsieur Carcagne, dit-elle, je ne soupe pas avant six heures ! Et il n’en est pas encore cinq.

 

– Vous vous trompez, ô Brigitte, assura Carcagne soulagé, je suis sûr que vous vous trompez. Mon estomac me dit qu’il est au moins neuf heures du soir.

 

Et comme elle paraissait surprise et quelque peu inquiète, il eut recours à la tactique qui lui avait déjà réussi : il la prit par la taille, plaqua un baiser dans son cou et roucoula :

 

– Ah ! mon cœur ! vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. Et les émotions creusent, voyez-vous.

 

– Voulez-vous bien finir, mauvais sujet !

 

– Et puis, vous ne savez pas que depuis que je vous ai vue, je ne bois plus, je ne mange plus, je ne dors plus !… Alors, je subis le coup de la réaction… Brigitte, si vous ne me donnez à manger de suite, je tombe d’inanition, je m’évanouis, je meurs à vos pieds… avant d’avoir cueilli votre baiser.

 

La matrone s’efforçait de rougir. Au fond, elle était plus ébahie que flattée de cette ardeur qu’on lui témoignait. Mais elle n’avait garde de le laisser voir.

 

– Allons, fit-elle, je ne veux pas votre mort et… je vais vous préparer à manger à l’instant.

 

Ayant bravement accepté le risque, elle s’activa d’assez bonne grâce. Elle ranima le feu et descendit à la cave.

 

À peine avait-elle tourné les talons que Carcagne bondit sur l’escabeau placé sous l’œil-de-bœuf. Il passa la tête dehors et laissa tomber quelques paroles joyeusement accueillies par Gringaille et Escargasse, qui attendaient patiemment, mais non sans inquiétude.

 

Ceci fait, il descendit vivement de son escabeau et, pour se donner une contenance, il se mit à marcher de la fenêtre à la porte de la chambre, grande ouverte. Et il s’arrêta machinalement sur le seuil.

 

Les rayons obliques du soleil tombaient sur un meuble placé précisément à côté de lui. Un objet miroitant et brillant comme de l’argent attira invinciblement son regard. Cet objet était placé dans un tiroir entrouvert.

 

Ce fut plus fort que lui. Carcagne oublia son honnêteté trop récente. Il fut fasciné, ébloui par l’éclat de cet objet mystérieux. Ses bonnes résolutions sombrèrent piteusement dès la première occasion.

 

Les yeux fixés sur la porte par où il craignait de voir reparaître Brigitte courroucée, il allongea une griffe experte, explora vivement le tiroir et rafla l’objet sans le regarder. Il lui sembla que ce devait être un étui. En argent assurément : il brillait tant. Plein d’or, peut-être, qui sait ? Il l’agita doucement. Précisément, il sentit ballotter un corps à l’intérieur. Le cœur battant, il fourra vivement l’étui dans sa poche et s’éloigna précipitamment de la chambre.

 

Alors, la honte au front, il eut conscience de son crime et qu’il venait de se déshonorer en manquant à sa parole. Soyons juste : son premier mouvement fut de remettre l’objet où il l’avait pris. Il fit même un pas vers la chambre, à cette intention. Trop tard. Colline Colle reparaissait à ce moment. L’émotion lui donna une quinte de toux qui fit trembler les casseroles.

 

Comme si cette toux avait été un signal, au même instant on frappa rudement à la porte. Colline Colle sursauta et regarda Carcagne avec une mine inquiète. Celui-ci se campa et retroussa sa moustache d’un air qui signifiait : « Je suis là ! Ne craignez rien. » Et Colline Colle sourit, rassurée :

 

Les coups redoublèrent. En même temps, une voix cria :

 

– Ohé ! Carcagne ! Hé bé ! Es-tu mort ou vivant ?… Si tu es mort, dis-le, cornes du diable ! nous ne laisserons pas refroidir le dîner qui nous attend.

 

– Brigitte, s’écria joyeusement Carcagne, ce sont des amis ! Ouvrez, ma chère.

 

Mais Brigitte allongeait le nez. La visite, apparemment, n’était pas de son goût. Puis, décidément, le bon jeune homme en prenait trop à son aise :

 

« Quoi ! il est là depuis un quart d’heure à peine. Il s’installe. Il me tourne et retourne. Il parle en maître. Il faut, pour lui, que j’avance l’heure de mon souper. Et, pour comble, voilà déjà ses amis qui veulent envahir mon domicile ! Ouais ! que signifie ceci ? Ah ! quand j’aurai mes renseignements, je ne traînerai pas à le jeter dehors… Il me compromettrait avec ses allures… Sans compter que je lui vois des dents capables de croquer, en un rien de temps, mes pauvres économies si péniblement amassées ! »

 

Carcagne, voyant qu’elle ne bougeait pas plus qu’une souche, se précipita lui-même. La clé était sur la serrure. Il ouvrit, tira les verrous et fit entrer ses amis, sans paraître se soucier le moins du monde des airs pincés de la matrone et des coups d’œil furieux qu’elle lui jetait.

 

C’est ainsi que, malgré elle, Gringaille et Escargasse firent une entrée qui n’avait rien de triomphal, malgré leur outrecuidante assurance. Carcagne, en parfait gentilhomme, fit les présentations en règle. L’accueil de Colline Colle fut glacial et eût démonté tout autre que les deux malheureux affamés. Mais les deux pauvres hères, qui entrevoyaient l’aubaine d’une franche lippée, ne voulurent rien voir, rien entendre. Ils multiplièrent les sourires et les révérences, et Escargasse déclara avec désinvolture :

 

– Excusez-nous, madame, si nous troublons votre galant tête-à-tête. Mais notre ami Carcagne me paraît oublier que nous eûmes l’honneur de l’inviter à souper.

 

– Et pardieu ! nous avons même commandé, expressément à son intention, un succulent repas à l’auberge du Grand-Passe-Partout, qui est, vous le savez ou vous ne le savez pas, la première auberge de Paris, renchérit Gringaille.

 

Colline Colle regarda Carcagne avec inquiétude : est-ce qu’il allait la laisser pour les suivre ? Allait-elle échouer si près du but ? Non ! Carcagne disait :

 

– Ah ! messieurs, vous m’excuserez, mais je ne puis aujourd’hui. Et il jetait sur la vieille un coup d’œil égrillard. La joie qu’elle éprouva de voir qu’il restait lui fit oublier de faire semblant de rougir. Gringaille et Escargasse se redressèrent avec des airs outragés.

 

– Mais, continua Carcagne, négligemment, il y a moyen de s’arranger. Je ne puis aller avec vous, mais vous pouvez rester avec nous… Partagez notre modeste repas. Je suis sûr que madame se tiendra pour honorée de vous avoir à sa table.

 

La stupeur et l’indignation laissèrent Colline Colle sans parole. Mais sa physionomie irritée, les yeux étincelants qu’elle dardait sur les trois malheureux qui attendaient sa décision dans des transes mortelles, toute son attitude enfin, était une protestation terriblement éloquente.

 

Gringaille et Escargasse feignirent de ne pas remarquer cette attitude, et de prendre son silence pour un acquiescement. Leurs trognes se firent souriantes et avec des mines comme ils en voyaient faire aux gentilshommes :

 

– Par ma foi, la proposition est des plus galantes.

 

– Nous n’aurions garde de la refuser !

 

Mais la vieille avare se révolta devant ce surcroît de dépense. Elle éclata sur son ton le plus revêche :

 

– Ouais ! prenez-vous ma maison pour un cabaret ? Pensez-vous que j’aie les moyens d’héberger gratuitement tous les mauvais drôles à qui il chantera d’envahir mon logis ?…

 

Elle aurait tenu d’autres propos aussi peu amènes si Carcagne l’avait laissée faire. Mais Carcagne risqua bravement le grand coup et, prenant un air de dignité outragée :

 

– Fi donc ! madame, s’écria-t-il. Est-ce ainsi que vous appréciez l’honneur qui vous est fait ?… Messieurs, partons, je vous prie. Je me suis trompé sur le compte de madame… Je lui croyais un cœur noble et généreux. Je vois que c’est une petite bourgeoise rapace et avaricieuse. Partons !…

 

Colline Colle faillit s’évanouir. Quoi ! il s’en allait ?… Mais c’était sa ruine, alors !… Sa superbe spéculation s’en allait à vau-l’eau parce qu’elle rechignait à un supplément de dépense. Valait-il pas mieux se résigner ? Accepter l’inévitable ? Oui, cent fois oui.

 

– Messieurs, messieurs, se hâta-t-elle d’implorer, vous ne m’avez pas comprise. J’ai voulu dire que ma maison n’étant pas un cabaret, vous n’y trouveriez pas l’abondance et le confort dignes de galants cavaliers tels que vous, et auxquels vous êtes certainement accoutumés.

 

Le plus étonné de sa victoire fut certes Carcagne lui-même. Il n’aurait jamais cru qu’il avait produit une si vive impression sur cette femme. La preuve était là, cependant. Les trois respirèrent, délivrés de leur appréhension et ils échangèrent un coup d’œil triomphant : l’affaire était dans le sac. Non sans peine toutefois. Ils n’abusèrent pas de leur triomphe.

 

– Nous ne sommes pas exigeants, dit l’un.

 

– La moindre des choses nous suffit, appuya l’autre.

 

– Sans compter l’honneur et le plaisir de souper en aussi agréable compagnie, dit galamment Carcagne, avec une œillade assassine.

 

Ces assurances tranquillisèrent un peu l’avare.

 

Enfin, le malheureux dîner, si péniblement obtenu, fut prêt. Il se composait de la soupe dont le parfum avait fait bafouiller Carcagne affamé, d’un plat de lentilles et d’un restant de porc rôti que Brigitte, en soupirant, se résigna à aller chercher à la cave. Repas peu copieux. À peine eût-il suffi à tromper la faim d’un des trois convives. Colline Colle avait cru faire grandement les choses en montant deux bouteilles de vin. Un dé de vin à chacun autant dire.

 

Les trois se regardèrent d’un air consterné. Mais Carcagne ne doutait plus de rien et maintenant il savait la manière de dompter la mégère : il n’y avait qu’à montrer les dents. D’autorité, il s’empara des clés, descendit à la cave et en remonta chargé de six bouteilles, de douze œufs et d’un jambon. Colline Colle faillit s’étrangler de désespoir. Mais elle n’osa pas protester. Encouragé par ce succès, Carcagne fouilla effrontément les placards et découvrit plusieurs pots de confiture et une bouteille de populo, à peine entamée.

 

Brigitte souriait. Mais elle souriait jaune et elle avait envie de s’arracher les cheveux. Le pis est qu’elle dut confectionner l’omelette. Ah ! comme elle l’eût volontiers saupoudrée de poison… si elle n’avait voulu au moins en prendre sa part. Quoi qu’il en soit, ainsi renforcé, le repas pouvait apaiser la faim des trois braves. C’est la seule chose qui leur importait.

 

Les provisions épuisées jusqu’aux miettes, les plats proprement torchés, à peu près satisfaits, ils passèrent sur le devant qui était comme le salon de la vieille. Ils n’oublièrent pas d’emporter la bouteille de populo avec l’intention manifeste de la vider jusqu’à sa dernière goutte. Et dans l’engourdissement béat de la digestion, ils se disaient, dans leur langage de convention, qu’à tout prendre, la maison était moins mauvaise qu’ils n’avaient cru et que, bien dressée, la vieille pourvoirait à leurs besoins, jusqu’au jour où Jehan aurait fait fortune. Ils ne doutaient pas, en tout cas, qu’ils n’eussent trouvé la pitance assurée pendant plusieurs jours, au moins.

 

Il va sans dire que Colline Colle n’aspirait qu’à les jeter dehors au plus tôt. Elle était dans une rage froide terrible et ne se contraignait que par un puissant effort de volonté. Aussi, les voyant gais et animés, elle risqua la question qui lui brûlait les lèvres :

 

– Vous disiez, monsieur Carcagne, que vous étiez au service d’un puissant prince. Comment s’appelle-t-il donc ?

 

Et, palpitante, elle attendit la réponse. Carcagne ouvrait déjà la bouche. Il sentit qu’on lui écrasait le pied. Il comprit et se tut.

 

– C’est le prince Florentini, dit vivement Gringaille.

 

– Le propre cousin de la reine Marie de Médicis, renchérit Escargasse.

 

Une lueur s’alluma dans l’œil de la mégère. Un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles. Son nez se tortilla frénétiquement. Enfin ! elle avait le nom du ravisseur. Ce nom, elle le vendrait très cher au confident du roi. Au roi lui-même peut-être. Qui sait s’il ne reviendrait pas ? Maintenant elle ne regrettait plus que les sacripants lui eussent dévoré ses provisions de quinze jours.

 

– Et vous dites qu’il s’est absenté ces jours-ci ? fit-elle d’un air indifférent.

 

– C’est-à-dire qu’il est retourné à Florence, son pays, et qu’il ne reviendra plus.

 

Cette révélation fut comme un coup de trique sur le crâne de la matrone.

 

– Mais, balbutia-t-elle, et la jeune fille, mon ancienne locataire, qu’en a-t-il fait ?

 

Et elle attendit la réponse, haletante d’angoisse. Par le ravisseur elle eût pu faire retrouver la jeune fille. Mais puisque le ravisseur était retourné dans son pays, il fallait bien retrouver la jeune fille elle-même.

 

– Comment, vous ne savez pas ?… La jeune fille est en sûreté, sous la protection du roi… Il paraît qu’elle est d’une naissance illustre… proche parente de notre sire, dit-on, expliqua Gringaille.

 

Pour Colline Colle, qui savait que Bertille était la propre fille du roi, ces paroles parurent très significatives. Elle fut écrasée, anéantie. Bertille, sous la protection du roi, c’était l’écroulement piteux du chantage organisé dans sa tête. Elle était ruinée, volée, pillée, bafouée… Car ces trois-là, ces brigands qui la regardaient d’un air narquois, ils en savaient plus qu’ils n’en disaient et ils se réjouissaient. Ah ! ce qu’elle allait les jeter dehors.

 

Elle se leva brusquement, pâle de rage et de fureur, les deux poings sur les hanches, hérissée, menaçante, et gronda :

 

– Mais alors, si votre maître est retourné dans son pays, vous voilà sans place, vous autres ?

 

– Dame, oui, fit mélancoliquement Escargasse. Aveu imprudent. Le Provençal le comprit, trop tard.

 

Colline Colle, d’un coup d’œil, s’assura qu’elle n’avait rien à craindre. Il faisait grand jour, la rue était animée, on viendrait à son aide le cas échéant. Elle bondit sur le balai, le saisit à deux mains et le brandit en glapissant :

 

– Ah ! vous êtes sans place !… Ah ! vous êtes sur le pavé, sans sou ni maille, le ventre creux, affamé… Et vous vous êtes dit que je serais votre vache laitière, et vous êtes venus vous installer ici, vous m’avez ruinée, vous m’avez dévoré toutes mes provisions, bu tout mon vin !… Hors d’ici, chiens ! truands ! mauvais garçons ! ribauds !

 

Et chaque épithète était accompagnée d’un coup de balai. Les trois interdits, effarés, ne comprenant rien à ce changement subit, s’étaient redressés, paraient de leur mieux les coups qu’elle assénait, ne pensaient pas encore qu’il fallût déguerpir au plus tôt.

 

– Mais ma chère Brigitte ! tenta de concilier Carcagne.

 

– Je ne suis pas votre chère Brigitte ! hurla la mégère hors d’elle-même. Je suis une honnête femme, moi ! Et vous m’avez ruinée, ruinée !… Hors d’ici, vous dis-je !

 

Et courant à la fenêtre, elle l’ouvrit toute grande et se mit à crier d’une voix perçante, capable d’ameuter toute la rue :

 

– Au feu ! au truand ! à la hart !

 

Ils comprirent que s’ils tardaient, tout le quartier allait leur tomber dessus et que c’en était fait d’eux. Ils prirent bravement leurs jambes à leur cou, battirent précipitamment en retraite et dégringolèrent les marches du perron, pareils à de grands oiseaux effarés. Les ailes de la peur aux talons, ils coururent d’une traite jusqu’à la porte Saint-Honoré où ils se rassurèrent enfin en constatant qu’on ne les poursuivait pas.

 

Le premier soin de Carcagne, quand il se vit seul dans leur taudis, fut de vérifier ce que pouvait être l’objet brillant qui l’avait fait trébucher dès ses premiers pas sur le chemin de l’honnêteté.

 

C’était un méchant étui en fer-blanc, sans aucune valeur. Il l’ouvrit. Il contenait une bague en fer, également sans valeur, et un papier couvert d’une écriture fine et serrée, en une langue qu’il ne connaissait pas. Il se sentit soulagé. Il prit la bague en se disant :

 

– Je dirai à Gringaille de la donner à Perrette. Cela lui fera peut-être plaisir.

 

Quant à l’étui, il le mit dans la poche intérieure d’un vieux pourpoint usé et déchiré qu’il ne portait plus depuis longtemps. Et la conscience plus tranquille, il se jeta sur sa paillasse, s’enroula dans sa couverture et ne tarda pas à s’endormir.

 

Ce petit étui était celui que Colline Colle avait soustrait dans la cassette de Bertille. Elle aussi elle l’avait jeté négligemment dans un tiroir et l’y avait oublié.

 

XXXVIII

 

Il y avait environ un mois que Bertille avait disparu.

 

On avait entouré la chapelle du Martyr d’une haute palissade et on avait commencé les fouilles. Dès les premiers coups de pioche, on avait mis à découvert les hautes marches d’un escalier. Preuve que les indications contenues dans les fameux papiers étaient exactes. Ce dont on n’était pas autrement sûr jusque-là.

 

Ce premier résultat acquis, on avait décidé de mener les travaux avec circonspection. À seule fin de détériorer le moins possible la crypte où, aux temps lointains de la persécution des chrétiens, le bienheureux saint Denis rassemblait son troupeau de fidèles autour du modeste autel de pierre.

 

Ceci pour donner satisfaction à Marie de Beauvilliers. L’abbesse n’oubliait pas que lorsque la chapelle souterraine serait dégagée, elle deviendrait un lieu de pèlerinage. Source de profits appréciables pour l’abbaye.

 

Le père Coton, confesseur de Sa Majesté, avait réussi à se faire nommer directeur des travaux. Le roi et la reine croyaient également pouvoir compter sur son dévouement. Nous savons, nous, qu’il n’était qu’un instrument docile aux mains d’Acquaviva.

 

Bien entendu, il n’avait pas été soufflé mot du trésor. Les fouilles avaient pour but officiel de dégager la chapelle souterraine du saint. Œuvre pieuse. Et c’est pourquoi le choix d’un religieux, comme directeur, avait paru tout indiqué.

 

Coton surveillait donc et dirigeait les travaux. En même temps, il gardait les abords de la chapelle. Ces abords n’étaient pas interdits au public, mais un vaste réseau d’espionnage avait été établi. On pouvait circuler librement sur la montagne. Quant à passer inaperçu aux environs de la chapelle, il ne fallait pas y compter. Des yeux invisibles, toujours en éveil, épiaient les moindres gestes du plus inoffensif des passants.

 

Coton s’était adjoint un certain nombre de religieux qui se chargeaient de cette surveillance. Il est à noter qu’aucun de ces religieux n’appartenaient à la Société de Jésus… notoirement, du moins. Il est à supposer qu’ils avaient été choisis à bon escient.

 

Indépendamment de ces précautions, prises au nom du roi et de la reine, et approuvées par eux, Sully et Concini, qui se méfiaient l’un de l’autre, avaient pris leurs petites dispositions secrètes, chacun de son côté. Si bien que, sans qu’il y parût, les environs de la chapelle se trouvaient, autant dire, en état de siège.

 

Concini se croyait si sûr de triompher qu’il avait pris, pour remplacer Jehan le Brave, Gringaille, Escargasse et Carcagne, quatre gentilshommes authentiques. C’étaient MM. d’Eynaus, de Roquetaille, de Longval et de Saint-Julien. Quatre jeunes gens dont l’aîné n’avait pas vingt-six ans et le plus jeune vingt-deux à peine.

 

Dans son esprit, ces quatre gentilshommes devaient constituer le noyau de l’imposante garde qu’il comptait attacher à sa personne, quand il serait devenu le maître.

 

Pour l’instant, les quatre nouveaux séides du Florentin avaient pour unique mission de rechercher Jehan le Brave et de le prendre vivant. Concini leur avait promis vingt mille livres à se partager le jour où ils le lui livreraient pieds et poings liés.

 

Les quatre jeunes gens, qui étaient forts et braves, et le savaient, avaient pensé que quatre hommes comme eux, pour en prendre un seul, c’était trop de deux, au moins, en admettant que celui dont ils devaient s’emparer fût doué d’une force peu commune. Ils ne connaissaient pas Jehan le Brave.

 

Concini le connaissait, lui. Et il n’oubliait pas Escargasse, Carcagne, Gringaille qui l’avaient déjà trahi pour Jehan et se joindraient à lui. Ce qui fait qu’il n’avait pas hésité à engager, pour toute la durée des travaux, une trentaine de coupe-jarrets.

 

Ceux-là, par escouade de huit hommes, avaient été placés sous les ordres de Saint-Julien, Longval, Roquetaille, Eynaus. Une de ces escouades de sacripants devait se tenir à demeure aux alentours de la chapelle. Concini, en effet, n’oubliait pas non plus que Jehan chercherait à s’emparer du trésor. Il prenait donc ses précautions en conséquence. Jusqu’à ce jour, Concini et ses hommes n’avaient pu mettre la main sur celui qu’ils cherchaient.

 

Il ne se cachait guère cependant. Mais il se déplaçait sans cesse et, poussé par l’instinct, il dirigeait ses recherches de préférence vers les faubourgs et les environs de la ville. Depuis un mois que duraient ces recherches, il n’était pas plus avancé qu’au premier jour. Il était découragé, déprimé, et commençait à envisager sérieusement la possibilité d’en finir par un bon coup de dague.

 

Ce jour-là, qui était le treize du mois de juin, Jehan avait passé la matinée à battre les faubourgs de la rive gauche, depuis la butte Copeau jusqu’à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Ce qui représentait un assez joli ruban de route.

 

En revenant par le Pont-Neuf, il s’était engagé dans la rue de l’Arbre-Sec. Il s’était oublié longtemps à rêver sous la fenêtre hermétiquement close de l’ancien logis de celle qu’il ne cessait de chercher. Et il était parti en soupirant.

 

Le cerveau vide de pensée, le cœur déchiré, en proie à un sombre accès de désespoir, il allait d’un pas machinal, sans avoir conscience des lieux qu’il traversait. Il se trouva rue Saint-Honoré. Il la descendit et passa la porte sans s’en apercevoir.

 

Ce jour-là était le jour du marché aux chevaux, qui se tenait au bas de la butte Saint-Roch, couronnée de ses deux moulins. La butte Saint-Roch, on le sait, était située non loin de la porte, à droite en sortant de la ville. L’endroit était donc extrêmement animé. Jehan, toujours absorbé, se perdit dans la foule.

 

Le long du fossé, entre les portes Montmartre et Saint-Honoré, il y avait une bande de terre, plantée d’arbres à ses deux extrémités. C’était un « palmail » semblable à celui qui se trouvait le long de l’Arsenal et où Pardaillan s’était arrêté.

 

Jehan le Brave s’attarda à regarder les joueurs. En réalité, il ne les voyait pas. En ce moment, il vivait dans ses rêves douloureux, transporté au-delà de la réalité. Il ne voyait et n’entendait rien. La lassitude l’avait arrêté là sans qu’il en eût conscience.

 

En ce moment, escorté de ses quatre gentilshommes, Concini parcourait le marché. Il aperçut Jehan qui lui tournait le dos. Et ses yeux étincelèrent, ses lèvres s’arquèrent en un rictus terrible, sa main se crispa sur la poignée de son épée, et il se ramassa comme le fauve qui s’apprête à bondir.

 

Sauter sur le bravo, le saisir, l’emporter, avant qu’il pût se reconnaître : telle fut sa première pensée. Il jeta un coup d’œil sanglant autour de lui et secoua furieusement la tête. Au milieu de cette cohue, le coup de main était impossible. Il le comprit et grinça des dents, mâchant de sourdes imprécations, pâle de rage, tremblant de fureur à la pensée qu’il n’avait qu’à allonger la main pour en finir et qu’au lieu de cela, l’autre allait lui glisser entre les doigts.

 

Un moment il eut la pensée de bondir sur le bravo, lui planter un poignard entre les deux épaules et se perdre dans la foule ensuite. C’était possible. Mais une si piètre vengeance, après ce qu’il avait rêvé !… Il hésita. Et un sourire sinistre passa sur ses lèvres, et il s’applaudit d’avoir eu la force de se contenir. Il venait de remarquer combien Jehan paraissait absent et une idée lui était venue.

 

Il donna des ordres brefs, s’enveloppa dans son manteau et se mit à l’écart. Un de ses hommes s’éloigna en courant. Les trois autres allèrent se placer à quelques pas de Jehan, avec l’intention de ne pas le perdre de vue. Ils n’avaient pas besoin de se cacher. L’homme ne les connaissait pas, il ignorait qu’ils étaient à Concini.

 

Cependant, Jehan avait repris sa promenade distraite. Les trois suiveurs, à distance, ne le lâchèrent pas d’une semelle. Concini, le chapeau sur les yeux, le manteau sur le nez, suivait de loin ses hommes.

 

– Joie et prospérité, à vous, messire Jehan le Brave, dit soudain une voix grave.

 

Jehan sursauta. Il laissa tomber sur celui qui venait de le nommer ce regard effaré de l’homme qui revient de très loin. Il se ressaisit et l’ombre d’un sourire effleura ses lèvres.

 

– Ah ! c’est vous, Ravaillac, fit-il doucement. Joie et prospérité, dites-vous ? Ventreveau ! Je suis curieux de voir si votre souhait se réalisera ! Quand vous m’avez abordé, je rêvais précisément d’en finir avec cette vie par un bon coup de dague… Vous voyez que la joie règne dans mon cœur. Et quant à la prospérité : trois écus, voilà toute ma fortune.

 

Et il éclata d’un rire strident, saccadé, qui sentait la folie.

 

Ravaillac le considéra d’un air de commisération profonde et ses traits se crispèrent comme s’il eût souffert lui-même de la souffrance de celui qui riait ainsi. Et il hocha douloureusement la tête.

 

– Je vous trouve bien pâle, dit-il. Vous avez maigri. Vos yeux sont fiévreux… Seriez-vous malade ?

 

– Moi !… je ne me suis jamais si bien porté, mon cher ! C’est ceci qui est malade.

 

Il s’administrait de furieux coups de poing sur le cœur.

 

Ravaillac pâlit. Une expression de désespoir se répandit sur son visage. Une angoisse poignante se lut dans ses yeux. Un combat violent parut se livrer en lui. Il ouvrit la bouche pour parler et il n’en sortit qu’un sourd gémissement.

 

À son tour, Jehan le considéra. Et à son tour son visage exprima la pitié.

 

– Vous aussi vous êtes bien changé !… Toujours vos sombres visions, pauvre bougre ! La misère ne vous suffit pas, il vous faut y joindre d’abominables mortifications. Il faut que vous vous fassiez le bourreau de votre corps !… Vous êtes jeune, pourtant, pas mal bâti, point sot et instruit… La vie pourrait être belle, pour vous comme pour tant d’autres qui ne vous valent point. Le travail sain, le calme du foyer, la douceur de la famille. Voilà ce que vous pourriez avoir, comme tout un chacun. Voilà ce à quoi vous renoncez, pour des chimères, des folies qui vous conduiront où ?… Je n’ose le dire. Ah ! misère de nous !…

 

Et glissant son bras sous celui de Ravaillac, avec un bon sourire, il ajouta :

 

– Tenez, je suis riche – je vous dis que je possède encore trois écus – venez, je vous veux régaler. Un bon repas, une bonne bouteille, un estomac bien garni, en un mot, vous verrez qu’il n’y a rien de tel pour vous faire voir les choses d’un œil moins sombre. Venez.

 

Ravaillac, sans mot dire, le regarda avec un inexprimable attendrissement. Une larme pointa à ses paupières, glissa lentement sur sa joue maigre, alla se perdre dans sa barbe rousse et broussailleuse. Brusquement, il saisit la main de Jehan et la porta à ses lèvres.

 

– Que faites-vous là ! s’exclama celui-ci étonné et gêné. Qui suis-je donc pour que vous me rendiez un tel hommage ?

 

– Vous êtes la bonté même, dit Ravaillac d’une voix émue, vous oubliez vos peines et vos tourments pour réconforter un malheureux qui ne vous est rien… Si vous saviez, pourtant !

 

Jehan laissa peser sur lui un énigmatique regard.

 

– Bon ! fit-il, j’en sais plus long que vous ne pensez.

 

Et comme Ravaillac tressaillit et levait sur lui des yeux anxieux, il se hâta d’ajouter, avec une gaieté affectée :

 

– Je sais notamment qu’il va être cinq heures, que j’ai oublié de déjeuner et que j’enrage de faim, j’étrangle de soif… Eh ! pardieu ! j’y suis !… C’est la faiblesse qui me mettait ainsi du noir à l’âme !… Venez donc, morbleu ! vous verrez que nous ne serons plus les mêmes quand nous aurons la panse garnie.

 

Ravaillac eut une dernière hésitation. Du moins, Jehan crut qu’il hésitait à le suivre. En réalité, Ravaillac se disait ceci :

 

– Suis-je donc sans cœur et sans entrailles ?… Quoi ! tant de bonté ne m’émeut pas ?… Pourquoi ?… Le démon de la jalousie, toujours ! Parce qu’il est aimé… et que je ne le suis pas !… Il a pitié de moi, lui !… Et moi, je n’aurais pas pitié de sa jeunesse… je le laisserais sombrer dans le désespoir !… Est-ce possible ?… Eh bien, non !… Je ne suis pas un homme, moi ! Je suis et je veux rester le justicier. Je dois m’élever au-dessus des faiblesses humaines. Si je ne parle pas, je deviens indigne de la mission qui m’est dévolue… Je parlerai, il le faut… je dois me purifier par le sacrifice.

 

Sa résolution prise, le calme rentra dans son âme, ses traits prirent une expression de sérénité qui le transfigurait et docilement, il suivit son guide.

 

Ils entrèrent dans une guinguette et se mirent sous une tonnelle. Sous la tonnelle d’en face, les hommes de Concini vinrent s’attabler. Ils ne pouvaient pas entendre, mais ils voyaient leur homme. Cela leur suffisait, paraît-il.

 

Jehan jeta un écu sur la table et, à l’hôte accouru, il commanda :

 

– À boire et à manger, jusqu’à concurrence de l’écu que voici. Et se tournant vers Ravaillac, avec une grande douceur :

 

– Il me reste encore deux écus. Partageons en frères.

 

Ravaillac, à ce dernier mot, tressaillit encore une fois. Et il jeta sur le jeune homme qui lui glissait son écu dans la main un regard où il y avait tout à la fois : de l’affection fraternelle, de la reconnaissance et du désespoir.

 

Les premiers moments furent silencieux. Ils avaient faim tous les deux. Jehan n’avait pas menti : il avait oublié de déjeuner. Quant à Ravaillac, le pauvre hère jeûnait plus souvent qu’à son tour. Quand leur appétit fut apaisé, ce fut Ravaillac qui reprit l’entretien.

 

– Pour que vous ayez songé au suicide, il faut que vous soyez malheureux au-delà du possible. Un homme de votre trempe ne se laisse aller à de telles idées que lorsque la mesure est comble à déverser.

 

Jehan se trouvait à une de ces minutes où le cœur a besoin de s’épancher. Il faut le laisser parler si on ne veut le faire éclater. Il se raidit cependant. Pourquoi ? Parce qu’il était un peu de cette espèce de concentrés qui gardent jalousement leurs peines pour eux.

 

Ce fut plus fort que lui : il parla. Il eut beau se raisonner, se morigéner, rien n’y fit. Une force mystérieuse, irrésistible le contraignit à se confier à ce malheureux qu’il ne connaissait, somme toute, que pour lui avoir fait la charité. Pourtant, comme il avait deviné la secrète passion de Ravaillac, en qui il ne pouvait voir un rival, il eut cette délicatesse de passer sous silence tout ce qui pouvait être de nature à le froisser ou le chagriner.

 

Mais, sans le nommer, il dit l’attentat de Concini et qu’il était arrivé à temps pour sauver la jeune fille. Et qu’il l’avait conduite en une maison où il la croyait bien en sûreté. Et qu’elle avait disparu mystérieusement. Et ses inlassables recherches et leur peu de succès.

 

Ravaillac l’écouta gravement, hochant la tête ici, approuvant là. Sa résolution de renseigner le jeune homme se confirmait dans son esprit. Pourtant il ne parla pas encore. On eût dit qu’il tenait à s’assurer que Jehan était réellement à bout de force et de courage, et que son sacrifice lui sauverait bien la vie. Peut-être, plus simplement, sans s’en rendre compte, reculait-il le moment fatal, ne se sentant pas encore assez de courage pour braver la douleur.

 

Quoi qu’il en soit, il dit en baissant la voix :

 

– Elle a vu que le… roi rôdait autour de sa demeure. Elle s’est mise hors d’atteinte. Elle a bien fait. C’est une brave et honnête fille.

 

Jehan tressaillit. Ce n’était pas une hypothèse qu’émettait là Ravaillac. Il affirmait, comme s’il avait été sûr de son fait.

 

– Vous vous trompez, dit-il en le regardant fixement. Elle n’avait rien à craindre du roi. Absolument rien, vous entendez.

 

Ravaillac le regarda d’un air effaré. Il était devenu livide, il tremblait. Une inquiétude mortelle se lisait dans ses yeux. Il bégaya :

 

– Vous êtes sûr ?

 

– Très sûr ! Le roi n’est pour rien là-dedans, vous dis-je. Elle a des ennemis, elle est tombée dans quelque piège infâme, adroitement tendu.

 

Ravaillac savait bien qu’il pouvait s’en rapporter à lui. Il le crut et dans son esprit chaviré, il sanglota :

 

« Mais alors, elle est en danger ?… Et depuis un mois que je le sais, je ne dis rien. Et s’il lui arrive malheur ?… Si elle est morte ?… C’est moi qui l’aurai tuée !… Moi !… Est-ce possible ?… Malédiction sur moi ! »

 

Et brusquement, sans plus hésiter :

 

– Écoutez, dit-il d’une voix blanche, je n’ai rien dit jusqu’ici parce que je croyais sincèrement qu’elle était partie pour échapper à l’autre. Je me suis trompé, je le vois. Je vais tout vous dire… Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard !…

 

Et il dit comment il avait rencontré Bertille en compagnie d’une vieille paysanne. Qu’il l’avait suivie et vue entrer à l’abbaye de Montmartre, d’où elle n’était pas ressortie.

 

Jehan n’en avait pas écouté davantage. Il avait agrafé son ceinturon et il était parti comme un ouragan. Il n’alla pas loin. Avec la même impétuosité, il revint sous la tonnelle, saisit les deux mains de Ravaillac, les serra à les lui briser et, à voix basse, dans la figure, les yeux dans les yeux :

 

– Service pour service, dit-il. Tu viens de me sauver du désespoir, je veux te sauver à ton tour, et le sauver lui aussi, lui… Tu sais de qui je veux parler.

 

Et l’attirant à lui, d’une voix plus basse encore :

 

– Écoute, Ravaillac, tu veux tuer le roi parce que tu l’as vu rôder autour d’elle et que tu es jaloux ? Ne dis pas non ! Je sais ce que je dis. Eh bien, je ne peux pas te laisser commettre ce crime. Le roi, Ravaillac, c’est son père ! Comprends-tu ? Son père !… Maintenant, va le frapper, si tu l’oses !

 

Et il le lâcha.

 

Ravaillac poussa un sourd gémissement et demeura pétrifié, les yeux hagards, regardant sans le voir, Jehan qui s’éloignait définitivement cette fois.

 

XXXIX

 

Jehan le Brave était parti en courant. Il était fou de joie et il ne savait pas trop ce qu’il faisait. Une seule pensée lucide était en lui :

 

– Elle est vivante et je sais où elle est !… Quand je devrais démolir l’abbaye pierre à pierre, il faudra bien que je la délivre !

 

Il aurait dû, puisqu’il était si pressé, longer la butte Saint-Roch et couper à travers champs, derrière la Ville-l’Évêque, ce qui eût raccourci notablement son chemin. Son premier mouvement l’avait lancé droit devant lui, dans le faubourg Saint-Honoré ; sans réfléchir, il continua à piquer droit devant lui.

 

En passant, il bouscula fortement les gentilshommes de Concini. Il n’y prit pas garde. Il ne s’excusa pas. Il n’avait pas de temps à perdre. Il entendit bien des protestations véhémentes, des injures, des menaces. Il ne répondit pas, il ne se retourna pas, il continua sa course furieuse.

 

Ceux qu’il avait bousculés voulurent s’élancer pour châtier l’insolent. Mais leur maître, qui venait de les rejoindre, les arrêta.

 

En voyant la direction prise par Jehan, Concini eut l’intuition qu’il courait à Montmartre. Notez qu’il pouvait aussi bien s’arrêter au hameau du Roule qui se trouvait au bout de la route. Là, il pouvait encore, tournant à gauche, pousser jusqu’à Chaillot. Concini écarta ces hypothèses. Non : Jehan allait à Montmartre. Cette idée prit dans son esprit la force d’une certitude. Et ivre de joie, il grinça :

 

– Je le tiens !

 

L’ordre qu’il avait donné à un de ses gentilshommes avait été exécuté : il avait avec lui douze hommes. Il fit ce que le jeune homme avait négligé de faire, il s’élança avec sa bande, par le raccourci.

 

Au bout du faubourg, après avoir passé le couvent des Capucins, Jehan tourna à droite. Alors, il se dit :

 

– Au fait, pourquoi courir ainsi ?… Maintenant que je sais où elle est, je la délivrerai, cela ne souffre aucun doute. Il ne faudrait pourtant pas avoir la naïveté de croire que cela va s’effectuer à l’instant, sans difficulté aucune. Ce serait trop simple et trop beau. M’est avis que les choses ne vont pas marcher toutes seules. Il faudra du temps, de la patience et de la prudence. Me garder surtout d’attirer l’attention sur moi. Marchons posément, morbleu ! comme un bon badaud qui baye aux corneilles et allons étudier de près cette abbaye. Après quoi j’aviserai.

 

Il fit comme il avait décidé : il ralentit le pas et prit l’allure d’un flâneur. Il arriva au pont Arcans, qui enjambait l’égout. Il le franchit, et quelques toises plus loin, il tourna à droite.

 

Ici, une description des lieux s’impose.

 

Ce que nous appellerons la grande route allait de l’ouest à l’est, en infléchissant légèrement vers le sud, depuis les environs du pont Arcans, jusqu’au bout du Faubourg-Montmartre[3]. Au bas de la butte, sous la chapelle du Martyr, cette route était barrée par la croix au pied de laquelle nous avons vu Ravaillac en prière. Nous rappelons avoir dit qu’il y avait là un chemin, lequel passait sur le côté est de la chapelle, longeait l’abbaye et allait se perdre sur le versant opposé.

 

C’est par ce chemin que devait passer Jehan pour atteindre le haut de la butte et étudier la topographie du couvent.

 

Revenons en arrière. Sur la route où il se trouvait, le jeune homme avait, à sa droite et à sa gauche, des terrains vagues, des marais et des champs. Ensuite, sur la droite, le château des Porcherons. Passé le château, depuis son mur d’enceinte, une enfilade de maisonnettes. Plus loin et jusqu’à proximité du carrefour où se dressait la croix, quelques autres habitations irrégulièrement espacées, avec leurs petits jardins entourés de treillages, de haies ou de solides et hautes murailles.

 

Bien entendu, toutes ces maisons étaient campées au petit bonheur, sans ordre ni symétrie, avec un dédain absolu de l’alignement. Les unes avançaient effrontément sur la route, les autres, honteuses ou craintives, se tenaient à l’écart. Tout cela formait coins et recoins, angles et renfoncements.

 

En face du château : un îlot chargé d’une demi-douzaine de maisons avec leurs vergers. Un chemin contournait cet îlot, passait au pied d’une éminence sur laquelle se dressait un moulin[4] et venait rejoindre la grande route. À l’intersection de ce chemin et de la route se trouvaient quelques masures.

 

Au pied de l’éminence et de son moulin, cachés par les maisons qui couvraient l’îlot, Concini et ses douze hommes se tenaient à l’affût. Jehan s’avançait d’un pas souple et léger. Depuis qu’il savait où trouver Bertille, sûr de la délivrer, la joie l’inondait. Jamais fin d’après-midi ne lui avait paru aussi belle, aussi rayonnante que celle-là. Il allait plein d’espoir, en fredonnant joyeusement une chanson.

 

Il avait dépassé le château des Porcherons et l’îlot qui lui faisait face. Il avait dépassé les masures qui bordaient la grande route et le petit chemin. Il n’avait rien vu, rien remarqué. Et d’ailleurs, il ne se méfiait pas. Il entendit derrière lui une galopade frénétique et des voix rauques crier :

 

– Sus ! sus !…

 

Il se retourna, le sourcil froncé. Dans le même instant, il eut la rapière au poing, prêt à recevoir les douze estafiers qui grimpaient la côte en soufflant bruyamment. Et il reconnut Concini qui, derrière ses hommes, criait, ivre de joie :

 

– Vivant ! sang du Christ ! Il me le faut vivant !

 

– Eh ! c’est l’illustre signor Concini ! railla Jehan. Depuis que ma main s’est appesantie sur ta face de couard, il faut toujours que tu te caches derrière quelque chose ou quelqu’un.

 

– Sus ! sus ! hurlèrent les estafiers en couvrant sa voix de leurs clameurs !

 

– À vous ! monsieur l’insolent qui bousculez les gens sans vous excuser ! crièrent les gentilshommes.

 

– Doucement, mes agneaux, tonna Jehan, je vais vous bousculer avec ceci !… Et ceci pique et taille, je vous en avertis.

 

Et sa rapière se mit à décrire ce fulgurant moulinet qui lui était familier. Eynaus, Longval, Roquetaille et Saint-Julien attaquèrent de face.

 

Les huit autres s’éparpillèrent à droite et à gauche, cherchant à l’envelopper pour le saisir, excités par Concini qui ne cessait de crier :

 

– Prenez-le vivant ! N’oubliez pas !…

 

Un cri sourd… une imprécation… un hurlement… une malédiction… C’étaient quatre hommes mis hors de combat par le terrible moulinet. Les coupe-jarrets, stupéfaits, s’arrêtèrent hésitants.

 

– À qui le tour ? claironna Jehan. Je vous avais avertis : cela pique et taille.

 

– Tue ! tue ! crièrent les assassins exaspérés par cette résistance imprévue.

 

– Hardi ! Foncez ! Sus à la bête ! rugit Concini pâle de rage. Les huit qui restaient revinrent à la charge. Mais ils ne pensaient plus à le prendre vivant. Concini lui-même oubliait de le leur rappeler.

 

Il y eut un choc effrayant. La rapière, l’infernale rapière qui barrait la route à elle seule, la rapière tournoya, siffla, piqua, voltigea, frappa de pointe et de taille. Trois hommes tombèrent. Parmi ceux-là, Saint-Julien, frappé d’un coup de taille en plein visage.

 

– Tu ne sais même pas choisir tes assassins, cria Jehan à Concini écumant qui s’arrachait les cheveux. Encore un !… À qui le tour ?… À qui ?…

 

C’était vrai. Cette chose prodigieuse avait été réalisée en un rien de temps : huit corps, morts ou grièvement atteints, gisaient sur la route blanche.

 

Les quatre survivants s’arrêtèrent effarés. Si ces quatre-là avaient été les coupe-jarrets qui mordaient la poussière au lieu des gentilshommes, nul doute qu’ils n’eussent pris la fuite à l’instant. Le seul qui restait encadré par Roquetaille, Eynaus et Longval, demeura ferme.

 

– Ça pique ! ça taille ! cria encore Jehan en éclatant de rire. Approchez mes agneaux ! Non ?… Alors, je vais vous charger.

 

Et il allait charger en effet.

 

À ce moment, derrière lui, retentirent des hurlements :

 

– Tue ! tue ! suivis d’une dégringolade furieuse.

 

– À nous ! hurla Concini. Tue ! tue ! pas de quartier ! Cernez la bête !

 

Et il se rua lui-même le fer au poing, à la rescousse de ses hommes qui, électrisés par le secours qui leur arrivait, chargèrent avec impétuosité.

 

Jehan avait arrêté son élan. Il tourna la tête au lieu de charger comme il avait dit. Une troupe d’une dizaine d’estafiers débouchait en hurlant du carrefour de la Croix. Dans un instant, elle serait sur lui. Il était pris entre deux feux.

 

« Je ne peux pourtant pas mourir avant de l’avoir sauvée ! » criait-il dans son esprit.

 

Après avoir regardé derrière, il jeta un coup d’œil autour de lui. Il avait dépassé les masures. À sa droite, c’étaient des terrains vagues.

 

Fuir par là ? La pensée ne l’effleura même pas. À sa gauche : un mur, haut, solide… un renfoncement… c’était une porte. Le salut était peut-être là. En tout cas, il aurait ses adversaires en face ; on ne pourrait pas le frapper par derrière.

 

Mais il fallait y arriver avant que la bande hurlante, là, derrière, ne fût sur lui.

 

Il fit un bond prodigieux.

 

– Il en tient ! il en tient ! triompha une voix.

 

C’était encore vrai… L’instant inappréciablement court pendant lequel il avait regardé derrière et autour de lui, avait suffi. Il était touché à l’épaule. Il ne s’en aperçut d’ailleurs pas.

 

Il avait atteint le renfoncement. Il eut une seconde de répit.

 

C’est très court, une seconde. Voici tout ce qu’il fit pendant cet espace de temps si bref. Il souffla… Il reconnut la place. Il y avait une marche derrière lui : il la monta et tâta la porte de sa main gauche passée derrière le dos. Elle était fermée, hélas ! Il redescendit… Il compta ses adversaires : ils étaient une quinzaine… Il songea :

 

« J’en découdrai bien encore quelques-uns… mais après ?… » Il tapa du pied avec colère, et :

 

« Je ne peux pas mourir ici… C’est impossible… je ne le veux pas ! »

 

Voilà tout ce qu’il fit et pensa en une seconde. Il nous en a fallu bien davantage pour l’écrire.

 

Les deux bandes réunies étaient maintenant devant lui. En tête, Longval, Roquetaille, Eynaus. Ils attaquèrent avec frénésie. Et maintenant qu’ils se sentaient sûrs de le tenir, Concini avait rengainé et, derrière ses hommes, il recommençait à recommander :

 

– Prenez-le vivant ! la bête est acculée, coiffez-la, mes braves !

 

– Viens la chercher ! gouailla Jehan. Mais tu n’oseras pas. Tu es trop lâche.

 

Encore un cri sourd… un cri de fureur :

 

– Démon !

 

C’est Eynaus qui tombe… Deux hommes de plus hors de combat… Cela fait dix.

 

Jehan est en lambeaux. Sa poitrine, ses bras sont couverts d’estafilades cuisantes. Le sang coule sur son visage et sur ses mains. Il tient bon cependant… Mais il est à bout de souffle, ses doigts s’engourdissent… Ce n’est plus l’attaque impétueuse de tout à l’heure… Il pare… Il a fort à faire à parer tous les coups qui pleuvent sur lui de toutes parts.

 

Concini le voit à bout. Il exulte, il trépigne, il clame :

 

– Sus ! Hardi !… Il est à nous !

 

– Pas encore ! halète Jehan.

 

Un regain de vigueur… Un suprême effort… Une reprise imprévue, foudroyante, du fantastique moulinet… Pif !… Un râle : un homme tombe pour ne plus se relever… Paf !… un sourd gémissement : c’est un autre homme à terre… Vlig !… une imprécation :

 

– Malédiction !

 

C’est Longval qui s’affaisse.

 

Et cela fait treize !… Treize assassins le nez dans la poussière !… Treize ! Chiffre fatidique : ils étaient treize – en comptant Concini – lorsqu’ils commencèrent l’attaque.

 

Mais c’est aussi le bouquet… c’est la fin… Un voile passe sur les yeux de Jehan, il se voit perdu.

 

– À ce moment, Roquetaille – le dernier des gentilshommes encore en ligne – Roquetaille, furieux de la défaite de ses compagnons, animé du désir de les venger, oubliant la recommandation de son maître, rugit :

 

– Meurs ! chien !… Et il se fend à fond.

 

Un horrible juron lui échappe : le coup a porté dans le vide. Jehan a disparu.

 

Il y eut, parmi la bande, un moment de stupeur pendant lequel le silence plana. Puis, ce fut l’explosion : les cris, les jurons, les imprécations, les menaces. Et puis la ruée sur la porte martelée à coups de pied, de poing, du pommeau de l’épée.

 

Mais la porte était solide. Elle résista. Alors, ce fut la course affolée autour du mur. La recherche d’une issue par où pénétrer dans la place.

 

Et pendant que ses hommes s’obstinaient à chercher, Concini, désespéré, blême de honte, tremblant de fureur, contemplait d’un œil morne la route jonchée de corps raides, immobiles, étendus de distance en distance dans des flaques de sang.

 

Et la pensée lui vint d’Escargasse, Gringaille et Carcagne. Savait-il si cette propriété n’était pas le repaire des truands ? Et si cela était ? S’ils lui tombaient tous les quatre dessus ? À en juger par l’effroyable besogne accomplie par un seul, lui et les dix braves qui lui restaient ne pèseraient pas lourd sous les coups de ces démons. Le mieux était de tirer au large. Et tout de suite !

 

Il rappela ses hommes, et la bande morne et silencieuse reprit, tête basse, le chemin de la ville, emportant ses morts et ses blessés.

 

XL

 

Pendant qu’il ferraillait, Jehan avait entendu comme un bruit de verrous tirés avec précaution. Il avait compris. Il n’avait pas été étonné. Sa première pensée avait été :

 

– Pardieu ! je savais bien que je ne pouvais pas mourir avant !…

 

Et il s’était tenu prêt, glissant la main derrière son dos, tâtant la porte qui tremblait. Et pendant ce temps, il appelait à lui tout ce qui lui restait de forces et concentrait tout son effort à écarter les lames les plus menaçantes.

 

Brusquement, il avait senti que la porte s’ouvrait toute grande derrière lui. Sans se retourner, sans regarder, il avait fait un bond en arrière. Au même instant, quelqu’un poussait la porte, mettait les verrous, donnait un double tour de clé et – suprême précaution ou geste machinal d’affolement – faisait disparaître la clé.

 

Ceci s’était passé en moins d’une seconde.

 

La nuit commençait à tomber. Jehan vit une fine silhouette de jeune femme, vêtue comme une ouvrière. Il n’eut le temps ni de la regarder ni de la remercier. Elle murmura : « Silence ! » et demeura penchée sur la porte, écoutant attentivement, lui tournant le dos.

 

– Ils s’en vont, dit la jeune femme en se redressant. Venez. Et elle se retourne vers lui.

 

C’est une adorable jeune fille, de taille un peu au-dessus de la moyenne, mince, frêle, délicate. Un teint d’une éblouissante blancheur, une merveilleuse couronne de cheveux châtain clair. Des attaches et des extrémités aristocratiques. Une inconsciente dignité dans les attitudes. Un visage sérieux, comme voilé de mélancolie. C’est une petite ouvrière parisienne.

 

Jehan le Brave s’incline avec grâce devant elle :

 

– Madame, commence-t-il.

 

Et il s’interrompit pour s’exclamer :

 

– Eh mais !… C’est toi, Perrette !… Ma petite sœur jolie !… Perrette, la sœur de Gringaille, la bien-aimée de Carcagne – car c’est bien elle – Perrette sourit gracieusement. Et son sourire est plein d’un charme ingénu. Mais, à ce mot de sœur, une crispation passe sur son joli visage. Ombre très fugitive d’ailleurs. Le frais sourire reparaît aussitôt sur ses lèvres vermeilles.

 

Jehan l’avait saisie, soulevée, et il appliquait sur ses joues veloutées deux baisers tendrement fraternels. Elle avait pâli d’une manière imperceptible. Et elle dit ce seul mot :

 

– Venez.

 

– Plus étourdi par l’imprévu de cette rencontre que par la lutte épique qu’il venait de soutenir, Jehan la suivit machinalement jusqu’à la maison qui se dressait au centre du jardin.

 

Le rêve, très ancien déjà, de Perrette, avait été de devenir la femme de Jehan. C’est dans cette idée qu’elle avait su se garder pure dans un milieu où la pureté était inconnue. Pour cela et aussi, il faut bien le dire, par une inconsciente fierté native. Depuis quelque temps cependant, elle avait bravement renoncé à son rêve.

 

Fine, intelligente, d’un caractère exceptionnellement sérieux, le cœur très haut placé, une pointe d’orgueil, toutes ces qualités réunies remplaçaient chez elle l’instruction et l’éducation absentes, ou à peu près.

 

Elle avait senti que Jehan était d’une autre race qu’elle et les siens.

 

Certainement, un jour ou l’autre, on connaîtrait sa naissance, et cette naissance ne pouvait manquer d’être illustre. Alors, elle s’était dit : « Il ne peut pas être à moi. Il ne le sera jamais. Le mieux est de ne plus y penser. »

 

Comme elle était très jolie et qu’elle le savait, nous n’oserions pas affirmer que, tout en renonçant, elle ne gardait pas un peu d’espérance. Mais elle avait mis son orgueil à cacher soigneusement ses sentiments secrets. Grâce à une volonté de fer, elle pouvait croire qu’elle avait réussi, sinon à les étouffer, du moins à les dissimuler.

 

Les choses avaient été ainsi jusqu’au jour où elle s’était aperçue que le cœur de Jehan était pris… pour une autre qu’elle. Bien que prévu et attendu, le coup n’en avait pas moins été rude. Mais, à force de volonté, elle avait fini par se dompter. Et comme, sous son apparence tranquille et sérieuse, elle cachait une sensibilité extrême, s’exaltant à plaisir les bienfaits – réels – de Jehan, elle s’était imposé de n’avoir pour lui que des sentiments de reconnaissance et d’amitié fraternelle.

 

Cependant, si remarquable que fût l’empire qu’elle avait sur elle-même, on comprend qu’un tel renoncement ne pouvait pas aller sans quelques déchirements. De là les émotions passagères qu’il nous faut noter lorsqu’elles se produisent.

 

Perrette fit entrer Jehan dans la pièce qui lui servait d’atelier. Il y avait là tout l’attirail de la repasseuse de fin, avec sa grande table encombrée de lingerie amidonnée, et les flots de dentelles et de dessous luxueux, bien empesés, étendus sur des cordes.

 

Avant d’entrer, Perrette, en ménagère avisée et en femme de tête, avait appelé une de ses ouvrières, forte gaillarde d’une cinquantaine d’années, moitié lavandière, moitié servante, qui répondait au nom de Martine. Discrètement, Perrette lui avait donné des instructions.

 

Jehan, tout étourdi encore, n’y fit pas attention, et d’une voix qu’il s’efforçait de rendre joyeuse, mais qui était émue malgré lui, il s’écria :

 

– Comment es-tu arrivée si fort à propos pour me sauver ?… Car je te dois la vie… Perrette. Sans toi, c’en serait fait de Jehan le Brave.

 

– Bon, fit-elle avec cet air sérieux qui lui était particulier, quand vous sauvez la vie aux autres, vous ne le criez pas si haut, monsieur… Faut-il faire tant de bruit pour une porte ouverte à propos ?

 

Jehan se mit à rire pour cacher son embarras.

 

– Enfin, reprit-il, comment t’es-tu trouvée là ? Que fais-tu ici ?

 

– Mais, monsieur, je suis chez moi, ici !

 

– Ah bah !… Tu as donc quitté Paris pour la campagne ?

 

– Vous le voyez bien.

 

– Tu as donc fait fortune ?

 

– Non, mais mon frère m’a donné une grosse somme avec laquelle je me suis établie. Mes affaires vont très bien… Si cela continue, je deviendrai trop riche.

 

– Ce n’est pas ce qui te fera perdre ton petit air sérieux et tranquille, observa Jehan en riant de bon cœur.

 

– Faut-il que je me mette à danser comme une folle parce que j’ai eu la chance de trouver quelques bonnes clientes ?

 

– La chance !… la chance !… dis plutôt : ta gentillesse, ton travail acharné, ton…

 

– Vous feriez bien mieux, interrompit Perrette, de ne pas vous agiter ainsi. Ne pourriez-vous vous asseoir tranquillement… Il me semble que vous devez en avoir besoin…

 

– Eh mais ! interrompit à son tour Jehan, que fabriques-tu là ?

 

– Vous le voyez : des compresses, de la charpie.

 

– Pourquoi faire ? bon Dieu !

 

– Pour vous soigner, monsieur.

 

– Mais je n’ai rien ! protesta énergiquement Jehan.

 

– Qu’en savez-vous ? Qui vous dit que vous n’êtes pas blessé plus sérieusement que vous ne pensez ?

 

– Je le sens bien, cornes de veau !

 

– C’est ce que nous verrons ! fit Perrette, avec une douce obstination.

 

– Et celle-ci, que fait-elle ? fit Jehan, en désignant Martine, qui s’activait de son côté.

 

– Elle dresse un lit pour vous reposer. Elle prépare un repas pour vous restaurer. Si toutefois vos blessures vous permettent de manger.

 

– Tu penses donc que je vais me goberger ici ? fit Jehan avec une indignation comique.

 

Elle le regarda de son air sérieux, et sans émotion apparente :

 

– Durant des semaines et des semaines, vous nous avez soignées, ma mère et moi, sans une seconde de défaillance. Si je suis vivante, c’est à vous que je le dois… Et je ne vous suis rien, quoique vous m’appeliez votre petite sœur. Durant des années nous nous sommes gobergées à vos dépens… Quand j’aurai passé quelques heures à vous soigner à mon tour… quand vous vous serez reposé quelques jours ici, pensez-vous que, pour si peu, je me jugerai quitte envers vous, monsieur ?

 

– Mais je ne veux pas !…

 

– Prenez garde !… dit-elle vivement sur un ton de dignité extraordinaire, on pourrait croire que vous méprisez des petites gens comme nous.

 

– Tu ne le crois pas ! protesta Jehan.

 

– Alors, venez, que je visite vos blessures.

 

– Jehan la considéra une seconde avec attendrissement et très doucement :

 

– Merci de tout mon cœur, ma petite Perrette, mais, vois-tu, je n’ai pas le temps de m’occuper de ces bagatelles… À présent que me voici reposé, il faut que je parte.

 

Les doigts de Perrette se crispèrent sur les linges qu’elle tenait. Avec un petit soupir, elle posa ces linges sur le coin de la table et, avec cette moue de la bonne ménagère qui déplore d’irréparables dégâts :

 

– Vous en aller tel que vous voilà ?… Vous n’y pensez pas. Mais regardez-vous donc, monsieur… Voyez votre pourpoint tailladé… Vos hauts-de-chausses en charpie… À quoi ressemblez-vous ?… Sans compter que vous êtes couvert de sang.

 

Jehan jeta un coup d’œil piteux sur ses vêtements en loques. Étant donné l’état de ses finances, il était plus sensible à la perte du seul habit qu’il possédait qu’à ces piqûres qui le démangeaient plus qu’il ne consentait à l’avouer.

 

Perrette surprit ce coup d’œil et en devina la signification.

 

– Demain, dit-elle d’une voix insinuante, je vous procurerai un habit convenable pour remplacer celui-ci. Vous ne pouvez pas rester ainsi.

 

Jehan haussa les épaules avec insouciance et, d’une voix ferme :

 

– Il faut que je parte… je n’ai que trop perdu de temps déjà. À bientôt, Perrette… je reviendrai te remercier comme il convient.

 

Il lui avait pris la main. Elle pâlit encore légèrement et, le retenant doucement, d’une voix étrangement calme :

 

– Où voulez-vous courir à cette heure ?… Voyez : voici la nuit. Dans un instant, il faudra allumer la lampe.

 

– C’est vrai ! cria furieusement Jehan. Malédiction ! Il est trop tard maintenant pour ce que je voulais faire ! Ah ! misérable Concini, tu paieras cher…

 

Et il se mit à marcher avec agitation, bousculant ce qui se trouvait sur son passage, tapant du pied, donnant des coups de poing sur la table et mâchonnant des imprécations et des menaces à l’adresse d’ennemis invisibles.

 

Perrette le considérait à la dérobée. Elle avait repris ses bandes comme si elle avait décrété que le moment était venu de les utiliser. Avec ce calme merveilleux qui paraissait lui être particulier, un peu plus pâle, elle vint se placer devant Jehan comme pour l’obliger à rester immobile et ses grands yeux clairs rivés sur les siens :

 

– Ne serait-ce pas, des fois, à l’abbaye de Montmartre que vous vouliez aller ? fit-elle paisiblement.

 

Jehan sursauta.

 

– Pourquoi me demandes-tu cela ? fit-il en se tenant sur la réserve.

 

– Parce que, fit-elle d’un air indifférent, mais avec un imperceptible tremblement dans la voix, parce que si vous aviez besoin de renseignements… je pourrais peut-être vous les donner sans que vous ayez besoin de monter là-haut, ce qui peut être dangereux… pour ce que vous voulez faire.

 

Tout d’abord, Jehan ne prêta qu’une médiocre attention à ces paroles. Ce qui l’avait surtout frappé, c’est qu’elle se prétendait à même de lui donner des renseignements.

 

– Tu connais donc l’abbaye ? fit-il vivement.

 

– Sans doute… Mesdames de Montmartre sont de mes meilleures clientes. C’est un peu pour elles que je suis venue me loger ici.

 

– Mais alors… Tu peux pénétrer au couvent ?

 

– Nécessairement… J’y vais toutes les semaines.

 

– Quand dois-tu y aller ?

 

– Mercredi prochain.

 

– Dans cinq jours !… C’est long !…

 

Et brusquement, ses paroles lui revenant à la mémoire :

 

– Qu’as-tu voulu dire ?… Que penses-tu donc que je veuille faire au couvent ?

 

Elle eut un imperceptible haussement d’épaules et, sans hésiter, de son air sérieux :

 

– Il y a une prisonnière au couvent depuis un mois. Si vous cherchez à la délivrer, comme je le crois, je dis qu’il est dangereux qu’on vous voie rôder par là.

 

Jehan bondit. Il lui saisit les deux mains, les serra nerveusement, et, livide, oppressé par l’angoisse :

 

– Tu dis ?… répète… Cette prisonnière… tu l’as vue ?…

 

– Je l’ai vue… Soyez rassuré : il ne lui est pas arrivé d’autre mal que celui d’être retenue malgré elle. Elle n’est pas malheureuse, on la traite avec douceur. Je le sais parce qu’elle-même me l’a dit.

 

– Tu lui as parlé ?… Que t’a-t-elle dit ?

 

– Elle m’a parlé de vous…

 

Brusquement, elle se sentit saisie, enlevée, pressée à en perdre la respiration, couverte de baisers fous, déposée doucement à terre, et elle entendit, comme dans un rêve, Jehan qui, à moitié fou de joie, criait :

 

– Perrette !… ma petite sœur !… Ah ! que je suis donc heureux !… jamais, je ne fus si heureux !… Elle vit… elle n’est pas malheureuse… et elle parle de moi !… Mais qu’est-ce que je pourrai donc faire pour toi ?… Tu me sauves, tu nous sauves, sais-tu ?… Quelle chance que Concini ait eu l’idée de venir m’attaquer ici, précisément !… Quelle chance que ces sacripants aient failli me tuer !… Sans cela, tu ne serais pas intervenue, tu ne m’aurais pas sauvé… et tu ne me dirais pas ce que tu viens de me dire !… Quelle chance !…

 

Et lui qui avait supporté sans broncher l’assaut de vingt assassins, lui qui avait dédaigné les soins qu’on voulait lui donner, lui qui avait enduré sans sourciller la douleur que lui causaient les estafilades dont il était couturé, il s’affaissa brusquement, laissa tomber sa tête entre ses mains et se mit à sangloter comme un enfant.

 

Très pâle, Perrette le considéra longuement, sans mot dire. Elle ne versa pas une larme. Le sacrifice était fait depuis quelques mois déjà. Son rêve, son pauvre rêve d’amour, s’était déjà écroulé, brisé, réduit en miettes. N’importe ! de le voir sangloter ainsi – et pour une autre – cela lui poignait le cœur et elle songeait douloureusement :

 

– Comme il l'aime !

 

Elle ne pleura pas, parce que c’était une vaillante. Elle alla jusqu’à se reprocher son émotion, pourtant bien naturelle. Ne savait-elle pas qu’il n’était pas pour elle ? Alors ?… N’était-ce pas, à tout prendre, une douceur et une consolation de se dire qu’elle restait et resterait toujours la sœur tendrement aimée… celle à qui ils devraient leur bonheur, peut-être.

 

Elle se ressaisit. Elle reprit son petit air sérieux et ses bandes – elle y tenait. Elle s’approcha de lui et, doucement :

 

– Je pense que vous vous laisserez soigner maintenant.

 

– Ah ! Dieu ! Tout ce que tu voudras, ma petite Perrette !… Mais tu me parleras d’elle !… Tu me diras ce que tu sais !…

 

– Sans doute. Je vous aiderai même… Soyez tranquille, nous la tirerons de là. Si vous n’étiez pas venu, demain j’allais vous chercher.

 

– Perrette !… Tu es un ange !

 

XLI

 

Le petit pavillon dans lequel Bertille avait été enfermée par la mère Marie-Ange se composait de deux pièces : une chambre à coucher et un petit oratoire. Le tout était confortablement meublé, coquet même. À part les barreaux qui garnissaient les fenêtres, rien ne rappelait la prison là-dedans. Encore moins la tombe dont l’évêque de Luçon et Léonora Galigaï avaient parlé.

 

Bertille était restée enfermée le jour de son entrée et toute la journée du lendemain. Le matin du troisième jour, elle fut avisée qu’elle était détenue par ordre du roi. Sa détention ne serait pas longue : trois ou quatre mois au plus, après quoi on lui rendrait sa liberté. On s’efforcerait d’adoucir sa captivité autant qu’il serait possible de le faire. La porte de son pavillon serait ouverte depuis le jour jusqu’à la tombée de la nuit. Pendant ce temps, elle serait libre d’aller et venir à sa fantaisie… à condition qu’elle ne franchît pas certaines limites qu’on lui faisait connaître. Enfin, elle était avisée que toute tentative de fuite ou de correspondance avec l’extérieur échouerait fatalement et attirerait sur elle des rigueurs, dont la moindre était qu’elle serait privée de cette liberté relative qu’on lui laissait pour se voir impitoyablement enfermée à double tour.

 

En effet, à dater de cet instant, Bertille put aller à sa guise hors du pavillon et du jardinet qui l’entourait. Seulement, quand elle approchait de trop près des limites qui lui avaient été assignées, elle voyait surgir devant elle deux fortes gaillardes affublées d’un costume mi-partie laïc mi-partie religieux. Ces deux femmes ne lui disaient pas un mot. Elles lui adressaient un sourire qui s’efforçait d’être gracieux, elles plongeaient dans une profonde révérence… Mais elles demeuraient campées devant elle d’une façon qui était tout à fait significative.

 

Bertille n’avait pas tardé à se rendre compte que, sans qu’il y parût, elle était étroitement gardée. Elle ne pourrait rien entreprendre par elle-même. Elle ne pouvait compter que sur une aide venue du dehors. Cette aide viendrait-elle jamais ? C’était problématique.

 

On lui avait dit qu’elle était détenue sur l’ordre du roi. Elle n’en avait pas cru un mot. À force de réfléchir, de tourner et retourner le problème, elle était arrivée à entrevoir la vérité.

 

Bertille savait, par les papiers dont elle avait la garde, que le fameux trésor était convoité surtout par des prêtres. Elle avait eu en main des indications précises à ce sujet. Myrthis ou le comte de Vaubrun avait expressément recommandé de se défier de tout ce qui portait un habit religieux. Elle savait mieux que personne que nul au monde ne pouvait soupçonner qu’elle était en possession de ces papiers.

 

Nul, hormis M. de Pardaillan. Encore n’en était-elle pas bien sûre.

 

Or, on s’était servi du nom de Pardaillan et de ces papiers pour l’attirer dans un guet-apens. On avait menti en invoquant le nom de Pardaillan. Cependant, si on avait parlé des papiers, c’est qu’on connaissait leur existence. Depuis quand ? Depuis très peu de temps, c’était évident. Forcément, elle devait penser qu’on avait fouillé dans ses affaires, après son enlèvement. C’est ce qu’elle pensa, en effet.

 

La cause de son emprisonnement apparaissait dès lors très claire, sans qu’il fût besoin d’être doué d’une perspicacité exceptionnelle : des prêtres avaient fouillé dans ses papiers. Ils y avaient trouvé les indications qu’ils cherchaient depuis de longues années. Ils en avaient fait leur profit, cela ne souffrait aucun doute. On avait craint qu’elle ne fût en état de nuire aux détrousseurs. On n’avait pas hésité : on l’avait enlevée et on la séquestrait… le temps d’enlever les millions.

 

– Reste à savoir s’ils ont découvert les vraies indications, songea-t-elle. Mais comment le savoir ?

 

Elle devait trouver des renseignements sans les chercher. La religieuse converse qui lui servait de servante (et un peu aussi de geôlière) ne put se tenir de lui apprendre qu’on effectuait des fouilles à la chapelle.

 

– On pense découvrir ainsi, dit-elle, la chapelle souterraine de saint Denis. Ah ! nous allons avoir de beaux pèlerinages. Notre communauté va retrouver sa vogue d’autrefois.

 

Bertille était fixée. On avait pris les papiers chez elle, mais on n’avait pas trouvé le bon… puisque les recherches s’égaraient à côté. Si elle était fixée, elle était aussi inquiète :

 

– Tant que les travaux dureront, je n’ai rien à redouter, se dit-elle. On n’a aucun intérêt à me maltraiter. Au contraire… Mais quand ils seront arrivés au bout… Quand ils verront qu’il n’y a rien… que les indications étaient un leurre. C’est sur moi qu’ils se rabattront… Ils voudront me faire parler, c’est certain !… Alors, qui sait à quelles extrémités ils se livreront pour arriver à leurs fins ?…

 

Elle ne put réprimer un frisson à cette pensée. Mais, on l’a déjà vu, elle était forte et vaillante. Elle réfléchit que des fouilles dureraient pour le moins deux mois. Et avec cette confiance inébranlable qu’elle avait en son amour, elle se dit :

 

– D’ici là, il m’aura trouvée et délivrée.

 

En attendant, on était aux petits soins pour elle. Réellement, on s’efforçait de lui rendre supportable son séjour forcé au couvent. Elle se sentait surveillée, certes, et mettait de la discrétion. La sœur qui la servait se retirait dès son service fini et la laissait seule, libre d’aller et de venir ou de rester chez elle à rêver.

 

Une semaine passa.

 

Comme elle était démunie de tout, l’abbesse avait eu l’attention de lui envoyer le linge et les vêtements nécessaires. Après le linge, elle envoya sa lavandière pour le blanchir. Cette lavandière, c’était Perrette la Jolie.

 

Si on s’étonne de voir une blanchisseuse laïque dans un couvent, où d’ordinaire tous les travaux sont effectués par la communauté, nous rappellerons qu’un couvent, à cette époque, ne ressemblait en rien à un couvent moderne. Une abbaye était comme une seigneurie. Un abbé ou une abbesse était un seigneur ou une grande dame.

 

Jamais des femmes jeunes, jolies et élégantes, comme Marie de Beauvilliers et quelques-unes de ses religieuses, n’auraient consenti à confier leurs fins et luxueux dessous à une converse, bonne ouvrière certes, mais peu au courant des variations de la mode. Car la mode intervient même dans la façon de plisser, tuyauter et empeser les fanfreluches.

 

Grâce aux dix-huit cents livres généreusement données par Gringaille, Carcagne et Escargasse, Perrette venait de s’établir. Avec son petit air sérieux, sa mise décente et même élégante, c’était une charmeuse que cette Perrette. Avec cela un tact parfait et ouvrière accomplie. Il lui suffisait de se présenter quelque part pour être bien accueillie. Et comme son travail était irréprochable, elle se constituait rapidement une belle clientèle.

 

Perrette, lorsqu’elle était entrée chez Bertille, avait avec elle une ouvrière robuste, chargée d’emporter les lourds paquets de linge.

 

Bertille était douce et très simple. Elle n’avait aucun de ces préjugés qui faisaient que les gens de qualité se montraient pleins de morgue et de hauteur vis-à-vis de tout ce qui n’était pas « né ». Elle accueillit les deux ouvrières avec son aménité habituelle.

 

Les deux jeunes filles s’étudièrent de ce coup d’œil rapide et sûr qu’ont les femmes. Et elles se sourirent gentiment. Apparemment il y avait sympathie entre elles. Mais comme la religieuse, servante et gardienne, était présente et les surveillait étroitement, elles n’échangèrent que des paroles banales qui pouvaient être dites en semblable occurrence.

 

Dans le courant de la semaine, Perrette pensa fréquemment à cette inconnue si jeune, si jolie, si douce, si peu fière et qui paraissait si triste.

 

– C’est sûrement quelque noble demoiselle que sa famille tient enfermée contre son gré, se disait-elle. À t-elle donc commis quelque faute grave ?… Je jurerais bien que non. Ces yeux bleus, si clairs, si lumineux, sont le reflet d’une âme pure et innocente. Ce n’est pas une coupable, c’est une victime. Je la plains de tout mon cœur.

 

Et lorsqu’elle revint pour la deuxième fois, la sœur étant encore présente, Perrette, obéissant à l’impulsion de son bon cœur, sut s’arranger de manière à faire comprendre à Bertille qu’elle compatissait à ses malheurs, et que si elle pouvait lui être utile, elle le ferait très volontiers.

 

Bertille comprit ce langage muet. Mais elle se tint sur la réserve. Savait-elle si on ne lui tendait pas un nouveau piège ?… Pourtant, quelle apparence ?… N’était-elle pas entre les mains de ses ennemis ?… Puis Perrette avait une de ces physionomies loyales qui attirent la confiance.

 

Et, à son tour, Bertille se prit à rêver de cette jolie ouvrière qui paraissait avoir si bon cœur.

 

– Si elle consentait à aller le trouver ? songeait-elle, à lui dire qu’on me détient de force ici ?… Il saura bien me délivrer, lui !

 

Toute cette semaine, elle la passa à penser à la petite lavandière. Tiraillée entre son instinct qui lui disait qu’elle pouvait avoir confiance et le souvenir récent des trahisons dont elle était encore victime, qui lui conseillait la prudence. Tantôt bien résolue à se confier à cette inconnue, l’instant d’après, décidée à se taire et à se tenir sur ses gardes.

 

Pour la troisième fois, Perrette revint. Cette fois, la religieuse n’était pas là. L’occasion était peut-être unique. Bertille sentit l’angoisse lui broyer le cœur. Parlerait-elle, ne parlerait-elle pas ?… Pour elle, la question était redoutable.

 

Pendant qu’elle hésitait et se consultait, Perrette parlait spontanément :

 

– Madame, dit-elle de son air sérieux, je ne vous connais pas, mais je vous vois si triste, si malheureuse, que mon cœur en est ému. Si je puis vous être utile, disposez de moi.

 

Perrette s’était placée de façon à avoir la porte grande ouverte devant elle. Ainsi elle surveillait le jardin et verrait venir de loin la sœur. En parlant, elle étalait délicatement sur la table la lingerie qu’elle apportait.

 

Bertille hésitait. Machinalement, elle suivait les gestes gracieux de l’ouvrière. Ses yeux se fixèrent sur ses doigts avec une expression de surprise très vive.

 

Voyant qu’elle se taisait, Perrette reprit de sa voix douce :

 

– Vous ne me connaissez pas madame… et sans doute vous avez de bonnes raisons de vous défier ? Je vous assure que vous pouvez avoir confiance en moi… Décidez-vous, madame, dans un instant la sœur et mon ouvrière vont venir. Il sera trop tard pour vous… Je ne réussirai pas toujours à écarter la sœur comme aujourd’hui.

 

Au lieu de répondre, Bertille s’empara de la main de Perrette et fixant sur elle un regard scrutateur, avec une soudaine émotion :

 

– Cette bague ! dit-elle en désignant un anneau passé au petit doigt de l’ouvrière, d’où tenez-vous cette bague ?

 

C’était la petite bague en fer que Carcagne avait trouvé dans l’étui qu’il avait subtilisé à Colline Colle. Gringaille sur la demande de son compagnon, l’avait passée au doigt de sa sœur et n’y avait plus pensé.

 

Perrette fut étonnée de la question. Puis étonnée encore du ton sur lequel elle était posée. Il lui semblait que ce n’était guère le moment de perdre son temps à des futilités. Néanmoins, forte de sa conscience, elle soutint sans broncher le regard soupçonneux de Bertille et répondit, sur un ton très naturel :

 

– Je la tiens de mon frère.

 

Bertille comprit qu’elle disait vrai. Plus doucement, elle dit :

 

– Excusez-moi si j’insiste… Il s’agit d’une chose très importante pour moi. Savez-vous où votre frère a trouvé cette bague ?

 

– Il ne me l’a pas dit, fit Perrette de plus en plus étonnée.

 

– Votre frère, que fait-il ?… Comment s’appelle-t-il, d’abord ?

 

– Gringaille, madame.

 

Bertille tressaillit. Elle eut ce froncement de sourcils de la personne qui cherche à rappeler ses souvenirs. Et tout à coup, ses yeux brillèrent, son gracieux visage s’illumina d’un sourire, et vivement :

 

– J’y suis !… Votre frère n’est-il pas au service d’un jeune homme…

 

– Messire Jehan le Brave, oui, madame, fit Perrette, mordue au cœur par un soupçon subit.

 

– Vous le connaissez ? s’écria Bertille radieuse.

 

Perrette pâlit un peu. À son tour, elle fixa des yeux ardents sur Bertille, comme si elle ne l’avait pas vue, ou mal vue jusque-là. Pourtant, elle n’hésita pas et répondit d’une voix ferme :

 

– Nous nous connaissons depuis l’enfance… Il m’appelle sa petite sœur et je l’aime comme mon frère… Et vous, madame ? Vous le connaissez donc aussi ?…

 

Bertille eut un geste de charme et d’abandon. Elle jeta ses bras autour de Perrette, l’embrassa tendrement, et toute rougissante, lui glissa à l’oreille :

 

– Je serai donc votre sœur aussi, moi !… car je n’aurai pas d’autre époux que lui !… Ah ! dites-lui qu’il vienne m’arracher…

 

Perrette s’arracha vivement à la fraternelle étreinte et, un peu sèchement, murmura :

 

– Silence !… Voici la sœur et mon ouvrière.

 

Bertille, troublée ne remarqua pas ce brusque changement. Pour se donner une contenance, elle se mit à ranger le linge que Perrette, très indifférente en apparence, lui passait à mesure. La sœur les trouva ainsi occupées. Elle les étudia d’un œil soupçonneux cependant. Mais elle les vit très calmes et se rassura.

 

À l’aveu si imprévu de Bertille, Perrette, si maîtresse d’elle et si complet que fût son renoncement, avait senti son cœur se contracter sous l’affreuse douleur qui la tenaillait. Son premier mouvement, tout instinctif, avait été un mouvement de recul. L’arrivée subite de la sœur l’avait tirée fort à propos d’embarras. Maintenant elle s’était ressaisie.

 

Avant de sortir, elle adressa à Bertille un sourire plein de promesses. Et la jeune fille, qui comprit, radieuse, transportée de bonheur, mit doucement sa main sur son cœur pour en comprimer les battements tumultueux.

 

XLII

 

Lecteur, nous allons vous entretenir des poules et des canards de l’abbaye. Pourquoi pas ? si les faits et gestes de ces volatiles sont de nature à exercer une influence sur la suite de ce récit.

 

Sur la montagne de Montmartre, à moitié chemin environ entre la chapelle Saint-Pierre, au sommet, et la chapelle du Martyr, à mi-côte, il y avait une espèce de place. Cette place était limitée comme suit : au nord (c’est-à-dire le haut de la butte) des prés avec quelques habitations. Au sud : un grand pré, en forme de langue, dont le bout venait aboutir à quelques pas de la chapelle, entourée d’une palissade en ce moment. À l’est : le mur d’enceinte de l’abbaye avec l’entrée vers le nord-est. À l’ouest : un petit chemin qui allait jusqu’à la fontaine du But, au nord, et sur le côté de la chapelle au sud.

 

Le long de ce chemin, des prés, des carrières, des plâtrières. Dans l’un de ces prés, en bordure de la petite place, une ferme. C’est là que nous avons affaire. La ferme était occupée par un ménage de paysans, serviteurs des religieuses. Il y avait deux grands prés séparés par une haie. Dans l’un de ces prés, picoraient des centaines de poules. Dans l’autre, au centre duquel se trouvait une grande mare, s’ébattaient des quantités d’oies et de canards. Ce n’était là qu’une partie de la basse-cour des dames. Une haie séparait ces volailles de la place.

 

Sur cette place, à quelques toises de la haie, un monument délabré, de forme rectangulaire. Quelques pas plus loin, une croix.

 

Voilà la mise en scène faite. Passons aux acteurs maintenant.

 

L’année précédente, le basse-courier des religieuses avait trouvé une dizaine d’œufs de cane sauvage. Le canard sauvage est moins gros que le canard domestique, mais sa chair est plus savoureuse, plus délicate. Le villageois donna ces œufs à couver à une poule. Il en obtint un canard et deux canes. C’était maigre comme résultat, mais cela lui faisait des reproducteurs.

 

Le canard sauvage se domestique assez facilement. Il n’y a qu’à lui couper les grosses plumes d’une aile. Sans quoi, un beau jour, il prend son vol et on ne le voit plus. C’est ce que fit le basse-courier.

 

Le canard sauvage est monogame. Mais il est d’assez bonne composition et si on est dans la nécessité de lui donner deux ou trois femelles, mon Dieu ! il les accepte assez volontiers. Le nôtre avait deux femelles qui étaient aussi ses deux sœurs.

 

C’était un bon gros père de canard, un peu bébête, pas méchant, bien tranquille. Il avait une belle tête à reflets bleu saphir et émeraude, une toute petite cravate blanche, un superbe plastron mordoré, un magnifique habit gris perle, avec des basques bleu marine, et des pattes d’un beau jaune orange.

 

Il était superbe, l’animal, et il le savait. Aussi, fallait-il voir comme il se dandinait et se rengorgeait en marchant. Et de quel air grave et important il parlait de sa voix de basse profonde : « Coin coin coin ! Coin coin coin ! » Ce qui voulait dire assurément : « Je suis beau ! Je suis beau ! »

 

Ses deux canes étaient bien simples et bien modestes dans leur robe marron picotée de noir. Elles avaient deux petits yeux tout ronds, pétillants de malice. Elles avaient de petits airs de ne pas y toucher. Malgré cela, c’était deux méchantes, deux insupportables pécores.

 

Elles conduisaient leur grand dadais d’époux par le bout du… bec. C’était leur droit, direz-vous ? D’accord. Mais elles abusaient vraiment. Ces deux mauvaises teignes se croyaient les reines du poulailler et entendaient mener tout le monde selon leur caprice. Là où elles se trouvaient, elles étaient chez elles et défendaient aux autres volailles de s’approcher.

 

Mais, ce qu’elles détestaient par-dessus tout, c’étaient les poules. Dès que l’une d’elles faisait mine de s’égarer de leur côté, les deux canes se précipitaient sur leur canard d’époux, et de leur voix de fausset, elles l’objurguaient véhémentement :

 

– Coin coin coin coin !… Coin coin coin coin ! Ce qui, dans leur langage, voulait dire :

 

– Va la chasser !… Assomme-la !

 

Et l’autre, gros imbécile, docilement répondait :

 

– Coin coin ! Coin coin coin ! Ce qui voulait dire :

 

– C’est bon ! On y va !

 

Et il allait. Badalin, badalan, ventre à terre, le cou en bataille, c’est-à-dire le bec rasant le sol, et poc ! poc ! poc ! à coups de bec, il assommait la poule qui se laissait faire stupidement et cherchait son salut dans une fuite précipitée.

 

Après quoi, il revenait en se dandinant et en se rengorgeant, recevoir les félicitations des deux mauvaises bougresses.

 

Il n’y a pas d’animal aussi stupide que la poule. Avec ça, bavarde, curieuse… et goinfre !… à ne pas croire. Elle a cette spécialité d’aller toujours se fourrer là où elle n’a que faire.

 

Nous avons dit que les poules qui nous occupent étaient séparées des oies et des canards par une haie. Dans cette haie, naturellement, elles trouvèrent des trous pour passer chez leurs voisins.

 

Un jour, quatre poules passèrent chez les canards. Les deux canes les aperçurent. Elles sautèrent sur le canard et lui firent la petite scène que nous avons décrite. Le canard, docile comme toujours, courut sus à la volaille.

 

Les poules poussèrent des gloussements perçants et se bousculèrent comme des idiotes qu’elles sont. Enfin, l’une d’elles aperçut un trou dans la haie. Elle s’y engouffra. Les trois autres suivirent.

 

Merveille !… Elles se trouvèrent dans un lieu qu’elles ne connaissaient pas. Dans leur affolement, elles s’étaient trompées de haie et elles étaient sur la petite place.

 

Le monument rectangulaire dont nous avons parlé attira leur attention. Nous avons dit que la poule est curieuse. Elle est méfiante aussi. Celles-ci voulurent voir ce qu’était cette grande machine. Elles en firent le tour de loin en se rapprochant insensiblement. Quand elles furent contre la muraille, elles découvrirent des trous et elles entrèrent…

 

Huit jours plus tard, elles étaient vingt, trente poules qui, les unes après les autres, quelquefois deux ou trois ensemble passaient à travers les haies et pénétraient dans le monument en question.

 

Au bout d’un temps plus ou moins long, la poule sortait et poussait des retentissants :

 

– Kot kot kot kot kot ! Kot kot ! Ce qui, on le sait, dans le langage des poules, veut dire : je viens de pondre un bel œuf !…

 

XLIII

 

Ce jour-là était un vendredi. Il y avait huit jours environ que Jehan le Brave vivait soigneusement caché chez Perrette la Jolie. Nous verrons bientôt ce qu’il y faisait.

 

Ils étaient trois, hâves, défaits, maigres comme des clous. Déguenillés, dépenaillés, minables, lamentables, méconnaissables. Ces trois-là étaient Gringaille, Escargasse et Carcagne. Ceci se passait une quinzaine de jours après ce fameux repas qu’ils avaient arraché à Colline Colle.

 

Comment avaient-ils vécu jusque-là ?… Mystère ! Il serait peut-être plus juste de se demander comment ils n’étaient pas morts de faim. Ils avaient vendu leurs habits confortables de bon drap et leurs bonnes bottes presque neuves. Et ils avaient endossé bravement les vieux vêtements, les vieilles chaussures depuis longtemps hors d’usage. Carcagne avait ce vieux pourpoint déchiré dans lequel nous lui avons vu cacher l’étui dérobé à Colline Colle.

 

Ils n’avaient gardé que leurs bonnes rapières. Les quelques sous qu’ils avaient tirés de la vente de leur dernier habit leur avaient permis de vivre quelques jours. Maintenant c’était fini. Ils ne savaient plus à quel saint se vouer, ni s’ils verraient jamais la couleur d’un écu.

 

À l’heure où nous les trouvons, il y avait huit jours qu’ils avaient été chassés de leur taudis. Il y avait deux jours qu’ils n’avaient pas mangé.

 

Notez bien ceci : ils auraient pu reprendre leur ancien métier. Dieu merci, ils savaient comment détrousser un passant à la douce, même en plein jour. Ils n’y pensèrent même pas. Ils avaient donné leur parole. C’était sacré cela. Carcagne n’arrivait pas à se pardonner le moment d’oubli qu’il avait eu chez Brigitte.

 

Ils auraient pu aller chez Perrette qui eût partagé de grand cœur avec eux. Mais plutôt que d’en venir là, Gringaille se fût sans hésiter, passé son épée au travers du corps.

 

Enfin, ils auraient pu s’adresser à Jehan qui, d’une manière ou d’une autre, les aurait tirés d’embarras – au moins momentanément. Mais se montrer au chef accoutrés comme ils étaient ?… Plutôt la mort !

 

Sans trop savoir où ils allaient, ils étaient sortis de la ville. Ils allaient désespérés, silencieux, harassés. Ils grimpaient péniblement le chemin qui aboutissait en haut de Montmartre. Non pas le chemin de droite, qui passait devant l’entrée de l’abbaye, mais celui de gauche, celui qui aboutissait à la fontaine du But, en passant devant la basse-cour des religieuses.

 

Pourquoi par là et non ailleurs ? Est-ce qu’ils savaient ? Simple hasard, voilà tout.

 

Ils arrivèrent sur la petite place que nous avons signalée et ils aperçurent le monument délabré. Ils s’arrêtèrent, hésitants et se regardèrent, inquiets, effarés.

 

Ce monument, c’était le gibet des dames. Nous savons quelle insurmontable horreur ils éprouvaient pour tous les monuments de ce genre.

 

Le gibet ne servait plus depuis longtemps. C’était un massif de maçonnerie de forme rectangulaire, en assez mauvais état, comme nous avons dit. Une porte basse s’ouvrait face au chemin par lequel ils arrivaient. Sur le côté gauche, c’est-à-dire du côté ouest, du côté de la haie, derrière laquelle était parquée la volaille des religieuses, il y avait un escalier très étroit, sans rampe, raide, qui aboutissait à la plate-forme. Sur cette plate-forme, des piliers, à moitié pourris, en forme de triangle.

 

C’était à ces piliers qu’on accrochait haut et court les criminels ressortissant à la justice de Mme l’abbesse, laquelle avait droit de haute, basse et moyenne justice. Mais depuis de longues années, l’abbesse n’usait plus de ce droit seigneurial.

 

Donc Carcagne, Escargasse et Gringaille, voyant le sinistre monument qui se dressait devant eux, s’arrêtèrent médusés.

 

À ce moment, une poule sortit de la haie et se dirigea en gloussant vers le gibet, où elle disparut comme par enchantement.

 

– Vé ! s’écria Escargasse émerveillé, une poulette !

 

– Une autre !…

 

– Ça se mange, ça !…

 

Pas un mot de plus. Ils s’étaient compris. Évanouie, la terreur du gibet. D’un bond, ils furent tous les trois sur la porte. Fermée !… Ils la secouèrent : solide, encore, la mâtine !… Cornes de Dieu ! par où passer ? Ah ! l’escalier !… Deux bonds… les voilà sur la plateforme.

 

Victoire !… En partie défoncée, la plate-forme. Une excavation… là… on peut passer… Ils passent… Ils sont en bas, sous les fourches patibulaires… Mais ils n’y pensent plus, je vous en réponds.

 

Trois cris… trois hurlements de triomphe. Des gloussements effarouchés, des bruits d’ailes, une débandade, une poursuite. Nouveaux hurlements de joie, la fuite éperdue de volailles hors du gibet… Mais, résultat appréciable, trois poules déjà étranglées.

 

Nouveaux cris d’admiration, ébahissement, attendrissement, bénédictions, actions de grâces… Qu’est-ce donc ?

 

Ceci simplement : il y a là une quinzaine de nids disséminés de tous les côtés et chacun de ces nids contient une vingtaine d’œufs. C’est-à-dire de quoi vivre pendant une quinzaine.

 

Le premier mouvement des trois pauvres hères, qui mouraient de faim, fut de sauter sur ces providentielles provisions. En un clin d’œil, ils absorbèrent une bonne douzaine d’œufs chacun.

 

– Pas moins, ça soulage ! dit Escargasse.

 

– Et c’est frais, fit remarquer Carcagne.

 

– Nous en avions besoin… il était temps, cornedieu ! fit Gringaille. Et ils éclatèrent de rire… Dame, maintenant qu’ils étaient assurés de ne pas mourir de faim, au moins pendant quelque temps, ils retrouvaient leur gaieté et leur insouciance… Ils devenaient même difficiles, car Gringaille ajouta, d’un air rêveur :

 

– Voire !… Nous ne pouvons pourtant pas nous nourrir exclusivement d’œufs crus !…

 

– C’est vrai !

 

– Comment faire ?

 

– Et ces trois volailles dodues ? on ne peut pas les gober comme des œufs, elles !

 

La question était grave. Elle méritait réflexion. Ils réfléchirent.

 

– J’ai trouvé ! s’écria Gringaille, en s’administrant un coup de poing sur le crâne. Voici : il n’y a qu’à aller à l’ancien logis de messire Jehan, y prendre tous les ustensiles de cuisine qu’il possède et les apporter ici… Je ne vois pas pourquoi nous ne nous installerions pas ici.

 

– D’autant qu’on y est très bien… Il y a de l’air… et maintenant que les chaleurs arrivent, c’est à considérer.

 

– Et nous sommes sûrs que personne ne viendra nous déranger ici.

 

– Très juste. J’ajoute : et pas de loyer à payer, pas de propriétaire grincheux, pas de voisins gênants. Alors c’est dit… qui va chercher les casseroles ?

 

– Moi, si vous voulez, dit Carcagne.

 

Carcagne était toujours complaisant. Mais il n’était pas très malin. Il ajouta aussitôt :

 

– Au fait, des casseroles, c’est très bien, mais… nous n’avons pas de beurre… pas même un morceau de lard… pas de pain.

 

Escargasse et Gringaille se mirent à rire.

 

– Voilà du beurre, dit gravement Gringaille en désignant un tas d’œufs.

 

– Et voilà du pain, fit non moins gravement Escargasse, en désignant un autre tas d’œufs.

 

– Et voici le vin ! reprit Gringaille en saisissant une poule par les pattes et en l’agitant sous le nez de Carcagne qui ouvrait des yeux tout ronds.

 

– Je… ne comprends pas… finit-il par avouer.

 

– Ce n’est pas nécessaire… File !… Quand tu reviendras nous aurons les éléments d’un bon repas.

 

Carcagne ne comprenait pas. Mais il avait confiance en celui qu’il considérait comme son futur beau-frère. Il obéit et fila, comme on le lui ordonnait élégamment.

 

Lorsque Carcagne fut parti, Escargasse et Gringaille prirent chacun une certaine quantité d’œufs et une des trois poules qu’ils avaient si prestement happées et étranglées. À leur tour, ils sortirent.

 

Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour. Ils n’avaient plus ni les œufs, ni la poule. Mais ils rapportaient premièrement : une motte de beurre ; deuxièmement : un beau morceau de lard ; troisièmement : une petite cruche contenant cinq pintes de vin ; quatrièmement : une demi-douzaine de chapelets de pain frais. On voit qu’ils avaient réussi à échanger avantageusement leur marchandise.

 

En attendant Carcagne, qui avait un bon bout de chemin à faire, ils se mirent à inspecter leur domaine.

 

Ce local devait servir à la fois d’atelier et de débarras. Il contenait une foule d’objets hétéroclites et divers outils. Il y avait des poutres, des planches, du bois, de la paille, des copeaux, une boîte de clous, une grande scie, une barre de fer. Et quantité d’autres objets disparates. Tout cela couvert de poussière, rongé par la rouille. Il était évident que, depuis des années, peut-être, nul n’avait pénétré là-dedans.

 

Cette inspection terminée, dans un angle, ils préparèrent un foyer avec des pierres. Ils y entassèrent des copeaux et du bois. Lorsque Carcagne apporterait les ustensiles, il n’y aurait qu’à allumer.

 

Gringaille inspecta la porte. Elle était très solide encore. Elle était munie d’une forte serrure fermée à clé et d’un énorme verrou. Il fit remarquer qu’il était désagréable de passer par le plafond quand on avait une porte. En conséquence, il prit la barre de fer et en quelques coups solidement assénés, il fit sauter la serrure. Le verrou était largement suffisant pour les mettre à l’abri de toute visite indiscrète.

 

D’ailleurs ceci n’était guère à redouter. Le sinistre monument inspirait à chacun une terreur superstitieuse. Les plus braves ne s’en approchaient qu’en tremblant.

 

Tout étant prêt, les deux compagnons s’assirent sur des poutres.

 

Devant Gringaille, il y avait un trou. Probablement les poules avaient dû gratter la terre à cet endroit. En causant avec Escargasse, machinalement, du bout de sa rapière, Gringaille fourrageait dans ce trou.

 

– Tiens ! s’écria-t-il tout à coup.

 

Il s’accroupit devant le trou et se mit à écarter la terre avec ses mains. Il démasqua ainsi complètement un gros anneau de fer.

 

– S’il y a un anneau, il y a une dalle, dit-il à Escargasse, qui le regardait curieusement. S’il y a une dalle, c’est qu’il y a quelque chose là-dessous.

 

– Un caveau probablement, fit Escargasse.

 

– C’est ce qu’il nous faut voir… Est-ce qu’on sait ce qui peut arriver ?

 

– Voyons ! fit laconiquement Escargasse.

 

Sans désemparer, ils se mirent à creuser, écartant la terre. Effectivement, ils mirent à découvert une dalle carrée, qui pouvait avoir un pied et demi de chaque côté. Gringaille saisit l’anneau à deux mains et tira de toutes ses forces. La dalle ne vacilla même pas.

 

– Diable ! dit-il.

 

Il prit la barre de fer et la passa dans l’anneau. À eux deux ils essayèrent de soulever la dalle. Elle ne bougea pas davantage. Elle paraissait solidement scellée.

 

Tous les deux, ils se penchèrent et étudièrent de près et très attentivement cette pierre récalcitrante. On voyait très nettement les quatre rainures de la dalle. Ils passèrent la pointe de l’épée dans les interstices et essayèrent encore une fois de la soulever. Nouvel échec.

 

Alors, au lieu de la tirer, ils appuyèrent dessus. Rien. Ils frappèrent à tour de bras sur l’anneau, toujours sans résultat.

 

– Pourtant, cornedieu ! vociféra. Gringaille exaspéré, cela doit s’ouvrir !

 

En disant ces mots, il avait saisi l’anneau à deux mains et le secouait frénétiquement, dans un mouvement de va-et-vient, comme s’il avait voulu le dévisser.

 

– Tiens ! tiens ! fit-il.

 

Il avait senti l’anneau céder. Il recommença lentement, méthodiquement, cette fois. Il y eut le bruit sec d’un ressort qui se détend et la dalle s’abaissa lentement, d’elle-même, mettant à jour les hautes marches d’un escalier.

 

À ce moment, ils entendirent sur la route un pas rapide qu’ils reconnurent à l’instant. Ils entrebâillèrent la porte et regardèrent. C’était bien Carcagne. Ils lui firent signe et poussèrent soigneusement le verrou dès qu’il fut entré.

 

– J’ai trouvé trois flacons de vin ! s’écria triomphalement Carcagne. Avec des grognements satisfaits, ils débarrassèrent le compagnon, et triomphants à leur tour, ils lui montrèrent les provisions qu’ils s’étaient procurées. Carcagne baya d’admiration.

 

– Comment avez-vous fait, dit-il.

 

Gringaille et Escargasse le regardèrent, puis ils se regardèrent et éclatèrent de rire.

 

– Nous avons vendu des œufs et une poule, consentit enfin à expliquer Gringaille.

 

– Tiens ! s’écria Carcagne émerveillé, je n’y aurais pas songé, moi !

 

– Le pôvre, fit Escargasse d’un air faussement apitoyé.

 

– Il ne reste plus qu’à faire cuire le dîner sur l’heure.

 

– Minute, fit Gringaille qui pensait à tout. Si nous allumons du feu ici, il faudra bien que la fumée s’échappe. Elle passera donc par un de ces trous que nous voyons là-haut.

 

– Naturellement !

 

– Bien. Alors on s’étonnera de voir de la fumée jaillir du gibet… et on viendra voir… et nous serons délogés.

 

– Cependant, il faut bien…

 

– C’est un risque à courir, je le sais bien. Mais on peut l’éviter peut-être… Visitons d’abord cette cave. Nous aviserons ensuite.

 

– Visitons ! dirent docilement les deux autres. Et ils voulurent descendre sans plus tarder.

 

– Minute encore ! dit Gringaille. Avant de descendre tous les trois là-dedans, il faut savoir si cette plaque ne se fermera pas d’elle-même, nous murant là comme renardeaux pris au gîte.

 

– Diable ! firent les deux autres en reculant précipitamment.

 

– Je descends seul, continua Gringaille. Attention, toi Escargasse, tu as vu la manœuvre pour actionner la dalle. Si je frappe, tu ouvriras. C’est compris ?

 

– As pas peur, mon pigeon ! C’est compris.

 

Gringaille en un tour de main, fabriqua un bouchon de paille : c’était une torche. Sa torche à la main, il s’engagea dans l’ouverture béante. Il disparut dans le sous-sol. La pierre demeurait baissée.

 

Il la saisit, et péniblement, car elle était très lourde, il essaya de la fermer. La pierre retomba obstinément. Il ne s’entêta pas.

 

– Il doit y avoir un ressort qui la ferme, se dit-il.

 

Il descendit en comptant les marches. En mettant le pied sur la sixième marche, il vit la pierre remonter et se refermer d’elle-même.

 

– Parfait ! se dit-il, voici qui est on ne peut plus simple. Il s’agit de l’ouvrir maintenant.

 

Il était dans l’obscurité. Il alluma son bouchon de paille et se mit à chercher. Il descendit l’escalier. Il avait douze marches. N’ayant rien trouvé, il le remonta. Il remarqua que la sixième marche – la même qui fermait la trappe – était cassée à une de ses extrémités. Il y avait là une soudure grossièrement faite. Il appuya le pied sur ce morceau. La trappe s’ouvrit. La même marche servait à l’ouvrir et à la fermer. À diverses reprises, il la ferma et l’ouvrit, très facilement.

 

– Admirable ! dit-il entre ses dents.

 

Dix minutes plus tard, ils avaient traîné dans cette cave tous les outils, la barre de fer, du bois, les copeaux, la paille et, bien entendu, tous les œufs, leurs provisions et leurs ustensiles. La trappe soigneusement fermée, ils étaient chez eux.

 

– Ici, expliqua Gringaille, nous sommes à l’abri. Nul ne viendra nous y dénicher, c’est probable. Nous pouvons faire du feu sans crainte d’être trahis par la fumée. Maintenant, visitons cette cave ; après quoi nous pourrons nous occuper de notre dîner.

 

Ils se trouvaient dans un petit caveau qui n’avait guère plus d’une dizaine de pas de long sur sept à huit en largeur. En face l’escalier, il y avait un couloir assez large pour permettre à deux hommes de passer aisément de front. Ce couloir descendait en une pente assez accentuée.

 

Ils s’engagèrent dedans. Au bout d’une vingtaine de pas, ils aboutirent à une autre cave, une grotte plutôt, spacieuse, haute de voûte. Il n’y avait pas d’issue apparente. C’était un cul-de-sac. Ici, des surprises extraordinaires les attendaient.

 

D’abord, dans un coin, une douzaine de bottes de paille. À côté, un tas de torches. Ils se dépêchèrent d’en allumer une. C’était tout de même plus agréable que leurs bouchons de paille.

 

Deux tonneaux. Ils les sondèrent : pleins. Ils en percèrent un. C’était du vin… excellent. Ils se regardèrent avec des bouches fendues jusqu’aux oreilles. Vite, ils se hâtèrent de percer l’autre. Du vin encore… meilleur. Ils esquissèrent un pas… Cette grotte était merveilleuse, admirable. C’était un rêve, un enchantement.

 

Ce n’est pas tout.

 

Quatre coffres énormes. Ils les ouvrirent. Deux étaient pleins d’armes. Tout un arsenal se trouvait là : épées, dagues, poignards, armures complètes, hallebardes, pistolets, arquebuses… Il y avait là de quoi armer toute une compagnie.

 

– On ne peut pas savoir ! murmura Gringaille d’un air rêveur en refermant les deux coffres.

 

Le troisième coffre était plein de cendre. Ils fouillèrent dans le tas… Des saucissons, des jambons, encore et encore !… Ils exultèrent… ils riaient comme des fous, ils s’envoyaient d’énormes bourrades. Jamais ils ne s’étaient vus à pareille fête. Pensez-donc : le gîte et la pitance pour des mois, et cela sans avoir à débourser une maille !

 

Ils se ruèrent sur le quatrième coffre avec l’idée qu’ils allaient le trouver plein d’or et de bijoux. Hélas, non !… Il y avait là huit petits tonnelets… Eh ! eh ! du vin encore !… Peste ! ce n’était pas à dédaigner !… Celui-là devait être du chenu, à en juger par les récipients.

 

Ils soulevèrent un des petits tonneaux. Pas bien lourd… une vingtaine de livres à peu près… Enfin, il y en avait huit en tout, c’était assez respectable. Ils le percèrent. Rien ne vint…

 

– Pourtant, tripes du pape ! il est plein.

 

Ils le retournèrent et le défoncèrent. Ils firent un bond prodigieux en arrière. Ils étaient livides, ne tenant plus sur leurs jambes.

 

C’était de la poudre qu’il y avait dans ce tonnelet. Et eux qui, depuis dix minutes, s’agitaient là-dessus la torche enflammée à la main !

 

Rendus plus circonspects, ils déposèrent leur torche à distance respectueuse et revinrent achever leur inspection. Six de ces tonnelets contenaient de la poudre. Les deux autres des balles.

 

– Eh bien, mais… nous avons là de quoi soutenir un siège, dit Gringaille.

 

Et de nouveau rêveur, il répéta :

 

– On ne peut pas savoir !

 

S’ils fermèrent méticuleusement le dangereux coffre, point n’est besoin de le dire. Heureusement, celui-là était le dernier de la rangée. Il se trouvait placé dans un angle de la grotte. Ils eurent soin d’aller se placer, avec leurs torches allumées, à l’extrémité opposée.

 

La visite étant terminée, ils allumèrent le feu et firent rôtir les deux poules, sauter l’omelette. Naturellement, ils entamèrent un jambon, et un saucisson. Ils firent là un des meilleurs repas de leur existence d’aventuriers.

 

– Remarquez, messieurs, dit doctoralement Gringaille, que, tandis que nous vivrons discrètement retirés dans cette grotte, là-haut, nos poules, que notre présence n’effarouche pas, continueront à nous pondre des œufs frais. Ces œufs, nous les ramasserons… parce que nous sommes des gens soigneux. En échange de ces œufs, nous obtiendrons de ces petites médailles à l’effigie de notre Sire Henri quatrième, de ces médailles qu’on appelle des sous, des livres, des écus, suivant qu’elles sont plus ou moins grosses, en argent ou en cuivre. Avec ces médailles, nous obtiendrons tout ce que nous voudrons partout… En sorte que je ne suis pas éloigné de croire que nous voilà enfin sur le chemin de la fortune.

 

– Ce qui prouve que messire Jehan ne savait ce qu’il disait lorsqu’il prétendait qu’en embrassant le métier d’honnête homme, nous crèverions de faim.

 

Là-dessus, ayant la panse bien garnie, ils étalèrent des bottes de paille sur le sol, s’étendirent voluptueusement dessus et, quelques minutes plus tard, trois ronflements sonores retentissaient sous la voûte de plâtre de la grotte enchantée.

 

XLIV

 

Depuis cinq jours, Carcagne, Escargasse et Gringaille, dans leur grotte plantureusement approvisionnée, menaient une existence béate, une vraie vie de cocagne, exempte de tout souci. Ils engraissaient et ne demandaient qu’une chose : que cela durât toujours.

 

Là-haut, les poules continuaient régulièrement à les fournir d’œufs frais. Pour l’instant, ils n’ambitionnaient plus qu’une chose : se procurer des vêtements convenables pour remplacer les loques qui les recouvraient plutôt mal que bien.

 

Carcagne, toujours un peu simple, avait insinué qu’on obtiendrait facilement ce résultat en vendant les armes et la poudre dont les coffres étaient pleins. Gringaille s’y était opposé.

 

– Je crois, dit-il, que nous pouvons disposer sans scrupule de tout ce qui est ici. Cependant, pour ce qui est de la poudre et des armes, n’y touchons pas avant d’avoir avisé messire Jehan. Même, si vous voulez m’en croire, nous visiterons ces armes et les mettrons en état, s’il y a lieu. On s’ennuie ferme ici, ce nous sera une distraction.

 

À quel mobile obéissait Gringaille en donnant ce conseil ? Il aurait été bien en peine de le dire. Il est probable qu’il avait donné sincèrement son impression en disant que cette occupation tuerait un peu le temps. Car ils ne sortaient pour ainsi dire pas de leur gîte souterrain.

 

Toujours est-il qu’en suite de cette décision, ils se mirent à fourbir les armes comme s’ils étaient à la veille d’une entrée en campagne. Et ils s’acquittèrent en conscience de cette besogne. Bientôt les armes furent propres, brillantes, bien graissées, comme lorsqu’elles étaient neuves.

 

Ce jour, qui était le cinquième de leur séjour dans ce lieu de bombance, était aussi le douzième que Jehan passait chez Perrette la Jolie. C’était un mercredi, et la lavandière devait aller livrer son ouvrage à l’abbaye.

 

Elle partit, accompagnée comme d’habitude, par une ouvrière qui portait le linge dans un grand panier. Cette ouvrière était coiffée d’une capeline brune qui tombait sur les épaules, encadrait le visage et le cachait presque en entier. Cette coiffe était celle de toutes les femmes du peuple d’un certain âge. À part, bien entendu, les jeunesses et quelques dévergondées qui tenaient à faire admirer leurs traits. Celle-ci était une femme sérieuse. De plus, elle ne devait pas être bien portante, car elle avait autour du cou une grosse écharpe de laine qui lui remontait jusque sur le nez.

 

Les deux femmes s’engagèrent dans le chemin qui, de la croix, conduisait à l’abbaye. Elles se trouvèrent brusquement en face d’un homme qui descendait. Cet homme, c’était Saêtta.

 

Perrette éprouvait pour lui une profonde antipathie. Pourtant, il s’était toujours montré relativement doux avec elle. Ceux qui aiment réellement ont souvent de ces intuitions inexplicables. La rencontre n’était pas agréable à la jeune fille… ni à son ouvrière, paraît-il, car celle-ci eut un brusque haut-le-corps. Mais il n’y avait pas moyen de l’esquiver. Elle essaya quand même de passer en adressant un sourire au Florentin.

 

Celui-ci, malheureusement, ne l’entendit pas ainsi. Il barra résolument la route.

 

– Tu es bien fière, ma fille ! railla-t-il. Tu ne daignes pas dire bonjour aux anciens ?

 

Chose bizarre, et qui redoubla le trouble de la jeune fille, Saêtta, en lui parlant, fixait avec insistance ses yeux ardents sur l’ouvrière, qui baissait le nez, ramenait sur son visage les fronces de sa vaste capeline.

 

– Je ne suis pas fière, monsieur Saêtta, je vais livrer de l’ouvrage aux dames et je suis en retard… C’est pourquoi je vous prie de nous laisser passer, mon ouvrière et moi.

 

Perrette dit cela doucement, mais avec fermeté. En même temps, elle voulut passer.

 

– Un instant, que diable ! fit Saêtta en barrant de nouveau le passage. Tu as donc des ouvrières, maintenant ? Peste ! mes compliments, ma fille, te voilà donc patronne ?…

 

Et se penchant sur elle, de son air le plus sérieux, mais avec une lueur malicieuse au coin de l’œil :

 

– Ah ! c’est là ton ouvrière !… Per Bacco ! sais-tu que, pour une fille sage comme toi, il est compromettant de se montrer avec une pareille ouvrière ?… Au moins devrais-tu lui demander de sacrifier cette coquine de moustache qui pointe là… bien malencontreusement.

 

Perrette demeura muette de saisissement. Son ouvrière rabattit une seconde l’écharpe qui lui couvrait le bas du visage, et Saêtta, stupéfait de reconnaître Jehan le Brave, s’écria :

 

– Comment, c’est toi, mon fils !…

 

– Ma petite Perrette, dit doucement Jehan, marche devant… J’ai besoin de dire deux mots à Saêtta.

 

Docilement, Perrette obéit et poursuivit lentement son chemin. Jehan gronda :

 

– Es-tu fou de m’arrêter ainsi ?… Puisque tu m’as reconnu, tu aurais pu penser que si je me promène ainsi accoutré, c’est que j’ai de bonnes raisons…

 

– Mais je ne t’avais pas reconnu, dit Saêtta sincère. Ce bout de moustache qui dépassait m’avait intrigué… j’ai voulu savoir.

 

– Eh bien ! gronda furieusement Jehan, en proie à une terrible colère froide, que veux-tu savoir ? Parle !… J’ai du temps à perdre, beaucoup de temps à perdre…

 

Saêtta comprit parfaitement l’ironie de ses paroles. Il vit très bien dans quel état de fureur était Jehan. Mais il avait sans doute des raisons à lui de savoir ce que méditait celui qu’il appelait son fils. Il feignit de ne pas comprendre et vivement, en baissant la voix :

 

– Une seconde ! que diable ! tu n’en mourras pas !… Alors, tu es sur la trace du…

 

– Du trésor, oui !… Je touche au but !…

 

– Et moi qui croyais que tu avais renoncé !… s’écria Saêtta. Jehan haussa rageusement les épaules :

 

– Tu ne me connais donc pas… Il y a quinze jours, je suis venu rôder par ici… Ils me sont tombés une vingtaine dessus… Je ne sais pas comment je suis encore vivant !… Ah ! la place est bien gardée, je t’en réponds !… Mais on ne pense pas à tout… Sous ce déguisement, j’entre à l’abbaye… Dans une heure, quand j’en sortirai, je saurai où sont cachés les millions… Et ils auront beau multiplier les précautions, couvrir la montagne d’espions, de soldats déguisés et d’assassins, c’est moi qui les aurai. Entends-tu, Saêtta ?… ils seront à moi, les millions. Ta curiosité est-elle satisfaite ? Puis-je passer enfin ?…

 

– Va, va, mon fils, dit vivement Saêtta dont les yeux étincelaient. Attends que j’arrange cette écharpe… Tu aurais mieux fait de couper tes moustaches… Va… Et bonne chance !

 

Débarrassé de l’importun, Jehan rattrapa Perrette en quelques enjambées. Et en marchant, il songeait à part lui :

 

– Voilà ! si ce que je crois est vrai, la porte de l’abbaye sera gardée et nous ne pourrons pas sortir !… Saêtta va agir !… Malédiction ! échouer si près du but, après douze jours, mortellement longs, passés à prendre les précautions les plus minutieuses… Et cela parce que ma mauvaise étoile a jeté sur mon chemin au dernier moment, ce sacripant de Saêtta… Et si je me trompe, pourtant, si je l’ai soupçonné à tort ?… Oui, c’est possible, cela !… Mais je ne suis pas sûr de me tromper non plus. Donc, il me faut agir comme si j’avais deviné juste… Ceci bouleverse complètement mon plan primitif… Il le faut cependant.

 

Et à voix basse, il donna de nouvelles indications à Perrette qui l’écoutait attentivement et approuvait doucement de la tête, de son air sérieux.

 

Saêtta le regarda s’éloigner, un sourire étrange aux lèvres. Puis, piquant droit à travers la montagne, il s’en fut rejoindre le chemin de gauche qui, on se le rappelle, passait sur le côté de la chapelle et allait à la fontaine du But.

 

Il y avait, au centre de l’enceinte palissadée, une ouverture par où les ouvriers enlevaient la terre et les gravois qu’ils allaient jeter plus loin. Le jour, pendant les travaux, on adaptait là une porte à claire-voie. Le soir, on bouchait complètement cette ouverture. Saêtta alla se poster devant cette porte et demeura là, ostensiblement. Ce qu’il avait prévu arriva. Un gentilhomme, à l’intérieur de la palissade, s’approcha de la porte et demanda sur un ton plutôt rude :

 

– Que désirez-vous, mon brave ?

 

Sans se démonter, Saêtta répondit tranquillement :

 

– Je désire parler à M. l’officier de service… Communication de la plus haute importance.

 

Le gentilhomme le regarda jusqu’au fond des yeux et, ouvrant la porte, il sortit en disant :

 

– L’officier de service, c’est moi.

 

– Je m’en doutais, sourit Saêtta.

 

Et, emmenant l’officier à l’écart, il se mit à lui parler avec volubilité.

 

*

* *

 

À peine Saêtta avait-il tourné le dos à la croix, grimpant lestement la montagne qu’un homme se dressa du fond du fossé où il était couché. C’était le moine Parfait Goulard. Il regarda un instant Saêtta qui grimpait là-haut et le chemin par où Jehan et Perrette avaient disparu. Il tourna le dos à la montagne et descendit vers la croix. Il titubait outrageusement et, tout à coup, il se mit à chanter à tue-tête.

 

De l’autre côté du chemin, en face du fossé d’où venait de surgir l’ivrogne, presque au bord du chemin, à deux pas de l’endroit où Jehan s’était entretenu avec Saêtta, il y avait un gros chêne touffu. Presque contre ce chêne, se dressait une énorme roche. Au pied de cette roche, à l’ombre de l’arbre géant, un homme était étendu. Saêtta, en s’élançant, était passé à deux pas de lui sans le voir. Cet homme, c’était le chevalier de Pardaillan.

 

Pardaillan se redressa lentement, comme l’avait fait Parfait Goulard. Il avait cette physionomie extraordinairement froide, quelque peu hérissée, indice d’une violente émotion. Il regarda le moine qui arrivait à la croix et il songea :

 

– Quand je l’ai vu passer, ce moine paraissait ivre. Cela ne m’a pas surpris, car j’avais reconnu le personnage. Lorsqu’il s’est caché brusquement, lorsqu’il est sorti de son trou, ses mouvements et sa physionomie dénotaient un homme parfaitement maître de soi… Et maintenant, le voilà plus ivre que jamais ; il s’en va titubant et braillant comme un âne !… Qu’est-ce que cela veut dire ?…

 

Il se retourna du côté de Montmartre et regarda Saêtta qui approchait de la chapelle. Il murmura :

 

– Voilà donc le Saêtta ?… C’est M. Guido Lupini !… Morbleu ! j’en avais l’intuition !… J’aurais dû suivre ma première pensée qui était de l’aller trouver et l’obliger à s’expliquer un peu.

 

Il demeura un moment plongé dans une profonde rêverie, les yeux fixés sur la chapelle, sans la voir. Il pensait :

 

– Aurai-je vraiment cette incroyable malchance ? Quoi ! je retrouverai mon fils pour apprendre, en même temps, que c’est un misérable voleur ! Est-ce possible ? Allons donc ! Pourtant, par Pilate ! je l’ai entendu de mes propres oreilles, il y a un instant ! Et je n’aurais jamais cru éprouver pareil déchirement.

 

Il réfléchit un instant, et se secouant :

 

– Bah ! ne nous hâtons pas de le juger. Le jeune homme est intelligent. Le peu que je lui ai dit sur celui qu’il appelle son père a éveillé sa méfiance. Je l’ai bien vu ! Qui sait si ce qu’il a dit là n’est pas pour amener l’autre à se démasquer ? Enfin, attendons, nous verrons bien.

 

Il regarda Saêtta qui, à ce moment, contournait la palissade de la chapelle et il grommela :

 

– Je me doute de ce que fait là-haut ce chenapan ! Je le retrouverai. Voyons un peu le moine. Je suis curieux de voir si ce que je pense va se produire.

 

Il s’accota de son mieux, à moitié étendu sur l’herbe maigre qui poussait là et se mit à épier Parfait Goulard qui descendait péniblement en – braillant à gorge déployée. Parfait Goulard, comme Pardaillan, n’avait pas perdu un mot du rapide entretien entre Jehan et Saêtta. Lorsqu’il sortit du fossé où il s’était tapi, il se dit :

 

– Saêtta est allé le dénoncer aux hommes de M. de Sully… C’est évident ! Mais ce vieux fou rêve de vengeances compliquées… c’est son affaire. Ce qui me regarde, moi, c’est que le fils de Fausta devient très gênant… En conséquence, il faut qu’il disparaisse… l’occasion est bonne… Quand il sortira du couvent, il sera cueilli sitôt la porte franchie. Je vais faire aviser Concini, il ne le manquera pas… Surtout s’il suit à la lettre mes instructions.

 

C’est après avoir pris cette décision que Parfait Goulard s’était mis à chanter. Il s’engagea sur la route qui, passant devant la maison de Perrette et le château des Porcherons, conduisait à la ville, par la porte Saint-Honoré.

 

Il n’avait pas fait cinquante pas qu’un moine parut sur la route, sans qu’on pût dire d’où il était sorti. Pardaillan le vit tout de suite et il murmura :

 

– J’en étais sûr !… Regardons.

 

Parfait Goulard avait aperçu le moine. En titubant, il tomba sur lui, s’accrocha désespérément à son froc, se pendit à lui, retrouva son équilibre et voulut l’embrasser. Il y eut une lutte épique entre lui et le moine. Celui-ci se secoua, rua, se déroba, et finalement l’envoya, d’une forte bourrade, rouler sur la route, où il demeura les quatre fers en l’air, beuglant plus éperdument que jamais.

 

Le moine partit à fond de train, comme s’il avait eu le diable à ses trousses, en proférant des imprécations et des anathèmes contre l’ivrogne, opprobre de l’Église. Parfait Goulard se releva péniblement et s’en alla, en zigzaguant, vers la ville. Pardaillan avait assisté à toute la scène de loin. Il traduisit son impression par ces deux mots :

 

– Merveilleux comédiens !…

 

Il se releva alors et remonta, en flânant, vers la chapelle.

 

Quant au moine, cinq minutes plus tard il avait eu un entretien avec Roquetaille, un des lieutenants de Concini. À la suite de cet entretien, un homme avait sauté à cheval et était parti ventre à terre dans la direction de la ville.

 

XLV

 

Jehan et Perrette, pendant ce temps, étaient arrivés à l’abbaye. La sœur portière, le mercredi précédent, avait vu, avec la lavandière, une ouvrière accoutrée de la même manière que celle qu’elle voyait ce jour-là. Perrette avait préparé les voies, comme bien on pense. Elle ne fut donc pas surprise et ne soupçonna pas la supercherie.

 

On comprend le soupir de soulagement qu’ils poussèrent quand ils se virent à l’intérieur. Ce n’était pourtant là qu’un premier pas franchi. Avant d’aller chez Bertille, Perrette devait livrer son linge et prendre le sale en échange. Cette opération s’effectua cependant sans encombre. Mais il y avait plus d’une demi-heure qu’ils étaient au couvent lorsqu’ils arrivèrent au petit pavillon occupé par Bertille. Là ils furent agrippés par la sœur gardienne, qui pénétra avec eux dans la chambre.

 

En principe, voici quel avait été le plan de Jehan. Bertille endosserait un costume en tous points pareil au sien. Ce costume, Perrette le lui avait remis le mercredi précédent. Les deux femmes sortiraient facilement… Ils l’espéraient du moins. Quant à lui, il attendrait dans le pavillon la tombée de la nuit. Il y avait sur le derrière de la maisonnette une grande échelle qui permettait d’accéder au grenier. Jehan se servirait de cette échelle pour escalader le mur de clôture.

 

La rencontre de Saêtta avait bouleversé ce plan. Jehan était convaincu que le Florentin n’aurait rien de plus pressé que d’aller le dénoncer. Son signalement serait donné. On l’attendrait à la porte. Bertille serait appréhendée – on la prendrait forcément pour lui, puisqu’elle aurait un costume identique – elle serait obligée de se découvrir, de se faire reconnaître. Alors, c’était l’imprévu, gros de menaces. Il fallait donc trouver autre chose.

 

Jehan se tint contre la porte. Quand il vit que les deux jeunes filles paraissaient très occupées à vérifier leur linge, il poussa brusquement la porte et mit une main sur l’épaule de la religieuse.

 

– Madame, dit-il avec une froide résolution, si vous promettez de vous taire, je ne vous ferai pas de mal… Si vous résistez, si vous essayez d’appeler, je vous étrangle.

 

Et en disant ces mots, il l’étreignait déjà à la gorge. Non pour l’étrangler, comme il avait dit, mais pour lui faire comprendre que c’était très sérieux et la terroriser. Ce fut ce qui arriva. Elle se mit à trembler de tous ses membres, à claquer des dents, implora grâce, jura sur Dieu et la Vierge qu’elle se tairait.

 

Bertille, sous sa grande robe blanche, avait déjà endossé une partie de son costume d’ouvrière. Elle acheva de s’habiller en un tour de main, Perrette arrangea autour de son cou une écharpe pareille à celle de Jehan. Sur un mot de lui, elles vidèrent le grand panier, mirent dedans les vêtements que la jeune fille venait de quitter et jetèrent par-dessus la grande cape qu’elle avait lorsque Marie-Ange l’avait arrachée à la maison des Taureaux. Bertille passa le panier à son bras. Elles étaient prêtes.

 

Alors, Jehan mit un petit poignard entre les mains de Perrette, et s’adressant à la religieuse, blême d’épouvante :

 

– Madame, dit-il de sa voix la plus rude, nous allons sortir. Vous vous tiendrez entre ces deux jeunes filles. Vous vous laisserez conduire docilement par elles. Si nous rencontrons du monde et que l’on nous questionne, vous répondrez, s’il vous plaît. Vous direz que vous nous menez accomplir un travail urgent, d’ordre de Mme l’abbesse. (Et à Perrette) : Au moindre geste équivoque, Perrette, tu la poignarderas sans miséricorde. (Mouvement de tête affirmatif, très décidé, de la part de Perrette. Gémissement de terreur de la sœur, qui se mit à prodiguer les signes de croix et les mea culpa). D’ailleurs, je veillerai… Vous avez compris, madame ?

 

Ne pouvant parler tant sa frayeur était grande, la pauvre religieuse fit signe qu’elle avait compris et obéirait à des injonctions aussi éloquentes. Jehan vit qu’en effet elle ferait tout ce qu’on exigerait d’elle. Il alla décrocher l’échelle, la mit sur son épaule et revint chercher les trois femmes. Si vite qu’ils eussent été, ceci leur avait pris encore dix minutes.

 

Ils sortirent, Perrette et Bertille encadrant la religieuse qu’elles étaient forcées de soutenir. Jehan marchait en tête. Il alla droit au mur d’enceinte, là où il était le plus proche. Ils arrivèrent au pied de ce mur n’ayant rencontré que quelques-unes de ces paysannes dont nous avons parlé et qui vivaient là, attachées au couvent. Pour celles-là, une vraie religieuse était une supérieure à laquelle elles ne se seraient jamais permis de poser une question.

 

Jehan appliqua son échelle contre le mur, prit la religieuse par le bras et, s’adressant à Bertille, avec cette douceur enveloppante qu’il ne trouvait que pour elle :

 

– Enlevez cette capeline et cette écharpe. Mettez ce manteau et, quand vous serez de l’autre côté, ne baissez pas trop le capuchon. Il faut qu’on puisse voir de loin que vous êtes bien une femme, malgré que votre costume, ainsi modifié, ne ressemble plus au mien.

 

Elle obéit docilement, rapidement, en lui souriant doucement.

 

– Montez, dit-il, quand il la vit prête, et quand vous serez libre, partez sans vous retourner, sans hâte inutile et surtout sans vous occuper de moi.

 

Elle s’arrêta, hésitante et inquiète.

 

– Et vous ? fit-elle d’une voix qui tremblait.

 

– Ne vous inquiétez pas de moi, reprit-il avec la même douceur. Il faut m’obéir sans discuter, c’est le seul moyen que j’aie de vous sauver !

 

Elle comprit qu’en effet l’obéissance passive s’imposait. D’ailleurs, elle avait une si grande confiance en sa force et sa bravoure ! Elle monta. Et, pendant qu’elle montait, elle l’entendit qui disait à Perrette d’une voix étranglée par l’angoisse :

 

– Ma petite sœur, je te la confie… Conduis-la chez toi… nulle part ailleurs que chez toi… et ne la quitte pas une seconde.

 

Et Perrette, de sa voix grave et sérieuse :

 

– Soyez sans crainte, monsieur, elle n’ira pas ailleurs que chez moi et je veillerai sur elle.

 

Perrette monta à son tour.

 

– Madame, dit Jehan à la religieuse, je vais monter là-haut… je vous lâche… Je vous avertis que j’ai un pistolet. Au moindre cri, je vous abats.

 

Il n’avait pas de pistolet du tout. Mais la sœur le crut. C’était tout ce qu’il voulait. En deux bonds, il fut sur la crête du mur. Il passa l’échelle de l’autre côté. Les deux femmes descendirent. Pendant ce temps, en un tour de main, il se défaisait de son accoutrement féminin et le jetait dans le panier.

 

Le mur, à l’endroit où ils se trouvaient, donnait sur la petite place où se dressait le gibet. Le chemin qui longeait le mur, en descendant, passait donc devant l’entrée de l’abbaye qui se trouvait plus bas. Jehan désigna à Perrette le chemin à l’autre extrémité de la place, celui qui passait à côté du gibet, et lui dit de passer par là, en recommandant une dernière fois de ne pas s’occuper de lui.

 

– Madame, dit poliment Jehan à la sœur, je vous prie de me pardonner la violence que j’ai été contraint de vous faire. Je ne pouvais agir autrement.

 

Et il se laissa glisser de l’autre côté. Au même instant, il entendit des cris perçants : c’était la sœur qui retrouvait sa voix. Il ne s’en occupa plus.

 

Perrette avait ramassé le panier et passé son bras sous celui de Bertille. Jehan les vit qui traversaient, d’un pas un peu allongé, la petite place. Il jeta un coup d’œil au bas du chemin et vit une troupe qui stationnait devant la porte de l’abbaye. Il eut un sourire :

 

– Je crois, murmura-t-il, que je sais enfin pourquoi Saêtta me poussait au vol avec tant d’acharnement. Il voulait me faire prendre la main dans le sac.

 

Il avait autre chose à faire, pour l’instant, que de songer à Saêtta. Il ramena ses yeux sur les deux jeunes filles. Il hésitait : les suivrait-il ou tirerait-il au large du côté opposé ? Pourquoi cette hésitation ? Tenait-il tant à se mettre à l’abri ? Du tout. Seulement ; il pensait qu’il serait attaqué… mais il n’en était pas sûr. Escorter les jeunes filles et les défendre, pardieu ! c’était tout naturel… Mais les conduire au milieu de la bagarre, ceci eût été stupide. C’est à lui qu’on en voulait, non à elles. Plus il s’éloignerait d’elles, plus il écarterait le danger. Comme il était là hésitant, il vit un homme se détacher de derrière le gibet. Il le reconnut à l’instant :

 

– Monsieur de Pardaillan, s’écria-t-il, c’est le ciel qui l’envoie !… Maintenant elle est sauvée !

 

Bertille aussi avait reconnu Pardaillan. Elle courut à lui, en un mouvement spontané, tout impulsif, et lui dit en quelques mots quelle était sa situation. Pardaillan s’empressa de la rassurer et se mit à ses ordres. Chose curieuse, il ne parut nullement s’apitoyer sur son sort. On eût dit, au contraire, qu’il était enchanté. Il paraissait tout réjoui. La vérité est qu’il se disait :

 

– Ah ! Ah ! voilà donc ce qu’il allait faire à l’abbaye ?… Délivrer sa fiancée et non chercher à s’emparer du trésor, comme je l’ai stupidement cru !… Morbleu ! je suis bien aise qu’il en soit ainsi !…

 

À ce moment, au bas de la montagne, une troupe s’engagea dans le chemin par où il se disposait à descendre. Pardaillan la vit. Il se tourna vers Jehan et, par gestes expressifs, que celui-ci comprit à merveille, il indiqua qu’il se chargeait des deux jeunes filles, que le bas de la montagne était gardé et, en conséquence, qu’il tirât au large par le haut, encore libre.

 

Ceci fait, il se plaça entre les deux jeunes filles et se mit à descendre d’un pas ferme et assuré. À mi-côte environ, ils se trouvèrent à proximité de la troupe. Comme le chemin était assez étroit, ils durent s’engager au milieu des hommes qui montaient silencieusement, au pas accéléré. Ces hommes passèrent sans s’occuper de ce gentilhomme et de ces deux jeunes femmes.

 

Nous devons dire ici que Pardaillan, depuis qu’il était remonté, en flânant, vers la chapelle, avait fait le tour de la butte. Il s’était rendu compte des dispositions prises par Concini et l’officier. Il savait qu’aux environs de la porte de l’abbaye se tenaient Concini et cet officier avec une quarantaine d’hommes, moitié soldats, moitié estafiers, à la solde du Florentin.

 

Mais, si le bas de la montagne – c’est-à-dire le côté où se trouvaient la chapelle et l’entrée du couvent – était très bien gardé, par contre, et Pardaillan s’en était assuré, le haut ne l’était pas du tout. Cela tenait assurément à cette conviction qu’avaient Concini et l’officier, que Jehan le Brave ne pouvait pas sortir autrement que par la porte. C’est ce qui explique pourquoi Pardaillan avait fait signe à Jehan de tirer au large par le haut et pourquoi il s’en allait bien tranquille avec les deux jeunes filles. Il se disait :

 

– Maintenant, le jeune homme doit être loin. Lorsque Concini s’avisera de battre le haut de la montagne, il sera trop tard. Quant à la jeune fille, elle ne risque pas de rencontrer Concini… Pour rien au monde, il ne voudrait quitter la porte.

 

Ceci ne l’empêcha pas cependant d’avoir l’œil au guet. Fréquemment, il se retournait et s’assurait qu’ils n’étaient pas suivis. Lorsqu’ils arrivèrent, une demi-heure plus tard, à la maison de Perrette, Pardaillan était bien sûr que nul ne les avait épiés, que nul ne pourrait connaître la nouvelle retraite de Bertille. Et quant à Jehan, il devait avoir contourné maintenant le hameau de Clignancourt, en route vers la porte Saint-Denis, par où il entrerait tranquillement dans la ville.

 

D’autre part, comme le jeune homme avait décidé d’attendre deux ou trois jours avant de se présenter chez Perrette la Jolie, comme Bertille était résolue à ne pas bouger de la maison, gardée elle-même et à moitié cachée par un bon mur d’enceinte, il en résultait que tout était pour le mieux, et qu’à moins d’une catastrophe imprévue, elle pouvait se croire en sécurité.

 

Pardaillan avait un coup d’œil infaillible. Il se disait sûr de n’avoir pas été suivi. C’était vrai. Mais…

 

Bien avant que les deux jeunes filles et Pardaillan ne vinssent s’arrêter devant cette porte où Jehan avait failli être assassiné, un homme, dont la tête était enveloppée d’un bandeau, était venu rôder autour de cette porte. En face de cette porte, il y avait une haie qui séparait un pré voisin de l’étroit chemin qui longeait le mur d’enceinte. L’homme se mit à longer cette haie. Il trouva une petite brèche. Il s’engouffra là-dedans. Il s’écorcha bien un peu, mais il paraît que cela lui était égal.

 

Une fois dans le pré, l’homme revint devant la porte. Il se coucha à plat ventre dans l’herbe, assez drue, à l’abri de la haie. De là, l’homme au bandeau vit entrer Pardaillan, Bertille et Perrette. Il entendit Perrette qui disait en s’effaçant après avoir ouvert :

 

– Ici, vous êtes chez vous, demoiselle Bertille.

 

À ce nom de Bertille, l’homme avait eu un sursaut et avait regardé la jeune fille avec des yeux ardents, comme s’il avait voulu graver ses traits dans sa mémoire.

 

Qui était cet homme ? Comment se trouvait-il là ? et qu’y faisait-il ? C’est ce que nous dirons bientôt.

 

XLVI

 

Lorsque Jehan le Brave vit les deux jeunes filles disparaître au tournant de la place, il poussa un soupir de soulagement. Escortées par le chevalier de Pardaillan, il était bien sûr qu’elles arriveraient à destination sans encombre.

 

Délivré de cette appréhension, il songea à lui-même. Il ceignit son épée, qu’il avait suspendue à son cou, sous ses vêtements de femme, et qui même l’avait sérieusement gêné. Pendant qu’il faisait cette opération, il jetait un coup d’œil narquois sur le groupe compact qui stationnait devant l’entrée du couvent. Et il partit de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.

 

Nous avons dit que le chemin passait devant la chapelle Saint-Pierre. Il enjambait ce que l’on appelle aujourd’hui la place du Tertre. Il dégringolait de l’autre côté du versant et allait rejoindre la grande route qui allait à Saint-Denis. Mais, au bas de la butte, le chemin bifurquait à droite et la contournait, pour aboutir à cette fourche, où nous avons dit qu’il y avait une croix.

 

Le chemin de gauche, celui par où était descendu Pardaillan, par où montait la troupe que nous avons signalée, ce chemin avons-nous dit, allait jusqu’à la fontaine du But. Il poussait plus loin encore et, tournant à gauche, il conduisait au château de Monceaux et de là à la ville, par le faubourg Saint-Honoré.

 

Du haut de la montagne où il se trouvait, Jehan embrassait un horizon d’autant plus étendu que la plaine, qui se déroulait à ses pieds, était piquée seulement, à de grands intervalles, de rares habitations de villageois.

 

Devant lui, il vit une troupe de cavaliers qui arrivaient ventre à terre. Il ne douta pas que ces cavaliers ne fussent pas pour lui. Avancer : c’était aller se jeter dans la gueule du loup. Lutter : il n’y fallait pas songer. Ils étaient trop. C’eût été une manière de suicide. Il fit donc demi-tour et reprit le chemin parcouru en se disant :

 

– J’irai à la fontaine du But et rentrerai par la porte Saint-Honoré… Si le chemin est libre, toutefois.

 

Comme il faisait cette restriction, il jeta les yeux sur la plaine, du côté de Monceaux. Il vit une autre troupe de cavaliers qui, à une allure non moins vive, se dirigeaient vers Montmartre, – Je suis cerné ! se dit-il.

 

Il ne perdit pas la tête cependant. Il continua d’avancer, dans l’intention de regagner la place du Gibet. Sur un côté de cette place, il y avait quelques masures. Il y avait là la ferme du basse-courier, des religieuses. Il y avait des carrières abandonnées, des plâtrières. Ce serait bien du diable s’il ne parvenait pas à se faufiler par là. Parvenir jusqu’au chemin, passer de l’autre côté de la haie, et là il trouverait facilement un abri où il pourrait attendre la nuit.

 

Mais, pour cela, il fallait arriver à la place, et bien qu’elle ne fût pas grande, la traverser avant qu’elle ne fût occupée. Ce n’étaient pas les cavaliers qui l’inquiétaient. Il avait assez d’avance sur eux pour être sûr d’arriver avant eux. C’étaient les hommes du bas. S’ils étaient encore devant la porte, tout irait bien. Mais si l’idée leur venait de monter jusqu’à la place ?…

 

Il avançait, la main sur la garde de l’épée, prêt à dégainer. Il ne courait pas. Mais il allait d’un pas très allongé, souple, nerveux, l’oreille tendue, l’œil au guet. Il avait tout à fait l’allure de ces grands fauves du désert, fuyant devant la battue.

 

Il atteignit la place. Il étouffa un rugissement de joie. Elle était encore libre. Il marcha droit au gibet, longeant les masures qu’il avait à sa droite, se disant avec un sourire narquois :

 

– Allons, je crois que ce n’est pas encore de ce coup-ci que Concini m’aura !… On n’est pas si bête, aussi !…

 

Il approchait du gibet. Il n’avait plus qu’à le dépasser, il serait sur le chemin. Là, il lui faudrait chercher une ouverture dans la haie. Ce ne serait pas long à trouver, que diable ! Une minute, deux minutes, il ne lui en fallait pas plus, et les cavaliers, qui accouraient ventre à terre, arriveraient trop tard. Il serait hors d’atteinte.

 

Comme il se faisait ces réflexions, la troupe, au milieu de laquelle Pardaillan et les deux jeunes filles avaient passé, parut sur la place. Ils étaient une vingtaine d’estafiers, commandés par Roquetaille. Ils aperçurent celui qu’ils cherchaient. Avec des clameurs terribles, ils se précipitèrent sur le chemin pour lui barrer le passage. Un d’entre eux courut à l’angle du chemin opposé et se mit à faire des signaux en appelant de toute sa voix. Des rumeurs joyeuses lui répondirent.

 

Sur le côté droit, devant et derrière, Jehan entendait un grondement de tonnerre qui faisait trembler le sol. C’étaient les deux cavalcades qui accouraient. Bientôt, elles apparaîtraient sur la place. Sur le côté gauche, derrière, il entendait déjà la course précipitée de ceux qui montaient. Devant, c’étaient les vingt hommes de Roquetaille, alignés. Et devant comme derrière, à droite comme à gauche, c’étaient les mêmes clameurs, des cris :

 

– Sus ! sus !… Pille !… arrête !…

 

Et des rires énormes, de grasses plaisanteries. Ils étaient si nombreux : l’affaire devenait pour eux une partie de plaisir.

 

Jehan avait dégainé. Il jeta autour de lui un coup d’œil désespéré. Rien !… Pas un abri !… pas un jour par où passer !… S’il avait pu faire quelques pas de plus, il eût été sauvé. Il se vit irrémissiblement perdu. Il était livide. La fureur le transportait. Il rugit dans son esprit exaspéré :

 

« Quoi ! mourir ainsi !… Alors qu’elle m’attend !… Que toute une vie de bonheur s’ouvrait devant moi !… Est-ce possible ? »

 

Il avançait toujours cependant. Il guignait le gibet. En s’accotant à la haute maçonnerie, il éviterait toujours d’être pris par derrière. Une idée lui vint. En deux bonds, il fut sur la porte et la secoua frénétiquement :

 

– Malédiction !… Elle est fermée !…

 

Il avait espéré entrer là et y tenir le plus longtemps possible. Dans sa situation, gagner du temps, c’était peut-être le salut. Il se retourna, prêt à la lutte, ramassé sur lui-même, hérissé, terrible.

 

L’attaque ne se produisit pas. Ils étaient vingt pourtant. Mais Roquetaille avait sans doute des ordres formels. Il les exécutait ponctuellement. Il se contentait de barrer la route. Cependant, il était tellement sûr que toute résistance était impossible, qu’il s’avança seul, et d’une voix goguenarde :

 

– Allons, rends-toi, dit-il, tu es pris !

 

– L’autre jour, gronda Jehan, tu n’étais qu’assassin ! Il paraît que c’était encore trop honorable pour toi. Aujourd’hui, te voilà sbire et pourvoyeur de bourreau. Ceci te convient mieux.

 

– Truand ! vociféra Roquetaille, tu seras roué… écartelé !

 

– Couard ! riposta Jehan, ce n’est pas toi qui me prendras ? Tu n’oses approcher !

 

À ce moment, Concini, l’officier et leurs hommes débouchaient sur la place et couraient droit au gibet. Cela faisait un demi-cercle d’une soixantaine d’hommes. Sans compter les chefs. Et le galop des chevaux se faisait entendre tout proche maintenant.

 

– C’est fini ! se dit Jehan avec une rage froide, je laisserai mes os ici !… Mais ventre de veau, ils ne m’auront pas vivant ! Et je veux en découdre le plus que je pourrai avant de faire le grand saut.

 

Cette résolution prise, il chercha comment la mettre à exécution. Il était en possession de tout son sang-froid. Ses yeux tombèrent sur l’escalier, au flanc du gibet. D’un bond, il fut dessus. Un autre bond l’amena sur la plate-forme. Il eut un sourire terrible. Maintenant, il était sûr de ne pas partir seul pour le grand voyage. En effet, le monument était trop élevé pour qu’on pût l’escalader. Il faudrait monter à l’assaut par l’escalier. Or, cet escalier était très étroit. Un homme seulement pourrait l’aborder de front.

 

– Jehan se tint en haut de la dernière marche, les talons joints comme à la parade, le torse bombé, la tête haute, la pointe de la rapière sur le bout de la botte. Et il attendit, flamboyant d’audace.

 

Pendant ce temps, le cercle se resserrait. Les hommes, placés en éventail, étaient à quelques pas du gibet. Concini, Roquetaille et l’officier, en avant de leurs hommes, au pied du monument. Ces extraordinaires mesures étaient l’œuvre du Florentin, conseillé par le religieux que lui avait dépêché frère Parfait Goulard. En apercevant Jehan, il railla férocement :

 

– Le drôle sait ce qui l’attend. Voyez, il s’est placé lui-même sous les fourches patibulaires. Il ne manque que le bourreau.

 

– Et, cingla Jehan, tu voudrais bien le remplacer ? Oui, la besogne te conviendrait. Mais le bourreau se croirait déshonoré, s’il t’avait pour confrère.

 

Concini grinça des dents et se tourna vers l’officier, comme pour le mettre en demeure d’accomplir son mandat. Celui-ci comprit. Il s’approcha de l’escalier, et d’une voix impérieuse :

 

– Au nom du roi, rendez-vous, mon brave !

 

– Viens me prendre si tu peux ! railla Jehan.

 

– Vous voyez bien que toute résistance est inutile. Allons, votre épée, monsieur ?

 

– Dans ton ventre ! claironna Jehan. L’officier haussa les épaules.

 

– Soit, dit-il d’un air indifférent. Et se tournant vers ses hommes :

 

– Prenez-le ! ajouta-t-il.

 

Soldats et estafiers, confondus, se lancèrent à l’assaut. Jehan se redressa. Il leva son épée toute droite au-dessus de sa tête et d’une voix tonnante :

 

– Jehan le Brave ! à la rescousse.

 

Les hommes montaient en se bousculant, les derniers poussant les premiers. Jehan les laissa approcher. Quand il les eut à portée, son épée s’abattit comme la foudre, en coups de pointe précipités.

 

Des cris, des râles, des imprécations, des plaintes, des hurlements, suivis du bruit sourd de corps tombant lourdement et d’une débandade.

 

Quatre hommes gisaient inanimés, au pied du gibet. Les autres, dont quelques-uns légèrement blessés, les autres demeuraient massés au pied de l’escalier, effarés, hésitants.

 

Et, sans blessure, prodigieux, étincelant, superbement grandi, debout sur le monument d’infamie qui se changeait pour lui en piédestal triomphant, Jehan le Brave, encore une fois raide comme à la parade, l’épée levée au-dessus de sa tête, lançait d’une voix éclatante comme une fanfare son cri de combat :

 

– Jehan le Brave, hardi !… À la rescousse, Jehan le Brave !

 

Il y eut un deuxième assaut, plus froid, plus méthodique, plus résolu, les assaillants, enragés, décidés, cette fois-ci, à tuer et non à saisir le terrible truand. Une fois encore Jehan le Brave laissa approcher et sa rapière se mit à tournoyer, piquant, fourrageant de haut en bas, taillant de droite et de gauche. Encore une fois, des cris, des gémissements, des chutes, des jurons… Et la fuite précipitée.

 

Personne n’avait pu mettre le pied sur la plate-forme. Neuf corps étaient étendus raides, dans des flaques de sang. Et cela n’avait pas duré une minute. Et dominant la rumeur qui montait des groupes stupéfaits et furieux, la voix tonnante lançait là-haut, son cri terrifiant : cri de bataille, cri de triomphe et cri de mort :

 

– Jehan le Brave, à la rescousse !…

 

– Diable ! grommela l’officier soucieux, mais c’est un enragé, un diable à quatre que ce gaillard-là.

 

– Je vous avais prévenu ! grinça Concini en levant les épaules.

 

– Eh ! qui pouvait croire !… Tudieu ! quels coups !… Neuf hommes tués ou grièvement blessés, en un rien de temps !… Et lui !… regardez-le. Pas une égratignure.

 

À ce moment les deux troupes de cavaliers faisaient irruption sur la place. C’étaient des soldats. Ils étaient une cinquantaine en tout, commandés par un capitaine. À la tête de chaque groupe se trouvaient Longval et Eynaus qui avaient servi de guides.

 

Les deux gentilshommes et le capitaine se réunirent à Concini, Roquetaille et l’officier. Cela constituait comme un état-major de six personnes. L’officier, très satisfait de dégager sa responsabilité, rendit compte au capitaine et se plaça sous ses ordres, étant inférieur en grade.

 

Là-haut, Jehan soufflait. Il ne perdait pas de vue ses assaillants. Il avait jeté un coup d’œil autour de lui, et tout à coup on le vit aller et venir sur la plate-forme, occupé à quelque bizarre besogne, qu’on ne pouvait pas bien discerner d’en bas.

 

– Dommage ! murmura le capitaine. C’est un brave ! Mais enfin il faut que force reste au roi.

 

Le nouveau chef prit ses dispositions : dix hommes, face à chacun des côtés du gibet. Dix, face à l’escalier. Les hommes avaient leurs instructions. Jehan les regardait faire d’un air narquois. Chose étrange, il avait abandonné l’escalier et se tenait au centre de la plate-forme.

 

Le capitaine leva la main et cria :

 

– Allez !

 

Les hommes s’ébranlèrent vivement, mais sans hâte inutile. Ceux de l’escalier, montant prudemment les marches, la pointe de l’épée en avant. Ceux des côtés se faisant la courte échelle pour se hisser sur la plate-forme. Jehan ne bougeait toujours pas.

 

Tout à coup, il poussa son cri :

 

– Hardi, Jehan le Brave !…

 

On le vit se baisser et se relever au même instant. Quelque chose d’énorme se balança un inappréciable instant au bout de ses bras tendus et alla tomber dans le tas de ceux qui montaient les marches. Il se baissa encore et se releva quatre fois de suite dans la même manœuvre. Et chaque fois un projectile monstrueux, un bloc de pierre – que lui-même peut-être n’aurait pu soulever en temps ordinaire – vint s’abattre au milieu des groupes, brisant des crânes, défonçant des poitrines.

 

Pas un des groupes d’assaillants n’avait été épargné. De tous les côtés des hurlements de rage, des cris de douleur, des râles, des gémissements. Et dominant le tumulte, le cri terrifiant :

 

– Jehan le Brave, à la rescousse.

 

Et voici qu’au moment où le désordre régnait dans les groupes désemparés, une sorte de hurlement sauvage qui semblait jaillir des profondeurs de la terre, se fit entendre, soudain. Et cela, comme la voix jeune et vibrante là-haut, cela mugissait.

 

– Jehan le Brave, hardi !… Jehan le Brave, à la rescousse !…

 

Et la porte du gibet, s’ouvrant brusquement toute grande, trois êtres sans nom, trois diables dépenaillés, déguenillés, sordides, échevelés, fantastiques, semblables à une apparition de cauchemar, se ruaient, bondissaient, fonçaient, la rapière au poing, frappant d’estoc et de taille, hurlant à pleine gueule l’effrayant cri de bataille, achevant de jeter le désordre et la terreur parmi les assaillants, qui battirent précipitamment en retraite.

 

Et Jehan savait sans doute quels étaient ces diables d’enfer qui arrivaient si opportunément à son secours, car il avait sauté à terre, et, à leurs côtés, frappait à tour de bras, en criant :

 

– En avant !… Jehan le Brave, en avant !…

 

En un instant le gibet fut déblayé. Tous : Concini, gentilshommes, officiers, soldats et coupe-jarrets, tous s’étaient mis hors d’atteinte des quatre démons. Et cependant, vingt, trente corps, à droite, à gauche, dans le sang et la poussière, demeuraient étendus, immobiles à tout jamais.

 

Le capitaine était blême de fureur. Concini écumait. Roquetaille, Longval et Eynaus s’arrachaient les cheveux. Les soldats et les estafiers poussaient des jurons épouvantables.

 

Et là-bas, les quatre démons riaient d’un rire satanique, énorme, inextinguible.

 

Le capitaine s’était ressaisi… Un ordre bref… un rassemblement rapide, méthodique… un cliquetis d’armes… Un commandement sec :

 

– Feu !

 

Et aussitôt un jaillissement de flammes… un roulement de tonnerre… une rafale de plomb… un nuage de fumée… un silence lourd, angoissé.

 

Et tout à coup : le même quadruple éclat de rire diabolique… le même quadruple cri :

 

– Hardi ! Jehan le Brave !

 

La fumée est dissipée… Tous regardent haletants.

 

Les quatre démons ont disparu… Et la porte du gibet est refermée.

 

XLVII

 

Jehan le Brave avait tout de suite reconnu ses trois bons compagnons : Carcagne, Escargasse et Gringaille. Il avait bondi à leur côté. Il avait foncé avec eux.

 

Le chemin déblayé, ils s’étaient arrêtés tous les quatre, d’un même mouvement. S’ils avaient continué de charger, ils eussent passé sans peine. Jehan y pensa un instant. Il se souvint à propos des chevaux. À quoi leur servirait de percer les lignes de l’ennemi ?… Ils ne pourraient faire dix pas… les chevaux auraient tôt fait de les rattraper.

 

À regret, il dut renoncer à son idée. Mais Gringaille lui avait glissé quelques mots… Mais la griserie de la bataille s’était emparé de lui… Perdu, il l’était encore, malgré le secours inespéré qui lui était arrivé. Ils avaient mis une trentaine d’hommes hors de combat. C’était prodigieux… et ce n’était rien. Ils étaient encore plus de quatre-vingts qui leur barraient la route… et il pouvait leur arriver du renfort autant qu’il en faudrait.

 

– C’est la fin, songea Jehan, soit !… mais je veux partir dans une apothéose de feu et de sang !… Je veux une fin dont il sera parlé longtemps.

 

Ces réflexions, naturellement, avaient passé dans son esprit avec une foudroyante rapidité. Gringaille lui avait dit :

 

– Chef, nous pouvons soutenir un siège… Nous avons armes, munitions et provisions… Tout ce qu’il faut.

 

Ces paroles lui trottaient dans la tête. Savoir si Gringaille n’avait pas exagéré ? Et s’il avait dit vrai ?… Peut-être tout n’était pas dit encore. Pour savoir, c’était très simple : il n’avait qu’à aller y voir.

 

Il fit un signe. Ils se mirent en retraite à reculons, face à l’ennemi, plus terribles, plus menaçants peut-être que lorsqu’ils avaient chargé. Au bout de la place, les soldats se rassemblaient, préparaient les mousquets et les pistolets.

 

– Attention, murmura Jehan, ils vont tirer !…

 

– Compris !… – As pas peur !… – Va bien !… firent les trois en même temps.

 

Ils avaient compris en effet, et ils connaissaient la manœuvre. Le danger était effroyable. Ils risquaient leur peau. Et ils le savaient bien… Ils n’y songeaient pas. Ils étaient tout à la joie de l’avoir retrouvé et d’être arrivés si fort à propos.

 

Mais ils ne s’endormirent pas pour cela, et je vous réponds qu’ils n’avaient pas les yeux dans la poche. Ils ne perdaient pas un geste des soldats. Au moment où le commandement : « Feu ! »… se fit entendre, au moment où les vingt détonations se confondirent en une seule et formidable détonation, ils furent tous les quatre à plat ventre, par terre.

 

Les balles passèrent en sifflant au-dessus d’eux et vinrent s’aplatir sur les murs du gibet. D’un bond, ils furent debout. Avant que la fumée ne fût dissipée, ils étaient sous le gibet, la porte poussée et verrouillée.

 

Sur la place, le capitaine constata que l’arquebusade avait manqué son but : les quatre rebelles avaient disparu. Séance tenante, il fit cerner le gibet et il s’accorda, ainsi qu’à ses hommes, un moment de répit. Il avait besoin de réfléchir.

 

Jamais, dans sa longue carrière de soldat, il n’avait vu événement aussi prodigieux : quatre hommes qui en tenaient cent vingt en échec et en mettaient trente hors de combat !… La stupeur, la fureur et l’admiration le transportaient tour à tour.

 

Le gibet étant gardé, toute tentative d’évasion impossible, il fit enlever les morts et les blessés. Il n’était pas pressé d’attaquer. Il était bien résolu à prendre les rebelles morts ou vifs, mais il voulait y sacrifier le moins de monde possible. Il trouvait que trente hommes hors de combat, c’était déjà beaucoup trop.

 

Jehan le Brave, lui, ne perdait pas son temps. Il commença par inspecter le caveau. Gringaille, Escargasse et Carcagne, autant par prudence que pour tuer le temps, avaient bouché avec des poutres la brèche par où ils étaient descendus. De ce côté-là maintenant, toute surprise était impossible. Les trous au ras du sol, par où se faufilaient les poules, furent bouchés à l’instant ; les matériaux ne manquaient pas, heureusement. Quelques trous, des fentes, sur trois côtés, principalement sur le devant, furent laissés.

 

Ceci fait, il descendit dans la grotte. On lui montra triomphalement les armes, les munitions et les provisions. Il y avait une quinzaine d’arquebuses et autant de pistolets. Jehan laissa les armes blanches et s’empara des armes à feu… En un clin d’œil, elles furent chargées et montées dans le caveau. De la poudre et des balles suivirent… Il fallait bien recharger les armes au fur et à mesure.

 

À chaque trou, à chaque fissure, on glissa le canon d’une arquebuse. Ils pensaient bien que l’effort des assaillants se porterait sur la porte. Leur vigilance se concentra de préférence sur ce côté-là. Ils ne négligeaient pas les autres pour cela. Ils avaient trois côtés à garder. Celui où se dressait l’escalier était indemne. Le derrière, ensuite, était le moins endommagé : il n’avait que deux trous qui devinrent, comme les autres, des meurtrières.

 

Ces dispositions prises, chacun se posta à sa guise ayant à portée de la main des armes de rechange, chargées d’avance.

 

Sur la place, Concini s’était séparé du capitaine. Il n’avait pas hésité à demander des troupes à Sully parce qu’il espérait que tout serait fini lorsqu’elles arriveraient. Il connaissait bien Jehan cependant. Malgré tout, il ne s’attendait pas à pareille résistance. Toujours est-il que le capitaine, muni d’instructions précises, avait formellement refusé ses ordres, comme l’avait fait l’officier qui commandait avant lui.

 

De cet antagonisme, il était résulté qu’il y avait maintenant sur la place deux groupes bien distincts qui opéraient chacun à leur manière, étaient indépendants l’un de l’autre et avaient chacun leur chef : d’une part, le capitaine, le lieutenant et leurs soldats ; de l’autre, Concini, ses gentilshommes et ses estafiers.

 

Il en était résulté aussi que chacun des deux partis attendant que l’autre prît une initiative, ils avaient perdu plus de temps qu’il n’eût été convenable. Ce temps perdu, Jehan l’avait mis à profit pour organiser sa défense.

 

Le capitaine se décida à agir le premier. Six soldats portant une énorme poutre s’approchèrent de la porte. Les autres, accoutumés à la discipline, demeurèrent immobiles à leur rang. Il n’en fut pas de même des hommes de Concini. Quelques-uns, pris de zèle, se ruèrent à la recherche d’une poutre, d’un tronc d’arbre qui pût leur servir de bélier. D’autres, au contraire, se groupèrent autour de l’équipe. Ils voulaient voir de plus près.

 

Les soldats approchèrent, brandissant leur poutre. Ils marchaient lourdement, posément, face à la porte. En cercle autour d’eux, une dizaine d’estafiers avançaient comme eux, imitant inconsciemment leurs mouvements, comme s’ils avaient voulu les aider.

 

Tout à coup, quatre coups de feu, confondus en un seul : quatre soldats tombèrent. Les deux autres lâchèrent la poutre. Une seconde de stupeur et d’immobilité. Quatre nouveaux coups de feu : quatre estafiers par terre. Et alors la reculade effarée, éperdue, à toutes jambes, saluée par une troisième décharge, qui abattit encore deux fuyards. Encore deux hommes à Concini.

 

Sur le derrière, soldats et estafiers se demandaient ce qui se passait. Ils ne bougeaient pas cependant, se croyant à l’abri. Là encore, brusquement, deux coups de feu, suivis, presque instantanément, de deux autres. Résultat : trois hommes foudroyés, encore à Concini. Pas de chance, Concini ! Là encore, retraite précipitée des survivants. En même temps sur le côté droit, coup sur coup, six coups de feu : encore trois hommes le nez dans la poussière, le reste en fuite.

 

Quelques secondes ont suffi : les abords du gibet sont dégagés… Les assaillants sont massés aux extrémités de la place… hors de la portée des balles. Ils l’oublient et, dans le premier moment d’affolement, ils répondent par une décharge générale qui ébranle l’air… riposte inutile… puisqu’ils sont trop loin.

 

Des quarante hommes qu’il avait avec lui, non compris ses gentilshommes, Concini n’en a plus que dix-sept. Il écume, il se mord les poings de rage, il rugit : – Dix mille livres à qui m’apportera la tête du truand !…

 

Ah ! il ne pense plus à le prendre vivant ! Ses hommes sont mornes, démoralisés… L’appât de la somme promise les secoue un moment… Mais diantre ! approcher du gibet maudit est vraiment trop dangereux. Nul ne bouge.

 

Le capitaine, blême, mordille sa moustache avec fureur, et se soulage en crachant une kyrielle de jurons.

 

Là-bas, dans le caveau, Jehan dit tranquillement :

 

– Ils en ont au moins pour une demi-heure avant de recommencer l’attaque. À l’œuvre !…

 

Ils descendent à la grotte. Ils empoignent un coffre, font sauter le couvercle, défoncent un côté et le montent. Trois tonneaux de poudre suivent. Ils les défoncent et placent le coffre renversé dessus. Ils tracent une rigole allant des tonneaux à la trappe. Ils garnissent cette rigole de poudre et laissent tomber une planche dessus.

 

Le coffre dissimule la mine, la planche couvre la mèche. Ils ramassent les armes à feu et descendent dans la grotte. Le couvercle du coffre est monté lui aussi. On le pose sur le trou que démasque la dalle rabattue. Le trou se trouve ainsi caché lui aussi. Gringaille, Escargasse et Carcagne restent dans la grotte. Jehan demeure seul dans le caveau. Tout est prêt. Il attend.

 

La promesse de dix milles livres agissait sur les hommes de Concini. Rien ne rend ingénieux comme la cupidité. Quelques-uns des estafiers firent cette remarque qu’aucun coup de feu n’était parti du côté gauche. C’était peut-être une ruse… peut-être aussi n’y avait-il aucune meurtrière de ce côté. Ils allèrent y voir. Et ils se rendirent compte qu’il n’y avait aucun danger à rester là.

 

Quelques-uns se souvinrent que Jehan les avait assommés à coups de moellons. S’il avait trouvé ces projectiles, c’est que la plate-forme ne devait pas être bien solide. Ils se hissèrent sur cette plate-forme. Ils s’attendaient, à chaque instant, à être arquebusés d’en bas. Mais non, ils purent aller et venir d’un bout à l’autre, sans être inquiétés. Ils ne s’étaient pas trompés d’ailleurs, cette plate-forme était en assez piteux état.

 

Maintenant, ils entrevoyaient le moyen de s’emparer des bandits. Les trois ou quatre chenapans qui avaient eu l’idée s’en furent chercher des outils. Ils rapportèrent des pics et des pioches, avec lesquels ils se mirent à démolir le gibet, en prenant des précautions pour faire le moins de bruit possible. Ils ne voulaient pas éveiller l’attention des assiégés.

 

Une heure ne s’était pas écoulée depuis qu’ils avaient eu l’idée d’approcher de l’escalier, et les dix-sept hommes de Concini se trouvaient massés sur la plate-forme, travaillant avec acharnement, mais lentement, à cause des précautions qu’ils prenaient pour éviter le bruit.

 

Jehan, au-dessous, les entendit très bien. Il eut un sourire terrible et il murmura :

 

– Montez, montez tous… tout à l’heure la porte sera ouverte et vous entrerez… autant que cette cave en pourra contenir… et alors, quand tout sera plein, le volcan éclatera… Ventre de veau ! si je fais le saut, je le ferai en nombreuse compagnie !

 

Concini et ses gentilshommes se tenaient au bas du gibet, à l’abri des balles, suivant le travail avec une impatience grandissante.

 

Le capitaine avait remarqué la manœuvre des hommes de Concini. Il laissait faire. Lui aussi, il avait son idée maintenant. Seulement son idée à lui était une idée de brave et loyal soldat.

 

Il plaça ses soldats en éventail devant le gibet… Il les plaça hors de la portée des balles. Ceci fait, il s’avança avec son lieutenant. Tous les deux, ils avaient l’épée au fourreau… Mais le capitaine portait un pétard avec lequel il voulait faire sauter la porte.

 

Les deux officiers marchaient bravement, droit à la porte. Depuis un moment déjà, ils étaient à portée de la balle et s’étonnaient de ne pas avoir essuyé le feu des rebelles. Ils arrivèrent à la poutre que les soldats avaient laissé tomber, à dix pas à peine du gibet. Les deux braves se demandaient non sans angoisse, quel piège se cachait sous cette apparente inaction de l’ennemi. Mais ils allaient d’un pas ferme, raides, impassibles. Et une dizaine de soldats, électrisés par cet exemple, s’étaient élancés derrière eux, décidés à partager leur sort.

 

Quatre ou cinq pas les séparaient encore de la porte. Brusquement, cette porte s’ouvrit. Jehan parut dans l’encadrement. Il avait, lui aussi, l’épée au fourreau.

 

Cette apparition était si extraordinaire, si imprévue, elle se produisait dans des circonstances si exceptionnelles que les deux officiers s’arrêtèrent net. Derrière eux, les soldats, à deux pas de la poutre, firent comme leurs chefs. Ces soldats avaient le pistolet à la ceinture. Pourtant, soit que la stupeur les paralysât, soit que la folle bravoure de ce jeune homme leur en imposât, ils ne songèrent pas à tirer.

 

Un silence de mort plana sur la petite place. Poussés par une force irrésistible, les soldats, qui étaient à distance, s’approchèrent silencieusement. On eût dit qu’ils sentaient que quelque chose d’extraordinaire, dont ils voulaient être témoins, allait se passer là. Les séides de Concini, sur la plate-forme, interrompirent un moment leur besogne et demeurèrent attentifs, silencieux, angoissés. Concini, vacillant de fureur, et ses gentilshommes approchèrent aussi.

 

Jehan le Brave souleva son chapeau en un geste large et salua les deux officiers. Et dans ce simple geste, comme dans son attitude, il y avait tant de souveraine noblesse, alliée à tant de grâce juvénile, que les deux officiers, impressionnés, se découvrirent et saluèrent galamment, comme ils auraient fait dans une salle du Louvre.

 

Jehan, nu-tête, très froid, d’une voix extraordinairement calme, demanda :

 

– Que désirez-vous, messieurs ?

 

Une pareille question, posée sur un tel ton, après ce qui venait de se passer, désarçonna le capitaine. Il se remit vite, et d’une voix rude :

 

– Au nom du roi, monsieur, je vous arrête ! Remettez-moi votre épée.

 

Il fit deux pas en avant, la main tendue.

 

– Saisissez-le ! Mais saisissez-le donc, sang du Christ ! trépigna Concini, incapable de se contenir plus longtemps.

 

Sans le regarder, comme s’il n’avait pas entendu, comme si le Florentin n’existait pas pour lui, Jehan étendit aussi la main, et dit avec la même froide politesse :

 

– Un instant, monsieur, s’il vous plaît !

 

S’il avait eu un geste agressif, le capitaine lui aurait sauté dessus sans hésiter. Mais il paraissait si dédaigneusement calme que le capitaine, impressionné encore une fois, s’arrêta malgré lui.

 

– O Cristaccio ! écuma Concini hors de lui, discuter avec ce truand, lorsqu’il n’y a qu’à lui mettre la main au collet !…

 

Il s’éloigna furieusement, en faisant signe à ses gentilshommes de le suivre, alla se mettre sur le côté du gibet et cria rageusement aux hommes sur la plate-forme :

 

– Reprenez votre besogne… et activez !

 

Docilement les hommes obéirent, sans plus s’occuper de ce qui se disait au-dessous d’eux.

 

– Monsieur, disait pendant ce temps Jehan, vous voulez m’arrêter, dites-vous ?

 

– Croyez bien que j’en suis au regret, dit poliment le capitaine, car vous êtes un brave, monsieur… Mais c’est l’ordre et je l’exécuterai.

 

Jehan s’inclina avec une grâce altière et d’une voix grave, où perçait comme une sourde émotion :

 

– En ce cas, il vous faudra venir me chercher ici… il vous faudra enfoncer cette porte, ce qui ne sera pas long d’ailleurs, et je vous donne ma parole de ne pas tirer sur vos hommes… La porte enfoncée, vous pénétrerez ici… Je vous avertis loyalement, monsieur, et c’est là que j’en voulais venir… Ceux qui entreront ici n’en sortiront pas vivants… J’ai dit.

 

Et avant que le capitaine fût revenu de la stupeur que lui causait cet étrange avertissement, il repoussa la porte.

 

Le capitaine demeura un moment rêveur devant cette porte fermée et hochant la tête, il murmura :

 

– C’est un brave !… C’est aussi un galant homme, mordieu !… C’est dommage !

 

Et, très froid, impassible, il se tourna vers ses hommes et fit un signe.

 

La poutre fut reprise… Au troisième coup asséné au centre de la porte, elle vola en éclats. Les soldats voulurent se ruer.

 

– Un instant, dit froidement le capitaine en leur barrant le passage, on risque sa peau, paraît-il, à entrer là-dedans !… J’entre seul !…

 

Et il pénétra seul dans le caveau.

 

Il n’y avait plus personne.

 

– Ah ! ah ! songea-t-il, je comprends !… il y a une issue souterraine par où ils se sont défilés !…

 

Comme il n’oubliait pas l’avertissement qui venait de lui être donné, il chercha des yeux autour de lui. Il vit le couvercle qui bouchait l’entrée du souterrain, il vit la planche et le coffre qui abritait les tonneaux de poudre. Tout cela, il le vit en un temps inférieur au dixième de seconde. Il se dit :

 

– Je gage qu’il y a un trou sous ces planches… C’est par là qu’ils ont dû fuir.

 

Il fit un mouvement dans cette direction. À ce moment, une pierre se détacha de la voûte et tomba avec fracas. C’étaient les hommes de Concini qui avaient fini par percer cette voûte. Un cri se fit entendre.

 

– Ils sont là !… cachés sous un coffre !…

 

Ceci acheva la seconde… La pierre, en tombant, avait déplacé la planche qui allait du trou au coffre. Le capitaine vit comme un serpent de feu qui filait rapidement, en crépitant, allant vers le coffre.

 

Il comprit alors. Il fit un bond prodigieux en arrière en hurlant :

 

– La poudre !…

 

Malheureusement, quatre ou cinq soldats avaient eu la curiosité de le suivre et se tenaient devant la porte. Il se heurta à cet obstacle vivant.

 

Au même instant, le coffre était soulevé, éventré, projeté avec une inconcevable violence, une gerbe de feu jaillit, s’élança jusqu’à la voûte… une détonation formidable se fit entendre… la voûte fut déchirée, éventrée, les murs tremblèrent.

 

Et puis, une colonne de feu s’élança haut dans le ciel… l’ascension vertigineuse de corps humains, de poutres, de pierres… et la pluie sinistre, horrible : pluie de sang, de pierres, de membres tordus, déchirés, calcinés…

 

Et une rumeur terrible… une fuite panique… cris de douleur… hurlements de terreur.

 

Trente secondes à peine s’étaient écoulées depuis que la porte avait été jetée bas.

 

Du capitaine, des quatre ou cinq soldats qui l’avaient suivi, malgré sa défense, des dix-sept estafiers de Concini massés sur la plate-forme, il ne restait que quatre ou cinq malheureux, épargnés par suite d’on ne sait quel miracle et à demi fous d’épouvante… Le reste, ce qui avait été des hommes jeunes, forts et vigoureux, s’était changé en une quantité de petits tas sanglants, n’ayant plus forme humaine, disséminés un peu partout… Dans l’enceinte de l’abbaye et jusqu’au bas de la montagne, on devait ramasser des membres épars…

 

Maintenant, le feu achevait de consumer ce qui avait été le gibet des Dames… Bientôt, il ne restait plus que les quatre murs, noircis, branlants, ne se maintenant debout que par un prodige d’équilibre… Et de ces quatre murs, pareils à quelque hideuse et monstrueuse chaudière où achevaient de se calciner des ossements humains, une fumée épaisse, noire, âcre, chargée de relents nauséabonds de chairs grillées, s’élevait lentement, en volutes capricieuses, sous le soleil clair et radieux.

 

XLVIII

 

Saêtta était resté à rôder sur la montagne. Il voulait voir ce qui se passerait. Il était hanté de sombres pressentiments. C’est que rien de ce qu’il entreprenait contre le fils de Pardaillan ne lui réussissait. Superstitieux comme il était, il en venait à se demander si quelque puissance occulte ne le protégeait pas, et si ce n’était pas lui-même et sa vengeance qui étaient maudits.

 

Il avait donc, caché derrière une haie, assisté à la bataille, et en voyant la vigoureuse défense du jeune homme, il avait écumé.

 

– Sang du Christ ! grognait-il furieusement, ils ne l’auront pas ! Je ne le croyais pas si fort tout de même !

 

Il n’avait commencé à se remonter que lorsqu’il avait vu que Jehan était enfermé dans le gibet.

 

– Cette fois, je crois qu’il est pris ! se dit-il dans un accès de joie délirante.

 

Mais alors, une autre inquiétude lui était venue.

 

– Ils vont me le tuer ! Ils ne le prendront pas vivant ! O Christ maudit ! tu es donc contre moi ? Avoir attendu vingt ans pour aboutir à cela ! Enfer et damnation !

 

Puis, ç’avait été l’explosion finale, le gibet croulant, incendié. Saêtta était demeuré atterré. Deux larmes brûlantes, larmes de rage, étaient tombées sur sa joue tannée. Il pleurait la faillite de sa vengeance.

 

Il était sorti de son coin. Les paysans du village de Montmartre, qui s’étaient prudemment tenus enfermés tant que la bataille durait, étaient accourus en foule après l’explosion. Les soldats avaient transporté les blessés dans les masures les plus proches ; naturellement, les habitants avaient appris que tout était fini. Ils pouvaient maintenant se montrer sans crainte de recevoir un mauvais coup. Ils s’empressaient d’accourir voir.

 

Saêtta s’était mêlé à la foule. Il s’était approché, autant qu’il avait pu. Du gibet, il ne restait plus que la carcasse et un monceau de décombres. Jehan le Brave et ses trois compagnons avaient péri, victimes de leur résistance désespérée. Leurs corps hachés, déchiquetés, réduits en bouillie, étaient peut-être parmi ces tas innommables qu’on ramassait pieusement, aux quatre coins de la place.

 

Devant l’irréparable, il lui fallut bien se résigner. Il essaya de se consoler en disant :

 

– Bah ! je voulais le faire périr sur l’échafaud… il sera mort dessous, voilà tout !

 

Le jour commençait à tomber lorsqu’il se décida à rentrer en ville. Il partit d’un pas rude, furieux. Malgré qu’il s’efforçât de se remonter, le coup qu’il venait de recevoir était trop dur. Il ne pouvait l’accepter aussi facilement. En descendant les pentes de la montagne, il grommelait :

 

– Malheur à qui me regardera de travers en ce moment !… J’ai une envie furieuse de tuer !… Une affaire serait la bienvenue… une bonne bataille… un bon duel… voilà qui me calmerait un peu… et me soulagerait.

 

Malheureusement, ou heureusement, il ne rencontrait que soldats ou paysans occupés aux funèbres recherches. Ceux-là ne le regardaient même pas. En sorte que l’affaire qu’il souhaitait pour calmer ses nerfs exaspérés ne se présentait pas.

 

Il était arrivé à la croix, au bas côté. Il tourna à droite, dans la direction du château des Porcherons. Il venait de dépasser la porte de Perrette la Jolie, lorsque cette porte s’ouvrit.

 

Pardaillan parut sur la route. En attendant que la porte fût soigneusement verrouillée et cadenassée, il demeura sur le seuil. Et, par vieille habitude de routier qui ne s’aventure pas sans étudier le terrain, il jeta un coup d’œil à droite et à gauche. Il aperçut Saêtta, qui s’éloignait d’un pas allongé.

 

– Pardieu ! se dit-il, je voulais obliger ce sacripant à s’expliquer un peu, voici l’occasion, ce me semble.

 

Il rattrapa Saêtta en quelques enjambées, et d’un ton narquois, il lui cria :

 

– Eh, signor Guido Lupini, ne courez donc pas si vite !

 

À ce nom si brusquement jeté et auquel il était à mille lieues de s’attendre, Saêtta se retourna tout d’une pièce, et la moustache hérissée, l’œil fulgurant, il gronda :

 

– C’est à moi que vous parlez ?

 

– À qui voulez-vous que ce soit ?… puisqu’il n’y a que nous deux sur la route !…

 

– Et vous m’avez appelé comment ? demanda Saêtta sur un ton chargé de menace.

 

Et, en même temps, il dévorait des yeux cet inconnu, cherchant à se rappeler où et quand il l’avait rencontré.

 

– Je vous ai appelé Guido Lupini, fit Pardaillan de son air froid. Et, du bout des lèvres, d’un air naïf :

 

– N’est-ce pas ainsi que vous vous nommez ?… ou du moins n’est-ce pas le nom que vous prenez en de certaines circonstances… pas très propres ?

 

Saêtta souffla fortement. Son exaspération, son énervement étaient tombés du coup. Il cherchait une affaire : il était servi à souhait. Il pourrait se soulager et en même temps il se débarrasserait d’un homme qu’il ne connaissait pas, ou du moins qu’il ne parvenait pas à identifier, et qui le connaissait trop bien, lui.

 

Instantanément, il retrouva tout son sang-froid, s’assura d’un coup d’œil rapide que la route était déserte, et avec un rictus terrible :

 

– Monsieur, dit-il, bien que je ne vous connaisse pas, vous savez sur mon compte, paraît-il, des choses que nul ne doit savoir… Dégainez donc sur-le-champ, s’il vous plaît. Et tenez-vous bien, car je vous avertis : je vais vous tuer.

 

En même temps, il mit flamberge au vent et tomba en garde, aussi calme, aussi correct que s’il se fût trouvé sur les planches de la salle d’armes.

 

– Ah ! pauvre de moi ! gémit Pardaillan, qui m’eût dit que je courais à la mort en courant après vous, signor Guido Lupini ?…

 

Et il tomba en garde, lui aussi, avec non moins d’aisance et d’assurance que l’ancien maître d’armes.

 

Celui-ci attaqua immédiatement, avec l’intention manifeste de tuer, ainsi qu’il avait dit. Coup sur coup, il porta ses bottes les meilleures. Elles furent toutes parées avec une maestria que Saêtta, beau joueur, admira sans le dire.

 

Conscient de sa force, réelle, il n’avait ni inquiétude ni impatience. Même, par une sorte de coquetterie qui lui faisait honneur, il éprouvait une âpre jouissance à sentir au bout de son fer un adversaire digne de lui. Il serra son jeu davantage, il porta ses bottes les plus secrètes, les plus savantes. Elles furent parées toujours avec la même aisance.

 

– Mes compliments ! monsieur, dit-il, entre deux coups, vous venez de parer un coup qui, jusqu’ici, n’avait jamais manqué son but.

 

– Je manie assez bien l’épée, dit modestement Pardaillan.

 

– Mais je remarque que vous n’attaquez pas.

 

– C’est que mon fort, c’est la défensive… Je vaux moins pour l’attaque… Surtout lorsque je me trouve en présence d’un adversaire de votre force.

 

Ceci était dit avec cette ironie froide dont Pardaillan avait le secret et qui échappait aux oreilles les plus attentives. Saêtta ne la perçut pas. Mais il comprit enfin qu’il se trouvait en face d’une épée plus redoutable qu’il n’avait pensé tout d’abord. Et une inquiétude subite lui vint. Non pas la crainte d’être touché ou même tué. Il était brave et maintenant que sa vengeance avait irrémédiablement sombré par la mort de Jehan, il ne tenait pas autrement à la vie. Mais il se disait :

 

– Corpo di Cristo ! Je croyais que Pardaillan, seul au monde, était de force à me tenir tête !… Qui est celui-ci ?… Il doit avoir à peu près cet âge !… Mais non, Pardaillan attaquerait, lui… Et celui-ci se contente de se défendre, et très bien, ma foi !… Il faut en finir pourtant !…

 

Dans cette idée, par une série de feintes merveilleusement amenées, il prépara son fameux coup de la foudre. Ce coup, il l’avait encore perfectionné, et tel qu’il était à présent, non seulement il le croyait irrésistible, mais il était sûr que personne ne le connaissait, ne l’ayant montré à âme qui vive. Il se fendit à fond en tonnant en italien :

 

– Eco la saêtta ! (Voici la foudre !)

 

– La paro ! (Je la pare !) dit Pardaillan, en italien aussi, et avec un flegme déconcertant.

 

Effaré, bouleversé de stupeur, Saêtta fit un bond prodigieux en arrière et dans son esprit chaviré, il mugissait :

 

– Cosa è ?… Cosa è ?… (Qu’est-ce que c’est ?)

 

Il n’eut pas le temps d’en songer plus long. Pardaillan s’était porté vivement sur lui et, à son tour, il attaquait, portant ses coups avec une rapidité foudroyante. Saêtta, pour parer, était obligé de faire appel à toute sa science. Il voyait maintenant que sa vie tenait à un fil. Mais ceci ne l’inquiétait guère. L’incomparable virtuose de la lame qu’il était vibrait d’aise sous ces attaques en tempête. Il oubliait Pardaillan, il oubliait que cet homme possédait un secret qu’il tenait à garder et qu’il avait décidé de le tuer. Il oubliait tout. Il ne voyait que le prestigieux escrimeur qu’il avait en face de lui et eût volontiers payé d’une pinte de son sang l’honneur de le toucher.

 

Le jeu de Pardaillan, comme le sien à l’instant d’avant, n’était qu’une série de feintes destinées à placer un coup. Seulement, si Saêtta avait manqué le sien, Pardaillan réussit comme en se jouant.

 

L’épée de Saêtta, arrachée avec une irrésistible violence, sauta en l’air, décrivit un imposant demi-cercle et alla tomber derrière Pardaillan. Une fois encore, Saêtta fit un bond en arrière et la vérité lui apparut alors en une aveuglante clarté. Il rugit :

 

– Vous êtes M. de Pardaillan !

 

– Oui ! dit simplement celui-ci.

 

Saêtta, le buste penché, les yeux exorbités, le fixait obstinément. Et la rage, une rage folle, s’empara de lui. Ainsi sa vengeance avortée, ce n’était pas assez ?… Pour mettre le comble à son infortune, quelques instants après sa mort, il se heurtait au père de sa victime !… Et il subissait cette insupportable humiliation de se voir désarmé, lui, Saêtta, qui se croyait le maître des maîtres en fait d’armes.

 

« La malédiction est sur moi ! » se dit-il avec colère.

 

Et cette idée, qui l’eût terrifié en un autre moment, acheva de l’exaspérer. Il lui vint une envie furieuse d’en finir avec une existence déshonorée, désormais sans but, qui ne pouvait que se traîner lamentablement, empoisonnée par les regrets et le désespoir.

 

Il redressa la tête d’un air de défi, croisa les bras sur sa poitrine, regarda le chevalier en face et brava :

 

– Eh bien ! tuez-moi !…

 

Pardaillan rengaina tranquillement et haussant les épaules :

 

– Si j’avais voulu vous tuer, dit-il, je l’aurais fait quand vous pouviez vous défendre… J’ai mieux à faire que vous tuer… Nous avons à causer.

 

Saêtta eut un éclat de rire strident :

 

– C’est vrai, pardieu !… J’oubliais… Vous voulez des nouvelles de votre fils, hein ?… Je vais vous en donner et de toutes fraîches… Je puis parler, maintenant.

 

Pardaillan fut stupéfait. Il avait jugé l’ancien maître d’armes du premier coup. Il se disait, avec raison, que l’intimidation n’aurait aucune prise sur lui. Il se demandait, non sans inquiétude, comment il s’y prendrait pour l’obliger à parler. Et voici que Saêtta allait au-devant de ses désirs, offrait spontanément de parler. D’un coup d’œil, il vit que le bravo était sous l’empire d’une sorte de coup de folie. Il comprit qu’un mot de lui pouvait faire tomber l’accès… et alors il ne saurait rien. Il se tut et attendit, impassible, que l’autre s’expliquât.

 

Saêtta parla avec une violence inouïe, comme s’il avait voulu pousser à bout Pardaillan et l’amener à lui porter le coup mortel qu’il souhaitait ardemment.

 

– Votre fils ?… C’est moi qui l’ai enlevé, voici tantôt dix-huit ans… J’en ai fait un truand… et un rude truand !… On l’appelle Jehan le Brave… Mon but était de le faire finir sur l’échafaud, par les mains du bourreau… comme sa mère, autrefois, avait fait finir ma fille Paolina… Comprenez-vous ? Maintenant, si vous voulez le voir, votre fils… allez au gibet de Montmartre… fouillez les décombres fumants… cherchez parmi les ossements calcinés… peut-être trouverez-vous les restes de celui qui fut votre…

 

Il ne put achever. La main de fer de Pardaillan l’étreignait à la gorge, et d’une voix terrifiante, qui fit courir un frisson sur la nuque de Saêtta :

 

– Tu as fait cela ? misérable !… Répète ! Tu dis que mon fils…

 

– Enseveli sous le gibet de Montmartre, ricana Saêtta en une suprême bravade.

 

Brusquement, Pardaillan l’enleva à bout de bras, le balança un moment dans l’espace. Saêtta comprit que sa dernière heure était venue. Il songea : « Mieux vaut crever tout de suite !… Qu’aurais-je fait ?… » Pourtant, il ferma les yeux.

 

Plus brusquement encore, Pardaillan le déposa rudement à terre, et d’une voix blanche à force de fureur :

 

– Va-t-en ! cria-t-il. Tu ne vaux même pas que je me donne la peine de t’écraser !… Va-t’en !…

 

Pardaillan avait une telle flamme aux yeux, il était si auguste et si terrible à la fois, que Saêtta crut voir en lui l’incarnation du châtiment céleste. Et lui qui n’avait pas tremblé lorsqu’il s’était vu entre les mains puissantes de son redoutable adversaire, lui qui avait souhaité la mort, il sentit la peur superstitieuse de l’au-delà s’insinuer en lui. Avec un hurlement d’épouvante, il s’enfuit, titubant, râlant, courbant l’échine, marmottant des bouts de prière.

 

Pardaillan ne le regarda même pas. Il se retourna et, d’un pas vif, il prit le chemin qui conduisait au gibet en se disant :

 

– Peut-être ce scélérat a-t-il menti !… Et puis, qui sait ?…

 

XLIX

 

Des quarante coupe-jarrets que Concini avait amenés à Montmartre, il ne lui restait pas un homme. Une quinzaine étaient morts. Cinq ou six, échappés par miracle à l’explosion, pris du vertige de l’épouvante, avaient disparu sans qu’on pût dire où ils s’étaient terrés. Le reste était plus ou moins blessé, condamné au repos pour un temps plus ou moins long.

 

Autour du Florentin, il ne restait que ses trois gentilshommes qui n’avaient que des contusions insignifiantes. Malgré qu’il fût évident que Jehan le Brave était enseveli sous les décombres, Concini ne se décida à quitter les lieux que vers la fin du jour. Il prit par le chemin de droite. C’était à ce moment que Pardaillan montait par celui de gauche.

 

Concini, sombre et préoccupé, marchait silencieusement à la tête de ses gentilshommes. Comme ils approchaient de la croix, ils rencontrèrent un homme dont la tête était entourée d’un bandeau. C’était ce même homme que nous avons vu caché derrière une haie au moment où Pardaillan faisait entrer Bertille chez Perrette la Jolie.

 

– Eh ! Saint-Julien, dit un des trois, tu arrives trop tard ! Saint-Julien, puisque c’était lui, s’écria avec une étrange inquiétude :

 

– Le truand n’est pas pris ?

 

– Il est mort ! dit Concini avec plus de regret que de joie.

 

– Malédiction ! écuma Saint-Julien. Vous étiez quarante et plus… et vous n’avez pu le prendre vivant ?…

 

– Tu es bon, toi, fit sèchement Longval. Nous avions quarante hommes avec nous, dis-tu ?… Compte combien nous sommes maintenant.

 

– S’il est une chose qui nous étonne, appuya Roquetaille, c’est de nous voir encore vivants. N’est-ce pas, monseigneur ?

 

De la tête, Concini fit signe que oui.

 

– Oh ! fit Saint-Julien, saisi, à ce point ?… C’était donc le diable que cet homme ?

 

– Concini et ses trois gardes du corps grincèrent des dents, mâchèrent des imprécations et des jurons.

 

– Moi qui voulais lui manger le cœur ! s’exclama Saint-Julien avec un accent de regret intraduisible.

 

– Oui, tu le haïssais, mon pauvre Saint-Julien, dit Concini avec une sorte de caresse dans la voix.

 

– Eh ! monseigneur, j’étais – à ce qu’on disait – un joli garçon… Le truand m’a défiguré… me voilà hideux pour toujours !… Tête et tripes ! si vous croyez qu’il n’y a pas de quoi vous rendre enragé !

 

– Il ne nous a pas défigurés, nous autres, dit Eynaus, mais il nous a tout de même bien arrangés !… Nous ne le haïssons pas moins que toi !

 

– Comment se fait-il que te voilà ? demanda Concini. Il était entendu que tu demeurerais au logis, puisque ta blessure ne te permettait pas de te battre.

 

– C’est vrai, monseigneur. Mais j’enrageais de ne pouvoir me rendre utile. J’ai réfléchi que si je ne pouvais me battre, je pouvais tout de même sortir… sans trop me fatiguer. Et j’ai eu une idée… une idée superbe… que j’ai mise à exécution. Et je vous apportais une vengeance splendide, monseigneur.

 

– Que veux-tu dire ?

 

Il était arrivé devant la porte du logis de Perrette. Saint-Julien les arrêta, et :

 

– Reconnaissez-vous cette porte ? demanda-t-il.

 

– Pardieu !… C’est par là que le truand s’est sauvé l’autre jour quand je croyais le percer d’outre en outre, dit Roquetaille.

 

– C’est bien cela… Voyez-vous cette haie ?… C’est là derrière que j’ai passé tout cet après-midi. Et bien m’en a pris, monseigneur.

 

– Explique-toi.

 

– Monseigneur, cette jeune fille que vous nous faites rechercher partout s’appelle bien Bertille, n’est-ce pas ?

 

– Oui !… L’aurais-tu trouvée, par hasard ? haleta Concini palpitant d’espérance.

 

– Patience, monseigneur, sourit Saint-Julien. C’est une jeune fille grande, mince, seize ans environ, blonde comme les blés, des yeux bleus…

 

– C’est cela !… Tu l’as vue ?… Où ?… Quand ?… Parle donc !…

 

– Monseigneur, cette jeune fille est là ! fit Saint-Julien en désignant la porte.

 

Concini poussa un soupir qui ressemblait à un rugissement et, sans ajouter un mot, il se dirigea vers la porte d’un pas rude.

 

Saint-Julien se jeta devant lui et lui barrant le passage, il dit respectueusement :

 

– Qu’allez-vous faire ? monseigneur… Songez-y, cette jeune fille est gardée et bien gardée, je vous en réponds. Si vous vous montrez, vous risquez de la perdre à nouveau… Et Dieu sait si vous la retrouverez cette fois.

 

Concini s’éloigna précipitamment, en grondant :

 

– C’est vrai, corbacque ! tu as raison… Que faire ?…

 

– Attendre quelques jours, dit froidement Saint-Julien. Me laisser préparer l’affaire. Et je vous jure que je vous livrerai l’oiselle.

 

Et avec un accent de haine sauvage, il ajouta :

 

– Je n’ai qu’un regret : c’est que le truand soit mort !… Quelle belle torture nous lui eussions infligée par le moyen de sa donzelle… Je ne vous demande que deux ou trois jours.

 

– Je ne vivrai pas jusque-là ! palpita Concini frissonnant d’impatience.

 

– Eh ! monseigneur, vous avez bien vécu un mois sans savoir ce qu’elle était devenue !… Vous pouvez bien patienter un jour ou deux, que diable !

 

– C’est bien ! dit Concini qui parvint à se maîtriser. Je te donne carte blanche… Mais tu me promets que d’ici deux jours…

 

– La belle sera en votre pouvoir. C’est entendu !… À la condition que vous éviterez de venir rôder autour de la maison pendant ce temps.

 

– Tu es bien exigeant ! bougonna Concini.

 

– Ce que j’en dis est dans votre intérêt, monseigneur. Si vous vous montrez, vous serez indubitablement reconnu… Alors, quand nous viendrons croyant prendre l’oiseau, il y aura des chances pour qu’il se soit envolé.

 

– Tu as raison !… Je m’abstiendrai de me montrer par ici. Mais, pour Dieu ! ne me fais pas trop attendre.

 

– Soyez tranquille, monseigneur, ricana Saint-Julien, en travaillant pour vous, je travaille à ma vengeance. Je suis aussi intéressé que vous à la réussite de l’affaire.

 

Il disait vrai. Concini le savait. Il fit signe qu’il s’en rapportait à lui.

 

Le reste de la route s’acheva silencieusement. Concini rentra chez lui. Roquetaille, Eynaus et Longval s’éloignèrent ensemble. Ils étaient un peu jaloux de la faveur naissante de leur camarade. Quant à Saint-Julien, il avait fort à faire, avait-il dit, et il les avait quittés aux abords du logis de leur maître.

 

Ce jour-là, Concini était de service au Louvre. Vers les huit heures du soir, il sortit et se dirigea d’un pas nonchalant vers la demeure royale.

 

Derrière lui, à distance respectueuse, une ombre se glissait, rasant les maisons, ne le perdant pas de vue. C’était encore l’homme au bandeau, Saint-Julien, pour lui donner son nom.

 

Lorsqu’il se fut assuré que son maître était bien entré au Louvre, Saint-Julien fit demi-tour. Sans se cacher cette fois, il remonta la rue Saint-Honoré jusqu’au logis de Concini, où il pénétra. Deux minutes plus tard, il s’inclinait profondément devant Léonora Galigaï.

 

Sur une interrogation muette de la jeune femme, Saint-Julien, avec cet accent bref de l’homme qui fait un rapport, dit :

 

– Monseigneur n’a pas quitté un instant ses hommes. De l’abbaye de Montmartre, il est revenu directement chez lui. D’ici, il est allé droit au Louvre, où il vient d’entrer. Le truand Jehan le Brave…

 

– Je sais, interrompit Léonora. Il s’est fait sauter, paraît-il. Est-ce tout ce que vous avez à me dire, monsieur ?

 

– Non, madame. J’ai trouvé par hasard cette jeune fille, la demoiselle Bertille, que monseigneur cherchait vainement depuis un mois. Pas un muscle du visage de Léonora ne bougea. Pourtant le coup était rude. L’évêque de Luçon, lorsqu’il était venu la remercier de sa nomination au poste d’aumônier de la reine, lui avait dit où était enfermée la jeune fille. Elle s’était donné la peine d’aller à Montmartre voir l’abbesse à qui, au nom de la reine, elle avait recommandé d’exercer la plus étroite surveillance sur sa prisonnière. Elle était partie emportant la conviction que, à moins d’un hasard extraordinaire, nul ne pourrait soupçonner la présence de Bertille au couvent. Ce hasard s’était produit. Au fond d’elle-même, elle gronda une imprécation. Mais, très calme en apparence, elle leva sur l’espion ses yeux profonds et dit simplement :

 

– Ah !… Racontez.

 

Et Saint-Julien raconta comment il avait eu l’idée d’aller surveiller ce qu’il appelait le repaire du truand et comment il y avait vu entrer un gentilhomme de haute mine escortant deux jeunes filles dont l’une avait appelé l’autre demoiselle Bertille.

 

Léonora s’était fait donner le signalement espérant que ce n’était peut-être là qu’une rencontre de nom. En comparant les indications fournies par Saint-Julien à ce qu’elle savait, elle se rendit compte que le doute n’était pas possible. Il s’agissait bien de Bertille de Saugis.

 

Son esprit travaillait. Elle cherchait à comprendre comment la prisonnière avait pu s’échapper du couvent où elle était si bien gardée.

 

– Savez-vous qui est cette autre jeune fille ? dit-elle.

 

– Je l’ignore, madame. Très jeune, très jolie, portant le costume d’une ouvrière aisée… C’est tout ce que je sais.

 

– Et le gentilhomme ?

 

– Celui-là, c’est différent. Je sais son nom. Il s’appelle Pardaillan. C’est un homme qui a dépassé la cinquantaine. Il s’est pris de querelle avec Saêtta qui passait par là. Ils se sont battus. Saêtta est fort, très fort, madame, pourtant ce Pardaillan l’a désarmé avec une facilité qui dénote un escrimeur comme je n’en ai jamais vu de pareil… Et d’une force physique merveilleuse. Il a soulevé son adversaire comme une plume et j’ai bien cru qu’il allait l’écraser sur la route. Il lui a fait grâce cependant et Saêtta s’est enfui comme s’il avait le diable à ses trousses.

 

– Pourquoi ce duel ? demanda Léonora qui réfléchissait.

 

– Je ne sais pas madame. J’étais trop loin et n’ai pu entendre ce qu’ils se sont dit.

 

– Comment savez-vous que le gentilhomme s’appelle Pardaillan ?

 

– Parce que Saêtta a crié ce nom à tue-tête.

 

– Bien… Avez-vous déjà dit à monseigneur que vous avez trouvé celle qu’il… cherche ?

 

– Oui, madame, je lui ai montré la maison où elle s’est réfugiée. Léonora eut un imperceptible froncement de sourcils.

 

– Pourquoi cette hâte ? dit-elle.

 

– Simple hasard qui, après m’avoir fait rencontrer monseigneur, nous a fait passer devant la maison en question. J’ai cru bien faire en disant ce que j’avais découvert, faute d’instructions précises à ce sujet. Mais j’ai eu soin de me garder, à tout hasard. Monseigneur voulait entrer dans la maison. Je lui ai assuré qu’elle était gardée. Ce qui est faux, madame. Après le départ de M. de Pardaillan, les jeunes filles sont restées seules. En outre, je suis chargé de préparer l’enlèvement et j’ai demandé deux ou trois jours pour mener à bien l’affaire. En sorte, madame, que vous restez maîtresse de la situation. Léonora s’était rassérénée en écoutant ces explications :

 

– Vous êtes un serviteur intelligent, dit-elle. Je me charge de votre fortune, monsieur de Saint-Julien.

 

L’espion s’inclina jusqu’à terre.

 

Léonora, la tête appuyée sur sa main, réfléchissait profondément. Saint-Julien attendait impassible qu’elle donnât ses ordres. Elle redressa enfin la tête et très calme :

 

– Voici ce que vous allez faire.

 

Et d’une voix basse, elle donna ses instructions. Cela dura un quart d’heure environ, au bout duquel Saint-Julien se retira.

 

Avant de franchir le seuil, il jeta un coup d’œil soupçonneux à droite et à gauche. Il ne vit rien de suspect et il s’éloigna paisiblement, dans la direction de la Croix-du-Trahoir.

 

Presque en face de la maison de Concini, du côté opposé à la croix, c’est-à-dire du côté des Halles, il y avait un cabaret. Au moment où l’espion s’éloignait, la porte de ce cabaret s’ouvrit et Roquetaille, Eynaus et Longval parurent sur le perron. Ils aperçurent Saint-Julien qui leur tournait le dos, et ils le reconnurent :

 

– Tiens ! Saint-Julien ! s’exclama Eynaus. Que diable est-il allé faire chez Concini à cette heure-ci, en l’absence du maître ?…

 

– Si madame Léonora n’était si laide et surtout si elle n’était si férue de son illustre époux, insinua Longval, on pourrait croire que Saint-Julien fait à Concini ce que de mauvaises langues prétendent que celui-ci fait au roi.

 

– Ce serait drôle, par ma foi ! ricana Roquetaille.

 

Ils éclatèrent de rire. Comme ils se sentaient de l’humeur contre leur camarade, ils se prirent par le bras et s’en allèrent du côté opposé pour l’éviter.

 

L

 

De son pas allongé, Pardaillan eut tôt fait de monter jusqu’à la place du gibet. Il s’en fut droit aux décombres. Des soldats, des paysans, se trouvaient encore là. Les uns cherchaient des débris humains, les autres gardaient le lieu du sinistre.

 

Naturellement, on ne s’entretenait que de la catastrophe. Dès les premiers mots entendus, Pardaillan apprit ce qu’il ignorait, à savoir que son fils s’était fait sauter lui-même. Il se redressa, l’œil pétillant et murmura :

 

– Oh diable ! ceci change les choses !… S’il s’est fait sauter, c’est qu’il avait de la poudre !… Comme je ne suppose pas qu’il avait changé le gibet en poudrière en prévision de ce qui arriverait, il faut donc admettre qu’il a trouvé la grotte où se trouvaient les armes et les munitions… En ce cas, il serait sain et sauf… C’est probable !… À moins que… Il faut savoir, mordieu !

 

Il avisa un officier et l’aborda poliment. C’était ce même lieutenant qui avait reçu la dénonciation de Saêtta et qui avait commandé jusqu’à l’arrivée du capitaine. Au moment où l’infortuné capitaine avait pénétré sous le gibet, il avait dû s’éloigner de quelques pas pour donner des ordres. Il devait la vie à ces quelques pas faits avant l’explosion.

 

Pardaillan ne pouvait pas mieux tomber pour avoir les renseignements qu’il cherchait. Très complaisamment, le lieutenant lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le commencement de l’affaire jusqu’à la fin.

 

En écoutant le récit de cette aventure épique, les yeux de Pardaillan brillaient de contentement et à part lui, il songeait :

 

« Eh mais ! il me semble que le fils de Pardaillan fait honneur à son père ! »

 

Et tout haut :

 

– Comment se fait-il que ces braves aient trouvé des armes à feu et de la poudre dans le gibet des Dames ?… Le gibet n’est pas, que je sache, un arsenal.

 

– Nous nous sommes posé la même question sans pouvoir la résoudre. Le gibet ne servait plus. Nul, depuis longtemps, n’y avait pénétré. Personne ne se souvient qu’on y ait transporté de la poudre. Il faut donc croire que les rebelles l’y avaient apportée eux-mêmes.

 

Pardaillan savait ce qu’il voulait savoir. Il remercia l’officier et s’éloigna, l’air indifférent.

 

*

* *

 

Après avoir averti le capitaine que ceux qui pénétreraient sous le gibet n’en sortiraient pas vivants, Jehan le Brave était allé se placer sur l’escalier. Sa tête seule émergeait au ras du sol et maintenait le couvercle du coffre soulevé. Dans cette position, il attendit, très froid.

 

Lorsqu’il vit la porte céder sous les coups des assaillants, il mit le feu à la traînée de poudre et sauta sur la marche qui actionnait la dalle, laquelle se ferma aussitôt.

 

En quelques bonds, il franchit le couloir. Lorsque l’explosion se produisit, il était déjà dans la grotte au milieu de ses trois compagnons, plus émus que lui du danger qu’il venait de courir.

 

Ils se couchèrent aussitôt à plat ventre sur le sol crayeux et ils demeurèrent ainsi quelques instants sans rien dire, un peu pâles malgré tout leur courage. À dire vrai, ces quelques secondes leur parurent fort longues. Ils sentirent la terre trembler légèrement. Ce fut tout. Ils se relevèrent alors et les trois braves se mirent à rire, d’un rire féroce.

 

– Péchère ! il me semble que je les vois faire le saut, là-haut, s’écria Escargasse.

 

– Ils vont s’étaler : plouck !… comme des crapauds ! s’esclaffa Carcagne.

 

– Escalade, dégringolade, capilotade, marmelade, bien malades, passez muscade ! rima triomphalement Gringaille.

 

– La paix ! commanda sèchement Jehan.

 

Et d’un air sombre, à mi-voix, pour lui-même, il ajouta :

 

– Je les avais prévenus, pourtant !… Pauvres diables !… Mais quoi ?… Après tout, je défends ma peau ! Et ceci c’est juste et légitime. Elle me l’a dit elle-même.

 

Les trois, qui avaient entendu, se regardèrent ébahis. Ils ne comprenaient pas. Ce diable de Jehan les désarçonnait toujours par ses idées aussi extraordinaires qu’imprévues.

 

Il vit leurs mines déconfites et il se reprocha de les avoir attristés inutilement. Il se secoua et prenant un air riant :

 

– Dites-moi un peu comment je vous ai rencontrés si fort à propos ? Çà, vous logiez donc ici ?… Et dans quel état vous voilà, mes drôles !…

 

Il avait l’air de gronder. Mais ils virent bien que c’était pour la forme. Il était content et même ému. Ils retrouvèrent comme par enchantement leur gaieté. Et ils se mirent à raconter, en l’assaisonnant de grasses plaisanteries, leur lamentable histoire, et comment ils s’étaient estimés très heureux de trouver ce gîte providentiel.

 

Ils racontèrent tout, même l’histoire de leur dîner chez Colline Colle, au sujet de laquelle les brocards ne furent pas épargnés à Carcagne. Jehan les écouta attentivement, riant de bon cœur avec eux, et en lui-même, il se disait :

 

– Pauvres bougres !… C’est pourtant pour moi qu’ils se sont imposé ces privations. Autrefois, ils n’auraient pas été réduits à cette extrémité… Comment pourrai-je jamais reconnaître tant de dévouement et d’attachement ?

 

Il y avait plus de deux heures que l’explosion s’était produite. Le temps avait passé sans qu’ils s’en fussent aperçus. Les trois en avaient long à raconter et comme Jehan, doucement attendri, les écoutait avec une inaltérable patience et ne leur parlait qu’avec douceur, ils étaient aux anges et n’arrêtaient pas de bavarder.

 

Jehan nota qu’ils omettaient de dire qu’ils avaient donné plus de la moitié de leur petite fortune à Perrette la Jolie. C’était encore une obligation de plus qu’il leur devait là. C’était grâce à ce don que Perrette s’était établie au bas de Montmartre. Indirectement il leur devait d’avoir été sauvé et d’avoir délivré sa fiancée. Il se disait cela avec attendrissement.

 

Les trois braves jacassaient avec une superbe insouciance. Quant à se demander comment ils sortiraient de leur souterrain, ni s’ils en sortiraient jamais, ils n’y pensaient pas. Puisque Jehan était là, ils s’en iraient quand il le déciderait.

 

Le jeune chef, s’il n’en disait rien, y pensait, lui. Il se mit à passer l’inspection des vivres, et après s’être rendu compte qu’ils avaient de quoi subsister une huitaine de jours, il déclara d’un air satisfait :

 

– C’est plus qu’il n’en faut. Nous nous en irons demain, à la nuit. Car pour ce soir, je crains que la place ne soit gardée, là-haut.

 

Il ne s’expliqua pas autrement. Les autres n’en demandèrent pas davantage. Puisqu’il disait qu’ils s’en iraient le lendemain, c’était comme si c’était fait.

 

Les trois s’activèrent, préparèrent les lits – c’est-à-dire les bottes de paille – et le feu pour le repas. Pendant ce temps, Jehan allait et venait, furetait partout, étudiait minutieusement les lieux. À plusieurs reprises, il monta les marches de l’escalier, et l’oreille collée contre la dalle, il écouta attentivement. Il songea :

 

– Je n’entends rien, et pour cause. Le feu couve toujours là-haut. Ils n’auraient garde d’approcher de trop près… Reste à savoir si ce feu sera complètement éteint demain ?… Je pense que oui. Enfin, attendons. Rien ne me presse… Et ici, du moins, je suis à l’abri de la tentation d’aller rôder du côté de la maison de Perrette.

 

On remarquera qu’il n’avait aucune inquiétude au sujet de Bertille. Sa confiance en Pardaillan se manifestait là. Puisque le chevalier s’était chargé de la jeune fille, elle devait être en sûreté. Cela ne faisait aucun doute.

 

En fouillant à droite et à gauche dans le caveau, il aperçut dans un coin un objet brillant. Il le ramassa et murmura :

 

– Qu’est-ce que cela ?…

 

Cela, c’était l’étui que Colline Colle avait pris dans la cassette de Bertille, que Carcagne avait soustrait à la matrone et qu’il avait perdu ou jeté.

 

Jehan l’ouvrit et prit l’unique papier qu’il contenait. Carcagne, ni Colline Colle n’avaient pu le lire, parce qu’il était écrit en une langue étrangère. C’était de l’italien. Nous savons que le fils de Pardaillan comprenait cette langue. Il se mit à lire.

 

C’était une quatrième copie du document que le frère Parfait Goulard avait extorqué à Colline Colle.

 

Jehan le lut jusqu’au bout. Quand il eut fini, il fut pris d’un accès de colère. Il froissa le papier, en fit une boulette qu’il jeta au hasard. Quant à l’étui, il le jeta aussi, à toute volée, sur les marches de pierre, en grondant :

 

– Je serai donc poursuivi partout par ce maudit trésor ?… C’est à croire qu’une puissance infernale a décrété que je le volerai, ce trésor !… Par l’enfer ! plutôt que… Tiens ! tiens !… Qu’est-ce que cela ?

 

Voici ce qui motivait cette question : l’étui ne contenait qu’un papier. Jehan en était bien sûr. Ce papier, il l’avait extrait, en avait fait une boule qu’il venait de jeter. À telles enseignes qu’il la voyait encore là, au pied de l’escalier. Or, l’étui qu’il avait projeté sur les marches s’était brisé. Et de cet étui – vide – un autre papier s’était échappé et s’étalait sur une marche, à côté de lui.

 

La surprise et la curiosité firent tomber sa soudaine colère. Son premier mouvement fut de mettre le pied sur la première marche pour monter chercher le papier. Il s’arrêta hésitant. Il secoua les épaules et bougonna :

 

– Pourquoi ne verrais-je pas ce que c’est ?… Quel mal ferais-je ?… On croirait, ma parole, que je crains de succomber à la tentation !… Est-ce ce chiffre de dix millions qui m’éblouit ?… Cornes de Dieu ! ni pour un sol ni pour cent millions, je ne me ferai voleur !

 

Il franchit résolument les marches et ramassa l’étui. Il s’aperçut alors que ce n’était pas un, mais deux papiers qui étaient sortis de l’étui. Il examina celui-ci d’abord. Il sourit.

 

– Il y a un double fond… il s’est ouvert sous la violence du choc. Satisfait, il déplia un des deux papiers au hasard. C’était une cinquième copie du document. En français, celle-là. Il déplia l’autre papier.

 

Il ne portait pas une indication, pas un mot. Seulement il était bizarrement découpé à jour. Intrigué, il tourna et retourna le papier dans tous les sens en murmurant :

 

– Que diable est-ce là ?…

 

Impatienté il allait jeter ces deux papiers comme il avait jeté le premier. En les approchant l’un de l’autre, en un geste accidentel, il s’aperçut qu’ils étaient exactement du même format. Il vérifia et machinalement il les appliqua l’un sur l’autre. Et il s’écria joyeusement :

 

– Pardieu ! j’y suis !… Comment n’ai-je pas pensé à cela ?

 

Ce deuxième papier – on l’a compris – c’était une grille. En les appliquant l’un sur l’autre, des phrases ressortaient de distance en distance et bouleversaient le sens primitif.

 

Pour la clarté de ce qui suit, nous sommes obligé de redonner intégralement le texte du document que le père Joseph avait traduit du latin, Saêtta de l’italien, Pardaillan de l’espagnol, et enfin, à l’instant même, Jehan de l’italien encore, et finalement celui qu’il tenait en main, en français.

 

CAPELLA DE SANTO MARTYRIO

 

(Située à l’est et au-dessous du gibet des Dames)

 

Creuser au bas de la clôture, du côté de Paris. On découvrira une voûte sous laquelle il existe un escalier de 37 marches, aboutissant à une cave dans laquelle se dresse un autel[5]. Sur la pierre de cet autel sont gravés 12 traits figurant 12 marches. Creuser sous la douzième de ces marches, surmontée d’une croix grecque. On mettra à jour un gros bouton de fer. Frapper fortement sur ce bouton Une ouverture démasquera une fosse. Creuser dans cette fosse jusqu’à ce qu’on trouve une dalle. Sous la dalle il y a un cercueil. Le trésor est dans le cercueil. »

 

En appliquant la grille sur ce papier, voici ce que lisait Jehan le Brave :

 

« … Au-dessous du gibet des Dames, il existe un escalier de douze marches. Creuser sous la douzième de ces marches jusqu’à ce qu’on trouve une dalle. Sous la dalle, il y a un cercueil. Le trésor est dans le cercueil. »

 

Après avoir achevé cette lecture, le jeune homme demeura un long moment rêveur devant la dernière marche de l’escalier. Et il songeait :

 

– Ainsi les millions seraient enfouis sous cette marche ?… Si je regardais ?… Bah ! après tout, que m’importe !…

 

Il se mit à rire doucement, en disant :

 

– Et les autres : le roi, la reine, Concini et d’autres que je ne connais pas, qui s’acharnent à fouiller sous la chapelle !… Ils seront rudement déconfits quand ils s’apercevront qu’ils ont perdu leur temps et leur argent à chercher un trésor qui n’existe pas là où ils le cherchent. Cordieu ! je voudrais bien voir leur tête.

 

Machinalement, sans idée arrêtée, il plia les deux papiers, ramassa celui qu’il avait jeté et les serra dans son pourpoint en se disant :

 

– Comment cet étui se trouve-t-il ici ?… Qui sait depuis combien de temps il y est ?… A-t-il été perdu ou a t-il été placé là intentionnellement ?… Qui peut savoir ?… Bah ! n’y pensons plus.

 

Il revint dans la grotte, près de ses compagnons et, chose étrange, il ne souffla mot de sa trouvaille. Comme ils avaient faim, ils en conclurent qu’il devait être tard. De fait, la nuit était venue depuis longtemps.

 

Ils s’occupèrent de préparer leur repas. Sur un coffre faisant l’office de table, ils placèrent la cruche, préalablement remplie de vin puisé à un des deux tonneaux, un jambon, un saucisson et plusieurs chapelets de pain.

 

Ils avaient des œufs en quantité et quelques volailles. Les trois allumèrent le feu dans un angle et se chargèrent de faire rôtir deux poulettes. Jehan se réserva la confection de l’omelette, quand les volailles seraient suffisamment cuites. Nous savons qu’il réussissait particulièrement bien ce plat.

 

Bientôt tout fut prêt et Jehan, pourpoint bas, brandissant la poêle au long manche, le teint animé, s’écria avec emphase :

 

– À table, compagnons !… et donnez-moi des nouvelles de cette omelette !

 

À ce moment, une voix claire lança :

 

– Je demande une petite part de cette délectable omelette !…

 

LI

 

Les quatre jeunes gens bondirent effarés. Un homme, qu’ils n’avaient pas entendu, entré par où ils ne savaient – puisqu’ils ne voyaient de porte nulle part – était déjà au milieu de la grotte et s’avançait vers eux, calme et souriant.

 

– M. de Pardaillan ! s’exclama Jehan.

 

Sa surprise était telle qu’il demeurait tout ébahi, sa poêle à la main, sans trouver une parole de bienvenue, roulant des yeux énormes autour de lui, cherchant par où le visiteur inattendu avait pénétré jusqu’à eux.

 

– Moi-même ! répondit Pardaillan dont le sourire se nuança d’ironie à la vue de l’effet produit.

 

Et avec une indignation comique :

 

– Çà, morbleu ! est-ce ainsi que vous m’accueillez ?… Oseriez-vous refuser la part du pauvre au vieux routier qui enrage de faim et de soif ?… S’il en est ainsi, mauvais chrétiens, vous serez damnés, vous irez griller au plus profond…

 

– Grâce, monsieur ! interrompit Jehan en riant de tout son cœur. Nous sommes bons chrétiens et ne voulons pas être damnés.

 

– À la bonne heure !

 

– J’étais si loin de m’attendre à vous voir apparaître ici !… Vous comprenez et excuserez mon étonnement.

 

– Je comprends et « j’excuse », déclara Pardaillan, magnanime. À la condition que j’aurai ma part de cette omelette que je vous ai vu confectionner avec tant d’amour… Et une part de ces volailles qui me paraissent à point… ainsi que de ce jambon rose… et de ce saucisson.

 

Et Pardaillan, aussi radieux que son fils, se mit à rire de son rire clair. Ce que voyant, les trois braves, eux aussi, éclatèrent bruyamment. Un instant, la haute voûte retentit des éclats d’une gaieté tumultueuse. Jehan, le premier, se ressaisit :

 

– Ventre-veau ! s’écria-t-il, l’omelette qui refroidit !… Holà ! vous autres, vite un siège pour M. le chevalier qui nous fait l’honneur de partager notre repas.

 

Les trois se précipitèrent et apportèrent le siège demandé. C’est-à-dire que devant le coffre-table, ils traînèrent un autre coffre sur lequel Pardaillan et son fils s’assirent, tandis qu’ils s’installaient tout bonnement par terre. Et avec une ardeur égale, tous les cinq, ils commencèrent le massacre des victuailles.

 

– Pardaillan remarqua que Jehan ne lui posait aucune question au sujet de Bertille. De même, il ne demanda pas davantage comment il était entré dans la grotte. Il comprit le sentiment de délicatesse et de discrétion qui le faisait refouler des questions qu’il eût trouvées très naturelles. Avec cette douceur qu’il ne trouvait que pour ceux qui lui plaisaient, il dit :

 

– Vous ne me demandez pas des nouvelles de Mlle Bertille ? Vous n’êtes donc pas inquiet ?

 

– Non, monsieur, fit simplement Jehan. Puisque vous êtes là, souriant et tranquille, c’est que tout va bien. Il ne pouvait en être autrement d’ailleurs, puisque vous aviez bien voulu vous charger d’elle. Je devrais vous remercier… et je ne trouve pas de parole assez éloquente pour vous exprimer ma gratitude.

 

– Laissons cela, dit Pardaillan en haussant les épaules. Avouez que vous êtes intrigué… Vous vous demandez comment j’ai pu pénétrer dans cette cave qui n’a pas d’issue apparente… Vous vous demandez comment j’ai pu voir confectionner votre omelette – qui était excellente, soit dit par parenthèse –, vous vous demandez enfin comment j’ai pu savoir que vous étiez ici.

 

– C’est vrai, monsieur, avoua Jehan avec cette franchise si remarquable chez lui. Mais j’attendais qu’il vous plût de nous le dire.

 

Pardaillan approuva doucement de la tête et au lieu de la réponse attendue, il posa brusquement une question :

 

– Comment comptiez-vous sortir d’ici ?

 

Jehan commençait à connaître les manières bizarres et quelque peu déconcertantes du chevalier. Il ne sourcilla pas et répondit :

 

– De la manière la plus simple du monde : vous savez sans doute qu’un escalier se trouve sous le gibet ?

 

– Je sais.

 

– Je comptais passer par là.

 

– Mais le gibet est à moitié démoli. En ouvrant la trappe vous risquiez d’être écrasé par les matériaux accumulés dessus.

 

– Sans doute… C’était un risque à courir. J’aurais pris mes précautions, du reste.

 

– Et vous auriez passé, je n’en doute pas. N’importe, il vaut mieux que je sois venu. Le chemin que je vous indiquerai sera plus sûr que celui que vous voulez prendre, n’en connaissant pas d’autre.

 

Alors seulement, Pardaillan raconta comment, après avoir quitté les deux jeunes filles, il avait eu la curiosité de monter jusqu’à l’abbaye pour savoir si le jeune homme avait pu fuir par le chemin qu’il lui avait indiqué, et comment il avait appris l’algarade sur la place du gibet.

 

Il ne dit mot de sa rencontre avec Saêtta. Il ne dit pas davantage comment il connaissait si bien ces souterrains ignorés de tout le monde.

 

– Je pensais bien, dit-il en terminant, que vous trouveriez toujours le moyen de sortir. Mais j’ai réfléchi que vous auriez peut-être besoin de revenir ici… Vous ne trouverez nulle part une retraite aussi sûre que cette cave.

 

– Mais, monsieur, fit naïvement Jehan, je ne vois pas pourquoi je me terrerais comme un renard ?

 

– Croyez-vous donc qu’on vous laissera tranquille quand on saura que vous êtes vivant ?

 

– Oh ! je sais bien que je n’en ai pas fini avec Concini !…

 

– Il ne s’agit pas de Concini, interrompit Pardaillan, il s’agit du roi !

 

– Le roi ?… Je ne comprends pas. Je n’ai commis aucun crime. Pardaillan le considéra de son œil perçant. Il paraissait très sincère.

 

– À votre point de vue et au mien, reprit-il, vous avez défendu votre peau. Et c’est légitime.

 

– Je suis bien aise de vous l’entendre dire, monsieur, fit Jehan doucement.

 

– Mais, continua imperturbablement Pardaillan, au point de vue de ceux qui nous régissent, vous avez commis un crime. Une fois déjà, le roi vous a pardonné votre révolte. Cette fois-ci, il ne pardonnera pas, soyez-en bien persuadé. D’autant que vous avez tué un capitaine et dix soldats à M. de Sully, qui n’est pas tendre… Sans compter Mme de Montmartre, sur les terres de laquelle vous avez commis des violences inouïes. Si bien que, dans cette affaire, vous aurez toutes les autorités contre vous et que soldats, gens de police, gens de justice et religieux vont se mettre à vos trousses comme chiens à la piste et ne vous lâcheront que lorsqu’ils vous auront happé et broyé.

 

– Diable !… Je n’avais pas pensé à cela, moi !

 

À voir le flegme avec lequel Jehan venait de prononcer ces paroles, on eût pu croire que tout ce que Pardaillan venait de lui dire ne le concernait pas. Il était trop intelligent cependant pour ne pas comprendre qu’il avait dit vrai, sans exagérer. Mais peut-être avait-il son idée.

 

Carcagne, Escargasse et Gringaille, qui écoutaient sans mot dire, avaient très bien compris, eux. Ils voyaient, dans un avenir très rapproché, se dresser de belles potences munies de cordes neuves, au bout desquelles, complices du rebelle, ils se balanceraient mollement, suspendus par le col, la langue pendante. Cette évocation, on le conçoit, les rendit plutôt moroses.

 

Pardaillan se rendit compte que ses paroles n’avaient vraiment produit d’effet que sur eux. Loin d’en être affecté, il eut un mince sourire de satisfaction. La crânerie et l’insouciante audace de son fils n’étaient pas pour lui déplaire, au contraire. Mais, lui aussi, il avait sans doute son idée derrière la tête, car il reprit :

 

– C’est parce que j’ai pensé à ces choses que j’ai résolu de vous montrer les entrées secrètes qui permettent d’accéder à cette cave. Ces entrées, je suis seul, en France, à les connaître. C’est vous dire que, tant que vous resterez ici, vous pourrez dormir sur vos deux oreilles. Nul ne songera à venir vous y chercher, puisque nul ne soupçonne l’existence de ces souterrains.

 

– Vraiment, monsieur, dit Jehan d’un accent pénétré, je suis confus de tant de bonté et de délicate sollicitude. C’est ma bonne étoile qui vous a mis sur mon chemin. Je viendrai donc me réfugier ici, s’il y a lieu. Toutefois, je n’y viendrai qu’à la toute dernière extrémité. Que voulez-vous, monsieur, il me faut de l’air et de la lumière. Ici, j’étouffe. Je n’ai qu’un regret : c’est qu’il soit si tard. Les portes de la ville sont fermées à cette heure, sans quoi je serais parti à l’instant même.

 

– Bah ! fit Pardaillan d’un air insouciant, une nuit est bientôt passée. Nous nous en irons demain matin, à la pointe du jour.

 

– En attendant, s’excusa Jehan désolé, après avoir fait un repas pitoyable, vous voici contraint de passer toute une nuit à la dure… et pour moi. Vous m’en voyez tout marri.

 

– Croyez-vous que ce soit la première fois ? Il m’est arrivé plus d’une fois de passer la nuit à la belle étoile, sans même une de ces bottes de paille fraîche que je vois là. Quant à ce repas que vous jugez pitoyable, c’est un des meilleurs que j’ai faits. Et pourtant, j’en ai fait quelques-uns de fameux dans ma vie.

 

Jehan le regarda attentivement. Pardaillan parlait sérieusement, d’un air très convaincu. Il se sentit soulagé. Mais alors, une autre inquiétude lui vint.

 

– Mais au fait, dit-il en fixant le chevalier, je suis là, comme un bélître, à me donner des airs d’amphitryon, alors que c’est peut-être vous qui nous offrez l’hospitalité.

 

– Comment cela ? demanda Pardaillan qui prit son air le plus naïf.

 

– Puisque vous êtes seul à connaître ces souterrains… tout ce qui s’y trouve vous appartient peut-être ?

 

Jehan le Brave attachait sans doute une secrète importance à cette question, car il ne quittait pas Pardaillan des yeux. Mais celui-ci avait pris sa physionomie indéchiffrable.

 

– Vous vous trompez, dit-il avec un naturel parfait, rien de ce qui est ici ne m’appartient.

 

– Sans doute, vous connaissez le propriétaire de ces affaires ?

 

– Pourquoi me demandez-vous cela ? fit Pardaillan en le fixant à son tour.

 

– C’est que… je crains qu’il n’ait pas lieu d’être très satisfait, lorsqu’il apprendra avec quel sans-gêne j’ai usé de son bien.

 

– Bon, dit Pardaillan en souriant, quittez tout souci à ce sujet. Celle à qui appartient tout ce qui se trouve ici – car c’est une femme – a quitté la France voici une vingtaine d’années. Est-elle en Italie, son pays d’origine, ou en Espagne ?… Est-elle vivante encore ?… Je ne sais.

 

Et avec une gravité soudaine, il ajouta :

 

– Mais ce que je sais, par exemple, c’est que si elle apprenait par hasard ce que vous avez fait, elle ne manquerait pas de vous dire : « Vous avez bien fait. Considérez ce qui est ici comme votre bien et disposez-en à votre gré. »

 

Jehan fut frappé du ton sur lequel Pardaillan prononça ces paroles. Par Saêtta, il savait que le trésor appartenait à la princesse Fausta. Il ne doutait pas que la femme à laquelle Pardaillan faisait allusion ne fût cette même princesse Fausta.

 

Un instant, il s’était demandé si tout ce qui se trouvait dans cette grotte, y compris le trésor, n’était pas la propriété du chevalier. Lui-même disait que non et il savait qu’il pouvait avoir foi en sa parole. Il fut sur le point de demander des renseignements sur cette Fausta. Mais il connaissait le chevalier, maintenant. Il savait que s’il n’en disait pas plus long, c’est qu’il avait de bonnes raisons pour cela. L’interroger eût été une indiscrétion inutile. Il se contenta de dire :

 

– Ma foi, monsieur, je suis bien aise de ce que vous me dites. Vous soulagez ma conscience.

 

Pendant que le père et le fils s’entretenaient, les trois braves s’étaient jetés sur les bottes de paille et ronflaient à qui mieux mieux.

 

Pardaillan et Jehan le Brave passèrent de longues heures à bavarder. Ou, pour mieux dire, Pardaillan fit bavarder son fils. C’est ainsi qu’entre autres choses il apprit que c’était grâce à Ravaillac que le jeune homme avait retrouvé Bertille. Il apprit en même temps que Ravaillac était passionnément épris de la jeune fille.

 

– Ce Ravaillac, dit-il d’un air indifférent, n’est-ce pas ce même homme qui voulut vous poignarder lorsque nous attendions le roi sur le perron de Bertille ?

 

– Lui-même, monsieur. Vous avez bonne mémoire. Entre nous, je puis vous le dire à présent, c’était le roi que Ravaillac voulait occire… Il était jaloux. Aussi, n’ai-je pas hésité à lui révéler que le roi est le père de Bertille… Le roi ne se doute pas qu’il me doit la vie.

 

– Ah ! fit Pardaillan d’un air étrange, il me semble avoir rencontré ce Ravaillac avec le moine Parfait Goulard.

 

– Oui. Ce sont deux grands amis. Je vous avouerai même que cette amitié me surprend un peu. De mœurs et de caractère, jamais hommes ne furent plus dissemblables.

 

Pardaillan fronça le sourcil et ne dit rien. Il songeait à frère Parfait Goulard qu’il avait surpris contrefaisant l’homme ivre et il commençait à pénétrer le but poursuivi par le moine.

 

Les deux hommes finirent par se jeter côte à côte sur la paille. Jehan ne tarda pas à s’endormir. Il n’en fut pas de même de Pardaillan, qui se mit à songer aux événements de cette journée.

 

Il avait eu un long entretien avec Bertille, au cours duquel la jeune fille lui avait révélé tout ce qui l’intéressait au sujet des papiers dont elle avait la garde. Il savait déjà bien des choses essentielles à ce sujet. Les révélations qu’elle lui fit ne lui apprirent que des détails secondaires.

 

Bertille s’était montrée très inquiète de la disparition d’un étui à secret, lequel contenait la clé qui donnait leur véritable signification aux indications sur le trésor. On se rappellera qu’elle avait reconnu la bague de fer de Fausta au doigt de Perrette. C’est ce qui lui avait fait supposer que l’étui avait été égaré.

 

Pardaillan, qui avait son idée, s’était empressé de la rassurer en lui disant qu’il saurait veiller sur le trésor de son fils. La bague ayant été donnée à Perrette par son frère Gringaille, il en avait conclu que celui-ci avait eu en main l’étui. Comment ? Peu importait. Des mains de Gringaille, il ne doutait pas qu’il ne passât entre celles de son fils. Et les yeux clos, dans la nuit opaque, il se disait :

 

– Morbleu ! je ne lui dirai rien tant que cette question du trésor ne sera pas tranchée. Pour cela, je dois le laisser agir librement… sans le perdre de vue toutefois. Je gage qu’il connaît à cette heure le contenu de l’étui. Demain, il saura comment pénétrer en toute tranquillité jusqu’aux millions. Je veux voir s’il aura la force de résister à la tentation.

 

Ayant ainsi décidé, bien certain que Bertille (à qui il avait donné ses instructions sans lui faire connaître la vérité) ne dirait rien à Jehan, Pardaillan finit par s’endormir à son tour.

 

LII

 

Le lendemain, qui était un jeudi, les cinq hommes furent debout à la pointe du jour. Pardaillan vida sa ceinture. Elle contenait une centaine de pistoles qu’il offrit à son fils. Et comme celui-ci esquissait un geste de refus, il dit doucement :

 

– Prenez sans scrupule. Je ne suis pas riche, c’est vrai mais je puis disposer de ceci sans me gêner. Au surplus, vous me rembourserez quand vous aurez fait fortune… ce qui ne saurait tarder. Vous ne pouvez laisser ces pauvres diables dans l’état où ils sont.

 

Gringaille, Escargasse et Carcagne louchaient piteusement, tour à tour sur le petit tas d’or et sur leurs guenilles. Ils connaissaient l’orgueil de leur chef et ils pensaient bien qu’il allait refuser, ce dont ils enrageaient d’avance. À leur grande surprise, Jehan accepta sans façon. Mais, comme il ouvrait la bouche pour remercier, le chevalier coupa court en disant avec une brusquerie affectée :

 

– En route !

 

Il se dirigea vers un angle de la grotte et expliqua complaisamment le mécanisme qui actionnait la porte secrète. Cette porte franchie, ils s’engagèrent dans un couloir assez étroit, mais fort long. Au bout de ce couloir se trouvait une deuxième porte invisible dont Pardaillan révéla le secret. De là, ils se trouvèrent dans une carrière abandonnée par laquelle ils allèrent sortir sur le versant ouest de la montagne. À mi-côté de la montagne se trouvait une éminence sur laquelle se dressaient cinq moulins. Plus loin, vers le nord, il y avait encore un moulin au pied duquel passait une bifurcation du chemin de la fontaine du But[6]. Ce fut non loin de ce moulin qu’ils aboutirent.

 

Jehan remit de l’argent à ses trois compagnons, qui rentrèrent dans Paris par la porte Saint-Honoré. Ils s’en furent droit chez un fripier où ils firent emplette de costumes presque neufs, en fort bon drap. Et radieux, quelques pistoles sonnant clair au fond des poches, ils s’en allèrent bras dessus, bras dessous, bayant aux corneilles, comme des écoliers en goguette.

 

Quant à Pardaillan et à Jehan, ils se dirigèrent vers la fontaine du But, qui se trouvait à une centaine de pas, et contournèrent la montagne ; ils passèrent devant le hameau de Clignancourt et revinrent au-dessous de la chapelle, chez Perrette la Jolie.

 

En effet, Pardaillan avait proposé à son fils de passer cette journée près de sa fiancée. Peut-être se disait-il que tant qu’il resterait là il serait en sûreté. Quoi qu’il en soit, Jehan s’était empressé d’accepter, comme bien on pense. Les deux hommes ne pénétrèrent pas dans la maison avant d’avoir fait le tour de l’enclos. Ils ne découvrirent rien de suspect.

 

Cette journée passa, pour le jeune homme, avec une rapidité fantastique. À dire vrai, il en fut de même pour la jeune fille. Il leur semblait, à tous deux, qu’ils faisaient un rêve délicieux qui s’écroulerait avec le réveil.

 

Si heureux qu’il pût être, Jehan ne perdait cependant pas la tête. Pendant que Pardaillan s’entretenait avec Bertille, il avait pris Perrette à part et lui avait fait ses recommandations. En même temps, il lui avait remis tout ce qui lui restait des cent pistoles avancées par le chevalier, ne gardant qu’une centaine de livres pour lui.

 

Vers le soir, le père et le fils rentrèrent dans Paris par la porte Montmartre. Au départ comme à l’arrivée, ils ne remarquèrent rien d’anormal aux environs de la petite maison. D’ailleurs, Escargasse, Carcagne et Gringaille devaient tour à tour veiller de loin sur les deux jeunes filles.

 

Pardaillan emmena son fils souper avec lui à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout. Jehan accepta avec joie le souper, mais refusa l’hospitalité que le chevalier lui offrait en disant :

 

– Je vais rentrer à mon logis de la rue de l’Arbre-Sec. Puisqu’on me croit mort, je serai en sûreté aussi bien là qu’ailleurs.

 

Et il avait fait comme il avait décidé.

 

Le lendemain matin, il était debout de bonne heure et arpentait à grands pas sa mansarde, en réfléchissant d’un air préoccupé. Il résuma ses réflexions en disant à haute voix :

 

– De tout cela, il ressort qu’il est grand temps de me mettre à faire fortune, si je veux conquérir le bonheur que je tiens à portée de la main.

 

Ce mot de fortune amena une saute dans son esprit. Il prit le papier qu’il avait trouvé dans l’étui et le considéra longtemps d’un air rêveur. Brusquement, il se mit à battre le briquet, alluma la lampe et brûla les trois papiers en murmurant rageusement :

 

– Ainsi, je n’y penserai plus !

 

Vers dix heures et demie, il était dehors. Il ne savait pas où il allait. Il ne savait pas davantage ce qu’il ferait. Une seule idée était bien arrêtée dans son esprit : c’est qu’il lui fallait trouver un grand seigneur au service duquel il pût entrer avec des chances de s’y faire une situation honorable.

 

Quant à savoir à quel grand seigneur s’adresser, comment se présenter, de qui se recommander, quels titres faire valoir, il n’en avait pas la moindre idée. Il y avait bien le roi… Mais diantre, c’était porter les yeux un peu trop haut. Puis, si peu rancunier qu’il fût, le roi n’oublierait sans doute jamais qu’il l’avait menacé de la pointe de sa rapière. Le roi lui avait ordonné de se faire oublier. Ce n’était pas avec l’algarade du gibet qu’il obtiendrait ce résultat. Le roi connaîtrait certainement cette affaire. Certes, elle était de nature à lui faire ouvrir des portes devant lui. Mais ces portes seraient celles du Châtelet ou de la Conciergerie ou de la Bastille, de n’importe quelle prison enfin, mais jamais celles du palais du Louvre.

 

En y réfléchissant bien, il était plus prudent de ne pas songer au roi. Ah ! s’il avait pu lui rendre quelque signalé service qui fît oublier ses peu recommandables antécédents !… Mais voilà, quel service ?… il ne savait pas.

 

Il allait donc à l’aventure, cherchant dans sa tête et, finalement, comptant peut-être, à son insu, sur le hasard. Il marchait avec une superbe insouciance, sans prendre aucune précaution, sans songer à se cacher. Il avait même passé devant la maison de Concini. Non par bravade, mais par distraction, et parce qu’il se trouvait dans la rue Saint-Honoré. Au surplus, s’il s’en était aperçu, il n’aurait probablement pas changé de direction pour cela.

 

Comme il traversait le carrefour du Trahoir, quelqu’un se campa devant lui et s’écria, avec les marques de la plus extrême surprise :

 

– Monsieur le chevalier Jehan le Brave !… Quoi, c’est vous que je vois ?… Et bien vivant, par ma foi !…

 

Brusquement arraché à ses pensées, Jehan tressaillit et laissa tomber un regard sur celui qui lui parlait.

 

C’était un tout jeune homme : dix-huit ans à peine. Il portait un costume magnifique, d’une suprême élégance, à la dernière mode du jour. Malgré son extrême jeunesse, il avait une assurance déconcertante, un port de tête altier, un air de morgue et de hauteur des plus remarquables.

 

Évidemment, c’était un grand seigneur, il le savait et tenait à ce que chacun le comprît rien qu’à son air. En effet, ce tout jeune homme s’appelait Henri de Nogaret, comte de Candale. Il était le fils aîné du duc d’Épernon, l’ancien favori d’Henri III, qui avait su si bien mener sa barque qu’il était encore, à l’heure présente, un des intimes du roi régnant, Henri IV.

 

Cependant, pour être juste, nous devons ajouter qu’en ce moment le fils de l’ancien mignon ne songeait pas à jouer au grand seigneur. Visiblement, il était heureux de la rencontre.

 

Une joie puérile brillait dans ses yeux. Loin de penser à écraser son interlocuteur de la supériorité que lui donnaient le rang et la naissance, il semblait le considérer comme un héros à qui il témoignait une admiration naïve et enthousiaste.

 

Jehan remarqua cela et il réprima le mouvement de contrariété qu’il avait esquissé tout d’abord.

 

– Eh ! monsieur le comte, fit-il avec un sourire un peu ironique, pourquoi ne serais-je pas vivant ?… Ventre-veau ! vous souhaitez donc ma mort ?

 

– Non pas, mon cher sauveur ! s’écria le jeune Candale avec une vivacité qui prouvait sa sincérité, non pas ! Vous m’avez sauvé la vie, mordieu ! Croyez bien que je ne l’oublie pas. On prétendait que vous étiez mort. Foi de Nogaret, j’en étais fâché.

 

– C’est beaucoup d’honneur que vous me faisiez, dit Jehan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement. Mais, vous me voyez tout ébahi et fort intrigué aussi. Qui diable daigne s’occuper d’un pauvre hère tel que moi ?…

 

– Qui ! s’exclama Candale en levant les bras au ciel, mais… le roi, monsieur. Le roi lui-même, les ministres, la cour… Toute la journée d’hier, toute la cour s’est entretenue de vous. À l’heure présente, c’est toute la ville, j’en jurerais, qui parle de vous, monsieur Jehan le Brave. Vous êtes le héros du jour… et vous êtes le seul à l’ignorer.

 

En grand seigneur qu’il était, le comte de Candale parlait très haut et se tenait rivé devant son interlocuteur, comme pour lui interdire de continuer son chemin.

 

Jehan le Brave jeta un coup d’œil rapide autour de lui. D’un geste machinal, il assujettit son ceinturon et mit le poing sur la garde de l’épée. Il devinait bien dans quels termes on avait dû parler de lui. Si le roi et les ministres lui avaient fait l’insigne honneur de s’occuper de lui, ce n’était, certes, pas dans des intentions bienveillantes.

 

Il comprenait que, dès qu’on le saurait vivant, ce qui ne pouvait guère tarder, il aurait à ses trousses toutes les forces policières de la ville. Et ce jeune étourneau qui, dans son enthousiasme, s’avisait de crier son nom à tue-tête en pleine rue.

 

– Pourtant, il ne broncha pas : il ne fit aucune observation. Seulement, comme les éclats de voix de son compagnon commençaient à attirer l’attention sur eux, il l’écarta d’un geste d’irrésistible autorité et se mit à descendre la rue Saint-Honoré d’un pas nonchalant, mais l’œil au guet et se tenant prêt à tout.

 

Le jeune comte de Candale ne lâcha pas pied pour cela. Familièrement, il le prit par le bras et, tout glorieux, il se mit à marcher à son côté. Si Jehan fut contrarié, il n’en laissa rien paraître et, de son air le plus naïf :

 

– À quel sujet ces illustres personnages m’ont-ils fait le grand honneur de s’occuper de moi ?

 

– Vous le demandez ?… Mais au sujet de l’affaire du gibet de Montmartre… On ne parle que de cela, monsieur… Ah ! mordieu ! que ce devait être beau ! que j’aurais voulu être là !… Je me serais mis à vos côtés, monsieur. Mordiable ! Tudiable ! Ventrediable ! Un homme, seul, tenant tête à plus de cent… et en mettant je ne sais combien hors de combat ! C’est prodigieux !…

 

– Je n’y suis pour rien. J’ai été servi par la chance, voilà tout.

 

– C’est bientôt dit, morbleu !… Et l’explosion finale ? Vous les aviez loyalement avertis, paraît-il. Vous vous êtes fait sauter… et vous voilà sain et sauf, sans une égratignure. C’est miraculeux. Et vous avez fait cela tout seul.

 

– Pardon ! J’ai été aidé par de bons compagnons.

 

– Trois, oui, je sais… Mais ils ne sont venus que lorsque tout était fini, ou à peu près.

 

– Vous êtes bien renseigné, à ce que je vois. Mais, dites-moi, monsieur, tout le monde, à la cour, se montre-t-il aussi indulgent que vous ?

 

– À ne vous rien celer, non, dit franchement Candale. Les uns vous admirent sans réserve. D’autres sont enragés après vous. Notamment M. de Sully et le grand prévôt. Tenez-vous bien, monsieur, car, dès l’instant qu’ils vous sauront vivant, ils ne vous laisseront pas de répit.

 

– Je m’en doute ! dit Jehan avec un sourire narquois. Et le roi, que dit-il, lui ?

 

– Officiellement, il approuve ces messieurs. Mais M. le duc d’Épernon, mon père, affirme qu’il est émerveillé et que, tout bas, il a manifesté ses regrets de la mort d’un brave de cette trempe.

 

– Ah ! fit simplement Jehan. Et, en lui-même, il songeait :

 

« Oui, M. de Pardaillan me l’a dit : le roi est un brave homme. »

 

Tout en causant, les deux jeunes gens étaient arrivés à l’angle de la rue de Grenelle. L’hôtel du duc d’Épernon était situé rue de la Plâtrière, à l’angle de la rue Breneuse. Jehan le savait. Et comme la rue de la Plâtrière était le prolongement de la rue de Grenelle, il s’arrêta pour prendre congé de son compagnon. Mais celui-ci ne l’entendit pas ainsi :

 

– Je ne vous lâche pas ainsi, dit-il en se cramponnant à son bras. Venez, je veux vous présenter à monsieur mon père. Il sera enchanté de faire votre connaissance et de vous remercier, car il sait que je vous dois la vie, monsieur le chevalier.

 

– Monsieur, dit Jehan froidement, vous me donnez un titre qui ne m’appartient pas. Je ne suis pas chevalier. Je ne suis même pas gentilhomme.

 

– Allons donc ! à d’autres, monsieur !… Vous êtes de race, cela se voit, du reste. Vous n’êtes pas chevalier, dites-vous ? Mais vous finirez dans la peau d’un duc, peut-être d’un prince. Tête et ventre, c’est moi qui vous le dis !

 

Ceci était dit avec une conviction ardente et une impétuosité juvénile.

 

– Peste, comme vous y allez ! dit Jehan en souriant malgré lui. Il était tourné vers la porte Saint-Honoré et, en parlant, il regardait machinalement un carrosse qui, au loin, venait dans leur direction. Ce carrosse était escorté de trois cavaliers.

 

Au moment où il prononçait ces dernières paroles, le carrosse arrivait à la hauteur de la rue des Bons-Enfants. Le fils de Pardaillan avait la vue perçante. Il discerna les cavaliers et le sourire disparut de ses lèvres, ses traits se figèrent, tandis qu’une lueur s’allumait au fond de ses prunelles.

 

C’est que ces cavaliers étaient les gentilshommes de Concini : Eynaus, Roquetaille et Longval. Jehan s’était renseigné. Il les connaissait maintenant individuellement par leur nom. Il savait même que le quatrième, Saint-Julien, ne participait pas, momentanément, aux expéditions parce qu’il lui répugnait de se montrer avec sa tête enveloppée de linges.

 

Cependant, le comte de Candale, qui tournait le dos au carrosse, ne vit pas le changement qui venait de se produire dans la physionomie de son interlocuteur. Il crut naïvement qu’il hésitait à se présenter devant un grand seigneur tel que le duc d’Épernon – parce qu’il ne se croyait pas gentilhomme. Et comme c’était là une chose d’une importance capitale, à l’époque, il s’efforça de le rassurer en disant :

 

– M. d’Épernon assure que le roi a déclaré devant ses intimes que vous êtes de très bonne maison et même de naissance illustre, paraît-il. La parole du roi ne saurait être mise en doute. En conséquence, monsieur mon père vous recevra avec tous les égards qu’on se doit entre gentilshommes.

 

Et avec une superbe inconscience, il ajouta, comme argument décisif :

 

– Voyons, est-ce que je vous traiterais comme je le fais, si je ne savais que vous êtes mon égal ?

 

De tout ceci, Jehan n’avait retenu qu’une chose : c’est que le roi affirmait qu’il était de bonne maison. Le roi connaissait donc le secret de sa naissance ? Comment ? Depuis quand ? Une foule de points d’interrogation se posaient ainsi dans son esprit, tandis qu’il disait vivement :

 

– M. d’Épernon sait-il qui je suis en réalité ?

 

Non. Le roi n’en a pas dit plus long. Allons, venez. N’oubliez pas que monsieur mon père est colonel-général de l’infanterie et qu’il a un crédit suffisant pour contrebalancer l’influence de ceux qui vont s’acharner après vous. Il cherche des hommes résolus. Ceux de votre trempe sont rares. Croyez-moi, il sera heureux de vous attacher à sa maison et il obtiendra votre grâce.

 

Jehan le Brave réfléchit :

 

« Pardieu, qu’est-ce que je risque, après tout ? C’est peut-être la fortune qui se présente ?… Et puisqu’il y a quelque part des gens qui savent qui je suis… je les trouverai, ventre-veau !… et il faudra bien qu’ils vident leur sac. »

 

Et tout haut, d’un air de souveraine condescendance, comme s’il accordait une faveur :

 

– Eh bien ! soit, allons !

 

Le comte de Candale était trop jeune, ou d’esprit trop superficiel, pour saisir certaines nuances. Ainsi qu’il l’avait dit naïvement lui-même, il ne s’était souvenu qu’il devait la vie à Jehan le Brave que depuis qu’il savait que le roi déclarait cet aventurier de bonne famille et paraissait avoir une certaine estime pour lui. Fils de courtisan, le comte était né courtisan. Il flairait d’instinct d’où venait le vent et il le suivait. C’était là tout le secret de l’amabilité qu’il venait de montrer. Et Jehan le comprit fort bien. D’ailleurs, il se trahit une fois de plus, en disant :

 

– Venez ! Je vous réponds que vous serez bien accueilli et je suis sûr que M. d’Épernon me remerciera de lui avoir amené une recrue de votre valeur.

 

Et prenant le bras de Jehan, il l’entraîna dans la rue de Grenelle. Comme ils traversaient la rue Coquillière, qui séparait la rue de Grenelle de la rue de la Plâtrière, Jehan se retourna. Le carrosse et son escorte étaient à une centaine de pas derrière et semblaient suivre la même direction qu’eux.

 

À cette vue, il eut un sourire qui eût inquiété les gentilshommes de Concini, s’ils avaient pu le voir. Mais Longval, Eynaus et Roquetaille ne songeaient guère au truand Jehan le Brave, qu’ils croyaient enseveli sous les décombres du gibet de Montmartre.

 

LIII

 

L’hôtel d’Épernon avait son entrée principale rue de la Plâtrière. Il occupait une partie de cette rue et de la rue Breneuse. Les jardins s’étendaient, sur le derrière, jusqu’à la rue Coq-Héron. L’ancien mignon tenait une manière de cour et aussi une garnison.

 

En effet, il avait à sa solde plusieurs centaines de gentilshommes, dont beaucoup habitaient l’hôtel. En outre, comme il était colonel-général de l’infanterie, une foule d’officiers de tous grades venaient à l’ordre, là, et encombraient ses antichambres. Sans compter tout ce qu’il y avait de cadets dans Paris, en quête d’un emploi ou d’un engagement. Plus, bien entendu, la tourbe des solliciteurs de toutes sortes qui se faufilaient là comme ils le faisaient dans toute demeure de puissant personnage.

 

Sous la porte cochère, grande ouverte, Jehan remarqua que c’était là un va-et-vient incessant de gens affairés, les uns entrant, les autres sortant. Ceux-ci montés, ceux-là à pied. Dans la cour d’honneur, c’était une véritable cohue : gentilshommes, officiers, soldats, escortes, laquais ; carrosses, litières, chevaux : les uns tenus en main, les autres la bride passée dans des anneaux scellés aux murs.

 

Tout cela dépassait, de très loin, le train, encore modeste, de la maison de Concini. Le fils de Pardaillan, raide et impassible en apparence, était, au fond, quelque peu effaré. Aussi fut-il très sensible à la délicatesse du comte de Candale qui le conduisit dans ses appartements particuliers. Là, du moins, c’était le calme et la solitude.

 

Candale fit servir une bouteille de vin généreux et des gâteaux secs, et après avoir choqué son verre contre celui qu’il considérait, suivant ses propres expressions, comme une « recrue de valeur », il le laissa pour aller aviser son père. Moins de cinq minutes après, il était de retour et, d’un air contrarié :

 

– Monsieur le duc, dit-il, est en ce moment en conférence avec des visiteurs. Il vous recevra aussitôt après et vous prie de vouloir bien patienter un instant.

 

Jehan comprit fort bien qu’on lui accordait une faveur marquée. À en juger par l’encombrement de la cour, il se doutait de ce que devaient être les antichambres. Il dit donc avec enjouement :

 

– Qu’à cela ne tienne, monsieur. J’attendrai.

 

– Ce n’est pas tout… Je suis obligé de vous laisser… un ordre à exécuter. Mon absence sera de courte durée, d’ailleurs… À moins que vous ne préfériez que je vous fasse conduire dans une antichambre ?

 

– Non pas ! dit vivement Jehan, j’aime la solitude… J’attendrai donc votre retour ici même… Si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.

 

– Aucun, morbleu !… Je vous laisse ! Videz la bouteille en m’attendant. Et n’oubliez pas que vous êtes chez vous ici. Si vous avez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper sur ce timbre.

 

Ceci était dit avec une bonne grâce parfaite. Jehan s’inclina et remercia.

 

Candale parti, il se mit à arpenter la pièce dans laquelle il se trouvait. Comme il passait devant une lourde portière qui masquait une porte, il entendit comme un bruit de sièges déplacés. Il s’arrêta machinalement et il entendit distinctement une voix qui disait :

 

– Ici, madame, nous pourrons discuter à notre aise, sans crainte d’être entendus. C’est l’appartement de mon fils Candale, et j’ai eu soin de l’éloigner.

 

– Diable ! murmura Jehan, très gêné.

 

Il allait tousser, faire du bruit, pour attirer l’attention de ceux qui se croyaient à l’abri d’une indiscrétion. Au même instant, une voix de femme répondait :

 

– Duc, je sais que vous n’aimez pas les moines. Cependant, j’ai pris la liberté de vous en amener un.

 

– Mme Concini ! songea le fils de Pardaillan. Oh ! ceci change les choses !… Les Concini me veulent la malemort… J’ai intérêt à savoir ce qu’ils trament dans l’ombre. Ceci est de bonne guerre, ventre-veau !… Écoutons et regardons… si c’est possible.

 

Et Jehan, au lieu de faire du bruit comme il en avait eu l’intention,’s’immobilisa, retint son souffle, écarta doucement la portière et, par la porte entrebâillée, coula un regard indiscret.

 

Il vit le duc d’Épernon, qu’il connaissait de vue, Léonora Galigaï et un moine, grand vieillard à la physionomie douce, aux attitudes empreintes d’une souveraine majesté. Tous trois étaient assis.

 

– Madame, répondit d’Épernon avec une froideur visible, amené par vous, le Révérend Père est le bienvenu.

 

Léonora eut un mince sourire et jeta, à la dérobée, un coup d’œil sur le moine impassible.

 

– C’est que, reprit-elle avec une pointe d’ironie, malgré les apparences, ce religieux n’est pas le premier venu.

 

Et avec une sorte de solennité, elle ajouta :

 

– C’est l’homme qui possède toute la confiance de la reine. C’est celui qui, dans l’ombre où il lui a plu de demeurer, nous a guidés tous jusqu’à ce jour. Le moment lui paraît venu de sortir de cette ombre où il se tenait. C’est pourquoi je vous dis simplement ceci qui vous suffira : « Ce moine s’appelle Claude Acquaviva… C’est avec lui, désormais, qu’il vous faut traiter. »

 

L’air de morgue insolente que l’ancien mignon affectait vis-à-vis de tous ceux qui lui semblaient au-dessous de lui disparut comme par enchantement. Tout grand seigneur qu’il fût, Jehan, stupéfait, le vit se lever précipitamment, s’incliner profondément, et il l’entendit balbutier :

 

– Excusez-moi, monseigneur, je ne pouvais vraiment pas deviner !

 

– Oh ! songea Jehan, qu’est-ce donc que ce moine devant qui un puissant personnage comme le duc d’Épernon s’incline avec un respect qui frise l’obséquiosité ?… Écoutons, ventre de veau !

 

Acquaviva reçut l’hommage avec la même impassibilité qu’il avait essuyé l’impertinence. Comme si, désormais, il eût eu le droit de commander, il dit, avec cette douceur qui lui était particulière :

 

– Asseyez-vous, mon fils… Et appelez-moi mon révérend, simplement.

 

D’Épernon s’inclina encore et obéit… comme il obéissait au roi en semblable occurrence. Seulement, il murmura avec une vague inquiétude :

 

– Vous ici, à Paris, mon… révérend ?… Quelle imprudence !… À moins que…

 

– Les temps approchent, monsieur. C’est ce que vous voulez dire, j’imagine ?

 

D’Épernon fit signe que oui de la tête. Et Jehan, qui ne comprenait pas, vit qu’il était très pâle et paraissait inquiet et agité.

 

Léonora Galigaï et Acquaviva le remarquèrent aussi, car ils échangèrent un coup d’œil furtif.

 

– Monsieur, reprit le moine, ce Ravaillac, que vous avez fait venir d’Angoulême et dont vous sembliez si sûr, se montre bien hésitant.

 

– C’est vrai, mon révérend. Depuis quelque temps, je ne sais pourquoi ni comment, il m’échappe. Je crains qu’il n’abandonne la partie.

 

Cette fois, Jehan comprit de quoi il était question. Il eut un sursaut d’indignation.

 

– Morbleu ! songea-t-il, j’allais me donner un joli maître, là ! Il vaut tout juste le Concini.

 

Et avec un sourire narquois :

 

– Je suis mieux renseigné que toi, duc, traître et félon. Je me doute pourquoi Ravaillac t’échappe.

 

– Nous ne pouvons cependant pas attendre indéfiniment que ce fou se décide à agir, intervint Léonora.

 

– C’est ce que je me suis dit, madame. Puisque le rousseau d’Angoulême paraît reculer maintenant, j’ai songé à un homme fort résolu que Candale vient de m’amener, précisément. J’espère être plus heureux avec lui et le décider à se charger de la besogne.

 

– Ouais ! gronda furieusement Jehan, la main crispée sur la poignée de l’épée, serait-ce moi l’homme fort résolu qui voudra bien se charger d’assassiner le roi ?… J’ai bien envie d’aller donner du fer dans le ventre de ce scélérat titré duc !… Oui, mais alors je ne saurai pas ce qui se manigance. Patientons et écoutons… la chose en vaut la peine.

 

– M. de Candale est bien jeune, fit observer le moine.

 

– Je vous entends, mon révérend. Aussi ne soupçonne-t-il même pas à quoi je veux employer l’homme qu’il m’a amené.

 

– Ce Ravaillac devient inutile… et par conséquent dangereux, fit remarquer Léonora.

 

– Aussi, dit Acquaviva, nous allons le renvoyer dans son pays… à Angoulême… ville dont vous êtes le gouverneur, monsieur le duc. Vous comprenez ?…

 

– Parfaitement, répondit d’Épernon avec un sourire livide. Et dès qu’il sera de retour dans sa ville natale… il ne sera plus dangereux pour personne. J’en réponds.

 

Acquaviva approuva doucement de la tête. Léonora sourit. Jehan se dit :

 

« Bon !… Moi, je m’arrangerai pour que ce pauvre diable de Ravaillac ne remette pas les pieds dans cette ville dont le sieur d’Épernon est gouverneur. »

 

– Qui est cet homme résolu dont vous parlez ? demanda Acquaviva après un court silence.

 

– Un truand terrible dont on parle fort en ce moment. On l’appelle Jehan le Brave.

 

Cette fois, Jehan, aux écoutes derrière sa portière, ne manifesta ni surprise ni indignation. Il s’attendait à entendre prononcer son nom. Seulement, ses yeux fulguraient dans l’ombre, ses lèvres se pinçaient, et avec un sourire terrible il murmurait :

 

– Vrai Dieu ! je n’aurai pas perdu ma journée !

 

– Jehan le Brave ! dit Acquaviva impassible. Ne dit-on pas qu’il s’est enseveli sous les décombres du gibet des Dames de Montmartre ?

 

– Il est donc vivant ? demanda Léonora, malgré elle.

 

– Vivant, parfaitement vivant, ricana d’Épernon. Sans une égratignure, à ce que m’a dit Candale. C’est à croire que le diable se change en providence pour ces hommes de sac et de corde. Là où un brave capitaine et une quinzaine de soldats et de volontaires ont misérablement péri, ce sacripant s’est miraculeusement tiré d’affaire. Et c’est fort heureux pour nous, en somme.

 

Léonora et Acquaviva échangèrent encore un furtif coup d’œil. Et sans doute le regard de la jeune femme contenait une muette interrogation que le jésuite comprit, car il répondit oui en cillant. Et avec le même calme que rien n’ébranlait, froid et méthodique, ne négligeant aucun détail :

 

– Comment M. de Candale se trouve-t-il connaître ce… personnage ? dit-il.

 

– C’est une histoire assez plaisante, expliqua d’Épernon, en riant. Nous étions au Louvre, hier, lorsqu’on a fait au roi le récit des événements qui s’étaient déroulés la veille, sur les terres de Mme de Montmartre. Entre nous, l’exploit est remarquable, et ce Jehan le Brave est un rude homme. Le roi n’a pu se tenir de le dire tout haut. J’imagine qu’il ne l’aurait pas fait s’il avait su que le rebelle était vivant encore. Mais, à ce moment, chacun croyait bien qu’il avait été réduit en bouillie par l’explosion.

 

– Oui, dit Léonora, et je n’arrive pas à comprendre comment il a pu se tirer de là.

 

En disant ces mots, elle fixait Acquaviva avec insistance. Le chef des jésuites eut un geste qui signifiait que peu importait. Mais, en lui-même, il pensait :

 

« Il y a quelques chose là-dessous. Il faudra que je fasse explorer les décombres du gibet. »

 

– Candale est jeune, reprit d’Épernon et l’admiration manifestée par le roi l’a vivement frappé. Et il s’est emballé. Moi, voyant cela, par plaisanterie et sans songer à ce qu’il en pourrait résulter, je lui ai fait je ne sais quel conte, d’après lequel ce Jehan serait de naissance illustre. Une histoire sombre et mystérieuse que le roi serait seul à connaître.

 

Une fois encore, Léonora et Acquaviva se communiquèrent leurs impressions par un regard échangé. Quant à Jehan, dont l’esprit s’était mis à travailler sur les paroles prononcées par le fils du duc, il étouffa un soupir de déception.

 

« Aussi, c’était trop beau ! songea-t-il non sans amertume. J’ai fait comme le fils de ce sacripant de duc : je me suis sottement emballé. Ma parole, je crois bien que je cherchais déjà de quel puissant prince je pouvais être le fils… On n’est pas plus niais et plus naïf que je l’ai été. »

 

D’Épernon, qui ne se doutait pas qu’il côtoyait la vérité, reprit d’un air railleur :

 

– Cette plaisanterie, que j’ai faite sans intention précise, n’a fait que redoubler l’enthousiasme de Candale, qui est quelque peu romanesque. Aussi ce matin, lorsque le hasard l’a mis en face de notre homme, bien vivant, il a sauté dessus. Et il me l’a amené triomphalement, se figurant naïvement que je vais lui donner un grade dans l’armée.

 

– Vous avez vu ce jeune homme ? demanda Acquaviva d’un air indifférent.

 

– Pas encore. Je le recevrai après votre départ.

 

– Il est donc encore chez vous ?

 

– Sans doute, Candale lui a assuré que j’obtiendrai sa grâce et le pousserai. Il n’aurait garde de s’en aller avant de m’avoir vu.

 

– Où est-il ?

 

– Mais… dans une antichambre, je présume.

 

– Il ne faut pas qu’il sorte de chez vous, dit vivement Léonora, incapable de se contenir plus longtemps.

 

– Bah ! fit d’Épernon surpris. Pourquoi ? Et il interrogeait le moine des yeux.

 

– Madame a raison, appuya celui-ci. Il ne faut pas que ce jeune homme sorte d’ici.

 

Ceci était dit sur un ton net, tranchant comme un coup de hache. Jehan en fut secoué, et regardant avidement le moine, il songea :

 

« Que Mme Concini me veuille faire saisir, je le comprends, ventre-veau ! Mais ce frocard ?… Mortdiable ! je ne le connais pas !… Que lui ai-je fait ?… Pourquoi me veut-il meurtrir ?… Car c’est ma mort qu’il veut, le scélérat, avec ses airs tout confits en douceur ! »

 

– Vous oubliez, mon révérend, dit d’Épernon, que je compte sur lui pour accomplir la besogne devant laquelle Ravaillac recule.

 

– Je n’oublie rien, répliqua sèchement le moine. Nous n’avons pas besoin de ce jeune homme – qui, d’ailleurs, sachez-le, n’acceptera pas vos suggestions – nous n’avons plus besoin de Ravaillac. Et plus encore que Ravaillac, ce jeune homme est un danger pour nous. Il ne faut donc pas qu’il sorte vivant d’ici.

 

– Ventre-veau ! grommela Jehan, furieux, l’abominable cafard que voilà !… Mais, frocard du diable et duc assassin, vous ne me tenez pas encore !…

 

Cependant, le duc d’Épernon n’avait pas eu une parole d’indignation, pas un geste de protestation. C’était un puissant seigneur, qui n’aimait pas les moines, à ce qu’avait dit la Galigaï, et il acceptait sans sourciller les injonctions de ce moine d’apparence si paisible.

 

Avec une indifférence sinistre, il dit simplement :

 

– Comme vous voudrez. Je vais donner l’ordre d’arrêter ce brave. Jehan, hérissé, tira à moitié son épée du fourreau et mit résolument la main sur la porte, en grondant :

 

– Minute !… Si tu bouges, j’entre et je vous extermine tous les trois !

 

Le duc, en effet, fit un mouvement pour se lever.

 

– Tout à l’heure, monsieur, dit Acquaviva, avec son calme imperturbable.

 

– Bon ! mâchonna Jehan, en renforçant la lame dans le fourreau, nous avons réfléchi, paraît-il ? Attendons la suite.

 

– Puisque ce brave attend un emploi de vous, reprenait le moine, comme vous le faisiez justement remarquer tout à l’heure, il ne s’en ira pas avant de vous avoir vu. Dès que nous aurons terminé, vous le ferez saisir.

 

– Cependant, mon révérend, intervint Léonora inquiète, il vaudrait mieux agir tout de suite. Ce jeune homme semble être extraordinairement favorisé par le hasard. Qui sait s’il ne sera pas trop tard dans un instant ?

 

– Non, madame, fit doucement Acquaviva. Croyez-moi, il attendra patiemment l’audience promise. Et nous avons pour l’instant des affaires autrement importantes à débattre.

 

LIV

 

Léonora n’osa pas insister. Néanmoins, il était visible qu’elle ne partageait pas la confiance du moine. S’il n’avait tenu qu’à elle, l’arrestation eût été effectuée avant toute autre chose. D’Épernon, complètement désintéressé d’une question qui ne le concernait en rien, attendait avec quelque impatience qu’ils eussent décidé. Jehan se disait :

 

– Tout ce que j’ai entendu jusqu’ici n’était qu’un préambule, à ce qu’il paraît… Écoutons, mordieu ! écoutons ces choses importantes que ce trio de coquins doit débattre.

 

Comme si l’incident était définitivement clos par sa décision, Acquaviva dit, avec un air de souveraine hauteur :

 

– Duc, je parle en ce moment au nom de S. M. la reine de France et de Navarre. Et je vous demande : la reine peut-elle compter sur vous… sans réserve ?

 

– Sa Majesté sait que mon dévouement lui est tout acquis.

 

D’Épernon dit cela sans chaleur. Il se réservait, c’était évident. Jehan le comprit, car il murmura avec un sourire railleur :

 

– Pardieu ! le dévouement sera proportionné à l’os qu’on lui donnera à ronger !

 

Acquaviva eut une imperceptible moue de dédain. Il attendait le marchandage, c’est certain : tout de même, il ne pensait pas qu’il se manifesterait avec autant de cynisme. Il attaqua résolument, avec son habituelle douceur :

 

– Le titre de duc pour votre fils aîné… Un régiment pour le cadet… Le chapeau rouge pour le plus jeune… Les fonctions, avec les traitements afférents, qu’il vous plaira de leur attribuer dans vos gouvernements : voilà pour vos trois enfants. Pour vous : un million en espèces, confirmation dans vos charges et emplois actuels, plus le gouvernement de la Normandie… le premier de France. Enfin, voix délibérative au conseil de régence secret qui sera institué. Cela vous semble-t-il suffisant ?

 

« Outre ! comme dit Escargasse, songea Jehan, l’os me paraît de taille respectable ! »

 

Une lueur s’alluma dans l’œil de d’Épernon. On lui offrait plus qu’il n’aurait osé demander. Néanmoins, il demeura impassible et se contenta de dire :

 

– Cela me paraît raisonnable !… Quel service attend de moi Sa Majesté ?

 

– D’abord, exiger de la cour du Parlement qu’elle confère la régence à la reine-mère, sans aucune des restrictions et conditions imposées par le roi.

 

– Mais… ceci n’est pas, que je sache, du ressort de cette cour.

 

– C’est un précédent à créer… voilà tout, dit froidement Acquaviva.

 

– Bien, bien !… Avec une compagnie de gardes-françaises et de gardes-suisses, avec une centaine de mes gentilshommes, je me charge d’obtenir tout ce qu’on voudra de ces messieurs. Je sais le langage qu’il convient de leur tenir, ricana d’Épernon en frappant sur le pommeau de son épée.

 

– Et il ajouta :

 

– Quand le moment sera venu, la reine pourra compter sur moi.

 

Il y eut un bref moment de silence. Léonora souriait doucement en regardant Acquaviva qui dit enfin avec une tranquillité sinistre :

 

– Le moment est venu, monsieur.

 

D’Épernon sursauta, soudain très pâle. Il bégaya :

 

– Le roi ?…

 

– Le roi, monsieur le duc, répondit Acquaviva avec le même calme effroyable, le roi est mortel comme le plus humble de ses sujets.

 

Il prit un temps et continua :

 

– En ce moment, précisément, le roi sort du Louvre, dans son carrosse, et sans escorte. Le roi va à Saint-Germain-des-Prés. On a négligé de donner à boire à ses chevaux… ou peut-être les a-t-on trop abreuvés… de liqueurs fortes… je ne sais trop, au juste.

 

Il paraissait interroger la Galigaï du regard.

 

– Je crois qu’ils ont plutôt trop bu, rectifia celle-ci avec un mince sourire.

 

– Oui ?… Au fait, madame, puisque, aussi bien c’est vous qui avez préparé cet… événement – avec une habileté et un courage auxquels je me plais à rendre hommage – expliquez donc à M. le duc ce qui va se passer.

 

– C’est bien simple, dit Léonora avec un calme égal à celui du moine, ces chevaux vont se comporter convenablement jusque vers l’enceinte. À partir de ce moment, la surexcitation produite par la trop forte dose de liqueur se manifestera. Le cocher ne sera plus maître de ses bêtes. Elles iront briser le carrosse sur le premier obstacle qui se présentera… À moins qu’elles n’aillent le précipiter dans la rivière, dont la berge, précisément, est assez élevée, dans ces parages.

 

Jehan le Brave s’était redressé, frémissant de colère et d’indignation, en grondant :

 

– Oh ! les scélérats !…

 

L’espace d’une seconde, il se demanda s’il ne devait pas entrer brusquement et massacrer le duc et le moine. C’eût été une folie qui eût consommé sa perte sans sauver le roi. Et en ce moment son unique pensée était de faire avorter l’attentat. Heureusement, la bonne inspiration lui vint :

 

– Le roi sort du Louvre… les chevaux se tiendront tranquilles jusqu’à l’enceinte, à peu près… On peut peut-être arriver à temps pour empêcher ce lâche assassinat !… Allons !…

 

Voilà ce qu’il se dit. Et à l’instant même, sans plus réfléchir, il se rua en tempête et s’engouffra dans l’escalier. Il avait bonne mémoire et il avait eu soin de repérer son chemin. Et c’était fort heureux, sans quoi il se serait égaré dans la vaste demeure seigneuriale. En pareille occurrence, une minute perdue pouvait être fatale.

 

Quant à ce qu’il allait faire, il n’avait pas encore d’idée précise. Il avait dit : « Allons ! » et il allait. Il ne courait pas d’ailleurs. Il marchait de ce pas allongé, souple et ferme à la fois, qui lui était particulier dans les circonstances critiques.

 

Rapidement, il atteignit la cour. Il ne pensait guère aux estafiers de Concini. De même qu’il avait oublié qu’en ce moment peut-être d’Épernon donnait l’ordre de l’arrêter. Il ne pensait qu’au roi… son père à elle.

 

À quelques pas de la porte, un peu sur le côté, près du carrosse de leur maîtresse, Roquetaille, Longval et Eynaus riaient et plaisantaient. Ils avaient mis pied à terre et tenaient leurs chevaux par la bride.

 

Jehan le Brave embrassa ces détails d’un coup d’œil, en marchant droit à la porte. Dans le va-et-vient incessant, nul ne faisait attention à lui. Nous avons dit qu’il n’avait pas d’idée précise. La vue des spadassins et de leurs chevaux en fit jaillir instantanément une dans son esprit :

 

« Pardieu ! se dit-il, puisque Concini veut assassiner le roi, il me paraît juste que ses chevaux servent à le sauver ! »

 

Et aussitôt, changeant de direction, il se dirigea vers les trois gentilshommes qui, tout à leur conversation, ne s’occupaient guère de ce qui se passait autour d’eux. En marchant, avec un sang-froid merveilleux, il étudiait les bêtes d’un œil expert. Celle de Roquetaille lui parut la meilleure. Il alla droit à lui.

 

Les trois causeurs le virent soudain au milieu d’eux, hérissé, les yeux flamboyants. Et la stupeur que leur causa cette brusque apparition les laissa sans voix. Jehan souriait et cependant il était terrible et glacial ; il dit simplement :

 

– J’ai besoin de ce cheval… je le prends !

 

En même temps, d’un geste sec, il arrachait la bride aux mains de Roquetaille effaré et, d’une bourrade, l’envoyait rouler à quelques pas.

 

– Holà ! chien ! larron ! truand ! hurla Roquetaille.

 

– Le truand d’enfer ! Vivant ! Tripes du diable ! rugirent Eynaus et Longval ensemble.

 

Ensemble aussi, ils se ruèrent.

 

Tout en rassemblant les rênes, Jehan ne les perdait pas de vue. Il ne leur laissa pas le temps de dégainer. De sa voix mordante, il railla :

 

– Je n’ai pas le temps de vous arranger comme vous le méritez. Prenez toujours cet acompte.

 

Et sans se retourner, il allongea un coup de pied au corps à toute volée. Puis il projeta le poing en avant avec une force irrésistible. Les deux gestes furent si rapides qu’ils n’en firent pour ainsi dire qu’un.

 

Atteint par le coup de pied en pleine poitrine, Eynaus alla s’étaler sur le sol en crachant le sang. Longval tomba à la renverse, la mâchoire à moitié démise par le formidable coup de poing.

 

Roquetaille, pendant ce temps, se relevait en lâchant une série de jurons et une bordée d’injures. Ceci s’était accompli avec une rapidité qui tenait du prodige. Déjà Jehan était en selle, et sans s’occuper de Roquetaille, qui aboyait de loin mais n’osait approcher, il se dirigeait vers la porte.

 

À ce moment, le duc d’Épernon, Acquaviva, Léonora Galigaï et le jeune Candale parurent sur le perron d’honneur. Jehan, qui avait l’œil partout à la fois, les vit aussitôt et il eut un sourire aigu.

 

– Arrête !… Ferme la porte ! cria le duc d’une voix tonnante.

 

– Arrête !… Au truand !… Ferme la porte ! répéta Roquetaille à tue-tête.

 

Et sans savoir pourquoi ni de quoi il retournait, de tous côtés des voix vociférèrent :

 

– Arrête ! arrête !… Ferme la porte !

 

– Trop tard ! tonna Jehan avec un intraduisible geste de gamin.

 

Et enlevant sa monture d’une poigne de fer et en lui labourant les flancs de l’éperon, il s’engouffra sous la haute voûte et passa comme un ouragan.

 

Sur le perron, Candale, foudroyé du regard par son père, s’arrachait les cheveux de désespoir, et répétait :

 

– Trop tard !…

 

– Fameuse idée que vous avez eue, monsieur, d’introduire ce truand dans votre appartement ! récrimina d’Épernon, blême de fureur.

 

– Mais, monsieur, vous m’avez dit…

 

– Assez, interrompit rudement le duc, vous êtes un niais ! Rentrez chez vous, monsieur ! Vous attendrez ma permission pour en sortir !

 

Candale ne souffla mot. Il salua militairement, fit demi-tour et s’éloigna à grandes enjambées furieuses.

 

Acquaviva avait assisté à cette scène, d’ailleurs très rapide, sans mot dire, avec une imperceptible moue de dédain.

 

Léonora dardait tour à tour, sur le moine et sur le duc, des yeux étincelants. Elle était un peu pâle, mais sa voix ne trahissait nulle émotion en disant :

 

– Venez, mon révérend… Il y a autre chose à faire que de perdre son temps en récriminations… oiseuses.

 

Acquaviva, qui n’avait rien perdu de ce calme extraordinaire dont il ne se départait jamais, s’inclina profondément devant elle et à voix basse :

 

– Ne vous inquiétez pas de moi… Allez, ma fille, allez sans perdre une minute, dit-il de sa voix la plus caressante.

 

Léonora n’insista pas. D’une légère inclination de tête, elle salua à la fois le duc et le moine et, toujours énergique et résolue, d’un pas ferme, elle rejoignit son carrosse. Sans s’occuper davantage de ses gentilshommes, elle commanda :

 

– À l’hôtel ! Ventre à terre !

 

Pendant ce temps, Acquaviva se tournait vers le duc, s’inclinait longuement devant lui, avec une humilité obséquieuse, comme il seyait à un pauvre moine devant un puissant seigneur. Mais en s’inclinant, du bout des lèvres, avec une certaine rudesse qui contrastait étrangement avec son habituelle douceur :

 

– Êtes-vous fou, duc ?… Faut-il que ce soit une femme qui vous donne l’exemple de la décision et du sang-froid ?… À cheval, et rattrapez coûte que coûte ce jeune homme. Ou, par le sang du Christ, c’en est fait de nous tous !

 

– Vous avez raison, sandious ! mâchonna d’Épernon en s’assénant un coup de poing sur la tête.

 

Et il s’élança en criant :

 

– À cheval, messieurs, à cheval !… C’est le truand Jehan le Brave qui sort d’ici !… Il faut le prendre mort ou vif !…

 

Et, de tous les côtés, officiers et soldats et gentilshommes du duc, qui tous connaissaient l’aventure du gibet, se précipitèrent en désordre, en répétant :

 

– Jehan le Brave !… C’est Jehan le Brave !…

 

Mais d’Épernon avait déjà perdu cinq bonnes minutes.

 

Acquaviva, demeuré sur le perron, considérait de son œil doux le va-et-vient tumultueux et désordonné. Et sa lippe méprisante s’accentuait encore, et à part lui, il songeait :

 

– Pourquoi faut-il avoir besoin de tels auxiliaires ?… Je m’étonne que ce duc orgueilleux et rapace ait eu la bonne inspiration de crier le nom de Jehan le Brave. Ainsi du moins, la poursuite de l’homme qui, par la stupidité d’Épernon, a surpris mes desseins, se colore d’un prétexte plausible.

 

Bientôt, la cavalcade s’ébranlait. D’Épernon, à la tête d’une cinquantaine d’officiers et gentilshommes, quittait l’hôtel à toute bride.

 

Mais il avait encore perdu cinq autres minutes. !

 

Quand le dernier homme de l’escorte du duc eut franchi la voûte, Acquaviva rabattit le capuchon jusque sur les yeux, croisa les mains dans les larges manches du froc et, cassé en deux, à pas menus, il s’engagea dans la rue Breneuse, avec l’intention de descendre jusqu’au mur d’enceinte, évitant ainsi les voies trop fréquentées.

 

Dès ses premiers pas hors de l’hôtel, il avait croisé le moine Parfait Goulard qui passa sans s’arrêter, sans dire un mot, sans faire un geste. Et alors, il se produisit ceci :

 

Acquaviva arrivait à la rue Coq-Héron ; à ce moment, des moines, taillés en hercules, surgirent de tous côtés. Il en vint par la rue de la Plâtrière, derrière Acquaviva, par les rues Marie-l’Égyptienne et Coq-Héron (à sa droite et à sa gauche) et par les rues des Vieux-Augustins et Pagevin (à droite et à gauche devant lui). Si bien qu’il se trouva ainsi encadré, à distance respectueuse, par une douzaine de gaillards qui, sans en avoir l’air, lui firent escorte jusqu’au couvent des capucins, où il arriva sans encombre.

 

Quant à d’Épernon, son idée était que Jehan courait au Louvre les dénoncer. Il piqua donc droit devant lui, par la rue de Grenelle. Parvenu à l’angle des rues Saint-Honoré et du Coq, il se trouva quelqu’un pour lui dire que celui qu’il cherchait avait filé vers la Croix-du-Trahoir. Toujours, dans une chasse à l’homme, il se trouve ainsi, à point nommé, un anonyme qui a vu le gibier traqué et lance la meute sur sa piste.

 

D’Épernon, au lieu d’entrer dans la rue du Coq, s’élança dans la rue Saint-Honoré. Mais il avait encore perdu deux minutes.

 

À la Croix-du-Trahoir, rencontre : le sire de Neuvy, grand prévôt à la tête d’une vingtaine de cavaliers, qui s’en revenait du Louvre. Nouvel arrêt, explications entre les deux chefs d’escorte. Fureur du grand prévôt en apprenant que le redoutable bandit, Jehan le Brave, était vivant. Décision de se joindre au duc. Informations.

 

Léonora Galigaï était rentrée chez elle. Elle y trouva Concini qu’elle mit au courant de ce qui se passait. Concini était devenu livide. Mais c’était un homme résolu. Il ne perdit pas son temps à récriminer, comme avait fait d’Épernon. Il rassembla à l’instant tout ce qu’il avait d’hommes sous la main : une dizaine.

 

Pendant que ces hommes passaient à la hâte la bride aux chevaux, il y eut un conciliabule entre les deux époux. Léonora, qui avait réfléchi en route, avec un calme admirable en la circonstance, expliqua brièvement :

 

– Le roi est sorti du Louvre. Jehan le Brave devra donc lui courir après. De deux choses l’une : il le rejoindra à temps pour l’avertir, ou il arrivera trop tard. S’il arrive trop tard, nous sommes les maîtres… Alors nous l’accuserons formellement du meurtre du roi. On le saisit, on le condamne, sa tête tombe et nous en sommes débarrassés à tout jamais.

 

– Oui, mais s’il arrive à temps ? demanda Concini, qui écoutait, haletant.

 

– Nous l’accuserons plus que jamais, déclara Léonora, avec une énergie virile. Tu préviendras d’Épernon pour qu’il dise comme toi. Nous trouverons des témoins qui attesteront avoir vu Jehan se faufiler dans les écuries… Entre la parole de ce bravo et celle de braves gentilshommes, le doute n’est pas permis. Il est perdu quand même.

 

– Corbacco ! tu as raison ! s’écria Concini enthousiasmé. Avec de l’audace, nous nous en tirons et faisons coup double !… Tu es admirable !

 

– Quant au mobile du meurtre : la jalousie… Tu me comprends, Concini ?… La jalousie qui, une fois déjà, l’a fait se ruer, le fer au poing, sur la personne sacrée du roi.

 

Ceci était dit avec une violence farouche. Elle ajouta doucement en l’étreignant avec passion :

 

– Va, mon Concinetto ! sois adroit et tu nous sauves tous.

 

– Je le serai, santa madonna ! assura Concini en s’élançant.

 

Le logis du Florentin était situé proche le carrefour du Trahoir. Il y arriva à point nommé pour rencontrer d’Épernon et Neuvy, au moment où ils s’informaient du chemin suivi par Jehan. Il se joignit à eux, cela va sans dire.

 

Il prit aussitôt d’Épernon à part et lui communiqua le plan de Léonora. Ils furent vite d’accord, d’Épernon, comme lui, ayant déclaré l’idée merveilleuse.

 

D’après les renseignements recueillis, Jehan avait passé rue de l’Arbre-Sec comme une avalanche, courant vers le Pont-Neuf. Dès lors, les trois chefs étaient fixés sur l’itinéraire à suivre. Ils prirent la tête de la colonne et s’élancèrent au galop vers le Pont-Neuf.

 

Mais tous ces menus détails, accumulés, se traduisaient par un retard d’un bon quart d’heure.

 

La colonne, lancée à fond de train dans la rue de l’Arbre-Sec, n’atteignait pas le chiffre de cent hommes. Ce n’était pas fait pour étonner ou inquiéter les Parisiens qui, journellement, voyaient passer des cavalcades autrement imposantes. Mais…

 

Concini avait été rejoint par ses quatre gentilshommes : Eynaus, Roquetaille, Saint-Julien et Longval. Tous, Saint-Julien avec son bandeau, Eynaus et Longval encore tout meurtris, tous ils avaient retrouvé forces et ardeur, dès l’instant qu’il s’agissait de courir sus au truand Jehan le Brave.

 

Or, Concini avait parlé adroitement, comme le lui avait recommandé sa femme. Les quatre séides avaient colporté les propos de leur maître. D’Épernon, averti par un coup d’œil significatif, avait compris. Il était venu à la rescousse.

 

Comme une traînée de poudre, le bruit se répandit que la cavalcade qui passait à fond de terrain courait après un redoutable truand pour tâcher de l’arrêter avant qu’il meurtrît méchamment le roi, lequel, par fatalité, se promenait paisiblement dans son carrosse, sans garde et sans escorte.

 

On nommait le truand Jehan le Brave. On contait l’histoire du gibet, dénaturée et amplifiée. On citait sur son compte des actes d’une cruauté inouïe, qui faisaient passer le frisson de la malemort sur l’échine des plus résolus. Une clameur formidable se levait de toutes parts : concert de malédictions et d’imprécations, à l’adresse du bandit, exhortations, bénédictions à l’adresse des vaillants qui volaient au secours du bon sire.

 

Le bruit sinistre volait toujours, porté par les ailes rapides de la rumeur publique. Et maintenant, il précédait la troupe. Comme toujours, en pareille circonstance, plus il avançait et plus il s’amplifiait. Maintenant, ce n’était plus un truand, c’était une bande, une armée commandée par Jehan le Brave, qui, après avoir assassiné le roi, allait se ruer à la curée, pillant, tuant, violant.

 

Paris, sur le chemin parcouru par Concini, d’Épernon, Neuvy et leurs hommes, prenait l’aspect terrifiant des grands jours de la Ligue. Des boutiques se fermaient précipitamment. Des gens pris de panique, s’enfuyaient à toutes jambes, en poussant des hurlements de bêtes traquées. Des bourgeois se terraient précipitamment, verrous poussés, chaînes tendues. D’autres s’armaient à la hâte et se lançaient bravement, à la suite de la cavalcade.

 

Et pendant ce temps, celui qui causait cette émotion fantastique arrivait à la porte Buci sans avoir encore aperçu le carrosse royal. Il lui avait semblé entendre galoper derrière lui et il s’était dit :

 

– D’Épernon est à mes trousses ! Et probablement aussi le Concini. Il s’était retourné. Il n’avait rien vu.

 

Passé la porte, dans la rue de Buci même, il fut renseigné par des bruits de conversations, entendues au passage : un carrosse, dont les chevaux venaient brusquement de prendre le mors aux dents, venait de passer dans le faubourg, le long de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, et courait droit à la rivière, où il ne manquerait pas de tomber, s’il ne se brisait avant de l’atteindre.

 

Jehan se lança dans la rue du Colombier[7], qui longeait le mur d’enceinte de l’abbaye, à l’ouest. Là, il entendit encore galoper derrière lui. Il jeta un coup d’œil de ce côté. Effectivement un cavalier, lancé ventre à terre, semblait courir après lui, et se rapprochait de plus en plus. Il ne s’en inquiéta pas autrement – puisque ce cavalier était seul – et il continua d’exciter sa monture.

 

Mais le cavalier, mieux monté, gagnait sur lui. Comme il approchait du jardin clos de la reine Marguerite, il sentit que ce poursuivant acharné n’était plus bien loin de lui. Il allait se retourner pour demander si c’était après lui qu’en avait ce personnage, lorsqu’il entendit une voix qui criait :

 

– Hé ! mon jeune ami ! où diable courez-vous, de ce train d’enfer ?

 

– Monsieur de Pardaillan ! s’exclama joyeusement Jehan.

 

LV

 

Il est nécessaire d’expliquer comment Pardaillan se trouvait rue du Colombier. Pour cela, il nous faut remonter de quelques heures dans cette matinée.

 

À peu près vers le même moment où Jehan se promenait dans son galetas en se demandant ce qu’il allait faire, Pardaillan était sorti en se disant :

 

– Il faut voir le roi !… Dieu sait quels rapports lui ont été faits sur… mon fils… J’ai bien le droit, que diable ! de rétablir les faits !…

 

Et il était parti. Mais la démarche qu’il voulait faire lui était pénible sans doute, car il allait à petits pas, la mine renfrognée.

 

Par les rues Tirechape, de Béthisy et des Fossés-Saint-Germain, il parvint rue des Poulies, à côté du Petit-Bourbon, jadis demeure du connétable Charles de Bourbon. Et ici nous sommes obligés de faire une brève description des lieux.

 

Le Petit-Bourbon était situé à l’angle du quai, entre le Louvre, à l’ouest, et l’église Saint-Germain-l’Auxerrois, à l’est. Sur le côté nord, où se trouvait la chapelle, passait une petite et étroite rue qui, de ce fait, portait le nom de Petit-Bourbon. Cette rue aboutissait à un semblant de place sur laquelle donnait l’entrée du Louvre. C’est donc par cette rue que Pardaillan, parvenu près du Petit-Bourbon, aurait dû passer.

 

Maintenant, entre le Petit-Bourbon et Saint-Germain-l’Auxerrois, il y avait une ligne de maisons, rangées en un vaste quart de cercle qui allait depuis le quai jusqu’à la rue de l’Arbre-Sec. Vers le milieu de ce quart de cercle, dans la rue des Fossés-Saint-Germain, se trouvait la rue Jean-Tison qui aboutissait au parvis de l’église. Pardaillan venait de passer devant cette rue.

 

Plus il avançait, plus Pardaillan paraissait indécis et plus il ralentissait le pas. Il finit par grommeler :

 

– Je vais avoir l’air d’implorer assistance !… Heu !… J’ai toujours fait mes affaires moi-même et m’en suis toujours bien trouvé, mordieu !… Alors ?

 

Il était arrivé à la rue du Petit-Bourbon. Perplexe et maussade, il passa et s’en fut jusqu’au quai. Il aurait pu tourner à droite et gagner aussi bien le Louvre par là. Mais, à son insu peut-être, il cherchait un prétexte pour esquiver une démarche qui lui déplaisait. Et il revint sur ses pas.

 

En repassant devant la petite rue, il loucha de ce côté, semblant se demander s’il irait ou n’irait pas. Et il tressaillit. Il venait de voir Léonora Galigaï au milieu de cette rue. Elle venait de son côté et à quelques pas, derrière elle, Saêtta la suivait sans affectation.

 

La rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Évidemment, Léonora sortait du Louvre et rentrait chez elle. Saêtta l’escortait discrètement. Quoi de surprenant à cela ? Rien assurément.

 

Mais Pardaillan qui n’arrêtait pas de pester, se dit qu’il ne voulait pas se rencontrer avec Saêtta. En conséquence, il ramena son manteau sur le visage et passa une deuxième fois devant la petite rue, bien décidé à aller jusqu’à la rue Saint-Honoré.

 

Comme il arrivait à l’angle de la rue des Fossés-Saint-Germain, il vit un moine déboucher de la rue Jean-Tison. Il le reconnut aussitôt : c’était le frère Parfait Goulard.

 

Comme la première, cette rencontre n’avait rien d’extraordinaire. Et pourtant, Pardaillan la rapprocha de la première. Instantanément, il eut l’intuition foudroyante que Léonora Galigaï et le moine Parfait Goulard passaient là, intentionnellement, et que la rencontre était concertée.

 

Il voulut en avoir le cœur net. Il jeta les yeux autour de lui. Il aperçut un renfoncement. Il s’y blottit aussitôt et regarda.

 

Ainsi qu’il l’avait prévu, le moine tourna à gauche et passa devant lui, allant à la rencontre de Léonora, qui marchait en s’éventant négligemment avec son mouchoir.

 

Lorsque le moine fut à quelques pas d’elle, le mouchoir échappa à la main de Léonora et tomba à terre. Elle fit un mouvement pour se baisser. Mais Parfait Goulard, très galamment, se rua, ramassa le mouchoir et le rendit à Léonora qui remercia d’un sourire et continua son chemin par la rue des Fossés, tandis que le moine se dirigeait vers la rue du Petit-Bourbon.

 

Comme on le voit, l’incident était très banal et ne pouvait attirer l’attention de personne. Mais pas le moindre détail de cette rencontre qu’il avait devinée concertée n’avait échappé à l’œil perçant de Pardaillan et, lorsqu’il sortit de son coin, il murmurait, moitié satisfait, moitié déçu :

 

– J’en étais sûr !… Mme Concini a parlé au moine pendant qu’il était courbé devant elle… J’ai bien vu ses lèvres remuer !… Que diable a-t-elle pu lui dire ?…

 

Il demeura un moment rêveur, regardant tour à tour du côté de Léonora et de celui du moine, et il conclut :

 

– C’est du côté du frocard que je trouverai la solution… si tant est que je la découvre !… Puis, ce moine m’intrigue… et m’inquiète. Par Pilate ! je veux l’étudier d’un peu près !

 

Ayant décidé, il se lança sur les traces du moine et se mit à le suivre à distance.

 

Parfait Goulard passa devant le Louvre et revint dans la rue Saint-Honoré qu’il se mit à descendre dans la direction de la porte. Il marchait sans hâte, roulant à sa manière accoutumée. Il ne paraissait pas trop ivre et, en tout cas, ne faisait pas trop d’excentricités.

 

Pardaillan, le manteau relevé jusqu’aux yeux, ne le perdait pas de vue. Le moine, d’ailleurs, allait sans se retourner, en homme qui n’a rien à se reprocher et ne pense pas qu’il peut être suivi.

 

Nous avons dit qu’il s’était comporté assez raisonnablement jusque-là. Une fois hors de la ville, dans le faubourg Saint-Honoré, il fut pris d’un subit accès de gaieté et se mit à chanter à tue-tête.

 

Non loin du mur d’enceinte, sur sa gauche, presque en face de la chapelle Saint-Roch, se trouvait une auberge de modeste apparence. L’enseigne, qui grinçait au-dessus de la porte, portait pompeusement ces mots : Hôtellerie des Trois-Pigeons. Devant cette auberge, Parfait Goulard s’arrêta. Il interrompit son chant et, le nez en l’air, il appela de sa voix tonitruante :

 

– Ohé ! Jean-François !… Jean-François ! êtes-vous là ?…

 

Tout en haut de l’auberge, la tête pâle et amaigrie de Ravaillac s’encadra dans une lucarne. Ses yeux fiévreux plongèrent dans la rue. Il reconnut celui qui appelait et, dans sa barbe rousse, il eut une ébauche de sourire. En même temps, de sa voix morne, toujours poli, il dit :

 

– Bonjour, frère Parfait Goulard… Que me voulez-vous ?

 

– Bonjour, frère Ravaillac… Descendez… j’ai de l’argent et je veux vous régaler.

 

– C’est aujourd’hui vendredi, frère Goulard, je jeûne et je fais mes dévotions.

 

– À tous les diables le jeûne ! vociféra le moine. Il y a temps pour tout. Descendez… j’ai de l’argent, vous dis-je.

 

– Impossible, mon frère, résista Ravaillac d’une voix ferme.

 

– Je vous accorde une dispense pour aujourd’hui, hurla Parfait Goulard, je vous donne l’absolution d’avance.

 

– Merci, mon frère, mais moi, je ne m’accorde pas de dispense.

 

– Descends, ordonna impérieusement le moine, descends ou, par la barbe du Père éternel, je ne bouge de sous ta fenêtre et j’y mène un tel vacarme qu’il te sera impossible de te recueillir… Tu prieras mal, Ravaillac, tu commettras un péché mortel et tu seras damné. Damnatus in secula seculorum !

 

Ravaillac connaissait l’obstination de l’ivrogne. Il le savait homme à exécuter sa menace. Il comprit qu’il ne s’en débarrasserait pas s’il n’accédait à son désir. Néanmoins, il fit une dernière tentative et montra qu’il n’était pas habillé.

 

– Qu’à cela ne tienne ! cria le moine satisfait. Je vais régaler les pères capucins d’une aubade et je reviens… Habille-toi pendant ce temps.

 

Et reprenant son chant, roulant et tanguant, il s’en fut jusqu’à la porte du couvent des capucins.

 

Pardaillan l’avait précédé, jugeant inutile de stationner pour écouter des propos beuglés de telle sorte qu’ils eussent pu être entendus d’un bout du faubourg à l’autre. Il avait dans l’idée que la prétendue aubade masquait quelque manœuvre louche, qu’il n’eût pas été fâché de pénétrer. Il alla donc se poster dans un enclos qui se trouvait à côté du couvent des capucines, en face de l’entrée de celui des capucins.

 

Parvenu à la porte du couvent, Parfait Goulard se cala solidement sur ses larges pieds, et il entonna une chanson à boire. !

 

La chanson terminée, il éclata de rire, comme quelqu’un qui vient de faire une bonne plaisanterie, et s’approchant davantage de la porte, il cria, en réponse à quelque imaginaire invitation :

 

– Non, je n’entrerai pas ! On crève de soif dans votre maison, et aujourd’hui j’ai l’escarcelle bien garnie. Va t-en dire cela de ma part à ton sous-prieur du diable !

 

Et il s’en revint chercher son ami Ravaillac.

 

Pardaillan sortit de l’enclos fort déçu. Il se remit aux trousses du moine et, en marchant, il se disait :

 

« Évidemment, la chanson est un signal. Les quelques paroles qu’il a mugies doivent avoir une signification cachée. Mais quelle signification ?… Morbleu ! il faut pourtant que je sache ! »

 

Parfait Goulard était revenu à l’auberge des Trois-Pigeons. Ravaillac paraissait à ce moment.

 

– Viens avec moi, frère Ravaillac, brailla le moine à pleine voix je veux t’offrir un fin déjeuner.

 

– Pourquoi ne pas déjeuner aux Trois-Pigeons ? dit doucement Ravaillac.

 

– Jamais de la vie ! se récria Parfait Goulard indigné, on y mange trop mal. Tout près d’ici, je connais une guinguette où nous serons à merveille sous la tonnelle. Sans compter que la cuisine y est délectable.

 

Et il entraîna son compagnon dans cette guinguette où, quinze jours avant, il était venu avec Jehan le Brave.

 

Pardaillan les suivait pied à pied et derrière eux, grâce à un bel écu donné à une servante, il pénétrait dans un petit cabinet, de la fenêtre entrebâillée duquel il pouvait voir et entendre les deux hommes qui s’installaient.

 

– Ici, frère Ravaillac, nous ferons un repas dont tu me donneras des nouvelles, mugit joyeusement Parfait Goulard qui venait de commander son menu.

 

– Pourquoi, observa doucement Ravaillac, pourquoi m’appelez-vous frère Ravaillac ? Vous savez bien que le Révérend Père Marie-Madeleine, me reprochant, lui aussi, mes visions, m’a chassé de son couvent des Feuillants, où il avait bien voulu m’admettre en qualité de frère convers.

 

– C’est vrai !… Mais j’oublie toujours ce détail.

 

Le moine avait commandé un plantureux déjeuner. Il avait de l’argent – comme il disait – et il n’avait pas lésiné. Les vins étaient généreux et variés, les viandes, rôties ou en sauce, dominaient. Et cela amena une discussion, Ravaillac prétendant que ce jour-là étant un vendredi, il ne pouvait toucher aux viandes, sous peine de péché mortel. Parfait Goulard, à cette prétention, qu’il trouvait saugrenue, se fâcha tout rouge.

 

– Puisque je te donne une dispense ! hurla-t-il. J’ai le droit de le faire, par les tripes du pape !… Et toi tu n’as pas le droit de me désobéir… Tu jeûneras et feras maigre un autre jour… si tu y tiens absolument.

 

Ravaillac se vit contraint de céder pour avoir la paix. D’ailleurs sa conscience était en repos : il croyait fermement que le moine avait le droit de faire ce qu’il faisait.

 

Tant que dura le repas, les deux convives n’échangèrent que des propos d’une banalité qui eût découragé tout autre que Pardaillan aux écoutes. Mais Pardaillan se disait, avec raison :

 

– Le moine démasquera ses batteries lorsqu’il verra ce malheureux suffisamment excité par les rasades qu’il ne lui ménage pas.

 

En effet, vers la fin du repas, Ravaillac était méconnaissable. Ses joues, ordinairement livides, se coloraient, ses yeux mornes s’animaient. Il riait et plaisantait avec abandon, et Pardaillan constatait qu’il ne manquait pas d’esprit.

 

Il n’avait cependant pas bu outre mesure. Mais, habitué à une sobriété excessive, le peu qu’il avait pris avait suffi pour lui monter à la tête. Et maintenant, ce n’était plus le même homme. Il semblait s’éveiller d’un long cauchemar, il aspirait à vivre et contemplait les fleurs et la verdure qui l’environnaient avec une sorte d’attendrissement étonné.

 

– Eh bien, fit brusquement Parfait Goulard avec bonhomie, tu vois comme un bon repas, arrosé de vieux vin, vous change les idées.

 

– C’est vrai, avoua franchement Ravaillac, il me semble que je ne suis plus le même.

 

– Dis-moi, tu t’es confessé au père d’Aubigny. Que t’a dit le jésuite ?

 

À cette question plus qu’indiscrète, Ravaillac se rembrunit et non sans amertume :

 

– Il m’a dit que mes visions n’étaient que des imaginations. Il m’a dit qu’il ne fallait plus songer à tout cela. Il m’a conseillé de boire et bien manger et de retourner dans mon pays. Il m’a donné un sou, qu’il a emprunté.

 

– Il a raison, fit vivement Parfait Goulard. Ce père d’Aubigny est un honnête homme.

 

Et relevant son froc, il sortit une bourse qu’il vida sur la table. Elle contenait une vingtaine d’écus, somme considérable pour un pauvre moine. Il plaça dix écus devant Ravaillac ébahi et expliqua sans désemparer :

 

– Mais un sou pour aller d’ici à Angoulême, c’est vraiment un peu maigre. Prends ces dix écus, je te les donne de grand cœur.

 

– Pourquoi faire ? demanda Ravaillac tout éberlué.

 

– Comment, pourquoi faire ?… Mais pour t’en retourner dans ton pays, malheureux. D’Aubigny a raison, je te le répète. Il faut chasser toutes ces imaginations diaboliques de ton esprit, Ravaillac.

 

Et avec une émotion qui toucha profondément le sombre visionnaire, il ajouta :

 

– Retourne chez toi, Jean-François, crois-moi. Tu trouveras là la paix de ta conscience et le bonheur. Tu te marieras, tu auras des enfants, une famille, un foyer, tu seras enfin un homme comme tous les autres hommes.

 

Il y eut une longue discussion entre les deux hommes, Ravaillac s’obstinant à rester à Paris, sans dire toutefois pourquoi. Parfait Goulard se montra éloquent, et grâce peut-être à quelques nouveaux verres de vieux vin, il finit par triompher de sa résistance. Ravaillac accepta les dix écus et promit de partir le lendemain pour Angoulême. Le moine, ayant obtenu ce qu’il voulait, se leva incontinent, régla la dépense et entraîna son compagnon jusqu’à son auberge des Trois-Pigeons où il le quitta après l’avoir tendrement embrassé.

 

Il était à ce moment environ dix heures et demie. C’était le moment où Jehan le Brave quittait son logis de la rue de l’Arbre-Sec.

 

Pardaillan suivait toujours. Seulement, il était de plus en plus déçu et il songeait :

 

« Voici qui est étrange !… J’aurais juré que ce moine excitait ce malheureux détraqué au meurtre du roi… et voici que c’est tout le contraire… voici qu’il le renvoie dans son pays !… Me serais-je trompé à ce point ?… »

 

À force de tourner et retourner la question dans son esprit, il finit pas se dire :

 

« Ne serait-ce pas que ce Ravaillac est devenu inutile ? En ce cas, ils auraient donc un autre instrument sous la main ?… Un autre instrument plus sûr, plus décidé… tout prêt à agir… qui agit peut-être en ce moment… Diable ! diable !… Comment savoir ? Morbleu !… »

 

Parfait Goulard était revenu vers la porte de la ville. Il allait lentement, comme s’il avait attendu quelqu’un. Il ne chantait plus, il s’efforçait de passer inaperçu.

 

Comme il approchait de la porte, un carrosse, sans escorte, en sortit. Il s’arrêta et le suivit des yeux. Le carrosse longea le « palmail » dont nous avons parlé et alla s’arrêter derrière la butte, au-dessous des deux moulins qui la couronnaient.

 

Parfait Goulard revint encore une fois sur ses pas, jusqu’à l’auberge des Trois-Pigeons. Nous avons dit que cette auberge était située à peu près en face de la chapelle Saint-Roch.

 

À l’époque où se déroulaient les événements que nous avons entrepris de conter, cette chapelle était placée sur une éminence, pas tout à fait au centre d’un vaste quadrilatère.

 

Le côté de ce quadrilatère qui longeait le faubourg et celui qui faisait face au mur d’enceinte étaient entièrement couverts de maisons. Celui qui regardait la butte Saint-Roch ne l’était qu’à moitié, et du côté de la ville. L’autre moitié, ainsi que tout le quatrième (celui qui regardait la campagne, à l’ouest) qui portait le nom de rue de Gaillon, étaient nus. Là, la terre était maintenue par un mur de soutien assez élevé. Ce mur s’arrêtait au ras du sol. En sorte que cela formait comme une espèce de terrasse du haut de laquelle on voyait jusqu’à l’entrée du couvent des capucins et même plus loin.

 

La chapelle se dressait donc isolée sur ce terre-plein, ceinturée d’habitations de trois côtés. Mais sa façade, qui regardait la rue de Gaillon, était bien dégagée. Cette terrasse, dont nous venons de parler, était un cimetière qu’il fallait traverser pour entrer dans la chapelle. L’escalier qui y accédait était situé rue de Gaillon, près du faubourg.

 

Revenu une fois encore à l’auberge des Trois-Pigeons, Parfait Goulard grimpa l’escalier qui conduisait à la chapelle.

 

Pardaillan ne le lâchait pas d’une semelle.

 

Le moine fit le tour de la chapelle. Il semblait s’assurer que nul ne rôdait par là. Du moins c’est ce que crut comprendre Pardaillan, qui se tint sur le qui-vive.

 

Après avoir visité l’extérieur, Parfait Goulard pénétra à l’intérieur de la chapelle qu’il se mit à visiter avec plus de soin encore, poussant la minutie jusqu’à inspecter les confessionnaux. Et Pardaillan, qui ne le quittait pas des yeux, se dit avec un sourire de satisfaction :

 

« Je crois que le moment approche où je serai récompensé de ma patience. »

 

Sûr que nul ne se trouvait sur le terre-plein ni dans la chapelle, Parfait Goulard alla se poster en haut de l’escalier. Ainsi, il surveillait le faubourg, du côté des capucins, et nul ne pouvait plus pénétrer dans la chapelle sans lui passer sous les yeux.

 

Précaution bien inutile, puisque l’ennemi était déjà dans la place. En effet, sur son dos, Pardaillan se coula doucement dans cette chapelle dont le moine semblait interdire l’accès.

 

Comme si tous ces mouvements avaient été minutieusement réglés et chronométrés, à l’instant précis où Parfait Goulard prenait ses dispositions, la porte du couvent des capucins s’était ouverte. Acquaviva était sorti. Derrière lui, deux par deux, à intervalles espacés, suivaient les douze gaillards qui lui servaient d’escorte occulte.

 

Lorsque Parfait Goulard vint se placer au haut de l’escalier, il aperçut Acquaviva qui n’était plus qu’à quelques pas de la rue de Gaillon. Il le laissa approcher encore et, pivotant d’un air indifférent, il rentra dans la chapelle. Quelques secondes plus tard, Acquaviva l’avait rejoint.

 

En voyant l’air majestueux du nouveau venu, les yeux de Pardaillan pétillèrent dans l’ombre où il s’était blotti.

 

– Enfin ! se dit-il, je crois que, cette fois-ci, je vais savoir de quoi il retourne.

 

– Nous sommes bien seuls, dit Parfait Goulard à voix basse, en réponse à une interrogation muette.

 

– N’importe ! dit Acquaviva sur le même ton. Et d’un geste, il recommanda la circonspection. Pardaillan, attentif, ne perdit pas un mot du dialogue suivant, tenu à voix très basse :

 

– Les bêtes ont bu.

 

– C’est sûr ?

 

– Très sûr.

 

– Où va-t-il ?

 

– À Saint-Germain-des-Prés.

 

– Le rousseau ?

 

– Il partira demain.

 

– Bien… Et elle ?

 

– Son carrosse vous attend derrière la butte.

 

Pas un mot de plus. Acquaviva partit à l’instant même et rejoignit le carrosse dans lequel, les mantelets baissés, l’attendait Léonora Galigaï. Nous les avons vus à l’œuvre.

 

Parfait Goulard lui laissa le temps de s’éloigner et il partit à son tour. Nous savons qu’il veillait de loin sur son chef.

 

Quant à Pardaillan, à grandes enjambées, il s’en alla aussi, tout furieux, grommelant :

 

– Comment, c’est tout ?… Je perds trois heures à suivre pied à pied ce damné frocard et cela pour apprendre quoi ?… Que des bêtes ont bu qu’un inconnu se rend à Saint-Germain-des-Prés, qu’une femme attend ce vieillard, qui me fait l’effet d’être quelque prince de l’Église, à en juger par sa haute mine… Et que m’importe, à moi, tout cela ?… Mordieu ! je deviens stupide !… Allons voir un peu ce que fait… mon fils.

 

Dans la rue Saint-Honoré, il reconnut le carrosse et les trois gentilshommes qui l’escortaient et qui avaient dû l’attendre près de la porte. Il se dit :

 

« Tiens, c’est Mme Concini qui attendait le vieillard !… Parbleu ! j’y suis… C’est ce rendez-vous qu’elle a dû donner rue des Fossés-Saint-Germain !… C’est toujours un point d’élucidé. À moins que… Au diable ! après tout. »

 

Et toujours bougonnant, il remonta la rue Saint-Honoré, précédé par le carrosse qui avançait au trot de ses quatre chevaux. Une minute plus tôt, il aurait rencontré au coin de la rue de Grenelle, Jehan, en conversation avec le comte de Candale.

 

Pardaillan se dirigeait vers la rue de l’Arbre-Sec. Il ne pensait qu’à son fils – il essayait de se le persuader, du moins. De bonne foi, il se disait :

 

« Corbleu !… je veux savoir s’il n’est pas allé aux carrières !… C’est que je veux être là, moi, quand il viendra déterrer le trésor… Ce trésor qui lui appartient. Ira-t-il ou n’ira-t-il pas ?… Il me tarde d’être fixé ! »

 

Mais, tout en ayant l’air de ne se préoccuper que de Jehan, tout en s’affirmant qu’il ne pensait qu’à lui, son esprit travaillait, malgré tout. Tant et si bien que, parvenu au carrefour du Trahoir, il fit brusquement demi-tour en se disant :

 

« Eh bien, non ! Par Pilate et Barrabas ! il y a quelque chose là-dessous… Et je veux en avoir le cœur net. »

 

Ayant pris une décision, toute trace d’hésitation disparut et il s’achemina vers le Louvre d’un pas ferme et résolu. La première personne auprès de laquelle il se renseigna lui apprit que le roi venait de sortir, il y avait un bon quart d’heure.

 

– Pour aller à Saint-Germain-des-Prés ? dit spontanément Pardaillan.

 

– Oui, monsieur.

 

– Ah ! pardieu ! rugit le chevalier dans son esprit, je commence à voir clair dans cette affaire !… Pourvu que j’arrive à temps maintenant !

 

Il s’informa du nom du capitaine de service. C’était M. de Vitry. Il le connaissait. Il se fit conduire à lui. Coupant court aux interminables préambules de politesse, il lui dit à brûle-pourpoint :

 

– Monsieur de Vitry, il faut que je rattrape au plus tôt Sa Majesté qui vient de sortir sans escorte, m’a-t-on dit. Il me faut un cheval rapide… Il n’y a pas une seconde à perdre.

 

Vitry connaissait Pardaillan. Il comprit que quelque chose de très grave se passait. Sans interroger, sans hésiter, il dit simplement :

 

– Venez, monsieur de Pardaillan, je vais vous donner mon meilleur cheval.

 

Quelques secondes plus tard, Pardaillan sautait en selle et filait ventre à terre par les quais.

 

C’est ainsi que nous l’avons vu derrière son fils rue du Colombier, le long du jardin clos de la reine Marguerite, femme répudiée du roi Henri IV.

 

LVI

 

En quelques foulées, Pardaillan, mieux monté, se trouva côte à côte avec son fils. En galopant, il répéta sa question :

 

– Où diable courez-vous ainsi ?

 

Jehan, d’un geste, désigna la campagne et répondit laconiquement :

 

– Le roi !

 

Dans l’angoisse qui l’étreignait, dans son ardeur au sauvetage, il ne pensa pas à s’expliquer plus clairement. Il ne parut pas s’étonner de voir que Pardaillan avait compris quand même.

 

Ils continuèrent de galoper silencieusement. Au bout de la rue du Colombier, passé le mur d’enceinte de l’abbaye, ils perçurent à leur gauche, le carrosse royal.

 

Les quatre chevaux qui le traînaient étaient lancés à une allure folle. Le cocher, debout sur son siège, désespérément cramponné à ses guides, tirait dessus de toutes ses forces, décuplées par l’imminence du péril. Il s’épuisait vainement, sans parvenir à maîtriser les bêtes affolées.

 

Le carrosse venait de dépasser la chapelle des Saints-Pères. À partir de là, la rue devenait route. Sur sa gauche se trouvaient encore quatre ou cinq maisons, puis c’était la campagne piquée d’arbres çà et là. Un peu plus loin, les fourches patibulaires de l’abbé. Plus loin encore, la Seine, dont la berge – comme l’avait fait observer la Galigaï – était à pic et élevée de plusieurs toises.

 

Sur sa droite, les jardins non clos de la reine Marguerite. (Ces jardins, ainsi que l’hôtel, occupaient une grande partie de l’ancien Pré aux Clercs.) Ces jardins étaient dominés par une petite éminence, sur laquelle se dressait un moulin.

 

Les chevaux filaient droit devant eux, avec cette rigidité de ligne suivie, particulière aux chevaux emballés. Ils allaient tout droit à la rivière et l’on eût pu croire qu’ils y étaient attirés par quelque force irrésistible, car ils avaient tourné d’eux-mêmes, à diverses reprises, pour se maintenir dans cette direction.

 

Il est probable que la liqueur qu’on leur avait fait boire avait excité leur soif. Ils sentaient l’eau à proximité et ils s’y ruaient d’instinct, sans que rien pût les faire changer de direction.

 

Ils étaient obligés de passer au pied du moulin. Un peu plus loin, sur leur gauche, se trouvaient deux gros arbres, deux chênes touffus. Ensuite, c’était le gibet. Si le carrosse ne se brisait pas contre ces deux obstacles, plus rien ne se trouvait pour lui barrer la route. C’était la culbute inévitable, le saut dans la rivière, la mort certaine.

 

Pardaillan et son fils lancèrent leurs montures sur le jardin de la reine. Ils le traversèrent en trombe, sans s’occuper, comme bien on pense, des dégâts qu’ils causaient dans les parterres admirablement entretenus. En galopant, Pardaillan, qui se trouvait à la gauche de son fils, expliquait avec son calme imperturbable :

 

– Nous piquons droit aux fourches. Nous y arriverons avant le carrosse. Nous sautons à terre et nous l’attendons. Nous bondissons ensemble à la tête des chevaux. Je prends celui de gauche ; vous, celui de droite.

 

– Bien monsieur.

 

Jehan le Brave, qui ne recevait d’ordre de personne, trouvait tout naturel que Pardaillan prît la direction et commandât.

 

Pardaillan, très froid, comme toujours au moment de l’action, jeta un coup d’œil sur lui, à la dérobée. Il le vit aussi froid, aussi résolu qu’il était lui-même. Et il eut un mince sourire de satisfaction.

 

Du carrosse cependant, on avait aperçu les deux cavaliers. Deux bustes émergèrent de la portière. Deux voix crièrent :

 

– À l’aide !… À nous !…

 

– Le roi !… sauvez le roi !…

 

Henri IV n’était pas seul dans le carrosse. Il avait avec lui les ducs de Bellegarde et de Liancourt. Deux ennemis de Concini. Les deux ducs appelaient à l’aide. Le roi ne se montrait pas.

 

– Courage !…

 

– On vient à vous ! répondirent Pardaillan et Jehan en même temps.

 

La manœuvre s’accomplit comme l’avait indiqué Pardaillan. Les deux cavaliers atteignirent le gibet avant le carrosse. Ils sautèrent à terre et se placèrent résolument sur sa route, bien calés, repliés sur eux-mêmes, prêts à bondir. Pardaillan avait expliqué en quelques mots ce qu’il fallait faire.

 

Les chevaux, à une allure vertigineuse, venaient droit à eux. Le cocher, qui n’avait pas perdu son sang-froid, voyant ces deux braves et quelle était leur intention, s’efforçait de leur venir en aide en brisant à coups de saccades réitérées la résistance opiniâtre de ses bêtes.

 

Le roi avait mis la tête à la portière. Il voulait voir. Il était très pâle, mais il avait toute sa présence d’esprit. Il ne prononça pas une parole, mais il se disait :

 

« Ces deux malheureux vont se faire écraser… inutilement ! »

 

Au même instant les chevaux arrivaient à la hauteur des deux hardis gentilshommes. Ils bondirent en même temps. D’une main ils se cramponnèrent aux guides ; de l’autre, ils étreignirent les naseaux fumants. Ils ne cherchèrent pas à immobiliser les bêtes. Ils ne se laissèrent pas traîner non plus. Simplement, ils se mirent à courir à côté.

 

Seulement, les poignes de fer meurtrissaient les naseaux. Henri IV, qui se trouvait du côté de Jehan, vit le cheval secouer frénétiquement la tête, cherchant à se débarrasser de cette entrave vivante, puis il hennit de douleur.

 

L’espace d’une quarantaine de pas, les deux hommes durent courir ainsi, suspendus aux naseaux des chevaux qui, meurtris par l’étreinte puissante, hennissaient de douleur, ralentissaient de plus en plus l’allure.

 

– On peut sauter sans danger, fit remarquer le duc de Bellegarde. Et il implora aussitôt : Au nom du ciel, Sire, descendez.

 

En même temps, il ouvrait la portière pendant que le duc de Liancourt appuyait.

 

– Ces deux braves n’auront certainement pas la force d’arrêter ces quatre bêtes furieuses. Descendez, Sire, descendez.

 

C’était ce que pensait aussi Henri IV. Sans discuter, il sauta à l’instant. Il le fit d’ailleurs sans précipitation, posément, adroitement.

 

– Ouf !… il était temps ! murmura-t-il, quand il se vit à terre. Liancourt et Bellegarde, pâles et défaits, n’attendaient que ce geste. Ils se hâtèrent de le suivre avec un soupir de soulagement.

 

Ils auraient aussi bien pu attendre tranquillement dans le carrosse, car, quelques secondes plus tard, les deux bêtes domptées, tremblant de tous leurs membres, couvertes d’écume, s’arrêtaient.

 

Il fallut alors que Pardaillan et son fils allassent mater de même les deux timoniers qui ruaient, se cabraient, cherchaient à passer par-dessus les deux premiers. Ce fut l’affaire de quelques secondes. Maintenant, l’accès d’ivresse furieuse étant passé, les pauvres bêtes se montraient fort abattues.

 

– Faites-les boire, conseilla Pardaillan au cocher, et il n’y paraîtra plus.

 

Jusque-là, Henri IV n’avait vu Jehan que de dos et ne l’avait pas reconnu. Quant à Pardaillan, il ne l’avait pas aperçu. C’est à ce moment seulement qu’il les reconnut tous les deux. Il vint à Pardaillan, la main tendue et encore ému, malgré qu’il s’efforçât de se maîtriser :

 

– Ventre-saint-gris ! mon ami, il est écrit qu’à toutes nos rencontres vous exposerez votre vie pour sauver la mienne ! Je ne sais comment vous remercier.

 

– Bah ! fit Pardaillan d’un air détaché, en serrant la main du roi la chose n’en vaut vraiment pas la peine.

 

– Cela vous sied à dire, s’écria Henri. Vous risquiez bellement de vous rompre les os !

 

Et avec une insistance affectueuse, il ajouta :

 

– Au moins, cette fois, me sera-t-il donné de vous témoigner ma gratitude ?

 

Soit qu’il eût décidé de dédaigner Jehan le Brave, soit plutôt qu’il voulût se donner le temps de réfléchir sur l’attitude qu’il prendrait à son égard, Henri IV ne paraissait pas l’avoir vu et s’était placé de manière à lui tourner le dos.

 

Il l’avait fait sans affectation, très naturellement. Jehan, qui ne connaissait pas son caractère, crut à un hasard. Et il attendait patiemment qu’il plût au roi de se tourner vers lui. Il était d’ailleurs très calme et n’éprouvait ni déception ni contrariété de cette attitude. C’est qu’il avait agi, dans cette affaire, avec le plus complet désintéressement et sans arrière-pensée aucune. Ce qu’il avait voulu sauver, au péril de sa propre existence, ce n’était pas le roi, c’était le père de Bertille de Saugis. Son but était atteint. Le reste le laissait indifférent.

 

Mais Pardaillan, lui, connaissait fort bien le roi. De plus, comme il aimait à dire lui-même, c’était un vieux routier à qui on ne pouvait en remontrer. Là où son fils avait cru à un hasard, il devina, lui, une intention formelle. Et ses yeux eurent cette expression malicieuse de quelqu’un qui se prépare à jouer un bon tour. Et avec son air le plus naïf, son sourire le plus engageant, il s’en fut prendre Jehan par la main, l’amena devant le roi et, avec une bonhomie admirablement jouée, il s’écria :

 

– Puisque le roi est si bien disposé, qu’il témoigne sa gratitude à ce jeune homme… Il la mérite, certes, plus que moi, car sans lui c’en était fait de Votre Majesté.

 

Henri fixa le jeune homme d’un œil peu bienveillant et ne lui dit pas un mot. C’est qu’il était embarrassé. Ce Jehan le Brave – qui supportait son examen avec une sérénité frisant l’indifférence – lui plaisait, quoi qu’il en eût et il venait de l’admirer.

 

Mais il y avait cette méchante affaire de Montmartre qui, d’après les rapports, ne pouvait demeurer impunie. De là, son indécision et sa mauvaise humeur.

 

Sans paraître remarquer le froid accueil du roi, Pardaillan continua imperturbablement, mais cette fois sur un ton très sérieux :

 

– Sans ce jeune homme, je ne serais point ici et n’aurais pu par conséquent, l’aider à vous arracher à une mort certaine… Vous disiez, Sire, que j’ai risqué de me rompre les os. C’est vrai… Mais en risquant ma vieille carcasse pour vous, je ne faisais pas un grand sacrifice. Tandis que ce jeune homme est à l’aube de la vie… il aime, il est aimé, il a toutes sortes de bonnes raisons de vivre le plus longtemps possible… il n’a pas hésité cependant… C’est pourquoi je répète : c’est à lui que le roi doit témoigner sa gratitude… s’il lui plaît de la lui témoigner.

 

Henri se trouvait, pour ainsi dire, mis en demeure de se prononcer séance tenante. D’un air toujours froid, il dit, répondant directement à Pardaillan :

 

– J’avais recommandé à ce jeune homme de se faire oublier. Cependant on m’a beaucoup parlé de lui, ces jours-ci… On en a trop parlé même. On le croyait mort, et c’était bien ainsi, car, le moins qu’il puisse lui arriver maintenant, est d’être pendu haut et court. Vous assurez que je lui dois la vie ; en conséquence, je lui fais grâce… et nous sommes quittes.

 

Et se tournant vers Jehan, qui écoutait impassible :

 

– Je vous accorde quarante-huit heures pour quitter ma ville. Jusque-là, vous ne serez pas inquiété. Passé ce délai, je ne réponds plus de vous… C’est tout ce que je peux faire pour vous, jeune homme.

 

Jehan s’inclina avec cette grâce altière qu’il tenait de son père et, froidement :

 

– J’ai déjà eu l’honneur de dire à Votre Majesté qu’il m’était imposable de quitter Paris.

 

– Ah !… Je le regrette !

 

– Le roi ne dira pas toujours cela.

 

– Qu’est-ce à dire ?

 

Tout ceci, de la part du roi, était dit avec un air qui eût fait entrer sous terre un courtisan. De la part de Jehan, avec une assurance tranquille que rien ne semblait devoir démonter.

 

Les ducs de Bellegarde et de Liancourt, témoins muets de cette scène, considéraient avec une stupeur apitoyée ce malheureux qui ne sentait pas que la colère royale grondait, qu’elle éclaterait avant peu et le briserait comme verre.

 

Pardaillan se tenait immobile, sans chercher à intervenir et fixait sur son fils des yeux pétillants de satisfaction.

 

Le roi, après avoir dit : « Qu’est-ce à dire ? » se détourna d’un air souverainement indifférent. Il n’était pas besoin d’être très au courant des règles de l’étiquette pour comprendre qu’il entendait briser cet entretien.

 

Jehan le Brave ne jugea pas ainsi. Il avait cependant parfaitement compris. Le coup d’œil furtif qu’il lança à Pardaillan l’indiqua clairement. Mais en même temps, il accompagnait ce coup d’œil d’un demi-sourire qui disait aussi qu’il avait son idée.

 

Et Pardaillan, qui avait saisi la signification de cette pantomime, se demanda, non sans quelque inquiétude :

 

– Que va-t-il faire ?… Oh ! diable ! ouvrons l’œil !…

 

Jehan, sans faire un mouvement, dit d’une voix grave :

 

– Le roi croit-il donc réellement que ses chevaux se sont emportés par suite d’un accident fortuit ?

 

Comme s’il eût été piqué par quelque bête venimeuse, Henri se retourna tout d’une pièce. L’expression de hauteur qu’il avait eue jusque-là fit brusquement place à une inquiétude qu’il ne chercha pas à dissimuler et ce fut d’une voix mal assurée qu’il demanda :

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Demandez à cet homme… je vois qu’il sait maintenant à quoi s’en tenir, répondit Jehan avec la même gravité.

 

En disant ces mots, il désignait le cocher. Cet homme, descendu de son siège, avait soigneusement visité ses chevaux, cherchant ce qui avait pu produire cet affolement soudain. En ce moment, il tenait ouverte la bouche d’une de ces bêtes et il flairait attentivement l’âcre parfum qui s’exhalait de cette bouche. Et il se redressait pâle et défait, les yeux hagards.

 

Henri s’approcha vivement. Bellegarde et Liancourt, oubliant l’étiquette, le suivirent. Pardaillan et Jehan demeurèrent à leur place. Sur le dos du roi, Jehan adressa encore à son père le même sourire, qui signifiait qu’il avait son idée.

 

– Eh bien ? interrogea Henri angoissé.

 

– Oh ! Sire, fit le cocher à qui s’adressait cette question, un criminel a enivré ces bêtes !… Ce n’était pas un accident, c’était un attentat lâchement prémédité.

 

Henri devint livide. Nous avons dit que la peur de l’assassinat était le chancre qui empoisonnait son existence. Il contempla d’un œil morne ses deux amis : Bellegarde et Liancourt, plus livides que lui, et murmura :

 

– Oh ! les misérables !… Par Dieu ! je ne cesse de le dire : ils me tueront !… Je ne sortirai pas vivant de cette ville !…

 

Et se retournant encore une fois, il revint à Pardaillan et Jehan et :

 

– Vous saviez ? fit-il.

 

Pardaillan et Jehan répondirent gravement : oui, de la tête. Le roi crispa les poings avec colère et mâchonna un juron. Jehan reprit aussitôt avec une sorte de solennité :

 

– Oui, nous savions… Et, Dieu merci, nous sommes arrivés à temps… cette fois-ci. Car, ne vous y trompez pas, Sire, l’attentat manqué aujourd’hui se reproduira un autre jour, d’une autre manière.

 

Et avec un accent prophétique, la main tendue :

 

– La mort rôde autour de vous, elle vous enveloppe, sa main décharnée s’étend sur vous !… Oui, je la vois, et peut-être serai-je assez heureux pour arriver une fois encore à temps pour la faire reculer… Ce jour-là – peut-être demain – le roi ne regrettera plus que je me sois obstiné à demeurer dans sa ville… malgré son ordre.

 

Ces paroles, le ton sur lequel elles furent prononcées, produisirent une impression terrible sur le roi, qui sentit le frisson de l’épouvante le frôler à la nuque.

 

Mais en même temps qu’il les prononçait, Jehan coulait sur Pardaillan un regard où luisait une flamme malicieuse. Et Pardaillan, qui comprit une fois encore, se dit :

 

– Tiens, tiens ! ce n’est pas si bête !… Cette grâce pleine et entière que le roi n’a pas eu la générosité de lui accorder, il va l’arracher à sa terreur de l’assassinat !… Il défend sa peau, le bougre, et il la défend vaillamment… de toutes les manières et sur tous les terrains…

 

Et avec un mince sourire :

 

– Décidément, c’est bien mon fils, je ne peux pas le nier !…

 

Cependant, Henri dans son désarroi, adressait à Pardaillan une interrogation muette d’une éloquence criante. Et le chevalier railla dans son esprit :

 

– Attends, je vais te rassurer ! Et tout haut, de cet air froid qu’Henri connaissait bien :

 

– Ce jeune homme n’exagère rien… Peut-être même atténue-t-il quelque peu…

 

– Diable ! murmura le roi, en se raidissant.

 

– M. de Sully n’a-t-il pas mis le roi en garde contre certaine cérémonie ?

 

– Si fait !… Et je comptais bien vous en remercier. De son air figue et raisin, Pardaillan répliqua :

 

– Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, Sire. C’est encore ce jeune homme… Si j’ai pu aviser à temps M. de Sully de ce qui se tramait dans l’ombre, c’est encore à lui que je le dois.

 

Ici Jehan dressa l’oreille. Il ne savait pas du tout à quoi le chevalier faisait allusion. Quant à Pardaillan, il ne croyait pas mentir. C’était en cherchant Jehan le Brave qu’il avait surpris les projets de Concini, de même qu’il avait surpris les agissements de frère Parfait Goulard. Avec cette logique spéciale qui lui était propre, il se disait que sans cela, il n’aurait rien su de ce qu’il avait appris. Par conséquent, c’était à lui qu’il le devait. Par conséquent aussi, il était juste de lui rendre ce qui lui revenait de droit.

 

Henri IV, on le sait, avait une confiance absolue en Pardaillan. Il ne pouvait pas douter de sa parole. Il passa sa main sur son front moite et dit en soupirant :

 

– Ainsi, jeune homme, vous savez, vous, quels sont les misérables qui me poursuivent dans l’ombre ?… Ainsi, vous m’avez déjà sauvé une fois ?…

 

Pardaillan se hâta de répondre pour son fils :

 

– Vous faites erreur, Sire. Ce jeune homme vous a déjà sauvé deux fois… Il n’y a pas bien longtemps encore, un mot de lui a fait tomber le couteau des mains de l’homme qui rêvait…

 

– Monsieur de Pardaillan, interrompit Jehan, je vous en prie, ne parlez pas de cela au roi !…

 

– Ventre-sans-gris ! parlez-en, au contraire, s’écria vivement Henri. Il est nécessaire que le roi connaisse les braves qui se dévouent pour lui avec tant de courage et de désintéressement.

 

– Jehan le Brave, continua Pardaillan en réprimant un sourire, sait en effet bien des choses. Et c’est peut-être bien pour cela qu’on s’acharne à le perdre aux yeux de Votre Majesté. Ce qui est certain, c’est qu’il ne s’est pas vanté en assurant qu’il aurait probablement encore l’occasion de préserver les jours du roi. Quant à moi, je crois fermement qu’en l’éloignant, le roi se prive bénévolement d’un défenseur au dévouement inaltérable… Le roi affûte lui-même l’arme avec laquelle on le meurtrira.

 

Après avoir prononcé ces paroles avec une assurance impressionnante, il ajouta en lui-même :

 

– Maintenant, tire-toi de là !… si tu peux !

 

Quant à Henri, il était terrifié et furieux tout à la fois. Dans son esprit, il gronda :

 

« Trois attentats !… en un mois !… et nul n’en a eu le soupçon !… et sans ces deux hommes, c’en était fait de moi !… Ils me tueront, les scélérats ! Mais, vive Dieu ! puisque me voilà averti, je me défendrai !… »

 

Et tout haut, machinalement :

 

– Voilà qui change bien les choses ! dit-il.

 

Pardaillan et son fils échangèrent un rapide coup d’œil. La terreur produisait son effet sur le roi. Sous l’empire de cette terreur, ses manières se modifièrent brusquement. Autant il s’était montré froid et distant avec Jehan, autant il se faisait bienveillant et familier à sa façon accoutumée.

 

– Ainsi, jeune homme, dit-il avec rondeur, si vous tenez tant à rester dans notre ville, c’est uniquement pour veiller sur nous ?

 

Avec sa franchise intrépide, Jehan rectifia :

 

– Uniquement, c’est beaucoup dire… Mais pour une bonne part.

 

– Pas mal, se dit Pardaillan, qui avait attendu la réponse avec curiosité.

 

Et, avec un sourire :

 

– Ce sera un bien mauvais courtisan… comme son père.

 

La réponse plut à Henri. Il retrouvait son assurance. Il se mit à rire en disant :

 

– Voilà de la franchise, au moins !… Jarnicoton ! jeune homme, vous me plaisez.

 

Liancourt et Bellegarde, voyant que les choses tournaient en faveur de ce jeune inconnu, commençaient à se rappeler fort à propos qu’ils lui devaient la vie et lui adressaient des sourires gracieux. Ce qu’ils n’avaient eu garde de faire jusque-là.

 

– Mais, dites-moi, continua le roi, avec un sourire malicieux, d’où vient le changement que je constate en vous ? Car enfin, je me souviens de certaine rencontre au cours de laquelle vous vouliez à tout prix m’enlever cette existence que vous défendez si vigoureusement aujourd’hui.

 

– C’est que, dit Jehan sans le moindre embarras, je ne savais pas alors ce que j’ai appris depuis.

 

– Ah !… Et quoi donc ?

 

Jehan s’inclina respectueusement et dit simplement :

 

– C’est que vous êtes son père !

 

LVII

 

Henri comprit parfaitement le sens de ces paroles. Deux minutes plus tôt, la réponse l’eût piqué et il l’aurait vertement relevée. Ses sentiments à l’égard de Jehan s’étant modifiés, ces paroles le rassurèrent plus que n’eussent pu faire les protestations les plus chaleureuses. Il se disait avec raison que le dévouement qui s’adressait au père de Bertille de Saugis serait autrement ardent que celui qui s’adresserait au roi. Son égoïsme y trouvait son compte et partant, comme la première, cette réponse eut le don de lui plaire.

 

Cependant, il demeura un moment rêveur, les yeux fixés sur le fils de Pardaillan, sans le voir. Il pensait à sa fille.

 

Pourquoi n’avait-il pas tenu la promesse qu’il lui avait faite de s’occuper d’elle ? Il avait tant de soucis en tête, se disait-il.

 

Le vrai est que l’accueil qu’elle lui avait fait l’avait déconcerté et rebuté. Il s’était senti singulièrement gêné devant cette étrange enfant qui avait osé s’ériger en juge devant lui. Qui n’avait pas témoigné plus de respect au père qu’elle n’avait été troublée par la majesté royale. Qui avait, enfin, repoussé avec la même souveraine hauteur, titres, honneurs, fortune, et, par surcroît, l’affection qu’il lui offrait. Si bien qu’il n’avait pas eu le courage de se représenter devant elle.

 

Maintenant, il se disait qu’il devait s’occuper d’elle. Il lui devait bien cela. Quand ce ne serait que pour lui avoir suscité ce défenseur dont il appréciait la force prodigieuse et la folle bravoure.

 

Il se le disait de bonne foi. De là à le faire, il y avait de la marge. Le sentiment paternel était très vague en lui. De plus, Bertille, fille qu’il ne pouvait avouer, se trouvait être un caractère déconcertant – pour lui – devant lequel il se sentait mal à l’aise.

 

Il était à présumer que, rentré au Louvre, il l’oublierait comme il l’avait déjà oubliée une fois. Et il s’en excusait d’avance, en se disant que, somme toute, c’était ce qu’elle demandait.

 

Depuis quelques instants, nos personnages percevaient, du côté de l’abbaye, le bruit sourd d’une cavalcade, qui allait se rapprochant. Ils n’y avaient pas pris garde. À part Jehan le Brave, qui se doutait bien de ce que c’était.

 

Au moment où Henri allait répondre, la troupe, à la tête de laquelle se trouvaient d’Épernon, Concini et Neuvy, contournait la chapelle des Saints-Pères, courait bride abattue le long du jardin non clos de la reine. Il se retourna au bruit et vit cette longue file de cavaliers qui passaient en trombe sous le moulin.

 

Il se sentit réconforté. Un sourire de satisfaction éclaira sa physionomie rusée, et il oublia de répondre à Jehan.

 

Les différents personnages qui se trouvaient avec lui s’étaient retournés comme lui. Tous regardaient la cavalcade qui approchait ventre à terre.

 

Jehan le Brave avait fait comme les autres. Seulement, Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, le vit se hérisser soudain, une flamme de colère et de défi aux yeux. En même temps, d’un geste rapide, il assujettissait le ceinturon, dégageait la rapière, se tenait prêt à la lutte imminente.

 

Pardaillan vit tout cela d’un coup d’œil. Et il comprit. Ses yeux allèrent tour à tour de Jehan à la troupe, puis au roi. Il ne dit rien. Mais il eut un de ses sourires en lame de couteau et, lui aussi, d’un mouvement vif, il dégagea son épée et se tint prêt.

 

Cependant, Concini, d’Épernon et de Neuvy venaient d’apercevoir le roi, qui se tenait en avant de son petit groupe. D’un même mouvement, ils levèrent les chapeaux et crièrent à pleins poumons :

 

– Vive le roi !

 

Et la troupe tout entière en une formidable clameur, répéta :

 

– Vive le roi !

 

Et plus loin, là-bas, derrière les cavaliers, plus assourdi, le même cri se fit entendre comme un écho. C’était la foule des curieux, rués au pas de course derrière la cavalcade, c’étaient les habitants des faubourgs, instruits par la rumeur qui courait plus rapide que les chevaux, et qui, tous, répétaient l’acclamation de confiance, sans savoir encore pourquoi.

 

Le roi, tout joyeux, remercia de la main, à différentes reprises, et cria :

 

– Merci, mes amis !

 

Et se tournant vers ceux qui l’accompagnaient, le visage épanoui, il ajouta :

 

– Ventre-saint-gris ! s’il est des misérables qui nous veulent la malemort, il est, Dieu merci ! des braves gens, plus nombreux, dont le dévouement se manifeste toujours au moment opportun. Vrai Dieu ! cela réchauffe le cœur !

 

Henri IV avait à ce moment, à sa droite, Bellegarde et Liancourt. À sa gauche, Pardaillan et son fils. Pardaillan s’était arrangé de manière à ce que Jehan fût placé à côté du roi. Ce fut à lui qu’il adressa ces paroles en les accompagnant d’un sourire gracieux qui signifiait qu’il avait le droit d’en prendre une bonne part pour lui.

 

Jehan, sans rien dire, s’inclina avec une froide ironie. Pardaillan perçut encore cette nuance, de même qu’il vit le regard étincelant qu’en se redressant il dardait sur les trois cavaliers en tête de la colonne. Henri ne remarqua rien parce qu’il fixait les cavaliers qu’il ne parvenait pas encore à reconnaître, un peu parce qu’ils étaient trop loin, beaucoup parce que sa vue baissait de jour en jour. Il recommanda vivement :

 

– Messieurs, silence, je vous prie, sur cette affaire, Il ne s’agit que d’un accident. Ne l’oubliez pas.

 

Et sans attendre la réponse, il fit deux ou trois pas en avant. C’était un vif-argent qui ne pouvait demeurer longtemps en place.

 

Par suite de ce mouvement, Pardaillan et Jehan se trouvèrent à l’écart, derrière le roi et à quelques pas des deux ducs. Eux aussi, ils fixaient des regards menaçants sur les trois cavaliers qui accouraient.

 

C’est que, maintenant, ils étaient assez près pour qu’on pût les reconnaître. Et nous avons dit que les deux ducs étaient des ennemis mortels du Florentin. Ils pensaient qu’il était peut-être un des auteurs de l’attentat qui venait d’avorter. Ils ne se trompaient pas, comme on sait. Ils pensaient, en outre – et c’est cela surtout qui déchaînait leur fureur – que c’était peut-être grâce à lui que leur était échue la périlleuse faveur d’être désignés pour accompagner le roi dans cette promenade qui devait être mortelle. Peut-être ne se trompaient-ils pas davantage.

 

Pardaillan profita de cet isolement momentané. Comme il aurait répondu à des paroles claires et précises, il répondit aux jeux de physionomie de son fils, et dans un souffle à peine perceptible, répétant les propres paroles du roi :

 

– Parmi ces braves gens dont le dévouement se manifeste toujours au moment opportun, se trouve le meurtrier.

 

Jehan ne s’étonna pas de se voir si bien compris sans qu’il eût besoin de s’expliquer. Plus rien ne l’étonnait maintenant de la part de Pardaillan. Il répondit sur le même ton, en désignant du regard toute la colonne :

 

– Dites les meurtriers !… Sans compter ceux qui sont rentrés prudemment au logis… et ceux qui se sont terrés au couvent.

 

À ces mots, Pardaillan comprit que son fils en savait aussi long, sinon plus, que lui-même.

 

– Quoi ! reprit-il, même le grand prévôt ?

 

– Non, pas celui-là !… Je n’en jurerais pourtant pas.

 

– Diable ! murmura Pardaillan qui jeta sur Henri IV un coup d’œil apitoyé.

 

Parvenus près du roi, les trois cavaliers mirent pied à terre et firent quelques pas. De Neuvy se trouvait en tête, Concini et d’Épernon lui cédant volontairement le pas. Ils avaient leurs raisons pour agir ainsi.

 

En effet, en route, ils avaient employé le temps à le circonvenir avec une adresse infernale. Ils n’avaient pas eu beaucoup de peine d’ailleurs. Le grand prévôt était naturellement prévenu contre Jehan le Brave. Il n’avait pas oublié l’algarade de la rue de l’Arbre-Sec, et qu’il avait eu plusieurs hommes mis à mal, et qu’il avait été menacé lui-même. Il n’avait pas oublié et il ne pardonnait pas non plus. Sincèrement, il croyait Jehan capable de tous les crimes. Il avait avidement recueilli les insinuations aussi habiles que perfides de ses deux compagnons et il les avait fait siennes.

 

Maintenant que le moment d’agir était venu, Concini et d’Épernon se tenaient sur la réserve, bien résolus à laisser le grand prévôt s’engager à fond et à lui laisser endosser toute la responsabilité de ce qui allait se produire. Quant à eux, suivant la tournure que prendraient les choses, ils l’appuieraient ouvertement ou se déroberaient dextrement. De toutes les manières, ils tiraient leur épingle du jeu.

 

Dans cette affaire, Neuvy, seul, était de bonne foi et ne soupçonnait même pas qu’il allait tirer les marrons du feu au profit des deux gentilshommes retors.

 

– Eh bien ! Neuvy, dit le roi, pourquoi cette émotion ?

 

– Ah Sire, s’écria Neuvy qui, effectivement, était fort ému, s’il vous était arrivé malheur, je serais allé tout droit me jeter à la rivière.

 

– Et pourquoi, bon Dieu ?

 

– Je suis encore arrivé trop tard pour défendre le roi… C’est la deuxième fois en quelques semaines.

 

– Je ne vous fais pas de reproches… Vous êtes chargé de la police de la ville, c’est vrai. Mais un accident banal échappe à toute prévision.

 

Et d’un air grognon, mais à voix haute, de façon à ce que tout le monde l’entendît :

 

– Je suis le prince le plus mal servi du monde !… Ces coquins de palefreniers ont, je gage, oublié d’abreuver mes chevaux. Les pauvres bêtes, mourant de soif, ont senti la rivière à proximité et ont failli m’y précipiter… M. Le Grand, vous veillerez à ce que les mauvais drôles coupables de cet oubli soient châtiés comme ils le méritent.

 

– Bien, Sire ! dit Bellegarde, à qui s’adressaient ces paroles. Bellegarde cumulait les deux charges de grand écuyer et de premier gentilhomme de la chambre.

 

Concini et d’Épernon échangèrent leurs impressions en un furtif coup d’œil. Jehan le Brave ne les avait pas dénoncés comme ils le pensaient. L’attitude du roi le prouvait surabondamment. Dès lors, qui sait s’il ne valait pas mieux laisser les choses en l’état ? On retrouverait toujours le truand… un bon coup de poignard entre les deux épaules et tout serait dit.

 

Mais il y avait Neuvy. Il fallait l’avertir séance tenante, devant le roi, devant tout le monde. Pas facile. D’Épernon était des familiers du roi. Il risqua le coup. Et pendant que Concini, figé dans une attitude de parade, se tenait modestement à l’écart, il s’avança vivement et s’écria :

 

– C’est ce que nous avons appris par pur hasard. Et, vous le voyez, nous volions au secours du roi. Désolés, comme M. de Neuvy, d’être arrivés trop tard, mais bien heureux, Sire, de voir le roi sain et sauf, échappé miraculeusement à ce fatal accident.

 

Henri crut que d’Épernon connaissait la vérité et ne parlait ainsi que pour les nombreux gentilshommes qui l’escortaient. Il lui sut gré de l’appui qu’il lui apportait et dit très gracieusement :

 

– Merci, duc !… Merci à vous tous, mes amis !

 

– Vive le roi ! crièrent d’une seule voix ceux à qui s’adressaient ces paroles.

 

D’Épernon avait insisté particulièrement sur le mot : accident et, en parlant, il fixait le grand prévôt d’une manière significative.

 

Mais, nous l’avons dit, de Neuvy était de bonne foi. Il n’avait aucune raison de modifier une conviction bien assise. D’ailleurs, il ne comprit pas le coup d’œil du duc. Et il intervint à son tour.

 

– Il ne s’agit pas d’un accident, Sire, dit-il avec énergie, mais bien d’un lâche attentat, froidement et méchamment prémédité.

 

Henri fronça le sourcil et regarda le grand prévôt de travers.

 

– Çà, monsieur, perdez-vous la tête ? fit-il d’un ton courroucé.

 

Le carrosse avait été arrêté par Jehan et Pardaillan, sur le grand Pré aux Clercs. Le roi s’y trouvait encore avec son petit groupe. Ils tournaient le dos à la rivière, qui roulait ses flots bourbeux à quelques centaines de toises de là.

 

Devant ce petit groupe se tenaient Concini, d’Épernon et Neuvy, face à la rivière. Derrière chacun de ces trois personnages s’étaient placés ses hommes. Cela constituait trois groupes distincts, alignés en un vaste demi-cercle. Le groupe Concini – le moins nombreux – du côté de Bellegarde et Liancourt ; le groupe d’Épernon – le plus nombreux – face au roi ; enfin, le groupe Neuvy du côté de Pardaillan et Jehan le Brave.

 

Au moment où le roi venait de parler sur un ton qui n’admettait pas de réplique, une immense acclamation retentit derrière ces trois groupes :

 

– Vive le roi !… – Vive notre bon Sire !… – Noël ! Noël !… C’étaient les habitants du faubourg qui accouraient, envahissaient le pré, à distance respectueuse, toutefois, et manifestaient leur loyalisme par ces vivats.

 

Henri remercia de la main. Et alors, comme si quelque mystérieux mot d’ordre eût circulé dans cette foule éparpillée, de tous les côtés à la fois retentirent des clameurs menaçantes :

 

– Assassin !… – Maudit !… – Damné !… – À mort l’assassin !… – À l’eau !… – À la hart !… – Non, qu’on le roue !… – Qu’on l’étripe !… – Donnez-le-nous !… Son cœur aux pourceaux !…

 

Pardaillan guigna son fils Jehan du coin de l’œil. Il se tenait raide, à sa gauche et à quelques pas du roi. Il n’avait pas fait un mouvement. Il souriait et il était terrible. Il songea :

 

– Le lion va bondir… Gare à qui tombera sous sa griffe ! Mais pourquoi diable ces rustres le désignent-ils comme l’assassin ?… Car c’est bien lui qu’on désigne. Et pourquoi cette unanimité… touchante ?

 

De Neuvy aurait peut-être reculé devant la mauvaise humeur du roi. Cet incident inattendu lui rendit le courage qui l’abandonnait.

 

– Sire, dit-il avec force, entendez la voix de ce peuple qui, dans son instinct de justice, réclame le châtiment du criminel. Un aussi exécrable forfait ne saurait demeurer impuni, il le comprend, lui.

 

– Eh ! ventre-saint-gris ! maugréa Henri, je me tue à vous dire qu’il s’agit d’un accident. Vous voulez à toute force qu’il y ait un attentat et un criminel… Soit… Eh bien, monsieur, cherchez-le, ce criminel, et saisissez-le. Aussi bien, ceci rentre dans vos attributions.

 

– Il est tout trouvé, Sire ! triompha Neuvy.

 

Il fit un signe à ses archers qui se mirent en mouvement, entourant Jehan de manière à lui couper la retraite. Et lui-même, il s’élança résolument vers le jeune homme qui le regardait venir, les bras croisés sur sa large poitrine.

 

Concini et d’Épernon échangèrent un coup d’œil inquiet et se tinrent plus que jamais sur la réserve, à l’écart. Intérieurement, d’Épernon égrenait tout un chapelet d’injures à l’adresse de cette brute de grand prévôt qui ne savait rien comprendre.

 

Celui-ci, cependant, était parvenu à deux pas de Jehan qui semblait de marbre. Il s’inclina profondément devant le roi étonné, et :

 

– Puisque le roi l’ordonne, dit-il, j’obéis séance tenante.

 

Il se redressa, fit un pas de plus, tendit la main large ouverte, et rudement :

 

– Je vous arrête !

 

Au même instant, il poussa un cri de douleur et recula à deux pas.

 

Jehan l’avait laissé faire. Mais, au moment où la main allait s’abattre sur son épaule, il s’était effacé brusquement et son poing avait violemment frappé sur le dos cette main. En même temps, il disait d’une voix mordante :

 

– Bas les pattes !

 

Devant cet acte inouï de rébellion en présence du roi, ce fut un moment d’indicible stupeur. Puis, les cris de mort éclatèrent à nouveau, lancés par la populace. Cependant que les archers s’avançaient précipitamment pour prêter main-forte à leur chef.

 

Jehan se retourna de ce côté en grondant :

 

– Arrière, chiens rampants ! Arrière !

 

Et il leur apparut si hérissé, si formidable, si pareil au fauve qui s’apprête à déchirer, qu’ils s’arrêtèrent, hésitants. Mais Jehan les jugeait trop près de lui sans doute, car il avança vers eux en rugissant :

 

– Au chenil, vous dis-je !

 

En même temps, il projetait ses deux poings en avant. Et deux archers allèrent rouler sur l’herbe. Il allait recommencer. Il changea brusquement d’idée. Il avisa l’archer le plus proche de lui. C’était un colosse. Ses deux poignes s’abattirent sur lui. Elles l’agrippèrent, l’attirèrent, le soulevèrent comme une plume et le balancèrent à bout de bras, pendant qu’il criait d’une voix effrayante :

 

– Qui veut que je l’assomme avec cette massue vivante ?… Et il y eut un recul précipité chez les archers.

 

Neuvy s’était ressaisi. Il se rua sur Jehan, qui lui tournait le dos, en hurlant :

 

– Saisissez-le !… Mort ou vif !…

 

Mais il se heurta à Pardaillan. Le chevalier ne dit pas un mot, ne fit pas un geste. Il souriait de son air le plus aimable. Le mouvement qu’il avait fait pour se placer devant le grand prévôt était si peu agressif et il avait été accompli avec un naturel si parfait que celui-ci en fut dupe.

 

Il fit ce qu’on fait en semblable occurrence : il se porta vivement à droite. Comme par hasard, Pardaillan exécuta le même mouvement. En sorte qu’il le retrouva devant lui, toujours souriant. Il mâchonna un juron et fit un pas à gauche. Et, toujours par hasard, il se heurta à Pardaillan.

 

Seulement, cette fois, la botte du chevalier écrasa l’orteil du grand prévôt, qui écuma :

 

– Morbleu ! monsieur, avez-vous l’intention de m’empêcher de passer ?

 

Le sourire de Pardaillan se figea et, glacial :

 

– Vous êtes long à comprendre, monsieur.

 

Neuvy porta la main à la garde de son épée. Les gentilshommes de l’escorte de d’Épernon s’agitaient. La foule recommençait ses clameurs de mort. Les archers s’apprêtaient à foncer, malgré la menace de Jehan qui ne lâchait pas son colosse, lequel poussait des cris stridents et des appels désespérés. Une seconde encore, et c’était la ruée de ces gentilshommes, de ces agents et de cette foule sur les deux hommes.

 

– Que personne ne bouge ! lança le Béarnais d’un ton de suprême commandement.

 

Et cela suffit. Tous s’immobilisèrent à l’instant.

 

Pardaillan retrouva son sourire railleur.

 

Jehan, voyant les archers à distance, posa doucement le colosse sur ses pieds et, d’une voix extraordinairement calme, imperceptiblement narquoise :

 

– Va-t-en, petit ! dit-il. Et n’approche plus trop près de moi… Tu vois qu’il pourrait t’en cuire.

 

Et le « petit » ne se le fit pas dire deux fois, et sans demander son reste, détala à toutes jambes. Et il avait une mine si comiquement effarée que le roi ne put réprimer un sourire. En même temps, il coulait un regard de côté sur Jehan, impassible maintenant, et il admira en connaisseur :

 

– Tudieu ! quelle poigne !

 

Mais l’incident demandait à être éclairci séance tenante. Il fallait que le grand prévôt expliquât, sur l’heure, sur quoi il étayait l’accusation terrible qu’il venait de porter.

 

Henri fit un geste impérieux. Tout le monde s’écarta. Même les ducs de Bellegarde et de Liancourt. Il ne resta près de lui que Pardaillan, Jehan le Brave et Neuvy. Henri s’approcha de son carrosse en leur faisant signe de le suivre.

 

– Monsieur, dit-il à Neuvy, et d’un air mécontent, nous savions, tous les trois, que j’ai failli être victime d’un attentat. Mais il était au moins inutile de le crier sur les toits comme vous venez de le faire. Alors surtout que le roi indiquait assez clairement sa volonté, en prononçant intentionnellement le mot : accident.

 

Et avec une froideur menaçante, il ajouta :

 

– Jarnicoton ! monsieur, il faut convenir que pour un grand prévôt vous manquez de tact et de finesse.

 

– Sire, balbutia de Neuvy, livide, j’ai été emporté par mon zèle.

 

– Eh, monsieur, un excès de zèle intempestif est aussi déplorable qu’un excès de négligence ! Tenez-vous-le pour dit.

 

Neuvy, atterré, se courba humblement, en signe d’obéissance. Mais, au regard haineux qu’il coula sur lui, Jehan le Brave comprit qu’il avait désormais en lui un ennemi implacable.

 

Un peu apaisé, Henri reprit d’un ton où perçait un reste de sourde irritation :

 

– Çà, vous avez voulu arrêter ce jeune homme. De quoi l’accusez-vous ? Parlez sans ambages.

 

À son insu peut-être, Henri paraissait manifestement favorable à Jehan. Du moins, il sembla à Neuvy qu’il en était ainsi. En bon courtisan qu’il était avant tout, en toute autre circonstance, il n’aurait pas manqué de se dérober par quelques vagues explications.

 

Mais ceci se passait devant Jehan, que, de très bonne foi, il considérait comme un truand dangereux. L’humiliation qu’il venait d’essuyer lui paraissait intolérable. Il lui fallait une revanche coûte que coûte. Il se redressa donc et, d’une voix très ferme, les yeux étincelants :

 

– J’accuse cet homme du crime de parricide et lèse-majesté ! Je l’accuse d’avoir méchamment attenté aux jours sacrés du roi en mélangeant quelque drogue pernicieuse à l’avoine de ses chevaux !

 

– Tu mens ! lança Jehan d’une voix tonnante.

 

– Jeune homme, dit Henri d’un ton de souveraine majesté, devant le roi, nul n’a le droit de parler sans y être autorisé.

 

Jehan allait répliquer. Un coup d’œil éloquent de Pardaillan obtint ce que n’avait pu obtenir l’ordre du roi et lui ferma la bouche. D’ailleurs, Henri reprenait aussitôt :

 

– Je suis ici pour rendre à chacun la justice qui lui est due.

 

Et se tournant vers le grand prévôt, d’une voix très calme :

 

– Ce jeune homme vient de risquer sa vie en se jetant intrépidement à la tête de mes chevaux emportés. Avec l’aide de M. de Pardaillan, ici présent, il a réussi à les maîtriser. Si je suis encore vivant, c’est donc à lui que je le dois. Vous ignoriez cela, monsieur, sans quoi vous n’eussiez pas porté une telle accusation.

 

Et, s’animant, il continua :

 

– Vous ignorez aussi que, par deux fois, en moins de six semaines, j’ai failli être meurtri et n’ai dû mon seul salut qu’à l’intervention occulte de ce même homme que vous accusez… Vous ignorez encore, ce qu’il sait, lui, qu’on complote ma mort dans l’ombre et que l’attentat d’aujourd’hui se reproduira, peut-être demain, sous une autre forme. Vous ignorez vraiment trop de choses pour un grand prévôt, monsieur. En sorte que je me demande si je ne ferais pas bien de donner votre charge à ce jeune homme… puisqu’il sait tout ce que vous ignorez et qu’il serait de votre devoir de connaître.

 

Pardaillan et Jehan échangèrent un coup d’œil. Il était clair pour eux que la colère du roi ne provenait pas de cette accusation, accusation dont il se souciait fort peu au fond. Mais le rusé Béarnais en prenait pied pour manifester son mécontentement de se voir si mal gardé.

 

Neuvy, lui, se crut perdu. Il se vit relevé de sa charge, disgracié, relégué dans ses terres et peut-être jeté à la Bastille. Il se raidit, résolu à se défendre avec l’énergie du désespoir.

 

– Je savais, Sire, dit-il, que cet homme a arrêté les chevaux du roi. Mais je sais aussi que c’est là une ruse diabolique de sa part. Il s’est vu découvert et il a trouvé ce moyen audacieux de se tirer d’affaire. Quant aux prétendus attentats passés ou à venir, que j’ignore, moi, grand prévôt, et qu’il connaît trop bien, lui, j’ai tout lieu de croire qu’il en est l’auteur.

 

Et, sur un ton et avec un air qui ne manquaient pas de grandeur, il ajouta :

 

– Sire, je vais de ce pas me constituer prisonnier. Si j’ai commis des fautes dans l’exercice de ma charge, qu’on instruise mon procès, je suis prêt à les payer de ma tête. Mais je demande en grâce qu’on instruise en même temps le procès de cet homme… On connaîtra le bien-fondé des accusations formelles que je porte contre lui.

 

Henri IV n’était pas soupçonneux comme devait l’être son fils, Louis XIII. Il péchait plutôt par excès de confiance. Mais, en ce moment, il se trouvait encore sous le coup de la terreur – courageusement dissimulée, au reste – produite par le danger mortel auquel il venait d’échapper et, surtout, par les paroles de Jehan, confirmées par Pardaillan. L’assurance, très digne, avec laquelle venait de parler son grand prévôt, l’impressionna fortement et jeta le désarroi dans son esprit. Il jeta sur Jehan, qui demeurait impassible, un coup d’œil soupçonneux. Et il songea, désemparé :

 

« Pourtant ! ventre-saint-gris ! c’est là une physionomie étincelante de loyauté !… ou je ne m’y connais pas ! »

 

Ces paroles, il ne les formula pas tout haut. Il les pensa. Pardaillan les lut dans son regard expressif et il comprit ce qui se passait dans son esprit et que la manœuvre remarquablement habile de Neuvy allait amener l’arrestation immédiate de son fils. Il jugea le moment venu d’intervenir. Et il répondit à la pensée du roi avec cet air froid qu’il prenait dans les circonstances critiques :

 

– Vous avez raison, Sire. Ce jeune homme n’est pas l’assassin qu’on veut voir en lui. Le sire de Neuvy, de bonne foi, je veux le croire, se trompe. Je l’affirme hautement… et le roi sait que je ne mens jamais.

 

Henri IV fixa son œil rusé sur l’œil clair de Pardaillan et, doucement :

 

– Je sais que vous ne mentez jamais, mon ami… Mais vous pouvez vous tromper.

 

– Je ne me trompe pas, en cette affaire, affirma froidement Pardaillan.

 

Henri le fixa encore un moment sans rien dire et, se tournant vers le grand prévôt :

 

– Au fait, Neuvy, dit-il d’un ton très radouci, puisque vous êtes si bien renseigné, pouvez-vous me dire pourquoi cet homme me veut la malemort ?

 

Neuvy respira. Le roi discutait, donc il n’était pas encore perdu. Et il croyait tenir l’argument irréfutable qui le convaincrait.

 

– Le roi, fit-il, n’a pas certainement oublié dans quelles circonstances il a rencontré cet homme pour la première fois, sous certain balcon de la rue de l’Arbre-Sec.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, Sire, cet homme est follement épris de… la personne qui… demeure à l’endroit en question. C’est la jalousie, qui s’est muée en haine féroce chez lui, qui arme son bras.

 

Henri eut un sourire narquois. Son siège était à peu près fait maintenant. En effet, comment prendre au sérieux le mobile invoqué par Neuvy ? Jehan, il y a quelques minutes à peine, venait de lui dire qu’il savait qu’il était le père de Bertille de Saugis.

 

– Vous croyez ? fit-il en fixant le grand prévôt.

 

– J’en suis sûr, affirma catégoriquement Neuvy.

 

Henri se détourna en souriant. Il jeta un coup d’œil à Jehan. Depuis l’intervention de Pardaillan, il se tenait immobile, les bras croisés, l’air souverainement indifférent. À le voir si calme, si absent, on n’eût certes pu soupçonner qu’il était en cause et que c’était sa tête qui était en jeu et qu’on voulait à toute force jeter au bourreau. De Jehan, le roi passa à Pardaillan et le considéra, sans mot dire, un sourire malicieux aux lèvres.

 

Pardaillan répondit par un sourire identique, accompagné d’un haussement d’épaules dédaigneux, et :

 

– Vous voyez bien !… Notez, Sire, que toutes les raisons qu’on donnera contre ce jeune homme seront à peu près de la force de celle-ci… Le vrai, comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté, est qu’on veut se débarrasser de lui à tout prix.

 

Henri coula sur Neuvy (qui écoutait sans comprendre) un coup d’œil gros de menaces. Pardaillan surprit ce coup d’œil et ajouta, en baissant la voix, pour Henri seul :

 

– Je crois qu’il est de bonne foi… C’est un instrument inconscient.

 

– Qui vous le fait supposer ? demanda Henri sur le même ton.

 

– Mais… l’assurance avec laquelle il s’est mis en avant… Croyez-moi, Sire, les véritables intéressés n’auront garde d’intervenir eux-mêmes.

 

– Peut-être avez-vous raison, fit Henri d’un air rêveur.

 

Un moment, il considéra en souriant tour à tour Pardaillan et Jehan. Brusquement, il passa son bras sous celui du chevalier, s’appuya dessus, et l’entraînant vers le carrosse, avec cette familiarité affectueuse qu’il avait vis-à-vis de ses intimes :

 

– Mon ami, dit-il, je crois qu’un entretien particulier est nécessaire entre nous.

 

– Je le crois aussi, Sire.

 

– Suivez-moi donc dans mon carrosse.

 

Ceci, dit à voix haute, était un ordre d’avoir à s’écarter du carrosse royal. Neuvy et le cocher le comprirent ainsi et s’empressèrent de s’éloigner. Pardaillan se tourna vers Jehan, qui n’avait pas bougé, et avec une grande douceur :

 

– Mon enfant, dit-il, veuillez m’attendre un instant… Nous n’en avons pas pour longtemps, le roi et moi.

 

C’était une grande familiarité que se permettait Pardaillan. Henri IV, si familier qu’il se montrât, ne l’aurait probablement toléré à tout autre. Il fit mieux que la tolérer au chevalier. Il daigna se tourner lui-même vers Jehan et lui fit un geste amical de la main, pour l’engager à patienter un instant. Jehan répondit en s’inclinant respectueusement. Et Pardaillan eut encore un sourire de satisfaction, car si la révérence pouvait s’adresser au roi, le coup d’œil qui l’accompagnait indiquait clairement que c’est à lui qu’elle s’adressait.

 

Concini et d’Épernon, tout en s’entretenant avec Bellegarde et Liancourt qui les avaient rejoints, ne quittaient pas des yeux le roi et les trois gentilshommes avec qui il s’expliquait. À défaut de paroles qu’ils ne pouvaient percevoir, ils espéraient deviner par les gestes et les physionomies ce qui se disait. Et leur inquiétude grandissait, car le roi se montrait bien disposé envers celui qu’ils redoutaient.

 

LVIII

 

Cependant Henri IV et Pardaillan s’étaient assis face à face, dans le carrosse.

 

– Mon ami, commença le roi, vous savez que j’ai pleine et entière confiance en vous. (Pardaillan s’inclina silencieusement.) C’est vous dire que, puisque vous m’assurez des bonnes intentions de ce Jehan le Brave, puisque vous me répondez de lui…

 

Voyant qu’il laissait la phrase en suspens, le chevalier répéta :

 

– J’en réponds, Sire !

 

– Puisqu’il en est ainsi, ce jeune homme ne sera pas inquiété, je vous en donne ma parole… Cependant… vous le connaissez donc bien…, particulièrement ?

 

– Sans doute, Sire ! Sans quoi, je ne répondrais pas de lui comme je le fais.

 

– C’est ce que je voulais dire, reprit le roi. Et regardant Pardaillan droit dans les yeux :

 

– J’ai besoin de savoir aussi, moi !… et je crois que vous pouvez me renseigner… Qu’est-ce au juste que ce jeune homme ? Car, enfin, Jehan le Brave, ce n’est pas un nom, cela. Et les rapports que l’on m’a faits de lui ne sont pas précisément à son avantage.

 

À son tour, Pardaillan regarda Henri dans les yeux, et, très calme :

 

– C’est mon fils !

 

Henri frappa des deux mains sur ses cuisses et joyeusement s’exclama :

 

– Je m’en doutais !… Pardieu !… me voilà pleinement rassuré. Et avec un intérêt affectueux :

 

– Ainsi, vous avez enfin retrouvé cet enfant que vous cherchez depuis votre retour d’Espagne ? c’est-à-dire depuis tantôt vingt ans, si je ne me trompe ? J’en suis bien aise pour vous, mon ami… Peut-être me sera-t-il donné de faire pour le fils ce que je n’ai pu faire pour le père.

 

Pardaillan s’inclina encore avec, aux lèvres, un sourire un peu sceptique.

 

– Mais dites-moi, continua Henri, il semble ignorer que vous êtes son père.

 

– Il l’ignore en effet, Sire. Et il l’ignorera quelque temps encore.

 

– Pourquoi ?

 

– Une idée à moi, Sire.

 

– Bien, bien. Je ne vous demande pas vos petits secrets de famille… Ainsi, c’est votre fils ?… Et vous dites qu’il connaît ceux qui désirent ma mort ?

 

– Quelques-uns tout au moins, Sire, dit froidement Pardaillan.

 

Une ombre passa sur le front du roi. Et lentement, avec une sorte d’hésitation :

 

– Et si je vous demandais… de me les désigner, ces ennemis… à vous ou à votre fils ?

 

Pardaillan se redressa et, fermement :

 

– En ce qui me concerne, le roi peut me demander ma vie… je suis prêt à la risquer pour lui… et je crois le lui avoir prouvé…

 

– Mais il ne faut pas vous demander une délation ? fit Henri IV non sans regret.

 

– Le roi l’a dit ! répondit simplement Pardaillan.

 

– Mais, votre fils, dit vivement Henri. Il parlera peut-être, lui !

 

– J’en doute !… Le roi peut essayer cependant.

 

Henri vit le sourire qui accompagnait ces paroles de Pardaillan. Il fut fixé :

 

– Tel père, tel fils ! dit-il avec un soupir de regret, n’en parlons plus !

 

Pardaillan ne répondit pas, mais son air disait clairement que c’était ce que le roi avait de mieux à faire.

 

Cependant Henri IV avait son idée, comme Pardaillan la sienne, d’ailleurs. Seulement, Pardaillan connaissait l’idée du roi, qui la laissait percer dans son attitude inquiète. Et Pardaillan attendait patiemment qu’il eût vidé son sac pour l’amener là où il voulait.

 

– Votre fils, reprit le roi après un silence, aura peut-être besoin de me voir… on ne peut pas savoir, avec ces ténébreuses machinations.

 

– Peut-être, en effet, fit Pardaillan évasif.

 

– Eh bien, vous ou lui, n’aurez qu’à prononcer votre nom : Pardaillan, pour être admis près de moi. À quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit. Vous me comprenez, Pardaillan ?

 

– Fort bien, Sire. Vous vous dites qu’il vaut mieux prévenir un… accident comme celui de tout à l’heure, que de courir le risque d’arriver trop tard pour l’entraver.

 

– C’est cela même, fit Henri avec satisfaction. Et maintenant, mon ami, entre nous, là, la main sur la conscience, qu’allait faire votre fils sur les terres de Mme de Montmartre, lors de cette algarade du gibet ? Pardaillan réprima un sourire et de son air naïf :

 

– Il allait à l’abbaye, délivrer certaine jeune fille dont il est féru, qu’on y avait attirée par ruse et qu’on y détenait par violence, contre tout droit.

 

– C’est de Bertille de Saugis que vous voulez parler ? demanda Henri qui se sentit mal à l’aise.

 

– Elle-même, Sire.

 

– Et vous dites qu’on la détenait par violence à l’abbaye de Montmartre ? Qui donc a osé ?… Et pourquoi ?…

 

– Qui ? Je l’ignore, répondit Pardaillan très froid. Pourquoi ? Parce que cette jeune fille possède, en dépôt, des papiers dont on redoutait la divulgation.

 

– Pourquoi ne m’avoir pas avisé ?… Croyez-vous donc que je me désintéresse de cette enfant à ce point que je la laisserais persécuter sans châtier comme ils le méritent les coupables, quels qu’ils soient ?…

 

– Vous avez dit vous-même : tel père, tel fils, fit Pardaillan avec flegme. Mon fils, il paraît, aime assez à faire ses affaires lui-même… Il n’a pas tort, à mon sens. D’autant que, Votre Majesté le sait, il est de force à défendre vigoureusement ceux qu’il aime.

 

Le roi réfléchit un instant et, avec une pointe d’inquiétude :

 

– Que sont ces papiers dont la divulgation gênerait certaines personnes ?

 

– Que Votre Majesté se rassure, fit Pardaillan qui avait compris le sens de cette inquiétude, ce sont affaires de famille qui ne touchent en rien le roi… même de très loin.

 

Le roi eut un soupir de soulagement et s’informa :

 

– J’espère que plus rien ne menace cette jeune fille, à présent ?

 

– Heu !… à dire vrai, je crois qu’elle ne sera réellement en sûreté que dans quelque temps… quelques semaines… quelques mois peut-être.

 

Et désignant du coin de l’œil Jehan qui allait et venait à quelques pas du carrosse, Pardaillan ajouta :

 

– Mais elle a quelqu’un qui veille sur elle… et ce quelqu’un n’est pas homme à crier à l’aide quand il peut agir lui-même.

 

– Je ne l’entends pas ainsi ! s’écria Henri avec vivacité. Sachez, Pardaillan, que si cette enfant n’occupe pas près de moi un rang honorable, c’est qu’elle-même a formellement refusé les offres bienveillantes que je lui ai faites avec insistance. Si quelqu’un la menace, j’entends en être avisé. Je n’hésiterai pas à intervenir moi-même en personne. Après tout, elle est de mon sang.

 

Pardaillan acquiesça de la tête. Mais il avait un sourire qui disait juste le contraire.

 

– À présent que cette affaire de votre fils est tirée au clair, reprit le roi après un court silence, dites-lui de ma part qu’il s’abstienne pendant quelque temps d’aller du côté de l’abbaye de Montmartre… Ceci pour éviter de nouveaux malentendus semblables à celui du gibet.

 

Pardaillan eut un sourire aigu. Le roi était venu là où il le voulait. Au lieu de répondre à ce qu’il lui disait, il dit paisiblement :

 

– Le roi, qui veut bien s’intéresser à mon fils et à moi, ne demande pas le nom de la mère de cet enfant ?

 

– Au fait, dit le roi non sans quelque curiosité, qui est-ce ?

 

– La princesse Fausta, dit Pardaillan en le fixant de son œil clair.

 

Tout d’abord, le roi ne prit pas garde à ce nom. Ou plutôt il ne pensa pas à ce que Pardaillan cherchait indirectement à lui rappeler : le trésor de Fausta que son ministre, Sully, avec son assentiment, avait entrepris, sans scrupule, de faire entrer dans les coffres royaux. Non, la passion furieuse qu’il avait toujours eue pour les femmes se manifesta seule chez le Vert-Galant.

 

Il fixa sur Pardaillan, très froid, des yeux où s’allumait une flamme, et avec un léger sifflement d’admiration :

 

– Malepeste ! s’écria-t-il. Belle femme !… à ce qu’on m’a assuré, du moins… Car je n’eus point l’heur de la voir. Mes compliments, mon ami !

 

– Belle femme, oui, Sire, répliqua Pardaillan sans sourciller, et que vous n’avez point connue… fort heureusement pour vous.

 

Et d’un air négligent :

 

– Fabuleusement riche.

 

Henri tressaillit et sentit un malaise l’envahir. Maintenant, la pensée du trésor lui venait. Et dame, il était forcé de s’avouer que cette affaire n’était pas à son honneur… Il s’en fallait de beaucoup. Aussi le coup d’œil qu’il coula sur Pardaillan et sur son fils marquait-il quelque inquiétude.

 

Pardaillan, sans paraître remarquer ce trouble subit, continua imperturbablement :

 

– Si riche qu’elle a pu cacher, aux environs de Paris, dix millions destinés à son fils, sans que l’abandon de cette somme énorme parût avoir diminué ses immenses revenus.

 

En parlant, le chevalier tenait ses yeux rivés sur ceux du roi. Celui-ci réfléchissait et ses réflexions étaient plutôt amères. Il était clair que Pardaillan était au courant de l’objet des fouilles qu’il faisait effectuer à la chapelle du Martyr. Certainement, il allait lui rappeler que, tout roi qu’il fût, il n’avait aucun droit sur ces millions et, avec tout le respect auquel il avait droit, le mettre en demeure d’y renoncer.

 

Lâcher ces millions au moment où il les tenait presque, c’était pénible, très pénible. Mais quoi ?… Pardaillan et son fils étaient dans leur droit. Ceci ne pouvait être contesté d’aucune manière. Et quand bien même c’eût été possible, pouvait-il, après toutes les obligations qu’il lui avait, après l’exceptionnel désintéressement qu’il avait toujours montré, pouvait-il s’abaisser jusqu’à disputer son bien à cet homme ? Fi donc ! Henri était beau joueur et savait perdre sans sourciller. Il considéra cette affaire comme une partie perdue. Certes, la pilule était amère, mais il fallait savoir l’avaler sans trop faire la grimace. Cela étant décidé, non sans déchirement intérieur, il fallait aussi s’éviter l’humiliation d’un rappel au respect de la propriété d’autrui.

 

Et il prit bravement les devants, en affectant un air enjoué et fort détaché.

 

– Oh ! diable ! mon ami, fit-il, savez-vous que j’étais en train de vous détrousser ?

 

Il s’attendait peut-être à ce que Pardaillan se récriât, jouât la petite comédie de la surprise, et peut-être avait-il intentionnellement employé le mot détrousser. Il n’en fut rien. Pardaillan se dit à lui-même :

 

« Allons donc ! tu y viens enfin ! »

 

Et tout haut, de l’air le plus simple du monde :

 

– Oui, je sais. Sur la foi de certain document écrit en italien contenant des indications très précises, M. de Sully fait faire des recherches à la chapelle du Martyr.

 

– Comment savez-vous ce détail ? s’écria Henri stupéfait.

 

– J’étais là quand on a remis ce papier à M. de Sully, sourit Pardaillan.

 

– Il ne m’en a rien dit !

 

– Il n’aurait eu garde de le faire… Pour la bonne raison qu’il ignore que j’ai assisté à son entretien avec l’homme qui lui a remis le papier en question.

 

Pardaillan dit cela de son air le plus ingénu. Henri le considéra un moment, tout éberlué, et murmura, non sans une secrète admiration :

 

– Diable d’homme ! Et tout haut :

 

– Comment, dès le premier jour vous avez su que Sully cherchait à s’approprier le bien de votre fils et vous avez laissé faire ?… Vous n’avez rien dit ?…

 

– Je m’en serais bien gardé !

 

– Pourquoi ? Jarnicoton !

 

– Parce que, fit Pardaillan avec un flegme admirable, parce que les millions ne sont pas où on les cherche… Parce que les renseignements sur lesquels on s’est basé sont faux… Vous comprenez, Sire. Tandis qu’on cherchait les millions sous la chapelle, avec la conviction absolue qu’on les y trouverait, on ne pensait pas à chercher ailleurs… J’étais bien tranquille.

 

– Ventre-saint-gris ! marmotta le roi avec dépit, et ce sont mes deniers qui dansent !… Belle opération que m’a fait faire là Sully !

 

– Oh ! fit Pardaillan avec une ironie imperceptible, rassurez-vous d’ailleurs, Sire. Même si les millions s’étaient trouvés où on les cherche, l’opération n’eût pas été plus fructueuse pour vous… attendu que vous n’eussiez rien trouvé du tout.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Que d’autres seraient arrivés avant M. de Sully et auraient soufflé ces millions à son nez et à sa barbe.

 

– Ventre-saint-gris ! Voici qui est trop fort, par exemple !

 

– Sire, expliqua complaisamment Pardaillan, mon fils est venu au monde dans un cachot du château Saint-Ange, à Rome. S’il en est sorti vivant, c’est que le pape, Sixte Quint, connaissait l’existence de ce trésor. En même temps qu’il laissait partir l’enfant et celle qui devait remplacer sa mère, il mettait à leurs trousses toute la moinerie de France et d’Italie… Par cette femme, ou par l’enfant, il comptait bien arriver au trésor sur lequel il aurait mis la main.

 

– Je commence à comprendre.

 

– Il y a vingt ans de cela. Et les gens d’Église n’ont pas perdu l’espoir de s’emparer de ces millions tant convoités… Et ils seraient arrivés avant vous… Et c’est une des raisons aussi pour lesquelles on s’acharne à perdre cet enfant aux yeux de Votre Majesté.

 

– Oui, oui. Je comprends maintenant. Ces prêtres sont insatiables ; ils se glissent partout et ne reculent devant rien pour arriver à leurs fins, murmura le roi assombri.

 

Et avec une sourde inquiétude, il laissa échapper l’aveu de sa terreur secrète en ajoutant :

 

– Ils me tueront, mon ami !… Car c’est eux qui me tueront, n’en doutez pas !

 

Il était si pâle, si défait, que Pardaillan en eut pitié. Et pour changer le cours de ses idées, il répliqua avec une assurance qu’il n’avait peut-être pas au fond :

 

– Bah ! ils ne vous tiennent pas encore. Vous avez des amis dévoués qui veillent dans l’ombre… puisque c’est dans l’ombre que les scélérats opèrent. Mais, Sire, vous comprenez maintenant pourquoi mon fils a besoin de surveiller les terres de Mme l’abbesse et par conséquent d’aller au village de Montmartre. Il garde son bien… et c’est son droit strict.

 

– Pardieu ! fit Henri qui s’arracha à ses sinistres pensées, il a raison, et j’en ferais autant à sa place !

 

– Je suis heureux de l’entendre dire au roi !… Quant à cette malheureuse affaire du gibet de Montmartre, elle s’explique tout naturellement. D’ailleurs, je suis sûr qu’on l’a mal présentée au roi. En fait, Sire, c’est un bel assassinat, qu’on a tenté de perpétrer là. Et pour le plus vil des mobiles : le vol !… Mon fils a défendu son bien et sa peau au même titre que le passant attardé défend sa bourse et sa vie contre les malandrins qui le veulent meurtrir pour le dépouiller.

 

– Vous avez raison !… Il a bien fait ! répondit Henri, qui oubliait naïvement que les rudes qualificatifs employés par Pardaillan s’appliquaient aussi bien aux hommes de son ministre et par conséquent l’atteignaient indirectement.

 

En réalité, Pardaillan n’avait pensé qu’à Concini. Le roi crut qu’il faisait allusion aux prêtres et oublia ses soldats, machines obéissantes, d’ailleurs irresponsables. Et il ajouta :

 

– Je vais ordonner à Sully de cesser ces fouilles.

 

– Non pas, s’il vous plaît, Sire, s’écria vivement Pardaillan. Qu’il les continue, au contraire. J’en ai besoin !… Seulement, ordonnez-lui, ainsi qu’à votre grand prévôt et à tous gens de police et de justice de laisser Jehan le Brave tranquille… Tant qu’il ne fera rien de contraire aux lois et à la justice, cela va de soi.

 

Henri n’hésita pas.

 

– Comme vous voudrez, dit-il d’un air indifférent. Mais dites-moi, Pardaillan, vous qui savez tant de choses, pouvez-vous me dire comment votre fils a pu trouver de la poudre sous le gibet de Montmartre et comment il a pu échapper à cette effroyable explosion qui fit de nombreuses victimes ?

 

– Très simple, expliqua Pardaillan en souriant. Sous le gibet, il y a un caveau dont tout le monde ignore l’existence. C’est là que la princesse Fausta a fait enfouir ces fameux millions que tant de personnes convoitent.

 

– Ah ! ah ! s’écria Henri intéressé, c’est donc pour cela que votre fils s’y trouvait !… Mais la poudre ? Jarnicoton !

 

– La princesse, reprit Pardaillan, se doutait bien qu’on chercherait à s’emparer de ce trésor. Elle a pris ses précautions. D’abord un engagement vis-à-vis de Mme l’abbesse. Ceci pour faire croire que les millions étaient cachés dans l’enceinte du couvent.

 

– Alors qu’ils se trouvaient hors de l’enceinte, sur une place où passent à chaque instant quantité de gens ! Pas mal imaginé, remarqua Henri de plus en plus intéressé.

 

– Oui, continua Pardaillan rêveur et sur un ton étrange, la princesse ne manquait pas d’imagination… j’en sais quelque chose.

 

Et Pardaillan demeura un moment silencieux, les yeux perdus dans le vague, remontant par la pensée, dans le passé, au temps de sa jeunesse, repassant les phases du duel gigantesque qu’il avait eu à soutenir contre ce génie du mal qui avait nom : Fausta.

 

– Continuez, mon ami, dit affectueusement le roi, pour l’arracher à ses noires pensées.

 

– Ce caveau, reprit Pardaillan en se secouant, aboutit à une manière de grotte dans laquelle Fausta fit placer tout un arsenal avec de la poudre et des balles… de quoi soutenir un siège en règle. Plus tard, à Séville, elle me révéla la cachette et me divulgua les moyens d’y parvenir secrètement. Je fus visiter les lieux. Je constatai l’absence de provisions.

 

– Se défendre, fit observer le roi, c’était bien. Mais encore fallait-il se sustenter. Ceci est élémentaire pour un gouverneur de place.

 

– Tout juste, Sire. J’apportai donc moi-même ces provisions. Et j’avais soin de les renouveler quand je voyais qu’elles étaient sur le point de se détériorer… À part le vin qui a vieilli là et qui est devenu un vrai nectar !… Vous comprenez le reste, Sire : mon fils a pu se défendre vigoureusement, grâce aux armes et à la poudre de sa mère.

 

– Et il a pu vivre grâce aux provisions de son père, acheva Henri, en riant. Tout s’explique maintenant ! Lorsque votre fils a fait sauter le gibet, il se trouvait à l’abri dans cette grotte. N’importe, il a bien fallu mettre le feu à la poudre et y arriver, à cette grotte, avant l’explosion. Ventre-saint-gris ! c’est un rude compagnon que votre fils ! On voit qu’il a de qui tenir !

 

Pardaillan s’inclina devant le compliment qui avait sa valeur.

 

Henri avait très bien observé que Pardaillan lui disait spontanément où étaient cachés les millions. Il fut très sensible à cette marque de confiance, mais il se garda bien de faire la moindre remarque à ce sujet.

 

L’audience se trouvait terminée, puisque Pardaillan avait obtenu ce qu’il voulait : la neutralité du roi. Il se rendait très bien compte que la bienveillance du Béarnais à l’égard de son fils était due à son égoïsme et à sa terreur de l’assassinat, mais peu lui importait. L’essentiel était qu’il se retirât de la lutte. Quant à Concini, d’Épernon, les moines, Léonora Galigaï et Marie de Médicis, tout cela, à ses yeux, était menu fretin dont il saurait bien venir à bout.

 

Il prit donc congé du roi et descendit à terre en faisant signe à son fils d’approcher.

 

Henri resta dans le carrosse et appela près de lui les seigneurs qui s’étaient tenus à l’écart. Ils s’empressèrent d’accourir. Derrière eux, à distance respectueuse, la foule se massa, curieuse de ce qui allait se produire. Henri mit le buste à la portière et d’une voix claire qui parvint jusqu’aux derniers rangs de la populace attentive :

 

– Neuvy, dit-il, vous avez été mal renseigné. M. Jehan le Brave, ici présent, est un brave et loyal gentilhomme digne de l’estime de tous. Au péril de sa vie, il vient de sauver la mienne.

 

Un silence glacial accueillit ces paroles du roi. D’Épernon, livide, mâchonnait de sourdes imprécations. Ses gentilshommes, naturellement, modelaient leur attitude sur la sienne.

 

Quant à Concini, il écumait ; un rictus féroce, qui avait la prétention de ressembler à un sourire, arquait sa bouche et il rugissait dans son esprit :

 

« Sans ce truand de malheur, le roi était mort… et j’étais le maître ! Ah ! malheur à toi, fils de Pardaillan ! Je t’écraserai ! »

 

Et la colère et la déception lui faisant oublier toute prudence, car il était loin d’être des amis du roi, il fit deux pas en avant et d’une voix éclatante :

 

– Sire, ce brave et loyal gentilhomme a été à mon service… et je puis vous renseigner sur son compte.

 

Henri IV jeta de son côté un coup d’œil souverainement dédaigneux, et sèchement :

 

– Inutile, monsieur !… Je suis tout renseigné.

 

Mais le fils de Pardaillan n’était pas homme à ne pas relever séance tenante le gant qu’on lui jetait. Lui aussi, il fit deux pas en avant, et de sa voix claironnante :

 

– Sire, je supplie humblement Votre Majesté de laisser parler le sieur Concini. C’est un ennemi à moi, Sire, un ennemi mortel et acharné… son témoignage m’est d’autant plus précieux… De même j’en appelle au duc d’Épernon… un autre ennemi, Sire… Et s’il le faut j’en appelle aussi à certain moine… troisième ennemi. Parlez ; Concini et d’Épernon, faut-il aller chercher ce digne religieux ?…

 

Toute son attitude était un défi. Le roi eut l’intuition que ses paroles cachaient une menace. Mais quelle menace ? Et comment savoir avec ce diable d’homme qui ressemblait si extraordinairement à son père ? Il jeta sur les deux hommes ainsi interpellés un coup d’œil soupçonneux.

 

Concini, livide, flageolant, avait reculé comme s’il avait vu se dresser brusquement la hache du bourreau sur sa tête. D’Épernon, au contraire, avait fait deux pas en avant et dans un murmure à peine distinct :

 

– Êtes-vous fou ?… Vous nous perdez stupidement, mordioux !

 

Et très haut, vivement :

 

– Sire, je rends hommage à la bravoure et à la loyauté de ce digne gentilhomme. Mais, je le dis bien haut, il se trompe, lorsqu’il dit que je suis son ennemi… Je ne saurais oublier que je le lui dois la vie de mon fils Candale.

 

L’intervention du duc avait permis à Concini de se ressaisir. Le roi paraissait attendre qu’il parlât et il voyait en outre les yeux étincelants de Jehan qui lui disaient clairement :

 

– Parle !… et fais attention à tes paroles, car je parlerai moi-même… selon ce que tu auras dit.

 

Et il dut s’exécuter :

 

– Sire, dit-il, d’une voix blanche de fureur, bien que nous ne nous aimions pas, monsieur et moi, j’ai cru qu’il était de mon devoir d’attester publiquement que je le tiens pour un homme d’honneur.

 

Jehan, d’un signe de tête, manifesta qu’il se tenait pour satisfait. Pardaillan, les yeux pétillants, souriait malicieusement dans sa moustache grisonnante. Le roi fut sur le point de demander des explications au sujet de ce religieux dont Jehan venait de parler. Mais il réfléchit que le jeune homme ne dirait que ce qu’il voudrait bien dire et qu’il ne serait pas plus avancé. Et il laissa tomber l’incident. Mais il reprit de sa voix claire, en faisant peser un long regard sur les gentilshommes courbés :

 

– Messieurs, je vous déclare que M. Jehan le Brave est au nombre de mes amis… et vous n’ignorez pas que le cas échéant, je sais les défendre vigoureusement. Qu’on ne l’oublie pas.

 

Les têtes se courbèrent plus profondément et se redressèrent ; et de nouveau l’acclamation retentit, comme à un signal :

 

– Vive le roi !

 

Et la foule répéta de confiance comme elle l’avait déjà fait une fois. Seulement cette fois, elle était prête à porter en triomphe ce même homme qu’elle voulait déchirer l’instant d’avant. Il avait suffi pour amener ce revirement, que le roi déclarât à haute voix qu’il était de ses amis.

 

Henri se tourna vers Jehan et lui dit gracieusement :

 

– J’ai chargé M. de Pardaillan de vous faire certaine communication dont je vous prie de tenir compte, attendu qu’elle est d’importance.

 

– Sire, répondit Jehan en s’inclinant profondément, les désirs du roi sont des ordres pour moi.

 

– Oui, observa malicieusement Henri en riant de bon cœur, mais encore faut-il que mes ordres soient de votre goût… et ils ne le sont pas toujours.

 

Jehan répliqua en souriant :

 

– Le roi, d’après ce que je vois, a bien voulu reconnaître que je n’avais pas tout à fait tort de lui désobéir, puisqu’il s’agissait de sauvegarder ses jours.

 

Henri se contenta d’approuver de la tête.

 

Bellegarde et Liancourt avaient repris leur place dans le carrosse. Le cocher était remonté sur son siège et rassemblait les guides de ses chevaux. Le grand prévôt, qui voyait que l’orage était passé sans l’avoir jeté bas, s’avança à son tour et demanda :

 

– Aurons-nous l’honneur d’escorter Sa Majesté ?

 

– C’est inutile, Neuvy, fit le roi, après une seconde de réflexion, MM. de Pardaillan et Jehan le Brave voudront bien m’escorter jusqu’au Louvre.

 

Pardaillan et son fils sautèrent à cheval et se placèrent à chaque portière du carrosse.

 

– Bonjour, messieurs ! cria le roi au moment où les chevaux, très paisibles maintenant, s’ébranlaient.

 

Et les gentilshommes ainsi que la foule répondirent d’une seule clameur :

 

– Vive le roi !

 

LIX

 

Lorsque le carrosse royal se fut éloigné dans la direction de la porte Buci, Concini, d’Épernon et Neuvy se séparèrent. Chacun s’en fut de son côté, la rage au cœur, roulant dans sa tête des projets de vengeance.

 

Concini demeura le dernier sur les lieux. Il appela ses quatre gentilshommes et, l’air distrait :

 

– Saint-Julien, dit-il, où en sommes-nous de cet enlèvement ?

 

L’homme au bandeau répondit avec un embarras qui échappa à Concini :

 

– Monseigneur, j’espère être prêt pour demain, cependant, je n’oserais l’affirmer. Il ne faut rien précipiter dans cette affaire, si on veut la mener à bien.

 

Concini ne répondit pas. Il paraissait combiner quelque chose dans sa tête et il semblait qu’un violent débat s’élevait en lui. L’inquiétude de Saint-Julien augmentait. C’est que ce Florentin était généreux, mais il n’était pas toujours commode et ne brillait pas par la patience, surtout lorsqu’il s’agissait de satisfaire ses passions.

 

Enfin Concini prit une résolution qui devait lui être pénible, à en juger par la contraction de ses traits et au soupir rauque qui déchira ses lèvres. À la grande satisfaction de l’espion de Léonora, il dit, toujours sombre et préoccupé :

 

– Tu as raison. Il ne faut rien brusquer dans cette affaire. Il parut calculer mentalement, et tout haut :

 

– Voyons, nous sommes aujourd’hui vendredi… Remettons la chose au milieu de la semaine prochaine : mercredi, par exemple.

 

Ceci avait été dit avec effort. Il était manifeste que la décision prise de retarder l’enlèvement de Bertille lui était très pénible. Il ajouta, sur un ton tranchant, en fixant son œil noir sur les quatre attentifs :

 

– Jusque-là, défense absolue de vous montrer aux environs de la petite maison.

 

– Faut-il donc abandonner la surveillance de la place ? demanda Saint-Julien étonné.

 

– Non pas, corbacque !… Mais surveillez de loin… et de la discrétion, beaucoup de discrétion. Que nul ne puisse éventer cette surveillance.

 

– Bon. On prendra ses précautions en conséquence et bien malin sera celui qui s’apercevra de quelque chose.

 

Concini approuva d’un léger signe de tête, et plus rude, plus impérieux :

 

– Ce n’est pas tout. Jusque-là, défense formelle de rien entreprendre contre Jehan le Brave.

 

Saint-Julien, Eynaus, Longval et Roquetaille se redressèrent soudain, hérissés. C’est que maintenant, ils haïssaient le fils de Pardaillan pour leur propre compte, presque autant que leur maître. Et ce fut l’explosion :

 

– Pourquoi ? dit Saint-Julien. Monseigneur renonce-t-il à se venger ?… Moi, je renoncerais plutôt à ma part de paradis !

 

– Moi, dit Eynaus, monseigneur me chassera s’il veut, mais si l’occasion se présente, rien ne saurait m’empêcher de fouiller de mon poignard la poitrine du truand !

 

– Moi, dit Longval, je n’aurai de trêve que je ne lui aie mis les tripes au vent !

 

– Et moi, dit Roquetaille, je poignarderais mon propre père s’il se dressait entre lui et moi !

 

Concini les considéra avec une sombre satisfaction :

 

– La paix, mes louveteaux, dit-il. Je ne renonce à rien. Je recule… mais c’est pour mieux sauter. Comprenez-vous ?

 

Les quatre se rapprochèrent, les yeux étincelants, les dents serrées.

 

– Expliquez-vous, monseigneur, fit respectueusement l’un d’eux. Concini parut se plonger dans quelque effroyable méditation, et redressant sa tête pâle :

 

– Si j’accorde cinq ou six jours de répit au drôle, si je lui permets – et Dieu sait ce qu’il m’en coûte – (en effet, il paraissait souffrir atrocement) si je lui permets d’aller faire la roue auprès de sa belle en toute quiétude, c’est pour lui inspirer confiance, pour lui faire croire que la menace du roi a produit son effet sur moi et que je renonce à le molester… Mais pendant ce temps, avec votre aide, je tends mon filet… dans lequel il viendra se prendre de lui-même. Et je vous jure que les mailles en seront si solides et si serrées que nulle puissance humaine ne pourra le dégager !

 

La satisfaction des quatre spadassins éclata, aussi bruyante et sincère que leur dépit et leur colère l’instant d’avant !

 

– Je me disais aussi ! – Ventre du pape ! – Nous sommes des cuistres ! – Taïaut ! taïaut !… sus à la bête !

 

– Écoutez, fit Concini en leur faisant signe d’approcher plus près de lui.

 

Et d’une voix basse et ardente, il expliqua son idée à ses quatre fidèles attentifs, dont les visages s’éclairaient à mesure qu’il parlait.

 

Nous verrons sous peu quelle était l’idée de Concini. Disons, pour l’instant, que lorsqu’il eut fini de parler, la joie éclata, bruyante et sauvage, et que les approbations admiratives ne lui furent pas ménagées. Après quoi ils se mirent en selle et s’en retournèrent à une allure modérée au logis de Concini.

 

Pendant ce temps, Pardaillan et son fils arrivaient au Louvre et prenaient congé du roi qui se montra très bienveillant pour tous deux.

 

La première personne que le chevalier avait vue en arrivant, était le capitaine de Vitry, qui se trouvait à la porte comme par hasard, et qui les suivit jusque dans la cour d’honneur.

 

Pardaillan avait eu un sourire narquois en l’apercevant. Et, comme le roi s’éloignait en s’appuyant amicalement sur le duc de Bellegarde, il dit assez haut pour être entendu :

 

– Eh ! monsieur de Vitry, je vous ramène votre cheval… Bonne bête, ma foi ! J’ai pu, grâce à elle, rattraper assez facilement le roi. Et, voyez l’heureuse fortune, juste à point nommé pour arrêter ses chevaux, lesquels, altérés, s’étaient emportés. En sorte que, indirectement il est vrai, le roi vous doit un peu la vie.

 

Vitry loucha du côté d’Henri IV. Celui-ci, sans s’arrêter, tourna la tête et cria avec un sourire :

 

– Et je ne l’oublierai pas, soyez tranquille, Vitry. Et il disparut sans attendre la réponse.

 

Vitry s’approcha de Pardaillan et, lui serrant la main d’une manière significative :

 

– Pardieu, monsieur de Pardaillan, vous êtes le plus galant homme que je connaisse !… Je vous prie de faire état de moi comme d’un ami très dévoué.

 

– Monsieur, dit sérieusement Pardaillan, croyez que je me trouve très honoré de l’amitié que vous voulez bien m’offrir.

 

Et avec une imperceptible pointe de raillerie :

 

– Il m’a paru très légitime de faire connaître au roi la part que vous avez eue dans cette affaire.

 

– Au fait, s’écria étourdiment Jehan le Brave, ceci me fait penser que moi aussi j’ai dû emprunter cette monture !… un peu contre le gré de son propriétaire, par exemple.

 

– Je m’étonnais aussi de vous voir si riche, fit Pardaillan avec un bon sourire.

 

Vitry avait fort bien remarqué que Jehan chevauchait à la portière du carrosse royal. C’était un honneur que les plus grands enviaient. Ce jeune inconnu ne devait pas être le premier venu assurément. Et il regardait tour à tour Jehan et Pardaillan d’une manière expressive. Celui-ci comprit et se hâta de faire les présentations en règle.

 

– Quoi ! s’écria Vitry tout éberlué, Jehan le Brave !… Monsieur serait-il, par hasard, le héros de cette prodigieuse aventure du gibet de Montmartre ?

 

– Lui-même, en personne, confirma Pardaillan goguenard. Et d’un air détaché, il ajouta :

 

– Ce jeune homme, qu’on a quelque peu calomnié, a eu la bonne fortune de rendre quelques signalés services à Sa Majesté, qui veut bien l’honorer d’une estime et d’une bienveillance toutes particulières, ainsi que vous avez pu le remarquer.

 

Pardieu, oui ! Vitry l’avait remarqué. Et il n’en fallut pas davantage pour qu’il se montrât très aimable avec ce jeune homme honoré de la faveur royale.

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il de son air le plus engageant, puisque ce cheval ne vous paraît pas trop mauvais, faites-moi la grâce de l’accepter comme un faible témoignage de ma profonde estime et de ma vive gratitude.

 

Pardaillan allait refuser. Il lui sembla que son fils contemplait la bête offerte avec une certaine convoitise. Il eut un sourire malicieux, et sans façon :

 

– Ma foi, monsieur, il m’est impossible de refuser ce que vous m’offrez de si bonne grâce.

 

Et de son air le plus ingénu, il ajouta aussitôt :

 

– Seulement, comme je possède déjà un cheval et ne suis pas assez riche pour m’offrir le luxe d’en avoir plusieurs, souffrez que je repasse celui-ci à mon jeune ami, qui n’en a pas et qui doit être monté comme tout bon gentilhomme.

 

Et, son sourire malicieux aux lèvres, il se tourna vers son fils. Celui-ci avait eu un geste de protestation. Mais son regard brillant trahissait la joie qu’il aurait à se voir le maître d’une aussi magnifique bête.

 

De son fils, il passa à Vitry. Celui-ci trouvait peut-être le sans-gêne du chevalier un peu excessif. Il se garda bien pourtant de le laisser voir. Et il dit, de bonne grâce :

 

– Ce cheval vous appartient, chevalier. Vous êtes donc libre d’en faire ce que bon vous semblera.

 

– Mais, monsieur, s’écria Jehan, partagé entre son désir et la crainte de paraître indiscret, je ne sais vraiment si je dois accepter un aussi riche cadeau !

 

– Morbleu ! se courrouça Pardaillan, me feriez-vous l’injure de refuser ?

 

Jehan regarda Vitry d’un air perplexe. Le capitaine fit contre mauvaise fortune bon cœur :

 

– Acceptez, monsieur, fit-il rondement. Après M. de Pardaillan, vous êtes l’homme entre les mains duquel je serai le plus honoré de voir passer cette noble bête.

 

Cette fois, Jehan s’inclina et, les yeux brillants d’une joie puérile qu’il ne cherchait pas à dissimuler, il s’en fut aussitôt étudier de près la superbe monture qu’il devait à la malice de Pardaillan.

 

Celui-ci profita de ce qu’il était ainsi éloigné. Il se pencha vers Vitry et lui glissa à l’oreille :

 

– Voulez-vous que je vous dise, monsieur ? Eh bien, arrangez-vous de manière à faire savoir au roi que vous avez donné ce cheval à ce jeune homme… Vous verrez que ce sera là une manière de faire votre cour dont vous n’aurez pas à vous plaindre.

 

– Décidément, vous êtes un charmant compagnon ! murmura Vitry, qui ne regretta plus de voir passer son cheval aux mains de ce jeune inconnu.

 

Ils revinrent à Jehan, qui s’extasiait toujours devant son cheval.

 

– Qu’allez-vous faire de cette autre bête empruntée contre le gré de son propriétaire ? demanda Pardaillan.

 

– J’avais l’intention de la lui renvoyer. Mais, monsieur, vous me voyez assez embarrassé… Elle appartient à Concini.

 

– Tiens ! tiens ! s’exclama Pardaillan qui répondait par un sourire entendu au sourire malicieux de son fils.

 

– Je ne veux pas lui laisser croire que je me suis approprié son bien… D’autre part, il m’est pénible, je l’avoue, de le lui rapporter moi-même.

 

– Eh bien, envoyez quelqu’un, insinua Pardaillan, qui l’étudiait du coin de l’œil.

 

– Jamais de la vie ! protesta vivement Jehan. Il croirait que j’ai peur !

 

– Alors, dit Pardaillan en souriant, allons-y nous-mêmes.

 

Là-dessus, avec force compliments et congratulations, ils prirent congé de Vitry, qui se chargea de faire conduire Zéphir par un de ses hommes à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, adresse donnée par Pardaillan. Zéphir, c’était le nom du cheval dont Jehan le Brave devenait l’heureux possesseur.

 

Jehan, conduisant par la bride le cheval de Roquetaille, s’en fut avec Pardaillan au logis de Concini. Ils y arrivèrent au moment précis où le Florentin et les hommes de son escorte mettaient pied à terre.

 

– Ma foi, glissa Jehan à l’oreille de son père, nous ne pouvions pas arriver plus à propos.

 

Et, tandis que Pardaillan demeurait à l’écart, prêt à intervenir si besoin était, il s’avança seul, avec une souveraine aisance, au-devant de Concini et de ses gentilshommes.

 

Ceux-ci, en l’apercevant, étaient restés pétrifiés. En voyant qu’il avait l’audace de les aborder, un frémissement de colère les agita. Et ils commencèrent à mâchonner des injures et des menaces, en roulant des yeux féroces et dans des attitudes provocatrices. Roquetaille surtout était enragé par la vue de son cheval. Il était persuadé que Jehan ne lui rendrait jamais.

 

Concini se tourna vers ses hommes et les foudroyant du regard, il commanda impérieusement, à voix basse :

 

– Que nul ne bouge, sang du Christ !… Et qu’on se taise !

 

Et ils obéirent tous, figés dans des poses d’attente, les yeux rivés sur les yeux du maître pour y lire les ordres muets.

 

Jehan, bien qu’il parût impassible, était au fond assez étonné. Il s’attendait sincèrement à être reçu la rapière au poing et il se tenait prêt à dégainer lui-même. Certes, l’accueil qu’on lui faisait était glacial et sourdement menaçant, mais ce n’était tout de même pas la lutte immédiate. Et comme il n’avait – et pour cause – qu’une confiance très limitée en la loyauté de Concini, il se tenait plus que jamais sur le qui-vive.

 

Parvenu à deux pas du groupe, il se découvrit en un geste large que Pardaillan reconnut avec un sourire.

 

Comédien génial, souverainement maître de lui, quoique un peu pâle, Concini se découvrit en un geste identique et attendit dans une attitude digne.

 

Se modelant sur le maître, les quatre spadassins mirent chapeau bas et attendirent comme lui, raides comme à la parade. De plus en plus étonné, Jehan dit de sa voix chaude, très calme, s’adressant à Roquetaille :

 

– Monsieur, je vous ramène la monture que je vous ai empruntée… un peu brutalement, j’en conviens. Mais j’avais une excuse devant laquelle tout bon gentilhomme a le devoir de s’incliner : c’était pour le service du roi.

 

En disant ces mots, il s’inclinait avec une grâce hautaine et passait lui-même la bride au bras de Roquetaille que la stupeur semblait avoir pétrifié. Un coup d’œil d’une éloquence terrible que lui jetait Concini lui rendit un peu de présence d’esprit. Il rendit de son mieux la révérence et d’une voix un peu sifflante, malgré qu’il s’efforçât de sourire :

 

– En effet, monsieur, pour tout bon gentilhomme, le service du roi passe d’abord et avant tout.

 

Jehan s’inclina encore une fois gracieusement et, regardant Concini et ses hommes en face, il dit doucement, lentement, sans provocation aucune :

 

– À vous revoir, messieurs !

 

Et tandis que Concini, Roquetaille, Longval, Eynaus et Saint-Julien répondaient galamment à son salut, tranquillement, avec une aisance parfaite, il s’éloigna à petits pas, sans tourner la tête, le poing sur la hanche, mais, au fond, tout éberlué de s’en tirer sans avoir été obligé d’en découdre.

 

Sur son dos, ils éclatèrent avec une fureur effroyable :

 

– Sangdieu ! Mordieu ! Tudieu !

 

– Il nous nargue à notre nez et à notre barbe !

 

– Ventre du pape ! comment ai-je pu résister à l’envie qui me démangeait de sauter à la gorge du bravache !

 

– Qu’il ne s’avise pas de recommencer, je ne réponds plus de moi !

 

Et tous ensemble :

 

– Lui broyer le cœur ! – Le faire crever à petit feu ! – Lui arracher les tripes ! – Lui manger le foie !

 

Concini ne disait rien. Il regardait s’éloigner Jehan avec des yeux fulgurants. Il était livide, un léger tremblement l’agitait et de grosses gouttes coulaient sur son front. L’effort qu’il avait dû faire pour se contenir était formidable et l’avait brisé. Quand la haute silhouette du jeune homme se fut estompée au loin, il grinça :

 

– Patience, mes louveteaux !… Quelques jours de patience, et je vous jure que c’en sera fini des insolences de ce matamore. Il payera tout à la fois et jamais vengeance n’aura été aussi épouvantable que celle que je lui réserve !

 

– Ah ! monseigneur, c’est bien cette idée qui nous a donné la force de nous contraindre. Sans quoi !…

 

LX

 

Pardaillan rattrapa son fils en quelques enjambées. Comme si de rien n’était, il lui dit gaiement :

 

– Si nous allions faire un tour du côté des fourneaux de dame Nicole ? Il me semble que l’heure du dîner a sonné depuis longtemps. Qu’en dites-vous ?

 

– Ventre-veau ! monsieur, je dis que je meurs de faim et qu’un bon repas sera le bienvenu.

 

Et bras dessus, bras dessous, ils se dirigèrent vers la rue Saint-Denis.

 

– Eh bien, monsieur, dit Jehan, vous me voyez encore stupéfait de l’accueil de Concini. Je n’en reviens pas. Je m’attendais à être chargé… Au lieu de cela, des sourires, un peu forcés, il est vrai. Mais pas le plus petit coup de dague ou de poignard. La bienveillance que le roi a bien voulu me témoigner aurait-elle donné à réfléchir au rufian ?

 

– Ne croyez pas cela, dit gravement Pardaillan. Plus que jamais au contraire, il faut vous tenir sur vos gardes. Concini médite un mauvais coup. J’en jurerais.

 

Jehan haussa dédaigneusement les épaules et comme ils étaient arrivés à l’auberge, ils n’en dirent pas plus long à ce sujet. Ils furent accueillis par le sourire frais et engageant de la grassouillette dame Nicole qui sur la demande de Pardaillan, se rua en préparatifs, bousculant servantes et valets.

 

Pendant qu’on dressait le couvert, un laquais du capitaine de Vitry amena le cheval de Jehan, le superbe et vigoureux Zéphir. À cette vue Jehan oublia Concini et d’Épernon et le roi, et qu’il était à jeun de la veille. Avec une joie bruyante d’enfant à qui on vient de donner un jouet longtemps convoité, il voulut conduire lui-même la bête à l’écurie, l’installa dans le meilleur coin, devant un râtelier abondamment garni et ne la quitta qu’à regret, après s’être assuré qu’elle ne manquait de rien et non sans l’avoir à nouveau étudiée en connaisseur.

 

Pardaillan, amusé, l’avait suivi et le regardait faire et l’écoutait avec, aux lèvres, un sourire où il y avait autant d’indulgente bonté que de scepticisme narquois.

 

Revenus dans la salle commune, confortablement assis devant une table plantureusement garnie, ils attaquèrent, avec le même appétit robuste, les succulentes choses préparées à leur intention. Revenant à son cheval, Jehan s’écria naïvement :

 

– C’est peut-être le commencement de la fortune, monsieur ! Et c’est encore à vous que je le dois, comme je dois tout ce qui m’arrive d’heureux depuis que j’ai l’honneur de vous connaître !

 

– Vous croyez ? fit Pardaillan de son air railleur.

 

– Comment si je le crois !… Mais, monsieur, c’est à vous que M. de Vitry a donné cette belle bête.

 

– Je ne vous parle pas du cheval, dit Pardaillan avec une froideur voulue. Je vous demande si vous croyez réellement que ce soit là le commencement de la fortune, comme vous dites.

 

– Dame, monsieur, fit Jehan interloqué et quelque peu rembruni, le roi – toujours grâce à vous – a bien voulu me témoigner une certaine amitié. Et il me semble qu’après…

 

– Ce que vous avez fait pour lui, interrompit Pardaillan, il ne peut faire moins que de s’occuper de vous.

 

– Il me semble !

 

Pardaillan se renversa sur le dossier de sa chaise et contempla amoureusement le verre plein de vin mousseux qu’il tenait à la hauteur de son œil. Il le vida d’un trait, fit claquer la langue d’un air satisfait et, brusquement :

 

– Combien estimez-vous le cheval que vous a donné M. de Vitry ?

 

– Mais… avec les harnais qui sont magnifiques, je pense que le juif le plus rapace m’en donnera bien cent cinquante à deux cents pistoles.

 

– Deux cents pistoles, oui, c’est une estimation juste, précisa Pardaillan.

 

Il prit un temps, et le fixant droit dans les yeux :

 

– Vous venez de risquer de vous rompre les os pour sauver le roi et vous vous dites naïvement que votre fortune est assurée… Deux mille livres que vous rapportera la vente de ce cheval et de ses harnais, voilà tout ce que vous vaudra cette prouesse. Dites-vous bien cela, jeune homme, et vous serez dans le vrai, et vous épargnerez des déceptions pénibles.

 

La joie de Jehan était tombée du coup :

 

– Diable ! fit-il avec une pointe d’amertume, avouez, monsieur, que c’est peu encourageant.

 

– C’est ainsi, répliqua Pardaillan péremptoirement.

 

Il y eut un silence un peu froid. Jehan les yeux dans le vague, demeurait songeur. Pardaillan l’étudiait avec un peu de compassion. Mais il avait, au fond des prunelles, cette lueur malicieuse qui s’y trouvait chaque fois qu’il tentait quelqu’une de ces mystérieuses épreuves auxquelles il attachait une importance capitale et que lui seul savait.

 

– Eh bien ! reprit-il au bout d’un instant, ceci, je pense – et qui est la pure vérité, notez-le bien – ceci refroidit quelque peu votre ardeur. Et je gage que si c’était à refaire, vous y regarderiez à deux fois avant de risquer votre peau pour sauver celle du roi ?

 

Si maître de lui qu’il fût, Pardaillan avait laissé percer l’émotion qui l’étreignait. Jehan, plongé dans ses rêves, n’y prit pas garde, heureusement. Il redressa lentement la tête et s’arrachant à ses pensées, il dit simplement :

 

– Ma foi non, monsieur !… Ne croyez pas que j’ai tout à fait menti en assurant au roi qu’il était encore menacé. Il l’est réellement. Et je suis, moi, sur la trace de ceux qui, dans l’ombre, sournoisement, cherchent à le frapper. Et le cas échéant, je suis bien résolu à risquer encore ma peau pour sauver la sienne… Malgré ce que vous venez de me dire.

 

– Pourquoi ?… Parce que c’est le roi ?

 

– Non, monsieur. Tenez, je déteste bien Concini… Si je le tenais au bout de ma rapière, je le tuerais sans pitié, sans remords. Eh bien ! si j’apprenais que Concini est menacé de la même manière que le roi, j’agirais pour lui comme j’ai agi pour le roi. Quitte à le tuer après en combat loyal.

 

– Diable ! diable ! murmura Pardaillan, dont les yeux pétillaient.

 

– Cependant, continua Jehan, je confesse qu’en ce qui concerne le roi, j’ai une raison particulière de me dévouer pour lui.

 

– Et cette raison ?…

 

– Je lui ai dit à lui-même, monsieur : c’est qu’il est son père !

 

– Oh ! diable !… c’est vrai… J’oubliais ce détail ! s’écria Pardaillan avec cette froideur spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion. Et saisissant le verre qu’il avait devant lui, il le vida d’un trait. Après quoi, très calme, l’air presque indifférent :

 

– Racontez-moi, dit-il, comment vous avez appris que le roi était menacé ?

 

Complaisamment, Jehan conta comment il avait été amené à l’hôtel d’Épernon par le jeune comte de Candale et comment il avait surpris la conversation significative du duc avec Léonora Galigaï, et ce moine à mine si majestueuse, qui s’appelait Claude Acquaviva.

 

Il n’omit aucun détail, et Pardaillan l’écouta très attentivement. Au fur et à mesure que son fils parlait, une foule de détails, qui demeuraient confus et obscurs pour le jeune homme, s’éclairaient d’une lueur éclatante pour lui.

 

– Et vous dites que le moine qui se trouvait avec Mme Concini s’appelle Claude Acquaviva ? Vous êtes bien sûr que c’est ce nom-là qui a été prononcé ?

 

– Tout à fait sûr, monsieur. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce moine, que je ne connais pas, que je n’avais jamais vu, me veut la malemort.

 

Pardaillan était devenu soudain très grave. Il jeta autour de lui un coup d’œil perçant et se penchant sur la table, à voix très basse :

 

– Savez-vous qui est ce Claude Acquaviva ?

 

– Ma foi non, monsieur.

 

– C’est le chef suprême de l’ordre des jésuites.

 

– Ah !… ceux qu’on accuse de vouloir la mort du roi ? Ceux qui, chuchote-t-on, ont armé le bras de Jean Chastel[8], de Guignard, de Varade et de tant d’autres ?

 

– Et qui, aujourd’hui, cherchent à armer le bras de Ravaillac !… Ceux-là mêmes.

 

– Ah ! fit Jehan d’un air rêveur.

 

Et redressant la tête, il dit ingénument :

 

– Mais, monsieur, cela ne m’apprend pas pourquoi ce chef des jésuites me veut faire meurtrir, moi, pauvre gueux.

 

Pardaillan le considéra un moment en silence. Il ne pouvait pas, il ne voulait pas encore lui dire : « Parce que tu possèdes un trésor fabuleux que ces religieux veulent s’approprier. » Et cependant, il voyait la nécessité impérieuse de le mettre sur ses gardes. Il comprenait bien, lui, quel danger mortel était suspendu sur sa tête et que sa vie ne tenait qu’à un fil. Mais comment faire pénétrer cette persuasion dans l’esprit de son fils sans lui révéler la vérité ? Il crut avoir trouvé et avec un haussement d’épaules :

 

– Ne comprenez-vous donc pas que ce moine cherche à se débarrasser de vous parce que vous connaissez ses projets ?…

 

Il pensait bien en être quitte avec cette explication. Il comptait sur l’étourderie de la jeunesse pour la lui faire accepter sans discussion. Quelques semaines plus tôt, il l’eût peut-être acceptée en effet. Mais Pardaillan oubliait que depuis plus de six semaines, il se trouvait en contact journalier avec son fils et qu’il le formait, à son insu peut-être. À soixante ans, comme au temps de sa jeunesse, il en était encore à ne pas connaître sa valeur réelle. Il ignorait que dès leur première rencontre, il lui était apparu comme le modèle accompli sur lequel il avait instantanément résolu de se conformer. Et depuis, pas une de ses actions, pas une parole, pas un geste n’avaient échappé à cet esprit attentif qui en avait fait son profit.

 

En conséquence, Jehan répondit paisiblement et avec un petit air naïf qu’il copiait peut-être d’instinct sur ce modèle, le seul qu’il eût admiré jusqu’à ce jour, et qui n’était encore pour lui que M. le chevalier de Pardaillan :

 

– Mais monsieur, au moment où j’ai entendu ce moine réclamer ma mort en termes à peines voilés, il ignorait que je connaissais ses projets !… Il ne savait pas que je l’écoutais… sans quoi il n’eût pas prononcé les imprudentes paroles que j’ai surprises… Il doit donc y avoir autre chose.

 

C’était très simple et rigoureusement logique. Pardaillan fut pris d’un subit accès de toux destiné à masquer son embarras. Mais il n’était pas homme à demeurer court pour si peu.

 

– Enfant ! dit-il d’un air apitoyé. Et les projets de Concini, ne les connaissiez-vous pas avant d’avoir surpris ce fameux et trop compromettant entretien ?

 

– Sans doute !… Mais, quel rapport…

 

– Conscients ou inconscients, peu importe, les Concini ne sont que des instruments aux mains de ce moine. Tenez pour assuré que dès le premier jour ils l’ont avisé des menaces que vous avez adressées à Concini lorsqu’il vous tenait dans ce cachot de la rue des Rats.

 

– Ceci me paraît plus vraisemblable.

 

– C’est tel que je vous le dis, assura Pardaillan avec force. Tant que vous l’avez ignoré, le général des jésuites a laissé faire Concini… Ce qui ne l’a pas empêché d’intervenir lui-même quand l’occasion s’est présentée.

 

– Peut-être ! fit Jehan qui réfléchissait, oui, en effet, je crois que vous devez avoir raison.

 

– Parbleu ! appuya Pardaillan avec plus de force encore. Maintenant c’est une autre affaire. Acquaviva – qui se cachait dans une capucinière alors qu’il a les maisons de son ordre à Paris – Acquaviva se sait découvert, menacé par conséquent. Je gage qu’à l’heure présente, il n’est déjà plus au couvent des capucins, d’où je l’ai vu sortir, moi. Il s’est mis à l’abri. Mais si bien terré qu’il soit, vous restez, vous, une menace vivante dont il doit se débarrasser à tout prix. Il ne s’agit plus de Concini maintenant. Il s’agit de lui… et des intérêts de son ordre. Prenez garde, mon enfant, prenez garde. Acquaviva ne vous lâchera pas, il n’aura de cesse ni de trêve qu’il ne vous ait supprimé… Je ne donnerais pas une maille de votre peau.

 

Et en lui-même, il ajouta :

 

– À moins que je ne m’en mêle… et il faudra bien. Par Pilate ! je ne veux pas laisser assassiner misérablement cet enfant.

 

Cependant, Jehan ne montrait aucune inquiétude. Il était simplement un peu étonné.

 

– Bah ! fit-il avec une dédaigneuse insouciance, vous plaisantez j’imagine. J’ai peine à croire que ce misérable frocard soit aussi redoutable que vous voulez bien le dire.

 

– Je ne plaisante pas, morbleu ! Jamais je ne fus plus sérieux qu’en ce moment. Voyons, mon enfant, vous me connaissez… Vous savez que je ne suis pas homme à m’alarmer aisément… Eh bien, je vous dis ceci : ce misérable frocard commande à des milliers et des milliers d’affidés, répandus dans le monde entier. Il en a à la ville et aux champs, au palais et à la chaumière, au couvent comme au Louvre. Il dispose de sommes immenses. Il traite de puissance à puissance avec le pape et fait trembler le roi dans son Louvre. Qu’êtes-vous pour lui ? Moins qu’un atome. Si vous n’y prenez garde, il vous pulvérisera plus aisément que je ne brise ce verre.

 

Et Pardaillan, d’un coup sec, brisa le verre qu’il venait de vider.

 

– Ventre-veau, monsieur ! dit Jehan moitié sérieux, moitié plaisant, savez-vous que vous finissez par m’inquiéter ?

 

– Je ne cherche pas à vous inquiéter, répliqua froidement Pardaillan, je cherche simplement à vous faire comprendre que vous avez affaire à un ennemi auprès duquel le grand prévôt, les Concini et les d’Épernon ne sont rien.

 

– Avouez que vous exagérez un peu, railla Jehan. Pardaillan haussa les épaules et, sans relever la phrase, continua :

 

– Le sire de Neuvy cherchera à vous faire arrêter. Concini et d’Épernon lâcheront sur vous des bandes de spadassins… C’est leur manière, ils n’en sortent pas. On sait où on va avec eux. Avec un peu de vigilance, on peut déjouer leurs attaques parce qu’elles se produisent toujours de la même façon.

 

– Que peut faire de plus ce moine ?

 

– Acquaviva n’a pas de haine contre vous, lui. Il n’en est que plus dangereux, notez bien. Avec lui, rien de précis. C’est le mystère angoissant, c’est l’imprévu dans la plus tortueuse traîtrise. C’est la mort sournoise et foudroyante, sous les aspects les plus inoffensifs.

 

– Pauvre de moi ! Me voilà bien loti !

 

– Riez, jeune homme, ce n’est pas pour me déplaire… Au contraire. Riez donc, mais… Dans la rue, sondez le pavé : le sol peut être miné sous vos pas. Regardez en l’air : une cheminée peut s’abattre et vous écraser. Regardez derrière vous, scrutez les coins d’ombre : une balle peut vous étendre raide. Flairez le pain acheté chez le premier boulanger venu ainsi que la bouteille que vous venez de déboucher : ils peuvent être empoisonnés. Avant d’entrer chez vous, assurez-vous que le feu ne couve pas quelque part. Dans votre chambre, voyez si le plancher ne va pas s’effondrer ou le plafond s’écrouler sur votre tête. Retenez bien tout cela, ayez l’œil partout à la fois… À moins que vous n’ayez des raisons d’en finir avec la vie.

 

– Non pas, ventre-veau ! j’y tiens plus que jamais. Je me déclare dûment convaincu et je vous réponds que je veillerai sur ma précieuse carcasse.

 

Ceci était dit en badinant. Mais Pardaillan vit bien que ses paroles avaient porté :

 

– Bon, se dit-il, un bon averti en vaut deux. Je suis sûr maintenant qu’il se tiendra sur ses gardes.

 

– Et vous, monsieur, demanda Jehan, changeant brusquement de conversation, me direz-vous comment vous avez été renseigné ?

 

– Oui, certes. Attendu que vous en pourrez tirer profit.

 

Et Pardaillan, à son tour, raconta comment il avait découvert la vérité en suivant le moine Parfait Goulard.

 

– Quoi ! s’écria Jehan, impressionné, le goinfre, l’ivrogne Parfait Goulard serait donc un agent secret des jésuites ? J’avais l’intuition vague qu’il accomplissait auprès de ce malheureux Ravaillac je ne sais quelle sinistre besogne. Mais j’étais loin d’avoir songé à cela.

 

– Parfait Goulard est, à coup sûr, un des chefs de la redoutable association, affirma Pardaillan. Et ceci doit vous prouver que je n’exagérais pas les dangers dont vous êtes menacé.

 

– Je le crois, monsieur, et je vous remercie de m’avoir averti, fit le jeune homme qui se leva pour prendre congé.

 

– Qu’allez-vous faire aujourd’hui ? demanda négligemment Pardaillan.

 

– Je vais voir Gringaille pour m’assurer que rien ne menace Bertille. Ensuite je tâcherai de joindre Ravaillac.

 

– Pour le dissuader de rentrer à Angoulême ?

 

– Non pas !… Pour le presser d’y retourner au plus tôt. Ce matin on voulait le renvoyer dans son pays. Ce soir on fera des efforts désespérés pour le retenir. N’est-ce pas votre avis, monsieur ?

 

Pardaillan approuva d’un sourire et :

 

– Coucherez-vous rue de l’Arbre-Sec ?

 

– Sans doute.

 

Pardaillan réfléchit une seconde et :

 

– Passe encore pour aujourd’hui, dit-il. Ils n’auront pas eu le temps de rien machiner là. Mais voulez-vous que je vous donne un conseil ?… que vous ne suivrez pas, comme de juste.

 

– Donnez toujours, monsieur, dit Jehan en riant.

 

– Eh bien, dès demain, décampez de ce logis. Allez-vous-en coucher à Montmartre, dans cette grotte que vous connaissez. Vous n’y aurez qu’une botte de paille, mais du moins, vous y serez en sûreté.

 

– Je ne dis pas non, fit Jehan rêveur. En tout cas, ce soir, je couche rue de l’Arbre-Sec.

 

– Je passerai vous chercher vers une heure de l’après-midi. Nous irons ensemble voir votre fiancée.

 

Jehan lui saisit les deux mains et, avec une émotion poignante, s’écria :

 

– Vraiment, monsieur, vous êtes d’une bonté pour moi !… Un père n’agirait pas mieux que vous ne le faites.

 

Pour la première fois de sa vie, Pardaillan ne put supporter le regard humide de reconnaissance qui se fixait sur lui. Pour la première fois, gêné, il dut se détourner. Et tandis que son fils s’éloignait de ce pas allongé qui était le sien, du haut du perron, il le suivait d’un œil rêveur, vaguement attendri et murmurait :

 

– Un père n’agirait pas mieux !… Pourquoi ne lui ai-je pas dit que je suis son père ?

 

Il frappa du pied avec humeur et rentra dans l’auberge en grommelant :

 

– Il ira, morbleu, j’en suis certain !… Car enfin, il sait où sont les millions, et lui qui me dit tout, il ne m’en a soufflé mot ! Pourquoi ?… Corbleu, que je voudrais donc être fixé. Cette indécision est énervante !

 

LXI

 

Pardaillan ne s’était pas trompé en disant à Jehan que le moine Acquaviva devait avoir quitté le couvent des capucins.

 

En effet, dès sa rentrée à la capucinière, il avait eu un court entretien avec le père Joseph. Moins d’une demi-heure après, la porte du couvent s’était ouverte à nouveau et il était sorti, monté sur une mule. Le père Joseph, qui l’avait accompagné jusque-là, lui dit à haute voix :

 

– Bon voyage, mon révérend Père !

 

– Au revoir, mon frère, répondit Acquaviva, et grand merci de votre généreuse hospitalité.

 

La lourde porte se ferma en grinçant, et, le capuchon rabattu sur les yeux, il s’éloigna au pas cadencé de la mule indolente.

 

Comme il approchait de la rue de Gaillon, un religieux parut sur cette manière de terrasse qui précédait l’entrée de la chapelle Saint-Roch, descendit l’escalier d’un pas nonchalant et se campa au milieu de la chaussée de l’air indécis de quelqu’un qui se demande s’il ira à droite ou à gauche.

 

En approchant de ce religieux, Acquaviva esquissa un signe mystérieux auquel l’autre répondit par un signe identique. Acquaviva passa sans s’arrêter, répondant par un léger signe de tête au salut de ce confrère. En passant, il laissa tomber ce seul mot :

 

– Ruilly[9].

 

Il se trouva que l’indécision du religieux cessa comme par enchantement. Il s’éloigna aussitôt du côté de la ville, marchant plus vite que la mule d’Acquaviva qu’il laissa derrière lui.

 

Celui-ci traversa la ville dans toute sa largeur, depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Antoine. Jusque-là, il avait marché doucement, au pas, sans que nul fît attention à lui. Dans le faubourg Saint-Antoine, il piqua sa monture du talon et la mit au trot.

 

Il alla ainsi jusqu’au mur d’enceinte de l’abbaye Saint-Antoine. Là, il tourna brusquement à droite et parvint en peu de temps au bourg de Ruilly. Il n’y avait là qu’un très petit nombre de maisons espacées au hasard. Il s’arrêta devant une ferme isolée. C’était l’ancien manoir royal de Ruilly. Il y entra comme chez lui.

 

Un quart d’heure plus tard, il y était rejoint par le moine Parfait Goulard, avec lequel il eut un long et mystérieux entretien, en suite de quoi il le congédia en disant :

 

– Allez, mon fils, n’oubliez rien. N’oubliez pas, surtout, qu’il faut que ce jeune homme meure au plus tôt… Il y va de l’existence de notre ordre.

 

– Il mourra, assura Parfait Goulard avec une froide implacabilité.

 

Le jour même, sur la brune, Acquaviva enfourcha sa mule et repartit dans la direction de l’abbaye Saint-Antoine qu’il contourna. Il passa à la Croix-Faubin, descendit vers Popincourt, gagna la Courtille, longea Montfaucon et parvint au faubourg Saint-Laurent, ayant ainsi tracé un vaste quart de cercle autour de l’enceinte de la ville.

 

Dans le faubourg, à une centaine de pas de la porte Saint-Martin, il aperçut un moine qui attendait. Acquaviva mit pied à terre. Le moine s’empara de la mule et partit sans avoir prononcé une seule parole.

 

Acquaviva, à pied, le capuchon toujours rabattu sur les yeux, rentra dans Paris quelques instants avant la fermeture de la porte. Par des voies détournées, les moins fréquentées, il parvint à la rue de la Heaumerie.

 

C’était une petite rue étroite qui, à l’époque, était très animée. Elle s’étendait parallèlement et au sud de la rue des Lombards. Elle allait de la rue Saint-Denis à la rue de la Savonnerie, à droite, et la rue de la Vieille-Monnaie, à gauche. Au bout de cette rue, près de la rue de la Vieille-Monnaie, se trouvait un cul-de-sac qu’on appelait du Fort-aux-Dames, parce que Mme de Montmartre y avait sa prison.

 

La prison se trouvait presque au fond de l’impasse. C’était une antique bâtisse de trois étages, sombre, obscure, sinistre, comme toute prison. On se tromperait singulièrement si on se figurait que c’était une prison pour rire. C’était une prison très sérieuse au contraire, munie de tout ce qui peut constituer une bonne prison : portiers, guichetiers geôliers, gardes, bourreau et ses aides, chapelle et chapelain ; bons et solides cachots, munis de fortes chaînes, de fers épais, depuis les combles jusqu’aux caves, qui s’enfonçaient de plusieurs étages dans les entrailles de la terre ; chambre de torture : rien n’y manquait.

 

Seulement, comme la place était un peu exiguë, vu la quantité de prisonniers, comme les Dames n’étaient pas très riches, les malheureux qu’on y enfermait étaient un peu plus mal là qu’ailleurs. Voilà tout.

 

Ces détails peuvent paraître superflus. On reconnaîtra par la suite qu’ils étaient nécessaires. Il est même probable que nous serons obligé d’y revenir.

 

Plus avant dans l’impasse, accotée à la prison, se trouvait une maison plus petite, élevée de deux étages. Elle paraissait se dissimuler là. Avec ses fenêtres et sa porte toujours closes, elle semblait plus triste, plus morne, plus lugubre encore que la prison, sa voisine. Encore la prison s’animait-elle, elle. On y sentait palpiter la vie. La porte s’ouvrait et se fermait fréquemment. C’était un va-et-vient incessant de religieux, de religieuses, de geôliers qui entraient et sortaient. Tandis que, de mémoire de voisins, on n’avait vu s’ouvrir la porte massive de la petite maison qui passait pour inhabitée et appartenait à on ne savait qui.

 

Ce fut vers cette porte que se dirigea Acquaviva, la nuit étant complètement venue. Elle s’ouvrit sans bruit devant lui, et sans qu’il eût besoin de frapper. Et celui qui ouvrait, c’était encore frère Parfait Goulard. Il conduisit son chef tout en haut de la maison, sous les combles, et le fit entrer dans une petite chambre assez confortablement meublée.

 

Acquaviva jeta un coup d’œil indifférent autour de lui et dit laconiquement :

 

– Visitons.

 

Parfait Goulard ouvrit une petite fenêtre à laquelle Acquaviva se pencha pendant que l’ivrogne expliquait :

 

– Petit jardin, sur le derrière. Là-bas, ce mur très élevé, c’est la rue de la Vieille-Monnaie.

 

– Passons, dit Acquaviva.

 

Goulard ferma la fenêtre et ouvrit la porte. Il y avait là comme un petit palier. D’un côté, l’escalier assez raide par où ils étaient venus. En face, une porte basse fermée avec un énorme cadenas. Au milieu, la porte de la chambrette, sur le seuil de laquelle ils se tenaient. Parfait Goulard dit, en désignant la porte au cadenas :

 

– Grenier. Débarras sans issue. Nul n’y pénètre.

 

Il s’en fut droit au mur, presque en face de la porte. Il éleva la lampe qu’il tenait à la main et montra un minuscule bouton habilement dissimulé. Il pressa dessus. Une étroite ouverture se démasqua. Ils entrèrent. C’était une chambre plus petite encore que celle qu’ils venaient de quitter. Elle était très sommairement meublée. Parfait Goulard expliqua :

 

– Ici, nous sommes chez les Dames de Montmartre.

 

Il montra le mécanisme qui permettait d’ouvrir de ce côté, comme il l’avait montré de l’autre côté.

 

– Passons, dit encore Acquaviva après avoir attentivement regardé. Ils revinrent sur le petit palier. Ils descendirent aux caves. Là encore, nouvelle issue secrète dont Goulard montra le mécanisme comme pour les précédentes. Ils s’engagèrent dans un étroit boyau dans lequel Acquaviva fut obligé de baisser la tête. Ils aboutirent à un escalier qu’ils montèrent et, finalement, se trouvèrent dans un vestibule.

 

– Ici, dit Parfait Goulard, nous sommes de l’autre côté de la rue de la Vieille-Monnaie. C’est la maison qui fait l’angle de la rue et que vous pourrez apercevoir de votre fenêtre. Il y aura constamment ici un homme de garde. Le cas échéant, vous pourrez, de votre fenêtre, lui faire les signaux conventionnels et vous serez obéi avec toute la promptitude nécessaire.

 

– Parfait, déclara Acquaviva d’un air satisfait. Et il ajouta : Retournons.

 

Deux minutes plus tard, ils étaient de retour dans la mystérieuse demeure. Au rez-de-chaussée, Parfait Goulard demanda :

 

– Monseigneur désire-t-il que je lui montre les chambres machinées ?

 

– À quoi bon ! fit Acquaviva avec indifférence, remontons.

 

Ils regagnèrent la petite chambre sous les combles. Acquaviva s’assit dans l’unique fauteuil qui la garnissait et désigna une chaise à Parfait Goulard.

 

– Eh bien, mon fils, ce Ravaillac ?… Voici que, grâce au fils de Pardaillan, nous avons besoin de lui, plus que jamais.

 

Acquaviva disait cela sans colère, sans amertume, avec cette extraordinaire douceur dont il ne se départissait que très rarement. Il ajouta :

 

– Après avoir eu bien du mal à le décider à s’en retourner dans son pays, vous voici obligé de lutter et de ruser à nouveau pour l’empêcher de partir. Pensez-vous réussir ?

 

– Le plus difficile, répondit le moine, sera de l’amener jusqu’ici sans éveiller ses soupçons. J’espère y arriver cependant. Qu’il entre seulement dans cette maison et je réponds qu’il ne partira pas. On prépare tout à cet effet, dans les chambres machinées que je voulais vous faire visiter. Et je crois pouvoir assurer que le spectacle que j’ai composé à son intention lui rendra toute sa décision.

 

– Et ce Jehan le Brave ?

 

Parfait Goulard répondit avec un sourire sinistre :

 

– Des hommes à nous le suivent pas à pas et ne le quittent pas plus que son ombre. Il en sera ainsi jusqu’au jour où… il ne sera plus à redouter.

 

– Le plus tôt possible, mon fils. Il y a urgence impérieuse, dit Acquaviva, d’ailleurs sans manifester aucune impatience.

 

– À l’heure qu’il est, la chose est peut-être faite.

 

– Dieu vous entende, mon fils.

 

Acquaviva réfléchit une seconde et, redressant sa tête pâle :

 

– Où en sommes-nous de ces fouilles ?

 

– Nous approchons, monseigneur. L’autel signalé dans le papier en question est presque complètement dégagé. Dans quelques jours, nous aurons mis à découvert le bouton. Et nous serons bien près du but.

 

À ce moment, on gratta doucement à la porte. Goulard alla ouvrir. Un moine, taillé en athlète, parut qui, humblement, demanda les ordres de monseigneur pour son souper.

 

– Montez-moi un morceau de pain, des fruits et un verre d’eau, dit Acquaviva.

 

Et pendant que le moine athlète s’éloignait, il se remit paisiblement à parler à Parfait Goulard, à qui il donnait des instructions.

 

Lorsque le moine, cinq minutes plus tard, revint avec une petite table sur laquelle, dans des plats d’argent massif, se dressait le très frugal repas commandé par le redoutable chef de la sombre et terrible société de Jésus, Parfait Goulard n’était plus là. Le moine servant ne parut pas s’en étonner.

 

LXII

 

Jehan le Brave, en quittant Pardaillan, sortit de Paris par la porte Montmartre. Il passa devant la maison de Perrette la Jolie, sans s’arrêter. Il sifflotait un air de chasse. Comme il arrivait au château des Porcherons, il fut rejoint par Gringaille, sorti de derrière une haie où il se tenait caché, surveillant la porte de la petite maison.

 

– Eh bien ? demanda Jehan.

 

– Tout va bien, chef. Tranquillité absolue.

 

– N’importe, continuez à veiller plus attentivement que jamais. Avant longtemps, mes braves compagnons, j’espère vous décharger de cette assommante garde.

 

– Pour assommante, avoua franchement Gringaille, c’est une corvée assommante, on ne peut pas dire le contraire. Mais, cornedieu, chef ! c’est pour le service de la mignarde demoiselle, et vous savez que pour elle nous nous ferions étriper de tout cœur… Et puis, il y a aussi Perrette, ma sœur. Vous savez que Carcagne en est plus féru que jamais. Il ne trouve pas la corvée assommante, lui, pensez donc : il respire le même air que sa belle, il la voit passer quelquefois. Il est aux anges. Pas de danger qu’il oublie l’heure de la garde, lui.

 

Jehan eut un sourire.

 

– Vous nichez toujours rue du Bout-du-Monde ? demanda-t-il.

 

– Toujours. À cause de la vue. Du moment qu’on a de quoi payer le loyer, on a eu vite fait la paix avec le propriétaire.

 

Rassuré de ce côté, Jehan s’en alla, après avoir serré la main de Gringaille, heureux de cette marque d’amitié.

 

Pendant que le Parisien reprenait sa garde, comme il disait, Jehan se mit en quête de Ravaillac. À l’auberge des Trois-Pigeons, on lui dit que le rousseau était parti en disant qu’il retournait dans son pays.

 

– Tout est pour le mieux, pensa le jeune homme.

 

Et il rentra en ville par la porte Saint-Honoré. Il était sombre et préoccupé. Il pensait à ce que lui avait dit Pardaillan au sujet du roi et il se désolait de voir que la fortune, qu’il croyait avoir saisie par son unique cheveu, s’éloignait de plus en plus. Et, par contrecoup, il ne pouvait s’empêcher de penser à cette fortune colossale qui dormait inutile, au pied de l’escalier du gibet de Montmartre.

 

La vérité nous oblige à dire qu’il oubliait complètement les avertissements du chevalier au sujet d’Acquaviva. Il ne pensait pour l’instant qu’à ces millions et dix fois il se posa la question :

 

– Si j’y allais ?

 

Il eut cependant la force de résister à cette tentation. Mais il en eut une autre à laquelle il succomba. Il se dit qu’il n’était pas tard et qu’il ferait bon s’offrir un joli temps de galop dans la campagne, ne fût-ce que pour se rendre compte de la valeur de son cheval Zéphir.

 

Il revint rue Saint-Denis, à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Il se glissa dans l’écurie, sella lui-même son cheval et partit à fond de train. Le plaisir qu’il trouva à cette promenade lui fit oublier momentanément ses soucis. Il se grisa de grand air, en des courses folles, se livra à une étude sérieuse de sa monture dont il se déclara enchanté, tua agréablement quelques heures et revint comme la nuit tombait, l’appétit aiguisé par cette longue chevauchée.

 

– Il remit lui-même son cheval à sa place et s’en alla souper dans une taverne de la rue Saint-Denis. Lorsqu’il en sortit, il était tard. Les rues étaient sombres, désertes, silencieuses. Il n’en avait cure et avançait dans l’obscurité avec son insouciance accoutumée, coupant au plus court, pressé qu’il était de s’allonger entre les draps de son étroite couchette.

 

Rue de Béthisy, à quelques pas de chez lui, il lui sembla tout à coup percevoir derrière lui comme un glissement de larves. Il fit un bond de côté.

 

Une balle passa en sifflant à quelques pouces de son visage. Au même instant, un autre coup de feu retentit. Il tomba à la renverse, laboura le sol à coups de talon convulsifs et demeura immobile, étendu raide sur la chaussée.

 

Une voix, dans la nuit, grogna :

 

– Il en tient !

 

Deux ombres s’approchèrent en rampant, le poignard au poing.

 

– Je crois qu’il est mort, reprit la même voix.

 

– N’importe, dit l’autre voix, il faut bien s’en assurer. La besogne est assez bien payée pour qu’on l’accomplisse en conscience.

 

Jehan ne bougeait pas. Il devait être mort ou tout au moins évanoui. Les deux ombres, prudemment, vinrent jusqu’à lui. Deux bustes se penchèrent, les deux poignards levés en un geste foudroyant jetèrent dans la nuit une lueur blafarde. Les deux bras ne retombèrent pas et un double hurlement de douleur se confondit en un seul.

 

Jehan n’avait pas été touché. Au moment où la première balle siffla à ses oreilles, les paroles de Pardaillan passèrent comme un éclair dans son esprit. Il se laissa tomber au moment précis où éclatait le second coup de feu. La manœuvre lui était familière sans doute.

 

Il vit les deux ombres s’approcher, il entendit les paroles échangées à voix basse et ne fit pas un mouvement. Mais, lorsque les deux bustes se penchèrent pour l’achever, il projeta ses deux pieds en avant, avec une irrésistible violence.

 

Atteints en pleine poitrine, les deux assassins allèrent s’étaler sur la chaussée où ils demeurèrent étourdis.

 

– Il faut les faire parler maintenant ! se dit Jehan.

 

D’un bond, il fut sur eux et les étreignit à la gorge. C’était un moyen excellent pour les expédier ad patres, mais non pour les faire parler, comme telle était son intention. Il faut croire cependant que c’était la bonne manière, car ils ouvrirent des yeux terrifiés et râlèrent :

 

– Grâce, monseigneur !

 

– Coquins, gronda Jehan, je vous fais grâce, à la condition que vous me disiez qui vous a payés pour me meurtrir… sinon je vous étrangle tous les deux.

 

Et il pressa plus fort sur les deux gorges.

 

– Je dirai tout, s’étouffa un des deux malandrins, mais… ne serrez pas tant… vous… m’étran…

 

Jehan desserra son étreinte et confisqua prudemment les deux poignards qui se trouvaient à ses pieds, en disant :

 

– Parle, coquin !

 

Le coquin souffla péniblement et grimaça :

 

– Tudieu ! quelle poigne !

 

– Qui vous a payés pour me meurtrir ? répéta froidement Jehan.

 

– Je ne le sais pas, monseigneur.

 

– Tu mens, coquin ! Parle… ou ta dernière heure est venue. Et il le saisit de nouveau à la gorge.

 

– Sur mon salut éternel, je vous jure que nous ne savons pas ! gémit le misérable.

 

Jehan le vit sincère. Il le lâcha encore une fois et :

 

– Voyons, je vous ai entendus dire que vous étiez bien payés. Vous ne connaissez pas celui qui vous a payés, soit !… Mais vous l’avez vu… dépeignez-le-moi un peu.

 

– Nous ne l’avons pas vu… attendu qu’il avait le capuchon rabattu jusque sur le nez… Tout ce que je peux dire, c’est que c’est un religieux… ou du moins, il en avait le costume.

 

Jehan était fixé. Il n’insista pas davantage.

 

– C’est bon ! dit-il d’un air dédaigneux. Je vous fais grâce, coquins !… Filez prestement… et ne vous retrouvez jamais sur mon chemin, si vous tenez à votre peau.

 

Les deux malandrins se relevèrent péniblement et détalèrent avec une précipitation qui dénotait une frayeur intense.

 

Rentré dans sa chambre, Jehan ferma sa porte à double tour, ce qui ne lui était jamais arrivé de faire. Il se jeta dans son fauteuil et se mit à réfléchir à cette aventure.

 

– C’est Acquaviva qui commence la chasse, se dit-il. M. de Pardaillan avait raison… comme toujours. Ventre-veau, la vie ne sera plus tenable si je dois essuyer tous les jours de telles avanies !

 

Son naturel insouciant reprenant le dessus, il conclut :

 

– Bah ! nous verrons bien !… J’en ai vu d’autres et me voici bien solide.

 

Cependant, impressionné quoi qu’il en eût, il se livra à une visite minutieuse de son logis et ne se coucha que lorsqu’il se fut assuré qu’aucun danger immédiat ne le menaçait.

 

Le lendemain matin, samedi, comme il se disposait à sortir, on frappa à sa porte. Il entrebâilla l’huis, sur la défensive. Il fut vite rassuré. Celui qui frappait était un valet du Grand-Passe-Partout, qu’il reconnut aussitôt. Il avait un panier passé à son bras. Il entra, posa six bouteilles et un paquet proprement ficelé sur la table, en disant :

 

– De la part du chevalier de Pardaillan.

 

Jehan regarda les bouteilles : trois de vieux saumur, trois de vieux vouvray, ses deux préférés. Il défit le paquet : c’étaient des gâteaux secs. Il considéra le tout d’un air attendri. Il songeait :

 

– Oh ! le brave et excellent ami !… Il songe à tout… et avec quelle délicatesse !…

 

Et tout haut, en riant, mais trahissant sans le vouloir sa secrète pensée :

 

– Voilà des provisions que je peux boire et manger sans appréhension… Pas de danger qu’elles m’empoisonnent, celles-là !

 

Le valet se mit à rire lui aussi bruyamment. Jehan lui tendit un écu. Il loucha dessus cupidement et avec un soupir de regret, en secouant tristement la tête :

 

– M. le chevalier ne serait pas content… Et quand il n’est pas content, il joue de la trique… rudement, je vous en réponds.

 

Jehan se mit à rire de bon cœur de la mine penaude du pauvre diable. Il insista :

 

– Prends, imbécile !… M. le chevalier n’en saura rien. À moins que tu ailles le lui dire toi-même !

 

La tentation était trop forte. Le valet fit prestement disparaître l’écu tentateur et se retira avec force remerciements.

 

Jehan saisit incontinent une des bouteilles et se mit en devoir de la déboucher. Une réflexion l’arrêta :

 

– Non, dit-il tout haut, puisqu’il vient me chercher à une heure, nous la viderons ensemble. C’est bien le moins, ventre-veau !

 

Il s’en fut rue du Bout-du-Monde voir Escargasse, Gringaille et Carcagne et s’assurer que tout était tranquille chez Perrette la Jolie.

 

À une heure battant, Pardaillan frappait à sa porte. Tout de suite, le jeune homme le remercia avec effusion de son envoi.

 

– Je ne vous ai rien envoyé du tout, déclara nettement Pardaillan. Et avec inquiétude : j’espère que vous n’avez pas déjà goûté à ce vin et à ces gâteaux ?

 

– Il n’a tenu qu’à un fil… Je vous attendais pour vider ensemble la première bouteille.

 

Ils étaient un peu pâles tous les deux. Pardaillan se fit expliquer comment le cadeau suspect était arrivé à destination. Jehan y ajouta le récit de son aventure de la veille. Quand il eut terminé, le chevalier dit simplement :

 

– Trouvez-vous toujours que j’ai exagéré en parlant d’Acquaviva ?

 

– Non ! ventre-veau ! C’est donc un démon d’enfer que ce moine scélérat ?

 

– Ceci n’est qu’un commencement, dit froidement Pardaillan. Attendez la suite.

 

– Oui ?… gronda Jehan qui sentait la colère le gagner. Eh bien, c’est ce que nous verrons ! En attendant, si ce prêtre papelard me tombe sous la main, je vous réponds qu’il n’aura plus jamais l’occasion de molester personne !

 

Pardaillan sourit doucement. Sans rien dire, il prit les bouteilles. Il en mit une de côté et alla vider les autres dans les cabinets. Les gâteaux prirent le même chemin. Ceci fait, ils partirent, emportant la bouteille mise de côté. Ils allèrent droit à l’auberge du Grand-Passe-Partout. Le valet qui avait apporté le vin empoisonné était là, vaquant paisiblement à sa besogne accoutumée. Pardaillan le fit appeler.

 

En apercevant le chevalier avec Jehan, le valet se troubla. Pardaillan nota ce trouble. Tranquillement, il plaça un verre devant l’homme.

 

Il prit la bouteille qu’il avait apportée, la déboucha et remplit d’abord à ras bord.

 

– Mon garçon, dit-il ensuite, tu as porté ce matin, de ma part, six bouteilles de vin à M. Jehan le Brave, que voici.

 

– Oui, monsieur le chevalier, répondit le valet, qui paraissait retrouver son assurance.

 

– Le vin que je viens de verser, reprit Pardaillan, est le même que celui que tu as porté ce matin. Tu m’entends : le même vin.

 

– J’entends bien, monsieur, dit le valet avec un calme parfait.

 

– Bon ! maintenant que te voilà averti, j’ajoute : M. Jehan le Brave tient essentiellement à ce que tu goûtes à ton vin.

 

Et impérieusement, en le fixant :

 

– Bois !

 

Le garçon parut un instant étonné. Puis un large sourire fendit sa bouche jusqu’aux oreilles, et sans la moindre hésitation, les yeux brillants de gourmandise, il saisit le verre. Avec une grimace de jubilation, il dit :

 

– Je bois respectueusement à votre santé, monsieur le chevalier, et à la vôtre, mon gentilhomme !

 

Ceci dit, il porta délibérément le verre à ses lèvres. Pardaillan et Jehan échangèrent un furtif coup d’œil. Évidemment, le malheureux ignorait qu’il allait absorber la mort. Au moment où les lèvres touchaient le bord du verre, Pardaillan le saisit par le bras et dit doucement :

 

– Ne bois pas !

 

– Pourquoi ? fit l’autre étonné et déçu.

 

– Ce vin est empoisonné, dit froidement Pardaillan.

 

L’homme fut saisi d’un tremblement convulsif ; il devint d’une pâleur de cire, ses yeux s’effarèrent. Le verre échappa à sa main et alla se briser sur le parquet. Comme s’il avait eu peur que le liquide mousseux répandu à ses pieds ne le brûlât, il fit un bond en arrière et gémit :

 

– Ah ! le méchant moine !

 

L’explication fut brève. En l’absence de Pardaillan, un moine avait apporté ces bouteilles, lui avait remis une pistole et ordonné de les porter à Jehan de la part du chevalier empêché. Il avait obéi sans penser à mal.

 

Quand on lui demanda de dépeindre le moine qui l’avait chargé de cette commission, le valet, comme les deux malandrins, la veille, répondit qu’il n’avait pu le dévisager, parce que son capuchon lui tombait jusque sur le nez.

 

Fixés sur ce point, Pardaillan et son fils s’en allèrent voir Bertille. Inutile de dire qu’après ce qui venait de se passer, ils prirent les précautions les plus grandes pour dépister les espions au cas, très probable, où ils en auraient eu à leurs trousses. Ils crurent y avoir réussi.

 

Nous ne dirons pas non plus ce que furent ces quelques heures que les deux amoureux passèrent ensemble. On s’en doute bien un peu. Le soir vint, sans que rien d’anormal se fût produit. Jehan, malgré le conseil de Pardaillan, regagna sa mansarde de la rue de l’Arbre-Sec.

 

Il défit sa couverture pour se coucher, ainsi qu’il faisait chaque soir. Il bâilla en s’étirant. Dans ce mouvement, la tête rejetée en arrière, ses yeux se portèrent au plafond. Il fit :

 

– Oh !…

 

Ce qu’il regardait ainsi, c’était une grosse poutre placée au-dessus de son lit, dans toute sa longueur. Il alla vivement prendre la lampe, monta sur un escabeau et regarda de plus près. Il murmura :

 

– Bizarre ! je n’avais jamais remarqué cette fente. Et pourtant, Dieu sait combien d’heures j’ai passées à rêver, allongé sur ce lit, les yeux fixés sur cette poutre.

 

Il regarda encore et écouta attentivement. Il crut entendre comme un craquement lent, irrégulier, à peine perceptible. Il descendit précipitamment de son escabeau, saisit son manteau et son épée, souffla la lampe et fila prestement.

 

Dans la rue, il s’arrêta et leva le nez en l’air. Il entendit un craquement sinistre, un grondement violent, suivis d’un fracas épouvantable, comme si la maison s’était écroulée. Et, à l’endroit où se trouvait sa mansarde, la seconde d’avant, un trou noir, duquel s’échappaient des tourbillons de poussière. Il se dit :

 

– Diable !… Il était temps !

 

Il s’enveloppa de son manteau et partit à grands pas, en bougonnant furieusement :

 

– Ah ! mais cela n’est plus de jeu, monsieur Acquaviva !… Ventre-veau ! la plaisanterie a assez duré !… Elle devient assommante !

 

Il était parti au hasard. Il s’arrêta brusquement et se dit :

 

– Ah ! çà, où vais-je aller passer ma nuit ? Il réfléchit un instant et décida :

 

– Allons demander l’hospitalité à Gringaille.

 

Et il s’engagea dans la rue Montmartre et parvint à la rue du Bout-du-Monde sans qu’il lui fût rien arrivé de fâcheux. Tout le long du chemin, il s’était attendu à chaque instant à être assailli. Il passa la nuit sur la paille, aux côtés de ses trois compagnons. Cela ne l’empêcha pas de ne faire qu’un somme jusqu’au jour.

 

Vers les neuf heures du matin, il quitta ses compagnons. La maison où il venait de passer la nuit était présentement entourée d’un échafaudage. La porte d’entrée se trouvait sous cet échafaudage. Cela constituait comme une espèce de pont au-dessus de cette porte.

 

Il franchit le seuil et passa sous ce pont. Comme il mettait le pied hors de cet abri, un énorme moellon tomba avec fracas devant lui. L’énorme bloc l’avait frôlé au passage. Il s’en était fallu d’un fil qu’il ne fût broyé.

 

D’un bond il sauta au milieu de la rue et regarda en l’air. C’était dimanche. On ne travaillait pas le dimanche, à cette époque. Il ne vit personne sur l’échafaudage, personne sur le toit. Il gronda :

 

– Ventre-veau ! j’en aurai le cœur net !

 

Il se rua en tempête dans l’escalier en appelant Gringaille, Escargasse, Carcagne. À eux quatre, ils visitèrent la maison de fond en comble. Ils ne trouvèrent rien. L’assassin semblait s’être volatilisé.

 

Jehan était ivre de fureur. La persistance de ces lâches attentats, qui se succédaient avec une inlassable ténacité, l’énervait et l’exaspérait. Sans compter que la rapidité des coups qu’on lui portait partout où il allait prouvait surabondamment qu’il se débattait dans un réseau d’espionnage supérieurement organisé. Or, il n’était pas encore parvenu à surprendre un seul de ces espions qui le harcelaient dans l’ombre. Et pourtant, il avait l’oreille fine, la vue perçante et il se tenait sur ses gardes.

 

Ceci surtout était inquiétant.

 

Il était revenu dans le taudis de ses trois compagnons. Il se promenait nerveusement en mâchonnant de sourdes imprécations, en proférant des injures et des menaces terribles à l’adresse d’ennemis invisibles.

 

Les trois, qui voyaient que le temps était à l’orage, se tenaient cois, retenaient leur respiration, se gardant bien d’attirer son attention sur eux. Il ne pensait guère à eux, pourtant.

 

Maintenant, il ne pensait même plus à Acquaviva, à ses espions. Un débat violent, d’un tragique poignant dans sa simplicité, s’était relevé dans son esprit.

 

Irait-il ou n’irait-il pas se réfugier sous le gibet de Montmartre ?

 

Question bien simple et bien banale, en apparence. En réalité, question si complexe, si grave, si redoutable, qu’elle lui faisait oublier la nuée d’assassins qu’il avait à ses chausses.

 

Sous le gibet, c’était sa peau à l’abri de toute tentative criminelle. C’était quelque chose. Mais sous le gibet se trouvaient les millions. Et c’était cela qui était redoutable et le faisait hésiter.

 

Sauver sa peau, c’était bien, juste, légitime. Mais la sauver et se déshonorer en volant, oui, en volant ce tas d’or qui le fascinait… et qui ne lui appartenait pas. Ne valait-il pas cent fois mieux crever une bonne fois ?

 

Voilà ce que se disait Jehan en se promenant autour du coffre-fort, comme un fauve dans sa cage. Il finit par s’arrêter devant Gringaille, Escargasse et Carcagne, sans les voir du reste ; il frappa du pied avec colère et gronda :

 

– Je n’irai pas, ventre-veau ! je n’irai pas… Si j’y allais, je ne sautais résister à la tentation… et je ne veux pas !… je ne veux pas !…

 

Les trois braves se regardèrent effarés. Que voulait-il dire ? Où ne voulait-il pas aller ? Et à quelle tentation voulait-il se dérober ? Jehan s’apaisa peu à peu. Il avait pris une résolution.

 

– Gringaille, dit-il, peux-tu me trouver un abri sûr pour quelques jours ?

 

Gringaille chercha dans sa tête et s’écria :

 

– J’ai trouvé !… Par exemple, c’est hors de la ville.

 

– Peu importe, dit Jehan après une seconde d’hésitation.

 

– Eh bien, chef, vous connaissez Martine, l’ouvrière et la femme de ménage de Perrette ?

 

Jehan fit un léger signe de tête. Gringaille reprit :

 

– Le beau-frère de Martine possède une petite maison à la Villeneuve-sur-Gravois, près du faubourg Montmartre. Tenez, chef, on la voit d’ici, cette maison.

 

Et il s’en fut à la lucarne qui donnait sur le derrière et l’ouvrit toute grande. Jehan se pencha avec lui et suivit les indications qu’il lui donnait.

 

– Voyez-vous là, sur notre gauche, ce grand mur de clôture avec trois petites maisons espacées ?… Eh bien, c’est la troisième, là-bas, à l’angle du mur. Le beau-frère de Martine, Simon le Borgne, comme on l’appelle, ne demandera pas mieux que de vous louer une chambre qu’il a dans les combles… Seulement, dame, ça manquera un peu de confortable.

 

Jehan eut un geste d’indifférence.

 

– Occupe-toi de cette affaire, dit-il. Il faut que je puisse coucher là ce soir.

 

– Oh ! l’affaire est toute faite. Simon le Borgne est très intéressé, et je vous réponds qu’il ne crachera pas sur l’écu que je compte lui offrir pour un mois de location de son chenil. Vous pourrez emménager dans une heure si vous voulez.

 

– Non, j’y rentrerai pour coucher… C’est bien suffisant.

 

Ce point étant réglé, le jeune homme alla trouver Pardaillan. Le père et le fils montèrent à cheval et s’en furent hors de la ville. Ils passèrent cette journée ensemble à courir dans les bois. Jehan, bien entendu, ne manqua pas de raconter l’écroulement du plafond de sa mansarde et la chute du bloc de pierre qui avait failli l’écraser. Il fit connaître aussi le nouveau gîte trouvé par Gringaille.

 

Pardaillan approuva fort le changement de domicile.

 

– Si vous m’aviez écouté, dit-il, vous n’auriez plus remis les pieds rue de l’Arbre-Sec.

 

– Bah ! monsieur, cela ne m’eût pas servi à grand’chose. J’ai quitté ma mansarde la nuit. Personne ne m’a vu, ne m’a suivi… du moins je n’ai rien remarqué. Pas plus tard que ce matin, mon nouveau gîte était connu et on tentait de m’assommer… Qui sait s’il n’en sera pas de même de celui que Gringaille m’a trouvé ? Qui sait ce qui m’attend là, ce soir ?

 

Pardaillan vit qu’il ne paraissait pas autrement affecté. Cette crâne désinvolture amena un sourire de satisfaction sur ses lèvres.

 

– Vous verrez, dit-il d’un air détaché, que vous en serez réduit à vous réfugier à Montmartre, sous le gibet. Au bout du compte, c’est ce que vous aurez de mieux à faire.

 

Un nuage passa sur le front du jeune homme, et, les dents serrées :

 

– Nous verrons bien.

 

Ils rentrèrent en ville comme la nuit tombait. Jehan n’avait pas de temps à perdre s’il voulait regagner son nouveau domicile avant la fermeture des portes. Il prit congé du chevalier et se hâta vers la porte Montmartre.

 

Pardaillan lui laissa prendre une courte avance et se mit à le suivre de loin. Il le vit franchir l’enceinte de son pas allongé. Il se demanda :

 

– Si j’allais passer la nuit devant sa porte ? Il réfléchit un moment et :

 

– Personne ne l’a suivi… j’en suis sûr… Si forts qu’ils soient, ils ne peuvent aller jusqu’à deviner où il couchera. Il est donc probable que cette nuit se passera pour lui sans nouvelle alerte. D’ailleurs, il est trop tard, voici qu’on ferme la porte.

 

Il fit demi-tour et reprit le chemin de la rue Saint-Denis en se disant :

 

– Il est grand temps de me mettre aux trousses de ce Parfait Goulard. Lui seul peut me conduire à Acquaviva, et alors… nous nous expliquerons un peu.

 

Jehan le Brave était parvenu à la maison indiquée par Gringaille. Lui aussi, il était bien sûr de n’avoir pas été suivi. Avant de frapper à la porte, il inspecta les lieux.

 

La masure était située à l’angle d’un mur, lequel entourait un vaste enclos affectant la forme d’un trapèze dont les deux bases étaient parallèles au mur d’enceinte de la ville. Le côté sur lequel il se trouvait, et qui regardait le faubourg Montmartre, avait deux autres masures à peu près pareilles, très espacées. De ce côté, on commençait à tracer une rue. Le sol était très surélevé par l’amoncellement des gravois auxquels cet embryon de quartier devait son nom. Il en résultait que la bicoque, qui n’avait qu’un étage en façade, en avait deux du côté de la campagne.

 

Jehan fut reçu par une vieille femme qui lui dit avec volubilité :

 

– Enfin, vous voici, mon jeune gentilhomme ! Je vous attendais avec impatience. À mon âge, on n’aime guère se coucher si tard. Venez que je vous montre votre chambre.

 

– Excusez-moi, madame, dit poliment Jehan en grimpant l’escalier raide, je pensais trouver ici un homme… Simon le Borgne, m’a-t-on dit.

 

– Simon n’est plus ici, dit la vieille. Il a eu la bonne fortune de vendre sa maison aujourd’hui. Voilà votre chambre, mon gentilhomme. Si vous avez besoin de quelque chose, je couche au-dessous, vous n’aurez qu’à cogner. Bonne nuit, mon gentilhomme !

 

La vieille posa la chandelle qu’elle tenait sur une table branlante et s’esquiva, laissant Jehan quelque peu abasourdi.

 

– Tudiable ! se dit-il, voici une vente bien inopinée !… Et ce taudis ! Gringaille disait qu’il manquait un peu de confortable… Il en est totalement dépourvu. J’ai bien envie de m’en aller !

 

Il réfléchit, et lui aussi, comme Pardaillan, il se dit :

 

– Où irais-je à cette heure ?… Puis comment pourrait-on avoir deviné que je viendrais passer la nuit ici ?… Il faudrait avoir épié Gringaille… C’est possible, mais ce n’est guère probable. Le vin est tiré il faut le boire…

 

Mis en éveil, il inspecta minutieusement la mansarde. La porte lui parut solide. Elle était munie d’un fort verrou. Il le poussa. Il y avait une petite fenêtre. Il l’ouvrit et se pencha.

 

– Deux bons étages, sur des jardins. Ici, à gauche, le mur de clôture. Hum ! il est un peu bien près de la fenêtre, ce mur !… N’importe, je crois qu’il n’y a pas de surprise à redouter de ce côté. Allons, couchons-nous… Mais demain matin, je décampe, et je veux que le diable m’emporte si je remets jamais les pieds dans ce bouge.

 

Tout lui paraissait louche : la demeure et la vieille, et ses vagues explications qui n’expliquaient rien. Il se reprocha cette impressionnabilité et s’invectiva lui-même copieusement. Mais il eut beau faire, malgré tout, une méfiance instinctive persistait en lui.

 

Il se roula dans son manteau et s’étendit sur le lit, tout habillé, l’épée nue sous la main. Il souffla la chandelle en se disant :

 

– Dormons !

 

Mais l’appréhension le tint éveillé malgré tous ses efforts. Immobile, la main crispée sur la poignée de la rapière, il demeura longtemps ainsi, les nerfs tendus, les yeux grands ouverts dans la nuit, l’oreille aux écoutes.

 

Pourtant le calme et le silence qui l’environnaient et le berçaient apaisèrent peu à peu sa fièvre et il finit par s’assoupir.

 

Il se réveilla en sursaut au milieu de la nuit. Autour de lui l’obscurité était devenue opaque à couper au couteau. Il se sentit pris à la gorge par une odeur âcre et suffocante. Il ouvrit les yeux. Il lui sembla que des millions d’aiguilles venaient brusquement de lui piquer les prunelles. Il les referma aussitôt. Il écouta machinalement. Il entendit partout, autour de lui, des crépitements singuliers, des craquements sinistres. Sous lui, une sorte de ronronnement puissant qui n’arrêtait pas et redoublait d’intensité.

 

Il était parfaitement éveillé, mais les sensations qu’il éprouvait lui paraissaient si extraordinaires qu’il bougonna :

 

– Ventre-veau ! quel affreux cauchemar !… J’étouffe, ma parole ! j’étouffe !… Réveillons-nous, mordieu ! réveillons-nous !

 

Cette impression d’asphyxie qu’il éprouvait et qu’il attribuait à un cauchemar ne faisait que s’accentuer. Sa respiration devenait de plus en plus oppressée et tournait au râle. Avec cela il était en nage. Une chaleur anormale se dégageait d’il ne savait où et achevait de l’accabler. Il grogna en faisant des efforts désespérés :

 

– Mais je ne me réveillerai donc pas, ventre-veau !

 

À ce moment, une lueur aveuglante inonda brusquement son taudis. Et comme si cette lumière eût en même temps éclairé son esprit paralysé, il comprit qu’il se trouvait non pas en présence d’un rêve angoissant mais d’une sinistre et terrible réalité.

 

Les liens invisibles qui enchaînaient ses facultés se rompirent comme par enchantement. Il fut instantanément debout et il gronda :

 

– Le feu !…

 

C’était en effet l’incendie, qui couvait depuis des heures peut-être, et qui arrivait à son plus haut degré d’intensité. En présence du danger visible et palpable, il retrouva aussitôt cet étrange sang-froid que, comme son père, il avait toujours dans l’action.

 

Ses yeux se portèrent sur la fenêtre. Elle était grande ouverte. Peut-être l’avait-il mal fermée ? Peut-être avait-elle éclaté sous la lente et formidable poussée du feu ? Par cette fenêtre ouverte, les tourbillons de fumée noire, opaque, s’échappaient à flots.

 

Et il comprit : la fumée qui avait envahi son réduit était en train de l’étrangler sournoisement. Le commencement d’asphyxie avait amené cette paralysie momentanée qui lui avait fait croire à un affreux cauchemar. La fenêtre, en s’ouvrant, avait permis à la fumée traîtresse de s’évacuer, l’air s’était à peu près dégagé des gaz mortels dont il était saturé, il avait pu respirer un peu et il était sauvé !

 

À condition de sortir de la fournaise.

 

En effet, les flammes jaillissaient de toutes parts et l’enveloppaient sournoisement. Il ne perdit pas de temps à chercher, il s’en fut droit à la fenêtre. Pour être plus juste, il y sauta d’un bond. Il se pencha et il eut un instinctif recul.

 

– Je vais me rompre les os ! se dit-il.

 

Il n’y avait pas à hésiter cependant. Il fallait sauter, quitte à se rompre les os, comme il disait, ou à s’empaler sur les nombreux échalas dont le jardin était hérissé. Ou bien rester… Et alors, il était irrémissiblement perdu.

 

Son choix fut vite fait. Il allait sauter, ventre-veau ! Ses yeux se portèrent sur le mur de clôture. Ce fut un éclair dans son esprit. Ce mur qui lui avait paru trop près de sa fenêtre lui paraissait diantrement loin, à présent. N’importe, il se décida.

 

Il enjamba la fenêtre et se suspendit dans le vide. La pierre lui brûlait les doigts. Il ne le sentait pas. Les flammes, à l’étage au-dessous, venaient lécher les semelles de ses bottes, doucereuses, câlines, enveloppantes, comme si elles avaient voulu l’aguicher, lui faire croire qu’elles ne lui voulaient pas de mal. Il n’y prit pas garde.

 

Il imprima à son corps un mouvement de balancier, calculant son élan posément, méthodiquement. Brusquement il fit : « Hop ! » et lâcha prise.

 

Il tomba à califourchon sur le mur. Il demeura une seconde un peu étourdi. Il se redressa, et avec un rire silencieux :

 

– Allons ! je crois que c’est encore un coup manqué !… M. Acquaviva n’a vraiment pas de chance.

 

Il se mit debout sur la crête du mur et marcha dans la direction du faubourg Saint-Denis. Quand il se jugea suffisamment loin de la sinistre masure, qui maintenant se dressait derrière lui, pareille à une gigantesque gerbe de feu, il se laissa tomber hors du clos et se lança dans la campagne.

 

Une demi-heure plus tard, il était dans la grotte, sous le gibet de Montmartre. Au lieu de se montrer heureux d’avoir échappé encore une fois à la mort, miraculeusement, il paraissait être dans un état de fureur indescriptible. À la lueur rougeâtre de la torche qu’il avait allumée, il allait et venait comme un fauve en cage, en mâchonnant d’incompréhensibles paroles. Il finit par se jeter sur la paille en bougonnant rageusement :

 

– Eh bien oui, M. de Pardaillan avait raison. M’y voici venu malgré moi !… Mais je consens à être livré pieds et poings liés à Acquaviva si je mets seulement les pieds sur ce maudit escalier !

 

LXIII

 

Le lendemain matin, lundi, Jehan le Brave quitta sa retraite à la pointe du jour. Rien ne le pressait cependant. Mais dans la grotte, il se sentait trop près de l’escalier du gibet. Cet escalier, sous lequel dormaient des millions, le fascinait et l’attirait invinciblement. Pour se soustraire à la tentation, il s’en éloignait au plus vite.

 

Avant de sortir du souterrain, il eut soin de s’assurer que personne ne se trouvait dans la carrière, et il ne prit plus aucune précaution. Il s’était dit, non sans raison :

 

« À quoi bon ! Ce n’est pas là un espionnage ordinaire. J’essayerais vainement de m’y soustraire. »

 

Il rentra donc en ville en flânant et sans chercher à se cacher. Il se dirigeait vers la rue Saint-Denis. Chez Pardaillan, naturellement. En route, il réfléchit :

 

– Diable ! Il est encore de bien bonne heure ! M. le chevalier aurait cent mille fois raison de m’envoyer à tous les diables pour le venir tirer du lit si tôt, sans raison plausible. Il ne le fera pas, parce qu’il est la bonté même. Raison de plus pour que je ne me montre pas importun.

 

En conséquence, pour tuer le temps, en attendant une heure raisonnable, il s’en fut au hasard, en badaud. Il se trouva, sans y prendre garde, dans la rue de la Plâtrière, en face de l’hôtel d’Épernon.

 

Il ne serait pas venu là exprès, par inutile bravade, mais puisque le hasard l’y avait amené, il ne crut pas devoir changer de direction, ni presser le pas pour cela. Il passa donc tranquillement, un sourire malicieux aux lèvres.

 

Précisément, sur le seuil se tenaient trois coquins à faces patibulaires, qui dardèrent sur lui des yeux de braise. Mais ils ne bougèrent pas. Il est probable que d’Épernon s’était concerté avec Concini. Il s’abstenait momentanément de toute violence envers Jehan le Brave.

 

Rue Saint-Honoré, il rencontra Longval, Eynaus, Saint-Julien et Roquetaille. Cette fois, il se tint prêt à la bataille. Stupeur : les quatre passèrent sans lui chercher noise. Mieux : Roquetaille lui tira un grand coup de chapeau. Il en fut si étonné qu’il faillit oublier de rendre la politesse si inattendue. En s’éloignant, il se disait :

 

– Décidément, je crois que M. de Pardaillan se trompe. Concini est un maître couard, la menace du roi à mon sujet l’a terrifié.

 

Lorsqu’il arriva à l’hôtellerie du Grand-Passe-Partout, il trouva Pardaillan qui se disposait à sortir. Il lui conta la tentative de la veille à laquelle il avait échappé comme aux précédentes. Chose curieuse, à laquelle il ne prit pas garde, de ce récit, Pardaillan ne parut avoir retenu qu’une chose :

 

– Ainsi, dit-il, les événements ont fini par vous amener là où vous ne vouliez pas aller : sous le gibet !

 

– Il a bien fallu, répondit Jehan d’un air dépité.

 

– Et maintenant, demanda Pardaillan en le fixant de son œil clair, allez-vous vous obstiner à chercher de nouveaux gîtes précaires, aussitôt éventés ?

 

– Non, monsieur, puisque j’y suis venu, bien malgré moi, autant vaut y rester.

 

– C’est ce que vous avez de mieux à faire, dit froidement Pardaillan.

 

Là-dessus, le chevalier le quitta, ayant, dit-il, une affaire urgente qui allait le tenir hors de chez lui toute la journée et probablement le lendemain aussi.

 

Ce qu’il ne disait pas, c’est qu’il se mettait à la recherche de frère Parfait Goulard, sur lequel il comptait pour arriver jusqu’à Acquaviva.

 

Jehan le Brave passa cette journée seul, assez tristement. Le soir venu, il se hâtait vers la porte Montmartre par des voies détournées, les plus rapides, car il se trouvait dans les environs de la place de Grève. Il venait de dépasser Saint-Jacques-de-la-Boucherie. Il lui sembla entendre au loin, devant lui, un cliquetis d’armes, des trépignements, des grognements, des jurons, des froissements de fer. Tous les signes d’une lutte violente auxquels une oreille exercée comme la sienne ne pouvait se méprendre, bien que tout cela fût encore confus et indistinct.

 

– Il se hâta dans la direction d’où venait le bruit. À ce moment, une voix de femme fit entendre un appel dans la nuit :

 

– Au meurtre ! À l’aide !…

 

Chose étrange, il lui sembla que la voix, forte et grave, ne trahissait ni crainte ni émotion. Il lui sembla en outre que cette voix ne lui était pas inconnue.

 

Cependant, dès le premier appel il se mit à courir avec la souplesse et l’agilité de l’homme rompu à tous les exercices violents qu’il était. Il n’eut pas une seconde d’hésitation ou de réflexion. Une voix appelait à l’aide et il accourait. C’était très simple.

 

Une ruelle étroite se trouvait devant lui. Il s’y rua en tempête.

 

Devant lui, une masse confuse et grouillante. Ils étaient bien sept ou huit malandrins qui s’escrimaient l’épée haute contre un homme seul. Un brave certainement, car il tenait tête résolument et, sans prononcer une parole, de la dague et de la rapière, il se défendait avec vigueur et énergie.

 

Derrière lui, se tenait une ombre indistincte, femme ou religieux qui, immobile et muette, contemplait cette lutte inégale. À côté, une autre ombre, plus petite. C’était celle-là qui, d’une voix de femme, lançait à intervalles espacés cet appel extraordinairement calme, en semblable occurrence.

 

Si bien qu’on eût pu assez justement se demander si la personne qui appelait de cette étrange manière tenait réellement à ce qu’on accourût à son secours.

 

Ceci se passait à quelques pas d’un cul-de-sac. On eût dit que les efforts de l’inconnu qui tenait seul tête aux malandrins tendaient à se rapprocher de ce cul-de-sac. Peut-être espérait-il que les deux compagnons pour lesquels il se dévouait et qu’il défendait si vigoureusement pourraient se faufiler dans le cul-de-sac, où ils étaient assurés de trouver un abri, sans doute.

 

Jehan embrassa tous les détails de cette scène d’un coup d’œil flamboyant. Et l’impression qu’il en éprouva était faite d’étonnement et de vague inquiétude. L’idée qu’il se trouvait en présence d’un guet-apens habilement organisé, dans lequel il allait donner tête baissée, passa comme un éclair dans son esprit.

 

Mais, à cet instant précis, la femme lança un nouvel appel et il oublia tout. De sa voix claironnante, il cria :

 

– Tenez bon ! On vient à vous !…

 

En même temps, il mettait flamberge au vent. Mais, par une manœuvre qui lui était familière, il saisit la rapière par la lame. Il tomba à l’improviste sur le dos des assaillants, frappant à coups de pommeau, dans un moulinet vertigineux, et se fraya un passage dans le tas, en disant d’une voix mordante :

 

– Cela déblaye un peu !…

 

En effet, trois hommes étaient tombés. Devant cette attaque foudroyante autant qu’imprévue, les autres eurent une seconde d’effarement. L’inconnu en profita pour se fendre à fond. Un quatrième truand, l’épaule traversée, alla s’étaler dans le ruisseau qui coulait au milieu de la rue.

 

Pendant ce temps, Jehan s’était placé à côté de l’inconnu. Il reprit son épée par la poignée et chargea avec son impétuosité accoutumée.

 

La vigueur et la décision de ce nouvel adversaire donnèrent-elles à réfléchir aux malandrins ? Reconnurent-ils Jehan le Brave qui, parmi eux, avait la réputation d’un diable à quatre ? Toujours est-il qu’ils battirent précipitamment en retraite et, tels des fantômes, s’évanouirent dans la nuit, emportant les éclopés.

 

Jehan rengaina avec un éclat de rire sonore et se tourna vers cet inconnu, au secours duquel il était venu si fort à propos. Et il demeura muet de saisissement, le rire soudain figé sur les lèvres.

 

Car cet inconnu, c’était Saêtta.

 

La femme qui avait appelé à l’aide s’avança vers Jehan qui lui tournait le dos. Elle était si bien enveloppée dans une ample mante brune qu’il devenait impossible de distinguer ses formes. La tête était si bien enfouie au fond du capuchon qu’on n’apercevait même pas le bout du nez. Excès de précaution assez surprenant, car la nuit était profonde.

 

Saêtta, en la voyant approcher, lui adressa vivement quelques signes mystérieux. Elle ne les comprit ou ne les vit pas. De cette même voix où ne perçait nulle émotion, elle dit doucement :

 

– Vous venez de nous sauver la vie, au Révérend Père et à moi, monsieur. Nous sommes de trop pauvres gens pour reconnaître ainsi qu’il le mériterait un aussi signalé service. Du moins, notre reconnaissance éternelle vous est-elle acquise. Oserai-je vous demander de nous faire connaître le nom du vaillant gentilhomme qui expose si généreusement sa vie pour secourir le faible ?

 

Le Révérend Père désigné s’avança à son tour. Comme sa compagne, il avait la tête perdue au fond du capuchon. Comme elle, il ne fit pas un geste pour découvrir son visage. Comme elle, enfin, il dit d’une voix douce, extraordinairement calme :

 

– Votre nom, mon digne gentilhomme, s’il vous plaît ? À seule fin que nous le répétions dans nos prières.

 

Saêtta, dépité de n’avoir pas été compris, grommela d’inintelligibles paroles.

 

Jehan se retourna vers la femme, et d’une voix où perçait une sourde colère, malgré les efforts qu’il faisait pour se contenir :

 

– Mon nom, madame ? Ne voyez-vous pas Saêtta qui s’évertue à vous faire toutes sortes de signaux ? Se peut-il vraiment que vous ne me reconnaissiez pas ?

 

– Jehan le Brave ! s’exclama la mystérieuse inconnue.

 

Chose remarquable, cette femme, qui s’était montrée intrépidement calme pendant l’attaque des truands, manifestait devant son sauveur une appréhension qui ressemblait presque à de la terreur. Le moine lui même se départit de cette froide impassibilité qu’il avait montrée jusque-là. Ils avaient fait deux pas en avant. Ils en firent précipitamment quatre en arrière.

 

On eût dit, à les voir, que quelque danger se dressait devant eux, en la personne de leur sauveur. Et il fallait vraiment que ce danger leur parût effroyable pour marquer une si visible émotion, alors qu’ils étaient demeurés intrépides devant la mort qui les menaçait l’instant d’avant.

 

Cette impression était si manifeste que Saêtta se campa résolument entre eux et Jehan, la main crispée sur la poignée de la rapière.

 

Jehan remarqua tout cela et il se mit à rire doucement, et d’une voix mordante, il railla :

 

– Allons, vous me reconnaissez… je le vois. Ôte-toi de là, Saêtta… il faut que je parle à la signora et au digne révérend… Ôte-toi de là, te dis-je, et laisse ta rapière tranquille. Sache que je suis homme à te tuer net… avec ton propre coup. Tu sais, ce fameux coup de la « saêtta » que tu as inventé… et que tu as toujours négligé de m’apprendre. Ce fameux coup, je le connais maintenant… et quelques autres aussi que tu ignores, toi. Notamment comment on peut désarmer un maître des maîtres, tel que toi. Et je n’ai pas besoin de te dire qui m’a indiqué ces coups… Tu le devines.

 

Saêtta étouffa un rugissement de honte et de rage à cette allusion transparente à son duel avec Pardaillan. Saêtta se dit que Jehan savait tout maintenant. Et qu’il était le fils de Pardaillan et qu’il avait été désarmé comme un mauvais écolier, lui, Saêtta ! Nous savons, nous, qu’il se trompait. Jehan ne savait rien encore. Il parlait des coups que Pardaillan lui avait indiqués, mais il ignorait que Saêtta en avait déjà tâté à ses dépens.

 

Quoi qu’il en soit, Saêtta eut peur. Non pas d’être tué. Il ne tenait guère à la vie et, au surplus, il était brave. Saêtta eut peur de subir cette humiliation de se voir désarmer devant ceux qu’il avait mission de protéger de son épée réputée invincible. Saêtta n’eut peur que de cela. Et il s’écarta comme on le lui ordonnait.

 

Jehan avança sur Léonora Galigaï et Claude Acquaviva. (On a deviné que c’étaient eux.) Et ils reculèrent jusqu’à ce que le mur d’une maison les arrêtât.

 

– Moi, madame, continua Jehan, je vous ai reconnue tout de suite, ainsi que monsieur. Voulez-vous que je dise votre nom tout haut ? Voulez-vous que je vous dise le vôtre ? monsieur, mon révérend ou monseigneur.

 

Si maîtres d’eux qu’ils fussent, Acquaviva et Léonora ne purent retenir un geste de terreur. Et Jehan se mit à rire encore.

 

– Vous voyez bien qu’il est inutile de me cacher votre visage, reprit-il.

 

D’un même mouvement, le moine et la dame d’atours firent tomber les capuchons. Ils avaient retrouvé tous les deux ce calme déconcertant qui faisait leur force. Acquaviva, maintenant, étudiait passionnément de son œil scrutateur le visage étincelant de loyauté du jeune homme, et à mesure qu’il poursuivait cet examen, un mince sourire, à peine visible, se dessinait sur ses lèvres. Et dans l’ombre, il pressa le bras de sa compagne pour lui faire comprendre qu’elle eût à le laisser discuter seul.

 

Cependant Jehan reprenait d’une voix calmée, un peu railleuse :

 

– Rassurez-vous, puisque le hasard veut que je vous aie sauvé la vie, je ne déferai pas volontairement ce qu’il a fait. Je ne vous dénoncerai pas… Je ne suis pas pourvoyeur de bourreau, moi !

 

Et s’animant peu à peu, la voix grondante :

 

– Et cependant !… Vous, madame, vous avez tenté de faire de moi un régicide. Et parce que vous n’y avez pas réussi, vous et votre époux avez essayé de me faire assassiner je ne sais combien de fois. Si je suis encore vivant, ce n’est vraiment pas de votre faute. Vous, digne révérend, vous avez voulu me faire arquebuser. Vous n’avez pas réussi. Vous avez tenté de m’empoisonner. Vous n’avez pas réussi. Vous avez fait crouler le plafond de ma mansarde dans l’espoir qu’il m’ensevelirait sous ses décombres. Vous avez tenté de me faire écraser par un bloc de pierre. Enfin, vous avez fait mettre le feu à la masure où je m’étais réfugié… Vous n’avez pas réussi !… Est-ce vrai ?…

 

– C’est exact, avoua froidement Acquaviva sans hésiter.

 

– Pour tout le mal que vous avez voulu me faire, ne serais-je pas en droit de vous écraser tous les deux, puisque, aussi bien, je vous tiens à ma merci ?

 

– Oui, déclara nettement Acquaviva.

 

Et il ajouta aussitôt avec cette extraordinaire douceur qu’il employait quelquefois :

 

– Mais vous ne le ferez pas.

 

– Pourquoi ? gronda Jehan, hérissé. Qui pourrait m’en empêcher ?

 

– Vous-même ! répondit Acquaviva.

 

Et comme le fils de Pardaillan demeurait interdit, il expliqua :

 

– Vous ne frapperez pas cette femme… parce qu’elle est femme, c’est-à-dire faible et sans défense. Vous ne me frapperez pas, moi, parce que je suis un vieillard débile, déjà courbé sur la tombe. Un homme comme vous, monsieur, met son point d’honneur à défendre des êtres faibles comme nous. Il est tout à fait incapable de les maltraiter. À mon tour, monsieur, est-ce vrai ? Vous ai-je bien jugé ?

 

– Ouais ! ragea Jehan, furieux de se voir si bien pénétré. Vous en parlez à votre aise, monsieur !… Ventre-veau ! madame est riche et puissante !… Vous, chef suprême du plus redoutable des ordres religieux, vous disposez d’un pouvoir formidable. On dit que vous faites trembler le roi de France, et ce n’est pas peu dire !… Auprès de vous, que suis-je, moi, pauvre hère sans sou ni maille, sans nom et sans appui… autre que mon bras ?

 

– Ce que vous dites est vrai, déclara Acquaviva. Vous n’avez que votre bras… Mais votre bras est fort !… Et moi, en ce moment, seul, sans armes, sans forces, je suis à votre merci et je ne pèserais pas lourd entre vos mains. Et vous le savez bien, et vous ne verrez que cela. C’est pourquoi vous ne me frapperez pas… Pas plus que vous ne frapperez la femme qui nous écoute sans trembler. Car, elle aussi, vous a jugé… Pas plus que vous n’avez frappé l’homme qui a essayé de nous protéger… parce que vous étiez sûr de le tuer !

 

– Eh bien, éclata Jehan, c’est vrai !

 

Et se redressant de toute sa hauteur, avec un geste de souveraine noblesse :

 

– Allez, je vous fais grâce à tous les deux.

 

Acquaviva demeura impassible. Il savait que les choses devaient tourner ainsi.

 

– J’accepte la grâce avec reconnaissance, dit-il simplement. Non pas que je tienne à la vie. À mon âge, jeune homme, on n’aspire qu’au suprême repos. Mais j’ai besoin de vivre encore quelques années, pour mener à bien les grandes choses que j’ai entreprises pour la plus grande gloire de Dieu !

 

Il se tourna vers la Galigaï qui, obéissant à son signe, avait assisté à cet entretien sans essayer d’intervenir, avec une aisance admirable :

 

– Allez, madame, et ne vous inquiétez pas de moi. Monsieur, j’en suis sûr, ne me refusera pas l’appui de son bras jusqu’à ma demeure.

 

Et à Jehan qui n’avait pu réprimer un geste de contrariété :

 

– J’abuse un peu de votre générosité, mais je ne vous retiendrai guère… Je demeure au bout de la rue.

 

Jehan s’inclina avec une froideur visible. Mais il ne chercha pas à se dérober. Acquaviva, dans l’ombre, eut un mince sourire de satisfaction. Il constatait que son œil d’aigle, habitué à fouiller les consciences, avait su rapidement juger à sa juste valeur ce jeune homme qui ne se connaissait pas lui-même.

 

Léonora avait répondu à ces paroles par un léger signe de tête. Avant de s’éloigner, elle dit à Jehan :

 

– Nous avons eu des torts graves vis-à-vis de vous, monsieur. Cependant, vous n’êtes pas sans avoir remarqué que, depuis quelques jours, mon époux n’a rien tenté contre vous.

 

– Je le reconnais, madame.

 

– J’espère qu’il en sera de même à l’avenir. Je dois bien cela à votre chevaleresque loyauté.

 

– Je le souhaite ! dit Jehan glacial.

 

Et il ajouta :

 

– Pour vous !

 

Léonora lui adressa un sourire, rabattit le capuchon et, sous la garde de Saêtta, s’éloigna d’un pas ferme vers la rue Saint-Denis.

 

Acquaviva se fit accompagner non pas à la maison mystérieuse accroupie au pied du fort aux Dames, mais à cette autre maison qui faisait l’angle des rues de la Vieille-Monnaie et des Écrivains. On se souvient que les deux maisons communiquaient par des voies souterraines. En sorte que, tout en paraissant donner une marque de haute confiance, l’astucieux vieillard se gardait prudemment.

 

Il frappa à la porte d’une manière spéciale. Elle s’ouvrit aussitôt, sans bruit. Il n’entra pas tout de suite. Sur le seuil, il se retourna et dit :

 

– Je vous dois des excuses, monsieur, pour avoir cru que, sachant qui j’étais, vous me dénonceriez. Si je vous avais connu, je n’aurais pas eu cette crainte qui m’a fait me livrer sur vous à des tentatives que je regrette… parce qu’elles étaient inutiles. Aujourd’hui, je vous ai vu, je vous ai apprécié et, vous le voyez, je n’hésite pas à vous faire connaître le lieu où je m’abrite.

 

Jehan ne répondit pas. Il se disait avec humeur :

 

– Que la peste étouffe le moine bavard !… Où vais-je aller coucher, maintenant ? Les portes sont fermées depuis longtemps, à cette heure. Aussi, c’est bien fait pour moi !… Que n’ai-je passé mon chemin !… Je serais débarrassé de la Galigaï et de ce moine doucereux qui ne m’inspire pas la moindre confiance. Diantre soit de moi !

 

Cependant Acquaviva retroussait son froc et fouillait dans une poche d’où il sortit un écu bizarrement découpé qu’il remit à Jehan en disant :

 

– Par ma faute, vous avez manqué l’heure de la fermeture des portes. Il est juste que je répare le mal que j’ai fait. Par quelle porte désirez-vous sortir de la ville ?

 

Très étonné, Jehan répondit à tout hasard :

 

– Par la porte Montmartre.

 

– Vous n’aurez qu’à faire appeler le sergent de garde. Montrez-lui cet écu et prononcez le mot : « Ruilly ». Il vous ouvrira aussitôt le guichet et vous pourrez aller vous reposer dans cette carrière où vous vous êtes réfugié la nuit dernière, après l’incendie auquel vous avez miraculeusement échappé.

 

Jehan n’était pas qu’étonné maintenant. Le pouvoir mystérieux dont disposait cet humble moine devenait singulièrement inquiétant. Mais Acquaviva n’eut pas la satisfaction de lire ses impressions, car il sut montrer un visage hermétique que le moine admira en connaisseur. Voyant que le jeune homme se taisait, il reprit doucement :

 

– Vous m’avez sauvé la vie. En soi, ce n’est rien. C’est énorme, pourtant, en ce sens que, grâce à vous, je pourrai peut-être accomplir jusqu’au bout la tâche que je me suis imposée. Je dois donc faire quelle chose pour vous.

 

– Je n’accepterai rien de vous ! déclara Jehan avec hauteur. D’ailleurs, vous ne me devez rien.

 

– Je sais, répliqua Acquaviva imperturbable. Vous avez agi pour la satisfaction de votre conscience. Souffrez que j’agisse de même. Voici donc ce que je peux faire pour vous : à dater de cet instant, je ne chercherai plus à attenter à votre existence.

 

– Diantre ! persifla Jehan, c’est beaucoup en effet, et je rends grâce à votre magnanimité.

 

Sans relever la réflexion, Acquaviva reprit avec une certaine rudesse, bien rare chez lui :

 

– Cependant, retenez bien ceci, jeune homme : vous me gênez dans certains de mes projets. Je veux bien m’interdire de vous chercher, mais c’est tout. Gardez-vous de tomber jamais entre mes mains.

 

– Si ce malheur m’arrivait, qu’adviendrait-il de moi ?

 

– Vous seriez un homme mort ! dit froidement Acquaviva qui disparut sans ajouter une parole.

 

LXIV

 

Il nous faut revenir à Pardaillan, qui était parti à la recherche de frère Parfait Goulard. Pardaillan savait que le moine était un des principaux agents d’Acquaviva. En dehors des affidés de la redoutable compagnie de Jésus, il était peut-être le seul à connaître la véritable personnalité du faux ivrogne. Et il s’était dit que l’agent secret devait se tenir en relations étroites avec son chef. Par conséquent, en le suivant, il parviendrait à ce chef. Quant à ce qu’il ferait alors, il ne le savait pas au juste, mais il ne doutait pas de faire cesser l’affolante et mortelle poursuite dont son fils était victime en ce moment.

 

Jehan le Brave, par son intervention lors de l’attaque des truands, devait obtenir ce résultat, par lui-même et sans l’avoir cherché. Mais Pardaillan ne pouvait pas prévoir cela.

 

À la recherche de Parfait Goulard, Pardaillan s’était mis à battre les tavernes et les cabarets de la capitale, assuré qu’il était de l’y trouver, fidèle à son rôle d’ivrogne. Et, en effet, il finit par le dénicher dans un bouge de la rue Trousse-Vache. Et, dès lors, il ne le lâcha plus.

 

Le moine sortit. Il tourna tout de suite à droite dans la rue des Trois-Mores, traversa la rue des Lombards et, par la rue de la Vieille-Monnaie, il parvint à la maison qui faisait l’angle de cette rue. Il y pénétra par l’entrée qui se trouvait rue des Écrivains.

 

Pardaillan eut tôt fait de remarquer que la maison avait une autre entrée dans la rue de la Vieille-Monnaie. Il avisa un cabaret dans la rue de la Savonnerie. De là, il pourrait surveiller les deux entrées. Il y entra, s’installa devant une bouteille de vouvray et attendit patiemment, paraissant somnoler, mais ne perdant pas de vue les deux entrées.

 

Pendant ce temps, Parfait Goulard, par le passage souterrain, se rendait dans la maison mystérieuse, auprès d’Acquaviva. Il en sortit au bout d’une demi-heure, par la porte de la prison. Il était, à ce moment, près de onze heures du matin.

 

Dans la rue de la Heaumerie, le moine hésita un moment s’il tournerait à droite ou à gauche. S’il avait pris à gauche, il aurait infailliblement passé devant Pardaillan aux aguets. Celui-ci eût compris et ses recherches eussent été du coup considérablement avancées.

 

Malheureusement, le moine se décida brusquement pour la droite, c’est-à-dire qu’il alla vers la rue Saint-Denis. Là, il tourna à gauche, passa devant le grand Châtelet, traversa le pont au Change et la Cité et s’en fut jusqu’au faubourg Saint-Jacques.

 

Il s’arrêta devant une modeste auberge, à l’enseigne des Cinq-Croissants. La clientèle de cette auberge se composait de soldats et de gens du bas peuple. C’était là que s’était réfugié Ravaillac, lequel n’était pas retourné à Angoulême, comme on l’avait assuré à Jehan le Brave, lorsqu’il était allé le voir à son ancien domicile des Trois-Pigeons. C’était lui que le moine venait relancer.

 

Que lui dit-il pour le décider à le suivre ? Peu importe. Toujours est-il que, quelques instants plus tard, Parfait Goulard refaisait, en sens inverse, exactement le même chemin en compagnie de Ravaillac. Ensemble, ils pénétrèrent dans la prison. Ensemble, ils entrèrent dans cette petite chambre où le moine avait fait pénétrer Acquaviva par une porte secrète.

 

Cette chambre était toute petite. Elle n’avait pas de fenêtre. Elle était à demi éclairée par une imposte vitrée, au-dessus de l’unique porte par où les deux amis venaient d’entrer. Le mobilier se composait de deux étroites couchettes placées face à face, une table en bois blanc et deux escabeaux.

 

Sur cette table, on avait posé les éléments d’un repas très modeste : pain, légumes cuits à l’eau et une cruche d’eau. Ravaillac et le moine firent honneur à ce maigre repas. Ravaillac, de bon cœur, en homme habitué au jeûne et à l’abstinence ; Parfait Goulard, du bout des dents et en poussant force soupirs à fendre l’âme. Ravaillac but, à même la cruche, une bonne lampée d’eau qu’il déclara fraîche et délicieuse. Goulard, avec une intraduisible moue de dégoût, effleura le bord de la cruche du bout des lèvres et la repoussa aussitôt en disant :

 

– Pouah ! l’horrible breuvage. Non, décidément, je ne me sens pas le courage de souiller mes lèvres à ce contact impur.

 

Ayant ainsi manifesté énergiquement son opinion, il alla se jeter sur une des deux couchettes en invitant son compagnon à en faire autant. Ravaillac, en souriant de la mauvaise humeur du moine, suivit son conseil et lui aussi, tout habillé, il se laissa choir sur l’autre couchette.

 

Cinq minutes plus tard, il dormait d’un sommeil de plomb. Alors, Parfait Goulard se redressa, bien éveillé, lui. Il chercha à la tête de son lit le ressort qui actionnait la porte secrète et l’ouvrit.

 

Deux moines, robustes gaillards, parurent aussitôt. Ils saisirent le dormeur par les pieds et par les épaules et l’emportèrent comme un paquet. Goulard suivit. Pas une parole n’avait été échangée.

 

Cinq nouvelles minutes n’étaient pas encore écoulées que les deux moines avaient changé de maison et de cellule. Cette nouvelle cellule était absolument pareille à celle qu’ils venaient de quitter. L’œil le plus exercé n’eût pu découvrir la plus petite différence. C’étaient les mêmes dimensions, le même plancher uni comme une glace – ou comme un métal : fer ou acier – la même imposte vitrée par où tombait la même demi-obscurité, la même table en bois blanc, avec les reliefs du maigre repas qu’on y avait transportés, la même cruche, dont on avait changé l’eau après l’avoir rincée.

 

C’étaient aussi les deux mêmes couchettes. Sur l’une, Ravaillac dormait profondément. Sur l’autre, frère Parfait Goulard faisait semblant de dormir.

 

L’anéantissement de Ravaillac dura une heure environ. Au bout de ce temps, il se réveilla. Il ne s’aperçut pas qu’il avait changé de local. Il n’eut pas conscience d’avoir dormi. Il lui semblait qu’il n’y avait pas plus de cinq minutes qu’il s’était étendu sur le lit. Il avait la tête un peu lourde, mais il n’y prit pas garde.

 

Il se mit sur son séant et considéra avec un sourire indulgent l’énorme boule de graisse vautrée sur le lit qui faisait face au sien. Il écouta. Il perçut le souffle régulier de la boule. Il murmura :

 

– Il dort !… Déjà !…

 

Il hocha la tête d’un air attristé et sans acrimonie :

 

– C’est là ce qu’il appelle faire pénitence ! C’est ainsi qu’il comprend la retraite et qu’il fait ses dévotions !… Il est aussi indulgent pour lui-même que pour les autres. C’est un inconscient… mais c’est un brave homme. Allons, je payerai pour lui et pour moi.

 

Il se leva. Debout, il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il dut s’appuyer à la table, sans quoi il serait tombé. Une chaleur lourde, accablante, pesait sur lui. Elle semblait se dégager du plancher et plus spécialement du mur qui faisait face à la porte. C’était à croire que des foyers puissants étaient établis là. L’air se raréfiait et sa respiration devenait plus pénible.

 

Il saisit la cruche et but à longs traits. Il se sentit plus à l’aise. Il s’approcha de Parfait Goulard et le considéra un moment. Le moine, immobile, avait le visage ruisselant de sueur. Son souffle s’oppressait. D’un air entendu, sans trouble et sans inquiétude, Ravaillac expliqua le phénomène en disant tout haut :

 

– Le temps est à l’orage !

 

Il revint à son lit et s’agenouilla sur le plancher, entre le lit et la table. Il tournait le dos à la porte, ne voulant pas être distrait par la lueur blafarde qui tombait de l’imposte. Et il se mit à prier avec ferveur.

 

Combien de temps resta-t-il ainsi plongé dans une sorte d’extase douloureuse ? Des heures peut-être… Ou peut-être quelques minutes, seulement ? Il n’aurait su le dire. Quand il était en proie à un accès de folie mystique, il perdait le sens de la réalité.

 

Il ne faisait pas que prier cependant. Un débat terrible, toujours le même, s’était déchaîné dans sa conscience aux abois. Il avait fermé les yeux ; lorsqu’il les ouvrit, il s’aperçut que des ténèbres opaques l’environnaient.

 

Le frisson de l’épouvante le saisit à la nuque. S’il avait tourné la tête, il aurait vu que l’obscurité provenait simplement de ce qu’on avait rabattu extérieurement d’épais volets sur les vitres, par où avait pénétré jusque-là une pâle lueur. Il trouva l’explication qui convenait à son état d’esprit et il gémit à haute voix, en se frappant la poitrine :

 

– Les ténèbres éternelles !… les ténèbres de la damnation dans lesquelles mon âme se débattra jusqu’à la consommation des siècles ! Seigneur, mon Dieu, ayez pitié de moi !

 

Il ferma encore les yeux et les rouvrit, comme s’il avait voulu s’assurer qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Hélas ! non, il ne rêvait pas. Les ténèbres mystérieuses et angoissantes l’enveloppaient de toutes parts, se peuplaient d’images fantastiques, produit de son imagination en délire, achevaient de faire sombrer dans la terreur et l’épouvante de l’au-delà le peu de lucidité qui lui restait.

 

Et la chaleur augmentait encore, devenait intolérable. Il lui semblait que ses genoux reposaient sur une plaque ardente. Cette impression fut si forte que, instinctivement, il posa la main sur le plancher. Il la retira aussitôt avec un cri de détresse :

 

– Les ténèbres ! le feu !… l’enfer !… Je brûle ! je suis damné !… damné !…

 

Et dans un hoquet de révolte, il trahit le secret de l’effroyable combat qui se livrait en lui, de l’hallucinante incertitude dans laquelle il se débattait vainement :

 

– Seigneur !… je ne peux pourtant pas le frapper !… puisqu’il est son père !…

 

Parfait Goulard s’agita doucement sur sa couche. Dans l’ombre, sa main chercha et trouva un imperceptible bouton sur lequel elle appuya. Dans le noir, un trou noir béa à son côté. Quelqu’un se tenait tapi là, contre lui. Le moine glissa sa tête dans le trou. Il rencontra un visage. Il se pencha sur lui et laissa tomber quelques paroles dans l’oreille qui se tendait vers ses lèvres.

 

Ceci fait, le trou se referma. Le moine avait repris son immobilité.

 

Ravaillac n’avait rien perçu. Le moine avait agi avec d’infinies précautions. Il aurait aussi bien pu agir ouvertement. Ravaillac, dans son délire, n’aurait encore rien vu, rien entendu, rien compris.

 

Les genoux commençaient à le brûler atrocement. Et il ne songeait pas à se relever, à se déplacer. À quoi bon ? Il était persuadé qu’il se trouvait en enfer. N’importe où il se serait réfugié, il n’en aurait pas moins continué à être dévoré par le feu infernal.

 

Un long moment se passa. Ravaillac gémissait, priait, se débattait, marmonnait des choses que lui seul savait, et Parfait Goulard, attentif, ne parvenait pas à saisir une syllabe des mots qu’il prononçait.

 

Tout à coup, la cloison à laquelle il faisait face parut s’être évanouie sans qu’il eût perçu le moindre bruit. Et à la place où se trouvait cette cloison, une lueur aveuglante se projetait et des flammes multicolores jaillissaient en sifflant, s’élevaient jusqu’au plafond, menaçaient de tout incendier et s’éteignaient brusquement pour renaître aussitôt.

 

D’un bond, Ravaillac se redressa, livide, échevelé, hérissé, exorbité, et un long hurlement jaillit de sa gorge contractée.

 

Parfait Goulard se dressa brusquement sur son lit et roulant des yeux ahuris, d’un air mécontent, il bougonna :

 

– Eh ! Jean-François, qu’as-tu donc à beugler comme veau qu’on égorge ?… Il n’y a pas moyen de reposer en paix avec toi !… Que fais-tu là, planté au milieu de cette pièce, à contempler ce mur comme si c’était le diable en personne ?… Fais comme moi : dors, compère. Tu verras que tu t’en trouveras bien… et moi aussi.

 

Le son de cette voix amie rendit un peu de courage et de sang-froid au malheureux Ravaillac. Il voyait toujours cette éclatante clarté, il entendait le sourd ronronnement des flammes, il sentait l’anormale chaleur, comme s’il marchait sur une plaque chauffée à blanc. N’importe, il voulait récuser le témoignage de ses sens. Il voulut, à tout prix, se persuader qu’il était le jouet d’une hallucination.

 

Et il courut au lit de Parfait Goulard ; il l’étreignit de toutes ses forces, et d’une voix tremblante, il bégaya :

 

– Là !… là !… ne voyez-vous pas ?…

 

– Je vois le mur.

 

– Non !… Une lueur aveuglante !

 

– Tu es fou ! C’est à peine si on se voit ici.

 

– Ne voyez-vous pas le feu ?… Ne sentez-vous pas que nous brûlons ?

 

– Je sens qu’il fait très chaud, en effet… C’est l’orage.

 

– C’est l’enfer !… C’est le feu de l’enfer !… Et si vous ne voyez rien, si vous ne sentez rien, c’est que moi seul, je suis damné !…

 

Tout ceci avait été dit avec une volubilité et une angoisse sans cesse grandissantes chez Ravaillac et s’était terminé dans une sorte de râle affreusement désespéré. Chez le moine, avec un calme nuancé d’un peu d’étonnement inquiet.[10]

 

Lorsque Ravaillac eut prononcé ces dernières paroles, le moine se secoua furieusement, s’arracha à son étreinte et cria avec colère :

 

– À tous les diables d’enfer, le fou qui m’empêche de dormir avec ses imaginations !…

 

– Je vois ! hoqueta Ravaillac, je sens ! je brûle !… C’est l’enfer, vous dis-je !

 

Rageusement, le moine se leva. Il prit Ravaillac par la main et le conduisit à l’endroit où jaillissaient les flammes. Il leva cette main et l’appliqua contre un obstacle imaginaire en disant d’un air bourru :

 

– Tu vois bien qu’il n’y a rien là, autre que le mur ! Ne le sens-tu pas ?

 

– Je sens que je brûle ! hurla Ravaillac… Je vois un abîme sans fond, une fournaise ardente, infranchissable !

 

Et c’était vrai, ce qu’il disait. À la place où se dressait le mur qui avait bien réellement disparu, il y avait maintenant une fosse. Cette fosse était extraordinairement profonde, d’une longueur égale à la pièce où se tenaient les deux hommes, et large de deux bonnes toises. Et le fond de cette fosse était une fournaise ardente. Et cela constituait bien un abîme de feu infranchissable, comme l’avait dit Ravaillac.

 

Le moine cependant, haussa les épaules et gronda :

 

– Ah ! mais vous m’excédez, monsieur Ravaillac !… Vous feriez mieux de vous coucher. N’oubliez pas que vous vous mettez en route demain matin et que vous aurez à couvrir une longue étape.

 

Ravaillac avait reculé jusqu’à la porte et de là, il contemplait la fournaise d’un air hébété. À ce moment, un coup de tonnerre formidable ébranla la pièce. Il eut un sursaut de terreur et haleta :

 

– Avez-vous entendu ?

 

– Je n’ai rien entendu… parce qu’il n’y a rien, que dans votre stupide imagination, tonitrua Goulard exaspéré. Par la barbe du Saint-Père, si vous ne voulez pas vous coucher, libre à vous. Mais ne m’assommez pas avec vos sottes imaginations. J’ai besoin de repos, moi, puisque j’ai promis de vous accompagner !

 

Et le moine se jeta sur son lit et rabattit son capuchon de l’air d’un homme qui ne veut plus rien voir et rien entendre.

 

À ce moment, des voix, qui paraissaient très lointaines, et qui cependant étaient très distinctes, se mirent à crier :

 

– Jean-François ! Jean-François ! Es-tu là ?…

 

– J’y suis ! hoqueta le malheureux, à moitié fou de terreur.

 

– Regarde, Jean-François !… Écoute !… Voilà ce qui t’attend, puisque tu es trop lâche pour frapper le tyran !… Tu seras à nous !… Tu viendras avec nous !…

 

Et alors là, dans cette fournaise, au milieu des flammes rouges, vertes, violettes, il vit un grouillement d’êtres aux masques grimaçants, courant, bondissant, hurlant, se tordant en des spasmes de douleur. Et c’était une vision d’horreur et de cauchemar, dont il ne pouvait détacher ses yeux exorbités. Et tous, les uns après les autres, avec des ricanements sinistres ou menaçants, les griffes tendues vers lui, tous, ils criaient :

 

– Viens !… Viens avec nous !… Tu seras des nôtres !

 

Puis tout cela disparut, s’évanouit, comme balayé par quelque souffle mystérieusement puissant. Et il ne vit plus qu’une femme, jeune, belle, au visage doux, infiniment triste. Et du milieu de la fournaise où elle s’était arrêtée, elle paraissait le fixer avec des yeux où se lisait un désespoir sans nom. Et elle aussi, elle parla, d’une voix lente et dolente.

 

– Regarde-moi, Jean-François ! Je suis la mère de Bertille… Bertille à cause de qui tu n’oses frapper l’hérétique, le paillard, l’excommunié… parce qu’il est son père !… Fou ! triple fou !… Je suis ici, moi, damnée dans les tourments de l’enfer, à cause de lui, par lui !… Parce qu’il m’a déshonorée, parce qu’il est le père de mon enfant, grâce au plus odieux, au plus lâche des crimes, parce qu’il m’a prise enfin par force et par violence. Est-il possible de tenir compte d’une telle paternité ? Et si je suis ici, moi, c’est parce que le maudit est cause que je me suis tuée !… Comprends-tu, Jean-François ?

 

La damnée fit une pause comme si elle avait attendu une réponse et elle reprit d’une voix lamentable :

 

– Non, on ne peut le considérer comme un père, et ma fille le méprise et l’exècre !… Moi, Jean-François, j’avais espéré que tu me vengerais, que tu nous vengerais tous. Et cela eût adouci nos tourments. Mais tu es lâche, tu n’oses pas, tu recules, et je te maudis, nous te maudissons tous, nous ses victimes !… et tu seras des nôtres, Jean-François, puisque tu as peur !

 

Et Ravaillac, les cheveux dressés, emporté par l’épouvante, hurla :

 

– Je frapperai ! j’en jure Dieu et la Vierge ! Je ne savais pas, moi ! Je croyais bien faire ! Mais puisqu’il n’est son père que par suite d’un crime… il est condamné !…

 

Au même instant, un sourd grondement se fit entendre. L’infernale vision s’évanouit. La fulgurante clarté s’éteignit brusquement, le brasier disparut, le mur reprit sa place, la lueur blafarde perça péniblement à travers les vitres de l’imposte réapparues.

 

Ravaillac, debout, au milieu de la petite pièce, se demanda s’il n’avait pas rêvé. Mais la chaleur étouffante qui régnait encore, mais le mur brûlant sur lequel il alla poser la main, attestèrent qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Et d’ailleurs il était debout, il allait, il venait, il voyait le moine étendu sur son lit. Et précisément, comme pour mieux lui prouver qu’il était bien éveillé, Parfait Goulard parla. Il lui dit avec un reste d’aigreur :

 

– Eh bien, en as-tu fini avec tes imaginations ? Vas-tu te reposer enfin ?

 

– Non, mon frère, répondit doucement Ravaillac, je vais prier.

 

– Prie, si tu veux, mais ne beugle pas ! Dieu n’est pas sourd. Sans répondre, Ravaillac se mit à genoux et pria, comme il l’avait dit, avec plus de ferveur que jamais.

 

L’insupportable chaleur disparaissait peu à peu. Maintenant une agréable fraîcheur régnait dans la chambre. Des bouffées de parfums très doux arrivaient on ne savait d’où. L’angoisse et la terreur qui étreignaient le malheureux prosterné sur le parquet faisaient place à un bien-être délicieux.

 

Et tout à coup, les sons d’une musique céleste arrivèrent jusqu’à son oreille charmée, mystérieux et lointains. Il redressa sa tête extasiée. Une fois encore, il se trouvait plongé dans les ténèbres épaisses. Une fois encore, un frisson l’agita. Mais cette fois-ci, le frisson était très doux.

 

Brusquement le mur disparut de nouveau. Une lueur pâle, tamisée éclaira la chambre. Il s’approcha les mains jointes. L’abîme insondable et infranchissable était encore là. Mais plus de brasier ardent. À la place, des plantes et des fleurs, comme il n’en avait jamais vu de pareilles. Et ces plantes et ces fleurs embaumaient l’air de parfums d’une douceur enivrante.

 

Il leva les yeux et tomba à genoux, ébloui, fasciné, les traits animés d’une joie puissante qui le transfigurait.

 

Là-bas, très loin, mais très visible, sur un trône d’or, Dieu lui-même, tel qu’il l’avait toujours vu représenté dans les missels et dans les tableaux qui ornaient les églises. À la droite de Dieu, un siège vide. Autour de lui, des anges, d’une beauté irréelle, allaient et venaient en chantant. Et des orgues, des harpes, des violes les accompagnaient en sourdine.

 

Chacun de ces anges, vêtus de longs voiles de soie flottants, avait une auréole d’or autour de la tête et chaque auréole portait un nom. Depuis saint Clément – qui paraissait jouir d’une vénération toute particulière – en passant par saint Jean Chastel, tous ceux qui avaient essayé d’attenter à la vie du roi, figuraient dans cette vision céleste. Ils étaient exactement dix-sept. En comptant Jacques Clément, cela faisait dix-huit.

 

Et le chœur qu’ils chantaient, célébrait la gloire des martyrs qui, en frappant l’hérétique, avaient sacrifié leur vie pour délivrer le peuple.

 

Quand le chœur fut achevé, Dieu lui-même parla :

 

– Jean-François, dit-il, va ! Accomplis l’œuvre sainte ! Ta place t’attend parmi les élus.

 

Et il désignait le siège inoccupé, placé à sa droite.

 

Transporté, Ravaillac cria :

 

– J’obéirai, Seigneur, j’obéirai !

 

Et il tomba à la renverse, évanoui, terrassé par la joie délirante qui l’étreignait. Ou peut-être endormi de nouveau par le parfum de ces fleurs artificielles, dont, avec délices, il avait aspiré l’odeur pénétrante, à pleines narines.

 

Cet évanouissement ne fut pas de longue durée. Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait exactement à la place où il était tombé, à deux pas du mur qui avait repris sa place. Il jeta autour de lui un regard extasié, et ses traits se crispèrent douloureusement quand il reconnut qu’il se trouvait toujours dans le même décor, plongé dans un clair-obscur, et auquel rien n’était changé.

 

À genoux, à côté de lui, frère Parfait Goulard lui prodiguait des soins empressés.

 

– Eh bien, compère ! s’écria joyeusement le moine, te voici revenu au sentiment !… On n’a pas idée de s’épuiser ainsi en prières et macérations ! Que diable, mon cher, Dieu n’est pas si exigeant ! Il ne nous demande pas de nous faire les bourreaux de notre propre corps. Il faut une juste mesure en tout.

 

– J’ai dormi, n’est-ce pas ? interrogea Ravaillac avec une anxiété visible.

 

– Non, par la Vierge ! tu n’as pas dormi une seconde ! Tu t’es acharné à prier, tu as eu encore je ne sais quelles imaginations, produit de l’extrême faiblesse où te voilà. Si tu avais dormi, malheureux tu ne te serais pas évanoui de fatigue. Comment, ne te souviens-tu pas que je t’ai vertement gourmandé parce que tu m’empêchais de reposer ?

 

– Je me souviens, frère Goulard, fit Ravaillac avec un sourire heureux. Et, fixant sur le moine un œil scrutateur :

 

– Ainsi, vous n’avez rien vu, rien entendu ?

 

– Allons, bon ! gronda le moine entre haut et bas, voilà ses lubies qui le reprennent.

 

Ravaillac eut un sourire entendu et murmura :

 

– C’est que vous n’êtes pas un élu, vous !

 

L’abominable comédie dont il venait d’être victime avait produit sur ce cerveau détraqué une impression que rien ne devait effacer. Parfait Goulard, qui l’avait organisée, le comprit bien. Et, dans l’ombre, il eut un sourire de sinistre satisfaction, cependant que, fidèle à son rôle, il bougonnait tout haut :

 

– Allons, écoute-moi une bonne fois. Couche-toi et repose. Sans quoi, tu n’auras jamais la force de te mettre en route demain matin !

 

– C’est inutile, dit paisiblement Ravaillac, je ne partirai pas !

 

– Çà, quelle mouche te pique ?

 

– Écoutez, frère Goulard, si je pars, je suis damné !… Je vais griller pour l’éternité, au plus profond des enfers. Vous ne voulez pas, j’imagine, que je sois damné ?

 

– Non, tripes du pape ! Je suis d’Église et ma profession est d’arracher des âmes aux griffes de Satan, non de les lui livrer.

 

– Alors, vous voyez bien, il faut que je reste. D’ailleurs, c’est l’ordre !

 

– L’ordre de qui ?

 

– De Dieu !

 

Le moine comprit que la décision était irrévocable. Il leva vers le plafond des bras découragés, et :

 

– Fiat voluntas tua ! dit-il.

 

Ravaillac se leva, prit son chapeau et, se raidissant contre l’émotion qui l’étreignait :

 

– Je vous serai éternellement reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, dit-il doucement.

 

Et il ajouta :

 

– Puis-je partir ?

 

– Mais tu n’es pas prisonnier ! s’écria Goulard d’un air de dignité outragée. Tu n’as qu’à ouvrir. Je ne te retiendrai pas, ingrat que tu es !

 

– Je ne suis pas ingrat, répondit tristement Ravaillac, j’accomplis ma destinée, simplement !

 

– Oui-da ! Eh bien, allez-vous-en à tous les diables, toi et ta destinée ! Quant à moi, je veux que le grand diable cornu m’enfourche si je consens jamais à m’occuper de toi. Adieu !

 

Ravaillac partit très attristé de cette brouille. Comme bien on pense, on le laissa sortir de la prison sans difficulté aucune.

 

Il était près de six heures du soir lorsque Parfait Goulard sortit à son tour, par la rue des Écrivains. Pardaillan attendait toujours patiemment dans le cabaret où il s’était posté. Il se mit immédiatement à ses trousses. Mais le moine ne paraissait nullement chercher à se dissimuler. Pardaillan le comprit en voyant qu’il se livrait à des excentricités destinées à signaler son passage. En outre, parvenu rue Saint-Antoine, il s’engouffra dans une taverne et commanda un de ces dîners de gargantua qui devait le retenir une couple d’heures à table, pour le moins, et que lui seul était capable d’absorber.

 

Pardaillan se dit qu’à cette heure, il ne gagnerait rien à s’acharner à cette poursuite. De plus, il avait autre chose à faire et cette chose avait à ses yeux une importance considérable.

 

En conséquence, il revint sur ses pas et s’en fut au Grand-Passe-Partout où, lui aussi, il commanda un fin dîner destiné à lui faire oublier le détestable déjeuner qu’il avait fait rue de la Savonnerie. Son repas achevé, il se renversa sur le dossier de sa chaise et, les yeux au plafond, il se mit à réfléchir. La nuit tombait, l’heure de la fermeture des portes approchait. Il ceignit son épée, s’enroula dans son manteau et partit d’un pas résolu en se disant :

 

– Allons passer la nuit près des millions. Je suis curieux de voir ce qui va se produire.

 

LXV

 

Léonora Galigaï, sous la conduite de Saêtta, était parvenue à sa maison, sans qu’il lui fût arrivé rien de fâcheux. À sa porte, elle congédia Saêtta. Mais l’ancien maître d’armes lui dit, avec cette familiarité qu’elle n’aurait tolérée à aucun autre de ses serviteurs :

 

– Signora, je désirerais vous entretenir un instant.

 

– Léonora le fixa de son œil de feu et un sourire passa comme une ombre sur ses lèvres.

 

– Viens ! dit-elle simplement.

 

Quand ils se trouvèrent seuls dans son cabinet, Léonora, assise dans son fauteuil, dit d’un air nonchalant :

 

– Te voilà bien inquiet et bien sombre, Saêtta ? C’est ce que j’ai dit à Jehan le Brave qui te met dans cet état ? Tu te demandes si j’ai réellement renoncé à le frapper, n’est-ce pas ?

 

– Signora, dit Saêtta sans qu’il fût possible de discerner s’il raillait ou parlait sérieusement, vous avez un coup d’œil infaillible. Impossible de rien vous cacher.

 

– Eh bien, reprit Léonora avec un calme sinistre, rassure-toi, Saêtta. Je ne renonce pas… au contraire. Ce que j’en ai dit, c’est que j’ai besoin d’inspirer confiance à ce jeune homme. Demain, Saêtta, il sera en mon pouvoir.

 

– Per la madonna ! signora, vous m’enlevez un rude poids de sur la poitrine ! s’écria Saêtta, qui respira. Vous ne savez pas quel désespoir affreux s’était abattu sur moi quand j’ai cru que Jehan avait péri dans l’explosion du gibet. C’est à un tel point que j’ai failli me passer mon épée à travers le corps. Et quand je l’ai vu passer de son air insolent et casseur, bien vivant, per Dio ! j’ai pensé devenir fou de joie. Aussi vous devez juger de ma fureur, et de mon désappointement, quand je vous ai entendue lui dire que vous étiez résolue à le laisser tranquille.

 

Léonora se mit à rire doucement. Et Saêtta, qui la connaissait à fond, se sentit frémir d’aise et songea :

 

« Bon, la tigresse se réveille. Gare à Jehan le Brave ! »

 

– Tu devrais pourtant me connaître, dit Léonora. Comment as-tu pu croire que je renoncerais !… Jusqu’ici je n’avais pas de haine contre ce jeune homme, moi ! J’ai voulu le frapper parce qu’il me gênait… et aussi pour être agréable à Concini qui le haïssait de haine mortelle. Aujourd’hui, c’est une autre chose. Aujourd’hui, la haine est entrée dans mon cœur à moi aussi. Je rêve de lui faire souffrir mille morts, car, sans ce misérable tranche-montagne, tout serait dit maintenant !

 

– C’est-à-dire que le roi serait mort et que vous seriez les maîtres, précisa cyniquement Saêtta.

 

– Oui ! dit Léonora avec une froideur terrible.

 

Saêtta la dévisageait avec une joie féroce. Il comprenait qu’elle disait vrai et qu’elle serait implacable, et que maintenant c’en était fait de Jehan, car elle ne le lâcherait que lorsqu’elle l’aurait brisé.

 

– Signora, dit-il, vous savez que je ne vis que pour cette vengeance poursuivie durant de longues années. Vous ne trouverez donc pas mauvais que je vous demande ce que vous comptez faire.

 

– Je te dirai cela demain, Saêtta. Pour l’instant, sache qu’un homme à moi, Saint-Julien, s’occupe du bravache et de sa péronnelle. Demain, Saint-Julien me rendra compte de ce qu’il a fait. Et s’il a exécuté intelligemment mes ordres, comme j’ai tout lieu de le croire, je tiendrai les deux amoureux.

 

Jusque-là, tout marchait au gré de Saêtta qui exultait. Mais Léonora ajouta :

 

– La vengeance que je compte tirer d’eux est telle que ce que tu as rêvé, toi, Saêtta, te paraîtra puéril et bénin à côté de ce que je leur réserve.

 

Or, Léonora Galigaï, en prononçant ces paroles, commettait une faute énorme qu’elle n’aurait pas commise, si elle s’était donné la peine d’étudier l’état d’âme de son confident.

 

Depuis le jour où il s’était emparé du fils de Pardaillan, c’est-à-dire depuis dix-huit ans, Saêtta rêvait de faire finir cet enfant sur un échafaud, comme était morte sa fille. À la longue, cela était devenu une idée fixe, une manie, une folie spéciale. Il ne concevait pas sa vengeance autrement. Au point que nous venons de l’entendre dire qu’il avait failli se suicider parce que le fils de Pardaillan était mort autrement qu’il n’avait décidé.

 

Léonora Galigaï avait une confiance absolue en Saêtta. On a pu s’en rendre compte par les confidences que nous l’avons entendue lui faire. Cette confiance, d’ailleurs, était pleinement justifiée. Le bravo se fût fait hacher plutôt que de la trahir.

 

Cependant, nous avons vu qu’il n’avait pas hésité à aller trouver le ministre Sully et à le mettre sur la piste des millions convoités par les Concini. Compétition redoutable qui pouvait être fatale à sa maîtresse.

 

Il n’avait pas hésité, parce qu’il craignait que Concini ne frappât Jehan le Brave d’une manière autre que celle qu’il rêvait.

 

Ceci était singulièrement significatif et aurait donné fort à réfléchir à Léonora si elle l’avait su. Et voici que maintenant elle s’avisait de heurter le maniaque dans sa manie, à laquelle il tenait plus qu’à la vie. Ceci était terriblement dangereux et pouvait faire crouler toutes ses combinaisons laborieusement échafaudées.

 

En l’écoutant, Saêtta avait eu un froncement de sourcils inquiétant. Il fut sur le point de protester violemment. Une idée subite l’arrêta et il eut une sorte de grondement farouche qui pouvait être interprété comme on voulait. Naturellement, Léonora le considéra comme une approbation. Elle demeura un moment rêveuse et reprit pour elle-même, oubliant Saêtta :

 

– Qui aurait cru que cette fille que Concini convoite si ardemment et que ce truand défend si âprement est la propre fille du roi ?… Qui sait, ce Jehan savait peut-être la vérité, lui ? Ce prétendu amour qu’il affiche n’est peut-être qu’un calcul d’ambitieux ?… Qui sait s’il n’y a pas quelque chose à tirer de ce secret ?

 

Et elle se replongea dans une effroyable méditation.

 

Saêtta avait entendu. Et lui aussi, il réfléchissait profondément.

 

– Signora, fit-il au bout d’un instant, il me semble que grâce à cette jeune fille, qui est la fille du roi, à ce que vous venez de dire, on pourrait faire d’une pierre deux coups.

 

– Comment cela ? demanda Léonora attentive.

 

– Je ne sais pas trop bien encore… je cherche… Vous dites que demain cette jeune fille sera entre vos mains… si Saint-Julien exécute bien vos ordres.

 

Léonora fit signe que oui de la tête.

 

– Eh bien, reprit Saêtta, on pourrait, par exemple, la conduire dans un endroit écarté… aux environs de Paris. Maintenant… oui, tenez, les choses se précisent dans mon esprit. Écoutez : le roi s’intéresse à cette jeune fille. C’est indéniable, nous le savons bien. D’autre part, il ne tient pas à ce qu’on sache la vérité… puisqu’il s’est caché pour aller la voir.

 

– Le roi, interrompit Léonora, ne veut pas faire connaître qu’il est le père de cette enfant. Ceci me paraît certain. Quant à dire qu’il s’intéresse à elle… il ne le prouve guère. Car enfin, elle a disparu pendant tout un mois et il ne s’en est pas inquiété.

 

– Parce que la jeune fille n’a pas eu recours à lui. Mais si elle s’était adressée à lui, si elle lui avait fait connaître qu’elle était séquestrée, violentée, croyez-vous que le roi n’aurait pas cherché à lui venir en aide ?

 

– Peut-être ! fit Léonora rêveuse. Où veux-tu en venir ?

 

– À ceci : la jeune fille est enfermée dans une maison à trouver aux environs de Paris. Elle avise le roi, son père. Elle l’appelle à son secours.

 

– Rien ne dit qu’elle le fera.

 

– Elle le fera signora, dit froidement Saêtta. Ou si vous aimez mieux, nous le ferons pour elle.

 

– Je commence à comprendre.

 

– La jeune fille appelle donc son père à son secours. Il n’osera plus se dérober. Comme il ne veut pas faire connaître cette paternité, comme il adore ces aventures relevées par une pointe de mystère et de danger, il n’hésitera pas. Il répondra à l’appel de sa fille, mais en prenant des précautions, en se cachant, pour tout dire. Donc pas d’escorte – c’est l’essentiel, notez bien –, un ou deux de ses confidents intimes l’accompagneront et c’est tout. Croyez-vous qu’il en sera ainsi ?

 

– C’est probable.

 

– Eh bien, signora, triompha Saêtta, supposez qu’on avise Jehan le Brave de façon à ce qu’il arrive sur les lieux en même temps que le roi. Supposez qu’un malheur arrive au roi. Ces choses-là sont possibles, surtout si on sait s’arranger pour aider le hasard. Nous arrivons, nous, juste à point pour cueillir Jehan et le charger du meurtre du roi. Son compte est bon !… Vous êtes arrivée à vos fins… et moi aux miennes ! Qu’en dites-vous, signora ?

 

– Je ne dis ni oui ni non, dit froidement Léonora. Attendons à demain. Maintenant, va, Saêtta. Je n’ai pas besoin de te dire qu’il importe essentiellement que Concini ignore mes projets… Nous n’avons pas du tout les mêmes vues à ce sujet.

 

Saêtta s’inclina silencieusement et sortit. Il était sombre et mécontent. Il lui semblait que Léonora avait un plan bien arrêté dont elle ne voulait pas se départir. Et dans ce plan il n’entrait pas de faire monter Jehan sur l’échafaud.

 

Il passa le reste de la nuit à méditer, dans son taudis. Un combat violent se livrait en lui. Il se trouvait acculé à une action qui lui répugnait. Il voyait bien qu’il n’avait pas d’autre issue pour arriver à ses fins, comme il disait, et cependant il hésitait.

 

Le jour vint. Sa résolution enfin prise, ses hésitations et ses scrupules balayés, il ceignit sa rapière et sortit.

 

Il s’en fut droit rue Saint-Honoré, chez Concini. Mais ce ne fut pas auprès de Léonora qu’il pénétra. Ce fut auprès de Concini lui-même. Il y demeura un quart d’heure environ. Quand il en sortit, il paraissait très satisfait.

 

LXVI

 

Les scènes que nous retraçons se déroulent à peu près simultanément. C’est ce qui nous met dans l’obligation d’aller de l’un à l’autre de nos personnages.

 

Lorsque Acquaviva eut disparu, Jehan le Brave s’éloigna à grandes enjambées. Nous savons qu’il n’était pas facile à impressionner. Cependant le ton du moine était tel qu’il avait senti un froid le saisir à la nuque.

 

– Diable ! se disait-il, m’est avis que j’aurais mieux fait de laisser ces truands expédier proprement ce moine confit en douceur et qui me paraît pratiquer la reconnaissance d’une singulière façon ! Oui, mais moi, j’aurais ainsi été complice d’un assassinat. Fi donc !… Il n’en est pas moins vrai que je suis loin d’en avoir fini avec lui. Et peut-être ne serai-je pas toujours servi par la chance, comme je l’ai été jusqu’à ce jour. Bah ! arrive qu’arrive, nous verrons bien ! Mais pourquoi diable me veut-il la malemort ? Il sait bien que je ne m’abaisserai pas à le dénoncer. Il le sait si bien qu’il n’a pas hésité à me faire connaître sa demeure !… Hum ! au bout du compte, est-ce bien sa demeure ? Qui me dit qu’il n’aura pas déguerpi demain matin ? N’importe, je ne le connais pas, je ne lui ai rien fait, et il veut ma mort. Pourquoi ? Il y a quelque chose là-dessous… Mais quoi ?

 

Tout en monologuant de la sorte, il était parvenu à la porte Montmartre. Il fit appeler le sergent de garde, lui montra discrètement l’insigne remis par Acquaviva et prononça le mot : « Ruilly ».

 

Jusque-là, il n’était pas bien sûr que le moine n’avait pas voulu se gausser de lui. Il dut bien reconnaître qu’il s’était trompé en voyant le sergent ouvrir le guichet lui-même et lui témoigner un respect dont il fut tout éberlué.

 

Dans la carrière abandonnée, où il ne pénétra qu’après maints détours, il avança à tâtons avec d’infinies précautions, sondant le sol à chaque pas, s’attendant à tout moment à se heurter à quelque obstacle mortel. Il ne respira vraiment que lorsque la porte secrète franchie, il se trouva dans le souterrain qui aboutissait à la grotte. Là il se sentait en sûreté.

 

Parvenu dans cette grotte, il alluma une torche et s’assit sur un coffre. Il resta là longtemps à rêver. Il avait rempli une bouteille à l’un des tonneaux et il la vida à petits coups sans s’en apercevoir. Il se leva et se mit à marcher de long en large. Il passait et repassait ainsi devant l’entrée du couloir qui aboutissait au caveau… le caveau et son escalier sous lequel se trouvaient des millions. Et chaque fois, il jetait un coup d’œil de ce côté. Mais il n’y entrait pas…

 

Brusquement, il s’arrêta devant cette entrée et avec un mouvement d’épaules furieux, il mâchonna :

 

– Pourquoi n’irais-je pas ?… Je ne vois pas quel mal je ferais !…, Il saisit la torche et pénétra dans le caveau. Il s’arrêta devant l’escalier et le contempla longuement, sans bouger. Il s’accroupit et se mit à étudier de près la première marche en murmurant :

 

– C’est là-dessous que sont les millions… si les indications que j’ai eues en main sont exactes.

 

Il jeta les yeux autour de lui et il eut un sursaut. Dans un coin, à côté de l’escalier, se trouvaient divers outils pêle-mêle. Et au premier rang, tirant l’œil, une pelle et une pioche.

 

– C’est bizarre, dit-il tout haut, je n’avais pas remarqué ces outils !

 

Il prit la pelle et la pioche et les examina. Elles étaient en fort bon état. Seulement, les fers étaient couverts d’une épaisse couche de rouille. Évidemment ces outils devaient se trouver là depuis un long temps, des années peut-être. Il réfléchit :

 

– Pardieu ! j’étais préoccupé, j’avais vraiment autre chose à faire à ce moment-là… Rien d’extraordinaire à ce que je n’aie pas remarqué ces outils. Après l’explosion, je suis revenu ici. J’ai trouvé le maudit papier et sa lecture m’a troublé. Depuis je n’ai plus remis les pieds ici. D’ailleurs, quelle apparence que quelqu’un se soit introduit ici ?…

 

Cependant, le soupçon était entré dans son esprit. La torche à la main, il étudia le sol de tout près. Et il se redressa, rassuré, en disant :

 

– Le sol n’a pas été fouillé depuis fort longtemps, c’est visible. Les idées mauvaises qui me hantent m’affolent et me font divaguer.

 

Il quitta le caveau, s’enroula dans son manteau, éteignit la torche et se coucha sur la paille. Il dormit très mal, d’un sommeil haché, coupé de réveils en sursauts, peuplé de cauchemars hideux.

 

Au matin, la tête lourde, les membres brisés, au lieu de s’éloigner vivement comme il avait fait la veille, il demeura encore un moment à rêver. Brusquement, sa résolution fut prise. Il se leva, alluma la torche et se dirigea résolument vers le caveau, en disant :

 

– Il faut que je voie !… Je serai plus tranquille après… Et puis, qui sait ?… Il n’y a peut-être rien du tout.

 

Il était un peu pâle. Il serrait les dents à les briser et il jetait autour de lui des regards inquiets. Il saisit la pioche et il eut une dernière hésitation. Il se secoua furieusement comme pour jeter bas le lourd fardeau de vains scrupules et il attaqua le sol.

 

Il y avait plus d’une heure qu’il travaillait avec acharnement et il était en nage. De temps en temps, il s’arrêtait pour souffler et avalait une lampée de vin. Il commençait à croire que ce fameux trésor n’était qu’un leurre. En effet, la fosse était profonde d’une bonne demi-toise et il ne trouvait rien que de la terre qu’il entassait méthodiquement de chaque côté.

 

Tout à coup, le fer de la pioche heurta un corps dur. Il fouilla plus loin, à différents endroits, et il rencontra partout la même résistance.

 

– C’est la dalle ! se dit-il.

 

Et il se remit à l’œuvre avec plus d’ardeur. Bientôt la dalle se trouva complètement dégagée. Il fallut la desceller. Il se trouva devant un trou noir. Il prit la torche et la plongea dans le trou noir. Il vit un tout petit caveau en bonne et solide maçonnerie. Il jeta les outils dedans et, la torche à la main, se laissa glisser. Sa tête dépassait le trou et il dut se baisser.

 

– Le cercueil ! dit-il tout haut.

 

En effet, un cercueil en cœur de chêne occupait tout un côté du minuscule caveau, il n’y avait pas autre chose là-dedans. Il l’examina de près. Il ne paraissait pas trop détérioré. Avec la pointe de la pioche, il se mit en devoir de faire sauter le couvercle. Une réflexion l’arrêta.

 

– Il n’y a peut-être qu’un squelette là-dedans !

 

Il eut un long frisson. Il était brave, certes, on le sait du reste. Mais ce qu’il allait faire lui apparaissait comme une odieuse profanation.

 

Puis, il faut bien le dire, puisqu’il en était ainsi, sa pensée de derrière la tête, qu’il n’osait pas s’avouer tant il en avait honte, cette pensée était de s’approprier les millions qui gisaient là. Et naturellement, il éprouvait l’inexprimable malaise de l’homme qui sait qu’il commet une abominable action.

 

Joignez à cela le décor : ce caveau sinistre, où il était obligé de se tenir courbé, ces murs couverts de salpêtre, ces dalles qui résonnaient lugubrement à chacun de ses pas, ce cercueil à demi pourri, tout cela à la lueur rougeâtre et vacillante de la torche fumeuse paraissait plus sinistre encore, prenait des aspects mystérieux et menaçants. Par là-dessus, la conscience qui hurle et proteste. C’était plus qu’il n’en fallait pour exaspérer les nerfs, débrider l’imagination. La sienne se mit incontinent à peupler les lieux de visions fantastiques, de spectres et de fantômes.

 

Malgré tout son courage, Jehan sentit ses cheveux se hérisser, ses oreilles s’emplir de bourdonnements confus. Puis ces bourdonnements devinrent des clameurs de mépris. Il lui semblait que des milliers de voix hurlaient un seul mot, toujours le même : « Voleur !… Voleur !… »

 

Il s’était accroupi devant le cercueil, cette impression devint si forte qu’il leva la tête pour voir d’où venaient ces voix qui lui reprochaient son infamie avant qu’elle ne fût accomplie.

 

Il leva la tête et en même temps la torche aussi et il demeura pétrifié, livide, hagard, muet, les yeux rivés à la voûte du caveau. Car il voyait là, penché sur le trou démasqué par la dalle, une tête qui l’observait avec des yeux réprobateurs et tristes… si tristes qu’il sentit un sanglot lui déchirer la gorge et ses yeux, à lui, s’embuer de larmes qui le brûlaient comme du plomb fondu. Et il rugit dans sa pensée :

 

– Monsieur de Pardaillan !…

 

Mais Pardaillan l’épiant là, sous le gibet, ce n’était pas du surnaturel et du prodige. Ce ne pouvait être qu’une réalité gênante et surtout pénible. Dès lors, il retrouva une partie de son sang-froid. Et il bondit hors du caveau funéraire, hors de la fosse, jusque dans le grand caveau. Et il n’y vit personne.

 

La sensation qu’il avait éprouvée était si forte que, sa torche à la main, il courut jusqu’à la grotte. Là non plus, il n’y avait personne.

 

– C’est étrange ! murmura-t-il en passant la main sur son front moite, j’aurais juré !…

 

Il se rua à la porte secrète, l’ouvrit et regarda. Aussi loin qu’il pouvait voir dans le souterrain, il n’y avait encore personne.

 

– Si agile qu’il soit, se dit-il, il n’aurait pas eu le temps de fuir !… C’est une hallucination !

 

Il revint dans la grotte, ferma la porte et traîna devant le coffre chargé d’armes, en se disant :

 

– Si je ne me suis pas trompé, s’il revient, il lui faudra déplacer cet obstacle. Cela n’ira pas sans quelque temps perdu et sans quelque bruit qui m’avertira.

 

Ces précautions prises, il revint à l’escalier. Et encore sous le coup de l’émotion violente éprouvée, il visita minutieusement le grand caveau, déplaçant les outils et tous les objets hétéroclites derrière lesquels un homme aurait pu momentanément se cacher. Il se convainquit qu’il était bien seul et qu’il avait été victime d’une illusion.

 

Il avait été si fortement frappé qu’il dit à haute voix :

 

– Je mourrais de honte s’il me voyait occupé à cette besogne !… Et elle donc !… si elle savait ?…

 

Et son naturel violent, incomplètement réprimé, reprenant le dessus, il frappa du pied avec colère et cria, comme pour mieux se convaincre lui-même :

 

– Pourquoi ?… Ventre de veau, je ne suis pas un voleur !… je veux voir… voilà tout !

 

Et tout son sang-froid reconquis, il descendit de nouveau dans le petit caveau et se mit à attaquer le cercueil.

 

Or, s’il avait levé la tête à ce moment, il eût vu encore une fois le visage de Pardaillan penché sur le trou. Et cette fois-ci, comme la première, il n’aurait pas été victime d’une illusion. Car c’était bien Pardaillan en chair et en os, qui l’observait en se disant avec un sourire un peu railleur :

 

– Tu n’es pas un voleur ! Soit… C’est ce que nous allons voir !

 

En quelques coups de pioche, Jehan fit sauter le couvercle. Mais il se trouva en présence d’un deuxième cercueil en plomb. Il fallut l’ouvrir aussi. Ce fut un peu plus long.

 

Ce second cercueil était plein de sciure. Très maître de lui, n’ayant plus qu’une appréhension, celle de s’être donné tant de mal pour ne rien trouver peut-être, Jehan plongea délibérément les mains dans la sciure et chercha.

 

– Un coffre ! s’écria-t-il joyeusement.

 

Il écarta la sciure à pleines pelletées et mit complètement à découvert un coffre en fer de taille respectable. Il essaya de le soulever. Il eut beau rassembler toutes ses forces, il ne parvint pas même à l’ébranler. Il constata :

 

– Malepeste, c’est un joli poids !

 

Le coffre était muni de deux fortes serrures. Fermées ! Sans hésitation et sans scrupule, il les fit sauter. Il souleva le couvercle d’une main qui tremblait un peu.

 

Et il demeura ébloui.

 

Intérieurement, le coffre était divisé en trois compartiments d’inégale grandeur. Dans l’un, le plus grand, c’était un amoncellement de pièces d’or : pistoles, doublons, ducats, pêle-mêle. Rien que de l’or monnayé.

 

Dans le deuxième, des bijoux d’un travail précieux, d’une inestimable valeur : bagues, chaînes, bracelets, colliers, pendants d’oreilles, aigrettes, agrafes de toutes formes et de toutes dimensions, agrafes de ceinture, de soulier, de toque… Des bijoux, encore des bijoux, rien que des bijoux finement ciselés, enrichis de pierres précieuses.

 

Dans le troisième, le plus petit, des gemmes : diamants, perles, saphirs, rubis, émeraudes, topazes… un étincellement… un éblouissement… un vertige !

 

La gorge sèche, les tempes mouillées, les yeux exorbités, l’esprit chaviré, Jehan contemplait les fabuleuses richesses entassées dans ce coffre de fer, tout simple. Et il demeurait sans mouvement, pétrifié, n’osant en croire ses yeux. Et une pensée unique fulgurait dans son esprit :

 

– Tout cela est à moi ! si je veux ! Allons, Jehan, voilà la fortune ! tends quelques-unes de ces pierres seulement et te voilà riche ! qui s’apercevra que le tas a été entamé ?… qui saura jamais ?…

 

Jehan le Brave avait trop présumé de ses forces. Il faut reconnaître que la tentation était par trop forte. Fatalement, il devait y succomber, et il y succomba.

 

En un grondement qui n’avait plus rien d’humain, tout haut, comme pour mieux s’exciter, il répéta :

 

– Qui le saura ?… Quoi, je n’ai qu’à allonger la main pour saisir le bonheur avec la fortune et je serais assez fou pour ne pas le faire ?… Pourquoi ?… pour des sornettes, des mots creux ! Allons donc !… À tous les diables les scrupules !…

 

Et, en un geste de folie, il plongea la main dans le compartiment des pierres précieuses et puisa à pleine poignée… Tant que la main en pouvait contenir.

 

Au-dessus de lui, l’étincelante physionomie de Pardaillan prit une expression indéfinissable. Puis, brusquement, ses traits se figèrent, son regard se durcit, toute son attitude se fit de glace. Il se redressa lentement et enjamba le trou pour se laisser tomber et prendre le voleur sur le fait.

 

LXVII

 

Il nous faut maintenant revenir à Saint-Julien, l’espion de la Galigaï. Nous n’oublions pas que nous avons promis de le montrer à l’œuvre, dans l’exécution des ordres mystérieux de la terrible épouse du Florentin, aux mains de laquelle il n’est qu’un instrument docile.

 

Ce même matin, qui était un mardi, à peu près vers le même moment que Jehan le Brave se décidait à s’assurer si le trésor existait réellement, c’est-à-dire de grand matin, Saint-Julien se dirigeait vers la carrière abandonnée par où on pénétrait dans les galeries souterraines qui aboutissaient au gibet.

 

Il était escorté de quatre individus à face patibulaire, enveloppés dans de vastes manteaux que relevaient les extrémités de formidables rapières. Parvenu à la carrière, Saint-Julien s’arrêta pour y entrer. Un homme se dressa soudain à son côté.

 

– Eh bien ? demanda Saint-Julien à voix basse.

 

– L’homme est entré dans la carrière et il n’en est pas sorti. Maintenant il peut sortir… tout est prêt.

 

– Nous le tenons ! gronda Saint-Julien dans une explosion de joie furieuse.

 

Il fit un signe aux quatre estafiers et, à grands pas, il se mit à grimper les flancs escarpés de la montagne.

 

Les quatre malandrins qui avaient des instructions préalables, suivirent l’homme qui venait de parler. Ils s’évanouirent, tous les cinq, comme par enchantement, terrés, tels de monstrueux cloportes, chacun dans un trou, aux alentours de l’entrée de la carrière.

 

Saint-Julien s’en fut droit à l’abbaye. Il n’y était sans doute pas attendu, car, malgré l’heure matinale, il fut admis séance tenante auprès de l’abbesse, Marie de Beauvilliers.

 

Lorsqu’il en sortit, il était en compagnie du bailli de l’abbesse, lequel était escorté de six gaillards, salade en tête, épée au côté, pique à la main. Et cela représentait tout à la fois, la justice, la police et la force armée des religieuses.

 

Saint-Julien laissa le bailli et ses six gardes à la chapelle, au bas de la butte. En revanche, il y trouva une dizaine de chenapans en tout pareils à ceux qui étaient restés à l’affût devant l’entrée de la carrière.

 

C’étaient ses hommes à lui, spécialement engagés pour cette expédition. Des hommes que ne connaissait pas Concini, cela va sans dire.

 

Il emmena sa troupe jusqu’à la maison de Perrette la Jolie et posta ses hommes en différents endroits qu’il avait préalablement repérés. Ces préparatifs étaient terminés avant l’heure de l’ouverture des portes de la ville.

 

Lorsque ces portes s’ouvrirent, Gringaille et Escargasse sortirent par la porte Montmartre, voisine de leur taudis. Ils allaient garder les deux jeunes filles, ainsi qu’ils faisaient chaque jour.

 

Dans le faubourg, parvenu à hauteur de la Grange-Batelière, Escargasse se sépara de Gringaille. À travers des terrains vagues et des marais, il se dirigea vers l’enclos de cette Grange-Batelière qui se trouvait un peu avant et sur les derrières de la maison de Perrette, laquelle avait de ce côté une porte dérobée.

 

L’égout coulait à découvert le long du mur de cette maison.

 

Des planches jetées de loin en loin sur cet égout établissaient la communication entre les terrains et les maisons situées au pied de la butte.

 

Escargasse venait garder la porte de derrière, par où Jehan et Pardaillan pénétraient quand ils venaient voir les deux jeunes filles. Gringaille allait garder celle de devant.

 

Escargasse allait dépasser le mur de clôture de la Grange-Batelière. À ce moment, il trébucha dans un obstacle dissimulé dans l’herbe. Il s’étala tout du long, non sans proférer force jurons. Il n’eut pas le temps de se relever. Quatre gaillards bondirent de derrière le mur et tombèrent sur lui comme la foudre. En un clin d’œil, il fut saisi, ficelé des pieds à la tête, bâillonné, emporté au pas de course et déposé dans un réduit obscur attenant à la chapelle du Martyr.

 

Dix minutes plus tard, comme il se livrait à des réflexions qui n’étaient pas précisément folâtres, on jeta près de lui, sans ménagement, un autre colis humain, aussi convenablement ligoté et bâillonné que lui-même. C’était Gringaille qui avait eu le même sort que son compagnon.

 

Saint-Julien, infatigable, après le double enlèvement si dextrement et si heureusement réussi, reprit ses jambes à son cou, laissant la maison étroitement assiégée par ses dix gaillards invisibles. Il retourna à la carrière.

 

Le même homme auquel il avait eu déjà affaire se dressa de nouveau devant lui. Comme la première fois, Saint-Julien interrogea :

 

– Eh bien ?

 

– Rien encore, répondit laconiquement l’homme.

 

– Diable ! gronda Saint-Julien, est-ce qu’il nous échapperait ?

 

– Patience, mon gentilhomme, il faudra bien qu’il sorte !

 

– Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas d’autre issue à cette carrière ?

 

– Dame, depuis des années et des années que les travaux sont abandonnés, personne aujourd’hui n’est à même de dire jusqu’où et dans quelle direction les galeries souterraines ont été poussées. Les vieux qui y ont travaillé autrefois et qui pourraient nous renseigner sont tous morts. Cependant, je n’ai jamais entendu dire qu’il y eût une entrée autre que celle-ci.

 

– Attendons, décida Saint-Julien assombri.

 

Guidé par l’homme, il alla lui aussi se terrer dans un trou. Pardaillan lui-même passant par là n’aurait pas été capable d’éventer les six hommes qui maintenant gardaient l’entrée.

 

Ici, il nous faut revenir à Jehan le Brave que nous avons laissé un instant puisant d’une main avide dans le tas de pierreries et, par contrecoup, à Pardaillan qui se disposait à le prendre sur le fait.

 

Jehan contempla d’un air hagard sa main pleine des prestigieux cailloux. Il eut ce geste machinal de voleur qui cherche où il pourra cacher le produit de son larcin. Et brusquement, en un mouvement d’une violence inouïe, il rejeta les pierres dans le compartiment où il les avait prises, en disant :

 

– Eh bien, non, je ne ferai pas cela !

 

Pardaillan avait déjà passé une jambe dans le trou. En entendant ces mots, il la retira doucement et se rencogna derrière le tas de terre. Sa physionomie glaciale redevint pétillante et il murmura :

 

– Je me disais aussi : il n’est pas possible que je me sois si grossièrement trompé sur son compte. Mais mordieu ! voilà une chaude alerte ! De ma vie, je crois, je n’éprouvai émotion pareille !

 

Jehan reprenait d’une voix lente se parlant à lui-même :

 

– Autrefois, il m’est arrivé de détrousser le passant attardé… J’avais une excuse : je ne savais pas. On m’avait dit : c’est la reprise de celui qui n’a rien sur celui qui possède trop. Et je l’avais cru parce que tout le monde autour de moi pensait ainsi et agissait en conséquence. Aujourd’hui, je sais. Bertille m’a dessillé les yeux. M. de Pardaillan a exalté devant moi les sentiments nobles et généreux, et devant la bienveillante amitié qu’il me témoignait, il m’est arrivé de rougir en pensant à ce que j’avais été. Si je commettais cette abominable action, je n’oserais plus serrer sa loyale main. Je n’oserais pas regarder en face celle que j’aime et qui est tout pour moi. À quoi me servirait d’être riche, puisque j’aurais empoisonné mon existence ? Mieux vaut cent fois la pauvreté, la misère même, avec l’estime et l’affection des deux seuls êtres que j’aime.

 

Pardaillan approuvait énergiquement de la tête, et ses yeux, dans l’ombre, pétillaient plus que jamais, et son sourire malicieux se nuançait d’une pointe d’attendrissement, car il songeait :

 

« Dieu me damne, il tient autant à mon amitié et à mon estime qu’à l’estime et à l’amour de sa fiancée !… C’est curieux ! Il ne soupçonne pourtant pas que je suis son père ! »

 

Décidément, Pardaillan était indécrottable. Toute sa vie, il devait s’ignorer.

 

Maintenant, le remords et la honte se traduisaient chez Jehan par un accès de colère furieuse contre lui-même.

 

– Je mériterais qu’on réduisît en bouillie informe ce cerveau qui a osé concevoir cette pensée infâme !… Le bourreau devrait brûler à petit feu cette main qui a esquissé le geste ignoble !…

 

Pardaillan, qui avait retrouvé toute sa gaieté, railla dans son esprit : « Belle idée, ma foi ! C’est pour le coup que tu serais bien empêché de serrer la « loyale main » que voici ! »

 

– Je mérite une punition terrible et me l’infligerai moi-même, continuait Jehan.

 

– Holà ! marmotta Pardaillan inquiet, ce maître fou ne va pas, j’imagine, attenter à ses jours ?

 

– Je leur ferai l’aveu de mon crime, reprenait Jehan et s’ils se détournent de moi avec mépris, je n’aurai que ce que je mérite.

 

– Bon ! si ce n’est que cela, dit Pardaillan rassuré, on verra ! Jehan referma brutalement le coffre, remit en place la sciure qu’il avait entassée sur les dalles et revissa de son mieux les deux couvercles du double cercueil. Il demeura une seconde songeur, et l’apaisement s’étant fait dans son esprit, il étendit la main, comme pour un serment et prononça :

 

– J’ignore à qui appartiennent ces richesses, mais s’il n’y a que moi pour les voler, leur propriétaire peut être assuré de les retrouver sans qu’il y manque une maille !

 

Pardaillan fut sur le point de crier : « Ces richesses sont à toi ! » Mais la matinée s’avançait, il était grand temps de se mettre à la besogne qu’il s’était imposée, s’il voulait parer à la catastrophe qui guettait son fils.

 

Il escalada lestement le tas de terre et il se dirigea vers le mur, à quelques pas de l’escalier. Il y avait là, au ras du sol, un trou béant, dans lequel il se glissa. De l’autre côté, il remit en place l’énorme pierre, montée sur un pivot invisible, qui servait de porte. Il se redressa à moitié et mit son œil à un autre trou de la dimension d’une brique. Au fond de cette petite excavation, des petits trous habilement dissimulés permettaient de voir et d’entendre tout ce qui se passait dans le caveau.

 

Il vit donc Jehan occupé à remettre la dalle en place. Il pouvait partir en toute quiétude. L’épreuve était achevée maintenant à l’honneur de son fils. Il boucha ce trou comme il avait bouché l’autre et il partit. Il vint sortir par une carrière qui se trouvait au pied de la butte des Cinq-Moulins que nous avons signalée. Et à grandes enjambées, il se dirigea vers la ville en se disant de cet air si froidement résolu, qu’il avait en de certaines circonstances :

 

– À nous deux, monsieur Claude Acquaviva !

 

Ceci se passait à peu près vers le même moment que Saint-Julien revenait pour la seconde fois à la carrière abandonnée par où Jehan devait sortir. Il était environ sept heures du matin.

 

Pendant ce temps, Jehan remettait toutes choses en place et poussait la précaution jusqu’à piétiner la terre longuement et consciencieusement pour effacer toute trace des fouilles qu’il venait de faire. Ce travail l’occupa une bonne heure. Il avait commencé vers les quatre heures du matin. Cela représentait donc un labeur pénible d’environ quatre heures.

 

Il était brisé physiquement et moralement. Il retourna dans la grotte et se jeta sur la paille. Il dormit tout d’une traite jusqu’à onze heures. Quand il se réveilla, il se sentit frais et dispos, remis d’aplomb par ce somme réparateur. L’esprit enfin délivré de l’affolante contemplation à laquelle il avait failli succomber, il ne se sentait plus le même et il allait et venait en fredonnant une chanson.

 

Il alluma le feu, fit sauter une omelette, y adjoignit une large tranche de jambon, quelques ronds de saucisson, et dévora le tout avec cet appétit robuste que ni les peines, ni les dangers, ni les émotions ne parvenaient à émousser. Le pain était bien un peu dur, mais le vin frais et si vieux, si généreux qu’il eût réveillé un mort. Ce repas achevé, il se sentit fort comme Sanson.

 

Il réfléchit :

 

– Il ne doit pas être loin de midi, maintenant !

 

Ses traits prirent cette expression de surhumaine tendresse qu’il avait chaque fois qu’il pensait à Bertille et il dit doucement :

 

– Allons la voir !

 

Il partit. Dans la carrière, tant qu’il fut dans l’obscurité, il marcha avec précaution, sondant le terrain du bout du pied, fouillant les ténèbres de son œil perçant, l’oreille attentive, la main sur la garde de l’épée. À mesure qu’il approchait de l’entrée, que la clarté se faisait plus vive, il eut plus d’assurance et pressa le pas.

 

À l’entrée, avant de sortir, il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui : personne. Il s’élança de ce pas souple et rapide qui lui était particulier.

 

Il fit trois ou quatre pas. Brusquement, il étendit les bras en un geste d’instinctive défense et lança un grand cri.

 

Le sol venait de manquer soudain sous ses pieds. Il se sentit tomber avec une rapidité vertigineuse dans une sorte de puits sans fin. Il cria de nouveau :

 

– Bertille !…

 

Il ressentit un choc effroyable. Il lui sembla que ses jambes venaient de lui rentrer jusque dans la poitrine. Un inappréciable instant, il demeura immobile, l’esprit submergé d’un étonnement sans nom ; l’étonnement de se sentir vivant encore malgré l’épouvantable secousse, malgré l’atroce douleur qui le mordait aux entrailles.

 

Puis, il vacilla et s’abattit comme un jeune chêne foudroyé par la tempête. Sa tête porta violemment sur un quartier de roche pointu et il demeura immobile, sans connaissance, tandis qu’un mince filet rouge coulait lentement de sa blessure et lui couvrait peu à peu le visage d’un masque sanglant.

 

Là-haut, sur le chemin, Saint-Julien et ses hommes sortirent de leur trou, s’approchèrent en rampant, pareils à d’immondes bêtes de ténèbres. Saint-Julien se pencha, regarda dans le noir, écouta, et un rictus féroce, hideux, retroussa ses babines et il grinça, avec un accent de haine assouvie :

 

– Son compte est bon !… Le tranche-montagne ne pourra plus défigurer personne !

 

Il se tourna vers les hommes et d’un ton bref :

 

– Vous savez ce qu’il vous reste à faire. Allez !…

 

Encore une fois, il s’élança, tandis que ses hommes s’activaient à l’accomplissement d’une mystérieuse et terrible besogne tracée d’avance.

 

Il revint à la chapelle du Martyr. Le bailli et ses six gardes l’attendaient sans manifester aucune impatience. D’un accent bref, autoritaire, Saint-Julien dit :

 

– En route !

 

Et le bailli, qui, sans doute, savait, lui aussi, ce qu’il avait à faire, prit la tête de sa petite troupe.

 

Saint-Julien leur laissa prendre une faible avance et se mit à les suivre de l’air innocent d’un flâneur heureux de respirer l’air de la campagne.

 

Le bailli descendit le chemin raide qui aboutissait à la croix.

 

Là, il tourna à gauche, puis à droite, et s’enfonça dans le faubourg Montmartre.

 

LXVIII

 

Entrons dans la maison de Perrette la Jolie. Il est midi. C’est le moment où Jehan le Brave se met en route pour aller voir sa fiancée.

 

Nous voici dans l’atelier de la petite ouvrière parisienne, atelier qui sert de parloir et de salle à manger. Près de la fenêtre grande ouverte sur le jardin fleuri, par où le soleil entre à flots, Bertille est assise.

 

Perrette, les manches retroussées jusqu’aux coudes, manie le fer chaud avec quoi elle repasse la fine lingerie de ses clientes. Dame Martine, ouvrière et servante, va et vient, dessert la table que les deux jeunes filles viennent de quitter.

 

Et de cet intérieur si simple, égayé par la présence des deux jeunes filles, aussi adorables l’une que l’autre, de la grâce souriante et tranquille de leurs attitudes, il se dégage une impression de calme et de paix reposante.

 

– Perrette, dit Bertille de sa voix mélodieuse, vous êtes bien pressée de vous mettre à l’ouvrage ! Ne pourriez-vous vous reposer un peu ? Vous vous disiez souffrante, et c’est à peine si vous sortez de table.

 

De son petit air sérieux, sans aucune amertume, comme une chose qui lui paraît très naturelle, Perrette répondit :

 

– Il faut bien travailler, quand on est pauvre.

 

– Mais, répliqua vivement Bertille, si je ne suis pas riche, moi, Dieu merci, je ne suis pas pauvre non plus ! Ce que je possède est suffisant et au-delà pour nous faire vivre largement tous ! Je ne vois pas pourquoi vous vous tuez ainsi à la besogne.

 

– Mais, vous-même, qui prêchez, mademoiselle, pourquoi vos doigts de fée s’actionnent-ils si vivement après cette tant jolie broderie ?

 

– Moi, dit Bertille en riant, c’est pour me distraire.

 

– Et moi aussi, assura Perrette. Et plus bas, pour elle-même, elle ajouta :

 

– Le travail console ! Savez-vous, reprit-elle tout haut, que vous êtes une habile ouvrière en broderies ? Je connais des dames de noblesse qui payeraient fort cher le travail que vous faites là.

 

– Oui, répondit Bertille en riant de plus belle, mais pour or ni argent elles n’auront l’écharpe que voici. Attendu qu’elle est déjà vendue, ma chère !

 

– À qui donc ? Jésus Dieu ! fit Perrette étonnée.

 

– À quelqu’un qui n’est pas loin d’ici ! Ne trouvez-vous pas, Perrette, que cette écharpe ferait bien autour de votre cou ?

 

– Moi ? suffoqua Perrette, ce sont là affiquets de grande dame, dont ne saurait se parer une pauvre fille comme moi !

 

– Pourquoi donc ? s’étonna Bertille. (Et avec un sourire malicieux.) Il vous faudra cependant consentir à vous en parer, puisque c’est pour vous que je la fais… Et me refuser serait me faire une injure grave que suis femme à ne pas tolérer.

 

Et se levant, elle courut embrasser de tout cœur la jolie Perrette, qui lui rendit son étreinte.

 

Nous avons esquissé ce tableau pour montrer que la quiétude des deux mignonnes jeunes filles était absolue, tant leur confiance était grande en ceux qui, elles le savaient, veillaient sur elles de près comme de loin.

 

De Jehan le Brave, elles ne parlaient pour ainsi dire pas. À quoi bon ? Elles le sentaient toujours présent dans leur pensée et cela leur suffisait. Une heure environ s’écoula ainsi en propos d’une adorable ingénuité. Ce qui n’empêchait pas les mains de s’activer à la besogne, au contraire.

 

Tout à coup, on frappa à la porte de derrière.

 

– C’est la manière de frapper de M. Jehan, vint dire dame Martine, avec un gros rire malicieux. Faut-il aller ouvrir, demoiselle ?

 

Et sans attendre la réponse, elle s’élança en riant de la bonne plaisanterie qu’elle croyait avoir faite.

 

La pièce dans laquelle se tenaient les deux jeunes filles donnait sur le devant. Elles ne pouvaient donc pas voir arriver le visiteur. Elles n’avaient d’ailleurs aucune inquiétude. Si elles avaient eu le moindre soupçon, Martine ne serait pas allée ouvrir. Elles continuaient paisiblement leur ouvrage.

 

Tout à coup, un cri perçant retentit. C’était la voix de Martine. Elles se regardèrent interdites. Et d’un même mouvement, elles s’élancèrent.

 

La porte s’ouvrit avant qu’elles n’y fussent arrivées. Un homme âgé, tout de noir vêtu, entra comme chez lui, le chapeau sur la tête. Derrière, quatre gardes, la pique à la main, portant le casque aux armes de Mme l’abbesse de Montmartre. À la fenêtre qui était au rez-de-chaussée, deux autres gardes se montrèrent, coupant la retraite. C’était le bailli et ses acolytes.

 

À cette vue, les deux frêles jeunes filles demeurèrent saisies. Et, pareilles à deux pauvres oiselets qui voient fondre le vautour, elles se blottirent l’une contre l’autre, Perrette enlaçant Bertille en un geste gracieux d’instinctive protection.

 

Sans saluer, gravement, d’un air très important, comme il convenait à un personnage de son importance, le bailli ânonna sur le ton de quelqu’un qui récite une leçon :

 

– Au nom de la très haute, très puissante et très sainte dame Marie de Beauvilliers, abbesse de Montmartre, jeunes filles, je vous arrête !

 

Et il les toucha du bout de sa baguette en signe de prise de possession, en ajoutant, toujours très digne :

 

– Gardes, emparez-vous des criminelles.

 

Et les quatre gardes, très gravement, entourèrent les deux criminelles.

 

Bertille, on a pu le voir, était une fille de résolution et d’énergie. Elle se dégagea doucement de l’étreinte de Perrette et se redressant, d’un air de souveraine dignité :

 

– Vous m’arrêtez au nom de Mme l’abbesse.… Eh, qu’ai-je affaire avec l’abbesse ?… Prenez garde, monsieur, vous violentez une fille de noblesse, qui est elle-même haute et puissante dame. L’égale en tous points de celle au nom de qui vous agissez. Je n’ai donc rien à voir avec la justice de Mme l’abbesse, dépendant uniquement de celle du roi ; auquel je me plaindrai.

 

Sans se troubler le moins du monde, du même air rogue et entendu qui paraissait lui être particulier, le bailli répliqua :

 

– Ceci est un point que vous pourrez plaider, plus tard, quand viendra votre procès. Pour l’instant, il vous faut me suivre à la prison de notre sainte mère l’abbesse.

 

– Et si je refuse de vous suivre ?

 

– En ce cas, dit froidement le bailli, ne vous en prenez qu’à vous-même de la violence à laquelle vous m’obligerez de recourir. De plus, remarquez que vous aggravez singulièrement votre cas par cet acte de rébellion.

 

Il paraissait très convaincu et très résolu, le digne bailli. Bertille comprit que toute résistance serait vaine.

 

– Soit, dit-elle, je cède à la force et vous suivrai, monsieur. Mais tenez pour assuré que je me plaindrai au roi.

 

Le bailli eut un mouvement d’épaules qui signifiait qu’il n’en avait cure. Il avait des ordres formels, il les exécutait ; le reste ne le regardait pas.

 

Bertille et Perrette s’enveloppèrent dans leurs mantes, dont elles rabattirent les capuchons, et se tenant par le bras, elles suivirent les gardes qui les encadraient.

 

À la porte dérobée, Martine, à demi évanouie, était solidement maintenue par deux estafiers de Saint-Julien. D’un air digne et sévère, le bailli ordonna :

 

– Relâchez la servante. Et qu’elle n’y revienne plus !

 

À quoi ne devait plus revenir la servante ? Le bailli ne le disait pas. Martine n’eut garde de s’informer. Sans demander son reste, elle fila, emportée par les ailes de la peur, et ne respira que lorsqu’elle se vit à l’abri, toutes portes dûment et solidement verrouillées.

 

Aux environs de la porte Montmartre, un homme s’avança, le nez au vent, bayant aux corneilles. C’était Carcagne, qui s’ennuyait tout seul et qui s’en allait tenir compagnie à ses deux compagnons : Gringaille et Escargasse. Visite un peu intéressée, car plus épris que jamais, il caressait l’espoir d’apercevoir le joli minois de Perrette, ne fut-ce qu’une seconde, en passant.

 

En bon badaud, il s’arrêta pour dévisager l’escorte et les deux prisonnières, en se disant :

 

– La justice de Mme de Montmartre !

 

Carcagne, comme ses deux compagnons, connaissait sur le bout du doigt tous les uniformes de toutes les justices seigneuriales de Paris, pour l’excellente raison que, peu ou prou, ils avaient eu maille à partir avec toutes.

 

Autrefois, en reconnaissant des agents d’une autorité quelconque, Carcagne se serait empressé de tirer au large, prudemment. Mais, maintenant qu’il était honnête, tripes du pape ! il pouvait les regarder passer sans crainte. C’est ce qu’il faisait avec la satisfaction un peu étonnée de ne pas se trouver lui-même prisonnier au milieu des gardes.

 

En passant, une des deux prisonnières releva une seconde son capuchon et le regarda fixement.

 

Le bon Carcagne bondit, effaré.

 

– Tripes du pape ! rugit-il dans son esprit, mais c’est Perrette !… Et la demoiselle !… Eh bien mais, et Gringaille et Escargasse, que font-ils donc ?… Que va dire Jehan ?…

 

Ceci se passa comme un éclair dans son esprit. Il était fort, Carcagne, et il le savait. Il crispa les poings et jeta un coup d’œil inquiétant sur les gardes qui marchaient très dignes.

 

– Ils ne sont que six ! se dit-il. On peut en venir à bout !

 

Mais, à ce moment, ses yeux se portèrent plus loin que l’escorte. À quelques pas derrière elle, venaient Saint-Julien, le visage enfoui dans le manteau, et derrière lui ses dix estafiers aux gueules de dogues. Et malgré qu’ils affectassent des allures indifférentes, il était manifeste qu’ils « gardaient les gardes ».

 

Carcagne ne brillait pas précisément par un excès d’intelligence. Mais il est des circonstances critiques qui se chargent de donner de la décision et de la perspicacité au plus borné des humains. Carcagne, d’un coup d’œil, vit l’escorte de Saint-Julien, et, du même coup, il comprit quel était son rôle et il dit :

 

– Six, ça pouvait passer, mais dix-sept, outre ! comme dit Escargasse, ce n’est plus de jeu ! J’en découdrai bien quelques-uns, c’est certain, mais les autres auront ma peau ! Libre, je peux être utile… on ne sait pas. D’autant que je me demande ce que sont devenus Gringaille et Escargasse… Est-ce qu’on me les aurait tués, par hasard ?… S’il en est ainsi, tripes du pape ! je ne sais pas ce que je ferai, mais…

 

Ayant ainsi réfléchi, Carcagne renfonça la rapière qu’il avait à moitié tirée du fourreau et s’écarta, s’effaça, se fit aussi petit que possible pour passer inaperçu. Et il eut la chance de ne pas être vu. Alors, il se mit à suivre les deux escortes.

 

Parvenue rue de la Heaumerie, le bailli, ses prisonnières et ses six gardes pénétrèrent dans le cul-de-sac. Saint-Julien et ses hommes restèrent à l’entrée, comme pour en interdire l’approche à quiconque.

 

S’il connaissait tous les uniformes des agents, Carcagne connaissait aussi bien toutes les prisons. Dès que les deux troupes s’étaient engagées dans la rue de la Heaumerie, il avait été fixé et il avait murmuré :

 

– Le Savot aux Dames ! (Le Fort aux Dames.)

 

Et il s’était tenu à l’écart.

 

Quelques minutes plus tard, le bailli et ses hommes reparaissaient et prenaient doucement le chemin de Montmartre. Saint-Julien, alors, sortit de dessous son manteau une bourse d’apparence respectable et la lança à ses malandrins, lesquels, le partage effectué en un clin d’œil, se dispersèrent aussitôt. La besogne pour laquelle ils avaient été embauchés était terminée, paraît-il.

 

Saint-Julien attendit que le dernier de ses hommes se fût éloigné. Il pénétra alors dans le cul-de-sac et alla frapper à la porte de la prison, le judas s’ouvrit à l’intérieur, une face patibulaire se montra à travers le grillage. Saint-Julien exhiba un papier. La porte s’ouvrit à l’instant même et il entra.

 

Carcagne l’avait suivi. Il resta un long moment à méditer devant la prison. Et voici ce qu’il trouva :

 

« Tâchons de savoir ce que sont devenus Escargasse et Gringaille. Ensuite, nous aviserons messire Jehan. »

 

Et il s’éloigna.

 

Bertille et Perrette furent enfermées ensemble, dans une cellule relativement confortable. En effet, il y avait là deux étroites couchettes une petite table et deux escabeaux. Le guichetier qui les enferma eut soin de leur faire remarquer le luxe insolite de leur cachot. Dans certaines cellules, les prisonniers n’avaient qu’une botte de paille pour s’étendre. Dans d’autres, ils n’avaient rien du tout. Elles devaient donc s’estimer heureuses d’être soumises à un régime de faveur.

 

Les deux jeunes filles se montrèrent indifférentes à ces détails. La seule faveur qu’elles appréciaient comme il convenait était de voir qu’on ne les séparait pas. À deux, la prison leur paraîtrait moins pénible.

 

Bertille, d’ailleurs, ne se montrait pas autrement inquiète. Elle expliqua à Perrette que la seule personne qu’elle avait à redouter était Concini. Or, il était avéré que Concini n’était pour rien dans leur arrestation. Elles ne tarderaient certes pas à sortir de là. Jehan ou M. de Pardaillan les en tirerait. Au besoin, elle écrirait au roi qui saurait bien, lui, faire lâcher prise à l’abbesse.

 

Le soir vint. On leur servit un repas modeste, il est vrai, mais qui laissait tout de même loin derrière lui le traditionnel pain sec et la cruche d’eau. Bertille, par raison, se força à manger. Perrette, déjà souffrante le matin, ne put rien absorber, si ce n’est un doigt de vin. Encore ne le prit-elle que pour répondre à l’affectueuse insistance de sa compagne.

 

Elles se couchèrent. Bertille n’était pas aussi rassurée qu’elle avait bien voulu le laisser croire à Perrette. Ce qu’elle n’avait pas dit, parce que ce n’était pas son secret, c’est que, instruite par l’expérience, mise en garde par Pardaillan, avec qui elle s’était longuement et mystérieusement entretenue, elle pensait que l’abbesse n’était qu’un instrument aux mains de personnages plus puissants qu’elle. Elle se disait qu’elle n’était prisonnière des religieuses qu’en apparence.

 

Elle ne doutait pas que cette nouvelle violence qui lui était faite n’eût trait au trésor et aux papiers qu’on savait en sa possession. Tôt ou tard, les larrons acharnés à la poursuite de ce trésor s’apercevraient qu’ils avaient été dupés. Alors, comme ils la tenaient, ils ne la lâcheraient plus jusqu’à ce qu’elle eût dit ce qu’elle savait ou livré les papiers qu’elle possédait.

 

C’était une longue, peut-être une éternelle détention qu’il lui faudrait subir. Sans compter les tourments et les tortures qu’on ne manquerait pas de lui infliger pour l’amener à livrer un secret qui n’était pas le sien.

 

Comme on voit, l’avenir lui apparaissait sombre et chargé de menaces. Et il fallait qu’elle fût douée d’une forte dose de courage et d’énergie pour avoir réussi à montrer à sa compagne un visage relativement calme et serein.

 

Il convient de dire que l’essentiel pour elle était de ne pas être aux mains de Concini, qu’elle redoutait au-dessus de tout, parce qu’il représentait le déshonneur. En outre, elle savait bien que Pardaillan remuerait ciel et terre pour l’arracher à une persécution dont il était indirectement la cause. Sans compter Jehan, qui ne resterait pas inactif. Encore fallait-il qu’elle pût les aviser au moins du lieu où elle était détenue.

 

Malgré ces appréhensions et ces craintes, trop justifiées, elle s’endormit aussitôt qu’elle fût couchée.

 

Il n’en fut pas de même de Perrette, qui n’avait pas les mêmes sujets d’inquiétude et qui, pourtant, demeura longtemps à se tourner et retourner dans son lit, sans que le sommeil parvînt à la gagner. Pourtant, elle finit par tomber dans une sorte de torpeur peuplée de cauchemars affreux.

 

Un rêve surtout l’impressionna fortement. Le voici :

 

Elle se voyait morte, raide sur sa couche, les yeux fermés, et elle voyait distinctement le mur au pied de son lit. Tout à coup, ce mur s’écarta. Une lumière douce éclaira la cellule ; deux moines, capuchons rabattus, s’approchèrent. L’un d’eux souleva un de ses bras, et elle eût l’impression que ce bras retombait lourdement, inerte, et cela lui parut naturel : puisqu’elle était morte.

 

– Elles dorment ! dit l’un des moines à demi-voix.

 

Elle fixa le mur. Il était revenu à sa place. Les moines saisirent demoiselle Bertille enroulée dans ses couvertures. Un religieux revint à la tête de son lit. Il paraissait chercher elle ne savait quoi contre le mur. Elle entendit un brut sec et elle vit que le mur, en face, s’ouvrait de nouveau. Les moines saisirent Bertille et l’emportèrent. Derrière eux, le mur se referma et elle se trouva dans l’obscurité.

 

Elle faisait des efforts désespérés pour crier à l’aide, se remuer, se réveiller. Et elle sentait que ses membres, lourds comme du plomb, se refusaient à tout service. Elle demeura dans cet état un temps qui lui parut long.

 

Tout à coup, elle entendit grincer les verrous, et la porte, la vraie porte, l’unique porte de son cachot s’ouvrit. De nouveau, il se trouva faiblement éclairé : deux moines – les mêmes peut-être – s’approchèrent de son lit et l’enlevèrent, comme ils avaient enlevé Bertille. Et ces deux moines étaient accompagnés d’un geôlier qui, une lampe à la main, les éclairait.

 

On l’emporta par la porte, que le geôlier ferma. Presque en face de cette porte, il y avait un escalier. Les moines se mirent à le monter. À l’étage au-dessus, ils tournèrent à droite. Le geôlier ouvrit la première porte, qui se trouvait sur la gauche. Elle sentit qu’on la déposait à terre, sur une botte de paille. Et les trois fantômes, moines et geôlier s’évanouirent, et elle se trouva plongée dans d’épaisses ténèbres.

 

Quelques moments s’écoulèrent. La porte s’ouvrit encore une fois. Le geôlier, seul cette fois, entra. Il portait un paquet qu’elle reconnut : c’étaient ses hardes. Il les laissa tomber à ses pieds et se retira sans bruit, L’obscurité redevint compacte et, sans doute le rêve, le cauchemar plutôt, s’était heureusement dissipé, car elle perdit toute conscience.

 

Lorsqu’elle se réveilla, le jour pénétrait dans son cachot par une étroite ouverture, munie de solides barreaux. Elle se sentait la tête singulièrement lourde. Elle promena autour d’elle des regards agrandis par l’étonnement. Elle se vit couchée sur une botte de paille, ses vêtements en désordre, à ses pieds.

 

Elle considéra sa cellule et ne la reconnut pas. Elle se trouvait dans un vrai cachot noir et sale, où régnait une odeur infecte qui paraissait se dégager de la muraille. Ce cachot avait à peine trois pas de large sur six de long. Heureusement, il était assez bien éclairé et aéré par la petite lucarne, sans quoi on n’eût pu y tenir à cause de l’odeur nauséabonde. Pas le moindre meuble, même pas un escabeau. Dans un coin, une cruche ; sur la cruche, une boule de pain noir.

 

Perrette se mit à fondre en larmes. Et elle se disait :

 

– Ce n’était pas un rêve, hélas !… Pauvre demoiselle Bertille !… Pauvre Jehan !…

 

Elle aurait aussi bien pu dire : Pauvre Perrette !

 

Il paraît qu’elle n’y pensa pas.

 

LXIX

 

Il était quatre heures passées lorsque Saint-Julien sortit de la prison des religieuses. Il attendit jusqu’à six heures. C’était l’heure fixée par Léonora Galigaï, parce qu’elle savait que son époux, Concini, ne serait pas à la maison en ce moment-là. Il fut immédiatement introduit auprès de la dame d’atours.

 

– Eh bien, interrogea Léonora avec une certaine vivacité, est-ce fait ?

 

– C’est fait, madame !

 

– Tous les deux ?

 

– Tous les deux !

 

Léonora eut un sourire de satisfaction. Et ce sourire était tel que Saint-Julien, qui ne la quittait pas des yeux, se sentit frémir d’une joie furieuse, à la pensée de ce qui attendait l’homme qu’il haïssait.

 

Léonora s’accota commodément dans son fauteuil et, avec un calme sinistre :

 

– Racontez, dit-elle. La jeune fille d’abord.

 

Saint-Julien fit le récit de l’arrestation de Bertille et Perrette que nous connaissons. Quand il eut terminé, Léonora s’informa :

 

– Lui, maintenant !… Est-il mort ?

 

– Non, madame. Il est bien vivant.

 

– Ah ! fit Léonora d’un air rêveur. Pourtant à ce qu’on m’a dit, le puits est profond. La chute devait être mortelle.

 

– En effet, madame. Mais il se trouvait, au fond de ce puits, un amas de brindilles, de feuilles sèches, qui ont amorti la chute. En sorte que là où un honnête homme eût infailliblement péri, le matamore s’en est tiré avec une simple syncope, produite par l’ébranlement de la secousse.

 

– Et pas de blessure !

 

– Une, insignifiante. La tête a porté sur un quartier de roche. Il a repris connaissance à la prison. Il est maintenant complètement remis. Il a dû être bien étonné quand il s’est vu vivant, entre les quatre murs d’un bon et solide cachot.

 

– Vous avez bien suivi mes instructions ?

 

L’espion se mit à rire d’un rire effroyable.

 

– Peste, madame, je n’aurais eu garde d’y manquer ! Puisqu’il n’a pas voulu crever là où il était, c’est que lui-même a trouvé sans doute que cette mort eût été trop douce ! On l’a consciencieusement désarmé. On lui a retiré jusqu’à ses éperons. Il n’a plus rien sur lui avec quoi il pourrait se donner la mort et se soustraire au supplice qui l’attend.

 

– Tant pis pour lui ! déclara Léonora glaciale. Voyons, donnez-moi des détails.

 

Saint-Julien fit un nouveau rapport, spécialement sur la manière dont avait été capturé Jehan le Brave. Léonora l’écouta attentivement. Quand il eut terminé, elle le complimenta et le congédia en disant :

 

– Maintenant, vous pouvez prendre les dispositions nécessaires à l’exécution des ordres de monseigneur, au sujet de ces deux jeunes gens. Allez, monsieur de Saint-Julien, je suis contente de vous.

 

Saint-Julien se garda bien de sourire à la recommandation de sa maîtresse. Léonora parlait sur un ton grave et convaincu des plus significatifs. Il se contenta de s’incliner respectueusement et sortit.

 

Dehors, c’était cette lueur imprécise qui n’est pas encore la nuit, qui n’est déjà plus le jour et qu’on appelle : entre chien et loup. Saint-Julien tourna à droite, dans la rue Saint-Honoré. Il marchait sans hâte, sans chercher à se cacher, plongé dans une rêverie qui devait être agréable, à en juger par le sourire de satisfaction qui fleurissait ses lèvres.

 

De fait, le misérable supputait le nombre respectable de pistoles que lui avait rapporté sa trahison. Sans compter celles qu’il s’était appropriées sans scrupules sur les sommes que lui avaient confiées Léonora et Concini en vue des opérations dont il venait de mener à bien l’une. Il se voyait sur le chemin de la fortune et faisait des rêves dorés.

 

Il venait de s’engager dans la rue d’Orléans, lorsqu’une main s’abattit sur son épaule. Il fit un bon de côté, la main sur la poignée de la rapière, replié sur lui-même, tel le fauve qui s’apprête à bondir.

 

Une voix très calme lui dit :

 

– Eh bien, Saint-Julien, qu’y a-t-il donc ?

 

Celui qui venait de parler ainsi n’était autre que Concini.

 

Saint-Julien fouilla d’un regard de flamme la physionomie de son maître. Concini était calme, souriant, un peu étonné de l’extraordinaire émotion du jeune homme. Il se rassura et passa une main machinale sur son front moite :

 

– Excusez-moi, monseigneur, dit-il. J’étais très absorbé et vous m’avez surpris.

 

– Diavolo, mon cher, dit Concini en riant, il faut mater vos nerfs. À vous voir si impressionnable, on pourrait croire que vous n’avez pas la conscience bien nette !

 

Saint-Julien eut un furtif coup d’œil autour de lui. Puis, il dévisagea de nouveau Concini. Celui-ci riait toujours, de bon cœur. Il plaisantait, c’était évident. Il devait être de bonne humeur. Saint-Julien se sentit rassuré et, avec un rire un peu contraint :

 

– Aussi, monseigneur, sans reproche, ce n’est pas l’heure d’aborder les gens ainsi, sans crier gare.

 

– C’est vrai, corbacque ! Tu as raison et je ne suis qu’un étourneau. Ceci était dit avec une admirable bonhomie qui eût achevé de dissiper les soupçons de Saint-Julien, s’ils avaient persisté.

 

– Il ne sait rien, se dit-il. Et comment pourrait-il savoir ? Mme Concini est une maîtresse femme qui prend admirablement ses précautions. N’importe, il a raison, je dois me surveiller si je ne veux pas me trahir moi-même, stupidement.

 

– Je vais au Louvre, reprit Concini toujours aimable, m’accompagnes-tu jusque-là ?

 

– À vos ordres, monseigneur !

 

Il eût été difficile à Saint-Julien de se dérober, car déjà Concini l’avait pris familièrement par le bras et l’entraînait en disant :

 

– Tu me diras en route toutes les dispositions que tu as prises pour l’expédition de demain. Car je t’avertis que je suis à bout de patience. Il faut, tu entends ? il faut que demain le truand et sa donzelle soient en mon pouvoir.

 

– Ce sera fait, monseigneur, rassurez-vous. Je me permettrai de vous faire observer que si je n’ai pas agi plus tôt, c’est que vous avez vous-même renvoyé l’affaire à demain.

 

– C’est encore vrai, corbacque ! L’impatience me rend injuste. Saint-Julien, tout à fait rassuré, réprima un sourire. Allons, décidément, ses affaires étaient en bonne voie.

 

– Monseigneur, dit-il, j’ai commencé aujourd’hui même les opérations. À cette heure, les deux amis du truand qui gardaient la demeure de la donzelle sont entre mes mains. On ne les lâchera que demain soir… quand tout sera terminé.

 

– Je croyais qu’ils étaient trois ? demanda négligemment Concini.

 

– C’est vrai, monseigneur, mais le troisième se reposait tandis que les deux autres veillaient. Je n’ai pas jugé prudent d’aller le cueillir chez lui. Puis, il faut bien que Jehan trouve au moins un de ses amis… sans quoi il irait en chercher d’autres et tout serait à recommencer.

 

– C’est juste, approuva encore Concini.

 

Il avait lâché le bras de son compagnon et marchait à côté de lui. Il avait tiré un mignon petit poignard de sa gaine de velours cramoisi et, d’un geste machinal, il se curait les ongles avec.

 

Saint-Julien expliquait complaisamment :

 

– J’ai embauché une dizaine de sacripants. Nous envahissons la maison et nous nous emparons de la jeune fille. Vos hommes ordinaires la transportent à l’endroit que vous leur indiquez. Nous restons cachés dans la maison, attendant le truand. Lorsqu’il se présente, le poignard sur la gorge, nous obligeons la servante à lui ouvrir la porte, en le rassurant. Sur le seuil de cette porte, nous disposerons des obstacles dans lesquels il s’empêtrera, et nous le tenons…

 

En devisant de la sorte, ils étaient arrivés, sans s’en apercevoir, jusqu’à la rue Saint-Thomas, à deux pas des remparts. Par cette rue, on pouvait arriver à la galerie du Louvre, non loin du guichet. On pouvait encore, en tournant à gauche, par la rue de Beauvais, aboutir aux derrières du palais.

 

Concini s’était engagé dans cette rue. Puisqu’il avait déclaré qu’il se rendait au Louvre, il n’y avait rien d’anormal à ce qu’il passât par là. Saint-Julien ne s’étonna donc pas.

 

Ils s’étaient arrêtés à quelques pas des Quinze-Vingts. L’endroit était parfaitement désert. S’il eût été moins confiant, Saint-Julien eût pu s’inquiéter. Mais Concini était si paisible, si souriant, si confiant ! Il était impossible de le croire animé de mauvaises intentions.

 

– Tu as très bien arrangé toute cette affaire, dit-il visiblement satisfait. Tu as droit à une récompense… et la voici !

 

En disant ces mots, il leva le bras armé du mignon petit poignard et l’abattit en un geste foudroyant. Saint-Julien, atteint en pleine poitrine, tomba comme une masse, sans proférer un cri. Concini se pencha sur lui, et terrible, effroyable, il grinça :

 

– Eh ! Saint-Julien, tu m’entends ?… Oui, tu n’es pas encore mort !… Ah ! tu me trahissais au profit de Léonora !… Ah ! vous aviez arrangé cette petite affaire-là à vous deux ! Ah ! tu as conduit Bertille et Jehan au Savot aux Dames, et moi, demain, j’aurais trouvé la maison vide, l’oiseau envolé ! J’aurais pu faire mon deuil et de l’amour et de la vengeance !… Eh bien, voilà comme je traite ceux qui me trahissent !

 

Il se redressa et poussant le corps du pied, avec un accent intraduisible :

 

– Crève ici, comme un chien !

 

LXX

 

Concini, sans se retourner, partit d’un pas allongé. Il n’alla pas au Louvre. Il alla frapper d’une manière spéciale à la porte de la maison de la rue des Écrivains.

 

Ce fut frère Parfait Goulard qui le reçut, Claude Acquaviva étant absent, à ce qu’il dit. Ils eurent un long entretien. Quand il sortit, le Florentin paraissait radieux.

 

Le moine, lui, demeura un moment soucieux et il murmura : « J’ai oublié de lui dire que si on voit, on entend aussi ! » Il réfléchit un instant, et : « Bah ! pour ce qu’il dira, c’est sans importance. Quant à Jehan, puisqu’il verra, il peut aussi bien entendre. »

 

Sur cette réflexion, Parfait Goulard se retira. Il s’engagea dans la rue de la Heaumerie, passa devant le cul-de-sac où se trouvait la prison et descendit vers la rue Saint-Denis.

 

Lorsqu’il eut dépassé le cul-de-sac, un homme, le manteau relevé jusque sur le nez, se détacha d’une encoignure et se mit à le suivre. Disons tout de suite que c’était Pardaillan.

 

Ses yeux pétillaient dans l’ombre et il se disait :

 

– Par Pilate, comment ce moine, que j’ai vu, de mes propres yeux vu, entrer dans la prison, se trouve-t-il dans la rue de la Heaumerie ?… paraissant venir de la rue des Écrivains !…

 

Il eut un rire de satisfaction et se répondit à lui-même :

 

– C’est que je me suis laissé jouer comme un niais !… C’est que la maison de la rue des Écrivains communique par une voie souterraine avec la prison !… En sorte que lorsque l’ayant vu entrer par la rue des Écrivains, je faisais d’interminables pauses devant la maison, lui, il filait par la prison et je n’y voyais que du feu !… Pardieu, les choses se précisent. Je commence à voir un peu plus clair… je brûle ! Demain, il me faudra aller étudier de près la prison. En attendant, ne perdons pas de vue notre homme, quoique, maintenant que je connais sa manière de procéder, il m’apparaisse clair comme le jour que sa journée est finie et qu’il rentre bonnement se coucher. Encore faut-il que je sache où reprendre la piste demain matin.

 

Parfait Goulard, pendant ce temps, avançait. Par des voies détournées, il arriva à la porte Saint-Honoré quelques instants avant la fermeture.

 

– Bon, se dit Pardaillan, il va se coucher chez les capucins. Ce qui prouve qu’Acquaviva reste en relations secrètes avec ces dignes moines.

 

Il attendit cependant que la porte fût fermée, et il fit demi-tour. La nuit était tout à fait venue ; il remonta la rue Saint-Honoré en se disant :

 

– Faisons comme le moine, allons nous coucher.

 

En passant devant la rue Saint-Thomas, il vit un papier grand ouvert, étalé au milieu de la chaussée. Il aurait peut-être passé sans y prendre garde. Mais, à ce moment, la lune, dans le ciel clair, se montra dans tout son éclat et ses rayons d’argent éclairèrent le papier.

 

Pardaillan avait la vue perçante ; ses yeux tombèrent sur cette feuille et il tressaillit :

 

– Le cachet et les armes de l’abbesse de Montmartre ! murmura-t-il. Pardieu ! serait-ce le frocard qui aurait perdu ceci ?… Ramassons… on ne peut pas savoir.

 

Il ramassa en effet et mit dans son pourpoint. Rentré chez lui, à l’auberge du Grand-Passe-Partout, il se hâta de vérifier ce que valait sa trouvaille. Il murmura :

 

– Ordre de Mme l’abbesse de laisser pénétrer le porteur dans sa prison et d’obéir à tout ce qu’il lui plaira d’ordonner en son nom !…, Mordieu ! le hasard me favorise !… Voici un papier qui sera peut-être précieux pour moi !

 

Et enchanté, il se coucha en se disant qu’il n’avait pas perdu sa journée.

 

Ce papier qu’il venait de trouver était celui que Saint-Julien avait montré au portier du Fort aux Dames. Comment se trouvait-il là ? C’est ce que nous expliquerons en revenant à Saint-Julien, avec lequel nous n’en avons pas encore fini, tout mourant qu’il soit.

 

Lorsque Concini se fut éloigné, un homme qui les suivait depuis la rue d’Orléans pénétra dans la rue Saint-Thomas. C’était Saêtta. Il se pencha sur Saint-Julien immobile et visita la blessure d’un œil expert. Il dit froidement :

 

– Joli coup ! Son compte est bon ! Pourvu qu’il dure encore une heure et qu’il parle, c’est tout ce qu’il me faut pour convaincre la signora.

 

Il saisit le corps inerte dans ses bras robustes, l’enleva et partit. En route, le papier, passé dans la ceinture probablement, glissa et tomba là où devait le trouver Pardaillan.

 

Saêtta pénétra près de Léonora, posa doucement le blessé sur un lit de repos, et sans prononcer une parole, le montra à la Galigaï. Celle-ci en reconnaissant l’espion, avait eu un léger froncement de sourcils. Au reste, nulle émotion, pas la moindre trace de pitié ou de sympathie. À ses yeux, Saint-Julien, comme tous ceux qu’elle utilisait, était un instrument. Pas plus. L’instrument brisé, elle le remplaçait par un autre et tout était dit.

 

– Est-il mort ? demanda-t-elle froidement.

 

– Pas encore, signora !

 

– Qui l’a mis dans cet état ?

 

Saêtta leva les épaules et les bras en un geste qui signifiait qu’il ne savait pas.

 

– Il faut savoir, dit Léonora qui réfléchissait.

 

Dès l’instant où elle avait un intérêt personnel en jeu, le blessé ne lui était plus indifférent. Aidée de Saêtta, elle s’activa à le ranimer. Au bout d’un moment, Saint-Julien ouvrit des yeux troubles où se voyait déjà le spectre de la mort.

 

– Qui vous a blessé ? demande Léonora d’un air apitoyé. Péniblement, dans un râle, le moribond énonça :

 

– Concini !…

 

Léonora eut une imperceptible contraction de la face. Elle fixa sur le malheureux des yeux durs, acérés comme si elle avait voulu le poignarder du regard, et gronda :

 

– Pourquoi ?… Il savait donc ?… Vous vous êtes laissé surprendre ?…

 

Saint-Julien n’eut pas la force de répondre. Mais ses yeux, en un scintillement, dirent : « oui ». Il se raidit en un spasme suprême, retomba doucement et demeura à jamais immobile, les yeux grands ouverts.

 

– L’imbécile ! gronda Léonora.

 

Elle se détourna du cadavre, alla s’asseoir dans son fauteuil et la tête appuyée sur la main, les yeux perdus dans le vague, elle se plongea dans une sombre rêverie.

 

– Où l’as-tu trouvé ? demanda-t-elle brusquement en fixant sur Saêtta l’éclat soupçonneux de son œil de feu.

 

Saêtta coula un furtif regard sur le corps déjà rigide, et, rassuré, très calme, l’air indifférent :

 

– Rue Saint-Honoré, où il s’était traîné, dit-il en soutenant avec assurance l’examen pénétrant de la terrible jouteuse.

 

Lentement, Léonora détourna son regard. Saêtta eut un imperceptible sourire. Il comprenait que le soupçon naissant était écarté.

 

La Galigaï allongea le bras et frappa sur un timbre. Au laquais accouru, elle désigna de la tête le corps raide de l’homme mort à son service. Le laquais comprit. Il ne s’étonna pas. Simplement, il appela un camarade et, à eux deux, ils enlevèrent le cadavre.

 

Elle se remit à songer. Au bout d’un instant, elle dit avec un calme sinistre, comme si elle continuait une conversation :

 

– Tu disais donc, Saêtta, qu’en conduisant cette jeune fille dans une maison isolée, il serait possible de faire d’une pierre deux coups et de nous débarrasser du roi et de ton fils ?

 

– Enfin ! rugit Saêtta, intérieurement. Je savais bien que tu y viendrais ! Ce n’aura pas été sans peine.

 

Et tout haut, il développa, en l’amplifiant, en précisant des détails sérieusement mûris, le même plan que nous l’avons entendu esquisser la veille. Quand il eut terminé, Léonora approuva.

 

– Je crois décidément que ton idée est bonne. Je m’en tiendrai là. Reviens demain, vers les dix heures du matin. Je te donnerai mes instructions à ce sujet. Va !…

 

Saêtta se retira le cœur débordant d’une joie furieuse.

 

Concini, la veille, était allé rue des Écrivains. Il avait été reçu par le bras droit d’Acquaviva, frère Parfait Goulard, avec lequel il s’était entretenu.

 

Mieux renseignée, ou honorée d’une plus grande confiance, Léonora se rendit au Fort aux Dames. Elle pénétra dans cette petite mansarde de la maison mystérieuse, auprès du redoutable chef de la compagnie de Jésus, et c’est directement avec lui-même qu’elle eut un long entretien.

 

En sortant de la prison, elle se rendit au Louvre. Là elle eut un autre entretien aussi long, aussi mystérieux et sans doute aussi terrible avec Marie de Médicis, la maîtresse de son mari.

 

À onze heures, elle était de retour chez elle, où Saêtta l’attendait, non sans impatience.

 

LXXI

 

Revenons maintenant à Jehan le Brave. Par le rapport de Saint-Julien, nous savons qu’il ne s’était pas tué dans son effroyable chute. Nous savons que la blessure qu’il s’était faite à la tête était insignifiante. Nous savons enfin qu’il avait été transporté, évanoui, délesté de tout ce qui aurait pu à la rigueur servir d’arme offensive, à la prison des religieuses.

 

De la prison on l’avait fait passer dans la maison mystérieuse, retraite de Claude Acquaviva.

 

Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait plongé dans l’obscurité la plus complète. Ce fut d’abord, ainsi que l’avait supposé Saint-Julien, l’étonnement de se voir encore vivant. Il demeura un moment sans oser esquisser un mouvement. Il se sentait brisé. La tête lui faisait mal et il n’avait pas encore toute sa conscience.

 

Peu à peu, la lucidité revint. Il commença par se tâter les membres et constata avec satisfaction :

 

– Rien de cassé !… Mais quelle chute, ventre-veau ! quelle chute !… J’en suis encore tout éberlué ! M. de Pardaillan m’avait bien dit de sonder le terrain avant de poser le pied quelque part. Que n’ai-je suivi ses excellents conseils ! En attendant, me voilà bien loti !… Comment sortirai-je de ce trou d’enfer ?… En sortirai-je jamais ?…

 

Il l’avait dit lui-même, il n’était pas un méditatif. Il était homme d’action d’abord et avant tout. La question qu’il venait de se poser machinalement ranima toute son énergie.

 

– Parbleu ! se dit-il, ce ne sont ni les lamentations, ni les récriminations, ni la désolation qui me sortiront d’ici. Il faut se remuer, ventre de veau ! agir, chercher !… L’Évangile ne dit-il pas : « Cherchez et vous trouverez » ? Cherchons, mordieu ! cherchons !

 

Il se mit debout. Ses jambes flageolaient. Il se raidit, se détira les membres méthodiquement, tendit toute sa volonté… Et il eut la satisfaction de constater qu’il domptait la faiblesse. Il eut un rire clair et murmura :

 

– Ce ne sera rien !… La machine est encore solide, Dieu merci ! Voyons, où suis-je ?…

 

Il se mit en marche à tâtons dans son trou. Il en eut tôt fait le tour. Et il s’étonna :

 

– Tiens ! je ne croyais pas ce puits si grand !… Et puis, que diable ! un puits est rond ! Celui-ci ne l’est pas.

 

Il réfléchit et trouva une explication qui lui parut plausible.

 

– Pardieu ! le puits aboutit à une caverne. Vais-je me plaindre d’avoir un peu d’espace ?… Qui sait s’il n’y a pas là quelque galerie souterraine par où je pourrai m’évader ? Il faut voir.

 

Il recommença son inspection, plus minutieusement. Il mit ses mains sur la paroi et constata :

 

– Mais… ceci est un mur travaillé !… on dirait une cloison. Où est donc la roche sur laquelle j’ai failli me rompre le crâne ?…

 

La main appuyée au mur, il avança prudemment, en comptant ses pas.

 

– Huit ! dit-il.

 

Il tourna à gauche. Il compta six pas. Le mur continuait à être bien uni. Encore une fois à gauche : huit pas. Toujours mêmes constatations. À gauche, de nouveau. Son pied heurta un obstacle. Il se baissa et tâta.

 

– Une cruche, un pain ! Ah ! ah !… Il continua son chemin.

 

– Une porte !… Solide !… Bien verrouillée !… Ceci est un bon cachot !… Eh bien, mais… et mon puits ? On m’en a donc tiré ? Depuis quand ?… Comment ?… Qui ?… Et où suis-je ?

 

Une idée fulgura dans son cerveau. Il se tâta à nouveau. Plus d’épée, plus de poignard, plus d’éperons. Il eut un long sifflement, où il y avait plus de surprise que d’inquiétude. Il réfléchit…

 

– Ceci sent le frocard. Il y a du Claude Acquaviva là-dessous !… Que veut-on faire de moi ?… En tout cas on ne veut pas me laisser mourir de faim. C’est quelque chose… si cela dure.

 

Nouvelle inspection de la porte. Caresses furtives du bout des doigts, comme s’il voulait l’amadouer. Secousses, ébranlements, corps-à-corps brutal, mais raisonné. Constatation douloureuse : rien à faire de ce côté.

 

Nouvelle visite du cachot. Pas le moindre meuble, pas le plus petit accessoire, autres que la cruche d’eau et le pain. Le nu, le froid, le noir sinistres, remplis de mystère menaçant. Le plafond ? En sautant, le bras levé, il ne put parvenir à l’atteindre. Il était pourtant d’une belle taille. Le plancher ?…

 

Bizarre, ce plancher anormal. On eut dit une énorme plaque de métal, pourquoi ?… En vue de quelle ténébreuse et terrible entreprise ? Mystère…

 

Sondage des murs. Pleins partout. Fatigué, il renonça à chercher plus longtemps et s’assit sur son manteau qu’on lui avait laissé. Il mangea un morceau de pain et but à même la cruche. L’eau était assez fraîche, heureusement. Elle le réconforta. Il pensa alors à mouiller son mouchoir et à laver tant bien que mal sa blessure. Il se sentit mieux. Il s’enroula dans son manteau et s’étendit sur la plaque de métal en se disant :

 

– Nous verrons bien ! Reposons, en attendant. J’aurai probablement besoin de toutes mes forces, avant longtemps.

 

Combien de temps dura son sommeil ? Il n’aurait su le dire. Pas plus qu’il n’aurait pu dire depuis combien de temps il se trouvait dans cette manière de tombe.

 

Il eut faim. Il alla à la cruche et au pain qu’il avait laissés où il les avait trouvés, près de la porte. À son précédent repas, il avait dévoré une bonne moitié de la miche. Il s’en aperçut alors et il murmura :

 

– Qui me dit que ces maigres provisions seront renouvelées ? Diable ! ménageons-les !

 

Il eut le courage de ne pas toucher au pain et se contenta d’une gorgée d’eau. La faim commença à l’incommoder. Pour tromper l’impatience de son estomac, pour ne pas trop se rouiller aussi, il se mit à marcher de long en large. Rendu méfiant, il se tenait contre le mur. Le milieu de ce plancher fantastique lui inspirait une instinctive répugnance.

 

Il avait accompli plus de cent fois peut-être le va-et-vient d’un bout à l’autre, toujours contre la cloison. Soudain, son pied rencontra un obstacle.

 

Un obstacle, là où il venait de passer plus de cent fois sans rien trouver ! C’était extraordinaire et inquiétant. Il se pencha avec d’infinies précautions et tâta.

 

Une nouvelle cruche d’eau !… Un autre pain… tendre, ma foi !… Et de la viande dedans !… Oh !… un flacon !… Décidément on a soin de moi !… Il paraît qu’on tient à ce que je ne m’affaiblisse pas !

 

Mis en goût, il chercha encore. Il ne trouva pas autre chose. Son premier mouvement fut de mordre dans le pain. Une réflexion l’arrêta :

 

– Comment ces provisions sont-elles venues là, devant moi, sans que j’aie rien vu, rien entendu ?

 

La faim fut momentanément oubliée. Il déposa le pain où il l’avait pris en disant :

 

– Il doit y avoir là une ouverture, assez grande, puisque cette cruche y a passé. Cherchons, ventre-veau ! cherchons ! Là où a passé la cruche, je passerai peut-être, moi aussi.

 

Longtemps, longtemps, il s’acharna en cette recherche, sondant la cloison et le plancher pouce à pouce. Et il ne trouva rien. Comme la faim revenait, tenace et obsédante, il s’assit à l’endroit même où il avait trouvé les provisions et mangea.

 

Le pain était énorme, les tranches de viande abondantes, épaisses bien rôties à point. Le vin était supérieur. Dommage qu’il n’y en eût qu’un flacon. Il le vida jusqu’à la dernière goutte. Quand il eut rassasié sa faim, il constata qu’il lui restait de quoi faire un assez substantiel repas.

 

Le temps s’écoula, morne, triste, d’une longueur désespérante. La journée devait s’avancer, car la température s’élevait graduellement dans son cachot. Bientôt la chaleur devint anormale. Il s’écria :

 

– Ah ! ça, mais… on brûle ici !

 

Il était assis par terre. Il sentit que la plaque qui formait le plancher se chauffait peu à peu. Il devenait impossible de rester plus longtemps assis à cette place. Il se leva. Il sentit la morsure du feu pénétrer à travers ses semelles.

 

Ses yeux se portèrent sur la plaque. Il vit qu’elle prenait, par places, la teinte rouge du fer surchauffé. Il comprit… ou crut comprendre. Il rugit, l’esprit chaviré :

 

– Oh ! est-ce qu’ils vont me faire griller sur cette plaque rougie à blanc ?…

 

Il recula précipitamment et se mit à marcher à grandes enjambées, espérant, par un déplacement incessant, échapper à la brûlure de plus en plus sensible. Il remarqua alors que du côté de la porte, la place était encore supportable. Tandis que du côté opposé elle était devenue intenable. Il se dit :

 

– Il y a là, derrière et dessous ce mur, un brasier gigantesque. De fait, au pied de ce mur, la plaque prenait maintenant la teinte du fer rougi à blanc. Et cela constituait une barrière de feu qui interdisait l’approche de ce mur. Et cela s’étendait peu à peu, gagnait du terrain de plus en plus. Si bien qu’il voyait approcher le moment où il ne saurait plus où mettre le pied.

 

Il se tenait le plus près possible de la porte. Il arpentait son étuve, dans le sens de la largeur, à pas furieux, cherchant dans son esprit une issue à cette effroyable situation. Et, en marchant, il guignait du coin de l’œil la plaque, du côté où se trouvait le foyer, pour se rendre compte des progrès du feu.

 

Tout à coup, il gronda :

 

– Ah ! ça !… Est-ce que je deviendrais fou, par hasard ?… Mais si !… Mais non !… Oh ! mais c’est elle !… Tonnerre du ciel !… Mais c’est le Concini, que l’enfer l’engloutisse !…

 

Voici ce qui motivait ces exclamations par quoi se traduisaient tour à tour le doute, l’angoisse, la terreur et la colère poussée jusqu’au délire.

 

En allant et venant, les yeux obstinément fixés sur le mur infernal, il lui avait semblé voir, à travers ce mur, encore confuse et indistincte, l’image de Bertille. Cela apparaissait et disparaissait suivant la place où il se trouvait.

 

Après Bertille, il vit Concini. Puis il les vit tous les deux, ensemble, il ne savait où.

 

Alors, il demeura cloué sur place par la terreur et la fureur. Et l’apparition se précisa.

 

Le mur avait disparu. À sa place, une lueur rougeâtre, trouble et imprécise, semblait sourdre de quelque mystérieux abîme de feu. Et cela faisait comme une tranchée qui lui parut large de plusieurs toises.

 

Au-delà de cette ligne, en se penchant à droite et à gauche, il voyait, nettement éclairé, l’intérieur d’une petite chambre. Il voyait une petite table en bois blanc, un escabeau et une étroite couchette. Tous ces détails, nous insistons, il ne les voyait que suivant la position qu’il occupait lui-même. De la place où il était, il voyait la table qui devait se trouver au milieu de la mystérieuse pièce. En se penchant à gauche, il voyait Bertille, pâle comme une morte, droite, immobile, semblant surveiller les gestes de quelque invisible ennemi. Il la voyait à sa droite, elle était près du lit, l’escabeau était placé devant elle. En se penchant sur sa droite, il voyait, à sa gauche, Concini, immobile lui aussi, les bras croisés sur la poitrine, l’œil allumé d’une flamme de luxure semblant couver sa proie. Derrière lui, une partie de porte dont il distinguait très bien la serrure.

 

Bertille se trouvait donc face à face avec Concini, en son pouvoir, à n’en pas douter. La petite table en bois blanc les séparait.

 

Tout à coup, il vit les lèvres de Concini s’agiter et il entendit sa voix faible, comme très éloignée, et cependant très nette.

 

Et Concini disait :

 

– Eh bien, tu ne t’attendais pas à me voir ?… Tu croyais m’avoir échappé… Je te tiens et, porco Dio ! cette fois-ci, je te réponds que tu ne m’échapperas pas !

 

Bertille cingla :

 

– Lâche ! misérable lâche !

 

Jehan le Brave demeurait pétrifié, muet d’horreur, la sueur de l’angoisse au front, les cheveux hérissés. Il se demandait s’il ne devenait pas fou. S’il n’était pas le jouet d’un abominable cauchemar, ou s’il ne se trouvait pas en présence d’une vision infernale.

 

Si sain d’esprit, si dénué de la plupart des préjugés de son époque, si peu croyant enfin qu’il fût, il ne pouvait pas se soustraire complètement à l’emprise de la superstition. De là un moment de terreur compréhensible.

 

Mais ce n’était pas un cerveau détraqué, un illuminé toujours prêt à se suggestionner soi-même, comme Ravaillac. C’était un esprit très ferme et très lucide, qui semblait avoir hérité de son père ce don d’observation qui le faisait si redoutable. Il eut tôt fait de remarquer, lui, une foule de petits détails significatifs qui avaient complètement échappé à Ravaillac, lequel d’ailleurs, avait l’esprit engourdi par les drogues qu’il avait absorbées, sans s’en douter. C’est ce qui fait que Jehan se ressaisit et se dit :

 

– Je suis dans un local machiné. Il y a ici des jeux de glace, une acoustique particulière, toute une installation savante et compliquée qui me permet de voir et d’entendre des choses qui se passent peut-être très loin de moi !

 

Comme pour lui donner raison, Concini reprenait, d’une voix rauque, que la passion faisait trembler :

 

– Où est-il, ton chevalier, ton truand ? Veux-tu que je te le dise ?…

 

– S’il était ici, vous prendriez la fuite.

 

Concini eut un ricanement effroyable et comme s’il n’avait pas entendu, il reprit :

 

– Il est par là, muré dans une tombe chauffée à blanc, où il cuit lentement… C’est déjà joli, cela ! Mais ce n’est rien. Écoute ceci. Il est loin de nous, un abîme de feu le sépare de nous… Et cependant, il nous voit. Il nous voit, entends-tu ? Et moi, ici, sais-tu ce que je vais faire ?… Eh bien, je vais te prendre, de gré ou de force… Et ton truand le verra, entends-tu ?… Et il ne pourra pas intervenir, il ne pourra pas voler à ton secours !… Il lui faudra assister impuissant à ton déshonneur et il continuera de cuire cependant… et j’espère bien qu’il en deviendra fou !… Qu’en dis-tu ? Est-ce bien imaginé ?… Crois-tu que je sais me venger ?

 

En entendant ces abominables paroles, Jehan sentit son cerveau se détraquer. Il jeta autour de lui un regard où luisait un commencement de cette folie espérée par Concini et sans savoir ce qu’il disait, en labourant sa poitrine de ses ongles, il cria éperdument :

 

– Oh ! pas cela !… pas cela ! c’est trop horrible !… Grâce pour elle !… Bertille !… Bertille !…

 

Mais s’il entendait fort bien, lui, on ne l’entendait pas. Il le comprit, car Bertille pas plus que Concini n’avaient sourcillé. Il hoqueta :

 

– Comment faire ?… Comment l’arracher à l’immonde malfaiteur ?…

 

– Finissons-en, reprenait Concini, tu es à moi…

 

Et Jehan le vit qui se mettait en marche. Concini prit la table et la jeta derrière lui. Et il s’avança encore vers elle, trébuchant, haletant, défiguré, hideux, effroyable et sinistre avec son rictus menaçant.

 

Et Bertille le regardait venir, les yeux rivés sur le fauve déchaîné comme si elle avait espéré le dompter. Et voyant qu’elle n’y réussissait pas, elle se pencha, saisit le tabouret de ses mains débiles, le leva et l’abattit en un geste foudroyant.

 

Mais Concini la guettait. Il saisit le tabouret au vol, le lui arracha d’une brusque saccade, le jeta derrière lui, comme il avait jeté la table.

 

Et ses lourdes pattes s’abattirent sur les épaules de la jeune fille qui ployèrent, et il eut un hurlement de joie triomphante :

 

– Je te tiens !… Tu es à moi !… Et il nous voit, tu sais, il nous voit ! Bertille se raidit en une suprême révolte et ce cri fusa de ses lèvres crispées :

 

– À moi, Jehan !… À moi !

 

– Me voici ! tonna Jehan.

 

Et oubliant tout, il fit un bond prodigieux en avant. Et il ne vit plus rien… Rien qu’une fournaise ardente, un abîme de feu infranchissable au bord duquel il put s’arrêter par suite d’il ne savait quel miracle.

 

Et comme la place n’était pas tenable, comme il suffoquait et brûlait vif, l’instinct de conservation fut plus fort et le rejeta haletant, brisé, anéanti, contre la porte.

 

Et alors, il vit de nouveau. Il vit et tomba brusquement à genoux, en clamant :

 

– Sauvée !… Elle est sauvée !…

 

LXXII

 

Voici ce que voyait Jehan, toujours prosterné sur la plaque d’acier dont il ne sentait plus la brûlure.

 

Au moment où la griffe de Concini s’abattait sur l’épaule de Bertille, la porte s’ouvrit brusquement. Deux femmes entrèrent. L’une, qui paraissait très calme, était la femme de Concini : Léonora Galigaï. L’autre était une majestueuse et imposante personne dont le visage était recouvert d’un loup de velours noir.

 

Concini s’était arrêté net. Tout d’abord, il n’avait vu que sa femme. Il s’était avancé sur elle, l’œil sanglant, les crocs retroussés, le poing crispé sur le manche du poignard. Une seconde encore et c’en était fait de Léonora.

 

Elle avait très bien vu l’attitude menaçante de son mari et que sa vie ne tenait qu’à un fil. Pourtant, elle ne broncha pas. Et le regard dont elle l’enveloppait comme d’une caresse très douce était chargé d’une surhumaine tendresse.

 

Au moment où il allait lever le bras et frapper, Concini aperçut l’autre femme et sans doute il la reconnut malgré le masque, car il recula, livide, hagard, et il se courba jusqu’à terre et demeura ainsi, dans une sorte d’agenouillement.

 

Sous le masque, les yeux de la femme eurent, eux aussi, une singulière expression de tendresse et elle eut un geste amical à l’adresse de Concini. Celui-ci se redressa alors et prodige de force et de volonté, montra un visage calme, apaisé, souriant.

 

– Vous voyez madame, dit tranquillement Léonora, il était temps que nous arrivions pour épargner à Concini une violence qui lui eût été pénible.

 

La femme au masque approuva doucement de la tête, et s’adressant à Bertille, qui se tenait droite, vaillante, intrépide :

 

– Venez, mademoiselle, dit-elle, d’une voix qui s’efforçait d’être caressante, avec moi vous n’avez rien à redouter.

 

Bertille, dans la situation où elle était, aurait suivi la mort elle-même, si la mort l’avait pu conduire hors de l’atteinte de Concini. Elle ne fit donc aucune difficulté, et dit de sa voix douce et chantante :

 

– Je vous suivrai partout où vous voudrez, madame, pourvu que ce soit loin de cette infâme maison et de cet homme plus infâme encore.

 

La femme au masque eut un geste d’étonnement. Ses yeux, devenus soudain très durs, se fixèrent sur la jeune fille et elle gronda :

 

– Que voulez-vous dire, mademoiselle ?

 

Avec une certaine vivacité, qui ne fut pas remarquée, Léonora intervint :

 

– Que vous ai-je dit, madame ? Voilà à quoi s’est exposé ce pauvre Concini en usant de violence. Car c’est à cette violence que vous faites allusion, n’est-ce pas, mademoiselle ?

 

– Oui, madame, et soyez remerciées, vous deux qui me sauvez de la plus effroyable catastrophe.

 

La femme au masque jeta sur Concini, stupéfait de ce qu’il voyait et entendait, un long regard attendri, et à Bertille, d’un ton un peu sec :

 

– Venez !

 

Et sans attendre une réponse, elle fit un signe de tête à Léonora et à Concini, qui s’inclinèrent respectueusement, et d’un pas lent, majestueux, elle sortit, suivie de Bertille.

 

Léonora écouta un long moment à la porte fermée, et lorsqu’elle jugea la femme au masque suffisamment éloignée, elle dit :

 

– Rassure-toi, Concini, la reine ne sait rien. Elle croit, je lui ai fait croire que cette jeune fille est passionnément adorée du roi. J’ai excité sa jalousie, j’ai éveillé ses craintes en lui laissant entendre qu’elle est mille fois plus dangereuse et redoutable que le fut jamais Mme de Verneuil. Elle s’imagine jouer un bon tour au roi en lui enlevant sa bien-aimée. Comprends-tu ?

 

Concini, la reine partie – puisque c’était elle –, sentit la colère, une colère furieuse, effroyable, se déchaîner en lui. Une formidable expression de menace s’étendit sur sa face convulsée, sa main, de nouveau, tourmenta le manche du poignard, et il gronda :

 

– Et c’est toi qui me l’as amenée au moment où…

 

Léonora le regarda avec des yeux infiniment tristes et elle songeait :

 

– Comme il souffre !… Comme il l’aime !… Ô cette fille maudite ! Je lui arracherai le cœur de mes mains !…

 

Et tout haut, d’une voix douce, enveloppante, où il avait une intense supplication :

 

– Oui, c’est moi ! Et je te sauve, mon Concinetto adoré !… Allons, laisse ton poignard tranquille. La passion t’affole, Concino mio, reviens à toi. Comprends que si je t’ai enlevé cette fille, c’est qu’elle nous est indispensable pour mener à bien l’œuvre que nous poursuivons et qui doit faire de toi le maître de ce royaume… Ah ! tu ne grinces plus des dents !… Tu commences à comprendre !… Eh oui, c’est l’occasion propice qui passe à portée de ta main, te dis-je !… Seras-tu assez fou pour ne pas la saisir ? Tout est pour nous, cette fois-ci. Maria elle-même, sans le savoir, nous prépare les voies. Du sang-froid, de la décision, de l’audace et te voilà le maître.

 

Elle avait bien dit : Concini s’apaisait à mesure qu’elle parlait. Il oubliait Bertille et que sans son intervention il la tenait enfin. Il était ébloui enfin par l’avenir de splendeur qu’elle faisait miroiter à ses yeux.

 

La triste destinée de cette femme voulait que Léonora, qui ne rêvait que de l’amour de son mari, qui n’avait d’autre but que celui-là, qui s’épuisait en efforts désespérés pour l’atteindre, Léonora dominait aisément l’esprit de Concini, mais ne pouvait parvenir à forcer son cœur.

 

Et le Florentin, oubliant qu’il avait voulu la poignarder, interrogea anxieusement :

 

– Que veux-tu dire ?… Explique-toi !

 

– Ceci, Concini : cette jeune fille est maintenant sous bonne escorte, en route pour l’ancien manoir royal de Ruilly, qui appartient à Claude Acquaviva. Demain, jeudi, avant midi, le roi se rendra à l’appel de cette jeune fille… sa fille. Et comme Jehan le Brave cette fois, ne sera pas là pour parer le coup, le roi, parti bien portant, sera ramené mort au Louvre. À midi, ton règne commencera. Comprends-tu maintenant pourquoi je t’ai enlevé cette jeune fille ?…

 

– Oui, mais… es-tu bien sûre de réussir ?…

 

– Nos précautions sont bien prises. Va, Concini, il n’échappera pas !… Et quant à cette fille… puisque tu seras le maître à midi, tu pourras la prendre… Je t’aime assez, Concini, pour te passer un caprice !

 

Et en elle-même, elle ajouta :

 

« Seulement, tu ne trouveras qu’un cadavre ! »

 

Voilà ce que vit et entendit Jehan le Brave, prosterné sur sa plaque brûlante.

 

Bertille était sauvée. Oui, mais pas pour longtemps ! Dès le lendemain, le fauve, devenu le maître, comme avait dit Léonora, le fauve, une fois encore, étendrait sa griffe sur sa victime et cette fois plus rien ne la pourrait sauver, puisqu’il râlait dans cette étuve d’où il ne sortirait pas vivant.

 

Un accès de fureur intense se déclara en lui. Pendant un temps qu’il ne put apprécier, il perdit toute lucidité. Peu à peu, il se ressaisit. Avant tout, il fallait sortir de là. Mais comment ? Toujours la même affolante question.

 

Le mur avait repris sa place, l’obscurité s’était faite à nouveau autour de lui. Maintenant, le feu gagnait toute la plaque. Il n’avait plus qu’une étroite bande sur laquelle il pouvait encore tenir.

 

Il s’accula lui-même dans un coin. Il sentait que c’était la fin. Déjà il s’était demandé s’il ne ferait pas bien d’essayer de se briser le crâne contre le mur. Mais alors, que deviendrait Bertille ?

 

– Non, ventre de veau ! se dit-il, je dois résister tant qu’il me restera un souffle de vie !

 

Brusquement, dans le coin où il s’était placé, il sentit le mur se dérober. Il se retourna. Il vit un trou derrière lui et de ce trou jaillissait une pâle lueur. Il ne réfléchit pas, il n’hésita pas. D’un bond, il franchit l’ouverture. Le mur se referma de lui-même aussitôt.

 

Il avait changé de cachot simplement. Mais ici il y voyait. Ce n’était qu’un vague crépuscule, mais, comparé aux ténèbres opaques d’où il sortait, cela lui parut bon comme une éclatante lumière. Ensuite, il ne sentait plus l’atteinte du feu. Ici, le plancher ne lui brûlait pas la plante des pieds.

 

Voilà ce qu’il vit tout d’abord, et il ne vit pas autre chose.

 

Ce premier moment de bien-être passé, il étudia plus attentivement son nouveau cachot, et alors il ressentit une impression de malaise affolante.

 

– Quel diable de cachot est-ce là ? songea-t-il.

 

Ce cachot était rond. On eût dit un puits de vastes dimensions. Le plafond, le plancher, les parois étaient d’un métal uni et brillant comme une glace. Pas de porte, pas de fenêtre, pas la plus petite ouverture apparente. Pas de meubles, pas d’accessoires. Rien que les parois nues étincelantes comme des miroirs. Et cela était éclairé d’une lumière douce qui tombait du plafond.

 

Ceci, déjà, était assez anormal. Il y avait mieux. Il y avait le plancher.

 

Horizontalement, ce plancher n’avait qu’une bande circulaire si étroite qu’un chat eût eu de la peine à s’y maintenir. Ce plancher avait la forme d’une cuvette peu profonde, dont les bords descendaient en pente douce. On pouvait circuler là, à la condition de marcher vite. Quant à y demeurer immobile, il n’y fallait pas songer. On glissait, malgré soi, au fond. D’ailleurs, tout paraissait avoir été mathématiquement calculé pour obtenir ce résultat.

 

Cette cuvette, que représentait le plancher, était percée de quantité de trous, très rapprochés les uns des autres, semblables à des godets. Tout autour des bords courait une fissure assez large pour que Jehan pût y glisser un doigt. En sorte que, grâce à elle, la cuvette prenait l’apparence d’un plateau creux.

 

En somme, l’ensemble de cette singulière machine ressemblait assez exactement à une gigantesque roulette.

 

À un endroit de la paroi, une planchette en fer, jetée comme un pont, surplombait la cuvette sur laquelle elle s’appuyait par une tige, de fer également. Au bord de cette planchette, au-dessus de la cuvette, il y avait un godet pareil aux autres.

 

Jehan monta sur cette planchette. Elle lui parut d’une solidité à toute épreuve.

 

Il chercha où il pourrait bien s’asseoir. Il se rendit compte qu’il ne pourrait le faire que sur cette planchette ou au centre du plateau. Partout ailleurs, il était condamné à courir, s’il voulait maintenir l’équilibre. Il réfléchit, l’esprit tendu :

 

– Il est clair qu’on veut me voir ou sur cette planchette ou au fond du plateau !… Il me faut choisir. Et quand je me serai décidé, que m’arrivera-t-il ?… Quel supplice extraordinaire l’infernal Concini me destine-t-il ?…

 

Il étudia de nouveau la planchette, la tâtant, la flairant pour ainsi dire. Il ne vit rien. Il se laissa glisser au fond du plateau. Nouvelles recherches, aussi vaines. Il décida :

 

– Puisque je suis là… demeurons-y.

 

Il s’assit, juste au centre. Le temps passa. Il ne bougeait pas de sa place. Mais son esprit travaillait, ses nerfs étaient tendus à se briser. L’angoisse du mystère l’étreignait à la gorge, le tenait palpitant, haletant, dans l’attente de quelque chose de formidable, d’imprévu. De temps en temps, il grommelait :

 

– Si je savais seulement ce qui va se produire ?…

 

Et c’était cela, en effet, l’incertitude et le mystère, qui devenait affolant.

 

Il essaya de se coucher. Il ramena les jambes au corps, saisit les genoux à pleins bras, appuya sa tête dessus et essaya de dormir.

 

Les heures s’écoulèrent, longues comme des éternités. Et l’événement mystérieux, attendu avec quelle angoisse, ne se produisait toujours pas.

 

Il s’était assis face à la planchette. C’était logique. Puisqu’il pensait que le danger viendrait de là ou du centre du plateau, il devait donc surveiller la planchette de loin, comme il surveillait le centre de près.

 

Tout à coup, il entendit le bruit sec d’un ressort qui se détend. Il regarda.

 

La paroi venait de s’ouvrir devant la planchette. Il y avait là, maintenant, un trou noir. Il fut aussitôt debout, se demandant :

 

– Veut-on me faire passer je ne sais où ? Comme on m’a fait venir ici ?

 

Il escalada le bord du plateau, pour étudier ce trou de près, et voir s’il devait s’y engager. Quelque chose qu’il ne parvenait pas à distinguer dans le noir, roulait là, sourdement, bouchait le trou, se dégageait, avançait en roulant et venait doucement s’encastrer dans le godet, placé au bout de la planchette, pour le recevoir.

 

Derrière ce quelque chose, le trou s’était refermé.

 

Jehan monta sur la planchette et étudia de près le monstre.

 

C’était une énorme boule de fer. Quoi d’effrayant à cela ? Rien, évidemment. Pourtant un frisson glacial le secoua de la nuque aux talons.

 

Il essaya de soulever la boule. Trop lourde. Et cependant il était doué d’une force exceptionnelle. Il essaya de l’ébranler. Bien encastrée dans son godet, elle ne vacilla même pas. Il la laissa et réfléchit.

 

Ses yeux allaient tour à tour de la boule au plancher et il eut un fugitif sourire. Il croyait avoir compris. Il pensa :

 

– Pardieu, c’est bien simple, je n’ai qu’à rester où je suis.

 

À ce moment, comme si quelque invisible démon le guettait et lisait dans sa pensée, il sentit la planchette s’ébranler. La planchette reculait, rentrait dans la paroi, glissant sur d’invisibles charnières. Et il comprit que s’il restait là où il croyait avoir trouvé un refuge, il allait être broyé entre l’énorme masse de fer et la paroi.

 

Il ne voulait pas mourir. Du moins par son fait. Bertille était menacée, avait besoin de lui. Il n’avait pas le droit de s’abandonner ; il devait se défendre comme il pourrait, jusqu’à ce qu’il tombât terrassé.

 

Il sauta au milieu du plateau. Il était temps. Il entendit le heurt sonore du fer contre le fer.

 

Debout, au centre du plateau, il respira fortement et fixa le monstre de fer, qui paraissait le guetter sournoisement, attendant l’attaque. Il savait qu’elle viendrait de là.

 

Des minutes effroyablement longues s’écoulèrent ainsi.

 

Le monstre demeurait replié, semblait-il, attendant pour bondir et l’écraser, la fatale seconde d’inattention.

 

Brusquement, il sentit le plateau s’ébranler sous ses pieds et se mettre à tourner en un mouvement de plus en plus précipité. Il faillit perdre l’équilibre. Il se rattrapa, Dieu sait comme, et se mit à courir. Et plus il courait, plus le mouvement de rotation s’accélérait, puisque c’était lui qui, maintenant, faisait tourner le diabolique plateau.

 

Il courait, mais il surveillait toujours le monstre.

 

Celui-ci semblait attendre que le plateau fût bien lancé. Lui aussi, il paraissait le guetter. Et jugeant le moment venu, brusquement il bondit et tomba avec un bruit étourdissant sur le plateau, où il se mit à tourner avec un grondement de tonnerre.

 

Alors, ce fut la poursuite acharnée, tenace, hallucinante, infernale.

 

Le monstre de fer sembla s’animer d’une vie intelligente. Il roulait, bondissait, sautait hors du plateau, y retombait avec fracas, pour rebondir de plus belle. Il semblait avoir des ruses à lui. Tantôt il tournait pareil à un tourbillon, tantôt il allait doucement, lentement, comme à bout de souffle. Puis, lorsque Jehan pouvait croire qu’il allait s’arrêter, s’encastrer dans un des godets, il repartait à nouveau en bonds gigantesques.

 

Jehan haletait, à bout de forces et de souffle. Plusieurs fois le monstre l’avait frôlé, avait bondi, passant comme une flèche au-dessus de sa tête. Jehan n’en pouvait plus, il voyait approcher l’instant fatal de la chute, suivie de l’écrasement final. Et cependant il courait toujours, n’ayant qu’une pensée bien nette :

 

– Si je m’arrête, si je tombe… c’en est fait de Bertille !…

 

LXXIII

 

Carcagne retourna à la maison de Perrette la Jolie. Mais il eut beau frapper à tour de bras aux deux portes, personne ne lui répondit. Ce que voyant, il s’en fut emprunter une échelle à la maison la plus proche et escalada le mur.

 

Il trouva Martine cachée sous un lit. Dès les premiers coups frappés par Carcagne, elle s’était glissée là, bien persuadée que c’était à elle qu’on en voulait. Carcagne eut bien de la peine à lui faire comprendre qu’elle pouvait être bien tranquille et que rien ne la menaçait. Il finit néanmoins par la rassurer. Et il se mit à l’interroger. Il n’en fut pas plus avancé.

 

Il passa et repassa aux endroits qu’ils avaient adoptés pour surveiller la maison. Il espérait toujours y voir Gringaille et Escargasse. Ceux-ci n’eurent garde de se montrer. Et pour cause.

 

Désespéré, il rentra en ville et se mit à battre tous les lieux qu’il fréquentait habituellement avec ses compagnons. Nulle part il ne les trouva. Nulle part on ne les avait vus.

 

Triste à en pleurer, la tête lourde à force de chercher, d’ailleurs sans le moindre succès, la bonne idée qui lui permettrait de retrouver ses amis et de délivrer les deux jeunes filles, il revint à son taudis de la rue du Bout-du-Monde et se jeta sur sa paillasse.

 

Le lendemain, mêmes recherches infructueuses. Messire Jehan, comme ses deux compagnons, demeurait introuvable. Il ne savait plus à quel saint se vouer. Le soir, vers six heures, comme il errait, âme en peine, dans la rue Montmartre, il se trouva brusquement en face de Gringaille et d’Escargasse.

 

Joie, embrassades, explications. Gringaille et Escargasse avaient été relâchés, comme ils avaient été saisis, sans la moindre explication. Ils ne s’étaient pas attardés à en demander davantage d’ailleurs et ils s’étaient empressés de tirer au large.

 

En passant, ils s’arrêtèrent chez Perrette. Ils apprirent son arrestation. Ils s’y attendaient. Quant à savoir qui avait fait le coup, Martine fut incapable de les mettre sur la voie. Ils pensèrent tout de suite à Concini. Carcagne les renseigna. Restait à élucider la disparition de Jehan.

 

– Es-tu allé voir à la grotte ? demanda Gringaille.

 

– Tiens !… je n’y ai pas pensé ! avoua Carcagne.

 

Gringaille était l’homme des résolutions promptes :

 

– Allez rue de la Heaumerie, ordonna-t-il, et surveillez la prison jusqu’à mon retour. Moi, je file à Montmartre.

 

Et il partit au pas de course. À l’entrée de la carrière, il vit le puits où Jehan était tombé. On avait négligé de le boucher.

 

– Ce puits n’existait pas la dernière fois que nous avons passé par ici, observa Gringaille.

 

Il étudia les lieux, chercha, fouilla de tous les côtés et trouva des poutres solides, des planches, un amas de terre fraîchement remuée. Et il expliqua, après s’être penché sur le puits :

 

– C’est un ancien puits qu’on a débouché récemment. Pourquoi ?

 

Il eut beau se creuser la cervelle, il ne trouva pas une réponse satisfaisante. Il y renonça et pénétra dans la grotte. Naturellement, il n’y trouva pas celui qu’il cherchait. Il pensait toujours à ce puits, il se disait que la nuit, ce trou noir devait passer inaperçu, qu’on risquait de choir là-dedans et de se rompre les os.

 

De là à se demander si ce n’était pas ce qui était arrivé à Jehan, il n’y avait qu’un pas. Il sortit et s’en alla droit au moulin proche. Moyennant un écu qu’il leur donna d’avance, deux garçons, munis de longues et solides cordes, consentirent à l’accompagner jusque-là. Il se fit attacher et, une torche à la main, il descendit dans le trou.

 

Il y trouva une paire d’éperons, un poignard et une rapière. Il reconnut aussitôt l’épée de Jehan. Il était fixé maintenant. Le chef avait été victime d’un guet-apens. C’était un rusé matois que Gringaille ; il se dit :

 

– Si le chef était trépassé, on ne se fût pas donné la peine de le tirer de là, en prenant la précaution de lui enlever jusqu’à ses éperons. Donc il est vivant. Reste à savoir où on l’a conduit. Peut-être bien au Savot. C’est ce qu’il faudra voir.

 

Emportant les objets trouvés, il revint à la grotte. Il déposa ces objets et s’en fut droit au coffre qui contenait les armes. Il fit un choix minutieux de ces armes, en fit un paquet qu’il chargea sur ses épaules et repartit.

 

Il retrouva Carcagne et Escargasse qui l’attendaient là où il les avait envoyés. Ils s’en furent chez un marchand de leur connaissance. Quand ils sortirent de la boutique, ils n’avaient plus le paquet emporté par Gringaille. En revanche, ils emportaient soixante belles pistoles.

 

Ils passèrent la soirée à battre les bouges, ayant de longues et mystérieuses conversations avec des individus à mines sinistres. Lorsqu’ils rentrèrent dans leur taudis, ils n’avaient plus une seule des soixante pistoles que leur avait allongées le marchand. Ce qui ne les empêchait pas d’avoir des airs singulièrement réjouis.

 

Le lendemain matin, jeudi, à neuf heures, ils entraient dans le cul-de-sac du Fort aux Dames. Ils avaient avec eux quinze de ces individus à faces patibulaires avec lesquels ils avaient eu, la veille, les mystérieuses conversations que nous avons signalées.

 

Gringaille avait recruté cette troupe avec l’intention de prendre d’assaut la prison. Pas plus. Il n’y allait pas de main morte, le Parisien.

 

Pardaillan, en suivant le moine Parfait Goulard, s’était dit : « J’irai demain étudier d’un peu près cette prison des religieuses. » Le lendemain, avant l’ouverture des portes, il était rue Saint-Honoré, sur le rempart, attendant le lieutenant d’Acquaviva.

 

Dès que Parfait Goulard parut, Pardaillan se mit à ses trousses et ne le perdit plus de vue. Il le vit entrer dans la prison et il le vit sortir par la rue des Écrivains. Il était sûr maintenant de ne pas s’être trompé.

 

Durant toute cette journée, avec une inlassable patience, il demeura attaché aux pas du moine. Celui-ci allait et venait par la ville, en des quartiers divers, mais revenait toujours à la rue de la Heaumerie. Tantôt il pénétrait par la rue des Écrivains et sortait par le cul-de-sac, tantôt il pénétrait par le cul-de-sac et alors Pardaillan allait l’attendre rue des Écrivains.

 

– Le doute n’est pas permis, se dit-il. Acquaviva s’est réfugié là !

 

Fidèle à sa promesse, il étudia de près la prison. Et alors, son attention se porta sur la petite maison qui semblait se dissimuler à côté. Pardaillan l’étudia plus attentivement que la prison.

 

Sans en avoir l’air, il fit parler les voisins. La maison était sûrement abandonnée. Jamais la porte ne s’ouvrait. Les volets restaient toujours hermétiquement rabattus. On ne savait à qui elle appartenait.

 

Pardaillan se dit avec un sourire de satisfaction :

 

– Bon, je me doute à qui elle appartient. Acquaviva se cache là, j’en jurerais ! Il est inutile maintenant de perdre mon temps à suivre ce moine. La question est très simple : il s’agit d’entrer là. C’est facile. Mais il s’agit aussi d’y entrer sans effaroucher l’oiseau que je veux prendre au nid… C’est plus difficile. Ceci demande réflexion.

 

Il était tard. Il rentra chez lui, soupa, s’enferma dans sa chambre et se mit à se promener, cherchant dans sa tête le moyen de tomber à l’improviste sur Acquaviva. Il avait été hors de chez lui toute la journée. Il ne s’inquiéta pas de ne pas avoir vu Jehan. Il l’avait vu la veille, lorsqu’il déterrait le trésor, il ne pensait pas qu’il lui fût arrivé quelque chose de fâcheux.

 

Après s’être longtemps promené, Pardaillan finit par se coucher en se disant :

 

– J’ai toujours vu que mes bonnes idées me sont arrivées en dormant. Attendons jusqu’à demain matin. D’ailleurs, il est trop tard maintenant.

 

Le lendemain matin, Pardaillan n’avait pas encore trouvé la bonne idée. Il prit le papier qu’il avait trouvé rue Saint-Honoré, non loin de la rue Saint-Thomas, le mit précieusement dans sa poche et partit en se disant :

 

– Allons à la prison. J’ai toujours vu que mes meilleures décisions ont été prises sur le lieu même de l’action et au plus fort de cette action.

 

Ayant ainsi essayé de se donner le change à lui-même, il arriva rue de la Heaumerie, qui était à deux pas de son hôtellerie.

 

Il trouva le cul-de-sac envahi par une bande d’enragés qui, silencieusement et en bon ordre, maniaient une énorme poutre avec quoi ils se disposaient à enfoncer une porte. Et il eut un froncement de sourcils car il lui sembla que cette porte ainsi menacée était précisément celle de la prison.

 

Cependant, rien ne bougeait dans la place. La « garnison » ne semblait pas soupçonner l’assaut imminent. Elle allait se laisser surprendre.

 

À coups de poing, Pardaillan se fraya un chemin dans la bande, il y eut des grognements féroces, des gueules menaçantes se dressèrent devant lui, des bras se levèrent, armés de larges coutelas. Il vit qu’il lui fallait dégainer pour passer. Il allait le faire lorsque retentit un cri :

 

– M. de Pardaillan !… Arrière, vous autres !… arrière, vous dis-je !…

 

Et Pardaillan, stupéfait, reconnut les trois amis de son fils : Gringaille, Escargasse et Carcagne.

 

– Ah ! monsieur de Pardaillan, exulta Gringaille, c’est le ciel qui vous envoie !

 

– Que se passe-t-il donc, mes braves ?

 

Ils s’expliquèrent vivement, brièvement, clairement, en hommes qui savent que le temps est précieux. Pardaillan les écouta attentivement et il ne put réprimer un frisson d’angoisse lorsqu’il apprit que son fils avait disparu.

 

– Pourvu que je n’arrive pas trop tard ! rugit-il dans son esprit.

 

Du reste, ce ne fut qu’un éclair. Le moment n’était pas à l’attendrissement ni aux récriminations. Il retrouva instantanément cette froide résolution qu’il avait dans les moments critiques. Et il ordonna :

 

– Jetez cette poutre. Elle est inutile. Huit hommes avec moi. Suivez-moi. Vous autres, attendez ici.

 

Il emmena ses huit hommes rue des Écrivains. Nous avons dit que la maison avait une seconde entrée rue de la Vieille-Monnaie. Devant chaque porte, il plaça quatre de ses gaillards.

 

– Voici la consigne, dit-il : laisser entrer là, mais défense de sortir. Vous avez compris ?

 

– Compris, mon gentilhomme. On tue tout ce qui voudra sortir.

 

– Non pas, s’écria vivement Pardaillan. Inutile de tuer. Empêchez de sortir. C’est suffisant.

 

Il revint au cul-de-sac. Il plaça les sept hommes qui restaient devant la prison et la maison mystérieuse. La consigne était la même.

 

– Vous autres, suivez-moi, dit-il à Gringaille, Escargasse et Carcagne. Il alla à la porte et frappa, de la même façon exactement que frappait Parfait Goulard. Il l’avait remarquée et notée. Le judas s’entre-bâilla. Il exhiba le papier perdu par Saint-Julien. La porte s’ouvrit aussitôt. Il respira fortement. Les choses marchaient au gré de ses désirs et il avait craint un instant que la porte ne s’ouvrît pas.

 

– Ces hommes sont avec moi, dit-il froidement au portier qui s’inclinait devant lui.

 

Le portier laissa pénétrer les trois braves et ferma méticuleusement sa porte. Ceci fait, il conduisit les quatre hommes auprès du geôlier chef. Lui, il gardait la porte, le reste ne le concernait pas.

 

Pardaillan exhiba de nouveau son papier. Mêmes marques de respect de la part du geôlier.

 

– Mon ami, dit Pardaillan, on vous a amené avant-hier, mardi, ordre de Mme l’abbesse, deux jeunes filles.

 

– C’est exact, monseigneur.

 

Pardaillan prit un temps et, lentement, comme quelqu’un qui cherche ses mots :

 

– On vous a amené aussi un jeune homme… ligoté… blessé… mort… je ne sais au juste…

 

– Évanoui, monseigneur. C’est encore exact.

 

Encore un coup, Pardaillan respira fortement. Mais il foudroya du regard les trois compagnons qui se livraient à des manifestations de joie intempestives et qui, comprenant la signification de ce coup d’œil, prirent aussitôt une attitude raide, impassible.

 

– Eh bien, mon ami, reprit Pardaillan avec douceur, il faut me conduire auprès de ces jeunes gens.

 

– Impossible, monseigneur, déclara nettement le geôlier. Pardaillan se fit de glace. Il mit son papier sous le nez du gardien et sur un ton sans réplique :

 

– Vous savez lire, j’imagine ?… Ordre de Mme l’abbesse.

 

– Mais, monseigneur, je ne refuse pas d’obéir aux ordres de notre sainte mère. À Dieu ne plaise ! Seulement, les prisonniers ne sont plus ici !

 

– Malédiction !

 

– Enfer !

 

– Damnation !

 

– Malheur !

 

Les quatre imprécations fusèrent en même temps.

 

Le geôlier effaré crut qu’une catastrophe s’abattait sur la maison. Il bredouilla :

 

– Du moins deux sont partis !… Il ne me reste qu’une prisonnière !

 

– Que ne le disiez-vous tout de suite ? bougonna Pardaillan. Conduisez-moi près d’elle.

 

– À l’instant, monseigneur, à l’instant.

 

Ils montèrent au troisième étage. Le geôlier tira les verrous d’une porte, fit jouer la serrure. Comme il allait ouvrir, Pardaillan l’arrêta.

 

– Mettez-vous au bout de ce couloir, dit-il, l’entretien que je vais avoir avec la prisonnière doit être secret.

 

En même temps, d’un coup d’œil significatif, il avertissait les trois braves d’avoir à surveiller étroitement le gardien. Celui-ci était sans doute habitué à toutes sortes de complications mystérieuses, car il obéit docilement sans manifester aucune surprise.

 

Pardaillan entra seul. Au bout de dix minutes qui parurent mortellement longues aux trois braves, il ressortit en compagnie de Perrette la Jolie.

 

LXXIV

 

Pendant que Pardaillan arrachait la sœur de Gringaille à son infect cachot, Claude Acquaviva, assis près de la fenêtre grande ouverte, poursuivait un entretien commencé depuis peu avec Parfait Goulard, debout devant lui. Cela se déroulait en demandes et réponses brèves, Acquaviva interrogeant, comme de juste.

 

– Ravaillac ?

 

– En route.

 

– Averti comment ?

 

– Par une conversation de soldats, à laquelle il ne participait pas, mais dont il n’a pas perdu un mot. Nous ne pouvons être mis en cause.

 

– Bien. Le roi ?

 

– Il a reçu la lettre. Les ordres sont donnés. Il ira, cela ne souffre aucun doute.

 

– Qui lui a remis la lettre ?

 

– Dame Colline Colle. Elle espère bien que cette affaire lui rapportera une forte somme. De ce côté-là encore, nous sommes couverts.

 

– Le grand prévôt ?

 

– Je n’ai pas eu à m’en occuper. Saêtta s’est chargé de la besogne, pour son compte personnel.

 

– Et Concini ?

 

– Lui aussi, il a pris ses dispositions pour être sur les lieux à midi. Il ne lâche pas prise. Plus que jamais, il veut cette jeune fille.

 

– Est-il vraiment épris à ce point ?

 

– Il hait Jehan le Brave au-dessus de tout.

 

– Et c’est surtout lui qu’il vise en s’acharnant après cette fille. Acquaviva se leva et se mit à marcher lentement, la tête inclinée, réfléchissant. Il reprit, comme en se parlant à lui-même :

 

– Ce Concini est un niais ! Jolie sa trouvaille de rendre la liberté à Jehan le Brave pour l’envoyer à Ruilly !… Le fils de Pardaillan, comme son père, est un être exceptionnel. Lorsqu’on se heurte à des hommes pareils et qu’on réussit à les capturer, on les brise sans s’attarder à des raffinements de vengeance. Avec ces hommes prodigieux, une minute gagnée apporte le salut !… Non, non, puisque je le tiens et qu’il me gêne, ce Jehan, je ne serai pas si fou que de le lâcher !

 

Et s’adressant directement à Parfait Goulard, immobile et muet :

 

– Il faut que ce jeune homme ait cessé de vivre avant une heure, faites le nécessaire, à l’instant même.

 

– Vous me faites penser, monseigneur, que Concini a dû donner ses ordres, et moi… j’ai totalement oublié de les révoquer.

 

– Est-ce à dire qu’on a déjà rendu la liberté au prisonnier ? s’inquiéta Acquaviva.

 

– Non, monseigneur, mais je crains qu’il ne soit déjà dans la chambre tournante.

 

– Cruauté bien inutile, mon fils, fit doucement Acquaviva. Allez, faites arrêter ce supplice, s’il en est temps encore.

 

– J’y cours, monseigneur, s’écria Parfait Goulard.

 

Il courut, en effet, à la porte, l’ouvrit toute grande et demeura pétrifié. Pardaillan se dressait devant lui, lui barrant le passage, et l’obligeait à rentrer dans la chambre.

 

*

* *

 

Pardaillan était sorti du cachot de Perrette la Jolie, emmenant la jeune fille qu’il tenait par le bras. Il dit au gardien :

 

– Conduisez-nous à l’étage au-dessous.

 

Et le gardien obéit sans faire d’objection. L’ordre de l’abbesse était formel, en bonne et due forme, il n’avait pas à discuter.

 

À l’étage au-dessous, Pardaillan l’arrêta lui-même devant une porte. Il convient de dire que Perrette venait de lui serrer le bras. Ce qui, probablement, était un signal convenu entre eux.

 

Pardaillan ordonna :

 

– Ouvrez.

 

La porte ouverte, il entra avec Perrette. Il demanda à voix basse :

 

– Lequel de ces deux lits, mon enfant ?

 

– Celui-ci, monsieur. À la tête, pas très haut.

 

Tous deux se penchèrent sur le mur et le palpèrent pouce à pouce, du bout des doigts.

 

– J’y suis, dit tout à coup Pardaillan.

 

Il revint à la porte, l’ouvrit, fit entrer Carcagne, Escargasse et Gringaille et dit au geôlier :

 

– Vous pouvez fermer la porte et vous retirer, mon brave. Je n’ai plus besoin de vous.

 

– Et la prisonnière, monseigneur ?

 

– Elle reste ici, avec moi, dit froidement Pardaillan.

 

– Compris ! murmura le gardien avec un sourire entendu.

 

La porte fermée, le geôlier éloigné, Pardaillan revint au lit et appuya sur un minuscule bouton : une petite porte se démasqua. Ils passèrent.

 

Ils étaient sur ce petit palier sur lequel donnait la porte de la mansarde occupée par Acquaviva. Pardaillan, de ce coup d’œil rapide et sûr qui était le sien, inspectait les lieux. Il vit la porte cadenassée du débarras, il vit celle derrière laquelle Acquaviva s’entretenait avec son lieutenant, il vit enfin l’escalier.

 

Silencieusement, il s’approcha de la porte. Les autres demeurèrent immobiles, ne le quittant pas des yeux, prêts à obéir au moindre geste, Pardaillan approcha de la porte sur la pointe du pied et il reconnut la voix de Parfait Goulard qui disait : « Il hait Jehan le Brave au-dessus de tout ! »

 

Il fit signe aux autres de ne pas bouger ; il se pencha, écouta et entendit toute la fin de cette conversation qui le renseignait sur la situation mortellement critique de son fils.

 

Lorsque Parfait Goulard ouvrit la porte, il le trouva devant lui. Pardaillan avait cette physionomie terrible à force de froideur, qu’il prenait dans les passes critiques ou dans ses moments d’émotion violente. Il avança et le moine dut reculer.

 

Acquaviva se promenait lentement. Il aperçut cet inconnu. Il vit les traits décomposés de son lieutenant. Et il comprit qu’un incident se produisait qui pouvait faire crouler ses combinaisons, qui pouvait être mortel. Il ne perdit pas son sang-froid. Il fit deux pas rapides vers la fenêtre.

 

Pardaillan avait déjà vu cette fenêtre ouverte. Son œil perçant avait déjà plongé au-delà et avait découvert un religieux qui, à une fenêtre de la maison d’angle de la rue de la Vieille-Monnaie, semblait méditer dévotement. Plus vif qu’Acquaviva, il alla à cette fenêtre et tira le rideau.

 

Parfait Goulard voyant la porte démasquée, s’y rua. Il se heurta à Gringaille, Escargasse et Carcagne qui lui barrèrent la route.

 

– Tiens ! C’est frère Parfait Goulard ! railla Gringaille, cet ivrogne de Parfait Goulard !

 

– Et autrement, dit Escargasse aimable, comment va ?

 

– Toujours aussi goinfre ? s’informa Carcagne. Parfait Goulard paya d’audace.

 

– Laissez-moi passer, mes enfants, je suis pressé ! dit-il.

 

– Bon, répondit Gringaille sans bouger d’une semelle, ce n’est pas comme nous. Nous avons le temps.

 

Le moine comprit qu’il était pris. Il coula sur eux un regard fielleux et recula lentement.

 

Pendant ce temps, Acquaviva, très calme, en apparence, disait avec hauteur :

 

– Çà, monsieur, que signifie cette violence envers un inoffensif religieux ? Depuis quand pénètre-t-on ainsi chez les gens ?

 

– Monsieur, dit Pardaillan, avec une froideur terrible, je suis le chevalier de Pardaillan. Ah ! vous comprenez !… Vous allez me conduire à l’instant même auprès de ce jeune homme à qui, d’après ce que je vous ai entendu dire, on inflige je ne sais quel monstrueux supplice. Marchez, monsieur, les instants sont précieux.

 

Acquaviva redressa sa tête pâle et fixa un œil scrutateur sur le chevalier. Il le jaugea, le soupesa, pour ainsi dire, d’un coup d’œil foudroyant. Il croisa ses mains dans les manches de son froc, avec une lenteur sinistre, en homme qui a le temps, lui, et, avec un accent intraduisible :

 

– Ah ! vous êtes monsieur de Pardaillan ! Eh bien, je refuse d’obéir à votre brutale injonction. Je suis curieux de savoir si le preux, le paladin qu’on prétend que vous êtes, osera frapper mortellement un faible vieillard comme moi.

 

Pardaillan comprit que le moine rusé cherchait à gagner du temps. Il se garda bien de donner dans le piège. Il fit un signe aux trois braves. Gringaille et Carcagne saisirent aussitôt frère Parfait Goulard, chacun par un bras. Le faux ivrogne était doué d’une force herculéenne. Il essaya de se dégager. Gringaille lui mit la pointe de son poignard sur la gorge et l’avertit charitablement.

 

– Si tu résistes, ta dernière heure est venue ! Sois raisonnable, frocard, crois-moi.

 

Et Parfait Goulard se le tint pour dit.

 

Pardaillan, lui, avait saisi Acquaviva par le bras et, d’une seule main, en une poussée irrésistible, il le traînait jusqu’à l’escalier qu’il se mit à descendre. En marchant, il s’expliquait de cette voix blanche qui dénotait chez lui une colère froide poussée à l’extrême limite.

 

– Le preux que je suis ne s’abaissera pas à frapper le faible vieillard que vous êtes, non, monsieur. Seulement, faites bien attention à ceci : nous descendons ; si vous ne vous décidez pas, si, par votre faute, mon fils meurt dans je ne sais quels effroyables tourments, je jure Dieu que je vous traîne au Louvre, vous et votre complice, et je dis au roi : « Sire, voici Claude Acquaviva, général des jésuites, qui complote votre mort. Voici son lieutenant, Parfait Goulard, qui s’évertue, dans l’ombre, à armer le bras du fanatique Ravaillac !… » Alors, vos deux têtes tombent. Ce n’est rien, car vous êtes homme de courage, je le vois. Mais c’est aussi l’anéantissement complet de l’ordre dont vous êtes le chef. Et ceci, à vos yeux, c’est tout ! Nous approchons, monsieur.

 

En effet, ils étaient parvenus au rez-de-chaussée. Pardaillan, avec cette prodigieuse intuition qui le favorisait, se dirigeait dans la maison comme s’il l’avait connue.

 

Après avoir averti Acquaviva, il n’ajouta plus un mot. Et ce qu’il avait prévu arriva. Voyant qu’il allait à la porte de sortie, Acquaviva se décida.

 

– Frère Goulard, dit-il de sa voix qui ne trahissait aucune émotion, conduisez-nous auprès du fils de M. de Pardaillan.

 

Et, en lui-même, il ajouta :

 

– Fasse le ciel que nous arrivions à temps, sans quoi c’en est fait de nous. Cet homme tiendra la promesse qu’il vient de faire.

 

C’était sans doute aussi l’opinion de Parfait Goulard, car, dès qu’il eut reçu l’ordre de son chef, il prit les devants en allongeant ses courtes jambes autant qu’il le pouvait.

 

Ils descendirent à la cave, le moine ouvrant des portes invisibles, et ils s’engagèrent dans un étroit couloir. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, ils entendaient un grondement de tonnerre, des roulements formidables, des chocs effroyables qui ébranlaient les murs et, dominant le tout, des hurlements affreux qui semblaient jaillir de la gorge d’on ne savait quelle bête assommée.

 

Livides, la sueur de l’angoisse au front, frissonnants d’horreur, Pardaillan et les trois braves se mirent à courir, entraînant Parfait Goulard qui, d’ailleurs, se laissait faire de bonne grâce.

 

Enfin, le moine s’arrêta. Le vacarme était assourdissant. Les cris se faisaient plus espacés, se changeaient en râles. Le moine saisit un levier à deux mains et le rabattit de toute sa force. On entendit un fort déclic. Il sauta sur un gros bouton et tira dessus. Le mur s’écarta, glissant sur des charnières invisibles. Une large baie, doucement éclairée, se montra.

 

Pardaillan et les trois bondirent.

 

Jehan le Brave était là, courant comme un fou sur une sorte de plateau immobile maintenant, et une énorme masse de fer, une boule monstrueuse, mue par quelque force mystérieuse, roulait avec fracas, bondissait, menaçant à chaque instant de l’écraser.

 

Jehan ne vit pas les visages angoissés qui se penchaient vers lui, il n’entendit pas les voix amies qui l’appelaient, il courait toujours, un souffle rauque aux lèvres, trébuchant, haletant. Il ne voyait et n’entendait que la boule diabolique. Il fuyait éperdument devant elle. Il tournait sur le plateau, il ne semblait pas s’être aperçu qu’il s’était arrêté.

 

Il tournait et il passa à portée de ceux qui le guettaient anxieusement. Quatre bras robustes le happèrent au passage, l’enlevèrent, l’emportèrent, sans connaissance.

 

Et l’infernale boule, par la force de rotation acquise, continua de rouler, de sauter, comme si elle avait réclamé la proie qu’on venait de lui arracher. Puis, fatiguée sans doute elle aussi, elle ralentit son mouvement, sautilla de godet en godet et finit par s’incruster dans un, où elle demeura immobile.

 

L’évanouissement de Jehan fut court. Un peu d’eau aux tempes, quelques gouttes d’un cordial versé par Acquaviva lui-même suffirent à le rappeler à lui.

 

Peut-être aussi que la pensée du danger couru par Bertille, la seule qui fût demeurée lucide dans son esprit, qui l’avait soutenu, lui avait donné la force de soutenir l’épouvantable lutte, peut-être que cette pensée toujours vivante et tenace fit plus que les soins qui lui furent prodigués.

 

Quoi qu’il en soit, il ouvrit des yeux encore troubles et vagues et poussa un soupir.

 

Acquaviva prononça aussitôt :

 

– Il est sauvé !

 

Pardaillan comprit tout ce que sous-entendaient ces mots. Il inclina gravement la tête et dit :

 

– Je ne veux me souvenir que d’une chose, monsieur, c’est que vous n’êtes pour rien dans l’abominable supplice infligé à cet enfant. Allez, monsieur, je vous fais grâce.

 

Et il ajouta avec une intonation grosse de menaces :

 

– Croyez-moi, il est inutile de vous obstiner plus longtemps à chercher à le dépouiller de son bien. Vous ne réussirez pas, je vous le dis et vous pouvez me croire. En outre, il serait prudent à vous de retourner dans votre pays. Je vous réponds de ma discrétion… je n’en dirai pas autant de ma patience.

 

– Votre conseil me paraît bon, dit froidement Acquaviva, et je le suivrai.

 

Et sans ajouter une parole, d’un pas lent mais ferme, il regagna sa mansarde.

 

Jehan regarda autour de lui, comme s’il cherchait toujours, pour l’éviter, la boule fantastique. Il vit Pardaillan penché sur lui. Il vit Perrette qui pleurait et les trois braves bien près de faire comme elle. Il les vit et les reconnut et comprit.

 

Il ne s’étonna pas, il ne remercia pas, il ne demanda pas d’explication, il fut debout à l’instant même et, d’une voix où perçait une angoisse poignante, il demanda :

 

– Quel jour sommes-nous ?

 

– Jeudi, mon enfant, répondit doucement Pardaillan.

 

Une expression de joie s’étendit sur les traits fins du jeune homme. Et avec la même angoisse :

 

– Quelle heure est-il ?

 

– Dix heures et demie du matin, environ.

 

– Ah ! éclata Jehan, en un cri de joie délirante, je le savais bien !… J’arriverai à temps !… Venez, venez !…

 

Et sans plus s’expliquer, sans regarder si on le suivait, à moitié fou, il se rua vers la porte que frère Parfait Goulard ouvrait en ce moment.

 

Étonnés et inquiets, Pardaillan, Perrette, Gringaille, Carcagne et Escargasse se précipitèrent derrière lui.

 

Jehan courut jusqu’à la rue de la Heaumerie. Le grand air semblait l’avoir calmé un peu. Il s’arrêta, hésitant. Il eut vite pris une décision, et très froid, très résolu, répondant à Pardaillan qui l’interrogeait, il déclara énigmatiquement :

 

– Puisqu’il n’est que dix heures et demie, je peux aller d’abord au Louvre !

 

Et il partit en courant vers la rue Saint-Denis. En route, en quelques mots brefs, il mit Pardaillan au courant en lui faisant part de la conversation de Léonora Galigaï avec Concini, qu’il avait entendue lorsqu’il haletait sur le parquet chauffé à blanc.

 

– Ruilly ! s’écria Pardaillan, je comprends maintenant ce que voulait dire le moine. Et il ajouta : il nous faut des chevaux. Passons au Grand-Passe-Partout.

 

– J’y pensais, monsieur, dit Jehan, prouvant ainsi que, malgré l’incohérence apparente de ses gestes, il avait toute sa lucidité.

 

À l’hôtellerie, pendant que Jehan sellait et bridait lui-même son cheval, Pardaillan confiait Perrette aux bons soins de dame Nicole, en lui recommandant de veiller sur elle comme sur sa propre fille. Ensuite il disait quelques mots à Gringaille et les trois braves partaient comme des flèches.

 

À leur tour, Pardaillan et son fils s’élancèrent ventre à terre et, en quelques minutes d’un galop enragé, ils atteignaient le Louvre et prononçaient le mot qui devait leur permettre d’arriver séance tenante auprès du roi.

 

L’ancien manoir royal de Ruilly était une construction isolée qui n’avait rien de seigneurial. On eût dit plutôt une ferme.

 

Il se composait de deux corps de logis séparés par une courette. Derrière ces bâtiments, au milieu des jardins, se dressait une tour ronde, seul vestige des anciennes fortifications du manoir. Le tout était ceinturé de murs épais et très hauts.

 

Les deux corps de logis étaient dans l’enceinte. Le principal à droite, l’autre à gauche et un peu plus en arrière. En façade, du côté de la route, le mur de clôture était coupé à l’angle droit. Cela formait un petit cul-de-sac, au fond duquel l’entrée se trouvait, à droite.

 

Dans ce cul-de-sac, une troupe nombreuse eût pu se dissimuler sans qu’on l’aperçût de la route.

 

Bertille avait été enfermée dans la tour. Visiblement, on avait aménagé là, à la hâte, une chambre à coucher assez confortable. La pièce n’avait pas d’autre issue que la porte lourde, massive. Elle était faiblement éclairée par une étroite meurtrière.

 

Ce jeudi matin, à peu près vers le même moment que Pardaillan se dirigeait vers la prison, la porte du cachot de Bertille s’ouvrit. Une femme entra. C’était Léonora Galigaï.

 

Elle s’arrêta devant la jeune fille et, sans prononcer une parole, la contempla longuement. Et à mesure qu’elle la regardait, ses traits prenaient une expression si froide, si implacable que, si vaillante qu’elle fût, Bertille sentit un froid glacial la pénétrer jusqu’aux moelles. Elle venait de lire sa condamnation dans les yeux de Léonora. Elle fit un pas en arrière et pencha la tête, pensive.

 

Bientôt elle la redressa et se raidissant :

 

– Madame, dit-elle de sa voix harmonieuse, hier, vous m’avez sauvé plus que la vie et je vous ai bénie. Aujourd’hui, je vois que je n’ai fait que changer de prison. Je sens, je devine que je suis détenue ici par votre ordre, que je suis entre vos mains. Je viens de voir dans vos yeux que vous me haïssez de haine mortelle. Pourquoi ? Que vous ai-je fait ? Qui êtes-vous ?…

 

Sans répondre encore, Léonora prit un siège et s’assit tranquillement, avec une aisance admirable, elle indiqua de la main un autre siège à Bertille, stupéfaite de ne plus la reconnaître.

 

Et en effet, Léonora n’était plus reconnaissable. Son visage qui avait paru si menaçant l’instant d’avant n’exprimait plus maintenant qu’une mélancolique résignation. D’une voix lasse, morne, et cependant douce et enveloppante, avec un air de franchise et de confusion supérieurement joué :

 

– Pardonnez-moi, mademoiselle, dit-elle, je viens d’avoir une mauvaise pensée. En vous voyant si jeune, si pure, si radieusement belle, et moi laide ! oh ! si laide ! affreuse, difforme, oui, je l’avoue et vous en demande encore pardon, je n’ai pu me défendre d’éprouver contre vous un sentiment qui ressemblait à de la haine.

 

Et ceci avait été dit avec un accent si humble, si déchirant, que Bertille se sentit remuée jusqu’au fond des entrailles. Léonora reprit :

 

– Pourquoi ce sentiment vil m’a effleurée ? Vous allez le comprendre, mademoiselle. Vous avez devant vous la femme de l’homme qui vous poursuit de sa passion brutale, la femme de Concini !

 

Bertille frissonna et recula d’instinct.

 

– Oh ! rassurez-vous, dit Léonora avec un sourire douloureux, je n’ai aucun motif de haine contre vous. Ce n’est pas de votre faute si vous êtes belle et si Concini s’est épris de vous. Je sais que vous ne l’aimez pas. Votre cœur est pris ailleurs et vous êtes, je le crois, de celles qui ne se reprennent plus quand elles se sont données une fois. Je n’ai pas à vous en vouloir, à vous, je sais que Concini ne vous inspire que de l’horreur.

 

Et lentement, en la fascinant de sa pensée secrète :

 

– Une insurmontable horreur !… une horreur telle que, entre son baiser et la mort, vous n’hésiteriez pas à choisir…

 

– Cent fois la mort plutôt, madame ! interrompit Bertille en un cri de révolte superbe.

 

Léonora eut un mince sourire et approuva doucement de la tête.

 

– Oui, murmura-t-elle, comme se parlant à elle-même, j’avais bien jugé cette noble fille !… Et j’ai pu être assez mauvaise pour la détester une seconde !

 

– Je vous en prie, madame, dit généreusement Bertille, ne pensez plus à ce moment d’égarement, naturel en somme !

 

– Aussi bonne, aussi généreuse que belle ! murmura Léonora attendrie.

 

Et refoulant son émotion, elle reprit :

 

– Vous n’aimez pas Concini, mademoiselle. Moi, telle que vous me voyez faite, je n’aime, n’ai jamais aimé et n’aimerai jamais que lui ! Concini, c’est mon soleil, mon Dieu, ma vie, mon tout !… Pour un sourire de lui, je vendrais mon âme !… Comme vous, je préférerais cent fois la mort au baiser d’un autre que mon Concini !… Et lui, mademoiselle, et ceci, voyez-vous, est affreux au-dessus de tout, lui, il ne m’aime pas, ne m’a jamais aimée… ne m’aimera jamais !…

 

Ah ! elle ne jouait pas la comédie en ce moment, je vous jure ! Elle laissait saigner son cœur à nu et sa douleur était si poignante, si sincère, que Bertille, bouleversée, balbutia :

 

– Pauvre femme !

 

– Vous me plaignez, mademoiselle, et en effet, il n’est pas de créature plus misérable et plus à plaindre que moi. Il n’est pas de supplice comparable à celui que j’endure depuis de longues et douloureuses années. Il n’est pas de tourment pire que d’aimer, de toute sa chair, de toute son âme, de toute sa pensée, qui ne vous aime pas et ne vous aimera jamais !

 

– Pourquoi désespérer ? fit doucement Bertille. Un amour aussi sincère, aussi absolu que le vôtre, madame, finit toujours par triompher.

 

Léonora secoua douloureusement la tête.

 

– Je l’ai cru, dit-elle d’une voix morne, je n’espère plus ! Et s’animant :

 

– Vous ne savez pas tout. Je suis jalouse !… Jalouse à en perdre la raison !… Mon Concino a beau ne pas m’aimer… il est à moi quand même, puisqu’il est mon époux, et j’entends le garder envers et contre toutes… surtout envers et contre lui-même, hélas ! Et ma vie, déjà si triste, si sombre, s’assombrit encore de cette lutte sournoise, opiniâtre, angoissante, de tous les instants, contre les trahisons toujours possibles de Concini… Combien de trahisons aussi je n’ai pu deviner et empêcher !… Concini seul le sait. Et je l’aime malgré tout !…

 

– Je vous plains de toute mon âme, madame !… Par un effort puissant, Léonora parut se calmer.

 

– Je vous ai fait ces aveux pour vous faire comprendre pourquoi j’ai voulu vous arracher à l’étreinte de Concini. Je ne vous connaissais pas, vous m’étiez indifférente. Vous m’avez remerciée… Vous ne me devez rien. Ce que j’en ai fait, ce n’est pas pour vous. C’est pour moi-même. Comprenez-vous ?

 

– Je comprends, madame.

 

– Vous avez cru que je voulais vous garder ici prisonnière. Je ne vous en veux pas. C’est tout naturel. Vous vous êtes trompée, cependant. Mon intention était de vous tenir cachée ici jusqu’à ce que Concini vous ait oubliée… Et il oublie vite, Concini.

 

Bertille se leva palpitante d’espoir :

 

– Quoi ! madame, vous auriez cette générosité ?… Vous consentez à m’ouvrir cette porte ?

 

– J’ai dit que c’était mon intention, rectifia Léonora. Aujourd’hui, hélas ! je ne peux plus le faire.

 

La joie de Bertille s’éteignit. Un pressentiment sinistre la courba angoissée. Elle suffoqua :

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que, fit Léonora avec une lenteur calculée, parce que Concini a été plus adroit et plus rusé que moi… Parce que lorsque je suis arrivée tout à l’heure, pour vous rassurer, j’ai trouvé la maison gardée… Parce que derrière cette porte sont des hommes à Concini… des hommes qui me poignarderaient sans hésiter, si je tentais de vous faire sortir… Parce que, enfin, Concini vient pour vous prendre et que tout à l’heure, dans un instant, dans quelques minutes, il sera ici !…

 

Bertille jeta autour d’elle un regard désespéré.

 

– Je suis perdue, murmura-t-elle. Et pas une arme… rien, rien qui puisse m’arracher à la souillure.

 

Léonora eut un sourire livide et insista impitoyablement :

 

– Oui, vous êtes irrémissiblement perdue, puisque je n’ai pu vous sauver.

 

– Oh ! la mort ! la mort plutôt que le déshonneur ! cria Bertille en crispant ses mains blanches d’un air hagard.

 

Le sourire de Léonora se fit plus aigu. Elle se leva, fouilla dans son corsage et lentement :

 

– À défaut de la vie que je ne puis vous sauver, hélas ! je puis sauver votre honneur ! Le voulez-vous, mademoiselle ?

 

D’un bond, Bertille fut sur elle, elle saisit sa main qu’elle étreignit convulsivement et avec une exaltation qui fit frissonner de joie Léonora :

 

– Si je le veux ! Parlez, madame, parlez, de grâce !

 

Léonora sortit la main de son corsage. Elle tenait un minuscule flacon :

 

– Avec ceci, dit-elle froidement, vous êtes maîtresse de votre sort. Deux gouttes de cette liqueur… et vous échappez à Concini.

 

– Ah ! donnez, madame ! s’écria Bertille en saisissant avidement le flacon.

 

Léonora la fixa une seconde et avec une intonation étrange :

 

– J’aurais voulu faire davantage, dit-elle, mais on ne fait pas toujours comme on veut.

 

Bertille, maintenant qu’elle était sûre d’échapper à Concini… par la mort… avait retrouvé son sang-froid. Avec un calme très digne, qui frappa la Galigaï, toute cuirassée qu’elle fût, elle répondit :

 

– Le service que vous me rendez, madame, n’a pas de prix. J’aurais mauvaise grâce à ne pas m’en contenter.

 

Léonora l’enveloppa d’un dernier coup d’œil aigu, s’inclina profondément et avec un accent apitoyé :

 

– Adieu, mademoiselle !

 

Bertille rendit gracieusement la révérence et de sa voix chantante, qui ne tremblait pas, d’un air de profonde gratitude, elle dit :

 

– Adieu, madame ! Et soyez bénie !

 

Léonora se coula dehors, comme une ombre qui s’évapore.

 

Derrière cette porte, soi-disant si bien gardée, il n’y avait personne. Elle ne fermait même pas à clé, cette porte. Il n’y avait qu’un verrou de taille respectable, il est vrai, qu’elle poussa soigneusement.

 

Et d’un pas lent, elle s’éloigna, livide, sinistre, spectrale. Au fond du jardin, il y avait une porte qui donnait sur la campagne, derrière le mur de clôture de l’abbaye Saint-Antoine. Ce fut par là qu’elle sortit.

 

Une litière très simple, sans autre escorte que deux laquais sans livrée attendait là. Elle y monta. La litière partit à l’instant, mollement balancée par le pas cadencé des mules. À l’intérieur, étendue sur les coussins, un sourire terrible aux lèvres, Léonora songeait :

 

– Oui, certes, j’aurais voulu faire davantage !… J’aurais voulu lui manger le cœur !… Comme je voudrais le manger à toutes celles qui m’écrasent de leur beauté et me volent le cœur de leur Concino !… Mais je n’avais pas le temps. Concini va venir… Va, Concinetto mio va ! cours ! vole, sur la route de Charenton !… J’ai passé là, avant toi, Concino ! Ce qui fait que tes bras tendus, que la passion fera trembler, n’enlaceront qu’un cadavre !… Et tu ne pourras pas dire que c’est moi qui l’ai tuée, celle-là !

 

LXXV

 

Il était près de midi. Le soleil, presque au zénith, incendiait la plaine. Une chaleur lourde montait de la terre gercée. La campagne était déserte, silencieuse. C’était l’heure de la sieste.

 

Près de la porte d’entrée de l’ancien manoir de Ruilly, au fond de ce renfoncement si propice à une embuscade, un homme se tenait blotti contre une des énormes bornes qui flanquaient la porte cochère. C’était Ravaillac. Il était là, à l’affût, depuis dix heures du matin. Sa main droite, sous le pourpoint, se crispait sur le manche du couteau qui y était caché. Ses yeux, brûlants d’un feu sombre, dévoraient la route, semblaient appeler la victime.

 

Près de la porte Saint-Antoine, hors de l’enceinte, Saêtta se tenait dissimulé derrière une masure, à quelques pas d’un cheval tout sellé, qui broutait une herbe rare. Lui aussi, comme Ravaillac, il dardait sur la porte des yeux de braise.

 

Un carrosse attelé de six vigoureux chevaux franchit la porte à une allure folle, disparut comme un météore sur la route de Charenton, roulant à fond de train vers Ruilly.

 

– Le roi ! songea Saêtta, dont les rudes traits s’illuminèrent d’une joie frénétique.

 

Et tout aussitôt, avec un froncement de sourcils inquiet :

 

– Pourvu qu’il vienne !… Par la madonnaccia ! si Concini s’est joué de moi à ce point, je veux !… Non !… le voici !…

 

Deux cavaliers venaient de sortir et, en un galop d’enfer, semblaient voler sur les traces du carrosse qui, cependant, maintenait son avance. Malgré la chaleur accablante, ces deux cavaliers avaient le manteau relevé jusqu’aux yeux. Ce n’était pas pour surprendre Saêtta, qui était lui-même enveloppé des pieds à la tête.

 

D’ailleurs, malgré les manteaux, il reconnut parfaitement les deux cavaliers, il faut croire, car il grinça, dans un nouvel accès de joie plus sauvage :

 

– Jehan !… Va, petit !… Cours au-devant de ton destin ! Cette fois-ci nul ne pourra te sauver ! Pas même ton compagnon qui, j’imagine, n’est autre que le sire de Pardaillan, ton père !…

 

Il courut à la porte qu’il franchit et se glissa le long du sombre colosse de pierre qu’on appelait la Bastille. Son regard perçant fouilla la rue Saint-Antoine et découvrit une troupe de cavaliers qui s’avançaient au galop. Il revint à la masure, sauta sur son cheval, et se lança à fond de train dans le faubourg.

 

À cette époque, le faubourg Saint-Antoine, moins bien partagé que les autres faubourgs de la capitale, n’existait pour ainsi dire pas. Depuis la porte jusqu’à l’abbaye, c’était la campagne, piquée, çà et là, de rares chaumières. Le faubourg ne commençait qu’un peu avant d’arriver à l’abbaye et ne s’étendait guère plus loin qu’elle. À proprement parler, c’était une petite agglomération qui occupait un côté de la route, l’abbaye occupant l’autre.

 

Saêtta s’arrêta à la première maison du faubourg. Derrière le mur de clôture de cette maison, invisibles de la route, se tenaient dissimulés Concini, Roquetaille, Eynaus et Longval, à la tête d’une vingtaine d’estafiers.

 

– Eh bien ? interrogea vivement Concini en italien.

 

– Il vient de passer, dans son carrosse. Jehan et son père le suivent de près. Ils arriveront trop tard. Le grand prévôt sort de la ville. Il arrivera à temps pour arrêter Jehan, lui.

 

Concini paraissait sombre et préoccupé. Il gronda sourdement :

 

– Qui sait si je n’ai pas fait la pire des folies en le laissant aller… Je le tenais si bien !

 

– Eh ! monseigneur, ricana Saêtta, radieux, il aura reculé pour mieux sauter. Son compte est bon, je vous en réponds.

 

Concini ne se dérida pas.

 

– Attendons, dit-il laconiquement.

 

– L’attente ne fut pas longue. Bientôt un homme accourut ventre à terre. Il haleta :

 

– C’est fait, monseigneur ! L’homme a frappé. Un coup a suffi. Le chemin est libre !

 

Celui qui s’exprimait avec cette indifférence cynique était un comparse quelconque. Il ignorait que l’homme qu’il avait vu assassiner était le roi. De tous les hommes qui entouraient Concini, aucun, à part Saêtta, ne connaissait la terrible vérité. Tous croyaient qu’il s’agissait de Jehan le Brave et de sa donzelle qu’on allait lui souffler après l’avoir meurtri.

 

Concini se fit donner des détails. L’homme ne savait pas grand-chose : il avait vu un carrosse s’arrêter devant l’entrée du manoir. Un grand diable avait bondi à la portière et avait frappé un coup, rien qu’un coup, asséné de main de maître par exemple. Après le coup, il avait entendu un cri déchirant. Suivant ses instructions, il s’était empressé d’accourir aviser monseigneur.

 

Ces renseignements étaient en somme assez vagues. Ils suffirent à Concini cependant. Son visage s’illumina d’une expression d’orgueil immense. Il se redressa de toute sa hauteur et rugit en lui-même :

 

– Enfin !… Je suis le maître !…

 

Et tout haut, sur un ton de commandement :

 

– En route, messieurs, en route !

 

Et il s’élança ventre à terre, suivi de toute sa troupe, coupant au plus court, droit à travers champs.

 

En quelques minutes, il parvint à cette porte de derrière par où était sortie la Galigaï quelques heures plus tôt. Il laissa dehors cinq ou six hommes, chargés de garder les chevaux, et pénétra avec le reste de sa troupe.

 

– Monseigneur, dit Saêtta avec cette familiarité narquoise qu’il affectait, pendant que vous allez cueillir votre jolie petite pie au nid, je vais faire un tour du côté de l’entrée. Je veux savoir ce que devient Jehan ! C’est la seule chose qui m’intéresse, moi !

 

Ils étaient arrivés à la tour. Concini répondit par un signe de tête et, pendant que Saêtta poursuivait son chemin d’un pas dégagé, il tira le verrou d’une main tremblante et entra.

 

Depuis le départ de Léonora, Bertille attendait cette minute avec le calme stoïque d’une résolution inébranlable. Elle ne se trouva donc pas prise au dépourvu. Elle fut à l’instant debout. Sa main alla chercher dans son corsage le poison. Et elle se tint prête.

 

Concini avait repoussé la porte du pied, sans la fermer. Dehors, ses estafiers riaient et plaisantaient, menaient grand tapage, comme chez eux. Il ne craignait donc pas qu’elle pût lui échapper.

 

Il se campa devant elle, sans dire un mot, et il se mit à rire, d’un rire hideux, formidable, plus terrifiant que la plus effroyable des menaces.

 

Brusquement, le rire s’arrêta, se changea en un rictus grimaçant, ses traits se durcirent, une flamme s’alluma dans ses prunelles sombres ; il étendit la main, la laissa tomber sur l’épaule de la jeune fille, très pâle, mais droite et résolue, et il gronda d’une voix qui n’avait plus rien d’humain :

 

– Je te prends…

 

Bertille ne faiblit pas. Elle murmura très bas :

 

– Adieu Jehan !… Adieu la vie !… Adieu l’amour !…

 

Et d’un geste prompt comme l’éclair, sans que Concini stupéfait, songeât à l’arrêter, elle porta à ses lèvres le mignon petit flacon que lui avait donné Léonora, avec le regret de ne pouvoir faire davantage.

 

*

* *

 

Le carrosse royal que nous avons vu, franchissant la porte Saint-Antoine, à une allure folle, était parvenu à l’ancien manoir royal. Depuis la tentative de Saint-Germain-des-Prés, avortée grâce à l’intervention de Pardaillan et de son fils, le carrosse du roi, quand il devait sortir de la ville, était attelé de six chevaux, avec deux postillons en tête.

 

Le carrosse s’engagea dans le petit cul-de-sac et s’arrêta devant la porte cochère. À ce moment une voix, partie de l’intérieur, lança un retentissant :

 

– Ventre-saint-gris !

 

Ravaillac bondit hors de son trou. Il posa le pied sur le moyeu de la roue, plongea le buste à travers la portière ouverte, leva le bras armé d’un couteau et l’abattit en un geste foudroyant. Un cri déchirant suivit presque immédiatement le geste de mort.

 

Ceci, c’était ce que l’homme de Concini avait vu et qu’il s’était hâté d’aller rapporter à son maître.

 

Voici ce qu’il aurait vu, s’il s’était moins pressé.

 

Le poing de Ravaillac fut saisi au passage par une main de fer qui l’immobilisa sans effort. En même temps, une voix très calme disait sur un ton de douloureux reproche :

 

– Comment, Jean-François, tu me veux meurtrir ?…

 

Et c’était Ravaillac qui, stupide d’horreur, en reconnaissant Jehan le Brave qui lui parlait ainsi, avait poussé ce cri terrible que l’homme aux aguets avait pris pour le cri de la victime qu’on égorge.

 

Dans le carrosse royal où son buste demeurait engagé, Ravaillac, de ses yeux égarés, cherchait vainement celui qu’il avait voulu frapper : le roi, qui ne s’y trouvait pas.

 

Il n’y avait là que Pardaillan, dont la main comme un étau, s’était abattue sur le poignet de l’assassin et le maintenait rudement, Jehan le Brave, qui le regardait fixement, sans faire un mouvement, et enfin Escargasse qui, avec son accent provençal, venait de lancer ce : « Ventre-saint-gris ! », destiné à faire croire à la présence du roi.

 

– Monsieur Jehan le Brave ! hoqueta Ravaillac. Je suis maudit !

 

Il demeurait là, pétrifié, hagard, regardant Jehan avec des yeux de fou. Pardaillan le lâcha, sûr qu’il ne chercherait pas à se sauver. Et, en effet, il ne bougea pas.

 

À ce moment, les deux cavaliers que Saêtta avait pris pour Jehan et son père, s’arrêtèrent près du carrosse. Gringaille et Carcagne, affublés des manteaux et des chapeaux de Pardaillan et de Jehan, mirent pied à terre.

 

– Chef, informa Gringaille, les archers nous suivent ! Ils seront ici avant un quart d’heure !

 

Jehan répondit par un signe de tête. Il ouvrit la portière et ils descendirent tous les trois.

 

Ravaillac recula devant eux, mais ne chercha pas à fuir. Il vivait une minute d’affolement terrible. Avec un morne désespoir, il répéta :

 

– C’est la deuxième fois que je lève le couteau sur mon bienfaiteur !… La malédiction est sur moi !…

 

– C’est donc ma mort que tu veux ? demanda Jehan. Ravaillac ouvrit des yeux de plus en plus égarés. Il ne comprenait pas. Mais il eut un geste de protestation d’une évidente sincérité. Doucement, Jehan expliqua :

 

– Une fois déjà tu as voulu frapper le roi… Et le grand prévôt est arrivé pour m’arrêter, moi. Aujourd’hui, tu as recommencé. Écoute… Entends-tu cette galopade enragée ?… C’est le grand prévôt qui accourt encore pour me saisir et me livrer au bourreau… Parce que les gens qui te poussent, malheureux, ont décidé que c’est moi qui payerai ton forfait. En sorte que si tu recommences, si tu réussis enfin, c’est moi que tu frapperas à mort par contre-coup.

 

– Oh ! râla Ravaillac, est-ce possible ?… Mais je parlerai… Je dirai…

 

– Tu diras la vérité, interrompit Jehan avec rudesse. Soit. Tu seras saisi, jeté dans quelque oubliette… Et tu ne me sauveras pas pour cela.

 

Et plus doucement, il ajouta :

 

– Le seul moyen de me sauver est de renoncer à l’abominable meurtre que tu médites. Jusqu’ici tu ne savais pas. Maintenant, te voilà averti et je te demande : que vas-tu faire, Ravaillac ?… Vas-tu t’obstiner ?… Pour satisfaire ton homicide folie, voueras-tu à l’effroyable supplice des régicides l’homme qui t’a sauvé la vie et fut toujours bon pour toi ? Parle !

 

Ravaillac laissa tomber sa tête sur sa poitrine en répétant machinalement :

 

– La malédiction est sur moi !…

 

Un combat poignant semblait se livrer en lui. Évidemment l’idée que son bienfaiteur pouvait payer de sa vie son crime, à lui, Ravaillac, lui était insupportable. Mais renoncer à son projet, n’était-ce pas se vouer aux flammes éternelles ? Telle était la redoutable question qu’il se posait.

 

Et comme l’impression produite en lui par sa vision récente était encore trop fraîche pour s’être dissipée, ou simplement atténuée, il la résolut par l’affirmative. Pardaillan et Jehan, qui suivaient avec étonnement les phases de cette lutte qu’ils ne pouvaient comprendre, l’entendirent murmurer, avec quelle terreur :

 

– C’est la damnation !… La damnation éternelle… quoi que je fasse !… Alors ?…

 

Enfin, il redressa la tête. Ses traits ravagés s’apaisèrent, prirent une expression de sacrifice douloureux, et tandis que deux larmes brûlantes roulaient lentement dans sa barbe broussailleuse, il dit, très doucement :

 

– C’est bien. Je pars à l’instant… Je retourne à Angoulême, sans regarder derrière moi !… Adieu !…

 

Et sans ajouter une parole, sans s’attarder plus longtemps, il partit, sans tourner la tête, comme il avait dit.

 

Pardaillan le rejoignit en quelques enjambées et lui glissa une bourse dans la main, en disant :

 

– Pour vivre en route.

 

Ravaillac ne parut pas remarquer ce geste généreux. Le dos courbé, serrant machinalement dans sa main crispée l’offrande de Pardaillan, il s’éloigna dans la direction de Charenton, d’un pas lent, lourd, les épaules secouées de sanglots convulsifs.

 

– Ouf ! soupira Jehan, enfin le voilà parti !

 

– Fasse le ciel qu’il ne change pas d’idée en route, ajouta Pardaillan.

 

– Nous avons fait tout ce qu’il était humainement possible de faire… à moins de le livrer, répliqua Jehan.

 

Et avec un bon sourire :

 

– Maintenant que les affaires du roi sont réglées, j’ai bien acquis, je pense, le droit de m’occuper un peu des miennes. Que vous en semble, monsieur ?

 

Pour toute réponse, Pardaillan se dirigea vers la porte du manoir. Cette porte s’ouvrit d’elle-même, comme il allongeait la main. Et Saêtta, qui venait d’ouvrir à l’intérieur, se montra dans l’encadrement.

 

– Tiens ! fit Pardaillan d’un air railleur, il signor Guido Lupini !

 

– Saêtta ! rugit Jehan. Pardieu ! du moment que les assassins sont apostés pour me meurtrir, du moment que les sbires accourent pour me saisir, je me disais que tu ne pouvais manquer à la fête !

 

En même temps qu’ils parlaient, Pardaillan et Jehan avaient franchi le seuil de la porte, sans laisser à Saêtta, surpris, le temps de la repousser.

 

Les hommes de Concini se trouvaient avec lui à la tour, derrière le corps de logis. Ils ne pouvaient voir ce qui se passait à la porte. Saêtta le savait bien. Il n’aurait eu qu’à appeler pour qu’on accourût à son secours. Mais Saêtta était brave. Il connaissait trop bien Jehan, qu’il avait élevé, et la réputation de chevaleresque loyauté de Pardaillan lui était bien connue aussi.

 

Saêtta se trouvait en présence de cinq hommes. Mais il savait que ces cinq hommes ne le chargeraient pas ensemble. Par le fait son épée ne rencontrerait qu’une épée. Or, Saêtta, qui avait dénoncé plusieurs fois Jehan, Saêtta, qui venait d’avertir le grand prévôt, lequel accourait à bride abattue, Saêtta se fût cru déshonoré en appelant à l’aide alors qu’il n’avait qu’un adversaire à la fois devant lui.

 

Saêtta n’appela pas. Il recula de deux pas et dégaina en se disant :

 

– Que je tienne seulement deux minutes et le grand prévôt sera là. Alors, si le roi est mort – ce qui ne me paraît pas prouvé, car tout est bien calme dans ce carrosse – Jehan est pris. Sinon je donne le temps à Concini d’enlever la petite, et, par elle, je tiens mon Jehan !

 

Tout ceci, bien entendu, passa dans son esprit avec l’instantanéité d’un éclair.

 

Quant à Jehan, il est probable qu’il n’avait pas l’intention de croiser le fer avec Saêtta. Mais celui-ci avait dégainé et était tombé en garde avec autant d’aisance que s’il avait été sur les planches de la salle d’armes. Il n’en fallut pas plus. Avant d’avoir réfléchi, les deux fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.

 

Contrairement aux habitudes de l’époque, la lutte entre les deux hommes, qui connaissaient mutuellement leur jeu à fond, fut silencieuse. Sous son apparence froide et résolue, Saêtta ne laissait pas que d’être inquiet. Jehan lui avait dit avoir reçu quelques leçons de son père. Jusqu’à ce jour, il avait été certain de sa supériorité. Maintenant, il doutait. Mais comme il ne s’agissait pas pour lui de tuer Jehan, mais de gagner du temps, il espérait quand même réussir.

 

Jehan, lui, au contraire, avait hâte d’en finir. Il trouvait qu’il avait trop perdu de temps déjà. Midi venait de sonner. Concini était là – la présence de Saêtta le prouvait – et Bertille se trouvait menacée. Une seconde perdue pouvait être fatale à la jeune fille. Il alla droit à son but. Par une série de coups amenés avec une rapidité foudroyante, il lia l’épée de son adversaire et la fit sauter.

 

– Vacca madonna ! blasphéma Saêtta.

 

Et il fit un mouvement pour s’élancer, ramasser son épée. Jehan lui mit la pointe de sa rapière sur la gorge et prononça froidement :

 

– Si tu bouges, tu es mort !

 

Saêtta croisa ses bras sur sa poitrine, baissa la tête, et, avec un accent intraduisible :

 

– C’est bien, dit-il, tue-moi !

 

Jehan secoua la tête et fit signe à Gringaille à qui il glissa quelques mots. Et sans plus s’occuper de Saêtta, il s’élança, suivi de Pardaillan, en criant :

 

– Bertille !… Bertille !… Me voici !…

 

LXXVI

 

À ce moment, Bertille portait à ses lèvres le poison de la Galigaï. Un centième de seconde plus, et il eût été trop tard. Elle n’acheva pas le geste. D’un brusque mouvement elle échappa à l’étreinte de Concini et cet appel fusa de ses lèvres qui venaient de frôler la mort :

 

– À moi ! Jehan !… À moi !…

 

– Me voici ! répondit la voix de Jehan, plus proche. Concini, lui aussi, avait entendu et reconnu la voix de Jehan. Il rugit :

 

– Le truand d’enfer !… Il n’est donc pas arrêté, sang du Christ ! Et laissant Bertille, il se rua sur la porte, sortit, poussa le verrou et fonça tête baissée, l’épée au poing.

 

Autour de lui, c’était un grouillement, des grognements, des jurons, des blasphèmes… des plaintes et des râles aussi. Il lui fut impossible de s’écarter de la porte. Et stupide, échevelé, livide, rugissant de fureur impuissante, il dut assister à la lutte épique sans y prendre part.

 

Jehan et Pardaillan s’avançaient côte à côte, d’un pas ferme, sans dévier d’une ligne. Jehan avait tout de suite guigné Concini contre la porte. Et toute inquiétude au sujet de Bertille s’était évanouie. Allons, Dieu merci, il arrivait à temps ! Quant aux dix-huit estafiers qui lui barraient la route, ils ne comptaient pas pour lui. Il ne les voyait peut-être pas. Il avançait toujours, avec une hâte méthodique, sûr d’arriver.

 

Ils avançaient tous les deux. Ils avaient tous les deux l’épée à la main, mais ils la tenaient par la lame et frappaient du pommeau, à coup de massue. Et à chaque coup, un homme tombait. Roquetaille gisait, le crâne fendu. Eynaus avait les côtes défoncées. Longval râlait, assommé. D’autres s’affaissaient tour à tour et les deux massues vivantes continuaient imperturbablement leur marche en avant, sans dévier d’un pouce.

 

Les coupe-jarrets de Concini, exaspérés par l’offensive de ces deux hommes, tenaient bon cependant. L’humiliation de voir qu’ils ne daignaient même pas se servir de la pointe de leurs épées les rendait enragés.

 

Ils furent servis à souhait. Gringaille, Escargasse et Carcagne arrivèrent à la rescousse. Et dame, eux, ils se servaient de la pointe de leurs formidables colichemardes. Et ils s’en servaient assez proprement.

 

La partie ne devenait plus égale : les assassins ne se trouvaient guère plus de deux contre un. Ce n’était plus tenable. Quelques-uns lâchèrent pied et filèrent comme des lièvres vers les chevaux.

 

Pardaillan rengaina. Seulement, il saisit les deux estafiers les plus proches par la nuque, les écarta d’une irrésistible saccade et les rapprocha en un mouvement rapide et rythmé. La manœuvre lui était familière… seulement il fallait avoir sa poigne de fer pour l’exécuter. Les deux crânes se heurtèrent violemment et rendirent un son creux de noix choquées. Plusieurs fois de suite, il en fut ainsi, après quoi Pardaillan les lâcha en disant :

 

– Allez-vous-en drôles ! et n’y revenez pas !

 

Et je vous prie de croire qu’ils ne se le firent pas dire deux fois.

 

C’était fini maintenant. Concini se trouvait seul devant la porte. Jehan marcha à lui. Ils avaient tous les deux l’épée à la main. Si Concini avait croisé le fer, c’en était fait de lui. Mais Concini ne bougea pas. Non pas qu’il fût lâche. Mais la stupeur, une stupeur prodigieuse, le paralysait. Concini ne croisa pas le fer parce qu’il n’y pensa pas, voilà tout.

 

Alors, voyant cela, Jehan se contenta de l’écarter d’une main. Mais ce simple geste fut animé d’une force telle que Concini alla rouler à quelques pas et demeura étourdi sur le sol. Quand il reprit ses esprits, les trois braves le tenaient solidement et il vit qu’il était leur prisonnier… et il n’était pas de force à leur échapper.

 

Alors, Concini baissa la tête, et deux larmes, larmes de honte et de rage impuissante, coulèrent sur ses joues brunies.

 

Et à ce moment, Jehan reparut, tenant dans ses bras Bertille délivrée. Et ils se souriaient doucement tous les deux, se regardaient droit dans les yeux, se disaient, sans parler, des choses infiniment douces, semblant avoir oublié toute la terre.

 

À ce moment aussi, des coups formidables ébranlèrent la porte cochère que les trois avaient cadenassée ; à ce moment enfin, un homme, couvert de sueur et de poussière, s’arrêta devant Concini et, la voix haletante :

 

– Monseigneur, dit-il en s’inclinant, madame m’envoie vous avertir que le roi est sorti du Louvre à midi !… Le roi vient ici, monseigneur, dans un instant, il sera à cette porte !

 

Concini leva sur Jehan, qui avait entendu, des yeux où luisait une flamme de folie. Ses lèvres, blêmies, s’agitèrent sans proférer aucun son et secouant la tête d’un air farouche, il croisa ses bras sur la poitrine et attendit sans bouger.

 

Jehan avait entendu et compris. Il regarda tour à tour Bertille qui lui souriait, Pardaillan qui le fixait d’un air froid et sa résolution fut prise.

 

Il fit un signe à ses trois compagnons qui s’écartèrent de Concini et dit :

 

– Sauve-toi, Concini ! Va, je te fais grâce !…

 

Le sourire de Bertille se fit plus doux, plus enveloppant. L’œil froid de Pardaillan pétilla.

 

Concini le regarda d’un air effaré et grinça :

 

– Moi, je ne te fais pas grâce !

 

– Je l’espère bien, répliqua Jehan sur un ton de mépris écrasant. Sauve-toi ! Je te fais grâce quand même. Sauve-toi !…

 

Et Concini se sauva, en effet, plus pour s’arracher à l’effet de ces deux mots : « sauve-toi ! » qui le frappaient comme un soufflet ignominieux, que pour se soustraire à une arrestation imminente.

 

Alors, Jehan s’adressant à Bertille, dit avec une douceur pénétrante ce seul mot :

 

– Venez !

 

Et Bertille le suivit docilement, la figure rayonnante d’une adorable confiance.

 

Pardaillan et Jehan se placèrent de chaque côté de la jeune fille et se dirigèrent vers cette porte que les gens du grand prévôt s’efforçaient de jeter bas. Carcagne, Escargasse et Gringaille fermaient la marche. Tous avaient la rapière au poing, tous étaient couverts de sang et de poussière, avec des vêtements en lambeaux et des visages étincelants qui eussent fait reculer les plus résolus.

 

Jehan tira lui-même les verrous, les barres et les chaînes et ouvrit la porte toute grande. Et ils apparurent si formidables que Neuvy, qui déjà s’avançait la main tendue, recula de trois pas.

 

Le carrosse royal était toujours là. Le cocher et deux postillons attendaient à leurs postes, raides, immobiles, impassibles, indifférents, en apparence, à tout ce qui se passait autour d’eux.

 

Ce fut vers ce carrosse que Jehan et Pardaillan conduisirent la jeune fille.

 

Le grand prévôt s’était ressaisi. Il se dressa devant la portière comme pour en interdire l’accès, et la main tendue, un sourire de joie triomphant aux lèvres, il formula d’un ton rude :

 

– Au nom du roi, je vous arrête !…

 

Jehan ne répondit pas. Il tenait son épée de la main droite. Il la passa vivement dans la main gauche et, comme il avait fait pour Concini, d’un revers de main d’une force irrésistible, il écarta Neuvy, qui alla rouler au milieu de ses archers. Ceci fait, il ouvrit la portière et, toujours avec la même douceur enveloppante, dit :

 

– Montez !

 

Et toujours docile, Bertille monta en l’enivrant de son sourire radieux.

 

Pendant ce temps, Neuvy, écumant de honte et de rage, hurlait :

 

– Par le sang du Christ ! c’est la deuxième fois que ce misérable truand ose porter la main sur moi ! Sus ! saisissez-moi cette truandaille !

 

Jehan ne paraissait rien voir et rien entendre. Avec un calme stupéfiant, des gestes caressants, un peu timides, il aidait Bertille à gravir le haut marchepied. Il ne voyait qu’elle. Il semblait que le reste de la terre n’existât plus pour lui !

 

Mais s’il se désintéressait de ce qui se passait autour de lui, il n’en était pas de même de Pardaillan et de ses compagnons. En voyant les archers s’avancer, Gringaille, Escargasse et Carcagne tombèrent en garde, la pointe haute, les crocs retroussés, pareils à des dogues prêts à mordre.

 

Pardaillan, lui, fit siffler sa lame comme une cravache, et :

 

– Arrière, vous autres ! Sur votre vie que nul ne bouge ! Monsieur de Neuvy voici une nouvelle incartade qui pourra vous coûter cher !

 

Ceci était dit, sur un ton de souveraine autorité, irrésistible, avec une telle flamme aux yeux, un air si majestueux que les archers s’immobilisèrent, indécis, et que Neuvy, inquiet, s’informa :

 

– Qu’est-ce à dire, monsieur ?

 

Froidement, Pardaillan répondit par une autre question :

 

– Entendez-vous cette galopade sur la route de Charenton ?… Oui. Eh bien, monsieur, c’est le roi et ses gardes qui accourent. Le roi, s’il le juge bon, répondra à votre question.

 

– Le roi ! balbutia de Neuvy effaré ; il n’est donc pas ?…

 

Pardaillan haussa ironiquement les épaules.

 

À ce moment, Bertille étant commodément installée sur les coussins du carrosse, Jehan se retourna et, s’adressant à Neuvy, avec un flegme déconcertant :

 

– Vous disiez, monsieur ?

 

Neuvy crut démêler une intention de moquerie dans le ton de ces paroles. La colère le ressaisit et lui fit oublier la prudence. Il vociféra :

 

– Je dis que je t’arrête !… Archers, emparez-vous de cet homme ! Jehan tendit l’oreille du côté de la route. La cavalcade signalée par Pardaillan approchait. Du train dont elle allait, elle ne tarderait pas à arriver au manoir. Jehan eut un sourire narquois, remit tranquillement son épée au fourreau et d’un air très paisible :

 

– Vous m’arrêtez ! Soit. Je n’aurais garde de résister. Seulement, ordonnez à ceux-ci (il désignait les archers qui approchaient pour le saisir) de se tenir à distance. Je vous donne ma parole de ne pas bouger d’ici jusqu’à l’arrivée du roi qui décidera si cette arrestation doit être maintenue.

 

Entendant cela, Pardaillan et les trois braves rengainèrent aussi. Neuvy mâchonnait sa moustache d’un air visiblement perplexe. Cette docilité si inattendue, l’assurance extraordinaire que montraient ces hommes, le laissaient désemparé. Plus que jamais, l’inquiétude s’insinuait en lui.

 

Il s’avisa alors d’une chose à laquelle il aurait dû procéder avant tout : visiter le manoir et s’assurer que le roi ne s’y trouvait pas, vivant ou mort.

 

Il avait avec lui une soixantaine d’archers qui avaient envahi le petit cul-de-sac. Il était bien sûr que le prisonnier ne pourrait fuir. Il prit une dizaine d’hommes avec lui et pénétra dans le manoir.

 

Tout de suite, ses yeux tombèrent sur un corps étendu par terre, dans un coin. Il courut à lui, bien persuadé que c’était le cadavre du roi. Sincèrement désespéré d’ailleurs, car il était de bonne foi.

 

Ce n’était pas le roi. Ce n’était pas un cadavre. C’était Saêtta, bien vivant, sans une blessure, mais convenablement ficelé, que Gringaille, Escargasse et Carcagne avaient déposé là.

 

Neuvy respira. Saêtta fut enlevé et remis aux mains des archers qui l’entourèrent. Le grand prévôt pénétra dans le corps de logis le plus proche, celui de droite. Il n’y trouva pas un être vivant. La maison semblait abandonnée. Il sortit pour aller visiter l’autre corps de logis.

 

À ce moment, la cavalcade s’arrêtait devant le cul-de-sac. Il courut à la porte et demeura stupéfait, ne sachant s’il devait se réjouir où se désoler.

 

À la tête de cette cavalcade, se tenait le roi, en chair et en os, et qui semblait d’assez bonne humeur. Il avait à sa droite les ducs de Bellegarde et de Liancourt ; à sa gauche, le maréchal de Bassompierre et le duc de Montbazon.

 

Derrière ces personnages, venait le capitaine de Vitry, suivi d’une compagnie de gardes.

 

Le roi et ses amis mirent pied à terre et s’engagèrent dans le cul-de-sac, devant lequel Vitry rangea ses hommes en bataille. Henri IV se dirigea droit à Pardaillan et Jehan, qui se tenaient près du carrosse. Il jeta un rapide coup d’œil sur leurs vêtements déchirés, les visages et les mains ensanglantés. Son œil vif passa par-dessus eux et dévisagea une seconde fois les trois braves, raides, pâles de l’émotion que leur causait le très grand honneur qui leur était fait. Et il s’écria, en forçant son accent gascon, ce qui lui arrivait dans ses moments d’émotion :

 

– Ventre-saint-gris ! l’affaire a été chaude, à ce que je vois.

 

Il s’adressait directement à Jehan. Celui-ci, au lieu de répondre, se tourna vers Pardaillan. Et son œil noir exprimait une tendresse profonde, dans sa naïve réserve. Et son attitude, jusque-là toujours déférente, s’était faite respectueuse, sans humilité, et sa face rayonnante disait clairement la joie et l’orgueil qu’il éprouvait à se savoir le fils d’un tel homme.

 

Car Jehan avait appris la vérité au Louvre, en présence du roi lui-même, alors qu’il suggérait l’idée de prendre la place du roi dans le carrosse. Ce qui, dans son esprit, devait lui permettre de parer le coup porté par Acquaviva et Concini, sans dénoncer personne.

 

Pardaillan comprit à quel sentiment obéissait son fils en s’effaçant respectueusement devant lui. Il lut sur ce visage étincelant comme en un livre ouvert. Et il se sentit délicieusement ému par cet hommage. Mais il se raidit contre l’émotion, et, avec un haussement d’épaules :

 

– Parle, mon fils. Pardieu ! tu as été à la peine, il est juste que tu sois à l’honneur.

 

Et la douceur avec laquelle il disait cela, démentait violemment l’air froid qu’il avait cru devoir prendre et le sourire railleur qui errait sur ses lèvres. Et Jehan ne s’y méprit pas non plus, car il remercia d’un sourire très doux.

 

– Sire, dit-il, l’affaire a été assez insignifiante. Elle a duré quelques minutes à peine. Les larrons ont pris la fuite.

 

– Et la jeune fille ? demanda vivement Henri IV.

 

– Elle attend dans le carrosse de Votre Majesté.

 

– Ah ! fit le roi.

 

Et, en lui-même, il ajouta :

 

– Ainsi, c’était vrai !

 

Il fit deux pas vers le carrosse. Une réflexion l’arrêta.

 

– Et cet attentat ? demanda-t-il.

 

Jehan coula un coup d’œil malicieux du côté de son père, qui sourit d’un air entendu et lui désigna le grand prévôt qui se tenait à l’écart, très déconfit de la tournure que prenaient les choses.

 

– Il a été perpétré, Sire ! répondit Jehan. Et voici M. le grand prévôt qui vous dira qu’il est arrivé à temps pour arrêter l’assassin.

 

Ceci était dit avec un air figue et raisin qui fit passer le frisson de la malemort sur l’échine du malheureux Neuvy, et que Pardaillan salua d’un sourire approbateur, comme une vieille connaissance à lui.

 

Cependant le roi revenait sur ses pas et, avec une vivacité qui trahissait l’intérêt qu’il attachait à cette arrestation :

 

– Enfin, on a arrêté un de ces misérables ! Je vais donc savoir ! Où est le prisonnier, Neuvy ? Je veux l’interroger moi-même.

 

– Sire ! balbutia Neuvy qui cherchait dans quel trou il pourrait se terrer.

 

– Eh bien ? fit le roi avec un commencement d’impatience.

 

– Sire, reprit Jehan impitoyable, en s’inclinant profondément, le prisonnier de M. de Neuvy a l’insigne honneur de s’incliner devant Votre Majesté.

 

– Que signifie cette sotte plaisanterie ? gronda le roi en fixant un œil courroucé sur le grand prévôt, livide.

 

Et s’animant :

 

– Une fois déjà, ce jeune homme a risqué de se rompre les os pour sauver notre vie menacée, et vous êtes arrivé à point nommé pour l’arrêter. Aujourd’hui encore, il se dévoue pour moi et vous intervenez encore pour le saisir au collet, comme un malfaiteur. Jarnicoton, monsieur, il faut convenir que vous avez une singulière manière de comprendre les devoirs de votre charge !

 

Atterré, l’infortuné grand prévôt balbutia d’incompréhensibles explications que le roi interrompit en disant sèchement :

 

– Assez, monsieur ! Rentrez à votre hôtel. Vous y attendrez mes ordres !

 

C’était la disgrâce, l’effondrement. Neuvy chancela. Le coup l’assommait. Jehan en eut pitié. Il intervint :

 

– Sire, j’oserai demander une faveur à Votre Majesté.

 

Au mot faveur, Henri IV fit une légère grimace. Néanmoins, il fit assez bonne contenance et dit aimablement, un sourire rusé aux lèvres.

 

– Voyons la faveur !… Et si vous n’êtes pas trop exigeant, aujourd’hui je n’ai rien à vous refuser.

 

– Je demande la grâce du sire de Neuvy, dit simplement Jehan. Le sire de Neuvy a voulu m’arrêter. Il croyait bien faire. Je ne lui en veux pas. Quant au reste, j’affirme au roi qu’il n’y est pour rien. Il ignorait complètement ce qui se tramait.

 

– Pardieu ! grommela le roi, c’est bien ce que je lui reproche ! Il est écrit que je ne saurai rien… que ce qu’il plaira à ces deux diables d’hommes de me dire !

 

Et tout haut :

 

– Je ne puis vraiment pas refuser ce que vous me demandez et qui vous honore grandement. N’en parlons plus, Neuvy. Mais, jarnicoton ! n’y revenez plus !

 

Et prenant Jehan par la main, à voix très haute, de façon à ce que tout le monde l’entendit :

 

– Messieurs, je vous présente M. de Pardaillan, marquis de Saugis, comte de Margency et de Vaubrun, l’homme qui, par quatre fois, en quelques semaines, m’a sauvé la vie : l’homme que j’aime et que j’estime le plus… après M. de Pardaillan, son père et mon ami. Qu’on se le dise et qu’on ait pour eux les égards et le respect qui leur sont dus.

 

Et les trois braves, Escargasse, Gringaille et Carcagne, qui ne se tenaient plus, ivres de joie et d’orgueil, hurlèrent d’une seule voix :

 

– Vive le roi !…

 

Henri IV remercia de la main.

 

Et les gentilhommes, les gardes, les archers répétèrent en une formidable clameur :

 

– Vive le roi !…

 

Alors Neuvy, radieux, croyant réparer sa gaffe, s’empressa de dire :

 

– Sire, à défaut de monsieur le marquis, auprès de qui je m’excuse humblement de ma maladresse, j’ai là un autre prisonnier qui pourra peut-être nous renseigner.

 

– Que ne le disiez-vous plus tôt ! gronda le roi. Où est ce prisonnier ?

 

– Le voici, Sire, dit Neuvy, en faisant signe à ses hommes d’amener Saêtta.

 

– Ventre-veau ! Saêtta que j’oubliais ! s’écria Jehan en lui-même. Et tout haut : Sire, dit-il d’un air froid, M. de Neuvy se trompe. Ce prisonnier n’est pas à lui. Il est à moi !

 

– C’est vrai ! confessa Neuvy qui se mordit les lèvres.

 

– Sire, reprit Jehan, cet homme ne pourra donner aucun des renseignements que vous espérez pour la bonne raison qu’il ne sait rien. Cet homme m’appartient. Nous avons un compte terrible à régler ensemble. Je supplie humblement Votre Majesté de me le laisser.

 

Henri IV considéra tour à tour Jehan et Saêtta, et d’un air indifférent :

 

– Soit, dit-il, puisqu’il est à vous, gardez-le ! Et il monta dans son carrosse, à côté de Bertille.

 

Jehan s’approcha de Saêtta et trancha lui-même les liens qui le paralysaient. Avec Pardaillan, Gringaille, Carcagne et Escargasse, ils entraînèrent Saêtta qui n’opposait aucune résistance, à l’écart, dans le manoir.

 

Jehan alla ramasser la rapière du vieux bravo, revint à lui et le considéra un long moment d’un air rêveur, sa rapière à la main. Pardaillan attendait avec curiosité la décision de son fils. Les trois braves pensaient qu’il allait le frapper à mort, sur place.

 

C’était aussi ce que pensait Saêtta. Il avait assisté à toute cette scène et, après les paroles singulièrement flatteuses et amicales du roi à Jehan il avait compris que c’en était fini de son rêve de vengeance. Un désespoir farouche s’était emparé de lui et il souhaitait ardemment le coup qui le délivrerait d’une existence désormais sans but. Voyant que Jehan se taisait, il se redressa de toute sa haute taille et, fixant sur lui ses yeux de braise, il nargua d’une voix âpre :

 

– Eh bien, qu’attends-tu pour me frapper, petit ? Serait-ce que tu n’oses pas ? Crois-tu que la mort m’effraye ? Espères-tu que je vais implorer ta pitié ? S’il en est ainsi, écoute : j’ai voulu faire de toi un voleur et un assassin. Je n’ai pas réussi. J’ai voulu te faire périr sur un échafaud. C’est moi qui ai envoyé le grand prévôt rue de l’Arbre-Sec, moi qui ai lâché sur toi les hommes du ministre Sully, moi qui, aujourd’hui encore, ai prévenu le sire de Neuvy. Je n’ai pas réussi. J’ai entrepris contre toi une lutte sans merci, je suis vaincu. Je n’ai qu’à payer : frappe !

 

Jehan avait écouté en hochant doucement la tête. Quand l’ancien maître d’armes eut fini, il regarda son père dans les yeux, comme s’il eût voulu y lire la décision qu’il devait prendre. Il ramena son regard sur Saêtta et dit doucement :

 

– Tout ce que tu viens de dire est vrai, je le savais. Je ne discuterai pas avec toi, tu ne me comprendrais peut-être pas. Moi, Saêtta, je ne veux me souvenir que d’une chose : c’est que tu m’as donné du pain quand j’étais petit. C’est que tu m’as soigné comme une mère quand j’ai été malade. Voici ton épée, va, Saêtta, ce n’est pas moi qui te frapperai, et je pourvoirai à tes besoins, comme par le passé.

 

Et sans plus s’occuper de Saêtta, immobile, sa rapière à la main, comme médusé par un étonnement prodigieux, il prit le bras de Pardaillan et s’éloigna en disant :

 

– Est-ce bien ainsi que vous auriez agi, mon père ? Pardaillan ne répondit pas. Mais il prit la main de son fils et la serra fortement, d’une manière significative. Et Jehan rendit l’étreinte en murmurant :

 

– Je suis content de voir que vous m’approuvez, monsieur.

 

Ils revinrent au carrosse. Le roi passa la tête à la portière. Joyeusement, il commanda :

 

– Messieurs de Pardaillan, venez ici, avec moi. Et avec un sourire malicieux :

 

– Nous avons une affaire de famille à régler.

 

Pendant que Pardaillan et son fils pénétraient dans le carrosse, Henri avisa les trois braves, rayonnants, raides comme à la parade, et se bourrant à la dérobée de formidables coups de coude, et il ajouta :

 

– Vous autres, à cheval et aux portières… Escortez votre chef, puisqu’il paraît que vous ne le quittez jamais.

 

Pour le coup, les trois braves s’enflèrent à en éclater. Et, ne sachant comment remercier, ils mirent la main sur le cœur et hurlèrent à pleins poumons :

 

– Vive le roi !

 

Le roi éclata de rire et admira :

 

– Ventre-saint-gris ! les drôles ont les poumons solides !

 

– Ils n’ont pas que cela, Sire, observa gravement Jehan, ils ont la main et le cœur aussi solides !

 

– Au Louvre, messieurs ! cria le roi.

 

Et la cavalcade s’ébranla au trot. Vitry et ses gardes ouvrant la marche, Bellegarde, Liancourt, Bassompierre et Montbazon précédant le carrosse. Carcagne, Escargasse et Gringaille aux portières, selon l’ordre du roi, Neuvy et ses archers fermant la marche.

 

Or, il arriva que les trois braves, fous de joie et d’orgueil, croyant leur fortune assurée du coup, ne trouvèrent rien de mieux, pour manifester leur joie, que de brailler de temps en temps un tonitruant : « Vive le roi ! » Les gentilshommes et les gardes, naturellement, se crurent obligés d’en faire autant à chaque fois. Si bien que, la porte Saint-Antoine franchie, la foule, sans savoir pourquoi, en entendant ces acclamations forcenées, se mit aussi de la partie. Mais, comme il faut trouver toujours une explication à une manifestation, le bruit se répandit comme une traînée de poudre que le roi venait d’échapper à un danger terrible et que les trois grands diables qui hurlaient et caracolaient fièrement aux portières venaient d’arracher le bon sire à la mort.

 

En sorte que, depuis la porte Saint-Antoine jusqu’au Louvre, ce fut une ovation spontanée, superbe, comme le roi n’en avait jamais eue de pareille et qui le remplit d’aise.

 

LXXVII

 

Dans le carrosse, le roi prit la main de Bertille et la mit dans celle de Jehan, éperdu de bonheur, en disant :

 

– Je crois réparer en partie le mal que je vous ai fait en vous donnant l’homme que vous avez élu et qui est le plus digne de posséder un tel trésor.

 

Et comme il ne savait pas se contraindre quand il se trouvait dans l’intimité avec des amis sûrs, son naturel bon garçon et familier reprenant le dessus, il ajouta avec une grosse gaieté :

 

– Où et quand la noce ?

 

Ce fut Pardaillan qui répondit :

 

– À Saugis, Sire, dans un mois. Sans faste et sans apparat.

 

– Comme il convient à des gens heureux qui recherchent la solitude parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes, ajouta le roi en riant de bon cœur. Soit ! Je ne dis pas que je ne viendrai pas m’inviter sans façon.

 

– Inestimable bonheur dont nous garderons un inoubliable souvenir ! déclara Pardaillan, sans qu’il fût possible de savoir s’il raillait ou parlait sérieusement.

 

À la condition expresse que ma présence ne changera rien au caractère d’intimité que vous entendez donner à cette fête. Que diable, je suis un peu de la famille !

 

Et, s’adressant directement à Jehan, uniquement occupé à contempler, extasié, Bertille souriante et heureuse, Henri ajouta :

 

– Ne vous étonnez pas si je ne fais aucune dotation à cette enfant. Votre père vous dira qu’auprès de vous je ne suis qu’un pauvre gueux.

 

Du Louvre, Bertille fut conduite chez le duc et la duchesse d’Andilly, qui apprirent alors qui était Jehan le Brave et qui accueillirent les deux amoureux comme s’ils avaient été leurs propres enfants.

 

Pardaillan laissa les deux jeunes gens chez ses amis et s’en alla rue Saint-Honoré, chez Concini. Il fut reçu par Léonora Galigaï. Cette visite dura un quart d’heure à peine. Quand il sortit, Pardaillan paraissait satisfait et, en s’éloignant, il se disait :

 

– Voilà les Concini domptés. J’ai tout lieu de croire qu’ils se le tiendront pour dit et que mes enfants n’auront plus rien à redouter de ces deux intrigants d’Italie. Reste la question du trésor.

 

Le lendemain, Pardaillan conduisit son fils sous le gibet de Montmartre. Jehan pâlit un peu en se voyant là avec son père. Bravement, cependant, il entreprit la confession de l’horrible tentation à laquelle il avait failli succomber. Pardaillan, l’interrompit dès les premiers mots, en disant :

 

– Je sais. J’étais là. J’ai tout vu et tout entendu.

 

Le trésor fut déterré, mais, cette fois, sans aucune des terribles émotions qui avaient accompagné les fouilles solitaires de Jehan. Quand le coffre contenant la fabuleuse fortune fut à découvert, Pardaillan dit en fixant son fils :

 

– Ce trésor que tu as failli dérober t’appartient… Que vas-tu faire de tout ce tas d’or ?

 

Il sembla à Jehan que la voix de son père avait d’étranges vibrations. Il contempla, sans y toucher, le tas d’or, comme disait Pardaillan. Enfin, redressant sa tête fine, il dit :

 

– On m’a dit, monsieur, que, créé comte de Margency, vous avez abandonné les revenus de ce superbe domaine aux pauvres de la contrée, qui en disposent comme de leur bien, sans que vous vous y soyez jamais opposé ?

 

– C’est exact, répondit froidement Pardaillan.

 

– On m’a dit que, ayant hérité de votre épouse la somme de deux cents et quelques mille livres, vous avez abandonné le tout aux pauvres du quartier Saint-Denis ?

 

– Encore exact.

 

– On m’a dit, enfin, que le roi, qui vous doit sa couronne, n’a jamais pu vous faire accepter ni titres, ni emplois, ni fortune ?

 

– Toujours exact.

 

– Je pense, monsieur, qu’il y a dans ce coffre de quoi faire le bonheur de milliers de malheureux… Et qu’une fortune pareille, pour un seul homme, c’est vraiment trop… Beaucoup trop !…

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan, dont les yeux se mirent à pétiller, où veux-tu en venir, voyons ?

 

– À ceci, monsieur : moi, qui ai toujours tiré le diable par la queue, il me semble que cent mille écus représentent une fortune respectable !

 

– Malepeste ! Cent mille écus !… Je crois bien !

 

– Saugis et Vaubrun appartiennent à Bertille, et il me répugnerait de toucher aux revenus de ma femme. Je prélèverai donc cent mille écus pour ma part. Cela ne vous semble-t-il pas raisonnable ?

 

– Très raisonnable, en effet.

 

– Je prends, en outre, quatre cent mille livres… pour les amis que vous connaissez.

 

– Cent mille livres chacun. Ce n’est pas trop !

 

– J’abandonne le reste aux pauvres.

 

– Bonne aubaine pour eux, mon fils.

 

– Maintenant, il y a vous, monsieur.

 

– Oh ! diable !… c’est vrai, il y a moi ! Que me donnes-tu à moi, voyons ?

 

Jehan secoua doucement la tête et, prenant les deux mains de son père, avec une émotion qui alla au cœur :

 

– Vous, mon père, vous êtes au-dessus d’une fortune, fût-elle mille fois plus considérable que celle-ci. Vous, mon père, je ne vous réserve rien… puisque ce que j’ai vous appartient. Est-ce bien jugé ainsi, monsieur ?

 

Pardaillan ouvrit ses bras tout grands. Et à Jehan qui se pressait sur sa noble poitrine :

 

– Allons ! morbleu ! tu es bien mon fils, va !…

 

Le mariage du fils de Pardaillan avec Bertille de Saugis fut célébré un mois plus tard, à Saugis, dans la plus stricte intimité. Le roi n’y assista pas. Ce dont les épousés et Pardaillan se montrèrent enchantés. Comme il l’avait dit, il ne fit aucune dotation à la mariée. Seulement, il lui envoya une couronne de marquise enrichie de pierreries.

 

Le même jour eut lieu le mariage de Carcagne avec Perrette la Jolie dotés chacun de cent mille livres par Jehan Pardaillan.

 

Gringaille et Escargasse reçurent chacun la même somme. Il va sans dire que tous quatre refusèrent énergiquement de quitter celui qu’ils continuaient à appeler le chef. Ils achetèrent de petits domaines et s’établirent aux environs de Saugis.

 

Il nous reste à dire ce que devinrent nos différents personnages :

 

Acquaviva retourna à Rome. Frère Parfait Goulard, se voyant brûlé disparut sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu. Sans doute, il suivit son chef à Rome.

 

Saêtta, après le départ de Jehan, dans un accès de sombre désespoir en voyant lui échapper cette vengeance poursuivie pendant vingt ans, Saêtta se passa son épée au travers du corps, dans le manoir de Ruilly même.

 

On sait quelle fut la fin de Ravaillac, qui revint d’Angoulême comme l’avait appréhendé Pardaillan.

 

Dame Colline Colle reçut un jour la visite d’un officier du roi. Elle crut qu’on allait lui compter la forte somme qu’elle attendait toujours pour la récompenser d’avoir fait connaître au roi la retraite de Bertille. Hélas ! dame Colline Colle fut enfermée dans un bon cachot d’où elle ne devait sortir que les pieds devant.

 

Il va sans dire que Concini et le père Coton ne trouvèrent pas les fameux millions où ils les cherchaient. L’abbesse de Montmartre seule tira profit de ces recherches, car la crypte du Martyr devint un lieu de pèlerinage fort suivi, source de profits pour les dignes religieuses. À telles enseignes que, quelques années plus tard, elles durent s’agrandir et établirent un prieuré autour de la chapelle.

 

Quant à Pardaillan, il demeura tout un grand mois auprès de ses enfants. Puis, un beau jour, l’aventurier, le chevalier errant qu’il n’avait cessé d’être, se réveilla, et ni larmes, ni prières, ni supplications ne le purent retenir. Il partit en disant :

 

– Je reviendrai dans dix mois !… Pour le baptême de mon petit-fils !

 

 

 

 

 

 


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Juin 2008

 

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[1] Ces préparatifs sont ceux d’une campagne contre la Maison d’Autriche à propos des duchés de Clèves et de Juliers.

[2] Aujourd'hui quartier et boulevard Bonne-Nouvelle. (Note de M. Zévaco.)

[3] Au Faubourg-Montmartre, la route remontait vers le nord-est, en une ligne oblique, jusque sur les côtés du village Clignancourt. Là, une croix et un chemin qui, passant devant Clignancourt, contournait la butte. De la croix, la route repartait franchement de l'ouest à l'est, jusqu'au Faubourg Saint-Denis où elle aboutissait à l'angle du couvent de Saint-Lazare. (Note de M. Zévaco).

[4] Ce moulin appartenait aux Dames de Montmartre. Plus tard, lorsqu'il n'en resta que la tour, en pierres, on l'appela la Tour des dames. De là, la rue actuelle qui porte ce nom. (Note de-M. Zévaco).

[5] Les renseignements que nous donnons concernant la crypte des Martyrs ne sont pas inventés à plaisir. Ils sont rigoureusement authentiques. La cave mesurait 11 mètres de long sur 6 de large environ, et 2,50 m de hauteur. Sur l'autel étaient gravés des signes, des croix, deux clés en croix et ces fragments de mots Mar… Clemin… Dio… La crypte fut comblée pendant la Révolution. En ce qui concerne les grottes et souterrains, ou nous faisons évoluer Pardaillan et son fils, nous rappelons que jusque vers la moitié du dix-neuvième siècle, des carriers exploitèrent tout le gypse existant sous les terrains de l'ancienne abbaye et de la chapelle des Martyrs. (Note de M Zévaco.)

[6] Pour le lecteur curieux de connaître le chemin parcouru, sous terre, par nos personnages, nous dirons que le gibet se dressait là où passe actuellement la rue de Ravignan. La fontaine du But ou du Buc, ainsi nommée parce que les Anglais, du temps où ils étaient maîtres du royaume, venaient s'y exercer à l'arc, était située sur le versant nord, à peu près où passe la rue Caulaincourt. (Note de M. Zévaco.)

[7] Il y avait une autre rue du Colombier plus loin, au sud-est de l'abbaye. Elle prit plus tard le nom de Vieux-Colombier, qu'elle porte encore. (Note de M. Zévaco.)

[8] Jean Chastel, auteur le 27 décembre 1594 d'un attentat contre le roi auquel il asséna un coup de couteau qui lui fendit la lèvre Il subit le terrible châtiment des parricides Guignard, de Varade autres auteurs de divers attentats contre Henri IV.

[9] Aujourd'hui, nous disons : Reuilly (Note de M Zévaco.)

[10] Sic. (Note du correcteur – ELG.)