Michel Zévaco

 

 

 

PARDAILLAN ET FAUSTA

Les Pardaillan – Livre V

 

 

 

7 décembre 1912 – 23 mai 1913 – Le Matin
1913 – Fayard, Le Livre populaire

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

 

 

 

Table des matières

 

I  LA MORT DE FAUSTA.. 4

II  LE GRAND INQUISITEUR D’ESPAGNE.. 10

III  LA VIEILLESSE DE SIXTE QUINT.. 19

IV  LE RÉVEIL DE FAUSTA.. 26

V  LA DERNIÈRE PENSÉE DE SIXTE QUINT.. 33

VI  LE CHEVALIER DE PARDAILLAN.. 40

VII  BUSSI-LECLERC.. 58

VIII  TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES. 66

IX  CONJONCTION DE PARDAILLAN ET DE FAUSTA.. 84

X  DON QUICHOTTE.. 104

XI  DON CÉSAR ET GIRALDA.. 124

XII  L’AMBASSADEUR DU ROI HENRI. 149

XIII  LE DOCUMENT.. 194

XIV  LES DEUX DIPLOMATES. 219

XV  LE PLAN DE FAUSTA.. 233

XVI  LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS. 255

XVII  OÙ BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES. 292

XVIII  DON CRISTOBAL CENTURION.. 312

XIX  LE SOUPER.. 332

XX  LA MAISON DES CYPRÈS. 356

XXI  CENTURION DOMPTÉ.. 381

XXII  LE NAIN À L’ŒUVRE.. 404

XXIII  EL CHICO ET JUANA.. 436

XXIV  SUITE DES AVENTURES DU NAIN.. 460

XXV  OÙ LE CHICO SE DÉCOUVRE UN AMI. 481

XXVI  LES CONSPIRATEURS. 504

À propos de cette édition électronique. 581

 

I

LA MORT DE FAUSTA

 

À l’aube du 21 février 1590, le glas funèbre tinta sur la Rome des papes – la Rome de Sixte Quint. En même temps, la rumeur sourde qui déferlait dans les rues encore obscures indiqua que des foules marchaient vers quelque rendez-vous mystérieux. Ce rendez-vous était sur la place del Popolo. Là se dressait un échafaud. Là, tout à l’heure, la hache qui luit aux mains du bourreau va se lever sur une tête. Cette tête roulera. Cette tête, le bourreau la saisira par les cheveux, la montrera au peuple de Rome, ainsi qu’il est dit dans la sentence… Et ce sera la tête d’une femme jeune et belle, dont le nom prestigieux, évocateur de la plus étrange aventure de ces siècles lointains, est murmuré avec une sorte d’admiration par le peuple qui s’assemble autour de l’échafaud :

 

– Fausta ! Fausta ! C’est Fausta qui va mourir !…

 

* * * * *

 

La princesse Fausta était enfermée au château Saint-Ange depuis dix mois qu’elle avait été faite prisonnière dans cette Rome même où elle avait attiré le chevalier de Pardaillan… le seul homme qu’elle eût aimé… celui à qui elle s’était donnée… celui qu’elle avait voulu tuer enfin, et que sans doute elle croyait mort. C’est ce que la formidable aventurière, qui avait rêvé de renouer avec la tradition de la papesse Jeanne, attendait, le jour où serait exécutée la sentence de mort prononcée contre elle. Chose terrible, il avait été sursis à l’exécution de la sentence parce que, au moment de livrer Fausta au bourreau, on avait su qu’elle allait être mère. Mais maintenant que l’enfant était venu au monde, rien ne pouvait la sauver.

 

Et bientôt l’heure allait sonner pour Fausta d’expier son audace et sa grande lutte contre Sixte Quint.

 

Ce matin-là, Fausta devait mourir !

 

* * * * *

 

Ce matin-là, dans une de ces salles d’une somptueuse élégance comme il y en avait au Vatican, deux hommes, debout, face à face, se disaient de tout près et dans la figure des paroles de haine mortelle rendues plus effrayantes par les attitudes immobiles, comme pétrifiées. Ils étaient tous deux dans la force de l’âge et beaux tous deux. Et tous deux aussi, bien qu’appartenant à l’Église, portaient avec une grâce hautaine l’harmonieux costume des cavaliers de l’époque : grands seigneurs, à n’en pas douter. Et c’était bien la même haine qui grondait dans ces deux cœurs, puisque c’était le même amour qui les avait faits ennemis.

 

L’un d’eux s’appelait Alexandre Peretti. Peretti ! le nom de famille de Sa Sainteté Sixte Quint. Cet homme, en effet, c’était le neveu du pape. Il venait d’être créé cardinal de Montalte. Il était ouvertement désigné pour succéder à Sixte Quint, dont il était le confident et le conseiller. L’autre s’appelait Hercule Sfondrato ; il appartenait à l’une des plus opulentes familles des Romagnes, et il exerçait les fonctions de grand juge avec une sévérité qui faisait de lui l’un des plus terribles exécuteurs de la pensée de Sixte Quint.

 

Et voici ce que ces deux hommes se disaient :

 

– Écoute, Montalte, écoute ! Voici le glas qui sonne… rien ne peut la sauver maintenant, ni personne !

 

– J’irai me jeter aux pieds du pape, râlait le neveu de Sixte Quint, et j’obtiendrai sa grâce…

 

– Le pape ! Mais le pape, s’il en avait la force, la tuerait de ses mains plutôt que de la sauver. Tu le sais, Montalte, tu le sais, moi seul je puis sauver Fausta. Hier la sentence lui a été lue. Maintenant l’échafaud est dressé. Dans une heure, Fausta aura cessé de vivre si tu ne me jures sur le Christ, sur la couronne d’épines et sur les plaies que tu renonces à elle…

 

– Je jure… bégaya Montalte.

 

Et il s’arrêta, ivre de douleur, de rage et d’horreur.

 

– Eh bien, gronda Sfondrato, que jures-tu ?

 

Ils étaient maintenant si près l’un de l’autre qu’ils se touchaient. Leurs yeux hagards se jetèrent une dernière menace et leurs mains tourmentèrent les poignées des dagues.

 

– Jure, mais jure donc ! répéta Sfondrato.

 

– Je jure, gronda Montalte, de m’arracher le cœur plutôt que de renoncer à aimer Fausta, dût-elle me haïr d’une haine aussi impérissable que mon amour. Je jure que, moi vivant, nul ne portera la main sur Fausta, ni bourreau, ni grand juge, ni pape même. Je jure de la défendre à moi seul contre Rome entière s’il le faut. Et en attendant, grand juge, meurs le premier, puisque c’est toi qui as prononcé sa sentence.

 

En même temps, d’un geste de foudre, le cardinal Montalte, neveu du pape Sixte Quint, leva sa dague et l’abattit sur l’épaule d’Hercule Sfondrato.

 

Puis, avec une sorte de râle, qui était peut-être une imprécation, peut-être une prière, Montalte s’élança au dehors.

 

Sous le coup, Hercule Sfondrato était tombé sur les genoux. Mais presque aussitôt il se releva, défit rapidement son pourpoint et constata que le poignard de Montalte n’avait pu traverser la cotte de mailles qui ouvrait sa poitrine. Hercule eut un sourire terrible et murmura :

 

– Ces chemises d’acier que l’on fabrique à Milan sont vraiment de bonne trempe. Je tiens le coup pour reçu, Montalte ! et je te jure que ma dague à moi saura trouver le chemin de ton cœur !

 

Montalte s’était élancé dans le dédale des couloirs, des salles immenses, des cours et des escaliers. Il pénétra dans le passage couvert qui reliait le Vatican au château Saint-Ange. Il parvint au cachot où Fausta vaincue attendait l’heure de mourir.

 

Montalte s’approcha en tremblant de la porte que gardaient deux hallebardiers. Les deux soldats eurent un geste comme pour croiser les hallebardes. Mais sans doute puissante était, dans le Vatican, l’autorité du neveu de Sixte-Quint, ou peut-être sa physionomie, à ce moment, était-elle terrible, car les deux gardes reculèrent.

 

Montalte ouvrit le guichet qui permettait de surveiller l’intérieur du cachot.

 

Et voici ce que, à travers ce guichet, vit alors le cardinal Montalte… Fugitive, rapide et effrayante vision de rêve funèbre.

 

Sur un lit étroit était étendue une jeune femme… La jeune mère… elle… Fausta… un être éblouissant de beauté. Dans ses deux mains elle a saisi l’enfant et elle l’élève d’un geste de force et de douceur, et elle le contemple de ses yeux larges et profonds qui ont l’éclat des diamants noirs.

 

Au pied du lit se tient une suivante.

 

Et Fausta, d’une voix étrangement calme, prononce :

 

– Myrthis, tu le prendras, tu l’emporteras loin de Rome, loin de l’Italie. N’aie crainte, nul ne s’opposera à ta sortie du château Saint-Ange : j’ai obtenu cela que, moi morte, meure aussi la vengeance de Sixte-Quint.

 

– Je n’aurai nulle crainte, répond Myrthis avec une sorte de ferveur exaltée. Puisque, vous morte, je dois vivre encore, je vivrai pour lui.

 

Fausta esquisse un signe de tête comme pour prendre acte de cette promesse. Une minute elle garde le silence ; puis, les yeux fixés sur l’enfant, elle prononce encore :

 

– Fils de Fausta !… Fils de Pardaillan !… que seras-tu ?… Ta mère, en mourant, te donne le baiser d’orgueil et de force par quoi elle espère que son âme passera dans ton être !… Fils de Pardaillan et de Fausta, Que seras-tu ?…

 

C’est fini. Myrthis a pris dans ses bras l’enfant qu’elle doit emporter loin de Rome, loin de l’Italie, le fils de Fausta, le fils de Pardaillan. Et elle se recule, et elle se détourne, comme pour cacher à l’innocent petit être, à peine entré dans la vie, la vue de sa mère entrant dans la mort.

 

Fausta, d’un geste funèbrement tranquille, a ouvert un médaillon d’or qu’elle porte suspendu à son cou et a versé dans une coupe préparée d’avance les grains de poison que contient ce médaillon.

 

C’est fini, Fausta a vidé d’un trait la coupe et elle retombe sur l’oreiller… Morte.

 

II

LE GRAND INQUISITEUR D’ESPAGNE

 

De l’autre côté de la porte retentit un effroyable cri d’angoisse et d’horreur. C’est Montalte qui clame sa stupeur, Montalte que ce dénouement imprévu vient de foudroyer et qui râle :

 

– Morte ?… Comment ! elle est morte !… Insensé ! Comment n’ai-je pas prévu que Fausta, pour se soustraire au contact du bourreau, se donnerait la mort !…

 

Et presque aussitôt, une ruée tout impulsive contre cette porte qu’il martèle d’un poing furieux en bégayant :

 

– Vite ! vite ! Du secours !… On peut la sauver peut-être !

 

Et devant le néant de cette tentative, s’adressant aux hallebardiers qui assistent, impassibles, à cette crise de désespoir :

 

– Ouvrez ! mais ouvrez donc, je vous dis qu’elle se meurt… qu’il faut la sauver !

 

L’un des deux gardes répond :

 

– Cette porte ne peut être ouverte que par monseigneur le grand juge.

 

– Hercule Sfondrato !… Malédiction sur moi !…

 

Et Montalte s’abat sur ses genoux, la tête dans ses mains, secoué de sanglots.

 

À ce moment une voix calme prononça ces mots :

 

– Moi aussi, j’ai le droit d’ouvrir cette porte… Et je l’ouvre !…

 

Montalte se redressa d’un bond, considéra une seconde l’homme qui venait de parler ainsi, et d’un accent de sourde terreur, mêlé de respect, murmura :

 

– Le grand inquisiteur d’Espagne !

 

Inigo de Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grand inquisiteur d’Espagne, proche parent et successeur de Diego de Espinosa, était un homme de cinquante ans, grand, fort et de physionomie presque douce ou, pour mieux dire, il était bien rare que cette physionomie exprima ouvertement un sentiment quelconque. L’inquisiteur était à Rome depuis un mois. Il était venu y accomplir une mission que nul ne connaissait. Il avait eu avec Sixte Quint de nombreux entretiens auxquels nul n’avait assisté. Seulement on avait remarqué que le vieux pape, naguère encore si robuste et si redoutable athlète dans ses entrevues diplomatiques, était sorti de ses entretiens avec Espinosa de plus en plus brisé, de plus en plus vieilli. On savait aussi que l’inquisiteur devait, le lendemain, reprendre le chemin de l’Espagne.

 

Sur un geste impérieux d’Espinosa, les deux gardes s’inclinent en tremblant et vont se placer à l’extrémité de l’étroit couloir où ils reprennent, de loin, leur garde monotone.

 

Sans ajouter une parole, Espinosa, comme il l’a dit, ouvre la porte et pénètre dans le cachot.

 

Montalte se précipite à sa suite, le cœur débordant d’une joie délirante, l’esprit soulevé par un espoir aussi puissant qu’irraisonné. Sans savoir pourquoi avec la certitude absolue qu’un miracle va se produire là, devant lui et pour lui, il se rue vers le lit étroit sur lequel repose le corps de Fausta.

 

Et soudain il reste cloué sur place… Ses yeux hagards se fixent avec douleur, avec rage… avec haine, sur un tout petit être, là, dans les bras de la suivante.

 

La vue de cet enfant a suffi, seule, à déchaîner dans l’esprit de cet homme robuste un monde de pensées tumultueuses dont le souffle empesté emporte et détruit tout sentiment humain, ne laisse rien… rien qu’une pensée de haine mortelle… car, ce tout petit, c’est le fils de Pardaillan !

 

Et l’innocente créature, avertie sans doute par quelque instinct mystérieux et sûr, laisse entendre un vagissement plaintif et se blottit dans les bras de celle qui, désormais, sera sa mère.

 

Et Myrthis, debout, les yeux rivés sur le visage convulsé de cet inconnu, resserre sur l’enfant son étreinte presque maternelle, en un geste de protection.

 

Pas un détail de cette scène rapide, d’une éloquence terrible dans son mutisme même, n’a échappé à l’œil observateur du grand inquisiteur.

 

Cependant, d’une voix calme, presque douce, il dit en montrant la porte ouverte :

 

– Vous êtes libre, femme. Accomplissez la mission maternelle qui vous a été confiée… Allez, et que Dieu vous garde !

 

Puis impérieusement, aux deux gardes toujours immobiles au fond du couloir :

 

– Laissez passer la clémence de Sixte !

 

Et Myrthis, serrant sur son sein le fils de Pardaillan, sans un mot, sans un geste, franchit le seuil de la porte, s’éloigne d’un pas rapide.

 

Espinosa referme la porte et vient tranquillement se placer au chevet de Fausta, morte.

 

Quand l’enfant a disparu, le cardinal Montalte se tourne vers Fausta dont la tête, déjà pâle, auréolée de la splendeur de ses longs cheveux, se détache sur la blancheur de l’oreiller. Il la contemple un moment, puis il s’écroule, saisit la main de Fausta qui pend hors du lit, imprime un long baiser sur cette main déjà froide et sanglote :

 

– Fausta ! Fausta !… Est-il vrai que tu sois morte ?…

 

Et soudain le voilà debout, l’œil injecté, la dague au poing, et cette fois, il hurle :

 

– Malheur à ceux qui me l’ont tuée !…

 

Mais alors il se trouve face à face avec l’inquisiteur, et comme un éclair la notion de la réalité lui revient. Alors, c’est à Espinosa qu’il s’adresse d’une voix tour à tour ardente ou suppliante :

 

– Monseigneur ! monseigneur ! pourquoi m’avez-vous conduit ici ? Pourquoi ?… Ah ! tenez, monseigneur, je ne sais si mon esprit chavire mais il me semble… oui, je devine… je sens… je vois que vous êtes ici pour y faire un miracle… Vous allez me la ressusciter, n’est-ce pas ?…, De grâce, parlez, monseigneur !… mais parlez donc ou, par le Dieu vivant, je vais la rejoindre !…

 

D’un geste furieux il lève la dague sur sa propre poitrine, prêt à se frapper.

 

Alors Espinosa, de sa voix toujours calme, prononce :

 

– Monsieur, le poison que la princesse Fausta a pris sous vos yeux lui a été vendu par Magni[1], le marchand d’herbes que vous connaissez… Ce Magni est un homme à moi… Il existe un contrepoison unique… Ce contrepoison, je l’ai sur moi… Le voici !

 

En disant ces mots, Espinosa fouille dans sa bourse et en sort un minuscule flacon.

 

Une clameur de joie délirante jaillit des lèvres de Montalte. Il saisit les mains de l’inquisiteur, et d’une voix vibrante :

 

– Ah ! monseigneur, sauvez-la !… Sauvez-la et puis prenez ma vie… je vous la livre.

 

– Monsieur le cardinal, votre vie nous est trop précieuse… Ce que j’ai à vous demander, Dieu merci, est de moindre importance.

 

Ceci fut dit très simplement, avec douceur même.

 

Montalte eut la sensation très nette que l’inquisiteur allait lui proposer quelque effroyable marché duquel dépendrait la mort de Fausta. Mais il regarda Espinosa bien en face et dit :

 

– Tout, monseigneur ! Demandez !

 

Espinosa s’approcha jusqu’à le toucher presque, et le dominant du regard :

 

– Prenez garde, cardinal !… Prenez bien garde !… Je sauve cette femme, puisque sa vie vous est précieuse au-dessus de tout… Mais en échange, vous, vous m’appartenez… n’oubliez pas cela…

 

Montalte secoue furieusement la tête pour manifester que sa résolution est irrévocablement prise, et d’une voix rauque, il gronde :

 

– Je n’oublierai pas, monseigneur. Sauvez-la et je vous appartiens… Mais, pour Dieu, hâtez-vous, ajoute-t-il en essuyant son front où perle la sueur de l’angoisse.

 

– Je retiens votre engagement, dit Espinosa gravement.

 

Et désignant Fausta rigide :

 

– Aidez-moi.

 

Avec des gestes doux comme des caresses, Montalte prit la tête de Fausta dans ses mains tremblantes, et frissonnant d’espoir, la souleva doucement pendant qu’Espinosa versait dans la bouche le contenu de son flacon.

 

– Attendons maintenant, dit l’inquisiteur.

 

Au bout de quelques instants, une légère rougeur vint colorer les joues de Fausta.

 

Montalte, penché sur elle, suivait avec une angoisse inexprimable les effets du contrepoison, qui lui paraissaient d’une lenteur mortelle.

 

Enfin un souffle à peine perceptible s’échappe doucement des lèvres entrouvertes et Montalte, qui sent sur son visage ce souffle léger, pousse lui-même un profond soupir, comme s’il voulait aider au travail lent qui se fait dans cet organisme.

 

Il pose sa main sur le sein et se redresse les yeux étincelants : le cœur bat… très faiblement, il est vrai, mais enfin il bat.

 

– Elle vit ! elle vit ! crie-t-il, éperdu de joie.

 

Au même instant Fausta ouvre les yeux et les pose sur Montalte qui se penche sur elle. Presque aussitôt elle les referme.

 

Un souffle régulier soulève son sein. Elle semble dormir.

 

Alors Espinosa qui, impassible, a considéré toute cette scène, dit :

 

– Avant deux heures la princesse Fausta aura retrouvé toute sa conscience.

 

Certain désormais que le miracle est enfin accompli, Montalte esquisse un signe de tête pour indiquer qu’il prend acte de cette affirmation, et s’inclinant devant Espinosa prononce :

 

– Vos ordres, monseigneur ?

 

– Monsieur le cardinal, répond l’inquisiteur, je suis venu d’Espagne à Rome tout exprès pour chercher un document portant la signature d’Henri III de France, ainsi que son cachet. Ce document est enfermé dans le petit meuble placé dans la chambre de Sa Sainteté. En l’absence du pape, nul ne peut pénétrer dans sa chambre… Nul… hormis vous, Montalte !… Ce document, reprend-il après une légère pause, ce document, il nous le faut.

 

Ce disant, Espinosa fixe Montalte droit dans les yeux.

 

Le cardinal répond froidement :

 

– C’est bien… Je vais le chercher.

 

Et il sort aussitôt d’un pas rude et violent.

 

Demeuré seul, Espinosa paraît plongé un moment dans une profonde méditation. Puis il s’approche de Fausta, la touche légèrement à l’épaule pour la réveiller, et dit :

 

– Êtes-vous assez forte, madame, pour m’entendre et me comprendre ?

 

Fausta ouvre les yeux et les pose graves et lucides sur le visage de l’inquisiteur qui se contente de cette réponse muette et reprend :

 

– Avant mon départ, je veux, madame, vous rassurer sur le sort de votre enfant… Il vit… Et votre servante Myrthis doit, à l’heure qu’il est, avoir quitté Rome, emportant ce dépôt sacré que vous lui avez confié… Toutefois, ne croyez pas que Sixte Quint a laissé vivre cet enfant uniquement pour tenir le serment qu’il vous a fait… Si l’enfant vit, madame, c’est que Sixte sait que vous avez caché quelque part une somme de dix millions[2] et que ces millions, vous les avez légués à votre fils… Si Myrthis a pu quitter Rome sans encombre, c’est que Sixte sait que votre suivante connaît l’endroit où sont enfouis ces millions.

 

Espinosa s’arrête un moment pour juger de l’effet produit par sa révélation.

 

Fausta le fixe toujours de ses grands yeux noirs. Mais sur ce visage impassible, l’œil exercé de l’inquisiteur ne découvre pas la moindre trace d’émotion, et comme il veut savoir, il insiste :

 

– Vous m’avez entendu ?… Vous m’avez bien compris ?…

 

D’un signe, Fausta fait entendre qu’elle a compris.

 

Espinosa se contente encore une fois de cette réponse muette.

 

– C’est tout ce que je voulais vous dire, madame.

 

Il s’incline gravement, avec une sorte de déférence, et se dirige lentement vers la porte qu’il ouvre. Mais, avant de franchir le seuil, il se retourne et ajoute :

 

– Encore un mot, madame : le sire de Pardaillan a pu échapper à l’incendie du palais Riant… Pardaillan est vivant, madame !… Vous m’entendez ?… Pardaillan… vivant !

 

Et cette fois, Espinosa sort tranquillement.

 

III

LA VIEILLESSE DE SIXTE QUINT

 

Une grande table de travail, deux fauteuils, un petit meuble, çà et là quelques escabeaux ; une étroite couchette, un prie-dieu, au-dessus du prie-dieu un magnifique christ en or massif, merveille de ciselure signée Benvenuto Cellini, seul luxe de ce retrait ; une vaste cheminée où pétille un feu clair ; un épais tapis, de lourds rideaux hermétiquement clos : c’était la chambre de Sa Sainteté Sixte Quint.

 

Usé par le temps et le long effort, ce n’est plus le formidable athlète d’autrefois. Mais à l’éclair qui parfois luit sous les sourcils, on devine encore l’infatigable lutteur.

 

Sixte Quint était assis à sa table de travail, le dos tourné à la cheminée. Et le Pape songeait :

 

« À cette heure, Fausta a pris le poison. Bourreau, peuple romain, la fête est finie : Fausta est morte !… La suivante Myrthis a quitté le château Saint-Ange, emportant l’enfant de Fausta… le fils de Pardaillan !… »

 

Le pape se leva, fit quelques pas, les mains au dos, puis revint s’asseoir dans son fauteuil, qu’il tourna vers le feu, et présenta ses mains amaigries à la flamme. Et il reprit sa rêverie :

 

« Oui, les quelques jours que j’ai à vivre seront paisibles, car l’aventurière n’est plus !… Il me reste, avant de mourir, il me reste à frapper Philippe d’Espagne… Le frapper ! Lui ! Le roi catholique !… Oui, par le ciel, puisqu’il a voulu me frapper, et que nul n’a impunément bravé Sixte Quint !… Mais comment le frapper ?… Comment ?… »

 

Le pape allongea la main vers le petit meuble et y prit un parchemin qu’il parcourut des yeux, lentement. Et il murmura :

 

– Funeste inspiration que j’ai eue d’arracher cette déclaration à la pusillanimité d’Henri III… inspiration plus funeste encore que j’aie eue de la garder si longtemps… Maintenant, Philippe connaît son existence, et le grand inquisiteur est venu ici me menacer de mort !… Moi !…

 

Sixte Quint haussa les épaules :

 

– Mourir !… ce n’est rien… Mais mourir sans avoir réalisé son rêve : Philippe chassé d’Italie !… L’Italie unifiée du nord au midi, l’Italie entière soumise et asservie et la papauté maîtresse du monde… Que faire ?… Envoyer ce parchemin à Philippe ? – Par quelqu’un qui n’arriverait jamais ?… Peut-être… L’anéantir ?… Ce serait un coup terrible pour Philippe… Aussi bien j’ai juré à Espinosa qu’il a été détruit… Oui… un geste, et il devient la proie de cette flamme !…

 

Le pape se pencha et tendit vers le foyer le parchemin ouvert sur lequel s’étale un large sceau… le sceau d’Henri III de France.

 

Déjà la flamme mordait les bords du parchemin.

 

Un instant encore, et c’en était fait des rêves de Philippe d’Espagne.

 

Brusquement Sixte Quint mit le parchemin hors d’atteinte, et hochant la tête répéta :

 

– Que faire ?…

 

À ce moment une main, d’un geste rude, saisit le parchemin.

 

Sixte Quint se retourna furieusement et se trouva en présence de son neveu, le cardinal Montalte. À l’instant, les deux hommes furent face à face.

 

– Toi !… toi !… Comment oses-tu !… Je vais…

 

Et le pape allongea la main vers le marteau d’ébène posé sur la table pour appeler, jeter un ordre.

 

D’un bond, Montalte se plaça entre la table et lui, et froidement :

 

– Sur votre vie, Saint-Père, ne bougez pas, n’appelez pas !

 

– Holà ! dit le vieux pape, en se redressant de toute sa hauteur, oserai tu porter la main sur le souverain pontife ?

 

– J’oserai tout… si je n’obtiens de vous ce que je suis venu demander.

 

– Et que veux-tu ?

 

– Je veux…

 

– Allons, ose ! puisque tu es en veine d’audace insensée !

 

– Je veux… eh bien, je veux la grâce de Fausta.

 

Le pape eut un mouvement de surprise, puis, songeant qu’elle était morte, un sourire :

 

– La grâce de Fausta ?

 

– Oui, Saint-Père, dit Montalte courbé.

 

– La grâce de Fausta ?… Soit !

 

Le pape choisit un parchemin parmi les nombreux papiers rangés sur sa table, et, très posément, le remplit et le signa d’une main ferme.

 

Pendant que le pape écrivait, Montalte, d’un coup d’œil rapide, parcourait le parchemin qu’il venait de lui arracher.

 

– Voici la grâce, dit Sixte Quint, grâce pleine et entière. Et maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais, rends-moi ce parchemin, et va-t’en… va-t’en… À toi aussi, fils de ma sœur bien-aimée, je fais grâce !

 

– Saint-Père, avant de vous rendre ce parchemin, un mot : si vous avez signé cette grâce, c’est que vous croyez Fausta morte… Eh bien, vous vous trompez, mon oncle, Fausta n’est pas morte !

 

– Fausta vivante ?

 

– Oui ! car je l’ai sauvée en lui faisant prendre moi-même le contrepoison qui l’a rappelée à la vie.

 

Sixte Quint resta un moment rêveur, puis :

 

– Eh bien, soit ! Après tout, que m’importe Fausta vivante ?… Elle ne peut plus rien contre moi. Sa puissance religieuse est morte en même temps que naissait son enfant… Mais toi, qu’espères-tu donc d’elle ?… As-tu fait ce rêve insensé que tu pourrais être aimé de Fausta ?… Triple fou !… Sache donc, malheureux, que tu attendriras le marbre le plus dur avant que d’attendrir le cœur de Fausta.

 

Et gravement :

 

– Il n’y a pas deux Pardaillan au monde !

 

Montalte ferma les yeux et pâlit.

 

Plus d’une fois, en effet, il avait songé en grinçant à ce Pardaillan inconnu qui avait été aimé de Fausta. Et alors il avait senti une haine mortelle et tenace l’envahir. Alors des imprécations furieuses étaient montées à ses lèvres. Alors des pensées de meurtre et de vengeance étaient venues le hanter. Et d’une voix morne, il répondit :

 

– Je n’espère rien. Je ne veux rien… si ce n’est sauver Fausta… quant à ce parchemin, ajouta-t-il rudement, je vais le remettre à Fausta qui ira le porter, elle, à Philippe d’Espagne à qui il appartient… Et pour plus de sûreté j’accompagnerai la princesse.

 

Sixte Quint eut un geste de rage. La pensée de paraître céder à des menaces à peine déguisées lui était insupportable. Bravant le poignard de Montalte, il allait appeler, lorsqu’il se souvint que ce parchemin, somme toute, il l’avait lui-même retiré de la flamme où il hésitait à le jeter. L’instant d’avant il était irrésolu, cherchant une solution. Cette solution, sans le vouloir, Montalte la lui indiquait peut-être… Pourquoi pas ?… Après tout, qu’importait le messager : Fausta ou comparse, pourvu qu’il n’arrivât pas à destination ? Sa résolution fut prise. Il répondit :

 

– Peut-être as-tu raison. Et puisque j’ai fait grâce à toi et à elle, va !…

 

Un quart d’heure plus tard, Montalte rejoignait Espinosa et lui disait :

 

– Monseigneur, j’ai le parchemin.

 

L’œil froid de l’inquisiteur eut comme une lueur aussitôt éteinte, et toujours calme :

 

– Donnez, monsieur.

 

– Monseigneur, avec votre agrément, la princesse Fausta ira le porter à S. M. Philippe d’Espagne… C’est là, je crois, ce qui vous importe le plus.

 

Espinosa fronça légèrement le sourcil, et :

 

– Pourquoi la princesse Fausta ?

 

– Parce que je vois là un moyen de la préserver de tout nouveau danger, dit fermement Montalte en le regardant en face.

 

Espinosa réfléchit une seconde, puis :

 

– Soit, monsieur le cardinal. L’essentiel, en effet, est, comme vous le dites, que ce document parvienne à mon souverain le plus tôt possible.

 

– La princesse partira dès que ses forces lui permettront d’entreprendre le voyage… Je puis vous assurer que le parchemin parviendra à destination, car j’aurai l’honneur de l’accompagner moi-même.

 

– En effet, dit sérieusement Espinosa, la princesse sera bien gardée.

 

– Je le crois aussi, monseigneur, répondit froidement Montalte.

 

IV

LE RÉVEIL DE FAUSTA

 

Lorsque Fausta revint à elle, ce fut d’abord, dans son esprit, un prodigieux étonnement. Sa première pensée fut que Sixte Quint n’avait pas permis qu’elle échappât à la hache du bourreau. Le cri de Montalte, clamant sa joie de la voir vivante, était si vibrant de passion qu’elle voulut savoir quel était l’homme qui l’aimait à ce point. Elle ouvrit les yeux et reconnut le neveu du pape. Elle les referma aussitôt et pensa :

 

« Celui-là, a obtenu de Sixte qu’il me fît grâce de la vie… Que m’est la vie à présent que morte est mon œuvre et que Pardaillan n’est plus ! Que suis-je, à présent ? Néant. Je dois retourner au néant. Avant ce soir ce sera fait ! »

 

Cette résolution prise, elle écouta et alors elle comprit qu’elle s’était trompée. Non ! Sixte Quint n’avait pas fait grâce. Montalte, seul, au prix de quelque infamie héroïquement consentie, avait accompli ce miracle de l’arracher à Sixte et à la mort. Aussitôt, elle entrevit tout le parti qu’elle pourrait tirer d’un pareil dévouement. Mais à quoi bon !… Elle voulait, elle devait mourir !

 

Malgré tout, elle ne put se désintéresser de ce qui se disait près d’elle Qu’était-ce que ce document ?… Quel rapport entre elle et ce parchemin ?…

 

Elle sentit qu’on la touchait à l’épaule… on lui parlait… Elle ouvrit les yeux et fixa Espinosa. Et, au fur et à mesure, son esprit réfutait ses arguments.

 

Son fils ?… Oui ! Sa pensée s’est déjà portée vers l’innocente créature. Il vit… Il est libre… C’est là le point capital… quant au reste : mieux vaut sa mère morte qu’ensevelie vivante dans un cachot.

 

Et soudain, comme un coup de tonnerre, ces mots répétés dans son esprit éperdu :

 

– Pardaillan vivant !

 

Deux mots évocateurs d’un passé d’enivrante passion… et de luttes mortelles ! Ce passé qui lui semblait si éloigné !… et qui, cependant, était si proche, puisque quelques mois à peine la séparaient du moment où elle avait voulu faire périr Pardaillan, dans l’incendie du palais Riant !… Ce Pardaillan si haï… et tant adoré !…

 

Quel passé !…

 

Elle : riche, souveraine, puissante et adulée, vaincue, brisée, meurtrie dans toutes ses entreprises. Lui : pauvre, gentilhomme sans feu ni lieu, vainqueur par la force de son génie d’intrigue et de son cœur généreux. Et, suprême humiliation, son amour à elle, la vierge d’orgueil, son amour dédaigné !…

 

Pardaillan vivant !… Mais alors la mort, pour Fausta, ce serait la fuite devant l’ennemi ! Et Fausta n’a jamais fui !… Non, elle ne veut plus mourir… Elle vivra pour reprendre le tragique duel interrompu et sortir enfin triomphante de ce suprême combat.

 

C’est à ce moment que Montalte s’approcha d’elle.

 

Pendant qu’il se courbait, elle l’étudiait d’un coup d’œil prompt et sûr, et tout de suite, comme si elle eût toujours été la souveraine redoutée – ou peut-être pour bien marquer, dès le début, la distance infranchissable qu’elle entendait établir entre eux – cette femme étrange qui semblait échapper à toutes les faiblesses, à toutes les fatigues, se redressa en une majestueuse attitude, et d’une voix qui ne tremblait pas !

 

– Vous avez à me parler, cardinal ? Je vous écoute.

 

En même temps ses yeux noirs se posaient sur ceux de Montalte, étrangement dominateurs et pourtant graves et doux.

 

Et Montalte, qui peut-être avait rêvé de la conquérir, vaincu dès le premier contact, se courbait davantage, presque prosterné, dans une muette adoration. Et Fausta comprit qu’il se donnait corps et âme et sans réserve, et elle lui sourit et elle répéta avec une douceur inexprimable :

 

– Parlez, cardinal.

 

Alors Montalte, d’une voix basse et tremblante, lui annonça qu’elle était libre.

 

Sans manifester ni surprise, ni émotion, Fausta dit :

 

– Sixte Quint me fait donc grâce ?

 

Montalte secoua la tête :

 

– Le pape n’a pas fait grâce, madame. Le pape a cédé devant une volonté plus forte que la sienne.

 

– La vôtre… n’est-ce pas ?

 

Montalte s’inclina.

 

– Alors Sixte Quint révoquera la grâce qu’il a signée par contrainte.

 

– Non, madame, car en même temps j’ai… obtenu de Sa Sainteté un document qui sera votre égide.

 

– Qu’est-ce que ce document ?

 

– Le voici, madame.

 

Fausta prit le parchemin et lut :

 

« Nous, Henri, par la grâce de Dieu roi de France, inspiré de notre Seigneur Dieu, par la voix de son Vicaire, notre Très Saint Père le Pape ; en vue de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, apostolique et romaine ; attendu qu’il a plu au Seigneur, en expiation de nos péchés, de nous priver d’un héritier direct ; considérant Henri de Navarre incapable de régner sur le royaume de France, comme hérétique et fauteur d’hérésie ; à tous nos bons et loyaux sujets : Sa Majesté Philippe II, roi d’Espagne, est Seule apte à nous succéder au trône de France, comme époux d’Élisabeth de France, notre sœur bien-aimée, décédée ; mandons à tous nos sujets demeurés fils soumis de notre Sainte Mère l’Église, le reconnaître comme notre successeur et unique héritier. »

 

– Madame, dit Montalte, lorsqu’il vit que Fausta avait terminé sa lecture, la parole du roi ayant en France force de loi, cette proclamation jette dans le parti de Philippe les deux tiers de la France. De ce fait, Henri de Béarn, abandonné par tous les catholiques, voit ses espérances à jamais détruites. Son armée réduite à une poignée de huguenots, il n’a d’autre ressource que de regagner promptement son royaume de Navarre, trop heureux encore si Philippe consent à le lui laisser. Celui qui apportera ce parchemin à Philippe lui apportera donc en même temps la couronne de France… Celui-là, madame, si c’est un esprit supérieur comme le vôtre, peut traiter avec le roi d’Espagne et se réserver sa large part… Votre puissance est ruinée en Italie, votre existence y est en péril. Avec l’appui de Philippe, vous pouvez vous créer une souveraineté qui, pour n’être pas celle que vous avez rêvée, n’en sera pas moins de nature à satisfaire une vaste ambition… Ce parchemin, je vous le livre et je vous demande de consentir à le porter à Philippe…

 

Aussitôt la résolution de Fausta fut prise :

 

Son fils ?… Il était sous la garde de Myrthis et maintenant hors de l’atteinte de Sixte Quint. Plus tard, elle saurait bien le retrouver.

 

Pardaillan ?… Plus tard aussi, elle le retrouverait.

 

Montalte ?… Pour celui-là, c’est à l’instant qu’il fallait décider. Et elle décida :

 

– Celui-là ?… Celui-là sera mon esclave !

 

Et tout haut :

 

– Quand on s’appelle Peretti, on doit avoir assez d’ambition pour agir pour son propre compte… Pourquoi avez-vous imposé ma grâce à Sixte ?… Pourquoi m’avez-vous empêchée de mourir ?… Pourquoi me faites-vous entrevoir ce nouvel avenir de splendeur ?

 

– Madame… balbutia Montalte.

 

– Je vais vous le dire : parce que vous m’aimez, cardinal.

 

Montalte tomba sur les genoux, tendit les mains dans un geste d’imploration.

 

Impérieuse, elle arrêta avant qu’elle se produisit l’explosion passionnée qu’elle même avait provoquée :

 

– Taisez-vous, cardinal. Ne prononcez pas d’irréparables paroles… Vous m’aimez, soit, je le sais. Mais moi, cardinal, moi, je ne vous aimerai jamais.

 

– Pourquoi ? pourquoi ? bégaya Montalte.

 

– Parce que, dit-elle gravement, parce que j’aime, cardinal Montalte, et que Fausta ne peut concevoir deux amours.

 

Montalte se redressa, écumant :

 

– Vous aimez ?… Vous aimez ?… et vous me le dites… à moi ?…

 

– Oui, dit simplement Fausta en le fixant droit dans les yeux.

 

– Vous aimez !… Qui ?… Pardaillan, n’est-ce pas ?…

 

Et Montalte d’un geste de folie, tira sa dague.

 

Fausta, immobile dans son lit, le regardait d’un œil très calme, et d’une voix qui glaça Montalte, elle dit :

 

– Vous l’avez dit : j’aime Pardaillan… Mais croyez-moi, cardinal Montalte, laissez votre dague… Si quelqu’un doit tuer Pardaillan, ce n’est pas vous.

 

– Qui ?… Qui ?… râla Montalte dont les cheveux se hérissèrent.

 

– Moi !…

 

– Pourquoi ? hurla Montalte.

 

– Parce que je l’aime, répondit froidement Fausta.

 

V

LA DERNIÈRE PENSÉE DE SIXTE QUINT

 

Après le départ de son neveu, Sixte Quint, assis devant sa table de travail, demeura longtemps songeur.

 

Il fut tiré de sa rêverie par l’entrée d’un secrétaire qui vint, à voix basse, lui dire que le comte Hercule Sfondrato sollicitait avec instance la faveur d’une audience particulière, ajoutant que le comte paraissait violemment ému.

 

Le nom d’Hercule Sfondrato, brusquement jeté dans sa méditation, fut comme un trait de lumière pour le pape qui murmura :

 

– Voilà l’homme que je cherchais !

 

Et à voix haute :

 

– Faites entrer le comte Sfondrato.

 

Un instant après, le grand juge, les traits bouleversés, entrait d’un pas rude, se campait devant le pape, de l’autre côté de la table, et attendait dans une attitude de violence.

 

– Eh bien, comte, dit Sixte Quint en le fixant, qu’avez-vous à nous dire ?

 

Pour toute réponse, Sfondrato, furieusement, dégrafait son pourpoint, écartait la cotte de mailles et montrait sur sa poitrine la marque du coup de dague de Montalte.

 

Le pape examina la plaie en connaisseur, et froidement :

 

– Beau coup, par ma foi ! et sans la chemise d’acier…

 

– En effet, Saint-Père, dit Sfondrato avec un sourire livide.

 

Puis, réparant hâtivement le désordre de sa tenue, avec un haussement d’épaules dédaigneux, les dents serrées, d’un ton tranchant :

 

– Le coup n’est rien… J’eusse peut-être pardonné à celui qui l’a porté. Ce que je ne lui pardonnerai jamais, ce qui rend ma haine mortelle, ce qui fait que je le poursuivrai partout et toujours jusqu’à ce qu’enfin ma dague lui fouille le cœur, c’est que… tous deux, nous aimons la même femme.

 

– Fort bien, dix Sixte paisiblement. Mais pourquoi me dire cela à moi ?

 

– Parce que, Saint-Père, celui-là touche de près à Votre Sainteté, parce que la femme que j’aime s’appelle Fausta et l’homme que je hais s’appelle Montalte !

 

Sixte Quint le considéra un instant, puis, froidement :

 

– J’apprécie la valeur de l’avertissement que vous me donnez.

 

Le pape prit un parchemin sur sa table et, d’une main calme, se mit à le remplir.

 

Sfondrato, immobile, songeait :

 

« Il va me faire jeter dans quelque cachot, mais, par l’enfer ! celui qui osera toucher au grand juge… »

 

Sixte Quint achevait de remplir le parchemin.

 

– Voici pour panser votre coup de poignard, dit-il. Vous m’avez demandé le duché de Ponte-Maggiore et Morciano. En voici le brevet…

 

Stupéfait, Sfondrato, d’un geste machinal, prit le parchemin et gronda :

 

– Votre Sainteté n’a donc pas entendu ?… Celui que je veux tuer c’est Montalte… Montalte ! votre neveu ! celui-là même que vous avez désigné au conclave pour vous remplacer ?

 

Le pape se leva, redressa sa taille voûtée. Son visage prit une expression d’indicible amertume. Et il prononça :

 

– Que vous frappiez Montalte, c’est affaire entre lui et vous. Frappez-le donc !… Mais frappez-le dans ses entreprises, mais frappez-le dans son amour en lui enlevant cette femme… cela vaudra mieux, croyez-moi, qu’un stupide coup de dague !

 

– Oh ! haleta Sfondrato, quel crime a donc commis Montalte pour que vous, son oncle, vous parliez ainsi ?

 

– Montalte, dit le pape avec un calme effrayant, Montalte n’est plus mon neveu. Montalte est mon ennemi. Montalte est l’ennemi de notre Église ! Montalte a conspiré ! Montalte a arraché de mes mains l’arme qui peut anéantir la puissance de la papauté et, cette arme, Fausta, graciée par le pape, oui, graciée par moi !… Fausta libre et vivante ira la porter à l’Espagnol maudit.

 

– Fausta graciée ! gronda Sfondrato anéanti.

 

– Oui, dit Sixte, Fausta libre !… Fausta qui, dans quelques heures peut-être, quittera Rome et s’en ira, escortée de Montalte, porter à l’Escurial[3] le document qui donne à Philippe le trône de France. Voilà l’œuvre de Montalte, instrument docile aux mains du grand inquisiteur !…

 

– Fausta libre ! grinça Sfondrato, Fausta accompagnée de Montalte ! Par l’enfer ! moi vivant, cela ne sera pas !…

 

Et avec une résolution sauvage, posant rudement sur la table le brevet de duc que le pape venait de lui conférer :

 

– Tenez, Saint-Père, reprenez ce brevet, ôtez-moi les fonctions de grand juge, et en échange, nommez-moi chef de votre police. Avant une heure, je vous rapporte ce document, cette arme redoutable… L’échafaud est prêt, le bourreau attend. Eh bien, j’en mourrai de douleur peut-être, mais cette femme appartient au bourreau et sa tête tombera !… Montalte, je le saisis, je le condamne comme rebelle et sacrilège ; quant au grand inquisiteur, un coup de dague vous en délivre… Un mot, Saint-Père, un ordre !

 

– Oui ! dit le pape d’une voix sombre. Et avant trois jours, j’aurai, moi, cessé de vivre !

 

Et comme Sfondrato reculait en le considérant avec stupeur :

 

– Croyez-vous donc que Montalte, Fausta, le grand inquisiteur lui-même pèsent d’un grand poids dans la main de Sixte Quint ?… Par le sang du Christ, je n’aurais qu’à la fermer, cette main, pour les broyer ! Mais au-dessus du grand inquisiteur, il y a l’Inquisition !… Et l’Inquisition me tient !… Si je les frappe… si j’essaye de reprendre ce document, l’Inquisition m’assassine… Et je ne veux pas mourir encore… J’ai besoin de deux ou trois années d’existence pour assurer le triomphe définitif de la papauté !… Comprenez-vous pourquoi Montalte, Fausta et Espinosa doivent sortir libres de mes États ?

 

Le nouveau duc de Ponte-Maggiore avait écouté avec une attention passionnée. Quand le pape eut terminé :

 

– Eh bien, soit, Saint-Père, qu’ils partent… Mais quand ils seront hors de vos États, moi, je les rejoins, et je vous jure que de ce moment leur voyage est terminé.

 

– Oui ! Mais on sait que vous m’appartenez… et alors… Et puis, duc, êtes-vous sûr de vous ?

 

– Dix Montalte ! Cent Montalte ! Je ne les crains pas, gronda le duc.

 

– Et le grand inquisiteur ?

 

– Un ordre… il meurt !

 

– Et Fausta ?

 

– Fausta ! bégaya Ponte-Maggiore livide.

 

– Oui ! Fausta, malheureux ! Fausta vous tuera ! Fausta vous brisera comme je brise cette plume !

 

Et, d’un coup sec, Sixte Quint cassait une plume qu’il maniait machinalement en parlant.

 

Et sur un geste du duc :

 

– Non, non, reprit Sixte avec autorité, après moi, je ne connais qu’un seul homme au monde capable de tenir tête à Fausta… et de la vaincre… Et cet homme, c’est le chevalier de Pardaillan !

 

Le duc tressaillit, rougit et pâlit tour à tour. Mais surmontant son émotion, il demanda d’une voix rauque :

 

– Vous croyez, Saint-Père, que celui-là réussira là où je serais brisé, moi ?

 

– Je l’ai vu mener à bien des entreprises autrement redoutables. Oui, si Pardaillan voulait… si quelqu’un avait assez d’intelligence à la tête, assez de haine au cœur pour aller trouver cet homme, et le décider… oui, ce serait le seul moyen d’arrêter Fausta et Montalte en leur voyage !

 

– Eh bien, j’aurai cette intelligence et cette haine, moi ! Je consens à m’effacer. Et puisqu’il y a au monde un dogue de taille à les broyer d’un coup de mâchoire, je vais le chercher, je vous l’amène, et vous le lâchez sur eux, tonna Ponte-Maggiore.

 

Et en lui-même :

 

– Quitte à lui briser les crocs après, s’il est nécessaire…

 

– Lâchez ! lâchez !… C’est bientôt dit !… Sachez, duc, que Pardaillan n’est pas un homme qu’on peut lâcher sur qui on veut et comme on veut… Non, par le Christ, Pardaillan ne marche à l’ennemi que quand il lui convient, à lui… et alors, malheur à ceux contre qui il fonce… Lâcher Pardaillan ! répéta le pape avec un rire terrible.

 

Puis, sérieusement, l’index levé :

 

– Dieu seul, duc, peut lâcher la foudre !

 

– Saint-Père, est-ce d’un homme que vous parlez ainsi ?

 

– Duc, dit gravement le pape, Pardaillan est peut-être le seul homme qui ait forcé l’admiration de Sixte Quint… Puisque vous le voulez, allez, duc. Essayez de décider Pardaillan.

 

– Où le trouverai-je ?

 

– Au camp du Béarnais. Vous allez monter à cheval et vous rendre auprès d’Henri de Navarre. Vous lui ferez connaître la teneur exacte du document que Fausta porte à Philippe – document que nous n’avons livré que par la violence. Votre mission officielle se borne à cela seul. Le reste vous regarde… c’est à vous de trouver Pardaillan. Et quand vous l’aurez trouvé, vous lui direz simplement ceci : Fausta est vivante ! Fausta porte à Philippe un document qui lui livre la couronne de France.

 

– Est-ce là tout ce que j’aurai à lui dire, Saint-Père ?

 

– C’est tout oui… et cela suffira !

 

– Quand faut-il partir ?

 

– À l’instant.

 

VI

LE CHEVALIER DE PARDAILLAN

 

Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et se lança au galop sur la route de France. Les passions grondaient dans son cœur. La colère, la haine et l’amour s’y déchaînaient. À une demi-lieue de la Ville Éternelle, il s’arrêta court et, longtemps, sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointaine silhouette du château Saint-Ange. Son poing se tendit et il murmura :

 

– Montalte, Montalte, prends garde, car à partir de ce moment je suis pour toi l’ennemi que rien ne désarmera…

 

Et plus bas, plus doucement :

 

– Fausta !…

 

Alors il reprit sa course, et pendant des jours, par les monts, par les plaines, il passa, cavalier rapide que poussait la vengeance.

 

* * * * *

 

Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurs chevaux, et ne s’arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue le terrassait.

 

À quelques lieues de Paris il rejoignit un gentilhomme qui s’en allait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cet inconnu en lui demandant si on avait des nouvelles du roi Henri et si on savait vers quel point de l’Île-de-France le Béarnais se trouvait alors.

 

– Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roi a pris ses logements dans le village de Montmartre, à l’abbaye des Bénédictines de Mme Claudine de Beauvilliers, qui, dit-on, passe ses jours à prier et ses nuits à essayer de convertir à la messe le royal hérétique.

 

Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l’étranger qui parlait avec cette sorte d’irrévérence moqueuse et il vit un homme d’une quarantaine d’années, au visage fin, au profil de médaille, vêtu sans aucune recherche, mais avec cette élégance qui tenait à sa manière de porter le pourpoint et le manteau, dont les plis retombaient avec grâce sur la croupe du cheval.

 

– Si vous le désirez, monsieur, reprit l’inconnu, je vous conduirai jusqu’au roi, qui m’a donné rendez-vous pour ce soir.

 

Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur le costume simple et sans aucun ornement.

 

– Oh ! continua l’inconnu en souriant, vous serez bien plus étonné quand vous verrez le roi qui porte un costume si râpé que vraiment vous lui ferez honte, vous avec toutes vos broderies reluisantes, avec votre superbe manteau en velours de Gênes, avec la plume mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d’or, avec…

 

– Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, ne m’accablez pas, ou, par le Dieu vivant, je vous montrerai que si je porte de l’argent à mon pourpoint et de l’or aux talons de mes bottes, je porte aussi de l’acier dans ce fourreau.

 

– Vraiment, monsieur ? Eh bien ! je ne vous accablerai donc pas et me bornerai à vous tirer mon chapeau, car il serait malséant qu’un illustre cavalier, venu en droite ligne du fond de l’Italie…

 

– Comment savez-vous cela ? interrompit furieusement Ponte-Maggiore.

 

– Eh ! monsieur, si vous ne vouliez pas qu’on le sache, vous auriez bien dû laisser votre accent de l’autre côté des monts.

 

En disant ces mots, le gentilhomme salua d’un geste de grâce et d’aisance merveilleuse et reprit paisiblement son chemin.

 

Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Mais considérant la silhouette vigoureuse de l’inconnu, il se calma.

 

– Accomplissons d’abord la mission que je suis venu remplir ici. Et quand j’aurai vu le roi, quand j’aurai retrouvé ce Pardaillan de malheur, alors il sera temps d’infliger une leçon à cet insolent, si je le trouve encore en travers de ma route. Eh ! monsieur, continua-t-il à haute voix, ne vous fâchez pas, je vous prie, et permettez-moi d’accepter l’offre bienveillante que vous m’avez faite tout à l’heure.

 

L’inconnu salua de nouveau et dit du bout des lèvres :

 

– En ce cas, monsieur, suivez-moi.

 

Les deux cavaliers allongèrent le trot, et vers le soir, au moment où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur les hauteurs de Chaillot.

 

Le gentilhomme français s’arrêta, étendit le bras et prononça :

 

– Paris !…

 

De la ville, sur laquelle planait un morne silence, on n’apercevait que le fouillis des toitures, d’où émergeaient les flèches de ses innombrables églises et la massive ceinture de pierre, chargée de la protéger, entourée elle-même d’un cercle de toile : les tentes des troupes royalistes, dont le cordon se resserrait de plus en plus.

 

Tandis que Ponte-Maggiore considérait ce spectacle de la grande ville assiégée, son compagnon semblait rêver à des choses lointaines. Sans doute des souvenirs s’évoquaient dans son esprit, sans doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelque épisode héroïque ou charmant de sa vie, qui avait dû être aventureuse, car un sourire mélancolique errait sur ses lèvres : ce souvenir de poésie qui vient fleurir les lèvres de l’homme quand, se tournant vers le passé, il y trouve, par hasard, une heure de joie ou de charme sans amertume.

 

– Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis à vous.

 

L’inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes, et murmura :

 

– Allons…

 

Ils descendirent donc vers Paris en obliquant du côté de Montmartre.

 

Sous les murs, c’était le même fourmillement de troupes assiégeantes.

 

Sur les remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité de prêtres et de moines, la robe retroussée, le capuchon renversé ; quelques-uns avaient la salade en tête, quelques autres portaient des cuirasses ; tous étaient armés de piques, de hallebardes, de colichemardes ou dagues, de vieux mousquets, ou tout uniment de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à la main ou pendu à la ceinture. Et ces étranges soldats allaient, venaient, se démenaient, prêchaient d’un côté, anathémisaient[4] de l’autre, et somme toute faisaient bonne garde.

 

Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, se traînaient péniblement, pourchassés sans cesse par les moines-soldats et revenant sans cesse, avec l’obstination du désespoir, occuper les créneaux, d’où ils criaient avec des voix lamentables :

 

– Du pain !… du pain !…

 

– Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que les Parisiens accepteraient volontiers une invitation à dîner.

 

– C’est vrai, murmura l’inconnu, ils ont faim. Pauvres diables !…

 

– Vous les plaignez ? dit Ponte-Maggiore, avec le même ricanement.

 

– Monsieur, dit l’inconnu, j’ai toujours plaint les gens qui ont faim et soif, car moi-même souvent, dans mes longues courses à travers le monde, j’ai eu faim et j’ai eu soif.

 

– C’est ce qui ne m’est jamais arrivé, fit dédaigneusement Ponte-Maggiore.

 

L’inconnu le parcourut de haut en bas d’un étrange regard, et, avec un sourire plus étrange encore, répondit :

 

– Cela se voit.

 

Si simple que fut cette réponse, elle sonna comme une insulte, et Ponte-Maggiore pâlit.

 

Sans doute il allait cette fois répondre par une provocation directe, lorsqu’au loin s’éleva une clameur qui, se gonflant de proche en proche, de troupe en troupe, s’en vint déferler jusqu’à eux :

 

– Le roi !… le roi !… Vive le roi !…

 

Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahit les remparts, bouscula les moines-soldats, s’empara des parapets en criant :

 

– Sire ! Sire !… Du pain !…

 

– Me voici, mes amis ! criait Henri IV. Eh ! Ventre-saint-gris ! pourquoi diable ne m’ouvrez-vous pas vos portes ?

 

Alors l’inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces choses émouvantes que l’histoire enregistre avec un sourire attendri :

 

Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois cents cavaliers qui l’entouraient l’imitèrent, et alors on vit s’avancer toute une théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier, prit un de ces pains, le fixa au bout d’une immense perche et le tendit aux affamés des remparts. En un clin d’œil, le pain fut partagé et englouti.

 

– Que fait-il ? s’écria Ponte-Maggiore stupéfait.

 

– Eh ! monsieur, vous voyez bien que Sa Majesté invite les Parisiens à dîner !

 

En même temps les cavaliers de l’escorte suivaient l’exemple du roi. De tous les côtés, par des moyens divers, on faisait passer aux assiégés quantité de pains accueillis avec transport, et les cris de joie, les bénédictions éclataient sur les remparts, bientôt suivis d’une longue acclamation :

 

– Vive le roi !

 

Et quand tout fut distribué :

 

– Mangez, mes amis, mangez, dit le roi. Demain je vous en apporterai encore.

 

– Bravo, Sire ! cria l’inconnu.

 

– Intrigant ! murmura Ponte-Maggiore.

 

Henri IV se tourna vers celui qui manifestait si hautement son approbation, et, avec un bon sourire :

 

– Ah ! enfin !… Voici donc M. de Pardaillan !

 

– Pardaillan ! gronda Ponte-Maggiore…

 

– Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV, je suis bien heur de vous voir. Et la célérité avec laquelle vous avez répondu à mon invitation me fait présager que, cette fois, vous serez des nôtres.

 

– Votre Majesté sait bien que je lui suis tout acquis.

 

Henri IV posa un moment son œil rusé sur la physionomie souriante du chevalier et dit :

 

– À cheval, messieurs, nous rentrons au village de Montmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer près de moi.

 

Au moment de partir :

 

– Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s’il vous plaît de me dire votre nom, j’aurai l’honneur, en arrivant à Montmartre, de vous présenter à Sa Majesté, selon ma promesse…

 

– Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan !

 

Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturel insoucieux et narquois reprenant le dessus :

 

– Peste ! je ne m’attendais pas à un tel honneur !

 

Lorsque le roi s’éloigna, à la tête de son escorte, une immense acclamation partit du haut des remparts.

 

– Au revoir, mes amis, au revoir ! cria Henri IV.

 

Et, se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, avec un soupir :

 

– Quel dommage que de si braves gens s’entêtent à ne pas m’ouvrir leurs portes !

 

– Eh ! Sire, dit le chevalier en haussant les épaules, ces portes tomberont d’elles mêmes quand vous le voudrez.

 

– Comment cela, monsieur ?

 

– J’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté : Paris vaut bien une messe !

 

– Nous verrons… plus tard, dit Henri IV avec un fin sourire.

 

– Il faudra toujours bien en venir là, murmura le chevalier.

 

Cette fois Henri IV ne répondit pas.

 

Bientôt l’escorte s’arrêtait devant l’abbaye où le roi pénétra, suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore et de quelques gentilshommes.

 

Le roi avant mis à terre, Pardaillan qui, sans doute, l’avait avisé de la venue d’un envoyé du pape, présenta le duc :

 

– Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté le seigneur Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalier de Pardaillan.

 

– Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur de Pardaillan, quand vous aurez reçu la communication que M. le duc est chargé de vous faire, n’oubliez pas que nous vous attendons.

 

Et, tandis que le chevalier s’inclinait, Henri IV se tourna vers des hommes occupés à transporter des sacs. Le heurt d’un de ces sacs avait produit un son argentin et ce bruit avait fait dresser l’oreille au Béarnais, toujours à court d’argent. Avisant un personnage qui surveillait le transport des précieux colis, le roi lui cria gaiement :

 

– Hé ! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pour votre merveilleux diamant[5] et nous apportez-vous quelque argent pour garnir nos coffres vides ?

 

– Sire, j’ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais un prêteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti à m’avancer quelques milliers de pistoles que j’apporte à mon roi.

 

– Merci, mon brave Sancy.

 

Et, avec une pointe d’émotion :

 

– Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous les rendre, mais, ventre-saint-gris ! argent n’est pas pâture pour des gentilshommes comme vous et moi[6] !

 

Et, à Ponte-Maggiore stupéfait :

 

– Venez, monsieur.

 

Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et où travaillaient encore ses deux secrétaires : Rusé de Beaulieu et Forget de Fresnes :

 

– Parlez, monsieur.

 

– Sire, dit Ponte-Maggiore en s’inclinant, je suis chargé par Sa Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d’un document qui l’intéresse au plus haut point.

 

Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de la proclamation d’Henri III que l’on connaît. Quand il eût terminé, impassible :

 

– Et l’original, monsieur ?

 

– Je suis chargé de dire à Votre Majesté que l’original se trouve entre les mains de Mme la princesse Fausta, laquelle, accompagnée de S. E. le cardinal Montalte, doit être, à l’heure présente, en route vers l’Espagne pour le remettre aux mains de Sa Majesté Catholique.

 

– Ensuite, monsieur ?

 

– C’est tout, Sire. Le souverain pontife a cru devoir donner à Votre Majesté ce témoignage de son amitié en l’avertissant. Quant au reste, le Saint-Père connaît trop bien la vaste intelligence de Votre Majesté pour n’être pas assuré que vous saurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles.

 

Henri IV inclina la tête en signe d’adhésion. Puis, après un léger silence, en fixant Ponte-Maggiore :

 

– Le cardinal Montalte n’est-il pas parent de Sa Sainteté ?

 

Le duc s’inclina.

 

– Alors ?

 

– Le cardinal Montalte est en état de rébellion ouverte contre le Saint Père ! dit rudement Ponte-Maggiore.

 

– Bien !…

 

Et s’adressant à un des deux secrétaires :

 

– Rusé, conduisez M. le duc auprès de M. le chevalier de Pardaillan, et faites en sorte qu’ils se puissent entretenir librement. Puis, quand ils auront terminé, vous m’amènerez M. de Pardaillan.

 

Et, avec un gracieux sourire :

 

– Allez, monsieur l’ambassadeur, et n’oubliez pas qu’il me sera agréable de vous revoir avant votre départ.

 

Quelques instants après, Ponte-Maggiore se trouvait en tête-à-tête avec le chevalier de Pardaillan, assez intrigué au fond, mais dissimulant sa curiosité sous un masque d’ironie et d’insouciance.

 

– Monsieur, dit le chevalier d’un ton très naturel, vous plairait-il de me dire ce qui me vaut l’insigne honneur que veut bien me faire le Saint-Père en m’adressant, à moi, pauvre gentilhomme sans feu ni lieu, un personnage illustre tel que M. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano ?

 

– Monsieur, Sa Sainteté m’a chargé de vous faire savoir que la princesse Fausta est vivante… vivante et libre.

 

Le chevalier eut un imperceptible tressaillement et, tout aussitôt :

 

– Tiens ! tiens ! Mme Fausta est vivante !… Eh bien, mais… en quoi cette nouvelle peut-elle m’intéresser ?

 

– Vous dites, monsieur ? dit Ponte-Maggiore abasourdi.

 

– Je dis : qu’est-ce que cela peut me faire à moi, que Mme Fausta soit vivante ? répéta le chevalier d’un air si ingénument étonné que Ponte-Maggiore murmura :

 

– Oh ! mais… il ne l’aime donc pas ?… Mais alors ceci change bien les choses !

 

Pardaillan reprit :

 

– Où se trouve la princesse Fausta, en ce moment ?

 

– La princesse est en route pour l’Espagne.

 

– L’Espagne ! songea Pardaillan, le pays de l’Inquisition !… Le génie ténébreux de Fausta devait fatalement se tourner vers cette sombre institution de despotisme… oui, c’était fatal !

 

– La princesse porte à Sa Majesté Catholique un document qui doit assurer le trône de France à Philippe d’Espagne.

 

– Le trône de France ?… Peste ! monsieur. Et qu’est-ce donc, je vous prie, que ce document qui livre ainsi tout un pays ?

 

– Une déclaration du feu roi Henri troisième, reconnaissant Philippe II pour unique héritier.

 

Un instant, Pardaillan resta plongé dans une profonde méditation, puis relevant sa tête fine et narquoise :

 

– Est-ce tout ce que vous aviez à me dire de la part de Sa Sainteté ?

 

– C’est tout, monsieur.

 

– En ce cas, veuillez m’excuser, monsieur, mais S. M. le roi Henri m’attend, comme vous savez… Veuillez donc transmettre à Sa Sainteté l’expression de ma reconnaissance pour le précieux avis qu’elle a bien voulu me faire passer et agréer pour vous-même les remerciements de votre très humble serviteur.

 

* * * * *

 

Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avec une impassibilité toute royale, mais en réalité, le coup était terrible et à l’instant il avait entrevu les conséquences funestes qu’il pouvait avoir pour lui.

 

Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèles qu’il avait sous la main, et lorsque le chevalier fut introduit, il trouva auprès du roi, Rosny, du Bartas, Sancy et Agrippa d’Aubigné, accourus en hâte.

 

Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n’attendait que lui, fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore et donna lecture de la copie que Sixte Quint lui avait fait remettre.

 

Pardaillan, qui savait à quoi s’en tenir, n’avait pas bronché. Mais chez les quatre conseillers ce fut un moment de stupeur indicible aussitôt suivi de cette explosion :

 

– Il faut le détruire !…

 

Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors le roi, qui ne le quittait pas des yeux :

 

– Et vous, monsieur de Pardaillan, que dites-vous ?

 

– Je dis comme ces messieurs, sire : Il faut reprendre ce parchemin ou c’en est fait de vos espérances, dit froidement le chevalier.

 

Le roi approuva d’un signe de tête, et fixant le chevalier comme s’il eût voulu lui suggérer la réponse qu’il souhaitait, il murmura :

 

– Quel sera l’homme assez fort, assez audacieux, assez subtil pour mener à bien une telle entreprise ?

 

D’un commun accord, comme s’ils se fussent donné le mot, Rosny, Sancy, du Bartas, d’Aubigné se tournèrent vers Pardaillan. Et cet hommage muet, venu d’hommes illustres ayant donné des preuves éclatantes de leur mérite à la guerre ou dans l’intrigue, cet hommage fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentit doucement ému. Mais se raidissant, il répondit avec cette simplicité si remarquable chez lui :

 

– Je serai donc celui-là.

 

– Vous consentez donc ? Ah ! chevalier, s’écria le Béarnais, si jamais je suis roi… roi de France… je vous devrai ma couronne !

 

– Eh ! sire, vous ne me devrez rien…

 

Et avec un sourire étrange :

 

– Mme Fausta, voyez-vous, est une ancienne connaissance à moi à qui je ne serai pas fâché de dire deux mots… Je tâcherai donc de faire en sorte que ce document n’arrive jamais aux mains de Sa Majesté Catholique… Quant aux moyens à employer…

 

– Monsieur, interrompit vivement le roi, ceci vous regarde seul… Vous avez pleins pouvoirs.

 

Pardaillan eut un sourire de satisfaction.

 

Le roi réfléchit un instant, et :

 

– Pour faciliter autant que possible l’exécution de cette mission forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte, il est nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission, officielle, celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roi Philippe d’Espagne et vous le mettrez en demeure de retirer les troupes qu’il entretient dans Paris.

 

Et se tournant vers son secrétaire :

 

– Rusé, préparez des lettres accréditant M. le chevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaire auprès de S. M. Philippe d’Espagne. Préparez, en outre, des pleins pouvoirs pour M. l’ambassadeur.

 

Pardaillan, mélancolique et résigné, songeait :

 

– Allons ! il était écrit que je finirais dans la peau d’un diplomate !… Mais que dirait monsieur mon père si, sortant du tombeau, il voyait son fils promu à la dignité d’ambassadeur extraordinaire ?

 

Et à cette pensée, un sourire ironique arquait le coin de sa lèvre moqueuse.

 

– Combien d’hommes désirez-vous que je mette à votre disposition ? reprenait le roi.

 

– Des hommes ?… Pour quoi faire, sire ?… fit Pardaillan avec son air naïvement étonné.

 

– Comment, pourquoi faire ?… s’écria le roi stupéfait. Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-là seul ? Vous ne prétendez pas lutter seul contre le roi d’Espagne et son inquisition ?… Vous ne prétendez pas enfin, et toujours seul, disputer la couronne de France à Philippe pour me la donner à moi ?…

 

– Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegme imperturbable, je ne prétends rien !… Mais il est de fait que si je dois réussir dans cette affaire, c’est seul que je réussirai… C’est donc seul que je l’entreprendrai, ajouta-t-il froidement, en fixant sur le roi un œil étincelant.

 

– Ventre-saint-gris ! cria le roi suffoqué.

 

Pardaillan s’inclina pour manifester que sa résolution était inébranlable.

 

Le Béarnais le considéra un moment avec une admiration qu’il ne chercha pas à cacher. Puis ses yeux se portèrent sur ses conseillers, muets de stupeur, et enfin il leva les bras en l’air dans un geste qui signifiait :

 

– Après tout, avec ce diable d’homme, il faut s’attendre à tout, même à l’impossible.

 

Et à Pardaillan, qui attendait très calme, presque indifférent :

 

– Quand comptez-vous partir ?

 

– À l’instant, sire.

 

– Ouf !… Voilà un homme, au moins !… Touchez-là, monsieur.

 

Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi de près par de Sancy, à qui le roi venait de donner un ordre à voix basse.

 

Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancy lui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et :

 

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, Sa Majesté m’a chargé de vous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.

 

Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, et toujours gouailleur :

 

– Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur de Sancy ?

 

Et sur une réponse affirmative :

 

– Peste, monsieur, le roi a-t-il donc fait fortune enfin ?… Ou bien cette réputation de ladrerie qu’on lui fait ne serait-elle qu’une légende comme… toutes les légendes ? Mille pistoles !… c’est trop ! beaucoup trop !

 

Et tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sac au fond de son porte-manteau.

 

Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta en selle, et en serrant la main de Sancy :

 

– Dites au roi qu’il se montre, à l’avenir, plus ménager de ses pistoles… Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous en serez réduit à engager jusqu’aux aiguillettes[7] de votre pourpoint.

 

Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant ce qu’il devait le plus admirer : ou son audace intrépide, ou sa folle insouciance.

 

VII

BUSSI-LECLERC

 

Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan, l’abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisine du cabinet où le Béarnais s’entretenait avec ses conseillers.

 

L’abbesse s’en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichet dissimulé dans la tapisserie, et, par cette étroite ouverture, écouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans le cabinet.

 

Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine de Beauvilliers referma le guichet et sortit à son tour.

 

L’instant d’après elle était en tête à tête avec le roi, qui, remarquant l’expression sérieuse de sa physionomie habituellement enjouée, s’écria galamment :

 

– Hé là ! ma douce maîtresse, d’où vient ce nuage qui assombrit votre beauté et voile l’éclat de vos jolis yeux ?

 

– Hélas ! sire, les temps sont durs ! et les soucis de notre charge écrasent nos faibles épaules de femmes.

 

Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle le voulait, Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sa charge d’abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle se débattait.

 

– Cent mille livres, Sire ! Avec cette somme, je sauve votre maison de la ruine. Me refuserez-vous ces cent pauvres mille livres ?

 

L’humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement à l’énoncé de cette somme plus que rondelette. Et comme Claudine insistait :

 

– Hélas ! ma mie, où voulez-vous que je prenne cette somme énorme ?… Ah ! si les Parisiens m’ouvraient enfin leurs portes !… si j’étais roi de France !…

 

Ceci était dit sans conviction, par pure galanterie, et Claudine s’en rendit fort bien compte. Alors elle atténua ses prétentions :

 

– S’il ne s’agit que d’attendre, sire, peut-être pourrai-je m’arranger… Si au moins vous me faisiez la promesse d’une abbaye plus importante, celle de Fontevrault, par exemple.

 

– Hé ! mon cœur, vous n’y pensez pas ! L’abbaye de Fontevrault est la première du royaume. Il faut être de sang royal, ou tout au moins de très illustre maison, pour prétendre à la diriger.

 

Tant et si bien que lorsque Claudine de Beauvilliers quitta son royal amant, elle n’en avait rien obtenu, si ce n’est quelques promesses très vagues. Aussi, en longeant le vaste couloir qui conduisait à ses appartements, elle murmurait :

 

– Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais donc me tourner du côté de Fausta qui, elle, au moins, sait reconnaître les services qu’on lui rend.

 

Et avec un sourire aigu :

 

– Cent mille livres, ce n’était pourtant pas trop !… Mon doux sire, ce refus vous coûtera cher… très cher !…

 

Rentrée dans sa chambre, l’abbesse réfléchit fort longtemps, ensuite de quoi elle fit appeler une sœur converse, à qui elle donna des instructions minutieuses, et la congédia par ces mots :

 

– Allez, sœur Mariange, et faites vite.

 

Une heure n’était pas écoulée encore, que sœur Mariange introduisait auprès de l’abbesse un cavalier soigneusement enveloppé dans un vaste manteau.

 

Et, quand la sœur converse eut refermé la porte :

 

– Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vous asseoir… Vous êtes ici en sûreté.

 

Bussi-Leclerc s’inclina et, sur un ton farouche :

 

– Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit, il a suffi de prononcer devant lui un nom…

 

– Pardaillan ?…

 

– Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclerc passerait au travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne… C’est vous dire que je ne crains rien lorsque ma haine est en jeu.

 

– Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.

 

Puis, après une légère pause :

 

– M. de Pardaillan vient de partir avec l’intention d’entraver les projets d’une personne que j’aime… Il faut que cette personne soit avisée du danger qu’elle court, et connaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vous ai fait appeler et je vous dis : voulez-vous satisfaire à la fois votre haine et votre ambition ? Voulez-vous vous défaire de celui que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissant protecteur ?

 

– Le nom de ce puissant protecteur ? dit Bussi, qui réfléchissait.

 

– Fausta !

 

– Fausta !… Elle n’est donc pas morte ?

 

– Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci !

 

– Mais… excusez-moi, madame… quel intérêt avez-vous, vous, à aviser Fausta du danger qu’elle court ?

 

– Monsieur, je pourrais vous dire que la princesse, au temps si proche encore de sa toute-puissance, a été la bienfaitrice de notre maison… Je pourrais vous parler de reconnaissance, mais je vois à votre sourire désabusé que vous ne me croiriez pas. Je vous dirai donc simplement ceci : de la réussite des projets de la princesse dépend l’avenir de notre maison… Celle que j’ai si longtemps appelée ma souveraine saura reconnaître royalement le service que je lui aurai rendu…

 

– Bon ! grogna Bussi, voilà une raison que je comprends !… Il s’agit donc, madame, d’aviser Fausta que le sire de Pardaillan est à ses trousses et la veut contrecarrer un peu dans ses entreprises… Mais quels sont, au juste, ces projets ?

 

– Placer la couronne de France sur la tête de Philippe d’Espagne.

 

Bussi-Leclerc bondit, et stupéfait :

 

– Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous… vous ?…

 

Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n’en parut pas autrement choquée.

 

– Monsieur, j’ai sondé les intentions du roi Henri. S’il devient roi de France, l’abbaye de Montmartre et son abbesse n’en seront pas plus riches ni plus favorisées pour cela. Alors…

 

– Parfait ! madame, c’est encore une raison que je comprends admirablement. J’accepte donc d’être votre messager. Veuillez, maintenant, me mettre au courant.

 

– En peu de mots, monsieur, voici : il s’agit d’une déclaration d’Henri III, reconnaissant Philippe comme son seul héritier… Cette déclaration, la princesse la porte au roi d’Espagne, M. de Pardaillan doit s’en emparer pour le compte d’Henri de Navarre, et vous, vous devez avertir Fausta, l’aider et la défendre… Et ceci me fait penser qu’il serait peut-être utile que vous fussiez secondé par quelques bonnes épées.

 

– J’y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant. Je vais donc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons. Que devrai-je dire à la princesse de votre part ?

 

– Simplement que c’est moi qui vous ai envoyé à elle et que je suis toujours son humble servante.

 

– C’est tout, madame ?

 

– C’est tout, monsieur Bussi-Leclerc.

 

– En ce cas, madame, je vous dis adieu, dit Bussi en s’inclinant.

 

Au point du jour, Bussi-Leclerc trottait sur la route d’Orléans et, tout en trottant, songeait : « Bussi, vous avez été un des piliers de la Ligue… un des plus fermes soutiens des ducs de Guise et de Mayenne… un des chefs les plus actifs et les plus influents du conseil de l’Union… gouverneur de la Bastille où vous avez su amasser une fortune honorable… Vous avez été en correspondance directe avec les principaux ministres de Philippe et un des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de ce souverain au trône de France… Pour tout dire, vous avez été un personnage avec lequel il fallait compter. »

 

Il s’interrompit tout à coup pour sacrer :

 

– Tripes du diable !… Cornes de Belzébuth ! Voilà maintenant le vent qui se met de la partie et m’enlève mon manteau !… Que la peste emporte le seigneur Borée[8] et ses enragés suppôts !… Il veut donc, ce scélérat de vent, que le personnage que je ne suis plus soit reconnu par quelque ligueur ou quelque huguenot, que l’enfer les confonde !… Hum !… c’est que je ne me soucie guère d’être reconnu !

 

Ayant réparé le désastre :

 

– Là !… voilà qui va mieux… Je disais donc que j’avais été un grand personnage… Et maintenant ?… Que suis-je maintenant ? Ah ! misère de moi ! La déconvenue s’est appesantie sur le pauvre Leclerc ! Il a fallu rendre le gouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, se cacher, se terrer, tête et ventre ! moi, Bussi ! Avec la perspective d’être pendu si je tombe aux mains de Mayenne, écartelé si je suis pris par le Béarnais !

 

Ici une légère pause, puis :

 

– Pendu !… Écartelé !… C’est curieux comme la langue française a des mots biscornus !… Pendu ! Écartelé ! Je n’avais jamais remarqué ce qu’il y a de revêche et de rébarbatif dans ces deux mots… On a bien raison de dire qu’on apprend à tout âge !… Voyons, Bussi, quel préfères-tu ? pendu ou écartelé ?… Heu !… si j’ai bonne mémoire, le dernier pendu que je vis avait une langue qui pendait, longue d’une aune… C’était hideux !… Le dernier écartelé que je vis eut les quatre membres proprement emportés… Oui, oui, je le vois encore, il ne restait que la tête et le tronc… Alors moi, Bussi, si j’étais écartelé, je serais donc mué en cul-de-jatte ? Fi !… Mais je ne veux pas être un épouvantail pour les petits oiseaux, tripes du pape ! Et puisqu’il en est ainsi, c’est décidé, je ne serai ni pendu, ni écartelé !

 

À ce moment, son cheval ayant fait un écart, il le morigéna, puis le flatta doucement de la main et reprit le cours de ses réflexions.

 

– Donc l’effondrement de ma situation politique est complet… Il est vrai que j’ai la consolation d’avoir sauvé une partie de ma fortune, que j’avais eu la prévoyante idée de mettre à l’abri. C’est quelque chose, mais c’est peu. Et voilà que, au moment précis où tout croule sous moi, au moment où je n’ai plus d’autre alternative que de me retirer à l’étranger et d’y vivre obscur et oublié, à ce moment survient cette brave, cette excellente, cette digne abbesse – que le Ciel la comble de ses grâces ! – qui me remet le pied à l’étrier, qui me donne le moyen de me refaire une situation magnifique auprès de Philippe, car je n’aurai pas la naïveté de m’attacher à Fausta, non, par l’enfer ! Bussi s’adresse toujours à Dieu lui-même et non à ses saints. Et par surcroît, cette sainte abbesse me donne le moyen de me venger du sire de Pardaillan !… Tous les bonheurs à la fois, et du coup ma fortune est assurée, si je ne suis pas un niais… et sans me vanter, j’ai toujours entendu dire que Bussi-Leclerc avait la tête aussi bien organisée que le poignet solide… Reste la question des sacripants qu’il me faudrait pour me seconder, mais bah ! je trouverai toujours bien mon affaire en route.

 

VIII

TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES

 

L’auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de la route défoncée. L’aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne, était si engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passant devant lui.

 

Ils étaient trois compagnons, surgis d’on ne sait où. Jeunes tous les trois – l’aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine – mais dans quel état !… Dépenaillés, fripés, râpés. Et cependant, il y avait comme une sorte d’élégance native dans la manière de porter le manteau, et ils gardaient une allure dégagée, une aisance de manières qui n’étaient pas celles de malandrins vulgaires.

 

Ils s’arrêtaient, hésitants, devant le perron de l’auberge.

 

– Quel coupe-gorge ! murmura le plus jeune.

 

Les deux autres haussèrent les épaules et le plus âgé dit :

 

– Toujours délicat, ce Montsery !

 

– Ma foi ! dit le troisième, nous sommes exténués de fatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les fines bouches – nos ressources d’ailleurs ne nous le permettent pas – entrons, et, à défaut d’autre chose, reposons-nous.

 

Les trois marches branlantes du perron franchies, ils se trouvère dans une vaste salle, déserte.

 

– Quatre tables, douze escabeaux… c’est pour faire semblant de meubler ce désert, dit Sainte-Maline…

 

– Tu n’y es pas, fit Chalabre, en désignant les quatre tables, elles jouent aux quatre coins.

 

– Du feu ! cria Montsery en montrant l’immense cheminée au fond de laquelle quelques tisons achevaient de se consumer. Du feu et du bois !…

 

Et saisissant une poignée de sarments secs, posés à terre, il la jeta dans l’âtre, souffla dessus, d’ailleurs aidé des deux autres, et, bientôt, une flamme claire s’éleva en ronflant.

 

– Ça égaie un peu, fit-il.

 

– Rien aux solives, dit Sainte-Maline, qui inspectait les lieux, rien, si ce n’est de la suie et des toiles d’araignées.

 

– Et personne ici, fit à son tour Chalabre. Il est vrai que pour ce qu’il y a !

 

– Holà ! hé ! l’hôte ! appela Montsery en frappant la table du pommeau de sa rapière.

 

Sans se presser l’hôte apparut. C’était un colosse qui les toisa d’un coup d’œil exercé et qui, sans empressement, sans aménité, grogna :

 

– Que voulez-vous ?

 

– À boire !… à boire et à manger.

 

L’hôte tendit une patte large et velue.

 

– On paye d’avance.

 

– Maroufle ! s’écria Montsery.

 

En même temps, son poing se détendit et s’abattit sur la face du colosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitôt d’ailleurs, et dompté, sortit, l’échine basse, après avoir murmuré :

 

– Je vais vous servir, messeigneurs !

 

L’instant d’après, il posait sur la table trois gobelets, un broc, un pain et un pâté, et sortit après avoir dit :

 

– Je n’ai pas autre chose.

 

Les trois contemplèrent silencieusement la maigre pitance, puis se regardèrent tristement.

 

– Enfin ! soupira Sainte-Maline, les beaux jours reviendront peut-être…

 

Alors ils approchèrent la table du foyer, et ayant retiré leurs manteaux, qu’ils plièrent soigneusement et déposèrent sur des escabeaux, près d’eux, ils apparurent avec, chacun, la dague et la rapière aux côtés et le pistolet passé à la ceinture. Et mélancoliques et résignés, ils attaquèrent les provisions trop maigres pour leurs estomacs affamés.

 

– Ah ! soupira Montsery, où est le temps où, logés et nourris au Louvre, nous faisions nos quatre repas par jour, comme tout bon chrétien qui se respecte !

 

– C’était le bon temps ! dit Chalabre. Nous étions gentilshommes de sa Majesté, ses ordinaires, comme on disait, ses intimes même…

 

– Et notre service ?… Toujours auprès du roi, chargés de veiller sur sa personne, ne le quittant jamais que sur son ordre…

 

– Et pour nous entretenir la main, de temps en temps, quelque bon coup de dague ou d’épée, bien appliqué entre les deux épaules, délivrait Sa Majesté ou nous débarrassait nous-mêmes de quelque ennemi trop entreprenant…

 

– Guise en sait quelque chose.

 

– Il est de fait que nous l’avons servi proprement.

 

– Enfin, mordiable ! ce jour-là, le jour où nous avons occis Guise, nous avons sauvé la royauté !

 

– Notre fortune était assurée du coup.

 

– Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant le roi à mort, anéantit en même temps toutes nos espérances, murmura Sainte-Maline, rêveur.

 

– Que tous les diables fourchus d’enfer tisonnent à jamais l’âme du Jacques Clément maudit ! s’écria Montsery.

 

– Ah ! le coup fut dur pour nous…

 

– Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n’existions que par lui.

 

– De tous côtés on nous tournait le dos, grinça Montsery.

 

– Ceux du roi comme ceux de la Ligue et ceux du Béarnais.

 

– Nous avons tenu tête, dit doucement Sainte-Maline. Et plus d’un, à la douce, a payé son insolence d’un bon coup de dague.

 

– Oui, mais maintenant ?… Que sommes-nous devenus ?…

 

– Mort de tous les diables ! quand je mastique l’horrible bouillie noire que cet hôtelier de malheur nous a donnée pour du pain, quand j’avale l’infect liquide qu’il nous a donné pour du vin, savez-vous à quoi je pense ? Eh bien, je pense au temps où nous étions enfermés à la Bastille, d’où nous tira le sire de Pardaillan[9], et je le regrette ce temps, oui, mordiable ! je regrette le temps où nous étions pensionnaires de Bussi-Leclerc, car lui, du moins, nous nourrissait presque chrétiennement…

 

– C’est vrai, Bussi-Leclerc, nous lui devons cette justice, nous traita, en somme, sans trop de rigueurs.

 

– J’enrage quand je pense que le temps des franches lippées n’est plus et ne reviendra peut-être jamais !

 

– Si seulement nous avions la bonne aubaine de rencontrer quelque voyageur isolé qui consentirait à nous venir en aide, de bon gré… ou de force…

 

À ce moment, sur la route, au loin, le galop d’un cheval se fit entendre.

 

Les trois compagnons se regardèrent un moment sans prononcer une Parole. Enfin Sainte-Maline prit son manteau, s’en enveloppa vivement, tira la dague et l’épée hors des fourreaux, prononça rudement. « Allons ! » et se dirigea vers la porte qu’il franchit.

 

– Allons ! répéta résolument Chalabre.

 

Montsery resta un moment indécis, puis il suivit ses deux compagnons.

 

Sainte-Maline en tête, Montsery fermant la marche, les anciens ordinaires d’Henri III se défilèrent le long des haies, sous les grands peupliers qui bordaient la route.

 

Le voyageur avançait au trot cadencé de son cheval, sans soupçonner le danger qui le menaçait, et même, quand les trois spadassins, le jugeant assez près, occupèrent la chaussée, il mit son cheval au pas.

 

Quand il ne fut plus qu’à quelques pas, dissimulant les armes sous les manteaux, les trois s’arrêtèrent, et Sainte-Maline, sans doute chef et orateur de la bande dans les grandes occasions, Sainte-Maline mit le chapeau à la main, et très poliment du reste, dit :

 

– Halte ! monsieur, s’il vous plaît !

 

Le voyageur s’arrêta docilement.

 

Les trois essayèrent de le dévisager, mais le voyageur avait le visage enfoui dans les plis de son manteau. Néanmoins, Sainte-Maline prit la parole :

 

– Monsieur, je vois à votre équipage que vous êtes, à n’en pas douter, un gentilhomme fortuné. Mes amis et moi sommes gentilshommes de haute naissance et n’ignorons rien des égards qu’on se doit entre gens de qualité.

 

Ici, légère pause. Coup d’œil scrutateur sur le voyageur pour juger de l’effet produit, impassibilité et immobilité de celui-ci. Savante révérence de Sainte-Maline et reprise de la harangue :

 

– Sans doute, monsieur, vous ignorez que les chemins sont sillonnés par des bandes armées : ligueurs ou royalistes, Espagnols ou Allemands, Suisses ou Anglais, catholiques ou huguenots, qui maltraitent et pillent ceux qui ne sont pas, et même ceux qui sont de leur parti. Je ne parle que pour mémoire d’une infinité de gens qui sont de tous les partis et n’appartiennent à aucun, tels que malandrins, détrousseurs de grands chemins, coupe-jarrets et autres gens de sac et de corde. Vous ignorez tout cela, monsieur, sans quoi vous n’auriez pas commis l’imprudence de voyager seul, avec, pendu à l’arçon, un porte-manteau d’apparence aussi respectable que celui que je vois là.

 

Nouvelle pause, et péroraison :

 

– Croyez-moi, monsieur, le meilleur moyen d’éviter toute mauvaise rencontre est d’aller en très modeste équipage… ainsi que nous faisons. De cette façon, on n’excite pas la convoitise des mauvais routiers et on ne les expose pas à la tentation de vous casser la tête afin de vous dépouiller. Or, monsieur, c’est ce qui vous arriverait inévitablement si votre bonne étoile ne nous avait placés sur votre route à point nommé… En conséquence, par pure bonté d’âme, et pour vous obliger, si vous voulez nous faire l’honneur de nous confier votre bourse, mes amis accepterons volontiers de la dissimuler sous nos hardes et… vous pourrez achever votre voyage en toute sécurité.

 

– Et, ajouta Chalabre en démasquant son pistolet avec son plus joyeux sourire, soyez assuré, monsieur, qu’avec ceci, nous saurons défendre la bourse que vous nous aurez confiée.

 

– Et que nous nous ferons un devoir de vous la restituer… plus tard.

 

– Mordiable ! tudiable ! ventrediable ! vociféra Montsery en fouettant l’air de sa rapière, faut-il faire tant de manières !

 

– Monsieur, reprit Sainte-Maline, veuillez excuser notre ami : il est jeune, il est vif, mais au demeurant c’est un bon garçon.

 

Comme s’il eût été terrifié, le voyageur laissa tomber quelques pièces d’or que les trois compagnons comptèrent, pour ainsi dire, au sol. Mais ils ne firent pas un geste pour les ramasser.

 

– Oh ! monsieur, fit Sainte-Maline, vous me peinez. Cinq pistoles seulement !… Se peut-il qu’un gentilhomme d’aussi haute origine soit si peu fortuné ?… Ou bien n’auriez-vous pas confiance en nous ?

 

– Mordieu ! dit Chalabre en armant son pistolet d’un air féroce, je suis très chatouilleux sur le point d’honneur, monsieur !

 

– Tripes et ventre ! appuya Montsery en précipitant le moulinet de sa rapière et en démasquant sa dague, je ne permettrai pas…

 

De plus en plus effrayé, sans doute, le voyageur laissa tomber quelques nouvelles pièces qui, pas plus que les premières, ne furent ramassées.

 

– Là ! là ! messieurs, dit Sainte-Maline, calmez-vous. Ce gentilhomme n’a pas eu l’intention de vous offenser.

 

Et se tournant vers le voyageur :

 

– Mes compagnons ne sont pas aussi mauvais diables qu’ils en ont l’air. Ils se déclareront satisfaits pourvu que vous veuillez bien ajouter aux excuses que vous venez de laisser tomber, la bourse entière d’où vous les avez extraites… en y ajoutant ce porte-manteau qui doit être convenablement garni, si j’en juge par l’apparence.

 

Et, cette fois, Sainte-Maline appuya sa demande par une attitude menaçante.

 

Mais alors le voyageur, muet jusque-là, cria tout à coup :

 

– Assez, assez, monsieur de Sainte-Maline !

 

Et laissant tomber son manteau, il ajouta :

 

– Bonjour, monsieur de Chalabre. Serviteur, monsieur de Montsery.

 

– Bussi-Leclerc ! crièrent les trois.

 

– Lui-même, messieurs ! Enchanté de vous revoir en bonne santé.

 

Et avec une ironie féroce :

 

– Alors, depuis que ce pauvre Valois n’est plus, nous nous sommes faits détrousseurs de grand chemin ?

 

– Fi ! monsieur, dit doucement Sainte-Maline, fi !… Ne sommes-nous pas en guerre ?… Vous êtes d’un parti, nous d’un autre ; nous vous prenons, vous payez rançon, tout est dans l’ordre ! Et n’est-ce pas ainsi que les choses se passent ?

 

– Ce Leclerc n’a jamais su dire que des incongruités ! dit dédaigneusement Chalabre.

 

– N’avons-nous pas un compte avec monsieur ?… On pourrait le régler sur l’heure, dit Montsery en aiguisant sa dague à la lame de son épée.

 

– Là ! là ! ne vous fâchez pas, dit Bussi narquois.

 

Et rudement :

 

– Vous savez bien que Bussi est de force à vous embrocher tous les trois !… Causons plutôt d’affaires… C’est de l’argent que vous voulez ? Eh bien, je puis vous faire gagner mille fois plus que les quelques centaines de pistoles que vous trouveriez dans ma bourse. Et encore, ma bourse, il faudra me l’enlever, et je vous préviens que je ne vous laisserai pas faire. Tandis que ce que je vous offre vous sera donné de bonne volonté.

 

Les trois hommes se regardèrent un moment, visiblement déconcertés, puis leurs regards se reportèrent sur Bussi-Leclerc qui, toujours souriant, les observait sans faire un geste.

 

Enfin Sainte-Maline rengaina et :

 

– Ma foi ! monsieur, s’il en est ainsi, causons.

 

– Il sera toujours temps de revenir au présent entretien si nous ne nous entendons pas, ajouta Chalabre.

 

Bussi-Leclerc approuva de la tête, et :

 

– Messieurs, j’ajouterai cent pistoles à ce que je viens de vous donner si vous vous engagez à vous trouver demain à Orléans, à l’hôtellerie du Coq-Hardy, montés et équipés ainsi qu’il convient à des gentilshommes. Là je vous ferai connaître quel sera votre service et ce qu’on attend de vous. Mais, dès maintenant, je vous avertis qu’il y aura des coups à recevoir et à donner. Puis-je compter sur vous ?

 

– Une question, monsieur, avant d’accepter ces cent pistoles ; si le service que vous nous proposez ne nous convient pas ?…

 

– Rassurez-vous, monsieur de Sainte-Maline, il vous conviendra.

 

– Mais enfin, monsieur ?…

 

– En ce cas, vous serez libres de vous retirer, et ce que j’aurai donné vous restera acquis. Est-ce dit, messieurs ?

 

– C’est dit, foi de gentilshommes.

 

– Bien, monsieur de Sainte-Maline. Voici les cent pistoles… Et ce n’est qu’une avance… Au revoir, messieurs ; à demain, à Orléans, hôtellerie du Coq-Hardy.

 

– Soyez tranquille, monsieur, on y sera.

 

– J’y compte, cria Bussi-Leclerc, qui déjà était parti.

 

Tant que Bussi-Leclerc fut visible, les trois anciens bravi d’Henri III restèrent immobiles, sans un mot, sans un geste.

 

Lorsque la silhouette de Bussi disparut à un tournant de la route, alors, alors seulement, Sainte-Maline se baissa et ramassa les pièces d’or restées à terre.

 

– Hé ! fit-il en se redressant, ce Bussi-Leclerc gagne à être connu ailleurs qu’à la Bastille !… Trente-cinq pistoles qui, ajoutées aux cent que voici nous font à chacun quarante-cinq pistoles. Vive Dieu ! nous voici riches à nouveau, messieurs !

 

– Tu vois bien, Montsery, que le temps des franches lippées revient !

 

– Oui ! Mais qui m’eût dit qu’après avoir été les ennemis de Leclerc, après avoir été ses prisonniers, nous deviendrions compagnons d’armes !… Car nous allons faire campagne ensemble, si j’ai bien compris.

 

– Tout arrive, dit sentencieusement Sainte-Maline.

 

Le lendemain, à Orléans, trois cavaliers s’arrêtaient avec grand tapage dans la cour de l’hôtellerie du Coq-Hardy.

 

– Holà ! mordiable ! tudiable ! il n’y a donc personne dans cette hôtellerie de malheur ! criait le plus jeune.

 

Déjà les laquais d’écurie accouraient. Déjà l’hôte apparaissait, criant :

 

– Voilà ! voilà ! messeigneurs !

 

Et aux trois valets qui s’emparaient des chevaux, par habitude, sans doute :

 

– Holà ! Perrinet, Bastien, Guillaume, fainéants ! bourreaux ! sacs à vin !… Çà, vivement, les chevaux de ces seigneurs à l’écurie, et qu’on leur fasse bonne mesure d’avoine. Entrez, messeigneurs, entrez !

 

Les trois cavaliers avaient mis pied à terre. L’aîné dit :

 

– Surtout, maroufles, veillez à ce que ces braves bêtes soient bien traitées et bien pansées. J’irai moi-même m’assurer que tous les soins convenables leur ont été donnés.

 

– Soyez sans inquiétude, monseigneur…

 

Alors les trois cavaliers se regardèrent en souriant et se firent des révérences aussi raffinées que s’ils eussent été à la cour et non dans une cour d’auberge.

 

– Peste ! monsieur de Sainte-Maline, quelle superbe mine vous avez sous ce pourpoint cerise !

 

– Mordiable ! monsieur de Chalabre, les merveilleuses bottes, et comme elles font ressortir la finesse de votre jambe !

 

– Vivedieu ! monsieur de Montsery, vous avez tout à fait grand air dans ce magnifique costume de velours gris souris. Vous êtes, par ma foi, un fort galant gentilhomme !

 

Et riant, parlant haut, se bousculant, les trois compagnons pénétrèrent dans la salle, à moitié pleine, précédés par l’hôte, le bonnet à la main, multipliant les courbettes, époussetant la table de chêne brillante de propreté, avançant des escabeaux, répétant :

 

– Par ici… par ici… Vos seigneuries seront admirablement ici !…

 

– Nos seigneuries ont faim et soif… soif surtout… L’étape de ce matin nous a mis l’enfer dans le gosier…

 

Déjà les servantes s’empressaient, et l’hôte criait :

 

– Madelon ! Jeanneton ! Margoton ! holà ! coquines, vite ! Le couvert pour ces trois seigneurs qui meurent de faim… En attendant, je vais moi-même chercher à la cave une bouteille de certain vin de Vouvray, bien frais, dont vos seigneurs me donneront des nouvelles…’

 

– Tu entends, Montsery ? Messeigneurs par-ci, Vos Seigneuries par là… Ah ! il n’est plus question de nous faire payer d’avance !

 

– Mordiable ! ça réchauffe le cœur de se voir traiter avec le respect auquel on a droit.

 

– C’est que maintenant les pistoles tintent dans nos bourses.

 

– Dites-moi, ma belle enfant, comment vous nomme-t-on ?

 

– Margoton, mon gentilhomme.

 

– Eh bien, Margoton la jolie, vous nous ferez sauter une belle omelette, bien mordorée et cuite à point.

 

– Avec une de ces appétissantes volailles que j’aperçois là-bas au tournebroche.

 

– Avec quelque pâté léger tel que : alouettes, merles ou bécassines, bien dégraissé.

 

– Avec quelques menues pâtisseries telles que : tartelettes, flancs, gelées de fruits…

 

– Le tout arrosé de trois bouteilles de Beaugency.

 

– Plus trois bouteilles de ce Vouvray qui, en effet, me paraît assez convenable.

 

– Plus trois bouteilles de Beaujolais.

 

– Plus trois bouteilles de ce petit vin blanc de Saumur, qui mousse et qui pétille qu’on croit avaler des perles blondes.

 

Et quand l’omelette bien dorée fut posée sur la table :

 

– Ah ! mordiable, je renais, je respire ! Il me semble que les quelques mois que nous venons de passer sont un affreux cauchemar, et que je m’éveille enfin.

 

– Bah ! prenons le temps comme il vient ! Oublions hier et son pain noir, faisons souriant accueil à la bonne fortune, ne soyons pas trop maussades devant l’adversité et attaquons l’omelette.

 

Et l’attaque fut impétueuse, je vous en réponds. Cela se termina par une déroute mémorable de toutes les victuailles, qui furent englouties en un rien de temps, le tout arrosé de grandes lampées de vin, accompagné de grasses plaisanteries et d’œillades aux servantes jeunes et avenantes. Et quand il ne resta plus que les gelées et les pâtisseries qu’ils grignotaient par passe-temps, en les arrosant de petit vin de Saumur, avec un énorme soupir de satisfaction :

 

– Vienne Bussi-Leclerc maintenant, et il faudra que le service qu’il veut nous proposer soit bien détestable pour qu’on le refuse.

 

– Eh ! justement, le voici, Bussi-Leclerc !

 

C’était en effet Bussi-Leclerc ; il s’avança.

 

– Bonjour, messieurs ! Exacts au rendez-vous. C’est de bon augure… Que je vous voie un peu… Parfait !… Superbes !… Vive Dieu ! mes maîtres, vous avez repris vos allures de gentilshommes. Avouez que cela vous sied mieux que le piteux équipage dans lequel je vous rencontrai. Mais, pardieu ! continuez votre repas… Je prendrai un verre de ce petit vin blanc avec vous.

 

Et quand Bussi-Leclerc se fut assis devant le verre plein :

 

– Maintenant, monsieur de Bussi-Leclerc, nous attendons que vous nous fassiez connaître à quel service vous nous destinez.

 

– Messieurs, avez-vous entendu parler de la princesse Fausta ?

 

– Fausta ! s’exclama Sainte-Maline d’une voix étouffée. Celle qui, dit-on, faisait trembler Guise ?

 

– Celle qui était, chuchotait-on, la papesse ?

 

– Fausta ! qui conçut et créa la Ligue… Fausta, qu’on appelait la Souveraine… Fausta ! pour tout dire. Et, mordiable ! il n’y a pas deux Fausta !… Eh bien, messieurs, c’est à son service que j’entends vous faire entrer… Acceptez-vous ?

 

– Avec joie, monsieur ! Nous étions au service d’un souverain, nous serons au service d’une souveraine.

 

– Quel sera notre rôle auprès de la princesse ?

 

– Le même qu’auprès d’Henri de Valois… Vous étiez chargés de veiller sur la personne du roi, vous veillerez sur celle de Fausta ; vous frappiez sur un ordre du roi vous frapperez sur un signe de Fausta ; vous étiez les ordinaires du roi ; vous serez les ordinaires de Fausta.

 

– Nous acceptons ce rôle, monsieur de Bussi-Leclerc… Mais la princesse a donc des ennemis si puissants, si terribles, qu’il lui faut trois gardes du corps tels que nous ?

 

– Ne vous ai-je pas prévenus ?… Il y aura bataille.

 

– C’est vrai, mordieu ! Bataille donc !

 

– Il vous reste à nous désigner ces ennemis.

 

– La princesse n’a qu’un ennemi, dit Bussi, soudain grave.

 

– Un ennemi !… Et on nous engage tous les trois ! Vous voulez plaisanter ?

 

– La princesse, et vous trois, et moi, et d’autres encore, nous ne serons pas de trop pour faire face à cet ennemi-là.

 

– Oh ! oh !… C’est vous, monsieur de Bussi-Leclerc, qui prononcez de telles paroles ?

 

– Oui, monsieur de Chalabre. Et j’ajoute : malgré tous nos efforts réunis, je ne suis pas sûr que nous en viendrons à bout ! fit Bussi toujours grave.

 

Les trois se regardèrent, impressionnés.

 

– C’est donc le diable en personne ? dit Sainte-Maline.

 

– C’est celui qui, détenu à la Bastille, a enfermé le gouverneur à sa place, dans son cachot ; c’est celui qui, ensuite, s’est emparé de la forteresse et a délivré tous les prisonniers. Et vous le connaissez comme moi, car si j’étais le gouverneur, vous étiez, messieurs, au nombre de ces prisonniers.

 

– Pardaillan !

 

Ce nom jaillit des trois gorges en même temps, et au même instant, les trois furent debout, se regardant, effarés, bouclant d’un geste machinal leurs ceinturons qu’ils avaient dégrafés, comme si l’ennemi eût été là, prêt à fondre sur eux.

 

– Je vois, messieurs, que vous commencez à comprendre qu’il n’est plus question de plaisanter.

 

– Pardaillan ! C’est lui que nous devons combattre ?… C’est lui que nous devons tuer ?…

 

– C’est lui !… Pensez-vous encore que nous serons trop de quatre ?

 

– Pardaillan !… Oh diable !… Nous lui devons la vie, après tout.

 

– Oui, mais tu oublies que nous avons acquitté notre dette…

 

– C’est vrai, au fait !

 

– Décidez-vous, messieurs. Êtes-vous à Fausta ? Marchez-vous contre Pardaillan ?

 

– Eh bien, mordieu ! oui, nous sommes à Fausta ! Oui, nous marchons contre Pardaillan !…

 

– Je retiens cet engagement, messieurs. Et maintenant, je bois à la princesse Fausta et à ses ordinaires. Je bois au triomphe de Fausta et au succès de ses ordinaires !

 

– À Fausta ! aux ordinaires de Fausta ! reprit le trio en cœur.

 

– Et maintenant, messieurs, en route !

 

– Où allons-nous, monsieur ?

 

– En Espagne !

 

IX

CONJONCTION DE PARDAILLAN ET DE FAUSTA

 

Bussi-Leclerc, Montsery, Sainte-Maline et Chalabre traversèrent la France, franchirent les Pyrénées sans encombre, et pénétrèrent dans la Catalogne où ils espéraient sinon rencontrer Fausta, du moins trouver ses traces.

 

Ils s’arrêtèrent à Lérida, autant pour y prendre un instant de repos que pour se renseigner.

 

À l’auberge, avant même de mettre pied à terre, Bussi s’informa et l’aubergiste répondit :

 

– L’illustre princesse dont parle Votre Seigneurie a daigné s’arrêter dans notre ville. Elle est partie, voici une heure environ, se dirigeant sur Saragosse pour, de là, gagner Madrid, résidence habituelle de la cour de notre sire, le roi Philippe, qui la préfère à Tolède, l’antique capitale des Castilles, maintenant déchue.

 

Et sur une nouvelle question de Bussi :

 

– La princesse voyage en litière. Vous n’aurez pas de peine à la rejoindre.

 

Ces renseignements précieux étant acquis, ils mirent pied à terre, et :

 

– Mes compagnons et moi, nous sommes affamés et nous étranglons de soif… Y a-t-il à manger chez vous ?… La moindre des choses…

 

– Dieu merci ! nous avons des provisions, seigneur. De quoi satisfaire les plus délicats et les plus affamés, répondit l’aubergiste, non sans orgueil.

 

– Vivedieu ! servez-nous ce que vous avez de meilleur en ce cas. Et ne ménagez ni le vin, ni les victuailles.

 

L’instant d’après, l’hôte posait sur une table : du pain, une outre rebondie, trois oignons énormes, une épaule de mouton bouillie et un grand plat rempli de pois chiches cuits à l’eau, et se tournant vers les voyageurs :

 

– Vos Seigneuries sont servies… Et, pardieu ! ce n’est pas souvent que nous servons pareil festin !

 

– Mordiable ! bougonna Montsery, c’est cette maigre pitance qu’il appelle un festin !

 

– Ne soyons pas trop exigeants, dit Bussi-Leclerc, et tâchons de nous habituer à cette cuisine, car c’est à peu près ce que nous rencontrerons partout… D’ailleurs, au besoin, nous nous rattraperons sur les pâtisseries et les confitures, qui sont généralement exquises.

 

Au bout d’une heure, les quatre compagnons enfourchèrent leurs montures, se lancèrent sur les traces de Fausta, et bientôt, ils eurent la satisfaction d’apercevoir sa litière que des mules, richement caparaçonnées, traînaient d’un pas nonchalant mais sûr.

 

Bordée de bruyère brûlée par les rayons implacables d’un soleil éblouissant, la route pierreuse côtoyait le flanc de la montagne, enjambait une sorte de petit plateau d’où la vue s’étendait au loin, plongeait brusquement et, sinueuse, s’en allait traverser la plaine qui s’étendait à perte de vue, roussie, monotone, sans une prairie, sans un bois, sans rien sur quoi l’œil pût se reposer.

 

Fausta et son escorte apparurent sur le plateau et s’immobilisèrent un instant, dans un flamboiement de lumière.

 

Devant elle, très loin, un cavalier, lancé à toute allure, semblait accourir à sa rencontre.

 

Devant elle, elle venait de reconnaître Bussi-Leclerc, et elle songeait :

 

« Bussi-Leclerc ici !… Que vient faire Bussi-Leclerc en Espagne ? »

 

Au même instant, elle faisait un signe, et Montalte, qui se tenait à cheval près de la litière, se courba sur l’encolure du cheval pour écouter :

 

– Cardinal, vous laisserez approcher ces cavaliers… au cas où ils auraient à me parler.

 

Montalte saluait, allait se mettre à la tête de l’escorte, donnait ses ordres.

 

Et Fausta s’immobilisa, sur les coussins de la litière, en une pose de grâce et de majesté, et cependant, irrésistiblement, comme attirés par quelque fluide mystérieux, ses yeux se portèrent sur le cavalier, dans la plaine, là-bas, point noir qui grossissait peu à peu.

 

Bussi-Leclerc et les ordinaires s’arrêtèrent devant la litière et, le chapeau à la main, attendirent que Fausta les interrogeât. Alors :

 

– Est-ce donc après moi que vous courez, monsieur de Bussi-Leclerc ?

 

Bussi s’inclina.

 

Fausta le considéra une seconde, et sans manifester ni surprise ni émotion :

 

– Voyons, monsieur, qu’avez-vous à me dire ?

 

– Je vous suis envoyé par Mme l’abbesse des bénédictines de Montmartre.

 

– Claudine de Beauvilliers n’a donc pas oublié Fausta ?

 

– On ne saurait oublier la princesse Fausta quand on a eu l’honneur de l’approcher, ne fût-ce qu’une fois.

 

Bussi fit une pause pour juger de l’effet de sa réponse, qu’il trouvait, lui, assez galante.

 

Impassible, Fausta reprit :

 

– Que me veut Mme l’abbesse ?

 

– Vous faire connaître que S. M. Henri de Navarre est au courant des moindres détails de la mission que vous allez accomplir auprès de Philippe d’Espagne… Il y a de longues années, madame, que le Béarnais rêve de s’asseoir sur le trône de France et qu’il prépare ses voies. Aujourd’hui, il se croit sur le point de voir ses rêves se changer en réalité. Et c’est à ce moment que vous intervenez pour lui susciter un compétiteur redoutable qui peut anéantir à jamais ses espérances… Prenez garde, madame ! Henri de Navarre ne reculera devant aucune extrémité pour vous arrêter et vous briser… Prenez garde ! On vient à vous !

 

– C’est Claudine de Beauvilliers qui vous a chargé de me donner cet avis ? dit Fausta, songeuse.

 

– J’ai eu l’honneur de vous le dire, madame.

 

– On m’a assurée que le roi Henri avait pris ses logements à l’abbaye de Montmartre… Est-ce vrai, monsieur ?

 

– C’est exact, madame.

 

– On dit le roi très inflammable… Claudine est jeune, elle est jolie, et son caractère d’abbesse ne la met pas à l’abri de la tentation, dit-on.

 

Bussi esquissa un sourire :

 

– Je comprends, madame… Entre le roi Henri et vous, madame, l’abbesse n’a pas hésité pourtant… Vous le voyez.

 

– Bien ! dit gravement Fausta. Est-ce tout ce que vous avez à me dire ?

 

– Pardonnez-moi, madame, Mme de Beauvilliers m’a expressément recommandé d’engager à votre service quelques gentilshommes braves et dévoués et de vous les amener.

 

– Pour quoi faire, monsieur ? dit Fausta avec un calme déconcertant.

 

– Mais, madame, fit Bussi-Leclerc interloqué, pour vous protéger… pour vous défendre… N’avez-vous pas entendu : vous allez être attaquée, vigoureusement attaquée, même.

 

– Nous sommes en Espagne, où nul n’oserait manquer au respect dû à celle qui voyage sous la sauvegarde du roi et de son inquisiteur… Pour le reste, monsieur le cardinal Montalte, que voici, suffit.

 

– Mais, madame, il n’est pas question du roi Philippe et de ses sujets !… Il s’agit du roi Henri et de ses émissaires, qui sont Français, eux, et qui, croyez-moi, se soucient de la sauvegarde du grand inquisiteur comme Bussi-Leclerc se soucie d’un coup d’épée.

 

À ce moment, le voyageur de la plaine, que Fausta ne perdait pas de vue tout en s’entretenant avec Leclerc, était arrivé au bas de la montagne et, s’engageant sur la route qui serpentait le long de ses flancs, disparut à un tournant.

 

– Je crois que vous avez raison, monsieur, dit enfin Fausta. J’accepte donc le secours que vous m’amenez et je ratifie d’avance les conditions que vous avez pu faire en mon nom. Qui sont ces braves gentilshommes ?

 

– Trois des plus braves et des plus intrépides parmi les Quarante-Cinq, ceux qu’on appelait les ordinaires du roi.

 

Et les présentant au fur et à mesure :

 

– Monsieur de Sainte-Maline, monsieur de Chalabre, monsieur de Montsery.

 

Fausta connaissait-elle ces trois noms ?… Savait-elle le rôle que la rumeur publique leur attribuait dans la mort tragique du duc de Guise ?… C’est probable. En tout cas elle n’ignorait pas que le duc avait été frappé en combat loyal et que le coup mortel lui avait été porté par celui-là même qu’elle chérissait et haïssait tout à la fois. Le reste ne comptait sans doute pas à ses yeux.

 

Aussi, au salut profondément respectueux des trois, elle répondit avec un sourire :

 

– Je tâcherai, messieurs, que le service de la princesse Fausta ne vous fasse pas trop regretter celui de feu S. M. le roi Henri III.

 

Et à Bussi-Leclerc :

 

– Et vous, monsieur ? Entrez-vous aussi au service de Fausta ?

 

S’il y avait une ironie dans cette question, Bussi-Leclerc ne la perçut pas, tant elle fut faite naturellement.

 

– Veuillez m’excuser, madame, je désire réserver mon indépendance pour quelque temps. Toutefois, j’aurai l’honneur de vous accompagner à la cour du roi Philippe, où j’ai affaire moi-même, et jusque-là, l’épée de Bussi-Leclerc est à vous.

 

À ce moment, le cavalier apparut au flanc de la montagne. Il avait mis son cheval au pas et cheminait doucement.

 

– Soyez remercié, monsieur… Mais, mon Dieu ! à vous entendre, on croirait vraiment que le roi Henri a lancé sur moi une bande d’assassins.

 

– Madame, dit gravement Bussi, s’il en était ainsi, vous ne me verriez pas inquiet, et je vous dirais : « Ce gentilhomme (il désignait Montalte) et ces serviteurs suffiront à vous défendre. »

 

– Oh ! oh ! dit Fausta, d’ailleurs très calme, le roi de Navarre enverrait-il contre nous un corps d’armée ?… Le pauvre sire n’a pourtant pas trop de troupes pour conquérir ce royaume de France qui lui fait si fort envie :

 

– Plut à Dieu qu’il en fût ainsi, madame ! Non, ce n’est pas un corps d’armée qui marche contre vous !… C’est un homme, un homme seul !… Mais celui qui vient à vous, par son génie infernal, est plus redoutable à lui seul qu’une armée entière. Ce n’est pas un homme, madame, c’est la foudre qui va fondre sur vous… c’est Pardaillan !…

 

– Le voici ! dit Fausta, froidement.

 

– Qui ? hurla Bussi-Leclerc hérissé.

 

– Celui que vous m’annoncez !

 

Et du doigt elle désignait le cavalier qui s’avançait à leur rencontre.

 

– Pardaillan ! rugit Bussi-Leclerc.

 

– Pardaillan ! Enfin !… gronda Montalte.

 

– Le sire de Pardaillan ! répétèrent les trois.

 

Ils étaient là cinq gentilshommes, braves tous les cinq, ayant fait leurs preuves en maint duel, en maint combat. Ils étaient entourés d’une troupe armée. Ils venaient du fond de la France et du fond de l’Italie pour se rencontrer avec Pardaillan… Pardaillan apparaissait et ils se regardèrent et se virent livides… Et chacun put lire dans les yeux de son voisin le même sentiment qu’il sentait se glisser dans ses moelles. Ils se regardèrent et virent qu’ils avaient peur.

 

Lui, cependant, seul, droit sur la selle, un sourire narquois aux lèvres, s’avançait paisiblement.

 

Et, quand il ne fut plus qu’à deux pas de Fausta, d’un même mouvement, les cinq mirent l’épée à la main et se disposèrent à charger.

 

– Arrière !… Tous !… cria Fausta.

 

Et sa voix était si dure, son geste si impérieux, son attitude si majestueuse, qu’ils restèrent cloués sur place, se regardant effarés.

 

Et sur un simple geste, plus impérieux, plus autoritaire encore, ils se reculèrent en grondant, hors de la portée de la voix, les laissant tous les deux face à face.

 

Pardaillan s’inclina avec cette grâce altière qui lui était propre, et le visage pétillant de malice :

 

– Madame, dit-il, je vois avec joie que vous vous êtes tirée saine et sauve du gigantesque brasier que fut l’incendie du palais Riant.

 

Fausta fixa sur lui son œil profond et répondit :

 

– Je vois que vous avez su vous en tirer, vous aussi.

 

– À propos, madame, savez-vous quelle main scélérate… ou simplement maladroite, alluma le formidable incendie où j’ai longtemps cru que vous aviez laissé votre précieuse existence ?

 

– Ne le savez-vous pas vous-même, chevalier ? fit Fausta d’un ton très naturel.

 

– Moi, madame ? répondit Pardaillan avec son air le plus naïf. Eh ! bon Dieu ! comment voulez-vous que je le sache ?

 

– En ce cas, monsieur, comment saurais-je, moi, ce que vous ignorez, vous ?

 

– C’est que, madame, je n’ai pas perdu le souvenir de certaine nasse… Vous souvient-il, madame, de cette jolie nasse au fond de la Seine que vous aviez fait établir à mon intention, et dans laquelle je dus bien passer toute une nuit ?

 

Fausta eut un imperceptible battement de cils qui n’échappa pourtant pas à Pardaillan, car il dit :

 

– Oui ! Je vois à votre air que vous vous souvenez aussi… Le fer, le feu, l’eau, que vous aviez déchaînés à mon intention, vous ont trahie, tour à tour. En sorte que, reprit-il en riant, je me demande quel élément vous pourriez bien déchaîner aujourd’hui, à mon intention toujours.

 

Un moment, avec une expression d’indicible mélancolie, il se tut, rêveur, tandis qu’elle le considérait avec une secrète admiration. Puis, reprenant son air insouciant et narquois :

 

– C’est pour vous dire qu’il est assez dans mes habitudes de me tirer d’affaire… Mais vous ?… Croiriez-vous qu’on m’avait assuré que vous aviez trouvé une mort horrible dans cet incendie ?… Croiriez-vous que j’ai éprouvé une angoisse mortelle à cette nouvelle ?

 

Si maîtresse d’elle-même que fut Fausta, elle ne put réprimer un mouvement, et son œil étincela.

 

Déjà il reprenait :

 

– Mon Dieu, oui ! Je me suis dit que si j’avais été moins pressé de me tirer de la fournaise, j’aurais pu, j’aurais dû vous sauver, et j’éprouvai un vrai remords de ma stupide précipitation qui causait votre mort.

 

Fausta posait sur lui ses yeux de diamants noirs dont l’éclat se voilait d’une douceur attendrie et, sous son masque d’impassibilité, elle haletait, car ces paroles que Pardaillan prononçait d’un air lointain, comme s’il se fût parlé à lui-même, ces paroles venaient de faire naître un espoir insensé dans son cœur agité.

 

Il se mit à rire à nouveau, et :

 

– J’avais oublié qu’une femme de tête comme vous ne pouvait avoir manqué de prendre des mesures infaillibles pour sortir indemne d’une aussi périlleuse situation… ce dont je vous félicite !

 

Fausta sentit son cœur se contracter à ces paroles qui la cinglèrent comme une insulte. Son œil redevint froid, sa physionomie se fit plus hermétique, et :

 

– Est-ce pour me dire ces choses, que vous m’avez abordée ?

 

– Non, pardieu ! Et je vous demande pardon de vous tenir ainsi sous ce soleil torride pour écouter, avec une patience dont je vous sais un gré infini, les fadaises que je viens de vous débiter.

 

Gravement, Fausta approuva d’un signe de tête, et :

 

– Comment se fait-il donc que je vous rencontre chevauchant sous le ciel rayonnant d’Espagne ?

 

– Je vous cherchais, répondit simplement Pardaillan.

 

Pour la deuxième fois, Fausta ne put réprimer un imperceptible tressaillement. Son regard s’adoucit, et :

 

– Eh bien ! maintenant que vous m’avez trouvée, dites-moi pourquoi vous me cherchiez ?

 

À son tour, le visage de Pardaillan se fit impénétrable :

 

– Madame, S. M. le roi Henri m’a chargé de lui rapporter certain parchemin qui est en votre possession et que vous destinez au roi d’Espagne. Et je vous cherchais pour vous dire : Madame, voulez-vous me remettre ce parchemin ?

 

Tandis qu’il parlait, Fausta semblait comme perdue dans quelque rêve lointain, et quand il se tut, fixant sur lui ses yeux de flamme, comme si elle eût voulu lui communiquer sa volonté, d’une voix basse, pénétrante :

 

– Chevalier, je vous ai proposé, il n’y a pas bien longtemps, de vous tailler un royaume en Italie et vous avez refusé parce qu’il vous aurait fallu combattre un vieillard… Bien que ce vieillard s’appelât Sixte Quint, venant d’un esprit chevaleresque comme le vôtre, ce refus ne m’a pas surprise. Les plans que j’avais élaborés et que votre refus d’alors anéantissait, je puis les reprendre en les modifiant… Il ne s’agit plus cette fois d’attaquer un vieillard… Il s’agit de faire une alliance avec un souverain… le plus puissant de la terre…

 

Fausta fit une pause.

 

Alors, d’une voix calme, sans impatience, comme s’il n’eût rien entendu :

 

– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin ?

 

Une fois encore, Fausta sentit les étreintes du doute et du découragement. Mais elle le vit si paisible, si attentif – en apparence – qu’elle reprit :

 

– Écoutez-moi, chevalier… Contre la remise de ce parchemin, vous devez obtenir le commandement en chef de l’armée que Philippe enverra en France. Et cette armée sera formidable, ainsi que le comporte l’enjeu de cette entreprise… Sous le commandement d’un chef tel que vous, cette armée est invincible… À la tête de vos troupes, vous fondez sur la France, vous battez le Béarnais sans peine, vous le saisissez, on le juge, on le condamne, on l’exécute comme fauteur d’hérésie… Philippe II est reconnu roi de France et vous… on crée pour vous un gouvernement spécial, quelque chose comme la vice-royauté de France !… Vous vous en contentez… jusqu’au jour où, raccourcissant le titre d’un mot, vous pourrez, par droit de conquête, placer sur votre tête la couronne royale… Voilà mon plan… Dites un mot et ce parchemin que vous me demandez pour Henri de Navarre, je vous le remets à l’instant à vous, chevalier de Pardaillan…

 

Pardaillan, glacial, répéta :

 

– Madame, voulez-vous me remettre le parchemin que j’ai promis de rapporter à S. M. Henri, roi de France ?

 

Fausta le fixa un instant, et se renversant sur les coussins, d’une voix morne :

 

– Je vous ai offert pour vous ce précieux parchemin, et vous l’avez refusé… Je le porterai donc à Philippe.

 

– À votre aise, madame, dit Pardaillan en s’inclinant.

 

– Alors, qu’allez-vous faire ?

 

– Moi, madame ?… J’attendrai… Et puisque vous êtes décidée à aller à Madrid, j’irai aussi. Je ne vous dis donc pas adieu, mais au revoir, madame.

 

– Au revoir, chevalier, répondit Fausta sur un ton étrange.

 

Pardaillan salua d’un geste large et, paisiblement, reprit le chemin par où il était venu.

 

Alors, quand il eut disparu au premier coude de la route, Bussi-Leclerc, Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, Montalte, entourèrent la litière avec des jurons et des imprécations, et Montalte gronda :

 

– Pourquoi, madame, pourquoi nous avoir empêchés de charger ce truand ?

 

– Oui ! pourquoi ? grinça Bussi.

 

Fausta les considéra un instant avec un sourire de dédain, et :

 

– Pourquoi ?… Parce que vous trembliez de peur, messieurs.

 

– Par le Christ !… Tripes et ventre !… Mort du diable !…

 

– Madame, il en est encore temps !… Un mot, et cet homme n’arrive pas au bas de la montagne.

 

– Oui ?… Eh bien, essayez…

 

Et du doigt elle leur désignait Pardaillan, qui réapparaissait au pas sur la route en lacets.

 

Humiliés par le dédain qu’elle leur manifestait, exaspérés jusqu’à la fureur par le dédain encore plus outrageant de celui qui s’en allait là-bas, sans avoir même paru remarquer leur présence, ils se ruèrent en se bousculant, grondant de sourdes menaces.

 

Cependant Fausta, avec un sourire étrange, se soulevait sur les coussins, s’accoudait, prenait les attitudes de quelqu’un qui se dispose à assister commodément à un spectacle intéressant.

 

Nous avons dit que la route serpentait le long de la montagne, en sorte que, en descendant, on avait : à droite, la masse granitique qui se dressait imposante et féerique en ses aspects changeants, variés à l’infini par les magiques rayons d’un soleil rutilant ; à gauche, les pentes, tantôt douces, tantôt raides, souvent à pic, gouffres béants, prêts à engloutir, mutilée, déchiquetée par les aloès géants et les épines des cactus, la victime d’un faux pas.

 

Quant à ce que nous appelons la route, c’était tout simplement le fer des chevaux et des mules qui, à la longue, avait fini par tracer une sorte de sentier capricieux, tantôt assez large pour permettre à plusieurs cavaliers de l’aborder de front, tantôt à peine suffisant pour un seul. Toutefois, par-ci, par-là, les hommes avaient consenti à rectifier, arranger le chemin tracé par les bêtes.

 

Les cinq gardes du corps de Fausta s’étaient élancés pêle-mêle à la poursuite de Pardaillan. La route, en se rétrécissant, les obligea à se mettre en file, et voici quel était l’ordre de marche établi par le hasard En tête, Bussi-Leclerc, puis Sainte-Maline, Chalabre, Montsery, et fermant la marche, Montalte.

 

Pardaillan, lui, se trouvait à un angle de la route où le travail des bêtes avait été sommairement façonné par les hommes, et de telle sorte qu’il y avait là une façon de minuscule plate-forme.

 

Lorsqu’il entendit derrière lui le pas des chevaux, il se retourna :

 

– Tiens ! c’est ce brave Bussi-Leclerc, et les trois mignons que j’ai tirés de la Bastille, et celui-là que je ne connais pas !… Pourquoi diable Fausta les a-t-elle empêchés de me charger là-haut ? Ils y avaient de la place au moins, tandis qu’ici…

 

Et son sourire se fit aigu tandis qu’il inspectait le terrain avec un hochement de tête significatif.

 

Posément, il fit faire volte-face à son cheval et l’accula dans l’angle, contre la paroi, la croupe presque appuyée contre d’énormes quartiers de roche éboulés. Ainsi placé, il avait devant lui le sentier par où venait Bussi ; derrière, les roches qui lui faisaient un rempart ; à sa gauche, il avait le flanc de la montagne et à sa droite le précipice. On ne pouvait donc l’attaquer que de front et un à un.

 

Son épée dégagée, il attendit, et lorsque Bussi-Leclerc ne fut plus qu’à quelques pas de lui :

 

– Eh ! monsieur Bussi-Leclerc, où courez-vous ainsi ?… Est-ce après la leçon d’escrime que je vous promis voici quelques mois ?

 

– Misérable fanfaron ! hurla Leclerc, en chargeant l’épée haute, attends, je vais te donner la leçon que tu mérites, moi !

 

– Je ne demande pas mieux, fit Pardaillan en parant.

 

– Tue ! tue ! crièrent les trois ordinaires.

 

– Là ! là ! messieurs… Si vous vouliez me tuer, il ne fallait pas mettre en avant cet écolier.

 

– Mort de ma mère ! un écolier, moi, Bussi !…

 

– Et un mauvais écolier encore… qui ne sait même pas tenir son épée… là !… hop ! sautez !

 

Et l’épée de Bussi sauta, alla tomber dans le précipice.

 

– Oh ! démon ! rugit Leclerc en s’arrachant les cheveux.

 

Derrière lui Sainte-Maline criait :

 

– Place ! faites-moi place, mordieu !

 

Bussi hébété ne bougeait pas, continuait de barrer la route aux autres. Et comme il jetait des regards de fou autour de lui, il vit Montalte qui avait mis pied à terre, s’était faufilé au premier rang et lui tendait son épée.

 

Bussi s’en saisit avec un rugissement de joie, et sans hésiter, fonça de nouveau, tête baissée.

 

– Encore ! fit Pardaillan. Ma foi, monsieur, vous êtes insatiable !

 

Il achevait à peine que l’épée de Bussi décrivait une courbe dans l’air et allait rejoindre la première au fond du précipice.

 

– Là ! fit Pardaillan, êtes-vous plus satisfait maintenant ? Si je sais compter, c’est la cinquième fois que je vous désarme… Vous n’avez décidément pas de chance avec moi.

 

Bussi leva les poings au ciel, étouffa une imprécation et s’affaissa, terrassé par la rage et la honte.

 

C’en était fait de lui si Pardaillan – suprême humiliation et suprême générosité – ne l’avait saisi de sa poigne de fer et maintenu, évanoui, sur la selle.

 

Sainte-Maline s’efforçait vainement de passer et de prendre la place de Bussi, lorsque Montalte, se dressant devant lui, d’une voix basse et sifflante :

 

– Sur votre vie, monsieur, ne bougez pas !

 

– Mort du diable ! monsieur, êtes-vous fou ?

 

– Ne bougez pas, vous dis-je… Cet homme est un démon ! Si nous le laissons faire, il nous tuera les uns après les autres ou nous désarmera… Emmenez Bussi et retournez auprès de la princesse… Je l’ordonne en son nom… Allez, messieurs.

 

Pardaillan, ayant assujetti Bussi, se tourna vers les ordinaires, et de son air le plus aimable :

 

– À qui le tour, messieurs ?

 

Mais Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissaient en grommelant à l’ordre du cardinal, et en jetant des regards furieux qui s’adressaient autant à Montalte qu’à Pardaillan, mettaient pied à terre, s’emparaient de Bussi, s’efforçaient de le faire revenir à lui…

 

Pendant ce temps, Montalte se campait devant Pardaillan, et pâle de rage contenue :

 

– Monsieur, dit-il, sachez que je vous hais.

 

– Bah ?… Mais je ne vous connais pas, monsieur. Qui êtes-vous ?…

 

– Je suis le cardinal Montalte, dit l’autre en se redressant.

 

– Le neveu de cet excellent M. Peretti ?… Il va bien, M. votre oncle ? répondit Pardaillan avec son plus gracieux sourire.

 

– Je vous hais, monsieur…

 

– Vous l’avez déjà dit, monsieur, fit froidement le chevalier.

 

– Et je vous tuerai !

 

– Ah ! ah ! ceci, c’est autre chose !… Comment comptez-vous m’occire, monsieur ?

 

– Je vous ai averti, monsieur, dit Montalte en grinçant. Nous nous retrouverons.

 

– Tout de suite, si vous voulez… Non ? Eh bien, où vous voudrez, en ce cas, et quand vous voudrez.

 

Cependant les ordinaires s’éloignaient, emmenant Bussi-Leclerc, qui, revenu à lui, pleurait sur sa défaite, sans écouter les consolations qu’ils lui prodiguaient, suivis d’assez loin par Montalte pensif.

 

– À vous revoir, messieurs ! leur cria Pardaillan.

 

Et haussant les épaules, il reprit sa route en fredonnant un air de chasse du temps de Charles IX.

 

Il n’avait pas fait cinquante pas qu’il entendait un coup de feu. La balle venait s’aplatir à quelques toises de lui, sur le versant qu’il côtoyait.

 

Il leva vivement la tête. Montalte, seul, penché sur l’abîme, au-dessus de lui, tenait à la main le pistolet fumant qu’il venait de décharger. Le cardinal, voyant son coup manqué, sauta sur son cheval et, avec un geste de menace, se lança à la poursuite de ses compagnons.

 

X

DON QUICHOTTE

 

Le cavalier, tout en poursuivant son chemin vers la plaine, songeait :

 

« Diable ! s’il avait mieux calculé la portée, c’en était fait de M. l’ambassadeur et de sa mission. »

 

Et avec un froncement de sourcils :

 

– Bussi-Leclerc et les autres m’ont attaqué en gentilshommes, épée contre épée… Celui-là est d’Église… et il tente de m’assassiner… Celui-là est à surveiller de près ! Il me hait, m’a-t-il dit, mais pourquoi ?… Je ne le connais pas, moi…

 

Il réfléchit un moment, et, avec ce haussement d’épaules qui lui était familier :

 

– Ça, mordieu ! je serai donc le même toute ma vie ?… Mon pauvre père, s’il vivait encore, pourrait m’accabler des plus véhéments reproches, et à juste raison… bon ! me voilà sorti des traquenards de cette montagne. Ici, du moins, on voit venir de loin.

 

Et il reprit le cours de ses réflexions :

 

– Eh quoi ! libre de toute attaque, la conscience nette, ayant liquidé, dans le passé, toutes mes dettes – dettes de reconnaissance, dettes de haine – je pouvais contempler les événements en spectateur et me laisser vivre tranquille. Oui, morbleu ! car après tout, que m’importent à moi les affaires et du roi Henri et du roi Philippe ? et de Mme Fausta et du pape ? et de l’Église et de la Réforme ? et de je ne sais quoi encore ?…

 

Il se retourna et aperçut, au loin, Fausta et son escorte parvenus au bas de la montagne. Il hocha la tête, et :

 

– Au lieu de cela, me voici, une fois de plus, piqué de la tarentule de me mêler de ce qui ne me regarde pas !… Me voici, une fois de plus, jeté au milieu d’une partie où je n’avais que faire, et où ma présence vient tout brouiller… Et j’ai la sottise de m’ébahir que des gens que je ne connais pas me veulent la male-mort ? Par Pilate ! mais c’est précisément le contraire qui devrait m’étonner !… Sans compter que les choses ne font que commencer et qu’avant longtemps tout ce qu’il y a de frocards en Espagne – et Dieu sait s’il y en a ! – sera déchaîné contre moi !

 

Il se retourna encore une fois et ne vit plus l’escorte de Fausta.

 

Il se secoua, et avec un sourire narquois :

 

– Bah ! le vin est tiré !… Au surplus, j’en ai vu bien d’autres, et je ne suis pas manchot, Dieu merci !

 

En monologuant de la sorte, il arriva à Madrid sans avoir aperçu une seule fois l’escorte de Fausta et sans aventure digne d’être notée.

 

Au bord du Mançanarès, sur une éminence, à l’endroit même où se dresse aujourd’hui le palais royal, s’élevait alors l’Alcazar, résidence du roi.

 

Pardaillan s’y rendit tout droit. Le premier officier auprès duquel il se renseigna lui répondit :

 

– Sa Majesté a quitté Madrid, voici quelques jours déjà.

 

– Et où le roi se rend-il ?

 

– Le roi se rend à Séville à la tête d’un corps d’armée castillan pour soumettre les hérétiques : juifs, musulmans et bohêmes.

 

– C’est là une entreprise digne de ce grand roi, dit Pardaillan, avec son air figue et raisin.

 

L’officier castillan, charmé de cette approbation flatteuse, ajouta :

 

– Le roi a juré d’exterminer l’hérésie dans tout le royaume. Il faudra que juifs et Maures se convertissent, ou sinon…

 

– On les grillera en masse !… Vive Dieu ! cela leur apprendra à vivre !… Comme je ne voudrais pour rien au monde manquer un spectacle aussi édifiant, souffrez, monsieur, que je vous quitte.

 

Et, tournant bride, Pardaillan reprit sa course à travers monts et plaines.

 

Passé Cordoue, après avoir traversé de véritables forêts d’orangers et d’oliviers, en longeant les bords du Guadalquivir, dont le cours était barré par des milliers de moulins à huile, il arriva à Carmona, ville fortifiée, à quelques lieues de Séville, où il fut tout surpris de voir l’armée royale occupée à dresser ses tentes.

 

Pardaillan demanda pourquoi l’armée s’arrêtait si près du but.

 

– C’est que, lui répondit-on, c’est aujourd’hui mardi.

 

– Mardi, fit Pardaillan, jour consacré à Mars… Favorable, par conséquent, à une entreprise guerrière, comme la vôtre.

 

– Jour néfaste, au contraire, seigneur. Chacun sait que toute entreprise commencée un mardi est vouée à un échec certain.

 

– Tiens ! chez nous, en France, c’est le vendredi qui a la fâcheuse réputation de porter malheur !… Alors le roi va camper ici ?

 

– Non pas, seigneur. Le roi est un prince valeureux, ennemi de toute superstition. Il a bravement continué et couchera ce soir à Séville.

 

– Alors, dit gravement Pardaillan, comme je suis aussi ennemi de toute superstition – à ma manière – je ferai comme votre valeureux souverain : je m’en irai bravement coucher à Séville.

 

Et il se remit en route encore une fois.

 

Vers le soir, il aperçut enfin l’escorte du roi, hérissée de piques et de bannières, qui déroulait lentement ses anneaux sur la route poudreuse, bordée de bois d’oliviers, chênes-liège, orangers et palmiers.

 

Peu soucieux de la suivre à pareille allure, il se lança sous bois, où il eut tôt fait de la dépasser. Mais alors il s’arrêta, et :

 

– Mordieu ! pendant que je le puis, voyons un peu de près la figure de ce valeureux prince, qui n’a pas peur d’entreprendre un mardi l’extermination d’une partie de ses sujets !

 

Montés sur des chevaux magnifiquement caparaçonnés, une centaine de seigneurs, bardés de fer et la lance au poing, précédaient une vaste et somptueuse litière traînée par des mules parées de housses aux couleurs éclatantes, couvertes de filets terminés par des cordelettes à nœuds qui tombaient jusqu’à terre, les harnais magnifiques ornés de rosettes, de houppes et de bouffettes multicolores et surchargés de coquillages, de plaques, d’anneaux et de clochettes d’argent qui tintinnabulaient gaiement.

 

Dans un opulent et sévère costume de soie et de velours noirs, le roi était à demi étendu sur des coussins de velours broché.

 

Front chauve, joues creuses, barbe et cheveux courts et gris, œil froid, d’une fixité par ma foi peu ordinaire, taille plutôt petite, de la morgue hautaine plutôt que de la majesté, physionomie sombre et glaciale… un spectre !…

 

Tel fut le signalement que Pardaillan établit de S. M. catholique Philippe II, alors âgé de soixante-trois ans.

 

Derrière la litière, deuxième rempart vivant de fer et d’acier.

 

– Cordieu ! fit Pardaillan en s’éloignant à toute bride, la sombre figure que voilà !… Et c’est là le triste sire que Mme Fausta rêve d’imposer au peuple de France, si vivant, si joyeux !… Par Pilate ! la seule vue de ce glacial despote suffirait à figer à jamais le rire sur les jolies lèvres des filles de France !

 

Séville, capitale de l’Andalousie, était autrement importante que de nos jours. Située dans la plaine, dépourvue de toute défense naturelle, si ce n’est du côté du Guadalquivir, elle était protégée par une enceinte crénelée, et quinze portes principales gardaient l’entrée de la ville.

 

Au moment où le soleil se couchait dans un flamboiement de pourpre et d’or, Pardaillan fit son entrée par la porte de la Macarena, située au nord de la ville.

 

Si l’on veut savoir d’où vient ce nom bizarre, nous dirons que c’était le nom d’une infante mauresque.

 

Avisant un cavalier dont la physionomie lui plut de prime abord, le chevalier le pria de lui indiquer une hôtellerie convenable qui ne fût pas trop éloignée du palais royal.

 

Le cavalier fixa sur lui un œil pénétrant et le considéra un moment avec une attention et une insistance qui eussent fait bondir Pardaillan s’il n’avait reconnu dans le regard et le sourire de cet inconnu une sympathie manifeste et comme une sorte d’admiration : visiblement ce cavalier le couvait du regard attendri d’un père admirant un fils tendrement chéri.

 

Si bien que Pardaillan, qui n’était pourtant pas d’un naturel très patient, voyant qu’il ne répondait pas reprit doucement et avec un sourire :

 

– Monsieur, j’ai eu l’honneur de vous prier de m’indiquer une auberge.

 

L’inconnu sursauta, et :

 

– Oh ! excusez-moi, seigneur… Une hôtellerie ?… dans les environs de l’Alcazar ? Eh bien, mais… l’hôtellerie de La Tour me paraît tout indiquée… Elle est très confortable d’abord, et ensuite l’hôtelier est de mes amis… Mais, vous êtes étranger, seigneur. Français !… Oui, je le vois !… Si vous voulez bien me le permettre, j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même à l’hôtellerie de La Tour et de vous recommander aux bons soins de l’hôte.

 

– Monsieur, je vous rends mille grâces. J’accepte très volontiers votre offre obligeante, mais croyez bien que tout l’honneur est pour moi, répondit le chevalier qui, à son tour, détailla son guide d’un coup d’œil rapide.

 

C’était un homme qui paraissait un peu plus de quarante ans. Il était grand et maigre : il avait un front superbe, le front vaste d’un penseur, surmonté d’une chevelure abondante, naturellement bouclée, rejetée en arrière, légèrement grisonnante aux tempes ; des yeux vifs, perçants, tantôt pétillants de malice, tantôt vagues comme des yeux de visionnaire ; un nez long et crochu ; les pommettes saillantes, les joues creuses, une petite moustache brune, relevée sur les côtés, et une barbiche taillée en pointe.

 

Le chevalier remarqua que son costume quoique râpé était d’une propreté méticuleuse ; que l’inconnu paraissait se servir péniblement de son bras gauche. Enfin, il portait au côté une large et solide rapière.

 

Ils se mirent en route côte à côte, et chemin faisant, avec une complaisance inlassable et une compétence qui frappa Pardaillan, l’inconnu lui fournit des renseignements clairs et précis sur tout ce qu’il Pensait devoir intéresser un étranger.

 

Comme ils traversaient la plaza de San-Francisco :

 

– Que signifie cet autel dressé sur cette place ? demanda Pardaillan.

 

– Seigneur, c’est devant cet autel que la Sainte Inquisition s’efforce, en brûlant leurs corps, de sauver les âmes des misérables qui s’obstinent à méconnaître les bienfaits de notre sainte religion.

 

Rien ne saurait traduire le ton sur lequel furent prononcées ces paroles, en soi rigoureusement conformes à l’esprit de l’époque.

 

Pardaillan fixa un instant son interlocuteur, qui soutint ce regard avec un air ingénu.

 

Et à son tour, avec une mélancolie inexprimable, il murmura :

 

– Comme la vie serait belle et douce et facile sous ce ciel radieux, dans cette atmosphère embaumée, au milieu de cette riche nature qui est un enchantement !… Comme la vie serait bonne… si les hommes consentaient à agir en véritables hommes et non en fauves déchaînés !… Oui, mais les hommes sont ce qu’ils sont… des fauves plus ou moins déguisés.

 

L’inconnu avait écouté ces réflexions avec un air pétillant de joie, et à son tour il murmura quelque chose que Pardaillan ne saisit pas bien !

 

En approchant du fleuve, l’inconnu dit en désignant une tour encastrée dans l’enceinte du palais royal :

 

– L’hôtellerie de La Tour, où je vous conduis, se dénomme ainsi à cause de son voisinage avec cette tour.

 

– Qui s’appelle ?…

 

– La tour de l’Or… C’est le coffre où notre sire le roi enferme les richesses qui lui viennent d’Afrique.

 

– Peste ! le coffre est de taille ! À ce compte-là, je me contenterais d’un coffret ! fit Pardaillan.

 

– Je me contenterais de moins encore ! Vous pouvez le voir à ma mise, répondit l’inconnu en riant aussi.

 

– Monsieur, dit gravement Pardaillan, peu importe la mise et que l’escarcelle soit vide… Je vois à votre air que vous possédez ce que votre roi ne pourra jamais acquérir avec tous ses trésors, fussent-ils de taille à exiger cent coffres pareils à cette tour.

 

– Diable ! seigneur, fit l’inconnu d’un air narquois, qu’ai-je donc de si précieux, selon vous ?

 

– Vous avez ceci et cela, répondit Pardaillan en posant son doigt tour à tour sur son front et sa poitrine.

 

L’inconnu dédaigna de jouer la modestie, ce qui confirma Pardaillan dans la bonne opinion qu’il commençait à s’en faire. Il se contenta de murmurer, mais cette fois le chevalier l’entendit :

 

– Merveilleux ! Tout comme don Quichotte !

 

Et arrêtant son cheval, le chapeau à la main, très gravement il dit :

 

– Seigneur, je m’appelle Miguel de Cervantès de Saavedra, gentilhomme castillan, et je me tiendrai pour honoré au-dessus de tout si vous me permettez de me proclamer votre ami.

 

– Moi, monsieur, je suis le chevalier de Pardaillan, gentilhomme français, et j’ai vu, du premier coup, que nous étions faits pour nous entendre à merveille. Touchez-là donc, monsieur, et croyez bien que si quelqu’un se trouve honoré, c’est moi.

 

Et les deux nouveaux amis échangèrent une franche étreinte.

 

Cependant ils étaient arrivés à l’auberge, et avant de mettre pied à terre :

 

– Monsieur de Cervantès, dit Pardaillan, ne vous semble-t-il pas que nous ne pouvons en rester là et que la connaissance ainsi ébauchée ne peut dignement continuer qu’à table et en choquant nos verres ?

 

– C’est aussi mon avis, seigneur, dit Cervantès en souriant.

 

– Vraidieu ! monsieur, vous me réjouissez l’âme ! Vous ne sauriez croire combien cela repose de rencontrer de temps en temps un homme qui fait fi des simagrées, qui manifeste franchement ses sentiments et avec qui on peut parler en toute loyauté de cœur.

 

– Oui, dit Cervantès, rêveur. Je vois que ce plaisir doit être plutôt rare pour vous.

 

– Très rare, en effet.

 

– C’est que pour comprendre et apprécier une nature aussi simple et aussi droite que la vôtre, il faut être doué soi-même d’un cœur très simple et très droit. Or, chevalier, en notre époque effroyablement tortueuse et compliquée, la droiture et la simplicité sont considérées comme des crimes impardonnables. Le malheureux affligé de cette tare monstrueuse, qui commet l’imprudence de la montrer, voit aussitôt les honnêtes gens dont se compose l’immense troupeau de ce que l’on est convenu d’appeler la société, se ruer sur lui le fer à la main, prêt à le déchirer ; et le moins qui puisse lui arriver, c’est de passer pour un fou… J’ai idée que vous devez en savoir quelque chose…

 

– C’est par Dieu ! vrai. Je n’ai, jusqu’à ce jour, rencontré que des loups qui m’ont montré les crocs et ont essayé de me déchirer… Mais vous voyez que je ne m’en porte pas plus mal.

 

En devisant de la sorte, ils pénétrèrent dans l’auberge, et il faut croire que la recommandation de Cervantès n’était pas sans valeur, car, fait remarquable dans un pays où l’indolence des gens n’a d’égale que leur extrême sobriété, l’hôtelier se montra très accueillant et s’empressa de préparer le festin que Pardaillan voulait offrir à son nouvel ami.

 

– Nous causerons à table, avait-il dit à Cervantès, et, en buvant des vins de mon pays, qui ne valent peut-être pas les vôtres, mais qui savent agréablement délier les langues les plus rebelles. Vous me direz qui vous êtes, je vous dirai qui je suis.

 

En attendant que le dîner fût à point, ils s’attablèrent dans le patio, au milieu d’autres consommateurs assez nombreux, devant une bouteille de vieux Xérès.

 

Le patio de l’auberge de La Tour était – comme tous les patios – une cour dallée assez vaste, recouverte de voiles pour garantir du soleil. La nuit étant venue, le patio était éclairé par une demi-douzaine de lampes à huile posées sur des appliques en fer forgé.

 

– Vous voyez, chevalier, dit Cervantès, le jour, lorsque le soleil darde trop violemment ses rayons, on peut s’étendre à l’abri sous les arcades que supportent ces minces colonnettes. Ce patio d’auberge n’a rien à envier au patio du plus somptueux palais. Il a même sa petite fontaine entourée d’orangers, de palmiers et de fleurs. L’eau entretient une fraîcheur agréable et les fleurs embaument l’air. Que peut-on désirer de plus ?

 

Enfin le dîner fut servi par une délicieuse jeune fille de quinze ans, la propre fille de l’hôtelier, que son père envoyait pour honorer ses hôtes de marque.

 

Et tout en dévorant à belles dents, tout en entonnant force rasade de vins du Bordelais alternés avec les meilleurs crus d’Espagne, ils causaient ; et Cervantès ayant raconté son histoire :

 

– Ainsi donc, disait Pardaillan, après avoir été soldat et vous être vaillamment battu à cette glorieuse bataille de Lépante[10], d’où vous êtes revenu à peu près estropié, si j’en juge par votre bras gauche dont vous vous servez si péniblement, vous voilà maintenant commis au gouvernement des Indes et piqué du désir de vous immortaliser en écrivant quelque impérissable chef-d’œuvre ? Mordieu ! vous l’écrirez, ce chef-d’œuvre, et votre gloire égalera, si elle ne la surpasse, celle de M. de Ronsard que j’ai connu autrefois.

 

– Voulez-vous que je vous dise, chevalier ? Eh bien ! jusqu’ici j’étais en proie aux affres du doute. Maintenant je crois, qu’en effet, j’écrirai, sinon le chef-d’œuvre dont vous parlez, du moins une œuvre digne d’être remarquée.

 

– Là ! j’en étais sûr !… Mais dites-moi pourquoi ne doutez-vous plus maintenant ?

 

– Parce que j’ai enfin trouvé le modèle que je cherchais, répondit Cervantès avec un sourire énigmatique.

 

– Tant mieux, corbleu !

 

Le patio s’était vidé peu à peu. Il ne restait plus qu’un groupe de consommateurs assez bruyants, réunis à la même table, à l’autre extrémité de la cour, une servante qui allait et venait et la jeune fille qui les servait.

 

Cervantès, d’un coup d’œil circulaire, s’était assuré qu’on ne pouvait les entendre, et baissant la voix :

 

– Et vous, seigneur, dit-il, vous m’avez parlé d’une mission… Excusez-moi, et ne voyez, dans la question que je veux vous poser, rien d’autre que le désir de vous être utile…

 

– Je le sais, fit Pardaillan. Voyons la question.

 

– Cette mission, donc, vous mettra-t-elle en contact avec le roi ?

 

– En contact… et en conflit ! dit nettement Pardaillan en le regardant en face.

 

Cervantès soutint le regard du chevalier un moment, sans rien dire, puis, se penchant sur la table à voix basse :

 

– En ce cas je vous dis : gardez-vous, chevalier, gardez-vous bien !… Si vous êtes venu ici dans l’intention de contrarier la politique du roi, laissez de côté cette loyauté qui éclate dans vos yeux… Dissimulez, mettez un masque impénétrable sur votre visage car, ici, vous ne verrez que des masques recouverts de cagoules… Observez vos paroles, vos gestes, vos pensées, car ici, l’enfant à qui vous jetterez un os, l’oiseau qui vous frôlera de son souffle, tout, tout, tout ira vous trahir et vous dénoncer au Saint-Office… Si vous êtes venu en ennemi, ne vous fiez pas à votre force, à votre entourage, à votre intelligence !… Tremblez, chevalier ; et regardez non devant vous, mais à droite, à gauche, derrière, derrière surtout, car c’est par derrière que vous serez frappé.

 

– Diable, mon cher, vous m’impressionnez… Dites-moi, ma belle enfant, comment vous appelez-vous ?

 

– Juana, seigneur.

 

– Eh bien, ma jolie Juana, allez donc me chercher de ces gelées d’oranges que vous avez emportées, elles sont délicieuses, par ma foi !… Ah ! pendant que vous y êtes, voyez donc si, en cherchant bien, votre estimable père ne nous trouvera pas quelque autre bouteille de ce saumurois que j’affectionne particulièrement.

 

– Don Quichotte ! murmura Cervantès.

 

Deux minutes plus tard, Juana posait sur la table les confitures et le vin demandés et se retirait de son pied léger.

 

– Vous disiez donc, cher monsieur de Cervantès ?… dit Pardaillan en étalant soigneusement sa confiture sur un gâteau de miel.

 

Cervantès le considéra une seconde avec ébahissement et hocha doucement la tête.

 

À ce moment ils se trouvaient seuls dans le patio.

 

– Savez-vous ce que c’est que le roi Philippe ? reprit Cervantès, toujours à voix basse.

 

– Je l’ai vu passer dans sa litière, il n’y a pas bien longtemps, et ma foi, l’impression qu’il m’a produite n’est guère à son avantage.

 

– Le roi, chevalier, c’est l’homme qui a fait trancher la tête à un de ses ministres, coupable d’avoir osé parler devant lui avant d’y être invité… C’est l’homme qui note minutieusement l’ordre dans lequel il laisse ses papiers sur la table de travail afin de s’assurer que nulle main indiscrète n’est venue les toucher… C’est l’homme qui poursuit d’une haine implacable la femme qu’il a cessé d’aimer et la laisse lentement mourir dans le cachot où il l’a fait jeter… C’est l’homme qui vient ici à la tête d’une armée pour meurtrir d’inoffensifs savants, de paisibles commerçants, coupables seulement d’adorer un autre dieu que le sien… et dont le véritable crime est de posséder d’immenses richesses, bonnes à confisquer… C’est l’homme sous les pas duquel les bûchers se dressent tout allumés pour réduire en cendre ceux que la mousquetade a épargnés… C’est l’homme enfin qui, par jalousie, a fait saisir et mourir dans les tortures son propre fils, l’héritier de son trône, l’infant don Carlos ! Voilà ce que c’est que le roi d’Espagne contre lequel vous venez vous heurter, vous, chevalier de Pardaillan !…

 

– Dans ma carrière, déjà longue, dit paisiblement Pardaillan, il m’a été donné de combattre quelques monstres d’assez belle envergure… J’avoue, toutefois, n’en avoir jamais rencontré d’aussi complet, d’aussi magnifique dans sa hideur que celui dont vous venez de me tracer le portrait. Celui-là manquait à ma collection, et tout ce que vous me dites me donne une furieuse envie de le voir de près… dussé-je être broyé pauvre atome que je suis.

 

– Exactement ce que dirait don Quichotte ! fit Cervantès avec admiration.

 

– Vous dites ?

 

– Rien, chevalier, une idée à moi.

 

Et, gravement :

 

– Et pourtant, s’il n’y avait que le roi seul… ce ne serait rien…

 

– Comment ! cher monsieur, il y a pis encore ?… S’il en est ainsi, prenons des forces, mordieu !… Allons ! tendez votre verre… À votre santé, monsieur de Cervantès !

 

– À votre santé, monsieur de Pardaillan ! répondit Cervantès d’un air lugubre.

 

– Là ! fit Pardaillan en posant son verre vide sur la table. Parlez maintenant, je suis curieux de savoir de quel monstre, plus monstrueux encore, vous allez me menacer maintenant.

 

– L’Inquisition ! dit Cervantès dans un souffle.

 

– Bah ! fit Pardaillan en éclatant de rire… Fi ! vous, un gentilhomme, vous tremblez devant les moines !

 

– Hé ! chevalier, ces moines font trembler le roi et le pape lui-même !

 

– Bon ! Qu’est-ce que votre roi ?… Une façon de faux moine couronné… Qu’est-ce que le pape ? un ancien moine mitré ! Je comprends que des moines puissent s’effrayer entre eux, mais nous ? Fi donc !… D’ailleurs, le pape, et même la papesse – vous ignorez sans doute qu’il y a eu une papesse – pape et papesse, je les ai tenus dans la main que voici, et je vous jure qu’ils ne pesaient pas lourd !… et j’ai dédaigné de la fermer, cette main, sans quoi ils eussent été broyés !…

 

– Merveilleux ! s’exclama Cervantès en frappant dans ses mains, vous parlez tout à fait comme don Quichotte !

 

– Je ne connais pas ce don Quichotte, mais s’il parle comme moi, c’est un homme sage, mordieu !… à moins que ce ne soit un fou… Quoi qu’il en soit, raisonnable ou fou, ce don Quichotte, s’il était ici, vous dirait comme moi : « Buvez, cher monsieur de Cervantès, buvez de ce vin clair de mon pays, de ce vin si pétillant, et si gai, et vous verrez s’enfuir les sombres pensées qui vous agitent. »

 

– Ah ! chevalier, dit Cervantès assombri, ne plaisantez pas !

 

Et, avec un accent de sourde terreur :

 

– Vous ne savez pas, vous, ce que c’est que cet effroyable tribunal qu’on appelle le Saint-Office… car tout est saint dans cette redoutable institution de bourreaux… Vous ne savez pas que ce pays, si magnifiquement doté par la nature, naguère encore débordant de vie, resplendissant de la gloire de ses artistes et de ses savants que l’on massacre en masse, ce pays, aujourd’hui, agonise lentement sous l’impitoyable étreinte d’un régime d’épouvante… oui, d’épouvante… et l’épouvante est telle que, devenus déments, oui, fous de peur ! des milliers de malheureux sont allés se dénoncer eux-mêmes, se livrer eux-mêmes aux flammes des autodafés !… Dieu vous garde de jamais savoir ce que sont ce qu’ils appellent des casas santas : saintes maisons !… des cellules toujours bondées de victimes, des trous infects, privés d’air, de lumière… Vous ne savez pas enfin que, lorsqu’il ne se trouve pas de vivants pour assouvir son insatiable soif de sang humain, le tribunal va jusqu’à déterrer les morts pour les jeter au bûcher !… Et c’est à ce monstre que vous voulez vous heurter ?… Prenez garde ! vous serez brisé, comme je brise cette coupe !

 

Et d’un coup sec Cervantès brisait la coupe placée devant lui.

 

– Juana ! appela Pardaillan. Mon enfant, apportez une autre coupe à M. de Cervantès.

 

Et quand la coupe fut remplacée et remplie, lorsque Juana se fut retirée, Pardaillan se tourna vers Cervantès et :

 

– Mon cher ami, dit-il de cette voix spéciale qu’il avait dans ses moments d’émotion, vous me voyez ravi et tout ému de la belle amitié que vous voulez bien témoigner à l’étranger que je suis. Quand vous me connaîtrez mieux, vous saurez que j’ai dû déjà être brisé, je ne sais combien de fois dans ma vie, et au bout du compte, sans savoir pourquoi ni comment, j’ai toujours vu que ce sont ceux qui pensaient me pulvériser qui ont été brisés.

 

– Ce qui veut dire que, malgré ce que je vous ai dit, vous persistez ?

 

– Plus que jamais ! dit simplement Pardaillan.

 

– Oh ! superbe don Quichotte ! admira Cervantès.

 

– Cependant, continua doucement Pardaillan, je dois à votre amitié une explication. La voici : tout ce que vous venez de me dire, je le savais aussi bien que vous. Mais une chose que vous ignorez peut-être, vous, et que je sais, moi, c’est que mon pays est menacé de ce double fléau : Philippe II et son Inquisition… et je sais encore qu’il est impossible que la France soit lentement étranglée comme votre malheureux pays.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que je ne le veux pas ! dit froidement Pardaillan.

 

– Vous parlez encore comme don Quichotte ! exulta Cervantès qui, à de certaines réponses de Pardaillan, perdait la notion de la réalité pour enfourcher on ne savait quelle chimère.

 

– Je sais, continua Pardaillan – qui n’avait peut-être pas entendu – je sais que je risque ma vie dans cette entreprise, mais convenez que c’est bien peu de chose lorsqu’il s’agit du salut de millions d’êtres humains.

 

– Pensée digne de don Quichotte ! s’émerveilla Cervantès.

 

Pardaillan le considéra une seconde avec une sorte d’attendrissement railleur, et le voyant perdu dans un rêve, il haussa les épaules en disant :

 

– S’il en est ainsi, corbacque ! ce don Quichotte dont vous me rabattez les oreilles, votre ami don Quichotte est fou !

 

– Fou ? Peut-être bien !… oui… c’est une idée que vous me donnez là… Il faudra voir… murmura Cervantès.

 

Et tout à coup, revenant à la réalité, il se leva, s’inclina profondément devant Pardaillan ébahi, et :

 

– En tout cas, dit-il, c’est un brave homme et un brave… Et je veux vous faire une proposition, chevalier.

 

– Voyons la proposition, fit Pardaillan, qui le considérait avec un commencement d’inquiétude.

 

– C’est, dit Cervantès, l’œil pétillant de joyeuse malice, de porter avec moi la santé de l’illustre chevalier don Quichotte de la Manche !

 

– Mordieu ! fit Pardaillan qui se leva avec un soupir de soulagement, je le veux de tout mon cœur, bien que je ne connaisse pas ce digne seigneur…

 

– À la gloire de don Quichotte ! dit Cervantès avec une émotion étrange.

 

– À l’immortalité de votre ami don Quichotte ! renchérit le chevalier en choquant son verre contre celui de Cervantès qui mit la main sur son cœur en signe de remerciement.

 

Et en lui-même, le chevalier pensait : « Par Pilate ! ces poètes sont tous un peu fous ! »

 

Et aussitôt, avec un sourire narquois : « Bah ! après tout, est-ce bien à moi à jeter la pierre aux autres ? »

 

XI

DON CÉSAR ET GIRALDA

 

Après avoir vidé leurs coupes d’un trait, comme il était de rigueur, ils se rassirent en face l’un de l’autre, et :

 

– Chevalier, dit Cervantès avec simplicité, je n’ai pas besoin de vous dire, n’est-ce pas ? que je vous suis tout acquis.

 

– J’y compte bien, mordieu ! répondit Pardaillan avec la même simplicité.

 

Et d’une poignée de main, ils scellèrent le pacte de leur amitié.

 

Cependant le patio s’était de nouveau garni. Plusieurs cavaliers d’assez mauvaise mine causaient bruyamment entre eux, en attendant les boissons rafraîchissantes qu’ils venaient de commander.

 

– Par la Trinité Sainte ! disait l’un, savez-vous, seigneurs, que Séville, depuis quelque temps, ressemblait à un cimetière ?

 

– Plus de distractions, plus d’autodafés, plus de corridas, plus rien… que l’ennui qui nous minait ! disait un autre.

 

– El Torero, don César, disparu… retiré dans les ganaderias de la Sierra… en proie à un de ces accès d’humeur noire qui le prennent parfois.

 

– La Giralda invisible…

 

– Tout nous manquait à la fois.

 

– Heureusement, notre sire le roi vient d’arriver. Tout cela va changer enfin.

 

– Vive Dieu ! nous allons donc avoir un peu de bon temps !

 

– Le roi organise une battue… nous allons chasser le juif et le Maure !… Par le corps du Christ ! les coups d’estoc et de taille vont pleuvoir !

 

– Sans compter les grillades qu’on fera de ceux qui, par hasard, auront échappé aux canons et aux mousquets !

 

– Nous allons retrouver le sourire de la Giralda.

 

– El Torero ne nous boudera plus et nous donnera quelque magnifique corrida.

 

– Sans compter les petits profits que nous retirerons de l’expédition !

 

– Après le roi, seigneur, après le roi et les grands de la cour !…

 

– Bah ! laissez donc, si vaste que soit l’appétit de notre sire le roi et de ses grands, les richesses des mécréants maudits sont assez considérables pour que nous trouvions, Dieu merci ! à glaner notre part.

 

– Nous allons revivre !

 

Toutes ces répliques claquaient, entremêlées d’énormes éclats de rire, soulignées de rudes coups de poing sur la table. Ils étaient dans la jubilation et ils tenaient à le faire voir.

 

– En somme, dit Pardaillan à mi-voix, d’après ce que j’entends, cette croisade, comme toute croisade qui se respecte, n’est qu’une vaste curée dont chacun, depuis le roi jusqu’au dernier de ces… braves, espère tirer un honnête profit.

 

– N’est-ce pas toujours ainsi ? répondit Cervantès en haussant les épaules.

 

– Qu’est-ce que ce Torero dont ils parlent ?

 

Les traits mobiles de Cervantès prirent une expression de gravité et de mélancolie qui frappa vivement le chevalier.

 

– Il s’appelle don César, sans autre nom, dit-il, car il n’a jamais connu ni son père ni sa mère. On l’appelle El Torero et on dit El Torero comme on dit le roi ; de même qu’il n’y a qu’un roi pour toutes les Espagnes, il n’y a qu’un toréador pour tous les Andalous : El Torero, c’est tout, et cela suffit. Il s’est rendu célèbre dans toute l’Andalousie par sa façon de combattre le taureau, inconnue jusqu’à ce jour. Il ne descend pas dans l’arène comme font tous les autres toréadors, bardé de fer, couvert de la rondache[11], la lance au poing, monté sur un cheval caparaçonné… Il vient à pied, vêtu de soie et de satin : sa cape, enroulée autour de son bras gauche, remplace la pesante rondache ; il tient une épée de parade à la main… De la pointe de cette petite épée, il enlève le flot de rubans placé entre les cornes de la bête, qu’il ne frappe jamais et ce flot de rubans conquis au péril de sa vie, il va le déposer aux pieds de la plus belle… C’est un brave que vous aimerez quand vous le connaîtrez.

 

– Ainsi, dit Pardaillan, revenant à son idée première, le roi est tellement pressé d’argent qu’il ne dédaigne pas de se mettre à la tête d’une armée de détrousseurs ?

 

Cervantès secoua la tête, et :

 

– La question d’argent, la répression de l’hérésie, les exécutions en masse… s’il n’y avait que cela, le roi laisserait faire ses ministres et généraux… Tout cela n’est que prétexte pour masquer le véritable but, que nul ne connaît en dehors du roi et du grand inquisiteur… et que, seul, je devine…

 

– Pardieu ! je me disais aussi qu’il devait y avoir autre chose de plus grave, là-dessous ! s’écria Pardaillan.

 

Et avec une sorte de curiosité :

 

– Voyons, est-ce qu’Élisabeth d’Angleterre menacerait d’envahir l’Espagne ?… Voilà qui avancerait singulièrement les affaires du roi Henri ! Non… Tant pis ! morbleu !… Est-ce que des hommes de cœur, résolus enfin à briser le joug de fer sous lequel tout un peuple agonise, auraient fomenté quelque révolte bien organisée ! Est-ce que quelque terrible complot…

 

– Ne cherchez pas, chevalier, vous ne trouveriez pas !… Cette expédition formidable, dans laquelle des milliers d’innocentes victimes seront sacrifiées, est dirigée contre… un seul homme !

 

– Oh ! diable !… s’exclama Pardaillan hérissé. C’est donc un tranche-montagne ? Quelque conspirateur enragé ? Quelque puissant personnage ?…

 

– C’est un jeune homme de vingt-deux ans environ, qui n’a pas de nom, pas de fortune – car s’il gagne largement sa vie dans le périlleux métier qu’il a choisi, ce qu’il gagne appartient plus aux malheureux qu’à lui-même. C’est un homme qui, lorsqu’il ne descend pas dans l’arène, passe son existence dans les ganaderias où il dompte le taureau pour son propre plaisir. Vous voyez que ce n’est ni un conspirateur, ni un personnage.

 

– C’est le toréador dont vous me parliez avec tant de chaleur…

 

– Lui-même, chevalier.

 

– Je comprends maintenant que vous me disiez que je l’aimerais quand je le connaîtrais… Mais, dites-moi, il est donc d’une illustre famille, ce jeune homme sans nom ?

 

Cervantès jeta un coup d’œil soupçonneux autour de lui, vint s’asseoir tout près de Pardaillan, et dans un souffle :

 

– C’est, dit-il, le fils de l’infant don Carlos, mort assassiné, il y a vingt-deux ans.

 

– Le petit-fils du roi Philippe !… L’héritier, alors, de la couronne d’Espagne, au lieu et place de don Philippe, l’infant actuel ?…

 

Silencieusement, Cervantès approuvait de la tête.

 

– C’est le grand-père, monarque puissant, qui organise et dirige une expédition contre son petit-fils, obscur, pauvre diable… Il y a, là-dessous, quelque sombre secret de famille, murmura Pardaillan, rêveur.

 

– Si le prince – nous pouvons lui donner ce titre entre nous – si le prince savait, s’il voulait… l’Andalousie, qui l’adore sous sa personnalité de toréador, l’Andalousie se soulèverait demain : demain il aurait des milliers de partisans ; demain l’Espagne, divisée en deux clans, se déchirerait elle-même… Comprenez-vous maintenant ? L’expédition est à deux fins : on se débarrassera de quelques hérétiques, on enveloppera le prince dans ce vaste coup de filet, et on s’en débarrassera sans que nul ne soupçonne la vérité.

 

– Et lui ?…

 

– Rien !… il ne sait rien.

 

– Et s’il savait, voyons, vous qui paraissez le connaître, que ferait-il ?

 

Cervantès haussa les épaules :

 

– Le roi va se charger la conscience bien inutilement, dit-il. D’abord parce que le prince ignore tout de sa naissance, ensuite parce que même s’il savait, il se soucierait fort peu de la couronne.

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan, dont l’œil pétilla. Pourquoi ?

 

– Le prince a une nature d’artiste, ardente et généreuse, et de plus il est amoureux fou de la Giralda.

 

– Corbleu ! Il me plaît, votre prince !… Mais s’il est si féru d’amour pour cette Giralda, que ne l’épouse-t-il ?

 

– Hé ! il ne demande que cela !… Malheureusement, la Giralda, on ne sait pourquoi, ne veut pas quitter l’Espagne.

 

– Eh bien, qu’il l’épouse ici… Ce ne sont pas les prêtres qui manquent pour bénir cette union, et quant au consentement de la famille, puisqu’il ne se connaît ni père ni mère…

 

– Mais, fit Cervantès, vous ignorez que la Giralda est bohémienne…

 

– Qu’est-ce que cela fait ?

 

– Comment, qu’est-ce que cela fait ? Et l’Inquisition ?…

 

– Ah çà ! cher ami, voulez-vous me dire ce que l’Inquisition vient faire là-dedans ?

 

– Comment ! fit Cervantès stupéfait… La Giralda est bohémienne, bohémienne, entendez-vous ?… C’est-à-dire que demain, ce soir, dans un instant, l’Inquisition peut la faire saisir et jeter au bûcher… Et si ce n’est déjà fait, c’est que la Giralda est adorée des Sévillans et qu’on a craint un soulèvement en sa faveur.

 

– Mais le prince n’est pas bohémien, lui, dit Pardaillan qui ne voulait pas en démordre.

 

– Non !… Mais s’il épouse une hérétique, il devient passible de la même peine : le feu.

 

Et, sur le ton de quelqu’un qui récite :

 

– Quiconque entretient des relations avec un hérétique, lui donne asile ou ne le dénonce pas… quiconque, qu’il soit gentilhomme ou manant, refuse de prêter main forte à un agent du Saint-Office, commet un crime aussi grave que celui d’hérésie et devient passible de la même peine : le feu, encore ! toujours !… Voilà ce que disent les mandements de l’Inquisition.

 

– Oh ! vous m’en direz tant !… Au diable l’Inquisition ! Morbleu ! la vie n’est plus tenable avec cette institution-là !… et je vous avertis que la bile commence à me travailler singulièrement à ce sujet !… Quant à votre petit prince, voulez-vous que je vous dise ?… Eh bien, j’éprouve une furieuse envie de me mêler un peu de ses affaires… sans quoi il ne s’en tirera jamais !

 

– Hardi ! hardi ! trépigna Cervantès avec admiration. Don Quichotte entre en campagne !

 

– Que la fièvre maligne étouffe votre don Quichotte ! bougonna Pardaillan. Contez-moi plutôt l’histoire de ce fils de l’infant don Carlos ; vous me paraissez la connaître à fond.

 

– C’est une sombre et terrible histoire, chevalier, murmura Cervantès, dont le front se rembrunit.

 

– Je m’en doute un peu. Mais bah ! il nous reste encore du vin, et nous avons du temps devant nous.

 

D’un coup d’œil circulaire, Cervantès s’assura que nul ne pouvait l’entendre, et :

 

– Sachez d’abord que tous ceux qui ont été mêlés de près ou de loin à cette histoire sont morts de mort violente… Tous ceux qui l’ont simplement connue et qui ont commis l’imprudence de montrer qu’ils savaient quelque chose ont disparu mystérieusement, sans qu’on ait jamais pu savoir ce qu’ils étaient devenus.

 

– Bon ! comme nous ne voulons pas avoir le même sort, nous ferons en sorte que nul ne se doute que nous la connaissons.

 

À cet instant, sans qu’ils y prissent garde, un couple entra discrètement dans le patio.

 

L’homme avait son feutre rabattu et sa cape lui couvrait une partie du visage. La femme était non moins soigneusement enveloppée dans une mante dont le capuchon rabattu cachait entièrement sa figure.

 

Silencieusement, se tenant par la main, ils passèrent comme des ombres et vinrent s’asseoir sous les arcades où une demi-obscurité les mettait à l’abri de tout regard indiscret : évidemment c’étaient deux amoureux désireux de solitude et de mystère.

 

Les deux nouveaux venus n’étaient pas plutôt assis qu’un autre personnage, entré sur leurs pas, se faufilait prudemment et, sans que nul fit attention à lui, venait se dissimuler entre deux palmiers, à quelques pas des deux amoureux qu’il paraissait guetter.

 

Mais si habile qu’eût été la manœuvre, elle n’avait pas échappé à l’œil de Pardaillan, toujours en éveil.

 

« Ouais ! songea-t-il, on dirait quelque vilaine araignée tapie au fond de son trou, prête à fondre sur sa proie !… Mais qui diable guette-t-il ainsi ?… J’y suis !… C’est à ces deux amoureux, là-bas, qu’il en a… Je ne les avais pas remarqués, ces deux-là !… C’est un jaloux… un rival… »

 

Et à Cervantès :

 

– Allez, mon cher, je vous écoute.

 

– Vous savez, chevalier, qu’une des clauses du traité de Cateau-Cambrésis[12] stipulait le mariage de l’infant don Carlos, alors âgé de quinze ans, avec Élisabeth de France, fille aînée du roi Henri II, âgée elle-même de quatorze ans.

 

– Et que le roi Philippe épousa lui-même la femme qu’il destinait à son fils… Je sais.

 

– Ce que vous ne savez pas, parce que ceux qui l’ont su ont disparu comme je vous ai dit, c’est que l’infant Carlos s’était pris pour sa jolie fiancée d’une passion irrésistible… Une de ces passions foudroyantes, sauvages, tenaces, comme seuls sont capables de les concevoir les tout jeunes gens et les vieillards… Le prince était beau, élégant, spirituel et il était follement épris… La princesse l’aima. Pouvait-il en être autrement ? Et ne devait-il pas être son époux ?… La fatalité voulut que le roi, veuf depuis peu de Marie Tudor, vît à ce moment la fiancée de son fils…

 

– Et il en devint amoureux… c’est dans l’ordre.

 

– Malheureusement oui, reprit Cervantès. Dès l’instant où il sentit la passion gronder en lui, planant au-dessus des sentiments et des lois qui régissent le vulgaire, le roi, avec une superbe impudence, réclama pour lui celle qu’il avait destinée à son fils… La princesse aimait don Carlos… Mais c’était une enfant… et Catherine de Médicis était sa mère… Elle refoula ses sentiments et céda sans trop de difficultés. Mais le prince…

 

– Le fait est que c’était dur pour lui !… Que fit-il ?

 

– Il supplia, il pleura, il cria, il menaça… Il parla de son amour en termes qui eussent attendri tout autre que son rival – car c’étaient deux rivaux qui, maintenant, se trouvaient aux prises – et glorieusement comme un argument décisif, il confia à son père que son amour était partagé. Inspiration qui devait lui être fatale… Dans son orgueil, prodigieux à ce point qu’il se croit d’une autre essence que le commun des mortels et qu’il voit en lui comme une émanation de la puissance divine, le roi n’avait même pas été effleuré par cette pensée que son fils pouvait lui être préféré. La naïve confidence de l’infant, en le frappant brutalement dans son orgueil, vint déchaîner en lui toutes les fureurs d’une sombre jalousie qui se changea en haine implacable… Il y eut alors entre les deux rivaux des scènes terribles, dont le secret est jalousement gardé par les grands arbres des jardins d’Aranjuez, qui en furent, seuls, les témoins muets… Et la princesse Élisabeth devint la reine Isabelle, comme nous disons ici… mais le père et le fils restèrent à jamais deux ennemis irréconciliables.

 

Cervantès s’arrêta un moment, vida d’un trait la coupe que Pardaillan venait de remplir, et il reprit son récit :

 

– L’infant don Carlos fut systématiquement écarté des affaires du gouvernement et de la cour. Il était préférable, d’ailleurs, qu’il en fût ainsi, car chaque fois que le roi et l’infant se trouvaient face à face, c’était, de part et d’autre, le même regard sanglant où se lisaient des pensées de meurtre, la même expression de haine jalouse, le même déchaînement de passions furieuses qui menaçait de les précipiter l’un contre l’autre, la dague au poing. Et les choses marchèrent ainsi durant des mois, durant des années, lorsqu’un jour, comme un coup de tonnerre, éclata cette nouvelle : l’infant est arrêté, jugé, condamné à mort…

 

– Il y eut réellement jugement ?

 

– Oui ! Trois hommes se trouvèrent qui, se faisant les instruments de la basse vengeance du père, osèrent condamner le fils à mort : le cardinal Espinosa, grand inquisiteur ; Ruy Gomez de Sylva, prince d’Éboli, et le licencié Birviesca, membre du conseil privé.

 

– Sous quel prétexte ?

 

– Connivence avec les ennemis de l’État, machinations dans les Flandres, voilà ce qui fut proclamé bien haut. La vérité, autrement terrible, la voici : l’infant Carlos avait une nuée d’espions à ses trousses. La reine n’était pas moins surveillée, et cependant les deux amoureux, que la passion du roi avait séparés, trouvèrent moyen de se rencontrer et de se témoigner leur amour. Où ?… Comment ?… Ce sont là de ces miracles qu’un amour ardent et sincère parvient à réaliser sans qu’on puisse les expliquer. Tant il y a que don Carlos était devenu l’amant de la reine, que la reine allait être mère et que l’enfant qu’elle attendait avait pour père l’amant et non l’époux. Commirent-ils quelque imprudence à ce moment-là ?… Furent-ils trahis par quelque comparse ?… Nul n’a jamais su… Toujours est-il qu’un jour la reine avisa son amant que le roi, pris de soupçons, la faisait mystérieusement conduire dans un couvent. Elle voyait dans la soudaine et imprévue décision de son royal époux une menace pour la vie de l’enfant à venir. Don Carlos prit aussitôt ses dispositions pour sauver son enfant, et lorsque les émissaires du roi se présentèrent pour se saisir du petit prince qui venait de naître, il avait disparu… Le lendemain, l’infant était arrêté.

 

– Pauvre diable ! murmura Pardaillan apitoyé, en voilà un qui aurait dû suivre le conseil de mon pauvre père, lequel disait toujours : méfiez-vous des femmes !

 

– L’infant fut jugé et condamné, comme je vous ai dit. Mais ce procès était qu’une comédie destinée à masquer le drame qui se déroulait dans l’ombre. Et ce drame dépassait en horreur tout ce que l’imagination put concevoir. Le roi, dans son orgueil, ne pouvait pas croire qu’il eût été bafoué à ce point… Il doutait encore et cependant il voulait savoir… et pour savoir il ne recula pas devant la question.

 

– La question ?… à son fils ?… il a osé !…

 

– Oui, cette chose hideuse, inimaginable : un père faisant torturer son enfant, cette chose atroce se produisit. Ah ! chevalier, l’horrible, l’épouvantable scène !… Voyez-vous ce cachot sombre, dont les murailles épaisses étouffent les plaintes du patient, ce cachot lugubrement éclairé par des torches fumeuses ?… Sur le chevalet, la victime est étendue. À ses côtés, le bourreau fait placidement chauffer ses fers, dispose ses instruments de torture. Et en face, le roi, seul témoin… juge et bourreau tout à la fois… Et tandis que les membres se brisent sous les coups du maillet, tandis que les chairs grésillent sous la morsure des tenailles rougies, le père, l’infâme père, penché sur la victime pantelante, répète d’une voix qui n’a plus rien d’humain :

 

– Parle… Avoue !… Avoue donc, misérable ?…

 

Et la victime, dans un spasme d’agonie, coupant elle-même, d’un coup de dents furieux, un morceau de sa langue et crachant, avec son mépris, ce lambeau sanglant au visage de son père comme pour lui dire :

 

– Je ne parlerai pas !

 

Et le père bourreau, vaincu peut-être par ce courage surhumain, écrasé par l’ignominieux affront, essuyant d’un geste machinal son visage souillé, arrêtant d’un geste le supplice… Voilà ce qui se passa dans ce cachot, chevalier.

 

– Mordieu ! l’épouvantable histoire !… Mais d’où tenez-vous ces détails si précis ?…

 

Comme s’il n’avait pas entendu, Cervantès reprit :

 

– On annonça que le roi avait fait grâce et que la peine de mort était commuée en prison perpétuelle. Et quelques jours plus tard, en juillet 1568, on annonça que l’infant était mort. On ajoutait que ce malheureux prince menait une vie fort déréglée, qu’il mangeait énormément de fruits et autres choses contraires à sa santé, qu’il buvait à jeun de grands verres d’eau glacée, dormait découvert, au serein, pendant les fortes chaleurs, et que tous ces excès avaient miné sa santé et l’avaient conduit prématurément au trépas.

 

– Et la reine, fut-elle épargnée ?

 

– On ne touche pas à la reine, en Espagne… La reine ne fut pas inquiétée. Seulement, deux mois après la mort de don Carlos, elle mourait elle-même, à vingt-deux ans… des suites de couches… dit-on.

 

– Oui, c’est une coïncidence assez éloquente, en effet.

 

Et sans transition :

 

– Dites-moi, vous qui êtes poète, avez-vous remarqué comme, parfois, le silence parle plus éloquemment que la parole ?

 

Et du coin de l’œil, il désignait les cavaliers qui, l’instant d’avant menaient si grand tapage.’

 

– En effet, ces braves sont devenus bien soudainement muets.

 

– Silence ! fit Pardaillan à voix basse, il se trame quelque chose ici qui sent le guet-apens d’une lieue.

 

Tandis que Cervantès contait à Pardaillan attentif la tragique histoire de l’infant Carlos, le personnage tapi entre les deux palmiers se glissait furtivement jusqu’à la table des bruyants cavaliers. Là, il prononçait quelques paroles en montrant un objet qu’il montrait dans le creux de sa main.

 

Aussitôt, ces consommateurs se courbaient dans une attitude de respect mêlée de sourde terreur.

 

L’homme alors, sur un ton impératif, donnait rapidement des instructions, et tous, sans hésitation, s’inclinaient en signe d’obéissance… Tous, moins deux cependant, qui parurent faire des objections, d’ailleurs plutôt timides. Alors l’homme se redressa avec un air terrible, et le doigt levé vers le ciel, il prononça quelques mots sur un ton menaçant, et, domptés, ces deux-là se courbèrent comme les autres.

 

Sans plus s’occuper d’eux, l’homme saisit au passage la servante qui allait et venait, et lui glissa un ordre à l’oreille. Et la servante, comme ses clients, s’inclina avec les mêmes marques de terreur et de respect, sortit vivement, revint presque aussitôt poser un paquet de cordelettes sur la table et disparut avec une rapidité qui dénotait une frayeur intense.

 

Impassible, l’homme s’assit près de la porte et attendit.

 

Et alors, sur le patio jusque-là si bruyant et si animé, plana un silence angoissant, précurseur de l’orage qui, bientôt, allait se déchaîner.

 

Cependant les deux amoureux, tout à leur conversation, n’avaient rien remarqué et se disposaient à sortir aussi discrètement qu’ils étaient entrés.

 

Lorsqu’ils furent à deux pas de la porte, l’homme mystérieux se dressa devant eux, et la main tendue :

 

– Au nom du Saint-Office, jeune fille, je t’arrête ! dit-il avec une sorte de tranquillité funèbre.

 

D’un geste prompt et doux en même temps, l’amoureux écarta la jeune fille, et ne voyant qu’un homme sans arme apparente, confiant dans sa force musculaire, il dédaigna de tirer l’épée qu’il avait au côté. Seulement il se porta rapidement en avant, le poing levé.

 

Au même instant il sentit un grouillement entre ses jambes ; son bras levé, pris brusquement dans un lacet, était violemment ramené en arrière, son épée arrachée. En moins d’une seconde, garrotté des pieds à la tête, il était réduit à l’impuissance, et cependant, écumant de colère, il trouvai le moyen de secouer frénétiquement la grappe d’assaillants qui l’avaient surpris par derrière, et il rugissait :

 

– Lâches !… Oh ! misérables lâches !

 

À contrecœur, il est vrai, mais avec une précision et une promptitude remarquables, les cavaliers, descendus au rang d’alguazils, avaient exécuté la manœuvre commandée par l’agent secret de l’Inquisition.

 

Nous disons qu’ils avaient obéi à contrecœur. En effet, en réponse aux insultes de l’amoureux, l’un d’eux bougonna :

 

– Eh ! par Dios ! la besogne n’est guère de notre goût !… Mais quoi ?… On nous a dit : « Ordre du Saint-Office !… » Oh ! diable !… on ne tient pas à aller pourrir dans les casas santas, on obéit… Faites comme nous, señor.

 

Cependant l’amoureux, dûment ficelé, était étendu à terre et les quatre vigoureux gaillards qui pesaient de tout leur poids sur lui parvenaient difficilement à paralyser ses efforts. Alors, leur besogne à peu près terminée, ils eurent le loisir de contempler les traits étincelants de celui qui, par sa force peu commune, leur inspirait une secrète admiration, et ce cri leur échappa :

 

– Don César !… El Torero !…

 

Aussitôt suivi de cet autre :

 

– La Giralda !…

 

Car la jeune fille avait bravement essayé de secourir son défenseur, et en se débattant, son capuchon, arraché, venait de mettre à découvert sa radieuse beauté.

 

Tout cela s’était accompli avec une rapidité foudroyante, et l’agent, toujours impassible, figé dans une immobilité de pierre, avait contemplé la scène d’un œil sombre.

 

Lorsqu’il vit don César, épuisé par ses propres efforts, râlant sous la quadruple étreinte, il étendit sa griffe, saisit la Giralda au poignet et, avec une explosion de joie furieuse :

 

– Enfin !… Je te tiens !

 

La jeune fille, à ce contact, avait eu un geste de dégoût et elle avait sursauté comme sous quelque brûlure, et, en se tordant pour échapper à la brutale étreinte, en se raidissant de toutes ses forces, elle jetait autour d’elle le coup d’œil désespéré du noyé qui cherche vainement après quoi se raccrocher.

 

Elle se défendait de son mieux, la pauvre petite, mais elle ne pesait pas lourd dans la poigne de son agresseur qui paraissait doué d’une belle force, à en juger par l’aisance avec laquelle il la maintenait d’une seule main et sans effort apparent.

 

– Allons, grogna-t-il, décidé à en finir, allons, suis-moi !

 

Et d’un pas ferme, il se dirigea vers la porte, en la traînant brutalement.

 

Mais, arrivé là, il dut s’arrêter.

 

Pardaillan, nonchalamment appuyé contre la porte, les bras croisés sur sa large poitrine, le regardait paisiblement.

 

L’inquisiteur fixa une seconde cet étranger qui paraissait vouloir lui barrer le passage.

 

Mais Pardaillan soutint ce regard avec un calme si ingénu, Pardaillan avait aux lèvres un sourire si naïf que vraiment il n’était pas possible de le croire animé de mauvaises intentions.

 

Et d’ailleurs, comment supposer que quelqu’un serait assez insensé pour oser manquer au respect dû au représentant d’un pouvoir devant lequel tout se courbait ? Cette idée était tellement extravagante que l’agent du Saint-Office la repoussa aussitôt, et conscient de la supériorité que ses redoutables fonctions lui conféraient, il ne daigna même pas parler ; d’un geste impérieux il commanda à cet intrus de s’écarter.

 

L’intrus ne bougea pas et, toujours souriant, le contempla avec des yeux où se lisait, maintenant, un vague étonnement.

 

Impatienté, il dit sèchement :

 

– Allons, monsieur, faites-moi place. Vous voyez bien que je veux sortir.

 

– Hé ! que ne le disiez-vous plus tôt ? Vous voulez sortir ?… Sortez, sortez, je n’y vois aucun inconvénient.

 

En disant ces mots, Pardaillan ne bougeait pas d’un pouce.

 

L’inquisiteur fronça le sourcil. Le flegme souriant de cet inconnu commençait à l’inquiéter.

 

Néanmoins, il se contint encore, et d’une voix sourde :

 

– Monsieur, dit-il, j’exécute un ordre du Saint-Office et il est mortel, même pour un étranger comme vous, d’entraver l’exécution de ces ordres. Il est mortel de manquer de respect à un agent de la Sainte Inquisition.

 

– Ah ! c’est différent !… Malepeste ! je n’aurais garde d’entraver les ordres de ce saint… comment dites-vous ?… Saint-Office, quoi… Et quoique étranger, je ne manquerai pas de vous traiter avec tous les égards dus à un agent… tel que vous.

 

Et il ne bougeait toujours pas, et cette fois l’inquisiteur blêmit, car il n’y avait pas à se méprendre sur le sens injurieux de ces paroles, tombées du bout des lèvres.

 

– Que voulez-vous enfin ? dit-il d’une voix que la fureur faisait trembler.

 

– Je vais vous le dire, répondit Pardaillan avec douceur. Je veux – et il insista sur le mot – je veux que vous laissiez cette jeune fille que vous maltraitez… je veux que vous rendiez la liberté à ce jeune homme que vous avez fait saisir traîtreusement… Après quoi, vous pourrez sortir… Je vous engagerai même à le faire vivement.

 

L’agent se redressa, coula un regard fielleux sur cet étrange énergumène, et enfin gronda :

 

– Prenez garde ! Vous jouez votre tête, monsieur. Refusez-vous obéissance aux ordres du Saint-Office ?

 

– Et vous ?… Refusez-vous obéissance à mes ordres, à moi fit Pardaillan, froidement.

 

Et comme l’inquisiteur restait muet de saisissement :

 

– je vous avertis que je ne suis pas très patient.

 

Un silence lourd d’angoisse pesa sur tous les spectateurs de cette scène prodigieuse.

 

L’acte inouï de Pardaillan, qui osait opposer sa volonté à l’autorité suprême du plus formidable des pouvoirs, ne pouvait passer que pour l’acte d’un dément ou d’un prodige d’audace et de bravoure. Il ne pouvait inspirer que la pitié ou l’admiration.

 

Au milieu de l’effarement général, Pardaillan, seul, restait parfaitement calme, comme s’il avait dit et accompli les choses les plus simples et les plus naturelles du monde. Et rompant ce silence chargé de menaces, une voix éclatante claironna soudain :

 

– Oh ! magnifique don Quichotte !

 

C’était Cervantès qui, encore un coup, perdait la notion de la réalité, et manifestait son enthousiaste admiration pour le modèle que son génie devait immortaliser.

 

L’inquisiteur, enfin revenu de sa stupeur, tremblant de rage, se tourna vers les cavaliers, et, d’une voix blanche, ordonna :

 

– Emparez-vous de cet hérétique !

 

Et du doigt, il désignait Pardaillan.

 

Ils étaient six, ces cavaliers, dont quatre s’occupaient à maintenir le prisonnier : don César. Les deux à qui l’ordre s’adressait se regardèrent, hésitants.

 

Devant cette hésitation, l’agent menaça :

 

– Obéissez, par le Dieu vivant ! ou sinon…

 

Les deux hommes se résignèrent et se mirent en marche. Mais la physionomie du chevalier ne leur annonçait rien de bon sans doute, car ils portèrent soudain la main à la poignée de l’épée. Ils n’eurent pas le temps de dégainer. Prompt comme la foudre, Pardaillan fit un pas et projeta ses deux poings en avant. Les deux hommes tombèrent comme des masses.

 

Alors, s’approchant de l’inquisiteur jusqu’à le toucher, le regardant droit dans les yeux, glacial :

 

– Laissez cette enfant, dit-il.

 

– Vous violentez un familier[13], monsieur, vous payerez cher cette audace ! grinça l’inquisiteur avec un regard haineux.

 

– Trop familier, même !… Je crois, drôle, que tu te permets de menacer un gentilhomme !… Allons, laisse cette jeune fille, te dis-je !

 

Le familier se redressa, farouche, et :

 

– Portez donc la main sur moi, si vous l’osez !

 

– Ma foi, j’eusse préféré m’épargner ce contact répugnant, mais enfin, puisqu’il le faut…

 

Au même instant, Pardaillan se pencha, saisit le familier par la ceinture, le souleva comme une plume malgré sa résistance, l’emporta à bout de bras jusqu’à la porte qu’il poussa du pied, et le jeta rudement dans la rue en disant :

 

– Si tu tiens à tes oreilles, ne t’avise pas de revenir ici tant que j’y serai.

 

Puis, sans plus s’en occuper, il rentra dans le patio, et aux quatre cavaliers qui le regardaient d’un air ébahi, rudement :

 

– Détachez ce seigneur !

 

Ils s’empressèrent d’obéir, et en coupant les cordes :

 

– Excusez-nous, don César, votre résistance au Saint-Office vous aurait infailliblement coûté la vie… Nous eussions été marris de perdre El Torero.

 

Quand le Torero fut détaché, Pardaillan leur montra la porte du doigt et dit :

 

– Sortez !

 

– Nous sommes des cavaliers ! fit l’un d’un air rogue.

 

– Je ne sais si vous êtes des cavaliers, dit paisiblement Pardaillan, mais je sais que vous avez agi comme des sbires… Sortez donc si vous ne voulez que je vous traite comme tels…

 

Et il montrait la pointe de sa botte.

 

Les quatre, honteux, courbèrent l’échine, et avec des jurons étouffés, en roulant des yeux féroces, ils se dirigèrent vers la porte.

 

– Doucement, leur cria Pardaillan, vous oubliez de nous débarrasser de ça.

 

Ça, c’étaient les deux qu’il avait à moitié assommés.

 

Piteusement, les quatre s’attelèrent, et l’un soulevant les épaules, l’autre les jambes, emportant leurs camarades évanouis, ils firent une sortie qui était loin d’être aussi brillante que leur entrée.

 

Quand ils se retrouvèrent entre eux, avec l’hôte, sa fille, les servantes, qui surgirent soudain d’on ne savait quels coins d’ombre et qui, maintenant, étaient partagés entre l’admiration que leur inspirait cet homme extraordinaire et la crainte d’une accusation de complicité, malheureusement très possible :

 

– Cordieu ! On respire mieux maintenant ! dit tranquillement Pardaillan.

 

– Sublime, magnifique, admirable don Quichotte ! exulta Cervantès.

 

– Écoutez, cher ami, fit Pardaillan avec cet air figue et raisin qu’il avait en de certaines circonstances, dites-moi, une fois pour toutes, qui est ce don Quichotte dont, soit dit sans reproche, vous me rebattez les oreilles depuis une heure ?

 

– Il ne connaît pas don Quichotte ! s’apitoya Cervantès en levant ses longs bras avec un air de désolation comique.

 

Et, avisant la petite Juana :

 

– Écoute ici, muñeca (poupée). Regarde un peu si en furetant bien dans ta chambre, tu ne trouverais pas un morceau de miroir.

 

– Pas besoin d’aller si loin, seigneur, répondit Juana en riant. Voilà le miroir que vous demandez.

 

Et fouillant dans son sein, la jolie Andalouse en tira une coquille plate, couverte d’un enduit blanc aussi brillant que de l’argent[14].

 

Cervantès prit la coquille-miroir, la présenta gravement à Pardaillan, et s’inclinant :

 

– Regardez-moi là-dedans, chevalier, et vous connaîtrez cet admirable don Quichotte, dont je vous rebats les oreilles depuis une heure.

 

– C’est bien ce qu’il me semblait, murmura Pardaillan, qui regagna un moment Cervantès avec un air très sérieux.

 

Puis, haussant les épaules :

 

– J’avais bien dit : votre don Quichotte est un maître fou.

 

– Pourquoi ? demanda Cervantès, ébahi.

 

– Parce que, reprit froidement Pardaillan, un homme de sens n’aurait pas accompli toutes les folies qui vient de faire ici ce fou de… don Quichotte.

 

El Torero et la Giralda s’approchèrent alors du chevalier, et d’une voix tremblante d’émotion :

 

– Je bénirai l’instant où il me sera donné de mourir pour le plus brave des chevaliers que j’aie jamais rencontrés, dit don César.

 

La Giralda, elle, ne dit rien. Seulement elle prit la main de Pardaillan, et la porta vivement à ses lèvres, en un geste de grâce ingénu.

 

Comme toujours, devant toute manifestation de reconnaissance ou d’admiration, Pardaillan resta un moment fort emprunté, plus gêné, assurément, devant cette explosion de sentiments sincères, qu’il ne l’eût été devant les pointes acérées de plusieurs rapières menaçant sa poitrine.

 

Il contempla une seconde le couple, adorable de charme et de jeunesse, qui le regardait avec des yeux sincèrement admiratifs, et de cet air bourru qu’il avait dans ses moments d’émotion douce :

 

– Mordieu ! monsieur, il s’agit bien de mourir !… Il faut vivre, au contraire, vivre pour cette adorable enfant… vivre pour l’amour qui, croyez-moi, triomphe toujours, quand on a pour soi ces deux auxiliaires puissants que sont la jeunesse et la beauté. En attendant, asseyez-vous là, tous les deux, et en buvant du vin de mon pays, nous chercherons ensemble le moyen de vous soustraire aux dangers qui vous menacent.

 

XII

L’AMBASSADEUR DU ROI HENRI

 

Une des pièces annexes du salon des Ambassadeurs dans l’Alcazar de Séville.

 

La pièce est vaste, lambrissée et plafonnée de bois d’essences rares, bizarrement sculptés dans ce fantastique style arabe. Sommairement meublée : larges fauteuils, quelques escabeaux, énormes bahuts, une grande table de travail, surchargée de paperasses.

 

De petites fenêtres cintrées donnent sur ces fameux jardins, célèbres dans le monde entier.

 

Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenêtres, et son œil froid erre distraitement sur les splendeurs d’une nature luxuriante, corrigée, embellie et garrottée par un art intelligent, mais trop raffiné.

 

Le grand inquisiteur est debout près de lui.

 

Plus loin, appuyé au chambranle d’une autre fenêtre, pareil à quelque cariatide vivante, un colosse se tient immobile, les bras croisés. Un nez long et busqué, des yeux sombres, sans expression, c’est tout ce qui émerge d’une forêt de cheveux crépus, retombant sur le front, jusque sur les sourcils épais et broussailleux, et d’une barbe neptunienne, envahissant tout le bas du visage jusqu’aux pommettes, le tout d’un roux ardent.

 

Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communément appelé à la cour Barba Roja, ou, en français, Barbe Rousse, c’était le dogue de Philippe II.

 

Là où se trouvait le roi, aux fêtes, aux cérémonies religieuses, aux exécutions, au conseil partout et toujours, on voyait Barba Roja, immobile, muet, les yeux fixés sur son maître, ne voyant, n’entendant, ne comprenant que sur son ordre exprès.

 

C’était une brute magnifique, qui faisait partie, en quelque sorte, des accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais, sur un signe, sur un regard du maître, la brute devenait d’une intelligence remarquable pour exécuter l’ordre secret saisi au vol.

 

Il était redouté autant pour ses fonctions que pour sa force herculéenne.

 

D’une très noble et très ancienne famille des Castilles, il aurait pu frayer de pair avec les plus grands de la cour, mais d’un naturel farouche, il fuyait toutes relations, et nul ne pouvait se vanter d’avoir entendu parler Barba Roja, si ce n’est dans l’exécution d’un ordre du roi. Et encore là, ne disait-il que ce qui était strictement nécessaire.

 

Le roi, dans son costume opulent et sévère, avec cet air sombre et glacial qui lui était habituel, écoutait attentivement les explications d’Espinosa.

 

La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la même qui a rêvé de renouer avec la tradition de la papesse Jeanne. C’est la même qui a fait trembler Sixte V et a failli le renverser de son trône pontifical, c’est une intelligence et c’est une illuminée… Elle est à ménager, son concours peut être précieux.

 

– Et ce chevalier de Pardaillan ?

 

– D’après ce que j’en ai entendu dire, c’est une force redoutable qu’il faudra s’attacher à tout prix ou briser impitoyablement… Mais encore faudrait-il le voir à l’œuvre pour le juger… Tant de ces réputations sont surfaites !… Cependant, on peut déjà établir des données : ainsi ce chevalier de Pardaillan est authentiquement comte de Margency et il dédaigne ce titre… C’est peut-être un caractère… à moins que ce titre de comte ne lui paraisse insuffisant. D’autre part, le jour même de son arrivée à Séville, il s’est heurté à un de mes agents… Ce Pardaillan l’a jeté dans la rue comme on jette un objet gênant… C’est un audacieux, assurément.

 

– Il a osé porter la main sur un agent de l’Inquisition ? fit le roi d’un air de doute.

 

Espinosa s’inclina en signe d’affirmation.

 

– Alors, dit Philippe sur un ton tranchant, il faut le châtier… tout ambassadeur qu’il est.

 

– Il est nécessaire de savoir d’abord ce que veut et ce que peut le sire de Pardaillan.

 

– Peut-être, fit le roi, toujours glacial. Mais il est impossible de laisser impunie l’offense faite à un agent de l’État… Il faut un exemple.

 

– Les apparences sont sauvegardées : l’agent n’avait pas d’ordres… il a agi de sa propre initiative et par excès de zèle… C’est un manquement grave à la discipline, qui mérite une peine sévère. Elle lui sera rigoureusement infligée… C’est aussi un exemple nécessaire pour ceux de nos agents qui se mêlent d’avoir de l’initiative, alors qu’ils n’ont qu’à exécuter, sans chercher à comprendre, les ordres de leurs supérieurs… Quant au sire de Pardaillan, on saura trouver un prétexte… si besoin est.

 

– Bien ! fit le roi avec indifférence.

 

Et se levant, il vint, d’un pas lent et majestueux, se placer près de la table de travail, et avec cet air sombre qui ne le quittait, pour ainsi dire, jamais :

 

– Faites introduire Mme la princesse Fausta.

 

Et il s’assit dans une attitude qui lui était familière : la jambe droite croisée sur la jambe gauche, le coude sur le bras du fauteuil, le menton appuyé sur le poing fermé.

 

Espinosa s’inclina profondément, alla transmettre les ordres du roi et revint se placer discrètement dans une embrasure, non loin de Barba Roja.

 

Au même instant, Fausta faisait son entrée.

 

Elle s’avançait lentement, avec cette souveraine majesté qui faisait se courber tous les fronts. Ses yeux de diamant noir se posaient, larges et lumineux, sur les yeux de Philippe qui, impassible, figé dans son immobilité voulue, la fixait avec une insistance vraiment royale.

 

Entre ces deux forces d’orgueil, dès le premier contact, le duel s’annonçait implacable. Comme des épées, les deux regards se tâtaient avec la même résolution de porter le premier coup, avec la même volonté de briser toute résistance.

 

Seulement, tandis que chez le roi le regard était froid, impérieux, foudroyant comme un coup droit qui vise à tuer d’un seul coup, chez Fausta, il se montrait enveloppant, d’une douceur inexprimable et en même temps d’une force irrésistible, qui tendait à désarmer simplement.

 

Et dans la lutte angoissante de ces deux caractères également dominateurs, sans que rien dans sa physionomie vînt trahir la joie du succès, Espinosa, témoin silencieux, marqua le premier coup pour Fausta.

 

En effet, lentement, comme à regret, le roi détourna les yeux et une légère rougeur vint colorer ses pommettes livides.

 

Alors Fausta se courba dans la plus impeccable des révérences de cour.

 

Mais de la suprême harmonie de ses attitudes, du port de tête altier, du regard fulgurant se dégageait une si souveraine autorité qu’elle semblait écraser celui devant qui elle s’inclinait.

 

Et l’impression était si saisissante qu’Espinosa ne put s’empêcher d’admirer, et murmura :

 

– Incomparable comédienne !

 

Et le roi, ébloui peut-être par la surhumaine beauté de cette étincelante magicienne, le roi sentit plier son indomptable orgueil.

 

Il se leva, fit deux pas rapides, se découvrit en un geste empreint de l’orgueilleuse élégance espagnole, et, la saisissant par la main, la redressa avant que la révérence ne fût terminée, la conduisit à un fauteuil en disant gravement :

 

– Veuillez vous asseoir, madame.

 

De la part de ce fier monarque, rigide observateur de la plus minutieuse des étiquettes, ce geste imprévu, qui stupéfia Espinosa, constituait le triomphe le plus éclatant pour Fausta.

 

Et, avec une sérénité souriante, elle accepta comme un tribut payé à l’ascendant suprême de son vaste génie ce qui, peut-être, n’était qu’un hommage rendu à la beauté de la femme.

 

Qu’était-ce que le roi Philippe ?

 

C’était un croyant sincère.

 

Dès son enfance, des évêques, des cardinaux, des archevêques, avaient avec une habileté lente et patiente labouré son cerveau et y avaient semé un effroi indéracinable.

 

Il croyait comme on respire.

 

Doué d’une intelligence supérieure, il avait haussé cette foi jusqu’à l’absolu, s’en était fait une arme et un palladium – et il avait rêvé ce que, jadis, avait dû rêver Torquemada, c’est-à-dire l’univers soumis à sa foi, c’est-à-dire soumis à lui-même.

 

L’Histoire nous dit, en parlant de lui : sombre fanatique, orgueilleux, despote… Peut-être !… en tout cas, c’est bientôt dit.

 

Nous disons, nous : IL CROYAIT ! Et cela explique tout.

 

Il croyait que la foi est nécessaire à l’homme pour vivre une vie heureuse et mourir d’une mort paisible. Attenter à la foi, c’était donc attenter au bonheur des hommes, c’était donc les vouer à une mort désespérée, puisque rien, aucun espoir, nulle croyance, ne venait adoucir l’amertume de ce dernier moment… Les incroyants, les hérétiques apparaissaient comme des êtres malfaisants qu’il était nécessaire d’exterminer.

 

De là les effroyables hécatombes de vies humaines. De là les raffinements inouïs de supplices. Bête féroce ? Non ! Il sauvait les âmes en martyrisant les corps…

 

Il croyait.

 

Et comme il voulait être inaccessible à tout sentiment de pitié, il se disait :

 

– Un roi est au-dessus de tout. Un roi, c’est le bras de Dieu chargé de maintenir sur terre les fidèles dans la foi et de les y maintenir impitoyablement.

 

De là son orgueil.

 

– Je suis roi des Espagnes, roi de Portugal, empereur des Indes, souverain des Pays-Bas, fils de l’empereur d’Allemagne, époux d’une reine d’Angleterre ; je suis le monarque le plus puissant de la terre, celui que Dieu a désigné pour imposer la foi sur le monde entier !

 

Et sa foi religieuse se transformait en foi politique, il avait cru à la monarchie universelle.

 

De là ses menées dans tous les pays d’Europe.

 

De là son intervention immédiate dans les affaires de la France. Ce pays, logiquement, devait être annexé le premier puisqu’il se trouvait sur sa route, et, en l’annexant, il réunissait en même temps ses États en un formidable faisceau.

 

Tel était l’homme sur lequel Fausta, par la force du regard, par l’éclat de sa prestigieuse beauté, venait de remporter un premier succès dont elle avait le droit d’être fière.

 

Fausta s’assit donc en une de ces poses de grâce dont elle avait le secret.

 

À son tour le roi s’assit et :

 

– Parlez, madame, dit-il avec une sorte de déférence.

 

Alors, de cette voix harmonieuse dont le charme était si puissant :

 

– J’apporte à Votre Majesté la déclaration du roi Henri III, par laquelle vous êtes reconnu comme successeur et unique héritier du roi de France.

 

Espinosa darda son œil de feu sur Fausta et pensa :

 

– Va-t-elle réellement remettre le parchemin ?

 

Le roi dit :

 

– Voyons cette déclaration.

 

Fausta jeta sur lui ce rapide et sûr coup d’œil habitué à fouiller les masques les plus impassibles, à sonder les consciences les plus hermétiques, et ne le voyant pas au point où elle le désirait :

 

– Avant de vous remettre ce document, il me paraît indispensable de vous donner quelques explications, de me présenter à vous. Il est nécessaire que Votre Majesté sache ce qu’est la princesse Fausta, ce qu’elle a déjà fait et ce qu’elle peut et veut faire encore.

 

Espinosa se rencoigna et grommela :

 

– J’en étais sûr !

 

Le roi dit simplement :

 

– Je vous écoute, madame.

 

– Je suis celle que vingt-trois princes de l’Église, réunis en un conclave secret, ont jugée digne de porter les clefs de saint Pierre. Celle à qui ils ont reconnu la force et la volonté de réformer le culte. Celle qui, par la persuasion ou par la violence, saura imposer la foi à l’univers entier. Je suis la papesse !

 

Philippe, à son tour, la considéra une seconde.

 

Un tel aveu fait à lui, le roi catholique, dénotait de la part de son auteur une bravoure peu commune, car il pouvait avoir des conséquences mortelles.

 

Philippe admira peut-être, mais :

 

– Vous êtes celle qu’un souffle du chef de la chrétienté a renversée avant qu’elle ne mît le pied sur les marches de ce trône pontifical convoité. Vous êtes celle que le pape a condamnée à mort, dit-il non sans rudesse.

 

– Je suis celle que la trahison a fait trébucher dans sa marche, c’est vrai !… Mais je suis aussi celle que ni la trahison, ni le pape, ni la mort même, n’ont pu abattre parce qu’elle est l’Élue de Dieu qui la conduit à l’inéluctable triomphe pour le bien de la foi !

 

Ceci était dit avec un tel accent de sincérité solennelle que le roi, croyant comme il l’était, ne pouvait pas ne pas en être impressionné et qu’il commença de la regarder avec un respect mêlé de sourde terreur.

 

Plus sceptique, sans doute, Espinosa songea : « Quelle puissance ! Et quel admirable agent de l’Inquisition, si je puis… »

 

Fausta reprit :

 

– Quelle est la loi qui interdit à la femme le trône de Pierre ? Des théologiens savants ont fait des recherches minutieuses et patientes ; rien, dans les écrits saints, dans les paroles du Christ, rien n’autorise à croire qu’elle doit être exclue. L’Église l’admet à tous les échelons de la hiérarchie. Elle prononce ses vœux et elle porte la parole du Christ. Il y a des abbesses et il y a des saintes. Pourquoi n’y aurait-il pas une papesse ? D’ailleurs, il y a un précédent. Les écrits prouvent que la papesse Jeanne a régné. Pourquoi ce qui a été fait une fois ne saurait-il être recommencé ? Le sexe féminin est-il un obstacle aux grandes conceptions ? Voyez la papesse Jeanne, voyez Jeanne d’Arc, voyez, dans ce pays même, Isabelle la Catholique, regardez-moi, moi-même, croyez-vous que cette tête fléchirait sous le poids de la triple couronne ?

 

Elle était rayonnante d’audace et de foi ardente.

 

– Madame, dit gravement Philippe, j’avoue que les feux d’une couronne royale pâliraient singulièrement sous l’éclatante blancheur de ce front si pur… Mais une tiare !… excusez-moi, madame, il me semble que d’aussi jolies lèvres ne peuvent être faites pour d’aussi graves propos.

 

Cette fois, Fausta se sentit touchée.

 

Elle s’était efforcée de transporter son auditeur à des hauteurs où le vertige est seul à redouter et voilà que, par des fadaises, il la ramenait brutalement à terre. Elle avait cru se poser à ses yeux comme un être exceptionnel, planant au-dessus de toutes les faiblesses humaines, et voilà qu’il n’avait vu en elle que la femme.

 

Le coup était rude ; mais elle n’était pas femme à renoncer pour si peu.

 

Elle reprit avec force !

 

– Si je suis l’Élue de Dieu pour le gouvernement des âmes, vous l’êtes, vous, pour le gouvernement des peuples. Ce rêve de monarchie universelle qui a hanté tant de cerveaux puissants, vous êtes désigné pour le réaliser… avec l’aide du chef de la chrétienté, représentant de Dieu. Je ne parle pas ici d’un pape préoccupé avant tout de son pouvoir temporel et qui, pour étendre ses propres États, reprend d’une main ce qu’il a donné de l’autre… Je parle d’un pape qui vous soutiendra en tout et pour tout parce qu’il aura l’indépendance nécessaire, parce qu’il aura besoin de s’appuyer sur vous comme vous aurez besoin de son assistance morale. Et pour qu’il en soit ainsi, que faut-il ? Peu de choses en vérité : que les États de ce pape soient suffisants pour lui permettre de tenir dignement son rang de souverain pontife. Donnez-lui l’Italie, il vous donnera le monde chrétien. Vous pouvez être ce maître du monde… je puis être ce pape…

 

Philippe avait écouté avec une attention soutenue sans rien manifester de ses impressions.

 

Lorsqu’elle se tut :

 

– Mais, madame, dit-il, l’Italie ne m’appartient pas. Ce serait une conquête à faire.

 

Fausta sourit.

 

– Je ne suis pas aussi déchue qu’on le croit, dit-elle. J’ai des partisans nombreux et décidés, un peu partout. J’ai de l’argent. Ce n’est pas une aide pour une conquête que je demande. Ce que je demande, c’est votre neutralité dans ma lutte contre le pape. Ce que je demande, c’est l’assurance d’être reconnue par Votre Majesté si je triomphe dans cette lutte. Le reste me regarde seule… y compris l’unification de l’Italie.

 

Le roi paraissait réfléchir profondément, et d’un air rêveur, il murmura :

 

– Il faudrait des millions pour cette entreprise. Nos coffres sont vides.

 

L’œil de Fausta étincela :

 

– Que Votre Majesté dise un mot, et avant huit jours j’aurai fait entrer dans ses coffres dix millions, plus si c’est nécessaire, dit-elle avec dédain.

 

Philippe la fixa une seconde, et hochant la tête :

 

– Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vous donner puisqu’il ne m’appartient pas… Je vois mal ce que vous pourriez me donner en échange.

 

– J’apporte à Votre Majesté la couronne de France… Il me semble que cela compenserait largement l’abandon du Milanais.

 

– Eh ! madame, si je la veux, cette couronne de France, il me faudra la conquérir. Et si je la prends, ce seront mes canons et mes armées qui me l’auront donnée, et non vous !

 

– Votre Majesté oublie la déclaration du roi Henri III ? dit vivement Fausta.

 

– La déclaration du roi Henri III ? fit le roi en ayant l’air de chercher. J’avoue que je ne comprends pas.

 

– Cette déclaration est formelle. Grâce à elle, c’est la reconnaissance assurée de Votre Majesté par les deux tiers, au moins, du royaume de France.

 

– C’est tout à fait différent, en ce cas. Cette déclaration peut avoir la valeur que vous dites… Encore faudrait-il la voir ? Ne devriez-vous pas me la remettre, madame ? dit négligemment le roi en la regardant fixement.

 

Fausta soutint ce regard sans sourciller et, tranquillement :

 

– Votre Majesté ne pense pas que j’aurais été assez insensée pour porter sur moi un document de cette valeur ?

 

– Évidemment, madame, vous n’êtes pas femme à commettre une telle imprudence ! répondit Philippe sans qu’il fut possible de percevoir la moindre ironie dans ces paroles prononcées avec sa gravité habituelle.

 

Fausta, cependant, sentit venir l’orage ; mais, intrépide comme toujours, elle ne recula pas. Et, toujours souriante et paisible :

 

– Votre Majesté l’aura dès qu’elle m’aura fait connaître sa décision au sujet des propositions que j’ai eu l’honneur de lui faire.

 

– Je ne pourrai rien décider, madame, tant que je n’aurai pas vu ce parchemin.

 

Alors, le regardant droit dans les yeux :

 

– Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisser entrevoir vos intentions.

 

– Mon Dieu, madame, tout ce que vous m’avez dit concernant la papesse m’a singulièrement intéressé… De vrai, et malgré ce que peuvent prétendre les Écritures, le fait d’une femme s’asseyant sur le trône du Saint-Père a quelque chose qui choque mes croyances plutôt naïves… Cependant tout cela serait, à la rigueur, réalisable si vous étiez d’âge respectable. Mais vraiment vous, madame, jeune et adorablement belle comme vous voilà ? Mais nous autres, pauvres pécheurs, nous n’oserions jamais lever les yeux sur vous, car ce n’est pas la vénération due au représentant de Dieu que nous éprouverions alors, mais l’adoration ardente et jalouse due à l’incomparable beauté de la femme. Mais pour un regard de vous, les fidèles prosternés se redresseraient pour se poignarder. Mais pour un sourire de vous, ils se vendraient à Satan… Au lieu de sauver les âmes, vous les damneriez à tout jamais. Est-ce possible ? Vous rêvez de souveraineté pontificale ! Mais par la grâce, par le charme, par la beauté, vous êtes souveraine entre les souveraines et votre puissance est si prestigieuse que la mienne n’hésite pas à s’incliner devant elle.

 

Le roi avait commencé à parler avec sa froideur habituelle. Peu à peu, emporté par la violence de ses sentiments, il s’était animé, et c’est sur un ton ardent, plus significatif que ses paroles assurément, qu’il avait terminé.

 

Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle une sourde irritation.

 

Ainsi elle avait inutilement essayer de prouver à ce roi qu’elle avait un esprit mâle, capable de se hausser jusqu’aux plus audacieuses ambitions ; il n’avait rien compris, rien senti. Obstinément, il n’avait voulu voir en elle que la femme et sa beauté, et il avait fini par une plate déclaration à peine voilée. C’était une cruelle désillusion.

 

Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter à l’amour ? Ne pourrait-elle donc plus s’adresser à un homme sans qu’il se changeât en adorateur ? S’il en était ainsi, elle n’avait plus rien à faire qu’à disparaître.

 

C’était la ruine anticipée de tous ses projets, c’était l’avortement assuré de toutes ses tentatives.

 

Ainsi donc, partout, elle se heurtait à des amoureux, et le seul, l’unique dont elle aurait désiré ardemment l’amour, Pardaillan, serait le seul à la dédaigner ?

 

Elle songeait à ces choses, et en même temps elle s’inclinait devant Philippe. Et de sa voix harmonieuse :

 

– J’attendrai donc qu’il plaise à Votre Majesté de se prononcer, dit-elle simplement.

 

Et Philippe, d’un air détaché :

 

– C’est ce que je ferai dès que j’aurai vu cette déclaration.

 

Fausta comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus pour l’instant, et elle songea :

 

« Nous reprendrons la conversation plus tard. Et puisqu’il plaît à ce roi que je croyais si fort au-dessus des faiblesses humaines, de ne voir en moi que la femme, je descendrai, s’il le faut, jusqu’à son niveau et j’emploierai les armes de la femme pour le dominer et arriver à mon but. »

 

Tandis qu’elle songeait, Espinosa était allé jusqu’à l’antichambre transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de son pas feutré, se remettre discrètement à l’écart, lorsque le roi lui fit un signe, et :

 

– Monseigneur le grand inquisiteur, avez-vous organisé quelque imposante manifestation religieuse en vue de célébrer pieusement le jour du Seigneur ?

 

– Devant l’autel de la place San-Francisco, autant de bûchers qu’il y a de jours dans la semaine seront dressés, sur lesquels sept hérétiques opiniâtres seront purifiés par le feu, demain dimanche, dit Espinosa en se courbant.

 

– Bien, monsieur, dit froidement Philippe.

 

Et s’adressant à Fausta, impassible :

 

– S’il vous est agréable d’assister à cette sainte cérémonie, je vous y verrai avec plaisir, madame.

 

– Puisque le roi daigne m’y convier, je ne manquerai pas un spectacle aussi édifiant, dit Fausta gravement.

 

Avec autant de gravité, le roi acquiesça d’un signe de tête, et revenant à Espinosa, d’un ton bref :

 

– La corrida ?

 

– Elle aura lieu après-demain lundi, sur la même place San-Francisco. Toutes les dispositions sont prises.

 

Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si étrange que Fausta en fut frappée :

 

– El Torero ?

 

– On lui a fait connaître la volonté du roi. El Torero participera à la course, répondit Espinosa de sa voix calme.

 

Se tournant vers Fausta, avec un air de galanterie sinistre chez lui :

 

– Vous ne connaissez pas El Torero, madame ? demanda Philippe. C’est le premier toréador d’Espagne. C’est un innovateur, une manière d’artiste dans son genre. Il est adoré de toute l’Andalousie. Vous ne savez pas ce qu’est une course de taureaux ? Eh bien, je vous réserve une place à mon balcon. Venez, madame, vous verrez un spectacle intéressant… Tel que vous n’avez jamais rien vu de semblable, insista-t-il avec la même intonation qui avait déjà frappé Fausta.

 

Et ses paroles étaient accompagnées d’un geste de congé, aussi gracieux qu’il pouvait l’être chez un tel personnage.

 

Fausta se leva donc et dit simplement :

 

– J’accepte avec joie, Sire.

 

Au même instant, la porte s’ouvrit et un huissier annonça :

 

– M. le chevalier de Pardaillan, ambassadeur de S. M. le roi Henri de Navarre.

 

Et tandis que Fausta, malgré, elle, restait clouée sur place, tandis que le roi la fixait avec cette insistance qui décontenançait les plus intrépides et les plus grands de son royaume, et que le plus grand inquisiteur se rencoignait, toujours calme, l’étudiant de son coin avec une attention soutenue, le chevalier s’avançait d’un pas assuré, la tête haute, le regard droit, avec cet air de simplicité ingénue qui masquait ses véritables impressions, s’arrêtait à quatre pas du roi et s’inclinait avec cette grâce altière qui lui était particulière.

 

Mais, en traversant la vaste salle, les yeux fixés sur les yeux du roi qui s’efforçait – comme il avait coutume de faire – de le contraindre à baisser la paupière, Pardaillan songeait : « Mordieu ! Voici donc, de près, ce redoutable sire… D’où vient donc que je ne suis pas ébloui ?… J’en tiens pour ce que j’ai dit : c’est un triste sire. »

 

Et un fugitif sourire vint arquer ses lèvres narquoises tandis que d’un coup d’œil rapide il dévisageait Barba Roja, immobile et rêveur dans son encoignure, et Espinosa, plus près.

 

Et à la vue de cette physionomie calme, presque souriante, il murmura :

 

– Celui-là, c’est le véritable adversaire que j’aurai à combattre. Celui-là, seul, est redoutable.

 

Le résultat de ces réflexions, rapides comme un éclair, fut qu’Espinosa, observateur attentif, n’aurait pu dire si la révérence de cet extraordinaire ambassadeur s’adressait au roi, à Fausta, qui le fixait de ses yeux ardents, ou à lui-même.

 

Et le grand inquisiteur, de son côté, murmura :

 

– Voici un homme !

 

Et son œil calme semble peser tour à tour Fausta et Philippe, revient de nouveau se poser sur Pardaillan, et alors il a une moue imperceptible qui semble dire :

 

– Heureusement, je suis là, moi !

 

Et il se rentre dans son coin davantage encore, s’efface le plus qu’il peut.

 

Et, en se courbant avec cette élégance naturelle, quelque peu hautaine, qui constituait à elle seule une flagrante infraction aux règles de la rigide étiquette espagnole, Pardaillan songeait encore : « Ah ! tu cherches à me faire baisser les yeux !… Ah ! tu t’es découvert devant Mme Fausta et tu remets ton chapeau pour recevoir l’envoyé du roi de France !… Ah ! tu fais trancher la tête du téméraire qui ose parler devant toi sans ta permission !… Mordiable ! tant pis… »

 

Et faisant deux pas rapides vers Fausta, qui se retirait lentement, avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu’on ne savait pas s’il plaisantait :’

 

– Quoi ! vous partez, madame ?… Restez donc !… Puisque le hasard nous met tous les trois en présence, nous pourrons ainsi régler d’un coup nos petites affaires.

 

Ces paroles, dites avec une cordiale simplicité, produisirent l’effet de la foudre.

 

Fausta s’arrêta net et se retourna, fixant tour à tour Pardaillan, comme si elle ne le connaissait pas, et le roi pour deviner s’il n’allait pas foudroyer à l’instant l’audacieux qui osait une telle inconvenance.

 

Le roi devint plus livide encore ; son œil gris lança un éclair et se porta aussitôt sur Espinosa comme pour dire : Quel homme est-ce là ?

 

Barba Roja, lui-même, se redressa, porta la main à la garde de son épée et regarda le roi, attendant l’ordre de frapper.

 

Espinosa, en réponse à l’interrogation muette du roi, eut un haussement d’épaules et un geste qui signifiaient :

 

– Je vous ai averti… Laissez faire… Nous réglerons tout quand il en sera temps.

 

Et le roi Philippe II, acceptant le conseil de son inquisiteur, intéressé malgré lui peut-être par la hardiesse et la bravoure étincelantes de ce personnage qui ressemblait si peu à ses courtisans, toujours courbé devant lui, Philippe se taisait ; mais en lui-même il murmurait : « Voyons jusqu’où ira l’insolence de ce routier ! »

 

Et son regard restait fulgurant ; l’expression de sa physionomie, de glaciale qu’elle était, se faisait terrible.

 

Fausta, oubliant qu’elle avait congé, oubliant le roi lui-même, fixait sur Pardaillan un regard résolu, prête à relever le défi – et cependant d’un esprit trop supérieur pour ne pas admirer intérieurement.

 

Chez Espinosa, l’admiration se traduisait par cette réflexion : « Il faut que cet homme soit à nous à tout prix ! »

 

Barba Roja, lui, s’étonnait que le roi ne lui eût pas fait signe déjà.

 

Seul Pardaillan souriait de son sourire naïf, ne paraissait pas soupçonner le moins du monde la tempête déchaînée par son attitude et qu’il jouait sa tête.

 

Et avec la même simplicité, la même rondeur souriante, se tournant vers le roi :

 

– Je vous demande pardon, Sire, je manque peut-être à l’étiquette, mais mon excuse est dans ce fait que notre sire, le roi de France (et il insistait sur ces derniers mots) nous a habitués à une large tolérance sur ces questions, quelque peu puériles.

 

La position risquait de devenir ridicule, c’est-à-dire terrible pour le roi. Il fallait, de toute nécessité, réprimer ce qui lui apparaissait comme une insolence, ou l’écraser de son dédain. Or, puisqu’il avait résolu de patienter, il lui fallait absolument répondre.

 

– Faites, monsieur, comme si vous étiez devant le roi de France, dit-il, en insistant à son tour sur ces derniers mots, d’une voix blanche de fureur concentrée et sur un ton qui eût fait rentrer sous terre tout autre que Pardaillan.

 

Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d’autres. Pardaillan était dans un de ses moments de bonne humeur. Pardaillan, enfin, avait résolu de piquer l’orgueil de ce roi qui lui déplaisait outrageusement.

 

Il ne rentra donc pas sous terre, mais il s’inclina avec grâce et avec, au coin de l’œil, l’intense jubilation de l’homme qui s’amuse follement.

 

– Je remercie Votre Majesté de la permission qu’elle daigne m’accorder avec tant de bonne grâce, dit-il. Figurez-vous que je suis curieux de voir de près certain parchemin que possède Mme la princesse Fausta. Mais curieux à tel point, Sire, que je n’ai pas hésité à traverser la France et l’Espagne tout exprès pour satisfaire cette curiosité que vous partagez, j’en jurerais, attendu que ce parchemin n’est pas dénué d’intérêt pour vous.

 

Et tout à coup, avec cette froide tranquillité qu’il prenait parfois :

 

– Ce parchemin, je suis certain que vous l’avez demandé à Mme Fausta, je suis certain qu’elle vous a répondu qu’elle ne l’avait pas sur elle, qu’il était placé en lieu sûr… Eh bien ! c’est faux… Ce parchemin est là…

 

Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la papesse du bout de son index.

 

Et le ton était d’une assurance si irrésistible, le geste à la fois si imprévu et si précis que, de nouveau, l’espace de quelques secondes, le silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scène rapide.

 

Une fois encore, Espinosa admira.

 

– Quel rude jouteur !

 

Quant à Fausta, elle reçut le coup en pleine poitrine. Mais elle ne broncha pas. Son front se redressa plus orgueilleux, son œil soutint avec une froide intrépidité le regard étincelant du chevalier, tandis qu’elle rugissait en elle-même : « Oh ! démon ! »

 

Le roi, lui, commençait à s’intéresser à cet étrange ambassadeur au point qu’il oubliait ses façons cavalières qui l’avaient si cruellement froissé.

 

Le chevalier continuait :

 

– Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin, montrez-le nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, car s’il intéresse Sa Majesté le roi d’Espagne, il intéresse aussi Sa Majesté le roi de France que j’ai l’insigne honneur de représenter ici.

 

En disant ceci, Pardaillan s’était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une telle force, une telle autorité dans son geste et sa parole que, cette fois, le roi lui-même ne put s’empêcher d’admirer cet homme qu’il ne reconnaissait pour ainsi dire plus, tant il lui apparaissait, maintenant, imposant et majestueux.

 

Fausta n’était pas femme à reculer devant une telle mise en demeure et elle songeait : « Puisque cet homme bat les diplomates les plus consommés par sa franchise audacieuse, pourquoi n’emploierais-je pas la même franchise comme une arme redoutable qui se tournerait contre lui ? »

 

Et elle porta la main à son sein pour en extraire le parchemin qui s’y trouvait en effet et l’étaler dans un geste de bravade.

 

Mais, sans doute, il n’entrait pas dans les vues du roi de discuter sur ce sujet avec l’ambassadeur du roi Henri car il l’arrêta en disant impérieusement :

 

– J’ai donné congé à madame la princesse Fausta.

 

Fausta n’acheva pas son geste. Elle s’inclina devant le roi, regarda Pardaillan droit dans les yeux, et :

 

– Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d’une voix très calme.

 

– J’en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan.

 

Fausta approuva non moins gravement d’une légère inclination de tête et se retira lentement, majestueusement, comme elle était entrée, accompagnée par Espinosa qui, soit pour lui faire honneur, soit pour tout autre motif, la conduisit jusqu’à l’antichambre où il la laissa pour revenir assister à l’entretien du roi et de Pardaillan.

 

Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place :

 

– Monsieur l’ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faire connaître l’objet de votre mission.

 

Avec cette sûreté de coup d’œil, qui était un don chez lui, avec cette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves où une décision prompte s’imposait, Pardaillan avait étudié et compris instantanément le caractère de Philippe II.

 

« Esprit sombre et cauteleux, fanatique sincère, orgueil immodéré, prudent et patient, tenace dans ses projets, tortueux dans la conduite de ses plans… un prêtre couronné. Si j’essaie de jouer au plus fin avec lui, je n’en finirai jamais. C’est à coups de vérités, à coups d’audace que je dois l’assommer. »

 

On a vu qu’il avait immédiatement et non sans succès employé cette tactique.

 

Lorsque le roi lui dit :

 

– Faites-nous connaître l’objet de votre mission.

 

Pardaillan, qui supportait le regard fixe du roi sans paraître troublé, répondit, avec une tranquille aisance, comme s’il eût traité d’égal à égal :

 

– Sa Majesté le roi de France désire que vous retiriez les troupes espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans le royaume. Le roi, animé des meilleures intentions à l’égard de Votre Majesté et de son peuple, estime que l’entretien de ces garnisons dans son royaume constitue un acte peu amical de votre part. Le roi estime que vous n’avez rien à voir dans les affaires intérieures de la France.

 

L’œil froid de Philippe eut une lueur aussitôt éteinte et :

 

– Est-ce tout ce que désire S. M. le roi de Navarre ? fit-il.

 

– C’est tout… pour le moment, dit froidement Pardaillan.

 

Le roi parut réfléchir un instant, puis il répondit :

 

– La demande que vous nous transmettez serait juste et légitime si S. M. de Navarre était réellement roi de France… ce qui n’est pas.

 

– Ceci est une question qui n’est pas à soulever ici, dit fermement Pardaillan. Il ne s’agit pas de savoir, Sire, si vous consentez à reconnaître le roi de Navarre comme roi de France. Il s’agit d’une question nette et précise… le retrait de vos troupes qui n’ont rien à faire en France.

 

– Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui ne sait même pas prendre d’assaut sa capitale ? fit le roi avec un sourire de dédain.

 

– En effet, Sire, dit gravement Pardaillan, c’est une extrémité à laquelle le roi Henri ne peut se résoudre.

 

Et soudain, avec son air figue et raisin :

 

– Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets se donnent à lui librement. Il lui répugne de les forcer par un assaut, en somme facile. Ce sont là scrupules exagérés qui ne sauraient être compris du vulgaire, mais qu’un roi comme vous, Sire, ne peut qu’admirer.

 

Le roi se mordit les lèvres. Il sentait la colère gronder en lui, mais il se contint, ne voulant pas paraître avoir compris la leçon que lui donnait ce gentilhomme sans feu ni lieu. Il se contenta de dire d’un air évasif :

 

– Nous étudierons la demande de S. M. Henri de Navarre. Nous verrons…

 

Malheureusement, il avait affaire à un adversaire décidé à ne pas se contenter de faux-fuyants.

 

– Faut-il conclure, Sire, que vous refusez d’accéder à la demande juste, légitime et courtoise du roi de France ? insista Pardaillan.

 

– Et quand cela serait, monseigneur ? fit le roi d’un air rogue.

 

Pardaillan reprit paisiblement :

 

– On dit, Sire, que vous adorez les maximes et les sentences. Voici un proverbe de chez nous que je vous conseille de méditer : « Charbonnier est maître chez lui. »

 

– Ce qui veut dire ? gronda le roi en se redressant.

 

– Ce qui veut dire, Sire, que vous ne pourrez vous en prendre qu’à vous-même si vos troupes sont châtiées comme elles le méritent et chassées du royaume de France, dit froidement Pardaillan.

 

– Par la Vierge Sainte ! je crois que vous osez menacer le roi d’Espagne, monsieur ! éclata Philippe, livide de fureur.

 

Et Pardaillan, avec un flegme sublime en semblable circonstance :

 

– Je ne menace pas le roi d’Espagne… Je l’avertis.

 

Le roi, qui ne s’était contenu jusque-là que par un puissant effort de volonté, donnait soudain libre cours à l’exaspération suscitée en lui par les façons cavalières et hardies de cet étrange ambassadeur.

 

Il se tournait déjà vers Barba Roja pour lui faire signe de frapper, déjà Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, se disposait à dégainer lorsque Espinosa s’interposa et, très calme, d’une voix presque douce :

 

– Le roi, qui exige de ses serviteurs un dévouement et un zèle absolus, ne saurait vous reprocher de posséder à un si haut degré les qualités d’un excellent serviteur. Il rend hommage, au contraire, à votre ardeur et saura, le cas échéant, en témoigner auprès de votre maître.

 

– De quel maître voulez-vous parler, monsieur ? fit tranquillement Pardaillan qui, aussitôt, fit face à ce nouvel adversaire.

 

Si impassible que fût le grand inquisiteur, il faillit perdre contenance devant cette question imprévue.

 

– Mais, balbutia-t-il, je parle du roi de Navarre.

 

– Vous voulez dire du roi de France, monsieur, fit Pardaillan imperturbable.

 

– Le roi de France, soit, condescendit Espinosa. N’est-ce pas votre maître ?

 

– Je suis, il est vrai, ambassadeur du roi de France. Mais le roi n’est pas mon maître pour cela.

 

Pour le coup Espinosa et Philippe se regardèrent avec un ébahissement qu’ils ne cherchèrent pas à dissimuler et la même pensée leur vint en même temps :

 

– Serait-ce un fou ?

 

Et Pardaillan qui lut cette pensée sur leurs physionomies effarées, Pardaillan sourit d’un air narquois. Mais l’esprit tendu, l’attention en éveil, il se tenait prêt à tout, car il sentait que les choses pouvaient tourner au tragique d’un instant à l’autre.

 

Enfin Espinosa se ressaisit et, doucement :

 

– Si le roi n’est pas votre maître, qu’est-ce donc, selon vous ?

 

Pardaillan devint glacial et, s’inclinant :

 

– C’est un ami auquel je m’intéresse, dit-il simplement.

 

En soi le mot était énorme. Prononcé devant des personnages tels que Philippe II et son grand inquisiteur, qui représentaient le pouvoir dans ce qu’il a de plus absolu, il apparaissait d’une énormité prodigieuse.

 

Et, ce qu’il y eut de plus prodigieux encore, c’est que, après avoir considéré un instant cette physionomie étincelante d’audace et d’intelligence, après avoir admiré cette attitude de force consciente au repos, Espinosa l’accepta, ce mot, comme une chose toute naturelle, car il s’inclina à son tour et, gravement :

 

– Je vois à votre air, monsieur, qu’en effet vous ne devez avoir d’autre maître que vous-même et l’amitié d’un homme tel que vous est précieuse pour honorer même un roi.

 

– Paroles qui me touchent d’autant plus, monsieur, que moi aussi, je vois à votre air que vous ne devez pas prodiguer les marques de votre estime, répondit Pardaillan.

 

Espinosa le regarda un instant et approuva doucement de la tête.

 

– Pour en revenir à l’objet de votre mission, Sa Majesté ne refuse pas d’accéder à la demande que vous lui avez transmise. Mais vous devez comprendre qu’une question aussi importante ne se peut résoudre sans qu’on y ait mûrement réfléchi.

 

Ayant écarté l’orage momentanément, Espinosa s’effaça de nouveau, laissant au roi le soin de continuer la conversation dans le sens où il l’avait aiguillée. Et Philippe, comprenant que l’inquisiteur ne jugeait pas le moment venu de briser les pourparlers, ajoutait :

 

– Nous avons nos vues.

 

– Précisément, dit Pardaillan, ce sont ces vues qu’il serait intéressant de discuter. Vous rêvez d’occuper le trône de France et vous faites valoir votre mariage avec Élisabeth de France. C’est un droit nouveau en France et vous oubliez, Sire, que pour consacrer ce droit, il vous faudrait une loi en bonne et due forme. Or, jamais le Parlement ne promulguera une pareille loi.

 

– Qu’en savez-vous, monsieur ?

 

Pardaillan haussa les épaules et :

 

– Eh ! Sire, voici des années que vos agents sèment l’or à pleines mains pour arriver à ce but. Avez-vous réussi ?… Toujours vous vous êtes heurté à la résistance du Parlement… Cette résistance, vous ne la briserez jamais.

 

– Et qui vous dit que nous n’avons pas d’autres droits ?

 

– Le parchemin de Mme Fausta ?… Eh bien, parlons-en de ce parchemin ! si vous mettez la main dessus, Sire, publiez-le et je vous réponds qu’aussitôt Paris et la France reconnaissent Henri de Navarre.

 

– Comment cela ? fit le roi avec étonnement.

 

– Sire, dit froidement Pardaillan, je vois que vos agents vous renseignent bien mal sur l’état des esprits en France. La France est lasse d’être pillée et ravagée sans pudeur et sans frein par une poignée d’ambitieux forcenés. La France n’aspire qu’au repos, à la tranquillité, à la paix, enfin. Pour l’avoir, cette paix, elle est prête à accepter Henri de Navarre, même s’il reste hérétique… à plus forte raison l’acceptera-t-elle s’il embrasse la religion catholique. Le roi, lui, hésite encore. Publiez ce fameux parchemin et ses hésitations disparaissent, pour en finir il se décide à aller à la messe et alors, c’est Paris qui lui ouvre ses portes, c’est la France qui l’acclame.

 

– En sorte que, selon vous, nous n’avons aucune chance de réussite dans nos projets ?

 

– Je crois, dit paisiblement Pardaillan, qu’en effet, vous ne serez jamais roi de France.

 

– Pourquoi ? fit doucement Philippe.

 

Pardaillan fixa son œil clair sur le roi, et avec un calme imperturbable :

 

– La France, Sire, est un pays de lumière et de gaieté. La franchise, la loyauté, la bravoure, la générosité, tous les sentiments chevaleresques y sont aussi nécessaires à la vie que l’air qu’on respire. C’est un pays vivant et vibrant, ouvert à tout ce qui est noble et beau, qui n’aspire qu’à l’amour, c’est-à-dire la vie, et à la lumière, c’est-à-dire la liberté. Pour régner sur ce pays, il faut nécessairement un roi qui synthétise toutes ces qualités, un roi qui soit beau, aimable, brave et généreux entre tous.

 

– Eh bien ! fit sincèrement Philippe, ne puis-je être ce roi ?

 

– Vous, Sire ? dit Pardaillan qui prit un air stupéfait. Mais les bûchers naissent sous vos pas comme de gigantesques rôtissoires à chair humaine. Mais vous apportez avec vous votre Inquisition, sombre régime de terreur qui prétend régir jusqu’à la pensée. Mais regardez-vous, Sire, et voyez si cet air majestueux que vous avez ne suffirait pas à glacer les plus gais et les plus joyeux vivants. Mais on sait en France le régime que vous avez instauré dans les Flandres. Mais dans ce pays de joie et de lumière vous n’apporteriez que les ténèbres et la mort… Mais les pierres se dresseraient d’elles-mêmes pour vous barrer la route. Eh non ! Sire, tout cela peut être bon pour l’Espagne, mais jamais ne sera accepté en France.

 

– Vous avez la franchise brutale, monsieur, grinça Philippe.

 

Pardaillan eut cet air d’étonnement ingénu qu’il prenait lorsqu’il se disposait à dire quelque énormité.

 

– Pourquoi ? J’ai parlé au roi de France avec la même franchise que vous qualifiez de brutale, et il ne s’en est point offusqué… bien au contraire… De vrai nous ne saurions nous comprendre parce que nous ne parlons pas la même langue. En France il en serait toujours ainsi, vous ne comprendriez pas vos sujets qui ne vous comprendraient pas davantage. Le mieux est donc de rester ce que vous êtes.

 

Philippe eut un sourire livide.

 

– Je méditerai vos paroles, croyez-le bien, dit-il. En attendant, je veux vous traiter avec les égards dus à un homme de votre mérite. Vous plaîrait-il d’assister à l’autodafé dominical de demain ?

 

– Mille grâces, Sire, mais ces sortes de spectacles répugnent à ma sensibilité un peu nerveuse.

 

– Je le regrette, monsieur, dit Philippe avec une amabilité sincère. Mais enfin je veux vous distraire et non vous imposer des spectacles qui, s’ils nous conviennent à nous, sauvages d’Espagne, peuvent en effet choquer votre nature raffinée de Français. Éprouvez-vous la même répugnance pour la corrida ?

 

– Ah ! pour cela, non ! fit Pardaillan sans sourciller. J’avoue même que je ne serais pas fâché de voir une de ces fameuses courses. On m’a précisément parlé d’un toréador fameux en Andalousie, ajouta-t-il en fixant le roi.

 

– El Torero ? fit le roi paisiblement. Vous le verrez… Vous êtes invité à la corrida d’après-demain lundi. Vous verrez là un spectacle extraordinaire, qui vous étonnera, j’en suis sûr, reprit Philippe avec cette intonation étrange qui fit dresser l’oreille à Pardaillan comme elle avait frappé Fausta l’instant d’avant.

 

Néanmoins le chevalier répondit :

 

– Je remercie Votre Majesté de l’honneur qu’elle veut bien me faire, et je ne manquerai pas d’assister à un aussi curieux spectacle.

 

– Allez, monsieur l’ambassadeur, je vous ferai connaître ma réponse à la demande de S. M. Henri de Navarre… Et n’oubliez pas la corrida, lundi. Vous verrez quelque chose de curieux… de très curieux…

 

« Ouais ! songeait Pardaillan en s’inclinant, serait-ce quelque traquenard à mon intention ?… Mordiable ! il ne sera pas dit que ce sinistre despote m’aura fait reculer ! »

 

Et en se redressant, l’œil étincelant :

 

– Je n’aurai garde d’oublier, Sire ! Et en lui-même : Pas plus que tu n’oublieras les quelques vérités dont je t’ai gratifié.

 

Et d’un pas ferme, il se dirigea vers l’antichambre.

 

Derrière lui, sur un signe impérieux de Philippe II, Barba Roja se mit en marche.

 

En passant près de son maître, Barba Roja s’arrêta une seconde :

 

– Corrige-le, ridiculise-le devant tout le monde… mais ne le tue pas, murmura le roi.

 

Et le molosse sortit derrière Pardaillan en marmonnant :

 

– Diantre soit de la fantaisie du roi ! C’était si facile de le prendre par le cou et de l’étrangler comme un poulet… ou bien encore quelque bon coup de dague ou d’épée et la besogne se trouvait proprement expédiée… Le corriger ! passe encore, je sais, Dieu merci ! comment m’y prendre… Mais le ridiculiser ?… Que diable pourrai-je lui faire pour cela ?

 

Barba Roja sorti, le roi se leva, vint se placer derrière une lourde portière de brocart, poussa légèrement la porte et de là se mit à surveiller attentivement ce qui allait se passer.

 

Pardaillan ne paraissait pas se douter qu’une ombre le suivait pas à pas. L’antichambre dans laquelle il venait de pénétrer était une vaste salle nue, garnie simplement d’immenses banquettes courant le long des murs. Elle était encombrée de courtisans, gentilshommes de service, officiers de garde, laquais chamarrés, allant et venant, affairés et pressés, huissiers immobiles, la baguette d’ébène à la main. Parmi les courtisans, les uns étaient assis sur les banquettes, d’autres se promenaient à petits pas, d’autres encore, groupés dans les embrasures de fenêtres, causaient entre eux. Devant certaines portes, un officier de garde, l’épée au poing, devant d’autres, un huissier.

 

De temps en temps, un page, vif et alerte, se faufilait adroitement dans la cohue, sans que nul ne fit attention à lui. D’autres fois, c’était quelque ecclésiastique qui traversait gravement, lentement, la salle. Devant celui-là, simple moine ou évêque, chacun s’effaçait, se courbait, car le roi exigeait de tous, grands ou petits, le plus profond respect pour tout ce qui portait l’habit religieux. Et comme le roi donnait lui-même l’exemple, chacun, pour être bien vu, s’empressait de renchérir sur Sa Majesté.

 

Dans une embrasure, Pardaillan reconnut des visages de connaissance. Il murmura :

 

– Tiens ! les trois anciens ordinaires de Valois ! Ils attendent sans doute leur maîtresse, la digne Fausta. Mais je ne vois pas ce brave Bussi, ni cet excellent neveu de M. Peretti.

 

Dans cette antichambre, où s’entassait une foule, on n’entendait que de vagues chuchotements ou le bruit étouffé des pas glissant sur les dalles de marbre. On se fût cru dans une église. Nul, ici, n’eût été assez téméraire pour élever la voix.

 

Curieux comme il l’était sous ses airs de ne pas l’être, Pardaillan fit Plusieurs fois le tour de la salle. Tout à coup il s’aperçut qu’un silence de mort planait maintenant sur cette foule tout à l’heure discrètement bruissante. Et, chose plus étrange encore, tout mouvement avait cessé. On eût dit que tous les assistants avaient été soudain pétrifiés, en sorte que Pardaillan avait l’air d’évoluer au milieu de statues.

 

L’explication de cet apparent phénomène est très simple.

 

Barba Roja cherchait toujours ce qu’il pourrait bien faire pour ridiculiser Pardaillan devant tous les assistants. Et comme il ne trouvait rien, il se contentait d’emboîter les pas du chevalier. Seulement son manège avait été vite remarqué. Alors un murmure se répandit de proche en proche : il allait se passer quelque chose. Quoi ? On n’en savait rien. Mais chacun voulut voir et entendre. Chacun se tut et s’immobilisa dans l’attente du spectacle pressenti : comédie ou tragédie.

 

Et, au milieu du silence et de l’immobilité générale, Pardaillan devint le point de mire de tous les regards.

 

Il n’en parut nullement gêné d’ailleurs et, d’un pas très posé, il s’achemina vers la sortie.

 

Devant la porte, un officier se tenait raide comme à la parade. Derrière Pardaillan, Barba Roja fit un signe impérieux. L’officier, au lieu de s’effacer, tendit son épée en travers de la porte et, très poliment d’ailleurs, dit :

 

– On ne passe pas ici, seigneur !

 

– Ah ! fit simplement Pardaillan. En ce cas veuillez me dire par où je pourrai sortir.

 

L’officier eut un geste vague qui embrassait toutes les issues sans en désigner aucune plus spécialement.

 

Pardaillan parut s’en contenter et ne dit rien. Résolument, au milieu de l’attention générale, il se dirigea vers une autre porte. Là, il se heurta à un huissier qui, comme l’officier, lui barra le chemin en étendant sa baguette et, très poliment, en saluant très bas, lui dit qu’on ne passait pas par là.

 

Pardaillan fronça légèrement le sourcil et eut par-dessus son épaule un coup d’œil qui eût donné fort à réfléchir à Barba Roja s’il avait pu le saisir au passage.

 

Mais Barba Roja ne vit rien. Barba Roja cherchait toujours comment s’y prendre pour ridiculiser le chevalier… Barba Roja ne trouvait toujours pas.

 

Pardaillan eut un regard circulaire, et, en lui-même :

 

– Par Pilate, je crois que ces laquais titrés se moquent de moi !

 

Et, avec un sourire aigu :

 

– Souriez, nobles cuistres, souriez !… Tout à l’heure vos sourires se changeront en grimaces, et c’est moi qui rirai.

 

Et, toujours imperturbable, il reprit sa promenade qui, soit hasard, soit intention, l’amena près des trois Ordinaires de Fausta.

 

Alors Montsery, Chalabre, Sainte-Maline s’avancèrent, saluèrent fort galamment le chevalier qui rendit le salut de son air le plus gracieux et, avec des sourires aimables, mais à voix basse, ils échangèrent rapidement ces quelques phrases :

 

– Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, vous savez sans doute que nous avons mission de vous occire… ce que nous ferons, dès que nous le pourrons.

 

– Avec bien du regret cependant, dit Montsery avec sincérité.

 

– Car nous vous tenons en singulière estime, ajouta Chalabre avec une révérence impeccable.

 

Pardaillan se contenta de saluer de nouveau en souriant.

 

– Mais, reprit Sainte-Maline, il nous paraît qu’on cherche à vous faire jouer ici un rôle… ridicule. Excusez le mot, monsieur, c’est une constatation et non un commentaire désobligeant.

 

– Dites toujours votre pensée, messieurs, dit poliment Pardaillan.

 

– Eh bien ! monsieur, dit Montsery, qui était toujours le plus fougueux des trois, la pensée de laisser berner un compatriote devant nous, sans protester, nous est insupportable.

 

– Surtout lorsque ce compatriote est un galant homme comme vous, monsieur, ajouta Sainte-Maline.

 

– Alors ? Qu’avez-vous résolu, messieurs ? dit Pardaillan qui se raidit comme il faisait toujours dans ses moments d’émotion.

 

– Vivedieu ! monsieur, dit Chalabre en frappant sur la poignée de son épée d’une manière significative, nous avons résolu d’infliger à ces mangeurs d’oignon cru la leçon que mérite leur outrecuidance.

 

– Nous serons fort honorés, monsieur, de tirer l’épée à vos côtés, dit Sainte-Maline, en saluant galamment.

 

– Tout l’honneur serait pour moi, messieurs, fit Pardaillan en rendant le salut.

 

– Quitte à reprendre notre liberté d’action après, et à vous charger quand l’occasion se présentera, ajouta Montsery.

 

– Cela va de soi, fit doucement Sainte-Maline.

 

Pardaillan approuva gravement de la tête et les contempla un instant avec une expression d’indicible mélancolie. Enfin, très gravement :

 

– Messieurs, dit-il, vous êtes de braves gentilshommes. Ce que vous faites, et dont je vous exprime ma gratitude émue, vous sera compté. Pour ma part, quoiqu’il advienne, je ne l’oublierai jamais. Mais – ici il reprit sa physionomie narquoise et son sourire d’ironie aiguë – mais quittez tout souci en ce qui me concerne. Vous pouvez rester ici sans crainte de voir ridiculiser un compatriote. On rira peut-être tout à l’heure, je vous jure qu’on ne rira pas de votre serviteur qui vous remercie encore, messieurs.

 

– Comme il vous plaira, monsieur, dit Sainte-Maline sans insister davantage.

 

– Nous restons néanmoins à votre disposition, dit Chalabre.

 

– Et au premier signe de votre part nous chargeons, ajouta Montsery.

 

Il y eut un échange de révérences courtoises, et Pardaillan se remit à déambuler.

 

Tout à coup, il sentit qu’on lui avait marché sur le talon. Il y eut une explosion de rires étouffés chez les courtisanes.

 

Pardaillan se retourna vivement et aperçut Barba Roja qui roulait des yeux effarés. C’était sans le faire exprès que le colosse avait marché sur le talon du chevalier. Mais ce banal incident fut un trait de lumière pour lui, car il se frappa le front et murmura :

 

– J’ai trouvé ! Enfin !… Maintenant on va s’amuser un peu.

 

Pardaillan le contempla un instant en souriant de son sourire froid et railleur. Barba Roja soutint le regard du chevalier en souriant avec confiance.

 

– Excusez-moi, monsieur, fit Pardaillan très doucement, j’espère que je ne vous ai pas fait mal.

 

Et il reprit paisiblement sa promenade au milieu de l’hilarité générale À ce moment, il passait près de la porte du cabinet du roi. Il eut dans l’œil une lueur aussitôt éteinte.

 

Au même instant, et coup sur coup, Barba Roja lui marcha sur les talons.

 

Pardaillan se retourna encore et avec son immuable sourire :

 

– Décidément, monsieur, vous allez me trouver d’une maladresse insigne.

 

Et il voulut reprendre sa promenade. Mais Barba Roja lui mit la main sur l’épaule.

 

Sous la puissante pesée du colosse, Pardaillan fléchit subitement.

 

Si Barba Roja eut connu Pardaillan, peut-être eût-il été étonné de rencontrer si peu de résistance. Malheureusement pour lui, Barba Roja ne connaissait pas Pardaillan, et confiant dans sa force herculéenne, il crut sincèrement l’avoir écrasé. Dédaigneux, il redressa cet adversaire indigne de lui, et magnanime, le relâcha brusquement, ce qui le fit trébucher.

 

Un éclat de rire général accompagné d’exclamations admiratives vint chatouiller agréablement la vanité du dogue de Philippe II et l’encourager en même temps à persévérer dans son rôle.

 

Les courtisans savaient que Barba Roja n’agissait jamais que sur l’ordre du roi. L’applaudir bruyamment était donc une manière comme une autre de faire leur cour. Ils n’avaient garde d’y manquer, et le silence respectueux avait fait place à une tapageuse animation.

 

Pardaillan frotta doucement son épaule, sans doute endolorie, et d’un air à la fois piteux et béant d’admiration, qui fit redoubler les rires :

 

– Mon compliment, monsieur, vous avez une poigne solide !

 

Barba Roja, d’un geste, appela un huissier. Il lui prit sa baguette d’ébène, la plaça posément dans la position horizontale, à un pied environ du sol, et ordonna :

 

– Maintenez ainsi cette baguette.

 

Et tandis que l’huissier s’accroupissait pour exécuter l’ordre, se tournant vers Pardaillan qui, comme tout le monde, suivait attentivement ces préparatifs :

 

– Monsieur, dit Barba Roja, d’un air rogue, j’ai parié que vous sauteriez par-dessus cette canne.

 

– Par-dessus cette canne ? Diable ! fit Pardaillan en tortillant sa moustache d’un air embarrassé.

 

– J’espère que vous ne voulez pas me faire perdre mon pari pour si peu de chose.

 

– Peu de chose, en effet, balbutia Pardaillan, toujours embarrassé.

 

Barba Roja fit un pas vers lui et, désignant la canne que l’huissier maintenait avec un sourire de jubilation féroce :

 

– Sautez, monsieur, fit-il sur un ton menaçant.

 

Alors, devant l’air piteux du chevalier, les exclamations fusèrent de tous les côtés :

 

– Il sautera ! dit un seigneur.

 

– Il ne sautera pas !

 

– Cent doubles ducats contre un maravédis[15], qu’il saute !

 

– Tenu !…

 

– Il ne sautera pas !… Même s’il le voulait, il n’en aurait pas la force !

 

– Sautez, monsieur, répéta Barba Roja.

 

– Et si je refuse ? demanda Pardaillan, presque timide.

 

– Alors, je vais vous pousser avec ceci, dit froidement Barba Roja qui mit l’épée à la main.

 

« Enfin ! songea Pardaillan avec un sourire de joie puissante. »

 

Et, au même instant, il dégaina.…

 

Un duel dans l’antichambre royale… C’était un fait inouï, sans précédent, et Barba Roja était le seul homme qui put se permettre un geste pareil.

 

Le colosse, en dehors de sa force extraordinaire, passait pour une des premières lames d’Espagne, et pour peu que l’étranger sût manier proprement son épée, le spectacle allait être passionnant au plus haut point étant données les conditions dans lesquelles il avait lieu. Aussi le silence s’établit subitement. On se rangea en un vaste demi-cercle, laissant le plus de place possible aux deux combattants qui se trouvaient non loin de la porte par l’entrebâillement de laquelle Philippe II, invisible, assistait à toute la scène, l’œil étincelant d’une joie sauvage. Pardaillan avait admirablement joué son rôle de poltron et, pour le roi comme pour tous les assistants, le doute n’était pas possible : le dogue du roi allait rudement châtier l’insolent Français.

 

L’huissier avait voulu se mettre à l’écart, mais Barba Roja était si sûr de lui qu’il commanda :

 

– Ne bougez pas. Monsieur sautera tout à l’heure.

 

Et l’huissier obéit en souriant.

 

Les deux adversaires tombèrent en garde au milieu du cercle attentif.

 

Ce fut bref, foudroyant, étincelant. À peine quelques froissements de fer, quelques éclairs, et l’épée de Barba Roja, arrachée par une force irrésistible, s’en alla rouler au milieu du cercle muet d’effarement.

 

– Ramassez, monsieur, dit froidement Pardaillan.

 

Le colosse s’était déjà précipité sur son épée. De nouveau il fonça sur Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriver était le fait d’une surprise, d’une faiblesse passagère, d’un accident enfin, qui ne se renouvellerait pas.

 

Et une deuxième fois, l’épée violemment arrachée alla rouler sur les dalles, où, cette fois, elle se cassa net.

 

– Demonio ! hurla Barba Roja, qui se rua, la dague levée.

 

D’un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son épée dans sa main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et d’une étreinte formidable le maintint levé, le pétrit, le broya, sans effort apparent, avec aux lèvres un sourire terrible.’

 

Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles tendus à se briser… Il ne réussit pas à se soustraire à la prodigieuse étreinte, et au milieu du silence de mort qui planait sur l’assistance, on entendit un râle étouffé. Une expression de stupeur et de douleur atroce se répandit sur les traits du colosse ; ses doigts engourdis s’ouvrirent malgré lui ; le poignard lui échappa et, tombant sur la pointe, se brisa avec un bruit sec !

 

Alors, d’un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet en arrière et le maintint sur le dos, tandis que de la main gauche, il rengainait son épée inutile. Et Barba Roja qui sentait ses os craquer sous la pression de fer, Barba Roja fut contraint de se courber.

 

Alors, ainsi courbé, Pardaillan le poussa vers l’huissier qui, d’étonnement ou de terreur s’était laissé choir sur les dalles et maintenait sa baguette à deux mains d’un geste purement machinal.

 

– Saute ! commanda impérieusement Pardaillan en montrant la baguette de son doigt tendu.

 

Barba Roja essaya une suprême résistance…

 

– Saute ! répéta Pardaillan, ou je te brise les os du bras.

 

Et un craquement sinistre, suivi d’un gémissement plaintif, vint prouver aux courtisans pétrifiés que la menace n’était pas vaine.

 

Et soulevé par les tenailles d’acier, sentant son bras se désarticuler sous la puissante pesée, les traits contractés, livide de honte, écumant de fureur et de douleur, Barba Roja sauta.

 

Impitoyable, Pardaillan l’obligea à se retourner et à sauter dans le sens contraire.

 

Ils se trouvaient alors placés face au cabinet du roi.

 

Haletant, râlant, le visage inondé de sueur, les yeux exorbités, Barba Roja paraissait sur le point de s’évanouir.

 

Alors Pardaillan le lâcha.

 

Mais de la main gauche, saisissant à pleine main l’opulente barbe du colosse, sans un mot, sans regarder derrière, comme une bête qu’on traîne à l’abattoir, il le traîna, à peu près inerte, vers le cabinet du roi.

 

Et Philippe II, qui le vit venir, n’eut que le temps de se reculer précipitamment, sans quoi il eut reçu en plein visage le battant de la porte, que Pardaillan repoussa d’un violent coup de pied.

 

Alors laissant la porte grande ouverte derrière lui, d’une dernière poussée envoyant Barba Roja rouler évanoui aux pieds du roi :

 

– Sire, dit Pardaillan d’une voix claironnante, je vous ramène ce mauvais drôle… Une autre fois, ne le laissez pas aller sans sa gouvernante, car s’il s’avise encore de me vouloir jouer ses farces incongrues, je serai forcé de lui arracher un à un les poils de sa barbe… et ce sera fâcheux pour lui, car alors il sera hideux.

 

Et dans la stupeur et l’effarement généraux, il sortit sans se presser, jetant autour de lui des regards étincelants.

 

Alors une voix murmura à l’oreille de Philippe, médusé :

 

– Je vous avais bien dit, Sire, que vous vous y preniez mal !… Me laisserez-vous agir maintenant ?

 

– Vous aviez raison, monsieur l’inquisiteur… Allez, faites à votre idée, répondit le roi d’une voix tremblante de fureur.

 

Et avec une admiration mêlée de stupeur et de sourde terreur :

 

– Mais, quel homme !… Il a à moitié occis ce pauvre Barba Roja.

 

Lorsque gentilshommes et officiers, enfin revenus de leur stupeur, se décidèrent à courir sus à l’insolent, il était trop tard, Pardaillan avait disparu.

 

XIII

LE DOCUMENT

 

En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit :

 

– Madame, vous plairait-il de m’attendre un instant dans mon cabinet ? Je reprendrai avec vous la conversation au point où elle est restée avec le roi, peut-être arriverons-nous à nous entendre.

 

Fausta le regarda fixement, et :

 

– Me sera-t-il permis de me faire accompagner ? dit-elle.

 

Sans hésiter, Espinosa répondit :

 

– La présence de M. le cardinal Montalte, que je vois ici, suffira, je pense, à vous rassurer. Pour les braves qui vous escortent, nous ne saurions vraiment les faire assister à un entretien aussi important.

 

Fausta réfléchit l’espace d’une seconde, et :

 

– Vous avez raison, monsieur le grand inquisiteur, la présence du cardinal Montalte suffira, dit-elle avec cette gravité sereine qui la faisait si imposante.

 

– À tout à l’heure donc, madame, répondit simplement Espinosa, qui fit un signe à un dominicain, s’inclina et retourna près du roi.

 

Montalte s’était avancé vivement. Les trois ordinaires en avaient fait autant et se disposaient à l’escorter.

 

Le dominicain s’approcha de Fausta et :

 

– Si l’illustre princesse et Son Éminence veulent bien me suivre, j’aurais l’honneur de les conduire jusqu’au cabinet de monseigneur, dit-il en s’inclinant profondément.

 

– Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillez m’attendre encore un instant. Cardinal, vous venez avec moi. Allez, Mon Révérend, nous vous suivons.

 

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery, avec un soupir de résignation, reprirent leur morne faction au milieu de cette foule étrangère, où ils ne connaissaient personne et où ils devaient, un peu plus tard, se mettre généreusement à la disposition de Pardaillan.

 

Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passage dans la foule, qui d’ailleurs s’ouvrait respectueusement devant lui.

 

Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnait sur un large couloir, et s’effaça pour laisser passer Fausta.

 

Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une main s’abattit rudement sur son épaule. Il se retourna vivement et s’exclama sourdement :

 

– Hercule Sfondrato !

 

– Moi-même, Montalte. Ne m’attendais-tu pas ?

 

Le dominicain les considéra une seconde d’un air étrange et, sans fermer la porte, il s’éloigna discrètement et rattrapa Fausta.

 

– Que veux-tu ? gronda Montalte en tourmentant le manche à sa dague…

 

– Laisse ce joujou, dit le duc de Ponte-Maggiore, avec un sourire livide… Tu vois bien que les coups que tu portes glissent sur moi sans m’atteindre.

 

– Que veux-tu ? répéta Montalte furieux.

 

– Te parler… Il me semble que nous avons des choses intéressantes à nous dire. N’est-ce pas ton avis aussi ?

 

– Oui, dit Montalte avec un regard sanglant, mais… plus tard… J’ai autre chose à faire pour le moment.

 

Et il voulut passer, courir après Fausta qu’une secrète intuition lui disait être en danger.

 

Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s’abattit sur son épaule, et, d’une voix blanche de fureur, en plein visage :

 

– Tu vas me suivre à l’instant, Montalte, menaça-t-il, ou, par le Dieu vivant ! je te soufflette devant toute la cour !

 

Et, d’un geste violent, le duc leva la main.

 

– C’est bien, fit Montalte, livide, je te suis… Mais malheur à toi !

 

Et, s’arrachant à l’étreinte, il suivit Ponte-Maggiore en grondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où, peut-être, elle avait besoin de son bras.

 

Fausta cependant avait continué son chemin sans rien remarquer, et au bout d’une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit une deuxième porte et s’effaça comme il avait déjà fait.

 

Fausta pénétra dans la pièce, et alors seulement elle s’aperçut que Montalte ne l’accompagnait plus.

 

Elle eut un imperceptible froncement de sourcils, et regardant le dominicain en face :

 

– Où est le cardinal Montalte ? fit-elle sans trouble comme sans surprise.

 

– Au moment de pénétrer dans le couloir Son Éminence a été arrêtée par un seigneur qui avait sans doute une communication urgente à lui faire, répondit le dominicain avec un calme parfait.

 

– Ah ! fit simplement Fausta.

 

Et son œil profond scruta avec une attention soutenue le visage impassible du religieux et fit le tour de la pièce qu’il étudia rapidement.

 

C’était un cabinet de dimensions moyennes, meublé de quelques sièges et d’une table de travail placée devant l’unique fenêtre qui l’éclairait. Tout un côté de la pièce était occupé par une vaste bibliothèque sur les rayons de laquelle de gros volumes et des manuscrits étaient rangés avec un ordre parfait. L’autre côté était orné d’une grande composition enchâssée dans un cadre d’ébène massif, sans aucun ornement, d’une largeur démesurée, et représentait une descente de croix signée Coello[16].

 

Presque en face la porte d’entrée, il y avait une autre petite porte.

 

Fausta, sans hâte, alla l’ouvrir et vit une sorte d’oratoire exigu, très simple, sans issue apparente, éclairé par une fenêtre ogivale aux vitraux multicolores.

 

Elle ferma la porte et vint à la fenêtre du cabinet. Elle donnait sur une petite cour intérieure.

 

Le dominicain, qui avait assisté impassible à cette inspection minutieuse, quoique rapide, dit alors :

 

– Si l’illustre princesse le désire, je puis aller à la recherche de Son Éminence le cardinal Montalte et le ramener auprès d’elle.

 

– Je vous en prie, mon révérend, dit Fausta, qui remercia d’un sourire.

 

Le dominicain sortit aussitôt, pour la rassurer, laissa la porte grande ouverte.

 

Fausta vint se placer dans l’encadrement et constata que le dominicain reprenait paisiblement le chemin par où ils étaient venus. Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par où ils étaient entrés était encore ouverte. Des ombres passaient et repassaient devant l’ouverture.

 

Rassurée sans doute, elle rentra dans le cabinet, s’assit dans un fauteuil, et attendit, très calme en apparence, mais l’œil aux aguets, prête à tout.

 

Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa la porte derrière lui, d’un geste très naturel, et sans faire un pas de plus, très respectueux :

 

– Madame, dit-il, il m’a été impossible de rejoindre Son Éminence. Le cardinal Montalte a, paraît-il, quitté le palais en compagnie du seigneur qui l’avait abordé.

 

– S’il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je me retire.

 

– Que dirai-je à monseigneur le grand inquisiteur ?

 

– Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentie en sûreté que j’ai préféré renvoyer à plus tard l’entretien que je devais avoir avec lui, dit froidement Fausta.

 

Et avec un accent de souveraine autorité :

 

– Reconduisez-moi, mon révérend.

 

Le dominicain ne bougea pas de devant la porte. Il se courba profondément et, toujours respectueux :

 

– Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votre bienveillance ? fit-il.

 

– Vous ? dit Fausta étonnée. Qu’avez-vous à me demander ?

 

– Peu de chose, madame… Jeter un coup d’œil sur certain parchemin que vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en se redressant.

 

– Je suis prise ! pensa Fausta, et c’est à Pardaillan que je dois ce nouveau coup, puisque c’est lui qui leur a révélé que j’avais le parchemin sur moi.

 

Et, tout haut, avec un calme dédaigneux :

 

– Et si je refuse, que ferez-vous ?

 

– En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verrai contraint de porter la main sur vous, madame.

 

– Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la main dans son sein.

 

Toujours impassible, le religieux s’inclina, comme s’il prenait acte de l’autorisation qu’elle lui donnait, et fit deux pas en avant.

 

Fausta leva le bras, soudain armé d’un petit poignard qu’elle venait de prendre dans son sein, et d’une voix calme :

 

– Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis, mon révérend, que la lame de ce poignard est empoisonnée et que la moindre piqûre suffit pour amener une mort foudroyante.

 

Le dominicain s’arrêta net, et quelque chose comme un sourire énigmatique passa sur ses lèvres.

 

Fausta devina plutôt qu’elle ne vit ce sourire. Elle eut un rapide regard circulaire et se vit seule avec le religieux, la petite porte, qu’elle avait fermée elle-même, toujours close derrière elle.

 

Elle fit un pas en avant, le bras levé, et :

 

– Place ! dit-elle impérieusement, ou, par le Ciel, tu es mort !

 

– Vierge sainte ! clama le dominicain, oseriez-vous frapper un inoffensif serviteur de Dieu ?

 

– Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta.

 

– J’obéis, madame, j’obéis, fit le religieux d’une voix tremblante, tandis qu’avec une maladresse visible il s’efforçait vainement d’ouvrir la porte.

 

– Traître ? gronda Fausta, qu’espères-tu donc ?

 

Et elle leva le bras dans un geste foudroyant.

 

Au même instant, par derrière, deux poignes vigoureuses saisirent le poing levé tandis que deux autres tenailles vivantes paralysaient son bras gauche.

 

Sans opposer une résistance qu’elle comprenait inutile, elle tourna la tête et se vit aux mains de deux moines taillés en athlètes.

 

Ses yeux firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait dérangé. La petite porte était toujours fermée. Par où étaient-ils entrés ? Évidemment le cabinet possédait une, peut-être plusieurs issues secrètes. Peu importait d’ailleurs ; ce qui importait pour elle, c’est qu’elle était en leur pouvoir, et que, cependant, il lui fallait se tirer de là coûte que coûte.

 

Spontanément, elle laissa tomber le poignard, inutile maintenant. L’arme disparut, subtilisée, escamotée avec une promptitude et une adresse rares, et dès qu’elle fut désarmée, les deux moines, avec un ensemble d’automates, la lâchèrent, reculèrent de deux pas, passèrent leurs mains noueuses dans leurs larges manches et s’immobilisèrent dans une attitude méditative.

 

Le dominicain se courba devant elle avec un respect où elle crut démêler elle ne savait quoi d’ironique et de menaçant, et de sa voix calme et paisible :

 

– L’illustre princesse voudra bien excuser la violence que j’ai été contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligence comprendra, je l’espère, que je n’y suis pour rien… Que suis-je, moi, humble et chétif ? Un instrument aux mains de mes supérieurs… Ils ordonnent, j’obéis sans discuter.

 

Sans manifester ni colère ni dépit, avec un dédain qu’elle ne chercha pas à cacher, Fausta approuva de la tête.

 

– Cet homme a dit le mot exact, réfléchit-elle. Lui et ses acolytes ne sont que des instruments. Ils n’existent pas pour moi. Dès lors, à quoi bon discuter ou récriminer ? C’est au-dessus d’eux qu’il me faut chercher qui je dois rendre responsable. Ce n’est pas le roi : le roi m’eût fait arrêter tout uniment. Le coup vient donc du grand inquisiteur. C’est avec lui qu’il me faudra compter.

 

Et s’adressant au dominicain, très calme :

 

– Que voulez-vous de moi ?

 

– J’ai eu l’honneur de vous le dire, madame : le parchemin que vous avez là…

 

Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta.

 

– Vous avez ordre de le prendre de force, n’est-ce pas ?

 

– J’espère que l’illustre princesse m’épargnera cette dure nécessité, fit le religieux en s’inclinant.

 

Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans le donner :

 

– Avant de céder, répondez à cette question : que fera-t-on de moi après ?

 

– Vous serez libre, madame, entièrement libre, dit vivement le dominicain.

 

– Le jureriez-vous sur ce christ ? dit Fausta en le fouillant jusqu’au fond de l’âme.

 

– Il est inutile de jurer, dit derrière elle une voix calme et forte. Ma parole doit vous suffire, et vous l’avez, madame.

 

Fausta se retourna vivement et se trouva en face d’Espinosa, entré sans bruit par quelque porte secrète.

 

D’une voix cinglante, en le dominant du regard :

 

– Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alors que vous agissez comme un laquais ?

 

– De quoi vous plaignez-vous, madame ? fit Espinosa avec un calme terrible. Je ne fais que vous retourner les procédés que vous avez employés envers nous. Ce document, Montalte et vous deviez nous le restituer. Vous, cependant, abusant de notre confiance, vous avez essayé de nous vendre ce qui nous appartient et, ayant échoué dans cette tentative, vous avez résolu de le garder, dans l’espoir, sans doute, de le vendre à d’autres. Comment qualifiez-vous votre procédé, madame ?

 

– Je le disais bien : vous avez l’âme d’un laquais, dit Fausta avec un mépris écrasant. Après l’avoir violentée, vous insultez une femme.

 

– Des mots, madame, rien que des mots ! fit Espinosa en haussant les épaules avec dédain.

 

Et rudement :

 

– Malheur à celui qui cherche à contrecarrer les entreprises de la sainte Inquisition ! Celui-là, homme ou femme, sera brisé impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi ce document qui nous appartient, et rendez grâces au ciel, que par égard pour le roi qui vous couvre de sa protection, je ne vous fasse pas payer cher votre audacieuse et déloyale intervention.

 

– Je cède, dit Fausta, mais je vous jure que vous payerez cher et vos insultes et la violence que vous me faites.

 

– Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s’emparant du parchemin. J’agis pour le bien de l’État, le roi ne pourra que m’approuver. Et quant à ce document, je dois des remerciements à M. de Pardaillan, qui nous le livre. Je ne manquerai pas de les lui adresser la première fois que je le rencontrerai.

 

– Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fit une voix railleuse.

 

D’un même mouvement, Fauta et Espinosa se retournèrent et virent Pardaillan qui, le dos appuyé à la porte, les contemplait avec son sourire narquois.

 

Ni Fausta, ni Espinosa ne laissèrent paraître aucune marque de surprise. Fausta eut comme une lueur rapide dans le regard, Espinosa, un imperceptible froncement de sourcils. Ce fut tout.

 

Le dominicain et les deux moines échangèrent un furtif coup d’œil ; mais dressés à n’avoir d’autre volonté, d’autre intelligence que celle de leur supérieur, ils restèrent immobiles. Seulement les deux moines athlètes se tinrent prêts à tout.

 

Enfin Espinosa, d’un air très naturel :

 

– Monsieur de Pardaillan !… Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ?

 

– Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec son sourire le plus ingénu. Vous aviez oublié de la fermer à clef… cela m’a évité la peine de l’enfoncer.

 

– Enfoncer la porte, mon Dieu ! Et pourquoi ?

 

– Je vais vous le dire, et en même temps je vous expliquerai par quel hasard j’ai été amené à m’immiscer dans votre entretien avec madame. C’est, je crois, ce que vous me faisiez l’honneur de me demander, monsieur ? fit Pardaillan le plus paisiblement du monde.

 

– Je vous écouterai avec intérêt, monsieur, fit Espinosa.

 

Et comme les deux moines, soit lassitude réelle, soit sur un signe du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement :

 

– Monsieur, dit paisiblement Pardaillan à Espinosa, ordonnez à ces dignes moines de se tenir tranquilles… J’ai horreur du mouvement autour de moi.

 

Espinosa fit un geste impérieux. Les religieux s’immobilisèrent.

 

– C’est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant, sans quoi je serais forcé de me remuer aussi… et dame, ce pourrait être au détriment de vos vénérables échines.

 

Et se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui, attendaient :

 

– Ce qui m’arrive, monsieur, est très simple : lorsque j’eus ramené près du roi ce géant à barbe rousse de qui la cour avait voulu se gausser, et que j’ai dû protéger, je sortis, ainsi que vous l’avez pu voir. Mais vos diablesses de portes sont si pareilles que je me trompai. Je m’aperçus bientôt que j’étais perdu dans un interminable couloir, et pas une âme à qui demander mon chemin ! Pestant fort contre ma maladresse, j’errai de couloir en couloir, lorsque, en passant devant une porte, je reconnus la voix de madame… J’ai le défaut d’être curieux. Je m’arrêtai donc et j’entendis la fin de votre intéressante conversation.

 

Et s’inclinant avec grâce devant Fausta :

 

– Madame, fit-il gravement, si j’avais pu penser qu’on se servirait de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vous extorquer ce parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupé la langue plutôt que de parler. Mais il ne sera pas dit que le chevalier de Pardaillan aura fait acte de délateur, fût-ce involontairement. Je me devais à moi-même de réparer le mal que j’ai fait sans le vouloir, et c’est pourquoi je suis intervenu… C’est pourquoi, monsieur, je n’eusse pas hésité à enfoncer la porte, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.

 

Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu théâtrale qui lui seyait à merveille, le chapeau à la main droite, la main gauche appuyée à la garde de l’épée, l’œil doux, la figure rayonnante de générosité, parlait avec sa mâle franchise, Espinosa songeait : « Cet homme est une force de la nature. Nous serons invincibles s’il consent à être à nous. Mais nos procédés habituels d’intimidation ou de séduction, efficaces avec quiconque, n’auraient aucune prise sur cette nature exceptionnelle. Cet homme est la force, la bravoure, la loyauté et la générosité incarnées Pour se l’attacher, il faut se montrer plus chevaleresque que lui, il faut l’écraser par plus de force, de bravoure, de loyauté et de générosité qu’il n’en a lui-même… Si ce moyen ne réussit pas, il n’y aura qu’à renoncer… et se débarrasser de lui au plus tôt. »

 

Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cette sérénité majestueuse qui lui était personnelle, et de sa voix harmonieuse, avec un regard d’une douceur inexprimable :

 

– Ce que vous dites et ce que vous faites me paraît très naturel, venant de vous, chevalier.

 

– Ce sont là, dit Espinosa, des scrupules qui honorent grandement celui qui a le cœur assez haut placé pour les éprouver.

 

– Ah ! monsieur, fit le chevalier avec vivacité, vous ne sauriez croire combien votre approbation flatteuse me remplit d’aise. Elle me fait prévoir que vous accueillerez favorablement les deux grâces que je sollicite de votre générosité.

 

– Parlez, monsieur de Pardaillan, et si ce que vous voulez demander n’est pas absolument irréalisable, tenez-le pour accordé d’avance.

 

– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan en s’inclinant. Voici donc : Je désire que vous rendiez à Mme Fausta le document que vous lui avez pris. Ce faisant, monsieur, vous me déchargerez du remords de l’avoir dénoncée par mes paroles inconsidérées et vous acquerrez des droits à ma gratitude, car c’est là une chose que je ne me pardonnerais jamais.

 

Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n’y avait pas le moindre doute : Espinosa refuserait. Elle regarda Pardaillan comme pour s’assurer s’il pensait réellement voir sa demande accueillie favorablement. Mais Pardaillan était impassible.

 

Espinosa, de son côté, demeura impénétrable. Il dit simplement :

 

– Voyons la seconde demande ?

 

– La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin, vous paraîtra sans doute moins pénible. Je désire que vous donniez l’assurance à madame qu’elle pourra se retirer sans être inquiétée.

 

– C’est tout, monsieur ?

 

– Mon Dieu, oui, monsieur.

 

Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur :

 

– Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible de vous laisser sous le coup d’un remords, et, pour vous prouver combien grande est l’estime que j’ai pour votre caractère, voici le document que vous demandez. Je vous le remets, à vous, comme au plus brave et au plus digne gentilhomme que j’aie jamais connu.

 

Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et que Pardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa, songea : « Que veut dire ceci ?… Je m’attendais à disputer sa proie à un tigre et je trouve un agneau docile et désintéressé. Je m’attendais à la bataille tumultueuse et acharnée et, au lieu d’un échange de coups mortels, je trouve un échange d’aménités et de courtoisies… Mordiable ! il y a quelque chose là-dessous ! »

 

Et, tout haut, à Espinosa :

 

– Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.

 

Puis à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même le regarder :

 

– Voici, madame, le document que mon imprudence faillit vous faire perdre.

 

– Eh quoi ! monsieur, fit Fausta avec un calme superbe, vous ne le gardez pas ?… Ce document a, pour vous, autant de valeur que pour nous. Vous avez traversé la France et l’Espagne pour vous en emparer. C’est à vous personnellement, sire de Pardaillan, qu’on vient de le remettre, ne pensez-vous pas que l’occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer aux règles de chevalerie si sévères que vous vous imposez ?

 

– Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j’ai demandé ce document pour vous. Je dois donc vous le remettre séance tenante, ce que je fais. Me croire capable du calcul que vous venez d’énoncer serait me faire une injure injustifiée.

 

– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que j’aie la pensée d’insulter un des derniers preux qui soient au monde !… Je voulais simplement vous faire remarquer que pareille occasion ne se présentera jamais plus. Alors comment ferez-vous pour tenir la parole que vous avez donnée au roi Henri de Navarre ?

 

– Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j’ai eu l’honneur de vous le dire : j’attendrai qu’il vous plaise de me remettre de plein gré ce chiffon de parchemin.

 

Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.

 

– Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole : vous et votre escorte pourrez quitter librement l’Alcazar.

 

– Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan, vous avez acquis des droits à ma reconnaissance, et chez moi, ceci n’est pas une formule de banale politesse.

 

– Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Et j’en suis d’autant plus heureux que, moi aussi, j’ai quelque chose à vous demander.

 

« Ah ! ah ! pensa Pardaillan, je me disais aussi : voilà bien de la générosité ? Eh bien ! morbleu ! j’aime mieux cela. Il me répugnait de devoir quelque chose à ce sombre et énigmatique personnage ; du diable si je sais pourquoi, par exemple ! »

 

Et, tout haut :

 

– S’il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demander vous sera accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez mis vous-même à acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, je le reconnais volontiers.

 

Espinosa approuva de la tête et dit :

 

– Avant tout, monsieur le chevalier, laissez-moi vous prouver que si j’ai cédé à vos demandes, c’est uniquement par estime pour votre personne et non par crainte, comme vous pourriez le supposer.

 

– Monsieur, dit Pardaillan, avec cette nuance de respect qui, chez lui, avait tant de prix, jamais l’idée ne me viendra de croire un homme tel que vous capable de céder à une crainte quelconque.

 

Une fois encore, Espinosa approuva de la tête, mais il insista :

 

– Il n’importe, monsieur, mais je tiens à vous convaincre.

 

– Faites à votre idée, monsieur, dit poliment Pardaillan.

 

Sans bouger de sa place, avec le pied, Espinosa actionna un ressort invisible, et au même instant la bibliothèque pivota, démasquant une salle assez spacieuse, dans laquelle des hommes armés de pistolets et d’arquebuses se tenaient immobiles et muets, prêts à faire feu au commandement.

 

– Vingt hommes et un officier ! dit laconiquement Espinosa.

 

« Ouf ! pensa Pardaillan, me voilà bien loti !… Quand je pense que j’ai eu la naïveté de croire que le tigre s’était mué en agneau pour moi ! »

 

Et il eut un sourire de pitié pour cette naïveté qu’il se reprochait.

 

– C’est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais ; mais il y a autre chose, et mieux.

 

Et sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche, laissant au centre un large espace libre. L’officier alla au fond de ce passage ouvrir toute grande une porte qui s’y trouvait. Cette porte donnait sur un large couloir occupé militairement.

 

– Cent hommes ! fit Espinosa qui s’adressait toujours à Pardaillan.

 

« Misère de moi ! » pensa le chevalier, qui, néanmoins, resta impassible.

 

– L’escorte de Mme la princesse Fausta ! commanda Espinosa d’une voix brève.

 

Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel…

 

Pardaillan s’appuya nonchalamment à la porte par où il était entré et un sourire d’orgueil illumina ses traits fins à la vue des précautions inouïes prises contre un seul homme, lui ! Et cependant, dans la sincérité de son âme, il se gratifiait libéralement des invectives les plus violentes.

 

– Que la peste m’étouffe ! pensait-il. Qu’avais-je besoin de me poser en cavalier servant de l’infernale Fausta ? Et que me faisaient à moi ses dissensions avec ce chef d’inquisiteurs qui me fait l’effet d’un lutteur redoutable, malgré ses airs confits en douceur, et qui, en tout cas, n’est pas un écervelé comme moi, lui, à preuve les précautions minutieuses dont il a su s’entourer !… Çà, mordiable ! je serai donc ma vie durant un animal fantasque et inconsidéré, incapable de tout raisonnement honnête et sensé ? Que la fièvre maligne me fasse claquer du bec jusqu’à la fin de mes jours ! Dans quel guêpier me suis-je fourvoyé avec ma sotte manie de me vouloir mêler de ce qui ne me regarde pas ! Et si mon pauvre père me voyait en si fâcheuse posture, par ma sottise, de quelles invectives méritées ne me couvrirait-il pas ?… Il n’est pas jusqu’à mon nouvel ami Cervantès qui, s’il me voyait ainsi pris au gîte comme un renardeau expérimenté, ne manquerait pas de me jeter à la tête son éternel « Don Quichotte ! »

 

Mais par un revirement naturel chez lui, après s’être congrûment admonesté, son insouciance reprenant le dessus :

 

– Bah ! après tout, je ne suis pas encore mort !… et j’en ai vu bien d’autres !

 

Et il sourit de son air narquois.

 

Et Espinosa, se méprenant sans doute sur la signification de ce sourire, continuait de son air toujours paisible :

 

– Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vous appuyez, monsieur de Pardaillan ?

 

Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu’on lui demandait.

 

Derrière la porte se dressait maintenant une cloison de fer. Toute retraite était coupée par là.

 

– Malepeste ! murmura Pardaillan.

 

Et, malgré lui, il guigna la fenêtre.

 

Au même instant, au milieu du silence qui planait sur cette scène fantastique, un léger déclic se fit entendre et une demi-obscurité se répandit sur la pièce.

 

Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenêtre : comme la porte, elle était maintenant murée extérieurement par un rideau de fer.

 

– Au diable ! ragea Pardaillan intérieurement, j’ai bien envie de l’étrangler tout de suite !

 

À ce moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dans le couloir.

 

– Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous êtes libre.

 

– Au revoir, chevalier, dit Fausta sans aucune marque d’émotion.

 

– Au revoir, madame, répondit Pardaillan en la regardant en face.

 

Espinosa la reconduisit, et en traversant la pièce secrète où les sbires faisaient la haie, à voix basse :

 

– J’espère qu’il ne sortira pas vivant d’ici, dit froidement Fausta.

 

Si cuirassé que fut le grand inquisiteur, il ne put s’empêcher de frémir.

 

– C’est cependant pour vous, madame, qu’il s’est mis dans cette situation critique, fit-il avec une sorte de rudesse inaccoutumée chez lui.

 

– Qu’importe ! fit Fausta.

 

Et avec dédain :

 

– Êtes-vous donc d’un esprit assez faible pour vous laisser arrêter par des considérations de sentiment ?

 

– Je croyais que vous l’aimiez ? dit Espinosa en la fixant attentivement.

 

Ce fut au tour de Fausta de frémir. Mais se raidissant, dans un souffle, elle râla :

 

– C’est précisément pour cela que je souhaite ardemment sa mort !

 

Espinosa la contempla une seconde sans répondre, puis en s’inclinant cérémonieusement :

 

– Que Mme la princesse Fausta soit reconduite avec les honneurs qui lui sont dus, ordonna-t-il.

 

Et tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de son pas lent et majestueux devant la troupe qui rendait les honneurs, revenant vers Pardaillan, qui attendait très calme, Espinosa reprit paisiblement :

 

– Le cabinet où nous sommes est une merveille de machinerie exécutée par des Arabes qui sont des maîtres incomparables dans l’art de la mécanique. Dès l’instant où vous y êtes entré, vous avez été en mon pouvoir. J’ai pu, devant vous, sans éveiller votre attention, donner des ordres promptement et silencieusement exécutés. Je pourrais, d’un geste dont vous ne soupçonneriez même pas la signification, vous faire disparaître instantanément, car le plancher sur lequel vous êtes est machiné comme tout le reste ici… Convenez que tout a été merveilleusement combiné pour réduire à néant toute tentative de résistance.

 

– Je conviens, fit Pardaillan du bout des lèvres, que vous vous entendez admirablement à organiser un guet-apens.

 

Espinosa eut un mince sourire, et sans relever ces paroles :

 

– Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que si j’ai accédé à vos demandes, c’est bien par estime pour votre caractère. Et quant au nombre des combattants que j’ai mis sur pied à votre intention, il vous dit assez quelle admiration je professe pour votre force et votre bravoure extraordinaires. Et maintenant que je vous ai prouvé que je n’ai accédé que pour vous être agréable, je vous demande : consentez-vous à vous entretenir avec moi, monsieur ?

 

– Eh ! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur, vous vous acharnez à me prouver, clair comme le jour que je suis en votre pouvoir, pieds et poings liés, et vous me demandez si je consens à m’entretenir avec vous ?… La question est plaisante, par ma foi !… Si je refuse, les sbires que vous avez apostés vont se ruer sur moi et me hacher comme chair à pâté… à moins que, vous-même, d’un geste dont je ne devinerai même pas la signification, vous ne m’envoyiez proprement ad patres en faisant crouler ce plancher que d’habiles mécaniciens arabes ont merveilleusement machiné… Si j’accepte, au contraire, ne penserez-vous pas que j’ai cédé à la crainte ?

 

– C’est juste ! fit simplement Espinosa.

 

Et se tournant vers ses hommes :

 

– Qu’on se retire, dit-il. Je n’ai plus besoin de vous.

 

Silencieusement, avec un ordre parfait, les troupes se retirèrent aussitôt, laissant toutes les portes grandes ouvertes.

 

Espinosa fit un signe impérieux, et le dominicain et les deux moines disparurent à leur tour.

 

Au même instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et la fenêtre se relevèrent comme par enchantement. Seule la large baie donnant sur la pièce secrète, où se trouvaient les hommes d’Espinosa l’instant d’avant, continua de marquer la place où se trouvait primitivement la bibliothèque.

 

– Mordieu ! soupira Pardaillan, je commence à croire que je m’en tirerai.

 

– Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, je n’ai pas cherché à vous intimider. Ce sont là procédés vulgaires qui n’auraient aucune prise sur une nature fortement trempée comme la vôtre. J’ai voulu seulement vous prouver que j’étais de force à me mesurer avec vous sans redouter une défaite. Voulez-vous maintenant m’accorder l’entretien que je vous ai demandé ?

 

– Pourquoi pas, monsieur ? fit paisiblement Pardaillan.

 

– Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-être même serons-nous amis bientôt si, comme je l’espère, nous arrivons à nous entendre. Cela dépendra de l’entretien que nous allons avoir… Dans tous les cas, quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez, je vous engage ma parole que vous sortirez du palais librement comme vous y êtes entré. Notez, monsieur, que je ne m’engage pas plus loin… L’avenir dépendra de ce que vous allez décider vous-même. J’espère que vous ne doutez pas de ma parole ?

 

– À Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Je vous tiens pour un gentilhomme incapable de manquer à sa parole. Et si j’ai pu, me croyant menacé, vous dire des choses plutôt dures, je vous en exprime tous mes regrets. Ceci dit, monsieur, je suis à vos ordres.

 

Et en lui-même il pensait : « Attention ! Tenons-nous bien ! Ceci va être une lutte autrement redoutable que ma lutte avec le géant à barbe rousse. Les duels à coups de langue n’ont jamais été de mon goût. »

 

– Je vous demanderai la permission de mettre toutes choses en place ici, dit Espinosa. Il est inutile que des oreilles indiscrètes entendent ce que nous allons nous dire.

 

Au même instant la porte se referma derrière Pardaillan, la bibliothèque reprit sa place, et tout se trouva en l’ordre primitif dans le cabinet.

 

– Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons, sinon comme deux amis, du moins comme deux adversaires qui s’estiment mutuellement et désirent ne pas devenir ennemis.

 

– Je vous écoute, monsieur, fit Pardaillan, en s’installant dans un fauteuil.

 

XIV

LES DEUX DIPLOMATES

 

– Comment se fait-il qu’un homme de votre valeur n’ait d’autre titre que celui de chevalier ? demanda brusquement Espinosa.

 

– On m’a fait comte de Margency, fit Pardaillan avec un haussement d’épaules.

 

– Comment se fait-il que vous soyez resté un pauvre gentilhomme sans feu ni lieu ?

 

– On m’a donné les terres et revenus du comte de Margency… J’ai refusé. Un ange, oui, je dis bien, un ange par la bonté, par le dévouement, par l’amour sincère et constant, fit Pardaillan avec une émotion contenue, m’a légué sa fortune – considérable – monsieur, puisqu’elle s’élevait à deux cent vingt mille livres. J’ai tout donné aux pauvres sans distraire une livre.

 

– Comment se fait-il qu’un homme de guerre tel que vous soit resté un simple aventurier ?

 

– Le roi Henri III a voulu faire de moi un maréchal de ses armes… J’ai refusé.

 

– Comment se fait-il enfin qu’un diplomate comme vous se contente d’une mission occasionnelle, sans grande importance ?

 

– Le roi Henri de Navarre a voulu faire de moi son Premier ministre… J’ai refusé.

 

Espinosa parut réfléchir un instant. En réalité il pensait : « Chaque réponse de cet homme est un véritable coup de boutoir… Eh bien, procédons comme lui… Assommons-le d’un seul coup. »

 

Et à Pardaillan qui attendait paisiblement :

 

– Vous avez bien fait de refuser. Ce qu’on vous offrait était au-dessous de votre mérite, dit-il, d’un air convaincu.

 

Pardaillan le considéra d’un œil étonné et, doucement :

 

– Je crois que vous faites erreur, monsieur. Tout ce qui m’a été offert était, au contraire, fort au-dessus de ce que pouvait rêver un pauvre aventurier comme moi.

 

Pardaillan ne jouait nullement la comédie de la modestie. Il était sincère. C’était un des côtés remarquables de cette nature exceptionnelle de s’exagérer les obligations, très réelles, qu’on lui devait.

 

Espinosa ne pouvait pas comprendre qu’un homme conscient de sa supériorité, comme paraissait l’être le chevalier, un audacieux pareil, fût en même temps un timide et un modeste dans les questions de sentiment.

 

Il crut avoir affaire à un orgueilleux et qu’en y mettant le prix, il pourrait se l’attacher. Il reprit donc, avec une lenteur calculée :

 

– Je vous offre le titre de duc avec la grandesse et dix mille ducats de rente perpétuelle à prendre sur les revenus des Indes ; un gouvernement de premier ordre, avec rang de vice-roi, pleins pouvoirs civils et militaires, et une allocation annuelle de vingt mille ducats pour l’entretien de votre maison ; vous serez fait capitaine de huit bannières[17] espagnoles et vous aurez le collier de l’ordre de la Toison… Ces conditions vous paraissent-elles suffisantes ?

 

Cela dépend de ce que j’aurai à faire en échange de ce que vous m’offrez, dit Pardaillan avec flegme.

 

– Vous aurez à mettre votre épée au service d’une cause sainte, pour mieux dire, dit Espinosa.

 

– Monsieur, dit le chevalier simplement, sans forfanterie, il n’est pas un gentilhomme digne de ce nom qui hésiterait à donner l’appui de son épée à une cause que vous qualifiez noble et juste. Il n’est besoin pour cela que de faire appel à des sentiments d’honneur ou, plus simplement, d’humanité… Gardez donc titres, rentes, honneur et emplois… L’épée du chevalier de Pardaillan se donne, mais ne se vend pas.

 

– Quoi ! s’écria Espinosa stupéfait, vous refusez les offres que je vous fais ?

 

– Je refuse, dit froidement le chevalier… Mais j’accepte de me consacrer à la cause dont vous parlez.

 

– Cependant, il est juste que vous soyez récompensé !

 

– Ne vous mettez pas en peine de ceci… Voyons plutôt en quoi consiste cette cause noble et juste, fit Pardaillan avec son air narquois.

 

– Monsieur, fit Espinosa après avoir jeté un coup d’œil d’admiration sur le chevalier, modeste et paisible, vous êtes un de ces hommes avec qui la franchise devient la suprême habileté… J’irai donc droit au but.

 

Espinosa parut se recueillir un instant.

 

« Mordieu ! se dit Pardaillan, voici une franchise qui ne paraît pas vouloir sortir toute seule ! »

 

– Je vous écoutais attentivement lorsque vous parliez au roi, continua Espinosa en fixant Pardaillan, et il m’a semblé que l’espèce d’aversion que vous paraissiez avoir pour lui provient surtout du zèle qu’il déploie dans la répression de l’hérésie. Ce que vous lui reprochez le plus, ce qui vous le rend antipathique, ce sont ces hécatombes de vies humaines qui répugnent à votre sensibilité, selon votre propre expression… Est-ce vrai ?

 

– Cela… et puis autre chose encore, fit énigmatiquement le chevalier.

 

– Parce que vous ne voyez que les apparences et non la réalité. Parce que la barbarie apparente des effets vous frappe seule et vous empêche de discerner la cause profondément humaine, généreuse, élevée… Trop généreuse et élevée, même, puisqu’elle échappe à un esprit comme le vôtre, monsieur. Mais si je vous expliquais…

 

– Expliquez, monsieur, je ne demande pas mieux que d’être convaincu… Quoique, à vrai dire, vous aurez bien de la peine à me persuader que c’est par générosité et par humanité que vous faites griller des pauvres diables qui ne demandent qu’à vivre leur vie paisiblement, et sans nuire à leur prochain.

 

– C’est cependant ce que je me fais fort de vous prouver, dit gravement Espinosa.

 

– Pardieu ! je suis curieux de voir comment vous vous y prendrez pour justifier le fanatisme religieux et les persécutions qu’il engendre, fit Pardaillan avec son sourire railleur.

 

– Fanatisme religieux ! Persécution ! s’exclama Espinosa. On croit avoir tout dit, tout expliqué, avec ces deux mots. Parlons-en donc. Vous, monsieur de Pardaillan, je l’ai vu du premier coup, vous n’avez pas de religion, n’est-ce pas ?

 

– Si vous entendez parler de culte, de doctrine, oui, je suis sans religion.

 

– C’est bien ainsi que je l’entends, approuva Espinosa. Eh bien ! monsieur, comme vous, et au même sens que vous, je suis sans religion… Cet aveu que je fais et qui pourrait, s’il tombait dans d’autres oreilles, me conduire au bûcher, moi, le grand inquisiteur, vous dit assez quelle confiance j’ai en votre loyauté et jusqu’à quel point j’entends pousser la franchise.

 

– Monsieur, dit gravement le chevalier, tenez pour assuré qu’en sortant d’ici j’oublierai tout ce que vous aurez bien voulu me dire.

 

– Je le sais, monsieur, et c’est pourquoi je parle sans hésitation et sans fard, dit simplement Espinosa, qui reprit :

 

– Là où il n’y a pas de religion, il ne saurait y avoir fanatisme. Il n’y a que l’application rigoureuse d’un système mûrement étudié.

 

– Fanatisme ou système, le résultat est toujours le même : la destruction d’innombrables existences humaines.

 

– Comment pouvez-vous vous arrêter à d’aussi pauvres considérations ? Que sont quelques existences lorsqu’il s’agit du salut et de la régénération de toute une race ! Ce qui apparaît aux yeux du vulgaire comme une persécution n’est en réalité qu’une vaste opération chirurgicale nécessaire… Nous taillons les membres gangrenés pour sauver le corps, nous brûlons les plaies pour les cicatriser… Bourreaux ! dit-on. Niaiserie. Le blessé qui sent le couteau de l’opérateur tailler impitoyablement sa chair pantelante hurle de douleur et injurie son sauveur qu’il traite, lui aussi, de bourreau. Cependant celui-ci ne se laisse pas émouvoir par les clameurs de son malade en délire… Il accomplit froidement sa mission, il va jusqu’au bout de son devoir, qui est d’achever l’opération bienfaisante avec tout le soin voulu, et il sauve son malade, souvent malgré lui. Alors, redevenu sain, robuste et vigoureux, l’opéré n’a plus que de la gratitude pour celui qu’il appelait bourreau et en qui, revenu à une plus juste appréciation des choses, il ne voit maintenant que ce qu’il est en réalité : un sauveur. Nous sommes, monsieur, ces opérateurs impassibles, impitoyables – en apparence – mais au fond, humains et généreux. Nous ne nous laissons pas plus émouvoir par les plaintes, les clameurs, les injures, que nous ne nous montrerons touchés par des manifestations de reconnaissance le jour où nous aurons mené à bien l’opération entreprise, c’est-à-dire le jour où nous aurons sauvé l’humanité. Comme ces opérateurs, nous poursuivons méthodiquement notre tâche, nous accomplissons patiemment notre devoir sans que rien puisse nous rebuter, et notre seule récompense sera dans la satisfaction du devoir accompli.

 

Le chevalier avait écouté attentivement l’explication qu’Espinosa venait de lui donner avec une chaleur qui contrastait étrangement avec le calme immuable qu’il montrait habituellement.

 

Lorsque Espinosa eut terminé, il resta un moment rêveur, puis redressant sa tête fine :

 

– Je ne doute pas de votre sincérité, dit-il. Mais vous avez proclamé votre manque de foi religieuse. Or le médecin dont vous parliez est sincèrement convaincu de l’efficacité de l’opération qu’il va pratiquer sur un corps malade. Il peut se tromper, il est respectable parce que sincère… Mais vous, monsieur, vous vous attaquez à un corps sain, et sous prétexte de le régénérer, de le sauver – et je me demande de quoi vous voulez le sauver puisqu’il n’est pas malade – vous voulez lui imposer un remède auquel vous-même vous n’avez pas foi… Alors, monsieur, j’avoue que je ne comprends plus…

 

– Comme vous, monsieur, reprit Espinosa avec une conviction ardente, je suis dénué de cette religion qui consiste à rendre un culte aveugle à une divinité quelconque. Comme vous, j’ai cette religion qui ne suit que les inspirations du cœur et de la raison. Comme vous, je me sens animé pour mon prochain de cet amour vaste, profond, désintéressé qui m’a fait rêver le bonheur de mes semblables. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à consacrer toutes les forces de mon intelligence et de mon énergie à rechercher où se trouvait ce bonheur, afin de le leur donner. Mais, monsieur, cherchez combien sont capables de comprendre ce que je vous dis… À peine une infime poignée de cerveaux naturellement doués, à peine quelques âmes hautes et droites… Le reste – la masse immense, incalculable – est dans la situation de ce blessé, dont je vous parlais, à qui le médecin doit imposer l’opération salutaire qu’il maudit sur le moment parce qu’il ne la comprend pas et qu’il bénira plus tard quand il sentira la vie affluer de nouveau en lui.

 

– Mais êtes-vous sûr, monsieur, qu’en agissant ainsi, vous réalisez le bonheur de l’humanité ?

 

– Oui, fit nettement Espinosa. J’ai longuement médité ces questions et j’ai mesuré le fond des choses, je suis arrivé à cette conclusion que la science est la grande, l’unique ennemie qu’il faut combattre avec une ténacité implacable, parce que la science est la négation de tout et qu’au bout c’est la mort, c’est-à-dire le néant, c’est-à-dire la terreur, le désespoir, l’horreur. Tout ce qui se livre à la science aboutit fatalement là où je suis : au doute. Le bonheur se trouve donc dans l’ignorance la plus complète, la plus absolue, parce qu’elle préserve la foi, et que la foi seule peut rendre doux et paisible l’inéluctable moment où tout est fini. Parce qu’avec la foi tout n’est pas fini précisément, et que ce moment d’horreur intense devient un passage dans une vie meilleure. Voilà pourquoi je poursuis irrémissiblement tout ce qui manifeste des idées d’indépendance, tout ce qui s’adonne à la science maudite. Voilà pourquoi je veux imposer à l’humanité entière cette foi que j’ai perdue, parce que, assuré de mourir désespéré, je veux, dans mon amour pour mes semblables, leur éviter du moins, mon sort affreux.

 

– En sorte que vous leur imposez toute une vie de contrainte, de souffrances et de malheur pour leur assurer quoi ?… Un moment d’illusions qui durera l’espace d’un soupir.

 

– Qu’importe ! Croyez-moi, le moment est assez affreux pour que son adoucissement ne soit pas payé trop cher par toute une vie misérable, comme vous dites.

 

Le chevalier le considéra un instant avec une stupeur indignée, et d’une voix vibrante :

 

– Vous osez parler d’humanité quand vous rêvez de faire payer de toute une vie de misère l’adoucissement problématique d’un instant fugitif ! dit-il. Il me semble, à moi, qu’il serait préférable de vivre toute une vie heureuse, quitte à la payer d’un instant de terreur et d’angoisse. Soyez sûr, monsieur, que les malheureux à qui vous voulez imposer l’effroyable supplice que, par suite de je ne sais quelle aberration, vous appelez un bonheur, vous diraient ce que je dis si vous preniez la peine de les consulter sur une chose qui les intéresse pourtant un peu, convenez-en.

 

– Ce sont des enfants, dit Espinosa avec dédain. On ne consulte pas des enfants… On les corrige, et tout est dit.

 

– Des enfants ! c’est bientôt dit, monsieur ! Ces enfants sont en droit de vous dire, avec quelque apparence de raison, que c’est vous et vos pareils qui êtes, non pas des enfants inoffensifs, malheureusement, mais des fous furieux, qu’il faudrait abattre sans pitié pour le bien général. Mordieu ! monsieur, de quoi vous mêlez-vous ? Laissez donc les gens vivre à leur guise et ne cherchez pas à leur imposer un bonheur qu’à tort ou à raison ils considèrent comme un épouvantable malheur.

 

– Ainsi, monsieur, fit Espinosa, qui reprit son air calme et paisible, vous croyez que le bonheur consiste à vivre sa guise ?

 

– Monsieur, dit froidement Pardaillan, je crois que sous vos airs d’humanité et de désintéressement, vous cherchez votre propre bonheur avant tout. Eh bien, ce bonheur, vous ne le trouverez pas dans l’effroyable domination que vous rêvez. Le long des routes où j’ai passé la plus grande partie de mon existence, j’ai ramassé des idées qui ont cours et qui pourraient vous paraître étranges. Cependant, nous sommes quelques-uns, plus nombreux qu’on ne pense, qui voulons notre part de soleil et de vie Nous estimons que la vie serait belle si nous la vivions en hommes que nous sommes et non en loups dévorants, et nous ne voulons pas sacrifier notre part de bonheur à l’appétit d’une poignée d’ambitieux titrés rois, princes ou ducs. C’est pourquoi je vous dis : Ne vous occupez pas tant des autres, vivez la vie telle qu’elle est, prenez-en tout ce qu’on en peut prendre dans ce court passage. Aimez le soleil et les étoiles, la chaleur de l’été et les neiges de l’hiver, aimez surtout l’amour, qui est tout l’homme. Mais laissez à chacun la part qui lui revient. Vous trouverez là le bonheur… En tout cas, Espagnol vous êtes, restez Espagnol, et laissez-nous nous débrouiller comme nous pourrons chez nous. N’essayez pas de venir nous imposer les sinistres idées que vous avez… Cela vaudra mieux pour nous… et pour vous.

 

– Allons, fit Espinosa, sans manifester aucun dépit, je n’ai pas réussi à vous convaincre. Mais si j’ai échoué dans des généralités, peut-être serai-je plus heureux dans un cas particulier que je veux vous soumettre.

 

– Dites toujours, fit Pardaillan sur la défensive.

 

– Vous, monsieur, dit Espinosa sans la moindre ironie, vous qui êtes un preux, toujours prêt à tirer l’épée pour le faible contre le fort, refuserez-vous de prêter l’appui de votre épée à une cause juste ?

 

– Cela dépend, monsieur, fit le chevalier, imperturbable. Ce qui vous apparaît comme noble et juste peut m’apparaître, à moi, comme bas et vil.

 

– Monsieur, fit Espinosa en le regardant en face, laisseriez-vous accomplir froidement un assassinat sous vos yeux, sans essayer d’intervenir en faveur de la victime ?

 

– Non pas, certes !

 

– Eh bien ! monsieur, dit nettement Espinosa, il s’agit d’empêcher un assassinat.

 

– Qui veut-on assassiner ?

 

– Le roi Philippe, dit Espinosa avec un air de sincérité impressionnant.

 

– Diantre ! monsieur, fit Pardaillan, qui reprit son sourire gouailleur, il me semble pourtant que Sa Majesté est de taille à se défendre !

 

– Oui, dans un cas normal. Non, dans ce cas tout particulier, Sa Majesté se trouve livrée pieds et poings liés aux coups qui la menacent.

 

– Expliquez-vous, monsieur, fit le chevalier, intrigué.

 

– Un homme, un ambitieux, a juré de tuer le roi. Il a mûrement et longuement préparé son forfait. À cette heure, il est prêt à frapper, et nous ne pouvons rien contre ce misérable, parce qu’il a eu la diabolique adresse de se faire adorer de toute l’Andalousie, et que porter la main sur lui, tenter seulement de l’arrêter serait provoquer un soulèvement irrésistible. Parce que pour l’atteindre et sauver le roi, il faudrait frapper les milliers de poitrines qui se dresseront entre cet homme et nous. Le roi n’est pas l’être sanguinaire que vous croyez, et plutôt que de frapper une multitude d’innocents égarés par les machinations de cet ambitieux, il préfère s’abandonner aux mains de Dieu et affronter la mort. Mais nous, monsieur, qui avons pour devoir sacré de veiller sur les jours de Sa Majesté, nous cherchons un moyen d’arrêter la main criminelle avant l’accomplissement de son forfait, sans déchaîner la fureur populaire. Et c’est pourquoi je vous demande, si vous consentez à empêcher ce crime monstrueux.

 

– Il est de fait, dit Pardaillan, qui cherchait à démêler la vérité dans l’accent et la physionomie du grand inquisiteur, que bien que le roi ne me soit guère sympathique, il s’agit d’un crime que je ne pourrais laisser s’accomplir froidement s’il dépendait de moi de l’empêcher.

 

– S’il en est ainsi, dit vivement Espinosa, le roi est sauvé et votre fortune est faite.

 

– Ma fortune est toute faite, ne vous en occupez donc pas, railla le chevalier, qui réfléchissait profondément. Expliquez-moi plutôt comment je pourrai exécuter seul ce que votre Saint-Office ne peut accomplir malgré la puissance formidable dont il dispose.

 

– C’est bien simple. Supposez qu’un accident survienne qui arrête l’homme avant l’accomplissement de son crime, sans qu’on puisse nous accuser d’y être pour quelque chose. Le roi est sauvé sans que ces troubles soient à redouter, ce qui est l’essentiel.

 

– Vous ne pensez pourtant pas que je vais l’assassiner ! fit Pardaillan glacial.

 

– Non pas, certes, dit vivement Espinosa. Mais vous pouvez vous prendre de querelle avec lui et le provoquer en combat loyal. L’homme est brave. Mais votre épée est invincible. Le dénouement de la rencontre est assuré, c’est la mort certaine de votre adversaire. Pour le reste, la foule n’ira pas, je présume, s’ameuter parce qu’un étranger se sera pris de querelle avec El Torero, et d’un coup d’épée malheureux aura brisé net la carrière de ce trop remuant personnage… C’est l’accident banal dont je vous parlais.

 

« J’avais bien deviné, pensa Pardaillan. C’est un tour de traîtrise à l’adresse de ce malheureux prince, et ce prêtre pense bénévolement que j’accepterai d’exécuter le coup. »

 

Et, la moustache hérissée :

 

– Vous avez bien dit El Torero ?

 

– Oui, fit Espinosa avec un commencement d’inquiétude. Auriez-vous des raisons personnelles de le ménager ?

 

– Monsieur, dit Pardaillan, d’un air glacial et sans répondre à la question, je pourrais vous dire que cette histoire de complot contre la vie du roi n’est qu’un conte forgé de toutes pièces… je me contenterai de vous dire que vous me proposez là un bel assassinat dont je ne me ferai pas le complice.

 

– Pourquoi ? fit doucement Espinosa.

 

– Mais, fit Pardaillan du bout des lèvres, d’abord parce qu’un assassinat est une action basse et vile, et qu’avoir osé me la proposer, m’avoir cru capable de l’accepter, constitue une injure grave que je devrais vous faire rentrer dans la gorge, si je ne me souvenais qu’il n’y a pas bien longtemps vous avez préservé mes jours en négligeant d’utiliser les assassins que vous aviez aposté à mon intention. Mais prenez garde ! La patience n’a jamais été une de mes vertus, et les propositions injurieuses que vous me faites depuis une heure me dégagent des obligations que je crois vous avoir. Mais comme vous pourriez ne pas comprendre ces raisons, que je m’étonne d’être obligé de vous donner, je vous avertis simplement que don César est de mes amis. Et si j’ai un conseil à vous donner à vous et à votre maître, c’est de ne rien entreprendre de fâcheux contre ce jeune homme.

 

– Pourquoi ? fit encore Espinosa avec la même douceur.

 

– Parce que je m’intéresse à lui et que je ne veux pas qu’on y touche, dit froidement Pardaillan, qui se leva.

 

Espinosa eut un sourire livide et se levait aussi :

 

– Je vois avec regret que nous ne sommes pas faits pour nous entendre, dit-il.

 

– Je l’ai vu du premier coup… je l’ai même dit à votre maître, fit Pardaillan toujours froid.

 

– Monsieur, dit Espinosa impassible, je vous ai engagé ma parole que vous quitteriez le palais sain et sauf. Si je tiens ma parole c’est que je suis sûr de vous retrouver et alors je vous briserai impitoyablement, car vous êtes un obstacle à des projets longuement et patiemment élaborés… Allez donc, monsieur, et gardez-vous bien.

 

Pardaillan le regarda bien en face et l’air étincelant, sans forfanterie, avec une assurance impressionnante :

 

– Gardez-vous vous-même, monsieur, dit-il, car moi aussi je me suis promis à moi-même de renverser ces projets longuement et patiemment élaborés, et quand je promets quelque chose, je tiens toujours ma promesse.

 

Et il sortit d’un pas ferme et assuré, suivi des yeux par Espinosa, qui souriait d’un sourire étrange.

 

XV

LE PLAN DE FAUSTA

 

Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l’Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l’Or, sentinelle avancée à l’entrée de la ville.

 

Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.

 

Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard circulaire autour de lui, et ne voyant personne, il s’arrêta enfin, se campa en face de Montalte, et d’une voix haletante :

 

– Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière fois : veux-tu renoncer à Fausta ?

 

– Jamais ! dit Montalte avec une sombre énergie.

 

Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa su la poignée de sa dague. Mais faisant un effort surhumain, il se maîtrisa, et ce fut d’un ton presque suppliant qu’il reprit :

 

– Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter… momentanément. Écoute-moi… Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir… Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie. Sais-tu que le pape est malade ? Ton oncle est bien vieux, bien usé… Un dénouement fatal est à redouter et, tous deux, nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où ce dénouement se produira ; toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour succéder à Sixte ; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.

 

À l’annonce de la maladie de Sixte Quint, Montalte ne put réprimer un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves d’ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il devait sur l’heure choisir : ou courir à Rome pour tâcher de ramasser la couronne pontificale et s’éloigner de Fausta, ne plus la voir, la perdre peut-être à tout jamais ; ou rester près de Fausta et renoncer à son ambition. Il n’hésita pas et, secouant la tête avec une résolution farouche :

 

– Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succédera… Tu veux m’éloigner d’elle !

 

– Eh bien ! oui, c’est vrai ! gronda Ponte-Maggiore ; la pensée que je vis loin d’elle, tandis que toi tu peux la voir, lui parler, la servir, l’aimer… te faire aimer peut-être… cette pensée me met hors de moi, je vois rouge et j’ai des envies furieuses de tuer !… Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi !… Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage… Je serai délivré, du moins, de cet horrible supplice qui finirait par me rendre fou.

 

Montalte haussa furieusement les épaules, et d’une voix sourde :

 

– Insensé ! dit-il. Sa présence m’est aussi indispensable pour vivre que l’air qu’on respire… La quitter !… autant vaudrait me demander ma vie !…

 

– Meurs donc ! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au poing.

 

Montalte évita le coup d’un bond en arrière et, dégainant d’un geste rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.

 

Ils étaient tous deux de force égale, tous deux animés d’une même haine mortelle, d’un égal désir de meurtre.

 

Pendant quelques instants, ce fut, sous l’éclatant soleil, une lutte acharnée ; coups foudroyants suivis de parades rapides, bonds de tigre suivis d’aplatissements soudains, le tout accompagné de jurons, d’imprécations et d’injures, sans aucun avantage marqué de part et d’autre.

 

Enfin Ponte-Maggiore, après quelques feintes habilement exécutées, se tendit brusquement et son épée vint s’enfoncer dans l’épaule de son adversaire.

 

Au moment où il se redressait avec un rugissement de joie triomphante, Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son épée au travers du corps. Tous deux battirent un instant l’air de leurs bras, puis se renversèrent comme des masses.

 

Alors, d’un coin d’ombre ou il s’était tapi, surgit le moine qui s’approcha des deux blessés, les considéra un instant sans émotion et se dirigea aussitôt vers la tour de l’Or où il pénétra par une porte, dérobée qui s’ouvrit silencieusement, après qu’il eut frappé d’une manière spéciale.

 

Quelques instants plus tard, il reparaissait, conduisant d’autres moines porteurs de civières sur lesquelles les deux blessés, maintenant évanouis, furent chargés et transportés avec précaution dans la tour.

 

Montalte, le moins grièvement atteint, revint à lui le premier. Il se vit dans une chambre qu’il ne connaissait pas, étendu sur un lit moelleux aux courtines soigneusement tirées. Au chevet du lit, une petite table encombrée de potions, d’onguents, de linges à pansement. De l’autre côté de la table, un deuxième lit hermétiquement clos.

 

Entre les deux lits, le moine allait et venait à pas menus et feutrés, broyait des ingrédients mystérieux dans un petit creuset de marbre blanc, versait des liquides épais et inconnus, minutieusement dosés, préparait avec un soin méticuleux une sorte de pommade brunâtre de laquelle il paraissait attendre merveille, à en juger par son air de satisfaction visible.

 

Lorsque le moine s’aperçut que le blessé devait être éveillé, il s’approcha du lit, tira les rideaux, et d’une voix douce, nuancée de respect :

 

– Comment Votre Éminence se sent-elle ? demanda-t-il.

 

– Bien ! répondit Montalte d’une voix faible.

 

Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout marche normalement selon ses prévisions, et :

 

– Votre Éminence sera sur pied dans quelques jours, à moins d’imprudence grave de sa part, dit-il.

 

Montalte brûlait du désir de poser une question. Il espérait bien avoir tué Ponte-Maggiore et il n’osait s’informer. À ce moment, un gémissement se fit entendre. Le moine se précipita et tira les rideaux du deuxième lit d’où partait le gémissement.

 

« Hercule Sfondrato ! pensa Montalte. Je ne l’ai donc pas tué ! »

 

Et une expression de rage et de haine s’étendit sur ses traits convulsés.

 

De son côté, Ponte-Maggiore aperçut tout d’abord la tête livide de Montalte et la même expression de haine et de défi se lut dans ses yeux.

 

Cependant, le moine-médecin s’empressait. Avec une adresse et une légèreté de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge fin recouvert d’une épaisse couche de la pommade qu’il venait de fabriquer et, soulevant la tête de son malade avec des précautions infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d’un élixir. Aussitôt une expression de bien-être se répandait sur les traits de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tête sur l’oreiller, murmurait :

 

– Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas… Le moindre mouvement peut vous être funeste.

 

– Duc ! pensa Montalte. Cet intrigant a donc réussi à arracher à mon oncle ce titre qu’il convoitait depuis si longtemps !

 

Sous l’effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux énergiques du moine, les deux blessés avaient recouvré toute leur conscience et maintenant ils se jetaient des regards furieux, chargés de menaces. Et le moine, qui les observait, songea : « Sainte Vierge ! si je les laisse seuls une minute, ils sont capables de se jeter l’un sur l’autre et de détruire en un instant tout l’effet de mes soins patients. »

 

Il se dirigea vivement vers une pièce voisine. Là un religieux attendait patiemment, plongé dans la prière et la méditation… du moins en apparence. Le moine-médecin lui dit quelques mots à voix basse et revint précipitamment se placer entre ses deux malades, prêt à intervenir au moindre geste équivoque.

 

Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et s’approcha du moine-médecin qui se courba respectueusement, tandis que Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec une sourde terreur :

 

– Le grand inquisiteur !

 

Espinosa eut une interrogation muette à l’adresse du médecin qui répondit par un geste rassurant et ajouta, à voix basse :

 

– Ils sont sauvés, monseigneur !… Mais voyez-les… je crains à chaque instant qu’ils ne se ruent l’un sur l’autre et ne s’entretuent !

 

Le grand inquisiteur les considéra, l’un après l’autre, avec une fixité troublante et fit un geste impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son pas silencieux.

 

Espinosa prit un siège et s’assit entre les deux lits, face aux deux blessés qu’il tenait sous son regard dominateur.

 

– Ça, dit-il, d’un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des hommes ?… Êtes-vous des êtres sensés ou des fous furieux ?… Comment ! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de commander à vos passions !… Et quelle passion ?… la jalousie aveugle et stupide !…

 

Et comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestation, Espinosa reprit avec plus de force :

 

– J’ai dit stupide… je le maintiens !… Eh ! quoi, vous ne voyez donc rien ? Niais que vous êtes ? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui triomphera ? Qui ?… Pardaillan !… Pardaillan qui est aimé, lui ! Pardaillan qui, grâce à votre stupide aveuglement, réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à vous mordre, à vous déchirer, et qui, alors, se moquera de vous… et il aura bien raison !

 

– Assez ! assez ! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l’œil injecté, crispait furieusement ses poings.

 

Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude, plus impérieux :

 

– Au lieu de vous ruer l’un sur l’autre comme deux fauves déchaînés, unissez vos forces et vos haines par le Christ ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Chargez-le sans trêve ni repos jusqu’à ce que vous l’ayez réduit à merci ! jusqu’à ce que vous le teniez pantelant et râlant sous vos coups combinés… Alors, quand vous l’aurez tué, il sera temps de vous entre-tuer, si vous n’arrivez pas à vous entendre.

 

Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils n’avaient pas songé, ni l’un ni l’autre, à cette solution pourtant logique.

 

– C’est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur ! murmura Montalte.

 

– Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous ?

 

– Oui, râlèrent les deux blessés.

 

– Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d’une mort lente et désespérée ?

 

– Oh ! tout mon sang en échange de cette minute !

 

– Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de vous aider mutuellement. Jurez de marcher la main dans la main jusqu’à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.

 

Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d’une même voix :

 

– Je jure !…

 

– C’est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment. Vous reprendrez votre indépendance quand vous serez débarrassés de votre ennemi et vous serez libre alors de vous dévorer mutuellement si vous y tenez absolument. Mais jusque là, alliance offensive et défensive et sus à Pardaillan !

 

– Sus à Pardaillan ! C’est juré, monseigneur.

 

– Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore ; je le confie à vos bons soins. Il n’y a pas un instant à perdre, messieurs ; il faut que vous soyez sur pied le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur, qui, pendant que vous êtes cloués ici par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs.

 

Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.

 

* * * * *

 

Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l’Alcazar avec tous les honneurs dus à son rang.

 

Fausta aimait à s’entourer d’un luxe inouï partout où elle allait. À cet effet, elle semait l’or à pleines mains et sans compter. Le luxe, chez cette femme extraordinaire, n’était pas un vulgaire manège de coquette soucieuse de faire un cadre étincelant à sa beauté prodigieuse, qui aurait pu s’en passer. Le luxe fabuleux dont elle s’entourait faisait partie d’un système, un peu théâtral, savamment étudié. C’était comme une sorte de mise en scène éblouissante destinée à frapper l’imagination de ceux qui l’approchaient, grands ou petits, tout en mettant en relief sa beauté.

 

À Séville, Fausta s’était fait immédiatement aménager une demeure somptueuse où s’entassaient les meubles précieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés de l’époque, où rien n’avait été épargné pour produire une profonde impression sur le visiteur ébloui. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.

 

Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de cour qu’elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent une ample robe de lin fin, tout unie et d’une blancheur immaculée. Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne pénétrait et qui contrastait étrangement par sa simplicité, avec les splendeurs qui l’environnaient.

 

Là, sûre que nul œil indiscret ne pouvait l’épier, elle sortit de son sein la déclaration d’Henri III qu’Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considéra plus longtemps d’un air rêveur, puis elle l’enferma dans un petit étui à fermoir secret qu’elle plaça dans un tiroir habilement dissimulé au fond d’un coffre en chêne massif, défendu par un double rang de serrures compliquées.

 

– À moins de réduire le coffre en miettes, on ne trouvera pas cet étui, murmura-t-elle.

 

Ces précautions prises, elle s’assit et, sans que son visage perdît rien de ce calme majestueux qu’elle devait à une longue étude, elle réfléchit :

 

– Ainsi, j’ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trébucher encore ! J’ai failli être prise et dépouillée par le grand inquisiteur.

 

Et, avec un sourire indéfinissable :

 

– Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer !… Pourquoi ?… M’aimerait-il, sans s’en douter lui-même ? Cet homme a de ces gestes qui me déroutent, moi, Fausta !…

 

Et, avec une expression sinistre :

 

– Il est vrai que si Espinosa est bien l’homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie… Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu’il avait si admirablement machiné ?… Ce n’est pas sûr ! La diplomatie de ce prêtre est lente et tortueuse. Moi seule, j’ose vouloir et je sais aller droit au but… Lui aussi !… Pourquoi ne veut-il ou ne peut-il être à moi ?… Que ne ferions-nous pas si nous étions unis ?… Que ne suis-je moi-même un homme ! je voudrais voir l’univers asservi à mes pieds ! Mais je ne suis qu’une femme, et puisque je n’ai pas pu arracher de mon cœur cet amour, cause de ma perte, je frapperai l’objet de cet amour et cette fois mes précautions seront si bien prises qu’il n’échappera pas. C’est ma propre existence qui est en jeu : pour que je vive il faut que Pardaillan meure !

 

Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II :

 

– L’impression que j’ai produite sur le roi m’a paru profonde… Sera-t-elle humble ? Alors que j’espérais l’éblouir par l’élévation de mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit… L’amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme… surtout quand cet homme est affaibli par l’âge… J’eusse préféré autre chose, mais je n’ai pas le choix.

 

Et revenant à ce qui était le fond de sa pensée :

 

– Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales… Si Pardaillan revoit Philippe, cet amour du roi s’éteindra aussi vite qu’il s’est allumé. Pourquoi ?… Comment ?… Je n’en sais rien ! mais cela sera, c’est inéluctable… Il faut donc que Pardaillan meure !…

 

Encore un coup une saute dans sa pensée :

 

– Myrthis !… Où peut être Myrthis en ce moment ? Et mon fils ?… Son fils !… Ils doivent être en France maintenant. Comment les retrouver ?… Qui envoyer à la recherche de cet enfant… mon enfant ! Je cherche vainement, nul ne me paraît assez sûr, assez dévoué.

 

Et avec un accent intraduisible :

 

– Fils de Pardaillan !… Si ton père t’ignore, si ta mère t’abandonne, que seras-tu ?… que deviendras-tu ?…

 

Longtemps elle resta ainsi à songer, à combiner. Enfin, sa résolution sans doute inébranlablement prise, elle sortit de sa chambre et entra dans un salon meublé avec un luxe raffiné.

 

Elle fit venir son intendant, lui donna des instructions et demanda :

 

– Monsieur le cardinal Montalte est-il là ?

 

Son Éminence n’est pas encore rentrée, madame.

 

Fausta fronça le sourcil et elle réfléchit.

 

– Cette disparition est étrange… Montalte me trahirait-il ? Ne lui a-t-on pas plutôt tendu quelque embûche ?… Il doit y avoir de l’Inquisition là-dessous… J’aviserai…

 

Et tout haut :

 

– Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery ?

 

– Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la faveur d’être reçu.

 

Fausta réfléchit une seconde et ordonna :

 

– Faites entrer le sire de Bussi-Leclerc avec mes gentilshommes.

 

L’intendant sorti, Fausta prit place dans un fauteuil monumental et somptueux comme un trône, en une de ces attitudes de charme et de grâce dont elle avait le secret, et attendit.

 

Quelques instants plus tard, les trois ordinaires s’inclinaient respectueusement devant elle pendant que Bussi, avec cette galanterie de salle d’armes qu’il croyait irrésistible, débitait son compliment :

 

– Madame, j’ai l’honneur de déposer aux pieds de votre radieuse beauté les très humbles hommages du plus ardent de vos admirateurs.

 

Ayant dit, il se campa, frisa sa moustache, et attendit l’effet de sa galanterie. Comme toujours, cette superbe assurance sombra piteusement devant l’accueil hautain de Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mépris, répondit :

 

– Soyez le bienvenu, monsieur.

 

Et tout aussitôt, sans plus s’occuper de lui, avec ce sourire enchanteur et de cette voix chaude et caressante qui charmaient les plus réfractaires :

 

– Messieurs, dit-elle, asseyez-vous. Nous avons à causer. Monsieur de Bussi-Leclerc, vous n’êtes pas de trop.

 

Les quatre gentilshommes s’inclinèrent en silence et prirent place dans des fauteuils disposés autour d’une petite table qui les séparait de la princesse.

 

– Messieurs, reprit Fausta, en s’adressant particulièrement à ses ordinaires, vous avez bien voulu accourir du fond de la France pour m’apporter l’assurance de votre dévouement et l’appui de vos vaillantes épées. Le moment me paraît venu de faire appel à ce dévouement. Puis-je compter sur vous ?

 

– Madame, dit Sainte-Maline, nous vous appartenons.

 

– Jusqu’à la mort ! ajouta Montsery.

 

– Donnez vos ordres, fit simplement Chalabre.

 

Fausta remercia d’un signe de tête et reprit :

 

– Avant toute chose, je désire établir nettement les conditions de votre engagement.

 

– Les conditions que vous nous avez faites nous paraissent très raisonnables, madame ! dit Sainte-Maline.

 

– Combien vous rapportait votre emploi auprès d’Henri de Valois ? demanda Fausta en souriant.

 

– Sa Majesté nous donnait deux mille livres par an.

 

– Sans compter la nourriture, le logement, l’équipement.

 

– Sans compter les gratifications et les menus profits.

 

– C’était peu, fit simplement Fausta.

 

– M. Bussi-Leclerc nous a offert le double en votre nom, madame.

 

– M. de Bussi-Leclerc s’est trompé, dit froidement Fausta qui frappa sur un timbre.

 

À cet appel, l’intendant, porteur de trois sacs rebondis, fit son entrée. Sans mot dire, il salua gravement, aligna ses trois sacs sur la petite table, salua de nouveau et disparut.

 

Du coin de l’œil, les trois spadassins soupesèrent les sacs et se regardèrent avec des sourires émerveillés.

 

– Messieurs, dit Fausta, il y a trois mille livres dans chacun de ces sacs… C’est le premier quartier de la pension que j’entends vous servir… sans compter la nourriture, le logement et l’équipement… sans compter les gratifications et les menus profits.

 

Les trois eurent un éblouissement. Cependant Sainte-Maline, non sans dignité, s’exclama :

 

– C’est trop ! madame… beaucoup trop !

 

Les deux autres approuvèrent de la tête, cependant que des yeux ils caressaient les vénérables sacs.

 

– Messieurs, reprit Fausta toujours souriante, vous étiez au service du roi. Vous voici à celui d’une princesse qui redeviendra souveraine un jour, peut-être… mais qui ne l’est plus pour le moment. C’est une sorte de déchéance pour vous… je vous dois bien une compensation.

 

Et désignant les sacs :

 

– Prenez donc sans scrupules ce qui vous est donné de grand cœur.

 

– Madame, dit avec chaleur Montsery, qui était le plus jeune, entre le service du plus grand roi de la terre et celui de la princesse Fausta, croyez bien que nous n’hésiterons pas un seul instant.

 

– Même sans compensation ! ajouta Sainte-Maline, en faisant disparaître un des trois sacs.

 

– Ni menus profits ! dit Chalabre à son tour, en subtilisant d’un geste prompt le deuxième sac.

 

Ce que voyant, Montsery, pour ne pas être en reste s’empara du dernier sac en disant :

 

– C’est pour vous obéir, madame.

 

Cette sorte d’escamotage avait été si prestement exécuté, avec des airs si ingénument détachés, que Bussi-Leclerc, témoin silencieux et impassible, ne put réprimer un sourire.

 

Fausta, elle, ne sourit pas, mais elle dit :

 

– Vous allez en expédition, messieurs.

 

Les trois dressèrent l’oreille.

 

– La même somme vous sera comptée à la fin de l’expédition… Les trois furent aussitôt debout :

 

– Noël pour Fausta !… Bataille !… Sangdieu !… Tripes du pape !… crièrent-ils, électrisés.

 

Alors Fausta, soudain très grave, révéla :

 

– Il s’agit de Pardaillan, messieurs.

 

– Ah ! ah ! pensa Bussi, je me disais aussi : de quelle entreprise mortelle cette générosité, plus que royale, est-elle le prix ?

 

L’enthousiasme des trois spadassins tomba instantanément. Les faces épanouies s’effarèrent, devinrent graves et inquiètes, le sourire se figea sur les lèvres pincées et les yeux scrutèrent les coins d’ombre, comme s’ils se fussent attendus à voir apparaître celui dont le nom seul suffisait à les affoler.

 

– Trouvez-vous toujours votre service payé trop cher ? demanda Fausta, sans raillerie.

 

Les trois hommes hochèrent la tête.

 

– Dès l’instant où il s’agit de Pardaillan, non, mordiable ! ce n’est pas trop cher !

 

– Hé quoi ! hésiteriez-vous ? demanda encore Fausta, maintenant glaciale.

 

– Non, par tous les diables !… Mais Pardaillan… Diantre ! madame, il y a de quoi hésiter !

 

– Savez-vous que nous courons fort le risque de ne jamais dépenser les pistoles qui tintent si agréablement dans ce sac ?

 

Fausta, toujours glaciale, dit simplement :

 

– Décidez-vous, messieurs.

 

Baissant la voix instinctivement, comme si celui dont ils préméditaient le meurtre eût été là pour les entendre, Sainte-Maline dit :

 

– Il s’agit donc de ?…

 

Et un geste d’une éloquence terrible traduisit sa pensée.

 

Toujours brave et résolue, avec un imperceptible dédain, Fausta formula tout haut, froidement, résolument, ce que le bravo n’avait pas osé dire :

 

– Il faut tuer Pardaillan !

 

Les trois eurent une dernière hésitation et se consultèrent du coin de l’œil. Puis retrouvant leur insouciance habituelle, avec un haussement d’épaules, comme pour jeter bas tout vain scrupule et toute crainte :

 

– Ah ! bah ! après tout un homme en vaut un autre ! trancha Sainte-Maline.

 

– Nous sommes tous mortels ! énonça sentencieusement Chalabre en passant délicatement le bout du doigt sur le fil de sa dague.

 

– On commençait à se rouiller ! constata Montsery en faisant craquer ses articulations.

 

Et d’un commun accord, avec des rictus de dogues prêts à mordre, la rapière au poing, ils crièrent :

 

– Sus à Pardaillan !

 

Fausta sourit. Et sûre de ces trois, elle se tourna vers Bussi.

 

– Le sire de Bussi-Leclerc se croit-il trop grand seigneur pour entrer au service de la princesse Fausta ? dit-elle.

 

– Madame, fit vivement Bussi, croyez-bien que je serais fort honoré d’entrer à votre service.

 

– Dans une entreprise contre Pardaillan, le concours d’une épée telle que la vôtre serait un appoint précieux. Faites vos conditions vous-mêmes. Quelles qu’elles soient je les accepte.

 

Bussi-Leclerc se leva brusquement. D’un geste violent il tira sa dague et, avec un accent de haine furieuse, il gronda :

 

– Madame, pour avoir la joie de plonger ce fer dans le cœur de Pardaillan, je donnerais, sans hésiter, non seulement ma fortune jusqu’au dernier denier, mais encore mon sang jusqu’à la dernière goutte… Mon concours vous est donc tout acquis… Mais vous comprenez qu’il ne saurait être question d’engagement ni d’argent entre nous, d’abord parce que la joie d’assouvir ma haine me suffit amplement, ensuite parce que je suis résolu à considérer comme un ennemi et à traiter comme tel quiconque cherchera à se placer entre Pardaillan et moi… S’il vous prenait fantaisie de sauver Pardaillan après l’avoir condamné, je ne pourrais me tourner contre vous sans forfaiture si j’étais à votre service.

 

Gravement Fausta approuva de la tête.

 

– Plus tard, madame, j’accepterai les offres gracieuses que vous voulez bien me faire. Pour le moment, et pour cette entreprise, il vaut mieux que je garde mon indépendance.

 

– Quand vous croirez le moment venu, monsieur, vous me trouverez dans les mêmes dispositions à votre égard.

 

Bussi s’inclina et, avec résolution :

 

– En attendant, madame, dit-il, souffrez que je sois le chef de cette entreprise… Ne vous fâchez pas, messieurs, je ne doute ni de votre zèle ni de votre dévouement, mais vous agissez pour le compte de madame, tandis que j’agis pour mon propre compte, et quand il s’agit de sa haine et de sa vengeance, Bussi-Leclerc, voyez-vous, n’a confiance qu’en lui-même.

 

– Ces messieurs agiront d’après vos instructions, ordonna Fausta.

 

Les trois s’inclinèrent en silence.

 

– Avez-vous un plan tracé, monsieur de Bussi ? demanda Fausta.

 

– Très vague, madame.

 

– Il faut cependant que Pardaillan meure… le plus tôt possible, insista Fausta en se levant.

 

– Il mourra ! grinça Bussi avec assurance.

 

Fausta interrogea du regard les trois ordinaires qui grondèrent :

 

– Il mourra !

 

Fausta réfléchit un moment, et :

 

– Messieurs, dit-elle, je vous laisse libres d’agir. Mais si d’ici à lundi vous n’avez pu atteindre Pardaillan, vous viendrez tous les quatre avec moi à la corrida royale. Je vous y donnerai mes instructions et, cette fois, je crois que Pardaillan n’échappera pas.

 

– C’est bien, madame, dit Bussi, nous y serons tous… si d’ici là nous n’avons pas réussi.

 

– Allez, messieurs, dit Fausta en les congédiant avec un geste de souveraine.

 

Dès qu’ils furent dans la vaste salle qui leur servait de dortoir, le premier soin des trois ordinaires fut d’éventrer leurs sacs, de compter les écus et les pistoles et d’aligner les piles d’or et d’argent avec des airs de jubilation intense.

 

– Trois mille livres ! exulta Montsery en faisant sauter dans sa main une poignée de pièces d’or. Jamais je ne me suis vu si riche !

 

Chalabre se précipita vers son coffre et, tout en enfouissant soigneusement sa part, il grommela :

 

– Le service de Fausta a du bon !

 

– Quand tout ceci sera congrûment bu, mangé et joué, il y en aura d’autres, remarqua Sainte-Maline.

 

– C’est vrai, vivedieu ! Fausta nous a promis une gratification, s’écria joyeusement Montsery.

 

– Quand nous aurons occis Pardaillan, dit Sainte-Maline avec un air contraint.

 

Une fois encore, ce nom suffit à faire tomber toute leur joie et ils demeurèrent un moment rêveurs.

 

– M’est avis que nous ne tenons pas encore la gratification, murmura Chalabre en hochant la tête.

 

Et Montsery, exprimant tout haut ce qu’il pensait tout bas :

 

– C’est dommage !… Il me plaisait, à moi, ce diable d’homme !

 

– Il a joliment étrillé le seigneur à la barbe rousse !

 

– Et de quel air il a traité le roi lui-même !

 

– Il a rudement mortifié l’insolente morgue de ces seigneurs castillans ! Tudieu ! Quel homme !

 

– J’étais fier d’être Français comme lui !… Après tout, ici, nous sommes en pays ennemi !

 

– C’est pourtant ce même homme que nous devons… attaquer… si nous ne voulons renoncer à la brillante situation que notre bonne fortune nous a fait trouver, fit Sainte-Maline qui, étant le plus âgé, était aussi le plus sérieux et le plus pratique.

 

– Je le regrette, morbleu !

 

– Que veux-tu, Montsery, on ne fait pas toujours ce qu’on veut.

 

– C’est la vie !

 

– Et puisque la mort de Pardaillan doit nous assurer l’abondance et la prospérité, ma foi tant pis pour Pardaillan ! décida Sainte-Maline.

 

– Au diable le Pardaillan ! grogna Chalabre.

 

– Chacun pour soi et Dieu pour tous ! reprit Sainte-Maline.

 

– Amen ! firent les deux autres en éclatant de rire.

 

XVI

LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS

 

Lorsque Pardaillan, après avoir quitté Espinosa, se trouva de nouveau dans le couloir, il se secoua et, avec un soupir de soulagement :

 

– Ouf ! Me voilà enfin sorti de ce cabinet savamment machiné, certes, mais qui manquait vraiment trop de sécurité avec ses chausse-trappes et ses pièces secrètes et ses cloisons mobiles et ses planchers à bascule… Ici, du moins, je sais où je pose le pied.

 

Et, de son coup d’œil si prompt et si sûr, étudiant le terrain autour de lui :

 

– Hum ! c’est bientôt dit ! Qui me prouve que ce couloir n’est pas machiné comme le cabinet d’où je sors ? De quel côté aller ?

 

« De quel côté sortir ? À droite ou à gauche ?… Ce brave monsieur Espinosa aurait bien pu me renseigner… Si je retournais lui demander mon chemin ?

 

Pardaillan esquissa un geste pour rouvrir la porte. Mais il réfléchit :

 

– Ouais ! Ne vais-je pas me remettre bénévolement dans la gueule du loup ?… Ce chef des inquisiteurs m’a donné sa parole que je pourrais sortir comme j’étais entré. Il la tiendra… je l’espère… Mais diantre ! pourquoi souriait-il de si étrange façon quand je l’ai quitté ?… Je n’aime pas beaucoup ce sourire-là !… Peut-être serait-il prudent de ne pas trop se fier à la bonne foi de ce prêtre… Tâchons de nous tirer d’affaire tout à la douce…, Voyons ! je suis venu par la droite, continuons par la gauche… Que diable ! j’arriverai toujours quelque part !

 

Ayant ainsi décidé, il se mit résolument en route, l’œil aux aguets, l’oreille aux écoutes, la main sur la garde de l’épée bien dégagée, prête à jaillir du fourreau à la moindre alerte.

 

Le corridor dans lequel il se trouvait était très large. C’était comme une artère centrale à laquelle venaient aboutir une multitude de voies transversales plus étroites, dont quelques-unes n’étaient que de simples boyaux. Quelques rares fenêtres jetaient, par-ci par-là, une nappe de lumière tamisée par les vitraux multicolores, en sorte que ces couloirs étaient, dans leur plus grande étendue, plutôt sombres ou même complètement obscurs.

 

Au bout d’une cinquantaine de pas, le couloir central tournait brusquement à gauche. Pardaillan avait franchi la plus grande partie de la distance sans encombre, lorsqu’en approchant du tournant il entendit le bruit d’une troupe nombreuse en marche. Le bruit se rapprochait rapidement.

 

Par malchance, juste à cet endroit, se trouvait une fenêtre. Impossible de passer inaperçu.

 

Pardaillan s’arrêta.

 

Au même instant, un commandement bref se fit entendre :

 

– Halte !

 

Un silence de quelques secondes, suivi du bruit des armes posées à terre, un brouhaha de conversations bruyantes, des allées et venues, les différents bruits particuliers à une troupe qui s’installe.

 

– Diable ! pensa Pardaillan, ils vont camper là.

 

Il réfléchit un instant, se demandant s’il devait revenir sur ses pas ou continuer. Il eut un de ces sourires froids et résolus qu’il avait dans les circonstances critiques, et murmura :

 

– C’est ici que nous allons voir ce que vaut la parole de monsieur le grand inquisiteur de toutes les Espagnes… Allons !…

 

Et il reprit sa marche en avant, sans se presser.

 

À peine avait-il fait quelques pas qu’un groupe d’hommes d’armes déboucha dans le couloir. Ces hommes ne parurent pas remarquer la présence du chevalier. Riant et plaisantant, ils s’approchèrent de la fenêtre, s’assirent en rond sur les dalles et se mirent à jouer aux dés.

 

Comme il allait tourner à gauche, Pardaillan se heurta à un deuxième groupe qui s’en allait rejoindre le premier, soit pour se mêler à la partie, soit pour y assister en spectateur. Pardaillan passa au milieu des soldats, qui s’écartèrent devant lui sans faire la moindre remarque.

 

« Allons, pensa-t-il, décidément ce n’est pas à moi qu’ils en veulent ! »

 

Cependant, comme le couloir dans lequel il venait de s’engager était occupé par une quinzaine d’hommes qui paraissaient s’établir comme pour y camper, ainsi qu’il l’avait pensé, tout en poursuivant son chemin d’un air très calme, le chevalier se tenait prêt à tout.

 

Il avait déjà dépassé le groupe des hommes d’armes sans que nul fît attention à lui. Il n’y avait plus devant lui qu’un soldat qui s’était arrêté et, accroupi sur les dalles, paraissait très attentionné à réparer une de ses chaussures.

 

Pardaillan sentit la confiance lui revenir.

 

« Décidément, pensait-il, j’ai quelque peu calomnié ce digne inquisiteur. Pourquoi m’aurait-il tendu un nouveau traquenard, alors qu’il lui était si facile de me faire disparaître pendant qu’il me tenait en son pouvoir dans ce cabinet si bien machiné. »

 

Et avec un haussement d’épaules : « Est-ce que je deviendrais mauvais ? »

 

Comme il pensait ainsi, il se trouvait presque à la hauteur du soldat accroupi. Alors il entendit une voix murmurer :

 

– Tenez-vous sur vos gardes, seigneur… Évitez les rondes… le palais est gardé militairement… on veut vous prendre… Surtout ne revenez jamais en arrière, la retraite vous est coupée…

 

Pardaillan, qui allait dépasser le soldat, se retourna vivement pour lui répondre, mais déjà l’homme s’était élancé et rejoignait ses camarades en courant.

 

« Oh oh ! pensa le chevalier qui se hérissa, je me suis trop hâté de faire amende honorable… Qui est cet homme, et pourquoi me prévient-il ?… A-t-il dit vrai ?… Oui, morbleu ! voici les hommes qui s’alignent et me barrent le chemin… Un, deux, trois, quatre, cinq rangs de profondeur, tous armés de mousquets… Malepeste ! M. Espinosa fait bien les choses, et si je me tire de là, ce ne sera vraiment pas de sa faute. Mme Fausta qui, pourtant, s’entend admirablement à organiser un guet-apens, n’est qu’une pauvre écolière à côté de cet homme… En attendant, tirons au large, car s’il prend fantaisie à ces braves de décharger leurs mousquets sur moi, c’en est fait de M. l’ambassadeur. »

 

Ayant dit, il s’éloigna à grands pas en grommelant :

 

– Éviter les rondes !… C’est plus facile à dire qu’à faire… Si seulement je connaissais la structure de ces lieux !… Quant à revenir en arrière, je n’aurais garde de le faire… on vient de me signifier clairement ce qui m’attend… Mais, mordiable !… si je me tire de ce guêpier, je me méfierai de la parole de M. Espinosa.

 

Le couloir dans lequel il se trouvait était redevenu sombre et, comme cette demi-obscurité le favorisait, il avançait d’un pas souple et allongé, évitant de faire résonner les dalles, pas trop inquiet, en somme, bien que sa situation fût plutôt précaire.

 

Tout à coup un bruit de pas, devant lui, vint l’avertir de l’approche d’une nouvelle troupe.

 

– Une des rondes qu’il me faut éviter, murmura-t-il en cherchant instinctivement autour de lui.

 

Au même instant la ronde déboucha d’un couloir transversal et vint droit à lui.

 

« Me voici pris entre deux feux, songea Pardaillan. »

 

En regardant attentivement il aperçut, sur sa gauche, une embrasure et, comme la ronde approchait, d’un bond, il se jeta dans ce coin d’ombre plus épaisse et s’appuya à la porte qui se trouvait là.

 

Or, comme il tâtait de la main pour se rendre compte, il sentit que la porte cédait. Il poussa un peu plus et jeta un coup d’œil rapide par l’entrebâillement : il n’y avait personne. Il se glissa avec souplesse, repoussa vivement la porte sur lui et resta là, l’oreille tendue, retenant son souffle.

 

La ronde passa.

 

Pardaillan eut un soupir de soulagement. Et comme le bruit des pas s’était perdu au loin, il voulut sortir et tira la porte à lui : elle résista. Il insista, chercha : la porte qu’il avait à peine poussée, actionnée par quelque ressort caché, s’était fermée d’elle-même et il lui était impossible de l’ouvrir.

 

– Diable ! murmura-t-il, voilà qui se complique.

 

Sans s’obstiner, il abandonna la porte et inspecta le réduit qui l’avait abrité momentanément.

 

C’était une espèce de cul-de-sac. Il y faisait très sombre, mais le chevalier qui, depuis sa sortie du cabinet d’Espinosa, marchait presque constamment dans une demi-obscurité, y voyait suffisamment pour se rendre compte de la disposition des lieux. En face de la porte, il distinguait un petit escalier tournant.

 

« Bon ! songea-t-il, je passerai par là… je n’ai d’ailleurs pas le choix. »

 

Résolument il s’engagea dans l’escalier fort étroit et monta lentement prudemment.

 

L’escalier émergeait du sol sans rampe, sans garde-fou et aboutissait à une sorte de vestibule. Sur ce vestibule, trois portes, une de face, l’autre à droite, la troisième à gauche de l’escalier.

 

D’un coup d’œil, Pardaillan se rendit compte de cette disposition. Il eut une moue significative et murmura :

 

– Si ces portes sont fermées, me voilà pris comme un rat dans une souricière.

 

Comme en bas, comme dans les couloirs, il se trouvait plongé dans une demi-obscurité qui, jointe à un silence funèbre, commençait à peser lourdement sur lui. Des sensations étranges l’assaillaient, un frisson parfois passait sur sa nuque. Confusément il se sentait pris dans il ne savait quel inextricable filet. Il regrettait presque d’avoir écouté l’homme qui lui avait conseillé d’éviter les rondes.

 

– J’aurais dû foncer, se dit-il rageusement. Je sais bien qu’il y avait les mousquets ; mais bah !… ils m’auraient manqué !

 

Il se secoua pour faire tomber cette impression de terreur qui s’appesantissait sur lui. Il allait se diriger au hasard vers l’une des trois portes, lorsqu’il crut entendre un murmure étouffé sur sa gauche. Il changea de direction, s’approcha et entendit distinctement une voix qui disait :

 

– Eh bien ! que fait-il ?

 

« Espinosa ! songea Pardaillan qui reconnut la voix. Voyons ce qui se trame là derrière. »

 

Et l’oreille collée contre la porte, il concentra toute son attention. Une deuxième voix inconnue répondait :

 

– Il erre dans le dédale des couloirs où il est perdu.

 

– Cornes du diable ! gronda Pardaillan, ceci me concerne à n’en pas douter.

 

Et avec un sourire terrible :

 

– Si je me tire de ce mauvais pas, vous payerez cher votre trahison, M. d’Espinosa.

 

De l’autre côté de la porte, la voix d’Espinosa reprenait sur ce ton bref et impérieux qui lui était habituel :

 

– Les troupes ?

 

– Cinq cents hommes, tous armés de mousquets, occupent cette partie du palais. Des postes de cinquante hommes gardent toutes les issues. Des rondes de vingt à quarante hommes sillonnent les corridors dans tous les sens, fouillent toutes les pièces. Si l’homme se heurte à l’une de ces rondes ou à l’un de ces postes, une décharge générale le foudroie… Il est irrémissiblement perdu ; c’est comme si vous le teniez dans votre main, monseigneur. Fermez la main, l’homme est broyé !

 

– Tête et ventre ! rugit Pardaillan exaspéré, c’est ce qu’il faudra voir !

 

Et dans sa tête, avec l’instantanéité de l’éclair, le plan d’évasion se dessinait net et précis, d’une simplicité remarquable : entrer brusquement, saisir Espinosa, lui mettre la pointe de l’épée sur la gorge et lui dire :

 

– Vous allez me conduire à l’instant hors de ce coupe-gorge ou sinon, foi de Pardaillan, je vous étripe avant que d’être broyé moi-même.

 

Tout cela n’était qu’un jeu pour lui, mais pour l’accomplir il fallait que la porte ne fût pas fermée à clef.

 

Et comme, chez lui, l’exécution suivait de près la pensée, il chercha aussitôt à ouvrir sans bruit.

 

– Tripes du diable ! clama Pardaillan en lui-même, la porte est fermée !… L’enfoncer ?… Peut-être !… Mais cela n’ira pas sans quelque bruit et, pendant ce temps, le noble Espagnol ne restera pas là à m’attendre stupidement.

 

Cependant Espinosa donnait ses ordres :

 

– Il faut l’acculer à la salle des tortures et l’obliger à y pénétrer.

 

– La torture ! frissonna Pardaillan.

 

– C’est facile, monseigneur, fit la voix inconnue ; l’homme est bien obligé de passer par les voies que nous laissons libres devant lui. Sans qu’il s’en doute, on l’y conduira comme avec la main et il ira se livrer de son chef.

 

– La torture ! répéta Pardaillan flamboyant de colère, la pensée est digne de ce prêtre doucereux et félon. Mais, par Pilate ! il ne me tient pas encore !

 

Et en disant ces mots, il appuya l’épaule contre la porte, s’arc-bouta solidement et, comme il allait pousser de toutes ses forces, il étouffa une clameur de joie et de triomphe.

 

La porte qu’il avait crue fermée ne l’était pas. Il n’eut qu’à la pousser et se rua dans la pièce.

 

Elle était vide.

 

D’un coup d’œil rapide, il en fit le tour : il n’y avait pas de porte, pas de fenêtre, aucune issue visible autre que celle par où il venait de pénétrer. Elle était sans meubles, nue, froide, obscure. Et de cette nudité, de ce froid, de cette ombre et de ce silence subit, il se dégageait on ne sait quoi de sinistre et de menaçant.

 

Dès qu’il vit la pièce absolument vide, Pardaillan se rappela avec quelle facilité la porte du bas s’était si énigmatiquement et si mal à propos fermée sur lui.

 

« Si celle-ci se ferme toute seule sur moi je suis perdu ! songea-t-il. »

 

Et en même temps, d’un bond, il sortit plus vite qu’il n’était entré Et dès qu’il fut revenu dans le vestibule, la porte, mue par un mécanisme invisible, se referma d’elle-même.

 

– Il était temps ! murmura Pardaillan en passant la main sur son front où pointait la sueur de l’angoisse.

 

Il appuya contre la porte pour se rendre compte. Elle était bien close et paraissait assez solide pour résister à un assaut.

 

Machinalement, il jeta les yeux autour de lui et demeura stupéfait : il ne se reconnaissait plus.

 

L’escalier tournant avait disparu. Le trou béant par où il était entré était comblé. L’instant d’avant il y avait trois portes, maintenant il n’y en avait plus que deux : celle sur laquelle il s’appuyait encore et celle qui aurait dû se trouver en face de l’escalier.

 

Si solide que fût le cerveau de Pardaillan, il commençait à sentir l’affolement le gagner. Il avait beau se raidir, il sentait peu à peu l’horreur le pénétrer.

 

Ajoutez qu’il était à jeun, et que depuis des heures, peut-être, il errait ainsi, pourchassé et traqué de couloir en couloir.

 

S’il y avait danger de mort, il n’y avait pas à en douter, et ce n’est pas cela qui était fait pour l’effrayer. Mais où était ce danger ? En quoi consistait-il ? Il se voyait sur un terrain machiné, en tout pareil à la mouche se débattant au milieu de la toile tissée par l’araignée, invisible, tapie dans quelque trou obscur, d’où elle guette sournoisement, prête à fondre sur sa proie quand elle la verra déprimée.

 

Tout était mystérieux et tortueux autour de lui. Il ne savait pas si le couloir qui semblait s’allonger à l’infini devant lui n’allait pas s’obstruer tout à coup, si le plancher sur lequel posaient ses pieds n’allait pas s’effondrer sous lui, si le plafond n’allait pas s’abattre et l’ensevelir sous ses décombres. Comment serait-il frappé ? Par où ? Par quel moyen ? Il ne savait rien. Il éprouvait le vertige de l’inconnu.

 

– On savait donc que j’étais là, aux écoutes ? grommelait furieusement le chevalier. Et que me veut-on, décidément ? M’obliger à me réfugier dans la chambre de torture ? Le scélérat qui parlait ici tout à l’heure a justement observé : l’homme sera bien obligé de passer par les voies que nous laisserons libres devant lui !

 

Et avec cette froide raillerie qui ne l’abandonnait jamais, même dans les passes les plus périlleuses :

 

– L’homme, c’est moi ! Que tous les chiens d’enfer déchirent la charogne de carcasse du malotru ! L’homme !… Il ne lui suffit pas d’assassiner les gens, il faut encore qu’il les injurie !…

 

Il demeura un moment rêveur et murmura :

 

– La chambre des tortures !… Eh bien soit, par la mordieu ! allons voir ce qui nous attend dans cette salle !

 

Et d’un pas rude il se dirigea vers la porte, bien certain de la trouver ouverte.

 

– Pardieu ! ricana-t-il en voyant qu’elle cédait sous sa pression, puisque je dois passer par là…

 

Il franchit le seuil, et une fois de plus il se trouva dans un couloir. Et toujours la même demi-obscurité, le même silence, la même impression de tristesse pesante qui semblait descendre des murs nus, la même atmosphère lourde qui lui paraissait chargée de mystère et d’horreur.

 

Pardaillan était habitué à se dompter, et d’ailleurs il s’était trouvé déjà à plus d’une aventure périlleuse. Il avait mis l’épée à la main et il allait d’un pas ferme et tranquille, mettant une sorte d’orgueil à conserver une allure de sang-froid. Mais de l’effort qu’il faisait, il sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes, et son cœur battait la chamade pendant qu’il se disait : « Voici ma dernière aventure ! Pour cette fois, le diable lui-même ne saurait, je crois, me tirer de ce mauvais pas ! »

 

Il avait déjà parcouru un assez long chemin, tournant et retournant sans cesse, et sans s’en douter, dans les mêmes couloirs, qui s’enchevêtraient comme à plaisir, sondant les coins d’ombre plus épaisse, tâtant le sol avant de poser le pied, cherchant toujours, sans la trouver, une sortie à ce fantastique labyrinthe où il errait éperdument.

 

Tout à coup, sans qu’il pût discerner d’où elle venait, devant lui, dans l’ombre, il devina plutôt qu’il ne la vit une nouvelle troupe qui, silencieusement, venait à sa rencontre.

 

Il s’arrêta et écouta attentivement. « Ils sont au moins une trentaine, pensa-t-il, et il me semble voir briller les fameux mousquets dont la décharge doit me foudroyer. »

 

D’un geste rapide il assujettit son ceinturon, s’assura que la dague était bien à sa portée et se ramassa, étincelant, prêt à bondir, retrouvant instantanément tout son sang-froid, puisqu’il n’avait plus devant lui que des êtres de chair et d’os comme lui.

 

– Il faut en finir, gronda-t-il, je charge !… Que diable ! je trouverai bien moyen de passer !

 

Il allait bondir et charger ainsi qu’il avait dit ; il s’arrêta net : derrière lui, il ne savait d’où, une autre troupe s’avançait à pas de loup. Une fois encore il était pris entre deux feux.

 

« Eh bien non ! réfléchit Pardaillan, ce serait folie pure ! Mordiable ! il ne s’agit pas de se faire tuer stupidement… Il faut sortir vivant d’ici !… Par les tripes du pape ! j’ai un compte à régler avec le très noble sire Espinosa. »

 

Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours, une embrasure.

 

– Parbleu ! grogna-t-il, puisque je dois aboutir à la chambre de torture, je pensais bien qu’on m’aurait ménagé une de ces voies par lesquelles je dois passer.

 

Et avec un sourire railleur il poussa la porte qui céda, ainsi qu’il l’avait prévu. Il pensait que les gens d’armes allaient passer sans s’arrêter, ainsi qu’ils l’avaient fait à l’autre étage. Il repoussa rageusement la porte en maugréant :

 

– En voilà encore une que je ne pourrai plus ouvrir !

 

La porte poussée violemment claqua, mais ne se ferma pas.

 

– Tiens ! s’étonna Pardaillan, elle reste ouverte, celle-là ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Comme pour le renseigner, une voix cria soudain :

 

– Nous le tenons ! Il est entré là !

 

Au même instant, il entendit une galopade désordonnée.

 

« Ah ! ah ! pensa Pardaillan, cette fois-ci ces braves vont m’attaquer Bataille ! soit… aussi bien j’aime mieux cela que de me sentir constamment poussé vers je ne sais quel but mystérieux. »

 

Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas son temps et inspectait les lieux.

 

– Encore un cul-de-sac ! s’exclama-t-il. Au fait, c’est peut-être toujours le même qui change d’aspect et où je suis ramené sans m’en douter.

 

Dans ce cul-de-sac, il ne vit rien qu’un énorme bahut placé justement à côté de la porte.

 

Sans perdre un instant, Pardaillan le poussa, le traîna devant la porte. Il était temps ; la même voix qui s’était déjà fait entendre disait en frappant la porte :

 

– Il est là ! Je l’ai vu se glisser.

 

– Enfoncez la porte, commanda une autre voix impérieuse, nous le tenons.

 

– Pas encore ! railla Pardaillan, campé devant le bahut.

 

Les coups commencèrent à ébranler la porte et, en même temps, des rires, des plaisanteries, des menaces éclataient.

 

Le chevalier comprenait parfaitement que dans le cul-de-sac obscur, il lui serait impossible de tenir tête à cinquante ou soixante assaillants. Tout ce qu’il pourrait espérer, lorsque le bahut serait tombé – ce qui ne pouvait tarder – était d’en découdre quelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous le nombre. Il continuait donc de chercher instinctivement par où il pourrait battre en retraite.

 

Comme il jetait autour de lui des regards scrutateurs, ses yeux tombèrent sur l’emplacement occupé précédemment par le bahut. D’un bond, il fut sur l’endroit et vit, là, une ouverture que le bahut servait à dissimuler sans doute, et qu’il n’avait pas remarquée au premier abord. Il se pencha. C’était encore un petit escalier qui s’enfonçait dans le sol.

 

Pardaillan réfléchit une seconde et décida sur-le-champ :

 

– Puisque c’est par là qu’on veut que je passe, passons.

 

Et il s’engagea dans l’étroit escalier tournant. Il descendit à tâtons et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouva dans un étroit souterrain plongé dans une obscurité complète, et si bas qu’il fut forcé de se courber.

 

À tâtons toujours, il fit une vingtaine de pas, assez surpris de n’être pas poursuivi. – ce moment il entendit derrière lui un bruit assez semblable au grincement d’une grille poussée violemment. Il se retourna, et ses bras tendus heurtèrent, en effet, une grille qui venait de se fermer sur lui.

 

– Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas me poursuivre… mais on ne veut pas non plus que je revienne sur mes pas.

 

Et avec une angoisse qu’il cherchait vainement à refouler :

 

– Décidément, plus je vais et plus ma situation devient précaire.

 

C’était vrai. La situation du chevalier, traqué dans les couloirs du haut, était brillante comparée à celle dans laquelle il se trouvait maintenant.

 

En haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans des couloirs spacieux pour la plupart ; en haut, il y voyait suffisamment pour se diriger, et il respirait un air qui sentait bien un peu le moisi, à la vérité, mais qui somme toute était encore respirable.

 

Ici, les choses changeaient d’aspect.

 

Plus de dalles propres et luisantes d’abord. Un sol fangeux et gluant, semé de flaques dans lesquelles il s’enfonçait jusqu’à la cheville. Ici, plongé dans des ténèbres épaisses, il était obligé d’aller à tâtons et de se tenir courbé en deux. À chaque instant, il sentait le répugnant contact d’animaux immondes, qui fuyaient d’abord sous ses pas, puis, furieux sans doute d’être dérangés dans ce sinistre lieu – leur domaine – revenaient ensuite le frôler, le flairer, comme s’ils eussent voulu voir qui était le téméraire qui venait les troubler.

 

Ici, l’air était méphitique, les murs suintaient, la voûte basse pleurait des gouttes saumâtres et nauséabondes, qui tombaient sur lui. Ici un froid glacial le pénétrait jusqu’aux moelles.

 

Pour comble d’infortune, son estomac hurlait la faim, et la fatigue de ces interminables marches et contremarches commençait à se faire cruellement sentir, et cependant il ne voulait pas s’arrêter.

 

Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s’emparait de lui dès qu’il séjournait.

 

De l’angoisse il passait maintenant à la fureur.

 

Il était furieux contre Espinosa qui manquait odieusement à sa parole et lui infligeait ce singulier supplice d’une chasse abominable où il jouait le rôle du gibier aux abois. Et cela seul lui faisait présumer ce qui l’attendait dans la salle des tortures, terme mortel de cette course affolante où tout se terminerait pour lui dans les raffinements de quelque supplice monstrueux : effroyable surprise que lui ménageait la haine d’Espinosa qui se révélait tortionnaire génial après s’être montré maître en guet-apens.

 

Il était furieux contre Fausta, cause initiale de tout ce qui lui advenait.

 

Enfin, il était furieux contre lui-même, se reprochant amèrement son manque de résolution, exaspéré à tel point que pour un peu il se fut accusé de couardise, cherchant, très sincèrement, à se persuader qu’il aurait dû foncer sur les hommes d’armes et que tout, même la mort, était préférable à sa situation présente et surtout à ce danger inconnu qui le guettait et qui fondrait sur lui, il ne savait d’où ni comment, il serait dans la salle des tortures.

 

Et en avançant aussi vite que l’obscurité le lui permettait, il grognait :

 

– Mort de ma vie ! pour une fois que j’ai voulu faire l’homme raisonnable et agir avec prudence, il faut avouer que cela ne m’a guère réussi. Que la peste m’étrangle ! Qu’avais-je besoin de tant combiner ? N’ai-je pas toujours vu les pires coups de folie me réussir ? J’ai voulu être prudent et sauver ma chienne de carcasse de quelques balles de mousquets… me voilà acculé à la chambre de torture, et que je veuille ou non, il me faudra y pénétrer, ainsi qu’en a décidé Espinosa.

 

Et dans le désarroi de ses pensées, au milieu de l’affolement, au plus fort de la fureur, une lueur d’espoir et de réconfort, en cette suprême constatation :

 

– Heureusement M. d’Espinosa, qui pense à tout et machine si admirablement le guet-apens, a oublié de me faire désarmer. Mordieu ! j’ai encore ma dague et ma rapière ; avec cela je défie le sieur Espinosa de me livrer vivant à ses bourreaux !

 

À ce moment, il buta sur un obstacle. Il tâta du bout du pied : c’était la première marche d’un escalier. Il réfléchit :

 

– Faut-il monter ? Ne vaudrait-il pas tout autant m’asseoir là et attendre la mort ? Oui, mais la mort par la faim !…

 

Il frissonna longuement et :

 

– Non, par tous les diables ! Tant qu’il me reste un souffle de vie, tant que j’aurai la force de tenir une arme, je dois me défendre. Montons !… Allons voir ce qui nous attend à la chambre de torture.

 

La chambre de torture ! Cette phrase était son cauchemar. Elle le hantait comme une obsession tenace. Même quand il ne la prononçait pas, elle fulgurait en lettres de feu dans son imagination éperdue. La chambre de torture signifiait pour lui le danger mystérieux, inconnu, devant lequel, quoi qu’il en eût, il sentait qu’il avait peur, ce dont il enrageait furieusement.

 

Il monta.

 

L’escalier aboutissait à une salle voûtée faiblement éclairée par un soupirail situé tout en haut de la voûte. Et ce pâle crépuscule succédant aux ténèbres opaques dans lesquelles il s’était débattu, lui parut clair et joyeux comme un ciel radieux. Et lui qui sortait d’une tombe où il ne respirait qu’à grand-peine un air méphitique et glacial, il aspira avec délices l’air tiède et moisi qui tombait du soupirail.

 

Il éprouva instantanément un peu de bien-être. Avec le bien-être, la confiance et le courage lui revinrent aussitôt.

 

Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes des boues accumulées dans le souterrain et, avec un sourire de satisfaction, il s’écria tout haut, pour le plaisir d’entendre une voix humaine :

 

– À la bonne heure, mordieu ! Ici, on respire, on y voit, on n’a pas à lutter avec les immondes bêtes qui m’assaillent en bas. Tête et ventre ! il fait bon vivre. Quand je pense que tout à l’heure je me morigénais parce que j’avais eu assez de bon sens pour ne pas affronter la mousquetade des chiens enragés qui me barraient la route ! Ce que c’est que de nous, et comme un peu d’air et de lumière suffit pour vous ramener à une plus juste appréciation des choses !

 

Ayant ainsi philosophé, il étudia les lieux avec sa promptitude et sa sûreté habituelles. Alors il pâlit et murmura :

 

– Ah ! ah ! me voici donc acculé en cette fameuse salle de torture qui doit être pour moi la fin de tout ! Par le nombril du pape ! M. d’Espinosa avait décidé que j’y pénétrerais, et m’y voici en effet.

 

Sa physionomie prit cette expression hermétique et glaciale qu’elle avait au moment de l’action ; ses lèvres eurent cet imperceptible sourire comme saupoudré de raillerie, et de son œil froid il étudia plus minutieusement ce lieu patibulaire.

 

La salle était relativement propre. Jusqu’à hauteur d’homme les murs étaient revêtus de plaques de marbre blanc, elle était dallée du même marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaient dans tous les sens, servaient à l’écoulement du sang des malheureux sur qui la main de l’inquisiteur s’était appesantie.

 

Il y avait là, pendus à des crochets, posés à terre ou sur des tablettes, une collection complète de tous les instruments de torture en usage – et Dieu sait si l’époque était féconde en inventions de ce genre ! Il y en avait même d’inédits. Pinces, tenailles, masses de fer, couteaux, haches de toutes dimensions et de toutes formes, réchauds, paquets de cordes, instruments bizarres et inconnus, tous les sinistres outils que l’imagination en délire de tortionnaires enragés de souffrances lentes, longues et raffinées, avait pu concevoir, se trouvaient là, rangés méthodiquement et soigneusement entretenus.’

 

Après avoir jeté un coup d’œil sur ces divers instruments, se demandant lequel lui était destiné, Pardaillan fit le tour de la salle.

 

L’escalier par lequel il avait pénétré là, aboutissait de plain-pied à la salle. Il n’y avait pas de porte. C’était comme un trou noir qui se perdait dans la nuit opaque.

 

Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardée de fer, renforcée de clous énormes, défendue par une serrure et deux verrous de dimensions extraordinaires.

 

Si cette porte se fût trouvée devant Pardaillan au cours de sa fuite éperdue, il n’eût pas manqué d’aller à elle, avec la quasi-certitude de la trouver ouverte.

 

Mais Pardaillan était logique. Il savait qu’il devait aboutir là, il savait que cette salle d’horreur était le terme où il devait trouver la mort. Comment ? Par quel moyen ? Il n’en savait rien. Mais il l’avait dit lui-même : là était la fin de tout pour lui. Pardaillan était donc certain que cette porte était bien et dûment cadenassée, et qu’essayer de l’ébranler serait peine inutile. Par là sans doute viendraient le bourreau et ses aides, et qui sait ? peut-être aussi Espinosa, désireux d’assister à son agonie.

 

Pardaillan haussa les épaules et dédaigna d’approcher la porte, de la visiter soigneusement. À quoi bon user ses forces en efforts superflus ? Sans doute tout à l’heure il aurait besoin de toute sa vigueur pour tenir tête aux assassins.

 

Instruit par l’expérience, il marchait en sondant le terrain, craignant une surprise ou quelque coup de traîtrise que les machinations fantastiques dont il était la victime lui faisaient une nécessité de prévoir et de redouter.

 

Il choisit dans le tas une lourde masse de fer garnie de pointes acérées ; il prit en outre un couteau à lame courte et large – ceci pour le cas où sa dague et sa rapière viendraient à se briser dans le choc qu’il devinait imminent.

 

Il saisit un escabeau de chêne massif qui servait sans doute au bourreau, le traîna dans un angle, et la rapière au poing, la dague et le couteau à la ceinture, la masse à portée de la main, il s’assit et attendit en établissant lui-même la situation :

 

– Ainsi, on ne pourra m’attaquer que de front !… À moins que ces murs ne s’écartent d’eux-mêmes pour permettre de m’assaillir par derrière. Ainsi du moins je puis me reposer un instant… si on m’en laisse le temps.

 

Combien de temps resta-t-il ainsi ? Des heures peut-être. Tant qu’il avait marché, le feu de l’action, le mouvement, l’inquiétude et l’angoisse l’avaient empêché de songer à la faim. Maintenant qu’il était immobile et relativement tranquille, elle se faisait impérieusement sentir. Sans doute aussi avait-il la fièvre, car une soif ardente le dévorait et le faisait cruellement souffrir.

 

Il n’osait pas se déplacer, n’osait rien entreprendre, paralysé par la crainte d’être saisi par derrière au moment où il s’y attendrait le moins, et ses paupières lourdes s’abaissaient malgré lui et il lui fallait faire des efforts énergiques pour résister au sommeil qui l’envahissait.

 

Alors, pour la première fois, cette pensée atroce lui vint que peut-être Espinosa avait conçu cette idée vraiment diabolique de le laisser mourir de faim et de soif. Cette pensée lui donna le frisson de la male mort et il fut aussitôt sur pied en grondant :

 

– Par Pilate et Barrabas ! il ne sera pas dit que j’aurai attendu stupidement la mort sans rien tenter pour l’éviter… Cherchons, mordiable ! cherchons !…

 

Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dont l’aspect formidable l’avait tout d’abord rebuté, et il formula sa pensée à haute voix :

 

– Qui me dit qu’elle est fermée ?… Pourquoi ne pas s’en assurer ?

 

Et en parlant il franchissait les trois marches, il était sur la porte. Les lourds verrous, soigneusement huilés, glissèrent facilement et sans bruit.

 

Le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine ; il examina la serrure. Elle était fermée et bien fermée. Il voyait le pêne épais et massif bien engagé dans la gâche.

 

Il tira vigoureusement à lui : la porte résista. Elle ne fut même pas ébranlée.

 

Alors il lâcha la serrure pour examiner le chambranle et la gâche. Il étouffa un cri de joie.

 

Cette gâche était maintenue par deux vis à grosses têtes rondes. La dévisser n’était qu’un jeu ; les instruments ne manquaient pas dans la chambre pour mener à bien cette opération.

 

Il eut tôt fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis, et tout en travaillant il se disait : « Triple brute que je suis ! si j’avais visité de suite cette porte, je serais maintenant hors d’ici !… Mais aussi, comment me douter… »

 

Et avec un rire silencieux : « Pardieu ! j’y suis !… les gens qu’on amène ici sont généralement enchaînés et escortés de gardes… sans cela on n’aurait pas commis l’imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure… Espinosa a oublié ce détail… il a oublié que j’ai les mains libres… aussi, j’en profite. »

 

En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les deux vis étaient arrachées. Au moment de tirer la porte à lui, il s’arrêta, la sueur de l’angoisse au front, et murmura :

 

– Et si elle est maintenue par des verrous extérieurs ?…

 

Mais se secouant furieusement, il saisit à deux mains l’énorme serrure et tira à lui : la gâche tomba sur les marches, la porte s’ouvrit.

 

Pardaillan s’élança avec un rugissement de joie délirante. Il respira à pleins poumons. Il ne doutait pas qu’il fût sauvé maintenant.

 

En effet, il l’avait entendu, Espinosa voulait le forcer à entrer dans la chambre de torture ; là tout devait être fini. Or, pour une cause qu’il ignorait, nul n’était intervenu, ou peut-être Espinosa avait-il réellement pensé à le laisser mourir de faim dans ce cachot.

 

Or, il était sorti vivant de ce lieu d’horreur qui devait être son tombeau ; il n’avait donc plus rien à redouter, les précautions et les embûches de l’inquisiteur devaient s’arrêter là où il devait trouver la mort. Cela lui paraissait très clair, logique, évident. De là la joie puissante qui l’étreignait.

 

Certes, il n’était pas libre encore, il s’en fallait de beaucoup. Mais maintenant, il en avait la certitude, il n’était plus poursuivi par une menace invisible, maintenant il en eût mis sa main au feu, il marchait sur du certain et du solide. Il n’allait plus, comme précédemment, poussé malgré lui par des voies préparées avec une habileté infernale, sur un terrain truqué, conduit vers un but précis, pour aboutir à un dénouement réglé d’avance. Il était sauvé. Le reste, c’est-à-dire la liberté, viendrait facilement avec du sang-froid – et il avait reconquis tout le sien – de l’adresse et de la patience.

 

Avec un soupir de joie, il murmura :

 

– Allons, allons, je commence à croire que je m’en tirerai !

 

Il commença par repousser la porte derrière lui et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une façon de petit vestibule et il avait en face de lui une porte simplement poussée. Il la tira à lui et entra. Il se trouva alors dans une allée étroite, largement éclairée par un œil-de-bœuf situé tout en haut, à droite.

 

– Ouf ! s’écria joyeusement le chevalier, voici enfin le ciel !… Morbleu ! j’ai bien cru que je ne le verrais plus.

 

En effet, ce n’était plus ici le jour tamisé d’un intérieur, c’était la lumière pleine, éclatante, qui pénétrait par là. Le tout était d’arriver jusque là. Pour ce faire, Pardaillan chercha autour de lui, ce qu’il n’avait pas encore fait jusque-là, suffoqué qu’il était par la joie de revoir le ciel et la lumière.

 

– Oh ! diable ! fit-il en reculant, ce n’est pas gai !

 

Effectivement, ce n’était pas gai : il était dans un caveau mortuaire.

 

Il murmura :

 

– Lieu de sépulture provisoire !…

 

Surmontant sa répugnance, il se livra à un examen attentif de sa nouvelle prison.

 

Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les trois de cercueils en plomb.

 

Sur sa droite, il y avait aussi trois cases, mais une seule, celle du bas, était garnie. Les deux autres béaient, attendant le dépôt funèbre qui devait leur être confié provisoirement.

 

Mais ce qu’il y avait de bizarre, c’est que ces cases, au lieu d’être en maçonnerie, comme cela se pratique généralement, étaient en bois de chêne massif et lourd.

 

Pardaillan ne s’attarda pas à ce détail. Il eut un rire silencieux et, désignant les deux cases vides :

 

– Pardieu ! Voilà une échelle toute trouvée pour atteindre cette lucarne.

 

Sans hésiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissa jusqu’à la case du haut où il dut s’allonger tout de son long sur le ventre.

 

« Ça n’est pas précisément drôle, mais enfin, je n’ai pas le choix et ce n’est vraiment pas le moment de faire la petite bouche, pensa-t-il. »

 

L’œil-de-bœuf était coupé par deux barreaux en croix. Pardaillan sortit la tête entre les barreaux et regarda. La vue donnait sur des jardins. Il mesura de l’œil la hauteur et eut un sourire :

 

– Un saut insignifiant.

 

À droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenêtres ogivales garnies de vitraux de couleurs à sujets religieux.

 

« La chapelle du palais ! pensa Pardaillan. Aux barreaux, maintenant ! »

 

Il se recula, se tassa le plus qu’il pût pour allonger le bras et tâter les barreaux.

 

– Ils sont en bois !

 

Et il se mit à rire de bon cœur. Cette fois il était bien définitivement sauvé. Briser ce frêle obstacle, se laisser glisser, franchir le mur qu’il voyait là-bas, tout cela ne serait qu’un jeu pour lui.

 

– Mordieu ! soupira-t-il, la vie paraît bonne quand on a vu la mort de si près.

 

Il était maintenant plein de joie, de force et de courage. Sa délivrance lui paraissait assurée, certaine, et il se voyait racontant cette fantastique aventure à son ami Cervantès, qui ne manquerait pas de lui jeter à la tête son éternel don Quichotte. Il voyait le fin visage de don César, pour qui il s’était pris d’affection, suivre anxieusement toutes les phases de son récit. Il voyait encore la mignonne et tant jolie Giralda le regarder avec ses grands yeux apitoyés, en se pressant avec effroi contre son amant.

 

Et il souriait en évoquant le tableau.

 

Cependant, il s’agissait maintenant de briser l’obstacle, qui ne résisterait pas longtemps à sa poigne vigoureuse, malgré que sa position ne fût pas pour lui faciliter la besogne.

 

Déjà il avait saisi le barreau à pleines mains et tirait de toutes ses forces, lorsqu’il sentait que quelque chose montait doucement sous lui, pesait sur sa gorge.

 

Il râla :

 

– Oh là ! Qu’est ceci ! j’étrangle !… et il rentra précipitamment la tête.

 

Au même instant ce quelque chose passa brusquement à un pouce de son visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d’un couvercle qui se rabat, et il fut plongé dans une obscurité complète.

 

Il projeta vivement ses jambes à gauche pour descendre.

 

Horreur !

 

Sa jambe heurta violemment une cloison.

 

Il voulut reculer, se soulever… Partout, il se heurtait à du bois dur comme du fer… Il se sentait pressé dans des cloisons épaisses et solides, basses et étroites, dans lesquelles il respirait péniblement, serré de toutes parts.

 

Pardaillan était enfermé vivant dans un cercueil.

 

Il eut un soupir atroce et ferma les yeux en songeant : « Voilà donc la surprise que me ménageait Espinosa ! Voici donc le piège final qu’il me tendait et dans lequel j’ai donné tête baissée comme un étourneau ! »

 

Alors le cercueil pivota lentement sur lui-même et lorsqu’il s’immobilisa, une multitude de petites lumières scintillèrent soudain devant ses yeux éblouis.

 

Refoulant à force de volonté l’épouvante qui l’agrippait, Pardaillan chercha d’où venaient ces lumières.

 

Il vit qu’un petit judas ouvert était ménagé dans l’intérieur de sa boîte, à hauteur du visage.

 

– M. d’Espinosa veut que je voie et que j’entende… Soit, regardons et écoutons.

 

Et Pardaillan regarda.

 

Et voici ce qu’il vit :

 

L’intérieur désert de la chapelle. Le chœur brillamment éclairé. Au milieu de l’allée centrale un catafalque autour duquel brûlaient huit cierges.

 

Avec cette intuition qui lui était particulière, Pardaillan devina que ce catafalque lui était destiné et qu’on allait porter là son cercueil.

 

Quatre moines taillés en athlètes surgirent de l’ombre et s’approchèrent du cercueil. Et voici ce que Pardaillan entendit :

 

– On va donc célébrer l’office des morts ?

 

– Oui, mon frère.

 

– Pour qui ?

 

– Pour celui qui est dans ce cercueil.

 

– L’homme qui a passé par la chambre de torture ?

 

– La chambre de torture, vous le savez, mon frère, n’est qu’un épouvantail destiné à attirer le condamné dans le caveau des morts vivants.

 

Au même instant une cloche se mit à sonner le glas. La porte de la chapelle du roi s’ouvrit à deux battants, et une longue théorie de moines, recouverts de cagoules blanches, tenant d’énormes cierges en main, entra, et d’un pas lent et solennel, en silence, vint se ranger devant l’autel.

 

Derrière les moines à cagoules blanches, d’autres moines à cagoules noires, puis d’autres encore à cagoules jaunes.

 

Puis le bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant le catafalque.

 

Derrière le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoules de toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalque jusqu’à ce que la petite chapelle fut pleine.

 

Un prêtre, revêtu des habits sacerdotaux de deuil, monta à l’autel, flanqué de ses desservants et de ses enfants de cœur.

 

Les mugissements de l’orgue se déchaînèrent, se répandirent en volutes sonores sous les voûtes de la royale chapelle qu’ils emplirent d’une musique tour à tour plaintive et menaçante.

 

Alors les moines rassemblés là, en un chœur formidable, entonnèrent le De Profundis.

 

Et l’office des morts commença.

 

Pardaillan, fou d’horreur, glacé d’épouvante, secoué du frisson mortel, Pardaillan, vivant, dut assister à son propre office des morts.

 

Il se raidit, se débattit, hurla, frappa des pieds et des poings les parois de son étroite prison.

 

Mais les sons de l’orgue couvrirent ses appels désespérés. Mais lorsqu’il frappait plus fort, les moines, impassibles, mugissaient :

 

– Miserere nobis… Dies iræ ! Dies illa !

 

Et quand cet interminable office prit fin, les moines se retirèrent comme ils étaient venus : en procession lente et solennelle. Les desservants éteignirent les cierges de l’autel. Tout retomba dans le silence et la pénombre. Enfin, autour du catafalque, faiblement éclairé par quelques lampes d’argent qui tombaient de la voûte, il n’y eut plus que les quatre moines porteurs… Tout n’était pas fini encore…

 

Pardaillan sentit ses cheveux se hérisser et un frisson d’horreur le parcourut de la nuque aux talons quand il entendit un de ces moines demander, avec une indifférence placide :

 

– La fosse de ce malheureux est-elle creusée ?

 

– Il y a plus d’une heure qu’elle est prête.

 

– Alors dépêchons-nous de le porter en terre, car voici qu’il est l’heure de souper.

 

Et Pardaillan sentit qu’on le soulevait, qu’on l’emportait.

 

Alors, rassemblant toutes ses forces, la bouche collée contre le judas, il cria :

 

– Mais je suis vivant !… Sacripants, vous n’allez pas m’enterrer vivant !…

 

Comme s’ils eussent été sourds, les quatre sinistres porteurs continuèrent imperturbablement leur route, le cahotant abominablement, n’apportant aucune précaution dans l’accomplissement de leur funèbre et abominable besogne, uniquement préoccupés qu’ils étaient de se rendre au plus vite au réfectoire.

 

Si le chevalier pu tirer sa dague, nul doute qu’il ne se fût poignardé à ce moment pour s’épargner l’horrible supplice d’être enterré vif. Mais il n’était pas muré dans un cercueil ordinaire. Celui-ci était beaucoup plus bas et plus étroit que tout ce qui se faisait habituellement. Il était, là-dedans, littéralement tassé et pressé. Et malgré tous ses efforts, il ne put parvenir à saisir l’arme libératrice.

 

Bientôt il sentit un air plus frais caresser son visage qu’il tenait obstinément collé contre le judas. Il se vit au grand air, dans un jardin, et il frissonna :

 

– Le cimetière !…

 

Si l’office des morts lui avait paru d’une lenteur mortelle, la marche vers le trou suprême lui parut s’accomplir avec une rapidité fantastique. C’est qu’il espérait encore qu’un miracle s’accomplirait en sa faveur et il comprenait que lorsqu’il serait dans le trou, que la terre pèserait sur lui lourde et glaciale, tout espoir de délivrance serait à jamais perdu.

 

Déjà les porteurs s’arrêtaient.

 

Il sentit qu’on le posait assez rudement sur un sol meuble.

 

Il perçut distinctement le glissement des cordes sous le cercueil qui soulevé, glissa doucement et tomba mollement au fond de la fosse.

 

Une voix de basse tonitrua :

 

– Requiescat in pace !

 

Et, les autres, en chœur, répondirent :

 

– Amen !

 

Et la terre s’abattit lourdement sur lui avec un bruit sourd qui résonnait jusqu’au plus profond de son être.

 

Alors Pardaillan s’abandonna. Et avec une résignation où perçait encore et malgré tout une pointe de raillerie, il murmura :

 

– Cette fois-ci, me voici mort et enterré !

 

Cet accès de désespoir ne dura pas longtemps. Presque aussitôt il se ressaisit et recommença à crier furieusement, à talonner le couvercle à grands coups, à se meurtrir les coudes et les épaules en s’efforçant de faire éclater les parois.

 

Combien de temps s’écoula ainsi ?

 

Des minutes ou des heures ?

 

Il n’en eut pas conscience.

 

Et comme pour la centième fois peut-être, s’arc-boutant de toutes ses forces décuplées par le désespoir et la rage, il essayait de faire sauter le couvercle, tout à coup, au moment où il râlait, à bout de forces et de courage, sur une faible poussée de l’épaule, le couvercle s’ouvrit comme de lui-même, eût-on dit.

 

– Mort de tous les diables ! Tripes de tous les saints ! Par le pied fourchu de Satan ! Par le ventre de ma mère ! se soulagea Pardaillan, coup sur coup.

 

Il était livide, hagard, tremblant de fureur et d’horreur. Il respira à grands coups comme s’il n’eût pu rassasier ses poumons et passa machinalement sa main sur son front d’où coulaient de grosses gouttes de sueur. Il était à genoux au milieu de son cercueil et regardait autour de lui sans voir, avec des yeux de fou, ne pensant qu’à fuir.

 

Il ne remarqua pas qu’il était dans un jardin et non dans un cimetière comme il l’avait cru. Il ne remarqua même pas que sa fosse n’avait presque pas de profondeur et que toute la terre qu’on avait jetée sur lui, à pleines pelletées, s’était, par suite de quelque agencement spécial, éparpillée à droite et à gauche, laissant le cercueil bien dégagé.

 

Il ne remarqua rien, il ne vit rien… qu’une chose :

 

C’est qu’il était vivant et libre, qu’il avait de l’air et de l’espace devant lui, et que maintenant, enragé de vengeance, il était résolu à tordre le cou de ce scélérat d’Espinosa qui avait combiné le supplice sans nom qu’on venait de lui infliger, et que, sa bonne rapière au poing, bravant la mousquetade, il se sentait enfin de force à tenir tête à tous les sbires de l’inquisiteur, fussent-ils légion.

 

Enfin, sa tête en feu un peu rafraîchie par l’air frais du soir – la nuit commençait à tomber – ayant retrouvé un peu de sang-froid, il escalada lestement la fosse et à pas rudes et allongés, avec cette foudroyante rapidité de décision qu’il avait dans l’action, il se dirigea droit vers une porte dérobée située juste en face de lui.

 

Arrivé devant la porte, il tira sa rapière, la fit siffler d’un air terrible, et brusquement il ouvrit.

 

La porte donnait sur une cour occupée militairement par une compagnie d’hommes d’armes.

 

Pardaillan fit résolument deux pas en avant. Tout de suite il se heurta à l’officier de garde commandant la troupe, lequel, en le voyant, s’écria d’un air étonné :

 

– Monsieur de Pardaillan ! D’où sortez-vous donc ?

 

Pardaillan entendit-il ou n’entendit-il pas ? Il ne comprit qu’une chose : c’est que l’officier ne cherchait pas à lui barrer le passage.

 

Il répondit froidement par une autre question :

 

– Par où sort-on ?

 

Il crut du moins avoir répondu froidement. En réalité, il hurla sa question d’un air terrible et menaçant, à peu près comme il eût crié :

 

– Place, ou je vous tue !

 

Au reste, sans attendre la réponse, il tourna à droite, au hasard, sans savoir, et s’éloigna à grands pas.

 

L’officier cria à son tour :

 

– Eh ! monsieur de Pardaillan !… pas par là !

 

Et comme le chevalier continuait son chemin sans se tourner, sans se détourner d’un pouce, l’officier courut après lui, le saisit par le bras et dit, très poliment :

 

– Vous vous trompez, monsieur de Pardaillan, ce n’est pas par là qu’on sort… c’est par ici.

 

Et, du doigt, il désignait la direction opposée.

 

– Vous dites, monsieur ? hoqueta Pardaillan stupide d’effarement, ne sachant s’il rêvait ou s’il était éveillé.

 

L’officier répondit paisiblement :

 

– Vous m’avez fait l’honneur de me demander où était la sortie. Je vous fais remarquer que vous vous trompez… La sortie est à gauche et non à droite.

 

– Ah çà ! monsieur, gronda Pardaillan qui se sentait devenir fou, vous n’êtes donc pas là pour m’arrêter ? Vous n’avez donc pas ordre de me meurtrir ?

 

– Quelle plaisanterie, monsieur, fit l’officier en souriant. J’ai, il est vrai, reçu l’ordre d’arrêter quiconque se présentera devant moi. Mais cet ordre ne concerne pas M. de Pardaillan, pour lequel, au contraire, on nous a ordonné d’avoir tous les égards dus au représentant de S. M. le roi de Navarre.

 

Le chevalier regarda l’officier jusqu’au fond des yeux. Il vit qu’il était de bonne foi. Il rengaina aussitôt et, saluant à son tour l’homme qui lui parlait la tête découverte :

 

– Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois que j’ai pris la fièvre… là… dans ces couloirs.

 

– Cela se voit, dit l’officier, toujours souriant et aimable.

 

Et il ajouta avec un empressement qui paraissait sincère :

 

– Désirez-vous que je fasse appeler un médecin de Sa Majesté ?

 

– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan avec cette exquise urbanité qui, chez lui, avait tant de prix. Je me sens mieux… Ce ne sera rien.

 

Et à part lui, il murmura entre haut et bas :

 

– Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens si je comprends rien à ce qui m’arrive !

 

À ce moment une voix, qu’il reconnut aussitôt, dit avec calme :

 

– Ne vous avais-je pas donné ma parole que vous pourriez sortir comme vous étiez entré ?

 

– Espinosa ! gronda Pardaillan. Mais d’où sort-il donc ?

 

Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi de terre.

 

Pardaillan s’approcha d’Espinosa jusqu’à le toucher et, les yeux flamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, était l’indice d’une colère blanche refrénée à force de volonté, il lui dit en plein visage :

 

– Vous arrivez à propos, monsieur. Il me semble que nous avons un compte à régler !

 

Espinosa ne broncha pas. Ses yeux ne se baissèrent pas devant l’éclair qui jaillit des prunelles du chevalier. Avec ce calme imperturbable qui lui était particulier, il reprit paisiblement :

 

– Si vous ne m’aviez pas fait l’injure de douter de cette parole, si vous aviez passé avec confiance au milieu des troupes, comme vous venez de le faire, un peu tard, vous n’auriez pas vécu ces quelques heures de transes mortelles. C’est une leçon que j’ai voulu vous donner, monsieur. En même temps, c’est un avertissement. Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient les apparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir et dans ma main, comme vous l’avez été dans ce palais.

 

Et avec un accent où perçait, comme malgré lui, une sorte d’intérêt :

 

– Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous êtes l’homme des luttes épiques sous le soleil éclatant, face à face et les yeux dans les yeux. Mais vous n’entendez rien à ces luttes sournoises et tortueuses, dans l’ombre et les ténèbres. Rentrez chez vous, en France, monsieur de Pardaillan ; ici vous serez broyé, et vraiment j’en aurais du regret, car vous êtes un brave.

 

Pardaillan allait répliquer vertement. Déjà Espinosa avait disparu sans qu’il eut discerné par où ni comment, le laissant ébahi de cette disparition soudaine autant que de tout ce qui venait de lui arriver.

 

XVII

OÙ BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES

 

Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin. Quand il en sortit, la nuit était venue.

 

Comme on était en été, à une époque où les jours sont encore longs, il calcula mentalement qu’il avait dû passer de huit à neuf heures à errer dans les couloirs et les souterrains, et sur ces huit à neuf heures, il en avait bien passé trois ou quatre dans le cercueil.

 

– Je voudrais bien voir la figure que ferait M. d’Espinosa si on lui infligeait pareil supplice, maugréait-il en s’éloignant à grands pas. La nasse métallique où m’enferma, l’an passé, la douce Fausta, comparée au séjour que je viens de faire, était un lieu de délices. Cordieu ! l’horrible invention ! Comment ne suis-je pas devenu fou ? Est-il possible que des êtres humains puissent avoir l’idée d’infliger de tels supplices à leurs semblables ?… Décidément, M. mon père avait grandement raison, lorsqu’il me disait : « L’humanité, chevalier, n’est qu’un vaste troupeau de loups. Malheur à l’honnête homme qui s’aventure au milieu de ce troupeau ! Il sera déchiré, dévoré, mis en pièces !… »

 

Et c’était admirable que cet homme pût garder une telle lucidité d’esprit après une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les cerveaux les plus fermes.

 

Cependant on ne supporte pas impunément de telles secousses sans que le physique s’en ressente un peu. Si Pardaillan, avec cette force de caractère qui faisait de lui un être vraiment exceptionnel, avait pu reconquérir assez de calme et de sang-froid pour philosopher non sans ironie, il n’avait pu retrouver avec la même facilité ses forces épuisées.

 

Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond des prunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.

 

Et tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car la nuit était tout à fait venue, il bougonnait :

 

– C’est la faim qui m’affaiblit et me fait tituber ainsi. Maître Manuel, la perle des hôteliers d’Espagne, n’aura, je crois, jamais assez de provisions dans son auberge de La Tour pour apaiser la fringale qui me dévore.

 

Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculer Gargantua lui-même.

 

Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement, il se fût sans doute aperçu que depuis sa sortie du palais quatre ombres s’étaient attachées à ses pas et le suivaient à distance respectueuse avec une patience inlassable.

 

Mais Pardaillan, nous l’avons dit, ne rêvait pour le moment que ripaille et beuverie. La vérité nous oblige à dire qu’il en avait réellement besoin. Aussi, plus la route lui paraissait longue et pénible, et plus s’allongeait le menu qu’il élaborait dans sa tête.

 

Mais si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nous avons pour devoir de renseigner le lecteur, et c’est pourquoi nous le prions de revenir quelques heures en arrière, au moment précis où Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillan après s’être fait attribuer le commandement des trois ordinaires.

 

Bussi-Leclerc était un maître en fait d’armes dont la réputation était solidement établie par plus de vingt duels où il avait toujours blessé ou tué son homme… sans compter ses innombrables assauts avec tous les maîtres prévôts, spadassins et traîneurs de rapière les plus réputés, assauts dont il était toujours sorti vainqueur.

 

Cette réputation de maître invincible, c’était l’orgueil, la gloire, l’honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu’à tout. Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésiter sacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneur même.

 

Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour où Pardaillan l’avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.

 

Désarmé ! lui ! Bussi-Leclerc l’invincible ! Il en avait pleuré de rage et de honte.

 

Le plus terrible, c’est qu’après avoir subi cette douloureuse humiliation, il avait longuement et savamment étudié la passe dans la solitude de la salle d’armes. Et sûr enfin de tenir à fond le coup préalablement et victorieusement expérimenté sur tout ce qui avait un nom dans l’art de manier une épée, il s’était à différentes reprises mesuré avec son vainqueur – une fois même, dans des conditions étranges et fantastiques, toutes à son avantage à lui, Bussi-Leclerc – et, dans toutes ces rencontres, il s’était fait honteusement désarmer.

 

La dernière mésaventure de ce genre lui était arrivée récemment, en Espagne même, au moment où ayant rejoint Fausta, il s’était inopinément heurté à Pardaillan, qu’il avait bravement attaqué. Car Bussi était brave, très brave.

 

Cette mésaventure lui avait été plus douloureuse encore que les précédentes, parce qu’à la suite de cette rencontre – la quatrième – qu’il était venu chercher si loin, il avait dû s’avouer lui-même que jamais il n’arriverait à toucher ce diable d’homme qui, par surcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.

 

Car Bussi-Leclerc, ne pouvant parvenir à toucher l’infernal Pardaillan, en était arrivé à désirer qu’un coup mortel l’étendît raide sur le carreau, lui, Bussi, préférant la mort à ce qu’il considérait comme un déshonneur.

 

Pardaillan, c’était donc le déshonneur vivant de Bussi lui-même.

 

– Or puisque Pardaillan – et que la foudre m’écrase à l’instant même si je sais pourquoi ! – s’obstine à ne pas me meurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse ! rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre.

 

« Oui, mais comment l’atteindre ? Chaque fois que je croise le fer avec lui, mon épée, comme si la carogne trouvait le désir de montrer sa grâce et sa légèreté, s’envole d’elle-même et s’en va parader dans les nues. C’est à croire que le diable lui prête ses ailes, et au fait… j’y pense… il y aurait de la magie là-dessous que je n’en serais pas étonné. »

 

Et le brave Bussi, frissonnant à cette pensée d’une intervention des puissances infernales, content tout de même d’avoir trouvé cette explication, qui lui paraissait très sincèrement plausible, de ses multiples défaites, n’en continuait pas moins à chercher comment il pourrait occire Pardaillan. Et il mâchonnait furieusement :

 

– Tête et ventre ! mort du diable ! il faudra que j’en arrive là, moi, Bussi !

 

Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foi ni loi… mais il n’était pas un assassin !

 

Et c’était la pensée d’un assassinat qu’il traduisait par ces mots : « en arriver là », c’était cela qui l’enrageait, qui le faisait verdir de honte et le plongeait dans des accès de fureur indescriptibles.

 

– Et pourtant, songeait-il en sacrant et en assénant de furieux coups de poing sur les meubles, pourtant je ne vois pas d’autre moyen.

 

Et peu à peu cette idée d’un assassinat, contre laquelle il se révoltait, s’insinuait en lui. Il avait beau la chasser, elle revenait, tenace, tant et si bien qu’il finit par s’écrier :

 

– Eh bien, soit ! descendons jusque-là s’il le faut !… Aussi bien, il ne m’est plus possible de continuer à vivre ainsi, et tant que cet homme vivra, la pensée de mon déshonneur m’assassinera de rage ! Allons !…

 

Et tout en se couvrant d’injures et d’invectives, tout en se chargeant lui-même d’imprécations à faire frémir tout un corps de garde, il ceignit son épée et sa dague, s’enveloppa dans son manteau, et à grands pas, en maugréant toutes sortes de jurons et de malédictions, il s’en fut chercher les trois ordinaires qu’il emmena incontinent.

 

Il était environ sept heures du soir lorsqu’ils arrivèrent à l’Alcazar, où Bussi s’informa.

 

– Je ne crois pas que M. l’ambassadeur de S. M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l’officier qu’il interrogeait.

 

Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea : « Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besogne faite ? Si pourtant le maudit Pardaillan était proprement occis dans quelque recoin du palais !… Je n’en serais pas réduit à un assassinat, moi, Bussi ! »

 

Frémissant d’espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tous quatre se blottirent dans une encoignure de la place qu’on appelle aujourd’hui plaza del Triumfo, et ils attendirent. Leur attente ne fut pas longue. Un Peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut le chagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place en titubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi qui grinça :

 

– Par les tripes de messire Satan ! non seulement ce papelard d’Espinosa l’a laissé échapper, mais encore il me semble qu’il l’a traité magnifiquement, car l’infernal Pardaillan me paraît avoir bu copieusement !

 

Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puis ils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons, se faufilant sous les arcades, se tapissant dans les encoignures.

 

Plus d’une fois déjà ils auraient pu l’assaillir et le surprendre avec des chances de succès. Mais Bussi-Leclerc manquait de résolution. Quoi qu’il en eût et malgré qu’il se couvrit littéralement d’injures variées et d’exhortations forcenées, il hésitait toujours à frapper par derrière, et lorsqu’enfin il allait agir, il constatait, non sans une secrète satisfaction que l’occasion était momentanément perdue.

 

Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l’objet, le chevalier s’était engagé sur les quais, lieu propice, s’il en fût, à l’exécution d’un mauvais coup. On eût pu croire qu’il cherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est que nouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, que lui avait indiqué Cervantès, Pardaillan, avec son habituelle insouciance du danger, n’avait pas cru devoir se mettre à la recherche d’un chemin plus sûr.

 

D’ailleurs il enrageait de faim et de soif et n’aspirait qu’à s’asseoir au plus tôt devant une table plantureusement garnie. Dès lors, à quoi bon perdre du temps par des voies inconnues.

 

Or, comme il allait d’un pas qui se faisait plus ferme et plus assuré le long des quais encombrés et déserts, une ombre, surgie d’un coin sombre, se dressa devant lui, et une voix glapit lamentablement :

 

– Por Christo crucificado, una limosna ! (La charité, au nom du Christ crucifié !)

 

Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu, se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n’avait pas les idées préconçues de tout le monde. Dans ce cas particulier, nouvellement échappé, comme par miracle, à une mort affreuse, il eût considéré comme une mauvaise action de ne pas soulager une misère, si anormales que fussent les conditions dans lesquelles elle se présentait à lui.

 

Il se fouilla donc vivement. Mais ce faisant, par une habitude devenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d’un coup d’œil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.

 

Ce mendiant, quoi qu’il se tînt courbé humblement, paraissait taillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rude tignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visage était enfoui sous un épaisse barbe noire, inculte.

 

Il sembla au chevalier qu’il avait déjà vu quelque part ces yeux fuyants. Mais ce ne fut qu’une impression vague et fugitive. Cette physionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui et il tendit une pièce d’or au mendiant ébloui qui se courba jusqu’à terre en égrenant tout un chapelet de bénédictions.

 

Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vague compassion.

 

Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressa brusquement.

 

Sa face humble et implorante l’instant d’avant paraissait maintenant terrible. Ses yeux étincelaient d’une joie sauvage et ses lèvres avaient ce rictus du fauve couvant sa proie. Son bras se leva dans un geste foudroyant, et une lame courte, large, acérée, jeta dans la nuit une lueur blafarde.

 

Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu – geste mortel – du mendiant. Ils s’immobilisèrent, se tapirent dans l’ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allait s’accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès de joie délirante, hoqueta :

 

– Mort du diable ! s’il nous débarrasse de Pardaillan, la fortune de ce mendiant est faite !

 

Au même instant, le chevalier pensait :

 

– Où diable ai-je vu ces yeux-là ?… Et cette voix !… Il me semble l’avoir entendue déjà !…

 

Et, machinalement, il se retourna.

 

Le bras armé du mendiant ne retomba pas. Il se courba plus bas que jamais et nasilla éperdument :

 

– Mil gracias, señor !… Muchas gracias, señor !… (Grand merci, seigneur !)

 

Pardaillan n’avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussant les épaules et murmura à part lui :

 

– Bah ! tous ces mendiants se ressemblent ici !

 

Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda :

 

– Brute !… Il le laisse échapper !

 

Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse, résolu à faire payer la déconvenue qu’il venait d’éprouver par une magistrale correction appliquée en passant au trop maladroit mendiant.

 

Mais il eut beau regarder et chercher dans l’ombre, le mendiant avait disparu comme par enchantement.

 

Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l’Or et s’était engagé dans la rue étroite et sombre où était située l’auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, le perron, faiblement éclairé de l’intérieur.

 

– Il faut en finir ! grogna Bussi-Leclerc au paroxysme de la rage.

 

Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, la dague au poing, allait de ce pas souple et silencieux qu’ont les grands félins à l’affût. Quelques pas encore le séparaient de l’homme qu’il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la dague levée, il franchit d’un bond la distance en rugissant :

 

– Enfin ! je te tiens !

 

À cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans le silence de la nuit :

 

– À vous, monsieur de Pardaillan ! Prenez garde !

 

Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui le fit trébucher dans son élan. De son côté, Pardaillan s’était jeté brusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l’atteindre entre les deux épaules, ne fit que l’effleurer au bras.

 

En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier et le couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cet intrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitié railleur, et murmura en dégainant, sans se presser :

 

– Don César !

 

El Torero, car c’était bien lui qui venait d’arriver si fort à propos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avec une anxiété qui toucha profondément le chevalier :

 

– Vous n’êtes pas blessé, monsieur ?

 

– Non, mon enfant, rassurez-vous, fit doucement le chevalier.

 

– Par la Trinité sainte ! j’ai eu peur, monsieur, dit don César.

 

Et il se mit à rire de bon cœur.

 

Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline, qui s’étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l’épée haute. Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé rouler sur les cailloux pointus qui pavaient la rue, se relevait en sacrant comme un païen et tous quatre ils chargèrent avec ensemble.

 

Pardaillan, dès qu’il s’était trouvé l’épée à la main, en présence d’un danger matériel, bien défini, avait instantanément retrouvé toute sa vigueur et surtout ce calme et ce sang-froid qui le faisaient si redoutable dans l’action.

 

Il avait du premier coup d’œil reconnu à qui il avait affaire, et en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à don César :

 

– Adossons-nous contre cette maison… Ces braves ne seront pas tentés de nous prendre par derrière.

 

La manœuvre s’accomplit avec promptitude et décision et lorsque les quatre foncèrent ils trouvèrent deux pointes longues et acérées qui les reçurent sans faiblir.

 

Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des trois ordinaires et de Bussi écumant. L’intervention soudaine et imprévue de don César faisait avorter piteusement leur coup. Il ne pouvait plus être question d’atteindre Pardaillan, et bien qu’ils fussent quatre contre deux, ils se sentaient en infériorité.

 

En effet, les séides de Fausta n’ignoraient pas que Pardaillan, à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous les quatre réunis. Ils savaient qu’ils ne pouvaient l’avoir que par un coup de traîtrise.

 

Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes et leur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pour comble, voici qu’un inconnu, tombé ils ne savaient d’où, venait bravement seconder les efforts de celui qu’ils croyaient tenir. Et le pis est que cet inconnu de malheur paraissait manier son épée avec une maîtrise incontestable. C’était vraiment jouer de malheur.

 

Non seulement Pardaillan leur échappait du coup, mais encore ils auraient bien du mal à sauver leur peau, car il était évident que Pardaillan n’allait pas les ménager. Au bout du compte ils se trouvaient pris alors qu’ils croyaient prendre.

 

Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme un éclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ils étaient braves, somme toute, comme leur amour-propre se trouvait engagé, pas un instant la pensée ne leur vint d’abandonner la partie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer très honorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.

 

Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait :

 

– Bonsoir, messieurs !… Vous voulez donc me meurtrir un peu ?

 

– Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit, d’ailleurs paré avec une remarquable aisance, monsieur, nous vous avons averti pas plus tard que ce matin.

 

– C’est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sans nulle raillerie, je me souviens… Je me souviens même si bien que, vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommes qui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.

 

En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisait hurler Bussi, rouge de honte, étranglant de fureur, Pardaillan ne rendait aucun coup. Il avait l’œil à tout ; son épée, qui paraissait animée d’une vie intelligente, se trouvait partout à la fois, mais c’était pour parer comme en se jouant et non pour attaquer. Et cela ne lui suffisant pas encore, après s’être rendu compte que don César était un second digne de lui, il lui disait de sa voix mordante :

 

– Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, ce sont de braves gentilshommes.

 

Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, se contentait de parer, couvert d’ailleurs par l’épée étincelante et magique du chevalier qui trouvait moyen de parer même les coups destinés à son second qui, sans lui, eût été touché à deux reprises différentes.

 

Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pas même l’avoir vu.

 

Ils étaient près du patio de l’auberge. Au bruit, la porte s’était ouverte, Cervantès était apparu dans l’entrebâillement. Il avait mis tout de suite l’épée à la main et avait voulu se ranger auprès de ses deux amis, mais le chevalier l’avait cloué sur place en disant paisiblement :

 

– Ne bougez pas, cher ami… Ces messieurs seront tôt lassés.

 

Et Cervantès, qui commençait à connaître Pardaillan, n’avait pas bougé. Mais il gardait l’épée à la main, prêt à intervenir à la moindre défaillance.

 

Et, à la lueur de la lune, sous un ciel constellé d’étoiles, Manuel, l’hôtelier, et des consommateurs accourus derrière Cervantès assistèrent effarés à ce spectacle fantastique de deux hommes – d’un seul homme eût-on aussi bien pu dire, tant l’épée de Pardaillan se multipliait, était à tout et partout à la fois – tenant tête à quatre forcenés, hurlant, jurant sacrant, bondissant, frappant à droite, à gauche, de la pointe, du revers des coups furieux, imperturbablement parés, jamais rendus.

 

Et s’adressant toujours à Chalabre, Sainte-Maline et Montsery :

 

– Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quand vous serez fatigués, nous arrêterons. Remarquez toutefois que je pourrais en finir tout de suite en vous désarmant l’un après l’autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger à de galants hommes tels que vous.

 

Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, en continuant cet étrange combat, avaient compté que Pardaillan finirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dès qu’ils virent qu’ils s’étaient trompés et que leurs adversaires s’obstinaient sans que rien pût les faire changer d’attitude, leur ardeur se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, qui étant le plus jeune était toujours le plus primesautier dans ses mouvements, abaissa son épée en disant :

 

– Mordiable ! je ne saurais continuer la lutte dans ces conditions.

 

Et il rengaina sans attendre l’assentiment de ses compagnons.

 

Comme s’ils n’eussent attendu que ce signal, Chalabre et Sainte-Maline firent de même, et s’inclinant galamment :

 

– Nous rougirions de nous obstiner, fit Sainte-Maline.

 

– D’autant que cela pourrait aller longtemps ainsi, ajouta Chalabre.

 

Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il répondit gravement :

 

– C’est bien, messieurs.

 

Alors, alors seulement, il parût apercevoir Bussi qui ne désarmait pas, lui, et écartant d’un geste don César, il marcha droit à l’ancien gouverneur de la Bastille. Et tandis qu’il avançait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait. Et en reculant, Bussi, les yeux exorbités fixés sur les yeux de Pardaillan, y lisait le sort qui l’attendait, et dans son esprit en délire, il clama :

 

– Ça y est !… Il va me désarmer encore… toujours !…

 

Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien au monde ne saurait lui épargner cette dernière humiliation qu’il sentit son cerveau chavirer. Il eut autour de lui ce regard angoissé de la bête aux abois. Brusquement il baissa la pointe de sa rapière et râla dans un sanglot atroce :

 

– Pas ça ! pas ça !… Tout, hormis ça !…

 

Alors Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n’aimaient pas Bussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoure indomptable, virent avec une émotion poignante le spadassin jeter lui-même son épée à toute volée derrière lui et se ruer tête baissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlant désespérément :

 

– Tue-moi !… Mais tue-moi donc !

 

Si Pardaillan n’avait écarté précipitamment son fer, c’en était fait de Bussi-Leclerc.

 

Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper, Bussi-Leclerc, comme un fou, s’arracha les cheveux, se meurtrit la figure à coups d’ongles et criant :

 

– Oh ! démon ! il ne me tuera pas !…

 

Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et avec un accent où il y avait plus de tristesse que de colère :

 

– Non, je ne vous tuerai pas, Jean Leclerc.

 

Et Bussi se mordit les poings jusqu’au sang, car en l’appelant Leclerc tout court Pardaillan lui infligeait encore une humiliation cuisante. On sait, en effet, que le maître d’armes s’appelait Leclerc simplement, et que, de son autorité privée, il avait ajouté à son nom celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise. Or, Jean Leclerc, devenu Bussi-Leclerc, tenait essentiellement à ce qu’on lui donnât ce nom qu’il se targuait, non sans orgueil, d’avoir illustré – à sa manière. Et s’il acceptait encore qu’on l’appelât Bussi, en revanche il ne tolérait pas qu’on l’appelât Leclerc.

 

Pardaillan, impassible, reprit :

 

– Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j’en aurais le droit… À chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer. Moi, j’ai toujours agi sans haine avec vous… Je me suis contenté de parer vos coups et de vous désarmer, ce que vous ne pouvez me pardonner. Je vous ai connu geôlier et j’ai été votre prisonnier. Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arrêter, sachant que ma tête était mise à prix. Aujourd’hui, vous avez descendu un échelon de plus dans l’ignominie[18] et vous avez voulu m’assassiner, lâchement, par derrière. Oui, certes, j’aurais le droit de vous tuer, Jean Leclerc !

 

– Mais tue-moi donc ! répéta Bussi affolé.

 

Pardaillan secoua la tête et, froidement :

 

– Je comprends votre désir, dit-il, mais ce serait vraiment trop simple… et au surplus je ne suis pas un assassin, moi ! Mais pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi qui ne vous ai jamais rien fait… si ce n’est d’exercer vos jambes… j’ai droit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Or ma vengeance, la voici : je vous fais grâce, Leclerc… Mais sachez-le bien, si vous aviez eu le courage d’affronter mon fer, si vous m’aviez combattu loyalement, vaillamment, comme un gentilhomme, cette fois-ci je ne vous eusse pas désarmé et peut-être même vous eussé-je fait la grâce de vous toucher… Mais vous vous êtes désarmé vous-même. Leclerc, vous vous êtes dégradé vous même… Restez donc ce que vous avez voulu être.

 

Bussi fit entendre un râle étouffé et se boucha les oreilles avec ses deux poings, pour ne plus entendre la voix implacable qui reprenait :

 

– Allez donc, Leclerc, je vous fais grâce de la vie, à seule fin que vous puissiez vous répéter votre vie durant : après avoir été geôlier et pourvoyeur de bourreau, Leclerc s’est ravalé au rang d’assassin. Après s’être fait assassin, Leclerc s’est jugé indigne de croiser le fer avec un gentilhomme et s’est désarmé lui-même. Allez !

 

Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, mais Bussi-Leclerc en avait entendu plus qu’il n’en pouvait supporter. Bussi-Leclerc, qui s’était jeté courageusement sur le fer de Pardaillan ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injures débitées posément, d’une voix presque apitoyée. Il prit sa tête à deux mains et, se martelant le front à coups de poings furieux, il s’enfuit en hurlant comme un chien qui hurle à la mort.

 

Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les trois ordinaires, pâles et raides d’émotion contenue :

 

– Messieurs, fit-il en saluant de son geste le plus gracieux, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu, ce matin, la généreuse pensée de m’offrir vos services, je n’ai pas voulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que je pouvais le faire. Mais, ajouta-t-il, d’un ton plus rude et en fronçant le sourcil, mais n’oubliez pas que je me crois dégagé envers vous maintenant… Évitez, messieurs, de vous heurter à moi… N’ayant plus de raison de vous ménager, je me verrais contraint de vous meurtrir, ce dont j’aurais du regret, croyez-le bien.

 

Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissement profond cet homme extraordinaire qui, attaqué à l’improviste par trois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osait leur dire en face, sans forfanterie, comme la chose la plus naturelle du monde, qu’il n’avait pas voulu les tuer. Et ce qui redoubla leur ébahissement, ce fut de voir ces trois braves accepter ces paroles sans protester et comme l’expression de la plus rigoureuse vérité, car ils se contentèrent de saluer gracieusement.

 

– Nous reconnaissons volontiers que vous avez agi de fort galante façon avec nous, dit Sainte-Maline.

 

– Trop galamment même, ajouta Chalabre, car vous ne nous devez rien, monsieur, quoi qu’il vous plaise de dire.

 

– Quant à ne plus nous heurter à vous, je crains fort, monsieur, que nous ne puissions vous donner satisfaction sur ce point, dit Montsery en montrant ses dents blanches dans un sourire.

 

– Dis plutôt, Montsery, qu’il est certain que nous nous rencontrerons encore, monsieur et nous, puisque, aussi bien, nous ne sommes venus en Espagne que dans cette intention.

 

Pardaillan écoutait très gravement, en approuvant de la tête, et Sainte-Maline ajouta encore :

 

– Croyez bien, monsieur, que nous ferons de notre mieux pour vous épargner le regret de nous tuer.

 

– Ajoute, Sainte-Maline, que si M. de Pardaillan veut bien nous dire qu’il éprouverait un certain regret à nous enlever la vie, nous serions, nous, franchement désolés de la perdre, conclut Montsery.

 

Et ils éclatèrent de rire.

 

– Au revoir, monsieur de Pardaillan !

 

– Nous vous laissons le champ libre.

 

– À vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujours grave.

 

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras et s’éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsi qu’il était de bon ton pour des mignons.

 

Pardaillan, demeuré immobile, entendit encore :

 

– Mordieu ! la piteuse figure que faisait le brave des braves, railla férocement une voix qu’il reconnut pour être celle de Montsery.

 

Puis il n’entendit plus rien. Alors il poussa un soupir mélancolique, haussa les épaules, et prenant le bras de don César :

 

– Allons souper, dit-il en l’entraînant vers l’auberge. Il me semble que vous devez avoir faim.

 

XVIII

DON CRISTOBAL CENTURION

 

Comme bien on pense, Pardaillan trouva l’hôtellerie sens dessus dessous. Manuel, l’hôtelier, Juana, sa fille, les servantes, tout le monde, au bruit de la bataille, s’était empressé d’accourir et avait assisté à toute la scène. Les fenêtres des maisons voisines elles-mêmes s’étaient prudemment entrebâillées pour permettre aux habitants de regarder. D’ailleurs il faut rendre justice à ces badauds : nul ne songea un instant à intervenir, soit pour prêter main-forte aux deux hommes qui en tenaient quatre en respect, soit pour essayer de les séparer.

 

Pardaillan avait un air qui faisait que, généralement, on se hâtait de le servir avec égards. Mais ce soir-là il ne put s’empêcher de sourire en voyant avec quelle célérité le personnel de l’auberge de la Tour, patron en tête, s’empressait de prévenir ses moindres désirs.

 

– Mon cher hôte, avait-il dit en rentrant, voici monsieur qui enrage de faim et de soif. Donnez-nous ce que vous voudrez, mais pour l’amour de Dieu, faites vite !

 

En un clin d’œil, la table avait été dressée dans le coin le mieux abrité du Patio, abondamment garnie de mets propres à aiguiser l’appétit, tels que : olives vertes, piments rouges, marinades diverses, saucissons et tranches de porc froid – menus hors-d’œuvre destinés à tromper la faim, flanqués d’un nombre imposant de flacons vénérables, aux formes diverses, proprement alignés en bataille, le tout d’un aspect fort réjouissant… surtout pour un homme qui, enterré vivant, avait pu penser que jamais plus il ne lui serait donné de se délecter à si appétissant spectacle.

 

Bien entendu, pendant ce temps, l’hôte, rué à ses fourneaux, s’activait en conscience et se disposait à envoyer l’omelette bien mordorée, les pigeons cuits à l’étouffée, les côtes d’agneau grillées sur des sarments bien secs, plus quelques bagatelles comme pâtés divers, tranches de venaison, truitons frits, arrosés d’un jus de citron, ce, en attendant la pièce rare, la grande nouveauté, le régal du jour, importé d’Amérique et vulgarisé par des pères jésuites, savoir : un magnifique dindonneau farci et cuit à la broche devant un feu bien vif[19]. Enfin, pour couronner dignement le tout : le régiment des marmelades, compotes, gelées, confitures, pâtes de fruits divers, accompagné de l’escadron des flans, tartes, échaudés, oublies renforcés par les fruits frais de la saison.

 

Tandis que le personnel de l’hôtellerie s’activait à son service, Pardaillan remplit trois coupes sans mot dire, invita d’un geste Cervantès et don César, vida la sienne d’un trait, la remplit et la vida une deuxième fois, et, en reposant la coupe sur la table :

 

– Ah ! morbleu ! cela fait du bien !… dit-il. Ce vin d’Espagne vous réchauffe le cœur et, par ma foi ! j’en avais besoin.

 

– En effet, dit Cervantès qui l’observait avec une attention soutenue, vous êtes pâle comme un mort et paraissez ému… Je ne pense pourtant pas que ce soit le combat que vous venez de soutenir qui vous ait ainsi frappé… Il y a certainement autre chose.

 

Pardaillan tressaillit et regarda un instant Cervantès en face, sans répondre. Puis, haussant les épaules :

 

– Asseyez-vous là, dit-il en s’asseyant lui-même, et vous ici, don César.

 

Sans se faire autrement prier, Cervantès et don César prirent place sur les sièges que leur indiquait le chevalier. S’adressant à don César et faisant allusion à son intervention qui l’avait préservé du coup de poignard de Bussi :

 

– Je vous fais mon compliment, dit-il. Vous n’aimez pas, à ce que je vois, laisser traîner longtemps une dette derrière vous.

 

Le jeune homme rougit de plaisir, plus encore pour le ton et l’air affectueux dont ces paroles furent prononcées, que pour les paroles elles-mêmes. Et avec cette franchise et cette loyauté qui paraissaient être le fond de son caractère, il répondit vivement :

 

– Ma bonne étoile m’a fait arriver à point pour vous éviter un mauvais coup, monsieur, mais je ne suis pas quitte envers vous ; au contraire, me voici à nouveau votre débiteur.

 

– Comment cela, monsieur ?

 

– Eh ! monsieur, n’avez-vous pas paré pour moi plusieurs coups qui m’eussent indubitablement atteint… si vous n’aviez veillé sur moi !

 

– Ah ! fit simplement Pardaillan, vous avez remarqué cela ?

 

– Nécessairement, monsieur.

 

– Ceci prouve que vous savez garder tout votre sang-froid dans l’action, ce dont je vous félicite vivement… C’est une qualité précieuse qui vous rendra service dans l’avenir.

 

Et changeant de sujet, brusquement :

 

– Maintenant, si vous m’en croyez, attaquons toutes ces victuailles qui doivent être succulentes, si j’en juge par leur mine, fort appétissante, ma foi. Nous causerons en mangeant.

 

Et les trois amis commencèrent bravement le massacre des provisions accumulées devant eux.

 

* * * * *

 

Pendant que Pardaillan répare ses forces épuisées par un long jeûne, les fatigues et les émotions d’une journée si bien remplie, il nous faut revenir pour un instant à un personnage dont les faits et les gestes sollicitèrent notre attention.

 

Nous voulons parler de cet étrange mendiant qui, en reconnaissance d’une aumône royale que lui avait généreusement faite le chevalier de Pardaillan, n’avait rien trouvé de mieux que de le menacer de son poignard, par derrière, et s’était soudain évanoui pendant que Bussi-Leclerc le cherchait dans l’ombre, avec l’intention peu charitable, mais bien arrêtée, de lui infliger une correction soignée.

 

Le mendiant, qui d’ailleurs ne soupçonnait nullement la menace suspendue sur sa tête, s’était tout simplement glissé entre les marchandises qui encombraient le quai, avait gagné une des nombreuses ruelles qui aboutissaient au Guadalquivir, et s’était élancé en courant dans la direction de l’Alcazar.

 

Arrivé à une des portes du palais, le mendiant dit le mot de passe et montra une sorte de médaille. Aussitôt, la sentinelle, sans paraître autrement surprise, s’effaça respectueusement.

 

Le mendiant, d’un pas délibéré, s’engagea dans le dédale des cours et des couloirs, qu’il paraissait connaître à fond, et parvint rapidement à la porte d’un appartement à laquelle il frappa d’une manière spéciale. Un grand escogriffe de laquais vint lui ouvrir aussitôt, et sur quelques mots que le mendiant lui dit à l’oreille, il s’inclina avec déférence, ouvrit une porte et s’effaça.

 

Le mendiant pénétra dans une chambre à coucher. Cette chambre était celle du dogue de Philippe II, don Inigo de Almaran, plus communément appelé Barba-Roja, lequel, présentement, le bras droit entouré de bandes et de compresses, se promenait rageusement, en proférant d’horribles menaces à l’adresse de ce Français, ce Pardaillan de malheur, qui lui avait presque démis un bras.

 

Au bruit, Barba-Roja s’était retourné. En voyant devant lui une espèce de mendiant sordide, il fronça terriblement les sourcils, et déjà s’apprêtait à foudroyer l’impudent quémandeur, lorsque celui, saisissant son épaisse barbe noire, arracha d’un tour de main ladite barbe qui lui couvrait le bas de la figure et la tignasse qui lui tombait jusqu’aux yeux.

 

– Cristobal ! s’exclama Barba-Roja. Enfin, te voilà !

 

Si Pardaillan se fût trouvé là, il eût reconnu dans celui que Barba Roja venait d’appeler Cristobal, le familier qu’il avait délicatement jeté hors du patio le jour de son arrivée à l’hôtellerie de la Tour.

 

Qu’était-ce donc que ce Cristobal ? Le moment nous paraît venu de faire plus ample connaissance avec lui.

 

Don Cristobal Centurion était un pauvre diable de bachelier comme il y en avait tant à cette époque en Espagne. Jeune, vigoureux, intelligent, instruit, il avait résolu de faire son chemin et d’arriver à une haute situation. C’était plus facile à décider qu’à réaliser. Surtout lorsqu’on ne se connaît plus de père ni de mère et qu’on a été instruit et élevé que par la charité d’un vieux brave homme d’oncle, lui-même pauvre curé de campagne, dans un royaume où prêtres et moines sont légion.

 

Il commença d’abord par se décharger de ces vains scrupules qui sont l’apanage des sots et la pierre d’achoppement de tout ambitieux fermement résolu à réussir. L’opération se fit avec autant plus de facilité que les susdits scrupules, on peut le croire, n’encombraient pas précisément la conscience du jeune Cristobal Centurion. Devenu plus léger il n’en demeura pas moins ce qu’il était avant, pauvre à faire pitié au Job de biblique mémoire. Mais comme les efforts louables qu’il avait faits pour détester sa conscience méritaient somme toute une récompense, le diable la lui donna en lui suggérant l’idée d’alléger son vieux curé d’oncle de quelques doublons que le brave homme avait parcimonieusement économisés en se privant durant de longues années, et qu’il avait précautionneusement enfouis dans une sûre cachette, non pas si sûre pourtant que le jeune drôle ne la découvrit après de longues et patientes recherches.

 

Comme tout bon Castillan, il se prétendait de famille noble, et sans doute l’était-il, pourquoi pas ? Mais il est de fait qu’il eût été fort empêché de produire ses parchemins si quelqu’un se fût avisé de les lui demander.

 

Muni de ce maigre pécule, subtilement emprunté à la prévoyance avunculaire, le bachelier Cristobal, devenu don Cristobal Centurion, se hâta de gagner au large et se mit en quête de quelque puissant protecteur. Ceci était dans les mœurs de l’époque. Il y avait en ce temps un don Centurion que Philippe II venait de créer marquis de Estepa. Don Cristobal Centurion se découvrit incontinent une parenté indéniable – du moins elle lui parut telle – avec ce riche seigneur. Cristobal s’en fut le trouver tout droit et réclama de lui l’assistance que tout seigneur en faveur à la cour doit à un parent pauvre et obscur. Le marquis de Estepa était un de ces égoïstes comme il y en a malheureusement trop. Il demeura intraitable. Et non seulement ce mauvais parent ne voulut rien entendre, mais encore il déclara tout net à son infortuné homonyme que s’il s’avisait encore de se réclamer d’une parenté que lui, marquis de Estepa, s’obstinait à nier contre toute évidence, il ne se gênerait nullement de le faire bâtonner par ses gens à seule fin de lui montrer péremptoirement qu’un Centurion obscur et sans le sou ne saurait raisonnablement être le parent d’un Centurion riche et marquis, et si la bastonnade ne suffisait à le convaincre, Dieu merci ! le marquis avait assez de pouvoir pour faire jeter dans quelque cul de basse-fosse l’importun Cristobal.

 

La menace des coups de bâton produisit une impression pénible sur don Cristobal Centurion. La menace d’un internement qui risquait fort de durer autant que durerait sa vie lui dessilla les yeux, et il s’aperçut alors qu’il s’était trompé et qu’en effet le seigneur marquis n’était pas de sa famille. Il renonça donc à réclamer une assistance qu’on avait le droit de lui refuser, puisque, en conscience, il n’y avait aucun droit.

 

Durant quelques années, il continua de vivre, ou, pour mieux dire, de mourir lentement de faim, du produit vague de non moins vagues besognes.

 

Il se fit soldat et apprit à manier noblement une épée. Puis il se fit détrousseur de grands chemins et il apprit à manier non moins noblement le poignard. Ayant acquis des notions sérieuses sur la manière de se servir convenablement d’à peu près toutes les armes en usage à l’époque, il mit généreusement ses talents à la disposition de ceux qui ne les possédaient point ou, les ayant, manquaient du courage nécessaire à leur emploi, et moyennant une honnête rétribution, il vous délivrait de quelque ennemi acharné ou vengeait une offense mortelle, un honneur outragé.

 

Comme il continuait à étudier par plaisir, comme il était d’ailleurs merveilleusement doué, il était devenu un vrai savant en philosophie, en théologie et en procédures de toutes sortes. Et pour varier ses occupations et en même temps accroître quelque peu ses maigres ressources, entre un coup de poignard et une arquebusade, il donnait une leçon à celui-ci, passait une thèse pour le compte de celui-là, écrivait un sermon pour le compte de tel prédicateur, voire de tel évêque à court d’éloquence, ou encore rédigeait les attendus de tel magistrat ou, indifféremment, les plaidoiries de tel avocat.

 

C’était en résumé un spécimen assez rare, même à une époque pourtant fertile en phénomènes de tous genres : moitié bravo et moitié prêtre.

 

Or, un jour, comme il cherchait dans ses souvenirs d’enfance – ce qu’il appelait : fouiller dans ses papiers de famille – il se rappela qu’une de ses arrière-cousines avait, autrefois, épousé le cousin de l’arrière-cousin de don Inigo de Almaran, personnage considérable, promu à l’honneur de veiller directement sur les jours de Sa Majesté Catholique et d’exécuter à la douce ceux que la haine du roi lui désignait lorsqu’elle ne pouvait les atteindre ouvertement, au grand jour.

 

Don Centurion se dit que ce coup-ci, sa parenté était claire, évidente, palpable, et que l’illustre Barba-Roja – qui, somme toute, faisait en haut de l’échelle sociale, et pour le compte du roi, ce que, lui, Centurion faisait en bas, pour le compte de tout le monde – ne pouvait manquer de le comprendre et de le bien accueillir.

 

Il se trouva qu’en effet Barba-Roja comprit admirablement le parti qu’il pourrait tirer d’un sacripant instruit et vigoureux, décidé à tout, capable de tenir tête au casuiste le plus subtil, capable d’en remontrer au légiste le plus madré, et, en même temps, capable de diriger et exécuter adroitement un coup de main où l’emploi de la force devenait nécessaire.

 

Il lui apparut que pour l’exécution de certaines expéditions mystérieuses qu’il entreprenait de temps en temps, soit pour le compte du roi, soit pour son propre compte, cet homme qui lui tombait du ciel serait le lieutenant idéal qu’il n’aurait jamais osé espérer. Sans compter que ce second providentiel se doublerait d’un conseiller avisé, capable de le diriger sûrement dans le taillis, inextricable pour lui, des affaires d’État, civiles, militaires ou religieuses – religieuses surtout – dans lequel il risquait à chaque instant de trébucher et de se casser les reins.

 

Don Cristobal Centurion eut donc cette bonne fortune de se voir bien accueilli. Sa parenté fut reconnue sans discussion et son nouveau cousin le fit entrer d’emblée à la General Inquisicion suprema avec des appointements qui, pour si modestes qu’ils fussent, n’en parurent pas moins mirifiques au bravo habitué depuis longtemps à vivre de longs jours avec quelques réaux, Dieu sait combien péniblement gagnés !

 

Au moment où nous le présentons au lecteur, don Centurion, fort bien vu de ses chefs, qui avaient pu apprécier ses divers mérites, était en passe de faire doucettement son chemin et il se tâtait pour savoir s’il resterait laïque et se ferait résolument homme de guerre, ou s’il entrerait dans les ordres, ce qui pouvait lui permettre d’aspirer à tous les emplois, y compris celui de grand inquisiteur qu’il entrevoyait confusément dans ses rêves, sans oser encore se l’avouer à lui-même.

 

Au fond, il penchait pour cette dernière solution, car s’il était devenu homme d’action, par éducation première il avait gardé une prédilection marquée pour l’étude. Et ce bravo, qui maniait le poignard avec une maîtrise incomparable, avait gardé les manières papelardes et onctueuses d’un homme d’église, habile à dissimuler, prompt à se courber humblement devant plus fort que lui, quitte à se redresser avec arrogance devant un plus faible, rancunier et haineux, mais capable de refouler sa haine durant des années.

 

Dans de telles conditions, dire que don Centurion était tout dévoue à Barba-Roja serait quelque peu exagérer.

 

Une fois pour toutes il s’était débarrassé de tout sentiment encombrant, et la reconnaissance était au nombre de ceux-là. Mais s’il n’avait aucune reconnaissance pour son bienfaiteur, il était trop intelligent pour n’avoir pas compris que tant qu’il ne se sentirait pas assez fort pour voler de ses propres ailes, il lui faudrait s’appuyer sur quelqu’un de puissant. Ainsi compris, son dévouement pour son cousin était réel et profond puisque en travaillant pour son protecteur il travaillait pour lui-même.

 

Ah ! si quelqu’un de plus puissant s’était offert à l’employer, il n’eût pas hésité à lâcher et au besoin à trahir odieusement le confiant Barba-Roja. Mais comme nul ne songeait encore à se l’attacher, il restait momentanément foncièrement attaché à son cousin. Tiens ! en se dévouant aveuglément pour cette brute, n’était-ce pas pour son propre avenir qu’il travaillait ?

 

Tel était l’homme qui venait d’entrer chez Barba-Roja au moment où le molosse vaincu tournait autour de sa chambre comme un fauve en cage, gardant une sombre rancune de sa récente défaite, proférant des menaces terribles à l’adresse de celui qui lui avait infligé cette double humiliation de le battre, lui, Barba-Roja, le fort des forts, devant qui chacun tremblait, et pour comble, de le battre sous les yeux du roi et des courtisans amusés.

 

– Eh bien ? interrogea-t-il anxieusement.

 

Centurion haussa dédaigneusement les épaules et répondit d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, mais où perçait, malgré lui, une sourde irritation et une rancune furieuse :

 

– Eh bien, c’était prévu ! Mgr le grand inquisiteur, pour des raisons que je ne saisis pas, a jugé bon de le laisser échapper.

 

– Sang du Christ !… Que la fièvre maligne étrangle le damné prêtre qui s’avise de jouer à la générosité !… Malheur de moi !… si cet homme vit, je reste déshonoré, moi, et je perds la confiance du roi et je n’ai plus qu’à me retirer dans quelque cloître et y crever de honte et de macération !… Il me faut une revanche, entends-tu, Cristobal ! une revanche éclatante… Sans quoi le roi va me chasser comme un chien qui a perdu ses crocs…

 

Ces paroles jetèrent la consternation dans l’âme du dévoué Centurion. La disgrâce du dogue de Philippe II entraînait sa déconfiture à lui. C’était l’écrasement fatal des vastes projets échafaudés par son ambition. Il lui fallait donc à tout prix s’employer de son mieux à éviter cette catastrophe à son cousin, puisque lui-même devait en être la première victime. Aussi fût-ce très sincèrement qu’il répondit non sans quelque mélancolie :

 

– J’entends bien, mon cousin. Mais vous exagérez quelque peu, à mon sens. Sa Majesté ne peut raisonnablement vous faire un crime d’avoir trouvé votre maître. À bien considérer les choses, j’estime que dans votre malheur vous avez encore du bonheur.

 

– Comment cela ?

 

– Sans doute. Il aurait pu se faire que vous fussiez tombé sur un Espagnol désireux de vous supplanter auprès du roi, et vous eussiez été irrémissiblement perdu. Au lieu de cela, vous avez eu la bonne fortune de tomber sur un Français, et qui mieux est, sur un ennemi de Sa Majesté. Vous voilà bien tranquille : celui-là ne cherchera pas à prendre votre place… Vous restez, aux yeux du roi, comme aux yeux de tous, l’homme le plus fort de toutes les Espagnes. Dès lors, pourquoi se priver de vos services ? Qui prendre pour vous remplacer ? On ne change pas un bon cheval pour un mauvais. Vous avez été vaincu ? Soit. Les plus grands capitaines éprouvent parfois des revers…

 

– Peut-être as-tu raison, en effet, dit Barba-Roja qui avait écouté attentivement. Mais, n’importe, il me faut une vengeance.

 

– Oh ! pour cela, dit Centurion sous le sourcil duquel jaillit une lueur fauve, je suis de votre avis. Et si vous avez une dent contre le Français qui vous a mis à mal, j’en ai une aussi, et d’une belle longueur, je vous en réponds…

 

– Enfin, l’as-tu vu ? Où est-il ? Que fait-il ?

 

– Il doit être maintenant rentré à son hôtel où je suppose qu’il se restaure. Je l’ai vu et je lui ai parlé. À telles enseignes qu’il m’a fait l’aumône… Il faut croire que le drôle est même fort riche car il m’a bien donné une pistole, par ma foi !

 

– Tu l’as vu, gronda Barba-Roja, tu lui as parlé et…

 

– Je vous entends, mon cousin, dit Centurion avec un sourire livide. S’il a échappé, croyez bien que ce n’est pas le fait de ma volonté. Il faut croire qu’une providence veille sur lui car, comme j’allais lui enfoncer le poignard que voici entre les deux épaules, il s’est retourné à point nommé et, diable ! nous connaissons tous deux la force redoutable du sire. Je n’ai pas demandé mon reste, j’ai filé vivement, et me voici.

 

Et avec une explosion de joie sauvage, il reprit :

 

– Nous le tenons, mon cousin ! Je cerne l’auberge et je le prends mort ou vif, dussé-je démolir la bicoque pierre à pierre ou la brûler de la cave au grenier.

 

– Bon ! grogna Barba-Roja tout joyeux, c’est cela, grille-le comme un pourceau !… Prends autant d’hommes qu’il en faudra et cours, je le voudrais déjà voir les tripes au vent… Quel malheur que le scélérat m’ait à moitié désarticulé le bras !… Je n’aurais laissé à personne le soin de mener à bien cette affaire… Ma vengeance serait plus complète si je la pouvais exercer moi-même, mais enfin il faut savoir se contenter de ce que l’on a.

 

– Pour ce qui est de mener à bien la chose, dit Centurion avec une joie frénétique, vous pouvez vous en rapporter à moi.

 

Et avec un grincement hideux :

 

– La haine que vous portez au sire de Pardaillan est bénigne comparée à celle que je lui porte, moi, et si vous lui voudriez voir les tripes au vent, je lui voudrais, moi, manger le cœur !

 

– Il t’a fort mal accommodé, toi aussi.

 

Centurion hocha doucement la tête et, avec un calme sinistrement résolu :

 

– Dieu aidant, j’espère lui rendre avec usure ce qu’il m’a fait, dit-il. Mais la question n’est pas là… S’il n’y avait eu qu’à agir, je n’aurais, certes, pas perdu de temps. Il s’agit de savoir si je dois opérer.

 

– Certainement ! fit violemment Barba-Roja. Je t’en donne l’ordre formel.

 

– Entendons-nous, mon cousin, dit Centurion avec un sourire narquois. Vous m’aviez donné l’ordre de rechercher et de vous amener cette petite Giralda, pour laquelle vous êtes féru d’amour. Je vous ai obéi comme je le devais, et ce n’est certes pas ma faute si je n’ai pas réussi. Qui pouvait prévoir qu’il se trouverait un homme assez audacieux pour résister aux ordres du Saint-Office ? Or, grâce à l’intervention de ce Pardaillan, qui ne respecte rien – que le Ciel le foudroie ! – j’ai échoué et j’ai été désavoué par mes supérieurs… mieux, j’ai été puni pour avoir agi sans ordres… L’ordre venait de vous, mon cousin, mais comme vous n’avez pas jugé à propos de le proclamer et de me couvrir, pensant que vous aviez de bonnes raisons pour agir ainsi, je n’ai écouté que mon dévouement pour vous et je me suis tu, et j’ai accepté la punition sans murmurer.

 

– En effet, dit Barba-Roja, plutôt gêné, j’avais des raisons toutes spéciales pour ne pas me mêler à cette affaire. Mais je me souviendrai de ton dévouement, et d’abord, comme il n’est pas juste que tu aies été puni par ma faute, prends ceci.

 

Ceci était une bourse qui parut sans doute convenablement garnie au dévoué Centurion, car il eut une grimace de jubilation et, tout en serrant précieusement la bourse sous ses loques de mendiant, il répondit :

 

– Ce que j’en ai dit était, comme on dit, pour parler, mon cousin, et non pour vous inciter à pareille munificence.

 

– Je sais, fit majestueusement Barba-Roja. Mais où voulais-tu en venir ?

 

– À ceci, mon cousin : qui me dit qu’il ne m’arrivera pas avec ce Pardaillan ce qui m’est arrivé avec la Giralda ? Que je réussisse, comme je l’espère, ou que j’échoue, qui me dit que Mgr d’Espinosa ne se fâchera pas ? Si mon action contrarie ses projets, c’en est fait de moi. Cette fois-ci je tâte du cachot et dame… vous ne l’ignorez pas mon cousin, on sait bien quand on entre au cachot, on ne sait jamais quand on en sortira.

 

– Enfin, dit Barba-Roja impatienté, explique-toi clairement. Que veux-tu ?

 

– Je veux, dit froidement Centurion, un ordre écrit de votre main, à seule fin d’être complètement couvert au cas où ce que je vais entreprendre ne serait pas du goût de Mgr le grand inquisiteur.

 

– N’est-ce que cela ? Que ne le disais-tu plus tôt ! fit Barba-Roja en se dirigeant vers un cabinet d’ébène qui ornait sa chambre.

 

Mais après avoir ouvert le meuble, il s’arrêta et, considérant piteusement son bras en écharpe :

 

– Au fait, dit-il, comment veux-tu que je m’y prenne pour écrire avec mon bras malade ?

 

– Ventre de veau ! murmura Centurion désappointé, c’est vrai, j’avais oublié le bras malade. Et pourtant, reprit-il avec cette froideur qui dénotait une résolution bien arrêtée, pourtant je n’agirai pas sans un ordre écrit.

 

– Diable ! fit Barba-Roja perplexe, comment faire en ce cas ?

 

Centurion parut réfléchir un instant et :

 

– Ne pourriez-vous, dit-il, faire signer cet ordre au roi ?

 

Barba-Roja haussa ses larges épaules.

 

– Me vois-tu, fit-il du bout des lèvres, allant dire au roi : Sire, vous plairait-il de me signer l’ordre de meurtrir le sire de Pardaillan ? Je serais bien reçu, par ma foi ! et c’est du coup que je pourrais faire mes paquets… s’il ne m’arrivait quelque chose de pire.

 

– C’est vrai ! c’est vrai ! acquiesça Centurion en se pinçant le lobe de l’oreille, geste machinal qu’il affectionnait quand il était plongé dans de graves méditations.

 

Et tout à coup, en coulant en dessous un coup d’œil sur Barba-Roja :

 

– Il y aurait bien un moyen, fit-il.

 

– Lequel ? fit vivement le colosse, qui était de bonne foi.

 

– Un blanc-seing !… dit Centurion d’un air très détaché, mais en étudiant toujours du coin de l’œil Barba-Roja hésitant.

 

– Oh ! fit-il, comme tu y vas ! Sais-tu que ceux que j’ai ici portent la signature du roi ?

 

– Je le sais… C’est justement ce qu’il faut.

 

– Sais-tu qu’ils sont contresignés du grand inquisiteur ?

 

– Cela n’en vaut que mieux.

 

– Sais-tu qu’avec un de ces parchemins, convenablement rempli, on peut échapper à toute sanction, on peut exiger main forte de toutes les autorités civiles ou religieuses ?

 

L’œil de Centurion eut une lueur aussitôt éteinte.

 

– Mon cousin, fit-il froidement, je vous ferai remarquer que le temps passe et qu’en tardant davantage, nous courons le risque de trouver l’oiseau déniché.

 

Barba-Roja eut un geste de fureur concentrée et, toujours hésitant, il murmura :

 

– Diable ! un blanc-seing…

 

En disant ces mots, machinalement il fouillait Cristobal jusqu’au fond de l’âme.

 

Alors, le voyant ébranlé, Centurion, de son air le plus indiffèrent :

 

– Au fait, vous avez peut-être raison. Somme toute, je ne suis pas pressé, moi. J’attendrai que vous soyez en état de me signer l’ordre… Il est vrai que pareille occasion ne se présentera peut-être pas de sitôt et que le sire de Pardaillan en profitera probablement pour tirer au large, mais je suis bien tranquille : je peux attendre patiemment l’heure de la vengeance. Et quant à vous, vous ne serez sans doute pas en peine pour si peu et vous saurez bien, je pense, reconquérir toute la faveur du roi… Après tout, notre sire n’est pas aussi féroce que vous l’imaginez…

 

Barba-Roja se décida brusquement.

 

– Me jures-tu de ne pas faire un mauvais usage de ce parchemin ? dit-il.

 

– Eh ! quel profit illicite voulez-vous qu’un pauvre diable comme moi puisse tirer de ce méchant carré de parchemin ? Si encore c’était un bon sur le Trésor, je comprendrais… Mais ça !…

 

Barba-Roja ouvrit un tiroir secret du cabinet. Il y prit un des blancs-seings dont il disposait pour l’exécution des ordres secrets du roi et le tendit à Centurion en disant :

 

– Tiens ! tu me rendras ceci après l’expédition.

 

Centurion prit le parchemin d’un air très détaché, mais si Barba-Roja avait pu discerner l’éclair de triomphe qui s’alluma soudain dans l’œil du familier, nul doute qu’il ne lui eût arraché à l’instant le redoutable papier.

 

Mais Barba-Roja ne discerna rien. Il ne vit qu’une chose : c’est qu’il allait se venger de Pardaillan et rétablir du coup son crédit qu’il croyait ébranlé.

 

Centurion enfouit le précieux parchemin sous ses loques et se dirigeant vers la porte :

 

– À bientôt, mon cousin, dit-il. Je n’ai pas un instant à perdre et cependant il me faut aller changer ce costume.

 

Déjà Centurion avait ouvert la porte, lorsque Barba-Roja, avec une timidité étrange chez ce colosse, murmura :

 

– Cristobal !…

 

Centurion repoussa la porte et attendit. Mais voyant que Barba-Roja, très embarrassé, ne pouvait se résoudre à parler, il lui dit avec cette brusque familiarité qu’il ne se permettait que dans le tête-à-tête :

 

– Les moments sont précieux, l’homme peut nous échapper. Voyons, videz votre sac une bonne fois, mais faites vite…

 

– Cette jeune fille, fit le colosse en rougissant.

 

– La Giralda ?… Voilà donc où le bât vous blesse, railla Centurion narquois.

 

Sans relever la raillerie, Barba-Roja reprit :

 

– Ne pourrais-tu… si l’occasion se présente… faire d’une pierre deux coups ?…

 

– Cela se peut faire, dit Centurion avec un mince sourire, si toutefois la jeune fille est à l’auberge… car autrement, souvenez-vous que quiconque veut courir deux lièvres à la fois risque fort de les manquer tous les deux.

 

– Mais si elle est là ? insista Barba-Roja.

 

– Si elle est là, je ferai de mon mieux et peut-être serai-je plus heureux que l’autre jour.

 

– Tu es un bon parent, Cristobal, fit Barba-Roja, dont le visage s’éclaira.

 

Et avec un accent empreint d’une passion sauvage et violente :

 

– Si tu réussis, si tu me livres cette jeune fille, demande-moi tout ce que tu voudras !…

 

– Je n’aurai garde d’oublier la promesse, fit Centurion entre haut et bas.

 

Et tout haut :

 

– Je vais travailler de façon à satisfaire à la fois votre haine et votre amour.

 

Et sur ces mots il s’éclipsa.

 

XIX

LE SOUPER

 

Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le brave Centurion, et en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu’il venait d’arracher à la naïveté de Barba-Roja, il répétait à chaque instant, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même d’une chose qui lui paraissait incroyable :

 

– Riche ! Je suis riche !… Enfin ! je vais donc pouvoir déployer mes ailes et montrer ce dont je suis capable !

 

Comme il traversait la place du Palais en faisant des rêves merveilleux, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’avoir l’œil aux aguets, une ombre, surgie de derrière un pilier, se dressa soudain devant lui. Centurion s’arrêta et demanda à voix basse :

 

– Eh bien ? L’homme ?

 

– Il a été attaqué par quatre gentilshommes, presque à la porte de l’auberge. Il les a mis en fuite.

 

– À lui tout seul ? demanda Centurion sur un ton d’incrédulité.

 

– Il lui est venu du secours.

 

– Qui ?

 

– El Torero.

 

– Et maintenant ?

 

– Il vient de se mettre à table avec El Torero et un grand diable qu’il a appelé Cervantès.

 

– Bon ! je connais.

 

– Ils en ont bien pour au moins une heure à s’empiffrer.

 

– Tout va bien ! Retourne à ton poste, et s’il y a du nouveau, viens m’avertir à la maison des cyprès.

 

L’ombre s’éclipsa instantanément. Centurion reprit sa course dans la nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense, et arriva rapidement sur les berges du fleuve.

 

À quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroit désert, une maison solitaire, d’assez belle apparence, se dissimulait, prudemment tapie au centre de massifs de palmiers, d’orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils parfums. Tout autour de cette première barrière de fleurs et de verdure, une double rangée de cyprès géants dressaient leur impénétrable et sombre feuillage comme un rideau opaque opposé à l’indiscrète curiosité des passants égarés dans ce lieu solitaire. Le rideau de cyprès était entouré lui-même d’une muraille assez élevée qui gardait la mystérieuse demeure et la défendait contre toute intrusion intempestive.

 

Centurion s’en fut droit à une porte bâtarde percée dans la muraille, du côté opposé au fleuve. Il frappa d’une certaine façon et la porte s’ouvrit aussitôt. Il traversa le jardin en homme qui connaît son chemin, contourna la maison et, après avoir franchi les marches d’un perron monumental, il pénétra dans un vaste et somptueux vestibule.

 

Quatre laquais, revêtus d’une livrée de nuance discrète et très sobre d’ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule où le bachelier-bravo était sans doute attendu, car sans qu’une parole fût prononcée, un des laquais souleva une lourde tenture de velours et l’introduisit dans un cabinet meublé avec un luxe d’une richesse inouïe.

 

Ce n’était sans doute pas la première fois qu’il pénétrait dans ce cabinet, car le familier jeta à peine un regard distrait sur les splendeurs qui l’environnaient. Il était resté campé au milieu de la pièce, plongé dans des pensées couleur de rose, à en juger par le sourire qui errait sur ses lèvres minces.

 

Une apparition blanche surgit soudain d’une merveilleuse portière de brocart, soulevée par une main invisible et s’avança d’un pas lent et majestueux.

 

C’était Fausta.

 

Centurion se courba dans une révérence qui ressemblait à un agenouillement et, se redressant à demi, attendit respectueusement d’être autorisé à parler.

 

– Parlez, maître Centurion, dit Fausta de sa voix harmonieuse et sans paraître remarquer l’étrange costume du personnage.

 

– Madame, dit Centurion toujours courbé, j’ai le blanc-seing.

 

– Donnez, dit Fausta sans manifester la moindre émotion.

 

Centurion tendit le parchemin que venait de lui confier Barba-Roja.

 

Fausta le prit, l’étudia attentivement et demeura un long moment rêveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et, toujours impassible, de son pas lent et un peu théâtral, elle alla s’asseoir devant une table et traça quelques lignes de sa fine écriture sur un parchemin qu’elle tendit au familier en disant :

 

– Quand vous voudrez, vous passerez à ma maison de la ville et, sur le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingt mille livres promises.

 

Centurion saisit le bon d’une main frémissante et le parcourut d’un coup d’œil.

 

– Madame, fit-il d’une voix tremblante d’émotion, il y a erreur, sans doute…

 

– Comment cela ? Ne vous ai-je pas promis vingt mille livres ? dit Fausta, très calme.

 

– Précisément, madame… et vous me remettez un bon de trente mille livres !

 

– Les dix milles livres en surplus sont pour récompenser la célérité avec laquelle vous avez exécuté mes ordres.

 

Centurion se courba plus que jamais.

 

– Madame, fit-il avec sincérité, vous êtes vraiment souveraine par la générosité.

 

Un fugitif sourire de mépris vint arquer les lèvres de Fausta.

 

– Allez, maître, dit-elle simplement, de son ton d’irrésistible autorité.

 

Centurion ne bougea pas.

 

– Qu’est-ce ? fit Fausta sans impatience. Parlez, maître Centurion.

 

– Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j’ai la joie de vous annoncer que je tiens le sire de Pardaillan.

 

Fausta était restée assise devant la table. En entendant ces mots elle se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur le bravo presque prosterné, elle répéta, comme si elle n’eût pu croire ses oreilles :

 

– Vous avez dit que vous tenez Pardaillan !… Vous ?…

 

Rien ne saurait traduire ce qu’il y avait d’incrédulité et de souverain mépris dans le ton de ces paroles.

 

Cependant, avec une modeste assurance, Centurion reprit :

 

– J’ai eu l’honneur de le dire, madame.

 

Fausta fit deux pas dans la direction du sbire et, le fixant opiniâtrement :

 

– Expliquez-vous, dit-elle.

 

– Voici, madame : le sire de Pardaillan est en ce moment attablé dans une hôtellerie dont toutes les issues sont gardées par mes hommes. En sortant d’ici je prends avec moi dix braves lurons dont je réponds comme de moi-même, nous envahissons l’hôtellerie en question et nous cueillons l’homme…

 

– L’homme !… Qui ça, l’homme ? interrompit Fausta, artiste trop raffinée pour ne pas être furieusement choquée par ce qu’il y avait de déconcertant dans ce fait exorbitant : Pardaillan pris par cet espion doublé d’un bravo.

 

Et Centurion, déconcerté par le ton violent de cette interruption, balbutia :

 

– Mais… Pardaillan…

 

– Dites : M. le chevalier de Pardaillan, gronda Fausta.

 

– Ah ! fit Centurion de plus en plus éberlué. Soit ! Nous arrêtons M. le chevalier de Pardaillan et nous vous l’amenons… à moins que vous ne préfériez que nous l’expédions proprement ad patres… ce qui serait peut-être préférable, ajouta-t-il avec une intonation haineuse.

 

Fausta réfléchissait :

 

« Je me disais aussi, qu’un ignoble sbire, qu’un bravo de bas étage réussisse à s’emparer d’un homme tel que Pardaillan, c’est au contraire au sens naturel des choses. »

 

Et à voix haute, sans nulle raillerie :

 

– Voilà ce que vous appelez tenir Pardaillan ?… Vous vous ferez tuer, vous et vos dix braves.

 

– Oh ! fit Centurion incrédule, vous croyez, madame ?

 

– J’en suis sûre, dit froidement Fausta.

 

– Qu’à cela ne tienne… je prendrai vingt hommes, trente, s’il le faut.

 

– Et vous vous ferez battre… Vous ne connaissez pas le chevalier de Pardaillan.

 

Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d’un geste impérieux. Elle retourna à sa table et griffonna de nouveau quelques lignes. Quand elle eut terminé :

 

– Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres… Il est à vous si vous le voulez.

 

– À moi !… s’exclama Centurion ébloui. Que faut-il faire ?

 

– Je vais vous le dire, répondit Fausta.

 

Alors, d’une voix calme et posée, elle donna ses instructions au bravo attentif. Quand elle eut terminé, elle plia le bon, le mit dans son sein avec le blanc-seing et dit :

 

– Si vous réussissez, ce bon est à vous.

 

– C’est comme si je le tenais, fit Centurion, avec un sourire sinistre.

 

– Allez, donc. Il n’y a plus un instant à perdre.

 

– Madame !… fit Centurion avec une hésitation et un embarras soudains.

 

– Qu’est-ce encore ?

 

– Vous m’aviez promis que la petite bohémienne ne serait pas livrée à don Almaran.

 

– Eh bien ? fit Fausta en l’étudiant attentivement.

 

– Eh bien, je désire savoir si cette promesse tient toujours. Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une émotion étrange, je ne suis qu’un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n’a fait que loger le diable dans sa bourse… C’est vous dire que les cinquante mille livres que je devrai à votre générosité représentent pour moi une fortune considérable, inouïe… Pourtant, cette fortune, je l’abandonnerais de grand cœur contre l’assurance que jamais la Giralda ne sera livrée à cette brute de Barba-Roja.

 

– Tu l’aimes donc bien ? demanda Fausta de son air paisible.

 

Sans répondre, Centurion joignit les mains en une extase muette.

 

– Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeune fille ne sera par ma volonté, livrée à ton parent. Et maintenant, va.

 

Centurion se courba jusqu’à terre et s’élança au dehors, ivre de joie.

 

Fausta resta un long moment rêveuse, combinant dans sa tête les derniers détails du guet-apens qui devait enfin faire disparaître de sa vie cet obstacle vivant qui la faisait trébucher dans toutes ses entreprises et qui s’appelait Pardaillan.

 

Ayant tout réglé jusque dans les plus petits détails, elle se leva et sortit du cabinet. Dans le corridor où elle s’engagea, elle s’arrêta devant une porte, poussa un judas invisible et regarda par la petite fente.

 

Une jeune fille, blottie dans un large fauteuil, en une pose adorable de grâce et de charme, paraissait sommeiller doucement, la tête penchée sur son épaule.

 

Cette jeune fille, c’était Giralda.

 

– Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout à l’heure.

 

Doucement elle repoussa le judas et poursuivit sa route. Parvenue au bout du corridor, elle ouvrit la dernière porte qu’elle trouva à main droite et entra.

 

La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était située au rez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé comme un entresol.

 

C’était une espèce de boudoir très simple, éclairé par une fenêtre protégée par des volets de bois qui paraissaient en assez mauvais état.

 

Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais qui se présenta aussitôt.

 

Celui-ci enleva tous les sièges qui garnissaient la pièce et repoussa du côté opposé à la fenêtre tous les meubles qui restaient en sorte que, lorsqu’il eut terminé sa besogne, il ne resta plus comme meubles qu’une petite table, un coffre et un cabinet placé dans une encoignure. En fait de siège, il ne resta qu’un large divan, sorte de lit de repos sur lequel s’amoncelaient des coussins de soie et de velours. Le divan était placé juste en face de la fenêtre en sorte qu’après cet agencement bizarre, une moitié de la pièce se trouva meublée et l’autre moitié, celle où était située la fenêtre, se trouva complètement dégarnie.

 

Toutes choses étant ainsi disposées suivant son idée, Fausta sortit, précédée du laquais portant un candélabre garni de cires allumées.

 

Le laquais, éclairant Fausta, parvint à une porte qu’il ouvrit et se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait aux caves. Le laquais descendit et, après maints détours, s’arrêta devant une porte de fer, qu’il ouvrit. Il posa son flambeau sur le seuil et se tint à l’écart, tandis que Fausta pénétrait dans un caveau, bas de plafond, sans aucune ouverture apparente autre que la porte, assez long, mais fort étroit, assez semblable comme forme à une baignoire de dimensions anormales. Les parois et le sol de ce caveau étaient recouverts de larges dalles de marbre blanc.

 

À la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieu qui n’avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire au flambeau, la leva en l’air et étudia minutieusement le plafond. Puis, satisfaite sans doute de son inspection, elle remit la cire en place, revint au milieu du caveau, fouilla dans son sein et en sortit une boîte minuscule, dans laquelle elle prit une petite pastille.

 

Sa pastille à la main, elle songea :

 

« Ceci m’a été vendu par Magni. Magni est un homme à Espinosa. Il m’a trompée déjà en me donnant pour du poison ce qui n’était qu’un narcotique[20]. N’en sera-t-il pas de même avec cette pastille ?… Peu importe après tout, mes précautions sont bien prises cette fois-ci… J’eusse voulu lui épargner une trop lente agonie, mais je n’ai plus le temps d’expérimenter ceci. Allons… »

 

Elle alla allumer le bout de la pastille à une des cires. Elle souffla légèrement pour activer la combustion et vint la déposer à terre, au milieu du caveau. De minces volutes d’une fumée bleuâtre et odoriférante s’échappèrent de la petite pastille qui se consumait lentement.

 

Fausta sortit alors. Le laquais s’approcha et ferma la porte à double tour.

 

– Vous irez jeter cette clé dans le fleuve, à l’instant, dit Fausta. Demain matin, à la première heure, vous ferez venir des maçons et vous ferez murer solidement cette porte.

 

Le laquais s’inclina en signe d’obéissance.

 

Et en remontant l’escalier, Fausta songeait :

 

« Qu’il vienne seulement… et rien ne pourra le sauver. Même pas moi… si j’en avais le désir. »

 

Et tandis que le laquais s’en allait docilement jeter la clé dans le Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre où dormait la Giralda, en murmurant :

 

– Allons styler la petite bohémienne.

 

Pendant que Fausta organise la mise en scène du guet-apens imaginé par elle, pendant que Centurion procède à l’exécution de ce guet-apens, Pardaillan devise paisiblement avec ses amis.

 

Les premiers moments du souper furent plutôt silencieux. Le chevalier avait surtout besoin de réparer ses forces et, ma foi, il s’en acquittait en conscience. Lorsque sa fringale fut un peu calmée, il demanda, entre deux bouchées, en s’adressant à don César :

 

– Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé à point nommé dans cette rue ?

 

– C’est très simple. M. de Cervantès et moi n’étions pas sans appréhensions au sujet de l’entrevue que vous deviez avoir avec le roi. Sans nous être concertés, nous nous trouvions ici vers midi, pensant vous y trouver. Ne vous voyant toujours pas revenir de l’Alcazar, nous y allâmes, espérant sinon vous y rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussent rassurés.

 

– Ah ! fit Pardaillan en le regardant en face, vous vous êtes inquiétés de moi ?… Qu’eussiez-vous fait si je ne fusse pas revenu ?

 

– Je ne sais pas, monsieur, dit naïvement don César. Mais il est certain que nous ne fussions pas restés inactifs… Nous aurions cherché à pénétrer dans le palais.

 

– Nous serions entrés, assura Cervantès.

 

– Et alors ? demanda Pardaillan, dont les yeux pétillaient de joyeuse malice.

 

– Alors il aurait bien fallu qu’on nous dît ce que vous étiez devenu… et dans le cas où on vous aurait arrêté, nous aurions cherché à vous délivrer… Nous aurions plutôt mis le feu au palais, n’est-ce pas, monsieur de Cervantès ?

 

Cervantès opina gravement.

 

Pardaillan vida son verre d’un trait, ce qui était manière de se donner une contenance, et, avec cet air naïf et narquois qu’il prenait dans ses moments de bonne humeur… ou d’émotion, il dit :

 

– Mais, cher ami, j’eusse brûlé aussi, en ce cas.

 

– Oh ! fit don César tout saisi, c’est vrai !… Je n’y avais point pensé.

 

– Et puis, quelle idée bizarre !… venir me chercher au palais, c’est la plus insigne folie que vous eussiez pu faire.

 

– Fallait-il donc vous abandonner ? s’indigna le Torero.

 

– Je ne dis pas… Mais pénétrer au palais pour m’en tirer, diable !… grommela Pardaillan.

 

Et, s’adressant à Cervantès, il reprit :

 

– Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant ou mort ?

 

Cervantès et don César échangèrent un regard furtif.

 

– Quelle question, fit Cervantès.

 

– Répondez toujours, insista Pardaillan en souriant.

 

– Il me semble que vous êtes bien vivant, que diable !… À preuve cette volaille que vous êtes en train de massacrer.

 

– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, dit froidement Pardaillan. Je suis mort… ou plutôt je suis le mort-vivant… À telle enseigne que, dûment et proprement cloué entre quatre planches, j’ai assisté à mon propre office, ce matin, ensuite de quoi j’ai bel et bien été descendu dans la fosse… Qu’avez-vous donc, Juana, ma mignonne ?

 

Cette question était motivée par le bris d’un flacon plein d’un vin généreux que Juana venait de laisser choir sur les dalles du patio au moment où le chevalier expliquait pourquoi et comment il était le mort-vivant.

 

– Oh ! fit Juana, rouge sans doute de confusion pour sa maladresse, est-ce vrai ce que vous dites, monsieur le chevalier ?

 

– Quoi donc ? mon enfant.

 

– Que vous avez été enterré vivant aujourd’hui ?

 

– Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez être obligée de remplacer le flacon que vous venez de briser… et c’est vraiment dommage car cet excellent liquide est fait pour nous abreuver et nous donner des forces et non pour laver les dalles de cette cour.

 

– C’est horrible ! frissonna Juana, qui, sous l’œil perspicace du chevalier, rougissait de plus en plus.

 

Cervantès et don César ne purent s’empêcher de frémir, et tandis que Cervantès murmurait :

 

– Affreux ! en effet.

 

Don César demandait anxieusement :

 

– Et vous vous êtes tiré de là ?

 

– Sans doute… puisque me voici.

 

– C’est donc cela que je vous ai vu si pâle ? fit Cervantès.

 

– Dame, écoutez, cher ami, quand on est mort…

 

– Sainte mère de Dieu ! marmotta Juana, en se signant.

 

– Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suis mort, je suis aussi vivant… puisque je suis mort-vivant…

 

Devant cette explication effarante, donnée avec un air paisible, Juana jugea prudent de battre précipitamment en retraite et se réfugia dans la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantès, ému autant qu’intrigué, disait :

 

– Expliquez-vous, chevalier, je devine à votre air que vous venez d’échapper à quelque terrible aventure.

 

– Eh, morbleu ! que voulez-vous que je vous dise de plus ?… Après avoir passé par le caveau des morts-vivants où j’ai été mis en bière, un peu malgré moi, comme bien vous pensez, j’ai été porté en terre, et voilà !… Vous ne connaissez pas ce caveau des morts-vivants ?… C’est une invention de M. d’Espinosa, que Dieu veuille me garder vivant jusqu’au jour où je lui aurai dit les quelques mots que j’ai à lui dire… Mais ce sont là histoires de l’autre monde… Versez-moi plutôt à boire et dites-moi, don César, comment vous êtes intervenu si fort à propos pour faire dévier le coup de poignard de Bussi-Leclerc.

 

– Diable d’homme ! murmura Cervantès ; ce n’est que par bribes qu’on peut lui arracher la vérité sur ses aventures.

 

Don César se contenta de répondre docilement :

 

– C’est comme je vous l’ai dit, monsieur, qu’étant inquiet, je ne pouvais tenir en place. Tandis que M. de Cervantès cherchait une combinaison qui nous permît de vous arracher aux griffes de l’inquisiteur, j’étais allé me mettre sur la porte extérieure du patio. C’est de là que j’ai vu s’élancer l’homme et que, n’ayant pas le temps de l’arrêter, j’ai crié pour vous avertir du danger.

 

Pardaillan parut s’absorber un instant dans la dégustation d’un flan savoureux. Tout à coup, redressant la tête :

 

– Mais, fit-il, je ne vois pas votre fiancée, la tant jolie Giralda.

 

– La Giralda a disparu depuis hier, monsieur.

 

Pardaillan posa brusquement son verre qu’il allait porter à ses lèvres et dit en scrutant le visage souriant du jeune homme :

 

– Ouais !… Vous dites cela d’un air bien paisible ! Pour un amoureux, ce calme me surprend, je l’avoue.

 

– Ce n’est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Torero en continuant de son sourire. Vous savez, monsieur le chevalier, que la Giralda s’obstine à ne pas quitter l’Espagne.

 

– Ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux, fit Pardaillan, et m’est avis que vous devriez l’exhorter à fuir au plus tôt. Croyez-moi, l’air de ce pays est mauvais pour vous comme pour elle.

 

– C’est ce que je me tue à lui dire, appuya Cervantès en haussant les épaules ; mais les jeunes gens n’en font toujours qu’à leur tête.

 

– C’est que, dit gravement don César, il ne s’agit pas là d’un simple caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez le croire. La Giralda, comme moi, n’a jamais connu son père ni sa mère. Or, depuis quelque temps, elle a appris que ses parents sont vivants et elle croit être sur leurs traces.

 

Et avec un accent poignant :

 

– La douceur du foyer familial, le réconfort des caresses maternelles, apparaissent comme le suprême bonheur à ceux qui, comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-être ont-ils été abandonnés volontairement, peut-être ces parents qu’ils désirent ardemment connaître sont-ils indignes et les repousseront haineusement… n’importe, ils cherchent quand même, quitte à se meurtrir le cœur… La Giralda cherche… et comment aurais-je le cœur de l’empêcher puisque, moi-même, je chercherais, comme elle… si je ne savais, hélas ! que ceux dont je ne connais même pas le nom ne sont plus.

 

– Diable ! fit Pardaillan, remué malgré lui, vous m’en direz tant… Mais pourquoi n’aidez-vous pas votre fiancée dans ses recherches ?

 

– La Giralda est un peu sauvage, c’est une bohémienne, vous le savez – ou du moins elle fut élevée par des Bohémiens. Elle a ses idées et ses manières à elle ; elle ne dit que ce qu’elle veut bien dire… même à moi… J’ai cru comprendre qu’elle a la conviction que ses recherches n’aboutiront pas si elle ne les fait elle-même. Quant à sa disparition, si elle ne m’inquiète pas autrement, c’est que plusieurs fois déjà elle a disparu ainsi. Je sais qu’elle suit une piste… Pourquoi l’entraver ? Demain peut-être je la verrai revenir avec une déception de plus… et je m’efforcerai de la consoler.

 

Pardaillan se souvint qu’Espinosa lui avait proposé d’assassiner le Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohémienne ne cachait pas un piège à l’adresse du fils de don Carlos.

 

– Êtes-vous bien sûr, dit-il, que la Giralda s’est absentée volontairement, et dans le but que vous venez d’indiquer ? Êtes-vous sûr qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

 

– La Giralda m’a prévenu elle-même. Son absence devait durer un jour ou deux. Mais, ajouta don César avec un commencement d’inquiétude, que pensez-vous donc ?

 

– Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancée vous a prévenu elle-même… Seulement, si demain matin vous ne l’avez pas revue, suivez mon conseil : venez me chercher sans perdre un instant et nous nous mettrons ensemble à sa recherche.

 

– Vous m’effrayez, monsieur !

 

– Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme habituel, et attendons à demain.

 

Et changeant de sujet brusquement :

 

– Est-il vrai que vous prendrez part à la corrida ?

 

– Oui, monsieur, dit don César, dans l’œil de qui passa comme un éclair sombre.

 

– Ne pourriez-vous vous abstenir d’y paraître ?

 

– Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant.

 

Et comme pour s’excuser, il ajouta d’une voix qui résonna avec d’étranges vibrations :

 

– Le roi m’a fait le très grand honneur de m’ordonner d’y paraître… Sa Majesté a même poussé l’insistance jusqu’à envoyer à différentes reprises me rappeler qu’elle comptait absolument me voir dans l’arène… Vous voyez bien que je ne saurais me dérober.

 

– Ah ! fit Pardaillan qui avait son idée. Est-il dans les usages de faire pareille démarche ?

 

– Non pas, monsieur… Aussi bien l’honneur que me fait Sa Majesté n’en est que plus précieux, dit don César, d’une voix mordante.

 

Pardaillan le considéra une seconde droit dans les yeux et regarda Cervantès qui hochait la tête d’un air pensif. Puis se penchant par-dessus la table, à voix basse :

 

– Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une étrange émotion quand vous parlez du roi… Jureriez-vous que vous n’avez pas un sentiment contre S. M. Philippe ?

 

– Non ! fit nettement don César, je ne ferai pas un tel serment… Je hais cet homme ! Je me suis juré qu’il ne mourrait que de ma main… et vous voyez que je sais respecter un serment.

 

Ceci fut dit d’une voix ardente, avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre et avec une résolution farouche.

 

– Fatalité ! murmura Cervantès en levant les mains au ciel, le grand-père et le petit-fils se veulent la malemort.

 

« Diable ! pensa Pardaillan, voici qui n’est pas fait pour arranger les choses ! »

 

Et tout haut :

 

– Et vous me dites, cela, à moi, que vous connaissez depuis quelques jours à peine !… J’admire votre confiance, si elle s’étend ainsi à tout le monde… seulement, s’il en est ainsi, je ne donnerais pas un maravédis de votre peau.

 

– Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires à tout venant, dit vivement le Torero. J’ai été élevé dans une atmosphère de mystère et de trahison. À l’âge où l’on vit insouciant et heureux, je n’ai connu que malheurs et catastrophes, et j’ai dû errer dans les ganaderias ou dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maître un ganadero, que je croyais mon père, et qui était bien l’homme le plus taciturne et le plus soupçonneux que j’ai connu. J’ai donc appris à me méfier et à me taire. Je n’ai dit à personne, pas même à M. de Cervantès, qui est un ami éprouvé, ce que je viens de dire à vous que je connais depuis quelques jours à peine.

 

Pardaillan prit son air de naïveté aiguë :

 

– Pourquoi à moi ? dit-il.

 

– Le sais-je ! fit don César avec un abandon juvénile. Est-ce la loyauté qui éclate sur votre visage ? Est-ce la bonté que j’ai lue dans vos yeux si railleurs pourtant ? Est-ce votre générosité ou votre éclatante bravoure ? Il me semble que je vous connais depuis toujours. Un irrésistible penchant m’attire vers vous et j’éprouve ce sentiment fait de confiance, de respect et d’affection, tel que je n’en ai jamais éprouvé pour personne, tel qu’on le doit éprouver, me semble-t-il, pour un grand frère… Excusez-moi, monsieur, je vous ennuie peut-être, mais c’est la première fois que je me sens assez de confiance pour parler ainsi à cœur ouvert.

 

– Pauvre petit prince ! murmura Pardaillan attendri pendant que Cervantès disait gravement :

 

– Les êtres de bonté et de loyauté pure, tels que vous, don César, sont des anormaux submergés par l’immense troupeau de fauves à deux pieds qu’on appelle des hommes, lequel, les considérant comme des monstres, les traquent sans trêve ni merci et les veut, à toute force, déchirer à belles dents. Il est juste qu’un instinct mystérieux et sûr guidant ces victimes de la férocité humaine, elles se reconnaissent entre elles, du premier coup d’œil, de sorte que les plus faibles se peuvent appuyer sur les plus forts. Ce qui fait que vous vous êtes senti à votre aise et en confiance avec M. de Pardaillan, que vous connaissez à peine, c’est que vous avez reconnu en lui un monstre comme vous, et comme, par une de ces exceptions comme il ne s’en produit que de loin en loin, celui-là est une force capable de tenir tête à la meute déchaînée, tout naturellement, sans savoir, par ce même instinct, vous ayez cherché à vous appuyer sur lui.

 

– Ce que vous dites là, ô poète, fit Pardaillan d’un air rêveur, me paraît assez juste. Seulement vous eussiez pu ajouter que vous-même, vous faites partie de cette honorable société de monstres destinés à être dévorés par le troupeau des fauves. Et, morbleu ! cette société n’est pas si nombreuse que vous puissiez vous permettre de la diminuer d’un de ses membres qui a plus de valeur qu’il ne veut bien s’en accorder. Quant à vous, don César, je vous dirai que si j’ai appris, moi aussi, à me méfier, je sais par expérience combien il est pénible de vivre toujours concentré en soi-même. C’est pourquoi je vous dis : parlez mon enfant, déchargez votre cœur, vous en serez soulagé… sans compter que peut-être pourrons-nous vous venir en aide. Et d’abord, que savez-vous de votre famille ?…

 

– Rien, monsieur… ou si peu. Je sais que mon père et ma mère sont morts et tout me porte à croire qu’ils étaient d’illustre famille.

 

– S’il en est ainsi, et c’est probable, dit Cervantès, ne regrettez pas trop cette famille. L’adversité, voyez-vous, forme des caractères de votre trempe et de la trempe du chevalier. Élevé au sein d’une famille riche, puissante, illustre, vous feriez probablement partie du troupeau de fauves dont nous parlions. Et cette famille que vous regrettez, pour une terre, pour un titre, pour un hochet, vous la combattriez peut-être en ennemi acharné. Ce qui vous apparaît comme un malheur, au fond est peut-être un grand bonheur.

 

– Peut-être, monsieur, j’avoue que je me suis dit à moi-même plus d’une fois ce que vous venez d’exprimer. Mais cela n’atténue ni mes regrets ni ma douleur.

 

– Comment avez-vous appris la mort de vos parents ? demanda Pardaillan. Comment sont-ils morts ? Êtes-vous bien sûr qu’on ne vous a pas trompé, volontairement ou non, sur ce point ?

 

Le Torero secoua tristement la tête :

 

– Je tiens ces détails du ganadero qui m’a élevé, et je suis bien sûr qu’il ne m’a pas menti. Dans quel but, d’ailleurs ? Il connaissait, dans tous ses détails, l’histoire de ma famille, et s’il n’a jamais consenti à me révéler certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c’est que, m’a-t-il souvent répété : « Le jour où votre existence sera connue, si vous ignorez tout de votre famille on vous laissera peut-être vivre. Mais si on soupçonne que vous connaissez votre nom, vous êtes un homme mort ! »

 

– Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir à vous dévoiler certains détails qu’il eût été plus humain de vous laisser ignorer ?

 

– C’est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir d’un fils est de venger la mort de ses parents. C’est pourquoi il m’a dit et répété que, peu de temps après ma naissance, mon père et ma mère sont morts de mort violente, assassinés par Philippe, roi d’Espagne… Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai dit et je répète que cet homme ne mourra que de ma main.

 

– Je comprends en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu’il pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de ce meurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde ! Qui vous dit que le roi soit responsable ? Qui vous dit que, croyant venger les vôtres, vous ne commettrez pas vous-même un crime plus monstrueux que l’assassinat que vous reprochez au roi ?

 

Don César considéra un moment Pardaillan en face, comme s’il eût voulu pénétrer le fond de sa pensée. Mais Pardaillan avait pris cette physionomie hermétique qui ne laissait rien paraître de ses sentiments réels. Ne parvenant pas à déchiffrer la vérité, le Torero eut un geste de colère et, d’une voix sourde, tremblante d’émotion contenue :

 

– La pensée qu’un homme tel que vous peut me croire capable d’un acte monstrueux m’est insupportable, dit-il. Je vais donc vous dire ce que je sais. Vous jugerez ensuite si j’ai le droit de venger les miens.

 

Le jeune homme se recueillit une seconde et, tout d’une traite, il débita :

 

– Mon père a été arrêté sur l’ordre du roi, enfermé dans un cachot, soumis à la torture et finalement mis à mort, sans jugement, par le seul bon plaisir du roi, comme vous dites en France. Ma mère a été enlevée, séquestrée dans un couvent où elle est morte, empoisonnée, quelques mois après son enlèvement… Mon père et ma mère avaient à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Moi-même, encore au berceau, je ne dus la vie qu’à la compassion d’un serviteur, lequel m’emporta et me cacha si bien qu’il parvint à me soustraire à l’implacable haine du royal bourreau de ma famille. Le bien de mes parents était considérable. Le roi, d’assassin qu’il était, se fit voleur et fit main-basse sur les richesses qui auraient dû me revenir.

 

Le fils de don Carlos s’interrompit un moment pour passer sa main sur son front moite. Et pendant que Pardaillan et Cervantès se regardaient consternés, il reprit d’une voix qui se faisait mordante et rude :

 

– Quel crime mon père avait-il donc commis ? Était-ce quelque ennemi déclaré de la politique du roi ? Était-ce quelque fauteur de troubles et de révoltes ? Était-ce enfin quelque redoutable criminel complotant la mort de son roi ?… Rien de tout cela… Mon père avait une femme qu’il adorait et qui le lui rendait bien : ma mère. Or, le roi se prit d’une passion violente pour la femme de son sujet… Habitué à voir ses courtisans s’abaisser jusqu’aux plus viles complaisances, le roi crut qu’il en serait de même cette fois-ci. Il eut l’impudence de faire connaître sa volonté, pensant que le mari se trouverait honoré de lui livrer sa femme… Il arriva qu’il se heurta à une résistance que ni prières, ni menaces ne purent faire fléchir. C’est alors que la jalousie l’exaltant jusqu’au crime, le larron d’honneur, le bandit couronné, fit arrêter celui qu’il considérait comme un rival heureux, le fit torturer par esprit de vengeance et finalement mettre à mort, pensant que, le mari trépassé, la femme céderait… Il arriva que cet odieux calcul fut déjoué par la fidélité de la femme à la mémoire de son mari lâchement assassiné… Alors l’amour du roi se mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la résistance de ma mère, il la fit empoisonner. Sa haine sauvage s’étendit jusqu’à l’enfant de ses malheureuses victimes, et j’eusse aussi été assassiné si, comme je vous l’ai dit, je n’avais été enlevé et caché par un serviteur dévoué.

 

Don César se tut et demeura un long moment rêveur. Et Pardaillan, qui le considérait d’un air apitoyé, pensait :

 

« Pauvre diable !… Mais quel intérêt ce soi-disant serviteur dévoué a-t-il pu avoir à faire cet invraisemblable récit qui, par certains côtés, frôle si dangereusement l’effroyable vérité ? »

 

Don César redressa sa tête fine et intelligente et dit :

 

– Pensez-vous toujours que venger la mort des miens serait un crime monstrueux ?

 

XX

LA MAISON DES CYPRÈS

 

Pardaillan cherchait comment il pourrait éviter de répondre à une question aussi scabreuse lorsqu’il fut tiré d’embarras par l’arrivée d’un personnage qui vint sans façon interrompre leur conversation.

 

C’était un petit bout d’homme qui paraissait douze ans à peine, noir comme une taupe, sec comme un sarment, l’air déluré, l’œil vif mais singulièrement mobile. Guère plus haut que la table sur laquelle il posa ses petits poings, il se campa devant don César et attendit dans une attitude pleine de fierté.

 

– Eh bien ! El Chico (le petit) qu’y a-t-il ? demanda doucement le Torero.

 

– C’est rapport à la Giralda, répondit le petit homme avec un laconisme plutôt ambigu.

 

– Lui serait-il arrivé quelque chose ? demanda vivement le Torero.

 

– Enlevée !…

 

– Enlevée ! répétèrent les trois hommes d’une même voix.

 

Au même instant, ils furent debout tous les trois, et comme don César atterré par cette nouvelle inattendue, jetée aussi brutalement, restait muet de stupeur, Pardaillan, repoussant la table, dit :

 

– Voyons, ne nous effarons pas et procédons avec méthode.

 

Et s’adressant à El Chico qui attendait toujours campé dans sa pose pleine de dignité :

 

– Tu dis, petit, que la Giralda a été enlevée ?

 

– Oui, seigneur.

 

– Quand ?

 

– Il y a deux heures environ.

 

– Où ?

 

– Passé la Puerta de las Atarazanas.

 

– Comment sais-tu cela, toi ?

 

– Je l’ai vu, tiens !

 

– Raconte ce que tu as vu.

 

– Voilà, seigneur : je m’étais attardé hors les murs et je me hâtais pour arriver avant la fermeture des portes, lorsque je vis, non loin devant moi une ombre qui se hâtait aussi vers la ville : c’était la Giralda.

 

– Tu en es sûr ?

 

El Chico eut un sourire entendu :

 

– Tiens ! dit-il, j’ai de bons yeux !… Et quand même je ne l’aurais pas reconnue, quelle autre que la Giralda eût appelé El Torero à son secours ? Tiens !…

 

– Elle m’a appelé ?

 

– Quand les hommes se sont jetés sur elle, elle a crié : « César ! César ! à moi ! » puis les hommes lui ont jeté une cape sur la tête et l’ont emportée.

 

– Quels sont ces hommes ? Le sais-tu, petit ?

 

El Chico eut encore son sourire entendu et, avec ce laconisme qui faisait bouillir l’amoureux désespéré :

 

– Don Centurion, dit-il.

 

– Centurion ! s’exclama don César ; le damné ruffian mourra de ma main !

 

– Qu’est-ce que ce Centurion ? demanda Pardaillan qui ne perdait pas de vue un seul instant le petit homme, lequel, d’ailleurs, ne paraissait nullement s’en préoccuper.

 

– Le familier que vous avez jeté dehors l’autre jour, dit Cervantès.

 

– Le drôle est donc enragé !

 

– On sait trop pour le compte de qui opère le sacripant, murmura Cervantès.

 

– Pour qui ?

 

– Pour don Almaran, dit Barba-Roja.

 

– Barba-Roja ?… Ce colosse qui ne quitte jamais le roi ?

 

– Lui-même !… Vous le connaissez, chevalier ?

 

– Un peu, fit Pardaillan avec un léger sourire.

 

Et en lui-même : « Du diable s’il n’y a pas de l’Espinosa là-dessous !… Enfin je suis là, et, mordiable ! je veillerai sur ce petit prince pour lequel je me sens de l’affection. »

 

Pendant ces apartés, don César continuait l’interrogation du petit homme :

 

– Et toi, Chico, qu’as-tu fait, quand tu as vu ces hommes enlever la Giralda ?

 

– Je les ai suivis… de loin… Tiens ! on aime le Torero !

 

– Et tu sais où ils l’ont conduite ?

 

– Tiens ! je ne serais pas venu vous chercher sans ça ! fit El Chico en levant les épaules.

 

– Bravo, Chico !… Conduis-moi.

 

Et sans plus attendre, don César se dirigea vers la porte.

 

– Un instant ! fit Pardaillan, en se plaçant devant lui. Nous avons le temps, que diable !

 

Et, voyant que le Torero, trépignant d’impatience, n’osait pas lui résister.

 

– Fiez-vous à moi, mon enfant, fit-il doucement, vous n’aurez pas à le regretter.

 

– Chevalier, j’ai pleine confiance en vous, mais… voyez dans que état je suis !

 

– Un peu de patience, donc !… Si tout ce que ce petit bout d’homme vient de raconter est vrai, je réponds de tout… mais diantre ! il ne s’agit pas d’aller nous jeter tête baissée dans quelque traquenard.

 

– Quoi, vous consentiriez ?…

 

Pardaillan haussa dédaigneusement les épaules :

 

– Ces amoureux sont tous stupides, dit-il à Cervantès, qui se contenta d’approuver d’un signe de tête.

 

– Voyons, petit, reprit le chevalier en s’adressant à El Chico, tu as vu enlever la Giralda, tu as suivi les ravisseurs, tu sais où ils l’ont conduite et tu es accouru le dire à don César.

 

– Oui, seigneur !

 

– Bien. Et, dis-moi, comment savais-tu que don César était ici ?

 

El Chico eut une hésitation imperceptible qui n’échappa pourtant pas à l’œil perspicace du chevalier.

 

– Tiens ! fit-il, je suis allé chez lui. On m’a dit : Il doit être à l’hôtellerie de la Tour. J’y suis venu, tiens !

 

Et comme s’il eût deviné ce qui se passait dans l’esprit du chevalier, il ajouta :

 

– Si Votre Seigneurie affectionne don César, qu’elle vienne avec lui. Et, se tournant vers Cervantès, muet : Vous aussi, seigneur… et tous vos amis… tant que vous en avez… Tiens ! à présent qu’il a pris la Giralda, don Centurion ne la rendra pas sans montrer un peu les crocs… un bon chien ne lâche pas son os sans le défendre, tiens ! Il y aura bataille, il y aura des coups… et les coups ne font pas mon affaire. Moi, je peux vous conduire à la maison et puis après, serviteur, je ne compte plus. Que voulez-vous que je fasse, pauvre de moi !… Je suis trop petit, tiens !

 

El Chico paraissait sincère et devait l’être en effet. C’est ce que se disait Pardaillan qui pensait :

 

– Si c’était un guet-apens on n’aurait évidemment pas la naïveté de recommander à don César de se faire accompagner. Tout au contraire, on chercherait à l’attirer seul. À moins que…

 

Et s’adressant à El Chico :

 

– Tu penses donc qu’ils sont en nombre autour de la Giralda ?

 

– Savoir ?… Il y a d’abord les quatre qui l’ont enlevée… Il y a don Centurion… Ceux-là, j’en suis sûr. Je les ai vus entrer et ils ne sont pas ressortis… J’ai idée qu’il doit bien y en avoir quelques autres cachés dans la maison… mais je ne peux pas affirmer ni préciser… Tiens ! vous Pensez bien que je ne me suis pas risqué à visiter le chenil !

 

– Allons ! décida soudain Pardaillan.

 

Aussitôt El Chico se dirigea vers la porte.

 

Cervantès, sur un signe de Pardaillan, se plaça à la gauche du Torero, tandis que le chevalier se plaçait à sa droite. Pardaillan était bien persuadé que le guet-apens – en admettant qu’il y eût guet-apens – était dirigé contre don César. Pas un instant la pensée ne l’effleura qu’il pouvait être visé lui-même.

 

Cette pensée, Cervantès ne l’eut pas davantage. Dans ces conditions, leur unique préoccupation, à tous deux était de veiller sur le fils de don Carlos, seul menacé.

 

Quant à don César, il n’en cherchait pas si long. La Giralda était en danger, il courait à son secours. Le reste n’existait pas pour lui.

 

Le temps, si clair deux heures avant, s’était couvert, et maintenant d’épais nuages masquaient complètement la lune. La porte du patio franchie, ils se trouvèrent donc dans la nuit noire.

 

– Où nous conduis-tu, El Chico ? demanda don César.

 

– À la maison des Cyprès.

 

– Bien, je connais !… Marche devant, nous te suivons.

 

Sans faire la moindre observation, El Chico prit la tête de la petite troupe et se mit à marcher d’un bon pas.

 

Tout en marchant à côté d’El Torero, qu’il tenait amicalement par le bras, Pardaillan, l’œil aux aguets, l’oreille tendue, lui demanda à voix basse :

 

– Êtes-vous sûr de cet enfant ?

 

– Quel enfant, monsieur ?… El Chico ?

 

– Eh oui, morbleu !

 

– C’est que El Chico n’est pas un enfant. Il a vingt ans, peut-être même plus. Malgré sa taille minuscule, c’est bel et bien un homme très proportionné, comme vous avez pu le remarquer, et sans aucune difformité. C’est un nain, un joli nain, mais c’est un homme, et diable ! n’allez pas lui dire qu’il n’est qu’un enfant, il est fort chatouilleux sur ce point et n’entend pas la plaisanterie.

 

– Ah ! c’est un homme.… Tant pis, morbleu ! Je le préférais enfant…

 

– Pourquoi ?

 

– Pour rien… une idée à moi… Mais enfin, homme ou enfant, qu’est-ce que ce nain ? D’où le connaissez-vous ? Êtes-vous sûr de lui ?

 

– Quant à vous dire qui est ce nain, je confesse que je n’en sais rien… ni lui non plus, ni personne… On l’appelle El Chico à cause de sa taille… D’où je le connais ? Comme il est trop faible pour exercer un métier, que d’ailleurs nul ne s’est inquiété de lui en apprendre un, il traîne par les rues de la ville et il vit, comme il peut, des aumônes qu’on lui fait. Quand je le rencontre, je lui donne quelques réaux et il est heureux comme un roi. Un jour, j’ai pris sa défense contre une bande de mauvais drôles qui le maltraitaient. Depuis, il m’a toujours témoigné une certaine affection Est-il dévoué ? Je crois que oui… je n’en jurerais pas cependant.

 

– Enfin, murmura Pardaillan, allons toujours, nous verrons bien.

 

Le reste du trajet s’accomplit en silence. Tant qu’il dura, Pardaillan se tint sur ses gardes et il fut plutôt étonné de voir que nulle agression ne s’était encore produite lorsque El Chico s’arrêta enfin devant la porte bâtarde de la maison des Cyprès, en murmurant :

 

– C’est là !

 

« Après tout, songea Pardaillan, je me suis peut-être trompé !… Je deviens trop méfiant, sur ma foi ! »

 

Il y avait une borne cavalière à côté de la porte. El Chico la désigna aux trois hommes, et dans un souffle il murmura en montrant le mur :

 

– C’est bien commode, tiens !

 

De l’œil, Pardaillan mesura la hauteur et sourit.

 

L’escalade, avec un tel marchepied, ne serait qu’un jeu.

 

El Chico continua :

 

– Évitez les allées… à cause du sable qui fait du bruit, marchez sur le gazon. Avec un peu d’adresse, vous pouvez réussir sans qu’il y ait bataille ; ce serait préférable à cause que vous n’êtes que trois, tiens !… Sûr qu’ils dorment là-dedans… La Giralda, elle, ne doit pas dormir… Moi je vous attends ici, et s’il y a danger je vous préviens en sifflant ainsi.

 

Et le petit homme fit entendre un léger hululement parfaitement imité.

 

– Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ? demanda Pardaillan, peut-être par un reste de méfiance.

 

El Chico eut un geste d’effroi.

 

– Non, fit-il, vivement, je n’entrerai pas là. Tiens, que voulez-vous que je devienne, si vous vous battez ? Je vous ai conduit, le reste vous regarde, tiens.

 

Don César, qui avait hâte de passer de l’autre côté du mur, tendit sa bourse en disant :

 

– Prends ceci, El Chico. Mais je ne me tiens pas quitte pour si peu envers toi. Quoi qu’il arrive, désormais j’aurai soin de toi.

 

El Chico eut une seconde d’hésitation, puis il prit la bourse en disant :

 

– J’étais déjà payé, seigneur… Mais il faut bien vivre, tiens !

 

– Pourquoi dis-tu que tu étais déjà payé ? fit Pardaillan, qui avait cru démêler comme, une bizarre intonation dans la réponse du petit homme.

 

Sur un ton très naturel, celui-ci répondit :

 

– J’ai dit que j’étais payé parce que je suis content d’avoir rendu service à don César, tiens !

 

Laissant leur petit guide, les trois aventuriers, en se servant de la borne, eurent tôt fait d’escalader le mur et se laissèrent doucement tomber dans les jardins de la maison des Cyprès.

 

Don César voulut s’élancer aussitôt ; mais Pardaillan le retint en disant :

 

– Doucement, s’il vous plaît. Ne nous exposons pas à un échec par trop de précipitation. C’est le moment d’agir avec prudence et surtout silencieusement. Je passe le premier en éclaireur ; vous, don César, derrière moi ; et vous, monsieur de Cervantès, vous fermerez la marche. Ne nous perdons pas de vue, et maintenant plus un mot.

 

Dans l’ordre qu’il venait d’établir, Pardaillan s’avança prudemment, évitant les allées sablées comme l’avait judicieusement recommandé El Chico, se dirigeant droit vers le côté de la maison qui lui faisait face.

 

Les portes et les fenêtres étaient closes. Pas le plus petit filet de lumière ne se voyait nulle part. De ce côté, tout semblait bien endormi.

 

Pardaillan contourna la maison et atteignit le deuxième côté, aussi sombre, aussi silencieux que le premier. Il poussa plus loin et parvint au troisième côté.

 

De ce côté, à une fenêtre du rez-de-chaussée située dans l’angle de la maison, à travers des volets mal joints, un mince filet de lumière filtrait.

 

Pardaillan s’arrêta.

 

Jusque-là, tout paraissait marcher à souhait. Il s’agissait maintenant d’atteindre la fenêtre éclairée et de voir ce qui se passait à l’intérieur.

 

Pardaillan désigna la fenêtre à ses deux compagnons et, sans mot dire reprit sa marche en avant, en redoublant de précautions.

 

D’ailleurs tout paraissait les favoriser. Ils marchaient sur un épais gazon qui étouffait complètement le bruit de leurs pas et ils côtoyaient de nombreux massifs, derrière lesquels il leur serait facile de se dissimuler en cas d’alerte.

 

Pardaillan contourna un massif qui se trouvait à quelques pas de la fenêtre. Don César et Cervantès suivirent à la file et ne remarquèrent rien d’anormal. Ce massif une fois dépassé, ils n’avaient plus qu’à franchir une petite pelouse qui s’étendait, presque jusque sous la fenêtre.

 

Derrière Cervantès, du sein de ce massif où ils n’avaient rien remarqué d’anormal, des ombres surgirent soudain, rampèrent silencieusement et se redressèrent tout à coup pour exécuter avec un ensemble parfait la manœuvre que voici :

 

Deux mains saisirent l’écrivain au cou, par derrière, et étouffèrent dans sa gorge le cri prêt à jaillir. Une cape fut lestement jetée sur sa tête, vivement entortillée et serrée à l’étouffer. Des poignes vigoureuses le saisirent aux bras et aux jambes, l’enlevèrent comme une plume avant qu’il eût pu se rendre compte de ce qui lui arrivait, et le portèrent dans le massif.

 

La capture s’était opérée avec une rapidité foudroyante, sans heurt, sans bruit, sans à-coup d’aucune sorte, sans que ni le Torero, ni Pardaillan, plus éloignés, se fussent aperçus de quoi que ce soit.

 

Dans le massif une des ombres dépouilla lestement Cervantès de son manteau. Elle s’en enveloppa soigneusement et, s’efforçant d’imiter l’allure du prisonnier, s’en fut délibérément rejoindre le chevalier et don César.

 

Une voix brève prononça :

 

– Qu’on le porte dehors, sans lui faire du mal.

 

Et Cervantès, à moitié étranglé, se trouva porté hors de la maison en moins de temps certes qu’il n’en avait mis à pénétrer.

 

Pendant que Cervantès était ainsi lestement enlevé Pardaillan et don César étaient parvenus sous la fenêtre éclairée.

 

Nous avons dit qu’elle était située au rez-de-chaussée. Mais c’était un rez-de-chaussée assez élevé pour qu’un homme, même de grande taille, ne pût atteindre les volets et jeter un regard indiscret dans l’intérieur.

 

Or, à droite et à gauche de la fenêtre, il y avait deux arbustes plantés dans deux grandes caisses. Et Pardaillan, qui avait passé sa journée à se débattre dans le filet d’Espinosa, Pardaillan qui avait pu se rendre compte à ses dépens, de quelles précautions minutieuses l’inquisiteur savait s’entourer, Pardaillan ne put s’empêcher de trouver bizarre que ces deux caisses se trouvassent précisément là, sous cette fenêtre, la seule éclairée de la mystérieuse demeure.

 

– On jurerait qu’on les a placées là pour nous faciliter la besogne, grommela-t-il.

 

D’un coup d’œil rapide, il étudia les volets et il pensa :

 

« Bizarre ! ces volets ne tiennent pour ainsi dire pas. La lumière filtre par quantité de fentes et de trous… Mordiable ! cette fenêtre de rez-de-chaussée si mal défendue, dans une maison qui, partout ailleurs, paraît gardée !… Voilà qui ne me dit rien qui vaille !… »

 

Mais tandis que Pardaillan observait et réfléchissait, El Torero, impatient comme tous les amoureux, agissait. C’est-à-dire que sans se poser des points d’interrogation comme le faisait le chevalier, il traînait une des deux caisses sous la fenêtre, grimpait dessus sans s’inquiéter de l’arbuste qu’il piétinait, et, appliquant son œil à une de ces nombreuses fentes qui paraissaient suspectes à Pardaillan, il regarda et, oubliant toute prudence, il s’exclama presque à haute voix :

 

– Elle est là !…

 

En entendant cette exclamation, Pardaillan jeta les yeux autour de lui. À ce moment l’homme qui s’était enveloppé dans le manteau de Cervantès s’approchait avec précaution, tout comme aurait fait le romancier. Dans l’ombre Pardaillan le prit pour Cervantès et n’apercevant rien de suspect, il s’élança d’un bond à côté de don César et regarda lui aussi, oubliant toutes ses appréhensions du coup.

 

Sur un lit de repos, placé juste en face la fenêtre, la Giralda, étendue, paraissait profondément endormie. C’était bien elle, il n’y avait pas le moindre doute, et l’amoureux n’aurait certes pu s’y tromper.

 

Don César et Pardaillan se regardèrent et se comprirent sans parler.

 

S’arc-boutant sur leur caisse ils saisirent les volets et tirèrent de toutes leurs forces réunies.

 

Les volets s’ouvrirent sans trop de peine et sans aucun bruit, ce qui, en l’occurrence, était le plus important.

 

Débarrassés de cet obstacle, ils s’établirent le mieux qu’ils purent sur le bord de la fenêtre afin de l’ouvrir sans bruit, comme ils venaient d’ouvrir les volets.

 

À ce moment une porte s’ouvrit dans la chambre. Un homme entra qui s’approcha de la Giralda et la contempla un moment avec une expression passionnée qui fit pâlir don César. Puis, se baissant, l’homme saisit dans ses bras la jeune fille qui s’abandonna, les membres ballants, comme un corps privé de la vie. Chargé de son précieux fardeau, qui ne paraissait pas peser bien lourd à ses bras robustes, l’homme se redressa et se dirigea vers la porte par où il était entré.

 

– Vite ! rugit don César en donnant de l’épaule contre la fenêtre, il l’emporte !

 

Pardaillan tira son épée, appuya de son côté, de toutes ses forces contre la fenêtre, qui s’ouvrit violemment, avec fracas, et l’épée à là main il sauta à l’intérieur de la pièce. Au même instant il entendit un cri terrible.

 

Lorsqu’il sentit la fenêtre céder sous leurs efforts, don César se ramassa pour bondir. Dans le même moment, il se sentit saisir par les jambes et ramené en arrière. Alors il poussa le cri que Pardaillan entendit en sautant.

 

Ramené violemment à terre, le Torero fut saisi en un clin d’œil, réduit à l’impuissance, comme l’avait été Cervantès, et comme lui porté hors la maison.

 

Pardaillan, lui, avait sauté.

 

Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il sentit ce sol trembler et s’écrouler sous lui, et il tomba dans le noir.

 

Instinctivement il étendit les bras pour se raccrocher, et son épée, heurtant il ne savait quoi, lui échappa. Il tomba comme une masse, fort rudement. Heureusement la chute n’était pas très profonde ; il ne se fit aucun mal, mais il se trouva dans l’obscurité la plus complète.

 

– Ouf ! dit-il, je ne m’attendais pas à cette chute !

 

Et avec cet air railleur qu’il avait en de certaines circonstances :

 

– Ceci me paraît une répétition des appartements si habilement machinés du seigneur Espinosa. Mais diantre ! ce n’est plus de jeu, c’est trop dans la même journée, et si chaque jour doit m’apporter une telle abondance d’émotion, la vie ne sera plus tenable !… Le tour est bien joué, par ma foi ! Il n’en reste pas moins acquis que je ne suis qu’un niais et ce qui m’arrive est bien fait pour moi. Une autre fois je serai plus perspicace… si toutefois je ne laisse pas ma carcasse dans un de ces pièges grossiers à tel point qu’un renardeau novice les éventerait de loin, tandis que moi je donne tête baissée dedans, et pourtant je devrais être un fin renard… au moins par l’âge et l’expérience.

 

S’étant convenablement morigéné et invectivé ainsi qu’il avait coutume de faire chaque fois qu’il était victime de quelque terrible mésaventure qu’il se reprochait – assez injustement, ce nous semble – de n’avoir pas su prévoir et éviter, il se leva, se secoua et se tâta.

 

– Bon, grogna-t-il, rien de cassé. Si la tête manque toujours d’un peu de cervelle, le reste, du moins, est encore passable… Mon épée a dû rebondir dans la chambre, là-haut. Heureusement, la dague me reste. C’est peu, mais enfin, le cas échéant, on tâchera de se tirer d’affaire avec.

 

Ayant ainsi pensé, il porta la main au côté pour s’assurer que la dague y était bien.

 

Il constata que si le fourreau était bien accroché au ceinturon, la lame, en revanche, avait disparu.

 

– De mieux en mieux ! ragea-t-il. Si mon pauvre père voyait pareille mésaventure, il ne manquerait pas de me complimenter. « C’est admirable, chevalier, me dirait-il, voici maintenant que tu te laisses désarmer à la douce et tu n’y vois que du feu !… » Mort de ma vie ! me voilà bien loti !

 

Tout en bougonnant, il fit à tâtons le tour de son cachot. Ce fut vite fait.

 

– Peste ! fit-il avec un claquement de langue significatif, ce n’est pas très vaste ! Et pas un meuble, pas même un peu de paille… Comment vais-je passer la nuit sur ces dalles ?… Heureusement, je suis moulu, je dormirai quand même… Et ce plafond, que je touche avec la main !… Ceci ressemble, en plus grand et en pierre, au joli cercueil dans lequel m’enferma ce matin S. E. le cardinal d’Espinosa. Tiens ! qu’est-ce que ceci ?

 

En marchant, il avait senti quelque chose glisser sous son pied, et il avait perçu comme un léger frôlement sur la dalle. Il se baissa et chercha à tâtons.

 

– Tiens ! tiens !… Un parchemin !… Mais diantre il fait noir comme dans un four, ici… Ceci me concerne-t-il ? Ceci a-t-il été mis ici pour moi ?… Non, évidemment, sans quoi on m’eût donné de la lumière afin que je puisse lire… Un parchemin égaré, alors ? Peut-être. Nous verrons plus tard, puisque aussi bien je ne peux faire autrement…

 

Il mit le parchemin dans son pourpoint et se remit à discuter avec lui-même.

 

– Au fait, qui m’a mis en si fâcheuse posture ? Espinosa ?… Fausta ?… Bah ! après tout, je suis pris, et que ce soit l’un ou l’autre, je sais trop bien que ce n’est pas précisément par amitié, ni par sollicitude qu’on m’a plongé – c’est le mot – dans ce lieu qui n’a rien de délicieux… Et maintenant, que va-t-on faire de moi ?… Je ne suis pas évidemment dans un cachot ordinaire… Alors, qu’est-ce ?

 

Il s’interrompit pour renifler fortement autour de lui :

 

– Quel diable de parfum est-ce là ?… Ce n’est pourtant pas un boudoir pour jolie femme !… Ah ! mordieu ! j’y suis… Fausta !… Quelle femme autre que Fausta consentirait à descendre de plein gré dans pareil tombeau ? D’autant plus que je ressens d’étranges sensations. Ma respiration s’oppresse… ma tête s’alourdit… je me sens engourdi… le sommeil me gagne… Fausta ! eh ! par Pilate ! la damnée Fausta a passé par là !…

 

Et avec un sourire narquois, déconcertant en semblable occurrence :

 

– Après avoir essayé de m’assassiner de tant de façons différentes, je serais curieux de savoir ce qu’elle a bien pu imaginer cette fois-ci.

 

Comme pour répondre à cette question mentale, un judas grand comme la main s’ouvrit à ce moment dans le haut de la voûte. Un imperceptible rais de lumière descendit par les fentes du judas et, en même temps une voix, que Pardaillan reconnut aussitôt, prononça ces paroles :

 

– Pardaillan, tu vas mourir.

 

– Pardieu ! fit Pardaillan, dès l’instant où la douce Fausta m’adresse la parole, il ne saurait être question que de mort. Voyons ce qu’elle me réserve.

 

– Pardaillan, continua Fausta invisible, j’ai voulu te tuer par le fer et tu as échappé au fer, j’ai voulu te tuer par la noyade et tu as échappé à l’eau, j’ai voulu te tuer par le feu et tu as échappé à l’incendie. Tu m’as demandé : « À quel élément aurez-vous recours ? » Je te réponds : « À l’air. » L’air que tu respires, Pardaillan, est saturé de poison. Dans deux heures, tu ne seras plus qu’un cadavre.

 

– Voilà donc l’explication que je cherchais. Figurez-vous, madame, que j’étais intrigué par ce parfum que je sens autour de moi, et vous ne me croirez peut-être pas, mais, ma parole, j’ai pensé à vous.

 

– Je te crois, Pardaillan, dit gravement la voix de Fausta. Qu’as-tu donc pensé ?…

 

– J’ai pensé, dit froidement Pardaillan, qu’il n’y avait qu’une femme au monde pour descendre volontairement dans une fosse comme celle-ci : vous, madame. J’ai pensé que si Fausta était descendue dans cette fosse, ce ne pouvait être que pour y apporter la mort et la changer en un tombeau. Voilà ce que j’ai pensé, madame.

 

– Tu as vu juste, Pardaillan, et tu vas mourir, tué par l’air que tu respires et que j’ai, moi, empoisonné.

 

Il y avait on ne sait quoi de fantastique dans cette conversation macabre entre deux êtres qui ne se voyaient pas, qui se parlaient à travers l’épaisseur d’un plafond, dont l’un était, pour ainsi dire, déjà dans la tombe et qui, sur un ton paisible et comme détaché, se disaient des choses effrayantes.

 

Cependant Pardaillan répondait :

 

– Mourir ! mourir ! c’est bientôt dit, madame. Mais, voyez-vous, j’ai les poumons solidement attachés, et je crois, Dieu me damne ! que je suis homme à résister à tous les poisons dont vous avez eu l’attention de saturer l’air à mon intention. J’en suis bien fâché pour vous, madame, dont la marotte est de me vouloir occire à tout prix, par n’importe quel moyen et du diable si je sais pourquoi, par exemple ?

 

– Parce que je t’aime, Pardaillan, dit la voix morne de Fausta.

 

– Eh ! morbleu ! ce serait une raison pour me laisser vivre au contraire ! Du moins, j’ai toujours vu les gens qui aiment sincèrement tenir à la vie de l’être aimé plus qu’à leur propre vie. Quoi qu’il en soit, madame, je crois que j’échapperai à votre poison comme j’ai échappé à la noyade et au feu.

 

– C’est possible, Pardaillan, mais si tu échappes au poison, tu restes condamné quand même.

 

– Expliquez-moi un peu cela, madame… si toutefois ce n’est pas être trop curieux.

 

– Tu mourras par la faim et par la soif.

 

– Diable ! c’est assez hideux cela, madame, et, voyez ma naïveté, j’aurais eu honte de vous croire capable d’une pareille monstruosité… Comme on se trompe !…

 

– Je sais, Pardaillan, c’est une mort lente et horrible. Aussi ai-je voulu te l’éviter, et c’est pourquoi j’ai eu recours au poison. Prie Dieu que ce poison agisse sur toi, c’est la seule chance qui te reste d’échapper au supplice de la faim.

 

– Bon ! goguenarda le chevalier, je reconnais là votre habituelle circonspection. Vous avez si grand-peur de me manquer que vous vous êtes dit que deux précautions valent mieux qu’une.

 

– C’est vrai, Pardaillan. Aussi ai-je pris non pas deux mais toutes les précautions possibles. Vois-tu cette porte de fer qui ferme ta tombe ?

 

– Je ne la vois pas, madame, parbleu ! Je n’ai pas des yeux de hibou pour voir dans la nuit. Mais si je ne la vois pas, je l’ai reconnue avec mes doigts.

 

– Cette porte, dont la clé a été jetée dans le fleuve, dans quelques heures sera murée… Le mécanisme actionnant le plafond par où tu es descendu sera détruit, la chambre où je suis aura ses portes et sa fenêtre murées… Alors tu seras isolé du monde, alors tu seras muré vivant, nul ne soupçonnera que tu es là, nul ne pourra t’entendre si tu appelles, nul ne pourra pénétrer jusqu’à toi, même pas moi… Comprends-tu, Pardaillan, que tu es bien condamné et que rien au monde ne peut te sauver, maintenant ?

 

– Bah ! vous avez beau entasser les obstacles, j’échapperai au poison, je ne mourrai pas de faim et je sortirai d’ici vivant… Le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d’affection qu’il vous a plu de me donner… car c’est pour me témoigner votre amour, n’est-ce pas, que vous voulez à toute force me retrancher du nombre des vivants ?…

 

– Oui, Pardaillan, c’est parce que je t’aime qu’il faut que tu meures, râla la voix de Fausta.

 

– Je disais bien, railla Pardaillan, et que la peste m’étrangle si je comprends rien à cette manière d’affectionner les gens… Je disais donc que le seul avantage que vous retirerez de cette nouvelle marque d’amour sera d’allonger un peu plus le compte que nous aurons à régler un jour… et que nous réglerons en effet, ou j’y perdrai mon nom de Pardaillan.

 

Ces derniers mots furent dits sur un ton qui ne laissait aucun doute sur les intentions du chevalier, intentions peu bienveillantes, on le conçoit aisément.

 

Fausta, comédienne géniale par certains côtés, était, par certains autres, ardemment sincère et convaincue. C’était en quelque sorte une illuminée. La foi vibrante qu’elle avait eue en son œuvre s’était, sous le choc des revers répétés, peu à peu effacée. Elle persistait pourtant, mais c’était maintenant l’orgueil qui la guidait ; c’était cet esprit de domination qu’elle tenait du sang des Borgia, dont elle était issue, qui présidait à toutes ses décisions.

 

Précipitée du haut des cimes inaccessibles où sa foi l’avait élevée et longtemps maintenue, elle s’était relevée meurtrie, désemparée, étonnée d’un étonnement prodigieux de se voir ramenée brutalement à terre elle qui se proclamait « la Vierge », elle qui sincèrement se croyait l’Envoyé et l’Élue de Dieu.

 

Et qui l’avait ainsi abattue ? Pardaillan.

 

Dès lors, la superstition s’empara d’elle, l’effroi entra dans ce cœur jusque-là indompté, et superstition et terreur unies exercèrent sur elle leur action dissolvante.

 

Longtemps elle avait cru qu’en tuant Pardaillan elle tuerait du même coup ces sentiments nouveaux qui la choquaient et ne pouvaient pas ne pas la choquer, car elle était trop véritablement artiste raffinée, éprise de toute beauté, d’où qu’elle jaillit, fût-ce l’horreur.

 

Pardaillan avait résisté à tous ses coups. Comme le phénix de la légende, cet homme réapparaissait alors qu’elle se croyait certaine de l’avoir tué, bien définitivement tué. Et chaque fois qu’il réapparaissait ainsi, c’était pour anéantir irrémédiablement ses combinaisons les plus savantes, longuement et patiemment échafaudées.

 

Sa stupeur avait fait place à la terreur. Et la superstition s’en mêlant, elle n’était pas éloignée de croire que cet homme était invincible, plus qu’invincible : immortel. De là à croire que Pardaillan était son mauvais génie contre lequel elle s’épuiserait vainement, de là à croire que Pardaillan échapperait fatalement à toutes ses embûches jusqu’au jour où elle succomberait sous ses coups, il n’y avait qu’un pas qui fut vite franchi.

 

Fausta poursuivait la lutte âprement, obstinément. Mais elle n’avait plus foi en elle, mais le doute était entré en elle et elle n’était pas éloignée de croire que rien ne lui servirait de rien, qu’elle aurait beau faire, Pardaillan, l’infernal Pardaillan, toujours ressuscité, sortirait une dernière fois de la tombe où elle croirait l’avoir cloué pour la frapper mortellement.

 

On conçoit aisément, dans de telles conditions, l’effet que durent faire les paroles de Pardaillan, affirmant avec une paisible assurance qu’il échapperait au poison et au supplice de la faim.

 

Ce n’était nullement une gasconnade de sa part, comme on pourrait le croire. Par une suite d’impressions opposées à celles de Fausta, voyant qu’il échappait toujours, comme par miracle, à ses tentatives d’assassinat les mieux ourdies, il en était arrivé, lui, à croire sincèrement que dans ce tragique et long duel, il devait, lui, Pardaillan, avoir le dessus sur sa terrible et opiniâtre adversaire.

 

Dès lors, et si précaire que fût la situation à laquelle Fausta l’acculait, il devait nécessairement croire qu’il en sortirait au moment voulu, puisqu’il devait finalement avoir le dessus.

 

Lorsque Pardaillan eut affirmé qu’il sortirait vivant de son actuel tombeau, Fausta frémit et commença à se demander avec angoisse si elle avait bien pris toutes les précautions nécessaires, si quelque moyen de fuite inconnu n’avait pas échappé à son minutieux examen des lieux. Ce fut donc d’une voix mal assurée qu’elle demanda :

 

– Tu crois donc, Pardaillan, que tu échapperas cette fois-ci comme les autres ?

 

– Parbleu ? assura Pardaillan.

 

– Pourquoi ? haleta Fausta.

 

Alors, d’une voix mordante qui la glaça :

 

– Parce que, je vous l’ai dit, nous avons un compte terrible à régler… Parce que je vois enfin que vous n’êtes pas un être humain, mais un monstre de perversité et de malfaisance, et que vous épargner, comme je l’ai fait jusqu’à ce jour, serait plus que de la folie, serait un crime… Parce que vous avez lassé ma patience et que je suis résolu enfin à vous écraser… Parce qu’il est écrit, je le vois, que Pardaillan domptera Fausta et la réduira à l’impuissance… Vous voyez bien que vous ne sauriez me tuer comme vous le souhaitez, et que je dois sortir d’ici vivant. Or, maintenant que j’ai reconnu que vous n’êtes pas une femme, mais un monstre suscité par l’enfer, je vous le dis en toute loyauté : gardez-vous, madame, gardez-vous bien, car, aussi vrai que je vous le dis, le jour où cette main s’appesantira sur Fausta, c’en sera fait d’elle, elle expiera tous ses crimes et le monde sera délivré d’un tel fléau.

 

Tant que Pardaillan s’était contenté d’expliquer pourquoi il se sentait sûr d’échapper à ses coups, Fausta avait écouté en frémissant, d’autant plus que, sous l’obsession de la superstition, pendant qu’il parlait, dans son cerveau affolé, elle se répétait :

 

– Oui, il se sauvera comme il le dit, c’est écrit, c’est inéluctable… Fausta ne saurait atteindre Pardaillan, puisque Pardaillan doit tuer Fausta !…

 

Mais lorsque Pardaillan, justement exaspéré et s’animant au fur et à mesure, assura qu’un jour prochain viendrait où il aurait sa revanche et lui ferait expier ses crimes, le caractère indomptable de cette femme extraordinaire reprit le dessus.

 

La menace d’un tel homme, qui ne menaçait que très rarement et jamais en vain, cette menace, qui eût, à juste raison, affolé l’esprit le plus ferme et le plus courageux, loin de l’abattre ou de l’effrayer, ne fit que retremper sa nature exceptionnellement combative.

 

Elle retrouva à l’instant sa lucidité et son sang-froid. Ce fut d’une voix très calme qu’elle répondit :

 

– Soyez tranquille, chevalier, je me garderai bien et je ferai en sorte que votre main ne s’appesantisse plus jamais sur personne.

 

– Voire, grommela Pardaillan, je ne saurais trop vous y engager… Mais, excusez-moi, madame, si j’en use sans façon avec vous… je ne sais si c’est le poison que vous m’avez libéralement dispensé, mais il est de fait que je tombe de sommeil. Brisons donc cet intéressant entretien et souffrez que je me couche sur ces dalles qui n’ont rien de moelleux, et dont il faut bien que je me contente, puisque Votre Sainteté n’a pas daigné octroyer même une humble botte de paille au condamné à mort que je suis, ce qui eût été tout de même moins inhumain, soit dit sans reproche… Sur ce, bonsoir !…

 

Et Pardaillan qui, sous l’influence des miasmes délétères émanés de la pastille empoisonnée, sentait effectivement ses forces l’abandonner et tout tourner dans sa tête endolorie, Pardaillan s’enroula dans son manteau et s’étendit du mieux qu’il put sur les dalles froides.

 

– Adieu, Pardaillan, dit doucement Fausta.

 

– Non, pas adieu, par tous les diables ! railla une dernière fois Pardaillan, à moitié endormi, pas adieu, mais au revoir… Diantre ! nous sommes gens de revue… nous avons à régler…

 

Les derniers mots expirèrent sur ses lèvres et il demeura immobile, raide comme un cadavre, endormi… mort, peut-être.

 

XXI

CENTURION DOMPTÉ

 

Fausta attendit encore un moment, écoutant attentivement, n’entendant rien… que les palpitations de son cœur qui battait à coups redoublés.

 

Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune réponse ne parvint à son oreille tendue.

 

Alors elle se redressa, sortit lentement et, confiante sans doute en ses précautions, dédaigna de fermer la porte derrière elle.

 

Elle vint s’asseoir dans ce cabinet où nous l’avons vue en conversation avec Centurion. Là, immobile dans son fauteuil, elle médita longtemps. Dans sa tête, avec l’obstination d’une obsession, cette question accessoire se posait avec ténacité :

 

« Magni m’a-t-il trompée ? Est-ce un narcotique ou un poison ? »

 

Cette question aboutissait fatalement à la principale, à la seule qui comptât pour elle :

 

« Est-il mort ou simplement endormi ? »

 

Haletante, souffrant vraiment une torture physique devant l’effroyable geste accompli, elle en tirait logiquement toutes les conclusions, avec une lucidité que ni la douleur réelle, ni l’angoisse de l’incertitude ne parvenaient à obscurcir.

 

« Mort, tout est dit… Délivrée de cet amour que Dieu m’imposa comme une épreuve, mon âme victorieuse redevient invulnérable. Je puis reprendre ma mission avec confiance, sûre de triompher désormais, le seul obstacle qui entravait ma route ayant été supprimé par ma volonté.

 

« Endormi seulement tout est à refaire peut-être !… Qui peut jamais savoir, avec Pardaillan ?… Si je pouvais pénétrer jusqu’à lui… un coup de poignard pendant qu’il dort et tout serait fini… Funeste idée que j’ai eue de faire jeter la clef du caveau !… Mes précautions se retournent contre moi… J’étais si sûre de mon fait… l’assurance de cet homme indomptable a jeté le trouble et l’indécision dans mon esprit. Et maintenant il me faudra attendre durant des jours et des jours, et tandis qu’il agonisera peut-être dans sa tombe, moi, j’agoniserai aussi d’incertitude, d’angoisse et de crainte, oui de crainte, jusqu’au jour où j’aurai enfin la certitude qu’il n’est plus et ce sera long… mortellement long. »

 

Longtemps encore elle resta ainsi à méditer et à combiner.

 

Enfin, ayant pris sans doute des résolutions fermes, elle frappa sur un timbre.

 

À cet appel un homme parut qui se courba avec obséquiosité.

 

Cet homme c’était le familier, le lieutenant et le pseudo-cousin de Barba-Roja, c’était don Centurion.

 

– Maître Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine, je confesse qu’on ne m’avait pas trompée sur votre compte. Entre des mains habiles et puissantes, vous pourrez être un auxiliaire précieux. Vous vous êtes tiré à votre honneur des diverses missions que je vous avais confiées, à seule fin de vous mettre à l’épreuve. Vous avez, j’en conviens, intelligemment et diligemment exécuté mes ordres. Je consens à vous prendre définitivement à mon service.

 

– Ah ! madame, fit Centurion au comble de la joie, croyez que mon zèle et mon dévouement…

 

– Point de protestations superflues, interrompit Fausta hautaine. La princesse Fausta paye royalement, c’est pour qu’on la serve avec zèle et dévouement. L’intérêt, vous le savez, vous qui êtes un subtil casuiste, est le plus sûr garant de la fidélité humaine. Votre intérêt me répond et de votre zèle et de votre dévouement… Pour la fidélité, nous en parlerons tout à l’heure. L’essentiel, pour le moment, est que vous soyez bien pénétré de cette vérité, savoir : que vous ne trouverez jamais un maître tel que moi.

 

– C’est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c’est pourquoi je considérais comme un grand bonheur et un honneur insigne d’entrer au service de la puissante princesse que vous êtes.

 

Fausta approuva gravement de la tête et reprit, très calme :

 

– Vous êtes, maître Centurion, pauvre, obscur et méprisé de tous – surtout de ceux qui vous emploient. Vous êtes instruit, vous êtes intelligent, dénué de scrupules, et cependant, malgré votre supériorité intellectuelle, incontestable, vous resterez ce que vous êtes : l’homme des viles besognes, un composé bizarre et monstrueux de bravo, d’espion, de prêtre, de spadassin, de tout ce que l’on voudra de bas et de mauvais. On vous emploie sous ces formes diverses, mais, quels que soient les services que vous rendez, vous n’avez pas d’espoir de vous élever au-dessus de cette basse condition. On a tout intérêt à vous laisser dans l’ombre.

 

– Hélas ! madame, ce que vous me dites sans fard ni ménagement n’est que trop vrai, dit Centurion, sans qu’il fût possible de démêler, sur son visage impassible, s’il s’était senti touché par ces paroles d’une impitoyable vérité.

 

Fausta l’étudia une seconde avec une ardente curiosité, et avec un sourire elle reprit :

 

– Voilà ce que vous êtes et ce que vous resterez, parce que vos actuelles fonctions basses et infamantes, jointes à votre passé qui n’est pas sans reproches, vous empêcheront toujours de sortir du cloaque où vous croupissez. Enfin parce que, malgré que vous ayez pris le « don », votre noblesse est plus que douteuse et que, hors l’Église, pour aspirer aux emplois élevés, il faut être né. Est-ce vrai ?

 

– Malheureusement, madame.

 

– Cependant, malgré tous ces empêchements, vous avez de vastes ambitions.

 

Fausta s’arrêta une seconde, tenant Centurion anxieux sous son clair regard. Puis elle laissa tomber :

 

– Ces ambitions, je puis les réaliser… au-delà de ce que vous avez rêvé. Et seule, je puis cela, parce que seule, ayant la puissance, j’ai en outre assez d’indépendance d’esprit pour ne pas me laisser arrêter par des préjugés.

 

– Madame, balbutia Centurion agenouillé, si vous faites ce que vous dites, je serai votre esclave !

 

– Je le ferai, dit Fausta résolument. Tu auras tes lettres de noblesse en bonne et due forme et d’une authenticité indiscutable ; je t’élèverai au-dessus de ceux qui t’écrasent de leur mépris aujourd’hui. Et quant à ta fortune, ce que tu as déjà reçu de moi n’est rien comparé à ce que je te donnerai. Mais, tu l’as dit, tu seras mon esclave.

 

– Parlez… ordonnez… haleta Centurion, jamais chien fidèle ne vous sera aussi dévoué que je le suis.

 

Fausta était à demi allongée dans un fauteuil monumental. Ses pieds, chaussés de mules de satin blanc, croisés l’un sur l’autre, étaient posés sur un coussin de soie brochée, placé lui-même sur un large tabouret de tapisserie, haut comme une marche. Ainsi posés, ses pieds croisés dépassaient le bord du coussin. Centurion s’était prosterné, et comme pour bien marquer qu’elle était pour lui une divinité, pour prouver qu’il entendait rester, au pied de la lettre, le chien soumis dont il avait parlé, il franchit en rampant la distance qui le séparait de Fausta et posa dévotement ses lèvres sur la pointe du soulier.

 

Il y avait certes, dans ce geste imprévu, une intention d’hommage religieux comme on en avait rendu souvent à Fausta alors qu’elle pouvait se croire papesse.

 

Mais Centurion avait exagéré le geste qui avait on ne sait quoi de vil et de répugnant dans sa bassesse outrée.

 

Cependant Fausta avait sans doute un plan bien arrêté à l’égard de Centurion car, et bien qu’elle eût un geste de répulsion, elle ne retira pas son pied. Au contraire, elle le pencha sur lui et, posant sa main blanche et fine sur la tête du bravo prosterné, elle le maintint un inappréciable instant les lèvres collées sur la semelle, puis retirant son pied, brusquement, elle le lui posa sur la tête, appuyant fortement dessus, sans ménagement, et le tenant ainsi écrasé dans cette pose plus qu’humiliée, elle dit de sa voix chaude et douce comme une caresse :

 

– J’accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme un chien fidèle et je te serai bon maître.

 

Ayant dit elle retira son pied.

 

Centurion redressa son front courbé mais resta agenouillé.

 

– Debout ! dit-elle, d’une voix soudain changée.

 

Et sur un ton de souveraine autorité :

 

– S’il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre maître, il est juste aussi que vous appreniez à vous redresser et à regarder les plus grands, car bientôt vous serez leur égal !

 

Centurion se releva, ivre de joie et d’orgueil. Il exultait, le sacripant ! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant qu’il avait enfin trouvé le maître puissant de ses rêves. Il allait enfin être quelqu’un avec qui l’on compte. Il allait donc dominer à son tour. Ah ! certes, il lui serait fidèle, à celle qui le tirait du néant pour faire de lui un homme redoutable et puissant.

 

Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête, Fausta reprit d’une voix calme, mais où perçait cependant une sourde menace :

 

– Oui, il faudra m’être fidèle, c’est ton intérêt… D’ailleurs, n’oublie pas que j’en sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tête rien qu’en levant un doigt.

 

Et comme il pâlissait sous la menace, qu’il savait on ne peut plus sérieuse, elle ajouta :

 

– On ne me trahit pas, moi, maître Centurion, ne perdez jamais ceci de vue.

 

Centurion la regarda en face, et d’une voix basse, ardente :

 

– Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de ma fidélité, puisque j’ai trahi pour vous. Je vous jure cependant que je suis sincère en vous disant que je vous appartiens corps et âme et que vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendrez. À défaut de cette sincérité, vous l’avez dit vous-même, mon intérêt vous répond de moi. Je sais trop en effet que nul au monde ne fera pour moi ce que vous avez résolu de faire… je trahirais Dieu lui-même, madame, avant que de trahir la princesse Fausta, parce que la trahir serait me trahir moi-même, et je ne suis pas mon propre ennemi à ce point.

 

– Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que je comprends. Passons maintenant à nos affaires. Voici le bon de vingt mille livres promis pour la capture du sire de Pardaillan. Voici de plus un bon de dix mille livres pour récompenser les braves qui vous ont aidé.

 

Centurion, frémissant, saisit les deux bons et les fit disparaître vivement en songeant à part lui :

 

« Dix mille livres pour ces drôles !… Halte-là, madame Fausta, ceci c’est du gaspillage… Avec mille livres, ils seront contents comme des rois, et je réaliserai, moi, un honnête bénéfice de neuf mille livres. »

 

Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encore bien Fausta. Elle se chargea incontinent de lui prouver que s’il avait cherché en elle un maître, ce maître enfin trouvé avait une poigne robuste, et qu’il lui faudrait marcher droit avec lui s’il ne voulait pas se faire casser à gages.

 

En effet, Fausta, comme si elle avait lu à livre ouvert dans sa pensée, lui dit, sans manifester ni colère ni mécontentement :

 

– Il faudra perdre ces habitudes de prévarication. La part que je vous fais est assez belle pour que vous laissiez à chacun, sans regrets ni envie, ce que je lui alloue. La princesse Fausta n’admet à son service que des gens sur la probité desquels elle puisse absolument compter. Si vous tenez à rester à mon service, il faudra devenir scrupuleusement honnête. Si ces raisons ne vous ont pas suffisamment convaincu, dites-vous qu’un maître tel que moi a l’œil à tout et partout. Sachez qu’une heure après que vous aurez fait votre distribution, je saurai exactement quelle somme vous aurez remise à chacun, et si vous avez soustrait seulement un denier, je vous briserai impitoyablement.

 

Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien étonné lui-même, et se courbant :

 

– Vous êtes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyée, puisqu’il vous a donné le pouvoir de lire dans les consciences. Désormais, madame, je vous le jure, je n’aurai plus de telles idées.

 

– Bien vous ferez, dit froidement Fausta, qui reprit :

 

– Faites entrer cet enfant, ce nain.

 

Centurion sortit et revint presque aussitôt, accompagné d’El Chico.

 

Nous ne saurions dire si le petit homme fut ébloui par les richesses entassées dans la pièce, ni s’il fut impressionné par la beauté et la majesté de la grande dame devant qui on venait de l’introduire. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il se montra indifférent, en apparence. Il se campa devant Fausta, dans cette attitude fière, qui ne manquait pas d’une certaine grâce sauvage et qui lui était particulière, et respectueux sans humilité, il attendit, dressé sur ses ergots, ne perdant pas une ligne de sa petite taille.

 

Fausta le fouilla un instant de son œil d’aigle, et voilant l’éclat du regard, adoucissant sa voix si douce et si harmonieuse :

 

– C’est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Français et ses amis ?

 

El Chico, on l’a peut-être remarqué, n’était pas très bavard et il n’avait, cela va sans dire, que de très vagues notions d’étiquette, si tant est qu’il connût la signification de ce mot.

 

Il se contenta de répondre d’un signe de tête affirmatif.

 

Fausta possédait au plus haut point l’art de composer ses manières suivant le caractère et la situation de ceux qu’elle avait intérêt à ménager ou qu’elle voulait s’attacher. Avec Centurion elle venait de se montrer mâle, hautaine, dominatrice, parlant et agissant en souveraine puissante et redoutée. Avec le nain, la souveraine disparut, la grande dame s’effaça. Ses manières se firent plus simples, plus familières, très douces, presque affectueuses et ce fut en souriant avec indulgence qu’elle accueillit le semblant de réponse du petit homme. Ce fut en souriant encore qu’elle dit négligemment :

 

– Ce Torero, don César, vous a fait du bien. À défaut d’affection, vous deviez avoir pour lui de la reconnaissance. Pourtant vous avez consenti à l’attirer ici. Pourquoi ?

 

El Chico eut un sourire rusé.

 

– Je savais bien qu’on en voulait seulement au Français, dit-il. Tiens ! on a des oreilles et des yeux. On écoute, on regarde… On est petit, c’est vrai, on n’est pas un sot.

 

– De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotes ne couraient aucun danger ?… Si cependant la vie de don César eût été menacée, eussiez-vous agi comme vous l’avez fait ? Répondez franchement.

 

Le petit homme hésita un moment avant de répondre. Ses traits se contractèrent douloureusement. Il ferma les yeux et crispa ses petits poings. Un combat violent paraissait se livrer en lui, dont Fausta suivait curieusement toutes les phases.

 

Enfin, il poussa un gros soupir et répondit d’une voix sourde :

 

– Non.

 

– Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux mille livres qu’on vous a promises en mon nom.

 

El Chico avait sans doute définitivement résolu la question qu’il venait de débattre dans son esprit, car il répondit, cette fois sans hésitation et résolument :

 

– Tant pis !

 

Fausta sourit.

 

– Allons, dit-elle, je vois que vous savez être reconnaissant. Et le français ?

 

À cette question, l’œil du petit homme eut une lueur aussitôt éteinte, et vivement il dit :

 

– Je ne le connais pas. Tiens, ce n’est pas un ami comme don César.

 

Fausta crut démêler une intonation bizarre dans ces paroles.

 

– C’est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnez au point de lui sacrifier deux mille livres ! dit-elle. Savez-vous qu’en frappant ceux qu’ils aiment, on atteint parfois plus cruellement les gens que si on les frappait eux-mêmes ?

 

Fausta posait la question sans paraître y attacher d’importance, mais elle fixait son œil doux sur le nain et l’étudiait attentivement.

 

Celui-ci tressaillit et parut visiblement étonné de ces paroles Évidemment il n’avait pas pensé qu’en aidant à meurtrir Pardaillan il pouvait, du même coup, faire beaucoup de mal à ceux qui aimaient le chevalier. Mais approfondir de telles idées était au-dessus du jugement d’El Chico. Il secoua donc les épaules et grommela quelques paroles confuses que Fausta ne parvint pas à saisir.

 

Voyant qu’elle n’en tirerait rien, elle fit un geste comme pour l’engager à patienter un moment et, à voix basse, donna un ordre à Centurion qui s’éclipsa aussitôt.

 

– On va vous apporter la somme promise, dit-elle en revenant au petit homme. C’est une somme considérable pour vous.

 

Les yeux du nain étincelèrent, ses traits s’illuminèrent mais il ne répondit rien.

 

À ce moment Centurion revint et déposa devant Fausta un petit sac sur lequel les yeux d’El Chico se portèrent aussitôt pour ne plus le perdre de vue.

 

– Il y a dans ce sac, reprit doucement Fausta, non pas deux mille livres, mais cinq mille… Prenez, c’est à vous.

 

À l’énoncé de cette somme, qui lui paraissait exorbitante, El Chico ouvrit des yeux énormes. Sa joie et sa stupeur furent telles qu’il demeura cloué sur place, balbutiant d’une voix étranglée d’émotion :

 

– Cinq mille livres !…

 

– Oui ! fit de la tête Fausta qui souriait.

 

– Pour moi ?

 

– Pour vous. Prenez.

 

Ce disant, elle poussait le sac vers le petit homme qui, retrouvant soudain le mouvement, s’en saisit brusquement et le pressa de ses deux mains contre sa poitrine, comme s’il eût craint qu’on ne voulût le lui arracher, en répétant machinalement, n’en pouvant croire ses yeux ni ses oreilles :

 

– Cinq mille livres !

 

– Elles y sont, dit Fausta, qui paraissait s’amuser de la joie folle du nain. Vous pouvez vérifier.

 

Vivement El Chico porta la main au cordon qui fermait le sac, visiblement anxieux de vérifier à l’instant même si on ne se jouait pas de lui. Mais il n’acheva pas son geste. Ses yeux se fixèrent angoissés sur Fausta. Et il la vit si douce, si bienveillante qu’il se rasséréna. Il secoua la tête d’un air farouche, comme pour dire qu’il ne ferait pas à la dame si bonne et si généreuse l’injure de vérifier, et tout à coup il se mit à rire. Mais son rire avait quelque chose d’effarant. On eut dit plutôt des sanglots convulsifs, et des larmes coulaient lentement sur ses joues bronzées ; ses yeux, perdus dans le vague, semblaient poursuivre quelque mystérieuse chimère, et il bégayait doucement, sur un ton plaintif :

 

– Riche ! Je suis riche !… autant que le roi !…

 

Si Fausta fut étonnée de cette étrange manifestation de joie, elle n’en laissa rien paraître. Elle demeura grave, avec une pointe d’attendrissement, peut-être factice, mais si naturel, si admirablement joué, que de plus expérimentés que le nain s’y seraient laissés prendre. Et de sa voix douce, de son air le plus bienveillant, elle dit :

 

– Vous voilà riche, en effet. Vous allez pouvoir… épouser celle que vous aimez.

 

À ces mots, El Chico tressaillit violemment. Il rougit et pâlit tour à tour, et fixa sur Fausta, des yeux effarés où se lisait comme une vague terreur. Et Fausta, qui n’avait parlé, comme on dit, que pour parler, au hasard, sans intention précise, ayant négligé de se documenter, ainsi qu’elle avait coutume de faire, sur ce personnage qu’elle avait jugé sans doute sans importance, Fausta nota soigneusement cette émotion violente du petit homme.

 

Et comme il secouait la tête négativement, avec une expression de douleur manifeste :

 

– Pourquoi non ? dit-elle gravement. Vous êtes un homme par l’âge et par le cœur. Vous voilà riche. Pourquoi ne songeriez-vous pas à vous établir, à vous créer un intérieur ? Vous êtes petit, c’est vrai, mais vous n’êtes pas contrefait. Vous êtes admirablement conformé dans votre petitesse, on peut même dire que vous êtes beau. Ne dites pas non. Vous aimez, je le vois, pourquoi ne seriez-vous pas aimé aussi ?… Croyez-moi, vous pouvez être heureux comme tout le monde.

 

El Chico ouvrait de grands yeux ravis et, en écoutant cette princesse qui lui parlait si doucement, sans nulle raillerie, d’un air convaincu, il « buvait du lait », pour employer une expression populaire imagée.

 

Mais sans doute le bonheur qu’on lui faisait entrevoir lui parut irréalisable, car il secoua douloureusement la tête et Fausta n’insista pas.

 

– Allez, dit-elle doucement, et souvenez-vous que si vous avez besoin d’une aide, soit auprès de celle que vous aimez, soit auprès de sa famille, vous me trouverez prête à intervenir en votre faveur. Je suis puissante, très puissante, je pourrais peut-être arranger vos affaires, ne l’oubliez pas le cas échéant. Allez maintenant.

 

El Chico, très ému, ne trouva pas un mot de remerciement. Titubant, comme s’il était ivre, il se dirigea vers la porte oubliant de s’incliner devant la grande dame et, comme il allait franchir le seuil, il se retourna brusquement, se précipita sur Fausta, saisit sa main qui pendait nonchalamment appuyée au bras de son fauteuil et y déposa un baiser vibrant. Puis, se redressant aussi vivement qu’il était accouru, sans dire un mot, il sortit en courant.

 

Fausta n’avait pas fait un mouvement, pas prononcé une parole.

 

De même qu’elle s’était prêtée complaisamment à l’hommage religieux et servile de Centurion, exagérant la rudesse du geste et de l’attitude jusqu’à une outrance qui pourrait nous paraître excessive, mais qui pourtant était dans les mœurs de l’époque, de même elle accueillit l’hommage reconnaissant du nain sans un geste, avec cette douceur bienveillante qu’elle avait prise dès l’instant où elle s’était trouvée en contact avec le petit homme et qu’elle avait gardée avec cet art consommé qui faisait d’elle une incomparable comédienne.

 

Lorsque El Chico fut sorti, elle songea :

 

« Voilà un petit bout d’homme qui maintenant se fera hacher pour moi. Mais quelle est la femme dont il s’est épris, et pourquoi ai-je cru démêler comme de la haine dans sa manière de parler de Pardaillan ? Il faudra savoir ; ce nain me sera peut-être utile. Nous verrons. »

 

Écartant momentanément le nain de son esprit, elle se leva, alla soulever une tenture et, avant de disparaître, s’adressant à Centurion, qui attendait, immobile et muet :

 

– Faites ce qui est convenu, dit-elle, et venez me rejoindre aussitôt dans l’oratoire.

 

Sans attendre de réponse, certaine que ses ordres seraient exécutés, elle laissa tomber la portière et disparut.

 

Elle s’engagea dans le corridor et s’arrêta devant cette porte où nous l’avons déjà vue s’arrêter. Elle poussa le judas et regarda.

 

La Giralda, sous l’empire de quelque narcotique, dormait paisiblement, étendue sur un large lit de repos.

 

« Dans dix minutes elle se réveillera, pensa Fausta qui repoussa le judas et poursuivit son chemin. »

 

Elle parvint à la pièce qu’elle avait désignée à Centurion et y pénétra en laissant la porte grande ouverte derrière elle. Cet oratoire était plutôt petit et meublé très simplement. Elle s’assit et attendit quelques minutes au bout desquelles Centurion parut dans l’encadrement de la porte et, sans entrer, dit :

 

– C’est fait, madame. Il serait prudent de nous retirer au plus tôt. Il est à présumer qu’ils vont visiter la maison.

 

Fausta fit un geste qui signifiait qu’elle avait le temps et reprit sa méditation sans plus s’occuper de Centurion qui attendit sans bouger de sa place.

 

À quoi songeait-elle ? Quels plans nouveaux s’élaboraient dans sa tête ? Quelques minutes, qui parurent plutôt longues à Centurion immobile, s’écoulèrent ainsi. Enfin Fausta se leva et fit signe à Centurion d’entrer.

 

– Madame, répéta le bravo en faisant quelques pas, il est temps nous retirer.

 

– Poussez la porte, sans la fermer, commanda Fausta d’un air paisible.

 

Sans murmurer, visiblement intrigué, Centurion obéit. Quand il se retourna, après avoir poussé la porte, il aperçut une étroite ouverture, pratiquée dans l’épaisseur de la muraille, que la porte grande ouverte jusque-là lui avait masquée.

 

– Une porte secrète, murmura-t-il ; je comprends maintenant.

 

– Prenez ce flambeau, dit Fausta, et éclairez-moi.

 

Centurion prit le flambeau et se dirigea vers l’ouverture. Un étroit escalier aboutissait au ras du sol. Il se mit à descendre, éclairant la marche de Fausta qui referma la porte secrète derrière elle sans que le bravo, qui pourtant la guignait du coin de l’œil, parvînt à saisir le secret de cette fermeture.

 

Après avoir franchi une vingtaine de marches, ils se trouvèrent dans une galerie souterraine assez large pour permettre à deux personnes de passer de front, assez élevée pour qu’un homme, même de haute taille, pût marcher sans être obligé de baisser la tête. Le sol de ce souterrain était tapissé d’un sable très fin, doux à la marche, étouffant le bruit des pas mieux que n’eût pu le faire le tapis le plus épais et le plus moelleux.

 

Après avoir parcouru un assez long espace, Centurion rencontra une galerie transversale. Il s’arrêta devant le mur de cette galerie et demanda :

 

– Faut-il tourner à droite ou à gauche ?

 

– Restez où vous êtes, répondit Fausta.

 

À son tour, elle s’approcha du mur, et sans chercher, sans hésitation, elle saisit une pierre qui se détacha d’autant plus aisément que cette prétendue pierre était tout simplement une planche assez habilement peinte et maquillée pour qu’elle pût se confondre avec les vraies pierres qui l’entouraient.

 

La planche enlevée démasqua une petite excavation.

 

Fausta passa son bras dans le trou et actionna un ressort caché. Aussitôt un déclic se fit entendre et, à quelques pas, une ouverture apparut dans le mur.

 

– Passez, dit Fausta en montrant du doigt l’ouverture.

 

Centurion, son flambeau à la main, passa, toujours suivi de Fausta.

 

Ils se trouvèrent alors dans une grotte artificielle assez vaste. Le sol de cette grotte, comme les galeries qu’ils venaient de parcourir, était tapissé de sable fin. De la voûte assez élevée pendaient plusieurs lampes. Sur une façon d’estrade basse, trois fauteuils étaient disposés devant une grande table. D’énormes banquettes en chêne massif étaient placées au pied de l’estrade, à droite et à gauche de la table, de telle façon qu’un espace assez large était ainsi aménagé devant l’estrade.

 

Ainsi disposée et meublée, cette grotte ressemblait assez à une salle de réunion publique dans laquelle une cinquantaine de personnes auraient pu prendre place et s’asseoir sans trop de gêne.

 

Centurion connaissait-il cette salle de réunion clandestine ? Savait-il à quoi servait cette retraite souterraine et ce qui se tramait là-dedans ?

 

On aurait pu le croire, car dès l’instant où il avait pénétré dans la grotte, une singulière inquiétude s’était emparée de lui. En reconnaissant tout à fait des lieux qui sans doute lui étaient familiers, son inquiétude s’était changée en épouvante. Il était devenu livide, un tremblement convulsif s’était emparé de lui et faisait danser d’une manière fantastique le flambeau qu’il tenait dans sa main crispée. Il regardait avec des yeux hagards Fausta qui ne paraissait pourtant pas remarquer son trouble et disait tranquillement :

 

– Allumez donc ces lampes, ce flambeau ne nous éclaire pas suffisamment.

 

Heureux de cacher son trouble, Centurion se hâta d’obéir et, les lampes allumées, il posa machinalement son flambeau sur la table et passa sa main sur son front, où perlait la sueur de l’angoisse.

 

Toutes les lampes étant allumées, Fausta fit signe au bravo de la suivre. Elle sortit de la grotte, le conduisit à l’excavation qu’elle avait laissée ouverte, et :

 

– Regardez, dit-elle impérieusement.

 

Centurion se pencha et regarda. Alors il sentit ses cheveux se hérisser sur sa tête.

 

Que voyait-il donc de si extraordinaire ?

 

Rien que de très simple : une infinité de petits trous étaient ménagés dans le fond de l’excavation. Par ces petits trous, on pouvait voir jusqu’aux moindres recoins de la grotte, mais plus particulièrement l’estrade qui se trouvait précisément en face des trous.

 

On voit qu’il n’y avait là rien de bien terrifiant, et pourtant, lorsqu’il se redressa, Centurion flageolait sur ses jambes et paraissait sur le point de s’évanouir.

 

Fausta, toujours impassible, ne paraissait toujours rien remarquer de ce trouble qui maintenant tournait à l’affolement. Elle rentra dans la grotte, suivie de Centurion hébété, en proie à une terreur mystérieuse qui anéantissait ses facultés au point qu’il ne s’aperçut même pas que Fausta, actionnant un deuxième ressort caché, avait fermé la porte par où ils venaient de pénétrer.

 

– Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulement on peut tout voir, comme vous avez pu vous en rendre compte, mais encore on entend tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j’ai pu assister, invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont été tenus dans cette salle… Ai-je besoin d’ajouter que je sais tout ?

 

Centurion s’écroula à genoux, la figure dans le sable, et râla :

 

– Grâce ! madame !

 

Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalée à ses pieds un regard empreint d’un souverain mépris, et le poussant rudement du bout du pied :

 

– Debout ! gronda-t-elle, debout donc ! Pensez-vous que je vous aie pris à mon service pour vous livrer à l’Inquisition !

 

D’un bond, Centurion se releva. Après avoir manqué défaillir de peur, il pensait maintenant s’évanouir de joie.

 

– Vous ne voulez donc pas me livrer ? balbutia-t-il.

 

Fausta leva les épaules.

 

– La terreur vous rend fou, mon maître, dit-elle froidement.

 

Et sur un ton menaçant :

 

– Prenez garde ! je ne garderais pas un lâche à mon service.

 

Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, se redressant :

 

– Par le Christ vivant ! je ne suis pas un lâche, madame, et vous le savez bien ! Mais, misère ! j’ai cru sincèrement que vous alliez me livrer.

 

Et avec un frisson d’épouvante, il ajouta :

 

– J’appartiens à l’Inquisition et je sais trop quels supplices effroyables sont réservés à ceux qui la trahissent. Je vous jure que sans être un lâche on peut trembler à l’évocation de ces supplices. Ce qui m’attendait, madame, est tellement au-dessus de ce que l’imagination peut concevoir que je n’eusse pas hésité à me poignarder devant vous pour me soustraire au sort affreux qui eût été le mien.

 

Fausta le considéra un instant. Il avait reconquis tout son sang-froid et il était évidemment sincère.

 

– Soit, dit-elle d’un ton radouci, je te pardonne d’avoir tremblé devant le supplice. Je te pardonne aussi d’avoir essayé de me cacher des choses que j’avais intérêt à connaître. Mais que ce soit la dernière fois ! Le service de la princesse Fausta doit passer avant tout, même avant celui de ton roi, avant celui de l’Inquisition. Tu n’as pas à apprécier la valeur des événements auxquels tu peux être mêlé. Tu as des rapports à me faire sur tout ce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu fais, ce que tu dis et même ce que tu penses… Il m’appartient de voir le parti à tirer de tes rapports. Tu es à moi pour trahir à mon profit ceux qui t’utilisent, mais ne tente pas de me trahir moi-même, tu te briseras les reins. Entends-tu ?

 

– J’entends, madame, dit humblement Centurion, et j’obéirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avec vous, je le confesse humblement.

 

– Bien ! opina Fausta. À quelle heure, la réunion ?

 

– Dans deux heures, madame.

 

– Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea vers l’estrade et s’assit dans un fauteuil.

 

Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied de l’estrade.

 

– Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravo jusqu’au fond des yeux, les hommes qui se réunissent ici savent qu’il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils désirent faire leur chef. Malgré les recherches les plus minutieuses, ils n’ont pu parvenir à découvrir sous quel nom se cache ce malheureux prince. Ce nom, j’en jurerais tu le connais, toi.

 

– C’est vrai, madame, dit Centurion définitivement dompté.

 

L’œil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.

 

– Ce nom ? fit-elle d’une voix calme.

 

– Don César, connu dans toute l’Andalousie sous le nom d’El Torero, répondit Centurion sans hésiter.

 

Sans doute Fausta était bien loin de s’attendre à ce nom. Sans doute aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement des plans soigneusement élaborés. Sans doute enfin Centurion ne comptait pas plus à ses yeux que le chien soumis qu’il avait juré d’être pour elle, car à l’énoncé de ce nom, prise d’une fureur soudaine, Fausta s’exclama :

 

– Tu as bien dit don César… l’amant de la Giralda !…

 

– Lui-même, fit Centurion étonné de son agitation.

 

Pâle de rage, Fausta se dressa toute droite et gronda :

 

– Ah ! misérable ! C’est maintenant que je les ai laissés aller, lui et la bohémienne, que tu me préviens ?… Je devrais !…

 

Debout sur l’estrade, une main appuyée sur la table, l’autre tendue dans un geste de menace, prise d’un accès de colère effrayant chez cette femme toujours si maîtresse d’elle-même, Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifié qui, ne comprenant rien à cette fureur subite, se demandait si elle n’allait pas le poignarder à l’instant même ou le livrer au bourreau pour le punir d’il ne savait quelle faute.

 

– Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas… Vous ne m’aviez pas interrogé.

 

Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement. Ses traits se rassérénèrent et reprirent leur expression habituelle de calme et de force. Elle s’assit lentement et, le coude sur la table, le menton dans la paume de la main, les yeux perdus dans le vague, elle réfléchit longuement, paraissant avoir oublié la présence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta sa méditation.

 

Enfin elle releva la tête, et très calme :

 

– Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle. Maintenant, racontez-moi tout.

 

XXII

LE NAIN À L’ŒUVRE

 

Nous sommes obligé de revenir momentanément à l’un de nos personnages dont les faits et gestes prennent une importance qui sollicite notre attention d’autant plus vivement que peut-être, par ces faits et gestes, arriverons-nous à déchiffrer le caractère plutôt énigmatique jusqu’ici de ce modeste personnage.

 

Voici donc le nain El Chico – car c’est de lui que nous voulons parler – promu au rang de protagoniste.

 

Pourquoi pas ? Pourquoi un pauvre bougre de nain n’aurait-il pas droit à son chapitre ? Pourquoi n’aurait-il pas droit aux honneurs réservés aux grands premiers rôles ?

 

Celui-ci est une réduction d’homme – gracieuse, il est vrai, et nous avons entendu Fausta, qui doit s’y connaître, lui dire qu’il est beau dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a été élevé à la dure, du moins faible comme un enfant qu’il est par la taille. Il est placé tout au bas de l’échelle sociale, puisqu’il n’est qu’un pauvre diable de bout d’homme, sans père ni mère, élevé on ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d’où, gîtant on ne sait dans quel trou, vivant Dieu sait comme ! de la charité publique, ne reculant pas devant certaines besognes louches pour assurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne manquant pas d’une vague dignité, d’une inconsciente fierté.

 

S’il en est ainsi et non autrement, ce n’est pas notre faute et nous n’y pouvons rien. Nous avons entrepris de raconter une histoire ; nous le faisons avec cette impartialité qui nous a toujours guidé dans nos précédents ouvrages. Pour le reste, nous laissons au lecteur le soin de dispenser à son gré le blâme ou l’éloge ; nous le laissons maître absolu de ses sympathies ou de ses antipathies.

 

Donc El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était, on s’en souvient peut-être, fou de joie – ou de douleur, car on n’aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentiments dominait en lui. En sorte que nous serions porté à croire qu’il y avait en lui autant de joie que de douleur.

 

Toujours courant il se rendit au fond du jardin, du côté du fleuve. Il paraissait d’ailleurs connaître admirablement ce jardin et, à travers le labyrinthe des allées et des bosquets, dans la nuit accrue de l’ombre opaque des arbres en quantité considérable, il se dirigeait sans hésitation, allant avec une sûreté remarquable, une souplesse de félin qui lui faisaient éviter tout bruit susceptible de trahir sa présence.

 

Arrivé à la ceinture de cyprès il grimpa sur un de ces arbres avec une dextérité qui dénotait une grande habitude de ce genre d’exercice et s’engagea dans le cône de verdure sombre où sa petite taille seule pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler. Sans doute il avait là quelque cachette connue de lui seul et des oiseaux habitants de ce lieu car il se débarrassa du sac d’or qu’il devait à la munificence de Fausta, après quoi il se laissa glisser à terre.

 

Sans se presser maintenant, l’air grave et méditatif, il longea l’enceinte de verdure et s’arrêta de nouveau devant un jeune cyprès que le hasard avait sorti de l’alignement et fait pousser tout près du mur. Cet arbre, placé là, c’était une échelle naturelle toute trouvée pour franchir l’obstacle élevé.

 

En effet, El Chico grimpa là jusqu’à ce qu’il fut arrivé à dominer le mur. Alors il imprima un léger balancement au tronc frêle de l’arbuste et, avec l’adresse et la souplesse d’un chat, il sauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et se laissa tomber doucement hors de la propriété.

 

Il s’éloigna du mur et alla s’asseoir dans l’herbe qui poussait haute et drue, à moitié roussie par l’ardent soleil d’Espagne, et dans laquelle il disparut complètement. Les coudes appuyés sur les genoux ramenés au corps, la tête dans ses mains, il resta longtemps ainsi, immobile.

 

Peut-être pensait-il à des choses que lui seul savait. Peut-être obéissait-il à des instructions reçues dans la maison des Cyprès. Peut-être enfin, et plus simplement, s’était-il endormi.

 

Les vibrations lointaines d’un bronze religieux laissant tomber dans la nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de sa torpeur.

 

C’était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée de Centurion, s’engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maison de campagne.

 

El Chico se leva, s’ébroua et dit tout haut :

 

– Tiens ! il est temps !… Allons !

 

Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de la propriété, ne cherchant nullement à se cacher. On eût même dit qu’il souhaitait attirer l’attention sur lui, car il faisait le plus de bruit qu’il pouvait.

 

Et tout à coup il entendit des gémissements étouffés et il vit comme deux masses informes déposées au pied du mur et qui s’agitaient éperdument en des soubresauts qui avaient on ne sait quoi de fantastique.

 

El Chico ne parut nullement effrayé. Il eut même un de ces sourires rusés qui illuminaient parfois sa physionomie si extraordinairement mobile, et allongeant le pas, il s’approcha de ces deux masses. Il reconnut alors qu’il se trouvait en présence de deux corps humains étroitement roulés dans des capes et congrûment ficelés des pieds à la tête.

 

Sans perdre un instant il se pencha sur le premier de ces corps et se mit à trancher les liens qui l’enserraient, à le débarrasser des plis de la cape qui l’étouffait.

 

– El señor Torero ! s’exclama El Chico, lorsque le visage de la victime fut enfin dégagé.

 

Et le visage du petit homme exprimait une surprise si évidente, l’intonation était si naturelle, si sincère, que le plus méfiant s’y fût laisse prendre.

 

Mais le Torero avait sans doute autre chose à faire, car sans perdre le temps de remercier son sauveur – ou prétendu tel – il s’écria :

 

– Vite ! aide-moi !

 

Et sans plus attendre, il se rua à son tour sur son compagnon d’infortune qu’avec l’aide d’El Chico, complaisant, il eut tôt fait de dégager.

 

– Le seigneur Cervantès ! s’écria le nain avec un ébahissement croissant.

 

C’était en effet Cervantès qui se mit péniblement sur son séant et, d’une voix enrouée, s’écria :

 

– Mort de tous les diables ! j’étouffais là-dedans ! Merci, don César.

 

– Venez, s’écria le Torero, bouleversé, il n’y a pas un instant à perdre !… s’il n’est pas trop tard déjà !

 

C’était plus facile à dire qu’à faire. L’écrivain avait été fort malmené et don César, non sans angoisse, vit bien qu’il fallait, de toute nécessité, lui laisser le temps de se remettre. Cervantès, d’ailleurs, ne se fit pas faute de le dire car il bredouilla :

 

– Une minute !… Que diable ! mon cher, laisse-moi respirer un peu… On m’a à moitié étranglé.

 

Ce n’était que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner son ami dans cet état. Il en prit stoïquement son parti mais, comme chaque minute qui s’écoulait diminuait les chances qui lui restaient d’arriver à temps pour aider Pardaillan et délivrer la Giralda, il fit la seule chose qu’il avait à faire, c’est-à-dire qu’aidé d’El Chico et de Cervantès lui-même, il se mit à frictionner énergiquement son ami.

 

Celui-ci cependant, tout en s’aidant lui-même le mieux qu’il pouvait, ne perdait pas la tête pour cela et, reconnaissant le nain :

 

– Que fais-tu là, toi ? dit-il en fronçant le sourcil. Ne devais-tu pas guetter du côté de la porte ?

 

Le petit homme, sans interrompre ses frictions, répondit :

 

– Tiens ! j’ai vu que vous ne reveniez pas… j’étais inquiet, j’ai voulu savoir. J’ai fait le tour de la maison… heureusement pour vous, car sans moi…

 

Et du coin de l’œil il montrait les cordes et les capes restées à terre.

 

El Chico était sans doute un comédien de première force, car Cervantès, qui ne le perdait pas de vue, ne put rien démêler de suspect dans son attitude, pas plus que dans ses paroles. Ce qu’il disait n’avait, d’ailleurs, rien que de très naturel.

 

D’un air plutôt piteux, l’aventurier écrivain soupira :

 

– Il est de fait que sans toi j’étranglerais encore sous ce maudit bâillon, et Dieu sait quand et comment nous nous serions tirés de là.

 

Enfin il se mit debout et fit quelques pas.

 

– Allons, dit-il avec satisfaction, rien n’est cassé, et je crois que me voilà assez solide pour vous suivre, don César.

 

– Venez donc ! s’écria le Torero qui bouillait d’impatience.

 

Et il s’élança enfin, expliquant tout en marchant ce qui lui était arrivé au moment où il allait bondir avec Pardaillan à la poursuite du ravisseur de la Giralda.

 

– En sorte, dit Cervantès, que le chevalier a attaqué seul ? S’ils ne sont pas trop nombreux contre lui, il y a des chances pour qu’il s’en tire.

 

– Hélas ! soupira le Torero.

 

Tout en s’expliquant, ils étaient revenus à la porte bâtarde. Cervantès monta sur la borne, et en un clin d’œil le Torero fut sur le mur. Cervantès allait le suivre, lorsque ses yeux tombèrent sur le nain qui les avait suivis et assistait à l’escalade. Il sauta à terre, prit El Chico dans ses bras et le passa à don César qui le fit glisser de l’autre côté du mur. Ceci fait, il saisit la main que lui tendait le Torero et se hissa sur le mur en grommelant :

 

– J’aime mieux l’avoir avec nous. Je serai plus tranquille.

 

Le nain pourtant n’avait opposé aucune résistance, et Cervantès vit avec satisfaction qu’il les attendait bien tranquillement au pied du mur et qu’il ne paraissait avoir aucune velléité de fuite.

 

Les deux amis sautèrent ensemble et s’élancèrent en courant, accompagnés du nain qui, décidément, paraissait de bonne foi et animé des meilleures intentions, ce qui chassa tout à fait les soupçons qui persistaient dans l’esprit du romancier.

 

Il ne s’agissait plus cette fois de ruser et de s’attarder à des précautions, utiles peut-être, mais qui leur eussent fait perdre un temps précieux. Ils n’en avaient que trop perdu déjà.

 

Ils avaient mis l’épée à la main, et l’œil aux aguets ils couraient droit devant eux.

 

Le hasard fit qu’ils aboutirent au perron.

 

Nous disons le hasard. En réalité, ils y furent conduits par le nain qui avait fini par les précéder. Ils le suivirent machinalement, sans se rendre compte peut-être.

 

En quelques bonds ils franchirent les marches et furent devant la porte. Ils s’arrêtèrent un moment, hésitants. À tout hasard le Torero porta la main au loquet. La porte s’ouvrit.

 

Ils entrèrent.

 

Une lampe d’argent, suspendue au plafond, éclairait d’une lueur tamisée les splendeurs du vestibule.

 

– Oh ! diable ! murmura Cervantès émerveillé, à en juger par le vestibule, c’est ici la demeure d’un prince, pour le moins.

 

Don César, lui, ne s’attarda pas à admirer ces merveilles. Une portière était devant lui. Il la souleva et passa résolument.

 

Ils se trouvèrent tous les trois dans ce cabinet où Fausta, peu d’instants plus tôt, avait remis au nain la somme de cinq mille livres qu’il était allé cacher dans un cyprès.

 

Comme le vestibule, ce cabinet était éclairé. Seulement, ici, c’était un flambeau d’argent massif garni de cires roses qui distribuait une lumière discrète et parfumée.

 

– Pour le coup, songea Cervantès, nous sommes dans une petite maison du roi !… Il va nous tomber dessus une nuée d’hommes d’armes déguisés en laquais.

 

La réflexion de Cervantès était motivée précisément par ces lumières.

 

En effet, à moins de supposer qu’ils étaient attendus et qu’on avait voulu leur faciliter la besogne – ce qui eût été une pure folie – il fallait bien admettre que ce merveilleux palais était actuellement habité. Or le propriétaire d’une aussi somptueuse demeure, s’il n’était pas le roi en personne, ne pouvait être qu’un grand personnage, entouré de nombreux domestiques, voire de gardes et de gens d’armes. De plus, il était évident que ce personnage n’était pas encore couché, sans quoi les lumières eussent été éteintes. Lui, ou quelqu’un de ses gens, pouvait donc apparaître d’un instant à l’autre, et alors il était à présumer que les coups pleuvraient drus comme grêle sur les indiscrets visiteurs. Enfin si, comme la somptuosité royale de la demeure permettait de le supposer, le propriétaire n’était autre que le roi lui-même, la situation des intrus devenait terrible car, en admettant qu’ils pussent se tirer sains et saufs de la lutte, ils n’échapperaient pas à la rancune du roi, et une arrestation discrète, suivie d’une exécution non moins discrète, opérée à la douce, les corrigerait à tout jamais du péché de curiosité. Le roi, plus que le commun des mortels, n’aimait pas à être dérangé dans ses bonnes fortunes.

 

Tout en se faisant ces réflexions judicieuses quoique peu encourageantes, Cervantès ne lâchait pas d’une semelle le fils de don Carlos. Tous deux se rendaient parfaitement compte du danger couru. Ils n’en étaient pas moins résolus à l’affronter jusqu’au bout.

 

En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda – qui lui paraissait plus que compromise – passait au second plan. Pardaillan, qu’il croyait aux prises avec les gens du ravisseur, s’était exposé par amitié pour lui. La pensée qui dominait en lui était donc de retrouver le chevalier, d’accourir à son secours, s’il en était temps encore. Quant à abandonner celui qui s’était généreusement exposé pour lui, il est à peine besoin de dire que cette pensée indigne ne l’effleura même pas.

 

Pour Cervantès, c’était plus simple encore. Il avait accompagné ses amis, il devait les suivre jusqu’au bout, dussent-ils y laisser leur peau, tous.

 

Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement résolus.

 

Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.

 

Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivant Fausta, était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par des lampes suspendues au plafond de distance en distance.

 

Et toujours la solitude. Toujours le silence. C’était à se demander si cette opulente demeure était habitée.

 

Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la première porte qu’il rencontra.

 

– Giralda ! cria-t-il dans un transport de joie.

 

Et il se rua à l’intérieur de la pièce, suivi de Cervantès et du nain.

 

La Giralda, nous l’avons dit, sous l’empire d’un narcotique, dormait profondément.

 

Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu’elle ne répondait pas à son appel.

 

– Giralda ! balbutia-t-il angoissé, réveille-toi ! Réponds-moi !

 

En disant ces mots, il lâchait le buste, s’agenouillait devant la jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste, n’étant plus soutenu, s’abandonna mollement sur les coussins.

 

– Morte ! sanglota l’amoureux livide. Ils me l’ont tuée !…

 

– Non pas, corps du Christ ! s’écria vivement Cervantès. Elle n’est qu’endormie. Voyez comme le sein se soulève régulièrement.

 

– C’est vrai ! s’écria don César, passant du désespoir le plus affreux à la joie la plus vive. Elle vit !

 

À ce moment, la Giralda soupira et commença à s’agiter. Presque aussitôt elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée de voir le Torero à ses pieds et elle lui sourit.

 

Elle dit très doucement :

 

– Mon cher seigneur !

 

Et sa voix ressemblait au gazouillis d’un oiseau.

 

Il répondit :

 

– Mon cœur !

 

Et sa voix avait des inflexions d’une tendresse infinie.

 

Ils ne s’en dirent pas plus long et cela leur suffit.

 

Ils se prirent les mains et, oubliant le reste de la terre, ils se parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c’était un tableau d’une fraîcheur et d’une grâce exquises.

 

Avec son éclatant costume : mélange de soie, de velours, de satin, de tresses, de galons, de houppettes multicolores, avec son opulente chevelure, aux mèches indisciplinées retombant en désordre sur le front, la raie cavalièrement jetée sur le côté, la tache pourpre d’une fleur de grenadier au-dessus de l’oreille, avec ses grands yeux ingénus, son teint éblouissant, son sourire gracieux découvrant l’écrin perlé de sa bouche ; avec son air à la fois candide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnée, la Giralda surtout était adorable.

 

Il est probable qu’ils seraient restés indéfiniment à se parler le langage muet des amoureux, si Cervantès n’avait été là. Il n’était pas amoureux, lui, et après avoir, en artiste qu’il était, accordé un coup d’œil admiratif au couple ravissant qu’il avait sous les yeux, il revint vite au sentiment de la réalité qui n’avait pas cessé d’être menaçante. Sans se soucier autrement de troubler l’extase des jeunes gens, il s’écria donc, sans façon :

 

– Et M. de Pardaillan ! Il ne faudrait pourtant pas l’oublier !

 

Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince se redressa aussitôt, honteux d’avoir oublié un moment l’ami sous la caresse des yeux de l’amante.

 

– Où est donc M. de Pardaillan ? dit-il à son tour.

 

Cette question s’adressait à la Giralda, qui ouvrit de grands yeux étonnés.

 

– M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l’ai pas vu !

 

– Comment ! s’écria le Torero troublé. Ce n’est donc pas lui qui vous a délivrée ?

 

– Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plus étonnée, je n’avais pas à être délivrée !… J’étais parfaitement libre.

 

Cette fois ce fut au tour de don César et de Cervantès d’être stupéfaits.

 

– Vous étiez libre ! Mais alors, comment se fait-il que je vous ai trouvée ici, endormie ?

 

– Je vous attendais.

 

– Vous saviez donc que je devais venir ?

 

– Sans doute !

 

La Giralda, le Torero et Cervantès étaient plongés dans un étonnement qui allait sans cesse grandissant. Il était évident qu’ils ne comprenaient rien à la situation. Les questions du Torero paraissaient incompréhensibles à la Giralda, et les réponses de celle-ci ne faisaient qu’embrouiller les choses au lieu de les élucider. Ils étaient debout tous les trois et se regardaient mutuellement avec des yeux effarés.

 

Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calme inaltérable. Il paraissait, d’ailleurs, se désintéresser complètement de ce qui se passait autour de lui, et, les yeux perdus dans le vague, il pensait à des choses que lui seul savait.

 

Cependant Torero s’exclamait :

 

– Ah ! par exemple ! ceci est trop fort ! Qui vous avait dit que je viendrais ici ?

 

– La princesse.

 

– Quelle princesse ?

 

– Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m’a pas dit son nom. Je sais qu’elle est aussi bonne que belle. Je sais qu’elle m’avait promis de vous aviser du moment où vous pourriez venir me chercher sans danger. Je sais qu’elle a tenu parole… puisque vous voilà. C’est tout ce que je sais.

 

– Voilà qui est étrange ! murmura don César d’un air rêveur.

 

– Oui, plutôt ! dit Cervantès. Mais il me semble, don César, que le mieux serait de vous mettre incontinent à la recherche du chevalier. Nous pourrons aussi bien interroger la Giralda en fouillant la maison.

 

– Pardieu ! vous avez raison. Nous perdons un temps précieux. Mais emmener Giralda avec nous ne me paraît guère prudent, surtout s’il faut en découdre. La laisser seule ici ne me semble guère plus prudent. Qui sait ce qui peut advenir quand nous serons occupés à visiter la maison !

 

– Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, pourquoi fouiller cette maison ? Il n’y a plus personne ici.

 

– Comment savez-vous cela, Giralda ?

 

– C’est la princesse qui me l’a dit. N’avez-vous pas trouvé toutes les portes ouvertes ? N’avez-vous pas trouvé les pièces éclairées ?

 

– C’est vrai, corps du Christ ! dit Cervantès.

 

– Et cette fameuse princesse, où est-elle pour l’heure ? reprit doucement le Torero.

 

– Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée de ses gens… Du moins me l’a-t-elle assuré.

 

El Torero interrogea Cervantès du regard.

 

– Visitons toujours la maison, trancha celui-ci.

 

Don César considéra la jeune fille avec un reste d’incertitude.

 

– Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda avec assurance, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n’y a plus personne ici. La princesse l’a assuré et j’ai bien vu à son air que cette femme ne connaît pas le mensonge.

 

– Allons ! décida brusquement El Torero.

 

Sans mot dire El Chico prit un flambeau allumé sur une petite table et se disposa à éclairer la petite troupe.

 

La visite commença. D’abord avec prudence, ensuite plus ouvertement, sans nulle précaution, au fur et à mesure qu’ils s’apercevaient que la maison mystérieuse était en effet vide de tout habitant.

 

Des caves, où ils descendirent, au grenier, ils ne trouvèrent pas une porte fermée à clé. Ils pénétrèrent partout, fouillèrent tout.

 

Nulle part ils ne trouvèrent la trace de Pardaillan.

 

Le chevalier ayant sauté seul dans cette sorte de boudoir d’où ils avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don César revenait obstinément à cette pièce, pensant, avec raison, que là il trouverait l’explication de cette inquiétante disparition. Ils étaient donc encore un coup réunis tous les quatre dans cette pièce, déplaçant les quelques meubles que Fausta y avait laissés, sondant les murs et le plancher, ne laissant pas un pouce inexploré.

 

Et toujours rien.

 

Et cependant, sans qu’ils s’en doutassent, là, sous leurs pieds, celui qu’ils cherchaient avec tant d’acharnement, Pardaillan, dormait, peut-être, de l’éternel sommeil.

 

Les deux amis, et Giralda mise au courant, s’énervaient à ces recherches infructueuses, et avec l’énervement, l’inquiétude allait croissant.

 

Seul le nain les suivait passivement, avec une indifférence absolue. Il aurait pu se retirer depuis longtemps s’il avait voulu. Cervantès, qui avait conservé quelques soupçons à son égard, revenu de ses présomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giralda et don César, paraissait avoir oublié sa présence. Cependant le petit homme restait. Malgré son indifférence apparente, on eût dit qu’un intérêt puissant l’obligeait à rester. Parfois, lorsque le nom de Pardaillan était prononcé, une lueur s’allumait dans l’œil du petit homme, un rictus sarcastique plissait ses lèvres. Celui qui l’eût observé à ce moment eût juré qu’il était heureux de la mésaventure du chevalier.

 

Devant le résultat négatif de leurs recherches, Cervantès et don César décidèrent d’accompagner la Giralda chez elle, de rentrer chacun chez soi et de revenir au grand jour s’informer auprès de la mystérieuse princesse qui sans doute serait de retour dans sa somptueuse maison de campagne.

 

Ceci bien décidé, ils traversèrent le jardin et parvinrent à la porte que Giralda assurait devoir être ouverte. En effet, elle n’était pas fermée à clé et les verrous n’étaient pas poussés.

 

– C’était bien la peine d’escalader le mur, remarqua Cervantès, nous n’avions qu’à entrer tranquillement.

 

– Encore eût-il fallu savoir, répondit El Torero.

 

– C’est juste ! Mais quand je pense aux richesses accumulées là-dedans et laissées à la portée du premier malandrin venu qui n’aurait qu’à pousser une de ces portes, je ne puis m’empêcher de dire qu’il faut que la grande dame à qui appartient cette royale demeure doit être superbement insouciante ou fabuleusement riche.

 

Et, sous l’empire de cette pensée, le brave Cervantès s’évertuait à fermer de son mieux la porte du jardin.

 

Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, précédés du nain qui marchait en éclaireur.

 

Au bout de quelques pas El Chico s’arrêta brusquement et, se campant dans sa pose accoutumée devant la Giralda et ses deux cavaliers :

 

– Le Français !… Il est peut-être rentré à l’auberge, tiens ! dit-il avec cette brièveté de langage qui lui était particulière.

 

Don César et Cervantès échangèrent un coup d’œil.

 

– Au fait, dit le romancier, c’est possible après tout.

 

Don César secoua la tête d’un air de doute et dit :

 

– Je ne le crois pas… N’importe, allons à l’auberge de la Tour.

 

L’œil du nain eut une lueur de contentement. Et sans ajouter une parole, changeant de direction, il prit le chemin de l’hôtellerie du chevalier.

 

Cependant El Torero marchait sombre et silencieux à côté de la Giralda qui, remarquant bientôt cet air morose et chagrin, demanda avec une tendre inquiétude :

 

– Qu’avez-vous, César ? Se peut-il que la disparition de M. de Pardaillan vous affecte à ce point ? Le chevalier, croyez-moi, est homme à sortir sain et sauf des pires situations. Là où d’autres, et des plus intrépides, périraient infailliblement, il sortira indemne et vainqueur. Il est si fort ! si bon ! si courageux !

 

Ceci était dit sur un ton d’admiration naïve et de confiance absolue qui, en toute autre circonstance et s’il se fût agi de tout autre que Pardaillan, n’eût pas manqué de piquer la jalousie du jeune homme.

 

Mais il faut croire que El Torero avait d’autres pensées en tête, car il répondit doucement :

 

– Non, Giralda ! J’ai recherché M. de Pardaillan et je le chercherai jusqu’à ce que je sache ce qu’il est devenu, parce que, en-dehors de l’affection fraternelle que je lui porte, l’honneur me le commande impérieusement. Mais je sais bien qu’il saura se tirer d’affaire sans notre assistance.

 

– C’est certain, appuya, avec conviction, Cervantès qui ne perdait pas un mot de l’entretien des deux amoureux. Pardaillan est de ces êtres privilégiés qui prêtent, sans marchander, l’appui de leur bras à quiconque fait appel à eux. Mais lorsque par aventure ils se trouvent eux-mêmes dans l’embarras, ils se démènent si bien que, lorsqu’on accourt à leur secours, ils ont déjà accompli toute la besogne. On arrive toujours trop tard. Il est écrit que ces gens-là rendent service à tout venant sans qu’on puisse leur rendre une partie, si faible soit-elle, du bien qu’ils ont fait.

 

Et c’était admirable la confiance et l’admiration que ces trois êtres de pure loyauté manifestaient à l’égard de Pardaillan qu’ils connaissaient depuis quelques jours à peine.

 

Voyant que don César, après avoir approuvé les paroles de Cervantès d’un air convaincu, retombait dans son morne abattement, la Giralda reprit :

 

– Alors, mon doux seigneur, qu’est-ce donc qui vous rend soudain si chagrin ?

 

– Giralda, fit El Torero en s’arrêtant, qu’est-ce donc cette histoire d’enlèvement qu’El Chico est venu nous raconter ?

 

– C’est la vérité pure, dit la Giralda qui cherchait à démêler où il voulait en venir.

 

– Vous avez été enlevée ? Réellement ?

 

– Oui, César.

 

– Par Centurion ?

 

– Par Centurion.

 

– Mais Centurion, dans ces sortes d’affaires, n’agit pas pour son propre compte.

 

– Je vous entends, César. Centurion est le bras droit de don Almaran.

 

Ayant prononcé ce nom, elle perçut le frémissement de son amant qui la tenait par le bras. Elle rougit cependant qu’un sourire malicieux vint effleurer ses lèvres. Elle venait de comprendre ce qui se passait dans l’esprit du jeune homme.

 

Simplement don César était jaloux.

 

Cervantès devait avoir compris aussi, car il marmotta :

 

– Amour ! jalousie !… Folie !

 

Cependant El Torero, après un instant de silence, reprenait d’une voix qui tremblait :

 

– Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de ce monstre que vous prétendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et si tranquille, ne cherchant même pas à vous sauver, ce qui vous eût été pourtant très facile.

 

Giralda aurait pu répondre que pour fuir comme le disait son amant, il aurait fallu qu’elle n’eût pas été endormie par un narcotique assez puissant pour que lui-même l’eût crue morte un moment. Elle se contenta de répondre en souriant :

 

– C’est que cette fois Centurion n’agissait pas pour le compte de celui que vous savez.

 

– Ah ! fit El Torero plus inquiet encore, pour qui donc alors.

 

– Pour la princesse, dit Giralda en riant.

 

– La princesse !… Je ne comprends plus.

 

– Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain sérieuse. Écoutez-moi, César. Vous savez que j’étais partie à la recherche de mes parents ?

 

– Eh bien ? demanda El Torero, oubliant sa jalousie pour ne penser qu’à la consoler. Vous avez été encore déçue ?

 

– Non, César, cette fois je sais, dit tristement la Giralda.

 

– Vous connaissez votre famille ? Vous savez qui est votre père, qui est votre mère ?

 

– Je sais que mon père et ma mère ne sont plus, sanglota la jeune fille.

 

– Hélas ! c’était à prévoir, dit El Torero en la prenant tendrement dans ses bras. Et ce père, cette mère, étaient-ce des gens de qualité, comme vous le pensiez ?

 

– Non, César, dit très simplement la Giralda, mon père et ma mère étaient des gens du peuple. Des pauvres gens, très pauvres, puisqu’ils durent m’abandonner ne pouvant me nourrir. Votre fiancée, César, n’est même pas fille de petite noblesse. C’est une fille du peuple devenue bohémienne.

 

Don César la serra plus fortement dans ses bras.

 

– Pauvre Giralda ! dit-il avec une tendresse infinie. Je vous aimerai davantage, puisqu’il en est ainsi. Je serai tout pour vous, comme vous êtes tout pour moi.

 

La Giralda releva son gracieux visage et, à travers ses larmes, elle eut un sourire à l’adresse de celui qui lui parlait si tendrement et de l’amour duquel elle était sûre comme de son propre amour.

 

El Torero reprit :

 

– Êtes-vous bien sûre cette fois-ci, Giralda ? Vous avez été si souvent leurrée.

 

– Il n’y a pas de doute, cette fois-ci. On m’a donné des preuves.

 

Elle resta un moment rêveuse puis, essuyant ses larmes, elle reprit en souriant avec une pointe de scepticisme :

 

– Ce que je gagne dans cette affaire, c’est de savoir que j’ai été baptisée, autrefois, avant d’être la bohémienne que je suis devenue. Vous voyez que l’avantage n’est pas bien grand.

 

La Giralda était à moitié païenne. C’est ce qui explique qu’elle parlait de son baptême avec une telle désinvolture.

 

Don César, lui, avait été élevé, comme il était d’usage, en fervent pratiquant. Et bien qu’avec l’âge, le raisonnement, les lectures et la fréquentation de savants et de lettrés, ses sentiments religieux se fussent atténués au point de devenir quantité négligeable, il ne lui était cependant pas possible de se soustraire complètement aux idées de l’époque. Il répondit donc gravement :

 

– Ne dites pas cela, Giralda. C’est beaucoup au contraire. Vous échappez de ce fait à la menace d’hérésie suspendue sur votre tête. Vous n’avez plus à craindre l’horrible supplice dont vous étiez sans cesse menacée. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous avez été enlevée sur l’ordre de cette princesse inconnue ?

 

– Pas tout à fait. Quand je me suis vue aux mains de Centurion et de ses hommes, je fus prise d’un désespoir affreux. C’est que je pensai qu’on allait me livrer à l’horrible Barba-Roja. Jugez de ma surprise et de ma joie lorsque je me vis en présence d’une grande dame que je n’avais jamais vue, laquelle, avec des paroles de douceur, me rassura, me jura que je ne courais aucun danger et, mieux, que j’étais libre de me retirer à l’instant si je le désirais.

 

– Vous êtes restée pourtant ! Pourquoi ? Pourquoi cette princesse vous a-t-elle fait enlever ? De quoi se mêle-t-elle et qu’avez-vous à faire avec elle ? Elle vous connaissait donc ? D’où ? Comment ?

 

Don César avait égrené le chapelet de ses questions avec une nervosité croissante. La Giralda, qui devinait ses pensées jalouses et qu’il souffrait, répondit avec une grande douceur :

 

– Que de questions, monseigneur ! Oui, la princesse me connaissait. D’où ? Comment ? Celle qu’on a appelée la Giralda, un peu parce qu’elle a vécu ses premières années à l’ombre de la tour de ce nom, un peu à cause de la facilité avec laquelle elle tournait longtemps en dansant sur les places publiques, celle-là n’est-elle pas connue de tout Séville ?

 

– C’est vrai, murmura don César, dépité.

 

– À proprement parler, la princesse ne m’a pas fait enlever. Elle m’a plutôt délivrée. Voici : vous savez que Centurion me guettait depuis longtemps. Sans l’intervention de M. de Pardaillan, il m’aurait même arrêtée tout récemment. Or, je ne sais pourquoi ni comment – car on ne me l’a pas dit – il se trouve que Centurion est employé aussi par la princesse et qu’il est sous sa dépendance beaucoup plus qu’il n’est sous celle de Barba-Roja. Centurion a dû dire à la princesse qu’il avait ordre de m’enlever et celle-ci lui a, à son tour, donné l’ordre de me conduire directement à elle. Ce qu’il a été contraint de faire.

 

– Pourquoi ? Pourquoi cette princesse que vous ne connaissiez pas s’intéresse-t-elle ainsi à vous ?

 

– Pur hasard ! La princesse m’a vue. Elle a été frappée – c’est elle qui parle – de la grâce de mes danses et s’est informée de moi, sans que j’en aie jamais rien su. Riche et puissante comme elle est, elle a eu tôt fait de découvrir en quelques jours ce que je n’avais pu trouver en des années de recherches. Intéressée, elle a désiré me connaître de près ; elle a profité de la première occasion qui s’est présentée à elle, avec d’autant plus d’empressement et de joie que, ce faisant, elle me tirait d’un grand danger.

 

– En sorte, dit El Torero en hochant la tête, que je lui suis redevable d’un grand service.

 

– Plus que vous ne croyez, César, dit gravement la Giralda. Enfin, pourquoi je suis restée quand j’étais libre de me retirer ? Parce que la princesse m’a affirmé qu’il y avait danger de mort, pour quelqu’un que vous connaissez, à me rencontrer pendant une période de deux fois vingt-quatre heures. Parce que j’aime ce quelqu’un plus que ma propre vie et que dès l’instant où ma présence pouvait lui être mortelle je me serais plutôt ensevelie vive. Parce que la princesse enfin m’avait assuré que lorsque tout danger serait conjuré, ce quelqu’un serait avisé par ses soins et viendrait me chercher lui-même. Faut-il aussi vous nommer ce quelqu’un, don César ? ajouta la Giralda avec un sourire malicieux.

 

Autant El Torero s’était montré inquiet, autant il était maintenant radieux.

 

Aussi accabla-t-il sa fiancée de remerciements et de protestations qui la firent rougir de plaisir.

 

Mais son humeur jalouse dissipée par les franches explications de la Giralda, ses transports un peu calmés, les paroles de sa fiancée ne laissèrent pas que de l’étonner grandement, et il s’écria :

 

– Cette princesse me connaît donc aussi ? En quoi le pauvre diable que je suis peut-il l’intéresser ? Et quel danger pouvait bien me menacer ? Savez-vous que tout cela est fort étrange ?

 

– Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que la princesse est aussi bonne que belle : ce serait une raison suffisante pour expliquer l’intérêt qu’elle vous porte. Mais il y a mieux : elle sait qui vous êtes, elle connaît votre famille.

 

– Elle sait qui je suis ? Elle connaît le nom de mon père ?

 

– Oui, César, dit la Giralda, gravement.

 

– Elle vous a dit ce nom ?

 

– Non ! Ceci elle ne le dira qu’à vous.

 

– Elle vous a dit qu’elle me révélerait le mystère de ma naissance ? demanda El Torero, frémissant d’espoir.

 

– Oui, seigneur, quand il vous plaira de le lui demander.

 

– Ah ! s’écria El Torero, il me tarde d’être à demain pour aller voir cette princesse et l’interroger. Oh ! savoir ! savoir enfin qui je suis et ce qu’étaient les miens ! reprit-il avec exaltation.

 

Pendant que les deux amoureux échangeaient leurs confidences sans prêter attention à lui, Cervantès se disait :

 

« Ouais ! Qu’est-ce que cette princesse qui connaît tant de gens et possède tant de secrets ? Et de quoi se mêle-t-elle d’aller révéler qui il est à ce malheureux prince ? Elle ne se doute donc pas qu’une pareille révélation le condamne sûrement à mort ! Comment empêcher cette inconnue de parler ? »

 

Cependant ils arrivèrent à l’auberge de La Tour sans qu’il leur fût survenu rien de fâcheux.

 

Il était environ une heure et demie du matin. L’auberge, par conséquent, était silencieuse et obscure. Tous ses habitants étaient certainement plongés dans un sommeil réparateur.

 

El Chico, qui paraissait en proie à une morne tristesse, frappa à la porte extérieure du patio d’une manière spéciale, connue seulement d’intimes de la maison.

 

Contrairement à son attente, comme s’ils eussent été attendus, la porte s’ouvrit aussitôt et la petite Juana, la jolie fille de l’hôtelier Manuel, montra dans l’encadrement son fin visage à la fois inquiet et curieux.

 

En apercevant la jeune fille, El Chico devint très pâle. Il faut croire pourtant que le petit homme savait se maîtriser avec une énergie extraordinaire chez un être aussi débile ; il faut croire qu’il savait dissimuler soigneusement ses impressions et ses sentiments, car, à part la teinte terreuse qui se répandit brusquement sur son visage bronzé, rien, dans son attitude, ne trahit l’émotion intense qui s’était emparée de lui.

 

Il redressa fièrement sa petite taille et adressa à la jeune fille ce sourire amical qu’on a pour les amis de longue date. Évidemment, Juana et El Chico se connaissaient depuis leur enfance.

 

Cependant, malgré sa fierté native, un observateur attentif eût démêlé dans l’attitude du nain, surtout dans le sourire comme résigné, dans l’expression tendre, comme voilée d’angoisse, cette pointe d’admiration à la fois humble et ardente que l’on a pour les êtres considérés comme d’une essence supérieure. Bref, dans les moments où il ne se croyait pas observé, El Chico avait devant la jeune fille l’attitude d’un dévot fervent adorant la Vierge.

 

Par contre, les manières de Juana, quoique très franches, très cordiales, avaient un air à la fois supérieur et protecteur, apparent malgré sa discrétion. Un indifférent eût pensé que la jolie Andalouse, fille d’un notable bourgeois dont les affaires étaient prospères, savait garder la distance qui la séparait de ce mendiant. Un plus attentif eût aisément découvert dans ces manières une affection réelle, quasi maternelle.

 

De fait, Juana avait un peu de ces manières brusques, tendres, quoique grondeuses, empreintes d’une coquetterie enfantine, telles que les ont les petites filles jouant à la petite maman avec leur poupée préférée.

 

Oui, c’était bien cela. Le nain devait être pour elle comme un jouet vivant que l’enfant aime de tout son cœur tout en le maltraitant, sans méchanceté d’ailleurs, dans un instinctif besoin de jouer au petit maître, au petit tyran. L’enfant est-il las de son jouet ? Il le jette dédaigneusement dans un coin, sans se soucier de le briser, et ne le regarde plus. Éprouve-t-il le besoin de reprendre son jouet et s’aperçoit-il que, dans son geste brutal, il l’a cassé quelque part ? Il pleure sincèrement, il prend le jouet dans ses petits bras, il le berce, il le câline, il le console, lui parlant avec douceur, s’efforçant de réparer le mal qu’il a fait involontairement.

 

Telles étaient à peu près les manières de Juana à l’égard du nain.

 

Le plus étonnant c’est que celui-ci, dont la susceptibilité était grande pourtant, acceptait franchement ces manières. Non pas avec la passivité d’un jouet, mais avec un plaisir réel quoique dissimulé. Il trouvait cela très naturel. Et, de la part de Juana, rien ne l’offensait, rien ne le fâchait, rien ne le rebutait. C’était Juana. Tout lui était permis, à elle. Ses rebuffades et ses vivacités d’enfant espiègle et gâtée, assurée à son despotique pouvoir, lui paraissaient douces, et en tout cas, préférables à son indifférence, Juana était le maître, dans le sens absolu du mot. Lui, n’était que l’esclave acceptant avec joie les bons et les mauvais traitements.

 

Était-ce là l’effet d’une habitude contractée dès l’enfance ? Peut-être.

 

En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cette admiration étaient parfaitement justifiées.

 

Juana avait seize ans. C’était le type de l’Andalouse dans toute sa pureté. Elle était petite, mignonne, fluette, et ses mouvements vifs et enjoués étaient empreints d’une grâce mutine qui n’était pas sans une élégance naturelle remarquable. Elle avait le teint chaud de l’Andalouse, des yeux noirs superbes, tour à tour langoureux et ardents, la bouche petite, aux lèvres pourpres un peu sensuelles. Elle avait les attaches d’une finesse aristocratique et ses mains fines et blanches, entretenues avec un soin jaloux, eussent fait envie à plus d’une dame de la noblesse.

 

Elle était méticuleusement propre et sa mise, fort au-dessus de sa condition, dénotait une coquetterie raffinée que l’indulgent orgueil paternel, loin de chercher à la modérer, se plaisait à exciter, car le brave Manuel, qui sans doute faisait des affaires d’or, ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire les caprices de cette enfant gâtée.

 

Aussi Juana était-elle toujours parée comme une madone et d’ailleurs portait avec une aisance pleine de charme l’élégant costume de l’Andalouse.

 

Seulement tandis que ce costume était habituellement, pour les filles de sa condition, de drap ou de toile, Juana portait casaque de velours, corsage de soie claire, moulant avantageusement une taille fine et souple, basquine de soie assortie au corsage, laissant à découvert un mollet nerveux laissant ressortir la finesse de la cheville, la petitesse d’un pied d’enfant mince et cambré, chaussé de satin et dont elle se montrait très fière, comme toute vraie Andalouse. Au lieu de l’écharpe, elle portait un riche tablier surchargé de tresses, de galons, de nœuds et de houppettes, comme le reste du costume d’ailleurs.

 

Ainsi parée, elle surveillait les serviteurs de son père et il fallait être un bien grand seigneur – comme ce Français – ou un bon vieil ami – comme M. de Cervantès – pour qu’elle condescendit à servir elle-même et de ses blanches mains. Encore estimait-elle que tout l’honneur était pour ceux qu’elle servait et peut-être n’avait-elle pas tort.

 

On conçoit que dans ces conditions Cervantès n’eût pas manqué de s’étonner de trouver cette sorte de petite reine veillant elle-même au lieu et à la place d’une humble maritorne. Mais Cervantès était trop préoccupé pour s’arrêter à d’aussi futiles détails.

 

Juana s’effaça pour laisser entrer les nocturnes visiteurs et, bien qu’elle parût troublée et inquiète, elle répondit au sourire d’El Chico par un sourire de satisfaction visible souligné d’un geste bienveillant et amical avec cet air de petite souveraine qu’elle avait, malgré elle, avec lui.

 

Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peu de cette rougeur qui avait disparu soudain à la vue de la jeune fille. Cela suffit pour illuminer son regard d’une joie intérieure qu’il ne chercha pas à cacher, certain qu’il était que ses compagnons avaient bien d’autres soucis en tête que de l’observer lui, El Chico.

 

Lorsque Cervantès, qui fermait la marche, eut pénétré dans le patio, Juana eut une seconde d’hésitation et, avant de repousser la porte, elle se pencha et regarda au dehors, dans la nuit claire et constellée de milliards de feux qui constituaient, à peu près, tout le luminaire que le gouvernement de la Sainte Inquisition octroyait à ses sujets. Sans doute pour se réserver entièrement aux autodafés.

 

Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.

 

On eût dit vraiment qu’elle attendait quelqu’un, qu’elle s’inquiétait et s’affligeait de ne pas voir apparaître. Quand il fut bien avéré qu’il n’y avait plus personne, elle eut un soupir qui ressemblait à un sanglot, poussa tristement les verrous et introduisit le groupe dans la cuisine, qui, par sa disposition intérieure, pouvait être éclairée sans avoir à redouter les pénalités encourues par l’infraction aux édits de police très rigoureux, lesquels interdisaient d’avoir de la lumière passé le couvre-feu.

 

Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s’activait en marmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit qui venaient troubler le sommeil de bons chrétiens à une heure aussi avancée, alors qu’ils eussent dû être depuis longtemps dans leurs lits, les draps tirés jusqu’au menton, Juana la suivait d’un regard machinal. Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien trop émue, la petite Juana. Elle était très pâle. Ses jolis yeux, si gais d’habitude, étaient comme embués de larmes refoulées. Une question lui brûlait les lèvres, qu’elle n’osait formuler et personne ne remarqua l’étrange émotion de la jeune fille.

 

Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta de mâchonner des réflexions empreintes d’acrimonie, non exemptes pourtant d’affection bourrue, à l’adresse des jeunes maîtresses qui se mêlent de passer les nuits à s’abîmer les yeux inutilement alors que, Dieu merci ! il y a de dignes matrones, dures à la fatigue, et honnêtes et attachées à leurs maîtres, pour s’acquitter en conscience de devoirs d’hospitalité qui ne sont pas le fait de mains blanches de petite dame.

 

Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, à mesure, voyait toute sa joie s’envoler et la regardait avec ses bons yeux de chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire sur les lèvres du maître.

 

Pour être juste, il faut dire qu’en revanche la petite Juana ne voyait ni la servante, ni le Chico, ni personne. Elle paraissait suivre un rêve intérieur plutôt douloureux.

 

Et de ce rêve, une question vint la tirer brusquement.

 

– M. de Pardaillan est-il rentré ? demanda le Torero.

 

La petite Juana tressaillit violemment, et c’est à peine si elle put balbutier d’une voix étranglée :

 

– Non, seigneur César.

 

– J’en étais sûr ! murmura le Torero en regardant Cervantès d’un air consterné.

 

La petite Juana put faire un gros effort, et pâle comme une cire elle demanda :

 

– Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

 

– Nous l’espérons aussi, petite Juana, mais nous ne le saurons vraiment que demain, dit Cervantès d’un air très préoccupé.

 

Juana chancela. Elle fût tombée si elle n’avait rencontré une table à laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cette défaillance soudaine.

 

Personne, hormis la servante, qui clama :

 

– Vous tombez de fatigue, notre demoiselle ! Êtes-vous donc devenue le bourreau de votre corps que vous ne voulez pas aller vous coucher, cette nuit ?

 

El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, lui, mais il s’approcha vivement comme s’il eût voulu lui prêter l’appui de sa faiblesse.

 

Sans rien remarquer, Cervantès reprit :

 

– Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nous achèverons la nuit ici, et demain, ajouta-t-il en se tournant vers don César et la Giralda, nous reprendrons nos recherches.

 

Le Torero approuva d’un signe de tête.

 

Juana, heureuse peut-être d’échapper à une contrainte pénible, suivit la servante malgré ses protestations énergiques, lesquelles eurent le sort réservé à toutes les protestations : celui de ne pas être entendues.

 

Cervantès, après un geste amical à l’adresse de Chico, se hâta de regagner la chambre qui lui était destinée.

 

Le Torero ne voulut pas le suivre avant de l’avoir chaudement remercié et de l’avoir assuré encore une fois qu’il se chargeait désormais de pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit ses protestations à celles de son fiancé. Le petit homme accueillit ces marques d’amitié avec cet air fier et détaché qui lui était particulier. Mais l’éclat de son regard montrait clairement qu’il était content de cette amitié.

 

XXIII

EL CHICO ET JUANA

 

Demeuré seul dans la cuisine de l’auberge, Chico grimpa sur un escabeau, préalablement traîné auprès de l’âtre mourant.

 

Il était triste, le nain, car il l’avait vue, « elle », bien triste et agitée.

 

La tête dans ses mains, il se mit à songer à des choses de son passé si court encore. Et ce passé, comme son présent, comme sans doute son avenir aussi, se résumait en un seul mot : Juana.

 

Aussi loin que remontaient ses souvenirs, Juana avait toujours vu le nain placé entre ses petites mains, comme un jouet. Le petit n’avait pas de famille, et si quelqu’un s’occupait parfois de lui, c’était pour le corriger à grand renfort de taloches. Sollicitude dont il se fût fort bien passé. Malgré son espièglerie, Juana avait le cœur bon. Sans comprendre, sans savoir, elle avait été touchée de cet abandon. Et toute jeune, guidée par cet instinct de maternité qui sommeille dans le cœur de chaque fillette, elle avait pris l’habitude de veiller elle-même à ce qu’il fût convenablement nourri et logé. Petit à petit, elle s’était accoutumée à jouer ainsi à la petite maman. Et comme son père donnait l’exemple de la soumission à ses caprices, comme elle était très câline, elle savait se faire obéir sans peine. De là venaient les petits airs protecteurs qu’elle avait gardés avec le Chico.

 

Lui, de son côté, s’était habitué à la voir commander et comme tous, à la maison, lui obéissaient sans discuter, il avait fait comme tout le monde. D’ailleurs, au cas où il eût eu des velléités de révolte – ce à quoi il ne pensait guère, car son servage lui était trop doux – la morale, représentée en l’espèce par les leçons et objurgations du propre père de son petit tyran, le digne Manuel, la morale donc lui avait appris que celui qui donne est de beaucoup supérieur à celui qui reçoit. En conséquence, celui-ci ne saurait trop s’humilier et se courber devant celui-là. S’humilier, en général, ne rentrait pas très aisément dans l’entendement du Chico, qui avait des idées à lui, des idées qui, à ce que prétendait la même sainte morale, le conduiraient, un jour ou l’autre, droit au bûcher, seule fin promise à un petit garçon qui, bien que baptisé, ne savait bien concevoir que des idées à faire frémir le dernier des hérétiques. Néanmoins, vis-à-vis de Juana, il voulait bien baisser la tête. Et il avait pris ce pli. Il l’avait même si bien pris qu’il devait le garder toute sa vie et que discuter un ordre, un désir de Juana lui apparaissait comme une chose monstrueuse, impossible. Ce même petit garçon, diabolique peut-être, enragé assurément, qui avait la prétention de ne reconnaître ni maître ni autorité, après avoir facilement accepté l’autorité de Juana, l’avait si bien reconnue pour son unique maître, que parvenu à l’âge d’homme il l’appelait encore fréquemment : « Petite maîtresse », ce dont la jeune fille se montrait même très fière.

 

Les enfants avaient grandi. Juana était devenue une jolie jeune fille.

 

Chico était devenu un homme… mais il était resté enfant par la taille.

 

Juana avait d’abord été prodigieusement surprise de voir que peu à peu elle était aussi grande, puis plus grande que son compagnon, qui avait quatre ans bien sonnés de plus qu’elle. Elle en avait été ravie. Sa poupée restait toujours une petite poupée. Ce serait charmant pour elle. Avec la raison, ce sentiment égoïste avait fait place à la pitié. D’autant que le Chico se montrait très mortifié et très chagrin de rester toujours tout petit, alors que tous grandissaient autour de lui. Et Juana s’était bien promis de ne jamais abandonner ce petit. Que deviendrait-il sans elle ?

 

Ce qui n’avait été d’abord que l’effet de l’habitude d’une part, de l’exemple et des leçons de morale récitées à perte de vue d’autre part – la soumission et l’obéissance passive de Chico s’accrurent encore, s’il était possible, par suite d’un sentiment nouveau que lui-même n’arrivait pas sans doute à bien démêler : l’amour. Mais l’amour dans ce qu’il a de plus pur ; l’amour absolu, surhumain ; l’amour fait de sacrifice et d’abnégation. Et il ne pouvait en être autrement. Durant des années et des années, Juana avait été pour lui une sorte de petit Dieu devant lequel il était en adoration perpétuelle. Pour elle, rien n’était trop beau, ni trop fin, ni trop riche. Il se serait couché dans le ruisseau et lui aurait fait avec joie un tapis de son corps à seule fin d’éviter à ses petits pieds la souillure du pavé. Toutes ses pensées convergeaient vers un but unique : faire plaisir à Juana, satisfaire les caprices de Juana, dût-il en souffrir lui-même, dût son cœur en saigner. Quand elle était là, il n’avait plus ni volonté, ni raisonnement, ni sensations. C’était elle qui pensait, parlait, éprouvait pour eux deux. Lui ne vivait que par elle et ne savait qu’admirer et approuver aveuglément ce qu’elle avait décidé.

 

Cet amour était resté pur de toute pensée charnelle. Il avait beau dire qu’il était un homme, il savait bien, tiens ! que ce n’était pas. Cette pensée d’un mariage possible entre une femme, une vraie femme, et lui, bout d’homme, ne l’avait même pas effleuré. Est-ce que c’était possible, voyons ? Il avait fallu que cette grande dame lui en parlât pour éveiller en lui de telles idées. Encore, sûrement la belle dame s’était moquée de lui ! Certainement elle avait voulu rire, voir ce qu’il dirait et ce qu’il ferait, lui, Chico. Heureusement, il n’avait rien dit. Il avait compris. S’il était petit, il était malin aussi, tiens !

 

Juana était arrivée sur ses treize ans. Un beau jour, parée comme une dame, elle était descendue dans la salle. Non pour mettre la main à la besogne, fi donc ! mais pour suppléer la maîtresse de maison, morte depuis longtemps et remplacée – si toutefois une mère peut être remplacée – par l’excellente matrone que nous avons vu précisément bougonner la jeune fille, laquelle matrone répondait au nom de Barbara, autrement dit, en français, Barbe.

 

Donc Juana s’était mise à surveiller le personnel, peu nombreux d’abord, à faire marcher la maison avec une maîtrise telle que nul ne se fût avisé de lui résister. En même temps elle savait si adroitement contenter le client, pas toujours facile pourtant, elle savait si bien se retourner avec tant de tact, distribuer sourires et louanges avec tant d’adresse, que ç’avait été une vraie bénédiction et qu’en peu de temps l’auberge de la Tour était devenue une des mieux achalandées de tout Séville, où pourtant les bonnes auberges ne manquaient pas.

 

Alors la morale était de nouveau intervenue, toujours représentée par le digne Manuel, lequel avait fait remarquer qu’il serait scandaleux que Juana, son unique héritière, se meurtrît à la besogne alors que ce paresseux de Chico, qui allait bien sur ses dix-sept ans, se gobergerait tranquillement, n’ayant d’autre souci que de bayer aux corneilles du matin au soir, sous le fallacieux prétexte qu’il était trop petit.

 

La même morale avait ajouté que lorsqu’on est pauvre et qu’on n’a pas de famille, il faut travailler pour gagner sa vie. Chico s’était demandé, non sans terreur, ce qu’il pourrait bien faire pour gagner sa vie, vu qu’on avait totalement négligé de lui apprendre quoi que ce fût dans ce sens et que, d’ailleurs, le pauvre n’avait guère plus de force qu’un petit oiselet fraîchement tombé du nid.

 

Mais comme, par extraordinaire, Juana avait paru approuver cette morale, Chico, plein d’ardeur et de bonne volonté, avait consenti à ce travail qui devait faire de lui un homme libre. Manuel en avait aussitôt profité pour lui attribuer les besognes les plus basses et les plus dures aussi, en échange de quoi il lui octroyait libéralement le gîte et la pâtée.

 

La besogne assignée était au-dessus des forces du nain. Peut-être l’eût-il accomplie, vaille que vaille, si on avait su ménager sa susceptibilité grande. Mais la susceptibilité de Chico était une chose qui ne comptait pas. Dans ses nouvelles fonctions, le nain devint tout de suite le souffre-douleur de tous. Depuis le patron jusqu’au dernier garçon d’écurie, chacun se crut en droit de lui donner des ordres. Et lorsque ces ordres étaient mal exécutés, les taloches ne lui étaient pas ménagées.

 

Le plus terrible est que ses occupations le tenaient tout le jour loin de la présence de Juana, ce qui en soi était déjà un cruel tourment et ce qui avait en outre le grave inconvénient de le livrer à la merci d’une valetaille et d’une clientèle souvent avinée, qui ne lui ménageaient ni les humiliations ni les coups.

 

Jamais il n’avait été aussi malheureux.

 

Aussi ce ne fut pas long. Au bout de quelques jours d’un supplice sans nom, Chico planta là tablier, balais, clients et patron et disparut.

 

Comment vécut-il ? De maraude tout simplement. Il ne lui fallait pas gros pour le sustenter. Les fruits savoureux abondaient dans ce vaste jardin qu’était l’Andalousie. Il n’avait qu’à prendre. Quand le temps ne permettait pas cette maraude, il se rendait aux porches des églises et tendait la main. Ceci était dans les mœurs de l’époque et le fin moraliste Manuel lui-même ne pouvait y trouver à redire.

 

Le Chico mangeait peu, gîtait dans on ne savait quel trou, était couvert de loques, mais il était libre. Libre de dormir au bon soleil, vautré dans l’herbe sèche ; libre de rêver aux étoiles. Il était fier et content. Il se redressait plus que jamais, et il fallait voir de quel air il tournait le dos à quiconque lui parlait sur un ton qui ne lui convenait pas.

 

Devant la fuite du nain, la morale de Manuel s’était répandue en plaintes amères, en reproches sanglants, en prédictions terrifiantes. Le Chico était un misérable ingrat, un paresseux, un être sans foi ni loi, sans cœur, sans aucun sentiment humain, qui finirait inévitablement sur quelque bûcher.

 

Cependant Chico n’était pas un ingrat, comme le prétendait le digne Manuel. Seulement sa gratitude allait – et c’était assez naturel – au seul être qui lui eût témoigné de la bonté et de l’affection : Juana.

 

Chaque jour il trouvait le moyen de se faufiler dans l’auberge – il était si petit – et là, tapi dans un coin, il se remplissait les yeux de la vue de celle qui était tout pour lui. Il regardait Juana, vive et alerte, toujours mise comme une petite reine, qui allait et venait, surveillant le service, l’œil à tout, en avisée ménagère qu’elle était, d’instinct, malgré sa jeunesse. Et quand il avait bien rempli ses yeux et son cœur il s’en allait content… pour revenir le lendemain.

 

Quelquefois, lorsqu’elle passait à sa portée, il osait allonger la main, saisissait un coin de sa basquine et la baisait dévotement. Tiens ! il avait bien baisé la trace de ses pas, restée visible sur le sable répandu dans le patio ! Mais c’étaient là bonheurs qui ne pouvaient lui échoir souvent.

 

Un jour qu’il avait mal calculé son mouvement, au lieu de la basquine il avait effleuré le mollet. Il en était resté tout saisi. D’autant que Juana, croyant à la grossière plaisanterie de quelque client, s’était arrêtée, pâle d’indignation, en jetant un grand cri, qui avait fait accourir Manuel et les serviteurs.

 

Le pauvre Chico avait immédiatement entrevu le résultat de sa maladresse ; l’auberge bouleversée, sa découverte à lui, Chico, effaré, et qu’il allait être ignominieusement chassé devant elle, sans préjudice de la raclée qui ne lui serait pas ménagée.

 

Piteusement, il était sorti de sa cachette, et à genoux devant elle, les mains jointes, il avait murmuré :

 

– C’est moi, Juana. N’aie pas peur.

 

Malgré qu’il fût dans un état pitoyable, à ne pas prendre avec des pincettes, elle l’avait reconnu tout de suite. Elle n’avait pas eu peur. Elle avait même paru très contente et elle avait répondu à son père qui s’informait :

 

– Ce n’est rien. Je me suis heurtée contre cette table et je n’ai pu me retenir de crier comme une sotte.

 

Le père Manuel, ne voyant rien de suspect, s’était retiré, satisfait de l’explication ; les serviteurs avaient repris leurs occupations interrompues, et elle, elle lui avait fait un signe imperceptible auquel il avait obéi. N’était-ce pas dans ses habitudes de lui obéir en tout ?

 

Elle l’avait conduit dans un endroit écarté où on ne pouvait la surprendre. Tout de suite elle l’avait pris de très haut avec lui :

 

– Que faisais-tu dans ce coin ? Sacripant ! paresseux ! hérétique ! Comment oses-tu reparaître dans la maison que tu as abandonnée, sans un adieu, sans regret ?… Ingrat ! sans cœur !

 

Elle avait beau gronder et faire sa grosse voix, il voyait bien à ses yeux qu’elle était contente de le revoir, joliment contente, tiens ! Alors, très ému, il avait répondu humblement :

 

– Je voulais te voir, Juana.

 

– Oui-dà ! Et d’où te vient ce tardif désir, après des jours et des jours d’oubli ?

 

Très triste, il répondit :

 

– Je ne t’ai pas oubliée, Juana, je ne le pourrais pas d’ailleurs. Je suis venu ainsi tous les jours.

 

– Tous les jours ! Tu veux m’en faire accroire. Pourquoi ne t’es-tu jamais montré ?

 

– Je pensais qu’on m’aurait chassé.

 

Elle l’avait regardé avec un air de commisération étonné.

 

Et haussant les épaules :

 

– Tu l’aurais, ma foi, bien mérité… Tu devrais savoir pourtant que je n’aurais pas fait cela, moi.

 

– Toi, Juana, oui. Mais ton père ? Mais les autres ?

 

L’argument lui parut avoir sa valeur. Elle ne répondit pas tout de suite. Elle ne doutait pas de ce qu’il disait d’ailleurs et – ce qu’elle se gardait bien d’avouer – peut-être l’avait-elle découvert plus d’une fois dans les coins où il se croyait si bien caché. Pour dissimuler son embarras elle reprit, grondeuse :

 

– Dans quel état te voilà ! On te prendrait pour un malandrin. Comment n’as-tu pas honte de te présenter ainsi devant moi ? Ne pourrais-tu être propre, au moins ?

 

Il baissa la tête, honteux. Une larme pointa à ses cils. Le reproche le cinglait ; et il est de fait que sans ce malencontreux incident jamais il ne se serait montré à elle dans cet état.

 

Elle vit qu’elle lui avait fait de la peine en l’humiliant. Elle dit d’un ton radouci, en le regardant finement :

 

– N’est-ce point toi aussi qui as apporté ces fleurs que j’ai trouvée parfois sur ma fenêtre ?

 

Il rougit et fit signe que oui de la tête.

 

– Pourquoi as-tu fait cela ? insista-t-elle en le fixant toujours.

 

Très naturellement, sincèrement peut-être, il répondit :

 

– Je ne voulais pas que tu me crusses ingrat. Les autres, ça m’est égal ; mais toi, je ne veux pas, tiens !… Alors j’ai pensé que tu devinerais et que tu me pardonnerais.

 

Elle le regarda une seconde sans répondre, puis avec un sourire énigmatique :

 

– C’est du joli ! Comment as-tu pu parvenir jusqu’à ma fenêtre ? Malheureux ! n’as-tu pas réfléchi que tu pouvais te tuer et que je ne me serais jamais pardonné ta mort ?

 

Il se sentit le cœur ensoleillé. Allons, elle n’était plus fâchée. Elle l’aimait toujours, puisqu’elle tremblait pour lui. Et riant d’un bon rire clair :

 

– Il n’y a pas de danger, dit-il. Je suis petit, mais je suis adroit, tiens !

 

– C’est vrai que tu es adroit comme un singe, dit-elle en riant de bon cœur, elle aussi. N’importe, ne recommence plus… tu me remettras tes fleurs toi-même, je serai plus tranquille.

 

– Tu veux bien que je vienne te voir ? fit-il tremblant d’espoir.

 

Elle eut sa petite moue de pitié dédaigneuse :

 

– À présent que te voilà revenu, tu ne vas pas t’en retourner, je pense ? dit-elle.

 

– Mais ton père ? Manuel ?

 

Elle eut un geste autoritaire pour signifier que ce n’était pas cela qui l’embarrassait et trancha :

 

– Veux-tu me voir, sans te cacher comme un voleur, oui ou non ?

 

Il joignit les mains avec un air extasié.

 

– En ce cas, dit-elle avec son sourire déluré, ne t’inquiète pas du reste. Tu prendras tes repas avec nous, tu coucheras ici, je vais te faire habiller décemment, et pour ce qui est du travail, tu ne feras que ce que tu voudras bien faire de ton chef, et dans la mesure de tes forces. Allons, viens.

 

Il secoua la tête et ne bougea pas.

 

Elle pâlit et, fixant sur lui un regard de douloureux reproche, elle dit avec des larmes dans la voix :

 

– Tu ne veux pas ?

 

Et tout aussitôt, avec son petit air autoritaire et décidé, elle ajouta :

 

– Je ne suis donc plus ta petite maîtresse ? Je ne commande plus ? Tu te révoltes ?

 

Très doucement, mais avec un air obstiné, il dit :

 

– Tu es et tu seras toujours toute ma joie. Je passerais à travers le feu pour te voir… Mais je ne veux plus que tu me nourrisses, je ne veux plus que tu me loges et que tu m’habilles.

 

Malgré elle, elle eut un regard sur ses loques et, encore un coup, il baissa la tête en rougissant. Elle lui prit le menton du bout de ses petits doigts, l’obligea à relever la tête et plongea avec une grande tendresse son regard innocent dans le sien. Et elle comprit ce qui se passait dans son esprit. Et elle eut cette délicatesse vraiment féminine de ne pas insister.

 

– Soit, dit-elle après un silence. Tu viendras quand tu voudras. Quand au reste, tu feras comme tu voudras. Seulement n’oublie pas, si tu avais besoin, que tu me ferais une grosse peine de ne pas te souvenir que je suis et resterai toujours pour toi une sœur tendre et dévouée. Me promets-tu de ne pas oublier ?

 

Elle dit ceci avec une grande douceur et une émotion sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

 

Alors, ainsi qu’il leur arrivait parfois quand elle faisait la reine et qu’il lui rendait humble hommage, il s’agenouilla et posa doucement ses lèvres sur la pointe de son petit soulier de satin.

 

Il n’y avait pas à se méprendre sur la signification de ce geste. Inconsciemment certes, mais clairement, le pauvre Chico, dans son humble et combien timide baiser, mit tout son amour fait de soumission, de dévouement et d’abnégation. Et l’humilité du geste était d’autant plus touchante que le pauvre diable était habituellement très fier. Si innocente que fût Juana, elle ne se méprit pas et une expression de joie et d’orgueil irradia son joli visage.

 

D’ailleurs elle reçut l’hommage avec sans-gêne, sans fausse modestie et sans fausse pudibonderie, comme un tribut dû à sa beauté et à sa bonté. Elle le reçut en souveraine sûre de planer bien au-dessus du mortel prosterné à ses pieds d’enfant. La simplicité et le naturel parfait de l’attitude, l’expression de suprême dignité répandue sur ses traits délicats et aristocratiques, chez une jeune fille de son âge et de sa condition, eussent arraché une approbation admirative à Fausta elle-même, ce prestigieux modèle de poses superbes.

 

Et cependant qu’elle recevait, sans en paraître écrasée, cet hommage, elle laissait tomber sur l’être pantelant, qui était bien sa chose à elle, un regard d’une douceur attendrie, où perçait une pointe de malice nuancée de pitié.

 

Lui cependant se redressait et disait dans un grand élan de tout son être :

 

– Tu es et tu seras toujours ma petite maîtresse.

 

Elle frappa joyeusement dans ses petites mains et s’écria, orgueilleusement triomphante :

 

– Je le sais bien !

 

Et tout aussitôt, en gamine qu’elle était, elle le prit par la main :

 

– Viens, dit-elle, rose de plaisir, viens voir mon père !

 

– Non ! dit-il encore doucement.

 

Elle frappa du pied d’un air mutin, et moitié boudeuse, moitié curieuse :

 

– Qu’y a-t-il encore ? dit-elle.

 

Il jeta un coup d’œil sur ses hardes et dit :

 

– Je ne veux pas que ton père me voie dans cet état. Je reviendrai demain et tu verras que je ne te ferai pas honte.

 

Comment s’arrangea-t-il ? Par quel tour de force d’ingéniosité ? Par quelle mystérieuse besogne accomplie fort à propos ? C’est ce que nous ne saurions dire. Tant il y a que lorsqu’il revint le lendemain il était superbe dans son costume presque neuf, qui, sans avoir rien de fastueux, comme de juste, était d’une propreté méticuleuse et d’une élégance qui faisait admirablement valoir la gracilité de la jolie miniature qu’il était.

 

Aussi le Chico triompha sur toute la ligne.

 

D’abord il vit les yeux de la coquette Juana briller de plaisir à le voir si propre et si élégamment attifé. Ensuite il put lire sur les physionomies ébahies de Manuel et des serviteurs accourus, la stupeur admirative que leur causait la vue de Chico en fringant cavalier.

 

Depuis ce jour, il eut soin de réserver un costume coquet qu’il n’endossait que pour aller voir sa petite maîtresse, et qu’il rangeait soigneusement ensuite dans quelqu’une de ces cachettes connues de lui seul. Le reste du temps, ses haillons habituels ne lui faisaient pas peur. Seulement la leçon de Juana avait profité, et si à courir les routes et les bois ses vêtements étaient quelque peu malmenés, du moins se maintenait-il toujours dans une propreté méticuleuse qui, jointe à son air digne et fier, attirait sur lui la bienveillance et la sympathie.

 

Juana n’avait eu qu’à jeter ses bras au cou de son père pour obtenir le pardon de Chico. Et comme le bonhomme n’était pas méchant au fond, il avait accueilli assez convenablement le retour de l’ingrat, comme il disait. Même il n’avait pu se retenir d’une certaine considération en apprenant que le petit abandonné avait énergiquement refusé de se laisser héberger comme par le passé.

 

À la fête de Juana, et à de certaines fêtes carillonnées, le Chico s’arrangeait toujours – comment ? mystère ! – de façon à apporter quelques menus cadeaux que « petite maîtresse » acceptait avec une joie bruyante, car ils consistaient généralement en objets de toilette, et nous savons que la coquetterie était son péché mignon.

 

Ces jours-là, El Chico daignait accepter l’invitation à dîner de Manuel, et prenait place à la table familiale, à côté de sa maîtresse, aussi heureuse que lui.

 

Au coin de son âtre mourant, le Chico se remémorait tristement toutes ces choses, pendant que Juana, là-haut, s’occupait de ses hôtes.

 

Soit que la force de caractère du petit homme fût réellement surprenante ; soit que sa timidité, jointe au sentiment de son infériorité physique, l’eût porté à croire que les joies du commun des mortels lui étaient interdites ; soit enfin qu’il fût désigné d’avance aux plus douloureux sacrifices, jamais jusqu’à ce jour un aveu n’était venu effleurer ses lèvres. C’est avec un soin jaloux qu’il s’était toujours efforcé de dissimuler ses sentiments intimes et qu’il y était parvenu… croyait-il.

 

La vérité est que Juana, si ignorante qu’elle fût des choses de l’amour, était bien trop fine et délurée pour ne pas avoir deviné depuis longtemps ce que le Chico se donnait tant de peine à lui cacher. Et de fait il n’était pas besoin d’être fort experte pour comprendre que le nain était entièrement dans sa petite main à elle.

 

Si elle était amoureuse ou non de Chico, c’est ce que nous verrons par la suite. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle était habituée à le considérer comme une chose bien à elle et exclusivement à elle. L’adulation du nain l’avait inconsciemment conduite à l’égoïsme. Elle était naïvement et sincèrement pénétrée de sa supériorité, bien pénétrée de cette pensée que si elle était, elle, parfaitement libre de ses sentiments, libre de le tourner et de le retourner à sa guise, libre de le choyer où de le faire souffrir selon son caprice, il n’en pouvait être de même de lui, qui ne devait avoir aucune affection en dehors d’elle.

 

Sur ce point, si elle n’était pas amoureuse, elle était du moins fort exclusive, et pour mieux dire, jalouse, au point qu’elle eût souffert à la seule pensée d’une infidélité, voire d’une préférence, même momentanée.

 

Dès l’instant où il lui paraissait que le nain ne saurait jamais trop l’adorer, elle ne pouvait être froissée de son amour. Était-ce simple coquetterie ? Nous ne saurions dire. Mais il est évident qu’elle trouvait une jouissance réelle à exercer un empire absolu sur cet esclave soumis, et une atteinte portée à cet empire, si légère qu’elle fût, lui eût été très douloureuse.

 

Mais tout ceci le nain l’ignorait. Car s’il était discret, elle ne l’était pas moins. Et c’était à ce moment qu’une parole de Fausta, lancée au hasard, pour sonder le terrain, était venue jeter le trouble dans son âme jusque-là peut-être résignée.

 

Et le Chico ressassait dans son esprit un certain nombre de questions, toujours les mêmes.

 

Était-il possible, à présent qu’il était riche, qu’il pût se marier comme tous les autres hommes ? Oserait-il jamais parler et comment serait accueillie sa demande ? Ne soulèverait-il pas un éclat de rire général et son pauvre amour, si pur, si désintéressé, connu de tous, bafoué et ridiculisé, ne ferait-il pas un objet de dérision universelle ?

 

Et Juana ? L’aimait-elle ? Il se disait : non ! Juana l’aimait comme un jouet, comme un frère faible et débile peut-être. C’était tout.

 

Juana aimait d’amour ailleurs, et le rival préféré il ne le connaissait que trop.

 

La voix aigre et grondeuse de la duègne Barbara le tira de sa rêverie.

 

– Sainte Vierge ! clamait la matrone, vous voulez donc vous tuer ? Mais que se passe-t-il donc, pour l’amour de Dieu ?

 

– Il ne se passe rien, ma bonne Barbara, j’ai affaire en bas et n’irai me coucher que lorsque j’aurai fini.

 

– Ne suis-je plus bonne à vous aider ? fit aigrement la voix de Barbara.

 

– J’ai besoin d’être seule. Va te coucher. Dans un instant j’irai aussi.

 

Et comme la duègne insistait encore :

 

– Va, dit fermement Juana, je le veux !

 

Chico entendit encore de vagues imprécations, le bruit sourd de savate traînant sur le carreau, puis le bruit d’une porte poussée rageusement, puis plus rien.

 

Un moment de silence se fit. Juana, évidemment, s’assurait que la duègne obéissait, puis Chico perçut le bruit de petits talons claquant sur les marches de chêne sculpté de l’escalier intérieur. Il se laissa glisser de son escabeau et il attendit debout.

 

La jeune fille pénétra dans la cuisine. Sans dire un mot, elle se laissa tomber dans un large fauteuil de bois que la vieille Barbara avait eu la précaution de traîner là pour elle, et posant le coude sur la table, elle laissa tomber sa tête dans sa main et resta ainsi, sans un mouvement, les yeux fixes, dilatés, sans une larme.

 

Silencieusement, Chico s’assit devant elle, sur les dalles propres et luisantes de la cuisine, et comme s’il eût craint pour elle le froid des dalles, il prit doucement ses petits pieds dans ses mains et les posa sur lui en les tapotant doucement.

 

Soit que Juana fût habituée à ce manège, soit qu’elle fût trop préoccupée, elle ne parut prêter aucune attention aux soins tendres et délicats dont il l’entourait. Elle restait toujours immobile et très pâle, les yeux perdus dans le vague, secouée parfois d’un long frisson.

 

Lui, sans dire un mot, la contemplait tristement de ses yeux de bon chien, et quand il la sentait frissonner, il pressait doucement ses pieds, comme pour lui dire :

 

– Je suis là ! Je compatis à tes douleurs.

 

Longtemps ils restèrent ainsi silencieux. Elle, ayant peut-être oublié sa présence, lui, ne sachant comment s’y prendre pour l’arracher à sa douloureuse méditation.

 

Enfin il murmura d’une voix apitoyée :

 

– Tu souffres, petite maîtresse ?

 

Elle ne répondit pas. Mais sans doute la chaude tendresse qui semblait émaner de lui fit se dilater son pauvre cœur meurtri, car elle laissa tomber sa jolie tête dans ses mains et se mit à pleurer doucement, silencieusement, à tout petits sanglots convulsifs, comme en ont les enfants à qui l’on a fait une grosse peine.

 

– Pauvre Juana ! dit-il encore en pétrissant machinalement ses petits pieds.

 

Et c’était admirable qu’il eût la force de la plaindre, elle, d’abord. Car il savait bien ce qu’elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi, la petite Juana ! Et ses larmes retombaient sur son cœur à lui, comme des gouttes de plomb fondu. Et il sentait confusément que l’irréparable allait s’accomplir, qu’elle allait parler et qu’il verrait son cœur déchiré en lambeaux par l’aveu que, cruellement inconsciente, elle allait lui faire. Et poussant l’oubli de soi jusqu’à la plus complète abnégation, il prit les devants et bravement, les larmes dans les yeux, mais un sourire stoïque aux lèvres, il dit :

 

– Tu l’aimes donc bien ?

 

– Qui ?

 

Il savait bien qu’il n’avait pas besoin de le nommer et qu’elle comprendrait quand même.

 

Et en effet, elle comprit tout de suite, et elle ne fut pas étonnée du tout qu’il sût, lui.

 

Seulement la question en soi la laissa toute désemparée. Évidemment elle ne s’était jamais interrogée elle-même, car elle écarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignés de larmes, elle dit avec une naïveté touchante :

 

– Je ne sais pas !

 

Il eut une seconde d’espoir. Si elle ne savait pas elle-même, le mal n’était peut-être pas irréparable. À la longue, peut-être arriverait-il à la guérir et à la conquérir…

 

Espoir très fugitif. Tout de suite l’aveu détourné jaillit spontanément, douloureux dans sa cruauté involontaire :

 

– Je ne sais pas si je l’aime ! Mais ceux qui le poursuivent avec tant d’acharnement et qui pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont dû l’attirer dans quelque odieux guet-apens et l’assassiner lâchement, ceux-là, je les déteste. Je les déteste et ce sont des assassins… des assassins maudits… oui, maudits.

 

Et en répétant ces mots avec colère, elle trépignait à coups de talons furieux, oubliant que c’était sur lui, Chico, qu’elle trépignait ainsi, ou, peut-être, s’en souciant fort peu puisqu’il lui appartenait et qu’elle pouvait le maltraiter à son gré.

 

Lui ne broncha pas. Il n’avait même pas senti les coups de talons pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l’écraser littéralement, il ne s’en serait pas aperçu davantage. Il était devenu livide. Une seule pensée subsistait en lui, qui le rendait insensible à la douleur physique :

 

« Elle déteste et maudit ceux qui l’ont attiré dans un guet-apens ! Mais j’en suis, moi, de ceux-là !… Alors elle va me détester et me maudire aussi ? Et si elle savait ! Elle me cracherait au visage ce mot : « Assassin ! » Elle me chasserait de sa présence… ce serait fini, il ne me resterait plus qu’à mourir. Mourir !… »

 

Et comme si ce mot avait un écho dans son esprit à elle, elle reprit en pleurant doucement :

 

– Je ne sais pas si je l’aime ? Mais il me semble que je mourrai si je ne le vois plus.

 

Alors de la voir pleurer, de l’entendre dire qu’elle mourrait, comme un enfant, il se mit à pleurer tout doucement, lui aussi. Et en pleurant, sans savoir ce qu’il faisait, il baisait les petits pieds et les arrosait de ses larmes, et il répétait dans des sanglots convulsifs :

 

– Je ne veux pas que tu meures ! Je ne veux pas !

 

Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit. Il se mit debout, et :

 

– Écoute, petite maîtresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et dors bien tranquillement. Moi je vais le chercher, et demain je te le ramènerai.

 

La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui l’aime et qu’elle dédaigne. Tout lui est sujet à soupçons injurieux.

 

Au même instant, Juana fut debout aussi, et le saisissant au collet, l’œil étincelant, d’une voix dure qu’il ne lui connaissait pas :

 

– Tu sais quelque chose ! cria-t-elle en le secouant rudement. C’est toi qui es venu le chercher, au fait. C’est toi qui l’as poussé à suivre don César. Qu’en a-t-on fait ? Parle ! mais parle donc, misérable !

 

Il gémit, sans essayer de se dégager :

 

– Tu me fais mal !

 

Honteuse, elle le lâcha.

 

– Je ne sais rien, Juana, je te le jure ! dit-il très doucement. Si je suis venu le chercher, c’est pour l’amour de toi.

 

– C’est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir ! Pour l’amour de moi, tu n’aurais pas voulu aider à le meurtrir. Je suis folle… pardonne-moi.

 

Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien fidèle, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa tendrement.

 

Mais il avait déchaîné l’espoir en elle, et frémissante, impatiente :

 

– Que comptes-tu faire ? dit-elle.

 

– Je ne sais pas. Mais si quelqu’un peut le sauver, je crois que c’est moi… Je suis si petit, je passe partout et on ne se méfie pas de moi. Je ne sais rien, ne me demande rien… Attends jusqu’à demain seulement. Tu peux bien faire cela pour moi.

 

Brusquement elle le prit dans ses bras, et le pressant sur son sein :

 

– Ah ! mon Chico ! mon cher Chico ! si tu me le ramènes sauf, comme je t’aimerai ! gémit-elle retournant sans le savoir le fer dans la plaie.

 

Il se dégagea doucement.

 

Qu’il baisât le bout de ses doigts, le bas de sa basquine ou la pointe de son soulier, Juana le laissait faire avec la complaisance d’une divinité se prêtant à l’adoration d’un fidèle. Quant elle était contente, elle lui tapotait les joues ou lui tirait doucement l’oreille. Parfois elle allait jusqu’à poser ses lèvres sur son front. C’était tout. Jamais elle ne l’avait serré dans ses bras comme elle venait de le faire.

 

Et ce baiser qui s’adressait à un autre, il le sentait bien, lui faisait mal.

 

– Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espère. Me promets-tu d’aller te reposer ?

 

– Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement. Je ne vis plus.

 

– Il le faut pourtant… Sans quoi demain, quand je le ramènerai, tu seras fatiguée et il te trouvera laide.

 

Et il souriait en disant cela, le malheureux !

 

Et elle eut la cruauté de dire :

 

– Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu’il me trouve laide.

 

– Et quand il sera de retour, que feras-tu ? Qu’espères-tu, Juana ?

 

Elle tressaillit et pâlit affreusement.

 

Qu’espérait-elle, au fait ?

 

Elle ne s’était pas posé cette question, la petite Juana. Elle avait vu le seigneur français si beau, si brave, si étincelant et si bon aussi. Son petit cœur vierge avait battu la chamade et elle l’avait laissé faire sans se rendre compte du danger qu’il lui faisait courir.

 

Mais devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait trop tard, l’énormité à quoi aboutissait son inconséquence. Son cœur se serra. Évidemment il ne pouvait être question d’union entre la fille d’un hôtelier comme elle et ce seigneur français, envoyé d’un roi – et quel roi ! le roi de France – à un autre roi ! C’eût été folie insigne que de s’arrêter un instant à pareille pensée.

 

Alors que pouvait-elle espérer ?

 

Le Français avait-il seulement fait attention à elle ? C’était un seigneur qui paraissait avoir à régler des entreprises autrement sérieuses et importantes. Évidemment elle n’existait pas pour lui, et s’il avait eu pour elle quelques paroles de banale galanterie, c’était par pure habileté sans doute, car il n’était pas fier et il était si bon. Mais de là à concevoir un espoir quelconque, quelle folie ! Elle comprit que son amour ne pourrait jamais être qu’un amour humble et dédaigné… comme celui de Chico pour elle.

 

Son désespoir devant l’étendue de son malheur lui fit comprendre quelle devait être la douleur de Chico, placé vis-à-vis d’elle dans la même situation où elle était vis-à-vis de Pardaillan, et combien elle avait été cruelle, sans le savoir, envers lui. Et par un effort de volonté puissant, qui dénotait la bonté de son cœur, elle eut la force de sourire et de dire sur un ton mi-plaisant :

 

– Ramène-le vivant, c’est tout ce que je demande. Pour le reste, je sais bien, que je n’ai rien à espérer. Le sire de Pardaillan retournera dans son pays, et moi Je me consolerai et l’oublierai petit à petit.

 

Après s’être efforcée de réparer en partie le mal qu’elle avait fait, elle voulut faire plus encore, et avec cette hypocrisie particulière à la femme, peut-être sincère en réalité tant sa pitié pour le Chico était grande, elle ajouta :

 

– Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t’aimerai bien, va… Nul ne le mérite plus que toi.

 

Cette espérance qu’elle lui donnait, sans y croire elle-même peut-être, lui mit la joie dans l’âme, et, pour achever de l’affoler, elle se pencha sur lui, posa chastement ses lèvres sur son front et dit en le poussant doucement dehors :

 

– Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tâcher de reposer un peu en t’attendant.

 

XXIV

SUITE DES AVENTURES DU NAIN

 

Le nain s’en fut à petits pas, la tête penchée sur sa poitrine, plongé dans des pensées qui l’absorbaient entièrement. Il allait sans appréhension. Qu’aurait-il redouté ? Tout ce qu’il y avait de mendiants, de vagabonds, de gens de sac et de corde dans Séville – et Dieu sait s’il y en avait ! – connaissaient le Chico. Tous ces bons bougres étaient trop unis contre l’ennemi commun à exploiter ou à dévaliser pour se chercher noise entre eux.

 

Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n’est la rencontre d’une ronde de nuit. Mais il avait la vue perçante, l’ouïe très fine ; il était vif et leste comme un singe, et, en cas d’alerte, l’exiguïté de sa taille lui permettait de se faire un abri de tout ce qu’il rencontrait sur sa route : borne, tronc d’arbre ou simple trou. Là où un homme ordinaire eût été infailliblement découvert, il était sûr, lui, de se terrer à temps.

 

S’il était sans appréhension, par contre il était très perplexe.

 

Remué jusqu’au fond de l’âme par la plainte de Juana disant qu’elle mourrait de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurer la portée de ses paroles, avait promis de le rechercher et le ramener vivant, laissant ainsi entendre qu’il était persuadé que le chevalier était vivant.

 

Or c’était tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons de croire que celui qu’il considérait comme un rival avait été proprement occis. Aussi, tout en marchant sous le ciel étoilé, il bougonnait, l’air furieux :

 

– J’avais bien besoin de promettre de le chercher ! Que vais-je faire maintenant ? Le Français, c’est certain, à l’heure qu’il est, son corps doit rouler dans les flots du Guadalquivir, et c’est bien fait pour lui ! C’est bien fait ! Tiens ! Pourquoi est-il venu me voler le cœur de Juana ?

 

Sans le savoir, il avait ainsi pris nombre de gestes, d’attitudes et d’expressions de la jeune fille. Juana était, à peu près, deux fois plus grande que lui, ce qui ne l’empêchait pas d’être petite elle-même, ce dont elle enrageait du reste. Aussi, non contente de se hausser sur de grands talons effilés et cambrés, elle redressait sa taille souple et fine et avait une manière à elle de porter haut la tête qui était un charme de plus ajouté à sa gracieuse petite personne.

 

Sans s’en douter, El Chico avait pris le même port de tête, et comme elle il bombait la poitrine et se redressait fièrement sans perdre une ligne de sa taille d’homuncule. Juana ayant l’habitude de trépigner quand on la contrariait ou qu’elle était en colère, le nain faisait de même, sans s’en apercevoir.

 

Ayant ainsi manifesté ses sentiments contre son rival, il reprit le cours de ses réflexions.

 

« Je ne suis pas une bête, tiens ! J’ai bien compris que les hommes de Centurion avaient préparé une embuscade dans la maison où je le conduisais. Si don César n’a rien trouvé, c’est que le corps a été jeté dans le fleuve. C’est sûr. Tiens ! la princesse n’aurait pas complaisamment laissé visiter sa maison si elle n’avait pas pris toutes ses précautions. À moins que… »

 

Il réfléchit un moment, l’index posé au coin des lèvres, sur lesquelles se jouait un sourire rusé.

 

« À moins que le Français ne soit enfermé dans une des caches secrètes de la maison. Tiens ! c’est qu’il y en a des caches dans cette maison, et je ne les connais pas toutes. Mais pourquoi ? Qu’en ferait-on, en ce cas ? Qui sait si on ne le relâchera pas un de ces jours ! »

 

Cette idée lui parut absurde. Il haussa les épaules et reprit :

 

« Non ! ce n’est pas pour le relâcher que la princesse l’a attiré chez elle ! Et si moi, Chico, j’étais assez stupide pour aller le lui demander, à cette belle princesse, comme j’en ai eu l’idée quand j’ai vu pleurer Juana, qu’arriverait-il ?… On m’enverrait rejoindre le Français voilà ! Aussi je n’irai pas. Pas si bête, tiens. »

 

Il s’arrêta un instant et réfléchit :

 

« Pourtant j’ai promis à Juana. Alors, que faire ? Aller visiter les caches que je connais ?… Et si, par malheur, je trouve le Français vivant ! Il faudrait donc le prendre par la main et le conduire à petite maîtresse ?… Moi !… Est-ce possible ?… »

 

Une expression d’angoisse inexprimable crispa ses traits et, farouche, il pensa :

 

« Un vrai homme n’aurait pas cet affreux courage. Parce que je suis petit et faible, il faudrait que je l’aie, moi ! Il me faudrait, refoulant mes sentiments, m’arracher le cœur moi-même et le jeter pantelant sous les pieds de ma maîtresse ! Allons donc ! C’est injuste, cela !… Je suis un homme aussi, moi, tiens ! je ne suis pas un saint ! »

 

Ces raisonnements n’arrivaient pourtant pas à le convaincre, et il murmura, d’un air rêveur :

 

– Je suis un homme et je suis riche maintenant, et je suis bien fait, m’a-t-on dit, et à part ma petitesse je n’ai nulle infirmité ni monstruosité. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pas de moi ? Juana, si grande près de moi, hélas ! est toute petite, à ce qu’on dit. Si elle le voulait, je ferais d’elle la femme la plus heureuse du monde. Je l’aime tant ! Je la gâterais tant ! Oui, mais je suis petit, voilà ! Alors personne ne veut de moi, elle pas plus qu’une autre. Pourquoi ? Parce que le monde se moquerait de la femme qui oserait prendre pour époux un nain !… Ils ont tout dit quand ils ont dit ce mot !… Je suis condamné à ne jamais être aimé ? à ne jamais avoir de foyer ? Eh bien, soit ! J’y consens. Mais du moins que ma maîtresse me reste comme devant. Qu’elle ne me demande pas de lui amener moi-même son galant. Non ! c’est trop ! je ne peux pas !

 

Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et comme s’il eût voulu se cacher à soi-même la vision de sa maîtresse aux bras d’un galant. Et de nouveau la lutte reprit dans cette conscience aux abois :

 

« La princesse, qui est une savante, m’a dit qu’on atteignait les gens plus sûrement en les frappant dans leurs affections qu’en les frappant eux-mêmes. Juana m’a dit qu’elle mourrait si ce Français de malheur ne revenait pas. C’est moi qui l’ai conduit à la mort, le Français, et Juana, sans le savoir, m’a traité d’assassin. Si Juana meurt, comme elle l’a dit, c’est donc moi qui l’aurai tuée et je serai deux fois assassin. Et cela, est-ce possible ? Et pourtant !… Si Juana meurt, je meurs. Si je lui amène le Français, elle vit, et moi je meurs quand même… Je meurs de désespoir et de jalousie… De quelque manière que je me retourne, c’est moi qui suis frappé. Pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Quel crime ai-je commis ? Pourquoi suis-je maudit ? »

 

Et tout d’un coup, avec une résolution farouche :

 

« Eh bien, non !… Mourir pour mourir, du moins qu’elle ne soit pas à un autre par mes propres soins. Que le Français maudit disparaisse à tout jamais… je ne ferai rien pour le sauver… je le tuerais plutôt de mes faibles mains !… Et puis, qui sait ? Après tout, Juana l’a dit aussi, elle oubliera peut-être, et elle m’aimera, comme avant, elle me l’a promis. Je n’en demande pas davantage puisqu’il est écrit que je ne dois rien espérer de plus. »

 

C’était la condamnation définitive de Pardaillan que le petit homme décidait là.

 

Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignit bientôt la maison des Cyprès.

 

Il s’en fut droit à la porte et avec précaution il essaya de l’ouvrir. La porte résista. Il eut un sourire.

 

– La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portes sont fermées maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s’agit d’être prudent. Tiens ! je n’ai pas envie d’aller rejoindre le Français au fond du fleuve.

 

Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons. Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, solide, munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cyprès qui touchait le mur. Il fit tournoyer la corde au-dessus de sa tête et la lança contre l’arbre. À la seconde tentative, les crampons se prirent dans les branches de l’arbre. Il tira sur la corde : elle tint bon.

 

Alors il se mit à grimper avec la souplesse d’un jeune chat. Bientôt il fut dans l’arbre. Il enroula la corde autour de son cou et se laissa glisser à terre.

 

Prudemment il se dirigea vers le cyprès où il avait caché son trésor. Il reprit le sac de Fausta, auquel il avait attaché la bourse de don César, et il cacha le tout dans son sein. Quelques minutes plus tard, il était hors de la maison, ayant parfaitement réussi dans son expédition.

 

Il replaça la corde où il l’avait prise et se dirigea droit vers le fleuve, non sans s’assurer d’un coup d’œil circulaire que nul ne l’observait.

 

On avait construit là une sorte de quai à pic au fond duquel, maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaient lentement. À une faible distance du sol, et hors de l’atteinte des eaux, il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille de fer dont les barreaux croisés étaient énormes et très rapprochés.

 

El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche, et avec une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouva bientôt cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, scié depuis longtemps sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fit une ouverture carrée au travers de laquelle un homme mince et petit n’aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser très facilement, après avoir remis le barreau en place, excès de précaution dont il eût pu se dispenser.

 

Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûte très basse bien que le nain pût s’y tenir droit.

 

Autrefois, au temps de la domination des Maures, ce conduit avait dû servir à amener les eaux dans les piscines de la propriété.

 

Plus tard, lorsque la maison passa aux mains de quelque guerrier chrétien, le conduit changea de destination. On en fit une voie secrète qui devait servir à assurer la retraite en cas de besoin. Naturellement on l’avait aménagé selon sa nouvelle destination. On l’avait notamment coupé en différents endroits par des murs épais chargés d’arrêter les incursions indiscrètes. Seulement, dans chacun de ces murs, des ouvertures avaient été ménagées, habilement dissimulées et actionnées au moyen de ressorts cachés.

 

Plus tard encore, le secret de ces ouvertures s’était perdu, et il est à présumer que Fausta les ignorait sans quoi elle n’eût pas manqué de prendre les précautions nécessaires pour se mettre à l’abri d’une irruption inattendue.

 

El Chico paraissait connaître à merveille tous les tours et détours du souterrain ainsi que les différentes manières d’ouvrir les portes secrètes, car il allait sans hésitation. Comment connaissait-il ces secrets ? Par hasard, sans doute. Le nain avait dû découvrir fortuitement la première ouverture. Faible comme il était, sans appui, à la merci du premier venu, il avait compris qu’il pouvait se créer là une retraite sûre, que nul ne pourrait soupçonner. Il n’avait pas hésité et s’était installé aussitôt. Comme il était intelligent et observateur, il n’avait pas tardé à soupçonner qu’il devait y avoir autre chose que le cul-de-sac qu’il avait découvert. Et il s’était mis à chercher. Durant des mois, durant des années, il avait ainsi longuement, patiemment étudié son domaine pierre à pierre. Et favorisé par le hasard sans doute il avait peu à peu découvert la plus grande partie des ouvertures secrètes de ces substructions. Il avait ainsi considérablement agrandi son empire, sans lutte homicide, sans autre effusion de sang que les écorchures qu’il se faisait parfois à essayer d’ébranler les pierres que son instinct, ou des déductions parfaitement raisonnées, lui désignaient comme devant déceler un mécanisme caché.

 

Après avoir fait pivoter ou s’enfoncer des pans de muraille qui se redressaient derrière lui, après avoir ouvert, rien qu’en les touchant, les monstrueuses portes de fer qui se refermaient d’elles-mêmes sur lui, il parvint au pied d’un petit escalier de pierre très étroit et très raide. Il était dans l’obscurité la plus complète mais il n’en paraissait nullement gêné et se dirigeait avec autant de facilité que s’il avait été éclairé.

 

Il grimpa lestement une dizaine de marches et ne s’arrêta que lorsque son front vint heurter la voûte. Alors il se pencha sur les marches et il chercha des doigts, à tâtons. Un déclic se fit entendre, la dalle placée juste au-dessus de sa tête se souleva d’elle-même et sans bruit. Avant de monter les deux dernières marches, il chercha dans une autre direction. Un nouveau déclic se fit entendre. Alors seulement il franchit les dernières marches et pénétra dans un caveau, en disant tout haut, comme ont coutume de faire les personnes qui vivent seules :

 

– Enfin, me voici chez moi !

 

Et sans se retourner, certain que la dalle se refermerait d’elle-même, il fit deux pas et s’accroupit devant une des parois du caveau. Il toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnée par le ressort qu’il avait déclenché avant d’entrer, la plaque bascula, et avec elle toute la maçonnerie sur laquelle elle était cimentée.

 

Cela fit une excavation si basse qu’il dut baisser la tête pour la franchir. Il alluma une chandelle, dont la lueur vacillante éclaira faiblement le trou dans lequel il venait de pénétrer.

 

C’était un petit réduit, pratiqué dans l’épaisseur de la muraille. Ce réduit pouvait avoir six pieds de long sur trois de large. Il était assez haut pour qu’un homme de taille moyenne pût se tenir debout sans toucher la voûte.

 

Il y avait là-dedans une caisse élevée sur quatre pieds qui l’isolaient du sol, recouvert de sable fin. La caisse était bourrée de paille fraîche, et sur cette paille deux petits matelas étaient étendus. Des draps blancs et des couvertures achevaient de lui donner l’apparence d’un lit confortable.

 

Il y avait une autre caisse aménagée comme un buffet. Il y avait un petit coffre solide, muni de grosses serrures, s’il vous plaît, une petite table, deux petits escabeaux, de menus ustensiles de ménage, tout cela reluisant de propreté. On eût dit l’intérieur d’une poupée.

 

C’était le palais d’El Chico.

 

Le réduit était aéré par un soupirail devant lequel El Chico avait installé lui-même et rudimentairement un volet de bois.

 

Ayant allumé sa chandelle, le nain eut la précaution de pousser le volet, afin que la lumière ne trahît pas sa présence au cas où il eût pris fantaisie à la princesse ou à ses gens de descendre dans les caves qui donnaient de l’autre côté.

 

Mais il ne referma pas la plaque qui masquait l’entrée de sa demeure. Il était si sûr que nul ne le pouvait surprendre par là !

 

Le Chico posa son sac d’or sur sa table, s’assit sur un de ses escabeaux et, les coudes sur la table, la tête dans les mains, il se mit à réfléchir.

 

* * * * *

 

Ce que Fausta appréhendait si vivement s’était réalisé. Pardaillan n’était pas mort par le poison.

 

Après quelques heures d’un sommeil qui ressemblait à la mort, le réveil se fit très lentement. Pardaillan se mit sur son séant et considéra d’un œil trouble l’étrange lieu où il se trouvait. Sous l’influence des émanations soporifiques dont l’air avait été saturé, son cerveau engourdi subissait comme une sorte d’ivresse qui abolissait la mémoire et paralysait l’intelligence.

 

Peu à peu, ces effets stupéfiants se dissipèrent, le cerveau se dégagea, la mémoire lui revint ; il retrouva toute sa conscience, et avec elle, il retrouva ce sang-froid et cette confiance en soi qui le faisaient si redoutable.

 

Il ne fut d’ailleurs pas étonné de se voir vivant. Il s’y attendait.

 

Pardaillan, en effet, n’était pas un trompeur, ou pour parler le langage du jour : ce n’était pas un bluffeur. C’était, au contraire, un sincère et un convaincu. C’est très sincèrement convaincu qu’il avait dit à Fausta qu’il échapperait au poison et sortirait de son sépulcre.

 

Pourquoi ? D’où lui venait cette conviction ?

 

Il eût probablement été bien embarrassé de l’expliquer. Le certain, c’est qu’il avait cette conviction et qu’il ne cherchait pas à savoir d’où elle lui venait.

 

Tout autre que lui se fût gardé de le dire. Mais Pardaillan n’était pas qu’un sincère. C’était aussi un esprit très simple, d’une franchise et d’une loyauté déconcertantes. Ce n’était vraiment pas sa faute si cette franchise et cette loyauté passaient aux yeux de certains pour de la diplomatie, voire de la roublardise. Cela tenait uniquement à ceci, que certaines natures retorses sont incapables de comprendre la simplicité, la bonté et la loyauté.

 

Pardaillan pensait – et du diable s’il savait pourquoi – qu’il échapperait au hideux supplice que lui réservait Fausta. Le pensant, il le disait sans même songer aux conséquences fâcheuses que sa franchise pouvait avoir.

 

Donc, ayant recouvré ses esprits, il ne fut pas étonné de voir qu’il avait échappé au poison. Il gouailla :

 

– Mme Fausta joue vraiment de malheur avec moi ! Son poison a fait long feu. Je le lui avais bien dit ! Maintenant il ne me reste plus qu’à réaliser la seconde partie de ma prédiction qui est, si j’ai bonne mémoire, que je dois sortir d’ici avant que la faim et la soif ne m’aient terrassé, ainsi qu’en a décidé cette bonne Mme Fausta qui me comble vraiment de ses attentions.

 

Sortir d’ici, comme disait si simplement le chevalier, apparaissait pourtant comme une entreprise plutôt chimérique. Il n’y pensa pas un instant et murmura :

 

– Voyons ! depuis ce matin je me débats dans une foule de lieux divers qui sont des merveilles de mécanique, comme dit M. d’Espinosa.

 

« Ce serait bien du diable si ce tombeau n’était pas quelque peu machiné. Au surplus, je connais ma Fausta, et il me paraît invraisemblable qu’elle ne se soit pas réservé quelque voie secrète par où il lui soit possible de s’assurer qu’elle me tient toujours. Cherchons donc.

 

Et il se mit à chercher méthodiquement, minutieusement, patiemment, autant que cela lui était possible dans la nuit opaque qui l’enveloppait.

 

Mais, depuis la veille, il n’avait pris aucun repos. Sans doute, aussi, le narcotique avait considérablement affaibli ses forces, car il dut s’arrêter au bout de quelques instants.

 

– Diable ! fit-il, m’est avis que voilà une recherche qui pourrait être plus longue et plus laborieuse que je ne le jugeais de prime abord. C’est le poison de Mme Fausta qui casse ainsi les jambes. Ne nous épuisons pas inutilement. Laissons l’effet se dissiper entièrement en nous reposant un peu.

 

Ayant décidé, faute de siège, il s’assit sur son manteau plié sur les dalles et attendit le retour de ses forces. En attendant, il étudiait la topographie de son cachot de son mieux, afin de faciliter, autant que possible, les recherches matérielles par des déductions.

 

Après un repos assez long, il jugea ses forces suffisantes pour reprendre son travail.

 

Et tout à coup, au lieu de se lever, il se coucha tout de son long, l’oreille collée contre les dalles. Il se redressa presque aussitôt et, restant à terre, appuyé sur ses mains, avec un sourire narquois, il murmura :

 

– Pardieu ! ou je me trompe fort, ou voici qui va m’éviter de longues recherches. Si c’est Mme Fausta qui, pour en finir, m’envoie…

 

Il s’interrompit, la sueur de l’angoisse au front.

 

– S’ils sont plusieurs, et c’est probable, songea-t-il, aurai-je la force de lutter ?

 

Il s’accroupit sur les talons et se mit silencieusement à faire jouer les articulations de ses bras.

 

– Bon ! fit-il avec un sourire de satisfaction, s’ils ne sont pas trop nombreux, on pourra peut-être s’en tirer.

 

Et il se rencogna contre le mur, l’oreille tendue, l’œil attentif, prêt à l’action.

 

Il vit une dalle, là, devant lui, osciller légèrement. Vivement il s’approcha, se cala solidement sur les genoux et attendit.

 

Maintenant la dalle, poussée par une main invisible, se soulevait lentement et, en se soulevant, elle masquait Pardaillan accroupi.

 

Sans bouger de place, il tendit ses mains, prêtes à se refermer sur le cou de l’ennemi qu’il attendait là, à l’orifice du trou béant.

 

Ses mains ne s’abattirent pas.

 

Au lieu des hommes armés qu’il attendait, Pardaillan, étonné, vit surgir un petit diable qu’il reconnut aussitôt, car il murmura avec ébahissement :

 

– Le petit nain !… Est-il seul ? Que vient-il faire ici ?

 

Comme s’il eût voulu le renseigner, le nain s’écria à haute voix :

 

– Enfin ! me voilà chez moi !

 

« Chez lui ! pensa Pardaillan en regardant autour de lui. Il ne couche pourtant pas dans ce tombeau ! »

 

La dalle se refermait automatiquement, mais il ne s’en occupait plus maintenant. Il avait changé d’idée. Il n’avait d’yeux que pour El Chico.

 

« Que diable fait-il donc ? pensait-il. »

 

El Chico, qui, on le voit, avait commis une grave imprudence en ne se retournant pas, ouvrait la porte – si l’on peut ainsi dire – de son logis et allumait sa chandelle.

 

– Ah ! ah ! fit Pardaillan émerveillé, voici donc ce qu’il appelle son chez lui ! Du diable si j’aurais jamais trouvé le secret de ces ouvertures. Mais voici un petit bout d’homme que je ne serais pas fâché d’étudier d’un peu près !

 

El Chico avait – deuxième imprudence – laissé sa porte ouverte. En rampant, Pardaillan s’approcha de l’ouverture et jeta un coup d’œil indiscret dans l’intérieur. Il ne put s’empêcher d’éprouver une sorte d’admiration pour l’ingéniosité déployée par le petit homme dans l’aménagement de son mystérieux retrait.

 

« Pauvre petit bougre ! pensa le chevalier apitoyé. Comment peut-il vivre là-dedans ? Est-il possible qu’une créature humaine, parce qu’elle est faible et solitaire, en soit réduite à vivre dans une tombe, sans air, sans lumière, pour se mettre à l’abri de la méchanceté de ces loups dévorants que sont les hommes ! »

 

Emporté par son cœur généreux, Pardaillan oubliait ses préventions contre le nain et qu’il le soupçonnait véhémentement d’avoir participé à le mettre dans la situation précaire où il se trouvait. Sa bonté naturelle faisait taire son ressentiment et il n’éprouvait plus qu’une immense pitié pour le pauvre déshérité.

 

Le nain s’était assis devant sa table et il tournait le dos à l’ouverture par laquelle Pardaillan pouvait l’observer à loisir. Le Chico était du reste à mille lieues de soupçonner qu’on l’épiait.

 

Après être resté un long moment pensif, il allongea la main vers le sac et le vida sur la table.

 

« Peste ! songea Pardaillan en entendant le bruit de l’or remué, ce petit mendiant est riche comme feu Crésus. Où a-t-il pris cet or ? »

 

Comme pour le renseigner, le Chico dit :

 

– Les cinq mille livres y sont bien. La princesse n’a pas menti.

 

« De mieux en mieux, se dit Pardaillan, il est cousu d’or et il connaît des princesses. Il ne reste plus qu’à apprendre qu’il est lui-même un prince métamorphosé en nain par quelque méchant enchanteur. »

 

Une idée lui passant soudain par l’esprit, une lueur de colère s’alluma dans son œil.

 

– Triple sot ! fit-il. Cette princesse, c’est Fausta… Cet or, c’est le prix de mon sang… C’est pour toucher cet or que ce misérable avorton m’a conduit dans le traquenard où j’ai donné tête baissée. Je ne sais ce qui me retient de l’étriller comme il le mérite.

 

Le nain replaça son or dans le sac qu’il ficela solidement, puis il alla à son coffre, en tira une poignée de pièces d’argent qu’il déposa sur la table. Il vida ensuite la bourse qu’il tenait de la générosité de don César et fit son compte à haute voix.

 

– Cinq mille cent livres, plus quelques réaux, dit-il.

 

Il était debout devant la table, et Pardaillan le voyait de profil !

 

« Il a l’air lugubre, pensa le chevalier. Cinq mille livres constituent pourtant un assez joli denier. Serait-ce un avare ? »

 

– Je suis riche ! répéta le Chico d’un air morne.

 

Et, avec colère :

 

– À quoi me sert cette fortune ? Juana ne voudra jamais de moi, puisqu’elle aime le Français !

 

« Oh ! diable ! s’écria Pardaillan dans son for intérieur. Voici du nouveau, par exemple ! Je commence à comprendre maintenant. Ce n’est pas un avare, c’est un amoureux… et un jaloux. Pauvre petit diable ! »

 

– Et le Français est mort ! continua le Chico.

 

« Je suis mort ? Je veux bien, moi !… C’est inimaginable ce que je rencontre de gens qui veulent à toute force me voir dûment cloué entre quatre planches ! C’est assommant, à la longue ! »

 

– Que vais-je faire de tout cela ?… Puisque je ne puis avoir Juana, eh bien, j’emploierai cet or en cadeaux pour elle. Il y a de quoi en acheter, des bijoux et des casaques richement brodées, et des robes, et des écharpes, et des mantilles, et des mignons souliers en satin et même en cuir de Cordoue souple et parfumé… Il y en aura !… Et ma Juana ! Dieu ! qu’elle sera belle… et heureuse ! Elle qui aime tant la toilette !

 

Il rayonnait, le Chico.

 

« Où diable l’amour va-t-il se nicher ? pensa Pardaillan. »

 

La joie du nain tomba soudain. Il râla :

 

– Non ! Je ne veux même pas avoir cette joie. Juana s’étonnerait de me voir si riche. C’est qu’elle est fine, tiens ! Elle devinerait peut-être d’où m’est venue ma richesse. Elle me chasserait, elle me jetterait mes cadeaux au visage en me traitant d’assassin. Non ! cet or est maudit, c’est le prix du sang et je ne puis m’en servir… J’aurai été inutilement criminel !

 

Et d’un geste furieux, il balaya le sac qui alla rouler sur les dalles.

 

« Tiens ! tiens ! fit Pardaillan, dont l’œil pétilla, il me plaît ce bout d’homme ! »

 

Le Chico allait et venait avec agitation dans son petit réduit. Il s’arrêta devant l’ouverture, l’œil perdu dans le vague, le sourcil froncé, et il murmura :

 

– Assassin… Juana l’a dit : je suis un assassin… Au même titre que ceux qui ont tué le Français… plus… Tiens ! sans moi, il ne serait pas mort… C’est comme si je l’avais tué de mes mains… Je n’avais pas pensé à cela, moi. La jalousie me rendait fou… Et maintenant que ma maîtresse a prononcé ce mot terrible : assassin ! je comprends et je me fais horreur !…

 

Pardaillan ne perdait pas une de ces paroles et il suivait avec une attention passionnée les phases du combat qui se livrait dans l’esprit du nain.

 

Celui-ci reprit à haute voix le cours de ses réflexions coupées par les apartés du chevalier :

 

– Le Français n’est peut-être pas mort ?

 

– C’est à quoi il eût fallu songer d’abord ! railla Pardaillan.

 

– Il est peut-être encore possible de le sauver. Je l’ai promis à Juana.

 

– Je ne pensais pas que cette petite Juana pût s’intéresser si vivement à moi !

 

– Si le Français est mort, Juana mourra et moi je mourrai de la mort de Juana.

 

– Mais non, mais non ! Je ne veux pas toutes ces morts sur ma conscience, morbleu !

 

– Si le Français est vivant et que je le sauve…

 

– Ceci est mieux !… Voyons, que fais-tu en ce cas ?

 

– Juana sera heureuse… Le Français l’aimera.

 

– Non, cornes du diable ! Je ne l’aimerai pas, niais !

 

Comme s’il eût entendu, Chico reprit :

 

– Comment ne pas l’aimer ? Elle est si jolie !

 

– La peste soit des amoureux ! Ils sont tous les mêmes ! Ils se figurent que l’univers entier n’a d’yeux que pour l’objet de leur flamme.

 

– Le Français l’aimera et alors je mourrai.

 

– Encore ! Décidément, c’est une manie !

 

– Qu’importe après tout ! Est-ce que je compte ? J’aurai réparé le mal que j’aurai fait. Je ne serai plus un assassin. Ma maîtresse me devra son bonheur. Je pourrai m’en aller content, je serai regretté !

 

– Superbe idée, par ma foi ! et bien digne de cette espèce de fou qui s’appelle un amoureux.

 

– C’est dit. Je vais fouiller toutes les caches que je connais.

 

– Bon ! Tu n’iras pas loin, dit Pardaillan en riant sous cape.

 

Et sans faire de bruit, il se retira au fond du cachot, s’enroula dans son manteau, s’étendit sur les dalles et parut dormir profondément. Le nain continua :

 

– Si je ne le trouve pas… s’il est mort… demain j’irai le réclamer à la princesse.

 

Et avec un sourire douloureux :

 

– Nul doute qu’elle ne m’envoie le rejoindre. Ainsi Juana ignorera toujours l’horrible vérité. Elle croira que je suis mort en cherchant à le sauver et elle me pleurera.

 

Il grommela encore quelques mots vagues, et brusquement il éteignit chandelle et sortit en disant :

 

– Allons !

 

Tout de suite la tache noire que faisait Pardaillan étendu sur les dalles blanches attira ses regards. Il frissonna :

 

– Le Français !

 

Il blêmit et se sentit défaillir. Il ne s’attendait pas à le trouver si vite… Là surtout… Il s’inquiéta :

 

– Comment ne l’ai-je pas vu en entrant ? Ah ! oui, la dalle le masquait et je ne me suis pas retourné. Aussi, comment supposer… Et moi qui ai parlé tout haut !…

 

Il s’approcha doucement de Pardaillan qui le guignait du coin de l’œil tout en paraissant profondément endormi.

 

« Serait-il mort ? songea le nain. »

 

Cette pensée le fit frémir, sans qu’il eût pu dire si c’était de joie ou d’appréhension. Il ne savait plus rien, le petit nain, sinon que sa tête était vide de pensées, que son pauvre petit cœur saignait affreusement.

 

Entre le mal et le bien, la lutte avait été longue et rude. Maintenant le bien triomphait définitivement : il était bien résolu à sauver son rival, et cependant on l’eût fort étonné en lui disant qu’il accomplissait un acte héroïque. Il ne pensait qu’une chose, lui : c’est qu’il ne voulait pas que Juana le détestât et le traitât d’assassin. Et puisqu’il fallait donner sa vie pour cela, il trouvait très naturel de la donner. Voilà tout. Le reste ne comptait pas.

 

Il s’approcha encore de Pardaillan et il perçut le bruit rythmé de sa respiration.

 

– Il dort ! fit-il.

 

Et malgré la jalousie qui le déchirait, il ne put se tenir de rendre un hommage mérité à son rival, car il murmura en hochant doucement la tête :

 

– Il est brave. Il dort et il doit cependant savoir ce qui l’attend et qu’il peut être frappé pendant son sommeil. Oui, il est brave, et c’est peut-être pour cela que Juana l’aime.

 

Et sans amertume, sans envie, comme une simple constatation :

 

– Moi aussi, si j’étais fort comme lui, je serais brave… il me semble, du moins.

 

El Chico ne se doutait pas que celui dont il admirait la bravoure, tout en feignant de dormir, l’admirait lui-même pour une bravoure qu’il ne soupçonnait pas.

 

XXV

OÙ LE CHICO SE DÉCOUVRE UN AMI

 

Le nain se pencha sur le chevalier et le toucha à l’épaule.

 

Celui-ci feignit se réveiller en sursaut. Il le fit d’une manière si naturelle qu’El Chico s’y laissa prendre. Pardaillan se mit aussitôt sur son séant et ainsi placé, il dominait encore d’une bonne moitié de tête le nain debout devant lui.

 

– Le Chico ? s’exclama Pardaillan, étonné.

 

Et d’un air apitoyé, il ajouta :

 

– Te voilà donc prisonnier aussi, pauvre petit ! Tu ne sais pas quel horrible supplice nous est réservé.

 

– Je ne suis pas prisonnier, seigneur Français, dit le Chico avec gravité.

 

– Tu n’es pas prisonnier ! s’écria Pardaillan, au comble de l’étonnement. Mais alors que fais-tu ici, malheureux ? N’as-tu pas entendu : c’est la mort, une mort hideuse, qui nous attend.

 

Le Chico parut faire un effort, et d’une voix sourde :

 

– Je suis venu vous chercher, dit-il.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour vous sauver, tiens !

 

– Pour me sauver ? Ah ! diable !… Tu sais donc comment on sort d’ici, toi ?

 

– Je le sais, seigneur. Tenez, voyez !

 

En disant ces mots, le Chico s’approchait de la porte de fer et, sans chercher, il appuyait sur un des nombreux clous énormes qui rivaient les plaques épaisses.

 

Le chevalier qui, sans bouger, le regardait faire, frémit en songeant :

 

« Quel temps précieux j’aurais perdu en recherches vaines avant de songer à la porte ! »

 

Cependant la dalle s’était soulevée sans bruit.

 

– Voilà ! dit simplement le Chico.

 

– Voilà ! répéta Pardaillan avec son air le plus naïf. C’est par là que tu es venu pendant que je dormais ?

 

Le Chico fit signe que oui de la tête.

 

– Je n’ai rien entendu. Et c’est par là que nous allons nous en aller ?

 

Nouveau signe de tête affirmatif.

 

– Tu n’es pas très bavard, remarqua Pardaillan, qui sourit en songeant que l’instant d’avant, quand il se croyait seul, le nain s’était montré moins avare de ses paroles.

 

– Il vaudrait mieux partir tout de suite, seigneur, dit le Chico.

 

– Nous avons le temps, dit Pardaillan avec flegme. Tu savais donc que j’étais enfermé ici ? Car tu m’as bien dit, n’est-ce pas, que tu étais venu me chercher ?

 

Cette question parut embarrasser le nain qui s’abstint d’y répondre.

 

– Tu me l’as bien dit, pourtant, insista le chevalier.

 

– Je l’ai dit. La vérité est que si je vous cherchais, j’ignorais que vous fussiez ici.

 

– Alors pourquoi y es-tu venu ? Qu’y fais-tu ?

 

Toutes ces questions mettaient le nain dans un cruel embarras. Pardaillan ne paraissait pas le remarquer. El Chico aux abois lâcha :

 

– C’est ici mon logis, tiens !

 

Il n’avait pas plutôt dit qu’il regrettait ses paroles.

 

– Ici ? dit Pardaillan incrédule. Tu veux rire ! Tu ne loges pas dans cette manière de sépulcre ?

 

Le nain fixa le chevalier. El Chico n’était pas un sot. Il haïssait Pardaillan, mais sa haine n’allait pas jusqu’à l’aveuglement. Sans le savoir, un vague instinct lui faisait entrevoir confusément ce qui était beau, réprouver ce qui était laid ou vil. S’il avait pu, il aurait tué Pardaillan en qui il voyait un rival heureux, et il n’eût éprouvé aucun remords de ce meurtre. Il avait cependant senti ce qu’il y avait eu de bas dans le fait de conduire son rival à la mort pour une somme d’argent. Et lui, pauvre diable, vivant de rapines ou de la charité publique, il avait rejeté avec dégoût cet or primitivement accepté ! Il haïssait Pardaillan. Cependant, il avait rendu hommage à la bravoure de son ennemi dormant paisiblement, ayant la mort à son chevet. Il haïssait Pardaillan ; mais en considérant cette physionomie étincelante de loyauté, et où il lui semblait démêler une expression de pitié attendrie, il comprit d’instinct que l’homme possesseur d’une telle physionomie devait avoir le cœur trop haut placé pour le trahir, lui chétif.

 

Il eut honte d’avoir hésité et, à la question de Pardaillan, il répondit franchement :

 

– Non, mais je loge ici.

 

Et il démasqua l’ouverture de son réduit et alluma sa chandelle. Pardaillan, qui avait sans doute son idée, pénétra derrière lui.

 

– Bon ! fit-il, on se voit les yeux. C’est déjà mieux.

 

Avec un naïf orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieux éclairer les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu’en même temps il éclairait en plein le sac d’or étalé sur les dalles. Il ne remarqua pas que les yeux de Pardaillan s’étaient aussitôt portés sur ce sac et qu’il avait eu un mince sourire à cette vue.

 

– C’est merveilleux ! admira le chevalier avec une complaisance qui fit rougir de plaisir le nain, interloqué cependant de ne pas sentir vibrer en lui que de la haine. Mais comment peux-tu vivre ainsi dans cette manière de tombeau ? ajouta Pardaillan.

 

– Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pas toujours tendres pour moi. Ici, je suis en sûreté.

 

Pardaillan le considéra avec une expression apitoyée.

 

– On ne vient jamais te déranger ? fit-il, indifférent.

 

– Jamais !

 

– Ceux de la maison, là-haut ?

 

– Non plus. Personne ne connaît pas cette cache. Tiens ! il y en a des caches dans la maison que nul ne connaît, hormis moi.

 

Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s’assit gravement à terre.

 

Et sans savoir pourquoi, le Chico désemparé fut touché de ce geste, comme il avait été touché du compliment sur son logis. Il lui semblait que ce seigneur si brave et si fort ne consentait à s’asseoir ainsi sur les dalles froides que pour ne pas l’écraser de sa superbe taille, lui Chico si petit. Il croyait n’éprouver que de la haine pour ce rival, et il était tout effaré de sentir la haine s’effacer ; il était stupide de sentir poindre en lui un sentiment qui ressemblait à de la sympathie ; il en était stupide et indigné contre lui-même aussi.

 

Sans trop savoir ce qu’il disait, peut-être pour cacher ce trouble étrange qui pesait sur lui, le petit homme dit :

 

– Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi.

 

– Bah ! rien ne presse. Et puisque personne ne connaît cette cache, comme tu dis, nul ne viendra nous déranger. Nous pouvons bien causer un peu.

 

– C’est que… je ne peux pas vous faire sortir par où je passe d’habitude, moi.

 

– Parce que ?

 

– Vous êtes trop grand, tiens !

 

– Diable ! Alors ? Tu connais un autre chemin par où je pourrai passer ? Oui !… Tout va bien.

 

– Oui, mais par ce chemin nous pouvons rencontrer du monde.

 

– Ces souterrains sont donc habités ?

 

– Non, mais quelquefois, il y a des hommes, qui se réunissent là-dedans… Aujourd’hui, justement, il y a une réunion.

 

Le nain parlait avec circonspection, en homme qui ne veut pas dire plus qu’il ne faut. Pardaillan ne le quittait pas des yeux, ce qui ne faisait qu’augmenter sa gêne.

 

– Qu’est-ce que ces hommes, et que font-ils ? demanda curieusement le chevalier.

 

– Je ne sais pas, seigneur.

 

Ceci fut dit d’un ton sec. Pardaillan vit qu’il savait, mais qu’il n’en dirait pas plus long. Il était inutile d’insister. Il eut un léger sourire e murmura :

 

– Discret !

 

Et tout haut, avec cet air de naïveté aiguë auquel de plus subtils que le nain se laissaient prendre, sans le perdre de vue :

 

– Sais-tu, dit-il, que j’étais condamné à mort ? Oui. Je devais mourir de faim et de soif.

 

Le nain chancela. Une teinte livide se répandit sur son visage.

 

– Mourir de faim et de soif, bégaya-t-il en frissonnant. C’est horrible !

 

– Oui, assez horrible, en effet. Tu n’aurais pas imaginé cela, toi ? C’est une idée d’une princesse de ma connaissance… que tu ne connais pas, toi, heureusement pour toi.

 

En disant ces mots sur un ton très naturel, Pardaillan souriait doucement. Pourtant le nain rougit et détourna les yeux. Il lui semblait que l’étranger voulait lui faire sentir de quelle abominable action il s’était fait le complice. Et, frémissant d’horreur, il se disait :

 

« Ainsi les cinq mille livres que cette princesse m’a données, c’était pour faire mourir de faim et de soif le Français ! Et je l’ai livré ! Que dirait ma maîtresse si elle savait que j’ai été misérable à ce point ? Et cette princesse, que je croyais si bonne ! C’est donc un monstre sorti de l’enfer ? »

 

Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenant que des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées jusque-là se levaient dans son esprit éperdu. Et il considérait avec un respect mêlé d’une terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoir l’air, en souriant d’un air railleur, disait très simplement des choses très simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête des idées confuses, des idées qui lui faisaient mal, qu’il ne comprenait pas très bien et qui heurtaient ses idées accoutumées.

 

Qui était donc cet homme qui, par la seule puissance du regard, par la fascination de ce sourire qui disait tant de choses étranges alors que ses lèvres ne laissaient tomber que des paroles banales, qui était cet homme qui le troublait à ce point ?

 

Pourquoi, puisqu’il le haïssait – car il le haïssait de toutes ses forces, tiens ! – pourquoi la pensée de l’affreux supplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, le soulevait-elle d’horreur et de dégoût ? Pourquoi ? Qu’y avait-il donc en lui ?

 

Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinités secrètes qui font que, sans se connaître, elles se devinent et s’apprécient à leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas le nain, il avait de bonnes raisons de croire qu’il lui devait d’avoir été placé dans la situation critique où il se trouvait. Pourquoi n’éprouvait-il aucune colère contre lui ? Pourquoi n’éprouva-t-il que de la pitié ? Pourquoi conçut-il instantanément le projet d’arracher cette petite créature inconnue à l’affreux désespoir où il la voyait sombrer ? Pourquoi ?

 

Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnes raisons de le haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l’intuition que cette raillerie aiguë, cette ingénuité narquoise n’étaient qu’un masque ? Comment devina-t-il que sous ce masque se cachait la bonté, la pitié, la générosité, le désintéressement ? Pourquoi, alors qu’il croyait n’avoir que la haine au cœur, se sentait-il attiré vers cet homme détesté ? Pourquoi enfin – et ceci paraîtra peut-être une contradiction ? – pourquoi ce sourire railleur avait-il le don de l’exaspérer, malgré qu’il vît qu’il n’y avait que bonté dessous ? Pourquoi ? Comment ? Nous constatons. Nous ne nous chargeons pas d’expliquer.

 

Il ne faudrait cependant pas croire que le nain se rendait bénévolement, sans combat, à ces sentiments nouveaux qui naissaient en lui. Ils le déconcertaient trop, ces sentiments, pour qu’il pût s’y abandonner sans résister. Il se raidissait donc de toutes ses forces pour échapper à cette influence qu’il n’était pas éloigné de croire surnaturelle. Il s’excitait à la haine autant qu’il était en son pouvoir, et ce n’était pas sans colère, sans dépit et sans se dispenser à soi-même les malédictions et les injures qu’il constatait le néant de ses efforts. Et c’est lorsqu’il se sentait sur le point de céder qu’il se révoltait et montrait une violence qu’il croyait sincère et dont n’était pas dupe le redoutable jouteur avec lequel il était aux prises.

 

Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico était un peu comme un pur sang sauvage aux mains d’un écuyer consommé : il a beau se cabrer et ruer, la main souple et ferme, sans avoir besoin de recourir à la cravache, l’oblige à se calmer et à suivre docilement le chemin par où elle veut le faire passer. Voyant qu’il se taisait, le chevalier reprit, soudain grave :

 

– Tu vois de quel épouvantable supplice tu me sauves ! Je ne suis pas riche, Chico, mais tout ce que j’ai, à compter d’aujourd’hui, t’appartient. Je veux que tu sois comme un petit frère pour moi. Tu n’auras plus besoin de te terrer comme une bête mauvaise. Le chevalier de Pardaillan veillera sur toi, et sache qu’il faut respecter ceux qu’il aime et estime. Voici ma main, Chico.

 

En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et dans ses yeux il y avait comme une lueur de malice.

 

Le nain hésita une seconde. Cet instinct particulier qui le guidait à son insu lui fit-il deviner cette imperceptible malice ? Nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’il recula vivement et, comme s’il eût eu peur de se brûler au contact de cette main qui se tendait à lui, largement ouverte, il cacha la sienne derrière son dos.

 

Pardaillan ne se fâcha pas. La pointe de malice du regard s’accentua d’un léger sourire.

 

– Holà ! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grand seigneur pour serrer la main que voici ? Peste ! mon cher, sais-tu qu’ils sont très rares ceux à qui je la tends ainsi.

 

– Ce n’est pas cela, balbutia le nain sans trop savoir ce qu’il disait.

 

– Touche là, en ce cas !… Non ?… Serait-ce que tu te crois indigne de serrer ma main ? fit Pardaillan d’un air détaché, mais avec cet éternel sourire qui avait le don d’exaspérer le nain…

 

Le Chico regarda le chevalier en face, et d’une voix qui tremblait de honte… ou de fureur :

 

– Et si cela était ? fit-il d’un air de bravade.

 

– Oh ! oh ! Quoi ! tu es indigne ? Tu n’es pas le brave garçon que je croyais ? Quel crime as-tu donc commis ?

 

Le nain qui jusque-là s’était contenu, tiraillé qu’il était par des sentiments contraires, éclata soudain.

 

– Je ne veux pas de votre amitié, cria-t-il, farouche. Je ne veux pas de votre protection, ni toucher votre main. Je ne veux rien de vous, rien, rien… C’est moi qui vous ai conduit ici, et je savais qu’on voulait vous tuer… Je le savais, entendez-vous ? et on m’avait payé pour cette besogne… Oui, on m’avait donné cinq mille livres… et tenez, les voici ! ajouta-t-il en poussant d’un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, à demi éventré, aux pieds de Pardaillan, devant qui les pièces d’or s’éparpillèrent.

 

– Tu as fait cela ? gronda Pardaillan.

 

– Je l’ai fait, tiens ! puisque je le dis ! fit le nain en soutenant fièrement son regard.

 

– Ah ! tu as fait cela ! fit Pardaillan glacial. Eh bien, tu peux faire ta prière, ta dernière heure est venue.

 

Et sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêles épaules d’El Chico, qui ployèrent.

 

Devant la pitié qui éclatait parfois très visible sur le visage du chevalier, le nain s’était trouvé paralysé, indécis, ne sachant à quelle résolution s’arrêter ni quelle contenance garder. Devant le sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son cœur, car, malgré sa petite taille et sa faiblesse, il n’en était pas moins très chatouilleux.

 

Devant la colère et la menace – réelles ou simulées – il retrouva le calme qui lui avait fait défaut jusque-là. Et comme les sentiments chez cet étrange personnage étaient poussés à leur extrême, il montra un sang-froid qui dénotait une bravoure remarquable.

 

Il ne fit pas un geste de défense. Il ne chercha pas à se dérober. Sous la pesée puissante, il eut cet orgueil de se raidir afin de ne pas ployer, et ses yeux se fixèrent, intrépides, fiers, provocants, sur ceux de son adversaire. Toute son attitude semblait aller au-devant du coup mortel. Et peut-être était-ce là ce qu’il souhaitait.

 

Peut-être venait-il de trouver en un éclair la solution vainement cherchée jusqu’alors : mourir étouffé, broyé par son ennemi.

 

Mourir, oui !… Mais du même coup son ennemi était perdu aussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain ? La dalle du cachot, il est vrai, était soulevée. Mais après ?

 

L’escalier aboutissait à un cul-de-sac d’où il lui serait impossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait la paroi. Il n’aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et le nain ne pouvait se tenir d’éprouver un certain dédain pour ce rival si fort, si brave… mais si faible d’esprit qu’il ne comprenait pas qu’en tuant le nain maintenant, il se condamnait lui-même.

 

Mourir tout de suite ! Il ne demandait que cela, tiens ! Il perdait Juana, mais du moins l’autre ne l’avait pas non plus !

 

Oui, décidément, c’était là la bonne solution. Mais…

 

Mais il arriva que le rival abhorré relâcha son étreinte. Il arriva que l’ironie du regard avait fait place à une telle douceur, il arriva que cette physionomie, l’instant d’avant si menaçante et si terrible, exprima une telle bonté, une telle mansuétude que le Chico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble le reprendre, et emporté malgré lui, comme il aurait crié : « Prenez garde ! » il dit doucement, sans chercher à se dégager :

 

– Si vous me tuez, comment sortirez-vous d’ici ?

 

– Peste ! c’est, par ma foi, très juste, ce que tu dis là ! Et moi qui n’y pensais plus ! Mais sois tranquille, tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan.

 

Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant, l’affolant sourire recommençait à se dessiner… Oh ! à peine perceptible ! Mais le Chico le devinait. Alors il regretta. Et comme s’il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant, il dit rudement :

 

– Venez donc. Et quand je vous aurai sauvé, moi, vous pourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas à éviter le coup dont vous me menacez.

 

Et plus bas, pour lui-même :

 

– Ce sera la délivrance !

 

– Tu souhaites donc la mort ?

 

Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bas cependant : il avait entendu quand même, le diabolique personnage. S’il voulait mourir, c’était son affaire, tiens ! De quoi se mêlait-il là ? Enfin, puisqu’il avait stupidement laissé passer l’occasion, il n’y avait plus qu’à aller jusqu’au bout.

 

– Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l’heure il sera trop tard.

 

– Un instant, que diable ! Je suis curieux, moi. Je veux savoir, d’abord, pourquoi tu m’as conduit à la mort.

 

Cette fois il était revenu en plein, le fameux sourire. Et de plus la voix avait ces vibrations railleuses qu’El Chico commençait à connaître.

 

Une flamme jaillit de ses yeux plantés droit sur les yeux de Pardaillan et il exhala sa haine dans ce cri puéril :

 

– Parce que je vous déteste ! je vous déteste !

 

Dans sa fureur il ne trouvait que ces trois mots, et il les répéta rageusement, en trépignant.

 

– Tu me détestes, tant que ça ? goguenarda Pardaillan de plus en plus narquois.

 

– je vous déteste tant que si je n’avais promis de vous sauver, je vous tuerais ! grinça le petit homme hors de lui.

 

– Tu me tuerais ! railla Pardaillan, oui-dà ! Et avec quoi, pauvre petit ?

 

Le nain bondit jusqu’à son lit et en tira une dague cachée entre les deux matelas.

 

– Avec ceci ! cria-t-il en brandissant son arme.

 

– Tiens ! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c’est ma dague !

 

– Oui, dit El Chico avec une violence qui voulait être du cynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l’ai volée ! volée ! volée !

 

Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver une âpre jouissance à se cingler avec.

 

Imperturbablement calme, Pardaillan dit :

 

– Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veux ma mort, tue-moi.

 

Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec une certaine curiosité, eût-on dit.

 

Fou de fureur, le nain leva le bras.

 

Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarder froidement, bien en face.

 

Le bras du nain s’abattit dans un geste foudroyant. Mais ce fut pour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et il gémit :

 

– Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

 

– Pourquoi ?

 

– Parce que j’ai promis…

 

– Tu as déjà dit cela. À qui as-tu promis, mon enfant ?

 

Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle le chevalier prononça ces paroles. La voix était si chaude, si caressante ; il se dégageait de toute sa personne des effluves sympathiques si puissantes et si enveloppantes qu’El Chico en fut remué jusqu’au fond des entrailles. Son pauvre petit cœur, contracté à en étouffer, se dilata doucement et les larmes jaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu’une plainte monotone, pareille au vagissement d’un tout petit, s’exhalait de ses lèvres crispées :

 

– Je suis trop malheureux ! trop malheureux ! trop !

 

« Bon ! pensa Pardaillan, il pleure : le voilà sauvé ! Nous allons pouvoir nous entendre maintenant. »

 

Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite tête baignée de larmes sur sa large poitrine, et avec des gestes tendrement fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec des paroles réconfortantes.

 

Et le nain qui de sa vie ne s’était connu un ami, le nain qui n’avait jamais senti une affection se pencher sur sa détresse, le nain se laissait faire, ému d’une émotion infiniment douce, étonné et émerveillé en même temps de sentir au contact de ce cœur noble et généreux germer en lui la fleur d’un sentiment fait de gratitude attendrie et d’affection naissante.

 

Et ceux qui ne connaissaient que la force redoutable, l’intrépidité froide, le courage indomptable, la parole cinglante et la mine narquoise de cet être de beauté exceptionnelle qui s’appelait le chevalier de Pardaillan, eussent été fort ébahis s’ils avaient pu voir avec quelle tendresse fraternelle il berçait dans ses bras puissants, avec quelle bonté insoupçonnée il s’ingéniait à consoler ce petit déshérité, ce vagabond, ce mendiant, inconnu la veille… et qui avait cherché à le faire assassiner.

 

Mais El Chico était un homme, tiens ! Il se raidit de toutes ses forces et parvint à enrayer la crise.

 

Doucement il se dégagea et regarda Pardaillan comme s’il ne l’avait jamais vu. Il n’y avait plus ni colère ni révolte dans les yeux du petit homme. Il n’y avait plus cette expression de morne désespoir qui avait ému le chevalier. Il n’y avait plus dans ces yeux qu’un étonnement prodigieux : étonnement de ne plus se sentir le même, étonnement de ne pas reconnaître celui dont le contact avait suffi pour opérer en lui une métamorphose qui le stupéfiait.

 

Maintenant qu’il ne le voyait plus avec les yeux de la haine, il se disait en le regardant avec une naïve admiration :

 

– Il est beau, il est fort, il est brave. Il a quelque chose d’imposant dans la figure que je n’ai jamais vu à personne. Il me paraît plus grand et plus noble que le roi… Et il est bon… bon comme les saints dont j’ai vu les portraits dans la cathédrale. Comment pourrait-on ne pas l’aimer ?

 

Et comme Pardaillan le regardait avec un bon sourire, sans s’en apercevoir il sourit aussi, comme on sourit à un ami.

 

– Là ! fit joyeusement Pardaillan, c’est fini, n’est-ce pas ? Tu vois que je ne suis pas aussi mauvais diable que tu croyais. Allons, donne ta main et soyons bons amis.

 

Et de nouveau il tendit sa main à El Chico, qui baissa la tête, et honteux murmura :

 

– Malgré ce que j’ai fait et dit, vous voulez…

 

– Donne ta main, te dis-je, insista Pardaillan sérieux. Tu es un brave garçon El Chico, et quand tu me connaîtras mieux, tu sauras que je dis bien rarement ce que je viens de te dire.

 

Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, où elle disparut, et murmura :

 

– Vous êtes bon !

 

– Chansons ! bougonna Pardaillan, j’y vois clair, voilà tout. Parce que tu ne te connais pas toi-même, il ne s’ensuit pas que je ne te connais pas, moi.

 

Les plus longues conversations du nain solitaire avaient lieu avec soi-même. Dans ces conditions, et bien qu’il fût d’esprit très ouvert, on conçoit aisément que certaines tournures de phrases le laissaient perplexe en ce qu’il ne saisissait pas très bien le sens. Il ne comprit pas tout à fait les dernières paroles du chevalier et les prit au pied de la lettre.

 

– Vous me connaissez ! s’écria-t-il très étonné. Qui vous a renseigné ?

 

Gravement Pardaillan leva un doigt et, souriant comme on sourit à un enfant :

 

– Mon petit doigt ! dit-il.

 

El Chico ouvrit de grands yeux et considéra son interlocuteur avec une crainte superstitieuse. L’impulsion qui le poussait vers lui lui paraissait tellement surnaturelle qu’il n’était pas éloigné de le croire un peu sorcier.

 

– Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Et n’oublie pas que je sais tout. Voyons, d’abord, pourquoi as-tu voulu me faire tuer ? Tu étais jaloux, n’est-ce pas ?

 

Le nain fit signe que oui.

 

– Bien. Comment s’appelle-t-elle ? Ne fais pas la bête, tu me comprends très bien. Si tu ne la nommes pas, je vais la nommer moi-même… Mon petit doigt est là pour me renseigner.

 

Le nain, qui avait hésité à répondre, vit qu’il ne lui serait pas possible de se dérober. Il se résigna et laissa tomber ce nom :

 

– Juana.

 

– La fille de l’hôtelier Manuel ?

 

– Oui.

 

– Il y a longtemps que tu l’aimes ?

 

– Depuis toujours, tiens !

 

Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité de cette réponse. Pardaillan sourit et continua :

 

– Lui as-tu dit que tu l’aimais ?

 

– Jamais ! s’écria El Chico scandalisé.

 

– Si tu ne lui dis pas, comment veux-tu qu’elle le sache, nigaud ? fit Pardaillan amusé.

 

– Je n’oserai jamais.

 

– Bon ! le courage te viendra un jour. Continuons. Tu as cru que je l’aimais, hein ! et tu m’as détesté ?

 

– Ce n’est pas tout à fait cela.

 

– Ah ! Qu’est-ce alors ?

 

– C’est Juana qui vous aime.

 

– Tu es un niais, El Chico.

 

– C’est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car il songeait au chagrin de Juana. C’est vrai, un grand seigneur comme vous ne peut avoir rien de commun avec la fille d’un hôtelier.

 

– Tu crois cela, toi ?

 

– Tiens !

 

– Eh bien ! dit gravement Pardaillan, tu te trompes. Et la preuve en est qu’un grand seigneur comme moi a épousé autrefois une cabaretière.

 

– Vous vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.

 

– Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan, avec une émotion profonde.

 

Et parlant plutôt pour lui-même que pour le nain, il reprit :

 

– Avant d’être madame de Pardaillan, comtesse de Margency – car je suis comte de Margency, et si je te le dis ce n’est certes pas pour en tirer vanité – avant d’être comtesse de Margency, donc, cet ange de bonté et de pur dévouement, que la mort m’a ravie, avait été simplement la belle Huguette, hôtesse de la Devinière, auberge fameuse à Paris et que tu ne saurais connaître, toi qui n’es jamais sorti de Séville, jolie ville, ma foi, mais où l’on ne sait pas manger comme à Paris, morbleu ! Tu vois bien que ce que tu croyais une bonne raison n’était qu’une sottise.

 

– Ce peut-il ! s’écria El Chico ébahi. Quel homme êtes-vous donc ?

 

– Je suis un grand seigneur… C’est toi qui l’a dit, fit Pardaillan avec son air figue et raisin.

 

– Alors, fit El Chico en pâlissant, vous pourriez…

 

– Quoi donc ?

 

– Épouser Juana.

 

– Non, par tous les diables ! Pour deux raisons, dont la première, qui suffirait à elle seule, est que je ne l’aime pas et ne l’aimerai jamais. Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeux féroces, c’est ainsi. Parce que cette petite Juana t’apparaît comme une reine de beauté, il ne s’ensuit pas qu’il en doive être ainsi pour tout le monde. Juana, j’en conviens, est une délicieuse enfant, pleine de grâce et de charme, qui ressemble assez à une petite marquise déguisée en cabaretière – quant tu auras fini de te pâmer d’aise ! ce n’est pas de toi que je parle, il me semble ! Quoi qu’il en soit, il faut en prendre ton parti : je ne l’aime ni l’aimerai mie.

 

Et avec une mélancolie poignante qui bouleversa le nain et le convainquit plus et mieux que n’aurait pu faire un long discours :

 

– Mon cœur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu, petit.

 

– Pauvre Juana ! soupira El Chico.

 

– Je n’ai jamais vu d’animal aussi capricant et biscornu que cet animal qu’on appelle un amoureux, éclata Pardaillan avec une fureur comique. En voici un qui, tout à l’heure, me voulait poignarder pour que sa Juana ne soit pas à moi. Et maintenant il mugit comme veau à l’abattoir parce que je n’en veux pas. Tripes du pape ! tu ne sais donc pas ce que tu veux ?

 

Le nain rougit, mais se tut.

 

– Enfin, que veux-tu dire avec ton pauvre Juana ?

 

– Elle vous aime, dit tristement El Chico.

 

– Tu me l’as déjà dit. Et moi je te dis qu’elle ne m’aime pas, mort de tous les diables ! Elle ne m’aime pas plus que je ne l’aime !

 

Le nain bondit. Ses traits exprimèrent un tel ahurissement que Pardaillan éclata de son bon rire sonore.

 

– Malgré ce que ton étonnement a de flatteur pour mon amour-propre, fit-il malicieusement, c’est tout de même tel que je te le dis : Juana ne m’aime pas.

 

– Cependant…

 

– Cependant elle t’a dit qu’elle mourrait de ma mort.

 

– Quoi !… Vous savez ?…

 

– Mon petit doigt, t’ai-je dit. Malgré tout, je maintiens ce que j’ai dit.

 

– Serait-ce possible ! bredouilla le nain qui n’osait s’abandonner à la joie.

 

Pardaillan haussa les épaules.

 

– Voyons, reprit-il, as-tu confiance en moi ?

 

– Oh ! fit El Chico avec un élan de tout son être.

 

– Bon ! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana de tout ton cœur, comme tu l’as fait jusqu’à ce jour, et ne t’occupe pas du reste, j’en fais mon affaire.

 

– Mais vous êtes donc le bon Dieu ? fit naïvement le nain en joignant les mains avec extase. Et quand je pense que j’ai été assez misérable pour…

 

– Tu vas dire encore des sottises, interrompit Pardaillan. Maintenant que nous nous sommes expliqués, filons.

 

Le nain se précipita et ramassa la dague qu’il tendit à Pardaillan en disant :

 

– Prenez-là, nous courons le risque de rencontrer du monde maintenant. Quel dommage que vous n’ayez plus votre épée !

 

– On tâchera de se tirer d’affaire avec ceci, fit tranquillement Pardaillan en plaçant avec une satisfaction visible la lame dans sa gaine.

 

– Allons, dit El Chico, le voyant prêt.

 

– Un instant, petit. Et cet or ? Tu ne vas pas le laisser là, je suppose ?

 

– Que faut-il en faire ?

 

Le nain posait cette question avec une candeur qui fit sourire le chevalier. Il semblait dire que lui seul, désormais, avait le droit de donner ses ordres.

 

– Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans le coffre que voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour te marier ?

 

Le nain pâlit et rougit tour à tour.

 

– Quoi ! fit-il avec un tremblement convulsif, vous espérez ?…

 

– Je n’espère rien. Qui vivra verra.

 

Le nain hocha la tête et, considérant les pièces répandues sur les dalles :

 

– Cet or !… murmura-t-il avec une moue significative.

 

– Je vois où le bât te blesse, sourit Pardaillan. Voyons, pourquoi t’a-t-on donné cet or ?

 

– Pour vous conduire à la maison des Cyprès.

 

– Tu m’y as conduit, je pense, puisque j’y suis encore.

 

– Hélas ! soupira El Chico, honteux.

 

– Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien à toi. Ramasse-le, et, encore un coup, ne t’occupe pas du reste.

 

XXVI

LES CONSPIRATEURS


L’ombrageuse fierté d’El Chico avait fait de lui un déclassé rebelle à toute autorité.

 

Jusqu’à ce jour une seule personne avait pu lui parler en maître : Juana Mais cet empire de Juana, il le subissait depuis toujours, pour ainsi dire. Il y était fait maintenant, et il était clair que, quoi qu’il pût advenir, jamais, lui, El Chico, n’aurait ni la volonté ni même la pensée de commander à Juana. Est-ce que c’était possible, cela ? Il était et il resterait toute sa vie le très humble adorateur de celle qui personnifiait la madone à ses yeux. Un bon chrétien oserait-il commettre ce sacrilège, de résister à un ordre de la madone ? Non, tiens ! Et bien que son indépendance, en fait de religion, le fit passer aux yeux de certains pour un hérétique, cette indépendance ne pouvait être que très relative : il ne pouvait échapper à l’influence de certaines idées courantes. Donc Juana lui apparaissait comme la madone, il lui obéissait comme telle.

 

Or, voici que maintenant, dans son existence, surgissait un autre maître : Pardaillan. Il lui semblait que de tout temps celui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n’avait rien de mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et ce qui le confirmait dans cette pensée, c’était de constater que lui, qui s’était si longuement et si vigoureusement débattu pour échapper à cet ascendant, il l’acceptait sans conteste et lui obéissait non avec résignation, mais avec plaisir.

 

Pourquoi ?

 

C’est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cette conviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d’un amour partagé pouvait devenir une réalité. De ce fait, si Juana lui apparaissait comme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même. La pensée d’une résistance ne pouvait pas l’effleurer puisque les ordres donnés tendaient à la réalisation d’une conquête jugée, jusque-là, irréalisable.

 

En conséquence Pardaillan ayant commandé de ramasser l’or de Fausta, le Chico obéit docilement.

 

Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûment cadenassé :

 

– En route, maintenant, il est temps ! dit Pardaillan.

 

Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant la plaque qui obstruait l’entrée de son réduit et, suivi du chevalier, il s’engagea dans l’escalier.

 

Ainsi qu’il l’avait brièvement expliqué, le Chico ne suivit pas le chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant au besoin, aurait pu parvenir jusqu’à la grille qui fermait le conduit aboutissant au fleuve. Mais là il n’aurait pu passer par l’ouverture que le nain avait pratiquée à sa taille. Il eût fallu agrandir cette ouverture, et, pour ce faire, se livrer à un travail qui eût demandé plusieurs heures et nécessité l’emploi d’outils qu’ils n’avaient pas en leur possession.

 

Au reste, pourvu qu’il sortît enfin de ce lieu sinistre où l’implacable volonté de Fausta l’avait condamné à mourir par la faim, peu importait à Pardaillan par quel chemin.

 

Il n’était pas autrement incommodé par l’obscurité, ses yeux y étant faits, et à travers le dédale des voies souterraines multiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit homme, il allait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement dans son esprit les explications de son guide, qui lui dévoilait complaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leur barraient fréquemment la route.

 

Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pour leur permettre de passer de front sans se gêner mutuellement. Ce couloir aboutissait à un autre couloir qui le coupait transversalement.

 

Et tout à coup Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avait semblé, là, devant lui, au travers de cette muraille qui se dressait à quelques pas d’eux, il lui avait semblé voir scintiller des étoiles.

 

– Nous approchons de la sortie ? demanda-t-il à voix basse.

 

– Pas encore, seigneur, répondit El Chico sur le même ton.

 

– Il m’avait semblé cependant… Morbleu ! je ne me trompe pas ! Voici que je vois de nouveau les étoiles.

 

Ils approchaient de la muraille et devant eux, en effet, Pardaillan voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l’avait cru de prime abord, mais des lumières assez nombreuses.

 

Son premier mouvement fut de mettre la dague au point en murmurant :

 

– Tu avais raison, petit, je crois qu’il va falloir en découdre.

 

Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s’en tenir sur le compte de ces lumières, car, sans en avoir l’air, il poussait tout doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cette manœuvre avait pour but de lui dérober la vue de ces lumières en le poussant hors du rayon où elles étaient visibles. Mais l’attention de Pardaillan était éveillée maintenant, et rien ni personne au monde n’aurait pu la détourner.

 

En approchant tout à fait, il vit avec satisfaction qu’il ne s’agissait nullement d’une poursuite ou d’une mauvaise rencontre, comme il l’avait craint un instant. Les lumières venaient de l’autre côté de la muraille, Passant à travers quelque trou ou quelques pierres désagrégées. Et comme il ne voyait à cette muraille nulle issue apparente, il en concluait que nul danger ne le menaçait, de ce fait du moins.

 

Cependant, comme s’il n’avait rien remarqué, le Chico voulait continuer son chemin en tournant sur sa gauche.

 

– Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, si tu ne l’es pas, toi. Je veux voir ce qui se passe là derrière.

 

Les lumières jaillissaient d’une excavation placée devant lui. Pardaillan se pencha et regarda. Presque aussitôt il se redressa, en faisant entendre ce léger sifflement de l’homme qui vient de découvrir quelque chose d’intéressant.

 

– Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez, vous verrez que tout à l’heure il sera trop tard.

 

D’un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silence et, se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avec une attention soutenue, pendant que le nain, voyant l’inutilité de ses efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les bras croisés, attendait le bon plaisir de son compagnon.

 

Que voyait donc Pardaillan qui l’intéressait à ce point ? Ceci :

 

On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrains de sa maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé une pierre de la muraille et avait ordonné à Centurion de regarder par ce trou afin de lui prouver que, par là, invisible, on pouvait assister à tout ce qui se passait dans cette étrange grotte aménagée en salle de réunion.

 

Fausta avait négligé ou dédaigné de refermer l’ouverture et le hasard venait d’amener Pardaillan devant cette excavation par laquelle, et au travers de petits trous habilement ménagés du côté intérieur, filtraient les nombreuses lumières qui éclairaient présentement, cette grotte.

 

Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit une vingtaine de personnages qui lui étaient tous inconnus. Sur l’estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages, président et assesseurs de cette nocturne et occulte réunion, lui étaient aussi parfaitement inconnus.

 

Au moment où Pardaillan s’était penché pour la première fois sur l’excavation, le président de cette réunion, assis au milieu, s’était levé, et d’une voix que Pardaillan aux écoutes entendit distinctement, il dit :

 

– Seigneurs, frères et amis, j’ai l’insigne honneur de vous présenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m’efface humblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chef vraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui que vous savez.

 

Ces paroles produisirent dans l’assemblée étonnée une certaine rumeur suivie d’un vif mouvement de curiosité lorsqu’on s’aperçut que cette nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible, était une femme.

 

Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c’est à ce moment qu’il eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cette femme, c’était Fausta.

 

Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui était particulière, elle monta sur l’estrade et se tint debout, face à ce public inconnu, qu’elle semblait dominer de son œil de diamant noir, étrangement fascinateur.

 

Les trois personnages assis sur l’estrade, qui savaient sans doute ce que Fausta venait de faire là, se levèrent alors d’un même mouvement. En un clin d’œil, la table fut repoussée, un fauteuil fut placé presque au bord de l’estrade, dans lequel Fausta s’assit avec cette sérénité majestueuse si puissante chez elle. Dès qu’elle fut assise, les trois se placèrent debout derrière son fauteuil, dans l’attitude raide et compassée de dignitaires de cour en service auprès de leur souverain.

 

Et sans doute ces trois-là étaient de nobles et hauts seigneurs ; sans doute, par leur rang ou leurs vertus, ils avaient su conquérir l’estime et la confiance de tous, car ces marques de respect extraordinaire firent une profonde impression sur le reste de l’assemblée.

 

Bientôt, soit qu’ils fussent entraînés par cet exemple, soit qu’ils fussent transportés par la souveraine beauté de celle qui surgissait inopinément au milieu d’eux, pareille à une reine, bientôt, sans que nul eût pu dire pourquoi il agissait ainsi, tous les assistants se levèrent comme un seul homme et, debout, attendirent respectueusement qu’il plût à ce nouveau chef de s’expliquer.

 

Avant d’avoir parlé Fausta était assurée du succès. Elle en eut la perception très nette.

 

Pardaillan l’eut aussi, cette perception, car il murmura :

 

– Incomparable magicienne !

 

Et presque aussitôt il traduisit son inquiétude par ces mots :

 

– Que va-t-elle leur proposer ? Et qui sont ces gens ?… Bah ! écoutons, nous verrons bien.

 

Fausta, toujours maîtresse d’elle-même, n’avait rien laissé paraître de ses sentiments intimes. Elle accepta l’hommage de ces inconnus comme une chose due et avec cette dignité bienveillante qu’elle savait prendre en de certains moments.

 

Un instant elle laissa errer son œil chargé d’effluves sur ces fronts qui se courbaient et, se retournant à demi, elle fit un signe à celui des trois qui l’avait présentée à l’assemblée.

 

L’homme quitta la place qu’il avait prise juste derrière Fausta, et s’avançant au bord de l’estrade, en ayant bien soin de ne pas masquer ni dépasser Fausta :

 

– Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Princesse souveraine en ce pays du soleil, de l’amour et des fleurs, ce pays béni qui s’appelle l’Italie. La princesse Fausta est fabuleusement riche. Elle connaît tout de nos projets et pourrait, je crois, vous nommer tous par vos noms, titres et qualités.

 

À cette révélation, des murmures se firent entendre dans l’assemblée. Tous ces hommes, l’instant d’avant si confiants, se regardèrent avec des regards chargés de soupçons.

 

Fausta comprit ce qui se passait dans ces esprits.

 

Elle étendit sa main dans un geste d’apaisement et dit :

 

– Rassurez-vous, seigneurs, il n’y a pas de traîtres parmi vous. Votre association ne m’a pas été révélée. Je l’ai devinée. Sous un régime d’oppression sanglante pareil à celui sous lequel agonise votre beau pays d’Espagne, il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’une action devait se faire et que des hommes de cœur et de dévouement se trouveraient qui, tout au moins, tenteraient de secouer le joug de fer. Ceci posé, le reste n’était plus qu’un jeu pour moi. Et quant à vos personnes, quant à vos projets, si je les connais, c’est que j’ai pu assister, invisible, à la plupart de vos conciliabules.’

 

Cette déclaration loyale, faite sur un ton de suprême assurance, fit tomber les suspicions qui déjà se faisaient jour.

 

Mais qu’une femme, par la seule puissance du raisonnement, fût parvenue à les deviner d’abord, eût eu ensuite cette audace inimaginable de se mêler à eux qui se connaissaient tous, sans que rien ne dénonçât sa présence, cela leur causait un étonnement prodigieux qui se manifesta ouvertement sur la plupart des physionomies de ces hommes qui, pourtant, ne paraissaient pas faciles à étonner.

 

Enfin la désinvolture avec laquelle cette femme avait parlé d’une chose qui leur apparaissait comme un tour de force remarquable, tout cela réuni commença de leur donner une haute opinion de celle qui venait de leur parler.

 

Fausta perçut parfaitement ces impressions, mais elle n’en laissa rien paraître. Comme si, désormais, elle eût acquis le droit de commander, elle se tourna vers le personnage qui la présentait et dit d’un ton bref :

 

– Continuez, duc !

 

Celui à qui elle venait de donner ce titre de duc s’inclina profondément et reprit, se faisant l’interprète des pensées de plus d’un qui l’écoutait :

 

– Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de traître parmi nous. Et cependant la princesse Fausta nous connaît, nous et nos projets. Mais alors qu’elle paraît trouver tout simple de nous avoir découverts, qu’elle me permette de dire ici que pour nous avoir devinés, il faut être doué d’une perspicacité peu commune. Pour avoir osé s’aventurer parmi nous, il faut être doué d’un courage et d’une audace que bien des hommes – j’entends des plus courageux – n’auraient pas.

 

Un murmure approbateur se fit entendre.

 

– Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine, continua le duc, ses immenses richesses, son esprit supérieur, son courage viril, ses ambitions vastes et ses grandes pensées, tout cela, la princesse Fausta le met au service de l’œuvre de régénération que nous poursuivons.

 

Cette fois ce ne fut plus un murmure, ce furent des acclamations qui saluèrent ces paroles, tandis que tous les yeux contemplaient, avec une admiration manifeste, cette femme qu’on leur présentait comme un être exceptionnel.

 

Le duc reprit d’une voix qui se fit plus forte :

 

– Tout ce que je viens de vous dire, qui n’est pas dénué de valeur, comme vous l’avez fort bien compris, ainsi que le prouvent vos acclamations, tout cela n’est rien à côté de ce qui me reste à vous révéler.

 

Le duc prit un temps, soit pour ménager ses effets, en orateur habile, soit pour permettre au silence de se rétablir, car ses paroles avaient soulevé un mouvement assez vif dans l’assemblée.

 

Quand le silence se fut complètement rétabli, il reprit :

 

– Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longs mois, le fils de don Carlos, la princesse le connaît… elle se fait forte de nous l’amener.

 

Ici l’orateur dut s’arrêter, interrompu qu’il fut par les exclamations diverses, les trépignements, les manifestations les plus diverses d’une joie bruyante et sincère. Toutes ces clameurs se confondirent en un cri unanime de « Vive don Carlos ! Vive notre roi ! » jailli spontanément de toutes ces poitrines haletantes.

 

Un geste du duc ramena instantanément le silence. Chacun redevint attentif.

 

– Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît le fils de don Carlos, et elle nous l’amènera. Mais il y a mieux encore. Écoutez ceci : la princesse sera, d’ici peu, l’épouse légitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Épouse de notre chef, elle mettra à son service son pouvoir, qui est grand, sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son époux non pas un roi de l’Andalousie comme nous le souhaitons, mais dépassant toutes nos espérances, toutes nos ambitions, elle fera de lui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. J’avais donc raison de dire qu’elle seule pouvait être notre chef, puisqu’elle est déjà notre souveraine. C’est pourquoi, moi : don Ruy Gomès, duc de Castrana, comte de Mayalda, marquis de Algavar, seigneur d’une foule d’autres lieux, grand d’Espagne, dépouillé de mes titres et biens par l’infâme tribunal qui s’intitule « Saint-Office », je lui rends hommage ici et je crie : « Vive notre reine ! »

 

Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et comme l’étiquette très rigoriste de la cour d’Espagne interdisait de toucher à la reine, sous peine de mort, il se courba devant Fausta jusqu’à toucher du front les planches de l’estrade.

 

Et un cri formidable retentit :

 

– Vive la reine !

 

Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourciller l’enthousiaste hommage. Sans doute s’était-elle blasée sur ce genre de manifestations, ayant reçu – alors qu’elle pouvait se croire la papesse – des hommages religieux faits d’adoration mystique, autrement grandioses que ces quelques vivats, si spontanés et si sincères fussent-ils. Cependant elle daigna sourire.

 

Et comme cette femme remarquable possédait au plus haut point l’art d’asservir et d’ensorceler les foules, elle comprit qu’un geste d’elle suffirait à changer ces enthousiastes en esclaves prêts à se faire tuer sur un signe.

 

Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâce captivante :

 

– À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nos meilleurs et de nos plus fidèles sujets le front dans la poussière.

 

Et lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal, elle reprit sa place dans son fauteuil et, gravement :

 

– Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône de ses pères, nous voulons que soient réformées les règles d’une étiquette étroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous ne l’oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nous entendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujets puissent nous approcher sans que cela leur soit imputé à crime.

 

Et désignant d’un geste empreint d’une grâce hautaine les hommes qui venaient de l’acclamer :

 

– Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujours les plus chers et les bienvenus auprès de nous.

 

Alors ce fut du délire. Pendant un long moment on n’entendit que les vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied de l’estrade, chacun voulant avoir l’insigne honneur de toucher à la reine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sa robe, cet autre plaquant ses lèvres à l’endroit où s’était posé son pied, d’autres enfin – et c’étaient les mieux partagés, les plus heureux et les plus fiers aussi – effleurant le bout de ses doigts qu’elle leur abandonnait avec une grâce nonchalante, ayant aux lèvres un indéfinissable sourire où il y avait certes, plus de dédain que de gratitude.

 

Mais qui donc se serait avisé d’analyser le sourire de la reine ? Et notez que ces fanatiques étaient tous de haute noblesse, avaient occupé un rang ou des emplois considérables.

 

Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d’œil, admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.

 

– Superbe, divine comédienne, murmurait-il.

 

En même temps il plaignait les malheureux affolés par le sourire de Fausta.

 

– Pauvres bougres ! qui sait dans quelle épouvantable aventure la diabolique enchanteresse va les lancer !

 

Enfin il songeait à don César :

 

« Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantès m’a assuré que le Torero était le fils de don Carlos. M. d’Espinosa m’a demandé, de façon fort claire, de l’assassiner. C’est donc que lui aussi le croit le fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon M. d’Espinosa. Or le Torero est féru d’amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j’ai connue – à l’exception toutefois d’une certaine Violetta[21], devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc Mme Fausta ne peut devenir son épouse… à moins de faire de lui un bigame, action qui, aux yeux d’un païen tel que moi, n’aurait qu’une importance relative, mais qui, aux yeux de ce saint tribunal qu’on appelle le Saint-Office, passerai pour crime, lequel crime conduirait son auteur droit au bûcher. Serait-ce que don César, informé de son illustre naissance par la noble Fausta, dédaignerait maintenant sa bohémienne pour une princesse souveraine, et fabuleusement riche, comme disait ce duc de Castrana ? Eh ! eh ! ces sortes de choses se sont vues ! Un prince royal ne peut pas avoir la même conception de l’honneur qu’un obscur Torero. Serait-ce plutôt que Mme Fausta, que rien n’embarrasse et dont je connais le génie inventif, aurait découvert un deuxième fils de don Carlos qu’elle tiendrait dans sa main ? Peut-être, morbleu ! J’ai peine à croire à la félonie de don César ! Le mieux est d’écouter. Mme Fausta va peut-être me renseigner elle-même. »

 

Le calme s’était rétabli dans l’assistance. Chacun avait regagné sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyée. Le duc de Castrana déclara :

 

– Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s’expliquer devant vous.

 

Ayant dit, il s’inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son fauteuil. À cette annonce du duc, un silence religieux s’établit comme par enchantement.

 

Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et de sa voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle dit :

 

– Vous êtes ici une élite. Non pas tant par la naissance, mais encore et surtout par l’intelligence et par le cœur, par l’indépendance de l’esprit et je dirai même, pour certains d’entre vous, par la science. Catholiques ou hérétiques – comme on dit couramment – vous êtes tous des croyants sincères et partant respectables. Mais vous êtes aussi animés d’un esprit de large tolérance. Et ceci constitue votre vrai crime. En effet, sous un gouvernement sain, honnête, indépendant, cette tolérance, cette indépendance d’esprit eussent fait de vous des hommes en vue, pour le bien de tous. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie, l’Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs titres et de leur rang, ruinés, traqués, pourchassés comme des bêtes malfaisantes, avec la menace du bûcher éternellement suspendue sur vos têtes, jusqu’au jour où la main du bourreau s’appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace.

 

Ici, une rumeur d’approbation. Fausta continua :

 

– Vous vous êtes souvenus que l’union fait la force, et lassés de l’effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et sur les consciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalement associés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vous vous êtes mis bravement à l’œuvre. Aujourd’hui, tous ici, vous êtes des chefs occultes. Chacun de vous présente une force de plusieurs centaines de combattants qui attendent un ordre. Le soulèvement populaire que vous dirigez est prêt qui doit aboutir à détacher de l’État l’Andalousie entière. Vous avez rêvé de faire de cette province un État indépendant dans lequel vous pourrez vivre en hommes libres, où chacun, pourvu qu’il ait le respect de la liberté d’autrui, le respect des lois que vous réviserez dans un sens plus humain et plus large, le respect des chefs librement acceptés, chacun sera libre de pratiquer telle croyance que ses pères lui ont inculquée ou que la raison lui aura fait adopter. Car il va de soi que, dans votre gouvernement, ce minotaure insatiable qui s’appelle l’Inquisition disparaît à tout jamais.

 

– Oui, crièrent plusieurs voix, qu’elle disparaisse à tout jamais, la maudite institution !

 

– Un État où la science, honorée, vaudra la naissance, où cette science sera accessible à tous et non à une infime minorité de prêtres et de moines soucieux avant tout de maintenir le peuple dans les ténèbres de l’ignorance afin de le diriger en maîtres absolus ; un État enfin où les fonctions publiques iront, à part égale, au mérite, surgirait-il des plus basses classes de la société, et à la naissance.

 

– Honneur, bravoure, science, probité, arts, poésie, valent bien noblesse, déclama une voix vibrante d’enthousiasme.

 

– Nous sommes tous de cet avis, dit froidement Fausta.

 

Elle prit un temps, comme si elle eût voulu laisser à l’assemblée le loisir de manifester son sentiment sur cette interruption. Personne ne parla. Nul ne broncha. Tous les visages demeurèrent hermétiques.

 

Fausta eut un imperceptible sourire. Elle continua :

 

– Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d’un fils de don Carlos, par conséquent d’un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l’Espagne, lentement, agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l’infant Carlos, votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le démembrement de ses États en faveur de son petit-fils. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

 

Directement interrogés, les auditeurs répondirent affirmativement.

 

– Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.

 

Des rumeurs, des protestations éclatèrent un peu partout.

 

– Pourquoi ? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.

 

Impassible, Fausta attendit sans faire un geste, n’essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé :

 

– Jamais, reprit-elle froidement, jamais, vous entendez, l’orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement.

 

– On ne lui demandera pas son consentement, expliqua quelqu’un. Le moment venu, nous serons assez forts pour imposer nos volontés.

 

– Philippe ne cédera qu’à la force, nous sommes d’accord sur ce point. Et j’admets volontiers que vous aurez cette force. Mais après, que ferez-vous ?

 

– Nous serons libres chez nous !

 

– Pas pour longtemps, dit nettement Fausta. Vous vous leurrez d’une illusion singulièrement dangereuse pour l’avenir de votre entreprise, dangereuse pour la sécurité de vos personnes. Même vainqueurs, vos jours seront comptés, à vous tous ici présents, chefs connus et avérés du mouvement.

 

Et avec plus de force encore :

 

– Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitable du roi pour supposer que, même vaincu, il acceptera sa défaite avec résignation. Vaincu, le roi cédera. C’est entendu. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour, il préparera dans l’ombre sa revanche et qu’elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d’une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettra l’Andalousie à feu et à sang. Il n’aura pas grand-peine à vous écraser. Dans ce coin de terre, qui représente à peine le dixième du territoire que vous aurez laissé à Philippe, ce coin de terre encerclé de toutes parts, quelle résistance sérieuse pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur ? Vous n’aurez même pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloqués par la flotte de Philippe qui paralysera votre négoce, vous affamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir. Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise est mort-née.

 

Pardaillan, devant son trou, songeait :

 

« Toujours très forte, Fausta ! Quel dommage qu’elle soit pétrie de méchanceté ! Ces naïfs conspirateurs n’ont pas, à eux tous, le demi-quart de la netteté de vues de cette femme. Mordieu ! comme elle vous a balayé leurs illusions en quelques mots ! Les voilà tout pantois ! »

 

Et avec un sourire malicieux qu’il ne put réprimer :

 

« C’est égal, avoir connu Fausta papesse, chef occulte de la Ligue, poursuivant avec une ardeur inlassable l’extermination de l’hérésie, et la voir pactisant avec des hérétiques, l’entendre stigmatiser en termes indignés les horreurs de l’Inquisition, l’entendre parler sérieusement de tolérance, de liberté, d’indépendance, d’égalité, que sais-je encore ? voici, certes, qui n’est point banal. Ah ! l’ambition est une belle chose ! J’admire avec quelle désinvolture elle amène une créature humaine à brûler ce qu’elle a adoré pour adorer ce qu’elle a brûlé. »

 

Dans la salle, comme l’avait malicieusement observé le chevalier, les conjurés se regardaient avec consternation.

 

Cette femme, avec une sûreté de coup d’œil admirable, avec une franchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt les points faibles – et ils étaient nombreux – de leur entreprise. De sa voix douce et chantante, elle leur avait montré combien téméraire était cette entreprise, à quel échec certain, fatal, ils couraient, et dit des vérités flagrantes.

 

À vrai dire, plusieurs d’entre eux avaient dès le début entrevu cette vérité. Mais ils s’étaient bien gardés de trop approfondir les choses. Ils s’étaient surtout soigneusement abstenus de communiquer le résultat de leurs réflexions à ceux d’entre eux qui croyaient au succès certain. La confiance des uns avait étouffé les appréhensions des autres. Puis, si parmi eux se trouvaient des ambitieux sans scrupules, d’autres, il faut leur rendre cette justice, étaient des sincères et des convaincus. Ceux-là étaient bien résolus à vaincre ou mourir. Ceux-là rêvaient réellement d’émancipation, ils étaient réellement à bout de forces et de patience Tout, même la défaite et la mort inévitable, leur paraissait préférable au régime atroce qui les étranglait lentement, misérablement.

 

Ceux-là s’étaient mis volontairement un bandeau sur les yeux, tandis que les autres se disaient qu’ils trouveraient toujours à pêcher en eau trouble. En sorte que parmi ces clairvoyants, les uns par désespoir, les autres comme on tente un coup de dé, tous s’étaient obstinément refusés à envisager une défaite et s’étaient efforcés de s’abandonner au même rêve de bonheur que ceux dont la confiance était absolue.

 

On conçoit que, dans ces conditions, les paroles de Fausta étaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle. C’était un réveil pénible et douloureux.

 

Quelqu’un traduisit le sentiment général en demandant d’une voix hésitante :

 

– Est-ce à dire qu’il nous faut renoncer ?

 

– Non, par le Dieu vivant ! lança Fausta avec véhémence. Élargissez votre horizon. Jetez les yeux plus haut et plus loin. Ayez assez d’ambition pour vous transporter d’un coup jusqu’aux sommets… ou n’en ayez pas du tout !

 

Ceci était dit d’une voix rude, cinglante, avec un air de souveraine hauteur, une sorte de dédain à peine voilé.

 

– Ce n’est pas l’Andalousie qu’il faut soulever, continua Fausta d’une voix vibrante, c’est l’Espagne tout entière. Comprenez donc qu’avec le roi et son gouvernement un arrangement est impossible. Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir, vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il faut tout renverser si vous ne voulez être broyés.

 

Elle s’arrêta un instant pour juger de l’effet de ses paroles. Il était sans doute tel qu’elle le souhaitait, car elle eut un vague sourire et reprit :

 

– Jamais l’occasion ne fut aussi propice. L’oppression engendre la révolte. La faim fait sortir le loup du bois. Ce sont là vérités profondes. Or, vit-on jamais oppression comparable à celle que subit ce malheureux pays ? Vit-on jamais misère plus grande ? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce que le plus grand nombre pensent tout bas : le peuple se lèvera en foule. Que des hommes énergiques et audacieux se mettent à sa tête : ils le lanceront sur qui ils voudront et il balayera tout dans sa colère : l’oppresseur et ceux qui le poussent ou le soutiennent seront emportés comme fétus par la tempête.

 

Et avec un sourire qui en disait long :

 

– Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi… Il ne s’agit que de trouver les mots qui les convainquent et alors malheur à ceux sur qui on les a lâchées ! Mais est-il besoin d’avoir recours à de tels moyens ? Évidemment, non. Tout se résume à ceci : la disparition d’un homme. Avec lui, tout un système exécrable s’écroule. Est-il besoin de tant combiner quand il suffit d’un peu d’audace ? Que quelques hommes résolus s’emparent de celui de qui vient tout le mal, et l’Espagne entière poussera un immense soupir de délivrance, et ces hommes seront considérés comme des libérateurs.

 

Les conjurés, à ces paroles, terriblement claires, furent secoués d’un frisson de terreur. Ils n’avaient jamais envisagé les choses sous cet aspect. Ah ! ils étaient loin de la timide conspiration ébauchée ! Et c’était une femme qui osait de telles conceptions. C’était une femme qui, en termes à peine voilés, leur proposait de toucher au roi ; et, quel roi ? Le plus puissant de la terre ! Ils en étaient blêmes.

 

Et cependant l’ascendant de cette femme extraordinaire était tel que la plupart se sentaient disposés à tenter l’aventure. Ils avaient la vague intuition qu’avec un chef de cette envergure, quiconque aurait un courage égal à son ambition pouvait espérer la réalisation de ses rêves les plus fous.

 

La beauté de la femme les avait d’abord troublés et emballés ; maintenant, c’était la force de son esprit mâle et audacieux qui les soulevait, et ils la contemplaient avec un respect mêlé de crainte.

 

Si formidable que leur parût l’aventure, ils décidèrent de la tenter et un, plus audacieux, posa la question sans ambages :

 

– Le roi pris, qu’en fera-t-on ?

 

Fausta réprima un sourire.

 

Dès l’instant où ils consentaient à discuter, elle était sûre du succès.

 

– Le roi, dit-elle de sa voix grave, touché de la grâce divine, à l’exemple de son illustre père, l’empereur Charles[22], le roi demandera à se retirer dans un cloître.

 

– On sort du cloître.

 

– Le cloître est une manière de tombe. Il ne s’agit que de bien sceller une dalle… Les morts ne quittent pas leur tombeau.

 

C’était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçon de scrupule. Timidement, une voix dit :

 

– Un assassinat !…

 

– Qui a prononcé ce mot ? gronda Fausta en foudroyant du regard l’imprudent contradicteur.

 

Mais celui-là avait sans doute épuisé tout son courage, car il se tint coi.

 

Violemment, Fausta reprit :

 

– Moi qui parle, vous tous qui m’écoutez, d’autres qui nous suivront, que faisons-nous ? Nous sommes des centaines et des centaines qui risquons nos têtes contre une seule : celle du roi. Qui oserait dire que la partie est égale ? Qui oserait nier qu’elle n’est pas tout à fait à notre désavantage ? Si nous la perdons, cette partie, nos têtes tombent. Le sacrifice en est librement consenti d’avance. Si nous la gagnons, il est juste, il est légitime que le perdant paye : et c’est sa tête, à lui, qui roule à terre. Qui ose dire qu’il y a assassinat ? S’il craint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.

 

« Ouais ! pensa Pardaillan, il faut croire que j’ai l’esprit biscornu, comme ce brave qui se tait si prudemment, car, mordieu ! moi aussi, je dirais qu’il y a assassinat. »

 

L’argument de Fausta avait porté cependant.

 

Il était visible que les hommes auxquels elle s’adressait acceptaient son point de vue.

 

– Je vais plus loin, continua Fausta avec une violence qui allait grandissant, je le ramasse ce mot, je l’accepte, mais je le retourne à celui sur le sort duquel on a prétendu nous apitoyer et je vous dis ceci : Philippe, roi, qui pourrait faire saisir, juger, condamner, exécuter le fils de Carlos, son petit-fils – ce qui serait une manière d’assassinat légal – Philippe, j’en ai la preuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain, lundi, à la corrida, sur son ordre, le fils de Carlos sera traîtreusement assassiné. L’exemple vient toujours d’en haut. Et maintenant je vous demande : laisserez-vous lâchement assassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vous voulez faire votre roi ?

 

À cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.

 

Pendant un moment on n’entendit que des jurons, des imprécations, des menaces horribles, des explosions de colère furieuse et de révolte aussi. Fausta étendit sa main pour réclamer le silence. Et le tumulte s’apaisa.

 

– Vous voyez bien qu’il nous faut frapper pour ne pas l’être nous-mêmes. Nous nous défendons, et cela est juste et légitime, je pense.

 

– Oui, interrompit le duc de Castrana. Assez de sensibleries. Sommes-nous des femmes, bonnes tout au plus à filer la quenouille ? Et encore, en parlant de femmes, je viens de commettre une énorme incongruité, dont je demande pardon à notre aimable souveraine. J’ai été assez inconséquent pour oublier un instant que celle qui nous éclaire de sa pensée hautaine, celle qui s’efforce de réveiller notre virilité au contact de son indomptable énergie, n’est qu’une femme. Honte sur ceux qui laisseront une femme s’engager la première dans la mêlée ! Les événements se précipitent, seigneurs, il ne s’agit plus de discuter et d’hésiter. L’heure de l’action a sonné. La laisserez-vous passer ?

 

– Non ! non ! Nous sommes prêts ! Mort au tyran ! Vive à jamais l’Espagne régénérée ! Sus à l’Inquisition ! Sauvons notre roi d’abord. Mourons pour lui ! Donnez vos ordres !

 

Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient, éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animées d’une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés. Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur la voie qu’elle leur désignerait.

 

– Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux : premièrement l’assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu’il monte sur le trône, il faut nécessairement qu’il vive. Il vivra donc. Nous le sauverons, car – retenez bien ceci : lui seul peut succéder légitimement à l’actuel roi – dussions-nous périr jusqu’au dernier, lui sera sauvé. Comment ? C’est un point que nous réglerons tout à l’heure.

 

« Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l’affaire d’un plan que j’ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l’exécution nécessitera l’intervention d’un très petit nombre d’hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d’entre vous suffiront pour enlever le roi. Une fois en notre pouvoir, le reste me regarde.

 

Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de volontaires décidés à entreprendre l’expédition. Fausta remercia d’un sourire et continua :

 

– Ces deux points réglés, il ne reste plus qu’à faciliter l’accès du trône au roi de votre choix. Et tout d’abord, afin qu’il n’y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs, établissez-les, comme de juste, en vue du bien général. Puis du général, passez au particulier. Ne craignez pas de trop demander pour vous et vos amis. Nous souscrivons d’avance à vos demandes.

 

C’était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles ne pouvaient passer sans soulever une légitime joie ; elles ne pouvaient passer sans être saluées de vivats frénétiques.

 

Quand vous jetez un os à un chien, il grogne de plaisir, quitte à gronder et à montrer les crocs si vous essayez de le lui reprendre. Fausta ne jetait même pas l’os. Elle se contentait de le promettre. Le chien, qui n’est qu’une bête, attend qu’on lui ait donné l’os pour manifester sa joie. L’homme, qui est un être supérieur, se contente de la promesse, et sa joie n’en est pas moins bruyante. Donc les paroles de Fausta furent saluées de : « Vive la reine ! Vive le roi ! » bien nourris.

 

Si Fausta était restée dans le vague de promesses imprécises, elle n’ignorait pas qu’un point capital existait sur lequel tous se montreraient férocement intransigeants : la suppression de l’Inquisition. Éviter d’en parler eût été dangereux. Un esprit supérieur comme celui de Fausta ne pouvait pas ne pas comprendre toute l’importance d’une pareille question.

 

Aussi sur ce point elle se montra très catégorique.

 

– D’ores et déjà, dit-elle, nous jurons que le premier devoir de votre roi sera de supprimer les tribunaux de l’Inquisition.

 

Ayant déblayé le terrain et semé l’allégresse parmi ses auditeurs, elle put revenir à ce qui l’intéressait directement : la réalisation de ses projet personnels, avec la certitude d’être approuvée et secondée par tous.

 

Elle reprit donc avec assurance :

 

– Vous avez cherché un chef qui fit vos idées siennes et vous l’avez trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul devenir roi et être accepté comme tel et de la noblesse, et du clergé, et du peuple. Accepté sans discussion, sans conteste, sans lutte, accepté avec joie, acclamé. Ceci, messieurs, est d’une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte m’effraye. Ai-je l’air d’une femme qui recule ? Non ! Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise scabreuse. Sans compter que ce n’est pas toujours le droit qui triomphe.

 

Elle respira un instant et reprit avec plus de force, avec une sorte d’exaltation mystique et sur un ton prophétique qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés :

 

– Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause triomphera, j’en ai la ferme conviction, car il ne s’agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non, et c’est ici que je vois la main de Dieu. Il s’agit d’une succession régulière, normale, et, je vous l’ai déjà dit, légitime. Une légitimité incontestable et qui ne sera pas contestée, j’en réponds.

 

Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité poussée à son plus haut point.

 

Pardaillan lui-même se disait :

 

« Voilà qui est particulier. Comment cette géniale intrigante va-t-elle s’y prendre pour justifier et légitimer, comme elle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme sensé et non prévenu comme une belle et bonne usurpation ? »

 

Fausta continuait, au milieu d’un silence religieux :

 

– Notre futur roi est sauvé. J’en réponds. Le roi actuel est pris, avec votre aide, j’en fais mon affaire. Pris, il disparaît, et tenez, ayons le courage d’appeler les choses par leur nom : le roi actuel meurt, le roi est mort. La succession royale est ouverte. Qui succède au roi Philippe ? Qui lui succède de droit ?

 

– L’infant Philippe ! lança quelqu’un.

 

– Non ! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votre erreur : confondre un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le successeur légitime, c’est le fils aîné du roi défunt ! Or, le fils aîné du roi, ce n’est pas cet enfant que des prêtres façonnent déjà pour en faire un instrument docile entre leurs mains. Le véritable aîné, le véritable infant, c’est celui que vous avez choisi, celui qui a été élevé à l’école du malheur, celui qui pense comme vous parce qu’il a souffert autant et plus que vous, celui qui sera le roi de vos rêves. C’est celui que vous dites fils du défunt infant Carlos et que je dis, moi, fils aîné et successeur de son père Philippe II. C’est celui-là qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal, souverain des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles, sixième du nom.

 

« Ouf ! railla Pardaillan, que de titres ! Je comprends maintenant que Mme Fausta se soit soudainement férue d’amour pour l’homme assez fortuné – ou assez malheureux – pour accumuler sur sa tête autant de titres pompeux ! Princesse, souveraine, reine, impératrice, malepeste ! à défaut d’une tiare, c’est un pis-aller assez convenable. Mais si je comprends pourquoi elle a renoncé à ses idées intransigeantes d’autrefois pour devenir très libérale, puisque cette conversation à rebours doit lui rapporter tant de couronnes, je ne comprends pas, en revanche, comment elle s’y prendra pour changer un grand-père en père. Bien qu’il ne s’agisse en somme que de la suppression d’un mot. »

 

Cette question était précisément dans l’esprit de tous les conjurés. L’assurance avec laquelle parlait cette femme mystérieuse les impressionnait et les troublait étrangement. Ils ne doutaient pas qu’elle n’arrivât à fournir les preuves de son extraordinaire argumentation. Mais ils étaient impatients de savoir comment elle s’y prendrait et aussi de savoir si ces preuves seraient de force à convaincre les incrédules et les récalcitrants. Dame, on en rencontre toujours.

 

Aussi quelques-uns se hâtèrent de poser la question tout haut.

 

Sans hésiter, très sûre d’elle-même, Fausta répondit :

 

– Il y a parmi vous des gentilshommes qui ont occupé des charges importantes à la cour. C’est à eux que je m’adresse plus particulièrement, et je leur demande : Avez-vous entendu dire que la reine Isabelle, morte voici vingt ans et plus, ait été répudiée par le roi son époux ? Non, n’est-ce pas ? Avez-vous eu connaissance d’un acte quelconque la déclarant indigne ? Non, encore non. Y eut-il jamais une accusation d’adultère portée contre elle ? Non, toujours non. Élisabeth de Valois, épouse de Philippe, reine d’Espagne sous le nom de dona Isabelle, a vécu et est morte reine d’Espagne, elle a été enterrée avec les honneurs royaux. Jamais le roi Philippe n’a élevé la voix contre son épouse. Toujours, au contraire, il a rendu un public hommage aux vertus de celle qu’il appelait une épouse fidèle et soumise. Ceci est connu de tous. Une foule de personnages, dont la loyauté ne peut être suspectée, en témoigneraient au besoin. Le roi, lui-même n’oserait démentir ce qu’il a affirmé durant de longues années, en toutes circonstances, devant toute sa cour, savoir : la fidélité de son épouse. Ce que je dis là est-il vrai ?

 

– Nous attestons ! dirent spontanément quelques seigneurs.

 

Fausta approuva d’un signe de tête et reprit :

 

– Donc la loyauté, la fidélité, l’honneur de la reine défunte est inattaquable. Ceci est incontestable et, croyez-moi, nul n’osera le contester. Et maintenant, je vous le demande, de qui est fils celui que nous voulons proclamer sous le nom de Charles ?

 

– De l’infant Carlos et de la reine Isabelle, cria une voix perdue dans la foule.

 

– Calomnie odieuse et sacrilège ! Crime de lèse-majesté ! tonna Fausta indignée.

 

Et à demi redressée, les poings crispés sur les bras de son fauteuil, l’œil fulgurant, avec une violence qui fit passer le frisson de la malemort sur plus d’une nuque :

 

– Le blasphémateur qui, sous une influence diabolique, oserait salir d’une aussi vile et basse accusation la mémoire vénérée de la défunte reine, mériterait d’avoir la langue arrachée, d’être démembré vif, lambeau par lambeau, et sa charogne, indigne de sépulture, jetée en pâture aux pourceaux !

 

Pardaillan sourit.

 

– Allons, grommela-t-il, je retrouve la tigresse ! Douceur, tolérance, mansuétude, sont des sentiments qui ne pouvaient s’accorder longtemps avec sa férocité naturelle.

 

Les conjurés, eux, se regardaient avec effarement. Que voulait dire ceci ? Était-ce une trahison ? Parlait-elle sérieusement et où voulait-elle en venir, enfin ? Sans paraître remarquer les effets de sa violence, Fausta continua :

 

– Nous avons en main des documents d’une authenticité incontestable. Ces documents portent la signature et le cachet de nombreux dignitaires de la cour. Voici l’énumération d’une partie de ces documents : premièrement, attestation de médecins et de la première femme de chambre de la reine, comme quoi Sa Majesté était en état de grossesse en l’année 1568, année de sa mort ; secondement, attestation desdits médecins et de ladite femme de chambre qui aidèrent à la délivrance de la reine ; troisièmement, attestation de la naissance d’un infant ; quatrièmement, attestation d’un prince de l’Église, lequel ondoya, à sa naissance, ledit enfant. Je ne cite que les plus importants. Toutes ces pièces, et d’autres encore démontrent jusqu’à la plus complète évidence que celui que nous avons choisi est bien légitimement le fils de la reine Isabelle, épouse légitime de S. M. Philippe, roi d’Espagne. Le père de l’enfant n’est pas cité. Mais il va de soi que le père ne peut être que l’époux de la mère, lequel n’a cessé de témoigner publiquement de son estime pour sa défunte épouse. L’enfant dont il est question est donc bien le fils aîné du roi actuel et, comme tel, l’unique héritier de ses États et de ses couronnes. Celui qui osera soutenir le contraire encourra le châtiment réservé aux régicides. Voilà, messieurs, la vérité claire et lumineuse, vérité dont nous pourrons étaler au grand jour les preuves irréfutables. C’est cette vérité qu’il vous faut, dès aujourd’hui, répandre dans la foule : « L’enfant, abandonné ou volé, est fils du roi et de la reine Isabelle. »

 

– Le roi niera cette paternité.

 

– Trop tard ! fit Fausta d’une voix rude. Les preuves abondent. Elles convaincront les plus incrédules. La foule, messieurs, est simpliste. Elle ne comprendra pas, elle n’admettra pas que le roi ait attendu vingt ans pour porter une accusation d’adultère – car son désaveu de paternité tendrait à cela – contre une épouse dont il a toujours proclamé les vertus.

 

– Il peut s’obstiner contre toute évidence.

 

– Nous ne lui en laisserons pas le temps, déclara Fausta avec un geste d’une éloquence terrible. Et quand au reste, des juristes savants, des casuistes subtils démontreront, avec textes à l’appui, la force et la valeur de ce prince de droit romain : Is pater est quem nuptiæ demonstrant. Ce qui, en langage vulgaire, signifie : l’enfant conçu pendant le mariage ne peut avoir pour père que l’époux.

 

« Oh ! diable ! pensa Pardaillan, je n’aurais jamais trouvé celle-là, moi. Forte ! très forte décidément ! »

 

C’était aussi le sentiment des conjurés, qui avaient enfin compris où elle voulait en venir et qui saluèrent ses paroles par des acclamations folles.

 

Imperturbablement, Fausta insista :

 

– Il faut donc, dès maintenant, combattre de toutes vos forces et détruire à tout jamais cette légende d’un fils de don Carlos et de la reine Isabelle. Il n’y a, il ne peut y avoir qu’un fils du roi Philippe, lequel fils, par droit d’aînesse, succède à son père. Cette vérité reconnue et admise, il n’y aura ni contestation ni opposition le jour où l’héritier présomptif montera sur le trône laissé vacant par son père.

 

Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta : nul ne protesta, nul ne s’indigna. Tous, sans hésiter, acceptèrent ces instructions et se firent complices. Avec une unanimité touchante, le plan de la future reine d’Espagne fut adopté. Chacun s’engagea à répandre dans le peuple les idées qu’elle venait d’exposer.

 

Il fut entendu que si le roi – chose improbable, car on ne lui en laisserait pas le temps – si le roi protestait, l’infant aurait été écarté par suite d’on ne savait quelle aberration. La même, sans doute, qui lui avait fait écarter le premier infant, don Carlos, qu’il avait fini par faire arrêter et condamner. Et en exploitant habituellement ces deux abandons aussi inexplicables qu’injustifiés, on pourrait parler de folie.

 

Si le roi n’avait pas le temps de protester, c’est-à-dire s’il était doucement envoyé ad patres avant d’avoir pu élever la voix, le futur Charles VI aurait été enlevé au berceau par des criminels, qu’on retrouverait au besoin. Le roi, naturellement, n’aurait jamais cessé de faire rechercher l’enfant volé. Et l’émotion, la joie d’avoir enfin miraculeusement retrouvé l’héritier du trône, auraient été fatales au monarque affaibli par la maladie et les infirmités, ainsi que chacun le savait.

 

Ces différents points étant réglés :

 

– Messieurs, dit Fausta, préparer l’accès du trône à celui que nous appèlerons Carlos, en mémoire de son grand-père, l’illustre empereur, c’est bien. Encore faut-il qu’on ne l’assassine pas avant. Il nous faut parer à cette redoutable éventualité. Je vous ai dit, je crois, que l’assassinat serait perpétré au cours de la corrida qui aura lieu demain lundi, car nous voici maintenant à dimanche. Tout a été lentement et savamment combiné en vue de ce meurtre. Le roi n’est venu à Séville que pour cela. Il faudra donc vous trouver tous à la corrida, prêts à faire un rempart de vos personnes à celui que je vous désignerai et que vous connaissez et aimez tous, sans connaître sa véritable personnalité. Il faudra, sans hésiter, risquer vos existences pour sauver la sienne. Amenez avec vous vos hommes les plus sûrs et les plus déterminés. C’est à une véritable bataille que je vous convie, et il est nécessaire que le prince ait autour de sa personne une garde d’élite uniquement occupée de veiller sur lui En outre, il est indispensable d’avoir sur la place San-Francisco, dans les rues adjacentes, dans les tribunes réservées au populaire et dans l’arène même, le plus grand nombre de combattants possibles. Les ordres définitifs vous seront donnés sur ce que je n’hésiterai pas à appeler le champ de bataille. De leur exécution rapide et intelligente dépendra le salut du prince, et partant l’avenir de notre entreprise.

 

Ces dispositions causèrent une profonde surprise aux conjurés. Il leur parut évident qu’il n’était pas question d’une échauffourée insignifiante, d’une bagarre sans importance, mais bien d’une belle et bonne bataille comme elle l’avait dit.

 

La perspective était moins attrayante. Mais quoi ? Obtient-on rien sans risques et périls ?

 

Puis, pour tout dire, si ces hommes étaient pour la plupart des ambitieux sans grands scrupules, ils étaient tous des hommes d’action, d’une bravoure incontestable. Le premier moment de stupeur passé, leurs instincts guerriers se réveillèrent. Les épées jaillirent comme d’elles-mêmes hors des fourreaux et comme s’il eût fallu charger à l’instant même. Vingt voix ardentes crièrent :

 

– Bataille ! bataille !

 

Fausta comprit que si elle les laissait faire, dans leur ardeur guerrière, ils oublieraient totalement qu’ils avaient un but bien déterminé à atteindre. Elle refréna leur ardeur d’une voix rude :

 

– Il ne s’agit pas, dit-elle, d’échanger stupidement des coups. Il s’agit de sauver le prince. Il ne s’agit que de cela pour le moment, entendez-vous ?

 

Et avec un accent solennel :

 

– Jurez de mourir jusqu’au dernier, s’il le faut, mais de le sauver, coûte que coûte. Jurez !

 

Ils comprirent qu’ils s’étaient emballés et, d’une seule voix :

 

– Nous jurons ! crièrent-ils en brandissant leurs épées.

 

– Bien ! dit gravement Fausta. À lundi donc, à la corrida royale.

 

Elle sentait qu’il n’y avait pas à douter de leur sincérité et de leur loyauté. Ils marcheraient tous bravement à la mort s’il le fallait. Mais Fausta ne négligeait aucune précaution. De plus elle savait que, si grand que soit un dévouement, un peu d’or répandu à propos n’est pas fait pour le diminuer, au contraire.

 

D’un air détaché elle porta le coup qui devait lui rallier les hésitants, s’il y en avait parmi eux, et redoubler le zèle et l’ardeur de ceux qui lui étaient acquis.

 

– Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l’or est un adjuvant indispensable. Parmi les hommes qui vous obéissent, il doit s’en trouver à coup sûr un certain nombre qui sentiront redoubler leur audace et leur courage lorsque quelques doublons seront venus garnir leurs escarcelles. Répandez l’or à pleines mains. Ne craignez pas de vous montrer trop généreux. On vous l’a dit tout à l’heure, nous sommes fabuleusement riche. Que chacun de vous fasse connaître à M. le duc de Castrana la somme dont il a besoin. Elle lui sera portée à son domicile demain. La distribution que vous allez faire se rapporte exclusivement au combat de demain. Par la suite il sera bon de procéder à d’autres largesses. Les sommes nécessaires vous seront remises au fur et à mesure des besoins. Et maintenant, allez, messieurs, et que Dieu vous garde.

 

Fausta omettait volontairement de leur parler d’eux-mêmes. Elle savait bien qu’ils ne s’oublieraient pas, eux, le proverbe qui dit que charité bien ordonnée commence par soi-même ayant été vrai de tous les temps. En agissant ainsi elle évitait de froisser des susceptibilités à effaroucher. Mais elle put lire sur tous les visages devenus radieux combien son geste généreux était apprécié à sa valeur.

 

Ayant dit, elle les congédia d’un geste de reine et fit un signe imperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placer près de l’ouverture par laquelle ils étaient bien obligés de sortir tous, puisqu’il n’y en avait pas d’autre – du moins pas d’autre apparente.

 

Au geste de congé de celle qui, après s’être révélée souveraine par l’autorité, se montrait doublement souveraine par la générosité plus que royale, les conjurés répondirent par des acclamations et chacun fit ses préparatifs de départ en répétant :

 

– À la corrida, demain.

 

Le départ se fit lentement, un à un, car il ne fallait pas éveiller l’attention en se montrant par groupes dans les rues de la ville, non encore éveillée.

 

Le duc de Castrana recueillait et notait sur des tablettes le chiffre que lui donnait chacun avant de s’éloigner. Il échangeait quelques mots brefs avec celui-ci, faisait une recommandation à celui-là, serrait la main de cet autre et chacun se retirait ravi de son urbanité car personne ne doutait que, sous le nouveau régime, il ne deviendrait un puissant personnage, et chacun aussi s’efforçait de se concilier ses bonnes grâces.

 

Pendant ce temps Fausta, demeurée seule sur l’estrade, n’avait pas bougé de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortie de ces hommes qu’elle avait su faire siens grâce à son habileté et à sa générosité.

 

Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-il appris à lire sur cette physionomie indéchiffrable, ou peut-être était-il servi par une intuition mystérieuse, car il murmura :

 

– La comédie n’est pas finie, ou je me trompe fort. Ceci me fait l’effet d’un temps de repos et je serais fort étonné qu’il n’y eût pas une deuxième séance. Attendons encore.

 

Ayant ainsi décidé il mit à profit le temps, assez long, du départ de conjurés et se retourna vers le Chico.

 

Le nain avait attendu très patiemment sans bouger de sa place. Ce qui se passait derrière ce mur le laissait parfaitement indifférent, et même il se demandait quel intérêt pouvait trouver son compagnon à écouter ces sornettes de conspirateurs.

 

Quant à lui, Chico, s’il était à la place du seigneur français, il savait bien qu’il serait déjà loin de ces lieux où on avait voulu le faire périr d’une mort lente et atroce. Mais l’ascendant que Pardaillan avait pris sur lui était déjà tel qu’il se serait bien gardé de se permettre la plus petite observation. Si le seigneur français restait, c’est qu’il le jugeait utile et il n’avait qu’à attendre qu’il lui plût de s’en aller.

 

C’est ce qu’il avait fait et tandis que Pardaillan écoutait et regardait, lui s’était replongé dans ses rêves d’amour. Si bien que le chevalier dut le secouer, croyant qu’il s’était bonnement endormi.

 

Donc, en attendant que le dernier conjuré se fût éloigné, Pardaillan se mit à causer avec le Chico, non sans animation. Et sans doute s’était-il avisé de demander quelque chose d’extraordinaire, car le nain, après avoir montré un ébahissement profond, s’était mis à discuter vivement comme quelqu’un qui s’efforce d’empêcher de commettre une sottise.

 

Sans doute Pardaillan réussit-il à le convaincre, et obtint-il de lui ce qu’il désirait, car lorsqu’il se mit à regarder par l’excavation, il paraissait satisfait et son œil pétillait de malice.

 

Fausta maintenant était seule. Le dernier conjuré s’était retiré, et cependant elle restait calme et majestueuse, dans son fauteuil, semblant attendre on ne savait quoi ou qui. Tout à coup, sans que Pardaillan pût dire par où elle était venue, une ombre surgit de derrière l’estrade et vint silencieusement se placer devant Fausta. Puis une deuxième, une troisième, jusqu’à six ombres surgirent de même et vinrent se ranger, debout, devant Fausta.

 

Pardaillan, parmi ceux-là, reconnut le duc de Castrana, et aussi le familier qu’il avait jeté hors du patio : Cristobal Centurion, dont il savait le nom maintenant.

 

Le sourire de Pardaillan s’accentua.

 

– Pardieu ! murmura-t-il, je savais bien que tout n’était pas fini.

 

– Messieurs, commença Fausta de sa voix grave, j’ai demandé à M. le duc de Castrana de me désigner quatre des plus énergiques et des plus décidés d’entre vous tous. Il vous connaît tous. S’il vous a choisis, c’est qu’il vous a jugés dignes de l’honneur qui vous est réservé. Je n’ai donc qu’à ratifier son choix.

 

Les quatre désignés s’inclinèrent profondément et attendirent. Fausta reprit en désignant Centurion :

 

– Celui-ci a été choisi directement par moi parce que je le connais. Il est à moi corps et âme.

 

Salut de Centurion ressemblant à une génuflexion.

 

– Vous tous ici présents, vous serez les chefs des chefs qui viennent de sortir. À part don Centurion qui reste attaché à ma personne, vous recevrez les ordres de M. le duc de Castrana, qui devient ainsi le chef suprême.

 

Grave révérence du duc.

 

– Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun la haute main sur dix chefs et sur leurs troupes. À dater de maintenant, vous faites partie de notre maison et je pourvoirai à tous vos besoins. Nous réglerons ces questions secondaires plus tard. Pour le moment, je tiens à vous dire ceci : je compte sur vous, messieurs, pour que vos hommes n’oublient pas un instant que ce qui importe avant tout, c’est de sauver le prince dont nous ferons un roi. À vous je dis, séance tenante, ce prince vous le connaissez. Il est célèbre dans l’Andalousie. On le nomme don César.

 

– Le Torero ! s’exclamèrent les cinq.

 

– Lui-même. Vous connaissez l’homme. Pensez-vous qu’il soit à la hauteur du rôle que nous voulons lui faire jouer ?

 

– Oui, par le Christ ! C’est une vraie bénédiction du ciel que ce soit justement celui-là le fils de don Carlos. Nous ne pouvions rêver chef plus noble, plus généreux, plus brave ! s’écria le duc de Castrana, avec une sorte d’enthousiasme.

 

– Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous sais très réservé dans vos admirations. Je dois vous avouer que je connais peu le prince. Je sais qu’on parle de lui comme d’une manière de Cid dont on se montre très glorieux. Mais je me demandais, non sans inquiétude, s’il aurait assez d’intelligence pour me comprendre, assez d’ambition pour adopter mes idées et les faire siennes. En un mot, si nous arriverions facilement à nous entendre. Car pour ce qui est de sa bravoure, elle ne saurait être mise en doute.

 

Avec un peu plus de perspicacité, le duc et les cinq hommes qui l’entouraient eussent pu se demander justement comment cette princesse avait pu parler de son mariage certain avec un homme qu’elle ne connaissait même pas.

 

Ils n’y pensèrent pas. Ou s’ils y pensèrent, comme elle ne leur paraissait pas femme à s’avancer à la légère, ils durent supposer qu’elle disposait de moyens connus d’elle seule pour amener le prince à accepter cette union.

 

Quoi qu’il en soit, le duc se contenta de dire :

 

– Le Torero, c’est un fait connu, a des idées qui se rapprochent sensiblement des nôtres, et s’il est une chose qui nous étonne, c’est qu’il ne soit pas déjà venu à nous. Pour ce qui est de vos inquiétudes, je crois fermement qu’elles seront dissipées dès que vous aurez eu un entretien avec le prince. Il est impossible qu’avec un caractère tel que le sien il ne soit pas ambitieux. Nul doute, pour moi, que vous ne vous entendiez à merveille.

 

– J’en accepte l’augure. Mais, duc, n’oubliez plus qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peut y avoir qu’un fils légitime du roi. Don César, puisqu’ainsi on le nomme, est ce fils… Il importe essentiellement que vous soyez tous pénétrés de cette vérité si vous voulez la propager efficacement. Pour convaincre les incrédules, pour leur parler avec la persuasion nécessaire, il n’est rien de tel que de paraître sincère et convaincu soi-même. Cette sincérité, vous l’obtiendrez en vous habituant à considérer, vous-mêmes, comme une vérité absolue, ce que vous voulez faire pénétrer dans l’esprit des autres.

 

– C’est vrai, madame. Soyez assurée que nous n’oublierons pas vos recommandations.

 

Fausta approuva de la tête et reprit :

 

– Pour l’exécution de vastes desseins il me faut des hommes d’élite et c’est pourquoi je vous ai pris à part. Il faut que ces hommes sachent être des chefs énergiques envers les troupes qu’ils auront à commander, audacieux et résolus dans l’exécution des ordres reçus.

 

– Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer que vous aurez toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom de tous.

 

– Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en même temps, il faudra que ces hommes consentent à rester entre mes mains des instruments passifs.

 

Centurion ne broncha pas. Il savait à quel redoutable antagoniste ils avaient affaire. Il avait été dompté.

 

Mais les autres se regardèrent quelque peu déconfits. Évidemment ils ne s’attendaient pas à semblable exigence. Et le ton sur lequel cela avait été dit dénotait une résolution que rien ne saurait fléchir.

 

Fausta devina leur pensée. Elle reprit :

 

– Évidemment, cela est dur, surtout pour des hommes de votre valeur. Il est nécessaire pourtant qu’il en soit ainsi. J’entends rester le cerveau qui pense. Vous serez les membres qui exécutent. Votre rôle, ne l’oubliez pas, sera néanmoins assez important pour vous valoir honneurs et gloire. Si vous acceptez, la destinée qui vous attend dépassera en splendeur ce que vos rêves les plus fous auront à peine osé concevoir. Afin que vous n’en ignoriez, je dois ajouter, dès maintenant, que vous trouverez en moi un maître exigeant et sévère, n’admettant aucune discussion ; mais aussi un maître juste, équitable et généreux au-delà de tout ce que vous pouvez espérer. S’il en est parmi vous qui hésitent, ils peuvent se retirer, il en est temps encore.

 

On ne pouvait pas être d’une franchise plus brutale. Et quant à l’autorité, tout dans le ton, dans l’attitude, indiquait qu’en effet ils se trouvaient devant un être exceptionnel qui serait le maître, dans le sens absolu du mot. Cette main blanche et parfumée, cette main aux ongles roses, serait une poigne de fer à l’étreinte de laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois qu’elle se serait abattue sur vous.

 

Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu !

 

Il n’y avait pas à en douter : cette femme tiendrait, et au-delà, ce qu’elle promettait. Et quant à essayer de lutter contre elle, il n’y avait qu’à considérer ce front pur, rayonnant d’un mâle génie, il n’y avait qu’à voir l’expression résolue de ce regard perçant et si doux, pour comprendre qu’on aboutirait fatalement à un désastre.

 

Le duc et ses amis furent dominés, comme l’avait été Centurion, comme l’étaient, en général, tous ceux qui approchaient de près cette femme extraordinaire.

 

Le duc se fit l’interprète de tous en disant :

 

– Nous acceptons, Madame. Disposez de nous comme d’esclaves.

 

– J’accepte cet engagement, dit Fausta d’une voix grave. Et soyez tranquilles, vous monterez si haut que peut-être en serez-vous éblouis vous-même. Je compte sur vous pour établir une discipline sévère et maintenir vos hommes dans des idées d’obéissance passive. C’est ce qui importe le plus, pour le moment. Je ne vous ferai pas l’injure de répéter les paroles de tolérance et d’émancipation que vous avez déjà entendues. Vous n’y croyez pas plus que je ne les pensais. Cependant, il est utile de laisser momentanément accréditer ces idées. Plus tard nous mettrons ordre à tout cela. Chaque chose viendra à son heure. Nous rêvons de grandes choses. L’empire de Charlemagne n’est pas impossible à réédifier. Je me sens la force de mener à bien cette œuvre colossale. Celui que nous avons choisi dominera le monde, grâce à vous. Vous voyez donc bien que ceux qui m’auront aidée à échafauder la puissance la plus étendue que le monde ait jamais vue, ceux-là pourront avoir toutes les ambitions.

 

Elle parlait plutôt pour elle-même, car elle les sentait dûment acquis. Ils écoutaient émerveillés, béats d’admiration, se demandant s’ils ne faisaient pas un rêve délicieux que la réalité viendrait brutalement interrompre.

 

Fausta revint vite au sentiment de la réalité.

 

– Ces rêves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposent sur une tête menacée, une tête que l’on s’efforcera d’abattre demain. Ai-je besoin d’ajouter : si cette tête tombe, c’en est fait de ces rêves ?

 

– On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nous périr tous, il sera sauvé. Vous avez notre parole de gentilshommes.

 

– J’y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir, demain, mes instructions précises. Allez, maintenant.

 

Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle qui leur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s’enveloppant de leurs manteaux, ils se disposèrent à sortir.

 

Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mit aussitôt en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la séance terminée, se décidait, sans doute, à quitter les souterrains de la maison des Cyprès.

 

Si Pardaillan ne s’était tant hâté, il eût entendu une conversation asse brève, laquelle n’eût pas manqué de l’intéresser.

 

Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et ses amis s’étaient retirés, elle descendit de l’estrade et, s’adressant à Centurion, demeuré près d’elle, d’une voix brève :

 

– Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle à nos projets Elle me gêne. Il faut qu’elle disparaisse dans la bagarre de demain.

 

Elle eut l’air de réfléchir un instant en surveillant Centurion du coin de l’œil et elle décida :

 

– Prévenez votre parent Barba-Roja. Lui seul, je crois, pourra m’en débarrasser.

 

– Quoi ! madame, fit Centurion d’une voix étranglée, vous voulez !…

 

– Je veux, oui ! dit Fausta avec un imperceptible sourire.

 

Sur un ton douloureux, le bravo dit :

 

– Vous m’avez promis cependant…

 

Dédaigneuse, Fausta le fixa un instant et, haussant les épaules :

 

– Quand donc, fit-elle tranquillement, quand donc vous déciderez-vous à cesser cette comédie ? Que faudra-t-il donc que je fasse pour arriver à vous persuader qu’on ne me prend pas pour dupe ?

 

– Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprends pas.

 

– Vous allez comprendre. Vous m’avez dit que vous étiez amoureux de cette petite Giralda.

 

– Hélas !

 

– Amoureux au point que vous parliez de l’épouser. Eh bien ! soit, j’y consens, épousez-la.

 

– Ah ! madame ! je vous devrai la fortune et le bonheur ! s’émerveilla Centurion, radieux.

 

– Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement il est une petite chose, sans grande importance pour un amour aussi violent, aussi désintéressé que le vôtre.

 

Elle insista sur le mot que nous avons souligné et fit une pause.

 

– Quoi donc, madame ? demanda Centurion, vaguement inquiet.

 

Sans qu’il fût possible de percevoir la moindre ironie dans ses paroles, elle reprit :

 

– Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer, vous serez un personnage en vue. On s’étonnera peut-être que le personnage que vous allez être ait pour épouse une humble bohémienne.

 

– L’amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur le compte de ma femme. La Giralda, malgré qu’elle ne soit qu’une bohémienne, est connue comme la vertu la plus farouche de l’Andalousie. Cela est l’essentiel. Quant à ceux qui pourraient me reprocher d’avoir épousé cette bohémienne, je sais ce que j’aurai à leur répondre, assura Centurion d’un air entendu.

 

Fausta eut un mince sourire et, comme si elle n’avait pas entendu, elle continua :

 

– On s’étonnera surtout que ce personnage ait été assez oublieux de son rang et de sa dignité pour épouser une jeune fille du peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elle est, cette petite, de la plus basse extraction et ses parents, m’a-t-on assuré, sont morts de misère, ou peu s’en faut.

 

Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L’amour qu’il avait affiché pour la Giralda n’était qu’une comédie. Il s’était imaginé, par suite d’on ne savait quels indices, que la bohémienne était issue d’une illustre famille. Il avait conçu ce plan : avec l’assistance de Fausta, dont il avait su apprécier la toute-puissance, évincer Barba-Roja et son amour brutal, écarter le Torero, amoureux sincère, il est vrai, mais dont l’amour ne saurait hésiter entre une couronne et une fille obscure. Débarrassé de ces deux obstacles, lui, Centurion, déjà riche, en passe de devenir un personnage, consentait à épouser cette fille sans nom.

 

Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui ferait connaître à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait du coup l’allié d’une des plus riches, des plus puissantes, des plus illustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, le Torero s’avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion, savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut tirer d’un caprice royal. L’exemple de don Ruy Gomès de Sylva, devenu duc, prince d’Éboli, conseiller d’État, un personnage tout-puissant en un mot, pour avoir su complaisamment fermer les yeux à la liaison notoire de sa femme avec le roi Philippe, cet exemple était là pour lui dicter la conduite à suivre.

 

Et comme il n’était pas de ces imbéciles que de vains scrupules embarrassent à tout propos, il était bien résolu à tirer tout le parti possible d’une aussi extraordinaire bonne fortune, si le ciel voulait qu’elle lui échût.

 

Tel avait été le plan de Centurion. Et c’est au moment où il voyait ses affaires marcher au mieux de ses désirs qu’il apprenait brutalement qu’il s’était trompé, que la Giralda, dont il avait rêvé de faire le pivot de sa fortune, n’était qu’une pauvre fille de basse extraction.

 

Ce coup l’assommait.

 

Et le pis est qu’il avait cru pouvoir ruser avec Fausta, convaincu qu’il était que nul au monde n’avait pu pénétrer le fond de sa pensée. Il voyait maintenant que cette femme, inspirée de Dieu, certainement – comment expliquer autrement le pouvoir qu’elle avait de pénétrer dans ses pensées les plus secrètes ? – il voyait qu’elle savait et il se demandait avec angoisse comment elle allait prendre la chose, si elle n’allait pas le rejeter au néant d’où elle l’avait tiré.

 

Le voyant muet d’hébétude, Fausta acheva :

 

– Hé ! quoi ! Ne le saviez-vous pas ? Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme de votre force, de prêter une oreille crédule aux propos de cette fille qui se croit issue d’une famille princière ? Le rêve était beau… Ce n’était qu’un rêve.

 

Cette fois il n’y avait pas à douter, la raillerie était flagrante, cruelle : elle savait certainement.

 

Une fois de plus, il avait été pénétré et battu à plate couture par celle qu’il s’obstinait à vouloir duper.

 

Honteux et confus, il supplia :

 

– Épargnez-moi, madame !

 

Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement les épaules, comme elle avait déjà fait, elle dit sérieusement :

 

– Êtes-vous enfin convaincu qu’il est inutile d’essayer de jouer au plus fin avec moi ?

 

Centurion chercha ce qu’il pourrait bien dire pour réparer sa balourdise. Il pensa que le mieux était de jeter le masque et, résolument cynique :

 

– Que faut-il dire de votre part à Barba-Roja ? demanda-t-il.

 

– De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. De la vôtre, à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pas d’assister à là corrida, puisque son amant doit y prendre part. Don Almaran, placé à la source même des informations, ne doit pas ignorer qu’il se trame quelque coup de traîtrise, lequel sera mis à exécution pendant que se déroulera la corrida. Il doit savoir que le coup préparé par M. d’Espinosa avec le concours du roi n’ira pas sans tumulte. À lui de profiter de l’occasion, de la faire naître au besoin, et de s’emparer de celle qu’il convoite. Quant à vous, comme j’ai besoin d’être tenue au courant de ce qui se trame chez mes adversaires, il vous faut éviter à tout prix d’éveiller les soupçons. En conséquence, vous aurez soin de vous mettre à sa disposition pour ce coup de main et de le seconder de telle sorte qu’il réussisse. Tout le reste vous regarde à la condition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César, et sans que j’y sois pour rien. Vous me comprenez ?

 

Heureux d’en être quitte à si bon compte, le bravo dit :

 

– Je vous comprends, madame, et j’agirai selon vos ordres.

 

Très froide, elle dit :

 

– Je vous engage à prendre toutes les dispositions utiles pour mener à bien cette affaire. Vous avez beaucoup à vous faire pardonner, maître Centurion.

 

Le bravo frémit. Il comprenait le sens de la menace. La situation dépendait de sa réussite.

 

Il réussirait donc coûte que coûte. C’est ce qu’il traduisit tout haut en disant avec assurance :

 

– La bohémienne disparaîtra, j’en réponds, dussé-je la poignarder de mes mains.

 

Et en disant ceci il scrutait la physionomie de Fausta pour voir jusqu’à quel point elle l’autorisait à aller.

 

Fausta eut un geste de suprême indifférence.

 

Pourvu que la Giralda disparût, peu lui importait comment. C’est ce que Centurion comprit.

 

Comme s’il n’y eût plus à revenir sur ce point, Fausta dit paisiblement :

 

– Partons.

 

Centurion s’en fut chercher son flambeau, qu’il avait dissimulé sous l’estrade, et l’alluma.

 

Il n’y avait qu’une porte visible dans cette salle : celle par où les conjurés s’étaient dispersés et qui donnait sur une galerie souterraine, laquelle aboutissait hors du mur d’enceinte de la maison.

 

Cependant le duc de Castrana et ses amis étaient revenus et s’étaient retirés par une issue qu’on ne voyait pas.

 

Fausta elle-même était entrée par une troisième porte qu’on ne voyait pas davantage.

 

Son flambeau allumé à la main, Centurion demanda :

 

– Quel chemin prenez-vous, madame ?

 

– Celui du duc.

 

L’estrade n’était pas appuyée contre le mur. Centurion, sur la réponse de Fausta, contourna cette estrade et ouvrit une petite porte secrète qui se trouvait là, habilement dissimulée.

 

Puis, sans se retourner, convaincu qu’elle le suivait, il s’engagea dans la galerie étroite qui aboutissait à cette porte et attendit que Fausta le rejoignît.

 

Fausta de son côté s’était mise en marche.

 

Elle avait contourné l’estrade et allait disparaître à son tour, lorsqu’elle demeura clouée sur place.

 

Une voix vibrante, qu’elle connaissait trop bien, venait de lancer sur un ton railleur :

 

– La restauratrice de l’empire de Charlemagne daignera-t-elle accorder une minute de son temps si précieux au pauvre routier que je suis ?

 

Fausta s’était arrêtée net. Elle ne se retourna pas immédiatement.

 

Son œil eut une lueur sinistre et, dans sa pensée éperdue, elle hurla :

 

– Pardaillan ! L’infernal Pardaillan !… Ainsi il a échappé à la mort, comme il l’avait dit ! Il est sorti de la tombe où je croyais bien l’avoir emmuré vivant ! Et chaque fois c’est ainsi. Quand je crois l’avoir tué il reparaît plus vivant et plus railleur. Cette fois, il connaît déjà mes nouveaux projets, puisqu’il me salue – avec quelle ironie ! – de ce titre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. Et je suis seule !… Et il va me narguer à son aise ! et il pourra se retirer tranquillement, sans être inquiété ! et pas un homme pour le frapper !… Ce serait si facile ici !…

 

On remarquera qu’elle ne tremblait pas pour elle-même. Elle eût pu cependant se demander si cet homme, exaspéré par tant de scélératesse, n’allait pas l’étrangler de ses mains puissantes, et c’eût été son droit. Croyait-elle que son heure n’était pas venue ? Peut-être.

 

Connaissait-elle mieux que lui l’incoercible générosité de cet homme qui se contentait de défendre sa vie constamment menacée et négligeait de lui rendre coup pour coup, parce qu’elle était femme ? Plutôt. Quoi qu’il en soit, elle n’eût aucune crainte pour elle-même.

 

Elle éprouva seulement le regret mortel de ne pouvoir le faire tuer une bonne fois, puisqu’il était assez fou, pouvant se retirer tranquillement, pour venir la braver chez elle, et désarmé !

 

Ce regret fut si poignant qu’elle leva vers le ciel un regard fulgurant comme si elle eût voulu foudroyer ce Dieu qui s’acharnait, alors qu’elle croyait l’avoir définitivement supprimé, à remettre sur sa route cet obstacle vivant, ou peut-être, car elle était croyante, pour sommer ce Dieu de lui venir en aide.

 

Et voici qu’en abaissant les yeux elle vit dans l’ombre Centurion, qui se livrait à une pantomime effrénée dont la signification lui était très claire :

 

– Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion, je cours chercher du renfort, et cette fois, nous le tenons !

 

Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrer qu’elle avait compris, et alors elle se retourna.

 

Tout ceci, qui nous a demandé un temps très long à expliquer, s’était produit en un temps inappréciable.

 

En tenant compte de la surprise à laquelle elle n’avait pu échapper, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, Pardaillan put croire que rien d’anormal ne s’était passé, qu’elle était bien seule et qu’elle s’était retournée à son appel. Elle se retourna et son visage était si calme, son œil si limpide, son attitude empreinte d’une telle sérénité, tout en elle dénotait si bien la superbe quiétude d’une force au repos que Pardaillan, qui la connaissait bien pourtant, ne put se tenir de l’admirer.

 

Elle se retourna et s’avança vers lui avec la grâce souple et fière d’une grande dame qui, pour honorer un visiteur de marque, le conduit elle-même vers le siège qu’elle lui destine.

 

Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquettes et s’asseoir là où elle voulait qu’il s’assît.

 

Or, et ceci est une preuve du caractère indomptable de cette femme extraordinaire, cet accueil flatteur, cette grâce hautaine, ce sourire bienveillant, ces gestes gracieux, tout, tout était une manœuvre savamment exécutée. Ici, nous sommes contraints de faire une description, aussi brève qu’il nous sera possible de cette grotte artificielle.

 

Nous avons dit qu’il n’y avait qu’une porte visible : elle était à droite. Au centre se trouvait l’estrade.

 

Derrière l’estrade était située la porte secrète par où Centurion venait de sortir, courant chercher du renfort. Devant l’estrade, il y avait un espace vide au bout duquel se trouvait le mur qui faisait face à l’estrade.

 

Dans ce mur étaient percées l’excavation par où Pardaillan avait regardé et écouté, et, un peu plus loin, la porte invisible par où il était entré – du moins Fausta avait tout lieu de croire qu’il était entré par là. À droite et à gauche de l’estrade se trouvaient les banquettes, lourdes, massives, sur lesquelles les conjurés s’étaient assis.

 

La manœuvre de Fausta, amenant Pardaillan à s’asseoir sur la dernière des banquettes placées à gauche de l’estrade, avait eu pour but de l’acculer sur le seul côté de la salle où il n’y avait aucune porte, visible ou invisible, de cela Fausta était sûre.

 

Ainsi, au moment où l’attaque se produirait, Pardaillan, armé seulement d’une dague – Fausta avait tout de suite remarqué ce détail – Pardaillan se trouverait dans un angle où nulle fuite n’était possible, pour chercher le salut il lui faudrait, avec sa seule dague, foncer sur les assaillants, contourner ou enjamber toutes les banquettes pour aboutir à l’espace libre du milieu et partant à l’une des deux portes invisibles placées devant et derrière l’estrade.

 

Il était à supposer qu’il n’arriverait jamais jusque-là.

 

Quant à la porte visible, en cœur de chêne, renforcée de clous et de pentures énormes, jamais Pardaillan, malgré sa force et sa bravoure, ne pourrait traverser cette salle encombrée pour arriver jusqu’à elle.

 

Et même s’il parvenait à accomplir ce miracle, il n’en serait pas plus avancé, la porte étant fermée à triple tour.

 

Pardaillan était bien pris cette fois.

 

Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnes rapières dont il allait être menacé ?

 

Pas grand-chose, assurément.

 

Pardaillan s’était prêté avec une bonne grâce, dont lui seul était capable en pareil moment, à la petite manœuvre de Fausta.

 

Il serait certes téméraire d’affirmer qu’il n’avait rien remarqué de ces dispositions inquiétantes. Mais Fausta le connaissait bien.

 

Elle savait qu’il n’était pas homme à reculer sur n’importe quel terrain. Puisqu’il lui plaisait d’agir dans cette manière de cave comme elle aurait fait dans une salle de réception, puisqu’il lui plaisait de l’accabler de marques d’estime et d’avoir recours aux artifices de la politesse la plus raffinée, il se fût cru déshonoré à ses propres yeux en essayant de se dérober par crainte ou par prudence.

 

Fausta savait cela et, sans scrupule comme sans remords, elle exploitait habilement ce qu’elle considérait comme une faiblesse.

 

Donc Pardaillan s’assit sur la dernière banquette, à la place même qu’elle désignait. Elle-même s’assit sur une autre banquette, en face de lui.

 

Ils se regardèrent en souriant.

 

On eût dit deux amis heureux de se retrouver.

 

Cependant son sourire, à lui, avait on ne sait quoi de narquois, insaisissable pour tout autre qu’elle. Instinctivement, elle jeta un rapide coup d’œil autour d’elle comme si elle n’eût pas connu le lieu où elle le recevait – nous ne trouvons pas d’autre expression, puisqu’en réalité elle avait tout à fait les manières d’une femme qui reçoit. Elle ne vit rien, elle ne perçut rien, elle ne devina rien, elle ne sentit rien.

 

Car ce qu’il y avait de remarquable chez ces deux antagonistes, exceptionnellement doués, c’est que, en de certaines circonstances, ils ne voyaient pas qu’avec leurs yeux, comme le commun des mortels. Non.

 

Il semblait qu’ils eussent à leur disposition des sens spéciaux qui leur permettaient de percevoir ce qui échappait à leurs sens ordinaires.

 

Ne percevant rien d’anormal, elle se rassura.

 

Alors d’une voix très calme, douce et chantante, en fixant sur lui son œil grave, un sourire aux lèvres, comme on s’informe de la santé d’une personne qui vous est chère, elle dit :

 

– Ainsi vous avez pu échapper au poison dont l’air de votre cachot était saturé ?

 

Elle disait cela simplement, comme si ce n’était pas elle qui eût, selon son expression, saturé l’air de son cachot d’un poison qu’elle avait tout lieu d’espérer mortel, comme si elle n’eût pas été, elle, l’empoisonneuse, lui la victime.

 

Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation, sans arrogance, mais avec fermeté et assurance.

 

Il dit, en prenant cet air d’étonnement ingénu qui rendait sa physionomie indéchiffrable :

 

– Ne vous avais-je pas prévenue ?

 

Elle dit, en hochant doucement la tête, avec un air rêveur :

 

– C’est vrai. Vous aviez bien vu ?

 

Ainsi, dans son idée, Pardaillan avait vu qu’il échapperait à la mort qu’elle lui préparait. Visionnaire comme elle l’était, sincèrement persuadée qu’elle n’était pas d’une essence commune au troupeau des ordinaires humains, elle était convaincue que lui aussi, comme elle, était un être exceptionnel et que ce qui eût paru surnaturel chez tout autre devenait normal chez eux.

 

Un long moment elle le considéra en silence et elle reprit :

 

– Ce poison n’était qu’un narcotique. À vrai dire, j’en avais le soupçon. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez pu sortir de ce cachot où vous étiez emmuré comme dans une tombe. Comment avez-vous fait ?

 

– Cela vous intéresse-t-il vraiment ?

 

– Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifférente, croyez-le bien.

 

Elle disait cela gravement, et elle était sincère. Son œil noir, rivé sur le sien, n’exprimait ni colère, ni dépit. Il était doux et presque caressant.

 

On eût dit qu’elle se réjouissait de le voir sain et sauf. Et peut-être, dans le désarroi où se débattait sa pensée, se réjouissait-elle en effet.

 

Il répondit, en s’inclinant gracieusement :

 

– Vous me comblez, vraiment ! Prenez garde ! vous allez me rendre outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus de l’intérêt que vous voulez bien me porter. J’aurai cependant assez de raison pour ne pas vous ennuyer avec des détails qui n’ont rien de bien intéressant, je vous assure.

 

Il n’y avait nulle raillerie dans sa voix, et il la contemplait encore d’un œil vaguement étonné.

 

Il avait beau la connaître à fond, elle le déroutait toujours.

 

Elle paraissait si sincèrement intéressée qu’il en arrivait à oublier que c’était sa mort, à lui, Pardaillan, qu’il était question.

 

Il en arrivait à oublier que c’était elle qui, toujours, en toutes circonstances, avait de longue main prémédité cette mort, et que ce n’était pas sa faute, certes, s’il était encore vivant.

 

Au surplus, ils étaient aussi sincères l’un que l’autre.

 

Ils en arrivaient à se persuader presque qu’ils ne parlaient pas d’eux-mêmes, mais de quelque autre auquel tous deux ils s’intéressaient.

 

Et ils se disaient ces choses terribles, effroyables, avec un air souriant et paisible, avec des gestes doux et mesurés, avec des poses et des attitudes telles qu’on eût dit deux amoureux heureux de coqueter librement, loin de tout importun.

 

Elle répondit :

 

– Ce qui vous paraît très simple et dénué d’intérêt paraît prodigieux à d’autres. Tout le monde ne peut pas avoir votre rare mérite, ni votre modestie plus rare encore.

 

– De grâce, madame, ménagez cette modestie ! Vous tenez donc à savoir ?

 

Elle fit : oui ! doucement de la tête.

 

– Soit. Vous savez qu’une partie du plafond de ce cachot s’abaisse au moyen d’un mécanisme.

 

– Je sais.

 

– Vous ignorez sans doute que dans le cachot même un ressort caché permet de faire descendre ce plafond qui remonte ensuite automatiquement ?

 

– Je l’ignorais, en effet.

 

– Eh bien, c’est par là que je suis sorti. Ma bonne fortune m’a fait trouver ce ressort sur lequel j’ai appuyé de façon tout à fait fortuite. Le plafond est descendu, à mon grand ébahissement. Cela constituait un petit plateau sur lequel je me suis placé. Le plafond, en remontant, l’a ramené dans la chambre d’où j’avais été précipité. Vous voyez que c’est très simple.

 

– Très simple, en effet.

 

– Vous désirez peut-être savoir où est dissimulé le ressort qui m’a permis de m’évader ?

 

– Si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

 

– Aucun. Je comprends l’intérêt qui vous guide. Sachez donc que ce ressort est placé tout en haut de la dernière des plaques de marbre qui tapissent le bas des murs, juste en face de cette porte de fer dont la clé a été jetée dans le Guadalquivir. Vous verrez, cette plaque est fendue. Il y a là un petit morceau qui a l’air d’avoir été cimenté après coup. En appuyant sur ce petit morceau de marbre, le mécanisme fonctionne. Vous pouvez maintenant le faire briser, ce mécanisme, en sorte que si, par hasard, il m’arrivait de nouveau de m’égarer dans ce cachot, je serais cette fois dans l’impossibilité d’en sortir.

 

– Ainsi ferai-je.

 

Pardaillan approuva en souriant.

 

– Je comprends comment vous êtes sorti. Mais comment avez-vous eu l’idée de descendre dans les sous-sols ?

 

– Toujours par hasard, dit-il de son air le plus naïf. J’ai trouvé toutes les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison. Sans savoir comment, je me suis retrouvé dans les caves. Je suis assez observateur, vous le savez.

 

– Vous êtes un profond observateur, je le sais.

 

il s’inclina en signe de remerciement et continua :

 

– J’ai pensé qu’une maison que vous aviez choisie devait posséder plus d’une issue secrète semblable à celle par où j’étais sorti. J’ai cherché. Et toujours favorisé par le hasard, j’ai été amené dans un couloir où mon attention a été sollicitée par quelques lumières qui transparaissaient à travers le mur. Est-il nécessaire de vous en dire plus long ?

 

– C’est inutile. Je comprends maintenant.

 

– Ce que je ne comprends pas, moi, c’est qu’une femme telle que vous ait pu commettre cette faute impardonnable de laisser sa maison déserte, toutes portes ouvertes.

 

Et avec un sourire aigu :

 

– Voyez les conséquences de cette imprudence. Alors que vous vous teniez bien tranquille, assurée que vous étiez que je ne pouvais me soustraire au genre de mort que vous me réserviez, moi je sortais facilement de cette manière de tombe où vous aviez eu l’intention de me loger. Quelle situation eût été la mienne si j’avais trouvé toutes les portes solidement verrouillées ? Que serais-je devenu, seul et sans armes, si j’étais tombé dans une salle bien gardée ?… Au lieu de cela, je trouve tout disposé comme pour mieux favoriser ma fuite, en sorte que me voici devant vous, bien portant et libre.

 

Lorsque Pardaillan posa la question : « Que serais-je devenu seul et sans armes si j’étais tombé dans une salle bien gardée ? » Fausta ne put réprimer un tressaillement. Il lui avait semblé démêler comme une vague raillerie dans le ton dont furent prononcées ces paroles.

 

Lorsqu’il dit : « Me voici libre ! », elle eut un mince sourire. Mais si elle dévisageait le chevalier avec une attention soutenue, celui-ci ne la quittait pas des yeux non plus. Et comme lorsque Pardaillan regardait avec attention il était plutôt malaisé de le dérouter, le tressaillement de Fausta comme son sourire ne passèrent pas inaperçus. Pardaillan ne releva pas le tressaillement mais, quant au sourire, il dit :

 

– Je vous comprends, madame. Vous vous dites sans doute que je ne suis pas encore sorti de chez vous. Il s’en faut de si peu que, par ma foi, je maintiens le mot : Me voici libre !

 

Le dialogue entre ces deux adversaires redoutables prenait des allures de duel. Jusqu’ici ils n’avaient fait que se tâter. Maintenant ils se portaient des coups. Et comme toujours, c’était Pardaillan qui chargeait le premier.

 

Sans paraître attacher la moindre importance à la menace sous-entendue dans ce mot, Fausta se contenta de relever le reproche d’imprudence. Elle expliqua :

 

– Si j’ai laissé toutes portes ouvertes, j’avais des raisons. Vous n’en doutez pas, puisque vous me connaissez… Que vous soyez arrivé à point nommé pour bénéficier de cette apparente négligence, c’est un malheur… réparable. En ce qui concerne cet œil secret qui vous a permis d’assister à mon entrevue avec les gentilshommes espagnols, je conviens que le reproche est mérité. J’aurais dû en effet le fermer. J’ai péché par trop de confiance et j’aurais dû me garder, même contre l’impossible. C’est une leçon. Tenez pour certain qu’elle ne sera pas perdue.

 

Elle disait cela paisiblement, comme s’il se fût agi d’une chose de médiocre importance. Elle constatait une erreur de sa part, sans plus.

 

Mais après avoir confessé son erreur, elle revint aussitôt à ce qui lui paraissait autrement important, et avec un sourire aigu comme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer les conséquences de son imprudence :

 

– Mais vous-mêmes, croyez-vous que vous ayez été bien inspiré en entrant ici ? Vous parlez d’imprudence et de faute irréparable ? Il vous était si facile de tirer au large !

 

– Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naïf, n’avez-vous pas entendu que j’ai eu l’honneur de vous dire que j’avais absolument besoin d’avoir un entretien avec vous ?

 

– Il faut donc que ce que vous avez à me dire soit bien grave pour que vous vous exposiez ainsi après avoir échappé miraculeusement à la mort ?

 

– Bon Dieu ! madame, où prenez-vous que je m’expose, et qu’ai-je à craindre en tête à tête avec vous ?

 

Fausta le considéra un instant. Parlait-il sérieusement ? Était-il aveugle à ce point ? Ou bien la confiance qu’il avait en sa force le rendait-elle présomptueux au point de lui faire oublier qu’il n’était pas encore hors de chez elle ?

 

Mais Pardaillan avait cet air de naïveté ingénue qui le faisait impénétrable. Fausta ne put rien lire sur cette physionomie. Un moment elle hésita sur ce qu’elle allait dire, et soudain elle se décida.

 

– Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d’ici aussi facilement que vous y êtes entré ? dit-elle.

 

Pardaillan sourit.

 

– À mon tour de vous dire : je vous comprends, dit-elle. Vous vous dites que ce n’est pas moi qui vous barrerai la route… Vous avez raison. Mais, sachez que dans un instant vous allez être assailli. Vous allez vous trouver seul et sans armes, dans cette salle bien gardée.

 

Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu’elle était seule encore avec lui ? Elle savait bien que s’il lui plaisait de mettre à profit l’avertissement qu’elle lui donnait, il n’avait que quelques pas à faire pour sortir. Pensait-elle qu’il ne trouverait pas le ressort qui actionnait la porte secrète ? Ou plutôt ne pensait-elle pas qu’en l’avertissant il se croirait obligé de rester ?

 

Elle n’aurait peut-être pas pu dire elle-même pourquoi elle avait parlé. Très tranquillement, il répondit :

 

– Vous voulez parler des braves que ce sacripant d’inquisiteur est allé chercher, tout courant ?

 

– Vous saviez…

 

– Sans doute ! De même que j’ai bien remarqué votre petit manège qui consistait à m’acculer dans ce coin de la salle.

 

Quoi qu’elle en eût, Fausta ne put s’empêcher de l’admirer. Mais en même temps que l’admiration, l’inquiétude pénétrait en elle. Elle se disait que, si fort qu’il fût, Pardaillan ne pouvait s’être exposé placidement à un aussi formidable danger sans avoir la certitude de s’en tirer indemne.

 

Une fois encore elle jeta autour d’elle un coup d’œil soupçonneux et ne découvrit rien.

 

Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le vit si confiant en sa force, si calme, si maître de soi que ses soupçons se dissipèrent, et elle se dit :

 

« Il pousse la bravade aux plus extrêmes limites ! »

 

Et, tout haut :

 

– Sachant que vous alliez être attaqué – et je vous préviens qu’une vingtaine d’épées vont vous assaillir – sachant cela vous êtes resté. Vous vous êtes prêté complaisamment à mon petit manège. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingt combattants que vous allez avoir sur les bras ?

 

– Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais ce que je sais, c’est que je m’en irai d’ici sans blessure sérieuse, pour ne pas dire sans blessure du tout.

 

Ceci était dit sans jactance, avec une telle assurance qu’elle sentit l’énervement la gagner et le doute l’envahir. Il avait montré la même assurance quand elle lui avait parlé à travers le plafond de son cachot. Et il en était sorti de ce cachot ! Qui sait si, maintenant, il ne se tirerait pas sans à-coup du guet-apens improvisé à la hâte ? Elle s’efforçait de se rassurer et, malgré elle, dans son esprit, elle se disait avec rage :

 

« Oui ! il échappera, encore, toujours ! »

 

Et comme elle avait déjà fait quand elle croyait le tenir dans une tombe, elle demanda :

 

– Pourquoi ?

 

Très froid, il dit :

 

– Je vous l’ai dit : parce que mon heure n’est pas venue… Parce qu’il est écrit que je dois vous tuer.

 

– Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en ce cas ?

 

Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l’eût défié de mettre sa menace à exécution.

 

Très naturellement, il dit :

 

– Votre heure n’est pas venue à vous non plus.

 

– Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes les tentatives que je dirigerai contre vous ?

 

– Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peu les différents moyens que vous avez employés dans l’unique but de m’occire : le fer, la noyade, l’incendie, le poison, la faim et la soif… et me voici devant vous, bien vivant, Dieu merci ! Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Vous faites fausse route en cherchant à me tuer. Renoncez-y. C’est dur ? Vous tenez absolument à m’expédier dans un monde qu’on prétend meilleur ? Oui !… Mais puisque vous ne pouvez y parvenir ! Que diable ! il n’est pas besoin de tuer les gens pour s’en débarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu’un homme, vivant encore, n’existe plus pour ceux qu’il gênait.

 

Il plaisantait.

 

Malheureusement, dans l’état d’esprit où elle était, sous l’influence de la superstition qui lui suggérait qu’en effet il était invulnérable, elle ne pouvait pas comprendre qu’il osât plaisanter sur un sujet aussi macabre.

 

Et même, en négligeant la superstition qui la guidait en ce moment, même avec toute sa lucidité, si forte qu’elle fût, si fort qu’elle le crût lui-même, la pensée ne lui serait pas venue qu’il pût pousser la bravoure jusqu’à ce point.

 

Il plaisantait et elle prit ses paroles au sérieux.

 

Et dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson, il livrerait lui-même le secret de sa force, il indiquerait lui-même par quel moyen elle le réduirait à l’impuissance.

 

Machinalement, naïvement, elle demanda :

 

– Comment ?

 

Il eut un imperceptible sourire de pitié. Oui, de pitié. Fallait-il qu’elle fût déprimée pour en arriver à ce degré d’inconscience qui la faisait lui demander, à lui, comment elle pourrait l’annihiler, sans le tuer.

 

Et il continua de plaisanter en disant :

 

– Eh ! le sais-je ?

 

Et avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigt sur son front :

 

– Ma force est là… Essayez de me frapper là.

 

Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux.

 

Il eût frémi s’il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveau et quelle pensée infernale il venait de faire germer en elle par une simple plaisanterie.

 

Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sens de ses paroles et le parti qu’elle pourrait en tirer, et dans son esprit obstinément tendu vers ce but : la suppression de Pardaillan, en un éclair, elle entrevit la solution cherchée et elle pensa :

 

– Le cerveau !… le frapper au cerveau… le faire sombrer dans la folie !… peut-être… oui ! Et c’est lui qui m’indique ce moyen… preuve qu’il doit réussir… Il a raison, cela vaut mille fois mieux que la mort… Comment n’y ai-je pas pensé ?

 

Et tout haut, avec un sourire sinistre :

 

– Vous avez raison. Si vous sortez d’ici vivant, je ne chercherai plus à vous tuer. J’essayerai autre chose.

 

Quoi qu’il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cette intuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu’elle avait combiné quelque chose d’horrible et que ce quelque chose avait été suggéré par sa plaisanterie.

 

Il bougonna en lui-même :

 

– La peste m’étrangle ! J’avais bien besoin de faire le bel esprit ! Voilà la tigresse lâchée sur une nouvelle piste, et Dieu sait ce qu’elle me réserve maintenant !

 

Mais il n’était pas homme à rester longtemps sous cette impression pénible. Il se secoua et, de sa voix railleuse :

 

– Mille grâces ! dit-il.

 

Il lui apparut si calme, si imperturbablement maître de lui, que de nouveau elle l’admira, et sa résolution en fut ébranlée à ce point que, avant de se lancer dans une nouvelle entreprise hérissée de difficultés, elle voulut tenter un dernier effort pour se l’attacher. Et d’une voix vibrante :

 

– Vous avez entendu ce que j’ai dit à ces Espagnols ? Encore ne leur ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vous m’avez, en raillant, saluée du titre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. L’empire de Charlemagne ne serait rien comparé à celui que je pourrais créer si je m’appuyais sur un homme tel que vous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas ? Que ne ferions-nous pas tous les deux ! Nous pourrions voir l’univers entier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce prince espagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n’eût jamais d’autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête du monde. Ce mot, voulez-vous le dire ?

 

Glacial, il répondit :

 

– Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes mon sentiment sur ces rêves d’ambition. Excusez-moi, madame, ce n’est pas ma faute, mais nous ne pouvons pas nous entendre.

 

Elle comprit qu’il était inébranlable. Elle n’insista pas et se contenta d’approuver de la tête.

 

Pardaillan reprit d’une voix mordante :

 

– Mais ceci, madame, m’amène à vous dire ce que j’avais résolu de dire en entrant ici. Et si je ne l’ai fait plus tôt, convenez que cela n’a point tenu qu’à moi.

 

– Je vous écoute, fit-elle froidement.

 

Pardaillan la regarda droit dans les yeux et, posément :

 

– Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y a quelques mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c’est affaire entre vous et lui. Je n’ai pas à prendre la défense de Philippe qui, du reste, me paraît de taille à se défendre lui-même. Que vous mettiez, dans un but d’ambition personnelle, ce pays à feu et à sang, que vous y déchaîniez les horreurs de la guerre civile, comme vous l’avez fait en France, ceci encore est affaire entre vous et Philippe ou son peuple. Si les moyens que vous employez étaient avouables, je dirais même que je n’en suis pas fâché, car en soulevant l’Espagne contre son roi, vous donnerez assez d’occupation à celui-ci pour le mettre dans l’impossibilité de poursuivre ses projets sur la France. Par cela même, mon malheureux pays, sous la conduite d’un roi rusé mais brave homme, tel que le Béarnais, aura le temps de réparer en grande partie les calamités que vous aviez déchaînées sur lui. Sur ces deux points, madame, si je n’approuve pas vos idées et vos procédés, du moins, vous ne me trouverez pas devant vous.

 

– C’est beaucoup, cela, chevalier, dit-elle franchement, et si vous n’avez pas des exigences inacceptables en échange de cette neutralité qui m’est précieuse, je suis assurée du succès.

 

Pardaillan eut un sourire réservé et il reprit :

 

– Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde. Mais ne jetez pas les yeux sur mon pays. Je vous l’ai dit, la France a besoin de repos et de paix. Ne cherchez pas à y fomenter la haine et la discorde comme vous l’avez déjà fait, vous me trouveriez sur votre route. Et sans vouloir vous humilier, sans trop me vanter non plus, vous devez savoir ce qu’il en coûte de m’avoir pour ennemi.

 

– Je le sais, dit-elle gravement. Est-ce tout ce que vous aviez à me dire ?

 

– Non, par tous les diables ! j’ai encore à vous dire ceci : la nouvelle entreprise que vous tentez ici est appelée à un échec certain. Elle aura le même sort qu’ont eu vos entreprises en France : vous serez battue.

 

– Pourquoi ?

 

– Je pourrais vous dire : parce que ces entreprises sont fondées sur la violence, la trahison et l’assassinat. Je vous dirai plus simplement : parce que vos rêves d’ambition reposent sur la tête d’un homme loyal et simple, le Torero, qui n’acceptera pas les offres que vous voulez lui faire. Parce que don César est un homme que j’estime et que j’aime, moi, et que je vous défends, vous entendez bien, je vous défends de vous attaquer à lui, si vous ne voulez me trouver sur votre route. Et maintenant que je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, vous pouvez faire entrer vos assassins.

 

En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle, rayonnant d’audace.

 

Et, comme s’ils eussent entendu son ordre, au même moment les assassins se ruèrent dans la salle avec des cris de morts.

 

Fausta s’était levée aussi.

 

Elle ne répondit pas un mot. Sans se presser, elle se retourna, s’éloigna majestueusement et alla se placer à l’autre extrémité de la salle, désireuse d’assister à la lutte.

 

Si Pardaillan avait voulu, il n’aurait eu qu’à étendre le bras, abattre sa main sur l’épaule de Fausta, et le combat eût été terminé avant que d’être engagé. C’eût été là une merveilleuse égide. Aucun des assistants n’eût osé ébaucher un geste en voyant leur maîtresse aux mains de celui qu’ils avaient pour mission de tuer sans pitié.

 

Mais Pardaillan n’était pas homme à employer de tels moyens. Il la regarda s’éloigner sans faire un geste.

 

Centurion avait bien fait les choses. Il avait été un peu long, mais il savait qu’il pouvait compter sur Fausta pour garder le chevalier autant de temps qu’il serait nécessaire. Il amenait avec lui une quinzaine de sacripants, ses séides ordinaires, qui le suivaient dans toutes ses expéditions avec Barba-Roja et lui obéissaient avec une précision toute militaire, assurés qu’ils étaient de l’impunité et de recevoir en outre une gratification raisonnable.

 

En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les trois ordinaires de Fausta : Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, lesquels avaient bien consenti à suivre Centurion parlant au nom de la princesse, mais étaient bien résolus à agir à leur guise, peu soucieux qu’ils étaient de se placer sous les ordres d’un personnage qui ne leur inspirait nulle sympathie.

 

Les deux troupes, car les ordinaires ne se quittaient pas et s’écartaient ostensiblement de leurs compagnons de rencontre, les deux troupes réunies formaient un total d’une vingtaine d’hommes – juste le chiffre annoncé par Fausta – armés de solides et longues rapières et de bonnes et courtes dagues.

 

Les assaillants, avons-nous dit, s’étaient rués avec des cris de mort. Mais si la précaution qu’avait eue Fausta de placer Pardaillan au fond de la salle était bonne en ce sens qu’elle l’acculait dans un coin et le mettait dans la nécessité d’enjamber un nombre considérable d’obstacles et de passer sur le ventre de toute la troupe pour atteindre la sortie, cette précaution devenait mauvaise en ce sens que, pour atteindre leur victime, les hommes de Centurion devaient d’abord, eux aussi, enjamber ces mêmes obstacles, ce qui ralentissait considérablement leur élan.

 

Pardaillan les regardait venir à lui avec ce sourire railleur qu’il avait dans ces moments.

 

Il avait dédaigné de tirer sa dague, seule arme qu’il eût à sa disposition. Seulement, il s’était placé derrière la banquette, sur laquelle il était assis l’instant d’avant. Cette banquette était la dernière de la rangée. Pardaillan avait placé son genou gauche sur cette banquette, et ainsi placé, les bras croisés, le sourire aux lèvres, l’œil aux aguets et pétillant de malice, il attendait qu’ils fussent à sa portée.

 

Que méditait-il ? Quel coup d’audace, foudroyant et imprévu, leur réservait-il ? C’est ce que se demandait Fausta, qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froide intrépidité, sentait le doute l’envahir de plus en plus, et se disait :

 

« Il va les battre tous ! c’est certain ! c’est fatal ! Et il sortira d’ici sans une égratignure. »

 

Cependant, Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et de sa voix railleuse :

 

– Bonsoir, messieurs !

 

– Bonsoir, monsieur de Pardaillan, répondirent poliment les trois.

 

– C’est la deuxième fois aujourd’hui que vous me chargez, messieurs. Je vois que vous gagnez honnêtement l’argent que vous donne Mme Fausta. Seulement je suis confus de vous donner tant de mal.

 

– Quittez ce souci, monsieur. Pourvu que nous vous ayons au bout du compte, c’est tout ce que nous demandons, dit Sainte-Maline.

 

– J’espère que nous serons plus heureux cette fois-ci, ajouta Chalabre.

 

– C’est possible ! fit paisiblement Pardaillan, d’autant que, vous le voyez, je suis sans arme.

 

– C’est vrai ! dit Montsery, en s’arrêtant, M. de Pardaillan est désarmé !

 

– Ah ! diable ! firent les deux autres, en s’arrêtant aussi.

 

– Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s’il ne peut se défendre, dit tout bas Montsery.

 

– Très juste, opina Chalabre.

 

– D’autant qu’ils sont assez nombreux pour mener à bien la besogne, ajouta Sainte-Maline en désignant du coin de l’œil les hommes de Centurion.

 

Et tout haut à Pardaillan :

 

– Puisque vous n’avez pas d’arme pour vous défendre, nous nous abstenons, monsieur. Que diable ! nous ne sommes pas des assassins !

 

Pardaillan sourit, et comme les trois, avant de rengainer, le saluaient de l’épée d’un même geste qui ne manquait pas de noblesse, il s’inclina gracieusement, et dit, toujours calme :

 

– En ce cas, messieurs, écartez-vous et regardez… si cela vous intéresse.

 

À ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillants n’avaient plus que deux rangées de banquettes à franchir pour être sur lui.

 

Posément, avec des gestes mesurés, Pardaillan se courba et saisit à pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait son genou.

 

C’était une banquette longue de plus d’une toise, en chêne massif et dont le poids devait être énorme.

 

Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand les premiers assaillants se trouvèrent à sa portée, il balaya l’espace de sa banquette tendue à bout de bras, en un geste large, foudroyant de force et de rapidité, le geste du faucheur qui fauche.

 

Un homme resta sur le carreau, trois se retirèrent en gémissant, les autres s’arrêtèrent interdits.

 

Pardaillan se mit à rire doucement et souffla un moment.

 

Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiers rangs, qui durent avancer malgré eux.

 

Pardaillan, froidement, méthodiquement, recommença le geste de la mort. Trois nouveaux éclopés durent se retirer.

 

Ils n’étaient plus que treize, en omettant les trois ordinaires qui assistaient, béats d’admiration, à cette lutte épique d’un homme contre vingt.

 

Les hommes de Centurion s’arrêtèrent, quelques-uns même s’empressèrent de reculer, de mettre la plus grande distance possible entre eux et la terrible banquette.

 

Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu’ils se tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l’arme formidable que lui seul peut-être était capable de manier avec cette aisance : il la balança un instant et la jeta à toute volée sur le groupe pétrifié.

 

Alors ce fut la débandade. Les hommes de Centurion s’enfuirent en désordre et ne s’arrêtèrent que dans l’espace libre devant l’estrade.

 

Avec Centurion, qui avait eu la chance de s’en tirer avec quelques contusions sans importance, bien qu’il ne se fût pas ménagé, ils n’étaient plus que six hommes valides.

 

Cinq étaient restés sur le carreau, morts ou trop grièvement endommagés pour avoir la force de se relever. Les autres, plus ou moins éclopés, geignant et gémissant, étaient hors d’état de reprendre la lutte.

 

Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l’effort soutenu, et en riant, du bout des lèvres :

 

– Eh bien, mes braves, qu’attendez-vous ? Chargez donc, morbleu ! Vous savez bien que je suis seul et sans arme !

 

Mais comme en disant ces mots il plaçait son pied sur la banquette qui se trouvait à sa portée, les autres, malgré les objurgations de Centurion, restèrent cois.

 

Alors Pardaillan se mit à rire plus fort, et s’apercevant que plusieurs rapières s’étalaient à ses pieds, il se baissa tranquillement, ramassa celle qui lui parut la plus longue et la plus solide, et, la faisant siffler, de son air railleur, il leur lança :

 

– Allez, drôles ! le chevalier de Pardaillan vous fait grâce !

 

Et se tournant vers Fausta, sans plus s’occuper d’eux :

 

– À vous revoir, princesse ! lui cria-t-il.

 

Il fit un demi-tour méthodique, et lentement, sans se retourner, comme s’il eût été sûr qu’on n’oserait inquiéter sa sortie, il se dirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans ce coin où il avait plu à Fausta de le placer parce qu’elle se croyait certaine qu’il n’y avait là aucune issue.

 

Arrivé au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de la rapière qu’il venait de ramasser.

 

La muraille s’ouvrit d’elle-même.

 

Avant de sortir, il se retourna, Centurion et ses hommes, revenus de leur stupeur, se lançaient à sa poursuite. Les trois ordinaires eux-mêmes, le voyant armé, chargeaient de leur côté.

 

Le rire clair de Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Il lança :

 

– Trop tard ! mes agneaux.

 

Et il sortit, sans se presser, la tête haute.

 

Quand la bande hurlante et menaçante arriva, elle se heurta à la muraille qui s’était refermée d’elle-même.

 

Honteux, furieux, enragés, ils se mirent à frapper le mur à coups redoublés. Trois hommes de Centurion soulevèrent péniblement une de ces banquettes que le chevalier avait maniée avec tant de facilité apparente, et s’en servirent de bélier sans réussir davantage à ébranler le mur.

 

Exténués, ils se résignèrent à abandonner la poursuite, et piteux, ils se rangèrent autour de Fausta. Centurion surtout était très inquiet. Il s’attendait à des reproches sanglants, et bien que, personnellement, il se fût comporté bravement, il se demandait comment elle allait prendre cette défaite honteuse.

 

Sainte-Maline, Chalabre, Montsery n’étaient pas très rassurés non plus. Certes, leur geste avait été chevaleresque et ils ne le regrettaient pas, mais enfin, Fausta les payait pour tuer Pardaillan et non pour faire assaut de galanterie et de générosité avec lui.

 

Ils se tenaient donc raides, comme à la parade, attendant l’averse avec une mélancolique résignation.

 

À la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Elle savait, elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte. La défaite de ses hommes ne pouvait donc ni la surprendre ni l’indigner. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, elle les avait vus manœuvrer. S’ils avaient été battus, c’est qu’ils s’étaient heurtés à une force surnaturelle. Ils eussent été trois fois plus nombreux, ils eussent subi le même sort : c’était fatal. Dès lors, à quoi bon se fâcher ?

 

Donc Fausta se contenta de dire :

 

– Ramassez ces hommes, qu’on leur donne les soins que nécessite leur état. Vous distribuerez à chacun cent livres à titre de gratification. Ils ont fait ce qu’ils ont pu, je n’ai rien à dire.

 

Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin d’œil les éclopés furent enlevés, et il ne resta que Centurion et les trois ordinaires.

 

– Messieurs, leur dit Fausta, veuillez m’attendre un moment dans le couloir.

 

Silencieusement les quatre hommes s’inclinèrent et sortirent, la laissant seule.

 

Longtemps, Fausta resta immobile sur la banquette où elle s’était assise cherchant, combinant, mettant en œuvre toutes les ressources de son esprit si fertile en inventions de toutes sortes.

 

Que voulait-elle ? Peut-être ne le savait-elle pas très bien elle-même. Toujours est-il que de temps en temps elle prononçait un mot, toujours le même :

 

– La folie !…

 

Et après avoir prononcé ce mot, elle se replongeait dans sa méditation.

 

Enfin, ayant sans doute trouvé la solution tant cherchée, elle se leva, rejoignit ses gardes du corps et remonta dans ses appartements.

 

Tandis que les ordinaires, sur un signe d’elle, s’installaient dans le vestibule, elle pénétra dans son cabinet, suivie de Centurion à qui elle donna des instructions claires et minutieuses, ensuite de quoi le bravo quitta la maison des Cyprès et rentra dans Séville en marchant d’un pas allongé.

 

Fausta attendit dans son cabinet. Son attente ne fut pas longue, d’ailleurs, car une demi-heure à peine s’était écoulée depuis le départ de Centurion, que la litière de Fausta l’attendait devant le perron, et une partie de ses gens allaient et venaient dans la maison.

 

Il faisait jour maintenant. Fausta monta dans sa litière, qui s’ébranla aussitôt, sans qu’elle eût besoin de donner aucun ordre. Autour de la litière caracolaient ses gardes ordinaires : Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derrière venait une imposante escorte de cavaliers armés jusqu’aux dents.

 

La litière pénétra dans l’Alcazar et s’arrêta devant les appartements réservés à Mgr le grand inquisiteur.

 

Quelques instants plus tard, Fausta était introduite auprès d’Espinosa, avec qui elle eut une longue et secrète conversation. Sans doute ces deux puissants personnages arrivèrent-ils à s’entendre, sans doute Fausta obtint ce qu’elle voulait, car lorsqu’elle sortit, reconduite jusqu’à sa litière par d’Espinosa lui-même, un sourire de triomphe errait sur ses lèvres et une lueur de contentement rendait ses yeux noirs plus brillants.

 

Et pour ceux qui connaissaient la princesse, la satisfaction qui éclatait sur son visage ne pouvait provenir du grand honneur que lui faisait le grand inquisiteur : Fausta était accoutumée à recevoir les hommages des plus grands parmi les plus grands.

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Avril 2008

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Bruno, Gilbert, Jean-Marc, Jean-Luc, Coolmicro et Fred.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.



[1] Herboriste connu à Rome, véhémentement soupçonné d’avoir empoisonné Sixte Quint, sur l’ordre de l’inquisition d’Espagne. (Note de M. Zévaco).

[2] Somme qui, à notre époque (vers 1910), représenterait environ vingt-cinq millions de francs. (Note de M. Zévaco).

[3] L’Escurial : palais royal bâti par Philippe II d’Espagne à environ 10 kilomètres de Madrid.

[4] Anathémiser : frapper d’anathème, excommunier.

[5] Il s’agit du fameux diamant de Sancy, encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus beaux qui existent. (Note de M. Zévaco).

[6] Historique. (Note de M. Zévaco).

[7] Les aiguillettes sont des cordons ferrés par les deux bouts, servant d’ornements militaires.

[8] Borée : dieu des vents du nord (mythologie).

[9] Cf. tome 3, La Fausta, chapitre XLIX.

[10] Lépante : port de Grèce – victoire navale de Don Juan d’Autriche sur les Turcs (1571).

[11] Rondache : bouclier de forme ronde.

[12] Traité du Cateau-Cambrésis signé en 1559 entre Henri II et Philippe II d’Espagne.

[13] Un échelon de la hiérarchie. Il y avait les juges ou inquisiteurs, les assesseurs, les conseillers, les familiers, les notaires, les secrétaires, les greffiers, etc. (Note de M. Zévaco).

[14] Dès le neuvième siècle, les dames arabes avaient dans leur attirail de toilette, et s’en servaient comme des miroirs, de ces coquilles enduites d’un métal liquide qui n’était autre que du vif argent.

[15] Maravédis : ancienne monnaie espagnole valant à peu près un centime et demi.

[16] Coello, peintre espagnol (1531-1588) portraitiste de Philippe II et décorateur de l’Escurial.

[17] Les bannières : enseignes sous lesquelles se rangeaient les vassaux d’un seigneur pour aller à la guerre.

[18] Cf. La Fausta chapitres XX et XLVI, et La Fausta vaincue chapitres I et suivants.

[19] Le dindon fut importé plus tard en France par les disciples de Loyola, ce qui fait que, durant de longues années, un jésuite fut le nom sous lequel on désigna cette volaille. (Note de M. Zévaco).

[20] Cf. plus haut, note 1, chapitre II.

[21] Violetta, épouse du duc Charles d’Angoulême grâce au chevalier de Pardaillan, était une des héroïnes de La Fausta et de Fausta vaincue.

[22] L’Empereur Charles Quint, désabusé après plusieurs échecs militaires, abdiqua en 1556 et se retira au monastère de Yuste, en Espagne, où il mourut peu après.